Title: Oraisons funèbres
Author: Jacques Bénigne Bossuet
Contributor: René Doumic
Release date: December 12, 2025 [eBook #77452]
Language: French
Original publication: Paris: Aristide Quillet, 1928
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

BOSSUET
PRÉFACE
DE
RENÉ DOUMIC
PARIS
LIBRAIRIE ARISTIDE QUILLET
278, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
MCMXXVIII
CLASSIQUES QUILLET
publiés sous la Direction de
RAOUL MORTIER

BOSSUET
d’après le tableau de Rigault
Les Oraisons Funèbres de Bossuet sont, dans notre patrimoine littéraire, un trésor unique. On a prononcé en français des milliers d’oraisons funèbres ; nous ne lisons plus que celles de Bossuet. D’autre part, il n’est dans toute l’œuvre du grand orateur aucune partie qui soit plus généralement connue et plus admirée.
Quelle a donc été la merveille réalisée ici par le génie de Bossuet ? Ç’a été de transformer un genre réputé pour être un « genre faux » et, en y appliquant le grand principe classique, d’y faire entrer la vérité.
Au XVIIe siècle, l’oraison funèbre est uniquement un morceau d’apparat, consacré à l’apologie des grands de la terre. Il nous reste dix-huit oraisons funèbres de Henri IV, cinquante-trois de Louis XIV, vingt et une d’Anne d’Autriche, neuf du grand Dauphin, vingt du duc de Bourgogne. Après la mort d’un personnage illustre, on prononçait son éloge à Paris, en province, dans les couvents, dans les collèges. Nous pouvons nous faire, d’après telle lettre de Madame de Sévigné — celle du 6 mai 1672 — une idée de ces cérémonies. On convoquait la cour et la ville, on distribuait dans les maisons et on collait aux murs de vastes affiches en « gros canons ». Le jour venu, la meilleure compagnie se trouvait réunie à l’église ; on admirait le mausolée touchant à la voûte, décoré de grandes figures, orné de mille lumières. On y voyait quatre squelettes chargés des marques de la dignité du défunt ; au-dessus les quatre arts ; au-dessus, les vertus ; et, tout en haut, quatre anges recevant l’âme du défunt. On se disait que Lebrun, qui avait fait le plan de la décoration, s’était surpassé. Le Miserere de Lulli était beau à pleurer. Venait l’orateur : on se demandait comment il allait soutenir la beauté du spectacle. Monté en chaire, il faisait des traits d’éloquence, si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde en était charmé…
Bossuet avait bien vu l’écueil du genre, et là où « tout entrait, comme il l’avait dit, excepté l’esprit de Dieu », il a su faire en sorte que tout fût pour l’édification, rien pour la vaine pompe et l’éloge complaisant.
Soucieux de vérité, il y met d’abord la vérité personnelle, celle de ses impressions et de ses émotions. Ce n’est pas seulement un orateur qui discourt, c’est un ami qui se rappelle des conversations, un directeur, un consolateur, au lit de mort, qui se souvient d’entretiens spirituels. « Alors, dit-il dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse, alors je fus témoin de la douleur la plus pénétrante. » On ne retrouverait pas ailleurs, à cette époque, cet accent d’intimité, de familiarité dans le souvenir simple et grave.
Puis il introduit dans le panégyrique la vérité de l’histoire. L’abbé Faydit raconte qu’avant de composer ses oraisons funèbres, Bossuet relisait deux chants d’Homère. Cela n’est pas impossible. Mais quand il nous montre Enghien enfonçant trois fois les bataillons espagnols, ce n’est pas là un chiffre épique, c’est le nombre exact. Avant de parler de la Reine d’Angleterre, il avait demandé à Madame de Motteville des notes précises. Ces notes, on les possède : les termes de Bossuet rappellent souvent ceux de Madame de Motteville. Les détails précis, les faits particuliers, les paroles empruntées aux personnages mêmes abondent. On a cité souvent l’allusion si touchante à cet anneau qu’Henriette d’Angleterre mourante fit remettre à Bossuet. Voici un autre détail, moins connu peut-être. On ne voit d’ordinaire qu’un mouvement oratoire dans le passage où Bossuet parle de « ces demeures souterraines où les rangs sont si pressés ». Or, on venait tout récemment d’être obligé d’agrandir les caveaux de Saint-Denis, pour faire place aux nouveaux arrivants. Les bruits d’empoisonnement qui avaient couru partout, à la mort d’Henriette d’Angleterre ont trouvé un écho discret dans un mot de l’oraison funèbre : « ce mal si étrange ! » Bossuet, quand il loue Condé n’ignore pas les bruits d’athéisme qui ont couru sur son héros, « belle âme devant Dieu, s’il y croyait », dit Guy-Patin. Voilà pourquoi il leur oppose ce mot formel : « Je n’ai jamais douté des mystères, quoi qu’on en ait dit. » L’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague, entièrement faite avec des citations, est moins un éloge que l’histoire d’une conversion.
Bossuet ne se borne pas à laisser parler ses héros : il les compare et il les juge. Mettre Turenne en parallèle avec Condé, cela, aujourd’hui, nous paraît tout naturel, et la comparaison est devenue banale. Il en allait alors tout autrement. On savait à Versailles que Louvois aimait peu Turenne. Mais surtout placer sur la même ligne un prince du sang et un cadet de famille, cela sembla aux courtisans pour le moins hardi. Madame de Sévigné trouve la chose « un peu violente ». Un bel esprit du temps, le comte de Grammont, disait à Louis XIV qu’il venait d’entendre l’oraison funèbre, non pas de Condé, mais de Turenne. Le fait est que Bossuet n’avait vu dans Turenne et Condé que deux grands hommes donnés par Dieu au Roi pour son service. Bourdaloue, qui a traité le même sujet, nomme aussi Turenne, mais c’est pour en faire le plus humble des admirateurs et disciples de Condé. Bossuet s’élève au-dessus des questions d’étiquette, au-dessus même des opinions les plus universellement admises en son temps et des usages consacrés. Dans l’Oraison funèbre de la Palatine, il réclame contre le droit d’aînesse : « La princesse Marie, pleine alors de l’esprit du monde, croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes sœurs devaient être sacrifiées à ses grands desseins… La princesse Bénédicte, la plus jeune des trois sœurs, fut la première immolée à ses intérêts de famille. » Il y critique aussi l’usage de nommer des enfants en bas âge à des fonctions auxquelles ils pourraient être parfaitement inaptes : « On la fit abbesse, sans que, dans un âge si tendre, elle sût ce qu’elle faisait. » A chacun des endroits scabreux, indiqués d’avance, Bossuet qui se sait attendu par la curiosité générale, y satisfait avec une honnêteté courageuse et sobre. En parlant d’Anne de Gonzague, il blâme franchement ses désordres, mais s’en prend surtout à l’irréligion et à l’oubli de Dieu. Chez Marie-Thérèse, il fallait bien louer cette douceur résignée que n’avaient point rebutée les nombreuses infidélités du Roi. Aussi Bossuet parlera-t-il de cette « prudence tempérée qui calme les passions que la résistance violente ne ferait qu’aigrir ». Même sûreté pour Condé. La difficulté était grande. L’architecte chargé de composer le catafalque, avait représenté en bas-reliefs toutes les époques de la vie du prince. Le temps de sa liaison avec les Espagnols n’était exprimé que par une nuit profonde, avec ces mots se détachant en latin : « Ce qui se fait loin du soleil doit être caché. » Bossuet va droit à la faute et d’un mot il dit tout, appelant son héros : « le plus coupable des hommes ».
Ce qui sauvegarde, chez Bossuet, la liberté du jugement, c’est qu’avec lui l’idée religieuse est l’âme du discours. Par-dessus toutes les autres, la vérité qu’il veut imprimer au panégyrique, prononcé dans la chaire, c’est la vérité chrétienne. Le dogme y prend sa place, comme la morale. Dans l’Oraison funèbre de la Duchesse d’Orléans, dans celle de la Palatine, le dogme de la grâce est traité tout au long ; il n’en est pas une où il ne joue son rôle : partout, les personnages nous sont montrés dans leurs rapports intimes avec cette grâce divine qui met le sceau à la vertu. Toutes les grandes qualités de Condé sont énumérées afin de montrer que seules elles ne sont rien et que la piété est le tout de l’homme. Mais ce n’est pas seulement dans la vie particulière de ses héros que Bossuet fait intervenir le point de vue religieux. Il nous montre encore la main de Dieu qui se sert de leurs vertus et de leurs vices mêmes pour l’exécution de ses desseins. Cette idée qu’on retrouve dans toutes les oraisons funèbres, mais dans celle notamment de la Reine d’Angleterre, est l’idée même qui domine le Discours sur l’Histoire Universelle, et elle nous ramène à saluer dans l’orateur comme dans l’historien l’incomparable théoricien de la Providence.
C’est ainsi qu’on voit circuler dans les Oraisons Funèbres tous les grands courants qui traversent l’œuvre de Bossuet : on y retrouve l’historien et le philosophe, comme le prédicateur et le théologien. D’un genre d’apparat il a su faire un genre de vérité et d’édification ; c’est sa part d’invention et c’est le coup de génie. L’oraison funèbre devient ainsi avec lui un sermon illustré par un grand exemple, chef-d’œuvre tout à la fois de littérature classique et de la prédication chrétienne.
RENÉ DOUMIC
Prononcée le 16 novembre 1669, en présence de Monsieur, frère unique du Roi, et de Madame, en l’Église des Religieuses de Sainte-Marie de Chaillot, où repose le cœur de Sa Majesté.
Et nunc, reges, intelligite : erudimini, qui judicatis terram.
Ps. II, v. 10.
Maintenant, ô rois, apprenez : instruisez-vous, juges de la terre.
Monseigneur, Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée ; et que pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes, non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc, reges, intelligite : erudimini, qui judicatis terram.
Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause d’abord suivie de bons succès ; et depuis, des retours soudains ; des changements inouïs ; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul frein à la licence ; les lois abolies, la majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer entrepris par une princesse, malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes ; un trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux rois : ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande reine, autrefois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut : et s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si étranges, un roi me prête ses paroles pour leur dire : Entendez, ô grands de la terre ; instruisez-vous, arbitres du monde.
Mais la sage et religieuse princesse, qui fait le sujet de ce discours, n’a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes, pour y étudier les conseils de la Divine Providence, et les fatales révolutions des monarchies ; elle s’est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisait les princes par son exemple. J’ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant et en leur ôtant leur puissance. La reine, dont nous parlons, à également entendu deux leçons si opposées ; c’est-à-dire, qu’elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l’une, elle a été bienfaisante ; dans l’autre, elle s’est montrée toujours invincible. Tant qu’elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde par des bontés infinies ; quand la fortune l’eut abandonnée, elle s’enrichit plus que jamais elle-même de vertus : tellement qu’elle a perdu pour son propre bien cette puissance royale, qu’elle avait pour le bien des autres ; et si ses sujets, si ses alliés, si l’Église Universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu’elle n’avait fait de toute sa gloire. C’est ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de très haute, très excellente, et très puissante princesse Henriette-Marie de France, Reine de la Grande-Bretagne.
Quoique personne n’ignore les grandes qualités d’une reine, dont l’histoire a rempli tout l’univers, je me sens obligé d’abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite du discours. Il serait superflu de parler au long de la glorieuse naissance de cette princesse : on ne voit rien sous le soleil qui en égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles cet éloge singulier à la couronne de France[1], qu’elle est autant au-dessus des autres couronnes du monde, que la dignité royale surpasse les fortunes particulières. Que s’il a parlé en ces termes du temps du roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée, jugez ce qu’il aurait dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette race, fille de Henri le Grand, et de tant de rois, son grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu’un trône eût été indigne d’elle. A la vérité, elle eut de quoi satisfaire à sa noble fierté, quand elle vit qu’elle allait unir la maison de France à la royale famille des Stuart, qui étaient venus à la succession de la couronne d’Angleterre par une fille de Henri VII, mais qui tenaient de leur chef, depuis plusieurs siècles, le sceptre d’Écosse, et qui descendaient de ces rois antiques, dont l’origine se cache si avant dans l’obscurité des premiers temps. Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande nation, c’est parce qu’elle pouvait contenter le désir immense, qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une magnificence royale ; et l’on eût dit qu’elle perdait ce qu’elle ne donnait pas. Ses autres vertus n’ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les princes devaient garder le même silence que les confesseurs, et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n’a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant, qui fait qu’on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect ? Douce, familière, agréable, autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre, aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l’autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitait les affaires ; et une main si habile eût sauvé l’État, si l’État eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle : ni les maux qu’elle a prévus, ni ceux qui l’ont surprise, n’ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres ? Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa maison, aussi bien que celle de toute la France, seule nation de l’univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont embrassé le christianisme, n’a jamais vu sur le trône que des princes enfants de l’Église. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne serait capable de la détacher de la foi de saint Louis. Le roi son mari lui a donné, jusqu’à la mort, ce bel éloge, qu’il n’y avait que le seul point de la religion, où leurs cœurs fussent désunis ; et confirmant par son témoignage la piété de la reine, ce prince très éclairé a fait connaître en même temps à toute la terre la tendresse, l’amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son épouse incomparable.
[1] Lib. VI, Ep. 6.
Dieu qui rapporte tous ses conseils à la conservation de la sainte Église, et qui, fécond en moyens, emploie toutes choses à ses fins cachées, s’est servi autrefois des chastes attraits de deux saintes héroïnes, pour délivrer ses fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut sauver la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith un piège imprévu et inévitable à l’aveugle brutalité d’Holopherne. Les grâces pudiques de la reine Esther eurent un effet aussi salutaire, mais moins violent. Elle gagna le cœur du roi son mari, et fit d’un prince fidèle un illustre protecteur du peuple de Dieu. Par un conseil à peu près semblable, ce grand Dieu avait préparé un charme innocent au roi d’Angleterre, dans les agréments infinis de la reine son épouse. Comme elle possédait son affection (car les nuages qui avaient paru au commencement furent bientôt dissipés), et que son heureuse fécondité redoublait tous les jours les sacrés liens de leur amour mutuel ; sans commettre l’autorité du roi son seigneur, elle employait son crédit à procurer un peu de repos aux catholiques accablés. Dès l’âge de quinze ans elle fut capable de ces soins : et seize années d’une prospérité accomplie, qui coulèrent sans interruption, avec l’admiration de toute la terre, furent seize années de douceur pour cette Église affligée. Le crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et presque incroyable, d’être gouvernés successivement par trois nonces apostoliques, qui leur apportaient les consolations, que reçoivent les enfants de Dieu de la communication avec le saint-siège.
Le pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens[2] : Sachez, ô grand empereur, que la souveraine puissance vous est accordée d’en haut, afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies, et que l’empire de la terre serve l’empire du ciel. C’est la vérité même, qui lui a dicté ces belles paroles. Car qu’y a-t-il de plus convenable à la puissance, que de secourir la vertu ? A quoi la force doit-elle servir, qu’à défendre la raison ? Et pourquoi commandent les hommes, si ce n’est pour faire que Dieu soit obéi ? Mais surtout il faut remarquer l’obligation si glorieuse que ce grand pape impose aux princes, d’élargir les voies du ciel. Jésus-Christ a dit dans son Évangile[3] : Combien est étroit le chemin qui mène à la vie ! Et voici ce qui le rend si étroit : c’est que le juste, sévère à lui-même, et persécuteur irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtenir que le monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe plutôt qu’il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puissances du siècle ; voyez dans quel sentier la vertu chemine ; doublement à l’étroit, et par elle-même, et par l’effort de ceux qui la persécutent : secourez-la, tendez-lui la main : puisque vous la voyez déjà fatiguée du combat qu’elle soutient au dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du ciel, et rétablirez ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez difficile.
[2] S. Greg. Lib. II, Ep. 62 ; Maur. Lib. III, Ep. 65.
[3] Matt. VIII. 14.
Mais si jamais l’on peut dire que la voie du chrétien est étroite, c’est, messieurs, durant les persécutions. Car que peut-on imaginer de plus malheureux que de ne pouvoir conserver la foi, sans s’exposer au supplice, ni sacrifier sans trouble, ni chercher Dieu qu’en tremblant ? Tel était l’état déplorable des catholiques anglais. L’erreur et la nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires ; et la doctrine ancienne, qui, selon l’oracle de l’Évangile[4], doit être prêchée jusque sur les toits, pouvait à peine parler à l’oreille. Les enfants de Dieu étaient étonnés de ne voir plus ni l’autel, ni le sanctuaire, ni ces tribunaux de miséricorde, qui justifient ceux qui s’accusent. O douleur ! Il fallait cacher la pénitence avec le même soin qu’on eût fait les crimes ; et Jésus-Christ même se voyait contraint, au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d’autres voiles et d’autres ténèbres, que ces voiles et ces ténèbres mystiques, dont il se couvre volontairement dans l’Eucharistie. A l’arrivée de la reine, la rigueur se ralentit, et les catholiques respirèrent. Cette chapelle royale qu’elle fit bâtir avec tant de magnificence dans son palais de Somerset, rendait à l’Église sa première forme. Henriette, digne fille de saint Louis, y animait tout le monde par son exemple, et y soutenait avec gloire par ses retraites, par ses prières, et par ses dévotions, l’ancienne réputation de la très chrétienne maison de France. Les prêtres de l’Oratoire, que le grand Pierre de Bérulle avait conduits avec elle, et après eux les pères capucins, y donnèrent, par leur piété, aux autels leur véritable décoration, et au service divin sa majesté naturelle. Les prêtres et les religieux, zélés et infatigables pasteurs de ce troupeau affligé, qui vivaient en Angleterre pauvres, errants, travestis, desquels[5] aussi le monde n’était pas digne, venaient reprendre avec joie les marques glorieuses de leur profession dans la chapelle de la reine ; et l’Église désolée, qui autrefois pouvait à peine gémir librement, et pleurer sa gloire passée, faisait retentir hautement les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Ainsi la pieuse reine consolait la captivité des fidèles, et relevait leur espérance.
[4] Matt. X, 27.
[5] Heb. XI, 38.
Quand Dieu[6] laisse sortir du puits de l’abîme la fumée qui obscurcit le soleil, selon l’expression de l’Apocalypse, c’est-à-dire l’erreur et l’hérésie ; quand pour punir les scandales, ou pour réveiller les peuples et les pasteurs, il permet à l’esprit de séduction de tromper les âmes hautaines, et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile curiosité, et un esprit de révolte : il détermine dans sa sagesse profonde les limites qu’il veut donner aux malheureux progrès de l’erreur, et aux souffrances de son Église. Je n’entreprends pas, chrétiens, de vous dire la destinée des hérésies de ces derniers siècles, ni de marquer le terme fatal, dans lequel Dieu a résolu de borner leur cours. Mais si mon jugement ne me trompe pas, si, rappelant la mémoire des siècles passés, j’en fais un juste rapport à l’état présent, j’ose croire, et je vois les sages concourir à ce sentiment, que les jours d’aveuglement sont écoulés, et qu’il est temps désormais que la lumière revienne. Lorsque le roi Henri VIII, prince en tout le reste accompli, s’égara dans les passions qui ont perdu Salomon et tant d’autres rois, et commença d’ébranler l’autorité de l’Église, les sages lui dénoncèrent qu’en remuant ce seul point, il mettait tout en péril, et qu’il donnait, contre son dessein, une licence effrénée aux âges suivants. Les sages le prévirent ; mais les sages sont-ils crus en ces temps d’emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties ? Ce qu’une judicieuse prévoyance n’a pu mettre dans l’esprit des hommes, une maîtresse plus impérieuse, je veux dire l’expérience, les a forcés de le croire. Tout ce que la religion a de plus saint a été en proie. L’Angleterre a tant changé, qu’elle ne sait plus elle-même à quoi s’en tenir ; et plus agitée en sa terre et dans ses ports mêmes, que l’Océan qui l’environne, elle se voit inondée par l’effroyable débordement de mille sectes bizarres. Qui sait si, étant revenue de ses erreurs prodigieuses touchant la royauté, elle ne poussera pas plus loin ses réflexions ; et si, ennuyée de ses changements, elle ne regardera pas avec complaisance l’état qui a précédé ? Cependant admirons ici la piété de la reine, qui a su si bien conserver les précieux restes de tant de persécutions. Que de pauvres, que de malheureux, que de familles ruinées pour la cause de la foi, ont subsisté pendant tout le cours de sa vie par l’immense profusion de ses aumônes ! Elles se répandaient de toutes parts jusqu’aux dernières extrémités de ses trois royaumes ; et, s’étendant par leur abondance même sur les ennemis de la foi, elles adoucissaient leur aigreur, et les ramenaient à l’Église. Ainsi non seulement elle conservait, mais encore elle augmentait le peuple de Dieu. Les conversions étaient innombrables, et ceux qui en ont été témoins oculaires nous ont appris, que pendant trois ans de séjour qu’elle a fait dans la cour du roi son fils, la seule chapelle royale a vu plus de trois cents convertis, sans parler des autres, abjurer saintement leurs erreurs entre les mains de ses aumôniers. Heureuse d’avoir conservé si soigneusement l’étincelle de ce feu[7] divin que Jésus est venu allumer au monde ! Si jamais l’Angleterre revient à soi ; si ce levain précieux vient un jour à sanctifier toute cette masse, où il a été mêlé par ses royales mains, la postérité la plus éloignée n’aura pas assez de louanges, pour célébrer les vertus de la religieuse Henriette, et croira devoir à sa piété l’ouvrage si mémorable du rétablissement de l’Église.
[6] Apoc. IX, 1, 2.
[7] Luc. XII, 49.
Que si l’histoire de l’Église garde chèrement la mémoire de cette reine, notre histoire ne taira pas les avantages qu’elle a procurés à sa maison et à sa patrie. Femme et mère très chérie et très honorée, elle a réconcilié avec la France le roi son mari, et le roi son fils. Qui ne sait qu’après la mémorable action de l’île de Ré, et durant ce fameux siège de la Rochelle, cette princesse, prompte à se servir des conjonctures importantes, fit conclure la paix, qui empêcha l’Angleterre de continuer son secours aux calvinistes révoltés ? Et dans ces dernières années, après que notre grand roi, plus jaloux de sa parole et du salut de ses alliés que de ses propres intérêts, eut déclaré la guerre aux Anglais, ne fut-elle pas encore une sage et heureuse médiatrice ? Ne réunit-elle pas les deux royaumes ? Et depuis encore ne s’est-elle pas appliquée en toutes rencontres à conserver cette même intelligence ? Ces soins regardent maintenant vos altesses royales : et l’exemple d’une grande reine, aussi bien que le sang de France et d’Angleterre, que vous avez uni par votre heureux mariage, vous doit inspirer le désir de travailler sans cesse à l’union de deux rois qui vous sont si proches, et de qui la puissance et la vertu peuvent faire le destin de toute l’Europe.
Monseigneur, ce n’est plus seulement par cette vaillante main et par ce grand cœur que vous acquerrez de la gloire. Dans le calme d’une profonde paix vous aurez les moyens de vous signaler ; et vous pouvez servir l’État sans l’alarmer, comme vous avez fait tant de fois, en exposant au milieu des plus grands hasards de la guerre une vie aussi précieuse et aussi nécessaire que la vôtre. Ce service, monseigneur, n’est pas le seul qu’on attend de vous, et l’on peut tout espérer d’un prince que la sagesse conseille, que la valeur anime, et que la justice accompagne dans toutes ses actions. Mais où m’emporte mon zèle si loin de mon triste sujet ? Je m’arrête à considérer les vertus de Philippe, et je ne songe pas que je vous dois l’histoire des malheurs de Henriette.
J’avoue en la commençant, que je sens plus que jamais la difficulté de mon entreprise. Quand j’envisage de près les infortunes inouïes d’une si grande reine, je ne trouve plus de paroles ; et mon esprit, rebuté de tant d’indignes traitements qu’on a faits à la majesté et à la vertu, ne se résoudrait jamais à se jeter parmi tant d’horreurs, si la constance admirable avec laquelle cette princesse a soutenu ses calamités, ne surpassait de bien loin les crimes qui les ont causées. Mais en même temps, chrétiens, un autre soin me travaille. Ce n’est pas un ouvrage humain que je médite. Je ne suis pas ici un historien qui doit vous développer le secret des cabinets, ni l’ordre des batailles, ni les intérêts des parties : il faut que je m’élève au-dessus de l’homme, pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu ! J’entrerai[8] avec David, dans les puissances du Seigneur, et j’ai à vous faire voir les merveilles de sa main et de ses conseils ; conseils de juste vengeance sur l’Angleterre ; conseils de miséricorde pour le salut de la reine : mais conseils marqués par le doigt de Dieu, dont l’empreinte est si vive et si manifeste dans les événements que j’ai à traiter, qu’on ne peut résister à cette lumière.
[8] Ps. LXX, 15.
Quelque haut qu’on puisse remonter, pour rechercher dans les histoires les exemples des grandes mutations, on trouvera que jusqu’ici elles sont causées ou par la mollesse, ou par la violence des princes. En effet, quand les princes, négligeant de connaître leurs affaires et leurs armées, ne travaillent qu’à la chasse, comme disait cet historien[9], n’ont de gloire que pour le luxe, ni d’esprit que pour inventer des plaisirs, ou quand, emportés par leur humeur violente, ils ne gardent plus ni lois ni mesures, et qu’ils ôtent les égards et la crainte aux hommes, en faisant que les maux qu’ils souffrent, leur paraissent plus insupportables que ceux qu’ils prévoient : alors ou la licence excessive, ou la patience poussée à l’extrémité, menacent terriblement les maisons régnantes.
[9] Quint-Curt. lib. VIII, 9.
Charles Ier, roi d’Angleterre, était juste, modéré, magnanime, très instruit de ses affaires et des moyens de régner. Jamais prince ne fut plus capable de rendre la royauté, non seulement vénérable et sainte, mais encore aimable et chère à ses peuples. Que lui peut-on reprocher, sinon sa clémence ? Je veux bien avouer de lui ce qu’un auteur célèbre a dit de César : Qu’il a été clément, jusqu’à être obligé de s’en repentir[10]. Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre défaut de Charles aussi bien que de César : mais que ceux qui veulent croire que tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l’implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s’est pas manqué à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n’a pas pu le forcer : et comme il n’a jamais refusé ce qui était raisonnable, étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était faible et injuste, étant captif. J’ai peine à contempler son grand cœur dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu’il n’est pas permis aux rebelles de faire perdre la majesté à un roi qui sait se connaître ; et ceux qui ont vu de quel front il a paru dans la salle de Westminster et dans la place de Whitehall peuvent juger aisément combien il était intrépide à la tête de ses armées, combien auguste et majestueux au milieu de son palais et de sa cour. Grande reine, je satisfais à vos plus tendres désirs, quand je célèbre ce monarque ; et ce cœur qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille, tout poudre qu’il est, et devient sensible, même sous ce drap mortuaire, au nom d’un époux si cher, à qui ses ennemis même accorderont le titre de sage, et celui de juste, et que la postérité mettra au rang des grands princes, si son histoire trouve des lecteurs, dont le jugement ne se laisse pas maîtriser aux événements ni à la fortune.
[10] Plin. Hist. nat. lib. VII, c. 25.
Ceux qui sont instruits des affaires, étant obligés d’avouer que le roi n’avait point donné d’ouverture ni de prétexte aux excès sacrilèges dont nous abhorrons la mémoire, en accusent la fierté indomptable de la nation : et je confesse que la haine des parricides pourrait jeter les esprits dans ce sentiment. Mais quand on considère de plus près l’histoire de ce grand royaume, et particulièrement les derniers règnes, où l’on voit non seulement les rois majeurs, mais encore les pupilles, et les reines mêmes si absolues et si redoutées ; quand on regarde la facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée ou rétablie par Henri, par Édouard, par Marie, par Élisabeth, on ne trouve, ni la nation si rebelle, ni ses parlements si fiers et si factieux : au contraire, on est obligé de reprocher à ces peuples d’avoir été trop soumis, puisqu’ils ont mis sous le joug leur foi même et leur conscience. N’accusons donc pas aveuglément le naturel des habitants de l’île la plus célèbre du monde, qui, selon les plus fidèles histoires, tirent leur origine des Gaules ; et ne croyons pas que les Merciens, les Danois et les Saxons aient tellement corrompu en eux ce que nos pères leur avaient donné de bon sens, qu’ils soient capables de s’emporter à des procédés si barbares, s’il ne s’y était mêlé d’autres causes. Qu’est-ce donc qui les a poussés ? Quelle force, quel transport, quelle intempérie a causé ces agitations et ces violences ? N’en doutons pas, chrétiens ; les fausses religions, le libertinage d’esprit, la fureur de disputer des choses divines, sans fin, sans règle, sans soumissions, a emporté les courages. Voilà les ennemis que la reine a eu à combattre, et que ni sa prudence, ni sa douceur, ni sa fermeté, n’ont pu vaincre.
J’ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits, quand on ébranle les fondements de la religion, et qu’on remue les bornes une fois posées. Mais comme la matière que je traite me fournit un exemple manifeste et unique dans tous les siècles, de ces extrémités furieuses, il est, messieurs, de la nécessité de mon sujet, de remonter jusqu’au principe, et de vous conduire pas à pas par tous les excès où le mépris de la religion ancienne, et celui de l’autorité de l’Église, ont été capables de pousser les hommes.
Donc la source de tout mal est, que ceux qui n’ont pas craint de tenter au siècle passé la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs nouveautés, que la sainte autorité de l’Église, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des conciles, la doctrine des Pères, et leur sainte unanimité, l’ancienne tradition du saint-siège et de l’Église catholique n’ont plus été comme autrefois des lois sacrées et inviolables. Chacun s’est fait à soi-même un tribunal, où il s’est rendu l’arbitre de sa croyance ; et encore qu’il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits, en les renfermant dans les limites de l’Écriture sainte, comme ce n’a été qu’à condition que chaque fidèle en deviendrait l’interprète, et croirait que le Saint-Esprit lui en dicte l’explication, il n’y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu’il pense. Dès lors on a bien prévu que la licence n’ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu’à l’infini ; que l’opiniâtreté serait invincible ; et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion, déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste, et une entière indépendance, dans l’indifférence des religions ou dans l’athéisme.
Tels, et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans la suite, sont les effets naturels de cette nouvelle doctrine. Mais de même qu’une eau débordée ne fait pas partout les mêmes ravages, parce que sa rapidité ne trouve pas partout les mêmes penchants et les mêmes ouvertures : ainsi, quoique cet esprit d’indocilité et d’indépendance soit également répandu dans toutes les hérésies de ces derniers siècles, il n’a pas produit universellement les mêmes effets : il a reçu diverses limites, suivant que la crainte, ou les intérêts, ou l’humeur des particuliers et des nations, ou enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportés, l’ont différemment retenu. Que s’il s’est montré tout entier à l’Angleterre, et si sa malignité s’y est déclarée sans réserve, les rois en ont souffert ; mais aussi les rois en ont été cause. Ils ont trop fait sentir aux peuples que l’ancienne religion se pouvait changer. Les sujets ont cessé d’en révérer les maximes, quand ils les ont vues céder aux passions et aux intérêts de leurs princes. Ces terres, trop remuées et devenues incapables de consistance, sont tombées de toutes parts, et n’ont fait voir que d’effroyables précipices. J’appelle ainsi tant d’erreurs téméraires et extravagantes qu’on voyait paraître tous les jours. Ne croyez pas que ce soit seulement la querelle de l’épiscopat, ou quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému les communes. Ces disputes n’étaient encore que de faibles commencements, par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs : c’était un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité, et une démangeaison d’innover sans fin, après qu’on en a vu le premier exemple.
Ainsi les calvinistes plus hardis que les luthériens, ont servi à établir les sociniens qui ont été plus loin qu’eux, et dont ils grossissent tous les jours le parti. Les sectes infinies des anabaptistes sont sorties de cette même source ; et leurs opinions mêlées au calvinisme ont fait naître les indépendants, qui n’ont point eu de bornes ; parmi lesquels on voit les trembleurs, gens fanatiques, qui croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées ; et ceux qu’on nomme chercheurs, à cause que dix-sept cents ans après Jésus-Christ, ils cherchent encore la religion, et n’en ont point d’arrêtée.
C’est, messieurs, en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. En vain les rois d’Angleterre ont cru les pouvoir retenir sur cette pente dangereuse, en conservant l’épiscopat. Car que peuvent des évêques, qui ont anéanti eux-mêmes l’autorité de leur chaire, et la révérence qu’on doit à la succession, en condamnant ouvertement leurs prédécesseurs jusqu’à la source même de leur sacre, c’est-à-dire jusqu’au pape saint Grégoire, et au saint moine Augustin son disciple, et le premier apôtre de la nation anglaise ? Qu’est-ce que l’épiscopat, quand il se sépare de l’Église, qui est son tout, aussi bien que du saint-siège, qui est son centre, pour s’attacher contre sa nature à la royauté comme à son chef ? Ces deux puissances d’un ordre si différent ne s’unissent pas, mais s’embarrassent mutuellement, quand on les confond ensemble ; et la majesté des rois d’Angleterre serait demeurée plus inviolable, si, contente de ses droits sacrés, elle n’avait point voulu attirer à soi les droits et l’autorité de l’Église. Ainsi rien n’a retenu la violence des esprits féconds en erreurs : et Dieu, pour punir l’irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à l’intempérance de leur folle curiosité ; en sorte que l’ardeur de leurs disputes insensées, et leur religion arbitraire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies.
Il ne faut point s’étonner s’ils perdirent le respect de la majesté et des lois, ni s’ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres. On énerve la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids, qui seul est capable de tenir les peuples. Ils ont dans le fond du cœur je ne sais quoi d’inquiet qui s’échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire ; et on ne leur laisse plus rien à ménager, quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion. C’est de là que nous est né ce prétendu règne de Christ, inconnu jusqu’alors au christianisme, qui devait anéantir toute royauté, et égaler tous les hommes : songe séditieux des indépendants, et leur chimère impie et sacrilège. Tant il est vrai que tout se tourne en révoltes et en pensées séditieuses, quand l’autorité de la religion est anéantie ! Mais pourquoi chercher des preuves d’une vérité que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence manifeste ? Dieu même menace les peuples qui altèrent la religion qu’il a établie, de se retirer du milieu d’eux, et par là de les livrer aux guerres civiles. Écoutez comme il parle par la bouche du prophète Zacharie[11] : Leur âme, dit le Seigneur, a varié envers moi, quand ils ont si souvent changé la religion, et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur : c’est-à-dire je vous abandonnerai à vous-mêmes et à votre cruelle destinée. Et voyez la suite : Que ce qui doit mourir aille à la mort ; que ce qui doit être retranché, soit retranché. Entendez-vous ces paroles ? Et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres. O prophétie trop réelle, et trop véritablement accomplie ! La reine avait bien raison de juger qu’il n’y avait point de moyen d’ôter les causes des guerres civiles, qu’en retournant à l’unité catholique, qui a fait fleurir durant tant de siècles l’Église et la monarchie d’Angleterre, autant que les plus saintes Églises et les plus illustres monarchies du monde. Ainsi, quand cette pieuse princesse servait l’Église, elle croyait servir l’État ; elle croyait assurer au roi des serviteurs, en conservant à Dieu ses fidèles. L’expérience a justifié ses sentiments ; et il est vrai que le roi son fils n’a rien trouvé de plus ferme dans son service, que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avait sauvés la reine sa mère. En effet, il est visible, que puisque la séparation et la révolte contre l’autorité de l’Église a été la source d’où sont dérivés tous les maux, on n’en trouvera jamais les remèdes que par le retour à l’unité, et par la soumission ancienne. C’est le mépris de cette unité qui a divisé l’Angleterre. Que si vous me demandez comment tant de factions opposées, et tant de sectes incompatibles, qui se devaient apparemment détruire les unes les autres, ont pu si opiniâtrement conspirer ensemble contre le trône royal, vous l’allez apprendre.
[11] Zach. XI. 8, et seq.
Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées : enfin, un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu’il en paraît dans l’histoire, à qui leur audace a été funeste ! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s’en servir ! Il fut donné[12] à celui-ci de tromper les peuples, et de prévaloir contre les rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n’avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser, sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière, était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par là, qu’il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appas de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours, sans regarder qu’ils allaient à la servitude ; et leur subtil conducteur, qui en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu’il avait tellement enchanté le monde, qu’il était regardé de toute l’armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l’indépendance, commença à s’apercevoir qu’il pouvait encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu était indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l’univers. C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Église. Il voulait découvrir par un grand exemple tout ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours : ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. Je suis le Seigneur[13], dit-il par la bouche de Jérémie, c’est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux, et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant j’ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur. Il l’appelle son serviteur, quoique infidèle, à cause qu’il l’a nommé pour exécuter ses décrets. Et j’ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu’aux animaux. Tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande. Mais écoutez la suite de la prophétie : Je veux que ces peuples lui obéissent, et qu’ils obéissent encore à son fils, jusqu’à ce que le temps des uns et des autres vienne. Voyez, chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées : Dieu détermine jusqu’à quand doit durer l’assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde.
[12] Apoc. XIII. 5, 7.
[13] Jér. XXVII. 5.
Tel a été le sort de l’Angleterre. Mais que, dans cette effroyable confusion de toutes choses, il est beau de considérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume ; ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage opposaient à la fortune de l’État ; et enfin sa constance, par laquelle n’ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement soutenu l’effort ! Tous les jours elle ramenait quelqu’un des rebelles ; et de peur qu’ils ne fussent malheureusement engagés à faillir toujours, parce qu’ils avaient failli une fois, elle voulait qu’ils trouvassent leur refuge dans sa bonté, et leur sûreté dans sa parole. Ce fut entre ses mains que le gouverneur de Scarborough remit ce port et ce château inaccessible. Les deux Hothams, père et fils, qui avaient donné le premier exemple de perfidie, en refusant au roi même les portes de la forteresse et du port de Hull, choisirent la reine pour médiatrice, et devaient rendre au roi cette place avec celle de Beverley : mais ils furent prévenus, et décapités ; et Dieu, qui voulut punir leur honteuse désobéissance par les propres mains des rebelles, ne permit pas que le roi profitât de leur repentir. Elle avait encore gagné un maire de Londres, dont le crédit était grand, et plusieurs autres chefs de la faction. Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle : et si Dieu n’eût point été inflexible, si l’aveuglement des peuples n’eût pas été incurable, elle aurait guéri les esprits, et le parti le plus juste aurait été le plus fort.
On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j’ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s’étaient saisis des arsenaux et des magasins ; et, malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes ; et, sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume, prince d’Orange, elle va pour engager les États dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre ; l’hiver ne l’arrête pas, onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi : mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse, dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide, autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté. Elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu, qui faisait toute sa confiance ; et, pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! Elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire. Et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute l’espérance d’un si grand secours. L’amiral où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer, et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande : et tous les peuples furent étonnés d’une délivrance si miraculeuse.
Ceux qui sont échappés du naufrage disent un éternel adieu à la mer et aux vaisseaux, et comme disait un ancien auteur, ils n’en peuvent même supporter la vue[14]. Cependant onze jours après, ô résolution étonnante ! la reine, à peine sortie d’une tourmente si épouvantable, pressée du désir de revoir le roi et de le secourir, ose encore se commettre à la furie de l’Océan et à la rigueur de l’hiver. Elle ramasse quelques vaisseaux qu’elle charge d’officiers et de munitions, et repasse enfin en Angleterre. Mais qui ne serait étonné de la cruelle destinée de cette princesse ? Après s’être sauvée des flots, une autre tempête lui fut presque fatale. Cent pièces de canon tonnèrent à son arrivée, et la maison où elle entra fut percée de leurs coups. Qu’elle eut d’assurance dans cet effroyable péril ! mais qu’elle eut de clémence pour l’auteur d’un si noir attentat ! On l’amena prisonnier peu de temps après ; elle lui pardonna son crime, le livrant pour tout supplice à sa conscience, et à la honte d’avoir entrepris sur la vie d’une princesse si bonne et si généreuse : tant elle était au-dessus de la vengeance aussi bien que de la crainte.
[14] Tertull. de Pœnit. VII.
Mais ne la verrons-nous jamais auprès du roi, qui souhaite si ardemment son retour ? Elle brûle du même désir, et déjà je la vois paraître dans un nouvel appareil. Elle marche comme un général à la tête d’une armée royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque toutes. Elle assiège et prend d’assaut en passant une place considérable, qui s’opposait à sa marche ; elle triomphe, elle pardonne ; et enfin le roi la vient recevoir dans une campagne, où il avait remporté l’année précédente une victoire signalée sur le général Essex. Une heure après, on apporta la nouvelle d’une grande bataille gagnée. Tout semblait prospérer par sa présence ; les rebelles étaient consternés : et si la reine en eût été crue, si au lieu de diviser les armées royales, et de les amuser, contre son avis, aux sièges infortunés de Hull et de Gloucester, on eût marché droit à Londres, l’affaire était décidée, et cette campagne eût fini la guerre. Mais le moment fut manqué. Le terme fatal approchait ; et le ciel, qui semblait suspendre, en faveur de la piété de la reine, la vengeance qu’il méditait, commença à se déclarer. Tu sais vaincre[15], disait un brave Africain au plus rusé capitaine qui fut jamais ; mais tu ne sais pas user de ta victoire. Rome que tu tenais t’échappe ; et le destin ennemi t’a ôté tantôt le moyen, tantôt la pensée de la prendre[16]. Depuis ce malheureux moment, tout alla visiblement en décadence, et les affaires furent sans retour. La reine qui se trouva grosse, et qui ne put par tout son crédit faire abandonner ces deux sièges, qu’on vit enfin si mal réussir, tomba en langueur ; et tout l’État languit avec elle. Elle fut contrainte de se séparer d’avec le roi, qui était presque assiégé dans Oxford ; et ils se dirent un adieu bien triste, quoiqu’ils ne sussent pas que c’était le dernier. Elle se retire à Exeter, ville forte, où elle fut elle-même bientôt assiégée. Elle y accoucha d’une princesse, et se vit douze jours après contrainte de prendre la fuite, pour se réfugier en France.
[15] Liv. Dec. III, liv. 2.
[16] Liv. Dec. III, liv. 6.
Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de votre maison ! O Éternel, veillez sur elle ; anges saints, rangez à l’entour vos escadrons invisibles, et faites la garde autour du berceau d’une princesse si grande et si délaissée ! Elle est destinée au sage et valeureux Philippe, et doit des princes à la France, dignes de lui, dignes d’elle, et de leurs aïeux. Dieu l’a protégée, messieurs. Sa gouvernante, deux ans après, tire ce précieux enfant des mains des rebelles : et, quoique ignorant sa captivité et sentant trop sa grandeur, elle se découvre elle-même ; quoique refusant tous les autres noms, elle s’obstine à dire qu’elle est la princesse ; elle est enfin amenée auprès de la reine sa mère, pour faire sa consolation durant ses malheurs, en attendant qu’elle fasse la félicité d’un grand prince et la joie de toute la France. Mais j’interromps l’ordre de mon histoire. J’ai dit que la reine fut obligée à se retirer de son royaume. En effet, elle partit des ports d’Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles, qui la poursuivaient de si près, qu’elle entendait presque leurs cris et leurs menaces insolentes. O voyage bien différent de celui qu’elle avait fait sur la même mer, lorsque venant prendre possession du sceptre de la Grande-Bretagne, elle voyait, pour ainsi dire, les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers ! Maintenant chassée, poursuivie par ses ennemis implacables, qui avaient eu l’audace de lui faire son procès, tantôt sauvée, tantôt presque prise, changeant de fortune à chaque quart d’heure, n’ayant pour elle que Dieu et son courage inébranlable, elle n’avait ni assez de vents ni assez de voiles pour favoriser sa fuite précipitée. Mais enfin elle arrive à Brest, où après tant de maux il lui fut permis de respirer un peu.
Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels, qu’a courus cette princesse sur la mer et sur la terre, durant l’espace de près de dix ans, et que d’ailleurs je vois que toutes les entreprises sont inutiles contre sa personne, pendant que tout réussit d’une manière surprenante contre l’État ; que puis-je penser autre chose, sinon que la Providence, autant attachée à lui conserver la vie qu’à renverser sa puissance, a voulu qu’elle survéquît à ses grandeurs, afin qu’elle pût survivre aux attachements de la terre et aux sentiments d’orgueil, qui corrompent d’autant plus les âmes, qu’elles sont plus grandes et plus élevées ? Ce fut un conseil à peu près semblable, qui abaissa autrefois David sous la main du rebelle Absalon. Le voyez-vous ce grand roi[17], dit le saint et éloquent prêtre de Marseille, le voyez-vous seul, abandonné, tellement déchu dans l’esprit des siens, qu’il devient un objet de mépris aux uns, et, ce qui est plus insupportable à un grand courage, un objet de pitié aux autres ; ne sachant, poursuit Salvien, de laquelle de ces deux choses il avait le plus à se plaindre, ou de ce que Siba le nourrissait, ou de ce que Séméi avait l’insolence de le maudire ? Voilà, messieurs, une image, mais imparfaite, de la reine d’Angleterre, quand après de si étranges humiliations elle fut encore contrainte de paraître au monde, et d’étaler, pour ainsi dire, à la France même, et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l’étendue de sa misère. Alors elle put bien dire avec le prophète Isaïe[18] : Le Seigneur des armées a fait ces choses, pour anéantir tout le faste des grandeurs humaines, et tourner en ignomimie ce que l’univers a de plus auguste. Ce n’est pas que la France ait manqué à la fille de Henri le Grand ; Anne la magnanime, la pieuse, que nous ne nommerons jamais sans regret, la reçut d’une manière convenable à la majesté des deux reines. Mais les affaires du roi ne permettant pas que cette sage régente pût proportionner le remède au mal, jugez de l’état de ces deux princesses. Henriette, d’un si grand cœur, est contrainte de demander du secours : Anne, d’un si grand cœur, ne peut en donner assez. Si l’on eût pu avancer ces belles années, dont nous admirons maintenant le cours glorieux : Louis, qui entend de si loin les gémissements des chrétiens affligés ; qui, assuré de sa gloire, dont la sagesse de ses conseils et la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré l’incertitude des événements, entreprend lui seul la cause commune, et porte ses armes redoutées à travers des espaces immenses de mer et de terre ; aurait-il refusé son bras à ses voisins, à ses alliés, à son propre sang, aux droits sacrés de la royauté, qu’il sait si bien maintenir ? Avec quelle puissance l’Angleterre l’aurait-elle vu invincible défenseur, ou vengeur présent de la majesté violée ? Mais Dieu n’avait laissé aucune ressource au roi d’Angleterre : tout lui manque, tout lui est contraire. Les Écossais, à qui il se donne, le livrent aux parlementaires anglais ; et les gardes fidèles de nos rois trahissent le leur. Pendant que le parlement d’Angleterre songe à congédier l’armée, cette armée tout indépendante réforme elle-même à sa mode le parlement, qui eût gardé quelques mesures, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le roi est mené de captivité en captivité ; et la reine remue en vain la France, la Hollande, la Pologne même, et les puissances du Nord les plus éloignées. Elle ranime les Écossais, qui arment trente mille hommes ; elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses chers enfants, l’unique espérance de sa maison, et confesse à cette fois que, parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie. Elle console le roi, qui lui écrit de sa prison même, qu’elle seule soutient son esprit, et qu’il ne faut craindre de lui aucune bassesse, parce que sans cesse il se souvient qu’il est à elle. O mère, ô femme, ô reine admirable, et digne d’une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose ! Enfin il faut céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l’État, qui est attaqué par une force invincible et divine : il ne reste plus désormais, sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines.
[17] Salv. de guber. Dei. lib. II, V.
[18] Isa. XXII. 9.
Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle sans l’abattre : ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.
Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs ? Qui pourrait raconter ses plaintes ? Non, messieurs, Jérémie lui-même, qui seul semble être capable d’égaler les lamentations aux calamités, ne suffirait pas à de tels regrets. Elle s’écrie avec ce prophète[19] : Voyez, Seigneur, mon affliction. Mon ennemi s’est fortifié, et mes enfants sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m’était le plus cher. La royauté a été profanée, et les princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi ; je pleurerai amèrement, n’entreprenez pas de me consoler. L’épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable.
[19] Lam. I, 16 ; I, 10 ; II, 2 ; Isa. XXII, 4 ; Lam. I, 20.
Mais après que nous avons écouté ses plaintes, saintes filles, ses chères amies (car elle voulait bien vous nommer ainsi), vous qui l’avez vue si souvent gémir devant les autels de son unique protecteur, et dans le sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu’elle en recevait, mettez fin à ce discours, en nous racontant les sentiments chrétiens, dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une, de l’avoir faite chrétienne ; l’autre, messieurs, qu’attendez-vous ? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non : c’est de l’avoir faite reine malheureuse. Ah ! je commence à regretter les bornes étroites du lieu où je parle. Il faut éclater, percer cette enceinte, et faire retentir bien loin une parole qui ne peut être assez entendue. Que ses douleurs l’ont rendue savante dans la science de l’Évangile, et qu’elle a bien connu la religion et la vertu de la croix, quand elle a uni le christianisme avec les malheurs ! Les grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent, nous égarent, nous font oublier Dieu, nous-mêmes, et les sentiments de la foi. De là naissent des monstres de crimes, des raffinements de plaisir, des délicatesses d’orgueil, qui ne donnent que trop de fondement à ces terribles malédictions que Jésus-Christ a prononcées dans son Évangile[20] : Malheur à vous qui riez… Malheur à vous qui êtes pleins, et contents du monde ! Au contraire, comme le christianisme a pris naissance de la croix, ce sont aussi les malheurs qui le fortifient. Là on expie ses péchés ; là on épure ses intentions ; là on transporte ses désirs de la terre au ciel ; là on perd tout le goût du monde, et on cesse de s’appuyer sur soi-même et sur sa prudence. Il ne faut pas se flatter ; les plus expérimentés dans les affaires font des fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisément nos fautes, quand la fortune nous les pardonne ! Et que nous nous croyons bientôt les plus éclairés et les plus habiles, quand nous sommes les plus élevés et les plus heureux ! Les mauvais succès sont les seuls maîtres, qui peuvent nous reprendre utilement, et nous arracher cet aveu d’avoir failli, qui coûte tant à notre orgueil. Alors, quand les malheurs nous ouvrent les yeux, nous repassons avec amertume sur tous nos faux pas : nous nous trouvons également accablés de ce que nous avons fait, et de ce que nous avons manqué de faire ; et nous ne savons plus par où excuser cette prudence présomptueuse, qui se croyait infaillible. Nous voyons que Dieu seul est sage ; et, en déplorant vainement les fautes qui ont ruiné nos affaires, une meilleure réflexion nous apprend à déplorer celles qui ont perdu notre éternité, avec cette singulière consolation, qu’on les répare quand on les pleure.
[20] Luc. VI, 25.
Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part des hommes, notre malheureuse reine (donnons-lui hautement ce titre, dont elle a fait un sujet d’actions de grâces), lui faisant étudier sous sa main ces dures, mais solides leçons. Enfin, fléchi par ses vœux et par son humble patience, il a rétabli la maison royale. Charles II est reconnu, et l’injure des rois a été vengée. Ceux que les armes n’avaient pu vaincre, ni les conseils ramener, sont revenus tout à coup d’eux-mêmes : déçus par leur liberté, ils en ont à la fin détesté l’excès, honteux d’avoir eu tant de pouvoir, et leurs propres succès leur faisant horreur. Nous savons que ce prince magnanime eût pu hâter ses affaires, en se servant de la main de ceux qui s’offraient à détruire la tyrannie par un seul coup. Sa grande âme a dédaigné ces moyens trop bas. Il a cru qu’en quelque état que fussent les rois, il était de leur majesté de n’agir que par les lois ou par les armes. Ces lois qu’il a protégées, l’ont établi presque toutes seules : il règne paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres, et fait régner avec lui la justice, la sagesse et la clémence.
Il est inutile de vous dire combien la reine fut consolée par ce merveilleux événement ; mais elle avait appris par ses malheurs, à ne changer pas dans un si grand changement de son état. Le monde une fois banni n’eut plus de retour dans son cœur. Elle vit avec étonnement que Dieu, qui avait rendu inutiles tant d’entreprises et tant d’efforts, parce qu’il attendait l’heure qu’il avait marquée, quand elle fut arrivée, alla prendre comme par la main le roi son fils, pour le conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à cette main souveraine, qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les empires ; et, dédaignant les trônes qui peuvent être usurpés, elle attacha son affection au royaume[21], où l’on ne craint point d’avoir des égaux, et où l’on voit sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces sentiments, elle aima cette humble maison plus que ses palais. Elle ne se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi catholique, pour multiplier ses aumônes, et pour soulager plus abondamment les familles réfugiées de ses trois royaumes, et tous ceux qui avaient été ruinés pour la cause de la religion, ou pour le service du roi.
[21] S. Aug. de Civit. Dei, lib. V, c. 24.
Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le prochain, et combien elle avait d’aversion pour les discours empoisonnés de la médisance. Elle savait de quel poids est non seulement la moindre parole, mais le silence même des princes ; et combien la médisance se donne d’empire, quand elle a osé seulement paraître en leur auguste présence. Ceux qui la voyaient attentive à peser toutes ces paroles jugeaient bien qu’elle était sans cesse sous la vue de Dieu, et que, fidèle imitatrice de l’institut de Sainte-Marie, jamais elle ne perdait la présence de la majesté divine. Aussi rappelait-elle souvent ce précieux souvenir par l’oraison, et par la lecture du livre de l’Imitation de Jésus, où elle apprenait à se conformer au véritable modèle des chrétiens. Elle veillait sans relâche sur sa conscience. Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus d’autres ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla léger ; elle en faisait un rigoureux examen, et, soigneuse de les expier par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée, que la mort n’a pu la surprendre, encore qu’elle soit venue sous l’apparence du sommeil. Elle est morte, cette grande reine, et par sa mort elle a laissé un regret éternel, non seulement à Monsieur et à Madame, qui, fidèles à tous leurs devoirs, ont eu pour elle des respects si soumis, si sincères, si persévérants, mais encore à tous ceux qui ont eu l’honneur de la servir, ou de la connaître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font maintenant sa félicité. Si elle avait été plus fortunée, son histoire serait plus pompeuse, mais ses œuvres seraient moins pleines ; et, avec des titres superbes, elle aurait peut-être paru vide devant Dieu. Maintenant qu’elle a préféré la croix au trône, et qu’elle a mis ses malheurs au nombre des plus grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont promises à ceux qui pleurent. Puisse donc ce Dieu de miséricorde accepter ses afflictions en sacrifice agréable ! Puisse-t-il la placer au sein d’Abraham, et, content de ses maux, épargner désormais à sa famille et au monde de si terribles leçons !
Prononcée à Saint-Denis, le 21e jour d’août 1670
Vanitas vanitatum, dixit Ecclesiastes : vanitas vanitatum, et omnia vanitas.
Eccl. I. 2.
Vanité des vanités, a dit l’Ecclésiaste : vanité des vanités, et tout est vanité.
Monseigneur[22], J’étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre à très haute et très puissante princesse Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans. Elle, que j’avais vue si attentive, pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le sujet d’un discours semblable ; et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère. O vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées. L’eût-elle cru, il y a dix mois ? Et vous, messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, qu’elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ? Princesse, le digne objet de l’admiration de deux grands royaumes, n’était-ce pas assez que l’Angleterre pleurât votre absence, sans être encore réduite à pleurer votre mort ? Et la France, qui vous revit avec tant de joie, environnée d’un nouvel éclat, n’avait-elle plus d’autres pompes et d’autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux, d’où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances ? Vanité des vanités, et tout est vanité. C’est la seule parole qui me reste ; c’est la seule réflexion que me permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n’ai-je point parcouru les livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je puisse appliquer à cette princesse. J’ai pris sans étude et sans choix les premières paroles que me présente l’Ecclésiaste, où, quoique la vanité ait été si souvent nommée, elle ne l’est pas encore assez à mon gré pour le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque jamais les vanités de la terre n’ont été si clairement découvertes, ni si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement : tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes.
[22] Monsieur le Prince.

Enterrement d’Henriette d’Angleterre
dans la basilique Saint-Denis, le 21 août 1670.
Mais dis-je la vérité ? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l’espérance publique, frustrée tout à coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs. C’est pour cela que l’Ecclésiaste, après avoir commencé son divin ouvrage par les paroles que j’ai récitées, après en avoir rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin montrer à l’homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son discours, en lui disant[23] : Crains Dieu, et garde ses commandements ; car c’est là tout l’homme : et sache que le Seigneur examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien ou de mal. Ainsi tout est vain en l’homme, si nous regardons ce qu’il donne au monde ; mais, au contraire, tout est important, si nous considérons ce qu’il doit à Dieu. Encore une fois tout est vain en l’homme, si nous regardons le cours de sa vie mortelle ; mais tout est précieux, tout est important, si nous contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu’il en faut rendre. Méditons donc aujourd’hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la première et la dernière parole de l’Ecclésiaste ; l’une qui montre le néant de l’homme, l’autre qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous convainque de notre néant, pourvu que cet autel, où l’on offre tous les jours pour nous une victime d’un si grand prix, nous apprenne en même temps notre dignité. La princesse que nous pleurons sera un témoin fidèle de l’un et de l’autre. Voyons ce qu’une mort soudaine lui a ravi ; voyons ce qu’une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à mépriser ce qu’elle a quitté sans peine, afin d’attacher toute notre estime à ce qu’elle a embrassé avec tant d’ardeur, lorsque son âme, épurée de tous les sentiments de la terre, et pleine du ciel où elle touchait, a vu la lumière toute manifeste. Voilà les vérités que j’ai à traiter, et que j’ai crues dignes d’être proposées à un si grand prince, et à la plus illustre assemblée de l’univers.
[23] Eccl. XII, 13, 14.
Nous mourons tous, disait cette femme dont l’Écriture a loué la prudence au second livre des Rois, et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour[24]. En effet, nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine ; et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement comme des flots : ils ne cessent de s’écouler ; tant qu’enfin, après avoir fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme, où l’on ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités superbes qui distinguent les hommes ; de même que ces fleuves tant vantés demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l’Océan avec les rivières les plus inconnues.
[24] 2 Reg. XIV, 14
Et certainement, messieurs, si quelque chose pouvait élever les hommes au-dessus de leur infirmité naturelle ; si l’origine qui nous est commune souffrait quelque distinction solide et durable entre ceux que Dieu a formés de la même terre, qu’y aurait-il dans l’univers de plus distingué que la princesse dont je parle ? Tout ce que peuvent faire non seulement la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités de l’esprit pour l’élévation d’une princesse, se trouve rassemblé et puis anéanti dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glorieuse origine, je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de l’éclat des plus augustes couronnes. Je vois la maison de France, la plus grande sans comparaison de tout l’univers, et à qui les plus puissantes maisons peuvent bien céder sans envie, puisqu’elles tâchent de tirer leur gloire de cette source. Je vois les rois d’Écosse, les rois d’Angleterre, qui ont régné depuis tant de siècles sur une des plus belliqueuses nations de l’univers, plus encore par leur courage que par l’autorité de leur sceptre. Mais cette princesse, née sur le trône, avait l’esprit et le cœur plus haut que sa naissance. Les malheurs de sa maison n’ont pu l’accabler dans sa première jeunesse ; et dès lors on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous disions avec joie que le ciel l’avait arrachée, comme par miracle, des mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France : don précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus durable ! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m’interrompre ? Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse, sans que la mort s’y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. O mort, éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous tromper pour un peu de temps la violence de notre douleur, par le souvenir de notre joie. Souvenez-vous donc, messieurs, de l’admiration que la princesse d’Angleterre donnait à toute la cour. Votre mémoire vous la peindra mieux, avec tous ses traits et son incomparable douceur, que ne pourront jamais faire toutes mes paroles. Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples ; et les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces. Aussi la reine sa mère, dont elle a toujours été la consolation, ne l’aimait pas plus tendrement que faisait Anne d’Espagne. Anne, vous le savez, messieurs, ne trouvait rien au-dessus de cette princesse. Après nous avoir donné une reine, seule capable par sa piété, et par ses autres vertus royales, de soutenir la réputation d’une tante si illustre, elle voulut, pour mettre dans sa famille ce que l’univers avait de plus grand, que Philippe de France, son second fils, épousât la princesse Henriette, et quoique le roi d’Angleterre, dont le cœur égale la sagesse, sût que la princesse sa sœur, recherchée de tant de rois, pouvait honorer un trône, il lui vit remplir avec joie la seconde place de France, que la dignité d’un si grand royaume peut mettre en comparaison avec les premières du reste du monde.
Que si son rang la distinguait, j’ai eu raison de vous dire qu’elle était encore plus distinguée par son mérite. Je pourrais vous faire remarquer qu’elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de l’esprit, que l’on croyait avoir atteint la perfection, quand on avait su plaire à Madame. Je pourrais encore ajouter que les plus sages et les plus expérimentés admiraient cet esprit vif et perçant, qui embrassait sans peine les plus grandes affaires et pénétrait avec tant de facilité dans les plus secrets intérêts. Mais pourquoi m’étendre sur une matière où je puis tout dire en un mot ? Le roi, dont le jugement est une règle toujours sûre, a estimé la capacité de cette princesse, et l’a mise par son estime au-dessus de tous nos éloges.
Cependant, ni cette estime, ni tous ces grands avantages, n’ont pu donner atteinte à sa modestie. Tout éclairée qu’elle était, elle n’a point présumé de ses connaissances, et jamais ses lumières ne l’ont éblouie. Rendez témoignage à ce que je dis, vous que cette grande princesse a honorés de sa confiance. Quel esprit avez-vous trouvé plus élevé ? Mais quel esprit avez-vous trouvé plus docile ? Plusieurs, dans la crainte d’être trop faciles, se rendent inflexibles à la raison, et s’affermissent contre elle. Madame s’éloignait toujours autant de la présomption que de la faiblesse ; également estimable, et de ce qu’elle savait trouver les sages conseils, et de ce qu’elle était capable de les recevoir. On les sait bien connaître, quand on fait sérieusement l’étude qui plaisait tant à cette princesse. Nouveau genre d’étude, et presque inconnu aux personnes de son âge et de son rang ; ajoutons, si vous voulez, de son sexe. Elle étudiait ses défauts ; elle aimait qu’on lui en fît des leçons sincères : marque assurée d’une âme forte, que ses fautes ne dominent pas, et qui ne craint point de les envisager de près, par une secrète confiance des ressources qu’elle sent pour les surmonter. C’était le dessein d’avancer dans cette étude de sagesse, qui la tenait si attachée à la lecture de l’histoire, qu’on appelle avec raison la sage conseillère des princes. C’est là que les plus grands rois n’ont plus de rang que par leurs vertus, et que, dégradés à jamais par les mains de la mort, ils viennent subir, sans cour et sans suite, le jugement de tous les peuples et de tous les siècles. C’est là qu’on découvre que le lustre qui vient de la flatterie est superficiel, et que les fausses couleurs, quelque industrieusement qu’on les applique, ne tiennent pas. Là notre admirable princesse étudiait les devoirs de ceux dont la vie compose l’histoire ; elle y perdait insensiblement le goût des romans, et de leurs fades héros ; et, soigneuse de se former sur le vrai, elle méprisait ces froides et dangereuses fictions. Ainsi, sous un visage riant, sous cet air de jeunesse qui semblait ne promettre que des jeux, elle cachait un sens et un sérieux, dont ceux qui traitaient avec elle étaient surpris.
Aussi pouvait-on sans crainte lui confier les plus grands secrets. Loin du commerce des affaires et de la société des hommes, ces âmes sans force, aussi bien que sans foi, qui ne savent pas retenir leur langue indiscrète ! Ils ressemblent, dit le Sage, à une ville sans murailles, qui est ouverte de toutes parts[25], et qui devient la proie du premier venu. Que Madame était au-dessus de cette faiblesse ! Ni la surprise, ni l’intérêt, ni la vanité, ni l’appât d’une flatterie délicate, ou d’une douce conversation, qui souvent, épanchant le cœur, en fait échapper le secret, n’était capable de lui faire découvrir le sien ; et la sûreté qu’on trouvait en cette princesse, que son esprit rendait si propre aux grandes affaires, lui faisait confier les plus importantes.
[25] Prov. XXV, 28.
Ne pensez pas que je veuille, en interprète téméraire des secrets d’État, discourir sur le voyage d’Angleterre ; ni que j’imite ces politiques spéculatifs, qui arrangent suivant leurs idées les conseils des rois, et composent sans instruction les annales de leur siècle. Je ne parlerai de ce voyage glorieux que pour dire que Madame y fut admirée plus que jamais. On ne parlait qu’avec transport de la bonté de cette princesse, qui, malgré les divisions trop ordinaires dans les cours, lui gagna d’abord tous les esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable dextérité à traiter les affaires les plus délicates, à guérir ces défiances cachées, qui souvent les tiennent en suspens, et à terminer tous les différends d’une manière qui conciliait les intérêts les plus opposés. Mais qui pourrait penser, sans verser des larmes, aux marques d’estime et de tendresse que lui donna le roi son frère ? Ce grand roi, plus capable encore d’être touché par le mérite que par le sang, ne se lassait point d’admirer les excellentes qualités de Madame. O plaie irrémédiable ! ce qui fut en ce voyage le sujet d’une si juste admiration, est devenu pour ce prince le sujet d’une douleur qui n’a point de bornes. Princesse, le digne lien des deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous été sitôt ravie ? Ces deux grands rois se connaissent ; c’est l’effet des soins de Madame : ainsi leurs nobles inclinations concilieront leurs esprits, et la vertu sera entre eux une immortelle médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa fermeté, nous déplorerons éternellement qu’elle ait perdu son agrément le plus doux, et qu’une princesse si chérie de tout l’univers ait été précipitée dans le tombeau, pendant que la confiance de deux si grands rois l’élevait au comble de la grandeur et de la gloire.
La grandeur et la gloire ! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce triomphe de la mort ? Non, messieurs, je ne puis plus soutenir ces grandes paroles, par lesquelles l’arrogance humaine tâche de s’étourdir elle-même, pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir que tout ce qui est mortel, quoi qu’on ajoute par le dehors pour le faire paraître grand, est par son fond incapable d’élévation. Écoutez à ce propos le profond raisonnement, non d’un philosophe qui dispute dans une école, ou d’un religieux qui médite dans un cloître : je veux confondre le monde par ceux que le monde même révère le plus, par ceux qui le connaissent le mieux, et ne lui veux donner pour le convaincre que des docteurs assis sur le trône. O Dieu, dit le roi prophète, vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n’est rien devant vous[26]. Il est ainsi, chrétiens : tout ce qui se mesure finit ; et tout ce qui est né pour finir, n’est pas tout à fait sorti du néant où il est sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n’est rien, tout ce que nous bâtissons dessus, que peut-il être ? Ni l’édifice n’est plus solide que le fondement, ni l’accident attaché à l’être, plus réel que l’être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever ? Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables ; vous n’en trouverez point de mieux marquée, ni qui vous paraisse plus effective, que celle qui relève le victorieux au-dessus des vaincus qu’il voit étendus à ses pieds. Cependant ce vainqueur, enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur compagnie leur superbe triomphateur ; et du creux de leurs tombeaux sortira cette voix qui foudroie toutes les grandeurs : Vous voilà blessé comme nous ; vous êtes devenu semblable à nous[27]. Que la fortune ne tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature.
[26] Ps. XXXVIII, 6.
[27] Isa. XIV, 10.
Mais peut-être, au défaut de la fortune, les qualités de l’esprit, les grands desseins, les vastes pensées pourront nous distinguer du reste des hommes. Gardez-vous bien de le croire, parce que toutes nos pensées, qui n’ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. Ils mourront, dit le prophète, et en ce jour périront toutes leurs pensées[28] ; c’est-à-dire les pensées des conquérants, les pensées des politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins, où le monde entier sera compris. Ils se seront munis de tous côtés par des précautions infinies ; enfin ils auront tout prévu, excepté leur mort, qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C’est pour cela que l’Ecclésiaste, le roi Salomon, fils du roi David (car je suis bien aise de vous faire voir la succession de la même doctrine dans un même trône) ; c’est, dis-je, pour cela que l’Ecclésiaste, faisant le dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y comprend la sagesse même. Je me suis, dit-il, appliqué à la sagesse, et j’ai vu que c’était encore une vanité[29] ; parce qu’il y a une fausse sagesse, qui, se renfermant dans l’enceinte des choses mortelles, s’ensevelit avec elles dans le néant. Ainsi je n’ai rien fait pour Madame, quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins, où une princesse puisse s’élever. Jusqu’à ce que je commence à vous raconter ce qui l’unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce discours que comme un exemple le plus grand qu’on se puisse proposer, et le plus capable de persuader aux ambitieux qu’ils n’ont aucun moyen de se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec tant d’empire, et que, d’une main si prompte et si souveraine, elle renverse les têtes les plus respectées.
[28] Ps. CXLV, 4.
[29] Eccl. II, 12, 15.
Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause ; et il les épargne si peu, qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction. Il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts : on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris ; partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré ; et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du prophète : Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d’étonnement[30].
[30] Ezech. VII, 27.
Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l’un et l’autre avec saint Ambroise : Je serrais les bras, mais j’avais déjà perdu ce que je tenais[31]. La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l’enlevait entre ces royales mains. Quoi donc, elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l’herbe des champs. Le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse et si précises et si littérales. Hélas ! nous composions son histoire de tout ce qu’on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient l’avenir, et on pouvait tout attendre de tant d’excellentes qualités. Elle allait s’acquérir deux puissants royaumes, par des moyens agréables : toujours douce, toujours paisible, autant que généreuse et bienfaisante, son crédit n’y aurait jamais été odieux : on ne l’eût point vue s’attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée ; elle l’eût attendue sans impatience, comme sûre de la posséder. Cet attachement qu’elle a montré si fidèle pour le roi jusqu’à la mort, lui en donnait les moyens. Et certes c’est le bonheur de nos jours, que l’estime se puisse joindre avec le devoir, et qu’on puisse autant s’attacher au mérite et à la personne du prince, qu’on en révère la puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l’attachaient pas moins fortement à tous ses autres devoirs. La passion qu’elle ressentait pour la gloire de Monsieur, n’avait point de bornes. Pendant que ce grand prince, marchant sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie de cette princesse était incroyable. C’est ainsi que ses généreuses inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles ; et si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l’agréable histoire que nous faisions pour Madame ; et, pour achever ces nobles projets, il n’y avait que la durée de sa vie, dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive ? Toutefois c’est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l’histoire d’une belle vie, nous sommes réduits à faire l’histoire d’une admirable, mais triste mort. A la vérité, messieurs, rien n’a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible, qui, sans faire effort pour s’élever, s’est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort, comme elle l’était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s’aigrit, ni ne s’emporta contre elle. Elle ne la brave non plus avec fierté ; contente de l’envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l’avons perdue ! C’est la grande vanité des choses humaines. Après que, par le dernier effort de notre courage, nous avons, pour ainsi dire, surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu’à ce courage par lequel nous semblions la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l’a faite ! Encore ce reste tel quel va-t-il disparaître : cette ombre de gloire va s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job ; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature ; notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien[32], parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue ; tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres, par lesquels on exprimait ses malheureux restes.
[31] Orat. de Ob. Sat. fr. liv. I, n. 19.
[32] Tertull. de Resurr. carnis, IV.
C’est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu’au néant ; et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu’une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines ? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines ? Mais quoi, messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous ? Dieu, qui foudroie toutes nos grandeurs jusqu’à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance ? Lui, aux yeux de qui rien ne se perd, et qui suit toutes les parcelles de nos corps, en quelque endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard les jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu’il a fait capable de le connaître et de l’aimer ? Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi ; les ombres de la mort se dissipent : Les voies me sont ouvertes à la véritable vie[33]. Madame n’est plus dans le tombeau ; la mort, qui semblait tout détruire, a tout établi : voici le secret de l’Ecclésiaste, que je vous avais marqué dès le commencement de ce discours, et dont il faut maintenant découvrir le fonds.
[33] Ps. XV, 11.
Il faut donc penser, chrétiens, qu’outre le rapport que nous avons du côté du corps avec la nature changeante et mortelle, nous avons d’un autre côté un rapport intime et une secrète affinité avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous, qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude ; quelque chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s’abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer son éternité. De ce côté, messieurs, si l’homme croit avoir en lui de l’élévation, il ne se trompera pas. Car, comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c’est pour cette raison, dit l’Ecclésiaste : Que le corps retourne à la terre dont il a été tiré[34] : il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s’unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n’est-il pas grand et élevé ? C’est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n’étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n’est ni l’erreur ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques ; au contraire, nous ne les aurions jamais trouvés, si nous n’en avions porté le fond en nous-mêmes. Car où prendre ces nobles idées dans le néant ? La faute que nous faisons, n’est donc pas de nous être servis de ces noms, c’est de les avoir appliqués à des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris cette vérité, quand il a dit : Gloire, richesse, noblesse, puissance, pour les hommes du monde, ne sont que des noms ; pour nous, si nous servons Dieu, ce sont des choses. Au contraire, la pauvreté, la honte, la mort, sont des choses trop effectives et trop réelles pour eux : pour nous, ce sont seulement des noms[35] : parce que celui qui s’attache à Dieu, ne perd ni ses biens, ni son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l’Ecclésiaste dit si souvent : Tout est vanité[36]. Il s’explique, tout est vanité sous le soleil ; c’est-à-dire tout ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez du temps et du changement ; aspirez à l’éternité : la vanité ne vous tiendra plus asservis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste méprise tout en nous[37], jusqu’à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont il parle en ce lieu, est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s’égare dans l’avenir, qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant des choses que le vent emporte. Hé ![38] s’écrie ce sage roi, y a-t-il rien de si vain ? Et n’a-t-il pas raison de préférer la simplicité d’une vie particulière, qui goûte doucement et innocemment ce peu de biens que la nature nous donne, aux soucis et aux chagrins des avares, aux songes inquiets des ambitieux ? Mais cela même, dit-il[39], ce repos, cette douceur de la vie, est encore une vanité, parce que la mort trouble et emporte tout. Laissons-lui donc mépriser tous les états de cette vie, puisque enfin, de quelque côté qu’on s’y tourne, on voit toujours la mort en face, qui couvre de ténèbres tous nos plus beaux jours. Laissons-lui égaler le fou et le sage ; et même, je ne craindrai pas de le dire hautement en cette chaire, laissons-lui confondre l’homme avec la bête : Unus interitus est hominis et jumentorum[40] En effet, jusqu’à ce que nous ayons trouvé la véritable sagesse ; tant que nous regarderons l’homme par les yeux du corps, sans y démêler par l’intelligence ce secret principe de toutes nos actions, qui, étant capable de s’unir à Dieu, doit nécessairement y retourner, que verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes ? et que verrons-nous dans notre mort, qu’une vapeur qui s’exhale, que des esprits qui s’épuisent, que des ressorts qui se démontent et se déconcertent ; enfin qu’une machine qui se dissout, et qui se met en pièces ? Ennuyés de ces vanités, cherchons ce qu’il y a de grand et de solide en nous. Le Sage nous l’a montré dans les dernières paroles de l’Ecclésiaste ; et bientôt Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie : Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là tout l’homme[41]. Comme s’il disait : Ce n’est pas l’homme que j’ai méprisé, ne le croyez pas ; ce sont les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l’homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c’est que l’homme ? Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c’est de craindre Dieu : tout le reste est vain, je le déclare ; mais aussi tout le reste n’est pas l’homme. Voici ce qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever : car, ajoute l’Ecclésiaste : Dieu examinera dans son jugement tout ce que nous aurons fait de bien et de mal. Il est donc maintenant aisé de concilier toutes choses. Le Psalmiste dit qu’à la mort périront toutes nos pensées[42] ; oui, celles que nous aurons laissé emporter au monde, dont la figure passe et s’évanouit. Car, encore que notre esprit soit de nature à vivre toujours, il abandonne à la mort tout ce qu’il consacre aux choses mortelles ; de sorte que nos pensées, qui devaient être incorruptibles du côté de leur principe, deviennent périssables du côté de leur objet. Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel, si inévitable ? Donnez à Dieu vos affections. Nulle force ne vous ravira ce que vous aurez déposé en ces mains divines. Vous pourrez hardiment mépriser la mort, à l’exemple de notre héroïne chrétienne. Mais, afin de tirer d’un si bel exemple toute l’instruction qu’il nous peut donner, entrons dans une profonde considération des conduites de Dieu sur elle, et adorons en cette princesse le mystère de la prédestination et de la grâce.
[34] Eccles. XIII, 7.
[35] Homil. LVIII, in Matt. n. 5.
[36] Eccles. I, 2 ; III, 11, etc.
[37] Eccles. I, 175 ; II, 14, 24.
[38] Eccles. II, 19.
[39] Ibid., II, 1.
[40] Ibid., III, 19.
[41] Eccles. XII, 13.
[42] Ps. CXLV, 4.
Vous savez que toute la vie chrétienne, que tout l’ouvrage de notre salut, est une suite continuelle de miséricordes : mais le fidèle interprète du mystère de la grâce, je veux dire le grand Augustin, m’apprend cette véritable et solide théologie, que c’est dans la première grâce et dans la dernière que la grâce se montre grâce ; c’est-à-dire que c’est dans la vocation qui nous prévient, et dans la persévérance finale qui nous couronne, que la bonté qui nous sauve paraît toute gratuite et toute pure. En effet, comme nous changeons deux fois d’état, en passant premièrement des ténèbres à la lumière, et ensuite de la lumière imparfaite de la foi à la lumière consommée de la gloire ; comme c’est la vocation qui nous inspire la foi, et que c’est la persévérance qui nous transmet à la gloire, il a plu à la divine bonté de se marquer elle-même au commencement de ces deux états par une impression illustre et particulière, afin que nous confessions que toute la vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps qu’il jouit, est un miracle de grâce. Que ces deux principaux moments de la grâce ont été bien marqués par les merveilles que Dieu a faites pour le salut éternel de Henriette d’Angleterre ! Pour la donner à l’Église, il a fallu renverser tout un grand royaume. La grandeur de la maison d’où elle est sortie n’était pour elle qu’un engagement plus étroit dans le schisme de ses ancêtres ; disons des derniers de ses ancêtres, puisque tout ce qui les précède, à remonter jusqu’aux premiers temps, est si pieux et si catholique. Mais si les lois de l’État s’opposent à son salut éternel, Dieu ébranlera tout l’État pour l’affranchir de ces lois. Il met les âmes à ce prix ; il remue le ciel et la terre pour enfanter ses élus ; et, comme rien ne lui est cher que ces enfants de sa dilection éternelle, que ces membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne lui coûte, pourvu qu’il les sauve. Notre princesse est persécutée avant que de naître, délaissée aussitôt que mise au monde, arrachée, en naissant, à la piété d’une mère catholique, captive, dès le berceau, des ennemis implacables de sa maison, et, ce qui était plus déplorable, captive des ennemis de l’Église, par conséquent destinée premièrement par sa glorieuse naissance, et ensuite par sa malheureuse captivité, à l’erreur et à l’hérésie. Mais le sceau de Dieu était sur elle. Elle pouvait dire avec le prophète : Mon père et ma mère m’ont abandonnée ; mais le Seigneur m’a reçue en sa protection[43]. Délaissée de toute la terre dès ma naissance, je fus comme jetée entre les bras de sa providence paternelle, et dès le ventre de ma mère, il se déclara mon Dieu[44]. Ce fut à cette garde fidèle que la reine sa mère commit ce précieux dépôt. Elle ne fut point trompée dans sa confiance. Deux ans après, un coup imprévu et qui tenait du miracle, délivra la princesse des mains des rebelles. Malgré les tempêtes de l’Océan, et les agitations encore plus violentes de la terre, Dieu, la prenant sur ses ailes comme l’aigle prend ses petits, la porta lui-même dans ce royaume ; lui-même la posa dans le sein de la reine sa mère, ou plutôt dans le sein de l’Église catholique. Là elle apprit les maximes de la piété véritable, moins par les instructions qu’elle y recevait que par les exemples vivants de cette grande et religieuse reine. Elle a imité ses pieuses libéralités. Ses aumônes, toujours abondantes, se sont répandues principalement sur les catholiques d’Angleterre, dont elle a été la fidèle protectrice. Digne fille de saint Édouard et de saint Louis, elle s’attacha du fond de son cœur à la foi de ces deux grands rois. Qui pourrait assez exprimer le zèle dont elle brûlait pour le rétablissement de cette foi dans le royaume d’Angleterre, où l’on en conserve encore tant de précieux monuments ? Nous savons qu’elle n’eût pas craint d’exposer sa vie pour un si pieux dessein : et le ciel nous l’a ravie ! O Dieu ! que prépare ici votre éternelle Providence ? Me permettrez-vous, ô Seigneur, d’envisager en tremblant vos saints et redoutables conseils ? Est-ce que les temps de confusion ne sont pas encore accomplis ? Est-ce que le crime, qui fit céder vos vérités saintes à des passions malheureuses, est encore devant vos yeux, et que vous ne l’avez pas assez puni par un aveuglement de plus d’un siècle ? Nous ravissez-vous Henriette par un effet du même jugement qui abrégea les jours de la reine Marie, et son règne si favorable à l’Église ? Ou bien voulez-vous triompher seul ? et, en nous ôtant les moyens dont nos désirs se flattaient, réservez-vous, dans les temps marqués par votre prédestination éternelle, de secrets retours à l’État et à la maison d’Angleterre ? Quoi qu’il en soit, ô grand Dieu, recevez-en aujourd’hui les bienheureuses prémices en la personne de cette princesse. Puissent toute sa maison et tout le royaume suivre l’exemple de sa foi ! Ce grand roi qui remplit de tant de vertus le trône de ses ancêtres, et fait louer tous les jours la divine main qui l’y a rétabli comme par miracle, n’improuvera pas notre zèle, si nous souhaitons devant Dieu que lui et tous ses peuples soient comme nous. Opto apud Deum… non tantum te, sed etiam omnes… fieri tales, qualis et ego sum[45]. Ce souhait est fait pour les rois ; et saint Paul, étant dans les fers, le fit la première fois en faveur du roi Agrippa ; mais saint Paul en exceptait ses liens, exceptis vinculis his : et nous, nous souhaitons principalement, que l’Angleterre, trop libre dans sa croyance, trop licencieuse dans ses sentiments, soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens, qui empêchent l’orgueil humain de s’égarer dans ses pensées, en le captivant sous l’autorité du Saint-Esprit et de l’Église.
[43] Ps. XXVI, 10.
[44] Ps. XXI, 11.
[45] Act. XXVI, 29.
Après vous avoir exposé le premier effet de la grâce de Jésus-Christ en notre princesse, il me reste, messieurs, de vous faire considérer le dernier, qui couronnera tous les autres. C’est par cette dernière grâce que la mort change de nature pour les chrétiens, puisqu’au lieu qu’elle semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle commence comme dit l’Apôtre, à nous revêtir, et nous assure éternellement la possession des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, c’est la loi du pays que nous habitons ; et nous ne possédons aucun bien, même dans l’ordre de la grâce, que nous ne puissions perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos désirs. Mais aussitôt qu’on cesse pour nous de compter les heures, et de mesurer notre vie par les jours et par les années, sortis des figures qui passent et des ombres qui disparaissent, nous arrivons au règne de la vérité, où nous sommes affranchis de la loi des changements. Ainsi notre âme n’est plus en péril ; nos résolutions ne vacillent plus ; la mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la force de les fixer : et de même que le testament de Jésus-Christ, par lequel il se donne à nous, est confirmé à jamais, suivant le droit des testaments et la doctrine de l’Apôtre, par la mort de ce divin Testateur ; ainsi la mort du fidèle fait que ce bienheureux testament, par lequel de notre côté nous nous donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, messieurs, si je vous fais voir encore une fois Madame aux prises avec la mort, n’appréhendez rien pour elle : quelque cruelle que la mort vous paraisse, elle ne doit servir à cette fois que pour accomplir l’œuvre de la grâce, et sceller en cette princesse le conseil de son éternelle prédestination. Voyons donc ce dernier combat ; mais, encore un coup, affermissons-nous. Ne mêlons point de faiblesse à une si forte action, et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire. Voulez-vous voir combien la grâce, qui a fait triompher Madame, a été puissante ? Voyez combien la mort a été terrible. Premièrement, elle a plus de prise sur une princesse qui a tant à perdre. Que d’années elle va ravir à cette jeunesse ! que de joie elle enlève à cette fortune ! que de gloire elle ôte à ce mérite ! D’ailleurs, peut-elle venir ou plus prompte ou plus cruelle ? C’est ramasser toutes ses forces, c’est unir tout ce qu’elle a de plus redoutable, que de joindre, comme fait, aux plus vives douleurs l’attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active encore, l’a déjà mise en défense. Ni la gloire ni la jeunesse n’auront un soupir. Un regret immense de ses péchés ne lui permet pas de regretter autre chose. Elle demande le crucifix sur lequel elle avait vu expirer la reine sa belle-mère, comme pour y recueillir les impressions de constance et de piété, que cette âme vraiment chrétienne y avait laissées avec les derniers soupirs. A la vue d’un si grand objet, n’attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s’écrie : O mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance ? Elle s’afflige, elle se rassure ; elle confesse humblement, et avec tous les sentiments d’une profonde douleur, que de ce jour seulement elle commence à connaître Dieu, n’appelant pas le connaître, que de regarder encore tant soit peu le monde. Qu’elle nous parut au-dessus de ces lâches chrétiens, qui s’imaginent avancer leur mort quand ils préparent leur confession ; qui ne reçoivent les saints sacrements que par force : dignes certes de recevoir pour leur jugement ce mystère de piété, qu’ils ne reçoivent qu’avec répugnance. Madame appelle les prêtres plutôt que les médecins. Elle demande d’elle-même les sacrements de l’Église ; la pénitence avec componction ; l’Eucharistie avec crainte, et puis avec confiance, la sainte Onction des mourants avec un pieux empressement. Bien loin d’en être effrayée, elle veut la recevoir avec connaissance : elle écoute l’explication de ces saintes cérémonies, de ces prières apostoliques, qui, par une espèce de charme divin, suspendent les douleurs les plus violentes, qui font oublier la mort (je l’ai vu souvent) à qui les écoute avec foi : elle les suit, elle s’y conforme : on lui voit paisiblement présenter son corps à cette huile sacrée, ou plutôt au sang de Jésus, qui coule si abondamment avec cette précieuse liqueur. Ne croyez pas que ses excessives et insupportables douleurs aient tant soit peu troublé sa grande âme. Ah ! je ne veux plus tant admirer les braves ni les conquérants. Madame m’a fait connaître la vérité de cette parole du Sage : Le patient vaut mieux que le fort, et celui qui dompte son cœur vaut mieux que celui qui prend des villes[46]. Combien a-t-elle été maîtresse du sien ! Avec quelle tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs ! Rappelez en votre pensée ce qu’elle dit à Monsieur. Quelle force ! quelle tendresse ! O paroles qu’on voyait sortir de l’abondance d’un cœur qui se sent au-dessus de tout ; paroles que la mort présente, et Dieu plus présent encore ont consacrées ; sincère production d’une âme qui, tenant au ciel, ne doit plus rien à la terre que la vérité, vous vivrez éternellement dans la mémoire des hommes ; mais surtout vous vivrez éternellement dans le cœur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister aux larmes qu’elle lui voit répandre. Invincible par tout autre endroit, ici elle est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se retirer, parce qu’elle ne veut plus sentir de tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend les bras. Alors qu’avons-nous vu ? qu’avons-nous ouï ? Elle se conformait aux ordres de Dieu ; elle lui offrait ses souffrances en expiation de ses fautes ; elle professait hautement la foi catholique et la résurrection des morts, cette précieuse consolation des fidèles mourants. Elle excitait le zèle de ceux qu’elle avait appelés pour l’exciter elle-même, et ne voulait point qu’ils cessassent un moment de l’entretenir des vérités chrétiennes. Elle souhaita mille fois d’être plongée au sang de l’Agneau ; c’était un nouveau langage que la grâce lui apprenait. Nous ne voyions en elle, ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions d’une âme alarmée, par lesquelles on se trompe soi-même. Tout était simple, tout était solide, tout était tranquille, tout partait d’une âme soumise, et d’une source sanctifiée par le Saint-Esprit.
[46] Prov. XVI, 32.
En cet état, messieurs, qu’avions-nous à demander à Dieu pour cette princesse, sinon qu’il l’affermît dans le bien, et qu’il conservât en elle les dons de sa grâce ? Ce grand Dieu nous exauçait ; mais souvent, dit saint Augustin, en nous exauçant, il trompe heureusement notre prévoyance. La princesse est affermie dans le bien d’une manière plus haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus exposer aux illusions du monde les sentiments d’une piété si sincère, il a fait ce que dit le Sage : Il s’est hâté[47]. En effet, quelle diligence ! en neuf heures l’ouvrage est accompli. Il s’est hâté de la tirer du milieu des iniquités. Voilà, dit le grand saint Ambroise, la merveille de la mort dans les chrétiens[48] : elle ne finit pas leur vie ; elle ne finit que leurs péchés, et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la princesse, les a ravagés dans la fleur ; qu’elle a effacé, pour ainsi dire, sous le pinceau même, un tableau qui s’avançait à la perfection avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le seul dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage ; ne disons plus que la mort a tout d’un coup arrêté le cours de la plus belle vie du monde, et de l’histoire qui se commençait le plus noblement : disons qu’elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme chrétienne peut être assaillie. Et, pour ne point parler ici des tentations infinies qui attaquent à chaque pas la faiblesse humaine, quel péril n’eût point trouvé cette princesse dans sa propre gloire ? La gloire : qu’y a-t-il pour le chrétien de plus pernicieux et de plus mortel ? quel appât plus dangereux ? quelle fumée plus capable de faire tourner les meilleures têtes ? Considérez la princesse, représentez-vous cet esprit, qui, répandu par tout son extérieur, en rendait les grâces si vives : tout était esprit, tout était bonté. Affable à tous avec dignité, elle savait estimer les uns sans fâcher les autres ; et quoique le mérite fût distingué, la faiblesse ne se sentait pas dédaignée. Quand quelqu’un traitait avec elle, il semblait qu’elle eût oublié son rang pour ne se soutenir que par la raison. On ne s’apercevait presque pas qu’on parlât à une personne si élevée ; on sentait seulement au fond de son cœur qu’on eût voulu lui rendre au centuple la grandeur dont elle se dépouillait si obligeamment. Fidèle en ses paroles, incapable de déguisement, sûre à ses amis, par la lumière et la droiture de son esprit, elle les mettait à couvert des vains ombrages, et ne leur laissait à craindre que leurs propres fautes. Très reconnaissante des services, elle aimait à prévenir les injures par sa bonté ; vive à les sentir, facile à les pardonner. Que dirai-je de sa libéralité ? Elle donnait non seulement avec joie, mais avec une hauteur d’âme, qui marquait tout ensemble et le mépris du don et l’estime de la personne. Tantôt par des paroles touchantes tantôt même par son silence, elle relevait ses présents ; et cet art de donner agréablement, qu’elle avait si bien pratiqué durant sa vie, l’a suivie, je le sais, jusqu’entre les bras de la mort. Avec tant de grandes et tant d’aimables qualités, qui eût pu lui refuser son admiration ? Mais avec son crédit, avec sa puissance, qui n’eut voulu s’attacher à elle ? N’allait-elle pas gagner tous les cœurs ? c’est-à-dire la seule chose qu’ont à gagner ceux à qui la naissance et la fortune semblent tout donner : et si cette haute élévation est un précipice affreux pour les chrétiens, ne puis-je pas dire, messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave des historiens : qu’elle allait être précipitée dans la gloire[49] ? Car quelle créature fut jamais plus propre à être l’idole du monde ? Mais ces idoles que le monde adore, à combien de tentations délicates ne sont-elles pas exposées ! La gloire, il est vrai, les défend de quelques faiblesses ; mais la gloire les défend-elle de la gloire même ? Ne s’adorent-elles pas secrètement ? Ne veulent-elles pas être adorées ? Que n’ont-elles pas à craindre de leur amour-propre ? Et que se peut refuser la faiblesse humaine, pendant que le monde lui accorde tout ? N’est-ce pas là qu’on apprend à faire servir à l’ambition, à la grandeur, à la politique, et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu ? La modération, que le monde affecte, n’étouffe pas les mouvements de la vanité : elle ne sert qu’à les cacher ; et plus elle ménage le dehors, plus elle livre le cœur aux sentiments les plus délicats et les plus dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même, et on dit au fond de son cœur : Je suis, et il n’y a que moi sur la terre[50]. En cet état, messieurs, la vie n’est-elle pas un péril ? la mort n’est-elle pas une grâce ? Que ne doit-on craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses ? N’est-ce donc pas un bienfait de Dieu d’avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame ; de l’avoir arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire par son excès eût mis en hasard sa modération ! Qu’importe que sa vie ait été si courte ? Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps de sa vie : ce peu d’heures saintement passées parmi les plus rudes épreuves, et dans les sentiments les plus purs du christianisme, tiennent lieu toutes seules d’un âge accompli. Le temps a été court, je l’avoue ; mais l’opération de la grâce a été forte ; mais la fidélité de l’âme a été parfaite. C’est l’effet d’un art consommé de réduire en petit tout un grand ouvrage ; et la grâce, cette excellente ouvrière, se plaît quelquefois à renfermer en un jour la perfection d’une longue vie. Je sais que Dieu ne veut pas qu’on s’attende à de tels miracles : mais si la témérité insensée des hommes abuse de ses bontés, son bras pour cela n’est pas raccourci, et sa main n’est pas affaiblie. Je me confie pour Madame en cette miséricorde, qu’elle a si sincèrement et si humblement réclamée. Il semble que Dieu ne lui ait conservé le jugement libre jusqu’au dernier soupir, qu’afin de faire durer les témoignages de sa foi. Elle a aimé en mourant le Sauveur Jésus ; les bras lui ont manqué plutôt que l’ardeur d’embrasser la croix. J’ai vu sa main défaillante chercher encore en tombant de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres ce bienheureux signe de notre Rédemption : N’est-ce pas mourir entre les bras et dans le baiser du Seigneur ? Ah ! nous pouvons achever ce saint sacrifice pour le repos de Madame, avec une pieuse confiance. Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang dont elle est déjà toute teinte, toute pénétrée, par la participation à ses sacrements, et par la communion avec ses souffrances.
[47] Sap. IV, 14.
[48] De bono mortis, cap. IX, n. 38.
[49] Tacit. Agric. n. 41.
[50] Isa. XLVII, 10.
Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes. Qu’attendons-nous pour nous convertir ? Et quelle dureté est semblable à la nôtre, si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu’au fond de l’âme, ne fait que nous étourdir pour quelques moments ? Attendons-nous que Dieu ressuscite des morts pour nous instruire ? Il n’est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu’un sorte du tombeau : ce qui entre aujourd’hui dans le tombeau doit suffire pour nous convertir. Car si nous savons nous connaître, nous confesserons, chrétiens, que les vérités de l’éternité sont assez bien établies ; nous n’avons rien que de faible à leur opposer ; c’est par passion, et non par raison, que nous osons les combattre. Si quelque chose les empêche de régner sur nous, ces saintes et salutaires vérités, c’est que le monde nous occupe ; c’est que les sens nous enchantent, c’est que le présent nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour nous détromper, et des sens, et du présent, et du monde ? La Providence divine pouvait-elle nous mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses humaines ? Et si nos cœurs s’endurcissent après un avertissement si sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de nous frapper nous-mêmes sans miséricorde ? Prévenons un coup si funeste, et n’attendons pas toujours des miracles de la grâce. Il n’est rien de plus odieux à la souveraine puissance que de la vouloir forcer par des exemples, et de lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. Qu’y a-t-il donc, chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans différer, ses inspirations ? Quoi ! le charme de sentir est-il si fort que nous ne puissions rien prévoir ? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à des ingrats, et leurs dignités peut-être à des envieux ? Que si nous sommes assurés qu’il viendra un dernier jour, où la mort nous forcera de confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce qu’il faudra un jour mépriser par force ? Et quel est notre aveuglement, si toujours avançant vers notre fin, et plutôt mourants que vivants, nous attendons les derniers soupirs, pour prendre les sentiments que la seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de notre vie ? Commencez aujourd’hui à mépriser les faveurs du monde ; et toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces superbes palais, à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent encore ; toutes les fois que, regardant cette grande place qu’elle remplissait si bien, vous sentirez qu’elle y manque : songez que cette gloire que vous admiriez, faisait son péril en cette vie, et que dans l’autre elle est devenue le sujet d’un examen rigoureux, où rien n’a été capable de la rassurer, que cette sincère résignation qu’elle a eue aux ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.
Prononcée à Saint-Denis, le premier de septembre 1683, en présence de Monseigneur le Dauphin
Sine macula enim sunt ante thronum Dei.
Ils sont sans tache devant le trône de Dieu. — Paroles de l’apôtre saint Jean dans sa Révélation, c. XIV, 5.
Monseigneur, Quelle assemblée l’apôtre saint Jean nous fait paraître ! Ce grand prophète nous ouvre le ciel, et notre foi y découvre sur la sainte montagne de Sion, dans la partie la plus élevée de la Jérusalem bienheureuse, l’Agneau qui ôte le péché du monde, avec une compagnie digne de lui. Ce sont ceux dont il est écrit au commencement de l’Apocalypse : Il y a dans l’Église de Sardis un petit nombre de fidèles[51], pauca nomina, qui n’ont pas souillé leurs vêtements, ces riches vêtements dont le baptême les a revêtus, vêtements qui ne sont rien moins que Jésus-Christ même, selon ce que dit l’Apôtre : Vous tous qui avez été baptisés, vous avez été revêtus de Jésus-Christ[52]. Ce petit nombre chéri de Dieu pour son innocence, et remarquable par la rareté d’un don si exquis, a su conserver ce précieux vêtement et la grâce du baptême. Et quelle sera la récompense d’une si rare fidélité ? Écoutez parler le Juste et le Saint : Ils marchent, dit-il, avec moi, revêtus de blanc, parce qu’ils en sont dignes ; dignes par leur innocence de porter dans l’éternité la livrée de l’Agneau sans tache, et de marcher toujours avec lui, puisque jamais ils ne l’ont quitté depuis qu’il les a mis dans sa compagnie ; âmes pures et innocentes, âmes vierges[53], comme les appelle saint Jean, au même sens que saint Paul disait à tous les fidèles de Corinthe : Je vous ai promis, comme une vierge pudique, à un seul homme, qui est Jésus-Christ[54]. La vraie chasteté de l’âme, la vraie pudeur chrétienne est de rougir du péché, de n’avoir d’yeux ni d’amour que pour Jésus-Christ, et de tenir toujours ses sens épurés de la corruption du siècle. C’est dans cette troupe innocente et pure que la reine a été placée : l’horreur qu’elle a toujours eue du péché lui a mérité cet honneur. La foi qui pénètre jusqu’aux cieux, nous la fait voir aujourd’hui dans cette bienheureuse compagnie. Il me semble que je reconnais cette modestie, cette paix, ce recueillement que nous lui voyions devant les autels, qui inspirait du respect pour Dieu et pour elle : Dieu ajoute à ces saintes dispositions le transport d’une joie céleste. La mort ne l’a point changée, si ce n’est qu’une immortelle beauté a pris la place d’une beauté changeante et mortelle. Cette éclatante blancheur, symbole de son innocence et de la candeur de son âme, n’a fait, pour ainsi parler, que passer au dedans où nous la voyons rehaussée d’une lumière divine[55]. Elle marche avec l’Agneau, car elle en est digne. La sincérité de son cœur, sans dissimulation et sans artifice, la range au nombre de ceux dont saint Jean a dit, dans les paroles qui précèdent celles de mon texte, que le mensonge ne s’est point trouvé en leur bouche[56], ni aucun déguisement dans leur conduite ; ce qui fait qu’on les voit sans tache devant le trône de Dieu. En effet, elle est sans reproche devant Dieu et devant les hommes : la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis son enfance jusqu’à sa mort ; et une gloire si pure, une si belle réputation est un parfum précieux, qui réjouit le ciel et la terre.
[51] Apoc. III, 4.
[52] Gal. III, 27.
[53] Apoc. XIV, 4.
[54] 2 Cor. XI, 2.
[55] Apoc. III, 4.
[56] Apoc. XIV, 5.
Monseigneur, ouvrez les yeux à ce grand spectacle. Pouvais-je mieux essuyer vos larmes, celles des princes qui vous environnent, et de cette auguste assemblée, qu’en vous faisant voir, au milieu de cette troupe resplendissante, et dans cet état glorieux, une mère si chérie et si regrettée ? Louis même, dont la constance ne peut vaincre ses justes douleurs, les trouverait plus traitables dans cette pensée. Mais ce qui doit être votre unique consolation, doit aussi, monseigneur, être votre exemple ; et, ravi de l’éclat immortel d’une vie toujours si réglée, et toujours si irréprochable, vous devez en faire passer toute la beauté dans la vôtre.
Qu’il est rare, chrétiens, qu’il est rare, encore une fois, de trouver cette pureté parmi les hommes ! mais surtout, qu’il est rare de la trouver parmi les grands ! Ceux que vous voyez revêtus d’une robe blanche, ceux-là, dit saint Jean, viennent d’une grande affliction[57], de tribulatione magna ; afin que nous entendions que cette divine blancheur se forme ordinairement sous la croix, et rarement dans l’éclat, trop plein de tentation, des grandeurs humaines.
[57] Apoc. VII, 13, 14.
Et toutefois il est vrai, messieurs, que Dieu, par un miracle de sa grâce, se plaît à choisir parmi les rois de ces âmes pures. Tel a été saint Louis, toujours pur et toujours saint dès son enfance ; et Marie-Thérèse, sa fille, a eu de lui ce bel héritage.
Entrons, messieurs, dans les desseins de la Providence ; et admirons les bontés de Dieu, qui se répandent sur nous et sur tous les peuples dans la prédestination de cette princesse. Dieu l’a élevée au faîte des grandeurs humaines, afin de rendre la pureté et la perpétuelle régularité de sa vie plus éclatante et plus exemplaire. Ainsi sa vie et sa mort, également pleines de sainteté et de grâce, deviennent l’instruction du genre humain. Notre siècle n’en pouvait recevoir de plus parfaite, parce qu’il ne voyait nulle part, dans une si haute élévation, une pareille pureté. C’est ce rare et merveilleux assemblage que nous aurons à considérer dans les deux parties de ce discours. Voici en peu de mots ce que j’ai à dire de la plus pieuse des reines, et tel est le digne abrégé de son éloge : Il n’y a rien que d’auguste dans sa personne ; il n’y a rien que de pur dans sa vie. Accourez, peuples ; venez contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté d’une vertu toujours constante. Dans une vie si égale, il n’importe pas à cette princesse où la mort frappe ; on n’y voit point d’endroit faible par où elle pût craindre d’être surprise : toujours vigilante, toujours attentive à Dieu et à son salut, sa mort, si précipitée et si effroyable pour nous, n’avait rien de dangereux pour elle. Ainsi son élévation ne servira qu’à faire voir à tout l’univers, comme du lieu le plus éminent qu’on découvre dans son enceinte, cette importante vérité, qu’il n’y a rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que d’éviter le péché ; et que la seule précaution contre les attaques de la mort, c’est l’innocence de la vie. C’est, messieurs, l’instruction que nous donne dans ce tombeau, ou plutôt du plus haut des cieux, très haute, très excellente, très puissante, et très chrétienne princesse Marie-Thérèse d’Autriche, Infante d’Espagne, Reine de France et de Navarre.
Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est Dieu qui donne les grandes naissances, les grands mariages, les enfants, la postérité. C’est lui qui dit à Abraham : Les rois sortiront de vous[58], et qui fait dire par son prophète à David : Le Seigneur vous fera une maison[59]. Dieu, qui d’un seul homme a voulu former tout le genre humain[60], comme dit saint Paul, et de cette source commune le répandre sur toute la face de la terre, en a vu et prédestiné dès l’éternité les alliances et les divisions, marquant les temps, poursuit-il, et donnant des bornes à la demeure des peuples, et enfin un cours réglé à toutes ces choses. C’est donc Dieu qui a voulu élever la reine par une auguste naissance à un auguste mariage, afin que nous la vissions honorée au-dessus de toutes les femmes de son siècle, pour avoir été chérie, estimée, et trop tôt, hélas ! regrettée par le plus grand de tous les hommes.
[58] Gen. XVII, 6.
[59] 2 Reg. VII, 11.
[60] Act. XVII, 24, 26.
Que je méprise ces philosophes, qui, mesurant les conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général, d’où le reste se développe comme il peut ! Comme s’il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement ! N’en doutons pas, chrétiens ; Dieu a préparé dans son conseil éternel les premières familles qui sont la source des nations, et dans toutes les nations les qualités dominantes qui devaient en faire la fortune. Il a aussi ordonné dans les nations les familles particulières dont elles sont composées ; mais principalement celles qui devaient gouverner ces nations, et en particulier, dans ces familles, tous les hommes par lesquels elles devaient ou s’élever, ou se soutenir, ou s’abattre.
C’est par la suite de ces conseils que Dieu a fait naître les deux puissantes maisons d’où la reine devait sortir, celle de France et celle d’Autriche, dont il se sert pour balancer les choses humaines : jusqu’à quel degré et jusqu’à quel temps, il le sait, et nous l’ignorons.
On remarque dans l’Écriture que Dieu donne aux maisons royales certains caractères propres, comme celui des Syriens, quoique ennemis des rois d’Israël, leur attribuaient par ces paroles : Nous avons appris que les rois de la maison d’Israël sont cléments[61].
[61] 3 Reg. XX, 31.
Je n’examinerai pas les caractères particuliers qu’on a donnés aux maisons de France et d’Autriche ; et, sans dire que l’on redoutait davantage les conseils de celle d’Autriche, ni qu’on trouvait quelque chose de plus vigoureux dans les armes et dans le courage de celle de France, maintenant que par une grâce particulière ces deux caractères se réunissent visiblement en notre faveur, je remarquerai seulement ce qui faisait la joie de la reine ; c’est que Dieu avait donné à ces deux maisons d’où elle est sortie, la piété en partage ; de sorte que sanctifiée[62] (qu’on m’entende bien), c’est-à-dire consacrée à la sainteté par sa naissance, selon la doctrine de saint Paul, elle disait avec cet apôtre[63] : Dieu que ma famille a toujours servi, et à qui je suis dédiée par mes ancêtres.
[62] 1 Cor. VII, 14.
[63] 2 Tim. I, 3.
Que s’il faut venir au particulier de l’auguste maison d’Autriche, que peut-on voir de plus illustre que sa descendance immédiate, où, durant l’espace de quatre cents ans, on ne trouve que des rois et des empereurs, et une si grande affluence de maisons royales, avec tant d’États et tant de royaumes, qu’on a prévu il y a longtemps qu’elle en serait surchargée ?
Qu’est-il besoin de parler de la très chrétienne maison de France, qui par sa noble constitution est incapable d’être assujettie à une famille étrangère ; qui est toujours dominante dans son chef ; qui, seule dans tout l’univers et dans tous les siècles, se voit, après sept cents ans d’une royauté établie (sans compter ce que la grandeur d’une si haute origine fait trouver ou imaginer aux curieux observateurs des antiquités), seule, dis-je, se voit après tant de siècles, encore dans sa force et dans sa fleur, et toujours en possession du royaume le plus illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu et devant les hommes : devant Dieu, d’une pureté inaltérable dans la foi ; et devant les hommes, d’une si grande dignité, qu’il a pu perdre l’empire sans perdre sa gloire ni son rang ?
La reine a eu part à cette grandeur non seulement par la riche et fière maison de Bourgogne, mais encore par Isabelle de France, sa mère, digne fille de Henri le Grand, et, de l’aveu de l’Espagne, la meilleure reine, comme la plus regrettée qu’elle eût jamais vue sur le trône. Triste rapport de cette princesse avec la reine sa fille : elle avait à peine quarante-deux ans quand l’Espagne la pleura ; et, pour notre malheur, la vie de Marie-Thérèse n’a guère eu un plus long cours. Mais la sage, la courageuse et la pieuse Isabelle devait une partie de sa gloire aux malheurs de l’Espagne, dont on sait qu’elle trouva le remède par un zèle et par des conseils qui ranimèrent les grands et les peuples, et, si on le peut dire, le roi même. Ne nous plaignons pas, chrétiens, de ce que la reine sa fille dans un État plus tranquille donne aussi un sujet moins vif à nos discours ; et contentons-nous de penser que dans des occasions aussi malheureuses, dont Dieu nous a préservés, nous y eussions pu trouver les mêmes ressources.
Avec quelle application et quelle tendresse Philippe IV, son père, ne l’avait-il pas élevée ! On la regardait en Espagne non pas comme une infante, mais comme un infant ; car c’est ainsi qu’on y appelle la princesse qu’on reconnaît comme héritière de tant de royaumes. Dans cette vue, on approcha d’elle tout ce que l’Espagne avait de plus vertueux et de plus habile. Elle se vit, pour ainsi parler, dès son enfance tout environnée de vertus ; et on voyait paraître en cette jeune princesse plus de belles qualités qu’elle n’attendait de couronnes. Philippe l’élève ainsi pour ses États ; Dieu, qui nous aime, la destine à Louis.
Cessez, princes et potentats, de troubler par vos prétentions le projet de ce mariage. Que l’amour, qui semble aussi le vouloir troubler, cède lui-même. L’amour peut bien remuer le cœur des héros du monde ; il peut bien y soulever des tempêtes et y exciter des mouvements qui fassent trembler les politiques, et qui donnent des espérances aux insensés : mais il y a des âmes d’un ordre supérieur à ses lois, à qui il ne peut inspirer des sentiments indignes de leur rang ; il y a des mesures prises dans le ciel, qu’il ne peut rompre ; et l’infante non seulement par son auguste naissance, mais encore par sa vertu et par sa réputation, est seule digne de Louis.
C’était la femme prudente qui est donnée proprement par le Seigneur[64], comme dit le Sage. Pourquoi donnée proprement par le Seigneur, puisque c’est le Seigneur qui donne tout ? Et quel est ce merveilleux avantage qui mérite d’être attribué d’une façon si particulière à la divine bonté ? Il ne faut, pour l’entendre, que considérer ce que peut dans les maisons la prudence tempérée d’une femme sage pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la véritable sagesse, et pour calmer des passions violentes qu’une résistance emportée ne ferait qu’aigrir.
[64] Prov. XIX, 14.
Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands empires à qui tu sers de limites ; île éternellement mémorable par les conférences de deux grands ministres, où l’on vit développer toutes les adresses et tous les secrets d’une politique si différente ; où l’un se donnait du poids par sa lenteur, et l’autre prenait l’ascendant par sa pénétration : auguste journée, où deux fières nations longtemps ennemies, et alors réconciliées par Marie-Thérèse, s’avancent sur leurs confins, leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre, mais pour s’embrasser ; où ces deux rois avec leur cour d’une grandeur, d’une politesse et d’une magnificence aussi bien que d’une conduite si différente, furent l’un à l’autre et à tout l’univers un si grand spectacle : fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction, sacrifice, puis-je mêler aujourd’hui vos cérémonies et vos pompes avec ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines ? Alors l’Espagne perdit ce que nous gagnions : maintenant nous perdons tout, les uns et les autres ; et Marie-Thérèse périt pour toute la terre. L’Espagne pleurait seule : maintenant que la France et l’Espagne mêlent leurs larmes, et en versent des torrents, qui pourrait les arrêter ? Mais si l’Espagne pleurait son infante, qu’elle voyait monter sur le trône le plus glorieux de l’univers, quels seront nos gémissements à la vue de ce tombeau, où tous ensemble nous ne voyons plus que l’inévitable néant des grandeurs humaines ? Taisons-nous : ce n’est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je veux graver dans vos cœurs : aussi bien la vanité des choses humaines, tant de fois étalée dans cette chaire, ne se montre que trop d’elle-même sans le secours de ma voix, dans ce sceptre sitôt tombé d’une si royale main, et dans une si haute majesté si promptement dissipée.
Mais ce qui en faisait le plus grand éclat n’a pas encore paru. Une reine si grande par tant de titres le devenait tous les jours par les grandes actions du roi et par le continuel accroissement de sa gloire. Sous lui la France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces que les siècles précédents ne savaient pas. L’ordre et la discipline militaire s’augmentent avec les armées. Si les Français peuvent tout, c’est que leur roi est partout leur capitaine ; et, après qu’il a choisi l’endroit principal qu’il doit animer par sa valeur, il agit de tous côtés par l’impression de sa vertu.
Jamais on n’a fait la guerre avec une force plus inévitable, puisque, en méprisant les saisons, il a ôté jusqu’à la défense à ses ennemis. Les soldats ménagés et exposés quand il faut, marchent avec confiance sous ses étendards : nul fleuve ne les arrête, nulle forteresse ne les effraie. On sait que Louis foudroie les villes plutôt qu’il ne les assiège ; et tout est ouvert à sa puissance.
Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins. Quand il marche, tout se croit également menacé : un voyage tranquille devient tout à coup une expédition redoutable à ses ennemis. Gand tombe avant qu’on pense à le munir : Louis y vient par de longs détours ; et la reine, qui l’accompagne au cœur de l’hiver, joint au plaisir de le suivre celui de servir secrètement à ses desseins.
Par les soins d’un si grand roi, la France entière n’est plus, pour ainsi parler, qu’une seule forteresse qui montre de tous côtés un front redoutable. Couverte de toutes parts, elle est capable de tenir la paix avec sûreté dans son sein, mais aussi de porter la guerre partout où il faut, et de frapper de près et de loin avec une égale force. Nos ennemis le savent bien dire, et nos alliés ont ressenti dans le plus grand éloignement, combien la main de Louis était secourable.
Avant lui, la France, presque sans vaisseaux, tenait en vain aux deux mers : maintenant on les voit couvertes, depuis le levant jusqu’au couchant, de nos flottes victorieuses ; et la hardiesse française porte partout la terreur avec le nom de Louis. Tu céderas, ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare : Je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance : mais tu te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu’on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta brutale fureur, tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance : Qui est semblable à Tyr ? et toutefois elle s’est tue dans le milieu de la mer[65] ; et la navigation va être assurée par les armes de Louis.
[65] Ezech. XXVII, 32.
L’éloquence s’est épuisée à louer la sagesse de ses lois et l’ordre de ses finances. Que n’a-t-on pas dit de sa fermeté, à laquelle nous voyons céder jusqu’à la fureur des duels ? La sévère justice de Louis, jointe à ses inclinations bienfaisantes, fait aimer à la France l’autorité sous laquelle, heureusement réunie, elle est tranquille et victorieuse. Qui veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince n’a qu’à prêter l’oreille, quand il lui plaît d’en expliquer les motifs. Je pourrais ici prendre à témoin les sages ministres des cours étrangères, qui le trouvent aussi convaincant dans ses discours que redoutable par ses armes. La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur surprenante lui ouvre les cœurs, et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère.
N’oublions pas ce qui faisait la joie de la reine. Louis est le rempart de la religion ; c’est à la religion qu’il fait servir ses armes redoutées par mer et par terre. Mais songeons qu’il ne l’établit partout au dehors que parce qu’il la fait régner au dedans et au milieu de son cœur. C’est là qu’il abat des ennemis plus terribles que ceux que tant de puissances jalouses de sa grandeur, et l’Europe entière, pourraient armer contre lui. Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes ; et Louis combat ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les temples de l’hérésie : ce qu’il renverse au dedans est un sacrifice bien plus agréable ; et l’ouvrage du chrétien, c’est de détruire les passions, qui feraient de nos cœurs un temple d’idoles. Que servirait à Louis d’avoir étendu sa gloire partout où s’étend le genre humain ? Ce ne lui est rien d’être l’homme que les autres admirent : il veut être avec David, l’homme selon le cœur de Dieu. C’est pourquoi Dieu le bénit. Tout le genre humain demeure d’accord qu’il n’y a rien de plus grand que ce qu’il fait, si ce n’est qu’on veuille compter pour plus grand encore tout ce qu’il n’a pas voulu faire, et les bornes qu’il a données à sa puissance. Adorez donc, ô grand roi, celui qui vous fait régner, qui vous fait vaincre, et qui vous donne dans la victoire, malgré la fierté qu’elle inspire, des sentiments si modérés. Puisse la chrétienté ouvrir les yeux, et reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie ! Pendant, ô malheur, ô honte, ô juste punition de nos péchés ! pendant, dis-je, qu’elle est ravagée par les infidèles, qui pénètrent jusqu’à ses entrailles, que tarde-t-elle à se souvenir et des secours de Candie, et de la fameuse journée du Raab, où Louis renouvela dans le cœur des infidèles l’ancienne opinion qu’ils ont des armes françaises, fatales à leur tyrannie, et par des exploits inouïs, devint le rempart de l’Autriche dont il avait été la terreur ?
Ouvrez donc les yeux, chrétiens, et regardez ce héros, dont nous pouvons dire, comme saint Paulin disait du grand Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s’élève au-dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne[66].
[66] Paulin. Ad Sev. Ep. XXVIII, n. 6.
C’était, messieurs, d’un tel héros que Marie-Thérèse devait partager la gloire d’une façon particulière, puisque, non contente d’y avoir part comme compagne de son trône, elle ne cessait d’y contribuer par la persévérance de ses vœux.
Pendant que ce grand roi la rendait la plus illustre de toutes les reines, vous la faisiez, monseigneur, la plus illustre de toutes les mères. Vos respects l’ont consolée de la perte de ses autres enfants. Vous les lui avez rendus : elle s’est vue renaître dans ce prince qui fait vos délices et les nôtres ; et elle a trouvé une fille digne d’elle dans cette auguste princesse qui, par son rare mérite autant que par les droits d’un nœud sacré, ne fait avec vous qu’un même cœur. Si nous l’avons admirée dès le moment qu’elle parut, le roi a confirmé notre jugement ; et maintenant devenue, malgré ses souhaits, la principale décoration d’une cour, dont un si grand roi fait le soutien, elle est la consolation de toute la France.
Ainsi notre reine, heureuse par sa naissance, qui lui rendait la piété aussi bien que la grandeur comme héréditaire, par sa sainte éducation, par son mariage, par la gloire et par l’amour d’un si grand roi, par le mérite et par les respects de ses enfants, et par la vénération de tous les peuples, ne voyait rien sur la terre qui ne fût au-dessous d’elle. Élevez maintenant, ô Seigneur, et mes pensées et ma voix. Que je puisse représenter à cette auguste audience l’incomparable beauté d’une âme que vous avez toujours habitée, qui n’a jamais affligé votre Esprit saint[67], qui jamais n’a perdu le goût du don céleste[68], afin que nous commencions, malheureux pécheurs, à verser sur nous-mêmes un torrent de larmes, et que, ravis des chastes attraits de l’innocence, jamais nous ne nous lassions d’en pleurer la perte.
[67] Ephes. IV, 30.
[68] Heb. VII, 4.
A la vérité, chrétiens, quand on voit dans l’Évangile[69] la brebis perdue, préférée par le bon Pasteur à tout le reste du troupeau ; quand on y lit cet heureux retour du prodigue retrouvé et ce transport d’un père attendri qui met en joie toute sa famille, on est tenté de croire que la pénitence est préférée à l’innocence même, et que le prodigue retourné reçoit plus de grâces que son aîné, qui ne s’est jamais échappé de la maison paternelle. Il est l’aîné toutefois, et deux mots, que lui dit son père, lui font bien entendre qu’il n’a pas perdu ses avantages : Mon fils, lui dit-il, vous êtes toujours avec moi ; et tout ce qui est à moi est à vous[70]. Cette parole, messieurs, ne se traite guère dans les chaires, parce que cette inviolable fidélité ne se trouve guère dans les mœurs. Expliquons-la toutefois, puisque notre illustre sujet nous y conduit, et qu’elle a une parfaite conformité avec notre texte. Une excellente doctrine de saint Thomas nous la fait entendre, et concilie toutes choses. Dieu témoigne plus d’amour au juste toujours fidèle ; il en témoigne davantage aussi au pécheur réconcilié ; mais en deux manières différentes. L’un paraîtra plus favorisé, si l’on a égard à ce qu’il est ; et l’autre, si l’on remarque d’où il est sorti. Dieu conserve au juste un plus grand don ; il retire le pécheur d’un plus grand mal. Le juste semblera plus avantagé, si l’on pèse son mérite ; et le pécheur plus chéri, si l’on considère son indignité. Le père du prodigue l’explique lui-même : Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à vous ; c’est ce qu’il dit à celui à qui il conserve un plus grand don. Il fallait se réjouir parce que votre frère était mort, et il est ressuscité[71] ; c’est ainsi qu’il parle de celui qu’il retire d’un plus grand abîme de maux. Ainsi les cœurs sont saisis d’une joie soudaine par la grâce inespérée d’un beau jour d’hiver, qui après un temps pluvieux vient réjouir tout d’un coup la face du monde ; mais on ne laisse pas de lui préférer la constante sérénité d’une saison plus bénigne : et s’il nous est permis d’expliquer les sentiments du Sauveur par ces sentiments humains, il s’émeut plus sensiblement sur les pécheurs convertis, qui sont sa nouvelle conquête ; mais il réserve une plus douce familiarité aux justes, qui sont ses anciens et perpétuels amis, puisque s’il dit, parlant du prodigue : Qu’on lui rende sa première robe[72] ; il ne lui dit pas toutefois : Vous êtes toujours avec moi ; ou, comme saint Jean le répète dans l’Apocalypse : Ils sont toujours avec l’Agneau… et paraissent sans tache devant son trône.
[69] Luc. XV, 4 et 20.
[70] Luc. XV, 31.
[71] Luc. XV, 32.
[72] Ibid. 22
Comment se conserve cette pureté dans ce lieu de tentations et parmi les illusions des grandeurs du monde, vous l’apprendrez de la reine. Elle est de ceux dont le Fils de Dieu a prononcé dans l’Apocalypse : Celui qui sera victorieux, je le ferai comme une colonne dans le temple de mon Dieu[73]. Il en sera l’ornement, il en sera le soutien par son exemple : il sera haut, il sera ferme. Voilà déjà quelque image de la reine : Il ne sortira jamais du temple[74]. Immobile comme une colonne, il aura sa demeure fixe dans la maison du Seigneur, et n’en sera jamais séparé par aucun crime. Je le ferai, dit Jésus-Christ : et c’est l’ouvrage de ma grâce. Mais comment affermira-t-il cette colonne ? Écoutez, voici le mystère : et j’écrirai dessus, poursuit le Sauveur. J’élèverai la colonne mais en même temps je mettrai dessus une inscription mémorable. Hé ! qu’écrirez-vous, ô Seigneur ? Trois noms seulement, afin que l’inscription soit aussi courte que magnifique. J’y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem, et mon nouveau nom. Ces noms, comme la suite le fera paraître, signifient une foi vive dans l’intérieur, les pratiques extérieures de la piété dans les saintes observances de l’Église, et la fréquentation des saints sacrements : trois moyens de conserver l’innocence, et l’abrégé de la vie de notre sainte princesse. C’est ce que vous verrez écrit sur la colonne, et vous lirez dans son inscription les causes de sa fermeté. Et d’abord : J’y écrirai, dit-il, le nom de mon Dieu, en lui inspirant une foi vive. C’est, messieurs, par une telle foi, que le nom de Dieu est gravé profondément dans nos cœurs. Une foi vive est le fondement de la stabilité que nous admirons : car d’où viennent nos inconstances, si ce n’est de notre foi chancelante ? Parce que ce fondement est mal affermi, nous craignons de bâtir dessus, et nous marchons d’un pas douteux dans le chemin de la vertu. La foi seule a de quoi fixer l’esprit vacillant ; car écoutez les qualités que saint Paul lui donne : La foi, dit-il, est une substance[75], un solide fondement, un ferme soutien. Mais de quoi ? de ce qui se voit dans le monde ? Comment donner une consistance, ou, pour parler avec saint Paul, une substance et un corps à cette ombre fugitive ? La foi est donc un soutien, mais des choses qu’on doit espérer. Et quoi encore ? Argumentum non apparentium : c’est une pleine conviction de ce qui ne paraît pas. La foi doit avoir en elle la conviction. Vous ne l’avez pas, direz-vous : j’en sais la cause ; c’est que vous craignez de l’avoir, au lieu de la demander à Dieu qui la donne. C’est pourquoi tout tombe en ruine dans vos mœurs, et vos sens trop décisifs emportent si facilement votre raison incertaine et irrésolue. Et que veut dire cette conviction dont parle l’Apôtre, si ce n’est, comme il dit ailleurs[76], une soumission de l’intelligence entièrement captivée sous l’autorité d’un Dieu qui parle ? Considérez la pieuse reine devant les autels ; voyez comme elle est saisie de la présence de Dieu : ce n’est pas par sa suite qu’on la connaît, c’est par son attention, et par cette respectueuse immobilité, qui ne lui permet pas même de lever les yeux. Le sacrement adorable approche. Ah ! la foi du centurion, admirée par le Sauveur même, ne fut pas plus vive, et il ne dit pas plus humblement : Je ne suis pas digne[77]. Voyez comme elle frappe cette poitrine innocente, comme elle se reproche les moindres péchés, comme elle abaisse cette tête auguste devant laquelle s’incline l’univers. La terre, son origine et sa sépulture, n’est pas encore assez basse pour la recevoir : elle voudrait disparaître tout entière devant la majesté du Roi des rois. Dieu lui grave par une foi vive dans le fond du cœur ce que disait Isaïe : Cherchez des antres profonds, cachez-vous dans les ouvertures de la terre devant la face du Seigneur, et devant la gloire d’une si haute majesté[78].
[73] Apoc. III, 12.
[74] Apoc. III, 12.
[75] Heb. XI, 1.
[76] 2 Cor. X, 5.
[77] Matt. VIII, 8, 10.
[78] Isa. II, 10.
Ne vous étonnez donc pas si elle est si humble sur le trône. O spectacle merveilleux, et qui ravit en admiration le ciel et la terre ! Vous allez voir une reine, qui, à l’exemple de David, attaque de tous côtés sa propre grandeur, et tout l’orgueil qu’elle inspire : vous verrez dans les paroles de ce grand roi la vive peinture de la reine, et vous en reconnaîtrez tous les sentiments[79]. O Seigneur, mon cœur ne s’est point haussé ! voilà l’orgueil attaqué dans sa source. Mes regards ne se sont pas élevés : en voilà l’ostentation et le faste réprimés. Ah ! Seigneur, je n’ai pas eu ce dédain qui empêche de jeter les yeux sur les mortels trop rampants, et qui faisait dire à l’âme arrogante[80] : Il n’y a que moi sur la terre. Combien était ennemie la pieuse reine de ces regards dédaigneux ! et dans une si haute élévation, qui vit jamais paraître en cette princesse ou le moindre sentiment d’orgueil, ou le moindre air de mépris ? David poursuit : Je ne marche point dans de vastes pensées, ni dans des merveilles qui me passent. Il combat ici les excès où tombent naturellement les grandes puissances. L’orgueil[81], qui monte toujours, après avoir porté ses prétentions à ce que la grandeur humaine a de plus solide, ou plutôt de moins ruineux, pousse ses desseins jusqu’à l’extravagance, et donne témérairement dans des projets insensés, comme faisait ce roi superbe (digne figure de l’ange rebelle)[82], lorsqu’il disait en son cœur : Je m’élèverai au-dessus des nues, je poserai mon trône sur les astres, et je serai semblable au Très-Haut. Je ne me perds point, dit David, dans de tels excès ; et voilà l’orgueil méprisé dans ses égarements. Mais après l’avoir ainsi rabattu dans tous les endroits par où il semblait vouloir s’élever, David l’atterre tout à fait par ces paroles : Si, dit-il, je n’ai pas eu d’humbles sentiments, et que j’aie exalté mon âme : ou, comme traduit saint Jérôme : Si je n’ai pas fait taire mon âme : si je n’ai pas imposé silence à ces flatteuses pensées, qui se présentent sans cesse pour enfler nos cœurs. Et enfin il conclut ainsi ce beau psaume : Mon âme a été, dit-il, comme un enfant sevré. Je me suis arraché moi-même aux douceurs de la gloire humaine, peu capables de me soutenir, pour donner à mon esprit une nourriture plus solide. Ainsi l’âme supérieure domine de tous côtés cette impérieuse grandeur, et ne lui laisse dorénavant aucune place. David ne donna jamais de plus beau combat. Non, mes frères, les Philistins défaits, et les ours mêmes déchirés de ses mains, ne sont rien en comparaison de sa grandeur qu’il a domptée. Mais la sainte princesse que nous célébrons, l’a égalé dans la gloire d’un si beau triomphe.
[79] Ps. CXXXI, 1.
[80] Isa. XLVII, 8.
[81] Ps. LXXIII, 24.
[82] Isa. XIV, 13, 14.
Elle sut pourtant se prêter au monde avec toute la dignité que demandait sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n’ont pas reçu en vain l’éclat qui les environne : il est nécessaire au genre humain ; et ils doivent, pour le repos autant que pour la décoration de l’univers, soutenir une majesté, qui n’est qu’un rayon de celle de Dieu. Il était aisé à la reine de faire sentir une grandeur qui lui était naturelle. Elle était née dans une cour, où la majesté se plaît à paraître avec tout son appareil, et d’un père qui sut conserver, avec une grâce comme avec une jalousie particulière, ce qu’on appelle en Espagne les coutumes de qualité et les bienséances du palais. Mais elle aimait mieux tempérer la majesté, et l’anéantir devant Dieu, que de la faire éclater devant les hommes. Ainsi nous la voyions courir aux autels, pour y goûter avec David un humble repos, et s’enfoncer dans son oratoire, où, malgré le tumulte de la cour, elle trouvait le Carmel d’Élie, le désert de Jean, et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus.
J’ai appris de saint Augustin, que l’âme attentive se fait elle-même une solitude[83]. Mais, mes frères, ne nous flattons pas : il faut savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut conserver les forces de l’âme. C’est ici qu’il faut admirer l’inviolable fidélité que la reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les fatigues des voyages, ni aucune occupation, ne lui faisait perdre ces heures particulières qu’elle destinait à la méditation et à la prière. Aurait-elle été si persévérante dans cet exercice, si elle n’y eût goûté la manne cachée que nul ne connaît que celui qui en ressent les saintes douceurs[84] ? C’est la qu’elle disait avec David : O Seigneur, votre servante a trouvé son cœur pour vous faire cette prière[85]. Où allez-vous, cœurs égarés ? Quoi ! même pendant la prière vous laissez errer votre imagination vagabonde ; vos ambitieuses pensées vous reviennent devant Dieu ; elles font même le sujet de votre prière ! Par l’effet du même transport qui vous fait parler aux hommes de vos prétentions, vous en venez encore parler à Dieu, pour faire servir le ciel et la terre à vos intérêts. Ainsi votre ambition, que la prière devait éteindre, s’y échauffe : feu bien différent de celui que David sentait allumer dans sa méditation[86]. Ah ! plutôt puissiez-vous dire avec ce grand roi, et avec la pieuse reine que nous honorons : O Seigneur, votre serviteur a trouvé son cœur. J’ai rappelé ce fugitif, et le voilà tout entier devant votre face.
[83] De divers. Quæstion. ad Simplic., lib. II, 4.
[84] Apoc. II, 17.
[85] 2 Reg. VIII, 27.
[86] Ps. XXXVIII, 4.
Ange saint, qui présidiez à l’oraison de cette sainte princesse, et qui portiez cet encens au-dessus des nues pour le faire brûler sur l’autel[87] que saint Jean a vu dans le ciel, racontez-nous les ardeurs de ce cœur blessé de l’amour divin : faites-nous paraître ces torrents de larmes, que la reine versait devant Dieu pour ses péchés. Quoi donc ! les âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la pénitence ? Oui sans doute, puisqu’il est écrit que rien n’est pur sur la terre[88], et que celui qui dit qu’il ne pèche pas se trompe lui-même[89]. Mais c’est des péchés légers ; légers par comparaison, je le confesse : légers en eux-mêmes ; la reine n’en connaît aucun de cette nature. C’est ce que porte en son fonds toute âme innocente. La moindre ombre se remarque sur ces vêtements qui n’ont pas encore été salis, et leur vive blancheur en accuse toutes les taches. Je trouve ici les chrétiens trop savants. Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés véniels d’avec les mortels. Quoi ! le nom commun de péché ne suffira pas pour te les faire détester les uns et les autres ? Sais-tu que ces péchés qui semblent légers, deviennent accablants par leur multitude, à cause des funestes dispositions qu’ils mettent dans les consciences ? C’est ce qu’enseignent d’un commun accord tous les saints docteurs après saint Augustin et saint Grégoire. Sais-tu que les péchés qui seraient véniels par leur objet, peuvent devenir mortels par l’excès de l’attachement ? Les plaisirs innocents, le deviennent bien, selon la doctrine des saints ; et seuls ils ont pu damner le mauvais riche, pour avoir été trop goûtés. Mais qui sait le degré qu’il faut pour leur inspirer ce poison mortel ? Et n’est-ce pas une des raisons qui fait que David s’écrie : Qui peut connaître ses péchés ?[90] Que je hais donc ta vaine science et ta mauvaise subtilité, âme téméraire, qui prononces si hardiment : « Ce péché que je commets sans crainte, est véniel ! » L’âme vraiment pure n’est pas si savante. La reine sait en général qu’il y a des péchés véniels, car la foi l’enseigne ; mais la foi ne lui enseigne pas que les siens le soient. Deux choses vont vous faire voir l’éminent degré de sa vertu. Nous le savons, chrétiens, et nous ne donnons point de fausses louanges devant ces autels. Elle a dit souvent dans cette bienheureuse simplicité, qui lui était commune avec tous les saints, qu’elle ne comprenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul péché, pour petit qu’il fût. Elle ne disait donc pas, « Il est véniel » : elle disait, « Il est péché », et son cœur innocent se soulevait. Mais comme il échappe toujours quelque péché à la fragilité humaine, elle ne disait pas, « il est léger » : encore une fois, « Il est péché », disait-elle. Alors, pénétrée des siens, s’il arrivait quelque malheur à sa personne, à sa famille, à l’État, elle s’en accusait seule. Mais quels malheurs, direz-vous, dans cette grandeur et dans un si long cours de prospérités ? Vous croyez donc que les déplaisirs et les plus mortelles douleurs ne se cachent pas sous la pourpre ? Ou qu’un royaume est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, un charme qui les enchante ? Au lieu que par un conseil de la Providence divine, qui sait donner aux conditions les plus élevées leur contre-poids, cette grandeur que nous admirons de loin comme quelque chose au-dessus de l’homme, touche moins quand on y est né, ou se confond elle-même dans son abondance ; et qu’il se forme au contraire parmi les grandeurs une nouvelle sensibilité pour les déplaisirs, dont le coup est d’autant plus rude qu’on est moins préparé à le soutenir.
[87] Apoc. VIII, 3.
[88] Job XV, 15.
[89] 1 Joan. I, 8.
[90] Ps. XVIII, 13.
Il est vrai que les hommes aperçoivent moins cette malheureuse délicatesse dans les âmes vertueuses. On les croit insensibles, parce que non seulement elles savent taire, mais encore sacrifier leurs peines secrètes. Mais le Père céleste se plaît à les regarder dans le secret ; et comme il sait leur préparer leur croix, il y mesure aussi leur récompense. Croyez-vous que la reine pût être en repos dans ces fameuses campagnes, qui nous apportaient coup sur coup tant de surprenantes nouvelles ? Non, messieurs : elle était toujours tremblante, parce qu’elle voyait toujours cette précieuse vie, dont la sienne dépendait, trop facilement hasardée. Vous avez vu ses terreurs : vous parlerai-je de ses pertes, et de la mort de ses chers enfants ? Ils lui ont tous déchiré le cœur. Représentons-nous ce jeune prince, que les Grâces semblaient elles-mêmes avoir formé de leurs mains. Pardonnez-moi ces expressions. Il me semble que je vois encore tomber cette fleur. Alors, triste messager d’un événement si funeste, je fus aussi le témoin, en voyant le roi et la reine, d’un côté de la douleur la plus pénétrante, et de l’autre des plaintes les plus lamentables ; et sous des formes différentes, je vis une affliction sans mesure. Mais je vis aussi des deux côtés la foi également victorieuse ; je vis le sacrifice agréable de l’âme humiliée sous la main de Dieu, et deux victimes royales immoler d’un commun accord leur propre cœur.
Pourrai-je maintenant jeter les yeux sur la terrible menace du ciel irrité, lorsqu’il sembla si longtemps vouloir frapper ce Dauphin même, notre plus chère espérance ? Pardonnez-moi, messieurs, pardonnez-moi, si je renouvelle vos frayeurs. Il faut bien, et je le puis dire, que je me fasse à moi-même cette violence, puisque je ne puis montrer qu’à ce prix la constance de la reine. Nous vîmes alors dans cette princesse, au milieu des alarmes d’une mère, la foi d’une chrétienne. Nous vîmes un Abraham prêt à immoler Isaac, et quelques traits de Marie quand elle offrit son Jésus. Ne craignons point de le dire, puisqu’un Dieu ne s’est fait homme que pour assembler autour de lui des exemples pour tous les états. La reine pleine de foi ne se propose pas un moindre modèle que Marie. Dieu lui rend aussi son fils unique, qu’elle lui offre d’un cœur déchiré, mais soumis, et veut que nous lui devions encore une fois un si grand bien.
On ne se trompe pas, chrétiens, quand on attribue tout à la prière. Dieu, qui l’inspire, ne lui peut rien refuser. Un roi, dit David, ne se sauve pas par ses armées, et le puissant ne se sauve pas par sa valeur[91]. Ce n’est pas aussi aux sages conseils qu’il faut attribuer les heureux succès. Il s’élève, dit le Sage[92], plusieurs pensées dans le cœur de l’homme : reconnaissez l’agitation et les pensées incertaines des conseils humains : mais, poursuit-il, la volonté du Seigneur demeure ferme ; et pendant que les hommes délibèrent, il ne s’exécute que ce qu’il résout. Le Terrible[93], le Tout-Puissant, qui ôte, quand il lui plaît, l’esprit des princes, le leur laisse aussi quand il veut, pour les confondre davantage, et les prendre dans leurs propres finesses[94]. Car il n’y a point de prudence, il n’y a point de sagesse, il n’y a point de conseil contre le Seigneur[95]. Les Machabées étaient vaillants ; et néanmoins, il est écrit qu’ils combattaient par leurs prières[96] plus que par leurs armes : assurés par l’exemple de Moïse, que les mains élevées à Dieu enfoncent plus de bataillons que celles qui frappent. Quand tout cédait à Louis, et que nous crûmes voir revenir le temps des miracles, où les murailles tombaient au bruit des trompettes, tous les peuples jetaient les yeux sur la reine, et croyaient voir partir de son oratoire la foudre qui accablait tant de villes.
[91] Ps. XXXII, 16.
[92] Prov. XIX, 21.
[93] Ps. LXXV, 12, 13.
[94] Job V, 13 ; 1 Cor. III, 19.
[95] Prov. XXI, 30.
[96] 2 Mach. XV, 27.
Que si Dieu accorde aux prières les prospérités temporelles, combien plus leur accorde-t-il les vrais biens, c’est-à-dire les vertus ? Elles sont le fruit naturel d’une âme unie à Dieu par l’oraison. L’oraison, qui nous les obtient, nous apprend à les pratiquer, non seulement comme nécessaires, mais encore comme reçues[97] du Père des lumières, d’où descend sur nous tout don parfait : et c’est là le comble de la perfection, parce que c’est le fondement de l’humilité. C’est ainsi que Marie-Thérèse attira par la prière toutes les vertus dans son âme. Dès sa première jeunesse elle fut, dans les mouvements d’une cour alors assez turbulente, la consolation et le seul soutien de la vieillesse infirme du roi son père. La reine, sa belle-mère, malgré ce nom odieux, trouva en elle non seulement un respect, mais encore une tendresse, que ni le temps ni l’éloignement n’ont pu altérer. Aussi pleure-t-elle sans mesure, et ne veut point recevoir de consolation. Quel cœur, quel respect, quelle soumission n’a-t-elle pas eue pour le roi ! toujours vive pour ce grand prince, toujours jalouse de sa gloire, uniquement attachée aux intérêts de son État, infatigable dans les voyages, et heureuse pourvu qu’elle fût en sa compagnie : femme enfin où saint Paul aurait vu l’Église occupée de Jésus-Christ[98], et unie à ses volontés par une éternelle complaisance. Si nous osions demander au grand prince, qui lui rend ici avec tant de piété les derniers devoirs, quelle mère il a perdue, il nous répondrait par ses sanglots ; et je vous dirai en son nom ce que j’ai vu avec joie, ce que je répète avec admiration, que les tendresses inexplicables de Marie-Thérèse tendaient toutes à lui inspirer la foi, la piété, la crainte de Dieu, un attachement inviolable pour le roi, des entrailles de miséricorde pour les malheureux, une immuable persévérance dans tous ses devoirs, et tout ce que nous louons dans la conduite de ce prince. Parlerai-je des bontés de la reine tant de fois éprouvées par ses domestiques, et ferai-je retentir encore devant ces autels les cris de sa maison désolée ? Et vous, pauvres de Jésus-Christ, pour qui seuls elle ne pouvait endurer qu’on lui dît que ses trésors étaient épuisés ; vous premièrement, pauvres volontaires, victimes de Jésus-Christ, religieux, vierges sacrées, âmes pures dont le monde n’était pas digne ; et vous, pauvres, quelque nom que vous portiez, pauvres inconnus, pauvres honteux, malades, impotents, estropiés, restes d’hommes, pour parler avec saint Grégoire de Nazianze[99] : car la reine respectait en vous tous les caractères de la croix de Jésus-Christ ; vous donc qu’elle assistait avec tant de joie, qu’elle servait avec tant de foi, heureuse de se dépouiller d’une majesté empruntée, et d’adorer dans votre bassesse la glorieuse pauvreté de Jésus-Christ, quel admirable panégyrique prononceriez-vous par vos gémissements à la gloire de cette princesse, s’il m’était permis de vous introduire dans cette auguste assemblée ! Recevez, père Abraham, dans votre sein cette héritière de votre foi, comme vous, servante des pauvres, et digne de trouver en eux, non plus des anges, mais Jésus-Christ même. Que dirai-je davantage ? Écoutez tout en un mot : fille, femme, mère, maîtresse, reine telle que nos vœux l’auraient pu faire, plus que tout cela, chrétienne, elle accomplit tous ses devoirs sans présomption, et fut humble non seulement parmi toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus.
[97] Jac. I, 17.
[98] Eph. V, 24.
[99] Orat. XVI, p. 244 c.
J’expliquerai en peu de mots les deux autres noms que nous voyons écrits sur la colonne mystérieuse de l’Apocalypse, et dans le cœur de la reine. Par le nom de la sainte cité de Dieu, la nouvelle Jérusalem[100], vous voyez bien, messieurs, qu’il faut entendre le nom de l’Église catholique, cité sainte dont toutes les pierres sont vivantes[101], dont Jésus-Christ est le fondement, qui descend du ciel avec lui, parce qu’elle y est renfermée comme dans le chef dont tous les membres reçoivent leur vie ; cité qui se répand par toute la terre, et s’élève jusqu’aux cieux pour y placer ses citoyens. Au seul nom de l’Église, toute la foi de la reine se réveillait. Mais une vraie fille de l’Église, non contente d’en embrasser la sainte doctrine, en aime les observances, où elle fait consister la principale partie des pratiques extérieures de la piété.
[100] Apoc. III, 12.
[101] 1 Pet. II, 4, 5.
L’Église, inspirée de Dieu et instruite par les saints apôtres, a tellement disposé l’année, qu’on y trouve avec la vie, avec les mystères, avec la prédication et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai fruit de toutes ces choses dans les admirables vertus de ses serviteurs, et dans les exemples de ses saints ; et enfin un mystérieux abrégé de l’Ancien et du Nouveau Testament, et de toute l’histoire ecclésiastique. Par là toutes les saisons sont fructueuses pour les chrétiens ; tout y est plein de Jésus-Christ, qui est toujours admirable[102], selon le prophète, et non seulement en lui-même, mais encore dans ses saints[103]. Dans cette variété, qui aboutit toute à l’unité sainte tant recommandée par Jésus-Christ[104], l’âme innocente et pieuse trouve avec des plaisirs célestes une solide nourriture, et un perpétuel renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y sont mêlés dans les temps convenables, afin que l’âme, toujours sujette aux tentations et au péché, s’affermisse et se purifie par la pénitence. Toutes ces pieuses observances avaient, dans la reine, l’effet bienheureux que l’Église même demande : elle se renouvelait dans toutes les fêtes, elle se sacrifiait dans tous les jeûnes et dans toutes les abstinences. L’Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas ; mais la reine se rangea bientôt à l’obéissance : l’habitude ne put rien contre la règle ; et l’extrême exactitude de cette princesse marquait la délicatesse de sa conscience. Quel autre a mieux profité de cette parole : Qui vous écoute, m’écoute[105] ? Jésus-Christ nous y enseigne cette excellente pratique de marcher dans les voies de Dieu sous la conduite particulière de ses serviteurs, qui exercent son autorité dans son Église. Les confesseurs de la reine pouvaient tout sur elle dans l’exercice de leur ministère, et il n’y avait aucune vertu où elle ne pût être élevée par son obéissance. Quel respect n’avait-elle pas pour le souverain pontife, vicaire de Jésus-Christ, et pour tout l’ordre ecclésiastique ? Qui pourrait dire combien de larmes lui ont coûté ces divisions toujours trop longues, et dont on ne peut demander la fin avec trop de gémissements ? Le nom même et l’ombre de division faisait horreur à la reine, comme à toute âme pieuse. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le saint-siège ne peut jamais oublier la France, ni la France manquer au saint-siège. Et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, couverts selon les maximes de leur politique, du prétexte de piété, semblent vouloir irriter le saint-siège contre un royaume qui en a toujours été le principal soutien sur la terre, doivent penser qu’une chaire si éminente, à qui Jésus-Christ a tant donné, ne veut pas être flattée par les hommes, mais honorée selon la règle avec une soumission profonde ; qu’elle est faite pour attirer tout l’univers à son unité, et y rappeler à la fin tous les hérétiques ; et que ce qui est excessif, loin d’être le plus attirant, n’est pas même le plus solide ni le plus durable.
[102] Isa. IX, 6.
[103] Ps. LXVII, 36.
[104] Luc. X, 42.
[105] Luc. X, 16.
Avec le saint nom de Dieu et avec le nom de la cité sainte, la nouvelle Jérusalem, je vois, messieurs, dans le cœur de notre pieuse reine le nom nouveau du Sauveur. Quel est, Seigneur, votre nom nouveau, sinon celui que vous expliquez, quand vous dites : Je suis le pain de vie[106] ; et, Ma chair est vraiment viande, et Prenez, mangez, ceci est mon corps[107] ? Ce nom nouveau du Sauveur est celui de l’Eucharistie, nom composé de bien et de grâce, qui nous montre dans cet adorable sacrement une source de miséricorde, un miracle d’amour, un mémorial et un abrégé de toutes les grâces, et le Verbe même tout changé en grâce et en douceur pour ses fidèles. Tout est nouveau dans ce mystère : c’est le Nouveau Testament[108] de notre Sauveur, et on commence à y boire ce vin nouveau, dont la céleste Jérusalem est transportée. Mais pour le boire dans ce lieu de tentation et de péché, il s’y faut préparer par la pénitence. La reine fréquentait ces deux sacrements avec une ferveur toujours nouvelle. Cette humble princesse se sentait dans son état naturel, quand elle était comme pécheresse aux pieds d’un prêtre, y attendant la miséricorde et la sentence de Jésus-Christ. Mais l’Eucharistie était son amour : toujours affamée de cette viande céleste, et toujours tremblante en la recevant, quoiqu’elle ne pût assez communier pour son désir, elle ne cessait de se plaindre humblement et modestement des communions fréquentes qu’on lui ordonnait. Mais qui eût pu refuser l’Eucharistie à l’innocence, et Jésus-Christ à une foi si vive et si pure ? La règle que donne saint Augustin est de modérer l’usage de la communion, quand elle tourne en dégoût. Ici on voyait toujours une ardeur nouvelle, et cette excellente pratique de chercher dans la communion la meilleure préparation, comme la plus parfaite action de grâces pour la communion même. Par ces admirables pratiques, cette princesse est venue à sa dernière heure, sans qu’elle eût besoin d’apporter à ce terrible passage une autre préparation que celle de sa sainte vie : et les hommes, toujours hardis à juger les autres, sans épargner les souverains, car on n’épargne que soi-même dans ses jugements ; les hommes, dis-je, de tous les états, et autant les gens de bien que les autres, ont vu la reine emportée avec une telle précipitation dans la vigueur de son âge, sans être en inquiétude pour son salut. Apprenez donc, chrétiens, et vous principalement, qui ne pouvez vous accoutumer à la pensée de la mort, en attendant que vous méprisiez celle que Jésus-Christ a vaincue, ou même que vous aimiez celle qui met fin à nos péchés, et nous introduit à la vraie vie, apprenez à la désarmer d’une autre sorte, et embrassez la belle pratique, où, sans se mettre en peine d’attaquer la mort, on n’a besoin que de s’appliquer à sanctifier sa vie.
[106] Joan. VI, 48, 56.
[107] Matt. XXVI, 26.
[108] Matt. XXVI, 28, 29.
La France a vu de nos jours deux reines plus unies encore par la piété que par le sang, dont la mort également précieuse devant Dieu, quoique avec des circonstances différentes, a été d’une singulière édification à toute l’Église. Vous entendez bien que je veux parler d’Anne d’Autriche, et de sa chère nièce, ou plutôt de sa chère fille Marie-Thérèse. Anne, dans un âge déjà avancé, et Marie-Thérèse dans sa vigueur ; mais toutes deux d’une si heureuse constitution, qu’elle semblait nous promettre le bonheur de les posséder un siècle entier, nous sont enlevées contre notre attente, l’une par une longue maladie, et l’autre par un coup imprévu. Anne, avertie de loin par un mal aussi cruel qu’irrémédiable, vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui lui avait toujours paru la plus affreuse : Marie-Thérèse, aussitôt emportée que frappée par la maladie, se trouve toute vive et tout entière entre les bras de la mort, sans presque l’avoir envisagée. A ce fatal avertissement, Anne, pleine de foi, ramasse toutes les forces qu’un long exercice de la piété lui avait acquises, et regarde sans se troubler les approches de la mort. Humiliée sous la main de Dieu, elle lui rend grâces de l’avoir ainsi avertie ; elle multiplie ses aumônes toujours abondantes ; elle redouble ses dévotions toujours assidues ; elle apporte de nouveaux soins à l’examen de sa conscience toujours rigoureux. Avec quel renouvellement de foi et d’ardeur lui vîmes-nous recevoir le saint Viatique ! Dans de semblables actions, il ne fallut à Marie-Thérèse que sa ferveur ordinaire : sans avoir besoin de la mort pour exciter sa piété, sa piété s’excitait toujours assez d’elle-même, et prenait dans sa propre force un continuel accroissement. Que dirons-nous, chrétiens, de ces deux reines ? Par l’une Dieu nous apprit comment il faut profiter du temps, et l’autre nous a fait voir que la vie vraiment chrétienne n’en a pas besoin. En effet, chrétiens, qu’attendons-nous ? Il n’est pas digne d’un chrétien de ne s’évertuer contre la mort qu’au moment qu’elle se présente pour l’enlever. Un chrétien toujours attentif à combattre ses passions meurt tous les jours[109] avec l’Apôtre. Un chrétien n’est jamais vivant sur la terre, parce qu’il y est toujours mortifié, et que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement de la mort. Vivons-nous, chrétiens, vivons-nous ? Cet âge que nous comptons, et où tout ce que nous comptons n’est plus à nous, est-ce une vie ? Et pouvons-nous n’apercevoir pas ce que nous perdons sans cesse avec les années ? Le repos et la nourriture ne sont-ils pas de faibles remèdes de la continuelle maladie qui nous travaille ? Et celle que nous appelons la dernière, qu’est-ce autre chose, à le bien entendre, qu’un redoublement, et comme le dernier accès du mal, que nous apportons au monde en naissant ? Quelle santé nous couvrait la mort que la reine portait dans le sein ! De combien près la menace a-t-elle été suivie du coup ! Et où en était cette grande reine, avec toute la majesté qui l’environnait, si elle eût été moins préparée ? Tout d’un coup on voit arriver le moment fatal, où la terre n’a plus rien pour elle que des pleurs. Que peuvent tant de fidèles domestiques empressés autour de son lit ? Le roi même, que pouvait-il, lui, messieurs, lui qui succombait à la douleur avec toute sa puissance et tout son courage ? Tout ce qui environne ce prince l’accable. Monsieur, Madame, venaient partager ses déplaisirs, et les augmentaient par les leurs. Et vous, monseigneur, que pouviez-vous que de lui percer le cœur de vos sanglots ? Il l’avait assez percé par le tendre ressouvenir d’un amour qu’il trouvait toujours également vif après vingt-trois ans écoulés. On en gémit, on en pleure ; voilà ce que peut la terre pour une reine si chérie : voilà ce que nous avons à lui donner, des pleurs, des cris inutiles. Je me trompe, nous avons encore des prières ; nous avons ce saint sacrifice, rafraîchissement de nos peines, expiation de nos ignorances, et des restes de nos péchés. Mais songeons que ce sacrifice d’une valeur infinie, où toute la croix de Jésus est renfermée, ce sacrifice serait inutile à la reine, si elle n’avait mérité par sa bonne vie que l’effet en pût passer jusqu’à elle : autrement, dit saint Augustin, qu’opère un tel sacrifice ? Nul soulagement pour les morts, une faible consolation pour les vivants. Ainsi tout le salut vient de cette vie, dont la fuite précipitée nous trompe toujours. Je viens[110], dit Jésus-Christ, comme un voleur. Il a fait selon sa parole ; il est venu surprendre la reine dans le temps que nous la croyions la plus saine, dans le temps qu’elle se trouvait la plus heureuse. Mais c’est ainsi qu’il agit : il trouve pour nous tant de tentations et une telle malignité dans tous les plaisirs, qu’il vient troubler les plus innocents dans ses élus. Mais il vient, dit-il, comme un voleur, toujours surprenant, et impénétrable dans ses démarches. C’est lui-même qui s’en glorifie dans toute son Écriture. Comme voleur, direz-vous, indigne comparaison ! N’importe qu’elle soit indigne de lui, pourvu qu’elle nous effraie, et qu’en nous effrayant elle nous sauve. Tremblons donc, chrétiens, tremblons devant lui à chaque moment ; car qui pourrait ou l’éviter quand il éclate, ou le découvrir quand il se cache ? Ils mangeaient[111], dit-il, ils buvaient, ils achetaient, ils vendaient, ils plantaient, ils bâtissaient, ils faisaient des mariages aux jours de Noé, et aux jours de Loth, et une subite ruine les vint accabler. Ils mangeaient, ils buvaient, ils se mariaient. C’était des occupations innocentes : que sera-ce, quand en contentant nos impudiques désirs, en assouvissant nos vengeances et nos secrètes jalousies, en accumulant dans nos coffres des trésors d’iniquité, sans jamais vouloir séparer le bien d’autrui d’avec le nôtre ; trompés par nos plaisirs, par nos jeux, par notre santé, par notre jeunesse, par l’heureux succès de nos affaires, par nos flatteurs, parmi lesquels il faudrait peut-être compter des directeurs infidèles que nous avons choisis pour nous séduire, et enfin par nos fausses pénitences qui ne sont suivies d’aucun changement de nos mœurs, nous viendrons tout à coup au dernier jour ? La sentence partira d’en haut : La fin est venue, la fin est venue. La fin est venue sur vous[112]. Tout va finir pour vous en ce moment. Tranchez, concluez[113], frappez l’arbre infructueux qui n’est plus bon que pour le feu : coupez l’arbre, arrachez ses branches, secouez ses feuilles, abattez ses fruits[114] : périsse par un seul coup tout ce qu’il avait avec lui-même ! Alors s’élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de dents, préludes de ceux de l’enfer. Ah ! mes frères, n’attendons pas ce coup terrible ! Le glaive qui a tranché les jours de la reine est encore levé sur nos têtes : nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. Le glaive que je tiens en main, dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli ; il est aiguisé, afin qu’il perce ; il est poli et limé, afin qu’il brille[115]. Tout l’univers en voit le brillant éclat. Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de faire ! Toute la terre est étonnée. Mais que nous sert ce brillant qui nous étonne, si nous ne prévenons le coup qui nous tranche ? Prévenons-le, chrétiens, par la pénitence. Qui pourrait n’être pas ému à ce spectacle ? Mais ces émotions d’un jour, qu’opèrent-elles ? Un dernier endurcissement, parce que, à force d’être touché inutilement, on ne se laisse plus toucher d’aucun objet. Le sommes-nous des maux de la Hongrie et de l’Autriche ravagées ? Leurs habitants passés au fil de l’épée, et ce sont encore les plus heureux ; la captivité entraîne bien d’autres maux et pour le corps et pour l’âme ; ces habitants désolés, ne sont-ce pas des chrétiens et des catholiques, nos frères, nos propres membres, enfants de la même Église, et nourris à la même table du pain de vie ? Dieu accomplit sa parole : Le jugement commence par sa maison[116], et le reste de la maison ne tremble pas ! Chrétiens, laissez-vous fléchir ; faites pénitence ; apaisez Dieu par vos larmes. Écoutez la pieuse reine qui parle plus haut que tous les prédicateurs. Écoutez-la, princes ; écoutez-la, peuples ; écoutez-la, monseigneur, plus que tous les autres. Elle vous dit par ma bouche, et par une voix qui vous est connue, que la grandeur est un songe, la joie une erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom trompeur. Amassez donc les biens qu’on ne peut perdre. Prêtez l’oreille aux graves discours que saint Grégoire de Nazianze adressait aux princes et à la maison régnante[117]. Respectez, leur disait-il, votre pourpre, respectez votre puissance qui vient de Dieu, et ne l’employez que pour le bien. Connaissez ce qui vous a été confié, et le grand mystère que Dieu accomplit en vous. Il se réserve à lui seul les choses d’en haut ; il partage avec vous celles d’en bas : montrez-vous dieux aux peuples soumis, en imitant la bonté et la munificence divine. C’est, monseigneur, ce que vous demandent ces empressements de tous les peuples, ces perpétuels applaudissements et tous ces regards qui vous suivent. Demandez à Dieu avec Salomon la sagesse, qui vous rendra digne de l’amour des peuples et du trône de vos ancêtres ; et quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de Louis le Grand, et l’incomparable piété de Marie-Thérèse.
[109] 1 Cor. XV, 31.
[110] Apoc. III, 3.
[111] Luc. XVII, 26, 27, 28.
[112] Ezech. VII, 2.
[113] Ibid., 23.
[114] Dan. IV, 11.
[115] Ezech. XXI, 9 et 10.
[116] 1 Pet. IV, 17.
[117] Orat. XXVII, pag. 471 B.
Prononcée en présence de Monseigneur le Duc, de Madame la Duchesse, et de Monseigneur le Duc de Bourbon, dans l’Église des Carmélites du faubourg Saint-Jacques, le neuvième jour d’août 1685.
Apprehendi te ab extremis terræ, et a longinquis ejus vocavi te : elegi te, et non abjeci te : ne timeas, quia ego tecum sum.
Je t’ai pris par la main, pour te ramener des extrémités de la terre : je t’ai appelé des lieux les plus éloignés : je t’ai choisi, et je ne t’ai pas rejeté : ne crains point, parce que je suis avec toi.
C’est Dieu même qui parle ainsi.
Isa. XLI, 9, 10.
Monseigneur, je voudrais que toutes les âmes éloignées de Dieu ; que tous ceux qui se persuadent qu’on ne peut se vaincre soi-même, ni soutenir sa constance parmi les combats et les douleurs ; tous ceux enfin qui désespèrent de leur conversion ou de leur persévérance, fussent présents à cette assemblée. Ce discours leur ferait connaître qu’une âme fidèle à la grâce, malgré les obstacles les plus invincibles, s’élève à la perfection la plus éminente. La princesse à qui nous rendons les derniers devoirs, en récitant selon la coutume l’office divin, lisait les paroles d’Isaïe que j’ai rapportées. Qu’il est beau de méditer l’Écriture sainte ! et que Dieu y sait bien parler, non seulement à toute l’Église, mais encore à chaque fidèle selon ses besoins ! Pendant qu’elle méditait ces paroles (c’est elle-même qui le raconte dans une lettre admirable), Dieu lui imprima dans le cœur que c’était à elle qu’il les adressait. Elle crut entendre une voix douce et paternelle qui lui disait, Je t’ai ramenée des extrémités de la terre, des lieux les plus éloignés, des voies détournées, où tu te perdais, abandonnée à ton propre sens, si loin de la céleste patrie, et de la véritable voie, qui est Jésus-Christ. Pendant que tu disais en ton cœur rebelle, « Je ne puis me captiver », j’ai mis sur toi ma puissante main, et j’ai dit, tu seras ma servante : je t’ai choisie dès l’éternité, et je n’ai pas rejeté ton âme superbe et dédaigneuse. Vous voyez par quelles paroles Dieu lui fait sentir l’état d’où il l’a tirée. Mais écoutez comme il l’encourage parmi les dures épreuves où il met sa patience : Ne crains point au milieu des maux dont tu te sens accablée, parce que je suis ton Dieu qui te fortifie : ne te détourne pas de la voie où je t’engage, puisque je suis avec toi ; jamais je ne cesserai de te secourir : et le Juste que j’envoie au monde, ce Sauveur miséricordieux, ce Pontife compatissant te tient par la main. Voilà, messieurs, le passage entier du saint prophète Isaïe, dont je n’avais récité que les premières paroles. Puis-je mieux vous représenter les conseils de Dieu sur cette princesse que par des paroles dont il s’est servi pour lui expliquer les secrets de ces admirables conseils ? Venez maintenant, pécheurs, quels que vous soyez, en quelques régions écartées que la tempête de vos passions vous ait jetés ; fussiez-vous dans ces terres ténébreuses dont il est parlé dans l’Écriture[118], et dans l’ombre de la mort ; s’il vous reste quelque pitié de votre âme malheureuse, venez voir d’où la main de Dieu a retiré la princesse Anne ; venez voir où la main de Dieu l’a élevée. Quand on voit de pareils exemples dans une princesse d’un si haut rang ; dans une princesse qui fut nièce d’une impératrice, et unie par ce lien à tant d’empereurs, sœur d’une puissante reine, épouse d’un fils de roi, mère de deux grandes princesses, dont l’une est un ornement dans l’auguste maison de France, et l’autre s’est fait admirer dans la puissante maison de Brunswick ; enfin dans une princesse dont le mérite passe la naissance, encore que, sortie d’un père et de tant d’aïeux souverains, elle ait réuni en elle avec le sang de Gonzague et de Clèves, celui des Paléologue, celui de Lorraine, et celui de France par tant de côtés : quand Dieu joint à ces avantages une égale réputation, et qu’il choisit une personne d’un si grand éclat pour être l’objet de son éternelle miséricorde, il ne se propose rien moins que d’instruire tout l’univers. Vous donc qu’il assemble en ce saint lieu ; et vous principalement, pécheurs, dont il attend la conversion avec une si longue patience, n’endurcissez pas vos cœurs : ne croyez pas qu’il vous soit permis d’apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses. Toutes les vaines excuses dont vous couvrez votre impénitence, vous vont être ôtées. Ou la princesse palatine portera la lumière dans vos yeux, ou elle fera tomber, comme un déluge de feu, la vengeance de Dieu sur vos têtes. Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour : ce sera sur vous un nouveau fardeau, comme parlaient les prophètes : Onus verbi Domini super Israël[119] ; et si vous n’en sortez plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables. Commençons donc avec confiance l’œuvre de Dieu. Apprenons, avant toutes choses, à n’être pas éblouis du bonheur qui ne remplit pas le cœur de l’homme ; ni des belles qualités qui ne le rendent pas meilleur ; ni des vertus dont l’enfer est rempli, qui nourrissent le péché et l’impénitence, et qui empêchent l’horreur salutaire que l’âme pécheresse aurait d’elle-même. Entrons encore plus profondément dans les voies de la divine Providence, et ne craignons pas de faire paraître notre princesse dans les états différents où elle a été. Que ceux-là craignent de découvrir les défauts des âmes saintes, qui ne savent pas combien est puissant le bras de Dieu, pour faire servir ces défauts non seulement à sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus. Pour nous, mes frères, qui savons à quoi ont servi à saint Pierre ses reniements, à saint Paul les persécutions qu’il a fait souffrir à l’Église, à saint Augustin ses erreurs, à tous les saints pénitents leurs péchés ; ne craignons pas de mettre la princesse palatine dans ce rang, ni de la suivre jusque dans l’incrédulité où elle était enfin tombée. C’est de là que nous la verrons sortir pleine de gloire et de vertu, et nous bénirons avec elle la main qui l’a relevée : heureux si la conduite que Dieu tient sur elle nous fait craindre la justice, qui nous abandonne à nous-mêmes, et désirer la miséricorde, qui nous en arrache. C’est ce que demande de vous très haute et très puissante princesse, Anne de Gonzague de Clèves, Princesse de Mantoue et de Monferrat, Comtesse Palatine du Rhin.
[118] Isa. IX, 2.
[119] Zach. XII, 1.
Jamais plante ne fut cultivée avec plus de soin, ni ne se vit plutôt couronnée de fleurs et de fruits, que la princesse Anne. Dès ses plus tendres années, elle perdit sa pieuse mère Catherine de Lorraine. Charles, duc de Nevers, et depuis duc de Mantoue, son père, lui en trouva une digne d’elle, et ce fut la vénérable mère Françoise de la Châtre, d’heureuse et sainte mémoire, abbesse de Faremonstier, que nous pouvons appeler la restauratrice de la règle de saint Benoît, et la lumière de la vie monastique. Dans la solitude de Sainte-Fare, autant éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation la sépare de tout commerce du monde ; dans cette sainte montagne, que Dieu avait choisie depuis mille ans, où les épouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours ; où les joies de la terre étaient inconnues ; où les vestiges des hommes du monde, des curieux et des vagabonds ne paraissaient pas : sous la conduite de la sainte abbesse, qui savait donner le lait aux enfants, aussi bien que le pain aux forts, les commencements de la princesse Anne étaient heureux. Les mystères lui furent révélés ; l’Écriture lui devint familière ; on lui avait appris la langue latine, parce que c’était celle de l’Église ; et l’office divin faisait ses délices. Elle aimait tout dans la vie religieuse, jusqu’à ses austérités et à ses humiliations ; et, durant douze ans qu’elle fut dans ce monastère, on lui voyait tant de modestie et tant de sagesse, qu’on ne savait à quoi elle était le plus propre, ou à commander ou à obéir. Mais la sage abbesse, qui la crut capable de soutenir sa réforme, la destinait au gouvernement ; et déjà on la comptait parmi les princesses qui avaient conduit cette célèbre abbaye, quand sa famille, trop empressée à exécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il permis de le dire ? La princesse Marie, pleine alors de l’esprit du monde, croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes sœurs devaient être sacrifiées à ses grands desseins. Qui ne sait où son rare mérite et son éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui firent porter ses espérances ? Et d’ailleurs, dans les plus puissantes maisons, les partages ne sont-ils pas regardés comme une espèce de dissipation, par où elles se détruisent d’elles-mêmes : tant le néant y est attaché ! La princesse Bénédicte, la plus jeune des trois sœurs, fut la première immolée à ces intérêts de famille. On la fit abbesse, sans que, dans un âge si tendre, elle sût ce qu’elle faisait ; et la marque d’une si grave dignité fut comme un jouet entre ses mains. Un sort semblable était destiné à la princesse Anne. Elle eût pu renoncer à sa liberté, si on lui eût permis de la sentir ; et il eût fallu la conduire, et non pas la précipiter dans le bien. C’est ce qui renversa tout à coup les desseins de Faremonstier. Avenai parut avoir un air plus libre, et la princesse Bénédicte y présentait à sa sœur une retraite agréable. Quelle merveille de la grâce ! Malgré une vocation si peu régulière, la jeune abbesse devint un modèle de vertu. Ses douces conversations rétablirent dans le cœur de la princesse Anne ce que d’importuns empressements en avaient banni. Elle prêtait de nouveau l’oreille à Dieu, qui l’appelait avec tant d’attraits à la vie religieuse ; et l’asile qu’elle avait choisi pour défendre sa liberté, devint un piège innocent pour la captiver. On remarquait dans les deux princesses la même noblesse dans les sentiments, le même agrément, et, si vous me permettez de parler ainsi, les mêmes insinuations dans les entretiens : au dedans les mêmes désirs, au dehors les mêmes grâces ; et jamais sœurs ne furent unies par des liens ni si doux ni si puissants. Leur vie eût été heureuse dans leur éternelle union, et la princesse Anne n’aspirait plus qu’au bonheur d’être une humble religieuse d’une sœur dont elle admirait la vertu. En ce temps, le duc de Mantoue leur père mourut : les affaires les appelèrent à la cour : la princesse Bénédicte, qui avait son partage dans le ciel, fut jugée propre à concilier les intérêts différents dans la famille. Mais, ô coup funeste pour la princesse Anne ! la pieuse abbesse mourut dans ce beau travail, et dans la fleur de son âge. Je n’ai pas besoin de vous dire combien le cœur tendre de la princesse Anne fut profondément blessé par cette mort. Mais ce ne fut pas là sa plus grande plaie. Maîtresse de ses désirs, elle vit le monde, elle en fut vue : bientôt elle sentit qu’elle plaisait ; et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune cœur avec ces pensées. Ces beaux desseins furent oubliés. Pendant que tant de naissance, tant de biens, tant de grâces qui l’accompagnaient lui attiraient les regards de toute l’Europe, le prince Édouard de Bavière, fils de l’électeur Frédéric V, comte palatin du Rhin, et roi de Bohême, jeune prince qui s’était réfugié en France durant les malheurs de sa maison, la mérita. Elle préféra aux richesses les vertus de ce prince, et cette noble alliance, où de tous côtés on ne trouvait que des rois. La princesse Anne l’invite à se faire instruire : il connut bientôt les erreurs où les derniers de ses pères, déserteurs de l’ancienne foi, l’avaient engagé. Heureux présages pour la maison palatine ! Sa conversion fut suivie de celle de la princesse Louise sa sœur, dont les vertus font éclater par toute l’Église la gloire du saint monastère de Maubuisson ; et ces bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la maison palatine, que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage de la princesse Anne fut un heureux commencement d’un si grand ouvrage. Mais, hélas ! tout ce qu’elle aimait devait être de peu de durée. Le prince son époux lui fut ravi, et lui laissa trois princesses dont les deux qui restent pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais, et ne trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus. Ce n’est pas encore le temps de vous en parler. La princesse palatine est dans l’état le plus dangereux de sa vie.
Que le monde voit peu de ces veuves, dont parle saint Paul[120], qui, vraiment veuves et désolées, s’ensevelissent, pour ainsi dire, elles-mêmes dans le tombeau de leurs époux ; y enterrent tout amour humain avec ces cendres chéries ; et, délaissées sur la terre, mettent leur espérance en Dieu, et passent les nuits et les jours dans la prière ! Voilà l’état d’une veuve chrétienne, selon les préceptes de saint Paul : état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais comme un état désirable, où, affranchi de tout joug, on n’a plus à contenter que soi-même, sans songer à cette terrible sentence de saint Paul : La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs[121] ; remarquez qu’il ne dit pas, la veuve qui passe sa vie dans les crimes ; il dit : La veuve qui la passe dans les plaisirs, elle est morte toute vive ; parce qu’oubliant le deuil éternel et le caractère de désolation, qui fait le soutien comme la gloire de son état, elle s’abandonne aux joies du monde. Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes, que le monde trouve si heureuses ! Mais surtout quand on a connu Jésus-Christ, et qu’on a eu part à ses grâces ; quand la lumière divine s’est découverte, et qu’avec des yeux illuminés on se jette dans les voies du siècle : qu’arrive-t-il à une âme qui tombe d’un si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ, et encore contre Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs, et le crucifie encore une fois ? Vous reconnaissez le langage de saint Paul[122]. Achevez donc, grand apôtre, et dites-nous ce qu’il faut attendre d’une chute si déplorable. Il est impossible, dit-il, qu’une telle âme soit renouvelée par la pénitence. Impossible : quelle parole ! Soit, messieurs, qu’elle signifie que la conversion de ces âmes, autrefois si favorisées, surpasse toute la mesure des dons ordinaires, et demande, pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance divine ; soit que l’impossibilité dont parle saint Paul, veuille dire qu’en effet il n’y a plus de retour à ces premières douceurs qu’a goûtées une âme innocente, quand elle y a renoncé avec connaissance, de sorte qu’elle ne peut rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec des peines extrêmes. Quoi qu’il en soit, chrétiens, l’un et l’autre s’est vérifié dans la princesse palatine. Pour la plonger entièrement dans l’amour du monde, il fallait ce dernier malheur. Quoi ? La faveur de la cour. La cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange étonnant, il n’y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué. Enfoncez : vous trouvez partout des intérêts cachés, des jalousies délicates qui causent une extrême sensibilité, et, dans une ardente ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu’il est vain. Tout est couvert d’un air gai, et vous diriez qu’on ne songe qu’à s’y divertir.
[120] 1 Tim. V, 3 et seq.
[121] 1 Tim. V, 6.
[122] Heb. VI, 4 et seq.
Le génie de la princesse palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant ; et, sans parler de sa pénétration ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens. Que vois-je durant ce temps ? Quel trouble ! quel affreux spectacle se présente ici à mes yeux ! La monarchie ébranlée jusqu’aux fondements ; la guerre civile, la guerre étrangère ; le feu au dedans et au dehors : les remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux ; les princes arrêtés avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand ; ce prince, que l’on regardait comme le héros de son siècle, rendu inutile à sa patrie, dont il avait été le soutien ; et ensuite, je ne sais comment, contre sa propre inclination, armé contre elle ; un ministre persécuté, et devenu nécessaire, non seulement par l’importance de ses services, mais encore par ses malheurs, où l’autorité souveraine était engagée. Que dirai-je ? Étaient-ce là de ces tempêtes, par où le ciel a besoin de se décharger quelquefois ? Et le calme profond de nos jours devait-il être précédé par de tels orages ? Ou bien étaient-ce les derniers efforts d’une liberté remuante, qui allait céder la place à l’autorité légitime ? Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis ? Non, non : c’est Dieu, qui voulait montrer[123] qu’il donne la mort, et qu’il ressuscite ; qu’il plonge jusqu’aux enfers, et qu’il en retire ; qu’il secoue la terre[124], et la brise, et qu’il guérit en un moment toutes ses brisures. Ce fut là que la princesse palatine signala sa fidélité, et fit paraître toutes les richesses de son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l’État et à la grande reine Anne d’Autriche, on sait qu’avec le secret de cette princesse elle eut encore celui de tous les partis : tant elle était pénétrante, tant elle s’attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les cœurs ! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu’où elle pouvait s’engager ; et on la croyait incapable ni de tromper ni d’être trompée. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés, et en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit, et comme le nœud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares talents ? Que lui servit d’avoir mérité la confiance intime de la cour, d’en soutenir le ministre deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune, contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et enfin contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles ? Que ne lui promit-on pas dans ces besoins ! Mais quel fruit lui en revint-il, sinon de connaître par expérience le faible des grands politiques, leurs volontés changeantes, ou leurs paroles trompeuses ; la diverse face des temps ; les amusements des promesses ; l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts ; et la profonde obscurité du cœur de l’homme, qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ! O éternel Roi des siècles, qui possédez seul l’immortalité, voilà ce qu’on vous préfère ; voilà ce qui éblouit les âmes qu’on appelle grandes !
[123] 1 Reg. II, 6.
[124] Ps. LIX, 4.
Dans ces déplorables erreurs, la princesse palatine avait les vertus que le monde admire, et qui font qu’une âme séduite s’admire elle-même : inébranlable dans ses amitiés, et incapable de manquer aux devoirs humains. La reine sa sœur en fit l’épreuve dans un temps où leurs cœurs étaient désunis. Un nouveau conquérant s’élève en Suède. On y voit un autre Gustave non moins fier, ni moins hardi, ou moins belliqueux que celui dont le nom fait encore trembler l’Allemagne. Charles-Gustave parut à la Pologne surprise et trahie, comme un lion qui tient sa proie dans ses ongles, tout prêt à la mettre en pièces. Qu’est devenue cette redoutable cavalerie qu’on voit fondre sur l’ennemi avec la vitesse d’un aigle ? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d’armes tant vantés, et ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain ? Ni les chevaux ne sont vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur. En même temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le Moscovite infidèle, et plus encore par le Tartare, qu’elle appelle à son secours dans son désespoir. Tout nage dans le sang, et on ne tombe que sur des corps morts. La reine n’a plus de retraite ; elle a quitté le royaume : après de courageux mais de vains efforts, le roi est contraint de la suivre : réfugiés dans la Silésie, où ils manquent des choses les plus nécessaires, il ne leur reste qu’à considérer de quel côté allait tomber ce grand arbre[125] ébranlé par tant de mains, et frappé de tant de coups à sa racine, ou qui en enlèverait les rameaux épars. Dieu en avait disposé autrement. La Pologne était nécessaire à son Église, et lui devait un vengeur. Il la regarde en pitié. Sa main puissante ramène en arrière le Suédois indompté, tout frémissant qu’il était. Il se venge sur le Danois, dont la soudaine invasion l’avait rappelé ; et déjà il l’a réduit à l’extrémité. Mais l’Empire et la Hollande se remuent contre un conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. Pendant qu’il rassemble de nouvelles forces, et médite de nouveaux carnages, Dieu tonne du plus haut des cieux : le redouté capitaine tombe au plus beau temps de sa vie ; et la Pologne est délivrée. Mais le premier rayon d’espérance vint de la princesse palatine : honteuse de n’envoyer que cent mille livres au roi et à la reine de Pologne, elle les envoie du moins avec une incroyable promptitude. Qu’admira-t-on davantage, ou de ce que ce secours vint si à propos, ou de ce qu’il vint d’une main dont on ne l’attendait pas, ou de ce que, sans chercher d’excuse dans le mauvais état où se trouvaient ses affaires, la princesse palatine s’ôta tout pour soulager une sœur qui ne l’aimait pas ? Les deux princesses ne furent plus qu’un même cœur : la reine parut vraiment reine par une bonté et par une magnificence dont le bruit a retenti par toute la terre ; et la princesse palatine joignit au respect qu’elle avait pour une aînée de ce rang et de ce mérite une éternelle reconnaissance.
[125] Ezech. XXXI, 12.
Quel est, messieurs, cet aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le pourrait comprendre, d’être incapable de manquer aux hommes, et de ne craindre pas de manquer à Dieu ? comme si le culte de Dieu ne tenait aucun rang parmi les devoirs ! Contez-nous donc maintenant, vous qui les savez, toutes les grandes qualités de la princesse palatine ; faites-nous voir, si vous le pouvez, toutes les grâces de cette douce éloquence, qui s’insinuait dans les cœurs par des tours si nouveaux et si naturels ; dites qu’elle était généreuse, libérale, reconnaissante, fidèle dans ses promesses, juste : vous ne faites que raconter ce qui l’attachait à elle-même. Je ne vois dans tout ce récit que le prodigue de l’Évangile[126], qui veut avoir son partage, qui veut jouir de soi-même et des biens que son père lui a donnés, qui s’en va le plus loin qu’il peut de la maison paternelle, dans un pays écarté, où il dissipe tant de rares trésors, et, en un mot, où il donne au monde tout ce que Dieu voulait avoir. Pendant qu’elle contentait le monde et se contentait elle-même, la princesse palatine n’était pas heureuse, et le vide des choses humaines se faisait sentir à son cœur. Elle n’était heureuse, ni pour avoir avec l’estime du monde, qu’elle avait tant désirée, celle du roi même ; ni pour avoir l’amitié et la confiance de Philippe, et des deux princesses, qui ont fait successivement avec lui la seconde lumière de la cour ; de Philippe, dis-je, ce grand prince, que ni sa naissance, ni sa valeur, ni la victoire elle-même, quoiqu’elle se donne à lui avec tous ses avantages, ne peuvent enfler ; et de ces deux grandes princesses, dont on ne peut nommer l’une sans douleur, ni connaître l’autre sans l’admirer. Mais peut-être que le solide établissement de la famille de notre princesse achèvera son bonheur. Non, elle n’était heureuse ni pour avoir placé auprès d’elle la princesse Anne, sa chère fille et les délices de son cœur, ni pour l’avoir placée dans une maison où tout est grand. Que sert de s’expliquer davantage ? On dit tout, quand on prononce seulement le nom de Louis de Bourbon, prince de Condé, et de Henri-Jules de Bourbon, duc d’Enghien. Avec un peu plus de vie, elle aurait vu les grands dons, et le premier des mortels touché de ce que le monde admire le plus après lui, se plaire à le reconnaître par de dignes distinctions. C’est ce qu’elle devait attendre du mariage de la princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut guère moins heureux, puisqu’elle épousa Jean-Frédéric, duc de Brunswick, et de Hanovre, souverain puissant, qui avait joint le savoir avec la valeur, la religion catholique avec les vertus de sa maison, et pour comble de joie à notre princesse, le service de l’Empire avec les intérêts de la France. Tout était grand dans sa famille ; et la princesse Marie, sa fille, n’aurait eu à désirer sur la terre qu’une vie plus longue. Que s’il fallait, avec tant d’éclat, la tranquillité et la douceur, elle trouvait dans un prince, aussi grand d’ailleurs que celui qui honore cette audience, avec les grandes qualités, celles qui pouvaient contenter sa délicatesse ; et dans la duchesse sa chère fille, un naturel tel qu’il le fallait à un cœur comme le sien, un esprit qui se fait sentir sans vouloir briller, une vertu qui devait bientôt forcer l’estime du monde, et comme une vive lumière percer tout à coup avec un grand éclat, un beau, mais sombre nuage. Cette alliance fortunée lui donnait une perpétuelle et étroite liaison avec le prince qui de tout temps avait le plus ravi son estime ; prince qu’on admire autant dans la paix que dans la guerre, en qui l’univers attentif ne voit plus rien à désirer, et s’étonne de trouver enfin toutes les vertus en un seul homme. Que fallait-il davantage, et que manquait-il au bonheur de notre princesse ? Dieu qu’elle avait connu ; et tout avec lui.
[126] Luc. XV, 12, 13.
Une fois elle lui avait rendu son cœur. Les douceurs célestes, qu’elle avait goûtées sous les ailes de Sainte-Fare, étaient revenues dans son esprit. Retirée à la campagne, séquestrée du monde, elle s’occupa trois ans entiers à régler sa conscience et ses affaires. Un million, qu’elle retira du duché de Rethelois, servit à multiplier ses bonnes œuvres ; et la première fut d’acquitter ce qu’elle devait avec une scrupuleuse régularité, sans se permettre ces compositions si adroitement colorées, qui souvent ne sont qu’une injustice couverte d’un nom spécieux. Est-ce donc ici cet heureux retour que je vous promets depuis si longtemps ? Non, messieurs : vous ne verrez encore à cette fois qu’un plus déplorable éloignement. Ni les conseils de la Providence ni l’état de la princesse ne permettaient qu’elle partageât tant soit peu son cœur : une âme comme la sienne ne souffre point de tels partages ; et il fallait ou tout à fait rompre ou se rengager tout à fait avec le monde. Les affaires l’y rappelèrent ; sa piété s’y dissipa encore une fois : elle éprouva que Jésus-Christ n’a pas dit en vain : L’état de l’homme qui retombe devient pire que le premier[127]. Tremblez, âmes réconciliées, qui renoncez si souvent à la grâce de la pénitence : tremblez, puisque chaque chute creuse sous vos pas de nouveaux abîmes : tremblez enfin au terrible exemple de la princesse palatine. A ce coup le Saint-Esprit irrité se retire : les ténèbres s’épaississent ; la foi s’éteint.
[127] Luc. XI, 26.
Un saint abbé dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite que celle de notre princesse, lui ordonna de l’écrire pour l’édification de l’Église. Elle commence ce récit en confessant son erreur. Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien donné aux hommes de plus efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les reconnaître, recevez l’humble confession de votre servante ; et en mémoire d’un tel sacrifice, s’il lui reste quelque chose à expier après une si longue pénitence, faites-lui sentir aujourd’hui vos miséricordes. Elle confesse donc, chrétiens, qu’elle avait tellement perdu les lumières de la foi, que lorsqu’on parlait sérieusement des mystères de la religion, elle avait peine à retenir ce ris dédaigneux qu’excitent les personnes simples, lorsqu’on leur voit croire des choses impossibles : Et, poursuit-elle, c’eût été pour moi le plus grand de tous les miracles que de me faire croire fermement le christianisme. Que n’eût-elle pas donné pour obtenir ce miracle ? Mais l’heure marquée par la divine Providence n’était pas encore venue. C’était le temps où elle devait être livrée à elle-même, pour mieux sentir dans la suite la merveilleuse victoire de la grâce. Ainsi elle gémissait dans son incrédulité, qu’elle n’avait pas la force de vaincre. Peu s’en faut qu’elle ne s’emporte jusqu’à la dérision, qui est le dernier excès et comme le triomphe de l’orgueil, et qu’elle ne se trouve parmi ces moqueurs dont le jugement est si proche[128], selon la parole du Sage.
[128] Prov. XIX, 29.
Déplorable aveuglement ! Dieu a fait un ouvrage au milieu de nous, qui, détaché de toute autre cause, et ne tenant qu’à lui seul, remplit tous les temps et tous les lieux, et porte par toute la terre, avec l’impression de sa main, le caractère de son autorité : c’est Jésus-Christ et son Église. Il a mis dans cette Église une autorité seule capable d’abaisser l’orgueil et de relever la simplicité, et qui, également propre aux savants et aux ignorants, imprime aux uns et aux autres un même respect. C’est contre cette autorité que les libertins se révoltent avec un air de mépris. Mais qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ? Quelle ignorance est la leur ! et qu’il serait aisé de les confondre, si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient d’être instruits ! Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils y succombent, et que les autres, qui les ont vues, les ont méprisées ? Ils n’ont rien vu ; ils n’entendent rien ; ils n’ont pas même de quoi établir le néant, auquel ils espèrent après cette vie ; et ce misérable partage ne leur est pas assuré. Ils ne savent s’ils trouveront un Dieu propice ou un Dieu contraire. S’ils le font égal au vice et à la vertu, quelle idole ! Que s’il ne dédaigne pas de juger ce qu’il a créé, et encore ce qu’il a créé capable d’un bon et d’un mauvais choix, qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l’offense, ou ce qui l’apaise ? Par où ont-ils deviné que tout ce qu’on pense de ce premier Être soit indifférent, et que toutes les religions qu’on voit sur la terre lui soient également bonnes ? Parce qu’il y en a de fausses, s’ensuit-il qu’il n’y en ait pas une véritable ? ou qu’on ne puisse plus connaître l’ami sincère, parce qu’on est environné de trompeurs ? Est-ce peut-être que tous ceux qui errent sont de bonne foi ? L’homme ne peut-il pas, selon sa coutume, s’en imposer à lui-même ? Mais quel supplice ne méritent pas les obstacles qu’il aura mis par ses préventions à des lumières plus pures ? Où a-t-on pris que la peine et la récompense ne soient que pour les jugements humains, et qu’il n’y ait pas en Dieu une justice, dont celle qui reluit en nous ne soit qu’une étincelle ? Que s’il est une telle justice, souveraine, et par conséquent inévitable, divine, et par conséquent infinie ; qui nous dira qu’elle n’agisse jamais selon sa nature, et qu’une justice infinie ne s’exerce pas à la fin par un supplice infini et éternel ? Où en sont donc les impies, et quelle assurance ont-ils contre la vengeance éternelle dont on les menace ? Au défaut d’un meilleur refuge, iront-ils enfin se plonger dans l’abîme de l’athéisme, et mettront-ils leur repos dans une fureur, qui ne trouve presque point de place dans les esprits ? Qui leur résoudra ces doutes, puisqu’ils veulent les appeler de ce nom ? Leur raison, qu’ils prennent pour guide, ne présente à leur esprit que des conjectures et des embarras. Les absurdités où ils tombent en niant la religion, deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et, pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre d’incompréhensibles erreurs. Qu’est-ce donc après tout, Messieurs, qu’est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire, et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c’est-à-dire qui ne peut souffrir une autorité légitime ? Ne croyez pas que l’homme ne soit emporté que par l’intempérance des sens. L’intempérance de l’esprit n’est pas moins flatteuse. Comme l’autre, elle se fait des plaisirs cachés, et s’irrite par la défense. Ce superbe croit s’élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-même, quand il s’élève, ce lui semble, au-dessus de la religion, qu’il a si longtemps révérée : il se met au rang des gens désabusés ; il insulte en son cœur aux faibles esprits, qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes ; et, devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son Dieu.
C’est dans cet abîme profond que la princesse palatine allait se perdre. Il est vrai qu’elle désirait avec ardeur connaître la vérité. Mais où est la vérité sans la foi, qui lui paraissait impossible, à moins que Dieu l’établît en elle par un miracle ? Que lui servait d’avoir conservé la connaissance de la Divinité ? Les esprits même les plus déréglés n’en rejettent pas l’idée, pour n’avoir point à se reprocher un aveuglement trop visible. Un Dieu qu’on fait à sa mode, aussi patient, aussi insensible que nos passions le demandent, n’incommode pas. La liberté qu’on se donne de penser tout ce qu’on veut, fait qu’on croit respirer un air nouveau. On s’imagine jouir de soi-même et de ses désirs ; et dans le droit qu’on pense acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous les biens, et on les goûte par avance.
En cet état, chrétiens, où la foi même est perdue, c’est-à-dire où le fondement est renversé, que restait-il à notre princesse ? Que restait-il à une âme, qui par un juste jugement de Dieu était déchue de toutes les grâces, et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien ? Qu’y restait-il, chrétiens, si ce n’est ce que dit saint Augustin ? Il restait la souveraine misère et la souveraine miséricorde : Restabat magna miseria, et magna misericordia. Il restait ce secret regard d’une Providence miséricordieuse, qui la voulait rappeler des extrémités de la terre ; et voici quelle fut la première touche. Prêtez l’oreille, messieurs ; elle a quelque chose de miraculeux. Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu même fait venir du ciel par le ministère des anges, dont les images sont si nettes et si démêlées, où l’on voit je ne sais quoi de céleste. Elle crut (c’est elle-même qui le raconte au saint abbé : écoutez, et prenez garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements divins, et la conduite de la grâce), elle crut, dis-je, que, marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite loge. Elle s’approche pour lui demander s’il était aveugle de naissance, ou s’il l’était devenu par quelque accident. Il répondit qu’il était aveugle-né. Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c’est que la lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil, qui a tant d’éclat et de beauté ? Je n’ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et je ne m’en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire, continua-t-il, qu’il est d’une beauté ravissante. L’aveugle parut alors changer de voix et de visage ; et, prenant un ton d’autorité : Mon exemple, dit-il, vous doit apprendre qu’il y a des choses très excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n’en sont ni moins vraies ni moins désirables, quoiqu’on ne les puisse ni comprendre ni imaginer. C’est en effet qu’il manque un sens aux incrédules, comme à l’aveugle ; et ce sens, c’est Dieu qui le donne, selon ce que dit saint Jean[129] : Il nous a donné un sens pour connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils. Notre princesse le comprit. En même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, elle fit l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la religion et de l’autre vie ; ce sont ses mots que je vous rapporte. Dieu qui n’a besoin ni de temps, ni d’un long circuit de raisonnements, pour se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une soudaine illumination, elle se sentit si éclairée (c’est elle-même qui continue à vous parler), et tellement transportée de la joie d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, qu’elle ne put s’empêcher d’embrasser l’aveugle, dont le discours lui découvrait une plus belle lumière que celle dont il était privé. Et, dit-elle, il se répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible, qu’il n’y a point de paroles capables de l’exprimer. Vous attendez, chrétiens, quel sera le réveil d’un sommeil si doux et si merveilleux. Écoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. Elle s’éveilla là-dessus, dit-elle, et se trouva dans le même état où elle s’était vue dans cet admirable songe, c’est-à-dire tellement changée, qu’elle avait peine à le croire. Le miracle qu’elle attendait est arrivé : elle croit, elle qui jugeait la foi impossible : Dieu la change par une lumière soudaine, et par un songe qui tient de l’extase. Tout suit en elle de la même force. Je me levai, poursuit-elle, avec précipitation : mes actions étaient mêlées d’une joie et d’une activité extraordinaires. Vous le voyez : cette nouvelle vivacité, qui animait ses actions, se ressent encore dans ses paroles. Tout ce que je lisais sur la religion, me touchait jusqu’à répandre des larmes. Je me trouvais à la messe dans un état bien différent de celui où j’avais accoutumé d’être. Car c’était de tous les mystères celui qui lui paraissait le plus incroyable. Mais alors, dit-elle, il me semblait sentir la présence réelle de notre Seigneur, à peu près comme l’on sent les choses visibles, et dont l’on ne peut douter. Ainsi elle passa tout à coup d’une profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son esprit sont dissipés : miracle aussi étonnant que celui où Jésus-Christ[130] fit tomber en un instant des yeux de Saul converti cette espèce d’écaille dont ils étaient couverts. Qui donc ne s’écrierait à un si soudain changement : Le doigt de Dieu est ici[131] ? La suite ne permet pas d’en douter, et l’opération de la grâce se reconnaît dans ses fruits. Depuis ce bienheureux moment, la foi de notre princesse fut inébranlable : et même cette joie sensible qu’elle avait à croire lui fut continuée quelque temps.
[129] 1 Joan. V, 20.
[130] Act. IX, 18.
[131] Exod. VIII, 19.
Mais au milieu de ces célestes douceurs, la justice divine eut son tour. L’humble princesse ne crut pas qu’il lui fût permis d’approcher d’abord des saints sacrements. Trois mois entiers furent employés à repasser avec larmes ces ans écoulés parmi tant d’illusions, et à préparer sa confession. Dans l’approche du jour désiré où elle espérait de la faire, elle tomba dans une syncope, qui ne lui laissa ni couleur, ni pouls, ni respiration. Revenue d’une si longue et si étrange défaillance, elle se vit replongée dans un plus grand mal ; et après les affres de la mort, elle ressentit toutes les horreurs de l’enfer. Digne effet des sacrements de l’Église, qui, donnés ou différés, font sentir à l’âme la miséricorde de Dieu, ou tout le poids de ses vengeances. Son confesseur qu’elle appelle, la trouve sans force, incapable d’application, et prononçant à peine quelques mots entrecoupés : il fut contraint de remettre la confession au lendemain. Mais il faut qu’elle vous raconte elle-même quelle nuit elle passa dans cette attente. Qui sait si la Providence n’aura pas amené ici quelque âme égarée, qui doive être touchée de ce récit ? Il est, dit-elle, impossible de s’imaginer les étranges peines de mon esprit, sans les avoir éprouvées. J’appréhendais à chaque moment le retour de ma syncope, c’est-à-dire ma mort et ma damnation. J’avouais bien que je n’étais pas digne d’une miséricorde que j’avais si longtemps négligée : et je disais à Dieu dans mon cœur, que je n’avais aucun droit de me plaindre de sa justice ; mais qu’enfin, chose insupportable ! je ne le verrais jamais ; que je serais éternellement avec ses ennemis, éternellement sans l’aimer, éternellement haïe de lui. Je sentais tendrement ce déplaisir, et même, comme je crois (ce sont ses propres paroles), entièrement détaché des autres peines de l’enfer. Le voilà, mes chères sœurs, vous le connaissez, le voilà ce pur amour, que Dieu lui-même répand dans les cœurs avec toutes ses délicatesses et dans toute sa vérité. La voilà cette crainte, qui change les cœurs : non point la crainte de l’esclave, qui craint l’arrivée d’un maître fâcheux ; mais la crainte d’une chaste épouse, qui craint de perdre ce qu’elle aime. Ces sentiments tendres, mêlés de larmes et de frayeur, aigrissaient son mal jusqu’à la dernière extrémité. Nul n’en pénétrait la cause, et on attribuait ces agitations à la fièvre dont elle était tourmentée. Dans cet état pitoyable, pendant qu’elle se regardait comme une personne réprouvée, et presque sans espérance de salut ; Dieu, qui fait entendre ses vérités en telle manière et sous telles figures qu’il lui plaît, continua de l’instruire, comme il a fait Joseph et Salomon ; et durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole si semblable à celle de l’Évangile[132]. Elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme l’image de sa tendresse ; une poule devenue mère, empressée autour des petits qu’elle conduisait. Un d’eux s’étant écarté, notre malade le voit englouti par un chien avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent animal. En même temps on lui crie d’un autre côté qu’il le fallait rendre au ravisseur, dont on éteindrait l’ardeur en lui enlevant sa proie. Non, dit-elle, je ne le rendrai jamais. En ce moment elle s’éveilla : et l’application de la figure qui lui avait été montrée, se fit en un instant dans son esprit, comme si on lui eût dit : Si vous, qui êtes mauvaise[133], ne pouvez vous résoudre à rendre ce petit animal que vous avez sauvé, pourquoi croyez-vous que Dieu infiniment bon vous redonnera au démon, après vous avoir tirée de sa puissance ? Espérez, et prenez courage. A ces mots, elle demeura dans un calme et dans une joie qu’elle ne pouvait exprimer, comme si un ange lui eût appris (ce sont encore ses paroles), que Dieu ne l’abandonnerait pas. Ainsi tomba tout à coup la fureur des vents et des flots à la voix de Jésus-Christ, qui les menaçait[134] ; et il ne fit pas un moindre miracle dans l’âme de notre sainte pénitente, lorsque, parmi les frayeurs d’une conscience alarmée, et les douleurs de l’enfer[135], il lui fit sentir tout à coup par une vive confiance, avec la rémission de ses péchés, cette paix qui surpasse toute intelligence[136]. Alors une joie céleste saisit tous ses sens, et les os humiliés tressaillirent[137]. Souvenez-vous, ô sacré pontife, quand vous tiendrez en vos mains la sainte Victime qui ôte les péchés du monde, souvenez-vous de ce miracle de la grâce. Et vous, saints prêtres, venez ; et vous, saintes filles, et vous, chrétiens : venez aussi, ô pécheurs ! tous ensemble commençons d’une même voix le cantique de la délivrance, et ne cessons de répéter avec David : Que Dieu est bon, que sa miséricorde est éternelle ![138]
[132] Matt. XXIII, 37.
[133] Matt. VII, 11.
[134] Marc. IV, 39 ; Luc. VIII, 24.
[135] Ps. XVII, 6.
[136] Philip. IV, 7.
[137] Ps. L, 10.
[138] Ps. CXXXV.
Il ne faut point manquer à de telles grâces, ni les recevoir avec mollesse. La princesse palatine change en un moment tout entière : nulle parure que la simplicité, nul ornement que la modestie. Elle se montre au monde à cette fois ; mais ce fut pour lui déclarer qu’elle avait renoncé à ses vanités. Car aussi, quelle erreur à une chrétienne, et encore à une chrétienne pénitente, d’orner ce qui n’est digne que de son mépris ; de peindre et de parer l’idole du monde ; de retenir comme par force, avec mille artifices autant indignes qu’inutiles ces grâces qui s’envolent avec le temps ! Sans s’effrayer de ce qu’on dirait, sans craindre comme autrefois ce vain fantôme des âmes infirmes, dont les grands sont épouvantés plus que tous les autres, la princesse palatine parut à la cour si différente d’elle-même : et dès lors elle renonça à tous les divertissements, à tous les jeux jusqu’aux plus innocents, se soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et ne songeant qu’à restreindre et à punir une liberté qui n’avait pu demeurer dans ses bornes. Douze ans de persévérance, au milieu des épreuves les plus difficiles, l’ont élevée à un éminent degré de sainteté. La règle qu’elle se fit dès le premier jour fut immuable : toute sa maison y entra ; chez elle on ne faisait que passer d’un exercice de piété à un autre. Jamais l’heure de l’oraison ne fut changée ni interrompue, pas même par les maladies. Elle savait que, dans ce commerce sacré, tout consiste à s’humilier sous la main de Dieu, et moins à donner qu’à recevoir : ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ[139], son oraison fut perpétuelle, pour être égale au besoin. La lecture de l’Évangile et des livres saints en fournissait la matière : si le travail semblait l’interrompre, ce n’était que pour la continuer d’une autre sorte. Par le travail on charmait l’ennui, on ménageait le temps, on guérissait la langueur de la paresse, et les pernicieuses rêveries de l’oisiveté. L’esprit se relâchait, pendant que les mains, industrieusement occupées, s’exerçaient dans les ouvrages dont la piété avait donné le dessein : c’était ou des habits pour les pauvres, ou des ornements pour les autels. Les psaumes avaient succédé aux cantiques des joies du siècle. Tant qu’il n’était point nécessaire de parler, la sage princesse gardait le silence : la vanité et les médisances, qui soutiennent tout le commerce du monde, lui faisaient craindre tous les entretiens ; et rien ne lui paraissait ni agréable ni sûr que la solitude. Quand elle parlait de Dieu, le goût intérieur d’où sortaient toutes ses paroles, se communiquait à ceux qui conversaient avec elle ; et les nobles expressions qu’on remarquait dans ses discours ou dans ses écrits, venaient de la haute idée qu’elle avait conçue des choses divines. Sa foi ne fut pas moins simple que vive : dans les fameuses questions qui ont troublé en tant de manières le repos de nos jours, elle déclarait hautement qu’elle n’avait autre part à y prendre que celle d’obéir à l’Église. Si elle eût eu la fortune des ducs de Nevers, ses pères, elle en aurait surpassé la pieuse magnificence, quoique cent temples fameux en portent la gloire jusqu’au ciel, et que les églises des saints publient leurs aumônes[140]. Le duc son père avait fondé dans ses terres de quoi marier tous les ans soixante filles : riche oblation, présent agréable. La princesse sa fille en mariait aussi tous les ans ce qu’elle pouvait, ne croyant pas assez honorer les libéralités de ses ancêtres, si elle ne les imitait. On ne peut retenir ses larmes, quand on lui voit épancher son cœur sur de vieilles femmes qu’elle nourrissait. Des yeux si délicats firent leurs délices de ces visages ridés, de ces membres courbés sous les ans. Écoutez ce qu’elle en écrit au fidèle ministre de ses charités ; et dans un même discours, apprenez à goûter la simplicité et la charité chrétienne. Je suis ravie, dit-elle, que l’affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée. Achevons vite au nom de notre Seigneur ; ôtons vitement cette bonne femme de l’étable où elle est, et la mettons dans un de ces petits lits. Quelle nouvelle vivacité succède à celle que le monde inspire ! Elle poursuit : Dieu me donnera peut-être la santé, pour aller servir cette paralytique : au moins je le ferai par mes soins, si les forces me manquent ; et joignant mes maux aux siens, je les offrirai plus hardiment à Dieu. Mandez-moi ce qu’il faut pour la nourriture et les ustensiles de ces pauvres femmes ; peu à peu nous les mettrons à leur aise. Je me plais à répéter toutes ces paroles malgré les oreilles délicates ; elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler plus que ce langage. Dans les nécessités extraordinaires, sa charité faisait de nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières acheva de la dépouiller de ce qui lui restait de superflu ; tout devint pauvre dans sa maison et sur sa personne : elle voyait disparaître avec une joie sensible les restes des pompes du monde ; et l’aumône lui apprenait à se retrancher tous les jours quelque chose de nouveau. C’est en effet la vraie grâce de l’aumône, en soulageant les besoins des pauvres, de diminuer en nous d’autres besoins, c’est-à-dire ces besoins honteux qu’y fait la délicatesse, comme si la nature n’était pas assez accablée de nécessités.
[139] Luc. XVIII, 1.
[140] Eccli. XXXI, 11.
Qu’attendez-vous, chrétiens, à vous convertir, et pourquoi désespérez-vous de votre salut ? Vous voyez la perfection où s’élève l’âme pénitente, quand elle est fidèle à la grâce. Ne craignez ni la maladie, ni les dégoûts, ni les tentations, ni les peines les plus cruelles. Une personne si sensible et si délicate, qui ne pouvait seulement entendre nommer les maux, a souffert douze ans entiers et presque sans intervalle, ou les plus vives douleurs, ou des langueurs qui épuisaient le corps et l’esprit : et cependant, durant tout ce temps, et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie, où ses maux s’augmentèrent jusqu’aux derniers excès, elle n’a eu à se repentir que d’avoir une seule fois souhaité une mort plus douce. Encore réprima-t-elle ce faible désir, en disant aussitôt après avec Jésus-Christ, la prière du sacré mystère du jardin ; c’est ainsi qu’elle appelait la prière de l’agonie de notre Sauveur : O mon Père, que votre volonté soit faite, et non la mienne ![141] Ses maladies lui ôtèrent la consolation qu’elle avait tant désirée, d’accomplir ses premiers desseins, et de pouvoir achever ses jours sous la discipline et dans l’habit de Sainte-Fare. Son cœur, donné ou plutôt rendu à ce monastère, où elle avait goûté les premières grâces, a témoigné son désir ; et sa volonté a été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait. C’eût été un soutien sensible à une âme comme la sienne d’accomplir de grands ouvrages pour le service de Dieu ; mais elle est menée par une autre voie, par celle qui crucifie davantage, qui sans rien laisser entreprendre à un esprit courageux, le tient accablé et anéanti sous la rude loi de souffrir. Encore s’il eût plu à Dieu de lui conserver ce goût sensible de la piété, qu’il avait renouvelé dans son cœur au commencement de sa pénitence ! mais non, tout lui est ôté ; sans cesse elle est travaillée de peines insupportables. O Seigneur, disait le saint homme Job[142], vous me tourmentez d’une manière merveilleuse ! C’est que, sans parler ici de ses autres peines, il portait au fond de son cœur une vive et continuelle appréhension de déplaire à Dieu. Il voyait d’un côté sa sainte justice, devant laquelle les anges ont peine à soutenir leur innocence. Il le voyait avec ces yeux éternellement ouverts observer toutes les démarches, compter[143] tous les pas d’un pécheur, et garder ses péchés comme sous le sceau, pour les lui représenter au dernier jour. D’un autre côté, il ressentait ce qu’il y a de corrompu dans le cœur de l’homme : Je craignais, dit-il, toutes mes œuvres[144]. Que vois-je ? le péché ! le péché partout ! Et il s’écriait nuit et jour : O Seigneur, pourquoi n’ôtez-vous pas mes péchés ?[145] Et que ne tranchez-vous une fois ces malheureux jours, où l’on ne fait que vous offenser, afin qu’il ne soit pas dit, que je sois contraire à la parole du Saint[146] ? Tel était le fond de ses peines ; et ce qui paraît de si violent dans ces discours n’est que la délicatesse d’une conscience qui se redoute elle-même, ou l’excès d’un amour qui craint de déplaire. La princesse palatine souffrit quelque chose de semblable. Quel supplice à une conscience timorée ! Elle croyait voir partout dans ses actions un amour-propre déguisé en vertu. Plus elle était clairvoyante, plus elle était tourmentée. Ainsi Dieu l’humiliait par ce qui a coutume de nourrir l’orgueil, et lui faisait un remède de la cause de son mal. Qui pourrait dire par quelles terreurs elle arrivait aux délices de la sainte table ? Mais elle ne perdait pas la confiance. Enfin, dit-elle (c’est ce qu’elle écrit au saint prêtre que Dieu lui avait donné pour la soutenir dans ses peines), enfin je suis parvenue au divin banquet. Je m’étais levée dès le matin pour être devant le jour aux portes du Seigneur ; mais lui seul sait les combats qu’il a fallu rendre. La matinée se passait dans ce cruel exercice. Mais à la fin, poursuit-elle, malgré mes faiblesses, je me suis comme traînée moi-même aux pieds de notre Seigneur ; et j’ai connu qu’il fallait, puisque tout s’est fait en moi par la force de la divine bonté, que je reçusse encore avec une espèce de force ce dernier et souverain bien. Dieu lui découvrait dans ces peines l’ordre secret de la justice sur ceux qui ont manqué de fidélité aux grâces de la pénitence. Il n’appartient pas, disait-elle, aux esclaves fugitifs, qu’il faut aller reprendre par la force, et les ramener comme malgré eux, de s’asseoir au festin avec les enfants et les amis ; et c’est assez qu’il leur soit permis de venir recueillir à terre les miettes qui tombent de la table de leurs seigneurs. Ne vous étonnez pas, chrétiens, si je ne sais plus, faible orateur, que de répéter les paroles de la princesse palatine : c’est que j’y ressens la manne cachée, et le goût des Écritures divines, que ses peines et ses sentiments lui faisaient entendre. Malheur à moi, si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse, qui peuvent vous convertir ! Je n’ai regret qu’à ce que je laisse, et je ne puis vous taire ce qu’elle a écrit touchant les tentations d’incrédulité. Il est bien croyable, disait-elle, qu’un Dieu qui aime infiniment en donne des preuves proportionnées à l’infinité de son amour, et à l’infinité de sa puissance : et ce qui est propre à la toute-puissance d’un Dieu passe de bien loin la capacité de notre faible raison. C’est, ajoute-t-elle, ce que je me dis à moi-même, quand les démons tâchent d’étonner ma foi ; et depuis qu’il a plu à Dieu de me mettre dans le cœur, remarquez ces belles paroles, que son amour est la cause de tout ce que nous croyons, cette réponse me persuade plus que tous les livres. C’est en effet l’abrégé de tous les saints livres, et de toute la doctrine chrétienne. Sortez, Parole éternelle, Fils unique du Dieu vivant, sortez du bienheureux sein de votre Père[147], et venez annoncer aux hommes le secret que vous y voyez. Il l’a fait ; et durant trois ans il n’a cessé de nous dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu’il en a dit est renfermé dans ce seul mot de son Évangile[148] : Dieu a tant aimé le monde, qu’il lui a donné son Fils unique. Ne demandez plus ce qui a uni en Jésus-Christ le ciel et la terre, et la croix avec les grandeurs ; Dieu a tant aimé le monde. Est-il incroyable que Dieu aime, et que la bonté se communique ? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses l’amour de la gloire ; aux âmes les plus vulgaires l’amour des richesses ; à tous, enfin, tout ce qui porte le nom d’amour ? Rien ne coûte, ni périls, ni travaux, ni peines : et voilà les prodiges dont l’homme est capable. Que si l’homme, qui n’est que faiblesse, tente l’impossible ; Dieu, pour contenter son amour, n’exécutera-t-il rien d’extraordinaire ? Disons donc pour toute raison dans tous les mystères : Dieu a tant aimé le monde. C’est la doctrine du maître, et le disciple bien-aimé l’avait bien comprise. De son temps un Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas croire qu’un Dieu eût pu se faire homme, et se faire la victime des pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète du Nouveau Testament, cet aigle, ce théologien par excellence, ce saint vieillard qui n’avait de force que pour prêcher la charité, et pour dire : Aimez-vous les uns les autres en notre Seigneur ; que répondit-il à cet hérésiarque ? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi opposa-t-il à son hérésie naissante ? Écoutez, et admirez. Nous croyons, dit-il[149], et nous confessons l’amour que Dieu a pour nous. C’est là toute la foi des chrétiens ; c’est la cause et l’abrégé de tout le symbole. C’est là que la princesse palatine a trouvé la résolution de ses anciens doutes. Dieu a aimé ; c’est tout dire. S’il a fait, disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans l’Incarnation, que n’aura-t-il pas fait pour le consommer dans l’Eucharistie, pour se donner, non plus en général à la nature humaine, mais à chaque fidèle en particulier ? Croyons donc avec saint Jean en l’amour d’un Dieu : la foi nous paraîtra douce, en la prenant par un endroit si tendre. Mais n’y croyons pas à demi, à la manière des hérétiques, dont l’un en retranche une chose, et l’autre une autre ; l’un le mystère de l’Incarnation, et l’autre celui de l’Eucharistie ; chacun ce qui lui déplaît ; faibles esprits, ou plutôt cœurs étroits et entrailles resserrées[150], que la foi et la charité n’ont pas assez dilatées pour comprendre toute l’étendue de l’amour d’un Dieu. Pour nous, croyons sans réserve, et prenons le remède entier, quoi qu’il en coûte à notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu ? Il n’y a plus qu’un seul prodige, que j’annonce aujourd’hui au monde. O ciel, ô terre, étonnez-vous de ce prodige nouveau ! C’est que, parmi tant de témoignages de l’amour divin, il y ait tant d’incrédules et tant d’insensibles. N’en augmentez pas le nombre, qui va croissant tous les jours. N’alléguez plus votre malheureuse incrédulité, et ne faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des remèdes pour vous guérir ; et il ne reste qu’à les obtenir par des vœux continuels. Il a su prendre la sainte princesse dont nous parlons, par le moyen qu’il lui a plu : il en a d’autres pour vous jusqu’à l’infini ; et vous n’avez rien à craindre, que de désespérer de ses bontés. Vous osez nommer vos ennuis, après les peines terribles où vous l’avez vue ? Cependant, si quelquefois elle désirait d’en être un peu soulagée, elle se le reprochait à elle-même : Je commence, disait-elle, à m’apercevoir que je cherche le paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la montagne des Olives et le Calvaire, par où il est entré dans sa gloire. Voilà ce qu’il lui servit de méditer l’Évangile nuit et jour, et de se nourrir de la parole de vie. C’est encore ce qui lui fit dire cette admirable parole : Qu’elle aimait mieux vivre et mourir sans consolation, que d’en chercher hors de Dieu. Elle a porté ces sentiments jusqu’à l’agonie : et, prête à rendre l’âme, on entendit qu’elle disait d’une voix mourante : Je m’en vais voir comment Dieu me traitera ; mais j’espère en ses miséricordes. Cette parole de confiance emporta son âme sainte au séjour des justes.
[141] Luc. XXII, 42.
[142] Job X, 16.
[143] Job XIV, 16, 17.
[144] Ibid. IX, 28.
[145] Ibid. VII, 21.
[146] Ibid. VI, 10.
[147] Joan. I, 18.
[148] Ibid. III, 16.
[149] 1 Joan. IV, 16.
[150] 2 Cor. VI, 11, 12.
Arrêtons ici, chrétiens : et vous, Seigneur, imposez silence à cet indigne ministre, qui ne fait qu’affaiblir votre parole. Parlez dans les cœurs, prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même. Parlez, mes frères, parlez : je ne suis ici que pour aider vos réflexions. Elle viendra, cette heure dernière ; elle approche, nous y touchons, la voilà venue. Il faut dire avec Anne de Gonzague : « Il n’y a plus ni princesse, ni palatine » ; ces grands noms dont on s’étourdit ne subsistent plus. Il faut dire avec elle : « Je m’en vais, je suis emporté par une force inévitable ; tout fuit, tout diminue, tout disparaît à mes yeux. » Il ne reste plus à l’homme que le néant et le péché : pour tout fonds, le néant ; pour toute acquisition, le péché. Le reste, qu’on croyait tenir, échappe ; semblable à de l’eau gelée, dont le vil cristal se fond entre les mains qui le serrent, et ne fait que les salir. Mais voici ce qui glacera le cœur, ce qui achèvera d’éteindre la voix, ce qui répandra la frayeur dans toutes les veines : Je m’en vais voir comment Dieu me traitera. Dans un moment je serai entre ces mains, dont saint Paul écrit en tremblant : Ne vous y trompez pas ; on ne se moque pas de Dieu[151] ; et encore : C’est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant[152], entre ces mains, où tout est action, où tout est vie ; rien ne s’affaiblit, ni ne se relâche, ni ne se ralentit jamais. Je m’en vais voir si ces mains toutes-puissantes me seront favorables ou rigoureuses ; si je serai éternellement ou parmi leurs dons, ou sous leurs coups. Voilà ce qu’il faudra dire nécessairement avec notre princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une conscience aussi tranquille : J’espère en sa miséricorde ? Car qu’aurons-nous fait pour la fléchir ? Quand aurons-nous écouté la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez les voies du Seigneur[153] ? Comment ? par la pénitence. Mais serons-nous fort contents d’une pénitence commencée à l’agonie, qui n’aura jamais été éprouvée, dont jamais on n’aura vu aucun fruit ; d’une pénitence imparfaite ; d’une pénitence nulle ; douteuse, si vous le voulez ; sans forces, sans réflexion, sans loisir, pour en réparer les défauts ? N’en est-ce pas assez pour être pénétré de crainte jusque dans la moelle des os ? Pour celle dont nous parlons, ah ! mes frères, toutes les vertus qu’elle a pratiquées se ramassent dans cette dernière parole, dans ce dernier acte de sa vie ; la foi, le courage, l’abandon à Dieu, la crainte de ses jugements, et cet amour plein de confiance, qui seul efface tous les péchés. Je ne m’étonne donc pas si le saint pasteur qui l’assista dans sa dernière maladie, et qui recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de vertus, les porta jusque dans la chaire, et ne put s’empêcher de les célébrer dans l’assemblée des fidèles. Siècle vainement subtil, où l’on veut pécher avec raison, où la faiblesse veut s’autoriser par des maximes, où tant d’âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi, et ne font d’effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs passions, les remords de leur conscience, la princesse palatine t’est donnée comme un signe et un prodige[154]. Tu la verras au dernier jour, comme je t’en ai menacé, confondre ton impénitence et tes vaines excuses. Tu la verras se joindre à ces saintes filles, et à toute la troupe des saints : et qui pourra soutenir leurs redoutables clameurs ? Mais que sera-ce quand Jésus-Christ paraîtra lui-même à ces malheureux ; quand ils verront[155] celui qu’ils auront percé, comme dit le prophète, dont ils auront rouvert toutes les plaies ; et qui leur dira d’une voix terrible : Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes, nation impie ?[156] Ou si vous ne le faisiez pas par vos paroles, pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres ? Ou pourquoi avez-vous marché dans mes voies d’un pas incertain, comme si mon autorité était douteuse ? Race infidèle, me connaissez-vous à cette fois ? Suis-je votre Roi, suis-je votre Juge, suis-je votre Dieu ? Apprenez-le par votre supplice. Là commencera[157] ce pleur éternel ; là ce grincement de dents, qui n’aura jamais de fin. Pendant que les orgueilleux seront confondus, vous, fidèles, qui tremblez à sa parole[158], en quelque endroit que vous soyez de cet auditoire, peu connus des hommes et connus de Dieu, vous commencerez à lever la tête[159]. Si, touchés des saints exemples que je vous propose, vous laissez attendrir vos cœurs ; si Dieu a béni le travail par lequel je tâche de vous enfanter en Jésus-Christ ; et que, trop indigne ministre de ses conseils, je n’y aie pas été moi-même un obstacle, vous bénirez la bonté divine, qui vous aura conduits à la pompe funèbre de cette pieuse princesse, où vous aurez peut-être trouvé le commencement de la véritable vie.
[151] Gal. VI, 7.
[152] Heb. X, 31
[153] Luc. III, 4, 8.
[154] Isa. VIII, 18.
[155] Zach. XII, 10.
[156] Malach. III, 9.
[157] Matt. VIII, 12.
[158] Isa. LXVI, 2, 5.
[159] Luc. XXI, 28.
Et vous, prince, qui l’avez tant honorée pendant qu’elle était au monde ; qui, favorable interprète de ses moindres désirs, continuez votre protection et vos soins à tout ce qui lui fut cher, et qui lui donnez les dernières marques de piété avec tant de magnificence et tant de zèle : vous, princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste devoir, et qui avez espéré de la voir revivre dans ce discours, que vous dirai-je pour vous consoler ? Comment pourrai-je, madame, arrêter ce torrent de larmes, que le temps n’a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie n’ont pas tari ? Reconnaissez ici le monde ; reconnaissez ses maux toujours plus réels que ses biens, et ses douleurs par conséquent plus vives et plus pénétrantes que ses joies. Vous avez perdu ces heureux moments où vous jouissiez des tendresses d’une mère, qui n’eut jamais son égale ; vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils : vous avez perdu ces consolations, qui par un charme secret faisaient oublier les maux dont la vie humaine n’est jamais exempte. Mais il vous reste ce qu’il y a de plus précieux ; l’espérance de la rejoindre dans le jour de l’éternité ; et en attendant, sur la terre, le souvenir de ses instructions, l’image de ses vertus, et les exemples de sa vie.
Prononcée dans l’église paroissiale de St-Gervais, où il est inhumé, le 25 janvier 1686.
Posside sapientiam, acquire prudentiam : arripe illam, et exaltabit te : glorificaberis ab ea, cum eam fueris amplexatus.
Prov. IV, 7, 8.
Possédez la sagesse, et acquérez la prudence : si vous la cherchez avec ardeur, elle vous élèvera, et vous remplira de gloire, quand vous l’aurez embrassée.
Messeigneurs[160], En louant l’homme incomparable dont cette illustre assemblée célèbre les funérailles et honore les vertus, je louerai la sagesse même : et la sagesse que je dois louer dans ce discours n’est pas celle qui élève les hommes et qui agrandit les maisons, ni celle qui gouverne les empires, qui règle la paix et la guerre, et enfin qui dicte les lois, et qui dispense les grâces. Car encore que ce grand ministre, choisi par la divine Providence pour présider aux conseils du plus sage de tous les rois, ait été le digne instrument des desseins les mieux concertés que l’Europe ait jamais vus ; encore que la sagesse, après l’avoir gouverné dès son enfance, l’ait porté aux plus grands honneurs, et au comble des félicités humaines ; sa fin nous a fait paraître que ce n’était pas pour ces avantages qu’il en écoutait les conseils. Ce que nous lui avons vu quitter sans peine n’était pas l’objet de son amour. Il a connu la sagesse que le monde ne connaît pas : cette sagesse qui vient d’en haut[161] ; qui descend du Père des lumières, et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la justice. C’est elle dont la prévoyance s’étend aux siècles futurs, et enferme dans ses desseins l’éternité tout entière. Touché de ses immortels et invisibles attraits, il l’a recherchée avec ardeur, selon le précepte du Sage. La sagesse vous élèvera, dit Salomon, et vous donnera de la gloire, quand vous l’aurez embrassée : mais ce sera une gloire que le sens humain ne peut comprendre. Comme ce sage et puissant ministre aspirait à cette gloire, il l’a préférée à celle dont il se voyait environné sur la terre. C’est pourquoi sa modération l’a toujours mis au-dessus de la fortune. Incapable d’être ébloui des grandeurs humaines, comme il y paraît sans ostentation, il y est vu sans envie ; et nous remarquons dans sa conduite ces trois caractères de la véritable sagesse : qu’élevé sans empressement aux premiers honneurs, il y a vécu aussi modeste que grand ; que dans ses importants emplois, soit qu’il nous paraisse, comme chancelier, chargé de la principale administration de la justice, ou que nous le considérions dans les autres occupations d’un long ministère, supérieur à ses intérêts, il n’a regardé que le bien public ; et qu’enfin dans une heureuse vieillesse, prêt à rendre avec sa grande âme le sacré dépôt de l’autorité, si bien confié à ses soins, il a vu disparaître toute sa grandeur avec sa vie, sans qu’il lui en ait coûté un seul soupir ; tant il avait mis en lieu haut et inaccessible à la mort son cœur et ses espérances. De sorte qu’il nous paraît, selon la promesse du Sage, dans une gloire immortelle, pour s’être soumis aux lois de la véritable sagesse, et pour avoir fait céder à la modestie l’éclat ambitieux des grandeurs humaines, l’intérêt particulier à l’amour du bien public, et la vie même au désir des biens éternels : c’est la gloire qu’a remportée très haut et puissant seigneur messire Michel le Tellier, Chevalier, Chancelier de France.
[160] A messeigneurs les évêques qui étaient présents en habit.
[161] Jac. III, 15.
Le grand cardinal de Richelieu achevait son glorieux ministère, et finissait tout ensemble une vie pleine de merveilles. Sous sa ferme et prévoyante conduite, la puissance d’Autriche cessait d’être redoutée ; et la France, sortie enfin des guerres civiles, commençait à donner le branle aux affaires de l’Europe. On avait une attention particulière à celles d’Italie, et, sans parler des autres raisons, Louis XIII, de glorieuse et triomphante mémoire, devait sa protection à la duchesse de Savoie, sa sœur, et à ses enfants. Jules Mazarin, dont le nom devait être si grand dans notre histoire, employé par la cour de Rome en diverses négociations, s’était donné à la France ; et propre par son génie et par ses correspondances à ménager les esprits de sa nation, il avait fait prendre un cours si heureux aux conseils du cardinal de Richelieu, que ce ministre se crut obligé de l’élever à la pourpre. Par là il sembla montrer son successeur à la France ; et le cardinal Mazarin s’avançait secrètement à la première place. En ces temps Michel le Tellier, encore maître des requêtes, était intendant de justice en Piémont. Mazarin, que ses négociations attiraient souvent à Turin, fut ravi d’y trouver un homme d’une si grande capacité, et d’une conduite si sûre dans les affaires : car les ordres de la cour obligeaient l’ambassadeur à concerter toutes choses avec l’intendant, à qui la divine Providence faisait faire ce léger apprentissage des affaires d’État. Il ne fallait qu’en ouvrir l’entrée à un génie si perçant, pour l’introduire bien avant dans les secrets de la politique. Mais son esprit modéré ne se perdait pas dans ces vastes pensées ; et, renfermé à l’exemple de ses pères dans les modestes emplois de la robe, il ne jetait pas seulement les yeux sur les engagements éclatants, mais périlleux, de la cour. Ce n’est pas qu’il ne parût toujours supérieur à ses emplois. Dès sa première jeunesse tout cédait aux lumières de son esprit, aussi pénétrant et aussi net, qu’il était grave et sérieux. Poussé par ses amis, il avait passé du grand conseil, sage compagnie où sa réputation vit encore, à l’importante charge de procureur du roi. Cette grande ville se souvient de l’avoir vu, quoique jeune, avec toutes les qualités d’un grand magistrat, opposé non seulement aux brigues et aux partialités qui corrompent l’intégrité de la justice, et aux préventions qui en obscurcissent les lumières, mais encore aux voies irrégulières et extraordinaires, où elle perd, avec sa constance, la véritable autorité de ses jugements. On y vit enfin tout l’esprit et les maximes d’un juge qui, attaché à la règle, ne porte pas dans le tribunal ses propres pensées, ni des adoucissements ou des rigueurs arbitraires ; et qui veut que les lois gouvernent et non pas les hommes. Telle est l’idée qu’il avait de la magistrature. Il apporta ce même esprit dans le conseil, où l’autorité du prince, qu’on y exerce avec un pouvoir plus absolu, semble ouvrir un champ plus libre à la justice ; et toujours semblable à lui-même, il y suivit dès lors la même règle qu’il y a établie depuis, quand il en a été le chef.
Et certainement, messieurs, je puis dire avec confiance, que l’amour de la justice était comme né avec ce grave magistrat, et qu’il croissait avec lui dès son enfance. C’est aussi de cette heureuse naissance que sa modestie se fit un rempart contre les louanges qu’on donnait à son intégrité ; et l’amour qu’il avait pour la justice ne lui parut pas mériter le nom de vertu, parce qu’il le portait, disait-il, en quelque manière dans le sang. Mais Dieu, qui l’avait prédestiné à être un exemple de justice dans un si beau règne, et dans la première charge d’un si grand royaume, lui avait fait regarder le devoir de juge, où il était appelé, comme le moyen particulier qu’il lui donnait pour accomplir l’œuvre de son salut. C’était la sainte pensée qu’il avait toujours dans le cœur ; c’était la belle parole qu’il avait toujours à la bouche ; et par là il faisait assez connaître combien il avait pris le goût véritable de la piété chrétienne. Saint Paul en a mis l’exercice, non pas dans ces pratiques particulières que chacun se fait à son gré, plus attaché à ces lois qu’à celles de Dieu ; mais à se sanctifier dans son état, et chacun dans les emplois de sa vocation[162]. Mais si, selon la doctrine de ce grand apôtre, on trouve la sainteté dans les emplois les plus bas, et qu’un esclave s’élève à la perfection dans le service d’un maître mortel, pourvu qu’il y sache regarder l’ordre de Dieu ; à quelle perfection l’âme chrétienne ne peut-elle pas aspirer dans l’auguste et saint ministère de la justice, puisque, selon l’Écriture[163] l’on y exerce le jugement, non des hommes, mais du Seigneur même ? Ouvrez les yeux, chrétiens : contemplez ces augustes tribunaux où la justice rend ses oracles : vous y verrez avec David[164] les dieux de la terre, qui meurent à la vérité comme des hommes, mais qui cependant doivent juger comme des dieux, sans crainte, sans passion, sans intérêt ; le Dieu des dieux à leur tête, comme le chante ce grand roi, d’un ton si sublime, dans ce divin psaume : Dieu assiste[165], dit-il, à l’assemblée des dieux, et au milieu il juge les dieux. O juges, quelle majesté de vos séances ! quel président de vos assemblées ! mais aussi quel censeur de vos jugements ! Sous ces yeux redoutables, notre sage magistrat écoutait également le riche et le pauvre ; d’autant plus pur et d’autant plus ferme dans l’administration de la justice, que, sans porter ses regards sur les hautes places, dont tout le monde le jugeait digne, il mettait son élévation comme son étude à se rendre parfait dans son état. Non, non, ne le croyez pas, que la justice habite jamais dans les âmes où l’ambition domine. Toute âme inquiète et ambitieuse est incapable de règle. L’ambition a fait trouver ces dangereux expédients, où, semblable à un sépulcre blanchi, un juge artificieux ne garde que les apparences de la justice. Ne parlons pas des corruptions qu’on a honte d’avoir à se reprocher. Parlons de la lâcheté ou de la licence d’une justice arbitraire, qui, sans règle et sans maxime, se tourne au gré de l’ami puissant. Parlons de la complaisance qui ne veut jamais ni trouver le fil, ni arrêter le progrès d’une procédure malicieuse. Que dirai-je du dangereux artifice qui fait prononcer à la justice, comme autrefois aux démons, des oracles ambigus et captieux ? Que dirai-je des difficultés qu’on suscite dans l’exécution, lorsqu’on n’a pu refuser la justice à un droit trop clair ? La loi est déchirée, comme disait le prophète[166], et le jugement n’arrive jamais à sa perfection. Lorsque le juge veut s’agrandir, et qu’il change en une souplesse de cœur le rigide et inexorable ministère de la justice, il fait naufrage contre ces écueils. On ne voit dans ses jugements qu’une justice imparfaite, semblable, je ne craindrai pas de le dire, à la justice de Pilate : justice qui fait semblant d’être vigoureuse, à cause qu’elle résiste aux tentations médiocres, et peut-être aux clameurs d’un peuple irrité ; mais qui tombe et disparaît tout à coup, lorsqu’on allègue, sans ordre même et mal à propos, le nom de César. Que dis-je, le nom de César ? Ces âmes prostituées à l’ambition ne se mettent pas à si haut prix : tout ce qui parle, tout ce qui approche, ou les gagne, ou les intimide, et la justice se retire d’avec elles. Que si elle s’est construit un sanctuaire éternel et incorruptible dans le cœur du sage Michel le Tellier, c’est que, libre des empressements de l’ambition, il se voit élevé aux plus grandes places, non par ses propres efforts, mais par la douce impulsion d’un vent favorable ; ou plutôt comme l’événement l’a justifié, par un choix particulier de la divine Providence. Le cardinal de Richelieu était mort, peu regretté de son maître, qui craignit de lui devoir trop. Le gouvernement passé fut odieux ; ainsi, de tous les ministres, le cardinal Mazarin, plus nécessaire et plus important, fut le seul dont le crédit se soutint ; et le secrétaire d’État, chargé des ordres de la guerre, ou rebuté d’un traitement qui ne répondait pas à son attente, ou déçu par la douceur apparente du repos qu’il crut trouver dans la solitude, ou flatté d’une secrète espérance de se voir plus avantageusement rappelé par la nécessité de ses services, ou agité de ces je ne sais quelles inquiétudes, dont les hommes ne savent pas se rendre raison à eux-mêmes, se résolut tout à coup à quitter cette grande charge. Le temps était arrivé que notre sage ministre devait être montré à son prince et à sa patrie. Son mérite le fit chercher à Turin sans qu’il y pensât. Le cardinal Mazarin, plus heureux, comme vous verrez, de l’avoir trouvé, qu’il ne le conçut alors, rappela au roi ses agréables services ; et le rapide moment d’une conjoncture imprévue, loin de donner lieu aux sollicitations, n’en laissa pas même aux désirs. Louis XIII rendit au ciel son âme juste et pieuse ; et il parut que notre ministre était réservé au roi son fils. Tel était l’ordre de la Providence, et je vois ici quelque chose de ce qu’on lit dans Isaïe. La sentence partit d’en haut, et il fut dit à Sobna, chargé du ministère principal[167] : Je t’ôterai de ton poste, et je te déposerai de ton ministère. En ce temps j’appellerai mon serviteur Éliakim… et je le revêtirai de ta puissance. Mais un plus grand honneur lui est destiné : le temps viendra que, par l’administration de la justice, il sera le père des habitants de Jérusalem et de la maison de Juda. La clef de la maison de David, c’est-à-dire de la maison régnante, sera attachée à ses épaules : il ouvrira, et personne ne pourra fermer ; il fermera, et personne ne pourra ouvrir : il aura la souveraine dispensation de la justice et des grâces.
[162] 1 Cor. VII, 20.
[163] 2 Paral. XIX, 6.
[164] Ps. LXXXI, 6, 7.
[165] Ps. LXXXI, 1.
[166] Habac. I, 4
[167] Isa. XXII, 19 et suiv.
Parmi ces glorieux emplois, notre ministre a fait voir à toute la France, que sa modération, durant quarante ans, était le fruit d’une sagesse consommée. Dans les fortunes médiocres, l’ambition encore tremblante se tient si cachée, qu’à peine se connaît-elle elle-même. Lorsqu’on se voit tout à coup élevé aux places les plus importantes, et que je ne sais quoi nous dit dans le cœur, qu’on mérite d’autant plus de si grands honneurs, qu’ils sont venus à nous comme d’eux-mêmes, on ne se possède plus ; et si vous me permettez de vous dire une pensée de saint Chrysostome, c’est aux hommes vulgaires un trop grand effort que celui de se refuser à cette éclatante beauté qui se donne à eux. Mais notre sage ministre ne s’y laissa pas emporter. Quel autre parut d’abord plus capable des grandes affaires ? Qui connaissait mieux les hommes et les temps ? Qui prévoyait de plus loin, et qui donnait des moyens plus sûrs, pour éviter les inconvénients dont les grandes entreprises sont environnées ? Mais dans une si haute capacité et dans une si belle réputation, qui jamais a remarqué ou sur son visage un air dédaigneux, ou la moindre vanité dans ses paroles ? Toujours libre dans la conversation, toujours grave dans les affaires, et toujours aussi modéré que fort et insinuant dans ses discours, il prenait sur les esprits un ascendant, que la seule raison lui donnait. On voyait et dans sa maison et dans sa conduite, avec des mœurs sans reproche, tout également éloigné des extrémités, tout enfin mesuré par la sagesse. S’il sut soutenir le poids des affaires, il sut aussi les quitter, et reprendre son premier repos. Poussé par la cabale, Châville le vit tranquille durant plusieurs mois au milieu de l’agitation de toute la France. La cour le rappelle en vain : il persiste dans sa paisible retraite, tant que l’état des affaires le put souffrir, encore qu’il n’ignorât pas ce qu’on machinait contre lui durant son absence ; et il ne parut pas moins grand en demeurant sans action, qu’il l’avait paru en se soutenant au milieu des mouvements les plus hasardeux. Mais dans le plus grand calme de l’État, aussitôt qu’il lui fut permis de se reposer des occupations de sa charge sur un fils qu’il n’eût jamais donné au roi, s’il ne l’eût senti capable de le bien servir ; après qu’il eut reconnu que le nouveau secrétaire d’État savait, avec une ferme et continuelle action, suivre les desseins et exécuter les ordres d’un maître si entendu dans l’art de la guerre : ni la hauteur des entreprises ne surpassait sa capacité, ni les soins infinis de l’exécution n’étaient au-dessus de sa vigilance ; tout était prêt aux lieux destinés ; l’ennemi également menacé dans toutes ses places ; les troupes, aussi vigoureuses que disciplinées, n’attendaient que les derniers ordres du grand capitaine, et l’ardeur que ses yeux inspirent ; tout tombe sous ses coups et il se voit l’arbitre du monde ; alors le zélé ministre, dans une entière vigueur d’esprit et de corps, crut qu’il pouvait se permettre une vie plus douce. L’épreuve en est hasardeuse pour un homme d’État ; et la retraite presque toujours a trompé ceux qu’elle flattait de l’espérance du repos. Celui-ci fut d’un caractère plus ferme. Les conseils où il assistait lui laissaient presque tout son temps ; et après cette grande foule d’hommes et d’affaires qui l’environnait, il s’était lui-même réduit à une espèce d’oisiveté et de solitude : mais il la sut soutenir. Les heures qu’il avait libres furent remplies de bonnes lectures, et ce qui passe toutes les lectures, de sérieuses réflexions sur les erreurs de la vie humaine, et sur les vains travaux des politiques, dont il avait tant d’expérience. L’éternité se présentait à ses yeux, comme le digne objet du cœur de l’homme. Parmi ces sages pensées, et renfermé dans un doux commerce avec ses amis, aussi modestes que lui, car il savait les choisir de ce caractère, et il leur apprenait à le conserver dans les emplois les plus importants et de la plus haute confiance ; il goûtait un véritable repos dans la maison de ses pères, qu’il avait accommodée peu à peu à sa fortune présente, sans lui faire perdre les traces de l’ancienne simplicité, jouissant en fidèle sujet des prospérités de l’État, et de la gloire de son maître. La charge de chancelier vaqua, et toute la France la destinait à un ministre si zélé pour la justice. Mais, comme dit le Sage[168], autant que le ciel s’élève, et que la terre s’incline au-dessous de lui, autant le cœur des rois est impénétrable. Enfin le moment du prince n’était pas encore arrivé ; et le tranquille ministre, qui connaissait les dangereuses jalousies des cours, et les sages tempéraments des conseils des rois, sut encore lever les yeux vers la divine Providence, dont les décrets éternels règlent tous ces mouvements. Lorsqu’après de longues années il se vit élevé à cette grande charge, encore qu’elle reçût un nouvel éclat en sa personne, où elle était jointe à la confiance du prince ; sans s’en laisser éblouir, le modeste ministre disait seulement que le roi, pour couronner plutôt la longueur que l’utilité de ses services, voulait donner un titre à son tombeau, et un ornement à sa famille. Tout le reste de sa conduite répondit à de si beaux commencements. Notre siècle, qui n’avait point vu de chancelier si autorisé, vit en celui-ci autant de modération et de douceur, que de dignité et de force ; pendant qu’il ne cessait de se regarder comme devant bientôt rendre compte à Dieu d’une si grande administration. Ses fréquentes maladies le mirent souvent aux prises avec la mort : exercé par tant de combats, il en sortait toujours plus fort, et plus résigné à la volonté divine. La pensée de la mort ne rendit pas sa vieillesse moins tranquille ni moins agréable. Dans la même vivacité on lui vit faire seulement de plus graves réflexions sur la caducité de son âge, et sur le désordre extrême que causerait dans l’État une si grande autorité dans des mains trop faibles. Ce qu’il avait vu arriver à tant de sages vieillards, qui semblaient n’être plus rien que leur ombre propre, le rendait continuellement attentif à lui-même. Souvent il se disait en son cœur, que le plus malheureux effet de cette faiblesse de l’âge était de se cacher à ses propres yeux ; de sorte que tout à coup on se trouve plongé dans l’abîme, sans avoir pu remarquer le fatal moment d’un insensible déclin : et il conjurait ses enfants par toute la tendresse qu’il avait pour eux, et par toute leur reconnaissance, qui faisait sa consolation dans ce court reste de cette vie, de l’avertir de bonne heure, quand ils verraient sa mémoire vaciller, ou son jugement s’affaiblir, afin que par un reste de force il pût garantir le public et sa propre conscience des maux dont les menaçait l’infirmité de son âge. Et lors même qu’il sentait son esprit entier, il prononçait la même sentence, si le corps abattu n’y répondait pas ; car c’était la résolution qu’il avait prise dans sa dernière maladie : et plutôt que de voir languir les affaires avec lui, si ses forces ne lui revenaient, il se condamnait, en rendant les sceaux, à rentrer dans la vie privée, dont aussi jamais il n’avait perdu le goût ; au hasard de s’ensevelir tout vivant, et de vivre peut-être assez pour se voir longtemps traversé par la dignité qu’il aurait quittée : tant il était au-dessus de sa propre élévation et de toutes les grandeurs humaines !
[168] Prov. XXV, 3.
Mais ce qui rend sa modération plus digne de nos louanges, c’est la force de son génie né pour l’action, et la vigueur qui durant cinq ans lui fit dévouer sa tête aux fureurs civiles. Si aujourd’hui je me vois contraint de retracer l’image de nos malheurs, je n’en ferai point d’excuse à mon auditoire, où, de quelque côté que je me tourne, tout ce qui frappe mes yeux me montre une fidélité irréprochable, ou peut-être une courte erreur réparée par de longs services. Dans ces fatales conjonctures, il fallait à un ministre étranger un homme d’un ferme génie et d’une égale sûreté, qui, nourri dans les compagnies, connût les ordres du royaume et l’esprit de la nation. Pendant que la magnanime et intrépide régente était obligée à montrer le roi enfant aux provinces, pour dissiper les troubles qu’on y excitait de toutes parts, Paris et le cœur du royaume demandaient un homme capable de profiter des moments, sans attendre de nouveaux ordres, et sans troubler le concert de l’État. Mais le ministre lui-même, souvent éloigné de la cour, au milieu de tant de conseils, que l’obscurité des affaires, l’incertitude des événements, et les différents intérêts faisaient hasarder, n’avait-il pas besoin d’un homme que la régente pût croire ? Enfin il fallait un homme qui, pour ne pas irriter la haine publique déclarée contre le ministère, sût se conserver de la créance dans tous les partis, et ménager les restes de l’autorité. Cet homme si nécessaire au jeune roi, à la régente, à l’État, aux ministres, aux cabales mêmes, pour ne les précipiter pas aux dernières extrémités par le désespoir ; vous me prévenez, messieurs, c’est celui dont nous parlons. C’est donc ici qu’il parut comme un génie principal. Alors nous le vîmes s’oublier lui-même ; et comme un sage pilote, sans s’étonner ni des vagues, ni des orages, ni de son propre péril, aller droit, comme au terme unique d’une si périlleuse navigation, à la conservation du corps de l’État, et au rétablissement de l’autorité royale. Pendant que la cour réduisait Bordeaux, et que Gaston, laissé à Paris pour le maintenir dans le devoir, était environné de mauvais conseils, le Tellier fut le Chusaï[169] qui les confondit, et qui assura la victoire à l’Oint du Seigneur. Fallut-il éventer les conseils d’Espagne, et découvrir le secret d’une paix trompeuse que l’on proposait, afin d’exciter la sédition pour peu qu’on l’eût différée ? le Tellier en fit d’abord accepter les offres : notre plénipotentiaire partit ; et l’archiduc, forcé d’avouer qu’il n’avait pas de pouvoir, fit connaître lui-même au peuple ému, si toutefois un peuple ému connaît quelque chose, qu’on ne faisait qu’abuser de sa crédulité. Mais s’il y eut jamais une conjoncture où il fallût montrer de la prévoyance et un courage intrépide, ce fut lorsqu’il s’agit d’assurer la garde des trois illustres captifs. Quelle cause les fit arrêter : si ce fut ou des soupçons, ou des vérités, ou de vaines terreurs, ou de vrais périls, et dans un pas si glissant des précautions nécessaires : qui le pourra dire à la postérité ? Quoi qu’il en soit, l’oncle du roi est persuadé ; on croit pouvoir s’assurer des autres princes, et on en fait des coupables, en les traitant comme tels. Mais où garder des lions toujours prêts à rompre leurs chaînes, pendant que chacun s’efforce de les avoir en sa main, pour les retenir ou les lâcher au gré de son ambition ou de ses vengeances ? Gaston, que la cour avait attiré dans ses sentiments, était-il inaccessible aux factieux ? Ne vois-je pas au contraire autour de lui des âmes hautaines qui, pour faire servir les princes à leurs intérêts cachés, ne cessaient de lui inspirer qu’il devait s’en rendre le maître ? De quelle importance, de quel éclat, de quelle réputation au dedans et au dehors, d’être le maître du sort du prince de Condé ! Ne craignons point de le nommer, puisqu’enfin tout est surmonté par la gloire de son grand nom et de ses actions immortelles. L’avoir entre ses mains, c’était y avoir la victoire même, qui le suit éternellement dans les combats. Mais il était juste que ce précieux dépôt de l’État demeurât entre les mains du roi, et il lui appartenait de garder une si noble partie de son sang. Pendant donc que notre ministre travaillait à ce glorieux ouvrage, où il y allait de la royauté et du salut de l’État, il fut seul en butte aux factieux. Lui seul, disaient-ils, savait dire et taire ce qu’il fallait. Seul il devait épancher et retenir son discours : impénétrable, il pénétrait tout ; et pendant qu’il tirait le secret des cœurs, il ne disait, maître de lui-même, que ce qu’il voulait. Il perçait dans tous les secrets, démêlait toutes les intrigues, découvrait les entreprises les plus cachées et les plus sourdes machinations. C’était ce sage dont il est écrit : Les conseils se recèlent dans le cœur de l’homme à la manière d’un profond abîme sous une eau dormante : mais l’homme sage les épuise ; il en découvre le fond[170]. Lui seul réunissait les gens de bien, rompait les liaisons des factieux, en déconcertait les desseins, et allait recueillir dans les égarés ce qu’il y restait quelquefois de bonnes intentions. Gaston ne croyait que lui ; et lui seul savait profiter des heureux moments et des bonnes dispositions d’un si grand prince. Venez, venez, faisons contre lui de secrètes menées[171] ; unissons-nous pour le décréditer, tous ensemble frappons-le de notre langue, et ne souffrons plus qu’on écoute tous ses beaux discours. Mais on faisait contre lui de plus funestes complots. Combien reçut-il d’avis secrets, que sa vie n’était pas en sûreté ! Et il connaissait dans le parti de ces fiers courages dont la force malheureuse et l’esprit extrême ose tout, et sait trouver des exécuteurs. Mais sa vie ne lui fut pas précieuse, pourvu qu’il fût fidèle à son ministère. Pouvait-il faire à Dieu un plus beau sacrifice que de lui offrir une âme pure de l’iniquité de son siècle, et dévouée à son prince et à sa patrie ? Jésus nous en a montré l’exemple ; les Juifs mêmes le reconnaissaient pour un si bon citoyen, qu’ils crurent ne pouvoir donner auprès de lui une meilleure recommandation à ce centenier, qu’en disant à notre Sauveur[172] : Il aime notre nation. Jérémie a-t-il plus versé de larmes que lui sur les ruines de la patrie ? Que n’a pas fait ce Sauveur miséricordieux pour prévenir les malheurs de ses citoyens ? Fidèle au prince, comme à son pays, il n’a pas craint d’irriter l’envie des Pharisiens en défendant les droits de César[173] : et lorsqu’il est mort pour nous sur le Calvaire, victime de l’univers, il a voulu que le plus chéri de ses évangélistes remarquât qu’il mourait spécialement pour sa nation[174]. Si notre zélé ministre, touché de ces vérités, exposa sa vie, craindrait-il de hasarder sa fortune ? Ne sait-on pas qu’il fallait souvent s’opposer aux inclinations du cardinal, son bienfaiteur ? Deux fois, en grand politique, ce judicieux favori sut céder au temps, et s’éloigner de la cour. Mais il le faut dire, toujours il y voulait revenir trop tôt. Le Tellier s’opposait à ses impatiences jusqu’à se rendre suspect ; et sans craindre ni ses envieux, ni les défiances d’un ministre également soupçonneux et ennuyé de son état, il allait d’un pas intrépide, où la raison d’État le déterminait. Il sut suivre ce qu’il conseillait. Quand l’éloignement de ce grand ministre eut attiré celui de ses confidents ; supérieur par cet endroit au ministre même, dont il admirait d’ailleurs les profonds conseils, nous l’avons vu retiré dans sa maison, où il conserva sa tranquillité parmi les incertitudes des émotions populaires et d’une cour agitée, et, résigné à la Providence, il vit sans inquiétude frémir à l’entour les flots irrités. Et parce qu’il souhaitait le rétablissement du ministre comme un soutien nécessaire de la réputation et de l’autorité de la régence, et non pas, comme plusieurs autres, pour son intérêt, que le poste qu’il occupait lui donnait assez de moyens de ménager d’ailleurs ; aucun mauvais traitement ne le rebutait. Un beau-frère, sacrifié malgré ses services, lui montrait ce qu’il pouvait craindre. Il savait, crime irrémissible dans les cours, qu’on écoutait des propositions contre lui-même, et peut-être que sa place eût été donnée, si on eût pu la remplir d’un homme aussi sûr : mais il n’en tenait pas moins la balance droite. Les uns donnaient au ministre des espérances trompeuses ; les autres lui inspiraient de vaines terreurs, et, en s’empressant beaucoup, ils faisaient les zélés et les importants. Le Tellier, lui, montrait la vérité, quoique souvent importune ; et industrieux à se cacher dans les actions éclatantes, il en renvoyait la gloire au ministre, sans craindre dans le même temps de se charger des refus que l’intérêt de l’État rendait nécessaires. Et c’est de là qu’il est arrivé, qu’en méprisant par raison la haine de ceux dont il lui fallait combattre les prétentions, il en acquérait l’estime, et souvent même l’amitié et la confiance. L’histoire en racontera de fameux exemples : je n’ai pas besoin de les rapporter ; et content de remarquer des actions de vertu, dont les sages auditeurs puissent profiter, ma voix n’est pas destinée à satisfaire les politiques ni les curieux. Mais puis-je oublier celui que je vois partout dans le récit de nos malheurs ? cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l’État ; d’un caractère si haut, qu’on ne pouvait ni l’estimer, ni le craindre, ni l’aimer, ni le haïr à demi ; ferme génie, que nous avons vu, en ébranlant l’univers, s’attirer une dignité qu’à la fin il voulut quitter comme trop chèrement achetée, ainsi qu’il eut le courage de le reconnaître dans le lieu le plus éminent de la chrétienté, et enfin comme peu capable de contenter ses désirs : tant il connut son erreur et le vide des grandeurs humaines. Mais pendant qu’il voulait acquérir ce qu’il devait un jour mépriser, il remua tout par de secrets et puissants ressorts ; et, après que tous les partis furent abattus, il sembla encore se soutenir seul, et seul encore menacer le favori victorieux, de ses tristes et intrépides regards. La religion s’intéresse dans ses infortunes ; la ville royale s’émeut ; et Rome même menace. Quoi donc ! n’est-ce pas assez que nous soyons attaqués au dedans et au dehors par toutes les puissances temporelles ? Faut-il que la religion se mêle dans nos malheurs, et qu’elle semble nous opposer de près et de loin une autorité sacrée ? Mais par les soins du sage Michel le Tellier, Rome n’eut point à reprocher au cardinal Mazarin d’avoir terni l’éclat de la pourpre dont il était revêtu ; les affaires ecclésiastiques prirent une forme réglée : ainsi le calme fut rendu à l’État ; on revoit dans sa première vigueur l’autorité affaiblie ; Paris et tout le royaume avec un fidèle et admirable empressement reconnaît son roi gardé par la Providence, et réservé à ses grands ouvrages ; le zèle des compagnies, que de tristes expériences avaient éclairées, est inébranlable ; les pertes de l’État sont réparées : le cardinal fait la paix avec avantage. Au plus haut point de sa gloire, sa joie est troublée par la triste apparition de la mort ; intrépide, il domine jusqu’entre ses bras et au milieu de son ombre : il semble qu’il ait entrepris de montrer à toute l’Europe que sa faveur, attaquée par tant d’endroits, est si hautement rétablie que tout devient faible contre elle, jusqu’à une mort prochaine et lente. Il meurt avec cette triste consolation ; et nous voyons commencer ces belles années, dont on ne peut assez admirer le cours glorieux. Cependant la grande et pieuse Anne d’Autriche, rendait un perpétuel témoignage à l’inviolable fidélité de notre ministre, où, parmi tant de divers mouvements, elle n’avait jamais remarqué un pas douteux. Le roi, qui dès son enfance l’avait vu toujours attentif au bien de l’État, et tendrement attaché à sa personne sacrée, prenait confiance en ses conseils ; et le ministre conservait sa modération, soigneux surtout de cacher l’important service qu’il rendait continuellement à l’État, en faisant connaître les hommes capables de remplir les grandes places, et en leur rendant à propos des offices qu’ils ne savaient pas. Car que peut faire de plus utile un zélé ministre, puisque le prince, quelque grand qu’il soit, ne connaît sa force qu’à demi, s’il ne connaît les grands hommes, que la Providence fait naître en son temps pour le seconder ? Ne parlons pas des vivants, dont les vertus non plus que les louanges ne sont jamais sûres dans le variable état de cette vie. Mais je veux ici nommer par honneur le sage, le docte et le pieux Lamoignon, que notre ministre proposait toujours comme digne de prononcer les oracles de la justice dans le plus majestueux de ses tribunaux. La justice, leur commune amie, les avait unis, et maintenant ces deux âmes pieuses, touchées sur la terre du même désir de faire régner les lois, contemplent ensemble à découvert les lois éternelles d’où les nôtres sont dérivées ; et si quelque légère trace de nos faibles distinctions paraît encore dans une si simple et si claire vision, elles adorent Dieu en qualité de justice et de règle.
[169] 2 Reg. XVII.
[170] Prov. XX, 5.
[171] Jer. XVIII, 18.
[172] Luc. VII, 5.
[173] Matt. XXII, 21.
[174] Joan. XI, 51.
Le Roi régnera selon la justice ; et les juges présideront en jugement[175]. La justice passe du prince dans les magistrats, et du trône elle se répand sur les tribunaux. C’est dans le règne d’Ézéchias le modèle de nos jours. Un prince zélé pour la justice nomme un principal et universel magistrat, capable de contenter ses désirs. L’infatigable ministre ouvre des yeux attentifs sur tous les tribunaux ; animé des ordres du prince, il y établit la règle, la discipline, le concert, l’esprit de justice. Il sait que si la prudence du souverain magistrat est obligée quelquefois, dans les cas extraordinaires, de suppléer à la prévoyance des lois, c’est toujours en prenant leur esprit ; et enfin qu’on ne doit sortir de la règle qu’en suivant un fil qui tienne, pour ainsi dire, à la règle même. Consulté de toutes parts, il donne des réponses courtes, mais décisives, aussi pleines de sagesse que de dignité ; et le langage des lois est dans son discours. Par toute l’étendue du royaume, chacun peut faire ses plaintes, assuré de la protection du prince ; et la justice ne fut jamais ni si éclairée ni si secourable. Vous voyez comme ce sage magistrat modère tout le corps de la justice. Voulez-vous voir ce qu’il fait dans la sphère où il est attaché, et qu’il doit mouvoir par lui-même ? Combien de fois s’est-on plaint que les affaires n’avaient ni de règle, ni de fin ; que la force des choses jugées n’était presque plus connue ; que la compagnie où l’on renversait avec tant de facilité les jugements de toutes les autres, ne respectait pas davantage les siens ; enfin, que le nom du prince était employé à rendre tout incertain, et que souvent l’iniquité sortait du lieu d’où elle devait être foudroyée ? Sous le sage Michel le Tellier, le conseil fit sa véritable fonction ; et l’autorité de ses arrêts, semblable à un juste contre-poids, tenait par tout le royaume la balance égale. Les juges que leurs coups hardis et leurs artifices faisaient redouter furent sans crédit : leur nom ne servit qu’à rendre la justice plus attentive. Au conseil comme au sceau, la multitude, la variété, la difficulté des affaires, n’étonnèrent jamais ce grand magistrat : il n’y avait rien de plus difficile, ni aussi de plus hasardeux, que de le surprendre ; et, dès le commencement de son ministère, cette irrévocable sentence sortit de sa bouche, que le crime de le tromper serait le moins pardonnable. De quelque belle apparence que l’iniquité se couvrît, il en pénétrait les détours ; et d’abord il savait connaître, même sous les fleurs, la marche tortueuse de ce serpent. Sans châtiment, sans rigueur, il couvrait l’injustice de confusion, en lui faisant seulement sentir qu’il la connaissait ; et l’exemple de son inflexible régularité fut l’inévitable censure de tous les mauvais desseins. Ce fut donc par cet exemple admirable, plus encore que par ses discours et par ses ordres, qu’il établit dans le conseil une pureté et un zèle de la justice, qui attire la vénération des peuples, assure la fortune des particuliers, affermit l’ordre public, et fait la gloire de ce règne. Sa justice n’était pas moins prompte qu’elle était exacte. Sans qu’il fallût le presser, les gémissements des malheureux plaideurs, qu’il croyait entendre nuit et jour, étaient pour lui une perpétuelle et vive sollicitation. Ne dites pas à ce zélé magistrat, qu’il travaille plus que son grand âge ne le peut souffrir : vous irriterez le plus patient de tous les hommes. Est-on, disait-il, dans les places pour se reposer et pour vivre ? Ne doit-on pas sa vie à Dieu, au prince, et à l’État ? Sacrés autels, vous m’êtes témoins que ce n’est pas aujourd’hui, par ces artificieuses fictions de l’éloquence que je lui mets en la bouche ces fortes paroles ! Sache la postérité, si le nom d’un si grand ministre fait aller mon discours jusqu’à elle, que j’ai moi-même souvent entendu ces saintes réponses. Après de grandes maladies causées par de grands travaux, on voyait revivre cet ardent désir de reprendre ses exercices ordinaires, au hasard de retomber dans les mêmes maux ; et tout sensible qu’il était aux tendresses de sa famille, il l’accoutumait à ces courageux sentiments. C’est, comme nous l’avons dit, qu’il faisait consister avec son salut le service particulier qu’il devait à Dieu dans une sainte administration de la justice. Il en faisait son culte perpétuel, son sacrifice du matin et du soir, selon cette parole du Sage[176] : La justice vaut mieux devant Dieu que de lui offrir des victimes. Car quelle plus sainte hostie, quel encens plus doux, quelle prière plus agréable, que de faire entrer devant soi la cause de la veuve, que d’essuyer les larmes du pauvre oppressé, et de faire taire l’iniquité par toute la terre. Combien le pieux ministre était touché de ces vérités, ses paisibles audiences le faisaient paraître. Dans les audiences vulgaires, l’un, toujours précipité, vous trouble l’esprit ; l’autre, avec un visage inquiet et des regards incertains, vous ferme le cœur ; celui-là se présente à vous par coutume ou par bienséance, et il laisse vaguer ses pensées sans que vos discours arrêtent son esprit distrait ; celui-ci, plus cruel encore, a les oreilles bouchées par ses préventions, et, incapable de donner entrée aux raisons des autres, il n’écoute que ce qu’il a dans son cœur. A la facile audience de ce sage magistrat, et par la tranquillité de son favorable visage, une âme agitée se calmait. C’est là qu’on trouvait ces douces réponses qui apaisent la colère[177], et ces paroles qu’on préfère aux dons[178]. Il connaissait les deux visages de la justice : l’un facile dans le premier abord ; l’autre sévère et impitoyable quand il faut conclure. Là elle veut plaire aux hommes, et également contenter les deux partis ; ici elle ne craint ni d’offenser le puissant, ni d’affliger le pauvre et le faible. Ce charitable magistrat était ravi d’avoir à commencer par la douceur ; et, dans toute l’administration de la justice, il nous paraissait un homme, que sa nature avait fait bienfaisant, et que la raison rendait inflexible. C’est par où il avait gagné les cœurs. Tout le royaume faisait des vœux pour la prolongation de ses jours : on se reposait sur sa prévoyance ; ses longues expériences étaient pour l’État un trésor inépuisable de sages conseils ; et sa justice, sa prudence, la facilité qu’il apportait aux affaires, lui méritaient la vénération et l’amour de tous les peuples. O Seigneur, vous avez fait, comme dit le Sage[179], l’œil qui regarde et l’oreille qui entend. Vous donc, qui donnez aux juges ces regards bénins, ces oreilles attentives, et ce cœur toujours ouvert à la vérité, écoutez-nous pour celui qui écoutait tout le monde. Et vous, doctes interprètes des lois, fidèles dépositaires de leurs secrets, et implacables vengeurs de leur sainteté méprisée, suivez ce grand exemple de nos jours. Tout l’univers a les yeux sur vous : affranchis des intérêts et des passions, sans yeux comme sans mains, vous marchez sur la terre semblables aux esprits célestes ; ou plutôt, images de Dieu, vous en imitez l’indépendance ; comme lui[180], vous n’avez besoin ni des hommes ni de leurs présents ; comme lui, vous faites justice à la veuve et au pupille ; l’étranger n’implore pas en vain votre secours ; et, assurés que vous exercez la puissance du Juge de l’univers, vous n’épargnez personne dans vos jugements. Puisse-t-il avec ses lumières et avec son esprit de force vous donner cette patience, cette attention et cette docilité toujours accessible à la raison, que Salomon[181] lui demandait pour juger son peuple !
[175] Isa. XXXII, 1.
[176] Prov. XXI, 3.
[177] Prov. XV, 1.
[178] Eccles. XVIII, 16.
[179] Prov. XX, 12.
[180] Deut. X, 17, 18, 19.
[181] 3 Reg. III, 9.
Mais ce que cette chaire, ce que ces autels, ce que l’Évangile que j’annonce, et l’exemple du grand ministre dont je célèbre les vertus, m’oblige à recommander plus que toutes choses, c’est les droits sacrés de l’Église. L’Église ramasse ensemble tous les titres par où l’on peut espérer le secours de la justice. La justice doit une assistance particulière aux faibles, aux orphelins, aux épouses délaissées, et aux étrangers. Qu’elle est forte cette Église, et que redoutable est le glaive que le Fils de Dieu lui a mis dans la main. Mais c’est un glaive spirituel, dont les superbes et les incrédules ne ressentent pas le double tranchant[182]. Elle est fille du Tout-Puissant : mais son Père, qui la soutient au dedans, l’abandonne souvent aux persécuteurs ; et à l’exemple de Jésus-Christ, elle est obligée de crier dans son agonie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissée[183] ? Son époux[184] est le plus puissant comme le plus beau et le plus parfait de tous les enfants des hommes ; mais elle n’a entendu[185] sa voix agréable, elle n’a joui de sa douce et désirable présence qu’un moment : tout d’un coup il a pris la fuite avec une course rapide, et plus vite qu’un faon de biche il s’est élevé au-dessus des plus hautes montagnes[186]. Semblable à une épouse désolée, l’Église ne fait que gémir et le chant de la tourterelle délaissée[187] est dans sa bouche. Enfin elle est étrangère et comme errante sur la terre, où elle vient recueillir les enfants de Dieu sous ses ailes ; et le monde, qui s’efforce de les lui ravir, ne cesse de traverser son pèlerinage. Mère affligée, elle a souvent à se plaindre de ses enfants qui l’oppriment : on ne cesse d’entreprendre sur ses droits sacrés ; sa puissance céleste est affaiblie, pour ne pas dire tout à fait éteinte. On se venge sur elle de quelques-uns de ses ministres, trop hardis usurpateurs des droits temporels : à son tour la puissance temporelle a semblé vouloir tenir l’Église captive, et se récompenser de ses pertes sur Jésus-Christ même. Les tribunaux séculiers ne retentissent que des affaires ecclésiastiques : on ne songe pas au don particulier qu’a reçu l’ordre apostolique pour les décider ; don céleste que nous ne recevons qu’une fois[188] par l’imposition des mains ; mais que saint Paul nous ordonne de ranimer, de renouveler, et de rallumer sans cesse en nous-mêmes comme un feu divin, afin que la vertu en soit immortelle. Ce don nous est-il seulement accordé pour annoncer la sainte parole, ou pour sanctifier les âmes par les sacrements ? N’est-ce pas aussi pour policer les églises, pour y établir la discipline, pour appliquer les canons inspirés de Dieu à nos saints prédécesseurs, et accomplir tous les devoirs du ministère ecclésiastique ? Autrefois et les canons et les lois, et les évêques et les empereurs, concouraient ensemble à empêcher les ministres des autels de paraître, pour les affaires même temporelles, devant les juges de la terre : on voulait avoir des intercesseurs purs du commerce des hommes, et on craignait de les rengager dans le siècle d’où ils avaient été séparés, pour être le partage du Seigneur. Maintenant c’est pour les affaires ecclésiastiques qu’on les y voit entraînés : tant le siècle a prévalu, tant l’Église est faible et impuissante ! Il est vrai que l’on commence à l’écouter : l’auguste conseil et le premier parlement donnent du secours à son autorité blessée ; les sources du droit sont révélées ; les saintes maximes revivent. Un roi zélé pour l’Église, et toujours prêt à lui rendre davantage qu’on ne l’accuse de lui ôter, opère ce changement heureux ; son sage et intelligent chancelier seconde ses désirs : sous la conduite de ce ministre, nous avons comme un nouveau code favorable à l’épiscopat ; et nous vanterons désormais, à l’exemple de nos pères, les lois unies aux canons. Quand ce sage magistrat renvoie les affaires ecclésiastiques aux tribunaux séculiers, ses doctes arrêts leur marquent la voie qu’ils doivent tenir, et le remède qu’il pourra donner à leurs entreprises. Ainsi la sainte clôture, protectrice de l’humilité et de l’innocence, est établie ; ainsi la puissance séculière ne donne plus ce qu’elle n’a pas, et la sainte subordination des puissances ecclésiastiques, image des célestes hiérarchies, et lien de notre unité, est conservée ; ainsi la cléricature jouit par tout le royaume de son privilège ; ainsi sur le sacrifice des vœux et sur ce grand sacrement de l’indissoluble union de Jésus-Christ avec son Église[189], les opinions sont plus saines dans le barreau éclairé et parmi les magistrats intelligents, que dans les livres de quelques auteurs qui se disent ecclésiastiques et théologiens. Un grand prélat a part à ces grands ouvrages ; habile autant qu’agréable intercesseur auprès d’un père porté par lui-même à favoriser l’Église, il sait ce qu’il faut attendre de la piété éclairée d’un grand ministre, et il représente les droits de Dieu sans blesser ceux de César. Après ces commencements, ne pourrons-nous pas enfin espérer que les jaloux de la France n’auront pas éternellement à lui reprocher les libertés de l’Église toujours employées contre elle-même ? Ame pieuse du sage Michel le Tellier, après avoir avancé ce grand ouvrage, recevez devant ces autels ce témoignage sincère de votre foi et de notre reconnaissance de la bouche d’un évêque trop tôt obligé à changer en sacrifices pour votre repos ceux qu’il offrait pour une vie si précieuse. Et vous, saints évêques, interprètes du ciel, juges de la terre, apôtres, docteurs, et serviteurs des Églises ; vous qui sanctifiez cette assemblée par votre présence, et vous qui, dispersés par tout l’univers, entendrez le bruit d’un ministère si favorable à l’Église, offrez à jamais de saints sacrifices pour cette âme pieuse. Ainsi puisse la discipline ecclésiastique être entièrement rétablie ; ainsi puisse être rendue la majesté à vos tribunaux, l’autorité à vos jugements, la gravité et le poids à vos censures ! Puissiez-vous souvent, assemblés au nom de Jésus-Christ, l’avoir au milieu de vous, et revoir la beauté des anciens jours ! Qu’il me soit permis du moins de faire des vœux devant ces autels, de soupirer après les antiquités devant une compagnie si éclairée, et d’annoncer la sagesse entre les parfaits[190] ! Mais, Seigneur, que ce ne soient pas seulement des vœux inutiles ! Que ne pouvons-nous obtenir de votre bonté, si, comme nos prédécesseurs, nous faisons nos chastes délices de votre Écriture, notre principal exercice de la prédication de votre parole, et notre félicité de la sanctification de votre peuple ; si, attachés à nos troupeaux par un saint amour, nous craignons d’en être arrachés ; si nous sommes soigneux de former des prêtres, que Louis puisse choisir pour remplir nos chaires ; si nous lui donnons le moyen de décharger sa conscience de cette partie la plus périlleuse de ses devoirs ; et que, par une règle inviolable, ceux-là demeurent exclus de l’épiscopat, qui ne veulent pas y arriver par des travaux apostoliques ? Car aussi, comment pourrons-nous sans ce secours incorporer tout à fait à l’Église de Jésus-Christ tant de peuples nouvellement convertis, et porter avec confiance un si grand accroissement de notre fardeau ? Ah ! si nous ne sommes infatigables à instruire, à reprendre, à consoler, à donner le lait aux infirmes, et le pain aux forts, enfin à cultiver ces nouvelles plantes, et à expliquer à ce nouveau peuple la sainte parole, dont, hélas ! on s’est tant servi pour le séduire, Le fort armé, chassé de sa demeure, reviendra[191] plus furieux que jamais, avec sept esprits plus malins que lui, et notre état deviendra pire que le précédent. Ne laissons pas cependant de publier ce miracle de nos jours ; faisons-en passer le récit aux siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l’Église ; agiles instruments d’un prompt écrivain et d’une main diligente[192], hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantins et les Théodoses. Ceux qui vous ont précédés dans ce beau travail racontent[193] qu’avant qu’il y eût eu des empereurs, dont les lois eussent ôté les assemblées aux hérétiques, les sectes demeuraient unies, et s’entretenaient longtemps. Mais, poursuit Sozomène, depuis que Dieu suscita des princes chrétiens, et qu’ils eurent défendu ces conventicules, la loi ne permettait pas aux hérétiques de s’assembler en public ; et le clergé, qui veillait sur eux, les empêchait de le faire en particulier. De cette sorte, la plus grande partie se réunissait, et les opiniâtres mouraient sans laisser de postérité, parce qu’ils ne pouvaient ni communiquer entre eux, ni enseigner librement leurs dogmes. Ainsi tombait l’hérésie avec son venin ; et la discorde rentrait dans les enfers, d’où elle était sortie. Voilà, messieurs, ce que nos pères ont admiré dans les premiers siècles de l’Église. Mais nos pères n’avaient pas vu, comme nous, une hérésie invétérée tomber tout à coup ; les troupeaux égarés revenir en foule, et nos églises trop étroites pour les recevoir ; leurs faux pasteurs les abandonner, sans même en attendre l’ordre, et heureux d’avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans un si grand mouvement ; l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée comme le plus bel usage de l’autorité, et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis ; poussons jusqu’au ciel nos acclamations ; et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cents trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine[194] : Vous avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques : c’est le digne ouvrage de votre règne ; c’en est le propre caractère. Par vous, l’hérésie n’est plus : Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des Églises : c’est le vœu des évêques.
[182] Apoc. I, 16 ; Heb. IV, 12.
[183] Matt. XXVII, 46.
[184] Ps. XLIV, 3.
[185] Joan. III, 209.
[186] Cant. VIII, 14.
[187] Cant. II, 12.
[188] 2 Tim. I, 6.
[189] Eph. V, 32.
[190] 1 Cor. II, 6.
[191] Luc. XI, 21, 24, 25, 26.
[192] Ps. XLIV, 1.
[193] Sozom., Hist., lib. II, cap. 32.
[194] Concil. Chalced. Act. VI.
Quand le sage chancelier reçut l’ordre de dresser ce pieux édit, qui donne le dernier coup à l’hérésie, il avait déjà ressenti l’atteinte de la maladie dont il est mort. Mais un ministre si zélé pour la justice ne devait pas mourir avec le regret de ne l’avoir pas rendue à tous ceux dont les affaires étaient préparées. Malgré cette fatale faiblesse qu’il commençait de sentir, il écouta, il jugea, et il goûta le repos d’un homme heureusement dégagé, à qui ni l’Église, ni le monde, ni son prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public, n’avaient plus rien à demander. Seulement Dieu lui réservait l’accomplissement du grand ouvrage de la religion ; et il dit, en scellant la révocation du fameux édit de Nantes, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours. C’est la dernière parole qu’il ait prononcée dans la fonction de sa charge ; parole digne de couronner un si glorieux ministère. En effet, la mort se déclare ; on ne tente plus de remède contre ses funestes attaques : dix jours entiers il la considère avec un visage assuré, tranquille, toujours assis, comme son mal le demandait : on croit assister jusqu’à la fin ou à la paisible audience d’un ministre, ou à la douce conversation d’un ami commode. Souvent il s’entretient seul avec la mort : la mémoire, le raisonnement, la parole ferme, et aussi vivant par l’esprit qu’il était mourant par le corps, il semble lui demander d’où vient qu’on la nomme cruelle. Elle lui fut nuit et jour toujours présente ; car il ne connaissait plus le sommeil, et la froide main de la mort pouvait seule lui clore les yeux. Jamais il ne fut si attentif : Je suis, disait-il, en faction : car il me semble que je lui vois prononcer encore cette courageuse parole. Il n’est pas temps de se reposer : à chaque attaque il se tient prêt, et il attend le moment de sa délivrance. Ne croyez pas que cette constance ait pu naître tout à coup entre les bras de la mort : c’est le fruit des méditations que vous avez vues, et de la préparation de toute la vie. La mort révèle les secrets des cœurs. Vous, riches, vous qui vivez dans les joies du monde, si vous saviez avec quelle facilité vous vous laissez prendre aux richesses que vous croyez posséder ; si vous saviez par combien d’imperceptibles liens elles s’attachent, et pour ainsi dire s’incorporent à votre cœur et combien sont forts et pernicieux ces liens que vous ne sentez pas, vous entendriez la vérité de cette parole du Sauveur : Malheur à vous, riches ![195] et vous pousseriez, comme dit saint Jacques, des cris lamentables et des hurlements à la vue de vos misères[196]. Mais vous ne sentez pas un attachement si déréglé. Le désir se fait mieux sentir, parce qu’il a de l’agitation et du mouvement. Mais dans la possession on trouve, comme dans un lit, un repos funeste, et on s’endort dans l’amour des biens de la terre, sans s’apercevoir de ce malheureux engagement. C’est, mes frères, où tombe celui qui met sa confiance dans les richesses, je dis même dans les richesses bien acquises. Mais l’excès de l’attachement, que nous ne sentons pas dans la possession, se fait, dit saint Augustin[197], sentir dans la perte. C’est là qu’on entend ce cri d’un roi malheureux, d’un Agag outré contre la mort, qui lui vient ravir tout à coup avec la vie sa grandeur et ses plaisirs. Est-ce[198] ainsi que la mort amère vient rompre tout à coup de si doux liens ? Le cœur saigne : dans la douleur de la plaie, on sent combien ces richesses y tenaient ; et le péché que l’on commettait par un attachement si excessif, se découvre tout entier : Quantum amando deliquerint, perdendo senserunt. Par une raison contraire, un homme dont la fortune protégée du ciel ne connaît pas les disgrâces ; qui, élevé sans envie aux plus grands honneurs, heureux dans sa personne et dans sa famille, pendant qu’il voit disparaître une vie si fortunée, bénit la mort, et aspire aux biens éternels, ne fait-il pas voir qu’il n’avait pas mis son cœur dans le trésor que les voleurs peuvent enlever[199], et que, comme un autre Abraham, il ne connaît de repos que dans la cité permanente[200] ? Un fils consacré à Dieu s’acquitte courageusement de son devoir comme de toutes les autres parties de son ministère, et il va porter la triste parole à un père si tendre et si chéri : il trouve ce qu’il espérait, un chrétien préparé à tout, qui attendait ce dernier office de sa piété. L’Extrême-Onction, annoncée par la même bouche à ce philosophe chrétien, excite autant sa piété qu’avait fait le saint Viatique. Les saintes prières des agonisants réveillent sa foi : son âme s’épanche dans les célestes cantiques ; et vous diriez qu’il soit devenu un autre David, par l’application qu’il se fait à lui-même de ses divins psaumes. Jamais juste n’attendit la grâce de Dieu avec une plus ferme confiance ; jamais pécheur ne demanda un pardon plus humble, ni ne s’en crut plus indigne. Qui me donnera le burin que Job désirait, pour graver sur l’airain et sur le marbre cette parole sortie de sa bouche en ses derniers jours, que, depuis quarante-deux ans qu’il servait le roi, il avait la consolation de ne lui avoir jamais donné de conseil que selon sa conscience, et dans un si long ministère, de n’avoir jamais souffert une injustice qu’il pût empêcher ? La justice demeurer constante, et, pour ainsi dire, toujours vierge et incorruptible parmi des occasions si délicates, quelle merveille de la grâce ! Après ce témoignage de sa conscience, qu’avait-il besoin de nos éloges ? Vous étonnez-vous de sa tranquillité ? Quelle maladie ou quelle mort peut troubler celui qui porte au fond de son cœur un si grand calme ? Que vois-je durant ce temps ? des enfants percés de douleur ; car ils veulent bien que je rende ce témoignage à leur piété, et c’est la seule louange qu’ils peuvent écouter sans peine. Que vois-je encore ? une femme forte, pleine d’aumônes et de bonnes œuvres, précédée, malgré ses désirs, par celui que tant de fois elle avait cru devancer. Tantôt elle va offrir devant les autels cette plus chère et plus précieuse partie d’elle-même ; tantôt elle rentre auprès du malade, non par faiblesse, mais, dit-elle, pour apprendre à mourir, et profiter de cet exemple. L’heureux vieillard jouit jusqu’à la fin des tendresses de sa famille, où il ne voit rien de faible ; mais, pendant qu’il en goûte la reconnaissance, comme un autre Abraham, il la sacrifie, et en l’invitant à s’éloigner : Je veux, dit-il, m’arracher jusqu’aux moindres vestiges de l’humanité. Reconnaissez-vous un chrétien qui achève son sacrifice, qui fait le dernier effort, afin de rompre tous les liens de la chair et du sang, et ne tient plus à la terre ? Ainsi, parmi les souffrances et dans les approches de la mort, s’épure, comme dans un feu, l’âme chrétienne. Ainsi elle se dépouille de ce qu’il y a de terrestre et de trop sensible, même dans les affections les plus innocentes. Telles sont les grâces qu’on trouve à la mort. Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est quand on l’a souvent méditée, quand on s’y est longtemps préparé par de bonnes œuvres : autrement la mort porte en elle-même ou l’insensibilité, ou un secret désespoir, ou dans ses justes frayeurs l’image d’une pénitence trompeuse, et enfin un trouble fatal à la piété. Mais voici, dans la perfection de la charité, la consommation de l’œuvre de Dieu. Un peu après, parmi ses langueurs et percé de douleurs aiguës, le courageux vieillard se lève, et les bras en haut, après avoir demandé la persévérance : Je ne désire point, dit-il, la fin de mes peines, mais je désire de voir Dieu. Que vois-je ici, chrétiens ? la foi véritable, qui d’un côté ne se lasse pas de souffrir, vrai caractère d’un chrétien ; et, de l’autre, ne cherche plus qu’à se développer de ses ténèbres, et, en dissipant le nuage, se changer en pure lumière et en claire vision. O moment heureux où nous sortirons des ombres et des énigmes[201], pour voir la vérité manifeste ! Courons-y, mes frères, avec ardeur ; hâtons-nous de purifier notre cœur, afin de voir Dieu, selon la promesse de l’Évangile[202]. Là est le terme du voyage ; là se finissent les gémissements ; là s’achève le travail de la foi, quand elle va, pour ainsi dire, enfanter la vue. Heureux moment, encore une fois ! qui ne te désire pas n’est pas chrétien. Après que ce pieux désir est formé par le Saint-Esprit dans le cœur de ce vieillard plein de foi, que reste-t-il, chrétiens, sinon qu’il aille jouir de l’objet qu’il aime ? Enfin, prêt à rendre l’âme : Je rends grâces à Dieu, dit-il, de voir défaillir mon corps devant mon esprit. Touché d’un si grand bienfait, et ravi de pouvoir pousser ses reconnaissances jusqu’au dernier soupir, il commença l’hymne des divines miséricordes : Je chanterai[203], dit-il, éternellement les miséricordes du Seigneur. Il expire en disant ces mots, et il continue avec les anges le sacré cantique. Reconnaissez maintenant que sa perpétuelle modération venait d’un cœur détaché de l’amour du monde ; et réjouissez-vous en notre Seigneur de ce que, riche, il a mérité les grâces et la récompense de la pauvreté. Quand je considère attentivement dans l’Évangile la parabole ou plutôt l’histoire du mauvais riche, et que je vois de quelle sorte Jésus-Christ y parle des fortunés de la terre, il me semble d’abord qu’il ne leur laisse aucune espérance au siècle futur. Lazare, pauvre et couvert d’ulcères[204], est porté par les anges au sein d’Abraham, pendant que le riche, toujours heureux dans cette vie, est enseveli dans les enfers. Voilà un traitement bien différent que Dieu fait à l’un et à l’autre. Mais comment est-ce que le Fils de Dieu nous en explique la cause ? Le riche, dit-il[205], a reçu ses biens, et le pauvre ses maux, dans cette vie : et de là quelle conséquence ? Écoutez, riches, et tremblez : Et maintenant, poursuit-il, l’un reçoit sa consolation, et l’autre son juste supplice. Terrible distinction ! Funeste partage pour les grands du monde ! Et toutefois ouvrez les yeux : c’est le riche Abraham qui reçoit le pauvre Lazare dans son sein ; et il vous montre, ô riches du siècle, à quelle gloire vous pouvez aspirer, si, pauvres en esprit[206], et détachés de vos biens, vous vous tenez aussi prêts à les quitter qu’un voyageur empressé à déloger de la tente où il passe une courte nuit. Cette grâce, je le confesse, est rare dans le Nouveau Testament, où les afflictions et la pauvreté des enfants de Dieu doivent sans cesse représenter à toute l’Église un Jésus-Christ sur la croix ; et cependant, chrétiens, Dieu nous donne quelquefois de pareils exemples, afin que nous entendions qu’on peut mépriser les charmes de la grandeur, même présente, et que les pauvres apprennent à ne désirer pas avec tant d’ardeur ce qu’on peut quitter avec joie. Ce ministre, si fortuné et si détaché tout ensemble, leur doit inspirer ce sentiment. La mort a découvert le secret de ses affaires ; et le public, rigide censeur des hommes de cette fortune et de ce rang, n’y a rien vu que de modéré. On a vu ses biens accrus naturellement par un si long ministère et par une prévoyante économie ; et on ne fait qu’ajouter à la louange de grand magistrat et de sage ministre celle de sage et vigilant père de famille, qui n’a pas été jugée indigne des saints patriarches. Il a donc, à leur exemple, quitté sans peine ce qu’il avait acquis sans empressement : ses vrais biens ne lui sont pas ôtés, et sa justice demeure aux siècles des siècles. C’est d’elle que sont découlées tant de grâces et tant de vertus que sa dernière maladie a fait éclater. Ses aumônes[207], si bien cachées dans le sein du pauvre, ont prié pour lui, sa main droite les cachait à sa main gauche[208] ; et à la réserve de quelque ami, qui en a été le ministre ou le témoin nécessaire, ses plus intimes confidents les ont ignorées : mais le Père, qui les a vues dans le secret, lui en a rendu la récompense. Peuples, ne pleurez plus ; et vous qui, éblouis de l’éclat du monde, admirez le tranquille cours d’une si longue et si belle vie, portez plus haut vos pensées. Quoi donc ! quatre-vingt-trois ans passés au milieu des prospérités, quand il n’en faudrait retrancher ni l’enfance où l’homme ne se connaît pas, ni les maladies, où l’on ne vit point, ni tout le temps dont on a toujours tant de sujet de se repentir, paraîtront-ils quelque chose à la vue de l’Éternité, où nous avançons à si grands pas ? Après cent trente ans de vie, Jacob[209] amené au roi d’Égypte, lui raconte la courte durée de son laborieux pèlerinage, qui n’égale pas les jours de son père Isaac, ni de son aïeul Abraham. Mais les ans d’Abraham et d’Isaac, qui ont fait paraître si courts ceux de Jacob, s’évanouissent auprès de la vie de Sem, que celle d’Adam et de Noé efface. Que si le temps comparé au temps, la mesure à la mesure, et le terme au terme, se réduit à rien, que sera-ce si l’on compare le temps à l’éternité, où il n’y a ni mesure ni terme ? Comptons donc comme très court, chrétiens, ou plutôt comptons comme un pur néant, tout ce qui finit, puisque enfin, quand on aurait multiplié les années au delà de tous les nombres connus, visiblement ce ne sera rien, quand nous serons arrivés au terme fatal. Mais peut-être que, prêt à mourir, on comptera pour quelque chose cette vie de réputation, ou cette imagination de revivre dans sa famille, qu’on croira laisser solidement établie. Qui ne voit, mes frères, combien vaines, mais combien courtes et combien fragiles, sont encore ces secondes vies, que notre faiblesse nous fait inventer, pour couvrir en quelque sorte l’horreur de la mort ? Dormez votre sommeil, riches de la terre, et demeurez dans votre poussière. Ah ! si quelques générations, que dis-je ? si quelques années après votre mort, vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vos tombeaux, pour ne voir pas votre nom terni, votre mémoire abolie, et votre prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures, et plus encore dans vos héritiers et dans vos enfants. Est-ce là le fruit du travail dont vous vous êtes consumés sous le soleil, vous amassant un trésor de haine et de colère éternelle au juste jugement de Dieu ? Surtout, mortels, désabusez-vous de la pensée dont vous vous flattez, qu’après une longue vie la mort vous sera plus douce et plus facile. Ce ne sont pas les années, c’est une longue préparation qui vous donnera de l’assurance. Autrement un philosophe vous dira en vain que vous devez être rassasiés d’années et de jours, et que vous avez assez vu les saisons se renouveler, et le monde rouler autour de vous, ou plutôt que vous vous êtes assez vu rouler vous-même et passer avec le monde. La dernière heure n’en sera pas moins insupportable, et l’habitude de vivre ne fera qu’en accroître le désir. C’est de saintes méditations, c’est de bonnes œuvres, c’est ces véritables richesses, que vous enverrez devant vous au siècle futur, qui vous inspireront de la force ; et c’est par ce moyen que vous affermirez votre courage. Le vertueux Michel le Tellier vous en a donné l’exemple : la sagesse, la fidélité, la justice, la modestie, la prévoyance, la piété, toute la troupe sacrée des vertus, qui veillaient pour ainsi dire, autour de lui, en ont banni les frayeurs, et ont fait du jour de sa mort, le plus beau, le plus triomphant, le plus heureux jour de sa vie.
[195] Luc. VI, 24.
[196] Jac. V, 1.
[197] August., de Civit. Dei, lib. I, c. 10, n. 2.
[198] 1 Reg. XV, 32.
[199] Matt. VI, 19, 20, 21.
[200] Heb. XI, 10.
[201] 1 Cor. XIII, 12.
[202] Matt. V, 8.
[203] Ps. LXXXVIII.
[204] Luc. XVI, 22.
[205] Ibid. 25.
[206] Matt. V, 3.
[207] Eccles. XXIX, 15.
[208] Matt. VI, 3, 4.
[209] Gen. XLVII, 91.
Prononcée dans l’église Notre-Dame de Paris le dixième jour de mars 1687.
Dominus tecum, virorum fortissime… Vade in hac fortitudine tua… Ego ero tecum.
Le Seigneur est avec vous, ô le plus courageux de tous les hommes. Allez avec ce courage dont vous êtes rempli. Je serai avec vous.
Juges, VI, 12, 14, 16.
Monseigneur[210], Au moment que j’ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens également confondu et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de l’avouer, par l’inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires du prince de Condé, et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout : le Français qui les vante n’apprend rien à l’étranger ; et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu pas vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d’être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires. Le Sage a raison de dire que leurs seules actions[211] les peuvent louer : toute autre louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d’un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l’histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons à la reconnaissance publique, et aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France, tout le nom français, son siècle, et, pour ainsi dire, l’humanité tout entière ! Louis le Grand est entré lui-même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné, par ses larmes, au milieu de sa cour, le plus glorieux éloge qu’il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre, ce que son royaume a de plus auguste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince ; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C’est Dieu qui fait les guerriers et les conquérants. C’est vous, lui disait David[212], qui avez instruit mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l’épée. S’il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles et du cœur et de l’esprit. Tout part de sa puissante main : c’est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils, et toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu’il abandonne à ses ennemis, et ceux qu’il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d’avec tous les autres, c’est la piété ; jusqu’à ce qu’on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec ce grand cœur et ce grand génie ? Non, mes frères, si la piété n’avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple : détruisons l’idole des ambitieux ; qu’elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd’hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d’une excellente nature ; et, à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l’univers, que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble, valeur, magnanimité, bonté naturelle ; voilà pour le cœur : vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de génie ; voilà pour l’esprit : ne serait qu’une illusion, si la piété ne s’y était jointe : et enfin, que la piété est le tout de l’homme. C’est, messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable de très haut et très puissant prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, Premier Prince du Sang.
[210] A. M. le Prince.
[211] Prov. XXXI, 31.
[212] Ps. CXLIII, 2.
Dieu nous a révélé que lui seul il fait les conquérants, et que seul il les fait servir à ses desseins. Quel autre a fait un Cyrus, si ce n’est Dieu, qui l’avait nommé deux cents avant sa naissance dans les oracles d’Isaïe ? Tu n’es pas encore, lui disait-il[213], mais je te vois, et je t’ai nommé par ton nom : tu t’appelleras Cyrus. Je marcherai devant toi dans les combats ; à ton approche je mettrai les rois en fuite ; je briserai les portes d’airain. C’est moi qui étends les cieux, qui soutiens la terre, qui nomme ce qui n’est pas, comme ce qui est : c’est-à-dire, c’est moi qui fais tout, et moi qui vois dès l’éternité tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n’est ce même Dieu, qui en a fait voir de si loin, et par des figures si vives, l’ardeur indomptable à son prophète Daniel ? Le voyez-vous, dit-il, ce conquérant ? Avec quelle rapidité[214] il s’élève de l’occident comme par bonds, et ne touche pas à la terre ! Semblable dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s’avance que par vives et impétueuses saillies, et n’est arrêté ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse est entre ses mains ; à sa vue il s’est animé[215] : efferatus est in eum, dit le prophète ; il l’abat, il le foule aux pieds : nul ne le peut défendre des coups qu’il lui porte, ni lui arracher sa proie. A n’entendre que ces paroles de Daniel, qui croiriez-vous voir, messieurs, sous cette figure ? Alexandre, ou le prince de Condé ? Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la France, durant la minorité d’un roi de quatre ans. Laissez-le croître ce roi chéri du ciel ; tout cédera à ses exploits ; supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux capitaines ; et seul sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le verra l’assuré rempart de ses États. Mais Dieu avait choisi le Duc d’Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi vers les premiers jours de son règne, à l’âge de vingt-deux ans, le duc conçut un dessein, où les vieillards expérimentés ne purent atteindre ; mais la victoire le justifia devant Rocroi. L’armée ennemie est plus forte, il est vrai ; elle est composée de ces vieilles bandes valones, italiennes et espagnoles, qu’on n’avait pu rompre jusqu’alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage qu’inspirait à nos troupes le besoin pressant de l’État, les avantages passés, et un jeune prince du sang, qui portait la victoire dans ses yeux ? Don Francisco de Mellos l’attend de pied ferme ; et sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans les bois et dans des marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme. Touchée d’un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière : son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille ; tant il se trouve dans son naturel : et on sait que le lendemain à l’heure marquée il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés ; le prince l’a prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le Duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux qu’entre les bras du vainqueur ! De quel yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces ? Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines ! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. Là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. L’armée commença l’action de grâces ; toute la France suivit ; on y élevait jusqu’au ciel le coup d’essai du duc d’Enghien : c’en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne ; mais pour lui c’est le premier pas de sa course.
[213] Isa. XLV, 1, 2, 3, 4, 7.
[214] Dan. VIII, 5, 21.
[215] Ibid. 6, 7, 20.
Dès cette première campagne, après la prise de Thionville, digne prix de la victoire de Rocroi, il passa pour un capitaine également redoutable dans les sièges et dans les batailles. Mais voici, dans un jeune prince victorieux, quelque chose qui n’est pas moins beau que la victoire. La cour, qui lui préparait à son arrivée les applaudissements qu’il méritait, fut surprise de la manière dont il les reçut. La reine régente lui a témoigné que le roi était content de ses services. C’est dans la bouche du souverain la digne récompense de ses travaux. Si les autres osaient le louer, il repoussait leurs louanges comme des offenses ; et indocile à la flatterie, il en craignait jusqu’à l’apparence. Telle était la délicatesse, ou plutôt telle était la solidité de ce prince. Aussi avait-il pour maxime — écoutez, c’est la maxime qui fait les grands hommes — que dans les grandes actions il faut uniquement songer à bien faire, et laisser venir la gloire après la vertu. C’est ce qu’il inspirait aux autres ; c’est ce qu’il suivait lui-même. Ainsi la fausse gloire ne le tentait pas ; tout tendait au vrai et au grand. De là vient qu’il mettait sa gloire dans le service du roi, et dans le bonheur de l’État, c’était là le fond de son cœur, c’étaient ses premières et ses plus chères inclinations. La cour ne le retint guère, quoiqu’il en fût la merveille. Il fallait montrer partout, et à l’Allemagne comme à la Flandre, le défenseur intrépide que Dieu nous donnait. Arrêtez ici vos regards. Il se prépare contre le prince quelque chose de plus formidable qu’à Rocroi ; et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses inventions et tous ses efforts. Quel objet se présente à mes yeux ? Ce n’est pas seulement des hommes à combattre, c’est des montagnes inaccessibles ; c’est des ravines et des précipices d’un côté ; c’est de l’autre un bois impénétrable, dont le fond est un marais ; et derrière des ruisseaux, de prodigieux retranchements : c’est partout des forts élevés, et des forêts abattues, que traversent des chemins affreux : et au dedans, c’est Merci avec ses braves Bavarois, enflés de tant de succès et de la prise de Fribourg ; Merci, qu’on ne vit jamais reculer dans les combats, Merci que le prince de Condé et le vigilant Turenne n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont rendu ce grand témoignage, que jamais il n’avait perdu un seul moment favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins, comme s’il eût assisté à leurs conseils. Ici donc, durant huit jours, et à quatre attaques différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la guerre. Nos troupes semblent rebutées, autant par la résistance des ennemis que par l’effroyable disposition des lieux ; et le prince se vit quelque temps comme abandonné. Mais, comme un autre Machabée[216], son bras ne l’abandonna pas, et son courage, irrité par tant de périls, vint à son secours. On ne l’eut pas plutôt vu pied à terre forcer le premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout après elle. Merci voit sa perte assurée ; ses meilleurs régiments sont défaits ; la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives s’y joignent encore, afin que nous ayons à la fois, avec tout le courage et tout l’art, toute la nature à combattre : quelque avantage que prenne un ennemi, habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne qu’il se retranche de nouveau, poussé de tous côtés, il faut qu’il laisse en proie au duc d’Enghien, non seulement son canon et son bagage, mais encore tous les environs du Rhin. Voyez comme tout s’ébranle. Philisbourg est aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche ; Philisbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. Worms, Spire, Mayence, Landau, vingt autres places de nom, ouvrent leurs portes. Merci ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur : ce n’est pas assez ; il faut qu’il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur. Nordlingue en verra la chute : il y sera décidé qu’on ne tient non plus devant les Français en Allemagne qu’en Flandre ; et on devra tous ces avantages au même prince. Dieu, protecteur de la France, et d’un roi qu’il a destiné à ses grands ouvrages, l’ordonne ainsi.
[216] Isa. LXIII, 5.
Par ces ordres, tout paraissait sûr sous la conduite du duc d’Enghien ; et sans vouloir ici achever le jour à vous marquer seulement ses autres exploits, vous savez, parmi tant de fortes places attaquées, qu’il n’y en eut qu’une seule qui put échapper de ses mains ; encore releva-t-elle la gloire du prince. L’Europe, qui admirait la divine ardeur dont il était animé dans les combats, s’étonna qu’il en fût le maître, et dès l’âge de vingt-six ans, aussi capable de ménager ses troupes que de les pousser dans les hasards, et de céder à la fortune que de la faire servir à ses desseins. Nous le vîmes partout ailleurs comme un de ces hommes extraordinaires qui force tous les obstacles. La promptitude de son action ne donnait pas le loisir de la traverser. C’est là le caractère des conquérants. Lorsque David, un si grand guerrier, déplora la mort de deux fameux capitaines qu’on venait de perdre, il leur donna cet éloge : Plus vites que les aigles, plus courageux que les lions[217]. C’est l’image du prince que nous regrettons. Il paraît en un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés. On le voit en même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers. Lorsque, occupé d’un côté, il envoie reconnaître l’autre, le diligent officier qui porte ses ordres s’étonne d’être prévenu, et trouve déjà tout ranimé par la présence du prince ; il semble qu’il se multiplie dans une action ; ni le fer ni le feu ne l’arrêtent. Il n’a pas besoin d’armer cette tête qu’il expose à tant de périls : Dieu lui est une armure plus assurée ; les coups semblent perdre leur force en l’approchant, et laisser seulement sur lui les marques de son courage et de la protection du ciel. Ne lui dites pas que la vie d’un premier prince du sang, si nécessaire à l’État, doit être épargnée : il répond qu’un prince du sang, plus intéressé par sa naissance à la gloire du roi et de la couronne, doit dans le besoin de l’État être dévoué plus que tous les autres pour en relever l’éclat.
[217] 2 Reg. I, 23.
Après avoir fait sentir aux ennemis, durant tant d’années, l’invincible puissance du roi, s’il fallut agir au dedans pour la soutenir, je dirai tout en un mot, il fit respecter la régente : et, puisqu’il faut une fois parler de ces choses dont je voudrais pouvoir me taire éternellement, jusqu’à cette fatale prison, il n’avait pas seulement songé qu’on pût rien attenter contre l’État ; et dans son plus grand crédit, s’il souhaitait d’obtenir des grâces, il souhaitait encore plus de les mériter. C’est ce qui lui faisait dire : je puis bien ici répéter devant ces autels les paroles que j’ai recueillies de sa bouche, puisqu’elles marquent si bien le fond de son cœur ; il disait donc, en parlant de cette prison malheureuse, qu’il y était entré le plus innocent de tous les hommes, et qu’il en était sorti le plus coupable. Hélas ! poursuivait-il, je ne respirais que le service du roi, et la grandeur de l’État ! On ressentait dans ses paroles un regret sincère d’avoir été poussé si loin par ses malheurs. Mais, sans vouloir excuser ce qu’il a si hautement condamné lui-même, disons, pour n’en parler jamais, que comme dans la gloire éternelle, les fautes des saints pénitents, couvertes de ce qu’ils ont fait pour les réparer, et de l’éclat infini de la divine miséricorde, ne paraissent plus ; ainsi dans des fautes si sincèrement reconnues, et dans la suite si glorieusement réparées par de fidèles services, il ne faut plus regarder que l’humble reconnaissance du prince qui s’en repentit, et la clémence du grand roi qui les oublia.
Que s’il est enfin entraîné dans ces guerres infortunées, il y aura du moins cette gloire de n’avoir pas laissé avilir la grandeur de sa maison chez les étrangers. Malgré la majesté de l’Empire, malgré la fierté de l’Autriche, et les couronnes héréditaires attachées à cette maison, même dans la branche qui domine en Allemagne, réfugié à Namur, soutenu de son seul courage et de sa seule réputation, il porta si loin les avantages d’un prince de France et de la première maison de l’univers, que tout ce qu’on put obtenir de lui fut qu’il consentît à traiter d’égal avec l’archiduc, quoique frère de l’empereur, et fils de tant d’empereurs, à condition qu’en lieu tiers ce prince ferait les honneurs des Pays-Bas. Le même traitement fut assuré au duc d’Enghien, et la maison de France garda son rang sur celle d’Autriche jusque dans Bruxelles. Mais voyez ce que fait faire un vrai courage. Pendant que le prince se soutenait si hautement avec l’archiduc qui dominait, il rendait au roi d’Angleterre et au duc d’York, maintenant un roi si fameux, malheureux alors, tous les honneurs qui leur étaient dus ; et il apprit enfin à l’Espagne trop dédaigneuse, quelle était cette majesté que la mauvaise fortune ne pouvait ravir à de si grands princes. Le reste de sa conduite ne fut pas moins grand. Parmi les difficultés que ses intérêts apportaient au traité des Pyrénées, écoutez quels furent ses ordres ; et voyez si jamais un particulier traita si noblement ses intérêts. Il mande à ses agents dans la conférence, qu’il n’est pas juste que la paix de la chrétienté soit retardée davantage à sa considération ; qu’on ait soin de ses amis ; et pour lui, qu’on lui laisse suivre sa fortune. Ah ! quelle grande victime se sacrifie au bien public ! Mais quand les choses changèrent, et que l’Espagne lui voulut donner ou Cambrai et ses environs, ou le Luxembourg en pleine souveraineté, il déclara qu’il préférait à ces avantages, et à tout ce qu’on pouvait jamais lui accorder de plus grand, quoi ? son devoir et les bonnes grâces du roi. C’est ce qu’il avait toujours dans le cœur ; c’est ce qu’il répétait sans cesse au duc d’Enghien. Le voilà dans son naturel : la France le vit alors accompli par ces derniers traits, et avec ce je ne sais quoi d’achevé, que les malheurs ajoutent aux grandes vertus ; elle le revit dévoué plus que jamais à l’État et à son roi. Mais dans ses premières guerres, il n’avait qu’une seule vie à lui offrir ; maintenant il en a une autre, qui lui est plus chère que la sienne. Après avoir à son exemple glorieusement achevé le cours de ses études, le duc d’Enghien est prêt à le suivre dans les combats. Non content de lui enseigner la guerre, comme il a fait jusqu’à la fin par ses discours, le prince le mène aux leçons vivantes et à la pratique. Laissons le passage du Rhin, le prodige de notre siècle, et la vie de Louis le Grand. A la journée de Senef, le jeune duc, quoiqu’il commandât, comme il avait déjà fait en d’autres campagnes, vient dans les plus rudes épreuves apprendre la guerre aux côtés du prince son père. Au milieu de tant de périls, il voit ce grand prince renversé dans un fossé sous un cheval tout en sang. Pendant qu’il lui offre le sien, et s’occupe à relever le prince abattu, il est blessé entre les bras d’un père si tendre, sans interrompre ses soins, ravi de satisfaire à la fois à la piété et à la gloire. Que pouvait penser le prince, si ce n’est que, pour accomplir les plus grandes choses, rien ne manquerait à ce digne fils que les occasions ? Et ses tendresses se redoublaient avec son estime.
Ce n’était pas seulement pour un fils ni pour sa famille qu’il avait des sentiments si tendres. Je l’ai vu, et ne croyez pas que j’use ici d’exagération, je l’ai vu vivement ému des périls de ses amis ; je l’ai vu, simple et naturel, changer de visage au récit de leurs infortunes, entrer avec eux dans les moindres choses comme dans les plus importantes, dans les accommodements calmer les esprits aigris, avec une patience et une douceur qu’on n’aurait jamais attendue d’une humeur si vive, ni d’une si haute élévation. Loin de nous les héros sans humanité ! Ils pourront bien forcer les respects, et ravir l’admiration, comme font tous les objets extraordinaires ; mais ils n’auront pas les cœurs. Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine, et pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons. La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur, et devait être en même temps le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes pour gagner les autres hommes. La grandeur qui vient par-dessus, loin d’affaiblir la bonté, n’est faite que pour l’aider à se communiquer davantage, comme une fontaine publique qu’on élève pour la répandre. Les cœurs sont à ce prix ; et les grands dont la bonté n’est pas le partage, par une juste punition de leur dédaigneuse insensibilité, demeureront privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine, c’est-à-dire des douceurs de la société. Jamais homme ne les goûta mieux que le prince dont nous parlons ; jamais homme ne craignit moins que la familiarité blessât le respect. Est-ce là celui qui forçait les villes, et qui gagnait les batailles ? Quoi ! il semble avoir oublié ce haut rang qu’on lui a vu si bien défendre ! Reconnaissez le héros qui, toujours égal à lui-même, sans se hausser pour paraître grand, sans s’abaisser pour être civil et obligeant, se trouve naturellement tout ce qu’il doit être envers tous les hommes : comme un fleuve majestueux et bienfaisant, qui porte paisiblement dans les villes l’abondance qu’il a répandue dans les campagnes en les arrosant, qui se donne à tout le monde, et ne s’élève et ne s’enfle que lorsque avec violence on s’oppose à la douce pente qui le porte à continuer son tranquille cours. Telle a été la douceur, et telle a été la force du prince de Condé. Avez-vous un secret important ? Versez-le hardiment dans ce noble cœur : votre affaire devient la sienne par la confiance. Il n’y a rien de plus inviolable pour ce prince que les droits sacrés de l’amitié. Lorsqu’on lui demande une grâce, c’est lui qui paraît l’obligé ; et jamais on ne vit de joie ni si vive ni si naturelle que celle qu’il ressentait à faire plaisir. Le premier argent qu’il reçut d’Espagne avec la permission du roi, malgré les nécessités de sa maison épuisée, fut donné à ses amis, encore qu’après la paix il n’eût rien à espérer de leurs secours ; et quatre cent mille écus distribués par ses ordres firent voir, chose rare dans la vie humaine, la reconnaissance aussi vive dans le prince de Condé, que l’espérance d’engager les hommes l’est dans les autres. Avec lui la vertu eut toujours son prix. Il la louait jusque dans ses ennemis. Toutes les fois qu’il avait à parler de ses actions, et même dans les relations qu’il en envoyait à la cour, il vantait les conseils de l’un, la hardiesse de l’autre : chacun avait son rang dans ses discours ; et parmi ce qu’il donnait à tout le monde, on ne savait où placer ce qu’il avait fait lui-même. Sans envie, sans faste, sans ostentation, toujours grand dans l’action et dans le repos, il parut à Chantilly comme à la tête des troupes. Qu’il embellît cette magnifique et délicieuse maison, ou bien qu’il munît un camp au milieu d’un pays ennemi, et qu’il fortifiât une place ; qu’il marchât avec une armée parmi les périls, ou qu’il conduisît ses amis dans ces superbes allées, au bruit de tant de jets d’eau, qui ne se taisaient ni jour ni nuit : c’était toujours le même homme, et sa gloire le suivait partout. Qu’il est beau, après les combats et le tumulte des armes, de savoir encore goûter ces vertus paisibles, et cette gloire tranquille, qu’on n’a point à partager avec le soldat non plus qu’avec la fortune ; où tout charme, et rien n’éblouit ; qu’on regarde sans être étourdi ni par le son des trompettes, ni par le bruit des canons, ni par les cris des blessés ; où l’homme paraît tout seul aussi grand, aussi respecté, que lorsqu’il donne des ordres, et que tout marche à sa parole !
Venons maintenant aux qualités de l’esprit ; et puisque, pour notre malheur, ce qu’il y a de plus fatal à la vie humaine, c’est-à-dire l’art militaire, est en même temps ce qu’elle a de plus ingénieux et de plus habile, considérons d’abord par cet endroit le grand génie de notre prince. Et premièrement, quel général porta jamais plus loin sa prévoyance ? C’était une de ses maximes, qu’il fallait craindre les ennemis de loin, pour ne les plus craindre de près, et se réjouir de leur approche. Le voyez-vous, comme il considère tous les avantages qu’il peut ou donner ou prendre ? avec quelle vivacité il se met dans l’esprit, en un moment, les temps, les lieux, les personnes, et non seulement leurs intérêts et leurs talents, mais encore leurs humeurs et leurs caprices ! Le voyez-vous, comme il compte la cavalerie et l’infanterie des ennemis par le naturel des pays, ou des princes confédérés ? Rien n’échappe à sa prévoyance. Avec cette prodigieuse compréhension de tout le détail et du plan universel de la guerre, on le voit toujours attentif à ce qui survient : il tire d’un déserteur, d’un transfuge, d’un prisonnier, d’un passant, ce qu’il veut dire, ce qu’il veut taire, ce qu’il sait, et pour ainsi dire ce qu’il ne sait pas : tant il est sûr dans ses conséquences. Ses partis lui rapportent jusqu’aux moindres choses : on l’éveille à chaque moment ; car il tenait encore pour maxime qu’un habile capitaine peut bien être vaincu, mais qu’il ne lui est pas permis d’être surpris. Aussi lui devons-nous cette louange, qu’il ne l’a jamais été. A quelque heure et de quelque côté que viennent les ennemis, ils le trouvent toujours sur ses gardes, toujours prêt à fondre sur eux, et à prendre ses avantages ; comme une aigle qu’on voit toujours, soit qu’elle vole au milieu des airs, soit qu’elle se pose sur le haut de quelque rocher, porter de tous côtés des regards perçants, et tomber si sûrement sur sa proie, qu’on ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux. Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé. En son camp on ne connaît point les vaines terreurs, qui fatiguent et rebutent plus que les véritables. Toutes les forces demeurent entières pour les vrais périls ; tout est prêt au premier signal ; et comme dit le prophète, toutes les flèches sont aiguisées, et tous les arcs sont tendus[218]. En attendant, on repose d’un sommeil tranquille, comme on ferait sous son toit et dans son enclos. Que dis-je, qu’on repose ? A Piéton, près de ce corps redoutable que trois puissances réunies avaient assemblé, c’était dans nos troupes de continuels divertissements : toute l’armée était en joie, et jamais elle ne sentit qu’elle fût plus faible que celle des ennemis. Le prince par son campement avait mis en sûreté non seulement toute notre frontière et toutes nos places, mais encore tous nos soldats : il veille, c’est assez. Enfin l’ennemi décampe ; c’est ce que le prince attendait. Il part à ce premier mouvement. Déjà l’armée hollandaise, avec ses superbes étendards, ne lui échappera pas ; tout nage dans le sang, tout est en proie : mais Dieu sait donner des bornes aux plus beaux desseins. Cependant les ennemis sont poussés partout. Oudenarde est délivrée de leurs mains : pour les tirer eux-mêmes de celles du prince, le ciel les couvre d’un brouillard épais : la terreur et la désertion se mettent dans leurs troupes ; on ne sait plus ce qu’est devenue cette formidable armée. Ce fut alors que Louis, qui, après avoir achevé le rude siège de Besançon, et avoir encore une fois réduit la Franche-Comté avec une rapidité inouïe, était revenu tout brillant de gloire, pour profiter de l’action de ses armées de Flandre et d’Allemagne, commanda ce détachement, qui fit en Alsace les merveilles que vous savez, et parut le plus grand de tous les hommes, tant par les prodiges qu’il avait faits en personne que par ceux qu’il fit faire à ses généraux.
[218] Isa. V, 28.
Quoique une heureuse naissance eût apporté de si grands dons à notre prince, il ne cessait de l’enrichir par ses réflexions. Les campements de César firent son étude. Je me souviens qu’il nous ravissait, en nous racontant comme en Catalogne, dans les lieux où ce fameux capitaine[219], par l’avantage des postes, contraignit cinq légions romaines et deux chefs expérimentés à poser les armes sans combat, lui-même il avait été reconnaître les rivières et les montagnes qui servirent à ce grand dessein ; et jamais un si digne maître n’avait expliqué par de si doctes leçons les commentaires de César. Les capitaines des siècles futurs lui rendront un honneur semblable. On viendra étudier sur les lieux ce que l’histoire racontera du campement de Piéton, et des merveilles dont il fut suivi. On remarquera dans celui de Chatenoy l’éminence qu’occupa ce grand capitaine, et le ruisseau dont il se couvrit sous le canon du retranchement de Schlestadt. Là on lui verra mépriser l’Allemagne conjurée, suivre à son tour les ennemis, quoique plus forts, rendre leurs projets inutiles, et leur faire lever le siège de Saverne, comme il avait fait un peu auparavant celui de Haguenau. C’est par de semblables coups, dont sa vie est pleine, qu’il a porté si haut sa réputation, que ce sera dans nos jours s’être fait un nom parmi les hommes, et s’être acquis un mérite dans les troupes, d’avoir servi sous le prince de Condé ; et comme un titre pour commander, de l’avoir vu faire.
[219] De Bello civili, lib. I.
Mais si jamais il parut un homme extraordinaire, s’il parut être éclairé, et voir tranquillement toutes choses, c’est dans ces rapides moments d’où dépendent les victoires, et dans l’ardeur du combat. Partout ailleurs il délibère ; docile, il prête l’oreille à tous les conseils : ici tout se présente à la fois ; la multitude des objets ne le confond pas ; à l’instant le parti est pris ; il commande et il agit tout ensemble, et tout marche en concours et en sûreté. Le dirai-je ? mais pourquoi craindre que la gloire d’un si grand homme puisse être diminuée par cet aveu ? Ce n’est plus ces promptes saillies qu’il savait si vite et si agréablement réparer, mais enfin qu’on lui voyait quelquefois dans les occasions ordinaires : vous diriez qu’il y a en lui un autre homme, à qui sa grande âme abandonne de moindres ouvrages, où elle ne daigne se mêler. Dans le feu, dans le choc, dans l’ébranlement, on voit naître tout à coup je ne sais quoi de si net, de si posé, de si vif, de si ardent, de si doux, de si agréable pour les siens, de si hautain et de si menaçant pour les ennemis, qu’on ne sait d’où lui peut venir ce mélange de qualités si contraires. Dans cette terrible journée où, aux portes de la ville et à la vue de ses citoyens, le ciel sembla vouloir décider du sort de ce prince ; où avec l’élite des troupes il avait en tête un général si pressant ; où il se vit plus que jamais exposé aux caprices de la fortune, pendant que les coups venaient de tous côtés, ceux qui combattaient auprès de lui nous ont dit souvent que, si l’on avait à traiter quelque grande affaire avec ce prince, on eût pu choisir de ces moments où tout était en feu autour de lui : tant son esprit s’élevait alors, tant son âme leur paraissait éclairée comme d’en haut en ces terribles rencontres : semblable à ces hautes montagnes, dont la cime au-dessus des nues et des tempêtes trouve la sérénité dans sa hauteur, et ne perd aucun rayon de la lumière qui l’environne. Ainsi, dans les plaines de Lens, nom agréable à la France, l’archiduc, contre son dessein, tiré d’un poste invincible par l’appât d’un succès trompeur, par un soudain mouvement du prince, qui lui oppose des troupes fraîches à la place des troupes fatiguées, est contraint à prendre la fuite. Ses vieilles troupes périssent ; son canon, où il avait mis sa confiance, est entre nos mains ; et Bek, qui l’avait flatté d’une victoire assurée, pris et blessé dans le combat, vient rendre en mourant un triste hommage à son vainqueur par son désespoir. S’agit-il ou de secourir ou de forcer une ville ? Le prince saura profiter de tous les moments. Ainsi, au premier avis que le hasard lui porta d’un siège important il traverse trop promptement tout un grand pays, et d’une première vue, il découvre un passage assuré pour le secours aux endroits qu’un ennemi vigilant n’a pu encore assez munir. Assiège-t-il quelque place ? il invente tous les jours de nouveaux moyens d’en avancer la conquête. On croit qu’il expose les troupes : il les ménage, en abrégeant le temps des périls par la vigueur des attaques. Parmi tant de coups surprenants, les gouverneurs les plus courageux ne tiennent pas les promesses qu’ils ont faites à leurs généraux. Dunkerque est pris en treize jours au milieu des pluies de l’automne, et ces barques, si redoutées de nos alliés, paraissent tout à coup dans tout l’Océan avec nos étendards.
Mais ce qu’un sage général doit le mieux connaître, c’est ses soldats et ses chefs. Car de là vient ce parfait concert qui fait agir les armées comme un seul corps, ou, pour parler avec l’Écriture, comme un seul homme[220]. Pourquoi comme un seul homme ? Parce que sous un même chef, qui connaît et les soldats et les chefs comme ses bras et ses mains, tout est également vif et mesuré. C’est ce qui donne la victoire ; et j’ai ouï dire à notre grand prince qu’à la journée de Nordlingue, ce qui l’assurait du succès, c’est qu’il connaissait M. de Turenne, dont l’habileté consommée n’avait besoin d’aucun ordre pour faire tout ce qu’il fallait. Celui-ci publiait de son côté qu’il agissait sans inquiétude, parce qu’il connaissait le prince, et ses ordres toujours sûrs. C’est ainsi qu’ils se donnaient mutuellement un repos qui les appliquait chacun tout entier à son action : ainsi finit heureusement la bataille la plus hasardeuse et la plus disputée qui fut jamais.
[220] 1 Reg. XI, 7.
Ç’a été dans notre siècle un grand spectacle de voir, dans le même temps et dans les mêmes campagnes, ces deux hommes, que la voix commune de toute l’Europe égalait aux plus grands capitaines des siècles passés ; tantôt à la tête de corps séparés ; tantôt unis, plus encore par le concours des mêmes pensées que par les ordres que l’inférieur recevait de l’autre ; tantôt opposés front à front, et redoublant l’un dans l’autre l’activité et la vigilance : comme si Dieu, dont souvent, selon l’Écriture, la sagesse se joue dans l’univers, eût voulu nous les montrer en toutes les formes, et nous montrer ensemble tout ce qu’il peut faire des hommes. Que de campements, que de belles marches, que de hardiesse, que de précautions, que de périls, que de ressources ! Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers, pour ne pas dire si contraires ? L’un paraît agir par des réflexions profondes, et l’autre par de soudaines illuminations : celui-ci par conséquent plus vif, mais sans que son feu eût rien de précipité ; celui-là d’un air plus froid, sans jamais rien avoir de lent, plus hardi à faire qu’à parler, résolu et déterminé au dedans, lors même qu’il paraissait embarrassé au dehors. L’un, dès qu’il parut dans les armées, donne une haute idée de sa valeur, et fait attendre quelque chose d’extraordinaire ; mais toutefois s’avance par ordre, et vient comme par degrés aux prodiges qui ont fini le cours de sa vie : l’autre, comme un homme inspiré, dès sa première bataille s’égale aux maîtres les plus consommés. L’un, par de vifs et continuels efforts, emporte l’admiration du genre humain, et fait taire l’envie : l’autre jette d’abord une si vive lumière, qu’elle n’osait l’attaquer. L’un, enfin, par la profondeur de son génie et les incroyables ressources de son courage, s’élève au-dessus des plus grands périls et sait même profiter de toutes les infidélités de la fortune : l’autre, et par l’avantage d’une si haute naissance, et par ces grandes pensées que le ciel envoie, et par une espèce d’instinct admirable dont les hommes ne connaissent pas le secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins, et forcer les destinées. Et afin que l’on vît toujours dans ces deux hommes de grands caractères, mais divers, l’un emporté d’un coup soudain, meurt pour son pays, comme un Judas le Machabée ; l’armée le pleure comme son père, et la cour et tout le peuple gémit ; sa piété est louée comme son courage, et sa mémoire ne se flétrit point par le temps : l’autre élevé par les armes au comble de la gloire comme un David, comme lui, meurt dans son lit en publiant les louanges de Dieu, et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l’éclat de sa vie que de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir et d’étudier ces deux hommes, et d’apprendre de chacun d’eux toute l’estime que méritait l’autre ! C’est ce qu’a vu notre siècle : et ce qui est encore plus grand, il a vu un roi se servir de ces deux grands chefs, et profiter du secours du ciel ; et après qu’il en est privé par la mort de l’un et les maladies de l’autre, concevoir de plus grands desseins, exécuter de plus grandes choses, s’élever au-dessus de lui-même, surpasser et l’espérance des siens, et l’attente de l’univers : tant est haut son courage, tant est vaste son intelligence, tant ses destinées sont glorieuses.
Voilà, messieurs, les spectacles que Dieu donne à l’univers, et les hommes qu’il y envoie quand il y veut faire éclater, tantôt dans une nation, tantôt dans une autre, selon ses conseils éternels, sa puissance ou sa sagesse. Car ces divins attributs paraissent-ils mieux dans les cieux qu’il a formés de ses doigts, que dans ces rares talents qu’il distribue comme il lui plaît aux hommes extraordinaires ? Quel astre brille davantage dans le firmament, que le prince de Condé n’a fait dans l’Europe ? Ce n’était pas seulement la guerre qui lui donnait de l’éclat : son grand génie embrassait tout, l’antique comme le moderne, l’histoire, la philosophie, la théologie la plus sublime, et les arts avec les sciences. Il n’y avait livre qu’il ne lût ; il n’y avait homme excellent, ou dans quelque spéculation, ou dans quelque ouvrage, qu’il n’entretînt ; tous sortaient plus éclairés d’avec lui, et rectifiaient leurs pensées, ou par ses pénétrantes questions, ou par ses réflexions judicieuses. Aussi sa conversation était un charme, parce qu’il savait parler à chacun selon ses talents ; et non seulement aux gens de guerre de leurs entreprises, aux courtisans de leurs intérêts, aux politiques de leurs négociations, mais encore aux voyageurs curieux, de ce qu’ils avaient découvert, ou dans la nature, ou dans le gouvernement, ou dans le commerce ; à l’artisan, de ses inventions ; et enfin aux savants de toutes les sortes, de ce qu’ils avaient trouvé de plus merveilleux. C’est de Dieu que viennent ces dons : qui en doute ? Ces dons sont admirables : qui ne le voit pas ? Mais pour confondre l’esprit humain, qui s’enorgueillit de tels dons, Dieu ne craint point d’en faire part à ses ennemis. Saint Augustin considère parmi les païens tant de sages, tant de conquérants, tant de graves législateurs, tant d’excellents citoyens, un Socrate, un Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre, tous privés de la connaissance de Dieu, et exclus de son royaume éternel. N’est-ce donc pas Dieu qui les a faits ? Mais quel autre les pouvait faire, si ce n’est celui qui fait tout dans le ciel et dans la terre ? Mais pourquoi les a-t-il faits ? et quels étaient les desseins particuliers de cette sagesse profonde, qui jamais ne fit rien en vain ? Écoutez la réponse de saint Augustin[221]. Il les a faits, nous dit-il, pour orner le siècle présent. Il a fait dans les grands hommes ces rares qualités, comme il a fait le soleil. Qui n’admire ce bel astre ? qui n’est ravi de l’éclat de son midi, et de la superbe parure de son lever et de son coucher ? Mais puisque Dieu le fait luire sur les bons et sur les mauvais, ce n’est pas un si bel objet qui nous rend heureux : Dieu l’a fait pour embellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde. De même, quand il a fait dans ses ennemis aussi bien que dans ses serviteurs ces belles lumières d’esprit, ces rayons de son intelligence, ces images de sa bonté, ce n’est pas pour les rendre heureux qu’il leur a fait ces riches présents ; c’est une décoration de l’univers, c’est un ornement du siècle présent. Et voyez la malheureuse destinée de ces hommes qu’il a choisis pour être les ornements de leur siècle. Qu’ont-ils voulu, ces hommes rares, sinon des louanges et la gloire que les hommes donnent ? Peut-être que, pour les confondre, Dieu refusera cette gloire à leurs vains désirs ? Non, il les confond mieux en la leur donnant, et même au delà de leur attente. Cet Alexandre, qui ne voulait que faire du bruit dans le monde, y en a fait plus qu’il n’aurait osé espérer. Il faut encore qu’il se trouve dans tous nos panégyriques ; et il semble, par une espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant, qu’aucun prince ne puisse recevoir de louanges qu’il ne les partage. S’il a fallu quelque récompense à ces grandes actions des Romains, Dieu leur en a su trouver une convenable à leurs mérites comme à leurs désirs. Il leur donne pour récompense l’empire du monde, comme un présent de nul prix. O rois, confondez-vous dans votre grandeur : conquérants, ne vantez pas vos victoires. Il leur donne pour récompense la gloire des hommes ; récompense qui ne vient pas jusqu’à eux ; qui s’efforce de s’attacher, quoi ? peut-être à leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes des ans et des barbares ; aux ruines de leurs monuments et de leurs ouvrages qui disputent avec le temps ; ou plutôt à leur idée, à leur ombre, à ce qu’on appelle leur nom. Voilà le digne fruit de tant de travaux, et dans le comble de leurs vœux la conviction de leur erreur. Venez, rassasiez-vous, grands de la terre ; saisissez-vous, si vous pouvez, de ce fantôme de gloire, à l’exemple de ces grands hommes que vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil dans les enfers, ne leur a pas envié, dit saint Augustin, cette gloire tant désirée ; et vains ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs[222].
[221] Cont. Julian. L. V, n. 14.
[222] In Psalm CXVIII, Serm. XII, n. 2.
Il n’en sera pas ainsi de notre grand prince : l’heure de Dieu est venue, heure attendue, heure désirée, heure de miséricorde et de grâce. Sans être averti par la maladie, sans être pressé par le temps, il exécute ce qu’il méditait. Un sage religieux, qu’il appelle exprès, règle les affaires de sa conscience : il obéit, humble chrétien, à sa décision ; et nul n’a jamais douté de sa bonne foi. Dès lors aussi on le vit toujours sérieusement occupé du soin de se vaincre soi-même, de rendre vaines toutes les attaques de ses insupportables douleurs, d’en faire par sa soumission un continuel sacrifice. Dieu, qu’il invoquait avec foi, lui donna le goût de son Écriture et, dans ce livre divin, la solide nourriture de la piété. Ses conseils se réglaient plus que jamais par la justice : on y soulageait la veuve et l’orphelin ; et le pauvre en approchait avec confiance. Sérieux autant qu’agréable père de famille, dans les douceurs qu’il goûtait avec ses enfants, il ne cessait de leur inspirer les sentiments de la véritable vertu ; et ce jeune prince son petit-fils se sentira éternellement d’avoir été cultivé par de telles mains. Toute sa maison profitait de son exemple. Plusieurs de ses domestiques avaient été malheureusement nourris dans l’erreur, que la France tolérait alors ; combien de fois l’a-t-on vu inquiété de leur salut, affligé de leur résistance, consolé par leur conversion ? Avec quelle incomparable netteté d’esprit leur faisait-il voir l’antiquité et la vérité de la religion catholique ? Ce n’était plus cet ardent vainqueur, qui semblait vouloir tout emporter : c’était une douceur, une patience, une charité qui songeait à gagner les cœurs, et à guérir des esprits malades. Ce sont, messieurs, ces choses simples, gouverner sa famille, édifier ses domestiques, faire justice et miséricorde, accomplir le bien que Dieu veut, et souffrir les maux qu’il envoie ; ce sont ces communes pratiques de la vie chrétienne, que Jésus-Christ louera au dernier jour devant ses saints anges, et devant son Père céleste. Les histoires seront abolies avec les empires, et il ne se parlera plus de tous ces faits éclatants dont elles sont pleines. Pendant qu’il passait sa vie dans ces occupations, et qu’il portait au-dessus de ses actions les plus renommées la gloire d’une si belle et si pieuse retraite, la nouvelle de la maladie de la duchesse de Bourbon vient à Chantilly comme un coup de foudre. Qui ne fut frappé de la crainte de voir éteindre cette lumière naissante ? On appréhenda qu’elle n’eût le sort des choses avancées. Quels furent les sentiments du prince de Condé, lorsqu’il se vit menacé de perdre ce nouveau lien de sa famille avec la personne du roi ? C’est donc dans cette occasion que devait mourir ce héros. Celui que tant de sièges et tant de batailles n’ont pu emporter, va périr par la tendresse ! Pénétré de toutes les inquiétudes que donne un mal affreux, son cœur, qui le soutient seul depuis si longtemps, achève à ce coup de l’accabler ; les forces qu’il lui fait trouver, l’épuisent. S’il oublie toute sa faiblesse à la vue du roi qui approche de la princesse malade, si, transporté de son zèle, et sans avoir besoin de secours à cette fois, il accourt pour l’avertir de tous les périls que ce grand roi ne craignait pas et qu’il l’empêche enfin d’avancer, il va tomber évanoui à quatre pas ; et on admire cette nouvelle manière de s’exposer pour son roi. Quoique la duchesse d’Enghien, princesse dont la vertu ne craignit jamais que de manquer à sa famille et à ses devoirs, eût obtenu de demeurer auprès de lui pour le soulager, la vigilance de cette princesse ne calme pas les soins qui le travaillent ; et, après que la jeune princesse est hors de péril, la maladie du roi va bien causer d’autres troubles à notre prince. Puis-je ne m’arrêter pas en cet endroit ? A voir la sérénité qui reluisait sur ce front auguste, eût-on soupçonné que ce grand roi, en retournant à Versailles, allât s’exposer à ces cruelles douleurs, où l’univers a connu sa piété, sa constance, et tout l’amour de ses peuples ? De quels yeux le regardions-nous, lorsque, aux dépens d’une santé qui nous est si chère, il voulait bien adoucir nos cruelles inquiétudes par la consolation de le voir, et que, maître de sa douleur comme de tout le reste des choses, nous le voyions tous les jours non seulement régler ses affaires selon sa coutume, mais encore entretenir sa cour attendrie, avec la même tranquillité qu’il lui fait paraître dans ses jardins enchantés ! Béni soit-il de Dieu et des hommes, d’unir ainsi toujours la bonté à toutes les autres qualités que nous admirons ! Parmi toutes ses douleurs, il s’informait avec soin de l’état du prince de Condé ; et il marquait pour la santé de ce prince une inquiétude qu’il n’avait pas pour la sienne. Il s’affaiblissait, ce grand prince, mais la mort cachait ses approches. Lorsqu’on le crut en meilleur état, et que le duc d’Enghien, toujours partagé entre les devoirs de fils et de sujet, était retourné par son ordre auprès du roi, tout change en un moment, et on déclare au prince sa mort prochaine. Chrétiens, soyez attentifs, et venez apprendre à mourir ; ou plutôt venez apprendre à n’attendre pas la dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi ! attendre à commencer une vie nouvelle, lorsque, entre les mains de la mort, glacés sous ses froides mains, vous ne saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec les vivants ! Ah ! prévenez par la pénitence cette heure de troubles et de ténèbres. Par là, sans être étonné de cette dernière sentence qu’on lui prononça, le prince demeure un moment dans le silence ; et tout à coup : O mon Dieu, dit-il, vous le voulez ; votre volonté soit faite : je me jette entre vos bras ; donnez-moi la grâce de bien mourir. Que désirez-vous davantage ? Dans cette courte prière vous voyez la soumission aux ordres de Dieu, l’abandon à sa providence, la confiance en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi, tel qu’on l’avait vu dans tous ses combats, résolu, paisible, occupé sans inquiétude de ce qu’il fallait faire pour les soutenir, tel fut-il à ce dernier choc ; et la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que lorsqu’elle se présente au milieu du feu sous l’éclat de la victoire, qu’elle montre seule. Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts, comme si un autre que lui en eût été le sujet, il continuait à donner ses ordres ; et s’il défendait les pleurs, ce n’était pas comme un objet dont il fût troublé, mais comme un empêchement qui le retardait. A ce moment, il étend ses soins jusqu’aux moindres de ses domestiques. Avec une libéralité digne de sa naissance et de leurs services, il les laisse comblés de ses dons, mais encore plus honorés des marques de son souvenir. Comme il donnait des ordres particuliers et de la plus haute importance, puisqu’il y allait de sa conscience et de son salut éternel, averti qu’il fallait écrire et ordonner dans les formes : quand je devrais, monseigneur, renouveler vos douleurs et rouvrir toutes les plaies de votre cœur, je ne tairai pas ces paroles qu’il répéta si souvent : qu’il vous connaissait ; qu’il n’y avait sans formalités qu’à vous dire ses intentions ; et que vous iriez encore au delà, et suppléeriez de vous-même à tout ce qu’il pourrait avoir oublié. Qu’un père vous ait aimé, je ne m’en étonne pas ; c’est un sentiment que la nature inspire : mais qu’un père si éclairé vous ait témoigné cette confiance jusqu’au dernier soupir ; qu’il se soit reposé sur vous de choses si importantes, et qu’il meure tranquillement sur cette assurance, c’est le plus beau témoignage que votre vertu pouvait remporter ; et malgré tout votre mérite, votre altesse n’aura de moi aujourd’hui que cette louange.
Ce que le prince commença ensuite pour s’acquitter des devoirs de la religion mériterait d’être raconté à toute la terre, non à cause qu’il est remarquable, mais à cause, pour ainsi dire, qu’il ne l’est pas, et qu’un prince si exposé à tout l’univers ne donne rien aux spectateurs. N’attendez donc pas, messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne servent qu’à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d’une âme agitée, qui combat ou qui dissimule son trouble secret. Le prince de Condé ne sait ce que c’est que de prononcer de ces pompeuses sentences ; et dans la mort, comme dans la vie, la vérité fit toujours toute sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de componction et de confiance. Il ne lui fallut pas longtemps pour la préparer : la meilleure préparation pour celle des derniers temps, c’est de ne les attendre pas. Mais messieurs, prêtez l’oreille à ce qui va suivre. A la vue du saint viatique qu’il avait tant désiré, voyez comme il s’arrête sur ce doux objet. Alors il se souvint des irrévérences, dont, hélas on déshonore ce divin mystère. Les chrétiens ne connaissent plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du sacrifice. On dirait qu’il eût cessé d’être terrible, comme l’appelaient les saints pères ; et que le sang de notre victime n’y coule pas encore aussi véritablement que sur le Calvaire. Loin de trembler devant les autels, on y méprise Jésus-Christ présent ; et dans un temps où tout un royaume se remue pour la conversion des hérétiques, on ne craint point d’en autoriser les blasphèmes. Gens du monde, vous ne pensez pas à ces horribles profanations : à la mort vous y penserez avec confusion et saisissement. Le prince se ressouvint de toutes les fautes qu’il avait commises ; et trop faible pour expliquer avec force ce qu’il en sentait, il emprunta la voix de son confesseur pour en demander pardon au monde, à ses domestiques, et à ses amis. On lui répondit par des sanglots : ah ! répondez-lui maintenant en profitant de cet exemple. Les autres devoirs de la religion furent accomplis avec la même piété et la même présence d’esprit. Avec quelle foi, et combien de fois pria-t-il le Sauveur des âmes, en baisant la croix, que son sang répandu pour lui ne le fût pas inutilement ! C’est ce qui justifie le pécheur ; c’est ce qui soutient le juste ; c’est ce qui rassure le chrétien. Que dirai-je des saintes prières des agonisants, où, dans les efforts que fait l’Église, on entend ses vœux les plus empressés, et comme les derniers cris, par où cette sainte mère achève de nous enfanter à la vie céleste ? Il se les fit répéter trois fois, et il y trouva toujours de nouvelles consolations. En remerciant ses médecins : Voilà, dit-il, maintenant mes vrais médecins : il montrait les ecclésiastiques dont il écoutait les avis, dont il continuait les prières, les psaumes toujours à la bouche, la confiance toujours dans le cœur. S’il se plaignit, c’était seulement d’avoir si peu à souffrir pour expier ses péchés : sensible jusqu’à la fin à la tendresse des siens, il ne s’y laissa jamais vaincre ; et au contraire il craignait toujours de trop donner à la nature. Que dirai-je de ses derniers entretiens avec le duc d’Enghien ? Quelles couleurs assez vives pourraient vous représenter et la constance du père et les extrêmes douleurs du fils ? D’abord, le visage en pleurs, avec plus de sanglots que de paroles, tantôt la bouche collée sur ces mains victorieuses et maintenant défaillantes, tantôt se jetant entre ces bras et dans ce sein paternel, il semble, par tant d’efforts, vouloir retenir ce cher objet de ses respects et de ses tendresses. Les forces lui manquent ; il tombe à ses pieds. Le prince, sans s’émouvoir, lui laisse reprendre ses esprits ; puis, appelant la duchesse sa belle-fille, qu’il voyait aussi sans parole et presque sans vie, avec une tendresse qui n’eut rien de faible, il leur donne ses derniers ordres, où tout respirait la piété. Il les finit en les bénissant avec cette foi et avec ces vœux que Dieu exauce, et en bénissant avec eux, ainsi qu’un autre Jacob, chacun de leurs enfants en particulier ; et on vit de part et d’autre tout ce qu’on affaiblit en le répétant. Je ne vous oublierai pas, ô prince, son cher neveu, et comme son second fils, ni le glorieux témoignage qu’il a rendu constamment à votre mérite, ni ses tendres empressements, et la lettre qu’il écrivit en mourant, pour vous rétablir dans les bonnes grâces du roi, le plus cher objet de vos vœux, ni tant de belles qualités qui vous ont fait juger digne d’avoir si belle vie. Je n’oublierai pas non plus les bontés du roi, qui prévinrent les désirs du prince mourant, ni les généreux soins du duc d’Enghien, qui ménagea cette grâce, ni le gré que lui sut le prince d’avoir été si soigneux, en lui donnant cette joie, d’obliger un si cher parent. Pendant que son cœur s’épanche, et que sa voix se ranime en louant le roi, le prince de Conti arrive pénétré de reconnaissance et de douleur. Les tendresses se renouvellent : les deux princes ouïrent ensemble ce qui ne sortira jamais de leur cœur ; et le prince conclut, en leur confirmant qu’ils ne seraient jamais ni grands hommes, ni grands princes, ni honnêtes gens, qu’autant qu’ils seraient gens de bien, fidèles à Dieu et au roi. C’est la dernière parole qu’il laissa gravée dans leur mémoire ; c’est, avec la dernière marque de sa tendresse, l’abrégé de leurs devoirs. Tout retentissait de cris, tout fondait en larmes ; le prince seul n’était pas ému, et le trouble n’arrivait pas dans l’asile où il s’était mis. O Dieu ! vous étiez sa force, son inébranlable refuge, et, comme disait David, ce ferme rocher où s’appuyait sa constance. Puis-je taire durant ce temps ce qui se faisait à la cour, et en la présence du roi ? Lorsqu’il y fit lire la dernière lettre que lui écrivait ce grand homme, et qu’on y vit, dans les trois temps que marquait le prince, ses services qu’il y passait si légèrement au commencement et à la fin de sa vie, et dans le milieu ses fautes dont il faisait une si sincère reconnaissance, il n’y eut cœur qui ne s’attendrît à l’entendre parler de lui-même avec tant de modestie ; et cette lecture, suivie des larmes du roi, fit voir ce que les héros sentent les uns pour les autres. Mais lorsqu’on vint à l’endroit du remerciment, où le prince marquait qu’il mourait content, et trop heureux d’avoir encore assez de vie pour témoigner au roi sa reconnaissance, son dévouement, et, s’il l’osait dire, sa tendresse, tout le monde rendit témoignage à la vérité de ses sentiments ; et ceux qui l’avaient ouï parler si souvent de ce grand roi dans ses entretiens familiers pouvaient assurer que jamais ils n’avaient rien entendu ni de plus respectueux et de plus tendre pour sa personne sacrée, ni de plus fort pour célébrer ses vertus royales, sa piété, son courage, son grand génie, principalement à la guerre, que ce qu’en disait ce grand prince avec aussi peu d’exagération que de flatterie. Pendant qu’on lui rendait ce beau témoignage, ce grand homme n’était plus. Tranquille entre les bras de son Dieu, où il s’était une fois jeté, il attendait sa miséricorde et implorait son secours, jusqu’à ce qu’il cessa enfin de respirer et de vivre. C’est ici qu’il faudrait laisser éclater ses justes douleurs à la perte d’un si grand homme : mais, pour l’amour de la vérité et à la honte de ceux qui la méconnaissent, écoutez encore ce beau témoignage qu’il lui rendit en mourant. Averti par son confesseur que, si notre cœur n’était pas encore entièrement selon Dieu, il fallait, en s’adressant à Dieu même, obtenir qu’il nous fît un cœur comme il le voulait, et lui dire avec David ces tendres paroles : O Dieu, créez en moi un cœur pur[223] : à ces mots le prince s’arrête, comme occupé de quelque grande pensée ; puis, appelant le saint religieux qui lui avait inspiré ce beau sentiment : Je n’ai jamais douté, dit-il, des mystères de la religion, quoi qu’on ait dit. Chrétiens, vous l’en devez croire ; et dans l’état où il est, il ne doit plus rien au monde que la vérité. Mais, poursuivit-il, j’en doute moins que jamais. Que ces vérités, continuait-il avec une douceur ravissante, se démêlent et s’éclaircissent dans mon esprit ! Oui, dit-il, nous verrons Dieu comme il est, face à face. Il répétait en latin avec un goût merveilleux ces grands mots[224] : Sicuti est, facie ad faciem, et on ne se lassait point de le voir dans ce doux transport. Que se faisait-il dans cette âme ? quelle nouvelle lumière lui apparaissait ? quel soudain rayon perçait la nue, et faisait comme évanouir en ce moment, avec toutes les ignorances des sens, les ténèbres mêmes, si je l’ose dire, et les saintes obscurités de la foi ? Que devinrent alors ces beaux titres dont notre orgueil est flatté ? Dans l’approche d’un si beau jour, et dès la première atteinte d’une si vive lumière, combien promptement disparaissent tous les fantômes du monde ! que l’éclat de la plus belle victoire paraît sombre ! qu’on en méprise la gloire, et qu’on veut de mal à ces faibles yeux qui s’y sont laissés éblouir !
[223] Ps. L, 12.
[224] 1 Joan. III, 2 ; 1 Cor. XIII, 12.
Venez, peuples, venez maintenant ; mais venez plutôt, princes et seigneurs ; et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les portes du ciel ; et vous, plus que tous les autres, princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d’un nuage ; venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant : et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de vous commander ? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant : Voilà celui qui nous menait dans les hasards ; sous lui se sont formés tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers honneurs de la guerre : son ombre eût pu encore gagner des batailles ; et voilà que dans son silence son nom même nous anime ; et ensemble il nous avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de la terre il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre d’eau donné en son nom plus que tous les autres ne feront jamais tout votre sang répandu, et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant. Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il a bien voulu mettre au rang de ses amis ? Tous ensemble, en quelque degré de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau ; versez des larmes avec des prières ; et admirant dans un si grand prince une amitié si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un cher entretien ! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus ! et que sa mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et d’exemple ! Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire ; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi ; et ravi d’un si beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c’est notre foi[225]. Jouissez, prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint !
[225] Joan. V, 4.
Nous donnons ci-après quelques extraits des sermonnaires, qui, après Bossuet, ont mérité d’être mis au nombre de nos meilleurs prédicateurs.
Bourdaloue. — Louis Bourdaloue, de la Société de Jésus, né à Bourges, en 1632, mort en 1704, débuta dans les chaires de Paris en 1669 et succéda à Bossuet, comme prédicateur de la cour en 1670. Le succès de sa puissante dialectique, si nous en croyons les témoignages contemporains, éclipsa un instant la gloire de Bossuet. « La Bourdaloue, écrivait Madame de Sévigné, frappe comme un sourd, disant des vérités à bride abattue. Sauve qui peut, il va toujours droit son chemin. » Outre ses quatre-vingt-cinq Sermons, il composa plusieurs Panégyriques et deux Oraisons funèbres dont celle du prince de Condé. Bourdaloue est, incontestablement, notre deuxième orateur sacré.
Fléchier. — Esprit Fléchier, né à Pernes (Comtat d’Avignon) en 1632, évêque de Nîmes, mort en 1710, passa, de son vivant, pour un maître de l’oraison funèbre. Les plus célèbres, celles de Madame de Montausier (1672) et de Turenne (1676), sont de bons morceaux de rhétorique.
Massillon. — Jean-Baptiste Massillon, de l’Oratoire, né à Hyères en 1663, mort en 1742, prêcha à la cour avec le plus grand succès. Il prononça l’Oraison funèbre de Louis XIV. Son Petit Carême (dix sermons) demeure célèbre.
Lacordaire, Henri-Dominique (1802-1861).
LE VRAI REPENTIR
« Supprimez toutes les paroles inutiles et convertissez-vous solidement. » Ainsi parlaient les prophètes, exhortant à la pénitence le peuple de Dieu ; et c’est, pécheur à qui je parle, le ministère dont je m’acquitte aujourd’hui… Entrons dans le détail : il n’y aura rien qui ne convienne à la chaire.
Vous êtes un homme du monde, un homme distingué par votre naissance, mais dont les affaires (ce qui n’est aujourd’hui que trop commun) sont dans la confusion et dans le désordre. Que ce soit par un malheur ou par votre faute, ce n’est pas là maintenant de quoi il s’agit. Or, dans cet état, ce qui vous porte à mille péchés, c’est une dépense qui excède vos forces et que vous ne soutenez que parce que vous ne voulez pas vous régler, et par une fausse gloire que vous vous faites de ne pas déchoir. Car de là les injustices, de là les duretés criantes envers de pauvres créanciers que vous désolez ; envers de pauvres marchands aux dépens de qui vous vivez ; envers de pauvres artisans que vous faites languir ; envers de pauvres domestiques dont vous retenez le salaire. De là ces frivoles et trompeuses promesses de vous acquitter ; ces abus de votre crédit, et ces chicanes infinies pour éloigner un payement ou pour l’éluder. De là ces dettes éternelles qui, en ruinant les autres, vous damnent vous-même. Retranchez cette dépense ; et, si vous voulez que je sois bien persuadé de la vérité de votre contrition, ayant peu, passez-vous de peu. Ne vous mesurez pas par ce que vous êtes, mais par ce que vous pouvez. Otez-moi ce luxe d’habits, cette superfluité de train, cette vanité d’équipage, cette curiosité de meubles. Réduit à la disette et à une triste indigence, supportez-la, mais supportez-la en chrétien ; et, puisqu’il le faut, faites-vous-en un mérite et une vertu. Sans cela, en vain pleurez-vous votre péché ; en vain formez-vous mille repentirs, ou plutôt en vain les témoignez-vous : ces repentirs ce sont des paroles, et Dieu vous demande des effets.
Vous aimez le jeu, et ce qui perd votre conscience, c’est ce jeu-là même, un jeu sans mesure et sans règle ; un jeu qui n’est plus pour vous un divertissement, mais une occupation, mais une profession, mais un trafic, mais une attache et une passion, mais, si j’ose ainsi parler, une rage et une fureur ; un jeu dont on peut bien dire, à la lettre, que c’est un abîme qui attire un autre abîme ou même cent autres abîmes. Car de là viennent ces innombrables péchés qui en sont les suites ; de là l’oubli de vos devoirs ; de là le dérèglement de votre maison ; de là le pernicieux exemple que vous donnez à vos enfants, de là la dissipation de vos revenus ; de là ces tricheries indignes et, s’il m’est permis d’user d’un terme plus fort, ces friponneries que cause l’avidité du gain ; de là ces emportements, ces jurements, ces désespoirs dans la perte ; de là cette disposition à tout, et peut-être au crime pour trouver de quoi fournir au jeu. Retranchez ce jeu ; et, parce qu’il est bien plus aisé de le quitter absolument que de le modérer, quittez-le : faites-en une déclaration publique ; donnez à Dieu une preuve de la sincérité de votre contrition, en coupant la racine du mal ; et, pour vous assurer vous-même que vous ne voulez plus pécher, imposez-vous la loi de ne plus jouer. Sans cela, vous aurez beau dire comme le publicain de l’Évangile : « Seigneur, soyez-moi propice ; je reconnais mon péché » ; votre voix est la voix de Jacob, mais vos mains sont les mains d’Esaü.
Enfin examinez-vous devant Dieu, et, juge équitable de vous-même, défait de toute prévention, voyez ce qui sert de sujet au péché ; mais voyez-le préparé et résolu à n’en excepter rien, à n’en retenir rien dans le sacrifice que vous en devez faire. Voilà par où vous connaîtrez si vous êtes pénitent.
(Sermon sur la pénitence.)

BOURDALOUE.
Portrait d’après Jouvenet.
L’HYPOCRISIE
Comme la fausse piété et la vraie ont je ne sais combien d’actions qui leur sont communes ; comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tout semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là, à moins qu’on n’y apporte toutes les précautions d’une charité prudente, exacte et bien intentionnée, ce que le libertinage n’est en position de faire. Et voilà, chrétiens, ce qui est arrivé, lorsque des esprits profanes, et bien éloignés de vouloir entrer dans les intérêts de Dieu, ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non point pour en réformer l’abus, ce qui n’est point de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter, en concevant et faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre et à la risée publique un hypocrite imaginaire, ou même, si vous voulez, un hypocrite réel, et tournant dans sa personne les choses les plus saintes en ridicule, la crainte des jugements de Dieu, l’horreur du péché, les pratiques les plus louables en elles-mêmes et les plus chrétiennes. Voilà ce qu’ils ont affecté, mettant dans la bouche de cet hypocrite des maximes de religion faiblement soutenues, au même temps qu’ils les supposaient fortement attaquées ; lui faisant blâmer les scandales du siècle d’une manière extravagante ; le représentant consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur des points moins importants, où toutefois il le faut être, pendant qu’il se portait d’ailleurs aux crimes les plus énormes ; le montrant sous un visage de pénitent qui ne servait qu’à couvrir ses infamies ; lui donnant, selon leur caprice, un caractère de piété la plus austère, ce semble, et la plus exemplaire, mais dans le fond, la plus mercenaire et la plus lâche.
Damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, pour leur ôter la liberté de se déclarer en faveur de la vertu !…
(Sermon sur l’Hypocrisie.)
LA PAIX CHRÉTIENNE
C’est un abus, Chrétiens, dont il est important que nous nous détrompions, de se figurer que notre foi soit une foi ignorante, qu’elle soit une foi imprudente, qu’elle soit même une foi aveugle en toutes matières, comme les Manichéens voulaient le persuader à saint Augustin, pour le détourner du parti catholique. Non, cette foi surnaturelle dans son objet, dans son motif et dans son principe, n’est point une foi ignorante, puisque, avant de croire, il nous est permis de nous éclairer si la chose est révélée de Dieu ou si elle ne l’est pas. Et en cela je puis dire, sans parler témérairement, que la foi qui me fait chrétien, tout obéissante qu’elle est, ne laisse pas d’être raisonnable, et qu’en sacrifiant même ma raison elle se réserve toujours le pouvoir de raisonner. J’avoue qu’elle ne peut plus raisonner quand elle connaît une fois que c’est Dieu qui parle, parce que Dieu ne prétend pas nous rendre compte de ce qu’il a fait, ni de ce qu’il a dit ; mais il ne veut pas aussi que nous lui donnions créance sans raison et sans discernement, puisqu’il nous défend au contraire de croire à tout esprit, et qu’un des écueils qu’il veut que nous évitions le plus, est de nous exposer indiscrètement à prendre la parole d’un homme pour la sienne. Voilà pourquoi il nous permet, ou, pour mieux dire, il nous commande de raisonner, n’estimant pas, dit saint Jérôme, qu’il soit indigne de sa grandeur d’en passer par une telle épreuve, Probate spiritus si ex Deo sint ; et de se soumettre en un sens à notre raison, avant que d’obliger notre raison à se soumettre à lui. Et c’est ce que le prince des apôtres a si bien exprimé dans ces deux mystérieuses paroles, lorsqu’il nous exhorte à devenir par la foi comme des enfants, mais comme des enfants raisonnables. Il semble, dit saint Augustin, qu’il y ait en cela de la contradiction ; car si nous sommes des enfants, comment pouvons-nous être raisonnables, et si nous sommes raisonnables, comment pouvons-nous être des enfants ? Mais ce qui est impossible dans l’ordre de la nature, est le devoir le plus naturel et le plus intelligible dans l’ordre de la grâce. Car c’est-à-dire que par la foi nous devons être comme des enfants, pour ne plus raisonner avec Dieu, quand il lui a plu de s’expliquer et de se déclarer à nous ; mais que nous devons être raisonnables pour discerner si ce que l’on nous propose est de Dieu ou de quelqu’un autorisé de Dieu : en un mot que nous devons être raisonnables avant la foi, et non pas dans l’exercice actuel de la foi ; raisonnables pour les préliminaires de la religion et non pas pour l’acte essentiel de la religion ; raisonnables pour apprendre à croire, et non pas pour croire en effet. Or ce tempérament et ce mélange de raison et de foi, de raison et de religion, de raison et d’obéissance, c’est en quoi consiste le repos d’un esprit judicieux et bien sensé.
Ce n’est pas assez : notre foi n’est pas imprudente, puisqu’elle est fondée sur des motifs qui ont convaincu les premiers hommes du monde, qui ont persuadé les esprits les plus délicats, qui ont converti les plus libertins et les plus impies, et qui ont fait dire à saint Augustin qu’il n’y avait qu’une folie extrême qui pût résister à l’Évangile. Ne serait-il pas bien étonnant que ce qui a paru folie à ce docteur de l’Église nous parût sagesse, et qu’on appelât imprudence ce qu’il a regardé comme la souveraine raison. Enfin notre foi n’est point une foi aveugle en toute matière, puisque à l’obscurité des mystères qu’elle nous révèle, elle joint une espèce d’évidence, et c’est l’évidence de la révélation de Dieu. Concevez, s’il vous plaît, ma pensée. Je dis une espèce d’évidence, parce qu’après les motifs qui m’engagent à croire, par exemple, l’incarnation ou la résurrection de Jésus-Christ, quoique le mystère d’un Dieu fait homme, le mystère d’un Homme-Dieu ressuscité, me soit obscur en lui-même, la révélation de ce mystère ne me l’est pas. En effet, si, pour confirmer la vérité de ce mystère, Dieu, au moment que je parle, faisait un miracle à mes yeux, il me serait évident que ce mystère m’est révélé de Dieu et cette évidence ne répugnerait ni à sa qualité ni au mérite de ma foi.
Or j’ai des motifs plus forts et plus pressants pour m’en convaincre que si j’avais vu ce miracle, et je puis dire, aussi bien que le plus saint de nos rois, qu’il ne me faut point de miracle, parce que la voix de l’Église, celle des prophètes, et tant d’autres témoignages ont quelque chose de plus authentique pour moi. Pourquoi donc ne conclurais-je pas que j’ai comme une évidence de la révélation divine au milieu des ténèbres de la foi ? Or, cela, joint à tout le reste, achève de calmer mon esprit.
Au contraire, si je sors des voies de la foi, de ces voies simples et droites, je tombe dans un labyrinthe où je ne fais que tourner, que me fatiguer, sans trouver jamais d’issue. Il faut pour y renoncer, à cette foi, que je me porte aux plus dures extrémités : à ne plus reconnaître de sauveur Homme-Dieu, à démentir tous les prophètes qui l’ont promis, à m’inscrire en faux contre toutes les Écritures, à traiter tous les évangélistes d’imposteurs, à combattre tous les miracles de Jésus-Christ, à contredire tous les historiens sacrés et profanes. Or, pour en venir là et pour y demeurer, quels combats n’y a-t-il pas à soutenir, et de quels flots de pensées un esprit ne doit-il pas être agité ?
(Sermon sur la paix chrétienne.)
DE LA MÉDISANCE
D’où vient qu’aujourd’hui la médisance s’est rendue si agréable dans les entretiens et dans les conversations du monde ? Pourquoi emploie-t-elle tant d’artifices et cherche-t-elle tant de tours ? Ces manières de s’insinuer, cet air enjoué qu’elle prend, ces bons mots qu’elle étudie, ces termes dont elle s’enveloppe, ces équivoques dont elle s’applaudit, ces louanges suivies de certaines restrictions et de certaines réserves, ces réflexions pleines d’une compassion cruelle, ces œillades qui parlent sans parler, et qui disent bien plus que les paroles mêmes : pourquoi tout cela ? le Prophète nous l’apprend : Os tuum abundavit malitia, et lingua tua concinnabat dolos. Votre bouche était remplie de malice, mais votre langue savait parfaitement l’art de déguiser cette malice et de l’embellir ; car quand vous aviez des médisances à faire, c’était avec tant d’agrément, que l’on se sentait même charmé de les entendre : Et lingua tua concinnabat dolos. Quoique ce fussent communément des mensonges, ces mensonges, à force d’être parés et ornés, ne laissaient pas de plaire et, par une funeste conséquence, de produire leurs pernicieux effets : Et lingua tua concinnabat dolos. Or, en quelle vue le médisant agit-il ainsi ? Ah ! mes frères, répond saint Chrysostome, parce qu’autrement la médisance n’aurait pas le front de se montrer ni de paraître. Étant d’elle-même aussi lâche qu’elle est, on n’aurait pour elle que du mépris, si elle se faisait voir dans son naturel ; et voilà pourquoi elle se farde aux yeux des hommes, mais d’une manière qui la rend encore plus méprisable et plus criminelle aux yeux de Dieu.
Allons encore plus loin : ce qui met le comble à la lâcheté de ce vice, c’est que, non content de vouloir plaire et de s’ériger en censeur agréable, il veut même passer pour honnête, pour charitable, pour bien intentionné ; car voilà l’un des abus les plus ordinaires. Permettez-moi de vous le faire observer, et d’entrer avec vous dans le détail de vos mœurs, puisqu’il est vrai de ce péché ce que saint Augustin disait des hérésies, qu’on ne les combat jamais mieux qu’en les faisant connaître. Voilà, dis-je, l’un des abus de notre siècle. On a trouvé moyen de consacrer la médisance, de la changer en vertu, et même dans une des plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu : c’est-à-dire qu’on a trouvé le moyen de déchirer et de noircir le prochain non plus par haine ni par emportement de colère, mais par maxime de piété et pour l’intérêt de Dieu. Il faut humilier ces gens-là, dit-on, et il est du bien de l’Église de flétrir leur réputation et de diminuer leur crédit. Cela s’établit comme un principe : là-dessus on se fait une conscience, et il n’y a rien qu’on ne se croie permis par un si haut motif. On invente, on exagère, on empoisonne les choses, on ne les rapporte qu’à demi ; on fait valoir ses préjugés comme des vérités incontestables, on débite cent faussetés, on confond le général avec le particulier ; ce qu’un a mal dit, on le fait dire à tous ; et ce que plusieurs ont bien dit, on ne le fait dire à personne[226] : et tout cela encore une fois, pour la gloire de Dieu. Car cette direction d’intention rectifie tout cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier une équivoque ; mais elle est plus que suffisante pour rectifier une calomnie, quand on est persuadé qu’il y va du service de Dieu.
[226] Allusion aux Provinciales de Pascal.
(Sermon sur la médisance.)
LA PASSION DU JEU
Quel spectacle de voir un cercle de gens occupés d’un jeu qui les possède et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit et de tous les désirs de leur cœur ! Quels regards fixes et immobiles ! quelle attention ! Il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois les interrompre, surtout si l’envie du gain s’y mêle. Or, elle y entre presque toujours. De quels mouvements divers l’âme est-elle agitée, selon les caprices du hasard ! De là, les dépits secrets et les mélancolies ; de là, les aigreurs et les chagrins, les désolations et les désespoirs, les colères et les transports, les blasphèmes et les imprécations. Je n’ignore pas ce que la politesse du siècle nous a là-dessus appris : que, sous un froid affecté et sous un air de dégagement et de liberté prétendue, elle nous enseigne à cacher tous les sentiments et à les déguiser ; qu’en cela consiste un des premiers mérites du jeu, et que c’est ce qui en fait la plus belle réputation. Mais, si ce visage est serein, l’orage est-il moins violent dans le cœur ? et n’est-ce pas alors une double peine que de la ressentir tout entière au dedans, et d’être obligé, par je ne sais quel honneur, de la dissimuler au dehors ? Voilà ce que le monde appelle divertissement, mais ce que j’appelle, moi, passion, et une des plus tyranniques et des plus criminelles passions. Et de bonne foi, mes chers auditeurs, pouvez-vous vous persuader que Dieu l’ait ainsi entendu, quand il vous a permis certaines distractions et certains délassements ? Lui qui est la raison même, peut-il approuver un jeu qui blesse toute la raison ? et lui, qui est la règle par essence, peut-il vous permettre un jeu où tout est déréglé ? Il vaut mieux jouer, dites-vous, que de parler du prochain, que de former des intrigues, que d’abandonner son esprit à des idées dangereuses. Beau prétexte, à quoi je réponds qu’il ne faut ni parler du prochain, ni former des intrigues, ni donner entrée dans votre esprit à des idées dangereuses, ni jouer sans mesure et à l’excès, comme vous faites. Quand votre vie serait exempte de tous les autres désordres, ce serait toujours assez de celui-ci pour vous condamner.
(Sermon sur les Divertissements du monde.)
RICHES ET PAUVRES
Combien de pauvres sont oubliés ! combien demeurent sans secours et sans assistance ! Oubli d’autant plus déplorable que, de la part des riches, il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m’explique : combien de malheureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté et que l’on ne soulage pas, parce qu’on ne les connaît pas, et qu’on ne veut pas les connaître ! Si l’on savait l’extrémité de leurs besoins, on aurait pour eux, malgré soi, sinon de la charité, au moins de l’humanité. A la vue de leur misère, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses délicatesses, on se reprocherait ses folles dépenses, et l’on s’en ferait avec raison des crimes. Mais parce qu’on ignore ce qu’ils souffrent, parce qu’on ne veut pas s’en instruire, parce qu’on craint d’en entendre parler, parce qu’on les éloigne de sa présence, on croit en être quitte en les oubliant ; et, quelque extrêmes que soient leurs maux, on y devient insensible.
Combien de véritables pauvres, que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient pas, sans qu’on se donne et qu’on veuille se donner la peine de discerner s’ils le sont en effet ! Combien de pauvres dont les gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, et dont on ne veut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter ! Combien de pauvres abandonnés ! Combien de désolés dans les prisons ! Combien de languissants dans les hôpitaux ! Combien de honteux dans les familles particulières ! Parmi ceux qu’on connaît pour pauvres, et dont on ne peut ni ignorer ni même oublier le douloureux état, combien sont négligés ! combien sont durement traités, combien manquent de tout, pendant que le riche est dans l’abondance, dans le luxe, dans les délices ! S’il n’y avait point de jugement dernier, voilà ce que l’on pourrait appeler le scandale de la Providence, la patience des pauvres outragée par la dureté et par l’insensibilité des riches.
(Sermon pour le Jugement dernier.)
JULIE D’ANGENNES
Il y a une noblesse d’esprit plus glorieuse que celle du sang, qui inspire des sentiments généreux et une louable émulation, et qui fait descendre, par une heureuse suite d’exemples, les vertus des pères dans les enfants. La sage Julie d’Angennes semblait avoir recueilli cette succession spirituelle ; et cette gloire qui donne ordinairement de l’orgueil et de la fierté, ne lui donna que des sentiments modestes et des désirs ardents d’assister ceux qui pouvaient avoir besoin de son secours.
Que si elle sut régler les mouvements de son cœur, elle ne régla pas moins les mouvements de son esprit. Qui ne sait qu’elle fut admirée dans un âge où les autres ne sont pas encore connues ; qu’elle eut de la sagesse en un temps où l’on n’a presque pas encore de la raison ; qu’on lui confia les secrets les plus importants dès qu’elle fut en âge de les entendre ; que son naturel heureux lui tint lieu d’expérience dès ses plus tendres années, et qu’elle fut capable de donner des conseils en un temps où les autres sont à peine capables d’en recevoir ?…
Vous dirai-je qu’elle pénétrait dès son enfance les défauts les plus cachés des ouvrages d’esprit et qu’elle en discernait les traits les plus délicats ; que personne ne savait mieux estimer les choses louables, ni mieux louer ce qu’elle estimait ; qu’on gardait ses lettres comme le vrai modèle des pensées raisonnables et de la pureté de notre langue ? Souvenez-vous de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Artenice, où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. Ce fut là que, tout enfant qu’elle était, elle se fit admirer de ceux qui étaient eux-mêmes l’ornement et l’admiration de leur siècle.
Il est assez ordinaire aux personnes à qui le ciel a donné de l’esprit et de la vivacité d’abuser des grâces qu’elles ont reçues. Elles se piquent de briller dans les conversations, de réduire tout à leur sens et d’exercer un empire tyrannique sur les opinions. L’affectation, la hauteur, la présomption corrompent leurs plus beaux sentiments ; et l’esprit qui les retiendrait dans les bornes de la modestie, s’il était solide, les porte ou à des singularités bizarres, ou à une vanité ridicule, ou à des indiscrétions dangereuses. A-t-on jamais remarqué la moindre apparence de ces défauts en celle dont nous faisons aujourd’hui l’éloge ? Y eut-il jamais un esprit plus doux, plus facile, plus accommodant ? Se fit-elle jamais craindre dans les compagnies ? Était-elle éloignée de la cour, on eût dit qu’elle était née pour les provinces. Sortait-elle des provinces, on voyait bien qu’elle était faite pour la cour. Elle se servait toujours de ses lumières pour connaître la vérité des choses et pour entretenir la charité, et croyait que c’était n’avoir point d’esprit que de ne pas l’employer ou à s’instruire de ses devoirs, ou à vivre en paix avec le prochain.
(Oraison funèbre de Mme de Montausier.)
ORAISON FUNÈBRE DE TURENNE
Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies multos, et dixerunt : Quomodo cecidit potens qui salvum faciebat populum Israel ? Tout le peuple le pleura amèrement ; et, après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour déplorer la mort du sage et vaillant Macchabée. Cet homme, qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, qui couvrait son camp du bouclier et forçait celui des ennemis avec l’épée, qui donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle ; cet homme, qui défendait les villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels les dieux des nations étrangères : cet homme, que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie ; ce vaillant homme, poussant enfin avec un courage invincible les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? » A ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : « Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? »
Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle l’Écriture celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et l’autre sont semblables ; et il ne manque aujourd’hui à ce dernier qu’un éloge digne de lui. Oh ! si l’esprit divin, l’esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui présentent la vertu et qui la persuadent tout ensemble, de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !
Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements d’une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très haut et très puissant prince Henri de la Tour-d’Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal général des camps et armées du roi, colonel général de la cavalerie légère ? Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de la vertu militaire : conduites d’armées, sièges de places, prises de villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consommés par une sage et noble patience ? Où peut-on trouver tant et de si puissants exemples, que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du prince et de Ia patrie ; grand dans l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la religion par sa piété ? Quel sujet peut inspirer des sentiments plus justes et plus touchants qu’une mort soudaine et surprenante, qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix.
L’HYPOCRISIE
Le monde est un grand théâtre, où chacun presque joue un personnage emprunté. Comme nous sommes pleins de passions, et que toutes les passions ont toujours quelque chose de bas et de méprisable, toute notre attention est d’en cacher la bassesse, et de nous donner pour ce que nous ne sommes pas ; l’iniquité est toujours trompeuse et dissimulée. Ainsi toute notre vie n’avait été qu’une suite de déguisements et d’artifices ; vos amis, même les plus sincères et les plus familiers, ne vous connaissaient qu’à demi ; vous échappiez à tout le monde, vous changiez de caractère, de sentiment, d’inclination, selon les conjonctures et le caractère de ceux à qui vous vouliez plaire : par là vous vous étiez fait une réputation d’habileté et de sagesse ; et on n’y verra qu’une âme vile, sans droiture, sans vérité, et dont la plus grande vertu avait été de cacher son indignité et sa bassesse.
Vous passiez pour ami fidèle, sincère, généreux ; on verra que vous étiez lâche, perfide, intéressé, sans foi, sans honneur, sans probité, sans conscience, sans caractère. Vous vous étiez donné pour une âme forte et au-dessus des faiblesses vulgaires ; et vous allez exposer les bassesses les plus humiliantes, et des endroits dont l’âme la plus vile mourrait de honte. On vous regardait dans le monde comme un homme intègre et d’une probité à l’épreuve dans l’administration de votre charge ; cette réputation vous avait peut-être attiré de nouveaux honneurs et la confiance publique ; vous abusiez cependant de la crédulité des hommes : ces dehors pompeux d’équité cachaient une âme inique et rampante. Vous paraissiez orné de sainteté et de justice ; vous vous étiez toujours revêtu de la ressemblance des justes ; on vous croyait l’ami de Dieu et l’observateur fidèle de sa loi ; et cependant votre cœur n’était pas droit devant le Seigneur ; vous couvriez sous le voile de la religion une conscience souillée et des mystères d’ignominie ; vous marchiez sur les choses saintes pour arriver plus sûrement à vos fins. Ah ! vous allez donc en ce jour de révélation détromper tout l’univers ; ceux qui vous avaient vu sur la terre, surpris de votre nouvelle destinée, chercheront l’homme de bien dans le réprouvé. L’espérance de l’hypocrite sera alors confondue ; vous aviez joui injustement de l’estime des hommes ; vous serez connu, et Dieu sera vengé.
(Avent.)
AVERTISSEMENT AUX RICHES
Le Seigneur n’exige pas de vous une partie de vos fonds et de vos héritages, quoiqu’ils lui appartiennent tout entiers, et qu’il ait le droit de vous en dépouiller ; il vous laisse tranquilles possesseurs de ces terres, de ces palais, qui vous distinguent dans votre peuple, et dont la piété de vos ancêtres enrichissait autrefois nos temples ; il ne vous ordonne pas, comme à ce jeune homme de l’Évangile, de renoncer à tout, de distribuer tout votre bien aux pauvres, et de le suivre : il ne vous fait pas une loi, comme autrefois aux premiers fidèles, de venir porter tous vos trésors aux pieds de vos pasteurs ; il ne vous frappe pas d’anathème, comme il frappa Ananie et Saphire, pour avoir osé seulement retenir une portion d’un bien qu’ils avaient reçu de leurs pères, vous qui ne devez peut-être qu’aux malheurs publics et à des gains odieux ou suspects l’accroissement de votre fortune ; il consent que vous appeliez les terres de vos noms, comme dit le prophète, et que vous transmettiez à vos enfants les possessions qui vous sont venues de vos ancêtres ; il veut seulement que vous en retranchiez une légère portion pour les infortunés qu’il laisse dans l’indigence ; il veut que, tandis que vous portez sur l’indécence et le faste de vos parures la nourriture d’un peuple entier de malheureux, vous ayez de quoi couvrir la nudité de ses serviteurs qui n’ont pas où reposer leur tête ; il veut que de ces tables voluptueuses, où vos grands biens peuvent à peine suffire à votre sensualité et aux profusions d’une délicatesse insensée, vous laissiez tomber quelques miettes pour soulager des Lazares pressés de la faim et de la misère ; il veut que, tandis qu’on verra sur les murs de vos palais des peintures d’un prix bizarre et excessif, votre revenu puisse suffire pour honorer les images vivantes de notre Dieu ; il veut enfin que, pendant que vous n’épargnerez rien pour satisfaire la fureur d’un jeu outré et que tout ira fondre dans ce gouffre, vous ne veniez pas supputer votre dépense, mesurer vos forces, nous alléguer la médiocrité de votre fortune et l’embarras de vos affaires, quand il s’agira de consoler l’affliction d’un chrétien. Il le veut, et n’a-t-il pas raison de le vouloir ? Quoi ! vous seriez riches pour le mal, et pauvres pour le bien ! Vos revenus suffiraient pour vous perdre, et ils ne suffiraient pas pour vous sauver et pour acheter le ciel ! Et parce que vous outrez l’amour de vous-mêmes, il vous serait permis d’être barbares envers vos frères !
Et certes, dites-moi : tandis que les villes et les campagnes sont frappées de calamités, que des hommes créés à l’image de Dieu et rachetés de tout son sang broutent l’herbe comme des animaux, et, dans leur nécessité extrême, vont chercher à travers les champs une nourriture que la terre n’a pas faite pour l’homme et qui devient pour eux une nourriture de mort, auriez-vous la force d’y être le seul heureux ? Tandis que la face de tout un royaume est changée, et que tout retentit de cris et de gémissements autour de votre demeure superbe, pourriez-vous conserver au dedans le même air de joie, de pompe, de sérénité, d’opulence ? Et où serait l’humanité, la raison, la religion ? Dans une république païenne, on vous regarderait comme un mauvais citoyen ; dans une société de sages et de mondains, comme une âme vile, sordide, sans noblesse, sans générosité, sans élévation ; et dans l’Église de Jésus-Christ, sur quel pied voulez-vous qu’on vous regarde ? Eh ! comme un monstre indigne du nom de chrétien que vous portez, de la foi dont vous vous glorifiez, des sacrements dont vous vous approchez, de l’entrée même de nos temples où vous venez, puisque ce sont là les symboles sacrés de l’union qui doit être parmi les fidèles.
(Sermon de l’Aumône.)
AUX GRANDS DU MONDE
Mes frères, ce n’est pas le hasard qui vous a fait naître grands et puissants. Dieu, dès le commencement des siècles, vous avait destinés à cette gloire temporelle, marqués du sceau de sa grandeur, et séparés de la foule par l’éclat des titres et des distinctions humaines. Que lui aviez-vous fait, pour être ainsi préférés au reste des hommes, et à tant d’infortunés surtout qui ne se nourrissent que d’un pain de larmes et d’amertume ? Ne sont-ils pas, comme vous, l’ouvrage de ses mains et rachetés du même prix ? N’êtes-vous pas sortis de la même boue ? N’êtes-vous pas peut-être chargés de plus de crimes ? Le sang dont vous êtes issus, quoique plus illustre aux yeux des hommes, ne coule-t-il pas de la même source empoisonnée qui a infecté tout le genre humain ? Vous avez reçu de la nature un nom plus glorieux ; mais en avez-vous reçu une âme d’une autre espèce et destinée à un autre royaume éternel que celle des hommes les plus vulgaires ? Qu’avez-vous au-dessus d’eux devant celui qui ne connaît de titres et de distinctions dans ses créatures que les dons de sa grâce ? Cependant Dieu, leur père comme le vôtre, les livre au travail, à la peine, à la misère et à l’affliction ; et il ne réserve pour vous que la joie, le repos, l’éclat et l’opulence : ils naissent pour souffrir, pour porter le poids du jour et de la chaleur, pour fournir de leurs peines et de leurs sueurs à vos plaisirs et à vos profusions ; pour traîner, si j’ose parler ainsi, comme de vils animaux, le char de votre grandeur et de votre indolence. Cette distance énorme que Dieu laisse entre eux et vous a-t-elle jamais été seulement l’objet de vos réflexions, loin de l’être de votre reconnaissance ? Vous vous êtes trouvés, en naissant, en possession de tous ces avantages ; et, sans remonter au souverain dispensateur des choses humaines, vous avez cru qu’ils vous étaient dus parce que vous en aviez toujours joui. Hélas ! vous exigez de vos créatures une reconnaissance si vive, si marquée, si soutenue, un assujettissement si déclaré de ceux qui vous sont redevables de quelques faveurs ; ils ne sauraient sans crime oublier un instant ce qu’ils vous doivent ; vos bienfaits vous donnent sur eux un droit qui vous les assujettit pour toujours : mesurez là-dessus ce que vous devez au Seigneur, le bienfaiteur de vos pères et de toute votre race. Quoi ! vos faveurs vous font des esclaves, et les bienfaits de Dieu ne lui feraient que des ingrats et des rebelles !
Ainsi, mes frères, plus vous avez reçu de lui, plus il attend de vous. Mais hélas ! cette loi de reconnaissance que tout ce qui vous environne vous annonce, et qui devrait être, pour ainsi dire, écrite sur les portes et sur les murs de vos palais, sur vos terres et sur vos titres, sur l’éclat de vos dignités et de vos vêtements, n’est point même écrite dans votre cœur ! Dieu reprendra ses propres dons, mes frères, puisque, loin de lui en rendre la gloire qui lui est due, vous les tournez contre lui-même : ils ne passeront point à votre postérité ; il transportera cette gloire à une race plus fidèle. Vos descendants expieront peut-être dans la peine et dans la calamité le crime de votre ingratitude ; et les débris de votre élévation seront comme un mouvement éternel où le doigt de Dieu écrira jusqu’à la fin l’usage injuste que vous en avez fait.
(Petit Carême.)
DEVOIRS DU ROI
Un prince n’est pas né pour lui seul ; il se doit à ses sujets. Les peuples, en l’élevant, lui ont confié la puissance et l’autorité, et se sont réservé, en échange, ses soins, son temps, sa vigilance. Ce n’est pas une idole qu’ils ont voulu se faire pour l’adorer, c’est un surveillant qu’ils ont mis à leur tête pour les protéger et pour les défendre ; ce ne sont pas de ces divinités inutiles qui ont des yeux et ne voient point, une langue et ne parlent point, des mains et n’agissent point ; ce sont de ces dieux qui les précèdent, comme parle l’Écriture, pour les conduire et les défendre. Ce sont les peuples qui, par l’ordre de Dieu, les ont faits tout ce qu’ils sont : c’est à eux à n’être ce qu’ils sont que pour les peuples.
Oui, sire, c’est le choix de la nation qui mit d’abord le sceptre entre les mains de vos ancêtres ; c’est elle qui les éleva sur le bouclier militaire et les proclama souverains. Le royaume devint ensuite l’héritage de leurs successeurs ; mais ils le durent originairement au consentement libre des sujets. Leur naissance seule les mit ensuite en possession du trône ; mais ce furent les suffrages publics qui attachèrent d’abord ce droit et cette prérogative à leur naissance. En un mot, comme la première source de leur autorité vient de nous, les rois n’en doivent faire usage que pour nous. Les flatteurs, sire, vous rediront sans cesse que vous êtes le maître, et que vous n’êtes comptable à personne de vos actions. Il est vrai que personne n’est en droit de vous en demander compte ; mais vous le devez à vous-même, et, si j’ose le dire, vous le devez à la France qui vous attend et à toute l’Europe qui vous regarde. Vous êtes le maître de vos sujets ; mais vous n’en aurez que le titre, si vous n’en avez pas les vertus : tout vous est permis ; mais cette licence est l’écueil de l’autorité, loin d’en être le privilège : vous pouvez négliger les soins de la royauté ; mais, comme ces rois fainéants si déshonorés dans nos histoires, vous n’aurez plus qu’un vain nom de roi, dès que vous n’en remplissez pas les fonctions augustes.
Ce n’est donc pas le souverain, c’est la loi, sire, qui doit régner sur les peuples : vous n’en êtes que le ministre et le premier dépositaire : c’est elle qui doit régler l’usage de l’autorité, et c’est par elle que l’autorité n’est plus un joug pour les sujets, mais une règle qui les conduit, un secours qui les protège, une vigilance paternelle qui ne s’assure leur soumission que parce qu’elle s’assure leur tendresse. Les hommes croient être libres quand ils ne sont gouvernés que par les lois ; leur soumission fait alors tout leur bonheur, parce qu’elle fait toute leur tranquillité et toute leur confiance. Les passions, les volontés injustes, les désirs excessifs et ambitieux que les princes mêlent à l’autorité, loin de l’étendre, l’affaiblissent ; ils deviennent moins puissants dès qu’ils veulent l’être plus que les lois ; ils perdent en croyant gagner : tout ce qui rend l’autorité injuste et odieuse l’énerve et la diminue.
(Petit Carême.)
LES MISÈRES DE L’AMBITION
L’ambitieux ne jouit de rien : ni de sa gloire, il la trouve obscure : ni de ses places, il veut monter plus haut ; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit au milieu de son abondance ; ni des hommages qu’on lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu’il est obligé de rendre lui-même ; ni de sa faveur, elle devient amère dès qu’il faut la partager avec ses concurrents ; ni de son repos, il est malheureux à mesure qu’il est obligé d’être plus tranquille : c’est un Aman[227], l’objet souvent des désirs et de l’envie publique, et qu’un seul honneur refusé à son excessive autorité rend insupportable à lui-même.
[227] Aman : favori d’Assuérus, roi de Perse.
L’ambition le rend donc malheureux ; mais de plus elle l’avilit et le dégrade. Que de bassesses pour parvenir ! Il faut paraître non pas tel qu’on est, mais tel qu’on nous souhaite. Bassesse d’adulation, on encense et on adore l’idole qu’on méprise ; bassesse de lâcheté, il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts et les recevoir presque comme des grâces ; bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi et ne penser que d’après les autres ; bassesse de dérèglement, devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui nous dépendons et entrer en part de leurs désordres pour participer plus sûrement à leurs grâces ; enfin, bassesse même d’hypocrisie, emprunter quelquefois les apparences de la piété, jouer l’homme de bien pour parvenir, et faire servir à l’ambition la religion même qui la condamne. Ce n’est point là une peinture imaginée ; ce sont les mœurs des cours, et l’histoire de la plupart de ceux qui y vivent.
NOUS N’AIMONS PAS DIEU
Vous tous, Messieurs, qui n’avez d’autre règle que les principes et les sentiments de la nature, parce que vous avez rejeté ceux du christianisme, vous tous sans exception, aimez-vous Dieu ? Est-il présent à votre esprit ? Vous élevez-vous vers lui par des actes positifs de bienveillance, d’actions de grâces, et même de simple souvenir ? Non, évidemment non, et moi tout comme vous, lorsque je n’avais en moi que la nature humaine, je vous le confesse, je n’aimais pas Dieu, je n’y pensais même pas. J’allais à mes joies et à mes affaires de jeune homme, laissant Dieu à ses affaires et à ses joies. Tel était mon état, tel est le vôtre, et cependant l’amour nous est si naturel, il est notre si proche parent, que rien ne nous est plus facile et plus nécessaire que d’aimer. Demain, vous vous lèverez ; il y aura dans l’air une douceur, un parfum de printemps ; les arbres seront mollement émus par le pressentiment d’une belle journée ; vous ouvrirez votre fenêtre, et un amour jaillira de tous vos sens pour aller au-devant de la nature et s’y enivrer d’air, de lumière et de chaleur. Près de vous, sur la pierre extérieure, une fleur vous regardera, une fleur que vous aurez vue naître dans le froid de l’hiver et que vous aurez exposée aux premiers rayons d’un plus doux soleil ; vous lui rendrez son regard, vous la rapprocherez de vous, et, tout inanimée qu’elle est et impropre à l’amour, vous lui ferez de vous à elle et d’elle à vous je ne sais quel commerce où le cœur ne sera pas étranger. Mais Dieu… Ah ! Dieu, moins que le vent, moins que l’air, moins que la lumière, moins que la petite fleur, vous n’y pensez pas. Qu’est-ce que Dieu ? Vous vieillirez ; votre jeunesse, en s’éloignant de vous, ne vous renverra plus que des souvenirs, tristes et fragiles images de vous-mêmes, et, les obscurcissements de l’âge vous gagnant toujours, il ne vous restera bientôt que des ruines sans amitiés. En ce temps-là, par quelque jour d’automne, quand la solitude devient plus dure au vieillard à cause des mélancolies du ciel, vous descendrez pesamment dans la rue, et, regardant çà et là, vous chercherez s’il n’y a point quelque pauvre animal abandonné comme vous et qui ait besoin d’un bon maître. Si la Providence vous l’envoie, vous le recueillerez doucement dans les pans de votre habit, et, le portant à votre foyer, vous lui ferez sa place comme à votre dernier ami, le dernier qui boira dans votre tasse et à qui vous donnerez de votre pain. Et si vous êtes pauvre, souffrant à la fois de l’âge et du besoin, il se formera entre la bête et vous une amitié d’autant plus forte et plus sacrée ; vous vous retrancherez de votre vie pour entretenir la sienne, et lui, vous réchauffant de sa jeunesse et de sa reconnaissance, tiendra votre cœur vivant jusqu’à son dernier soupir, jusqu’au jour où, tout étant achevé, vos restes s’en iront accompagnés de deux seules créatures, le prêtre et le chien, le prêtre pour vous bénir encore une fois au nom de Dieu, le chien pour vous pleurer au nom de la nature. Conclusion, Messieurs, il nous est plus aisé d’aimer un chien que d’aimer Dieu, c’est-à-dire que, par une incompréhensible ingratitude, Dieu nous est plus étranger que quoi que ce soit au monde.

R.-P. F. DOMINIQUE LACORDAIRE
dessiné d’après nature par H. Flandrin
(Bibliothèque Nationale)
L’ENFANCE DU GÉNÉRAL DROUOT
Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des Frères des écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l’entrée parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses oreilles et son esprit les inconvénients d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie ; et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait à ce rude soleil la lecture de Tite-Live ou de César.
Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries.
… La France avait besoin de soldats pour défendre son indépendance contre les conjurations de l’étranger. Sans alliés au dehors, bouleversée au dedans par la ruine subite de toutes ses traditions sociales, privée de la plus grande partie de son ancienne noblesse militaire, elle avait besoin de trouver dans les générations plébéiennes le talent, le courage, la confiance et l’héroïque fortune qui pouvaient seuls la sauver. Elle les trouva ; elle les trouva, non pas une fois et dans une heure d’exaltation, mais pendant vingt-cinq ans. Soit qu’elle prévînt ou qu’elle attendît les desseins de l’Europe, jamais, durant un quart de siècle, elle ne fut au-dessous de la tâche d’un peuple qui se défend contre tous. Il fallut que la nature s’armât contre elle en moissonnant d’un seul coup toutes ses vieilles bandes, et encore n’eût-elle pas succombé, si les circonstances intérieures de sa vie lui eussent laissé la même foi et la même ardeur qu’au commencement de cette gigantesque lutte. Drouot fut un des hommes que la Providence lui donna pour en soutenir l’effort ; il parut au premier coup de canon, il tira le dernier.
C’était durant l’été de 1793. Une nombreuse et florissante jeunesse se pressait à Châlons-sur-Marne dans une des salles de l’école d’artillerie. Le célèbre La Place y faisait, au nom du gouvernement, l’examen de cent quatre-vingts candidats au grade d’élève sous-lieutenant. La porte s’ouvre. On voit entrer une sorte de paysan, petit de taille, l’air ingénu, de gros souliers aux pieds et un bâton à la main. Un rire universel accueille le nouveau venu. L’examinateur lui fait remarquer ce qu’il croit être une méprise, et, sur sa réponse qu’il vient pour subir l’examen, il lui permet de s’asseoir. On attendait avec impatience le tour du petit paysan. Il vient enfin. Dès les premières questions, La Place reconnaît une fermeté d’esprit qui le surprend. Il pousse l’examen au delà de ses limites naturelles ; il va jusqu’à l’entrée du calcul infinitésimal : les réponses sont toujours claires, précises, marquées au coin d’une intelligence qui sait et qui sent. La Place est touché ; il embrasse le jeune homme et lui annonce qu’il est le premier de la promotion. L’école se lève tout entière, et accompagne en triomphe dans la ville le fils du boulanger de Nancy. Vingt ans après, La Place disait à l’Empereur : « Un des plus beaux examens que j’aie vu passer dans ma vie est celui de votre aide de camp, le général Drouot »…
LA CHARITÉ DU GÉNÉRAL DROUOT
Content de son sort, Drouat n’estimait pas qu’il y en eût de plus heureux, et il a dit quelquefois, dans les ouvertures qu’il faisait de son âme, qu’il devait à Dieu la grâce de n’avoir jamais rien envié. Mais si la pauvreté ne lui avait point appris la haine des riches et des grands, elle lui avait profondément inculqué l’amour des petits. Il redescendait vers eux comme vers sa source, et dès que la fortune commença à lui sourire, il prit la résolution de partager avec les pauvres les bénéfices de sa vie. C’est là le véritable signe de l’amour : quiconque ne partage pas, n’aime pas.
Le général Drouot fit son calcul. Il jugea qu’avec une petite maison, un petit jardin, et deux fois douze cents francs de rente, il serait, quoi qu’il advînt, au-dessus de tous ses besoins et de tous ses désirs. Il régla d’après ce point de vue sa dépense et ses économies ; il consacra le surplus à des actes ou à des fondations de charité. Toutes les dotations et gratifications qu’il reçut sous l’Empire passèrent à de bonnes œuvres, et il leur affecta constamment son traitement de la Légion d’honneur. Rentré dans la vie privée, son revenu annuel, composé de ses économies, de sa pension de retraite, de son indemnité comme donataire de l’Empire et de son traitement de la Légion d’honneur, finit par s’élever à environ douze mille francs. Il ne s’en réservait pour lui, infirme et aveugle, que deux mille quatre cents : c’était la somme qui lui avait paru, dès sa jeunesse, pouvoir suffire à toutes les nécessités de son existence et de sa position. Napoléon lui avait laissé deux cent mille francs par son testament ; il n’en reçut que soixante mille, par suite de la réduction des legs, et il les employa au soulagement d’anciens militaires dénués de secours. « Je suis heureux, écrivait-il, mille fois heureux d’avoir pu reconnaître les bienfaits de l’empereur en les répandant sur les soldats qui ont supporté les fatigues de nos longues guerres sans en recevoir la récompense, et surtout sur les braves vétérans de la garde qui ont suivi mon bienfaiteur à l’île d’Elbe, et qui lui ont donné tant de preuves de leur amour et de leur dévouement. »
La bonté de son cœur s’exerçait à l’égard des siens et des infortunes d’autrui. Il aimait tendrement ses frères et ses neveux, et leur en donna des preuves touchantes jusqu’à la fin de sa vie. Mais cet attachement naturel ne diminuait point ses entrailles pour les malheureux. Il les assistait bien souvent au delà de ses forces, et il écrivait un jour : « Lorsque mes ressources seront entièrement épuisées, ou bien qu’elles viendront à me manquer, je me présenterai à l’hospice Saint-Julien pour occuper moi-même un des lits que j’y ai fondés en faveur des vieux soldats. Si ce moment arrive, il ne sera certainement pas le moins doux de ma vie. »
Quelques mois avant sa mort, n’ayant plus rien à donner, il se souvint d’un grand uniforme qu’il conservait comme une sorte de relique de ses anciens jours. Il en fit découper et vendre les galons. Un de ses neveux lui en témoigna du regret, disant qu’il aurait eu du plaisir à le transmettre à ses enfants. « Mon neveu, répondit le général, je vous l’aurais donné volontiers : mais j’aurais craint que vos enfants, en voyant l’uniforme de leur oncle, ne fussent tentés d’oublier une chose qu’ils doivent se rappeler toujours, c’est qu’ils sont les petits-fils d’un boulanger »…
PERORAISON DE L’ÉLOGE FUNÈBRE DU GÉNÉRAL DROUOT
Sans doute, Messieurs, la nature du général Drouot était une nature admirablement douée. Mais si droite, si bonne, si grande qu’elle fût de son fonds, elle n’aurait point atteint le degré de perfection où elle est parvenue sans un principe supérieur aux pensées et aux affections de la terre. Lui-même a confessé hautement qu’il devait tout à Dieu, non pas au Dieu abstrait de la raison, mais au Dieu des chrétiens manifesté dans toute l’histoire par un commerce positif avec le genre humain. La vie entière de l’homme est une révélation de ce Dieu bon et puissant qui n’a pas voulu nous donner d’autre fin que lui-même, et qui nous attire incessamment au propre centre de sa lumière et de sa félicité. Nous n’entendons pas tous du premier coup cette voix supérieure qui parle à notre conscience et l’appelle par tous les événements dont nous sommes les témoins et les acteurs. Longtemps nous lui résistons ; longtemps nous prenons l’ombre des choses pour leur corps, et l’éternelle réalité pour une chimère. Quelquefois la mort seule déchire le bandeau qui couvre nos yeux, et nous fait apparaître, au dernier moment de notre liberté, les rivages que nous avons fuis. Le général Drouot avait été plus heureux. Quoique enfant d’un siècle léger, et avant d’avoir vu la grande révolution qui en illumina la fin, il avait sucé avec le lait de sa mère une foi qui avait été confirmée par la forte éducation du travail et de la pauvreté. Cette foi ne chancela pas un seul jour, et ne se cacha pas une seule fois. Sous la tente du soldat comme dans l’orgueil des palais, Drouot fut publiquement chrétien. Il lisait la Bible appuyé sur un canon ; il la relisait aux Tuileries dans l’embrasure d’une fenêtre. Cette lecture fortifiait son âme contre les dangers de la guerre et contre les faiblesses des cours. Quand Napoléon, sans détourner la tête, prononçait cette brève parole : « Drouot ! » l’aide de camp recommandait son âme à Dieu, partait à toute bride, et quelques minutes après, on le voyait précipiter au galop cinquante ou cent bouches à feu, qui, sans paraître s’arrêter, vomissaient la mort dans les rangs ennemis. Ou bien, descendant de cheval à côté des artilleurs inexpérimentés de 1813 et de 1814, il leur enseignait froidement la manœuvre à travers une grêle de boulets qui pleuvaient tout autour de l’héroïque leçon. Mais aussi, quand l’heure des hasards était passée, Drouot se retrouvait dans la parole ce qu’il avait été dans l’action, plein de mépris pour le mensonge comme il l’avait été pour la mort ; après s’être montré l’enfant du dieu des batailles, il se montrait l’enfant du dieu de la vérité. Il prenait hardiment l’intérêt du soldat, trop souvent sacrifié ; il méritait que l’Empereur l’appelât le Tribun du soldat aussi justement qu’il l’avait appelé le Sage de la Grande Armée…
Et maintenant, Messieurs, que nous avons achevé l’éloge du général Drouot en rendant grâces à Dieu qui nous l’avait donné, que reste-t-il, sinon de lui dire cette parole suprême, par où doivent se clore ici-bas toute vie, toute amitié, toute admiration ? Recevez-la, général ; recevez ce second adieu que nous avons voulu vous faire en présence des autels du Dieu véritable, devant les images et les réalités d’une foi qui vous fut commune avec nous. Il nous eût été facile d’appeler autour de votre tombeau les mânes chrétiens de vos anciens frères d’armes, et de mêler votre gloire avec la leur dans un spectacle solennel. Même nous eussions appelé le héros dont vous fûtes l’ami ; il n’eût pas dédaigné de venir à vos funérailles comme vous étiez venu à ses malheurs. Mais tant de pompe eût alarmé la chaste modestie de votre âme ; vous nous eussiez reproché de troubler pour vous la paix des morts et des grands souvenirs. Nous ne le ferons pas ; nous voulons obéir à vos vertus jusque dans la tombe qui les recouvre, et nous ne laisserons approcher de vous, dans cette heure sacrée, que les pauvres qui survivent à vos bienfaits, et que nous-mêmes qui survivons aux leçons de votre vie. Puissent ces leçons nous servir ! Puisse notre génération, incertaine encore dans ses voies, apprendre de vous la simplicité, la pauvreté, le désintéressement ! Puisse-t-elle, sur vos traces, demander très peu au monde pour son bonheur, et beaucoup à Dieu ! Et vous qui avez nourri ce grand homme, vieille terre de France et de Lorraine, conservez-en avec respect tout ce que l’éternité n’a pu vous ravir encore, jusqu’au jour où votre poudre, sanctifiée par la sienne, entendra la voix de Dieu, et où le général Drouot nous apparaîtra tel que nous le connûmes, soldat sans tache, capitaine habile et intrépide, ami fidèle de son prince, serviteur ardent et désintéressé de la patrie, solitaire stoïque, chrétien sincère, humble, chaste, aimant les pauvres jusqu’à se faire pauvre lui-même ; l’homme enfin le plus rare, sinon le plus accompli, que le dix-neuvième siècle ait présenté au monde dans la première moitié de son âge et de sa vocation.
PAGES | |
| Préface | |
| Oraison Funèbre de Henriette-Marie de France | |
| Oraison Funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre | |
| Oraison Funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche | |
| Oraison Funèbre d’Anne de Gonzague de Clèves | |
| Oraison Funèbre de Michel le Tellier | |
| Oraison Funèbre de Louis de Bourbon | |
APPENDICE | |
| Bourdaloue | |
| Fléchier | |
| Massillon | |
| Lacordaire | |
Imprimé et relié
pour la
Librairie Aristide Quillet
par
L’Imprimerie des Dernières Nouvelles
de Strasbourg