The Project Gutenberg eBook of Comment est née la révolution russe

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Title: Comment est née la révolution russe

Author: Jacques Bainville

Release date: November 13, 2025 [eBook #77229]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle librairie nationale, 1917

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

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JACQUES BAINVILLE

COMMENT EST NÉE
LA
RÉVOLUTION RUSSE

NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
11, RUE DE MÉDICIS, PARIS

MCMXVII

DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE
Louis II de Bavière (nouvelle édition)
3.50
Bismarck et la France (4e édition)
3.50
Le coup d’Agadir et la Guerre d’Orient
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Histoire de deux Peuples (18e mille)
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Petit Musée germanique
3.50
CHEZ HODDER & STOUGHTON, A LONDRES
Italy and the War
3 s. 6 d.

Il a été tiré de cet ouvrage
sur vergé pur fil des Papeteries Lafuma, de Voiron,
douze exemplaires numérotés à la presse.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

AVANT-PROPOS

« Nos troupes se soulèvent, non pas pour leur compte personnel, mais pour sauver le pays. La population est persécutée par les Mandchous et plongée dans une mer de douleurs. Les Mandchous ne sont pas de notre race. Nous voulons les détruire et, avec eux, tous les traîtres et les voleurs. »

Telle était, en 1911, la proclamation par laquelle l’« Union jurée » avait annoncé aux peuples chinois la chute de la dynastie étrangère des Tsing. La dynastie de Nicolas II, en dépit de la généalogie, était bien russe. Mais son entourage, son personnel administratif ne l’étaient pas ou ne l’étaient pas assez. Voilà en quoi la Révolution russe ressemble à la Révolution chinoise. Voilà ce qui explique, ici comme là, l’effondrement foudroyant du trône. Pourquoi, ni en Chine ni en Russie, n’a-t-on pas vu cette fidélité et ce loyalisme que la cause des Stuarts en Angleterre, celle des Bourbons en France avaient suscités ? En Russie comme en Chine, l’explication se trouve dans le fait qu’il s’est agi d’une révolution au point de départ de laquelle l’élément national aura été dominant.

L’important est qu’il le reste. Les événements du mois de mars 1917 pourraient se définir une révolution de palais qui s’est dénouée dans la rue et transformée en révolution politique et sociale. Mais le dénouement suprême, il faut peut-être l’attendre des masses paysannes, tourmentées par le problème agraire, par leur faim de la terre. Il faut l’attendre aussi des nationalités si diverses que l’Empire réunissait, mais qu’il n’avait pas fondues. Des tendances centrifuges et séparatistes vont-elles se manifester ? Le danger serait grave pour l’Europe pendant la guerre, et même après la guerre, si une Allemagne grande, forte et unie doit subsister.

On a dit souvent que la Russie était un pays d’avenir. C’est vrai lorsque l’on parle de ses immenses richesses, encore inexploitées. Mais, sous la décadence de l’ancien régime, il était sensible que, si la Russie avait un avenir, l’État russe n’en avait plus. La nouvelle Russie se refera-t-elle un État ? Et comment ? sous quelle forme ? par quels moyens ? On se le demande aujourd’hui avec une certaine inquiétude et un immense intérêt.

J. B.

15 mai 1917.

COMMENT EST NÉE LA RÉVOLUTION RUSSE

I
CE QUI AURAIT PU SAUVER L’EMPEREUR

Un matin de l’an dernier, je causais avec le directeur d’une des grandes banques de Pétrograde. Un vaste bureau de style anglais. Aux murs, pas d’icône, pas de veilleuse allumée. Lorsque le regard se portait vers les fenêtres, on était étonné de retrouver les bulbes d’azur et d’or qui couronnent les cathédrales, de voir, sur la Perspective Nevski, la neige, les traîneaux, les bonnets de fourrure, et les cochers ouatés, pareils à des édredons cerclés d’une ceinture voyante. La Russie était au dehors. Dans cette maison, c’était l’Amérique. Cependant je pressais le grave directeur des questions les plus indiscrètes, sans souci de l’importuner. Et parmi les sujets sur lesquels je cherchais à connaître l’opinion de l’homme d’affaires, il y en avait un, surtout, un sujet brûlant, celui de cette révolution que tant de voix disaient inévitable et prochaine, que la plupart annonçaient pour la fin de la guerre, mais qui, pour d’autres, était imminente, — et c’étaient ceux-là qui devaient avoir raison.

Je ne pus réussir à déchiffrer si la révolution était ou n’était pas dans les vœux de ce financier prudent. Mais le mot, prononcé à haute voix dans son cabinet, quoique nous y fussions seuls, avait suffi à le mettre mal à l’aise. Il tapotait avec inquiétude ses favoris blancs, taillés à l’ancienne mode, attentif à esquiver les interrogations directes. Enfin, sur mon insistance, il se hasardait à répondre par ces paroles inoffensives :

— Oh ! avant d’en venir à la révolution, il y a tant de soupapes à ouvrir !…

Et là-dessus, comme effrayé d’en avoir trop dit, il prétextait que la langue française lui était devenue tout à coup d’un maniement difficile, et il faisait appeler un fondé de pouvoirs pour changer la conversation.

J’avais gardé dans l’esprit les détails de cette scène un peu comique, renouvelée sous tant de formes diverses au cours des observations que j’avais essayé de rassembler en Russie. Et ce souvenir de voyage m’est revenu un des premiers en mémoire à la nouvelle des événements de Pétrograde. Certainement, comme l’avait dit le financier timide et subtil, il y avait bien des soupapes à ouvrir et qui devaient permettre d’éviter la grande explosion. Il semblait tellement naturel que l’on dût, une à une, y avoir recours ! Comment le gouvernement impérial, comment l’Empereur lui-même, lui surtout, ignoraient-ils ce fait grave, ce fait capital, que le voyageur constatait infailliblement, qui s’imposait avec la force de l’évidence quinze jours après qu’on avait touché le sol russe, le fait enfin, qui, tout simplement, sautait aux yeux, à savoir : que, tel quel, le régime, à part ses bénéficiaires, ne trouvait, d’un bout à l’autre de la Russie, pour ainsi dire aucun défenseur ? Il est à regretter pour Nicolas II qu’il n’ait pas imité le sultan Haroun-al-Raschid, et, sous un déguisement, parcouru les villes de son Empire, causant avec les nobles, les marchands, les soldats et les portiers. Il aurait observé partout ce phénomène redoutable : une désaffection qui, le jour critique venu, devait le laisser isolé et sans appui, tandis que, d’un seul coup, la machine de l’État s’effondrait…


En temps de guerre, toute vérité n’est pas bonne à dire. Tout le monde ne supporte pas la vérité et elle n’est utile qu’à quelques-uns. Pour cette raison d’abord, pour des raisons de convenance ensuite, il était nécessaire de jeter un voile sur les affaires intérieures de la Russie. On pouvait d’ailleurs, de bonne foi, donner au public, l’année dernière, une impression relativement rassurante. La stabilité à l’intérieur paraissait garantie, autant du moins que durerait la guerre. Dans le corps diplomatique, à Pétrograde, les observateurs les plus attentifs et aussi les plus perspicaces se montraient sans doute extrêmement réservés dans leurs appréciations et leurs pronostics sur l’avenir politique prochain de la Russie. C’était le cas, en particulier, à l’ambassade du Japon, une des plus nombreuses, des plus actives, des mieux renseignées. Sur l’évolution de l’Empire russe, il me sembla que le baron Motono, de qui les appréciations sur les événements de la guerre s’étaient toujours trouvées d’une justesse extraordinaire, préférait suspendre son jugement. Aux plus prudents, néanmoins, une catastrophe n’apparaissait pas comme imminente. La bonne volonté du pays, celle de la Douma étaient certaines. Par patriotisme, les réformes, les questions de politique intérieure étaient remises à plus tard. Le « bloc progressiste » de la Douma qui, l’extrême droite et l’extrême gauche exceptées (c’est-à-dire deux poignées de représentants) comprenait toute l’assemblée, se bornait à demander, au lieu d’un ministère bureaucratique, des hommes qui, suivant sa formule, eussent la « confiance du pays ». Les constitutionnels démocrates ou « cadets » avaient eux-mêmes cessé, provisoirement du moins, de revendiquer le ministère responsable devant les Chambres, c’est-à-dire le régime parlementaire pur et simple. Leurs chefs les plus qualifiés étaient disposés à se contenter de quelques satisfactions dans l’ordre des idées constitutionnelles. Et je crus bien, alors, discerner pour ma part que certains d’entre eux, retournant à leur illusion des temps de la première Douma, ne regardaient pas comme impossible de devenir ministres de l’empereur Nicolas II. Par la force des choses, une espèce d’opinion moyenne s’était créée dans le « bloc progressiste », en vertu de la fusion des éléments radicaux avec les éléments modérés. Un ancien leader de la droite, renommé pour sa véhémence, M. Pourichkiévitch, et qui devait, ces temps derniers, prendre part à l’exécution de Raspoutine ; un « nationaliste » comme le comte Vladimir Bobrinski ; des « octobristes » comme le président Rodzianko et M. Goutchkof, qui auront inscrit leur nom dans les événements du mois de mars, mais qui seraient chez nous de véritables conservateurs : tous ces hommes, dont nous venons de nommer quelques-uns des plus « représentatifs », assuraient un équilibre à la majorité de la Douma. Qu’une conciliation avec le pouvoir fût désirée par le « bloc progressiste », c’est ce dont on ne peut douter. Les efforts suprêmes que les chefs libéraux auront faits pour sauver l’Empereur, et, ensuite, la révolution ayant pris un cours irrésistible et l’abdication étant devenue inévitable, pour conserver la dynastie, auront fourni la preuve de leur entière bonne foi.

Lorsque, au printemps de l’année dernière, une délégation de députés russes alla visiter les pays alliés, nous eûmes l’occasion de faire dire en France à plusieurs personnes : « Ce sont probablement les membres du futur gouvernement de la Russie qui se rendent à Paris. » Et il est vrai que M. Protopopof, alors vice-président libéral de la Douma, devait, quelques semaines après son retour, devenir ministre de l’Intérieur, mais pour quelle besogne et dans quelles conditions ! Quant à M. Milioukof, le voici aujourd’hui ministre des Affaires étrangères du régime nouveau, après avoir été maintes fois, sous le régime ancien, le conseiller du Pont-aux-Chantres. C’est un fait, peu connu, mais bien significatif, que M. Sazonof, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, écoutait volontiers les avis de M. Milioukof, spécialiste des questions de politique extérieure à la Douma et dans le journal du parti cadet, la Rietch, dont il était le véritable directeur : On voit donc qu’il n’y avait pas, alors, entre le monde gouvernemental et les éléments les plus libéraux de la Douma, un abîme infranchissable, que de nombreuses communications existaient même, enfin qu’un arrangement amiable et une collaboration pouvaient apparaître comme une sérieuse probabilité.

Au mois de février 1916, Nicolas II, heureusement inspiré, était venu assister à l’ouverture de la Douma. Ce fut une surprise joyeusement saluée, un événement qui parut annoncer un nouveau cours, et tous les témoins (nous en étions) s’en réjouirent comme d’une garantie de l’union nationale. L’Empereur lui-même se rendait compte de l’importance et de la signification de son initiative, car il parvenait mal à dissimuler son émotion. On lisait sur son visage les pensées qui l’agitaient, le combat intérieur qui se livrait en lui. Évidemment il lui avait fallu vaincre un puissant préjugé pour franchir — c’était la première fois — la porte du palais de Tauride. Il y avait dans son regard de la curiosité et de l’inquiétude, comme s’il fût entré dans un repaire d’anarchistes. Par instant, d’un mouvement nerveux, comme s’il eût étouffé, il faisait le geste de desserrer son col. Lorsque, les prières dites, il s’adressa aux députés groupés autour de lui, son trouble était tel que la première phrase de son allocution, où il félicitait l’armée de la prise d’Erzeroum, fut grammaticalement incorrecte. J’entends encore le président Rodzianko, souhaitant la bienvenue à l’Empereur, élevant sa voix sonore chaque fois que, dans ses paroles, revenait le mot narod (nation). C’était comme si un avertissement bienveillant et solennel eût été donné à l’autocrate. Le chemin d’une large politique nationale lui était montré. Et les acclamations qui le saluèrent lorsqu’il traversa la salle des séances éclairèrent ses yeux, détendirent son visage, où apparut même, après une si longue contrainte, un sourire timide. Instants décisifs, d’où aurait pu dater une phase nouvelle de l’histoire de la Russie. Comment les impressions de cette journée de réconciliation et d’entente se sont-elles effacées chez Nicolas II ? Comment d’autres sentiments, de funestes préjugés ont-ils prévalu chez lui ? C’est le triste secret d’un souverain faible, d’un autocrate soumis à toutes les influences d’un déplorable entourage…

Je ne crois pas me tromper en disant que la visite de l’Empereur à la Douma avait fait naître chez les libéraux de grandes espérances. Jamais ils ne furent aussi modérés que pendant les quelques mois qui suivirent, jamais ils ne firent preuve d’autant d’aptitudes au gouvernement. C’était à cette époque que je me trouvais en Russie. Je pus recueillir, de la bouche même des principaux chefs de partis, l’assurance qu’une entente avec la monarchie leur semblait non seulement possible, non seulement désirable, mais encore nécessaire.

« Je suis monarchiste, monarchiste de cœur et d’âme, et tous mes amis octobristes le sont, comme la Russie l’est elle-même », me disait M. Rodzianko quelques jours après la visite de l’Empereur au palais de Tauride, visite qu’il regardait comme un succès pour ses idées et pour sa cause. Et il affirmait sa conviction que la Russie évoluerait sans secousses et par étapes vers le régime des monarchies constitutionnelles d’Occident. Il trouvait des raisons de confiance dans l’histoire de la Douma elle-même, qui, en dix ans, avait fait son éducation politique. Il la comparait à un enfant qui, après s’être tenu sur le pied gauche (les premières Doumas révolutionnaires) et ensuite sur le pied droit (la troisième Douma conservatrice), marchait désormais d’aplomb sur ses deux pieds. Et revenant sur la présence de l’Empereur à la séance de rentrée, le président ajoutait en riant de bonne humeur :

« On avait voulu faire croire à Sa Majesté que l’assemblée était composée de loups et de tigres. Sa Majesté a voulu en avoir le cœur net. L’Empereur est venu parmi nous, il a vu de ses yeux et il sait bien, aujourd’hui, que l’on peut s’entendre. »

Si, doué de seconde vue, j’eusse annoncé à M. Rodzianko qu’un an plus tard, presque jour pour jour, il demanderait un acte d’abdication à Nicolas II, il aurait certainement trouvé la plaisanterie de très mauvais goût…

Une autre fois, c’était M. Maklakof, un des chefs les plus brillants, les plus spirituels du parti cadet, qui parle notre langue comme un Parisien, dont la conversation est un feu d’artifice de mots et de formules qui feraient de lui un de nos plus vifs chroniqueurs. Lui aussi croyait fermement à une évolution politique qui s’accomplirait régulièrement, dans les formes du gouvernement monarchique. L’idée qu’on pût supprimer les Romanof lui faisait lever les bras au ciel : « Excellent moyen, s’écriait-il, d’alimenter la réaction ! Admirable idée de votre Gribouille ! »

Et un autre jour encore (il suffira de s’arrêter là), je questionnais M. Efremof, « progressiste » notoire qui, par le tour de ses pensées, par sa vue générale des choses, par son vocabulaire, par les détails mêmes de sa personne, évoquait le type du républicain de gauche tel qu’il existe chez nous. Il était, ce radical, moins certain que les octobristes ou les cadets que l’évolution dût être paisible et régulière. Le Tsar à la Douma ?… Oui, sans doute, mais n’était-ce pas trop tard ? « L’abîme se creuse », me disait le député progressiste en hochant la tête. Et pourtant, il ne croyait pas, lui non plus, à la subversion totale du régime, à ce qu’il appelait « une révolution sérieuse », c’est-à-dire, d’un seul mot, à la Révolution…

Le moment où ces déclarations sincères et spontanées m’étaient faites était pourtant celui où commençait contre le mouvement libéral la réaction de ce qu’on devait désigner plus tard sous le nom d’« influences occultes ». M. Stürmer avait été désigné par l’Empereur Pour succéder à M. Goremykine dans les derniers jours de janvier (du vieux style). Nous savons aujourd’hui que c’est de ce choix malheureux que datent le recommencement de la politique germanophile et la tentative de la bureaucratie pour reprendre la haute main sur le gouvernement de l’Empire.

Il est vrai que M. Stürmer était accueilli froidement. Mais les dispositions conciliantes des libéraux n’en étaient pas découragées. Dieu sait pourtant si la personne du nouveau président du Conseil était peu engageante ! A franchement parler, elle était même antipathique. Lorsque cette nomination avait été connue, un beau matin, à Pétrograde, la stupéfaction avait été grande. Le nom seul de M. Stürmer, ce nom allemand de mauvais augure, choquait les oreilles et excitait la défiance : comment n’avait-il pas mis le pouvoir en garde contre un choix si malencontreux[1] ? Les quolibets qui l’accueillirent dissimulaient mal l’inquiétude et l’irritation de l’opinion publique. C’est au ministre de la Guerre que l’on prêtait ce mot. Comme le bruit du départ de M. Goremykine avait couru, un ami demandait, par téléphone, le nom de son successeur, et le général Polivanof avait répondu : « Je ne peux pas le dire, j’aurais trois mille roubles d’amende. » Trois mille roubles d’amende, c’est, en effet, le tarif à Pétrograde lorsqu’on parle allemand au téléphone. Quelques jours plus tard, au Yacht-Club, à l’heure du déjeuner, un officier se levait, demandait la permission de prononcer deux mots allemands, rien que deux, et disait gravement, au milieu des rires : « Gofmeister Stürmer. » Car on sait que la plupart des titres de cour, en Russie, venaient d’Allemagne (comme aussi trop de titres de la hiérarchie militaire), et que, dans la langue russe, l’H aspiré allemand se change en G. Telles sont les épigrammes par lesquelles la révolution aura commencé. Mais ces épigrammes étaient déjà sanglantes et elles portaient loin parce qu’elles associaient, au mouvement libéral contre le régime bureaucratique, l’idée de nationalité.

[1] Nomen, numen… Le nom de M. Goremykine, peur être russe, ne sonnait guère mieux. Il voulait dire quelque chose comme l’affligeant ou le lamentable, ce qui n’exprimait que trop bien l’idée que le public avait du gouvernement.

Si net était pourtant, chez les hommes politiques libéraux, le désir d’éviter une cassure, que, tout en faisant grise mine à M. Stürmer, ils le toléraient, et même, au besoin, l’excusaient. Pendant son séjour à Paris, au mois de mai, M. Milioukof, interrogé par un rédacteur de l’Humanité, déclarait que son parti, celui des constitutionnels-démocrates, d’accord avec les autres partis du « bloc progressiste », renonçait pour le moment à réclamer ce « ministère responsable » qui devait être, à ses yeux, « le résultat d’une longue évolution ». Et, quant à la personne même de M. Stürmer, M. Milioukof ajoutait en propres termes, et non sans causer quelque surprise à son interlocuteur : « C’est un personnage de transition. Il n’est pas d’un réactionnarisme aussi déterminé que son prédécesseur, M. Goremykine. C’est un bureaucrate d’esprit très conservateur, mais, justement parce que bureaucrate, il est doué d’une certaine souplesse qui lui permet de s’adapter aux circonstances… »

On voit que M. Milioukof y mettait de la bonne volonté. Il n’était guère possible d’en mettre davantage. Cet esprit d’adaptation aux circonstances, pour lequel lui et ses amis faisaient crédit à M. Stürmer, il était en réalité le leur. En dehors des cercles de la Douma, j’ai entendu plus d’un libéral russe s’en plaindre. Les troupes du parti des réformes étaient, de toute évidence, restées beaucoup plus intransigeantes que les états-majors. Elles en comprenaient avec peine les sentiments et la tactique. Plus d’une fois, j’aurai entendu blâmer la « faiblesse » du bloc progressiste, quand on ne la taxait pas de trahison : tous les hommes politiques qui, à un moment donné, ont voulu « sérier les questions », ont encouru les mêmes reproches et les mêmes colères.

Mais c’est ici, peut-être, que nous commençons à toucher du doigt une des causes de la catastrophe où s’est abîmé l’ancien régime.

II
LE NATIONALISME DE LA DOUMA

La guerre était, dans son principe, une guerre populaire. Il serait à peine exagéré de dire que c’était la guerre de la Douma. Entre 1909 et 1914, entre la remise par M. de Pourtalès des deux ultimatums, dont le premier, de tous points semblable au second, avait déterminé un recul de la Russie que le patriotisme russe avait ressenti comme une humiliation, bien souvent la Douma avait exprimé le désir d’une politique étrangère plus vigoureuse. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche avait laissé une profonde amertume. L’éclipse que le prestige de la Russie avait subie en Orient avait été déplorée, critiquée à plus d’une reprise à la tribune du palais de Tauride. Aussi, lorsque l’empereur prit la défense de la Serbie menacée, puis quand il repoussa l’ultimatum de l’Allemagne, la Douma se reconnut dans cette résolution. Elle avait contribué, pour une part certaine, à ce retour à la fierté. Elle le salua comme une réparation. C’est d’ailleurs le propre mot qui fut employé, à la grande séance du 8 août, par l’orateur des nationalistes, M. Balachef : « A l’heure difficile et glorieuse que nous vivons, la Russie est appelée à réparer quelques-unes de ses erreurs historiques. » Et quand M. Milioukof vint déclarer à son tour : « Nous luttons pour libérer notre patrie d’une invasion étrangère, pour libérer l’Europe et le Slavisme de l’hégémonie germanique », il fut accueilli par des « bravos à gauche ».

Au fond, le nationalisme était la tendance dominante de cette Douma, la quatrième depuis la charte d’octobre 1905. Le mélange des idées de liberté et de nationalité s’était vu en France au XIXe siècle lorsque les libéraux combattaient à la fois la monarchie et les traités de 1815. Il s’était vu en Allemagne et en Italie où les efforts pour obtenir un régime constitutionnel s’étaient confondus avec les aspirations unitaires. On l’avait revu à Constantinople en 1908 avec les Jeunes-Turcs. Ce mouvement historique continuait, par la Russie, son tour du monde. Il suffira de rappeler les congrès « néo-slaves », qui s’étaient tenus à plusieurs reprises durant les années qui ont précédé la guerre. Le panslavisme renaissait sous une forme nouvelle. Au lieu d’être l’héritage de la « Sainte Russie », il se trouvait désormais associé à la doctrine politique du libéralisme. Il ne faut pas oublier, par exemple, pour comprendre les choses, que M. Milioukof aura été le premier à désigner Constantinople comme un des buts de guerre de la Russie. Le 24 mars 1916, plus de six mois avant que M. Trépof, durant son bref passage aux affaires, eût à son tour proclamé la nécessité pour l’empire russe de dominer le Bosphore, M. Milioukof avait dit à la Douma : « Nous voulons une sortie vers la mer libre. Nous n’aurions certes pas déclaré la guerre dans l’unique dessein de réaliser ce désir ; mais, puisqu’elle est commencée, nous ne la terminerons pas sans obtenir cette sortie. Notre intérêt consiste à nous annexer les Détroits. »

C’était la vieille idée impériale trouvant de nouveaux interprètes. Quelle différence, on le voit, entre les hommes qui voulaient régénérer la Russie par la guerre et ceux qui, en 1905, avaient tenté d’exploiter les défaites de Mandchourie pour faire la révolution ! Le manifeste de Viborg, après la dissolution de la première Douma, avait invité le peuple russe à refuser l’impôt et le service militaire. En 1914, les libéraux de la quatrième Douma lui demandaient de ne pas marchander les sacrifices pour la guerre jusqu’au bout.

Rénover la Russie par la liberté pour la faire plus grande et achever ses destinées nationales, c’était, au fond, une idée d’intellectuels, une idée de bourgeois. Cette quatrième Douma, elle était bourgeoise, en effet. Comment, de cela aussi, l’Empereur ne s’est-il pas rendu compte ? C’était à la suite des restrictions du droit électoral opérées en 1907 et en 1911, que la quatrième Douma avait été élue. Cens, curies, découpage des circonscriptions, tout avait été combiné pour obtenir une Douma souple et gouvernable. Cette Douma, on l’avait obtenue. Et il suffisait d’un peu de mémoire pour comprendre qu’au fond c’était une Douma « introuvable » et que l’on devait s’estimer heureux de l’avoir telle qu’elle était, lorsqu’on la comparait aux premières expériences du régime constitutionnel, aux premiers résultats des consultations populaires.

Nous croyons, sans pédantisme, pouvoir dire que ce qui aura surtout manqué à Nicolas II, parmi ses précepteurs, c’est un bon professeur d’histoire. Il est fâcheux pour lui, sa dynastie et son Empire, qu’à aucun moment il ne se soit trouvé quelqu’un pour lui montrer l’exemple de ce que d’autres monarchies avaient fait pour retremper leurs forces dans un grand courant national. Le passage de l’absolutisme au régime constitutionnel se trouvait étrangement facilité par la guerre. L’occasion s’offrait aux Romanof de prendre cet élixir de jeunesse qui avait si bien réussi à la maison de Savoie, grâce au Risorgimento, à la maison de Hohenzollern, grâce aux deux guerres de 1866 et de 1870. Victor-Emmanuel et Guillaume Ier, chacun à son heure, avaient renouvelé leurs traditions, rompu avec leurs conservateurs : Bismarck, dans ses Souvenirs, a fait la théorie de ce Bruch mit den Conservativen, de cette rupture avec les anciens partis, encombrants et compromettants, et qui entraînent à la ruine les gouvernements qui ne savent pas se dégager à temps pour rallier des éléments nouveaux. Savoie et Hohenzollern s’étaient bien trouvés de la recette. C’est ainsi que les libéraux prussiens, si acharnés dans leur opposition jusqu’en 1870, avaient formé ensuite ce parti national-libéral, le plus fidèle soutien de Bismarck et de la politique d’Empire et qui, comme l’ordre même des mots l’indiquait, avait fini par subordonner son libéralisme à son nationalisme. On sait que, dans la guerre présente, le parti national-libéral s’est montré aussi « annexionniste », aussi pangermaniste, aussi outrancier, que les plus qualifiés des conservateurs, en sorte que, pour rétablir l’équilibre et pour respecter la loi de physique politique qui pourrait s’appeler « loi de Bismarck », le chancelier de Guillaume II a été conduit à se rapprocher de la fraction modérée de la social-démocratie. Il ne tenait qu’à Nicolas II d’acquérir de la même manière ses « nationaux-libéraux ».

En réalité, et c’est ce qui va nous faire comprendre le cours des choses, le libéralisme russe avait engagé son avenir dans la guerre. Il jouait sa fortune sur la victoire. Si le défi de l’Allemagne, qui n’avait pas été relevé en 1909, l’avait été en 1914, c’était, pour une part, aux critiques que la Douma avait faites de la politique d’effacement que ce résultat avait été dû. Le sentiment et les théories des libéraux étaient intéressés dans cette lutte contre le bloc austro-allemand. Leur responsabilité ne l’était pas moins. Ils avaient tout approuvé, les crédits, les hommes, les sacrifices que la guerre impose aux nations. Si la guerre se terminait mal, ce n’était pas seulement l’idée slave et le patriotisme de la Douma qui auraient à souffrir. Ce serait la Douma elle-même qui serait atteinte. Réactionnaires ou révolutionnaires « défaitistes » la guettaient également, l’attendaient au résultat pour l’en accabler. C’est ainsi qu’indépendamment même de tout sentiment et de toute idéologie, l’instinct de la conservation, et, aussi, on ne sait quel appel des dieux, devaient entraîner la Douma à pousser la guerre à fond, à consacrer à la guerre, surtout par ses Commissions, son activité et ses forces, — ce qui, justement, devait l’introduire, avec la bureaucratie, dans un conflit qui aura été prompt à dégénérer en duel à mort.

III
LA TRAHISON DE LA BUREAUCRATIE

Lorsque Pierre le Grand, il y a deux cents ans de cela, avait constitué sa hiérarchie administrative, il avait composé le tchin aux quatorze degrés, avec ses « équivalences », des traditions de la Horde d’Or et d’éléments empruntés à l’administration de son voisin le roi de Prusse. Le tchin, mongolique et prussien, devait, dans sa pensée, faire de toutes les branches de la bureaucratie une machine harmonieuse et disciplinée comme l’armée elle-même. Jamais Pierre le Grand n’aurait pu imaginer que cette création, cette émanation du tsarisme en viendrait un jour à entraîner un tsar dans son impopularité et dans sa chute. S’il eût pu évoquer une pareille hypothèse, il l’eut repoussée comme un non-sens. C’est pourtant aux effets de ce non-sens historique et politique, terrible pour sa dynastie, que nous venons d’assister.

« A la fin, dit Gœthe, nous devenons les esclaves des créatures que nous avons faites. » C’est ce qui est arrivé au tsarisme avec ses bureaucrates. Le tchin avait été organisé pour collaborer en sous-ordre à la grande œuvre tsarienne : l’unification de la Russie. Il avait été destiné aussi par Pierre le Grand à occidentaliser les Russes, à les initier à la civilisation européenne. C’était un instrument de gouvernement et un instrument de progrès. Le mécanisme avait rendu d’immenses services entre les mains des empereurs énergiques. D’un bout à l’autre du vaste État, les tchinovniks aux casquettes multicolores faisaient régner l’ordre russe. C’étaient eux qui rattachaient au pouvoir central tant de provinces séparées par de si longues distances, plus séparées encore par la race, les mœurs et le langage. Appuyée sur ses traditions, sur l’histoire de la Russie, la bureaucratie se croyait intangible parce qu’elle était indispensable pour tenir le faisceau serré : sa justification suprême se sera trouvée dans la décision du gouvernement provisoire qui, après avoir destitué les gouverneurs des provinces et sévi contre la police, a maintenu les cadres secondaires de l’administration et laissé en place ces légions de fonctionnaires pourtant détestés. La bureaucratie a été, elle reste encore l’armature de l’Empire. Mais, comme toutes les institutions, elle avait pris un caractère nouveau au cours des années. D’organisme administratif, elle était devenue une puissance politique qui s’enflait aux dépens de l’autocratie elle-même. Tandis que le tchin tendait à former un État dans l’État, tandis que l’esprit de caste y grandissait, qu’il avait ses intérêts propres à défendre, l’autorité tsarienne, avec Nicolas II, s’affaiblissait et s’anémiait de jour en jour. Le peuple ne sentait plus la main ferme des tsars. Il ne sentait que trop l’avidité et la brutalité des bureaucrates. Et puis, les contradictions et les incohérences se multipliaient dans le mécanisme politique, singulièrement compliqué. La Russie adoptait peu à peu les formes des gouvernements occidentaux : dans ces formes creuses, la pensée de Nicolas II, tantôt hésitante et tantôt obstinée, ne savait que mettre. La Russie avait une Chambre, mais bridée, impuissante et qui s’irritait. Elle avait un président de conseil et des ministres qui continuaient à n’être aux yeux de l’Empereur que des fonctionnaires et qu’il choisissait parmi les fonctionnaires. C’était le système contre lequel protestait l’opinion libérale. Mais, d’autre part, les fonctionnaires eux-mêmes se sentaient menacés dans leur omnipotence et leurs privilèges par un mouvement d’idées sans cesse croissant, par des forces nouvelles qui se développaient à vue d’œil. Nicolas II, qui avait encore trouvé dans le haut personnel bureaucratique des ministres dévoués à sa personne et au bien public, et capables de servir une idée avec désintéressement comme Stolypine, continuait comme par le passé à puiser dans le tchin. Il ne s’apercevait pas que le tchin, exploitant sa faiblesse, spéculant sur son aveuglement, ne se servait plus de l’autorité qu’il recevait de l’Empereur que pour défendre sa propre situation.

La guerre venue, la bureaucratie a craint plus que jamais de se voir dépossédée, et elle avait, en effet, les plus sérieuses raisons de le craindre. Non seulement elle n’avait pas préparé la Russie à soutenir la lutte, non seulement elle se savait inférieure à la tâche de donner à la Russie les moyens de se défendre et de vaincre, mais encore le cœur n’y était pas. Jadis elle s’était formée sur le modèle prussien et à l’aide d’éléments germaniques. C’était le temps où le progrès occidental était venu à la Russie à travers l’Allemagne, où, pour être bien vu, bien noté de Pierre et de ses successeurs férus d’organisation prussienne, il fallait porter un nom allemand. Plus d’une famille russe, au XVIIIe siècle, pour parvenir, avait germanisé son nom. De ces origines, une forte empreinte était restée marquée sur la bureaucratie. Sans enthousiasme, et même avec appréhension, les gens du tchin avaient vu éclater la guerre avec l’Allemagne. Quand ils s’aperçurent que la guerre aggravait leur impopularité, dressait en face d’eux des organisations concurrentes et qui se montraient capables de les supplanter dans tous les domaines où eux-mêmes apparaissaient inertes et insuffisants, ils n’eurent plus qu’une idée : et ce ne fut pas — en quoi il se sont condamnés — de réparer leurs fautes par le travail, l’activité et le patriotisme. Ce fut de profiter du pouvoir politique qu’ils tenaient de l’Empereur pour tromper l’Empereur lui-même et pour écraser leurs rivaux.

Presque toujours, de loin, les problèmes politiques des autres peuples nous paraissent simples et faciles à résoudre. Nous ne tenons pas compte de traditions, de sentiments qui ne nous touchent pas, des situations acquises et des ambitions montantes, de conflits d’intérêts où nous ne sommes pas parties et dont, par suite, nous faisons bon marché. Au début de mon séjour en Russie, je demandais pourquoi le pouvoir ne se décidait pas à appeler au ministère ces hommes « jouissant de la confiance publique », que réclamaient la Douma et les journaux.

— Rien n’est dangereux, disais-je à des conservateurs, comme ces formules auxquelles la presse fait un sort. En politique aussi la résistance irrite le désir. Les programmes d’opposition sont comme l’amour, dont un de nos poètes a dit qu’il vit d’inanition et meurt de nourriture. Ce qui serait adroit, ce serait de prendre le libéralisme au mot. D’abord, une de ses armes lui serait enlevée. Et puis qu’est-ce que l’expérience en coûterait ?

On me répondait par des paroles vagues, jusqu’au jour où un homme qui savait la politique de son pays me fit entrer au fond des choses par la démonstration que voici :

— Vous savez ce qui se passe dans une société où les actionnaires sont mécontents de la gestion des administrateurs en exercice. Ils veulent introduire au conseil des administrateurs nouveaux, et il semble que cette solution soit de nature à satisfaire tout le monde. Mais c’est celle justement que ne peut pas accepter le conseil, parce que, par les nouveaux administrateurs, les actionnaires seraient initiés à ses comptes et à ses secrets. Et c’est par-dessus tout ce que ne veut pas un conseil d’administration qui tient à ses privilèges et qui n’a pas la conscience tranquille. Tel est précisément le cas de la bureaucratie. Elle ne veut pas laisser un homme du dehors, un délégué du public, contrôler ses actes et s’introduire dans ses affaires : car elle a fini par regarder les affaires de l’Empire comme ses affaires propres. Aussi, lorsque l’Empereur manifeste la moindre velléité de satisfaire au désir si naturel de l’opinion publique, les conseillers qui l’entourent, et qui ne sont pas, croyez-le, des théoriciens de la contre-révolution, mais des vizirs sceptiques et subtils, viennent lui murmurer à l’oreille : « Mais où sont-ils, Sire, les hommes qui auraient la confiance de toute la vaste Russie ? M. Goutchkof, par exemple (et ce nom était bien choisi, car l’Empereur haïssait M. Goutchkof), est très connu à Moscou. L’est-il à Kazan, à Saratof, plus loin encore ? Votre Majesté voit donc qu’il s’agit là d’une simple chimère et que son pouvoir ne peut sortir des mains des hommes qui sont les commis du Tsar, l’émanation de sa volonté. » Et voilà comment, chaque fois, les grands tchinovniks ont gardé ce que vous appelez chez vous, je crois, « l’assiette au beurre… »

Mais, à la fin, ce n’a plus été seulement dans les conseils du Tsar que la bureaucratie a eu à défendre ses privilèges. C’est en face d’organismes plus actifs, plus dévoués qu’elle à la chose publique et qui s’étaient montrés capables de la suppléer et de la remplacer dans tous les domaines (ravitaillement, munitions, secours aux blessés, etc.) où elle-même avait accusé son mauvais vouloir et son incurie. La guerre avait pour effet de menacer le monopole de la bureaucratie, et c’est ce qui lui a fait détester la guerre. Il paraît incompréhensible, à distance, que le gouvernement déchu ait poursuivi de tant de jalousie et de haine ces congrès des Zemstvos et des villes, ces « organisations sociales », produits spontanés de la nation russe, conformes aux traditions nationales et qui travaillaient à fournir l’armée et la population civile de ce qui pouvait leur manquer. Mais justement la bureaucratie a vu dans les comités formés par les assemblées locales et municipales ou issus des groupements de particuliers ce qu’y voyait tout le monde : c’est-à-dire des remplaçants. Se sentant incapable de soutenir la concurrence, elle n’a plus eu qu’une idée, et c’était de la supprimer violemment.

Comme nous venions un jour de voir à Moscou le prince Lvof, qui présidait l’Union des Zemstvos et des villes, un de nos compatriotes, esprit fin et clairvoyant, me disait ces paroles qui prennent un sens singulièrement fort aujourd’hui que le prince dirige le gouvernement nouveau :

— Il n’est pas douteux pour moi qu’il faudra qu’à un moment ou à un autre celui avec qui vous venez de causer franchisse cette porte comme président du conseil, ou bien ce sera comme assassiné…

Pour cet observateur des choses russes, il n’y avait pas de compromis, pas de terrain d’entente possible entre les forces natives de la Russie et le tchin. Et le prince Lvof m’était apparu pour le tchin comme un adversaire redoutable, l’homme d’une seule idée et d’une seule volonté, avec les partis pris solides de l’homme d’action. Je me rappelle l’éclair rapide, et facile à traduire, de son regard, le nom de Stolypine ayant été prononcé devant lui. Mais, très maître de lui-même, ennemi des propos inutiles, il allait à l’essentiel, à l’exposé de cette œuvre étonnante dont il était l’âme et qui avait consisté à créer de toutes pièces une administration, l’administration officielle étant défaillante. Dès lors, la situation était bien claire : il fallait que la bureaucratie reconnût la place, le rôle et l’utilité des Zemstvos et des organisations sociales dans l’État et qu’elle fît elle-même, par conséquent, l’aveu de son incapacité. Ou bien, il fallait qu’elle brisât cette concurrence, le bien public, le salut du pays dussent-ils en souffrir, la monarchie elle-même dût-elle être compromise dans la lutte. C’est à ce dernier parti, gros de dangers, et qui a prouvé son absence de patriotisme, que s’arrêta le clan des hauts bénéficiaires du tchin.


Un souverain moins faible et plus clairvoyant que Nicolas II aurait refusé de se faire l’instrument d’une coterie qui n’invoquait les traditions de l’État que pour servir ses intérêts particuliers. On a peine à concevoir que l’Empereur, si loyal envers l’Entente, si ferme dans son propos de conduire la guerre jusqu’au bout, se soit abandonné à des hommes qui, voyant que la guerre tournait contre eux et les condamnait, la menaient sans conviction et avec mollesse, — en attendant l’heure de passer à la trahison active.

Quelque hasard se trouve souvent à l’origine des grands événements pour en déterminer le cours. Une angine de poitrine survenue bien mal à propos devait écarter des affaires l’homme d’État le plus capable, peut-être, de diriger les affaires de Russie pendant la guerre et de sauver la monarchie d’une crise mortelle. Lorsque M. Kokovtsof (l’auteur du mot fameux ; « Dieu merci, nous ne sommes pas en régime parlementaire »), eut quitté la présidence du conseil, c’est à M. Krivochéine que sa succession fut offerte par l’Empereur. On était alors aux premières semaines de l’année 1914, l’année tragique et décisive par excellence. Disciple, ami et collaborateur de Stolypine, M. Krivochéine, dont le nom reste attaché à l’œuvre de la réforme agraire, eût continué et développé la politique stolypinienne. Il eût conservé du prestige, de l’autorité et de la fermeté au pouvoir, tout en gouvernant dans un esprit moderne. Les « stolypiniens » formaient une école d’hommes de bon sens, dévoués à l’ordre et d’esprit réformateur : le comte Ignatief, M. Sazonof en étaient, et les égards dont les entouraient la Douma contrastaient singulièrement avec l’accueil qui était fait à leurs collègues. D’ailleurs, M. Sazonof, puis le comte Ignatief devaient être écartés par des gouvernements avec lesquels ils n’avaient rien de commun. Mais pour en revenir à la succession de M. Kokovtsof, la maladie avait contraint M. Krivochéine à la refuser. Comptant bien, toutefois, après sa guérison, prendre la présidence du conseil que l’Empereur lui destinait, M. Krivochéine lui-même désigna, pour une sorte d’intérim, une personnalité effacée, médiocre, mais suffisamment décorative et dont le grand âge semblait une garantie contre les pièges de l’ambition. Ces sortes de calculs réussissent rarement : du moins la nécessité l’avait-elle imposé à M. Krivochéine[2]. Mais lorsqu’il sentit sa santé assez rétablie, il se trouva que, malgré les années, M. Goremykine avait pris goût au pouvoir. Et sans doute aussi avait-il discrédité M. Krivochéine dans l’esprit de Nicolas II, car, non seulement M. Krivochéine ne retrouva pas sa place, mais jamais plus son nom ne fut prononcé.

[2] Il est curieux de remarquer que M. Giolitti, vers la même époque, avait passé la main à M. Salandra avec la même pensée de revenir à son heure au gouvernement. Quand il le voulut, il était trop tard. Qui sait si cette circonstance n’aura pas changé aussi quelque chose à l’histoire de l’Italie ?

Ce fut dès lors une série de décadences qui devaient conduire à la catastrophe. Il n’y a aucun intérêt à rappeler l’histoire lamentable de ces ministères où se succédaient les créatures de la bureaucratie, tandis que les hommes qui montraient de l’indépendance étaient sacrifiés tour à tour ; c’est encore le sort qui fut réservé, à la fin de 1916, à M. Trépof, conservateur plus honnête et plus patriote que clairvoyant. En réalité, la Russie n’était plus gouvernée, et, chose grave, ne se sentait plus gouvernée. En fait d’absolutisme, il n’y avait que celui des policiers. La faiblesse de l’autocrate faisait reparaître le règne des boïars. « Nous voici revenus aux temps de Boris Godounof », disait un diplomate. Dans la mesure où le XXe siècle peut se comparer au XVIIe, l’anémie du pouvoir sous un des successeurs de Michel Romanof introduisait la Russie dans un état de marasme et d’anarchie semblable à celui dont elle avait été tirée, trois cents ans plus tôt, par le fondateur de la dynastie.

IV
RASPOUTINE

Le livre qui aide le mieux à comprendre les circonstances vraiment extraordinaires au milieu desquelles s’est consommée la ruine de la monarchie, c’est l’histoire fantastique et vraie des Faux Démétrius, telle que l’a racontée Prosper Mérimée. On y voit combien la Russie est proche encore de son passé légendaire, l’aliment que donne aux impostures non seulement la croyance au merveilleux, mais le contact encore presque immédiat de la Russie avec sa période mythologique. Il faut penser qu’au temps où Henri IV et Sully gouvernaient la France, quand Descartes et Gassendi étaient déjà nés, un aventurier dont on n’a jamais su au juste ni l’origine ni le nom se faisait passer pour le fils d’Ivan le Terrible et proclamer tsar de Moscou. L’histoire de Raspoutine n’appartient-elle pas au même genre de féerie ? Il y aura, pour un Mérimée de l’avenir, une étonnante chronique à écrire sur ce sorcier de village dont le nom est destiné à remplir l’histoire des derniers jours du règne de Nicolas II. L’historien fera justice des exagérations. Il montrera comment la crédulité publique favorisait les calculs de Raspoutine, qui tenait boutique ouverte de faveurs et d’influence, en lui attribuant toutes les grâces et toutes les disgrâces, toutes les nominations, celle des ministres, des ambassadeurs, des généraux même, en sorte que Raspoutine, dont l’ignorance était grossière, qui savait à peine écrire, aurait, à en croire la rumeur populaire, gouverné toute la Russie. La simple vérité est suffisamment romanesque. L’histoire dira qu’on faisait tourner des tables, à Tsarskoïé-Sélo, qu’on y regardait Raspoutine comme une sorte de porte-bonheur, et même de prophète, tandis que, dans l’ombre, les maires du palais, les vizirs rusés de la bureaucratie faisaient servir le favori à leurs desseins.

Mais non moins que sur l’empereur et l’impératrice, l’étrange et scandaleux personnage régnait sur l’imagination des foules. Tandis que l’ennemi envahissait le territoire, que la révolution montait, il devenait, dans l’esprit de tout un peuple immense, le symbole des périls publics et, comme son assassinat l’a montré, le bouc émissaire de la Russie. Le nom même qu’il s’était donné par défi autant que par feinte humilité mystique (Raspoutine, ou « le dissolu ») n’exprimait que trop bien la décomposition d’un état de choses. Catherine s’était entourée de philosophes. Alexandre Ier avait écouté Mme de Krüdner. Nicolas II se contentait de Raspoutine. Voilà où l’on était descendu. Cependant la cour de Russie continuait à garder sur le monde son ancien prestige. Le système des alliances et la guerre européenne supposaient la continuation de la grande politique russe telle que les chancelleries, depuis le XIXe siècle, avaient pris l’habitude de la regarder avec considération et respect. En réalité, et c’est un contraste qui ne manquera pas de frapper les historiens philosophes, la Russie impériale tombait en enfance.

Lorsqu’on pénétrait dans l’Empire, l’année dernière, par cette station lointaine de Tornéo, à deux pas du cercle polaire, porte étroite et d’accès incommode, la seule pourtant qui restât entre-bâillée sur l’Occident, le nom de Raspoutine, mystérieusement répercuté à tous les échos, venait frapper les oreilles. Comme les roseaux de la fable racontaient l’histoire du roi Midas, le vent des steppes, le murmure des forêts portaient le mythe de Raspoutine. La raison disait au voyageur qu’il n’était pas possible que tout, dans le vaste Empire, même les revers et les succès des armées, s’expliquât par l’action et la volonté de ce paysan-sorcier devenu magnétiseur de Cour. Mais ce qu’il fallait constater comme un symptôme grave, c’est qu’autour de ce nom, mille fois répété avec scandale, dégoût ou colère, s’accumulaient les amertumes et les déceptions d’un peuple.

« Voulez-vous voir Raspoutine ? » m’avait-on demandé à Pétrograde.

La curiosité avait failli être la plus forte. Mais il fallait se faire introduire auprès du personnage, demander, solliciter presque une audience, et il était habile à exploiter les moindres marques d’attention capables d’accroître son prestige. Il y avait dans le cas de Raspoutine une large part de charlatanisme, et tout ce qui pouvait ressembler à un hommage à son autorité favorisait son industrie. Et puis, à l’étranger, est-ce que nous ne devons pas toujours nous regarder tous comme porteurs responsables de la dignité du nom français ? Au dehors, un peu de fierté nationale est un bon placement. Pour ces raisons, et bien que j’y perdisse peut-être au point de vue anecdotique et pittoresque, je ne surmontai pas ma répugnance et je m’abstins d’aller voir Raspoutine.

J’en reste persuadé et je le répète : l’imagination populaire a considérablement brodé à son sujet. Seul le génie du mal en personne, seul Belzébuth ou Asmodée eût pu être omniscient et omnipotent tel qu’on le représentait. Il a fait, en définitive, plus de mal à l’empereur qu’à la Russie. Mais le tort même le plus grave et le plus sensible qu’il aura porté à la couronne, on l’a mal compris et mal apprécié : il a consisté à aliéner à Nicolas II, dans la société russe, les forces conservatrices dont l’appui n’avait jamais manqué au trône et à refroidir jusqu’au zèle des hauts dignitaires de l’Église orthodoxe.

On n’a pas accordé beaucoup d’attention, en Europe, aux incidents qui se sont produits dans le monde ecclésiastique russe pendant ces quatre dernières années. L’affaire du procureur du Saint-Synode, Samarine, l’affaire de l’évêque Hermogène, ont paru, de loin, comme les querelles de moines de Byzance. En réalité, ces affaires ont eu un gros effet moral. Elles auront entraîné de graves conséquences politiques. On ne se doute pas assez que c’est dans le clergé qu’aura commencé, avec l’impopularité et la haine de Raspoutine, la désaffection à l’égard de l’empereur. L’aventurier, qui n’avait même pas reçu les ordres mineurs, usait de son influence sur Nicolas II pour faire la loi à l’Église nationale. La période de 1912-1913, selon des personnes renseignées, fut véritablement celle de la plus grande influence de Raspoutine à la Cour. Ce fut celle aussi d’une crise aiguë et d’un conflit entre le haut clergé et l’Empereur. Une créature de Raspoutine, Varnava, paysan à peine plus instruit que son protecteur, avait été nommé, grâce à lui, évêque de Tobolsk. Varnava s’était mis en tête de faire béatifier un moine de son diocèse, du nom de Jean, qui avait possédé une réputation de sainteté. Ayant été reçu en audience par l’Empereur, Varnava lui demanda de prononcer la béatification de Jean de Tobolsk, ce que l’Empereur accorda sur-le-champ. Or, le Saint-Synode a seul le pouvoir de faire des saints. Il adressa au souverain une requête où il exposait ses droits et les motifs pour lesquels il refusait de béatifier Jean de Tobolsk, en même temps qu’il demandait l’annulation de la décision prise sur l’initiative irrégulière de Varnava. Nicolas II rejeta la requête en faisant connaître que sa décision était irrévocable et en s’étonnant que le Saint-Synode discutât une question tranchée par le pouvoir impérial. Le Saint-Synode ne s’inclina pas. Varnava avait commis une infraction grave contre la discipline ecclésiastique. Le Saint-Synode décida de retirer à Varnava son siège épiscopal et lui ordonna de se retirer dans un monastère. Cette fois, ce fut au tour de Nicolas II, irrité de l’opposition du Saint-Synode, de refuser sa ratification et de couvrir Varnava en termes catégoriques et qui n’admettaient pas de réplique. Alors, les prélats qui avaient siégé au Saint-Synode adressèrent au Tsar une lettre collective où ils déclaraient renoncer à leurs charges. Une forte pression du pouvoir et la crainte du scandale parvinrent à arrêter cette insurrection d’évêques. Mais Raspoutine triomphait. Bientôt le métropolite de Pétrograde, Vladimir était envoyé à Kief en disgrâce. Le procureur du Saint-Synode, M. Samarine, un des représentants les plus populaires de la noblesse provinciale de Russie, devait donner sa démission.

Ces incidents avaient laissé dans l’Église et dans les milieux les plus conservateurs de Russie bien des amertumes. Dans la société de Moscou, où l’affront fait à M. Samarine avait été profondément ressenti, des silences plus éloquents que des plaintes en disaient long sur l’état des esprits. L’Empereur, en somme, avait scié lui-même un des étais de son trône. C’est à la suite de l’affaire Varnava que s’est développé le mouvement favorable au rétablissement du patriarcat, jadis supprimé par Pierre le Grand pour faire du Tsar le chef de l’Église russe. Et dans les protestations contre les « influences occultes », le clergé n’est pas resté en arrière des autres groupes de la nation. Voici, à titre d’exemple, la plainte qu’un prêtre-député, le Père Nemertzalof, exhalait, au mois de décembre 1916, à la tribune de la Douma :

L’instant est venu de proclamer que l’âme de l’État, la sainte Église orthodoxe, se trouve à son tour en danger et qu’il nous est impossible, à nous, croyants dévoués corps et âme à la sainte Église, de garder plus longtemps le silence. Notre devoir est de crier bien haut, si haut que toute la Russie orthodoxe puisse nous entendre, que l’Église orthodoxe est en danger. Mes frères, levez-vous et défendez-la ! L’Église tout entière est menacée, et elle n’est pas menacée par le bas. C’est par le haut qu’on l’attaque. Oui, je ne sais quelle main boueuse s’avance vers l’Église pour saisir les rênes de ses destinées. On veut ébranler la base même de l’Église orthodoxe, détruire le pouvoir des Hiérarchies, précipiter dans le malheur et la ruine l’Église de la Patrie. On veut bouleverser la structure intérieure millénaire de l’Église. Nous, les croyants et les fidèles de cette Église, nous déclarons bien haut que nous ne permettrons pas cela… La simonie, la protection, l’oppression, les pots-de-vin, les recommandations et les intrigues dans le domaine de la foi !… Les paroles que je prononce ici font saigner mon cœur de pasteur. Mais me taire serait au-dessus de mes forces.

Il est incroyable que l’Empereur n’ait pas entendu de tels avertissements, et l’on se demande de quelle hébétude ou de quel esclavage son esprit était frappé. Mais l’on ne s’étonnera plus, après les faits et les paroles que nous venons de citer, que, l’heure de la chute venue, Nicolas II se soit trouvé abandonné de tous, de l’Église elle-même, et que le Saint-Synode ait si facilement rayé des prières le nom de l’Empereur et de la famille impériale. Cette circonstance explique aussi pour une part que l’on n’ait pas vu trace, chez les masses paysannes où l’influence du clergé est restée forte, de ce mouvement réactionnaire ni de cette chouannerie que l’on escomptait en cas de révolution.

V
LA CHUTE

« La Patrie est en danger ! » Ces mots depuis trois mois avaient retenti partout. Ce n’était pas seulement à la Douma qu’on les entendait, c’était au Conseil de l’Empire. C’était aux congrès de la Noblesse. C’était dans la famille impériale elle-même. Ce qu’on a appelé la « cabale des grands-ducs » était un signe peu douteux de la décomposition du régime. Une révolution de palais, c’est-à-dire quelque chose de classique et de conforme à bien des précédents russes, semblait se préparer à Pétrograde. La « lettre de remontrances respectueuses » que les Vladimirovitch et le grand-duc Dimitri Pavlovitch avaient adressée à l’Empereur était restée sans réponse. Ce furent les mêmes, aidés par le prince Soumarokof Elston, mari de la princesse Irène, et par le fameux député de l’extrême droite à la Douma, Pourichkiévitch, qui organisèrent quelques semaines plus tard le complot à la suite duquel ils firent périr Raspoutine. Ces événements sont encore présents à toutes les mémoires.

Raspoutine mort, la Russie se crut vengée et délivrée. Des millions d’hommes respirèrent. Les fidèles brûlaient des cierges en l’honneur de la vierge de Kazan. Ce fut alors qu’on découvrit combien avait été exagéré le rôle du moine. La crédulité populaire l’avait rendu responsable de toutes les trahisons et de tous les maux. Après sa disparition, on fut bien obligé de s’apercevoir que tout continuait comme par le passé, que l’influence des « forces ténébreuses », des « puissances occultes » se faisait toujours sentir. Les mêmes causes générales subsistaient. Par une lamentable superstition des mots, le pouvoir s’obstinait à se dire autocratique ; cependant son impuissance et son anémie allaient en s’aggravant. Les éléments malsains pullulaient dans le corps social : des scandales de toute sorte, financiers et policiers, éclataient chaque jour. Les masses, qui ne se sentaient plus dirigées, se laissaient entraîner à l’anarchie par les motifs de mécontentement trop justifiés que lui apportait la crise des approvisionnements, poussée jusqu’à la disette dans les grandes villes. L’humeur, la disposition du peuple, sa nastroiénié, comme disent les Russes, devenait chaque jour plus inquiète et plus nerveuse. Déjà, l’an dernier, des ouvriers, s’étant mis en grève dans une grande entreprise métallurgique qui travaillait pour la défense nationale, n’avaient su présenter que cette revendication et ce grief : « Ça ne va pas comme nous voudrions. » Non seulement dans les faubourgs de Pétrograde, mais dans les provinces et, chose plus grave, dans l’armée surtout, l’armée lasse de se battre sans fusils, sans canons, sans chemins de fer, ce sentiment était universel : les choses n’allaient pas comme la Russie aurait voulu.

Tel est l’instant, telle est l’occasion que la bureaucratie expirante aura choisis pour essayer de rétablir sa situation par un coup d’État. En jouant son va-tout, elle a perdu Nicolas II, qui avait déjà abdiqué entre ses mains avant d’abdiquer entre celles du gouvernement provisoire. L’ironie du sort aura même voulu que l’instrument suprême du tchin et le naufrageur de la dynastie ait été un ancien libéral, sorti de la Douma, jadis recommandé, dit-on, à l’Empereur par M. Rodzianko lui-même comme un des hommes de confiance qui devaient rénover le régime. Qu’ils s’appellent Polignac, Franco ou Protopopof, il y a de ces esprits chimériques qui semblent prédestinés à hâter la fin des monarchies malades. Et les souverains qui perdent le trône par leur faute ne manquent jamais d’approuver, au moment critique, le plan absurde qui doit consommer leur perte.

Pour la bureaucratie, qui se sentait débordée par le flot, il n’y avait plus qu’une chance de salut : briser par la force la Douma, les Zemstvos, les organisations sociales, et puis en finir, dès qu’elle pourrait, avec la guerre, puisque la guerre ne servait qu’à faire éclater son incapacité. La paix conclue, on cherchait, dans un pacte avec la Prusse monarchique, une assurance contre le mouvement libéral. L’alliance des trois Empereurs était scellée, et Protopopof devenait le grand homme de cette géniale combinaison politique. Cependant, pour faire la contre-révolution, il fallait qu’il y eût la révolution d’abord : sûr de lui-même, sûr des mitrailleuses qu’il avait fait disposer sur les clochers des églises, sur les toits des monuments publics, Protopopof ne craignit pas de provoquer l’insurrection.

Sans doute, à la Douma, des paroles violentes, des avertissements sévères à l’adresse de la famille impériale avaient été prononcés. Le procès de l’Impératrice et de Stürmer avait été fait. Mais pas un appel à la révolte n’était parti de l’assemblée. L’histoire rendra cette justice aux chefs libéraux qu’ils seront restés fidèles jusqu’au bout à la ligne de conduite qu’ils s’étaient fixée, qu’ils auront, jusqu’au dernier moment, essayé de sauver l’Empereur, puis, l’entêtement de l’Empereur étant invincible, de conserver au moins la dynastie des Romanof[3]. Faisant bon marché de la couronne, qui était l’enjeu de cette aventure, Protopopof mit le feu aux poudres dans un moment où l’excitation était générale. Arrestation de députés socialistes sous le prétexte de complot contre la sûreté de l’État, prorogation de la Douma, suspension des journaux : il aura recommencé les « Ordonnances », mais en allant plus loin encore, car Polignac, du moins, n’avait pas de lui-même organisé l’émeute. Des signes concordants font penser que, pour être plus sûr d’avoir « sa » révolution, Protopopof l’avait attisée. La suspension complète du ravitaillement de la capitale ne peut qu’avoir été intentionnelle. De plus, le Rousskoïé Slovo du 12/25 février a signalé ce fait qu’un « faux Milioukof » avait paru aux usines Lessner et avait convoqué les travailleurs à l’insurrection. Que des policiers « camouflés » aient été les agents de cette mise en scène peut paraître un fait extraordinaire. On en doutera moins quand on saura que la censure interdit à M. Milioukof de protester contre cette machination et de répondre par un appel au calme…

[3] Notons ce témoignage emprunté à l’Outro Rossii du 14/27 février 1917 : « La Douma a rempli son devoir. Si on peut lui reprocher quelque chose, ce n’est pas d’avoir voulu envenimer le conflit, bien au contraire… Cette lenteur, cette répugnance à prononcer une parole risquée avait son bon côté. Une telle Douma ne pouvait être soupçonnée par la réaction de tendances antigouvernementales. »

Dans la nuit du 12 au 13 mars (de notre style), c’est-à-dire lorsque la révolution était déjà un fait accompli, que les membres du Cabinet et les serviteurs de l’ancien régime étaient arrêtés, les membres élus du Conseil de l’Empire, ceux de la gauche de cette assemblée, adressaient encore à Nicolas II cette suprême adjuration :

« Nous, soussignés, membres élus du Conseil de l’Empire, nous accomplissons en nous adressant à Votre Majesté le devoir que nous impose notre conscience envers vous et la Russie. Par suite de la désorganisation complète des transports et l’arrêt des arrivages de matières premières et de combustible, les usines et les fabriques ont été obligées d’interrompre leur travail. Le chômage forcé et la crise extrêmement aiguë de l’alimentation provoquée également par la désorganisation des transports ont amené les masses populaires à une exaspération violente. Cette exaspération a été encore aggravée par la haine que le gouvernement avait provoquée dans le peuple et les soupçons dont l’âme populaire était animée envers le pouvoir. Tout cela a eu pour résultat de provoquer des troubles qui se sont développés avec la furie d’éléments déchaînés et ont entraîné l’armée avec eux. Le gouvernement qui n’a jamais bénéficié de la confiance de la Russie, a perdu actuellement tout crédit. Il est impuissant à prendre quelque mesure que ce soit envers la situation qui est très menaçante. Sire ! En conservant au pouvoir le gouvernement actuel, on ne fera que provoquer une ruine complète de l’ordre légal qui entraînera fatalement la défaite, la chute de la dynastie et les plus grandes calamités pour toute la Russie. Nous considérons que l’unique ressource qui reste à Votre Majesté consiste en un changement définitif de la politique intérieure conformément aux désirs qui ont été maintes fois exprimés par la représentation nationale des différentes classes de la population et les organisations sociales. Les institutions législatives doivent être immédiatement convoquées à nouveau. Le conseil des ministres actuel doit être destitué, et la formation d’un nouveau Cabinet doit être confiée à une personne investie de la confiance de la nation. Elle soumettra à Votre Majesté la liste des membres d’un nouveau Cabinet qui soit capable de gouverner dans un accord complet avec la représentation nationale. Chaque instant est précieux. Tout délai et toute hésitation peuvent amener des calamités sans nombre. »

Le premier manifeste de la Commission exécutive de la Douma, d’où allait naître le gouvernement provisoire, proclamait bien la déchéance du cabinet Galitzine, mais non pas celle de l’Empire. Ce manifeste disait simplement ceci :

« Considérant les difficultés d’ordre intérieur dans la politique du précédent gouvernement exécutif, le gouvernement de la Douma se considère comme obligé de prendre en main l’ordre public. Conscient des responsabilités qui découlent de cette décision, la Commission exprime sa certitude que le peuple et l’armée lui prêteront assistance dans la tâche difficile qui incombe au nouveau gouvernement, lequel accepte les vœux du peuple et jouit de sa confiance. »

Enfin, le 15 mars, au palais de Tauride, devant une foule de soldats, de marins et d’ouvriers, embryon du fameux comité, M. Milioukof annonçait, avec « le premier cabinet national russe », la régence du grand-duc Michel, le tsarévitch Alexis restant prince héritier. « Mais c’est l’ancienne dynastie ! » s’écriait-on de toutes parts. « Parfaitement, reprenait M. Milioukof. Je n’ai pas, moi non plus, d’affection pour la dynastie. Mais il ne s’agit pas de ce qui nous plaît ou de ce qui nous déplaît. Il faut, avant tout, éviter la guerre civile. »

Comment des folies aussi excessives n’auraient-elles pas mal tourné pour leurs auteurs ? Comment avait-on pu oublier que, si les libéraux étaient prêts à de larges concessions, les éléments révolutionnaires, vaincus en 1905, mais non désarmés, n’attendaient que l’occasion de prendre leur revanche ? Cette occasion, on la leur offrait. Les personnes qui ont approché M. Protopopof pendant ces derniers mois le peignent comme un extravagant. Assurément, cet ancien vice-président de la Douma, pour avoir passé en quelques semaines du libéralisme à la défense de la bureaucratie et à la contre-révolution policière, manquait d’équilibre. Mais y avait-il, à la Cour, plus de bon sens ? Y avait-on la moindre connaissance des hommes, de l’opinion publique, de l’état des esprits ? La révolution allumée, son cours ne faisait plus de doute. Mais que fût-il advenu d’un succès de la contre-révolution ? Ce n’est pas en France que personne aura le courage d’accabler Nicolas II, fidèle à sa parole et à celle de son père, à l’alliance que lui avait léguée Alexandre III. Sans doute, il n’aura pas vu que la politique intérieure détestable et insensée à laquelle il se laissait entraîner devait, dans l’esprit de ses funestes conseillers, le conduire à manquer à ses engagements… Cela n’a pas été et cela ne pouvait pas être. Si Nicolas II a perdu son trône par faiblesse, il n’y a pas, du moins, de tache sur son nom.

Son règne, comme tant d’autres choses en ce monde, s’appellera : « J’aurais pu être… » Nicolas II aura certainement perdu la plus belle occasion qui se soit présentée de rajeunir une monarchie. Il y a quatre ans seulement, la Russie avait fêté le troisième centenaire de l’avènement des Romanof. L’Empereur n’aura pas compris cette leçon de politique et d’histoire. L’autocratie aura eu tort d’oublier ses origines. C’est par l’élection, et pour que la Russie eût un chef capable de la sauver de la menace étrangère, que Michel Romanof avait été porté au trône. Là se trouvait l’indication du rôle historique qui revenait au successeur du tsar de Moscou dans la grande crise nouvelle de la vie du peuple russe.

Il y a huit mois, essayant d’indiquer les courants intellectuels et politiques de la Russie en guerre, nous disions que son avenir s’ouvrait sous le signe du nationalisme. La révolution nationale du mois de mars 1917 est venue nous donner raison. Mais on ne pouvait pas compter que le triomphe des libéraux patriotes désarmerait les partis. En tombant, en se suicidant, l’ancien régime faisait la part trop belle aux éléments d’extrême-gauche. Nous allons assister sans doute à une lutte entre des tendances contraires. Il se peut que l’anarchie slave, qui est ancienne, se trouve aux prises avec le patriotisme russe qui est ancien, lui aussi, mais rajeuni et retrempé. Selon toutes les apparences, après des péripéties peut-être tragiques, c’est le nationalisme qui devra être le plus fort. Sinon, et quelle que soit la forme de son gouvernement futur, la Russie constituerait une exception dans le monde contemporain et, au milieu de peuples ardents à combattre pour leur unité, leur indépendance et leur grandeur, elle exposerait son avenir à un nouveau danger, alors que, par sa révolution, elle vient de montrer comme eux sa volonté de vivre.

AUTOUR
DE
LA RÉVOLUTION RUSSE

QUELQUES ÉCLAIRCISSEMENTS

UN MOT DU “NOVOÏÉ VREMIA”

Parmi les journaux russes, le Novoïé Vremia était le journal préféré de Nicolas II, celui qu’il lisait tous les jours dans son texte, au lieu de se contenter d’extraits, comme pour les autres. On peut dire que le Novoïé Vremia était une des institutions de l’Empire, une institution libre d’ailleurs. La puissante dynastie des Souvorine, ses directeurs, était loyaliste, mais gardait son franc-parler. Veut-on savoir comment ce journal conservateur a jugé l’abdication de Nicolas II ? Ce sont quelques lignes qui en disent long sur la révolution russe :

Après trois cents ans de règne, la maison des Romanof était parvenue à un moment historique exceptionnel : la nation tout entière était dans l’attente, et avait les yeux fixés sur elle. Quelles possibilités se présentaient alors pour Nicolas II ? Il était le monarque « officiel ». Le destin lui donnait l’occasion de devenir un véritable empereur, le chef d’un grand peuple libre. Le Gouvernement de Nicolas II a gâché tout cela. Ayant refusé le grand honneur d’être le chef d’un État libre, l’empereur Nicolas II a mis fin à la dynastie héréditaire des Romanof. Il appartient au peuple russe, comme il y a 303 ans, de régler lui-même pour l’avenir sa destinée politique. Nous avons pleine et entière confiance que l’instinct politique du peuple russe lui inspirera en ce moment une courageuse décision.

Cette appréciation sur la crise russe montre où en sont les éléments conservateurs et modérés. Ce qui est le plus frappant dans la chute de Nicolas II, c’est qu’elle s’est faite verticalement dans le vide. Rarement on aura vu une révolution susciter aussi peu de contre-révolution. L’explication de ce phénomène ne peut être que dans une série de fautes énormes, décourageantes pour les fidélités les plus éprouvées. Cette explication tient dans un mot : l’empereur déchu a gâché une situation qui n’avait jamais été si bonne pour lui et pour sa dynastie. C’est justement le mot dont nous nous étions servi presque le même jour où les écrivains du Novoïé Vremia l’employaient à Pétrograde.

LE TSAR ET L’ORTHODOXIE

Un grand sujet de surprise, en France, a été que l’Église orthodoxe et le clergé n’eussent rien fait ou rien pu pour conserver le trône. On ne tenait pas compte du tort causé par Raspoutine. On ne tenait pas compte non plus d’autre chose : c’est que l’Église orthodoxe était plus ancienne que le tsarisme et qu’elle avait contre lui de vieux griefs. Il faut lire à ce sujet les déclarations du nouveau métropolite de Pétrograde, telles que les ont publiées les Rousskia Viedomosti :

L’évêque André cherche à tranquilliser les croyants qui craindraient, en reconnaissant la révolution, de se parjurer. L’abdication de Nicolas II a délié ses sujets de leur serment. Et le métropolite rappelle la résistance que saint Philippe, archevêque de Moscou, avait opposée à Ivan le Terrible. L’évêque attribue la chute de l’ancien régime à son immoralité. « Sous les apparences du zèle pour l’Église, une pression secrète mais d’autant plus dangereuse était exercée sur elle. » L’Église orthodoxe était réduite en esclavage. Sa constitution avait été bouleversée. A la fin, c’était devenu presque un crime de parler de concile. Par suite, les vieux-croyants s’étaient complètement séparés de l’Église orthodoxe et de là le développement des sectes et du socialisme. Toutes ces manifestations sont extrêmement regrettables, mais elles sont les suites de l’oppression de l’Église qui, durant les trois dernières années, a été complètement foulée aux pieds, tandis qu’à sa place paraissaient des vagabonds, des escrocs, des maîtres-chanteurs. Ainsi le jugement de Dieu a dû s’accomplir.

« Maintenant, écrit l’évêque, nous nous trouvons devant les plus larges possibilités qui puissent s’ouvrir dans l’histoire de la Russie et de l’Église, je veux dire la réunion de l’Église de la vieille foi avec l’Église orthodoxe. » La responsabilité de ce schisme retombe sur Pierre le Grand et sa « cruauté inouïe ». Le métropolite exhorte donc les conducteurs de l’Église orthodoxe à avouer avec repentir une erreur de deux cents ans.

Ainsi la révolution russe apporterait, en matière religieuse, un retour au passé ; elle aiderait à revenir sur une « erreur de deux cents ans ». Jadis, le tsar avait triomphé du patriarche comme les Empereurs germaniques avaient essayé de triompher de la Papauté. Entre les deux « moitiés de Dieu » moscovites, il y avait eu un conflit où les tsars l’avaient emporté. A la fin, Pierre le Grand avait bureaucratisé l’Église. Il avait remplacé le patriarche par un Saint-Synode dont le président était un fonctionnaire, parfois même un militaire, et l’Église de la « vieille foi » s’était insurgée. Selon l’évêque André, elle retrouve son heure. Cette révolution serait-elle, du moins sur ce point, une restauration et une réaction ?…

OÙ EST LA TRADITION ?

Cela prouve qu’il ne faut pas parler de tradition à l’aveuglette : Il y a traditions et traditions. Selon la juste distinction qu’a faite jadis Lucien Moreau, il y a les bonnes et les mauvaises. Et puis, plus ou moins, tout le monde a la sienne. De même qu’un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure, il y a toujours un traditionaliste dont la tradition remonte plus haut que celle du voisin. Il y a eu des gens, en France, pour estimer que la monarchie française s’était corrompue à partir de Louis XIV, d’autres à partir de Philippe le Bel.

— Moi, je crains bien, disait en riant Jules Lemaître, que la corruption n’ait commencé à la fin du règne de Hugues Capet…

Où et quand s’est altérée la tradition russe, c’est ce qu’on serait bien empêché de dire. Cette tradition est-elle dans les républiques de l’ancienne Russie ? Car on l’oublie trop : la Russie a un passé républicain, et elle n’a jamais tout à fait oublié le régime populaire tel qu’il avait été pratiqué, au moyen âge, à Novgorod, à Viatka, à Pskof (où, par une rencontre singulière, Nicolas II aura abdiqué).

Où cette tradition pourrait-elle remonter encore ? A la Russie de Kief, à celle du grand prince Jaroslaf dont une fille, au XIe siècle, avait épousé le roi de France Henri Ier ? Mais, a écrit Alfred Rambaud, « entre cette Russie Varègue, princière et chevaleresque, fort semblable au reste de l’Europe féodale, et la Russie des Ivans, la Russie de Moscou, la Russie asiatique et despotique, à peine émancipée du joug mongol, il y a un abîme ». Passons sur la période de la domination tartare. La tradition remonte-t-elle à Michel Romanof ? C’était un prince élu. Remonte-t-elle à l’oligarchie des boïars ? A Ivan le Terrible le moscovite, ou à Pierre le Grand l’occidental ?

Et puis quand, de nos jours, Alexandre II entreprit d’affranchir les serfs, marchait-il en avant ou en arrière ? Exactement, il rétrogradait. Jadis le paysan russe avait été libre, et ses chansons parlaient encore de cet âge d’or, car l’établissement de la servitude par raison d’État datait des tsars des temps modernes, et Catherine II, l’amie des philosophes, avait encore étendu le servage à la Petite-Russie où il n’avait pas, au XVIIIe siècle, d’existence légale. C’est de la Russie qu’il est vrai de dire aussi que la liberté y était ancienne.

Il y a mieux : qu’avaient fait les réformateurs d’Alexandre II, en 1861 ? C’étaient des hommes qui se piquaient, non seulement de marcher avec leur temps, mais d’être en avance sur leur temps. Bureaucrates férus d’idées allemandes, ils avaient consacré en Russie le système primitif de la propriété collective qui répondait aux théories du socialisme germanique. Pour le baron Hachsthausen, « le régime collectif en Russie apparaissait comme l’une des institutions étatiques les plus remarquables et les plus intéressantes qui existassent au monde ».

Lorsque, cinquante ans plus tard, une autre réforme agraire fit passer les masses paysannes du communisme à la propriété individuelle, il y eut peut-être des traditionalistes pour regretter la condamnation du mir.

Si la véritable tradition de la Russie doit être cherchée quelque part, il n’y en a qu’une : c’est celle de l’unité nationale, c’est celle qu’ont représentée les tsars « rassembleurs de la terre russe ». Que leur œuvre ne soit pas compromise, que leur héritage ne soit pas « gâché », et la Russie d’aujourd’hui restera dans sa ligne de toujours.

PHASE NOUVELLE D’UN VIEUX CONFLIT

LE PARTI ALLEMAND EN RUSSIE

Depuis six semaines qu’ils se sont accomplis, les événements de Russie sont devenus plus clairs pour le public français. Ils sont devenus aussi plus clairs en eux-mêmes par l’échec des intrigues allemandes pour la paix séparée, transposées des milieux bureaucratiques et des milieux de Cour dans le monde de la social-démocratie.

Nous ne savons pas ce qui se passera à la réunion de l’Assemblée constituante et ensuite. Pour le moment, ce qui est acquis, c’est qu’un genre de trahison est exclu, cette trahison larvée, cette trahison d’apparence décente, cette trahison respectueuse du protocole que le régime Stürmer avait commise à l’égard de tous les Alliés en la commettant aux frais de la Roumanie. Plus tard comme plus tard. Il semble que ce soit malheureusement pour la Russie comme une fatalité historique d’être disputée entre les influences germaniques et son esprit national. Chez ses révolutionnaires eux-mêmes se retrouve la même division et Bakounine n’a pas cessé de s’y opposer à Karl Marx, Bakounine est comme le Proudhon de la Russie. Il semble que ce soit, en ce moment, Bakounine qui l’emporte sur Karl Marx et Stürmer. C’est le plus grand bonheur qui pourrait arriver à la révolution russe. Et si la révolution avait réussi en 1905, au lieu de survenir pendant la guerre européenne et dans le grand conflit des nationalismes, c’est alors qu’elle eût été tout à fait certaine de mal tourner. Que l’on compare seulement la conversion des « défaitistes » au manifeste de Vyborg !

Un vieux proverbe russe dit que tout ce qui est bon pour l’Allemand est la mort du moujik. L’invasion allemande en Russie est un phénomène qui a plus de deux cents ans de date. La Russie a été colonisée, exploitée, gouvernée par les Allemands. La régence de Biren a été, à cet égard, au XVIIIe siècle, comme le premier modèle du régime Stürmer. « Depuis lors, disait Herzen, il y a eu des Allemands sur le trône ; autour du trône des Allemands ; les généraux étaient Allemands, les ministres Allemands, les boulangers Allemands, les pharmaciens Allemands. Quant aux Allemandes, elles avaient le monopole des fonctions d’impératrices et de sages-femmes[4]. »

[4] M. Jean de Bonnefon, dans le Journal du 24 avril 1917, a dressé cette généalogie parlante :

« … L’ancien empereur a demandé à vivre sous le nom de Nicolas Romanof. »

« Nul ne saura sans doute la mystérieuse pensée du captif. Il est possible que Nicolas revendique ce nom, ou plutôt sollicite la faveur de le porter, pour être attaché sur la terre d’exil par un dernier lien à cette Russie dont il fut le maître. Il est possible qu’il supplie pour avoir le droit d’emporter ce nom, dernier débris de tous les biens perdus, parce qu’il sait que, légalement, ce nom n’est pas le sien.

En Russie, comme en France, le nom est une propriété qui passe de mâle en mâle. En droit, l’ex-empereur s’appelle Nicolas de Holstein-Gottorp. Voici le détail de la chose :

La famille russe des Romanof a régné sur la Russie de 1613 à 1762. Le premier tsar de ce nom fut Michel, élu par les États assemblés à Moscou. La dernière souveraine fut l’impératrice Élisabeth, fille de Pierre le Grand, portée sur le trône par la révolution du comte de Lestocq, à la place du tsar Ivan, âgé de quatre ans. Élisabeth n’eut pas d’enfants et désigna pour successeur son neveu, Pierre de Holstein-Gottorp. Depuis l’avènement de ce tsar, sous le nom de Pierre III, jusqu’à la récente abdication de Nicolas II, les Holstein régnèrent sur la Russie.

La maison de Holstein, héritière de la famille de Schatenbourg, s’est divisée en deux branches : la branche royale de Danemark et la branche ducale de Gottorp, à laquelle appartiennent Pierre III et tous ses successeurs.

Pierre épousa Catherine d’Anhalt, de la maison allemande d’Anhalt-Zerbst. Celle princesse, née à Stettin, fit déposer et étrangler son époux en 1762 ; après quoi, elle régna glorieusement sous le nom de Catherine II. Son successeur fut son fils Paul Ier, étranglé par quelques seigneurs, le 23 mars 1801.

Alexandre Ier, fils de Paul, succéda à son père, épousa, à seize ans, une princesse de Baden-Baden qui ne lui donna pas de fils. Alexandre eut pour successeur son frère, Nicolas Ier, troisième fils de Paul Ier de Holstein.

La femme de Nicolas Ier fut la princesse Charlotte de Prusse, sœur du roi Frédéric-Guillaume de Hohenzollern.

Le fils aîné de cette union régna sous le nom d’Alexandre II.

Vint ensuite Alexandre III de Holstein, marié à la princesse Dagmar de Danemark, qui était, hier encore, impératrice veuve et douairière, sous le nom de Marie-Feodorovna.

Le fils de ce mariage est Nicolas de Holstein-Gottorp, ex-Nicolas II, époux de la princesse Alix de Hesse et du Rhin, sœur du grand-duc actuel de Hesse, général d’infanterie dans l’armée prussienne.

… Ces précisions données ne font pas faisceau d’injures contre le souverain découronné. S’il est vrai que chaque homme est le total de sa race, il est vrai aussi que nul ne choisit sa famille. Et l’ex-tsar Nicolas semble fidèle aux alliances qu’il avait librement choisies quand il demande humblement à porter le nom de Romanof, dont il n’est pas l’héritier. »

DANS LE PERSONNEL DIPLOMATIQUE

« Germanisée jusqu’aux moelles, gouvernée par des Allemands », a écrit Maurras dans Kiel et Tanger en parlant de la Russie. Le rêve d’une partie, — et non la moins influente, — de la diplomatie des tsars était, par le moyen de l’alliance française, de conclure un pacte franco-germano-russe, de former une chaîne continue entre Pétersbourg, Paris et Berlin. Plus d’un diplomate russe affichait ouvertement cette idée. Et l’on n’a pas assez remarqué que l’ambassadeur d’Alexandre III qui avait conclu l’alliance portait un nom d’Allemagne. Loin de nous la pensée de reprocher quoi que ce soit à la mémoire de M. de Morenheim. Mais l’abondance du sang allemand, la persistance des traditions allemandes dans la diplomatie comme dans l’armée russe (qu’on se rappelle Stœssel, Rennenkampf), suffisent à expliquer beaucoup des fléchissements, des faiblesses et des contradictions de la politique de l’alliance franco-russe.

Au Novoïé Vremia, où cette alliance, conçue dans toute sa pureté, a trouvé des précurseurs, puis, de tout temps, des défenseurs convaincus, d’ardentes campagnes ont été menées contre les éléments d’origine germanique et les fameux « barons baltes » qui foisonnaient dans la diplomatie russe. En pleine guerre, le 17 août 1915, le Novoïé Vremia écrivait courageusement :

Il y a six mois, nous avons consacré une suite d’articles à la question de l’emprise allemande, à l’infiltration allemande dans notre ministère des Affaires étrangères. Nous avons alors énuméré la liste fantastique des barons et des von dont les noms émaillent notre « Annuaire du ministère des Affaires étrangères ». Nos déclarations nous ont d’ailleurs valu une amende de 3000 roubles et pas mal de protestations de la part de personnages faisant partie du ministère. Tous jugeaient de leur devoir de déclarer qu’ils étaient depuis longtemps sujets russes et que leurs services, comme ceux de leurs ancêtres, témoignaient de leur parfaite loyauté envers l’empire russe. A ce propos, nous voudrions renvoyer à l’exemple de l’Angleterre : ces trois derniers mois, à Londres, il y a eu quelques démissions sensationnelles et, faisons-le remarquer, volontaires. Que s’est-il passé dans notre ministère des Affaires étrangères ?

Nous ne voulons nommer personne puisque nous ne combattons pas des personnalités, mais un état d’esprit dangereux. Ces derniers temps, on a annoncé quelques démissions éclatantes et « quelques incorporations » au ministère. On peut se convaincre que tous ceux qui ont interrompu leur carrière des derniers mois portent des noms de famille purement russes et slaves de temps immémorial. Sur cette liste, aucun baron, aucun von. Nous devons convenir toutefois que deux personnes d’origine allemande du ministère ont été relevées de leurs fonctions. Mais comment ? L’un de ces diplomates a renvoyé au ministère toutes ses décorations et, ne voulant sans doute pas porter plus longtemps le masque, a déclaré avec une grande désinvolture qu’il devenait le sujet de Guillaume ; naturellement on l’a révoqué. L’autre s’est présenté à ses bureaux le 16 janvier en état d’ivresse et, tout en bavardant, il raconta qu’il s’était mis dans cet état chez « son » consul, en l’honneur de l’anniversaire de Guillaume ! Que pouvait-on faire ? On le congédia. D’autres cas sont connus, plus étranges encore peut-être. Lisez :

Un de nos représentants à l’étranger (ambassadeur ou ministre plénipotentiaire) demande qu’on rappelle dans le plus bref délai un de ses attachés qui manifestait trop haut ses sympathies germanophiles. On lui donne satisfaction ; mais on fait venir ce fonctionnaire au ministère où son attitude est tellement répugnante qu’à Pétrograde il est boycotté par tous, sa situation y devient intenable à tel point que l’on s’empresse de se débarrasser de ce sympathique germanophile. Et, dans ce but, on le nomme à un poste responsable dans une capitale d’une autre grande puissance.

Citons encore un quatrième cas qui montre où on est arrivé au ministère des Affaires étrangères : un gouvernement allié a envoyé un télégramme demandant avec insistance le rappel d’un fonctionnaire diplomatique russe qui manifestait avec trop d’ostentation ses sympathies allemandes. On a rappelé ce fonctionnaire de « là-bas ». Le fera-t-on monter en grade ? Nous ne savons.

Quel résultat a-t-on obtenu ? Celui-ci, que dans notre ministère des Affaires étrangères, il se passe des choses extraordinaires. Nous pourrions nommer, si nous ne voulions pas épargner certaines personnalités, plusieurs fonctionnaires du ministre qui ont de proches parents combattant contre nous, sur le front allemand, en qualité d’officiers. L’un d’eux a un de ses frères qui fait la pluie et le beau temps dans les administrations centrales des chancelleries consulaires.

On sait que toutes les affaires du ministère sont divisées en politiques et juridiques : le ministre pour les affaires juridiques prend conseil d’un « baron », et d’un autre « baron » pour les affaires politiques.

Si on veut bien prendre en considération que tous les intérêts vitaux de la Russie sont concentrés dans le ministère des Affaires étrangères, il ne sera pas exagéré de conclure qu’il faut porter une attention particulière à l’état de choses existant au Pont-aux-Chantres ; si les personnages d’origine allemande ne comprennent pas d’eux-mêmes combien leur situation est gênante, il est indispensable d’exercer sur eux une pression d’en haut. Autrement, quand viendra le moment de la conclusion de la paix, la Russie se trouverait dans une situation extrêmement désavantageuse. Car, dans le ministère des Affaires étrangères allemand, il n’y a certainement pas un fonctionnaire ayant des sympathies innées et indéracinables pour le slavisme. Et dans le ministère des Affaires russe, le sang allemand est presque dominant.

Voilà pourquoi s’est faite la révolution russe. Voilà pourquoi elle a pris si vite des proportions si vastes et pourquoi elle a mérité d’être appelée une révolution nationale.

OÙ L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

« Le comte d’Ostermann a toujours eu, comme la naissance, le cœur et les affections allemandes. » Ainsi parlait, au XVIIIe siècle, une instruction du cabinet de Paris au sujet d’un Stürmer de ce temps-là. Par les Allemands de Russie, par Biren et sa coterie, l’Autriche et la Prusse régnaient à Pétersbourg. Et la situation internationale était déjà, ou peu s’en faut, la même que celle d’aujourd’hui. Déjà, en Europe, nous avions les mêmes ennemis. Et déjà, aussi, il y avait entre la Russie et la France le même écran, tandis que le sentiment russe souffrait avec impatience la tyrannie des Allemands. Un « parti national » se formait autour d’Élisabeth contre le gouvernement établi. Le cardinal de Fleury forma le projet d’aider à renverser ce régime et n’hésita pas à comploter avec la fille de Pierre le Grand. C’était un homme de beaucoup d’entregent que le marquis de La Chétardie, notre ambassadeur à Pétersbourg. On ne craignit donc pas de lui confier cette instruction sur l’attitude qu’il convenait, pour les intérêts de la France, d’adopter en Russie :

Le gouvernement étranger, pour s’affermir, n’a rien négligé pour opprimer et pour dissiper les anciennes familles russes. Mais, malgré tous les efforts, il reste encore des nationaux mécontents du joug étranger, qui, vraisemblablement, sortiraient de l’inaction lorsqu’ils croiraient le pouvoir faire avec sûreté et avec succès. Le roi ne peut, à la vérité, avoir actuellement une connaissance exacte du détail de cette situation, mais, quand on se rappelle le peu de droits qu’avait la duchesse de Courlande pour venir au trône de Russie… on a peine à penser que la mort de la tsarine régnante puisse n’être pas suivie de mouvements et de troubles.

… Il ne peut qu’être fort essentiel que le sieur marquis de La Chétardie, usant de toute sorte de circonspection, s’instruise le plus exactement qu’il sera possible de la situation des esprits, de l’état des familles russes, du crédit et des amis que peut avoir la princesse Élisabeth, de l’esprit général des différents corps de troupes et de ceux qui les commandent, enfin de tout ce qui peut faire juger de la possibilité d’une révolution.

Cette révolution, ce fut celle de 1741, qui ressemblerait comme une sœur à la révolution de 1917 s’il y avait eu, de nos jours, une Élisabeth pour diriger le parti national et prendre la tête du mouvement. Mais, comme de nos jours, il s’agissait alors de délivrer « la glorieuse nation russe de la pesante oppression et inhumaine tyrannie étrangère », et de lui rendre « la libre élection d’un gouvernement légitime et juste ». Pas plus que les circonstances, le cœur des hommes ni leur vocabulaire n’ont changé.

Quelque chose encore aura manqué toutefois aux journées de mars et à la chute de Nicolas II pour qu’elles ressemblent tout à fait au renversement tel qu’il s’était accompli en 1741. Le cardinal de Fleury n’avait pas craint d’intervenir dans les affaires de Russie. Même pour le bon motif, les gouvernements d’aujourd’hui ont des scrupules qui étaient ignorés des gouvernements d’autrefois. Dans son livre sur Louis XV et Élisabeth, Albert Vandal a très bien observé cela.

C’était, dit l’historien, une résolution grave et quelque peu compromettante pour un ministère qui se piquait de droiture et de modération, que de se mêler clandestinement aux querelles domestiques d’un État étranger, d’y solder la rébellion et d’y faire du roi de France le complice d’une conspiration contre un gouvernement établi. Aux premières insinuations de son ambassadeur, le cabinet de Versailles demanda à réfléchir. Peu à peu, le désir de substituer à Pétersbourg notre influence à celle des Allemands triompha d’un premier scrupule ; le XVIIIe siècle ne connaissait guère en politique le principe de non-intervention dans les affaires d’autrui, principe d’origine essentiellement moderne. Le ministère convint que « l’affaire mériterait toute l’attention du Roi », et qu’il fallait éviter de décourager Élisabeth par un refus. Bientôt, il s’expliqua davantage ; par son ordre, M. de La Chétardie assura la Tsarevna que la France mettait à sa disposition ses trésors, son crédit et ses conseils.

Au moins l’avantage de cette méthode était-il qu’on n’était pas surpris par les événements. Les démocraties modernes sont plus délicates et plus réservées, plus timides et plus gauches aussi que les monarchies anciennes.

INSTRUCTIONS A UN AMBASSADEUR EN RUSSIE

Le public français, dans sa partie moyenne, a été légèrement décontenancé par la révoluton russe. Comme la France est, au fond, un pays conservateur ! Notre ancienne politique n’avait pas ces timidités. Les révolutions chez autrui ne lui faisaient pas peur. Le mot lui paraissait aussi naturel que la chose, parce qu’elle n’y attachait pas un sens infernal ou céleste. Une révolution, c’était un changement de système, et la tâche de la politique était d’en tirer le parti qu’elle pouvait après en avoir pesé le bien et le mal.

La France, pendant la guerre de Sept ans, s’était trouvée alliée de la Russie contre la Prusse dans des conditions qui, nous l’avons rappelé souvent, ressemblaient singulièrement à celles d’aujourd’hui. A Berlin non plus ce précédent n’était pas oublié et l’on y a spéculé, on y spécule encore sur une paix séparée avec la Russie, pareille à celle qui avait sauvé Frédéric II. Avec quelle netteté la monarchie française se représentait le danger d’une défection de la Russie à la mort d’Élisabeth et à l’avènement de Pierre III ! C’est ce que l’on peut voir par les instructions qui étaient envoyées à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Quand Stürmer et Protopopof régnaient sous le nom de Nicolas II, il n’y aurait eu qu’à faire le décalque de cette lettre de Choiseul pour avoir l’image frappante de la situation. L’instruction de Choiseul, si vigoureuse et si limpide, date de l’avènement de Pierre III. En voici des passages d’une étonnante actualité. Changez seulement quelques noms propres et quelques mots, tout y est.

Le comte de Choiseul au comte de Breteuil.

Versailles, 31 janvier 1762.

J’ai reçu, Monsieur, jeudi dernier, une lettre de M. du Châtelet à laquelle il était joint la copie de celle que vous avez écrite à cet ambassadeur pour lui apprendre la catastrophe arrivée en Russie et sur laquelle nous étions rassurés par les nouvelles favorables que vous nous aviez envoyées en dernier lieu…

Je vous envoie de nouvelles lettres de créance. Vous ajouterez verbalement tout ce qui peut concourir à cimenter l’union des deux cours… Vous direz encore, Monsieur, que le Roi, invariable dans ses sentiments ainsi que dans les principes de sa politique, n’a jamais manqué à ses amis ni à ses alliés, qu’il a toujours rempli ses engagements avec la plus scrupuleuse exactitude et que sa fidélité inébranlable lui donne droit d’attendre en retour de pareils procédés.

Après ces généralités que vous pouvez, Monsieur, étendre et détailler suivant que vous le jugerez à propos, je conçois que vous désiriez suivre des instructions claires et précises pour vous guider dans la circonstance critique et intéressante où vous vous trouvez ; mais vous sentirez aisément combien il nous est difficile de vous donner des règles de conduite assez étendues et assez positives pour diriger vos démarches dans la route épineuse et obscure où vous allez peut-être entrer.

En poussant aussi loin qu’il est possible les spéculations sur l’avenir, il semble qu’on ne peut faire que trois hypothèses : la première que le nouvel Empereur suivra l’ancien système ; la seconde, qu’il en adoptera un tout opposé en se liant avec nos ennemis ; la troisième, qu’il prendra un parti intermédiaire.

La première est sans doute la plus désirable, mais malheureusement elle est la moins vraisemblable. Si elle a lieu, vous n’aurez pas besoin de nouvelles instructions… Vous observerez cependant qu’il faut se défier des apparences : l’Empereur pourrait afficher extérieurement le système quoiqu’il soit contraire à ses inclinations véritables. C’est pourquoi il est important de pénétrer ses sentiments secrets soit pour prendre nos mesures en conséquence et nous précautionner contre ses mauvaises intentions, soit pour éviter de l’indisposer et de le cabrer par des instances trop vives sur des objets qui pourraient lui déplaire… Pour vous dire notre secret, ce qui nous importe essentiellement, c’est que la Russie demeure attachée à la grande alliance ; qu’elle ne rappelle pas ses armées ; qu’elle persiste dans l’ancien système et qu’elle ne fasse point sa paix particulière…

La deuxième hypothèse n’exige pas de grands éclaircissements. Je ne doute pas que vous ne mettiez en usage tous les moyens possibles pour prévenir un parti si dangereux et que vous n’employiez à cet effet la force du raisonnement, les représentations amicales, la fermeté, la douceur, la séduction et la perspective du déshonneur qui rejaillirait sur la Russie d’un pareil procédé.

Enfin, Monsieur, la troisième hypothèse me paraît la plus naturelle et celle qui présente le plus de probabilité ; mais on peut l’envisager sous différentes faces et elle est susceptible de plusieurs modifications.

1o L’Empereur pourrait chercher à faire sa paix particulière à des conditions plus ou moins avantageuses pour lui, sans s’embarrasser de ses alliés et sans prendre à l’avenir aucune part à la guerre présente. Quoique ce parti fût moins fâcheux qu’une union avec nos ennemis, ce serait cependant une violation manifeste des traités et une défection honteuse, à laquelle nous devons mettre tous les obstacles possibles ;

2o Une suspension d’armes entre les Russes et le roi de Prusse, toute choses demeurant en état, pourrait avoir pour objet de parvenir à une paix générale par la médiation de la Russie. Une pareille convention serait un peu moins fâcheuse qu’une paix particulière, mais elle serait encore fort contraire à nos intérêts ;

3o L’Empereur, voulant servir le roi de Prusse et se retirer de la guerre, pourrait nous faire des insinuations de paix, nous communiquer le désir qu’il aurait de pacifier les troubles de l’Europe et nous proposer différents moyens de parvenir à une pacification générale ou limitée à la guerre d’Allemagne… Ce n’est pas, Monsieur, que nous soyons éloignés de la paix, mais nous ne croyons pas qu’elle puisse nous être avantageuse si elle vient par le canal de la Russie[5]

[5] Voir le Recueil des Instructions données aux ambassadeurs, Russie, tome II, par Alfred Rambaud (chez Alcan).

Tel était le péril que présentait pour la France l’avènement de Pierre III. Ce péril avait été discerné à Paris avec clairvoyance, car le nouvel empereur devait s’empresser de faire sa paix et même de s’allier avec le roi de Prusse. Image de ce que nous réservait, s’il eût réussi, le coup d’État de Stürmer et de Protopopof !

Il ne vint à l’idée de personne, dans la France de Louis XV, que la couronne ni même la tête de Pierre III dussent être respectées par scrupule légitimiste. Sans doute, on n’alla pas jusqu’à aider la Grande Catherine à « supprimer » son mari. Mais, vingt ans plus tôt, La Chétardie, notre ambassadeur, avait secondé de toutes ses forces la révolution qui, déjà, avait affranchi les Russes de la domination allemande et porté Élisabeth sur le trône. Cette fois, Catherine agit seule. Et lorsqu’elle annonça que son mari était mort d’une certaine « colique », on accueillit paisiblement à Paris la nouvelle de l’affaire. Louis XV écrivait du ton le plus naturel du monde, dans sa correspondance secrète : « La dissimulation de l’impératrice régnante et son courage, au moment de l’exécution de son projet, ainsi que la manière dont elle a traité ce prince, indiquent une princesse capable de concevoir et d’exécuter de grandes choses. » Mon Dieu, oui, c’est un monarque qui a écrit cela de la suppression d’un autre monarque…

Plus timoré ou plus délicat que La Chétardie, notre ambassadeur, en 1762, pressentant ce qui allait arriver à Pierre III, avait cru bon de s’absenter de son poste. Il faut voir comme il fut rabroué pour n’avoir pas été là au moment de cette « révolution intéressante », comme disait le cabinet de Paris. « Si Sa Majesté », écrivait le comte de Broglie à Breteuil, dans la correspondance secrète, « eût été informée à temps des moyens que vous pouviez entrevoir de faire éclore, à la mort de l’impératrice Élisabeth, la révolution qui vient d’enlever le trône au Czar, elle vous eût certainement autorisé à préparer cet événement, au lieu que nous avons appris depuis que le ministère a rejeté les propositions, à la vérité trop vagues, que vous lui avez faites de chercher à mettre en jeu le mépris et la haine que les Russes portaient à l’empereur. »

La diplomatie française, en ces temps-là, n’était pas bégueule. Elle allait à l’urgent et à l’essentiel, c’est-à-dire à l’intérêt de la France. Et puis elle n’aimait pas se laisser surprendre ou dépasser par les événements.

Au fond, que s’est-il passé en Russie au mois de mars 1917 ? Une nouvelle péripétie de cette lutte entre l’esprit national et les influences allemandes qui est chronique chez elle depuis deux cents ans, une répétition de ces révolutions de palais qui jalonnent l’histoire de l’Empire russe. La différence, c’est que la révolution de palais de 1917 s’est terminée dans la rue et qu’on ne sait plus trop où elle va, parce que, ne l’ayant pas prévue, on ne l’a pas dirigée. Les vieilles recettes se sont perdues.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE
COMMENT EST NÉE LA RÉVOLUTION RUSSE
 
Pages.
Avant-propos
I.
— Ce qui aurait pu sauver l’Empereur
II.
— Le nationalisme de la Douma
III.
— La trahison de la bureaucratie
IV.
— Raspoutine
V.
— La chute
DEUXIÈME PARTIE
AUTOUR DE LA RÉVOLUTION RUSSE
I.
— Quelques éclaircissements. — Un mot du Novoïé Vremia. — Le tsar et l’orthodoxie. — Où est la tradition ?
II.
— Phase nouvelle d’un vieux conflit. — Le parti allemand en Russie. — Dans le personnel diplomatique. — Où l’histoire se répète
III.
— Instructions à un ambassadeur en Russie

Paris. — Typ. Philippe Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 53828.