The Project Gutenberg eBook of La genèse de l'esprit national égyptien (1863-1882) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La genèse de l'esprit national égyptien (1863-1882) Author: Mohammed Sabry Contributor: Aḥmad ʻUrābī Release date: December 8, 2025 [eBook #77424] Language: French Original publication: Paris: Libraire Picart, 1924 Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by Google Books) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GENÈSE DE L'ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN (1863-1882) *** LA GENÈSE DE L’ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN DU MÊME AUTEUR OUVRAGES EN FRANÇAIS : =La Question d’Egypte= (Depuis Bonaparte jusqu’à la Révolution de 1919). =La Révolution Egyptienne= (D’après des documents authentiques et des photographies prises au cours de la Révolution), en 2 vol. (le 1er épuisé). — PRÉFACE DE M. AULARD Librairie Vrin, 6, place de la Sorbonne, Paris. OUVRAGES EN ARABE : =La Poésie Contemporaine= : I. — =Mahmoud Sami El-Baroudy= (Sa vie et son œuvre). II. — =Ismaïl Sabry= (Sa vie et son œuvre). =Histoire du Mouvement de l’Indépendance et de l’Unité Italiennes= (Conférences faites à l’Université du Caire). M. SABRY * * * * * LA Genèse de l’Esprit National Egyptien (1863-1882) [Décoration] 1924 _AVANT-PROPOS_ _L’Egypte moderne offre à l’historien un vaste labyrinthe où s’enchevêtrent les faits les plus complexes et les plus délicats. En abordant le règne d’Ismail qui constitue une phase décisive dans son histoire, on se rend immédiatement compte de cette vérité, car la question de l’opinion publique s’y complique du problème financier, et le problème financier s’y complique de l’œuvre de réformes ; et l’ensemble des faits se complique encore des difficultés internationales et de l’ingérence étrangère. Il fallait dégager les faits méthodiquement, les classer et composer, avec des matériaux épars et informes, une œuvre simple et claire où la nuance historique du détail et la note exacte de l’ensemble fussent notre premier souci. Ce n’est pas tout ; nous nous sommes appliqué de notre mieux à combler les lacunes que présentait l’histoire de cette époque dans tous les ouvrages égyptiens, anglais et français. Pour y arriver, il fallait rechercher l’inédit que les gens gardent jalousement. Les_ Mémoires _d’Arabi Pacha, non encore publiés, nous ont éclairé sur le rôle de certains de ses compagnons ; mais, surtout, les Mémoires inédits de Mohamed Abduh nous ont rendu des services inestimables. Mohamed Abduh est une des plus grandes figures de l’Islam au XIXe siècle : c’est le plus grand réformateur et sociologue égyptien. Il possédait au plus haut point le sens de l’évolution, cette transformation lente et intérieure du peuple, plus forte et plus féconde en résultats durables qu’une révolution brusque et passagère. Arabi Pacha représente le côté militaire de la révolution de 1881-82, mais il est resté étranger au mouvement intellectuel qui a précédé cette révolution et dont Mohamed Abduh et son maître, le célèbre Gamal-Eddin-Al-Afghan, étaient depuis 1871 les véritables initiateurs. C’est pourquoi ces Mémoires sont les seuls, peut-être, qui relatent avec précision et un souci marqué de l’impartialité, des faits déjà lointains et si mal connus._ _Cependant ces Mémoires écrits longtemps après les évènements, leurs auteurs ayant voulu plutôt fixer certains points d’histoire, quelques grands faits et quelques grandes dates, ne pouvaient présenter un réel intérêt que dans la mesure où des détails substantiels viendraient à l’appui. La source principale de ces détails, du point de vue qui nous intéresse, devait être la presse, et particulièrement la presse égyptienne rédigée dans la langue même du pays. C’est vers la fin du règne d’Ismaël, à partir de 1877, que parurent en Egypte les journaux d’opposition dont les premières collections manquent aujourd’hui, non seulement dans les bibliothèques du Caire, mais aussi dans les bureaux des journaux qui paraissent encore depuis cette date. Disons tout de suite que nous avons eu l’heureuse fortune de trouver quelques-unes de ces rares collections chez des particuliers et d’anciennes familles._ _Grâce à ces Mémoires, à ces journaux de langue arabe, au_ Progrès Egyptien _(1868-1870) dont une collection se trouve à la Bibliothèque Nationale du Caire, aux journaux français et anglais qui avaient des correspondants particuliers en Egypte, aux ouvrages pleins d’observations de certains auteurs ou voyageurs, et aussi aux souvenirs précis de quelques survivants que nous avons interrogés, nous croyons pouvoir présenter au lecteur un tableau aussi complet que possible de cette période d’histoire traitant particulièrement du règne d’Ismail et de la révolution égyptienne (1863-1882). C’est une période capitale dans l’histoire de l’Egypte contemporaine, sous le double point de vue des origines de la formation de son esprit national, des origines de l’intervention de la France et de l’Angleterre dans ses affaires intérieures, et de l’occupation anglaise qui en fut la conséquence._ _Nous nous faisons un devoir et un plaisir de remercier MM. Talaat bey Harb, le directeur de la banque_ Misr, _Cheik Rachid Rida, le rédacteur de la revue_ El-Manar, _et le disciple de Mohamed Abduh, Youssef bey El- Moelhy, le fils d’Abd-el-Salam El Moelhy, le champion du premier mouvement constitutionnel en Egypte, Abd-el-Samii Arabi effendi, le fils d’Arabi Pacha, et deux hauts fonctionnaires qui préfèrent garder l’anonymat et qui ont eu l’obligeance de nous communiquer des documents qui constituent l’une des meilleures contributions à l’histoire de cette époque._ _Enfin ma reconnaissance émue va vers mes anciens maîtres de Sorbonne, et il m’est particulièrement agréable de dire ici toute ma gratitude à mon éminent maître, M. Emile Bourgeois, qui a bien voulu guider mes recherches et m’aider de son expérience, on ne peut plus féconde, dans ce travail._ INTRODUCTION Le peuple nilotique est un grand peuple historique. Son type national fixé depuis la plus haute antiquité a traversé tous les siècles et participé à tous les phénomènes de transformation sans perdre ses caractéristiques propres ou ses traits essentiels. L’Egyptien moderne n’est pas _arabe_ mais _arabisé_, parce qu’il a hérité de la langue et de la religion des Arabes. Il est le même homme qu’il y a plusieurs milliers d’années. On sait que, jusqu’aujourd’hui, le fellah (paysan) représente l’élément prépondérant et constitutif de la race, et que la majorité des classes supérieures, formées depuis Méhémet-Ali, est précisément sortie du peuple, c’est-à-dire des couches purement autochtones. Il serait intéressant d’étudier l’évolution du type national et ses facultés d’assimilation et de résistance au cours des siècles depuis les invasions des Pasteurs jusqu’aux luttes suprêmes contre les Perses. La période gréco-romaine qui date de 332 av. J.-C. est une période décisive dans l’histoire de l’ancienne Egypte. Le pays était épuisé par des luttes séculaires et les Romains ont savamment travaillé à étouffer le sentiment national et toute velléité de résistance. L’Egypte, traitée comme le domaine personnel de l’empereur, était mise en coupe réglée. Elle devait fournir le blé à Rome et lui servir de grenier. Il en résulta que la richesse se concentra en quelques mains et que la misère fut le sort du plus grand nombre. « La conséquence de cette pauvreté, dit M. J. G. Milne, apparut dans l’indifférence avec laquelle les Egyptiens regardèrent tout changement dans leur Etat et dans l’absence totale de toute tentative de participer au gouvernement de l’Etat ou de l’Eglise. Ils avaient sombré si bas que même les controverses religieuses ne pouvaient pas les réveiller. »[1] Le clergé égyptien était dépositaire des traditions de l’Egypte pharaonique, mais, lorsque Théodose ordonna en 381 de J.-C. (241 avant l’Hégire) l’abolition de l’ancienne religion et la fermeture des temples, c’en était fait de la vieille Egypte. Le bloc de ses mœurs et de ses idées était en décomposition. Les Egyptiens qui embrassèrent le christianisme furent depuis lors appelés _Coptes_. Le christianisme est resté la religion officielle pendant 259 ans (381-640 de J.-C.). La langue nationale qui charrie toute une littérature, « c’est-à-dire un trésor commun de sentiments et d’idées », a été pratiquement abolie, car elle a subi une profonde modification dans la forme pour se rapprocher du grec par suite de l’abandon des inscriptions hiéroglyphiques dont l’écriture était peu aisée et dont les figures rappelaient aux chrétiens les anciens cultes de l’idolâtrie. La période du christianisme en Orient est une triste période d’histoire marquée par des guerres civiles, des persécutions religieuses, des querelles de dogmes et de rites, des orgies, des débauches et une dépravation de mœurs imitée de Byzance. C’est alors que Mahomet, fondateur d’une nouvelle religion, fit son apparition dans le monde. L’Egypte, fatiguée de la domination byzantine et livrée aux luttes des deux factions, les Coptes ou Jacobites et les Grecs ou Melchites, attendit les Arabes comme des sauveurs. Amrou conquit l’Egypte en 640. L’administration des Arabes fut pendant longtemps bienfaisante pour la prospérité matérielle de l’Egypte. Sauf une minorité restée copte, la majorité des Egyptiens embrassa l’Islam. Quant à la langue, « les Arabes conquérants, en dédaignant l’idiome des peuples vaincus, leur ont imposé, avec le joug, l’obligation d’apprendre leur langue. Cette obligation même devint une loi, lorsque, sur la fin du premier siècle de l’Hégire, le Callife Oualid Ier prohiba la langue grecque dans tout l’empire : de ce moment l’arabe prit un ascendant universel. »[2] C’est de cette époque que date l’histoire de l’Egypte moderne, arabe par sa langue, sa religion et sa culture. Elle est restée, néanmoins, elle- même : les Arabes établis en Egypte n’ont pas dépassé 100.000 et cet apport hétérogène — le plus dangereux peut-être que le pays ait connu dans une période de décadence invétérée — n’a pas rompu l’homogénéité de la race. Mais les Arabes entendaient conserver leur nouvelle conquête. Les chefs de l’islamisme y envoyèrent des lieutenants avec une sorte de garde prétorienne. Ils avaient soin de changer souvent les représentants de leur autorité, de peur qu’une longue jouissance ne leur inspirât l’idée d’usurper le pouvoir et de se déclarer indépendants. D’autre part, les scissions religieuses et le changement fréquent des dynasties qui régnaient sur l’Islam avaient livré le pays aux guerres intestines et aux viscissitudes continuelles. C’est ainsi qu’il passa successivement au pouvoir des _Ommiades_ (635 de J.-C.), des _Abbassides_ (750), des _Thoulonides_ (869), des _Fatimites_ (968). C’est Djouhar, le général du Calife fatimite El-Moezz, qui fonda, l’an 359 de l’Hégire, 970 de J.-C., la nouvelle ville Misr-El-Kahira (la ville victorieuse) qu’on appelle en Europe : Le Caire. Sous le règne des derniers sultans de cette dynastie, la milice turque devint la maîtresse absolue de l’empire. En 1171, les _Ayoubites_ prirent le pouvoir avec Saladin, qui se déclara indépendant. Avec Malek-el-Saleh, massacré par les chefs de son armée, s’éteignit la dynastie des Ayoubites. Alors commença le règne des _Mameluks_, cette milice qui veillait à la garde des sultans. C’étaient des émirs turbulents et batailleurs, dont les milices, formées de mameluks (anciens esclaves circassiens), se faisaient sans cesse la guerre pour s’emparer du pouvoir. En 1517 (923 de l’Hégire), Sélim battit les Circassiens et conquit l’Egypte qui, dès ce jour, forma une province de l’empire ottoman. Les Turks, pour maintenir leur domination, divisèrent le pays en prétures ou pachaliks administrés par 23 Beys pris parmi les mameluks, tous soumis au Pacha envoyé de Constantinople comme gouverneur de la province. Mais le Pacha était, en réalité, surtout depuis la révolte d’Aly Bey, le prisonnier des mameluks, véritables maîtres du pays. Sous leur domination, le pays fut en proie aux chocs tumultueux des partis, à l’oppression, à l’ignorance et à la misère. Ce fut le régime de la féodalité. Telle était la condition de l’Egypte lors de l’expédition française de 1798. L’occupation française qui prit fin le 15 octobre 1801 a eu des résultats positifs pour la renaissance égyptienne. La destruction de la cavalerie des mameluks par Napoléon a rendu plus facile à Mohamed Aly la tâche de leur extermination et de celle de leurs chefs, créant ainsi un élément d’ordre et de paix. En second lieu, les séances publiques de l’Institut, les théâtres, les fabriques, l’imprimerie et les journaux fondés par les Français ont été pour les Egyptiens une véritable révélation. Un historien contemporain de cette époque, _Abd-ul-Rahman al Djabarty_, résumait ainsi ses impressions sur une séance de l’Institut d’Egypte : « On nous fit d’autres expériences toutes aussi extraordinaires que les premières et que des intelligences comme les nôtres ne pouvaient ni concevoir ni expliquer. » Enfin, cette expédition a jeté les bases de l’amitié franco-égyptienne. Désormais, la France est intéressée au sort de l’Egypte par des intérêts de sentiment, c’est-à- dire par des traditions et des souvenirs, et par des intérêts matériels de plus en plus nombreux en Egypte. En un mot, l’expédition française a posé en Egypte le principe d’un mouvement civilisateur[3]. Heureusement pour le pays, un homme devait tirer la grande leçon de cette expédition et donner à l’Egypte les cadres d’une nation moderne. Ce fut Mehemet-Ali. Mehemet-Ali était un Albanais qui s’était d’abord distingué dans un épisode de la lutte contre Napoléon et qui parvint, en gagnant le Sultan et les ulémas du Caire, à se faire élire (1805-1806) pacha d’Egypte. L’histoire de Mehemet-Ali est fort connue. Nous voulons simplement en rappeler les traits essentiels. Le nouveau pacha trouvait le pays en pleine décadence morale et matérielle, mais le pays lui offrait, par contre, l’avantage de l’homogénéité grâce à l’unité de langue, de croyance, de race, et à l’unité géographique. Depuis Amrou, faute de gouvernement et d’une dynastie nationale qui eût identifié ses intérêts avec les intérêts du peuple et tiré par son initiative et sa volonté de réforme une nationalité du chaos, la dépopulation, provoquée par la misère et l’anarchie, augmentait sans cesse, le désert menaçait le don du Nil, et tout un peuple était séquestré dans l’ignorance. Car le peu de science qui restait était l’apanage des ulémas de l’Université religieuse d’Al-Azhar au Caire. « En lisant avec attention l’histoire des événements qui se sont passés en Egypte depuis deux cents ans, disait Napoléon dans ses Mémoires, il est démontré que, si le pouvoir, au lieu d’être confié à 12.000 Mameluks, l’eût été à un pacha qui, comme celui d’Albanie, se fût recruté dans le pays même, l’empire arabe, composé d’une nation tout à fait distincte, qui a son esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse l’Egypte, l’Arabie et une partie de l’Afrique, fût devenu indépendant comme celui du Maroc. » Méhémet-Ali conçut la vaste ambition de fonder une dynastie et un grand Etat indépendant. Pendant la première période de son règne, il cherchait surtout à constituer à son profit et au profit de sa famille l’empire arabe. Il a mené victorieusement de nombreuses guerres contre la Turquie, en Syrie et en Asie Mineure. On connaît la célèbre victoire de Konyeh (1832). Mais le trait de génie de Méhémet-Ali, et c’est un fait capital, fut de saisir les rapports qui existent entre la formation d’une armée moderne et toutes les branches d’une formation nationale. Tout d’abord, pour accomplir une œuvre solide conforme à ses desseins, cette armée devait être égyptienne. Depuis la bataille de Konyeh, il s’occupa avec le colonel Sève de l’organisation d’une armée de fellahs qui étaient depuis la domination grecque remplacés par des milices étrangères pour la défense du territoire : « La formation d’une armée régulière, disait Clot bey, a eu des résultats généraux très utiles pour l’Egypte. D’abord elle accoutumait à un ordre sévère un pays qui n’avait connu jusqu’alors que l’anarchie et qui, habituellement, était la proie d’une milice turque et albanaise, soldatesque indisciplinée, turbulente et oppressive. « Elle établissait l’unité, la hiérarchie, la régularité, là où tout se décomposait et s’affaiblissait ; elle le préparait à avoir un esprit national, à reprendre la fierté et la confiance en soi, sentiments nécessaires à une nation indépendante. »[4] C’est grâce à cette armée égyptienne qu’Ibrahim, le fils de Méhémet-Ali, défit les Turcs à Nézib en 1839. Il s’apprêtait à mettre la main sur Constantinople, mais les puissances, à l’instigation de Palmerston, arrêtèrent la marche victorieuse des Egyptiens et imposèrent à Méhémet- Ali le fameux traité de 1840-41 qui réserva l’hérédité de l’Egypte à la famille de Méhémet-Ali et consacra son autonomie administrative. Ce traité établit la charte constitutive de l’Egypte moderne. Pour rendre cette armée indépendante de l’étranger, Méhémet-Ali fut amené peu à peu, afin de subvenir à tous ses besoins dans le pays même, à développer toutes les ressources morales et matérielles du pays et à se servir d’étrangers comme d’instructeurs _intérimaires_. Napoléon avait dit : « Encore vingt ans d’une administration comme celle des Mameluks et l’Egypte perd le tiers de ses terres cultivables. » Pour créer l’abondance dans les campagnes et favoriser l’accroissement de la population, le vice-roi ouvrit des canaux, construisit les fameux barrages et créa un grand système d’irrigation. Il introduisit la culture du coton qui constitue encore de nos jours la principale richesse du pays. Il se consacra à l’organisation économique, administrative et intellectuelle de l’Egypte qu’il tira du chaos du moyen âge et fit admettre au rang des Etats modernes. Il introduisit des sciences et des industries nouvelles. Par exemple, il fonda, au Caire, la première usine de tissage, quatre usines de filatures ; dix autres furent créées dans la Basse-Egypte, huit fondées en Haute-Egypte. Diverses industries virent le jour, dont les principales furent la fabrication des draps, des cordes, des tapis, des essences, des bougies, etc... Une usine de verrerie, une fabrique de papier, des savonneries, des fonderies de canons, des manufactures d’armes, des forges, des ateliers de métallurgie furent installés.[5] C’est ainsi que Méhémet-Ali a voulu donner au pays tous les moyens de secouer le joug industriel de l’étranger. Il fonda même à Alexandrie, pour la marine égyptienne, un grand arsenal dirigé par Cérisy bey. « Peu à peu, dit Clot bey, l’instruction des arabes (Egyptiens) permit de licencier la plus grande partie des Européens. Dans les derniers temps tout se faisait par les ouvriers du pays ; il ne restait que quelques maîtres français pour surveiller principalement l’emploi des matières... L’arsenal d’Alexandrie où tout se faisait par des Arabes et qui pouvait rivaliser avec tous les arsenaux du monde prouve d’une manière évidente ce qu’on peut obtenir d’eux. Les hommes du peuple en Europe ne présenteraient jamais dans le même temps des résultats aussi remarquables. »[6] Méhémet-Ali fonda également des écoles et envoya des missions égyptiennes en Italie et surtout en France. Nous devons ici rendre hommage à la hauteur de vues qui inspirait les Français de cette époque : Tel M. Jomart, ancien ingénieur de l’armée d’Orient, qui s’adressa au consul français d’Alexandrie pour continuer les recherches scientifiques commencées par l’expédition. Son intention était de rattacher à la France ce pays classique et de lui lier celui-ci par la reconnaissance en lui fournissant les moyens d’instruction et de développement moral. Ce plan fut mis à exécution en 1826 lorsque le vice-roi lui confia une première mission de 44 élèves. Plusieurs jeunes gens sortirent des écoles françaises licenciés et docteurs ès sciences, docteurs en médecine et pharmaciens. Tel aussi Clot bey, qui fonda en 1827 l’école de médecine d’Abouzabel. Dans une lettre adressée en 1826 à S.E. Osman Noureddin bey, major général de l’armée, pour la création d’une école de médecine, Clot bey disait : « Les institutions utiles, pour être durables, ont besoin d’être nationales et indépendantes d’un concours d’étrangers que leurs intérêts, leurs caprices ou mille circonstances diverses peuvent contraindre à retourner dans leur patrie... C’est donc uniquement parmi les nationaux qu’il faut trouver des médecins et des professeurs. C’est d’ailleurs le seul moyen d’atteindre le grand but de la civilisation et d’avoir des hommes vraiment dévoués aux intérêts de la nation. » Après cette école, d’autres écoles furent établies successivement. Il y eut 40 écoles primaires dans la Basse-Egypte, 26 dans la Haute-Egypte, sans compter 2 écoles préparatoires et des écoles spéciales (du génie, dit Polytechnique, d’artillerie, de cavalerie). Grâce à ces missions et à ces écoles, à l’impulsion donnée à l’industrie et à l’agriculture, au règne de l’ordre et à la stabilité, aux victoires militaires qui ne manquaient pas d’avoir des répercussions sur l’âme populaire, l’_instinct national_ se réveilla et une nouvelle classe moyenne commença de se former pour se substituer peu à peu à l’aristocratie privilégiée turque et guider cet instinct. Peut-être pourrait-on reprocher à Méhémet-Ali de n’avoir pas accéléré ce mouvement de transformation sociale, s’étant occupé surtout de conquêtes et d’agrandissement territorial. Quoi qu’il en soit, la vaste entreprise de cet « aventurier de génie » a imprimé une secousse à l’Egypte endormie et ouvert la voie à ses successeurs. A la fin de son règne, le chiffre de la population avait plus que _doublé_ et celui du commerce _sextuplé_. Méhémet-Ali s’éteignit en 1849 après avoir fait jouer un moment à l’Egypte, comme le disait M. de Freycinet, le rôle d’une grande puissance. Dans l’intervalle qui sépare le règne de Méhémet-Ali de celui d’Ismail, trois vice-rois gouvernèrent l’Egypte tour à tour. Le premier, Ibrahim, qui, du vivant de son père, avait lutté victorieusement contre les Turcs, ne resta guère que six mois sur le trône. Sous Abbas Ier (1848-1854) l’œuvre de Méhémet-Ali a été arrêtée par une politique despotique dépourvue de grandeur. Saïd (1854-1863), le prédécesseur d’Ismaël, avait une sage politique qui indiquait une volonté de réformes progressives chez son auteur. Méhémet- Ali avait pressuré la population par ses impôts successifs et sa conscription arbitraire qui enlevait nombre de bras à l’agriculture au cours de ses nombreuses guerres. Saïd fixa l’assiette des impôts sur une base équitable et accorda même aux villages la remise entière de tout l’arriéré des contributions. Pour favoriser la liberté commerciale, il abolit les octrois et les douanes intérieures, ces impôts vexatoires qui gênaient le commerce. Quant au service militaire, il décida de conserver à l’armée son caractère national en renvoyant des milices étrangères amenées par Abbas, abrégea la durée du service et obligea toute la jeune génération à s’y soumettre indistinctement. Saïd aimait sincèrement le fellah et le traitait avec humanité, ayant été lui-même élevé avec les enfants du peuple. En 1838 M. J. Mengin disait, en parlant du jeune prince : « Son éducation s’est faite en mer, destiné qu’il est, depuis l’origine, au commandement naval. Ce jeune homme a développé de bonne heure une aptitude singulière. Entouré à bord d’enfants de son âge, tous pris dans la classe du peuple, nourri et élevé comme eux, il rappelle sous un rapport le jeune Sésostris, à qui son père avait donné pour condisciples des Egyptiens de tout rang, nés le même jour que lui, et qui furent pendant toutes ses expéditions, vaillants et fidèles. » Saïd haïssait les Turcs et les remplaçait au fur et à mesure par des Egyptiens, dans les hauts emplois administratifs. Il donna même au paysan la terre qui appartenait encore de droit à l’Etat et lui permit de disposer librement de ses produits, ayant renoncé au monopole et aux contributions en nature : « La réforme opérée par Saïd Pacha dans le régime de propriété et de culture des terres, dit M. Paul Merruau, a toute l’importance d’une révolution sociale. A notre avis, il n’y a pas d’aiguillon plus puissant de transformation morale et de progrès chez un peuple que la propriété. »[7] En opérant ces réformes et en empêchant le retour des abus par des règlements précis, Saïd mit fin à l’arbitraire, à la vénalité et au népotisme des fonctionnaires provinciaux et cheiks des villages qui, du temps de Méhémet-Ali, commettaient sur les fellahs des exactions au nom de l’autorité. M. Merruau écrit avec raison, dans sa remarquable étude, après avoir évoqué le libéralisme en Occident : « mais en Orient, dit-il, le cours des idées est tout différent. Il faut avoir des facultés peu communes pour parvenir, même avec les meilleures leçons, à s’élever au-dessus du niveau général des principes admis dans cette société fataliste, organisée pour l’immobilité et soumise pendant si longtemps à la tyrannie la plus dégradante. Par cela seul qu’un souverain de l’Orient se montre imbu des principes libéraux, il fait preuve d’une grande supériorité d’esprit. Sous ce rapport Mohammed Saïd ne le cède à aucun prince de l’Europe. Il a déjà fait plus que tous ses prédécesseurs, sans exception, pour l’émancipation de ses sujets et pour la civilisation de l’Egypte : non pas cette civilisation superficielle qui consiste dans la transplantation d’institutions exotiques, incomprises par la grande masse de la population, mais dans une amélioration profonde de la condition du peuple. » Les réformes de Saïd ont été une véritable révolution pacifique dans la transformation intérieure du peuple. En Europe les innovations, le progrès et les idées de liberté et d’égalité ont demandé des siècles de luttes et de révolutions pour s’implanter. L’Orient, plus que l’Europe, avait besoin de souverains et de grands hommes qui possèdent le sens de cette évolution si féconde. En méconnaissant cette vérité et en poursuivant une politique d’agrandissement hors de proportion avec ses moyens, le successeur de Saïd affaiblira le pays et consommera sa perte. Saïd, certes, ne continua pas l’œuvre de Méhémet-Ali sur une vaste échelle. Sous son règne, le pays jouissait de la paix et de la prospérité. Mais, si le pays était riche, l’Etat, par contre, était pauvre et même endetté grâce à la libéralité du vice-roi qui, le premier, rompit les digues en faveur des aventuriers étrangers. D’autre part Saïd donna, en 1854, à Ferdinand de Lesseps, l’autorisation de construire le canal de Suez. Ce canal et la dette constituent les deux facteurs principaux qui joueront, aux dépens de l’Egypte, de par la faute d’Ismail, un rôle décisif dans les relations économiques et politiques entre l’Egypte et les grandes puissances, particulièrement la France et l’Angleterre. [Note 1 : Roman RULE : _A History of Egypt_, Londres, 1898.] [Note 2 : VOLNEY : _Voyage en Egypte_, 1786.] [Note 3 : _La Société royale de géographie d’Egypte_ vient de publier des documents inédits, recueillis aux archives du Foreign Office, sous le titre : _L’Egypte indépendante, projet de 1801_. Ils montrent, disait M. Georges Douin dans la préface, que « l’idée de l’indépendance égyptienne, née sous les auspices de l’expédition de Bonaparte, s’était, des la prime aube du XIXe siècle, fait jour dans l’esprit des Egyptiens. L’un d’eux, le copte Moallem Yacoub, se fit leur porte-parole, mais une mort prématurée, survenue en août 1801, l’empêcha de soumettre et de plaider cette cause auprès des Cabinets de l’Europe. » Yacoub passa, après le débarquement de Bonaparte en Egypte, au service des Français qui « se présentaient en amis et prêchaient un évangile nouveau : celui de la Liberté. » Dès la capitulation du Caire (27 juin 1801), il quitta la ville avec l’armée française pour aller s’embarquer à destination de la France. Il prit passage avec le général Belliard, le 10 août, sur la frégate anglaise la _Pallas_. Il mourut des suites d’une maladie, le 16 août, après s’être, toutefois, ouvert au commandant anglais de la _Pallas_ de ses projets que révèlent les documents retrouvés. Il partait à la tête d’une _légation égyptienne_ formée de notables coptes. La thèse principale de Yacoub, qui voulut s’adresser d’abord à l’Angleterre est, selon M. G. Douin, que cette nation a, plus que toute autre puissance, intérêt à la réussite du projet d’indépendance de l’Egypte. L’Angleterre tient, en effet, le sceptre des mers ; elle possède le pouvoir d’empêcher la France de s’emparer de l’Egypte ; mais si elle-même s’avisait de tenter cette conquête, elle serait certaine de se heurter à son tour à l’hostilité de la première puissance militaire du Continent. L’Egypte indépendante est donc le moyen de contenir ces deux ambitions rivales, mais avec un avantage décidé pour l’Angleterre assurée, par son commerce de mer, de profiter des productions de cette vaste région de l’Afrique dont l’Egypte constitue le débouché naturel. Pour ménager les susceptibilités de l’Angleterre et assurer le succès de l’entreprise, la Légation comptait cacher à la France l’ouverture des négociations et le but de son voyage en Europe. Mais la mort prématurée de son chef le général moallem Yacoub (Jacob), au cours de la traversée, mit brusquement fin au projet « de négocier avec les puissances de l’Europe, l’indépendance de l’Egypte », projet qui était, dans la pensée de ses auteurs, voué à un échec, sans le concours de la Grande- Bretagne.] [Note 4 : CLOT (A.-B.) : _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in. 8, 1840.] [Note 5 : _Voir le Rapport de la Commission du Commerce et de l’Industrie_, Le Caire, 1918.] [Note 6 : CLOT : _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in. 8, 1840.] [Note 7 : Paul MERRUAU : _L’Egypte contemporaine_, 1840-1857, de Méhémet Ali, à Saïd Pacha. Paris, 1858.] CHAPITRE PREMIER =Les Finances du Khédive et l’Intervention franco-anglaise dans les affaires d’Egypte= De même que le règne de Mohamed Aly, le règne d’Ismaël a connu la grandeur et la misère du double point de vue politique et social. Depuis son avènement, en 1863, jusqu’à l’ouverture solennelle du Canal de Suez en 1869, Ismaël gouverne en maître et l’Egypte fait figure de grand état. C’est la période éclatante du règne. Puis commence une période de déboires politiques et financiers, de gâchis administratif et social qui provoqua l’ingérence étrangère. L’année 1879, qui termine le règne marque le point culminant de la misère publique. C’est à l’école de cette grande épreuve que se forma un état d’esprit nouveau où se cristallisèrent, pour ainsi dire, les causes lointaines et immédiates de la révolution de 1881-82. Ismaël est le véritable continuateur de l’œuvre de Mohamed Aly, mais il n’avait peut-être pas la vigilance et la prévoyance de son aïeul. Il est vrai que par moments, sa tâche était plus vaste et, à certains égards, plus délicate. C’était l’époque de transition par excellence. C’était aussi l’époque de la pénétration pacifique européenne qui, de désintéressée qu’elle était d’abord, devenait insinuante et envahissante avec la concession du Canal de Suez, en 1854, et la rivalité franco- anglaise, et trouvait même dans les fautes du souverain et dans sa prodigalité, les mobiles déterminants de son action. Sous Mohamed Aly cette pénétration, grâce à la collaboration française, était plutôt morale et civilisatrice. Sous Saïd et Ismaël, le progrès matériel favorisant l’affluence des étrangers et le développement des intérêts français et anglais en Egypte, il se produisit une pénétration financière qui se transformait en une _ingérence lente_ et méthodique, prélude d’une _intervention politique officielle_, suivie d’une _intervention armée_. Les finances égyptiennes fournissent un chapitre décisif à l’histoire contemporaine. La crise a pour origine première une dette de trois millions de livres contractées par Saïd vers la fin de son règne, en 1862. « Le mouvement de spéculation engendré et lancé par le Second Empire était alors à son apogée. C’était l’heure où les Capitaux, en quête de gros intérêts et de dividendes fabuleux, se ruaient vers les pays lointains. D’autre part la disette de coton, causée par la guerre d’Amérique, attirait l’attention sur le Levant, et spécialement sur l’Egypte dont le crédit, malgré les embarras intérieurs, était vierge au dehors. Il y avait là de quoi tenter les convoitises de la haute finance ».[8] Ainsi l’avènement d’Ismaël a coïncidé avec celui de la haute finance internationale. Les capitaux affluaient à Alexandrie, des immigrants y venaient en grand nombre, de nombreux journaux européens financiers et autres, de nouveaux théâtres, de nouvelles Compagnies y étaient fondés (Glacière de Kom el Dick, Compagnie égyptienne d’embarquement et de débarquement, Compagnie égyptienne de trafic et de Commerce, etc... C’était l’âge d’or des commerçants étrangers. Et l’accord ne tarda pas à régner entre le khédive et les banquiers cosmopolites établis à Alexandrie. « Depuis l’avènement de Saïd, qui entra le premier dans cette voie déplorable, dit M. Faucon, l’Egypte emprunta à 20 0/0 puis réduisit successivement ce taux jusqu’à 12 0/0. De leur côté, les banquiers trouvaient en Europe de l’argent en dépôt à 3, 4, et au plus 5 0/0. L’écart constituait leur profit ».[9] De même que la Turquie, l’Egypte a fait appel au crédit public ; mais Ismaël a abusé de cette force féconde et s’est laissé entraîner par les facilités qu’elle lui offrait sans en discerner, ni les conséquences financières, ni les conséquences politiques. Il avait hâte de venir à bout de son plan, et c’est là qu’il faut chercher aussi l’origine de l’effondrement final. Les difficultés provinrent aussi de la prodigalité d’Ismaël. Mais il est bon de rappeler tout d’abord qu’au lendemain de son avènement, au cours d’une grande réception offerte aux hauts fonctionnaires indigènes et aux Consuls étrangers, le nouveau vice-roi en réponse à l’adresse Consulaire prononça un discours-programme, du plus haut intérêt : « Je suis fermement décidé, dit-il, à consacrer à la prospérité du pays que je suis appelé à gouverner, toute la persévérance et l’énergie dont je suis capable. La base de toute bonne administration est l’ordre et l’économie dans les finances. Cet ordre et cette économie, je les poursuivrai par tous les moyens en mon pouvoir, et afin de donner un exemple à tous, et en même temps une preuve de ma ferme intention, j’ai résolu d’abandonner le système de mes prédécesseurs en fixant pour moi- même une liste civile que je ne dépasserai jamais. Cette mesure m’aidera à consacrer au développement de l’agriculture toutes les ressources du pays, et je serai à même d’abolir le système funeste de la corvée, suivi jusqu’ici par le gouvernement égyptien dans ses travaux, et qui est la principale et pour ainsi dire l’unique cause qui empêche le pays de prendre tout le développement dont il est susceptible. « Une attention particulière sera prêtée au commerce libre dans les actes gouvernementaux et répandra l’aisance dans toutes les classes de la population. Quant aux questions morales, l’instruction publique, qui est la base de tout progrès, et une bonne administration de la justice, qui est la base de la sécurité publique, seront l’une et l’autre l’objet de ma sollicitude ; de l’ordre dans les finances et l’administration publique et de la bonne administration de la justice résulteront une facilité et une sécurité plus grandes dans les relations de l’Egypte avec les puissances européennes. « J’espère, Messieurs, que, convaincus des sentiments dont je suis animé, vous me prêterez toujours votre appui loyal et éclairé. » Comme nous le verrons, Ismaël n’a pas exécuté la partie essentielle de son programme, celle où il affirmait hautement que « la base de toute bonne administration est l’ordre et l’économie dans les finances ». Se croyant un financier émérite, il commença par concevoir de grands projets et par s’aventurer dans de vastes entreprises qui nécessitaient de sa part des dépenses exagérées et des gaspillages contraires à tout principe de bonne économie et de bonne administration. Ismail avait le goût du luxe et de l’ostentation. En hiver et à l’occasion, soit d’un anniversaire, soit d’un retour de voyage, soit de l’arrivée d’un étranger, bals, courses, opéras, banquets, illuminations contrastaient singulièrement avec la misère publique. _On chantait le « Te Deum » pendant que le peuple mourait de faim._ Pour citer un exemple entre mille, Ismaël offrit, en 1869, à la reine Olga 100.000 francs destinés à soulager les réfugiés Crétois, cependant que ses propres sujets étaient dignes de pitié. « A la veille d’une suspension de paiements, dit M. Paul Merruau, et lorsqu’il était déjà facile de la prévoir, un théâtre subventionné fut construit au Caire ; un opéra fut demandé à un compositeur justement célèbre. On eut sur les bords du Nil la primeur de cette œuvre. On s’y donna le luxe de nous en permettre l’emprunt. Paris eut l’honneur de recevoir du Caire le plus délicat de ses divertissements. « Le gouvernement d’Egypte eut à Paris un agent chargé d’engager les célébrités féminines de nos petits théâtres. Comme contraste avec l’opéra de Verdi, le vice-roi s’intéressa aux opéras que M. Richard Wagner doit faire représenter prochainement à Beyrouth. Il donna 10.000 francs pour contribuer à l’éclat de cette solennité allemande. »[10] Lors des fêtes de l’inauguration du Canal de Suez Ismaël déploya un faste inouï. D’après M. Mac Coan (_Egypt under Ismaël_) les dépenses totales depuis le début jusqu’à la fin étaient estimées à £ 1.300.000. Sur cette somme £ 10.000 furent dépensées à une histoire officielle, imprimée sur peau d’éléphant, avec clichés tirés seulement à trois cents exemplaires. « L’impression typographique de ce magnifique volume fut faite par un correspondant très connu qui aurait reçu 1.000 livres pour son manuscrit. » Ces profusions d’Ismaël attiraient vers lui les aventuriers, les spéculateurs qui lui avançaient de l’argent à des conditions exorbitantes, ou l’engageaient dans des entreprises ruineuses. De leur côté les intermédiaires, si honnêtes que fussent leurs intentions, étaient obligés de lui imposer des conditions très dures pour se garantir contre le risque, car sa prodigalité et sa politique financière n’étaient pas de nature à relever son crédit. Par cette politique financière Ismaël entendait poursuivre à l’intérieur l’exécution d’un vaste plan d’agriculture et de travaux publics et, à l’extérieur, étendre la domination égyptienne en Afrique et assurer son indépendance politique à l’égard de la Turquie. Au lieu de consolider l’indépendance administrative du statu quo et d’établir méthodiquement sur la base d’un absolutisme éclairé un gouvernement fort, respecté par l’étranger, Ismaël voulait faire trop grand, et n’avait pas l’appui du sentiment populaire. Mohamed Aly avait pressuré le pays par son système de « presse » pour l’armée et par ses impôts, mais il avait fait jouer à l’Egypte le rôle d’une grande puissance et entrepris son œuvre géniale avec les ressources du pays sans laisser de dettes. Saïd donna la terre aux paysans, établit l’impôt sur une assiette fixe, favorisa la liberté du commerce et créa un système de recrutement égal pour tous et nécessairement plus équitable. Par ses réformes profondes il se rendit populaire. Mais si Saïd avait appliqué des principes d’ordre aux finances et développé l’instruction publique sur une plus grande échelle, il eût été un vice-roi idéal. Ismaël aurait dû profiter des leçons de l’expérience en continuant l’œuvre de ses prédécesseurs. Son discours-programme au début du règne jetait théoriquement les meilleures bases du travail futur. Mais, sur une échelle plus ou moins grande l’œuvre de Mohammed Aly et celle de Saïd étaient détruites par Ismaël dans leurs parties les plus saines et les plus fécondes. L’absence de bonne comptabilité et de bonnes finances dans le pays menait au désastre. Ce qui engage gravement la responsabilité d’Ismaël c’est que de 1863 à 1876, c’est-à-dire pendant treize années, il n’a fait aucun effort sérieux pour se ressaisir à temps sur la pente, mettre fin à ses prodigalités et décider des économies radicales ; il préféra conclure de grands emprunts à des taux ruineux, de petits emprunts à courte échéance « renouvelés à des taux de plus en plus élevés, et qui s’augmentant des arrérages à chaque renouvellement, s’accumulèrent en une dette flottante énorme s’élevant au triple ou au quadruple des sommes primitivement avancées à l’Etat ». Il travailla lui-même à ruiner son crédit au dehors et continua au dedans à aggraver le mauvais état de ses finances en s’ingéniant à créer de nouveaux impôts que le gouvernement réclamait d’avance aux paysans, les mettant dans la nécessité de faire à perte des ventes anticipées ou de s’en detter dans des conditions non moins onéreuses. « Le percepteur, disait Lord Milner dans une très heureuse formule, a frayé le chemin à l’usurier. » Mais sa faute financière, la plus grave peut-être, ce fut sa politique à Constantinople. Il voulait acquérir par la force de l’argent ce que Mohamed Aly avait cherché vainement à acquérir par la force des armes. Au cours de ses voyages à Constantinople Ismaël dépensa des millions pour acheter ou corrompre le Sultan lui-même, les ministres, les hauts fonctionnaires du royaume, les journaux, les diplomates. S’il put obtenir quelques avantages réels, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont loin de compenser tant de sacrifices d’argent qui ont grevé lourdement le budget. Non seulement il dépensa plusieurs millions — 5 au moins — mais il augmenta le tribut annuel d’environ 400.000 livres. « Le principal canal d’écoulement du trésor égyptien est Constantinople, avec ses innombrables dignitaires et fonctionnaires, en faveur desquels s’exercent la munificence, la générosité, et quelquefois la prodigalité d’Ismaïl Pacha[11]. » Ismaïl obtint de la Porte trois firmans (1866, 1867, 1873), dont le dernier constituait la nouvelle Charte politique de l’Egypte. Il accordait l’hérédité au trône en ligne directe de père en fils, le titre de khédive et l’extension de ses prérogatives quant à la force armée (limitée par le traité de 1841) et au droit de conclure des emprunts et des traités commerciaux. L’indépendance de l’Egypte était élargie et consolidée en théorie. Mais, pratiquement, une large brèche était ouverte dans cette indépendance même, et la Porte, en encourageant Ismaël dans cette voie, travaillait inconsciemment à livrer la province à une tierce puissance. Il est vrai que la Porte, jusqu’à 1872, n’avait pas autorisé Ismaël à conclure des emprunts, mais, en acceptant ses énormes « pourboires », elle se rendait, en partie du moins, responsable du gâchis financier qui jetait Ismaël dans un engrenage funeste. Cette dette, après le Canal de Suez, ouvrait la porte toute grande à l’ingérence de l’étranger, d’autant plus qu’Ismaël avait affaire à des Rothschild, à des Frühling-Goschen, à des Oppenheim, qui avaient des accointances avec la diplomatie internationale et possédaient de puissants moyens d’action. Au début du règne, la dette nationale laissée par Saïd était contrebalancée par la prospérité cotonnière nouvelle. Le revenu des exportations, qui était de 4 millions en 1862, était estimé à 14 millions en 1864. Mais la guerre civile en Amérique cessa aussitôt (1865) et Ismaël s’engagea, _sans l’autorisation de la Porte_, dans son système ruineux d’emprunts contractés à des taux exorbitants et gagés spécialement sur des portions déterminées des ressources de l’Etat. 1o Emprunt 1862. Frs. 82.345.000. Emis par Saïd Pacha. Garantie spéciale, les revenus du Delta. 2o Emprunt de 1864. Frs. 142.605.000. Premier emprunt d’Ismaël. Garantie spéciale, les revenus de la Basse- Egypte, moins ceux du Delta. 3o Emprunt de 1866. Frs. 7.500.000, garanti en capital et intérêts sur les chemins de fer égyptiens. 4o Emprunt de 1868. Frs. 297.250.000, spécialement garanti par les revenus des douanes de l’Egypte, le produit des écluses de tous les affermages, des droits sur les immeubles, sur le petit bétail, sur les pressoirs à huile et des droits de passage sur le Nil. Ainsi, entre 1863 et 1868, Ismaël emprunta environ £ 20.000.000 à Londres et à Paris. « Se considérant comme le seul maître de l’Egypte, disait le baron de Malortie, il donna la terre en hypothèque pour construire une maison hors de proportion avec ses moyens. » Méhémet Ali, il est vrai, considérait toutes les terres d’Egypte comme sa propriété, qu’il gérait au profit de l’Etat, et l’Etat, après tout, c’était le pays. Ismaël, au contraire, par sa mauvaise gestion, hypothéqua inconsciemment l’indépendance de l’Etat au profit de l’étranger. Car, le jour où il ne sera plus à même de faire face à ses engagements, les financiers mettront la main sur le gage. Par ce système d’expédients ruineux qui ne ménage pas l’avenir, Ismaïl cherchait à se tirer de ses embarras présents. Déjà en 1867 sa situation financière était compromise. « L’agriculture, écrivait M. Gallion-Danglar dans ses _Lettres Contemporaines_ (lettre de septembre 1867), est pour le présent dans un état déplorable. Cela n’empêchera pas l’administration de réclamer bientôt les impôts, qui vont être encore augmentés avec une brutalité qui n’épargne pas les coups de bâton au contribuable. « Notez qu’il s’agit d’extorquer une troisième année anticipée. Les revenus du pays, qui s’élèvent à 125 millions de francs, sont absorbés par les intérêts et l’amortissement fort lent des emprunts. Les employés indigènes et ceux des Européens qui n’ont pas de contrat ne sont pas payés depuis huit mois. La _daira_ ou Caisse particulière du vice-roi emprunte à 20 et 24 % par an. Pendant ce temps-là, le pacha d’Egypte sème des millions dans les capitales de l’Europe et s’évertue bonnement à engraisser son maigre et triste suzerain de la substance du peuple égyptien. » Une correspondance en date du Caire, février, parue dans l’_Opinion Nationale_ du 11 mars 1868, disait : « Dans le courant de l’été dernier, il fut question de payer un mois à chacun (des employés) : grande liesse parmi les pauvres diables ; les fonds étaient prêts au ministère des Finances. Tout à coup, la mère d’Ibrahim Pacha, le fils préféré d’Ismaël, annonce son départ pour Stamboul et fait demander tout l’argent disponible. On s’empressa de le lui donner, et les employés du gouvernement en sont pour leur fausse joie. » La Porte s’alarmait et voulait dégager apparemment sa responsabilité. Un firman, paru en 1868, interdisait d’accorder aucun emprunt à l’Egypte _sans l’autorisation préalable du gouvernement turc_. Néanmoins, les conseillers du khédive le persuadèrent qu’il pourrait engager les revenus de ses propres domaines sans la permission de la Turquie, et un nouvel emprunt de 7 millions (dont 5 millions seulement furent versés) fut conclu en 1870 avec Bischoffsheim au taux de 13 %. La Porte s’adressa alors directement au gouvernement anglais, comme étant la puissance représentant les principaux créanciers, « protestant à l’avance contre tout arrangement financier, non sanctionné au préalable par Sa Majesté Impériale le Sultan, et qui affecterait directement ou indirectement les revenus de l’Egypte[12]. » Ainsi le gouvernement britannique était averti officiellement, et, depuis lors, la question financière prenait une tournure politique. L’année 1870 marque une nouvelle étape. L’importance tangible de l’Egypte comme carrefour se révèle à l’Europe. Cette situation est due à des causes multiples intimement liées. D’abord, il y eut en Egypte une affluence progressive d’étrangers, surtout sous Ismaël, en raison de la renaissance de la prospérité matérielle et commerciale des grandes villes comme le Caire et Alexandrie, de la facilité des communications grâce à l’introduction des chemins de fer et des bateaux à vapeur, et enfin des privilèges accordés aux étrangers par le vice-roi. C’est ainsi qu’en 1827 les Européens acquirent le droit de propriété en Egypte (droit qui leur fut accordé par la Turquie seulement en 1867). En outre, en 1840, en vertu d’un traité conclu avec les puissances, Mohamed Aly, qui avait le monopole du commerce, autorisa les étrangers à commercer librement et directement avec les habitants. En 1836, il y avait en Egypte 3.000 étrangers ; en 1840, 16.000 ; en 1846, 50.000 ; en 1870, 100.000. Une autre cause capitale résulte de l’achèvement du Canal de Suez en 1869. Ce n’était pas seulement la route des Indes, c’était aussi une voie de pénétration africaine. Le Canal constituait, pour ainsi dire, la clé de voûte d’un empire britannique étendu sur l’Asie et sur l’Afrique. Le percement du Canal coïncidant avec les découvertes géographiques, le progrès des communications modernes et le besoin d’expansion commerciale, avait préparé la naissance de l’impérialisme britannique. Vers 1868, une évolution se fait dans le parti libéral anglais relativement au mouvement des colonies. Dès lors, non seulement on peut conserver l’empire, on peut encore l’étendre davantage et faire de l’ensemble des colonies un bloc _matériellement_ homogène. L’acquisition de l’Egypte dans ces conditions serait un point de défense avancé pour l’Inde et en même temps un point de départ pour la création d’un empire africain. « L’Egypte, écrivait un diplomate français, n’est pas seulement l’inépuisable contrée que chacun connaît, la clef du Canal de Suez et la route des Indes. Ce sera aussi, probablement, la première voie ouverte au trafic du Centre-Afrique. De là l’intérêt essentiel, pour tous ceux qui doivent avoir part à ce commerce, non pas à détenir directement la terre des Pharaons, mais à ne pas la laisser devenir la proie d’une nation rivale. L’Angleterre seule en a rêvé la possession exclusive. Voyant son domaine des Indes chaque jour plus exposé par le développement de la puissance moscovite en Asie, elle devait être tout naturellement amenée à rechercher une compensation à la perte éventuelle de cet immense estuaire de son exportation. Aussi, depuis un demi- siècle, a-t-elle suivi d’un œil jaloux toutes les questions qui se rattachaient au commerce africain et à ses voies[13]. » Les dettes d’Ismaël et le Canal de Suez avaient créé des intérêts économiques et politiques qui assuraient la prépondérance de la France et de l’Angleterre en Egypte. Une rivalité fatale s’ensuivit. Après 1870, l’Angleterre voulut profiter de l’affaiblissement de la France pour la supplanter dans ce pays. Dès 1871, des Anglais proposaient à Ferdinand de Lesseps l’achat des actions du Canal, mais se heurtaient à un refus de pourparlers. Ayant échoué pour le moment dans sa tentive à se saisir du Canal, l’Angleterre se tourna du côté des finances égyptiennes. _Toutefois, sa responsabilité ne se précise pas avant_ 1876. Ismaël continuait ses opérations financières insensées. Son ministre des Finances, Ismaïl Saddyk, qui avait succédé en 1868 à Raghib Pacha, l’ancien ministre de Saïd et son mauvais génie, eut en 1871 l’idée de la _Moukabala_ (compensation), qui joua un rôle important dans l’histoire financière et contribua au mécontentement général. C’est une institution spéciale, créée ostensiblement en vue d’éteindre les dettes de l’Egypte en anticipant six années d’impôts en échange d’un dégrèvement perpétuel de moitié de l’impôt. Sur une somme de 27 millions qui constituait sa dette consolidée, la _Moukabala_ a rapporté immédiatement 8 millions, mais « l’opération s’était compliquée de traites escomptées à des banquiers ». Grâce à cet argent rentré dans le Trésor, les fêtes de l’hiver de 1871 surpassèrent encore en éclat celles des années précédentes. Au début de 1872, de nouvelles fêtes coûteuses furent amenées par le mariage du prince Tewfick avec la fille d’El-Hami Pacha. Au mois d’avril 1872, un nouvel emprunt de £ 4.000.000 (Oppenheim et neveu) permit au khédive de s’embarquer le mois suivant pour Constantinople. Ayant en vue une opération financière de grande envergure, il travaillait alors à obtenir un firman qui lui eût accordé une liberté financière complète et les droits d’un souverain quasi indépendant. Ses faits et gestes incroyables ont été rapportés par l’ambassadeur anglais à Constantinople, Sir Henry Elliot. Dès son arrivée, il offrit à Sa Majesté 50.000 fusils de fabrication anglaise. Deux semaines plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de son avènement, il lui présenta un magnifique service de table en or garni de pierres précieuses et de 5.000 carats de diamants. Ce n’est pas tout. Au mois de septembre 1872, un nouveau firman cassa le veto de 1869, autorisa le khédive à faire des emprunts sans conditions ni réserves. Une dépêche adressée par Sir H. Elliot à Lord Granville, le 14 octobre 1872, rapportait que ce firman avait été obtenu directement du Sultan en dehors du Divan, contre une somme de £ 900.000 offerte au Sultan personnellement, de £ 25.000 au Grand-Vizir, de £ 15.000 au ministre de la Guerre et de £ 20.000 aux divers fonctionnaires du Palais. Après la chute de Mahmoud Pacha, le nouveau Cabinet se proposait d’annuler le firman qui n’avait pas été, contrairement à l’usage, enregistré à la Porte. Midhat Pacha suggéra alors à l’ambassadeur anglais que, dans l’intérêt de l’Egypte, un document obtenu par des moyens semblables devait être répudié comme illégal et sans valeur. Sir Elliot répondit en ces termes : « Je l’ai prié d’abandonner une pareille idée. La parole du Sultan a été donnée au vice-roi et, dans tous les cas, elle doit être tenue[14]. » « Ce fait était sans doute, dit un auteur anglais modéré dans ses vues, l’honneur même et la saine logique diplomatique. En tout cas, il dégagea Midhat Pacha de la responsabilité de cette transaction corrompue, et, par là, rendit notre propre ambassadeur plus ou moins responsable de ce qui s’ensuivit[15]. » Ayant recouvré par ces moyens sa liberté d’action, Ismaël retourna au Caire au mois d’août 1872. Il trouva le Trésor vide et la misère grandissante. « Les banquiers ont engagé toutes les ressources de l’Egypte à tel point qu’il est devenu impossible de servir les intérêts, le déficit va sans cesse croissant[16]. » Pendant ce temps, le khédive, qui a des vues sur le Yemen et sur l’Abyssinie, médite un emprunt colossal. Il ne s’arrête pas au bord de la banqueroute : il s’y jette. Ismaël négocie avec les financiers un nouvel emprunt dont le montant nominal s’élève à £ 32.000.000. Jusqu’à la dernière heure, il voulait abandonner Oppenheim et neveu pour un groupe français rival qui, paraît- il, lui offrait de meilleurs termes. « La nuit qui précéda la signature finale, dit M. Mac Coan, une vive discussion eut lieu au Palais d’Abdin entre Son Altesse et le jeune représentant (et diplomate) de la _firme_, au cours de laquelle ce dernier — fort de sa connaissance des affaires précédentes — laissa entendre à l’autocrate que son crédit était à leur merci et qu’il n’obtiendrait rien s’il venait à manquer à sa parole. Le lendemain matin, le contrat fut signé. « Bien que le prix exact du contrat de cette opération n’ait jamais été révélé, les conditions et les résultats connus en étaient fort onéreux. Elle était garantie par tous les revenus et toutes les ressources de l’Egypte. L’intérêt était de 7 p. 100, plus 1 p. 100 d’amortissement. Les contractants prirent la moitié du montant nominal « ferme » et le reste au choix, et firent le lancement dans le public de la première partie à 84 1/4. Ce lancement ne fut pas un succès. Mais assez d’obligations avaient été déjà placées pour couvrir le risque des contractants d’autant qu’ils avaient profité librement d’une condition de leur convention qui permettait le versement des billets du Trésor comme argent comptant à 93 p. 100. On racheta de ces papiers — de vieille date pour la plupart — pour £ 9.000.000 — au taux moyen de 65 p. 100, pour les verser à un taux plus élevé, tandis que la moitié « au choix » de l’emprunt était finalement lancée à 70, le produit de l’emprunt étant ainsi réduit à £ 20.740.077. En somme, si l’on déduit les £ 9.000.000 de billets du Trésor, une somme nette de £ 11.750.000 fut reçue contre une nouvelle dette de £ 32.000.000 à 8 p. 100 d’intérêt. Les annales des emprunts d’Etat n’ont probablement jamais enregistré une opération aussi ruineuse pour le débiteur, ni si profitable pour les créanciers et leurs amis[17]. » Il est certain que cette opération extravagante ne fait honneur ni à Ismaël ni aux intermédiaires dont les obligations avaient passé entre les mains innocentes des porteurs de titres. Ismaël ne s’arrête pas sur cette pente ruineuse ; avec une insouciance qui déroute, il prépare et envoie encore des expéditions scientifiques ou militaires dans le Centre-Afrique, sur la mer Rouge, en Abyssinie. Et naturellement le Trésor se vide à nouveau et Ismaël, aux abois, cherche son salut dans un nouvel emprunt. C’est alors que Disraeli réussit un grand coup : il achète à Ismaël en 1875 ses actions du Canal (176.602 sur 400.000) pour £ 4.000.000. « Ce fut, dit M. Farman — _Egypt’s Betrayal_ — un grand coup réalisé par Disraeli, mais un coup de grâce pour le khédive, la plus grave faute politique aussi bien que financière de sa vie. » Voici le détail des faits. En novembre 1875, Disraeli, sans consulter la Chambre des Communes, autorisa la maison Rothschild à acquérir ces actions au prix de £ 4.000.000. Mais ce ne fut pas un achat régulier, car l’acquéreur réel — le gouvernement britannique agissant pour le compte de la nation — fut aussi créancier, puisque le gouvernement égyptien devait payer un intérêt de 5 p. 100 jusqu’au 1er juillet 1894. La somme ne fut accordée que le 4 février 1876, et la loi ne fut votée par le Parlement qu’au mois d’août suivant. En 1896, ces actions valaient à Londres £ 24.000.000 ; en 1915, £ 30.000.000. Mais le profit pécuniaire n’est pas à comparer avec les conséquences politiques incalculables. En Europe, ce marché fut un coup de théâtre. « Si ce n’est pas une prise de possession matérielle territoriale de l’Egypte, c’est un premier pas. L’Angleterre s’est donné un client qui a besoin de plus de 100 millions pour liquider ses dettes ; elle ne peut plus l’abandonner ; elle surveillera ses finances, elle viendra encore une fois et sous d’autres formes à son secours, et, naturellement, il lui faudra d’autres gages, des sûretés nouvelles ; où cela conduira-t- il ?[18] » Désormais, la balance n’est plus égale entre la France et l’Angleterre, qui aura à défendre non seulement un intérêt financier local, mais encore un intérêt politique durable, celui de garder la route des Indes[19]. Depuis l’achat des actions d’Ismaël, l’Angleterre prépare méthodiquement sa mainmise sur l’Egypte. 1876 marque le commencement d’une nouvelle étape décisive. Deux jours après l’achat des actions, le 27 novembre 1875, une mission spéciale, présidée par M. Cave, se rend en Egypte pour vérifier la position financière du khédive[20] : « Le premier objet de votre mission, dit le gouvernement anglais, sera de conférer avec le khédive au sujet de _l’assistance administrative_ qu’il réclame. « Vous ne manquerez pas d’obtenir incidemment des renseignements du plus haut intérêt à la fois pour l’Egypte et pour ce pays. » Les garanties spéciales n’étaient plus suffisantes. Désormais le gage sera l’administration même. « Avec la mission Cave, dit M. Mac Coan, il y eut, de la part du gouvernement de Lord Beaconsfield, un commencement d’ingérence et de pression qui le rendit à peine moins responsable que le khédive lui-même de la plupart des actes ultérieurs. L’histoire du rôle joué depuis cette époque par le Foreign Office et ses agents, telle qu’elle a été racontée dans les livres bleus, ne peut être un sujet de fierté pour aucun Anglais impartial. Bien que, dans la plupart des chapitres précédents, nous ayons manifesté peu de sympathie pour le caractère et les méthodes d’Ismaïl, on est presque forcé de le plaindre pour beaucoup de choses qui lui sont arrivées depuis cette date. Avec toutes les qualités qui avaient fait de lui le maître despotique de l’Egypte, Ismaïl était incapable de se mesurer contre des Européens expérimentés, dont plusieurs étaient aussi peu scrupuleux que lui-même, et tous soutenus par leurs gouvernements. » Depuis l’arrivée de M. Cave, l’entourage du vice-roi était divisé en deux camps : le camp français et le camp anglais dont les compétitions rendaient fort difficiles la solution du problème financier à l’avantage de l’Egypte et de ses créanciers. Ismaïl, avec une certaine habileté qu’on ne peut se refuser à lui reconnaître, avait profité de cette rivalité pour retarder le travail de la mission anglaise qui préconisait le contrôle de l’administration financière du pays. Ismaïl réclamait des administrateurs et des financiers européens relevant pratiquement du gouvernement égyptien pour mettre de l’ordre dans ses affaires financières. Mais le gouvernement anglais entendait établir un contrôle général sur l’administration, une sorte de mainmise qui garantirait les intérêts des créanciers européens et sauverait l’Egypte de ses pires embarras. « La conclusion, écrivait le _Times_ du 29 janvier 1876 — lors de la présence de M. Cave en Egypte — est que seule une réforme radicale dans le gouvernement et les finances égyptiens donnerait la sûreté à l’Etat. Sans doute serait-il possible pour l’Egypte de conclure un meilleur arrangement avec ses créanciers si elle avait meilleur crédit. Mais comment l’aurait-elle ? Toutes les conjectures à ce sujet semblent fondées sur l’idée que, d’une façon ou d’une autre, le khédive sera amené à se soumettre aux _Conseils britanniques_ avec l’humilité la plus complète, que l’Angleterre entreprendra la gestion des finances égyptiennes, et qu’une portion du crédit anglais sera transférée à l’Egypte pour aider son gouvernement à transformer son passif et à diminuer sensiblement ses payements annuels. Mais cela suppose un _lien_ entre les deux gouvernements pour lequel il n’y a pas la moindre justification, et une disposition de la part du souverain égyptien dont nous cherchons en vain une preuve quelconque. » Il s’agit d’un type de protectorat anglais que désignent souvent les termes élastiques de « _british guidance_ et _relation_ », et qu’Ismaïl devait accepter, voire réclamer pour établir un équilibre financier permanent. Pour l’Angleterre, la question politique ne se séparait pas de la question financière. Ismaïl avait simplement accepté, sans aller plus loin, l’offre de M. Cave de prendre comme conseiller financier M. Rivers Wilson, contrôleur général de l’Office de la Dette nationale anglaise. Mais la France était là. Le duc Decazes, ministre des Affaires étrangères, ne voulait pas laisser l’Angleterre régler seule la question financière qui était la clé de la question d’Egypte. L’arrivée de M. Outrey, ancien Consul général au Caire, était certainement pour beaucoup dans l’échec de la mission Cave. Après le départ de ce dernier au début de février 1876, M. Outrey et un groupe de capitalistes français, présidé par M. Pastré de la banque _Anglo-Egyptian_, proposèrent au khédive l’établissement d’une banque « nationale » d’Egypte sous la direction internationale de commissaires désignés par la France, l’Angleterre et l’Italie, et qui aurait pour mission de consolider la dette flottante à 9 % d’intérêt. Le duc Decazes tenait à obtenir la coopération de l’Angleterre dans cette entreprise ; et il informait Lord Derby que les deux gouvernements devraient agir de concert dans les affaires égyptiennes. Mais l’Angleterre était hostile à cette association avec la France. Le projet français, sur le terrain financier, favorisait surtout les détenteurs de la dette flottante, Français pour la plupart, tandis que les principaux créanciers de la dette consolidée étaient des Anglais, qui n’avaient pas intérêt à voir cette dette grossie par les dettes flottantes du khédive. En second lieu, sur le terrain politique, le projet français, soit en établissant pratiquement une coopération anglo- française en Egypte, soit en plaçant la question financière dans un cadre international, était contraire au but avéré de l’Angleterre qui tendait à établir un contrôle anglais sur l’administration égyptienne. M. Disraeli déclarait franchement à la Chambre des Communes que « le gouvernement britannique n’était pas préparé à accepter tout projet d’un arrangement bancaire semi-privé, et considérerait seulement le projet d’une commission proprement dite de contrôle financier[21]. » D’où son refus de nommer un commissaire anglais à la dite banque et l’abandon du projet par le khédive. « L’attitude du gouvernement français, dit M. J. Claudy, l’auteur anonyme de l’_Histoire financière de l’Egypte depuis Saïd_, était commandée par les intérêts énormes qu’avait pris le Crédit Foncier. Tout autre était la conduite du gouvernement anglais. On l’accusait de travailler sourdement à ruiner le khédive afin d’avoir l’occasion de se présenter en sauveur. Si odieux que pût paraître un plan de cette nature, il faut admettre que plusieurs faits concordaient à en démontrer l’existence. » L’auteur parle ensuite de l’obstruction systématique du gouvernement anglais à tout projet et son manque d’esprit de suite ; il continue : « Il avait été le premier à demander que l’administration financière de l’Egypte fût soumise à un contrôle européen. « A la Bourse de Londres, l’acharnement à déprécier les valeurs égyptiennes était devenu tel que les manœuvres de la spéculation ne suffisaient plus à l’expliquer. « Enfin, il était difficile de se rendre compte autrement que par des raisons politico-financières, du mobile qui avait dicté à M. Disraeli son discours du 23 mars (1876). Le public attendait avec une vive impatience la publication du rapport de M. Cave dans l’espoir d’y trouver les moyens de conjurer la crise. Quel ne fut pas son étonnement quand M. Disraeli vint déclarer à la tribune de la Chambre des Communes que le khédive, invoquant l’état précaire de ses finances et la nature confidentielle des informations qu’il avait fournies, demandait que le rapport ne fut pas publié. Il y eut en Bourse une explosion de colère qui se fondit en une débâcle. » A la vérité, après l’échec du premier projet, le gouvernement français envoya en Egypte M. Villet, ancien inspecteur général des finances, pour contrebalancer M. Rivers Wilson. M. Villet apportait un nouveau projet : celui d’une Commission de la Dette Publique qui n’aurait aucun contrôle sur les finances, mais agirait simplement comme un receveur pour le compte des créanciers, après la consolidation et l’unification de toutes les dettes sur des bases déterminées. Ismaïl, en se montrant prêt à accepter ce plan, excitait la fureur de Disraeli, qui travaillait à ruiner son crédit et à l’empêcher d’équilibrer ses finances. Commentant le discours de Disraeli, le khédive disait : « Ils ont creusé ma fosse. » Au fond, le rapport de M. Cave n’était pas si défavorable à Ismaïl. Celui-ci eut beau demander ensuite sa publication ; le coup était porté. Le rapport débute en ces termes : « On peut dire que l’Egypte est dans une période de transition ; elle souffre des défauts du système d’où elle sort et de ceux du système où elle s’efforce d’entrer. Elle souffre de l’ignorance, de la malhonnêteté, de la prodigalité et de l’extravagance de l’Orient, qui ont amené le suzerain au bord de la ruine, et en même temps des grandes dépenses causées par des tentatives précipitées et irréfléchies pour adopter la civilisation de l’Occident. » Ce n’est pas l’Orient proprement dit qui est mis en cause ici, c’est Ismaïl en personne, auquel M. Cave ne manque cependant pas de rendre justice : « Les revenus de l’Egypte, dit-il, ont augmenté de £ 55.000 par an en 1804, £ 3.300.000 en 1830 et £ 4.937.000 en 1864, la deuxième année de l’administration du khédive, £ 7.377.912 en 1871. L’extension des chemins de fer en 1874-75 a été de 1.210 milles. Les importations ont atteint, de 1863 à 1875, £ 61.939.736, contre £ 29.641.155, de 1850 à 1862, ce qui indique une augmentation de 100 pour 100 en 13 années. Les exportations ont quadruplé pendant la même période, ayant augmenté en valeur de £ 36.339.543 à £ 145.939.736. Durant ces 13 années, la croissance de la population d’Egypte a été considérable et les naissances sont en excédent sur les décès de 636.809. L’éducation a été l’objet d’une attention particulière, le nombre des écoles établies sur le modèle européen ayant passé de 185 en 1862 à 4.817 en 1875. « Ces 4.817 écoles, avec 6.048 maîtres et 140.977 élèves, accusent une augmentation de 1.072 élèves et 1.651 maîtres sur l’année précédente. « La qualité de l’éducation donnée varie nécessairement, mais, dans l’ensemble, elle a certainement progressé, et, dans plusieurs cas, elle est nettement très supérieure. « Ces statistiques montrent que le pays a fait de grands progrès de tout ordre, sous le souverain actuel ; mais ces progrès n’empêchent pas la situation financière d’être très critique. Cependant, les dépenses, quoique lourdes, n’auraient pas à elles seules produit la présente crise, qui peut être attribuée presque entièrement aux conditions ruineuses d’emprunts contractés pour de pressants besoins qui, dans plusieurs cas, provenaient de causes sur lesquelles le khédive avait bien peu le pouvoir d’agir. » D’après ce rapport, le total des recettes et des dépenses effectuées de 1864 à 1875 inclusivement, soit en 12 années, s’établissait comme suit : RECETTES Par revenus £ 94.281.000 Actions de Suez 3.977.000 Emprunts 31.714.000 Dette flottante 18.243.000 ----------- Total £ 148.215.000 DEPENSES Administration £ 48.868.000 Tribut à la Porte 7.593.000 Travaux d’utilité publique 30.240.000 Dépenses extraordinaires, d’aucunes d’une utilité discutable et d’autres sous pression des parties intéressées 10.540.000 Intérêts et amortissements 34.899.000 Canal de Suez 16.075.000 ----------- Total £ 148.215.000 Les annuités totales renfermant l’intérêt et l’amortissement sur les emprunts à court terme se montaient à £ 1.246.686 ; sur l’emprunt de 1862, à 263.972 ; sur l’emprunt de 1868, à 953.303 ; sur l’emprunt de 1873, à 2.565.670. Le total était de : £ 5.029.631. Et cette somme ne comprenait aucun payement, soit pour intérêts et commissions, soit pour remboursement de capital sur aucune partie de la dette flottante. L’emprunt de 1873 à lui seul absorbe toutes les ressources du pays. Une somme de 34.898.000 a été payée comme intérêt en dix ans, et, cependant, le principal de la dette était plus grand que jamais. « Il est certain que le rapport de Cave, dit l’auteur de _Egypt under Ismaïl_, est un document d’une honnêteté incontestable. Mais le défaut saillant de ce rapport est qu’il ne tient pas compte des frais énormes de corruption à Constantinople, ni de la colossale extravagance du khédive lui-même. » Peut-être ce défaut est-il dû à l’absence de données précises faute de comptabilité. La confusion était d’autant plus grande que le khédive n’avait pas fixé pour lui-même une liste civile, et que les revenus de ses propres domaines n’étaient pas séparés des revenus de l’Etat. En fait, le pouvoir personnel d’Ismaïl absorbait tous les pouvoirs : il était l’administrateur, le grand juge et le trésorier de l’Etat. Il n’y avait ni bonne comptabilité ni bonnes finances. « Des sommes immenses, dit le rapport, sont dépensées à des travaux improductifs suivant l’usage de l’Orient, et à des travaux productifs mais conduits d’une mauvaise façon ou hâtivement. Le khédive a évidemment tenté de poursuivre, avec un revenu limité et dans le cours d’un très petit nombre d’années, des travaux qui auraient dû être répartis sur une plus longue période, et qui auraient pesé lourdement sur les ressources d’un Trésor beaucoup plus riche. » Parmi les travaux improductifs d’Ismaël, on peut compter les sucreries qui constituent l’une de ses plus coûteuses erreurs. Voulant réparer les pertes causées par la chute des prix du coton après la fin de la guerre d’Amérique, il conçut le projet d’établir des sucreries sur ses propres domaines. Douze grandes usines, dont plusieurs durent être abandonnées faute d’aliment, furent construites et pourvues d’un outillage fort coûteux. Tout le système aboutit à un vaste échec. Ismail essaya également de créer, sur le modèle du Crédit foncier, un système de banques dans les villages, pour sauver les fellahs des usuriers, mais il perdit dans cette aventure £ 900.000 suivant Mulhall. On peut considérer également comme travaux improductifs ses palais innombrables, ses expéditions scientifiques et ses expéditions militaires pour venir en aide à la Turquie ou dominer le Centre-Afrique. Quant aux travaux productifs, mais conduits d’une mauvaise façon ou hâtivement, ils révèlent l’incapacité d’Ismaël dans les affaires, et, dans une certaine mesure, un manque de scrupule chez la plupart des concessionnaires et entrepreneurs qui trouvaient toujours moyen de s’appuyer sur la justice consulaire pour réclamer des sommes supplémentaires contre un risque imaginaire ou probable. M. Cave et M. Mulhall s’accordent à dire que les entrepreneurs européens comptaient 80 % de bénéfice. « Lorsqu’Ismaël venait à dépenser, dit l’auteur de l’_Angleterre en Egypte_, pour lui-même ou pour le pays quelqu’un de ces emprunts, il s’arrangeait toujours de manière à en avoir le moins possible pour son argent. Les contrats passés par la Daïrah (domaine privé) et le gouvernement furent de véritables monuments de gaspillage. Les prix payés en bon argent comptant, pour le matériel venu d’Europe, étaient établis sur la même échelle que ceux des marchandises fournies par un tailleur à la mode à un jeune homme riche d’espérances, mais ne jouissant pour le moment d’aucuns revenus. » Pour donner un exemple de ces contrats, rappelons que le khédive ayant accordé les travaux du port de Suez à des entrepreneurs français, jugea bon de charger des entrepreneurs anglais, MM. Grienfields, des travaux du port d’Alexandrie. Le compte de ces Messieurs se montait à £ 2.904.499. Plus tard, sur la requête de M. Wilson, M. Duport, ingénieur du gouvernement égyptien à Alexandrie, a envoyé à la Commission supérieure d’enquête, une évaluation du prix de revient des travaux du port. « Il n’est pas nécessaire, dit le rapport préliminaire, d’en donner les détails ici. Il suffira de dire que M. Duport évalue à £ 1.394.000 le prix de revient des mêmes travaux, pour l’exécution desquels la réclamation de MM. Grienfields s’élève à £ 2.542.000 sans rien compter pour les intérêts qui ont été calculés à 10 %. » La politique financière d’Ismaël a non seulement abouti à la création d’une dette générale nominale de 90 millions exigeant une annuité de 6 millions, mais aussi à l’endettement des paysans forcés par les méthodes gouvernementales de perception d’avoir recours à l’usurier. Malgré cette situation critique, il n’était pas impossible de trouver une solution équitable pour les deux parties, si la question ne s’était compliquée, depuis 1876, d’intérêts politiques qui ont retardé le règlement véritable des finances égyptiennes jusqu’à la promulgation de la loi de liquidation en 1880. M. Cave, avait dans son rapport, indiqué la seule solution pratique de la question : « l’Egypte est capable, dit-il, de porter la charge de toutes ses dettes présentes à un _taux raisonnable d’intérêt_ ; mais elle ne peut continuer à renouveler des dettes flottantes à 25 % et à faire de nouveaux emprunts à 12 ou 13 % d’intérêt pour faire face à ces augmentations de sa dette, qui ne rapportent rien à son Trésor ». Le plan de Cave se résumait dans la consolidation et l’unification de toutes les dettes sur la base d’un intérêt modéré compatible avec l’état du pays ; mais, pour alléger les charges financières, l’ajournement des échéances était nécessaire. C’est pourquoi il suggérait qu’une offre fût faite aux porteurs de titres, de nouvelles rentes à 7 % remboursables en 1926 à la place des bons dont ils sont détenteurs, payables de 1892 à 1903. « On est en droit d’espérer que si la gravité de la situation est expliquée aux porteurs de titres, ils consentiront à un arrangement qui les sauverait de la perte lourde, conséquence inévitable d’un effondrement financier. » On ne saurait méconnaître la justesse des vues qu’exprime ce langage plein de bon sens. Il fallait modérer les exigences, ou plutôt les inquiétudes légitimes des créanciers munis de droits incontestables. D’autant plus que quelques intermédiaires avaient réalisé de très gros bénéfices aux dépens du contribuable égyptien et de l’honnête « bondholder ». M. Cave lui-même ne craint pas d’affirmer que la malheureuse position financière du pays « est due en grande partie aux conditions onéreuses de l’emprunt de 1873, contracté dans le but formel de liquider la dette flottante qui s’élevait à cette époque à £ 28.000.000 ». Cette opération qui n’a rapporté que £ 11.000.000 argent comptant, a, d’après le rapport « considérablement accru les profits revenant aux négociateurs de l’emprunt » dont le montant était de £ 32.000.000.[22] Mais le plan financier, malgré toutes ses apparences, avait son côté politique : « Il y a cependant, ajoute M. Cave, une condition essentielle dont dépend le succès d’un plan de ce genre. Le khédive devrait placer, à la tête d’un Control Department, une personne qui impose la confiance générale, comme par exemple l’agent financier[23] envoyé par le Gouvernement de Sa Majesté pour prendre service sous Son Altesse. « Ce Control Department » recevrait directement du percepteur certaines branches du revenu et devrait avoir une surveillance générale sur la levée des impôts. Si les percepteurs étaient dans tout le pays, placés sous les ordres de ce département, il aurait le pouvoir d’empêcher les fraudes commises au détriment du Trésor, d’une part, et l’extorsion exercée sur les fellahs, d’autre part. « Le khédive devrait s’engager à prendre en considération les recommandations faites à Son Altesse par son « Control Department » et à porter remède aux cas bien établis de mauvaise administration qui lui seraient signalés. Par ce moyen, un élément important de richesse et de prospérité futures serait introduit dans le pays, car les fellahs, ainsi protégés contre l’oppression et devenus capables d’employer le surplus extorqué maintenant par les percepteurs, en augmenteraient considérablement les ressources actuelles. » L’attitude d’Ismail avant et après la publication du rapport indique nettement que ses objections contre l’œuvre de la mission portaient uniquement sur la partie politique, et qu’il souhaitait un arrangement financier conforme aux principes suggérés par le rapport. En effet le _Times_ du 5 janvier 1876, dans un article de fond, annonce que le khédive a renvoyé Nubar Pacha, le ministre du Commerce. « On allègue, dit-il, qu’Ismaël Pacha ne trouve pas la mission de M. Cave à son goût, et qu’il en veut à Nubar Pacha, supposé responsable d’avoir amené ce monsieur dans le pays, et aussi d’avoir suivi une politique conforme aux suggestions anglaises. » D’autre part, au cours d’une interview avec M. W. Beatty Kingston, après la publication du rapport, Ismaël déclarait :[24] « Si je pouvais asseoir à un taux raisonnable toutes mes dettes flottantes d’Etat, j’arriverais facilement à balancer mes rentrées et mes dépenses sans faire tort à qui que ce soit, et je n’aurais plus besoin d’emprunter à un taux extravagant et ruineux, qui tôt ou tard ne manquerait pas d’amener une banqueroute officielle. » Il est probable qu’Ismaël, encouragé par l’exemple de la Turquie, méditait une banqueroute _officielle_. D’autant plus que le gouvernement anglais, depuis l’achat des actions du Canal, mettait comme condition pratique du règlement financier une mainmise sur l’Egypte. Du reste Ismaïl, dans la même interview, se plaignait que la mission Cave, dont le rapport parut dans le _Times_, le 4 avril 1876, bien loin d’aplanir ses difficultés financières, n’eût fait que les aggraver : « L’Angleterre, dit-il, qui a tiré de si grands profits, bien plus grands que ceux d’aucune autre nation, des immenses sacrifices faits par l’Egypte pour achever le Canal de Suez, sacrifices qui sont la cause de nos embarras actuels, l’Angleterre est à même, grâce aux travaux de M. Cave, d’apprécier pleinement ce que nous coûtent ces grands ouvrages qui ont donné la richesse à autrui bien plus qu’à nous. _Je n’ai jamais cru un instant que l’Angleterre, du fait qu’elle a acheté les actions du Canal de Suez et envoyé un haut fonctionnaire pour examiner mes comptes vise à mettre l’Egypte sous sa dépendance_. » Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas le plaidoyer d’Ismaïl mais son cri d’alarme... C’est alors qu’il s’est tourné vers la France et mis d’accord avec le groupe Outrey- Pastré. Par deux décrets parus respectivement le 2 et le 7 mai, le khédive créa la Caisse de la Dette publique[25] et convertit toutes ses dettes flottantes et consolidées en une dette unifiée portant 7 % d’intérêt sur le capital nominal, et amortissable en 65 ans. Les obligations de la plupart des emprunts, en vue de la présente conversion, furent acceptées au pair, mais celles de la dette flottante, qui souvent portaient un taux de 20 et 25 eurent, comme compensation, un boni de 25 % ; en d’autres termes, elles furent acceptées à 80. Il va de soi que ce projet, de même que le précédent, et pour les mêmes causes, n’était pas bien vu par le gouvernement britannique. Le 5 mai, le _Times_ disait : « De deux choses l’une : ou bien un gouvernement amical prêterait ouvertement son crédit au khédive sur la garantie d’une autorité protectrice concédée en retour, ou bien le khédive personnellement devrait faire face à la nécessité de proposer un projet qui fût sien propre. » Le correspondant du même journal à Alexandrie écrivait le 7 mai : « Le khédive a confié à contre-cœur le règlement de ses finances à des mains françaises, et la dette consolidée de £ 90.000.000 sera un fait accompli. « On espérait qu’une fois cette conversion forcée accomplie, M. Wilson aurait pleins pouvoirs pour entreprendre la tâche de la réforme administrative qui est le premier besoin du pays, et qu’aucun autre ne pourrait entreprendre avec plus de chances de succès.[26] » Disraeli trouvant que « le projet présentait de graves défauts sur plusieurs points » refusa de nommer un Commissaire anglais pour la Caisse de la Dette. De son côté, M. Wilson quitta l’Egypte. « Finalement, dit M. Rothstein — _Egypt’s Ruin_ — le gouvernement décida d’oublier son projet préféré dans l’intérêt des créanciers. Il était évident que la France serait à même, tant que la question en jeu prenait un aspect purement financier, de faire échec aux plus ingénieux efforts du gouvernement britannique pour forcer le khédive d’accepter un protectorat. « Les choses étant ainsi, il semblait inévitable que l’Angleterre renonçât pour un temps à son ambition et fît un compromis avec la France afin de sauvegarder au moins les intérêts des créanciers anglais. » L’Angleterre ne pouvant avoir raison d’Ismaïl et régler seule la question égyptienne, force lui est de s’entendre avec la France, quitte à s’arranger dans la pratique à acquérir la prépondérance. C’est là, croyons nous, l’origine du Condominium. On parlait à Londres de l’envoi de Lord Goschen pour représenter les créanciers anglais qui réclamaient au gouvernement, avec insistance, un nouvel arrangement avec le khédive. En attendant Disraeli délégua en Egypte un diplomate distingué, Lord Crépigny Vivian, qui représentait l’Angleterre à Bucarest. Le duc Decazes appela aussitôt le baron de Michels, ancien collègue de Lord Vivian, pour jeter au Caire les bases de la politique commune du futur Condominium. Le baron des Michels, dans ses Mémoires[27], après avoir rappelé les souvenirs qui attachaient la France à l’Egypte depuis Mehemet Ali et ces _intérêts de sentiment_ qui poussaient les Français à modérer et contenir les ambitions britanniques « pour conserver à l’Egypte l’indépendance de fait que nous l’avions aidée à conquérir », écrit : « Ces situations respectives se compliquèrent à un moment donné d’éléments nouveaux. Le khédive Ismaïl avait emprunté à l’Europe des sommes colossales ; notre pays en avait fourni la plus grande part et nos nationaux se voyaient menacés d’une spoliation analogue à celle que le Sultan venait de consommer impunément. Cette fois-ci il ne s’agissait plus d’intérêts de sentiment. L’Angleterre le comprit et la crainte de nous voir procéder seule à une intervention dont elle pouvait tout redouter dans la suite, la disposa à modérer son intransigeance et à ouvrir, jusqu’à un certain point, l’oreille aux suggestions d’entente. » Le baron des Michels nous fait ensuite une portrait coloré d’Ismaïl, en qui il ne voit qu’un _comédien_, et résume ainsi la situation : « Quand le bruit se répandit chez nous que le vice-roi se préparait à jouer son dernier acte et à se déclarer insolvable ; ce fut un _tolle_ général ; les grands établissements financiers, fortement engagés, prirent la direction du mouvement ; on réclama des mesures coercitives, et le duc Decazes saisit, avec la finesse qui lui était propre, le moment favorable pour intervenir à Londres. « Je partis dans les premiers jours de septembre avec des instructions dont les deux points préliminaires et essentiels pouvaient se résumer ainsi : ajournement de toute idée de banqueroute, invitation du khédive à MM. Goschen et Joubert de venir procéder sur place à une liquidation générale. » Pour éclairer le sens des mots : « liquidation générale », nous nous permettons de rappeler que la France, ne pouvant régler la question financière sans l’appui de l’Angleterre, et l’Angleterre ne pouvant régler la question administrative sans l’appui de la France, un compromis s’imposait entre la thèse française et la thèse anglaise. De cette nécessité découle le Condominium, qui devait être, en tant que système établi, le but principal de la première liquidation. Cela ressort clairement des faits qui précèdent et des propres paroles du baron de Michels. Dans un discours il menace le khédive de demander sa déposition à la Porte, au cas où il eût tenté de mettre à exécution les idées de banqueroute qu’on lui prêtait. Ismaïl, raconte le baron des Michels, répondit d’une voix sourde et suffoquée : « Mais si je ne puis pas payer... si l’Egypte est épuisée... Croyez-vous, en me mettant le couteau sur la gorge, me créer les ressources qui me manquent ? » Notre opinion, répliquai-je, est tout au contraire que les ressources de l’Egypte sont très suffisantes pour permettre à son prince de faire face à toutes ses charges. Mais, avant tout, il est une première satisfaction que vous devez accorder à vos créanciers : répudiez publiquement comme mensongère et offensante pour vous, toute velléité de banqueroute, démentez les bruits déjà propagés d’une suspension prochaine, et demandez en même temps aux gouvernements français et anglais de vous envoyer des Conseillers de haute compétence auxquels vous abandonnerez les pouvoirs nécessaires, les soins de remettre en bon ordre les finances de votre pays. » Après quelque résistance, rendue vaine par l’entente de l’Angleterre et de la France, Ismaïl accepta l’envoi de MM. Goschen et Joubert. C’est à ces deux hommes qu’incombait la tâche « de dégager les éléments d’une liquidation et de poser les bases d’une réorganisation générale de l’administration financière ». Comme nous l’avons vu, c’est le gouvernement anglais et les créanciers anglais qui avaient pris l’initiative de faire un nouvel arrangement avec le khédive. Au début de juillet, au cours d’une réunion de créanciers à Londres, Lord Goschen fut invité à se rendre au Caire, accompagné de M. Joubert, pour négocier avec le khédive un règlement de la dette consolidée plus avantageux pour ses créanciers que celui du groupe du Crédit foncier. Lord Derby, en vue de hâter ce règlement, exerça officiellement, par l’intermédiaire du colonel Stanton, au Caire, une pression sur le khédive : « Ce cas de l’Egypte, dit M. Mac Coan — _Egypt under Ismaïl_ — est le seul où notre Foreign Office soit ainsi intervenu. Dans la même année où la mission de MM. Goschen et Joubert recevait tout l’appui de Downing Street, il n’y avait pas moins de dix- sept Etats retardataires sur la « liste noire » de la corporation des « bondholders » étrangers, pour un chiffre rond de £ 400.000.000 ; et il n’y a pas une seule dépêche consulaire qui porte la trace d’un mot de protestation de la part de notre gouvernement en faveur des prêteurs ». Lord Goschen arriva en Egypte au mois d’octobre. Son premier geste fut d’ignorer complètement la présence d’Ismaïl Saddyk, le ministre des finances, qu’il savait opposé à son plan. Le conseiller du khédive estimait qu’un règlement général sur la base de 7 % d’intérêt était onéreux pour l’Egypte et que, d’autre part, l’administration financière, c’était la mise en tutelle de l’Egypte. Pour être juste, il faut dire que, quel que soit le jugement qu’on porte sur la politique financière d’Ismaïl et de son Conseiller, ils étaient dans le vrai lorsqu’ils soutenaient — et c’était, dit-on, l’opinion de M. Cave — que le maximum d’intérêt que l’Egypte pouvait payer sur une dette de 90 millions, ne devait pas excéder 5 %. Pour une fois les événements leur ont donné raison ; nous nous gardons bien, toutefois, de taxer d’injustice le côté purement financier de l’œuvre de Goschen. Ismaïl Saddyk était le chef du parti égyptien qui ne voulait pas de l’ingérence étrangère de plus en plus marquée dans l’administration depuis 1870. Il était sourdement hostile au parti turc dont Chérif était le chef. Néanmoins, sous le règne d’Ismaïl, les deux partis avaient un pacte d’alliance temporaire contre toute immixtion de l’Europe dans les affaires intérieures du pays. Décidé à repousser toute tentative de mainmise sur l’administration, Saddyk préparait un contre-projet et s’efforçait de gagner le khédive à ses vues. Cependant quelque agitation se produisait dans les provinces. Saddyk était accusé d’essayer de créer un soulèvement, de menacer même le khédive qui cédait à la pression étrangère. Le khédive, forcé de choisir entre le parti étranger représenté par les puissances et le parti de la résistance représenté par Saddyk, résolut de se débarrasser de son ministre. « Au cours d’une interview que j’ai eue avec le khédive après l’arrestation de Saddyk (en date du 10 novembre), je l’ai trouvé très excité. Il était apparemment mécontent du Mufettich (surnom de Saddyk). Il m’a expliqué comment il l’a élevé, de simple fellah qu’il était, à la plus haute situation d’Egypte, et m’a raconté qu’il cherchait à fomenter des troubles. « Ayant déjà une certaine connaissance des méthodes autocratiques des gouvernements orientaux, j’en conclus que l’ex-ministre était déjà mort. »[28] En effet, Ismaïl invita perfidement son ministre à l’accompagner jusqu’à son palais sur le Nil ; Saddyk y fut assassiné. Aussitôt le gouvernement lança la fausse nouvelle d’un voyage de Saddyk dans le Haut Nil, suivie de celle de sa mort. A vrai dire, l’ancien conseiller d’Ismaïl n’était pas populaire, surtout parmi les fellahs cruellement pressurés, mais les circonstances tragiques de sa fin excitaient la pitié de tous et l’acte d’Ismaïl contenait en lui-même la condamnation de l’absolutisme. Le correspondant du _Times_ écrivit : « Le départ de Saddyk est considéré comme la fin d’un vieux système. Ismaïl Saddyk était le chef d’un parti opposé à l’influence européenne et à tout progrès de la civilisation. La chute du Mufettich qui, dit-on, avait préparé un contre-projet, est très favorable au succès ».[29] Goschen ayant cherché à faire le procès de Saddyk devant les tribunaux mixtes institués en 1876, il est probable que le khédive, pour prévenir ou étouffer toute révélation scandaleuse que son conseiller intime eût été amené à faire sur les agissements de son maître, prit le parti de mettre fin à ses jours. Mais on a tort de croire qu’Ismaïl était partisan d’une entente avec les deux gouvernements sur les bases indiquées : « M. Goschen, dit le baron des Michels, en quittant Londres, flottait entre ses sentiments naturels de loyauté et ses appétits britanniques ; il avait inscrit dans son programme comme condition fondamentale de tout arrangement, des sacrifices financiers à réclamer de la France et des avantages politiques à obtenir pour l’Angleterre. » Des Michels raconte ensuite dans ses _Souvenirs_ que le principe de l’égalité parfaite, après avoir été combattu et discuté « fut enfin définitivement consacré par un décret portant nomination de deux contrôleurs généraux, l’un français et l’autre anglais, qui allaient se partager l’administration financière de l’Egypte. Ce décret fut arraché à la signature du khédive le 18 novembre 1876. Je dis « arraché » car, jusqu’à la dernière seconde, nous eûmes la crainte d’échouer au port tant le vice-roi, exaspéré du résultat des négociations, s’acharnait à les entraver ». Lord Goschen avait obtenu de la France des sacrifices financiers en faveur des créanciers anglais de la dette consolidée. Son but, dit-il, était de soulager l’Egypte et de fortifier au profit des créanciers la certitude de recevoir l’intérêt auquel ils avaient droit. Les sacrifices faits par les créanciers, suivant Goschen sont : 1o Différence entre 5 % et 7 % sur la préférence stock de 15.000.000 liv. st. monte à 300.000 2o La réduction dans le boni accordé à la dette flottante de l’Etat, montant à 3.400.000 liv. st. épargne une charge annuelle de 7 % sur ce montant 338.000 3o 1 % sur 59.000.000 liv. st. de dette unifiée, portion retenue pour le rachat de la dette, monte à 590.000 --------- Sacrifice annuel Liv. st. 1.128.000 D’après M. Rothstein — _Egypt’s Ruin_ — Goschen a réussi à conclure avec les créanciers français un compromis suivant lequel la dette flottante devait être consolidée, mais il fallait réduire à 10 % le boni de ses détenteurs. En outre, la dette de la Daïra (domaine privé du khédive) devait être exclue de la Dette consolidée et former avec la Dette flottante un groupe séparé, portant un intérêt nominal de 5 %. De même, les emprunts de 1864, 1865 et 1867 devaient être exclus de la Dette générale consolidée pour des raisons techniques, mais en réalité parce que MM. Frühling et Goschen, intéressés dans ces emprunts, voulaient qu’ils continuassent à porter l’ancien intérêt de 10 à 12 %. Ainsi la Dette consolidée proprement dite était réduite à 59 millions portant un seul intérêt de 7 %. Il devait être créé, en outre, principalement en vue de la conversion, une nouvelle Dette Privilégiée de 17 millions à 5 %. Dans leur ensemble les annuités de la dette se montaient à £ 6.565.000, ou environ 66 % de son revenu nominal. Quant aux résultats politiques de la mission Goschen, ils découlent avec force de ce principe fécond habilement posé par le délégué britannique : _une garantie de bonne administration_. Ce principe donnait satisfaction au gouvernement anglais, aux créanciers et même aux paysans égyptiens à qui on disait qu’on s’intéressait à leur sort. A vrai dire, depuis 1876, l’administration égyptienne constituait le véritable gage des créanciers et de leurs Etats. Les gardiens de ce gage, c’étaient les contrôleurs généraux, la Caisse de la Dette et les tribunaux de réforme. A la tête de la nouvelle hiérarchie administrative européenne se trouvait le contrôle. Le nombre des fonctionnaires étrangers allait en augmentant : « Les arrangements financiers, dit Lord Cromer, eurent moins de résultats pour l’avenir de l’Egypte, que les changements introduite sur son conseil (de Goschen) dans l’administration du pays ».[30] Les deux contrôleurs désignés pour surveiller les dépenses et les recettes furent le baron de Malaret et M. Romaine. En outre, les chemins de fer et le port d’Alexandrie, ayant engagé leurs revenus pour le payement des intérêts devaient être administrés par un Conseil composé de deux Anglais, un Français et un Egyptien. Le général Mariott fut nommé président de l’administration des chemins de fer. Ce point acquis, Lord Goschen s’empressa de désigner au début de 1877 un commissaire anglais de la Dette publique : le Major Baring (le futur Lord Cromer) qui arriva en Egypte le 2 mars 1877. Le régime du condominium devait fonctionner ainsi, mais la combinaison était fatalement vouée à un échec, car elle ne répondait pas à la situation réelle du pays : « Il fallut longtemps, dit Lord Milner, pour mettre la dette de l’Egypte sur un pied convenable. En attendant le pays était destiné à éprouver beaucoup de nouveaux désastres. Le premier règlement de son passif, effectué en novembre 1876, sur les propositions de MM. Goschen et Joubert, fut de très courte durée. Cet arrangement était, en vérité, raisonnable eu égard à l’exposé de situation qui avait été fait pour ces messieurs ; malheureusement cet exposé était complètement erroné. Que les comptes eussent été sciemment ou non embrouillés, ce qui est certain, c’est qu’ils ne révélaient pas la situation réelle ».[31] On conçoit aisément, dans ces conditions, que le condominium eût de nombreux adversaires. Ils s’attendaient à voir son œuvre échouer au terme de juillet 1877, date du premier grand coupon, avec toutes les charges d’amortissement et autres qui y étaient rattachées. « L’argent demandé (2.074.975) écrivait le Consul anglais Lord Vivian, à son gouvernement, le 12 juillet, fut entièrement payé hier. Mais je crains que ces résultats n’aient été atteints au prix de sacrifices ruineux pour les paysans par la vente forcée de la future récolte, et par la perception des taxes d’avance. Tout cela doit être, sous une forme ou sous une autre, arraché à un pays déjà écrasé par les taxes. Mais j’ai bien peur cependant que l’_administration européenne_ ne soit inconsciemment en train de sanctionner la ruine complète de la richesse agricole de l’Egypte, et j’estime que les Anglais sont en train d’encourir une sérieuse responsabilité. » Des événements imprévus vinrent encore aggraver le chaos financier et ébranler le régime provisoire du Condominium, provisoire au moins dans la pensée de ses auteurs anglais. La guerre turco-russe éclata au printemps de 1877, et l’Egypte fut contrainte par le Sultan d’envoyer un contingent de 30.000 hommes entretenus aux frais du gouvernement égyptien. Cette dépense inattendue fut acquittée au moyen d’une majoration de 10 % sur les impôts réguliers. Ce n’est pas tout ; une baisse extraordinaire du Nil en 1877, et une inondation provoquée, l’année suivante, par une hausse sans précédent ruinèrent les campagnes. Du point de vue intérieur, la prépondérance anglaise que le condominium, en tant que victoire française, essayait d’empêcher, fut de nouveau assurée. En effet, la guerre turco-russe, en affaiblissant la Turquie, dont l’Egypte dépendait, et en amenant un rapprochement anglo-turc, porta un rude coup à la force de résistance d’Ismaïl et l’inclina du côté anglais. Du point de vue extérieur, par l’acquisition de Chypre, l’Angleterre domina le Canal de Suez. D’autre part, l’appui naturel accordé par Bismarck à l’Angleterre, au Congrès de Berlin, en 1878, n’autorisait pas M. Waddington à rouvrir la question et faire sanctionner officiellement par les puissances réunies, le principe de l’égalité sur lequel reposait le condominium, qui n’existait pas en fait. On peut dire, en toute justice, que l’administration anglaise est la principale responsable du mauvais gouvernement et de l’effondrement financier qui marquèrent les dernières années du règne d’Ismaïl. Cette situation est due aux préoccupations politiques de l’Angleterre qui excluaient, pour le moment, la nécessité urgente de mettre de l’ordre dans les affaires égyptiennes. La guerre russo-turque n’avait fait qu’augmenter ces préoccupations. Pour s’en rendre compte, il est bon de rappeler la campagne menée dans la presse anglaise, en 1877, par le célèbre écrivain anglais Edward Dicey, pour soutenir énergiquement la nécessité d’une occupation immédiate de l’Egypte par l’Angleterre ou tout au moins, d’une sorte de protectorat du gouvernement britannique. Dans un article paru en juin dans la _Nineteenth Century Review_, intitulé : _Our route to India_, il disait : « Nous devons être à même de garder le Canal de Suez ouvert à nos vaisseaux en tous temps et dans toutes les circonstances ; et pour y arriver, nous devons légalement prendre pied dans le Delta d’Egypte d’une façon beaucoup plus décisive qu’à présent. « En deux mots, si la France était placée devant l’alternative d’une guerre générale et de l’annexion de l’Egypte par l’Angleterre, elle choisirait la dernière sans hésitation. Toutes les fois que la France recouvre sa puissance et se débarrasse du cauchemar de l’Allemagne, elle recommence sa rivalité traditionnelle avec l’Angleterre dans le Levant. Mais, en ce moment, nous pourrions faire ce que nous ne pouvions pas faire pendant les dernières soixante-quinze années, et ce que très probablement nous ne pourrions pas faire dans deux ans, c’est-à-dire prendre possession de l’Egypte sans courir le risque d’une guerre avec la France. » Dans la _Revue Britannique_, (décembre 1877), M. Dicey fit paraître un article intitulé : _Le Khédive et le Protectorat de l’Angleterre_. Cet article était évidemment destiné à l’opinion française : « Le côté politique, dit-il, et le côté financier de la question égyptienne sont si étroitement liés qu’il est impossible de les séparer. Si, sous une forme quelconque mais réelle, par l’intervention directe ou bien par l’action d’officiers ou d’administrateurs anglais, nous nous assurons un contrôle efficace sur le gouvernement de l’Egypte, il est évident que nous arriverons ainsi à assumer plus ou moins la responsabilité des exécutions des engagements de l’Egypte envers ses créanciers européens et aussi la responsabilité de l’administration même du pays. » En attendant une mainmise officielle et complète, l’Angleterre mettait pratiquement la main sur l’administration du pays et exerçait, dans ce sens, une pression _indirecte_ sur Ismaïl : « On vit successivement pourvoir le général Mariott, commissaire anglais des chemins de fer, du titre de directeur général, ce qui plaçait son collègue français dans une position subordonnée. Un Anglais fut introduit dans le Conseil sanitaire en violation du privilège réservé à nos nationaux depuis Méhémet Ali, _et l’administration égyptienne fut, en quelques semaines, littéralement bondée de titulaires britanniques_. « Le vice-roi, s’enhardissant peu à peu, revenait alors à son premier plan, sous une forme détournée, en appelant Gordon Pacha au gouvernement général du Soudan avec des pouvoirs illimités et la liberté d’organiser à sa guise les débouchés et les routes commerciales du Centre-Afrique. Vint ensuite la convention anglo-égyptienne sur la traite des esclaves avec des clauses qui donnaient implicitement aux agents de la Reine le droit de créer et d’entretenir une police à eux dans les eaux égyptiennes. Un autre traité pour la reconnaissance de la souveraineté khédiviale sur la côte des Somalis servait de prétexte à des concessions commerciales. »[32] Ce plan de séduction — comme l’appelle le baron des Michels — qu’Ismaïl poursuivait auprès des Anglais était en réalité suggéré et encouragé par eux. En compensation, ils le soutenaient dans la lutte qu’il rouvrait contre les créanciers. De là la sollicitude apparente pour le paysan égyptien et la dénonciation des charges financières très lourdes qui pesaient sur l’Egypte, dans l’unique dessein d’éliminer pratiquement la France, avec l’aide d’Ismaïl, et de déconsidérer ensuite le khédive aux yeux de ses sujets, pour s’installer à sa place. De là également l’idée d’une nouvelle enquête où les mots de réforme administrative et de justice pour le paysan ne servaient qu’à masquer des visées politiques, comme l’événement l’a prouvé. En attendant, la conduite du gouvernement britannique dans la question de l’administration, ne pouvait pas inspirer la confiance. Elle n’était pas conforme aux principes de bon gouvernement et de bonnes finances, énoncés solennellement par M. Cave, puis par Goschen, et plus tard par Wilson. Pourtant, plus que dans aucun autre pays, il existe en Egypte des rapports étroits entre une bonne administration et la prospérité matérielle. L’entretien des travaux publics tels que les canaux, par exemple, assure à l’agriculture de ce pays un bon rendement, qui, à son tour, garantit pratiquement le paiement de l’impôt foncier, principale source du revenu. Or le revenu est l’espoir des créanciers. En mettant fin aux exactions du passé, à la perception anticipée des taxes, et à l’usure à laquelle le contribuable devait avoir recours, en un mot en ménageant le paysan, on favorisait la richesse agricole. De même, en assurant aux fonctionnaires égyptiens le payement régulier de leurs traitements, on empêchait la corruption qui engendre tous les vices administratifs et empêche toute prospérité. Une bonne administration exigeait d’abandonner tous les expédients exorbitants d’Ismaïl, en matière de finance, et de ménager l’avenir. C’était l’intérêt commun des débiteurs et des créanciers. Il est certain qu’en 1877 et 1878 toutes les prévisions financières furent bouleversées par une situation économique exceptionnellement mauvaise, à laquelle il fallait remédier par des sacrifices temporaires et par la suppression de quelques abus, dont la réforme dépendait uniquement du contrôle européen. Les résidents étrangers, au nombre de plus de 100.000, étaient, en vertu des capitulations, exonérés de toutes les taxes à l’exception des droits de douane sur les marchandises importées. Comme, d’autre part, ils jouissaient de l’inviolabilité de domicile, leurs bateaux chargés de contrebande pouvaient entrer dans les ports et défier les autorités égyptiennes : « Pour entrer dans le domicile d’un étranger, dit Lord Milner — _l’Angleterre en Egypte_ —, la présence du consul ou d’un représentant du consul est nécessaire ; or, dans des centaines de cas, le consul sait demeurer introuvable jusqu’au moment où le corps du délit : marchandises volées, tabac de contrebande, hachich ou n’importe quoi a pu être prudemment enlevé, et, en vérité, à ne s’en tenir qu’à la contrebande, les cas où les droits de l’Etat ont été fraudés sous le courant des capitulations fourniraient à eux seuls la matière de tout un chapitre. En effet, dans un port égyptien, le navire d’un étranger est tout aussi inviolable que sa maison sur terre, et les exemples sont innombrables de bateaux connus pour transporter de la contrebande qui ont dû, pendant des semaines, être surveillés jour et nuit par des garde-côtes avant qu’on pût obtenir l’assistance de l’agent consulaire, qui pouvait seul permettre de monter à bord ; lorsque l’indispensable fonctionnaire arrivait enfin, les bateaux prenaient simplement la mer pour recommencer le même jeu sur un point plus favorable jusqu’à ce qu’ils eussent réussi à débarquer leur chargement. » On estimait que l’exemption des taxes et la contrebande faisaient perdre au Trésor au moins £ 500.000 par an. Du reste, le consul anglais, dans un rapport adressé à son gouvernement, le 30 juillet 1877, signalait ces abus : « Les revenus de l’Egypte, dit-il, pourraient être considérablement accrus sans imposer de nouveaux sacrifices aux cultivateurs déjà surchargés de taxes, en corrigeant les abus de la contrebande faite par les Européens et en les forçant à payer leur part de contribution aux revenus du pays... En ce qui concerne les douanes, leur ruine provient sans doute en partie de la contrebande organisée sur une vaste échelle par les Européens « dont les navires notoirement chargés de contrebande, peuvent demeurer près de la côte pendant plusieurs jours sans être l’objet d’aucune visite. Si, une fois, ils réussissent à débarquer leurs marchandises et à les déposer dans un magasin appartenant à un Européen, malheur aux autorités qui oseraient y toucher... Le pays est plein de marchandises frauduleusement importées et vendues ouvertement sous l’œil des autorités impuissantes à intervenir[33]. » Le khédive pria M. Vivian « d’obtenir des Européens les taxes qu’ils devaient payer » et « d’arrêter la vaste contrebande pratiquée avec impunité ». Lord Derby, après un intervalle de sept mois, le 4 mars 1878, répondit que « cet appel du khédive ne peut pas être tout à fait négligé par le gouvernement de Sa Majesté, surtout dans le désordre présent des finances égyptiennes ; le khédive pourrait avoir l’assurance de sa bonne volonté de l’aider dans la suppression des abus _pourvu que Son Altesse donnât une preuve satisfaisante de son intention sérieuse de réformer son administration financière_ et se prêtât réellement à exécuter les arrêts des tribunaux de la Réforme ». Cette offre tardive faisait discrètement allusion à une enquête projetée dont nous étudierons ultérieurement les conséquences ; en tous cas, elle équivalait pratiquement à un simple refus. Cependant, pour réaliser des économies, l’entretien des travaux publics était arrêté depuis 1876 ; le désordre administratif et le gâchis financier ne faisaient que croître. Le 30 novembre 1877, le consul anglais écrivait : « Les sujets du khédive se plaignent du paiement intégral des créanciers, alors que ses propres employés, la partie la plus essentielle de la machine administrative, sont laissés sans paiement. Le 17 janvier 1878, il rapportait à Lord Derby que « durant les douze mois précédents, l’Egypte a payé sur un revenu de £ 9.543.000 une somme de £ 7.473.909 aux porteurs de titres, laissant après le paiement du tribut à la Porte et l’intérêt sur les actions du Canal de Suez vendues à l’Angleterre, seulement £ 1.070.000 pour les dépenses nécessaires du gouvernement. » Quant à l’état du pays proprement dit, l’auteur de l’_Egypt’s Ruin_ nous dépeint la misère qui régnait à cette époques : « Les eaux du Nil, dit M. Rothstein, à l’automne de l’année précédente (1877) étaient très basses ; il s’ensuivit une grande disette de récoltes. En outre, les animaux furent frappés d’une peste désastreuse et le marché du coton subit une très forte baisse. On voyait alors la Haute-Egypte ravagée par une famine telle qu’on n’en a pas entendu parler depuis plusieurs générations. Femmes, enfants allaient de village en village mendier de quoi manger, et, dans plusieurs cas, ils avaient pour seuls aliments les rebuts des rues. On a calculé que la famine n’emporta pas moins de 10.000 personnes pendant l’été de cette année, sans compter celles qui périrent de dysenterie et d’autres maladies semblables. Néanmoins, quand le khédive demanda l’ajournement du coupon de mai (1878), il fut accueilli par un refus brutal. M. Vivian et M. Romaine eux-mêmes étaient favorables à l’ajournement du paiement de ce coupon particulièrement meurtrier. Le gouvernement anglais, cependant, fit la sourde oreille à toutes les sollicitations et donna l’ordre, par dépêche, de payer immédiatement le coupon. Des provinces entières furent ruinées et dépeuplées pour longtemps. Le coupon de juillet fut payé dans des circonstances semblables. »[34] De son côté, l’ancien commissaire de la Dette, Lord Cromer, disait dans son livre _Modern Egypt_ : « Des mesures furent prises en vue de percevoir l’argent nécessaires pour le payement du coupon (de mai 1878). Deux pachas, parmi les hommes gantés de fer furent envoyés dans les provinces. Ils étaient accompagnés d’un corps de prêteurs prêts à acheter d’avance les récoltes des cultivateurs. Ainsi le bas Nil ayant diminué la récolte, les paysans d’Egypte furent privés des bénéfices qui devaient, en tous cas, dériver de la hausse de prix consécutive à la rareté. » On parlait alors au Caire et à Londres de faire une nouvelle enquête, qui aurait eu en réalité pour but principal d’assurer officiellement à l’Angleterre la prépondérance financière et politique et d’annuler pratiquement le Condominium. Car, pour l’Angleterre, la question financière et la question politique étaient intimement liées : « Sans doute, disait un correspondant du _Times_, l’une des plus grandes institutions financières à Paris est « jusqu’au cou » dans les valeurs égyptiennes, mais cinq ans de protectorat anglais régleraient cette affaire. »[35] Le 4 avril 1878, un décret khédival nomma une Commission avec « les pouvoirs d’enquête les plus étendus ». Elle était composée d’un président : Ferdinand de Lesseps ; de deux vice-présidents : Sir Rivers Wilson et Riaz Pacha ; et des quatre commissaires de la Dette : M. de Blignières, commissaire pour la France, Captain Baring pour l’Angleterre, de Kremer pour l’Autriche et Baravelli pour l’Italie. Cette commission présidée effectivement par Sir Rivers Wilson était décidée d’avance à hypothéquer les domaines privés du khédive avant de demander des sacrifices aux créanciers. « Elle débuta, raconte le baron des Michels dans ses _Souvenirs_, par un coup d’éclat en réclamant de Son Altesse l’abandon sur sa cassette de deux millions de livres sterling pour éteindre les dettes les plus criardes, payer la solde arriérée des petits employés et assurer l’exécution des jugements. A cette demande si inattendue, Ismaïl fut positivement affolé... Il pensa d’abord à se jeter dans les bras du Sultan et à acheter de lui le droit de faire banqueroute à son exemple. Le lendemain de la victoire de Plevna, il rêva de s’adresser au Tzar... « C’est ma ruine que l’on cherche », s’écria le khédive en abordant l’agent de la Reine, « on veut me dépouiller de ma fortune personnelle, puis, par un firman de la Porte, on me renverra d’Egypte ! » Dans un premier rapport, adressé au khédive le 11 mai 1878, le vice- président Wilson disait : « Mais la Commission, qui doit, aux termes mêmes du décret qui l’institue, rechercher les moyens d’assurer la marche régulière des services publics, ne pouvait pas ne pas se préoccuper d’assurer cette marche régulière pendant le cours de ces opérations. « Or, elle estime que le non-paiement des traitements des fonctionnaires est absolument incompatible avec le fonctionnement régulier de l’administration. « Non seulement, comme l’a dit le tribunal du Caire, les fonctionnaires de l’Etat sont, en ce qui concerne leur traitement, des créanciers privilégiés, mais, si l’on considère que le gage des créanciers de l’Etat est précisément le produit de tous les impôts, et que, pour donner quelque valeur à ce gage, il est de toute nécessité que rien ne vienne arrêter ou suspendre la marche des services publics, on doit reconnaître qu’il est de l’intérêt même de tous les créanciers que le paiement régulier des traitements soit assuré. » Faisant allusion à ce rapport, le consul français écrivait le 24 mai à son gouvernement : « La solde des employés était en retard de six, huit, dix et jusqu’à seize mois, et le plus grand nombre d’entre eux était maintenu systématiquement dans un tel état de besoin et de misère, que bien des gens commençaient à se demander si le pays était réellement épuisé et hors d’état d’alimenter le Trésor. »[36] La Commission ne bornait pas sa sollicitude aux fonctionnaires : elle s’intéressait aussi au sort des paysans. En effet, un grand rapport préliminaire du 20 août 1878, présenté au khédive par sir Rivers-Wilson, au nom de ses collègues « chargés de préparer les réformes qu’exige l’intérêt des contribuables aussi bien que celui des créanciers », disait : « Aujourd’hui il (le fellah) ne trouve ni dans la loi, ni dans l’organisation administrative, aucune garantie contre les extorsions des agents du fisc. « Actuellement, on ne peut pas ne pas en tenir compte, et il est de toute nécessité de faire concorder les échéances de l’impôt dû par chaque cultivateur avec l’époque de ses récoltes. Tel est à la fois l’intérêt du Trésor et l’intérêt du contribuable. « De l’avis unanime de toutes les personnes que nous avons interrogées sur la situation économique du pays, ces ventes par anticipation et ces emprunts à des taux qui s’élèvent souvent à 7 % par mois sont une des causes principales de la situation précaire des populations agricoles. Les fonctionnaires égyptiens et les agents consulaires nous ont donné sur ces opérations scandaleuses les renseignements les plus concordants et les plus précis. Le jour où il est contraint au remboursement d’une dette que les intérêts ont rapidement doublée ce ne sont pas seulement ses bestiaux et ses récoltes que le fellah est obligé de vendre à vil prix, c’est sa terre même. Les usuriers, auxquels les tribunaux ne peuvent refuser l’exécution de contrats en apparence réguliers, deviennent ainsi propriétaires d’étendues de terre considérables, et la petite propriété, au préjudice de l’intérêt même du pays, tend peu à peu à disparaître. » Depuis 1876 tous les enquêteurs anglais ne manquaient pas de signaler que ces abus allaient à l’encontre des intérêts des débiteurs et de leurs créanciers. M. Rivers Wilson reprit le même thème de réforme avec plus d’autorité et non sans un certain apparat. Nous suivrons dans le chapitre consacré à l’opinion publique toutes les péripéties de l’enquête. D’ores et déjà nous pouvons constater que chaque nouvelle enquête menée au nom des réformes signifiait une mainmise plus complète sur l’administration dans son ensemble et une diminution du pouvoir d’Ismaïl au détriment de la France et de l’indépendance administrative de l’Egypte qu’elle l’avait aidée à conquérir et à conserver depuis Méhémet-Ali. Les _Souvenirs_ du baron des Michels, nous renseignent sur l’état d’esprit de cet apôtre des réformes : « Ce fut donc, dit-il, avec une véritable surprise que je vis M. Wilson, à la différence des Commissaires d’Autriche et d’Italie, qui s’efforçaient de réduire l’enquête aux proportions d’une étude financière, s’appliquer tout d’abord à lui attribuer une portée beaucoup plus large. Toujours lancé dans des considérations sociales et humanitaires, le vice-président anglais paraissait beaucoup plus préoccupé d’instruire le procès d’Ismaïl que de recueillir les indications sur les ressources du pays[37]. Cette disposition d’esprit empruntait aux conversations particulières de M. Wilson un caractère de réelle gravité. A ses yeux il n’y avait de bons fonctionnaires en Egypte que ses compatriotes, et il ne fallait pas hésiter à en multiplier le nombre ; les fellahs étaient pressurés, on ferait acte de justice en les plaçant sous la protection d’une administration étrangère... Le bruit commençait, d’ailleurs, à se répandre tout bas au Caire, qu’après la dissolution de la commission d’enquête, l’idée d’un ministre étranger reviendrait et que M. Wilson serait ce ministre... Ce n’était plus de l’intérêt des créanciers et de la liquidation financière qu’il allait désormais être question, mais du sort même de l’Egypte, et l’avenir commençait à se dessiner pour moi sous un aspect des plus inquiétants. » L’auteur explique ensuite qu’après le retour des ambitions exclusives des Anglais, le temps était venu « d’envisager les choses d’un point de vue plus élevé et plus désintéressé, de soumettre en un mot au Congrès de Berlin la question de l’internationalisation de l’Egypte. Il s’agissait d’étendre sur le terrain administratif et économique, les accords qui avaient servi de base à la réforme judiciaire. » Cette politique plus élevée de 1878 sera reprise par M. de Freycinet, dans des circonstances semblables, en 1882 ; mais, dans les deux cas, l’action avait le défaut de ne pas coïncider avec le moment psychologique. Elle n’était pas suffisamment préparée pour venir à bout, d’une façon ou d’une autre, de l’opposition de Bismarck, l’allié de l’Angleterre et le maître de l’Europe. La conclusion du rapport de la Commission supérieure d’enquête était très caractéristique : « On ne saurait méconnaître, disait M. Wilson, que le chef de l’Etat dispose d’une autorité sans limites. » Ismail étant ainsi déconsidéré, on le dépouille de son autorité, non au profit du peuple égyptien, mais au profit de l’étranger. On invite le khédive à former un « ministère responsable ». Par un rescrit du 28 août, le khédive charge Nubar, l’ancien ministre arménien acquis à l’influence anglaise, de former un ministère dont feront partie sir Rivers Wilson, comme ministre des Finances et M. de Blignières, le contrôleur français, comme ministre des Travaux Publics. Ainsi le contrôle franco-anglais, qui était la base du Condominium, devait disparaître et la nouvelle combinaison assurait à l’Angleterre, en la personne de M. Wilson, la prépondérance financière et politique en Egypte[38]. La première tâche du ministère européen était de pourvoir au paiement du coupon de novembre, en négligeant totalement les détenteurs de la dette flottante et les autres créanciers des Daïras (domaines privés) et de l’Etat « sacrifiés aux créanciers de la Dette unifiée ». Les vastes domaines du khédive et de sa famille avaient été également restitués à l’Etat contre une liste civile accordée au khédive. Et pour payer le coupon, on usait des méthodes condamnées d’Ismaïl. Un mois à peine après son arrivée au pouvoir, M. Wilson est envoyé à Londres pour négocier avec les Rothschild un emprunt de £ 8.500.000 garanti par les propriétés de la famille khédiviale livrées aussitôt en hypothèque. Sur £ 6.276.000 — produit de cet emprunt émis à 73 — £ 1.225.000 ont été appliquées au coupon de novembre, £ 500.000 au tribut versé à la Porte et £ 212.000 à la commission des Rothschild. Il restait seulement £ 4.360.000 pour la liquidation de la dette flottante, but avoué de cette opération. Il y avait quatre mois que le ministère Wilson était au pouvoir quand la nouvelle année (1879) s’ouvrit « sans aucune amélioration dans la situation du pays. Les méthodes fiscales oppressives de l’ancien régime personnel, dit M. Mac Coan, étaient encore en vigueur ; cependant le Trésor était vide, et les fonctionnaires indigènes restés sans payement, l’armée et les créanciers locaux se plaignaient tous bruyamment comme si cela était d’hier. Seuls les fonctionnaires européens — qui sont légion — étaient contents, recevant entièrement et ponctuellement leurs gros appointements.[39] » A vrai dire, le ministère Wilson, en étendant délibérément le gâchis financier et le désordre administratif, ce qui était contraire à ses promesses de réforme maintes fois réitérées, ne considérait pas les intérêts du peuple égyptien, ni même les intérêts véritables des créanciers. En même temps que la misère publique, le nombre des fonctionnaires étrangers allait en augmentant. Entre 1864 et 1870 il y avait 160 Européens au service du gouvernement ; de 1871 à 1875 il y en avait 120 en plus ; mais en 1876 il n’y avait pas moins de 119 _fonctionnaires nouveaux_ ; pas moins de 131 en 1877 et 1878 ; de 208 en 1879, de 250 en 1880, de 122 en 1882. En mars 1882 environ 1.300 fonctionnaires touchaient plus de 350.000 livres par an. De 1876 à 1882 c’est la période de « pénétration pacifique administrative » à laquelle a succédé une période dite « d’occupation administrative ». La constitution du ministère européen avait créé dans le pays quelque espoir vite déçu : « Il est presque incroyable, écrivait le _Times_ du 5 décembre 1878, et cependant c’est un fait, qu’avec tous nos contrôleurs européens et au moment où les journaux de Londres célébraient le salut de l’Egypte (la formation du ministère), ces paysans mêmes qui furent chassés de chez eux par les crues récentes, et dont les animaux, les ustensiles et les maisons furent emportés par les eaux, étaient poursuivis pour l’arriéré de leurs taxes. » Le 31 mars 1879 le même journal écrivait : « Les résidents du Delta disent qu’on est en train de percevoir le troisième quart de la taxe de cette année, et que les vieilles méthodes de perception sont appliquées. Ceci paraît étrange à côté des nouvelles disant que les gens meurent sur le bord des routes, que de grandes étendues de terre restent sans culture à cause des charges du fisc, que les paysans ont vendu leur bétail, les femmes leurs parures, et que les usuriers remplissent les bureaux des hypothèques de leurs demandes de forclusion. » Finalement le ministère de la « réforme » proposa à Ismaïl la banqueroute. Ismaïl ne put se résoudre à cette « humiliation » et, s’appuyant sur un nouveau courant national de sentiments et d’idées qui s’était formé en Egypte contre l’ingérence étrangère, fit aussitôt une déclaration (5 avril 1879) aux termes de laquelle l’Egypte n’était pas en déconfiture ; il déclarait vouloir gouverner avec et par un conseil de Ministres indigènes responsables devant une Chambre de délégués ; il communiquait en même temps aux Consuls généraux un plan financier garanti par les différents partis et notables de l’Egypte. Il renvoya, en conséquence, les ministres européens, et chargea Chérif-Pacha de la formation d’un nouveau ministère purement égyptien.[40] Ismaïl, ou plutôt le pays, entendait mettre fin à l’ingérence franco- anglaise dans les affaires intérieures et liquider à son avantage la situation financière et politique. Mais les puissances se sont chargées de la liquider elles-mêmes par la déposition d’Ismaïl (26 juin 1879), par la promulgation de la loi de liquidation de juillet 1880, et par l’occupation de l’Egypte en 1882. Ne pouvant nous occuper ici que de l’aspect financier de la question, nous devons rendre justice à la France qui a pris l’initiative de l’assainissement financier de 1880. C’est également la France qui a voulu, en 1876, en proposant la fondation d’une banque nationale, résoudre la question uniquement sur le terrain financier. Sur ce terrain, il n’était pas difficile de s’entendre avec les créanciers dont les intérêts couraient les plus gros risques par suite de l’épuisement du pays, du chaos financier, du gâchis administratif, de la négligence des travaux publics et du marasme dans les affaires, qui ont caractérisé les dernières années du règne d’Ismaïl. L’Egypte n’avait pas besoin de diplomates, mais d’experts financiers et de bons comptables. Etant donné l’état exceptionnel du pays en 1877 et en 1878, état nullement prévu par le Condominium, une suspension provisoire de payements eût permis au pays de récupérer un peu ses forces, d’assurer le bon fonctionnement de la machine administrative et de poursuivre parallèlement l’œuvre de relèvement et l’extinction graduelle de la dette. Malheureusement l’Angleterre posait comme condition _sine qua non_ de la guérison financière une mainmise politique. La France, ne voulant pas laisser l’Angleterre régler seule la question égyptienne, a été entraînée à s’enfermer dans une sorte de tête-à-tête avec les Anglais en Egypte : « Il aurait fallu, dit M. de Freycinet, appeler en tiers les autres puissances, prendre des mesures collectives comme on l’avait fait pour la Caisse de la Dette publique. » Depuis 1876, l’Angleterre a envoyé successivement M. Cave, M. Goschen et M. Wilson mener des enquêtes en Egypte. Chaque fois, comme nous l’avons vu en toute impartialité, chacun de ces messieurs dénonçait à son tour et avec plus de force les abus criants, et proclamait la nécessité de réformes. A chaque enquête succéda l’envoi d’un nouveau contingent de fonctionnaires anglais peu soucieux de soulager le pays des maux qui l’obligeaient à solliciter des concours étrangers. On dirait que, dans cette période (1876-1879), l’Angleterre redoutait que l’Egypte, une fois guérie financièrement, rejetât une tutelle encore mal affermie. Ces préoccupations politiques ont eu, pour la prospérité matérielle du pays, des résultats désastreux qui ont amené le ministère Wilson à déclarer l’Egypte en état de banqueroute. La déposition d’Ismaïl a laissé à l’Egypte un héritage lourdement hypothéqué par l’étranger. Désormais, une dette publique de 100 millions pèsera sur ses épaules et restera le gage de sa servitude. [Note 8 : _Histoire financière de l’Egypte_ depuis Saïd Pacha jusqu’à 1876 (l’avant propos est signé J. C., Alexandrie, 31 décembre 1877).] [Note 9 : M.-T. FAUCON : _La Ruine de l’Egypte_. L’emprunt égyptien et les capitalistes français, 1873.] [Note 10 : _Revue des Deux Mondes_, 1876.] [Note 11 : M.-T. FAUCON : _L’Emprunt égyptien et les capitalistes français_.] [Note 12 : Voir _Spoiling the Egyptians_, par Seymour Keay, 1882. C’est une étude des finances égyptiennes d’après les documents officiels du Parlement Britannique.] [Note 13 : Baron des MICHELS : Voir le chapitre consacré au Condominium franco-anglois (origine et genèse) dans _Souvenirs de Carrière_, Paris- Plon, 1901.] [Note 14 : _Parliamentary Paper_ « Egypt No 4, 1879 », p. 31.] [Note 15 : Mac COAN : _Egypt under Ismaïl_, 1889.] [Note 16 : T. FAUCON : _L’Emprunt égyptien et les capitalistes français_, 1873.] [Note 17 : Ces détail qui se trouvent dans l’ouvrage cité de M. Mac Coan sont confirmés par M. Cave dans son rapport en 1876.] [Note 18 : MAZADE (Chronique) : _Revue des Deux mondes_, déc. 1875.] [Note 19 : L’Angleterre ne tarda pas à préciser et affirmer la portée politique. Deux ans plus tard, lors de la guerre turco-russe (1877) le premier anglais Lord Derby, parlant du danger d’une guerre navale aux environs du canal, déclara officiellement : « Toute tentative de bloquer ou entraver par un moyen quelconque le canal ou ses approches serait envisagée par le gouvernement de Sa Majesté comme une menace pour l’Inde et comme un grave dommage pour le commerce du monde. D’après ces deux considérations, tout acte semblable, dont le gouvernement de Sa Majesté espère et croit qu’aucun des deux belligérants ne voudrait le commettre, serait incompatible avec le maintien par le gouvernement de Sa Majesté d’une attitude de neutralité passive.] [Note 20 : « M. Cave était un personnage de trop d’importance pour que sa mission se bornât à recueillir les éléments d’un rapport sur la situation. Il était accompagné d’un personnel emprunté à la fois à la Chancellerie de l’Echiquier et au Foreign Office. A en juger par les fonctions diverses que remplissaient les auxiliaires dont il s’était entouré, sa mission devait tenir à la fois de la politique et de la finance. » (_Histoire financière de l’Egypte_, depuis Saïd Pacha).] [Note 21 : Hansard. « Parl. Debates ». Vol. 22, 1876, p. 1418. Cité par T. Rothstein, l’auteur d’_Egypt’s Ruin_, qui a donné sur la mission Cave et ses appendices les renseignements les plus complets et les plus précis.] [Note 22 : D’après une étude financière de M. Mulhall, parue dans la _Contemporary Review_ en octobre 1882, quand Ismaïl fut déposé (1879) la dette de l’Egypte avait atteint 100 millions. Mais le khédive n’obtint pas 100 millions des bondholders. Le total reçu par Saïd, Ismaïl et Tewfick jusqu’à aujourd’hui a été de 50 1/2 millions dont Ismaïl reçut 42 millions. Un tableau détaillé de Seymour Keay — _Spoiling the Egyptians_ — montre qu’en 1882 l’Egypte a déjà remboursé aux créanciers tout le capital prêté par eux, avec un intérêt de 6 0/0 per annum, bien que, suivant le London Stock Exchange List, elle reste encore débitrice de £ 90.000.000.] [Note 23 : L’agent financier dont il s’agit devait être M. Rivers Wilson que M. Cave, en route pour Londres lors de son retour, avait rencontré à Paris et mis au courant de la situation réelle du pays.] [Note 24 : B. KINGSTON : _Monarchs I have met_, en 2 vol., Londres, 1887.] [Note 25 : « L’acte qui précède (l’institution de la Caisse de la Dette) constitue la première atteinte portée à l’autorité du khédive. Malgré la modération des termes, l’abdication de sa part est visible et désormais les créanciers étrangers formeront un pouvoir dans l’Etat. Ismaïl acceptant cette mise en tutelle, c’eût été aux créanciers de choisir les tuteurs, et non aux gouvernements. L’immixtion de ceux-ci altère et aggrave les obligations qu’ils ont envers leurs nationaux ; ils ne sont plus maîtres de déterminer la limite dans laquelle leur action s’exercera. De cette erreur initiale ont découlé la plupart des faits qui ont amené la crise de 1882 ». (De Freycinet : _La Question d’Egypte_).] [Note 26 : Voir le _Times_ du 15 mai 1876.] [Note 27 : Baron des MICHELS, ancien ambassadeur : _Souvenirs de Carrière_ (1855-1886). Paris-Plon, 1901.] [Note 28 : M. FARMAN, ancien consul général des Etats-Unis au Caire : _Egypt’s Betrayal_.] [Note 29 : Le _Times_ du 21 novembre 1876.] [Note 30 : Lord CROMER : _Modern Egypt_.] [Note 31 : Lord MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.] [Note 32 : Baron des MICHELS : _Souvenir de Carrière_ (1855-1886). Paris, 1901.] [Note 33 : « Egypt No 2 1879 », p. 77.] [Note 34 : Sir Alexandre Baird qui fut chargé officiellement « d’aider au soulagement de la population » adressa par la suite un rapport — cite par Lord Cromer — au ministère des Finances ; les faits relatés par M. Rothstein y sont confirmés.] [Note 35 : Le _Times_, 26 mars 1878.] [Note 36 : _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte 1880.] [Note 37 : Le baron des Michels a vu juste. Son opinion, du reste, est confirmée par M. Rivers Wilson dans ses Mémoires : « Après mon retour d’Egypte en 1876, écrit-il, j’étais constamment consulté par la Trésorerie et le Foreign Office en tout ce qui a rapport aux affaires égyptiennes. La lettre suivante, adressée par la Trésorerie au Foreign Office, et rédigée par moi, pose les bases sur lesquelles, à mon avis, l’enquête devait être conduite : (_Extrait_) « 4 février 1878. « La désignation de la Commission d’enquête à laquelle fait allusion la dépêche de M. Vivian (22 déc. 1877) semble offrir une occasion favorable et légitime à toute influence que le gouvernement de Sa Majesté jugerait bon d’exercer sur le khédive pour le progrès de nos intérêts... C’est pourquoi l’attention des membres de la Commission devrait être dirigée non seulement vers un examen des recettes et des dépenses actuelles, dont les résultats seraient plus ou moins exacts, mais encore vers _la question plus vitale des causes qui ont amené ce pays naturellement riche à une condition si déplorable_. » (Sir Rivers Wilson : _Chapters of my official life_), 1916. A vrai dire M. Goschen avait essayé déjà d’élargir le cadre de l’enquête pour instruire le procès d’Ismaïl, mais la soumission d’Ismaïl et l’assassinat de Saddyk, l’ancien ministre des Finances, lui donnèrent probablement satisfaction. Toutefois le but principal étant de déposséder Ismaïl de son pouvoir — but plutôt politique — M. Wilson ne pouvait réaliser ses fins qu’en dénonçant le gouvernement personnel du khédive et en instruisant son procès.] [Note 38 : Non seulement Nubar mais même le gouvernement britannique était opposé à la nomination de M. de Blignières : « J’ai reçu, écrivit M. Rivers Wilson dans ses mémoires en date du 31 mai 1878, une lettre du chancelier de l’Echiquier disant qu’une lettre que je lui avais écrite au sujet de ma nomination comme ministre des Finances avait été soumise à l’examen du Cabinet. » « Le Cabinet, dit le chancelier, jusgea qu’il serait désirable d’encourager l’idée de votre acceptation du ministère des Finances... Nous pensons comme vous que vous seriez dans une meilleure position sans un second français (_french double_). »] [Note 39 : Mac COAN : _Egypt under Ismaïl_.] [Note 40 : M. Rivers Wilson ne dit naturellement pas un mot dans ses Mémoires des manifestations de l’opinion publique en Egypte et ne voit dans l’opposition nationale qui a déterminé l’attitude d’Ismaïl qu’une farce. C’est pourquoi il assigne plutôt à son renvoi comme cause principale l’indécision et l’inconséquence du gouvernement de Sa Majesté : « Cette inconséquence, dit-il, a atteint, pour ainsi dire, son point culminant en mars, dans la déclaration extraordinaire de Sir Stafford Northcote, chancelier de l’Echiquier au Parlement ; il déclarait, en effet, que j’étais simple fonctionnaire du khédive, qui était libre de me congédier à chaque instant. La nouvelle fut télégraphiée au Caire où son effet fut instantané, et depuis ce moment- là notre sort fut réglé. » (Sir Rivers Wilson : _Chapters of my official life_.)] CHAPITRE II =L’œuvre d’Ismaïl= L’œuvre d’Ismaïl est étendue et témoigne de l’intelligence de son auteur. Elle est attestée encore par les traces profondes qu’elle a laissées dans le progrès économique et social de l’Egypte contemporaine. Ismaïl était doué d’une énergie infatigable, d’une vive intelligence et d’éminentes facultés administratives. Il renouvela par ses réformes la face de l’Egypte et étendit la domination égyptienne depuis la côte méditerranéenne jusqu’aux régions équatoriales. C’était le « Napoléon de l’Orient ». Lors de ses visites en Europe, il était reçu avec pompe comme un « hôte royal » dans ses grandes capitales. Les empereurs, les rois et les princes s’empressaient à l’envi de lui conférer des honneurs royaux. Le _Times_ écrivait, le 6 janvier 1876 : « L’Egypte est un exemple merveilleux de progrès. Elle a avancé, en soixante-dix ans, autant que plusieurs autres pays en cinq cents. » Elle a avancé au milieu des embarras de toutes sortes causés par ceux-là mêmes qui avaient aidé à réaliser l’œuvre de réforme. Ismaïl, en effet, a fait appel à l’Europe, mais l’Europe n’envoie pas toujours le meilleur d’elle-même. Seul, Mohamed Aly avait tiré, à bon compte, le maximum de profit de la présence des Européens en Egypte. Sir John Bowring dans un rapport[41], adressé à Lord Palmerston en 1849, disait : « L’Egypte reçut un immense bienfait de la présence des Européens. Non seulement ils rendirent directement service par le savoir répandu, mais le fait qu’ils avaient été intimement associés à toutes sortes de progrès introduits dans le pays a imposé partout un grand respect pour leurs talents supérieurs, une tolérance pour leurs opinions, dont l’influence se propageait parmi le peuple. » Seulement il ne faut pas oublier que Mohamed Aly avait affaire à une colonie européenne très restreinte qu’il traitait avec modération, mais aussi avec fermeté ; que la plupart des Européens, ses collaborateurs, étaient des Français de grand mérite dévoués à sa cause, qu’il s’en servait partout comme d’instructeurs _intérimaires_ remplacés au fur et à mesure par des Egyptiens ; qu’il savait, avec une habileté politique instinctive contrebalancer l’influence anglaise en Egypte par l’influence française. Mais Saïd et Ismaïl, dépourvus tous deux de la vigilance ferme et de l’esprit politique de Mohamed Aly d’une part, et submergés par un flot d’étrangers attirés soit par une prospérité proverbiale, soit par les facilités récentes des communications modernes[42], soit par une protection _capitulaire_ illimitée, furent incapables _d’équilibrer_ le gouvernement d’un pays dans une période de transition. Cependant cette faiblesse faisait souvent place à une résistance impuissante à vaincre les difficultés _systématiques_ inhérentes au statut juridique des Européens en Egypte. Pour illustrer ces difficultés qui entravaient l’œuvre de progrès, il suffit de rappeler les capitulations et la réforme judiciaire. En 1251, Saint Louis passait avec le Sultan d’Egypte le premier traité des _Capitulations_[43]. Le roi de France fut autorisé à nommer à Alexandrie un consul permanent pour appliquer aux ressortissants français la législation française en cas de contestations, et garantir la sécurité de leur commerce. Depuis le XIIIe siècle, les relations commerciales entre l’Egypte et les grands ports, Venise et Marseille, se multiplièrent. « Les Croisades furent le signal d’une renaissance dans le commerce de la Méditerranée. Après le passage de Marseille sous la domination des rois de France, il y eut une politique méditerranéenne en France. »[44] Il est à remarquer que le projet du canal de Suez, à l’étude depuis cette époque, a la même origine que les Capitulations, à savoir une idée _commerciale_ et _politique_. « Depuis 1498 (Vasco de Gama contourna le Cap de Bonne Espérance) une lutte de quatre siècles entre les peuples occidentaux. Les uns auront pour but d’ouvrir une route plus courte d’Europe aux Indes par l’Egypte et la mer Rouge ; les autres de contrarier ce projet, en lui préférant la voie du Cap et en essayant de se l’approprier. »[45] Les rois de France conclurent avec l’Egypte d’autres traités renouvelés et confirmés par Sélim, qui conquit l’Egypte en 1517, et par Soliman en 1528. Mais c’est en 1535 que furent signés entre le Grand Seigneur et François Ier des Conventions définitives qui sont l’ensemble et le prototype de toutes les capitulations. « Remaniés et complétés en 1581, 1604 et 1740, les traités franco-ottomans ont tous consacré les deux principes des Capitulations de 1535 qui sont : l’extraterritorialité des négociants et voyageurs européens en terre musulmane et le droit de protection des représentants du roi de France étendu sur tous les chrétiens indistinctement. »[46] Mais le but précis des capitulations était de _favoriser le commerce en le protégeant_. Cela ressort nettement de la Capitulation de 1604 : Art. 2. — Que tous les Vénitiens et Anglais en hors, les Espagnols, Portugais, Catalans, Ragusois, Gênois, Anconitains, Florentins, et généralement toutes les autres nations quelles qu’elles soient, puissent librement _venir trafiquer_ par nos pays, _sous l’aveu et la sûreté de la bannière de France_, laquelle ils porteront comme leur sauvegarde ; et de cette façon ils pourront aller et venir _trafiquer_ par les lieux de notre empire, comme ils y sont venus d’ancienneté, et _qu’ils obéissent aux Consuls français_, qui résident et demeurent par nos havres, ports et villes maritimes. Nous commandons aussi que les sujets du dit empereur et ceux des princes ses amis, alliés et confédérés, puissent, sous son aveu et protection, venir visiter librement les saints lieux de Jérusalem, sans qu’il leur soit fait ou donné aucun engagement. Ce sont des concessions gracieuses et unilatérales dans l’intérêt du trafic, en même temps qu’un acte de tolérance d’un grand souverain. En 1802 elles devinrent des traités _bilatéraux_ intervenus entre la France et la Turquie et revêtirent la forme d’un engagement international. Grâce à ces capitulations, le commerce se développa dans l’Empire ottoman et surtout en Egypte, entrepôt de l’Inde, de l’Arabie et l’Afrique Centrale. « Seule, la France, disait M. Vandal[47], possédait au Caire une nation[48] ; seule jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elle y tenait un Consul ; et si quelques autres Européens se risquaient sur les bords du Nil, ils devaient invoquer notre protection et se confondre dans nos rangs. » Avec le temps, l’Empire ottoman s’affaiblissant et le nombre des étrangers augmentant sans cesse, les Capitulations, d’abord _protectrices_ devinrent _offensives_. Les procès étant du ressort des autorités consulaires, les criminels se réfugièrent dans l’impunité. D’un autre côté au lieu d’un Consul, tous les Consuls appliquaient les droits capitulaires à leurs nationaux et il y avait conflit de juridictions qui empêchaient l’exercice de la justice, chaque fois que deux ou plusieurs étrangers étaient impliqués dans une même affaire. La souveraineté de l’Etat était ainsi pratiquement annulée par une infinité de petites souverainetés étrangères dans l’Etat. Cette situation était intolérable dans un pays comme l’Egypte qui voulait progresser sans embarras. M. Paul Merruau, dans une étude fort intéressante[49], trace le tableau suivant de la condition des étrangers dans ce pays : « L’affluence des étrangers qui vont chercher fortune à Alexandrie n’y mène pas la société la plus recommandable. Un grand nombre d’entre eux sont des déclassés de la pire espèce : les uns perdus d’honneur et de débauche, les autres brouillés avec les tribunaux de leurs pays, banqueroutiers, gens de sac et de corde, piliers de tripots, aventuriers prêts à tout faire. Les coups de couteau ne sont pas rares dans le pays, et l’on cite des vols à main armée, en plein air, accomplis avec une audace inouïe et _couverts d’une impunité plus extraordinaire encore_. Quant à _la classe plus civilisée_ qui ne donne pas dans ces excès et sait éviter de se compromettre avec les lois, _l’une de ses plus fructueuses industries, qui échappe à la justice, était l’exploitation des indemnités vice-royales_. L’habileté consistait à attirer le vice- roi dans le piège d’une concession, d’une commande de fourniture et de lui réclamer ensuite la plus grosse somme possible en compensation d’un préjudice imaginaire. Cette spéculation était fort en honneur au temps de Mohamed Saïd Pacha, dont la libéralité dédaigneuse se laissait volontairement tromper. On l’a fort pratiquée sous le gouvernement d’Ismaïl, moins facile à exploiter. » Nubar[50], le ministre d’Ismaïl, eut alors l’idée de _simplifier_ la justice par un nouveau système de réforme judiciaire fondé sur _l’unité de législation, l’unité de juridiction et l’unité d’exécution_. Dans sa pensée, l’indépendance de l’Egypte ne pouvait dépendre de telle ou telle concession, chèrement obtenue de la Porte, mais d’une Egypte forte et bien administrée. Une bonne administration était impossible tant qu’il y avait à côté du Gouvernement Egyptien 17 consulats — dont relevaient 150.000 Européens et dont l’autorité respective était au moins égale à l’autorité du khédive lui-même. Dès 1867, Nubar, autorisé par le khédive à obtenir des puissances l’adhésion au projet des tribunaux mixtes, adressa au Gouvernement Ottoman un rapport en ce sens communiqué, en même temps, aux ambassadeurs européens à Constantinople. Nubar expliquait l’injustice dont souffrait le pays. Il disait entre autres choses : « Il suffit de rappeler que le Gouvernement Egyptien a payé en quatre ans P. T. 7.200.000 livres (18 millions de francs) à titre d’indemnités aux Européens. _Le payement de cette somme énorme est dû uniquement à la pression des Consuls Européens_. »[51] Les travaux d’utilité publique furent souvent _interrompus et restèrent inachevés, car le gouvernement était aux prises avec des difficultés provenant des indemnités réclamées par les entrepreneurs européens_.[52] Voici encore un témoignage intéressant. En 1869 se forma, au Caire, une commission internationale présidée par Nubar Pacha et composée des consuls généraux : MM. de Chreiner, Teremin, Hal, Tricou, Stanton, de Martino, de Lex représentant respectivement l’Autriche-Hongrie, la Confédération de l’Allemagne du Nord, les Etats-Unis, la France et l’Angleterre, l’Italie, la Russie, et de MM. Pietri, consul juge à Alexandrie (commissaire pour la France) ; Ph. Francis, juge à la Cour suprême de S. M. Britannique à Constantinople (commissaire pour l’Angleterre) ; G. Giaccone, conseiller à la Cour Royale d’appel de Brescia (commissaire pour l’Italie), et N. Obermuller, vice-consul de Russie à Alexandrie (commissaire pour la Russie). Dans le rapport de cette commission qui a siégé neuf fois du 28 octobre 1869 au 5 janvier 1870 pour l’examen des réformes proposées par le Gouvernement égyptien, on lit : « ...Il arrive fréquemment aussi que l’exécution des sentences souffre, malgré la volonté sincère qu’a le Consul de les exécuter, des difficultés insurmontables, quand par exemple, un étranger condamné à quitter un local ou à livrer un objet litigieux remet le local ou l’objet litigieux en la possession d’un étranger, d’une autre nationalité que lui. « Dans ce cas, celui qui a gagné son procès une première fois est obligé de demander à un second tribunal consulaire un nouveau jugement, dont l’exécution peut donner lieu aux mêmes difficultés et ainsi indéfiniment. « Les inconvénients qui viennent d’être signalés pèsent autant, et plus peut-être, sur les étrangers que sur les indigènes ; ils sont de nature à éloigner les étrangers de l’Egypte _et, sous ce rapport, le gouvernement égyptien est fondé à dire qu’ils portent au pays un préjudice considérable en le privant de s’adresser aux entrepreneurs sérieux auxquels il voudrait confier ses grands travaux publics_. « Mais la conséquence la plus fâcheuse pour le gouvernement égyptien qui découle de la multiplicité de juridictions, est qu’il ne lui est pas possible de faire observer les lois sur les brevets d’invention, sur la propriété industrielle, sur les marques de fabrique, _parce que chaque consulat, en ces matières, appliquerait sa propre législation et que l’industrie et la richesse du pays souffrent de cette impossibilité._ » Ces travaux, certes, étaient une cause d’endettement et de conflits pour Ismaïl qui, non sans imprudence, avait hâte de développer les ressources du pays. Cette situation inextricable et déplorable, à tous égards, dura jusqu’en 1876, année où toutes les puissances adhérèrent à la création des tribunaux mixtes, après neuf ans de démarches et de concessions, et où l’administration subit le contrôle européen. Ismaïl n’est-il pas justifié, dans une certaine mesure, de faire, le 16 février 1876, à M. Kingston, correspondant du _Daily Telegraph_, les déclarations suivantes : « Quand je montai sur le trône, dit-il, j’examinai la situation avec le plus grand sérieux. Je m’étais fait une résolution avant tout de développer les ressources de l’Egypte et d’améliorer le sort du peuple. Pour exécuter ce projet, il était facile à voir que je ne pouvais me passer de dépenser beaucoup d’argent. Coup sur coup je me mis à plusieurs entreprises coûteuses, sans reculer devant les sacrifices momentanés pourvu que j’arrivasse à mon but, sûr que j’étais que tôt ou tard nos avances nous seraient payées vingt fois.[53] « Voilà comment je me suis lancé dans des embarras qu’on ne cesse de me reprocher dès lors. Eh bien : quand j’eus développé certains côtés de mon œuvre, que je considérais comme des nécessités de vie pour la réalisation de mes idées, je me trouvai alors aux prises avec les difficultés financières. » Ismaïl explique ensuite que la marche à suivre pour lui était double : d’un côté, faire reposer la justice sur une base ample et solide reconnue et par ses sujets et par les peuples civilisés ; d’un autre côté, mettre l’ordre dans les finances et s’acquitter peu à peu de ses dettes. « Il saute aux yeux, continue Ismaïl, qu’il aurait fallu avoir perdu le sens, pour tenter de mettre en règle définitivement mes affaires financières, tant que les institutions judiciaires en Egypte étaient telles que ni l’indigène ni l’étranger ne pouvaient s’assurer que justice leur fût rendue ; tant que la vénalité florissait d’un côté et la pression de l’arbitraire de l’autre. Quel espoir que les capitalistes étrangers me prêtassent l’appui que je ne pouvais trouver que hors de ce pays, tant qu’on pouvait, avec vérité, reprocher à l’Egypte d’être un pays où le premier droit qu’apporte en naissant tout être humain — le droit à la justice — n’avait pas force de loi, si même il était reconnu ? De là deux choses à faire, il est clair que la plus urgente était la réforme judiciaire, et qu’il fallait commencer par là. Comme vous savez il ne m’a fallu pas moins de huit ans, toujours à harceler, à presser, remuant le ciel et la terre, pour obtenir des tribunaux comme je les eus enfin. J’ai rencontré l’opposition sous toutes les formes, on a entravé ma marche par tous les obstacles possibles ; _il m’a semblé par moments que les nations mêmes qui tirent le plus d’orgueil de l’administration de la justice chez elles, faisaient ce qu’elles pouvaient pour empêcher l’Egypte de jouir de ces bienfaits dont elles estiment si haut le prix_. Il n’en est pas moins vrai que mes embarras financiers ne faisaient que croître. « Mes critiques, ajoute Ismaïl, ne devraient pas oublier ces circonstances-là. » La loi de ces tribunaux était le Code Napoléon légèrement modifié. Les attributions limitées aux juridictions civiles et commerciales étaient incomplètes dans un sens, et exagérées dans un autre ; incomplètes du fait que les procès criminels continuaient, comme auparavant, d’être du ressort des autorités consulaires et il y a là évidemment une lacune regrettable[54] ; exagérées du fait de l’insertion d’une loi donnant droit à tout étranger d’intenter un procès contre le khédive ou son gouvernement en cas de contestation et spécifiant que le gouvernement lui-même devait exécuter l’arrêt de justice. Ces tribunaux étaient préférables sans doute aux anciennes autorités au point de vue judiciaire, mais du point de vue politique, en rendant le souverain égyptien justiciable devant des juges étrangers nominalement nommés par lui, ils portaient atteinte à la souveraineté de l’Etat. Cette institution constituait aussi un puissant élément international et surtout français en Egypte. Elle contribuait beaucoup à propager et développer la culture française en Egypte et à élever le niveau intellectuel du barreau égyptien. Elle comprend trois tribunaux de première instance siégeant à Alexandrie, au Caire et à Mansoura ; dans chaque tribunal il y a cinq juges, dont trois Européens et deux Egyptiens. Il y a en outre une Cour d’appel composée de onze conseillers, dont sept étrangers et quatre Egyptiens. Les langues des plaidoiries étaient d’abord le français et l’italien, auxquelles l’anglais fut ajouté ultérieurement. Quant aux résultats de ce système judiciaire, il est certain que le résultat principal — qui consistait à faciliter l’exécution du grand plan d’agriculture et de travaux publics établi par Ismaïl pour la régénération de l’Egypte — ne fut pas atteint à cause des tergiversations interminables des puissances et de la mauvaise politique financière d’Ismaïl. D’autre part, même le résultat escompté après la création tardive des tribunaux ne fut atteint qu’à demi parce qu’une _idée politique_ avait présidé en partie à leur formation : « Les magistrats n’ont pas été toujours bien choisis ; le code et la procédure ne sont pas, à tous égards, bien appropriés à l’état du pays ; _les jugements dans beaucoup de cas, se sont ressentis de certaines tendances personnelles ou politiques_, mais la juridiction elle-même n’a pas réalisé seulement une immense amélioration par rapport à l’ancien état de choses, elle a présenté à l’Egypte un exemple nouveau d’équité et familiarisé l’esprit public avec le spectacle, jusque là inconnu, d’une justice méthodique, impartiale et incorruptible.[55] En fait de « spéculation de procès inaugurée par voie diplomatique contre le gouvernement » les tribunaux ont été, généralement, un bienfait pour le pays. Dans un procès où l’on revendiquait 30 millions de francs, les tribunaux mixtes accordèrent 1.000 livres au demandeur. Mais les paysans surchargés de taxes n’étaient pas à l’abri de l’usure ruineuse, tant l’ignorance favorisait l’apposition des cachets sur des _sanads_ (contrats) en bonne et due forme avec des intérêts composés et très élevés. En cas de différend, les paysans _légalement_ responsables étaient souvent dépossédés de leurs terres[56]. Le 13 mars 1882, M. Campbell disait à la Chambre des Communes en parlant de ces tribunaux : « Bien qu’ils ne se trouvassent que dans les centres européens, ils exercèrent la juridiction sur toute l’Egypte. Quoique utiles, ils furent très dispendieux, il s’ensuivit que la justice absolue, à cet égard, n’était pas faite au peuple égyptien. Ils possédèrent, en outre, des pouvoirs très étendus et l’exécution de leurs arrêts contre les indigènes pouvait entraîner la vente de leurs terres. Il est à craindre que la terre ne tombât graduellement entre les mains des prêteurs. Bien plus, ces tribunaux furent en réalité placés au-dessus du gouvernement d’Egypte. Et c’est à cause du fait que le gouvernement du pays leur était soumis que l’ingérence européenne avait créé la position critique où se trouvent actuellement les affaires égyptiennes. » Cependant, il faut reconnaître que ces tribunaux, institués dix ans plus tôt, « auraient épargné à l’Egypte, avec des déboires pécuniaires, des événements politiques qui en ont été la conséquence ». Peut-être aussi auraient-ils épargné au pays les obstacles sans nombre que les capitulations opposaient aux réformes administratives de toute nature et à la marche du progrès. Situation d’autant plus regrettable que le « gouvernement égyptien se rendait compte que le progrès ne pouvait venir que de l’Europe et désirait ardemment profiter à l’élément européen et en profiter et lui confier l’exécution de ses grands travaux pour le plus grand bien de son commerce et de son agriculture, et aussi faire appel aux capitalistes européens pour l’accomplissement d’œuvres utiles et fructueuses. Mais il se voit, d’un autre côté, incapable de réaliser son plan de régénération et force lui est d’abandonner le pays à son sort ».[57] Il est juste de dire qu’Ismaïl, au milieu des mailles serrées des capitulations dans toute l’Egypte et des difficultés créées par l’élément européen, a pu réaliser de grandes réformes dans tous les domaines. Après la réforme judiciaire, dont le succès n’a pas répondu à l’attente, on peut citer le canal des deux mers. En montant sur le trône Ismaïl se montra favorable à F. de Lesseps et à son œuvre. « Personne n’est plus canaliste que moi, disait-il, mais _je veux que le canal soit à l’Egypte et non pas l’Egypte au canal_. » Ce mot résume toute la pensée d’Ismaïl mais, l’Angleterre a voulu que l’Egypte soit au canal[58]. _Financièrement_ « Ismaïl a dépensé plus de 16 millions de livres qu’il a dû emprunter, et emprunter à de gros intérêts, pour achever le canal de Suez, au plus grand bénéfice de l’Egypte ».[59] Ce point est corroboré par M. Farman, ancien consul général des Etats-Unis au Caire[60] : « _L’Egypte, disait-il, d’après l’estimation la plus modérée, paya, en sus du coût de ses actions dans le canal, au moins la moitié du coût originel du canal_. Pour ses pertes de vies et d’argent, l’Egypte n’a rien reçu. Le canal est non seulement un réel mais un grand dommage pour son commerce. Elle avait, autrefois, un immense trafic par terre, complètement perdu maintenant. Son premier emprunt eut pour but de procurer de l’argent à la Compagnie du canal de Suez. Elle a payé l’intérêt généralement à un taux très élevé. » Mais on ne saurait trop répéter que l’absence d’un gouvernement fort en Egypte est l’origine principale de tous les maux. Ce gouvernement existât-il, l’Egypte eût pu trouver dans le canal le principe d’une nouvelle grandeur. Pour donner un exemple de ces dépenses, il suffit de relater le litige survenu entre la Compagnie et Ismaïl. Les 18 et 20 mars 1863, F. de Lesseps et le gouvernement égyptien venaient de signer deux conventions relatives à la construction du canal d’eau douce du Caire à l’Ouady et à la participation du gouvernement égyptien dans la souscription du capital de la Compagnie. Mais Ismaïl réserva à la Porte, où l’influence anglaise était prépondérante, la solution du problème du point de vue international pour se mettre à l’abri du conflit anglo-français à propos du canal. On sait que, du temps de Saïd, l’hostilité de la Porte et ses réserves concernant le projet du canal avaient causé l’interruption des travaux de la Compagnie et le manque de souscripteurs pour couvrir le capital de la Compagnie. Saïd, tenant à honneur l’exécution d’une œuvre à laquelle son nom serait attaché, souscrivit aux 177.642 actions restantes. Il avait aussi laissé à son successeur un héritage de concessions libérales contenues dans les firmans de 1854 et 56 telles que « l’abandon à la Compagnie des terrains du domaine public aujourd’hui incultes qui seraient arrosés et cultivés à ses frais », et « l’établissement d’un canal d’irrigation approprié à la navigation fluviale du Nil, joignant le fleuve au canal maritime » et « l’exécution des travaux par des ouvriers dont les quatre cinquièmes au moins seront égyptiens. » Ismaïl, en s’adressant à Constantinople, espérait probablement se couvrir de l’autorité du Sultan pour se débarrasser des concessions qu’il jugeait onéreuses. En effet, au mois de juillet 1863, Nubar-Pacha partit pour Constantinople et proposa au Grand-Vizir de rétrocéder au gouvernement égyptien les terres concédées par Saïd, de réduire au chiffre de 6.000 le nombre des ouvriers qui était de 20.000[61] et d’augmenter les redevances que la Compagnie payait au gouvernement égyptien. Le grand-vizir confirma ces propositions et en exigea l’acceptation par la Compagnie qui, dans un moment critique, s’en remit au haut patronage de l’empereur. De son côté, le vice-roi demandait à Sa Majesté de « régler amiablement et définitivement toutes les questions en litige ». Sur les conclusions d’une commission réunie par F. de Lesseps pour étudier ces questions, Napoléon III rendit sa décision arbitrale, le 6 juillet 1864. La sentence dépossédait la Compagnie du droit d’obliger le gouvernement égyptien à lui fournir les ouvriers nécessaires. En outre, la Compagnie devait rétrocéder au gouvernement égyptien les 60.000 hectares qu’elle possédait dans l’isthme à titre de _concession_. Elle perdait également son droit de propriété sur le canal d’eau douce, _mais elle en conservait la jouissance pendant toute la durée de la concession_ (quatre-vingt-dix-neuf ans). Mais, en compensation des _concessions_ retirées, et outre les avantages déjà acquis par la Compagnie, le gouvernement égyptien était tenu de verser à la Compagnie, à titre d’indemnités et par annuités, la somme de 84 millions de francs. « Cette sentence, au dire de M. Farman, étonna les juristes de toute l’Europe[62]. » D’après M. Charles-Roux, « l’indemnité ne devait pas être désagréable à F. de Lesseps. » De Lesseps parlait de l’autorité et la haute équité de cette intervention ». Toutefois, M. Charles-Roux a fait une réserve : « F. de Lesseps exagérait un peu, écrivait l’auteur de _L’Isthme et le Canal de Suez_, il ne disait pas combien il avait été affecté par l’article de l’arbitrage qui obligeait à la restitution de la plus grande part des concessions territoriales. _De ce sol mis à la disposition de la Compagnie il avait rêvé la transformation par une colonisation méthodique_. Ses projets étaient anéantis par la décision qu’avait inspirée la jalousie d’adversaires effrayés à la pensée que, dans un avenir plus ou moins long, _on verrait sans doute se grouper sur le domaine de la Compagnie une population régénérée, dont les sympathies seraient acquises à la France_. » _Politiquement_, cette entreprise destinée à abréger de moitié la distance entre l’Occident et l’Orient du globe attira l’Angleterre en Egypte. _Militairement_, elle fut indirectement la cause principale et immédiate de la défaite d’Arabi en 1882, car Arabi, avec sa crédulité exagérée, comptant sur les assurances réitérées de F. de Lesseps, ne voulait pas bloquer le canal et laissa aux Anglais « la porte ouverte ». On rapporte que sir Garney Wolseley, commandant en chef de l’armée britannique, a dit lui-même plus tard : « Si Arabi avait suivi son idée de bloquer le canal, nous serions encore à présent en pleine mer, à bloquer l’Egypte. Vingt-quatre heures nous ont sauvés. » Tout cela contraste cependant avec les résultats prévus dans le mémoire de M. de Lesseps à S. A. Mohammed Saïd Pacha, vice-roi d’Egypte (15 novembre 1854). « Pour son règne, disait-il, quel beau titre de gloire ! Pour l’Egypte, quelle source intarissable de richesses ! Les noms des souverains égyptiens qui ont élevé les Pyramides, ces monuments inutiles de l’orgueil humain, restent ignorés. Le nom du prince qui aura ouvert le grand canal maritime de Suez sera béni de siècle en siècle jusqu’à la postérité la plus reculée. » Ce prince fut Ismaïl et l’ouverture solennelle du canal de Suez eut lieu le 17 novembre 1869. « Dans les annales de notre siècle, de tous les siècles peut-être, on ne retrouverait pas une cérémonie dont le caractère ait été plus grandiose et l’objet salué par des acclamations plus sincères, plus unanimes.[63] « Tout était réuni dans cette solennité pour parler à l’esprit, à l’imagination, à l’âme. Sur cette terre d’Egypte, l’un des berceaux de l’humanité, le monde moderne manifestait sa puissance sous la forme la plus saisissante et la plus durable. La science réveillait de son antique sommeil la terre des Pharaons et traçait à la civilisation une route pacifique et féconde à travers les sables du désert. Attendue avec le plus vif et le plus curieux intérêt, l’inauguration du canal de Suez avait attiré en Egypte, de tous les points de l’Europe et du globe, un grand concours de spectateurs... « La presse universelle, la science, les arts, le commerce et l’industrie, toutes les forces intellectuelles et actives des nations, avaient dans cette foule leurs représentants illustres et autorisés et, comme pour donner tout son relief à cette fête du travail et de la conquête pacifique, les souverains, les princes, les ambassadeurs attitrés des puissances venaient la présider et conduire eux-mêmes une manifestation inouïe jusqu’alors dans les fastes du monde. »[64] L’impératrice Eugénie, l’empereur François-Joseph, le comte Andrassy, M. de Beust, le prince et la princesse des Pays-Bas et tous les autres spectateurs furent les hôtes d’Ismaïl. Il est certain que, sans l’aide et les sacrifices de Saïd et d’Ismaïl, cette entreprise géniale, devant l’opposition systématique de la Turquie et de l’Angleterre, était vouée à un échec. D’autre part, la solennité des fêtes consacrée par la présence des têtes couronnées n’est pas due seulement à la munificence d’Ismaïl et à l’importance mondiale de l’événement ; mais encore et surtout au prestige qu’avait acquis le « Napoléon de l’Orient » en Europe. Le canal de Suez symbolisait la grandeur du règne et évoquait toute l’œuvre d’Ismaïl. C’était la réalisation de ce qu’on appelait alors _la plus grande idée du siècle_. M. Dicey, dans son _Histoire des Khédives_, écrivait : « Dans un excellent résumé de l’histoire d’Egypte[65] paru en Angleterre en 1877, le caractère d’Ismaïl est ainsi sommairement présenté : « Un homme d’une habileté indiscutable, doué d’une rare énergie administrative, pleinement conscient de l’importance de la civilisation occidentale, dévoré par l’ambition propre au petit-fils de Mohammed Aly, l’Egypte n’a pas eu son égal depuis la conquête arabe. » « J’avoue qu’il m’est difficile, disait M. Dicey, de comprendre que cette appréciation ait pu être formée précisément l’année suivante après la mission Cave. Mais si elle avait été écrite en 1869, année de l’ouverture du canal de Suez, je pense que la plupart des étrangers au courant des affaires égyptiennes auraient reconnu sa vérracité. »[66] Ismaïl poursuivait parallèlement deux politiques connexes, l’une ayant pour but l’affranchissement de l’Egypte de la suzeraineté turque et son expansion dans le Soudan, l’autre, la transformation de l’Egypte par l’exécution d’un vaste plan de réformes. Pour réaliser la première, surtout en ce qui concerne la Turquie, il comptait malheureusement sur la finance plutôt que sur la force des armes, n’ayant pas oublié la leçon de 1840. Et dès 1866 il faisait des démarches à Constantinople pour obtenir en premier lieu le droit d’entretenir une grande armée et une forte marine, d’avoir des représentants à l’étranger, et de conclure des traités avec les Puissances. Ces demandes, qui irritèrent le sultan, furent mal accueillies et Ismaïl fut obligé de se modérer et d’envoyer, l’année suivante, Nubar Pacha, avec mission d’obtenir un nouveau firman accordant au vice-roi le titre de khédive et le droit d’introduire les réformes nécessaires et de conclure avec les Puissances des conventions concernant les douanes, le commerce et la police des étrangers. Grâce à ce firman l’Egypte réalisa son indépendance intérieure et pouvait s’engager dans l’œuvre de réforme avec plus d’assurance. Dans le domaine des travaux publics, après le canal de Suez, on peut citer l’embellissement de deux capitales. En fait, Ismaïl a fait du Caire et d’Alexandrie une création moderne dans le dessein d’attirer les Européens et d’acclimater la civilisation en Egypte ; il y avait là, assurément, un grand élément de progrès matériel et moral pour les générations futures. M. Arthur Rhoné, qui était membre honoraire de l’Institut Egyptien, dans son ouvrage intitulé : « L’Egypte, à petites journées, Le Caire d’autrefois », dessine « la physionomie si particulière de l’Egypte de 1865 que l’Europe n’avait pas encore métamorphosée. C’est presque encore le moment, dit-il, où l’on pouvait la saisir en sa couleur franchement orientale. » « Dans le cours des années suivantes le nouveau vice-roi Ismaïl Pacha, travailla sans relâche à lui imprimer un caractère de plus en plus européen. » M. Rhoné trace le tableau suivant du Caire : « Lorsqu’à la fin de 1864 il nous fut donné de voir l’Egypte, Le Caire était encore dans toute sa splendeur arabe et musulmane. Pas une maison à cinq étages, pas un trottoir, pas un réverbère. Au pied d’innombrables mosquées de tous les âges, couraient des rues sinueuses et abritées, animées par une foule joyeuse et bariolée. Les effendis, les marchands, qui rougiraient aujourd’hui de se mettre autrement qu’en costume européen, se prélassaient encore dans leurs longs caftans soyeux, dont les reflets chatoyants ajoutaient à l’harmonie générale ; une suite ininterrompue de mouchrabyas[67] s’enfonçaient dans la perspective des rues jusqu’au prochain tournant au-dessus duquel pointait quelque élégant minaret. La dignité de l’alignement a supprimé ces mouchrabyas. « Désormais, le voyageur n’apercevra plus guère que de vastes trouées, des boulevards démesurément larges et indéfiniment longs, bordés de constructions _banales_, où les tramways peuvent se donner libre carrière. »[68] Dans un autre chapitre, le même auteur écrit : « Les grands bazars du Caire ne sont composés que de petits bazars, tout comme la ville qui, peuplée de 400.000 habitants, n’est qu’une réunion de petits quartiers de trois ou quatre rues fermées par des portes : ce sont ces _jolies_ arcades, à découpures de pierres fleuronnées qui font un tableau de chaque entrée de ruelle et que les malheureux chiens n’osent franchir, sous peine d’être dévorés par leurs concitoyens du quartier voisin. Si, vers le soir, vous assistez à une poursuite furieuse, c’est quelque jeune imprudent de la race canine qui, à la faveur de l’obscurité, a cru pouvoir enfreindre la consigne. » Tel était Le Caire à cette époque. Voyons maintenant l’aspect que présentait Le Caire vers 1876, à l’époque de la visite de M. Kingston : « Le Caire, dit-il, est une magnifique illustration des nobles desseins qui animèrent le règne d’Ismaïl Pacha en Egypte. Sans qu’on eût touché en rien à son pittoresque, si rare et si beau, on l’avait purgé, quand je le vis (en 1876), de la plupart des abominations qui souillent presque n’importe quelle ville de l’Orient. On l’avait paré, purifié, on avait répandu les bienfaits de la lumière, de l’air, de l’eau potable et des égouts, ces derniers même tout à fait remarquables pour une ville musulmane... Ismaïl s’est, à n’en pas douter, fait voler des sommes énormes de la façon la plus inique et la plus honteuse ; il s’est attiré dans cette œuvre une foule d’embarras. Son peuple a quelque chose à faire voir en retour de son argent. Il ne serait pas difficile de faire la preuve que, à un ou deux millions de livres près, chaque piastre des vastes sommes empruntées à des capitalistes étrangers sous le règne d’Ismaïl — bien entendu, du numéraire qui a été versé par eux au Trésor égyptien — a été dépensée pour des travaux publics qui ont augmenté merveilleusement le bien-être du pays et fait prendre au développement de ses ressources un élan irrésistible. »[69] El-Gezireh, sur les bords du Nil, lieu enchanté des poètes, avait été créé par Ismaïl avec sa forêt et ses palais, à l’image du Bois et des Champs-Elysées. Il donnait, au Caire, la terre gratuitement à toute personne qui s’engageait à bâtir une maison dont le coût ne serait pas inférieur à 30.000 francs, et la ville fut ainsi couverte de palais, de jardins, de places publiques, d’avenues, au lieu de ruelles étroites, obscures et malpropres. Ce n’est pas tout. De nombreux statisticiens compétents anglais et américains estiment qu’entre 1863 et 1875, outre l’achèvement du canal de Suez et la transformation du Caire et d’Alexandrie, 112 canaux d’une longueur de 8.400 miles furent ajoutés aux 44.000 miles déjà creusés[70]. Le grand canal du Caire à Ismaïlia — long de 218 km. coûta 50 millions de francs. Aux 246 milles de chemins de fer déjà existants il ajouta plus de 960 milles ; aux 350 milles de télégraphie il ajouta plus de 5.000 milles ; 430 ponts, y compris le pont de Gezireh considéré comme l’un des meilleurs du monde, furent construits. Il entreprit dans les deux ports d’Alexandrie et de Suez de grands travaux qui lui coûtèrent 4 millions de francs ; 15 phares furent également élevés sur les côtes de la Méditerranée et de la mer Rouge. Dans leur ensemble ces travaux absorbèrent plus de 46 millions de livres sterling[71]. Il en résulta un accroissement du cinquième au moins de la terre cultivable et les exportations, qui étaient de £ 4.454.000, furent évaluées, vers la fin du règne, à £ 13.810.000. « On a répété à cor et à cri que le khédive a emprunté et accumulé une dette de quatre-vingt-dix millions et n’a rien à montrer pour cela que des palais en plâtre et en bois — une accusation aussi injuste que fausse et téméraire. — La vérité est que les progrès dans les travaux publics commencés et complétés en Egypte durant les douze dernières années _ont été merveilleux et sans égal dans aucun autre pays_ quatre fois plus grand que l’Egypte par sa population et son étendue. »[72] Le _Times_, de son côté, écrivait le 27 septembre 1879 : « L’Egypte a fait des progrès étonnants sous Ismaïl Pacha. Il développa les ressources matérielles de l’Egypte avec tous les moyens en son pouvoir. Chemins de fer, ports, et le canal furent son œuvre. Il chercha à améliorer l’agriculture par l’introduction de nouvelles graines et nouveaux procédés et s’employa de son mieux à réformer l’administration judiciaire et exécutive dans ses Etats. » Grâce aux travaux de canalisation et à l’introduction de machines modernes, l’agriculture, de même que le commerce et les arts, prit un bel essor. Le vice-roi eut la même sollicitude pour le progrès d’une industrie nationale. C’est ainsi qu’il fonda à Fouah une fabrique de bonnets et de couvertures pour l’armée, une fabrique de papier à Boulac[73], deux fabriques de draps à Choubra et Boulac, des moulins à cannes en Haute- Egypte, des fabriques d’armes et de munitions et des fonderies. Ismaïl créa également une administration des postes, sur un modèle admiré par des témoins de marque. Le baron de Kusel, autrefois contrôleur général anglais des Douanes en Egypte, dit[74] : « Les Chini frères (italiens) introduisirent le premier système postal en Egypte. Vers 1820 ils organisèrent un service splendide pour distribuer des lettres ou numéraire, etc... En ce temps-là il était nécessaire d’envoyer aux villages des quantités de dollars or et argent pour l’achat du coton, car il n’y avait pas de banques, alors, à l’intérieur du pays. « Des courriers indigènes étaient employés entre les villages de l’intérieur ; le Nil et les canaux furent utilisés, et lorsque le chemin de fer fut construit entre Le Caire et Alexandrie il fut également utilisé. Avec le temps le monopole tenu par Chini Frères acquit de l’importance : le Gouvernement égyptien décida de racheter la concession pour une grosse somme d’argent. _A présent le service postal égyptien est unique au monde_. »[75] C’est en 1865 que fut créée une administration spéciale des postes sous la direction de Muzzi bey. De nombreux bureaux furent établis dans les régions desservies par les paquebots égyptiens. Le Congrès de Berne, en 1874, admit l’Egypte dans l’Union Postale et laissa le gouvernement libre d’abolir les postes étrangères établies en Egypte. « Cette administration, dit _M. Hans Resener_, fut organisée avec un succès tel que les puissances européennes adhérèrent à la suppression des postes spéciales qu’elles avaient dans le pays, chose qui n’a pas été réalisée en Turquie jusqu’à présent. « Seule, la France, pour des raisons politiques, avait conservé ses deux postes à Alexandrie et à Port-Saïd. Des bureaux égyptiens furent également fondés dans les principales villes du Soudan, et le voyageur pouvait aller en toute sécurité au delà de Khartoum et recevoir le courrier que portaient régulièrement des bateaux à vapeur jusque dans la région équatoriale. Il y avait aussi des postes égyptiennes en Turquie d’Europe, en Turquie d’Asie, à Geddah, à Smyrne, à Beyrouth, à Kavala, à Salonique. Sur toute l’étendue du territoire égyptien les différentes régions étaient liées par des lignes télégraphiques, dont la ligne du Soudan mesurait à elle seule 3.943 km. »[76] Dans le domaine de l’instruction, « il faudrait un volume, dit M. Farman, pour donner l’historique des réformes introduites sous son règne pour la diffusion de l’enseignement ». Ismaïl établit 4.632 écoles sous la haute direction de MM. Dor et Rogers.[77] Le nombre des élèves dans les écoles publiques, sous Mohamed Aly, fut de 3.000 ; sous Ismaïl ce nombre augmenta de 60.000 et atteint 89.893 en 1873. Sous Saïd il y eut en tout 185 écoles, et le budget devint £ 80.000, et le revenu des terres rachetées à la Compagnie du canal de Suez fut consacré au maintien de l’enseignement gratuit. Parmi les écoles créées par Ismaïl on peut citer : l’école polytechnique (fondée en 1866), l’école vétérinaire (fondée en 1867 et supprimée en 1879), l’école de comptabilité (fondée en 1867 et supprimée en 1873), l’école d’arpentage (fondée en 1867), l’école d’arts et métiers (fondée en 1868), l’école d’arts militaires (fondée en 1868 et supprimée en 1872), l’école de peintres (fondée en 1869 et supprimée en 1871), l’école de droit (fondée en 1868), l’école d’égyptologie (fondée en 1870 et supprimée en 1875), l’école de jeunes filles (fondée en 1873), l’école normale (fondée en 1873). Toutes les écoles primaires et nombre d’écoles supérieures créées par Ismaïl ont survécu à son règne malgré les embarras financiers, et rendent encore au pays des services inestimables. « Influencé par sa troisième femme, une femme d’un grand savoir, écrit M. George S. Batcheller, ancien juge mixte américain, le khédive Ismaïl fit bâtir de vastes établissements scolaires pour l’enseignement supérieur de jeunes filles musulmanes, mais cette institution qui promettait, fut supprimée, comme mesure d’économie, en 1876, à la suite de l’ingérence anglo- française dans les affaires financières de l’Egypte. Une mesure « économique » semblable donna lieu à la suppression des grandes écoles pour les enfants des soldats, établies par le général Stone Pacha, le chef américain de la maison militaire d’Ismaïl. »[78] Ismaïl encouragea, également, toutes les initiatives privées[79], dans l’intérêt du bien public. C’est ainsi qu’il autorisa, en 1869, la formation d’une Société présidée par Arif Pacha et qui se proposait de propager les lumières. Cette Société, qui comprenait parmi ses membres Ibrahim El-Moelhy bey, le premier et le plus grand écrivain de l’Egypte contemporaine, publia des œuvres oubliées et rénova l’étude de la science et des lettres arabes. Ismaïl envoya aussi des missions égyptiennes en France et remit en honneur cette institution abandonnée depuis Mohammed Aly et qui donna à l’Egypte une élite distinguée. « Le progrès de l’enseignement, pendant le règne d’Ismaïl, dit M. de Léon, a été vraiment remarquable, et il serait considéré comme tel dans tous les pays du monde. »[80] Sur la demande du vice-roi, le gouvernement français envoya en 1864 un groupe d’officiers présidé par le colonel _Mircher_ pour organiser les écoles militaires d’où sortirent les meilleurs officiers égyptiens. Quinze de ces officiers furent envoyés en France faire un voyage d’études et, après leur retour, formèrent l’état-major de l’armée égyptienne, commandé par le colonel américain Stone. C’est sur le conseil du général Sherman qu’Ismaïl amena en Egypte trente ou quarante officiers américains pour lui donner « une armée capable ». Pour cette armée, le gouvernement fonda, en 1866, deux revues militaires dans le dessein « de mettre les officiers, sous-officiers et soldats au courant des événements politiques et militaires qui se répercutent à travers le monde. » Cette armée a fait ses preuves sur les champs de bataille dans toutes les guerres soutenues par la Porte. Et lorsque la crise turco-égyptienne éclata, en 1869, le khédive d’Egypte, menacé par la Turquie, était prêt à lui faire la guerre. Les puissances européennes intervinrent de nouveau et obligèrent Ismaïl à céder et à livrer à la Turquie cinq vaisseaux de guerre qu’il fit construire pour le compte de l’Egypte à Toulon et à Trieste. Parlant de l’attitude des puissances, le _Progrès Egyptien_ dit, le 29 janvier 1870 : « Elles ont exigé que l’Egypte cédât ; mais le conflit aura cependant eu cela de bon pour le pays qu’il aura démontré la promptitude avec laquelle le gouvernement peut organiser, équiper et instruire _une armée qui, certes, ferait bonne figure à côté des armées européennes_, la facilité avec laquelle elle peut fortifier, armer, en un mot, mettre en état de sérieuse défense ses frontières. »[81] Ismaïl réorganisa, de même, la marine égyptienne. Il y avait sur le Nil un service de bateaux à vapeur (dont 28 sur 58 étaient réservés aux domaines du Khédive). Il y avait également une flotte égyptienne de guerre composée de 18 bateaux, et, sans l’opposition de la Turquie, l’Egypte, avec ses nouveaux dreadnoughts de France et d’Autriche, eût possédé une flotte puissante. En revanche, sa flotte marchande défiait toute concurrence étrangère. La Compagnie « Magidieh », fondée le 1er février 1857 par Saïd, fut remplacée en 1863 par une nouvelle Société « Aziziah », dont les paquebots desservaient la Syrie, la Grèce, l’Asie Mineure, les Dardanelles, Gallipoli, Constantinople, et les ports de la Mer Rouge. Avec le développement de la Compagnie, tous les anciens officiers et soldats de marine sans travail purent réintégrer des places sur les paquebots égyptiens au nombre de 19 dans la Méditerranée et de 10 dans la Mer Rouge. Grâce à cette organisation, l’Egypte n’était plus tributaire de l’étranger pour sa navigation ; son commerce profita de l’affluence des produits étrangers dans ses ports, et le service des postes acquit de la régularité et s’étendit sur des régions lointaines en Afrique, en Asie et en Europe. Les actionnaires de la Compagnie étaient Egyptiens, mais en 1873 Ismaïl racheta les actions et affecta au service du gouvernement la nouvelle « Compagnie Khédiviale des Postes ». Grâce à cette armée et à cette marine, Ismaïl put entreprendre sa politique d’expansion en Afrique. En 1868, il envoya le gouverneur général du Soudan égyptien, Ismaïl Pacha Ayoub, à la tête d’une armée pour conquérir le Haut-Nil et les régions du Darfour. D’autre part, le khédive décida l’abolition de la traite. En conférant à Samuel Baker le pouvoir de gouverneur général de ces provinces, en 1869, il disait dans son firman : « Considérant que l’humanité réclame la suppression de ces chasseurs d’esclaves, une expédition est organisée afin de soumettre à notre autorité des contrées situées au sud de Gondokoro, de supprimer la traite, et d’établir un système de commerce, etc. » Cette expédition dans l’Afrique Centrale[82] dura quatre années, et en 1873 un successeur fut donné à Samuel Baker : le colonel Gordon, nommé gouverneur général des provinces équatoriales d’Egypte, accompagné par le colonel américain Chaillé-Long comme chef de l’état-major de l’armée d’expédition, et le lieutenant Hassan Wassif, officier de l’état-major de l’armée, nommé aide de camp. Enfin, moyennant un tribut annuel, Ismaïl obtint du Sultan, en 1866, les principautés de Suakin et de Mossaouah, et en 1875 Zaïla et Berber sur la Mer Rouge. Ajoutons qu’il envoya de nombreuses expéditions dans l’intérieur de l’Afrique pour explorer les différentes régions de la Mer Rouge et des sources du Nil et en dresser les cartes. Pour démontrer l’intérêt attaché par les sociétés de géographie à l’œuvre d’Ismaïl, citons Chaillé-Long lui-même dans l’introduction de son ouvrage[83] : « Dans la soirée du 21 juillet 1875, en réponse à une invitation de la Société de Géographie de Paris, j’eus l’honneur de parler devant elle d’un sujet qui a excité en France, comme dans tout le reste de l’Europe, le plus vif intérêt et une profonde sympathie : les expéditions au centre de l’Afrique. « Malte-Brun, votre illustre géographe, a dit avec justesse que « l’Egypte rattache l’Afrique au monde civilisé » et que « l’Afrique est maintenant la dernière partie du monde civilisé qui attende de la main des Européens le joug salutaire des lois et de l’éducation. » Quoique l’homme qui s’est dévoué à cette grande tâche ne soit pas un Européen, il ne mérite pas moins, par l’élévation de son âme et la largeur de ses idées, d’être placé au premier rang parmi ceux qui ont contribué aux progrès de notre siècle et qu’on peut appeler les pionniers de la civilisation. Il ne vous est pas inconnu ; le monde entier rend justice au génie d’Ismaïl Pacha, khédive d’Egypte, qui, s’inspirant à la fois des idées de Mehemet-Ali et des traditions de l’époque romaine, a couronné les splendeurs de son règne par la solution victorieuse du problème des sources du Nil, etc., etc. Notons encore que le vice-roi fonda en 1874 la Société de géographie au Caire. Il encouragea également la science de l’égyptologie et subventionna Mariette, Maspéro, et d’autres savants pour la fouille et la conservation des monuments. Il dota aussi l’Egypte d’un Opéra, d’une bibliothèque nationale, d’un observatoire, et même d’un parlement qui, créé en 1866, joua un rôle prépondérant dans le mouvement précurseur de 1879. Vers la fin du règne, le khédive Ismaïl disait : « L’Egypte n’est plus en Afrique. Nous faisons partie de l’Europe ! » Nous ne faisions que trop partie de l’Europe, dont l’Egypte subissait depuis 1876 le contrôle puis la main-mise. Depuis 1876, tout stagnait ou tombait dans le marasme : plus de travaux publics, réduction de l’armée et congédiements d’officiers dénués de toutes ressources, plus d’expéditions dans l’Afrique Centrale (l’Egypte même commençait à abandonner certains territoires chèrement acquis), fermeture d’un grand nombre d’écoles publiques[84] en Egypte et au Soudan ; renvoi de fonctionnaires égyptiens qu’on remplaçait par des Européens ; impositions de nouvelles taxes aux paysans affamés. En un mot, toute l’administration du pays se disloquait et certaines branches de cette administration accusaient un déficit budgétaire sur les années précédentes. Napoléon dit dans ses Mémoires : « Il n’est aucun pays où l’administration ait plus d’influence qu’en Egypte sur l’agriculture et par conséquent sur la population. Sous une bonne administration le Nil gagne sur le désert, sous une mauvaise le désert gagne sur le Nil ». C’est une vérité dont toute l’histoire de l’Egypte depuis la plus haute antiquité n’est qu’une démonstration éclatante. Ismaïl avait créé l’organisation administrative moderne, assuré l’entretien des nombreux canaux laissés par son aïeul et fait creuser de nouveaux canaux qui ont fécondé la Haute-Egypte et ajouté le cinquième des terres cultivables. Mais ses embarras financiers allaient en augmentant et l’administration publique s’en ressentait. Les enquêteurs anglais, depuis 1876, dénonçaient la mauvaise administration dans ses rapports avec le désordre financier. Cependant, depuis cette date, l’administration égyptienne était en fait gérée par de hauts fonctionnaires anglais. Tout en reconnaissant la part de responsabilité d’Ismaïl, on ne peut pas, en toute justice, le rendre seul responsable du chaos financier et administratif qui a marqué la fin de son règne. Ce chaos a pesé sur toute la vie de l’Egypte pendant de longues années et soumis l’occupation anglaise, dans sa période du début (1882-87), à une dure épreuve. Grâce à la liquidation financière de 1880, une période d’ordre et de tranquillité allait s’ouvrir. Mais le mal était si profond que les réformes accomplies ultérieurement par le Contrôle européen paraissaient tardives et peu fondamentales. La révolution de 1881-82 semblait inévitable : « Les causes de déconsidération accumulées autour du khédive (Ismaïl), dit le baron des Michels, l’amoindrirent peu à peu aux yeux de ses sujets jusqu’au jour où l’on devait, par un acte brutal, le chasser enfin de son trône et de son pays. Les symptômes de mécontentement qui se manifestaient depuis quelque temps au sein de la population indigène se transformèrent alors en révolution déclarée. C’était le moment psychologique qu’attendaient nos alliés. » La révolution fera le procès d’Ismaïl et le rendra responsable de toutes les calamités qui s’abattirent sur le pays. Quoi qu’il en soit, l’œuvre d’Ismaïl a accéléré le mouvement civilisateur en Egypte et restera son titre le plus authentique à la reconnaissance des Egyptiens. [Note 41 : Cité par Lord CROMER dans _Modern Egypt_.] [Note 42 : Avant la création de la marine à vapeur les communications avec l’Egypte étaient lentes et de longue durée.] [Note 43 : Ils sont divisés en chapitres, _Capitula_.] [Note 44 : Charles ROUX : _L’Isthme et le Canal de Suez_, 2 vol. in 8o, 1901, 516, 550 pages.] [Note 45 : _Idem._] [Note 46 : NICOLAS NOTOVITCH : _L’Europe et l’Egypte_.] [Note 47 : _Louis XIV_ (cité par Ch. Roux).] [Note 48 : En 1740 la France comptait au Caire onze maisons de commerce et cinquante négociants ; la Grande-Bretagne y était représentée par deux Anglais.] [Note 49 : Revue des Deux Mondes, 1876.] [Note 50 : Nubar Pacha, d’origine arménienne, est un des grands hommes de l’Egypte contemporaine. Son habileté, sa souplesse et son intelligence faisaient de lui un diplomate retors. Il fit ses études en France et, dès son retour en Egypte en 1846, il fut employé comme interprète au Palais. Il devint bientôt secrétaire d’Ibrahim et l’accompagna dans ses voyages à Constantinople et en Europe. Sous Saïd il fut pendant quelque temps directeur des chemins de fer mais dut quitter bientôt l’Egypte. Il ne tarda pas à être rappelé par Ismaïl pour lui servir à Constantinople d’agent et de négociateur chargé de régler le différend avec la Compagnie du Canal de Suez et d’obtenir de la Porte de nouvelles concessions concernant l’indépendance administrative de l’Egypte. A la suite de succès assez appréciables dans des questions aussi délicates, Ismaïl le désigna comme ministre, et le chargea de négocier avec les Puissances l’institution de tribunaux mixtes.] [Note 51 : Lord Milner disait dans « L’Angleterre en Egypte » : _Il est difficile de se faire une idée du manque absolu de scrupules avec lequel sous le règne d’Ismaïl notamment les agents diplomatiques usèrent de leur influence pour exiger de la faible Egypte qu’elle donnât satisfaction même aux demandes les plus extravagantes_. En ce temps-là, en s’assurant une concession, on avait principalement pour but non pas de mener à bonne fin quelque entreprise utile mais d’inventer quelque grief qui permît de rompre le contrat et de se retourner contre le gouvernement pour obtenir une compensation. D’un autre côté, quelque perte que subit l’étranger, même accidentellement et par sa propre faute, tout, presque toujours, servait de prétexte pour réclamer une indemnité. — Venait-il à être volé ? On reprochait au gouvernement l’insuffisance de sa police. — Son bateau venait-il à s’échouer sur le Nil ? Le gouvernement était responsable pour n’avoir pas fait draguer le fleuve. On raconte qu’au cours d’une entrevue avec un _concessionnaire_ européen, Ismaïl Pacha dit à l’un de ses serviteurs : « Fermez cette fenêtre, car si monsieur venait à prendre froid, cela me coûterait 10.000 livres. » Et c’est à peine s’il y avait là une exagération.] [Note 52 : Nubar disait que, de tous les travaux publics, seul le bassin de radoub de Suez fut entrepris et achevé à cette époque (1867). Les entrepreneurs furent MM. Dussaud, nés à Marseille. Le 20 octobre 1863, ils conclurent avec la Compagnie du Canal de Suez un marché pour la construction en blocs artificiels des jetées de Port-Saïd dans le délai de quatre années. Antérieurement, ils avaient exécuté de grands travaux dans les ports de Marseille, Alger et Cherbourg.] [Note 53 : Tout en rendant justice à certains côtés de l’œuvre d’Ismaïl, nous ne saurions oublier le programme que le vice-roi avait promis de réaliser dans le discours prononcé à l’occasion de son avènement (note de l’auteur).] [Note 54 : Lorsque, par exemple, un Italien commet un meurtre son Consul s’empresse de le rapatrier pour être jugé par les tribunaux italiens et naturellement les juges sont souvent obligés d’acquitter le criminel faute de preuves suffisantes.] [Note 55 : Sir Alfred MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.] [Note 56 : « L’expérience des tribunaux mixtes permet d’affirmer qu’en règle générale ils (les fellahs) sont fidèles à leurs engagements et ne tâchent pas de dénier leurs dettes. Il faut s’étonner en effet qu’ils mentissent si peu à la barre de ces tribunaux en face de leurs adversaires impitoyables. » (_L’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge mixte.)] [Note 57 : Voir le rapport adressé au khédive, en 1867, par son ministre des Affaires étrangères Nubar Pacha au sujet des tribunaux mixtes.] [Note 58 : Nubar, le ministre des Affaires étrangères d’Ismaïl, n’était pas très favorable au projet du canal, convaincu qu’il était que le canal, en attirant l’Angleterre en Egypte, nuirait aux intérêts de ce pays. Ismaïl partageait probablement cet avis. « J’ai ouï dire qu’Ismaïl s’opposa au creusement du canal ; il s’opposa à forcer ses sujets les fellahs à travailler sans cesse à l’exécution d’un projet dont l’Egypte tira peu de profit. Dans la suite cependant, il seconda l’œuvre avec tous les moyens en son pouvoir. » _Baron de Kusel_, _An Englishman’s Recollections of Egypt_ (1863-1887).] [Note 59 : F. de Lesseps dans une interview avec M. Kingston. Voir « Monarchs I have met ».] [Note 60 : M. FARMAN : _Egypt’s Betrayal_.] [Note 61 : Le gouvernement égyptien alléguait que, depuis le commencement des travaux, les salaires qui avaient été payés aux ouvriers et les rations qui leur avaient été fournies ne l’avaient pas toujours été au taux déterminé par le règlement à la journée (0 fr. 86). La Compagnie avait d’autant plus d’intérêt à augmenter considérablement le nombre des ouvriers, que le mètre cube à extraire à sec lui coûtait les deux tiers des frais nécessaires au creusement au moyen des machines. D’un autre côté, l’Egypte était privée non seulement de 20.000 de ses enfants, mais encore de 40.000 en cours de route pour le canal ou préparés au départ, tous indispensables pour son commerce, son industrie et son agriculture qui avaient besoin de bras. Il en résultait des pertes sérieuses pour l’Egypte nullement compensées par l’économie réalisée par la Compagnie.] [Note 62 : L’auteur anonyme de _l’Histoire financière de l’Egypte_, depuis Saïd Pacha, dit que le droit strict fut du côté de la Compagnie. On ne peut, toutefois, nier la façon adroite et subtile dont le gouvernement plaida sa cause... On montrait les pauvres fellahs partant du fond de la haute Egypte pour se rendre sur les chantiers du canal, écrasés sous le fardeau des vivres et des outils dont ils étaient forcés de se munir, mourants de fatigue et d’épuisement le long des chemins. Les lecteurs quelque peu sensibles en pleuraient. Il y avait du vrai dans ces tableaux navrants.] [Note 63 : _Ferdinand de Lesseps, sa vie, son œuvre_, Alex. Bertrand et Emile Ferrier.] [Note 64 : _Une famille française. Les de Lesseps_, par Bridier (cité par M. Charles-Roux).] [Note 65 : L’auteur doit faire allusion ici à l’ouvrage intitulé _Egypt_, de M. Stanley Lane-Poole.] [Note 66 : « Dans le caractère d’Ismaïl il y avait peu à recommander, on ne pourrait cependant pas retenir complètement l’admiration pour sa grandeur de pensée et son intrépidité d’action. » _Present-Day Egypt_, par _Frédéric Courtland Penfield_.] [Note 67 : A cause de la rareté du verre importé de l’étranger à cette époque les Egyptiens ne se servaient pas de vitrages pour la garniture des fenêtres, et construisaient des mouchrabyas, sorte de fenêtres en bois faisant saillie et laissant l’air et la poussière entrer librement à travers des trous pratiqués de chaque côté.] [Note 68 : On reproche à Ismaïl, par exemple, d’avoir été un grand bâtisseur et surtout d’avoir construit des palais fort coûteux. D’après un statisticien anglais, M. Mulhall (_Contemporary Review_, 1882), Ismaïl aurait dépensé « plus d’un million de livres sterling sur la construction de palais et de théâtres et sur l’entretien des souverains européens ». Cela n’est pas exact. Aly Pacha Moubarek, ancien ministre des Travaux publics, sous Ismaïl, nous donne, sur le coût de ces palais, dans le tome I de son ouvrage _El-Khitat-El-Tewfikich_, des détails précis : « Le palais El-Gizeh a coûté, dit-il, £ 1.393.374 ; le Palais d’Abdin (résidence de S. M. le Roi), £ 665.570 ; le palais El-Gezireh, £ 898.691 ; le petit palais d’Ismaïlia, £ 201.286 ; les autres palais (y compris celui de Ramleh), £ 2.331.679. L’ensemble des dépenses dépasse, par conséquent, cinq millions et demi de livres. »] [Note 69 : _Monarchs I have met_, par _W. Beatty Kingston_. Ajoutons que le plan du Caire avait été établi par un comité d’ingénieurs égyptiens présidé par Mahmoud bey El-Falaky (surnommé l’astronome).] [Note 70 : M. _Mulhall_, dans le _Contemporary Review_ (octobre 1882), disait que les canaux du Nil dont Ismaïl a construit 112, doivent rester toujours la plus grande œuvre de son règne, bien qu’ils ne soient pas mentionnés dans le rapport de M. Cave. « D’après M. Fowler, les excavations par rapport au travail du canal de Suez, étaient de 165 à 100, et partant, ils vaudraient 28 millions livres sterling (non 12 millions). Grâce à ces canaux la population réussit à gagner sur le désert pas moins de 1.373.000 acres représentant une récolte annuelle valant £ 11.000.000 ou une rente de £ 1.400.000 per annum. » Le canal Ibrahimieh, l’un des plus grands canaux du monde, fut creusé par Bahgat Pachat et Ismaïl Pacha Mohamed. Il ressort d’une étude consacrée au canal, en 1900, par un ingénieur égyptien, Mohamed effendi Ismaïl, que le vice-roi Ismaïl Pacha ayant, au début du règne mis la main sur 333.333 feddans (le feddan est à peu près un demi-hectare) au nord de la ville d’Assiout, en Haute-Egypte, l’idée lui vint de creuser un grand canal pour l’irrigation estivale de ces vastes domaines et toutes leurs dépendances situées dans la région du Fayoum. L’ingénieur Bahgat Pacha, alors inspecteur général de la Haute-Egypte, fut chargé de l’étude du projet et, déjà en 1863, il établit le plan du canal dont il commença l’exécution en 1867. Avec le concours de 100.000 ouvriers travaillant deux mois, l’été, et deux mois l’hiver, la première partie du canal d’Assiout à Maghagha, fut terminée en 1870 par Bahgat Pacha auquel succéda Ismaïl Pacha Mohamed qui creusa la seconde partie du canal, de Maghagha à Beni-Souef et de là à Achment, en 1872 et acheva en même temps le creusement de branches importantes et la construction de ponts et barrages nécessaires pour la bonne distribution des eaux. Le canal Ibrahimieh, long de 268 kilomètres, et d’une largeur moyenne de 14 m. 05, a été un grand bienfait pour la Haute-Egypte. Il arrose, à lui seul avec ses branches, pas moins de 650.000 feddans (350.000 hectares). En outre, grâce à ce cannal, le vice-roi fonda des grands moulins à cannes, dans les provinces de Minia, Assiout, Beni-Souef et Fayoum et donna ainsi l’impulsion à la culture de la canne à sucre et à l’industrie sucrière. Le canal et ses barrages, qui est une œuvre purement égyptienne, avait acquis une réputation mondiale et de nombreux Européens venaient assister aux travaux en cours. Sir John Fowler, l’ingénieur anglais bien connu, disait à ce sujet : « Les touristes qui viennent en Egypte visiter les antiquités feraient mieux de visiter ces monuments modernes que sont le canal Ibrahimieh et ses barrages. » D’autre part, le gouvernement américain, en 1870, demanda au général Stone Pacha le tracé du canal et des barrages pour figurer à l’exposition de cette époque.] [Note 71 : Voici le tableau des principaux travaux publics de 1863 à 1879 donné par M. Mulhall dans son étude précitée sur les finances égyptiennes : -------------------+------------+----------------------------------- TRAVAUX | COUT | OBSERVATIONS -------------------+------------+----------------------------------- Canal de Suez | £ 6.770.000|Après déduction de l’intér. | |(5.328.000) et de la valeur | |des actions achetées par | |l’Angleterre (£ 3.977.000). | | Canaux du Nil |£ 12.600.000|8.400 miles à raison de £ 1.500 per | |mile. | | Ponts | £ 2.150.000|430 ponts construits. | | Moulins à cannes | £ 6.100.000|64 moulins construits avec | |machines, etc. (4 moulins par | |chacune des 16 sucreries établies | |par Ismaïl). | | Port d’Alexandrie | £ 2.540.000|Contrat Grienfield et Elliott. | | Bassin de Suez | £ 1.400.000|Dussaud Frères. | | Etablissement pour | £ 300.000|Prix accepté par le Syndicat de la distribution | |Paris. des eaux | | d’Alexandrie | | | | Chemins de fer |£ 13.361.000|Longueur 910 milles. | | Télégraphes | £ 853.000|Longueur 5.200 milles. | | Phares | £ 188.000|15 construits. | ----------| |£ 46.264.000| ] [Note 72 : E. de Léon, ancien consul général américain en Egypte, _The khédive’s Egypt_.] [Note 73 : Cette fabrique fut fondée en 1874. Dirigés d’abord par des instructeurs européens, 400 ouvriers égyptiens s’initièrent au travail et ne tardèrent pas à se passer de maîtres étrangers et travailler sous un chef égyptien, feu Hosny bey, sous-directeur de l’imprimerie nationale réorganisée par Ismaïl. Cette fabrique fournissait du papier d’une qualité supérieure à l’imprimerie, aux administrations gouvernementales, et au commerce, aujourd’hui tributaires de l’étranger.] [Note 74 : _An Englishman’s Recollections of Egypt_ (1863-1887), par _Baron de Kusel_.] [Note 75 : Le passage cité est pris dans un chapitre consacré aux souvenirs de l’auteur, de 1872 à 1878.] [Note 76 : Hans Resener, _l’Egypte sous l’occupation anglaise_.] [Note 77 : « Il suffit de dire ici que le mérite principal du grand progrès accompli récemment revient à la libéralité éclairée du khédive lui-même, et aussi aux capacités administratives du ministre actuel (Riaz Pacha), de son prédécesseur (Aly Moubareck Pacha) et de leur infatigable inspecteur général, Dor bey, un gentleman suisse qui est peut-être le spécialiste européen le plus habile dans le gouvernement égyptien. « Il est à regretter, cependant, que le système d’économies nécessitées par les réformes financières des dernières années, ait été étendu à ce département entraînant la réduction de 10.000 livres de son budget. » (_Egypt as it is_, par McCoan, 1877.)] [Note 78 : _North American Review_, 2 août 1907.] [Note 79 : On lit, dans le _National_ du 9 janvier 1870 : « Le comité directeur des écoles libres vient de clore la première année scolaire (1868-1869) par un rapport adressé au prince héritier Mohammed Tewfick Pacha qui s’est déclaré le protecteur. « Les débuts de ces écoles furent modestes. Les cours d’adultes furent ouverts le 1er avril 1868 avec 30 élèves, mais en juin ils étaient déjà 70, en juillet 150, en novembre 240, dont 59 Egyptiens, 52 Italiens, 21 Français, 20 Grecs, 24 Anglais, 32 Syriens, etc... Les cours sont faits en français, en arabe et en italien... « _Enfin ne vous semble-t-il pas que c’est une révolution complète et radicale que de voir des écoles libres et gratuites sans distinction de nationalité ni de religion s’implanter dans le sol de l’Orient et de voir surtout un prince musulman s’en déclarer le protecteur ?_ » C’est M. Dauphin, le directeur des écoles libres et gratuites qui fonda la première école à Alexandrie sous le haut patronage du prince héritier qui lui servait une allocation de 12.000 francs par an. Encouragé et aidé par Ismaïl, il fonda au Caire, en 1873, une autre école dont le succès fut encore plus grand que celui de l’école d’Alexandrie. Elle comptait 486 élèves, dont 262 Egyptiens.] [Note 80 : _E. de Léon_, _The khedive’s Egypt_.] [Note 81 : La mise en état de défense de la côte de la Méditerranée a été confiée à un ingénieur égyptien de haute capacité, Mahmoud Fahmy Pacha, qui érigea 17 nouveaux forts entre Aboukir et Elborollos, et répara les anciennes fortifications. C’est le même qui, en 1882, fortifia près de Kafr-ed-Dawar, des positions reconnues expugnables.] [Note 82 : L’annexion des régions équatoriales fut annoncée officiellement par le gouvernement égyptien en 1871.] [Note 83 : _L’Afrique Centrale_, expédition au lac Victoria-Nyanza et au Makraka Niam-Niam, à l’ouest du Nil Blanc, par le colonel C. Chailé-Long (traduit de l’anglais par M. de Pacy, Paris, Plon 1877).] [Note 84 : M. Farman, ancien consul général des Etats-Unis au Caire, disait dans _Egypt’s Betrayal_ : « Le budget de l’instruction, en 1872, était de 400.000 dollars. En 1880, il fut réduit à 200.000. La somme déduite fut précisément l’équivalent des appointements des douze contrôleurs européens imposés au pays. »] CHAPITRE III =L’Opinion publique= Les dures épreuves du règne d’Ismaïl eurent un résultat ; l’esprit égyptien se réveilla et des idées nouvelles sociales et politiques se formèrent et prirent corps dans un mécontentement général. Nous avons vu déjà que le règne de Mohamed Aly — dont le règne d’Ismaïl n’était que la continuation — favorisait le réveil de l’instinct national. Le résultat le plus fécond de son œuvre fut probablement la formation d’une élite égyptienne grâce à laquelle « la civilisation qui émana de lui ne mourut pas avec lui » et les régénérateurs de l’Egypte « se levèrent par centaines encouragés par celui qui fut pour eux plus qu’un père ».[85] Nous avons trouvé une brochure sur le règne de Mohammed Aly, rédigée en anglais en 1838, par un Egyptien, Hassanaine Al-Besunee, alors étudiant à Londres, et qui appartenait à la mission égyptienne de cette époque. Voici sa conclusion intéressante et précise : « Pour conclure, dit-il, s’adressant à Lord Palmerston, je crois avoir démontré par les remarques précédentes que, quels que soient le caractère et la politique du gouvernement égyptien comparés avec ceux de l’Europe civilisée, il saute aux yeux de l’observateur le plus superficiel, qu’il est considérablement amélioré et réformé, et que rien ne s’oppose à ce que l’Angleterre accorde à l’Egypte le droit de devenir une nation indépendante, et d’être placée sur un même pied d’égalité avec le Brésil, le Mexique, la Colombie et la Grèce. C’est pourquoi je prie instamment Votre Seigneurie de considérer cette question dans un esprit favorable, ayant la conviction que la prospérité future de l’Egypte dépend, dans une large mesure, de la reconnaissance de son indépendance par l’Angleterre ».[86] Cependant, sous Mohammed Aly l’idée politique restait encore vague. « L’absence d’institutions populaires réelles, de tribunaux équitables et de justes lois avait affaibli l’idée politique et l’avait réduite à un sentiment très timide. « Elle apparaissait comme une étoile en hiver ; mais, à peine née, elle fut voilée aussitôt par des nuages. La preuve tangible de son existence fut la promulgation de la loi d’Abdul-Megid qui garantissait aux sujets du Sultan la sécurité, l’honneur et la propriété. Lorsque, malgré l’opposition d’Abbas, son application fut étendue à l’Egypte, le sentiment timide devint plus hardi. Le contact croissant avec l’Europe et les Européens créa pour les Egyptiens un patriotisme de chez eux. »[87] Pour comprendre toute l’importance de cette loi, qui date de 1852, il faut rappeler que le bon plaisir du vice-roi le poussait souvent à traiter ignominieusement ses propres parents, à exiler les grands et les riches aux confins du Soudan et de la Méditerranée. Les Egyptiens étaient alors soumis à un régime de terreur et d’espionnage. Quant à l’influence européenne, elle était plutôt combattue par Abbas qui retirait aux commerçants européens les monopoles dont ils jouissaient — exception faite de l’autorisation accordée à une Compagnie anglaise de construire un chemin de fer entre Le Caire et Alexandrie — et renvoyait les fonctionnaires étrangers. C’est sous Saïd[88], esprit libéral et généreux, que leur influence se fit sentir en Egypte. Les aventuriers européens trouvaient une proie dans ce pays hospitalier[89]. Nubar Pacha avait l’habitude de dire : « C’est au temps de Saïd que la débâcle a commencé ». Mais il est bon de reconnaître que Saïd aimait le fellah, qui est l’élément prépondérant de la nationalité égyptienne, et favorisait son élévation dans l’armée et dans l’administration, à l’encontre de Mohamed Aly, d’Ismaïl et de Tewfick qui donnaient la prépondérance à l’élément turc. Sous Mohamed Aly, les Turcs formaient une sorte de noblesse à laquelle on réservait exclusivement les brevets d’officiers. Saïd, voulant créer une armée nationale, abolit les règles anciennes, autorisa la promotion de simples soldats sortis du peuple au rang d’officiers et forma ainsi un élément autochtone, capable de tenir tête à l’élément turc dans le haut commandement de l’armée. Arabi Pacha, dans ses Mémoires inédits, nous donne à ce sujet de curieux renseignements dans un chapitre intitulé « les plus beaux jours de ma vie » où il relatait les premières années de service entre 1854 et 1860, date où, de simple soldat qu’il était, il fut promu lieutenant-colonel : « J’ai été, dit-il, l’objet de la sollicitude de feu Mohammed Saïd... En signe d’admiration il m’a fait présent, lors de son voyage en Arabie[90], d’un ouvrage arabe édité à Beyrouth et intitulé « Histoire de Napoléon Bonaparte ».[91] Il me parlait, à cette occasion, non sans amertume, de la facilité avec laquelle les Français conquirent l’Egypte et de la nécessité de protéger la patrie contre le joug de l’étranger. La lecture de cet ouvrage m’a fait sentir le besoin réel d’un gouvernement Constitutionnel en Egypte et je commençai depuis lors à m’intéresser à l’histoire des peuples occidentaux. « Ce sentiment se fortifia encore davantage lorsque j’entendis un discours prononcé par Saïd Pacha, à la suite d’un banquet offert à Kasr- el-Nil, aux ulémas, aux membres de la famille régnante, aux officiers de l’armée et aux dignitaires du royaume : « Mes amis, disait le Vice-Roi, j’ai médité sur les conditions de ce peuple égyptien opprimé, humilié et asservi dans son histoire par les peuples de la terre. Il a passé sous le joug des dominateurs de toute espèce tels que les Pasteurs, les Assyriens, les Perses, les Libyens, les Soudanais, les Grecs et les Romains. Mais l’Egypte n’était pas au bout de ses peines, car, après l’apparition de l’Islam, elle fut conquise tour à tour par les Ommiades, les Abassides, les Fatimites, les Kurdes, les Circassiens, les Turcs et les Français de Bonaparte. « C’est pourquoi j’estime, en tant qu’Egyptien, qu’il est de mon devoir d’entreprendre l’éducation de ce peuple et le rendre capable de se passer du concours des étrangers. Je suis décidé à réaliser cette idée. » Après ce discours, dit Arabi, les Princes et les Grands s’en allèrent étonnés et mécontents. Les Egyptiens, par contre, rayonnèrent de joie et d’espérance. Personnellement, je pensais que ce discours devait être considéré comme la première pierre de « l’Egypte aux Egyptiens » et que Mohamed Saïd pouvait être regardé, à juste titre, comme le promoteur de la renaissance nationale égyptienne ». Malheureusement la rareté des imprimés, surtout politiques, ne permet guère de connaître suffisamment le sentiment des Egyptiens pendant la première moitié du XIXe siècle. La presse de l’opposition ne parut en Egypte qu’en 1877. Parlant de la liberté individuelle, Mohammed Abduh, l’ancien Grand- Mufti[92] du Caire, écrivait judicieusement le 19 avril 1881 : « Les gouvernements [précédents] considéraient les habitants comme du bétail dont ils disposaient à leur gré. Nul n’était libre de ses mouvements ou de ses pensées. Les populations des villes étaient soumises à une étroite surveillance dans leurs actes et leurs paroles et le gouvernement avait souvent recours à une sorte de « presse » qui consistait à opérer nuitamment une descente de police dans des établissements soupçonnés d’abriter des individus en train de commettre l’adultère ou de consommer des boissons défendues. Les gens étaient muselés par la tyrannie, à tel point qu’on ne pouvait discuter un sujet scientifique ou ouvrir une controverse religieuse, sans risquer d’encourir l’accusation de sacrilège ou d’impiété, ou d’offense grave contre la personne d’un gouvernant, et de s’exposer à un châtiment sans merci. « Cet état de choses dura jusqu’à ce que des gens ayant vécu en contact avec la civilisation occidentale, où règne la liberté individuelle, vinssent rétablir en Egypte cette liberté, en lui imposant toutefois comme limite les rapports entre gouvernants et gouvernés. En touchant à ces rapports les citoyens pouvaient trouver la mort, la prison ou l’exil. Ainsi, au lieu de limiter l’autorité par la loi, on a maintenu l’esclavage sous le couvert d’une liberté factice. D’autant plus que les gens, n’étant pas habitués à cette liberté, se jetèrent dans le dérèglement des vices et dans l’ivrognerie. Et la corruption des mœurs gagna du terrain parmi la population sous le couvert de la liberté d’action. « Il y avait aussi, à côté de cette liberté d’action, une prétendue liberté de pensée concernant les croyances et les doctrines religieuses. Grâce à cette liberté nombre de gens osèrent manifester publiquement des choses contraires à la religion et nullement basées sur des principes. Décidément cette liberté boiteuse dont se vantent les sages n’a pas eu de résultats louables. » Il est certain que, sous Ismaïl, il se produisit un relâchement de mœurs provoqué par l’exemple du souverain lui-même qui déploya un faste sans précédent, bâtit des palais et donna des fêtes et des bals. Ce relâchement était aussi une conséquence naturelle des lois par trop despotiques et contraires au progrès subies par les Egyptiens sous les règnes de Mohammed Aly et d’Abbas. Cependant on ne saurait oublier qu’en ce qui concerne les Européens, le gouvernement égyptien était incapable d’appliquer les règlements nécessaires. « Ici, les capitulations, dit Lord Milner, aussi bien pour ce qui concerne la répression du vice que pour ce qui touche à la réparation des dommages, opposent au progrès leur solide barrière ; qu’il s’agisse, dans les questions de moralité publique, de la fermeture des tripots et des maisons mal famées ou de la surveillance de la vente des boissons enivrantes, ou bien, dans les questions d’intérêt général, de la conservation des digues ou des canaux ou de la sanction des mesures sanitaires les plus élémentaires, les mêmes difficultés se présentent, et que l’on veuille tenter de prévenir la fabrication de la fausse monnaie, ou que l’on veuille simplement réglementer le stationnement des fiacres, c’est toujours la même vieille histoire. « Le gouvernement est libre, sans nul doute, de promulguer les lois nécessaires ; mais du moment que les pénalités que ces lois édictent ne sont pas applicables aux étrangers, à quoi peuvent-elles servir, sinon à constituer au profit des étrangers et au préjudice des Egyptiens le monopole de la licence ? « En ces matières, en effet, dit encore l’auteur de _l’Angleterre en Egypte_, ce sont les étrangers de basse classe dont le pays fourmille, qui fournissent le principal contingent de délinquants ; c’est parmi eux qu’on trouve les faux monnayeurs, les tenanciers de maisons de jeux, les débitants de liqueurs et les souteneurs de maisons de débauche ; ce sont eux qui élèvent des constructions sur les digues des canaux ou qui déversent leurs ordures sur la voie publique sans qu’ils puissent être jugés par les tribunaux égyptiens ; quant à leurs propres tribunaux on n’est pas sûr, quel que soit leur bon vouloir, qu’ils soient compétents pour agir. » Ainsi le progrès moral n’était pas à la hauteur du progrès matériel et assurément l’absence de justice, non seulement dans les rapports entre les Egyptiens et les Européens et entre le gouvernement et les Européens, mais aussi entre le Gouvernement absolutiste d’Ismaïl et les Egyptiens, était le plus grand des maux dont souffrait le pays[93]. Pour y remédier Nubar Pacha chercha à introduire l’élément européen dans la justice égyptienne, par l’organisation des tribunaux mixtes. « La manière dont la justice s’exerce, disait Nubar dans son rapport adressé à ce sujet au Vice-Roi en 1867, tend à démoraliser le pays, et l’Egyptien, forcé de voir l’Europe à travers l’Européen qui l’exploite, répugne au progrès de l’Occident et accuse le Vice-Roi et son gouvernement de faiblesse ou d’erreur. » Il s’agissait en effet de réformer la justice égyptienne et de l’imposer également au Vice-Roi, aux Européens et aux Egyptiens[94]. Les tribunaux indigènes étaient paralysés, il faut le dire, à la fois par les Capitulations et par l’empiètement de l’administration sur la justice, d’où confusion des pouvoirs exécutif et législatif. « Il y a en outre dans l’organisation actuelle, disait la Commission internationale réunie en 1869, dans son rapport, une série d’inconvénients que le Gouvernement ne pouvait signaler et que la Commission croit devoir relever. « Ils proviennent de ce que la justice locale est mal organisée ; que l’autorité règle administrativement des affaires entre particuliers qui devraient être déférées au pouvoir judiciaire, que la procédure et la loi à appliquer ne sont pas connues, qu’enfin l’exécution des sentences éprouve des difficultés souvent insurmontables par suite de l’immixtion intempestive de l’administration. « Le gouvernement ne méconnaît pas quelques-unes des imperfections qu’on lui signale, car, tout en exposant les causes auxquelles il les attribue, il fait remarquer que les projets de réforme qu’il présente ont précisément pour but de les faire disparaître. » Puis, la Commission estime, après avoir signalé tous les abus, devoir déclarer qu’il lui paraît nécessaire qu’une réforme sérieuse mette fin à ces imperfections. Nous avons déjà parlé, dans le chapitre précédent, des tribunaux mixtes en ce qui concerne les rapports entre les Egyptiens et les Européens, et entre les Européens et le gouvernement Egyptien. Ce qui nous intéresse ici, c’est que ces tribunaux, installés seulement en 1876, presque en même temps que le contrôle, avaient l’air de soutenir, dans une certaine mesure, une cause étrangère. En effet, ils limitaient l’autorité du souverain et constituaient une atteinte à la dignité nationale. Institués dix ans plus tôt ils auraient limité cette autorité, directement ou indirectement, au plus grand profit du pays. Mohamed Abduh raconte dans ses mémoires : « Nubar méditait depuis longtemps le détrônement du khédive. J’ai appris même d’une haute autorité qu’il écrivit à un de ses intimes, le jour de la signature, à Paris, de l’accord relatif aux tribunaux mixtes : Aujourd’hui la première mine a été posée sous l’autorité du khédive et je pense qu’elle sautera un jour. » Nubar nous apparaît ici comme un précurseur des Constitutionnels et Réformateurs qui, travaillant plus tard au détrônement d’Ismaïl, croyaient travailler au salut de l’Egypte comme si le mal avait son origine uniquement dans le pouvoir personnel d’Ismaïl. Quoi qu’il en soit, et c’est un fait, les Egyptiens, tout en en voulant aux Européens, concentraient leur haine sur la tête du souverain qu’ils rendaient directement responsable du mal. Comme Mohamed Aly, Ismaïl n’a pas ménagé le paysan d’Egypte. L’un et l’autre, pressés soit par des besoins de guerre, soit par des besoins matériels pour l’exécution des travaux publics indispensables, pressuraient les paysans et les surchargeaient de taxes. C’est seulement pendant les deux premières années de son règne qu’Ismaïl fut populaire ; les impôts étaient encore modérés et la richesse affluait dans le pays avec la hausse du prix du coton ; puis vinrent des années de déboires et d’impopularité grandissante parmi les classes de la société. « Un grand tort du gouvernement égyptien, écrivait Mme Audouard en 1865, et Ismaïl tombe dans ce travers plus qu’aucun de ses prédécesseurs, c’est de toujours considérer l’Egypte comme un pays conquis. Ce pauvre peuple non seulement est gouverné par des Turcs, mais encore est exploité, mené par des Européens, qui occupent les bonnes places, les bénéfices, prennent son or, ne lui laissant que les labeurs. « C’est on ne peut plus injuste ; de plus, c’est maladroit et impolitique... Ils [les descendants de Méhémet-Ali] devraient donner les places, les sinécures, aux Egyptiens, et non pas aux étrangers. Il y a de jeunes Egyptiens intelligents, élevés en France qui végètent dans de plus que modestes places de six cents ou douze cents francs, tandis que les riches sinécures sont données à des Européens ou à des intrigants d’arméniens. _Cela exaspère le peuple égyptien avec raison_[95]. » M. Charles Edmond disait, dans des notes écrites en 1866 : « Après plus de vingt ans d’intervalle, j’ai retrouvé le Caire singulièrement assombri. De mon temps on célébrait autrement le Ramadan. Toutes les nuits ce n’étaient que chants et musique, improvisations à tous les carrefours de la ville. Les femmes fellahs portaient des bijoux, des bracelets aux mains et aux pieds. Aujourd’hui tout a changé, la population indigène est comparativement sombre, triste et silencieuse. Le Souverain ne s’est pas rendu populaire ; il a augmenté les impôts, et rien n’est plus naturel puisque aucune considération d’avenir ne lui commande le présent. « Avant Ismaïl Pacha, l’Egypte ne payait que 70 millions d’impôts fonciers, elle en supporte aujourd’hui 110 et l’on annonce que dans le courant de l’année cette charge sera portée à 124 millions. De plus les calamités publiques ont empiré la fatalité de la situation : la sécheresse, l’inondation, deux terribles épizooties, le choléra ont inauguré tristement le règne actuel. » M. Charles Edmond parle ensuite des revenus publics absorbés par l’armée, l’administration, l’intérêt de la Dette et le reste, et explique que « la situation économique toutefois ne semble pas alarmante, car l’Egypte a des ressources infinies, et, même sous le régime actuel, le progrès économique est amplement assuré : l’industrie, le commerce et surtout l’agriculture ont déjà réalisé de très beaux bénéfices et semblent assurés d’un avenir magnifique[96] ». Mais ce progrès économique n’a pas profité au peuple parce qu’Ismaïl, toujours en quête d’argent, écrasait les paysans de taxes et les laissait à la merci de hauts fonctionnaires cruels et inhumains. Parmi ces fonctionnaires, les Turcs se souciaient peu de la vie et du bien- être du fellah ; les subalternes égyptiens, non affranchis encore de mœurs oppressives accumulées par des siècles de joug et de misère, cherchaient à satisfaire le bon plaisir de leurs supérieurs qui, à leur tour, cherchaient à obtenir les bonnes grâces du Chef de l’Etat, qui, à son tour, devait, bon gré mal gré, donner satisfaction aux créanciers. Tous les fonctionnaires, aux divers degrés hiérarchiques, étaient couverts par l’autorité suprême du souverain, et il n’existait pas alors, faute d’un tribunal de justice, un tribunal de l’opinion publique devant lequel le paysan opprimé pût porter ses doléances. « Je ne peux pas vous décrire la misère qui règne ici, écrivait Lady Lucie Duff Gordon dans une lettre d’El-Ouksour du 3 février 1867, l’esprit se lasse rien que d’y penser... Je vois croître autour de moi les guenilles, les haillons et l’anxiété. Les impôts rendent la vie presque impossible. Pour chaque récolte, chaque bête sur pied, on paye une première fois, puis une seconde fois quand on la vend au marché... La misère en Angleterre est terrible, mais au moins elle n’est pas le résultat d’extorsions comme dans ce pays, où la nature est si riche et si glorieuse et l’humanité si misérable. _Ce n’est pas un peu de famine, c’est la cruelle oppression qui, maintenant, exaspère le peuple_. Jusqu’ici ils ne se sont jamais plaints, mais aujourd’hui des villages entiers sont abandonnés, et des milliers d’individus se sont enfuis dans le désert qui s’étend entre cet endroit et Assouan[97]. » Abd-Allah Nadim, écrivain extrémiste qui joua un rôle assez marqué dans la révolution de 1882, fit paraître dans _le Taïf_[98] une série d’articles intitulés « L’Egypte et Ismaïl Pacha ». Nous allons en résumer fidèlement les idées essentielles. Dans le second article, l’auteur commence par dire que « l’Egypte sous Saïd manquait de choses indispensables, telle que les grandes écoles, les chemins de fer, etc., mais la population était libre et ne fléchissait pas sous le poids des lourdes dettes et des intérêts exorbitants sans rapport avec la capacité du pays...[99]. » « Nous ne nions pas, dit-il, que quelques-unes des œuvres d’Ismaïl aient été plutôt utiles au pays, mais elles ne sont pas à comparer avec les conflits auxquels elles donnèrent lieu[98]. Nadim parle ensuite de l’œuvre d’Ismaïl et de ses dépenses : « On arrachait, dit-il, aux paysans, par des moyens que nous allons expliquer, l’argent qui « filait » au dehors, au point que la richesse du pays se trouva entre des mains étrangères ; le commerce tomba dans le marasme, l’administration dans le dénuement ; des gens affamés s’en allèrent dans le désert pour se nourrir d’herbes ; le service de l’irrigation cessa d’exister, les ponts s’écroulèrent, les bords des canaux furent dans un état lamentable et une grande partie des terres cultivables fut menacée par le désert... « Les fellahs poussaient des gémissements, tandis que l’entourage du Vice-Roi lui peignait l’état du pays sous des couleurs de rose, et le pays ne tarda pas à être le champ des convoitises surtout après l’ouverture du canal. » Ici l’auteur consacre un chapitre aux « impôts et aux moyens employés pour leur perception » : « Sous Saïd, dit-il, les impôts avaient une asiette fixe, mais Ismaïl s’entoura d’hommes ignorants et incapables qui évincèrent les bons administrateurs, demandèrent les impôts un an d’avance, — et extorquèrent l’argent d’une façon barbare. — J’ai vu, une fois, traîner devant le sous-préfet une femme qui reçut sur les deux mains quatre-vingts coups de fouet. On l’étendit ensuite par terre et on lui administra trente coups sur la poitrine. Interrogée alors sur le compte de son mari, elle répondit qu’elle ignorait tout, et de nouveaux coups lui furent assénés. Peu de jours après, elle mourut en prison. J’ai appris du percepteur que son mari devait 45 piastres (environ 12 francs alors)... « Toute cette injustice tombait sur les paysans seuls, tandis que les favoris d’Ismaïl étaient exemptés de la plupart des impôts, de même que les Européens, qui dictaient la loi aux gouvernants et aux gouvernés[100]. Cet état de choses favorisa l’oppression, la concussion et la corruption parmi les fonctionnaires au détriment du peuple. » Dans un autre article, daté du 6 mai, Nadim, après avoir parlé des vastes domaines arrachés aux paysans par le khédive à des prix dérisoires, étudie la corvée : « Les paysans, dit-il, qui faisaient la corvée sur les terres d’Ismaïl ou celles de ses acolytes, devaient apporter avec eux les instruments agricoles et les vivres nécessaires... « J’ai vu, lors du creusement du canal Khatatia, dans la Basse-Egypte, où le prince Hussein était inspecteur général, des milliers de paysans porter la boue sur leur tête : leur corps en était couvert, sauf par endroits où ils portaient les traces visibles des coups de fouet du Mamour (commissaire de police) ou des coups de canne du Kholi (chef des ouvriers agricoles). Chaque fois que l’inspecteur général devait faire une tournée dans la région, un messager à cheval s’en allait annoncer la nouvelle aux préfets et commissaires de la province. Et les employés subalternes de couper les tiges pour asséner des coups meurtriers aux corps tout nus des fellahs en pleurs. Ce spectacle réjouissait l’inspecteur qui s’empressait, en témoignage de sa satisfaction, d’en féliciter le Mudir (préfet) en disant : « _Affren, Affren_ »[101]. L’inspecteur à peine de retour, on enregistrait trente ou quarante morts succombant aux coups ou noyés dans la boue, etc., etc... »[102]. Semblables aux paysans de France avant 89, les paysans d’Egypte, sous Ismaïl, étaient _taillables et corvéables à merci_. Une autre cause de désaffection à l’égard du gouvernement résidait dans les conditions du recrutement et du service militaire. La Commission supérieure d’enquête dira plus tard dans son rapport, en faisant allusion au régime de Saïd : « Une loi déterminait autrefois dans quelles conditions devait se faire le recrutement de l’armée. On procédait à un tirage au sort, et le nombre d’années de service qu’on pouvait exiger de chaque soldat était limité. Ces règles sont tombées en désuétude, et actuellement rien ne paraît plus arbitraire que la désignation des personnes soumises au service militaire. « Le recrutement, nous dit un agent consulaire, n’est autre chose qu’une sorte de presse. Un capitaine arrive dans un village et s’adresse d’abord au cheik. Ce dernier commence par éliminer les siens, puis il présente le restant de ses hommes. Tout est pris, sauf ceux qui consentent à payer une prime à débattre. « L’année suivante, quelquefois dans la même année, un autre capitaine vient ; il ne tient aucun compte de ce qu’a fait son devancier et les mêmes abus recommencent sans qu’on s’occupe de l’âge, du mariage ou des sommes déjà versées. » M. Gellion-Danglar écrivait en juin 1867, à propos de l’insurrection crétoise que l’Egypte était chargée d’étouffer : « Il y avait une presse d’hommes pour l’armée égyptienne... Ce qu’il y a de plus admirable, c’est qu’on ne craigne point de confier des fusils à des gens qu’on a ainsi brutalement arrachés à leurs familles. » M. Mac Coan — _Egypt under Ismaïl_ — disait, en parlant de l’état d’âme des troupes en 1869 : « La disposition des troupes, dit-il, était une source d’anxiété pour Son Altesse. Outre qu’elles avaient un arriéré de plusieurs mois, elles se plaignaient de la mauvaise nourriture et des durs travaux qui leur étaient imposés pour la construction des nouveaux palais du vice-roi et autres embellissements. Le mécontentement grondait chaque jour avec plus de force parmi les soldats et les officiers, autour même du Palais d’Abdin. Pour décourager les autres, environ huit ou onze officiers furent arrêtés une nuit et, après avoir été jugés par une cour martiale purement nominale, ils furent sommairement exécutés le lendemain matin à Zoulah, un village près du Caire. Quelques jours plus tard, quatre hommes armés furent trouvés en train de rôder dans les jardins du Palais du Ghezireh où résidait le khédive. En vertu d’un ordre personnel de Son Altesse, ils furent fusillés sur les lieux et leurs corps jetés au Nil. Dans toute autre armée au monde, pareille rigueur aurait probablement provoqué une révolte, mais ici elle atteint son but et tous signes apparents de désaffection cessèrent pour le moment. » Les fellahs furent ainsi victimes d’une injustice sociale aggravée par une ingérence étrangère parfois insinuante et oppressive. Sous un régime de terreur et d’absolutisme, toutes les protestations devaient se réduire à un sourd mécontentement. Ce mécontentement se traduisait tantôt par des révoltes individuelles durement réprimées dans les rangs de l’armée, tantôt par une désertion en masse des paysans surchargés de taxes ou maltraités, tantôt par des complots ou des attentats qui provoquaient l’anxiété des autorités. Celles-ci cherchaient leur salut dans un régime d’espionnage, de dénonciations et de bannissements à Fazougli, une station sur le Nil Blanc, et de condamnations à mort déterminées par le caprice du maître qui tient lieu de justice et de loi. Le _Progrès Egyptien_[103], qui paraissait à Alexandrie à cette époque, étudiait les manifestations du mécontentement général et la formation de l’opinion publique : « On ne peut pas dire, écrivait-il le 26 juin 1869, qu’il existe en Egypte des aspirations publiques, que les Egyptiens désirent quelque chose, — non pas que nous voulions prétendre que chaque indigène pris séparément ne puisse ou ne sache manifester sa pensée ou formuler sa plainte, etc... » Le même journal disait, le 14 juillet 1869 : « Un voyage à Constantinople (du vice-roi) dans les circonstances présentes serait pour l’Egypte la menace d’une aggravation _d’impôts_... Il [le fellah] est épuisé par toutes les sommes qu’on lui a successivement arrachées, il est ruiné par la _corvée_, qui, à l’heure qu’il est, absorbe encore une quantité innombrable de travailleurs dont les terres restent sans culture. » Le journal ajoute : « Sa résignation n’est déjà plus muette, chose inouïe en Egypte ; le fellah est désaffectionné, il murmure, il rend volontiers l’Européen confident de ses sujets de crainte. » C’est alors que survint la crise turco-égyptienne de 1869. En mettant le khédive aux prises avec le Sultan et en donnant à la puissance suzeraine l’occasion de critiquer l’œuvre du vice-roi afin de le diminuer aux yeux de ses sujets, cette crise contribua au réveil de l’opinion publique en Egypte. Le khédive était accusé « d’avoir engagé la province dans des dépenses folles par des voyages fréquents en Europe et par des commandes de vaisseaux cuirassés qui dénotent chez lui l’intention de se proclamer indépendant », d’avoir surchargé d’impôts les habitants de la province confiée à son administration ; d’avoir invité en son nom les souverains de l’Europe à venir assister à la cérémonie de l’ouverture du Canal de Suez ; d’avoir envoyé un personnage (Nubar Pacha) qui prend abusivement le titre de Ministre des Affaires étrangères d’Egypte pour négocier des traités de commerce et la modification des capitulations, droits dévolus au souverain seul ; et enfin d’avoir continué des préparatifs de guerre sans aucune nécessité et « tout cela contrairement à la teneur des firmans impériaux, et au détriment des habitants de la province aujourd’hui réduits à la misère[104] ». Ce langage, pourtant, ne pouvait trouver un écho favorable dans la classe éclairée, d’autant plus que la Turquie alarmée menaçait de nouveau l’autonomie de l’Egypte garantie par les traités de 1840-41[105]. En obligeant Ismaïl à se soumettre à la volonté du Sultan, l’Europe rappela cette classe d’Egyptiens à la triste réalité de 1840. Cependant, en regardant au dedans, les Egyptiens, à quelque classe qu’ils appartinssent, ne pouvaient s’empêcher de constater les symptômes de la débâcle auxquels faisaient allusion les protestations turques. « Un incident s’est produit cette semaine à Alexandrie, écrivait le _Progrès égyptien_, à propos de la lettre du vizir ; traduite en arabe, elle a été affichée pendant la nuit à divers endroits de la ville et notamment à la porte de diverses administrations publiques, à la porte de la Daira vice-royale, rue Chérif-Pacha, où l’affiche est restée jusqu’à 9 heures du matin. Nous avons vu des groupes d’Arabes (Egyptiens) la lire et la commenter. « Les passages relatifs aux dépenses excessives et aux _impôts qui écrasent le peuple et qu’il ne peut plus supporter_, étaient surtout l’objet de leurs commentaires. » Le journal conclut : « Il y a là un symptôme dont le Gouvernement égyptien aurait tort de ne pas tenir compte. Les Arabes (Egyptiens) ne sont plus aussi désintéressés qu’on le croit de la politique. Ils se tiennent à l’affût des nouvelles qui arrivent de Constantinople, ils commentent, ils discutent l’affaire du conflit ; en un mot l’opinion publique se forme chez l’Arabe ». Il paraît qu’on avait aussi recours aux écrits anonymes, puisque le _Progrès_ du 15 septembre signale le fait suivant : « Cette semaine, a été clandestinement affiché sur les murs de la ville, un placard hostile à S. A. le Vice-Roi, qui est une plainte faite au Sultan, au nom de 114 notables commerçants arabes du Caire et des villages ». Le journal précise ensuite que « le placard ne porte pas les signatures » et cela indique suffisamment que la liberté, de même que l’égalité en Egypte, n’existait que de nom. A qui la faute ? Au Vice-Roi mal conseillé par une minorité turque au pouvoir. Sous Saïd, son prédécesseur, les Egyptiens avaient occupé de hauts postes dans les rangs de l’armée et dans l’administration, et les Turcs n’étaient plus la classe gouvernante. Avec l’avènement d’Ismaïl, qui croyait à leur supériorité, les Turcs prirent leur revanche. « Jusqu’à présent, écrivait encore le _Progrès égyptien_, l’esprit turc a trop dominé dans les Conseils du Gouvernement et s’est trop mis en travers des idées de progrès que le Souverain a voulu appliquer dans le pays. » Les Turcs, en effet, ne pouvaient favoriser le progrès en Egypte et collaborer utilement à l’œuvre d’Ismaïl. Par leur nature, ils étaient réfractaires au progrès ; toujours pleins de leur esprit de classe dominante, ils traitaient les Egyptiens comme une classe inférieure ; hier encore battus par les Egyptiens sur les champs de bataille de Konyeh et de Nezib, ils voulaient maintenir l’Egypte sous leur tutelle. Sans doute le même journal traduisait-il fidèlement le sentiment des Egyptiens en disant encore : « La petite minorité turque qui gouverne, qui administre, qui occupe tous les emplois, qui émarge au budget, ne saurait toujours l’emporter sur la grande majorité des Arabes (Egyptiens) qui cultive la terre, paye l’impôt et la corvée, donne son argent, ses sueurs et son sang à l’Etat. » En fait de liberté de presse, un seul journal politique _Wadinnil_ (1866-1878) paraissait à cette époque, mais il défendait les vues et les intérêts du Vice-Roi qui le subventionnait. Un autre journal politique hebdomadaire, _Nozhet-El-Afkar_, fut fondé au Caire en 1869 par deux écrivains de talent, Ibrahim El Moelhy et Osman Galal, le traducteur des œuvres de Molière et de La Fontaine, mais le second numéro de ce journal à peine paru, le khédive en ordonna la suppression sur le conseil du Ministre de la Guerre Chaïn Pacha — qui était Turc — « Il aurait, dit- on, mis le Vice-Roi en garde contre l’agitation que pourrait provoquer dans les esprits cette publication inopportune.[106] » Ce fait est fort significatif. Et l’on ne saurait « ne pas reconnaître que dans une grande partie du peuple, chez beaucoup de Pachas et chez les chefs de la religion, il y a une grande désaffection pour le Gouvernement et que le respect n’est plus le même[107] ». L’emploi abusif fait par Ismaïl des étrangers, aussi bien que des Turcs[108], dans la direction des affaires de l’Etat, peut être considéré, non seulement comme une erreur administrative, mais surtout comme une erreur psychologique dont les conséquences furent graves. Cet emploi fut dicté chez lui en principe par le besoin de réformes, mais aussi par des considérations mal calculées. En chargeant, par exemple, les Anglais de la découverte des sources du Nil, de l’abolition de la traite ou de la conquête des territoires dans l’Afrique Centrale, Ismaïl croyait calmer les appréhensions de l’Angleterre et gagner son appui pour l’extension de la domination égyptienne au Soudan. En confiant aux officiers américains l’organisation de l’armée égyptienne, le Vice-Roi pensait, de même, pouvoir compter sur l’amitié de l’Amérique. « Lorsque le général Sherman, dit M. Penfield, l’informa que les militaires américains pourraient donner à l’Egypte une armée capable, il amena dans le pays trente ou quarante de ces spécialistes et les paya grassement, au lieu d’en amener quinze ou vingt comme l’avait conseillé le Grand Général.[109] » Aux uns et aux autres il confia souvent des missions qui auraient dû être réservées aux Egyptiens, au moins dans la mesure compatible avec la sécurité du pays et la prudence élémentaire. Gaafar Pacha Mazhar, qui était gouverneur du Soudan (1866-1872), lors de l’envoi de Samuel Baker, à la tête des forces égyptiennes, pour explorer et annexer les régions équatoriales, n’avait pas manqué, avec son esprit sagace et clairvoyant, de signaler à Ismaïl, dans un rapport écrit, le danger de confier une pareille mission à un étranger. Il lui conseillait l’envoi d’officiers de l’état-major égyptien. Ismaïl n’écouta pas cet avertissement et donna, en 1874, à Samuel Baker un successeur, le colonel Gordon, nommé gouverneur des provinces équatoriales[110]. Bien plus, le 4 août 1877, Chérif Pacha et Lord Vivian, représentant respectivement l’Egypte et l’Angleterre, signèrent, pour l’abolition de la traite, un traité qui coûta cher à l’Egypte et ce fut la source de conflits et de troubles dans le Soudan[111]. Pour l’exécution de ce traité, Ismaïl dut rappeler Gordon, revenu en Angleterre depuis 1876, pour être au service du Gouvernement égyptien. Mais Gordon, appuyé par son gouvernement qui pensait, déjà peut-être recueillir la succession d’Ismaïl en Afrique, posa comme condition _sine qua non_ d’être nommé gouverneur de tout le Soudan Egyptien. Une fois nommé, il conseilla l’abandon de certaines régions importantes. Pour cause d’économie, il ferma les écoles publiques établies par le gouvernement à Khartoum et lui créa la désaffection parmi la population déjà irritée contre le gouvernement par l’abolition du commerce de la traite. De nombreux témoins affirment que Gordon préparait sous main le soulèvement du faux prophète _El-Mahdi_ et la perte du Soudan[112]. Nous allons voir maintenant, par un exemple typique, comment la prépondérance de l’élément turc et de l’élément étranger dans la conduite d’une grande expédition va provoquer un désastre. Il s’agit des guerres d’Abyssinie de 1875 et 1876 où Yohannès avait détruit successivement trois armées égyptiennes. Dès 1872 une armée égyptienne, conduite par un Suisse, M. Münzinger, gouverneur de Massaouah, avait occupé le pays de Bogos et de Keren. Elle essaya ensuite de tourner l’Abyssinie par Zeïlah, mais elle fut battue près du lac Aoussa et son chef mortellement blessé[113]. Pour venger cet échec, le khédive envoya, en 1874, à Massaouah, une armée de 6.000 hommes, commandée par un Danois, le colonel Ahrendrup Pacha, mais elle fut anéantie en grande partie dans le Tigré par les Abyssins. Une grande expédition de 20.000 hommes partit aussitôt du Caire, en 1876, sous les ordres de Ratib Pacha, désigné au khédive par le parti turc. Elle débarqua à Massaouah et entra en Abyssinie par le Bogos. Le général Loreng et l’état-major américain devaient, selon la volonté expresse du khédive, avoir la conduite effective de la guerre. D’où des rivalités fatales et des tiraillements continuels dans le haut commandement, depuis la première heure jusqu’à la défaite désastreuse de l’armée égyptienne à Goura. Arabi bey, le futur chef de la révolution, suivait cette expédition comme intendant. Nous avons trouvé, dans ses Mémoires inédits, une relation curieuse de cette guerre : « Ismaïl, dit-il, confia le commandement suprême de l’armée à Ratib Pacha (un Circassien) en sa qualité de chef de l’armée, mais il lui enjoignit de suivre les avis du chef de l’Etat-Major, le Général Loreng[114], Américain peu versé dans l’art militaire, accompagné d’un état-major formé, en majorité, d’officiers américains. Quant aux commandants des troupes, qui étaient tous des Circassiens, ils croyaient qu’un long séjour à Massaouah occasionnerait des frais considérables qui feraient renoncer le gouvernement à son projet, ce qui leur permettrait de revenir sans coup férir. Cette pensée m’a été révélée par l’un des commandants dans un mouvement de mauvaise humeur. « En outre un prêtre français, qui fréquentait journellement le Général Loreng, après s’être rendu exactement compte de l’état de l’armée, s’entendit avec lui sur la tactique militaire qui devait entraîner l’anéantissement des troupes égyptiennes au premier choc[115]. Ce prêtre mit au courant de cette entente le roi Yohannès qui s’avança avec une armée nombreuse de 300.000 hommes, femmes, vieillards... « A son retour en Egypte l’armée fut mal accueillie et le khédive décida même de traduire devant un conseil de guerre le Général en chef, les pachas et les commandants des troupes. Mais un certain Circassien nommé Hussène, mameluk du Sultan Abd-el-Aziz, ayant attenté à la vie de certains ministres à coups de revolver, à Constantinople, Ismaïl dut bientôt, sous le coup de la peur, abandonner sa décision et accorder ses bonnes grâces aux chefs circassiens. » Peu après, Ismaïl congédia les officiers américains. Il ne leur accorda des indemnités que sur l’intervention de M. Farman, consul général des Etats-Unis qui eut, à ce sujet, de longs pourparlers avec le khédive. Rappelons que la prépondérance de l’élément turco-circassien était plus marquée dans l’armée que dans l’administration puisque aucun Egyptien ne pouvait être nommé pacha ou général. Le désastre d’Abyssinie a créé l’_esprit de corps_ dans l’armée et il est certain qu’en maintenant, dans cette gardienne de traditions nationales, qu’est l’armée, un élément circassien qui avait fait preuve d’incapacité, Ismaïl a semé les germes de futurs conflits d’une portée plus grave. Avec l’aggravation de l’infortune publique, le mécontentement créait un lien de solidarité entre les éléments égyptiens disparates de l’élite du pays. Le progrès moral, d’un côté, avait été entravé par l’inégalité, l’injustice, l’arbitraire et la misère qui dégrade les âmes ; d’un autre côté, il avait été influencé et avancé par le progrès matériel, par l’infiltration des idées européennes, et par le contact avec les Européens honnêtes qu’Ismaïl avait amenés en Egypte pour l’aider dans son œuvre de réforme. D’autre part, depuis Mohamed Aly, il s’est créé en Egypte une génération autochtone consciente d’elle-même, rehaussée par des hommes qui s’illustrèrent dans les lettres, dans l’architecture, dans l’art militaire, dans la science de l’ingénieur et dans l’astronomie. Ces hommes, dont la plupart suivirent les traditions des deux règnes glorieux de Mohamed Aley et d’Ismaïl, créèrent chez les Egyptiens un sentiment de fierté et de confiance en eux-mêmes[116]. Le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, la fondation des musées, la diffusion de l’égyptologie et le réveil des études historiques fortifièrent le sentiment national naissant en évoquant les origines de l’Egypte, aïeule des nations civilisées. C’est Ismaïl qui donna une salutaire impulsion aux études historiques. Mariette bey, raconte un témoin oculaire en 1864, par la volonté expresse du vice-roi, et à l’aide d’un bateau à vapeur à lui seul destiné, règne sur toutes les villes antiques et les monuments de l’ancienne Egypte qu’il est chargé de conserver et de fouiller[117]. Dans cette même année (1864) Auguste Mariette composa sur l’histoire de l’Egypte depuis les temps les plus reculés jusqu’à la conquête musulmane un ouvrage « destiné aux écoles spéciales (supérieures) de l’Egypte ». Le traducteur de cet ouvrage, Abdallah Abou Soôud[118], lettré distingué, ancien élève de l’école des langues fondée par Mohamed Aly, disait dans la préface : « Le khédive a voulu nous réveiller de cette torpeur par l’étude de l’histoire de nos aïeux afin que nous puissions revendiquer leurs vertus glorieuses et, à leur exemple, travailler ensemble comme de véritables Egyptiens et comme de véritables patriotes, au relèvement de l’Egypte. » L’écrivain tient ensuite à préciser davantage, et avec force, sa pensée : « L’amour de la patrie, dit-il, est autre chose que l’attachement à des murailles, il est l’amour du bien et de bonnes actions, il est le travail en commun de tous les habitants d’une même ville faisant le sacrifice de leurs biens et de leurs vies pour améliorer le sort de leurs concitoyens et veiller à leur sécurité sans distinction d’origine ou de race, au point qu’ils doivent tous servir l’intérêt général avant le leur propre ». Mais l’Egypte nouvelle, arabe et musulmane, de par sa culture, sa langue et sa religion, trouva aussi dans la renaissance des études de la langue et des lettres arabes des raisons de fierté et de solidarité nationales. Cette renaissance est due : 1o A l’introduction de la civilisation occidentale en Egypte par l’expédition de Bonaparte et par les missionnaires américains protestants et jésuites qui s’établirent en Egypte et en Syrie et adoptèrent la langue arabe pour propager leur enseignement. Leur œuvre a fait plus de progrès en Syrie, où ils fondèrent des hôpitaux et des écoles grâce auxquelles des Chrétiens syriens convenablement instruits travaillèrent à la diffusion de la langue arabe ; 2o A la croissance du nombre des orientalistes en Europe et en Orient et la fondation de la Société et de la _Revue Asiatique_ ; 3o A la création d’écoles sous Mohamed Aly et Ismaïl ; 4o A l’envoi de missions égyptiennes en France ; ces missions, encouragées par les vice-rois, traduisirent un grand nombre d’ouvrages scientifiques qui, par leur méthode, leur clarté et leur précision, renouvelèrent une langue appauvrie depuis des siècles de décadence ; 5o A la fondation de revues et de journaux. L’_Officiel_, fondé par Mohamed Aly en 1828, fut rédigé d’abord en turc, ensuite en turc et en arabe, puis en arabe (devenu la langue officielle sous Saïd). C’était aussi un journal littéraire. Sous Ismaïl, le gouvernement égyptien publia à ses frais deux revues militaires, une revue médicale, _Yassoub Tib_, dirigée par le fameux chirurgien El-Baclé (1865), une revue littéraire pour les écoles publiques, _Roudet-el-Madarès_ (1870), rédigée, non seulement par des professeurs renommés, mais aussi par des élèves bien doués. Il y eut enfin une éclosion de journaux vers 1877. 6o A la formation d’une pléiade de grands écrivains de langue arabe, tels que _Mahmoud Sami El-Baroudy_, poète et homme d’Etat, qui joua en 1882 un rôle insigne, _Ibrahim El-Moelhy_, prosateur de génie, qui rappelle les Goncourt par son style et sa manière descriptive, et _Hussein El-Marsafi_, grand pédagogue et auteur d’un ouvrage remarquable sur l’histoire de la littérature arabe. Ajoutons que les écrivains syriens eux-mêmes trouvèrent auprès d’Ismaïl une protection efficace. C’est ainsi que _Soliman El-Bostany_ put travailler à la rédaction d’une grande encyclopédie arabe, et que de nombreux Syriens lettrés vinrent s’établir au Caire, au point que cette ville devint le centre intellectuel de tout l’Orient. Du reste, le Caire était déjà le centre de l’Islam, grâce à sa fameuse université d’Al-Azhar, sorte de vieille Sorbonne où quinze mille étudiants suivaient des cours dont la matière reposait en grande partie sur l’exégèse du Coran et des hadîths ou traditions. On surchargeait la mémoire des élèves d’un fatras de connaissances grammaticales très embrouillées et de subtilités théologiques stériles faites pour rétrécir l’esprit et l’empêcher de se développer. L’Université est même devenue un foyer de conservatisme et de réaction en face de la civilisation de l’Occident. L’idée de progrès commençait de mettre aux prises les sciences de révélation avec les sciences de raisonnement, et l’esprit critique est né de ce conflit. Pour ne pas être démolisseur, cet esprit devait être orienté par un génie réformateur. Ce rôle échut à Gemmal-Eddin et à ses disciples. « Le Cheik Gemmal-Eddin, dit Renan, est un Afghan entièrement dégagé des préjugés de l’Islam ; il appartient à ces races énergiques du Haut-Iran, voisin de l’Inde, où l’esprit aryen vit encore si énergique sous la couche superficielle de l’islamisme officiel. La liberté de sa pensée, son noble et loyal caractère me faisaient croire, pendant que je m’entretenais avec lui, que j’avais devant moi, à l’état de ressuscité, quelqu’une de mes anciennes connaissances, Avicenne, Averroès, ou tel autre de ces grands infidèles qui ont représenté pendant cinq siècles les traditions de l’esprit humain[119]. » Né à Caboul (Afghanistan) en 1839, Gemmal-Eddin avait achevé ses études supérieures à Boukhara en 1856. Après un voyage dans l’Inde et les Lieux-Saints, il occupa une fonction publique sous le règne de l’Emir Dost Mohamed Khan, mort en 1858. Il commanda ensuite les troupes de l’Emir Mohamed Aazam, dans ses guerres dynastiques contre l’héritier du trône, qui, soutenu par la Grande-Bretagne, finit par battre ses ennemis. Gemmal-Eddin dut alors quitter le pays (1869), et après avoir séjourné 40 jours au Caire et fait la connaissance d’un certain nombre d’ulémas et de Syriens de réputation, se rendit en 1870 à Constantinople. Nommé membre du Conseil Supérieur de l’Instruction publique et titulaire d’une chaire dans une université religieuse, Gemmal-Eddin se trouva à l’aise pour propager son enseignement, qui consistait à mettre l’Islam en harmonie avec l’évolution moderne et à le représenter comme ami de la science et du progrès. Par une interprétation plus simple et plus claire des textes du Coran, il faisait de cette religion un système souple et vivant. Mais, devant les attaques des réactionnaires et du Cheik-Ul-Islam en particulier, Gemmal- Eddin, malgré la protection des réformateurs libéraux, tels que Aali Pacha et Fuad Pacha, et l’appui des jeunes softas, fut invité à quitter la capitale ottomane. Il se rendit en 1871 au Caire, où il travaillait à développer et fortifier les germes de nationalisme. Car la question avait pour lui un double aspect politique et religieux ; d’un côté, il voulait régénérer l’Islam par l’étude de la philosophie et de la vérité scientifique qui affranchit les esprits du dogmatisme ; d’un autre, il voulait développer à l’intérieur des Etats musulmans les institutions libérales et constitutionnelles et les mettre à l’abri de l’influence des Européens qui les exploitaient[120]. L’Egypte, avide de progrès et hostile à l’immixtion européenne, accueillit avec sympathie Gemmal-Eddin, qui trouva auprès du vice-roi, des milieux dirigeants et des classes cultivées tout l’appui désiré. Le gouvernement même lui servit une allocation mensuelle de 120 livres sans qu’il fût tenu à des obligations déterminées. Il fut autorisé à faire des conférences à l’université de l’Azhar où il avait de nombreux disciples ; mais de nouvelles disputes ne tardèrent pas à s’engager entre le Cheikh Eleich et lui. Sur le conseil du khédive Ismaïl, il se retira à son domicile, où il continua à enseigner aux jeunes gens et aux fonctionnaires les hautes doctrines philosophiques et sociales, et les initia à l’art d’écrire et de produire. Il agit également dans son entourage sur les grands pour éveiller le sentiment national et propager l’idée constitutionnelle. Par son tempérament violent et révolutionnaire, qui contrastait singulièrement avec le tempérament modéré et évolutionniste de Mohamed Abduh, Gemmal- Eddin était plutôt porté vers la politique[121], et ses idées libérales en matière théologique ou philosophique étaient de nature à y préparer les esprits sans porter ombrage aux autorités. Cependant l’idée libérale faisait des progrès parmi les classes dirigeantes. Les mouvements constitutionnels dont l’Europe a été le théâtre pendant le XIXe siècle — y compris le mouvement tenté par Midhat Pacha en Turquie, en 1876 — eurent leur répercussion en Egypte sous une forme ou sous une autre. Les grands et les chefs religieux qu’on avait maintenus jusqu’ici dans le respect du prince par le principe et la force des traditions, commençaient à s’apercevoir de leur erreur grâce aux fautes du gouvernement absolutiste, et les idées formulées par Gemmal-Eddin et ses amis tiraient toute leur force de la religion même et de l’exemple des premiers khalifes imbus de démocratie et de libéralisme. Enfin, un fait représentait l’idée sans toutefois la réaliser : il s’agit de la Chambre créée par Ismaïl en 1866[122]. Mohamed Abduh, dans ses Mémoires inédits, dit « que les Egyptiens, avant l’an 1293 de l’hégire (1877), s’en remettaient complètement, dans leurs affaires publiques et privées, à la volonté du souverain et de ses fonctionnaires... Aucun d’eux n’osait hasarder une opinion sur la manière dont le pays était administré. Ils étaient loin de connaître l’état des autres pays musulmans ou européens, malgré le grand nombre d’Egyptiens qui firent leurs études en Europe depuis Mohamed Aly jusqu’à cette date (1877) ou qui se rendirent dans les pays musulmans voisins, sous le règne de Mohamed Aly et d’Ibrahim[123]. « Bien qu’Ismaïl eût institué en l’an 1283 de l’hégire (1866) une Chambre représentative, qui aurait dû apprendre aux Egyptiens qu’ils étaient intéressés aux affaires de leur pays et que leur volonté était à consulter, dans l’occurrence, aucun d’eux, même dans l’enceinte de la Chambre, ne se rendait compte qu’il possédait ce droit inhérent à la représentation[124], soit que la loi stipulât expressément que la Chambre des délégués ne formulerait ses avis que dans la limite stricte des attributions du gouvernement, soit que le mode de travail fût vicié par le khédive qui avait l’habitude de faire connaître d’avance, par l’intermédiaire d’un émissaire, sa volonté aux membres qui, après une délibération pour la forme, prenaient des décisions conformes aux desiderata du chef de l’Etat. « Du reste, qui aurait osé manifester son opinion ? Personne, tant qu’on pouvait, au moindre mot, être exilé de sa patrie ou dépouillé de ses biens ou même mis à mort. « Au milieu de ces ténèbres arriva Gemmal-Eddin. Il fut bientôt entouré d’étudiants, puis de nombreux fonctionnaires et de personnages curieux de connaître des idées et des doctrines nouvelles vivement débattues. Ses élèves et auditeurs les propagèrent dans les villes égyptiennes et aidèrent au réveil des esprits, surtout au Caire. « Mais ce faible rayon ne pouvait guère atteindre le puissant souverain dans sa haute sphère, cependant qu’il continuait à se développer lentement et vaguement dans toutes les directions, jusqu’à ce que la guerre éclatât entre la Turquie et la Russie en 1293 (1877). Les Egyptiens, vivement intéressés au sort de la puissance suzeraine, suivaient attentivement la marche des événements, sur lesquels ils furent renseignés par les étrangers qui recevaient les journaux d’Europe. Les quelques journaux égyptiens, de date récente, qui ne publiaient que des faits sans importance, commençaient à décrire les péripéties de la guerre, et il s’était créé un mouvement d’opinions et une sorte de polémique inconnue jusqu’alors entre les partisans de ces journaux et les mécontents. De nouveaux journaux furent aussitôt fondés pour rivaliser avec les anciens dans la publication des nouvelles et combattre leurs tendances. Aussi un désir irrésistible poussa-t-il les gens à s’y abonner avec une force plus forte que le despotisme. « Avec le temps, les journaux touchèrent aux questions politiques et sociales concernant les pays étrangers et se mirent hardiment ensuite à traiter de la question des finances égyptiennes qui embarrassaient le gouvernement. » Il est certain que l’année 1877 marque un tournant dans la question égyptienne, du moins au point de vue de la formation des idées, car le peuple s’intéressait à cette guerre, non seulement parce que la puissance suzeraine y était impliquée, mais aussi parce qu’une armée égyptienne de 30.000 hommes y participait, et cela pendant que la misère financière et administrative, avec tous ses maux, écrasait le pays. D’un autre côté, les classes cultivées, voyant l’Egypte asservie de plus en plus par l’Europe, trouvaient dans la suzeraineté nominale de la Turquie une garantie contre une agression étrangère — et surtout anglaise — et commençaient de s’inquiéter, à juste titre, du sort d’une guerre qui menaçait l’intégrité de l’empire ottoman. On rapporte que Gemmal-Eddin, affligé de la tournure des événements pendant la guerre, interrompit son enseignement six mois durant en signe de deuil[125]. Sans doute les Egyptiens étaient-ils aussi de bons musulmans et devaient-ils partager avec le maître la douleur d’assister aux malheurs de la dernière puissance musulmane indépendante qui, grâce au califat, étendait son ombre tutélaire sur tous les pays de l’Islam. Quant à l’éclosion de journaux à cette époque, il faut reconnaître qu’elle est due en grande partie à Ismaïl qui, épris d’encourager les lettres et les arts, protégeait tous les hommes de talent, Syriens ou Egyptiens, dont quelques-uns, après s’être occupés de théâtre, se lancèrent dans le journalisme et firent jour à la liberté de pensée. Ismaïl entendit profiter de cette liberté pour combattre l’ingérence européenne, mais elle se tourna bientôt contre lui, enhardie qu’elle était par cette ingérence même qui battait en brèche l’autorité suprême du chef de l’Etat. L’avènement de la presse libre est donc le fait capital nouveau qui contribua à préparer la naissance de l’opinion publique en Egypte[126]. C’est _Abou Naddara_ (pseudonyme de James Sanua), Israélite égyptien, né en 1839, qui fonda en 1870 le premier théâtre arabe au Caire avec l’aide du khédive Ismaïl, qui l’appelait le « Molière d’Egypte », assista souvent à la représentation de ses comédies. Il se rendit en Europe vers 1874, et, après y avoir séjourné quelque temps, revint en Egypte où, d’accord avec Gemmal-Eddin et Mohamed Abduh, il fit paraître en 1877 un journal arabe satirique pour critiquer l’œuvre d’Ismaïl. Ce journal fut rédigé en arabe vulgaire, sorte de dialecte parlé et apprécié par toutes les classes du peuple. Aussi eut-il une certaine influence sur la masse, mais le khédive le supprima après le quinzième numéro, et éloigna d’Egypte son rédacteur, qui s’établit à Paris et continua la publication de son journal jusqu’en 1910[127] sous des titres divers, attaquant la politique d’Ismaïl puis l’occupation anglaise. Deux ans après, il mourut à Paris (1912). C’est Adib Ishak, lettré syrien, qui vint à Alexandrie en 1876, sur le conseil de Selim Naccache, qu’il aida à jouer des pièces de théâtre arabe ; ils furent tous deux subventionnés par le khédive Ismaïl. Il se rendit ensuite au Caire où il se lia d’amitié avec Gemmel-Eddin et fonda, le 1er juillet 1877, le journal _Misr_, qui publia des articles signés de Gemmel-Eddin et de ses amis. C’est à partir de ce moment que le grand réformateur sortit de sa tour d’ivoire et s’imposa à l’attention du public[128]. Adib retourna ensuite à Alexandrie, où il rédigea avec Selim Naccache _Misr_ et _Al-Togara_. Exilé par le ministère Riaz en 1879, au début du règne de Tewfik, il fonda à Paris une revue politique mensuelle, _Misr Elkahira_, pour « dénoncer les actes des oppresseurs qu’on appelle gouvernants, réveiller un reste de fierté orientale, et dessiller les yeux des naïfs afin que tous réclament leur droit usurpé et leur argent extorqué par les étrangers ». Après la suppression du _Misr_ et d’_Al-Togara_, Selim Naccache fit paraître _Al-Mahroussa_ et _Al-Asr-El-Guédid_, deux journaux sans grande importance. C’est _Selim Takla_ et son frère _Bichara Takla_, deux Syriens, qui fondèrent _Al-Ahram_[129] en 1875 et le _Sada-Al-Ahram_, moins important (9 sept. 1876). C’est _Ibrahim Al-Laccani_, un écrivain égyptien de réputation et ami de Gemmal-Eddin, qui publia le _Mirâat-El-Chark_, journal hebdomadaire paru le 24 février 1879, mais en abandonna la rédaction au mois d’août de la même année. C’est _Mikhaèl Abd-el-Sayed_ qui fonda _El-Watan_ le 17 novembre 1877. Ce journal, le seul dont nous ayons pu posséder une collection complète pour les premières années[130], s’occupait d’abord uniquement de la guerre russo-turque et n’osa parler de l’Egypte qu’à partir du 31 août 1878 : il consacra un article à la Commission d’enquête et la nomination du ministère Nubar et fit l’éloge du khédive, de la Commission et du Ministère. Puis, peu à peu, le journal évolua dans le sens de l’opposition. A l’origine de cette opposition _hardie_, il y a trois facteurs principaux qui sont corollaires : l’un est la mainmise complète de l’étranger consacrée _en fait_ par la nomination de deux contrôleurs en 1876, par l’envoi d’une commission d’enquête et la désignation de deux ministres européens en 1878, et, consacrée _diplomatiquement_ par le congrès de Berlin qui régla la guerre russo-turque. « La France, dit M. Pensa[131], fut invitée par le prince Bismarck à prendre part aux travaux du Congrès de Berlin. A cette opposition, notre ministère des Affaires étrangères (M. Waddington) répondit en posant différentes conditions préalables ; il entendait que les affaires d’Egypte resteraient en dehors des délibérations de la haute assemblée et seraient considérées comme concernant exclusivement la France et l’Angleterre. Cette condition fut acceptée par le prince de Bismarck au nom de l’Allemagne, et par les autres puissances avant que M. Waddington acceptât au nom de la France l’invitation du Congrès. » Mais l’acquisition de Chypre et l’entente amicale entre l’Angleterre et le Sultan assura la prépondérance anglaise en Egypte. Le second facteur est l’aggravation de la misère, car les effets du bas Nil de 1877 ne se firent sentir que l’année suivante (1878). Cependant, les puissances exigeaient le paiement des coupons, et l’oppression accompagna fatalement la perception des taxes. Le troisième facteur marque la fin de l’autorité du khédive dont l’Europe dénonçait l’arbitraire et les erreurs, non sans raison, dans le dessein évident de confisquer son pouvoir à son profit. La Commission supérieure d’enquête fut « instituée » par un décret khédivial du 27 janvier 1878, avec des pouvoirs étendus pour « vérifier les déficits, les abus ou les irrégularités, etc... Elle était autorisée pour l’exécution de sa mission, à s’adresser à toutes les administrations et à entendre toute personne pour obtenir des renseignements dont elle pourrait avoir besoin ». En tant que représentant l’ingérence étrangère, cette Commission mécontenta le pays ; mais, en tant que représentant une intervention contre l’absolutisme, elle encouragea l’opinion publique à s’affirmer. Dès le commencement, la Commission invita Chérif Pacha, le ministre de la Justice, à se rendre personnellement devant elle, mais Chérif se prêta seulement à donner des renseignements par écrit et préféra se démettre plutôt que de se soumettre. Cet incident est le signe d’un état d’esprit nouveau inconnu depuis des siècles. En ce qui concerne l’absolutisme d’Ismaïl dans ses rapports avec « l’enquête », le _Taïf_ raconte le fait suivant le 6 mai 1862 : « le prince Hussein ayant voulu ajouter à ses terres près de Bahy cinq cents feddans (250 hectares) des terres appartenant aux habitants du village de Saft-el-Molook dans la Basse-Egypte, la population présenta des doléances à Ismaïl aux fins d’empêcher cette expropriation qui les menaçait dans leurs foyers et leurs biens. Ismaïl ne les écouta cependant pas, et les arpenteurs furent aussitôt envoyés pour faire le mesurage des terres et en fixer les limites. C’en était fait sans l’arrivée de la Commission d’enquête, qui tint en respect le gouvernement d’Ismaïl[132]. » Lord Cromer, qui était membre de la Commission, disait en parlant de la confusion administrative en Egypte : « Certaines lois et règlements existaient sur le papier, mais personne ne pensait jamais à y obéir. Les principaux fonctionnaires intéressés ignoraient souvent leur existence. De nouveaux impôts furent levés, d’autres augmentés, et des changements introduits sans aucune autorité formelle. Le cheik du village exécutait les ordres du moudir (gouverneur de province), le moudir ceux de l’inspecteur général, qui, à son tour, agissait par ordre supérieur. » Cet « ordre supérieur », c’est la loi. Les agents du gouvernement s’y conforment, fût-il verbal, et il ne vient à l’esprit des contribuables ni d’en contester l’existence, ni de protester contre sa teneur. « L’inspecteur général de la Haute-Egypte, sur la question de savoir à qui devrait s’adresser le contribuable au cas où il aurait une plainte à formuler, répondit avec une naïveté, provenant sans doute d’une longue familiarité avec un système qu’il considérait comme juste et naturel : « Pour les impôts, le fellah ne peut se plaindre ; il sait qu’on agit par ordre supérieur. C’est le gouvernement lui-même qui les réclame ; à qui voulez-vous qu’il se plaigne ? » La Commission a signalé tous les abus qu’elle a relevés au cours de son enquête dans un rapport[133] du 20 août 1878, présenté au khédive, qui du reste en accepta les conclusions et s’adressa en ces termes, le 23 août, à M. Rivers Wilson : « Quant aux conclusions auxquelles vous êtes arrivé, je les accepte ; c’est tout naturel que je le fasse ; c’est moi qui ai désiré ce travail pour le bien de mon pays. Il s’agit actuellement pour moi d’appliquer ces conclusions. Je suis résolu à le faire sérieusement, soyez-en convaincu. Mon pays n’est plus en Afrique ; nous faisons partie de l’Europe actuellement. Il est donc naturel pour nous d’abandonner les errements anciens et d’adopter un système nouveau adapté à notre état social. Je crois que, dans un avenir peu éloigné, vous verrez des changements considérables. Ils seront amenés plus facilement qu’on ne le pense. Ce n’est au fond qu’une simple question de légalité, de respect de la loi. Il faut surtout ne pas se payer de mots, et pour moi je suis décidé à chercher la réalité des choses. Pour commencer et pour montrer à quel point je suis décidé, j’ai chargé Nubar Pacha de former un ministère. Cette innovation peut paraître de peu d’importance ; mais de cette innovation, sérieusement conçue, vous verrez sortir l’indépendance ministérielle, et ce n’est pas peu, car cette innovation est le point de départ d’un changement de système, et, d’après moi, la meilleure assurance que je puisse donner du sérieux de mes intentions relativement à l’application de vos conclusions[134]. » Le ministère Nubar fut formé sur la base du rescrit du 28 août, qui consacra le principe de la responsabilité ministérielle : « Je veux, dit le khédive, vous confirmer ma ferme détermination de mettre les règles de notre administration en harmonie avec les principes qui régissent les administrations en Europe. Au lieu d’un pouvoir personnel, principe actuel du gouvernement de l’Egypte, je veux un pouvoir qui imprime, il est vrai, une direction générale aux affaires, mais qui trouve son équilibre dans un Conseil des ministres. En un mot, je veux dorénavant gouverner avec et par mon Conseil des ministres. « Dans cet ordre d’idées, je pense que, pour appliquer les réformes que j’ai déjà annoncées, les membres du Conseil des ministres devront être tous solidaires les uns des autres : ce point est essentiel... » Ce principe et le fondement de l’organisation moderne. Avant cette date, l’Egypte était gouvernée directement par le khédive, aidé de quelques notables placés à là tête des administrations, et individuellement responsables devant lui. Pour les affaires importantes, le khédive consultait un « Conseil privé », formé des différents ministres, des chefs de quelques grands départements et d’autres membres, « ministres sans portefeuille ». Nubar Pacha fut nommé président du Conseil et ministre de la Justice et des Affaires étrangères ; Riaz, ministre de l’Intérieur ; mais une innovation fut introduite : deux ministres européens furent nommés membres du Cabinet : l’un, M. Rivers Wilson, comme ministre des Finances ; l’autre, M. de Blignières, comme ministre des Travaux publics. Pour bien saisir l’évolution de l’opinion publique, nous allons en suivre les échos dans la presse, et les analyser. « Une dépêche nous annonce, dit _Al-Watan_ du 21 septembre 1878, que le gouvernement anglais a autorisé M. Rivers Wilson à accepter le ministère des Finances. » Le journal fait l’éloge du ministre et exprime l’espoir qu’il réformera les abus, mais, en même temps, il lui adresse un avertissement : « Si M. Wilson, écrit-il, n’agissait pas avec humanité en tenant compte des intérêts égyptiens, il arriverait aux finances ce qui est déjà arrivé à l’administration des chemins de fer et à l’administration des douanes. La première, par exemple, avait été organisée sur des bases solides par Aly Mobarek Pacha puis par Zeky Pacha, et avait acquis de l’ordre et de la régularité. Nous n’avions jamais entendu dire qu’il y eût collision entre deux trains et des morts à déplorer comme maintenant ! Son revenu annuel était estimé à un million de livres, bien que ses employés fussent des Egyptiens, rien que des Egyptiens. Puis vint le général Mariot, qui congédia les Egyptiens et confia l’administration à des étrangers touchant de gros appointements. Il en résulta que le revenu tomba à trois cent mille livres seulement, etc... » Dans son numéro du 16 novembre, _Al-Watan_ passa en revue les événements de l’année précédente (il parut le 17 novembre 1877). Il rappela que le khédive avait voulu réduire les intérêts des dettes, mais que, les créanciers ayant refusé, il désigna la Commission d’enquête, qui fit un long rapport sur les abus dans l’administration et l’arbitraire du khédive. Il s’ensuivit un changement notable dans le gouvernement absolutiste et une certaine liberté pour la presse. Au mois de décembre, l’idée de réorganiser la Chambre égyptienne sur des bases plus larges et plus libérales se fait jour. _Al-Watan_ du 21 parle du décret paru dans le _Moniteur Egyptien_ le 10 décembre, en vertu duquel la Chambre, de même que le bureau de la presse, devait désormais dépendre du ministère de l’intérieur : « Depuis longtemps, dit-il, nous souhaitions la réforme de cette Chambre sans laquelle il n’y aurait pas de responsabilité ministérielle. Or qu’on nous dise vis-à-vis de qui les ministres seraient irresponsables de leurs actes : de la France, de l’Angleterre ou des créanciers ? » Dans son numéro du 28 décembre, le même journal parle de la nécessité d’un Parlement pour faire régner à l’intérieur la loi et la justice qui seules favorisent le développement et l’organisation de toutes les institutions. Il développe cette idée que le gouvernement absolutiste crée un ennemi à l’intérieur et excite par sa faiblesse même la convoitise des puissances. Il annonce ensuite que le ministre de l’Intérieur a convoqué la Chambre, et rappelle à ce sujet que la Chambre était autrefois un instrument d’oppression au service du gouvernement pour l’aider à créer de nouveaux impôts et à extorquer l’argent du fellah. Le jeudi 2 janvier 1879, la Chambre se réunit au Palais de la Citadelle, à 10 heures du matin, et les canons furent tirés en son honneur. C’est une date importante dans l’histoire du mouvement constitutionnel que cette entrée en scène de la Chambre avec l’opposition. Pour répondre au discours du trône, dix membres se rendirent au Palais d’Abdin, et, au milieu des princes, des pachas et des grands, le futur leader de l’opposition, Abd-el-Salam El-Moelhy bey, lut la réponse suivante : « Nous, les représentants de la nation égyptienne, les défenseurs de ses droits et de ses intérêts, qui sont en même temps les intérêts du gouvernement, remercions S. A. le khédive d’avoir bien voulu réunir la Chambre des délégués, qui est le fondement de tout progrès et la gardienne de toute légalité. « Nous remercions également Son Altesse d’avoir institué un ministère responsable qui soutiendrait la Chambre. Aussi Son Altesse a-t-elle tenu à ce que cette Chambre s’occupe des finances, des travaux publics et de toutes autres questions afin de sauvegarder les droits de la nation et les intérêts du gouvernement... « Le discours de Son Altesse a ressuscité en nous l’esprit des temps nouveaux et ranimé les espoirs de cette nation qui aspire à redevenir puissante et forte et à reconquérir son antique gloire. » Les passages cités du discours sont pleins d’allusions aux événements du jour, et il est bon de rappeler que le ministère Nubar-Wilson fut vite impopulaire. « Il y a des gens, dit _Al-Watan_ du 4 janvier 1879, qui posent pour des réformateurs, mais, une fois arrivés au pouvoir, ils font encore plus de mal. A voir le rapport de la Commission d’enquête, on croirait que M. Wilson répugne à toutes les méthodes oppressives puisqu’il signale, comme abus, les impôts sur le sel, la corvée... Les fellahs, ruinés cette année (1878) par l’inondation du Nil, qui emporta les récoltes et les bêtes, et l’année dernière (1877) par la baisse du Nil, qui laissa de vastes terres sans irrigation dans la Haute-Egypte et en condamnait une partie à une stérilité perpétuelle, s’attendaient à être traités avec équité... Et voici qu’on nous apprend que, la semaine dernière, M. Wilson a envoyé une circulaire à tous les mudirs (gouverneurs de provinces) et à tous les mamours (commissaires de police dans les chefs-lieux) aux fins de faire payer aux paysans l’arriéré des impôts de 1876, 77 et 78, sous peine de perdre leur récolte, leur bétail, leur terre ou tous leurs biens. Il leur recommande même d’avoir recours aux méthodes injustes et cruelles d’autrefois, et cela dément singulièrement l’esprit du rapport de la Commission... Pourtant, il n’était pas dans les habitudes de l’ancien gouvernement d’appliquer la vente forcée des terres, qui risquent maintenant de tomber au plus bas prix entre des mains étrangères... « Nous espérons, conclut le journal, que le Parlement, qui s’est réuni le 2 janvier, mettra à l’ordre du jour cette question et celle des fonctionnaires congédiés, car la tranquillité de la population dépendra de ses décisions. » Puis un rayon d’espoir vient réconforter les âmes. _Al-Watan_ du 18 janvier fait l’éloge du ministère à qui revient l’honneur d’avoir établi la liberté de presse et la liberté de parole. « Ce qui fortifie notre espoir en un avenir meilleur, dit-il, c’est que nous voyons des groupes de paysans qui viennent de leurs villages pour se plaindre de l’ancien état de choses, et cela constitue un fait nouveau, car, autrefois, aucun, ni humble ni grand, n’osait faire entendre une doléance. M. Wilson, lors de son séjour dans la Basse-Egypte, encouragea la population à présenter des requêtes, afin qu’on lui fasse justice... Le bruit même a couru que le ministère étudie en ce moment le règlement à compte des dettes des fellahs, etc...[135] » Dans son numéro du 25 janvier, _Al-Watan_ disait : « La Chambre qui est en session depuis plus de vingt jours n’a été saisie d’aucune question financière ou intérieure importante et que les membres en ont assez... Comment voulez-vous que les ministres soient responsables de leurs actes sans le contrôle de la Chambre ? » Il revient sur ce sujet, le 1er février, en soulignant l’attitude contemptatrice du ministère à son égard. « Les membres, dit-il encore, ont prié à plusieurs reprises M. Wilson de venir à la Chambre examiner avec eux les affaires, mais il a refusé de s’y rendre. La conduite de M. de Blignières n’est pas moins étrange. Un rapport qu’il avait présenté ayant paru un peu obscur à la Chambre, sa présence fut jugée nécessaire pour donner certains renseignements et répondre à certaines observations. Il promit d’abord de les étudier à loisir, puis il écrivit au ministère de l’Intérieur pour lui dire qu’il maintiendrait ses opinions, ce qui est contraire aux pratiques parlementaires en Europe. Et on a le droit de se demander dans quel but a-t-il présenté ses rapports à la Chambre ? » Cet article ne dut pas être agréable au gouvernement puisque le même journal, ayant protesté dans son numéro suivant (8 février) contre l’intention du gouvernement de congédier les officiers égyptiens, reçut du Bureau de la Presse un avis ainsi conçu : « Vu que le journal _Al- Watan_, en date du 1er et du 8 février, et le journal _Al-Togara_, en date du 31 janvier, ont publié des faits contraires à la vérité, il a été décidé de suspendre ces deux journaux quinze jours. » Nous entrons maintenant dans une politique qui n’est pas tout à fait en harmonie avec le nouveau régime. Aussi une crise ne tarda-t-elle pas à se produire. Le ministère ayant licencié une grande partie de l’armée, 2.500 officiers furent mis en demi-solde sans qu’on leur payât les mois d’arriérés qui leur étaient dus. Cette mesure causa parmi eux un vif mécontentement qui se traduisit le matin du 18 février par une manifestation grave. Nubar Pacha et M. Wilson, insultés par plusieurs centaines d’officiers subalternes qui demandaient à être payés, furent enfermés dans le ministère des Finances. Le vice-roi, entouré des représentants des principales puissances s’est immédiatement rendu sur les lieux et a dispersé le rassemblement avec l’aide de la troupe[136]. Il n’est pas douteux que le khédive ait encouragé indirectement, et dans une certaine mesure, l’émeute[137]. Quoi qu’il en soit, elle était le signe d’une fermentation générale. Il semble même que les officiers, pour marquer le caractère populaire de la manifestation, aient tenu à associer avec eux la Chambre des délégués. « Mardi dernier, dit _Mirâat- El-Chark_ dans son premier numéro paru le 24 février, un groupe d’officiers se rendirent à la Chambre à dix heures du matin. Après avoir prononcé des discours dépeignant leur misère, les chefs des officiers choisirent 12 notables parmi les représentants et se dirigèrent immédiatement avec eux vers le Ministère des Finances... » Ce coup révéla à l’armée sa force : elle devint, depuis lors, de même que la Chambre, un organe actif dans l’opposition. Le khédive abandonna sa passivité apparente et exigea le renvoi du Président du Conseil, Nubar Pacha, sans quoi il ne répondait pas de la sécurité publique. Pour bien connaître l’étendue de l’impopularité de Nubar, rappelons-en les causes immédiates : l’appui de l’étranger, l’étouffement de la liberté de la presse, l’indifférence affectée par ce Ministère à l’égard de la Chambre qui, pour ainsi dire, ne comptait pas, et à l’égard du Souverain qu’on ne consultait même pas ; il n’en fallait pas tant pour rendre _ipso facto_ son ministère impopulaire. Les causes générales de ce discrédit se trouvent résumées dans un tableau tracé par un correspondant occasionnel du _Times_ à Alexandrie, en date du 23 février : « Les salaires des fonctionnaires égyptiens, dit-il, sont terriblement arriérés. La Commission d’enquête a présenté, à ce sujet, un mémoire il y a neuf mois, et le payement a été ordonné par un décret. Mais il n’a pas été effectué et les employés du gouvernement ont encore été obligés de vivre grâce à l’aide usuraire des prêteurs, quoique au même moment, le taux élevé les créanciers en Europe fût ponctuellement payé. « L’Egypte est dans un état qui n’est nullement satisfaisant, avec le mécontentement dans l’armée et le désordre dans le gouvernement. L’administration égyptienne présente est une anomalie. Le Conseil des Ministres gouverne sans le chef de l’Etat, qui est exclu du gouvernement de son pays. L’administration dérive de plus en plus entre les mains des Européens, et les indigènes sont évincés de tous les hauts postes. Pourtant l’Egypte, après tout, appartient aux Egyptiens. » Nubar était considéré par l’opinion française, par certains Américains[138] comme inféodé à l’Angleterre. C’est vrai, à condition de préciser. Il est certain qu’au début Nubar, aussi versé dans la politique extérieure que Riaz dans la politique intérieure, était l’homme de confiance d’Ismaïl et qu’il a rendu à l’Egypte de grands services dans toutes les négociations menées au nom de l’Egypte à Constantinople et en Europe, au sujet du différend avec la Compagnie du canal de Suez, des firmans qui ont consolidé l’indépendance administrative de l’Egypte, des tribunaux mixtes qui ont simplifié la justice. Puis changement d’attitude : un Anglais qui le connaissait bien nous renseigne inconsciemment sur sa cause : « Cependant, depuis la mission Cave (1876) dit M. Dicey, Nubar en vint à la conclusion que l’énormité des dettes contractées par l’Egypte sous le règne d’Ismaïl rendait l’intervention inévitable. « Il m’a souvent expliqué les raisons pour lesquelles il considéra l’Angleterre comme mieux qualifiée que toute autre puissance, ou combinaison de puissances, pour exercer une autorité permanente en Egypte. Il était convaincu que, dans l’intérêt de l’Egypte, l’intervention active de l’Angleterre était moins désavantageuse et susceptible d’être plus profitable que celle de toute autre puissance... « Il vint à Londres (1877) pour soumettre ses vues au Gouvernement et me choisit comme son porte-parole dans la presse anglaise... Un article paru dans le _Nineteenth Century_, au mois de décembre 1877, sur les dettes du khédive, produisit un grand effet... » Puis l’auteur en vient à l’idée dominante de l’article : « La principale cause des embarras financiers de l’Egypte, dit-il, fut l’accaparement par le khédive, dans l’espace de dix ans, d’un million d’acres, le cinquième du sol cultivable de l’Egypte[139] ». Point n’est besoin de dire que cette idée est une explication naïve et partiale bien que la Commission supérieure d’enquête en ait tenu compte, dans sa décision « d’affecter l’intégralité » des domaines des Dairas à la liquidation du déficit ». C’est en août 1878 que Nubar retourna en Egypte et prêta son appui à la Commission sans en être membre. A lire les déclarations où le khédive avait réitéré maintes fois et solennellement sa promesse d’accepter les conclusions de la commission, lors de la formation du nouveau ministère, on dirait qu’il avait prévu un échec d’autant plus retentissant. La manifestation du 18 février qui fut un commencement d’action est, dans une certaine mesure, l’œuvre de la franc-maçonnerie qui joua un rôle dans le mouvement des deux dernières années du règne. Gemmel-Eddin redoutant le despotisme d’Ismaïl pour la propagande politique qu’il voulait entreprendre, s’était mis en contact avec les francs-maçons italiens et s’était entendu avec eux pour fonder le Grand Orient d’Alexandrie où furent admis, vers 1878, des publicistes Syriens et Egyptiens, tels que Ibrahim-El-Laccani, Adib Ishak, Selim Naccache, Abd- el-Salam El-Moelhy, le leader de la Chambre des délégués et les deux officiers promoteurs de l’émeute Latif Selim et Saïd Nasr, d’autres encore. Sur ces entrefaites arriva le consul anglais Borges, qui les incita à s’affilier à la maçonnerie anglaise. _Kaoukab el Chark_ (astre d’Orient) dépendant du Grand Lodge of England et qui bientôt compta environ trois cents membres de l’élite du pays, parmi lesquels se trouvaient le Prince héritier Tewfik Chérif Pacha, Boutros Pacha, Soleiman Abaza Pacha, Mohammed Abduh, Saad Zagloul, des officiers de l’armée, des ulémas, et des députés. Cette loge, qui réunissait dans son enceinte les représentants des classes dirigeantes et cultivées, favorisait l’échange d’idées entre les hommes qui étaient au courant des dessous politiques et des secrets du gouvernement, et créait entre eux un lien de solidarité. C’était là l’embryon du parti national qui allait bientôt prendre les proportions que l’on sait. De cette solidarité est sortie l’émeute du 18 février. C’est pourquoi lorsque les deux officiers francs-maçons, Latif Selim et Saïd Nasr furent incarcérés par les autorités, la loge se réunit le soir même sous la présidence de Gemmel-Eddin et adressa des télégrammes demandant leur mise en liberté à Ismaïl et au prince de Galles, grand maître à Londres. Sur l’intervention du consul anglais, les officiers furent libérés quatre jours après. Le lendemain de l’émeute, le 19 février 1879, M. Godeaux, Consul Général de France en Egypte, écrivait à M. Waddington : « Bien que l’ordre n’ait pas été troublé depuis hier il règne parmi les indigènes un vif mécontentement, et la situation est fort critique. « Nubar Pacha est venu nous déclarer ce matin, à M. Vivian et à moi, qu’il ne répondait plus de la sécurité publique, et nous a priés d’assurer sa vie et celle de ses collègues. Nous sommes allés voir le Vice-Roi et lui avons demandé s’il répondait du maintien de l’ordre ; le Vice-Roi nous a répondu qu’il assumait toute responsabilité à cet égard, _s’il était associé au Gouvernement et si Nubar Pacha se retirait_. Nubar Pacha, en conséquence, a donné sa démission. » « Vous ferez savoir au khédive, dit M. Waddington dans sa réponse, que les Gouvernements français et anglais sont décidés à agir d’accord en tout ce qui concerne l’Egypte. Ils ne sauraient se prêter à aucune modification de principe dans les arrangements politiques et financiers récemment sanctionnés par le khédive. » Les deux gouvernements acceptèrent finalement la nomination du Prince Tewfick comme Président du Conseil des Ministres à condition que « le khédive n’assistera pas aux délibérations du Cabinet » et, ce qui est plus grave encore « que les deux membres européens du Cabinet auront conjointement le droit d’opposer un veto absolu à toute mesure qu’ils désapprouveraient[140] ». Dans une lettre du 10 mars adressée au Prince Tewfick pour la formation du Cabinet, le khédive déclare accepter ces conditions non sans une certaine réserve : « En établissant le nouvel ordre des choses, dit-il, je n’ai jamais songé à me séparer de mes ministres, avec lesquels je désire, au contraire, rester dans une union intime ». Mais, le nouveau ministère à peine formé, un nouvel incident vint troubler les esprits et favoriser l’agitation. L’intérêt de l’emprunt de 1864, garanti par la Moukabalah, était payable le 1er avril 1879. Le 28 mars il manquait encore aux Commissions de la dette £ 196.000 sur une somme de £ 240.000. M. Wilson méditait l’abolition de la Mokabalah, et cette mesure qui aurait effacé d’un trait de plume, environ 14 millions de livres payées par les riches classes de la population, était très impopulaire. En attendant, le ministère préparait un plan, fondé sur ce fait que l’Egypte était incapable de faire face à ses engagements, et proposait l’ajournement du coupon du 1er avril et la réduction de l’intérêt à 5 %. Déclarer l’Egypte en banqueroute achevait de discréditer aux yeux du pays l’administration européenne qui, semble-t-il depuis 1876, était dans l’impossibilité d’introduire des réformes sérieuses. Le pays ne voulait même pas de la réduction d’intérêt proposée par M. Wilson « pourvu que la main européenne cesse de s’ingérer dans les affaires financières et politiques de l’Egypte[141] ». Le khédive « réduit à la condition d’une nullité politique »[142] jeta son poids dans la balance de l’opposition. Ce n’est pas tout. Au début d’avril, Riaz Pacha, ministre de l’Intérieur, qui était vice-président de la Commission supérieure d’enquête, se rendit à la Chambre des délégués pour clore la session, ce qui donna lieu à une manifestation inattendue. « Les événements récents, dit un correspondant du _Times_[143], ont produit d’étranges résultats en Egypte. L’assistance étrangère accordée pour régénérer le pays a seulement donné naissance à un parti national franchement opposé à tout gouvernement du dehors et travaillant ouvertement pour l’Egypte aux Egyptiens. Le khédive est à la tête de ce parti, la Chambre égyptienne des notables le soutient, les ulémas sont en sa faveur et son succès a été tel parmi la population, qu’il a rallié les principaux indigènes autour du khédive comme opposé à la combinaison anglo-française... « Le nouveau gouvernement le traita réellement comme « une cinquième roue de carrosse ». Les chefs de la nation sont avec lui dans la lutte... Même les masses qui ignorent complètement les devoirs élémentaires des citoyens, connaissent les nouvelles plus vite et les discutent plus librement qu’autrefois. Ils attendaient des miracles d’_El-Wilsoon_ comme ils disaient (M. Wilson) et sont maintenant mécontents parce qu’il ne les a pas accomplis... « La Chambre des Députés n’est plus un sujet de mépris. Ses membres ont montré, à plusieurs reprises, des signes de vie et d’indépendance, et le dernier n’a pas été le moindre. Riaz Pacha, ministre de l’Intérieur, est allé l’autre jour clore officiellement la session. Il adressa aux représentants un gracieux et courtois discours concernant leurs services et leur déclara que leur charge était pleinement et définitivement remplie. Mais il n’a pas réussi à jouer le rôle d’Oliver Cromwell. L’Assemblée a refusé de se séparer et trouvé un porte-parole en un notable[144] qui déclina d’accepter les compliments d’adieu. Au contraire, il déclara, au nom du Parlement, que les membres n’avaient encore rien fait et avaient beaucoup à faire pour surveiller le ministère, et que, pour cette raison, ils refusaient de s’en aller. Ses collègues le soutinrent aussi unanimement que les notables à la Cour de Versailles quand ils se rangèrent autour de Mirabeau lors du fameux incident. « Le Parlement égyptien continue sans interruption ses séances et argue maintenant que tous les ministres, étrangers ou égyptiens devraient dépendre de sa volonté, être responsables devant lui de leur conduite des affaires. _A vrai dire ils veulent convertir ce semblant de gouvernement responsable d’à présent en réalité_. » Riaz Pacha promit de soumettre l’affaire au vice-roi et au ministère, mais la chambre lui adressa le jour même, au ministère de l’intérieur, une lettre destinée à expliquer les raisons de son attitude. Elle demandait, entre autres choses, une constitution permettant à la Chambre de devenir « comme en Bulgarie, un puissant instrument de réforme », des lois garantissant la liberté de la presse et l’égalité entre Européens et Egyptiens devant l’impôt[145]. L’ingérence croissante de l’Europe dans les affaires égyptiennes, considérée comme le résultat de la faiblesse du gouvernement personnel et autocratique d’Ismaïl, convainquit la masse et l’élite en particulier, de la nécessité d’un gouvernement qui, fort de l’appui d’un Parlement et responsable devant lui de ses actes, résisterait aux exigences de l’étranger et libérerait le pays graduellement de son immixtion par la réforme de l’administration nationale. Il se forma alors un mouvement constitutionnel dirigé, dans la Chambre, par Abd-el-Salam El-Moelhy bey et dans le pays même par Chérif Pacha « le champion du nationalisme égyptien pendant les derniers jours du règne d’Ismaïl[146] ». Tous deux étaient des francs-maçons amis de Gemmel-Eddin. Parmi les constitutionnels, on comptait aussi le Prince Tewfick qui succéda à Nubar comme Président du Conseil, et Mahmoud Sami El-Baroudi, le futur compagnon d’Arabi Pacha. L’amour de la justice, ou plutôt la haine de l’oppression, surtout étrangère, a fondu, comme dans un creuset, non seulement les éléments égyptiens, mais encore certains éléments turco-circassiens dans le corps de la nation. C’est ainsi que Chérif et El-Baroudy[147] et d’autres encore d’origine turque ou circassienne jouèrent, en tant qu’Egyptiens, un rôle marqué dans tous les événements qui se déroulèrent avant et pendant la révolution d’Arabi. « Il n’y avait, disait un Turc, qu’un seul parti politique en Egypte et en Orient, je l’appellerai _le parti des affamés de justice_[148]. » Ce parti contenait, aussi, dans son sein des éléments syriens très actifs qui, en défendant la cause de la justice en Egypte, défendait en même temps la cause de l’Orient. Il manquait des tribunaux équitables pour rendre la justice et des institutions libérales comme en Europe. Ces institutions se trouvent en germe dans la Chambre des délégués instituée pour la première fois à la fin de 1866. Le rescrit du 28 août, en posant le principe de gouvernement responsable, a donné corps à l’idée constitutionnelle et la Chambre, les circonstances aidant, prit son rôle au sérieux depuis le 2 janvier 1879 et se transforma, quoique fondée sur d’étroites bases peu libérales, en un Parlement qui assumait publiquement la défense des intérêts du pays[149]. Le projet financier présenté par M. Wilson au khédive lésait gravement ces intérêts par l’abolition de la Moukabalah. Chérif Pacha, Raghem Pacha, Chaïn Pacha, anciens ministres, Hassan Pacha Rassim, futur Président de la Chambre, Sayed El-Bakri, chef des corporations religieuses, formèrent un noyau autour du khédive pour faire un contre- plan financier, établir une véritable représentation nationale et affranchir le pays de la tutelle étrangère. La Chambre avait déjà pris les devants et présenté au khédive, en date du 6 rabbi akher 1296 (29 mars 1879) une adresse signée de tous les députés présents au Caire[150]. « Depuis qu’un nouveau ministère responsable a été formé disaient les députés, il a été lu à la Chambre un discours par lequel tous ses droits étaient proclamés et confirmés. Mais les actes de quelques-uns des ministres ont été contraires à ce programme, car, en maintes circonstances, ils ont violé les droits de la Chambre qui, jusque-là, avaient été respectés, et considéré ses décisions comme lettre morte. Nous apprenons, en outre, que, ne tenant aucun compte de nos décisions, le Conseil des Ministres présente un projet par lequel il veut déclarer le Gouvernement en faillite et annuler la loi sur la _Maukabalah_, ce qui constituerait la perte de tous les droits acquis par ceux qui l’ont payée. Tous ces actes sont nuisibles à nos intérêts et contraires à nos droits ; jamais nous n’en accepterons l’exécution. Nous ne doutons pas que la Chambre, saisie de l’examen de la situation financière, fera tous ses efforts pour aider l’Etat dans le règlement équitable de toutes ses dettes et dépenses. » Le 5 avril, un plan financier délibéré et proposé par les notables, les hauts dignitaires et fonctionnaires religieux, civils et militaires de l’Egypte, et accompagné d’une sorte d’adresse, a été présenté au khédive par des délégations du clergé, de la Chambre des Députés, des notables, des hauts dignitaires et fonctionnaires civils et militaires. Ces deux documents étaient revêtus des signatures les plus considérables du pays. Les signatures des Zawats (nobles) étaient légalisées par S. E. Chérif Pacha, celles de l’armée par S. E. Ratib Pacha, ancien ministre de la guerre, celles des ulémas et du clergé par Cheik-el-Bakri, celles des négociants et notables par Cheik-el-Bakri, celles des députés par Ahmed Rachid Pacha, président de la Chambre. Leurs Excellences Chérif Pacha, Ratib Pacha, Ahmed Pacha et Cheik-el- Bakri ont elles-mêmes cacheté tous les documents[151]. Etant donné l’importance de l’adresse qui accompagnait le plan financier, nous en donnons les lignes essentielles : « Nous avons délibéré entre nous et reconnu qu’il était de notre devoir de proposer un contre-projet qui a pour but de conserver à chacun ses droits respectifs, aussi bien aux indigènes qu’aux créanciers étrangers. « Pour arriver à ce but, la première condition serait que Son Altesse daignât accorder à la Chambre des députés les attributions et les pouvoirs dont jouissent les Chambres des Députés européennes, en ce qui concerne les questions intérieures et financières. « Il faudrait que la loi qui régit actuellement l’élection des députés fût modifiée dans le sens des lois électorales en vigueur en Europe. « Les Députés siégeant à la prochaine session seraient élus sous le régime de la loi actuelle, mais pendant cette session, un nouveau projet de la loi électorale développant leurs attributions serait élaboré par le Conseil des Ministres et présenté à la Chambre. Lorsque la Chambre l’aurait voté, ce nouveau projet serait soumis à l’approbation de Son Altesse le Khédive. « Le Président du Conseil des Ministres serait nommé par Son Altesse le Khédive et chargé de composer le Ministère. Ce choix serait soumis à Son Altesse le Khédive et ratifié par lui. « Le Conseil des Ministres serait indépendant dans son action et responsable devant la Chambre des délégués de tous ses actes concernant les questions intérieures et financières du pays. « Nous demanderons enfin à Son Altesse le Khédive de vouloir bien nommer des contrôleurs européens pour les recettes et les dépenses. » Trois idées dominent dans ce document : la première est que les Egyptiens, dûment représentés, prennent l’initiative de relever eux- mêmes les finances du pays indépendamment de l’étranger ; la seconde indique la nécessité de créer un ministère national réellement responsable devant une représentation nationale réelle ; la troisième invite en fait le Souverain à user de son droit de congédier les deux ministres européens et rétablir le contrôle. Nous disons « droit », car c’est un droit malgré les protestations des Puissances. Le rétablissement du contrôle dualiste signifie plus ou moins la limitation de l’intervention étrangère à son rôle strictement financier et l’abolition des avantages politiques que l’Angleterre, en particulier, avait obtenus par la nomination des deux ministres européens qui constituaient le gouvernement effectif de l’Egypte. Il signifie le retour à l’organisation financière créée par l’article 7 du décret du 18 novembre 1876, en vertu duquel d’administration financière a été placée sous l’autorité de deux contrôleurs, l’un Français, l’autre Anglais. Aux termes de l’entente intervenue entre la France, l’Angleterre et l’Egypte, le 14 octobre 1878, « le service du contrôle doit être suspendu, mais sous la réserve qu’il serait rétabli _ipso facto_, si l’un des ministres français ou anglais, appelé au Caire, venait à être relevé de ses fonctions, sans l’assentiment préalable de son Gouvernement ».[152] Aussi la réponse du khédive ne s’est-elle pas fait attendre. Dans la journée même du 5 avril, il déclarait aux diverses délégations présentes que : « L’Egypte n’est pas en état de déconfiture, l’état du pays et ses ressources ne justifient pas une pareille mesure, que la situation, depuis l’année dernière a été allégée : 1o par la donation des propriétés faite par les membres de la famille du khédive, dont on a tiré un produit de six millions de livres ; 2o par les économies considérables apportées dans des dépenses. « En conséquence, le khédive déclare que le principe des décrets du 18 novembre 1876 doit être maintenu et que la dette flottante doit être intégralement payée. Le Khédive renouvelle la déclaration qu’il n’a cessé de faire au sujet des réformes ; il repousse toute idée de vouloir revenir au système de gouvernement personnel ; il réclame de l’Europe le contrôle le plus étendu sur l’administration financière. Il veut gouverner avec et par un Conseil des Ministres réellement responsable devant la Chambre des délégués : le Khédive ne craint pas d’affirmer que ce sera pour le bien des intérêts nationaux et étrangers, pour la sauvegarde de l’honneur du pays et pour la sécurité et la dignité de l’œuvre qu’il s’est engagé à remplir sous les yeux de l’Europe et avec son aide. » Pour calmer les doutes des patriotes égyptiens et sceller son union avec eux, le khédive affirme « qu’il repousse toute idée de vouloir revenir au système de gouvernement personnel ». C’est sur cette base que l’entente s’était faite entre les deux parties. Pour calmer les appréhensions de l’Europe, il lui « réclame le contrôle le plus étendu sur l’administration financière ». Le khédive, fort de l’appui de la nation, se décida à agir. Il fit savoir, le 5 avril, aux consuls généraux qu’il leur remettrait, en les priant de le transmettre à leurs Gouvernements, un projet financier faisant connaître les vues du pays. Et les Ministres européens d’envoyer le lendemain matin une protestation écrite faisant ressortir « la différence qui existe entre ses actes et l’assurance qu’il a donnée de gouverner avec et par ses Ministres ». Le soir du 7 avril, le khédive convoquait les Consuls généraux au Palais d’Abdin, et, en présence de Cheik-el-Bakri, Rateb Pacha, Ragheb Pacha, Abd-el-Salam El-Moelhy bey, Mohamed Radi effendi et d’autres personnalités, leur faisait connaître qu’il acceptait « en présence du vif mécontentement qui existe dans toutes les classes de la population, un projet qui, en établissant que l’Egypte n’est pas en état de déconfiture et peut faire face à ses engagements financiers, demande par contre la formation d’un ministère indigène, responsable devant une Chambre des Députés nommée d’après un nouveau mode d’élection. » Le Khédive ajoutait que le prince Tewfick, « n’ayant pas voulu se mettre en opposition avec le sentiment national », avait donné sa démission de président du Conseil et qu’il l’avait remplacé par Chérif Pacha. Dans sa lettre à Chérif Pacha, en date du 7 avril, le khédive disait : « En qualité de chef d’Etat et d’Egyptien, je considère comme un devoir sacré pour moi de suivre l’opinion de mon pays et de donner une satisfaction entière à ses légitimes aspirations. » Il rappelait la politique du Cabinet précédent et le « plan financier préparé par le Ministre des finances » qui « a achevé de soulever contre le Cabinet le sentiment national » et pour répondre au désir « fermement exprimé » il chargeait Chérif, « aux termes du rescrit du 28 août 1878, de composer un Cabinet formé d’éléments véritablement égyptiens » qui « doit avoir pour règle de conduite le développement des réformes édictées par le dit rescrit, qui doit être scrupuleusement maintenu et qui devra être plus efficace encore par la responsabilité réelle des ministres vis-à-vis d’une Chambre dont le mode d’élection et les droits seront réglés de façon à répondre aux exigences de la situation intérieure et aux aspirations nationales. » M. Wilson, attaqué au vif dans son projet et sentant l’odieux de sa position, crut devoir adresser au khédive, le 8 avril, une lettre disant qu’il a communiqué à Son Altesse, non pas un « projet » mais un « document » devant servir de base à l’examen par la Commission supérieure d’enquête. Dans la même lettre il parle de « propositions » qu’il ne considérait pas comme définitives et proteste contre l’usage qui a été fait d’un « projet » remis confidentiellement à Son Altesse. De son côté, la Commission supérieure d’enquête, par une lettre en date du 10 avril, annonçait à Son Altesse qu’elle lui enverrait sous peu de jours un projet de règlement général de la situation financière. Les membres priaient en même temps le khédive d’accepter leur démission. Sur la demande du ministère, par un décret daté du 12, cette démission fut acceptée. Cette conduite du khédive ne pouvait donner satisfaction aux deux puissances. Le ministre des Affaires étrangères à Paris, dans sa lettre au Consul général de France en Egypte, en date du 25 avril, reconnaissait que le khédive « n’avait pris envers la France et l’Angleterre aucun engagement formel de ne point se séparer de ses deux ministres étrangers ». « Cependant le khédive, ajoutait plus loin M. Waddington, ne saurait suspecter la sincérité des conseils que nous lui avons donnés. Si Son Altesse se refusait à les suivre en persistant à décliner le concours de ministres européens mis par nous à sa disposition, nous serions en droit de penser qu’elle renonce de propos délibéré à toute prétention à notre amitié. Il ne resterait en ce cas aux deux cabinets qu’à se réserver une entière liberté d’appréciation et d’action dans la défense des intérêts de leurs nationaux en Egypte. » Le ministère Chérif[153], pendant ce temps, s’engageait dans la voie des réformes. La première de ces réformes était l’institution d’un Conseil d’Etat. Le but et les attributions sont définis dans un rapport adressé, à ce sujet, au khédive par le Président du Conseil : « Monseigneur, le rescrit de Votre Altesse du 7 de ce mois imposait au nouveau ministère, pour sa règle de conduite, le développement des réformes édictées par le rescrit du 28 août 1878 et pour son premier soin la préparation des lois tendant à régler le mode d’élection et les droits d’une nouvelle Chambre, en rapport avec le principe de la responsabilité réelle des ministres. » Le ministère estime que pour réaliser cette pensée féconde, il est urgent de créer avant tout une institution dont « la mission serait de donner des consultations sur tous les projets de loi qui devront être soumis par les ministres de Votre Altesse à la représentation nationale ; de préparer les règlements d’administration publique ; d’apprécier les actes des fonctionnaires dont l’examen lui sera déféré ». En conséquence, le ministère soumet à Son Altesse un projet de loi « préparé sur le modèle des institutions de même nature en vigueur en Europe ». Le Conseil d’Etat sera « présidé par le Président du Conseil des Ministres et composé d’éléments indigènes et étrangers, avec prépondérance de l’élément étranger afin qu’il soit évident que le gouvernement, tout en conservant son caractère national, ne veut toutefois se priver du concours des étrangers « dans l’accomplissement de l’œuvre de régénération ». Assurément, il y avait là une marque d’esprit modéré. Cependant les gouvernements français et anglais insistaient auprès du khédive pour la rentrée des ministres européens dans le cabinet. Le khédive en référait à son ministère qui, en guise de réponse, remit aux deux Consuls généraux, en date du 7 mai, un mémorandum où se trouvent exposés tous les événements qui ont entouré la formation du ministère européen, qui assuma, en fait, le gouvernement de l’Egypte depuis le 28 août 1878 jusqu’au 7 avril 1879 (plus de 7 mois).[154] Dans ce mémorandum, le ministère affirme d’abord qu’il ne s’est formé que « sous la condition expresse du maintien du principe établi par le rescrit du 28 août et de la responsabilité réelle des ministres envers la Chambre des Délégués de la nation ». Il parle ensuite de la journée du 18 février, provoquée par la conduite du ministère Nubar, qui a voulu gouverner seul, « laissant systématiquement de côté la personne du khédive », et par la situation désastreuse des officiers, signalée dès le 21 décembre au Président du Conseil par le khédive lui-même. Puis le mémorandum formule une sorte d’acte d’accusation dans une série de griefs : « La famine ayant éclaté dans la Haute-Egypte, aucune mesure n’a été prise en temps opportun pour prévenir les malheurs qui devaient en résulter. « L’école militaire des orphelins a été supprimée. « L’établissement du cadastre a été décrété, il est vrai, mais le ministre des Finances a été en même temps autorisé à faire venir d’Europe 42 ingénieurs, alors que tous les éléments voulus se trouvent dans le pays. « La moitié des impôts de 1879 a été exigée dès le commencement de l’année, quand toutes les terres étaient couvertes par l’inondation et que la population souffrait encore des dégâts causés par la rupture des digues. « Un impôt si élevé a été établi sur la culture du tabac qu’on a vu les paysans arracher toutes les plantations plutôt que de se soumettre à ce nouveau droit. « Les dépenses des administrations ont été augmentées dans une proportion considérable, uniquement au profit d’employés étrangers. » Le résultat, c’est le désordre économique et administratif. Ce n’est pas tout. Le mémorandum rappelle l’attitude des ministres européens à l’égard de la Chambre convoquée au mois de décembre, le projet financier de M. Wilson qui supprimait la Moukabalah, « dépouillant ainsi d’un trait de plume les contribuables de plus de 400 millions » et enfin le contre-projet, la démission de Tewfick et la formation du cabinet actuel. Ce cabinet est résolu « à consacrer tous ses efforts à l’amélioration de la situation de l’Egypte » et compte pour cela « sur les sentiments généreux du peuple français », auxquels ils font appel « en faveur d’une nation amie ». « L’expérience, conclut le mémorandum, qui, de bonne foi, a été faite d’un cabinet dans lequel entraient comme ministres des Européens, est trop contraire au sentiment national pour n’être pas envisagée comme une innovation des plus dangereuses. La tenter de nouveau serait exposer l’Egypte et les intérêts qui s’y trouvent engagés aux conséquences les plus graves. » Mais on ne se préoccupait en Angleterre que du mode d’action en Egypte. Laquelle des deux puissances devait avoir la prépondérance ? Le _Times_ du 18 avril disait dans son leader : « Les vrais intérêts politiques que nous devons sauvegarder en Egypte sont les intérêts en connexion avec la liberté de notre route des Indes. Si la sécurité du Canal de Suez venait à être menacée par une anarchie intérieure ou une agression étrangère, cela nous mettrait dans une position délicate. » Un correspondant occasionnel à Alexandrie lui écrivait le 28 avril : « Les intérêts français sont purement financiers, cependant que les intérêts anglais ont un double caractère politique et philanthropique, mais nullement financier, et il est prévu que l’intervention des deux puissances serait vouée à un échec à défaut de communauté de vues. »[155] Le 1er juin, le même correspondant revient sur la même idée : « La seule crainte, dit-il, est que l’extension de l’intérêt financier ne puisse obscurcir les vues « impériales » qui devraient seules guider toute action combinée, et doit être, dans tous les cas, le mobile de notre politique anglaise en Egypte. »[156] Pour réaliser cette politique, Lord Vivian, rappelé par son gouvernement le 15 mars, revint de nouveau en Egypte fin avril[157]. Deux journaux nous éclairent sur son rôle en Egypte : Le _Mirâat-el- Chark_ écrivait, en effet, le 17 mai 1879 : « Nous sommes vraiment étonnés de la conduite de l’Angleterre à l’égard de l’Egypte et de sa persistance à vouloir réaliser ses vues politiques et à transformer la question purement financière en une question politique. Son consul général en Egypte s’est rendu chez le khédive pour le convaincre de la nécessité d’introduire deux ministres européens dans le gouvernement du pays, mais le khédive lui a fait comprendre qu’il ne pourrait pas aller à l’encontre de la volonté nationale. Il s’est rendu alors chez Cheik- el-Bakri[158], le leader de la nation, et a fait une démarche dans le même sens, mais le Cheik-el-Bakri lui a déclaré que l’Egypte était décidée à secouer le joug de l’étranger et à sauvegarder son indépendance et sa liberté... L’Europe n’aurait qu’à surveiller nos actes et à nous demander de tenir nos engagements. » D’autre part, le correspondant du _Times_ à Alexandrie, écrivait, le 12 mai : « Le parti national qui vint au pouvoir par le coup d’Etat du 6 avril, a surpris chacun par sa force. Au début, le « _public_ » croyait que ses jours étaient comptés ; mais lorsque, avec une rapidité merveilleuse, il perçut suffisamment d’argent pour payer le coupon de mai à 5 % d’intérêt, les gens commençaient à le regarder avec plus de respect. Cependant ils disaient encore que le retour de M. Vivian entraînerait sa chute. Maintenant que M. Vivian est depuis deux semaines dans le pays, il a fait des propositions tendant à mettre l’autorité purement indigène sous le contrôle européen ; la France s’est associée cordialement à tous ses plans ; néanmoins l’Egypte fit la sourde oreille à tous les essais de persuasion. »[159] Sous toutes les réticences de langage, le but de Lord Vivian ressort clairement : il s’agit d’étouffer l’opposition nationale. Pourtant on aurait dû faire un plus large crédit au ministère Chérif qui voulait sincèrement travailler au salut de l’Egypte, puisqu’il se proposait de donner satisfaction aux créanciers et de tenir ses engagements envers le pays. Dès son avènement, il s’attela aux réformes, décida de porter l’effectif de l’armée à 60.000 hommes et prépara une constitution. Il convoqua les délégués au mois de mai, et le 17, la Chambre[160] se réunit sous la présidence de Hassan Rassim Pacha, Rachid Pacha étant malade. Ce jour-là, Chérif Pacha se présenta à la Chambre et soumit aux membres, « conformément au rescrit du mois d’avril », un projet de loi organique et une loi électorale. Le lendemain (18 mai), la Chambre élut une commission présidée par Abd-el-Salam El-Moelhy bey pour étudier ces deux projets de loi[161]. Après en avoir modifié certains articles et ajouté d’autres, la commission décida de proposer de nouvelles lois spécifiant les droits du khédive, des ministres et de la nation, les devoirs des fonctionnaires, des journaux, etc... Ces projets et ces propositions furent soumis à la Chambre le 8 juin, et à l’unanimité les membres en décidèrent l’envoi au ministère pour être ratifiés par le khédive. Le journal, auquel nous empruntons ces détails, ajoute : « Ces lois établissent les plus solides assises de liberté et de constitution et permettront au pays de réaliser son idéal de bien- être et de prospérité. »[162] Le texte intégral de la loi organique a été publié par _Al-Watan_ du 14 juin. L’article 15 consacre l’immunité parlementaire ; l’article 27 réserve à la Chambre le vote des lois présentées par le ministère ; l’article 34 précise que le nombre des députés serait porté à 120, y compris les députés du Soudan ; l’article 36 consacre le principe de la responsabilité ministérielle et demande, en conséquence, au Conseil des ministres de présenter d’urgence à la Chambre une loi prévoyant la mise en jugement des ministres ; enfin l’article 45 stipule le droit des députés de surveiller de près les dépenses et les recettes de l’Etat, déterminer le montant des impôts, les modalités de leur perception. Mais avant les nouvelles élections et l’exécution du plan élaboré par la nation et accepté solennellement le 7 avril par le khédive, un événement grave vint troubler l’ordre de choses établi : il s’agit de la destitution d’Ismaïl. Il semble que la cause principale de cette destitution réside dans le renvoi des deux ministres européens et dans le refus obstiné du khédive d’accepter leur rentrée au ministère. « Le khédive n’ignorait pas sans doute, écrivait M. Waddington le 18 juin, qu’immédiatement après le renvoi de ses ministres européens, la question de son abdication a été agitée... Nous sommes aujourd’hui d’accord avec le Cabinet anglais pour recommander _officiellement_ à ce prince d’abdiquer et de quitter l’Egypte. » Avant de préciser le sens et la portée de cette mesure, il faudrait rappeler certains événements qui l’ont précédée et qui n’ont pas manqué d’exercer une certaine influence sur l’action des deux puissances. D’abord l’appui accordé publiquement par le khédive au parti de Chérif et à la Chambre des délégués, avait créé une opposition contre l’ingérence européenne. D’où la nécessité de précipiter l’action. Un événement imprévu eut également sa part d’influence ; c’est l’entrée en scène de Bismarck. Le khédive avait « vu les adresses et le projet présentés par la nation » et, « sur la proposition du Conseil des ministres », réglé, par un décret du 22 avril, les dettes du gouvernement. Les créanciers de la dette flottante, Allemands et Autrichiens pour la plupart, n’étaient pas, semble-t-il, satisfaits de ce règlement. Les consuls généraux d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie présentèrent, le 18 mai, au khédive, une protestation qui déclare le décret dont il s’agit contraire à des arrangements internationaux et en rend le vice-roi responsable. Le khédive se borna à prier le Consul général d’Allemagne de vouloir bien remettre cette protestation au Président du Conseil. M. le baron de Saurma vit donc Chérif Pacha qui lui répondit que le pouvoir personnel n’existait plus en Egypte et que la responsabilité du khédive ne saurait, dès lors, être engagée par les actes de son gouvernement. D’aucuns voient dans l’action de Bismarck l’intention de hâter l’occupation franco-anglaise, cause de conflits et de complications entre les deux puissances. Il aurait voulu faire de l’Egypte un nouveau Schleswig-Holstein pour la France et l’Angleterre. M. Bülow a fait connaître, en effet, aux deux puissances que « l’Allemagne n’a entendu empiéter à aucun degré sur le terrain politique d’une réforme nécessaire à l’Egypte, où s’exerce _l’entente_ franco-anglaise ; tout son désir est que Paris et Londres continuent à marcher _de concert_ et à faire sentir _en commun_ leur _double_ influence, pour obtenir gain de cause dans une question où les soutiennent et les encouragent les vœux et la sympathie de toutes les grandes puissances. »[163] On ne peut être plus insinuant. L’intervention de Bismarck était à la fois financière et politique. En d’autres termes cette intervention financière avait une portée politique[164]. En vain le Gouvernement de Chérif, acculé au mur par cette protestation, avait-il décidé le 14 juin « de payer intégralement et sans retard, sur les fonds de l’emprunt Rothschild, le montant des arrêts, jugements et sentences passés en force après vérification par une Commission instituée _ad hoc_, de la dette flottante européenne ». Un troisième événement survint qui encouragea, sans aucun doute, l’action des Puissances : l’intervention de certains Egyptiens influents en faveur de la déposition d’Ismaïl. A vrai dire, la désaffection à l’égard du gouvernement personnel d’Ismaïl était trop forte dans l’âme populaire pour qu’on pût, par un changement quelconque, du jour au lendemain, la convertir en attachement au souverain. D’autant que, d’emblée, toutes les souffrances causées par le régime européen établi en fait depuis 1876 étaient mises sur le compte d’Ismaïl et que, d’un autre côté, les effets salutaires du nouveau régime national ne s’étaient pas encore fait sentir dans les campagnes auxquelles on demandait encore de nouveaux sacrifices, quoique avec d’autres méthodes, pour faire face aux engagements financiers et libérer le territoire. Quand à l’armée, elle était, comme toutes les institutions de l’Etat, complètement désorganisée et mal entretenue. Les soldats, qui appartenaient tous aux couches populaires, étaient mécontents, et la majorité des officiers, malgré la protection et l’appui du khédive lors de l’émeute du 18 février, ne pouvait oublier la guerre d’Abyssinie et l’avancement des Turco-Circassiens au détriment de l’élément égyptien pendant toute la durée du règne. Peut-être les uns et les autres pensaient-ils involontairement à l’assassinat du Mufettich, car les Egyptiens, dans leur ensemble, ne devaient pas perdre le souvenir de cette tache indélébile. En ce qui concerne l’attitude des chefs du mouvement, nous avons trouvé des détail fort intéressants dans les Mémoires inédits de Mohamed Abduh : « Le renvoi des deux ministres européens, dit-il, a été salué par la plupart des Egyptiens comme l’avènement d’une ère nouvelle. Car le khédive avait réitéré solennellement la promesse de doter le pays d’institutions parlementaires réelles pour surveiller les actes du Gouvernement. D’aucuns doutaient cependant de la réussite de cette œuvre, parce que le khédive n’était pas habitué à tenir une promesse et que les deux Puissances, de leur côté, ne lui pardonneraient pas l’humiliation infligée à leurs ministres et obtiendraient tôt ou tard, une revanche. « Mais c’était là une minorité. « La majorité des Egyptiens était, au contraire, optimiste et confiante. Elle comptait d’une part sur le respect par les Puissances de la volonté nationale — Cheik-el-Bakri n’a-t-il pas déclaré qu’il avait sous ses ordres 70.000 derviches prêts à prendre les armes ? — et d’autre part sur la leçon de l’expérience qui serait pour le khédive une sage conseillère et le meilleur garant contre toute velléité de retour. « Quoi qu’il en soit, les Egyptiens commençaient à acquérir le sentiment de leur force, depuis que le puissant souverain sollicitait leur concours. « Mais peu de temps après l’adoption du projet égyptien, signé par les représentants de la nation qui se portaient garants de la bonne marche de l’administration, le bruit avait couru que Son Altesse le khédive Ismaïl adressait des ordres aux mudirs (gouverneurs de province) afin d’envoyer immédiatement une partie de l’argent perçu pour le compte du ministère des Finances à la Daïra El-Khassa (l’administration du domaine de la couronne). « Certains journaux avaient publié cette nouvelle et des témoins sûrs m’avaient affirmé, du reste, son authenticité. Cet incident a donné une preuve décisive de l’opinion des sages qui pensaient que le vice-roi était incapable de tenir ses engagements. « Entre temps, Riaz Pacha s’en fut en Europe rejoindre Nubar Pacha. Ils s’entendaient, dit-on, pour travailler à la déposition du khédive et convaincre les gouvernements français et anglais que cela ne comporterait pour eux aucun risque... « Bientôt le khédive, pressenti sur une démarche dans ce sens, consulta son entourage... « Cependant le pays souhaitait son éloignement du trône ; les libéraux fréquentaient le président du Conseil et lui faisaient part de leur attachement au prince héritier. A la suite de pourparlers qu’il eut à ce sujet avec Tewfick, Gemmel-Eddin, accompagné de nombreux notables, fit des démarches pressantes auprès de Chérif Pacha afin de convaincre le khédive de la nécessité de son abdication. Sur quoi Chérif conseilla à Ismaïl d’accepter la demande des deux puissances, qui, de gré ou de force, finiraient par avoir raison de lui. Il ajouta que l’idée de la guerre serait une folie, d’autant qu’elle était impopulaire dans toutes les classes et dans les rangs mêmes de l’armée, et que le mieux serait de s’en remettre complètement au Sultan. « Puis Gemmel-Eddin se rendit, accompagné d’une délégation égyptienne, chez le consul général de France[165]. Il l’informa de l’existence en Egypte d’un parti national réformiste, et que seul le prince héritier Tewfick Pacha serait capable de mener à bonne fin l’œuvre de réformes nécessaires en Egypte. » Il est certain que Tewfick, avec son caractère faible, était plus apte qu’Ismaïl à jouer un rôle constitutionnel et à tenir, à cet égard, ses engagements pris envers Gemmel-Eddin et ses amis, mais le malheur est qu’il pouvait devenir aussi un instrument docile entre les mains des puissances. Les Egyptiens ne voyaient pas le « revers de la médaille » et, tout en ayant l’air de prendre l’initiative dans une affaire si grave, ils reconnaissaient en fait l’autorité protectrice des deux puissances auxquelles ils avaient recours. Ismaïl, abandonné par ses sujets et pressé par les puissances, cherchait un point d’appui à Constantinople. Mais le Sultan, en qui il mettait son dernier espoir, heureux de retrouver l’occasion d’affermir son autorité s’empressa d’envoyer, le 26 juin, un télégramme adressé à « l’ex-khédive Ismaïl Pacha », l’invitant à « se retirer des affaires gouvernementales, conformément à l’ordre de Sa Majesté Impériale le Sultan », et annonçant la nomination de Son Excellence Mehemet Tewfick Pacha au poste de khédive. Le 30 juin, Ismaïl quitta Le Caire pour Alexandrie d’où il se rendit à bord du _Mahroussa_ à Naples[166], où le roi d’Italie avait mis une résidence à sa disposition. Tous les témoins de son départ affirment qu’il était plein de dignité. Dans ce moment suprême, il a dû évoquer son œuvre régénératrice. L’erreur d’Ismaïl, on doit la chercher dans le gouvernement personnel, dans sa prodigalité, dans sa politique d’indépendance vis-à-vis de son jaloux suzerain, dans le choix des Turcs qui dominaient dans l’armée et les Conseils du Gouvernement, et dans la dette, mais on doit la chercher encore et surtout dans « la route des Indes ». Depuis l’expédition de Bonaparte l’image de l’Egypte apparue sur cette route obsédait l’Angleterre. Mais tandis que la France de Louis-Philippe travaillait au développement de la Puissance égyptienne pour en faire une Belgique dans la Méditerranée, Palmerston opposait le désert à l’Egypte pour en faire une simple province ottomane réservée à l’influence anglaise. Sous l’action de la rivalité, le règne de Napoléon III inaugurait une nouvelle politique qui ne faisait pas, il est vrai, bon ménage avec la politique de la Grande-Bretagne. Sous le couvert des intérêts politiques l’impérialisme britannique entendait recueillir toute la succession d’Ismaïl en Egypte et au Soudan[167]. Aussi travailla-t-il à sa chute, avec l’aide de la France, quitte à l’évincer ensuite et à devenir le seul maître de la vallée du Nil. [Note 85 : _Egypt as it is_, par _Thomas Waghorn_, London, 1857.] [Note 86 : _Egypt under Mohamed Aly Basha a reply to the, Remarks of A. T. Holroyd on Egypt as it is in 1837_, addressed to the R. H. Palmerston. By _Hassanaine Al-Besunee_, 1838.] [Note 87 : Voir dans _How we defended Arabi Pacha_, par _Broadly_, récit d’Ahmed Rifat (_Ahmed Rifat’s Story_).] [Note 88 : M. Walne, consul britannique au Caire, disait à M. Senior en 1855 : « Saïd Pacha est frivole et vaniteux et il est gâté par la flatterie des étrangers qui l’entourent. Ils lui disent — et il le croit — qu’il est un génie universel, et je crains qu’il ne soit en train de nous préparer une grande catastrophe. » (_Senior’s Conversations_ and journals in Egypt, vol. I, p. 181.)] [Note 89 : Ce sont presque les termes employés par Lord Cromer dans son _Modern Egypt_.] [Note 90 : Arabi accompagnait Saïd Pacha en qualité d’aide de camp.] [Note 91 : Arabi racontait, le 16 mars 1903, à M. Blunt que le premier ouvrage qui lui a suggéré ses idées politiques était une traduction arabe de « _La Vie de Bonaparte_, par le colonel Saint-Louis. » Saïd Pacha, au cours de son voyage à Médine, avait lu cet ouvrage qui relatait « la conquête de l’Egypte par 30.000 Français ». « Voyez, dit- il, comment vos compatriotes se laissent battre. » « A mon tour je me décidai à lire cet ouvrage et de cette lecture, je tirai la conclusion que la victoire des Français était due à leur organisation et à leur entraînement, et que nous pouvions en faire autant en Egypte. »] [Note 92 : Voir dans le _Journal officiel_ égyptien l’article intitulé : « L’erreur des sages. »] [Note 93 : « Un vice unique, l’insécurité, dit Ahmed, pèse sur nos personnes et sur nos biens. Le paysan n’est pas garanti contre les ordres arbitraires... La même insécurité déprécie les richesses nées et acquises. Les besoins du pouvoir sont effroyables, surtout depuis que vos faiseurs, appuyés de vos consuls, tirent à boulets rouges sur un petit pays neutre et désarmé. L’Egypte implore aujourd’hui un patronage collectif des puissances civilisées. Tous ses maux viennent du despotisme intérieur ; le despotisme extérieur et multiplié ne les a jamais soulagés, au contraire. » (_Le Fellah_, par Edmond About, 1869.)] [Note 94 : « Le plan de Nubar consistait à mettre immédiatement un frein au pouvoir absolu du khédive et à limiter l’autorité des consuls généraux, par l’établissement de tribunaux qui contrôleraient les décisions arbitraires des deux parties. Il se proposait, en même temps, de donner la voix prépondérante à l’élément égyptien, et d’étendre leur juridiction aussi bien sur les indigènes que sur la population européenne dans toute l’Egypte. Son but avoué était de faire du système une application générale. » (_The Khedive’s Egypt_, par Edwin de Leon, ancien consul général en Egypte, in-8, 1877.)] [Note 95 : Audouard (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_, Paris, in-16, 500 pages, 1865.] [Note 96 : Ces notes ont été publiées par M. Arthur Rhoné, dans _l’Egypte à petites journées_.] [Note 97 : Audouard (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_.] [Note 98 : Il existe seulement quelques numéros épars de ce journal à la Bibliothèque nationale du Caire. Le premier article sur Ismaïl Pacha manque ; pour les autres voir le _Taïf_ du 29 avril et du 6 mai 1882.] [Note 99 : « D’après tout ce que j’apprends, le développement récent de l’Egypte est surtout matériel. Les Egyptiens se plaignent amèrement de trois maux, qui, pour eux font plus que contrebalancer les avantages du régime actuel. Ce sont les taxes énormes, l’absence totale de toute protection contre l’arbitraire de ceux qui les gouvernent, et l’incurie et la corruption des tribunaux civils et criminels. « Le peuple compare le gouvernement du khédive avec celui de son prédécesseur Saïd Pacha qui donna aux Egyptiens la justice, la sécurité et rien que des charges modérées. » (Bayard Taylor : _Egypt and Iceland in the year 1874_, Londres, 1875.)] [Note 100 : « Ces malheureux (les fellahs) sont exploités directement par les étrangers, non moins que par le gouvernement, et les étrangers consomment leur œuvre en se procurant une bonne partie de ce que l’Etat, le khédive et les siens ont tiré des fellahs. » (_L’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge mixte.)] [Note 101 : « Affren » est un mot turc qui signifie : bravo !] [Note 102 : « Depuis quatre mois cent cinquante mille ouvriers sont enlevés à l’agriculture et construisent pour le vice-roi des routes, des canaux, des chemins de fer, etc... Beaucoup fournissent leurs outils, la pioche, le couffin, se nourrissent à leurs frais... La mort fauche vite et dru dans ce champ de vies humaines. On voit les petites filles, les petits garçons déguenillés, souvent tout nus, monter et descendre les talus avec une charge de terre sur la tête et courbant le dos sous le bâton du cheik. » (Voir lettre datée de septembre 1867 : _Lettres sur l’Egypte contemporaine_, par Gellion-Danglar, 1876.)] [Note 103 : Il existe à la Bibliothèque nationale du Caire une collection du _Progrès Egyptien_ du numéro 2-11 juillet 1868 au 14 mai 1870. C’est le seul journal sérieux de l’époque. Les autres journaux étaient la plupart à la solde du vice-roi.] [Note 104 : Voir l’article écrit par M. Bordeano, rédacteur en chef de la _Turquie_, journal officieux, en date du 16 août 1869, et reproduit par le _Progrès Egyptien_ du 25 août.] [Note 105 : Voir une brochure intitulée : « _L’Egypte d’après les traités de 1840-41_, par M. N. _Bordeano_, directeur du journal _la Turquie_, 1869. Voir aussi _l’Egypte et la Turquie_, réponse à une brochure de M. Bordeano, par G. L., membre de l’Institut égyptien, Alexandrie, 1869.] [Note 106 : _Histoire de la Presse arabe, Beyrouth_, 1913, par le vicomte Torazi.] [Note 107 : _Progrès égyptien_, 6 septembre 1869.] [Note 108 : Le _Progrès égyptien_, en date du 29 janvier 1870, rapporte que « le gouvernement vient de mettre un grand nombre de fellahs à la tête de ses administrations publiques et d’en écarter les Turcs. Le journal pense que cette mesure peut-être prise sous le coup de l’irritation que causaient les menaces de Constantinople, est bonne en soi ». Nous ne croyons pas, quant à nous, que ce fut une mesure sérieuse et stable, et l’événement l’a démontré.] [Note 109 : _Present Day Egypt_, par M. _Frederic Courtland Penfield_, ancien consul général des Etats-Unis en Egypte (1893-1897), _Londres_, 1899.] [Note 110 : Le colonel Chaïllé-Long, chef d’état-major de Lord Gordon, dans son ouvrage _l’Egypte et les Provinces perdues_ (1897), disait que la nomination de Gordon avait été faite pour servir les _intérêts_ anglais. Ce fut à Khartoum, en route pour Gondokoro, le siège de son gouvernorat, que Gordon décréta (1874) le monopole de l’ivoire, acte, qui peut être taxé de pure folie car il provoqua l’hostilité des marchands de Khartoum, les véritables sultans du Soudan, qui avaient engagé tous leurs capitaux dans l’exploitation de l’ivoire, qui exigea le maintien, dans l’intérieur de l’Afrique, de nombreuses stations et d’une petite armée de 2.500 _Dongalouas_ ou soldats irréguliers qui ont depuis formé le noyau de l’armée mahdiste. Cet acte fut le germe de l’insurrection de plus tard, dont Gordon se vante dans son livre d’avoir « pondu l’œuf ».] [Note 111 : Le major Wingate (_Madhism and the Egyptian Sudan_ 1891) considère la suppression de la traite des esclaves comme l’une des trois causes principales du mahdisme.] [Note 112 : D’après M. Pensa (_L’Egypte et le Soudan Egyptien_, 1895) l’époque de la plus grande prospérité du Soudan est entre 1870 et 1874 ; c’est précisément l’époque où le Soudan était administré par des gouverneurs égyptiens. Quant à l’époque de l’administration anglaise, « la responsabilité des gouverneurs du Soudan, dit M. Pensa, depuis sir Samuel Baker jusqu’à Gordon est gravement engagée quand on examine l’état auquel leur administration avait conduit ces régions ». L’auteur de _l’Egypte et les Provinces perdues_ disait que « l’administration de Gordon fut un gâchis déplorable. Il avait trouvé le Soudan en pleine prospérité et le quitta, en 1879, endetté et sous le coup de l’insurrection ». M. Chaïllé-Long accuse la Grande-Bretagne d’avoir choisi Gordon pour accomplir la désorganisation du Soudan et d’avoir préparé, _de longue main_, les événements subséquents « dans le but d’en profiter pour se tailler un empire anglo-africain ».] [Note 113 : D’après Dr Henry W. J. Thierch, auteur d’un ouvrage allemand sur l’Abyssinie (traduit en anglais par Sarah N. S. Pereira, Londres 1885) Munzinger, hostile au roi Yohannès, encouragea le khédive dans son plan de conquérir l’Abyssinie. Le Dr Gerard Rohlfs l’accuse même d’avoir aspiré au trône de ce pays. D’après M. _Cave_, dans son rapport de 1876, « la guerre d’Abyssinie avait été pour ainsi dire _imposée_ au khédive, que la gloire stérile de la guerre ne pouvait éblouir ». Il ressort de ces témoignages que le khédive avait dû subir des influences étrangères intéressées.] [Note 114 : Ce fait est confirmé par M. Farman, ancien consul général des Etats-Unis au Caire.] [Note 115 : Nous ne croyons pas à la trahison du missionnaire français qui servait de guide au général Loreng. Nous avons la modeste conviction que la cause principale de la défaite réside dans la mésentente qui régnait entre les Circassiens et les Américains, et la responsabilité des premiers ne fait pas de doute. (Voir des détails intéressants dans _Moslem Egypt and Christian Abyssinia_, par Dye.)] [Note 116 : Sous Mohamed Aly il y avait deux classes opposées : la classe autochtone des fellahs qui était le peuple, et la classe turco- circassienne qui formait une minorité aristocratique dominante dans le gouvernement. Cependant, grâce au système nationalisateur du fondateur de la dynastie, son règne préparait l’avènement au pouvoir d’une nouvelle bourgeoisie égyptienne formée principalement de médecins, de professeurs et d’officiers dont le cercle s’élargissait sous Ismaïl et où se recrutait généralement le personnel administratif et parfois les ministres ou les gouverneurs de provinces. C’est cette classe qui a donné à l’Egypte ses hommes les plus distingués et qui a mené contre l’aristocratie étrangère une lutte d’abord sourde, puis ouverte sous Tewfick jusqu’à son absorption complète. (Note de l’auteur.)] [Note 117 : _Arthur Rhoné_, _l’Egypte à petites journées_.] [Note 118 : Abdallah Abou Soôud a fondé en 1866 _Waddinnil_, le premier journal politique et littéraire en Egypte. Il paraissait toutes les semaines et soutenait la politique d’Ismaïl jusqu’à la mort de son fondateur (1878).] [Note 119 : M. Renan ayant, au cours d’une conférence faite à la Sorbonne le 29 mars 1883, discuté la productivité scientifique de l’Islam, Gemmel-Eddin présenta quelques observations sur les idées de Renan dans un article publié par les _Débats_ du 18 mai 1883 dont voici les passages caractéristiques : « Un vrai croyant doit, en effet, se détourner de la voie des études qui ont pour objet la vérité scientifique. Attelé comme un bœuf à la charrue, au dogme dont il est l’esclave, il doit marcher éternellement dans le même sillon qui lui a été tracé d’avance par les interprètes de la loi. Convaincu, en outre, que sa religion renferme en elle toute la morale et toutes les sciences il s’y attache résolument et ne fait aucun effort pour aller au delà. « Je sais tout cela, mais je sais également que cet enfant musulman et arabe « ce fanatique plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit être la vérité absolue » appartient à une race qui marqua son passage dans le monde, non seulement par le fer et le sang, mais par des œuvres brillantes et fécondes qui prouvent son goût pour la science... « Il est vrai qu’après la chute du royaume arabe en Orient, comme en Occident, les pays qui étaient devenus les grands foyers de la science, tels que l’Irak et l’Andalousie, retombèrent dans l’ignorance et devinrent le centre du fanatisme religieux ; mais l’on ne saurait conclure de ce triste spectacle que le progrès scientifique et philosophique au moyen âge ne soit dû au peuple arabe qui règnait alors. » Le lendemain, dans le même journal, Renan répondait à cet article en faisant de Gemmal-Eddin l’éloge précité. Une idée ressort de cette réponse : « Je crois, dit-il, que la régénération des pays musulmans ne se fera pas par l’Islam : elle se fera par l’affaiblissement de l’islam, comme du reste le grand élan des pays dits chrétiens a commencé par la destruction de l’église tyrannique du moyen âge. » Renan entend par l’affaiblissement « arriver à cet état d’indifférence bienveillante où les croyances religieuses deviennent inoffensives ». Il est certain qu’en adaptant la religion aux besoins nouveaux par la propagation de l’instruction et de l’esprit de tolérance dans _les masses_, on obtiendrait ce résultat, mais il y aurait plutôt affaiblissement du dogme où la religion gagnerait du fait que le progrès serait mis sur son compte. Mohamed Abduh, le plus grand disciple de Gemmal-Eddin, qui s’occupait de réformes plus que de politique, a travaillé pendant quarante ans pour atteindre ce but et son œuvre ne périra pas. La réforme de la grande université religieuse de l’Azhar qu’il avait tentée et qui s’opère lentement par la création d’une direction d’études, d’un programme déterminé et moins chargé et l’introduction de l’histoire, de la géographie et d’autres sciences — équivaudrait, à elle seule, à une révolution.] [Note 120 : Gemmel-Eddin prêchait une sorte de panislamisme _politique_ ; aussi s’attachant fort peu à la théologie, se voua-t-il entièrement à la politique. Les gouvernements chrétiens, disait-il, s’excusent des attaques et des humiliations qu’ils font subir aux Etats musulmans en invoquant la situation arriérée de ces derniers ; cependant ces mêmes gouvernements entravent de toute manière, et même par la guerre, toute tentative de réforme et de renaissance dans les pays musulmans. D’où la nécessité pour le monde musulman de s’unir en une grande alliance défensive pour se préserver de l’anéantissement ; et, pour y parvenir, il doit acquérir la technique du progrès européen et apprendre les secrets de la puissance européenne. Mais Gemmel-Eddin n’entendait point substituer le patriotisme de religion au patriotisme de territoire ; il voulait que les efforts des pays musulmans convergeassent, indépendamment les uns des autres, vers un but commun : la libération politique. Et c’est pour régénérer la patrie turque, persane ou égyptienne qu’il travaillait à régénérer l’Islam qui influait profondément sur la vie politique et sociale des différents pays musulmans. Toutefois la tâche de la réforme religieuse incombera essentiellement à son fervent disciple Mohamed Abduh, le véritable Luther de l’Orient. (Note de l’auteur.)] [Note 121 : D’après Browne, auteur de _Persian Révolution_, Gemmal-Eddin était philosophe écrivain, orateur et journaliste. Dans _l’Encyclopédie de l’Islam_ (1913) Djamal-Al-Din Al-Afghani, une des plus remarquables figures de l’islam au XIXe siècle... Il fut par la parole et par la plume un des représentants les plus conscients de l’idée panislamique. Sayed Rachid Rida, disciple de Mohamed Abduh, disait au cours d’un article paru dans sa revue _El-Manar_ en mai 1907 : « La vérité est qu’il ne travaillait pas pour le panislamisme. Nous avons entendu, souvent entendu notre maître regretté répéter qu’il (Gemmal-Eddin) était l’homme le plus capable de réformes et que s’il ne s’était pas adonné à la politique il aurait accompli une grande œuvre. La base sur laquelle reposerait la réforme en vue de l’amélioration des conditions des musulmans, disait M. Abduh, devait être l’émancipation de la pensée du joug de l’imitation, et la compréhension des choses de la religion avec l’esprit des temps anciens avant les discordes et les superstitions. La religion doit être considérée comme un régulateur de la raison humaine et, partant, amie de la science, s’efforçant de pénétrer les mystères de l’Univers. »] [Note 122 : Cette Chambre, instituée au début de 1866, se réunit pour la première fois le 19 novembre. Elle était formée de 75 membres élus et la durée de chaque session annuelle était de deux mois ; elle s’occupait de réformes administratives pratiques telles que l’irrigation et le curage des canaux, et n’avait que voix consultative. C’est seulement à partir de 1876 que cette Chambre montra certains signes de vitalité en étudiant sérieusement les questions intérieures à l’ordre du jour, surtout financières, et en attirant l’attention du gouvernement sur les remèdes nécessaires pour améliorer les conditions du pays.] [Note 123 : Mohamed Abduh généralise ici un peu trop. Point n’est besoin de revenir sur les origines du réveil national que nous avons déjà étudiées. Or comment expliquer que les Egyptiens se soient intéressés aussi vivement à la guerre de 1877 qui, pourtant, n’était pas la première entre la Turquie et la Russie et que, surtout, cette guerre ait été pour les Egyptiens une occasion de manifester leurs sentiments avec plus de force ? La raison principale réside dans une évolution lente et laborieuse d’une conscience nationale privée de la liberté politique indispensable.] [Note 124 : M. Gellion-Danglar, dans la 7e lettre, 25-29 juin 1868, écrivait : « Il y a environ un an et demi, on fit grand bruit d’une constitution que S. A. le vice-roi avait octroyée à son peuple. Vous pensez bien que les représentants étaient tous les candidats du gouvernement. Eh bien, il se forma parmi eux une opposition ; oui, deux membres se permirent d’émettre, sur une question insignifiante, un avis différent de l’avis qu’on désirait. Ils furent immédiatement chassés de l’assemblée par ordre du vice-roi comme de dangereux perturbateurs de l’Etat et d’irréconciliables ennemis de la paix. » (_Lettres sur l’Egypte contemporaine_, 1876.)] [Note 125 : Ce fait nous a été raconté par Helbaoui bey, avocat bien connu, qui est peut-être le dernier disciple vivant de Gemmal-Eddin.] [Note 126 : L’ancien juge mixte disait, dans _l’Egypte et l’Europe_, en parlant des Egyptiens : « Comme ils vivent dans un milieu stationnaire où tout marche dans les anciennes ornières, où l’activité mentale n’est pas stimulée par la lutte des opinions et des tendances, par le changement, l’innovation et le progrès, leur esprit se trouve dans un état de quiétude et de non-activité... Mais la machine est bonne quoique mal alimentée. » Tout ceci s’applique mieux aux Egyptiens avant l’avènement de la presse libre.] [Note 127 : _L’Europe Diplomatique_, en juin 1879, publia un article de son correspondant au Caire concernant Abou Naddara et le « genre de popularité dont jouit incontestablement James Sanua » : « Le mois passé, dit-il, j’ai pu aller entendre Ahmed Salem, le grand chanteur arabe du Caire... Au loin il fait entendre ses étranges mélopées et cela s’écoute religieusement d’ordinaire. Mais ce soir-là, il arriva qu’un vendeur clandestin de l’_Abou Naddara_ put se glisser, je ne sais comment, au travers de l’assemblée. En moins de rien c’était fait, loin des yeux de la police il avait vendu près de trois cents exemplaires. Aussitôt changement à vue. Chacun de tourner le dos au chanteur et de se mettre, entouré d’un petit groupe, à lire le journal prohibé... Et les invités ne consentirent à rester qu’à la condition qu’Ahmed Salem leur chanterait la chanson du proscrit Abou Naddara ! « O bien-aimé patriote, ô gentil Abou Naddara, exprime notre affection au dévouement de ce _clément_ dont l’absence nous accable de chagrin (Allusion au prince Halim). « Il (le khédive) a sucé nos veines et vidé nos poches. Pitié, pitié pour ton peuple O Allah « ne le vois-tu pas courbé sous les taxes et les impôts sans nombre ? » « Ce journal n’est pas composé d’articles, c’est un ensemble de dialogues entre Abou Naddara et ses chers Fellahs, un recueil d’hymnes, d’invocations et d’imprécations où figurent quelquefois les noms des morts, mais très rarement les noms des vivants. Malgré ces précautions par prétérition, le pauvre Ahmed Salem n’était guère à son aise en chantant la chanson du proscrit... Le résultat de cette soirée fut qu’Ahmed Salem et ses musiciens étaient, dès le lendemain, jetés en prison. Ils n’en sont sortis que dix jours après grâce à l’intervention des princesses et des dames des harems, mais défense expresse leur est faite de chanter en ville, désormais, n’importe où. « Il est moins facile, comme je vous le disais, d’arrêter la propagande _d’Abou Naddara_. Cette minuscule feuille a des partisans un peu partout — j’ai la conviction qu’une grande partie de ce qu’elle contient vient d’ici, et part quelquefois de personnes très bien placées. — Abou Naddara, selon moi, n’est pas la voix, il est l’écho passif, mais devenu puissant par son éloignement même, de l’opinion publique en Egypte. »] [Note 128 : Selim Naccache, qui le premier, paraît-il, lança la célèbre formule « l’Egypte aux Egyptiens » publia dans le tome I — qui est fort rare — de son ouvrage _Misr-lil-Misriyeen_ une courte étude sur Gemmal- Eddin d’après les mémoires inédits d’Adib Ishak. C’est là que nous avons puisé le renseignement rapporté plus haut. Ajoutons que cet ouvrage forme un ensemble de documents pour servir à l’histoire de la période de 1881-82.] [Note 129 : Ce journal, semble-t-il, ne paraissait pas, au début, d’une façon régulière. Son cinquième numéro, daté du 2 septembre 1876, renferme le premier article de Mohamed Abduh, le célèbre disciple de Gemmel-Eddin. On trouve dans les numéros suivants d’autres articles où se révèle la transformation graduelle du style de l’auteur qui eut une influence marquée sur l’épuration et le développement de la langue arabe.] [Note 130 : Nous avons eu la bonne fortune de trouver cette collection chez un particulier. Il semble que toutes les collections de journaux de l’époque antérieure à l’an 80 aient été brûlés ou perdus lors du grand bouleversement de 1881-82. Il en existe cependant quelques numéros épars dans les bibliothèques du Caire.] [Note 131 : _L’Egypte et le Soudan Egyptien_, par H. Pensa, 1885.] [Note 132 : M. Wilson raconte dans ses mémoires — _Chapters of my official life_ — en date de 25 juillet 1878, qu’il reçut ce jour-là, alors que la Commission était réunie, la visite de quelques dames indigènes membres et servantes de la famille de feu Abbas Pacha. Elles lui expliquèrent que leur propriété leur avait été extorquée et qu’elles étaient dans le dénuement. A peine sorties de chez lui, la police les arrêta et les jeta en prison. M. Wilson intervint immédiatement auprès du khédive et exigea la démission du préfet de police, tenu pour responsable. « Cette démission, dit-il, eut un excellent effet et étonna plutôt le public du Caire ».] [Note 133 : Ce rapport contient, sans ses annexes, environ soixante pages dans les _Documents diplomatiques, Affaires d’Egypte_. Il est divisé en deux parties, l’une traite du système d’impôts, l’autre de la situation financière en Egypte. Dans l’exposé du système d’impôts il les condamne d’une manière générale « Quelle que soit du reste, dit-il, l’autorité qui ait établi les taxes multipliées qui grèvent les populations, c’est à peine s’il en est qui ne donnent lieu aux plus justes critiques. » Puis il signale entre autres abus : « Dans un pays qui, comme l’Egypte, est essentiellement agricole, l’impôt foncier est et doit rester la source principale des revenus du Trésor... « Une expertise ayant pour objet la classification des terres a été prescrite en 1867 ; il s’agissait, dit la décision, qui l’ordonne, d’asseoir l’impôt foncier sur des bases plus équitables. « Ce travail donna lieu, nous dit un Agent consulaire, « à des abus considérables de la part de ceux qui en étaient chargés, ayant les cheikhs des villages pour aides. Ils ont aggravé les impôts des terres qui n’étaient pas susceptibles d’une augmentation pour combler le déficit provenant des rabais qu’ils accordaient par peur des puissants et par cupidité. » « Une autre cause d’inégalité résulte de la loi de la _Moukabalah_. Cette loi, promulguée en 1871, dispose que « tout contribuable qui aura versé au Trésor une somme égale à six années de ses contributions foncières, sera dégrevé à perpétuité de la moitié de ses contributions, moitié calculée sur la base de ce qu’il paye actuellement à l’Etat. L’impôt frappant les dites propriétés, quelle que soit leur nature, ne pourra être augmenté sous aucune forme et pour aucun motif » (article 3). « Un décret du 16 juillet 1873 a décidé que « la Moukabalah serait payée en douze années, par portions égales, à partir du 11 septembre 1873 ». « Cette même loi accordait en outre certains avantages aux contribuables qui n’ayant pas jusqu’alors sur les terres qu’ils possédaient un droit de pleine propriété, consentaient à payer la Moukabalah. « Le décret du 7 mai 1876 en « arrêtant l’opération de la Moukabalah » décida que ces avantages seraient définitivement acquis même aux contribuables qui ne s’étaient que partiellement libérés, et qu’il serait pris des mesures équitables, soit par restitution de ces anticipations, soit par une réduction proportionnelle d’impôts... « Avant que les dispositions de ce décret aient été appliquées, le décret du 18 novembre 1876 rétablit la loi de la Moukabalah ; elle dut même être considérée comme n’ayant jamais cessé d’être en vigueur. Ce décret statue en outre « que les réductions annuelles produites par les effets de la loi de la Moukabalah, ne seront appliquées qu’à partir de l’année 1886, et qu’il sera tenu compte aux contribuables, jusqu’à la fin de l’année 1885, de l’intérêt à 5 0/0 sur les sommes qui devaient être déduites » (article 2). « Ainsi, ceux qui ont payé avant le 7 mai 1876 l’intégralité de la Moukabalah ont vu, depuis l’année de leur payement, leurs contributions réduites de moitié. « Ceux qui n’ont complété le payement de la Moukabalah que depuis le décret du 18 novembre 1876 continuent à payer l’intégralité de leur impôt. On leur tient compte seulement, non pas de l’intérêt à 5 0/0 des sommes qu’ils ont versées, mais de l’intérêt à 5 0/0 de la moitié de l’impôt dont ils devraient être déchargés. « Indépendamment des causes d’inégalité que nous venons de signaler, d’autres circonstances viennent encore, contrairement à tout principe d’équité, modifier le taux de l’impôt foncier. « L’impôt sur les dattiers est perçu en vertu d’un recensement qui remonte à plus de douze ans... ». Un cultivateur, dit l’inspecteur général de la Haute Egypte, avait 100 palmiers, sur chacun desquels il devait payer tant d’impôt, ce qui faisait une somme de... Ces 100 palmiers n’existent plus ; il n’en reste que 50. Mais la Moudirieh ne veut pas connaître qu’il n’en reste que 50 ; elle en marque toujours 100 (l’inspecteur cite cet exemple pour expliquer l’importance des arriérés (3.145.000 en 1875) et la difficulté de leur recouvrement. Enfin la Commission parle de la vente par anticipation des récoltes des Fellahs, de la corvée et termine cette partie de son rapport en demandant à côté d’une législation fiscale une organisation judiciaire et des tribunaux « assurant une efficace protection aux indigènes, aujourd’hui soumis dans leurs personnes et leurs biens au pouvoir discrétionnaire d’une autorité sans contrôle ». La conclusion de la partie financière est identique. « On ne saurait donc méconnaître que le Chef de l’Etat dispose d’une autorité sans limite ».] [Note 134 : M. Raindre, Consul Général de France en Egypte, écrivait dans une lettre du 24 août 1878, au Ministre des Affaires étrangères, que la rédaction de cette allocution est « universellement attribuée à Nubar Pacha... Quoi qu’il en soit, de la part plus ou moins grande qui appartient à Nubar Pacha dans les concessions arrachées au khédive il semble que Son Altesse ait tenu de son côté à bien marquer que, dans sa pensée les réformes projetées et leur promoteur ne doivent pas être séparées, et c’est dans le discours même qui constate l’adhésion vice- royale au programme de la Commission, que Nubar Pacha est désigné pour former un Ministère ».] [Note 135 : Un correspondant occasionnel au Caire adressa au _Times_ un article daté du 13 janvier et paru le 23. Dans cet article il insistait sur la nécessité de réduire l’intérêt. « Cette vérité éclatante, dit-il, est basée sur le fait que la dette publique absorbe sept millions de livres sur un revenu qui ne dépasse guère neuf millions ». Il décrit l’état lamentable des Fellahs qui, forcés par suite des inondations de rester sans domicile, accroupis sur les bords des canaux, ou de se réfugier dans les arbres, furent néanmoins sommés par le percepteur de payer l’arriéré. » Puis il parle des « hauts fonctionnaires, Européens pour la plupart, qui touchent d’énormes traitements. Le progrès est entravé par une multitude de conseillers ». « Hier, dit-il encore, j’ai voyagé par l’express venant d’Alexandrie, le conducteur de train descendit dans chaque station et cria en quatre langues — anglais, français, italien et arabe — le nom de l’endroit et le temps d’arrêt « two minutes of stopping », « cinq minutes d’arrêt », etc... Il me rappela notre administration internationale odieuse ». « Les réformes que nos ministres désirent appliquer sont arrêtées court. Les créanciers en barrent complètement le chemin. Il y a aujourd’hui littéralement des centaines de cheikhs au Caire, chacun représentant un village, venant avec des pétitions pour la réduction des impôts et tous déclarent que les taux actuels ne peuvent pas être maintenus : Ils assiègent tous les portes des Ministères et attendent les Ministres à leurs entrées et sorties, et les bureaux sont inondés de leurs pétitions. En vérité il semble qu’une réduction générale des impôts soit nécessaire pour sauver le pays d’un vaste système d’évincement en faveur de l’étranger. » Un autre correspondant occasionnel à Alexandrie écrivait le 18 janvier, après avoir rappelé l’œuvre d’Ismaïl à propos de son anniversaire : « ce progrès matériel n’a pas profité encore au peuple complètement écrasé par une lourde dette publique et qui se presse en foule au Caire, actuellement, pour déposer ses griefs devant le nouveau Gouvernement ».] [Note 136 : Ce sont les propres termes d’un télégramme du Consul Général de France en Egypte au Ministère des Affaires Etrangères.] [Note 137 : Il y a unanimité à ce sujet. C’est aussi l’opinion de Mohamed Abduh et d’Arabi (mémoires inédits).] [Note 138 : Voir le _Soudan Egyptien_ par le Colonel _Chaillé-Long bey_.] [Note 139 : _The Story of the Khedivate_ par _Ed. Dicey_. Les renseignements de M. Dicey sont confirmés par M. Rivers Wilson, dans ses mémoires : « M. Larking, dit-il, connaissait intimement le caractère du khédive Ismaïl et les affaires égyptiennes en général. J’insère la lettre suivante que je reçus de lui lorsque j’étais au Caire en 1876, elle prédit, de façon on ne peut plus exacte, ce qui eut lieu effectivement deux ans plus tard : Paris, 6 avril 1876. Mon but en venant à Paris était, comme vous le savez, de voir Nubar... La conclusion à laquelle nous sommes arrivés est la solution de cette question : « Le khédive est-il sincère ou non ? Tout roule sur ce point. S’il est sincère, son devoir simple et clair implique le renoncement à toute ingérence dans les finances du pays, mais les finances étant en fait le ressort de tout mécanisme gouvernemental, cela signifierait, jusqu’à certain point, l’abdication du principe autocratique cher aux souverains d’Egypte depuis des siècles... Le khédive a des juges européens, il doit avoir un ministre européen des finances, un ministre réel ayant le pouvoir nécessaire pour exécuter les réformes. C’est le poste que vous devriez tenir... Nubar pense qu’avec une certaine pression venant du gouvernement anglais cette nomination serait un fait accompli... Le but de M. Disraeli, en achetant les actions du canal et en constituant ensuite la mission Cave, tend, comme on le suppose généralement, à créer un intérêt anglais en Egypte pour contrebalancer celui de la France. Nubar se soucie peu de son retour au pouvoir. Je lui conseille de patienter et de laisser couler l’orage, et tout s’arrangera. » Cette lettre révélatrice de M. Larking indique nettement l’association de Nubar au plan anglais établi depuis 1876. Du reste M. Wilson, dans un autre chapitre de ses mémoires, écrit en date du 12 juin 1878, à propos du retour possible de Nubar en Egypte : « L’enquête est, en grande partie, son œuvre. Le khédive se plaint amèrement que nous soyons en train d’exécuter le programme tracé par Nubar, ce qui est exact. Cependant si Nubar retourne, ce sera, dans la pensée du khédive, pour le protéger contre l’enquête, Nubar ne peut pas toutefois, tourner le dos aux réformes et trahir la cause qu’il prêchait pendant les deux dernières années. » (Sir Rivers Wilson : _Chapters of my official life_), 1916.] [Note 140 : Voir la déclaration faite par les Consuls de France et de Grande-Bretagne au Caire le 10 mars 1879 (_Documents diplomatiques, affaires d’Egypte_).] [Note 141 : Voir _Mirâat-El-Chark_ du 5 avril 1879.] [Note 142 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.] [Note 143 : Voir dans le _Times_ du 16 avril une correspondance du Caire datée du 8 avril 1879.] [Note 144 : C’est Abd-el-Salam El-Moelhy bey.] [Note 145 : Voir _Al-Watan_ du 5 avril 1879.] [Note 146 : _Broadley_. _How we defended Arabi and his friends_.] [Note 147 : Lors de l’émeute du 18 février Mahmoud Sami, alors Chef de la Sûreté, appela, sur la demande du khédive Mohamed bey El-Nadi, Aly bey El-Roubi et Arabi bey, pour les interroger sur cette manifestation dont ils étaient les prétendus instigateurs. Arabi, dans ses mémoires inédits, racontait son impression de cette rencontre : « J’ai reconnu en lui, disait-il, une aversion pour l’arbitraire et un penchant pour la justice et la liberté ».] [Note 148 : Voir les déclarations d’Ahmed Rifaat, ancien secrétaire du ministère national présidé par El-Baroudy pendant la Révolution. « Je suis un Turc, dit-il, je n’ai aucun motif de vous raconter ce qui n’est pas vrai. Arabi avait acquis la sympathie de toute l’Egypte et aussi la mienne ». (_How we defended Arabi and his Friends_, par _A. M. Broadley_. Londres 1884).] [Note 149 : M. de Luisant écrivait dans le _Progrès Egyptien_ du 27 février 1869 : « On a fait trop de bruit autour de la création nouvelle... Le Vice-Roi a entendu accorder à son pays une institution analogue à ce qu’étaient, sous l’ancienne monarchie française, les assemblées des notables, dont les unes avaient le droit de statuer sur les impôts, et les autres étaient simplement appelées à faire connaître leurs vœux au Souverain... La question n’est pas là : Le point important est que le tribunal de l’opinion publique est saisi, que sa décision, si lente qu’elle soit à se produire, si comprimée qu’elle soit dans les premiers moments, finira par se faire jour ».] [Note 150 : _Mirât El-Chark_, dans son premier numéro en date du 24 février disait « qu’il avait appris de source sûre que tous les Députés Egyptiens présenteraient une adresse à Son Altesse le khédive pour leur conférer tous droits et privilèges des Députés en Europe ou bien ordonner le renouvellement des élections ».] [Note 151 : Voir _Documents diplomatiques, affaires d’Egypte_, 1879.] [Note 152 : Lettre de M. Waddington, en date du 16 novembre 1878, au Consulat Général de France en Egypte (_Documents diplomatiques, Affaires d’Egypte_).] [Note 153 : Voici la composition de ce Ministère : Chérif Pacha fut nommé Président du Conseil et Ministre de l’Intérieur et des Affaires étrangères ; Ragheb Pacha aux Finances ; Sabet Pacha aux Wakfs et à l’Instruction publique ; Zaki Pacha aux Travaux Publics ; Zoolfakar Pacha à la Justice et Chaïn Pacha à la Guerre. Riaz Pacha fut destitué du ministère de l’Intérieur et de la vice- présidence de la Commission Supérieure d’enquête. Il partit ensuite en Europe rejoindre Nubar pour travailler à la chute d’Ismaïl (mémoires inédits de Mohamed Abduh).] [Note 154 : Pour discréditer le nationalisme égyptien on faisait courir, à l’étranger, le bruit que les Egyptiens voulaient débarrasser l’administration de tous les Européens (Voir le _Times_ du 16 avril 1879).] [Note 155 : Voir le _Times_ du 7 mai 1879.] [Note 156 : Voir le _Times_ du 12 juin 1879.] [Note 157 : Il y avait désaccord entre M. Wilson et Lord Vivian sur la politique à suivre. Il semble que l’échec du ministère Wilson ait déterminé le retour de Lord Vivian désavoué par son Gouvernement.] [Note 158 : Cette visite eut lieu le 12 mai 1879.] [Note 159 : Voir le _Times_ du 21 mai 1879.] [Note 160 : Un correspondant écrivait dans le _Times_ du 19 mai : « Le khédive a maintenant à compter avec un certain parti national dont l’influence, dit-on, sur le Vice-Roi, est parfois impérative. L’armée, les pachas, les ulémas sont unis dans leur but commun de prouver que l’Egypte est capable de se gouverner elle-même et le Parlement, qui comprend maintenant 100 membres, a montré des signes de vitalité qui promettent un avenir parlementaire. »] [Note 161 : Voir dans le _Journal Officiel_ Egyptien les comptes rendus des séances.] [Note 162 : Voir _Mirâat-el-Chark_ du 11 juin 1879.] [Note 163 : Voir extrait de la lettre du 30 mai du Comte Saint Villier, ambassadeur de France à Berlin, à M. Waddington (_Documents diplomatiques, affaires d’Egypte_).] [Note 164 : L’action du Gouvernement allemand, disait Lord Cromer, a hâté la décision qui aurait été probablement prise dans tous les cas (_Modern Egypt_).] [Note 165 : C’est M. Tricou, Consul Général de France au Caire depuis le 10 juin 1879.] [Note 166 : Dans une lettre adressée de Naples, après sa chute, au Grand Vizir, Ismaïl disait : « J’ai fait appel à Sa Majesté le Sultan pour me protéger contre une pression étrangère ; je venais de traverser seize années bien remplies ; sous mon administration l’Egypte avait été couverte d’un réseau de chemins de fer ; elle avait considérablement étendu la canalisation qui féconde la richesse du sol ; elle avait créé deux grands ports, à Suez et à Alexandrie ; elle avait vu achever et livrer au monde le Canal des deux mers, etc... »] [Note 167 : Le _Mirâat-El-Chark_, dans son numéro du 21 mai 1879, publiait une correspondance intitulée « Gordon Pacha l’Anglais, gouverneur du Soudan », annonçant un revirement notable dans sa politique devenue franchement arrogante et anti-égyptienne. Dans le même ordre d’idées, le même journal passait en revue, en date du 11 juin, la question égyptienne et rappelait que le Canal de Suez a ouvert aux Puissances Européennes la voie de la pénétration en Afrique et réveillé chez elles des idées de conquête. Elles se rendaient compte, dit-il, qu’elles n’arriveraient pas à réaliser leurs desseins au cas où il serait établi en Egypte un gouvernement national et fort, qui affaiblirait l’influence étrangère. D’où pour elles la nécessité de s’entendre et d’en finir avec leur division qui donnerait au parti national le moyen d’accomplir l’œuvre de réformes, de remédier aux maux légués par l’absolutisme et de dégager le pays du joug de l’Europe. Ainsi s’explique leur attitude qui consiste à s’opposer à notre projet et à notre indépendance.] CHAPITRE IV =Imperium in Imperio= Nous entrons maintenant dans une phase décisive qui a précédé la révolution et où les responsabilités des événements ultérieurs se précisent dans leurs origines directes et immédiates et se ramènent à une seule et unique cause : l’ingérence de l’étranger. En imposant deux ministres étrangers à Ismaïl et en l’écartant de la direction des affaires publiques, les deux gouvernements avaient institué, en fait, un régime de domination. Ce régime avait été ébranlé par le renvoi de deux ministres et la formation d’un ministère national ; mais, par la déposition d’Ismaïl, la France et l’Angleterre entendaient regagner le terrain perdu et introduire un « système nouveau avec un homme nouveau ».[168] Aussi pour tirer toute la force de cette décision, tenaient-elles à s’en attribuer tout le mérite effectif par la défense des droits et privilèges du nouveau souverain contre les empiétements de la Turquie. Par cette politique, elles voulaient déterminer, aux yeux de l’Europe, la position de l’Egypte à l’égard des deux puissances et gagner complètement à leurs vues leur protégé Tewfick. « Nous avions donné à Ismaïl, écrivait M. Waddington, le _conseil_ d’abdiquer, c’est-à-dire de faire spontanément un sacrifice que la France et l’Angleterre étaient _résolues à exiger de lui_, mais nous n’avions jamais contesté à la Porte d’intervenir pour _sanctionner ce changement politique_, et si, là où nous nous contentions d’une abdication volontaire, il y a eu révocation, cette circonstance n’altère en rien l’importance du résultat que les deux puissances viennent d’obtenir. » Il protestait ensuite contre l’intention de la Porte « d’en revenir désormais pour le statut de l’Egypte aux dispositions de 1841 et d’abroger le firman de 1873 », et disait, en parlant de Tewfick : « le Prince dont les deux puissances occidentales ont favorisé l’avènement ».[169] Enfin les ambassadeurs français et anglais à Constantinople, M. Fournier et M. Layard, exigeaient la communication du nouveau firman avant sa promulgation, et, après de longs pourparlers avec les ministres ottomans, parvenaient à modifier le projet de firman et à faire reconnaître par la Porte toutes les immunités accordées à l’Egypte par la Charte de 1873. Ils obtenaient également la suppression d’un passage caractéristique : « Les privilèges octroyés à l’Egypte ayant été confiés spécialement au khédiviat, le khédiviat ne pourra, sans aucun motif ni prétexte, aliéner, ne fût-ce que temporairement, en totalité ou en partie, ces privilèges _au profit des tiers_. Les droits de l’autorité doivent être constamment défendus par les mains sûres auxquelles nous les avons confiés. »[170] Cette phraséologie insinuante visait sans doute comme le faisait remarquer M. Fournier, « l’emploi des étrangers dans le gouvernement du khédive », mais la Turquie avait fini par se conformer à la volonté des deux puissances dans la rédaction du firman adressé le 30 juillet au nouveau khédive. Cet incident, dans son ensemble, prouvait que la France et l’Angleterre étaient maîtresses de la situation en Egypte par rapport au parti national, à la Turquie et à l’Europe. « En somme, disait M. Waddington, on peut dire sans présomption que les difficultés soulevées à Constantinople à propos de l’Egypte ont tourné à son avantage et à l’affermissement de son autonomie. _Ses privilèges sont placés désormais sous la garantie de la France et de l’Angleterre_ ainsi que des autres puissances qui vont être appelées à en prendre acte. »[171] En d’autres termes, la tutelle franco-anglaise était reconnue en fait par les Puissances. Cette tutelle était exercée dans le nouveau régime, nominalement par le khédive ou la cour ou son gouvernement ou tous les trois suivant les circonstances. Tewfick rappelait Louis XVI par sa piété, sa faiblesse et son autocratie. Tous deux provoquent, précipitent et trahissent la révolution au profit de l’étranger. « Tewfick, en effet, disait lord Milner, avait reçu la faiblesse en héritage et, malgré toutes ses excellentes qualités qui, plus tard, sous de meilleurs auspices firent au pays un bien inexprimable, il n’était pas l’homme qu’il fallait pour relever, sans aide, le respect du nom khédivial, respect que les circonstances avaient profondément altéré. Le peuple avait vu le père, si redouté, déposé sans résistance, en vertu d’un décret de la Porte ; il vit le fils soumis, dès son avènement, à la tutelle des puissances étrangères, et s’il serait exagéré de dire que sous ces atteintes successives l’auréole qui, aux yeux de la grande masse du peuple, entoure le front de « l’Effendina » avait été complètement obscurcie il est du moins certain qu’elle avait beaucoup perdu de son brillant éclat. » Lord Milner voulait, il est vrai, en prouvant que le prestige du khédive était « impuissant à raffermir l’autorité », justifier le principe du rétablissement de l’ordre. Mais n’y a-t-il pas plutôt dans cet aveu la condamnation de l’homme et de l’influence étrangère représentée en réalité depuis cette époque par l’Angleterre ? Un auteur anonyme[172] écrivait en 1880 : « Aux yeux de ses frères et même de son père, Tewfick Pacha n’est qu’un objet de mépris. On ne peut rien dire de sérieux contre lui. Il n’a aucune mauvaise disposition ; mais par nature, il devient un simple jouet entre les mains de n’importe qui sait le flatter et l’amuser. Actuellement son valet de chambre le domine complètement et tout le monde au Caire et dans toute l’Egypte exprime son mépris pour le fils aîné du khédive en lui donnant le gentil nom de « Madame Frederick »[173] — Frederick étant le nom du valet du prince. Son esprit faible trouve quelque consolation dans sa dévotion et les mosquées qu’il a bâties sont aussi nombreuses que les palais bâtis par son père. » Voilà l’homme. En ce qui concerne son entourage et ses favoris, le même auteur publie les souvenirs suivants d’un citoyen indigène du Caire : « Ibrahim effendi Zaki qui avait passé plusieurs années en prison pour fraude est nommé chef du Bureau turc au ministère des Finances. « Kamal bey, Osman Aarag et Joseph Pacha sont les courtisans favoris, et celui qui veut une situation au Gouvernement égyptien doit faire un arrangement avec eux, car ils possèdent une grande influence sur Tewfick, etc... » On conçoit aisément que l’avènement de Tewfick favorisa plus que l’avènement d’Ismaïl la camarilla turco-circassienne et des étrangers dans le pays des fellahs. Voyons maintenant le gouvernement. Le cabinet, suivant l’usage, avait donné sa démission, mais un nouveau ministère Chérif fut constitué le 2 juillet. Pour expliquer sa politique future et le programme de son gouvernement, Tewfick adressa, le 3 juillet, au Conseil des ministres, sous forme de décret, une déclaration où il assurait que « pour la bonne marche de l’administration, il est nécessaire que le Gouvernement khédivial soit constitutionnel et ses ministres responsables. Je ne dévierai pas de ce principe qui sera la base de mon gouvernement, et nous devons aider la Chambre des délégués et modifier ses lois dans un sens plus libéral, afin qu’elle soit à même d’étudier les lois, les budgets et toutes les autres questions qui lui seront soumises. » Le khédive parlait ensuite de la nécessité de réorganiser les tribunaux, de propager l’instruction publique et d’introduire toutes les réformes administratives nécessaires, mais le point essentiel de tout ce programme du 3 juillet est la promesse, faite solennellement par le khédive, d’établir un régime constitutionnel représenté par une nouvelle chambre plus en rapport avec le principe de la responsabilité ministérielle. Cependant, malgré cette promesse dont la population prenait acte avec satisfaction, le nouveau gouvernement non par la faute de Chérif, mais par la faute de Tewfick et de ses favoris, n’était pas suffisamment national. « Les pauvres fellahs dans la province de Guiza, disait encore l’auteur anonyme[174] cité plus haut, crient en vain au secours auprès du nouveau khédive ; leur cruel mudir (gouverneur) les flagelle pour les obliger à payer des taxes qu’ils avaient déjà payées au temps d’Ismaïl. « Ce mudir était un favori de Khalil Aga, le chef des eunuques de la mère du prince, et il est maintenant protégé par Kamal bey, l’ami intime de Tewfick. « Qui est Aly (Osman ?) Pacha Galib, ministre de la Guerre ? C’est un ancien esclave circassien du khédive Ismaïl surnommé par les fellahs « l’ange de la mort ». Maintenant il est nommé ministre de la Guerre, comme si Ismaïl régnait encore. » Ajoutons que le ministère de la Guerre avait décidé de réduire le nombre de l’armée active à douze mille hommes et renvoyer le reste (dix mille). Mécontents de cette mesure et d’autres encore, soixante-dix-neuf officiers présentèrent, au mois de juillet une requête au khédive demandant le remplacement du ministre de la Guerre.[175] Mais le principal est que Chérif ne se laissait pas dérouter par les événements et ne perdait pas de vue la raison d’être de son gouvernement : conférer au pays une charte constitutionnelle. Cette charte, il la présentait au khédive pour obtenir sa ratification, mais Tewfick, désertant la cause de la nation, oubliant la promesse d’hier et acquis de plus en plus à l’influence étrangère, opposa son refus. Sur quoi, Chérif donna sa démission le 18 août et le khédive forma un nouveau ministère qu’il présidait ; il était lui-même son propre Premier. « Nul doute, dit Mohamed Abduh, que les agents des puissances, lorsqu’ils eurent vent des projets du khédive et de son inclination à satisfaire le sentiment général du pays, n’aient cherché à le convaincre de l’inopportunité de ces nouvelles institutions, en arguant que l’intervention des députés dans la préparation des budgets serait de nature à retarder la solution des questions financières urgentes et à provoquer des complications qui menaceraient le trône. Ils étaient aidés dans cette besogne par quelques hommes de son entourage, et le khédive, se souvenant encore de la récente déposition de son père, se laissa influencer par leurs arguments, changea d’attitude et résolut de refuser la nouvelle charte de réformes. » Lord Cromer, qui évite soigneusement de rappeler la promesse officielle du 3 juillet, faite par le khédive, rapporte que « Son Altesse expliquait à M. Frank Lasselles (agent et consul général de l’Angleterre) les raisons de sa désapprobation de Chérif. « Il m’assurait, écrit M. Lasselles, qu’à présent les institutions libérales ne convenaient aucunement au pays et que la Constitution présentée par Chérif n’était qu’un décor de théâtre. Il était lui-même responsable du gouvernement du pays et décida de prendre la part qui lui revenait dans cette tâche et à ne pas s’abriter derrière une Constitution irréelle et illusoire. » Chérif Pacha, de son côté, disait à M. Lasselles « qu’en tant qu’Egyptien il regrettait le retour au pouvoir personnel. Il y avait nombre de personnes à l’intérieur et au dehors du palais qui se réjouissaient, dans leur intérêt personnel, de voir le pouvoir absolu du khédive rétabli, mais que c’était un véritable malheur pour le pays s’il devait retomber sous le gouvernement d’un souverain absolutiste. »[176] Lord Cromer dans son livre, loue la « sage » attitude du khédive, car « la seule forme de gouvernement, dit-il, convenable à l’Egypte était le despotisme, mais un despotisme bénévole, _qui devrait être sous quelque contrôle effectif_. »[177] L’allusion était claire. Le contrôle effectif ne sera pas la représentation nationale, mais le contrôle dualiste, rétabli aussitôt et qui sera, en fait, exercé par M. Baring (le futur lord Cromer) lui-même. Le khédive qui, de l’aveu de lord Milner, était « soumis, dès son avènement à la tutelle des puissances étrangères », en faisant fi de la volonté nationale dont le but avéré était de prévenir la révolution et l’occupation étrangère par des réformes, ne porte-t-il pas directement toute la responsabilité des événements ultérieurs ? La signification de la démission de Chérif ne devait pas échapper aux esprits avertis. Le khédive, qui régnait en maître, ordonna, sur le conseil des deux consuls, le retour de Riaz, pour lui confier la présidence du Conseil. Cette décision mécontenta l’opinion publique dont l’existence ne faisait plus de doute. Un correspondant adressait du Caire, le 20 août, un article au _Times_[178], où il parlait précisément de l’opinion publique en Egypte. « Il y a quinze ans, dit-il, l’opinion publique parmi les indigènes n’existait pas. Aucun journal publié en arabe n’aurait obtenu 100 abonnements ; il aurait été impossible de citer un nom représentant, je ne dirai pas une opposition, mais même une simple opinion sur les questions de l’heure. Aujourd’hui nous devons admettre l’existence d’une douzaine de journaux publiés en arabe tirant chacun à 1.000 ou 1.500 exemplaires, généralement non subventionnés, et exprimant une libre critique — nullement à mépriser — sur les événements publics. Il existe une Chambre des Députés, impuissante il est vrai, mais possédant des pouvoirs pratiques d’obstruction ; enfin il y a, çà et là, des hommes exerçant, pour le bien ou le mal, une influence considérable sur une large portion de leurs compatriotes. » « Ecoutons d’abord, dit encore le correspondant, ce que dit la presse indigène sur la situation : Sommes-nous du parti de Chérif, de Nubar, de Riaz, de Wilson ? Notre réponse : « D’aucun, mais du parti de l’Egypte. Peu nous importent les noms des hommes, ce qui nous importe seulement ce sont les principes. _Nous voulons des hommes honnêtes et capables_ ; nous ne regardons ni la nationalité, ni la croyance, mais nous ne voulons pas des faiseurs, ni encore le Gouvernement par les consuls généraux ; donnez-nous des hommes capables et laissez-nous travailler à notre avenir par nos propres efforts. » « Laissons maintenant la presse. Le leader parlementaire du parti national est un certain Abd-el-Salam Bey El-Moelhy. La première fois que je l’ai vu, c’était la veille de la déposition de l’ancien vice-roi, et il s’étendait longuement sur la nécessité de donner à Ismaïl Pacha le temps de réaliser ses projets de réforme représentative qui se développèrent soudain. « Mais derrière cette individualité — pas très formidable — il y a un personnage beaucoup plus caractéristique, Gammel-Eddin. J’ai interrogé ce Cléon d’Egypte et l’ai trouvé, à ma grande surprise, l’homme le plus doux. Certes il n’y a aucune originalité frappante dans ses vues, mais il a des idées bien définies. Le cri de « l’Egypte aux Egyptiens » il le soutenait jusque dans ses conclusions extrêmes, et lorsque j’essayai de contester son assertion que le ministère Wilson-de Blignières n’a produit aucun résultat, en faisant allusion à la cessation de taxation, il insista avec force sur le fait que ce résultat a été produit par l’expression de l’opinion publique et il aurait été également obtenu sous un ministère indigène. « J’en ai dit assez pour montrer qu’une opinion indigène existe, qu’elle trouve moyen de s’exprimer, et pour cette raison, elle n’est pas du tout à ignorer. » Cette opinion publique a été agitée par la démission de Chérif et il semble que Gammel-Eddin se soit livré depuis lors à une propagande plus ouverte contre l’ingérence étrangère, ce qui amena son arrestation par ordre du khédive, et sa déportation sur le Djeddah le 26 août[179]. Cette mesure, loin de calmer l’agitation l’augmenta et désillusionna cruellement les esprits. Le « despotisme bénévole qui devrait être sous quelque contrôle effectif », dont parlait Cromer, va trouver son expression véritable dans Riaz, futur président du Conseil, connu pour son caractère despotique. Il sera assisté de deux contrôleurs : M. Baring et M. de Blignières[180]. Riaz arriva en Egypte le 3 septembre et fut chargé, le 21, de former un nouveau ministère sur la base du rescrit du 28 août 1878, avec cette différence que le khédive, plus favorisé que son père, se réserva cette fois le droit de présider les réunions du cabinet et de s’associer ainsi au gouvernement de son pays. Cet ensemble de circonstances provoqua la formation secrète d’un certain « parti national » nouveau à Helouan (près du Caire). Arabi nous donne quelques renseignements, malheureusement vagues et incomplets, sur ce parti : « Lorsque la nation égyptienne, dit-il dans ses mémoires inédits, voyait le pays subir dans ses affaires intérieures et dans ses finances le joug des Européens qui l’exploitaient, le mécontentement gagna toutes les classes et il se forma à Helouan un parti secret qui recrutait ses membres parmi les hauts personnages, les ulémas et les intellectuels[181]. Il publiait un manifeste dans les journaux français, qui faisait connaître l’existence du parti, ses aspirations, etc... « Et le gouvernement de surveiller étroitement et rigoureusement les chefs du parti dont quelques-uns, pour se mettre à l’abri de ses agissements, se firent naturaliser Autrichiens (Hafez Pacha et son fils) et Italiens (Chaïn Pacha) et quittèrent même l’Egypte. Malgré cette protection, les titres de Chaïn Pacha (ancien ministre d’Ismaïl), en vertu d’un décret du 14 juin 1880, lui furent retirés et ses biens séquestrés. » Quant au manifeste, nous avons pu trouver le texte français traduit de l’original en langue arabe.[182] Dans une lettre du Caire, en date du 18 novembre, le correspondant de l’_Europe diplomatique_[183] écrivait : « Avant même l’arrivée de MM. Baring (le futur lord Cromer) et de Blignières, se reforment contre eux les éléments de la tempête : je veux parler du prétendu parti national dont le khédive joua si bien le 7 avril dernier. « Ce parti national égyptien vient de lancer son manifeste. Le dit manifeste est daté du Caire, le 20 zilcade 1296 de l’Hégire et le 4 novembre 1879. Il a été rédigé en arabe mais, pour des raisons majeures, la publication de l’édition en cette langue a été différée de quelques jours. Quant à la traduction française, que l’on répand à profusion elle a été imprimée on ne sait où... »[184] Le _parti_ débute, dans son manifeste, par rappeler que, « à une heure critique, suprême même pour son pouvoir personnel, l’ex-khédive invoqua son intervention. C’était la première fois que le prince laissait échapper de ses lèvres, toujours esclaves de sa pensée, ces mots magiques, si électriques en Europe, dont le sens élève l’âme et sauve les nations en faisant des hommes. » Toutefois cet appel d’Ismaïl, qui savait depuis longtemps que ce parti national existait, « vint trop tard ». Aujourd’hui (sous Tewfick), le parti « veut s’affirmer ». Il veut, en tant que parti, « sauver l’Egypte de l’abîme dans lequel l’arbitraire et l’usure l’ont plongée. » Il estime, sur des données authentiques, que plus de £ 60.000.000 sont restées entre les mains des intermédiaires financiers et industriels du dernier règne dont le legs à l’Egypte est une dette générale avoisinant cent millions de livres sterling. Le parti national estime que « c’est pour lui un devoir sacré, découlant d’un droit indiscutable, de ce droit que possède une nation _libre, homogène_, de cinq millions d’habitants, vouée à l’agriculture, laborieuse et soumise aux mêmes lois civiles et religieuses. Ce peuple laborieux, émancipé aujourd’hui, ne veut plus d’esclavage. » Quant au programme du parti, il est dessiné en traits nets et précis : « Il se propose de relever les masses par l’éducation progressive et appropriée aux mœurs et occupations des habitants. Le peuple doit connaître ses droits et ses devoirs. Son éducation doit être faite par son propre élément dans la mesure du possible. « Ennemi des moyens extrêmes, le parti national a vu avec regret l’événement diplomatique qui a déterminé brusquement la chute méritée du régime précédent. « Mais en s’inclinant devant les faits accomplis, le parti ne peut considérer le gouvernement constitué par l’influence étrangère comme étant l’expression des vœux et des besoins du pays. Tel qu’il est, ce gouvernement n’a aucune attache vraiment égyptienne, sa base est artificielle. Les puissances seules ont concouru à sa formation. La nation n’y est pour rien. Un khédive règne au Caire, mais la direction suprême des affaires n’émane ni de lui, ni de son ministère. Sous un pareil régime, l’Egypte toujours responsable des fautes d’autrui, dont elle est lasse, marche à sa perte. La nation nilotique ne peut accepter un état de choses qui la livre, sans appel, à une tutelle dangereuse pour son autonomie et qui laisse l’exploitation de ses richesses à des éléments étrangers irresponsables, jouissant d’immunités et de privilèges auxquels elle ne participe pas. Elle se sent assez jeune et assez forte pour se régénérer elle-même. Elle le veut. C’est pour cela qu’elle revendique hautement l’exercice de ses droits, en confiant ses intérêts au parti national égyptien composé d’hommes capables et éprouvés. » Le parti déclare ensuite que « l’Egypte veut se libérer de ses dettes à condition que les puissances laissent l’Egypte libre d’appliquer les réformes urgentes. Il faut que le pays soit administré par des individualités égyptiennes de son choix sans exclure complètement l’assistance étrangère » qui sera limitée à certaines branches de l’administration. « Il ne veut pas toutefois de ministres représentant telle ou telle influence européenne », ce qui ne doit pas avoir lieu en Egypte dont la devise est : « Travail sans politique ». Enfin le parti conclut en soumettant au public le programme d’un débiteur honnête et sacrifié qui s’est substitué à l’auteur de dettes stériles. Ce programme destiné au règlement final de toute la question financière, se résume dans l’abolition du privilège accordé aux créanciers anglais du Preference Stock, privilège qui leur réservait les chemins de fer comme garantie de la dette : « Aucun privilège enchaînant la volonté et le travail du peuple ne peut être toléré » ; dans une conversion générale de toutes les dettes en une seule rente portant intérêt de 4 % l’an, _garantie par la nation_ ; dans l’institution d’un contrôle _international_ spécial et temporaire pour surveiller le service des intérêts de la dette sans autre ingérence ou attribution administrative ; et enfin dans la réforme du système d’impôts. « L’Egypte, termine le manifeste, ne veut pas devenir une simple expression géographique. » Elle désire, une fois délivrée des embarras et des charges qui la ruinent, rentrant dans l’exercice de ses droits sur toutes les branches des revenus publics, offrir à ses créanciers des garanties d’autant plus positives que tous les détenteurs en seront égaux devant le Grand-Livre de la Dette, sans aucune exception ni privilège. Ces avantages capitaux relèveront le cours de la rente égyptienne et empêcheront les immenses oscillations du marché financier en mettant un terme aux manœuvres des spéculateurs. » Ce manifeste, comme la chose ressort clairement, cherche surtout à résoudre la question égyptienne en tant que créance financière transformée par l’Europe en une créance politique sur l’Egypte. Il relève aussi ce besoin de réformes qui précède les révolutions. Le principal remède à la situation était de mettre un terme à l’ingérence étrangère ; mais « le système d’ingérence dans les affaires égyptiennes qui commença il y a deux ans, prit une tournure décisive en mai 1878 et fut porté à son point culminant par la déposition d’Ismaïl »[185]. Depuis l’avènement de Tewfick, c’est le gouvernement du pays par les consuls généraux, puis par le contrôle dualiste qui représentait _le nouveau régime_. _Ce contrôle_ avait été rétabli le 4 septembre, mais la position des deux puissances en Egypte devait entraîner _ipso facto_ la modification de la nature même de ce contrôle. Cela ressort du décret du 15 novembre réglant les attributions des contrôleurs généraux. En vertu de l’article premier, « les contrôleurs généraux auront, en matière financière, les pouvoirs d’investigation les plus étendus sur les services publics ». L’article IV précise qu’ils « auront rang et séance au Conseil des ministres et y auront voix consultative ». Ce n’est pas tout. L’article VI stipule qu’ils ne « pourront être relevés de leurs fonctions qu’avec l’assentiment de leurs gouvernements respectifs. » C’est ce _contrôle politique_[186] qui jouera un rôle dans les événements de 1881-82 qui amèneront l’occupation britannique. Lord Cromer reconnaît que dans les discussions qui eurent lieu en Angleterre trois ans plus tard, concernant la responsabilité de ces événements, « les libéraux, à la Chambre des Communes, soutenaient que la nécessité de l’intervention anglaise était due principalement au fait qu’en 1879 le contrôle, qui était financier précédemment, devint politique »[187]. Gladstone, dans son discours du 27 juillet 1882, affirmait, de même, que le contrôle dualiste avant 1879 n’était pas politique, parce que le gouvernement égyptien se réservait le droit de congédier les contrôleurs, « mais, dit-il, s’adressant aux députés, en lui enlevant ce droit en 1879, vous avez amené l’intervention étrangère au cœur même du pays, et établi, dans toute la force du terme, un « contrôle politique ». La première tâche de ce contrôle était de résoudre la question financière. Il adressa, le 1er décembre, au khédive un rapport où il tint tout d’abord à définir sa position vis-à-vis du souverain et de ses ministres : « Les fonctions auxquelles nous appelaient Votre Altesse, dit-il, n’impliquaient aucune ingérence directe dans l’administration du pays, mais elles nous imposaient le devoir d’indiquer à son ministère les mesures que réclame l’intérêt commun du pays et de ses créanciers. » Et le contrôle de conclure : « Etant donnée l’impossibilité où se trouvait le gouvernement de faire face à tous ses engagements, la situation financière ne pouvait être régularisée que par une loi spéciale de liquidation. » Le 2 avril 1880, une commission de liquidation fut instituée sous la présidence de sir Revers Wilson. Les contrôleurs ne furent pas désignés comme membres de la Commission. D’après lord Cromer, « il était à la fois juste et politique que les contrôleurs restassent en dehors pour représenter les intérêts du gouvernement et du peuple égyptiens ». Enfin les travaux de la Commission aboutirent à la promulgation de la loi de liquidation sanctionnée par un décret khédivial le 17 juin 1880[188]. En vertu de cette loi le revenu de l’Egypte était estimé à £ 8.576.000 et l’intérêt de la dette unifiée fixé à 4 % au lieu de 7 %, ce qui amena la réduction d’environ deux millions de livres sterling par an. « Il est certain, dit M. Rothstein, que si ce taux avait été fixé en 1876, on aurait épargné à l’Egypte les souffrances sans nombre qui furent son sort pendant les quatre années suivantes, et Ismaïl aurait régné encore. »[189] Malgré l’abolition de la Moukabala[190] et certains défauts inhérents à cette loi, elle régularisa une situation financière anormale et prépara le retour de la prospérité publique. Sir Mulhall et d’autres financiers qui ont vivement critiqué la politique financière des puissances n’ont pas manqué de louer cette loi bienfaisante proposée par la France. D’après Mohamed Abduh, « le jour de la promulgation de cette loi marquait une date historique. Il fut célébré à Alexandrie par une foule enthousiaste qui le considérait comme une fête nationale car la nouvelle loi établissait une ligne de démarcation entre un passé trouble et incertain et un avenir tranquille et clair. » Lord Milner donne une appréciation générale qui ne manque pas d’intérêt : « ... Il devint évident, dit-il, qu’une réduction de la dette était inévitable sous peine de voir le fonctionnement du gouvernement absolument arrêté. La réduction eut lieu en vertu de la loi de liquidation de juillet 1880... « Cette loi eut pour effet de liquider la dette flottante, de consolider les obligations d’Egypte au moyen d’un petit nombre d’emprunts, et de fixer l’intérêt à un taux que le pays, dans des conditions normales, pouvait supporter non point toutefois sans grandes difficultés. Mais dans l’intervalle de quatre années qui sépara l’arrangement Goschen de la loi de liquidation, les dettes de l’Egypte avaient augmenté d’environ 10 millions. » L’auteur de l’_Angleterre en Egypte_ formule ensuite une critique : « Cette loi, dit-il, œuvre d’hommes capables et consciencieux, qui avaient une pleine connaissance du sujet, était basée sur des idées justes et raisonnables, mais elle ne laissait aucune marge pour les cas imprévus. « Certes il était bon, il était essentiel de couper court aux prodigalités administratives ; mais la loi de liquidation alla trop loin. Non seulement elle supprima les extravagances, mais elle rogna aussi sur les besoins réels du gouvernement. En réduisant trop brusquement les dépenses des services publics et, notamment, des dépenses pour l’armée, elle contribua, jusqu’à un certain point, à favoriser le mouvement révolutionnaire. » L’auteur confond la loi avec les hommes qui auront mal exécuté la loi et favorisé par conséquent le mécontentement de 1881. Cette loi, du reste, fût-elle une loi idéale, eût été incapable d’améliorer profondément, en peu de temps une situation financière complètement bouleversée depuis de nombreuses années. Le ministère Riaz dura environ deux ans. _Politiquement_, il avait créé un système despotique de terreur et d’espionnage. Des citoyens furent exilés, des journaux supprimés, et un bureau de presse fut chargé de censurer les écrits. _Administrativement_, il était en meilleure posture : « Je tiens, dit un auteur égyptien[191] d’une autorité sûre, que le but de Riaz en revenant au pouvoir était de travailler à dégager le pays de ses difficultés financières et partant, le délivrer de l’intervention étrangère. Il réussit pendant la première année à dégager les fellahs de leurs charges financières les plus lourdes. Néanmoins, si sincère que fût son intention, il lui était impossible de réaliser quelque chose dans le genre d’une réforme populaire parce que son ministère était principalement composé de Turcs réactionnaires. » Les principales réformes de Riaz étaient l’abolition, conseillée par le contrôle, de vingt-quatre taxes d’une nature vexatoire pour les fellahs, telles que l’impôt professionnel, les droits d’octroi, le droit de pesage, l’impôt personnel. C’est la politique de demi-mesures, nullement en rapport avec la situation intérieure du pays dont tous les rouages administratifs, depuis le règne d’Ismaïl, avaient été déréglés. Le pays réclamait une réorganisation complète, des réformes _profondes_. Lord Milner reconnaissait lui-même que « le cataclysme (la future révolution) avait eu pour cause profonde de longues années de décomposition ». C’est pourquoi, pour justifier « la durée éventuelle » de l’occupation anglaise en Egypte, il entendait par le rétablissement de l’ordre la nécessité de « reconstruire dans son ensemble toute la machine administrative, de reconstituer les branches du gouvernement et d’assurer à tous les citoyens au moins quelques rudiments de justice. »[192] Nous avons, dans les chapitres précédents, exposé les causes diverses du gâchis financier et de la désorganisation administrative. Faut-il rappeler ici ce que disait Ismaïl à un Anglais à la veille de sa destitution : Vous, Anglais, vous avez commis une faute. Quels que soient mes actes précédents, j’ai donné à vos intérêts la prépondérance en Egypte. Vous avez les chemins de fer, les douanes, les postes, les télégraphes et les ports entièrement sous une administration anglaise. Pour gagner davantage vous avez appelé les Français. Puis vous avez hésité jusqu’à ce que Bismarck vous poussât à en venir à l’intervention directe. »[193] On ne pouvait certes pas en vouloir aux Egyptiens qui, pour limiter l’absolutisme d’Ismaïl et l’ingérence étrangère, voulaient établir un ordre _véritablement_ stable, c’est-à-dire _national_. Le pivot de cet ordre devait être un gouvernement responsable devant une Chambre égyptienne, c’est-à-dire un _régime représentatif_. Ce régime aurait prévenu, par des réformes réelles, la révolution. Ainsi le roi, de même que son ministère, n’aurait pas été la cause directe et immédiate des événements à la faveur desquels l’intervention anglaise invoqua le principe d’ordre. On comprend maintenant pourquoi, pendant la première période du _contrôle politique_ qui commence en fait à la déposition d’Ismaïl, l’Egypte est restée deux ans sans l’ombre d’une liberté politique. Non seulement le khédive n’avait pas été autorisé à ratifier la constitution présentée par Chérif, mais même l’ancienne Chambre des délégués, instituée par Ismaïl, était en fait abolie. Riaz pratiquait l’étouffement systématique de la liberté politique dans les journaux par l’institution d’une censure, dans la Chambre par sa suppression pure et simple, et dans le pays en général par le bannissement et la surveillance des chefs du mouvement. Ce système d’étouffement, favorisé par le contrôle étranger qui avait maintenant la mainmise complète sur le pays, constitue la principale cause immédiate de la révolution de 1881-82. Dorénavant, la lutte contre le khédive ou contre ses ministres sera menée en réalité contre le contrôle qui est le véritable maître des événements, d’autant plus qu’il est tout-puissant et que sa responsabilité est couverte par l’autorité _nominale_ d’autrui. « Riaz, disait le contrôleur anglais[194], était lent à accepter la conclusion _inévitable_ qu’il n’y avait pas de réformes possibles sans la direction et l’assistance européennes. Il était clair que, dans ces circonstances, le meilleur espoir de succès pour les contrôleurs résidait dans une sorte d’abnégation de soi-même. _Ils devaient tirer les ficelles derrière les coulisses et ne paraître sur la scène que le moins possible_. » C’était bien le gouvernement du « despotisme » sous quelque « contrôle effectif » établi par les Puissances. Pourtant, les Egyptiens se rendaient suffisamment compte d’une situation particulièrement délicate et voulaient limiter graduellement l’ingérence de l’étranger par l’application d’une politique de réformes. Mohamed Abduh, le plus grand disciple de Gemmel-Eddin, avait reçu ordre du gouvernement, lors de l’exil de son maître, d’abandonner son poste de professeur à l’Ecole Normale, et de regagner son village. Grâce à l’intervention de Riaz, on lui confia en 1880 la direction du bureau de la presse et la rédaction de l’_Officiel_, où une grande place était réservée au mouvement social et littéraire. Mohamed Abduh, de tempérament modéré et essentiellement évolutionniste, profita de son autorité nouvelle pour combattre les superstitions, les préjugés et les maux sociaux qui avaient à la longue faussé l’esprit de la religion. Il travaillait à régénérer l’Islam et affranchir la pensée en lui ouvrant des horizons nouveaux. L’aide du gouvernement et du Chef de l’Etat lui étaient indispensables dans son œuvre. Il rappelait, par sa manière d’agir, les modérés Italiens qui voulaient gagner les princes à la cause des réformes et de l’unité. Mais une pareille action était vouée à un échec fatal, parce que le contrôle était établi « au cœur même du pays. » Toute la politique de Mohamed Abduh se résumait en ces trois mots : « ordre, paix, réformes ». Il n’était pas, comme son maître, le leader, mais le régulateur intellectuel du mouvement. Il nous explique lui-même, quoique indirectement, dans ses mémoires inédits, les causes de son échec, qui étaient les causes générales de la révolution : « Les hommes de bon sens, disait-il, souhaitaient que le gouvernement continuât sa politique de réformes, au moins pendant vingt ans, afin que le sentiment de l’intérêt général s’établît profondément et que des institutions plus complètes s’adaptassent aux besoins nouveaux de la population. « Mais, hélas ! des raisons diverses avaient empêché la réalisation de ces vœux : d’aucunes ont pour origine Riaz Pacha lui-même et certains ministres ; d’autres, le khédive ; et d’autres la croissance de l’ingérence étrangère nouvelle ; et d’autres encore le soulèvement des mécontents pour renverser le ministère Riaz. » En effet, Riaz, cet homme de l’ancien régime, « croyait, écrivait Mohamed Abduh, que les Egyptiens, aujourd’hui comme hier, devaient obéissance et se souciait peu de leurs aspirations ou de leurs doléances. » Certes, on ne peut mettre en doute le patriotisme de Riaz. De même que Nubar, Chérif et Aly Mubarek, il fait partie de cette ligue gouvernementale de réformateurs qui ont collaboré à l’œuvre d’Ismaïl. Sorti du peuple, comme Mubarek, il se distinguait des autres par sa sollicitude pour les fellahs autochtones et pour les réformes linguistiques et religieuses. Il était le protecteur et l’ami de Gemmel- Eddin Al-Afghan et de Mohamed Abduh. Mais il n’était pas tout à fait l’homme des temps nouveaux et des idées modernes et indisposait ses amis, aussi bien que ses ennemis, par son caractère tyrannique et vaniteux. Les contrôleurs, et particulièrement M. Baring, jouaient sur sa vanité, et son autorité despotique, loin d’apaiser le mécontentement, le propageait[195]. On avait eu la maladresse insigne de désigner comme ministre de la Guerre un Circassien ignorant et despote, un certain Osman Rifky, qui favorisait la promotion des officiers de sa race au détriment de l’élément égyptien dans l’armée. Ce choix était d’autant plus regrettable que l’armée, depuis ses victoires sous Mohamed Aly et Ismaïl et tant d’injustices commises par les chefs turcs — et la défaite d’Abyssinie n’était pas la moindre — était devenue un foyer de mécontentement. Le succès de l’émeute du 18 février 1879 avait prouvé qu’il fallait compter avec elle. Depuis le commencement du règne d’Ismaïl, une société secrète, présidée par Aly El-Rouby, s’était formée pour défendre les intérêts de l’élément égyptien. Elle devint active grâce à l’intervention d’Arabi, après la guerre d’Abyssinie, et voici comment : On sait que, lors de cette guerre, Arabi était chargé du service des transports à Massaouah. Accusé de corruption, il avait été disgracié par Ismaïl alors que, de l’aveu même de l’auteur anonyme[196] de _Khedives and Pashas_, « une pareille accusation était souvent et injustement portée par les Turco-Circassiens contre tout homme dont on voulait se débarrasser. » Arabi, ayant quitté les rangs de l’armée, retourna à la Société et s’y livra à une propagande active contre les persécuteurs dont il était l’une des victimes. Son éloquence, son audace et sa sincérité — car il avait beaucoup plus de cœur que d’esprit — firent de lui, depuis 1877, le chef reconnu de cette Société. A la fin du règne d’Ismaïl il réintégra son rang dans l’armée où les paiements irréguliers et l’injuste traitement des Egyptiens, sous Tewfick encore, loin d’apporter l’apaisement, étaient de nature à aggraver le mal invétéré. Arabi était le chef désigné des officiers mécontents décidés à l’action. Le 20 mai 1880, ils présentèrent au Président du Conseil une pétition en vue d’obtenir l’ouverture d’une enquête générale. Leurs justes demandes étaient même appuyées par le consul français, le Baron de Ring, auprès de Riaz Pacha, et on finit par leur accorder satisfaction. Mais Osman Rifky établit, à titre de vengeance, un nouveau système vexatoire qui consistait à charger les troupes de creuser des canaux et à les astreindre à une sorte de corvée. Arabi, seul, refusa d’envoyer ses hommes faire des travaux sur le Tewfickieh Canal et entra en conflit avec le ministre de la Guerre. Le khédive, alors jaloux de son Premier qui était l’homme des consuls et le véritable chef du gouvernement, commençait d’intriguer contre lui et d’encourager secrètement les officiers par l’intermédiaire de son A. D. C. le colonel Aly Bey Fahmy, le commandant du 1er régiment de la garde du palais. Le 15 janvier 1881, les trois colonels Arabi, Abd-el-Aal Helmy et Aly Fahmy présentèrent une pétition à Riaz, demandant cette fois-ci une nouvelle enquête et le renvoi du ministre de la Guerre Osman Rifky. « Seuls le mérite et le savoir, disaient-ils, devaient justifier la promotion d’un officier. Et, à ce titre, nous sommes de beaucoup supérieurs à ceux qui ont été promus. » Riaz les pria d’attendre, mais, au lieu de travailler dans l’intervalle à supprimer les causes des griefs, il décida, sous l’influence du parti circassien, de traduire les colonels devant un Conseil de guerre. Ils eurent vent de cette intention et prirent d’avance leurs précautions. Par ordre du khédive, ils furent appelés le 1er février au Ministère de la Guerre et arrêtés ; mais ils furent aussitôt libérés par leurs régiments arrivés sur les lieux. De là, ils se rendirent avec la troupe devant le palais et demandèrent le renvoi immédiat du ministre de la guerre. Le khédive, jugeant la résistance impossible, dit Lord Cromer, dut acquiescer à la demande des officiers et remplacer Osman Rifky par Mahmoud Sami El-Baroudy. Cet acte, en consacrant solennellement le succès remporté par l’armée des fellahs contre les oppresseurs turcs qui dominaient dans le gouvernement du « despotisme bénévole », eut une portée grave : _il mit à l’ordre du jour toutes les revendications du pays et posa, pour le peuple égyptien, le principe de la révolution_. D’autant que cette concession forcée du khédive et de la camarilla turco-circassienne n’était qu’une trêve. Désormais, la partie sera intéressante pour ceux qui doivent « tirer les ficelles derrière les coulisses » et suivre le cours des événements. [Note 168 : Le _Times_ du 26 juin 1879 prêtait ces intentions à la France.] [Note 169 : Lettre, en date du 27 juin, de M. Waddington à M. Fournier, ambassadeur de France à Constantinople.] [Note 170 : Projet de firman (_Documents diplomatiques, affaires d’Egypte_).] [Note 171 : Extrait d’une lettre adressée, le 8 août 1879, à l’ambassadeur de France à Constantinople.] [Note 172 : Voir « Egypt for the Egyptians » paru à Londres en 1880.] [Note 173 : Un « ami des Fellahs » écrivait dans le _Times_ du 11 janvier 1879 que les Egyptiens appelaient Tewfick « Mademoiselle Frederick ».] [Note 174 : Ce sont les souvenirs d’un citoyen égyptien du Caire, publiés dans « _Egypt for the Egyptians_ (1880). Cet ouvrage, écrit par un Anglais, contient quelques renseignements utiles sur l’époque qui nous intéresse et sur les finances de Saïd.] [Note 175 : Voir _Misr-lil-Misriyeen_. Tome IV.] [Note 176 : _Modern Egypt_, par Lord Cromer.] [Note 177 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.] [Note 178 : Voir le _Times_ du 30 août 1879.] [Note 179 : Voir le _Times_ du 8 septembre 1879. D’autre part, _La Réforme_ du 1er septembre publiait une circulaire adressée par le Directeur de la Presse indigène où, pour justifier cette mesure, le gouvernement invoquait « le devoir pour l’autorité de sévir contre toute personne qui, dans ses écrits ou ses discours, excite les citoyens à la haine et au mépris du gouvernement et de la religion de l’Etat ». En commentant cette circulaire _la Réforme_ disait : « Que le côté politique et religieux entre pour une grande part dans la mesure de rigueur qui a frappé Gemmel-Eddin, nous voulons bien le croire, mais, d’après ce qui nous a été affirmé, les tendances libérales et indifférentes plutôt qu’anti-religieuse de M. Gemmel-Eddin n’auraient pas été la cause déterminante de son expulsion. »] [Note 180 : M. Baring et M. de Blignières, l’ancien ministre européen congédié par Ismaïl, furent nommés contrôleurs le 4 septembre en vertu d’un décret du khédive.] [Note 181 : Mohamed Abduh, dans des _Notes inédites_ que son disciple Cheikh Rachid Rida a bien voulu nous communiquer, disait : « Un manifeste contre Riaz Pacha dont on publia 20.000 exemplaires parut le 4 novembre 1879 sans qu’on arrivât à connaître son auteur. Il a été attribué à la société qui se forma à Helouan pour fomenter une opposition contre Riaz. Ses principaux membres furent Chérif, Chaïn, Omar Lotfy, Ragheb et Sultan Pacha qui fondèrent, à leurs frais, le journal _El-Kahira_, à Paris ». D’après un auteur suisse, John Ninet : _Arabi Pacha_, « les principaux chefs en étaient : Chérif Pacha, Omar Pacha Lotfy Ragheb Pacha et Sultan Pacha. Ils dépêchèrent à Paris un Syrien nommé Isaac Adib, chargé d’y fonder à leurs frais un journal _El-Kahira_, qui fut distribué secrètement en Egypte. « Dès lors, des assemblées secrètes se succédèrent dans la maison de Sultan Pacha, sans que les espions de Riaz s’aperçussent de rien. Entre Sultan Pacha, Arabi, Abd-el-Al, Ali Fahmi, Mahmoud Sami, Soliman Abaza Pacha, mudir (gouverneur) de Charkia, Hassan Pacha El-Shéreï, mudir de Minieh, Mahmoud Fahmi, et quelques autres patriotes, il y eut alliance pour régler l’action légitime du parti national dont ils étaient les représentants avoués. Le concours des mudirs avait été requis, afin de placer la haute direction en plus étroite communion d’idées avec les districts agricoles. Il était urgent d’être prêt pour la retraite éventuelle de Riaz ».] [Note 182 : Peu d’auteurs font allusion à ce manifeste et, à notre connaissance, seule la Bibliothèque Nationale de Paris en possède le texte intégral en français. Quant au texte arabe il est peu probable qu’il ait vu le jour.] [Note 183 : Voir _l’Europe diplomatique_ du 23 novembre 1879.] [Note 184 : _La Réforme_ d’Alexandrie écrivait le 17 novembre 1879 : « Une brochure de quelques pages circule depuis quelques jours au Caire et à Alexandrie... (ensuite analyse du manifeste). _Quoi qu’il en soit, la brochure publiée par le parti national renferme de grandes vérités et de sérieux enseignements_. « Elle a produit une profonde sensation dans le public indigène, qui en attribue la paternité à de hautes personnalités. » L’auteur anonyme de « _Egypt for the Egyptians_ » disait que « le manifeste est une démonstration contre l’intervention européenne.] [Note 185 : Voir le _Times_ du 1er août 1879.] [Note 186 : « Les deux puissances exercent maintenant le _Protectorat Dualiste_. En la personne de ces contrôleurs, l’Angleterre et la France gouvernent l’Egypte. Le gouvernement nominal est représenté par le khédive ». (Stanley Lane Poole : _Egypte_, 1880). « Le pouvoir des contrôleurs, assez minime en apparence, est en réalité le véritable gouvernement de l’Egypte, car ni le khédive, ni ses ministres n’osent négliger leurs avis. Par eux les deux Puissances tiennent les rênes de l’Etat, c’est ce qu’on appelle le condominium. Leur action s’exerce sur toutes les branches du gouvernement égyptien. » (Biovès : _Français et Anglais en Egypte_, 1881-82), 1910.] [Note 187 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.] [Note 188 : « En 1880, pour mettre fin aux incessantes réclamations que provoquait l’état des finances égyptiennes, je proposai et j’obtins, avec le concours des cabinets de Londres, Berlin, Rome et Vienne, le vote d’une loi dite de liquidation qui parut constituer une solution définitive. » (de Freycinet : _Souvenirs_, 1878-1893).] [Note 189 : _Egypt’s Ruin_ (a financial and administrative Record), par _T. Rothstein_, 1910.] [Note 190 : « ... Chaque jour il (le fellah) voyait quelques lambeaux de sa glèbe chérie aux griffes d’usuriers grecs, levantins, ou israélites, qui incarnaient pour lui l’Europe et sa civilisation. « Les riches propriétaires avaient un grief d’autre sorte : l’abolition de la _Moukabalah_. Elle fut définitivement abolie par le décret du 6 janvier 1880. On eut scrupule de confisquer sans compensation les sommes versées pour des privilèges désormais retirés, et on soumit la question à la commission de liquidation. Il y avait eu beaucoup de versements fictifs, mais sur les 17 millions de livres égyptiennes, montant nominal de la Moukabalah, 8 millions au moins étaient réellement entrés dans les caisses publiques. Les créanciers de la Moukabalah n’étaient protégés par aucune puissance. La Commission ne leur alloua qu’une annuité de 150.000 livres pendant 5 ans. Ce n’était, intérêt et amortissement, que 2 0/0 au plus du capital réel, et cette injustice avait aliéné la classe moyenne. » (Biovès : _Français et Anglais en Egypte_, 1881-82), 1910. Hassan Mouça El-Akkad, un des compagnons d’Arabi — aujourd’hui octogénaire — ayant protesté contre l’abolition de la Mokabalah fut déporté par Riaz sur le Nil Blanc comme un dangereux perturbateur.] [Note 191 : _In the Lands of the Pharaos_ (a short history of Egypt from the fall of Ismaïl to the assassination of Boutros Pasha) par _Duse Mohamed_, Londres 1911.] [Note 192 : Lord MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.] [Note 193 : Voir dans le _Times_ du 27 août 1879, une correspondance d’Alexandrie datée du 17 août.] [Note 194 : « They would have to pull the strings behind the scenes, but appear on the stage as little as possible. » (_Modern Egypt_, par Lord Cromer.)] [Note 195 : « Riaz ne se doutait point que les Egyptiens sortiraient de leur passivité séculaire et s’endormait dans une fausse sécurité sans se soucier le moins du monde de ce qui pourrait les révolter ou les irriter qu’il s’agît de la façon dont ils étaient traités dans l’application du principe d’autorité ou qu’il s’agît des préoccupations constantes des mécontents qu’il avait contre lui parmi les indigènes aussi bien que parmi les étrangers. Il poursuivait son œuvre dans un même et unique chemin sans se laisser détourner d’un côté ou d’un autre. » (MOHAMED ABDUH : _Mémoires inédits_.) « Les contrôleurs s’interposèrent entre lui et les créanciers affamés du gouvernement égyptien, et Riaz Pacha se rendait compte qu’il ne possédait pas suffisamment des connaissances techniques pour dégager l’ordre du chaos financier actuel sans l’aide européenne. Pendant la dernière période du contrôle il devait traiter une question qui demandait peut-être des qualités supérieures, et un degré plus élevé de clairvoyance politique, que celui qu’il possédait. Il fut emporté par le mouvement d’Arabi, dont il n’a réussi à connaître l’importance que trop tard ». (Lord Cromer : _Modern Egypt_). « Et vraiment c’est une chose extraordinaire que cet homme semble à ce point aussi peu fait pour le pouvoir : tant qu’il reste dans la vie privée, il a dans le pays un grand nombre de partisans ; musulman pieux, il a pour lui toutes les puissantes influences religieuses, grand propriétaire et excellent agriculteur connaissant à fond la vie, les besoins et les idées du peuple, il sait prendre les intérêts des cheiks des villages et gagner leur sympathie ; mais dès qu’il entre en fonctions, il devient inabordable. Il ne faut pas supposer que les Anglais fussent les seuls à irriter Riaz Pacha ; il était grossier avec une remarquable impartialité vis-à-vis des étrangers aussi bien que vis- à-vis des indigènes, qu’ils appartinssent ou non au monde officiel. » (Lord Milner : _L’Angleterre en Egypte_.) « Malheureusement les préoccupations financières éclipsaient toutes les autres, et Riaz, trop confiant en la docilité du peuple, ne voyait pas l’orage qui se formait sur sa tête. » (Biovès : _Français et Anglais en Egypte_, 1881-82), 1910. « Riaz était convaincu que son autorité personnelle, soutenue par le contrôle, suffirait pour maintenir l’ordre, et dans cette opinion il était certainement encouragé par les représentants étrangers. » (Baron de Malorie : _Egypt, Native Rulers and Foreign Interference_.)] [Note 196 : D’après Lord Milner l’auteur en question est M. Moberly Bell.] CHAPITRE V =La Révolution= Depuis 1876, grâce à l’institution du contrôle financier, l’Egypte était pratiquement sous le joug. Le Soudan et l’Afrique centrale, c’est-à-dire au moins la moitié de l’Egypte, étaient gouvernés par un officier anglais, pendant que l’autre moitié était contrôlée par une foule d’administrateurs étrangers[197]. Les Egyptiens, toujours patients mais rétifs sous le joug, commençaient à sortir d’un état de « demi-sommeil », et la guerre russo-turque (1877) acheva de les réveiller et de provoquer la naissance de l’opinion publique en Egypte. Sir Samuel Baker nous donne au sujet de cette guerre des renseignements du plus haut intérêt : « Tous ceux qui pouvaient lire, dit-il, avaient bien vu que l’Egypte était déclarée comme un « intérêt britannique » et définie ainsi pendant la guerre. En même temps, l’Angleterre, au lieu d’assister la Turquie, s’était contentée d’une futile démonstration navale, et, à la fin de la guerre, sept mille soldats indiens traversèrent le Canal de Suez, et, à l’improviste, l’Angleterre occupa Chypre ! Les lecteurs égyptiens de journaux anglais furent vite renseignés, lors de la violente discussion concernant la valeur de notre nouvelle possesion, que Chypre dominait l’Egypte et donnait à l’Angleterre la maîtrise absolue du Canal de Suez. Ce sont des faits indéniables qui ont été rapportés par les périodiques arabes et absorbés par le public égyptien qui savait fort bien que l’empire indien actuel commença par un petit comptoir concédé à une compagnie anglaise[198]. » A la fin du règne d’Ismaïl, l’intervention anglo-française — qui avait pris la forme d’une domination étrangère par la désignation de deux ministres européens trop soucieux des intérêts _des bondholders_ — était devenue intolérable. Les Egyptiens pensaient alors — mais ils n’en parlaient pas — que leur salut devait venir d’une bonne armée et d’une bonne constitution. Cette vérité incontestable, que tous les auteurs taisaient ou méconnaissaient, et que les Egyptiens eux-mêmes s’abstenaient de formuler nettement par esprit politique[199], se déduit logiquement des faits. C’est ainsi qu’Ismaïl et le ministère Chérif, sous l’impulsion nationale, avaient décidé d’accorder à la Chambre des délégués des attributions parlementaires et de porter le nombre de l’armée à 60.000, alors que Sir Rivers Wilson travaillait, pour cause d’économie, à abaisser l’armée en licenciant la majorité des troupes et en jetant les officiers sur le pavé avec leurs arriérés. Ainsi s’explique aussi son altitude désobligeante vis-à-vis de la Chambre égyptienne. Mais lorsque les ministres européens furent emportés par l’opposition nationale, sans perdre du temps, M. Waddington se décida à prendre une action énergique et décisive en Egypte et amena l’Angleterre hésitante à demander, d’accord avec la France, la déposition d’Ismaïl. L’attitude de M. Waddington a été toujours dictée par la nécessité de devancer l’Angleterre et de l’empêcher de résoudre la question égyptienne à son profit sans la France. Non seulement le contrôle, rétabli avec des pouvoirs quasi absolus, a empêché le nouveau khédive Tewfick de tenir sa promesse d’octroyer une charte constitutionnelle à son peuple, mais il a ignoré complètement l’existence même de la Chambre des délégués instituée depuis 1866. L’armée était maltraitée et dirigée par un Circassien. On licencia encore d’autres officiers. « Leur solde, disait M. de Freycinet, était faible, eu égard surtout à ce que leur licenciement résultait d’une simple question d’économie. Leur démarche assez orageuse de 1879 aurait dû appeler sur ce point la sollicitude des ministres. Il eût fallu rechercher une transaction avec les contrôleurs généraux trop portés à refuser toute dépense comme diminuant le gage des créanciers. D’autre part, le choix d’Osman Rifky était une maladresse : mieux valait, dans l’état actuel des esprits, confier le portefeuille de la guerre à un officier de nationalité égyptienne[200]. » Ce qui est plus grave, c’est que la véritable origine du mal dont souffrait l’armée et le pays n’était pas la personne d’Osman Rifky, le ministre de la guerre destitué par le pronunciamiento du 1er février, mais un système de gouvernement établi depuis deux ans par « une poignée de sujets britanniques qui occupent de hauts emplois en Egypte et qui pavent sûrement la route pour une future occupation ». Ce système était représenté par le groupe « anglo-Riaz-de Blignières[201]. » Il faut ici rendre justice à M. de Ring, Consul de France, qui avait été rappelé par son gouvernement après la manifestation du 1er février, à la suite de la demande du gouvernement égyptien, faite à l’instigation de M. de Blignières, le contrôleur général. M. de Ring, avec sa perspicacité toute française, voyait le danger que couraient les intérêts permanents de la France en Egypte et voulait qu’on donnât satisfaction aux aspirations légitimes des Egyptiens[202]. « Les conséquences de ces demandes (du 1er février) au point de vue de garanties d’exécution pour les officiers, allaient jusqu’à la nécessité de changer le ministère Riaz. Or, M. de Ring aurait émis l’opinion que le Cabinet Riaz devait effectivement se retirer pour faire place à des ministres n’ayant pas commis les fautes qui avaient amené la révolte. En remplaçant Riaz, le consul était d’avis qu’on enlevait le plus gros germe d’irritation[203]. » Il fallait transformer le système du contrôle pièce à pièce, car il avait provoqué une irritation générale. L’armée, en donnant le signal du mécontentement, a été suivie par le peuple, et elle n’a pas tardé à prendre en mains sa cause. Le correspondant du _Siècle_ écrivait, le 20 mars 1881, à propos des colonels et des généraux du pronunciamiento : « M. de Ring les a accueillis comme il fallait en parlant de la discipline et du devoir. M. Malet en a fait autant ; mais il leur a ri au nez quand ils ont informé l’agent britannique des vœux constitutionnels et parlementaires de la nation. « Jamais, répondit ce diplomate, l’Egypte n’aura un Parlement, le pays n’en est pas capable », ce qui veut dire que les intérêts anglais exigent que les Egyptiens continuent à vivre dans le demi-esclavage actuel. » L’écrivain affirme ensuite que le peuple égyptien était humilié de voir des Anglais maîtres des artères vitales administratives, et conclut que « l’Egypte, à cette heure, est anti-anglaise[204] ». De son côté, le correspondant de l’_Estafette_, écrivait, le 26 avril : « Le pays n’est pas tranquille du tout », « les populations sont sorties d’une façon sérieuse de leur calme séculaire », « l’armée a maintenant de la mésestime pour Tewfick et redoute les représailles de Riaz ». Quant au peuple, « il est indéniable qu’il achète des armes. Mais, direz-vous, contre qui cette levée de vieux pistolets ? « Contre tout ce qui existe comme « tyrannie d’exploitation ». Mon Dieu, oui, nous en sommes là ! Les grands mots ont traversé la Méditerranée et, ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’ici ces grands mots ne sont pas simplement de la rhétorique révolutionnaire, ils ont une signification nette et précise et ne traduisent que trop exactement une situation de plus en plus intolérable. Sous nos yeux, on vole et on pille le fellah comme il ne l’a jamais été, et cela par ordre ministériel. « L’armée, elle aussi, a été jusqu’ici _volée_ indignement. _On n’a jamais appliqué à son entretien la moitié seulement des sommes qui figuraient à son chapitre dans le budget_. » L’auteur explique ensuite que l’argent qui n’était pas employé servait aux fonds secrets du Président du Conseil, c’est-à-dire du contrôle, pour l’achat de journaux[205], tant locaux qu’européens « qui coûtent bien autrement cher que les légendaires journaux de M. de Bismarck » et des gens qu’on employait à cette besogne. « C’est triste à dire, dit-il, il y en a de tous les mondes, du plus haut comme du plus bas. On les rencontre à la Cour Khédiviale, dans les salons de la Colonie anglaise, à la Bourse, au cercle, au théâtre et jusqu’aux plus infimes brasseries[206]. Grâce au régime du despotisme bénévole, l’Egypte sombrait graduellement, moralement et matériellement, dans un abîme. Il fallait réagir immédiatement sans se départir un instant d’une ligne de conduite commandée par le tact et la fermeté. Au calme apparent imposé au pays allait succéder à partir du 1er février, une période d’agitation immédiate. « Le volcan dormant, disait M. Samuel Baker, a montré des signes d’activité, et l’Egypte discerne l’approche du danger à Chypre face à face ; la Tunisie à trois jours de bateau, à l’ouest, et la mer rouge entre les mains de l’Angleterre ; cependant qu’un _imperium in imperio_ est exhibé au cœur même du pays par la présence des contrôleurs européens[207]. » C’est alors qu’Arabi, obéissant à une pensée toute patriotique, se mit en contact avec les ulémas et les notables. « Il leur représentait l’autorité étrangère comme un aigle qui planait au ciel pour faire sa proie du patrimoine national[208]. » Il se faisait légalement mandater par le peuple en faisant signer une pétition qui circulait secrètement dans les campagnes. Il y était dit substantiellement que le ministère Riaz n’a fait que perdre le pays par la vente fréquente de terres aux étrangers et la présence d’un grand nombre d’entre eux dans les services publics, et que pour sauvegarder les droits et les libertés des Egyptiens, la chute du ministère Riaz et la formation d’un Parlement étaient nécessaires[209]. Après s’être assuré de l’appui populaire, Arabi décida l’action. Le 9 septembre, à la tête de quatre régiments, il se présenta devant le palais du khédive et formula ses demandes, dont les principales étaient la réforme des cadres de l’armée, la convocation de la Chambre des délégués et l’octroi d’une Constitution. Alors, le consul anglais, M. Cookson, au nom du khédive, dit à Arabi Pacha : « La formation d’un Parlement regarde la nation ». Sur quoi Arabi répondit : « C’est la nation elle-même qui m’a chargé d’exécuter ces demandes au moyen de ces soldats qui sont la force exécutive pour tout ce qui est utile à la patrie ». « Donc vous voulez, reprit le Consul, exécuter ces demandes par la force, ce qui pourrait amener la perte de votre pays. » Le colonel répliqua : « Cela ne sera pas. D’ailleurs qui pourrait nous disputer le droit de réformer nos affaires intérieures ? Contre celui- là, nous lutterons jusqu’au dernier homme ». Après de longs tâtonnements, le khédive, qui ne pouvait compter sur la fidélité de sa garde, céda à condition que les demandes fussent graduellement accordées. Chérif forma alors, sur l’insistance des notables et des délégués de la Chambre au Caire, un nouveau ministère. La joie du pays était indicible. La nation en allégresse célébrait la révolution pacifique de septembre, croyant qu’elle allait enfin pouvoir travailler à son salut. « Les trois mois qui suivirent ce grand événement, dit M. Wilfrid Blunt, furent la période la plus heureuse. C’est une joie pour moi d’en avoir été un témoin privilégié. Tous les partis du pays, pour le moment, toute la population du Caire étaient unis pour la réalisation _d’une grande idée_ nationale, le khédive non moins. Dans toute l’Egypte un cri de joie s’éleva tel qu’on n’a pas entendu retentir des siècles durant, sur les bords du Nil. Et il est littéralement vrai que dans les rues du Caire les hommes s’arrêtaient les uns les autres, quoique étrangers, pour s’embrasser et se réjouir ensemble de l’avènement étonnant de cette nouvelle ère de liberté qui a commencé subitement pour eux, comme l’aube d’un jour après une longue nuit de peur[210]. » Les mots de liberté, d’égalité, de nouvelle ère, de progrès et d’union formaient pour ainsi dire l’idéal de tous les Egyptiens. Mais une lutte sourde était _ipso facto_ engagée entre cet idéal et la réalité en demeure. Car, à vrai dire, les Anglais, depuis l’été de 1879, étaient en fait maîtres du pays ; l’occupation militaire n’était plus qu’une question de temps et d’opportunité. Il s’agissait pour la Grande- Bretagne de surveiller le développement des événements en Egypte et en Europe, et d’en profiter afin d’agir seule, sans la puissance rivale, et de se tailler un empire anglo-africain. D’autant plus que la France commençait à se relever de la défaite de 1870 et devenait par l’occupation récente de la Tunisie, après celle de l’Algérie, une puissance africaine qui pouvait, à juste titre, d’ores et déjà, faire valoir, outre ses intérêts financiers en Egypte, des intérêts politiques. Quant à la Turquie, elle n’était plus à redouter comme puissance militaire depuis la guerre russo-turque où l’Autriche et l’Angleterre avaient joué un rôle important dans les coulisses. Pour le moment, le but principal de certains représentants des Puissances était de diviser le pays, de précipiter la révolution ou, du moins, de fausser son esprit et de retarder son œuvre réformatrice. C’est pourquoi on s’opposa systématiquement à l’application de réformes sérieuses dans l’armée, et on chercha, par tous les moyens, à limiter les pouvoirs de la nouvelle Chambre, à paralyser son action et l’annuler pratiquement. Cependant que le pays tout entier, dans une communion de sentiments et d’idées, se réjouissait de l’événement de septembre « une dépêche, dit Arabi dans ses mémoires inédits, annonça, en date du 3 octobre 1881, le départ d’une mission turque pour l’Egypte aux fins de mener une enquête au sujet de la « rébellion » militaire dont on parlait en Europe dans le but d’en profiter pour intervenir et étouffer l’œuvre de réforme en germe. Une certaine effervescence s’empara des esprits et le khédive lui-même s’en inquiéta et s’entendit avec le nouveau ministère pour reconnaître, lors de l’arrivée de cette mission, que la discipline régnait dans l’armée. Il a été décidé également d’envoyer le 4e régiment, sous mon commandement à Rasel-Ouadi et le régiment soudanais à Damiette pour donner l’apparence de la tranquillité absolue. Nous avons accepté en principe cette décision sous condition expresse qu’avant notre départ l’élection de députés fût ordonnée par un décret khédivial ». Il est certain qu’Arabi a fait preuve de sagesse et de clairvoyance en posant ce _sine qua non_ essentiel en l’occurrence et c’est grâce à lui que les élections eurent immédiatement lieu. D’après l’auteur suisse John Ninet qui est généralement bien informé malgré son style nerveux — et son témoignage est confirmé en partie par Mohamed Abduh dans ses _Mémoires inédits_ — Arabi avait pris la décision « de ne s’éloigner du Caire que lorsque le Parlement aurait été pourvu d’un règlement nouveau et plus étendu. Tewfick convoqua la Chambre pour ainsi dire à la sourdine, sur l’avis de Colvin, afin d’escamoter la question soulevée par les Nationalistes ». D’autre part, le départ d’Arabi donna lieu à des manifestations populaires dans les rues et Arabi, mis en contact, pour la première fois avec la foule, fut sacré chef du mouvement. C’était le 18 octobre 1881. De nombreux discours furent prononcés à l’occasion à la gare du Caire. Mohamed Abduh, dans ses notes inédites, résume l’idée maîtresse du discours prononcé par Arabi lors de son départ. D’après cette note on a l’impression nette que la version donnée par John Ninet dans son ouvrage _Arabi Pacha_ est exacte. Quant à la version donnée par Arabi dans ses _Mémoires inédits_ — qui est identique à celle de l’auteur de _Misr-lil- Misriyeen_ — elle doit être la version _officielle_ remaniée et atténuée après coup. Ce discours qui contient des vérités indéniables est d’une franchise brutale qui n’est pas la marque d’un esprit politique : « Je pars, dit-il, pour aller reprendre le commandement de mon régiment. Ne vous livrez à aucune démonstration publique, hostile. Attendez, patiemment et sagement, la réalisation de notre programme d’émancipation. « Les étrangers cherchent à nous chasser des emplois administratifs, tendent à nous éloigner de la direction de nos propres affaires et, abusant de leur position exceptionnelle, ils saisissent les terres du paysan ruiné par leur abominable usure, et font travailler les indigènes comme des bêtes de somme. « Nous avons déjà obtenu la convocation des notables sous la présidence de Sultan Pacha. La composition de cette assemblée n’est pas encore ce qu’elle devrait être ; l’amélioration en viendra. Le Parlement, c’est la nation, et le peuple est souverain, puisqu’il subvient à tous les besoins de l’Etat. « Le khédive, mal conseillé par le contrôleur Colvin et les deux grands consuls généraux, a convoqué inopinément les délégués, en se basant sur l’ancien règlement d’Ismaïl, qui, vous le savez, en usait avec eux comme avec une troupe d’esclaves. « Cet arrangement despotique est insupportable. Nous voulons une nouvelle charte, et nous l’obtiendrons. Chérif en avait élaboré une, assez libérale sous le régime du vice-roi déchu, et qui aurait pu nous aider dans notre œuvre législative, en attendant la révision. Mais Chérif est un Turc, un ennemi. Lui, son auteur, il la trouve trop large maintenant, il nous en refuse l’application aujourd’hui qu’il est au pourvoir. Et savez-vous pourquoi ? — Pour se concilier l’amitié et le concours des financiers et des usuriers. C’est injuste, il cédera ou il tombera. Le temps et la patience viennent à bout des maux dont souffrent les peuples. Cependant un grand pas a été fait. A l’époque de Riaz et avant, à qui pouvait se plaindre celui qu’un caprice de ce ministre, ou la volonté du khédive, envoyait mourir au Nil Blanc, après l’avoir dépouillé de son bien ? « Au parlement ? Il n’y en avait point. « Au vice-roi ? Il ne l’est que de nom, et déteste la justice pour le fellah. « Aux ministres ? Leurs intérêts personnels les rendaient sourds. « A Constantinople ? Il fallait trop d’or : le peuple, qui, lui aussi, est l’armée n’en avait pas de trop ! « Maintenant le Parlement, formé de notre chair et de notre sang, sera notre intermédiaire entre la tyrannie et la justice et le peuple le secondera. Que pouvons-nous désirer de plus ? Rien, sinon la protection de Dieu. « Injustes comme ils le sont toujours, les Européens cupides jusqu’à l’aveuglement, jusqu’à la cruauté ont prétendu que l’armée s’était soulevée pour voler l’argent du pays et faire tort aux créanciers d’Ismaïl. C’est une lâche calomnie. « Nous nous sommes réunis pour demander justice, une justice solide, égale pour tous. Et ces créanciers qui crient si fort ! Demandez-leur, et qu’ils nous répondent franchement s’ils en sont capables : eux, à notre place et nous à la leur, n’auraient-ils pas, tout chrétiens ou juifs qu’ils sont, répudié à l’unanimité une dette jetée sur leurs épaules par un abominable tyran ? « Frères ! Vous m’avez compris : soyez prudents et patients. Je ne m’en vais pas loin ; je reviendrai bientôt. » La Chambre devait se réunir le 23 décembre, mais avant sa réunion une certaine puissance voulait limiter ses attributions et forcer dans ce sens la main à Chérif. La Porte, à l’instigation étrangère, sans doute, rappela au khédive qu’elle ne saurait admettre que la Chambre des notables prît les allures d’un Parlement. « Ce dernier avertissement a eu pour résultat de restreindre les prérogatives accordées à la Chambre par le règlement auquel Chérif Pacha travaille en ce moment[211]. » Quant à l’armée, le parti militaire réclamait qu’on la portât à 18.000 hommes, nombre maximum déterminé par le firman de 1879. « Les contrôleurs, dit Lord Cromer, étaient prêts à accorder une certaine augmentation, mais ils refusaient, pour des causes financières, d’accorder au parti militaire toutes ses demandes, et dans cette affaire, ils étaient soutenus par le gouvernement britannique. Chérif Pacha était d’abord enclin à aller plus loin que les contrôleurs dans ce sens mais, finalement, il s’est rangé entièrement à l’avis du contrôle. » Ces deux faits concordants révèlent dans son entier le caractère honnête, mais entaché de faiblesse, de Chérif Pacha. C’est un modéré sincère qui a l’air d’accepter le _fait accompli_ et cherche à en tirer le meilleur parti possible. Il était à la fois ami du contrôle et du pays. C’est pourquoi son rôle pendant la révolution est resté équivoque. Le pouvoir pour lui était un _mariage de convenance_, ou, tout au moins, les circonstances l’avaient rendu tel. « Chérif, dit spirituellement Mohamed Abduh dans ses mémoires inédits, était un des facteurs les plus puissants du mouvement national. Il disait souvent que l’ingérence étrangère avait atteint un point auquel elle ne serait point arrivée si Riaz n’avait pas cédé à toutes les exigences des étrangers. « Chérif Pacha persuadait ses amis que s’il venait à reprendre les rênes du pouvoir, il mettrait un terme à cette ingérence et ferait marcher le pays dans la voie du progrès. Il était en rapports constants avec les chefs militaires et il était tout désigné par eux pour la présidence du Conseil. Cette présidence lui souriait de loin, sa beauté le fascinait et ils s’étaient donné rendez-vous. Mais lorsqu’il s’approcha d’elle, il s’aperçut qu’elle était récalcitrante et sauvage. » Les élections de la nouvelle Chambre avaient été faites d’après la loi d’Ismaïl de 1866 et les délégués étaient prêts à faire preuve de modération et de bon sens, vu la situation délicate du pays. Sir Auckland Colvin, le contrôleur anglais, reconnaît dans un mémorandum adressé à son gouvernement le 19 septembre, que « les notables en grand nombre au Caire ont repris en leurs propres mains le droit de demander l’extension de libertés civiles. Ils sont d’accord avec l’armée pour obtenir quelques concessions solides. Tout se passe d’une manière ordonnée et même exemplaire ». Le 30 décembre, le consul anglais, sir Edward Malet, écrivait à Lord Granville que « la réponse de la Chambre au discours du khédive était extrêmement modérée et satisfaisante ». Cependant Gambetta et Lord Granville se concertaient sur une action commune à entreprendre à l’occasion de la réunion de la nouvelle Chambre. M. Colvin, dans un mémoire du 20 décembre, disait « Le mouvement, quoique anti-turc à son origine, est en lui-même un mouvement national égyptien... Je crois qu’il est essentiellement le développement de l’esprit populaire, et il est dirigé pour le bien du pays, et il serait très impolitique de le contrarier. Mais précisément parce que je veux qu’il réussisse, il me paraît essentiel qu’il sache, dès le commencement, dans quelles limites il devrait se confiner ». En langage clair cela signifie qu’il faut compromettre le succès du mouvement et l’arrêter tout court. Car les limites déterminées par le contrôleur dans son mémorandum laissent entendre qu’il veut aboutir à ce résultat. Il qualifie la Chambre de « corps irresponsable et inexpérimenté ». D’après lui, elle ne doit pas toucher à tout ce qui a rapport aux finances ou aux « administrations européennes. Chacune de ces administrations en elle-même est, malgré des imperfections certaines, un centre de réforme. _Elles sont les rayons de la roue représentant le contrôle_ ». Gambetta dira plus tard : « en _élucidant_ les questions administratives _qui lui sont soumises_, la Chambre des délégués rendra des services plus _modestes_ mais plus réels et plus conformes à son _origine_[212] ». Le but est clair et commun. Il est d’autant plus injuste que les écrivains anglais tels que Cromer et les autres cherchent à disculper l’Angleterre et rejeter toute la responsabilité sur la France seule parce que Gambetta avait pris, précisément pour réaliser le but _commun_, l’initiative de l’envoi d’une note _commune_. En effet quatre jours après l’arrivée du mémorandum précité de M. Colvin à Londres, l’envoi de la fameuse note identique a été décidé d’un commun accord. Gambetta chargeait, le 7 janvier 1882, M. Sienkiewicz, à l’occasion des circonstances récentes « notamment la réunion de la Chambre des notables convoquée par le khédive » de déclarer à Tewfick Pacha, après s’être concerté avec Sir Edward Malet, « que les gouvernements français et anglais considèrent le maintien de Son Altesse sur le trône, dans les conditions qui sont consacrées par les firmans des Sultans et que les deux Gouvernements ont officiellement acceptées, comme pouvant seul garantir, dans le présent et pour l’avenir, le bon ordre et le développement de la prospérité générale en Egypte, auxquels la France et l’Angleterre sont également intéressées. Les deux gouvernements, étroitement associés dans la résolution de parer par leur commun effort à toutes les causes de complications intérieures ou extérieures qui viendraient à menacer le régime établi en Egypte, ne doutent pas que l’assurance publique donnée de leur intention formelle à cet égard, ne contribue à prévenir les périls que le Gouvernement du khédive pourrait avoir à redouter, périls, qui, d’ailleurs, trouveraient certainement la France et l’Angleterre unies pour y faire face, et elles comptent que Son Altesse elle-même puisera dans cette assurance la confiance et la force dont Elle a besoin pour diriger les destinées du peuple et du pays égyptiens ». Du point de vue anglo-français, cette note inopportune devait être suivie d’une intervention immédiate, mais l’Angleterre a entendu « que les instructions communes n’entraîneraient aucun engagement d’action effective et qu’elles avaient pour unique but d’exercer une action morale sur le khédive en l’assurant une fois de plus de l’accord des deux puissances ». Avec cette réserve elle a entendu, au fond, profiter de la confusion, conséquence prévue de la note, sans se laisser lier les mains pour agir librement, le moment venu, sans la France. Du point de vue des puissances, les cabinets de Pétersbourg, Vienne et Berlin s’inquiétèrent de l’intervention armée[213] que cette note semblait annoncer. Le 2 février, c’est-à-dire deux jours après la formation du ministère Freycinet, une démarche collective fut accomplie à Constantinople pour assurer le Sultan que « le _statu quo_ en Egypte ne saurait être modifié sans une entente préalable entre les grandes puissances et la puissance suzeraine ». Ainsi « l’indifférence européenne, dit M. de Freycinet dans ses _Souvenirs_, sur laquelle se reposait M. Gambetta, faisait place à une ingérence des plus caractérisées ». La Turquie, de son côté, s’alarmait, à juste titre, et protestait auprès de la France et de l’Angleterre. Du point de vue de l’Egypte « on y verrait, écrivait le 10 janvier le Consul français, un acte de défiance vis-à-vis du parti national et une menace d’intervention que rien ne justifie en ce moment. Les objections nous ont été nettement formulées par Chérif Pacha à M. Malet et à moi ». Le consul anglais écrivait aussi le 10 janvier : « Cette note a, pour le moment, soudé l’union entre le parti national, le parti militaire et la Chambre, dans une opposition commune contre la France et l’Angleterre. Le parti militaire qui était tombé à l’écart depuis la convocation de la Chambre est maintenant dans toutes les bouches ». Il est bon de rappeler qu’avant l’envoi de cette note « le khédive, écrivait M. Malet, le 2 janvier, était de bonne humeur et optimiste. Il parlait avec beaucoup de satisfaction des tendances apparemment modérées des délégués et exprimait l’espoir que le pays progresserait maintenant ». Mais dans la note il y avait pour Tewfick une invitation indirecte à faire un coup d’Etat, car « l’ordre de choses établi » dit très justement l’ancien juge mixte « c’était évidemment, non la Chambre des Notables ni les concessions faites au mouvement national, mais l’ordre établi par les étrangers, le contrôle, le protectorat anglo- français, le khédive placé sur le trône par les deux puissances ». Chérif était désespéré « Quelle boulette ! » disait-il au baron de Malortie, et il résumait ainsi la situation : « Tout allait bien, les notables étaient bien disposés et l’armée était hors de cause, et puis on ne sait pas pourquoi les puissances s’aliènent gratuitement les Notables. _On les blesse au vif_. Ils se rangeront du côté d’Arabi de crainte d’intervention et nous allons voir les conséquences demain lorsque l’article 31 de la loi organique sera voté. Les puissances, en se faufilant entre le khédive et les Notables et en minant la solidarité qui existe entre le ministère et la Chambre, donnent prise à Arabi sur cette dernière. Ils n’auraient pu trouver mieux pour nous perdre[214] ! Qu’un pays, menacé d’une intervention étrangère armée mette sa confiance en son armée et en son chef, rien de plus naturel, mais que le khédive devienne officiellement le _protégé_ des puissances et le _puppet_ de M. Malet, contre les sentiments du pays, est autrement grave. Un Anglais, _un fin observateur_ comme disait Lord Cromer[215], écrivait : « Ceux qui accusent Tewfick de faiblesse oublient que pendant son règne il n’a pris aucune mesure sans l’approbation de Sir Edward Malet, que Sir Edward est raisonnablement censé n’avoir donné aucun conseil sans le consentement de son gouvernement, et que toute irrésolution montrée retombe par conséquent, non sur Tewfick, mais sur notre propre politique[216]. » Cependant l’effet immédiat de la note identique fut de provoquer un conflit entre le ministère « soutenu par les contrôleurs »[217] et la Chambre des Notables. La Chambre, en recevant le projet du gouvernement concernant son organisation, projet amené et approuvé par le contrôle, a voulu modifier certains articles pour établir nettement le principe de la responsabilité ministérielle déjà admis par Chérif lui-même et l’ancien khédive en 1879, et se réserver le droit de discuter et d’examiner la partie du budget qui n’était pas consacrée à la dette. « Elle part de cette idée qu’elle a le droit de surveiller, au nom du pays, l’administration prise dans son ensemble, et l’emploi des ressources du pays. Elle prétend respecter toutes les conventions internationales et même les fonctionnaires étrangers ; mais elle entend se réserver le droit de faire des économies qui lui permettent de hâter l’amortissement de la Dette publique[218] ». Les contrôleurs généraux s’y opposent et rédigent une longue note où une formule met toute leur pensée en relief : « Les contrôleurs exerçant leur droit d’intervention dans la discussion du budget ne se trouveraient plus en présence des ministres responsables mais d’une Chambre irresponsable ». En d’autres termes, le contrôle, de même que le ministère européen de 1879, entendait garder une _mainmise complète_ sur le gouvernement représenté par le khédive et ses ministres, et sur toutes les branches de l’administration. Quant au pays, principalement intéressé, ses droits et ses aspirations, M. Sienkiewicz disait, le 29 janvier 1882, en parlant de la situation créée par la note « qu’elle affirmait la nécessité de maintenir le _statu quo_ ; elle ne tenait aucun compte du parti national » et que « les esprits sont, en ce moment, tellement surexcités et familiarisés même avec l’idée d’une lutte contre l’étranger, que l’on devrait, selon toute apparence, s’attendre à une résistance. Déjà tout un plan de défense est arrêté ». Et il conclut : « Le moment actuel est donc très défavorable à une intervention par cela seul que l’on s’apprête à la repousser ». C’est à ce moment, fin janvier, que deux faits importants se produisent ; l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur. En Egypte, le ministère déclarait, après maintes discussions, qu’il ne pouvait modifier l’article 33 relatif au vote du budget sans avoir obtenu, au préalable, l’assentiment de la France et de l’Angleterre. Les délégués, de leur côté, objectaient que l’article 34 réservait les parties du budget général qui sont les conséquences directes de la loi de liquidation ou de conventions internationales ; _mais qu’ils avaient le droit d’examiner et de voter le budget intérieur_. Alors les chefs du parti national se réunissent et décident la chute du ministère de Chérif Pacha. Le 2 février, une démarche est faite en ce sens auprès du khédive, et un nouveau ministère présidé par l’un des chefs reconnus du parti, Mahmoud Sami El-Baroudy, est formé. Ce ministère dont Arabi faisait partie était, à vrai dire, un ministère de défense nationale. C’était le véritable ministère de la révolution essentiellement _pacifique_ et _modérée_. Mahmoud Sami, le plus intelligent compagnon d’Arabi sur qui il avait un grand ascendant, était le cerveau pensant et régulateur du mouvement. A la fois poète, diplomate et homme d’épée, il était la figure la plus représentative de la révolution. Son ministère avait pour mission de faire prévaloir le droit de la Chambre en matière de budget et, « d’une manière générale, de réagir contre l’étroite dépendance dont la note contenait l’affirmative. » Avec ce ministère, l’Europe aurait pu composer. M. de Freycinet, le successeur de Gambetta, dit : « Nonobstant ses origines, le nouveau cabinet offrait des garanties fort appréciables. Mahmoud avait au fond l’esprit gouvernemental. Sa fréquentation des révolutionnaires était toute de surface, et il avait aspiré beaucoup plus à conquérir le pouvoir qu’à l’ébranler[219]. » Le 8 février, Mahmoud Sami[220] se rendit à la Chambre pour lui remettre le texte définitif du projet du gouvernement tel qu’il avait été remanié par la Commission des Seize désignée par la Chambre des Notables. Il prononça, à cette occasion, un discours sobre et éloquent qui dénote un véritable _esprit politique_ chez son auteur : « Je sais, et vous savez, dit-il, qu’il ne suffit pas d’asseoir la loi sur les bases de la justice et de la liberté pour arriver au but que vous vous êtes proposé d’atteindre en venant ici. Mais il faudrait aussi que chacun de vous veuille sincèrement sauvegarder les limites de cette loi et se garde bien de ne pas les dépasser, de sorte que tous vos actes et toutes vos pensées soient confinés dans leurs cadres. De sages législateurs disaient, il est vrai, que les nations n’arriveraient à ce degré de perfection — qui consiste à placer tous les actes dans le cadre de la loi — qu’après une expérience longue et pénible. Néanmoins, je compte sur votre sagacité et votre maturité d’esprit pour y arriver. « Et je suis heureux aujourd’hui de me trouver parmi des hommes dignes conscients de leurs devoirs vis-à-vis du pays, et sachant bien que son honneur et le leur ne font qu’un, et qu’ils ne seraient de véritables représentants que s’ils donnaient des preuves tangibles de labeur et de persévérance dans la modération. « Enfin nous nous devons à nous-mêmes d’exclure la politique personnelle ou de parti de l’œuvre nationale que le pays nous a chargés d’accomplir. Le vrai patriotisme doit être le mobile puissant de nos actes et paroles. » Mahmoud Sami apparaît ainsi comme un réaliste qui cherche à guider le mouvement et permettre à la révolution de se développer dans la légalité et créer une œuvre féconde et libératrice en exploitant toutes les ressources de la loi. Un autre compagnon d’Arabi, Mohamed Abduh[221], le célèbre réformateur, travaillait aussi dans le même sens par la plume et par la parole. Il était le rédacteur de _l’Officiel_ et l’orateur d’une grande société bénévole _El-Makacid El-Khaïriah_, fondée au Caire en 1880, et dirigée effectivement par Mahmoud Sami. Cette société avait, dans la soirée du lundi 13 février 1882, célébré la ratification du projet d’organisation de la Chambre. _L’Officiel_ du 15 donne le compte rendu de cette réunion et on y trouve le texte d’un discours prononcé par Mohamed Abduh à l’occasion : « Le gouvernement légal, dit-il, est le gouvernement réellement soutenu et aidé par les représentants de la nation dans la direction des affaires publiques d’une manière conforme à l’intérêt et aux coutumes du pays. C’est pourquoi il faut prêter une attention particulière à la diffusion des lumières dans toutes les classes de la nation dirigée par ce mode de gouvernement, afin que le plus grand nombre soit apte à concevoir et à participer à la direction générale qui permet au pays d’évoluer et de progresser. Aussi est-il indispensable que le gouvernement légal garantisse dans la loi organique la propagation de l’instruction dans la masse, en vue de préparer les individus à participer réellement à la direction des affaires et réaliser cet idéal de gouvernement. » La note dominante dans la presse était également pondérée. Le _Misr_ publiait le 15 février un article intitulé : « Vœux patriotiques ». Il disait en substance : « Maintenant que la liberté a triomphé, nous formons des vœux pour que la nation persiste dans son attitude sage et modérée. Mais la modération ne veut pas dire cet affaiblissement des volontés dans l’action. Elle est le sens de l’équilibre entre les moyens dont on dispose dans les conjonctures présentes et le but final qu’on se propose d’atteindre. Nous devons réaliser notre idéal graduellement et prudemment, car le chemin de la liberté est hérissé de difficultés que seule la sagesse permet de surmonter. » Il ressort clairement de ces témoignages que le courant des mouvements et des idées était orienté dans le sens de la modération. Une certaine divergence de vues s’était produite, et il fallait s’y attendre, entre les fractions de la Chambre lors de la discussion de la question du budget, mais tout était rentré dans l’ordre aussitôt après la démission du ministère Chérif, qui n’avait pas, malgré ses excellentes qualités, la confiance entière du pays. Ce qui était fatal au mouvement, c’est le désaccord inévitable entre le khédive, c’est-à-dire Sir Edward Malet, d’une part, et le ministère et la Chambre, c’est-à-dire le pays, d’autre part. Par un système de provocations incessantes, M. Malet cherchait à exaspérer le sentiment national et à créer une crise favorable à une intervention. L’avènement d’un ministère entièrement dévoué à la Chambre et au pays, d’un ministère responsable, annonçait pratiquement la fin de l’ingérence de l’étranger représentée par le contrôle. Mais l’Egypte ne voulait pas se débarrasser du contrôle en tant qu’institution financière exerçant un droit de surveillance dans l’intérêt des créanciers. M. Sienkiewicz écrivait, le 6 février, à M. de Freycinet, que la formation du nouveau ministère était « une réponse à la note du 7 janvier », que « le _statu quo_ avait été modifié d’une manière profonde ». Mais, en même temps, il rapportait que le Président du Conseil « lui avait donné spontanément les assurances les plus formelles au sujet du respect des conventions internationales et tous les intérêts étrangers engagés en Egypte ». En vertu de la loi d’organisation de la Chambre, promulguée le 9 février, une commission composée d’autant de délégués qu’il y a de ministres, examine et vote le budget _intérieur_[222]. La Chambre prononce en cas de désaccord. M. de Freycinet a très sagement agi en recommandant au consul français au Caire, le 11 février, d’encourager « les efforts faits de bonne foi pour respecter les engagements internationaux » et d’expliquer que la France n’entend pas « entraver le développement des institutions intérieures, pourvu que nos légitimes intérêts ne soient pas lésés ». Mais, en Europe, sur l’initiative de l’Angleterre, les gouvernements ont été pressentis en vue d’une intervention éventuelle. En Egypte, la principale préoccupation du Président du Conseil et d’Arabi devait être nécessairement l’organisation de l’armée. « Ce qui est peut-être plus grave, écrivait le consul français le 5 mars, c’est que la population est, en général, hostile à toute intervention européenne. » Mais la Chambre continuait paisiblement son œuvre. Elle préparait une loi électorale dont le texte fut adopté, le 12 mars, par le gouvernement égyptien. « Les députés, dit l’ancien juge mixte, tâchèrent de connaître, de constater et de combattre les maux. Vers la moitié de mars, le Parlement avait approuvé une loi électorale très détaillée et rédigée avec soin, qui valait bien les lois électorales de l’Europe. » « Le premier Parlement de l’Egypte et de l’Orient, dit encore l’auteur de _l’Egypte et l’Europe_, le Parlement national d’une nation opprimée et maltraitée à l’excès par l’étranger. Ce Parlement a été un essai extrêmement remarquable dans l’histoire parlementaire. » La Chambre, qui était l’image vivante de l’Egypte, travaillait avec beaucoup de modération et de bons sens. Elle était le centre d’équilibre de la révolution. Le Président du Conseil, tout en pensant à la défense nationale, s’occupait de l’organisation d’un Conseil supérieur d’administration et de législation. Il avait en outre l’intention de donner à l’Egypte une constitution fixant les attributions respectives du khédive, du ministère et de la Chambre. « Il cherchait aussi, écrivait M. Sienkiewicz le 23 mars, à contre-balancer l’influence d’Arabi. La Chambre devant se séparer le 26 de ce mois, Arabi se trouvera bientôt privé de l’instrument indispensable à un remaniement ministériel. » Arabi, par sa sincérité, son éloquence et son audace, avait conquis les suffrages populaires. Il était pratiquement écarté du mouvement depuis l’élection de la Chambre des Notables, mais la note identique du 7 janvier, qui devait être suivie d’une intervention armée, l’avait de nouveau auréolé. Cependant, aux yeux de l’élite du pays, Arabi n’incarnait pas la révolution et ses idées-forces. Mais, dès lors que cette révolution, dans sa phase décisive, prenait la forme d’une lutte armée contre l’étranger, le soldat patriote qu’était Arabi devenait spontanément le chef reconnu. Du reste, dans les réunions populaires, il était surnommé le « Garibaldi d’Egypte » et cela résume tout. Pour le moment, Mahmoud Sami était maître de la situation, et l’Europe, bien inspirée, aurait trouvé en lui le meilleur point d’appui. Mais les contrôleurs, trop préoccupés des questions politico-financières, attaquaient par des notes et des rapports le régime nouveau. Dans une lettre adressée au khédive, le 27 mars, le Président du Conseil s’étonne de la persistance de l’inquiétude des contrôleurs au sujet des garanties accordées aux créanciers de l’Egypte. Il établit la distinction entre le Contrôle général, dont les attributions déterminées par le décret khédivial du 15 novembre 1879 font « une institution de surveillance financière », et les institutions politiques du pays. « Il n’y a pas lieu de redouter, par conséquent, dit-il, qu’aucun des effets résultant de l’établissement du nouveau régime puisse atteindre soit l’action du contrôle dans l’étendue de ses attributions, soit les garanties que donnent ces attributions aux créanciers de l’Egypte. » D’après M. de Freycinet, « cette dernière assertion n’était pas tout à fait exacte. Cependant, dit-il, je persiste à penser qu’il eût été préférable de s’abstenir quant à présent de tout éclat et d’exercer un ascendant moral sur le Gouvernement et la Chambre pour les maintenir dans les voies prudentes. Tel fut le sens de mes instructions au nouveau contrôleur[223]. « Malheureusement, l’impulsion était donnée, et il devenait difficile de remonter la pente[224]. » Sans doute l’impulsion était donnée par son prédécesseur Gambetta. Néanmoins, la révolution était restée, depuis le 7 janvier, dans les limites de la prudence. On a plutôt l’impression que la politique de l’Angleterre en Egypte ne pouvait plus « remonter la pente » et entraînait avec elle la politique française. « En somme, dit M. de Freycinet après le passage précité, l’administration de Mahmoud Sami fut assez bienfaisante ; les mois de février et de mars s’écoulèrent dans une tranquillité qui donnait un démenti aux prévisions des contrôleurs[225]. » Enfin voici encore un témoignage intéressant M. Lex, Consul général de Russie à Alexandrie, adressait le 27 mars à M. de Giers, ministre des Affaires étrangères de Russie, une note détaillée[226] sur le différend, entre les contrôleurs et les ministres : « Le ministère, écrivait-il, a raison, en théorie, disant que les attributions des contrôleurs n’ont pas été modifiées, car ces messieurs n’ont que voix consultative et toutes les questions doivent se décider au sein du Cabinet en dehors d’eux ; mais en pratique, il se passait tout autre chose : du temps de la présidence de Riaz Pacha et même de celle de Chérif Pacha, non seulement le ministère n’approuvait pas le budget, s’il n’était pas conforme au désir des Contrôleurs, mais c’est l’avis de ces derniers qui prédominait même dans la question des dépenses nécessaires que le gouvernement avait besoin de faire et pour lesquelles il voulait prélever les revenus non affectés aux dettes de l’Etat. « Enfin, continuait le consul russe, c’était les maîtres absolus du Pays, ce qui peut être très avantageux pour les porteurs de titres égyptiens ; mais cela blessait l’amour-propre des indigènes, et c’est justement les Contrôleurs qui ont été, en quelque sorte, cause de tous les mouvements militaires qui ont eu lieu en Egypte depuis plus d’un an[227] ». La partie essentielle de la révolution devait être la réforme d’une administration disloquée et corrompue par la mainmise de l’étranger, par le _statu quo_. Pour ne pas donner prise aux maîtres absolus du pays, la révolution s’était confinée dans l’ordre et la légalité. Le ministère Mahmoud Sami-Arabi s’était conduit avec une modération exemplaire. Pour créer les divisions et la confusion, on s’évertuait à mettre toutes les forces en action. Le parti national était l’objet de sollicitude, tantôt de la part de certains Européens en rapport avec le monde officiel, tantôt de la part du Sultan qui prodiguait ses encouragements à Arabi. Chérif Pacha, « apprivoisé » par M. Malet qui s’était insinué dans sa confiance retombait dans les anciennes ornières et appuyait avec le khédive, la camarilla turco-circassienne. Ismaïl, encouragé dans ses espoirs de redevenir khédive, cherchait à acquérir les bonnes grâces de l’Angleterre en se montrant hostile à la révolution égyptienne[228]. Le Prince Halim, écarté du trône en vertu de la loi de succession de 1866, travaillait au contraire à recruter des partisans dans le mouvement, mais il ne trouvait que des _brokers_, sorte de courtiers dans l’entourage d’Arabi dont il ignorait les transactions[229]. Mais tous ces facteurs, d’une portée limitée, ne pouvaient faire dévier la révolution dans le désordre ou le dérèglement. Dès lors, des incidents et des éclats étaient nécessaires et nous entrons maintenant dans la plus triste phase révolutionnaire où les diplomates devaient jouer le rôle d’agents provocateurs. Tandis que l’honnête M. de Freycinet trouvait dans l’intervention directe du Sultan — solution suggérée par Bismarck — un motif de plus pour conjurer la crise _pacifiquement_, un incident futile, « l’affaire des Circassiens », vint, par la _maladresse du khédive_[230], renverser l’échafaudage. M. Malet avait cherché à provoquer un conflit d’initiative et d’autorité entre le khédive et ses ministres pour hâter la crise. Des officiers circassiens avaient formé une grande société pour comploter contre la vie d’Arabi et les chefs de l’armée. Un conseil de guerre fut immédiatement saisi de l’affaire, et, après audition de nombreux membres de la Société, unanimes à reconnaître le fait, Ratib Pacha fut déclaré l’auteur du complot. Une quarantaine d’officiers, parmi lesquels se trouvait Osman Pacha Rifky, l’ancien ministre de la guerre, furent punis de la peine de la dégradation. Il fut décidé en outre de les envoyer au Soudan. « Le khédive, écrivait M. Sienkiewicz le 2 mai 1882, nous a convoqués, M. Malet et moi. M. Malet, qui l’a vu le premier, lui a conseillé de ne pas ratifier le jugement et de réunir aujourd’hui même les agents des grandes puissances. » Le 4 mai, il écrivait que « le cabinet de Londres a approuvé l’idée de M. Malet d’engager le khédive à ne pas sanctionner la sentence. » Le consul français, comme tous les consuls généraux, ne voulait pas « envenimer la situation ». Pour prévenir désormais les effets de la divergence qui existait alors entre M. Malet et lui, M. de Freycinet lui écrit, le 7 mai, après s’être concerté avec le gouvernement britannique : « En cas de conflit entre le khédive et ses ministres, vous devez, d’accord avec M. Malet, appuyer le khédive qui est la seule autorité légale[231]. » M. de Freycinet, entraîné sur la pente, semble à jamais, soit par faiblesse, soit par calcul, abandonner la partie à M. Malet. Le ministère égyptien, faisant preuve de tact et de modération, fit, le 6 mai, une démarche auprès du khédive afin d’obtenir que la peine de la déportation fût commuée en celle du bannissement hors du khédiviat d’Egypte, avec faculté aux bannis de se rendre où ils veulent. Mais le khédive, sur le conseil de M. Malet, non seulement saisit la Porte de l’affaire sans consulter ses ministres, mais encore lui envoya un télégramme pour lui dire qu’il se soumettait à ses ordres en ce qui concerne l’affaire des officiers comme en toute autre affaire. Le 8 mai, le Président du Conseil se rendit chez le consul français pour protester contre cette manière d’agir : « La France, dit-il, tolérera-t- elle cette ingérence de la Porte dans les affaires d’Egypte ? Les ministres sont disposés à s’opposer à toute mesure qui tendrait à ravaler l’Egypte au rang d’un simple vilayet. » M. de Freycinet proposait alors des « commutations opportunes », sans attendre la réponse de la Porte ; Lord Granville réclamait la « grâce plénière ». D’où divergence grave entre les instructions des deux consuls français et anglais. D’après M. Sienkiewicz, « la grâce plénière équivalait à un coup d’Etat[232] ». Il le fit observer à M. Malet, et un décret commuant en bannissement les peines prononcées contre les officiers fut enfin signé le 10 mai. Le Président du Conseil, peu d’heures après la signature du décret, se rendait chez le khédive et « lui reprochait dans des termes très vifs de subir l’influence exclusive des agents étrangers et de négliger son ministère ». Depuis lors, les événements se précipitèrent de par la faute de M. Malet et du khédive _parjure_. Le divorce est virtuellement prononcé entre Tewfick et la nation. Etant donné l’impossibilité d’entente avec le khédive, le conseil des ministres décide de convoquer la Chambre des Notables pour prendre les mesures que réclame le salut du pays et examiner les griefs que le Conseil a articulés contre Tewfick Pacha et notamment ce fait grave entre tous que, sans consulter ses ministres, il a fait acte de pleine et entière soumission envers la Porte. Les Egyptiens hostiles à toute ingérence considéraient la suzeraineté nominale turque comme une garantie contre une invasion étrangère. Tewfick, en appelant l’Angleterre et la Turquie à s’immiscer dans une affaire purement intérieure, avait exaspéré le sentiment national. Sa déchéance était à l’ordre du jour. M. Sienkiewicz a bien caractérisé la situation en écrivant le 10 mai qu’on était « _en présence d’un gouvernement révolutionnaire_ » et que « _la question qui se pose est celle de l’indépendance de l’Egypte_ ». Lord Granville se décide alors, d’accord avec le gouvernement français, à « soutenir énergiquement Tewfick » et à envoyer en même temps des navires de guerre à Alexandrie « pour protéger la colonie européenne ».[233] Ainsi le jeu était double. En Egypte, l’affaire circassienne provoquée par le khédive, agissant sur le conseil de M. Malet, avait créé une scission destinée à donner une apparence de légalité à une intervention armée. En Europe, l’Angleterre invoquait la protection des Européens — et bientôt elle provoquerait, à l’aide du khédive, une querelle à Alexandrie même — pour justifier un acte de force que l’Europe désapprouvait. Les délégués, réunis officieusement au Caire, n’épargnèrent rien pour rétablir l’entente entre le khédive et son ministère. Bien plus, obéissant à un sentiment de haut patriotisme, Mahmoud Sami se rendit le 16 mai chez le khédive, avec tous les ministres, et protesta de son dévouement envers Son Altesse. Arabi Pacha se déclara également le fidèle serviteur du khédive. M. Sienkiewicz écrivait le même jour : « Le calme est rétabli. Je dois reconnaître que pendant tout le temps de la crise, _malgré des excitations savamment combinées_, pas un soldat au Caire ne s’est livré à un acte répréhensible. Des ordres sévères avaient été donnés dans ce but. Les impôts rentrent régulièrement. »[234] Mais _alea jacta est_. La trahison de Tewfick était consommée. M. Malet a entendu maintenir le ministère pour « assurer la sécurité du khédive, compromise par la nouvelle de l’arrivée des escadres. » Le ministère n’était ni stable ni définitif : « Le conseil de l’Angleterre et de la France de maintenir ces ministres, disait le baron de Malortie, avait uniquement pour but, comme il a été ouvertement déclaré, de gagner du temps jusqu’à l’arrivée des flottes. »[235] Enfin le président du Conseil a fait connaître le 23 mai que, _si les escadres se retiraient_, les chefs de l’armée se rendraient dans l’intérieur de l’Egypte. Mais à la grande consternation du pays, le 25 mai, une note identique fut remise au président du Conseil pour recommander à la plus sérieuse attention des ministres les conditions suivantes et « au besoin en exiger l’accomplissement » : « 1o Eloignement temporaire de l’Egypte de Son Excellence Arabi Pacha ; « 2o Envoi dans l’intérieur de l’Egypte d’Ali Pacha Fahmy et d’Abd-el-Al Pacha ; « 3o Démission du ministère actuel. » Le 26 mai, les ministres adressent au khédive une lettre par laquelle ils donnent leur démission ; mais ils protestent contre la violation des droits de souveraineté du Sultan dont Tewfick s’est rendu coupable en acceptant l’ingérence des consuls généraux. Les consuls ont conseillé au khédive d’accepter immédiatement la démission. La note des deux puissances avait soulevé les protestations du pays. M. Sienkiewicz informait M. de Freycinet, le 27 mai, que « les généraux et les officiers de la garnison du Caire et d’Alexandrie signifiaient au khédive qu’ils désiraient le maintien d’Arabi Pacha au pouvoir. » Il disait en même temps : « La tranquillité est complète. » Deux jours plus tard, devant l’insistance de l’opinion publique, le khédive dut nommer de nouveau Arabi ministre de la Guerre. Arabi, sur la demande des consuls généraux, garantit l’ordre public. C’est un fait important, car le khédive et M. Malet vont travailler désormais à troubler l’ordre pour rejeter la responsabilité des événements subséquents sur l’Egypte et sur Arabi Pacha. Le 7 juin, une commission turque présidée par Derwich Pacha arrivait à Alexandrie. A cette occasion, de grandes manifestations eurent lieu dans cette ville et des pétitions signées des notables, des ulémas et des délégués furent présentées au commissaire turc, demandant la déposition du khédive parjure qui, en vertu de la loi de l’Islam, ne devait plus régner. Cependant la France et l’Angleterre travaillaient activement à la réunion d’une conférence à Constantinople. M. de Freycinet écrivait en effet, le 9 juin, aux ambassadeurs de France à Berlin, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Constantinople et au chargé d’affaires près le gouvernement italien, pour leur dire qu’Essad Pacha lui avait communiqué la réponse de son gouvernement aux observations qu’il avait faites en vue de hâter la réunion de la conférence. « Saïd Pacha, dit-il, reproduit en le précisant l’argument précédemment donné, à savoir que la mission de Dervish Pacha, qui a pour but le maintien du _statu quo_ et le rétablissement de l’autorité du khédive, étant en voie d’accomplissement, la conférence devient sans objet. J’ai répondu que je considérais indispensable que la conférence se constituât au plus tôt. Autrement, ai-je dit, on s’expose, si la mission échoue, à ce que _certaines_ puissances soient amenées, sous la pression des événements, à prendre des mesures brusques que le concert européen n’aura pu délibérer. » M. de Freycinet voyait clair. Cette pression des événements allait se produire. Du reste, sir Edward Malet avait _prévu_, dans une lettre adressée à lord Granville, le 31 mai, qu’une « collision pourrait, à un moment quelconque, avoir lieu entre les musulmans et les chrétiens ». Tewfick Pacha aussi a prévu le cas, dans un télégramme chiffré à Omar Lotfy, qu’il avait nommé gouverneur d’Alexandrie, ainsi conçu : « Arabi a garanti la sécurité publique ; les journaux l’ont publié et il s’en est déclaré responsable devant les consuls. S’il réussit dans sa garantie, les puissances mettront en lui leur confiance et notre considération sera perdue. Aussi les flottes sont dans les eaux d’Alexandrie, et les esprits sont excités et _des querelles entre les Européens et les autres_ ne tarderont pas à avoir lieu. Vous n’aurez qu’à choisir maintenant : ou bien vous servirez Arabi dans sa garantie, ou bien vous nous servirez. »[236] En vue de cette collision et de ces querelles, M. Malet chargea M. Cookson, le consul anglais à Alexandrie, de distribuer des armes aux Européens. Les consuls allemand et autrichien étaient mécontents de M. Malet qui s’est plaint, dans un télégramme adressé le 14 juin à lord Granville, de ses collègues allemand et autrichien qui avaient télégraphié à leurs gouvernements respectifs pour leur dire que « le seul moyen d’éviter les calamités les plus sérieuses serait le départ d’Alexandrie des flottes et de moi-même ». Le 11 juin, un Maltais, frère du valet de M. Cookson, tua à coups de couteau un cocher égyptien qui lui avait réclamé un salaire dû, et cela devant un café où des Grecs et des Maltais armés étaient postés. Les Egyptiens accourus sur le lieu pour arrêter le meurtrier partagèrent immédiatement le sort de leur malheureux compatriote, et le conflit se généralisa aussitôt dans la rue où les Grecs tiraient de leurs fenêtres des coups de feu sur les Egyptiens désarmés. Aussi n’eurent-ils que 57 morts, tandis que les indigènes n’en eurent pas moins de 140.[237] Voilà l’origine de la légende des « massacres de chrétiens » et du fanatisme musulman dont le but avéré était de justifier aux yeux de l’Europe l’occupation éventuelle pour la protection des Européens et de leurs intérêts en Egypte. Omar Lotfy, le gouverneur d’Alexandrie, fut nommé plus tard par le khédive ministre de la Guerre, assurément à titre de récompense pour le retard de son intervention lors de l’émeute. Le 13 juin, le khédive se rend à Alexandrie pour se mettre en réalité sous la protection de la flotte anglaise. Sous la pression des agents d’Allemagne et d’Autriche, il nomme, le 18 juin, Ragheb Pacha président du Conseil. M. de Freycinet, de son côté, le 19 juin, envoie des instructions à M. Sienkiewicz pour « ne pas décourager les combinaisons, même éphémères, qui permettraient de gagner du temps jusqu’aux solutions fournies par la conférence ». La conférence de Constantinople se réunit le 23 juin. Dans sa seconde réunion, le 25 juin, les représentants des puissances signent un protocole de désintéressement proposé par M. de Freycinet et ainsi libellé : « Les gouvernements représentés par les soussignés s’engagent à ne chercher aucun avantage territorial, ni la concession d’aucun privilège exclusif, ni aucun avantage commercial pour leurs sujets, que ceux de toutes autres nations ne puissent également obtenir. » C’est un contrat en bonne et due forme signé solennellement par lord Dufferin qui représentait la Grande-Bretagne. Dans sa première séance, la conférence avait déclaré qu’elle s’était réunie « pour délibérer sur les mesures qu’il y aurait à proposer pour amener le règlement des affaires d’Egypte. » Pendant ce temps l’Angleterre se préparait à l’action. La conférence, prévenue sans doute, décide, le 27 juin, que : « Chacune des puissances s’abstiendra de toute entreprise _isolée_ en Egypte pendant la durée des travaux de la conférence, sauf dans le cas de force majeure où il y aurait à défendre la vie des nationaux. » La conférence de Constantinople discutait ensuite les conditions d’une intervention armée de la Turquie en Egypte, cependant qu’en Egypte le président du Conseil et Dervisch Pacha invitaient la population au calme. Les officiers supérieurs de l’armée avaient même fait acte de soumission à Sa Majesté le Sultan et au khédive. Nonobstant le retour graduel de l’état normal, troublé par les agents provocateurs, les flottes étaient prêtes à l’action et la politique anglaise avait hâte de mettre la conférence devant un fait accompli. Sous prétexte qu’Arabi Pacha mettait en état les forts[238], l’amiral Seymour commença, le 11 juillet, le bombardement d’Alexandrie.[239] Le 13 juillet, l’armée d’Arabi Pacha se retira hors de la ville. Le même jour, M. Tissot, l’ambassadeur français à Londres, annonçait à M. de Freycinet que « l’amiral Seymour va mettre à terre deux mille homme, mais pour exécuter une simple reconnaissance ». Le 15 juillet, la conférence invite officiellement la Porte à « intervenir en Egypte par l’envoi de troupes ». Si elle était intervenue, il y a des chances que l’occupation eût été épargnée à l’Egypte. Quant à la France, elle cherchait ou bien la coopération d’une troisième puissance, ou bien l’obtention d’un mandat de la conférence. Elle s’inquiétait, à juste titre, des conflits que pourrait faire naître une occupation anglo-française, d’autant plus que l’Allemagne menaçante à l’est aurait tout intérêt à brouiller les deux puissances.[240] La guerre dura environ deux mois. Elle se termina en fait par la défaite de Tel-El-Kebir, le 13 septembre, et l’armée anglaise devint depuis lors maîtresse de la vallée du Nil. Ce qui nous importe ici, c’est d’indiquer les causes principales de la défaite : 1o L’armée était pratiquement désorganisée depuis la défaite d’Abyssinie. Elle était sous le coup de la défaite et de la division. Une enquête et la punition des coupables auraient été salutaires. Les Turco-Circassiens, réfugiés dans l’impunité, maltraitaient les Egyptiens, et leur camarilla, Tewfick en tête, formait « le parti de l’étranger » avant et pendant la révolution. 2o Pour cause d’économies, l’armée était _systématiquement_ abaissée, mal entretenue par des licenciements _en masse_ et une mauvaise solde. Des officiers furent littéralement jetés sur le pavé par M. Wilson et plus tard par le contrôle. En un mot, on avait pratiqué des coupes sombres dans le beau domaine de l’armée. 3o Arabi, comme le disait judicieusement la princesse Nazli « n’était pas assez bon soldat et avait un trop grand cœur » alors que l’Egypte avait besoin d’une chef d’armées capable et résolu, un chef de gouvernement révolutionnaire pour galvaniser les énergies nationales et exterminer les ennemis du dedans. 4o Le Sultan avait poignardé la révolution dans le dos. Lord Dufferin, acceptant le principe d’une intervention turque en Egypte et d’une évacuation anglaise simultanée, avait exigé, au préalable, que la Porte déclarât Arabi « rebelle ». Cette déclaration néfaste a été semée à profusion par les Anglais et le khédive dans les rangs de l’armée. 5o Le khédive Tewfick, qu’Arabi aurait dû, dès le commencement, enfermer au Caire, a trahi la révolution. Vers le milieu du mois d’août, il a formé un ministère Chérif-Riaz, dévoué aux Anglais. Sultan Pacha, ancien président de la Chambre, gagné par le khédive, distribuait secrètement l’argent anglais parmi certains compagnons d’Arabi et faisait des promesses à d’autres. Le plus grand traître parmi les officiers était un certain Aly Youssef qui a trahi Arabi, d’abord du côté du canal et ensuite à Tel-El-Kebir où, grâce à sa connivence avec les Anglais, l’armée égyptienne a été _surprise_ et battue par l’armée anglaise. Un certain _Arabe_, Abou-El-Sououd El-Tahawi, qui faisait de l’espionnage pour le compte d’Arabi à Tel-el-Kebir, avait été acheté d’avance par M. Palmer, un professeur d’arabe à l’université de Cambridge.[241] 6o Arabi, confiant en les assurances réitérées de M. de Lesseps, avait négligé de fortifier le canal malgré l’avis qui prévalait dans les milieux égyptiens compétents. Les Anglais, ne pouvant attaquer du côté de Kafr-el-Dawar, où l’ingénieur en chef des fortifications, Mahmoud Pacha Fahmy, avait établi des lignes de défense très solides, ni du côté d’Aboukir ou de Rosette, car les vaisseaux de guerre ne pouvaient pas entrer dans le Nil, ni du côté d’El-borollos, ni du côté de Damiette, avaient décidé d’occuper le canal et de débarquer les troupes à Ismaïlia. Grâce à l’indécision d’Arabi, le canal constituait un point vulnérable dans le système de défense. Enfin le 25 septembre, le khédive rentra au Caire « dans les fourgons de l’étranger » et les principaux chefs du mouvement furent exilés à Ceylan. « Cette campagne, dit un Anglais, était la conclusion logique de longues années d’agression contre l’Egypte. Sordide dans ses origines, sordide dans ses moyens, la politique britannique en Egypte fut couronnée d’une campagne sordidement conduite. »[242] Cependant, cette guerre[243] avait ceci de bon, c’est qu’elle était la seule guerre _nationale_ faite par les Egyptiens au cours du dix- neuvième siècle. Le recrutement, pour la première fois, était populaire et ressemblait plutôt à une levée en masse. Le soldat-paysan, affamé de justice, luttait contre l’oppresseur étranger. A Tel-el-Kebir affluaient, de toutes les régions d’Egypte, des provisions de toutes sortes. Il y avait partout un élan spontané, une croisade pour la justice. Un comité de défense nationale constitué au Caire et présidé par Yacoub Pacha Sami, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, fonctionnait régulièrement à côté d’une « Assemblée nationale » formée de tous les dignitaires du royaume, princes, rabbins, ulémas, notables, pour étudier et prendre des mesures de salut public. Cette assemblée avait flétri solennellement la trahison du khédive « qui a vendu la patrie à l’étranger » et déclaré déchu de ses droits de souverain. Le gouverneur du Caire, Ibrahim bey Fawzi, aidé de son zélé collaborateur Ismaël Effendi Gawdat, faisait régner l’ordre dans toute l’Egypte.[244] Non seulement les étrangers au Caire, pendant la campagne, n’étaient molestés ni de près ni de loin, mais ceux d’entre eux qui avaient besoin d’argent allaient trouver à la préfecture le gouverneur qui s’empressait de les aider discrètement et avec tact. Il subventionnait même leurs hôpitaux.[245] L’esprit révolutionnaire n’était hostile ni aux étrangers, ni aux chrétiens, ni au contrôle européen, mais aux usuriers, aux exploiteurs et aux contrôleurs qui, par suite d’un grave malentendu, s’opposaient à l’établissement d’un gouvernement national.[246] La révolution avait pour but principal de prévenir, dans la paix et par la paix, l’occupation étrangère — conséquence naturelle de la mainmise — par des réformes urgentes et profondes. Le Parlement devait être le puissant instrument de cette réforme. Par un système de provocations savamment combinées, depuis la note commune jusqu’au bombardement, M. Malet a acculé la révolution à soutenir prématurément une lutte inégale pour repousser l’invasion. L’occupation l’a emporté sur la révolution. [Note 197 : « La continuité de politique, dit-on, est un axiome de diplomatie scientifique. Si cela est vrai, nos dirigeants — conservateurs et libéraux — ont, en ce qui concerne l’Egypte, été éminemment scientifiques pendant les treize dernières années. Malgré la divergence de vues qui les sépare sur toutes autres questions _impériales_, ils sont demeurés énergiquement d’accord pour soutenir une politique de bondholders dans la vallée du Nil. Nous avons été censés posséder d’autres intérêts nationaux plus élevés en Egypte, mais c’est maintenant un fait notoire que, depuis la mission Cave, ceux-ci ont été subordonnés aux intérêts des clients de MM. Goschen et Oppenheims, dont l’influence dans et au dehors du Parlement a été également suprême avec Lord Beaconsfield et Lord Salisbury d’une part, et M. Gladstone, d’autre part. C’est la seule explication plausible de la politique égyptienne de nos administrations successives depuis 1875. » (Voir l’épilogue d’_Egypt under Ismaïl_, par J. C. McCoan, 1889.)] [Note 198 : Lettre au _Times_ du 29 décembre 1880 (publiée dans un recueil intitulé : _The Egyptian Question_, 1884, par Samuel Baker.)] [Note 199 : Seul El-Baroudy, le chef du ministère national pendant la révolution, avait formulé l’idée dans un poème adressé au khédive Tewfick lors de son avènement au trône, qui avait réveillé des espérances.] [Note 200 : DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_, 1905.] [Note 201 : Voir dans le _Siècle_ du 11 avril l’article de son correspondant du Caire en date du 3 avril 1881.] [Note 202 : « L’année 1882 nous a trouvés dans la posture de créanciers inquiets sur l’avenir de leurs titres. Cette question d’argent, on peut l’avouer aujourd’hui, a trop inspiré l’action de notre diplomatie. Le souci, très louable assurément, de protéger des intérêts particuliers a, par moments, empiété sur l’intérêt général et permanent de la France. » (de Freycinet : _Souvenirs_ 1878-1893). Un correspondant d’Alexandrie écrivait le 28 février 1881 : « M. de Blignières, qui est fort loin d’être républicain, s’occupe infiniment plus d’autres intérêts que de ceux qu’il représente. C’est lui dont Ismaïl disait : « Ce délégué fera en Egypte sa fortune et celle des jésuites, dont il veut remplir ma maison ». Dans mes lettres de 1879, vous retrouverez cette sentence désormais historique. » (Extrait du _Siècle_ du 8 mai 1881). M. Jules de Giry disait, dans deux articles cités par des journaux de l’époque, que M. de Blignières avait été nommé sur l’insistance de Lord Beaconsfield. Voici les passages essentiels de ses articles : « 1o Daïra-Sanieh. Quand le contrat Jouvencourt fut expiré, M. de Blignières résolut d’affermer cette administration (200.000 hectares) à une compagnie anglaise. M. de Ring s’y opposa ; « 2o N’ayant pas réussi, le contrôleur voulut, comme compensation, affermer pour cinquante ans les chemins de fer égyptiens et la navigation du Nil à une Compagnie anglaise présidée par le duc de Sutherland et dirigée par M. Easton. C’était livrer l’Egypte pieds et poings liés à la disposition de l’Angleterre : M. de Ring parvint encore à paralyser cette bonne volonté anti-française ; « 3o Quant à l’arrosage du Béhéra, comme c’était une affaire purement industrielle, la politique n’avait rien à y voir. Cependant, on le sait au Caire, si M. Easton obtint cette concession, ce fut grâce à la propagande que fit M. de Blignières dans les bureaux du ministère des Travaux publics. » (_Le Phare_ d’Alexandrie, 1er et 2 mars 1881). M. de Blignières resta en Egypte, malgré les protestations mêmes de la colonie française, jusqu’au retour de M. de Freycinet, qui le remplaça en 1882 par M. de Bredief : il était trop tard.] [Note 203 : Voir une lettre du Caire du 7 mars dans _l’Europe diplomatique_ du 20 mars 1881.] [Note 204 : Voir le _Siècle_ du 3 avril 1881.] [Note 205 : D’après _le Courrier de France_ du 8 avril 1881, de Blignières avait le journal _l’Egypte_, Riaz le journal arabe _El- Watan_. D’après John NINET : _Arabi Pacha_, « Riaz dirigeait la presse européenne, sous le contrôle de ses chefs, Colvin et de Blignières, et il savait les convertir à ses vues. Cela revenait un peu cher. Ainsi deux journaux de Paris se rendaient agréables dans l’intérêt des créanciers, _au prix de six cent mille francs par an la paire_. Mais la nation qui n’était pas riche payait libéralement. On ne la consultait guère. Quant à la presse locale non indigène, elle n’était pas négligée. Une fois, _l’Egypte_ — feuille dévouée au contrôle — poussa son adulation rampante jusqu’à consacrer six colonnes à la nomenclature des cadeaux de noces offerts aux époux à l’occasion du mariage de M. Fitzgerald, comptable de la Dette publique, aux appointements de 80.000 francs, et ex-employé anglo-indien. » L’auteur ajoute, en note, qu’« au départ de Riaz, après son renversement, les traces de ces subventions et d’autres documents du même genre ont été retrouvés dans les papiers de ce ministre, lesquels revinrent dans les mains de Chérif Pacha, par l’entremise d’Arabi et de Sultan Pacha ». On sait que _l’Egypte_ fut supprimée par Chérif Pacha en octobre 1882, parce qu’elle avait traité Mahomet de faux prophète. Ce qui souleva l’indignation publique.] [Note 206 : Voir _l’Estafette_ du 26 avril 1881.] [Note 207 : Lettre au _Times_ du 29 décembre (_The Egyptian Question_, 1884).] [Note 208 : _Mémoires_ inédits de Mohamed Abduh.] [Note 209 : Arabi, en mettant en avant la demande d’une constitution, avait surtout en vue sa propre sécurité et celle de ses compagnons. Car, pendant la période écoulée entre février et septembre, les colonels étaient, à chaque instant, en butte aux intrigues des autorités, et leurs vies étaient constamment en danger. Il fallait agir pour renverser le régime et ses soutiens turco-circassiens. Le Parlement devait inaugurer une nouvelle ère de paix et de justice. M. Malet écrivait, le 23 septembre, à Lord Granville : « Il (le mouvement de février) résulta de la négligence relative, ou plutôt totale de réformes nécessaires dans l’armée, alors que les autres branches de l’administration étaient l’objet d’une certaine sollicitude. Les doléances faites alors, au lieu d’être dûment considérées, ne firent qu’éveiller la suspicion du gouvernement, et les officiers qui présentèrent la pétition furent traités de la façon le mieux calculée pour détruire toute confiance en le khédive et le gouvernement... Les espions rôdaient continuellement autour des résidences des colonels. A la veille du 9 septembre, Riaz assura que le gouvernement était maître de la situation et que le danger d’un mouvement militaire était passé. » (_Egypt_, no 3, 1882.) Pour plus ample informé, voir le mémorandum de M. Malet susmentionné, et une lettre du colonel Ahmed Arabi à M. Cookson, datée du 9 septembre, et qui se trouve dans le Livre bleu. Voir aussi le mémoire d’Arabi Pacha à son avocat, que nous publions à part. (Note de l’auteur.)] [Note 210 : WILFRID BLUNT : _Secret History of the English Occupation of Egypt_.] [Note 211 : Lettre de M. Sienkiewicz, en date du 20 décembre 1881, à M. Gambetta (_Documents Diplomatiques_, affaires d’Egypte).] [Note 212 : Lettre du 17 janvier 1882 à l’agent français au Caire. (_Documents diplomatiques_).] [Note 213 : M. de Freycinet raconte dans ses _Souvenirs_ (1878-1895) qu’à la veille de son avènement au pouvoir, Gambetta, dans un entretien avec lui, insista sur la question égyptienne : « Je suis d’accord avec l’Angleterre. L’Europe est indifférente et nous laisse agir. J’ai préparé sur la côte de Provence un corps de débarquement, six mille hommes d’infanterie de marine, qu’on peut jeter en Egypte en quelques jours. Si j’étais resté au pouvoir, ce n’eût pas été long. Gougeard était prêt. Ne tardez pas, je vous le conseille. »] [Note 214 : Voir « Author’s diary » dans _Egypt_ : Native rulers and foreign interference.] [Note 215 : _Modern Egypt_.] [Note 216 : _Khedives and Pashas_, by one who knows them well, 1884.] [Note 217 : Le mot est de Lord Cromer.] [Note 218 : _Lettre_ du 16 janvier du consul français à M. Gambetta.] [Note 219 : DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_, 1905.] [Note 220 : « Mahmoud Sami est un de ceux qui, les premiers, ont préparé le mouvement national depuis le temps d’Ismaïl. Plusieurs chefs du parti, Nadim, Abduh, et même Arabi, avouent qu’ils doivent leur force à son aide et à sa constance. Il fut tenté par Ismaïl d’abandonner son parti, mais il refusa tout argent... « Intellectuellement, il était très supérieur à Arabi. » (BLUNT : _Secret History_.) « Mahmoud Sami était un esprit très supérieur. Homme énergique et quelque peu ambitieux, il complétait bien Arabi, dont la nature placide exigeait un certain stimulant dans les circonstances difficiles. » (John NINET : _Arabi Pacha_.) « Mahmoud Pacha Sami a profité du contact européen plus qu’Arabi ; il était plus versé dans la politique et la diplomatie modernes, et il était plus capable et intellectuellement plus fort que son ancien ministre de la Guerre, mais il lui manquait le sentiment intense, le patriotisme entièrement désintéressé et les qualités innées d’Arabi, qui produisirent une magnétique influence de caractère, à laquelle il était difficile de résister. » (BROADLY : _How we defended Arabi and his friends_.) « Mahmoud Sami était l’âme de l’insurrection et son guide du commencement à la fin. » (_Colonel_ CHAILLÉ-LONG BEY : _Les Trois Prophètes_.) « Le plus intelligent associé et le mauvais génie d’Arabi. » (_Lord_ MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.) « Le plus intelligent parmi les compagnons d’Arabi. » (HASSAN MOUÇA EL- AKKAD : _Déclarations à l’auteur_, le 13 octobre 1922.) « Il avait des ambitions indéterminées. » (IBRAHIM EL-HELBAOUI BEY : _Déclarations à l’auteur_, le 24 octobre 1922.) « Il était intelligent, mais il avait des ambitions. » (IBRAHIM PACHA SAID : _Déclarations à l’auteur_, le 15 octobre 1922.)] [Note 221 : « D’une intelligence remarquable, il devint promptement le conseiller écouté des révolutionnaires, « l’Aristote de leur philosophie, le Bismarck de leur politique ». Malgré des opinions assez éloignées de l’orthodoxie islamique, il jouissait d’une influence considérable parmi les ulémas et les étudiants, et il contribua beaucoup à rapprocher des militaires les indigènes acquis aux idées occidentales. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.) « Cheikh Abduh était peut-être l’homme le plus heureusement doué dans les rangs des nationalistes égyptiens. Il avait indubitablement beaucoup aidé à rendre l’opinion publique un facteur réel dans le progrès égyptien. « Tout le caractère de Cheikh Abduh fut un exemple d’une grande force intellectuelle couverte pendant quelque temps par une faiblesse morale et physique. Jusqu’au _pronunciamiento_ d’Abdin, ses vues étaient entièrement opposées à celles d’Arabi. Mais, depuis septembre, il suivait Arabi, devenu le leader de l’Egypte après avoir été le leader de l’armée. » (BROADLEY : _How we defended Arabi and his friends_.) « Mohamed Abduh, disait un de ses anciens compagnons, était le meilleur disciple de Gemmel-Eddin. Il était aussi le conseiller des chefs du mouvement révolutionnaire où il joua un grand rôle. « Mais, malgré sa hauteur de vues, il était imprévoyant et trop confiant en les hommes, _bon enfant_. » (_Déclarations d’Ibrahim Bey El-Helbaoui à l’auteur_ le 24 octobre 1922.)] [Note 222 : Voici l’article 34, qui est l’un des articles relatifs au budget : « Dans aucun cas, la Chambre n’a le droit de discuter le tribut dû à la Porte, le service de la Dette publique ou n’importe quelle obligation de l’Etat résultant de la Dette ou de la loi de liquidation, ou encore des conventions conclues entre les puissances étrangères et le gouvernement égyptien. »] [Note 223 : M. Brédif venait de remplacer M. de Blignières.] [Note 224 : M. DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_.] [Note 225 : « Dès lors (formation du ministère M. Sami), les affaires publiques cheminèrent paisiblement, juste à point pour fournir la preuve des capacités incontestables de l’élément indigène. « Les moins attentifs verront bientôt que la modération et l’intelligence des nationalistes donnèrent un démenti à la soi-disant nécessité pour l’Egypte d’avoir une armée de fonctionnaires exotiques, émargeant de formidables gages. La Chambre en était convaincue. Aussi ordonna-t-elle plusieurs enquêtes, notamment une sur le cadastre, et une autre sur l’administration des douanes. Toutes les deux conduites avec autant d’équité que d’intelligence, prouvèrent surabondamment que les craintes de M. Malet et des contrôleurs touchant la révocation probable de hauts employés européens par la Chambre, n’étaient pas chimérique. Les douanes, durant une période moyenne de cinq années, présentaient un total de recettes inférieur aux cinq années précédentes. Quant au cadastre, son inutilité devint manifeste aux yeux de la Commission. » (John NINET : _Arabi Pacha_.) « Les attaques contre le cadastre aboutirent, le 13 mars, à la nomination d’une commission d’enquête présidée par un Français, Larmée Pacha (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.) « Et pour couronner l’œuvre, ce financier distingué (Rivers Wilson) mettait en régie hypothécaire le domaine privé, en garantie d’un emprunt arbitrairement contracté dans l’intérêt d’une catégorie peu intéressante de créanciers, et dont une des clauses chargeait le Trésor égyptien de couvrir les déficits éventuels... » (John NINET : _Arabi Pacha_.) « Les nationalistes profitèrent d’un déficit de cinq millions dans le budget des domaines, gage de l’emprunt Rothschild, pour menacer aussi cette administration. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.) « Il y avait la question des réformes. Maintenant, que la presse était libre, des attaques commençaient contre divers et gros abus : l’injustice de la taxation qui, sous le contrôle financier étranger, favorisait les Européens aux dépens de la population indigène ; la multiplication non nécessaire de hauts postes tenus par des étrangers ; la mainmise établie par ceux-ci sur l’administration des chemins de fer et l’administration des domaines qui avait passé entre les mains des représentants des Rothschild ; la scandaleuse subvention de 9.000 livres par an accordée, malgré la pauvreté du pays, au théâtre européen au Caire. » (BLUNT : _Secret History._)] [Note 226 : Voir les _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte, 1882.] [Note 227 : Ce témoignage est corroboré par le savant juriste international M. de Martens, qui résumait toute la question depuis 1879 jusqu’à 1882 en ces quelques lignes : « L’intervention incessante des contrôleurs généraux anglais et français dans toutes les affaires intérieures eut pour résultat une révolution militaire et le soulèvement des Egyptiens sous la conduite d’Arabi Pacha. » (_Traité de droit international_.) M. de Freycinet disait aussi en parlant des aspirations des Egyptiens : « Enfin, sans aller jusqu’à la Constitution d’un gouvernement parlementaire, il eût été sage d’élargir quelque peu les attributions de la Chambre, en ce qui concerne surtout la préparation du budget. Mais on ne voyait en Egypte que des débiteurs, un seul intérêt primait tout : celui des créanciers européens. On ne réfléchissait pas que cette poursuite obstinée du gage, cette intervention répétée qui avait fini par faire passer le gouvernement du pays aux mains des étrangers, avaient pu, à la longue, blesser un peuple même habitué de longue date à l’obéissance. » (_La Question d’Egypte_.)] [Note 228 : Dans l’esprit des révolutionnaires, le règne de Tewfick se confondait avec le règne d’Ismaïl, dont il n’était que le prolongement. C’est pourquoi la révolution a fait le procès d’Ismaïl. Rien n’indique mieux cet état d’esprit que le fait qu’en interrogeant les hommes de 82 encore vivants sur les causes générales de la révolution, ils nous dépeignent l’oppression d’Ismaïl, comme si Ismaïl régnait encore à la veille de la révolution. « Celui qui rentrait chez lui le soir n’était pas sûr du lendemain », nous déclarait Hassan Mouça El-Akkad en parlant de l’insécurité qui pesait sur la vie des citoyens sous le règne d’Ismaïl « avant la révolution ». Tewfick disait même à M. Butler — _Court Life in Egypte_ — : « Les gens en Europe seraient étonnés s’ils savaient le caractère et l’histoire véritables d’Ismaïl Pacha ; mais, grâce à Dieu, ces temps barbares ne sont plus. » Il y a là probablement la cause principale de la haine vouée par Ismaïl à la révolution. (Note de l’auteur.)] [Note 229 : Ce sont Hassan Moussa El-Akkad et Cheikh Hassan El-Adawey.] [Note 230 : Le mot est de M. de Freycinet, dans la _Question d’Egypte_.] [Note 231 : _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte, 1882.] [Note 232 : Lettre du 10 mai 1882 à M. de Freycinet (_Documents diplomatiques_).] [Note 233 : Voir la lettre de M. Tissot, ambassadeur de la République française à Londres, à M. de Freycinet, en date du 12 mai 1882 (_Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte).] [Note 234 : _Documents diplomatiques_.] [Note 235 : _Egypt_ : Native rulers and foreign interference.] [Note 236 : Voir BROADLEY : _How we defended Arabi Pacha_ ; _W. S._ BLUNT : _Secret History of the English Occupation of Egypt_ ; T. ROTHSTEIN : _Egypt’s Ruin_.] [Note 237 : Voir des détails dans _l’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge mixte, et surtout dans _l’Egypte sous l’occupation anglaise_, par H. RESENER.] [Note 238 : Tous les travaux de fortifications étaient interrompus à la suite de l’ordre de Sa Majesté le Sultan. Pour plus de détails, voir dans les _Documents diplomatiques_ la reproduction d’une communication verbale que Munir Bey, premier drogman du Divan impérial, avait faite le 12 juillet aux premiers drogmans des six grandes puissances.] [Note 239 : Lord Granville chargea son ambassadeur à Paris de déclarer à M. de Freycinet que « cet acte était considéré par le cabinet anglais comme un acte de légitime défense n’entraînant aucune conséquence et ne cachant aucune arrière-pensée de la part du gouvernement britannique ».] [Note 240 : « Quelles qu’aient été ses inclinations, il (de Freycinet) hésita à l’idée de détacher de la France toute quantité considérable de troupes, tant la peur et le doute, quant à la menace allemande, planaient sur la diplomatie française. Il consulta M. de Lesseps, dont la seule préoccupation était la sûreté du Canal et des intérêts des actionnaires, auxquels, pensa-t-il, toutes opérations de guerre seraient préjudiciables. Il convainquit M. de Freycinet des grandes difficultés de l’entreprise, lui assurant que cinquante ou soixante mille soldats seraient nécessaires, et même alors, ils seraient astreints à soutenir une campagne de six mois, et probablement plus. Une opinion venant d’une telle autorité ne manqua d’exercer une grande influence, et, en fait, la flotte française se retira du port d’Alexandrie avant le bombardement des forts par la flotte anglaise. » (Sir RIVERS WILSON : _Chapters of my official life_, 1916.) Cette réserve (le silence de la France), et peut-être aussi l’influence de la haute finance cosmopolite, qui souhaitait ardemment que le protectorat anglais vînt consolider les différents emprunts égyptiens, découragèrent les velléités des autres nations. Seule l’Autriche essaya de tenir l’Angleterre en lisières. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_, 1910.)] [Note 241 : « Le centre des intrigues était à Alexandrie, dans un bureau appelé section d’informations militaires où se réunirent nombre d’anglais fonctionnaires du gouvernement égyptien ou résidant dans le pays. L’âme de cette organisation était Sultan Pacha qui, se rendant compte que la distribution d’argent au nom des Anglais n’aurait pas de résultats, et connaissant bien le pouvoir de l’argent sur les esprits, se mit à en distribuer au nom du khédive et du Sultan, et choisit pour l’infiltration de ses idées El-Tahawi, un homme de confiance d’Arabi. Les sommes distribuées variaient entre trois et quatre livres par tête, et Arabi ne voulait, néanmoins, croire à la trahison des Arabes. Pour lui donner le change, El-Tahawi avait soin de le mettre au courant de certains mouvements de l’ennemi, et Arabi de s’empresser aussitôt de lui confier tous ses secrets. » (MOHAMED ABDUH : _Notes inédites_.)] [Note 242 : T. ROTHSTEIN : _Egypt’s Ruin_.] [Note 243 : Voir sur cette guerre BLUNT : _Secret History_ ; DUSE MOHAMED : _In the Lands of Pharaons_ ; BROADLEY : _How we defended Arabi Pacha_.] [Note 244 : « Deux ou trois gouverneurs de provinces, qui avaient pensé conquérir les bonnes grâces de Tewfick en imitant Omar Pacha Lotfy, gouverneur d’Alexandrie, et en incitant aux troubles, furent arrêtés par eux (Ibrahim Fawzy et Ismaël Gawdat) et gardés en prison jusqu’à la fin de la guerre, et depuis lors il n’y eut aucun incident regrettable. »] [Note 245 : C. MOLL : _Souvenirs anecdotiques du blocus du Caire_.] [Note 246 : Voici les lignes essentielles du programme du parti national adressé par l’intermédiaire de M. Blunt à M. Gladstone le 20 décembre 1881, et paru dans le _Times_ en janvier 1882 : « Le parti national reconnaît pleinement les services rendus à l’Egypte par les gouvernements de l’Angleterre et de la France. Il reconnaît le contrôle européen comme une nécessité de la situation financière, et sa continuation actuelle comme la meilleure garantie de prospérité pour le pays. Il déclare son entière acceptation de la dette étrangère comme une question d’honneur national, bien qu’il sache qu’elle fut contractée, non dans l’intérêt de l’Egypte, mais dans l’intérêt personnel d’un souverain malhonnête et irresponsable, et il est prêt à aider les contrôleurs dans le paiement de toutes les obligations nationales. Il considère néanmoins l’ordre de choses actuel comme temporaire de par sa nature même, et ne se dissimule point l’espoir de dégager le pays graduellement des mains de ses créanciers. Son but est de voir l’Egypte un jour entièrement entre des mains égyptiennes. Et il n’ignore pas les imperfections du contrôle, qu’il est prêt à signaler. Il sait que de nombreux abus sont commis, soit par des Européens, soit par d’autres... Il ne peut comprendre que des Européens vivant dans le pays restent à jamais exemptés de la taxation générale... Il ne veut toutefois proposer de guérir ces maux par une action violente... « Enfin, le but général du parti national est la régénération morale et intellectuelle du pays par un meilleur respect de la loi, par le développement de l’instruction, et par la liberté politique qui constituent pour lui les éléments essentiels de la vie du peuple. »] =CONCLUSION= L’invasion de Bonaparte ouvre l’Egypte à l’influence occidentale. Mohamed Aly, reconnaissant la supériorité des méthodes européennes, modifie profondément, par son œuvre civilisatrice, la vie de l’Egypte et réveille son instinct national. Cette œuvre devait être continuée par ses successeurs et par une élite égyptienne qu’il avait formée. Sous Ismaïl, les progrès des communications modernes et le percement de l’isthme de Suez ont suscité la convoitise des puissances et l’affluence des étrangers dans le pays. A l’intérieur, l’invasion de l’occidentalisme marque cette période, dite de transition. Ismaïl personnifie cette période avec ses défauts inévitables. Un musulman libéral de l’Inde, M. Huda Bukhsh, signalait les côtés pénibles de cette transition de l’ancien régime au nouveau : « L’âge de transition, dit-il, est nécessairement, jusqu’à un certain point, un âge de morale relâchée, d’indifférence religieuse, de culture superficielle et de propos légers, mais ce sont des maux transitoires que le temps guérira de lui-même. » Ismaïl, aidé de certains ministres comme Nubar, faisait de l’« européanisme » un système de transformation sociale, mais cet européanisme du khédive et de sa cour, essentiellement parasite et nuisible — exception faite de l’œuvre proprement dite, — provoquait les protestations des Egyptiens un peu sages. Ils « s’alarmèrent de plus en plus de la manière dont le khédive hypothéquait l’indépendance de l’Egypte par de gros emprunts européens et épuisait son sang par des impôts sans fin... En fait, leurs efforts furent dirigés non seulement contre la bande hétérogène d’aventuriers et de concessionnaires européens qui inspiraient au khédive des extravagances nouvelles, mais aussi contre les pachas turcs et circassiens, ses créatures, et contre les usuriers arméniens et syriens qui était les instruments de sa volonté. »[247] Une _fermentation_ générale caractérisa la première période du règne (1863-1871) : corvée, impôts, conscription forcée, extravagances khédiviales, prépondérance turco-circassienne et étrangère, absence de justice, insécurité, tout contribuait à créer cette fermentation. La faiblesse du gouvernement d’Ismaïl découla de deux faits : l’absolutisme et le régime capitulaire. Pour y remédier, Nubar, dès 1861, projeta l’établissement de tribunaux mixtes sur une large base ; mais son œuvre ne reçut un commencement d’exécution qu’en 1876. D’autre part, depuis 1871, avec l’arrivée de Gemmel-Eddin, un _mouvement d’idées_ se forma : D’un côté, pour limiter l’ingérence étrangère et le gouvernement personnel — deux faits connexes — on s’efforça de préparer les esprits à l’institution d’un régime national et libéral, seul remède aux maux dont souffrait le pays. On chercha d’un autre côté à réformer la condition sociale des masses par une juste interprétation des choses de la religion dont l’esprit avait été faussé par des superstitions, des traditions et des subtilités théologiques, legs de siècles d’ignorance. On espérait en même temps préserver la religion, adaptée au progrès, des attaques de l’occidentalisme. De cette fermentation et de ce mouvement d’idées est née, en 1877, lors de la guerre russo-turque, l’opinion publique en Egypte. Une presse nouvelle servit à former cette opinion, à l’affermir et à lui donner la manifestation tangible d’une _conscience nationale_ avec laquelle il faudra compter. La bourgeoisie ou la classe autochtone éclairée engagea parallèlement la lutte contre l’iniquité turco-circassienne et contre l’immixtion européenne. En 1881, cette lutte prenait les proportions d’une révolution ayant pour but la formation d’un gouvernement national et constitutionnel, qui fît régner la liberté, l’égalité et la justice pour tous. La révolution n’a pas réussi dans son œuvre essentielle tendant à lever la lourde hypothèque qui pesait sur l’Egypte. Par une ironie du sort, elle a même favorisé, dans une certaine mesure, cette intervention étrangère qu’elle redoutait tant. Elle porta tristement le poids de la défaite. La révolution était _populaire_ ; mais elle n’était pas suffisamment profonde pour se relever aussitôt des effets de la défaite et combattre, sans répit l’occupation ; elle n’était pas non plus superficielle au point de s’éteindre et de faire le deuil de son idéal. Un souffle de foi et d’espérance avait rempli tous les cœurs. L’idée nationale était formée ; elle n’attendait qu’un chef capable de regrouper les forces éparpillées, en former de nouvelles, et réveiller les esprits : ce fut _Moustapha Kamel_, fondateur du parti national égyptien, premier parti organisé avec un programme défini et un chef reconnu. C’est à partir de 1896, au début du règne de l’ancien khédive Abbas Hilmi, que ce patriote ardent commença son action de propagande contre la domination anglaise.[248] Cependant la minorité turque ou circassienne ne constituait plus, depuis l’occupation, un élément isolé. Soit par suite d’alliances répétées avec les Egyptiens, soit par suite de transformation lentes, œuvre du temps, elle se laissait absorber par le type dominant de la race et disparaissait dans le bloc homogène. Le contact avec l’Europe s’établissait sur des bases plus larges et plus saines. La bourgeoisie éclairée recrutait ses éléments les plus actifs parmi les avocats — devenus nombreux grâce à la réorganisation des tribunaux indigènes — et les journalistes de talent. Avec le temps, elle étendait son champ d’action sur les villes et même les campagnes et trouvait dans la jeunesse ardente des écoles la cheville ouvrière du mouvement dont la direction lui appartenait. Survient la guerre mondiale. D’une part, cette guerre a secoué l’Egypte où les esprits étaient préparés à accueillir le nouvel évangile des droits des peuples. D’autre part, le protectorat établi en 1914 et son régime durement subi par toutes les classes pendant la guerre avait accumulé des haines et des causes de mécontentement contre la domination étrangère parmi les fellahs aussi bien que parmi l’élite du pays. Il est bon de rappeler qu’il existe en Egypte des rapports intimes entre les différentes classes et que l’aristocratie intellectuelle et l’aristocratie terrienne font, en réalité, partie de la haute bourgeoisie qui a de solides attaches avec le peuple et qui est, comme lui, directement issue du sol. Un bourgeois, dans ce pays agricole, n’est qu’un paysan éclairé. Quelles que soient son éducation et ses habitudes, c’est le membre d’une famille de fellahs. Dans un sens élevé, il sent le terroir. Dès l’armistice, un mouvement profond, sans précédent dans l’histoire de l’Egypte moderne, se déclenche et prend le caractère d’une révolution _nationale_ qui se cristallise autour du _wafd_, délégation mandatée par la nation pour défendre la cause de l’Egypte. C’est la révolution de 1919 qui suit son cours. Le peuple nilotique, foncièrement pacifique, prend maintenant goût à la lutte qui stimule toutes les énergies en réserve depuis des siècles et bannit de la cité politique cette quiétude de l’Orient attribuée, à tort ou à raison, au climat ou à l’esprit de l’Islam. Ce goût se transporte sur le terrain économique et réagit contre l’absence plus ou moins marquée de l’esprit d’entreprise chez la bourgeoisie dans la haute banque, le haut commerce et l’industrie, restés l’apanage de l’étranger. Par une déclaration en date du 28 février 1922, l’Angleterre abolit le protectorat sur l’Egypte et reconnaît son indépendance. Toutefois, quatre points réservés font de cette indépendance une sorte d’_occupation invisible_. Les revendications principales des Egyptiens, touchant l’évacuation complète et le Soudan, feront l’objet de nouvelles négociations entre l’Egypte et la Grande-Bretagne. Telle est, dans ses traits essentiels, la genèse de l’esprit national égyptien. [Note 247 : Voir l’ouvrage d’un auteur américain : _Le Nouveau Monde de l’Islam_, par LOTHROP STODDARD, Payot 1923. Malgré des erreurs de détail, cet ouvrage renferme maints renseignements utiles à tous ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’Islam.] [Note 248 : Lord Milner dit à propos du mouvement égyptien de 1893 : « Le mouvement national de l’année dernière, tout différent de celui du temps d’Arabi, ne fut pas _une levée spontanée du peuple contre une oppression intolérable_. » (_L’Angleterre en Egypte_.) Lord Cromer écrit : « La majorité des paysans sympathisait avec Arabi. Ils se tournaient vers lui pour les délivrer de l’usurier et du pacha. » (_Modern Egypt_.)] BIBLIOGRAPHIE BIBLIOGRAPHIE * * * * * Nous donnons ici un exposé succinct de nos principales sources. Il existe sur l’Egypte une bibliographie remarquable qu’on peut toujours consulter avec fruit : _Bibliographie économique, juridique et sociale de l’Egypte moderne_ (1798-1916), par René MAUNIER, Le Caire 1918. Cette bibliographie[249], donne des indications précises sur les ouvrages et les différentes bibliothèques où ils se trouvent. La Bibliothèque Nationale de Paris, possède une riche documentation sur l’Egypte, mais il faut consulter, pour tous ouvrages parus avant 1884, l’ancien catalogue (Casier L : Afrique), bien plus complet que le nouveau catalogue classé par matières. DOCUMENTS ET OUVRAGES PUBLIES Il existe sur l’Egypte en arabe, en français et en anglais, une foule de documents _pour servir à l’histoire, pour éclairer_ ; mais il y a très peu d’ouvrages d’histoire proprement dits. Il faut citer, en premier lieu, les documents officiels : le livre jaune (Documents diplomatiques, Affaires d’Egypte (1880-1882), et le livre bleu, (Egypt, correspondence respecting the affaires of Egypt (1876-1882). Les ouvrages dont nous nous sommes servis le plus : A. — Le règne de Mohamed Aly. C’est assurément la période le mieux étudiée en France : CLOT (A.-B.). _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in-8o, 1840. GOUIN (E.). _L’Egypte au XIXe siècle_, in-8o, 1847. MOURIEZ (P.). _Histoire de Méhémet-Ali_, 5 vol. in-8o, 1855-1857. ABD EL RAHMAN EL DJABARTI. _Merveilles biographiques et historiques_ (traduction de l’arabe), 4 vol. in-8o, 1891-1896. (Egypte de 1798 à 1820). C’est le point de vue égyptien exposé par un historien contemporain, témoin des événements. B. — Le règne de Saïd. MERRUAU (P.). _L’Egypte contemporaine de Méhémet-Ali à Saïd Pacha_ (1840-1857), in-8o, 1858. Cet ouvrage étudie de façon claire et approfondie, les réformes de Saïd qui marquent cette période que les historiens anglais appellent l’âge d’or ; mais il est nécessairement incomplet. Deux bons ouvrages étudient les embarras financiers de Saïd qui ont assombri la fin du règne : _Egypt for the Egyptians_, par un auteur anonyme. Londres, 1880. _Histoire financière de l’Egypte depuis Saïd Pacha jusqu’à 1876_, par J. C. (J. CLAUDY), Alexandrie, 1877. C. — Le règne d’Ismaïl. Certaines questions se rapportant à ce règne sont bien étudiées. Telle, par exemple, la question du Canal de Suez, traitée dans un ouvrage magistral et définitif de : CHARLES-ROUX (J.). _L’Isthme et le Canal de Suez. Historique, état actuel_, 2 vol. in-8o, 1901, 516, 550 pages. Telle, aussi, la question financière, dont il n’existe, cependant, étant donné sa complexité étendue, une étude complète : MAC COAN (J.). _Egypt under Ismaïl. A romance of history, with an appendix of official documents_, in-8o, 1889. _Egypt_. No 7 (1876). _Report by M. Cave on the financial condition of Egypt_. Rapport traduit en français in _L’Economiste Français_, 8 avril 1876. SEYMOUR KEAY (J.). _Spoiling the Egyptians : a tale of shame told from the british blue books_. Londres, 1880. D’après M. Blunt (introduction d’_Egypt’s ruin_), cette brochure fit sensation en 1882 et détermina en Angleterre un courant d’opinion favorable à l’Egypte. RIVERS WILSON. _Chapters of my official life_. London, Arnold 1916. ROTHSTEIN (Th.). _Egypt’s ruin. A Financial and administrative record_. Londres, 1910. MULHALL. _Egyptian finance_. _Contemporary Review_, oct. 1882. WILSON (J.). _The eleventh plague of Egypt_. _Fortnightly Review_. XXXVIII, 1882. DES MICHELS. _Souvenirs de Carrière_ (1855-1886). Paris Plon, 1901. D. — Le règne de Tewfick. Deux ouvrages sur la révolution de 1881-1882 se recommandent par leur solide documentation, bien qu’ils ressemblent plutôt à des mémoires qu’on lirait avec intérêt, mais aussi avec précaution : BLUNT (W.-S.). _Secret history of the english occupation of Egypt, being a personal narrative of events_, 2e éd., in-8o, 1907. BROADLEY. _How we defended Arabi and his friends_, in-8o, 1884. II Nous donnons ici le nom d’autres ouvrages ou documents indispensables pour la compréhension de la question. Tout d’abord, la lecture de journaux comme le _Times_ et le _Progrès Egyptien_ s’impose. On y trouve maints commentaires sur les événements. AUDOUARD (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_, in-16, 1865. GELLION DANGLAR (E.). _Lettres sur l’Egypte contemporaine_, 1865-1875, in-8o, 1876. LEON (E. De). _The Khedive’s Egypt’s or, the old house of bondage under new masters_, in-8o, 1877. LANE-POOLE (Stanley). _Egypt_, in-16, 1881. BEMMELEN (P. van). _L’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge mixte, 2 vol. in-8o, 1882. BIOVÈS (A.). _Français et Anglais en Egypte_ (1881-82), in-8o, 1916. MALORTIE (K. von). _Egypt : native rulers and foreign interference_, in-8o, 1883. MOBERLY BELL. _Khedives and Pashas, by one who knows them well_. Londres, 1884. LORD CROMER. _Modern Egypt_. MILNER (A.). _England in Egypt_, in-8o, 1892 (traduit en français : L’Angleterre en Egypte. Plon, 1898). CHAILLÉ-LONG. _L’Egypte et les Provinces perdues_, 1899. PENSA (H.). _L’Egypte et le Soudan égyptien_, 1895. STODDARD (Lothrop). _Le Nouveau Monde de l’Islam_, in-8o, Payot, 1923. BORELLI (Octave). _La Législation égyptienne annotée_. Le Caire, 1892. _Documents et extraits de journaux relatifs aux affaires d’Egypte_, 1881. _Manifeste du parti national égyptien_, traduit de l’original, 4 nov. 1879. (A la Bibliothèque Nationale, cote : 03 b. 516.) HOLYNSKI (Alexandre). _Nubar Pacha devant l’histoire_, in-8o, 1885. FREYCINET (De). _Souvenirs_ (1878-1895). FREYCINET (De). _La Question d’Egypte_, in-8o, 1905. SAMUEL BAKER. _The Egyptian Question_. Londres, 1884. KUSSEL (De). _An Englishman’s recollections of Egypt_, 1863 to 1887, in-8o, 1915. PENFIELD (F.-C.). _Present-day Egypt_, in-8o, 1899. FARMAN (E.). _Egypt and its betrayal_ : an account of the Country during the periods of Ismaïl and Tewfick Pashas, and of how England acquired a new empire, in-8o, 1908. DUSE MOHAMMED. _In the land of the Pharaohs. A short history of Egypt from the fall of Ismaïl_, in-8o, 1911. ABOUT (Edmond). _Le Fellah. Souvenirs d’Egypte_, in-8o, 1869. COCHERIS (J.). _Situation internationale de l’Egypte et du Soudan_, in-8o, 1903. RHONÉ (Arthur). _L’Egypte à petites journées. Le Caire d’autrefois_, in-8o, 1877. NINET (John). _Au pays des Khedives_. Plaquettes égyptiennes, in-16, 1889. PERRIÈRES (C. des). _Un Parisien au Caire_, in-16, Le Caire, 1873. NINET (John). _Arabi Pacha_, in-16, 1884. DICEY (E.). _The story of the Khedivate_, in-8o, 1902. III. DOCUMENTS INEDITS _Mémoires d’Arabi Pacha._ _Mémoires de Mohammed Abduh._ _Notes de Mohammed Abduh._ [Note 249 : On peut consulter cette bibliographie à la Bibliothèque Nationale de Paris ou à la Bibliothèque de la Faculté de droit.] =TABLE DES MATIÈRES= * * * * * Pages AVANT-PROPOS 1 INTRODUCTION 5 CHAPITRE PREMIER LES FINANCES DU KHÉDIVE 17 CHAPITRE II L’ŒUVRE D’ISMAIL 66 CHAPITRE III L’OPINION PUBLIQUE 96 CHAPITRE IV IMPERIUM IN IMPERIO 165 CHAPITRE V LA RÉVOLUTION 188 CONCLUSION 226 BIBLIOGRAPHIE 231 APPENDICE * * * * * =Mémoire d’Arabi-Pacha= A SES AVOCATS Octobre 1882 [Décoration] INTRODUCTION Ce plaidoyer présenté, sous forme de mémoire, par Arabi-Pacha à ses avocats, n’a pas été publié en arabe. Tout au plus en trouve-t-on quelques extraits dans l’ouvrage de Sirhank pacha, intitulé : _Tarikh Doual-El-Bihares_ (Histoire des puissances maritimes). M. A. Broadley, l’avocat chargé par M. Wilfrid Scawen Blunt de défendre Arabi et ses compagnons, en donna dans la _Nineteenth Century_ de décembre 1882, un résumé intitulé : _Instructions to my Counsel_. Il écrivait à ce propos : « Au cours d’une entrevue, le dimanche 22 octobre, Arabi proposa de nous faire un exposé écrit de son cas. Il se mit à le rédiger, le même jour, sans s’aider de mémoires ou de documents quelconques. Il acheva le travail le soir du samedi suivant et le signa : Ahmed Arabi, l’Egyptien. Un résumé de la traduction de l’original — qui est en langue arabe — est ce que je puis à présent offrir au public. » Malheureusement, le résumé donné par M. Broadley dans la revue en question ne répondait pas à l’attente générale. Il dénote chez le traducteur une connaissance superficielle de la langue arabe. Le texte anglais est parfois en contradiction avec le texte arabe, et la relation d’Arabi s’en trouve déformée et comme mutilée[250]. Nous nous devions à nous-même et nous devions à la vérité de rétablir, avec le seul souci de l’exactitude, le texte de cet exposé, ou plutôt _la pensée d’Arabi dans son intégralité_. Pour y arriver, nous n’avons pas hésité, en attendant la publication de l’original, que nous nous proposons de faire ultérieurement[251], à élaguer un peu la forme, en certains endroits, afin d’éclaircir cette pensée et de la rendre intelligible au génie français fait de clarté. Ce mémoire est d’autant plus intéressant qu’il soulève certains coins de voile. Non seulement Arabi y est peint sur le vif par lui-même, mais on y retrouve encore l’atmosphère de ces événements mémorables. Ce récit sincère, entaché parfois de quelques inexactitudes et mal écrit, nous montre l’homme qui semblait être le maître des destinées de l’Egypte tel qu’il était, non pas illettré, ou simple aventurier militaire, mais humanitaire trop confiant dans les hommes, altéré de justice et d’idéal, peu au courant de la diplomatie, d’une culture assez rudimentaire, mais intelligent et suffisamment doué de bon sens. L’un de ses compagnons, Ahmed bey Rifaat, ancien directeur du Bureau de la Presse, déclarait à M. Broadley : « Arabi n’était ni un grand diplomate, ni un habile politicien ; il n’était même pas capable, comme chef militaire, de résister aux forces supérieures de l’Angleterre. Mais, comme Egyptien, réellement honnête et nullement ambitieux, il était en mesure de conduire ses compatriotes dans leur croisade pour la justice. » Nul doute qu’Arabi n’ait été un sincère patriote, un honnête modéré dans toute l’acception du terme. Mais on peut se demander s’il a réellement toujours réussi à maîtriser le courant révolutionnaire. Nous ne le croyons pas. Dépourvu d’esprit politique et peu versé dans les intrigues de la diplomatie européenne, il se laissait souvent dépasser par les événements. En second lieu, il lui manquait ce caractère qui résiste à l’enivrement du triomphe, à la flatterie des partisans, et que la défaite n’entame pas. Un exemple entre mille le montre sous son vrai jour. Au moment où allait se livrer la bataille décisive de Tel-el-Kebir (c’était dans la nuit du 13 au 14 septembre 1882), Arabi, entouré de courtisans qui vantaient son héroïsme et de cheiks musulmans, faisait la prière (zikr). Cependant, les soldats ennemis pénétraient dans les lignes avancées sans coup férir, grâce à la trahison d’Aly Youssef, commandant de la cavalerie et des _Arabes_ qui avaient toute la confiance d’Arabi. Enfin l’entourage d’Arabi était surtout formé d’officiers naturellement portés à l’exagération et à l’extrémisme. Toutefois, leur politique était souvent contrebalancée par celle de Mahmoud Sami et de Mohammed Abduh, cerveau régulateur d’un mouvement que des adversaires intéressés, postés dans les coulisses, cherchaient à précipiter dans le désordre. La première partie de ce mémoire traite des événements qui précédèrent la guerre. Elle nous est particulièrement précieuse, car elle donne, grâce à d’abondants détails, l’impression de cette _insécurité_ qui pesait si lourdement sur la vie des Egyptiens, de cette insécurité qui créait chez eux depuis le règne d’Ismaïl, cet amour de la Loi dont ils souhaitaient tant l’établissement pour les protéger contre l’injustice. Ils voulaient, d’une part, de même que les républicains français du Second Empire, « la liberté individuelle désormais placée sous l’égide des lois et non soumise au bon plaisir et à l’arbitraire administratifs » et, d’autre part, la liberté _collective_ comme peuple. Toutefois, ce mémoire fait timidement allusion à l’immixtion étrangère et à ses conséquences. Arabi semble uniquement s’acharner à faire le procès de Tewfick et des Turco-Circassiens ennemis de l’intérieur. Sur ce point, il y a unanimité d’opinion, même chez les Anglais le plus imbus de l’idée impérialiste. Tous s’accordent à dire que le Khédive et le parti circassien étaient plus ou moins responsables de la tournure prise par les événements. Cependant un fait capital domine dans ce mémoire. Arabi réfute l’idée de rébellion et fournit maintes preuves à l’appui de sa thèse. On trouvera dans l’ouvrage de M. Broadley, _How we defended Arabi and his friends_, Londres 1884, des détails circonstanciés sur la mise en jugement d’Arabi et de ses amis. Ce renvoi ne peut néanmoins nous dispenser d’expliquer l’origine de l’accusation portée contre Arabi, dans ses rapports avec la défense. Au mois de septembre 1882, M. Broadley, futur principal avocat de l’accusé, et M. Mark Napier, avocat adjoint, furent chargés par M. Wilfrid Scawen Blunt, et à ses propres frais, de se rendre en Egypte pour défendre Arabi. L’opinion anglaise de ce temps, grisée par la victoire, réclamait à cor et à cri une punition exemplaire pour les anciens chefs de la révolution devenus prisonniers de l’armée britannique : « Les Egyptiens, écrivait Sir Samuel Baker dans le _Times_ du 19 septembre, doivent apprendre d’une manière sévère et non mitigée, que le khédive est la tête légale et qu’il représente le gouvernement de l’Egypte ; que la rébellion contre son autorité est une haute trahison et que la peine de haute trahison sera infligée sans aucune chance de sursis ou de pardon. » Arabi, raconte son avocat, était alors prisonnier, mais sa vie était en danger. Des correspondants zélés avaient interviewé Tewfick, Chérif et Riaz, touchant le traitement du vaincu. Ils furent unanimes à déclarer : « La vie d’Arabi doit être la rançon de son échec et lui et ses amis doivent mourir. » Peu à peu, grâce à l’intervention énergique de M. Blunt et aussi à l’accalmie qui succéda à la première excitation, une réaction commença à se faire jour dans les milieux britanniques officiels. A son arrivée au Caire, en octobre, M. Broadley trouva dans l’_Egyptian Gazette_ une lettre ouverte fort significative signée E. T. Rogers Bey. En voici un extrait : « Monsieur, « Je ne puis m’empêcher de vous adresser, en ma qualité de rédacteur en chef du seul journal anglais d’Egypte, quelques lignes pour exprimer ma ferme opinion qu’il y aura un déni de justice, si jamais les avocats anglais sont autorisés à défendre le principal rebelle, Arabi. Les Anglais qui ont résidé en Egypte pendant des années, et qui sont dignes du titre d’_Anglo-Egyptiens_, connaissent, aussi bien que les Ministres, le caractère des Egyptiens et sont complètement d’accord avec eux quant à la nécessité d’un châtiment mérité. » Rappelons qu’Arabi, qui s’était constitué, dès le 14 septembre, prisonnier anglais entre les mains du général Lowe, avait été remis, le 4 octobre, aux autorités égyptiennes. Il resta depuis lors dans la prison de la _Daira Saniya_ sous la garde des soldats anglais et turco- circassiens. Riaz pacha, ministre de l’Intérieur, ne voulait même pas admettre le principe de la défense des « coupables » et refusait, en conséquence, d’autoriser les avocats à voir leurs clients. Au cours d’une interview qui eut lieu à ce sujet, le 9 octobre, entre M. Malet, Consul anglais et M. Broadley, le premier « admit que la remise d’Arabi avait été faite sous condition qu’il aurait le droit d’avoir un avocat pour sa défense. » A vrai dire, le Khédive et ses ministres, par un décret du 28 septembre, avaient institué une commission d’enquête présidée par un ancien gouverneur militaire du Soudan, Ismaïl pacha Ayoub, et formée en grande partie de Turco-Circassiens, pour instruire le procès des rebelles et les faire condamner à mort par une Cour martiale présidée par Mohamed Reouf pacha et formée également dans des conditions qui offraient peu de garanties aux accusés. Riaz pacha suscitait toutes sortes de difficultés aux avocats qui, finalement, furent autorisés à visiter Arabi en prison, le 14 octobre. En même temps, M. Borelli, conseiller légal au Ministère de l’Intérieur, leur adressa une note ainsi conçue : Ahmed Arabi et autres sont accusés : I. — D’avoir arboré le drapeau blanc à Alexandrie le matin du 12 juillet, en violation des lois de la guerre et du droit des nations, _jus gentium_, et d’avoir en même temps retiré ses troupes et provoqué l’incendie et le pillage de la dite ville ; II. — D’avoir excité les Egyptiens à porter les armes contre le Khédive (crime relevant de l’article 5 du Code Militaire et de l’article 55 du Code Pénal ottoman) ; III. — D’avoir continué la guerre malgré la nouvelle de paix (crime relevant de l’article III du Code Pénal ottoman) ; IV. — D’avoir provoqué la guerre civile et porté la dévastation, le massacre et le pillage sur le territoire égyptien (crime relevant des articles 56 et 57 du Code Pénal ottoman). Le 21 octobre, Borelli bey, d’une part, M. Napier et M. Broadley, de l’autre, signèrent un accord concernant la procédure à suivre. Il garantissait notamment aux accusés la liberté de défense et accordait aux avocats le droit d’examiner ou de consulter les registres des procès-verbaux de la Commission d’enquête. Cet accord était, suivant l’expression de M. Broadley, leur « ancre de salut ». C’est pourquoi M. Borelli et la dite commission cherchèrent par des subterfuges à esquiver, pendant tout le mois de novembre, les règlements de cette procédure gênante. Quant aux accusations formulées, M. Borelli et les avocats arrivèrent à un compromis : « Une seule resta réellement, dit M. Broadley, celle de rébellion portée sous différentes formes contre Arabi, tantôt pour avoir « poussé les Egyptiens à s’armer contre le Khédive », tantôt pour avoir « continué la guerre après la nouvelle de paix », tantôt pour avoir « suscité la guerre civile et porté la dévastation sur le territoire égyptien ». « Notre ligne de défense, sur ce point, était claire. Le sultan était le « suzerain » d’Arabi, le khédive était son supérieur immédiat et le représentant de son suzerain. La guerre était délibérément commencée avec l’approbation du khédive, de ses ministres responsables, de l’envoyé du sultan, Dervisch pacha. Trois jours plus tard, le khédive, alors sous notre garde et sous notre protection, donna contre-ordre pour cesser la guerre. Sa position véritable rendit tous ses actes et ordres _ipso facto_ nuls et non avenus (Calvo, _Le Droit international_, vol. IV, p. 354, Paris, 1881). « Légalement, Arabi n’était pas « rebelle » moralement, son seul titre à cette appellation était son échec. » C’est cette thèse qu’Arabi développe dans son mémoire d’un bout à l’autre, et son défenseur partage franchement sa manière de voir. Mais M. Broadley ira-t-il jusqu’au bout de sa démonstration contre la thèse opposée, qui est en réalité celle de l’Angleterre officielle ? Il semble que non. Pour obtenir pratiquement gain de cause, un nouveau compromis s’imposait : « Le gouvernement anglais, dit le principal avocat d’Arabi, était lié par l’existence d’une rébellion réelle, et, si celle-ci était formellement admise, peu lui importait le reste. En tous cas, toute idée d’exécution capitale était hors de débat. « Le Foreign Office était, j’en suis certain, conscient des avantages d’éviter un procès en règle, pourvu que la reconnaissance de la rébellion fût obtenue autrement. » Aussi M. Broadley ne tarda-t-il pas à se mettre d’accord avec les représentants anglais et les autorités égyptiennes sur la mise en scène du procès et le jugement final. C’est ainsi que, le 3 décembre, la Cour martiale se réunit sous la présidence de Reouf pacha. Celui-ci déclara en s’adressant à l’accusé : « Ahmed Arabi pacha, vous êtes accusé devant nous, sur le rapport de la commission d’enquête, du crime de rébellion contre S. A. le khédive (crime relevant des articles 96 du Code militaire ottoman et 59 du Code pénal ottoman. » M. Broadley répondit pour Arabi qui plaida coupable. Au cours de l’après-midi, le jugement fut soumis au khédive qui commua la peine de mort en exil perpétuel. Le 26 décembre 1882, Arabi et ses principaux associés partirent pour Ceylan, la vie sauve, au grand désespoir de Riaz pacha qui donna sa démission, du khédive et du parti turco-circassien. Nous ne saurions terminer cependant sans attirer l’attention sur ce fait important. La manière dont fut jugé le procès d’Arabi est incontestablement à l’origine de ce « mystère » qui plane aujourd’hui, même dans des ouvrages très sérieux[252], sur les événements de 1881-82 et particulièrement sur le rôle d’Arabi. D’autant plus que la cour et la presse de la cour cherchaient à jeter un voile épais sur la trahison de Tewfick en lançant contre Arabi des accusations sans fondement. M. Bichara Takla, journaliste syrien d’une grande habileté, très dévoué à la politique du khédive, raconte M. Broadley, publia, peu de jours après le procès, un article pour démontrer la « complicité » d’Arabi avec les Anglais auxquels il « vendit » la victoire de Tel-el-Kébir. C’est de là — croyons-nous — que date la légende de la trahison d’Arabi, qui se forma plus tard et qui pèse encore sur la mémoire de ce grand patriote. [Note 250 : Nous voulons donner, à titre d’exemple, la traduction littérale d’un passage de la traduction anglaise concernant la démission du ministère Chérif : « La commission constituée pour étudier les règlement militaires, ayant recommandé certaines reformes et le ministère opposé à celles-ci, Chérif pacha et tous ses collègues donnèrent leur démission. » Or voici la traduction exacte du passage en question d’après l’original : « ... Des lois équitables furent établies pour l’armée. Mais à la suite d’un désaccord survenu entre le ministère et la Chambre, Chérif pacha donna sa démission. » On sait que la question du budget fut à l’origine de ce désaccord.] [Note 251 : L’original dont nous possédons une copie se trouve aux archives du ministère de la justice, au Caire.] [Note 252 : Voir par exemple : _Les Revendications nationales égyptiennes_, mémoire présenté à la Conférence de paix par la délégation égyptienne en 1919.] PREMIERE PARTIE L’armée égyptienne comptait, en 1880, douze régiments d’infanterie. Le ministre de la guerre, Osman Rifky pacha, voulait la réduire à la moitié de cet effectif. Il existait en ce temps-là en Egypte un fanatisme de race qui tendait à réserver d’abord les honneurs, les promotions et les récompenses aux Circassiens mameluks de la famille khédiviale ou aux zawates (nobles) mameluks de la dite famille, aux Turks ou autres étrangers _moualladines_[253]. Les Egyptiens étaient les derniers à avoir accès aux emplois publics et à obtenir de l’avancement ; encore n’était-ce que dans les cas de nécessité absolue, lorsqu’il ne se trouvait pas d’étrangers pour occuper leurs places. C’est pourquoi, jusqu’à cette époque (1881), il n’y avait pas dans l’armée un seul général de nationalité égyptienne, malgré la présence d’hommes d’une valeur incontestable. Osman Rifky était connu pour sa politique résolument favorable à l’avancement des Circassiens au détriment des indigènes. Les officiers égyptiens, mécontents de ses procédés, se réunirent dans un endroit désigné et m’envoyèrent demander, alors que j’assistais au banquet d’un pèlerin[254]. Je les trouvai fort surexcités et ne pus que les inviter à garder leur sang-froid et à présenter au président du Conseil, Riaz pacha, une requête demandant l’égalité entre fonctionnaires, l’abandon du fanatisme de race, l’établissement de justes lois garantissant à chacun ses droits et la nomination d’un Egyptien au ministère de la Guerre, conformément aux usages en vigueur en Europe. Cette requête devait être signée seulement de deux ou trois représentants agréés par eux. Ma proposition acceptée, ils convinrent d’un commun accord de déléguer les trois colonels égyptiens Ahmed Arabi, Ali Fahmy, et Abd-el-Aal Hilmy pour présenter la requête au Premier ministre dans l’intention de faire régner des sentiments de concorde et de mutuelle confiance entre les fonctionnaires aussi bien qu’entre les habitants de l’Egypte, et d’effacer des cœurs toute trace de haine suscitée par l’inégalité et le « fanatisme » préjudiciable à l’intérêt public. A la suite de cette démarche, un Conseil de ministres et de quelques chefs circassiens se tint sous la présidence du khédive et décida d’ordonner par décret une enquête comme de coutume. Mais cette ordonnance ne tendait au fond, comme il apparaît à tout observateur, qu’à notre condamnation à mort par une méthode tout égyptienne, c’est-à-dire occulte, car les termes en sont tout à fait nouveaux et dénotent une étrange manière de procéder vis-à-vis d’un plaignant qui adresse ses doléances aux chefs du gouvernement. En effet, les 30 et 31 janvier 1881, nous reçûmes du ministre de la guerre une convocation aux fins de nous rendre à Kasr-el-Nil[255] pour assister aux noces de la sœur du khédive. Lors de notre arrivée, au jour fixé, tous les généraux et commandants de régiments étaient présents. Devant cette assistance, il fut donné lecture de l’ordonnance khédiviale et nous prîmes connaissance de notre destitution. En outre, le Conseil nous remplaça aussitôt par de nouveaux commandants. De jeunes officiers circassiens, revolvers en main, gardèrent ensuite le passage jusqu’à notre entrée en prison. Nous entendîmes alors Khosrou pacha éclater de rire et s’écrier en langue turque : « Zinbilli Herflerr », terme de mépris qui signifie : « Espèce de fellahs travailleurs ! » Auparavant, le ministre de la Guerre avait donné au lieutenant Ibrahim bey Fawzi qui commandait les forces de police du Caire l’ordre de renforcer les gardes des commissariats, d’empêcher les soldats de rentrer au Caire, d’arrêter tous lieutenants ou sous-lieutenants arabes (égyptiens) et de les enfermer dans la citadelle. Fawzi bey, à titre de récompense, devait être promu au grade de colonel. Ordre fut également donné à l’administration d’envoyer près de Kasr-el-Nil un bateau à vapeur pour nous emmener on ne sait où. Il portait trois caisses de fer destinées à nous noyer dans le Nil suivant les méthodes du gouvernement de l’ancien khédive. Les dispositions étaient ainsi prises, lorsqu’arriva sur les lieux le premier régiment[256] et nous délivra de la prison. Debout sur une hauteur en face du Kasr, je recommandais à haute voix aux soldats de respecter la discipline, et de se garder bien de molester de près ou de loin aucun des Circassiens nos frères, ou de transgresser les lois de l’humanité, et de se modérer. Peu après, je leur donnai l’ordre de regagner leurs casernes. J’adressai ensuite un exposé de la situation aux Consuls généraux de France et d’Angleterre et aux agents des puissances, sollicitant leur appui et l’examen bienveillant de notre cas et les rassurant sur la vie et les biens des Européens. Nous nous adressâmes, en particulier, au baron de Ring, entre les mains duquel nous remîmes le texte de l’invitation aux noces de la sœur du khédive portant la signature même du ministre de la Guerre. Entre temps les zawates (nobles) se réunirent chez le khédive et décidèrent d’ordonner au premier régiment de nous livrer publiquement aux autorités. En cas de désobéissance, il devait être canonné au vu et au su de tous. Heureusement la guerre civile put être évitée à temps, grâce à l’arrivée sur les lieux du régiment soudanais de Toura. C’est ce nouveau fait qui modifia la décision des zawates et les dissuada de ne s’en tenir qu’à la force armée. L’agent diplomatique de Grande-Bretagne, Sir Edward Malet, et l’agent de France, baron de Ring, intervinrent et réglèrent le différend à l’amiable. Le khédive nous accorda notre pardon et nous reçûmes l’ordre de demeurer chacun à notre poste à la tête de notre régiment. En même temps, des ordres formels furent envoyés aux régiments dans le dessein de mettre fin au fanatisme de race et d’établir l’égalité entre tous. Mahmoud Sami pacha (El-Baroudy) fut, conformément aux justes lois, désigné comme ministre de la Guerre à la place d’Osman Rifky pacha, le Circassien. Le 2 février (1881), le khédive manda deux officiers et les chargea de veiller à sa sécurité en leur affirmant qu’ils jouissaient pleinement de sa grâce. Je ne pus hésiter alors à demander audience, à prêter à Son Altesse un serment de fidélité et à souhaiter, en partant, que son règne reposât aussitôt sur les bases de l’égalité et de la justice. Le vendredi 4 février, le khédive nous donna l’ordre, à mon ami Aly bey Fahmy et moi, d’aviser personnellement les Consuls généraux français et anglais que nous étions chargés de garantir l’ordre public et la vie et les biens des Européens. Nous nous exécutâmes de bonne grâce, d’autant que cette déclaration correspondait à notre pensée intime qui est à l’origine de tous nos actes. * * * Nous croyions que ce pardon et que ces ordres qui tendaient à faire régner une loi de justice et d’amour et à bannir tout « fanatisme » étaient sincères ! Et voici qu’on jette dans les cœurs une semence de haine et de discorde : Youssef pacha Kamal, un Circassien, directeur de la daïra (administration privée) du khédive, manda à la daïra par l’intermédiaire d’un sergent circassien du régiment soudanais, tous les sergents soudanais mariés à la daïra[257], leur distribua de l’argent et les incita à pousser les soldats à la désobéissance aux ordres des chefs, leur promettant, à titre de récompense, leur promotion comme officiers. Ces instructions émanaient en réalité du khédive lui-même. Lorsque les faits furent révélés par la presse, le dit pacha fut apparemment congédié de la daïra, mais il continua à la gérer en fait. Cette ruse déjouée, un certain Ibrahim Agha, préposé au service du khédive, se mit à son tour à semer l’intrigue et les causes de dissension. Il ordonna à Farag bey El-Zeiny d’encourager les sergents soudanais à assassiner leurs officiers ; les sergents reconnurent, du reste, au cours de leur interrogatoire, des choses vues et entendues. Quant à Farag bey, l’enquête révéla qu’il était porteur d’un papier revêtu de la signature d’Ibrahim Agha et où il était dit expressément que l’ordre en question était conforme à la volonté du khédive. Le nouveau ministre de la Guerre, Mahmoud pacha Sami[258], eut ce papier entre les mains et le procès fut jugé par une Cour martiale qui infligea à Farag bey la peine de dégradation au rang de sergent et son renvoi à Massaouah. Le khédive intervint et donna l’ordre formel de laisser Farag bey partir avec ses grades comme n’ayant pris l’initiative de ses actes qu’en vertu d’un ordre supérieur. Il décida ensuite d’envoyer Farag bey au service du gouvernement à Khartoum, sa ville natale où il avait des propriétés, et cela à l’insu du ministère. Bien plus, la femme de Farag bey s’en fut le rejoindre à Khartoum par voie de Suakin aux frais de la daïra khédiviale sans l’autorisation du gouvernement, contrairement à la pratique ordinaire. Le Soudanais Farag bey et les sergents ayant échoué dans leurs intrigues, on prit le parti d’employer à cette besogne de corruption Selim Saïb — marié à la daïra — et Aly Labib, deux sergents du régiment soudanais commandé par Abd-el-Aal bey Hilmy. On leur donna l’argent nécessaire, par l’intermédiaire d’Ibrahim Agha, et tous deux se mirent à semer la division et l’intrigue parmi les troupes où ils réussirent à gagner dix-neuf officiers. Toute la trame de cette affaire fut dévoilée par une Cour martiale mixte dont faisaient partie des Européens sous la présidence du sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, Hassan pacha Aflatone. L’enquête ayant établi que le khédive était également l’instigateur de ces menées, la Cour se contenta d’infliger aux coupables des peines légères, variant entre quinze jours et un mois de prison, sans dégradation. D’aucuns furent envoyés au Soudan au service du gouvernement sans être inquiétés le moins du monde, pour leurs titres ou grades, dans l’intention évidente de donner satisfaction au khédive. Mais ces peines mêmes ne furent pas appliquées en raison du pardon accordé aux condamnés par le souverain qui ne pouvait ignorer qu’ils ne faisaient qu’exécuter ses ordres par l’intermédiaire de son valet, Ibrahim Agha. Tous ces faits sont péremptoirement prouvés dans le dossier de l’enquête. Des menées semblables furent tentées dans le premier régiment aussi bien que dans le quatrième qui était sous mes ordres. Je m’efforçais de les étouffer au fur et à mesure, afin d’empêcher les bruits de prendre des proportions de nature à offusquer la dignité khédiviale. D’autant que je tenais à être au premier rang de ses défenseurs dans l’espoir d’amender le khédive, et de le faire revenir à de meilleurs sentiments à notre égard. Cependant le système d’intrigues continua indéfiniment sans qu’on réussît à nous faire tomber dans le piège grossier tendu sous nos pas. Le principal mérite en revient au ministre de la Guerre, Mahmoud Sami pacha, qui réprouvait ces menées occultes. Aussi ne tarda-t-on pas à prier ce ministre de démissionner pour céder la place au gendre du khédive, Daoud Yeghen pacha, homme élevé dans la maison de son père, loin du monde, ignorant tout du gouvernement, de l’administration et des questions militaires[259]. Dès son entrée en fonctions, le nouveau ministre donna aux officiers l’ordre de s’abstenir de rentrer chez eux ou de s’assembler. Tout officier rencontré en route en compagnie d’un autre devait être immédiatement arrêté par les agents de police, contrairement au droit et à la justice. Daoud pacha avait hâte d’assouvir sa vengeance au point de visiter nuitamment les quartiers des régiments et de constater lui-même la présence des officiers. En outre, des hommes furent spécialement chargés de surveiller mon domicile et celui d’Abd el Aal bey Helmy dans le dessein de nous arrêter traîtreusement et de décider injustement de notre sort. Mais Abd-el Aal bey resta près de son régiment ; quant à moi, je pris, ce soir-là, le chemin d’Abbassieh où se trouvait le mien. En cours de route, j’entrai dans la maison d’un ami, Khalil bey Libnan, rue Faggalah, sous prétexte de lui rendre visite, mais en réalité, pour me soustraire à toute poursuite possible. Après dix minutes à peine, deux cavaliers passèrent à toute allure se dirigeant vers le quartier de mon régiment établi à Abbassieh. A leur arrivée, pour donner le change sur leurs intentions, ils répondirent aux soldats qui les interrogeaient, qu’ils s’étaient trompés de route. La ronde leur indiqua alors le chemin qui mène à Koubbah, village situé dans le voisinage d’Abbassieh. Nul doute qu’ils n’aient eu le dessein de me rejoindre et de me prendre de force honteusement. C’était dans la nuit du 6 septembre 1881. Grâce au dévouement d’un officier, Abd-el-Kerim effendi, qui tint à m’accompagner dans sa voiture, je pus éviter les regards indiscrets et trouver mon salut. Toutefois, depuis lors, toute sûreté publique cessant d’exister, chacun de nous vécut, dans l’incertitude de son sort, vigilant et inquiet. * * * Les hommes des plus hautes classes se rendant compte de la situation qui nous était faite à nous qui sommes membres d’une même famille, se réunirent au Caire et décidèrent, comme seul moyen de mettre un terme à cette insécurité, la convocation d’un parlement égyptien pour garantir les vies, les biens et l’honneur de la nation, établir de justes lois, pareilles aux lois des tribunaux mixtes, capables de sauvegarder nos droits, et d’assigner des limites aux gouvernants et aux gouvernés[260]. Et naturellement le Cabinet présent devait disparaître : sous ce ministère, toute sécurité publique fut bannie et la peur s’empara des âmes. En même temps que les notables, les officiers et les soldats qui avaient des intérêts communs avec la population m’accordèrent une pleine confiance pour les représenter et demander les réformes nécessaires. Le 9 septembre 1881, j’écrivis au ministre de la Guerre, l’informant que les troupes allaient se présenter devant le palais d’Abdine pour soumettre à S. A. le khédive, le vendredi matin à 9 heures, leurs demandes et les demandes de leurs familles. A l’heure fixée, les troupes étaient présentes dans un ordre parfait. Auparavant, j’avais pris soin d’adresser aux Consuls généraux des puissances européennes une note les assurant que leurs nationaux n’auraient rien à craindre de cette démonstration, que tout allait se passer de façon bien ordonnée, et que nous allions simplement solliciter du khédive quelques mesures susceptibles de rendre au pays sa liberté et de lui restituer ses droits. M. Cookson, consul anglais à Alexandrie, alors au Caire, nous servit d’interprète auprès du khédive, qui prit en considération nos doléances, nous accorda toutes nos demandes en déclarant qu’elles étaient justes et légales, et donna sur-le-champ ordre de nommer Chérif pacha président du Conseil. Sur quoi les troupes se retirèrent en acclamant le souverain. Comme Chérif pacha hésitait à accepter le nouveau poste[261], des pétitions couvertes de 4.000 signatures lui furent présentées pour le décider à sauver le pays de la tyrannie et de l’esclavage et le débarrasser du ministère Riaz qui lui a causé de nombreux torts, entre autres la perte de 17 millions de livres au titre de la _Moukabah_[262] que le gouvernement de l’ancien khédive avait reçus des notables aux fins d’éteindre ses dettes étrangères et qu’il fallait considérer comme une dette d’Etat à l’égal des autres dettes des Européens. On reprochait, de même, au ministère précédent sa conduite vis-à-vis des fonctionnaires indigènes qu’il remplaçait au fur et à mesure, malgré leur capacité et la modestie de leurs émoluments, par des fonctionnaires européens grassement rétribués. Tous les hauts postes étaient ainsi occupés par des étrangers sans égard à leur aptitude ou leur mérite, conformément à toute règle de bon gouvernement. Le nouveau ministère à peine formé, avec Chérif à la présidence et Mahmoud Sami à la Guerre, on annonça l’envoi en Egypte d’une mission de la part du Sultan, présidée par Aly Nizami pacha. Deux jours avant son arrivée, mon régiment fut envoyé à Tel-el-Kebir et celui d’Abd-el-Aal bey à Damiette, avec l’idée d’empêcher la mission de s’aboucher avec nous et connaître la vérité sur les derniers événements. C’est pourquoi, lorsque Nizami pacha voulut s’enquérir de la situation, le khédive s’y opposa en affirmant que les demandes de l’armée n’étaient pas en contradiction avec ses convictions personnelles, qu’il avait fait grâce pour tout ce qui s’était passé et que l’ordre et la discipline régnaient enfin parmi les troupes. Et la mission de s’en retourner aussitôt. La Chambre fut réorganisée d’après un nouveau règlement ; des lois équitables furent établies pour l’armée. Mais à la suite d’un désaccord survenu entre le ministère et la Chambre, Chérif pacha donna sa démission[263]. Le khédive laissa le choix du nouveau ministère à la Chambre qui, d’accord avec lui, chargea Mahmoud Sami pacha de former le ministère avec Moustapha pacha Fahmy à l’Extérieur et à la Justice, Aly pacha Sadek aux Finances, Mahmoud pacha Fahmy aux Travaux publics, Abd-Allah pacha Fikry à l’Instruction publique, Hassan pacha El-Shereï aux Wakfs (fondations pieuses)[264]. Quant à moi, qui étais sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, on me confia le portefeuille de ce ministère que je n’avais, à aucun moment, sollicité. J’ai du toutefois l’accepter, eu égard au vœu unanime de l’armée et des députés qui trouvaient dans ce choix la meilleure garantie d’ordre et de sécurité pour tous. En attendant, je me rendais compte des difficultés inhérentes à ma tâche. Elle consistait à modérer et à régulariser le courant des idées nouvelles qui se précipitait avec force : Les Egyptiens croyaient à la possibilité immédiate d’atteindre le but suprême du pays, la conquête de sa liberté, sans se soucier le moins du monde des obstacles qui pourraient en empêcher la réalisation. Je m’efforçais, au contraire, de progresser lentement et prudemment pour assurer le succès, en sauvegardant partout la vie, les biens, l’honneur et pour nous acquitter de nos devoirs patriotiques sans entacher l’histoire égyptienne aux yeux du monde civilisé. Après la constitution du ministère, tout rentra dans l’ordre et la légalité, et toutes les affaires en suspens reçurent une solution satisfaisante. La situation de l’armée s’améliora de même, et les promotions succédèrent aux dégradations d’autrefois : Le khédive, en considération de mes services, m’accorda le titre de pacha et un firman émanant du Sultan en signe de satisfaction. Les mêmes honneurs furent conférés à mes collègues devenus pachas ou généraux : Aly Fahmy, Abd-el- Aal Hilmy, Tolbah Ismat, Yacoub Sami et Hassan Mazhar[265]. Nous exprimâmes au khédive nos vœux de prospérité et de bonheur, croyant que nous étions à jamais débarrassés des difficultés et des obstacles sans fin, que nous étions sortis du chemin malaisé pour nous engager librement dans la voie du succès, que la haine impie était bannie des cœurs et qu’il ne restait plus qu’à établir des lois équitables et à améliorer la condition des services publics et des tribunaux. Mais, hélas ! nos espoirs furent vite déçus et la trahison releva la tête. En effet, l’un des mamelucks du khédive, élève à l’école de Koubbeh, complota avec un camarade circassien contre la vie d’Abd-el- Aaal pacha Hilmy, tuteur de ce dernier. Le jeune Circassien réussit à jeter de l’arsenic dans le lait que le pacha prenait d’ordinaire le soir ; heureusement, la servante s’en aperçut juste à temps pour sauver la vie à son maître. Tous les documents concernant cette affaire ont été déposés à la préfecture de police : ils démontrent clairement que le khédive ne fut pas étranger à ces menées. Ce plan ayant avorté, on en établit un autre pour se débarrasser de moi : Il se forma un grand parti circassien qui jura ma mort et celle de tous les chefs de nationalité égyptienne dans l’armée. Mais un certain Circassien — un de ceux qui craignent Dieu — Rachid Enver effendi, invité à pactiser avec les conspirateurs, rejeta leur offre et en avisa aussitôt Toulbah pacha Ismat qui s’empressa, à son tour, d’en faire part aux autorités et au khédive. L’enquête au sujet de ce « complot circassien » fut menée par une Cour martiale présidée par un grand général circassien, Rachid pacha Hassan, très connu pour sa droiture, son honnêteté et sa rigidité de conscience. Ayant acquis la preuve que le parti en question était formé à l’instigation du khédive, la Cour se contenta de condamner les accusés à l’exil perpétuel au Soudan. En présence de tous les ministres, l’arrêt fut officiellement notifié au khédive. Etant donné la chaleur excessive du Soudan, chaleur incompatible avec la santé des Circassiens nés dans un pays froid, et qui eût pu leur être mortelle, je priai mes collègues d’atténuer la rigueur de cette peine en les envoyant hors d’Egypte, soit dans leur pays d’origine, soit dans tout autre pays de leur choix, avec leurs grades et honneurs. Je voulais ainsi épargner la vie de ceux qui en voulaient à mes jours. Les ministres acquiescèrent à ma prière, non sans étonnement, et nous rédigeâmes et présentâmes, à cet effet, une requête au khédive signée de nous tous. Son Altesse répondit à cette démarche en alléguant qu’un pacha[266] se trouvant parmi les condamnés, l’exécution de l’arrêt dépendait uniquement de Sa Majesté le Sultan, et que, par conséquent, la Porte devait être saisie de la question. Le khédive donna directement des ordres dans ce sens, au ministère de l’Intérieur, contrairement aux usages, selon lesquels, toutes promotions, dégradations ou punitions du ressort du ministère de la Guerre sont directement soumises, sans intermédiaire, à la Cour et réciproquement. Après avoir consulté ses collègues, le ministre de l’Intérieur et le président du Conseil, Mahmoud pacha Sami pria donc le khédive de donner l’ordre d’exécution sur le dossier même de l’affaire, afin de le retourner ensuite au ministère de la Guerre comme de coutume. Cette demande acceptée par le khédive, le ministère de la Guerre procéda au bannissement des coupables en Syrie d’où ils regagnèrent Constantinople. On sait que, dès l’ouverture des hostilités entre l’Egypte et l’Angleterre, le khédive autorisa leur retour à Alexandrie, se rendant bien compte qu’il était la cause initiale de leur mésaventure et l’auteur principal du complot. Peu après, cependant que nous assistions tous à un banquet offert par Omar bey Rahmy, Mahmoud pacha Sami fut avisé de l’arrivée des Consuls français et anglais dans sa maison où ils l’attendaient pour avoir un entretien avec lui. Il s’y rendit immédiatement en compagnie de Moustapha pacha Fahmy. Ils lui déclarèrent que la vie du khédive et des Européens était en danger. Mahmoud s’éleva contre cette allégation en réitérant qu’il répondait de leur sécurité. Il leur demanda en même temps les motifs de cette démarche. Ils expliquèrent que le khédive les avait informés personnellement que le président du Conseil l’avait menacé en déclarant que sa vie et celle des Européens étaient en danger. Le Premier démentit avec force les propos allégués par le khédive et exposa l’incident soulevé à cause des Circassiens et l’intervention du ministre de l’Intérieur. A vrai dire, je puis le dire maintenant en connaissance de cause, ces malheureux mots qui ne reposaient sur aucun fondement sont à l’origine de la calamité qui s’abbattit sur l’Egypte. Ils provoquèrent l’envoi des flottes à Alexandrie et à Port-Saïd, et le triste incident du 11 juin, précisément au moment où Egyptiens et Européens vivaient en parfaite harmonie. Nul doute que, sans la présence des bateaux de guerre, cette effervescence ne se fût pas produite et que la guerre n’eût pas été déclarée par une grande nation amie de l’humanité et de la justice à cette pauvre Egypte, toujours en lutte contre les convoitises de ses agresseurs. Et dire que l’Egypte comptait sur le gouvernement britannique pour la sauver du gouffre du despotisme et de l’esclavage où elle était plongée et l’aider à conquérir sa liberté ! Et dire que la volonté du souverain, ennemi de sa patrie, était la cause de nos malheurs ! Depuis lors, en effet, le khédive se désolidarisa d’avec son ministère, voua une haine personnelle à son premier ministre Mahmoud pacha Sami et déclara même maintes fois qu’il ne voulait à aucun prix avoir affaire à lui. Ce n’est pas tout. Vers la même époque, le khédive commit lâchement un acte de traîtrise à l’égard d’une femme respectable du pays. Une certaine Aïcha hanem, appartenant à la famille de feu Ahmed pacha El- Toubgi et très connue au palais du khédive pour sa piété, fut conduite, un soir, en voiture de chez elle à la préfecture de police par un eunuque qui feignit de suivre, comme d’habitude le chemin du palais. De là, le sous-préfet, Moustapha bey Soubhy, l’envoya à Suez par train spécial. Sa fille, avisée, se hâta de l’y faire rejoindre par la domestique qui porta à cette triste créature les vêtements nécessaires et l’accompagna dans la traversée de la Mer Rouge à destination, dit-on, du Hedjaz, où elle était exilée. On répandit ensuite le faux bruit que cette malheureuse, courbée sous le poids des ans et surveillée par une garde spéciale, s’était enfuie à Djeddah ! Jusqu’aujourd’hui, la Mer Rouge garde encore le secret des deux victimes[267]. On est en droit de se demander où sont les défenseurs de la justice. Non seulement la pauvre mère fut jugée arbitrairement, sans qu’il y eût trace de délit ou d’enquête, mais même sa fille fut punie, par le renvoi de son mari, de cet envoi de vêtements. O justice ! Bien mieux : Le mari, invité à répudier sa femme, s’exécuta lâchement et put ainsi réintégrer son poste et trouver grâce devant cette autorité cruelle et inhumaine. Ce n’est pas tout. Quatre jours plus tard, on fit courir le bruit que des soldats de la garde du palais avaient volé des bijoux. Sur-le-champ Ahmed bey Farag, commandant du premier régiment d’infanterie, se rendit au palais ; après interrogatoire du personnel, il accusa un certain Mohamed Hassan, préposé au service du khédive et élevé au palais, d’avoir commis le vol. Celui-ci reconnut, à la préfecture, qu’il portait sur lui les bijoux en question et qu’il s’en était débarrassé dans un endroit nommé où ils furent retrouvés : on les remit aussitôt au khédive. Pressé de questions, cet individu soutint qu’il n’était pas un voleur, mais qu’Ibrahim Agha le toutonji (porteur de pipes) lui avait donné l’ordre de prendre les dits bijoux et de les garder jusqu’à son retour de la campagne, sans lui révéler les motifs de cette conduite. Le khédive, ayant appris que le ministère de la Guerre avait demandé à la préfecture de poursuivre l’enquête et de faire venir Ibrahim Agha pour l’interroger au sujet de cette affaire qui portait atteinte à l’honneur de l’armée, fit envoyer nuitamment le pauvre Hassan par train spécial à Suez. Le lendemain matin, il prit le bateau à vapeur avec Aïcha hanem et partagea son sort dans les profondeurs inhospitalières de la Mer Rouge. Ces deux actes horribles et d’autres semblables bannirent toute sécurité, et aucun de nous ne pouvait jouir tranquillement du sommeil, de peur qu’il ne lui advînt ce qui était advenu à ces trois victimes de l’injustice. Les ministres, de même que les députés, au courant de ces menées, avaient vainement cherché à y mettre fin. Le règne de l’absolutisme continuait de plus belle et les Egyptiens attendaient leur libération de l’esclavage. Entre temps, Sayed Ahmed Assâad[268] arriva au Caire, en route pour Constantinople. Je profitai de sa présence pour lui remettre une requête à S. M. le Sultan, réduisant à néant cette légende de rébellion qu’on m’avait imputée. Je reçus, en réponse, une lettre concluante de Sa Majesté, une autre de S. E. Ahmed Rateb pacha, une troisième du Cheikh Mohamed Zafer tendant, toutes, à me rassurer. Du reste, elles sont encore en ma possession. Le khédive resta, toutefois, défiant et plein de ressentiment jusqu’à l’arrivée des flottes et à la présentation de la nouvelle note commune sur l’avis de Sultan pacha qui en répudia, à plusieurs reprises, la paternité. Cette note, comme on le sait, demandait la chute du ministère Mahmoud Sami, mon départ pour l’Europe, et l’éloignement d’Aly pacha Fahmy, et d’Abd-el-Aal pacha Hilmy dans l’intérieur de l’Egypte. Elle fut nettement rejetée par le Conseil des ministres, non que nous voulussions conserver nos postes éphémères : mais nous désirions sauvegarder les droits du pays confiés entre nos mains ; d’autant plus qu’elle indiquait, de la part des puissances étrangères, une volonté d’immixtion dans une affaire purement intérieure. Cependant le khédive n’hésita pas à l’accepter. Etant donné la gravité de la question et le conflit d’autorité auquel elle avait donné lieu, le Cabinet décida, comme la loi l’autorise dans les conjonctures graves, de convoquer la Chambre pour intervenir et régler le différend à l’amiable. Les députés arrivèrent au Caire et résolurent de repousser la note ; le pays ne tarda pas, de son côté, à partager leur manière de voir et l’opinion publique s’en émut à juste titre. Tous les maires et notables, réunis au Caire, se prononcèrent pour le rejet de la note et le désaveu de toute personne qui l’aurait acceptée. Le khédive, ayant refusé de convoquer officiellement la Chambre, nombre de députés passèrent outre et joignirent leurs signatures à celles des ulémas et notables sur une pétition en faveur du rejet de la note. Certains ulémas allèrent plus loin et demandèrent en vertu d’un _fetewa_ la déposition du khédive, dont la conduite était en contradiction avec les lois de l’Islam. Le khédive s’obstina néanmoins, dans son attitude envers la Chambre et le pays et força le ministère à se démettre. Alors les représentants de la France, M. Sienkiewicz et M. Monge, me conseillèrent, non sans insistance, de me rendre à Paris et sortir de cette impasse où j’étais en butte à des difficultés sans nombre. Je ne pouvais m’y résoudre, étant donné l’attachement manifesté par le pays à mon égard, l’idée que se faisaient les députés de ma présence qui, seule, garantissait l’existence du parlement, le repos et la tranquillité de l’Egypte et préservait le pays de la ruine : Quand même je l’eusse voulu, l’armée et la population m’auraient empêché d’abandonner le pays à son sort. En outre, mon éloignement risquait de provoquer des mouvements extraordinaires, favorisés par un fol entraînement populaire. Il suffit de rappeler l’affluence indescriptible des foules sur tout le parcours de mon voyage du Caire à Alexandrie. Ces raisons militaient, par conséquent, contre mon départ pour l’Europe ou pour Constantinople. Le lendemain de la démission du ministère, je reçus, dans la matinée, la visite des Consuls généraux de Russie, d’Allemagne, d’Autriche, et d’Italie qui me demandèrent de garantir la sécurité des Européens, ce que je déclinai en faisant valoir le fait que j’étais démissionnaire et hors du gouvernement. Mais, devant leur insistance réitérée, je dus finalement donner la garantie désirée jusqu’à la formation d’un nouveau ministère, sûr que j’étais que les soldats ne commettraient aucun acte répréhensible et que la population se conduirait dignement vis-à-vis de ses hôtes. Les Consuls, rassurés, s’en allèrent. Dans la soirée du même jour[269], les députés, les ulémas, et le Kadi se réunirent dans la maison de Sultan pacha, président de la Chambre, et me prièrent de garantir l’ordre public. Je leur rappelai qu’ayant quitté le pouvoir, je ne pouvais le faire. Le président Sultan pacha et un député, Soleiman Abaza pacha, répliquèrent qu’en leur qualité de représentants de la nation, ils me chargeaient de cette mission, qu’ils ne considéraient pas ma démission comme un fait accompli et qu’ils solliciteraient du khédive l’ordre que je conservasse, comme auparavant, le portefeuille de la guerre. Au cours de cette réunion, la discussion se déroula sur les affaires générales du pays, sur son passé et son présent dont on évoqua tant d’injustices et tant de crimes perpétrés par le gouvernement du despotisme, et surtout la situation créée par la note acceptée par le khédive. On en vint à réclamer sa déposition au cas où il persisterait dans son attitude ; puis on se sépara. Le lendemain matin, je reçus la visite de S. E. le président de la Chambre, accompagné de Soleiman Abaza pacha qui me remit, de sa main, l’ordre du khédive m’autorisant à conserver mon poste. Ils pensaient que, grâce à cet ordre, l’effet de la note était annulé, mais cette pensée correspondait-elle à la réalité ? Assurément, non. Je ne pouvais, cependant, que remercier Son Altesse de cette sollicitude, et il me fit bon accueil. Pendant environ vingt jours — période où l’Egypte était restée sans ministère — j’expédiai toutes les affaires courantes sans que la paix publique fût troublée. On remarqua, toutefois, l’affluence insolite de tribus arabes au Caire, ce qui ne manqua pas de causer une certaine inquiétude parmi la population indigène et européenne. C’est le khédive qui provoqua leur présence et son palais d’Ismaïlia leur servit de lieu de rassemblement, dans le dessein nullement justifié de les opposer à l’armée. Bien plus, le gouverneur de la province de Béhéra, Ibrahim bey Tewfick excitait les Arabes à la révolte et se rendait dans les différentes provinces avec des instructions secrètes tendant à porter préjudice à tous ceux qui avaient signé des requêtes pour le rejet de la note et à semer partout le désordre et l’anarchie. On a oublié que les Arabes sont des gens fort jaloux de leur honneur et qu’ils n’écoutent guère des paroles contraires à la loi du Coran[270]. En même temps, arriva en Egypte la mission ottomane, présidée par Dervisch pacha. Le président, établi au palais du Gezireh, fut assailli par les notables et les ulémas qui s’empressèrent de lui souhaiter la bienvenue et de lui faire part de leur mécontentement de la conduite du khédive en contradiction flagrante avec les règles de l’Islam. Aujourd’hui les prisons, partout en province, au Caire, à Alexandrie, regorgent de ces malheureuses victimes de la vengeance et de l’injustice. Dervisch pacha s’enquit aussitôt de l’état de l’armée et s’assura de sa discipline. Il réclama, à titre de récompense, de Sa Majesté le Sultan, pour moi l’ordre megidieh de première classe, et environ deux cents décorations pour les officiers[271]. Un nouveau ministère se forma, en même temps, avec Ragheb pacha à la présidence et à l’extérieur, Abd-el-Rahman bey Rouchdi aux finances, Mahmoud pacha El-Falaky (l’astronome), aux travaux publics, Soleiman Abaza pacha à l’instruction, Hassan pacha Ibrahim à la justice, Hassan pacha El-Chereï aux Wakfs (fondations pieuses), et Arabi à la Guerre[272]. On répétait alors que la note était pratiquement annulée, et, pour inaugurer une ère de tranquillité et de confiance, le khédive accorda, par un décret, leur grâce à tous ceux qui étaient impliqués dans les événements passés. Tout alla bien jusqu’au 11 juin 1882, quand se produisit subitement un horrible incident entre la populace de la ville d’Alexandrie et les Européens, Yacoub pacha Salmi, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, fut, sur la demande même de la Cour, envoyé immédiatement à Alexandrie pour faire une enquête ; il fut suivi de deux régiments d’infanterie, de deux autres de cavalerie, et de l’artillerie pour garantir l’ordre dans la ville. Les journaux européens louèrent la vigilance des troupes chargées de veiller à la tranquillité générale, sous le commandement de Toulba pacha Ismat, qui s’acquitta dignement de sa mission. Le khédive me raconta plus tard que cette affaire eut pour origine une querelle entre un Maltais et un ânier indigène et que la foule, rassemblée sur les lieux, essuya des coups de feu tirés des fenêtres des maisons avoisinantes. J’avais recommandé à Yacoub pacha d’employer toute son énergie et de ne rien négliger pour découvrir l’auteur responsable du massacre et défendre l’honneur du gouvernement et de l’armée par une juste appréciation des faits. Entre temps, à la veille de la formation du ministère, on procédait, comme tous les ans, à la réparation et à la mise en état des forts. Toutefois, le khédive avait donné ordre d’abandonner tous travaux, déclarant que le secrétaire de l’ambassade anglaise à Constantinople avait informé le Sultan qu’il considérait la construction de forts à Alexandrie, comme une menace dirigée contre la flotte anglaise. Si nous ne cessions immédiatement tout travail, la flotte bombarderait la ville et la réduirait en cendres. Nous nous exécutâmes ; du reste, pour sa propre édification, le khédive délégua deux employés attachés à la Cour, Hussein El-Turk et Hussein Fawzi, afin de s’assurer de l’exécution des ordres donnés, et il en avisa aussitôt la Porte. Cependant, nous manifestions notre étonnement que la réparation des forts fût regardée comme une menace, et non l’arrivée des flottes de guerre dans nos ports ! Mais, il est vrai, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Le 4 juillet, après l’entrée en fonctions du ministère, ma décoration et un firman de Sa Majesté le Sultan arrivèrent de Constantinople et, de sa propre main, le khédive me les présenta en exprimant sa satisfaction en considération de mon dévouement. Je remerciai Son Altesse et télégraphiai à Constantinople, remerciant le Sultan de sa haute sollicitude. Le Sultan m’honora aussitôt de sa réponse, exprimant la satisfaction de Sa Majesté de ma bonne conduite et de ma loyauté. Un certain nombre de décorations destinées aux officiers de l’armée furent distribuées par le khédive parmi les fonctionnaires de la Cour et il garda le reste. C’est, sans doute, à cause de leur qualité d’Egyptiens, qu’ils furent, malgré tant de services rendus, injustement traités. Dervisch pacha me conseilla de me rendre à Constantinople pour y vivre, avec quelques-uns de mes amis, près de Sa Majesté le Sultan. Je déclinai cette offre, en alléguant les raisons précédemment exposées au Consul général français, entre autres, l’attachement du peuple qui se pressait autour de moi dans les rues d’Alexandrie. Il avait fait part de cette suggestion au président du Conseil, Ragheb pacha, qui la désapprouva comme contraire à l’intérêt public. Il ressort avec évidence de ce qui précède que j’étais profondément aimé du peuple, que je mettais au-dessus de tout l’honneur et l’honnêteté, que je ne me proposais aucun but personnel, quoi qu’en pussent dire mes détracteurs, et que mon seul et unique but était l’émancipation de mon pays, la prospérité de son peuple sous un gouvernement juste et libéral donnant à chacun ses droits et traitant tous les habitants, nationaux ou étrangers, sur le même pied d’égalité, sans distinction de religion ou de croyance. Du reste, ne sommes-nous pas tous membres de la commune humanité ? Enfin, je tiens à dire, avant de terminer cette première partie, que le khédive avait envoyé à Constantinople, au mois de novembre 1881, Sabet pacha, le Circassien bien connu, pour l’y représenter. Ce personnage travaillait à changer les sentiments des dirigeants de la Turquie envers l’armée égyptienne en faisant courir le bruit que les soldats égyptiens étaient des rebelles, qu’ils cherchaient à reconstituer l’empire arabe et que j’étais de connivence avec les Anglais à ce sujet. Ces bruits alarmants m’avaient inquiété avec raison, d’autant que je ne connaissais, à Constantinople, personne qui pût se charger de défendre ma cause et de démentir ces fausses allégations. Heureusement, Sayed Ahmed Assâad, qui représentait le Sultan à Médina, arriva en Egypte sur ces entrefaites. Je le priai de porter de ma part à Sa Majesté le Sultan une requête destinée à faire justice des accusations portées contre l’armée et contre ma personne. Je reçus de Sa Majesté une réponse bienveillante, où Elle me reccommandait de persister dans mon attitude loyale pour mériter toujours sa haute satisfaction. Tels sont les faits dont traite la première partie en ce qui concerne les événements importants qui eurent lieu entre le 1er février 1881 et le 9 juillet 1882, avant la déclaration de guerre. [Note 253 : Ce sont des étrangers, de parents nés en Egypte, devenus Egyptiens par la suite. En d’autres termes ce sont des Egyptiens d’origine étrangère, turque ou circassienne.] [Note 254 : On sait que le pèlerinage de la Mecque est une des cinq règles de l’Islam. Arabi doit faire allusion ici à un banquet offert par un pèlerin à l’occasion de son retour de la Mecque.] [Note 255 : Kasr-el-Nil (château bâti sur le Nil) était le siège du ministère de la Guerre. Il est transformé aujourd’hui en caserne par l’armée d’occupation.] [Note 256 : Arabi commandait le troisième régiment d’Abbassieh. Quant à ses associés, Ali Roubi commandait la cavalerie, Abd-el-Aaal Hilmi le régiment de Toura, Aly Fahmy le premier régiment de la garde.] [Note 257 : Il y avait un grand nombre de Circassiennes au service du khédive, soit au harem soit à la daïra. On avait l’habitude d’en marier quelques-unes avec des Egyptiens dont on voulait s’assurer la fidélité. Arabi et Aly Fahmy, le colonel du régiment de la garde — tous deux d’origine fellahe — furent mariés dans les mêmes conditions. C’est grâce à la confiance qu’inspirait Aly Fahmy à la cour qu’Arabi et ses amis purent déjouer souvent le calcul de leurs adversaires.] [Note 258 : Voir notre thèse principale : _La Genèse de l’Esprit national égyptien_.] [Note 259 : Mahmoud Sami (El-Baroudy), grand poète et homme d’Etat, compte parmi les premiers partisans de l’idée constitutionnelle en Egypte. Il entra en rapports avec Arabi, après la démonstration de février, par l’intermédiaire de leur ami commun, Aly Rouby, et devint par la suite son plus grand conseiller et ami. « Peu après l’affaire de Kasr-el-Nil, déclarait Arabi à M. Blunt en janvier 1904, le khédive encouragea Aly Fahmy à lier partie avec nous. Puis, voyant notre position agrandie aux yeux des masses, il conçut le projet de se servir de nous contre Riaz ; il nous envoya Aly Fahmy avec ce message : « Vous êtes trois soldats. Avec moi vous ferez quatre. » Ce fut, à peu près, un mois après l’affaire ; et nous sûmes également par Mahmoud Sami, ministre de la Guerre, qu’il nous était favorable. Et Mahmoud Sami, de nous dire : « Si jamais vous me voyez me retirer du pouvoir, sachez que les sentiments du khédive sont changés envers vous et qu’il y a péril en la demeure. » C’est pourquoi lorsque, au cours de l’été (1881) les espions de Riaz pacha, ministre de l’Intérieur, commencèrent à troubler notre repos, nous avions, malgré la surveillance de la police, confiance en Mahmoud Sami. « Le khédive nous tourna le dos et résolut avec Riaz pacha de séparer l’armée et de la désunir. Les régiments devaient être envoyés dans les endroits fort éloignés pour que nous ne soyons plus à même de nous communiquer. Mahmoud Sami fut invité à mettre à exécution leur plan contre nous, le khédive étant alors à Alexandrie avec ses ministres. Mahmoud Sami refusa ; sur quoi Riaz pacha lui écrivit : « Le khédive a accepté votre démission. » « Avertis ainsi du danger, nous nous mîmes aussitôt sur nos gardes. »] [Note 260 : « Quant à la démonstration du 9 septembre, disait Mohamed Abduh à M. Blunt, le 18 mars 1903, les sept mois entre l’affaire du Kasr-el-Nil et cette démonstration, furent marqués par une grande activité politique qui régna dans toutes les classes. L’action d’Arabi lui attira beaucoup de popularité et le mit en rapports avec les éléments civils du parti national comme Sultan pacha, Suleiman Abaza pacha, Hassan Shereï pacha et moi. C’est nous qui mîmes à l’ordre du jour l’idée de renouveler la demande d’une constitution. Le point de vue dont Arabi, en ce temps-là, envisageait la question, était la sécurité nécessaire pour lui et ses amis militaires contre les représailles éventuelles du khédive ou de ses ministres. Il me le répéta souvent pendant l’été. Nous organisâmes, par conséquent, des pétitions pour l’octroi d’une constitution et menâmes, à cet effet, une campagne dans la presse. C’est d’accord avec Sultan pacha que la démonstration d’Abdine avait été préparée. Et c’est seulement après l’ultimatum (la seconde note commune) qu’il y eut brouille entre ce dernier et Arabi pacha. »] [Note 261 : Cette hésitation de Chérif ne laisse pas d’être étonnante, étant donné qu’il s’était associé au plan d’action d’Arabi et ses amis. Etait-il déjà gagné, plus ou moins, aux vues du khédive et du contrôle. C’est possible. En tout cas, d’ores et déjà il évite soigneusement de se compromettre et renonce pratiquement à ses idées avancées de 1879.] [Note 262 : La _Moukabalah_ (compensation) instituée par Ismaïl en 1871 promettait une remise entière et perpétuelle de la moitié des impôts à ceux qui payeraient la valeur de six années d’impôts à l’Etat. Le prétexte invoqué alors par le souverain et son ministre des Finances fut l’extinction des dettes étrangères qui pesaient sur la situation du pays. Ce sont surtout les notables de l’aristocratie terrienne qui souscrivirent à l’appel d’Ismaïl. Ce sont eux qui, avertis du danger que couraient leurs intérêts du fait de l’abolition de la _Moukabalah_ projetée par Sir Rivers Wilson en 1879, furent les premiers à manifester leur mécontentement et à protester contre l’ingérence étrangère. Malheureusement la loi de liquidation de 1880 ne tint pas compte de leurs doléances et décida l’abolition de la _Moukabalah_. Un nationaliste, Hassan Mouça El-Akkad ayant critiqué cette mesure financière comme portant atteinte aux intérêts des créanciers indigènes, fut arrêté par le gouvernement de Riaz et exilé au Soudan jusqu’à l’avènement des nationalistes au pouvoir. C’est donc la loi de la _Moukabalah_ qui influa également sur l’attitude des notables qui se groupèrent autour d’Arabi après l’affaire de février et l’encouragèrent à renverser le ministre Riaz en septembre et réclamer l’octroi d’une constitution.] [Note 263 : On trouvera tous les détails de ce désaccord, ses origines et ses conséquences dans notre thèse principale : _La Genèse de l’Esprit national égyptien_ (ch. V, _La Révolution_).] [Note 264 : Ce fut un ministère national, proprement dit, partageant sans réserve les idées de la Chambre égyptienne. Mahmoud Sami et Arabi étaient naturellement les deux grandes figures. Il semble toutefois que les nationalistes aient dû composer avec des ministres modérés plus ou moins gagnés à leurs vues, résultat inéluctable de cette pauvreté d’hommes capables qui se faisait sentir dans un pays jeune comme l’Egypte : Tel, le ministre de l’Extérieur, Moustapha pacha Fahmi, le seul qui connaissait une langue européenne et qui pouvait par conséquent expliquer ou soutenir le point de vue égyptien auprès des Consuls généraux et des représentants des puissances. Mais ce fut en somme un personnage médiocre qui, dans des situations fort délicates, prit secrètement le parti du khédive et de l’étranger et trahit la confiance de ses collègues. Tous les autres, à part Hassan pacha El-Shereï et Mahmoud pacha Fahmy, étaient des amis peu sûrs, ayant certaines attaches avec la Cour. Hassan pacha El-Shereï était le vice-président de la Chambre des députés, et sa nomination comme ministre, poste qu’ambitionnait le président, Sultan pacha, ne manqua pas d’exciter la jalousie de ce dernier et déterminer, dans une certaine mesure, son alliance avec la Cour et le parti de l’étranger. Quant à Mahmoud pacha Fahmy, ce fut un ingénieur réputé capable depuis le temps d’Ismaïl. Il fortifia les lignes de défense pendant la guerre anglo-égyptienne et tomba prisonnier lors de l’attaque des Anglais du côté du Canal. Ce fut aussi un des exilés de Ceylan où il rédigea une histoire mondiale intitulée, El-Bahr El-Zakher, comprenant entre autres la relation des événements de 1881-82.] [Note 265 : Voir dans Broadley, _How we defended Arabi and his friends_, le portrait des compagnons d’Arabi.] [Note 266 : Il s’agit d’Osman Rifky pacha auquel le titre de pacha ou Férik-Général avait été directement conféré par le Sultan.] [Note 267 : D’après Broadley, Aïcha hanem fut bannie sous prétexte d’ingérence par des moyens surnaturels dans les affaires de la famille khédiviale.] [Note 268 : Ahmed Assâad, représentant du Sultan à Médina en Arabie, avait été envoyé souvent en mission secrète en Egypte au cours de l’année 1882. Quant à Mohamed Zafer, il était le conseiller confidentiel du Sultan.] [Note 269 : Ce fut le 27 mai 1882.] [Note 270 : Ici se révèle le faible d’Arabi, cette confiance dans les hommes, cette naïveté exagérée qui révoltait parfois ses meilleurs amis.] [Note 271 : Dervisch faisait double jeu en Egypte. Il courtisait en même temps le parti du palais et le parti national et s’insinuait dans l’amitié de chacun en attendant la partie finale qui ne tarda pas à se dénouer.] [Note 272 : Pendant l’interregnum les consuls généraux cherchaient à former un ministère présidé par leur homme de confiance, Chérif pacha ; mais celui-ci ne voulant pas se compromettre, déclina leur offre. Le 17 juin, Ragheb pacha, ancien ministre des Finances sous Saïd et Ismaïl forma un ministère d’une couleur plutôt nationale. Ce ministère dura jusqu’au 27 août — moment où la situation fut nettement en faveur de Tewfick et des Anglais en guerre contre l’Egypte ; il céda ensuite la place à un ministère Chérif-Riaz qui rentra « dans les fourgons de l’étranger », et devint le ministère de la Restauration. Pour ce qui est de la composition du ministère Ragheb on ne peut que reconnaître la présence de certains hommes de valeur. Soleiman Abaza pacha était un vieux patriote éprouvé. Il ressort de lettres inédites — que nous possédons — adressées de Paris en 1883 par le célèbre Gemmel- Eddin El-Afghani au premier champion du mouvement constitutionnel en Egypte, Abd-el-Salam El-Moelhy, que le père du nationalisme égyptien mettait sa confiance en El-Moelhy bey et Abaza pacha et les exhortait tous deux à ranimer le feu éteint momentanément par la victoire ennemie. Mahmoud pacha El-Falaky est un ancien élève de l’école polytechnique, fondée par Mohamed Aly et dirigée, à partir de 1835, par un savant ingénieur des mines de France, Charles Lambert. Il était l’un des premiers Egyptiens qui s’illustrèrent dans les sciences et dont la vie fut un exemple de dévouement et de labeur infatigable. (Pour plus de détails voir la notice nécrologique consacrée à Mahmoud pacha par Ismaïl bey Moustapha et le colonel Moukhtar bey, Société khédiviale de géographie, séance du 8 janvier 1886. Le Caire).] SECONDE PARTIE LA GUERRE La fameuse nation amie de l’humanité, la nation qui émancipe l’esclave et défend la cause des opprimés, la nation qui respecte le droit et la loi, déclare la guerre, à cette Egypte qui a tant souffert de l’esclavage et de la tyrannie, dont le sang innocent, maintes fois versé, crie encore contre l’injustice de ses maîtres cruels et inhumains, dont le souverain ne respecte ni la loi, ni la légalité et qui, enfin, croyait trouver son salut et vivre sa vie grâce à l’aide de la nation britannique. Mais hélas ! au moment où le pays allait sortir du gouffre, l’Anglais qui montait la garde survient, l’y jette de nouveau. Que d’espérances écroulées ! Où est cet amour de l’humanité dont les Anglais sont si fiers ? Lorsque le khédive déclara que sa vie et celle des Européens étaient en danger, l’exode des Européens commença et des navires de guerre appartenant à toutes les puissances provoquèrent par leur présence un malaise général. L’amiral Seymour, ayant prétendu que les réparations des forts constituaient une menace contre la flotte anglaise — comme s’il n’y avait pas d’autres flottes — force nous fut de les arrêter. Mais ce n’est pas tout ; l’amiral informa le commandant des troupes d’Alexandrie qu’on était en train de fermer l’entrée du port et de l’obstruer par des pierres et qu’il serait forcé d’agir en conséquence. Le khédive répondit à l’amiral que cette assertion ne reposait sur aucun fondement et lui accorda, en même temps, par l’intermédiaire du sous-secrétaire d’Etat à la marine, l’autorisation d’arrêter toute personne trouvée en train de jeter des pierres à l’entrée du port. Le 10 juillet, le commandant reçut de l’amiral une lettre disant qu’on plaçait des canons dans les forts de Saleh, Mex, et Kayed bey ; il demanda donc le désarmement de tous les forts d’Alexandrie depuis El- Agemi jusqu’au Kayed bey. On sait pourtant que les forts en question étaient garnis de vieux canons datant de l’époque de Mohamed Aly, au point que leurs pièces en bois étaient vermoulues. Seul le fort Kayed bey avait été armé à une époque relativement récente, sous le règne d’Ismaïl. En cas de refus de notre part l’amiral menaçait de bombarder les forts, le matin du 11 juillet, et de les démolir. Le Conseil des ministres en délibéra, sur-le-champ, en présence du khédive, des deux envoyés de la Porte, Dervisch pacha[273] et Kadry bey, et de nombreuses notabilités égyptiennes. On décida l’envoi des ministres des finances et de l’intérieur, du sous- secrétaire d’Etat à la marine, et de Tekran bey, fonctionnaire de la Cour, pour informer l’amiral anglais que les forts et leurs armements n’avaient subi aucun changement et qu’il pouvait, si bon lui semblait, déléguer une personne de confiance pour vérifier les choses sur place. Bien plus : nous étions disposés, dans notre sincère désir de donner satisfaction à l’amiral, à retirer trois canons des forts. Mais l’amiral exigea que tous les forts fussent dégarnis de leurs canons et consentit, tout au plus, à permettre aux troupes égyptiennes de se charger de cette besogne à la place des troupes anglaises ! Le Conseil des ministres se réunit de nouveau et décida que le retrait nullement justifié des canons placés dans les forts depuis cinquante ans était un grand déshonneur et que, bien que ne voulant entrer en guerre avec aucune puissance, surtout l’Angleterre, nous devions, pour notre honneur et pour notre légitime défense, répondre au bombardement des forts, non, toutefois, avant d’avoir reçu cinq ou six coups des navires ennemis. Lors des délibérations du Conseil, le khédive montrait un zèle exagéré et répétait souvent qu’en cas de guerre, il prendrait le fusil et marcherait à la tête des combattants[274]. Sur quoi, le Conseil se sépara et ses décisions furent communiquées à la Porte par le khédive et par Dervisch pacha. A l’heure fixée (le 11 juillet), les navires commencèrent le bombardement et la lutte s’engagea sans répit pendant dix heures et demie jusqu’à la destruction complète des vieux forts, du palais de Ras- Ettin, et de nombreuses maisons de la ville, particulièrement du côté de la gare d’Alexandrie, à côté du fort de Damas où je me trouvais avec les ministres. C’est cette partie de la ville qui a le plus souffert des projectiles. Au plus fort de la mêlée, le khédive et Dervisch pacha nous encourageaient à la résistance en vantant le courage et la bravoure des soldats, malgré le mauvais état des forts, en face de l’armement moderne des vaisseaux britanniques. Nous manifestions, toutefois, notre étonnement de la présence du khédive dans son palais de Ramleh, qui est situé au bord de la mer, et son insouciance du danger comme si le pays n’était pas en guerre. Mais à quoi bon s’étonner ? Dieu l’a voulu. Dès la cessation du bombardement, nous allâmes, les ministres et moi, trouver le khédive à Ramleh ; nous lui exposâmes la situation pendant cette journée et il loua la bravoure des soldats. Je déclarai alors que si le but de l’amiral était la destruction des forts, ils étaient détruits ; mais que ferions-nous, s’il avait d’autres visées ? Le Conseil des ministres réuni, sous la présidence du khédive et en présence de l’envoyé du Sultan, pour pourvoir aux mesures nécessaires en cas de continuation de la lutte, décida qu’à la reprise du bombardement, les forts hisseraient le drapeau blanc afin de faire des ouvertures de paix, et que Toulbah pacha Ismat serait envoyé, le lendemain matin, pour dire à l’amiral que le gouvernement égyptien n’avait rien contre la Grande-Bretagne, que l’état de guerre n’était nullement justifié, ayant toujours tenu à honneur de sauvegarder les droits du gouvernement anglais et ceux de ses nationaux, et qu’enfin, l’Egypte désirait et n’avait cherché, à aucun moment, cette guerre. Le Conseil se sépara pendant la nuit et des instructions, dans ce sens, furent aussitôt données à tous les forts. Dans la matinée du 12 juillet, vers 9 heures et demie, les navires continuèrent le bombardement de la ville malgré le drapeau blanc arboré et ne s’arrêtèrent qu’au vingt-cinquième ou trentième coup. Toulbah pacha se rencontra avec un envoyé de l’amiral et lui communiqua la décision du khédive et de ses ministres. La réponse de l’amiral ne se fit pas attendre : il demandait la reddition des trois forts d’El-Agemi, Mex, El-Arab pour y caserner les troupes britanniques et exigea une réponse favorable du khédive avant trois heures de l’après-midi ; sinon il comptait les réduire au silence et en prendre possession de force. Le délai devait expirer dans une heure et demie. Toubah pacha se rendit en toute hâte à Ramleh, où je l’avais devancé avec le président du Conseil, et soumit au khédive la demande de l’amiral. Le Conseil des ministres, en présence du khédive, de Dervisch pacha et d’Ismaïl pacha Hakky, décida, à l’unanimité, d’en référer à Constantinople, le khédive n’ayant pas le droit d’aliéner une portion du territoire en faveur d’une puissance étrangère, et de communiquer cette décision à l’amiral par l’intermédiaire de Toulbah pacha. Mais celui-ci n’ayant pu arriver à temps, trouva au ministère de la marine un mot de l’envoyé de l’amiral annonçant l’expiration du délai et la reprise immédiate du bombardement. D’autre part, le khédive me donna l’ordre d’envoyer des forces suffisantes pour défendre le fort d’El-Agemi et empêcher toute descente des troupes britanniques. J’expliquai au khédive la difficulté de l’entreprise en raison de la rupture des communications entre le fort et la ville et l’absence d’abri sur ce terrain entièrement découvert et exposé à l’action de la flotte. Et le khédive, indigné, de s’écrier : « Pourquoi êtes-vous donc soldats, si vous êtes incapables de défendre votre territoire contre les soldats ennemis ? » Après la séparation du Conseil, j’accompagnai son président, Ragheb pacha, jusqu’à sa maison au bord du canal Mahmoudieh en échangeant avec lui des réflexions au sujet de l’attitude du khédive et de sa crainte que le fort d’El-Agemi ne tombât entre les mains des Anglais. Toutefois, ce fut un sujet d’étonnement pour nous de voir le palais de Ramleh entouré de bandes armées d’Arabes, et cela à l’insu du ministère de la guerre. Nous étions d’autant plus intrigués de leur présence qu’il nous souvenait que le chef de la tribu « Aoulad Aly », avait été chargé par le khédive, par l’intermédiaire du gouverneur de Béhéra Ibrahim bey Tewfich, d’envoyer une dépêche en Europe, disant qu’il était hostile à l’armée égyptienne et qu’il saurait la mettre à la raison, si le khédive le voulait. Mais cet incident s’était produit à une époque antérieure à la constitution du ministère Ragheb. Une heure après, le khédive nous manda chez lui et nous demanda les motifs de la présence inopinée de quatre escouades d’infanterie à Ramleh. Je répondis que je les ignorais, mais que, probablement, les soldats étaient venus renforcer la garde du palais[275]. Sur quoi, le khédive répliqua qu’il n’en avait point besoin et que mieux valait pour eux, utiliser leurs services dans les rangs de l’armée. L’officier en chef interrogé m’informa que le commandant de son régiment, Soleiman bey Sami, lui avait donné l’ordre de renforcer la garde du palais. Je donnai contre-ordre à l’officier lui enjoignant de retourner à son régiment avec la troupe, leur présence à Ramleh n’étant pas jugée nécessaire. En route pour Alexandrie, je rencontrai, près d’El-Bab El-Charky (la porte de l’est), une cohue de soldats et de gens civils, se dirigeant, pêle-mêle, vers le canal Mahmoudieh. Il y avait une telle poussée d’hommes, de femmes, d’enfants, au milieu des cris et des pleurs, que chacun, sans s’inquiéter le moins du monde du sort de son voisin, fût-il son enfant même, ne pensait qu’à se sauver. Je descendis de voiture et traversais à pied cette affluence jusqu’à El-Bab El-Charky. Le colonel Eïd bey, qui commandait la place, m’expliqua alors que l’annonce du bombardement avait provoqué la débandade de certaines troupes et la fuite désordonnée des habitants. Je gardai moi-même la sortie de cette porte et donnai des ordres sévères aux fins de maintenir la discipline dans l’armée. Le bruit courait, en même temps, que Soleiman bey Sami, encadré de soldats, cherchait à incendier la ville. Interrogé là-dessus, il affirma le néant de ces bruits, ajouta qu’il entendait simplement mettre le feu à des draps blancs que des soldats, arrêtés par lui, emportaient au cours de leur fuite. Je donnai ordre de conserver les draps et de les remettre à la préfecture après enquête. J’étais en train d’exhorter les soldats à garder la ville et à donner le bon exemple aux _Arabes_ et autres, qui s’en allaient en pillant — ce qui explique peut-être leur présence au palais de Ramleh — lorsque arrivèrent Hassan El-Chereï pacha, Soleiman Abaza pacha, et les deux chefs de garde du khédive, Hussein bey El-Turc et Mohyee Eddin effendi, et Dervisch pacha. Ils s’enquirent, à mon grand étonnement, des causes qui avaient poussé la cavalerie et l’infanterie à rester sous les armes autour du palais de Ramleh. Je chargeai immédiatement Toulbah pacha Ismat de les éloigner du palais, qu’elles devaient, selon les instructions données par Soleiman bey Sami protéger contre l’arrivée éventuelle des navires de guerre anglais. Le khédive nous en remercia. La flotte britannique s’étant dirigée vers le fort d’El-Bab El-Charky pour nous couper toute retraite, je résolus d’établir notre ligne de défense derrière le canal Mahmoudieh et de concentrer en cet endroit toutes les forces disponibles, sous le commandement d’Eïd bey et de Soleiman bey. J’arrivai là, après la chute du jour, et choisis la position où soldats et officiers devaient affluer lentement à cause de l’encombrement des routes bordant le canal par l’exode des Alexandrins. Le matin du jeudi 13 juillet, le tiers des troupes était à peine arrivé ; la plupart se dirigeaient vers des positions plutôt avancées jugeant, sans doute, la nouvelle position peu favorable à la défense, comme étant à la portée des canons de la flotte. Nous avançâmes donc jusqu’à Enzbet Khorched, à cinq kilomètres au sud de la station de Mîlahah, et là, la moitié des troupes se fixa pendant toute la journée. Le même jour (13 juillet), des trains spéciaux arrivèrent à Ramleh pour ramener au Caire le khédive et le personnel de la Cour ; ils retournèrent vides, le khédive s’étant rendu avec sa famille à Alexandrie sous la garde d’une escorte britannique[276]. Le vendredi 14, je continuai la marche jusqu’à Ezbet King Osman où campèrent finalement les troupes ; on commença aussitôt à ériger des travaux de défense et des fortifications. * * * Le 11 juillet 1882, jour du bombardement d’Alexandrie, le président du Conseil avait annoncé, par dépêche, à toutes les administrations de l’Etat que l’état de guerre entraînait la proclamation de l’état de siège. Le Conseil de guerre, formé en conséquence, devait statuer sur le cas de défection du khédive. S’étant rendu à Alexandrie après l’évacuation de la population, il était ou bien prisonnier ou bien transfuge, impuissant dans les deux cas à assumer le gouvernement du pays. Celui-ci ne pouvait rester sans souverain, conformément aux lois de l’Islam. Aussi m’empressai-je de télégraphier à Yacoub pacha Sami, sous-secrétaire d’Etat à la guerre, pour soumettre la question au Conseil. La Porte en fut, en même temps, avisée. Le 17 juillet, je reçus du khédive un télégramme où il rejetait sur moi la responsabilité de la guerre en alléguant la mise en état des forts continuée sans cesse ; il m’informa de la conclusion de la paix et de la nécessité de ma présence pour en discuter les conditions avec lui. J’acquis alors la conviction qu’il était prisonnier des Anglais et chargé de m’adresser des invites pour provoquer mon arrestation. Je répondis à Son Altesse que sa défection avait produit partout une pénible impression, la priant en vain de me communiquer la teneur des conditions proposées, afin que j’en prisse connaissance avant mon départ. Le khédive ne donna pas suite à ma réponse et continua, avec l’aide du président du Conseil, à envoyer dans tout le pays, l’ordre de cesser les préparatifs de guerre, sous prétexte que la paix était signée, ce qui ne manqua naturellement pas de provoquer un certain ralentissement dans l’organisation générale de la défense. J’écrivis à Yacoub pacha d’inviter le Conseil de guerre à se prononcer sur la conduite du khédive et de lui faire savoir que des escarmouches continuaient sans arrêt entre les avant-gardes des deux armées et que, par conséquent, la paix n’était pas faite. Je demandai aux autorités des provinces de subvenir sans retard aux besoins de l’armée et de ne faire aucun cas de tout ordre qui n’émanerait pas directement de moi. Le Conseil se réunit au ministère de l’intérieur avec la participation des sous-secrétaires d’Etat, des chefs des différents services du gouvernement, des ulémas, des notables, dans le dessein d’étudier les mesures de salut public. Il décida l’envoi à Alexandrie d’une délégation formée d’Aly pacha Mobarek, de Raouf pacha, de Cheikh Aly Naïel et d’Ahmed bey El-Sioufy pour examiner sur place la situation et solliciter le retour du khédive au Caire, capitale du pays. En cas de refus, la preuve serait établie que, retenu de force sous la garde des soldats ennemis, il n’était pas libre de ses mouvements. Lors de son retour, la délégation, moins deux membres, Aly pacha Mobarek et Ahmed bey El- Sioufy[277], retenus par le khédive, passa par Kafr-el-Dawar et m’exposa la situation : Le khédive qui trompe les Musulmans et se réclame injustement de l’Islam, était, disait-on, aussi bien que ses compagnons, prisonnier de la volonté britannique, aucun d’eux ne pouvait sortir de la ville sans un sauf-conduit délivré par les autorités britanniques. On me communiqua un manifeste daté du 4 Ramadan (20 juillet 1882), et portant la signature du khédive, qui annonçait ma révocation, alléguant mon refus d’exécuter son ordre d’envoyer des troupes pour empêcher la descente des Anglais du côté du fort d’El-Agemi, et me faisant un grief d’avoir abandonné la ville d’Alexandrie sans raison plausible, et concentré les forces à Kafr-el-Dawar. Il se tint ensuite, au Caire, un grand Conseil national qui réunit plus de cinq cents représentants, dont trois princes, le cheikh El-Islam, le Kadi, le Mufti, Sayed El-Bakry, le patriarche Copte, des ulémas, des prêtres, des rabbins, les chefs des administrations publiques, les mudirs (gouverneurs des provinces), des juges, des députés, des notables, des commerçants, des personnages de la Cour. Le khédive s’étant mis, par sa conduite, « hors la loi », le Conseil décida, à l’unanimité, de considérer son pouvoir comme nul et non-avenu, de me charger d’assumer la défense du pays, et d’en aviser officiellement le Sultan. On constitua, en même temps, un Conseil administratif permanent dont firent partie S. E. Boutros pacha, Hussein pacha, Yacoub pacha Sami, Ahmed pacha Nachâat, directeur de la daïra. Ce fut une sorte de comité de salut public, créé pour veiller à l’ordre et à l’organisation de la défense à l’intérieur du pays. Il est à remarquer que je n’avais aucune voix au Conseil, que cette guerre était, comme je viens de le prouver, légale et légitime, dans toutes ses phases multiples et successives, depuis la décision du Conseil des ministres, présidé par le khédive en personne, jusqu’à la décision suprême du Conseil national qui me conféra le titre de « défenseur du territoire égyptien », et déclara illégale l’autorité du khédive qui m’avait, entre temps, révoqué et avait épousé la cause de l’ennemi. Selon l’esprit de l’Islam, le _Gihad_ signifie : engager sa vie, son bien ou ses opinions dans une lutte sacrée. La nation égyptienne a fait, à cet égard, son devoir envers la patrie. Tous les Egyptiens, sans distinction de classe ou de croyance, ont offert spontanément leurs vies et leurs biens pour défendre le pays et sauvegarder son honneur[278]. D’aucuns ont fait don de tous leurs biens, d’autres de trente chevaux et de 3.000 _ardads_ de blé. Tous les détails de ces donations dont certaines émanaient des daïras de la famille khédiviale — se trouvent dans les dépêches adressées par la population des provinces soit au ministre de la Guerre, soit au haut commandement à Kafr-el-Dawar. Le mouvement fut, à tel point, spontané que, dans l’espace de trente jours on enrôla environ cent mille soldats dont un grand nombre de volontaires et d’Arabes, on constitua de grands dépôts de munitions, on réunit huit mille chevaux ou mulets, quatre mille chameaux, et une certaine somme d’argent sans la moindre pression de la part des autorités, — fait sans précédent dans les annales de l’Egypte depuis l’avènement de l’Islam. En outre, toutes les notablités du pays affluaient sans cesse à Kafr-el- Dawar, et aussi à Ras-el-Ouadi et nous faisaient part de leur opinion quant à la façon de mener à bien l’œuvre de délivrance : De deux choses l’une, ou bien toute la nation égyptienne, sans distinction de classe ou de croyance, était rebelle, ou bien elle menait la guerre du droit. * * * Arrivés à Kafr-el-Dawar, nous trouvâmes la racaille des Arabes en train de piller et de voler les réfugiés d’Alexandrie et les habitants des communes voisines. Tout le pays s’était ému de leur présence. Selon un télégramme de la préfecture, ils menaçaient même la campagne limitrophe du chef-lieu de la province, Damanhour. Ils assassinèrent un Copte et sa femme qui laissaient un pauvre petit enfant dont le souvenir m’attriste. Immédiatement, je donnai ordre d’arrêter les coupables ; j’envoyai, en toute hâte, une troupe de soldats réguliers et d’Arabes pour maintenir l’ordre et la sécurité dans la province. Je demandai, d’autre part, au Conseil du Caire, de révoquer le préfet de cette province, qui — le fait a été établi — avait donné aux Arabes des instructions les incitant à commettre le pillage, aussitôt la guerre déclarée, dans le dessein de provoquer la dispersion, et, partant, l’affaiblissement de nos forces. Aussi fût-il arrêté et envoyé, sous escorte, au Caire où le Conseil administratif procéda à son interrogatoire. Quant aux chefs arabes, ils n’ont pas, à vrai dire, obéi à ces ordres contraires à l’humanité, mais la nouvelle ébruitée excita les éléments arabes interlopes à cette action répréhensible ; nombre d’entre eux furent pris en flagrant délit et envoyés, de même, au Conseil qui leur infligea la peine de prison. Ainsi, grâce à la vigilance des soldats dans les diverses parties de la province de Dakahlia l’ordre fut rétabli et les esprits furent rassérénés. Témoin M. Ibrahim, un Israélite européen qui possédait des propriétés à Berket Ghattas. Il se produisit également à Tanta, chef-lieu de la province de Gharbia, une agitation analogue provoquée par les réfugiés d’Alexandrie et entraînant la mort de quelques Européens. Ibrahim pacha Adham, gouverneur de la province, fut diligemment envoyé au Caire et jugé par le Conseil. D’autre part, des détachements d’infanterie et de cavalerie ne tardèrent pas à assurer l’ordre dans les principales villes du département. Entre temps, j’avais adressé une circulaire à toutes les provinces, recommandant aux autorités de veiller à la sécurité des Européens, nos frères dans la commune humanité, et de faire la distinction entre les soldats anglais qui nous font la guerre et les résidents anglais à qui nous devons aide et protection, conformément aux traditions de l’Islam. Qu’on consulte, à ce sujet, les archives des diverses administrations ; elles confirment abondamment nos dires : Même les Anglais qui désiraient partir pour Ismaïlia s’y rendaient sous la garde de soldats égyptiens désignés spécialement par l’autorité militaire. Témoins, M. Ferdinand de Lesseps, M. Masnou et M. Dion, consuls d’Italie et de France, à Zagazig. Grâce à mes instructions, une atmosphère d’amitié et de mutuelle confiance se créa entre la population et les résidents étrangers, au point que nombre de commerçants européens revinrent d’Ismaïlia et de Port-Saïd au Caire. Leurs noms figurent sur une liste qui se trouve entre les mains du chef de la sûreté, Ibrahim bey Fawzy. Quant aux réfugiés, ils furent répartis entre les différentes villes de l’intérieur où de riches familles leur vinrent en aide avec égards et générosité. Les prisonniers anglais furent également l’objet de notre sollicitude. Au commencement d’août 1882, l’officier anglais Dadly De Chair fut fait prisonnier par le régiment d’Aboukir et dirigé par le commandant Khorchid pacha Taher sur Kafr-el-Dawar, puis, par moi, sur le Caire. Je recommandai aux autorités de lui accorder toutes les facilités. Il fut logé au palais destiné naguère à l’instruction des fils du khédive ; sa mère, autorisée à correspondre librement avec lui, m’adressa une dépêche de remerciements. D’autres officiers, prisonniers de guerre, n’eurent qu’à se louer de notre traitement. Il n’est que juste de demander à ceux qui nous accusent gratuitement de sauvagerie, pourquoi l’on se refuse à nous traiter de même, maintenant que notre sort est entre les mains de la Grande-Bretagne, cette grande puissance qui respecte la dignité et l’honneur ? Pourquoi nous a-t-on jetés en prison et réduits à cette condition tant souhaitée par notre adversaire[279], qui était, au même titre que nous, en guerre avec les Anglais ? C’est aux amis de l’humanité, aux défenseurs de ses droits que nous faisons appel pour obtenir un jugement équitable. Mon attitude envers les œuvres d’utilité publique était toujours empreinte de respect et d’attention, comme il ressort clairement des dépêches échangées entre M. de Lesseps et moi au sujet du respect de la neutralité du canal de Suez. Ce fut seulement lorsque les navires de guerre ennemis y firent leur apparition et bombardèrent le village de Neficheh que j’informai M. de Lesseps de la nécessité où nous nous trouvions — nécessité, du reste, admise par les lois de la guerre — de nous défendre du côté du canal. Et M. de Lesseps de nous autoriser à agir selon ces lois. Je donnai ordre au commandant du régiment de l’est, Rachid pacha Husny, et à l’ingénieur en chef des fortifications, Mahmoud pacha Fahmy, de bloquer le canal d’eau douce et le canal de Suez, si possible, en cas de force majeure. Il suffit de lire la correspondance de M. de Lesseps avec son fils et sa femme pour se rendre compte de notre respect pour la neutralité du canal où, malgré la déclaration de guerre, nous favorisâmes, comme en temps de paix, la circulation des bateaux affectés au service postal dans l’intérêt du bien public[280]. Nous poussâmes même le scrupule jusqu’à nous interdire l’envoi du côté est d’une force militaire destinée à monter la garde sur le canal, car nous ne nous serions jamais attendus à la violation de la neutralité du canal par les Anglais. C’est pourquoi cette région resta vulnérable, sans barricades ni forts pour la protéger. Les Anglais occupèrent Ismaïlia et en firent une base d’opérations au moment où les troupes égyptiennes commençaient à se fortifier à Mahsamah. Envoyées à leur rencontre, le 25 août, elles furent défaites par la cavalerie britannique, qui leur coupa toute retraite. L’ingénieur Mahmoud pacha Fahmy, ne voulant pas abandonner cette position importante, fut surpris et fait prisonnier par les Anglais. Le jour même je laissai Toulbah pacha à Karf-el-Dawar pour me rendre à Tel-el-Kébir, où je devais attendre l’arrivée de renforts du Caire, entre autres, le premier régiment d’infanterie, commandé par Aly pacha Fahmy. Les Egyptiens établissaient, en même temps, une ligne de défense garnie de fortifications et de barricades, entre Salhieh et Gebel Etahah, en passant par Tel-el-Kébir et Dar-el-Baïdai, afin de pouvoir opposer une résistance sans grandes pertes, comme à Kafr-el-Dawar. Toutefois, lors des deux attaques qui se produisirent aux environs du pont de Kassassine où les deux armées en présence firent preuve de courage et de fermeté, S. E. Rachid pacha Husny et Aly pacha Fahmy, blessés et mis hors combat, furent envoyés au Caire et remplacés par Aly pacha El-Rouby. Ce n’est pas tout. Avant d’achever la consolidation de nos positions de défense sur la ligne projetée, les troupes anglaises et indiennes, par une attaque brusquée à la pointe du jour nous obligèrent à soutenir tant bien que mal une lutte meurtrière de deux heures. La cavalerie ennemie, ayant réussi à se glisser derrière nos lignes, nous força à une retraite désordonnée qui précipita la défaite du mercredi 29 chawal 1299 de l’hégire, 13 septembre 1882. Je pris alors, en toute hâte, poursuivi par la cavalerie anglaise, la direction de Belbeis où je rencontrai Aly pacha El-Rouby. De là, le train nous mena au Caire où le Conseil était réuni au ministère de la Guerre. Il décida, sur la foi des déclarations anglaises que l’Angleterre ne poursuivait pas, par la guerre, la conquête de l’Egypte, d’abandonner la résistance et de s’en remettre entièrement aux sentiments d’humanité et de modération qui ont toujours guidé cette puissance. Sur quoi, je donnai ordre, le 14 septembre, à Rida pacha, commandant du régiment d’Abbassieh formé de 35.000 hommes, d’arborer le drapeau blanc lors de l’arrivée de l’armée anglaisé au Caire et de l’informer de la fin de l’état de guerre pour épargner au pays la dévastation et la ruine. Vers le soir la cavalerie britannique arriva et, en exécution de mes ordres, le drapeau blanc fut arboré. Rida pacha, suivi d’Ibrahim bey Fawzi, chef de la sûreté, et une délégation du Conseil, eurent une entrevue avec le général Lowe. Puis, à la demande du général, Toulbah pacha, Aly bey Youssef, commandant du régiment de la citadelle, et moi, allâmes le voir. Il nous demanda si nous voulions nous constituer prisonniers de l’armée britannique ; nous répondîmes par l’affirmative sous condition d’être traités conformément aux lois de l’honneur britannique. Nous remîmes nos sabres au général Lowe, agissant au nom du général en chef Wolseley, en faisant remarquer que, pour éviter toute effusion de sang inutile, nous cessions la résistance malgré la présence de 35.000 soldats à Abbassieh et d’une force égale à Kafr-el-Dawar, à Rosette, à Damiette. Passé trois jours, on nous confia à la garde du colonel Tin jusqu’au 4 octobre, et aux autorités égyptiennes à partir du 5 octobre. Celles-ci m’enfermèrent seul dans un cachot loin de mon ami Toulbah pacha. Le geôlier autorisa mon domestique à m’apporter une couverture et un tapis, mais rien de plus. Je ne tardai pas ensuite à recevoir la visite du sous-officier chargé de fouiller et de maltraiter les prisonniers ; il me prit tous mes papiers personnels pour les remettre au Conseil d’enquête chargé d’instruire mon procès. Certaines personnes de la Cour, dont Osman bey Rifâat et Hussein effendi Fawzi, pénétrèrent, à leur tour, dans ma chambre. L’une d’elles, un eunuque turc, me fouilla à nouveau brutalement, m’enleva de force des amulettes que je gardais sous la chemise pour protéger mes enfants contre les maladies de crises de nerfs. Une heure après, je vis arriver Bichara Takla[281], rédacteur d’_Al Ahram_, qui, pensais-je, venait nous réconforter dans l’adversité, lui qui, avant la guerre, jurait sur son honneur et sur sa religion qu’il était des nôtres, lui qui passait jadis pour être un ardent ami de la liberté, digne de respect et de confiance. Il venait, au contraire, étaler son insolence et me dire d’un ton acerbe : « Eh bien ! qu’as-tu fait, Arabi ? Regarde maintenant ce que tu es. » Je refusai de répondre à cet homme à double face, sans dignité et sans honneur. Une nouvelle poignée de courtisans turcs vint fouiller la chambre dans tous les sens et dut s’en aller les mains vides. Bien mieux : Pendant la nuit du 9 octobre, vers huit heures et demie, j’étais tout à fait endormi, lorsque la porte s’ouvrit violemment. Une dizaine de personnes arrivèrent tout à coup ; l’une d’elles, que je ne pouvais reconnaître dans l’obscurité, me cria d’une voix rauque : « Arabi, me connais-tu ? » Je crus un instant qu’il venait m’assassiner, mais, revenu à moi, je répondis avec calme : « Non ! Que me veux-tu ? » — « Je suis Ibrahim Agha », dit-il et il se répandit en invectives contre moi, me traitant de chien, de cochon. C’était, en effet, le fameux Ibrahim Agha, le toutouji (porteur de pipes de Son Altesse), qui s’était enfui en Syrie, à la suite du vol des bijoux au palais du khédive, pour se soustraire à l’enquête. Me voilà maintenant traqué comme une bête fauve dans une geôle obscure, sans lumière. Mon domestique, quand il m’apporte mes repas, n’est pas autorisé à me voir. D’autre part, toutes les prisons, à l’heure qu’il est, en province, au Caire, et à Alexandrie, regorgent de prisonniers de tout rang : ulémas, députés, notables, commerçants, maires de communes. Certes, comme le disait jadis un député, seule ma présence assurait l’existence de la Chambre et la liberté du pays qu’on cherche à asservir. Par une ironie du sort, le khédive qui, le premier, provoqua l’arrivée des flottes et nous exhorta à repousser l’invasion avec un zèle trop grand, il est vrai, pour être sincère, se joignit à nos ennemis qui continuèrent la guerre en son nom. Partout les soldats britanniques — chose qu’il ne faut pas oublier — furent considérés comme les soldats du khédive et l’armée égyptienne passa pour rebelle. Le khédive faisait distribuer des manifestes où il proclamait solennellement que les Anglais ne visaient point la conquête de l’Egypte. L’armée égyptienne rebelle ! Qu’on nous dise alors pourquoi les prisons sont remplies de tant de citoyens, de députés et de notables de toutes les classes ?! Et qu’on nous dise aussi, puisque l’armée et le reste de la nation, fait évident, communiaient dans un même sentiment, une même idée : la défense d’une cause juste, pourquoi cette puissance qui, la première, jeta les fondements du droit et de la liberté, se met-elle à l’encontre de la volonté d’une nation opprimée, en faveur d’un seul qui, du point de vue de l’Islam, n’a plus le droit de régner sur elle ! Comment l’Angleterre put-elle tolérer cette situation, elle qui respecte les coutumes et la religion de chaque pays ? L’Egypte n’était pas, en fait, en état de guerre avec la Grande-Bretagne, mais en état de légitime défense pour la sauvegarde de ses libertés, avec l’espoir, toutefois, qu’aussitôt mise au courant de la situation réelle en Egypte elle ferait justice aux Egyptiens et respecterait leurs droits. * * * La vérité, je le répète maintenant, est que je ne suis pas rebelle. J’avais répondu à l’appel de la nation égyptienne dressée comme un seul homme pour délivrer le pays de l’esclavage, sans porter la moindre atteinte aux lois de l’honneur. Je ne me proposais aucun but personnel, comme d’aucuns veulent l’insinuer : J’étais chargé de la défense du pays par Sa Majesté le Sultan qui avait eu la preuve de ma sincérité et de la mauvaise foi du khédive. Deux lettres — que je possède encore — reçues de Sa Majesté, par l’intermédiaire du Cheikh Mohammed Zafer et Aly pacha Rateb, deux personnages de la Cour du Sultan, attestent la véracité de mes dires[282]. En outre, j’avais été mis à la tête de l’armée égyptienne pour la défense du territoire, de par la volonté expresse du khédive et de son ministère d’abord, et de par celle de la nation ensuite. Tant de faits proclament mon innocence et confirment la justice de ma cause. * * * Je prie maintenant mes défenseurs, M. Broadley et M. Napier, M. Blunt et ses dignes amis qui ont le sentiment de l’honneur britannique, de bien vouloir prendre en considération ce mémoire que j’ai rédigé, avec le seul souci de l’exactitude, ne cherchant à établir sur les derniers événements que la vérité, rien que la vérité. 16 El-Higgah 1299 de l’hégire, 29 octobre 1882. VU, le 19 mai 1924, _Le Doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris._ Signé : F. BRUNOT. VU, et permis d’imprimer, _Le Recteur de l’Académie de Paris_, Pour le Recteur : _L’Inspecteur de l’Académie,_ [Note 273 : Dervisch pacha adressa, le 10 juillet, à M. Cartwright — qui remplaçait provisoirement M. Malet — une protestation contre l’attitude menaçante prise par la flotte britannique ; il affirmait que le khédive resterait solidaire avec son ministère ou tomberait avec lui.] [Note 274 : Il n’est pas sans intérêt de reproduire ici le texte de la réponse que l’ultimatum de l’amiral Seymour suggéra au Conseil des Ministres égyptien, _présidé par le Khédive Tewfick_ : « L’Egypte n’a rien fait qui ait pu justifier l’envoi des flottes combinées. L’autorité civile et militaire n’a à se reprocher aucun acte autorisant les réclamations de l’amiral. Sauf quelques réparations urgentes aux anciennes constructions, les forts sont à cette heure, dans l’état où ils se trouvaient à l’arrivée des flottes. Nous sommes ici chez nous, et nous avons le droit et le devoir de nous y prémunir contre tout ennemi qui prendrait l’initiative d’une rupture de l’état de paix, lequel, selon le gouvernement anglais, n’a pas cessé d’exister. L’Egypte, gardienne de ses droits et de son honneur, ne peut rendre aucun fort ni aucun canon, sans y être contrainte par le sort des armes. Elle proteste contre votre déclaration de ce jour et tiendra responsable de toutes les conséquences directes ou indirectes qui pourront résulter d’une attaque des flottes ou d’un bombardement, la nation qui, en pleine paix, aura lancé le premier boulet sur la paisible ville d’Alexandrie, au mépris du droit des gens et des lois de la guerre. »] [Note 275 : Arabi ignorait-il réellement les causes de l’envoi d’environ 400 fantassins pour faire cordon autour du palais ? L’affirmative nous étonnerait ; on sait que certains chefs révolutionnaires, voyant l’attitude douteuse de Tewfick et la présence inattendue de Bédouins armés, insistaient auprès d’Arabi pour qu’il provoquât le retour immédiat du khédive au Caire sous la garde des troupes égyptiennes. Arabi, dont le caractère était entaché de faiblesse et d’indécision, hésita à prendre parti et envoya, dit-on, les fantassins en question commandés par un certain Mohamed Monib, une créature du khédive. Broadley affirme que les 11 et 12 juillet furent deux jours d’inquiétudes pour le khédive et que ce fut seulement le 13 juillet, lorsque Monib lui jura fidélité, qu’il put goûter la tranquillité, et préparer sa fuite.] [Note 276 : Le khédive, pour donner le change, monta, avec le ministère, le représentant du Sultan et le personnel de la Cour, dans le train spécial qui devait le ramener au Caire. Seulement, il prit la direction d’Alexandrie, forçant ainsi son président du Conseil, par exemple, Ragheb pacha, à accepter une situation inévitable et donner à l’action du khédive un air de légalité. Néanmoins, Ragheb pacha resta, pendant la guerre, fidèle à la cause nationale. Quant à Dervisch pacha, le représentant du Sultan, il parvint à faire la traversée de la Méditerranée et retourner à Constantinople malgré la surveillance de la flotte britannique.] [Note 277 : Ahmed bey El-Sioufy était un notable commerçant. Quant à Aly pacha Mobarek, tour à tour ministre de l’Instruction et ministre des Travaux publics depuis le règne d’Ismaïl, il contribua, dans une large mesure, par son zèle infatigable à la renaissance égyptienne.] [Note 278 : Nombre de princes et de princesses de la famille khédiviale soutenaient la cause d’Arabi. Dans une lettre adressée au commandant en chef à Kafr-el-Dawar, le prince Ibrahim disait : « Je vous envoie de tout cœur mes remerciements pour la sollicitude dont vous faites preuve à l’égard de notre pays qui nous est si cher. Je me rejouis à l’idée que les hommes de notre pays se sont dévoués pour le défendre contre l’ennemi. »] [Note 279 : L’adversaire, c’est le khédive Tewfick.] [Note 280 : On trouvera dans Broadley le texte des dépêches adressées par Arabi à M. de Lesseps. On y lira également avec fruit une lettre que M. de Lesseps avait adressée à M. Blunt à ce sujet et dont il communiqua une copie à M. Broadley : « Mon seul but, disait M. de Lesseps, était la préservation de la neutralité du canal maritime — neutralité à laquelle Arabi resta toujours fidèle et la protection de la vie et de la propriété des Européens en Egypte. »] [Note 281 : D’après John Ninet — _Arabi pacha_ — le journal _Al-Ahram_ était entièrement dévoué au contrôle. « Aussi, son rédacteur, M. Takla, syrien maronite, se montra-t-il sévère à l’endroit de l’honorable baron de Ring, lorsque les « colonels séditieux » apparurent à l’horizon. « Riaz et son régime s’écroulèrent. Le journal resta debout, mais il changea de couleur. Pendant les événements, après le 11 juin, M. Tekla préféra les environs de Beyrouth aux rues d’Alexandrie. Il revint avec les Anglais, et ayant trouvé une imprimerie d’occasion, il reprit les _Pyramides_, et insulta, à tant la ligne, les nationalistes. » Nous citons cette opinion à titre documentaire. Nous ne sommes pas en mesure, toutefois, de la confirmer ou de l’infirmer.] [Note 282 : Le Sultan qui, comme on le sait, se laissa influencer par Lord Dufferin et déclara Arabi rebelle, était le premier à encourager Arabi à résister à l’ingérence étrangère et à sauvegarder les droits de l’Egypte. Son point de vue est exposé dans une de ces deux lettres curieuses auxquelles fait allusion Arabi et que publie M. Blunt dans son _Secret History_. Il n’est pas sans intérêt d’en donner ici un extrait : « Etant donné que Sa Majesté met la plus grande confiance en Ahmed pacha (Rateb), Sa Majesté me charge de vous dire qu’Elle se fie à vous. Vous considérant comme un homme d’une haute intégrité, digne de confiance, Sa Majesté vous demande, avant tout, d’empêcher que l’Egypte ne tombe entre les mains des étrangers, et de se garder bien de leur fournir aucun prétexte d’intervention. « Et, à titre tout à fait confidentiel, je vous informe que le Sultan n’a pas confiance en Ismaïl, ni en Halim ou Tewfick, mais l’homme qui songe à l’avenir de l’Egypte et consolide les liens qui la rattache au Caliphat ; qui assure l’autorité indépendante de Sa Majesté à Constantinople et ailleurs ; qui est versé dans les intrigues et les machinations de nos ennemis européens ; qui surveillera leurs faits et gestes : l’homme qui remplit ces conditions aura la faveur et la sollicitude de notre Seigneur le Sultan. » Evidemment, le Sultan ne pense qu’à ses intérêts et veut très habilement se servir de la religion pour river l’Egypte aux chaînes du Caliphat, c’est-à-dire de la Turquie suzeraine.] Note du transcripteur : Page 1, " Momamed Abduh est une des plus " a été remplacé par " Mohamed " Page 6, " civiles, des persécuions religieuses " a été remplacé par " persécutions " Page 11, " se servir d’érangers comme " a été remplacé par " d’étrangers " Page 11, " créées dans la Basse-Sgypte " a été remplacé par " Basse- Egypte " Page 22, " la responsabilité l’Ismaël c’est " a été remplacé par " d’Ismaël " Page 25, " la Tuqruie seulement en 1867 " a été remplacé par " Turquie " Page 40, note 22, " _Contemperary Review_ en octobre 1882, quand Idmaïl " a été remplacé par " _Contemporary Review_ en octobre 1882, quand Ismaïl " Page 46, " corporation des « bonholders » étrangers " a été remplacé par " bondholders " Page 57, " furent runiées et dépeuplées pour " a été remplacé par " ruinées " Page 57, " plus grandes institutions fianncières " a été remplacé par " financières " Page 58, " le consul franais écrivait le 24 " a été remplacé par " français " Page 62, note 38, " Non seulement Nabar " a été remplacé par " Nubar " Page 65, " de la machine adminisrtative " a été remplacé par " administrative " Page 66, " reçut un imense bienfait " a été remplacé par " immense " Page 68, " sont l’esemble et le prototype " a été remplacé par " l’ensemble " Page 69, note 48, " En 1140 la France comptait " a été remplacé par " 1740 " Page 70, " _l’unité de légsilation_ " a été remplacé par " _législation_ " Page 74, " rencontré l’oppostion sous toutes " a été remplacé par " l’opposition " Page 75, note 56, " la barre de ces bribunaux " a été remplacé par " tribunaux " Page 82, note 66, " il y avait peut à recommander " a été remplacé par " peu " Page 84, note 69, " _W. Beaitty Kingston_ " a été remplacé par " _Beatty_ " Page 85, note 70, " ces monuments modernes qu sont le " a été remplacé par " que " Page 86, " ports d’Alexaudrie et de Suez " a été remplacé par " d’Alexandrie " Page 86, note 71, " déduction de l’intér. 5.328.000) " a été remplacé par " déduction de l’intér. (5.328.000) " Page 87, note 73, " se passer de maîres étrangers " a été remplacé par " maîtres " Page 95, " Les sympômes de mécontentement qui " a été remplacé par " symptômes " Page 97, note 86, " to the R. H. Parmelston " a été remplacé par " Palmerston " Page 101, " Ainsi le progès moral " a été remplacé par " progrès " Page 106, " Nous ne nions pas, di-il " a été remplacé par " dit-il " Page 107, " Inerrogée alors sur le compte " a été remplacé par " Interrogée " Page 110, " chose inouïe en Egype " a été remplacé par " Egypte " Page 113, note 108, " menaces de Constantinopale " a été remplacé par " Constantinople " Page 115, note 112, " pleine propérité et le quitta " a été remplacé par " prospérité " Page 116, " grande expédiiton de 20.000 " a été remplacé par " expédition " Page 116, " accomplgné d’un état-major formé " a été remplacé par " accompagné " Page 120, " avec lui, qu j’avais devant moi " a été remplacé par " que j’avais " Page 122, " religieuse incombera essentillement " a été remplacé par " essentiellement " Page 124, note 122, " l’ordre du jour, surout financières " a été remplacé par " surtout " Page 131-133 note 133, " l’inspcteur cite cet exemple " a été remplacé par " l’inspecteur " Page 141, " Un aritcle paru dans " a été remplacé par " article " Page 141-142 note 139, " _Chapers of my official life_ " a été remplacé par " _Chapters_ " Page 148, " ministres ont été con-raires " a été remplacé par " contraires " Page 151, " Le khédive, fort le l’appui " a été remplacé par " fort de " Page 152, " façon à répoondre aux exigences " a été remplacé par " répondre " Page 154, Référence à la note 154 ajoutée après " plus de 7 mois). " Page 161, " pour le hédive une sage " a été remplacé par " khédive " Page 161, " du reste, san authenticité " a été remplacé par " son " Page 162, " protectrice des deux pussances " a été remplacé par " puissances " Page 163, " et annançant la nomination de Son Excellece " a été remplacé par " annonçant la nomination de Son Excellence " Page 166, Référence à la note 170 ajoutée après " les avons confiés. » " Page 170, " absolu du hédive rétabli " a été remplacé par " khédive " Page 173, note 181, " Abduh, dmans des _Notes_ " a été remplacé par " dans " Page 177, note 186, " branches du gouverenment égyptien " a été remplacé par " gouvernement " Page 182, " est le vériatble maître des " a été remplacé par " véritable " Page 182, " sa responsabilié est couverte " a été remplacé par " responsabilité " Page 183, Ajouté « avant " contrôle effectif » établi " Page 183, " combattre les superstitons " a été remplacé par " superstitions " Page 187, " dans le gouvernemnt " a été remplacé par " gouvernement " Page 190-191 note 202, " à à une compagnie anglaise " a été remplacé par " à une compagnie anglaise " Page 198, " A Constantinople Il fallait " a été remplacé par " A Constantinople ? Il fallait " Page 202, " soudé l’uion entre le parti " a été remplacé par " l’union " Page 215, " hors du khédivialt d’Egypte " a été remplacé par " khédiviat " Page 217, " M. Sienkiewcz informait M. de Freycinet " a été remplacé par " Sienkiewicz " Page 220, " Ragbeh Pacha président " a été remplacé par " Ragheb " Page 221, " Sous préexte qu’Arabi Pacha " a été remplacé par " prétexte " Page 222, " gagné par le hédive " a été remplacé par " khédive " Page 228, Référence à la note 248 ajoutée après " la domination anglaise. " Page 250, " nous rendre à Kars-el-Nil " a été remplacé par " Kasr-el- Nil " Page 251, " Jadressai ensuite un exposé " a été remplacé par " J’adressai " Page 255, " Mais Abeld-el Aal bey resta " a été remplacé par " Abd-el Aal " Page 258, note 263, " et ces conséqneces dans " a été remplacé par " ses conséquences " Page 265, " pouvoir, je ne puvais le faire " a été remplacé par " pouvais " Page 266, " mais cette pensée corres-dait-elle " a été remplacé par " correspondait-elle " Page 267, note 271, " s’insinuait dans l’amité de chacun " a été remplacé par " l’amitié " Page 267, note 272, " champion du mouvement constitutionnell " a été remplacé par " constitutionnel " Page 268, " le conmmandement de Toulba " a été remplacé par " commandement " Page 268, " firman de Sa Masjesté " a été remplacé par " Majesté " Page 269, " rendus, injustement triatés " a été remplacé par " traités " Page 274, " présence du hédive, de Dervisch " a été remplacé par " khédive " Page 275, " Ramleh. Ja répondis que je " a été remplacé par " Je répondis " Page 275, note 275, " Arabi igonrait-il réellement " a été remplacé par " ignorait-il " Page 276, " jusqu’à El-Bad El-Charky " a été remplacé par " El-Bab " Page 284, " pacha à Kraf-el-Dawar " a été remplacé par " Karf-el- Dawar " De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe ont été apportés. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GENÈSE DE L'ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN (1863-1882) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. 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