The Project Gutenberg eBook of Le prêtre

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Title: Le prêtre

Author: Eugène-Louis Julien

Release date: November 16, 2025 [eBook #77245]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1925

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PRÊTRE ***

LES CARACTÈRES
DE CE TEMPS

LE PRÊTRE

PAR
MGR E. L. JULIEN
MEMBRE DE L’INSTITUT

A PARIS
Chez HACHETTE

ONZIÈME MILLE

LES CARACTÈRES DE CE TEMPS

LE POLITIQUE*, Par Louis Barthou, de l’Académie Française. — LE PAYSAN, Par Henry Bordeaux, de l’Académie Française. — LE DIPLOMATE, Par J. Cambon, de l’Académie Française. — LE MÉDECIN, Par le Dr Maurice de Fleury. — LE BOURGEOIS*, Par Abel Hermant. — LE PRÊTRE*, Par Monseigneur E. L. Julien, Évêque d’Arras, Membre de l’Institut. — LE JOURNALISTE, Par Louis Latzarus. — LE FINANCIER, Par R.-G. Lévy, Membre de l’Institut. — L’HOMME D’AFFAIRES, Par Louis Loucheur. — L’ÉCRIVAIN*, Par Pierre Mille. — LE SAVANT*, Par le Prof. Ch. Richet, Membre de l’Institut. — L’AVOCAT*, Par Henri-Robert, de l’Académie Française, Ancien Bâtonnier. — L’OUVRIER, Par Albert Thomas, Etc.

Les volumes parus sont marqués d’un astérisque.

Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1925.

Il a été tiré de cet ouvrage soixante exemplaires
sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 60.

AVANT-PROPOS

Bien que l’éloge du prêtre puisse se glisser naturellement sous la plume d’un évêque, le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici le panégyrique apprêté du prêtre français. Le montrer tel qu’il apparaît à un observateur impartial, qui regarderait du dehors et tel aussi que l’ont façonné le divin principe de sa vocation, la discipline de l’Église et les vicissitudes de notre histoire nationale, a paru le plus sûr moyen de lui laisser son vrai visage, placé dans son cadre habituel, et d’amener le spectateur à dire amicalement : « Voilà bien mon curé, je le reconnais. »

LE PRÊTRE

CHAPITRE I
COSTUME ET USAGES ECCLÉSIASTIQUES

En dépit des révolutions, et même, ce qui est pis, des périodes d’impopularité, le prêtre continue à porter la soutane. Il fait exception à la règle des sociétés modernes, chez lesquelles l’uniforme n’est plus admis que pour les militaires.

Jadis, la profession n’imprimait pas seulement un caractère, elle imposait un costume. Le costume devait rappeler au médecin, à l’avocat, comme au soldat et au prêtre, l’obligation de ne jamais se dépouiller du sentiment de son devoir et de l’esprit de sa profession.

Contrairement aux professions libérales, qui se sont pour ainsi dire sécularisées, en prenant l’habit de tout le monde, le prêtre a marqué de plus en plus nettement la séparation que le costume mettait entre le siècle et lui. Primitivement, la soutane n’était qu’une longue « lévite » commune à beaucoup de personnes et que rappelle assez l’habit de « clergyman » porté par les pasteurs et même par les curés catholiques, dans les pays protestants. Comme si l’habit ne suffisait pas à le distinguer, le prêtre a les cheveux rasés en forme de couronne au sommet de la tête. La tonsure est le symbole du renoncement au monde : elle caractérise l’homme d’Église.

Au surplus, d’autres signes dénonceraient l’ecclésiastique, même sous un habit d’emprunt. Il a le visage rasé, les cheveux longs et la démarche grave. Il est vrai que l’ancien type classique du prêtre devient rare : le passage des séminaristes par la caserne l’a modifié : il a pris une allure plus dégagée, un ton plus décidé. Mais l’empreinte de la profession n’est pas effacée pour cela. Regardez de plus près : un air sérieux et réservé, un regard modeste et candide, une attitude de déférence envers les supérieurs, enfin le pli de l’âme marqué en relief sur les traits austères ou sereins de la physionomie, le prêtre est toujours prêtre, même au dehors.

Le costume ecclésiastique n’est pas soumis aux variations de la mode. La soutane est plus ou moins élégamment coupée, plus ou moins longue, suivant le goût de celui qui la porte. Le rabat était naguère encore le signe particulier du clergé français : il est en train de disparaître. Le rabat ecclésiastique était jadis blanc comme celui des avocats, n’étant après tout qu’un simple col rabattu. On prétend qu’il devint noir obligatoirement à la mort de Louis XIV. Au rabat a succédé le col romain, symbole d’un nouvel état d’esprit, romain lui aussi. Il est moins coûteux de changer de col que de rabat, et la propreté y gagne, surtout si le prêtre a gardé l’habitude ancienne de priser. Sur le rabat, les grains de tabac faisaient une tache que ne pouvaient s’empêcher de remarquer les plus charitables dévotes.

L’élégance de l’ancien régime comportait les boucles de souliers. Les boucles ont rejoint les tabatières dans les vitrines des antiquaires, et, sauf de rares exceptions, surtout parisiennes, parmi les prêtres, les évêques seuls ont gardé les boucles. C’est grand dommage, à mon avis. Les boucles étaient un ornement qui convenait à la dignité des cérémonies religieuses. J’admets que les obligations du ministère paroissial à travers champs ou à travers rues imposent aux curés ou aux vicaires les brodequins solides et les fortes semelles, mais, à l’église, à l’autel, et même dans les réceptions, je regrette toujours la boucle d’argent qui se mariait si bien avec le cadre liturgique et les vêtements sacerdotaux.

L’avantage de la soutane est de draper l’homme tout entier à la manière de la toge romaine. Elle est certainement plus noble que l’habit étriqué de nos jours, auquel s’ajuste avec peine le pantalon, et qui a le tort de suivre la nature de trop près.

La soutane, par contre, a l’inconvénient d’exiger de celui qui la porte un soin extrême pour la conserver en état de propreté. C’est là un problème dont tous les prêtres ne trouvent pas la solution. L’incurie, sous ce rapport, devient plus apparente chez l’ecclésiastique que chez l’homme du monde. Le curé de campagne est tenu à moins de frais de toilette que le curé de ville. Le paysan en habit de travail n’y regarde pas de si près : il lui suffit que son curé soit bien propre et bien rasé le dimanche.

Le prêtre séculier ne porte pas la barbe. Ce privilège est réservé aux missionnaires, lesquels perdraient tout prestige auprès des peuples qu’ils évangélisent, s’ils avaient le visage glabre comme des femmes. Les prêtres combattants avaient rapporté de l’armée l’habitude de laisser pousser leur barbe. Ce fut un vrai sacrifice pour quelques-uns de la raser. Certaine barbe, si je suis bien informé, avait pris une telle ampleur et donnait à l’ecclésiastique un si bel air de moine de vitrail, que l’évêque lui fit grâce et qu’elle continue à se répandre « comme un ruisseau d’avril ».

La nécessité de faire sa barbe lui-même expose parfois le prêtre à la faire moins souvent qu’il ne le faudrait. Ceux qui poussent trop loin sous ce rapport la négligence deviennent la cible des taquineries de leurs confrères. Cela donne parfois lieu à de piquantes plaisanteries. On cite en Artois le trait suivant : Il existe dans le diocèse d’Arras un village du nom de Thérouanne. C’est tout ce qui reste de l’ancienne cité épiscopale à qui Charles-Quint fit expier cruellement sa glorieuse résistance, en la détruisant de fond en comble. Or, à la fin du dernier siècle, la paroisse du Thérouanne actuel avait à sa tête un curé qui passait pour ne faire sa barbe que rarement. Un jour que Mgr X…, en tournée de confirmation, recevait les curés, on lui présenta le curé de Thérouanne en ces termes : « Monseigneur, voici le curé de Thérouanne, rasé sous Charles-Quint. » Et Monseigneur, apercevant la face ombreuse du prêtre désigné, de répondre : « J’aurais cru sous Clovis. »

S’il y a un type ecclésiastique imposé par le costume et l’esprit de la profession, le type n’en admet pas moins une certaine variété dans ses représentants. Rien n’est plus intéressant que l’aspect d’une assemblée de prêtres réunis, par exemple, pour les exercices de la retraite. En dépit de l’uniformité de l’habit et des gestes, les différences sautent aux yeux. Un visage maigre et pâle tranche auprès d’un visage plein et pourpre ; les cheveux en brosse sur une jeune tête narguent un crâne d’ivoire tout voisin : des cheveux blancs, longs et bouclés, inspirent le respect comme une chose antique qu’on ne reverra peut-être plus. Celui-ci semble s’effacer avec sa silhouette qui remplit mal la soutane, et, légèrement voûté, se penche en marchant, mais les lèvres sont fines, prêtes au sourire ou bien au mot malicieux ; les traits sont reposés, le regard paisible et doux. Celui-là se drape dans une enveloppe plus majestueuse. Il est haut de port et de couleur. Son ventre proéminent le force à dresser le buste et la tête, et à rejeter les épaules en arrière. Cela lui vaut, comme on dit, une belle prestance et l’admiration du peuple, qui aime l’apparence de la force, même chez les hommes adonnés aux choses de l’esprit. Peut-être plus d’un lecteur se rappelle-t-il la pochade d’un peintre connu du dernier siècle, intitulée Une bonne histoire ? Deux abbés : l’un, corps fluet, regard pétillant, l’autre, taille imposante et air dominateur, se regardent en riant, après la bonne histoire que l’un des deux vient de raconter, sa tabatière à la main. En somme, le type ecclésiastique oscille entre ces deux portraits d’un Giton et d’un Phédon qui sont frères.


La bonne tenue du clergé français est un fait admis du monde entier. La soutane est un porte-respect qui agit d’abord sur celui qui en est revêtu. Le public est sévère pour le prêtre, en France plus qu’ailleurs. D’aucuns poussent un peu loin l’application de la maxime : « Un prêtre n’est pas un homme comme un autre. » Il n’y a pas bien des années que les personnes dévotes se scandalisaient de voir un ecclésiastique fumer le cigare, encore plus la pipe. Les statuts diocésains en faisaient la défense. Aujourd’hui, le clergé français, surtout celui qui a fait la guerre, fume à l’instar de tous les clergés du monde.

Les usages ecclésiastiques sont tenaces : ils deviennent facilement des obligations. Naguère, le curé de campagne était inévitablement un piéton, inséparable de son bâton, moins élégant que solide. Quand il avait quelque aisance, il se payait cheval et voiture, et en faisait profiter ses confrères moins bien partagés. Plus anciennement, les curés qui le pouvaient possédaient un bidet, et faisaient leurs courses au petit trot. L’usage en est perdu. La bicyclette a remplacé le cheval, et non sans peine. Ce fut une affaire, une affaire d’État, de savoir si les prêtres pouvaient enfourcher la bécane. Cela ne s’était jamais vu, et, dans l’Église, ce qui ne s’est jamais vu rencontre toujours une opposition sérieuse. Les évêques, pour la plupart, commencèrent par jeter l’interdit sur le nouvel instrument, trop léger, trop sautillant, trop rapide, pour la dignité de la robe ecclésiastique. Aucun prélat ne poussa la rigueur jusqu’à jeter l’interdit sur le prêtre récalcitrant, mais plus d’un fit peut-être le jeu de mots cruel dont je connais la victime : « M. X… ne veut point renoncer à la bicyclette. Soit. Dites-lui qu’il aura beau aller vite, il n’avancera pas ! »

En certain diocèse où la bicyclette était également défendue, il se trouva que, l’archevêque étant venu dans une paroisse de campagne pour donner la confirmation, les « saintes huiles » avaient été oubliées au chef-lieu de canton où logeait Monseigneur. Que faire ? L’heure de la cérémonie avait sonné. Envoyer une voiture ? Oui, mais le trajet était long et le retard le serait aussi. Or, il y avait, parmi les curés présents, un habitué de la bicyclette, qui avait déjà reçu de l’autorité diocésaine maint avertissement, d’ailleurs resté lettre morte. Timidement, il s’avança, sa machine à la main, et s’offrit à courir au plus vite pour apporter le saint-chrême. Il fallut bien pour cette fois lever la défense.

Les mœurs sont devenues plus fortes que les règlements, même ecclésiastiques. Aujourd’hui, ce sont les évêques qui font cadeau aux curés de la bicyclette dont ils ont besoin pour exercer leur ministère. On commence déjà à offrir des motocyclettes et même de petites automobiles à ceux qui ont de grands espaces à parcourir. L’Église a toujours embarqué la vérité évangélique sur tous les véhicules qui passaient à sa portée. Bientôt elle enverra, sans doute, ses missionnaires par un service d’avions. Elle trouverait des aviateurs au besoin parmi les prêtres anciens combattants.

CHAPITRE II
LA FORMATION DU PRÊTRE

Ce n’est pas l’habit qui fait le moine, ni le prêtre. C’est la fonction, et l’on sait que la fonction du prêtre fait de lui un être à part, séparé du train commun du monde. En quoi consiste la fonction sacerdotale, qui s’appelle dans la langue ecclésiastique le ministère, le métier par excellence ? Quand tous les métiers nécessaires à la subsistance et au bien de la société ont trouvé des bras et des cerveaux, quand toutes les fonctions sociales de l’ordre temporel ont trouvé chacune leur fonctionnaire, que reste-t-il encore à faire pour le service de la société ? Rien apparemment, si la vie est tout entière enfermée dans le cycle du temps et des affaires du temps. Mais, s’il existe pour les membres de la grande famille humaine une affaire qui dépasse les limites de la vie, à savoir l’affaire de la destinée, autrement dit l’affaire des relations de l’homme avec Dieu, ne faut-il pas quelqu’un qui ait mission de traiter au nom de tous, en parlant à Dieu de ce qui intéresse les hommes, et en parlant aux hommes de tout ce que Dieu réclame de leur bonne volonté ? Cette affaire transcendante, la grande affaire, a cela de particulier qu’elle est commune à tous et forme un lien qui s’étend non seulement aux individus, mais aux familles, aux nations, à l’humanité tout entière. C’est proprement l’essence de la religion de relier les esprits, et d’avoir besoin, pour maintenir l’union, de certains hommes spécialement consacrés à cet effet, ministres ou prêtres, chargés d’offrir la prière officielle et le sacrifice officiel de l’assemblée des croyants, de son vrai nom l’Église.

Chez tous les peuples et dans toutes les religions, le sacerdoce forme une classe séparée, une tribu, une caste. La plus religieuse des religions, la religion catholique, devait aller plus loin encore. La discipline du célibat rendait plus sensible la ligne de démarcation. D’autre part, le célibat empêchait la prêtrise de devenir un apanage héréditaire et coupait court aux abus des castes sacerdotales.

On le comprend, du reste, une fonction qui est à la fois humaine et divine et qui est à part et au-dessus des autres, devra exiger une sélection préalable, un apprentissage privilégié.

L’état ecclésiastique, comme on dit, suppose une vocation. La vocation, ce n’est pas seulement l’attrait intérieur qui est au début de certaines carrières, telles que l’armée ou les lettres. L’élu se sent appelé de plus haut et, en suivant le secret instinct qui l’agite, il croit obéir à Dieu ; mais, comme l’illusion est possible, ce n’est pas l’enfant ou le jeune homme qui se désigne lui-même, c’est l’évêque qui le choisit ou du moins qui confirme l’appel du dedans par un appel d’autorité.

Les circonstances fournissent, bien entendu, les indices révélateurs de la vocation. Le plus souvent, l’enfant appartient à une famille pratiquante : un sentiment tendre s’éveille de bonne heure en son âme à l’égard des choses de la religion, des cérémonies et des dévotions. Il est un autre Éliacin, élevé à l’ombre de l’autel, et il peut dire avec lui, en bon enfant de chœur :

Je présente au grand prêtre et l’encens et le sel.

Le curé de la paroisse connaît son petit monde, il a vite remarqué les dispositions qui inclinent son servant de messe à une piété plus consciente. Il songe à l’envoyer au petit Séminaire, où, tout en faisant ses classes d’humanités, l’enfant aura tout le loisir de la réflexion. Les parents sont peu aisés, mais qu’à cela ne tienne. La plupart des prêtres furent des boursiers, non des boursiers du budget public, mais du budget des œuvres catholiques. Le petit Séminaire est la pépinière au premier degré des vocations sacerdotales. Naguère, sous le régime du Concordat, les petits Séminaires n’étaient pas soumis aux conditions de la loi Falloux, sur la liberté de l’enseignement. Privilège assez onéreux, puisque l’État se réservait de régler le nombre des petits Séminaires, un par diocèse, et même, comme sous Charles X, le nombre des élèves ne devait pas dépasser vingt mille.

C’est principalement à la campagne et parmi les familles paysannes que se recrute la grande majorité des séminaristes. Du moins, il en est ainsi dans les régions agricoles. Ce serait manquer à la vérité que de ne pas rendre aux populations maritimes l’honneur qui leur est dû de fournir au Christ de nombreux « pêcheurs d’hommes ». Telle petite ville du Boulonnais n’est pas seulement célèbre par l’intrépidité de ses marins. Elle est plus fière encore d’avoir donné au diocèse d’Arras, depuis un demi-siècle, cinquante prêtres, dont une quarantaine sont vivants. Cependant, le trouble causé par la séparation de 1905 dans les esprits a eu sa répercussion sur le recrutement ecclésiastique. Inquiet pour le pain quotidien du prêtre, dont le traitement n’était plus assuré, le paysan regarda d’un œil moins satisfait le presbytère, où naguère il avait rêvé de voir s’installer son fils et envisagé le repos de sa propre vieillesse. Et puis, l’école primaire ayant cessé d’être chrétienne, les élèves les mieux doués n’étaient plus dirigés vers le sanctuaire, comme au temps où les instituteurs eux-mêmes étaient fiers d’y destiner un de leurs enfants.

Les villes et les centres industriels sont moins universellement religieux, mais les écoles libres, les patronages, les collèges secondaires fournissent l’atmosphère favorable à l’éclosion des vocations. Joseph de Maistre a écrit : « Si j’avais sous les yeux le tableau des ordinations, je pourrais prédire de grandes choses. » Le graphique avait beaucoup baissé depuis vingt-cinq ans ; la guerre, en décimant les rangs des jeunes clercs, avait encore aggravé le mal. Mais le graphique commence à remonter, et de grandes choses sont possibles, si Joseph de Maistre est bon prophète.


Quant aux sources auxquelles s’alimentent les vocations ecclésiastiques, nous disions tout à l’heure qu’il en sort surtout du vieux terroir populaire. Le peuple est toujours l’inépuisable réserve de l’énergie sous toutes ses formes. Génie, courage, sainteté, tout ce qui fleurit au sommet de l’arbre a pu s’élever plus ou moins lentement, mais c’est du fond obscur où s’enchevêtrent les racines qu’il est monté à la vie, à la lumière, à la gloire. Bourgeoisie, noblesse même ont leurs origines dans le peuple et ne devraient pas oublier de rendre au peuple ce qu’elles ont reçu de lui.

Quoi qu’il en soit, c’est du peuple principalement que vient le plus grand nombre de prêtres. Il en a toujours été ainsi, mais, sous l’ancien régime, les familles nobles destinaient leurs cadets à l’Église, alors que l’Église pouvait leur offrir des « bénéfices » aussi lucratifs qu’honorables.

Après le Concordat, le recrutement des prêtres se démocratisa. Les sièges épiscopaux, naguère presque exclusivement occupés par la noblesse, illustrèrent des noms roturiers. La noblesse, d’ailleurs, s’était retirée et laissait le champ libre aux enfants de la classe bourgeoise, paysanne et ouvrière. Il y eut de brillantes exceptions, cela va sans dire, et, pour n’en nommer qu’un, l’abbé d’Hulst, même avant d’être prélat et recteur de l’Institut catholique, pouvait passer à bon droit pour le premier prêtre de France. Ainsi l’Église se retrouvait dans son naturel avec l’avènement d’un régime fondé sur l’égalité des droits et la disparition des privilèges. La richesse et les honneurs n’étaient plus l’appât à capter des vocations. L’amour de Dieu et le zèle du salut des âmes étaient les seuls attraits qui pouvaient séduire les grands cœurs, et les grands cœurs ne manquèrent pas. Le XIXe siècle fut un siècle de gloire pour le clergé de France qui ne fut jamais plus digne, ni mieux instruit, ni plus apostolique.

Si l’on voulait, au point de vue social, caractériser d’un mot le siècle qui vient de se terminer, on pourrait dire qu’il fut surtout l’ascension du plus grand nombre aux emplois publics, à la richesse et aux honneurs. Siècle de la démocratie naissante, le XIXe vit monter, grâce à l’instruction, grâce à la prospérité de l’industrie, une foule de talents qui trouvèrent la voie libre. Mais, en dépit des préjugés contraires, c’est dans les rangs ecclésiastiques que se manifesta plus sensiblement cette montée nouvelle. On ne prête pas assez d’attention à ce phénomène social qui se renouvelle incessamment dans l’Église. La vocation ecclésiastique choisissant ses élus surtout parmi les humbles et les pauvres, par le seul effet de ce choix, voilà des jeunes gens qui vont recevoir le bienfait d’une instruction étendue, qui vont devenir une élite intellectuelle, autant qu’une élite religieuse et morale. Le siècle n’en profite pas, dit-on. Erreur : toute lumière profite à tous, et l’habit n’importe pas, si l’on a le flambeau en mains. D’ailleurs, l’Église est une semeuse qui ne compte pas à quelques grains près. Sur tant d’enfants qui viennent éprouver leurs vocations dans ses petits séminaires, combien qui ne persévèrent pas, mais qui ont trouvé dans le vestibule du sacerdoce, devant la porte qui ne devait pas s’ouvrir pour eux, une culture littéraire qui devait être le premier degré de leur ascension vers un rang social auquel ils ne pouvaient normalement aspirer !


Le petit séminaire est le vestibule du grand séminaire, où se fait la préparation définitive au sacerdoce. Le grand séminaire est une école supérieure où le jeune clerc reçoit l’enseignement de la théologie, pendant cinq années, et où il monte de degrés en degrés jusqu’à l’Ordre, le sacrement qui fait le prêtre. Le grand séminaire est aussi une école d’ascétisme. Par ce mot, l’Église entend les règles ou les exercices de la vie spirituelle, laquelle consiste en trois choses principales. En premier lieu, l’élévation de l’esprit, par la méditation assidue des mystères de la Foi et des moyens surnaturels dont Dieu se sert pour faire participer l’homme à sa divine essence. En second lieu, l’art de discipliner les mouvements du cœur pour le soustraire à l’illusion des attachements de la chair et du sang et pour le fixer dans le seul amour qui demeure éternellement, l’amour de Dieu et de son Fils qu’il a envoyé. Enfin, la méthode qui a pour but d’habituer la volonté à se plier promptement, même s’il en coûte à la nature, à la règle, au commandement, à la conscience, tout cela étant considéré comme la volonté de Dieu, que cela vienne directement de Lui, ou de l’Église, ou de la fonction.

Le grand séminaire est pour le futur prêtre ce qu’est le noviciat pour le futur religieux. Certaines personnes ont vu là précisément, dans cette similitude de préparation à deux genres de vie fort différents, le point faible de la formation du clergé paroissial. Le clergé paroissial étant destiné à vivre au milieu du monde et pour ainsi dire au grand air de la vie du siècle, pourquoi lui faire subir cette épreuve en vase clos, au sortir de laquelle il pourra être rompu aux exercices de la spiritualité, mais aussi se trouver fort dépourvu devant la nouveauté des choses et des personnes, quand il lui faudra passer aux réalités du ministère pastoral ? Le reproche est-il aussi fondé que spécieux ? S’il faut excéder en quelque chose, ne vaut-il pas mieux former le prêtre d’abord, avant le pasteur, le prêtre devant d’autant mieux remplir son pastorat qu’il sera prêtre plus profondément ?

Sait-on que l’institution du grand séminaire est relativement récente ? Les décrets du Concile de Trente étaient restés lettre morte par suite des guerres de religion. L’ère de la paix religieuse enfin ouverte avec Henri IV, de zélés missionnaires parcoururent la France, mais ils s’aperçurent bien vite que le fruit de leurs missions devait périr, faute d’un clergé capable de le recueillir et de le conserver. Certains prêtres dans les campagnes ignoraient même la formule de l’absolution. La formation des ecclésiastiques était l’œuvre la plus pressante. Les ordres religieux avaient leurs noviciats ; le clergé séculier n’en avait pas. L’évêque de Comminges, tout pieux qu’il était, ne demandait aux clercs, pour les ordonner, que de venir la veille ouïr un sermon, et d’éviter tout jeu ou toute débauche dans la maison où ils passeraient la nuit. Saint Vincent de Paul, aidé des Pères de l’Oratoire, Condrin et Eudes, institua la retraite de huit ou même de dix jours. Cela parut alors une grande nouveauté. Le futur cardinal de Retz, Paul de Gondi, ne subit pas d’autre épreuve, et, après une semaine de préparation, reçut les ordres jusqu’à la prêtrise inclusivement. Les séminaires ne se fondèrent que peu à peu, malgré la volonté expresse de Richelieu. Quelques essais échouèrent. Ce ne fut que vers 1650 que M. Olier, qui avait accepté la cure de Saint-Sulpice, fonda le séminaire devenu depuis le modèle des autres. Oratoriens, Lazaristes, Jésuites même suivirent son exemple. C’est un fait unique, écrit M. G. Goyau, que cet effort de notre XVIIe siècle pour réorganiser l’éducation du clergé.

Faut-il laisser dire que, si la formation qui règne dans un grand séminaire est tout à fait hors de pair au point de vue moral et ascétique, elle est peut-être, au point de vue intellectuel et scientifique, inférieure à celle dont bénéficient chez des peuples voisins les étudiants ecclésiastiques qui suivent les cours des Universités ? Admettons que l’objection soit fondée. Il resterait encore en faveur de l’internat ecclésiastique que la formation spirituelle y court moins de risques, et que, s’il fallait opter entre plus de science et moins de piété, d’une part, et, d’autre part, entre plus de piété et moins de science, l’Église n’hésiterait pas, elle dirait : « Formez-moi de saints prêtres d’abord, les prêtres savants viendront après. » Et le peuple penserait là-dessus comme l’Église.

Mais, grâce à Dieu, la question ne se pose pas ainsi. Ce serait une erreur de croire, en effet, que le séminariste français est placé devant ce dilemme, ou l’indifférence pratique envers l’étude et l’effort intellectuel, ou le souci exclusif de la perfection sacerdotale. Jetons un simple coup d’œil sur l’emploi du temps dans une journée de séminariste. Depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, tout est déterminé pour faire à la nature, à l’étude, à la piété leur part respective, Toilette, repas, récréations occupent environ trois heures et demie. Les exercices de piété, trois heures environ ; ce qui fait en tout, en prenant une marge, sept heures. Le reste, c’est-à-dire neuf heures, est consacré aux cours et aux préparations de cours. Que vaut ce travail ? Ce que vaut l’intelligence des élèves, la compétence des maîtres, la qualité des méthodes et des livres. On peut tout contester, mais qui oserait dire que la tradition déjà trois fois séculaire de l’enseignement théologique n’ait pas produit ce quelque chose qui est supérieur même au génie, l’expérience, c’est-à-dire la pierre de touche pour déterminer la dose raisonnable de science que peut porter la moyenne des ecclésiastiques, eu égard aux nécessités du ministère paroissial. C’est un des heureux effets de la fondation des grands séminaires d’avoir mis à la portée des futurs prêtres un ensemble de connaissances qui embrasse, avec la théologie dogmatique et morale, toutes les sciences qui s’y rattachent, histoire ecclésiastique, droit canon, exégèse, liturgie. Mais c’est tout autant une marque du prudent réalisme de l’Église de France d’avoir maintenu le programme et les méthodes dans les sages limites en deçà desquelles le travail de l’esprit se tourne naturellement au service des âmes, et au delà desquelles les recherches savantes peuvent devenir pour la plupart une dépense stérile d’efforts et pour quelques-uns un dégoût de l’apostolat commun. Qu’on se rassure d’ailleurs sur les résultats. Si le recueillement de la vie est la meilleure garantie des progrès de l’esprit, peut-on rêver une atmosphère plus favorable à l’étude que le régime scolaire des séminaristes dont les journées s’écoulent silencieuses et régulières, à l’égal des journées monastiques, à l’ombre des cloîtres, en passant des cellules closes aux salles de cours et en se ramifiant au centre de la vie morale, la chapelle.

Toutefois, les Universités auront leur place dans la hiérarchie de la science sacrée. Elles sont d’origine ecclésiastique, et, dans le passé elles ont contribué à l’essor de l’esprit humain, qui n’a pu sortir du nid maternel que sur les ailes de la foi et de la raison alors conjuguées.

Depuis les temps modernes, la philosophie ayant cessé d’être la servante de la théologie, la théologie a dû se constituer à elle-même son domaine et justifier ses droits. Les Universités catholiques ont rendu la vie et l’éclat aux sciences religieuses, et les jeunes élèves, les mieux doués, l’élite des grands séminaires, s’en va puiser aux sources du haut enseignement la culture supérieure, aussi bien profane que sacrée, qui permet au clergé de France de faire grande figure dans le monde intellectuel de son temps.


Il n’est pas rare d’entendre dire que la formation du clergé a le tort de s’attacher surtout à l’homme intérieur, en négligeant l’homme extérieur, celui qui paraît d’abord aux regards et qui, selon l’impression agréable ou non qu’il produit, attire ou repousse les laïcs et les dispose favorablement ou non à l’égard de la religion.

Le prêtre catholique a été le plus souvent élevé à la campagne : il lui faut beaucoup oublier et beaucoup apprendre pour se familiariser avec les usages du monde. Les années d’études qu’il passe au petit séminaire commencent à dégrossir la statue. Les directeurs donnent les conseils nécessaires, et le contact des camarades plus favorisés fait le reste.

Le travail intellectuel, en affinant l’esprit, exerce un heureux contre-coup sur la tenue extérieure. Et, surtout, les jeux et les sports bien conduits ne tardent pas à marquer les gestes et les mouvements de l’enfant du rythme de la vigueur, qui est le commencement de l’élégance virile. Il y a plus, les exercices spirituels, comme on appelle l’ensemble des actes qui sont destinés à former le prêtre, ne se bornent pas à régler, selon l’idéal tracé par le Christ et l’Église, les pensées et les sentiments de l’âme : ils réagissent sur les attitudes du corps lui-même. Il est d’usage, dans les grands séminaires, de consacrer, à la fin de la matinée, un quart d’heure à ce que l’on nomme l’examen particulier.

Ainsi l’on se conforme au conseil des maîtres de la vie spirituelle, lesquels ont eu des précurseurs parmi les moralistes anciens ; on s’examine sur les négligences qui se sont glissées dans la conduite intérieure et extérieure. Le second supérieur de Saint-Sulpice, M. Tronson, a donné le modèle de ces examens particuliers. Ils embrassent toutes les actions, jusqu’aux plus simples, de la vie du séminariste. Ils portent, bien entendu, sur l’esprit, sans lequel la vie spirituelle n’est que grimace ou automatisme. C’est l’esprit qui anime tout, préside à tout, sanctifie tout, en un mot spiritualise tout. Il faut voir avec quelle minutie le bon M. Tronson rapporte à des vues de perfection intérieure l’usage forcé des vêtements, de la nourriture, la manière de voyager, de regarder la nature ou les belles choses, de converser avec les personnes du monde, de se tenir en visite ou à l’église, de refuser aux sens de l’ouïe et du toucher les satisfactions qui pourraient les entraîner trop loin. Les séminaristes d’aujourd’hui ne peuvent s’empêcher de sourire quand il est fait allusion aux coutumes du XVIIe siècle, quand il est défendu aux clercs de regarder dans les carrosses qui passent, de parler dans les récréations des affaires d’État, de l’armée et des nouvelles du siècle, quand il est dit que les habits de dessous doivent être de couleur brune, qu’il ne faut pas sortir sans soutane et en habit court, etc. Mais tout n’est pas démodé dans ces examens. C’est un véritable manuel de civilité, nullement puérile, mais toujours chrétienne et particulièrement ecclésiastique. Qu’on en juge par un exemple :

« Il est de la modestie de ne point marcher trop lentement, traînant les pieds ou ne les levant qu’avec négligence. Il en est de même d’aller d’un pas lourd et pesant, mais aussi il ne faut pas marcher avec tant d’agilité et de délicatesse que de ne vouloir toucher la terre que du bout des pieds, ce que saint Jérôme estime ne convenir nullement à des clercs. »

La tradition sulpicienne a continué dans la même voie, en s’adaptant aux mœurs nouvelles, et au XIXe siècle le livre de M. Branchereau, supérieur du grand séminaire d’Orléans, sur la politesse du prêtre, est devenu classique. La bonne éducation n’est pas indifférente au succès du ministère pastoral. Le curé de campagne est exposé à se départir de la surveillance sur soi que suppose la distinction, et, pour se rapprocher de ses braves gens de paroissiens, il se laisse parfois aller à prendre leur accent, leur abandon, leur démarche. Il croit se rendre populaire, mais il se trompe. Les gens du peuple aiment qu’on leur parle comme à des « messieurs », surtout quand il s’agit de leur parler de choses graves et de leur ouvrir les perspectives de l’autre monde. Le curé sans gêne peut devenir « Mon curé chez les riches », secouer l’apathie des châtelains du pays par ses saillies et rayer leurs parquets avec ses souliers à clous. C’est un genre qui expose à faire des « pas de clerc ». Il y avait une fois, dans une charmante paroisse normande, un curé qui ne surveillait pas assez son langage. Il était reçu au château, et là il tâchait de ne pas laisser échapper de gros mots. Un jour qu’il faisait visite à la comtesse de X…, il lui arriva, en descendant l’escalier, de glisser sur une marche et de tomber lourdement. Au bruit qu’il fit, la comtesse, qui était en haut, demanda ce qui se passait. « Ce n’est rien, madame la comtesse, répondit ingénument le curé, c’est moi qui me f… bas. » Et il se servit d’un terme qui n’avait pas encore à cette époque reçu dans la tranchée ses lettres de noblesse.

CHAPITRE III
LE CURÉ DE CAMPAGNE

On connaît le mot si souvent cité de l’historien anglais Gibbon : « Les évêques ont fait la France comme les abeilles font la ruche. » Les évêques, en effet, secondés par les moines, ont été les organisateurs de la vie religieuse, qu’ils ont su mêler si étroitement à la vie nationale que la religion semblait être aux institutions de l’État ce que l’âme est au corps. Mais la vie religieuse elle-même n’aurait pas vivifié tout l’organisme civil, et moins encore imprégné l’esprit du peuple, si les diocèses n’avaient été partagés en paroisses, et si les paroisses n’avaient eu à leur tête un prêtre résident, chargé d’enseigner le dogme chrétien avec la morale de l’Évangile, et d’administrer les sacrements. Pour autant que l’on puisse parler de l’âme française, ou, si on le préfère, de la conscience française, ce sont les curés de France qui ont façonné en grande partie l’une et l’autre.

Placez au centre d’un village, ou dans chaque quartier des cités, un homme qui ait pour mission spéciale de s’occuper d’une affaire qu’aucun autre que lui ne peut traiter, l’affaire des relations de la terre avec le ciel, de l’homme avec Dieu, affaire dont le succès ou l’échec engage la destinée de l’âme humaine. Donnez à cet homme un habit, un genre de vie qui le distingue des autres ; qu’il parle, non pas dans une école ou sur une place publique ; qu’il ait pour tribune la chaire de l’église et qu’il enseigne au nom du Dieu qui habite cette église ; qu’il ne se contente pas de dire ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter, pour sauver son âme ; qu’il montre le Père céleste ouvrant ses bras à ceux qui observent ses commandements, et menaçant les autres d’un châtiment terrible ; qu’il rassure ceux qui tremblent en leur promettant comme appui et comme recours la miséricorde divine sous les traits du Christ fils de Dieu ; qu’il tienne à la disposition de tous le remède souverain des maladies et des chutes spirituelles, la grâce toujours coulant, pour qui veut la recevoir, par les canaux des sacrements. Laissez cet homme à cette même place, toujours le même, quoique sujet à la mort, mourant comme tout le monde, mais toujours remplacé : laissez-le enseigner aux enfants, de génération en génération, de siècle en siècle, ce qu’il enseigna aux pères à peu près dans les mêmes termes. Et dites-moi si, à la longue, et malgré les inévitables déchets, de village en village, de cité en cité, la conscience du pays tout entier ne finira pas par être pénétrée des enseignements de cet homme, de la morale qu’il prêche, et surtout de ce sentiment du péché qui, dans l’infidélité même, est encore une reconnaissance de la loi.

Il faut rendre justice à la fonction historique des curés de France. Elle est aussi ancienne que la patrie elle-même. Elle n’a jamais fait beaucoup de bruit. La renommée a été pour les ordres religieux, grands défricheurs, grands voyageurs, grands prêcheurs. Le simple curé, lui, a été mis par l’histoire à la portion congrue. Ses vertus sont demeurées obscures, et sa sainteté n’a eu que bien rarement les honneurs des autels. Le curé d’Ars a eu la bonne fortune de naître en un siècle où les humbles et les petits ont trouvé des hérauts pour annoncer leurs mérites et des avocats pour défendre leur cause.

Sans doute, la gloire du clergé séculier a connu des éclipses, comme la civilisation française elle-même. La dureté des mœurs féodales, l’ignorance et la superstition faillirent corrompre jusqu’à ceux-là qui devaient être le sel de la terre. Malgré tout, le curé de France ne laissa pas s’éteindre son idéal. En ces âges de ténèbres, il fut la petite flamme qui montait de la terre au ciel pour servir d’étoile dans la nuit. Aux époques ravagées par le fer et le feu, il apparaissait comme le bon pasteur qui offrait aux peuples désespérés l’Agneau de la paix divine. Dans les périodes traversées par le doute de l’esprit et la corruption du cœur, son impuissance lui laissait au moins la ressource d’être encore, selon la parole de Rancé, la borne qui montre le chemin de l’au-delà.


A tout seigneur, tout honneur. Le curé de campagne est l’exemplaire le plus répandu et le plus représentatif du prêtre français. Il n’est point de figure plus populaire que la sienne, et qui soit à la fois plus réelle et plus idéale. Nos poètes et nos prosateurs, et non des moindres, l’ont chantée. D’autres se sont contentés de la peindre sous son aspect simple et un peu rude, mais d’autant plus touchant. Pour moi, le trait le plus saillant de cette physionomie, c’est qu’elle fait partie de la physionomie même de la France. Soit qu’on nous la montre voilée d’ombre et de modestie sous la charmille d’un presbytère, au cœur d’un village planté comme un bouquet d’arbres dans la plaine, soit qu’elle passe, discrète, au fond de la vallée d’où l’on voit à grand’peine le ciel à travers la fumée des usines, soit qu’elle se profile sur le littoral, également familière et attentive au labeur de la terre apaisante et aux risques de la mer berceuse tour à tour et traîtresse, soit enfin qu’elle s’accroche presque inaccessible au flanc des montagnes, où la vie est dure comme le rocher, la silhouette du prêtre français n’est dépaysée nulle part. Il est naturel que le portrait se ressente de l’influence du cadre, ou plutôt le cadre et le portrait semblent si bien faits l’un pour l’autre que le curé fait partie du paysage presque autant que l’église et son clocher.

Le curé a des attaches au sol comme le paysan. Il n’est pas étranger ; il est né dans la région ; la plupart du temps, il est de famille modeste et ses paroissiens le reconnaissent comme un des leurs. Il sait la vie de ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front. Il n’a pas peur du travail. Bien que ses fonctions sacerdotales soient d’un ordre supérieur, il ne laisse pas de se rapprocher de ses ouailles par une certaine similitude de goûts et d’occupations. La commune tient encore à honneur, malgré la loi de Séparation, de fournir à son curé une habitation décente et confortable. Le presbytère communal est le signe de l’ancienne alliance de l’Église et de l’État ; s’il ne tenait qu’à ses paroissiens, le curé ne serait pas contraint à payer une location. Le curé est bien chez lui, étant dans la vieille maison qui a vu, depuis plusieurs générations, les prêtres se succéder sous son toit. La maison est accueillante, les pauvres et les affligés en connaissent le chemin. La servante est peut-être un peu sur ses gardes. Le chien aussi, mais c’est de tradition, et les temps ne sont pas sûrs.

Le presbytère n’est pas une maison triste, comme on pourrait le croire. La solitude n’en est pas pesante. Le curé a souvent la satisfaction d’avoir chez lui soit son père, soit sa mère, soit un autre membre de sa famille. Et puis, si le curé sait être l’homme de tous ses paroissiens, il se sent entouré de leur sympathie, et il n’est rien moins qu’un étranger au milieu d’eux. Il n’attend pas que ses ouailles aient expressément besoin de son ministère pastoral, il s’intéresse à tout ce qui les touche, il saisit l’occasion de les voir, de leur parler, il est l’ami de tous, et, tout isolé qu’il paraisse être, dans sa maison, grâce à l’amitié de sa paroisse, il est le moins solitaire des hommes. Au reste, s’il lui faut de temps à autre se détendre en la compagnie de ses confrères, c’est un usage bien traditionnel que les réunions entre curés. Il en est d’obligatoires, comme les conférences, les fêtes de l’Adoration perpétuelle. Les conférences ont un but d’utilité. Il s’agit de conférer sur des questions de théologie ou de discipline. La conférence est suivie d’un repas, dont le menu est réglé par ordonnance épiscopale. Où donc le peintre Courbet a-t-il pris l’idée de son Retour de la Conférence ? Ces prêtres rougeauds et titubants, ce peut être un tableau satirique, mais nullement peint d’après nature. Avant la séparation de l’Église et de l’État, les curés — plus nombreux et partant moins occupés — se réunissaient assez souvent à tour de rôle les uns chez les autres, et, une fois fini l’exposé de la discussion théologique, le dîner n’était pas la principale affaire. C’était la partie de cartes, passionnée malgré la modicité de l’enjeu. Était-ce un péché ? Non pas, mais bien plutôt, peut-être, pour quelques-uns, une pratique salutaire qui les mettait en sûreté contre la tentation de médire du prochain et même de l’administration.


Les conditions nouvelles d’existence imposées à l’Église de France par la Séparation ont-elles modifié la situation et l’attitude du clergé français ? Oui, sans doute, mais plus à la surface qu’au fond des choses. Le curé de campagne n’émarge plus au budget de l’État et reçoit son traitement de l’évêque, qui le met à la charge des fidèles. En est-il moins libre vis-à-vis de ces derniers ? On craignait que la Séparation, en obligeant les curés à tendre la main pour leur subsistance, ne les plaçât sous la dépendance de leurs bienfaiteurs. Je ne sache pas que le denier du culte, comme on appelle cette nouvelle contribution, ait donné lieu à ce genre d’inconvénient. Ce n’est jamais la paroisse qui « paye » son curé. Les paroissiens remettent leur offrande au curé, lequel la transmet au doyen, lequel la transmet à l’évêque.

Le traitement nouveau suffit-il en ce temps de vie chère ? L’ancien traitement de 900 francs serait aujourd’hui un traitement de famine. Il faudrait qu’un diocèse fût bien dénué et le cœur des catholiques bien froid pour réduire le curé de paroisse à une portion aussi peu « congrue ». Malheureusement, le denier du culte n’est pas entré partout dans les mœurs ; de là encore en certaines régions des détresses ecclésiastiques sur lesquelles s’est émue à bon droit l’opinion. Heureusement, le potager est un supplément de ressources. On peut y ajouter le poulailler, et, si possible, le rucher.

Distraction ou nécessité, le jardin du presbytère absorbe une bonne part des loisirs du curé. Celui-ci dépose le bréviaire pour prendre la bêche, et réciproquement. Qui n’a rencontré le prêtre jardinier ? En voici un qui fait plaisir à voir. Le curé de X… semble avoir reçu en partage un coin du paradis perdu et retrouvé. Son presbytère, de modeste apparence, est situé à trente mètres de son église, sur un terrain qui descend en pente douce vers la berge de la rivière ombragée et solitaire. Toute l’étendue disponible, devant et derrière la maison, n’est que jardin, et, en été, le jardin n’est que légumes divers, arbres fruitiers de toute espèce, et fleurs variées. Un rucher bourdonne au bord de l’eau. Des truites rôdent sous les roseaux et attendent l’heure du bon curé. Celui-ci évolue à l’aise parmi ses bêtes et ses plantes. Sa paroisse ne l’absorbe pas tout entier, bien qu’il ne lui ménage pas son temps, ses exhortations, ses services et son dévouement. Mais c’est dans son jardin qu’il déploie peut-être le plus de science, le plus d’art et j’oserai dire le plus de psychologie. Comme l’amateur des jardins dont la Fontaine dit que, « étant prêtre de Flore, il l’était de Pomone encore », notre curé de X… exerce un second sacerdoce envers ses abeilles, ses fraisiers, ses groseilliers et ses rosiers. Une âme flotte sur tout cela, qui vient de l’amour que porte le jardinier à ces merveilles, son œuvre ou plutôt l’œuvre de Dieu secondé par son serviteur. On dirait que les roses ont hâte d’éclore et les poires de mûrir pour lui faire honneur, et pour lui procurer la joie de cueillir les primeurs du printemps et de l’automne. Primus vere rosam atque autumno carpere poma. On dirait que les fraises savent que les curés du doyenné en sont friands, quand ils se réunissent au presbytère à l’occasion de la neuvaine de saint Liévin, et que Monseigneur lui-même… Cependant, M. le curé garde son naturel, l’artiste en lui ne gâte point le pasteur ; soit qu’il dise son bréviaire, soit qu’il écussonne ses arbres, il loue toujours Dieu dans ses bienfaits.


Ce ne sont pas là des mérites indispensables, mais ce sont des attaches au sol qui gagnent le cœur du paysan et l’empêchent de regarder le prêtre comme un passant et qui n’est bon à rien, hors de son église. Le travail étant la loi commune, le peuple aime le prêtre qui s’occupe, et le prêtre qui s’intéresse en connaisseur à l’ouvrage de ses paroissiens. Le curé de campagne, en pays d’agriculture, doit être né rural ou le devenir. Les trois quarts des prêtres sont des paysans et souvent même sortent de famille agricole. Un ministre républicain, voulant les flatter, les appelait les « robustes fils du sillon ». Beaucoup sauraient, au besoin, les deux mains sur le manche de la charrue, « creuser profond et tracer droit ». Du moins, le curé rural a le goût inné des travaux de la terre, il a le coup d’œil sûr, il apprécie, à l’égal d’un homme du métier, les promesses et le rendement des cultures. Il connaît les sentiments et les passions que la terre excite chez le laboureur de race. Il en éprouve sa part : il a pour les champs de son village une sorte de tendresse. Il est le pasteur des âmes, c’est entendu, mais la terre est pour ainsi dire aussi sa paroissienne. Il l’aime, il veut son salut, et fait le compte de ses mérites et de ses épreuves. Aussi bien, il obéit à l’esprit même de la liturgie ; il est appelé à bénir la terre comme une personne vivante ; au matin des trois jours des Rogations, il lui chante des litanies, au rythme des processions traditionnelles, et porte le long des champs, d’un village à l’autre, de copieuses bénédictions.


Le curé rural est amené à rendre aux cultivateurs des services positifs. On ne compte plus dans certains diocèses les paroisses où le curé est devenu l’inspirateur ou le conseiller des membres du syndicat agricole ; la chose est moins nouvelle qu’on ne pense, s’il est vrai que saint Pierre Fourrier, le célèbre curé de Mattaincourt, le grand Lorrain qui sut tenir tête à Richelieu, avait déjà doté les laboureurs de sa paroisse d’une véritable « caisse rurale ». C’est du pur Évangile, en réaction contre l’esprit de défiance individualiste qu’entretient trop souvent en chacun des agriculteurs le désir de gagner plus que le voisin. Le curé rural a beau jeu de commenter les paraboles évangéliques si fécondes en leçons morales, plus généreuses et plus humaines que la fable de La Fontaine : l’Alouette et ses petits, qui illustre le proverbe aussi peu social que chrétien : « Ne t’attends qu’à toi seul. »

Pourquoi les travaux de la terre ou de la mer retiennent-ils l’homme plus près de Dieu et de son représentant, alors que les travaux de l’industrie ou de la mine semblent au contraire l’en éloigner ?

Les gens de mer ne sont pas très raffinés en matière de sentiment religieux. Ils ont la foi des simples ; ils l’ont reçue toute faite des mains de leurs parents. Ils l’emportent avec eux dans leurs périlleuses navigations, et, s’ils sont tentés parfois de l’oublier, ils la retrouvent, toujours amie et consolatrice, à l’heure où leur vie est suspendue au-dessus de l’abîme. L’espoir en Dieu se ranime avec la crainte de la mort. Le scepticisme n’est pas à l’aise dans la tempête. La foi des matelots se répand volontiers, au sommet du danger, en promesses dont la Vierge, étoile de la mer, est principalement l’objet. C’est l’honneur des gens de mer de tenir fidèlement leurs vœux. Il faut le remarquer, la dévotion n’ôte rien à leur intrépidité, et, bien au contraire, elle les empêche de se laisser tomber dans le désespoir. Il entre une forte dose de foi chrétienne dans le courage renommé de nos marins.

Les paysans gardent la tradition, telle que l’ont faite des siècles d’une forte organisation paroissiale. Au village, le chrétien n’est pas un isolé, il n’est pas livré à sa fantaisie. Il est moins exposé aux entraînements ; il est membre d’une famille qui a conservé des habitudes religieuses. La famille est le cadre qui le protège, et la paroisse est le bercail qui défend le troupeau. Sans doute la corporation paroissiale n’est plus intacte, mais elle vit toujours et elle rallie encore bon nombre de fidèles. Et puis, l’organisme étant sauf, le curé peut toujours s’en servir pour exercer son apostolat.

L’apostolat religieux est moins facile parmi la multitude de travailleurs qui n’ont pour trait d’union que l’intérêt matériel, pour clocher qu’une cheminée d’usine, pour paroisse que le syndicat, pour pasteurs que des hommes qui prédisent le paradis sur terre au risque d’y mettre l’enfer. Pour avoir l’audience des âmes, il faut que l’apôtre commence par prêter une attention sympathique aux aspirations actuelles des personnes et à leurs intérêts immédiats. Ainsi le Bon Pasteur, pour préparer les voies au royaume de Dieu, s’apitoyait sur les foules affamées, guérissait les infirmes et consolait les affligés.

De là le curé social, promoteur de syndicats chrétiens, propagateur de la doctrine vraiment catholique proclamée dans la célèbre Encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers. Le curé social a quelque chose de décidé, de familier, de chaud, d’apostolique, qui donne confiance. Il va au peuple ; il aime les ouvriers ; il leur prêche leurs devoirs, certes, envers Dieu et envers les hommes, mais il s’enquiert aussi de leurs besoins, de leurs impuissances, et il les encourage, et il les éclaire, et il leur fait comprendre les vertus de la fraternité et le bienfait de l’union ; il les dirige dans leurs revendications pour les contenir dans les limites de la justice ; il leur enseigne l’amour de Dieu le Père et de son Fils, le frère aîné de tous les chrétiens, afin qu’ils ne traitent point en ennemis leurs chefs ou leurs patrons.

S’il ne tenait qu’à lui, en effet, les ouvriers n’auraient point de haine, ils ne feraient point la guerre de classes. Beaucoup savent gré au pasteur qui a le souci de leur bien-être en cette vie comme de leur salut dans l’autre, ils restent attachés à une religion qui ne leur apparaît pas seulement comme la consolation suprême dans le malheur ou dans la mort, mais comme la providence assidue de leur vie terrestre et quotidienne. C’est là malheureusement un idéal rarement réalisé, mais c’est déjà quelque chose pour le prêtre de l’avoir conçu. On a trop amèrement raillé les « abbés démocrates » qui ont fait monter la « question sociale » dans la chaire. Ils avaient pourtant d’illustres devanciers. Aucun d’eux n’a rien dit de plus que les Pères de l’Église. Et, sans remonter aux libres prêcheurs du XVIe siècle, ont-ils frappé plus fort sur la richesse mal employée que le père Lejeune, le père Bourdaloue et le père Bridaine ? Eux du moins n’ont pas perdu leur peine. Les œuvres ont suivi la théorie. Les curés sociaux s’efforcent de faire rentrer la religion dans le plan de la cité de demain. D’aucuns ont fait des merveilles. Pour ne parler que des morts, qui ne connaissait en Alsace, et même en France, la rude et sympathique figure du chanoine Cetty, curé de Saint-Joseph de Mulhouse, et cette admirable organisation paroissiale de la classe ouvrière qui marchait sous la houlette du pasteur ? Inutile de dire qu’il avait le cœur français, si français que ce cœur se brisa de joie le jour de l’entrée triomphale de nos soldats dans l’Alsace délivrée.

CHAPITRE IV
LE CURÉ DE VILLE

Le curé de ville reçoit du milieu dans lequel il exerce son ministère certains traits particuliers qui le distinguent du curé de campagne. Des ressources plus abondantes lui permettent de tenir maison plus conforme aux habitudes bourgeoises. La vie paroissiale est plus active, le confessionnal plus fréquenté, les prédications plus suivies. La semaine est moins vide qu’au village, le presbytère moins désert. Les œuvres de tout genre nécessitent des relations qui deviennent des occupations. Les charges sont aussi plus lourdes d’ordinaire ; n’y eût-il que pour le soutien des écoles libres, le curé de ville est souvent en quête d’argent. L’argent est le grand souci, souvent même l’entrave de l’apostolat urbain.

Autre tourment : le curé de campagne peut dire, comme le bon pasteur : Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. Il a tout loisir pour les ramener, si elles s’égarent. Il les attend et sait où les trouver.

Le curé de ville, si la ville a quelque importance, ne peut se flatter d’en faire autant. Les enfants eux-mêmes lui échappent trop souvent. S’il veut recenser tous ses paroissiens, c’est une longue et minutieuse besogne. En tout cas, l’action individuelle est difficile, le troupeau est trop dispersé.

Par contre, la partie restée fidèle est plus vivante ; la religion est moins froide qu’à la campagne. Les associations de piété sont plus florissantes. Le curé est exposé à se contenter de ce jardin de délices spirituelles, quitte à s’excuser, faute de temps, de négliger la grosse culture des âmes du commun.

C’est, en effet, dans les villes que le peuple désapprend de plus en plus le chemin de l’église. Un fait social se manifeste, qui est significatif au point de vue religieux. Le peuple ouvrier fréquente peu volontiers une église qui est établie dans un quartier riche. On dirait qu’il redoute d’y paraître presque autant que dans un salon. Je sais un curé d’une grande cité maritime qui fut chargé, après la guerre de 1870, de fonder une paroisse. Il n’avait d’abord pour chapelle qu’un vaste baraquement. Les « pauvres gens » ne se faisaient pas prier pour y venir. Mais, quand la nouvelle église fut bâtie, ornée, toute claire dans sa robe de pierre blanche, ils n’osèrent plus s’y montrer. Le bon curé en eut du chagrin, et, si la mort lui en avait laissé le temps, il aurait élevé une nouvelle chapelle exprès pour eux dans leur quartier.

Il est fâcheux que la cloison morale qui tend à se former entre les classes de la société, en dépit des apparences démocratiques, pénètre jusque dans les églises, où devrait régner l’égalité évangélique. Faudra-t-il en venir à morceler plus encore les paroisses, trop vastes pour être bien servies, et à créer, selon le caractère des milieux, des chapelles de secours appropriées, comme on met à la portée des familles des écoles, des dispensaires, et en général des œuvres d’assistance ? Pourquoi la religion serait-elle la seule chose distante, solennelle et toujours endimanchée ?

Le régime concordataire rendait bien difficile la création de nouveaux centres religieux. Il fallait tant de formalités pour obtenir l’autorisation de l’État que les évêques reculaient devant les obstacles. La Séparation eut cela de bon qu’elle laissa l’autorité ecclésiastique juge et maîtresse de ses décisions en cette matière. Aussi toute une floraison d’églises s’est épanouie dans les grandes cités industrielles. Le procédé est classique. Un comité se forme pour l’achat d’un terrain sur lequel on bâtira un presbytère et une église. On commencera par une salle qui servira de chapelle provisoire. La grande affaire est le choix du prêtre qui sera le curé bâtisseur. C’est une vocation, et ne l’a pas qui veut. Il faut se faire quêteur d’abord, jusqu’à concurrence de plusieurs centaines de mille francs. Le quêteur connaît les joies extrêmes et les extrêmes ennuis. Il passe par toutes les émotions d’un drame palpitant. Des fondations au faîte, du faîte au clocher, il suit les péripéties de la naissance et du développement de cet être aimé comme un enfant, son église. Les curés bâtisseurs sont tour à tour maudits et admirés. Ils méritent une place à part dans le livre d’or du clergé. Leur vertu propre est d’avoir osé et surtout d’avoir eu confiance dans la générosité des fidèles, et d’avoir réuni dans le même geste de foi religieuse toutes les classes sociales, et dans la même escarcelle toutes les offrandes, depuis l’obole de la veuve et le sou de l’enfant jusqu’aux chèques des riches paroissiens. La tradition continue ; cathédrales ou pauvres chapelles, les églises de France sont la plupart l’œuvre de tous les Français et le trésor commun de la nation.

Le curé de ville a son auxiliaire, le vicaire. Entre le vicaire et le curé, la vie commune est de règle dans la plupart des diocèses. C’est une école ou une épreuve, selon les cas. Le stage obligatoire du vicariat a ses émotions. Le premier sermon est un événement. Le cœur des assistants bat presque aussi vite que celui du novice prêcheur. Si le fil du discours ne casse pas en chemin, c’est de bon augure, et l’opinion est acquise. Les patronages sont un surcroît qui s’ajoute à la tâche ordinaire. Les jeudis et les dimanches, sans parler de certaines soirées, sont lourdement chargés. Il y a des vicaires qui ont le don ; les enfants viennent à eux, et c’est plaisir de voir défiler, à travers les rues des grandes villes, drapeau en tête, les petits bataillons scolaires qui vont s’ébattre à la campagne, sous la garde de « M. l’abbé ». C’est lui encore qui préside aux sports, ou qui campe avec les Scouts de France. Il y a décidément quelque chose de changé dans le ministère paroissial.


De la crise religieuse qui sévit encore en France est né le prêtre moderne. Un mot le définit : c’est le prêtre des « œuvres ». On entend assez ce que cela veut dire. On ne rejette rien des formes traditionnelles de l’apostolat. Elles n’ont pas vieilli ; elles ne peuvent pas vieillir. Baptiser, prêcher, confesser, communier, placer comme des jalons sur la route de la vie les sacrements de l’Église, c’est toujours le même mot d’ordre donné aux ministres de Jésus-Christ.

Mais, autant le mot d’ordre est facile à exécuter quand tout marche selon le train d’autrefois, quand le curé n’a d’autre souci que de se tenir à la disposition de ses paroissiens pour accomplir son ministère, autant la tâche est difficile quand la paroisse n’existe pas ou n’existe que de nom, et n’a gardé de l’organisme mort que le cadre, une église qui reste toujours à peu près vide. Il arrive même que tout est à créer, tout à organiser. Les grandes villes ont vu leur population augmenter dans les faubourgs où l’industrie est venue s’installer. Les anciennes paroisses limitrophes regorgeaient déjà ; les nouveaux quartiers sont hors de l’atteinte pastorale. Paris en offre un effrayant exemple. Au temps du Concordat, où les créations de nouvelles paroisses étaient presque impossibles, des agglomérations immenses demeuraient incultes et désertes au point de vue religieux. Véritable phénomène historique que l’on ne saurait qualifier de païen, le paganisme étant une religion, et nulle religion n’étant connue ni pratiquée sur les confins des grandes paroisses parisiennes. Combien de baptisés ? Ce n’est peut-être pas le plus grand nombre.

La création de nouveaux centres religieux s’imposait depuis longtemps. Les chapelles de secours se sont multipliées, surtout depuis la Séparation. Paris et les villes de province ont rivalisé de zèle et de générosité. Mais on comprend qu’il ne suffit pas de construire une salle en guise de chapelle pour constituer un organisme paroissial. C’est la place et le moment des œuvres : c’est l’heure du prêtre moderne.

Comment peindre en quelques traits ce conquérant d’un nouveau genre ? C’est un jeune prêtre qui a fait son apprentissage dans une grande paroisse déjà organisée. Aucun des secrets de l’apostolat traditionnel ne lui échappe. Le voilà, par ordre supérieur, envoyé en mission permanente dans un quartier de la grande banlieue, aux Moulineaux ; il est chargé de fonder la paroisse et de contruire l’église de Notre-Dame-de-la-Paix. C’est une histoire qu’il nous raconte lui-même et que j’abrège à regret. « Avant tout, connaître mon peuple et me faire connaître de lui — et puis procéder avec méthode et persévérance — enfin, montrer partout et à tous une bonté que rien ne décourage.

« J’ai choisi, pour mes introducteurs auprès des paroissiens, les enfants. J’ai dans mon album les photographies de tous mes enfants depuis bientôt dix ans. Je la demande à chacun et à chacune comme souvenir de la première communion, de préférence à toutes les autres images. Il faut voir comment la famille entière vient processionnellement me la remettre !… Plus d’une fois, l’enfant rencontré avec son papa, citoyen très rouge selon la renommée, venait me sauter au cou et retournait chercher le papa pour l’amener et mettre, pour ainsi dire, sa main dans la mienne.

« Les fêtes, à double caractère patriotique et religieux, ont un attrait qui prend toujours sur l’âme populaire.

« Le Bulletin paroissial Le clocher des Moulineaux — qui a la forme d’un journal — arrive à domicile, non par la poste, ce qui est trop impersonnel, mais porté par les envoyés de M. le curé. Le Bulletin et son porteur, quel puissant intermédiaire !

« Le Livre des âmes tient à jour le nom et la composition des familles. Ce livre est un fichier composé d’une double série de cartes. Dans une première série, portant le nom de la rue, on trouve l’indication complète de chaque maison d’habitation, avec ses étages, ses escaliers, ses cours intérieures. Une autre série porte le nom des familles avec le nombre de leurs membres. « Le Bon Pasteur connaît ses brebis et ses brebis le connaissent. »

« Ce n’est pas tout de connaître, il faut pénétrer. Comment ?

« 1o Admettre un principe directeur, c’est-à-dire l’autorité du curé.

« 2o Procéder avec une certaine lenteur. J’ai mis quatre ans à préparer un premier groupement d’hommes. Invités à cinquante-huit ils se trouvèrent cinquante-sept.

« 3o Donner un but personnel très net à chaque groupement, femmes chrétiennes pour monter la garde spirituelle autour des malades du quartier ; enfants de Marthe, non seulement pour la satisfaction de la piété des jeunes filles, mais pour être les auxiliaires du prêtre, au catéchisme, au chant, aux soins de la sacristie et de l’église.

« 4o Garder chaque groupement très attaché à la paroisse ; la pierre de touche de cette fidélité est la participation au denier du culte, celui qui donne étant gagné à la cause qu’il sert.

« Enfin, la conquête des âmes est une question de bonté,

« Premièrement, à l’égard de chacun, en ne demandant à sa bonne volonté que ce qu’elle peut donner ;

« Deuxièmement, à l’égard de l’assemblée des fidèles, en évitant le ton du commandement ; on fera confiance aux qualités en ne se plaignant jamais de personne ;

« Troisièmement, à l’égard des œuvres de jeunesse. Le curé gardera toujours le contact avec la jeunesse, sur qui se fonde l’avenir ;

« Quatrièmement, à l’égard des œuvres de charité et des œuvres sociales — la série en est longue — le curé n’y doit pas être étranger. Le secrétariat du peuple est l’œuvre la plus intéressante. Deux bureaux : un bureau de consultation juridique et un bureau d’assistance par le travail ou de placement.

« Ce dernier a un tel succès comme intermédiaire entre l’employeur et l’employé que le délégué du parti communiste, ayant fait venir un jour M. Cachin, faisait publiquement cet aveu : Camarade, aux Moulineaux, jadis si purs, il n’y a plus moyen d’opérer, car ils ont un curé qui fait l’union entre le patron et l’ouvrier. Si par ailleurs quelque meneur cherche à leur bourrer le crâne, on me raconte que les plus rouges eux-mêmes défendent le curé des Moulineaux, le seul qu’ils connaissent et qui, malgré cela, n’est pas, disent-ils, comme les autres.

« Reste, après avoir organisé la paroisse, à recourir aux pratiques de pénétration. Elles consistent en trois choses : la dévotion au Saint Sacrement, l’apostolat individuel et le groupement des forces.

« Autour de la dévotion au Saint Sacrement je me suis efforcé de faire aimer l’église, les chants, les cérémonies.

« L’apostolat individuel, je l’exerce, pour l’ensemble des fidèles, à l’occasion des baptêmes, des mariages, des enterrements. Un bout de causerie, un serrement de main, une médaille, un mot amical, il en reste toujours quelque chose. L’apostolat individuel, pour les élites, consiste à former des cercles d’études, un comité paroissial, qui n’est que le conseil d’administration de l’union paroissiale plus étendu et plus varié, enfin des œuvres de jeunesse, avec la devise de l’association de la jeunesse catholique : piété, étude, action. Je fais une place à part aux âmes privilégiées, lesquelles travaillent par leur esprit de sacrifice et font plus que tous les autres. Le groupement des forces est le dernier mot de cette organisation paroissiale moderne. Les forces de la paroisse sont tenues sous ma main par un conseil qui se compose des présidents des groupes, des directeurs et directrices d’œuvres, des délégués des élites. Les forces du clergé consistent dans la division du travail entre les vicaires, surtout la division par œuvres, c’est-à-dire encore l’union des œuvres et la collaboration étroite, que facilite beaucoup la vie de communauté. »

CHAPITRE V
LE PRÊTRE PRÉDICATEUR

Le prêtre, par vocation, est voué à la parole, et cependant le don de la parole n’est pas une condition nécessaire de la vocation. L’Église n’a pas pensé que la prédication de l’Évangile eût besoin, pour être efficace, du talent des prédicateurs. Un avocat qui ne saurait pas parler ferait mieux d’être maçon. Un prêtre peut et doit prêcher sans aucune disposition oratoire. C’est à peine si les séminaristes reçoivent quelques leçons d’éloquence, leçons théoriques en tout cas, qui ne rappellent en rien les exercices de rhétorique auxquels étaient soumis les futurs orateurs chez les Grecs et les Romains. On apprend à prêcher en prêchant, et l’on prêche comme tous les prédicateurs que l’on a entendus, c’est-à-dire suivant une formule admise et qui change peu depuis le XVIIe siècle.

L’apprentissage de la chaire ne va pas sans péril. Un double écueil attend le débutant. Ou bien il écrit son sermon, et il l’apprend par cœur. Or il arrive qu’il perd la mémoire et reste court. Ou bien il improvise, et c’est un autre danger de parler pour ne rien dire et faire rire à ses dépens.

Les improvisateurs sont rares. On cite à l’honneur d’un prélat normand, Mgr Jourdan de la Passardière, ce fait remarquable. Il était séminariste de Saint-Sulpice. Son tour était venu de prêcher. L’usage était de donner ces sermons d’essai au réfectoire, pendant le repas des élèves. Monté dans la chaire, le jeune homme s’apprête à débiter le texte qu’il avait écrit, mais la nature l’emporte sur l’artifice. Il oublie le sermon préparé, et improvise séance tenante un nouveau discours. Il n’a jamais écrit depuis.

La mémoire rend parfois de mauvais services. Elle est une tentation pour ceux qui désespèrent de faire aussi bien que les maîtres de la chaire. Ils apprennent des sermons tout faits. Ils s’exposent à ce que quelqu’un de l’auditoire ait souvenance d’avoir lu le même auteur. Ce travers, bien excusable, n’est pas nouveau. Un prédicateur du XVe siècle n’avait-il pas composé un recueil de sermons auxquels il avait donné ce titre plaisant : Dormi secure : dormez tranquille. Peut-être les auditeurs eux-mêmes s’appliquaient-ils le conseil.

La Bruyère dépense beaucoup d’esprit à se moquer des prédicateurs de son temps, à qui il reproche l’affectation du style, la manie des portraits, l’abus des citations, le trop grand nombre de divisions et de subdivisions. L’aimable Fénelon n’est guère plus tendre envers les orateurs à la mode : il les rappelle à la simplicité, au naturel, à la vivacité spontanée de l’esprit qui a longuement médité sur son sujet et se laisse aller au cours de l’inspiration. Comme il est séduisant, ce portrait de l’orateur sacré ! Il tient à la fois du penseur, du prophète et de l’apôtre ! Que n’ajoute-t-il à tous ces dons, qui sont déjà rares, le génie qui l’est plus encore !

Il faut reconnaître que le prédicateur idéal est introuvable, comme l’orateur que Cicéron cherche à définir. Chacun se le figure selon ses goûts. La vogue s’attache aux sermons comme aux livres. Il faut avoir entendu le Père Un tel. Tant pis si la vogue s’égare. A tout prendre, le meilleur prédicateur serait celui dont on ne parle pas, celui qui à l’autorité d’une vie vraiment sacerdotale joint l’art de dire justement ce qu’il faut dire.

Aussitôt qu’un orateur s’élève au-dessus du commun, il brille parfois autant par ses défauts que par ses qualités. Ses défauts lui survivent dans ses imitateurs. Que de génie il fallait à Lacordaire pour que la postérité lui ait pardonné son romantisme et ses disciples !

Le peuple subit le sermon comme un accessoire inévitable de la messe. Quand le sermon est simple, abordable à son intelligence, instructif, — et qu’il mérite son nom d’instruction — le peuple est satisfait, mais il n’admire pas son curé. Pour lui, ce n’est pas ainsi que l’on prêche. Prêcher, c’est parler fort, se démener dans la chaire, jeter de grandes phrases en l’air, tonner de la voix et menacer du geste — à l’adresse des auditeurs, — et leur annoncer de grands malheurs en cette vie ou dans l’autre. Moins que cela quelquefois, c’est prononcer des mots savants et pour beaucoup inintelligibles. Il ne faut pas toujours prendre pour un succès oratoire l’attention silencieuse d’un auditoire populaire. Mme Roland raconte que, assistant à un sermon du célèbre abbé Poulle, elle avait remarqué l’attitude d’un paysan qui restait bouche bée, le regard fixé sur l’orateur. « Quel triomphe, pensait-elle, de suspendre à ses lèvres un homme simple, plus sensible au fond des choses qu’à la beauté littéraire ! » Tout à coup, ce paysan qui semblait ne pouvoir dominer son émotion s’écria : « Comme il sue ! » C’était tout ce qu’il avait compris du sermon.

Si les prédicateurs méditaient sur ce petit fait, ils seraient peut-être moins tentés de s’enorgueillir de leurs succès oratoires. La leçon leur vient parfois d’où ils ne l’attendaient pas. Un jour, en descendant de chaire, un chanoine, assez content de son sermon, rentre à la sacristie, précédé par le suisse, qui lui fait, avant de retourner dans l’église, un salut d’homme averti. « Eh bien, dit le prédicateur, vous avez l’air satisfait de l’impression que j’ai produite sur l’auditoire, qui m’écoutait si bien ! — Je vous crois, répondit le suisse, c’est toujours ainsi quand je suis là. »


Ce qu’on peut dire à la décharge des prédicateurs, c’est que les discours d’apparat semblent faire partie de la pompe des solennités de l’Église. Quand un curé prend la peine d’inviter un prêtre du dehors pour porter la parole un jour de fête, personne n’est étonné que l’orateur s’efforce de mettre son discours à l’unisson de la cérémonie, au risque de paraître attacher moins d’importance au fond qu’à la forme et de faire de son mieux sa partie dans le concert sacré. « L’orateur, dit encore Fénelon, se sert de la parole, comme l’honnête homme d’un habit, pour se couvrir. » Soit, mais l’honnête homme et l’orateur ne peuvent-ils avoir leur habit du dimanche ?

Au reste, la plupart des défauts que la critique reproche à l’éloquence de la chaire sont dus moins aux hommes qu’aux circonstances. Ainsi l’espèce d’emphase dont se débarrassent à grand peine les plus expérimentés tient à deux causes, l’une d’ordre moral, l’autre d’ordre matériel. Il ne faut pas oublier d’abord que le thème obligatoire du sermon est de sa nature fort au-dessus des affaires du temps, et qu’il s’agit au contraire de ce qu’il y a de plus élevé, de plus passionnant, la grande affaire de l’éternité. Sans doute, tout peut se dire sur le ton le plus simple, mais le sujet a tout de même sa tonalité propre, et, quand on parle de grandes choses, il va de soi que l’on en parle grandement. De là ces exordes pompeux, ces prosopopées célèbres, ces péroraisons émouvantes, qui sont l’honneur de l’éloquence humaine et qui ne sont jamais déplacés quand on pense au caractère tragique de la question traitée, même dans la plus humble chaire de village.

Il y a plus : le lieu où l’on parle a nécessairement une influence sur le ton de la voix et sur la sonorité des phrases. On a beaucoup plaisanté, dans les temps modernes, la grande éloquence des orateurs anciens ; on a souri des périodes à la Cicéron qui se déroulent avec la régularité du souffle du large et le balancement des vagues de la mer. On devrait se rappeler que l’orateur antique parlait le plus souvent sur la place publique à une assemblée nombreuse, et que ni la voix ni l’idée n’auraient porté assez loin sans l’ampleur de la phrase et l’agrandissement forcé du ton et du geste, comme pour mieux projeter la pensée sur le vaste écran de l’âme populaire. Le prêtre ne parle guère sur les places publiques depuis le temps des apôtres. Mais les enceintes de nos églises, surtout des églises cathédrales, sont assez étendues pour imposer à l’orateur qui veut les emplir de sa parole l’effort de l’organe et la structure de la phrase capables de porter jusqu’aux derniers rangs de l’auditoire. On oppose volontiers la simplicité actuelle de l’éloquence du barreau à la solennité de la chaire chrétienne ; qu’on fasse monter les avocats dans la chaire et qu’on mette le prêtre à la barre, les uns et les autres prendront le ton de la « maison ». Le temple a son style, le palais a le sien ; l’un et l’autre font loi. Le genre et les orateurs sont contraints de s’adapter au cadre.


Il faut en prendre son parti : l’éloquence de la chaire, étant ce que l’ont faite les Bossuet, les Bourdaloue et les Massillon, est devenue chez nous un genre littéraire ; elle en doit subir les inconvénients, si elle en veut avoir les avantages. Elle y a gagné la bonne tenue, mais elle y a perdu le naturel et la spontanéité ; elle s’est soumise aux règles de la rhétorique, mais elle est tombée dans le convenu et dans les lieux communs. Telle qu’elle est, elle fait honneur au clergé, qui est, sans contredit, la corporation où l’on parle le plus, sinon le mieux. L’habitude à laquelle s’assujettissent les prêtres d’écrire leurs sermons, du moins pendant plusieurs années, leur vaut une correction de style, une élégance littéraire que l’on ne rencontre pas partout ailleurs, même dans les assemblées politiques.


L’épreuve de l’orateur de la chaire consiste en ce que l’auditoire n’attend de lui rien de nouveau. C’est une disposition peu favorable ; tant pis s’il n’arrive pas à forcer l’attention par la « manière » ! Le dogme prête peu à la passion, sans laquelle le plus beau discours du monde nous laisse froids. Cependant, les mystères de la religion catholique ont leur beauté, profonde comme l’infini ; les arguments ont leur vie. La religion est d’ailleurs un drame historique qui permet de toucher du doigt le divin. Le dogme, chez Bossuet, prend quelquefois le ton d’un poème lyrique. La morale est pourtant plus accessible et parle à tous. Aussi la morale fait-elle le fond de la plus grande partie des sermonnaires. Massillon a excellé dans le genre ; il présente le miroir aux grands de ce monde avec tant de grâce ! Les grandes dames, disait-on, raffolent du « Petit Carême » et dans leurs boudoirs,

Auprès d’un pot de rouge, on voit un Massillon.

Par malheur, après lui, ce fut la mode de prêcher surtout la morale aux dépens du dogme. Et la morale elle-même se sécularisa si bien qu’on en vint à prêcher sur la sainte agriculture.

Le XIXe siècle fut le siècle des orateurs. La tribune et le barreau s’accommodent mieux de la liberté. La chaire en fut éclipsée, mais Lacordaire parut à Notre-Dame de Paris et devint l’égal des plus grands. Son triomphe fut de forcer le siècle incrédule à prêter l’oreille à la parole d’un prêtre, d’un dominicain. Son souffle puissant, émané d’une poitrine vraiment humaine, alla ranimer, sous les cendres épaisses du doute, les étincelles de la foi. Depuis, dans la même chaire, il a été surpassé en précision théologique : d’autres ont fait de magistrales expositions dogmatiques ou morales, ils se sont appelés : Ravignan, Félix, Monsabré, d’Hulst et Janvier, mais ils ont prêché des convertis. A quand le nouveau Lacordaire, dont la parole imprévue et pénétrante remuera la fibre chrétienne dans l’âme des indifférents ? Est-il vrai qu’il ait paru ces derniers temps sous un nom qui sera bientôt illustre ?


D’aucuns regrettent que la chaire chrétienne ait consenti, pour plaire au siècle, au sacrifice de ses libertés primitives. Les apôtres affectaient, au contraire, de ne pas se plier aux règles de la persuasion usitées dans les écoles d’éloquence humaine : ils n’en forçaient que mieux l’attention de leurs auditeurs, même de ceux qui étaient initiés aux secrets de l’art de persuader. Ce qui est certain, c’est que le contact entre le prédicateur et l’auditoire était plus intime et plus chaud. Les sermons des Pères de l’Église tenaient de la conversation ; c’étaient des homélies, origine du prône actuel, simple commentaire de l’Évangile du jour. Les auditeurs étaient une véritable assemblée qui manifestait, qui applaudissait, qui murmurait, qui se passionnait enfin.

Que nous sommes loin de ces assemblées vivantes, avec nos auditoires assis, somnolents, sur qui tombent des généralités qui s’adressent à tout le monde et par conséquent à personne, des reproches mérités par les absents, et des diatribes encouragées par un silence forcé ! Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, dit un proverbe italien cité par Bossuet. Il faut avouer que les auditeurs trop disciplinés ont contribué à couper le fil de la sympathie et de la communication entre la chaire et l’assemblée.


Il n’en fut pas toujours ainsi, et la tradition des Pères de l’Église régna, plus ou moins respectée, à travers le moyen âge jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ce qui caractérise la chaire chrétienne en ces époques de foi incontestée, c’est la liberté de la parole, qui ne ménage rien ni personne. On peut croire que le clergé séculier au moyen âge, faute de formation particulière, était incapable de prêcher convenablement les dogmes et la morale chrétienne. L’ignorance était commune aux pasteurs et aux ouailles. Seuls les religieux étaient les vrais prédicateurs, et la matière ne manquait pas à une parole qui n’avait rien à redouter ni des grands seigneurs ni du peuple. Il faut aux époques de misère et d’oppression au moins la détente du franc-parler et du franc-rire. Les fabliaux avaient déjà pris toute licence contre toutes les autorités. Le théâtre, qui avait l’église pour berceau et les mystères pour aliment, vengeait à tout propos les petits de la dureté des grands. Restait à faire monter la satire générale des mœurs dans la chaire, au moment même où les moines artisans des cathédrales la sculptaient dans la pierre et dans le bois pour l’éternité. Les « libres prêcheurs », si libres qu’ils fussent de pensée et de parole, ne scandalisaient pas leurs contemporains. La chaire était une tribune devant laquelle défilaient, pour être mis à nu et fustigés, tous les représentants de la société, tous les abus, tous les vices, fussent-ils d’église. Ces terribles censeurs, les Michel Menot, les Olivier Maillard, les Jean Raulin, les Jean Clérée, les Robert Messier, arrachèrent tous les masques, au nom de l’Évangile, la seule puissance qui était reconnue, même alors que l’on méconnaissait ses lois les plus essentielles. On a peine à comprendre aujourd’hui la hardiesse de langage et la licence des tableaux de mœurs que se permettaient ces moines précurseurs de Rabelais. Il faut dire à leur décharge que leur époque n’avait pas plus peur du mot que de la chose. Il est impossible de placer ici des citations, qui ne s’accorderaient plus avec la pruderie au moins verbale de notre temps.

Trivialité à part, la liberté de tout dire en chaire n’a jamais été entièrement abolie en France. Il est, en général, difficile à un curé qui réside au milieu de ses paroissiens de parler ouvertement des pécheurs de la paroisse. Il est tenu, s’il veut ne pas s’exposer à l’impopularité, de surveiller ses sermons. Mais les prédicateurs de passage, missionnaires, religieux surtout, peuvent se donner carrière, et, selon le mot de Mme de Sévigné sur Bourdaloue, « frapper comme des sourds » ! Il est encore et il sera toujours de ces « libres prêcheurs » qui n’auront pas crainte de donner, comme on dit, la chair de poule à leurs auditeurs. Tel capucin, qui ne remonte pas au XVe siècle, prêchant sur l’adultère et menaçant de jeter sa barrette à la tête des coupables, faisait baisser les têtes féminines de l’assemblée.

Il n’y a pas si longtemps que l’on voyait encore de ces « curés d’autrefois », comme on disait, très peu diserts, incapables d’écrire un sermon et de l’apprendre par cœur, et qui montaient en chaire pour faire le prône. Ils passaient en revue, le dimanche, la chronique de la semaine, relevaient les scandales gros ou petits, publiaient les bans de mariages, avec un « commentaire » sur les « promis », et disaient leur fait à tous ceux qui avaient manqué à leur devoir chrétien. C’était la « coulpe » que le prêtre battait sur la poitrine de ses paroissiens, comme une sévère leçon de morale donnée en famille. Il fallait à de tels pasteurs de telles brebis. Les temps sont changés. La bonhomie elle-même doit se surveiller. Les audaces du zèle pastoral passent pour des offenses. L’église serait déserte si les curés revenaient au « franc-parler » des anciens.

Il faut le dire, un esprit nouveau s’est introduit dans les paroisses et a rompu avec la cordialité toute familiale des rapports entre le pasteur et ses ouailles. La politique a semé des pièges partout, et jusque dans la chaire chrétienne. Les fidèles ont toujours permis à leur curé de leur dire au prône « leurs vérités », sauf en ce qui touche les opinions politiques. Sur ce point, le peuple français est ombrageux ; le prédicateur doit se tenir sur ses gardes.

Règle générale : l’actualité lui est interdite. Les sermons roulent sur le dogme et les raisons de croire. Couramment, le prône du dimanche qui se fait à la grand-messe est un catéchisme pour l’usage des grandes personnes. La morale y vient à sa place dans l’explication des Commandements de Dieu. D’ordinaire, le programme de ces instructions est tracé par l’évêque. Le cours est interrompu, aux grandes fêtes, par un sermon d’apparat, sur le mystère ou le saint du jour. La station de carême est un vieil usage qui a peine à se maintenir. Les vêpres sont moins fréquentées. La station commence à la mi-carême. Elle consiste surtout en des retraites prêchées chaque soir, tour à tour, aux hommes, aux femmes et aux jeunes filles. Les réunions de piété, mois de Marie, mois du Rosaire et du Sacré-Cœur, sont l’occasion de petites allocutions, plus intimes, comme il convient, car elles s’adressent à un auditoire restreint et fermé, et descendent de la petite chaire roulante qui commande la causerie.

Il ne faudrait pas tenir pour une institution sans importance cette immense organisation de la « parole sacrée » qui ne se tait presque aucun jour de l’année et qui distribue à tous les âges, à toutes les conditions, la vérité d’où dépend l’orientation de la vie en ce monde et en l’autre. De cette institution ne pourrait-on pas dire aussi que, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer ? Elle a perdu malheureusement de son efficacité. Le nombre des incroyants s’étant accru, d’autres chaires se sont élevées qui prétendent enseigner une autre règle de vie. Le prêtre a beau, dans sa chaire, devant ses fidèles, répondre aux objections des incrédules, les incrédules ne sont pas là pour l’entendre, et c’est peine perdue. De là une nécessité qui commence à triompher de la routine. Le prédicateur de salle publique se fait accepter ; il a le regard franc, la parole prompte, il a fait la guerre et il n’a pas peur des mots. Il connaît le peuple ; il l’aime, puisqu’il vient lui parler chez lui. Il annonce un sujet d’apologétique, mais les objections sortent presque toutes du sujet. Il lui faut avoir réponse à tout et ne s’étonner de rien. L’esprit et la bonne humeur font valoir les arguments. La verve seule a le dernier mot. C’est là un genre nouveau qui suscitera des apôtres. Il a déjà produit un maître, le chanoine Desgranges.

CHAPITRE VI
LA HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE

Brunetière aimait à dire que l’Église est un gouvernement, et sans doute voulait-il dire par là ce que le catéchisme apprend aux enfants, à savoir que l’Église est la société des fidèles « gouvernée » par Notre Saint Père le Pape et les évêques. Gouverner, dans l’Église, c’est conserver l’ordre établi par le fondateur et le législateur de l’Église, l’Homme-Dieu. Gouverner, c’est maintenir le dogme tel qu’il a été révélé, et combattre l’hérésie qui rompt l’unité de foi. Gouverner, c’est maintenir la discipline, par l’observation des commandements de Dieu et de l’Église, et par la docilité aux décrets des Conciles ou des Pontifes. L’enseignement se donne au nom de l’infaillibilité du magistère ecclésiastique. La vérité elle-même a force de loi ; une fois que le croyant est membre de la société des fidèles, il doit recevoir la vérité toute faite et y soumettre son esprit et sa conduite, sous peine d’entrer en rébellion contre le gouvernement de l’Église. Les gouvernants dans l’Église sont le Pape et les évêques. Le Pape est le chef qui a reçu mission de tenir la place de Jésus-Christ et de concentrer en sa personne l’autorité sur le monde catholique. La primauté du siège de Saint Pierre, reconnue en droit et en fait, impliquait, pour le maintien de l’unité de foi dans l’Église, le privilège de l’infaillibilité personnelle du Souverain Pontife dans la définition des dogmes et dans les prescriptions de la discipline. Après les gouvernants, les gouvernés. Ce sont les prêtres et les fidèles qui doivent recevoir, comme venant de Dieu lui-même, tous les ordres se rapportant aux vérités qu’il faut croire et aux directions qu’il faut accepter, pour le salut de leurs âmes.

Ces fonctions ainsi superposées qui constituent la société de l’Église seraient plus proprement appelées une hiérarchie qu’un gouvernement. La hiérarchie, comme le mot l’indique, est la gradation sacrée des pouvoirs. Contraste remarquable, les fonctions sont immuables dans l’Église, étant d’origine surnaturelle, et les titulaires n’en forment pas pour cela une caste ou une aristocratie. Le célibat ecclésiastique, comme je l’ai dit ailleurs, a sauvé le sacerdoce de l’hérédité. A défaut de l’hérédité, c’est l’élection qui est le principe de la hiérarchie sacrée. Ainsi, le gouvernement le moins démocratique du monde est un gouvernement électif. Le Pape est l’élu des cardinaux. Primitivement, les évêques étaient les élus du peuple fidèle, des laïcs, selon le sens étymologique du mot grec laos, lequel signifie peuple, et a pour dérivé laikos. Tant que les communautés chrétiennes furent peu nombreuses, les élections purent se faire avec ordre et gravité. Mais, quand le peuple chrétien devint foule, les abus se glissèrent. Les élections se faisaient alors sur la place publique, et, comme il arrive, il suffisait d’un cri inattendu partant on ne sait d’où pour provoquer par acclamations le succès des candidatures les plus extraordinaires. Il en est qui tournèrent au bien de l’Église. On sait que le célèbre Ambroise, préfet de Milan, fut désigné par des enfants qui crièrent tout d’un coup : « Ambroise évêque » ! Ambroise dut obéir à la voix du peuple : il reçut en peu de jours tous les ordres sacrés et devint le grand homme, le saint que l’on connaît.

Quelquefois, la fantaisie de la foule allait plus loin encore. C’était à Comane, dans le Pont. L’élection ne se déclenchait pas. Voici que vient à passer un charbonnier, à la face noire, honnête au demeurant, et sans doute populaire. « Alexandre évêque », cria quelqu’un. Et Alexandre fut élu. Dieu fit un miracle. Il plut à sa grâce de transformer si bien l’élu du caprice électoral que son épiscopat fut fécond et lui valut d’ailleurs le martyre.

Mais de tels abus finirent par rendre les élections épiscopales impossibles. L’Église y pourvut. Le principe resta toutefois, et les chefs d’État s’autorisèrent de leur qualité de « substituts » du peuple pour se réserver la nomination des évêques dans leurs royaumes. Ce fut la pratique des rois Mérovingiens, confirmée par les Concordats et maintenue jusqu’à ces derniers temps.


Ce n’est pas ici le lieu de tracer l’évolution historique de l’épiscopat du moyen âge. Il suffit de se rappeler que l’évêque entrait dans l’organisation féodale au même plan que les seigneurs ; il avait rang de comte ; grand propriétaire foncier, il jouissait des privilèges attachés à la propriété. Il contribua à sauver les débris de la civilisation gallo-romaine ; il fut souvent encore, contre les invasions, le défenseur de la cité. Autour de lui se rallient dans le malheur ou dans le péril les populations atterrées. Héritier de l’organisation d’empire, il impose d’abord aux barbares et puis aux féodaux qui n’ont pas dépouillé la barbarie. Il est appelé dans les conseils des rois et il travaille avec eux à la grandeur future de l’unité française.

On connaît le rôle des grands ministres mitrés qui honorèrent la politique dans l’ancien régime. Tous les évêques ne furent pas également bons Français aux époques troubles où la monarchie luttait contre les grands vassaux, où les querelles entre Armagnacs et Bourguignons livraient la France à l’Angleterre. Le procès de Jeanne d’Arc éclaire d’un jour déplorable certaines consciences épiscopales. Un Regnault de Chartres, archevêque de Reims, même après le sacre de Charles VII, avait une politique en réserve, en cas de retour de mauvaise fortune. L’évêque de Beauvais ne fut pas déshonoré de son vivant pour avoir fait condamner la Pucelle. La patrie et la légitimité n’étaient pas encore ce qu’elles seront après Louis XI, enserrées dans le même anneau. Le cardinal de la Ballue s’apercevra que les temps étaient changés.

Au surplus, le rôle politique des évêques alla diminuant avec l’accroissement de la puissance royale. Ce fut un cardinal, Richelieu, qui consomma la ruine de l’aristocratie féodale. Les évêques se rangèrent comme les grands seigneurs. Ils devinrent l’ornement de la cour. La résidence en souffrit, mais il fallait plaire au roi, lequel pouvait toujours exiler dans leur diocèse ceux qu’il punissait de sa disgrâce. On y perdait un peu de l’indépendance que supposait la mission épiscopale, en des matières qui ne devaient relever que de l’Église et de ses chefs. On tenait beaucoup à conserver les libertés de l’Église gallicane, et à les défendre contre les protestations de l’Église romaine. Louis XIV chargea Bossuet de définir les droits respectifs du Pape et des évêques, ou, mieux, du roi qui était ou voulait être l’évêque temporel. Bossuet évita le schisme, mais n’échappa point à l’erreur. Rome ne ratifia jamais la déclaration de 1682. Les gouvernements qui succédèrent à l’ancien régime la reprirent à leur profit. Elle reparut dans les articles organiques du Concordat et devint un article de foi imposé aux évêques avant leur sacre et aux professeurs ecclésiastiques de la Sorbonne. Pure formalité, d’ailleurs, que personne ne prenait au sérieux.

Au reste, la papauté avait eu l’occasion de prendre une belle revanche sur les libertés de l’Église gallicane, et cette occasion lui avait été fournie précisément par l’auteur du Concordat. Napoléon, en effet, avait exigé de Pie VII un coup d’État inouï dans les fastes du droit canon. Il réclama la démission en bloc de tous les évêques survivants de l’ancien régime, écarta les récalcitrants, et nomma les nouveaux titulaires qu’il prit, partie parmi les anciens, et partie parmi des prêtres assermentés. Ainsi fut détruite, par les mains de celui qui tenait à la maintenir, la citadelle du gallicanisme. Grâce à Napoléon, il était démontré que le Souverain Pontife est le véritable chef de l’Église, au-dessus des évêques et des conciles, maître absolu dans le gouvernement du monde catholique.

Tel qu’il fut, même dans les entraves gallicanes, l’épiscopat de l’ancien régime fut une des gloires de la France. Des hommes tels que Bossuet et Fénelon ont rendu au grand siècle autant d’éclat qu’ils en ont reçu.


Le contraste est frappant entre les évêques d’ancien régime et les évêques concordataires. Le revenu tomba de 100 000 livres à 10 000 francs pour les évêques, à 15 000 pour les archevêques. Seulement, l’autorité épiscopale grandit. Autrefois, l’évêque avait autour de lui des institutions rivales de la sienne. Les chapitres des cathédrales étaient des puissances ; ils avaient des droits sur lesquels l’évêque ne pouvait rien. Grands propriétaires, eux aussi, ils nommaient des curés dans les paroisses qui dépendaient d’eux. L’évêque d’Arras nommait à quarante-sept cures et le chapitre à soixante-six. L’évêque de Boulogne, sur cent quatre-vingts paroisses, ne disposait que de quatre-vingts. L’évêque de Saint-Omer venait, sous ce rapport, au troisième rang, après l’abbaye de Saint-Bertin et après le chapitre.

D’incessants procès se greffaient sur des compétitions inévitables. Dans le grand naufrage de la Révolution, seule l’autorité des évêques surnagea. Le nombre des curés inamovibles était tombé à moins de 4 000, alors qu’en 1789 il y avait 36 000 curés inamovibles et 2 500 seulement amovibles. La seule entrave aux libres choix de l’évêque fut l’assentiment du gouvernement, en ce qui concerne les curés inamovibles. La politique rentra dans l’Église par cette porte, et amena des conflits qui ne cessèrent qu’avec la Séparation. En l’absence des lois canoniques qui réglaient dans ses moindres détails l’administration des diocèses, les évêques n’eurent plus d’autre règle de conduite que leur bon plaisir, nécessairement tempéré par leur bonne volonté et l’intérêt de leur diocèse.

L’esprit de paternité vint heureusement rendre de plus en plus rares les abus de pouvoir. Cependant, le sentiment de leur autorité n’abandonnait pas les évêques concordataires, surtout ceux-là qui avaient vécu sous l’ancien régime ou qui en avaient gardé les traditions. D’ailleurs, pendant la première moitié du XIXe siècle, beaucoup de prélats appartenaient encore à la noblesse. Les gouvernements de Louis XVIII et de Charles X les comblaient d’honneurs. Le prince de Croy, archevêque de Rouen, était pair de France, grand aumônier de la Cour, et rappelait par sa fortune et son train de vie les évêques grands seigneurs du XVIIIe siècle. Même sous le second Empire, les cardinaux étaient sénateurs, et c’est l’un d’eux, le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, qui prononça un jour à la tribune du Sénat la parole dont abusèrent les esprits malveillants, à savoir que son clergé marchait sous ses ordres comme un régiment.

Cette extrême dépendance du clergé à l’égard du pouvoir immédiat des évêques explique en partie l’entraînement qui le porta, sous l’impulsion du Lamennais de la première heure, vers les idées ultramontaines. Quoi qu’il en dût advenir, l’obéissance paraissait plus facile envers un chef qui était trop loin pour être incommode. Au surplus, l’épiscopat concordataire occupait encore une grande place dans la nation. Les évêques s’entendaient appeler monseigneur, alors que, selon les articles organiques, on devait leur dire simplement : monsieur ou citoyen. Ils logeaient encore leurs « Grandeurs » dans des « palais ». Une pauvreté relative, loin de leur nuire, leur attirait le vrai respect, celui qui n’est pas de commande, mais vient du cœur. La générosité des fidèles leur permettait de répandre autour d’eux les bonnes œuvres. Les fondations renaissaient, après la disparition des biens d’Église, et malgré les entraves de la loi des fabriques.

Le choix des évêques était, naturellement, réservé à l’État, qui nommait les titulaires, laissant seulement au Pape le soin de donner l’institution canonique. Au préalable, et pour éviter des différends sans issue, la troisième République, à ses débuts, fit précéder la nomination de l’évêque de pourparlers officieux entre les directeurs des cultes et le nonce, de sorte que le candidat était déjà agréé par les deux pouvoirs avant que son nom parût à l’Officiel.

Bien entendu, le gouvernement tâchait de choisir des hommes qu’il croyait favorables à sa politique. Il se trompa souvent, parce qu’il fut souvent trompé. Tel prêtre qui se montrait, avant la nomination, sous un jour favorable au régime du moment, ne tardait pas, une fois sur son siège, à donner au ministre des Cultes des raisons de se repentir de l’avoir désigné. C’est ce genre de surprise que traduisait Louis-Philippe, en un langage un peu irrévérencieux : « Quand les évêques ont reçu le Saint-Esprit, on dirait qu’ils ont le diable au corps ! »

Napoléon s’était laissé guider dans le choix des évêques par le désir de donner satisfaction aux idées nouvelles d’égalité, tout en réservant une part à la noblesse qu’il voulait rallier à l’Empire. La Restauration favorisa les candidatures aristocratiques, si bien que la première moitié du XIXe siècle, au point de vue de la hiérarchie, semble continuer le XVIIIe. La Révolution de 1830 qui marqua l’avènement définitif de la bourgeoisie, et plus encore celle de 1848, accentuèrent la tendance démocratique, et peu à peu les particules devinrent moins nombreuses dans les listes des évêques, si bien que l’annuaire épiscopal, à cent ans d’intervalle, offre un renversement à peu près complet. En 1789, sur 134 évêques ou archevêques, cinq seulement sont roturiers. En 1889, sur 90 évêques ou archevêques, il n’y en a que quatre qui appartiennent à la noblesse.


L’ancien régime n’avait pas à craindre chez les évêques un état d’esprit qui ressemblât à ce qu’on a nommé depuis l’esprit d’opposition au gouvernement. Il y avait entre la monarchie et l’ordre du clergé une nécessité de s’entendre et de se prêter un mutuel soutien ; la religion catholique étant la religion de l’État, l’État en la personne du roi lui accordait sa protection, et l’obéissance au roi était seulement un devoir, mais un penchant naturel pour tous les membres du clergé.

Le Concordat ne rétablit l’ancienne Église gallicane ni dans ses privilèges ni dans sa dépendance. L’État s’affranchit de sa fonction traditionnelle d’évêque du dehors, et, en mettant sur le même pied les divers cultes, il commença cette œuvre de sécularisation qui devait aboutir à la neutralité et à la Séparation. De là, chez les évêques mal résignés à voir l’Église moins protégée et souvent mal défendue contre les attaques de la libre pensée ou de la politique, un juste mécontentement qui se traduisait en protestations indignées, seulement tempérées par le ton un peu conventionnel des lettres pastorales. Le gouvernement de la Restauration, tout bienveillant qu’il était, dut sacrifier les jésuites et fermer quelques petits séminaires, sous prétexte de protéger le pouvoir civil contre les empiétements de la Congrégation. Ce n’était pas le moyen de maintenir l’épiscopat dans la soumission. Le gouvernement de Juillet alla plus loin dans l’offense, mais du moins il libéra les évêques du sentiment de reconnaissance qui les liait à la Restauration. L’opposition trouva des organes nouveaux, moins gênés que l’épiscopat dans l’expression de leurs doléances. Les jeunes rédacteurs de l’Avenir, Lamennais, Montalembert, Lacordaire et Gerbet, ne ménagèrent pas le vieux gallicanisme. Ils se firent les apôtres de la liberté religieuse, mais avec une telle fougue que les évêques prirent peur et qu’ils préférèrent subir le joug qui attelait l’Église et l’État au même char. Rome fut de leur avis : l’heure de la liberté religieuse n’était pas encore arrivée.

Toutefois, un mouvement profond s’était dessiné qui emportait les chefs de l’Église de France hors de son orbite traditionnelle. Molestée par l’État, elle regardait de plus en plus vers la Papauté, d’où elle attendait la force et la ligne de conduite. Peu à peu, les évêques, bien que retenus par le lien concordataire et la réserve qu’il imposait, s’accoutumaient à juger les actes du pouvoir et à les citer devant l’opinion du pays et du monde. L’État se défendait par des moyens qui ne portaient plus. Les appels comme d’abus ne réussissaient qu’à rendre populaires les noms des évêques qui en étaient l’objet. Le second Empire lui-même, qui pourtant avait rallié à son programme la plupart des évêques de France, ne trouva pas grâce devant le haut clergé, du jour où il découvrit son jeu dans la politique qui préparait l’unité italienne. La critique épiscopale devint amère, et trancha même sur le ton ordinaire de la presse. Mgr Pie osa s’écrier un jour dans sa chaire de Poitiers : « Lave tes mains, Pilate ! » et l’Empereur ne pouvait pas prendre pour dites à un autre ces paroles qui le visaient évidemment. Les brochures ardentes de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, ressemblaient à des Philippiques.


C’était un exemple qui devait avoir des imitateurs dans le dernier quart du XIXe siècle, sous le régime anticlérical de la troisième République. Les raisons de parler étaient plus justifiées encore. Et puis, l’audace était moins méritoire d’élever la voix pour adresser un blâme à des ministres ou à un président qui n’avaient pas le prestige des têtes couronnées. Les lettres épiscopales ne laissaient passer aucune atteinte aux droits de l’Église, et, collectives ou individuelles, elles cherchaient à émouvoir l’opinion contre la politique des républicains. L’opposition unanime de l’épiscopat n’était diverse que par le ton, suivant le tempérament des opposants. Les sanctions frappaient indistinctement les illustres et les autres. L’appel comme d’abus ne suffisant plus, la République inaugura les suppressions de traitements.

Ce rôle public, pour ne pas dire politique, que les circonstances imposèrent à l’épiscopat concordataire ne doit pas faire oublier l’œuvre de réorganisation religieuse qu’il accomplit pendant plus d’un siècle. Hippolyte Taine s’en est fait l’historien impartial. On a parfois blâmé les habitudes trop administratives de l’autorité épiscopale, mais une bonne administration n’est-elle pas la condition nécessaire d’un bon gouvernement, même spirituel ? Si les traditions d’ancien régime avaient survécu jusqu’à laisser entre les prêtres et l’évêque une distance peu en rapport avec la simplicité des mœurs modernes, cet apparat n’était pas l’effet d’une vanité vulgaire, mais seulement la sauvegarde du prestige dont devait être entouré le chef du diocèse. Au reste, les honneurs que le protocole officiel assignait aux évêques entretenaient dans l’esprit des fidèles le sentiment du respect religieux que leur inspirait la dignité épiscopale.

Une des conséquences de la « Séparation » fut de simplifier le cadre extérieur de la fonction de l’évêque, de le tenir lui-même plus près de ses ouailles et d’enhardir prêtres et laïcs à se rapprocher de sa personne. Le prélat concordataire ne prodiguait pas ses présences, en dehors des tournées de confirmation, dans les églises de son diocèse. Aujourd’hui, l’évêque se montre partout où l’on a besoin de lui pour rehausser l’éclat d’une fête, pour présider un congrès de jeunesse catholique, des journées d’œuvres, des bénédictions d’églises, des baptêmes de cloches, des noces d’or sacerdotales. Le respect en a-t-il été diminué ? Je ne le pense pas, mais sûrement l’affection en a été augmentée. L’administrateur est devenu le père de son peuple.

De là, un pouvoir nouveau, qui est d’un autre ordre que le pouvoir proprement épiscopal. L’évêque est le chef incontesté de tout ce qui fait profession de catholicisme ; c’est de lui que l’on attend le mot d’ordre et la consigne du moment. Naguère encore, les laïcs étaient tenus à l’écart des affaires religieuses. Les conseils de fabrique représentaient le vieil esprit qui avait inspiré la législation concordataire. Les disciples de Lamennais, soldats d’avant-garde, n’attendaient pas toujours, pour « tirer », le commandement des chefs hiérarchiques. Le journalisme pénétra dans l’Église malgré les évêques, et les conflits célèbres de l’Univers avec Mgr Dupanloup prouvent que l’épiscopat n’aimait pas ce nouveau « magistère », qui résolvait les questions devant l’opinion avant même que les évêques en eussent été saisis. L’évêque de Langres, Mgr Parisis, devenu plus tard évêque d’Arras, comprit avant les autres que la hiérarchie avait intérêt à s’appuyer sur les laïcs de bonne volonté. Les temps sont venus qui ont donné raison aux vues de ce grand évêque, précurseur de notre temps sur tant de points. Aujourd’hui, l’union est faite, en dépit des nuances diverses d’opinion, entre laïcs et évêques. La politique antireligieuse a toujours travaillé contre elle-même ; elle a fait la cohésion des forces catholiques, et il n’est pas de concordat qui soit comparable au concordat spontané des fidèles et de la hiérarchie.

CHAPITRE VII
LE PRÊTRE ET LA POLITIQUE

Existe-t-il dans la vocation et les fonctions ecclésiastiques une certaine prédisposition à la politique, dans le sens élevé du mot ? L’Église est-elle une école de gouvernement ? D’aucuns l’ont soutenu, qui ont surtout envisagé la cour de Rome et la grande politique des Papes à travers les âges. Tout le monde connaît d’ailleurs l’influence qu’exercèrent auprès de nos rois des hommes d’église, célèbres par leur sainteté ou par leur génie : un saint Éloi auprès de Dagobert, un Suger auprès de Louis VI et de Louis VII, et surtout un Richelieu auprès de Louis XIII, et un Mazarin auprès de Louis XIV. Nul doute que l’habitude de manier des affaires délicates, la connaissance des âmes et par conséquent du cœur humain, l’étude de la théologie et des sciences qui s’y rattachent, métaphysique, logique et psychologie, ne soient une préparation lointaine, mais profonde, à l’art de gouverner. Naguère, en passant à Vienne, au moment où le chancelier, Mgr Seipel, était encore, du fait de l’attentat que l’on sait, entre la vie et la mort, quelqu’un nous disait : « Si notre chancelier est un des premiers hommes d’État de l’Europe, cela tient à son éducation théologique. » Richelieu, aussi, était un éminent théologien. Et ce n’est un mystère pour personne que, sous l’ancien régime, les études libérales se terminaient par des cours de théologie, sans lesquels on n’était pas un « honnête homme », c’est-à-dire un homme bien élevé. Ne dit-on pas que le prince de Condé, qui assistait à la soutenance de la thèse de doctorat du jeune Bossuet, fut tenté de rétorquer ses arguments ?

De là toutefois à prétendre que la théologie suffit pour faire un grand général ou un grand politique, il y a loin. Certes, la logique apprend à raisonner juste, le dogme et la morale catholiques accoutument l’esprit à mettre à leur place respective les droits de Dieu, de la conscience et des peuples. Mais les principes sont une chose, et l’application une autre chose. La politique est l’art de concilier les contingences avec l’absolu, et l’art tient plus de l’intuition que de la science, de la finesse de l’esprit que de l’habileté scolastique. Frédéric II, l’ami de Voltaire et des philosophes, n’en disait pas moins que, s’il voulait punir une province, il chargerait un philosophe de la gouverner.

Quoi qu’il en soit, les théologiens catholiques ne se sont jamais désintéressés de la politique, ne fût-ce que pour exposer les principes et les règles du gouvernement. Saint Thomas, Suarez et leurs disciples ont défini avec précision les divers systèmes politiques fondés sur la nature des choses et sur la pratique des siècles passés. Ils ont tenu, haute et claire, au sommet de leurs thèses, la distinction entre les deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, tout en affirmant, au nom de l’Évangile, la suprématie de l’ordre surnaturel sur l’ordre naturel, et la nécessité qui s’impose aux États chrétiens de subordonner aux lois divines, et par conséquent aux lois de l’Église qui en est la gardienne, tout ce qui relève, dans les choses du gouvernement, de la morale et du salut des âmes.


Ce que le moyen âge accepta, tant bien que mal, pour la paix relative de la chrétienté, devint un joug insupportable pour les États modernes, qui se modelèrent peu à peu, sous l’influence des légistes nourris de droit romain, sur la conception antique de l’État, dans lequel se résumait le bien public, le droit et même la religion. De là des conflits qui se résolurent en Concordats. De là surtout des nationalismes religieux, qui tous tendaient au schisme, si tous n’y aboutissaient pas. Le gallicanisme royal suscita le gallicanisme épiscopal, dont Bossuet fut chez nous le docteur et le défenseur. Il faut dire à sa décharge que le dogme de l’infaillibilité pontificale n’était pas encore défini. Et, d’ailleurs, Bossuet n’avait garde de mettre l’État au-dessus ou en dehors de la souveraineté divine. Il tirait de l’Écriture Sainte une politique qui investissait, il est vrai, Louis XIV d’un pouvoir absolu, mais aussi d’une sorte de pontificat qui le liait à la religion et imposait des limites à son bon plaisir. Le roi gallican était en quelque sorte l’évêque du dehors, protecteur né de la religion d’État et nécessairement intolérant, jusqu’au point de révoquer l’Édit de Nantes.

Tout aussi royaliste — politiquement — que son rival de génie et de gloire, Fénelon ne mettait pas si haut l’absolutisme religieux de la monarchie. Il redoutait d’empiéter en faveur de César sur ce qui n’appartenait qu’à Dieu et à son représentant sur la terre, le chef visible de l’Église. Pendant que Bossuet déduisait de l’histoire du peuple juif des maximes capables de former le roi idéal, sans qu’aucune l’obligeât à rendre compte de son gouvernement, Fénelon était plus frappé par les inconvénients de l’irresponsabilité royale et plaidait la cause du peuple opprimé, soit dans les transparentes rêveries du Télémaque, soit dans les fameuses remontrances qui lui valurent la disgrâce du roi et l’exil dans son diocèse.

En dehors des grands protagonistes de la politique ecclésiastique, le clergé dans son ensemble n’avait pas, sous l’ancien régime, d’autre parti que le parti du roi considéré comme le chef de la nation, ou plutôt la nation incarnée.

On peut dire que le clergé français, au cours de l’histoire, soutint de son influence la politique des rois de France, comprenant que la France ne pouvait être grande et forte au dehors et vraiment aimée au dedans que sous l’autorité d’une dynastie héréditaire, qui devait confondre son intérêt propre avec l’intérêt du pays lui-même. C’était là un sentiment profondément religieux, que notre Jeanne d’Arc avait porté jusqu’au sublime, élevant le monarque à la dignité de représentant et de vassal du souverain des souverains, Notre Seigneur Jésus-Christ. Il se formait ainsi dans le patriotisme de l’ancienne France un lien indissoluble entre la royauté française et le règne du Sauveur et la mission de son Église. Le roi très chrétien ne pouvait être que catholique.

Les guerres de religion furent aussi bien des guerres civiles. On le vit trop quand Henri de Navarre, élevé dans la religion protestante, essaya de conquérir par les armes le royaume qui lui revenait par droit de naissance. La France récusa le droit de l’hérédité pour sauvegarder le droit de la nation qui voulait demeurer catholique. Henri de Navarre dut se soumettre à la volonté nationale pour devenir le bon roi Henri IV. On a pu blâmer les excès de zèle des moines ligueurs, mais quel est le bon Français, même un peu sceptique en matière de religion, qui ne soit reconnaissant à la Ligue d’avoir sauvé la tradition et préparé le siècle de Louis XIV ?

C’est encore l’esprit nationaliste, si l’on peut dire, qui inspira les doléances du clergé à la veille de la Révolution. Le clergé, qui vivait de la vie du peuple, entra joyeusement dans l’immense perspective des réformes et donna sa confiance au tiers état. Ce n’est pas sa faute si l’inexpérience des assemblées et la faiblesse du roi livrèrent le mouvement national à la violence des clubs et au sectarisme des Jacobins. Le roi tomba avec la chute de l’ancienne Église gallicane et le clergé fut entraîné dans la ruine de la monarchie et de la religion. Ceux qui prêtèrent serment à la grande erreur de la « constitution civile » croyaient sauver la foi catholique ; ils la perdaient en la remettant aux mains des philosophes. Ceux-là au contraire se tinrent plus près du cœur de la nation qui semblaient s’en éloigner en restant fidèles au Saint-Siège et plus fidèles au roi que le roi lui-même. C’est avec leur sang que fut écrit le Concordat, qui nous valut cent ans de paix religieuse.

Napoléon n’ayant pas tardé à porter atteinte à la dignité et aux droits du bon et doux Pie VII, la plupart des prêtres de France se réjouirent de sa chute et pensèrent retrouver dans le gouvernement de la Restauration tout ce qu’ils avaient cru perdre et chérissaient toujours, leur foi monarchique inséparable de leur foi religieuse. Dans son ensemble, le clergé français était demeuré royaliste et gallican. Il faudra encore beaucoup d’années et plusieurs révolutions pour séparer dans l’esprit des curés la cause du roi et celle de l’église de France. Ce sera l’œuvre d’un siècle, le XIXe.

Il y a des épisodes qui valent toutes les dissertations. Voici une histoire vraie, qui a une valeur de fait crucial.

A la veille de La Révolution, la paroisse de Montreuil-sur-Mer, en Ponthieu — aujourd’hui rattachée au département du Pas-de-Calais — avait pour curé un certain abbé Godefroy. Fort opposé aux idées nouvelles, l’abbé Godefroy refusa le serment et, pour échapper aux sanctions qui le menaçaient, émigra. Il s’en fut à Coblence où vivaient en grand nombre les membres du haut clergé et de la noblesse. L’armée de Condé s’était formée là et s’apprêtait à marcher avec les Allemands contre les troupes de la France révolutionnaire. Ces bons alliés commencèrent par piller le petit bagage du curé. Il ne se rebuta point. Il suivit l’armée. Il était à Valmy, en spectateur d’abord, mais, emporté par son ardeur royaliste, et voyant les émigrés en mauvaise posture, il enfourche un cheval sans cavalier, met le sabre à la main et charge comme s’il n’avait fait autre chose toute sa vie. Il fonçait sur un cavalier français de l’armée révolutionnaire, quand celui-ci lui cria : « Monsieur le curé, grâce ! ne me tuez pas ! je suis Roussel, votre paroissien de Montreuil ! — Ah ! c’est toi, dit l’abbé Godefroy, qui le reconnut, va-t’en, je te fais grâce ! »

Le feu du combat tombé, le curé de Montreuil a des remords, non pas d’avoir bataillé contre son pays, mais d’avoir contrevenu aux canons de l’Église qui défend aux clercs de verser le sang. Il faut qu’il aille chercher l’absolution à Rome, et le voilà parti, pauvre pélerin, oui, très pauvre, car il doit mendier son pain sur la route. Arrivé à Rome il est tout étonné d’en être quitte à si bon marché. Il ne se croit pas assez puni et il revient en France, toujours pauvre et courant le risque d’être reconnu et traité moins doucement qu’à Rome, en prêtre réfractaire. Il vit caché, mais il vit, pendant la Terreur. Le Concordat le rétablit dans son bénéfice de curé de Montreuil ; il a pour concurrent un prêtre assermenté, mais celui-ci doit se contenter d’être chanoine. L’Empire écroulé, l’avènement de Louis XVIII console l’abbé Godefroy de ses malheurs. Entre temps, voici qu’il est appelé en hâte auprès d’un paroissien malade à toute extrémité. Ce malade, c’est Roussel, le trembleur de Valmy, qui passe pour un esprit fort et inabordable à la religion. « Comment, lui dit le curé, tu ne veux pas te réconcilier avec Dieu ? — Ah ! dit l’autre, tout ce que vous voudrez, vous m’avez sauvé la vie, confessez-moi ! »

Tout alla bien jusqu’à la Révolution de juillet 1830. L’abbé Godefroy, dans le presbytère occupé encore aujourd’hui par l’archiprêtre de Montreuil, et qui regarde sur la place de l’Église, donnait ce jour-là à dîner à quelques notabilités de la paroisse.

Tout à coup, au milieu du repas, on entend les cloches sonner, et dans la rue passent des jeunes gens portant des drapeaux tricolores et chantant. C’était la Révolution. Le vieux curé put à grand’peine achever le dîner. Il dut s’aliter, sous le coup d’une congestion, et mourut quelques jours après.

Tous les curés de France ne moururent pas de la surprise de « Juillet », mais tous en furent frappés de stupeur et de regret. Détachés de la royauté qui n’était plus la royauté catholique, ils suivirent peu à peu le mouvement mennaisien qui les poussait vers Rome et les détournait de l’esprit gallican, par la faute d’un gouvernement qui faisait déjà de l’anticléricalisme avant la lettre.

A partir du règne de Louis-Philippe, la politique du clergé de France fut en fonction de l’attitude religieuse des gouvernants. Les retours de faveur facilitaient les ralliements politiques aux régimes existants. La République de 1848 faillit rendre les curés républicains, mais l’anarchie menaçante les rejeta vers l’Empire qui « ne sortait, disait-il, de la légalité que pour rentrer dans le droit ».

La troisième République, en laïcisant les écoles, en expulsant les congrégations, en séparant l’Église de l’État, rendit plus difficile et plus méritoire au clergé français le loyalisme envers les nouvelles institutions. Il y a longtemps que tous les prêtres français auraient fait leur deuil de la monarchie, si la République n’avait mis cruellement à l’épreuve leur conscience civique. Leur patriotisme n’en a pas été entamé, la guerre l’a bien fait voir.


Les curés ont beau être pacifiques par vocation, il ne leur est pas toujours facile de le rester dans la mêlée des opinions. L’un des plus grands journalistes du dernier siècle, Louis Veuillot, a contribué pour sa bonne part à élever la polémique à la hauteur d’un genre littéraire, très proche de la satire. Il a paru, dès lors, à plusieurs, qu’on pouvait être chrétien et manquer de charité chrétienne envers les adversaires de la foi. Le zèle de la vérité parut justifier la colère. Tant pis pour les personnes qui se mettaient en travers ! Ce genre « impétueux » ne s’imposa pas sans quelque scandale. Beaucoup parmi les membres du clergé ne s’y accoutumèrent jamais. Ceux que le style à emporte-pièce du directeur de l’Univers choquait comme un non-sens évangélique, se retranchaient dans la sereine et apaisante correction du journal le Monde.

Plus tard, pour ne parler que des morts, les outrances de Paul de Cassagnac dans l’Autorité et celles de Drumont dans la Libre Parole, ont retenti dans un bon nombre de presbytères. On ne peut pas s’étonner si les curés de France ont pris un malin plaisir à voir fustiger tous les matins des hommes qu’ils considéraient comme les ennemis jurés de l’Église. La situation du clergé français était, alors, si elle ne l’est plus tout à fait autant, fort embarrassante au point de vue de la politique. Sous le régime concordataire, l’État voulait voir dans les membres du clergé paroissial de simples fonctionnaires. Se permettaient-ils en chaire une allusion malveillante envers le gouvernement, soutenaient-ils ostensiblement le candidat de l’opposition, ils se voyaient privés de leur maigre traitement. Il leur fallait supporter en silence ce qu’ils regardaient comme des vexations. Aussi était-il le bienvenu, l’article de journal qui libérait pour quelques instants leurs pensées de la tyrannie des faits et empêchait la tyrannie des hommes de jouir en paix de son triomphe. Affranchi par la Séparation, le clergé n’a plus à contraindre ses sentiments politiques. Il a gardé, dans son ensemble, le sens de la mesure. Il ne s’agit pas, pour la plupart des curés, de choisir entre la République et la Monarchie. Ils n’ont pas le choix. Il s’agit seulement de demander à la République la paix avec la liberté.

Au surplus, le clergé français vit trop près du peuple pour ne pas partager les sentiments du peuple. La République a pour elle l’avantage de favoriser l’esprit démocratique cher aux Français d’aujourd’hui. L’esprit démocratique consiste dans un minimum de dépendance à l’égard des personnes et un maximum de liberté dans l’élargissement des cadres sociaux. Il comporte également le souci de rendre de plus en plus équitable le partage des commodités de la vie au profit des travailleurs manuels. Ce sont là des aspirations qui n’ont rien de contraire à la foi catholique et dont la source remonte à l’Évangile. Et puis les prêtres, venant en si grand nombre de familles bourgeoises, ouvrières ou paysannes, ne sauraient oublier ce qu’ils doivent au régime moderne de l’égalité politique qui ouvre l’accès des charges au mérite, et non pas à la naissance ; ils ne pourraient tenir pour un faux progrès l’augmentation du bien-être populaire. Il faut déplorer les excès de la Révolution et s’attaquer aux erreurs qui l’ont entraînée hors de la voie des justes réformes, mais le clergé de France pécherait par ingratitude s’il ne reconnaissait, lui aussi, tout ce qu’il doit à ce qu’il y a d’évangélique dans les principes de 89.

CHAPITRE VIII
L’ESPRIT ECCLÉSIASTIQUE

S’il y a un esprit de corps, il doit être très vif dans la corporation ecclésiastique. Elle a sa vie propre, en effet, ses fonctions séparées ; elle a derrière elle un long et glorieux passé. Elle a été et est encore en butte à certaines hostilités. Rien d’étonnant qu’elle soit animée du sentiment de la solidarité. L’esprit de corps n’est pas incompatible avec les divergences intérieures, compétitions et querelles de préséance. L’Église de l’ancien régime nous en offre des exemples nombreux. Depuis que les privilèges sont supprimés, les charges priment les honneurs, et donnent moins prise à la contestation et aux procès.

On a cru remarquer, entre prêtres séculiers et prêtres réguliers, autrement dit entre curés et religieux, une certaine opposition plus ou moins cachée. Les religieux, spécialisés, si j’ose dire, par vocation dans un genre d’apostolat, enseignement, prédication, direction spirituelle, semblaient à quelques-uns accaparer la renommée et la faveur, surtout parmi les gens du monde. Ils prenaient la meilleure part, et laissaient au clergé proprement dit les besognes communes. Waldeck-Rousseau n’invoquait-il pas contre les congrégations des arguments de cet ordre, en se disant autorisé par les plaintes de certains curés des grandes villes ? Quoi qu’il en soit, la loi Waldeck-Rousseau eut pour conséquence, inattendue de son auteur, de cimenter l’union cordiale entre séculiers et réguliers. La solidarité entre les deux clergés n’a jamais été plus parfaite. L’histoire de l’Église confirme la maxime connue de l’« utilité des ennemis ».

D’ailleurs, l’esprit des ordres religieux n’est plus aussi exposé qu’autrefois à l’inconvénient du particularisme. La collaboration est devenue plus facile entre tous les membres du corps ecclésiastique. A l’intérieur des diocèses, les missions, les œuvres de piété trouvent chez les religieux des auxiliaires toujours prêts. S’agit-il d’organisation interdiocésaine, de grandes associations, d’action sociale, de documentation, les congréganistes ont le loisir, le personnel, la continuité.

Un doute injurieux a été répandu. On s’est demandé si les ordres religieux, détachés qu’ils sont du sol national, obligés souvent d’exercer leur ministère hors de France, sous la dépendance d’un supérieur qui peut être un étranger, ont gardé l’âme aussi française que les membres du clergé résidant et soumis à la hiérarchie. On a pu craindre que la persécution dont ils avaient souffert, jusqu’à se résigner à l’exil, ne les poussât involontairement à devenir au dehors les témoins à charge dans le procès que font sans cesse à la France les nations jalouses ou ennemies. La guerre a répondu pour eux et les a lavés de tout reproche. Les religieux sont venus de tous les points du monde, où ils faisaient aimer la France. Ils ont offert comme les autres leur sang pour la patrie quelque peu ingrate envers eux. Ils ont gagné sur le champ de bataille ou dans les tranchées un brevet de patriotisme que personne ne peut récuser. Naguère mourait en Océanie un missionnaire du Sacré-Cœur d’Issoudun, le Père Bourjade, un des « as » de l’aviation, dont le nom volera d’âge en âge près de celui de Guynemer. Ne parlons donc plus de distinction à faire entre Français et Français, entre moines et curés. La République les a tous appelés au moment du danger. Comment pourrait-elle, à l’heure de la paix, garder les uns et repousser les autres ?


L’esprit ecclésiastique a marqué le prêtre d’une empreinte spéciale qui le distingue des autres hommes. Pendant les journées révolutionnaires de 1848, le supérieur du grand séminaire de Saint-Sulpice, entendant parler des discours trop excités de certains hommes politiques, disait doucement à son entourage : « On voit bien que ces gens-là ne font pas oraison. » Le prêtre est un homme qui fait oraison. De là, en général, cet air méditatif qui ne le quitte pas d’ordinaire ; de là cette prudence dans les paroles et dans les actes ; de là cette vigilance sur soi-même qui le garde de tout excès, en un sens ou dans l’autre. Le prêtre est l’homme de la règle. Une règle de vie est imposée à la plupart des hommes par les exigences de leur profession ; les heures de travail leur sont commandées du dehors par la nécessité. Le prêtre a sans doute aussi des occupations impérieuses qui règlent une partie de l’emploi de son temps, mais le reste n’est pas livré au hasard, le reste est aussi bien réparti par un règlement volontaire qui le partage entre l’étude et la prière, la visite des malades et le confessionnal. Il est des existences de prêtres qui sont admirables d’unité et d’harmonie, d’ordre et de régularité. J’ai connu, parmi eux, des vieillards qui pouvaient se flatter d’avoir mené à peu près sans exception, tous les jours, la vie d’un séminariste, se levant à cinq heures, se couchant à neuf, et ayant toujours accompli leurs exercices religieux, méditation, messe et bréviaire, à la même heure. Et ceux-là n’étaient pas des religieux soumis à la règle d’un couvent !

Ces vies tout d’une teneur deviennent rares. Les habitudes modernes ne s’accommodent pas avec le calme de ces existences tracées d’avance et tirées au cordeau. Mais il en est encore qui donnent l’impression majestueuse de l’ordre, de la paix, de la possession de soi-même et d’un service impeccablement ordonné.

La règle est une barre fixe ; il n’y a rien de fixe sans quelque raideur. C’est parfois le revers de la médaille dans le caractère de ces prêtres tout d’une seule pièce, tout d’une seule ligne, tout d’un seul chemin. Tout doit être pour eux simple et droit dans la vie. Le devoir ne peut jamais plier. Point d’atténuation, point de complaisance. La religion est un code qui a tout prévu, tout réglé, tout résolu. La miséricorde elle-même, qui est la loi de l’Évangile, n’est pas abandonnée aux libres inspirations du cœur. Elle est prisonnière, elle aussi, des formes et des formules. Le pasteur est vigilant, le bercail est bien gardé, le loup tenu à l’écart, le troupeau se sent en sûreté, mais il ne se sent pas à l’aise. Il a plus de crainte que d’amour.

La formation théologique du prêtre le pénètre à fond du sens de l’autorité, soit qu’il s’agisse d’énoncer les principes, soit qu’il faille en poursuivre l’application. Quand on représente la vérité absolue, il est naturel que l’on parle de haut et sur le ton de l’infaillibilité. La religion s’impose plus encore qu’elle ne s’expose. L’autorité, dans la parole et dans la conduite, c’est-à-dire dans le gouvernement, voilà la maxime du curé selon la tradition. Rien d’étonnant que le curé conserve l’accent de la chaire, même quand il en est descendu. L’argument d’autorité reste l’arme principale de la discussion entre ecclésiastiques. La coutume d’invoquer les auteurs, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas, persiste dans les entretiens. Le maître l’a dit dispense d’autres raisons. Et cela même est raisonnable, plus raisonnable que la prétention — très moderne — de parler de tout, au pied levé, et sans examen.

Les esprits intransigeants se rencontrent partout, même et surtout chez ceux qui n’ont rien appris. Mais s’ils ont quelque part leur raison d’être ou leur excuse, c’est dans le clergé, qui vit de principes immuables et s’appuie à une tradition, laquelle semble pour jamais fixée. Malheureusement, l’intransigeance des principes, admirable pour conserver, est moins efficace pour conquérir. On n’agit pas sur ses contemporains avec des idées qui leur sont étrangères. On doit prendre les intelligences où elles en sont pour les amener où l’on veut qu’elles arrivent. Saint Paul, parlant devant l’aréopage, commença par louer les Athéniens de leur esprit religieux et s’empara d’une de leurs superstitions pour les gagner à la croyance en Dieu. L’intransigeance dans l’action ne réussit pas mieux. Il faut choisir un terrain commun pour agir. La politique, qui est l’art de transiger pour aboutir, est nécessaire même dans la vie quotidienne et dans les affaires paroissiales. A plus forte raison est-elle indispensable dans les affaires publiques. C’est aller à un échec certain que de combattre au nom de principes qui ne sont pas reconnus par tout le monde. Le droit commun n’est pas l’idéal catholique ; mais mieux vaut le droit commun, qui est à la portée de la main, que le droit privilégié qui a cessé d’être et n’est pas près de ressusciter.

Il y a une disposition d’esprit qui, sans méconnaître la valeur dogmatique des principes et leur importance historique, aime mieux s’adapter aux circonstances et aux nécessités des temps et des lieux. C’est la disposition du plus grand nombre des prêtres qui mettent la main aux œuvres d’apostolat. L’homme est d’abord sympathique ; il attire, il semble deviner que l’on vient à lui. Il trouve toujours le temps de vous recevoir. Il sait écouter, et c’est déjà comprendre et déjà compatir. On dit de lui qu’il a l’esprit large, dites plus sûrement encore qu’il a le cœur très bon. Les fidèles n’en sont pas moins fidèles. Les autres, qui sont ou tièdes, ou indifférents, ou éloignés, regardent du côté du bon pasteur et se disent : « Si j’ai besoin d’un prêtre quelque jour, c’est celui-là que je veux. » Faut-il engager des conversations avec le pouvoir civil à l’occasion d’une cérémonie patriotique, d’un service funèbre officiel ? Tout s’arrange au mieux : l’accord est vite fait. La politique sévit-elle autour de l’église paroissiale ? Soyez certain qu’elle restera à la porte et que, du moins, devant l’autel, elle ne troublera pas la paix.

Rarement les caractères sont aussi tranchés. Les nuances sont plus ordinaires que les couleurs. Tant pis pour l’originalité, elle gâte souvent les meilleurs dons. Cependant un trait plus marqué ne nuit pas. La plus grande originalité du prêtre, c’est la sainteté. Le curé d’Ars doit tout ce qu’il fut à la sainteté. Il n’était pas intelligent ; le manque de moyens lui avait fermé dans sa jeunesse l’entrée du séminaire. Il ne savait pas prêcher comme on prêche d’habitude. Il n’avait rien, humainement, de ce qui plaît et de ce qui attire. Mais il avait au cœur une flamme, l’amour de Dieu et des âmes. Et cela à un degré qui emporte tout. Chez tous les saints prêtres, il y a quelque chose de la physionomie du curé d’Ars : c’est la charité toujours prompte à soulager la misère, celle de l’esprit et celle du corps.

En général, le curé de paroisse est dévoué par pur zèle, sans retour sur lui-même. Il n’est pas tourmenté du désir de l’avancement. On le voit à la tête du même village, dans le même poste, vingt-cinq ans, quelque fois cinquante. Il n’a amassé là ni honneurs ni argent, et le peu qu’il ait mis de côté, il en réserve une part pour les œuvres du diocèse. Il se souvient toujours de ce qu’il doit au séminaire, sa seconde famille. Les curés les plus obscurs sont les plus admirables. Il en est de tous les styles. L’onction n’est pas nécessaire au succès. Le curé de X… est prêtre depuis un demi-siècle, ce qui suppose au moins soixante-quatorze ans d’âge. Il est un peu rude d’allures et de formes. « Ce n’est pas ma faute, dit-il, si je suis mal équarri. » Sous sa parole inculte, où la vérité consiste parfois dans les vérités qu’elle dit aux paroissiens, on sent tout de même le cœur d’un père. Tous les matins, il se rend à son église à cinq heures et demie, l’hiver aussi bien que l’été. Il sonne l’Angelus, appelant ainsi tout son monde à la prière et au travail. Il reste à l’église jusqu’à l’heure de sa messe, à la disposition de ses ouailles. Il est compris de tous. Il ne vit pas confiné dans sa bibliothèque. Il prend son bâton, ce vieux compagnon de route, et il s’en va à travers sa paroisse, à travers champs, visitant les malades, et rendant service à ses confrères. Pèlerin à l’ancienne mode, il fait ses pèlerinages, même lointains, à pied, et ne consent à monter en voiture qu’au retour. Pendant la guerre, tout en desservant trois paroisses, il faisait venir du charbon pour ses paroissiens, à la gare voisine, il le déchargeait lui-même dans de grands sacs qu’il portait, sur son dos, du wagon à la voiture, sans vergogne. La charité prend tous les visages, même celui du charbonnier.

On aurait tort de croire que ce genre, plus réaliste que mystique, n’est pas fait pour affiner le sentiment religieux dans les fidèles. La foi est vive dans ces rudes âmes de prêtres. Le surnaturel et le miraculeux leur sont très familiers. Leurs églises sont peuplées des images des saints et animées par les « dévotions » les plus en faveur. Ils ne perdent pas de vue toutefois que leurs paroissiens sont gens fort occupés et qu’il ne faut pas les charger au delà de ce qu’ils peuvent porter. Les bons curés sont des croyants éprouvés, mais ils ne sont pas aussi crédules qu’on le dit en certains milieux. Ils admettent sans difficultés les miracles que la science a authentiqués ou que l’Église a canonisés. Mais ils n’acceptent pas sans réserve tout le merveilleux qui pullule dans les imaginations. Ils redouteraient même, comme une cause de trouble et de tracas, toute « apparition » qui aurait pour théâtre leur propre village. Ils diraient volontiers la parole qui échappa jadis à un vieux curé apprenant qu’une jeune fille de sa paroisse avait des « stigmates » : « Qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour qu’il accomplisse des miracles chez moi ! »

Le bon prêtre n’a pas nécessairement l’air un peu compassé que lui prêtent volontiers ceux qui ne l’approchent pas de près. Il n’a, tout au contraire, rien d’affecté dans l’attitude qui trahisse l’effort ou la contrainte. Il a le regard droit et clair. Sa conversation est enjouée ; il évite les mondanités et les médisances. Il rappelle au besoin les autres à la charité. Il s’intéresse aux choses dont on parle devant lui. S’il juge les événements, il ne croit pas avoir tout dit, en les ramenant aux desseins de la Providence ; il en cherche les causes immédiates et les effets humains. Quant aux hommes, il ne les blâme ni ne les loue en vertu des croyances ou des opinions qu’ils professent. S’agit-il d’un adversaire, il penche vers l’indulgence, c’est-à-dire vers l’équité.

On a parfois relevé comme un signe particulier du monde ecclésiastique, la gaieté. On avait raison. Le prêtre est gai, comme il convient, quand on a la paix de la conscience, et quand on est exempt des soucis qu’entraîne après elle la vie du siècle. Il n’est rien de moins triste qu’une réunion ou un dîner de curés. Le repas est sobre, les plats ne sont point compliqués. Mais l’esprit en est le meilleur assaisonnement. Il y a toujours quelques conteurs dont les histoires provoquent des rires bruyants. Elles ne sont pas jeunes, ces histoires, et renouent la tradition du clergé national à la tradition du vieil esprit français, parfois même gaulois.

L’esprit, en France, n’est le monopole d’aucune corporation, mais il a dans certains milieux un ennemi, c’est le sans-gêne de la conversation ou la licence de tout dire sans rien laisser à deviner. La réserve sacerdotale est plus favorable à la finesse et aux sous-entendus du langage. La loi chrétienne de la charité n’est pas étrangère à l’heureuse contrainte qui oblige le prêtre à émousser le trait d’une malicieuse repartie. Les « bons mots » ecclésiastiques abondent, et les recueils en sont pleins. Tout le monde en pourrait citer quelques-uns. Il en est encore plus d’inédits qui font la joie des presbytères. En voici un qui est bien actuel. Le curé d’une cité industrielle et ouvrière fait visite au maire. Ce maire est, bien entendu, cabaretier et communiste. Brave homme, au demeurant, il cause poliment avec son curé, et veut lui faire honneur en élevant l’entretien sur les hauteurs des idées. « Votre doctrine, dit-il au prêtre, a un avantage sur la nôtre, elle est plus ancienne. — Je le crois bien, répond celui-ci, en montrant sur les étagères du cabaret les bouteilles alignées, je le crois bien, monsieur le maire, la nôtre a deux mille ans de bouteille ! »

La bonne humeur est la note dominante de l’esprit ecclésiastique. Dans les circonstances où le prêtre, comme il arrive, est attaqué publiquement, une réplique spirituelle et joviale met les rieurs de son côté. Au reste, la camaraderie de la guerre a donné au jeune clergé une assurance qu’il n’avait pas toujours auparavant. Le prêtre ancien soldat a la riposte prompte et piquante. Le mot propre, qui peut être un peu gros, n’exclut pas la cordialité. Le regard est ferme, le geste vigoureux, mais la « poigne », qui tient l’insulteur en respect, se change bien vite en poignée de main. Le cœur est le même, prêt à l’accueil et au pardon : seulement, le silence ressemblant à la peur, il faut bien que l’on sache que le prêtre n’a plus peur et qu’ayant été appelé comme les autres à se faire tuer pour son pays, il entend se faire respecter comme les autres. La bravoure de la parole n’est pas si banale qu’on pourrait le croire, et elle n’est pas pour déplaire en France, où l’on applaudit à tous les courages.

CHAPITRE IX
LE PRÊTRE DEVANT L’OPINION

Il est tout naturel que le prêtre, étant un personnage public, connaisse tour à tour les faveurs et les disgrâces de l’opinion. On répète volontiers que la France n’est pas cléricale, sans doute pour l’avoir été jadis abondamment. La politique, qui exploite tout, a contribué depuis un demi-siècle à fortifier dans le peuple le préjugé contre le « gouvernement des curés ». Cependant, par un illogisme heureux, s’il est vrai que le Français « moyen » n’aime pas les curés, il n’est pas moins vrai qu’il aime son curé. Le fait le plus grave est l’impopularité, ou tout le moins l’indifférence qui s’attache au clergé dans les milieux où se débat l’avenir temporel des classes populaires. L’abstentionnisme politique a conduit le prêtre à l’abstentionnisme social. Le point faible des Églises établies, je veux dire étroitement unies à la constitution des États, est de compromettre le sort des membres du clergé national dans celui des classes occupantes et de séparer de la cause de l’Église la cause du peuple toujours en travail d’une meilleure condition. Peuple et clergé s’en vont sur des voies différentes. Le clergé se plaint de n’être pas suivi, le peuple se plaint de n’être pas entendu.

La divergence des chemins remonte plus haut qu’on ne le pense d’ordinaire, si l’on s’en rapporte à un témoignage qui n’est pas suspect de parti pris démocratique. L’illustre archevêque de Cambrai, Fénelon, écrivait, en 1707, à l’évêque d’Arras, ces remarques suggestives : « Les pasteurs ont perdu cette grande autorité que les anciens pasteurs savaient employer avec tant de douceur et de force ; maintenant, les laïcs sont toujours prêts à plaider contre leurs pasteurs devant les juges séculiers, même sur la discipline ecclésiastique. Il ne faut pas que les évêques se flattent de cette autorité ; elle est si affaiblie qu’à peine en reste-t-il des traces dans l’esprit du peuple. On est accoutumé à nous regarder comme des hommes riches et d’un rang distingué, qui donnent des bénédictions, des dispenses et des indulgences ; mais l’autorité qui vient de la confiance, de la vénération, de la docilité et de la persuasion des peuples est presque effacée. On nous regarde comme des seigneurs qui dominent et qui établissent au dehors une police rigoureuse ; mais on ne nous aime point comme des pères tendres et compatissants qui se font tout à tous. Ce n’est point à nous qu’on va demander conseil, consolation, direction de conscience ! » Ainsi cet évêque du grand siècle signalait, comme un symptôme attristant, la diminution du sentiment filial chez les chrétiens à l’égard de leurs chefs qu’ils avaient cessé d’aimer. Les malheurs de l’Église de France ont rapproché tous les rangs de la hiérarchie, mais l’affection selon le Christ n’est pas encore redescendue du sommet jusque dans les masses profondes de notre peuple. Le peuple, pour se donner, veut se sentir aimé pour lui-même. Quelle est, de nos jours, l’opinion qu’il a du prêtre ?


L’idée que se fait du prêtre le peuple des campagnes a beaucoup varié. Elle est en rapport avec l’idée qu’il se fait de la religion. La religion populaire, avec le progrès de l’instruction générale, s’est épurée au cours des âges. Jadis, elle apparaissait, au fond des consciences obscures, comme une sorte de magie mystérieuse au moyen de laquelle les hommes essayaient de conjurer les mauvais sorts qui les menaçaient de toutes parts en cette vie ou en l’autre. En ce temps-là, l’agent visible de cette puissance occulte, c’est le prêtre. On le craint encore, en certains endroits, plus qu’on ne l’aime. On lui attribue pour faire du mal le même pouvoir que pour faire du bien. La superstition s’en mêle. On suppose chez le prêtre le don d’opérer, sinon des miracles, du moins des choses extraordinaires. Il a le secret d’empêcher les « maléfices » ; on a recours à lui contre les sorciers. Sa seule présence suffit, dit-on, à éteindre les incendies. Vous êtes de passage à la campagne, dans votre pays natal. Vous venez de la ville, où vous occupez un poste ecclésiastique en vue. Vous rencontrez un brave homme qui fut un de vos camarades d’enfance, vous causez. Lui, tout fier et tout heureux, vous fait ses confidences. Il est mal portant, il a l’estomac fort débile, il a vu le médecin qui n’en peut mais ! Il a fait maint pèlerinage à Sainte-Wilgeforte. En vain. Vous lui répondez en lui donnant de bons conseils. Il boit vos paroles, il sourit d’un air entendu. Il vous remercie et vous serre la main avec effusion. Vous croyez n’avoir fait qu’une chose fort ordinaire, en causant familièrement avec cet ancien compagnon de vos jeunes années. Vous ne savez pas que vous avez accompli presque un miracle ; car vous apprendrez quelque temps après que l’estomac du paysan est revenu à l’état normal, et cela, grâce à vous, je ne dis pas grâce à vos conseils, ils n’ont pas été suivis ; mais votre présence magique opéra toute seule et le délivra de son mal. Ce n’est pas la faute du peuple si les curés ne font pas plus de miracles.

Superstition à part, le peuple, même indifférent, ne laisse pas de faire au prêtre une place d’honneur dans la société. Il n’est pas toujours prêt à demander ses services ; il est parfois sceptique sur la mission et sur les prérogatives du prêtre ; il est même gouailleur et raconte volontiers des histoires dans lesquelles le clergé n’a pas le beau rôle. Cependant, sauf exception, le peuple « considère » le curé ; il ne se résigne pas à se passer de lui ; il le veut pour être au village l’homme de tous et de chacun, l’homme qui n’a pas de famille et qui appartient à toutes les familles, l’homme qui n’a pas de métier et ne fait pas concurrence aux autres, l’homme qui est le témoin des joies et des deuils, que l’on peut toujours appeler comme le médecin des maladies morales, et le confident des peines cachées.

Le village est comme un corps sans âme, quand il est sans curé. La politique ne change rien aux dispositions : les évêques connaissent des maires d’opinion très avancée, qui n’ont pas peur de se compromettre en venant à l’évêché demander pour leur commune la faveur de posséder un curé pour elle toute seule. On fera ce qu’il faut pour lui être agréable ; on remettra le presbytère à neuf ; on réparera l’église et le clocher.

LE PRÊTRE DANS LA LITTÉRATURE

La littérature est le miroir des mœurs et des idées de la société, on sait cela, mais il faut ajouter que le miroir renvoie l’image et multiplie les sentiments qu’il ne faisait d’abord que refléter. Le théâtre et le roman, le roman surtout, sont les genres littéraires les plus propres à la peinture des passions dominantes à une époque donnée. Dans l’ancien régime, le prêtre jouissait d’une sorte d’immunité, et le respect de la religion interdisait aux écrivains de mettre en scène les ministres et les cérémonies de la religion. La censure ne l’aurait pas permis, et s’il y avait çà et là des infractions à la règle, c’était sous forme d’allusions, ou bien sous le couvert de pamphlets anonymes que leurs auteurs supposés s’empressaient de renier. Témoin Voitaire dont les tragédies fourmillent de critiques transparentes à l’adresse du clergé, et qui poussa l’ironie jusqu’à dédier son Mahomet au pape Benoît XIV.

Cependant, la crainte révérentielle qui entourait presque partout le curé dans sa paroisse ne le mettait pas à l’abri des plaisanteries du paysan, né malin. La veine des fabliaux n’est pas d’ailleurs épuisée. L’esprit gaulois se rattrape toujours aux dépens de ses maîtres. La haine est absente des contes et des bons mots dont, les curés font les frais. La haine d’ailleurs n’a pas d’esprit. Histoires du Nord, galéjades du Midi, le curé est le premier à les raconter et à en rire. La popularité en France ne peut se passer du grain de sel de la raillerie. Le moyen âge s’amusait de la cupidité de certains curés dans le célèbre conte de « Brunain, la vache au prêtre ». Le prêtre avait dit au prône qu’il faut donner et que Dieu rend au double ce que l’on donne. Un vilain et sa femme en furent touchés. Les voilà qui, au retour du sermon, conduisent leur vache unique au curé. Celui-ci fait attacher la vache avec la sienne, Blérain avec Brunain, sous prétexte de l’apprivoiser. Mais Blérain n’est pas contente. Elle fait tant qu’elle entraîne avec elle Brunain, la vache au prêtre, et revient chez son maître qui s’écrie : « Dieu a vraiment doublé le don, car nous avons deux vaches pour une. »

Plus près de nous, le Béarnais Jean Palay, conteur populaire, recueille les histoires qui courent les chaumières et dans lesquelles le curé fait des niches à ses montagnards qui les lui rendent bien. « Le curé de Sérou » est proche parent des curés d’Alphonse Daudet et de Roumanille.

Cacaussus, qui veut se venger d’un mauvais tour de son curé, l’envoie, sous le prétexte d’un mal subit, chercher à deux lieues de sa maison, par une nuit de gelée et de verglas. Le prêtre, transi, s’engage à pied à travers des chemins impraticables. Il arrive enfin au chevet du prétendu mourant. Cacaussus se plaint à lui d’insomnies et lui demande de refaire un de ces sermons qui l’ont si souvent endormi le dimanche à l’église. Le curé, qui n’était pas en reste, se dit : A trompeur, trompeur et demi… et il se sauva, confus, à travers la bourrasque de neige. Le curé de Cucugnan se chargera de venger tous ses confrères en reprenant l’avantage que lui donne la crainte de l’enfer.

Cependant, le prêtre ne devient tout à fait un personnage littéraire qu’avec la Révolution et le XIXe siècle. Ce ne fut d’abord pas pour sa gloire, puisqu’il s’agissait, à l’époque de la Terreur, de détruire dans le peuple ce qu’on appelait le fanatisme, en jetant sur le froc et sur la soutane de la boue et du sang.

La bataille pour ou contre l’Église est transportée sur le théâtre. La Révolution terminée, Napoléon met bon ordre à ce dévergondage qui n’a rien de littéraire et ordonne de jouer les classiques, à commencer par Polyeucte. La Restauration ne se montre pas moins sévère, mais elle est moins obéie. Le Tartuffe devient la pièce à la mode, et tel est le sens violemment antireligieux que le public prête à cette comédie que la force armée doit un soir expulser le parterre. La Révolution de 1830 émancipa encore une fois le théâtre, qui aggrava le répertoire ordurier dans lequel prêtres et moines étaient peints sous d’affreuses couleurs.

Depuis lors, l’anticléricalisme apprit à se mieux tenir. Le prêtre parut encore au théâtre, mais, sauf une ou deux exceptions, ne fut pas livré à la risée publique. Tout au plus fit-il sourire, car, en dépit des bonnes intentions de Ludovic Halévy ou de Coppée et de tant d’autres, le curé de théâtre ne rappelle que de fort loin le vrai curé de France. Du moins il attire généralement le respect et la sympathie. C’était même un signe des temps que la popularité du prêtre sur la scène pouvait passer pour une leçon au parti politique qui s’efforçait de le rendre impopulaire dans le pays.


Plus riche encore de figures ecclésiastiques, mais non moins fantaisiste, le roman s’est emparé du prêtre comme d’un caractère capable de piquer la curiosité du lecteur. En général, les romanciers ont eu le souci de peindre le prêtre tel qu’ils le voyaient, sans trop de parti pris. Mais l’ont-ils vu tel qu’il est ? Le prêtre n’est pas un héros de roman comme les autres. Certes, il a ses passions et ses vertus, ses grandeurs et ses misères, il y a chez lui l’homme qui est chez tous les hommes. Mais il est encore autre chose : il représente sa fonction, et sa fonction est sujette à des interprétations diverses, suivant la croyance de l’écrivain, qui introduit dans son œuvre une personne qui est en même temps un « personnage ». Ce qu’on peut dire de moins désobligeant aux romanciers du XIXe siècle, c’est que l’homme leur a caché le prêtre. Je ne saurais mieux dire que M. Joseph Ageorges sur ce point : « Imaginez un peu ce que deviendrait le diocèse de Paris si on nommait dans les paroisses les prêtres ordonnés par les romanciers. Mettons Bournisien à Saint-Sulpice, Constantin à Saint-Germain-des-Prés, Mouret à Saint-Étienne-du-Mont, l’abbé Jules au Sacré-Cœur, Courbezon dans une chapelle de secours. Semons çà et là, Daniel, Gevrezin, le curé Farjeas, Germane et les autres. Faisons un « chapitre de Notre-Dame » de tous les Jérôme Coignard du bas feuilleton et poussons sur le siège archiépiscopal un Mgr Bienvenu quelconque, avec Tigrane pour vicaire général, vous aurez beau y joindre un « conseil des œuvres » composé de Victor Hugo, de Ferdinand Fabre, d’Halévy, de Zola, de Theuriet, de Huysmans, de Lafargue, et de vingt-cinq autres, je ne donne pas quinze jours à l’Église de Paris pour tomber dans les plus joyeuses et les plus tristes aventures ! »

Le plus difficile n’est pas d’habiller d’une soutane plus ou moins bien taillée un caractère banal, sujet à des faiblesses humaines, ou même orné de qualités sympathiques : ceci est à la portée de tout le monde, et ne vaut à l’auteur ni éloge ni blâme. La plus redoutable épreuve est de créer un type de prêtre remplissant tout l’idéal de son ministère et ne laissant pas d’être un personnage réel et vivant, un homme de Dieu, soit, mais un homme, dont le lecteur puisse dire : « Je l’ai rencontré. » C’est là l’écueil où ont échoué Chateaubriand et Lamartine eux-mêmes. Le père Aubry et Jocelyn ont pour excuse le cadre qui les met à lui seul hors de la vie ordinaire. Il ne faut pas leur chercher chicane sur leur orthodoxie, et encore moins sur leur liturgie. Le grand réaliste Balzac serre de plus près la réalité, mais son Birotteau est un pauvre homme, au total, et seul son curé de village s’élève jusqu’à la beauté d’un cœur d’apôtre et d’une âme évangélique. M. Paul Bourget n’aime pas les abbés démocrates, mais il a le sens catholique et sait donner aux prêtres le rôle, la dignité, le ton de leur vocation.

Autre chose est de placer dans un roman, comme un personnage accessoire, une silhouette ecclésiastique ; autre chose est de tenter pour la corporation tout entière une large peinture de mœurs comparable à l’œuvre que Balzac réalisa pour les différentes classes de la société. Ferdinand Fabre voulut être le Balzac de la hiérarchie de l’Église. Il n’omit aucun travers : il campa quelques types qui forcent l’attention, et parmi les plus saillants l’abbé Tigrane, l’ambitieux. Peut-être ses personnages s’offriraient-ils en une plus lumineuse perspective, s’ils paraissaient plus dégagés de l’abondance et de la minutie des détails descriptifs où se complaît le romancier, dont l’enfance a dû s’écouler dans la familiarité des cérémonies, des coutumes et des ustensiles sacrés.

En résumé, les prêtres ne gagnent pas à se présenter sous la figure de héros de roman. Imparfaits, ils perdent en considération ce que l’auteur exploite à leurs dépens. Parfaits, ils risquent de sembler irréels et fades. Heureux les prêtres qui n’ont pas d’histoire !… Les meilleurs et les plus vrais sont ceux dont on ne parle pas. L’art de les ajuster à une œuvre littéraire serait de les prendre sur le vif, dans la simplicité de leur genre de vie ; c’est ce qu’a voulu faire Jules Pravieux. Je demanderais grâce toutefois pour un roman ecclésiastique qui mettrait en scène un prêtre tel que l’oncle de Sylvain Briollet. C’est dans un homme de grand cœur la fleur de l’esprit ecclésiastique, le raffinement du lettré et de l’artiste, le curé français tel que l’a fait l’ancienne Église de France et l’ancienne culture classique. Et ce roman sans aventures est écrit dans la langue d’un Anatole France chrétien. M. Maurice Brillant y a-t-il pensé ? Les opinions de l’abbé Boisard nous relèvent des opinions de l’abbé Jérôme Coignard.

ÉPILOGUE
LE PRÊTRE ÉDUCATEUR

On n’apprend rien à personne en disant que les débris du savoir antique, après le désastre de la civilisation submergée par les Barbares, furent sauvés, recueillis dans les monastères. La science fut alors le monopole de l’Église et une des occupations des clercs. Science et clergie furent synonymes. Même après que les arts libéraux furent sortis des cloîtres pour se séculariser, le clergé ne cessa pas de tenir son rang dans la recherche intellectuelle et dans l’enseignement. Tous les domaines du savoir humain comptent des illustrations ecclésiastiques. Sans parler de la théologie, qui suffirait à la gloire du clergé, et sans remonter jusqu’au moine anglais Roger Bacon, un des pères de la physique et de la chimie, l’Église de France a fourni des maîtres dans tous les genres. Inutile de rappeler les noms des orateurs ou des écrivains qui, depuis Bossuet et Fénelon jusqu’à Lacordaire et à Lamennais, sont l’honneur des lettres françaises. La philosophie a le chanoine Gassendi et le Père Malebranche, émules de Descartes : les mathématiques, le Père Mersenne ; la physique, l’abbé Mariotte et l’abbé Nollet ; l’histoire, le Père Daniel, jésuite, l’abbé Fleury, et de nos jours, avec d’autres méthodes, Mgr Duchesne. Il serait injuste de ne parler que des célébrités, et de passer sous silence ces prêtres érudits qui meurent souvent inconnus, sauf dans la petite ville ou tout au plus dans la province où ils ont travaillé. Tel curé de campagne s’est fait l’historien de sa paroisse ; tel autre a abordé la grande histoire, comme l’abbé Gorini, qui releva les erreurs du célèbre historien Augustin Thierry. La création des Universités catholiques a suscité des vocations scientifiques ou littéraires qui s’ignoraient, par exemple celle du regretté abbé Rousselot, l’inventeur de la phonétique expérimentale. Le plus grand bienfait que l’esprit français doit au clergé est celui de la culture humaniste. Le siècle de la Renaissance qui avait remis le monde à l’école des Anciens se prolongea, dans les collèges des Jésuites en particulier, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Le latin surtout était couramment parlé et élégamment écrit par les maîtres et par leurs élèves. Santeuil dans ses hymnes faisait penser aux odes d’Horace. Le cardinal de Polignac réfutait Lucrèce en vers latins, malgré la difficulté du sujet, comme aurait pu le faire un contemporain du poète. Le Père La Rue chantait les jardins dans la langue de Virgile, ce qui supposait plus de talent que Delille n’en mettait à traduire l’auteur des Géorgiques. Qu’on ne sourie pas : les vers latins de collège ont eu leur influence sur la poésie française. Je ne serais pas surpris si les chercheurs découvraient une parenté entre ces exercices scolaires, alors si appréciés, et le renouveau romantique commencé avec André Chénier et poursuivi avec Victor Hugo.

Quoi qu’il en soit, l’humanisme nous a été transmis par les maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle, dont les plus célèbres étaient des Jésuites. Le XIXe siècle dut faire dans les études secondaires une place plus importante aux sciences mathématiques. L’Université napoléonienne adapta ses méthodes aux besoins nouveaux, même au détriment de la vieille culture. Le clergé, héritier des traditions de l’Église, sauva tout ce qu’il put de la discipline classique. Ses collèges n’ont pas laissé s’éteindre le flambeau des anciens.

La conquête de la liberté d’enseignement, en 1850, obligea les jeunes prêtres à acquérir les grades universitaires, et ce fut un bienfait pour leur formation intellectuelle. Une élite ecclésiastique se créa de la sorte dans chaque diocèse, qui, après avoir passé quelques années dans les collèges, se consacra ensuite au ministère pastoral avec un esprit plus affiné et des connaissances plus étendues. On sait bien ce que les générations élevées dans les établissements catholiques doivent à l’éducation qu’elles y ont reçue ; on ne pense peut-être pas assez à ce que le clergé de France doit au stage que bon nombre de ses membres ont fait dans l’enseignement. Un peu de statistique en dira plus long que les considérations générales. La province ecclésiastique du Nord et du Pas-de-Calais, composée des diocèses de Cambrai, d’Arras et de Lille, compte, sur un total d’environ trois mille prêtres, 283 licenciés ès lettres ou ès sciences, 18 docteurs ès lettres ou ès sciences, 38 docteurs en théologie, philosophie, droit canon, en tout 339 ecclésiastiques munis de diplômes d’études supérieures. Il est vrai que Lille est le siège d’une Université catholique.

Le clergé français, en définitive, est redevable d’une partie du prestige dont il jouit à sa fonction d’éducateur.

Éducateur, le prêtre l’est encore dans le sens le plus large du mot, même quand il est voué aux fonctions sacerdotales proprement dites. Qu’est-ce que la prédication, sinon une éducation prolongée, étendue à toutes les classes et à tous les âges ? Qu’est-ce que la confession, ou, si l’on veut, la direction ? Personne, j’imagine, ne prendrait plus au sérieux les terreurs que Michelet feint d’éprouver à la vue d’un confessionnal et à la pensée des prétendues scènes d’envoûtement moral qui s’y déroulent. Le directeur selon la Bruyère, s’il a existé, n’est plus qu’un mythe. Reste le confesseur qui entend les confessions et qui absout. Ne ferait-il que cela, qu’il serait déjà l’homme le plus utile à l’État, puisque l’État n’a guère à craindre du pécheur qui confesse son péché et soumet ainsi sa conscience à la morale de l’Évangile. Mais le confesseur n’est pas seulement l’homme qui absout indéfiniment ; il est le conseiller qui remet les coupables dans la voie droite, qui relève les volontés chancelantes, qui rend l’espérance aux malheureux et donne à tous le mot d’ordre du devoir. La confession est à la fois un frein et un élan. Certes, une nation qui se confesse n’est pas pour cela exempte de misères, car l’esprit est prompt et la chair est faible, mais je n’ose pas me demander ce qu’il adviendrait d’un peuple qui ne se confesserait plus. Le prêtre est en vérité un éducateur sans pareil ; il donne la leçon, il signale la faute, et il l’efface. Le pécheur, en recouvrant l’innocence, retrouve la force perdue. Ce n’est pas tout. L’homme n’est qu’ébauché par la parole et par l’absolution. Il faut achever l’œuvre, et c’est dans la communion au corps et au sang, à l’âme et à la divinité de Jésus-Christ dans l’Eucharistie que le chrétien approche de la perfection. De l’aveu de Taine lui-même, et quelque attitude que prenne la raison devant le mystère, la religion est une admirable éducatrice de l’humanité. Ce que l’historien dit du christianisme en général est encore plus vrai de la plus chrétienne des religions, la religion catholique. « Elle est la grande paire d’ailes indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter, par delà la tempérance, la pureté, et la bonté, jusqu’au dévouement et au sacrifice ! »

Mais qui donc instruit et élève, absout et purifie au nom de la religion ? Le prêtre, tout simplement. Si Platon l’eût connu, ce n’est pas lui qui l’eût chassé de sa République.

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS
CHAPITRE I
COSTUME ET USAGES ECCLÉSIASTIQUES
CHAPITRE II
LA FORMATION DU PRÊTRE
CHAPITRE III
LE CURÉ DE CAMPAGNE
CHAPITRE IV
LE CURÉ DE VILLE
CHAPITRE V
LE PRÊTRE PRÉDICATEUR
CHAPITRE VI
LA HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE
CHAPITRE VII
LE PRÊTRE ET LA POLITIQUE
CHAPITRE VIII
L’ESPRIT ECCLÉSIASTIQUE
CHAPITRE IX
LE PRÊTRE DEVANT L’OPINION
ÉPILOGUE : LE PRÊTRE ÉDUCATEUR