Title: Les enfants du Ghetto
Author: Israël Zangwill
Translator: Pierre Mille
Release date: December 17, 2025 [eBook #77482]
Language: French
Original publication: Paris: Georges Crès et Cie, 1918
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque municipale de Lyon | Numelyo, 424245)

ISRAËL ZANGWILL
Traduction française de Pierre Mille
PARIS
COLLECTION “ANGLIA”
ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET Cie
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
MCMXVIII
(6e Édition)
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
A une époque morte et oubliée un mauvais plaisant avait appelé cette rue Fashion Street — la rue à la mode. — La plupart des gens qui y vivent aujourd’hui ne peuvent même pas se rendre compte de l’ironie de ce nom : c’est, dans l’East End de Londres, une voie sombre, étroite et sordide, qui relie Spitalfields à Whitechapel, et se ramifie en nombreuses impasses. Du temps où la petite Esther Ansell en foulait le pavé malpropre, les deux extrémités de cette rue étaient à portée de voix des bouges les plus sales et les plus infâmes de la capitale du monde civilisé. Quelques-unes de ces toiles d’araignée ont été depuis lors balayées par les réformateurs municipaux : les araignées se sont réfugiées en des recoins plus sombres encore.
A l’heure où Esther Ansell se hâtait à travers le brouillard glacé d’un soir de décembre, un bidon rougeâtre à la main — silhouette orientale qui semblait la miniature d’une Rébecca allant à la fontaine — ce paysage londonien présentait ses caractéristiques les plus ordinaires. Une chanteuse des rues, traînant une séquelle d’enfants dont elle était plus ou moins la mère, troublait l’air d’une mélodie perçante. Deux mégères, les poings sur les hanches, injuriaient leurs ancêtres respectifs, un ivrogne décrivait des zigzags en marmottant d’un air aimable ; et un joueur d’orgue, le nez plus violet que celui de son singe, faisait danser des gamins haillonneux sous la lueur embrumée d’un réverbère.
Esther serrant étroitement sur elle son petit châle écossais, passa sans accorder la moindre attention à ces détails familiers. Par les semelles usées de ses lourdes chaussures, ses pieds s’imprégnaient de boue glaciale. C’étaient de très vieux souliers, abandonnés sans doute un jour par quelque ivrogne vagabond, et ramassés par le père d’Esther. Mosès Ansell avait assez l’habitude de ces trouvailles, sans doute parce qu’il avait coutume de marcher en baissant la tête comme s’il avait toujours à ployer physiquement sous le joug de la captivité. De cette attitude humiliée la providence le récompensait parfois par des aubaines. Esther, quelques semaines auparavant, avait reçu à l’école une paire de bottines neuves. En vendant celles-ci, et en les remplaçant par les chaussures du vagabond, on avait réalisé un bénéfice d’une demi-couronne, qui avait fourni du pain pendant une semaine aux frères et sœurs de la fillette. A l’école, durant quinze jours, Esther prit grand soin de dissimuler ses extrémités. Mais la crainte de voir découvrir la substitution s’étant progressivement affaiblie, le profit fait par son estomac avait fini par imposer silence aux reproches de sa conscience.
On distribuait aussi, à l’école, du pain et du lait. Mais Esther et ses frères et sœurs n’en avaient jamais accepté. Ils ne voulaient point paraître en avoir besoin. Les airs de supériorité d’un camarade de classe sont durs à supporter, et un enfant qui a le cœur bien placé n’avoue pas facilement qu’il meurt de faim, en présence d’une chambrée de bambins dont certains ont la bourse garnie au point de pouvoir dépenser en pures superfluités jusqu’à un farthing par jour.
Mosès Ansell eût été mortifié s’il eût appris que ses enfants refusaient ainsi le pain qu’il ne pouvait leur donner. Les affaires ne marchaient pas, à ce moment, dans les ateliers des sweaters[1]. Mosès n’avait jamais fait que vivre au jour la journée ; et à présent il n’avait pas souvent lieu de rapprocher sa main de sa bouche. Il avait sollicité des secours au bureau israélite de bienfaisance. Mais la routine de cette institution l’empêche de fonctionner aussi rapidement que se vide l’estomac de sa clientèle. Et puis, à ce tribunal de la charité, Mosès était un tel récidiviste !
[1] On nomme ainsi les petits patrons qui se disputent au rabais et se partagent les commandes de vêtements et de chaussures soumissionnées en gros par des maisons plus importantes. Souvent juifs et fort misérables eux-mêmes, ils exploitent de la façon la plus dure, malgré les lois sanitaires aisément tournées, leurs ouvriers, qui sont pour la plupart juifs comme eux, et travaillent jusqu’à dix-huit heures par jour pour un salaire dérisoire. Il y a une quinzaine d’années, on comptait dans l’East End de Londres environ 50 000 Israélites récemment émigrés.
Il y avait, heureusement, un genre de secours qu’on ne pouvait lui refuser, et dont Esther ne pouvait dissimuler l’existence, comme elle lui dissimulait les déjeuners distribués aux enfants pauvres de l’école. Tout le monde venait d’apprendre que trois fois par semaine on allait donner de la soupe et du pain au fourneau philanthropique de Fashion Street. Dans la famille Ansell, l’ouverture de cet établissement avait été considérée comme le début d’un âge d’or, où il deviendrait impossible de passer plus d’un jour sans rien manger. Le parfum presque oublié de la soupe, répandit dès ce moment une espèce de poésie sur l’hiver commençant.
Depuis la mort de la mère Ansell, c’était toujours Esther qui allait aux provisions ; Mosès, le seul des autres membres de la famille qui eût été capable de la remplacer, était constamment occupé à prier quand il n’avait rien autre à faire. Et voilà pourquoi, ce soir-là, Esther se hâtait vers le fourneau philanthropique une cruche rouge à la main. Dans sa prestesse d’enfant, elle dépassa une quantité de femmes dont le but était le même et qui portaient comme elle le grossier bidon de fer blanc fourni par l’Assistance. Esther, par un instinct personnel de propreté, préférait d’habitude un ustensile appartenant à son ménage. Mais aujourd’hui, il n’était pas permis de choisir, et le récipient administratif, timbré et numéroté, devait servir de bon de soupe.
Quand elle arriva à la porte du Fourneau de Charité, une foule nombreuse s’y pressait déjà. Quelques ventres peut-être étaient remplis, mais en majorité ils étaient vides, et les corps grelottaient. L’élément féminin noyait l’autre. Cependant on voyait aussi quelques enfants et une douzaine d’hommes — étranges créatures, basanées, rabougries, poilues, avec des teints boueux, qu’illuminaient des yeux noirs et brillants. Quelques-uns, pourtant, de stature imposante, portaient des chapeaux melons pleins de poussière, ou des feutres cabossés ; des cravates-plastrons fanées ou des barbes incultes cachaient leur gorge. Çà et là, parmi les femmes, on distinguait une figure ou une taille agréable. Pour le reste, c’était un ramassis de mégères prématurément vieillies, aux traits blêmes et usés, traînant savate, crottées jusqu’à l’échine, nu-tête, ou bien portant en guise de chapeaux des marmottes faites avec des fichus rouges, gris, couleur de brique, couleur de boue. Et malgré tout, dans ce clinquant, dans les laideurs de ces fées-carabosses, il y avait une indéfinissable touche de romanesque et de pitoyable ; une irrécusable parenté s’accusait entre ces Juives polonaises, russes, allemandes, hollandaises qui ne se parlaient pourtant guère, et se poussaient durement les unes les autres. Quelques-unes portaient, accroché à leur sein nu, un enfant qui tétait placidement, s’interrompant parfois pour vagir comme par acquit de conscience. Les femmes à tête nue n’avaient rien autour du cou pour se protéger du froid. Leurs gorges brunes s’étalaient, et certaines n’avaient même pas songé à fermer les agrafes ou les boutons du haut de leur corsage. La majorité portaient des boucles d’oreille de pacotille et des perruques noires d’un éclat peu naturel. Celles qui n’avaient pas de perruque avaient les cheveux crespelés.
A cinq heures et demie, la claire-voie fut ouverte, et la foule s’engouffra dans un corridor long, étroit, blanchi à la chaux et de là dans une espèce de grange dont le plafond également blanchi à la chaux, était traversé de solives de bois.
Les murs étaient isolés du centre de la salle par des barrières, et c’est dans cette sorte de parc à bestiaux que les pauvres gens s’entassaient, énervés et bavards, attendant le moment divin. Un seul bec de gaz, au plafond, éclairait ces étranges faces, leur prêtant des reliefs dont se fût réjoui Gustave Doré.
Mais ils mouraient de faim, ces gens pittoresques, et tout ce qu’ils avaient de plus proche et de plus cher au monde, mourait de faim au logis. Ils savouraient voluptueusement la soupe par avance. Ils oubliaient que cette soupe n’était considérée, par ceux qui la préparaient, que comme une sorte d’appoint au salaire ; ils n’avaient pas la moindre conscience de la grande théorie économique d’après laquelle secourir les pauvres est augmenter le paupérisme, ni d’ailleurs de n’importe quelle autre théorie ; ils étaient disposés à noyer leur indépendance dans la soupe. Esther elle-même qui avait lu beaucoup, qui était douée d’instincts délicats, partageait sans hésiter la conception de l’univers professée par la majeure partie de ceux qui l’entouraient : à savoir que l’espèce humaine se distingue des animaux en ce qu’il lui faut terriblement trimer pour se procurer une maigre nourriture, mais que sa destinée est embellie par l’existence d’une classe restreinte et semi-divine, celle des Tékéfim ou personnes riches qui donnent ce dont ils n’ont pas besoin. Comment ces personnes sont-elles devenues riches, c’est ce qu’Esther ne se demandait point : pour elle cette classe constituait un élément naturel de la création, comme les nuages ou les chevaux.
Cette variété semi-céleste de l’espèce humaine est difficile à rencontrer. Quelques spécimens, à la connaissance d’Esther, vivaient loin du Ghetto. Et chacune de leurs familles, fût-elle peu nombreuse, occupait à elle seule, disait-on, une maison entière. Certains, revêtus de soies bruissantes ou d’autres costumes aussi impressionnants, qui répandent autour d’eux un indéfinissable parfum de surhumanité, pénétraient de loin en loin dans l’école, précédés de la Directrice épanouie. Alors les petites filles se levaient, puis faisaient la révérence et se rasseyaient. Les meilleures élèves, que l’on faisait bien entendu passer pour choisies au hasard dans la moyenne de la classe, émerveillaient les semi-divines visiteuses par leur connaissance approfondie de la topographie des Pyrénées ou des dissensions de Saül et de David. L’entrevue des deux espèces d’êtres humains se terminait par une effusion de sourires, et à la satisfaction générale. Mais la plus niaise des fillettes savait à quoi s’en tenir sur cette comédie, et professait un robuste mépris pour l’incompétence des personnes semi-divines, qui parlaient à la classe comme si, dès qu’elles auraient le dos tourné, on n’allait pas recommencer à bavarder en sourdine, à se tirer mutuellement les cheveux, à se chiper des épingles, à copier les devoirs du prochain, et à faire passer dans sa poche les sous de sa voisine.
Ce soir-là, les personnes semi-célestes brillaient de toute leur splendeur. Une majestueuse agglomération de philanthropes était installée à des places réservées, derrière un bureau blanc. La salle, qui formait un polygone assez irrégulier, était coupée en deux par une rangée de huit marmites, dont les grands couvercles de bois se levaient au moyen de poulies. Le fourneau était dans un coin. Des cuisiniers vêtus de blouses blanches et de bonnets de même couleur remuaient avec de longues cuillers de bois la soupe fumante. Un industriel attirait l’attention de reporters israélites sur le nouveau modèle de marmite qu’il avait inventé, et le surintendant de l’Œuvre conjurait les journalistes de ne pas oublier de publier son nom. Parmi les clergymen au costume sévère, les filles à marier d’un ministre de l’East End allaient et venaient, tels des oiseaux bariolés et chanteurs au milieu d’une bande de corbeaux.
Lorsqu’un nombre suffisant de divinités fut assemblé, le Président prononça un discours d’une étendue considérable, et destiné à bien pénétrer les clergymen et autres philanthropes présents de cette conviction que la charité est une vertu. Afin de prouver cette assertion, il en appela à la Bible, au Koran et même aux Védas. Dès le début de ce discours on avait fermé la porte à coulisse qui séparait de la cuisine le pseudo-parc à bestiaux car la foule faisait beaucoup de bruit, des enfants vagissaient inconsidérément, enfin il ne semblait pas se dégager de la cohue des patients un vif désir d’entendre les aperçus moraux du Président. Quand le speech fut terminé, ces gens aux instincts grossiers, qui ne pensaient qu’à leurs satisfactions matérielles, n’en jacassaient que plus haut. Ils avaient rompu la barrière et surgirent dans la cuisine en se bousculant. Esther dut serrer ses bras contre sa poitrine, sans quoi ils eussent été disloqués. A la porte de la rue battait une houleuse cohue de gamins et de filles, faméliques et curieux. Mais toutes les cérémonies n’étaient pas encore accomplies : le président invita le rabbin à prendre la parole à son tour, et il y eut un second discours non moins long que le premier, et non moins éloquent dans le développement de cette thèse : que la charité est une vertu.
Enfin deux pauvres furent admis. Le surintendant refoula courageusement le reste de la foule dans le pseudo-parc à bestiaux. Le cuisinier en chef, plongeant dans une marmite une énorme louche qui servait de mesure, remplit de soupe deux écuelles. Alors le rabbin leva les yeux au ciel, et dit les grâces :
— Sois béni, ô Seigneur, Roi de l’Univers, toi qui créas toutes choses !
Puis il goûta une cuillerée de la soupe ; et de même firent le président et plusieurs visiteurs. L’absorption du liquide suscita chez chacun des dégustateurs un identique sourire d’extase. Il est vrai, que pour cette soirée d’inauguration, la soupe était infiniment plus soignée qu’elle ne devait l’être dans la suite, alors que la majeure part de la viande serait comme de juste, confisquée par les cuisiniers à titre de petit et légitime bénéfice.
Tandis qu’Esther luttait pour conquérir une place aux abords du Paradis, ces airs de dégustation béate lui faisaient venir l’eau à la bouche. Elle voyait déjà par la pensée, son frère Salomon, qu’elle aimait pour son courage, la gentille Rachel, la petite Sarah, bébé aux cris éternels, et son petit frère Ikey, se rassasiant enfin du délicieux liquide. Elle pensa aussi — mais en second lieu — à son père si stoïque et à sa grand’mère. Les Ansell n’avaient mangé chacun qu’une tranche de pain sec dans la matinée. Et voici : devant elle c’était la terre de Goshen, la terre promise que Joseph fit donner à ses frères par Pharaon, pays merveilleux, arrosé de fleuves de soupe, planté de piles de pains : des pains sans nombre, coupés par quartiers, par moitié, entiers aussi et rangés sur des rayons comme pour le repas d’un géant.
Esther regardait avec avidité la tour à quatre pans construite avec ces matériaux comestibles ; elle grelottait sous le courant d’air qui lui mordait le dos, soufflant par un interstice soudain ouvert dans la foule entassée. Et ce courant d’air lui remit à l’esprit plus nettement ses petits frères et sœurs blottis à la maison près du foyer sans feu. Ah, quelle heureuse nuit allait être cette nuit ! Mais il ne faudrait pas leur laisser dévorer les deux pains en une fois : ce serait une extravagance coupable : un seul suffirait au festin, l’autre serait soigneusement mis de côté. « Et demain aussi est un jour » — comme la vieille grand’mère avait coutume de dire, dans son jargon oriental. Hélas, le banquet ne devait pas être consommé aussi vite que le supposait l’imagination d’Esther ; et il fallut que d’autres divinités et semi-divinités, en tabliers blancs, se missent à proposer et à soutenir avec éloquence et prolixité des motions de remerciements au président, au rabbin, à toutes les autres notabilités. Après quoi un visiteur français éprouva le besoin d’exprimer son admiration pour la charité anglaise. Enfin arriva le tour des estomacs angoissés. La foule grouillante et toujours bavarde avança lentement puis fit une puissante irruption par l’étroite ouverture qu’on lui avait laissée, brisant en chemin les vitres d’une fenêtre ; les semi-divinités joignirent les mains et sourirent d’un air inspiré ; d’ingénieux misérables tentèrent un mouvement tournant vers les marmites, par la porte réservée. Les filles du pasteur, ces jolis oiseaux-mouches, voletèrent au milieu des corbeaux célibataires. Les grandes louches firent « splash » en tombant dans les marmites, la soupe gargouilla en tombant dans les écuelles, le murmure des voix grandit, une vieille édentée, aux cheveux blancs et aux yeux chassieux, se plaignit en excellent anglais qu’on lui refusait la soupe, sous prétexte qu’on n’avait pas encore fait enquête sur sa situation ; et ses larmes mouillaient l’unique pain qu’elle eût reçu. Un Russe traité de la même manière se jeta sur les dalles, hurlant comme un chien.
Enfin Esther put toucher sa part. Elle s’enfuit à travers le brouillard, réchauffée par la cruche serrée contre sa poitrine, évitant les heurts, et ses deux pains cachés dans son tablier.
Elle volait presque en escaladant les marches de l’escalier sombre qui menait à sa mansarde de Royal Street. La petite Sarah pleurait avec rage. Esther, fière d’être l’ange de la délivrance, essaya de gravir à la fois les deux dernières marches de l’escalier, glissa… et tomba ignominieusement contre la porte de la mansarde. Elle vint s’abattre au milieu de la pièce, la cruche se brisa en mille morceaux ; la soupe odorante se répandit en flaque sur le parquet, coula sous les deux lits et, par les crevasses du plancher pourri s’écroula à l’étage inférieur. Esther éclata en sanglots, sa robe était toute graisseuse, ses mains saignaient, coupées par les débris. La petite Sarah devant ce désastre, s’arrêta de pleurer. Mosès Ansell n’était pas encore rentré de l’office du soir, mais la grand’mère dont la face était gelée et rougie par le froid de la mansarde, se dressant sur son grabat appela Esther « brise-tout ». Esther pleura davantage, car c’était une injustice. Elle n’avait jamais rien cassé depuis des années. Ikey, un gosse de quatre ans et demi aux yeux éveillés, se glissa près d’elle ; tous les Ansell avaient appris à voir dans l’obscurité, et pressant sa tête crépue contre son corsage murmura : « Cela ne fait rien, Esty, je te ferai coucher dans mon lit neuf. »
La consolation de dormir dans ce lit imaginaire à la possession duquel Ikey rêvait constamment était sans doute efficace, car Esther remise sur pied sortit les deux pains de son tablier, tel un joueur insouciant qui jette sur le tapis vert sa bonne monnaie après la mauvaise. On aurait tout de même une revanche ce soir, on mangerait les deux pains en une fois. Un seul — moins la part réservée au repas du père — ne suffirait point à rassasier six estomacs voraces. Salomon et Rachel enthousiasmés par la vue des pains firent un bond, brisant la croûte avec les doigts.
— Païens, cria la grand’mère : et les ablutions et la bénédiction ?…
Salomon se faisait souvent appeler païen par la vieille. Il coiffa son bonnet et, se dirigeant vers le seau d’eau placé dans un coin de la pièce, y plongea ses mains. Il est à craindre que ni la quantité d’eau puisée, ni la surface de la main qui en fut aspergée n’ait atteint, dans cette occasion, le minimum commandé par les lois rabbiniques. Salomon termina cette opération en marmottant quelques mots qui avaient la prétention d’être de l’hébreu et il commençait à débiter la pieuse petite prière qui précède la consommation du pain. Rachel à qui son sexe féminin rendait moins obligatoire la cérémonie purificative, mordit furieusement dans son morceau. Mais elle fit une grimace. Salomon à son tour engloutit une énorme tranche, poussa un cri de dégoût, et cracha.
Le pain avait été cuit sans sel. Il était immangeable.
La catastrophe n’était pas complète. Quelques maigres effilochures du bouilli dont le suc avait servi à corser la soupe s’étalaient par terre ou adhéraient encore aux débris de la cruche. Salomon dont la tête crépue abondait en ressources, découvrit ces filaments et décida sans hésiter de combattre la fadeur du pain par le goût de la viande.
A ce moment on frappa fortement à la porte et la pièce sembla s’illuminer. C’était Becky Belcovitch.
— Qu’avez-vous fait ? dit-elle. Est-ce que c’est à faire, de laisser couler des choses à travers le plafond !
Becky Belcovitch était une belle fille joviale et grasse, dont les joues vermeilles paraissaient fort étranges en ce pays de pâles figures. Elle était coiffée d’une masse de cheveux noirs dont les boucles devaient évidemment moins à la nature qu’au petit fer et aux papillotes. Elle était, à ses moments de loisirs, la grande coquette de Royal Street et ses triomphes féminins troublaient même ses heures de travail. Car, âgée de seize ans, elle consacrait les plus belles heures de sa belle jeunesse à la confection des boutonnières. Mais dans l’Est de Londres, tout le monde sait, ce que vous ignorez, qu’il y a boutonnières et boutonnières : celles qui sont faites à la six-quatre-deux, pour les vêtements tout faits, et les autres, réservées aux vêtements des gentlemen. Becky avait la spécialité des boutonnières soignées, faites avec du fil fin. Elle les cousait dans l’atelier de son père, qui était plus confortable que celui d’un étranger, et dont la disposition permettait d’éluder les lois sur le travail.
Ce soir-là Becky était resplendissante de soie et de bijoux, son impertinent petit nez se busquait davantage, dans une félicité insolente. En la voyant, nul n’aurait pensé que cette belle demoiselle travaillait dans les boutonnières.
Avec volubilité, en patois yiddish, la vieille lui conta l’incident de la cruche cassée. Esther, encore une fois, frémit sous les injures orientales et métaphoriques de sa grand’mère.
— Si la famille meurt de privations, conclut-elle, que son sang retombe sur la tête de ma petite-fille.
— Eh bien pourquoi du moins n’essuies-tu pas, petite sotte, fit Becky. Tout est tombé en bas sur le dos de Pesach, le fiancé de ma sœur. Vas-tu lui payer un habit neuf ?
— Je suis bien fâchée, Becky, dit Esther, faisant effort pour contenir le tremblement de sa voix.
Et tirant d’un coin mystérieux un torchon sale, elle se mit à genoux et commença d’essuyer pour implorer son pardon.
Becky sifflota et redescendit chez elle pour assister aux solennités du contrat de fiançailles de sa sœur — car telle était l’explication de sa mirifique toilette, de ses boucles d’oreilles éclatantes, de sa broche massive, et de la transformation de l’atelier-chambre-à-coucher des Belcovitch, en une salle brillante de lumières. Quatre becs de gaz aux tuyaux longs et minces jouaient le rôle de torches nuptiales. Sur une longue table, étroite, recouverte d’une nappe blanche, on avait disposé des bouteilles de rhum et de gin, des biscuits et des fruits, le tout éclairé par deux bougies fichées en de hauts chandeliers de cuivre. Autour de cette table, étaient assis des Polonais au teint bruni, proprement habillés et pour la plupart en chapeau haut de forme. Quelques femmes vêtues de manteaux et de robes de soie, des chaînes d’or roulées autour de leur cou mal lavé, se tenaient à quelque distance de ce groupe. Un homme au dos voûté, à la barbe noire, aux yeux troubles, couvert d’un veston râpé et coiffé d’un bonnet noir, une longue boucle en tire-bouchon pendant de chaque côté des tempes, mangeait des amandes et du raisin sec, assis à la place d’honneur, réservé au Maggid (Rabbin). Devant lui se trouvaient des plumes, de l’encre et un rouleau de parchemin : le texte du contrat.
Les dommages-intérêts pour rupture des fiançailles y étaient stipulés d’avance et sans distinction de sexe. Chacun des deux conjoints devait en cas de rupture payer dix livres par forme de compensation. Israël est un peuple pratique et sans préjugés. Il sait que la romance, le clair de lune, sont de bien belles choses, mais que, derrière leur voile étincelant, se cache sous terre la réalité sévère et les faiblesses de l’humaine nature. Juste au moment où Becky rentrait, les deux partis étaient en train de signer le contrat. Le fiancé, qui boitait un peu d’une jambe, était un homme robuste et grand, nommé Pesach Weingott. Cordonnier de son état, il savait interpréter le Talmud et jouer du violon ; d’ailleurs, incapable de gagner sa vie. Il épousait Fanny Belcovitch, parce que ses beaux-parents s’étaient engagés à le loger et à le nourrir pendant un an, et aussi parce qu’il avait quelque penchant pour la jeune fille. Fanny, grasse et molle, blonde de teint et lymphatique d’aspect, n’était plus dans sa première jeunesse. Moins favorisée par la nature que sa sœur, elle était en revanche plus gracieuse et plus aimable. Elle savait chanter d’une voix douce en anglais et en « jargon » juif, et jadis avait figuré, pour dix shillings par semaine, dans une pantomime. Une autre fois, même, elle avait eu presque un rôle : elle brandissait un poignard contre un midshipman trop entreprenant. Mais depuis longtemps elle avait abandonné les planches pour devenir le bras droit de son père à l’atelier. Elle confectionnait des vêtements du matin au soir, assise à une grosse machine à coudre, dont la pédale était très lourde. Avant ses amours avec Pesach Weingott elle se plaignait souvent d’avoir mal dans le dos et dans la poitrine.
Lorsque le contrat fut signé il y eut un brouhaha de félicitations (Mazoltov, Mazoltov, « Bonne chance ») et beaucoup de poignées de mains ; des remarques, graves ou facétieuses, s’entrecroisaient en juif avec des phrases de russe et de polonais corrompu. Verres et coupes furent brisés, à la vieille mode, en commémoration de la fragilité des choses de ce monde. (Les Belcovitch avaient, pour cette occasion, réservé leur vaisselle fêlée.) On exprima aussi l’espoir que M. et Mme Belcovitch vécussent assez pour assister au mariage de leur autre fille et qu’ils pussent voir les filles de leurs filles à leur tour sous la Chuppah, c’est-à-dire le baldaquin nuptial. Les joues cependant endurcies de Becky rougirent.
Au no 1 de Royal Street tout le monde parlait yiddish, sauf la jeune génération et encore celle-ci employait cette langue pour parler aux aînés. Ce fut dans le patois que Mme Belcovitch s’écria :
— J’ai toujours dit qu’aucune de mes filles n’épouserait un Hollandais.
Telle avait toujours été la préoccupation dominante de la famille et elle monta aux lèvres de la mère en ce moment joyeux. Le Juif hollandais lui semblait placé aussi bas que le chrétien dans la hiérarchie des gendres possibles. Les Juifs espagnols, les premiers arrivés de Hollande après la Restauration, sont une classe à part et couvrent du même mépris les Ashkenazim, Polonais ou Danois venus après eux. Mais cela n’empêche pas le Polonais et le Hollandais de se mépriser mutuellement. Pour un Juif hollandais ou russe, un « Polak », c’est-à-dire un Juif polonais est une créature misérable ; et rien ne peut être comparé au mépris avec lequel le « Polak » considère à son tour le « Lithuanien », cet être dégradé, qui prononce Shibboleth et dit i au lieu de prononcer ou. Imiter la prononciation du juif lithuanien procure au juif polonais le même sentiment de supériorité que le juif anglais tire de son incapacité à bien prononcer l’hébreu : incapacité qui constitue son titre à la prééminence sur les émigrés récents. Et pourtant un souffle de solidarité pénètre toutes ces variétés jalouses. Les Juifs de Hollande vivent parqués dans un quartier appelé « Le Campement hollandais », mangent avec voracité, et monopolisent en quelque sorte le commerce ambulant des glaces à deux sous, des pois chauds, de la taillerie de diamants, des concombres, des harengs et des cigares. Ils ne sont pas aussi roublards que les Russes. Leurs femmes se distinguent des autres Juives par la flaccidité de leur gorge. Quelques-unes sont coiffées de petites chapes de laines et portent des sabots.
Rien n’étonna plus Esther que de lire dans ses livres de classe que le trait distinctif du caractère hollandais est la propreté. Cherchant vainement autour d’elle les figures et le linge scrupuleusement lavés et les parquets lessivés, elle ne retrouvait dans la réalité qu’un seul des traits indiqués par ses lectures : l’usage immodéré du tabac.
Les Juifs allemands gravitent autour des Juifs Polonais ou russes ; et les Juifs français restent pour la plupart en France. Le français est peut-être la seule langue qui ne se parle pas dans le ghetto de Londres, qui est pourtant un quartier essentiellement cosmopolite.
— J’avais toujours dit qu’aucune de mes filles n’épouserait un Hollandais.
M. Belcovitch parlait comme s’il n’avait pas encore une fille à marier. Mme Belcovitch insista cependant après son époux :
— Je ne donnerais pas, dit-elle, mon mouchoir de poche à un Hollandais, encore moins mon Alte ou ma Becky. Quels nez ils ont ! Ils ne sont pas restés derrière la porte au moment où le Tout-Puissant les distribuait : et leur hypocrisie est en proportion de leur nez.
L’assistance approuva, et un convive doué d’un organe puissant, le cacha dans un mouchoir de couleur, sous prétexte de se moucher.
— Que le Tout-Puissant soit béni, pour leur avoir donné des nez plus grands qu’à nous, dit le Maggid, puisque c’est avec ça qu’ils parlent.
Un éclat d’hilarité salua cette saillie. D’ailleurs l’esprit du Maggid était apprécié même hors de la prédication en chaire. Pour un chrétien ce séparatisme nasal eût semblé la guerre des borgnes contre les aveugles. Profitant du rire général et murmurant en Hébreu, « La Vie soit avec nous », le Maggid se versa un verre de rhum et l’avala d’un trait. Puis il ajouta :
— Ils devraient appeler leur parler non la langue hollandaise mais le « nez » hollandais.
— Eh oui, je m’étonne toujours comment ils peuvent se comprendre, dit Mme Belcovitch, avec leur « chatou-chayaca-liguéwise poupa ». Elle rit bruyamment, heureuse de son addition onomato-poétique au vocabulaire yiddish, serrant les narines pour augmenter l’effet. C’était une femme petite, souffreteuse, aux yeux noirs, au menton pointu, avec la perruque dont aucune femme vertueuse ne peut se passer. Car une femme mariée doit sacrifier sa chevelure sur l’autel de l’hyménée, de peur qu’elle ne s’en serve pour tendre des pièges au sexe mâle par ces appâts sensuels. Il est oublié dans les rites qu’un mari aussi est un homme. La tête de Mme Belcovitch n’était pas complètement tondue, car une mèche des cheveux bruns sortait de dessous la perruque, ne coïncidant même pas avec la raie rectiligne de la partie centrale.
Pendant ce temps Alte (ou autrement Fanny) tenait les mains de son fiancé, avec un remords de conscience, car elle était seule à savoir que des globules de sang batave couraient dans le sang du jeune homme. Pesach possédait un oncle hollandais. Il y avait un autre mystère. Ni Alte ni Fanny n’étaient le vrai nom de la jeune fille. Elle était le premier enfant qui eût survécu dans la famille. Tous les autres étaient morts peu après leur naissance. Désespérés par une infortune plus cruelle que la stérilité, les Belcovitch avaient consulté un vieux rabbin polonais qui leur avait fait cette singulière déclaration : l’excès même de leur amour pour leur progéniture avait, leur dit-il, provoqué la colère de Dieu. A l’avenir personne, sauf eux-mêmes, ne devait connaître le véritable nom de leur enfant, jusqu’à son mariage. Et le ciel alors, n’entendant point parler d’eux, oublierait peut-être de les châtier dans la personne de l’objet de leur affection. La ruse réussit et Alte attendait anxieusement de changer à la fois, sous la Chuppah, de nom et de famille ainsi que de prénom, et de satisfaire la curiosité qui la hantait à ce sujet. Jusque là sa mère l’avait appelée « Alte » ce qui veut dire « aînée » et peut sembler une appellation agréable à un enfant mais frappe péniblement les oreilles d’une jeune fille arrivée à une maturité assez avancée. Parfois Mme Belcovitch se prenait même à l’appeler « Fanny ». Pourquoi pas, puisque bien souvent elle se donnait elle-même ce nom de Belcovitch, bien qu’en réalité elle s’appelât Kosminski ?
Voilà comment cette métamorphose s’était opérée. La première fois que « Alte » alla à l’école du quartier, la directrice lui demanda son nom : la petite « Alte » ne possédait pas encore assez d’anglais pour comprendre la question, mais elle s’était bien aperçue que la maîtresse d’école en s’adressant aux précédentes élèves, avait proféré les mêmes sons, et celles qui n’avaient pas répondu avaient été grondées, tandis que la dernière était sortie triomphalement de l’épreuve rien qu’en prononçant : « Fanny Belcovitch ». Et jugeant qu’il n’y avait rien de mieux à faire que d’imiter cette triomphatrice, Alte avait répété : « Fanny Belcovitch ».
— Fanny Belcovitch ? dites-vous ? fit la directrice la plume en l’air.
Alte secoua vigoureusement sa tête blonde en signe d’affirmation.
— Fanny Belcovitch — répéta-t-elle, prononçant les syllabes plus distinctement cette fois.
Le maîtresse se tourna vers son adjointe :
— C’est étonnant comme les noms se répètent. Deux fillettes l’une après l’autre qui portent exactement le même !
On était d’ailleurs accoutumé dans l’Ecole à ces coïncidences à cause de la parenté de tribu entre élèves ; il n’y avait guère pour toutes qu’une demi-douzaine de noms.
M. Kosminsky mit plusieurs années à comprendre que « Alte » l’avait répudié. Lorsqu’il eut compris il n’en éprouva point de chagrin et accepta son sort. Comme sa femme Chayah, graduellement il se persuada qu’il était un Belcovitch ou que du moins Belcovitch était la traduction anglaise de Kosminsky.
Heureusement ignorant des attaches hollandaises de Pesach Weingott, Bear Belcovitch étalait une hospitalité prodigue. On ne signe pas un contrat de mariage tous les jours. C’est pourquoi sans récriminer il avait consacré jusqu’à dix shillings aux dépenses du festin.
Il portait un chapeau haut de forme, une redingote noire bien conservée ; et son gilet largement ouvert sur un plastron étincelant montrait une chaîne de montre massive. C’étaient là ses vêtements de Sabbat et, comme l’institution du Sabbat elle-même, ils dataient d’une haute antiquité. La chemise servait pour sept Sabbats — une semaine de Sabbats — . Ses bottines avaient aussi le cirage du Sabbat. Il avait acheté son chapeau la première fois qu’il avait rempli les fonctions de Baal Habaas, c’est-à-dire « respectable pilier » de la synagogue. Car même dans la Chevrah la plus insignifiante, le chapeau haut de forme vient immédiatement après les Tables de la Loi, dans l’ordre des choses saintes, et quiconque ne le porte pas, n’oserait aspirer aux dignités consistoriales. L’éclat de ce haut de forme avait quelque chose de miraculeux, si l’on considère qu’il avait été exposé à toutes les brises et à tous les temps. Ce n’est point que M. Belcovitch ne possédât un parapluie. Il en avait deux au contraire. Un en belle soie, tout neuf et un autre, horrible mélange de baleines brisées et de lambeaux de coton. Becky lui avait fait cadeau du premier pour éviter à la famille le déshonneur de le voir sortir avec l’ancien. Mais M. Belcovitch n’avait jamais voulu porter le nouveau parapluie pendant la semaine parce qu’il était trop beau et quant aux jours de Sabbat on sait bien que c’est péché que de porter un parapluie. Ainsi resta vain le sacrifice de Becky ; pur objet d’orgueil pour son vaniteux possesseur, il fut laissé à la maison.
Kosminsky, ou Belcovitch, qui avait eu à lutter durement pour l’existence n’avait point l’habitude de rien gaspiller. C’était un homme grand et robuste, de cinquante ans environ, aux cheveux grisonnants, pour qui la vie signifiait travail ; travail : argent, et argent : économies. Dans les livres bleus du Parlement, dans les journaux anglais et au Club socialiste de Berner Street on l’appelait un « sweater », un exploiteur de la sueur humaine, et les journaux comiques le représentaient avec une panse rebondie et un sourire onctueux : mais lui se croyait bien naïvement un citoyen industrieux et même philanthrope, vivant dans la crainte du Seigneur. Il traitait les autres comme il avait été traité lui-même. Il ne voyait pas pourquoi les immigrants pauvres ne vivraient point avec six francs par semaine, durant le temps qu’il leur enseignait la façon de se servir d’un fer à repasser ou d’une machine à coudre. Ils étaient encore, à ce prix-là, beaucoup mieux qu’en Pologne. Combien il eût été heureux d’un tel salaire aux jours terribles de son arrivée en Angleterre alors qu’il voyait mourir de faim sa femme et ses deux enfants et que la seule chose qui l’empêcha de convertir en poison ses derniers quatre sous, fut son ignorance du mot « poison » en anglais. Et de quoi vivait-il maintenant ? La poule, le boisseau de haricots et la morue que Chayah achetait pour le Sabbat, suffisaient presque pour la moitié de la semaine ; un quart de café durait huit jours, le marc étant « repassé » jusqu’à perte complète de toute saveur et de toute couleur. Le pain noir, les pommes de terre et les harengs saurs constituaient le régime ordinaire des autres jours. Non, personne ne pouvait accuser Bear-Belcovitch de s’engraisser de la sueur et des entrailles de ses employés. Le mobilier était des plus primitifs et réduit au strict indispensable. Aucun instinct esthétique ne poussait les Belcovitch à se procurer autre chose que les nécessités strictes de l’existence — sauf en ce qui concerne la vêture — . Les seules concessions faites aux beaux-arts étaient une Mizrah peinte grossièrement et accrochée au mur oriental de la pièce pour indiquer le côté où le juif doit se tourner pour faire sa prière, et la glace de la cheminée entourée de papier jaune — afin de préserver la dorure du cadre des injures des mouches — et ornée à chaque coin de roses artificielles que l’on renouvelait une fois par an, à Pâques.
Bear Belcovitch avait vécu plus somptueusement en Pologne où il possédait une cuvette de cuivre pour les ablutions, une aiguière également en cuivre, des cuillers d’argent, un calice de consécration en argent, et un buffet avec des panneaux vitrés. Et souvent il pensait avec amour à ces reliques disparues. Mais il n’avait rien emporté de tout cela, sauf la literie et encore avait-il vendu celle-ci en Allemagne durant le trajet. Il avait débarqué à Londres avec une famille de trois personnes et trois groschen.
— Le croiriez-vous, Pesach ? fit Becky aussitôt qu’elle put se frayer un chemin jusqu’à son futur beau-frère à travers la haie des convives qui le congratulaient. La tache que vous voyez là, c’est de la soupe ! Et elle indiquait le plafond sali au-dessus de leur tête. Cette bécasse de petite Esther a laissé tomber tout ce qu’elle avait rapporté de la distribution de charité.
— Achi Nebbich, pauvre petite, s’écria Mme Kosminski, qui était dans un état d’exceptionnel attendrissement, ils doivent mourir de faim là-haut ! le père est sans travail.
— Sais-tu, mère, fit Fanny, nous devrions leur donner notre soupe. La tante Léah nous en a rapporté. N’avons-nous pas pour aujourd’hui un autre souper ?
— Mais que dira leur père ? fit tout bas la vieille.
— Oh ! il ne s’en apercevra même pas. Il ignore même, je crois, que le fourneau a ouvert ce soir. Laisse-moi faire, mère !
Et Fanny, lâchant la main de Pesach, se glissa dans la chambre à coucher qui servait en même temps de cuisine et porta à l’étage supérieur le pot encore fumant. Pesach la suivait avec quelques tranches de pain, l’éclairant d’un bout de chandelle, qui s’éteignit juste au point terminus du voyage. Au moment où les fiancés disparaissaient, les convives clignèrent des yeux et tirèrent de l’Ancien Testament, ainsi que du Talmud, des citations grivoises. Mais les amoureux lorsqu’ils sortirent de la mansarde des Ansell ne songèrent même pas à s’embrasser. Seulement ils avaient les yeux humides, et lorsque doucement, la main dans la main, ils redescendirent l’escalier, il leur parut qu’ils s’aimaient plus profondément. C’est ainsi que la Providence envoya à des gens plus nécessiteux que les Belcovitch la soupe que ceux-ci, par une vieille habitude d’économie, avaient été chercher au fourneau philanthropique, ce qui prouve que, dans le double sens du mot, un bienfait n’est jamais perdu. Ce ne fut pas le seul que fit le Seigneur par l’intermédiaire de l’heureux père de la fiancée. Peu après en effet, un coreligionnaire de celui-ci apparut sur la scène enveloppé d’une longue capote et la figure défaite. C’était un nouvel immigrant, débarqué depuis quelques heures à peine et qui n’apportait avec lui pour tout bagage que beaucoup de foi en Dieu et dans la composition aurifère du pavé de Londres. Une fois débarqué, jetant à peine un coup d’œil sur la Métropole, il avait demandé où était la synagogue. Puis ses dévotions accomplies, il était allé trouver M. Kosminski-Belcovitch, dont l’adresse, inscrite sur un chiffon de papier, l’avait accompagné dans son voyage comme un talisman. Dans sa ville natale, où les Juifs gémissaient sous la persécution, la renommée de Kosminski, le pionnier, le Crésus, tenait de la légende. M. Kosminski se trouvait donc préparé à ces éventualités. Il alla dans sa chambre à coucher, tira une lourde caisse de dessous son lit, l’ouvrit et plongea la main dans un sac en toile sale plein de pièces de cuivre. L’instinct de générosité qui le dominait ce jour-là, lui fit compter quarante-huit pièces. Il les porta au « greener » entre ses paumes superposées et l’étranger ignorant qu’il devait cette largesse aux fiançailles de Fanny vit la fortune dans cette poignée de monnaie. Il s’en alla le cœur gonflé de gratitude et sa poche contenant quatre douzaines de farthings. On le recueillit à l’asile des Juifs pauvres, qui lui avait été indiqué par son coreligionnaire et où on lui donna de la soupe chaude. Kosminski rentra dans la salle de fête tressaillant de la tête aux pieds, du doux frémissement que donne une conscience satisfaite. Il caressa la tête crépue de Becky et dit :
— Eh bien, Becky, quand donc dansera-t-on à ta noce à toi ?
Becky secoua ses boucles. Les jeunes gens ne pouvaient avoir les uns des autres une opinion pire que celle que Becky avait d’eux tous. Elle acceptait leurs hommages avec plaisir et cependant ne leur en savait aucun gré. Les amoureux pullulaient autour d’elle comme les baies sur un groseillier au printemps, ou plutôt, comme sa mère disait dans son jargon réaliste, ces Chasanim ressemblaient à une meute de chiens de rues. Les adorateurs de Becky assiégeaient son escalier avant qu’elle fût levée ; l’amour les rendait de plus en plus matineux, chacun désirant être le premier à souhaiter le bonjour à cette Pénélope de la couture. On disait que les succès industriels de Kosminski, étaient dus à la beauté de Becky, cette fleur de la jeunesse travailleuse éclose dans l’atelier du Laban de l’East End.
— Je ne veux point imiter Fanny, dit-elle cependant en confidence à Pesach Weingott, dans le courant de la soirée.
Il sourit indulgemment.
— Fanny a toujours été terre à terre, continua Becky ; quant à moi j’ai toujours dit que je n’épouserai qu’un gentleman.
— Mais j’ose dire, riposta Pesach, piqué par cette déclaration, que Fanny aurait pu si elle avait voulu, épouser elle aussi un gentleman.
Pour Becky un gentleman était un employé ou un maître d’école, un être qui ne travaille pas de ses mains et ne fait que gratter du papier ou fouetter les petits enfants. Ses vues matrimoniales étaient caractéristiques. Elle méprisait la profession de ses parents et comptait se marier en dehors de leur classe. Eux, de leur côté, ne pouvaient comprendre ce désir de devenir autre chose que ce qu’ils étaient.
— Je ne dis pas que Fanny n’aurait pas pu le faire, répondit Becky, je dis seulement que personne ne peut appeler son mariage un beau mariage.
— Et toi tu fais trop de manières, gronda M. Belcovitch. Tu vises trop haut ! Becky secoua la tête.
— Je viens de recevoir mon nouveau corsage, dit-elle à un jeune homme, présent à la fête par grâce spéciale. Il faudrait que vous me voyiez avec. J’ai l’air d’une dame.
— Oui, fit Madame Belcovitch avec orgueil, ça brille au soleil.
— Est-ce qu’il ressemble à celui de Bessie Sugarman ? questionna le jeune homme.
— Bessie Sugarman, répéta Becky irritée, elle achète tous ses costumes à tempérament. Elle fait la fière, mais ses bijoux sont payés à la petite semaine.
— Si tant est qu’elle les paie, observa Fanny, en tournant vers sa sœur son visage rayonnant.
— Ne sois pas jalouse, Alte, dit la mère. Lorsque je gagnerai à la loterie je t’achèterai aussi un corsage.
Presque tous les émigrants juifs jouaient à la loterie de Hambourg et c’était une invasion chez les marchands de billets quand par hasard un habitant du Ghetto avait gagné seulement sa mise. L’espérance d’une fortune subite colorait l’horizon de ces pauvres gens comme les éclairs de chaleur traversent les nuits d’été ; elle illuminait les mornes perspectives de leur avenir. La loterie mettait hors d’eux-mêmes les possesseurs de billets, et introduisait dans leur vie un élément qui leur faisait oublier leur quotidien travail d’esclave.
Le travailleur anglais, n’ayant pas cet exutoire des loteries d’Etat, relève la monotonie de son existence en prenant un intérêt, d’ailleurs très indirect, à l’amélioration de la race chevaline.
— Allons, Pesach, encore un verre de rhum, dit M. Belcovitch à son futur gendre et pensionnaire.
— Oui, avec plaisir, après tout on ne se fiance pas tous les jours.
Le rhum était de la fabrication de M. Belcovitch. Les ingrédients qu’il employait demeuraient mystérieux, mais le parfum de ce breuvage se répandait à travers l’atmosphère jusqu’aux recoins les plus cachés de la maison. Même les habitants des mansardes se demandaient en aspirant l’air, d’où venait cette odeur de térébenthine. Pesach dégustait la décoction en murmurant : « à votre santé ». Son gosier lui sembla devenu la cheminée d’un steamer et il avait des larmes dans ses yeux lorsqu’il reposa son verre.
— Oh ! que c’est bon, murmura-t-il.
— Les Anglais n’en boivent pas de pareil, hein ? fit M. Belcovitch.
— L’Angleterre, répéta Pesach avec un indicible mépris. Quel pays ! « Daddle doo » y est une langue, et le gingerbeer une liqueur.
« Daddle doo » était la manière dont Pesach prononçait « That will do », « Cela peut aller ». C’était un des premiers mots anglais qu’il avait saisi et la puérilité de cette expression le rendait facétieux. Il leur semblait que cette locution dégageait une odeur de nursery : lorsqu’une nation traduit ainsi ses sentiments, on n’a plus lieu de s’étonner que la bière de gingembre soit considérée par elle comme un breuvage.
— Vous n’aurez pourtant rien de plus fort que le gingerbeer quand nous serons mariés, fit Fanny en riant, je ne veux pas avoir pour mari un buveur.
— Alors j’en boirai tant que je me griserai, riposta Pesach en riant.
— On ne peut pas, fit Fanny avec un large sourire.
Dans les premiers cercles anglo-juifs avec lesquels Pesach s’était trouvé en relations, le gingerbeer était la boisson favorite. Généralisant presque aussi vite que s’il avait à écrire un livre sur les mœurs du pays, il en avait conclu que c’était là le breuvage national.
Depuis longtemps déjà il avait découvert sa méprise, mais la direction que prenait la conversation, fit penser à Becky qu’elle pouvait décocher un trait à Pesach.
— Un de ces jours, lui dit-elle, j’ai envie de vous envoyer un « valentin ».
Pesach rougit et ceux qui étaient dans la confidence s’esclaffèrent. C’était une allusion à une autre des erreurs commises par Weingott. Un jour qu’en compagnie d’un autre « greener » il contemplait un étalage de libraire, les deux étrangers avaient eu grand peine à comprendre ce que pouvaient signifier ces monstrueuses caricatures. Cependant Pesach avait compris que les gentlemen microcéphales et à jambes torses et les dames avec la tête énorme et une toute petite chemise, représentaient les paysans anglais épars dans les villages du pays.
— Le jour du mariage, répliqua Pesach à Becky, ce ne sera point la saison des valentins.
— C’est dommage, dit Becky en secouant ses boucles noires, vous feriez un bien drôle de couple.
— C’est bon, Becky, fit Alte, avec bonne humeur. Ton tour arrivera et nous allons bien nous moquer de toi.
— Ah non pas, qu’ai-je donc besoin d’un homme, moi ?
Le bras du jeune homme spécialement invité à la solennité l’enserrait au moment où elle prononçait ces paroles.
— Tu te marieras comme tout le monde, Becky, dit Alte reprenant la conversation avec sa sœur. Ne fais pas de manières.
— Ce ne sont point des manières. C’est ma façon de penser. Qu’ai-je à faire des hommes qui viennent ici. Ce ne sont pas des messieurs.
— Laissez-moi le temps de gagner à la loterie, Becky, dit le jeune homme.
— Alors pourquoi ne prenez-vous pas un autre ticket, demanda Sugarman le Shadchan[2] qui sembla surgir de l’autre bout de la pièce. C’était un des plus grands talmudistes de Londres, un homme à figure hâve et famélique, aux traits âpres mais intelligents. Regardez Mrs Robinson, je viens de lui faire gagner plus de vingt livres et dire qu’elle ne m’en a pas donné plus de deux. J’appelle cela une honte.
[2] Le Marieur.
— Vous lui avez volé deux autres livres, observa Becky.
— Comment le savez-vous donc ? questionna Sugarman stupéfié.
Becky cligna des yeux et secoua sa tête d’un air entendu.
— Ça me regarde, dit-elle, vous ne le saurez pas.
La liste du tirage et des numéros gagnants était si compliquée, que Sugarman avait eu mainte occasion de rouler ses clients.
— Je ne vous vendrai plus de tickets, à vous, fit-il à Becky avec indignation.
— Oh, je m’en moque bien.
— Toi, tu te moques de tout, dit Mme Belcovitch, saisissant l’occasion pour admonester sa fille. Et dire que tu n’as même pas pensé à m’apporter ma médecine ce soir. Tu la trouveras sur la planche du placard de la chambre à coucher.
Becky fit une mine impatientée. Alors le jeune homme offrit d’aller la chercher.
— Non, il n’est pas convenable qu’un jeune homme entre dans ma chambre à coucher en mon absence, fit Mme Belcovitch, en rougissant.
Becky s’exécuta.
— Vous savez, fit Mme Belcovitch, s’adressant au jeune homme, que je souffre beaucoup des jambes. L’une est enflée et l’autre toute desséchée.
— Ah, comment cela vous est-il venu ? dit le jeune homme d’un air compatissant.
— Le sais-je seulement ? Je suis née comme ça. Ma pauvre mère avait des jambes bien conformées. Si j’avais la tête d’Aristote, je pourrais peut-être savoir pourquoi mes jambes sont si mal faites. Mais ça marche comme ça quand même.
Le respect que les Juifs professent pour Aristote est probablement dû à ce fait que le vulgaire le prend pour un philosophe juif. L’assertion que la philosophie d’Aristote est d’origine israélite a été avancée par un poète du moyen-âge, Jehuda Halevi, et soutenue par Maïmonide. La légende veut que lorsque Alexandre arriva en Palestine, il était accompagné d’Aristote. A Jérusalem le philosophe découvrit les manuscrits de Salomon et les publia sous son nom. Mais il est à remarquer que ce conte ne fut accepté que par ceux des étudiants juifs qui adoptèrent l’Aristotélisme. Ceux qui rejettent cette doctrine déclarent au contraire qu’Aristote, dans son testament a reconnu l’infériorité de ses écrits sur les livres de Moïse et demandé qu’on détruisît ses propres œuvres.
Lorsque Becky rentra avec la médecine, Mme Belcovitch observa qu’elle était bien mauvaise à prendre, et offrit au jeune homme d’en goûter. Celui-ci se réjouit intérieurement de cette faveur, considérant dès lors qu’il était bien noté par les parents de Becky. M. Belcovitch payait un penny par semaine à son médecin, qu’elle fût malade ou bien portante, et par conséquent c’était une perte sèche pour elle que d’être bien portante ! Becky avait inventé de remplir les bouteilles avec de l’eau pure pour s’éviter la peine d’aller chercher la médecine, mais comme Mme Belcovitch ne s’en doutait point, ça lui faisait autant de bien.
— Vous êtes trop sédentaire, M. Kosminski, dit Sugarman en yiddish.
— Comment voulez-vous que je sorte par un temps tout noir et humide, et « l’Ange de la mort en chasse ».
— Eh, observa M. Sugarman, abandonnant bravement l’emploi de ce jargon, nous autres Anglais nous sortons par tous les temps.
Dans le même moment Mosès Ansell rentrait de l’office du soir et s’asseyait, sans mot dire, à la lueur d’une bougie inespérée devant un repas inattendu, composé de pain et de soupe, bénissant Dieu pour ces deux dons. Le reste de la famille avait soupé. Esther avait couché les deux plus jeunes enfants ; Rachel était déjà assez grande pour se déshabiller toute seule. Elle et Salomon faisaient leurs devoirs de classe, la chandelle leur épargnant les coups de férule du lendemain à l’école. Esther tenait sa plume gauchement, car elle s’était blessée et plusieurs de ses doigts étaient ensanglantés et entortillés de toiles d’araignée. La grand’mère somnolait sur sa chaise. Tout était calme et paisible malgré l’atmosphère glaciale.
Mosès dîna en faisant joyeusement claquer sa langue. Ensuite il poussa un profond soupir, remercia Dieu par une prière qui dura au moins dix minutes, débitée avec volubilité et d’une voix chantante. Il demanda à Salomon s’il avait bien dit l’oraison du soir. Salomon regarda du coin de l’œil la grand’mère et s’apercevant qu’elle était endormie, répondit affirmativement et poussa du pied sous la table Esther en signe d’intelligence.
— Alors, fais maintenant la prière de nuit.
Il n’y avait pas moyen d’esquiver le coup. Salomon termina donc son devoir d’arithmétique écrivant les chiffres au crayon, de manière à pouvoir corriger d’après un camarade, s’il s’apercevait d’une erreur. Après quoi, tirant un livre de prière en hébreu d’une sacoche fort graisseuse, il fit entendre des murmures confus entrecoupés d’inintelligibles éclats de voix durant un nombre de minutes proportionnées au nombre des pages du livre de prière. Puis il se coucha. Esther mit la grand’mère au lit et s’étendit à côté d’elle. Longtemps elle resta éveillée écoutant le singulier marmonnement de son père qui étudiait « Le Commentaire du livre de Job », de Raschi, murmure cadencé qui se confondait assez agréablement avec les sons assourdis du violon de Pesach Weingott, perçus à travers le plancher.
La foire du Dimanche qui a depuis si longtemps lieu dans Petticoat Lane aura du mal à disparaître ; encore très courue, elle battait son plein le matin gris où Mosès Ansell traversait le ghetto. Il était onze heures environ et la foule augmentait à vue d’œil. Les vendeurs annonçaient leurs marchandises d’une voix stentorienne ; le bavardage des acheteurs semblait la rumeur confuse d’une mer démontée. Les murs nus et les palissades étaient placardés d’annonces d’où se pouvait aisément déduire le caractère, la race, le genre de vie des habitants du quartier. Beaucoup étaient en yiddish, le jargon le plus corrompu et le plus hybride qui se soit jamais parlé. Et même lorsque la langue était anglaise, les lettres étaient hébraïques. Whitechapel, Public Meeting, Board School, Sermon, Police, ces termes d’une banalité toute moderne se dissimulaient sous les caractères sacrés de la langue qui chante les miracles et les prophéties, les palmiers et les cèdres, les Séraphins et les lions, les bergers et les harpistes.
Mosès s’arrêta pour lire ces affiches hybrides — car il n’avait rien de mieux à faire, mourant de faim, lui et sa famille. Comme il rôdait sans but dans Wentworth street, il aperçut une annonce collée à la fenêtre d’une échoppe de savetier. Cette espèce d’enseigne était rédigée en jargon juif : « On demande des riveurs, des crochetiers, des couseurs et des finisseurs. — Baruch Emmanuel, savetier, confectionne et répare les chaussures au même prix exactement que Mordécai Schwartz, du 12, Goulston street. »
Mordécai Schwartz était écrit en lettres hébraïques plus grandes, plus noires, Mordécai Schwartz planait sur l’échoppe. Baruch Emmanuel était évidemment très conscient de son infériorité vis-à-vis de ce puissant concurrent, bien que Mosès n’eût jamais encore entendu parler de Mordécai Schwartz. Il entra dans la boutique et dit en hébreu :
— La Paix soit avec toi.
Baruch Emmanuel répondit, dans la même langue, en martelant une semelle :
— Avec toi la paix.
Mosès alors parla en jargon :
— Je cherche du travail. Peut-être pourras-tu m’en donner ?
— Que sais-tu faire ?
— J’ai été riveur.
— J’ai des riveurs autant qu’il m’en faut.
Mosès parut désappointé.
— J’ai aussi été coupeur, fit-il.
— J’ai tous les coupeurs dont j’ai besoin, répondit Baruch.
L’âme de Mosès s’obscurcit.
— Il y a deux ans, je travaillais comme finisseur.
Baruch secoua lentement sa tête. La persistance de l’homme commençait à l’ennuyer. Restait encore l’emploi de tailleur de formes.
— Et pendant une semaine j’ai travaillé dans les formes, fit Mosès.
— Je n’ai pas besoin de ça non plus ! cria Baruch, perdant patience.
— Mais il est écrit à ta fenêtre que tu en as besoin, protesta Mosès faiblement.
— Ça m’est absolument égal, ce qui est écrit ou non à ma fenêtre ! — Tu n’es donc pas assez intelligent pour comprendre que c’est une blague ? Malheureusement pour moi je travaille tout seul, mais l’enseigne fait bien et au fond ça n’est point un mensonge. Bien sûr, je désirerais en avoir des riveurs, des coupeurs, des finisseurs et tout ça ; si j’en avais, ça me ferait un grand établissement et j’arracherais les yeux à Mordécai Schwartz. Mais le Très-Haut me refuse des assistants et je me contente de souhaiter en avoir.
Mosès comprit cette attitude envers le destin. Il s’en alla, suivit une ruelle étroite et sale, à la recherche de ce Mordécai Schwartz dont l’adresse avait été si obligeamment indiquée par Baruch Emmanuel. En route, il pensait au sermon que la veille le maggid avait prononcé. Il avait expliqué un verset de Habakkuk, et d’une façon si originale qu’un passage du Deutéronome en prenait une couleur toute nouvelle. Mosès, éprouvant un plaisir très vif à paraphraser ce thème dépassa, sans qu’il s’en aperçût, la boutique de Mordécai. Un tintement le tira de sa rêverie. C’était la cloche de la grande école du Ghetto, qui intimait l’ordre aux élèves de quitter squares et rues, mansardes et sous-sols, pour venir à la leçon d’anglais. Et ils vinrent, procession bruyante, recrutée dans toutes les ruelles et impasses ; des grands et des petits ; des gamins vêtus de velours à côtes et des fillettes affublées de cotonnade toute passée ; des enfants propres et des enfants déguenillés ; des enfants chaussés d’informes souliers bâillant aux orteils ; des bambins souffreteux et d’autres robustes ; des enfants aux yeux brillants et d’autres aux yeux hagards ; des enfants à figures étranges, exotiques et hâves et des enfants simili-anglais à mine fraîche et rose ; d’autres encore à tête grande et difforme, d’autres à tête ovale, d’autres à tête piriforme ; des enfants à mine de vieux, à tête de chérubin, à face de singe ; des enfants faméliques marmottant leurs leçons, et des enfants bayant aux corneilles ; des tapageurs et des sournois, des insolents, des idiots, des vicieux, des intelligents, des sots, échantillons de tous les pays — et tous se pressaient au son de la cloche, vers l’école, où les devait moudre en une marchandise pareille, la grande et impassible machine gouvernementale. Devant celle-ci se trouvait une seconde foire en miniature, le chemin était semé de toutes les tentations. Il se faisait un trafic actif de pois chiches et de noix de coco ; la foule des écoliers était surveillée par des parents attendant avec impatience que les portes de l’école se refermassent sur ces petits truands. Les femmes étaient tête nue ou en marmotte avec des enfants au sein et d’autres trottant à leurs côtés. Les hommes étaient sales et loqueteux. Ici une petite fille à l’air grave tenait par la main son frère plus grand et ne le lâchait qu’après l’avoir vu entrer. Là, un gosse encore en jupe, grognon et sauvage, se faisait traîner vers la corvée détestée. Et tout cela formait un tableau étrange : en haut, le ciel de plomb, en bas, sur le pavé glissant et fangeux, les pères et mères en guenilles, les enfants à vêture bigarrée.
— Noix du Brésil ! criait une vieille marchande.
— Pois chauds ! clamait d’une voix traînarde un vieux juif hollandais. D’une main il portait une marmite pleine de pois chauds et de l’autre un pot de poivre en forme de phare. Quelques-uns des enfants, gloutonnement, avalaient les grossières friandises servies dans des écuelles minuscules pendant que d’autres les emportaient dans des cornets de papier pour les mastiquer subrepticement pendant la classe.
— Tu appelles ça assaisonner ? dit un bambin haut comme une botte.
— T’en as pas assez, clama le vieux marchand, feignant la surprise. Qu’est-ce qu’il te faut ?
Il aspergea de poivre une seconde fois, la portion bouillante.
La progéniture de Mosès Ansell manquait à ce tableau. Les plus jeunes étaient au logis ; les aînés étaient à l’école depuis une heure déjà pour s’ébattre et se réchauffer dans les vastes cours. Une tranche de pain sec et deux sous de thé infusé déjà par trois fois avaient composé leur déjeuner et ils n’avaient pas de dîner en perspective. Cette idée alourdit le cœur de Mosès ; il oublia les interprétations du rabbin sur le verset de Habakkuk et il rebroussa chemin vers la boutique de Mordécai Schwartz. Mais comme son humble rival, Mordécai n’avait point de place pour Mosès ; au contraire, il avait déjà trop de main-d’œuvre. Pourtant, comme des bruits de grève traînaient dans l’air, il prit prudemment l’adresse du solliciteur. Après cet échec Mosès vagabonda tristement durant plus d’une heure ; le moment du dîner approchait ; déjà des enfants le dépassaient portant le repas du Dimanche, cuit dans les boulangeries ; une odeur de vague poésie emplit l’atmosphère. Mosès sentait qu’il ne pourrait pas regarder ses enfants en face.
A la fin, il prit une grande résolution et obliqua vers les Ruines, hâtant le pas pour ne pas laisser refroidir son courage.
Les Ruines étaient une place pavée, à moitié bordée de maisons. Seule, la foire dominicale lui prêtait du pittoresque. Mosès aurait pu acheter là depuis des bretelles élastiques jusqu’à des perruches vertes enfermées dans des cages bariolées. C’est-à-dire qu’il l’aurait pu s’il avait eu de l’argent ! Mais pour l’instant, il n’avait rien dans ses poches, que des trous.
Donc, il se décida à rendre visite à Malka. Cette cousine de sa défunte femme habitait Square Zacharie. Mosès ne l’avait pas vue depuis un mois, car Malka était un rejeton fortuné de l’arbre familial. On ne l’approchait qu’avec crainte et tremblement. Elle tenait une boutique de revendeuse à Houndsditch, avec un étal pour le même commerce dans le Halfpenny Exchange et un étalage aux Ruines, le Dimanche. Elle avait installé Ephraïm, son gendre fraîchement acquis, dans la même branche d’affaires et le même quartier. Comme les objets de son commerce, son gendre était aussi de seconde main : c’était un veuf, qui avait perdu quatre ans auparavant sa première femme en Pologne. Mais il n’était âgé que de vingt-deux ans.
Les logis respectifs du gendre et de la belle-mère situés à quelques minutes de leurs établissements commerciaux, se faisaient face diagonalement à travers la place. C’étaient des maisons à trois pièces, sans sous-sol, et dont la fenêtre du rez-de-chaussée avait un rideau de gaze, qui permettait aux habitants de voir tout ce qui se passait au dehors et mettait les curieux en face de leur propre image. En effet les passants stationnaient devant ces miroirs improvisés, les hommes tortillant leurs moustaches, les femmes donnant des tapes coquettes à leurs chapeaux, sans se douter que les habitants les observaient. La plupart des portes étaient entrebâillées malgré l’air glacial, car les habitants du Square Zacharie vivent surtout sur les pas des portes. En été, les commères y bavardent assises sur des chaises, comme au bord de la mer, sur une plage à la mode ; des vieillards ridés y jouent aux cartes sur des plateaux à thé ; et des enfants encore à la mamelle dans des hamacs suspendus aux linteaux s’y bercent paresseusement, tels de jeunes singes accrochés à un arbre. Cette place quadrangulaire, et toute pavée, est surtout un endroit rêvé pour les jeux d’enfants ; elle est débonnaire, il n’y passe point de chevaux ; à peine si un chien parfois, ou le chat d’un voisin, y risque une exploration. Le petit Salomon Ansell ne connaissait pas de joie plus franche que d’accompagner son père dans ces quartiers élégants, de parcourir ces vastes espaces en sens divers, tandis que Mosès conférait avec Malka. La dernière fois que Mosès y était allé, c’était pour dire des psaumes. Milly, la fille de Malka, venait d’avoir un fils, mais l’on ne savait si elle se rétablirait, en dépit des talismans accrochés au-dessus du lit pour conjurer les funestes desseins de Lilith, la première et perfide femme d’Adam, ainsi que ceux des mauvais esprits qui rôdent autour des femmes en couche. Et on avait envoyé en toute hâte chercher Mosès pour qu’il intercédât auprès du Tout-Puissant. Sa piété, pensait-on, apaiserait la colère céleste. Pendant une moyenne de 362 jours par an, Mosès n’était qu’un ver de terre misérable, rien du tout ; mais pendant les trois autres jours restants, quand la mort menaçait de visiter Malka ou son petit clan, Mosès devenait un personnage d’importance, et on l’appelait à toute heure du jour et de la nuit pour qu’il vînt combattre le noir Azraël. Lorsque l’ange s’était retiré vaincu, après une lutte de plusieurs jours, Mosès retombait dans son insignifiance première, on le renvoyait avec une rasade de rhum et vingt-cinq sous. Et cela ne lui paraissait jamais une injustice car personne ne demandait moins que lui à l’univers. Deux repas substantiels et trois sérieux offices par jour, et Mosès était satisfait ; même il préférait la nourriture spirituelle, entre les repas, à la nourriture elle-même.
Les dernières couches s’étaient bien passées, et il y avait eu si peu de danger, que, lors de la circoncision du nouvel enfant de Milly, Mosès n’avait même pas été invité à la cérémonie, bien que sa piété fît de lui le Sandek idéal, c’est-à-dire le parrain. Il n’en ressentit point de dépit, sachant qu’il n’était que poussière, et non poudre d’or.
Mosès avait à peine émergé du petit passage voûté qui menait à la Place que le bruit d’une querelle parvint à ses oreilles. Deux grosses femmes, devisant d’abord amicalement sur le pas de leurs portes venaient de se déclarer la guerre. Dans le Square Zacharie, lorsque vous voulez trouver la cause première d’une querelle ne « cherchez pas la femme » mais « trouvez l’enfant ». Les moutards de ce pays-là, lorsqu’ils se battent en duel, et qu’ils ont le dessous, ont une façon particulièrement éloquente d’en appeler à leur mère, ce qui est lâche, mais bien humain. La mère du belligérant rossé arrive alors, et menace de tirer l’oreille ou le nez du vainqueur ; parfois elle exécute la menace. L’autre mère intervient et les deux moutards passent à l’arrière-garde, laissant leurs mères respectives en champ clos, pendant qu’eux-mêmes reprennent le jeu interrompu.
C’est ce caractère que présentait la querelle de Mmes Isaacs et Jacobs. Mme Isaacs affirmait avec véhémence que son pauvre agneau avait été battu jusqu’à en perdre connaissance. Par contre Mme Jacobs affirmait, avec des gestes non moins énergiques que c’était son pauvre agneau à elle qui avait souffert cruellement dans la bataille. Les deux choses n’étaient point en contradiction, mais Mmes Isaacs et Jacobs l’étaient, et la querelle évoluait progressivement vers des récriminations plus personnelles.
— Sur ma vie, sur la vie de ma Fanny, je vais laisser une marque sur le premier de vos enfants que je rencontre sur mon chemin, disait Mme Isaacs.
— Osez toucher du bout du doigt à un cheveu de mes enfants et sur la vie de mon mari, je vous assigne en justice. Ainsi s’exprimait Mme Jacobs au grand divertissement des voisins.
Mmes Isaacs et Jacobs se disputaient rarement, faisant bande à part contre les autres habitants de la place. Elles étaient anglaises, tout à fait anglaises, leur grand-père étant natif de Dresde ; elles se donnaient un air d’importance et n’appelaient pas leur progéniture Kinder, mais « enfants » en anglais, ce qui ennuyait les voisines qui trouvaient qu’une large dose d’yiddish est nécessaire à la conversation. D’autre part ces Kinder étaient regardés avec considération par leurs camarades parce qu’ils se refusaient à prononcer le guttural ch de l’hébreu autrement que le K anglais.
— Assignez-moi, si vous le voulez, ricana Mme Isaacs. Je vous réserve une surprise. Je dirai au juge ce que vous êtes.
— Et ta sœur, répliqua Mme Jacobs, dans le langage elliptique usité pour les conversations de ce caractère.
Prompte comme l’éclair vint la riposte.
— Yah ! Je voudrais bien savoir ce qu’était ton père.
Mme Isaacs avait à peine formulé ce réquisitoire, qu’elle entendit aux alentours des rires étouffés. Mme Jacobs se rendit compte de la situation quelques secondes plus tard et les deux femmes restèrent confondues, comme pétrifiées, les poings sur les hanches, se fixant mutuellement. Ainsi que le prudent Ecclésiaste l’a judicieusement observé, plusieurs siècles avant la civilisation moderne : « Ne raille pas l’homme insolent, de crainte qu’il n’injurie tes ancêtres ». Jusqu’à ce jour les insultes à la mode orientale sont restées d’usage courant au ghetto. Nul passé n’y est assez lointain pour que les morts y soient ensevelis ; la poussière des siècles y est sans cesse agitée, et même des aïeux à la troisième ou quatrième génération peuvent être mis en cause.
Or, Mmes Isaacs et Jacobs étaient sœurs. Et lorsqu’elles s’aperçurent du dilemme où les avait acculées leur escrime, elles furent confondues. Elles se retirèrent la tête basse, dans leurs parloirs respectifs et fermèrent leur clairevoie. Mais Mme Isaacs reparut. Elle avait pensé soudain à quelque chose qu’elle aurait dû dire. Elle alla à la porte close de sa sœur et cria par le trou de la serrure :
— Aucun de mes enfants n’a jamais eu les jambes torses ! Presque aussitôt, la fenêtre de la chambre à coucher fut ouverte et Mme Jacobs déploya un objet qui avait l’air d’un étendard flottant.
— Ah, Ah, dit-elle en secouant l’étoffe dans tous les sens. C’est de la moire antique.
La robe flotta au vent. Mme Jacobs caressa l’étoffe entre son pouce et son index.
— O — O — O — Oh, de la vieille soie, accompagna-t-elle avec un geste extatique.
Mme Isaacs fut paralysée par l’éclat de cette riposte.
Mme Jacobs retira de la fenêtre la moire antique, et exhiba une robe mauve.
O — O — O — Oh. Tout soie.
Le mauve étendard flotta triomphalement un instant remplacé aussitôt par une robe puce et ambre.
O — O — Oh. Tout soie ! et les doigts de Mme Jacobs caressèrent amoureusement l’étoffe, puis les deux robes disparurent remplacées par une robe verte. Encore une fois les doigts de Mme Isaacs passèrent lentement sur la soie.
— Tout soie, tout soie, tout soie.
Pendant ce temps la figure de Mme Isaacs imitait la couleur du dernier de ces étendards de victoire.
— Ça vient de la revendeuse, essaya-t-elle de riposter, mais les paroles passaient difficilement par sa gorge. Mais elle aperçut son fils qui jouait paisiblement avec l’autre pauvre agneau. Elle se précipita sur son rejeton, lui tira les oreilles, et cria :
— Attends polisson, si je t’attrape jamais à jouer avec cette canaille, je te tords le cou ! Et elle l’emmena au logis en claquant la porte derrière elle avec rage.
Mosès bénit cette scène quotidienne, qui retardait de quelques instants sa rencontre avec la redoutable Malka. Comme elle n’avait paru ni à sa fenêtre ni sur sa porte, il en conclut qu’elle était mal lunée ou absente de Londres ; mais aucune de ces alternatives ne lui était agréable.
Il frappa à la porte de la maison de Milly, où on trouvait habituellement sa mère, mais ce fut une vieille femme de ménage qui lui ouvrit. Quelques bouteilles de spiritueux étaient placées sur une table de bois, recouverte d’une nappe du couleur et quelques paquets de biscuit non entamés. A ces signes familiers et précurseurs d’un festin, Mosès eut envie de battre en retraite. Il ne savait pas au juste ce qui se passait, mais il comprenait qu’en ce moment on serait de glace avec lui. La ferme de ménage avec les sourcils salis par la suie et la poussière lui déclara que Milly était en haut, mais que la mère de Milly était partie chez elle avec la brosse à habits. La figure de Mosès se décomposa. Car lorsque sa femme vivait, elle avait été un trait d’union entre la famille et lui-même. Elle était employée en effet comme femme de ménage par Malka. Et c’est par là que Mosès savait la signification de la brosse à habits. Malka était très soigneuse de sa personne, mais bien que coquette pour sa mise, elle n’avait point de brosse à habits chez elle ; et cela, d’habitude, n’avait pas d’inconvénient, puisqu’elle passait la plus grande partie de son temps chez sa fille. Mais dès qu’il y avait querelle entre elle et Milly ou le mari de cette dernière, elle se retirait dans sa propre demeure pour y bouder. Et si elle emportait la brosse, cela signifiait que le conflit était sérieux et que les hostilités devaient durer longtemps. Parfois alors une semaine durant, les deux maisons affectaient de s’ignorer l’une l’autre.
Dans le camp des Milly, la situation s’aggravait de la disparition de la brosse. Dans ces moments d’exaspération, le mari déclarait que sa belle-mère possédait une multitude de brosses, sans quoi, demandait-il fort pertinemment, comment se serait-elle arrangée quand elle faisait une tournée de colportage en province ? Il avait la ferme conviction que si elle emportait celle-là, c’était pour se ménager un prétexte de retour chez Milly. En cela il avait raison. Quels que fussent les torts du camp de Milly, la capitulation de Malka était toujours voilée sous cette formule :
— Oh, Milly, je vous ai emporté votre brosse à habits. Je viens justement de m’en apercevoir et vous pourriez en avoir besoin.
Après quoi, la réconciliation se faisait tout doucement. Mosès n’osait pas trop se trouver en face de Malka pendant ces exodes de la brosse aux habits. Il pivota donc sur ses talons et s’enfonçait déjà dans le passage voûté qui fait communiquer les « Ruines » avec le monde extérieur lorsqu’une voix âpre emplit d’effroi ses oreilles.
— Eh bien, Meshé, pourquoi t’enfuis-tu ? Est-ce que ma Milly t’aurait défendu de me voir ?
Malka était sur le seuil de sa porte. Mosès retourna donc sur ses pas.
— Non, murmura-t-il. Mais je vous croyais dans votre magasin.
C’était bien là qu’elle aurait dû être, en effet. Mais elle ne se souciait guère d’avouer à Mosès, et se s’avouer à elle-même qu’elle attendait chez elle qu’un ambassadeur vînt de la maison filiale l’inviter à la cérémonie de la Rédemption de son petit-fils.
— Eh bien tu me vois, dit-elle, parlant yiddish pour faire plaisir à Mosès, mais tu n’as point l’air de t’inquiéter de ma santé.
— Comment allez-vous ?
— Aussi bien que peut aller une vieille femme. Le Très Haut est bon.
Malka affectait la plus grande douceur, afin de bien prouver aux étrangers que les torts dans la querelle, n’avaient pu être de son côté.
C’était une grande femme de cinquante ans environ, à la figure longue et chevaline encadrée par une perruque noire et de longs pendants d’oreille en or. Ses grands yeux noirs brillaient sous ses sourcils noirs très fournis, et, quand elle était en colère, le milieu de son front se creusait d’une profonde ride noire. Une chaîne d’or s’enlaçait trois fois autour de son cou, retombant sur son corsage de soie. Elle portait beaucoup de bagues aux doigts et son haleine sentait perpétuellement la menthe poivrée.
— Mais ne reste donc pas dehors pour jaser. Entre. Tu veux donc me faire mourir de froid ?
Mosès se glissa timidement à l’intérieur baissant la tête comme s’il avait eu peur de la cogner contre le haut de la porte.
La pièce était le parfait fac-simile du parloir de Milly à l’autre coin de la place, sauf qu’au lieu des bouteilles du festin et des paquets de biscuits sur un petit guéridon, une brosse à habits s’étalait avec tristesse. Comme chez Milly on voyait une table ronde, une commode à tiroirs avec des carafes dessus et une cheminée décorée de franges vertes et de clous de cuivre à grosse tête. Des chiens en porcelaine de Chine à bon marché, mais qui dataient de loin, se pavanaient parmi des candélabres aux pendentifs de cristal. Devant le feu se trouvait un garde-feu en acier, assez utile dans la maison de Milly où il y avait des petits enfants, mais sans usage dans celle de Malka où il n’y avait personne que l’on pût craindre de voir tomber dans l’âtre. Dans un angle de la pièce un petit escalier conduisait au premier. Il y avait du linoléum par terre. Dans le Square Zacharie n’importe qui pouvait entrer chez n’importe qui et ne pas s’apercevoir de son erreur, tant il y a peu de différence dans l’installation et l’ornement des maisons. Mosès s’assit sur un coin de chaise et refusa la pastille de menthe qui lui fut offerte. Mais il accepta une pomme, bénit Dieu pour avoir créé le fruit de l’arbre, et mordit avec avidité.
— Il faut que je prenne de la menthe, moi, expliqua Malka. C’est à cause des spasmes.
— Mais vous venez de dire que vous alliez bien, murmura Mosès.
— Eh bien, suppose que je ne prenne pas de menthe, j’aurais des spasmes. Ma pauvre sœur Rosa, que la paix soit avec elle, qui mourut de fièvre typhoïde, souffrait beaucoup des spasmes. C’est dans la famille. Elle serait morte de l’asthme, si elle avait vécu plus longtemps. Mais, comment allez-vous, vous autres ? fit Malka, en se rappelant soudain que Mosès lui aussi avait le droit d’être malade. Au fond, elle ressentait un certain respect pour lui, bien qu’il ne s’en doutât guère. Cela datait du jour où il avait enlevé un morceau d’acajou à la meilleure de ses tables rondes : ayant fini de se tailler les ongles, il avait eu besoin d’un morceau de bois pour le brûler avec ceux-ci afin d’observer intégralement une pieuse coutume. Malka s’était mise en colère, mais au fond du cœur elle avait ressenti de l’admiration pour cette piété si dédaigneuse des richesses.
— Je suis depuis trois semaines sans travail, dit Mosès, ne répondant point au sujet de sa santé, car il songeait à des questions beaucoup plus graves.
— Pauvre fou, qu’a-t-elle donc trouvé en vous pour vous épouser, ma sotte cousine Gittel, que la paix soit avec elle ! Je lui ai pourtant dit que jamais vous ne seriez en état de la nourrir, la chère brebis ! Mais elle a toujours été un animal obstiné. Elle allait la tête haute comme si elle avait eu à dépenser cinq livres par semaine. Elle n’aurait jamais fait travailler ses enfants pour de l’argent comme font les autres. Mais toi, tu ne devrais pas être si entêté. Tu devrais avoir plus de bon sens, Meshé, tu n’appartiens pas, toi, à sa famille. Pourquoi donc Salomon ne vendrait-il pas des allumettes ?
— L’âme de Gittel s’en révolterait.
— Mais les vivants ont des corps. Tu préfères voir dépérir tes enfants que de les faire travailler. Il y a par exemple ton Esther, une gamine paresseuse et nonchalante, qui passe son temps à lire des histoires. Pourquoi ne pas lui faire vendre des fleurs ou la mettre à la couture ?
— Esther et Salomon ont leurs devoirs à faire.
— Des devoirs, grommela Malka ; quel profit en sort-il de ces devoirs ? C’est de l’anglais et non du juif, qu’on enseigne dans cette misérable école ! Je n’ai jamais pu lire ni écrire autre chose que l’hébreu, et Dieu merci, je ne m’en suis pas moins tirée d’affaire. Tout ce qu’on leur apprend à l’école, c’est des bêtises d’Angleterre. Les maîtres sont un tas de païens, qui mangent des choses défendues et la bonne juiverie s’en va. Je suis honteuse pour toi, Meshé ; tu n’envoies même pas tes garçons à la classe d’hébreu le soir.
— Je n’ai pas d’argent et il faut qu’ils apprennent leurs leçons anglaises, autrement l’Assistance refuserait de leur donner des vêtements. D’ailleurs, le soir du Sabbat et le Dimanche je leur enseigne moi-même l’hébreu. Salomon a traduit en yiddish avec Rashi tout le Pentateuque.
— Oui, il sait peut-être la Torah, dit Malka, mais il ne saura jamais la Gemorah ni les mishnayis.
Malka elle-même ne savait de toutes ces matières abstraites que leurs noms, et le fait que des hommes d’une piété extrême les étudiaient dans des in-folios imprimés très fin.
— Salomon connaît aussi un peu la gemorah. Je ne puis la lui enseigner à la maison, ne possédant pas ce livre qui est très coûteux, comme vous le savez. Mais il est venu avec moi au Beth-Hamidrash, lorsque le rabbin enseignait cela en classe gratuite et nous avons appris ainsi tout le traité de Niddah. Salomon comprend très bien les Lois du Divorce et il pourrait discuter dès à présent sur les devoirs des femmes envers leurs époux.
— Oui, mais jamais il n’apprendra la Kabbale, fit Malka refoulée dans ses derniers retranchements. D’ailleurs personne en Angleterre ne sait plus étudier la Kabbale depuis que le rabbin Falk est mort (que la mémoire de ce juste soit bénie) pas plus qu’un Anglais ne peut apprendre le Talmud. Il y a dans l’air quelque chose qui l’en empêche. Dans ma ville natale, il y avait un rabbin qui savait la Kabbale. Il évoquait à volonté Abraham notre père. Mais dans ce pays de mangeurs de porc, personne n’est assez saint pour que le Nom sacré (qu’Il soit béni) lui procure de telles faveurs. Je ne crois pas que le Schocketw tue les animaux selon les rites sacrés ; les règles sont violées ; et même les gens pieux mangent du fromage et du beurre tripha[3]. Je ne dis pas que tu le fais, Meshé, mais tu le laisses faire à tes enfants.
[3] C’est-à-dire impurs, n’ayant pas été préparés conformément aux rites.
— Mais, votre beurre à vous-même, n’est pas kosher, fit Mosès irrité.
— Mon beurre ? Que vient donc faire ici mon beurre ? Et d’abord, je n’ai jamais passé pour une orthodoxe. Je ne descends pas d’une famille de rabbins. Je ne suis qu’une marchande. Je ne parle que des gens froom, pieux, qui devraient donner l’exemple et qui abaissent au contraire le niveau général de la piété. J’ai surpris l’autre jour la femme d’un bedeau de la synagogue, qui lavait sa viande et son beurre dans le même cuveau. Du train où cela marche, ils vont cuire leur viande dans le beurre, et ils finiront par manger de la viande tripha dans les assiettes à beurre, et le jugement de Dieu viendra. Mais qu’est donc devenue ta pomme ? Tu ne l’as pas déjà avalée en entier ?
Mosès, nerveusement indiqua la poche de son pantalon, gonflée par le globe mutilé. Après sa première bouchée si avide, Mosès avait pensé à ses enfants.
— C’est pour les enfants, expliqua-t-il.
— Ah, les enfants, gronda Malka dédaigneusement. Et que te donneront-ils pour cela ? Sûrement, pas même un merci. Dans notre jeune âge nous tremblions devant nos père et mère, et ma mère (la paix soit avec elle) m’a giflée alors que j’étais déjà mariée. Je n’oublierai jamais cette gifle, elle m’a presque aplatie contre le mur. Mais maintenant, nos enfants s’assoient sur nos têtes. J’ai donné à ma Milly tout ce qu’elle possède, une boutique, une maison, un mari, ma meilleure literie et malgré tout cela, le jour que je veux appeler son enfant Yosef, en souvenir de mon premier mari (la paix soit avec lui) qui était son propre père, elle l’appelle Yechezkel, pour me vexer !
La voix de Malka devenait de plus en plus aiguë. Elle eût voulu rendre un hommage solennel, en guise de réparation pour son second mariage, à son premier mari, et le refus de Milly d’acquiescer à cet arrangement, était pour elle une source d’irritation sans bornes.
Mosès ne put trouver rien de mieux à dire en ce moment que de demander des nouvelles du second mari de Malka.
— Il se tue de travail, répondit-elle, en hochant la tête. Le malheur est qu’il se croit un excellent homme d’affaires et il en entreprend toujours de nouvelles sans me consulter. Ah, s’il me demandait conseil plus souvent !
M. Mosès prit une mine de sympathique désapprobation pour les torts de Michel Birnbaûm.
— Est-il à la maison ? demanda-t-il.
— Non ; mais j’attends son retour d’une minute à l’autre. Je crois qu’on l’a invité au Pidyun Haben d’aujourd’hui.
— Ah, c’est donc aujourd’hui ?
— Bien sûr. Tu ne le savais donc pas ?
— Non, personne ne m’en a parlé.
— Mais tu aurais dû t’en douter. N’est-ce donc pas le trente-unième jour depuis la naissance de l’enfant ? Mais, il ne va pas accepter l’invitation lorsqu’il saura que ma propre fille m’a presque chassée de sa maison.
— Oh, ne dites pas cela, s’écria Mosès horrifié.
— Je le dis au contraire, fit Malka, en saisissant inconsciemment la brosse à habits et en frappant la table sans doute pour bien faire ressortir l’outrage. J’ai dit à ma fille, lorsque Yechezkel criait tant, qu’il vaudrait mieux regarder si ce n’était pas à cause d’une épingle, que de le droguer pour les coliques. — C’est moi-même qui l’habille, mère, m’a-t-elle répondu.
— Tu es têtue comme une mule, Milly, ai-je dit. Je te dis qu’il a une épingle.
— Je sais mieux que toi que non.
— Comment peux-tu le savoir mieux que moi, qui ai été mère avant que tu fusses née.
« Alors j’ai déroulé les langes de l’enfant et juste sur son estomac, j’ai trouvé…
— L’épingle ? conclut Mosès, secouant gravement la tête.
— Non, pas tout à fait, mais une marque rouge qui ne pouvait avoir été faite à l’innocent que par une épingle.
— Et alors qu’est-ce que Milly a dit ? questionna Mosès, partageant son triomphe.
— Milly a déclaré que c’est une piqûre de puce.
» Dieu du Ciel, me suis-je écriée, oser blasphémer ainsi devant mes yeux. Puissent mes ennemis en avoir, des puces pareilles et comme Rivkah la Rouge était dans la chambre, Milly a prétendu que je méprisais publiquement son sang, et elle s’est mise à crier comme si j’avais commis un crime en regardant son enfant. Alors je suis partie, laissant les deux enfants piaulant à l’envi. Il y a une semaine de cela.
— Et comment va l’enfant ?
— Est-ce que je le sais ? Je ne suis que la grand’mère. Je n’ai été bonne qu’à fournir le lit où il est né.
— Mais est-il guéri de la circoncision ?
— Certes, toute notre famille a le sang pur. C’est un bel enfant, imbeshreer. Mais ce ne sera pas la faute de sa mère si le Tout-Puissant ne le reprend pas. Milly ouvre sa porte à une quantité de passantes qui admirent tout haut, sans même dire imbeshreer, et puis il y a une vieille sorcière, une mendiante à laquelle Ephraïm, mon gendre, avait l’habitude de donner un shilling par semaine. Maintenant il ne lui donne plus que neuf pence. Elle lui a demandé pourquoi ? Et il a répondu : « C’est que je suis marié maintenant, je ne puis faire davantage. »
« Ah, a-t-elle ricané, vous vous êtes marié sur mon argent. »
Et un vendredi que la nourrice avait descendu le bébé, la vieille mendiante est venue demander son aumône de la semaine et en ouvrant la porte elle a vu l’enfant, et elle l’a regardé avec son mauvais œil. J’espère que grâce au ciel il ne lui arrivera rien.
— Je prierai pour Yechezkel, prononça Mosès.
— Pendant que vous y serez, priez aussi, pour que Milly se souvienne qu’elle a une mère, avant que je sois enterrée. Je ne sais pas ce qui prend à nos enfants. Voyez ma Léah, elle veut épouser ce Sam Lévine, bien qu’il appartienne à une famille de juifs anglais impies, et que je soupçonne sa mère d’être une hérétique. Elle ne mange jamais de poisson frit. Je n’ai rien à dire contre Sam, mais tout de même il me semble que Léah aurait dû me prévenir avant d’en devenir amoureuse. Et pourtant vous voyez comme je les traite. Mon Michel a fait dire une Missheberach pour eux à la Synagogue le jour de Sabbat qui a suivi les fiançailles ; et pas une vulgaire bénédiction à dix-huit pence, une bénédiction d’une guinée, avec une demi-couronne pour des bénédictions aux parents et au Consistoire, et un don de cinq shillings pour le Rabbin. Comme de juste c’était dans notre Chevrah et sans préjudice de la guinée que mon Michel a donnée à la Synagogue de Dukè’s Plaizer. Vous savez que nous avons toujours eu deux places réservées au Dukè’s Plaizer.
Dukè’s Plaizer était la corruption courante du terme de Duke’s Place.
— Quelle générosité ! s’écria Mosès enthousiasmé.
— J’aime à faire largement les choses. Personne ne peut dire que j’aie jamais agi autrement qu’en femme distinguée. Mais j’y pense maintenant, toi de ton côté, avec quelques shillings tu pourrais vivre maintenant ?
Mosès baissa sa tête plus humblement.
— Vous savez que ma mère est bien malade, murmura-t-il. C’est une très vieille femme, et si elle n’a rien à manger, rien, elle ne vivra pas longtemps.
— Il faut la mettre à l’asile des veuves âgées. Bien entendu que je lui donnerai ma protection pour y entrer.
— Grand merci, mais les gens disent que j’ai déjà eu assez de chance d’avoir mis mon Benjamin à l’orphelinat et que je n’aurais pas dû emmener ma mère de Pologne. On dit qu’il y a déjà ici bien assez de pauvres veuves à caser.
— Les gens ont raison de parler ainsi. Là-bas, au moins elle se serait éteinte dans un pays juif et non un pays païen.
— Mais elle y aurait été isolée et malheureuse, exposée à toute la malice des chrétiens. Au lieu qu’en arrivant ici je gagnais une livre par semaine, le métier de tailleur était bon alors. Et puis les quelques roubles que j’avais l’habitude de lui envoyer du pays ne lui parvenaient pas toujours.
— Tu avais tort de lui envoyer quoi que ce soit. Les mères ne sont pas tout. Tu avais épousé ma cousine Gittel, et il était de ton devoir de tout donner à ta femme et à tes enfants. Ta mère retirait le pain de la bouche de Gittel, et c’est pourquoi ma pauvre cousine n’a pas pu vivre jusqu’à ce jour. Crois-moi, ce n’a pas été « Mitzvah ».
« Mitzvah » est un mot à double fin. Il signifie à la fois un commandement et une bonne action — les deux conceptions étant considérées comme équivalentes.
— Non, vous vous trompez, répondit Mosès, Gittel n’était pas comme le Phénix qui seul n’a pas touché aux fruits de l’arbre de la science, et ainsi n’est pas soumis à la mort. Les femmes n’ont pas besoin de vivre aussi longtemps que les hommes, car elles n’ont pas autant de mitzvah à accomplir que les hommes. D’ailleurs, et ici sa voix prit involontairement une intonation doctorale — leur âme profite de toutes les Mitzvah accomplies par leurs époux et leurs enfants. Gittel a donc profité de la Mitzvah que j’ai accomplie en faisant venir ma mère, et quand il serait vrai qu’elle en fût morte, elle y aurait quand même gagné. Il y a un verset qui dit : que l’on doit s’acquitter des Mitzvah et vivre pour elles. La vie elle-même est une Mitzvah, mais c’est évidemment l’une de celles qu’il faut accomplir à un instant marqué, et de celles-là les femmes sont dispensées en raison de leurs devoirs domestiques — d’où je déduis qu’il n’est pas aussi nécessaire de vivre aux femmes qu’aux hommes. Ce qui n’empêche pas que si Dieu l’avait voulu, Gittel serait encore de ce monde. Le Très-Haut, béni soit-il, veillera sur les enfants qu’il a envoyés sur terre. Il a fait nourrir par des corbeaux le prophète Elie et il ne m’enverra jamais « le Sabbat Noir ».
— Oh, vous êtes un Saint, Meshé, dit Malka si impressionnée qu’elle l’admit à l’honneur de la seconde personne du pluriel. Si tout le monde savait la Torah comme vous, le Messie serait bientôt venu. Voilà cinq shillings. Pour cinq shillings vous pouvez acheter un panier de citrons au marché aux oranges de la Dukè’s Place, et si vous les vendez dans les rues un demi-penny la pièce, vous ferez un bon bénéfice. Mettez de côté cinq nouveaux shillings, allez acheter un autre panier de citrons au marché aux oranges de la Dukè’s jusqu’à ce que votre métier de tailleur marche un peu mieux.
Mosès écoutait comme s’il n’avait jamais entendu énoncer les principes élémentaires du commerce.
— Puisse le Nom sacré [soit-il béni] vous bénir, vous et les enfants de vos enfants.
Il s’en alla et acheta de quoi dîner y compris, tant il était joyeux, des gâteaux pour ses enfants. Mais le lendemain il revint au marché méditant en chemin à la distinction éthique entre les besoins du cœur et les besoins du corps, telle que l’a exposée, dans un hébreu de choix, le Bachija. Il acheta des citrons avec ce qui lui restait d’argent et il s’installa dans Petticoat-Lane, criant dans son piteux anglais : Citrons, Citrons, bons Citrons ! Deux pour un penny ! Deux pour un penny !
Malka n’eut pas longtemps à attendre son seigneur et maître. C’était un homme de trente ans, au teint frais, d’assez bonne apparence, et qui portait des favoris. Il avait le regard aigu, brillant, et l’air perpétuellement affairé. Bien que né en Allemagne, il parlait anglais aussi bien que certains autres Juifs de Petticoat-Lane, dont l’impiété relative constitue un brevet d’anglicisation. Michel Birnbaûm était un grand homme dans sa petite synagogue, bien qu’une unité parmi bien d’autres dans celle de Dukè’s Plaizer. On l’avait successivement nommé Gabbai, puis Parnass, c’est-à-dire trésorier et président, et il avait fait don du rideau de peluche, décoré des triangles mystiques entrecroisés et brodés en soie, qui voilait, selon le rite, l’arche où sont déposées les Tables de la Loi. Il était l’antithèse véritable de Mosès Ansell. Son énergie était incessante. Du simple colportage il s’était élevé au commerce des fils d’or et de la bijouterie de fantaisie, et, à trente ans, il avait dans les campagnes une large clientèle. Il ne faisait jamais rien qu’il n’y trouvât profit, et quand il épousa, à vingt-trois ans, une femme qui avait près de deux fois son âge, il avait fait une bonne affaire : peu après, il s’établissait courtier en diamants — en diamants vrais. — Il possédait un canif à vingt-cinq lames, tire-bouchon, ciseaux, cure-dents, un tas d’autres choses, lequel paraissait le symbole de cet homme à tout faire. Il était de tempérament gai, et, comme Ephraïm Philipps, adorait le Café-Concert. Heureusement, Malka était trop convaincue de ses charmes pour en concevoir de la jalousie.
Michel mit un baiser sonore sur les lèvres de sa femme et dit : « Eh bien, la mère ? » Il l’appelait « mère » non parce qu’elle lui avait donné des enfants, mais parce qu’elle en avait eu et qu’il lui semblait inutile de compliquer la nomenclature domestique.
— Eh bien, mon petit, fit Malka, en le caressant tendrement, avez-vous fait bon voyage ?
— Non, le commerce est mort en ce moment. Le monde ne veut pas mettre la main à la poche. — Et ici que se passe-t-il ?
— Ici les gens au contraire ne veulent pas tirer les mains de leurs poches, ces chiens ! Tout le monde est en grève, les Juifs comme les chrétiens. Jamais on n’a vu chose pareille ! les cordonniers, les chapeliers, les fourreurs ! Et maintenant on dit que les tailleurs vont se mettre de la partie : ils sont fous, c’est un métier qui ne va pas. De telle sorte, [laisse-moi remettre d’aplomb ton épingle de cravate, mon amour] que c’est justement les gens qui n’ont pas, d’ordinaire, de quoi acheter des vêtements neufs qui se mettent dans la dèche, et ne peuvent plus même acheter de l’occasion. Si la Providence ne nous vient en aide, nous irons bientôt nous-mêmes au bureau de bienfaisance.
— Nous n’en sommes pas encore là, Mère, dit Michel en riant et en tortillant le gros diamant de sa bague massive. Comment va le bébé ? Est-il prêt pour la rédemption ?
— Quel bébé ? fit Malka avec un air d’ignorance admirablement imité.
— Bah, fit Michel, qu’y a-t-il donc encore ?
— Rien, chéri, rien.
— Alors je vais aller là-bas. Viens-y, la mère. Non, attends un instant. Il faut que je brosse la boue de mon pantalon. Est-ce que la brosse à habits est ici ?
— Oui, chéri, fit Malka sans se douter du piège.
Michel cligna imperceptiblement des yeux, nettoya son pantalon et sans un mot de plus courut à la maison de Milly. Cinq minutes après, une députation, en la personne de la femme de ménage, venait chez Malka.
— Madame vous prie de venir, car le bébé demande à grands cris la grand’maman.
— Oh, cela doit être une autre épingle encore, riposta Malka avec un air de triomphe. Mais elle ne bougea pas. Au bout de cinq minutes seulement elle se leva, solennelle, ajusta sa perruque et sa robe devant la glace, brossa un grain de poussière inexistant sur sa manche gauche, mit son chapeau, avala une pastille de menthe et traversa le Square, la brosse aux habits à la main. La porte de Milly était entr’ouverte mais Malka frappa quand même et demanda à la femme de ménage :
— Madame Philipps est-elle là ?
— Oui, Madame, toute la compagnie est là-haut.
— Alors je monte pour lui remettre cela en mains propres.
Elle marcha droit à travers le petit groupe des invités, vers Milly qui était assise sur le canapé, Ezéchiel dans ses bras calme comme un agneau et beau comme l’or.
— Milly, ma chère, je te rapporte ta brosse à habits. Je te remercie de me l’avoir prêtée.
Les deux femmes s’embrassèrent. Ephraïm Philipps, un Polonais à la face lymphatique, aux cheveux tondus ras, embrassa aussi sa belle-mère, et la chaîne d’or qui s’étalait sur la poitrine de Malka se souleva sous l’orgueil de cette expansion familiale. Malka remercia Dieu de ne pas être mère d’enfants stériles ou célibataires, ce qui est à peine un échelon de plus que la stérilité personnelle, et ne témoigne guère moins de colère de la part des puissances célestes.
— Cette marque d’épingle a-t-elle disparu, Milly, sur le corps du cher petit ? fit Malka en prenant Ezéchiel dans ses bras, et sans remarquer que sur la face du bébé se manifestaient les signes précurseurs d’une nouvelle crise de larmes.
— Oui, fit Milly imprudemment, ce n’était qu’une puce. Je regarde toujours minutieusement dans ses flanelles et ses vêtements pour voir s’il n’y a point d’épingles dedans.
— C’est bon, les épingles sont comme les puces. On ne sait jamais d’où elles sortent, fit Malka conciliante. Mais où est Léah ?
— Elle est dans la cour à cuire le reste du poisson. Vous ne le sentez donc pas ?
— Il aura à peine le temps de refroidir.
— Peut-être, mais j’en ai préparé cette nuit un plein plat. Léah ne fait que préparer une réserve, au cas où il y en aurait trop peu.
— Et où est le Cohen ?
— Nous avons invité le vieux Hyams, de l’autre côté des Ruines. Nous l’attendons d’une minute à l’autre.
Mais à cet instant des explications, le baromètre facial d’Ezéchiel changea et le bébé se mit à pleurer.
— Ya ! Va auprès de ta mère, fit Malka irritée. Tous mes enfants sont pareils. Mais il se fait tard. Vous feriez bien d’envoyer chercher le vieux Hyams.
— Nous ne sommes pas pressés, mère, dit Michel Birnbaûm conciliant. Il faut d’ailleurs que nous attendions Sam.
— Qu’est-ce donc que Sam, s’écria Malka, inapaisée.
— Sam est le Chosan de Léah, répliqua Michel ingénument.
— Parfait, grogna Malka, mais mon petit-fils ne va pas attendre le bon plaisir du fils d’une prosélyte. Pourquoi donc n’est-il pas déjà ici ?
— Nous le verrons dans quelques instants.
— Comment le savez-vous ?
— Nous sommes arrivés par le même train. Il est monté à Middlesborough. En descendant du train il est allé voir ses parents, se laver et se brosser un peu. Et comme il ne vient ici que pour cette cérémonie de famille, je crois qu’il serait inconvenant de la commencer sans lui. Ce n’est point un agrément qu’un long voyage en chemin de fer par un temps pareil. Mes pieds étaient presque gelés, malgré la bouillotte.
— Mon pauvre agneau, fit tendrement Malka. Et elle caressa ses favoris.
Sam Levine arriva presque au même moment, et Léah, le plat de poisson à la main, s’élança du fond de la cuisine pour lui souhaiter la bienvenue. Bien qu’il fût membre de la tribu de Lévi, il n’avait rien d’ecclésiastique dans son aspect. C’était un Israélite du type athlétique. Blanc et rose avec une moustache fournie, il débordait d’énergie et d’esprits animaux. Il pouvait rendre trente sur cent aux forts joueurs de billard, et cinquante à n’importe qui en matière d’anecdotes. Au point de vue politique c’était un radical avancé, et il avait une haute opinion de l’intelligence de son parti. Il rendit à Léah son baiser de bienvenue.
— Quel vilain temps pour un Dimanche, fit Léah.
— Ce n’est pas le moment pour aller au spectacle, fit-il abondant dans son sens.
Ils célébraient toujours son retour d’une tournée d’affaires, en allant au théâtre. Ils préféraient aller au parterre dans les salles du West End plutôt que de fréquenter pour la même somme les fauteuils de balcon du théâtre du quartier. Il y a deux catégories de demoiselles, au Ghetto : Celles qui flanent dans le Strand le jour du Sabbat et celles qui flanent dans Whitechapel Road. Léah appartenait à la première catégorie. C’était une svelte et aimable brune, aux traits expressifs et à la voix forte, gaie, avec de grosses mains rouges. Elle adorait les glaces en été, le chocolat en hiver, et le théâtre en toute saison. Sam et elle avaient l’oreille juste ; ils étaient toujours les premiers à retenir les plus récents refrains d’opérette. L’exubérance de Léah était prodigieuse, et on racontait dans le Lane qu’une fille « tout à fait comme elle » avait été distinguée par un pair du royaume. Mais Léah se contentait de Sam qui s’adaptait parfaitement à ses goûts.
Aussitôt après Sam entrèrent plusieurs invités, notamment Mme Jacobs (épouse du Reb Shamuel) avec sa jolie fille Hannah. M. Hyams arriva le dernier : c’était le Cohen dont les fonctions se sont si curieusement restreintes depuis la chute du Temple. Lire la loi, bénir ses frères, brandir les symboliques palmes en murmurant une incantation mystique et en se tenant déchaussé devant l’Arche d’Alliance aux grandes fêtes de saison, rédimer enfin tout premier-né qui n’a pas d’ecclésiastique dans sa famille, — ces privilèges compensés par l’interdiction de se mêler des cérémonies funéraires, constituaient la différence entre ses fonctions religieuses et celles du Lévite, ou du simple Israélite. Mendel Hyams, ne tirait pas orgueil de la supériorité de sa tribu, et cependant, à en croire la tradition, il descendait directement d’Aaron le Grand Prêtre, ce qui représentait une généalogie bien plus longe que celle de la reine Victoria. Ce paisible sexagénaire, au sourire enfantin, portait une redingote noire. Tout l’orgueil de sa race semblait monopolisé par sa fille Miriam, que le ciel avait dotée d’un nez dédaigneux. Miriam avait accompagné son père simplement par méprisante curiosité. Elle portait à son chapeau une plume de grand style, et un boa autour de son cou. Elle gagnait trente shillings par semaine dans sa profession d’institutrice (c’était précisément dans sa classe que se trouvait Esther Ansell). Sans doute les préparatifs de cette grande toilette avaient retardé le vieux Hyams, dont l’arrivée fut le signal du commencement de la cérémonie ; les hommes se hâtèrent de mettre leur couvre-chef. Le bébé emmailloté était occupé à téter. Ephraïm Philipps le prit doucement et le présenta à Hyams. Heureusement Ezéchiel avait ingurgité toute sa ration, il était comme hébété, et manifesta fort peu d’intérêt pour tout ce qui se passait.
— C’est mon premier-né, dit Ephraïm en hébreu, et le premier-né de sa mère. Le Très-Haut (Béni soit-il) a commandé de le racheter, comme il est dit : « Ceux qui, à l’âge d’un mois doivent être rachetés, tu dois les racheter pour cinq shekels pareils au shekel du sanctuaire, le shekel étant de vingt gérahs ». Et il est dit aussi : « Consacrez-moi, suivant leur espèce tous les premiers-nés dans le peuple d’Israël, homme ou animal, car ils sont à moi ». Puis Ephraïm Philipps offrit au vieux Hyams quinze shillings en argent et Hyams dit en chaldaïque :
— Que préfères-tu, me donner ton premier-né, le premier-né de sa mère, ou le racheter pour cinq selaim que la Loi t’oblige à me remettre ?
Ephraïm répondit, en chaldaïque lui aussi :
— J’aime mieux racheter mon enfant, et voici la valeur de son rachat, telle que j’y suis obligé par la Loi.
Alors Hyams prit l’argent, et rendit l’enfant au père qui bénit Dieu pour les saints préceptes et Le remercia de Ses bienfaits.
Après quoi le vieux Cohen éleva les quinze shillings au-dessus de la tête de l’enfant en disant : « Ceci au lieu de Cela, Ceci en échange de Cela, Ceci en rémission de Cela. Puisse cet enfant entrer dans la Vie, dans la Loi et dans la crainte du Ciel. De même qu’il a été admis à la Rédemption, de même Dieu veuille qu’il se présente un jour sous le dais nuptial et qu’il accomplisse de bonnes œuvres. Amen. »
Ensuite étendant sa main, vide cette fois, au-dessus du front de l’enfant, l’officiant ajouta : — Que Dieu soit pour toi comme il fut pour Ephraïm et Manassé. Que le Seigneur te bénisse et te garde. Que le Seigneur tourne ses regards vers toi, et te soit clément, et te fasse vivre en paix. Le Seigneur est ton gardien, le Seigneur est ton ombre. Qu’il t’assure une multitude de jours et d’années de vie et de paix, te préserve du mal, et veille sur ton âme.
— Amen, répondirent les assistants et alors il y eut un murmure de conversations profanes, chacun s’extasiant sur la tenue stoïque d’Ezéchiel. Des tasses de thé furent servies à la ronde par l’aimable Léah et les friandises cachées dans les sacs de papier virent le jour. Ephraïm Philipps parlait chevaux avec Sam Lévine, et le vieux Hyams se disputait avec Malka sur l’emploi des quinze shillings. Sachant que Hyams était pauvre, Malka refusait de reprendre l’argent tandis que lui voulait qu’on convertît la somme en un cadeau pour l’enfant. Le Cohen tint bon, étant sous les yeux sévères de Miriam. A la fin il fut convenu que l’argent serait utilisé pour un Missheberach, c’est-à-dire un service en faveur de l’enfant et de la synagogue. Les chapeaux à plumes fraternisèrent, Miriam s’entretenant avec Hannah Jacobs, laquelle portait aussi, en effet, une plume de haut style, paraissant la visiteuse la plus distinguée.
— Pensez-vous que ce soit un beau parti, fit Miriam Hyams, indiquant de l’œil Sam Lévine.
Un rapide éclair de dédain passa dans les yeux d’Hannah.
— Avant les noces, chez les Juifs, c’est toujours un beau mariage, dit-elle. Après c’est une autre histoire.
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Miriam, d’un air pensif.
— La famille de la jeune fille se vante toujours sans vergogne. Je me souviens que lorsque Clara Emmanuel a été fiancée, son frère Jacques m’a dit que c’était là un Schidduch magnifique. Et après j’ai découvert que le fiancé était un veuf de cinquante-cinq ans avec trois enfants.
— Mais les fiançailles ont été rompues, dit Hannah.
— Je le sais, dit Miriam, seulement je ne puis m’imaginer que moi je serais capable d’agir de la sorte.
— De quoi ? de rompre des fiançailles ? fit Hannah avec un petit clignement d’yeux assez sceptique.
— Non. Mais d’épouser un homme comme celui-là, déclara Miriam ; je ne regarderais même pas un homme au-dessus de trente-cinq ans et gagnant moins de deux cent cinquante livres par an.
— Alors vous n’épouseriez pas un instituteur ?
— Un instituteur, s’écria Miriam, avec une moue dédaigneuse. Comment peut-on vivre respectablement avec soixante-quinze francs par semaine ? Il me faut un homme qui ait une bonne situation, ajouta-t-elle en posant son doigt sur le bout de son nez.
Elle semblait presque jolie en ce moment bien qu’elle eût cinq ans de plus que Hannah et on se demandait pourquoi les galants n’accouraient pas déposer à ses pieds mignonnement chaussés des semaines de cinq guinées.
— J’épouserais volontiers un homme de deux guinées par semaine, si je l’aimais, murmura Hannah.
— Cela ne se fait pas dans notre siècle, affirma Miriam en hochant la tête. De notre temps on ne croit plus à ces fadaises. J’ai connu une certaine Alice Green qui parlait comme vous. Eh bien, regardez-la maintenant, elle se pavane en voiture à côté d’un singe chauve.
— La mère d’Alice Green, interrompit Malka qui écoutait depuis un instant, a épousé un fils de la troisième femme de Mendel Weinstein : Dinah, à qui son oncle Chloumi avait légué dix livres sterling.
— Non. Dinah était la seconde femme de Mendel, fit M. Jacobs.
— La troisième, la troisième ! répéta Malka, dont les joues brunes rougirent. Je le sais, peut-être, puisque mon Simon — Dieu le bénisse — entra dans sa première culotte le même mois. (Simon était le fils aîné de Malka, à cette heure juge à Melbourne.)
— Sa troisième femme était Ketty Green, fille de Mohammed-le-Jaune, insista la femme du Rabbin. Je suis sûre du fait, attendu que la sœur de Ketty, Annie a été fiancée pendant une semaine à mon beau-frère Nathanaël.
— Sa première femme, interrompit le mari de Malka, avec un air d’arbitre, était la fille aînée de Schmoûle, le cabaretier.
— La fille de Schmoûle le cabaretier, répondit Malka, avec une indignation nouvelle, a épousé Hyam Robins, le petit-fils du vieux Benjamin qui était coutelier au coin de Little Eden Alley, où habite maintenant le marchand de cornichons.
— C’est la sœur de Schmoûle qui a épousé Hyam Robins, n’est-ce pas, maman ? fit Milly imprudemment.
— Certainement non, fit Malka, éclatant de nouveau. Je sais ce que je dis. Je la connais bien, la famille de ce vieux Benjamin, qui m’a envoyé une paire de rideaux quand j’ai épousé ton père.
— Pauvre Benjamin, depuis combien de temps est-il mort ? demanda la femme de Reb Shemuel.
— L’année où je suis accouchée de Léah.
— Arrêtez, cria Sam Lévine gaiement, vous rendrez Léah rouge comme le feu, si vous dites son âge.
Et Léah pria Sam Lévine de ne pas dire de bêtises, et rougit en effet, et n’en parut que plus charmante.
L’attention de toute l’assistance était maintenant concentrée sur la nouvelle question en délibération.
Malka promena ses yeux perçants sur tous les invités, et prononça sur un ton qui n’admettait pas la contradiction :
— Hyam Robins ne peut pas avoir épousé la sœur de Schmoûle attendu que la sœur de Schmoûle était déjà la femme d’Abraham, le marchand de poisson.
— Oui, mais Schmoûle avait deux sœurs, observa Mme Jacobs prenant décidément position en face de sa rivale en généalogie.
— Jamais de la vie, répliqua Malka avec véhémence.
— J’en suis tout à fait sûre, dit Mme Jacobs, il y avait Phébé et il y avait Henriette.
— Jamais de la vie, répéta Malka, Schmoûle avait trois sœurs, mais deux étaient à l’asile des sourds-muets.
— Comment, mais ce n’étaient pas du tout les sœurs de Schmoûle, dit Milly, s’oubliant définitivement. C’étaient les sœurs de Bloch, le boulanger.
— Naturellement, fit Malka aigrement, mes enfants en savent toujours plus long que moi.
Il y eut un moment de profond silence. Les yeux de Malka cherchèrent machinalement la brosse à habits.
Alors Ezéchiel éternua. Ce fut un convulsif « atchoum » qui agita tout le petit corps dans son maillot de flanelle.
— A tes souhaits, murmura pieusement Malka, et elle ajouta triomphante :
— Là ! l’enfant a éternué en confirmation de ce que j’ai dit. Je savais bien que j’avais raison.
L’éternuement d’un petit innocent impose silence à quiconque n’est pas un impie. Tout le monde était radieux que la crise se fût résolue de cette manière inattendue. Personne ne réfléchit que l’éternuement d’Ezéchiel ne corroborait au contraire que l’affirmation, par sa grand’mère, que ses enfants en savaient plus long qu’elle.
L’instant d’après on descendit pour prendre la collation, cérémonie qui dans le ghetto peut ne comprendre en fait de plat de résistance que du poisson. Et c’était le cas cette fois : du poisson frit, mais quel poisson frit ! Il faudrait un grand poète pour célébrer les mérites de ce mets national juif, et l’âge d’or de la poésie hébraïque est passé. On s’étonne que Gébirol ait vécu et soit mort sans avoir utilisé ce thème, et que le grand Jehuda Halevi en personne ait dû exclusivement consacrer son génie à chanter la gloire de Jérusalem.
« Israël, a-t-il dit, est au milieu des nations comme le cœur au milieu du corps ». Eh bien, il y a la même différence entre le poisson frit à la juive et le poisson frit à la chrétienne ou à la païenne. Avec l’audace que seul peut inspirer l’authentique génie de la cuisine, le poisson frit à la juive exige d’être mangé toujours froid. La peau en est d’un brun admirable, la chair ferme et succulente, les arêtes mêmes pleines de moelle. L’usage du poisson frit est entre les Anglo-Juifs un lien plus solide que toutes les professions d’unité religieuse. On apprend dès l’enfance à connaître son agréable saveur, et son divin fumet se mêle à mille souvenirs de jeunesse, s’associe aux solennités les plus sacrées et ramène le pécheur dans le sentier de la piété. C’est peut-être le poisson frit qui fait tant engraisser les matrones juives.
Il y a d’autres choses exquises dans la cuisine juive : les lockschen cette apothéose du vermicelle. Les ferfel qui ne sont autre chose que les lockschen à l’état atomique, les creplich, triangulaires hachis de viande ; le kuggol qui présente avec le pudding une lointaine ressemblance ; et enfin le poisson farci sans arêtes ; mais le poisson frit, servi froid, règne avec une incontestable souveraineté sur tous les autres plats. Aucun autre peuple n’en possède la recette. Un poète du dernier siècle chantait :
Pendant que l’on discutait sur la plie hollandaise, ovale et délicieusement dorée comme celle de la ballade, Samuel Lévine sembla frappé d’une idée subite. Il frappa son couteau et sa fourchette et s’écria en hébreu :
— Shemah Béni !
Tout le monde le regarda.
— Ecoute, mon fils, répéta-t-il avec une horreur comique. Puis reparlant anglais, il expliqua :
— J’ai oublié de remettre à Léah le cadeau de son Chosan.
— A-a-a-h !!!
Tout le monde manifesta un profond intérêt : Léah, que les exigences du service avaient obligée de quitter sa place à côté de son fiancé, se trouvait à l’autre bout de la table. Elle se leva à demi avec curiosité.
On ne saura jamais si Sam Lévine avait réellement oublié le cadeau, ou s’il avait choisi ce moment pour produire plus d’effet ; mais il est certain que son instinct théâtral de Sémite fut récompensé par l’air d’intérêt de la compagnie, lorsqu’il tira de la poche de sa jaquette un petit papier blanc plié.
— Ceci, fit-il en tapotant le papier avec un geste de prestidigitateur, je l’ai acheté hier matin pour ma petite amie. Je me suis dit : Puisque, mon vieux, tu vas retourner en ville pour un jour en l’honneur d’Ezéchiel Philipps, et que ta pauvre fiancée espérait ne pas te voir avant Pâques, il faut que tu lui apportes une compensation pour le déplaisir qu’elle aura de te retrouver plus tôt. Mais qu’est-ce qui ferait donc le plus de plaisir à Léah ? Il faut que cela soit un cadeau approprié aux circonstances, certes, mais il ne faut pas que cela soit d’un prix trop élevé, pour que je puisse le lui offrir. C’est une affaire bien ruineuse que d’être fiancé, la pire affaire que j’ai jamais faite depuis que je suis au monde !
Ici Sam cligna d’un œil facétieux vers l’assistance.
— Et j’ai cherché quelle serait la chose la moins coûteuse que je pourrais trouver, et j’ai pensé à un anneau. Tenez, le voilà.
Sam développa lentement le paquet, du même air solennel, découvrit une bague en or massif et la présenta de façon à faire étinceler le gros diamant qui y était enchâssé. L’assistance poussa un « Oh ! » prolongé et tous immédiatement se mirent à évaluer l’objet in petto se demandant avec quelle réduction Sam avait pu l’acquérir d’un compère commerçant. Car c’est en effet un axiome que nul Juif jamais ne paie les bijoux au prix du détail. Même la bague de fiançailles n’a pas besoin d’être achetée de première main : le principal, c’est qu’elle soit solide.
Léah se leva sur la pointe des pieds, et l’éclat du diamant se refléta dans ses yeux avides. Elle se pencha par dessus la table allongeant son doigt pour recevoir le cadeau de son amoureux. Sam approcha de ce doigt la bague, puis la retira aussitôt par taquinerie.
— Ceux qui demandent n’auront rien. Vous êtes trop gourmande.
Cette plaisanterie égaya toute la tablée.
— Donnez-la moi, fit à son tour en riant Miriam Hyams, tendant le doigt, je vous dirai « merci » bien gentiment.
— Non, vous avez été méchante : je veux la donner à la petite fille qui s’est tenue sage tout le temps. Miss Hannah Jacobs, levez-vous pour recevoir votre prix de sagesse.
Hannah qui était assise à deux places à sa gauche, sourit placidement, mais se pencha sur son assiette.
Sam, devenant de plus en plus pétulant sous le regard approbateur de l’assistance amusée, se pencha vers Hannah, lui prit la main droite, ajusta de force la bague à son annulaire et clama avec une solennité comique, en hébreu :
— Tu m’es consacrée par cet anneau selon la loi de Moïse et d’Israël.
C’était bien la formule de mariage qu’il avait apprise par cœur pour ses noces prochaines. L’assistance s’esclaffa et, dans la joie qu’éprouvait Léah, son visage devint du plus vif cramoisi. Le badinage semblait ravissant, des félicitations comiques furent adressées au couple improvisé et même à Mme Jacobs qui semblait se réjouir de cette petite plaisanterie, aussi sincèrement que si sa fille eût été réellement mariée. Samuel avait la répartie prompte et ripostait plaisamment aux toasts portés en son honneur. Soudain, dans le vacarme des rires, des saillies et des chocs de verres s’éleva une voix grêle. Elle émanait du vieux Hyams qui était resté assis tranquillement, les sourcils froncés sous son koppel de velours.
— Monsieur Lévine, dit-il d’une voix basse et majestueuse, plus j’y pense et plus je suis effrayé des sérieuses conséquences de ce que vous venez de faire.
Son air grave inquiéta l’assistance et les rires cessèrent.
— Que voulez-vous dire ? questionna Samuel.
Il comprenait le jargon juif dont se servait presque toujours le vieux Hyams, mais il ne le parlait pas. Au contraire le vieux Hyams comprenait l’anglais plus qu’il ne le parlait.
— Vous venez d’épouser Hannah Jacobs !
Un silence pénible pesa, de vagues réminiscences surgissant dans les cerveaux.
— J’ai épousé Hannah Jacobs ? répéta Samuel incrédule.
— Parfaitement, ce que vous venez de faire constitue un mariage selon les lois juives. Vous vous êtes engagé à elle en présence de deux témoins.
Il se fit un silence plus lourd. Mais Samuel éclata d’un rire bruyant.
— Non, non, mon vieux, vous n’allez pas me la faire !
La glace fut rompue. Tout le monde se mit à rire avec le sentiment d’être soulagé d’un grand poids. Ce farceur de vieux Hyams en avait décidément de bien bonnes. Hannah retira la bague de son doigt et la passa à Léah. Hyams seul demeurait grave.
— Riez toujours, dit-il, vous ne serez pas longtemps sans voir que j’ai raison et que c’est la loi. Elle est formelle.
— Possible, répondit Samuel redevenant sérieux malgré lui, mais vous oubliez que j’étais déjà fiancé à Léah !
— Je ne l’oublie pas, mais cela n’a rien à voir avec l’affaire. Vous êtes maintenant, avec Hannah, mari et femme.
Léah qui jusqu’alors avait été pâle et troublée, fondit en larmes. Hannah était pâle, effarée. Sa mère semblait la moins alarmée de toute l’assistance.
— Vilain personnage, cria Malka furieuse à Sam, qu’as-tu fait là ?
— Est-ce que vous devenez tous fous ? fit Samuel. Comment une simple farce pourrait-elle passer pour un mariage solide ?
— La loi ne plaisante jamais, prononça solennellement le vieux Hyams.
— Alors pourquoi ne m’avez-vous pas arrêté ? demanda Sam exaspéré.
— Je riais moi-même, je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir.
Sam donna un formidable coup de poing sur la table :
— Eh bien jamais je ne croirai chose pareille. Si c’est cela le Judaïsme…
— Oh… s’écria Malka indignée, les voilà bien vos juifs anglais qui tournent en dérision les choses saintes. J’ai toujours dit que le fils d’une prosélyte…
— Patience, la mère, fit Michel doucement, ne faisons pas d’histoires avant de savoir le fin mot de la chose. Envoyons chercher quelqu’un qui soit bien compétent — et il maniait nerveusement son couteau de poche à trente-deux lames.
— Oui, le père de Hannah, — Reb Shemuel, voilà l’homme qu’il nous faut, cria Milly Philipps.
— Je vous ai dit que mon mari est à Manchester pour un jour ou deux, observa Mme Jacobs.
— Il y a le Maggid des Fils du Covenant, proposa quelqu’un. Je vais le chercher.
Le Maggid était un homme à longue barbe noire. Lorsqu’il entra on ne vit que trop, à sa mine, qu’il était au courant et qu’il apportait confirmation des tristes paroles du vieux Hyams. Il expliqua la loi tout au long et cita une quantité de précédents. Quand il s’arrêta, le silence ne fut troublé que par les sanglots de Léah. Sam était livide. La joyeuse partie de plaisir s’était transformée en une cérémonie nuptiale sur laquelle il ne comptait pas.
— Coquin, hurla Malka, tout cela était combiné. Vous vous êtes dit que ma Léah n’avait pas assez d’argent et que le Reb Shemuel vous donnerait de l’or à pleines mains. Mais vous serez votre première dupe.
— Que ce morceau de pain saute sur moi, si j’ai eu de pareilles intentions, cria Sam éperdu, car l’idée que Léah pouvait penser la même chose, lui faisait un gros chagrin.
Il se tourna désolé vers le Maggid.
— Mais il doit y avoir un moyen, sûrement, un moyen pour en sortir. Vous autres Maggid vous êtes si malins ! Voilà le cas ou jamais d’appliquer un de vos fameux distinguo, puisqu’il n’y a qu’une formalité.
Il y eut un mouvement général de désapprobation contre cet homme qui prenait la loi si à la légère.
— Naturellement, il y a un moyen, dit tranquillement le Maggid, il n’y en a même qu’un mais très simple et expéditif.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on de toutes parts avec anxiété.
— Eh bien, le divorce !
— Naturellement, clama Sam triomphant. Nous allons divorcer tout de suite. Quelle bande de serins nous faisons de n’avoir pas pensé à ça. O bonne vieille loi juive !
Léah cessa de sangloter. Tout le monde se remit à sourire, sauf Mme Jacobs.
Une demi-douzaine de mains poussèrent le Maggid. Une demi-douzaine d’autres le tirèrent en sens inverse, elles finirent pourtant à elles toutes par l’asseoir. On lui versa un verre de brandy, on lui apporta une assiettée de poissons frits. Le Maggid, qui justement mourait de faim, bénit la providence et les lois matrimoniales du Judaïsme.
— Mais il vaudrait mieux ne pas avoir recours au divorce, hasarda-t-il entre deux bouchées. A votre place j’irais trouver le père de la jeune fille et je tâcherais de m’arranger avec lui pour m’assurer de son acquiescement.
— Il n’est pas là, dit Mme Jacobs.
— Et moi je m’en vais demain par le premier train, renchérit Sam. Mais au fait, il n’y a rien à craindre. Je ferai en sorte de revenir dans une quinzaine et alors Reb Shemuel aura le temps d’être mis au courant de tout. Cela ne vous fait rien d’être ma femme pour une quinzaine, je suppose, Miss Jacobs ?
Hannah se mit à rire et tout le monde en fit autant. Hannah rit aussi, avec un intérieur dédain des formalités de la loi juive.
— Ecoutez-moi, Sam, dit Léah, pouvez-vous revenir pour le samedi de la semaine prochaine ?
— Je veux bien, mais pourquoi ?
— Il y aura le bal des Pourim, au cercle. Puisqu’il faut que vous reveniez pour divorcer avec Hannah, vous en profiterez pour m’emmener danser.
— Vous avez raison, répondit Sam tendrement.
Léah battit des mains.
— Oh, ce sera charmant, et nous emmènerons Hannah avec nous.
— Ce sera, observa gaiement celle-ci, une compensation pour la perte de mon mari.
Léah sourit et se mit à contempler sa bague en la tournant et la retournant sur son doigt.
— Tout est bien qui finit bien. Grâce à tout cela Léah sera la reine du bal des Pourim. Il me semble que je mérite pour ce compliment une autre assiette de poisson. Quant à vous, Monsieur le Maggid, vous êtes un saint, vous êtes sage comme le Talmud.
Le Maggid sourit béatement. Quand le repas fut terminé il prononça avec onction les actions de grâce et tout le monde l’accompagna en sourdine. Après quoi il s’en alla, et on apporta les cartes. Il est imprudent de jouer aux cartes avant le poisson frit, car vous pouvez perdre, en prendre de l’humeur et appeler votre partenaire un âne, ou être appelé âne par votre partenaire. Tandis qu’après le poisson frit, on est mieux disposé. Ce soir-là tout le monde resta de bonne humeur et cependant plusieurs guinées changèrent de possesseur. On joua à la « mouche », au « klobbiyos », au « Napoléon » et au « vingt-et-un ». Le « solo-whist » ne s’était pas encore acclimaté dans ces milieux. Le vieux Hyams ne jouait point parce qu’il n’en avait pas le moyen, et Hannah Jacobs non plus parce que cela ne l’amusait point. Tous deux se retirèrent tôt avec quelques autres invités, mais les proches parents s’attardèrent autour du tapis vert, sous une éclatante lampe à gaz. Avec du brandy, du whisky et des fruits à la portée de la main, pas de train ni d’omnibus à prendre, comment s’étonner que cette petite compagnie ait joué presque jusqu’au lendemain matin ?
Durant ce temps, le bébé racheté du jour dormait paisiblement dans son berceau, les jambes pliées et ses petits poings serrés sous la couverture.
Mosès Ansell se maria principalement parce que tous les hommes étant mortels, il savait qu’il devrait mourir un jour et qu’il désirait un héritier. Non pas qu’il eût rien à lui léguer, mais uniquement pour que celui-ci puisse réciter pour lui le Kaddish. Le Kaddish est la prière des morts la plus belle et la plus curieuse qui ait été écrite. Excluant rigoureusement toute allusion à la mort ou à la douleur, elle s’épuise en une suprême glorification de l’Eternel et en supplications pour que la paix règne à jamais dans la demeure d’Israël. Mais sa signification s’est graduellement transformée, l’humaine nature, exterminée à coups de fourche, s’est vengée en considérant cette prière comme une sorte de messe d’une efficacité expiatoire, de sorte qu’il répugne au Juif de mourir sans laisser quelqu’un qui soit qualifié pour réciter le Kaddish après sa mort, tous les jours pendant un an, et puis un jour tous les ans. C’est là une des raisons qui donnent au fils un rôle si important dans la famille.
Mosès n’avait plus au monde que sa mère lorsqu’il épousa Gittel Silverstein, et il espérait rectifier la proportion des parents mâles en ayant recours à cette mesure extrême. Il en résulta six enfants, trois filles et trois Kaddishim et il trouva en Gittel une compagne infatigable. Durant toute la vie de celle-ci, la famille vécut toujours dans deux pièces car elle avait différentes façons d’augmenter les ressources du ménage. Arrivée à Londres elle travaillait chez sa cousine Malka, à un shilling par jour, elle raccommodait du linge et cousait des bouts de fourrure en forme de casquettes, dans le calme de sa demeure et de la nuit. Sans l’industrie de Mme Ansell sa famille eût réalisé le type de ces familles de juifs errants, le type des juifs nomades, errant de ville en ville à la recherche d’un sort meilleur. La congrégation qu’ils quittaient — chaque petite ville pouvant rassembler le minimum des dix hommes nécessaires à la célébration du culte avait sa kehillah — payait invariablement leurs billets jusqu’à la congrégation voisine, heureuse de s’en défaire à bon compte, et la nouvelle kehillah saisissait avec empressement l’occasion de satisfaire leur instinct migrateur et les dépêchait vers une autre. Ils volaient ainsi au hasard, lancés par les raquettes de la philanthropie, et revenant souvent à leur point de départ, au grand mécontentement des sociétés de bienfaisance. Et pourtant, chaque fois Mosès faisait de loyaux efforts pour trouver du travail. Sa versatilité était merveilleuse. Il n’y avait rien qu’il ne pût mal faire. Il avait été vitrier, bedeau à la synagogue, encadreur, chantre, colporteur, cordonnier en tous genres, marchand d’habits, boucher spécialiste dans l’art d’abattre les volailles et les animaux à cornes, professeur d’hébreu, fruitier, circonciseur, il avait veillé les morts et maintenant il était tailleur sans travail.
Malka avait incontestablement raison de regarder Mosès comme un Schlemihl en comparaison de tant d’autres immigrants, qui apportent dans leur lutte pour la vie un labeur infatigable et un esprit subtil, refusant le secours de la charité, dès qu’ils s’en peuvent passer, et parfois même auparavant. C’était pour le métier de colporteur que Mosès se croyait le plus doué, et il ne perdit jamais la conviction que s’il pouvait seulement débuter heureusement, il avait en lui l’étoffe d’un millionnaire. Il y avait pourtant peu de marchandises bon marché avec lesquelles il n’eût pas parcouru le pays, de sorte que lorsque le pauvre Benjamin, profitant de la mort de sa mère pour entrer dans un orphelinat, dut faire une composition de style sur « Les manières de voyager », il suscita l’hilarité de toute la classe en disant qu’il y avait de nombreuses façons de voyager puisqu’on pouvait, à volonté, voyager pour les éponges, les citrons, la rhubarbe, les vieux habits, la bijouterie, et ainsi de suite pendant toute une page de son cahier. Benjamin était un brillant sujet mais il ne put jamais se défaire de certaines associations d’idées engendrées par le jargon paternel. Mme Ansell avait introduit dans son allemand corrompu des phrases d’anglais incorrect, étant d’un tempérament beaucoup plus énergique et plus ambitieux que Mosès qui, traditionaliste, enferma dans la tombe de sa femme tout le fardeau de ses connaissances anglaises. Pour Benjamin « voyager » signifiait errer d’un endroit à l’autre en vendant des marchandises, et quand il lisait dans ses livres les exploits des voyageurs africains, il était sûr qu’ils exploraient le Continent Noir pour y faire de petits bénéfices ou de rapides fortunes.
Et qui sait ? Peut-être, des deux races, étaient-ce les pauvres vieux colporteurs juifs qui souffraient le plus et recueillaient en général les plus petits profits. Car le misérable épouvantail en chapeau cornu de la caricature chrétienne, qui se traîne en criant d’un ton nasillard « vieux habits » possède une vie intérieure ardente, qui pourrait rivaliser en intensité, en valeur, en humour même, avec celle des plus fins railleurs des grandes routes. Pour Mosès « voyager », signifiait errer solitaire dans de petites villes et de petits villages inconnus, adonnés au culte d’une divinité étrangère dont ils étaient toujours prêts à venger la crucifixion, dans un pays dont la langue ne lui était pas plus familière qu’elle ne l’était à la demoiselle sarrasine que la légende marie au père de A’ Becket. Cela signifiait faire bravement ses prières dans les wagons de chemin de fer bondés de monde, en enroulant les philactères pliés en sept autour du bras gauche, en se ceignant le front d’un épais bandeau de cuir, au grand étonnement de compagnons de route parfois peu sympathiques. Cela signifiait se nourrir exclusivement de pain et de thé noir bu dans sa propre tasse, la viande, le poisson et les bonnes choses de la vie lui étant complètement défendues par la loi traditionnelle, même s’il eût été moins malheureux. Cela signifiait brandir le drapeau rouge d’une personnalité odieuse au milieu d’un troupeau de taureaux. Cela signifiait passer de longs mois loin de sa femme et de ses enfants, dans une solitude égayée parfois seulement par un dimanche passé dans une ville où il y avait une synagogue. Cela signifiait descendre dans de misérables auberges et des hôtels louches, où de bruyants disciples du Prince de la Paix l’envoyaient souvent au lit tout sanglant et meurtri, ou bien encore le dépouillaient effrontément de sa marchandise, le malmenaient et lui faisaient baisser encore son juste prix, sachant qu’il n’oserait pas résister. Cela signifiait supporter la dérision et la raillerie dans une langue dont il comprenait seulement qu’elle était cruelle, bien qu’à la longue certaines de ces tristes facéties lui fussent devenues intelligibles par leur fréquence même.
Un jour, étant interrogé sur l’endroit où se trouvait Moïse quand la lumière s’éteignit, il répondit en Yiddish, que la lumière ne pouvait pas s’éteindre « puisqu’il est dit dans le verset qu’autour de la tête de Moïse, notre maître, le grand législateur, il y avait un halo perpétuel ».
Un vieil Allemand qui se trouvait là, par hasard, à fumer dans le bar du public-house quand le colporteur fit cette réponse touchante, rit de tout son cœur et frappant amicalement sur le dos du juif il traduisit la repartie pour le reste de l’assistance. Cette fois l’esprit parla et les buveurs, un peu honteux, rivalisèrent pour offrir de la bière amère au Sémite abstinent. Mais Mosès Ansell buvait plus souvent la coupe de l’affliction que celle de la bienvenue, sans se douter jamais qu’il était héroïque ; il endurait sa part de souffrance dans la longue agonie de sa race, condamnée à être la risée des païens. Mourir pour une religion est assurément plus facile que vivre pour elle, et cependant Mosès ne se plaignait jamais et ne perdait pas sa foi. Etre en butte aux crachats est la condition même de l’existence du juif moderne, dépossédé de la Palestine et de son Temple. Le mendiant épuisé et las, battu et outragé, est plus cher encore au Seigneur Dieu qui l’a choisi parmi les nations. Mais si les insultes fendaient l’âme de Mosès dans ce monde, dans l’autre il était sûr d’être assis sur un trône d’or dans le Paradis, parmi les saints, à chanter des acrostiches exégétiques pour toute l’éternité. C’était l’obscure vision de ces choses qui permettait à Esther de pardonner à son père. Les Ansell attendaient pendant des semaines l’arrivée du bon postal, alors que les propriétaires menaçaient de les mettre dehors et que la mère se tuait à travailler pour ses petits. Leurs conditions de vie commencèrent à s’améliorer un peu juste avant la mort de leur mère : ils s’étaient établis à Londres, ou Mosès gagnait dix-huit shillings par semaine comme machiniste et il n’errait plus dans la campagne. Hélas, cette période de bonheur fut brève. La grand’mère ramenée de Pologne, n’éprouvait aucune sympathie pour la femme de son fils, qu’elle trouvait trop peu minutieuse dans le cérémonial de sa religion, et même assez mécréante pour porter ses propres cheveux. Il y avait en effet chez la mère d’Esther une tendance au scepticisme et au doute, un goût pour les coutumes païennes, que sa grand’mère devinait instinctivement et redoutait pour le salut de son fils et celui de ses petits-enfants. Le scepticisme de Mme Ansell se basait sur la malpropreté si fréquemment synonyme de « dévotion » dans les cercles pieux qui l’entouraient, et on l’avait même surprise à exprimer son mépris pour le savant et vénérable Israélite qui se trouvant accosté par un ami, alors que les premières ombres du soir descendaient sur le jour de l’Expiation, s’écria :
« Pour l’amour du ciel, ne me retenez pas, j’ai manqué mon bain l’an dernier ! »
Mme Ansell baignait ses enfants, des pieds à la tête, une fois par mois, les lavait le jour du Sabbat, comme les profanes, et possédait une quantité de notions étranges et dangereuses. Elle professait de ne pas comprendre en quoi les lettrés Rabbonim pouvaient être agréables à Dieu, aux hommes, ou aux bêtes, en balançant la tête tout le jour dans le Beth Hamidrash et elle ajoutait qu’ils eussent mieux fait de subvenir aux besoins de leurs familles. Cette idée, dont l’expression était blasphématoire dans une bouche pieuse, était destinée à Mosès pour l’engager à moins étudier et à travailler davantage : mais elle ne manquait jamais de susciter entre les deux femmes de violentes disputes. La mort de Mme Ansell vint mettre fin à ces querelles et la grand’mère qui avait si souvent reproché à son fils de l’avoir conduite dans un pays d’athées, resta une charge de plus pour la famille qui perdait à la fois sa mère et son gagne-pain. La vieille Mme Ansell étant incapable de rien faire que grogner, la direction échut naturellement à Esther, dont la mort de sa mère fit une femme malgré ses huit ans.
Le début de son règne coïncida avec un triste rétrécissement de son empire. Si choquant que cela puisse paraître à des esprits plus fortunés, ces sept personnes vivaient dans une seule pièce. Mosès et ses deux fils couchaient dans un lit, la grand’mère et les trois filles dans un autre. Esther dormait la tête appuyée sur un oreiller supplémentaire disposé au pied du lit. Mais il n’est si petite pièce qui ne puisse renfermer beaucoup de tendresse.
La chambre n’était pas trop exiguë, mais, d’une proportion bizarre, elle étendait un long bras qu’on avait pu séparer du reste de la pièce par un rideau. Les murs se rejoignaient vers le haut de telle sorte que le plafond n’avait que la moitié de la superficie du parquet. Le mobilier ne comportait que les objets de toute première nécessité. La mansarde des Ansell était certes plus près du ciel que la plupart des demeures terrestres, car il y avait quatre grands étages à grimper avant d’y accéder.
Le no 1 de Royal Street était, au temps jadis, un des grands hôtels du ghetto ; les fidèles de la Synagogue avaient bu du vin « kosher » dans ses grandes salles de réception, et ses corridors avaient répété l’écho des bavardages de nobles dames, vêtues d’épais brocarts. Il était solidement bâti et ses solives étaient en chêne sculpté. Aujourd’hui, le seuil de la porte d’entrée, qui n’était jamais close, était recouvert d’une épaisse boue noire et du grand escalier se dégageait constamment une odeur de moisi, subtilement mêlée à celle de la térébenthine dont M. Belcovitch régalait ses amis.
Les Ansell comptaient de nombreux amis parmi les locataires du no 1 du Royal Street, qui formaient une sorte de colonie juive, dont la population s’augmentait constamment des ouvriers de Belcovitch et des Fils-de-la-vraie-Foi, qui venaient faire leurs dévotions dans leur synagogue, située au rez-de-chaussée. Chez Sugarman, le Shadchan au premier étage, MM. Simons et Dutch Debby au second, les Belcovitch au troisième, chez les Ansell et Gabriel Hamburg, le grand savant, au quatrième, tous les montants des portes étincelaient de petits étuis à mezuzahs et de cylindres contenant l’écriture sainte avec le mot Shaddaï, « Tout-Puissant », visible à travers un petit œil de verre, placé au centre. Dutch Debby elle-même, toute pauvre et abandonnée qu’elle fût, possédait cette protection contre les esprits mauvais — tel est du moins le sens qu’on lui attribue aujourd’hui — clouée au linteau de sa porte, malgré qu’elle ne touchât jamais le petit œil avec le doigt pour embrasser ensuite celui-ci à l’endroit qui avait touché le mezuzah, comme le font les vrais croyants.
Tel était le no 1 de Royal Street bondé du rebut humble et morne sans doute d’une humanité mais qu’il n’était pas sans profit d’observer ; si bondé qu’on y avait à peine la place de respirer. Notre pauvre Ansell ne faisait des calembours qu’à des intervalles immémoriaux, mais un jour il fit judicieusement observer que l’Angleterre portait bien son nom, qu’elle était bien pour les Juifs l’Enge-land, ce qui, en allemand, signifie le pays où l’on n’a pas les coudées franches. Mosès Ansell rit doucement et béatement en formulant cette remarque, qui surprit tous ceux qui le connaissaient. Mais c’était le jour de la Réjouissance de la Loi et les Fils-de-la-vraie-Foi l’avaient régalé de rhum et de gâteaux. Il repensa souvent plus tard à son bon mot et son visage mal débarbouillé s’éclairait d’un joyeux sourire. Ce souvenir lui venait souvent lorsqu’il priait.
Pendant les quatre années qui suivirent l’enterrement de Mme Ansell, organisé par les soins de la Société de bienfaisance, la famille, bien que loin d’être heureuse, n’eut pas d’histoire qui vaille d’être contée.
Benjamin accompagna Salomon à la Shool, matin et soir, afin de réciter le Kaddish pour leur mère, jusqu’à ce qu’il quittât les siens pour entrer dans un orphelinat. Salomon, Rachel et Esther fréquentaient la grande Ecole et Isaac celle des petits, pendant que la petite Sarah, dont la naissance avait coûté la vie à Mme Ansell, rampait et traînait dans la mansarde sous les yeux de la grand’mère qui était d’une utilité négative pour lui éviter les dangers du feu, les jours où l’âtre n’était pas éteint. Car la conception de la grand’mère quant à ses fonctions de gardienne était toute particulière. Mosès, lui, était absent pendant toute la journée, travaillant, cherchant du travail, priant, assistant aux « Droshes » du Maggid ou des grands prédicateurs, profitant généralement de ces bienfaits qui réchauffent et animent le ghetto. Le pain, la viande, et les bons de charbon, dons de la Société pour le relèvement de l’âme, rendaient les mauvais jours mémorables. Les couvertures ne s’obtenaient, hélas, plus aussi facilement qu’au temps où la pauvre Gittel accouchait.
Le peu de cuisine qu’il y avait à faire était fait par Esther avant ou après l’école, les enfants et elle emportaient généralement leur repas de midi sous forme de pain auquel un peu de mélasse donnait parfois une saveur d’ambroisie. Les Ansell observaient du reste plus de jours de jeûne que le calendrier juif n’en comporte, ce qui signifie bien des choses. La Providence intervenait généralement avant que le garde-manger ne fût resté vide plus de vingt-quatre heures.
Les jours de jeûne du calendrier juif ne coïncidant pas toujours avec ceux des Ansell, ils tombaient comme une taxe additionnelle pour Mosès et sa mère, et pourtant jamais l’un d’eux n’hésitait dans leur observance scrupuleuse, pas une miette de pain ni une goutte d’eau ne passait leurs lèvres. Dans l’âpre recherche de documents défavorables au ghetto, il est surprenant qu’aucun économiste n’ait encore exposé les nombreux jeûnes dont Israël a été gratifié et qui sont évidemment une compensation aux faibles salaires. Telle est aussi la période du carême, « les trois semaines » pendant lesquelles la viande est défendue, en mémoire de la destruction des temples. Les Ansell, eux, observaient les « trois semaines » pendant toute l’année. En de très rares occasions ils achetaient des harengs saurs, ou rapportaient pour quelques sous de soupe aux pois, ou de pommes de terre cuites avec du riz, achetées dans une rôtisserie du quartier. Les jours de fête, si Malka leur octroyait un demi-souverain, Esther préparait le Tzimmus, un délicat mélange de carottes, de pudding et de pommes de terre. Elle aurait pu écrire un essai sur le Tzimmus considéré comme un idéal gastronomique. Il y avait encore d’autres mets polonais qu’on faisait cuire pour deux pence chez le boulanger le plus proche. Les tabechas, ou tripes farcies, le foie, le mou, et la laite remplaçaient avantageusement la viande. Leur potage favori était le Borsch, fait de betteraves rouges et de graisse, celle-ci tenant lieu de crème, aliment trop distingué.
Mais les plats nationaux étaient rares chez eux. Quand ils avaient du poisson frit, il venait généralement du garde-manger de Mme Simons, une veuve âgée et compatissante qui habitait au second étage, sur le devant, et présidait aux couches de toutes les femmes et aux maladies de tous les enfants du voisinage. Sa fille, Dinah, qui était mariée, nourrissait, par un effet de la Providence, un petit garçon aux yeux noirs, juste quand Mme Ansell mourut, de sorte que Mme Simons convertit cette fille en nourrice pour la petite Sarah, se croyant ensuite responsable de l’enfant, qu’elle gardait parfois chez elle pendant toute une semaine, et pour qui elle caressait, si Dieu lui prêtait vie, un projet d’union avec le petit frère de lait aux yeux noirs. La vie eût été plus sombre encore dans la mansarde des Ansell, si Mme Simons n’avait été là, toujours prête à aider et secourir. Il n’y avait pas jusqu’aux vieux vêtements qui ne vinssent de chez Mme Simons, pour suppléer aux robes de velours côtelé et aux cotonnades, dons de l’école. Le ménage Ansell ne connaissait guère d’événement plus agréable que la maladie d’un des enfants, car cela ne signifiait pas seulement un envoi de bouillon, de vin de porto et d’autres délices inconnues, de la part du médecin de l’assistance, délices dont tous pouvaient goûter, mais aussi et surtout cela apportait les soins assidus de Mme Simons. Voir penchée sur la sienne sa bonne figure basanée et le sourire de ses beaux yeux de jais, sentir pressée sur son front sa main fraîche et douce, valait bien la souffrance d’une fièvre pour une enfant sans mère. Mme Simons étant une femme fort occupée et pauvre aussi et les Ansell formant un clan fermé, habitué à ne témoigner ni son amitié ni sa misère aux étrangers, les enfants ne voyaient pas Mme Simons et ses générosités autant qu’ils l’eussent désiré. Cependant, dans un moment grave, on pouvait toujours compter sur elle.
« Je vais te dire quoi, Meshé », disait souvent la vieille Mme Ansell, « cette femme désire t’épouser, un aveugle s’en apercevrait ».
« Elle ne peut pas désirer cela, mère », répondait Mosès avec un profond respect.
« Que dis-tu ? un homme comme toi, si beau » disait sa mère en caressant les boucles qui lui couvraient les oreilles, « et si froom aussi, et si plein de connaissances ; mais ne le fais jamais, Meshé ».
« Quelle idée te mets-tu en tête ! Je te dis qu’elle ne voudrait pas de moi si je le lui faisais proposer ».
« Ne parle pas de cela. Qui donc ne souhaiterait pas s’accrocher au coin de ton manteau pour être sûr d’aller au ciel ? Mais Mme Simons est trop anglaise pour moi. Ta femme avait des idées anglaises et se moquait des hommes pieux et la justice de Dieu l’a frappée. Que dit le livre des prières ? Il est trois choses pour lesquelles une femme meurt en couches ; pour n’avoir pas séparé la pâte, pour n’avoir pas allumé les lampes du Sabbat, pour n’avoir pas… »
« Combien de fois t’ai-je dit qu’elle faisait toutes ces choses ? » interrompit Mosès.
« Oses-tu mettre en doute le livre des prières ? » dit la grand’mère avec colère. « C’eût été bien différent si tu m’avais laissé choisir ta femme, mais cette fois-ci tu honoreras mieux ta mère. Il faut que ce soit une jeune fille, vertueuse et comme il faut, qui ait la crainte du ciel, et non pas une vieille femme comme Mme Simons, mais une femme qui puisse me donner des petits enfants robustes. Les petits enfants que tu m’as donnés sont chétifs et ne craignent pas le Tout-Puissant. Ah ! pourquoi m’as-tu menée dans ce pays impie ? Ne pouvais-tu pas me laisser mourir en paix ? Tes filles pensent plus aux livres d’histoires anglais et à leurs leçons qu’à leur yiddishkeit, et tes fils courent nu-tête et se lavent les mains à contre-cœur pour les repas. Ils ne rentrent que pour l’heure du dîner, de crainte d’avoir à dire la prière de l’après-midi. Moque-toi de moi, Mosès, si tu veux, mais toute vieille que je suis, j’ai des yeux, et non pas deux boules de glaise dans les orbites. Tu ne vois pas que ta famille court à sa perte. Oh ! l’abomination ! »
Ainsi prévenu et mis en garde, Mosès considérait sa famille avec inquiétude pendant les jours suivants et le grain que la grand’mère avait semé levait sous formes de coups et d’ecchymoses sur les anatomies familiales et spécialement sur celle de Salomon ; car Mosès attachait son vieux pantalon tout usé par une solide bretelle et Salomon était un gaillard qui faisait de son mieux pour rouler le Tout-Puissant, n’ayant jamais entendu le conseil de Lowell :
« Il faut vous lever de bonne heure si vous voulez tromper Dieu. »
Il est probable que s’il l’avait entendu il eût pu répliquer qu’il se levait d’assez bonne heure pour rencontrer son père, qui des deux était le plus terrible. Malgré cela il reçut de nombreuses leçons, sur les genoux ou plutôt entre les genoux de son père. Dans son enfance, Salomon avait inventé un grand nombre de transactions secrètes avec le Dieu de ses ancêtres, concluant avec lui des marchés établis d’après sa conception enfantine de l’équité. Si, par exemple, Dieu consentait à lui faire résoudre correctement ses problèmes, de manière à ce qu’il ne fût ni battu ni « retenu » à l’école, il disait ses prières du matin sans sauter l’interminable Longe Verachum qui s’allonge encore les lundis et les jeudis : autrement, non. Aux termes de ce contrat, Salomon laissait toute l’initiative au Seigneur et quand celui-ci en accomplissait sa part, il remplissait aussi honorablement la sienne. De cette manière sa foi dans la Providence n’était jamais ébranlée, comme l’est celle de certains petits garçons qui demandent au Seigneur de réaliser leurs caprices. Mais, en se refusant à chanter longuement les louanges du Créateur, excepté en échange de services rendus, Salomon, témoigna de bonne heure qu’il n’avait pas hérité de l’incapacité commerciale de son père.
Les jours où tout se passait bien à l’école, personne ne parcourait le fastidieux livre de prières plus consciencieusement que lui. Il récitait toutes les choses écrites en grands caractères et tous les étranges petits morceaux écrits en petits caractères, et même certains passages sans voyelles. Bien plus, il allait jusqu’à inclure les préfaces, se leurrant et s’amadouant, entraîné par son père, jusqu’à réciter les appendices qui surgissaient l’un après l’autre à l’horizon de leur dévotion semblables aux terrasses sans fin d’une ascension trompeuse. Encore un petit bout, et maintenant ce petit bout, et rien que ce dernier petit bout. C’était comme les infinies complications d’une sphère chinoise ou le concert d’adieu d’un chanteur célèbre.
Pour le reste, Salomon était un chine-ponim ou original, possédant ce sens inextinguible de l’humour qui fit des saints de l’église juive des humains, ensoleilla les mornes discussions de technique talmudique de saillies et de boutades, de calembours, de plaisanteries et d’allusions, et aida puissamment la race à durer en lui enseignant l’acceptation humoristique de l’inévitable.
Son chine aidait Salomon à supporter la synagogue où la seule goutte de baume se trouvait dans le gobelet de vin du service de la Sanctification. Salomon était toujours du nombre des garçons courageux qui luttaient pour prendre part à la cérémonie qui consiste à vider celui-ci. Il manquait à coup sûr de dévotion, il n’aurait pas baisé le Pentateuque hébreu quand il le laissait tomber, s’il n’avait aperçu les regards de son père, et n’étaient les soins que lui donnait sa grand’mère, les franges blanches, toutes salies, de son « châle » se seraient emmêlées et irrémédiablement abîmées, tant il était négligent.
Dans les moments de misère les plus cruels de sa famille, Salomon dressait fièrement sa tête bouclée parmi ses compagnons de classe et faisait étalage d’une petite fortune personnelle, qui n’eût pas d’ailleurs été négociable chez le prêteur sur gages. Possédant un petit stéréoscope fabriqué avec une vieille boîte de chocolat et représentant la sortie de Plevna, il consentait à le laisser voir en échange d’un bout de crayon d’ardoise. Pour deux épingles, il vous laissait le contempler pendant toute une minute. Il possédait aussi des sacs de boutons de cuivre, de billes, de plumes, des étiquettes de bouteilles de bière, des noyaux de cerises. En plus de bouteilles d’eau liquoreuse vendable à la gorgée ou à la cuiller, il faisait le commerce d’« assy-tassy » consistant en de petits paquets d’acide acétique mélangé à la cassonade. Le genre de ses produits variait d’après l’époque de l’année, car la nature et Belgravia sont moins stables dans leurs saisons que l’écolier juif, pour qui les boutons en Mars sont aussi inconcevables que les boules de neige en Juillet.
Au Purim, Salomon avait toujours des noix pour jouer comme s’il eût été le fils d’un banquier et le jour de l’Expiation il n’était jamais sans une petite boîte d’allumettes pleine de restes de tabac à priser. Quand le jeûne torturait le plus les vieillards, il la leur présentait galamment. Ils prenaient une pincée en disant : « Puisse ta force s’accroître » et ils se mouchaient dans de grands mouchoirs de couleur, et Salomon se sentait âgé de cinquante ans, et prisait lui-même quelques grains avec l’air d’un vieux connaisseur.
Il suivait avec un intérêt médiocre les subtiles recherches des rabbins acharnés à accroître le fardeau des connaissances séculaires. Il discutait très superficiellement les thèses des commentateurs de la Bible, car Mosès Ansell était si absorbé à traduire et à goûter les problèmes intellectuels que Salomon n’avait guère autre chose à faire que reprendre ses paroles. Il profitait de ce que son père n’avait pas les moyens de l’envoyer dans un chedar, institution absurde qui avait fait de Jacob un enfant triste, privé de jeu et d’oxygène, pour le livrer aux sympathies rugueuses d’un groupe de dévots intelligents et scrupuleusement malpropres.
La littérature et l’histoire que Salomon aimait vraiment n’étaient pas celles des Juifs. C’était l’histoire de « Daredevil Dick et ses copains », dont il échangea les aventures prodigieuses, trouvées d’occasion sur des feuillets tachés d’encre, contre une partie de sa provision de boutons. La lecture des exploits audacieux, généralement commencée en classe, durant les périodes de Sturm und Drang pendant lesquelles les professeurs étaient considérés comme des créatures de la Providence, faits pour le bon plaisir des écoliers, Salomon la reprenait à toutes heures, dissimulant ces feuillets sous un pupitre, lorsqu’il était censé étudier la question d’Irlande dans son atlas, les cachant entre les pages écornées de son livre de prières pour les reprendre pendant l’office du matin. Elles ne lui causèrent d’ennui que le jour où, ses lectures secrètes ayant été découvertes, il fut corrigé au moyen de la baguette éducative et vit ses trésors jetés au feu, à travers un torrent de larmes qui eût suffi à éteindre la flamme.
Ce n’était que par hasard que Mosès Ansell faisait ses dévotions à la Synagogue des Fils-de-la-vraie-Foi. Il jugeait que ce temple était trop voisin pour que son assiduité aux offices lui acquît des mérites auprès du ciel : il faut aller au devant de la prière, et non pas la laisser venir à nous. Un Juif zélé doit marcher vite quand il se rend à la synagogue, pour montrer sa ferveur, et revenir à pas comptés, comme à regret : sans quoi Satan pourrait bien attirer l’attention du Très-Haut sur les manquements du Peuple Elu. Voilà pourquoi Mosès allait faire ses dévotions aussi loin que possible.
Passé maître dans les subtiles minuties du judaïsme, il était ce que Welhausen a appelé un virtuose de la religion. Quand il avait passé sa chaussette droite la première — ou plutôt quand il avait entortillé son pied dans les bandelettes qui lui servaient de chaussettes — il faisait bien attention de passer d’abord son soulier gauche, à titre de compensation. Et il agissait de même quand il portait des souliers lacés, laçant le premier celui qu’il avait mis le dernier. C’est ainsi que, dans les plus petites choses, il appliquait les divins principes de la justice.
Voilà pourquoi Mosès passait pour un grand homme dans la plupart des lointaines Chevrah entre lesquelles il répartissait l’honneur de sa présence. Il n’accordait celle-ci à la grande Synagogue que si par hasard, les heures des offices étant différentes, il pouvait y aller en revenant d’une autre communauté plus éloignée. Il arrivait alors au commencement de la fin, et s’applaudissait de pouvoir de la sorte dire deux fois le même jour une même partie de l’office. Même il lui plaisait d’ajouter à ses dévotions dans les synagogues une préface ou une conclusion en lisant tout seul, chez lui, une centaine de pages du rituel.
Quelques jours après la rédemption d’Ezéchiel, à la fin du service au Beth Hamidrash, Salomon aborda le reb Shemuel, qui lui donna un demi-penny pour avoir accepté gentiment sa bénédiction. Salomon passa le sou à son père, qui l’accompagnait.
— Eh, comment allez-vous, reb Mosché ? fit le reb Shemuel, avec son bon sourire. Il avait bien remarqué que Mosès chômait. D’autre part il l’appelait rabbin (reb) tant par courtoisie que par sa considération pour sa piété. Quant à lui, le rabbin authentique, c’était un bel homme, un peu fort, dans lequel on eût pu tailler deux Mosès Ansell.
— Ça va mal, répliqua Mosès. Je n’ai eu aucun travail depuis un mois. Nous sommes en pleine morte saison. Mais Dieu est bon.
— Ne pourriez-vous pas vendre quelque chose, reprit reb Shemuel, en caressant pensivement sa longue barbe noire, qui grisonnait un peu.
— J’ai vendu des citrons, mais les quatre ou cinq shillings que j’y ai gagnés ont déjà passé en pain pour les enfants, et au loyer. L’argent coule entre les doigts, vous savez, quand on est cinq et que l’hiver est dur. Mes citrons une fois vendus, je n’ai guère été plus avancé.
Le rabbin le regarda avec compassion et lui glissa dans la main une demi-couronne.
Son jeune fils Lévy demeura un moment en arrière, désirant terminer une transaction qui consistait dans le troc d’une sarbacane contre quelques-uns des boutons de Salomon. Lévy était plus jeune de deux ans que celui-ci, et fréquentait une autre école — une école presque bourgeoise. Il prenait en conséquence, avec le jeune Ansell, des airs condescendants. Mais il avait fort à faire pour impressionner Salomon, qui, outre l’humour israélite, possédait une forte dose de cette autre qualité nationale que les Juifs nomment la Chuzbah, ce qu’on peut traduire, de façon variée, par audace ou impudence, esprit d’entreprise ou aplomb.
— Dites-moi, Lévy, fit Salomon, nous n’allons pas à l’école d’aujourd’hui. Voulez-vous venir du côté de chez nous, ce matin ? Nous jouerons à cache-cache dans la rue ; il y a des coins splendides ! Et puis il y a aux environs de nouvelles bâtisses avec des échafaudages épatants, et un magasin de pickles qu’on démolit. Des fois, au milieu des plâtras, on trouve des cerneaux au vinaigre. C’est chic, hein ?
Lévy le regarda d’un air de profond dédain.
— Croyez-vous, dit-il, que nous n’avons pas de pickles à la maison ?
Salomon fut mortifié. Il regarda du coin de l’œil les élégants vêtements noirs de son camarade et les compara tristement avec son complet de velours grossier et râpé.
— Qu’à cela ne tienne, dit-il. Il ne manquera pas de garçons et de filles pour jouer avec moi.
— Au fait, demanda Lévy, cette petite fille qui est venue ici avec votre père pour l’Anniversaire de la Loi, n’était-ce pas votre sœur ?
— Voulez-vous dire Esther ?
— Comment voulez-vous que je sache son nom ? Une petite fille brune, avec une robe d’indienne, plutôt jolie : elle ne vous ressemble pas.
— Oui, c’est Esther. Elle est en sixième, à l’école, et elle n’a que onze ans.
— Nous n’avons pas de classes, à notre école, répondit Lévy avec mépris. Mais est-ce que votre sœur jouera à cache-cache ?
— Non, elle ne jouera pas, répliqua Salomon, avec une espèce d’orgueil : elle n’aime qu’à lire. Elle a lu les Enfants d’Angleterre, et un tas de choses. A présent, elle a trouvé un petit livre à couverture brune, qui ne la quitte plus. Moi aussi, j’aime lire, mais à l’école ou à la synagogue, parce que là, il n’y a rien de mieux à faire.
— A-t-elle congé, aujourd’hui ?
— Oui.
— Mais moi, je n’ai pas congé, fit tristement Lévy.
Salomon se sentit vengé. Son père l’appela, et ils consacrèrent une partie de la demi-couronne donnée par le rabbin à acheter des petits pains, dits français, qui procurèrent à la maison un déjeuner inespéré.
Pendant ce temps reb Shemuel, qui s’appelait de son nom complet le Révérend Samuel Jacobs, rentrait chez lui pour déjeuner. Sa maison était située près de la Shool[4] et il y avait aux abords une haie de mendiants. Il ouvrit sa porte en bras de chemise.
[4] Synagogue.
— Vite, Simcha, donne-moi mon vêtement neuf. Il fait bien froid ce matin.
— Vous avez donc encore donné votre vêtement, s’exclama sa femme qui malgré qu’elle portât un nom signifiant « Réjouissance » était le plus souvent maussade.
— Eh oui, répondit Samuel d’un air suppliant, mais c’était un vieil habit.
Il ôta son chapeau haut de forme et le remplaça par un petit bonnet noir.
— Vous allez me ruiner, Samuel, gémit Simcha, en se tordant les mains. Vous vous arracheriez la chemise du dos pour la donner à une bande de vauriens, de ces Schnorrers[5].
[5] Les mendiants professionnels juifs.
— Peut-être, fit le vieux Rabbin, dont les larges yeux bruns brillaient d’un pacifique éclat, mon habit aura-t-il l’honneur de couvrir Elisée le prophète.
— Elisée le prophète ! railla Simcha, a bien assez de bon sens pour demeurer au ciel et ne pas venir rôder en grelottant par le brouillard et par la gelée dans ce pays abandonné de Dieu.
Le vieux Rabbin répondit : Atchoum !
— Dieu vous bénisse, Seigneur, murmura Simcha pieusement en hébreu et elle ajouta en anglais :
— Ah ! vous allez vous tuer, Samuel.
Elle monta à l’étage et revint bientôt avec un vêtement neuf et une nouvelle terreur.
— Eh bien, vieux fou, vous avez fait là encore une chose intelligente ! Tout votre argent était dans le vêtement que vous venez de donner.
— Comment cela ? dit reb Samuel troublé. Puis le calme revint dans ses yeux bruns : Mais non, j’ai tout enlevé avant de donner le vêtement.
— Dieu merci, dit Simcha en juif. Où est-il alors ? J’ai précisément besoin de quelques shillings pour l’épicerie.
— Puisque je vous dis que je l’ai donné d’abord.
Simcha gémit et tomba sur sa chaise avec un fracas qui fit trembler la vaisselle et les verres.
— Et voici la fin de la semaine qui arrive, gémit-elle, et je n’aurai pas de poisson pour le Sabbat.
— Ne blasphémez donc pas ainsi ! fit reb Samuel, en tirant avec un léger agacement sur sa barbe vénérable.
Le Tout-Puissant — qu’il soit béni — pourvoira au Sabbat.
Simcha fit une grimace sceptique, sachant bien que ce seraient ses économies et non celles du Seigneur qui y pourvoiraient. Ce n’était qu’à force de constante vigilance, de minutie, en mendiant de l’argent à son mari, en le lui extorquant, pour ainsi dire, qu’elle arrivait à faire vivre confortablement une famille de quatre personnes sur les appointements pourtant assez considérables de son mari. Reb Samuel alla l’embrasser sur sa bouche sceptique, sachant bien qu’elle prendrait sa revanche dans une autre occasion. Il lava ses mains et se garda de parler davantage entre l’ablution et la première bouchée.
Les fonctions de reb Samuel étaient multiples : il prêchait, enseignait et conférenciait. Il mariait et divorçait. Il donnait dispense aux célibataires du devoir traditionnel d’épouser les veuves de leur frère défunt. Il surveillait un abattoir, délivrait les licences aux bouchers israélites, examinait le tranchant de leurs couteaux pour être sûr que les victimes souffriraient le moins possible et inspectait le bétail abattu dans les boucheries pour voir s’il était parfaitement sain et surtout indemne de tuberculose. Mais sa principale fonction consistait à répondre aux questions les plus simples jusqu’aux plus complexes problèmes que soulèvent les lois rituelles et morales du Judaïsme. Il avait ajouté un volume de Shaaloth-u-Teshuvoth ou Questions et Réponses à la colossale littérature casuistique de sa race. On invoquait aussi son aide en tant que Shadchan (marieur) bien qu’il négligeât de réclamer sa commission et qu’il montrât bien moins de zèle à fiancer ses semblables que Sugarman, le marieur professionnel. En un mot c’était un beau et sage vieillard, aimé de tout le monde. Lui et sa femme parlaient l’anglais avec un fort accent étranger ; dans leurs causeries intimes ils se servaient du jargon yiddish.
La femme du rabbin lui versa le café, qu’elle blanchit avec du lait trait directement à la vache dans une cruche. Le beurre et le fromage étaient également kosher, achetés chez des Juifs hollandais et n’ayant passé dans aucun autre vase que ceux appartenant à des Juifs. Lorsque le rabbin eut pris place au haut bout de la table, Hannah entra.
— Bonjour, père, fit-elle en l’embrassant. Que se trouve-t-il donc pour que vous ayez mis votre habit neuf ? Y aurait-il un mariage aujourd’hui ?
— Non pas, chérie, les mariages se font rares. Il n’y a même pas eu de fiançailles depuis que l’aînée des filles Belcovitch a été fiancée à Pesach Weingott.
— Oh ces jeunes gens juifs, s’écria la rabbine. Regardez mon Hannah, pouvez-vous rencontrer une plus jolie fille dans tout le quartier, et pourtant la voilà qui perd ici sa jeunesse.
Hannah se pinça les lèvres, au lieu de mordre dans sa tartine, en voyant qu’elle avait amené elle-même cette conversation. Il y avait deux ans qu’elle entendait sa mère tenir les mêmes propos. L’anxiété maternelle de Mme Jacobs avait commencé avec les dix-sept ans de sa fille.
— Lorsque j’avais dix-sept ans, dit celle-ci, j’étais déjà une femme mariée ; à présent, les filles ne trouvent pas un Chosan avant leur vingtième année.
— Nous ne sommes pas en Pologne, observa le rabbin.
— Qu’est-ce que la Pologne vient faire là-dedans ? La vérité, c’est que les jeunes gens juifs ne se marient plus que pour l’argent.
— Pourquoi les en blâmer ? Un jeune homme juif peut épouser plusieurs pièces d’or, mais depuis Rabbenu Gershom il ne peut plus épouser qu’une femme, et rien qu’une.
Le rabbin souriait, s’efforçant de montrer de la bonne humeur à cause de la présence de sa fille. La mère, au contraire, s’irritant davantage, s’écria en yiddish :
— Tu as déjà bien de la peine à nourrir une femme, toi qui ne laisses à tes enfants que la peau sur les os, à force de donner à droite et à gauche. Si tu étais un bon père, tu aurais économisé ton argent pour en faire une dot à Hannah, au lieu de le gaspiller pour une bande de Schnorrers vagabonds. C’est tout juste si je pourrai donner à la pauvrette un peu de literie et de linge de corps. C’est une honte, un scandale, que tu ne lui aies pas encore trouvé un épouseur, toi qui sais si bien en dénicher cinq plutôt qu’un pour les filles d’autrui.
— En tout cas j’en ai trouvé un pour la fille de ton père, objecta le rabbin, dont les yeux bruns commençaient à perdre de leur douceur.
— Je te conseille de t’en vanter. Je n’étais pas en peine d’en rencontrer une quantité qui auraient mieux valu que toi. Et ma fille n’aurait alors pas connu cette honte que personne ne demandât sa main. En Pologne, au moins, les jeunes gens seraient venus vers elle par troupes, parce que la fille d’un rabbin, cela se recherche. On aurait considéré comme un honneur de devenir le gendre, le fils par la loi, d’un Fils de la Loi. Mais dans ce pays damné… Dans mon village la fille du Premier Rabbin a fait la conquête du plus bel homme du district, et pourtant elle était laide à faire cracher sur son passage.
— Mais toi, ma Simcha, tu n’es pas du tout comparable à cette femme-là.
— Moque-toi de moi, à présent.
— Je ne raille pas. Tu es comme un lys de Saron.
— Veux-tu une autre tasse de café, Samuel ?
— Oui, fleur de ma vie ; patiente encore un peu et tu verras notre Hannah sous la Chuppah.
— Aurais-tu quelqu’un en vue ?
Le rabbin hocha la tête avec une mine mystérieuse et cligna des yeux comme pour regarder de loin le jeune homme en question.
— Qui est-ce, père ? demanda Lévi. J’espère qu’il s’agit de quelqu’un de réellement distingué qui parle l’anglais correctement.
— Et pensez-vous que vous lui plairez, Hannah ? dit la rabbine. Avec votre stupide raideur, vous avez jusqu’à présent découragé tous les partis que j’ai essayé de vous faire conquérir.
— Voyons, mère, s’écria la jeune fille en posant violemment sa tasse, est-ce que je ne vais pas pouvoir déjeuner en paix ! Je ne tiens pas du tout à me marier. Est-ce que vous croyez que cela m’amuse de voir vos Juifs tourner autour de moi pour m’examiner comme un cheval au marché et demander combien d’argent vous pouvez donner pour notre établissement ? Laissez-moi, si je veux rester fille. C’est mon affaire après tout, et non la vôtre.
La rabbine adressa à son mari un coup d’œil d’amer reproche.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Samuel ? Elle est meshuggah, tout à fait folle. Avec sa santé et sa fraîcheur, la voilà folle.
— Oui, vous me rendrez folle à la fin, affirma Hannah d’un air sauvage. Laissez-moi ! Je suis trop vieille à présent pour trouver un Chosan, il n’y a donc plus qu’à me laisser telle que je suis. Je saurais toujours bien gagner ma vie à moi toute seule.
— Tu entends, Samuel ? fit Simcha. Tu vois mes tourments. Tu vois comme nos enfants deviennent impies dans ce pays de païens.
— Laisse-la, Simcha, laisse-la, répondit-il. C’est encore une enfant. Si elle n’a pas d’inclination pour le mariage…
— Et qu’est-ce que c’est que ça, qu’une inclination ? Voilà du joli, par exemple. Alors elle va donner sa mère en risée à tout le monde. Mme Jewell et Mme Abrahams seront toujours là à dorloter leurs petits-enfants devant mon nez, pour me faire la nique ? Ce n’est pas que Hannah ne soit pas belle qu’on ne puisse la demander. Seulement elle fait trop la fière. On jurerait qu’elle a un père qui gagne cinq cents guinées par an, tandis que c’est un homme qui dilapide la moitié de son gain au profit de sales mendiants.
— Ne parle pas en épicurienne, prononça gravement le rabbin. Nous tous, nous ne sommes que des mendiants, à la merci de la charité du Très-Haut — que son nom soit béni. — Que sommes-nous donc ? Nous n’avons qu’à nous prosterner devant Lui et Le remercier de ce que ses bontés sont telles qu’elles nous permettent de faire nous-mêmes la charité.
— Mais c’est pour vivre que nous travaillons, s’écria la rabbine, et j’en ai les genoux tout écorchés.
— Mère, dit Hannah, vous avez pourtant une servante pour faire le gros travail.
— Des domestiques ! s’écria la rabbine avec mépris. Avec eux, si vous ne leur mettez pas le pied sur la tête comme les Egyptiens firent avec nos pères, ils ne font rien que de casser la vaisselle. J’aime mieux balayer ma chambre que de voir une shiksah y musarder une heure et s’en aller en laissant toute la poussière sur les appuis des fenêtres et le dessus de la cheminée. Et les lits ! A-t-on jamais vu une shiksah retourner seulement un matelas. Si je pouvais, je leur tordrais le cou.
— A quoi sert-il de se plaindre, répondit Hannah avec impatience. Vous savez bien que nous sommes obligés d’avoir une shiksah pour entretenir les feux le jour du Sabbat. On ne peut pas s’adresser aux gamins qu’on trouve dans la rue. Ils ont beau être pieds nus, ils vous regardent comme si vous étiez des imbéciles. Et on n’en trouve pas toujours.
L’entretien des feux, pendant le Sabbat, est l’un des problèmes les plus difficiles à résoudre au ghetto. Les rabbins ont adouci l’interdiction primitive, qui n’était rien moins qu’une prohibition absolue ; ils permettent qu’on en fasse allumer les feux par des païens. On utilise dans ce but de pauvres femmes, généralement des Irlandaises, qu’on appelle les Shabbos-Goyahs et qui font au ghetto cet office de chauffeur, à raison de quatre sous par cheminée. Jamais un Juif ne touche à une allumette ou à une chandelle, ni ne brûle un morceau de papier, ni même ne décachette une lettre. La goyah, terme qui signifie littéralement païen femelle, est là pour s’acquitter de ces besognes le jour du Sabbat. Salomon Ansell avait été un jour traité de païen femelle par sa grand’mère, simplement pour avoir touché à la pelle à feu, alors qu’il n’y avait d’ailleurs rien dans la grille.
Le rabbin aimait à se chauffer. Lorsque, un jour de Sabbat, son feu menaçait de s’éteindre, il se gardait bien d’ordonner à la shiksah de remettre du charbon, mais il se frottait les mains et il formulait, à mi-voix, d’un air détaché : « Vraiment, il ne fait pas chaud ».
— C’est vrai, dit-il à sa femme et à sa fille, j’ai toujours eu froid des Sabbats où on avait renvoyé la shiksah. J’en suis resté une fois enrhumé pendant tout un mois.
— Je t’ai fait « enrhumer » ! protesta la Rabbine. Et c’est peut-être moi aussi qui te fais rentrer en bras de chemise en plein hiver ? Il va falloir que je te mette des cataplasmes et des sinapismes, et tu voudrais qu’il me reste de quoi te fournir par dessus le marché une shiksah. Si je vois encore tes Schnorrers entrer ici, je les sors par la peau du cou.
Ce fut ce moment que le Destin et Melchisédec Pinchas choisirent pour l’entrée en scène dudit Melchisédec Pinchas.
Il entra par la porte de la rue, qui était ouverte, il frappa légèrement à la porte de la salle à manger, ouvrit et baisa la Mezuzah. Puis il s’avança, prit celle des mains de la rabbine qui tenait la cafetière et la baisa aussi d’une égale dévotion. Ensuite s’emparant de la main de Hannah, il la pressa sur ses lèvres barbouillées, murmurant en allemand :
— Vous êtes aussi charmante ce matin que les roses du Carmel.
Après quoi se baissant, il baisa le pan de l’habit du rabbin. Enfin il dit à Lévi :
— Bonjour, Monsieur.
Et Lévi répondit avec affabilité :
— Bonjour, monsieur Pinchas.
— La paix soit avec vous, Pinchas, dit le rabbin ; je ne vous ai pas vu à la synagogue, ce matin, bien que ce fût nouvelle lune.
Le poète était un petit homme grêle très brun avec de longues tresses de cheveux noirs retombant sur les tempes. Il avait une face en lame de couteau, qui le faisait ressembler à une sorte d’astèque. Ses yeux étaient extrêmement brillants. Il portait, d’une main, une pile de petits livres enveloppés de papier, et de l’autre un cigare éteint. Il posa les livres sur la table.
— Enfin, s’écria-t-il, j’ai pu faire imprimer le grand ouvrage dont se souciait si peu cette ignorante masse de Juifs anglais, qui donnent des milliers de guinées par an pour que leurs stupides pasteurs puissent porter des cravates blanches.
— Et qui a payé l’impression, Monsieur Pinchas ? demanda la rabbine.
— Comment qui ? s’exclama Melchisédec. Mais moi, et personne autre.
— Mais vous êtes toujours à crier misère.
— Je suis pauvre en effet, cela est aussi vrai que la loi de Moïse. Mais j’ai écrit des notes pour les journaux rédigés en hébreu. Ils courent après moi, parce qu’il n’y a pas dans leur état-major un seul homme qui ait la plume d’un véritable écrivain. Je ne puis en tirer aucun argent, ma chère rabbine, à preuve que ce matin je n’ai pas encore déjeuné, mais le propriétaire du plus important de ces journaux est en même temps imprimeur, et c’est par l’impression de mon livre qu’il m’a payé. Malheureusement, je ne pense pas que la vente de cet ouvrage me permette de remplir mon estomac. Que le Très-Haut — béni soit-il — vous bénisse, rabbine, car je prendrai volontiers une tasse de café. Je ne connais personne qui fasse un café d’une odeur aussi exquise, on dirait la vapeur des parfums qu’on brûlera quand le Tout-Puissant aura restauré notre Temple.
» Vous êtes un heureux mortel, Rabbin. Me permettez-vous de m’asseoir à votre table ?
Et sans attendre la permission, il avança une chaise entre Lévi et Hannah, et s’assit. Mais il se releva aussitôt pour se laver les mains suivant le rite, et prit un œuf qui restait.
— Voici votre exemplaire, Reb Samuel, reprit-il après une pause. Vous voyez, il est dédié « aux piliers du Judaïsme anglais ». C’est une espèce de concile de magots, mais il faut bien leur offrir une chance de s’élever à de hautes conceptions. Il est vrai que nul d’entre eux ne comprend l’hébreu, pas même le Grand Rabbin, à qui la courtoisie m’a obligé d’envoyer un exemplaire. Peut-être arrivera-t-il à lire mes poèmes à l’aide d’un dictionnaire. En tout cas il est certain qu’il n’est pas capable d’écrire en hébreu sans faire à chaque mot deux fautes de grammaire. Non, non, ne le défendez pas, Reb Samuel, sous prétexte que vous êtes sous ses ordres. C’est lui qui devrait être au-dessous de vous. Seulement, c’est en anglais qu’il étale son indifférence, et les imbéciles pensent que, du moment qu’on énonce des absurdités en bon anglais, on est tout à fait qualifié pour être Rabbin.
Cette remarque toucha au point sensible Reb Samuel. Il avait dans son existence un gros tourment ; il savait que des personnalités juives des beaux quartiers déploraient de trouver en lui un obstacle à l’anglicisation du ghetto. Il n’ignorait pas ce qui manquait à sa science, mais il ne pouvait arriver à comprendre la nécessité de devenir Anglais, restant pénétré du vague sentiment que le Judaïsme avait fleuri avant que l’Angleterre eût été inventée. Aussi la remarque du poète lui avait-elle fait un secret plaisir.
— Vous savez très bien, continua Pinchas, que vous et moi nous sommes à Londres les deux seules personnes qui sachent écrire correctement la langue sacrée.
— Non, non, fit modestement le Rabbin.
— Si, si, insista solennellement Pinchas, vous avez un style aussi parfait que le mien, mais justement veuillez jeter les yeux sur la dédicace toute spéciale qu’à votre intention j’ai écrite de ma propre main. « A la lumière de sa génération, le grand Gaon, dont la renommée atteint jusqu’aux confins du monde ; à celui dont les lèvres dispensent le savoir au peuple du Seigneur ; au puits qui ne tarit jamais, à l’Aigle puissant qui s’élève dans le ciel sur les ailes de la Connaissance, au Rabbin Samuel — que la lumière de sa pensée ne s’éteigne jamais et que ce soit de son vivant que le Rédempteur apparaisse dans Sion. »
« Voilà, prenez, ce sera un honneur pour moi. C’est l’hommage de l’homme de génie à l’homme de science, l’humble offrande d’un lettré hébreu, exilé en Angleterre, à son confrère.
— Merci, dit le vieux Rabbin très ému, c’est trop aimable à vous et une fois que j’aurai lu votre œuvre, je la mettrai précieusement parmi mes livres les plus chers, car vous savez bien que je vous considère comme le poète le mieux doué en Israël depuis Yehuda Halévi.
— J’ai le don, je le sais, je le sens, j’ai le feu sacré. Le deuil de notre race m’empêche de dormir. Les espérances nationales me font tressaillir tout entier comme des décharges électriques, et j’inonde ma couche de mes pleurs dans les ténèbres.
Pinchas s’interrompit là pour prendre une autre tranche de pain beurré.
— C’est dans ces moments-là que naissent mes poèmes. Les mots s’épanchent en harmonies dans mon cerveau, je chante comme Isaïe le retour à la Terre Promise et je deviens l’aède de notre patrie passée et future. Mais ces Anglais, ils ne pensent qu’à gagner de l’argent pour en gaver leurs pasteurs. Mes études, ma poésie, mes rêves célestes, qu’est-ce que c’est que tout cela pour ces imbéciles de la congrégation des Hommes-de-la-Terre. J’ai envoyé à Buckledorf, le gros banquier, un exemplaire de mon petit livre, avec une dédicace spéciale, écrite toute entière de ma main et en allemand pour qu’il puisse la comprendre. Eh bien, savez-vous ce qu’il m’a envoyé ? une aumône de cinq shillings. Cinq shillings pour le poète en qui brûle le feu du Ciel ! Comment voulez-vous entretenir le feu sacré avec cinq shillings ? J’avais presque envie de les lui retourner. C’est comme Gidéon, le membre du Parlement. Un de mes poèmes est un acrostiche sur son nom. Il était sûr ainsi d’aller à la postérité. Tenez, le voilà. Non, c’est justement la page que vous regardez. Vous voyez comme cela débute :
Je lui ai écrit sa dédicace en anglais, car il ne comprend ni l’hébreu ni l’Allemand, ce misérable, ce ladre, cet homme de la terre dévoré de vanité.
— Eh bien, il ne vous a rien donné du tout ? demanda le Rabbin.
— Pis que cela, il m’a retourné le volume. Mais je me vengerai : à la prochaine édition, j’enlèverai l’acrostiche et je laisserai Gidéon tomber dans l’oubli. J’ai passé dans toutes les villes du monde où il y a des Juifs, en Russie, en Turquie, en Allemagne, en Roumanie, en Grèce, au Maroc, en Palestine. Partout les plus grands rabbins ont bondi comme des chamois dans la montagne, tant ils étaient joyeux de ma venue. Ils m’ont nourri et vêtu comme un prince. J’ai prêché dans les synagogues, et partout les gens ont dit que c’était comme si le Gaon de Vilna eût ressuscité. De tous les villages à des milles à la ronde, les fidèles venaient se faire bénir par moi. Regardez : voici les certificats des plus grands saints, des plus grands savants. Mais en Angleterre, et rien qu’en Angleterre, quel accueil m’a-t-on fait ? M’a-t-on dit : Sois le bienvenu, Melchisédec Pinchas ; « Sois le bienvenu comme le fiancé chez la fiancée, à la fin du jour de fête qui lui a semblé si long, et quand tous les invités sont partis. Salut à la torche de votre génie et à la Pyramide de votre savoir, vous qui êtes riche de tous les trésors de la littérature hébraïque de tous les temps et de tous les pays. Ici nous n’avons pas un sage. Notre Grand Rabbin est un idiot. Viens et sois notre Rabbin en chef ! » M’a-t-on dit cela dans votre Angleterre ? Non. On m’a salué froidement, moqueusement, dédaigneusement. Quant au révérend Elkan Benjamin, qui fait tant d’embarras à cause de la quantité de gens riches qui dorment à ses sermons, je le dénoncerai, aussi vrai qu’il y a un Dieu qui veille sur Israël, je ferai connaître à l’Univers que cet homme a quatre maîtresses.
— Vous ne ferez pas cela, vous ne voudrez pas causer ce scandale, dit le Rabbin. Comment savez-vous qu’il a quatre maîtresses ?
— Il les a, aussi vrai que la Loi est la Loi et que je suis assis là. Demandez à Jacob Hermann ; c’est lui qui me l’a dit. Jacob Hermann m’a dit un jour que Benjamin a une maîtresse pour chacune des quatre boucles de ses cheveux. Eh bien si je sais compter, combien cela fait-il ? Je me demande pourquoi il lui serait permis de me mépriser, et pourquoi je n’aurais pas le droit de dire la vérité sur son compte. Un jour je le mettrai au pied du mur. Savez-vous qu’il a dit que la première fois que je suis venu à Londres, j’ai fréquenté les renégats de Palestine Place ?
— Hé, ce n’était pas là une assertion sans quelque fondement, observa Reb Samuel.
— Fondement ! Qu’entendez-vous par là ? Certes, j’ai habité chez eux pendant une semaine. J’étudiais les mœurs de ces renégats et les moyens qu’ils emploient pour corrompre l’âme de nos frères ; je tenais à être en mesure d’écrire sur leur compte un de ces jours. Mais ne vous ai-je pas toujours dit que pas une miette de leur nourriture n’est entrée dans ma bouche, et que l’argent que j’étais bien obligé d’accepter d’eux pour ne pas exciter leurs soupçons, cet argent, je le distribuais parmi nos Juifs pauvres ? Quel mal ai-je fait là ? Le porc est impur et pourtant nous utilisons ses soies.
— Il y a une chose que vous ne devriez pas contester, c’est que, si vous n’aviez pas été un si saint homme et un si grand poète, j’aurais pu croire moi-même que vous leur aviez vendu votre âme pour éviter de mourir de faim. Je connais les pièges de ces démons, qui offrent du pain aux immigrants sans ressources, en échange de l’apostasie. Ils sont devenus si artificieux, qu’à présent ils rédigent en hébreu leurs appels diaboliques, connaissant notre vénération pour la langue sacrée.
— Oui, le vulgaire Homme-de-la-Terre croit tout ce qui est écrit en hébreu. Ce fut la grande erreur des Apôtres d’écrire en grec. Il est vrai qu’ils étaient, eux aussi, des Hommes-de-la-Terre.
— Je me demande qui fournit à leurs missionnaires d’aussi excellents traités en hébreu, fit Reb Samuel.
— Je me le demande aussi, balbutia Pinchas qui parut fort occupé à déguster son café.
— Mais, père, demanda Hannah, croyez-vous qu’un Juif puisse jamais croire positivement au Christianisme ?
— Comment cela se pourrait-il, s’écria le Rabbin. Un Juif en possession de la Loi du Sinaï, de la Loi éternelle qui ne peut changer, un Juif à qui Dieu a donné une religion judicieuse et le sens commun, peut-il une seule minute ajouter foi à ce fatras d’absurdités qui constitue le culte des Chrétiens ? Jamais un Juif n’a apostasié que pour remplir sa bourse ou son estomac, et pour échapper à la persécution. C’est ce qu’ils appellent, en anglais « être touché par la grâce », mais pour un Juif pauvre n’est-ce pas toujours « grâce » après un bon repas ? Regardez les Crypto-Juifs, les Marranos, ces Juifs d’Espagne, qui pendant des siècles ont mené une existence en partie double, extérieurement chrétiens, mais se transmettant en secret de génération en génération, la foi, les traditions, les rites du Judaïsme ?
— Certes, jamais un Juif n’a été assez niais pour se faire chrétien, à moins que ce niais n’eût du talent, prononça le paradoxal poète. Ne connaissez-vous pas, ma douce et innocente demoiselle, l’histoire des deux Juifs de la Cathédrale de Burgos ?
— Non, qu’est-ce donc ? demanda le jeune Lévi avec intérêt.
— Eh bien, veuillez passer ma tasse à votre très vénérable mère. Je crois qu’elle désire me donner une autre tasse de café. Votre éminent père connaît l’histoire, je m’en aperçois à la façon dont il cligne les yeux.
— Oui, fit le rabbin, c’est une vieille histoire : elle a de la barbe.
— Deux Juifs d’Espagne, commença le poète en s’adressant avec un air de déférence à Lévi, deux Juifs qui avaient été « touchés de la grâce », attendaient leur baptême dans la cathédrale de Burgos. Il y avait là une grande affluence de fidèles catholiques, et un cardinal devait venir spécialement pour présider à la cérémonie, car cette conversion était considérée comme un grand triomphe. Mais le cardinal était en retard, et les deux Juifs s’en irritaient. A la fin l’un d’eux se tourna vers l’autre et lui dit : « Sais-tu, Moïse, que si le Saint homme n’arrive pas bientôt il va nous faire manquer l’heure de dire la Minchah ».
Lévi éclata de rire. Il avait saisi sans peine cette allusion à la prière que les Juifs disent dans l’après-midi.
— Cette histoire, continua Pinchas, est un excellent résumé du succès de ce grand mouvement pour la conversion des Juifs. Nous nous plongeons dans l’eau baptismale, et puis nous nous essuyons avec un talith. Nous ne sommes pas une race capable de nous laisser exproprier d’une foi fixée depuis des siècles sans nombre et de recevoir en échange quoi : le spiritualisme superficiel d’une religion à laquelle ne croient même plus ceux qui la professent — j’ai pu m’en rendre compte quand je vivais au milieu de ces marchands d’âmes. Ce qu’il nous faut, à nous, c’est du sérieux, du solide.
Ainsi parla le poète qui commençait à s’épanouir sous l’impression d’un bon déjeuner.
— Connaissez-vous aussi, reprit-il, l’histoire des deux Juifs du Transvaal ?
— Je ne crois pas connaître ce Maaseh (cette histoire), dit Reb Samuel.
— Eh bien, les deux Juifs faisaient un trek et ils allaient de l’avant à travers un pays inconnu. Un soir qu’ils jouaient aux cartes auprès de leur feu de bivouac, l’un des deux envoya tout à coup promener son jeu et se mit à se tirer les cheveux, à se donner des coups de poings dans la poitrine. — « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’autre. » — « Ce qu’il y a, répondit le premier. Malheur, malheur, c’est aujourd’hui le Jour de l’Expiation et nous avons mangé et marché comme si de rien n’était. » — « Oh, ne te tourmente pas, fit l’autre. Après tout le Ciel prendra en considération ce fait que nous avons perdu de vue en voyage le calendrier juif, et il se dira que nous ne l’avons pas fait par méchanceté. Et puis nous n’avons qu’à jeûner demain. » — « Non pas, continua le premier, je n’en ferai rien, car c’était aujourd’hui Expiation, et non demain. »
Tout le monde se mit à rire. Le rabbin goûtait fort les traits malins dirigés contre sa propre race, car il avait un sens profond de la fragilité humaine. D’ailleurs les Juifs aiment fort à se railler eux-mêmes, le sens de l’humour étant trop développé en eux pour qu’ils ne connaissent pas leurs faibles. Mais ils se racontent ces histoires à portes closes, et ils n’aiment point à les entendre répéter à des non-Juifs. C’est une application du problème « qui aime bien châtie bien ». Entre membres de la même famille on se dit volontiers ses vérités. Et puis ils savent que les intimes comprennent les limites imposées à la critique, tandis que les étrangers sont disposés à tout exagérer et à tout prendre au sérieux.
Nulle race au monde ne possède un aussi riche fonds d’anecdotes populaires que les Juifs, anecdotes caustiques, parfois même d’une hardiesse frisant presque le blasphème et incompréhensibles pour les « gentils ». A un esprit soupçonneux, Pinchas avec son inépuisable érudition en la matière, eût évoqué une période primitive de la civilisation européenne. Il rappelait vaguement un Minnesinger du moyen-âge errant de ville en ville, payant l’hospitalité de ses coreligionnaires en ouvrant son sac aux histoires et relatant ce qu’il avait pu voir de curieux au cours de ses pérégrinations.
Simcha souriait. Le poète vit là un encouragement et reprit :
— Savez-vous l’histoire du vieux rabbin et de l’Havdalah ? La femme du rabbin avait quitté la ville pour quelques jours et quand elle revint, elle vit son mari qui prenait une bouteille de vin, la vidait dans la coupe de consécration, et commençait à réciter la bénédiction. — Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle. — « Je fais Havdalah », répondit-il. — « Mais, s’écria-t-elle, nous ne sommes pas ce soir à la fin d’une fête. » — « Pardon, la fête vient de se terminer pour moi, puisque te voilà revenue. »
Le rabbin rit de bon cœur, et le front de Simcha devint aussi sombre que les ténèbres compactes de la nuit d’Egypte. Pinchas sentit qu’il avait commis un impair.
— Attendez, dit-il, improvisant une fin : La femme du rabbin riposta : « Tu te trompes. La fête ne fait que de commencer. Tu n’auras pas à dîner : car c’est le jour de l’Expiation. »
Le rabbin se remit à rire, mais le visage de Simcha s’éclaircit.
— Mais, je ne saisis pas le sens, mère, observa Lévi.
— Il ne le voit pas ! Ecoute, mon fils. Le sens c’est qu’il est revenu un jour d’expiation et n’a pas dîné, subissant un juste châtiment pour son impertinence envers sa fidèle épouse. Ensuite, tu ne peux ignorer que pour nous le jour de l’Expiation est une fête, parce que nous nous réjouissons alors de la bonté du Créateur, qui nous a octroyé le privilège de jeûner. C’est bien cela, n’est-ce pas, Pinchas ?
— Oui, voilà le sens, et je pense que la rabbine n’en est pas mécontente, hein ?
— Les rabbines ont toujours le dernier mot, affirma le rabbin. Mais il faut que je vous raconte la question qu’une femme m’a posée l’autre jour. Cette femme m’apporte dans la matinée une poule qu’elle venait de tuer. Dans le gésier de cette poule elle avait trouvé une épingle rouillée. Elle désirait savoir s’il était quand même licite de manger cette volaille. Le cas était fort embarrassant. Comment savoir si l’épingle avait contribué d’une manière quelconque à la mort de la poule ? Je compulsai le Shass et une quantité de Shaaloth-et-Teshuvoth. J’allai consulter un Maggid, et Sugarman le Marieur, et M. Karlkammer, et, finalement nous convînmes que la poule était tripha (impure), et ne pouvait être mangée. La femme revint le soir du lendemain. Je lui annonce mon verdict, et la voilà qui fond en larmes et se tord les mains. « Ne vous tourmentez pas, lui dis-je apitoyé. Je vous achèterai une autre poule. » Mais cela ne la consola point. « Hélas, fit-elle, nous l’avons mangée toute entière hier soir. »
Pinchas se livra à une hilarité convulsive. Puis, se calmant un peu, il ralluma son cigare sans en avoir demandé la permission.
— Je croyais, déclara-t-il, que votre histoire aurait une autre conclusion, — comme celle du paon. On avait offert un paon à quelqu’un. Celui-ci, la pièce étant rare, alla demander au rabbin si elle était Kosher (pur, permis). Le rabbin dit : — Non, et confisqua le paon. Peu après l’homme ouït dire que le rabbin avait donné un banquet, où le paon avait figuré à la place d’honneur. Il vint trouver le rabbin, et lui adressa des reproches. — « Je puis, moi, manger du paon, répondit le rabbin, parce que mon père considère le paon comme Kosher, et, que nous devons toujours nous ranger à l’opinion d’un éminent Fils de la Loi. Mais, vous, malheureusement, c’est à moi et non à mon père que vous avez demandé un avis, et j’ai toujours été en désaccord avec mon père au sujet de la question paon. »
Cette fois, ce fut Hannah qui sembla le plus apprécier l’histoire.
— Tout de même, conclut Pinchas, vos ouailles sont plus pieuses que celles du rabbin de ma ville natale. Il annonce un jour à ses fidèles qu’il donne sa démission. Fort étonnés, ceux-ci lui envoient un délégué, qui lui demande, au nom de tous, pourquoi il veut les quitter.
— « Parce que, répondit le rabbin, voilà la première question que vous m’ayez jamais posée. Jamais vous ne m’avez soumis un seul cas de conscience. »
— Oh, dites à M. Pinchas votre répartie pour l’âne, demanda Hannah toute souriante.
— Non, fit le rabbin, ce n’est pas la peine.
— Tu es toujours à cacher ce que tu fais de mieux, s’écria la rabbine. Au dernier Pourim un insolent envoie à mon mari un âne en sucre. Alors mon mari lui a envoyé en échange un rabbin en pain d’épices, avec cette inscription : « Un rabbin envoie un rabbin. Un âne un âne ».
Reb Samuel rit de bon cœur d’entendre sa femme répéter cette histoire. Quant à Pinchas, il se tordit comme un point d’interrogation. La pendule sur la cheminée sonna neuf heures. Lévi sauta sur ses pieds.
— Je serai en retard à l’école, s’exclama-t-il en courant vers la porte.
— Arrête ! arrête ! cria le père. Tu n’as pas dit les grâces.
— Pardon, père, je les ai dites. Pendant que vous étiez tous à raconter des histoires je récitais à part moi, la bénédiction.
— Saül est-il aussi du nombre des prophètes ? Et Lévi, lui aussi, ajoutera-t-il au nombre des traits de mœurs que nous venons de conter ? songea Pinchas. Et il conclut à haute voix : « L’enfant dit vrai. J’ai vu remuer ses lèvres. »
Lévi jeta au poète un regard de gratitude, empoigna son sac, et se précipita vers le No 1 de Royal Street.
Pinchas s’en alla bientôt après lui, maudissant intérieurement l’avarice de Reb Samuel. Il n’avait eu qu’un déjeuner en échange de son volume. Mais peut-être était-ce à la présence de Simcha qu’il fallait attribuer ce désagrément. Elle était la main droite du rabbin et elle ne se souciait pas du tout d’ignorer ce que faisait la main gauche.
Après le départ de Pinchas, le rabbin se retira dans son cabinet, et la rabbine se mit à mener grand vacarme avec son balai.
Le cabinet en question était une grande pièce carrée, entourée de livres posés sur des rayons et décorée des portraits des Grands Rabbins du continent. Les livres étaient des monstres auprès desquels les Bibles familiales des Chrétiens eussent paru de petits volumes de poche. Ils n’étaient imprimés qu’avec les consonnes, les voyelles étant grammaticalement suggérées ou bien sues par cœur. Chacun était constitué par un îlot de texte perdu au milieu d’une mer de commentaires, laquelle se noyait dans un océan d’autres commentaires limité lui-même par un continent de sur-commentaires. Reb Samuel connaissait la plupart de ces immenses in-folios, avec tout leur tortueux lacis d’arguments et d’anecdotes. Il s’y trouvait à son aise comme l’enfant dans son village natal et sur les sentiers des bois et des champs voisins. Tel et tel Rabbin avait formulé telle et telle opinion à telle et telle ligne, au bas de telle et telle page, et cette ligne demeurait dans sa mémoire comme un tableau. Et de même que l’enfant n’établit aucun rapport entre son village natal et le vaste monde, ne conçoit pas que ses rues ni la grande route puissent mener à l’histoire de la localité, et des relations qu’elle peut entretenir avec d’autres villages, avec le pays entier, avec le continent, avec l’univers, de même Reb Samuel aimait et révérait pour elles-mêmes ces pages colossales, avec leurs bataillons serrés de caractères variés. Pour lui, c’étaient là des faits absolus comme l’existence même du globe ; c’était le domaine de la sagesse parfaite et suffisante : domaine un peu obscur çà et là, sagesse qui eût eu besoin, pour les intelligences inférieures, d’être expliquée et développée : c’est pourquoi Reb Samuel avait sur son bureau le manuscrit, à demi achevé, d’un commentaire sur l’un des sur-commentaires, et cela devait être intitulé : Le Jardin des Lys. Mais ces in-folios n’en constituaient pas moins la seule véridique encyclopédie des choses terrestres et divines. Et en vérité ces livres étaient merveilleux. Il eût été difficile de dire tout ce qui s’y trouvait et ce qui ne s’y trouvait point. Par eux le vieux rabbin se maintenait en communion avec son Dieu, qu’il aimait de toutes les forces de son âme, et qu’il concevait comme un Père universel et généreux veillant tendrement sur ses pervers enfants, les châtiant en proportion de ce qu’il les chérissait. Des générations de saints et de savants reliaient Reb Samuel aux prodiges du Sinaï. Malgré le filet aux mailles serrées du cérémonial, son âme se sentait libre. Il regardait comme un délicieux privilège d’obéir en toutes choses à son Père. Tel le Roi qui offrait une haute récompense à celui de ses sujets qui inventerait un plaisir nouveau, il était prêt à sauter au cou du sage qui lui eût révélé une observance nouvelle. Chaque matin il se levait à quatre heures pour étudier, et il consacrait encore à ses in-folios le moindre instant qu’il pouvait dérober à ses fonctions journalières. Rabbi Meir l’antique moraliste, n’a-t-il pas écrit : « Quiconque lit la Torah pour lui-même, le monde entier est son débiteur : Qu’il soit appelé l’ami, le bien-aimé, l’amant de l’Eternel-Toujours-Présent et de l’humanité. Car la Torah le revêt de douceur et de respect, lui donne l’équité, la raison et la foi. Il devient modeste, patient et miséricordieux pour ceux qui l’offensent ». Mais Reb Samuel eût été scandalisé si on lui eût appliqué ces mots.
Vers onze heures, Hannah entra dans le cabinet. Elle tenait une lettre décachetée.
— Père, dit-elle, je viens de recevoir une lettre de monsieur Samuel Lévine.
— De ton époux ? fit-il en souriant.
— De mon époux, répondit-elle, en souriant aussi, mais sans enthousiasme.
— Et qu’est-ce qu’il te dit ?
— Oh, rien de grave. Il se contente de me rassurer en me rappelant qu’il reviendra dimanche prochain pour divorcer.
— Parfait ; écris-lui que cela se fera au prix coûtant.
Il parlait en anglais, avec un accent étranger que sa fille aimait.
— Il n’y aura que le scribe à payer, continua-t-il.
— Il s’y attend bien, fit Hannah. C’est le devoir d’un père de faire quelque petite chose pour sa progéniture. Mais ce serait plus gentil encore si vous vouliez prononcer vous-même le divorce.
— Je vous marierais avec plaisir, répondit Reb Samuel. Quant à vous divorcer c’est autre chose. Le Din a trop souci des sentiments paternels, pour permettre cela.
— Et vous pensez que réellement je suis la femme de Samuel Lévine ?
— Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Quelques auteurs tiennent compte de l’intention, mais la lettre de la Loi est nettement contre vous. Il est beaucoup plus sûr de divorcer régulièrement.
— Alors, s’il mourait…
— Le Ciel vous en préserve, interrompit le rabbin effrayé.
— Je serais sa veuve, acheva la jeune fille.
— Naturellement. Mais quelle folie. Pourquoi mourrait-il ? Et puis, au fond, tu n’es pas réellement mariée.
— Tout cela n’est-il pas absurde, père ?
— Ne parle pas ainsi, fit-il gravement. Est-ce qu’il serait absurde que tu te brûles en jouant avec le feu ?
Elle ne trouva rien à répondre et changea de conversation.
— Vous ne m’avez encore rien dit de votre voyage à Manchester. Avez-vous terminé à votre satisfaction la fameuse dispute ?
— Oui, mais cela n’a pas été sans peine. Les deux parties étaient fort surexcitées, et je crois bien que la querelle s’est encore envenimée à la Congrégation le Jour de l’Expiation, parce que l’officiant refusa de sonner le Shofar trois minutes plus tôt, comme le demandait le président. Le trésorier était du côté du rabbin ; et il s’en fallut de peu que l’on n’en vînt à une rupture.
— La sonnerie des trompettes du Nouvel An ressemble souvent à un signal de guerre, dit Hannah, moqueuse.
— Hélas, oui, murmura tristement le rabbin.
— Et comment avez-vous fait pour les réconcilier ?
— J’ai raillé les deux parties. Ils seraient demeurés sourds à des raisonnements sérieux. Je leur ai raconté la Midrash, la parabole du voyage de Jacob chez Laban.
— Qu’est-ce donc ?
— Un développement du récit biblique. Le verset de la genèse rapporte que Jacob arrivant au lieu nommé Béthel, décida d’y passer la nuit parce que le soleil venait de se coucher. Il ramassa donc des pierres et s’en fit un oreiller. Et, le matin venu, Jacob se leva, et prit la pierre qui lui avait servi d’oreiller. Comment expliquer cela ?
La voix du rabbin avait à ce moment des inflexions de psalmodie.
— Voici l’explication, continua-t-il. Dans la nuit, les pierres s’étaient disputé l’honneur de soutenir la tête du patriarche et finalement, pour les satisfaire toutes à la fois le Ciel voulut qu’elles se réunissent pour ne plus former qu’une seule pierre. Vous vous rappelez que lorsque Jacob se leva, le matin, il s’écria : « Cet endroit est redoutable. Ce ne peut être ici que la maison de Dieu. »
« Alors, j’ai dit aux disputeurs de Manchester : « Pourquoi Jacob s’est-il exprimé ainsi ? Parce que son repos avait été tellement troublé par la querelle des pierres, que cela lui avait fait penser à une synagogue, qui est la maison de Dieu. » Et j’ai conclu qu’ils devaient faire comme les pierres de Jacob, cesser leur dispute et se fondre en une pierre unique. Et voilà comment j’ai ramené la paix dans la Kehillah.
— Jusqu’à nouvel ordre, fit Hannah en souriant. Mais, père, je me suis souvent étonnée que l’on permette dans les offices l’usage de la corne de bélier. Je croyais que tous les instruments de musique étaient interdits.
— La corne n’est pas à proprement parler un instrument de musique, répondit-il avec une nuance d’humour. D’ailleurs, ceux qui en sonnent sont presque tous incompétents. C’est avec des soufflements d’asthmatiques et des coups de sifflet inconsidérés qu’ils ponctuent les moments solennels de la cérémonie.
— Mais ce serait un instrument de musique, si les artistes étaient bons, insista la jeune fille.
— Si tu tiens réellement à l’explication je te dirai que, depuis la chute du second Temple, nous avons éliminé de notre culte tous les instruments de musique qui rappelaient celui-ci, et particulièrement tous ceux qui ont été adoptés par les Chrétiens. Mais la corne de bélier dont on sonne pour la Nouvelle année est une institution plus ancienne que le Temple, et la Bible en ordonne expressément l’usage.
— Mais, ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose d’édifiant et de spirituel dans le son des orgues ?
Le rabbin lui pinça les oreilles.
— Tu parles comme une vilaine petite épicurienne, déclara-t-il sur un ton à demi sérieux. Si tu aimes Dieu, tu n’as pas besoin d’un orgue pour aider tes pensées à s’élever vers le Ciel.
Il lâcha l’oreille de sa fille et reprit sa plume en fredonnant avec onction un hymne de la synagogue, aux notes éclatantes et joyeuses.
Hannah se dirigea vers la porte, puis revint sur ses pas.
— Père, dit-elle, nerveuse et rougissant un peu, qui est-ce, le fiancé que vous avez dit avoir en vue ?
— Oh, personne en particulier.
Il était aussi embarrassé qu’elle et il évitait les yeux de sa fille, de sorte qu’elle supposa qu’il voulait lui cacher que réellement il avait quelqu’un en vue.
— Mais vous pensez pourtant à me marier, reprit-elle, vous savez que je ne veux pas me marier pour le plaisir d’autrui ?
Le rabbin s’agita sur sa chaise comme s’il éprouvait quelque gêne.
— Je n’ai à ce sujet que de vagues idées, vagues, vagues. Si le parti auquel je pense ne te convient pas, eh bien, il n’en sera plus question. Je t’assure, ma chère, que je n’ai pas de projet arrêté. Pour te dire la vérité — il s’arrêta, et sourit d’un sourire doux et franc — la personne que j’avais en vue en te parlant n’est autre que ta mère. Cette fois leurs yeux se rencontrèrent, et le père et la fille éclatèrent de rire.
Le balai de la rabbine se mit malicieusement à faire grand tapage à proximité de la porte. Hannah se pencha et baisa le grand front de son père au-dessous de la petite toque noire.
— Monsieur Lévine, reprit-elle en montrant la lettre qu’elle tenait, insiste aussi pour que j’aille au bal du Pourim avec lui et Léah.
— On doit obéir à son époux, répondit le rabbin.
— Je le traiterai comme s’il était en effet réellement mon époux, c’est-à-dire que j’agirai à ma guise. Je n’irai pas au bal.
La porte s’ouvrit brusquement.
— Tu iras, s’écria la rabbine. Je ne veux pas que tu t’enterres vivante.
Esther Ansell ne fit pas un accueil bien chaleureux à Lévi Jacobs, le fils de Reb Samuel. Elle venait de laver la vaisselle du déjeuner, et elle se promettait une bonne journée de lecture ; l’arrivée du visiteur la réjouissait donc aussi peu que possible. Pourtant Lévi Jacobs était un enfant de bonne mine, avec des yeux et des cheveux bruns, un teint mat et des lèvres vermeilles — quelque chose comme une réédition masculine et réduite de Hannah.
— Je viens jouer à cache-cache, Salomon, déclara-t-il en entrant. Mais comme vous habitez haut !
— Je croyais que vous étiez à l’école, observa Salomon surpris.
— Notre école n’est pas une pension, c’est un externat, expliqua Lévi. Vous pourriez peut-être me présenter à votre sœur ?
— Hé ! Vous connaissez bien Esther ! répondit Salomon qui se mit à siffloter insoucieusement.
— Comment vous portez-vous, Esther ? fit timidement Lévi.
— Très bien, merci, répliqua-t-elle, n’ayant levé les yeux que pour les reporter aussitôt sur un livre à couverture brune.
Elle était comme tapie devant la cheminée essayant de se chauffer au maigre feu allumé grâce à la demi-couronne du Reb Samuel. On était en plein décembre. La chambre était sombre. La faible lueur du foyer jouait sur le visage sérieux d’Esther, un visage pâle, qui même aux plus mauvais jours ne perdait jamais tout son éclat. Les cheveux étaient foncés et abondants, les yeux grands et pensifs, le nez légèrement aquilin. L’ensemble de ces traits indiquait bien l’origine polonaise. Le front était plutôt bas. Esther avait de jolies dents, qui par hasard étaient restées blanches. Elle était attirante, plutôt que jolie. Mais quand elle souriait, elle était charmante, surtout les jours de Sabbat ou d’autres fêtes, alors qu’elle échappait à la surveillance de la maîtresse d’école, et laissait ses cheveux tomber librement sur ses épaules, au lieu de les réunir en une seule tresse — à l’ordonnance. En sacrifiant ses cheveux, Esther aurait gagné sans fatigue un penny. Sa maîtresse d’école, en effet, ne manquait jamais de récompenser de la sorte les fillettes qui allaient tondues comme des garçons. Esther, même aux plus sombres heures d’inanition, avait gardé ses cheveux avec le même amour que sa mère autrefois. Elle n’était pas grande pour une fillette qui allait sur ses douze ans. Mais il y a des gamines qui se mettent à grandir tout à coup : on n’avait donc pas à désespérer d’elle.
Sarah et Isaac jouaient bruyamment autour des lits et même dessous. Rachel était assise devant la table, tricotant un nœud de cravate pour Salomon. La grand’mère était plongée dans un volumineux livre de prière écrit en yiddish à l’usage des dévots. Mosès était dehors, en quête de travail. Personne n’accordait d’attention au visiteur.
— Que lisez-vous là ? demanda-t-il à Esther, sur un ton très poli.
— Oh, rien, répondit-elle en fermant brusquement le livre comme si elle avait eu peur qu’il eût envie de lire par dessus son épaule.
— Je ne vois pas la nécessité de lire en dehors des heures de classe, dit celui-ci.
— Mais nous ne lisons pas des livres de classe, fit Salomon, agressif.
— Ça ne fait rien, c’est stupide.
— A ce compte-là, vous ne lirez donc jamais quand vous serez grand ? dit Esther avec une moue dédaigneuse.
— Naturellement non. Autrement, à quoi me servirait-il d’être une grande personne ? Quand j’aurai quitté l’école, je prétends ne plus ouvrir un livre.
— Oui, vous aimerez mieux ouvrir une boutique, fit Salomon.
— Que ferez-vous les jours de pluie ? demanda Esther de plus en plus méprisante.
— Je fumerai, riposta Lévi triomphant.
— Et les jours du Sabbat où c’est défendu ?
Il ne se tint pas pour battu.
— Eh bien, il ne pleut jamais toute la journée et d’ailleurs il n’y a que cinquante-deux Sabbats dans l’année. Et puis enfin, un homme a toujours quelque chose à faire.
— Je crois qu’il y a plus de plaisir à lire qu’à faire quoi que ce soit.
— C’est parce que vous êtes une fille, et que les filles sont obligées de rester enfermées. Voyez ma sœur Hannah, elle lit, elle aussi. Mais un homme peut sortir pour faire ce qui lui plaît, n’est-ce pas, Salomon ?
— Il est certain que nous avons plus de chance qu’elles, concéda l’interpellé, et c’est bien ce que dit le Livre des Prières, car on doit tous les matins réciter :
« Béni sois-tu, mon Dieu, qui as voulu que je ne sois pas une femme ! »
— Je ne sais pas si tu fais réellement cette prière, et les autres, mais le fait est que tu devrais la faire, dit Esther.
— Chut, fit Salomon, clignant de l’œil dans la direction de la grand’mère.
— Ça ne fait rien, assura tranquillement Esther. Elle ne comprend pas l’anglais.
— Qui sait ? murmura Salomon. Elle le comprend quelquefois mieux qu’on ne voudrait.
Le petit Isaac, à ce moment, se glissa derrière Lévi, lui tira énergiquement sa veste, puis s’écarta d’un bond, en poussant un cri de triomphe.
— Tiens-toi donc tranquille, Ikey, dit Esther. Si tu te conduis de la sorte je n’irai pas dormir dans ton lit neuf.
— Oh si, tu viendras, Ethy, balbutia-t-il. Sa mobile petite face de diablotin devint grave, et il resta inquiet pendant quelques secondes.
— Les gosses sont une terrible engeance, prononça Lévi. N’est-ce pas votre avis, Esther ?
— Pas toujours, répondit-elle. Et puis, nous avons tous été comme cela.
— C’est ce qui me vexe, fit-il. Nous devrions tous naître grands.
— Mais c’est impossible, s’écria Rachel.
— Ce n’est pas impossible du tout, rectifia Esther ; voyez Adam et Eve.
Lévi lui adressa un coup d’œil de gratitude. Il lui sembla qu’ils allaient s’entendre et qu’il pourrait la décider à jouer à je-t’embrasse-tu-m’embrasses. Mais il y avait une difficulté primordiale ; il avait proposé à Salomon de jouer à cache-cache. Après mûres réflexions il pensa qu’il valait mieux laisser Esther à sa lecture.
Esther n’avait pas le même caractère que Salomon, elle était bien moins gaie et remuante. Même avant l’époque où lui étaient échues les responsabilités de chef de famille, elle se montrait déjà une petite fille prodigieusement pensive. Elle avait des idées personnelles, ce qui est dangereux, et même des inquiétudes métaphysiques de nature à comprendre le salut de son âme.
Un jour elle avait demandé à sa mère qui a créé Dieu. Une gifle lui avait fait comprendre qu’il y a des limites aux investigations humaines. Son instinct d’enfant ne pouvait lui permettre d’arriver à la conception d’une déité abstraite, conception que sa race avait d’ailleurs mis tant de siècles à conquérir. Elle se représentait donc Dieu comme un nuage énorme.
Dans ses premières années, elle s’imaginait qu’on décapite les morts avant de les inhumer, et elle se demandait souvent ce qu’on pouvait bien faire de toutes ces têtes isolées. Lorsqu’on avait mis sa mère dans le linceul, tandis que les autres enfants n’éprouvaient pas d’autres sentiments que la curiosité sensuelle suscitée par le spectacle des funérailles et l’orgueil de voir une voiture s’arrêter devant leur porte, Esther allait et venait autour du lit mortuaire, avec l’âpre désir de savoir enfin. Elle fut fort désappointée de n’avoir pas vu l’âme de sa mère s’envoler vers le ciel, et bien qu’elle eût attentivement veillé près du corps dans l’espoir de voir s’élever cette chose longue, jaune, onduleuse et crochue. Car c’est ainsi qu’elle se représentait l’âme, sans doute à cause des gravures des histoires de revenants qu’apportait souvent à la maison son frère aîné Benjamin. Au cours de ses lectures solitaires, Esther se faisait des idées tout aussi singulières d’une quantité de choses plus palpables. Elle passait parfois devant un théâtre. C’était là, pour elle, une sorte de Babel ou de Foire aux Vanités, où acteurs et spectateurs se mêlaient en désordre, les gens riches revêtus de beaux costumes de soirée s’installant derrière des espèces de comptoirs : — car dans les journaux il est toujours question de stalles d’orchestre, et Esther n’avait jamais vu de stalles qu’au marché. C’est pourquoi une des rêveries favorites qu’elle faisait pour l’avenir, c’était d’aller au théâtre en robe de bal, et d’y être placée dans un compartiment analogue à celui des marchandes d’oranges de Spitalfields. Mosès Ansell n’était guère en mesure de rectifier ces erreurs, lui qui descendit dans la tombe sans être jamais entré même dans un cirque, et qui, en fait de belles-lettres et de beaux-arts ne s’intéressait qu’aux faits-divers, à ses Misrach et à l’ornementation des synagogues. Même quand Esther, poussée par un instinct de scepticisme, lui demanda comment l’on pouvait savoir que Moïse avait reçu la Loi sur le Mont Sinaï, il ne put que répondre par une exclamation d’horreur, et dire que cela était vrai puisque c’était écrit dans le livre rédigé par Moïse. Esther n’avait pas osé lui faire observer qu’il répondait à la question par la question. Elle regrettait parfois que son brillant frère Benjamin eût été envoyé à l’Orphelinat car elle s’imaginait qu’avec lui elle aurait pu discuter bien des problèmes aussi angoissants que celui-là. Salomon était impie, mais ignorant. Mais en dépit de son libéralisme théorique, elle était, en pratique, pieuse jusqu’au fanatisme et ne pouvait concevoir la profondeur des abîmes de dépravation dont elle entendait parfois parler avec horreur. Il y avait, prétendait-on, des Juifs, des hommes et des femmes, et qui avaient la pleine possession de leurs facultés mentales, qui allumaient des allumettes le jour du Sabbat et des ménagères qui ne craignaient pas de mélanger leurs assiettes au beurre avec leurs assiettes à viande, et qui même mangeaient du beurre avec de la viande. Esther se promettait bien que, avec l’aide de Dieu, elle ne commettrait jamais pareille abomination. Ce ne serait pas elle qui oublierait d’allumer les candélabres du Sabbat, ou qui mangerait des mets non Kosher. Rarement un enfant eut plus pleine conscience de la beauté du devoir, et fut plus accessible aux appels de la vertu et de l’abnégation.
Le jour du Grand Pardon elle jeûnait jusqu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’elle n’avait encore que sept ans. A neuf ans elle jeûnait, ce jour-là, jusqu’au soir. Lorsqu’elle lisait dans un de ses livres de prix, une de ces banales petites histoires morales que raillent les sceptiques, ses yeux se remplissaient de larmes et sa gorge était tout angoissée. Cependant, bien qu’elle désapprouvât la légèreté de son frère Salomon, elle ne lui adressait ni reproches ni sermon. Elle poussait la mansuétude jusqu’à lui donner du pain ou du café sans attendre qu’il eût dit ses prières, en particulier les samedis et les jours de fête, où les prières ont lieu à la synagogue et qu’on est ainsi exposé à ne pouvoir manger qu’à midi.
Esther allait souvent à la synagogue sur les bancs réservés aux femmes. La psalmodie des fidèles était dans son existence un détail aussi familier que l’odeur de moisi de l’escalier de sa maison ou que les jeunes gens qui venaient voir Becky, et au milieu desquels Esther devait se frayer un chemin quand elle allait chercher son lait le matin, ou l’odeur du rhum de M. Belcovitch, ou le ronronnement des machines à coudre, ou la personne d’un étudiant hébreu qui occupait la chambre voisine, ou la peur du chien de Dutch Debby, peur qui d’ailleurs s’était tout récemment transformée en amitié. Esther vivait en partie double, exactement de même qu’elle parlait deux langues. Elle avait constamment présent à l’esprit qu’elle était une fille juive, appartenant à un peuple qui avait eu une histoire toute particulière. D’ailleurs quand même elle eût voulu l’oublier, les petits chrétiens étaient là pour le lui rappeler, quand ils lui annonçaient spirituellement qu’ils avaient réussi à faire avaler du porc à un de ses coreligionnaires. Mais ce qu’elle sentait encore plus vivement c’est qu’elle était une petite Anglaise. Elle avait encore plus de vénération pour la mémoire de Nelson et de Wellington que pour celle de Juda Macchabée. Elle était très fière de savoir que ses ancêtres ont toujours battu les Français, depuis Crécy et Poitiers jusqu’à Waterloo ; qu’Alfred le Grand fut le modèle des rois ; que les Anglais dominent le monde et y ont établi des colonies dans tous les coins ; que la langue anglaise est la plus belle du monde et que ce sont les Anglais qui ont inventé les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les télégraphes et en général tout ce qui vaut la peine d’être inventé. C’était dans ses livres de classe qu’Esther avait puisé ces idées. Un mois d’enseignement, pour les enfants, suffit à recouvrir l’héritage d’un siècle : mais en dessous l’argile, si bien qu’on l’ait préparée, demeure sensible aux anciennes impressions.
Sarah et Isaac étaient devenus des individualités aussi différentes que l’avait permis le faible nombre de leurs années. Isaac avait cinq ans, et Sarah, qui n’avait jamais connu sa mère, venait d’avoir quatre ans. Leurs pensées à tous deux convergeaient uniquement vers la satisfaction de leurs instincts matériels. Ils préféraient les pommes de terre, surtout quand elles baignaient dans la sauce, à tous les plaisirs du Kindergarten. Isaac avait pour ambition capitale de posséder un lit de plume, comme il en avait vu un chez Malka, et Mosès s’était plu à lui faire entrevoir la possibilité ultérieure d’un pareil cadeau. Le généreux petit bonhomme avait déjà concédé à son père et à ses frères des places d’honneur sur le futur lit de plume. Dieu seul sait comment il en était arrivé à considérer comme sa propriété particulière leur couche commune. Toujours est-il qu’à ses yeux les trois autres occupants n’y étaient que tolérés. Il lui eût pourtant été difficile de plaider que le lit lui appartenait par droit de naissance.
Isaac cependant ne nourrissait pas que des pensées d’ordre matériel. Souvent il avait été préoccupé d’un problème d’ordre purement intellectuel, qui l’induisait à échanger des horions avec la petite Sarah. Il faut savoir qu’il était né le quatre Décembre et que Sarah avait vu le jour le trois Décembre de l’année suivante.
— Ça ne se peut pas, disait-il. Ton anniversaire ne peut pas être avant le mien.
— C’est Esther qui l’a dit, répondait Sarah.
— Demande à Grand’mère.
— Grand’mère ne sait pas. Est-ce que je n’ai pas cinq ans ?
— Oui.
— Et toi quatre ans ?
— Oui.
— Donc je suis l’aîné.
— Naturellement.
— Alors comment veux-tu que ton anniversaire soit avant le mien ?
— Parce que !
— C’est idiot.
— Demande à Esty, insistait Sarah.
— Tu ne dormiras pas dans mon lit neuf, s’écriait Isaac, menaçant.
— J’y dormirai si ça me plaît.
— Jamais.
A ce moment, la petite Sarah se mettait généralement à pleurer. Isaac avec un judicieux instinct d’économie bien entendue, pensait que, puisqu’elle criait, il fallait que ce fût pour quelque chose, et lui donnait une taloche. Celle-ci s’empressait de riposter et poussait des hurlements retentissants.
— Hi, hi, hi, qu’est-ce que je vais devenir ? et elle s’accroupissait par terre dans un coin, balançant le corps, dans l’attitude même de ses lointaines aïeules pleurant au bord du fleuve babylonien, sur la destinée de Sion. Elle ne mettait fin à ses lamentations que lorsqu’elle avait été vengée par une main plus forte que la sienne. Il y avait dans la famille plusieurs de ces mains puissantes, mais celle d’Esther était encore le meilleur instrument de justes représailles. Si Esther était absente, la petite Sarah ne tardait pas à se taire, car elle se rendait compte de l’inutilité de ses larmes. Bien qu’elle sentît vivement l’injustice de son frère, elle renouait cependant avec lui des relations cordiales. Mais dès qu’elle entendait dans l’escalier le pas d’Esther, elle courait s’accroupir dans le coin et recommençait à se lamenter. Il lui fallait absolument une satisfaction. C’est qu’elle avait le sentiment abstrait de la justice et sentait que si le coupable demeurait impuni, c’en était fait de l’ordre de l’Univers.
Cette journée de congé fut troublée par un incident de ce genre qui surgit à l’heure du goûter. Il faut dire que les enfants étaient sans doute un peu énervés, du fait qu’il n’y avait pas eu de goûter. Esther devait économiser les ressources de la famille : un repas à sept heures tiendrait lieu à la fois de goûter et de souper.
Esther avait calmé Sarah en giflant Isaac, mais comme celui-ci avait beaucoup crié, l’avantage était douteux.
Esther remit dans la cheminée un peu de charbon, et chanta pour distraire les petits, tandis que le feu se ranimait et que leurs ombres se tordaient grotesquement sur les lits ; puis sur les murs de la mansarde, pour se terminer sur le plafond, ou leurs cous semblaient se disloquer.
Esther chantait d’habitude en mineur des airs mélancoliques. Ce genre de musique était celui qui s’harmonisait le mieux avec l’obscurité et la misère du logis. Il y avait une romance qu’elle avait apprise de sa mère et qui provenait d’une espèce de « mystère » basé lui-même sur une Midrash, c’est-à-dire une des légendes interminables que le peuple du Livre a brodées de siècle en siècle, amplifiant chaque détail avec toute l’exubérance de l’imagination orientale, et y déployant en outre toute l’ingéniosité d’une race fort douée pour la chicane et la controverse. Quand Joseph eut été vendu par ses frères au marchand madianite, le jeune homme s’évada de la caravane et erra, famélique et nu-pieds, jusqu’à ce qu’il parvînt à Bethléem, au tombeau de sa mère Rachel. Là, il se prosterna en sanglotant, et chanta tristement ce couplet en yiddish :
Alors s’exhale du tombeau la voix de la mère tant aimée. Rachel console son fils, et l’exhorte à prendre courage car son avenir, dit-elle, doit être tout de puissance et de gloire.
Esther ne pouvait chanter ce lied sans pleurer. Peut-être pensait-elle à sa propre mère défunte, et s’appliquait-elle à elle-même les paroles de Rachel. La mauvaise humeur d’Isaac ne résistait presque jamais à la douceur de ce chant et à sa cadence triste.
Alte Belcovitch avait enseigné à Esther une autre mélodie apportée de Pologne : « Ils arrachent aux jeunes filles leurs amoureux, hi, hi, di-déri-déri. »
L’air sur lequel cela se chantait participait de la mélancolie polonaise et de la tristesse hébraïque, et rappelait celui qu’a fait, Dieu sait qui, sur « Les vieux malheurs du temps passé et les batailles d’il y a longtemps. »
Ainsi dans tous ces chants et ces contes, retentissait une plainte tragique, cri de douleur d’une race pourchassée. Il y a d’ailleurs dans le monde bien peu de mélopées aussi plaintives que la récitation des Psaumes par les Fils-de-la-Loi dans l’après-midi du Sabbat, parmi l’ombre croissante de la tombée du jour. Souvent Esther allait écouter cela dans le vestibule de la synagogue, et elle demeurait comme fascinée, les yeux mouillés par une amère volupté. D’ailleurs, jusqu’au petit livre de contes, en yiddish, où Mosès Ansell, ce soir-là, lut des contes pour ses enfants après le dîner, ou plutôt le goûter-souper, à la lueur d’une chandelle, débutait sur un ton pathétique :
— Ces histoires ont été puisées dans la Gemorah et les Midrashim. Histoires admirables que nous avons traduites, en nous servant de l’alphabet hébreu, pour que chacun, petit ou grand, les puisse lire, et sache qu’il y a dans l’univers un Dieu qui loin d’oublier son peuple d’Israël, prépare pour lui des miracles et ne tardera pas à nous envoyer le vrai Rédempteur. Amen.
Les enfants avaient déjà entendu une profusion de récits relatifs à ce Messie. L’imagination orientale s’est ingéniée à le peindre, pour la consolation d’Israël souffrant et proscrit. Avant sa venue, il y aura d’abord un faux Messie, de la lignée de Joseph ; ensuite un Roi qui n’aura qu’une oreille, sourde pour le bien, très subtile pour le mal. Le roi portera une balafre en travers du front ; l’une de ses mains sera longue d’un pouce, et l’autre de trois lieues ; sans doute faut-il voir là un naïf symbole de la persécution.
Le petit livre en jargon contient, parmi ses histoires merveilleuses, des extraits du journal apocryphe d’Eldad-le-Danite, qui prétend avoir découvert les dix tribus perdues. Le livre d’Eldad, qui parut vers la fin du neuvième siècle et est devenu les Mille et Une Nuits des Juifs, s’était faufilé à travers les générations pour arriver jusqu’au taudis des Ansell, ainsi que bien d’autres légendes provenant du riche Folk-Lore médiéval, ce Folk-Lore que le Juif éternellement errant à tant aidé à répandre.
Parfois, Mosès lisait à ses auditeurs charmés, la description du ciel et de l’enfer par Immanuel, l’ami et le contemporain du Dante, parfois aussi une version, en yiddish, de Robinson Crusoé. Mais cette nuit-là, il choisit la description que fait Eldad de la tribu de Moïse, errant à travers un paradis terrestre.
Ce récit à peine terminé, Salomon réclama l’« Enfer ». Il aimait entendre décrire les châtiments réservés aux pécheurs. Cela donne de la saveur à la vie. Son père n’avait pas besoin de livre, cette fois, pour le renseigner. L’enfer n’avait pas de secrets pour Mosès. L’Ancien Testament ne fait pas la moindre allusion à la vie future, mais pas plus le Juif pauvre que le chrétien pauvre n’a pu vivre sans l’espoir d’un enfer. Lorsque le méchant s’engraisse et fait violence au juste affamé, peut-on admettre que l’un et l’autre reposeront dans la même poussière, le tout une fois joué ? Fi ! d’une pareille idée. Un des enfers décrits par Ansell était celui où le pécheur est condamné à recommencer indéfiniment les péchés qu’il a commis pendant sa vie terrestre.
— Ça doit être drôle, s’écria Salomon.
— C’est terrible, protesta le père.
Il répondait en yiddish, mais ses enfants parlaient en anglais.
— Naturellement, c’est terrible, dit Esther. Imagine-toi ce que tu deviendras, Salomon, s’il te fallait manger du caramel toute la journée.
— Ça vaudrait mieux que de ne rien manger de la journée, observa le gamin.
— Mais en manger toujours et toujours, pendant l’éternité ! fit Mosès. Songe qu’il n’y a pas de repos pour les damnés.
— Comment, même pas le jour du Sabbat ? demanda Esther.
— Oh, il va de soi qu’ils se reposent ce jour-là. Les flammes de l’enfer elles-mêmes s’arrêtent pour le Sabbat, comme le fleuve Sambatyon.
— Comment ? les damnés n’ont donc pas de Goyahs (servantes chrétiennes) pour allumer les feux le jour du Sabbat ? demanda Isaac.
Tout le monde éclata de rire.
— Le Sabbat est un jour de repos dans l’enfer, expliqua le père. Ainsi tu vois ce qui arrive quand tu termines le Sabbat avant le soir du samedi : tu forces de pauvres âmes à reprendre leurs tourments avant le temps.
Mosès ne perdait jamais une occasion de mettre en valeur les prescriptions de la Loi. Esther vit passer dans son imagination une quantité d’âmes jaunes et convulsées, revenant tristement vers le royaume des flammes.
La principale cause du respect que Salomon avait voué à son père provenait d’un récit fait par la grand’mère, et d’après lequel Mosès Ansell avait été conscrit en Russie et même avait été fort maltraité par son sergent. Mais Mosès ne se décidait jamais à parler de ses exploits militaires.
Salomon l’en pressait surtout quand son père montrait des velléités de lui faire étudier le Commentaire de Rashi. Justement ce soir-là, Mosès apporta un volume en hébreu, et dit :
— Viens, Salomon, assez d’histoires. Nous allons étudier un peu.
— C’est congé aujourd’hui, observa Salomon.
— Il n’y a jamais congé lorsqu’il s’agit d’apprendre la Sainte Loi.
— Passez-moi cette fois encore, Père ; jouons aux dames, voulez-vous ?
Mosès acquiesça en hochant la tête. Le jeu de dames était sa seule distraction et quand son fils, grâce à un troc pratiqué avec un camarade, était devenu possesseur d’un damier, il lui avait appris le jeu. Il jouait les dames polonaises, où les pions reculent ou avancent comme les rois aux échecs et où il y a des rois qui montent par la diagonale comme les évêques des échecs anglais. Salomon ne réussissait jamais à éviter les enjambées de ces gigantesques échassiers, dont il ne parvenait jamais à deviner où ils s’arrêteraient. Ce soir-là Mosès gagna toutes les parties. Cela le mit de bonne humeur et il consentit à raconter aux enfants une autre histoire. Elle avait pour sujet l’Empereur Nicolas, mais on la chercherait vainement dans les annales officielles de la Russie.
« Nicolas était un méchant monarque qui opprimait les Juifs, et leur rendait la vie dure et triste. Et un jour, il porta à la connaissance des Juifs, que s’ils ne lui versaient pas un million de roubles dans le délai d’un mois, ils seraient expulsés de leurs maisons. Alors les Juifs prièrent Dieu, l’implorant de les secourir en souvenir des mérites de leurs aïeux. Mais aucun secours ne vint. Ensuite ils essayèrent de corrompre les fonctionnaires de l’empereur. Mais les fonctionnaires empochèrent leur argent, et l’empereur n’en demandait pas moins son impôt. Enfin ils s’adressèrent aux Maîtres de la Kabbale, qui à force de méditer nuit et jour sur le Nom Divin et ses transmutations, ont acquis le pouvoir sur toutes choses et ils leur dirent : — « Ne pourriez-vous pas faire quelque chose en notre faveur ? »
« Les maîtres de la Kabbale tinrent conseil et, à minuit, ils évoquèrent les esprits d’Abraham, notre père, d’Isaac, de Jacob, et du prophète Elie : et ceux-ci pleurèrent en apprenant les malheurs de leurs descendants. Donc Abraham notre père, Isaac et Jacob, et le prophète Elie, prirent le lit où dormait l’empereur Nicolas, et le transportèrent dans un endroit désert. Et ils arrachèrent l’empereur Nicolas à son lit tout chaud, le fouettant si fort qu’il ne tarda guère à demander grâce. Alors ils lui dirent : — Veux-tu déchirer l’édit que tu as lancé contre les Juifs ? Et il répondit :
— Je le veux.
« Mais le matin suivant l’empereur Nicolas en se levant appela l’intendant de sa chambre à coucher et lui dit :
— Comment oses-tu permettre que mon lit soit emporté au milieu de la nuit dans une forêt ?
« Et l’intendant de la chambre à coucher pâlit, affirmant que les gardes de l’empereur étaient restés en faction toute la nuit devant la porte, et qu’il n’était pas possible que le lit eût passé par là. Et l’empereur Nicolas jugeant qu’il avait rêvé ne fit pas pendre l’intendant.
« Mais la nuit d’après, bon, voilà que le lit fut encore transporté dans cet endroit désert et qu’Abraham notre père, Isaac, Jacob et le prophète Elie recommencèrent à battre l’empereur jusqu’à ce qu’il eût de nouveau promis d’abolir la taxe. Si bien que le lendemain matin l’intendant de la chambre à coucher fut pendu et que le soir suivant, on doubla le nombre des sentinelles. Mais le lit s’envola une fois de plus vers l’endroit désert, et une fois de plus l’empereur Nicolas fut dûment fouetté.
« Cela suffit, l’empereur Nicolas annula l’édit et les Juifs se réjouirent, se prosternant aux pieds des Maîtres de la Kabbale.
— Mais pourquoi n’ont-ils pas profité de l’occasion pour délivrer les Juifs une fois pour toutes ? questionna Esther.
— La Kabbale est une grande force, mais il ne faut pas en abuser, prononça mystérieusement Mosès. On ne doit pas abuser du Nom Divin, et d’ailleurs, on en peut mourir.
— Est-ce que les Maîtres peuvent fabriquer des hommes ? demanda Esther avec angoisse, car elle venait de lire le Frankenstein de Mrs Shelley.
— Certes, répondit Mosès. Et il y a mieux. Il est écrit que le Rabbin Chanina et le Rabbin Osheya confectionnèrent un joli veau gras, certain vendredi, et s’en régalèrent le lendemain, jour du Sabbat.
— Oh, père, s’écria pathétiquement Salomon, pourquoi ne connaissez-vous pas la Kabbale ?
Il y avait un an déjà qu’Esther avait fait la connaissance de Dutch Debby : c’était une fille maigre, disgracieuse et gauche, qui occupait un cabinet au second étage, derrière le logement de MM. Simons et gagnait, avec son aiguille, sa propre subsistance et celle de son chien. Personne ne venait jamais la voir. On chuchotait que ses parents l’avaient chassée parce qu’elle leur avait présenté un enfant illégitime. Celui-ci avait eu la chance de trépasser, mais la mère avait continué à braver l’opinion : elle avait recueilli un chien, ce qui est tout à fait incorrect aux yeux des Juifs. Bobby, c’était le nom de l’animal, siégeait souvent sur le palier, en faction devant sa porte, et, comme il faisait très sombre dans les escaliers, Esther avait une terreur folle de marcher sur la queue du chien, ce qui eût provoqué sûrement une terrible vengeance. Un jour, dans son émoi, elle marcha en effet sur cette queue, et les dents de Bobby s’incrustèrent dans son mollet à travers ses bas. Esther poussa les hauts cris, et Dutch Debby la fit entrer chez elle pour la consoler.
Esther s’était souvent demandé quels redoutables mystères se passaient derrière cette porte sombre gardée par un chien, et Debby l’effrayait peut-être encore plus que Bobby. Mais le jour de la morsure fut l’aurore d’une amitié qui devait contribuer pour beaucoup à faire une femme de la petite fille, car il se trouva que Debby était une excellente personne qui parlait fort convenablement l’anglais, et possédait une liasse de vieilles livraisons illustrées plus précieuse pour Esther que les mines de Golconde. Debby rangeait cette liasse sous son lit, et c’était là une sage pratique, attendu que la superficie occupée par le lit représentait la majeure part de la superficie de la chambre. Durant les longues soirées d’été et les après-midi du dimanche, quand « ses enfants » n’avaient pas besoin d’elle et se trouvaient fort affairés à jouer à cache-cache ou à chat perché dans la rue, Esther se faufilait jusqu’au pauvre petit cabinet où gisaient tant de trésors. Là, auprès de la fenêtre, ouverte sur une cour noire, devant une perspective de toits aux tuiles décolorées, où des chats rôdaient et où sautillaient les moineaux, dans une atmosphère chargée des effluves de l’étable d’un laitier, Esther se plongeait dans la lecture de romans feuilletons romanesques et passionnés. Fréquemment elle en faisait la lecture à haute voix pour la mélancolique couturière, qui avait trouvé si peu d’analogie entre les réalités de son existence et les descriptions des feuilletonistes. Mais pendant de longues soirées d’été Debby et Esther ne s’en laissaient pas moins transporter en imagination dans un monde héroïque d’hommes courageux et de jolies femmes, un monde de linge fin, de soie pourpre, de champagne, d’amoureuse perfidie et de cigarettes, un monde où personne ne cousait, ne faisait la lessive, n’avait faim, ne portait des chaussures percées, un monde qui ignorait complètement le Judaïsme et l’incompatibilité qui doit exister entre le beurre et la viande. Non pas qu’Esther eût jamais cru qu’il fût possible qu’un tel monde existât en dehors des romans feuilletons. Cette question ne la préoccupait pas plus que celle de savoir si les héros de ces romans avaient jamais parlé l’hébreu qu’elle apprenait à lire et à traduire. Le chien Bobby assistait souvent à ces lectures mais il gardait pour lui ses impressions. Assis sur ses pattes de derrière, il se contentait de braquer sur Esther son museau délicieusement laid et fort inquisiteur. Car il ne se montrait pas jaloux de la nouvelle amie de sa maîtresse. Pour les profanes, c’était un vulgaire bâtard, un chien de rue. Mais Esther avait insensiblement appris à le regarder presque avec les mêmes yeux que Debby. Maintenant elle pouvait librement aller et venir dans les escaliers. Si elle avait marché sur la queue du chien, elle savait que celui-ci eût désormais pris cela pour une démonstration de camaraderie.
— Je dépensais auparavant un penny par semaine pour le London Journal, déclara Debby dès le début de ses relations avec Esther. Mais un jour je me suis aperçue que j’avais une détestable mémoire.
— Et alors ? demanda Esther étonnée par cette association d’idées.
— Ça m’a économisé des shillings et shillings, continua Debby. J’avais l’habitude de conserver tous les vieux numéros, à cause de toutes ces réponses de gens qui vous apprennent comment il faut s’y prendre pour soigner vos cheveux, vos ongles, et garder le teint frais, car leurs recettes me trottaient par la tête. Et voilà qu’une fois je relus par hasard une histoire dans un numéro qui ne datait que d’un an : elle m’intéressa exactement comme si je ne l’avais encore jamais lue. Alors je cessai d’acheter le journal et je recommence à lire toute ma collection de vieux numéros. Je les relis tous les deux ans depuis ce moment-là.
Debby s’interrompit pour tousser. Les longs monologues sont malsains pour les personnes qui passent leur vie courbées sur leur ouvrage d’aiguille dans de sombres petites chambres.
— Et chaque fois, la lecture me cause le même plaisir, reprit-elle. Et vous, est-ce que cela ne vous produirait pas le même effet.
— Non, répondit Esther avec un pénible sentiment de son infériorité. Moi, je me rappelle tout ce que j’ai lu.
— Ah, vous serez une femme bien remarquable, déclara Debby en lui caressant les cheveux.
— Vous croyez ? s’écria Esther toute illuminée de plaisir.
— Oui, d’ailleurs n’êtes-vous pas toujours la première de votre classe ?
— Qu’est-ce que cela signifie ? balbutia la fillette. Les autres filles sont si stupides. Elles ne pensent qu’à leurs chapeaux et à leurs rubans. Elles aimeraient mieux jouer au volant ou sauter à la corde, que de lire l’histoire des Quarante Voleurs. Ça ne les gêne pas de rester toute l’année dans la même classe, au lieu que moi, ça me rend folle de voir qu’on va si lentement. Je pourrais facilement apprendre en trois mois tout ce qu’on nous enseigne en douze. Je veux tout savoir, de façon à devenir plus tard institutrice dans notre école.
— Et vous croyez que votre institutrice sait tout ?
— Oh oui, il n’y a pas un mot qu’elle ne comprenne et elle n’ignore rien des pays étrangers.
— Et cela vous plairait d’être institutrice ?
— A condition que je devienne assez savante. Mais c’est que, voyez-vous, les institutrices de notre école sont par dessus le marché de vraies dames. Et elles s’habillent si magnifiquement. Figurez-vous, elles ont des boas de fourrure et des gants à six boutons. Je ne pourrai jamais acheter des choses pareilles. Même si je gagnais cinq shillings par semaine, il faudrait donner presque tout à mon père et aux enfants.
— Mais si vous êtes vraiment bonne, je suis persuadée que de grandes dames, comme celles de la famille Rothschild, vous achèteront de beaux vêtements. J’ai ouï dire qu’elles sont très généreuses pour les enfants appliqués.
— Non, les autres institutrices sauraient que je reçois des charités et elles me mépriseraient. J’ai entendu Miss Hyams se moquer d’une institutrice parce que celle-ci portait le même costume deux hivers de suite. En somme, je ne crois pas que je puisse devenir institutrice. Ce serait pourtant bon de pouvoir s’asseoir le dos au feu en hiver. Mais les élèves sauraient…
Esther s’arrêta et rougit :
— Que sauraient-elles donc ?
— Eh bien, elles sauraient qui est mon père, reprit Esther en baissant la voix. Elles le verraient vendant des choses dans le Lane, et alors elles ne m’obéiraient pas.
— Quelle idée. Je suis persuadée que la plupart des élèves ont des pères aussi… aussi pauvres. Voyez le père de Miss Hyams.
— Je veux bien vous croire. Et puis, j’y songe, Debby, si je gagnais cinq shillings par semaine, je pourrais acheter à mon père des vêtements neufs, n’est-ce pas ? Et alors il n’aurait plus besoin de colporter des citrons ou des bobines de fil.
— C’est cela, chère, vous serez institutrice, je vous le prédis. Et même qui sait ? Vous serez peut-être un jour directrice ?
Esther eut un petit rire charmé, qui finit dans un soupir.
— Comment, moi ? Je ferais ma tournée pour voir si toutes les institutrices sont bien à leur tâche ? Oh, je saurais bien surprendre leurs bavardages. Je connais leurs manières.
— Vous avez l’air de surveiller beaucoup vos surveillantes. Est-ce que vous les semoncerez pour leurs commérages ? demanda la Debby amusée.
— Non, protesta Esther redevenue très sérieuse. Il ne me déplaît pas du tout d’entendre bavarder ces demoiselles. Quand mon institutrice et Miss Davis, qui tient la classe d’à côté et puis quelques autres encore de ces demoiselles, se rassemblent j’apprends tant de choses en écoutant leur conversation.
— De sorte, fit Debby en riant, que leurs bavardages rentrent en somme dans l’enseignement.
— Oui, quoique ça ne soit pas dans le programme, répondit la fillette secouant gravement la tête. — Ces dames parlent surtout de jeunes gens. Avez-vous jamais eu un amoureux, Debby ?
— Ne me demandez… ne me demandez jamais cela, fit Debby qui se pencha sur son ouvrage.
— Pourquoi pas ? insista Esther. Quand je serai grande, si j’ai un amoureux j’en serai très fière. Oui, vous êtes là à détourner la tête, mais je suis sûre que vous en avez eu un : Etait-il joli comme Lord Eversmonde ou le Capitaine Andrew Sinclair ? Comment, vous pleurez, Debby ?
— Vous êtes une sotte, Esther, ne voyez-vous pas que c’est un moucheron qui m’est entré dans l’œil. Il m’a fait du mal, et ne s’est pas fait de bien non plus, le pauvret ?
— Laissez-moi regarder, Debby ; peut-être arriverai-je à le sauver.
— Non, ne vous inquiétez pas.
— Vous êtes cruelle, Debby, vous êtes aussi méchante que Salomon, qui arrache les ailes des mouches pour voir si elles pourront voler quand même.
— La mienne est morte à présent. Continuez donc La Rivale de Lady Anne. Voilà tout notre après-midi gâché en bavardage. Croyez-moi, Esther, n’allez pas vous mettre dans la tête des idées d’amoureux. Vous êtes trop jeune. Mais lisez. Je vous écoute.
— Où en étais-je ? Ah oui : « Lord Eversmonde pressa sur sa mâle poitrine la belle jeune femme, et couvrit de baisers ces lèvres si fraîches, qui lui répondirent avec une passion égale à la sienne. Elle finit pourtant par se ressaisir, et lui dit, les larmes aux yeux : — Oh, Sigismond, pourquoi vous obstinez-vous à venir ici, alors que le duc vous l’a défendu ! »…
— Ah, vous savez, Debby, mon père m’a dit l’autre jour de ne plus revenir ici.
— Oh, vous devez revenir, s’écria Debby toute émue. Je ne pourrais plus me passer de vous maintenant.
— Mon père assure que l’on dit que vous n’êtes pas une personne convenable, dit naïvement Esther.
Debby soupira tristement.
— Bien, murmura-t-elle.
— Mais j’ai répondu que les gens sont des menteurs, et que vous êtes une personne très bien.
— Oh, Esther, chère Esther, balbutia Debby, embrassant la petite tête sérieuse avec une passion qui surprit l’enfant.
— Je pense, reprit celle-ci, que si mon père a dit ça, c’est parce qu’il s’imagine que pendant qu’il est à la synagogue je néglige Sarah et Isaac, qui sont tout le temps à se disputer sur leur anniversaire dès qu’on les laisse seuls. Mais ils ne se donnent pas des taloches bien graves. Mais j’ai une idée. Si je faisais descendre Sarah avec moi ?
— Soit, mais ne craignez-vous pas qu’elle pleure, et qu’elle s’ennuie pendant que vous lirez, si elle n’a pas Isaac pour jouer avec elle ?
— Pas du tout, répondit Esther. Elle tiendra compagnie à Bobby.
Bobby prit la petite Sarah en amitié. Il ne fréquentait aucun de ses semblables. En pareil cas, un animal au cœur sensible se rabat sur les êtres humains. C’était tout à fait par hasard qu’il avait rencontré Debby elle-même. Ces deux isolés avaient aussitôt fraternisé. Avant cette rencontre, Dutch Debby était sujette à des tentations fâcheuses. Une fois elle s’était privée pendant près de trois mois, pour mettre de côté neuf pence par semaine, et acheter un huitième de billet de loterie à Sugarman, le marieur, qui avait daigné en cette occasion, se souvenir de son existence. La fortune n’était pas venue. Durant les mois qui s’écoulèrent jusqu’à l’hiver suivant, Debby vit Esther de moins en moins, car la fillette craignait que sa grande amie ne se crût obligée de lui offrir de partager ses repas. Et puis les enfants de plus en plus exigeaient des soins. Debby était arrivée à savoir bien des choses sur les compagnes d’école et sur l’institutrice d’Esther, mais celle-ci était peu communicative en ce qui concernait sa famille.
Un soir d’été, Esther, qui venait de passer sous la coupe de Miss Miriam Hyams, entra chez Dutch Debby avec une mine sérieuse et prononça :
— Oh ! Debby, Miss Hyams n’est pas une héroïne.
— Vraiment ? fit Debby en riant. Jusqu’à présent, vous ne tarissiez pas d’éloges sur son compte.
— Oui, elle est très jolie, et ses chapeaux sont élégants ; mais ce n’est pas une héroïne.
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Vous savez quel beau temps il a fait tous ces jours-ci ?
— Oui.
— Eh bien, ce matin, au beau milieu de la leçon d’histoire sainte, elle nous a dit : — Quel dommage, mes enfants, de rester enfermés ici par un temps pareil. (Vous savez qu’elle nous parle toujours très gentiment.) — Il y a des écoles, a-t-elle continué, où, en été, on a congé une demi-journée, le mercredi. N’est-ce pas que ce serait charmant si nous en avions autant, pour aller nous promener au soleil dans Victoria-Park ?
— Oh oui, Mademoiselle, ce serait bien gentil, avons-nous crié en chœur.
Alors elle a dit :
— Eh bien, pourquoi ne demanderiez-vous pas à la directrice congé pour cet après-midi ? Vous êtes la plus haute classe de l’école. Je suis persuadée que si vous faisiez cette demande, l’école entière aurait congé. Qui veut prendre la parole au nom de toutes ?
Alors toutes les filles dirent que ce devait être moi, parce que je suis la première de la classe et que j’aspire tous les h. Alors quand la Directrice entra dans notre classe je me levai, je lui fis la révérence, et lui demandai si elle ne voudrait pas nous donner congé cet après-midi en raison du beau soleil. Alors voilà la directrice, qui met ses lunettes, et qui fait une mine si noire, qu’il nous sembla qu’il n’y avait plus du tout de soleil dans la classe. — Comment, s’écria-t-elle, avec toutes les vacances que vous avez eues déjà ! Un mois au nouvel an, quinze jours à Pâques, et tous les jours fériés. Je suis surprise, mesdemoiselles, que vous soyez assez dissipées et paresseuses pour en demander davantage. Prenez donc exemple sur votre institutrice. Regardez Miss Hyams. (Nous regardâmes Miss Hyams, qui avait l’air de chercher quelque chose dans son pupitre.) Voyez comme elle travaille, elle ne se plaint jamais, elle ne demande jamais de congé !
Nous regardâmes de nouveau Miss Hyams, mais elle n’avait pas encore l’air d’avoir trouvé le papier qu’elle cherchait. Il y eut un silence horrible, on aurait entendu tomber une épingle. Pas la moindre toux, pas le moindre froissement d’étoffe. Alors, la Directrice se tourna vers moi, et elle dit :
— Et vous, Esther Ansell, dont j’ai eu toujours une si haute opinion, je m’étonne que vous soyez l’interprète d’une requête aussi déplacée. Je me souviendrai de cela, Esther Ansell.
Là-dessus elle s’en alla longue et raide comme une perche, en claquant la porte avec colère.
— Et qu’est-ce que Miss Hyams a dit ensuite ? demanda Debby profondément intéressée.
— Elle a dit : « Sélina Green, qu’est-ce que fit Moïse quand les enfants d’Israël se plaignirent à lui de manquer d’eau ? »
Elle avait tout simplement repris la leçon d’histoire sainte comme s’il n’était rien arrivé.
— A votre place, j’aurais dit à la Directrice quelle était la personne qui m’avait poussée à parler, s’écria Debby indignée.
— Oh non, protesta Esther. Ç’aurait été vil. Il y a là une question de délicatesse. Je regrette tout de même que nous n’ayons pas eu congé. Il aurait fait si bon dehors, dans le Parc.
Victoria-Park, pour les habitants du Ghetto c’est le Parc par excellence. Situé à deux milles environ, assez loin pour que la promenade paraisse une excursion, c’est, pour les Juifs des quartiers pauvres de Londres, une bénédiction perpétuelle. En de rares après-midi dominicaux, la famille Ansell, moins la grand’mère, faisait en bande le voyage du parc, Mosès portant sur son épaule Isaac et Sarah, chacun à leur tour. Esther aimait le Parc en toutes saisons, mais surtout en été, quand le grand lac était limpide, et sillonné de bateaux, que les oiseaux chantaient dans le feuillage des arbres et que les jardiniers avaient disposé les merveilleuses mosaïques, les lobélias et les calcéolaires. Elle s’étendait sur l’épais gazon, et contemplait avec un mystique ravissement la voûte bleue du ciel. Elle en oubliait le livre qu’elle avait apporté. Pendant ce temps les autres enfants se pourchassaient avec une joie qui tenait du délire.
Un samedi après-midi de l’automne dernier où Mosès ne devait pas accompagner ses enfants, Esther avait décidé Dutch Debby à se joindre à eux, à rompre pour quelques heures avec ses habitudes casanières. Une ineffable mélancolie émanait du paysage mourant. Les feuilles roussies jonchaient les allées, et les arbres balançaient sous la brise des branches pareilles à des bras décharnés. Le brouillard de novembre montait des pelouses humides et voilait de ses vapeurs le bleu du ciel. Le soleil semblait un bateau rouge, démâté, flottant parmi des vagues de pourpre et d’or, et des flocons de nuages embrasés. Sur le miroir tranquille du petit lac se reflétaient les branches des arbres. Un cygne solitaire lissait ses plumes, allongeait le cou, et décrivait de nonchalantes courbes sur l’eau fangeuse. Tout à coup on entendit un bruit de rames, et les eaux paresseuses furent ridées par le passage d’un bateau, où un héroïque jeune homme promenait une non moins héroïque jeune femme.
Dutch Debby fondit en larmes et rentra vite chez elle. Depuis lors elle ne s’occupa plus que de Bobby, d’Esther et du London Journal, et ne recommença jamais à économiser neuf shillings.
Quelques jours avant la fête du Pourim, Sugarman, le marieur, portant son fils Néhémiah sous le bras, vint un soir rendre visite à Mme Hyams, la mère de l’institutrice d’Esther. Le jeune Néhémiah avait les mollets nus, des souliers et des chaussettes rouges : son père le portait toujours de façon à étaler cette élégance. Quant à Sugarman lui-même, il avait mis toutes voiles dehors, et le foulard bleu qu’il portait d’habitude sortait à demi de la poche de sa jaquette au lieu d’être comme les jours de fête ou de sabbat, attaché en ceinture autour de sa taille.
— Bonjour, mâme, dit-il gaiement.
— Bonjour, Sugarman, répondit Mme Hyams.
C’était une petite vieille de soixante ans, l’air usé, et les cheveux tout blancs. Si elle avait été meilleure observatrice des coutumes juives, une perruque noire eût jusqu’à son dernier jour empêché qu’on ne constatât ce dernier trait. Mais sa fille Miriam avait proscrit la perruque. Mme Hyams, personne pacifique et craintive, s’était soumise en silence à cette interdiction qui blessait pourtant ses sentiments les plus intimes. Le vieil Hyams, son mari, bien que moins faible, n’était pas assez ferme pour imposer sa volonté à sa famille. Et il se taisait, lui aussi.
— Peut-êt’ bien, mâme, que vous êtes étonnée que j’aie fait toilette pour venir vous voir, dit Sugarman, mais le fait est, mâme, que je m’ai habillé pour rendre visite à une dame. Je me suis arrêté ici en passant.
— Voulez-vous vous asseoir ? dit Mme Hyams. Dressée par sa fille, elle parlait anglais, mais péniblement et lentement.
— Non, merci. Mais je vais asseoir Néhémiah, si vous le permettez… Là, reste tranquille, Néhémiah, ou gare à toi. J’suis venu vous emprunter votre tire-bouchon, mâme.
— Avec plaisir, dit Mme Hyams.
— Merci. Mon Ebenezer, mon garçon, est Bar-Mitzvah au Sabbat de la semaine prochaine, et je suis entré vous le dire. Vous viendrez, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, répondit Mme Hyams, avec hésitation. Elle n’était pas certaine que Miriam considérât Sugarman comme digne d’être inscrit sur la liste de visites de la famille.
— Ne dites pas cela. On boira treize bouteilles de limonade. Je compte sur vous, sur M. Hyams, et sur toute la famille.
— Merci. J’en parlerai à mon mari et aux enfants.
— Ça va. Néhémiah, ne danse pas sur la chaise de la dame… Avez-vous appris, mâme Hyams, la chance de mâme Jonas ?
— Non.
— Elle a gagné onze livres à la loterie.
— C’est beau, dit Mme Hyams, animée.
— Si vous voulez, je puis vous céder un demi-billet pour deux livres.
— Je n’ai pas d’argent.
— Eh bien, pour trente shillings. C’est ce qu’il me coûte.
— Si je pouvais, mais c’est impossible.
— Alors, prenez un huitième de billet pour neuf shillings.
Mme Hyams refusa encore en secouant la tête.
— Comment va votre fils Daniel ? continua Sugarman.
— Assez bien, merci. Et votre femme ?
— Grâces à Dieu.
— Et votre Bessie ?
— Grâces à Dieu. Votre Daniel est-il ici ?
— Oui.
— Grâces à Dieu. Puis-je le voir ?
— Si c’est pour le billet de loterie, il vous dira la même chose que moi.
— Ça n’est pas pour ça, fit Sugarman. Mais je voudrais l’inviter.
— Daniel ! appela Mme Hyams.
Il vint, du fond de la cour, les manches de sa chemise retroussées, de la mousse de savon séchant sur ses bras. C’était un beau garçon, aux cheveux blonds, et de figure agréable, plus jeune que Miriam de dix-huit mois. Son menton disait la volonté, ses yeux la douceur.
— Bonjour, monsieur, dit Sugarman. Mon Ebenezer est Bar-Mitzvah, le jour du Sabbat de la semaine prochaine. Me ferez-vous l’honneur de passer chez moi avec votre mère et votre père après la Synagogue ?
Daniel rougit subitement. Il avait une forte envie de répondre : Non. Mais il se contint et put s’excuser en périphrases polies. Sa mère avait remarqué sa rougeur, si visible sur son teint de blond.
— Faut pas dire ça, s’écria Sugarman ; on videra treize bouteilles de limonade, à preuve que j’ai emprunté à votre mère son tire-bouchon.
— J’enverrai avec plaisir à Ebenezer un petit souvenir. Mais je ne pourrai pas aller chez vous. Excusez-moi.
Et il tourna les talons.
Mais Sugarman tint à lui montrer qu’il ne lui en voulait pas.
— Bon, dit-il, si vous envoyez un cadeau, ce sera la même chose que si vous veniez.
— A la bonne heure, fit Daniel avec une cordialité contrainte.
Sugarman mit Néhémiah sur son bras, mais il s’attarda sur le seuil. Il ne savait comment aborder le sujet qui lui tenait à cœur. Soudain l’inspiration lui vint.
— Savez-vous que j’ai assigné Morris Berlinski ?
— Non, fit Daniel, et pourquoi ?
— Il me doit trente shillings. Je lui ai trouvé une très jolie fiancée. Mais à présent qu’il est marié, il dit que ça ne valait qu’un souverain. Il m’offre le souverain, mais je n’en veux pas. Et pourtant c’était un pauvre diable, à qui son mariage a fait gagner dix livres sterling, qu’il a touchées d’une Société de Dotation.
— Est-ce que pour dix shillings vous voudriez jeter le scandale sur la communauté ? Ce sera dans tous les journaux, qui transformeront votre qualificatif de shadchan (marieur), en shatcan (marmite fêlée), en shodkin (parent ferré des quatre pieds), en shatkin (parent fêlé), en chodcan (pied de marmite), en shotgun (vieux fusil), et en Dieu sait quoi encore.
— Oui, mais il s’agit de trente shillings et non de dix.
— Vous dites qu’il vous a offert une guinée.
— D’accord. Il m’a offert deux demi-souverains. J’ai pris sa guinée mais en guise de simple acompte.
— Vous deviez le traduire devant le Beth-Din, s’écria violemment Daniel, ou soumettre l’affaire à l’arbitrage d’un Juif. Vous allez faire des Juifs la risée de tout le monde. Il est vrai que tous les mariages du monde sont une question d’argent, ajouta-t-il amèrement, seulement c’est la mode parmi les reporters des tribunaux de prétendre que cette coutume est limitée aux Juifs.
— Eh bien, j’ai consulté Reb Shemuel. Je pensais qu’il était tout indiqué pour cet arbitrage.
— Pourquoi ?
— Hé, n’a-t-il pas été shadchan lui aussi ? Auprès de qui eussé-je pu croire que je trouverais de la sympathie ?
— Je comprends, fit Daniel, avec un sourire. Et apparemment vous n’en avez pas trouvé chez lui ?
— Non, gronda Sugarman, rendu furieux par l’évocation de ce souvenir. Il m’a déclaré que nous n’étions pas en Pologne.
— C’est la vérité.
— Oui, mais je lui ai fait une réponse qui ne lui a pas fait plaisir. Je lui ai dit : « Sous prétexte que nous ne sommes pas en Pologne, faut-il ne rien garder de notre religion ? »
De l’indignation, Sugarman passa à l’insinuation.
— Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous procure une femme, Monsieur Hyams ? J’ai en vue plusieurs jeunes filles tout à fait bien. Voyons, ne me regardez pas avec cette colère. Quelle commission me donnerez-vous si je vous trouve une jeune fille d’une centaine de guinées ?
— Allez-vous en ! tonna Daniel.
Sugarman s’en alla la tête basse. L’amour étant aveugle, il n’y a rien de surprenant à ce que les marieurs soient myopes. La plupart des gens non intéressés savaient que Daniel aimait Bessie Sugarman. Et c’était vrai. Daniel aimait Bessie, et Bessie aimait Daniel. Seulement, Bessie n’en parlait point, parce qu’elle était femme et lui ne l’avouait point, parce qu’il était homme. Les Hyams étaient une famille où l’on ne faisait pas de bruit. Chacun y portait sa croix dans un perpétuel silence. Miriam, la moins réticente pourtant, ne donnait pas l’impression d’une jeune fille qui ne pouvait trouver d’épouseur. Elle vivait trop haut, voilà tout, pensait-on. Daniel était fier d’elle, de sa position, de son savoir et il avait confiance qu’elle se marierait aussi bien qu’elle s’habillait. Il se sentait les reins assez solides pour faire vivre la maisonnée, et ne s’attendait point que sa sœur contribuât à celle-ci, ce qu’elle faisait cependant dans une certaine mesure. Mais c’était lui, en somme, qui soutenait le père et la mère Hyams presque infirmes. Durant les années mauvaises, mais dignement et courageusement traversées, Hyams avait été vitrier ambulant. Mais quand la situation de Miriam commença de s’améliorer, le métier paternel lui parut un déshonneur public jeté sur la famille. Ce fut en partie à cause d’elle que Daniel finit par entretenir ses parents dans l’oisiveté, et s’interdit à lui-même de fréquenter Bessie. Car un employé dans un magasin de nouveautés gagnant quarante-cinq shillings par semaine ne peut entreprendre de faire vivre deux ménages.
Bessie était trop gentille pour rester longtemps sans trouver un parti. Il y eut donc une certaine nuit où Daniel ne dormit point. Nos voisins les Français appellent cela une nuit blanche : ce fut plutôt une nuit obscurcie de larmes. Quand le matin reparut, Daniel avait pris la résolution de renoncer à Bessie. Il espérait avoir ainsi conquis la paix. Elle ne vint pas tout de suite, mais il ne doutait pas qu’elle fût en route, car une fois déjà il avait soutenu contre soi-même une lutte toute pareille, et reçu cette récompense.
Cela s’était passé alors qu’il avait dix-huit ans, et qu’il s’était éveillé à la lumière de la libre-pensée, en se considérant comme une victime du Moloch du Sabbat, auquel les pères sacrifient leurs enfants. Le propriétaire de la maison de nouveautés était Juif et, en conséquence, fermait le samedi. Sans cette obligation intempestive de sanctifier le samedi alors qu’il lui fallait encore chômer le dimanche, Daniel sentait que cent carrières plus élevées eussent pu s’ouvrir devant lui. Plus tard, quand il eut rencontré Bessie il n’en revint certes pas à l’étroit formalisme de son père, mais son impiété l’abandonna ; il découvrit que ce Sabbat abhorré sanctifiait sa vie, en la sacrifiant à un idéal impersonnel : moyennant quoi, une fois par semaine on se sentait pénétré par la grâce. Ses sentiments intimes, Daniel eut été fort embarrassé de les exprimer, il n’essaya jamais de le faire, et ce fut un malheur, car une fois, jadis, au temps de la ferveur de sa réaction contre le judaïsme il avait au contraire épanché son âme avec un grand fracas… Le vieux Mendel Hyams, son père, et Bînah, sa mère, désespérés, s’étaient tus, les sourcils froncés, se contentant d’opposer une résistance muette à un monde plus fort que leur volonté. Si Daniel leur avait dit plus tard qu’il revenait sur ses paroles, qu’il était heureux même de la ruine que la foi de ses pères avait fait de ses espérances, peut-être les deux vieillards eussent-ils changé d’attitude. Mais Daniel resta muet.
— Vous irez chez Sugarman, mère, disait-il, vous et le père. Ne faites pas attention si je n’y vais pas. J’ai un autre engagement pour ce jour-là.
C’était bien des paroles à la fois pour un homme si taciturne.
— Il lui déplairait qu’on le vît avec nous, pensa Bînah Hyams.
Mais elle se tut.
— Il ne m’a jamais pardonné de l’avoir mis dans les nouveautés, pensa Mendel Hyams, quand son fils lui tint le même langage qu’à la mère.
Mais il se tut.
Il ne jugea pas à propos de discuter là-dessus avec sa femme. Le couple aurait partagé plus volontiers ses joies que ses chagrins. Mais ils étaient mariés depuis quarante ans, et il n’y avait jamais eu entre eux un seul moment d’intimité morale. Leurs épousailles avaient été une question de contrat. Il y avait quarante ans, en Pologne, Mendel Hyams, en s’éveillant un matin, avait trouvé sur l’oreiller voisin du sien un visage qu’il n’avait encore jamais vu. Pas même le jour de la noce on ne lui avait permis de jeter un coup d’œil sur la figure de sa fiancée. Ainsi le voulait, à cette époque, la coutume locale. Bînah avait eu quatre enfants, dont les deux aînés étaient morts à présent ; mais le mariage n’avait pas engendré l’affection. C’est souvent l’inverse que produisent de pareilles unions. Bînah était une ménagère exemplaire, et Mendel Hyams l’avait fidèlement fait vivre de son travail, aussi longtemps que les enfants le lui avaient permis, mais l’amour n’avait jamais existé dans la maison. Ils ne se parlaient guère l’un à l’autre. Bînah faisait le ménage, fort mal secondée par une petite servante, qu’on avait prise surtout pour le qu’en dira-t-on. Mendel, contraint à l’oisiveté, s’était rabattu sur la religion. A soixante ans, quand on est silencieux depuis quarante ans, il y a grande chance pour que le silence ne soit pas rempli de ce côté-ci de la tombe. Mendel quant à lui n’avait plus qu’une ambition au monde : mourir à Jérusalem. Rien n’égalait la profondeur de son culte pour la Ville du Temple. Tous les instincts de l’Hébreu errant et de l’homme accablé par la vie, se combinaient pour lui faire concevoir une Sion environnée de toute la splendeur que peignent les rêves des poètes sacrés, éclatante sous la voûte des arcs-en-ciel mystiques faits des larmes amères des croyants. Hyams avait aussi cette crainte que s’il était enseveli ailleurs, son corps aurait à accomplir sous la terre et sous la mer toute la distance séparant son tombeau de la vallée de Josaphat quand la trompette sonnerait pour la Résurrection.
Chaque année, à la table pascale, il exprimait son vœu : « L’an prochain, à Jérusalem ! »
Et Miriam, dans le fond de son cœur, répétait le souhait. Elle sentait qu’elle l’eût mieux aimé de loin.
Bînah Hyams n’avait plus, elle aussi, qu’un espoir au monde : mourir.
Sam Lévine revint, comme il l’avait promis, pour le bal du Pourim. Léah et lui allèrent chercher Hannah dans un cab, car il y avait trop de boue sur les pavés pour qu’une femme y risquât ses souliers de bal. Et tous trois en voiture pour ce trajet de trois cents mètres se rendirent au Club.
Le Club, c’était le Palais du Peuple du Ghetto, mais qu’il ne contînt pas les couches profondes de la population juive était suffisamment prouvé par le fait que les habitués y parlaient anglais. Même les couches inférieures y étaient de formation secondaire, n’étant composées que d’enfants d’immigrés, tandis que la couche supérieure confinait à la basse classe moyenne et dépassait presque, par conséquent, les frontières du Ghetto. C’était un endroit charmant, où les jeunes gens et les jeunes filles se rencontraient sur le pied d’égalité, payant la même cotisation. Pour les filles de Juda, ce club était une bénédiction, et il empêchait certainement leurs frères de tourner mal. La salle de bal en était agréable à voir avec sa décoration de fleurs d’hiver et de plantes vertes. La plupart des danseurs étaient en habit noir ou en robe décolletée suivant le sexe, et il eût été impossible de distinguer ce bal d’une soirée vraiment mondaine dans un quartier à la mode, n’eût été l’éclat tout spécial dont y brillaient la jeunesse et la beauté.
Où aurait-on pu rencontrer pareille abondance de brunes superbes, où trouver de si belles blondes ? Et non pas des blondes lymphatiques, mais des blondes orientales, aux regards à peine moins éclatants que ceux de leurs rivales aux cheveux noirs. Les jeunes gens avaient des moustaches soigneusement retroussées, des boucles d’un noir huileux comme celles du Taureau Assyrien, des nez faits comme le chiffre six et des boutons fort brillants sur leurs plastrons de chemise. Comment ils avaient pu se les payer sur leurs maigres salaires, c’est là l’un des nombreux miracles de l’histoire d’Israël. Car au point de vue social, et même généralement au point de vue financier, ils vivaient à l’exact niveau de l’artisan chrétien. Ces jeunes gens en habit apparaissaient ainsi comme le résumé vivant de l’un des aspects de l’histoire d’Israël. Non pas qu’ils fussent cependant à leurs égards des exemplaires améliorés de leur race ; aux mœurs primitives et à la piété des Juifs immigrés, ils avaient substitué un vernis de culture banale et un certain laisser-aller dans l’observance des rites. N’importe, c’était une joyeuse assemblée, presque une réunion familiale, non pas seulement parce que la plupart des danseurs se connaissaient, mais aussi parce que « tous les Israélites sont frères et sœurs ». On dansait avec beaucoup de légèreté et sans fracas ; les quadrilles s’exécutaient avec symétrie, chacun des intéressés sachant bien son rôle ; les valses évoluaient avec une grâce rythmique. Quand l’air joué était populaire, on l’accompagnait de la voix. Après le souper, les pieds étaient plus légers, les conversations et les rires plus bruyants, mais sans jamais excéder les bornes du décorum, malgré les efforts de quelques Juifs hollandais qui essayaient d’introduire les méthodes plus gymnastiques en faveur dans leurs clubs où le kanguroo est le maître de danse : mais le sentiment général était contre eux. Hannah dansait peu ; elle faisait volontairement tapisserie. Elle était radieuse dans sa robe de tussor et il émanait de la svelte et jolie fille une atmosphère de raffinement qui attirait les élégants du Club. Mais elle se contenta d’accorder les danses obligatoires : un quadrille à Sam, et une valse à Daniel Hyams, qui avait été amené par sa sœur bien qu’il n’eût pas d’habit noir pour tenir son rang à côté des draperies flottantes de Miriam. Hannah reçut de la jolie Bessie Sugarman, que le pauvre Daniel faisait vainement mine de ne pas remarquer, un regard plutôt hostile.
— Est-ce que votre sœur est fiancée ? demanda Hannah à Daniel, pour dire quelque chose.
— Vous le sauriez, si elle l’était, répondit Daniel.
Et il parut si troublé, qu’elle se reprocha sa question inconsidérée.
— Comme elle danse bien ! se hâta-t-elle de déclarer.
— Pas mieux que vous, fit-il avec galanterie.
— Je vois que vous tenez comptoir de compliments comme de nouveautés. Retirons-nous de là, ajouta-t-elle comme ils arrivaient à un coin encombré.
— Oui, mais je ne retire pas mes compliments, dit-il en riant. Miriam m’a trop bien stylé.
— Votre sœur me fait penser à Miriam dansant sur la mer Rouge, observa-t-elle en pouffant de l’incongruité de son idée.
Est-ce que cette Miriam-là ne jouait pas du « timbrel » ? demanda-t-elle. J’avoue que je ne sais pas du tout ce que ce timbrel pouvait être.
— Sans doute une sorte de tambourin. Et puis elle chantait parce que les enfants d’Israël étaient sauvés.
Tous deux rirent de bon cœur, mais, la valse terminée, chacun reprit sa mine mélancolique. Vers l’heure du souper, au milieu d’un quadrille, Sam, remarquant soudain la solitude de Hannah, lui amena un jeune homme grand, bronzé, comme il faut, en frac, balbutia une présentation, et retourna vite auprès de l’exigeante Léah.
— Pardonnez-moi, je ne danse pas ce soir, répondit froidement Hannah à l’étranger qui lui avait formulé une invitation.
— Je n’en suis qu’à demi fâché, dit-il avec un franc sourire. Je vous faisais cette demande parce qu’il le fallait. Mais je ne me sens pas à ma place au milieu de jeunes gens si à la mode.
Il y avait dans sa voix et dans ses manières quelque chose qui sortait de l’ordinaire, et qui impressionna agréablement Hannah, malgré elle. Sa physionomie s’éclaira un peu.
— N’êtes-vous pas venu à un des bals précédents ? demanda-t-elle.
— Oh, oui, il y a six ou sept ans, mais tout a bien changé depuis. On a reconstruit le club, n’est-ce pas ? Bien peu d’entre nous venaient ici en habit, avant l’époque de mon voyage au Cap. Je ne suis de retour que depuis quelques jours. On m’a donné un billet, et j’ai voulu tâcher de revivre un instant le bon vieux temps.
Un auditeur malveillant eût discerné une nuance de condescendance dans la dernière phrase. Hannah la discerna, car le jeune homme, en annonçant qu’il revenait du Cap, avait refoulé la naissante sympathie qu’elle éprouvait pour lui. Elle redevint glaciale. Elle le connaissait bien, « le jeune homme qui revient du Cap », type encore plus désagréable, et du même genre, que le jeune juif en habit noir. Il a gagné de l’argent dans l’Afrique du Sud — honnêtement ou non, personne ne se soucie de le savoir. Il en a gagné, voilà tout. Parfois la justice confisque cet argent, prétendant que le jeune homme s’est procuré des diamants par des voies illégales, mais alors ce n’est plus le jeune homme qui revient du Cap, parce qu’il n’est pas riche. D’ailleurs, pour parler en toute justice, ces fortunes rapides ont moins pour origine la malhonnêteté que les occasions offertes à d’audacieuses énergies par des régions encore inexploitées. C’est aussi que l’homme n’ayant plus souci dans ces régions éloignées de sauver les apparences, y consent aux plus rudes besognes, et aux plus basses, y peine si longtemps et si durement, qu’avec un semblable courage il aurait probablement gagné autant d’argent en Angleterre. Quoi qu’il en soit il l’a gagné, et, alors, bien muni, il retourne en Europe, vers un foyer, vers la beauté, reprenant ses préjugés sur lesquels il jette en outre plusieurs couches d’arrogance.
De jolies juives ornées de leurs plus beaux atours, l’attendent au port, métaphoriquement parlant, pour souhaiter la bienvenue à l’aventurier, sachant que c’est sur l’une d’entre elles qu’il fixera son choix. Il y a plusieurs catégories de ces jeunes gens « retour du Cap », catégories différenciées chacune par le chiffre de leurs gains. Mais que le jeune homme en question se marie dans le milieu d’où lui-même est sorti ou dans celui auquel sa fortune maintenant lui donne droit d’accès, il demeure toujours fidèle à la tradition sectaire de sa race et cela moins pour des motifs religieux, que par instinct héréditaire. Ainsi que les jeunes gens juifs ordinaires en habit noir qu’on voyait à ce bal, il considère les jeunes chrétiennes comme froides de cœur et dépourvues de tempérament. Il professe que les petites Juives, au contraire, possèdent cette chaleur et ce chic qui, parmi les Chrétiens, n’est l’apanage que de certaines actrices ou artistes de music-hall, probablement elles-mêmes d’origine juive. En matière de théâtre, le jeune homme retour du Cap, s’exprime sur le ton d’une autorité indiscutable. Peut-être aussi, au fond de sa répulsion pour les chrétiennes, y a-t-il, sans qu’il s’en rende bien compte, la raison que celles-ci ne savent pas frire le poisson. Elles peuvent être délicieuses pour le flirt à tous ses degrés, mais elles n’ont pas été élevées de façon à le rendre continuellement heureux.
Telles étaient les idées que Hannah s’était faites du jeune homme qui revient du Cap. Le spécimen qu’elle avait devant les yeux était évidemment destiné à faire prime sur le marché. Il était incontestablement bien fait, avec une tête intelligente et une jolie moustache. Ce n’était qu’en le regardant bien, et encore, à travers cette idée préconçue qu’il revenait des champs d’or, que l’on arrivait à lui trouver un air d’arrogance et de dédain. Hannah détourna la tête et contempla les évolutions d’un quadrille des Lanciers, qui semblait l’intéresser vivement.
— Il y a ici de jolies personnes, observa le jeune homme sur un ton admiratif.
Evidemment il ne songeait pas à s’éloigner.
Hannah en éprouva beaucoup d’ennui.
— Vous trouvez ? fit-elle sèchement.
— Je me garderais bien d’établir des distinctions, dit-il avec un léger sourire.
— Pourtant, dit-elle tout haut, vous ne pouvez pas les épouser toutes.
— Pourquoi en épouserais-je même une ? fit-il sur un ton badin, où il y avait cependant de l’étonnement.
— N’êtes-vous pas revenu en Angleterre pour vous marier ? C’est ainsi que font la plupart des jeunes gens, quand ils ne prennent pas en Afrique, une femme d’importation.
Il éclata de rire et tâcha de découvrir ce qu’il pouvait y avoir à son adresse dans les yeux de la jeune fille. Mais celle-ci regardait ailleurs, obstinément. Ils étaient assis le dos contre le mur. Ne la voyant que de profil, il ne put que remarquer son gracieux port de tête, et la chaude carnation de son cou, jaillissant du corsage clair. Le tintement sonore de son rire se mêlait à la musique sautillante de la cinquième figure des Lanciers.
— Eh bien, je crains fort d’être une exception, dit-il enfin.
— Sans doute, avez-vous trop mauvaise opinion d’autrui ? ne put-elle s’empêcher de dire.
— Oh ! quelle idée !
— Et puis, vous êtes peut-être déjà marié ?
— Non, répondit-il sérieusement, je ne suis pas marié. Vous non plus, n’est-ce pas ?
— Moi ?
Et après une pause elle répondit :
— Mais si, je suis mariée.
L’idée de poser pour la femme mariée qu’elle était théoriquement s’imposa irrésistiblement à elle. La forme exacte de la bague qu’elle portait était cachée par son gant, et cela lui permettait de prolonger la plaisanterie.
— Ah, fit-il simplement. Je n’ai pas bien saisi votre nom.
— Ni moi le vôtre, répliqua-t-elle évasivement.
— David Brandon.
— Joli nom, dit-elle en se tournant vers lui avec un sourire.
La possibilité de se moquer de son voisin avait fait perdre à la jeune fille toute sa froideur.
— Quel malheur, dit-elle, que j’aie perdu toute chance de porter un aussi joli nom.
C’était la première fois qu’elle lui souriait. Il fut charmé des courbes légères de sa bouche et des étincelles qui se montraient dans les noires profondeurs de ses yeux.
— C’est pour moi que c’est surtout un malheur, riposta-t-il.
— Naturellement, dit-elle, avec un petit hochement de tête. A présent vous ne courez aucun risque à parler ainsi.
— Je l’aurais dit quand même.
— Il est facile de caresser un serpent lorsqu’il n’a plus ses crocs.
— Quelle extraordinaire comparaison ! Mais où donc sont passés tous les danseurs ? La soirée n’est pas finie, j’espère ?
— Quel intérêt pourriez-vous avoir à rester puisque vous ne dansez pas ?
— C’est précisément parce que je ne danse pas. A moins que vous m’accordiez une valse ?
— Après quoi vous vous retirerez, n’est-ce pas ? fit-elle avec une moue.
— Décidément vous êtes trop subtile pour moi. A force de vivre avec les Boers, un garçon devient maladroit en fait de compliments.
— Maladroit en effet, déclara-t-elle en se redressant avec un grand sérieux. Je trouve que vous êtes beaucoup plus complimenteur qu’il ne convient lorsqu’on parle à une femme mariée.
— Oh, c’est sans penser à mal, fit-il avec confusion.
— Je le comprends bien ainsi, répliqua-t-elle.
Le pauvre garçon était devenu si rouge et si confus que Hannah commença d’éprouver pour lui quelque sympathie, malgré sa joie d’avoir réussi à humilier à ce point un jeune homme retour du Cap.
— Allons, je vais vous dire adieu, reprit-il, assez tristement. Je pense que je ne puis pas vous demander d’accepter mon bras pour le souper. Je suppose que votre mari réclamera ce privilège.
— Je le suppose aussi, répondit-elle, rieuse de nouveau, mais les maris n’apprécient pas toujours leurs droits à leur juste valeur.
— Je serais ravi que le vôtre fût dans ce cas pour l’instant, s’écria-t-il.
— Je vous remercie des bons souhaits que vous formez pour mon bonheur domestique, dit-elle sévèrement.
— Oh pourquoi prenez-vous en mauvaise part tout ce que je dis ? Je vous fais donc l’effet d’un terrible innocent, qui met à chaque instant les pieds dans le plat ? Enfin, j’espère pouvoir vous rencontrer de nouveau.
— Le monde n’est pas si grand, fit-elle.
— Je voudrais bien connaître votre mari, déclara-t-il d’un ton brusque.
— Pourquoi ? demanda-t-elle ingénument.
— Parce que je pourrais lui faire visite, répliqua-t-il.
— Mais vous le connaissez déjà, dit Hannah.
— Je le connais ? Qui est-ce ? Non, je ne crois pas le connaître.
— C’est pourtant lui qui vous a présenté à moi.
— Sam, s’écria David, stupéfait.
— Oui.
— Mais…
Il était partagé entre l’incrédulité et la surprise. Il n’avait sûrement pas fait à Sam le crédit d’assez de sagesse pour choisir une femme comme celle-ci, ou pour mériter d’en être distingué.
— Que signifie « mais » ? demanda Hannah avec une charmante naïveté.
— Il m’a dit que… du moins il me semble qu’il m’a dit… qu’il m’a présenté Miss Salomon comme étant sa fiancée.
Salomon était le nom du premier mari de Malka, et par suite le nom de famille de Léah.
— C’est tout ce qu’il y a de plus vrai, dit Hannah. Elle était sa fiancée, avant qu’il m’eût épousée, expliqua-t-elle, comme si elle avait raconté la chose la plus naturelle du monde.
— Je vous demande pardon si je semble douter de ce que vous me dites. Mais je crois positivement que vous vous moquez de moi.
— Et qu’est-ce qui vous fait penser de la sorte ?
— C’est que Salomon ne m’a pas dit qu’il était marié, et qu’en le voyant danser tout le temps avec Miss Salomon…
— Probablement il estime lui devoir quelques attentions, en guise de compensation, dit-elle d’un air détaché. Je ne serais même pas du tout surprise qu’il l’accompagnât pour souper, au lieu de venir me chercher.
— Le voilà qui joue des coudes vers le buffet, et il a en effet miss Salomon au bras.
— Vous parlez d’elle comme si c’était ses phylactères, fit Hannah. Ce serait en tout cas grand dommage de les déranger. Donc de votre côté, si vous voulez, vous pouvez m’avoir au bras, comme vous dites.
La figure du jeune homme s’illumina d’un plaisir d’autant plus vif qu’il était inattendu.
— Je suis trop heureux, dit-il, d’avoir au bras de tels phylactères. Si je les portais toujours j’en deviendrais plus pieux.
— Ne l’êtes-vous donc point ? dit-elle, comme ils arrivaient au buffet, où Hannah reconnut Bessie Sugarman accompagnée de Daniel Hyams.
— Non, je suis une brebis noire, dit David. Et quant aux phylactères j’ai presque oublié comment on les met.
— C’est très mal, prononça-t-elle avec une inflexion telle, qu’il lui fut impossible de démêler ce qu’elle pensait réellement.
— Bah, tout le monde en est au même point, assura-t-il gaiement. La vieille piété s’en va. Nous voici arrivés à la fête du Pourim, eh bien, y en a-t-il beaucoup d’entre nous qui soient allés entendre lire la… comment appelez-vous cela ?… la Megillah ? Il y a ici ce soir un rabbin tête nue. Et puis y en a-t-il beaucoup qui soient allés se laver les mains avant le souper ou qui diront les grâces ? Voilà ce que je serais curieux d’apprendre. Et même, regardez si l’on se soucie de savoir si les aliments servis sont kosher et s’il n’y a pas là des sandwichs au jambon. Seigneur, que mon vieux père — que Dieu ait son âme, — eût été épouvanté par une réunion de ce genre.
— Oui, il est étrange de voir combien de Juifs rougissent de leur synagogue, dit Hannah pensive. Mon père, à moi, s’il était ici, remettrait son chapeau après le souper, et il dirait les grâces quand même son exemple ne devrait être suivi de personne parmi les assistants.
— Et je l’en admire fort, déclara sérieusement David, tout en avouant que je ne l’imiterais pas. C’est un homme de la vieille école, n’est-ce pas ?
— C’est le Reb Shemuel, prononça Hannah avec orgueil.
— Oh vraiment ? s’écria-t-il non sans étonnement. Je le connais bien. Il me donnait sa bénédiction lorsque j’étais gamin et cela lui coûtait un sou chaque fois. Ah ! le brave homme !
— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, dit Hannah, rougissant de plaisir.
— Est-ce qu’il y a toujours une quantité d’immigrants pour venir lui soumettre des cas de conscience ?
— Certes, leur piété n’a pas changé.
— Ils sont pauvres, observa-t-il. Ce sont toujours les plus pauvres en biens de ce monde qui sont les plus riches en religion.
— Eh bien, n’est-ce pas une compensation ? répliqua-t-elle. Mais si j’en crois les idées de mon père, c’est surtout parce que préoccupations matérielles et préoccupations religieuses vont ensemble.
— Je pense qu’on vient trouver votre père beaucoup plus pour dissiper les premières que les secondes.
— Mon père est très bon, répondit-elle simplement.
Ils avaient à ce moment réussi à se procurer quelque chose à manger, et pendant quelques minutes le dialogue changea d’objet.
— Savez-vous une chose ? reprit-il durant le repas. Je sens que je n’aurais pas dû vous avouer mon peu de foi.
— Pourquoi donc ?
— Eh, parce que vous êtes la fille de Reb Shemuel.
— C’est précisément à cause de cela que j’aime à entendre les gens dire le fond de leur pensée. A part cela, ne vous imaginez pas que je suis aussi pieuse que mon père.
— Je ne me l’imagine pas. Ah, pas du tout, dit-il en riant. Je sais qu’il y a une vieille et bienheureuse loi sacrée en vertu de laquelle les femmes n’ont pas autant de chance que les hommes de se distinguer en matière de ritualisme. Je me souviens vaguement d’avoir dit une prière pour remercier Dieu de ne pas avoir fait de moi une femme.
— Il doit y avoir longtemps de cela, remarqua-t-elle malicieusement.
— Oui, c’était quand j’étais gamin… Est-ce que vous ne faites pas la prière inverse ? demanda-t-il.
— Oui, je remercie Dieu de m’avoir faite selon sa volonté.
— Vous n’en semblez pourtant pas autrement satisfaite, insinua-t-il, ayant remarqué une certaine nuance dans le ton qu’elle avait employé.
— Comment une femme pourrait-elle être satisfaite, dit-elle en le regardant en face. On ne la conseille pas sur son avenir. Elle n’a qu’à fermer les yeux, ouvrir la bouche et accepter ce qu’il plaît à Dieu de lui envoyer.
— Eh bien, fermez les yeux, dit-il.
Et, avançant la main, il lui donna une friandise, ce qui ramena la conversation sur un sujet moins grave.
— Vous vous conduisez très mal, déclara Hannah. Si mon mari vous avait vu !
— La belle affaire. Je ne sais comment cela se fait, mais je ne puis pas arriver à me figurer que vous êtes mariée.
— Est-ce que je joue mon rôle si mal que cela ?
— Est-ce un rôle ? fit-il anxieux.
Elle hocha la tête. Sa physionomie à lui redevint sérieuse et Hannah ne put éviter de remarquer ce changement.
— Non, dit-elle, c’est la stricte réalité, et je n’en suis pas plus fière.
Cela semblait une confession hardie et facile à comprendre. Sam avait été le camarade d’école de David, et celui-ci n’avait jamais eu une haute opinion du caractère de son mari.
— Vous n’êtes pas heureuse ? demanda-t-il doucement après un instant de silence.
— Pas en mariage.
— Sam est une brute, s’écria-t-il indigné. Il mériterait qu’on lui frottât les oreilles, pour s’afficher ainsi avec cette grosse fille en rouge.
— Oh, ne dites pas du mal de cette jeune fille, c’est ma meilleure amie, fit Hannah en contenant son trouble, qui n’était pas seulement causé par l’envie de rire.
— C’est toujours comme ça, déclara solennellement David. Mais comment avez-vous pu l’épouser ?
— Par accident, répondit-elle avec indifférence.
— Par accident ? répéta-t-il les yeux écarquillés.
— Oh, la chose n’a pas d’importance, reprit-elle en concentrant son attention sur la cuillerée de glace à la vanille qu’elle portait à sa bouche. Nous divorçons demain… Voyons, prenez garde ! Un peu plus vous cassiez cette assiette.
David resta bouche bée.
— Vous allez divorcer demain ?
— Oui, qu’y a-t-il donc là de singulier ?
Il considéra longuement sa physionomie impassible, puis s’écria :
— Ah, maintenant, je suis sûr que vous vous êtes moquée de moi tout le temps.
— Mon cher Monsieur Brandon, pourquoi vous obstinez-vous à me taxer de mensonge ?
Il fut contraint de s’excuser de nouveau et devint un modèle si accompli de perplexité et d’embarras, que la gravité de Hannah ne put y tenir. Elle partit d’un long éclat de rire qui domina un instant le bruit des assiettes et le murmure des conversations.
— J’ai pitié de vous, et je vais vous éclaircir le mystère, dit-elle enfin. Mais promettez-moi que vous garderez pour vous ma confidence. Il n’y a que notre petit cercle d’amis qui soit au courant, et je ne tiens pas à être la risée du quartier.
— Certes, je vous le promets ! dit-il ardemment.
Elle tint encore un peu sa curiosité en suspens, pour s’amuser un instant de plus, mais elle finit par le mettre au courant, jouissant de sa stupéfaction.
— Quelle étrange religion que celle dont les lois demeurent toujours lettre morte pour quatre-vingt-dix-huit pour cent du peuple qui la professe, dit David Brandon. Je suppose que nous sommes maintenant trop anglicisés pour nous rappeler que nous avons nos propres lois matrimoniales, comme les Ecossais. Enfin, je suis bien content, et je vous félicite.
— De quoi ?
— De n’être pas réellement mariée à Sam.
— Eh bien, vous êtes aimable pour votre ami ! Et je puis vous dire que je ne m’en félicite pas du tout, moi.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-il désappointé.
Elle hocha la tête en silence.
— Dites pourquoi ? insista-t-il.
— Eh bien, pour vous dire la vérité, ce mariage forcé était la seule chance que j’avais d’épouser un homme qui ne fût pas dévot. Ne faites pas cette mine ébahie. Je n’ai pas été choquée de votre impiété, vous ne devez pas l’être de la mienne. Vous pouvez sans doute concevoir que j’ai vu tant de religion dans la demeure paternelle que j’aimerais assez changer d’atmosphère.
— Ha, ha, ha ! vous voilà comme nous tous, vous avez le courage d’en convenir.
— Du courage, non. Ma carrière, Dieu merci, n’a rien à voir avec les pratiques religieuses. Mon père sûrement est un saint, mais il absorbe aveuglément tout ce qu’il y a dans ses livres, de même qu’il prend de confiance tout ce que ma mère et moi nous lui mettons dans son assiette, et pourtant…
Elle allait parler des dispositions sceptiques de son frère Lévi, mais elle s’arrêta à temps. Elle n’avait pas le droit de révéler les secrets de l’âme d’autrui et se demandait même comment elle avait pu si vite confesser la sienne.
— Croyez-vous que votre père vous interdirait d’épouser un homme de votre choix si cet homme n’était pas pieux ?
— J’en suis certaine.
— Mais ce serait de la cruauté.
— Il ne s’en rendrait pas compte. Il serait persuadé qu’il sauverait mon âme. Ne l’oubliez point, il est incapable de supposer qu’un être humain assez heureux pour avoir reçu l’enseignement de la Loi puisse pouvoir abandonner un joug si digne d’être aimé. C’est le meilleur père qui soit au monde, mais dès qu’il s’agit de religion, le meilleur des cœurs devient dur comme pierre. Vous ne pouvez le connaître aussi bien que je le connais. Et d’autre part, je ne voudrais pas moi-même faire un mariage dont la position de mon père pourrait souffrir. Si mon ménage n’était pas Kosher, que diraient les gens ?
— Et que feriez-vous si vous étiez libre ?
— Je n’en sais rien. C’est une supposition si invraisemblable que de me voir libre ! Pourtant il me semble qu’il y aurait alors du changement. Je suis si fatiguée de cet éternel cérémonial, de ces assiettes et de ces plats qu’il faut laver selon les rites minutieux. Je sais que tout cela est pour notre bien, mais j’en suis tout de même si lasse !
— Oh je ne vois pas beaucoup de difficulté à manger kosher quand on le peut ; je trouve que cela n’est pas bien pénible et que cela a une certaine raison d’être. Certes, il serait absurde d’exiger d’un homme qu’il s’abstienne de manger en voyage sous le prétexte que les animaux dont on lui sert une tranche ont été assommés, et non égorgés. Et puis, ne savons-nous pas du reste que les gens les plus fidèles à des observances de ce genre, ne se privent pas pour cela de commettre des escroqueries, de mettre le feu à leur maison pour toucher l’assurance, enfin de se livrer à toutes sortes d’abominations ? Je ne me ferais pas chrétien pour tout l’or du monde, mais j’aimerais à voir introduire dans notre religion un peu plus de sens commun ; cela devient de plus en plus nécessaire. Si jamais je me mariais, je voudrais que ce fût avec une personne qui n’eût conservé du Judaïsme que les parties vraiment supérieures, et cela non par indifférence, mais par conviction.
David s’arrêta soudain, surpris de ses propres sentiments qu’il se découvrait pour la première fois. Ces idées avaient vaguement flotté jusqu’alors dans son cerveau, mais, de bonne foi, il ne pouvait se vanter d’avoir jamais réfléchi le moins du monde aux parties « vraiment supérieures » du Judaïsme, ou même à n’importe quelles idées d’ordre religieux, sauf en ce qui concernait la question de race, quand il pensait à sa compagne future. Est-ce qu’il allait se laisser gagner par la gravité de Hannah ?
— Enfin, vous ne voulez épouser qu’une Juive ? dit-elle.
— Naturellement, s’écria-t-il étonné.
Puis regardant cette jolie figure si réfléchie, il se rappela soudain tout à coup que Hannah était déjà mariée, et cela lui fut pénible. Il y eut une minute de silence durant laquelle chacun d’eux poursuivit le cours de ses idées. Enfin David reprit la conversation comme si elle n’eût pas été interrompue.
— Et vous, épouseriez-vous un Juif ?
Elle haussa les épaules et leva les sourcils, d’un geste qui n’avait pas sa grâce habituelle.
— Non, répondit-elle, si je n’avais à écouter que moi.
— Ah, ne parlez pas ainsi, s’écria-t-il inquiet. Je ne crois pas que ces mariages mixtes soient heureux. Et puis, songez au scandale.
Elle haussa de nouveau les épaules d’un air agressif.
— Je ne suppose pas que je me marie jamais. En tous cas je n’épouserais pas un homme qui déplairait à mon père, de sorte qu’un chrétien ou un Juif au-dessus des préjugés, c’est tout un pour moi — le fruit défendu.
David ne comprit pas bien les dernières paroles ; il y réfléchissait, quand Sam, qui passait avec Léah, cligna de l’œil en le regardant, d’une manière malicieuse, sinon distinguée.
— Je vois que vous vous entendez bien tous deux, observa-t-il.
— Mon Dieu, s’écria Hannah en rougissant, tout le monde a quitté le buffet, et nous sommes encore là. Quelle idée d’avoir entamé dans un bal une discussion sérieuse.
— Etait-elle sérieuse ? fit David, — eh bien moi, jamais de ma vie une conversation ne m’a autant intéressé.
— C’est le souper, qui vous a amusé, répliqua Hannah.
— Peut-être l’un et l’autre. Mais en tout cas, c’est bien votre faute si nous ne nous sommes pas livrés à des occupations mieux appropriées à l’endroit.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous n’avez pas voulu danser.
— Et vous, y teniez-vous ?
— Assez.
— Je ne m’en doutais point.
— Le souper m’a donné du courage.
— Eh bien, si vous y tenez… je veux dire, si vous voulez vraiment valser…
— Mettez-moi à l’épreuve. Seulement ne vous étonnez pas si je m’en acquitte plutôt mal. Vous comprenez que je ne dansais guère au Cap.
Le Cap ! Hannah entendit ces mots et ne reprit pas cependant la mine glaciale du commencement de la soirée. Elle posa légèrement sa main sur l’épaule de David, qui lui entoura la taille de son bras et ils s’abandonnèrent à la douce et voluptueuse perfidie d’une valse lente.
C’était un froid et blafard après-midi de Dimanche, et les Ansell le passaient comme d’ordinaire. La petite Sarah était chez Mme Simons, Rachel était au Victoria Park avec une bande de ses compagnes de classe. Sur le lit, couverte de l’un des vieux vêtements de son fils, car il n’y avait pas de feu dans la cheminée, — sommeillait la grand’mère, son livre d’oraisons à la main. Esther, après avoir appris ses leçons, lisait à Dutch Debby un petit livre à couverture brune, car elle n’était pas capable de relire indéfiniment le London Journal. Salomon sans avoir, lui, appris ses leçons, jouait aux barres dans la rue, et Isaac avait été autorisé à faire nombre parmi les joueurs, parce qu’il avait promis de partager avec son frère le fameux lit de ses rêves. Mosès Ansell était à la synagogue allemande, où il écoutait un Hesped (oraison funèbre) prononcé par le Reb Shemuel sur une des lumières du Ghetto, laquelle venait de s’éteindre prématurément. Le défunt n’était autre que le pauvre Maggid, poitrinaire, parti soudain pour un endroit moins fashionable que Bournemouth.
— Il est tombé, non pas sous le poids de l’âge, ni parce qu’il aspirait au repos après une grande lassitude de la terre, s’écriait Reb Shemuel. Mais Celui qui tient les clefs de la vie et de la mort lui a dit : « Tu as accompli ta part de la tâche humaine, ce n’est pas à toi de compléter celle-ci. Ton cœur s’était voué à moi, viens recevoir de moi ta récompense. »
Et toute la foule qui larmoyait dans la salle tendue de noir commença de gémir tout haut et des milliers d’ouvriers accompagnèrent le corps jusqu’au tombeau, faisant à pied tout le chemin jusqu’au grand cimetière de Bow.
Un enfant d’une douzaine d’années, mince et brun, vêtu proprement d’un costume noir, avec un brillant col blanc à la mode d’Eton, gravissait à ce moment les noirs escaliers du No 1 de Royal Street, escaliers qui ne lui semblaient, ni familiers, ni agréables. A la porte de Dutch Debby, il fut retardé par une brève altercation avec le chien Bobby. Sans frapper, il ouvrit toute grande la porte du logis des Ansell et retira en entrant son chapeau, par une habitude prise ailleurs qu’au Ghetto. Puis il resta immobile, irrésolu, avec une mine de désappointement.
La pièce paraissait vide.
— Qu’est-ce que tu veux, Esther ? marmotta la grand’mère réveillée en sursaut.
L’enfant jeta sur le lit un regard étonné. Il n’avait pas compris un mot de ce qu’avait dit la vieille femme. Il y avait quatre ans qu’il avait entendu parler yiddish et il avait oublié jusqu’à l’existence de ce jargon. Et puis la chambre était glaciale et pauvre, indiciblement pauvre.
— Oh, comment vous portez-vous, grand’mère ? dit-il allant vers le lit et embrassant la vieille femme par acquit de conscience. Il n’y a personne ?
— Ne serais-tu pas Benjamin ? questionna-t-elle avec surprise et un doute sur sa face sombre et ridée.
Il conjectura ce qu’elle lui avait demandé et fit un signe affirmatif.
— Mais comme on t’a richement habillé ! Hélas, je suppose qu’en retour on t’a enlevé ton Judaïsme. Voilà quatre ans, n’est-ce pas, que tu vis avec des Anglais. Malheur, malheur, si ton père avait épousé une femme pieuse, elle serait encore de ce monde, et tu aurais continué à vivre au milieu de nous, au lieu d’être exilé parmi des étrangers qui nourrissent ton corps et affament ton âme. Si ton père m’avait laissée en Pologne, je serais morte heureuse, mes vieux yeux n’eussent jamais contemplé pareille désolation. Tiens, défais ton gilet. Laisse-moi voir si du moins tu portes les « quatre-pointes ».
Benjamin ne comprit que fort peu de mots de ce discours débité avec la volubilité habituelle aux gens dont les pensées roulent constamment sur le même petit nombre de sujets. Depuis quatre ans il avait lu et relu des quantités de livres en anglais, il n’avait écrit que l’anglais, il n’avait entendu parler autour de lui qu’anglais. Bien plus, il avait même, dès le début, délibérément écarté de sa pensée le jargon yiddish, comme quelque chose de dégradant et de vil. En ce moment, bien qu’il reconnût quelques inflexions qui lui avaient été familières autrefois, nulle d’elles ne lui rappelait une image précise.
— Où est Esther ? demanda-t-il.
— Esther ? grogna la grand’mère, comme sautant sur ce nom. Esther est chez Dutch Debby. Elle y est toujours. Dutch Debby prétend l’aimer comme sa fille. Et sais-tu pourquoi ? parce qu’elle désire devenir sa mère. Elle veut épouser mon Moïse. Mais nous ne sommes pas pour elle. Cette fois nous épouserons une femme de mon choix à moi. Et pas une personne comme Dutch Debby, qui est aussi au courant du Judaïsme que la vache du Dimanche ; ni une personne comme Mrs Simons, qui dorlote notre petite Sarah parce qu’elle s’imagine que mon Moïse sera pour elle. Non, c’est la veuve Finkelstein que nous allons épouser. Une vraie Juive, celle-là. Elle ferme boutique juste quand commence le Sabbat, elle ne travaille pas ce jour-là, comme on le voit faire à tant d’autres, et elle va à la synagogue même le vendredi soir. Vois comme elle a élevé son Avroomkely, qui pouvait réciter toute une partie dans la Loi et les Prophètes alors qu’il n’avait pas encore six ans. D’ailleurs, elle a de l’argent et regarde avec complaisance mon Moïse.
Le gamin, voyant que la conversation était impossible, murmura quelque chose d’inarticulé et redescendit l’escalier pour chercher des traces des membres intelligibles de sa famille. Par bonheur, Bobby, se rappelant leur précédente altercation, et résolu à avoir le dernier mot barra la route à Benjamin avec une telle obstination, qu’Esther sortit pour le calmer. Elle tomba dans les bras de son frère avec joie, lâchant son livre, qui tomba juste sur le nez de Bobby.
— Oh, Benjamin, est-ce vraiment toi ?
— Oh que je suis contente ! si contente ! Je savais bien que tu viendrais un jour ou l’autre. Allons, Bobby, Bobby, vilain chien, c’est Benjamin mon frère ! Debby, je monte, Benjamin est revenu. Il est revenu !
— C’est bien, Esther, cria Debby, faites que je le voie bientôt. Envoyez-moi Bobby, si vous sortez.
La phrase s’acheva dans une quinte de toux.
Esther poussa violemment Bobby dans la chambre et fit monter Benjamin, tantôt le tirant, tantôt le poussant. La grand’mère s’était rendormie, et ronflait paisiblement.
— Parlons maintenant, Benjamin, dit Esther, puisque grand’mère dort.
— Parfait, Esther. Je n’ai pas envie de la réveiller, je t’assure. J’étais ici il y a un instant, et je n’ai pu comprendre un mot de son jargon.
— Je sais, elle perd ses dents, la pauvre femme.
— Non, ce n’est pas cela, elle parle cet abominable yiddish. J’étais persuadé qu’elle avait eu le temps d’apprendre l’anglais. J’espère que toi tu ne parles pas le jargon, Esther.
— Il faut que je te parle, Benjamin, vois-tu : le père et la grand’mère ne parlent jamais autrement à la maison, et ils ne connaissent que quelques mots d’anglais. Mais je ne permets pas que les enfants l’emploient, sauf pour causer avec le père et la grand’mère. Il faut entendre la petite Sarah parler anglais : c’est si joli. Il n’y a qu’en pleurant qu’elle dit : — « Malheur à moi » — en yiddish. Je l’ai giflée pour cela, mais elle n’en criait que plus fort son « Malheur à moi ». Oh, comme tu es joli, Benjamin, avec ton col blanc. Tu ressembles au petit Lord Launceston dans les images d’un de nos livres de classe. Il faudra te montrer comme cela aux filles. Qu’est-ce que dira Salomon quand il te verra, lui qui use toujours ses culottes aux genoux.
— Mais il n’y a donc personne ? Et pourquoi n’y a-t-il pas de feu ? demanda impatiemment Benjamin. Il fait horriblement froid ici.
— Le père compte avoir aujourd’hui des bons de pain, de charbon et de viande.
— Voilà un joli accueil, murmura-t-il.
— Je suis désolée, Benjamin. Si j’avais su que tu viendrais, j’aurais emprunté du charbon à M. Belcovitch. Mais bats un peu la semelle si tu as froid. Non, devant la porte. Ici tu réveillerais grand’mère. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit que tu viendrais ?
— Je ne savais pas. Le vieux Quat’-z-yeux, — c’est un de nos professeurs — allait à Londres aujourd’hui, et il a demandé un élève pour lui porter des paquets. Alors, comme je suis le meilleur élève de ma classe, il m’a permis de l’accompagner. Et puis il m’a laissé le temps d’aller vous voir. Il faut que je le retrouve à la Station de London Bridge à sept heures… Tu n’es pas très changée, Esther.
— Vraiment — fit-elle avec un petit sourire triste. Je n’ai pas grandi ?
— Pas comme il aurait fallu pour quatre ans. Pendant un instant je me suis imaginé que je n’avais jamais été absent. Comme les années passent. Bientôt je serai Bar-Mitzvah.
— Oui, et maintenant que je te revois, j’ai tant de choses à te dire que je ne sais pas par où commencer. Chaque fois que le père allait te voir, je ne pouvais tirer de lui que bien peu de nouvelles de toi, et quant à tes lettres, elles ont été rares.
— Une lettre coûte un penny, Esther. Où prendrais-je des pence ?
— Je sais, cher. Je sais que tu n’aimes pas écrire. Mais à présent raconte-moi tout. Est-ce que nous te manquions beaucoup ?
— Non, il ne me semble pas.
— Ho, pas du tout ? s’écria Esther désappointée.
— Pardon, reprit-il plus doucement. Tu me manquais, toi, Esther. Mais j’ai tant à faire, j’ai à penser à tant de choses. C’est une vie si nouvelle.
— Et tu es heureux, Benjamin ?
— Oh oui, tout à fait. Pense. Des repas réguliers avec des oranges et des confitures. Et puis des distractions à chaque instant. Un lit tout entier à soi. Un bon feu. Une habitation avec un escalier grandiose et un hall. Un champ pour jouer à la balle et au reste…
— Un champ, s’écria Esther. Alors, c’est comme si vous alliez à Greenwich tous les jours ?
— Oh, c’est mieux qu’à Greenwich, où l’on ne vous mène, vous autres filles, qu’un pauvre jour par an.
— Mieux qu’au Cristal-Palace, où on mène les enfants ?
— Mais le Cristal-Palace est tout près. Dans la belle saison, nous voyons les feux d’artifice tous les jeudis soirs.
Esther écarquilla les yeux.
— Et tu y as été au Cristal-Palace ?
— Des tas de fois.
— Te rappelles-tu le temps où tu n’y étais jamais allé ? demanda-t-elle mélancolique.
— Un garçon ne saurait oublier ces choses-là, gronda-t-il. Je désirais tant voir le Cristal-Palace ! J’en avais entendu dire tant de merveilles par les camarades qu’on y avait menés. Mais, le jour de l’excursion, pour les enfants de notre Ecole, mon costume de Sabbat était au mont de Piété, n’est-ce pas ?
— Oui, fit Esther dont les yeux se troublaient. J’ai été bien triste pour toi, cher. Tu ne voulais pas sortir dans tes vêtements de tous les jours pour que vos camarades ne pussent savoir que tu n’avais rien de mieux à te mettre. Tu avais bien raison, Benjamin.
— Je me souviens que, pour me dédommager, mère m’offrit une grande distraction, poursuivit Benjamin avec une grimace comique. Elle m’emmena Square Zacharie et me laissa jouer là pendant qu’elle frottait le plancher chez Malka. Je me rappelle que Milly me donna un penny, et que Léah me permit de prendre deux petites cuillerées d’une glace qu’elle était occupée à manger. Il faisait très chaud et je n’oublierai jamais cette glace. Mais quand je pense que nos parents avaient engagé mon seul vêtement décent !
Et complaisamment il lissait de la main sa jaquette si propre.
— Mais rappelle-toi, observa Esther, que mère, avec l’argent qu’elle avait gagné chez Malka a dégagé ton costume dès le lendemain matin, avant l’école.
— Soit, mais à quoi bon, le lendemain ? J’ai mis tout de même mon beau costume pour aller en classe, et j’ai dit au maître que j’avais été malade la veille ; il fallait faire accroire aux camarades que je disais vrai. Malheureusement il n’était plus temps pour moi d’aller au Cristal-Palace.
— Pardon, l’occasion s’est retrouvée. Ne te souviens-tu pas, Benjamin, de cette grande dame qui mourut subitement la semaine d’après ?
— Oh oui, c’était chic, s’écria Benjamin, excité tout à coup. Nous sommes allés au cimetière dans des omnibus de louage. C’était loin dans la campagne. On avait emmené les six meilleurs élèves de chaque classe. J’étais assis à côté du cocher et je pensais aux vieux mail-coaches de jadis, et je regardais s’il n’y aurait pas des brigands. Au cimetière, on nous fait mettre en haie. Le soleil brillait, l’herbe était toute verte, et il y avait de si belles fleurs sur la bière qui passa devant nous, avec des messieurs qui suivaient en pleurant. Et puis, au retour, nous avons eu de la limonade et des biscuits. Oh, c’était superbe. Je suis allé plus tard à deux autres enterrements, mais ce n’était pas aussi amusant. Oui, le costume m’a servi, après tout, pour une sortie à la campagne.
Benjamin ne se rappelait évidemment pas les obsèques de sa mère. Esther se les rappela et se hâta de changer de thème.
— Allons, parle-moi encore de ton collège.
— Eh bien, c’est comme si on allait tous les jours à de beaux enterrements. Il y a de la campagne tout autour de nous, avec des arbres, des fleurs et des oiseaux. Figure-toi que j’ai aidé à la fenaison l’automne dernier.
— C’est comme dans les livres, murmura la fillette, en soupirant.
— A propos de livres, nous en avons des mille et des cent, toute une bibliothèque. Dickens, Mayne Reid, George Eliot, le capitaine Marryat, Thackeray… Et je les ai tous lus.
— Oh, Benjamin, s’écria-t-elle en joignant les mains, avec autant d’admiration pour une pareille bibliothèque que pour son frère. Que je voudrais être à ta place !
— Hé, tu le pourrais facilement.
— Comment cela ? fit-elle anxieuse.
— Nous avons une section pour les filles. Tu es orpheline comme je suis orphelin. Demande au père de poser ta candidature.
— Impossible, Benjamin. — Et elle devint toute triste. Que deviendraient Salomon, et Ikey, et la petite Sarah ?
— N’ont-ils pas le père et la grand’mère ?
— Bête, le père ne peut pas faire la lessive et la cuisine. Quant à grand’mère, elle est trop vieille.
— Voilà ce que j’appelle une honte, déclara-t-il. Pourquoi père ne gagne-t-il pas assez pour donner à blanchir au dehors ? Il n’a jamais pu mettre un penny de côté.
— Ce n’est pas sa faute, Benjamin. Il fait tout ce qu’il peut. Je suis sûre qu’il se chagrine souvent d’être trop pauvre pour pouvoir se payer le tramway afin d’aller te voir tous les jours permis. La dernière fois, il a été obligé de vendre une boîte à ouvrage que j’avais eue. Mais il parle souvent de toi.
— Oh, je ne me plains pas de ce qu’il ne vient pas. Je lui pardonne parce que, tu sais, Esther, il n’est pas très présentable.
— Tout le monde sait bien qu’il est pauvre, observa la fillette après un silence. On ne s’attend pas à te voir pour père un gentleman.
— Certes, mais il pourrait avoir une tenue décente. Est-ce qu’il porte encore ces deux horribles petites boucles de chaque côté de la tête ? Oh, ce que ces deux boucles m’horripilaient quand j’étais ici à l’école et qu’il venait voir le maître. Quelques camarades avaient des pères si respectables. C’était un vrai plaisir quand ils venaient, et de voir comme ils en imposaient au maître. Mère était tout aussi mal mise : elle arrivait à l’école avec un châle sur la tête.
— Oui, Benjamin, mais c’était pour nous apporter des tartines quand il n’y avait rien eu à la maison pour le déjeuner. Tu ne te le rappelles pas ?
— Je me le rappelle parfaitement. Nous avons passé de bien mauvaises années, n’est-ce pas Esther ? Ce que je veux dire, c’est que tu ne dois pas être bien contente quand père vient dans la classe devant toutes les filles.
Esther rougit.
— Il n’a pas l’occasion d’y venir, répondit-elle évasivement.
— En tout cas, je sais ce que je ferai, s’écria Benjamin d’un air résolu. Je deviendrai très riche.
— Très riche ?
— Bien sûr. J’écrirai des livres, comme Dickens et les autres. Dickens a gagné des tas d’argent rien qu’en écrivant ce qui arrive tous les jours.
— Mais tu ne saurais pas écrire ?
— Je ne saurais pas, fit-il avec un rire de supériorité. Et Mon Journal ? qu’est-ce que c’est donc que ça hein ?
— Mon Journal ?
— C’est notre journal, et c’est moi qui le dirige. Je ne t’en ai donc pas encore parlé ? J’y ai publié une histoire intitulée « La Fiancée du Soldat ». Ça se passe en Afghanistan.
— Oh, où pourrais-je me procurer un numéro ?
— Nulle part, nigaude. Ce n’est pas imprimé. C’est copié à la main, et à un très petit nombre d’exemplaires. Si tu viens me voir, je te montrerai un numéro.
— Je ne puis pas aller te voir, tu sais bien, murmura-t-elle les larmes aux yeux.
— Peu importe. Tu verras ça un jour ou l’autre. Qu’est-ce que je te disais ? Ah oui, mes projets. Vois-tu, je passe un examen pour une bourse dans peu de mois, et tout le monde dit que je réussirai. Alors, je pourrai sans doute entrer dans un collège plus élevé, et de là à Oxford ou à Cambridge.
— Pour ramer dans la course ? s’exclama la fillette, toute rouge d’émotion.
— Fi, des courses ! pour faire du latin et du grec. J’ai déjà commencé à apprendre le français. Ainsi je saurai trois langues en plus de l’anglais.
— Quatre, rectifia Esther. Tu oublies l’hébreu.
— Naturellement, l’hébreu. Je ne pensais pas à l’hébreu, tout le monde sait l’hébreu et il ne sert de rien à personne. Ce que je veux savoir, moi, ce sont des choses qui me poussent dans le monde et qui me mettent à même d’écrire des livres.
— Est-ce que… Dickens savait le latin et le grec ? demanda Esther.
— Non, répondit crânement Benjamin, et c’est justement par là que je lui damerai le pion. Bref, quand je serai riche, j’achèterai au père un costume neuf et un chapeau haut-de-forme. Il fait terriblement froid ici, Esther, touche mes mains : des glaçons. Et j’installerai le père et la grand’mère dans une chambre convenable, et je ferai une pension au père pour qu’il puisse étudier toute la journée dans ses fameux livres si énormes. Est-ce qu’il met encore une semaine à lire une page ? Et puis Sarah et Isaac et Rachel iront à une école convenable, et Salomon — mais quel âge aura-t-il alors ?
Esther le regardait avec ahurissement.
— Supposons qu’il te faille dix ans pour devenir célèbre : Salomon aura près de vingt ans.
— Je n’ai pas besoin de dix ans. Mais peu importe. Quand le moment sera venu, nous verrons ce qu’il y aura à faire de Salomon. Pour ce qui est de toi…
— Eh bien, Benjamin ? questionna-t-elle de l’air de quelqu’un dont l’imagination est bouleversée.
— Je te donnerai une dot, et tu te marieras, voilà ! conclut-il triomphant.
— Et si je ne voulais pas me marier ?
— Impossible. Toutes les filles ne demandent qu’à se marier. J’ai entendu bien des fois le vieux Quat’-z-yeux raconter que toutes les institutrices de la section des filles en meurent d’envie. J’ai déjà eu plusieurs amoureuses, et je suis persuadé que tu pourrais en dire autant.
Et il la dévisageait d’un air malin.
— Non, répondit-elle sérieusement. Il n’y a guère que Lévi Jacobs, le fils de Reb Shemuel qui vient ici de loin en loin pour jouer avec Salomon et qui m’apporte des amandes. Mais je ne fais pas attention à lui, du moins dans ce sens-là. D’ailleurs il est au-dessus de nous.
— Au-dessus de toi ? Attends que j’aie écrit mes romans.
— Je voudrais que tu les aies déjà écrits parce qu’alors j’aurais quelque chose à lire… Mais quel ennui !
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai perdu mon livre. Qu’ai-je fait de mon petit livre brun ?
— Ne l’as-tu pas jeté sur cette brute de chien ?
— Tu crois ? Les gens marcheront dessus dans les escaliers. Il faut que je descende le chercher. Mais je te prie de ne pas dire que Bobby est une brute.
— Et pourquoi ? Les chiens sont-ils des bêtes, oui ou non ?
Esther, tout en descendant les marches, tâcha de trouver une réplique, mais ce fut en vain. Elle se consola en retrouvant le livre.
— Qu’est-ce que c’est que ce livre ? demanda Benjamin quand elle reparut.
— Rien. Ça ne t’intéresserait pas.
— Tous les livres m’intéressent, prononça-t-il gravement.
Elle lui passa le livre à contre-cœur. Il le feuilleta nonchalamment, puis soudain prit une mine étonnée et sévère.
— Esther, demanda-t-il, comment cela est-il tombé entre tes mains ?
— Une autre fille me l’a donné en échange d’un crayon à ardoise. Elle m’a dit qu’elle l’a eu des missionnaires. Elle est allée une fois à leur école du soir, et ils lui ont donné le livre avec une paire de bottines.
— Et tu l’as lu ?
— Oui, Benjamin, répondit-elle timidement.
— Mauvaise fille ! Ne sais-tu pas que le Nouveau Testament est un livre impie ? Regarde, il y a le mot Christ presque à chaque page, et le mot « Jésus » aussi. Et tu ne les as même pas biffés. Oh, si quelqu’un t’avait surprise à lire ce livre !
— Je ne le lis pas en classe, objecta-t-elle d’un air suppliant.
— Tu ne dois le lire nulle part.
— Et pourquoi ? s’écria-t-elle en se redressant. Ce livre me plaît. C’est tout aussi intéressant que l’Ancien Testament, et même il y a plus de miracles à la page.
— Fille impie ! dit-il suffoqué par son audace. Tu sais bien que tous les miracles du Nouveau Testament sont faux.
— Et pourquoi seraient-ils faux ?
— Parce qu’ils ont eu lieu après la période de l’Ancien Testament. Est-ce qu’on voit des miracles de nos jours ?
— Non, concéda la fillette.
— Eh bien alors, s’écria-t-il triomphant, s’il y a eu des miracles à l’époque du Nouveau Testament, nous devrions nous attendre à en voir se produire aussi à présent.
— Et pourquoi n’y en aurait-il pas à présent ?
— Esther, tu me surprends. Je voudrais te mettre face à face avec le vieux Quat’-z-yeux. Il t’aurait vite dit pourquoi, lui. Toutes les religions sont des choses qui sont arrivées dans le temps. Dieu ne peut pas parler toujours à ses créatures.
— Je regrette de n’avoir pas vécu dans le temps, quand elles sont arrivées, les religions, dit-elle d’un ton chagrin. Mais pourquoi tous les Chrétiens vénèrent-ils tous ces livres ? Je suis sûre qu’ils sont des millions de fois plus nombreux que les Juifs.
— Naturellement, Esther. Les bonnes choses sont rares. Si nous sommes peu nombreux, c’est parce que nous sommes le peuple de Dieu.
— Mais comment se fait-il que j’éprouve du plaisir à lire ce qu’a dit Jésus ?
— C’est que tu es méchante, répliqua-t-il indigné. Allons, donne-moi ce livre que je le brûle.
— Non, non, d’ailleurs il n’y a pas de feu.
— C’est vrai, dit-il en frottant l’une contre l’autre ses mains glacées. Enfin, il ne faut pas recommencer. Ecoute ce que je ferai : je t’enverrai Mon Journal.
— Oh, tu feras cela, Benjamin ! comme c’est gentil à toi, s’écria-t-elle joyeuse.
Elle l’embrassait, lorsque Salomon et Isaac entrèrent bruyamment et réveillèrent la grand’mère.
— Comment vas-tu, Salomon ? demanda Benjamin. Et toi, mon petit homme, comment ça va-t-il ? ajouta-t-il en caressant la tête bouclée d’Isaac.
Salomon resta d’abord interloqué, puis il s’écria :
— Ho, Benjamin, as-tu des boutons comme ceux de ta veste à me donner ?
Isaac ne sachant pas du tout qui pouvait être cet étranger, recula, un doigt dans la bouche.
— Ikey, annonça Salomon, c’est ton frère Benjamin.
— J’ai pas besoin d’autres frères, affirma Ikey.
— Ton anniversaire vient avant le mien, alors ?
— Oui, si je ne me trompe.
— Dis donc, j’étais là avant toi, dit en riant Benjamin.
Isaac jeta vers la porte un coup d’œil moqueur.
— Voilà ! cria-t-il à Sarah absente.
Puis se retournant vers Benjamin, il lui déclara :
— Je ne tiens pas à t’embrasser, mais je te ferai une place dans mon lit neuf.
— Il faut l’embrasser, fit Esther.
Et elle veilla à ce qu’il le fît avant qu’elle eût quitté la chambre pour aller chercher la petite Sarah chez Mrs Simons.
Quand elle revint, Salomon permettait à Benjamin de contempler gratis son panorama de Plewna. Mosès était de retour. Ses yeux étaient rouges d’avoir pleuré, mais pleuré sur la mort du Maggid, et le froid du cimetière lui avait bleui le nez.
— C’était un grand homme, dit-il à la grand’mère. Il pouvait parler pendant quatre heures de suite sur n’importe quel texte et s’arrangeait toujours pour revenir au texte avant d’avoir fini. Quel exégète, quel prédicateur ! Il était plus grand que l’Empereur de Russie, hélas !
— Hélas, répéta la grand’mère. S’il était permis aux femmes d’aller aux enterrements, j’aurais été heureuse d’aller à celui-là. Mais pourquoi est-il venu en Angleterre ? S’il était resté en Pologne il vivrait encore. Et pourquoi suis-je venue en Angleterre ? Hélas, hélas !
Elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et peu à peu ses soupirs se transformèrent en ronflements. Mosès se retourna vers l’aîné de ses enfants, qui à ses yeux n’était inférieur en importance qu’au seul Maggid. Il était fier de la belle mine anglaise de ce gamin.
— Eh bien, vous allez être bientôt Bar-Mitzvah, Benjamin, dit-il en caressant avec ses doigts décolorés les joues de son fils. Et il y avait dans ses intonations un mélange de bonne humeur, de malaise et de déférence.
Salomon saisit les deux derniers mots de la phrase, et fit un signe affirmatif.
— Vous reviendrez parmi nous à ce moment-là. Je suppose que l’on vous apprend un métier ?
— Qu’est-ce qu’il dit, Esther ? demanda Benjamin agacé.
Esther traduisit.
— M’apprendre un métier, s’écria-t-il d’un air dégoûté. Le père a des idées bien basses. Il se laisse fouler aux pieds. Il serait content de me voir cigarier ou coupeur d’habits. Dis-lui que je ne reviens pas ici, que je vais passer un examen pour aller à l’Université.
L’orgueil dilata les yeux de Moïse.
— Ah, vous voulez devenir Rav ? s’écria-t-il. Et relevant le menton de son fils, il regarda tendrement ce cher visage.
— Qu’est-ce que c’est qu’un Rav, Esther ? demanda Benjamin. Est-ce qu’il s’imagine que je deviendrai Rabbin ? Peuh ! Dis-lui que j’écrirai des livres.
— Béni soyez-vous, mon fils. On a besoin d’un bon commentaire du Cantique des Cantiques. Probablement vous commencerez par là ?
— Oh, il n’y a pas moyen de parler avec lui, Esther. Laissons-le. Pourquoi ne parle-t-il pas l’anglais ?
— Il le pourrait, mais tu le comprendrais encore bien moins, dit la fillette avec un sourire triste.
— Eh bien, c’est un grand malheur. Depuis le temps qu’il est en Angleterre… Il y est depuis aussi longtemps que nous. Il fut frappé du sel de sa remarque et se mit à rire. Puis il ajouta : Je pense qu’il est sans travail, comme toujours ?
Ces syllabes de « sans travail » parvinrent à l’entendement de Mosès, — tristes syllabes bien connues de lui.
— Oui, dit-il en yiddish. Mais si j’avais eu à ma disposition seulement quelques guinées, je pouvais mettre en train une bonne affaire.
— Qu’il attende, je lui donnerai de l’argent pour son affaire, fit Benjamin, quand Esther eut traduit.
— Ne l’écoute pas, dit la fillette. Le bureau de bienfaisance lui a donné bien des fois de quoi tenter la chance. Mais ça lui fait plaisir de s’imaginer qu’il est un homme d’affaires.
Pendant ce temps, Isaac avait expliqué par le menu à Sarah la personnalité de Benjamin, non sans faire valoir la remarquable confirmation apportée à ses opinions relativement aux anniversaires de naissance. Aussi Esther fut-elle obligée de leur dire :
— Allons, mes chéris, pas de dispute aujourd’hui. Nous devons célébrer le retour de Benjamin. Nous allons tuer le veau gras, comme dit la Bible.
— Qu’entends-tu par là, Esther ? demanda Benjamin soupçonneux.
— Je veux dire, répondit Esther, qu’il faut réellement que nous fassions quelque chose pour que ce jour soit bien une fête. Oh, je sais. Nous allons prendre le thé avant ton départ au lieu d’attendre jusqu’à l’heure du souper. Sans doute Rachel sera de retour du Parc. Tu ne l’as pas encore vue.
— Je ne puis rester, dit Benjamin. Il me faut trois quarts d’heure pour arriver à la gare. Et puis tu n’as pas de feu pour faire du thé…
— Benjamin, tu sembles avoir oublié. Nous avons dans le buffet un pain et pour un penny de thé, et Salomon va aller chercher pour un farthing d’eau bouillante chez la veuve Finkelstein.
A ces mots « Veuve Finkelstein » la grand’mère s’éveilla et se mit sur son séant.
— Je suis trop fatigué, déclara Salomon. Isaac peut bien y aller.
— Non, fit Isaac, c’est Esther.
Esther prit une cruche et se dirigea vers la porte.
— Meshé (Moïse), s’écria la grand’mère, va, toi, chez la Veuve Finkelstein.
Moïse y alla.
— Avez-vous dit la prière de l’après-midi, mes enfants ? demanda la grand’mère.
— Oui, déclara Salomon, pendant que vous dormiez.
— Ho oooo ! murmura Esther en jetant à Salomon un regard de réprobation.
— Eh bien, quoi, est-ce que tu n’as pas dit que ça serait fête aujourd’hui ? lui répliqua-t-il à mi-voix.
— Oh, ces Juifs anglais ! s’écriait en allemand Melchisédec Pinchas.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont encore fait, demanda en yiddish Quédalyah le fruitier.
Les deux idiomes sont parents, et souvent on les emploie comme ils viennent.
— Je leur ai offert mon livre à tous, et c’est à peine s’ils m’ont donné assez pour acheter le poison qu’il leur faudrait à tous, affirma le poète, avec sa mine la plus revêche.
Ses pommettes saillaient sous la peau bronzée et tendue à éclater : ses cheveux noirs étaient incultes, sa barbe broussailleuse et ses yeux semblaient darder du venin :
— L’un d’eux, Gidéon, le député agioteur, m’a pris pour préparer son fils à la Confirmation. Mais cet enfant est si niais, si niais… autant que son père. Je ne doute pas qu’il ne devienne rabbin. Je lui serine son rôle, je lui chante les paroles avec ma plus belle voix, mais il n’a pas plus d’oreille que d’âme. Et puis je lui ai rédigé une allocution, un admirable discours à adresser à ses parents et aux invités à déjeuner. Après les remerciements pour les soins que ses parents ont pris de lui, après les actions de grâces au Tout-Puissant, je lui fais dire qu’il deviendra un bon Juif, qu’il accordera un généreux appui à la littérature hébraïque et aux hommes qui la cultivent, par exemple à son respectable précepteur, Melchisédec Pinchas. Et voilà qu’il montre cela à son père, et que celui-ci prétend que ce n’est pas écrit en bon anglais, et que d’ailleurs un autre lettré a déjà préparé son discours. Pas en bon anglais. Notez que Gédéon s’y connaît en style autant que le révérend Elkan Benjamin en décence. Ah, je me vengerai de tous deux. Je sais que je ne parle pas l’anglais comme un anglais, mais y a-t-il sous le soleil une langue que je ne sache écrire ? Le français, l’allemand, l’espagnol, l’arabe, coulent de ma plume comme le miel d’un rayon de ruche. Pour ce qui est de l’hébreu, vous ne nierez pas, Quédalyah, que vous et moi sommes seuls en Angleterre à écrire correctement la Sainte-Langue. Et ces misérables agioteurs, ces Hommes-de-la-Terre, n’en osent pas moins dire que j’écris mal l’anglais, et ils me donnent mon congé, à moi qui n’enseignais au gamin que le vrai Judaïsme et la fleur de la littérature hébraïque.
— Comment, on ne vous laisse pas achever d’apprendre l’hébreu à ce gamin, sous prétexte que vous écrivez mal l’anglais ?
— Non, ils avaient une autre défaite. Une des bonnes prétend que j’ai voulu l’embrasser. Mensonge, fausseté. Je baisais mon doigt après avoir baisé la Mezuzah, et cette stupide et abominable fille a cru que je lui envoyais un baiser. Cela prouve que l’on ne baise pas souvent les Mezuzahs dans cette maison. Quelle bande d’impies. Et qu’est-ce qui va arriver ? L’imbécile de gamin reviendra pour le déjeuner, il recevra tout un bazar de présents coûteux, et il débitera le stupide discours écrit par un idiot d’anglais, et les femmes en pleureront. Mais où sera le Judaïsme dans tout cela ? Qui vaccinera le gamin contre la libre pensée comme je l’aurais fait ? Qui lui infusera la vraie ferveur patriotique, l’amour de sa race, l’amour de Sion, le pays de ses pères ?
— Ah, vous êtes positivement un homme selon mon cœur, s’écria Quédalyah le fruitier dans un bel élan d’admiration. Pourquoi ne viendriez-vous pas ce soir avec moi à ma Beth-Hamidrash, au meeting pour la fondation de la Ligue-de-la-Terre-Sainte ?… C’est quatre pence, ce chou-fleur, madame !
— Qu’est-ce que cette Ligue ? demanda Pinchas.
— Une idée à moi. Une vingtaine d’entre nous se réunissent ce soir pour la discuter.
— Ah, vous avez toujours des idées. Vous êtes un sage et un saint, Quédalyah. La Beth-Hamidrash que vous avez fondée à Londres est le seul foyer de réelle orthodoxie et de littérature juive. Les idées que vous exposez dans nos journaux pour l’amélioration du sort de nos frères pauvres, sont dignes d’un homme d’Etat. Mais croyez-vous que vous serez secondé par ces riches Anglais à tête d’âne ? Ils n’ont d’amour que pour leur ventre.
— Vous avez raison, Pinchas, vous avez raison, dit amèrement Quédalyah le fruitier.
C’était un homme grand, bâti à la diable, avec une physionomie empâtée que parfois illuminait l’enthousiasme. Il était pauvrement vêtu, et entre la vente d’un chou et celle d’une botte de carottes, méditait la régénération de Juda.
— Voilà ce qui commence à me décourager, Pinchas, poursuivit-il. Nos gens riches donnent énormément en charités. Ils ont le cœur bon, mais pas le cœur juif, hélas, comme l’a dit le poète… (une botte de rhubarbe et deux livres de choux de Bruxelles, c’est trois pence et demi à vous rendre. Merci, Madame). Alors je me suis dit : Pourquoi ne pas travailler nous-mêmes à notre salut ? Oui, nous-mêmes, les pauvres, les opprimés, les persécutés, dont les cœurs brament vers le pays d’Israël, comme le cerf vers l’eau du ruisseau. Aidons-nous, mettons la main à notre poche. Avec nos Groschen nous rebâtirons Jérusalem, et notre Saint Temple. Nous réunirons des fonds, lentement, mais sûrement. Dans tous les coins de l’East End et de la province, les hommes pieux se cotiseront. Avec la première somme recueillie, nous enverrons en Palestine une petite communauté de Juifs persécutés, et puis une deuxième et ainsi de suite. Le mouvement fera comme la boule de neige, qui, à force de rouler, devient une avalanche.
— Oui, et alors les riches viendront à nous, dit Pinchas intéressé au plus haut point. Ah, c’est une grande idée, comme toutes celles qui vous viennent. Oui, j’irai. Je ferai un discours puissant, car mes lèvres, telles celles d’Isaïe, ont été touchées par le tison ardent. Je persuaderai au monde de lancer l’entreprise immédiatement. J’écrirai la Marseillaise du mouvement, dès ce soir, en arrosant ma couche des larmes du poète. Renonçons à notre mutisme, rugissons désormais comme les lions du Liban. Je serai la trompette qui appellera des quatre coins de la terre notre peuple dispersé, je serai le Messie.
Et il s’élevait si haut sur les ailes de son éloquence, qu’il en oubliait son cigare en train de s’éteindre.
— Je me réjouis de vous savoir cette ardeur, mais ne prononcez pas le mot de Messie, car je craindrais que nos amis ne s’en alarment, et ne disent que le temps du Messie n’est pas venu, que ni Elie, ni Gog, ni Magog, ni aucun des précurseurs n’ont encore surgi (des haricots ou des pois, mon enfant ?).
— Oh, stupidité ! poursuivit Pinchas. Hillel l’a sagement dit : « Si je ne m’aide pas, qui donc m’aidera ? » Attendent-ils que le Messie leur tombe du ciel ? Qui ne sait que je suis le Messie ? Est-ce que je ne suis pas né le neuf du mois d’Ab ?
— Bon, bon, fit Quédalyah le fruitier. Soyons pratiques. Nous ne sommes pas encore prêts pour des Marseillaises, des Messies. La première chose, c’est de recueillir assez de fonds pour envoyer une famille en Palestine.
— Oui, oui, marmotta Pinchas en tirant énergiquement sur son cigare pour le rallumer. Mais il importe de regarder loin. Je vois déjà tout. La Palestine aux mains des Juifs, le Saint-Temple reconstruit, un Etat Juif, un président capable de manier la plume et l’épée, toute la campagne à mener se dessine devant mes yeux. Je vois les choses en général et en dictateur, à la façon de Napoléon.
— Il est vrai que nous désirons tout cela, hasarda prudemment le fruitier. Mais ce soir il ne sera question que de nommer une douzaine d’hommes pour fonder un comité chargé de recueillir les fonds.
— Naturellement, et c’est comme cela que je comprends les choses. Vous avez raison. Les gens du quartier savent bien que vous avez toujours raison. Je reviendrai parler avec vous de tout cela avant l’heure du souper, et vous verrez ce que j’écrirai dans le Mizpeh et l’Ami des Travailleurs. Vous savez que tous ces journaux se disputent ma collaboration. Leurs lecteurs sont la classe à laquelle vous voulez vous adresser. C’est donc là que je lancerai mes vers embrasés et mes premiers leaders en faveur de la Cause. Je serai votre Tyrtée, votre Mazzini, votre Napoléon. Quelle bénédiction que je sois arrivé en Angleterre juste à ce moment ! J’ai vécu en Terre-Sainte. Le génie de ce pays a pénétré le mien. Je puis décrire les beautés de ce sol mieux que personne. Je suis l’homme qu’il faut à l’heure voulue. Néanmoins je n’agirai pas avec précipitation. Non : lentement et sûrement. Mon plan consiste à recueillir parmi les pauvres de petites souscriptions, à commencer par envoyer en Palestine rien qu’une famille à la fois. Voilà ce qu’il nous faut faire pour l’instant. Qu’en pensez-vous, Quédalyah ? Cela vous convient-il ?
— Oui, oui, c’est aussi mon opinion.
— Vous voyez, ce n’est pas seulement dans les grandes choses que je me révèle un Napoléon. Je comprends les détails, bien qu’ils répugnent à un poète. Ah, le Juif est le Roi du Monde, lui seul a de grandes conceptions et est capable de les réaliser par des moyens chétifs. Les païens sont stupides, si stupides ! Oui, vous verrez à souper comme j’établirai un plan pratique. Et puis je vous montrerai aussi ce que j’ai écrit sur Gidéon, le député, le chien d’agioteur. Un poème satirique que j’ai écrit sur lui en hébreu, un acrostiche fait avec son nom, pour le vouer aux railleries de la postérité. J’ai traduit en hébreu les termes, « d’actions » et « d’intérêts » à l’aide de mots nouveaux que je ferai adopter définitivement par les hébraïsants du monde entier, pour enrichir le vocabulaire de l’hébreu moderne. Oh, je suis terrible dans la satire. Je pique comme la guêpe. Je suis ingénieux comme Immanuel, et mordant comme son ami Dante. Cela paraîtra dans le Mizpeh de demain. Je montrerai à cette communauté anglo-juive que je suis un homme avec lequel il faut compter. Je l’écraserai.
— Mais ils ne reçoivent pas le Mizpeh et seraient incapables d’en comprendre l’hébreu, s’ils le recevaient.
— Ça ne fait rien. Je l’enverrai à l’étranger. J’ai partout des amis, de savants rabbins, de grands lettrés, qui m’envoient leurs savants manuscrits, leurs commentaires, leurs projets pour que je les révise et les améliore. Que cette communauté anglo-juive se prélasse dans sa stupide prospérité, moi, je ferai d’elle la risée de l’Europe et de l’Asie. Quelque jour enfin, elle comprendra ses erreurs, elle n’aura plus de ministres comme le révérend Elkan Benjamin, qui entretient quatre maîtresses ; elle destituera le bloc de viande qui règne ici, et elle me tirera par les pans de mon habit pour me supplier d’être son rabbin.
— Nous avons besoin sûrement d’un grand rabbin plus orthodoxe, concéda Quédalyah.
— Orthodoxe ? Alors, et seulement alors, nous aurons à Londres le vrai Judaïsme et une explosion de splendeur littéraire qui excédera de beaucoup celle de l’école espagnole, si surfaite, car personne n’y a révélé cet authentique don du lyrisme qui rappelle le chant des oiseaux dans la saison des amours. Oh, que n’ai-je les autres privilèges des oiseaux en outre de celui du chant. Que ne puis-je avoir autant de femmes que je le désire ! Combien sont stupides les rabbins qui prohibent la polygamie. Comme le dit justement le poète : « La Loi de Moïse est parfaite, elle donne la lumière aux yeux. » Le mariage, le divorce, tout y a été réglementé par la plus haute sagesse. Pourquoi nous faut-il adopter les stupides coutumes des païens. Par le temps qui court, je n’ai même pas une compagne. Mais j’aime. Ah, Quédalyah, j’aime. Les femmes sont si belles. Vous aimez les femmes, hein ?
— J’aime ma Rivkah, répondit Quédalyah. (Un penny la bouteille de bière de gingembre, Madame.)
— Oui, mais pourquoi, moi, n’ai-je pas une femme, hein ? demanda le petit poète, avec une lueur farouche dans ses yeux noirs. Je suis un homme beau, svelte, bien bâti et de bonne mine. En Palestine et sur le Continent, toutes les filles me regardaient et me clignaient de l’œil, car là-bas les Juives aiment la poésie et la littérature. Mais ici ! Je puis entrer dans une pièce où se trouve une jeune fille ; elle n’a pas l’air de s’apercevoir de ma présence. Voilà la fille de Reb Shemuel. Une bien belle vierge. Je lui embrasse la main et c’est comme de la glace sous mes lèvres. Ah, si j’avais seulement de l’argent ! Et j’en aurais de l’argent, si ces Juifs anglais n’étaient pas si stupides, et s’ils me nommaient grand rabbin. Alors j’épouserais une, deux, trois jeunes filles.
— Ne dites pas de bêtises, fit Quédalyah en riant, car il pensait que le poète avait voulu plaisanter.
Pinchas vit qu’il avait été trop loin dans son enthousiasme. Mais sa langue était le plus infatigable de ses organes, et souvent elle laissait échapper des vérités dangereuses pour son propriétaire. Pinchas était un vrai poète, doué d’une extraordinaire faculté d’expression, et rimeur impeccable. Il écrivait, d’après les modèles du moyen-âge, avec une profusion d’acrostiches et de rimes redoublées, et non avec les simples duplications de la primitive poésie hébraïque. Il devinait tout à peu près comme les femmes, c’est-à-dire d’une manière miraculeusement rapide, subtile et inexacte. Il voyait dans l’âme d’autrui, mais d’une vue faussée par une sombre et morbide défiance. Par un penchant analogue, en vertu de la même déviation mentale, il abondait en ingénieuses explications de la Bible et du Talmud, en opinions neuves, en aperçus inédits sur l’histoire, la philologie, la médecine, tout enfin. Et il avait foi en ses idées parce qu’elles étaient de lui, et en lui-même, à cause de ses idées. Il lui semblait parfois qu’il devenait grand à frapper du front contre le soleil : mais cela se produisait généralement après boire. Son cerveau n’en demeurait pas moins, à la suite de ces heurts, en ébullition permanente.
— La paix soit avec vous, prononça Pinchas. Je vous laisse à vos clients, qui vous assiègent comme j’ai été assiégé par les filles. Mais ce que vous venez de me dire m’a réjoui le cœur. J’ai toujours eu de l’affection pour vous, mais à présent je vous aime comme une femme. Nous allons, vous et moi, fonder la Ligue de la Terre-Sainte. Vous serez président, je vous assurerai toutes les voix, et moi je serai trésorier, hein ?
— Nous verrons, nous verrons, fit Quédalyah le fruitier.
— Non, nous ne pouvons laisser faire la populace. Il faut que nous convenions de tout à l’avance. Que dirons-nous ?
Il se mit à se caresser le nez de son doigt.
— Nous verrons, répéta Quédalyah impatienté.
— Non, dites. Je vous aime comme un frère. Assurez-moi le poste, et je ne vous demanderai plus jamais rien de ma vie.
— Si les autres… balbutia Quédalyah.
— Ah, vous êtes un prince d’Israël, s’écria Pinchas, enthousiasmé. Si je pouvais vous montrer mon cœur. Ah, que je vous aime !
Il bondit au dehors et s’en alla tout gaillard, la tête enveloppée de gros nuages de fumée. Quédalyah le fruitier se pencha sur un panier de pommes de terre. Quand il se redressa, il fut ébahi de voir cette même tête réapparue au milieu de la porte de la boutique, qui l’encadrait — une tête toute en longueur avec une barbe noire, et un sourire insinuant. Un index dont l’ongle était en deuil se dressa à la hauteur du nez.
— Vous n’oublierez pas ? demanda doucereusement la tête.
— Bien sûr, que je n’oublierai pas, cria le fruitier plaintivement.
Le meeting eut lieu le même soir à dix heures, à la Beth Hamidrash fondée par Quédalyah : une grande salle jamais balayée et vaguement aménagée en synagogue. On y accédait par un escalier aussi sombre et fétide que tout le reste du quartier. Sur un des derniers bancs un jeune homme en loques, avec de très longs cheveux et une face décharnée se balançait avec conviction en vociférant les sentences de la Mishna selon la psalmodie traditionnelle. Auprès de l’estrade élevée au centre de la salle se tenait un groupe d’enthousiastes parmi lesquels on distinguait le Froom Karlkammer, d’une maigreur ascétique, la masse de cheveux rouges couronnant sa tête comme une lanterne en haut d’un phare.
— La paix soit avec vous, Karlkammer, prononça en hébreu Pinchas.
— Avec vous soit la paix, Pinchas, répondit Karlkammer.
— Ah, poursuivit Pinchas, il m’est plus doux que le miel, oui, que le meilleur miel de rencontrer un homme avec qui parler la Sainte-Langue. Hélas, c’est un bonheur bien rare par le temps qui court. Toi et moi, Karlkammer, nous sommes les seuls à parler correctement la Sainte-Langue dans cette île de la mer. A propos, c’est une grande cause qui nous réunit ce soir. Je vois Sion souriante sur ses montagnes, et ses figuiers frémissants de joie. Je serai le trésorier du comité collecteur, Karlkammer. Vote pour moi, car alors notre société prospérera comme le laurier.
Karlkammer poussa un vague grondement. Pinchas s’en alla saluer Gabriel Hamburg. Il était, pour le vieux savant hébraïsant, l’objet d’un intérêt amusé, à demi respectueux pourtant. Hamburg ne pouvait que goûter le génie du poète, tout en riant de ses prétentions à l’omniscience, et des téméraires et peu scientifiques hypothèses auxquelles il consacrait sa prose. Lorsque Pinchas en venait à ses argumentations sur des questions juives, il avait le désavantage de trouver dans Gabriel Hamburg un homme qui savait tout.
— Sois béni, toi qui viens, dit le vieil érudit. Puis il continua en allemand : — Je ne savais pas que vous viendriez nous aider à reconstruire Sion.
— Et pourquoi ne serais-je pas venu ?
— Vous êtes un homme qui écrit des poèmes.
— Ne plaisantons pas, dit Pinchas vexé. Est-ce que le Roi David ne battait pas les Philistins aussi bien qu’il écrivait les Psaumes ?
— Est-ce lui qui a écrit les Psaumes ? fit Hamburg avec un sourire tranquille.
— Parlez moins haut. Sûrement ce n’est pas lui. Les Psaumes ont été écrits par Judas Macchabée, comme je l’ai prouvé dans le dernier numéro de la Zeitschrift de Stuttgart. Vous verrez, je ceindrai ma cuirasse et mon épée, et je ferai front même à vous, dans la bataille. Je serai trésorier. Vous voterez pour moi, Hamburg, car vous et moi, nous sommes seuls à parler correctement la Sainte Langue. Il nous faut travailler coude à coude, et veiller à ce que la comptabilité soit tenue dans l’idiome de nos pères.
Ce fut de la même manière que Melchisédec Pinchas s’aboucha avec Hiram Lyons et Simon Gradkowski. Le premier, un piétiste extrêmement pauvre, ajoutait chaque jour plusieurs pages à un manuscrit épineux, inutile commentaire du premier chapitre de la Genèse. Gradkowski était le digne marchand de nouveautés dans le magasin duquel était employé Daniel Hyams. Il rivalisait avec Reb Shemuel pour sa scrupuleuse exactitude dans la localisation des remarques talmudiques : telle page, telle ligne. Cela lui avait valu la réputation d’un rempart de l’orthodoxie, alors qu’en secret il professait tolérance et libéralisme. Il excellait à alterner l’établissement d’une facture et la rédaction d’un article abstrus sur l’astronomie biblique.
L’homme à qui Pinchas s’attacha en dernier ressort, ne comptait pour tel que par le fait qu’il avait atteint sa majorité religieuse — était responsable de ses péchés — c’est-à-dire qu’il pouvait avoir un peu plus de quatorze ans. C’était un élève de l’école de Harrow. Rejeton d’une famille opulente, il s’appelait Raphaël Léon. Ayant déjà manifesté un étrange intérêt pour la littérature judaïque, il avait souvent remarqué le nom de Gabriel Hamburg dans les références des livres scientifiques. Il avait découvert que ce grand homme résidait en Angleterre, et vite il lui avait écrit. Hamburg avait répondu ; c’était la première fois qu’ils se rencontraient, et c’était sur la demande du jeune homme que celui-ci avait été amené par l’érudit au singulier meeting.
Pinchas adopta vis-à-vis de Raphaël Léon le rôle d’un parrain, non sans une nuance d’obséquiosité qui mettait mal à l’aise le simple et discret jeune homme. Pourtant quand il se fut pénétré des pompeux sentiments du poète, — c’est-à-dire lorsque, dès le lendemain matin, le poète lui eut porté son livre avec une dédicace en acrostiche — il conçut une enthousiaste admiration pour ce génie méconnu.
Le reste du public réuni là pour sauver Israël, se composait de gens moins remarquables : un fourreur, un savetier, un serrurier, un ancien vitrier (Mendel Hyams), un tailleur, un Melammed (ou répétiteur d’hébreu), un charpentier, un imprimeur, un cigarier, un ou deux petits boutiquiers, et enfin, Mosès Ansell. Leurs origines étaient fort diverses, il y avait là des hommes nés en Autriche, en Hollande ou en Pologne, et d’autres nés en Russie, en Allemagne, en Italie, ou en Tunisie. Ils ne se sentaient pas moins tous dépourvus de patrie, et en même temps compatriotes. Emprisonnés dans les splendeurs de la Babylone Moderne, ils détournaient leurs pensées vers l’Orient comme les fleurs-de-la-Passion cherchent le soleil. La Palestine, Jérusalem, le Jourdain, la Terre-Sainte, autant de mots magiques pour eux. Ils fondaient en larmes rien qu’à regarder une médaille frappée dans l’une des colonies du baron Edmond de Rothschild. La plus insigne des grâces qu’ils imploraient pour leur tombe, c’était que l’on y jetât une poignée de terre de la Palestine.
Mais Quédalyah le fruitier n’était pas homme à encourager de vains espoirs. Il exposa son plan clairement et sans vague sentimentalité. Il s’agissait de reconstruire le Judaïsme comme les Zoophytes édifient leurs bancs de coraux, et non pas de la façon dont le disait la fameuse prière : « Vite et dès demain ».
On s’attendait à quelque chose de mieux, et l’on fut désappointé. Certains assistants s’écrièrent qu’il ne fallait pas s’attarder à de petites mesures. Comme Pinchas ils étaient partisans des moyens héroïques. Joseph Strelitski, étudiant et placier en cigares, se leva tout d’une pièce et hurla en allemand :
— Partout Israël peine et gémit. Attendons-nous vraiment que nos cœurs n’aient plus la force de battre ? Ne frapperons-nous jamais un coup décisif ? Voilà près de deux mille ans que notre Saint-Temple a été réduit en cendres et que nous avons été emmenés en exil dans le fracas des chaînes des conquérants païens. Voilà près de deux mille ans que nous habitons en pays étranger, que nous sommes la fable et la risée des nations, qu’on nous écarte de tous les emplois honorables et qu’on nous persécute parce que nous occupons des emplois vils, qu’on nous foule aux pieds, qu’on écrit notre histoire avec notre sang et qu’on l’éclaire à la lugubre lueur des bûchers sur lesquels nos martyrs sont montés souriants pour la sanctification du nom Divin. Nous qui, il y a vingt siècles, formions une nation puissante avec des lois et une constitution et une religion qui furent les sources de la civilisation universelle, nous qui siégions en juges dans la pourpre et le lin devant les portes des grandes cités, nous voici devenus un jouet pour les peuples qui erraient alors dans les forêts et les marais, avec des peaux de loup et d’ours pour tout vêtement. A présent que s’est rallumée à l’Orient l’étoile de l’espoir, pourquoi ne pas aller à elle ? Jamais nous n’avons vu surgir une pareille chance de Restauration. Nos capitalistes dominent les marchés de l’Europe, nos généraux commandent des armées, nos grands hommes siègent dans les conseils de tous les Etats. Nous sommes partout. Nous disposons de mille et mille petits ruisseaux de pouvoir, qui formeraient un océan si on les réunissait. La Palestine sera une grande puissance si nous le voulons. Ah, que la descendance d’Israël parle enfin avec la formidable unanimité de toutes ses voix. Des poètes chanteront pour nous, des journalistes écriront pour nous, des diplomates négocieront pour nous, des millionnaires paieront pour nous ce qu’il faudra. Le Sultan nous restituera notre pays demain, si seulement nous savons l’exiger. Il n’y a pas d’obstacles en dehors de nous. Ce ne sont pas les païens qui nous écartent de notre patrie, ce sont les Juifs, les Juifs riches et jouisseurs, les Jeshurum gras et somnolents, imbus du rêve mensonger d’une assimilation aux races des contrées agréables où ils ont fait leur fortune. Reprenons notre patrie, il n’y a pas d’autre solution à la question juive. Nos indigents deviendront des agriculteurs, et, le génie d’Israël, tel Antée, retrouvera des forces nouvelles par son contact avec la Terre maternelle. Alors l’Angleterre résoudra la question des Indes. Entre la Russie d’Europe et l’Inde, campera un peuple brave, vaillant, terrible, haïssant la Russie, la Russie monstrueuse et criminelle. Et si nous ne pouvons pas racheter notre patrie avec de l’or, rachetons-la par l’acier. Dans notre exil, nous n’avons gardé, de toutes nos gloires, qu’une étincelle de ce feu dont était illuminé le Temple, la demeure de notre Dieu. Cette étincelle a suffi cependant pour entretenir la vie de notre race, tandis que les citadelles de nos ennemis s’écroulaient en poussière. De cette étincelle a jailli souvent une flamme céleste, qui embrasait la face de nos héros, c’est elle qui leur donna la force d’endurer les horreurs de la Danse des Morts et les tortures des autodafé. Ranimons-la, qu’il en jaillisse une colonne de feu, qui cheminera devant nous, montrant la route de Jérusalem, la cité des Aïeux. Comme l’a si noblement chanté le poète national d’Israël, Naphtali Herz Imber…
Et il entonna la variante juive du Wacht Am Rhein, le « Veille au Jourdain », dont voici la version :
Joseph Strelitski s’affaissa sur le banc de bois blanc. Il était épuisé, ses yeux étincelaient, la violence de ses gestes l’avait échevelé. Il avait dit ; — durant le reste de la soirée il ne remua ni ne parla plus. La parole calme et joviale de Simon Gradkowski produisit après ce discours, l’effet d’une douche :
— Soyons raisonnables, dit-il.
Avec sa réputation de pilier de l’orthodoxie, il avait aussi celle du conciliateur le plus habile au monde :
— La masse du peuple viendra à nous, mais à condition de ne pas le décevoir. Nous le flatterions par trop en lui rappelant qu’il est la descendance des Macchabées. Il y aurait bien des difficultés politiques dans le lancement d’un pareil mouvement, et l’on s’en rendrait vite compte. Rome n’a pas été bâtie en un jour, et le Temple ne sera pas reconstruit en une année. D’ailleurs nous ne sommes pas pour l’instant un peuple guerrier. C’est par la pensée et non par l’épée, que nous reconquerrons notre patrie. Allons lentement et sûrement et la bénédiction de Dieu sera sur nous.
Ainsi parla le sage Simon Gradkowski. Mais Gronowitz, le répétiteur d’hébreu, se prononça dans le même sens que Strelitski : athée inavoué et révolutionnaire avéré, qui lisait à la Synagogue le jour de l’Expiation une version hébraïque des Pickwick Papers. Un bigot qui, absorbé dans ses dévotions, laissait dans la misère sa femme et ses enfants, appuya ensuite Gradkowski. Le Froom Karlkammer prit ensuite la parole, mais sans formuler une opinion arrêtée. Il espérait évidemment en des interventions miraculeuses. Mais il approuvait le mouvement à un point de vue tout spécial. Plus il y aurait de Juifs à Jérusalem, plus il y aurait de coreligionnaires mis à même de mourir sur ce sol comme le désire toute sa vie un vrai Juif. Quant au Messie, il viendrait assurément lorsqu’il plairait à Dieu. Et puis ce fut un torrent sans fin de phrases inintelligibles, des paquets de citations faites à contre-sens, de conceptions kabbalistiques. Pinchas rongeait son frein pendant tout ce discours. Pour lui, Karlkammer représentait l’archétype des ânes. A un certain moment où l’orateur reprenait sa respiration, Pinchas se dressa impatienté, et protesta avec indignation contre la longueur du speech de ce gentleman. L’assemblée abonda dans le sens du poète, et Karlkammer dut se taire. Alors Pinchas fut dithyrambique, sublime, avec de ces hardiesses qu’on ne passe qu’au génie. Il railla âprement cet Imber, qui se prétendait le poète national d’Israël, alors que sa prosodie, son vocabulaire et même sa grammaire, étaient au-dessous du mépris. Lui, Pinchas, écrirait pour la Judée un véritable hymne patriotique, que l’on chanterait depuis les taudis de Whitechapel jusqu’aux veldts de l’Afrique Australe, et depuis la Mellah du Maroc jusque dans les Judengassen de l’Allemagne. Un hymne qui réchaufferait le cœur, qui jaillirait des lèvres des pauvres immigrants en guise de salut à la Statue de la Liberté dans l’avant-port de New-York. Lorsque lui, Pinchas, se promenait dans Victoria-Park, le Dimanche, et qu’il entendait la musique militaire, le cornet à piston lui rappelait toujours, dit-il, la trompette de Bar-Cochba appelant les guerriers à la bataille. Et quand l’audition était terminée et que l’on entonnait le God Save the Queen il pensait écouter le chant de victoire qui saluerait son entrée dans Jérusalem en conquérant. Ce serait en effet lui, Pinchas, qui serait le chef. Est-ce que la Providence, si prodigue de révélations cachées dans les lettres du Torah, n’avait pas voulu qu’il s’appelât Melchisédec Pinchas, avec une initiale identique à celle du mot Messie et l’autre identique à celle du mot Palestine ? Eh bien, oui, il serait leur Messie. Mais en attendant, l’argent est le nerf de la guerre et le premier pas dans la carrière messianique devait avoir pour but de recueillir des fonds. Il fallait que le futur Rédempteur fît d’abord fonctions de trésorier. C’est ainsi, par cette gradation à rebours que termina Pinchas, sa puérile naïveté ayant vaincu son astuce.
D’autres orateurs se firent entendre mais l’opinion de Quédalyah le fruitier finit par prévaloir. Il fut nommé président, Simon Gradkowski fut choisi pour trésorier, et l’on souscrivit séance tenante vingt-cinq shillings, dont dix donnés par le jeune Raphaël Léon. Ce fut en vain que Pinchas rappela au président qu’il faudrait des collecteurs chargés de demander de l’argent à domicile : trois assistants, dont il n’était pas, furent désignés pour se partager le Ghetto. Tout le monde sentait qu’il y eût au moins de l’imprudence à confier le porte-monnaie commun, aux fontes du coursier au Pégase. En conséquence Pinchas ralluma son cigare et se retira sans saluer personne, marmottant que ces gens-là étaient tous des imbéciles. Gabriel Hamburg avait quelque chose comme un sourire sur ses traits ridés. Pendant le discours de Joseph Strelitski on l’avait vu se moucher bruyamment : peut-être s’était-il administré une trop forte prise de tabac. Mais il ne souffla mot. Il eût donné sa dernière goutte de sang pour coopérer au grand Retour, à condition, bien entendu, qu’on ne laisserait derrière soi dans les bibliothèques étrangères nul manuscrit hébreu. Mais il laissait aux enthousiastes le soin de jouer leur rôle dans la grande comédie.
Mendel Hyams avait, lui aussi, gardé le silence. Mais il avait pleuré sans honte pendant la harangue de Strelitski. Comme les assistants se séparaient, le pauvre diable, hâve, exsangue, cassé, qui, depuis le début, se tenait tapi dans un coin sombre et n’avait cessé de marmotter impoliment le traité dit Baba Kama, reprit avec une ardeur nouvelle son étrange récitatif d’arguments.
— Mais alors, à quoi rapporter cela ? A sa pierre, ou à son couteau, ou à son fardeau qu’il a laissé sur la grand’route, où un passant le maltraite ? Qu’est-ce à dire ? S’il a cédé sa propriété comme le prétend le rabbin ou comme le veut Shemuel, il s’agit d’un fossé. Et s’il a gardé sa propriété, comme le dit Samuel, qui affirme que tout cela dérive de son fossé, alors il s’agit d’un fossé. Et si l’on croit le rabbin, qui veut voir là une dérivation de son bœuf, alors il faut lire : un bœuf. Et par conséquent les dérivés du mot bœuf sont une seule et même chose que le bœuf lui-même… Tout le jour durant il avait médité ainsi, et il s’en alla tard dans la nuit, balançant pitoyablement son pauvre corps.
Meckish était un Chassid, ce qui en jargon, signifie un saint, et en réalité, un membre de la secte des Chassidim, dont le centre est la Galicie. Au XVIIIe siècle, Israël Baalshem, « le maître du nom », se retira dans la solitude des montagnes pour se livrer à la méditation des vérités philosophiques. Il y développa une foi sereine et presque stoïque basée sur l’acceptation du cosmos, en tous ses points, et y acquit la conviction que la fumée d’une bonne pipe était un encens agréable au Créateur.
Mais c’est le malheur inévitable de tous les fondateurs de religions d’opérer des miracles apocryphes et de soulever des légions de disciples qui remodèlent l’enseignement du maître, selon leur propre forme d’intelligence, prêts à mourir pour l’altération qui en résulte. Un grand homme ne peut avoir d’influence sur ses semblables que pour autant qu’il soit incompris. A Baalshem succédèrent une armée de thaumaturges, et les fameux rabbins de Sadagora, faiseurs de miracles, qui sont en communication avec tous les esprits de l’air et jouissent des revenus des princes et du respect des papes.
C’est s’assurer le paradis que de s’emparer d’un morceau du kuggol ou pudding du sabbat de ces rabbins, et la ruée des croyants qui s’y applique est un spectacle qui mérite d’être vu. Le Chassidisme est l’expression extrême de l’optimisme juif. Les Chassidim sont les Corybantes ou plutôt les Salutistes du Judaïsme. En Angleterre, leurs idiosyncrasies se bornent à des cérémonies d’une joie bruyante et exubérante. A la Chevrah, les croyants dansent, se tiennent penchés, se tordent, ou se frappent la tête contre le mur, selon leur caprice, ou bien encore jouent comme des enfants en présence de leur père.
Meckish dansait aussi, chez lui, et chantait « riddy, riddy, roï, toï, ta », ou « rom, pom, pom », et « bim, bom, bom », sur une étrange mélodie, pour exprimer le plaisir qu’il prenait à vivre. C’était un petit homme, d’aspect malingre, au teint jaune, aux pommettes saillantes, au nez crochu, avec une petite barbe, clairsemée et rabougrie.
La profession de mendiant qu’il avait exercée pendant des années avait empreint son visage d’un sourire triste, suppliant et doucereux, qui ne s’effaçait plus, même aux heures de repos. L’eau et le savon l’eussent peut-être atténué, mais il n’avait pas tenté l’expérience. Il était coiffé d’un bonnet de fourrure avec des oreillettes et il portait attaché sur le dos un panier à oranges plein de petits morceaux d’éponges sales et graveleuses, que personne n’achetait. Il est vrai que le commerce de Meckish consistait en bien autre chose : il tenait boutique de spectacles sensationnels et émouvants. Quand il se traînait péniblement à l’aide d’un bâton, ses membres inférieurs se croisaient en des contorsions bizarres, semblaient paralysés ; mais dès que son aspect étrange avait attiré l’attention, ses jambes se pliaient et il s’affaissait sur le pavé, attendant que les spectateurs compatissants le relevassent, en semant l’argent et le cuivre. Après un certain nombre de performances, Meckish rentrait chez lui, dans l’ombre, pour y danser et chanter « riddy, riddy, roï, toï, bim, bom ». Ainsi vivait Meckish, en paix avec Dieu et avec les hommes, jusqu’au jour fatal où l’idée lui vint de vouloir prendre une seconde femme. S’en procurer une était chose facile, avec l’aide de son ami Sugarman le Shadchan, et bientôt le petit homme trouva son ménage enrichi par la présence d’une énorme géante russe. Meckish n’eut pas recours aux autorités pour célébrer le mariage ; ce fut un mariage tranquille, qui ne coûta rien. Un dais fait d’un drap et de quatre manches à balai fut érigé au coin du feu et neuf de ses amis, du sexe masculin, sanctifièrent la cérémonie par leur présence. Meckish et la géante russe jeûnèrent le matin de leur mariage, et tout fut fait en bon ordre. Hélas, le bonheur et les économies de Meckish ne devaient pas être de longue durée.
La géante russe se révéla une véritable Tartare. Elle mit le grappin sur les épargnes de Meckish, s’acheta des châles de Paisley et des colliers d’or. Plus encore, elle exigea de son mari qu’il la conduisît dans le monde et reçût des amis. Et la chambre à coucher, qu’ils louaient au mois, fut transformée en un salon de réception où le vendredi soir Peleg Shmendrik, sa femme, et M. Sugarman venaient les voir.
Pendant le dîner du Sabbat la conversation se divisait, les dames discutaient la mode et les hommes le Talmud. Les trois hommes s’occupaient, petitement du reste, de fonds publics et d’actions, mais rien au monde n’eût pu les amener à négocier une affaire, ou à discuter la valeur d’un prospectus, le jour du sabbat, bien qu’ils fussent tous alléchés par les réclames des mines de Saphir qui occupaient une page entière de la « Chronique Juive », organe qu’on achetait habituellement le vendredi soir pour y lire les nouvelles religieuses. La liste des souscriptions devait se clore le lundi à midi.
— Quand Moïse, notre maître, frappa le rocher — , dit Peleg Shmendrik, au cours de la discussion, il eut raison la première fois, et tort la seconde parce qu’il est dit dans le Talmud qu’on peut punir l’enfant quand il est petit mais qu’il faut raisonner avec lui lorsqu’il est grand.
— Oui, reprit Sugarman le Shadchan, mais si la baguette n’avait pas été de saphir, c’est elle qui se serait fendue, au lieu du rocher.
— Est-ce qu’elle était un saphir ? demanda Meckish qui était un « homme-de-la-Terre ».
— Naturellement, répondit Sugarman.
— Croyez-vous ? demanda Peleg Shmendrik avec intérêt.
— Le saphir, reprit Sugarman, est une pierre magique. Elle éclaircit la vue, apaise les querelles. Issachar, le fils studieux de Jacob, était représenté sur le pectoral par un saphir. Ne savez-vous pas que le centre glauque de cette pierre symbolise les nuages qui enveloppèrent le Sinaï lors de la remise des tables de la Loi ?
— J’ignorais cela, répondit Peleg Shmendrik, mais je sais que la baguette de Moïse fut créée, au crépuscule du premier sabbat, et qu’ensuite Dieu fit toutes choses à l’aide de ce sceptre.
— Ah, mais nous ne sommes pas tous assez forts pour manier la baguette de Moïse ; elle pèse quarante seahs, dit Sugarman.
— Combien, croyez-vous, qu’on puisse soulever de seahs ? demanda Meckish.
— Cinq ou six, pas plus, dit Sugarman, en voulant en soulever plus on risquerait de les laisser choir et le saphir se casse. Les premières tables de la Loi étaient faites de saphir et malgré cela en tombant d’une grande hauteur elles furent réduites en miettes.
— On peut dire que Gidéon le député, veut posséder une baguette de Moïse, car son secrétaire m’a dit qu’il compte prendre quarante actions, reprit Shmendrik.
— Chut ! que dites-vous là ? demanda Sugarman, Gidéon est un homme riche, et de plus, il est l’un des directeurs de l’affaire.
— Il semble y avoir un grand nombre de directeurs, dit Meckish.
— C’est fort joli à voir de loin, mais qui sait ? reprit Sugarman en secouant la tête. La reine de Sheba offrit très probablement des saphirs à Salomon, mais elle n’était pas une femme vertueuse.
— Ah, Salomon ! soupira M. Shmendrik, dressant l’oreille et interrompant la conversation. Au lieu d’avoir cent mille femmes, si Salomon avait eu mille filles ses trésors n’eussent pas suffi. Je n’ai eu que deux filles, Dieu soit loué, et je me suis presque ruiné en leur achetant des maris. Quand un pauvre « greener » se présente, sans une chemise au dos, il exige qu’on lui glisse deux cents livres dans la main et ensuite on ne peut plus le lâcher de crainte qu’il ne mette les jambes à son cou et se sauve en Amérique. En Pologne ce même homme n’eût été que trop heureux de trouver une femme et il eût dit « merci ».
— Eh bien, mais que devient votre fils ? dit Sugarman. Pourquoi ne m’avez-vous pas encore demandé de trouver une femme pour Shosshi ? C’est un péché contre les filles d’Israël. Il doit avoir dépassé depuis longtemps l’âge prescrit par le Talmud ?
— Il a vingt-quatre ans, répondit Peleg Shmendrik.
— Et tu tu tu, dit Sugarman, faisant claquer sa langue en signe de désapprobation, auriez-vous par hasard une objection à ce qu’il se marie ?
— Dieu m’en préserve ! s’écria le père, mais Shosshi est si timide, et puis, vous le savez, il n’est pas beau. Dieu seul sait à qui il ressemble !
— Peleg, je rougis pour vous ! dit Shmendrik.
— Qu’est-ce qui lui manque ? Est-il sourd, muet, aveugle ou bancal ? Shosshi est maladroit avec les femmes parce qu’il étudie trop en dehors de son travail. Il gagne bien sa vie comme ébéniste, et il est temps qu’il entre en ménage. Combien me demanderez-vous pour lui trouver une calloh ? (fiancée).
— Oh ! reprit Sugarman, vous oubliez que c’est le sabbat. Soyez assuré que je ne vous demanderai pas plus que la dernière fois, à moins que la fiancée n’ait une grosse dot.
Le samedi soir, aussitôt après l’Havdalah, la clôture du sabbat, Sugarman alla trouver M. Belcovitch qui allait se remettre au travail, et l’informa qu’il venait de trouver le « chosan », le fiancé, rêvé pour Becky.
— Je sais, dit-il, que beaucoup de jeunes gens lui font la cour ; mais que sont-ils tous, si ce n’est un tas de voyous ? Combien de dot voulez-vous donner pour un homme ?
Après avoir longtemps marchandé, Belcovitch consentit à verser vingt livres immédiatement avant la cérémonie du mariage et vingt livres douze mois plus tard.
— C’est entendu, mais surtout ne prétextez pas de les avoir oubliées quand nous serons à la « shool » (synagogue) et ne demandez pas à attendre le retour à la maison pour les donner, sinon je retire mon homme, même de dessous la chuppah. « Quand viendrai-je vous le soumettre ? »
— Oh, demain après-midi — dimanche — pendant que Becky sera au parc avec ses jeunes amoureux. Il est préférable que je le voie d’abord.
Dès à présent Sugarman considérait Shosshi comme marié. Il se frotta les mains et alla le voir. Il le trouva dans un petit hangar au fond de la cour où il travaillait. Shosshi terminait au retour de l’atelier de petits objets de bois, des tabourets, des cuillers, et de petites tire-lires pour les vendre dans Petticoat lane le lendemain. De cette manière il augmentait son salaire.
— Bonsoir, Shosshi, dit Sugarman.
— Bonsoir, répondit Shosshi, et il continua à scier du bois.
C’était un homme jeune, mal dégrossi, à la face bourgeonnante, aux cheveux roux, toujours prêt à rougir du fait qu’il croyait faire l’objet de toutes les conversations. Ses yeux étaient fuyants comme ceux des chats et l’une de ses épaules, plus haute que l’autre, donnait à sa démarche un balancement qui le projetait de gauche à droite. Sugarman qui négligeait rarement ses devoirs de piété, s’apprêtait à dire la prière qu’on récite à la vue des monstruosités. « Béni sois-tu, toi qui varias les créatures. » Mais résistant à la tentation, il continua : « J’ai quelque chose à vous dire ».
Shosshi le regarda d’un air soupçonneux.
— Ne vous dérangez pas ; je suis occupé, dit-il, et il se mit à raboter un pied de chaise.
— Mais c’est bien plus important que vos chaises, voyons, que diriez-vous d’un mariage ?
Shosshi rougit comme une pivoine et dit : « Ne vous moquez pas de moi ».
— Je vous parle sérieusement. Vous avez vingt-quatre ans et vous devriez avoir déjà une femme et quatre enfants.
— Mais je ne veux pas d’une femme et de quatre enfants ! reprit Shosshi.
— Bien entendu, je ne vous parle pas d’une veuve. C’est une jeune fille que j’ai en vue.
— Allons donc ! quelle est la jeune fille qui voudrait de moi ! dit Shosshi joignant un accent de curiosité à l’humilité de ses paroles.
— Quelle jeune fille ? Gott in Himmel ! mais des centaines ! un jeune garçon comme vous, beau, sain et vigoureux et qui gagne bien sa vie !
Shosshi déposa son rabot et se redressa. Il y eut un moment de silence. Puis ses résolutions faiblirent et il retomba comme une masse inerte, la tête penchée sur son épaule gauche.
— C’est de la folie, tout ce que vous dites. Les jeunes filles sont moqueuses.
— Ne soyez pas insensible ! Je sais une jeune fille qui a vraiment de l’affection pour vous.
La rougeur qui s’était un peu dissipée, envahit sa face et Shosshi suffoqué, regarda d’un air méfiant et crédule, ce bon Méphistophélès.
Sept heures allaient sonner et la lune dessinait son croissant jaune dans le ciel froid. Le firmament était constellé d’étoiles et le petit jardin se remplissait de poésie et d’ombre sous les rayons de la lune.
— Une belle jeune fille aux joues roses, continua Sugarman, avec des yeux noirs et quarante livres de dot.
La lune continuait sa course en souriant, l’eau coulait dans la citerne avec un murmure calme et apaisant. Shosshi accepta d’aller voir M. Belcovitch.
Celui-ci ne fit pas de cérémonie. Tout était comme à l’ordinaire, sur une table de bois traînaient deux demi-citrons exprimés, un morceau de craie, deux tasses fêlées et du savon écrasé. Belcovitch ne fut pas enthousiasmé par Shosshi, mais il dut convenir qu’il était sérieux. Son père était connu par sa piété, ses deux sœurs avaient épousé des hommes considérés et enfin, et surtout, il n’était pas hollandais. Quand Shosshi quitta le numéro 1 de Royal Street, il était agréé comme gendre par M. Belcovitch. Esther le croisa dans l’escalier et remarqua son air réjoui. Il marchait la tête presque droite. Shosshi était vraiment très amoureux et il sentait que la seule chose qui pût encore ajouter à son bonheur, c’eût été de contempler sa fiancée.
Il n’avait pas le temps d’aller la voir, sauf le dimanche après midi et ce jour-là elle était toujours absente. Mme Belcovitch le consolait en lui prodiguant ses attentions. Cette petite femme malade bavardait pendant des heures sans s’arrêter ; elle lui dépeignait ses maux et l’invitait à goûter ses drogues ; c’étaient là les égards réservés aux visiteurs de marque. Bientôt elle ne quitta plus son bonnet de nuit en sa présence, pour lui faire sentir qu’il faisait partie de la famille. Ces encouragements mirent Shosshi en confiance et il donna à sa future belle-mère des détails sur les maladies de sa mère à lui. Mais il ne put rien décrire que Mrs. Belcovitch ne croyait pouvoir surmonter : elle était universelle en fait de maladies. Elle possédait une puissante imagination et il advint qu’un jour Fanny lui ayant choisi un chapeau dans la vitrine d’une modiste, la pauvre fille eut grand peine à la persuader qu’il n’était pas moins beau que l’image qu’il reflétait dans une glace. Elle se vantait devant Shosshi d’être très faible des jambes. « Je suis née avec deux jambes différentes, l’une est grosse et l’autre est desséchée : enfin je fais ce que je puis ».
Shosshi exprimait son admiration sympathique et continuait à faire sa cour. Parfois il trouvait Fanny et Pesach Weingott à l’ouvrage et ils étaient très affables envers lui. Il perdit un peu de sa timidité et de son tremblotement et il attendait avec impatience sa visite hebdomadaire chez les Belcovitch. Il vivait l’histoire de Cimon et d’Iphigénie. L’amour le rendait presque éloquent et lorsque à la longue Belcovitch parla, Shosshi plaça à plusieurs reprises un « tiens ? » et parfois même au bon endroit. M. Belcovitch aimait sa propre voix, et s’arrêtait pour l’écouter, tenant son fer à repasser à la main. Si au milieu d’une de ses harangues il apercevait quelqu’un qui parlait et perdait du temps il disait à tout l’atelier, « Shah ! continuez, continuez », et il se taisait. Mais avec Shosshi, il était spécialement poli, s’interrompant rarement quand il voyait son futur gendre suspendu à ses paroles. Ces causeries avaient un caractère d’affectueuse intimité.
— Je souhaiterais tomber mort subitement, disait-il avec l’air du philosophe qui a scruté les choses. Je n’aimerais pas rester couché et tripoter avec les médicaments et les docteurs. Traîner la mort en longueur est une plaisanterie coûteuse.
— Tiens, disait Shosshi.
— Ne vous tracassez pas, Bear. Je suis sûre que le diable vous emportera subitement, répondit sèchement Mrs Belcovitch.
— Ce ne sera pas le diable, reprenait M. Belcovitch d’un air mystérieux. Si j’étais mort jeune homme c’eût été différent !
Shosshi tendait les oreilles pour entendre le récit de la folle jeunesse de Bear.
— Un matin, dit Belcovitch, en Pologne, je me levai à quatre heures pour assister aux Supplications du Pardon. L’air était cru et l’aube ne pointait pas encore. Tout à coup j’aperçus un porc noir qui trottait derrière moi. Je me mis à courir et j’entendis des pattes qui battaient furieusement le sol dur et gelé. Une sueur froide m’enveloppa, je me retournai et vis les yeux du porc qui brillaient dans la nuit comme deux braises ardentes. Je sus alors que Celui-qui-n’est-pas-bon me poursuivait. « Ecoutez-moi, ô Israël », m’écriai-je et je contemplai le ciel : mais un brouillard froid cachait les étoiles. Je volais de plus en plus vite et de plus en plus vite le diable-porc me suivait. A la fin j’aperçus la Shool et je fis un dernier et suprême effort — je tombai épuisé sur le seuil du lieu saint et le porc disparut.
— Vraiment, dit Shosshi avec un long soupir.
— Dès que j’eus quitté le shool j’en parlai au Rabbin et il me dit : « Bear, est-ce que vos tephillin (phylactères) sont en ordre ? » Je répondis : « Oui, Rabbin, ils sont très grands, je les ai achetés chez le très pieux scribe Naphtali, et je vérifie les nœuds chaque semaine. » Mais il répondit : « Je vais les examiner. » De sorte que je les lui portai ; il ouvrit le phylactère pour la tête et — stupeur ! au lieu de parchemin il trouva des miettes de pain.
— Hoï, hoï ! fit Shosshi avec horreur, ses mains rouges toutes tremblantes.
— Oui, reprit Bear tristement. Je les avais portées pendant dix ans, et plus, et le levain en avait souillé toutes mes pâques.
Belcovitch entretenait aussi l’amoureux des détails relatifs à la politique intérieure des Fils-de-la-Vraie-Foi. L’affection de Shosshi pour Becky grandissait chaque semaine sous l’action des conversations intimes avec sa famille. A la fin, sa passion se trouva récompensée et Becky cédant aux instances violentes de son père, consentit à désappointer un de ses prétendants et à rester à la maison pour rencontrer son futur mari. Elle refusa pourtant de donner son consentement jusqu’après le dîner, et la pluie se mit à tomber à l’instant où elle le donna. En pénétrant dans l’appartement Shosshi devina qu’un changement était survenu. Du coin de l’œil il entrevit une femme d’une beauté tragique qui se tenait debout derrière la machine à coudre. Ses joues devinrent brûlantes, ses jambes se mirent à trembler et il eût souhaité que la terre s’ouvrît et l’avalât, comme elle le fit pour Koreh.
— Becky, dit Mrs Belcovitch, voici Monsieur Shosshi Shmendrik.
Shosshi grimaça un sourire, approuva de la tête pour confirmer le témoignage, son chapeau de feutre glissa et les larges bords s’enfoncèrent sur ses oreilles. A travers une espèce de brouillard, une jeune fille terriblement belle apparut.
Becky le fixa avec hauteur et fronça les lèvres. Puis elle se mit à ricaner.
Shosshi tendit gauchement sa grande main rouge. Becky feignit de n’en rien voir.
— Eh bien, Becky ! murmura Belcovitch dans un chuchotement qu’on aurait pu entendre de l’autre côté de la route.
— Comment allez-vous ? très bien, répondit Becky à haute voix, comme si elle s’imaginait que la surdité fît partie des défauts de Shosshi.
Shosshi sourit de manière à la rassurer.
Il y eut un nouveau silence.
Shosshi se demandait si les convenances lui permettaient de se retirer déjà. Il ne se sentait pas du tout à son aise. Tout s’était si agréablement passé, il avait pris un réel plaisir à venir dans cette maison et maintenant tout lui paraissait changé. Le cours d’un amour véritable n’est jamais parfaitement limpide et l’entrée de ce nouveau personnage dans la cour qu’il avait à faire était visiblement embarrassante.
Le père revint à la rescousse.
— Un peu de rhum ? dit-il.
— Oui, répondit Shosshi.
— Chayah ! Eh bien cherchez la bouteille.
Madame Belcovitch se dirigea vers l’armoire du fond de la pièce et y prit une grande carafe. Elle sortit deux petits gobelets, les remplit du rhum fait dans la maison et tendit l’un à Shosshi et l’autre à son mari. Shosshi murmura une prière, et, fixant d’un regard la société, il s’écria : « A la vie ! » « — A la paix ! » répliqua l’hôte, en avalant d’un trait le liquide. Shosshi l’imitait, quand soudainement ses yeux rencontrèrent ceux de Becky. Il étouffa et toussa pendant cinq minutes, durant lesquelles Mrs Belcovitch lui administra maternellement de petites tapes dans le dos. Quand il se trouva relativement soulagé, la pensée d’avoir été ridicule l’envahit et l’accabla de nouveau. Becky ricanait toujours derrière la machine à coudre. Une fois de plus Shosshi se rendit compte que les devoirs de la conversation lui incombaient. Il regarda ses pieds et n’y trouvant rien que d’ordinaire, il regarda en l’air et sourit aimablement à l’assemblée, de manière à dégager ses responsabilités.
M. Belcovitch vit son embarras et faisant signe à Chayah, il sortit de la chambre, suivi de sa femme. La société ne répondant pas, il se moucha bruyamment. Shosshi se trouva seul avec la jeune et terrible beauté. Becky fredonnait une chanson et regardait le plafond, ayant oublié l’existence de Shosshi. La position de ses yeux permit à Shosshi de la mieux regarder. Il jeta un regard furtif qui se fit de plus en plus audacieux et se transforma en un regard fixe et continu.
Qu’elle était belle et charmante ! Ses yeux devinrent brillants ; un sourire approbatif éclaira son visage. Tout à coup il baissa les yeux et rencontra ceux de Becky. Le sourire s’évanouit et fit place à une expression de tristesse et de crainte, ses jambes fléchirent. La terrible beauté poussa un soupir et cessa d’inspecter le plafond. Un moment après, Shosshi recommençait à l’admirer. En vérité, Sugarman n’avait pas exagéré ses charmes ; mais… Sugarman n’avait-il pas dit aussi qu’elle l’aimait ? Cette pensée le remplissait d’épouvante. Shosshi était très ignorant des femmes en dehors de ce que lui avait appris le Talmud. Il pouvait se faire que l’attitude de Becky exprimât une vive affection. Il s’avança vers elle le cœur battant violemment. Il était assez près d’elle pour la toucher. L’air qu’elle fredonnait lui frappait les oreilles. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Becky, s’apercevant soudainement de sa proximité, le fixa d’un regard de sphynge. Les mots se glacèrent sur ses lèvres. Il garda la bouche ouverte pendant quelques secondes, et la peur du ridicule le poussa à ne pas la fermer sans émettre un son quelconque. Il fit un violent effort et dit en hébreu :
— Heureux ceux qui habitent ta maison ! ils chanteront tes louanges, Selah !
Ceci n’était pas un compliment pour Becky. La physionomie de Shosshi prit une expression de soulagement. Par une heureuse inspiration il avait commencé la prière de l’après-midi et il sentait que Becky comprendrait ce pieux devoir. Avec une reconnaissance fervente envers le Tout-Puissant il continua le psaume : « Heureux ceux dont le sort, etc. » Puis il tourna le dos à Becky, regardant le mur orienté vers l’est, il fit trois pas en avant et se mit à réciter silencieusement l’Amidah. D’habitude il bafouillait et disait les « dix-huit bénédictions » en cinq minutes. Aujourd’hui elles se prolongèrent jusqu’à ce qu’il entendît les pas des parents qui revenaient et il récita le reste des prières avec la rapidité de l’éclair. Quand M. et Mrs Belcovitch entrèrent dans l’appartement ils virent à son air joyeux que tout allait bien et ils ne mirent aucun obstacle à son départ immédiat. Il revint le dimanche suivant et fut heureux d’apprendre que Becky était sortie, malgré qu’il espérât la trouver. Sa cour fit un grand pas cet après midi-là, M. et Mrs Belcovitch se faisant plus aimables que jamais pour compenser le refus de Becky, qui ne consentait pas à se laisser faire la cour par un tel Shmuck. De violentes discussions s’étaient produites pendant la semaine et Becky s’était contentée de hausser les épaules devant les éloges de ses parents, qui vantaient Shosshi et l’appelaient un « très digne garçon ». Elle déclara qu’il suffisait de le regarder pour obtenir la rémission de ses péchés. Le sabbat suivant M. et Mrs Belcovitch firent une visite officielle aux parents de Shosshi pour faire leur connaissance, et ils partagèrent le thé et les gâteaux. Becky ne les accompagna pas et déclara en outre qu’elle ne serait jamais à la maison le dimanche jusqu’à ce que Shosshi fût marié. Ils purent la circonvenir en recevant Shosshi pendant la semaine. L’image de Becky avait été si souvent présente à son esprit, qu’en la voyant pour la seconde fois il se trouva complètement habitué à sa manière d’être. Il s’était même imaginé en rêve qu’il lui mettait le bras autour de la taille, mais en pratique il sentait qu’il ne pouvait encore dépasser les limites de la conversation habituelle.
Quand il arriva, Becky était assise et faisait des boutonnières. Tout le monde était réuni. M. Belcovitch pressait des habits avec des fers brûlants ; Fanny faisait trembler la maison sous sa lourde machine ; Pesach Weingott coupait des pièces de drap dessinées à la craie et Mrs Belcovitch se versait soigneusement des cuillerées de médecine. Il y avait même quelques mains supplémentaires, la quantité de travail étant plus grande qu’à l’ordinaire à cause d’un manifeste de Simon Wolf, le leader labouriste, lequel faisait entrevoir une grève pour les marchands de confections qui se munissaient en hâte. Fortifié par leur présence, Shosshi se sentit un prétendant intrépide et galant. Il décida que cette fois il ne partirait pas sans avoir adressé au moins une question à l’objet de ses pensées. Il sourit aimablement à l’assemblée tout entière et se dirigea directement vers le coin où se trouvait Becky. La terrible beauté renifla bruyamment à sa vue, devinant qu’on l’avait déjouée. Belcovitch surveillait la situation du coin de l’œil, sans interrompre un instant son travail.
— Eh bien, comment allez-vous ? demanda Shosshi.
Becky répondit : « Très bien, et vous ? »
— Dieu merci, je n’ai pas à me plaindre, dit Shosshi encouragé par la chaleur de l’accueil, mes yeux sont encore faibles, mais bien moins que l’an dernier.
Becky ne répondit pas et Shosshi reprit :
— Mais ma mère est toujours malade. Elle doit avaler des boîtes entières d’huile de foie de morue. Elle n’habitera pas longtemps cette terre.
— Quelle bêtise ! dit Mrs Belcovitch apparaissant subitement derrière les amoureux. Les enfants de mes enfants ne seront jamais pires ; c’est de l’imagination chez elle, elle se dorlote de trop.
— Oh non, elle est bien plus malade que vous, reprit Shosshi en se retournant pour voir sa future belle-mère.
— Ah vraiment ! fit Chayah avec humeur, mes ennemis auront mes maladies ! Si votre mère avait ma santé elle resterait au lit. Alors que moi je me tiens sur mes pieds péniblement. Je puis à peine me traîner d’un endroit à un autre. Regardez mes jambes, votre mère en a-t-elle de pareilles ? l’une est grosse et l’autre desséchée.
Shosshi devint pourpre, il sentait qu’il avait fait une gaffe. C’était la première ombre depuis qu’il faisait sa cour, la première fausse note. Il se retourna vers Becky pour trouver de la sympathie. Il n’y avait plus de Becky. Elle avait profité de la conversation pour s’esquiver. Il la retrouva après un moment mais à l’autre bout de la chambre. Elle était assise devant la machine. Il traversa bravement la pièce et se pencha vers elle :
— N’avez-vous pas froid en travaillant ?
Br rr rrr rrr rrrrr !
La machine tournait. Becky pédalait à une vitesse folle et passait une pièce de drap sous l’aiguille. Quand elle s’arrêta, Shosshi dit : « Avez-vous entendu prêcher Reb Shemuel ? Il a raconté une histoire très amusante l’autre…
Br-r-r-r-r-r-r-r-rh !
Sans se laisser abattre, Shosshi raconta longuement l’étrange allégorie et le bruit de la machine empêchant Becky de l’entendre, elle trouva sa conversation supportable. Après plusieurs autres monologues accompagnés à la machine par Becky, Shosshi prit congé cérémonieusement et promit d’apporter à sa belle des spécimens de son travail pour l’édifier.
La fois suivante, il arriva les bras chargés de pièces de menuiserie. Il les posa sur la table pour les lui faire admirer.
C’étaient des poignées et des bascules dépareillées pour des berceaux polonais ! Le carmin des joues de Becky s’étendit sur tout son visage comme une tache d’encre rouge sur un papier poreux. La figure de Shosshi refléta ces couleurs avec des teintes plus accentuées encore. Becky s’enfuit de la pièce et Shosshi l’entendit qui riait aux éclats sur le palier ; l’idée lui vint qu’il avait peut-être fait une faute de goût en choisissant ces morceaux-là.
— Qu’avez-vous fait à ma fille ? demanda Mrs Belcovitch.
— R-r-rien, fit-il en bégayant. Je lui ai apporté un échantillon de mon travail, pour le lui faire voir.
— Et c’est cela qu’on fait admirer à une jeune fille ? demanda la mère indignée.
— Ce sont de simples petites pièces de berceaux, implora Shosshi. Je croyais qu’elle aurait aimé voir les jolies choses que je puis faire. Voyez comme ces bascules sont finement sculptées. En voici une grosse et en voici une mince !
— Ah, vilain drôle ! vous vous moquez aussi de mes jambes ! dit Mrs Belcovitch. Dehors, impudent, dehors !
Shosshi ramassa les spécimens dans ses bras et gagna la porte. Becky était toujours en proie à un accès de fou rire et sa vue mit le comble à la confusion de Shosshi. Les poignées et les bascules roulèrent sur l’escalier, il les suivait, les ramassant dans sa course et appelant la mort.
Les vigoureux efforts de Sugarman, pour arranger l’affaire restèrent vains. Shosshi demeura le cœur brisé pendant plusieurs jours. Avoir été si près du but et ne pas l’atteindre ! Ce qui rendait plus amère encore sa défaite, c’est qu’il s’était vanté de sa conquête auprès de ses amis, et plus particulièrement auprès de ceux qui tenaient les deux échoppes, à droite et à gauche de la sienne, le dimanche, dans Petticoat Lane. Il fut la risée de tous et sentit qu’il ne serait plus capable de se tenir au milieu d’eux pendant une matinée entière à recevoir du sel attique dans ses plaies. Il transféra son commerce et moyennant six pence par semaine il s’installa devant la boutique de la veuve Finkelstein, située au coin de la rue, espérant ainsi intercepter le courant entre les deux flots de passants. La veuve Finkelstein vendait des chandelles et faisait un grand chiffre d’affaires en débitant de l’eau chaude à partir de deux centimes. Il n’y avait de la sorte aucune rivalité possible entre son commerce et celui de Shosshi, qui consistait en chandeliers de bois, en fauteuils à bascule, chaises, cendriers, etc., artistiquement empilés sur une charrette.
Mais la chance de Shosshi s’en était allée avec le changement de lieu. Sa clientèle le cherchait à son ancienne adresse et ne le trouvait pas. Il ne mit pas même d’écriteau. Vers deux heures il replaça ses marchandises sur la brouette par un système de cordages fort compliqué et la veuve Finkelstein sortit pour lui réclamer ses six pence. Shosshi lui répondit qu’il ne les avait pas pris et qu’il ne les avait pas encore gagnés. La veuve Finkelstein défendit ses droits et finit par s’accrocher à la brouette pour la retenir. Il s’en suivit une brève altercation pendant laquelle ils baragouinèrent simultanément comme deux singes. La face bourgeonnante de Shosshi était toute remuée par la violence de ses discours et la silhouette arrondie de la veuve Finkelstein était secouée de spasmes de colère et d’indignation. Brusquement Shosshi s’élança entre les brancards et descendit la rue ; mais la veuve Finkelstein s’appuya de toutes ses forces sur la charrette et l’arrêta comme un frein. Irrité par les rires des spectateurs, Shosshi déploya toute sa force, et la veuve perdant pied, se trouva enlevée vers le ciel comme un ballon, s’accrochant désespérément à la brouette. Shosshi se mit à courir, et les objets de menuiserie, le poids de son fardeau vivant lui déchiraient les muscles.
Il la traîna jusqu’au bout de la rue, suivi et hué par la foule. Puis il s’arrêta, exténué. « Espèce de gonof, voulez-vous me donner ces six pence ? »
— Non, je ne les ai pas, et vous ferez bien de rentrer dans votre boutique, ou vous serez la proie de voleurs pires que moi !
C’était la vérité. La veuve Finkelstein s’arracha la perruque de rage et s’en retourna vendre de la mélasse. Mais le soir, dès qu’elle eut accroché ses volets, elle s’en fut chez Shosshi dont elle s’était procuré l’adresse. Son petit frère lui ouvrit la porte et lui dit que Shosshi était sous le hangar.
Il était en train de clouer la plus grande de ses bascules à une carcasse de berceau. Son âme était pleine de doux et amers souvenirs. La veuve Finkelstein apparut soudain dans le clair de lune, et pendant quelques secondes le cœur de Shosshi battit violemment. Il crut que la jolie silhouette était celle de Becky.
— Je suis venue réclamer mes six pence !
— Ah ! Ces mots le tirèrent de sa rêverie, ce n’était que la veuve Finkelstein.
Et pourtant… la veuve était vraiment dodue et agréable. Si son message avait été plaisant, Shosshi sentait qu’elle eût pu égayer sa petite cour. Il avait été remué profondément pendant ces derniers jours et une nouvelle tendresse, une audace nouvelle brillaient dans ses yeux. Il se leva, inclina la tête, sourit aimablement en disant : « Ne soyez pas si bête. Je n’ai pas volé un sou. Je suis un pauvre garçon et vous avez tout plein d’argent dans votre bas de laine.
— Comment le savez-vous ? demanda la veuve, avançant le pied droit d’un air méditatif en fixant le petit coin du bas qui sortait de sa robe.
— Oh, cela importe peu, dit Shosshi en secouant la tête d’un air circonspect.
— Eh bien, c’est vrai, dit-elle, j’ai deux cent dix-sept souverains en or, en plus de ma boutique. Mais pourquoi garderiez-vous six pence ? demanda-t-elle avec un sourire aimable.
La logique de ce sourire était incontestable. La bouche de Shosshi s’entr’ouvrit mais ne proféra aucun son. Il ne commença pas la prière du soir. La lune voguait lentement dans les cieux. L’eau coulait dans la citerne avec un murmure doux et calme.
Soudain Shosshi s’aperçut que la taille de la veuve n’était pas très différente de celle que ses bras entouraient en rêve. Il voulut savoir si l’impression répondait à ce qu’il s’était imaginé. Son bras se glissa timidement autour du manteau noir perlé. La sensation de son audace l’enchantait. Il se demandait s’il devait réciter le Shehechyoni, la prière qu’on récite après un nouveau plaisir, mais la veuve Finkelstein lui ferma la bouche d’un baiser. Shosshi oublia ses instincts pieux, et, sauf M. Ansell, Sugarman fut la seule personne scandalisée. L’esprit romanesque de Shosshi l’avait privé de sa commission. Mais au mariage, Meckish dansa avec Shosshi Smendrik pendant que la calloh esquissait des pas avec la géante russe. Les hommes dansèrent d’un côté de la pièce et les femmes de l’autre.
— Bînah, n’as-tu rien entendu dire à propos de notre Daniel ?
Il y avait un ton d’inquiétude dans la voix du vieux Hyams.
— Est-ce du mal, Mendel ?
— N’as-tu pas entendu parler de lui et de la fille de Sugarman ?
— Non : y a-t-il quelque chose entre eux ?
La nonchalante petite vieille parlait avec passion.
— Quelqu’un m’a dit que son fils avait vu notre Daniel qui faisait la cour à la jeune fille.
— Où ?
— Au bal du Pourim.
— Cet homme est un sot ; un jeune homme doit danser avec l’une ou avec l’autre.
Miriam rentra de l’école, exténuée. Le vieux Hyams cessa de parler yiddish et dit en anglais :
— Vous avez raison, il faut bien qu’il le fasse.
Bînah répondit en un anglais lent et pénible :
— Il nous l’aurait dit.
Mendel répondit :
— Il nous l’aurait dit.
Ils évitaient de se regarder. Bînah se traîna à travers la pièce et se mit à préparer le thé de Miriam.
— Maman, si vous pouviez ne pas traîner ainsi vos pieds sur le parquet. Cela me rend si nerveuse et je suis si fatiguée. Qu’est-ce qu’il vous aurait dit ? et qui est-il ?
Bînah regarda son mari.
— J’ai appris que Daniel était fiancé, dit le vieux Hyams.
Miriam sursauta et rougit.
— Avec qui ? s’écria-t-elle émue.
— Bessie Sugarman !
— Oui.
— La fille de Sugarman le Shadchan ?
— Oui.
Miriam se mit à rire d’un rire incrédule.
— Comme s’il était possible que Daniel veuille se marier et entrer dans une famille aussi misérable que celle-là !
— Elle est aussi honorable que la nôtre, dit Mendel les lèvres serrées.
Sa fille le regarda avec étonnement.
— J’aurais cru que vos enfants vous avaient mieux enseigné le respect de soi-même, dit-elle avec calme. M. Sugarman est une personne fort agréable à compter parmi ses proches vraiment !
— Chez nous la famille de M. Sugarman était fort respectée, grommela le vieux Hyams.
— Nous ne sommes pas chez vous maintenant, dit Miriam avec mépris, nous sommes en Angleterre. C’est une vieille société.
— C’est aussi ce qu’elle pense de moi, se dit Mrs Hyams à part elle.
— N’avez-vous pas vu Daniel avec elle au bal ? demanda M. Hyams encore visiblement inquiet.
— Je n’ai rien remarqué, répondit Miriam, je pense que vous aurez oublié le sucre, maman, ou bien le thé est plus mauvais encore que de coutume. Pourquoi ne faites-vous pas couper les tartines par Jane au lieu de la laisser paresser à la cuisine ?
— Jane a passé toute la journée au lavoir, dit Mrs Hyams pour s’excuser.
— Hum ! fit Miriam d’un air moqueur, et son joli visage portait l’empreinte de la lassitude et du chagrin. Jane devrait conduire soixante-trois fillettes, que des parents ignorants laissent vivre en sauvages et qui n’ont aucune notion de discipline ! Quant à ce pauvre Sugarman, ne savez-vous pas encore que les Juifs fiancent tous les garçons et les filles qui se regardent dans la rue, et se moquent d’eux et discutent leur avenir avant même qu’ils aient été présentés l’un à l’autre !
Elle but son thé, changea de robe, et partit au théâtre avec une de ses amies. La nature véritablement accablante de son travail demandait un peu de distraction. Quelques instants après son départ, Daniel rentra et mangea son souper, c’est-à-dire sa part du dîner qu’on lui avait gardée et réchauffée au four.
Mendel était assis au coin du feu, penché sur un grand in-folio qu’il tenait ouvert sur les genoux. Quand Daniel eut fini de souper, pendant qu’il bâillait et s’étirait, Mendel lui dit brusquement, comme s’il eût voulu le rudoyer :
— Pourquoi ne demandez-vous pas à votre père de vous souhaiter Mazzoltov ?
— Mazzoltov ? demanda Daniel intrigué.
— Pour vos fiançailles.
— Mes fiançailles ! reprit Daniel. Les battements de son cœur lui frappaient les côtes.
— Oui, avec Bessie Sugarman.
Mendel, les yeux fixés sur le visage de son fils, l’examinait et le regardait passer du rouge au vert et du vert au rouge. Daniel se retint à la cheminée pour ne pas tomber.
— Mais c’est un mensonge ! s’écria-t-il avec force, qui vous a dit cela ?
— Personne ; quelqu’un y a fait allusion.
— Mais je n’ai pas même été auprès d’elle.
— Si, au bal du Pourim.
Daniel se mordit les lèvres.
— Maudit bavardage, dit-il, je ne lui adresserai plus la parole.
Après un moment de silence le vieux Hyams reprit :
— Mais pourquoi pas ? vous l’aimez ?
Daniel regarda avec étonnement, son cœur palpitait douloureusement et une folle et suave musique bourdonnait dans ses oreilles.
— Vous l’aimez, répéta Mendel doucement, pourquoi ne lui demandez-vous pas de vous épouser. Avez-vous peur qu’elle refuse ?
Daniel se mit à rire d’un rire nerveux. Puis voyant l’expression de reproche et de doute de son père, il dit timidement :
— Pardonnez-moi, Père, je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Vous entendre parler d’amour ! c’est trop bizarre !
— Pourquoi ne parlerais-je pas d’amour ?
— Ne soyez pas si tristement comique, père, dit Daniel en souriant. Que vous est-il arrivé ? qu’avez-vous de commun avec l’amour ? On dirait un jeune premier romantique sur la scène. C’est une blague que l’amour ! je n’aime personne et Bessie Sugarman moins encore que les autres. Ne vous préoccupez pas de mes affaires. Retournez à votre vieux bouquin moisi. Je me demande s’il y est question d’amour dans celui-là et n’oubliez pas de vous servir de vos verres et non pas de vos lunettes ordinaires, sinon c’est de l’argent perdu. A propos, Maman, n’oubliez pas d’aller samedi à la clinique pour vous faire examiner. Je suis sûr qu’il est temps que vous ayez aussi une paire de lunettes.
— N’ai-je pas déjà l’air assez âgé ! pensa Mrs Hyams, mais elle dit :
— Très bien, Daniel, et elle desservit le souper.
— C’est l’avantage d’être dans le commerce des nouveautés, dit Daniel gaiement, il y a une quantité d’articles qu’on peut se procurer au prix du gros.
Il lut les journaux pendant une demi-heure et s’en alla se coucher. M. et Mrs Hyams se cherchaient des yeux mais ne parlaient pas. Mrs Hyams fit frire un morceau de « wurst » pour le souper de Miriam et le mit au four pour le garder chaud ; puis elle s’assit en face de Mendel pour coudre un morceau de fourrure, qui s’était déchiré, à la jaquette de Miriam. Le feu pétillait dans l’âtre et de petites flammes mouraient en craquant, la pendule marquait l’heure calmement.
Bînah enfila son aiguille dès la première fois.
— Je puis y voir encore sans lunettes, pensa-t-elle tristement, mais elle se tut.
Mendel leva les yeux à diverses reprises et la regarda. Son extrême maigreur, sa peau parcheminée, l’étroit réseau de ses rides, ses cheveux blancs comme la neige, le frappèrent avec une acuité nouvelle. Mais il garda le silence. Bînah tirait patiemment l’aiguille à travers la fourrure, et de temps à autre elle levait les yeux pour regarder la vieille figure ravagée de Mendel, ses yeux enfoncés dans leur orbite, le front, penché sur son bouquin, qui se contractait péniblement sous le koppel noir, et son teint qui était celui d’un malade, un sanglot lui monta dans la gorge ; mais elle le réfréna et continua sa couture. Soudainement, elle le regarda et cette fois leurs yeux se rencontrèrent et ils ne les baissèrent pas. Un éclair étrange et subtil traversa leurs deux âmes. Ils se regardèrent en tremblant, les yeux pleins de larmes.
— Bînah ?
La voix de Mendel étouffait ses sanglots.
— Oui, Mendel.
— Tu l’as entendu ?
— Oui, Mendel.
— Il dit qu’il ne l’aime pas.
— Il le dit.
— Il ment, Bînah.
— Mais pourquoi mentirait-il ?
— Tu parles avec ta bouche et pas avec ton cœur. Tu sais qu’il ne veut pas nous laisser croire qu’il reste célibataire à cause de nous. Tout son argent est employé pour l’entretien de cette maison, où nous vivons. C’est la loi de Moïse. N’as-tu pas vu sa figure quand je lui ai parlé de la fille de Sugarman ?
Bînah se balançait sur sa chaise et se lamentait.
— Mon pauvre Daniel ! mon pauvre agneau ! attends un peu. Je vais mourir bientôt. Le Très-Haut est miséricordieux. Attends un peu.
Mendel ramassa la jaquette de Miriam qui traînait à terre et la rangea.
— Il ne sert à rien de pleurer, dit-il gentiment — et il eût tant aimé pleurer avec elle. Cela ne se peut pas. Il doit épouser celle que son cœur désire. N’est-il pas suffisant qu’il sente que nous avons paralysé sa vie au profit de notre Sabbat. Il n’en parle jamais, mais il le croit au fond de son cœur.
— Attends un peu ! murmurait Bînah en se balançant. Non, calme-toi. Non, calme-toi. Il se leva et passa tendrement sa main calleuse sur les cheveux d’argent. Nous ne pouvons plus attendre. Pense depuis combien de temps Daniel attend.
— Oui, mon pauvre agneau, mon pauvre agneau ! sanglota la vieille femme.
— Si Daniel se marie, dit le vieillard en essayant de parler avec fermeté, nous n’avons plus un sou pour vivre. Miriam a besoin de tout son salaire. Elle nous donne déjà plus qu’elle ne peut. Elle est une dame, et elle occupe une haute situation. Elle doit s’habiller avec élégance et qui sait si nous n’empêchons pas quelque monsieur de l’épouser. Nous ne sommes pas faits pour le grand monde. Mais avant tout, Daniel doit se marier, et je gagnerai ta vie et la mienne comme je le faisais quand les enfants étaient petits.
— Mais que vas-tu faire ? dit Bînah en séchant ses larmes et le regardant d’un air effrayé. Tu ne peux plus exercer le métier de vitrier. Pense à Miriam. Que peux-tu faire, que peux-tu faire ? Tu ne connais pas le commerce.
— Non, je ne connais pas le commerce, dit-il avec amertume. Chez moi, tu le sais, j’étais maçon ; mais ici je ne pouvais pas obtenir de travail en observant le sabbat et ma main est devenue malhabile à l’ouvrage. Peut-être retrouverai-je ma main de jadis !
Il prit celle de sa femme, elle était raide et froide malgré la chaleur du feu.
— Prends courage, dit-il, je ne puis rien faire ici qui ne fasse honte à Miriam. Nous ne pouvons même pas rentrer dans un hospice sans répandre son sang ; mais le Tout-Puissant, que Son nom soit béni — est bon. — Je partirai.
— Partir ! La main flasque de Bînah serra celle de Mendel. Tu iras vendre des marchandises dans les campagnes !
— Non, s’il est écrit que je dois me séparer de mes enfants, que la distance soit assez grande pour empêcher les plaintes. Miriam le préférera. Je partirai pour l’Amérique.
— L’Amérique ! Le cœur de Bînah palpitait avec violence. Et tu m’abandonneras ? Une étrange désolation s’empara de tout son être.
— Oui, en tout cas, pendant un moment. Il ne faut pas que tu supportes les premières difficultés. Je trouverai à m’employer. Peut-être y a-t-il plus de maçons juifs en Amérique pour me procurer du travail. Dieu ne nous abandonnera pas. Là-bas je pourrai vendre des objets dans la rue, sans me gêner. Au pis aller je puis redevenir vitrier. Aie confiance, ma colombe.
Ce nouveau nom de tendresse fit tressaillir Bînah.
— Je t’enverrai un peu d’argent, et puis dès que je verrai clair je t’appellerai et tu viendras me rejoindre et nous vivrons heureux, et nos enfants seront heureux ici.
— Hélas ! hélas ! soupirait-elle, comment un vieillard comme toi pourra-t-il affronter la mer et les visages inconnus, tout seul ? Vois comme tu es cruellement torturé par les rhumatismes. Comment serais-tu vitrier ? Tu gémis des nuits entières. Comment pourrais-tu porter ce lourd châssis sur les épaules ?
— Dieu me donnera la force de faire ce qui est juste.
Les larmes étouffaient sa voix. Les mots sortaient par saccades.
— Non, non ! cria-t-elle avec véhémence ! Tu ne partiras pas ! tu ne me quitteras pas !
Ses lèvres serrées articulèrent :
— Je dois partir.
Il ne vit pas que la neige des cheveux de Bînah était aussi blanche que ses joues. Ses lunettes étaient baignées de larmes. Elle gémissait avec incohérence. « Non, non, je mourrai bientôt. Dieu est bon. Attends un peu, attends un peu ! Il nous tuera tous les deux, bientôt. Mon pauvre agneau ! mon pauvre Daniel ! Tu ne me quitteras pas ! »
Le vieillard dégagea ses bras de son cou.
— Je dois. J’ai entendu la voix de Dieu dans le silence.
— Alors je partirai avec toi. Partout où tu iras, j’irai.
— Non, non ; tu ne pâtiras pas des débuts difficiles. Je les affronterai seul. Je suis solide. Je suis un homme.
— Et tu auras le courage de m’abandonner ?
Elle le regarda d’un air pitoyable, mais il ne vit pas son visage à travers ses pleurs. Dans l’obscurité le même éclair les traversa. Il saisit sa taille, la serra contre lui et noua autour de son cou les bras qu’il avait écartés en lui tendant sa joue humide. Le passé n’existait plus ; le souvenir de quarante années de soucis communs depuis le matin où chacun avait vu un visage étranger sur l’oreiller, s’était évanoui. Depuis quinze ans ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre ; rapprochés, de plus en plus près, dans une commune solitude, unis par une souffrance commune et par la différenciation croissante avec les enfants qu’ils avaient engendrés. Se rapprochant de plus en plus dans le silence et l’inconscience, ils venaient enfin de se joindre. L’heure suprême de leurs vies venait de sonner. Le silence de ces quarante années était rompu. Les lèvres fanées de Mendel cherchèrent celles de Bînah et l’amour remplit leurs âmes. Les premiers instants de délices passés, Mendel approcha une chaise de la table, écrivit une lettre en caractères hébreux et alla la mettre à la poste. Bînah reprit la jaquette de Miriam. Les flammes pétillantes s’étaient transformées en une lueur ardente, la pendule tintait doucement ; mais une chose nouvelle, douce et sacrée avait transformé leur vie. Bînah ne souhaitait plus la mort.
Quand Miriam entra, apportant une bouffée d’air froid dans la pièce, Bînah se leva, ferma la porte et apporta le souper de Miriam : elle ne traînait plus les pieds.
— Etait-ce une belle pièce, Miriam ? demanda-t-elle doucement.
— Les niaiseries et les bêtises habituelles, dit Miriam avec humeur. L’amour et tout ce genre d’histoires, comme si le monde n’avait pas changé depuis lors !
Le lendemain, au premier déjeûner, le vieux Hyams reçut une lettre. Il enleva soigneusement ses lunettes, mit celles qu’il employait pour lire, et jeta négligemment l’enveloppe dans le feu. Quand il eut déchiffré quelques lignes il poussa un cri de surprise et laissa tomber la lettre.
— Qu’y a-t-il, père ? demanda Daniel pendant que Miriam avançait curieusement son nez camus.
— Dieu soit loué ! ce fut tout ce que le vieillard put dire.
— Eh bien qu’y a-t-il, parlez ! dit Bînah avec une animation très particulière. L’émotion colorait les joues de Miriam et la rendait belle.
— Mon frère d’Amérique a gagné mille livres dans une loterie et il nous invite, Bînah et moi, à aller vivre auprès de lui.
— Votre frère d’Amérique ! répétèrent les enfants étonnés.
— Tiens, j’ignorais que vous aviez un frère en Amérique ! dit Miriam.
— Voici ; aussi longtemps qu’il était pauvre je n’en ai pas parlé, répondit Mendel, sarcastique sans le vouloir. Mais j’ai eu de ses nouvelles plusieurs fois. Nous avons quitté la Pologne ensemble mais le bureau de bienfaisance l’envoya lui et beaucoup d’autres à New-York.
— Mais vous n’irez pas, père ? dit Daniel.
— Pourquoi pas ? j’aimerais voir mon frère avant de mourir, nous étions très liés quand nous étions jeunes.
Miriam ne put s’empêcher d’observer :
— Mais mille livres ce n’est pas beaucoup.
Le vieux Hyams s’était imaginé que c’était l’extrême opulence et il regrettait de n’avoir pas fait un meilleur sort à son frère.
— Cela nous suffira pour vivre, lui, Bînah et moi. Et puis voyez-vous, sa femme est morte et il n’a pas d’enfants.
— Vous ne pensez pas sérieusement à y aller ? dit Daniel d’une voix haletante. Il ne pouvait comprendre les événements qui surgissaient devant lui. Comment aurez-vous l’argent pour le voyage ?
— Lisez ça, dit Mendel calmement en lui tendant la lettre. Il offre de me l’envoyer !
— Mais c’est écrit en hébreu ! s’écria Daniel, retournant désespérément la lettre de haut en bas.
— Vous savez lire l’hébreu, n’est-ce pas ? dit le père.
— Je savais, il y a des années. Je me souviens que vous m’aviez appris les lettres, mais ma correspondance en hébreu a été si rare !
Il s’arrêta en souriant et tendit la lettre à Miriam qui l’examina en feignant de comprendre. Il y eut un éclair de soulagement dans ses yeux quand elle la rendit à son père et elle ajouta :
— Il aurait pu envoyer quelque chose à son neveu et à sa nièce.
— Il le fera peut-être quand je serai en Amérique et que je lui dirai combien vous êtes jolie, dit Mendel sentencieusement. Il paraissait tout joyeux et s’aventura jusqu’à pincer avec espièglerie la joue rose de Miriam. Elle supporta cette injure sans murmurer.
— Mais vous aussi, maman, vous avez l’air gai, demanda Daniel, triste et surpris, vous paraissez ravie à l’idée de nous quitter.
— J’ai toujours désiré voir l’Amérique, répondit la vieille femme en souriant, et je vais pouvoir renouer à New-York une ancienne amitié.
Elle regarda son mari d’un air interrogateur, et une lueur d’amour brillait dans ses yeux.
— C’est un peu fort ! fit Daniel, mais elle ne pense pas ce qu’elle dit, n’est-ce pas, père ?
— Moi, je le pense, répondit Hyams.
— Mais cela ne peut pas être vrai, continua Daniel, de plus en plus étonné. Je crois que tout cela est une mystification.
Mendel vida sa tasse de café.
— Une mystification ! murmura-t-il dans sa tasse.
— Oui, je crois que quelqu’un vous fait une farce.
— Allons donc ! s’écria Mendel en déposant sa tasse sur la table et ramassant la lettre. Est-ce que je ne connais pas l’écriture de mon frère Yankov ? Et puis qui pourrait connaître tous les petits détails dont il parle ?
Daniel garda le silence mais s’attarda après que Miriam s’en fut allée retrouver ses monotones occupations.
— Je vais écrire aussitôt pour accepter l’offre de Yankov, dit son père. Heureusement, nous avons loué la maison à la semaine, et vous pourrez déménager si elle vous paraissait trop grande pour Miriam et pour vous. Je sais que je puis vous confier Miriam, n’est-ce pas, Daniel ?
Daniel continua de discuter, mais Mendel répondit :
— Il est tout seul et il ne peut pas venir nous rejoindre lui-même parce qu’il est paralysé. Après tout qu’ai-je à faire en Angleterre ? Et votre mère ne veut naturellement pas me quitter. Peut-être pourrais-je obtenir de mon frère un voyage au pays d’Israël et pourrons-nous tous finir nos jours à Jérusalem, ce qui, vous le savez, fut toujours le désir de mon cœur.
Personne ne prononça le nom de Bessie Sugarman.
— Pourquoi tant vous tracasser ? dit Miriam à Daniel dans la soirée. Que pouvait-il nous arriver de meilleur ? Qui aurait pu s’imaginer qu’à cette heure du jour nous rentrerions en possession d’un parent susceptible de nous laisser un héritage ! Ce sera une bonne histoire à raconter.
Le lendemain matin après la shool, Mendel parla au président.
— Pouvez-vous me prêter six livres ? demanda-t-il.
Belcovitch s’arrêta. « Six livres ? » fit-il ébloui.
— Oui, je désire partir en Amérique avec ma femme. Et je désire en plus que vous me juriez, en tant que compatriote, que vous ne soufflerez pas mot de ceci à qui que ce soit. Nous avons Bînah et moi, vendu les quelques petits bijoux que nos enfants nous avaient donnés et nous avons compté qu’avec six livres en plus nous pourrions prendre des billets d’entrepont et vivre jusqu’à ce que je trouve du travail.
— Mais c’est une grosse somme que six livres, sans garanties, dit Belcovitch en frottant nerveusement son vieux chapeau haut de forme.
— Je le sais, reprit Mendel, mais Dieu m’est témoin que je vous les rembourserai et si je meurs avant d’avoir pu le faire, je jure de prévenir mon fils. Sa parole est un serment.
— Mais où trouverais-je six livres, demanda Belcovitch découragé. Je ne suis qu’un pauvre tailleur et ma fille va se marier sous peu. Sur mon honorable parole, c’est une grosse somme. Je n’ai jamais prêté autant de ma vie, je n’ai jamais été caution pour une telle somme.
Mendel baissa la tête. Il y eut un moment de silence. Bear réfléchissait gravement.
— Je vais vous dire quoi, dit-il enfin. Je vous prêterai cinq livres si vous pouvez vous arranger avec cela.
Mendel poussa un soupir de soulagement.
— Dieu vous récompensera ! dit-il, et il serra avec effusion la main du marchand. J’espère que je pourrai rassembler encore de quoi vendre pour un souverain.
Mendel confirma le marché en offrant un verre de rhum au prêteur et Bear se sentit à l’abri des mauvais coups du sort. Quoi qu’il arrivât, il aurait toujours eu quelque chose pour son argent.
C’est ainsi que Mendel et Bînah s’embarquèrent sur l’Atlantique. Daniel les accompagna jusqu’à Liverpool, mais Miriam prétexta qu’elle n’aurait pas pu obtenir un jour de congé ; peut-être se souvenait-elle du refus qu’avait essuyé Esther Ansell et craignait-elle de le demander.
Sur le quai, dans le brouillard froid, Mendel Hyams embrassa son fils sur le front, et lui dit d’une voix brisée :
— Adieu ; Dieu vous bénisse ! Il n’osa pas ajouter et Dieu bénisse votre Bessie, ma future belle-fille ; mais la bénédiction était dans son cœur. Daniel s’en alla le cœur serré, mais le vieillard le prit par l’épaule et tout bas, d’une voix tremblante lui dit :
— Me pardonnez-vous de vous avoir mis dans le commerce de nouveautés ?
— Père ! que voulez-vous dire ? fit Daniel suffoqué, vous ne pensez plus, j’espère, aux mots dits dans la colère il y a des années et des années. Il y a longtemps que je les ai oubliés.
— Alors vous resterez un bon juif, dit Mendel secoué par l’émotion, même quand nous serons loin ?
— Avec l’aide de Dieu, dit Daniel.
Alors Mendel se retourna vers Bînah et l’embrassa en pleurant et les visages du vieux couple étaient tout radieux à travers leurs larmes.
Daniel resta sur le quai au milieu du tumulte et des clameurs, regardant le bateau s’éloigner doucement du port et ni lui, ni personne au monde, sauf l’heureux couple, ne se doutait que Mendel et Bînah partaient pour leur lune de miel.
Deux ans plus tard, Mrs Hyams mourut, et le vieux Hyams mit un baiser d’amoureux sur ses paupières closes. Puis, complètement seul au monde, il vendit ses quelques meubles, envoya le montant de sa dette plus une livre pour les intérêts, à Bear Belcovitch et se ceignit les reins pour entreprendre le voyage de Jérusalem, le rêve de sa vie.
Mais le rêve de sa vie aurait dû demeurer un rêve. Mendel vit les montagnes de Palestine, et le Jourdain sacré, et le mont Moriah, l’endroit où se trouvait le Temple, et les tombeaux d’Absalon et de Melchisédec, et la porte de Sion et l’aqueduc construit par Salomon et tout ce dont il avait rêvé depuis son enfance. Mais en quelque sorte ce n’était pas sa Jérusalem, pas plus que ne l’eût été son ghetto londonien transplanté, mais plus sale, plus étroit et plus misérable, avec des boiteux au lieu de mendiants et des lépreux au lieu de colporteurs. La magie de sa cité de rêve n’existait pas dans cet endroit prosaïque, presque sordide, et son cœur se brisait en pensant aux splendeurs sacrées qu’il s’était imaginé en son âme souffrante. L’arc-en-ciel fait de ses larmes amères n’apparaissait pas dans le ciel de cette sombre cité d’Orient, assise au milieu de montagnes arides. Où donc étaient les roses et les lis, les cèdres et les fontaines ? Le mont Moriah était bien là, mais il supportait la mosquée d’Omar, et du temple de Jéhovah, il ne restait qu’un mur en ruine. La Shechinah, la divine gloire, n’était plus qu’un pâle rayon de soleil. « Qui gravira la montagne de Jéhovah ? » Voyez ! les musulmans et les touristes chrétiens. Des baraques et des couvents couvraient la montagne de Sion. Ses frères, de par la loi divine, maîtres du sol qu’ils foulaient, étaient dispersés et perdus dans ce chaos de races, Syriens, Arméniens, Turcs, Coptes, Abyssiniens et Européens, comme l’étaient leurs synagogues, parmi les dômes et minarets des Gentils.
La ville était pleine de reliques vénérées de ce Christ que sa race reniait ; et partout flottait le croissant musulman.
Mais tous les vendredis, méprisant les railleries des passants, Mendel Hyams allait baiser les pierres du mur des Lamentations voilant leur nudité de ses larmes. Et tous les ans, à Pâques, jusqu’à ce qu’il s’en allât rejoindre ses pères, il récita la prière : « L’an prochain à Jérusalem. »
— Ah ! ces hommes-de-la-Terre ! dit Pinchas à Reb Shemuel, ce sont des ignorants fanatiques ! Comment une cause pourrait-elle réussir entre leurs mains ? Ils n’ont pas l’esprit poétique ; leurs idées sont pareilles à celles des taupes ; ils veulent faire des Messies avec des gros sous. Quelle inspiration pour l’âme que la vue de leurs vilains quêteurs qui ressemblent à des Schnorrers — avec la perruque rousse de Karlkammer pour bannière et les éternuements de Gradkowski comme trompette. Mais j’ai écrit contre Quedalyah, le fruitier, un acrostiche virulent comme du fiel de serpent. — Lui, le rédempteur ! avec ses veilles pommes de terre malades et son gingerbeer éventé ? Ce n’est pas ainsi que les grands prophètes et les docteurs d’Israël nous représentent la Venue. Mais qu’un grand feu de joie soit allumé en Israël et vous verrez briller tous les phares sur les montagnes, et une langue de feu appeler l’autre. Oui, même moi, Melchisédec Pinchas, j’allumerai le feu sans tarder.
— Non, pas aujourd’hui, dit Reb Shemuel avec une petite pointe d’ironie, c’est le sabbat.
Le rabbin revenait de la synagogue et Pinchas lui faisait la conduite pendant le petit trajet qui le séparait de sa maison. Derrière eux marchait Lévi et de l’autre côté de Reb Shemuel, Eliphaz Chowchoski, un Polonais à l’air minable, que Reb Shemuel emmenait souper chez lui. En ce temps-là, Reb Shemuel n’était pas le seul à ramener à son foyer « l’hôte du Sabbat » — quelque pauvre affamé — pour l’asseoir à sa table au même rang que le maître. C’était un exemple d’égalité et de fraternité pour les enfants de beaucoup d’intérieurs fortunés, et la coutume n’était pas abandonnée même dans les maisons pauvres. « Tous les Israélites sont frères » : et comment observer mieux le Sabbat qu’en faisant de ce proverbe une réalité.
— Vous parlerez à votre fille, n’est-ce pas ? dit Pinchas en changeant brusquement de sujet. Vous lui direz que ce que je lui ai écrit n’est pas la millionième partie de ce que je sens ; vous lui direz qu’elle est mon soleil pendant le jour, ma lune et mes étoiles pendant la nuit ; qu’il faut que je l’épouse tout de suite ou que je mourrai ; que je ne pense qu’à elle ; que je ne puis rien faire, écrire ou projeter sans elle ; que le jour où elle m’aura souri je lui écrirai des poèmes d’amour plus beaux que ceux de Byron, plus beaux que ceux de Heine — le vrai Cantique des Cantiques, celui de Pinchas ; que je l’immortaliserai comme Dante immortalisa Béatrice et Pétrarque, Laure ; que je me promène misérablement en arrosant le sol de mes larmes ; que je ne dors pas la nuit, ne mange pas le jour. Vous le lui direz, n’est-ce pas ?
Il posa le doigt sur le nez pour intercéder.
— Je le lui dirai, dit Reb Shemuel ; vous êtes un gendre capable de réjouir le cœur de n’importe quel homme. Mais j’ai bien peur que la jeune fille ne se soucie guère des amoureux. De plus vous avez quatorze ans de plus qu’elle.
— Alors je l’aime deux fois plus que Jacob n’aimait Rachel, car il est écrit : « Sept ans ne lui paraissaient qu’un jour dans son amour pour elle » ; pour moi quatorze ans ne me paraissent qu’un jour dans mon amour pour Hannah.
Le rabbin sourit à l’argument et dit :
— Vous êtes semblable à cet homme qui, accusé d’avoir vingt ans de plus que la jeune fille qu’il désirait répondit : « Quand je la regarderai, je rajeunirai de dix ans, et quand elle me regardera elle vieillira de dix ans, de sorte que nous aurons le même âge. »
Pinchas, à son tour rit avec enthousiasme et répondit :
— Vous plaiderez sûrement ma cause, dont la devise est le dicton hébreu : « Le mari aide la femme, Dieu aide le célibataire. »
— Mais avez-vous les moyens de subvenir à ses besoins ?
— Mes écrits ne suffiront-ils pas ? S’il n’est personne pour protéger la littérature en Angleterre, nous irons sur le Continent — votre pays d’origine, Reb Shemuel, le berceau des grands savants. Le poète continuait à parler, mais à la fin ses accents passionnés frappaient les oreilles de Reb Shemuel comme le bruit de la tempête frappe celles du lecteur assis au coin du feu. Il était tombé dans une douce rêverie et savourait à l’avance la paix du Sabbat. Le travail de la semaine terminé, le Juif fidèle pouvait goûter le repos. Les ruelles étroites et boueuses s’effaçaient devant les joyeuses images de ses pensées.
— Viens, mon bien aimé, viens au devant de l’épouse ; l’aurore du Sabbat nous accueille.
Reb Shemuel savait que ce soir sa bien aimée aurait sa figure du Sabbat, qu’elle quitterait le masque de mégère qui cachait aux autres ses traits angéliques. Ce soir il pourrait en vérité appeler sa femme (comme le rabbin du Talmud) « non pas femme, mais Demeure ». Ce soir, Simcha porterait vraiment son nom qui signifie « réjouissance ». Une douce chaleur lui réchauffait le cœur ; son âme était inondée d’une grande tendresse pour toute la création. Comme il approchait de sa porte, de joyeuses lumières l’accueillirent pareilles à un sourire céleste. Il invita Pinchas à entrer, mais le poète crut prudent de laisser aux autres le soin de plaider sa cause et s’en fut d’un air sombre. Avant d’entrer, le rabbin baisa la Mezuzah et embrassa sa fille qui venait à sa rencontre. Tout était ainsi qu’il se l’était figuré : les deux grands cierges de cire brûlaient dans les vieux flambeaux d’argent, la nappe d’une blancheur immaculée, le plat de poisson frit décoré de branches de persil, les pains du Sabbat, en forme de bâtonnets saupoudrés de graines de pavot, couverts d’un petit tapis de velours brodé de caractères hébraïques, la bouteille de vin et le gobelet d’argent. Tout cela, bien que familier, frappait le vieux rabbin comme une bénédiction nouvelle.
— Bon Shabbos, Simcha, dit Reb Shemuel.
— Bon Shabbos, Shemuel, dit Simcha.
L’affection brillait dans ses yeux et elle portait un nouveau peigne dans ses cheveux. Ses traits, un peu rudes, reflétaient la paix et la sérénité de son cœur. Elle avait conscience d’avoir dûment allumé les cierges du Sabbat et jeté au feu le morceau de pâte. Shemuel l’embrassa ; puis il posa les mains sur la tête d’Hannah et murmura :
— Puisse le Seigneur te rendre pareille à Sarah, Rébecca, Rachel et Léa !
Puis sur la tête de Lévi en disant :
— Puisse le Seigneur te rendre pareil à Ephraïm et Manassé !
Même Lévi, si peu sensible, sentit lui-même l’atmosphère sanctifiante qui l’environnait et crut voir l’ange du Sabbat voltiger autour de lui, lui montrant deux ombres sur le mur, pendant que son mauvais ange tremblait impuissant sur le seuil de la porte.
Ensuite, Reb Shemuel répéta trois fois une série de phrases commençant ainsi : « Que la paix soit avec vous, anges serviteurs », et puis la belle description de la femme idéale tirée des Proverbes, en regardant affectueusement Simcha : « Une femme de bien, pour quiconque la trouve est plus précieuse que les rubis. Le cœur de son époux a confiance en elle… Elle lui fera le bien, et non le mal, pendant tout le cours de sa vie… Elle se lève avant l’aube, donne la nourriture à sa famille et une tâche à ses domestiques… Elle met ses mains au rouet… Elle tend la main aux pauvres… La force et l’honneur sont sa parure et elle attend le lendemain en souriant. Elle parle avec savoir et les lois de la bonté sont dans sa bouche. Elle veille aux besoins de sa famille et ne mange pas son pain dans l’oisiveté… Trompeurs sont les plaisirs et vaine est la beauté ; mais la femme qui craint le Seigneur sera louée. »
Puis, lavant ses mains en récitant les prières requises, pendant que tous se tenaient respectueusement debout, il fit « kiddush » en récitant la joyeuse oraison traditionnelle :
— … Sois béni, ô Seigneur notre Dieu ! Roi de la Terre ! Créateur du fruit de la vigne ! Toi qui nous sanctifies par tes commandements et te réjouis en nous. Tu nous as choisis et sanctifiés entre tous les peuples et avec amour et faveur tu nous as faits héritiers de ton saint Sabbat…
Et toute la maisonnée, et le Polonais affamé, répondirent : « Amen » chacun buvant à la coupe par rang de dignité, et mangeant un petit morceau de pain coupé par le père et trempé dans le sel, après quoi la bonne épouse servit le poisson frit au milieu d’un bruit de vaisselle et du cliquetis des couverts. Après quelques bouchées, le Polonais se crut un prince en Israël et sentit qu’il devrait ensuite faire choix d’une jeune fille pour embellir son festin du Sabbat. La soupe suivit le poisson et ne fut pas servie dans la casserole, mais transvasée dans une grande terrine parce que si la moindre poussière tombait dans la soupe, l’assiette dans laquelle elle se trouverait ne serait plus légalement potable, tandis que si l’on en découvrait dans la terrine, les pouvoirs de pollution se trouveraient dissipés dans une aussi grande quantité de liquide. Pour des raisons religieuses toutes semblables, la tradition avait, depuis des siècles, anticipé sur une des règles d’étiquette de nos tables élégantes d’aujourd’hui, les convives après le repas se lavaient les mains dans un petit bol d’eau. Le « Polak » se trouva, par pure conviction religieuse, mis en contact avec un liquide pour lequel il semblait apparemment n’avoir aucune sympathie.
Quand le souper fut terminé, on récita la prière et on chanta les Zemiroth — des chants qui expriment en des vers joyeux et sonores l’essence même de la joie sainte — ni séditieux, ni ascétiques : le bon sens spiritualisé qui fut la clef du judaïsme historique. Car sentir « la joie du Sabbat » est un devoir, et prendre ce jour-là trois repas une obligation religieuse. C’est la sanctification de la sensualité par la croyance que tout est saint. Le Sabbat est pour le Juif l’axe de son univers, le protéger est une vertu et l’aimer une preuve de libéralisme. Il efface tous les deuils, même celui de Jérusalem ; et les cierges peuvent bien couler à leur guise sans qu’on les mouche ou les soigne. Le Sabbat n’est-il pas sa propre lumière ?
Pendant tout le repas le Polak s’entretint avec son amphitryon des persécutions qui sévirent dans son pays. L’élément sympathique de sa description fut la fidélité dont ses frères avaient témoigné pendant l’épreuve, une petite minorité seulement ayant déserté, et celle-là parce que déjà teintée d’épicurisme et composée surtout d’étudiants ou d’universitaires. Les Juifs orthodoxes sont toujours surpris que des hommes ayant reçu une éducation laïque puissent rester dans le troupeau.
Hannah profita d’une pause dans la conversation pour dire en allemand :
— Je suis bien contente, Père, que vous n’ayez pas ramené cet homme.
— Quel homme ? demanda Reb Shemuel.
— Le sale petit homme, à la figure de singe, qui parle tant.
Le rabbin réfléchit.
— Je n’en connais pas de pareil.
— Elle veut dire Pinchas, le poète, dit sa mère.
Reb Shemuel la regarda avec sévérité ; cela ne promettait rien de bon.
— Pourquoi parlez-vous si durement de votre prochain ? dit-il. Cet homme est un savant et un poète, comme il n’y en a pas assez en Israël !
— Nous avons déjà trop de Schnorrers en Israël, répliqua Hannah.
— Chut ! murmura Reb Shemuel en rougissant et en désignant son hôte d’un regard.
Hannah se mordit les lèvres, humiliée, et se hâta de remplir l’assiette du Polonais d’un nouveau morceau de poisson.
— Il m’a écrit une lettre, continua-t-elle.
— Il me l’a dit, répondit le rabbin, il vous aime d’un grand amour.
— Quelle bêtise, Shemuel ! interrompit Simcha en déposant sa tasse à café avec violence. Quelle idée pour un homme qui n’a pas un sou pour vivre de vouloir épouser notre Hannah ! Ils seraient inscrits au bureau de bienfaisance avant un mois.
— L’argent n’est pas tout. La science et la sagesse l’emportent de beaucoup sur lui et il est dit dans la Midrash : « De même qu’un ruban rouge devient un cheval noir, ainsi la pauvreté devient la fille de Jacob ». Le monde repose sur la Torah et non sur l’or ; n’est-il pas écrit : « Mieux vaut la parole de ta bouche que des millions d’or et d’argent ». Pinchas est plus honorable que moi, car il étudie l’écriture gratuitement comme les pères de la Mishna, tandis que moi je touche un salaire.
— Je crois que tu ne lui es guère inférieur, dit Simcha, car tu retires bien peu de tout cela. Que Pinchas ne gagne rien pour lui, c’est son affaire ; mais s’il veut mon Hannah, il faut qu’il gagne quelque chose pour elle. Les pères de la Mishna étaient-ils aussi pères de famille ?
— Certainement, n’est-ce pas un commandement : « Soyez féconds et multipliez-vous » ?
— Et comment vivaient leurs familles ?
— Beaucoup de nos sages étaient des artisans.
— Aha ! fit Simcha triomphante.
— Et le Talmud ne dit-il pas, intervint le Polonais comme s’il faisait partie du conseil de famille, « Dépecez un cadavre dans la rue, plutôt que de vous créer une obligation ». Oui, et le rabbin Gamliel, fils du rabbin Juda, le prince, ne dit-il pas aussi : « Il est louable d’associer l’étude de la Loi avec une situation sociale ! » Moïse, notre maître, n’était-il pas berger ?
— C’est vrai, répondit le rabbin, et je pense avec Maïmonide que l’homme doit d’abord s’assurer les moyens de subsistance, puis se préparer une demeure, et ensuite prendre une femme, et que ceux qui intervertissent cet ordre sont des fous : mais Pinchas travaille aussi de la plume. Il écrit des articles dans les journaux ; et le plus important, Hannah, c’est qu’il aime la Loi.
— Hum ! dit Hannah. S’il aime la Loi, qu’il l’épouse !
— Il est pressé, dit Reb Shemuel d’un air gouailleur, et il ne peut pas devenir le fiancé de la Loi avant le Simchath Torah.
Tous se mirent à rire. Le fiancé de la Loi est le titre que portent momentanément les Juifs qui aspirent à la distinction d’être choisis pendant la lecture publique pour lire la dernière strophe du Pentateuque qu’on lit en son entier une fois l’an.
Encouragé par les rires, le rabbin ajouta :
— Mais il connaîtra bien mieux sa fiancée que la majorité des fiancés de la Loi.
Hannah profita des bonnes dispositions de son père pour lui montrer l’épître de Pinchas, qu’il déchiffra laborieusement. Le Polonais, transformé, ne ressemblant plus au pauvre affamé qu’il était en arrivant, prit congé en implorant la paix pour toute la famille et Simcha s’en fut à la cuisine présider au rangement de la vaisselle. Lévi sortit présenter ses devoirs à Esther car la soirée était à peine commencée ; et le père et la fille se trouvèrent seuls.
Reb Shemuel, penché sur le Pentateuque se préparait à remplir ses devoirs du vendredi soir, qui consistaient à lire le chapitre deux fois en Hébreu et une fois en Chaldaïque.
Hannah assise en face de lui, regardait attentivement sa bonne figure ridée, sa lourde tête massive posée sur des épaules rondes, ses sourcils embroussaillés, sa longue barbe grisonnante, balancée au murmure des lèvres pieuses, ses yeux bruns perçants, fixés sur le livre sacré, son grand front couronné de la petite calotte noire.
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux en le regardant.
— Père, dit-elle d’une voix tendre.
— M’avez-vous appelé, Hannah ? demanda-t-il en se redressant.
— Oui, cher, c’est à propos de cet homme, de Pinchas.
— Eh bien, Hannah ?
— Je regrette d’en avoir parlé si durement.
— Ah, voilà qui est bien, ma fille. S’il est pauvre et mal vêtu nous devons l’en respecter davantage. La sagesse et le savoir doivent être respectés quand bien même ils seraient en guenilles. Abraham accueillit les envoyés de Dieu malgré qu’ils fussent déguisés sous les traits de pauvres voyageurs.
— Je le sais, père. Ce n’est pas à cause de son apparence extérieure que je ne l’aime pas. S’il est réellement un savant, un poète, je vais essayer de l’admirer comme vous le faites.
— Maintenant, vous parlez comme une vraie fille d’Israël.
— Mais quant à mon mariage, vous n’y songez pas sérieusement, n’est-ce pas ?
— Il y songe, lui, sérieusement, dit Reb Shemuel.
— Ah, je savais bien que vous plaisantiez, dit-elle en apercevant l’éclair malicieux de son regard. Vous savez que je ne pourrai jamais épouser un homme comme celui-là.
— Votre mère le put, dit le rabbin.
— Cher vieux papa ! dit-elle en se penchant pour lui tirer la barbe. Vous n’êtes pas du tout comme lui : vous savez mille fois plus de choses que lui, et vous le savez bien.
Le vieux rabbin leva les bras au ciel en l’implorant d’un air comique.
— Oui, vous le savez bien, continua-t-elle. Seulement vous le laissez trop parler, vous permettez à tout le monde de parler et de vous circonvenir.
Reb Shemuel saisit la main qui caressait sa barbe, et sentit la peau satinée et fraîche. Il dit d’un air embarrassé :
— Les mains sont celles d’Hannah, mais la voix est celle de Simcha.
Hannah rit joyeusement.
— Très bien, cher papa, je ne vous gronderai plus. Je suis si contente que vous n’ayiez pas mis dans votre grosse, stupide et savante vieille tête que je pourrais jamais aimer Pinchas.
— Ma chère fille, Pinchas désirait vous avoir comme épouse et j’en étais heureux. C’était une union avec un fils de la Torah, qui possède aussi la plume d’un habile écrivain. Il m’a demandé de vous prévenir, je l’ai fait.
— Mais vous ne voudriez pas me voir épouser quelqu’un que je n’aime pas ?
— Dieu vous en préserve ! ma petite Hannah épousera celui qu’elle choisira !
L’émotion se lisait sur le visage de la jeune fille.
— Vous ne pensez pas cela, Père, dit-elle en secouant la tête.
— Aussi vrai que la Torah ! Pourquoi ne le penserais-je pas ?
— Supposez, dit-elle lentement, que je désire épouser un chrétien ?
Son cœur battait péniblement pendant qu’elle posait la question !
Reb Shemuel rit de bon cœur.
— Mon Hannah aurait fait un bon talmudiste ! Naturellement je ne l’entends pas dans ce sens-là.
— Bien, mais si je voulais épouser un juif très « link » et peu pieux, vous le trouveriez presqu’aussi mauvais.
— Non, non ! dit le rabbin en secouant la tête. C’est tout à fait différent. Un juif est un juif et un chrétien un chrétien.
— Mais on ne peut pas toujours les distinguer, dit Hannah, il y a des juifs qui vivent comme des chrétiens sauf qu’ils ne croient pas au Crucifié.
Le vieux rabbin secouait toujours la tête.
— Le plus mauvais juif ne pourrait renier le Judaïsme. Son âme accepta le joug de la Torah sur le Sinaï avant sa naissance.
— Alors vous ne m’en voudriez vraiment pas si j’épousais un « link ».
Il la regarda d’un air étonné, le soupçon dans les yeux.
— J’aimerais mieux pas, dit-il, mais si vous l’aimiez il deviendrait un bon Juif.
La simplicité et la conviction de ces paroles la remuèrent jusqu’aux larmes, mais elle les refoula.
— Et s’il ne voulait pas ?
— Je prierais. Tant qu’il y a vie, il y a espoir pour le pécheur, en Israël.
Elle revint à sa première question.
— Et vous me permettriez d’épouser qui je veux ?
— Ecoutez votre cœur, ma petite, dit Reb Shemuel, c’est un bon cœur, il ne vous entraînera pas vers le mal !
Hannah se détourna pour cacher les pleurs qu’elle ne pouvait plus retenir. Son père reprit la lecture de la Loi. Mais à peine avait-il lu quelques vers, il sentit un bras doux et tiède autour de son cou et une joue humide se poser contre la sienne.
— Père, pardonnez-moi ! murmuraient les lèvres, je suis si désolée, je croyais que je… que vous… oh père, père ! Il me semble que je ne vous connais que depuis ce soir !
— Qu’y a-t-il ma fille ? dit Reb Shemuel parlant yiddish dans son anxiété. Qu’as-tu fait ?
— Je me suis fiancée, répondit-elle en adoptant inconsciemment son dialecte, je me suis fiancée sans te le dire à toi, ni à ma mère.
— Avec qui ? demanda-t-il inquiet.
Elle se hâta de répondre pour le rassurer.
— Avec un juif, mais ce n’est pas un sage du Talmud et il n’est pas pieux. Il revient du Cap.
— Ah, ce sont un tas de « link » ! murmura le rabbin, où l’avez-vous rencontré ?
— Au Club, répondit-elle, au bal du Pourim, la veille du soir où Sam Lévine est venu divorcer avec moi.
Il plissa son grand front.
— Ta mère voulait que tu y ailles, dit-il, tu ne méritais pas que je t’obtienne le divorce. Quel est son nom ?
— David Brandon. Il n’est pas comme sont les autres jeunes juifs. Je croyais d’abord qu’il leur était semblable et je le jugeais mal et me suis moquée de lui, quand je l’ai vu pour la première fois et puis je me suis senti de la sympathie pour lui. Sa conversation est agréable car il a des idées personnelles, et, certaine que tu ne permettrais pas un tel mariage et qu’il n’y avait aucun danger, je l’ai rejoint au club, plusieurs fois le soir, et… et… tu sais le reste.
Elle détourna la tête, rougissante, contrite, heureuse et inquiète.
L’histoire de ses amours était aussi simple que son récit. David Brandon n’était pas le prince charmant de ses rêves de jeunesse et la passion n’était pas exactement ce qu’elle s’était imaginé ; c’était à la fois plus fort et plus étrange, et le secret et l’opposition possible donnaient à son amour une saveur poignante.
Le rabbin lui caressait les cheveux sans parler.
— Je n’aurais pas dit « oui » si vite, père, continua-t-elle, mais David devait aller en Allemagne porter un message aux vieux parents d’un compagnon mort au Cap, dans les mines d’or. David avait promis au mourant d’y aller lui-même dès son retour en Angleterre. Je crois que c’était une demande de pardon et de bénédiction. Mais après m’avoir rencontrée, il a remis son départ et quand je l’ai appris, je lui en fis le reproche. Il me dit qu’il ne pouvait s’arracher et qu’il ne partirait que lorsque je lui aurais dit que je l’aimais. A la fin, je lui dis, que s’il consentait à rentrer chez lui aussitôt, à ne pas se soucier de m’acheter une bague, mais bien au contraire à partir dès le lendemain matin, je lui dirais que je l’aimais un peu. C’est ainsi que cela ce passa. Il partit mercredi dernier. N’est-ce pas cruel de penser, père, qu’il s’en va avec l’amour et la joie au cœur, chez les parents de son ami défunt ?
Son père avait la tête penchée. Elle la prit par le menton et la releva, fixant ses grandes yeux bruns d’un regard suppliant.
— Tu ne m’en veux pas, père ?
— Non, Hannah, mais tu aurais dû me le dire tout de suite.
— Je voulais le faire, père, mais je craignais de t’attrister.
— Pourquoi ? Cet homme est un Juif. Et tu l’aimes, n’est-ce pas ?
— Comme ma vie, père.
Il baisa ses lèvres.
— C’est assez, mon Hannah. Avec ton amour il deviendra pieux. Quand un homme a pour épouse une bonne juive comme ma fille bien-aimée, qui lui crée un bon intérieur juif, il ne peut rester longtemps parmi les pécheurs. La lumière d’une véritable maison juive guidera ses pas vers Dieu.
Leurs visages se rapprochèrent en silence. Elle ne pouvait parler. Elle n’avait pas la force de le décevoir plus longtemps en lui disant qu’elle se souciait peu des rites vulgaires. Dans sa gratitude et sa surprise devant la tolérance de son père, elle sentait sourdre en elle une tolérance réciproque pour sa religion. Ce n’était pas le moment d’analyser ses sentiments, ni d’énoncer ses idées. Elle s’abandonna aux douceurs de l’amour et de la confiance retrouvés, sa tête appuyée contre celle du rabbin.
Ensuite, Reb Shemuel mit la main sur sa tête et murmura une fois encore :
— Puisse Dieu te rendre pareille à Sarah, Rébecca, Rachel et Léa ! Et il ajouta : Maintenant, va, ma fille, et réjouis le cœur de ta mère.
Hannah crut sentir une pointe d’ironie dans ces paroles, mais elle n’était pas sûre.
Les flots mugissants du Sambatyon humain s’étaient tus dans le Ghetto et sur des milliers de maisons pauvres la lumière du Sinaï brillait. Les anges du Sabbat murmuraient des paroles d’espoir et de réconfort au colporteur épuisé, au machiniste exténué, et rafraîchissaient leurs âmes souffrantes avec de célestes breuvages, faisant d’eux les rois de l’heure, leur donnant le loisir de rêver aux trônes dorés qui les attendaient au Paradis.
Les habitants du Ghetto fêtaient la venue du Sabbat par de fières chansons et d’humbles réjouissances ; ils marquaient son départ de rites d’un symbolisme optimiste, ceux du feu et du vin ; des épices, de la lumière et de l’ombre. Autour d’eux, leurs voisins cherchaient la distraction dans les bars ruisselants de lumière, les beuglements des ivrognes résonnaient dans les rues et se mêlaient aux hymnes hébraïques. De ci, de là, les cris d’une femme qu’on battait montaient dans la nuit. Mais parmi ces viveurs et ces brutes, ne se trouvait pas un seul Fils-de-la-Vraie-Foi ; les Juifs restent une race élue, coupable sans doute, mais rachetée tout au moins des pires vices ; une petite île humaine disputée aux flots montants de la brutalité par le génie d’anciens ingénieurs. Car alors que le génie grec, romain, égyptien et phénicien ne survit plus que dans les récits et la pierre, le verbe hébreu, lui, s’est fait chair.
— Ignorants, oreilles d’âne ! s’écria Pinchas le vendredi suivant. On en fait un rabbin, on lui reconnaît le droit de trancher des questions et il est aussi ignorant du Judaïsme… Ici le poète patriotique s’arrêta pour mordre une bouchée de son sandwich au jambon, — qu’une vache du timanche. Ch’aime sa fille, che le lui tis, et il me répond qu’elle en aime un autre. Mais che l’ai suspendu au pout te ma plume pour le livrer au mépris de la postérité. Ch’ai écrit pour lui un acrostiche terrible. Sa fille, che la tuerai.
— Ah quelle mauvaise engeance, ces rabbins ! répondit Simon Wolf en sirotant son sherry.
La conversation se tenait en anglais, ce qui explique l’accent de Pinchas : précédemment il parlait en yiddish, et les deux hommes étaient assis dans le petit salon privé d’un bar où ils attendaient le comité de la grève, qui devait s’y réunir.
— Ils sont comme tout le reste de la communauté ; che m’en lave les mains, dit le poète en décrivant avec son cigare des croissants lumineux.
— Il y a longtemps que je m’en suis lavé les mains, dit Simon Wolf, bien que l’évidence du fait ne fût aucunement démontrée. Nous ne pouvons nous fier ni à nos rabbins ni à nos philanthropes. Les rabbins absorbés par l’effort hypocrite de donner au cadavre du Judaïsme un semblant de vie qui puisse durer aussi longtemps que la leur, n’ont ni le temps, ni l’idée de s’occuper de la grande question du travail. Nos philanthropes, eux, ne remuent que la surface et donnent à l’ouvrier de la main droite ce qu’ils lui ont volé de la main gauche.
Simon Wolf était le grand leader travailliste juif. La plupart de ses partisans étaient des athées néophytes, dégoûtés du commercialisme des croyants. C’étaient d’habiles ouvriers russes et polonais, possédant une légère teinture d’éducation, une réceptivité fébrile pour toutes les idées iconoclastes qui flottent dans l’atmosphère londonienne, la haine du capitalisme et de fortes convictions sociales. Ils écrivaient en vigoureux jargon pour le « Friend of Labour », et outrepassaient les limites extrêmes de l’impiété en mangeant du porc le jour de l’Expiation. Ceci en partie, pour justifier leurs opinions religieuses, dont la véracité était déjà démontrée par la non-apparition des foudres célestes, et en partie pour prouver qu’on ne devait rien attendre d’un côté ni de l’autre de la Providence et de ceux qui la vantaient.
— Le seul moyen, pour nos pauvres frères, de s’arracher à leur esclavage, continua Simon Wolf est de se liguer contre les « sweaters » et de laisser les Juifs du West End se pendre s’ils veulent.
— Oh foilà mes opinions à moi ! dit Pinchas, foilà la politique que ch’ai faite en fondant la « Ligue de la Terre Sainte » : aidez-fous et Pinchas fous aidera. Liguez fous et puis che serai le Moïse qui fous mènera et fous guidera hors du chemin de la servitude. Nein, che serai plus fort que Moïse, parce qu’il n’avait pas le don de l’éloquence.
— C’était l’homme le plus timide qui fut jamais sur terre, ajouta Wolf.
— Oui, c’était un nigaud, dit Pinchas sans sourciller, che suis de l’avis de Gœthe. « Nur Lumpen sind bescheiden » : seuls les imbéciles sont modestes ! Che ne suis pas modeste, moi. Est-ce que le Tout-Puissant est modeste ? Che sais, che sens ce que che suis et ce que che peux faire.
— Ecoutez-moi, Pinchas, vous êtes très intelligent, je le sais et je suis très heureux de vous avoir avec nous ; mais souvenez-vous que j’ai organisé ce mouvement depuis des années, que je l’ai élaboré pendant que je travaillais dans l’atelier de Belcovitch, que j’ai écrit à en avoir la crampe, parlé à en perdre la voix et témoigné devant d’innombrables commissions. C’est moi qui ai fait se soulever les Juifs de l’East End, qui ai transmis l’écho de leurs revendications jusqu’au Parlement, et je ne veux pas qu’on se mêle de mes affaires, entendez-vous ?
— Oui, ch’entends, mais pourquoi ne m’écoutez-fous pas, fous ne comprenez pas ce que che veux tire.
— Oh si, je ne vous comprends que trop bien. Vous voulez m’évincer.
— Moi, moi ! répéta le poète d’un air indigné et surpris ; mais comment ? sans fous le mouvement se désagrégerait comme une momie exposée à l’air ; ne soyez pas si sot ! Ch’ai dit à tout le monde : Ah ! Simon Wolf est un grand homme, un très grand homme ; c’est le seul de tous les chuifs anglais qui soit capable de sauver l’East End : c’est lui qu’il faudrait élire pour Whitechapel et non pas cet idiot de Gidéon. Ne soyez pas si bête. Encore un verre de sherry et un sandwich au jambon.
Le poète prenait un plaisir simple et enfantin à remplir parfois le rôle de l’hôte.
— Très bien si j’ai votre promesse, dit le labour-leader calmé en murmurant la fin de la phrase dans son verre ; mais vous savez comment les choses se passent et après avoir travaillé pendant des années, je ne veux pas voir un fainéant s’immiscer dans nos affaires et en recueillir le profit.
— Oui, sic vos non vobis, comme dit le Talmud. Savez-fous que j’ai démontré que Virgile avait puisé toutes ses idées dans le Talmud ?
— D’abord il y eut Black, et puis Cohen ; maintenant Gidéon, le député, voyant que cela peut lui faire de la réclame dans la presse, désire présider les meetings. Les membres du Parlement sont une mauvaise engeance.
— Oui, mais ils ne fous enlèveront pas fotre crédit. Ch’écrirai et che les ferai connaître et le monde saura que ce sont des farceurs ; il saura que tout le West End riche se tenait immobile, les mains dans les poches de l’ouvrier, pendant que fous prépariez cette grande organisation. Tous les chournaux rédigés en jargon se disputent mes articles ; ils signent mon nom en grands caractères : Melchisédec Pinchas. Che suis si content de l’hommage qu’ils me rendent que che ne réclame aucun paiement, car ils sont très pauvres. A l’heure qu’il est, je suis célèbre partout ; mon nom a paru dans les journaux du soir et quand che parlerai de fous dans le Times fous deviendrez aussi célèbre que moi. Et puis fous écrirez un article sur moi ; nous nous présenterons aux élections pour Whitechapel, nous deviendrons tous doux membres du Parlement, moi et fous — hein ?
— Je crains qu’il n’y ait guère de chances pour que cela se fasse, soupira Simon Wolf.
— Pourquoi pas ? Il y a deux sièges. Pourquoi n’auriez-fous pas l’autre ?
— Vous oubliez les frais de l’élection, Pinchas !
— Hein, répéta le poète avec conviction, che n’oublie rien, nous allons créer un fonds de réserve.
— Nous ne pouvons pas fonder une réserve pour nous.
— Ne soyez pas si bête ! naturellement que non : mais fous pour moi, et moi pour fous.
— Nous ne réunirons pas beaucoup d’argent, dit Simon sceptique.
— Pensez-fous ? Peut-être que non, mais fous en rassemblerez pour moi, quand che serai au Parlement, la tâche sera facilitée pour tous les deux. De plus che vais aller sur le continent distribuer les exemplaires qui me restent de mon livre. J’espère que cela me rapportera des milliers de pounds, car ils s’y entendent là-bas pour honorer les savants et les poètes. Ce ne sont pas de stupides agents de change comme Gidéon le député, des ministres comme le Révérend Elkan Benjamin, qui entretient quatre maîtresses, ou des rabbins comme Reb Shemuel avec une longue barbe et point d’esprit, qui vendent leurs filles.
— Je n’aime pas à regarder trop en avant, dit Simon Wolf. Ce que nous devons faire maintenant, c’est faire aboutir la grève. Si nous obtenons gain de cause auprès des patrons, nous aurons fait un grand pas pour l’émancipation de milliers d’ouvriers. Ils auront plus d’argent et plus de loisirs, un peu moins d’enfer et un peu plus de ciel. La Pâque prochaine serait une fête, même pour les plus hétérodoxes d’entr’eux, si nous pouvions d’ici là les délivrer de leurs chaînes. Mais il paraît impossible de créer l’entente parmi eux ; un grand nombre se défie de moi, malgré que je puisse vous jurer, Pinchas, que je ne suis animé d’aucun autre désir que celui, très désintéressé, de leur bien-être. Que ce morceau de sandwich m’étouffe si j’ai jamais été mû par un sentiment autre que la pitié pour leurs souffrances. Et pourtant vous avez vu ce malicieux pamphlet en Yiddish qu’on a répandu pour me nuire — un griffonnage absurde !
— Oh non ! dit Pinchas : il était très haut, mordant et piquant comme l’aiguillon d’une guêpe. Mais que pouvez-vous attendre ? Le Christ a souffert : tous les grands bienfaiteurs souffrent. Suis-che heureux, moi ? Mais si la dissension règne au camp il ne faut accuser que fotre bêtise. La Gemara nous dit d’être prudent, chocham, il nous faut avoir du tact. Foyez ce que fous avez fait ! Fous avez effrayé les orthodoxes imbéciles. Ils sont opprimés, ils suent, mais ils croient que c’est leur Dieu qui les fait suer. Pourquoi leur dites-fous que non ? Qu’est-ce que cela vous fait ? Délivrez-les d’abord de la faim et de la soif, puis ils se libéreront eux-mêmes de leurs folles superstitions. Jeshurum devient gros et gras ! Vous vous y prenez mal.
— Entendez-vous par là que je devrais faire semblant d’être pieux ? demanda Simon Wolf.
— Et puis ? qu’est-ce que ça fous fait ? fous êtes un grand sot. Pour arriver au but il faut prendre n’importe quel chemin. Ah, fous n’êtes pas fait pour la politique. Fous effrayez, fous organisez des cortèches avec des cartels et des bannières autour de la synagogue, le jour du Sabbat. Beaucoup de ceux qui foutraient être sauvés par fous, craignent les foudres du ciel et ne se choignent pas au cortèche. Beaucoup y viennent dans l’excitation de la colère et ensuite prennent peur et se frappent la poitrine. Qu’arrive-t-il ? Les orthodoxes sont la majorité ; dans quelque temps un leader viendra qui sera ou prétendra être à la fois orthodoxe et socialiste. Que ferez-vous alors ? Fous resterez avec un, deux, ou trois athées, n’étant pas assez nombreux pour faire le Minyan. Non, nous defons être chocham et prendre les hommes tels qu’ils sont. Dieu a fait deux espèces d’hommes, les imbéciles et les chens d’esprit. Il y a un homme d’esprit pour un million d’imbéciles et celui-là s’assied sur leurs têtes et ils le prient. Si ces idiots feulent aller à la « Shool » et jeûner le Yom Kippour, pourquoi mangez-fous du porc pour les choquer et les empêcher de croire à fotre socialisme ? Quand fous foulez mancher du porc, faites-le comme nous le faisons aujourd’hui, en particulier. En public nous crachons quand nous foyons du porc. Ah, que vous êtes pête ! Moi, che suis un homme d’état, un politicien, che serai le Machiavel de fotre moufement.
— Ah Pinchas, vous êtes rusé comme un démon ! dit Wolf en riant. Et pourtant vous vous dites le poète du patriotisme et de la Palestine !
— Et pourquoi non ? Pourquoi fivre ici en captivité ? Pourquoi n’aurions-nous pas un Etat à nous, avec un président à nous, un homme qui chointrait l’esprit politique et la connaissance de la littérature hébraïque avec la plume du poète ? Non, luttons pour reconquérir notre pays ; nous ne suspendrons plus nos harpes aux saules de Babylone pour pleurer ; nous prendrons nos épées comme Ezra et Judas Macchabée, et…
— Une chose à la fois, Pinchas, dit Simon Wolf. En ce moment nous devons songer à la façon de distribuer les bons pour la nourriture. Le comité est en retard. Je me demande s’il n’y a pas eu de bagarres dans les endroits où ils ont organisé les meetings.
— Ah, foilà encore une question, dit Pinchas. Foulez-fous me laisser prendre la parole aux meetings, pas aux petits, ceux te la rue, mais aux grands meetings tans le Hall tu Club ? Là, mes paroles jailliraient comme le torrent des montagnes, lavant et balayant la corruption. Mais fous laissez parler tous ces idiots. Savez-fous, Simon, que nous sommes, fous et moi, les deux seules personnes de tout l’East End qui parlions correctement l’anglais.
— Je sais, mais ces speeches doivent se faire en Yiddish.
— Gewiss, mais qui le parle comme fous et moi ? Il faut me laisser parler ce soir.
— Je ne puis pas, vraiment pas, dit Simon. Le programme est composé. Vous savez bien qu’ils sont tous jaloux de moi. Je ne puis en excepter aucun.
— Ah ! ne dites pas cela ! dit Pinchas, posant un doigt sur le côté du nez pour mieux plaider sa cause.
— J’y suis obligé.
— Fous me déchirez le cœur. Che vous aime comme un frère, presque comme une femme. Rien qu’une fois ! Il le regardait d’un air suppliant.
— Je ne puis pas. Il m’en cuirait.
— Une petite fois, Simon Wolf ? Et de nouveau il se mit le doigt sur le nez.
— C’est impossible.
— Vous oubliez que mon yiddish enflammera tous les cœurs et que che ferai jaillir des larmes tes yeux, comme Moïse du rocher.
— Non, je le sais bien, mais qu’y faire ?
— Rien que cette petite faveur, et je fous en serai reconnaissant toute ma fie.
— Vous savez que je le ferais si je pouvais.
Pinchas posa son doigt sur son nez avec plus d’insistance.
— Rien qu’une fois. Accordez-moi cela et che ne fous demanderai plus chamais rien, de toute ma fie.
— Non, non ! n’insistez pas, Pinchas. Partez maintenant, dit Wolf qui s’ennuyait. J’ai beaucoup à faire.
— Che ne vous donnerai plus chamais mes idées ! dit le poète en se levant et il sortit en faisant claquer la porte.
Le leader se mit à l’ouvrage en poussant un soupir de soulagement.
Le soulagement ne fut, hélas, que passager. Un moment après la porte s’ouvrit doucement et la tête de Pinchas apparut dans l’entrebâillement. Le poète avait son plus beau sourire et son doigt bien posé sur le nez :
— Rien qu’un petit speech, Simon. Pensez comme che vous aime !
— Oh, allez-vous en ! Je verrai ce que je puis faire, répondit Wolf en souriant malgré son ennui.
Le poète entra et baisa l’ourlet du veston de Wolf.
— Oh fous êtes un grand homme ! dit-il. Puis il sortit en fermant gracieusement la porte. Un moment après, le sombre visage éclairé par un large sourire réapparut :
— Fous n’oubliez pas votre promesse ? dit la tête.
— Non, non, allez-vous en au diable ! Je n’oublierai pas.
Pinchas s’en retourna chez lui, à travers les rues encombrées de grévistes qui discutaient la situation avec une exubérance de gestes toute orientale, prenant comme interlocuteur n’importe qui voulait les entendre. Les exigences de ces pauvres ouvriers tailleurs, qui travaillaient dix-huit heures par jour, et qui, avec l’aide de leur femme et de leurs enfants, pouvaient à peine gagner une livre par semaine, étaient bien modestes. Ils réclamaient douze heures de travail, de huit heures du matin à huit heures du soir, avec une heure de repos pour le dîner et une demi-heure pour le thé, deux shillings au lieu d’un shilling neuf pence et demi que leur donnaient les marchands tailleurs, ceux qui avaient l’entreprise du gouvernement pour la confection des manteaux de policemen, etc., etc. Leurs intentions étaient absolument pacifiques. Sur tous les visages se lisaient l’intelligence et la mauvaise santé, la pâleur éclairée par l’éclat des yeux et des dents. Les épaules courbées, la poitrine creusée, les bras ballants, ils venaient le soir au Hall par centaines. C’était un grand bâtiment carré avec une estrade et des galeries ; une troupe y jouait parfois des pièces en jargon, faisant frémir le ghetto par des tragédies ou l’égayant de ses farces. On y trouvait les deux ce soir-là, et en jargon. Dans la vie réelle le drame est toujours interrompu et l’on chausse tour à tour le cothurne et le brodequin. C’était un épisode de cette pitoyable lutte entre la misère et la cupidité, et pourtant l’humour n’en souffrait pas.
Bien que pleine, la salle n’était pas comble ; c’était un vendredi soir, et une grande partie des grévistes se refusaient à profaner le Sabbat en assistant au meeting. Mais c’étaient là les fanatiques parmi lesquels se trouvait Mosès Ansell, car lui aussi était en grève. Déjà sans travail, il ne pouvait rien perdre en augmentant l’importance numérique du mouvement. D’autres plus modérés, prétendaient que puisqu’il n’y avait aucune affaire pécuniaire à conclure, leur présence au meeting ne pouvait être considérée comme un travail. C’était comme assister au sermon, ils écouteraient simplement les discours. Et puis ce serait un triste Sabbat à la maison, avec un garde-manger vide, et ils avaient été déjà à la synagogue. C’est ainsi que l’ancienne piété dégénère et se perd dans l’agitation des problèmes sociaux modernes. Parmi ces hommes il s’en trouvait qui n’avaient pas même changé l’expression habituelle de leur visage en se lavant pour le Sabbat. Les uns portaient des faux cols et de beaux vêtements, de bonne origine, tout râpés, les autres visiblement misérables, laissaient voir des poignets sales sortant de manches usées, et portaient, bizarrement enroulées autour du cou, des écharpes d’une couleur et d’une propreté douteuses. Une petite minorité appartenait au parti libre-penseur et la majorité n’avait recours aux services de Wolf que parce qu’il leur était tout à fait indispensable. En ce moment il était le seul leader possible, et ils étaient suffisamment empreints de jésuitisme pour user du diable lui-même, pour atteindre le but. Bien que Wolf n’eût pas voulu renoncer au meeting du Vendredi soir, spécialement utile en ce qu’il permettait aux ouvriers tailleurs non encore en grève d’y assister, les conseils de Pinchas l’avaient impressionné. Comme tant d’autres réformateurs qui débutèrent en prêchant un athéisme farouche, il commençait à comprendre l’importance limitée de la question religieuse comparée à la solution du problème social, et Pinchas avait semé en un terrain tout préparé. En tant que leader travailliste, il pouvait compter sur des adeptes bien plus nombreux que s’il eût été l’apôtre d’une impiété militante. Il résolut de réserver l’athéisme pour l’avenir et de se dévouer à l’affranchissement de la créature avant de s’occuper de l’âme. Trop orgueilleux pour avouer sa gratitude envers le poète qui le lui avait suggéré, il lui était malgré tout reconnaissant.
— Mes frères, dit-il en Yiddish, quand ce fut son tour de prendre la parole, je suis très peiné de voir combien nous sommes divisés ; les capitalistes, les Belcovitch se réjouiraient s’ils savaient ce qui se passe. N’avons-nous pas assez d’ennemis qu’il nous faille nous quereller et nous séparer en petits groupes ? (bravo, bravo). Comment pouvons-nous espérer réussir si nous ne sommes pas parfaitement organisés ? Il m’est revenu qu’il y a des hommes qui insinuent des choses sur mon propre compte et avant d’aller plus loin, je désire ce soir vous poser cette question :
Il s’arrêta dans un silence recueilli, se redressa et fixant bravement l’assemblée il s’écria d’une voix de stentor :
— Sind sie zufrieden mit ihrer chairman ? (Etes-vous satisfaits de votre président ?)
Son audace impressionna. Les mécontents restèrent timidement à leur place.
— Yes, répondit l’auditoire, tout fier de ce monosyllabe anglais.
— Nein, s’écria une voix solitaire du haut de la dernière galerie.
En un instant toute l’assemblée fut sur pieds, regardant l’opposant avec colère. « Descendez ! Montez sur la plate-forme ! » se mêlaient aux cris d’« ordre » du président qui l’invitait à descendre sur l’estrade. L’opposant brandissait un rouleau de papier et refusait de changer de place. Il était évidemment en train de parler car sa mâchoire faisait des mouvements, qui, dans le bruit et le tumulte, n’étaient que des grimaces. Il était coiffé d’un vieux chapeau haut de forme défoncé, posé sur la nuque, il avait les cheveux en désordre et la figure mal débarbouillée. Enfin le silence se rétablit et son discours devint intelligible.
— Maudits sweaters ! maudits capitalistes qui volent les cerveaux des hommes et nous laissent dépérir et crever dans l’obscurité et la misère. Qu’ils soient maudits ! qu’ils soient maudits ! La voix de l’orateur s’élevait comme un long cri rauque pendant qu’il bredouillait. Quelques-uns le reconnurent et bientôt on entendit sur toutes les lèvres : « Oh, ce n’est que Meshuggene David ».
David le fou était un étudiant russe, très doué, qui pour s’être trouvé mêlé à des complots nihilistes s’était réfugié en Angleterre, où la lutte et les difficultés qu’il avait traversées avant de trouver un emploi lui avaient dérangé le cerveau. Il avait le don du jeu d’échecs et des inventions mécaniques, et, dans les premiers temps, il avait gagné son pain en vendant d’ingénieux brevets à un coreligionnaire important qui possédait des chevaux de course et était propriétaire d’un music-hall, mais bientôt il se mit à chercher la quadrature du cercle et découvrit le mouvement perpétuel. Maintenant, il vivait des aumônes occasionnelles de voisins indulgents, car le bureau de bienfaisance l’avait noté comme « dangereux ». Il était extrêmement loquace, et profondément jaloux de Simon Wolf, de n’importe quel homme sans grande instruction qui prétendait mener le peuple ; mais quand l’assemblée lui accordait la parole, il oubliait le motif de son discours et éclatait en invectives contre la société.
L’inopportunité de ses remarques s’étant fait sentir, il fut durement rabroué et ses voisins le rassirent à sa place, où il baragouina et gesticula sans être entendu.
Wolf reprit ses questions :
— Sind sie zufrieden mit ihrer secretary ?
Cette fois il n’y eut pas d’opposant ; le yes tomba comme la foudre.
— Sind sie zufrieden mit ihrer treasurer ?
Les « oui » et les « non » se mêlèrent. La question du maintien de ce fonctionnaire fut mise au vote et il y eut beaucoup de confusion, car le Juif de l’East End devient à peine et très lentement un animal politique. Les « oui » l’emportèrent, mais Wolf non content de l’approbation de l’assemblée reprit tout l’ensemble des questions, sous une nouvelle forme, de manière à rapatrier tout le monde.
— Hot aner etwas zu zagen gegen mir ? ce qui signifie en yiddish : « quelqu’un a-t-il quelque chose à me reprocher ? »
Le « non ! » s’éleva comme un puissant murmure.
— Hot aner etwas zu zagen gegen dem secretary ?
— Non !
— Hot aner etwas zu zagen gegen dem treasurer ?
— Non !
Ayant ainsi témoigné de son esprit logique et déductif par un système de déduction exagéré même pour les plus intelligents, Wolf consentit à conclure. Il avait remporté une victoire et le triomphe lui donna un surcroît d’éloquence. Il termina, laissant son auditoire transporté et plein de bonnes résolutions et de loyalisme. Conscient de son empire et de son influence grandissants, il trouva dans sa joie le moyen de caser le discours de Pinchas.
— Frères d’exil… dit le poète en son plus beau yiddish…
Pinchas parlait l’allemand, qui est une forme étrangère du yiddish difficilement compréhensible par le peuple, en sorte que pour rendre son discours intelligible il dut abandonner diverses inflexions et jeter les genres aux quatre vents, il fut obligé de dire « wet » au lieu de « wird » et de mélanger à son vocabulaire de l’hébreu hybride et de l’anglais incorrect. Il y eut des applaudissements quand Pinchas, secouant ses boucles emmêlées, s’adressa au public, car tous ceux auxquels il s’était jamais adressé savaient que c’était un savant, un sage et un grand poète en Israël.
— Frères d’exil, dit le poète, l’heure est venue d’en finir avec les sweaters. Isolément nous sommes des grains de sable, groupés nous sommes le simoun. Notre grand initiateur Moïse, fut le premier socialiste. La législation de l’Ancien Testament, les lois agraires, les règlements du jubilé, le tendre souci des pauvres, la subordination des droits de propriété aux intérêts des travailleurs, tout cela est du socialisme pur !
Le poète s’arrêta pour recueillir les bravos qui montaient par flots. Un tout petit nombre dans l’auditoire savait ce que signifiait le mot socialisme mais ils croyaient tous qu’il constituait la pierre d’achoppement du « Sweating system ». Le socialisme signifiait la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires et il s’obtenait en marchant en cortège avec des bannières et un orchestre d’instruments de cuivre. Pourquoi s’informer davantage ?
— En résumé, poursuivit le poète, le socialisme c’est le judaïsme, et le judaïsme c’est le socialisme. Karl Marx et Lassalle, les fondateurs du socialisme, étaient juifs. Mange, bois, réjouis-toi et bénis le Seigneur ton Dieu, qui te fit sortir d’Egypte, de la terre d’esclavage ! Mais nous n’avons rien à manger, nous n’avons rien à boire, nous n’avons pas de quoi nous réjouir et nous sommes encore en terre d’esclavage ! (applaudissements). Mes frères, comment pouvons-nous maintenir le judaïsme dans un pays où le socialisme n’existe pas ? Nous devons devenir de meilleurs Juifs, nous devons créer le socialisme, car de socialisme c’est l’ère de la paix, de l’abondance et de la fraternité, celle que tous nos prophètes désignaient par la venue du Messie.
Un léger murmure d’opposition se fit entendre çà et là, mais Pinchas continua :
— Quand Hillel le Grand résuma la Loi aux futurs prosélytes, en se tenant sur un pied, comment s’exprima-t-il ? « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-mêmes. » C’est le socialisme renfermé dans une coquille de noix. Ne gardez pas vos richesses pour vous-même, distribuez-les, ne vous nourrissez pas du labeur des pauvres, mais aidez-les, ne mangez pas le pain que les autres ont gagné, mais gagnez le vôtre. Oui, mes frères, les seuls véritables Juifs d’Angleterre, ce sont les socialistes. Les phylactères et les châles-à-prière sont des niaiseries ! Travaillez pour répandre le socialisme et vous serez agréable au Tout-Puissant. Le Messie promis sera un socialiste !
Il y eut des bruits confus, les hommes se demandaient les uns aux autres : « Que dit-il ? » Ils commençaient à flairer le soufre. Wolf se tortillait sur sa chaise, gêné et poussait du pied Pinchas pour lui rappeler ses propres conseils. Mais l’esprit du poète planait dans les nues. Les considérations terrestres se perdaient dans les profondeurs de l’espace sous lui.
— Mais comment le Messie rachètera-t-il son peuple ? demanda-t-il, de nos jours ce ne sera plus par l’épée, mais par la parole. Il plaidera la cause du Judaïsme, celle du socialisme, au Parlement. Il n’opérera pas de faux miracles comme Bar Cochba ou Zevi. Aux élections générales, mes frères, c’est moi qui serai candidat pour Whitechapel. Moi, un pauvre homme, un des vôtres, je prendrai ma place dans cette puissante assemblée et je toucherai les cœurs des législateurs. Ils se courberont devant mes discours comme les roseaux du Nil quand le vent passe. Ils m’éliront premier ministre comme Lord Beaconsfield, mais lui n’était pas le Messie. Au diable les riches banquiers et les agents de change, nous n’en voulons pas. Nous nous libérerons nous-mêmes.
La vigueur extraordinaire que le poète apporta dans ses paroles et dans ses gestes porta. N’en comprenant que la moitié, la majorité trépignait et applaudissait. Pinchas gonflait d’orgueil. Sa silhouette grêle, haute à peine de cinq pieds un quart, dominait l’assemblée. Son teint était de cuivre bruni et ses yeux dardaient des flammes.
— Oui, mes frères, conclut-il, les pourceaux anglo-juifs, foulent négligemment aux pieds les perles de la poésie et la science. Ils prirent pour ministres des hommes qui ont quatre maîtresses, comme le Grand Rabbin, des hypocrites qui ne peuvent même pas écrire la langue Sainte correctement, comme les Dayanim, des hommes qui vendent leurs filles aux riches ; comme membres du Parlement des agents de change qui ne parlent pas l’anglais ; comme philanthropes des épiciers coupables de détournements de fonds. N’ayons plus rien de commun avec ces cochons — Moïse, notre maître, nous l’a défendu — (rires). Moi je serai le député pour Whitechapel, voyez mon nom, Melchisédec Pinchas fait M. P. : c’était écrit. Si chaque lettre de la Torah a un sens spécial et qu’aucune ne fut écrite au hasard, pourquoi le doigt de Dieu n’aurait-il pas écrit mon nom ? M. P., Melchisédec Pinchas ? Ah ! notre frère Wolf dit vrai ; la sagesse parle par ma bouche. Déposez vos petites rancunes et unissez-vous pour travailler mon élection au Parlement. De cette manière, et de celle-là seulement, vous serez rachetés de l’esclavage, changés de bêtes de somme en hommes, d’esclaves en citoyens, de faux Juifs en Juifs véritables. Ainsi et ainsi seulement vous pourrez boire, manger, et être heureux et vous me remercierez de vous avoir délivrés de l’esclavage. Ainsi et seulement ainsi le Judaïsme couvrira le monde comme les eaux couvrent la mer.
L’ardeur de cette péroraison conquit l’auditoire et de toutes parts, sauf de l’estrade, les applaudissements retentirent aux oreilles du poète. Il quitta la tribune et s’en fut en tirant machinalement de sa poche une allumette et un cigare, allumant l’un avec l’autre. Instantanément les applaudissements ralentirent et cessèrent ; il y eut un moment de stupeur, puis un murmure de désapprobation s’éleva. La majorité de l’auditoire, ainsi que Pinchas à jeun l’eût certes deviné, était encore orthodoxe. Cette profanation publique du Sabbat par la fumée d’un cigare était intolérable. Comment le Dieu d’Israël aiderait-il à propager le socialisme, à diminuer les heures de travail, à augmenter le salaire d’un penny par manteau, si cet encens du diable lui montait aux narines ? Leur sentiment d’admiration pour Pinchas se trouva changé en méfiance. Epikouros, Epikouros, Meshumad, résonnaient de tous côtés. Le poète promenait autour de lui un regard étonné, sans comprendre ce qui se passait. Simon Wolf profita de l’occasion et d’un geste furieux il arracha le cigare brûlant d’entre les dents du poète. Il y eut un hurlement de joie et d’approbation.
Wolf retomba sur ses pieds. « Mes frères, gronda-t-il, vous savez que je ne suis pas froom ; mais je ne veux pas voir fouler aux pieds les convictions d’autrui », et il écrasa le cigare de Pinchas sous son talon.
Immédiatement, de son petit bras chétif le poète envoya dans l’air une gifle qui manqua Wolf. Il était soulevé, les veines de son front se gonflaient et les battements de son cœur lui montaient à la gorge. Wolf, en riant, menaça le poète de son poing noueux et celui-ci n’employa plus aucune autre arme de défense, que sa langue.
— Hypocrite ! s’écria-t-il, menteur ! Machiavel ! Enfant de la Séparation ! Un an de malheur pour toi ! Un mauvais esprit dans tes os et dans ceux de ton père et de ta mère. Ton père était un prosélyte et ta mère une abomination ! Que les malédictions du Deutéronome tombent sur toi ! Puisses-tu être couvert d’ulcères comme Job ! Et vous, ajouta-t-il en se tournant vers l’audience, tas d’hommes-de-la-Terre ! Animaux stupides ! Jusqu’à quand courberez-vous l’échine sous le joug de la superstition avec vos ventres vides ? Qui dit que je ne fumerai pas ? Le tabac était-il connu de Moïse notre maître ? Si oui, il l’eût savouré le jour du Sabbat : il était, comme moi, un homme sage. Les Rabbins le connaissaient-ils ? non, heureusement, sinon ils eussent été assez stupides pour le défendre. Vous êtes tous si ignorants que vous ne pensez pas à ces choses. Quelqu’un parmi vous peut-il me montrer où il est dit que nous ne pouvons pas fumer le jour du Sabbat ? Le Sabbat n’est-il pas le jour du repos ? et comment nous reposer si nous ne fumons pas ? Je crois avec les Baalshem que Dieu est plus satisfait de la fumée de mon cigare que de toutes les prières des Rabbins imbéciles. Comment osez-vous me voler mon cigare ! Est-ce là votre manière de célébrer le Sabbat ?
Il se retourna vers Wolf, et voulut retirer le cigare de sous son pied. Ils luttèrent pendant un instant. Une douzaine d’hommes montèrent sur l’estrade et éloignèrent le poète qui s’accrochait désespérément à la jambe du leader — quelques opposants de Wolf s’écrièrent : « Laissez cet homme tranquille et rendez-lui son cigare ! » et ils se mêlèrent aux envahisseurs. Le tumulte régnait dans le Hall. Du haut de la galerie la voix de David le fou se fit entendre :
— Maudits sweaters qui volent les cerveaux des hommes ! Obscurité et misère ! Qu’ils soient maudits ! Faites-les sauter comme nous avons fait sauter Alexandre ! Qu’ils soient maudits !
Pinchas fut emporté, criant et gesticulant avec frénésie, essayant de mordre aux bras ceux qui l’emportaient, à travers une foule tumultueuse et un petit groupe d’opposants. On le déposa devant la porte.
Wolf prononça un nouveau speech pour mieux fixer l’impression produite. Puis tous ces pauvres gens, la poitrine creuse et les épaules courbées s’en allèrent dans la nuit froide regagner leurs bicoques encombrées, leurs chambres et leurs mansardes, pour y réciter le Cantique de Salomon. « Que tu es belle, ma bien-aimée, psalmodiaient-ils sur une étrange mélodie. Que tu es belle ! Tes yeux sont ceux des colombes. Que tu es beau, mon bien-aimé ; que tu es agréable. Notre couche est un lit de verdure. Les poutres de nos maisons sont de cèdre et nos lambris de cyprès… Car voici l’hiver passé, la pluie a cessé, elle s’en est allée ; les fleurs paraissent sur la terre, le temps des chansons est venu, et la voix de la tourterelle se fait entendre dans nos campagnes. Tes plantes sont un jardin de grenadiers avec des fruits délicieux, la canne odorante et le cinnamome avec toutes sortes d’arbres d’encens ; la myrrhe et l’aloès avec tous les plus excellents aromates. O fontaine des jardins ! O puits d’eau vive et ruisseaux du Liban… Lève-toi, aquilon, et viens, vent du Midi ! Souffle dans mon jardin, afin que ses aromates distillent. »
La grève se termina peu de temps après. Pour la grande joie de Melchisédec Pinchas, Gideon M. P. intervint vers la onzième heure et réduisit Simon Wolf à abandonner ses positions. Un compromis fut élaboré et la jubilation et la tranquillité régnèrent, pendant quelques mois, jusqu’à ce que la corruption des différentes natures humaines en compétition ramenât l’ancien état de choses ; car les patrons ont pour les traités un respect tout à fait diplomatique, et les sentiments de fraternité ne résistent pas chez les ouvriers aux efforts qu’ils fournissent pour subvenir aux besoins de leur famille. A sa grande surprise Mosès Ansell obtint du travail pendant au moins trois jours sur six, les trois autres se passèrent à attendre autour des ateliers. Le commerce était très variable dans les ateliers de confection, seul métier dont Mosès fût capable, et si l’on n’était pas sur place on manquait parfois l’ouvrage quand il y en avait.
Un bonheur n’arrive jamais seul et c’est ainsi qu’un peu de chance entra dans la mansarde du no 1 de Royal Street, Esther gagna cinq pounds à l’école. C’était le prix Henry Goldsmith, un nouveau prix annuel attribué aux sciences générales, fondé par Mrs Henry Goldsmith ; une dame qui venait d’entrer au comité. Cet être semi-divin, cette créature radieuse et remarquablement belle, semblable aux princesses des contes de fée, l’avait personnellement félicitée de son succès. L’argent n’en était pas disponible avant un an, mais les voisins s’empressèrent de venir féliciter la famille de son élévation à la fortune. Les visites de Lévy Jacob devinrent plus fréquentes, bien que ce fait ne pût être attribué à des motifs intéressés.
Les Belcovitch reconnurent leur changement de situation jusqu’à leur emprunter du sel ; car la colonie du no 1 de Royal Street pratiquait un vaste système de secours mutuel : le charbon, les pommes de terre, les miches de pain, les casseroles, les aiguilles, les haches à bois, tout passait journellement de l’un à l’autre. On se prêtait même des vêtements et des bijoux dans les grandes occasions, et quand la bonne vieille Mrs Simons assistait à un mariage, elle se parait grâce au concours d’une douzaine de garde-robes. Les Ansell étaient trop fiers pour emprunter, mais ils n’étaient pas au-dessus de prêter aux autres.
De fort bonne heure, un matin, Mosès marmottait ses oraisons, couvert de ses gros phylactères. Sa mère avait une crise de spasmes et il faisait ses prières chez lui afin de la secourir en cas de besoin. Tout le monde était debout, et Mosès surveillait le ménage cependant qu’il récitait les psaumes. Il n’hésitait jamais à interrompre sa conversation avec le ciel pour discuter les affaires domestiques, étant en très bons termes avec les puissances célestes ; et il n’y avait pas une seule prière de la liturgie qu’il eût hésité à interrompre pour reprocher à Salomon son manque de recueillement. Il faisait une exception pour l’Amidah, ou les dix-huit bénédictions, ainsi nommées parce qu’il y en a vingt-deux. Cette prière doit être récitée debout et à voix basse et lorsque Mosès ne gardait pas complètement le silence, il ne le rompait que lorsqu’il y était réduit par une nécessité cruelle ! et encore il parlait hébreu ; mais l’Amidah est le silence des silences. C’est pour cette raison que la venue tout à fait inusitée d’un télégraphiste ne le toucha point, pas plus que le cri de stupeur d’Esther lorsqu’elle eut ouvert le télégramme, ne parut le surprendre. En réalité, cependant, il murmurait sa prière d’un train formidable, et pour finir il dansa trois fois sur les pointes des pieds avec une rapidité vertigineuse.
— Père, dit Esther, et la dépêche, genre de lettre qu’elle n’avait jamais reçu jusqu’alors, tremblait dans ses mains, nous devons tout de suite aller voir Benjy. Il est très malade.
— A-t-il écrit pour le dire ?
— Non ; c’est un télégramme. J’en ai entendu parler dans les livres. Oh, il est mort peut-être ? C’est toujours ainsi dans les livres. On vous apprend la nouvelle en vous disant que les morts sont encore en vie.
Sa voix se perdait dans un sanglot. Les enfants se pressaient autour d’elle ; Rachel et Salomon se disputaient le télégramme dans leur hâte de le lire. Ikey et Sarah étaient graves et inquiets. La grand’mère malade se releva dans son lit tout émue :
— Il ne m’a jamais montré ses « quatre-coins », grogna-t-elle, peut-être ne portait-il pas de franges.
— Père, entends-tu ! dit Esther, car Mosès Ansell fripait entre ses doigts l’enveloppe roussâtre d’un air ahuri. Il nous faut aller tout de suite à l’orphelinat.
— Lisez-le ! Que dit la lettre ? dit Mosès Ansell.
Elle prit le message des mains de Salomon.
— Il dit : venez de suite, votre fils Benjamin très malade.
— Tu ! tu ! tu ! fit Mosès. Le pauvre enfant ! Mais comment pourrons-nous y aller ? Tu ne peux pas marcher jusque-là, cela me prendrait à moi plus de trois heures.
Son châle-à-prière glissa de ses épaules dans son agitation.
— Tu ne peux pas marcher ! s’écria Esther avec émotion. Nous devons être auprès de lui tout de suite ! Qui sait si nous le trouverons encore en vie ? Il faut que nous prenions le train à London Bridge, la route que Benjy a prise pour venir ce dimanche. Oh ! mon pauvre Benjy !
— Rendez-moi le papier, Esther, interrompit Salomon en le lui arrachant des mains sans force, les copains n’ont jamais vu de télégramme.
— Mais nous n’avons pas l’argent nécessaire, allégua Mosès désespéré, nous avons juste de quoi vivre aujourd’hui. Salomon, continue tes prières ; tu saisis toutes les occasions pour les interrompre. Rachel, laisse-le tranquille ; tu es un démon tentateur pour lui ! Je ne m’étonne pas que son maître l’ait fouetté jusqu’au sang hier ; c’est un fils obstiné et rebelle qui, d’après le Deutéronome, mériterait d’être lapidé.
— Il faudra nous passer de dîner, dit Esther spontanément.
Sarah s’assit par terre et se mit à hurler : J’ai mal ! j’ai mal !
— Je ne l’ai pas touchée ! cria Ikey indigné et surpris.
— Ce n’est pas Ikey ! sanglota Sarah. Petite Sarah veut son dîner.
— Tu entends ? demanda Mosès tristement, comment pourrions-nous trouver l’argent ?
— Combien est-ce ? dit Esther.
— Ce sera un shilling chaque, aller et retour, répondit Mosès qui avait gardé de ses longues périodes de pérégrinations une certaine connaissance des tarifs. Comment pouvons-nous faire cette dépense si je perds une matinée de travail par dessus le marché ?
— Non, que dis-tu ? reprit Esther. Tu anticipes de plusieurs mois — tu crois peut-être que j’ai déjà douze ans. Je ne paierai que six pence, moi.
Mosès ne désavoua pas le compliment fait à son honnêteté rigoureuse, mais il répondit :
— Où ai-je la tête ? naturellement tu voyages à moitié prix ; mais alors même, d’où viendront les dix-huit pence ?
— Mais ce n’est pas dix-huit pence ! fit Esther, saisie d’une inspiration nouvelle. Le besoin aiguisait son intelligence et lui donnait une acuité singulière. Il est inutile de prendre des billets de retour, nous rentrerons à pied.
— Mais nous ne pouvons pas quitter notre mère aussi longtemps tous les deux, dit Mosès. Elle aussi est malade. Et que feront les enfants sans toi ? J’irai seul.
— Non ; je veux voir Benjy ! s’écria Esther.
— Ne sois pas si entêtée, Esther ! D’autre part, il est dit dans la lettre que je dois y aller, ils ne te demandent pas, toi. Qui sait si les directeurs ne seraient pas fâchés si je t’emmenais ? Je pense que Benjamin ira bien vite mieux ; il ne peut pas être souffrant depuis longtemps.
— Mais vite, alors, Père, vite ! cria Esther, se rendant devant les difficultés multiples de la situation. Vas-y de suite !
— Immédiatement, Esther. Attends seulement que j’aie terminé mes prières. J’ai presque fini.
— Non, non ! cria Esther angoissée. Tu pries tant. Dieu te déchargera bien d’un peu, pour cette fois-ci seulement. Tu dois partir de suite et prendre le train pour le retour aussi, sinon comment saurons-nous ce qui est arrivé ! Je vais mettre en gage mon dernier prix, cela te donnera assez d’argent.
— Bon ! fit Mosès. Pendant que tu portes le livre, j’aurai le temps de finir mes prières. Il ramassa son « talith » et se mit à murmurer : « Heureux ceux qui habitent Ta maison ; ils te loueront à jamais — Selah » et il disait : « Et le Rédempteur viendra dans Sion », quand Esther s’en fut par la porte emportant le livre. Il était somptueusement relié et intitulé : « Les Trésors de la Science ». Esther le connaissait presque par cœur, l’ayant lu deux fois d’une couverture d’or à l’autre. Tout de même, elle regrettait amèrement de devoir s’en séparer.
Le prêteur sur gages, habitait au coin de la rue, car, pareil à l’aubergiste, il surgit partout où les conditions lui sont favorables. C’était un chrétien. Par une singulière anomalie le Ghetto ne se fournit pas ses prêteurs à lui, il les envoie en province ou dans le West End. Peut-être leur instinct commercial redoute-t-il les sollicitations de leur race.
Le prêteur d’Esther était un homme corpulent à la face rubiconde. Il connaissait la fortune de centaines de familles par les objets laissés ou repris. C’était sur ses bancs encombrés que la veste du pauvre Benjamin était restée couchée, comprimée et pliée, alors qu’elle eût pu prendre l’air sur les terrains du Crystal Palace. C’était de ses bancs que la mère d’Esther l’avait retirée, le lendemain de la foire ; pour être bientôt après rangée, elle aussi, couchée dans un cercueil de la fosse commune, attendant en silence la Rédemption. La « veste du dimanche » elle-même avait été vendue depuis longtemps au chiffonnier, car Salomon, sur le dos duquel elle descendit quand Benjamin fut si heureusement transplanté, ne put jamais arriver à porter une « veste du dimanche » plus d’un an et quand elle devient le vêtement de tous les jours, elle s’use bien six fois plus rapidement.
— Bonjour, ma chère petite, dit le gros homme, que vous êtes matinale aujourd’hui. En effet, l’apprenti venait à peine d’ouvrir ses volets. Que puis-je faire pour vous ? vous êtes pâle, ma petite ; qu’y a-t-il ?
— J’ai un livre à sept shillings six pence, tout neuf, dit-elle en le passant au prêteur.
Il examina immédiatement la feuille de garde :
— Un livre tout neuf, dit-il avec mépris : Esther Ansell, pour ses progrès ! Quand un livre est abîmé de la sorte que voulez-vous qu’il vaille ?
— Comment ! C’est l’inscription qui en fait la valeur, dit Esther tristement.
— C’est possible, dit le gros homme d’un ton bourru, mais vous ne supposez pas que je trouverai tout juste un acheteur qui s’appelle Esther Ansell et qui soit susceptible de progrès ?
— Non, murmura Esther d’un air plaintif, mais je vais bientôt le reprendre moi-même.
— Dans ce bas monde, dit le prêteur secouant la tête avec scepticisme, on ne sait jamais. Combien en désirez-vous ?
— Je n’en veux qu’un shilling, dit Esther et elle ajouta et trois pence, ayant une heureuse idée.
— Très bien, dit l’homme un peu adouci ; je ne veux pas discuter ce matin. Vous paraissez épuisée de fatigue. Voilà !
Esther s’élança hors de la boutique serrant la monnaie dans la paume de sa main.
Mosès avait replié ses phylactères avec un soin pieux et les avait serrés dans un petit sac, il avalait en hâte une tasse de café.
— Voici le shilling, s’écria-t-elle et deux pence en plus pour l’omnibus de London Bridge. Dépêchez-vous !
Elle enferma soigneusement le reçu auprès de ses compagnons dans un vieux porte-monnaie de cuir, décoloré, que son père avait un jour trouvé dans la rue, puis elle hâta le départ. Quand le bruit des pas cessa sur l’escalier, elle eût voulu rejoindre son père pour l’accompagner ; mais Ikey réclamait son déjeuner et les enfants devaient partir à l’école. Elle ne quitta pas la maison car la grand’mère poussait d’affreux gémissements. Les enfants partis, elle fit le lit resté vide et rangea les oreillers de la vieille femme. Tout à coup, la répugnance que devait éprouver Benjamin à exhiber son père à ses nouveaux compagnons lui vint à l’esprit. Elle espérait que Mosès ne serait pas inutilement importun et elle sentait que si elle l’avait accompagné elle eût pu pâtir du tact nécessaire dans cet endroit. Elle se reprochait de ne l’avoir pas rendu plus présentable. Elle eût pu épargner un demi-penny de plus, pour un faux-col frais et veiller à ce qu’il fût lavé. Mais dans la hâte et l’alarme toutes les idées de bienséance s’étaient trouvées submergées.
Alors ses pensées prirent la tangente et elle revit sa classe, où sans doute on enseignait de nouvelles choses et où l’on gagnait de bonnes notes. Et elle se faisait du mauvais sang de manquer l’une et les autres.
Elle se sentait si solitaire en compagnie de sa grand’mère qu’elle eût voulu descendre et pleurer dans le giron de Dutch Debby. Puis elle essaya de se représenter la chambre où Benjy était couché, mais son imagination manquait de données. Elle ne pouvait s’imaginer que le brillant Benjamin était mort, et qu’il serait peut-être cousu dans un linceul, comme l’avait été sa pauvre mère, qui elle, ne possédait aucun talent littéraire ; mais elle se demandait s’il gémissait comme sa grand’mère. Et ainsi, à moitié absente, tendant l’oreille au moindre bruit de l’escalier, Esther attendait les nouvelles de son Benjy. Les heures passaient et les enfants en rentrant à une heure, trouvèrent le dîner prêt, mais Esther toujours anxieuse. Un rayon de poussières ensoleillées entra par la fenêtre de la mansarde comme pour y apporter l’espoir.
Benjamin avait consenti à abandonner ses livres au profit d’une très exceptionnelle partie de balle, par un jour froid de mars. Il avait enlevé sa veste et s’était échauffé à cet exercice inaccoutumé. Une mauvaise réaction avait occasionné un froid. Benjamin eut un rhume, dont on ne s’aperçut pas et qui dégénéra rapidement en un gros rhume, sans que l’énergique garçon se décidât à se faire envoyer à l’infirmerie : le jour de la publication de Notre Journal approchait.
Le refroidissement s’aggrava avec la même rapidité et aussitôt après s’être plaint le gamin fut pris d’une forte fièvre et le docteur diagnostiqua une pneumonie. Pendant la nuit Benjamin fut pris de délire et la garde appela le médecin. Au matin la situation fut jugée si critique qu’on appela le père par télégramme. La science ne pouvait pas grand chose et tout dépendait de la constitution du malade. Hélas ! les quatre années de bon régime et de grand air à la campagne, n’avaient pas racheté huit ans et neuf mois de privations et d’atmosphère viciée surtout chez un gamin plus disposé à imiter Dickens et Thackeray qu’à profiter des avantages de sa situation.
Quand Mosès arriva, il trouva son fils qui se débattait fiévreusement sur son petit lit dans une petite chambre écartée loin des grands dortoirs. La directrice, une jeune femme gracieuse, était penchée sur lui avec tendresse, et une nurse était assise à ses côtés. Le médecin attendait au pied du lit. Mosès prit la main de son fils et la directrice se retira. Benjamin fixa sur son père de grands yeux qui ne le reconnurent pas.
— Comment ça va Benjamin ? dit Mosès en yiddish, affectant une bonne humeur.
— Je vous remercie, vieux Four-Eyes (Quat’-z-Yeux), c’est aimable à vous de venir. J’ai toujours dit qu’on ne devait pas faire allusion à vous dans le journal. J’ai toujours dit aux camarades que vous étiez un bon type.
— Que dit-il ? demanda Mosès en se tournant vers les personnes présentes, je ne comprends pas l’anglais.
Ils ne pouvaient eux-mêmes comprendre cette question mais la directrice la devina. Elle mit les doigts sur son front et secoua la tête pour toute réponse. Benjamin ferma les yeux et il se fit un silence. Ensuite il les rouvrit et regarda son père. Un rouge plus sombre envahit les joues écarlates de Benjamin quand il considéra l’être minable et courbé auquel il devait sa naissance. Mosès portait une écharpe rouge sale sous une barbe embroussaillée ; ses vêtements étaient crasseux, sa figure n’avait pas été débarbouillée et pour comble de bonheur il n’avait pas tiré son chapeau, que des considérations bien différentes de celles de l’étiquette eussent pu l’engager à cacher.
— Je croyais que vous étiez « Four-Eyes », murmura le gamin d’un air confus. N’était-il pas là il y a un moment ?
— Allez chercher M. Coleman, dit la directrice à la garde, souriant à travers ses larmes en entendant le surnom du professeur et se demandant de quels noms on la baptisait, elle aussi.
— Voyons, un peu de courage, Benjamin ! dit le père en voyant que son fils se rendait compte de sa présence. Tu seras bien vite remis, tu as été plus souffrant que ça.
— Que dit-il demanda Benjamin tournant les yeux vers la directrice.
— Il dit qu’il est triste de vous voir aussi souffrant, dit la directrice à tout hasard.
— Mais je pourrai me lever, bientôt n’est-ce pas ? je ne peux pas remettre la publication de Notre Journal !
— Mon pauvre petit, dit la directrice en lui caressant le front. Mosès se retira respectueusement devant elle.
— Que dit-il ? demanda-t-il encore. La directrice répéta ses paroles, mais Mosès ne comprenait pas l’anglais.
Le vieux Four-Eyes arriva. C’était un jeune homme doux qui portait des lunettes. Il regarda le docteur, et les yeux de celui-ci lui dirent tout.
— Oh, M. Coleman, dit Benjamin d’une voix enrouée, vous voudrez bien veiller à ce que Notre Journal paraisse cette semaine comme d’habitude. Dites à Jack Simmonds de ne pas oublier de mettre un bord noir autour de la page qui porte l’épitaphe de Bruno. Bony-Nose (nez osseux)… je… je veux dire Mr Bernstein, l’a rédigée pour nous en latin de cuisine, n’est-ce pas une bonne farce ? De larges bords noirs, dites-le-lui. C’était un bon chien et dans toute sa vie il n’a mordu qu’un petit garçon.
— Très bien ; je vais m’en occuper, lui répondit Four-Eyes sur le même ton brusque et joyeux.
— Que dit-il ? répétait désespérément Mosès en s’adressant au nouveau venu.
— N’est-ce pas un cas triste, M. Coleman ? dit la directrice à mi-voix. Ils ne se comprennent pas l’un l’autre.
— Vous devriez avoir un interprète dans l’établissement, dit le docteur en se mouchant.
Coleman luttait contre lui-même. Il savait le jargon à la perfection car ses parents le parlaient encore, mais il avait toujours feint de l’ignorer.
— Dites à mon père de rentrer à la maison, et de ne pas s’inquiéter ; je suis très bien, un peu faible seulement ! murmura Benjamin.
Coleman était indécis. Il se demandait s’il devait se rendre coupable d’un peu de savoir, quand un changement d’expression se produisit soudain sur le visage blême couché sur l’oreiller. Le docteur vint et prit le pouls du gamin.
— Non, je ne veux pas entendre ce Maaseh ! s’écria Benjamin. Raconte-moi l’histoire du Sambatyon, père, qui refuse de couler le jour du Sabbat !
Il parlait Yiddish, il était redevenu un tout petit enfant. Le visage de Mosès s’éclaira de joie. Il pouvait enfin comprendre son premier-né. Il y avait encore de l’espoir. Tout à coup un rayon de soleil emplit la chambre. A Londres le soleil ne pouvait percer les nuages depuis plusieurs heures.
Mosès se pencha sur l’oreiller, le visage en proie à des émotions multiples ; et laissa tomber une larme brûlante sur le front de son fils.
— Chut, chut, mon petit Benjamin, ne pleure pas ! dit Benjamin et il se mit à chanter dans le jargon de sa mère :
Mosès revit sa pauvre Gittel berçant son petit garçon. Aveuglé par les pleurs, il ne voyait pas qu’elles tombaient drues sur la petite figure blême.
— Non, sèche tes larmes, je te dis, mon petit Benjamin ! dit Benjamin d’une voix plus tendre et plus douce et il reprit son étrange et plaintive mélodie :
… Et la mère de Joseph lui criait du fond de sa tombe : « Console-toi, mon fils ; un bel avenir sera le tien. »
— La fin est proche, murmura, en jargon, le vieux Four-Eyes au père.
Mosès trembla de tous ses membres. « Mon pauvre agneau ! mon pauvre Benjamin ! soupirait-il, je croyais que ce serait toi qui dirais le Kaddish pour moi, et non pas moi pour toi ! » Puis il se mit à réciter calmement les prières hébraïques. Le chapeau qu’il eût pu quitter était bien approprié maintenant.
Benjamin se releva dans son lit, avec violence.
— Voilà maman, Esther ! s’écria-t-il en anglais, maman qui a rapporté ma veste. Mais à quoi cela sert-il maintenant !
Sa tête retomba et une expression d’angoisse crispa son visage si plein de beauté et de résignation.
— Esther, dit-il, n’aimerais-tu pas aller à la campagne aujourd’hui ? Vois comme le soleil brille !
Il brillait, en effet, avec une chaleur trompeuse baignant d’or toute la verte campagne qui s’étendait alentour, et aveuglant les yeux du petit mourant. Les oiseaux chantaient devant les fenêtres.
— Esther, dit-il avec un air d’envie, penses-tu qu’il y aura bientôt encore un enterrement ?
La directrice éclata en sanglots et s’en alla.
— Benjamin, s’écria le père avec frénésie, pensant que la fin était proche, dis le Shemang !
Le gamin le regarda fixement, d’un regard plus clair.
— Dis le Shemang, répéta Mosès d’une voix de commandement.
Le mot Shemang, le ton d’autorité, réveillèrent la conscience du mourant.
— Oui, père, j’allais le faire, murmura-t-il d’un air soumis.
Ils récitèrent ensemble la dernière profession de foi de l’Israélite mourant. Elle était en hébreu. « Entends, ô Israël : le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est Un. » Tous deux ils comprenaient cela.
Benjamin vécut encore quelques minutes et s’endormit dans une douce torpeur sans souffrances.
— Il est mort, dit le docteur.
— Béni soit le Seul Juge, dit Mosès. Il déchira sa veste et ferma les yeux éteints. Puis il se dirigea vers la toilette, tourna la glace contre le mur, ouvrit la fenêtre et vida la cruche d’eau sur l’herbe ensoleillée.
Les lettrés disent que la pâque était une fête du Printemps bien avant qu’on l’associât avec la sortie d’Egypte. Mais il n’y a guère de nature à fêter dans le Ghetto et les raisons historiques de la fête dépassent toutes les autres. La fête de Pâque demeure la plus pittoresque des « trois fêtes », amenant la métamorphose complète des rites culinaires et l’interdiction absolue du levain, qui est considéré comme tabou. Quelque audacieux archéologue au trentième siècle fera peut-être remonter l’origine de la fête aux grands nettoyages du printemps, l’orgie annuelle des ménagères anglaises, car c’est alors en effet que le Ghetto se lave, se nettoie, se peint, se pare, et purifie ses poëlons et ses casseroles par le baptême du feu. C’est alors aussi, que l’aubergiste prend un drap blanc et le suspend à sa porte pour annoncer qu’il vend du « kosher rum » avec l’autorisation du Grand Rabbin. Le pâtissier remplace ses « stuffed monkeys », ses bolas, ses choux à la confiture et ses brioches au fromage, par des « palavas » sans levain, des meringues et des gâteaux aux amandes. Les temps sont loin où la diététique de Pâque était limitée aux fruits, à la viande et aux légumes ; chaque année le cercle s’élargit et il ne serait pas étonnant de voir un jour le pain, lui-même, devenir pascal. C’est alors aussi que le marchand pieux, dont la petite boutique est souillée de levain cède son commerce à quelque chrétien complaisant pour le lui racheter, les fêtes de Pâques terminées. Alors l’holocauste est fait des miettes de pain du peuple et la formule de salutation nationale se transforme en « comment supportez-vous le motsos ? » la moitié de la race devenant facétieuse, et l’autre cérémonieuse, devant les gâteaux de Pâque.
C’était la veille au soir de l’ouverture de la Pâque qu’Esther Ansell sortit acheter pour un shilling de poisson dans Petticoat Lane, écartant volontairement de son esprit les souvenirs encore vibrants de cette scène déchirante. Sans doute est-ce un des avantages de la misère de ne pas laisser de temps pour le deuil. Le labeur quotidien est le népenthès du pauvre.
Esther et son père furent les deux seuls membres de la famille sur lesquels la mort de Benjamin produisit une impression profonde. Il avait quitté la maison depuis si longtemps qu’il n’était plus qu’une ombre dans le souvenir des autres. Mosès supportait sa peine avec résignation, épanchant chaque jour ses émotions dans le kaddish et à sa tristesse personnelle se joignait le regret de la perte causée aux commentaires de la littérature hébraïque par le départ prématuré de son fils en Paradis. La douleur d’Esther était plus amère et plus angoissante car tous les enfants étaient délicats, et c’était la première fois que la mort en enlevait un. L’incompréhensible tragédie de la mort de Benjamin avait ébranlé l’enfant jusqu’au fond de son âme. Pauvre garçon ! Que c’était affreux d’être étendu froid et blême sous les neiges de l’hiver. A quoi lui avaient servi les longues études qui devaient le préparer à écrire de grands romans ! Le nom d’Ansell allait maintenant s’éteindre dans l’obscurité sans gloire. Elle se demandait si Notre Journal n’allait pas crouler, et obscurément elle sentait que c’était fatal. Où étaient-ils tous les rêves de richesse qu’elle avait bâtis et dont la base était le génie de Benjamin ? Hélas ! l’émancipation des Ansell du joug de la pauvreté se trouvait remise à une date indéterminée. C’était d’elle, d’elle seule maintenant que la famille devait attendre la délivrance. — Eh bien, c’est elle qui reprendrait la tâche du fils défunt pour la remplir de son mieux et elle joignit ses petites mains en signe de détermination. — Mosès était ignorant de ses ambitions et de ses doutes. Le travail n’était abondant que pendant trois jours de la semaine et il ne se doutait pas de l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de subvenir assez largement aux besoins de sa famille. Esther, elle-même, livrée aux soucis continuels de l’école et à ceux d’une quasi maternité, sentit se calmer assez rapidement les élancements les plus aigus de la douleur, bien que la coutume interdisant les réjouissances pendant l’année du deuil ne courût aucun risque d’être transgressée par la pauvre petite Esther qui n’allait ni aux bals d’enfants ni aux théâtres. Elle combinait ses achats de poisson en se frayant un chemin à travers une foule compacte, toute éclairée par de tels flots de lumière, rejetés par le gaz des boutiques, et des banderoles de flammes des petites charrettes, que le vent froid du jeune avril en parut réchauffé.
Deux courants opposés de piétons lourdement chargés, essayaient d’occuper le même trottoir au même moment, et les lois de l’espace les tinrent bloqués jusqu’à ce qu’ils se fussent rendus à ses réalités impitoyables. Riches et pauvres se coudoyaient ; des dames vêtues de satin et de fourrures se trouvaient serrées contre de pauvres femmes à l’air exotique, la tête couverte de sales mouchoirs ; de rudes sportsmen anglais, au visage hâlé, luttaient avec bonne humeur contre leurs parents gras d’au-delà la mer du Nord ; et un flot de rustres chrétiens contemplait les marchands et les acheteurs juifs, avec amusement et mépris.
Car c’était la nuit des nuits, celle où se faisaient les achats pour la fête ; et les grandes dames du West End abandonnant leurs filles qui jouaient du piano et avaient leur abonnement chez « Mudie », descendaient dans leur vieux quartier pour secouer un instant le vernis de raffinement et plonger leurs mains dégantées dans les tonneaux de concombres salés, marinés dans leur propre russel et pour enlever de leurs petites caisses bien serrées les olives grasses et juteuses. Mais que de tragicomédies derrière la joie passagère de ces figures sensuelles, riant et mâchant avec l’effronterie de petites écolières ! Ce soir elles ne devaient pas soupirer en silence en songeant aux splendeurs d’Egypte. Elles pouvaient rire et parler du temps d’Olov Hasholom : « Que la paix soit avec lui ! » avec leurs vieilles connaissances et desserrer un peu l’étau des conventions sociales, pendant qu’elles éblouissaient le ghetto par les splendeurs de leur mise en scène et le halo de ce West End d’où elles venaient. C’était une scène sans égale dans l’histoire du monde, cette fantasmagorie de larves et de papillons rassemblés en souvenir de jadis, dans leur cher foyer d’éclosion. Des contrastes si violents de richesse et de pauvreté, qu’on ne pourrait guère les trouver que dans les mines d’or romantiques ou dans les pays en formation où ils naissent tout naturellement dans une civilisation inculte, d’un peuple doué du sens inextinguible du pittoresque.
— Hallo ! se peut-il que ce soit vous, Betsy ? demandait d’un air joyeux un vieillard minable aux cheveux blancs, à Mrs Arthur Montmorency. Vraiment, c’est bien vous ; je ne voulais pas en croire mes yeux ! Dieu ! quelle belle femme vous êtes devenue ! Et c’est vous, la petite Betsy qui apportiez le café à votre père, dans un petit pot brun, quand nous nous trouvions tous les deux côte à côte dans le Lane ? Il y a vendu des pantoufles pendant bientôt onze ans à côté de mon échoppe de coutellerie. Mon Dieu, mon Dieu, que le temps passe !
Le visage pâle de Betsy Montmorency rougissait sous la lumière du gaz et s’enveloppant de ses zibelines, elle regardait involontairement autour d’elle, pour voir si aucune de ses amies de Kensington n’était en vue.
Quelque autre Betsy Montmorency, se sentant l’âme un peu bohème pour la circonstance seulement, recevait avec effusion les congratulations de ses anciennes amies répétant les vieilles formules et les vieux dictons avec le sentiment étrange de voler des bonbons ; pendant que d’autres plus fines, plus dignes de leur nom, interpellaient une Betsy Jacob.
— Vraiment ? Est-ce vous, Betsy ? Comment allez-vous ? comment allez-vous ? Comme je suis contente de vous voir. Ne voulez-vous pas me régaler d’une tasse de chocolat chez Bonn, pour montrer que vous n’avez pas oublié le vieux temps d’Olov Hasholom ?
Et ayant ainsi laissé la responsabilité des convenances à la plus pauvre, la Montmorency se perdait dans les ressouvenirs de ces bons vieux temps, « que la paix soit avec eux ! » jusqu’à ce que la larve eût oublié la splendeur du papillon, dans une joyeuse évocation des anciennes misères. Mais bien peu de ces Montmorency, à quelque sorte qu’elles appartinssent, quittaient le ghetto sans avoir glissé de petites pièces d’or dans des mains hésitantes, au fond de mansardes obscures où végétaient de vieux amis et des parents pauvres.
Là-haut, dans le ciel, des étoiles brillaient silencieuses, mais personne ne le regardait. Par terre, sous les pieds, s’étendait l’épais voile de boue noire que le Lane ne soulevait jamais, mais personne ne le voyait. Il était impossible de songer à autre chose qu’aux humains, dans la confusion et le tourbillon, dans la sottise et la cohue, la foule et l’écrasement, dans la compression et les cris, le vacarme et la mêlée — dans une assemblée joyeuse, pauvre et bruyante, aussi excitée et si mouvante, si polyglotte, si querelleuse et aussi gaie que celle d’une foire aux vanités ! Mendiants, vendeurs, acheteurs, commères, charlatans, tous ajoutaient à la rumeur.
— Voici des gâteaux ! tous yontovdik (pour les fêtes) ! Yontovdik !…
— Bretelles, les meilleures bretelles ; toutes…
— Yontovdik, un shilling seulement…
— C’est l’ordre du Rabbin, ma’am, tous les gigots de mouton doivent être porged, ou ma patente…
— Concombres ! concombres !
— Voici votre affaire !
— Voici les plus beaux pantalons, messieurs, ils me coûtent, aussi vrai que je suis ici…
— Sur la tête, vieux drôle…
— Arbah Kanfus ! Arbah…
— Mon pauvre vieux mari a subi une opération…
— Hokey-pokey ! Yontovdik ! Hokey…
— Mais garez-vous donc, voyons !
— Sur ma vie et la vôtre, Betsy…
— Dieu vous bénisse, Mishter, puissiez-vous vivre mille ans !
— Mangez les meilleurs motsos ! Quatre pence seulement…
— Les os se vendent en même temps, ma’am, je l’ai coupée aussi maigre que possible.
— Charoises ! (sucreries) charoises ! Moroire (herbes amères) Chraine (raifort) Pesachdik ! (pour Pâque).
— Venez prendre un verre de vieux Tom avec moi, mon garçon !
— De belles plies ! voilà ! Allons ! où sont vos idées ? Aidez-moi…
— Bob ! Yontovdik, Yontovdik ! un bob (shilling) seulement !
— Chuck steak et une demi-livre de graisse !
— Un soufflet sur les yeux si vous…
— Dieu vous bénisse ! rappelez-moi au souvenir de Jacob.
— Shaink meer (donnez-moi) un penny, missis lieben, missis croin (chère)…
— Une mort subite pour vous, espèce de…
— Mon Dieu ! Sal (Salomon) que vous êtes changé !
— Je vous donne ma parole, sir, que le poisson sera chez vous avant que vous n’y soyez !
— Peint de la meilleure manière pour un tanneur.
— Une éponge, Monsieur ?
— Je vous couperai une tranche de ce melon pour…
— Elle est morte, la pauvre ! que la paix soit avec elle !
— Yontovdik ! trois bobs pour une bourse contenant…
— Venez voir le véritable Indien vivant, tatoué, né dans l’Archipel Africain ! Montez !
— Par ici l’entrée pour voir le nain qui parle, danse et chante !
— Trois citrons pour un penny ! trois citrons…
— Un shtibbur (penny) pour un pauvre aveugle !
— Yontovdik ! Yontovdik ! Yontovdik ! Yontovdik !
Et dans ce cri, commun à tant de marchands et de vendeurs, toute cette Babel disparaissait parfois, pendant un instant et puis émergeait à nouveau, dans sa multiplicité.
Tous ceux qu’Esther connaissait étaient dans la foule ; et elle les rencontra tous tôt ou tard. Dans Wentworth Street, parmi les feuilles de choux pourris et la boue, les détritus, les restes de viande et les abattis de volaille, se tenait le triste Meckish, offrant ses éponges sales et sollicitant la charité par des grimaces renforcées de temps à autres de crises d’épilepsie répétées à des intervalles judicieusement établis. A quelques mètres de lui, sa femme vêtue d’une belle jaquette de peau de loutre, achetait du saumon avec l’air d’une dame de Maida Vale. Pressé dans un coin elle vit Shosshi Shmendrik, les pans de sa veste tout jaunis par les jaunes d’œufs qui se brisaient dans une de ses poches. Il lui demanda d’un air furieux si elle n’avait pas aperçu le petit garçon qu’il avait retenu pour lui porter ses morues et ses volailles, et il expliqua que sa femme était retenue dans sa boutique et l’avait chargé des soins du ménage. Il est à supposer que si Mrs Shmendrik, ex-veuve Finkelstein, reçut jamais ses comestibles, elle put découvrir que son bon époux avait acheté du poisson artificiellement gonflé d’air et des volailles rembourrées de papier gris. Le bon Sam Abrahams, le choriste dont l’attitude bienveillante ensoleillait les endroits qu’il traversait, arrêta Esther et lui donna un penny. Plus loin elle rencontra sa maîtresse d’école Miss Miriam Hyams, et la salua, car Esther n’était pas de ceux qui appelaient leurs supérieurs, « institutrices » ou « maîtres », d’après le sexe, par raillerie, jusqu’à ce que les victimes souhaitassent posséder le pouvoir d’Elisée sur les ours. Ensuite elle fut surprise de rencontrer le frère de sa maîtresse qui pilotait la gentille Bessie Sugarman à travers le gros de la cohue. Ecrasés entre deux brouettes elle aperçut Mrs Belcovitch et Fanny, qui faisaient ensemble leurs achats, accompagnés de Pesach Weingott, tous trois chargés d’une quantité de paquets.
— Esther, si vous rencontriez Becky dans la foule, dites-lui où je suis, dit Mrs Belcovitch. Elle est avec un de ses amoureux. Je suis si faible que je puis à peine me traîner et Becky devrait bien rapporter les choux. Elle a de bonnes jambes et non pas une grosse et une maigre.
Autour des marchands de poissons, la foule des acheteurs était compacte. Ce commerce était monopolisé par les Juifs anglais, de grands garçons, blonds, vigoureux et sains, aux bras bronzés, que tous approchaient avec crainte, excepté les plus braves des Juives étrangères. Leur tarif et leur politesse variaient selon l’apparence des acheteurs. Esther qui avait l’œil et l’oreille de l’observateur, s’amusait parfois à les regarder. Ce soir une comédie exceptionnelle l’attendait. Une dame bien mise se présenta devant la boutique de « l’Oncle Abe », où une demi-douzaine de poissons variés se trouvaient étalés.
— Bonsoir, Madame, la soirée est fraîche, mais belle n’est-ce pas ? Vous désirez ce lot-là ? Et bien, parce que vous êtes une ancienne cliente et que le poisson est bon marché aujourd’hui, je puis vous le laisser pour un souverain. Dix-huit ?… Eh bien, c’est dur, mais… tenez mon garçon, prenez le poisson de Madame. Bonsoir.
— Combien ceci ? demanda une femme proprement vêtue en indiquant un lot exactement pareil.
— Je ne puis le laisser à moins de neuf bobs. Le poisson est cher aujourd’hui. Vous ne trouverez rien de meilleur marché dans tout le Lane ; par Dieu, vous n’en mourrez pas ! Cinq shillings ? Sur ma vie et sur celle de mes enfants je vous jure qu’il me coûte plus que cela. Aussi vrai que je suis ici, je l’ai payé… allons, donnez-moi sept shillings six pence et il est à vous. Vous ne pouvez pas dépenser plus de cinq shillings ? Eh bien ouvrez votre tablier, vieille gale. Je me rattraperai sur les riches. Sur votre vie et la mienne, vous avez fait un metsiah !
Puis arriva la vieille Mrs Shmendrik, la mère de Shosshi, la tête enveloppée d’un beau châle de Paisley, en guise de chapeau. Les femmes du Lane qui sortaient sans chapeaux se mettaient au même rang que les hommes du Lane qui ne portaient pas de faux-cols.
Une des raisons de la terreur qu’inspiraient les poissonniers anglais provenait de ce qu’ils exigeaient de leurs clients qu’ils parlassent anglais, remplissant ainsi dans la communauté une importante fonction éducative. Ils permettaient un certain pourcentage de jargon, prenant eux-mêmes certaines licences, mais ils affectaient de ne pas comprendre le yiddish pur.
— Abraham, combien pour ce lot-ci ? dit la vieille Mrs Shmendrik en désignant un troisième lot de poisson semblable aux deux autres, et en tâtant tous les poissons.
— Bas les pattes, fit Abraham brusquement. Ecoutez, je connais vos farces, à vous Polonais. Je vais vous dire le plus bas prix et je ne supporterai pas que vous marchandiez d’un farthing. Je vais perdre avec vous mais au moins vous ne m’ennuierez pas. Huit bobs ! voilà !
[[ — Avroomkely (cher petit Abraham) voici lebbenpence !]]
— Onze pence ! Par Dieu ! s’écria l’oncle Abe en s’arrachant les cheveux, je le savais ! Et saisissant par la queue une grosse plie, il la fit tournoyer et en frappa Mrs Shmendrik en pleine figure, criant : Voilà pour vous vieille sorcière ! allez-vous-en ou je vous tue !
— Chien que tu es ! hurla Mrs Shmendrik usant des plus copieuses ressources de son idiome maternel. Une année de malheur pour toi ! Puisses-tu être brûlé vif ! ton père était un Gonof et tu es un Gonof et toute ta famille sont des Gonovim ! Puissent les dix plaies de Pharaon…
Il y avait peu de malice au fond de tout ceci, rien de plus que la simple exubérance d’imagination d’une race dont la poésie primitive consistait à répéter deux fois les mêmes choses.
L’oncle Abraham ramassa la plie d’un geste menaçant, en criant :
— Je veux tomber mort sur le champ, si vous n’êtes pas partie dans une seconde, je ne réponds pas des conséquences ! Allons, décampez !
— Voyons, voyons, Avroomkely, reprit Mrs Shmendrik retombant brusquement de l’injure à la politesse. Allons, dites quatorze pence. Ecoutez, mon fils ! quatorze stibburs c’est un tas de gelt.
— Etes-vous partie ? cria Abraham avec une rage terrible. Mon prix maintenant est dix bobs.
— Avroomkely, noo zoog, (allons dites) quatorze pence et demi ! je suis une pauvre femme. Voilà quinze pence !
Abraham la prit par les épaules et la jeta contre le mur où elle prononça des malédictions pittoresques. Esther sentit que ce n’était pas le moment choisi pour elle d’acquérir pour un shilling de poisson. Elle se fraya un chemin vers une autre boutique.
Il y avait là un vieux homme au teint hâlé auquel Esther avait souvent acheté des soldes au temps où la fortune souriait aux Ansells. A sa grande joie, il la reconnut. Elle aperçut une pile de rougets sur l’étal improvisé et son imagination galopant elle se vit déjà qui les faisait frire. Puis une secousse violente comme celle d’une douche glacée la fit trembler et son cœur cessa de battre ; au moment de prendre sa bourse dans sa poche elle n’y trouva plus qu’un dé à coudre, un crayon et un mouchoir de coton. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’elle pût se figurer que les quatre shillings, sept pence et demi dont dépendaient tant de choses étaient perdus ! Les épiceries et les gâteaux sans levain avaient été offerts par les œuvres de charité, le vin de raisins se préparait depuis plusieurs jours, mais le poisson et la viande et tous les petits accessoires d’une table de Pâque bien ordonnée… étaient la proie des pickpockets. Une désolation envahit l’âme de l’enfant, plus terrible encore que celle qu’elle avait ressentie le jour où elle renversa la soupe ; les rougets qu’elle pouvait toucher du doigt semblaient s’être éloignés et devenus inaccessibles, un instant après ils s’évanouissaient avec tout le reste derrière un flot de larmes brûlantes et elle marchait comme dans un rêve, jetée d’un côté à l’autre par le double courant de la foule. Rien, depuis la mort de Benjamin, ne lui avait donné à ce point le sentiment de la misère et de la fragilité de l’existence. Que dirait son père, dont la conviction que la Providence avait veillé à ses Pâques, serait si amèrement déçue à la onzième heure ! Pauvre Mosès ! Il avait été si fier de gagner de quoi fêter un bon Yomtov, plus que jamais convaincu qu’avec un petit capital il eût pu créer une grande affaire. Et maintenant elle allait s’en retourner gâter le Yomtov de tous, et voir les tristes figures des petits autour de la table vide pour le Seder. C’était affreux, et l’enfant pleurait pitoyablement, passant inaperçue dans la foule, sans pouvoir se faire entendre de cette Babel.
Une vieille maaseh que sa grand’mère lui avait racontée lui revint à l’esprit : dans une ville de Russie, habitait un vieux Juif, qui gagnait à peine de quoi vivre, et la moitié de ce qu’il gagnait servait à corrompre les fonctionnaires afin de pouvoir subsister. Persécuté et maltraité il avait pourtant confiance en Dieu et louait son nom. La Pâque approchait, l’hiver était rigoureux, le Juif allait mourir de faim et sa femme n’avait fait aucun préparatif pour la fête. Dans l’amertume de son âme elle se mit à rire de la foi de son mari et se moqua de lui, mais il lui dit : « Prends patience, ma femme ! notre table du Seder sera dressée comme aux jours d’antan, comme aux anciennes années », mais la fête approchait de plus en plus et il n’y avait rien dans la maison et la femme insultait son mari en lui disant : « Tu crois peut-être qu’Elie le prophète viendra te voir, ou que le Messie naîtra ? » mais il répondit : « Elie le prophète est toujours sur terre, n’étant jamais mort ; qui sait s’il ne jettera pas un regard sur moi. » Sur quoi sa femme se mit à rire bruyamment. Les jours passèrent jusqu’à ce que quelques heures seulement les séparaient de la Pâque, et le garde-manger était toujours vide de provisions et le vieux Juif plein de foi. Il survint alors que le gouverneur de la ville, un homme dur et cruel, était assis à compter des piles d’or pour préparer la solde de ses officiers, à ses côtés se tenait son petit singe favori ; au fur et à mesure qu’il ramassait l’argent, son singe l’imitait à sa façon, faisant de petits paquets au grand amusement du gouverneur. Quand celui-ci ne pouvait ramasser aisément une pièce, il mouillait son index en le portant à la bouche, sur quoi le singe faisait chaque fois la même chose, seulement croyant que son maître mangeait l’or, il avalait la pièce toutes les fois qu’il portait le doigt à ses lèvres. De sorte qu’il tomba soudainement malade et mourut. Un des hommes du gouverneur dit alors : « Voyez, cet animal est mort, qu’en ferons-nous ? » Le gouverneur très ennuyé de ce que ses comptes n’étaient pas justes lui répondit d’un ton bourru : « Ne me dérangez pas ! jetez-le dans la maison du vieux Juif au bas de la rue. » L’homme prit le cadavre et le jeta avec un fracas de tonnerre dans le couloir de la maison du Juif et s’enfuit au plus vite. La bonne femme sortit épouvantée et vit la charogne couchée sur un baquet de fer qui se trouvait dans le corridor. Elle comprit que ce devait être l’acte d’un chrétien et elle ramassa la charogne pour l’enfouir quand, tout à coup, une pluie de pièces d’or tomba de l’estomac ouvert par le rebord tranchant du baquet. Elle appela son mari. « Viens vite ! Regarde ce qu’Elie le prophète nous a envoyé. » Et elle s’en fut sans tarder au marché acheter du vin, du pain sans levain, des herbes amères et toutes les choses nécessaires à la table de Seder et un morceau de poisson pour le cuire bien vite avant l’heure de la fête. Le vieux couple fut heureux et fit au singe de belles funérailles ; il chanta joyeusement le Passage de la mer Rouge et remplit le gobelet d’Elie jusqu’au bord, jusqu’à ce que le vin se répandît sur la nappe blanche.
Esther renifla d’un air sceptique en pensant à cet heureux dénouement. Aucun miracle de cette espèce ne se produisait pour elle, ni pour les siens, il ne se trouvait personne pour jeter un singe mort dans l’escalier de la mansarde, pas même le « singe fourré » des confiseries contemporaines. Puis, son étrange petit cerveau oublia son chagrin et se perdit en conjectures sur ce qu’elle éprouverait si ses quatre shillings six pence et demi lui revenaient. Jamais encore, elle n’avait mis en doute le pouvoir de la Providence dont les desseins paraissent pourtant si indifférents aux joies et aux douleurs humaines. Pouvait-elle croire que son père avait raison de se fier à une providence spéciale, qui soi-disant veillait sur lui ? L’état d’esprit de son frère Salomon la gagna et elle le crut. Ces réflexions avaient arrêté ses sanglots, elle sécha ses larmes, redevenue sceptique, et levant les yeux, elle aperçut Malka dont la tête de bohémienne se penchait sur elle, dégageant une odeur de menthe.
— Pourquoi pleures-tu, Esther ? demanda-t-elle gentiment. Je ne savais pas que tu crachais l’eau par les yeux.
— J’ai perdu ma bourse, sanglota Esther émue à la vue d’une figure amie.
— Ah ! Schlemihl que tu es ! Tu es comme ton père. Combien d’argent y avait-il ?
— Quatre shillings sept pence et demi ! pleura Esther.
— Tu, tu, tu, tu, fit Malka avec horreur. Tu es la ruine de ton père ! Puis, se tournant vers le poissonnier avec lequel elle venait de conclure son marché, elle compta trente-cinq shillings dans sa main. Voilà, Esther, dit-elle, tu vas me porter mon poisson et je te donnerai un shilling.
Un petit garçon pauvre qui attendait l’occasion, regarda méchamment Esther qui soulevait péniblement la pesante corbeille et suivait son amie dont le cœur se gonflait du contentement de soi. Heureusement le Square Zacharie était proche et Esther reçut bien vite son shilling avec le sentiment qu’il y avait une Providence. Le poisson fut déposé chez Milly dont la maison était brillamment illuminée et parut à la pauvre Esther un magnifique palais de lumière et de beauté. La maison de Malka, située de l’autre côté du square, était sombre et triste. Les deux familles étant en paix, la maison de Milly était le quartier général du clan et de la brosse à habits. Tout le monde était à la maison pour Yomtov. Le mari de Malka, Michael, et le mari de Milly, Ephraïm, étaient assis autour de la table, fumant de gros cigares et jouant aux cartes avec Sam Levine et David Brandon, qui s’était laissé séduire et faisait le quatrième. Les deux jeunes maris étaient revenus de la campagne le jour même ; car on ne peut se procurer du pain sans levain dans les hôtels de voyageurs. David, en dépit d’une mauvaise traversée, était arrivé d’Allemagne une heure plus tôt qu’il ne l’espérait et ne sachant quoi faire de lui, était allé voir les drôleries de la foire de Pâque jusqu’à ce que Sam, l’ayant rencontré, l’amenât au Square Zacharie. Il était trop tard pour aller voir Hannah ce soir et pour se faire présenter à ses parents, d’autant plus qu’il s’était annoncé par dépêche pour le lendemain. Il n’avait aucune chance de trouver Hannah au Club, c’était une soirée trop occupée pour les anges de la fête, et ce serait un mauvais jour pour entretenir de ses projets amoureux une famille en proie aux questions plus pressantes des préparatifs culinaires. Mais malgré cela David ne pouvait consentir à vivre un jour de plus sans voir la lumière de ses yeux.
Léah, intérieurement occupée à projeter des orgies de théâtre et de bals aidait Milly à la cuisine. Les deux jeunes femmes étaient couvertes de farine, d’huile et de graisse, car elles avaient passé toute la journée à vider des volailles, à étuver des prunes et des pommes, à éventrer des poissons, à fondre du lard, à renouveler la vaisselle, à faire les mille et une choses qu’exigeait le souvenir de la déconfiture de Pharaon dans la Mer Rouge.
Ezéchiel dormait en haut dans son berceau.
— Mère, dit Michael caressant pensivement ses favoris et examinant ses cartes, voici M. Brandon, un ami de Sam. Ne vous levez pas, Brandon, nous ne faisons pas de cérémonies ici. Montrez la vôtre — ah, le neuf d’atout !
— Heureux hommes ! dit Malka avec la légèreté des jours de fête, alors que je me dépêche de finir mon souper pour aller acheter le poisson, et que Milly et Léah suent à la cuisine, vous pouvez vous asseoir et jouer aux cartes.
— Oui, répondit Sam, levant les yeux, et il ajouta en hébreu : « Béni sois-tu, Seigneur, qui ne m’as pas fait femme. »
— Allons, allons, dit David, mettant la main sur la bouche de Sam en badinant. Plus d’hébreu, rappelez-vous ce qui arriva la fois dernière. Cela contient peut-être une signification mystérieuse et vous vous trouverez engagé dans quelque chose avant que vous ne sachiez où vous êtes.
— Vous n’allez pas m’empêcher de parler la langue de mes pères, murmura Sam ; et il se mit à siffler un joyeux air d’opéra dès que la main fut retirée.
— Milly ! Léah ! appela Malka, venez voir mon poisson ! C’est un metsiah, voyez, ils sont encore vivants !
— Qu’ils sont beaux, mère ! dit Léah, les manches retroussées, laissant voir ses bras blancs finement modelés, qui faisaient un singulier contraste avec les mains rouges et gercées.
— Oh mère, ils sont vivants ! dit Milly se penchant sur l’épaule de sa sœur. Toutes deux savaient par de cruelles expériences que leur mère se considérait comme la meilleure acheteuse qui fût en fait de poisson.
— Et combien croyez-vous que je l’ai payé ? continua Malka d’un air triomphant.
— Deux livres dix, dit Milly.
Les yeux de Malka brillaient, et elle secoua la tête.
— Deux livres quinze, dit Leah feignant de deviner.
Malka secouait toujours la tête.
— Allons Michael, combien pensez-vous que j’ai donné pour tout le lot ?
— Des diamants, fit Michael.
— Ne soyez pas ridicule, Michael, dit Malka sévèrement, venez voir un instant.
— Eh, oh ! dit Michael, en levant les yeux au-dessus de ses cartes, ne m’ennuyez pas, mère, je joue !
— Michael, tonna Malka, voulez-vous bien regarder le poisson ? Combien croyez-vous que j’ai payé ce lot magnifique ! Voyez, ils sont encore vivants !
— Hum, ha ! dit Michael, machinalement sortant son tire-bouchon de sa poche et l’y remettant. Trois guinées ?
— Trois guinées ! fit Malka en riant, heureusement que je ne vous laisse pas faire mon marché !
— Oui ! ce serait un bon client pour les poissonniers ! dit Sam Levine, en plaisantant.
— Ephraïm, pour combien pensez-vous que je l’ai eu mon poisson ? bon marché, vous savez ?
— Je ne saurais le dire, mère, répliqua d’un air obéissant le Polonais aux yeux luisants, trois livres, peut-être, si vous l’avez acheté à bon marché.
Samuel et David, dûment interpellés, réduisirent respectivement la somme à deux livres cinq, et deux livres. Puis, ayant attiré l’attention de tous, elle s’écria :
— Trente shillings ! Elle ne put résister à l’envie de réduire la somme de cinq shillings. Tous poussèrent un long soupir de soulagement.
— Tu, tu ! firent-ils en chœur, quelle metsiah !
— Sam, dit Ephraïm aussitôt après, vous avez joué l’as.
Milly et Léah retournèrent à la cuisine.
Ce retour trop brusque aux occupations ordinaires de la vie fit croire à Malka que l’admiration n’avait été que superficielle. Elle se retourna avec un peu d’humeur et vit Esther qui se tenait timidement derrière elle. Le sang lui monta aux joues, en pensant que l’enfant avait entendu son mensonge.
— Qu’est-ce que tu attends là ? lui dit-elle avec dureté. Tiens, voilà une pastille de menthe.
— Je croyais que vous auriez pu m’employer encore pour autre chose, dit Esther en rougissant mais en acceptant la pastille pour Ikey, et je… je…
— Eh bien, parle clair, je ne te mordrai pas.
Malka continua de parler Yiddish, bien que l’enfant lui répondît en anglais.
— Je… je… rien, dit Esther en s’éloignant.
— Allons regarde-moi, mon enfant, dit Malka en posant la main sur la tête de la petite fille qui la détournait volontairement. Ne sois pas si obstinée ; ta mère était comme cela ; elle aurait voulu me tordre le cou quand je lui disais que ton père n’était pas l’homme qu’il lui fallait et puis elle boudait pendant toute une semaine. Dieu merci, aucun des miens n’est comme elle. Je ne pourrais pas vivre vingt-quatre heures avec d’aussi mauvais caractères. Son caractère du reste la mena au tombeau ; bien que si ton père n’avait pas ramené sa mère de Pologne, ma pauvre cousine eût peut-être pu me porter mon poisson ce soir. — Pauvre Gittel — que la paix soit avec lui ! Alors, viens, dis-moi ce qui te peine sinon ta pauvre mère t’en voudra.
Esther tournant la tête murmura : Je croyais que vous eussiez peut-être consenti à me prêter les trois shillings sept pence et demi.
— Te les prêter ! dit Malka, mais comment pourras-tu jamais me les rendre ?
— Oh mais très bien, affirma Esther avec conviction, j’ai des tas d’argent à la banque.
— Quoi ! à la banque ? fit Malka.
— Oui, j’ai gagné cinq livres à l’école, et je vous paierai de cet argent-là.
— Ton père ne m’a jamais dit ça ! dit Malka. Il l’a tenu caché, ah, c’est un vrai Schnorrer !
— Mon père ne vous a pas revue depuis, répliqua Esther avec chaleur. Si vous étiez venue quand il faisait « Shevah » pour Benjamin, que la paix soit avec lui ! — vous l’auriez su.
Malka devint rouge comme braise. Mosès avait envoyé Salomon pour informer sa parente de son affliction, mais à ce moment, où le plus lointain ami croit de son devoir d’aller, muni d’œufs durs, d’une livre de sucre, ou d’une once de thé, rendre visite aux deuillants, condamnés à rester assis sur le parquet pendant toute une semaine, aucun membre de la « famille » ne s’était dérangé. Mosès ne s’en fâcha point, mais sa mère insista sur ce qu’un tel manque d’égards de la part du Square Zacharie, ne se serait jamais produit s’il avait épousé une autre femme ; et Esther, en cette occurrence, approuva pour une fois des sentiments de sa grand’mère, sinon leur expression hibernienne.
Mais le fait pour l’enfant d’oser reprocher son attitude à l’aînée de la famille fut jugé intolérable par Malka, doublement intolérable parce qu’elle n’avait aucune excuse à lui donner.
— Espèce d’impudente ! cria-t-elle avec fureur, oublies-tu à qui tu parles ?
— Non, répliqua Esther, vous êtes la cousine de mon père, et c’est pour cela que vous eussiez dû venir le voir.
— Je ne suis pas la cousine de ton père, Dieu merci ! s’écria Malka. J’étais la cousine de ta mère. — Que le Seigneur aie pitié d’elle ! Je ne m’étonne pas que vous l’ayez mise au tombeau, vous tous réunis. Je ne suis parente d’aucun de vous, grâce à Dieu ! et à partir de ce jour, je me lave les mains de vous, tas d’ingrats ! Que votre père vous envoie tous dans la rue vendre des allumettes s’il veut, je ne ferai plus rien pour vous.
— Ingrats ! dit Esther avec rage, mais qu’avez-vous jamais fait pour nous ? Quand ma pauvre mère vivait, vous lui faisiez récurer vos parquets et frotter vos carreaux comme si elle était une Irlandaise.
— Impudente ! cria Malka, tremblante de rage. Ce que j’ai fait pour vous ? quoi, quoi, j’ai… j’ai… éhontée ! coquine ! voilà ce que le Judaïsme est devenu en Angleterre ! Ce sont là des manières et la religion qu’on vous enseigne à l’école, hein ? Ce que j’ai fait ? Impudente ! En ce moment même tu tiens un de mes shillings dans la main !
— Prenez-le ! dit Esther avec rage, jetant la pièce sur le parquet, où elle roula gaiement pendant une terrible minute en silence. Les joueurs de carte tous auréolés de fumée levèrent enfin la tête.
— Eh ? Eh ? qu’y a-t-il ma petite fille ? dit Michael doucement.
— Qu’est-ce qui vous met en colère ?
Pour toute réponse elle éclata en sanglots. Dans l’amertume de cet instant Esther détestait le monde entier.
— Ne pleurez pas ainsi, allons, allons ! lui dit David Brandon d’un air compatissant.
Esther, dont les sanglots soulevaient convulsivement les épaules mit la main sur le loquet.
— Qu’est-ce qu’elle a, mère, demanda Michael.
— Elle est meshuggah, dit Malka (folle à lier). Elle était pâle et parlait comme pour se justifier. C’est une schlemihl et elle a perdu sa bourse dans le Lane. Je l’ai trouvée en larmes et lui ai permis de porter mon poisson. Je lui ai donné un shilling et une pastille de menthe et vous voyez comme elle se tourne contre moi ; vous le voyez !
— Pauvre petite ! dit David spontanément. Viens, viens !
Esther refusait de bouger.
— Viens toi, reprit-il gentiment. Regarde, je vais te remplacer l’argent que tu as perdu. Prends la poule, je viens de la gagner, je n’en serai donc pas privé.
Esther sanglotait de plus en plus, mais ne bougeait pas.
David se leva, vida le tas d’argent dans sa main, alla auprès d’Esther et le mit dans sa poche. Michael ajouta une demi-couronne et les deux autres hommes firent de même. Puis David ouvrit la porte et la fit doucement sortir en disant :
— Tiens, cours, ma chère petite, et fais plus attention aux pickpockets.
Pendant un moment Malka avait pris l’attitude de dignité froide et sévère d’une statue de terre cuite un peu salie ; mais avant que la porte ne se soit refermée sur l’enfant elle se précipita et l’attrapa par le col de sa robe.
— Rends-moi l’argent ! cria-t-elle.
Hypnotisée par cette figure basanée et courroucée, Esther n’opposa pas de résistance, pendant que Malka vida sa poche, avec moins de dextérité cependant que le premier opérateur. Malka compte les pièces :
— Dix-sept shillings et six pence, conclut-elle d’un air furieux. Comment oses-tu accepter tout cet argent d’étrangers, de vrais étrangers. Mes enfants voudraient-ils m’offenser en présence de mes parents ? et jetant avec violence l’argent sur le plateau, elle prit une pièce d’or et la mit dans la main de l’enfant ébahie.
— Voilà ! s’écria-t-elle, tiens-la serrée, c’est un souverain et si je te reprends jamais à accepter de l’argent de quelqu’un de cette maison, sauf la cousine de ta mère, je me laverai les mains de toi pour toujours. Va maintenant, va-t’en, je ne peux pas te donner plus de sorte qu’il est inutile d’attendre. Bonsoir et dis à ton père que je lui souhaite un bon Yomtov, et que j’espère qu’il ne perdra plus d’enfants !
Elle mit l’enfant à la porte dans le square en claquant la porte derrière elle, et Esther s’en alla faire son marché à moitié éblouie, avec un vague sentiment de joie et de remords vis-à-vis de son père et de la Providence.
Malka se baissa, ramassa la brosse à habits sous le dressoir et s’en fut silencieusement, traversant obliquement le Square.
Il y eut un moment de consternation ; la foudre était tombée et la félicité pascale de deux maisonnées tremblait dans la balance. Michael murmura nerveusement et sortit à la suite de sa femme.
— C’est un grand imbécile, dit Ephraïm. Moi, je lui ferais payer ses accès de colère.
La partie de cartes se termina dans l’embarras général. David Brandon prit congé et s’en alla au hasard par les rues rêvant aux étoiles, l’âme satisfaite de la bonne action commise qui n’avait échoué que superficiellement. Ses pas le conduisirent vers la maison d’Hannah. Toutes les fenêtres étaient éclairées et son cœur se mit à battre en songeant à la chère et radieuse belle qui était derrière ce seuil, qu’il n’avait pas encore franchi. Il se représentait la flamme amoureuse de ses yeux, car elle pensait sûrement à lui pendant qu’il rêvait d’elle. Il regarda sa montre, il était neuf heures moins vingt. Après tout serait-ce si déplacé d’aller la voir ? Il s’en alla deux fois, et la troisième, défiant les convenances, il frappa à la porte, son cœur frappant presque aussi fort dans sa poitrine.
La petite servante qui ouvrit la porte parut fort soulagée en l’apercevant, car il eût pu se faire que ce fût la maîtresse rentrant du Lane chargée d’une quantité de vivres et d’une provision de mauvaise humeur. Elle l’introduisit dans le bureau et quelques minutes plus tard Hannah accourut vêtue d’un grand tablier et dégageant une odeur de cuisine.
— Comment osez-vous venir ce soir ! demanda-t-elle, mais la phrase mourut sur ses lèvres.
— Que vos joues sont chaudes ! dit-il et la caressant amoureusement de ses doigts, je vois que ma petite fille est contente de me revoir.
— Ce n’est pas ça, c’est le feu. Je fais frire du poisson pour Yomtov, dit-elle en riant gaiement. Vous n’aviez pas le droit de venir ce soir et de me surprendre comme je suis, toute couverte de graisse et décoiffée, ajouta-t-elle, en faisant la moue. Je ne suis pas habillée pour recevoir des visites.
— C’est moi que vous appelez une visite ! protesta-t-il. Selon votre apparence on dirait que vous êtes toujours habillée, vous êtes ravissante.
Puis la conversation devint moins intelligible et le premier symptôme du retour à la raison se manifesta par la question suivante :
— Quelle traversée avez-vous eue ?
— La mer était mauvaise, mais je la supporte bien.
— Et les parents de ce pauvre garçon ?
— Je vous ai écrit à leur sujet.
— Oui, mais quelques mots seulement.
— Oh, ne parlons pas de cela maintenant, chère, c’est trop pénible. Venez, que je baise vos yeux pour en effacer ce petit regard triste ! là, encore un autre, celui-là était pour l’œil droit, voilà pour le gauche. Mais où donc est votre mère ?
— Oh, ne faites pas l’innocent ! Comme si vous ne l’aviez pas vue sortir de la maison !
— Parole d’honneur, non ! dit-il en souriant. Pourquoi devrais-je savoir. Ne suis-je pas accepté comme gendre, dans cette maison, timide petite sotte ! Quelle bonne idée vous avez eue d’en toucher un mot ! Venez, que je vous embrasse pour cela ! Oh ! si, il le faut, vous le méritez, et quoique cela puisse me coûter vous serez récompensée. Voilà ! Et maintenant où est le vieux ? Je dois recevoir sa bénédiction, je le sais, et je voudrais que cela soit fait !
— Elle vaut la peine d’être reçue, je vous assure ; il faut en parler plus respectueusement, dit Hannah avec conviction.
— Vous êtes la meilleure bénédiction qu’il puisse me donner et elle vaut… mais je n’essayerai pas de l’estimer.
— Ce n’est pas de votre ressort, hein ?
— Je ne sais pas ; je me suis beaucoup occupé de pierreries ; mais où est le rabbin ?
— Là-haut dans les chambres à coucher, il rassemble le Chomutz. Il ne veut se fier à personne. Il se glisse sous tous les lits, cherchant avec une chandelle les miettes égarées, il examine toutes les armoires et toutes les poches de mes robes. Heureusement ce n’est pas là que je garde vos lettres. J’espère qu’il ne mettra pas le feu à la maison comme il l’a fait un jour. Et puis une année — oh, que c’était drôle ! — après qu’il eut fouillé dans tous les coins et recoins de la maison, imaginez son horreur, au milieu de la fête de Pâque, il découvrit une miette de pain audacieusement plantée, devinez où ? dans son livre de prière ! Mais, lui dit-elle en poussant un petit cri, vous, méchant garçon, j’oubliais ! Elle le prit par les épaules et examina son veston, n’avez-vous pas quelques miettes sur vous ? Cette chambre est déjà Pesachdik.
Il semblait douter.
Elle le mena à la porte.
— Sortez, dit-elle, et secouez-vous bien sur le seuil, sinon il nous faudra recommencer le nettoyage de la pièce.
— Non ! dit-il en protestant, je pourrais perdre ceci.
— Quoi ?
— La bague.
Elle poussa un petit cri de surprise.
— Oh, vous l’avez apportée ?
— Oui, je l’ai achetée en voyage. Je commence à croire que la raison pour laquelle vous m’avez tout de suite envoyé me promener sur le Continent était de bien vous assurer que votre bague de fiancée fût « made in Germany ». Elle a eu une bien mauvaise traversée, votre bague. Je crois que l’avantage qu’il y a à acheter des bagues en Allemagne, est d’être bien certain de n’avoir pas de diamants parisiens. Ils sont si profondément patriotes, les Allemands. C’était là votre idée, n’est-ce pas, Hannah ?
— Oh, montrez-la-moi ! Ne parlez pas tant, dit-elle en riant.
— Non, dit-il pour la taquiner ; je ne veux plus d’accidents ! Je vais attendre pour être sûr que vos parents m’aient serré dans leurs bras. Les lois rabbiniques sont pleines d’écueils ; je pourrais vous toucher le doigt de telle ou telle manière et nous serions mariés, et puis si vos parents allaient dire non…
— Nous devrions en prendre notre parti, dit-elle en plaisantant.
— Tout cela est bel et bon, continua-t-il en badinant, mais ce serait une belle déconfiture.
— Oh ciel, dit-elle, cela en sera une, le poisson sera réduit en cendres. Elle fit une pirouette et s’en fut à la cuisine suivie de son amoureux. Là, insensible à l’étonnement que témoignait la servante, David Brandon se remplit les yeux de la gracieuse incarnation de l’esprit domestique juif, type des vestales d’Israël, gardiennes du foyer. C’était une cuisine bien ordonnée, les dressoirs couverts d’ustensiles reluisants et la sombre lueur rouge du feu, sur lequel les morceaux de poissons se doraient et bouillaient dans leur bain d’huile, remplissaient la pièce d’une sensation de paix profonde et de doux confort. L’imagination de David transporta la cuisine dans son home futur, et il fut tout ébloui à l’idée d’habiter un tel paradis, seul avec Hannah. Il avait beaucoup roulé, pas toujours innocemment, mais au fond de son âme, il avait gardé le goût de la vie régulière. Son passé lui apparaissait vide et sans joie. Il sentait des larmes lui monter aux yeux à la vue de cette jeune femme au cœur sincère qui s’était donnée à lui. Il n’était pas modeste ; mais en ce moment, il se demandait s’il était digne de mériter cette confiance, et c’est avec révérence qu’il lui caressait les cheveux. Un moment après, la friture fut achevée et le contenu du poëlon fut proprement ajouté au plat. Alors la voix de Reb Shemuel appelant Hannah se fit entendre dans l’escalier de la cuisine et les amoureux demeurèrent sur terre. Le rabbin avait récolté une minuscule moisson de miettes dans un papier gris et désirait qu’Hannah la serrât précieusement jusqu’au matin, où pour être deux fois sûr, une expédition finale, à la recherche du levain, serait encore faite. Hannah prit le petit paquet et, en échange, présenta son fiancé.
Reb Shemuel ne l’attendait pas avant le lendemain matin, mais il lui souhaita la bienvenue aussi cordialement qu’Hannah eût pu le souhaiter.
— Le Très-Haut vous bénisse ! dit-il dans son beau langage étranger. Puissiez-vous être pour mon Hannah un aussi bon mari qu’elle sera pour vous une bonne épouse !
— Fiez-vous à moi, Reb Shemuel, dit David en lui serrant chaleureusement la main.
— Hannah dit que vous êtes un pécheur en Israël, dit le rabbin en souriant, malgré que sa voix trahît l’inquiétude, mais j’espère que vous tiendrez une maison kosher ?
— Soyez sans crainte, sir, dit David, nous devrons le faire, ne fût-ce que pour le plaisir de vous avoir parfois à dîner chez nous.
Le vieillard lui frappa gentiment sur l’épaule.
— Ah, vous deviendrez bien vite un bon juif, lui dit-il, mon Hannah vous l’apprendra, Dieu la bénisse ! La voix de Reb Shemuel était un peu émue. Il se pencha et embrassa le front d’Hannah : J’étais moi-même un peu « link » avant d’épouser Simcha, conclut-il d’un air encourageant.
— Non, non, pas vous, disait le sourire de David, en répondant au regard malicieux du rabbin, je gage que vous n’avez jamais sauté un Mitzvah, même quand vous étiez garçon.
— Oh si ! je l’ai fait, répondit le rabbin, le regard malicieux se transformant en un bon sourire. Quand j’étais célibataire, je n’avais pas observé le précepte du mariage, voyez-vous ?
— Est-ce que le mariage est un Mitzvah ? demanda David amusé.
— Certainement, dans notre religion tout ce qu’un homme doit faire est un Mitzvah, même quand cela lui est agréable.
— Oh, alors, j’ai sûrement commis quelques bonnes actions, fit David en riant, car je me suis toujours diverti. Vraiment ce n’est pas une mauvaise religion après tout.
— Une mauvaise religion ! répéta Reb Shemuel gaiement, attendez de l’avoir goûtée. Il est clair que vous n’avez jamais eu un bon enseignement. Vos parents sont-ils encore en vie ?
— Non, tous deux sont morts quand j’étais enfant ! dit David devenant grave.
— Je le pensais, dit Reb Shemuel. Heureusement ceux d’Hannah vécurent. Il sourit à l’humour de cette phrase et Hannah lui prit la main et la serra tendrement. Ah, ce sera très bien, reprit le rabbin avec un accent d’optimisme très caractéristique. Dieu est bon, vous avez un cœur de bon Juif au fond de vous-même, David mon fils. Hannah, apporte le vin yomtovdik, nous allons boire un verre pour Mazzoltov, j’espère que ta mère rentrera à temps pour se joindre à nous.
Hannah courut à la cuisine, se sentant plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été de sa vie. Elle pleura un peu, rit un peu, et s’attarda un moment pour reprendre une contenance et permettre aux deux hommes de faire connaissance.
— Comment se porte l’ex-mari de votre Hannah ? demanda le rabbin en clignant de l’œil, car tout s’accordait à le rendre heureux comme un roi. Je crois comprendre que c’est un de vos amis.
— Nous avons été à l’école ensemble, c’est tout ; mais je viens par hasard de passer une heure avec lui. Il va très bien, répondit David en souriant. Il est sur le point de se remarier.
— Son premier amour, sans doute ? dit le Rabbin.
— Oui ; on y revient toujours, dit David gaiement.
— C’est vrai, c’est vrai ! dit le rabbin, je suis heureux qu’il n’y ait pas eu d’ennuis !
— D’ennuis ? comment eût-il pu y en avoir ? Léah savait que ce n’était qu’une plaisanterie. Tout est bien qui finit bien et nous pourrons peut-être nous marier tous deux le même jour et risquer de nouvelles erreurs. Ha ha ! ha !
— Alors, votre désir est de vous marier vite ?
— Oui, il y a de trop longues fiançailles parmi nous, souvent elles se rompent.
— Alors, je suppose que vous en avez les moyens ?
— Oh oui, je puis vous montrer mon…
Le vieillard l’arrêta de la main.
— Je ne désire rien voir. Ma fille doit mener une vie agréable, c’est tout ce que je demande. Quel est votre métier ?
— J’ai gagné un peu d’argent au Cap et je compte entrer dans les affaires.
— Quelles affaires ?
— Je ne suis pas encore décidé.
— Vous n’ouvrirez pas le jour du Sabbat ? demanda le rabbin avec anxiété.
David hésita une seconde. Dans certaines affaires le samedi est le meilleur jour, mais cependant il sentait qu’il n’était pas assez radical pour rompre délibérément avec le Sabbat, et depuis qu’il entrevoyait son établissement, sa religion était devenue plus réelle. En plus il devait sacrifier quelque chose à Hannah.
— Soyez sans crainte, sir.
Reb Shemuel lui serra la main sans parler mais avec reconnaissance.
— Il ne faut pas me croire une âme perdue, continua David après un moment d’émotion, vous ne vous souvenez pas de moi, mais j’ai reçu de vous des tas de bénédictions et de halfpence quand j’étais gamin. Je crois même que ce sont ces derniers que je préférais à cette époque.
Il sourit pour dissimuler son émotion.
Reb Shemuel était rayonnant.
— Vraiment ? demanda-t-il. Je ne me souviens pas de vous, mais j’ai béni tant de petits enfants. Naturellement, vous viendrez au Seder demain soir, et vous goûterez la cuisine d’Hannah. Vous faites partie de la famille maintenant.
— Je serai enchanté d’avoir l’honneur de partager le Seder avec vous, répondit David se sentant de plus en plus attiré vers le vieillard.
— A quelle Shool irez-vous pour Pâque ? Je puis vous avoir une place dans la mienne si vous n’avez encore rien arrangé.
— Je vous remercie, mais j’ai promis à M. Birnbaûm d’aller à la petite synagogue dont il est le président. Il paraît qu’ils manquent de Cohenim, et je suppose qu’ils veulent me faire bénir la congrégation.
— Quoi, s’écria Reb Shemuel, vous êtes un Cohen ?
— Certainement. Au Transvaal on m’a prié de donner la bénédiction lors de la dernière Expiation. Vous voyez que je suis loin d’être un pécheur en Israël.
Il rit, mais son rire cessa brusquement. Reb Shemuel avait pâli. Ses mains tremblaient.
— Qu’y a-t-il ? vous êtes malade s’écria David.
Le vieillard secoua la tête. Puis il se frappa le front avec le poing : Ach Gott ! dit-il, pourquoi n’y ai-je pas songé plus tôt ? mais grâce à Dieu je l’apprends à temps.
— Vous apprenez quoi ? dit David craignant que le vieillard ne déraisonnât.
— Ma fille ne peut pas vous épouser, dit Reb Shemuel d’une voix saccadée et tremblante.
— Eh ? quoi ? demanda David consterné.
— C’est impossible.
— De quoi parlez-vous, Reb Shemuel !
— Vous êtes un Cohen et Hannah ne peut pas épouser un Cohen.
— Ne peut pas épouser un Cohen ? Mais je croyais qu’ils appartenaient à l’aristocratie israélite ?
— C’est pourquoi un Cohen ne peut pas épouser une femme divorcée.
Le tremblement nerveux du vieillard gagna le jeune homme. Son cœur battit comme mû par une machine puissante. Sans y rien comprendre, l’aventure antérieure d’Hannah lui faisait entrevoir de graves complications.
— Entendez-vous que je ne puis pas épouser Hannah ? demanda-t-il presque à mi-voix.
— La loi est telle, une femme qui a reçu le Gett ne peut pas épouser un Cohen.
— Mais vous n’appelez pas Hannah une femme divorcée ? cria-t-il d’une voix rauque.
— Et pourquoi non ? Le House of Judgement n’a-t-il pas autorisé le divorce ?
— Grand Dieu ! s’écria David, alors Sam a ruiné notre vie ! Il s’arrêta un instant pétrifié, puis il essaya de tourner la difficulté. Un moment plus tard, il éclata :
— C’est encore une de vos sacrées lois rabbiniques ; ceci n’est pas du Judaïsme, du vrai Judaïsme. Dieu n’a jamais fait de loi semblable.
— Chut ! dit Reb Shemuel avec sévérité. C’est la sainte Torah. Ce n’est pas seulement la doctrine rabbinique dont vous parlez comme un Epicurien. C’est dans le Lévitique XXI, 7 : « Ils ne prendront point une femme répudiée par son mari, car ils sont sacrés à leur Dieu ; c’est pourquoi tu le regarderas comme païen, car il offre le pain de ton Dieu ; il te sera saint, car je suis saint, moi qui vous sanctifie ».
Pendant un instant David fut accablé par la citation, la Bible était encore un livre sacré pour lui. Puis il s’écria, indigné :
— Mais Dieu n’applique pas cela à des cas comme celui-ci !
— Nous devons obéir à la loi de Dieu, dit Reb Shemuel.
— Alors c’est la loi du diable ! s’écria David, perdant son sang-froid.
La physionomie du rabbin devint sombre comme la nuit. Il y eut un moment de silence et d’épouvante.
— Voilà, Père, dit Hannah, apportant le vin et quelques verres qu’elle avait soigneusement époussetés. Elle s’arrêta, poussa un cri et put à peine tenir le plateau dans ses mains : Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle avec anxiété.
— Emportez le vin, nous ne boirons à la santé de personne ce soir, s’écria David brutalement.
— Grand Dieu ! dit Hannah, les roses de la joie se fanant sur ses joues. Elle déposa le plateau sur la table et courut se blottir dans les bras de son père. Qu’y a-t-il ? qu’est-ce, père ? cria-t-elle, vous ne vous êtes pas disputés, n’est-ce pas ?
Le vieillard demeurait silencieux. La jeune fille les suppliait tous deux du regard.
— Non, c’est bien pire que ça, dit David d’une voix froide et cassante. Vous rappelez-vous votre mariage pour rire avec Sam ?
— Oui ! Juste ciel ! je devine. Il y avait quand même quelque chose à redire au Gett.
Son angoisse à l’idée de le perdre était si visible qu’il s’adoucit un peu.
— Non, non pas ça, dit-il plus doucement, mais cette sainte religion vous classe parmi les femmes divorcées, et vous ne pouvez pas m’épouser parce que je suis un Cohen.
— Je ne peux pas vous épouser parce que vous êtes un Cohen ? reprit Hannah terrifiée à son tour.
— Nous devons obéir à la Torah, répéta Reb Shemuel d’un ton grave et solennel. C’est votre ami Levine qui s’est trompé et non pas la Torah.
— La Torah ne peut pas traiter aussi cruellement une simple plaisanterie, protesta David, et les innocents surtout.
— Il ne faut pas railler les choses saintes, dit le vieillard d’une voix sévère qui tremblait pourtant de compassion et de pitié. Sur sa tête est le péché, sur sa tête est la responsabilité.
— Père ! s’écria Hannah d’une voix désolée, ne peut-on rien faire ?
Le vieillard secoua tristement la tête.
La pauvre petite figure était blême et exprimait une douleur trop profonde pour les larmes. Le choc était trop brusque, trop terrible. Elle s’effondra, désespérée, sur une chaise.
— Quelque chose doit être fait, quelque chose sera fait ! tonna David. J’en appellerai au grand rabbin.
— Et que peut-il faire ? Peut-il enfreindre la Torah ? demanda Reb Shemuel avec pitié.
— Je ne lui demanderai pas de le faire, mais s’il a un grain de bon sens il verra que notre cas est une exception, et ne peut encourir les rigueurs de la Loi.
— La Loi ne connaît pas d’exceptions, dit Reb Shemuel doucement, citant le texte hébreu : la Loi de Dieu est parfaite et éclaire les yeux. Soyez patients, dans votre tribulation, mes chers enfants, c’est la volonté de Dieu. Le Seigneur donne et le Seigneur reprend. Bénissez le nom du Seigneur.
— Pas moi, dit David durement, mais voyez Hannah ! Elle s’est évanouie.
— Non, je suis très bien, dit Hannah tristement ouvrant ses yeux clos. Ne soyez pas si décisif, père, consultez une fois encore vos livres. Peut-être y a-t-il une exception en pareil cas.
Le rabbin secoua la tête d’un air incrédule.
— N’espérez pas cela, dit-il, croyez-moi, mon Hannah, s’il y avait une lueur d’espoir je ne la cacherais pas. Soyez une bonne fille, ma chérie, et supportez votre épreuve comme une vraie femme juive. Ayez foi en Dieu, mon enfant. Il fait toutes les choses pour notre plus grand bien. Allons, levez-vous. Dites à David que vous serez toujours son amie, et que votre père l’aimera comme s’il était son fils.
Il alla vers elle et la caressa tendrement. Il sentit un spasme violent lui traverser la poitrine.
— Je ne puis pas, père, s’écria-t-elle suffoquée. Je ne puis pas. Ne me le demandez pas.
David s’appuyait contre la table jonchée de manuscrits, pétrifié. Les sévères figures de marbre des vieux Rabbins du Continent, accrochés au mur, semblaient froncer les sourcils en le regardant et il leur rendait leur grimace. Son cœur débordait d’amertume, de mépris et de révolte. Quel tas de fripons et de bigots ils avaient dû être ! Reb Shemuel se pencha et prit la tête de sa fille dans ses mains tremblantes. Ses yeux étaient clos, sa poitrine se soulevait douloureusement en de silencieux sanglots.
— L’aimiez-vous tant que cela, Hannah ? murmura le vieillard.
Les sanglots répondirent, devenant plus forts.
— Mais vous aimez plus encore votre religion, mon enfant ? murmura-t-il avec angoisse. Elle vous consolera.
Ses sanglots ne le rassurèrent pas, et par contagion ils le gagnèrent.
— Oh Dieu ! Dieu ! gémit-il, quel péché ai-je commis pour que Tu punisses ainsi mon enfant !
— Ne blâmez pas le Seigneur, s’écria David n’y tenant plus, c’est votre bigoterie à vous-même. N’est-ce pas assez que votre fille ne vous demande pas d’épouser un chrétien ! Soyez heureux de cela, mon brave homme, et renoncez à toutes vos antiques superstitions, nous vivons au dix-neuvième siècle.
— Et quoi ? dit Reb Shemuel éclatant à son tour. La Torah est éternelle. Remerciez Dieu pour votre jeunesse, votre santé et votre vigueur, et ne Le blasphémez pas parce que vous ne pouvez réaliser tous les désirs de votre cœur et l’inclination de vos yeux.
— Le désir de mon cœur ! répliqua David. Vous imaginez-vous que je ne pense qu’à ma propre souffrance ! Voyez votre fille et songez à ce que vous lui faites, avant qu’il soit trop tard.
— Est-il en mon pouvoir de faire ou d’empêcher ? demanda le vieillard. C’est la Torah, en suis-je responsable ?
— Oui, répondit David par simple esprit de révolte.
Puis, cherchant à se justifier, son visage éclairé par une inspiration soudaine :
— Qui le saura jamais ? Le Maggid est mort. Le vieil Hyams est parti en Amérique, m’a dit Hannah. Il y a mille chances contre une pour que les parents de Léah aient jamais entendu parler de la Loi du Lévitique. S’ils en avaient entendu parler, il y a encore mille chances contre une qu’ils ne pensent pas à dire deux et deux font quatre. Il faut un Talmudiste comme vous pour songer à considérer Hannah comme une femme divorcée. S’ils le faisaient, il y a une troisième fois mille chances contre une pour qu’ils ne le disent à personne. Il n’est pas besoin que vous procédiez vous-même à la cérémonie. Qu’un autre ministre la marie. Le Grand-Rabbin lui-même, et pour plus de sécurité, je ne lui dirai pas que je suis un Cohen.
Les mots coulaient à flots comme un torrent, accablant le Rabbin pendant une minute. Hannah poussa un cri de joie.
— Oui, oui, père, ce sera très bien, après tout personne ne le sait. Oh Dieu merci, Dieu merci !
Il y eut un moment de cruel silence. Alors la voix du vieillard se leva lente et triste.
— Dieu merci ! répéta-t-il, comment osez-vous prononcer son nom, alors que vous proposez de Le profaner ? Me demandez-vous à moi, votre père, Reb Shemuel, de consentir à une telle profanation du Nom ?
— Et pourquoi pas ? dit David en colère. De qui une fille doit-elle implorer la pitié, sinon de son père ?
— Seigneur ayez pitié de moi ! murmura le vieux Rabbin, se couvrant le visage de ses mains.
— Allons, allons ! dit David avec impatience, soyez raisonnable. Ce n’est en aucune manière indigne de vous. Hannah n’a jamais été réellement mariée, de sorte qu’elle ne peut pas être divorcée, nous vous demandons seulement d’obéir à l’esprit de la Torah plutôt qu’à la lettre.
Le vieillard secoua la tête avec fermeté. Ses joues étaient pâles et humides, et son expression était sévère et solennelle.
— Pensez donc, continua David avec passion, en quoi suis-je supérieur à un autre Juif — à vous par exemple — pour que je ne puisse pas épouser une femme divorcée ?
— C’est la Loi, vous êtes un Cohen — un prêtre.
— Un prêtre — Ha ! ha ! ha ! fit David en riant d’un rire amer, un prêtre au dix-neuvième siècle ! Alors que le Temple est détruit depuis mille ans !
— Il sera rebâti, s’il plaît à Dieu ! dit Reb Shemuel. Nous devons nous tenir prêts à le faire.
— Oh oui, je suis prêt, ha ! ha ! ha ! un prêtre ! béni par Dieu ! moi, un prêtre ! ha ! ha ! ha ! Savez-vous en quoi consiste ma sainteté ? A manger de la viande tripha, à aller à la Shool quelquefois tous les ans. Et je suis trop saint pour épouser votre fille ? Oh, c’est trop drôle !
Il termina par un rire nerveux, se tapant sur les genoux en proie à une gaieté excessive. Son rire était effrayant, Reb Shemuel tremblait des pieds à la tête. Les joues d’Hannah étaient tirées et pâles. Elle paraissait accablée au-delà de ses forces. Un silence suivit, moins terrible que le rire de David.
David éclata de nouveau :
— Un Cohen, un saint Cohen à la mode du jour ! Savez-vous ce que les enfants disent des prêtres quand nous vous donnons la bénédiction, à vous gens ordinaires ? Ils disent, que si vous nous regardez une fois pendant cet exercice sacré vous deviendrez aveugle, et deux fois vous mourrez. Une jolie plaisanterie respectueuse, celle-là, hein ? Ha ! ha ! ha ! vous êtes aveugle déjà, Reb Shemuel. Attention de ne pas me regarder une seconde fois, ou je vous bénirai. Ha ! ha ! ha !
Un autre silence terrible suivit. « Ah ! très bien, conclut David, son amertume se transformant en ironie, et le premier sacrifice que le prêtre est appelé à faire est celui de votre fille. Mais je ne veux pas, Reb Shemuel, écoutez mes paroles, je ne veux pas, jusqu’à ce qu’elle offre elle-même sa gorge au couteau. Si nous sommes séparés, elle et moi, c’est sur vous et sur vous seul que la faute doit retomber. C’est vous qui accomplirez le sacrifice. »
— Ce que Dieu me demande de faire, je le ferai, dit le vieillard d’une voix brisée. Qu’est-ce en comparaison des souffrances que nos ancêtres ont souffert pour la gloire de Son Nom ?
— Oui, mais il semble que vous souffrez par procuration, répondit David avec sauvagerie.
— Mon Dieu ! Croyez-vous que je ne souhaiterais pas mourir pour rendre Hannah heureuse ? balbutia le vieillard ; mais Dieu a mis le fardeau sur ses épaules et je ne puis que l’aider à le porter. Et maintenant, sir, je dois vous demander de vous retirer, vous ne faites qu’alarmer mon enfant.
— Que dites-vous, Hannah ? Désirez-vous que je m’en aille ?
— Oui, à quoi cela sert-il… à présent, soupira Hannah de ses lèvres pâles et tremblantes.
— Mon enfant ! dit le vieillard avec pitié ; et il la pressa sur son cœur.
— Très bien ! dit David d’une voix étrangement brusque et à peine reconnaissable. Je vois que vous êtes père et fille. Il prit son chapeau, et tourna le dos devant cette étreinte tragique.
— David ! appela Hannah d’une voix mourante, en lui tendant les bras.
Il ne se retourna pas.
— David ! Sa voix était semblable à un cri.
— … Vous n’allez pas me quitter ?
Il la regarda d’un air triomphant.
— Ah, vous me suivrez ! vous serez ma femme !
— Non, non, pas maintenant, pas encore. Je ne peux pas vous répondre maintenant. Laissez-moi réfléchir. Adieu, très cher, adieu !
Elle éclata en sanglots. David la prit dans ses bras et l’embrassa passionnément. Puis il sortit précipitamment.
Hannah pleurait, son père lui tenant la main dans un silence plein de compassion.
Elle sanglota : — Oh qu’elle est cruelle, votre religion ! cruelle, cruelle !
— Hannah ! Shemuel ! où êtes-vous ? appela tout à coup la voix joyeuse de Simcha, dans le corridor. Venez voir les belles volailles que j’ai achetées, vrais metsiahs. Elles valent le double. Quel beau Yomtov nous aurons !
Pour une imagination d’enfant comme celle d’Esther, le soir du Seder était une heure enchantée. Les mets étranges et symboliques, les herbes amères, le mélange sucré des pommes et des amandes, les épices et le vin, l’os et l’agneau rôti, l’eau salée et les quatre coupes de vin de raisin, les grands gâteaux, sans levain, avec leurs croûtes marbrées, certains spécialement épais et sucrés, les mélodies et les vers hébraïques, si particuliers, avec leurs rimes et leurs assonances sonores, l’étrange cérémonial, avec ses détails frappants, comme celui pendant lequel, après avoir trempé le doigt dans le vin on le secoue par dessus l’épaule en signe de répudiation pour les dix plaies d’Egypte, cabalistiquement multipliées au nombre de deux cent cinquante, tout cela l’impressionnait profondément et faisait coïncider l’approche de chaque Pâque avec une foule de perspectives agréables et le sentiment du privilège d’être heureusement née une enfant juive. Elle associait pourtant vaguement la célébration de la fête avec l’histoire qu’elle évoquait et l’histoire future de sa race. La miraculeuse délivrance de ses ancêtres lui apparaissant dans les brumes de l’antiquité comme un conte de fée, réel sans doute, mais plus aisément imaginable pour cela. Et cependant, des liens indissolubles la rattachaient à sa race, qui anticipant sur le positivisme immortalise son histoire en en faisant une religion.
Les motsos qu’Esther mangeait n’étaient guère délicats, ils étaient communs, appartenant à la qualité appelée seconde. Car le pain sans levain de la bienfaisance n’est pas nécessairement une nourriture délectable : mais peu de choses fondaient aussi délicieusement dans le palais qu’un morceau de motso trempé dans du vin très ordinaire. L’originalité de la nourriture rendait la vie moins journalière, plus pittoresque aux simples enfants du ghetto, dans l’existence desquels la continuelle alternance de jeûnes et de fêtes, l’abstinence des plaisirs et des réjouissances et la variété des mets, apportaient la diversité et le soulagement. Emprisonnés dans l’enceinte de quelques rues étroites, noires et sombres, boueuses et malodorantes, enfermés dans des maisons tristes, entourés de visions et d’échos déprimants, l’esprit de l’enfance puisait la gaieté et la couleur dans sa propre flamme intérieure, et l’alchimie de la jeunesse avait encore le pouvoir de transformer le plomb en or. Aucune petite princesse, dans les palais des contes de fée, ne pouvait prendre plus d’intérêt, et mieux goûter le plaisir de la vie qu’Esther Ansell, assise à la table du Seder, où son père, délivré de l’esclavage d’Egypte, se prélassait royalement sur deux chaises garnies de coussins comme le prescrit le Din. Le premier ministre d’un monarque, lui-même, n’aurait pu professer plus de mépris pour Pharaon que Mosès Ansell assis dans l’attitude symbolique du sybarite. Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, a dit un grand maître en Israël. Combien mieux alors un lion vivant qu’un chien mort ? Pharaon, malgré toute sa pourpre, ses beaux vêtements et ses cités de trésors, gisait au fond de la Mer Rouge, frappé par les deux cent cinquante plaies, et même s’il avait pu, comme la tradition l’affirme, rester en vie et devenir roi de Ninive, en écoutant les avertissements de Jonas, prophète et explorateur à bord d’une baleine, alors même, il ne serait plus que poussière et cendres, de quoi permettre à d’autres pécheurs de s’en couvrir. Mais lui, Mosès Ansell, était le chef honoré de sa famille, et jouissait de l’avant-goût des plaisirs du juste au Paradis. Plus encore il donnait l’hospitalité aux pauvres et aux affamés. Les petites puces ont de plus petites puces, et Mosès Ansell n’était jamais tombé assez bas pour que le soir des soirs, alors que l’esclave s’assied au rang du maître, il n’eût pu inviter l’hôte pascal, généralement représenté par quelque greener, nouvellement arrivé, ou quelque brave vagabond rendu au Judaïsme pour la circonstance, et acceptant une place à la table, dans cet esprit de camaraderie, qui est un des traits de caractère les plus charmants du Juif pauvre. Le Seder n’était pas une cérémonie qu’il fallait célébrer avec une solennité trop rigoureuse ; et une gaieté bruyante régnait parmi les petits, surtout aux temps heureux où leur mère vivait et essayait de voler l’afikoman ou le motso destiné à clore le repas et ne consentait à le céder au père qu’après lui avoir fait promettre de lui donner ce qu’elle désirait. Hélas ! il est à craindre que les ambitions de Mrs Ansell ne visassent pas bien haut. La gaieté augmentait encore quand le fils cadet, c’était toujours le pauvre Benjamin aussi loin qu’Esther pouvait se souvenir, ouvrait le bal en demandant d’une voix charmante, avec un air de parfaite ignorance, pourquoi ce soir ne ressemblait à aucun autre soir, à cause des nombreuses et curieuses particularités de la nourriture et des manières (qu’il énumérait en détails) qui s’offraient à sa vue. Sur quoi Mosès, et la Bube, et le reste de l’assemblée, y compris l’interrogateur, répondaient invariablement sur une mélodie correspondante : « Nous fûmes esclaves en Egypte » et commençaient à raconter dans tous ses détails, s’interrompant au milieu pour se rafraîchir, l’histoire toujours nouvelle de la grande délivrance, accompagnée de nombreuses digressions concernant Haman et Daniel et les sages de Bona Berak, l’ensemble du rituel domestique le plus ancien qui existe, se terminant par une ballade allégorique comme celle de « La Maison que Jacques bâtit », qui raconte l’histoire d’un petit enfant qui fut mangé par un chat, qui fut mordu par un chien, qui fut battu par un bâton, qui fut brûlé par le feu, qui fut éteint par l’eau, qui fut bue par le bœuf, qui fut abattu par le sacrificateur, qui fut tué par l’ange de la mort, qui fut tué par le Seigneur. Béni soit-Il !
Dans les intérieurs aisés ce hagadah se lisait dans des manuscrits ornés de riches enluminures — la seule forme de l’art pictural dans laquelle les Juifs aient excellé — mais les Ansell avaient de petits livres pauvrement imprimés, ornés d’étranges gravures involontairement comiques, préraphaélites en perspective, d’un dessin ridicule, représentant les miracles de la Rédemption, Moïse ensevelissant l’Egyptien et divers autres passages du texte. Dans l’une, un roi se trouvait en prière au temple devant une bombe faisant explosion, destinée à représenter la Shechinah, ou la gloire Divine. Dans une autre, Sarah, coiffée d’un chapeau rond, vêtue d’une jupe et d’une jaquette élégantes, se tenait debout derrière la porte de la tente, une grande villa isolée, au bord d’un lac sur lequel naviguaient des bateaux et des gondoles, pendant qu’Abraham recevait les trois messagers célestes, discrètement déguisés sous de lourdes ailes.
Quelle joie quand approchait le moment de vider chacune des quatre coupes et quelle déception et quel badinage quand la coupe ne devait être que soulevée, quelles taquineries on faisait subir à Salomon qui, très gourmand, essayait de ne pas perdre une goutte du liquide pendant les manœuvres digitales, lorsque le vin doit être projeté de la coupe au récit de chacune des plaies. Quel moment solennel que celui pendant lequel on remplissait jusqu’au bord le plus grand des gobelets, pour la délectation du prophète Elie, ouvrant ensuite la porte toute grande pour son entrée. Ne pouvait-on pas entendre le bruissement de son esprit rôdant à travers la pièce ? Et qu’importe si le niveau du liquide ne baissait pas de la hauteur d’un grain d’orge ? Elie, bien qu’il n’éprouvât pas de difficulté à être présent simultanément dans toutes les parties du monde, eût eu quelque peine à accomplir le miracle plus grand encore, de vider tant de millions de gobelets. Les historiens attribuent la coutume d’ouvrir la porte à la nécessité de faire voir au peuple que le sang d’un enfant chrétien ne figure pas dans la cérémonie ; et, par hasard, la science a illuminé la superstition naïve d’une lueur tragique plus poétique encore. Dans le ghetto londonien les persécutions ont dégénéré en de rares manifestations telles qu’un cri poussé dans le trou de la serrure par les voyous des environs quand ils entendent les étranges mélodies psalmodiées par tant de poitrines joviales ; alors les chanteurs s’arrêtent un instant, troublés ; et l’un d’eux dit : « C’est sans doute quelque brute de Chrétien ; » puis ils reprennent le fil de la chanson.
Puis, quand l’afikoman était mangé et la dernière coupe de vin vidée, et qu’il était l’heure de s’aller coucher, combien douce était la sensation de sainteté et de sécurité qui régnait encore ! Il n’était pas besoin de dire ses prières ce soir-là pour implorer l’ange gardien d’Israël, qui jamais ne sommeille ni ne dort, de veiller sur eux et d’éloigner les esprits malins. Les anges étaient près d’eux, Gabriel à leur droite, Raphaël à leur gauche et Michel derrière eux.
Sur tout le ghetto la lumière des Pâques brillait, transformant les sombres réduits et illuminaient les vies obscures.
Dutch Debby était assise à côté de Mrs Simons à la table de la fille mariée de cette bonne âme, la même qui avait nourri la petite Sarah. Les fréquents éloges d’Esther avaient procuré à la pauvre et chétive couturière ce grand privilège. Bobby était accroupi sur le paillasson du couloir prêt à recevoir Elie. Sur cette table figuraient deux morceaux de poisson frit envoyé à Mrs Simons par Esther Ansell. Ils représentaient la plus belle revanche de la vie d’Esther, et celle-ci était pleine de remords envers Malka en se rappelant que c’était à son or qu’elle devait ce moment d’orgueil. Elle décida de lui écrire de sa plus belle main une lettre d’excuse.
Chez les Belcovitch la cérémonie était longue, car le maître de la maison voulait à tout prix traduire l’hébreu en jargon, mot à mot, mais personne ne le trouvait ennuyeux, surtout après le souper. Pesach était assis, la main dans la main de Fanny dont le mariage approchait, Becky régnait dans toute sa gloire, coiffée avec une élégance agressive. Elle était insolemment « disponible » éblouissant consciemment le pauvre Pollack que nous rencontrâmes dernièrement à la table du Sabbat, chez Reb Shemuel. Il y avait là aussi Chayah, la femme aux jambes mal assorties ; et soyez sûrs que Malka ayant rapporté la brosse à habit, trônait majestueusement à la table de Milly, et que Sugarman le Shadchan pardonna à sa compagne borgne de manquer d’un quatrième oncle, alors que Joseph Strelitski, rêveur de rêves, riche des commissions de cigares pascals, rêvait au grand exode. Comment le Shalotten Shammos aurait-il pu n’être pas radieux, dirigeant cette cérémonie compliquée sans que personne pût le contredire, et comment Karlkammer eût-il pu se croire ailleurs qu’au sept cent-soixante-dix-septième ciel, lequel, d’après les calculs de la Gématriyah, peut aisément se réduire au septième.
Shosshi Shmendrik ne manqua pas d’expliquer la Délivrance à l’ex-veuve Finkelstein, et Guedalyah l’épicier de célébrer la réjouissance annuelle en compagnie d’une cinquantaine de joyeux immigrants pauvres. Les voyous chrétiens pouvaient bien crier et brailler dans la rue par dérision, et particulièrement quand les portes s’ouvraient pour la venue d’Elie : les mots durs ne brisent pas les os, et le ghetto s’élevait au-dessus de l’insulte.
Melchisédec Pinchas était l’hôte pascal de Reb Shemuel, l’odeur de son cigare du Sabbat n’étant pas arrivée jusqu’aux narines du vieillard. C’était un grand soir pour Pinchas, dont les ferventes aspirations nationalistes se trouvaient ravivées par les souvenirs de la délivrance d’Egypte ; quoiqu’il considérât cette dernière comme mythique, tout au moins dans ses détails. Ce fut une soirée terrible pour Hannah, assise en face de lui sous le feu de son regard inspiré. Elle était pâle et crispée, bougeant et parlant machinalement. Son père lui jetait de temps à autre un regard compatissant, avec la certitude que le plus mauvais moment était passé. Sa mère ne comprenait pas aussi bien la gravité de la crise, ne s’étant pas trouvée au cœur de la tempête. Elle n’avait même jamais vu son futur gendre si ce n’est à travers l’objectif d’un appareil photographique. Elle éprouvait du regret, et voilà tout. Maintenant qu’Hannah avait rompu la glace et accepté un jeune homme, peut-être y avait-il de l’espoir pour les autres.
Aucun de ses parents ne soupçonnait l’état d’esprit d’Hannah. L’amour lui-même est aveugle pendant ces silences tragiques qui séparent les âmes.
Durant toute la nuit qui suivit cette scène déchirante, elle ne put dormir ; l’activité fébrile de son esprit rendait tout sommeil impossible, et un secret instinct lui disait que David veillait, lui aussi ; que tous deux, dans le silence de la ville qui dormait, ils luttaient dans l’ombre contre le même problème terrible, et que jamais ils n’avaient été aussi unis, que depuis leur séparation. Le matin elle reçut une lettre, non timbrée, qui avait évidemment été mise dans la boîte aux lettres par David. Elle demandait une entrevue pour dix heures au coin des Ruines : il ne pouvait naturellement pas venir chez elle. Hannah sortit pour faire quelques emplettes, emportant un petit panier. Une activité joyeuse régnait dans le ghetto, comme un gai bruit de fête ; l’air résonnait des gloussements rauques d’innombrables volailles qui prennent la route de l’abattoir toute maculée de sang et jonchée de plumes ; des professionnels sacrificateurs y maniaient les couteaux rituels et des gamins armés de petits braseros parcouraient les Ruines en vendant des bûchers à un demi-penny pour le sacrifice des dernières miettes de levain. Personne ne remarqua les deux formes tragiques dont la vie dépendait de ces quelques minutes de conversation échangées au milieu de la foule tumultueuse.
Le visage sombre de David s’éclaira en apercevant Hannah qui venait à lui.
— Je savais bien que vous viendriez, dit-il en lui serrant longuement la main. La paume de la sienne était brûlante et celle d’Hannah était sans force et glacée. La violence de l’émotion ressentie avait chassé le sang de la tête et des membres, mais intérieurement elle brûlait. En se regardant chacun d’eux put lire la révolte dans les yeux de l’autre.
— Marchons un peu, dit-il.
Ils avancèrent lentement. Sous leurs pieds le sol était glissant et boueux. Le ciel était gris ; mais la gaieté de la foule neutralisait la sombre misère du paysage.
— Eh bien ? demanda-t-il tout bas.
— Je croyais que vous aviez quelque chose à me proposer, murmura-t-elle.
— Laissez-moi porter votre panier.
— Non, non, continuez, qu’avez-vous décidé ?
— De ne pas renoncer à vous, Hannah, aussi longtemps que je vivrai !
— Ah ! dit-elle calmement, moi aussi j’ai beaucoup réfléchi et je ne vous abandonnerai pas. Mais notre mariage devant la Loi Juive est impossible, nous ne pourrions nous marier dans aucune synagogue sans que mon père le sût, et il informerait aussitôt les autorités de l’obstacle qui s’oppose à notre union.
— Je sais, chérie, mais si nous partions en Amérique où personne ne saura rien, nous trouverions là quantité de rabbins pour nous marier. Rien ne me lie à ce pays. Je puis commencer mes affaires en Amérique tout aussi bien qu’ici. Vos parents aussi seront plus indulgents quand vous serez par delà les mers. Le pardon est plus facile de loin. Qu’en dites-vous, chérie ?
Elle secoua la tête.
— Pourquoi nous marier à la Synagogue ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ? répéta-t-il inquiet.
— Oui, pourquoi ?
— Mais parce que nous sommes Juifs.
— Et vous observeriez les rites juifs pour transgresser la Loi juive ? demanda-t-elle simplement.
— Non, non. Pourquoi le comprendre ainsi ? je ne doute pas que la Bible ait raison d’avoir fait les Lois qu’elle prescrit. Quand les premiers feux de ma colère furent calmés, j’ai compris les choses dans leur sens véritable. Les Lois pour les prêtres n’étaient utiles qu’au temps où nous possédions un temple, et elles ne peuvent plus s’appliquer à un divorce pour rire comme était le vôtre. Ce sont ces vieux fous, je vous demande pardon, ce sont ces vieux rabbins fanatiques qui veulent leur donner une rigidité que Dieu n’a jamais voulu qu’elles aient, de même qu’ils font encore une affaire de ce que la viande soit kosher. En Amérique ils sont moins stricts, et de plus ils ne sauront pas que je suis un Cohen.
— Non, David, dit Hannah avec fermeté. Il ne faut pas de duplicité. Quelle raison avons-nous de chercher la sanction d’un rabbin ? Si la Loi juive ne peut nous unir sans que nous lui cachions quelque chose, je ne veux pas avoir affaire à elle. Vous connaissez mes opinions. Je n’ai pas pénétré aussi profondément que vous les questions religieuses.
— Ne soyez pas ironique, interrompit-il.
— Je me suis toujours ennuyée à mourir pendant ces éternelles cérémonies, cette longue chaîne de Lois qui s’enroule autour de vous, comprimant davantage votre vie à chaque tour, et maintenant elle est devenue trop opprimante pour être supportée plus longtemps. Pourquoi, si nous décidons de rompre avec elle, prétendre nous y conformer ? Que vous importe le Judaïsme ? Vous mangez tripha, vous fumez le jour du Sabbat, quand cela vous plaît.
— Oui, je sais, peut-être ai-je tort, mais tout le monde le fait à présent. Quand j’étais enfant, aucun Juif n’eût voulu qu’on le vît monter dans un omnibus le jour du Sabbat, aujourd’hui vous en voyez des quantités. Mais tout cela est du Judaïsme de l’ancien temps. Il doit exister un Dieu, sans quoi nous ne serions pas ici, et il n’est pas possible de croire que ce fut Jésus. Un homme doit avoir une religion, il n’y a rien de meilleur, mais il ne s’agit pas de cela. Si mon projet ne vous plaît pas, conclut-il d’un air anxieux, quel est le vôtre ?
— Marions-nous honnêtement devant l’officier de l’Etat-Civil.
— Comme vous voudrez, chère, dit-il aussitôt, pourvu que nous soyons mariés, et vite.
— Dès que vous le voudrez.
Il saisit sa main pendante et la serra passionnément.
— Voilà ma toute plus chère Hannah ! Oh si vous pouviez savoir ce que j’ai souffert hier soir quand vous paraissiez vous éloigner de moi !
Ils se turent un instant, tous deux réfléchissaient avec anxiété. Puis David dit :
— Mais auriez-vous le courage de le faire en restant à Londres ?
— J’ai le courage de tout faire, mais comme vous le dites, il serait peut-être préférable de voyager. La rupture sera moins pénible si nous rompons avec tout, si nous changeons tout à la fois. Cela peut paraître contradictoire, mais vous comprenez ce que je veux dire.
— Parfaitement. Il est difficile de vivre une nouvelle vie dans un ancien cadre, d’autre part pourquoi donnerions-nous à nos amis l’occasion de battre froid. Ils inventeront toutes sortes de raisons malicieuses pour lesquelles nous ne nous sommes pas mariés à la Shool, et s’ils découvrent la vraie, ils sont capables de considérer notre union comme illégale. Partons en Amérique comme je vous l’ai proposé.
— Très bien. Nous embarquerons-nous directement de Londres ?
— Non, de Liverpool.
— Alors nous pouvons nous marier à Liverpool avant de partir ?
— Une bonne idée ; mais quand partons-nous ?
— De suite, ce soir. Le plus vite sera le mieux !
Il la regarda aussitôt.
— Pensez-vous ce que vous dites ? dit-il, son cœur battait avec violence comme pour se briser, des vagues de couleurs miroitantes lui passaient devant les yeux.
— Je le pense, dit-elle avec gravité. Croyez-vous que je pourrais affronter mon père et ma mère en sachant que je vais les blesser jusqu’au fond du cœur ? chaque jour d’attente me serait une torture. Oh, pourquoi la religion est-elle un fléau ?
Elle s’arrêta un instant, accablée par l’émotion qu’elle avait essayé de cacher. Elle conclut de la même manière calme.
— Oui, il faut rompre tout de suite, nous avons célébré notre dernière Pâque, nous mangerons du pain avec du levain, ce sera la rupture décisive. Emmenez-moi à Liverpool aujourd’hui même. David, vous êtes le mari de mon choix, je m’en remets à vous.
Elle le regarda franchement de ses yeux noirs et brillants qui contrastaient avec son teint pâle. Il les contempla, et un éclair de candeur divine sembla pénétrer son âme.
— Je vous remercie, très chère, dit-il, d’une voix mêlée de larmes.
Ils continuèrent à marcher en silence. Toute parole était superflue. Quand ils parlèrent enfin, leurs voix étaient calmes, la paix que donne la résolution était enfin venue et tous deux goûtaient la joie de se sacrifier pour leur mutuel amour. Leur renoncement aux conventions, si naturel qu’il puisse paraître à l’étranger, leur apparaissait à eux comme une rupture cruelle avec toutes les traditions du ghetto et celles de leurs vies passées ; ils s’aventuraient, la main dans la main, dans un sentier inexploré.
Coudoyant la foule loquace à travers les petites rues tristes du ghetto, dans l’air froid et gris d’une matinée brumeuse, Hannah croyait marcher dans un jardin enchanté, en respirant l’odeur des roses de l’amour, mêlée à l’âpre bise saline qui venait de l’océan de la liberté. Une vie nouvelle, fraîche et bénie s’ouvrait pour elle, les nuages et les entraves du passé s’évanouissaient enfin. La révolte instinctive, irraisonnée, nourrie par l’ennui et le mécontentement des conditions de sa vie et de celle de son entourage, avait, par une curieuse série d’accidents atteint précipitamment sa pleine force. La pensée allait se transformer en action, et la perspective d’agir inondait son âme d’une paix et d’une joie qui submergeaient tout sentiment d’humanité.
— A quelle heure pouvez-vous être prête ? demanda-t-il avant de se séparer.
— A l’heure que vous voudrez, répondit-elle. Je ne puis rien emporter et je n’ose rien préparer. Je pense que je pourrai trouver le nécessaire à Liverpool. Je n’ai que mon chapeau et mon manteau à mettre.
— Ce sera bien assez, dit-il avec passion, je ne veux que vous !
— Je le sais, mon ami, répondit-elle tendrement, si vous étiez comme sont les autres jeunes Juifs je n’abandonnerais pas tout pour vous.
— Vous ne le regretterez jamais, Hannah, dit-il, remué jusqu’aux fibres par la grandeur de son sacrifice à l’amour qui se révélait à lui.
Il n’était, lui, qu’un vagabond sur la face du globe, mais elle, elle s’arrachait aux racines profondes de la famille, aux conventions de son milieu et de son sexe ; une fois encore il frémit au sentiment de son indignité, se demandant avec angoisse s’il était assez noble pour justifier sa confiance. Maîtrisant son émotion, il continua :
— Je compte que mes bagages et les dispositions à prendre avant de quitter le pays occuperont toute la journée. Je dois voir au moins mon banquier mais je ne prendrai congé de personne ; cela éveillerait les soupçons. Je serai au coin de votre rue, avec un cab, à neuf heures et nous prendrons l’express de dix heures à Euston. Si nous manquions celui-là, il nous faudrait attendre jusqu’à minuit. Il fera nuit, personne ne nous verra. Je vous achèterai un nécessaire de toilette et tout ce à quoi je pourrai penser et je le joindrai à mes bagages.
— Très bien, dit-elle simplement.
Ils ne s’embrassèrent pas, elle lui tendit la main et par une inspiration soudaine il lui mit au doigt la bague qu’il avait apportée la veille. Des larmes emplirent ses yeux en voyant ce qu’il avait fait. Ils se regardèrent à travers leurs pleurs, se sentant liés au delà de toute intervention humaine.
— Adieu, bégaya-t-elle.
— Adieu, dit-il, à neuf heures.
— A neuf heures, soupira-t-elle et elle s’éloigna sans se retourner.
Ce fut une cruelle journée, les minutes passèrent doucement dans les heures et les heures se traînèrent lentement jusqu’au soir. Il faisait un vrai temps d’Avril, les averses et les rayons de soleil alternant capricieusement. Vers le soir Hannah revêtit sa plus belle robe pour la fête, elle bourra ses poches de petits souvenirs précieux, et mit le portrait de son père avec celui de son fiancé sur son cœur. Elle suspendit un manteau de voyage et un chapeau au porte-manteau près de la porte du vestibule pour l’avoir à la main en quittant la maison. Elle se rendit peu utile à la cuisine ce jour-là, mais sa mère était pleine de tendresse pour elle, connaissant son chagrin. De temps en temps Hannah monta dans sa chambre à coucher pour jeter un dernier regard sur toutes ces choses dont elle était si lasse, le petit lit de fer, l’armoire, les gravures encadrées, la cruche et la cuvette décorée de fleurs. Toutes ces choses lui semblaient étrangement précieuses maintenant qu’elle les regardait pour la dernière fois. Elle examina tout, même le petit fer à friser et le carton plein de bouts de rubans, de mousseline et de dentelle, de fleurs fanées, d’éventails déchirés ; et les corsets aux baleines cassées, et les jupons aux volants salis et les gants de bal à douze boutons avec leurs doigts noircis ; et les vieilles écharpes roses défraîchies. Il y avait quelques livres, surtout ses livres de prix qu’elle eût voulu emporter, mais cela ne se pouvait pas. Elle parcourut le reste de la maison de haut en bas. Tout cela l’émouvait ; mais elle ne pouvait maîtriser le sentiment de l’adieu. A la fin elle écrivit une lettre à ses parents et la dissimula sous sa glace, certaine qu’ils fouilleraient la chambre pour y trouver quelque trace. Un moment elle se regarda avec curiosité : le carmin n’était pas encore revenu sur ses joues. Elle se savait jolie et s’efforçait toujours d’être gentille pour le simple plaisir. Tous ses instincts étaient esthétiques. Aujourd’hui elle avait l’air d’une sainte en extase. Elle prit peur en se voyant. Elle avait vu sa figure assombrie, en larmes, accablée de tristesse, jamais elle ne s’était vu cet air fatal. Il lui semblait que sa résolution était écrite sur tous ses traits de manière à ce que chacun pût la lire.
Dans la soirée elle accompagna son père à la Shool. Elle y allait rarement le soir et l’idée lui en vint brusquement. Le Ciel seul savait si jamais encore elle entrerait dans une synagogue ; cette visite serait une autre étape de ses adieux. Reb Shemuel y vit un symptôme de sa résignation à la volonté de Dieu et il lui posa doucement la main sur la tête, la bénissant en silence et levant vers les cieux des yeux reconnaissants. Hannah comprit trop tard cette fausse interprétation et en éprouva des remords. A l’occasion de la fête, Reb Shemuel décida d’aller faire ses dévotions à la grande synagogue. Hannah s’assit parmi les fidèles clairsemés de la galerie des femmes et feuilleta machinalement un machzor, en contemplant, pour la dernière fois, l’enceinte sombre où les hommes étaient assis coiffés de leurs chapeaux haut-de-forme et vêtus de leurs habits de fête. De grands cierges de cire brûlaient tout autour dans de grands lustres dorés suspendus au plafond, dans des chandeliers fixés sur le rebord des fenêtres, dans des candélabres accrochés aux murs. Il régnait une atmosphère de joie sainte dans ce vieil et solennel édifice, avec ses piliers massifs, ses petites fenêtres latérales, ses grandes voûtes, ses lucarnes, et ses tablettes couvertes de caractères dorés perpétuant la mémoire de pieux donateurs.
La congrégation chantait les répons avec onction et jubilation. D’aucuns parmi les fidèles agrémentaient leur dévotion de petits bavardages, et derrière les barreaux de fer, le bedeau dirigeait les hommes en chapeaux mous, qui répétaient vigoureusement ses amen automatiques. Hélas, ce soir Hannah n’avait pas d’yeux pour observer les drôleries qui d’habitude éveillaient ses moqueries et ses rires. Une émotion véritable la gagnait, la même émotion de l’adieu qui l’avait prise dans sa chambre. Ses regards erraient vers l’Arche, surmontée des tablettes de pierre du Décalogue, et ses tristes prunelles se remplirent de foi aux réminiscences de sa jeunesse. Un jour, quand elle était une petite fille, son père lui avait raconté que parfois le soir de la pâque un ange sortait par les portes de l’Arche écartant les rouleaux de la Loi. Pendant des années elle avait regardé pour voir l’ange, ne perdant pas un instant de vue les rideaux. A la fin elle se découragea et conclut que sa vision n’était pas assez pure et que l’ange s’exhibait dans d’autres synagogues. Ce soir la fantaisie de son enfance lui revint, elle se prit à regarder involontairement l’arche, espérant presque en voir sortir l’ange. Elle n’avait pas songé au Service du Seder en fixant son rendez-vous avec David le matin ; mais pendant la journée, quand elle y pensa, un sourire cynique effleura ses lèvres. Comme tout était approprié ! Ce soir marquerait son exode de l’esclavage. Comme ses ancêtres quittant l’Egypte elle prendrait en hâte son repas, le bâton à la main, prête à partir en voyage. Avec quelle âme forte elle se mettrait en route vers la terre promise ! Elle pensa ainsi pendant quelques heures, puis son humeur se modifia. Et plus le Seder approchait, plus elle reculait devant la cérémonie familiale. A la synagogue elle fut prise de panique, lorsque l’image de l’intérieur domestique s’offrit à son esprit : elle se vit fuyant dans la rue, allant rejoindre son amoureux, sans rien regarder en arrière.
Oh pourquoi David n’avait-il pas fixé le rendez-vous plus tôt, de manière à lui éviter une si douloureuse épreuve ! Le chœur vêtu de noir chantait doucement. Hannah calma ses appréhensions en se joignant à lui à mi-voix, car chanter était considéré comme une intrusion dans les privilèges du chœur, susceptible de déranger les chantres dans les laborieuses fugues à quatre parties qu’ils exécutaient sans le secours de l’orgue.
Elle chantait : « Avec un perpétuel amour tu as aimé la maison d’Israël, ton peuple ; tu nous as donné une Loi et des commandements, des statuts et des sentences. Pour cela, O Seigneur notre Dieu, quand nous reposerons et lorsque nous nous lèverons nous méditerons tes Lois ; nous nous réjouirons dans les paroles de ta Loi et dans tes commandements pour jamais, car ils sont notre vie et la durée de nos jours ; nous y penserons, jour et nuit. Et puisses-tu ne jamais détourner de nous ton amour. Béni sois-tu, O Seigneur, toi qui aimes ton peuple Israël ! »
Hannah scrutait la version anglaise de l’hébreu dans son Machzor tandis qu’elle chantait. Bien qu’elle pût traduire chaque mot, le sens de ce qu’elle chantait ne pénétra pas complètement son esprit. Le pouvoir du chant sur les âmes ne dépend guère des paroles et pourtant celles-ci lui semblaient fatidiques, chargées d’un message spécial. Ses yeux étaient humides quand les fugues furent terminées. De nouveau elle considéra l’Arche, avec son beau rideau brodé derrière lequel se trouvaient les précieux rouleaux, avec leurs couvertures de soie et leurs sonnettes d’or, leurs écus et leurs grenades. Ah, si l’ange sortait maintenant ! Si pendant un instant seulement l’éblouissante vision brillait sur les marches blanches ! Oh pourquoi ne venait-il pas la sauver !
La sauver ? de quoi ? Elle se posait cette question avec rage, en dépit de sa douce et faible voix. Quel mal avait-elle jamais fait pour que jeune et jolie elle fût cruellement obligée de choisir entre le passé et le présent ? C’était dans cette synagogue qu’elle aurait dû se marier, marchant fièrement et honorablement sous le dais au milieu des regards et des congratulations de ses amis. Au lieu de tout cela elle était réduite à l’exil et aux ennuis d’un mariage secret. Non, non, elle ne voulait pas être sauvée, et rester dans le troupeau, c’était la croyance qui était coupable, non pas elle.
Le service prit fin. Le chœur chanta l’hymne final, le Chazan chantant lentement le dernier vers agrémenté de nombreuses variations musicales.
Un bruit de chapelets et de stalles refermées, et la congrégation se déversa dans la rue parmi le bourdonnement des mutuels « good-yomtov ». Hannah rejoignit son père, le sentiment de haine et de révolte bouillant encore dans son sein. Dans la nuit fraîche, éclairée par les étoiles, le long du pavé humide et luisant elle secoua les dernières influences de la Synagogue ; toutes ses pensées convergèrent vers sa rencontre avec David, sa fuite éperdue vers le nord, pendant que les bons Juifs se reposeraient du souper commémoratif de leur délivrance. Son sang coulait rapidement dans ses veines, elle attendait avec une impatience fébrile l’heure prochaine.
C’est dans ces dispositions qu’elle s’assit à la table du Seder, comme en rêve, des images d’aventures tragiques lui traversant l’esprit. Le visage de son ami se présentait devant elle, tout près, tout près du sien, comme il l’eût été ce soir s’il y avait une justice au ciel. De temps à autre la scène qui se déroulait autour d’elle frappait ses sens en lui transperçant le cœur. Lorsque Lévi posa la question préliminaire, elle se mit à penser à ce qui adviendrait de lui. L’adolescence lui apporterait-elle à lui aussi l’affranchissement comme elle le lui apportait à elle ? Quelle serait la vie du pauvre rabbin et de sa femme ? Les augures n’étaient guère favorables ; mais les privilèges accordés à l’homme sont bien plus nombreux que ceux de la femme, et Lévi pourrait réaliser bien des choses sans leur faire la peine qu’elle allait leur causer. Pauvre père ! les cheveux blancs abondaient dans sa barbe, elle n’avait jamais remarqué combien il vieillissait. Et sa mère, sa figure était toute ridée ; enfin, nous devons tous vieillir. Quel homme étrange que Melchisédec Pinchas ! il chantait de tout son cœur la merveilleuse histoire ! Le Judaïsme produisait vraiment des types bien curieux. Elle sourit à l’idée qu’elle eût pu être sa fiancée.
Au souper, elle essaya de manger un peu, sachant qu’elle aurait besoin de forces. En apportant quelques assiettes de la cuisine elle regarda son chapeau et son manteau soigneusement accrochés au porte-manteau du corridor, tout près de la porte d’entrée. Il ne lui faudrait qu’une seconde pour les revêtir. Elle leur fit un petit signe de la tête pour leur dire : « Oui, nous nous reverrons bientôt ». Pendant le repas elle se prit à écouter les monologues du poète, débités d’une voix aiguë et criarde.
Melchisédec Pinchas avait beaucoup de choses à dire sur la grande conspiration anglaise dirigée contre Melchisédec Pinchas et menée par ses ennemis qu’il comptait tous tuer sous peu, et qu’il avait, en attendant, emprisonnés comme des insectes morts, dans l’arbre d’acrostiches immortels. Vers la fin du repas le vent se mit à secouer les volets et la pluie vint battre contre les carreaux. Reb Shemuel distribua les tranches d’afikoman avec un soupir de joie, et s’étalant sur ses oreillers il oubliait presque ses soucis de famille dans le sentiment de la bénédiction d’Israël, il se mit à chanter la prière comme les saints des psaumes qui chantent sur leurs lits. La petite pendule hollandaise de la cheminée sonna. Hannah ne bougeait pas. Pâle et tremblante elle demeurait clouée à sa chaise. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit. Elle comptait les coups comme si c’était le seul moyen de savoir l’heure, comme si ses yeux n’avaient pas suivi les aiguilles qui avançaient, avançaient ! Elle conservait le fol espoir que la sonnerie s’arrêterait à huit heures et qu’il lui resterait du temps pour réfléchir. Neuf ! Elle attendait, son oreille espérant le dixième coup. Si seulement il était dix heures, il serait trop tard. Le danger serait passé. Elle demeurait assise suivant machinalement les aiguilles qui avançaient. Il était cinq minutes après l’heure. Elle était sûre que David l’attendait déjà au coin de la rue, en train de se mouiller et de s’impatienter. Ce n’était pas une belle nuit pour un enlèvement. Elle retomba sur sa chaise. Peut-être valait-il mieux attendre jusqu’à demain soir. Elle le dirait à David. Mais il ne craignait pas le temps ; une fois qu’ils se seraient retrouvés, il la calfeutrerait dans le cab et ils s’en iraient, laissant irrévocablement l’ancien monde derrière eux. Elle demeurait assise, sa volonté paralysée, rigide, hypnotisée par l’atmosphère chaude et confortable de la chambre, par les vieux meubles familiers, la table de Pâque, avec sa nappe blanche, ses carafes et ses verres à vin, les visages de son père et de sa mère, éloquents de l’appel de mille souvenirs. La pendule tintait clairement, fièrement comme un tambour de ralliement, la pluie battait impatiemment la retraite sur les vitres, le vent mugissait à travers les portes et les croisées. « Va-t’en, va-t’en ! » criaient-ils, « Va où ton amoureux t’attend pour t’emmener vers le nouveau et l’inconnu ». Et plus ils criaient, plus Reb Shemuel clamait sa joyeuse prière : « Puisse-t-il, Lui qui donne la paix au plus haut des cieux, répandre la paix sur nous et sur tout Israël ; et dites Amen ».
Les aiguilles de la pendule avançaient. Il était neuf heures et demie. Hannah demeurait plongée dans un sommeil léthargique, muette, incapable de penser, ses nerfs tendus étaient brisés, ses yeux pleins des larmes d’une joie amère, son âme voguait angoissée sur l’onde de mélodies familières. Soudain elle aperçut que les autres s’étaient levés et que son père lui faisait signe. Instinctivement elle comprit, se leva automatiquement et se dirigea vers la porte. Alors un grand frisson secoua son âme, comme si elle reprenait conscience. Elle resta clouée au sol. Son père avait rempli de vin le gobelet d’Elie, et c’était son privilège annuel d’ouvrir la porte pour l’entrée du prophète. Par intuition, elle savait que David arpentait désespérément le trottoir de la maison, n’osant pas révéler sa présence et maudissant peut-être sa lâcheté. Une terreur froide s’empara d’elle. Elle avait peur de le regarder, sa volonté était ferme et puissante, son imagination enfiévrée se le représentait comme le flot du grand océan venant se briser sur le seuil, menaçant de l’emporter dans le tourbillon mugissant de la destinée. Elle ouvrit toute grande la porte de la chambre, et s’arrêta, comme si son devoir était accompli.
« Non, non », murmura Reb Shemuel, en désignant la porte d’entrée.
Elle était si proche qu’il avait l’habitude de l’ouvrir également.
Hannah s’avança en chancelant à travers les quelques mètres de corridor. Le manteau et le chapeau souriaient avec ironie, un tressaillement de défi la traversa, elle étendit la main vers le porte-manteau. « Fuis ! fuis ! c’est ton dernier espoir », dit le sang qui bourdonnait dans ses oreilles. Mais sa main retomba à son côté et en un instant, comme illuminée, Hannah entrevit tout le long cours de sa vie future, s’étendant droit, tristement entre deux murs nus, droit, droit vers une tombe solitaire ; elle sut que la force de s’écarter vers la droite ou vers la gauche lui avait été refusée et qu’il n’y aurait plus pour elle ni Exode ni Rédemption. Forte de la conviction de sa faiblesse, elle ouvrit brusquement la porte de la rue. La figure de David, blême et consternée, lui apparut dans la nuit. De grosses gouttes de pluie tombaient de son chapeau et coulaient le long de ses joues comme des pleurs. Ses vêtements étaient trempés de pluie.
— Enfin ! murmura-t-il d’une voix rauque mais joyeuse, qu’est-ce qui vous a retenue ?
— Boruch Habo ! (bienvenu toi qui arrives !) dit la voix de Reb Shemuel pour accueillir le prophète.
— Chut ! dit Hannah, écoutez un moment.
Les modulations du vieux rabbin se mêlaient avec le mugissement du vent. « Déverse la colère sur les païens qui ne te connaissent pas et sur les royaumes qui n’invoquent pas ton nom ; parce qu’ils ont détruit Jacob et abattu son Temple. Déverse sur eux Ton indignation et frappe-les de Ta juste colère. Poursuis-les de Ton courroux et détruis-les sous les cieux du Seigneur. »
— Vite, Hannah, murmura David, nous n’avons plus un instant à perdre. Mettez votre manteau. Nous allons manquer le train.
Elle eut une inspiration soudaine. En guise de réponse elle sortit la bague de sa poche et la glissa dans sa main.
— Adieu, murmura-t-elle d’une voix étrange et sourde, et elle lui ferma la porte au nez.
— Hannah !
Son cri d’épouvante et de désespoir traversa la charpente, assourdi comme un son inarticulé. Il secoua violemment la porte dans un accès de rage.
— Qui est-ce ? quel est ce bruit ? demanda la femme du rabbin.
— C’est sans doute quelque brute de chrétien qui crie dans la rue, répondit Hannah.
C’était plus vrai qu’elle ne le pensait.
La pluie tombait plus fort, la bise soufflait glacée, mais les enfants du ghetto s’endormaient au coin du feu, bercés par la foi, l’espoir et la joie. Chassés d’un rivage à l’autre à travers les âges, ils avaient enfin réalisé l’aspiration nationale — la paix — dans un pays où l’on pouvait célébrer la Pâque sans répandre son sang. Assise dans sa mansarde de Royal Street la petite Esther Ansell rêvait le cœur plein d’une vague et tendre poésie, toute pénétrée des beautés du Judaïsme, auquel, s’il plaisait à Dieu, elle demeurerait toujours fidèle, son imagination d’enfant entrevoyant avec espoir la vie meilleure qu’apporteraient les années.
I. |
— | |
II. |
— Le Sweater | |
III. |
— Malka | |
IV. |
— La rédemption du fils et de la fille | |
V. |
— L’émigrant pauvre | |
VI. |
— Reb Shemuel | |
VII. |
— Pinchas, le poète | |
VIII. |
— Esther et ses enfants | |
IX. |
— Dutch Debby (Déborah la Hollandaise) | |
X. |
— Une famille taciturne | |
XI. |
— Le bal du Pourim | |
XII. |
— L’espoir de la famille | |
XIII. |
— La Ligue de la Terre-Sainte | |
XIV. |
— Shosshi Shmendrik fait sa cour | |
XV. |
— La lune de miel des Hyams | |
XVI. |
— Le vendredi soir des Hébreux | |
XVII. |
— Chez les Grévistes | |
XVIII. |
— L’espoir qui s’éteint | |
XIX. |
— « For auld lang syne, my dear » | |
XX. |
— Le Singe mort | |
XXI. |
— L’ombre de la religion | |
XXII. |
— Le soir du Seder |
Achevé d’imprimer
le premier août mil neuf cent seize
pour
G. CRÈS et Cie
par
G. Clouzot, à Niort
Les erreurs typographiques manifestes ont été corrigées. Au chapitre XIX on a ajouté entre doubles crochets une réplique manquante, traduite de l’original anglais.