The Project Gutenberg eBook of Traité de la concupiscence This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Traité de la concupiscence Author: Jacques Bénigne Bossuet Contributor: André Pératé Release date: November 13, 2025 [eBook #77228] Language: French Original publication: Paris: Bloud, 1908 Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE *** BOSSUET TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE ÉDITION NOUVELLE AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES PAR ANDRÉ PÉRATÉ PARIS LIBRAIRIE BLOUD & Cie 7, PLACE SAINT-SULPICE, 7 1908 Reproduction et traduction interdites. MÊME SÉRIE Cette nouvelle série a pour but de mettre à la portée des bourses les plus modestes dans des éditions vraiment «populaires» et néanmoins «critiques», quelques-uns des textes qui sont, à juste titre, considérés comme les classiques de la pensée religieuse. Bremond (H.).--Gerbet. Dernières Conférences d’Albéric d’Assige (473) 1 vol. Calvet (J.).--La Bruyère. Des Esprits forts (418) 1 vol. Giraud (V.).--Pascal. Opuscules choisis (383) 1 vol. --Pascal. Pensées. 2 volumes, environ 200 pages (406-407). Prix. 1 fr. 20 --Bossuet. Pensées chrétiennes et morales (390) 1 vol. --Chateaubriand. Pensées, Réflexions et Maximes, suivies du Livre XVIe des _Martyrs_. (Texte du Manuscrit autographe). Édition nouvelle revue sur les Manuscrits ou les meilleurs Textes avec une Introduction et des Notes (476) 1 vol. Vulliaud (P.).--Ballanche. Pensées et fragments. Extraits des œuvres complètes et des manuscrits inédits. 1 vol. INTRODUCTION Voici la première édition séparée d’un ouvrage qui mérite de prendre place parmi les compagnons quotidiens et les guides de la vie spirituelle. Bossuet le composa en 1694, l’intitulant: EXPOSITION DE CES PAROLES DE SAINT JEAN: _N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde_, comme il fit l’admirable petit _Discours sur la vie cachée en Dieu_, intitulé de même: EXPOSITION SUR LES PAROLES DE SAINT PAUL: _Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ_. En même temps que les _Méditations sur l’Évangile_ et les _Élévations sur les Mystères_, le _Traité_ ne fut qu’une de ces œuvres de direction, une de ces exhortations éloquentes qu’il adressait aux religieuses de Jouarre et de Meaux, à la façon dont, près d’un siècle auparavant, saint François de Sales avait écrit son _Introduction à la vie dévote_. Nulle part mieux qu’ici il n’a su donner la vie aux magnifiques lieux communs qui furent la source toujours jaillissante de son génie. Mais il n’est pas seulement le maître de la chaire chrétienne; il nous laisse reconnaître un contemporain de La Rochefoucauld et de La Bruyère, un moraliste hardi entre tous, un observateur pénétrant des troubles de la chair et du cœur. Les plus belles inspirations du sermonnaire se retrouvent toutes condensées en quelques chapitres, avec une âpreté parfois terrible et qui va jusqu’au paradoxe, lorsque, non content de flétrir la curiosité, éternelle maîtresse d’erreur et de mensonge, il englobe dans un même procès les sciences et l’histoire. Ainsi fait Pascal, dont il se rapproche si souvent; ainsi, et plus encore, a fait saint Augustin, que l’on retrouve partout au fond de sa pensée. Il s’est assimilé intimement la forte nourriture de l’Écriture Sainte; mais il la sent, il la commente, il l’exprime avec toute l’âme du grand Docteur de l’Église. Ce sont particulièrement les _Confessions_ qui lui prêtent leur accent, ce livre admirable que nous ne lisons plus et dont tout le dix-septième siècle chrétien a vécu, vraiment incorporé à notre littérature par la traduction d’Arnauld d’Andilly. Bossuet continue le traducteur des _Confessions_, dans une langue à peine plus noble; il traduit saint Augustin à la façon dont un Cicéron traduisait Eschine et Démosthène, non en interprète, disait-il, mais en orateur; et c’est le propre de l’art classique. Mais il ajoute en commentaire sa longue expérience de prêtre et d’homme du monde. Il a des notes familières très inattendues, par exemple l’observation sur les emportements des paysans pour des bancs dans leurs paroisses (p. 45), et il a encore ces beaux traits sur l’orgueil de la vie, où l’on peut soupçonner des souvenirs personnels, quelque trace de son existence luxueuse et prodigue de grand seigneur. Le poète enfin, sublime poète en prose, s’il ne fut qu’un rimeur médiocre, termine son Traité, méditation tour à tour et homélie, par une évocation des grands spectacles de la nature. Nous l’entendons, nous le voyons au travail, assis devant sa fenêtre ouverte, et contemplant ce lever de lune (p. 88). Toute son âme s’exalte et vibre, et les versets des psaumes chantent dans sa mémoire; et il écrit de verve quelques-unes des pages les plus pures qu’il y ait dans les lettres françaises. Est-ce que tant de qualités si diverses ne méritent pas mieux que l’attention des lecteurs délicats, et n’y a-t-il point là, malgré quelque longueur et quelque rudesse, tous les éléments d’un livre populaire? L’histoire des éditions de ce petit chef-d’œuvre peut se résumer brièvement. Il faisait partie des manuscrits que le neveu de Bossuet publia bien des années après la mort du grand évêque. Il parut, en 1731, sous le titre nouveau qui lui est resté, à la suite du _Traité du libre arbitre_. Puis il fut inséré dans les éditions successives des œuvres complètes de Bossuet, notamment, en 1772, au tome III (p. 199-269) de la grande édition des Bénédictins, avec des corrections données en appendice (p. 794-796) par Dom Déforis, et, en 1816, au tome X (p. 341-446) de l’édition de Versailles, qui admet quelques variantes nouvelles. Les éditions qui ont suivi, au cours du XIXe siècle, n’offrent aucun intérêt pour le texte. Lorsque Silvestre de Sacy entreprit de publier chez Techener sa charmante Bibliothèque spirituelle, il ne manqua pas d’y comprendre le _Traité de la Concupiscence_; malheureusement il crut bon de le donner en complément des _Lettres de piété et de direction écrites à la Sœur Cornuau_; et l’on ne tira qu’un petit nombre d’exemplaires de ces deux volumes destinés aux bibliophiles. Enfin il existe en librairie deux ou trois recueils des Opuscules de Bossuet, comprenant notre _Traité_. Mais, outre qu’il y voisine avec des ouvrages très différents, tels que le _Traité du libre arbitre_ et la _Logique_, ou encore la _Lettre_ et les _Maximes sur la Comédie_, le texte, pris au hasard, tantôt de l’édition de 1731, tantôt des éditions modernes, y est rempli d’incorrections. Le manuscrit original est conservé à la Bibliothèque Nationale. Il porte la note suivante, de la main de l’abbé Le Dieu, secrétaire de Bossuet: «Il ne s’est fait qu’une seule copie au net de cet écrit, dont voici l’original de la main même de l’auteur. La copie est parmi les papiers de feu M. de Meaux jointe aux Méditations sur l’Évangile et aux Élévations sur les Mystères. Et certainement cet écrit n’a été communiqué à personne.» M. l’abbé Lévesque, le savant directeur de la _Revue Bossuet_, qui a eu la bonté de me transcrire cette note, me fait observer qu’on peut se demander si le manuscrit de la Bibliothèque Nationale donne l’état définitif de la pensée de Bossuet, ou si la copie dont parle l’abbé Le Dieu ne serait point préférable. Mais qu’est-elle devenue? Ces sortes de copies que Bossuet faisait faire de ses ouvrages étaient souvent revues et corrigées par lui; serait-ce de l’une de ces copies au net que l’évêque de Troyes se servit pour son édition de 1731? Ainsi pourraient s’expliquer bien des différences de rédaction, lesquelles, en vérité, s’expliquent d’autres manières encore; car l’évêque de Troyes n’a point montré de grands scrupules d’éditeur. La conclusion toute naturelle, pour un éditeur nouveau, serait de reproduire le manuscrit original, en notant les variantes de l’édition de 1731. J’espère que l’on me pardonnera d’avoir agi différemment. Le texte de 1731 me paraît, mieux que celui des éditions suivantes, avoir conservé ce caractère oratoire, ou même _parlé_, comme dit très justement Brunetière, qui est le propre du génie de Bossuet. Que ce soit uniquement dû à l’incurie et au sans-gêne du premier éditeur, je crois difficile de l’admettre; en tout cas, il me semble que j’y entends mieux Bossuet. J’ai donc reproduit ce texte, à l’exception de deux ou trois erreurs évidentes, avec une orthographe modernisée, rejetant en note les variantes nombreuses et souvent considérables qui proviennent de la collation du manuscrit original par Dom Déforis, ou de la révision dernière de l’édition de Versailles. Ce qui ne m’empêchera point, je le souhaite, de préparer quelque jour une édition critique de ce chef-d’œuvre de la langue française et de la pensée chrétienne; les proportions mêmes et le dessein de la collection m’interdisaient ici de le faire. André Pératé. EXPOSITION DE CES PAROLES DE SAINT JEAN: _N’aimez pas le Monde, ni ce qui est dans le Monde, etc._ I _Joan._, II, 15, 16, 17. CHAPITRE I Paroles de l’Apôtre saint Jean contre le Monde, conférées avec d’autres paroles du même Apôtre et de JÉSUS-CHRIST. Ce que c’est que le Monde, que cet Apôtre nous défend d’aimer. _N’aimez pas le Monde, ni ce qui est dans le Monde. Celui qui aime le Monde, l’amour du Père n’est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le Monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie: laquelle concupiscence n’est pas du Père, mais elle est du Monde. Or le Monde passe, et la concupiscence du Monde passe_ avec lui: _mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement[1]_. [1] I _Joan._, II, 15, 16, 17. Les dernières paroles de cet Apôtre nous font voir que le Monde, dont il parle ici, sont ceux qui préfèrent les choses visibles et passagères aux invisibles et éternelles. Il faut maintenant considérer à qui il adresse cette parole. Et pour cela il n’y a qu’à lire les paroles qui précèdent celles-ci: _Je vous écris, mes petits enfants, que tous vos péchés vous sont remis au nom de Jésus-Christ. Je vous écris, pères, que vous avez connu celui qui dès le commencement_, celui qui est le vrai Père de toute éternité. _Je vous écris, jeunes gens_, qui êtes au commencement de votre jeunesse, _que vous avez surmonté le mauvais; je vous écris, petits enfants, qui avez reconnu votre Père: je vous écris, jeunes gens_, qui êtes dans la force de l’âge, _que vous êtes courageux, et que la parole de Dieu est en vous, et que vous avez vaincu le mauvais[2]_. A quoi il ajoute aussitôt après: _N’aimez pas le Monde_, et le reste que nous venons de rapporter. [2] I _Joan._, II, 12-14. Cela est conforme à ce que dit le même Apôtre au commencement de son Évangile, en parlant de Jésus-Christ: _Il était dans le Monde, et le Monde a été fait par lui, et le Monde ne l’a point connu[3]._ Et la source de tout cela est dans ces paroles du Sauveur: _Je vous donnerai l’Esprit de vérité, que le Monde ne peut recevoir parce qu’il ne le veut pas et ne le reçoit pas, et ne le connaît pas[4]_: ou il ne sait pas qui il est. Et encore: _Si le Monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier. Si vous eussiez été du Monde, le Monde aimerait ce qui est à lui; mais parce que vous n’êtes pas du Monde, et que je vous ai élus du milieu du Monde_, je vous en ai tirés, _c’est pour cela que le Monde vous hait[5]_. [3] _Joan._, I, 10. [4] _Joan._, XIV, 17. [5] _Joan._, XV, 18, 19. Et encore: _Vous aurez de l’affliction dans le Monde; mais prenez courage: j’ai vaincu le Monde[6]._ Et enfin: _J’ai manifesté votre nom aux hommes que vous avez tirés du Monde pour me les donner[7]. Je ne prie pas pour le Monde, mais pour ceux que vous m’avez donnés, parce qu’ils sont à vous[8]. Je ne suis plus dans le Monde_, je retourne à vous, et l’heure d’aller à vous est arrivée: _pour eux ils sont dans le Monde; mais pour moi je viens à vous[9]. Je leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du Monde: et je ne suis pas du monde. Je ne vous prie pas de les tirer du Monde, mais de les garder du mal_, ou de les garder du mauvais. _Ils ne sont pas du Monde, comme je ne suis pas du Monde. Sanctifiez-les en vérité[10]. Mon Père juste, le Monde ne vous connaît pas: mais moi je vous connais, et ceux-ci ont connu que vous m’avez envoyé[11]._ [6] _Joan._, XVI, 33. [7] _Joan._, XVII, 6. [8] _Ibid._, 9. [9] _Ibid._, 11. [10] _Ibid._, 14-17. [11] _Joan._, XVII, 25. Toutes ces paroles de notre Sauveur font voir que tous ceux qui font profession d’être ses disciples, sont tirés du Monde; parce qu’ils sont sanctifiés en vérité, que la parole de Dieu est en eux, qu’ils le connaissent pendant que le Monde ne le connaît pas, et qu’ils connaissent Jésus-Christ, le suivent et l’imitent. La vie du Monde est donc la vie éloignée de Dieu et de Jésus-Christ, et la vie chrétienne, la vie des disciples de Jésus-Christ, est la vie conforme à sa doctrine et à ses exemples. C’est ce que saint Jean nous explique plus en détail par ces tendres paroles: _Mes petits enfants, jeunes et vieux, je vous l’écris_, je vous le répète, _n’aimez pas le Monde_, n’aimez pas ceux qui s’attachent aux choses sensibles, aux biens périssables: ne les aimez pas dans leur erreur: ne les suivez pas dans leur égarement: aimez-les pour les en tirer, comme Jésus-Christ a aimé ses Disciples qu’il a tirés du milieu du Monde, du milieu de la corruption: mais gardez-vous bien de les aimer comme amateurs du Monde, d’entrer dans leur commerce, dans leur société, dans leurs maximes, et d’imiter leurs exemples, parce qu’il n’y a parmi eux que corruption. Et en voici les trois sources: c’est qu’_il n’y a dans le Monde que concupiscence de la chair, que concupiscence des yeux, et orgueil de la vie_, qui sont toutes choses trompeuses, inconstantes, périssables, et qui perdent ceux qui s’y attachent. Je le crois, il est ainsi: c’est le Saint Esprit qui le dit par la bouche d’un Apôtre: mais il faut encore tâcher de l’entendre, afin de haïr le Monde avec plus de connaissance. CHAPITRE II Ce que c’est que la Concupiscence de la chair: et combien le corps pèse à l’âme. La concupiscence de la chair est ici d’abord l’amour des plaisirs des sens: car ces plaisirs nous attachent à ce corps mortel, dont saint Paul disait: _Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort[12]?_ et nous en rendent l’esclave. Ce qui fait dire au même saint Paul: _Qui me délivrera?_ qui m’affranchira de sa tyrannie? qui en brisera les liens? qui m’ôtera un joug si pesant? [12] _Rom._, VII, 24. _Les pensées des mortels sont timides_, et pleines de faiblesses, _et nos prévoyances incertaines; parce que le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et que notre demeure terrestre opprime l’esprit, qui est fait pour beaucoup penser: et la connaissance même des choses qui sont sur la terre nous est difficile. Nous ne pénétrons qu’à peine et avec travail les choses qui sont devant nos yeux: mais pour celles qui sont dans le ciel, qui de nous les pénétrera[13]?_ Le corps rabat la sublimité de nos pensées, et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le ciel. Ce poids nous accable; _et c’est là cet empêchement qui a été créé pour tous les hommes[14], et le joug pesant qui a été mis sur tous les enfants d’Adam, depuis le jour qu’ils sont sortis du sein de leur mère, jusqu’à celui où ils rentrent, par la sépulture, à la mère commune, qui est la terre[15]_. Ainsi l’amour des plaisirs des sens, qui nous attache au corps, qui par sa mortalité est devenu le joug le plus accablant que l’âme puisse porter, est la cause la plus manifeste de sa servitude et de ses faiblesses. [13] _Sapient._, IX, 14-16. [14] DÉFORIS: _pour tous les hommes_ après le péché. [15] _Eccl._, XI, 1. CHAPITRE III Ce que c’est, selon l’Écriture, que la pesanteur du corps, et qu’elle est dans les misères et dans les passions qui nous viennent de cette source. Ce joug pesant qui accable les enfants d’Adam, n’est autre chose, comme on vient de voir, que les infirmités de leur chair mortelle, lesquelles l’Ecclésiastique raconte en ces termes: _Ils ont les inquiétudes, les terreurs d’un cœur_ continuellement agité, _les inventions de leurs espérances_ trompeuses et trop engageantes, _et le jour_ terrible _de la mort_. Tous ces maux sont répandus sur tous les hommes, _depuis celui qui est assis sur le trône jusqu’à celui qui couche sur la terre et dans la poussière_, par sa pauvreté, _ou sur la cendre_ dans son affliction et dans sa douleur, _depuis celui qui est revêtu de pourpre, et qui porte la Couronne, jusqu’à celui qui est habillé du linge le plus grossier. La fureur, la jalousie, le tumulte_ des passions, _l’agitation de l’esprit, la crainte de la mort, la colère et les longs tourments qu’elle nous attire par sa durée, les querelles_, et tous les maux qui les suivent; tout cela se répand partout. _Dans le temps du repos et dans le lit, où on répare ses forces par le sommeil_, le trouble nous suit, _les songes pendant la nuit changent nos pensées: nous goûtons pendant un moment un peu de repos[16] et tout d’un coup il nous vient des soins, comme durant le jour, par les songes: on est troublé dans les visions de son cœur, comme si l’on venait d’éviter les périls d’un jour de combat: dans le temps où l’on est le plus en sûreté, on se lève comme en sursaut, et on s’étonne d’avoir eu pour rien tant de terreur_. Tous ces troubles sont l’effet d’un corps agité, et d’un sang ému qui envoie à la tête de tristes vapeurs: _c’est pourquoi ces agitations_, tant celles des passions que celles des songes, _se trouvent dans toute chair, depuis l’homme jusqu’à la bête, et se trouvent sept fois davantage sur les pécheurs_, où les terreurs de la conscience se joignent aux communes infirmités de la nature. _A quoi il faut ajouter les morts violentes, le sang répandu, les combats, l’épée, les oppressions, les famines, les mortalités, et tous les autres fléaux de Dieu. Toutes ces choses_, qui dans l’origine ne se devaient pas trouver parmi les hommes, _ont été créées pour la punition des méchants, et c’est pour eux qu’est arrivé le déluge_. Et la source de tous ces maux _c’est que tout ce qui sort de la terre, retourne à la terre, comme toutes les eaux[17] viennent de la mer et y retournent[18]_. [16] DÉFORIS: _Un peu de repos qui n’est rien._ [17] Texte rétabli par DÉFORIS. L’édition de 1731 donne erronément: _toutes les eaux de la mer_. [18] _Eccl._, XL, 2-11. En un mot, la mortalité introduite par le péché a attiré sur le genre humain cette inondation de maux, cette suite infinie de misères d’où naissent les agitations et les troubles des passions qui nous tourmentent, nous trompent, nous aveuglent. Nous qui dans notre innocence devions être semblables aux Anges de Dieu, sommes devenus comme les bêtes, et, comme disait David, nous avons perdu le premier honneur de notre nature: _Homo cum in honore esset, non intellexit_, etc.[19] _Pendant que l’homme était en honneur_ dans son institution primitive, _il n’a pas connu cet avantage: il s’est égalé aux animaux insensés, et leur a été rendu semblable_. Répétons une et deux fois ce verset avec le Psalmiste. Nous ne saurions trop déplorer les misères et les passions insensées où nous jette notre corps mortel; et tout ce qui nous y attache, comme fait l’amour du plaisir des sens, nous fait aimer la source de nos maux, et nous attache à l’état de servitude où nous sommes. [19] _Psal._ XLVIII, 18 et 21. CHAPITRE IV Que l’attache que nous avons au plaisir des sens est mauvaise et vicieuse. Pour reconnaître encore plus à fond la raison de la défense que nous fait saint Jean, de nous laisser entraîner à la concupiscence de la chair, c’est-à-dire à l’attache au plaisir des sens, il faut entendre que cette attache est en nous un mal qu’il faut ôter, un vice qu’il faut vaincre, une maladie qu’il faut guérir; ou l’on cède et on se livre tout à fait à ce violent amour du plaisir des sens, et on se rend criminel et esclave de la chair et du péché; ou on combat, ce qu’on ne se croirait pas obligé de faire, si elle n’était mauvaise. Et ce qui la rend visiblement telle, c’est qu’elle nous porte au mal, puisqu’elle nous porte à des excès terribles, à la gourmandise, à l’ivrognerie, à toute sorte d’intempérances. Ce qui faisait dire à saint Paul: _Je sais que le bien n’habite point en moi_, c’est-à-dire, _dans ma chair[20]_. Et encore: _Je trouve en moi une loi de rébellion_ et d’intempérance, qui me fait apercevoir, _lorsque je m’efforce à faire le bien, que le mal m’est attaché[21]_ et inhérent à mon fond. [20] _Rom._, VII, 18. [21] _Ibid._, 21. Ainsi le mal est en nous, et attaché à nos entrailles d’une étrange sorte, soit que nous cédions au plaisir[22], soit que nous le combattions par une continuelle résistance, puisque, comme dit saint Augustin, pour ne point tomber dans l’excès, il faut combattre le mal dans son principe; pour éviter le consentement, qui est le mal consommé, il faut continuellement résister au désir, qui en est le commencement: _Ut non fiat malum excedendi, resistendum est malo concupiscendi._ [22] DÉFORIS: au plaisir des sens. Nous faisons une terrible épreuve de ce combat dans le besoin que nous avons de nous soutenir par la nourriture. La sagesse du Créateur, non contente de nous forcer à ce soutien nécessaire, par la douleur violente de la faim et de la soif, et par les défaillances insupportables qui les accompagnent, nous y invite même par le plaisir qu’elle a attaché aux fonctions naturelles de boire et de manger. Elle a rempli de bien toute la nature, _envoyant_, comme dit saint Paul, _la pluie et le beau temps, et les saisons qui rendent la terre féconde en toutes sortes de fruits, remplissant nos cœurs de joie par une nourriture convenable[23]_. Et par là, comme dit le même saint Paul, _Dieu rend lui-même témoignage_ à sa providence et à sa bonté paternelle, qui nourrit les hommes comme les animaux, et sauve les uns et les autres de la manière qui convient à chacun. [23] _Act._, XIV, 16. Mais les hommes ingrats et charnels ont pris occasion de ce plaisir, pour s’attacher à leur corps plutôt qu’à Dieu qui l’avait fait, et ne cessait de le sustenter par des moyens si agréables. Le plaisir de la nourriture les captive: au lieu de manger pour vivre, _ils semblent_, comme disait un ancien et après lui saint Augustin, _ne vivre que pour manger_. Ceux-là mêmes qui savent régler leurs désirs et sont amenés au repas par la nécessité de la nature, trompés par le plaisir, et engagés plus avant qu’il ne faut par ses appas, sont transportés au delà des justes bornes; ils se laissent insensiblement gagner à leur appétit, et ne croient jamais avoir satisfait entièrement au besoin, tant que le boire et le manger flattent leur goût. Ainsi, dit saint Augustin, la convoitise ne sait jamais où finit la nécessité: _Nescit cupiditas ubi finiatur necessitas[24]._ C’est donc là une maladie que la contagion de la chair produit dans l’esprit; une maladie contre laquelle on ne doit point cesser de combattre, ni d’y chercher des remèdes par la sobriété et la tempérance, par l’abstinence et par le jeûne. Mais qui oserait penser à d’autres excès qui se déclarent d’une manière bien plus dangereuse dans un autre plaisir des sens? Qui, dis-je, oserait en parler, ou y oserait penser, puisqu’on n’en parle point sans pudeur, et qu’on n’y pense point sans péril, même pour le blâmer? O Dieu, encore un coup, qui oserait parler de cette profonde et honteuse plaie de la nature, de cette concupiscence qui lie l’âme au corps par des liens si tendres et si violents, dont on a tant de peine à se déprendre, et qui cause aussi dans le genre humain de si effroyables désordres? Malheur à la terre, malheur à la terre, encore un coup, malheur à la terre, d’où sort continuellement une si épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s’élèvent de ces passions ténébreuses, et qui nous cachent le ciel et la lumière; d’où partent aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du genre humain! [24] _Confess._, X, XXXI. O que l’Apôtre vierge, l’ami de Jésus, et fils de la Vierge mère de Jésus, que Jésus aussi toujours vierge lui a donné pour mère à la croix, que cet Apôtre a raison de crier de toute sa force aux grands et aux petits, aux jeunes gens et aux vieillards, et aux enfants comme aux pères: _N’aimez pas le Monde, ni tout ce qui est dans le Monde, parce que ce qu’il y a dans le Monde est concupiscence de la chair_; un attachement à la fragile et trompeuse beauté du corps, et un amour déréglé du plaisir des sens qui corrompt également les deux sexes. O Dieu, qui par un juste jugement avez livré la nature humaine coupable à ce principe d’incontinence, vous y avez préparé un remède dans l’amour conjugal: mais ce remède fait voir encore la grandeur du mal, puisqu’il se mêle tant d’excès dans l’usage de ce sacré remède. Car d’abord ce remède sacré, c’est-à-dire le mariage, est un bien, et un grand bien; puisque c’est un grand sacrement en Jésus-Christ et en son Église, et le symbole de leur union indissoluble. Mais c’est un bien qui suppose un mal dont on use bien; c’est-à-dire qui suppose le mal de la concupiscence, dont on use bien lorsqu’on s’en sert pour faire fructifier la nature humaine. Mais en même temps c’est un bien qui remédie à un mal, c’est-à-dire à l’intempérance: un remède de ses excès, et un frein à sa licence. Que de peine n’a pas la faiblesse humaine à se tenir dans les bornes de la liaison conjugale, exprimées dans le contrat même du mariage! C’est ce qui fait dire à saint Augustin _qu’il s’en trouve plus qui gardent une perpétuelle et inviolable continence, qu’il ne s’en trouve qui demeurent dans les lois de la chasteté conjugale: un amour désordonné pour sa propre femme étant souvent_, selon le même Père, _un attrait secret à en aimer d’autres_. O faiblesse de la misérable humanité, qu’on ne peut assez déplorer! Ce désordre a fait dire à saint Paul même, que _ceux qui sont mariés doivent vivre comme n’ayant point de femmes[25]_; les femmes par conséquent comme n’ayant point de maris; c’est-à-dire, les uns et les autres sans être trop attachés les uns aux autres, et sans se livrer aux sens, sans y mettre leur félicité, sans les rendre maîtres. C’est encore ce qui fait dire au même saint Paul, que ceux qui sont dans la chair, qui sont plongés et attachés par le fond du cœur à ces plaisirs, ne peuvent plaire à Dieu: _Qui in carne sunt, Deo placere non possunt[26]._ C’est ce qui fait la louange de la sainte virginité; et sur ce fondement, saint Augustin distingue trois états de la vie humaine par rapport à la concupiscence de la chair: les chastes mariés usent bien de ce mal; les intempérants en usent mal, les continents perpétuels n’en usent point du tout, et ne donnent rien à l’amour des plaisirs des sens[27]. [25] I _Cor._, VII, 25. [26] _Rom._, VIII, 8. [27] Tout ce développement sur l’amour conjugal est à rapprocher de la fin du ch. XII et de tout le ch. XXXVIII de la troisième Partie de l’_Introduction à la Vie dévote_. Disons donc avec saint Jean à tous les Fidèles, et à chacun selon l’état où il est: O vous qui vous livrez à la concupiscence de la chair, cessez de vous y laisser captiver; et vous qui en usez bien dans un chaste mariage, n’y soyez point attachés, et modérez vos désirs: et vous qui, plus courageux, comme plus heureux que tous les autres, ne lui donnez rien du tout, et la méprisez tout à fait, persistez dans cette chaste disposition qui vous égale aux Anges de Dieu: tous ensemble abattez cette chair rebelle, dont la loi impérieuse, qui est en nos membres, a tant fait répandre de larmes, tant pousser de gémissements à tous les Saints: à l’exemple de saint Paul, fortifiez-vous contre elle par les jeûnes; et, mortifiant votre goût, travaillez à rendre plus faciles les victoires des autres appétits plus violents et plus dangereux. CHAPITRE V Que la Concupiscence de la chair est répandue par tout le corps et par tous les sens. Il ne faut pas s’imaginer que la concupiscence de la chair consiste seulement dans les passions dont nous venons de parler: c’est une racine empoisonnée qui étend ses branches dans tous les sens[28], et se répand dans tout le corps. La vue en est infectée, puisque c’est par les yeux que l’on commence à avaler le poison de l’amour sensuel; ce qui faisait dire à Job: _J’ai fait un pacte avec mes yeux, pour ne pas même penser à une fille[29]_; et à saint Pierre, que les yeux des personnes impudiques sont _pleins d’adultère[30]_; et à Jésus-Christ même: _Celui qui regarde une femme pour la convoiter, s’est déjà souillé avec elle dans son cœur[31]_. [28] DÉFORIS: sur tous les sens. [29] _Job_, XXXI, 1. [30] II _Petr._, II, 14. [31] _Matth._, V, 28. Ce vice des yeux est distingué de la concupiscence des yeux, dont saint Jean parle dans notre passage. Car c’est ici où l’on ouvre les yeux pour s’assouvir de la vue des beautés mortelles, ou même se délecter à les voir et à en être vu[32]. Les oreilles en sont infectées, quand, par de dangereux entretiens et des chants remplis de mollesse, l’on allume ou l’on entretient les flammes de l’amour impur et cette secrète disposition que nous avons aux joies sensuelles: car l’âme, une fois touchée de ces plaisirs, perd sa force, affaiblit sa raison, s’attache aux sens et au corps. Cette femme qui, dans les Proverbes, vante les parfums qu’elle a répandus sur son lit et la douce odeur qu’on respire dans sa chambre, pour en conclure aussitôt après: _Enivrons-nous des plaisirs et jouissons des embrassements désirés[33]_, montre assez par ce discours à quoi mènent les bonnes senteurs, préparées pour affaiblir l’âme, l’attirer aux plaisirs des sens par quelque chose qui ne semble pas offenser la pudeur, s’y faire recevoir avec moins de crainte, la disposer ainsi à se relâcher, et détourner son attention de ce qui doit faire son occupation naturelle, qui est de se rapporter toute à Dieu[34]. [32] DÉFORIS: Car ici, où l’on ouvre les yeux pour s’assouvir de la vue des beautés mortelles, ou même se délecter à les voir et à en être vu, on est dominé par la concupiscence de la chair. [33] _Prov._, VII, 21. [34] DÉFORIS supprime ces derniers mots. Tous les plaisirs des sens s’excitent les uns les autres: l’âme qui en goûte un remonte aisément à la source qui les produit tous; ainsi ceux qu’on s’imaginerait être les plus innocents[35], si l’on n’est toujours sur ses gardes, préparent aux plus coupables; les plus petits font sentir la joie qu’on ressentirait dans les plus grands, et réveillent la concupiscence. Il y a même une mollesse et délicatesse répandue dans tout le corps, qui, faisant chercher un certain repos dans le sensible, le réveille et en entretient la vivacité. On aime son corps avec une attache qui fait oublier son âme, et l’image de Dieu qu’elle porte empreinte dans son fond: on ne se peut rien refuser: un soin excessif de sa santé fait qu’on flatte le corps en tout; et tous ces divers sentiments sont autant de branches de la concupiscence de la chair. [35] DÉFORIS: ainsi les plus innocents. Hélas! je ne m’étonne pas si un saint Bernard craignait la santé parfaite dans ses Religieux: il savait où elle nous mène, si on ne sait châtier son corps avec l’Apôtre, et le réduire en servitude par les mortifications, par le jeûne, par la prière et par une continuelle occupation de l’esprit. Tout âme pudique fuit l’oisiveté, la nonchalance, la délicatesse, la trop grande sensibilité, les tendresses qui amollissent le cœur, tout ce qui flatte les sens, les nourritures exquises: tout cela n’est que la pâture de la concupiscence de la chair, que saint Jean nous défend, et en entretient le feu. CHAPITRE VI Ce que c’est que la chair de péché dont parle saint Paul. Toutes ces mauvaises dispositions de la chair l’ont fait appeler par saint Paul la chair de péché: _Dieu_, dit-il, _a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair du péché[36]_. Remarquez donc en Jésus-Christ non pas la ressemblance de la chair absolument, mais la ressemblance de la chair du péché. En nous se trouve la chair du péché, dans les impressions du péché que nous portons dans notre chair, et dans la pente qu’elle nous inspire au péché, par l’attache aux sens: et en Jésus-Christ seulement _la ressemblance de la chair du péché_, parce que sa chair virginale est exempte de tout le désordre que le péché a mis dans la nôtre. Il a donc non la ressemblance de la chair, car sa chair est très véritable, faite d’une femme, et vraiment sortie du sang d’Abraham et de David; ce qui emporte non la ressemblance, mais la véritable nature de la chair. Aussi saint Paul lui attribue-t-il, non pas la ressemblance de la chair, mais _la ressemblance de la chair du péché_, à cause que, sans avoir les inclinations perverses, dont les semences sont en notre chair, il en a pris seulement la passibilité et la mortalité; c’est-à-dire, la seule peine du péché, sans en avoir ni la coulpe, ni aucun des mauvais désirs qui nous y portent. [36] _Rom._, VIII, 3. Jugeons maintenant avec combien de raison saint Jean nous commande d’avoir le Monde en horreur, à cause qu’il est tout rempli de la concupiscence de la chair. Il y a dans notre chair une secrète disposition à un soulèvement universel contre l’esprit: _La chair convoite contre l’esprit_, comme dit saint Paul[37]; c’est-à-dire que c’est là son fond depuis la corruption de notre nature. Tout y nourrit la concupiscence, tout y porte au péché, comme on a vu. Il la faut donc autant haïr que le péché même, où elle nous porte. [37] _Galat._, V, 17. CHAPITRE VII D’où vient en nous la chair de péché, c’est-à-dire la Concupiscence de la chair. Lorsque saint Paul a parlé de notre chair comme d’une chair de péché, il semble avoir voulu expliquer cette parole du Sauveur: _Tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui est né de l’esprit est esprit: ne vous étonnez donc pas si je vous dis que vous devez naître de nouveau[38]._ Cette parole nous ramène à l’institution primitive de notre nature. [38] _Joan._, III, 6, 7. Dieu a fait l’homme droit[39], et cette droiture consistait en ce que, l’esprit étant parfaitement soumis à Dieu, le corps aussi était parfaitement soumis à l’esprit. Ainsi tout était dans l’ordre, et c’est cet ordre que nous appelons la justice et la droiture originelle. Comme il n’y avait point de péché, il n’y avait pas de peine: par la même raison il n’y avait point de mort, la mort étant établie comme la peine du péché. Il y avait encore moins de honte: Dieu n’avait rien mis que de bon, que de bienséant, que d’honnête dans notre corps, non plus que dans notre âme: l’ouvrage de Dieu subsistait dans son entier: _Ils étaient nus l’un et l’autre_, dit l’Écriture, _et ils n’en rougissaient pas[40]_. [39] DÉFORIS: Dieu a fait l’homme droit, dit le Sage. [40] _Gen._, II, 25. Mais, aussitôt qu’ils ont désobéi à Dieu, ils se cachent: _J’ai entendu votre voix_, dit Adam, _et je me suis caché_ dans le bois, _parce que j’étais nu_. Et Dieu lui dit: _Qui vous a fait connaître que vous étiez nu, si ce n’est que vous avez mangé du fruit que je vous avais défendu?[41]_ Le corps cessa d’être soumis dès que l’esprit fut désobéissant[42]: la révolte des sens fit connaître à l’homme sa nudité: _leurs yeux furent ouverts: ils se couvrirent et se firent comme une ceinture de feuilles de figuier[43]_. L’Écriture ne dédaigne pas de marquer et la figure et la matière de ce nouvel habillement, pour nous faire voir qu’ils ne s’en revêtirent pas pour se garantir du froid ou du chaud, ni de l’inclémence de l’air; il y eut une autre cause plus secrète, que l’Écriture nous enveloppe dans ces paroles, pour ménager les oreilles et la pudeur du genre humain et nous faire entendre, sans le dire, où la rébellion se faisait le plus sentir. [41] _Gen._, III, 10, 11. [42] DÉFORIS: dès que l’esprit fut désobéissant, l’homme ne fut plus maître de ses mouvements et la révolte des sens. [43] _Gen._, III, 7. Ce ménagement de l’Écriture nous découvre d’autant plus notre honte qu’elle semble n’oser la découvrir, de peur de nous donner trop de confusion. Depuis ce temps-là, les passions de la chair, par une juste punition de Dieu, sont devenues victorieuses et tyranniques: l’homme a été plongé dans le plaisir des sens: _Et au lieu_, dit saint Augustin, _que par son immortalité et la parfaite soumission du corps à l’esprit, il devait être spirituel, même dans la chair, il est devenu charnel, même dans l’esprit: Qui futurus erat etiam carne spiritalis, factus est etiam mente carnalis[44]_. L’homme tout entier fut livré au mal[45]: _Dieu vit que la malice des hommes était grande sur la terre, et que toute la pensée du cœur humain à tout moment se tournait au mal[46]._ [44] _De Civit. Dei_, XIV, XV, 1. [45] DÉFORIS: On est tombé d’un excès dans un autre: l’homme tout entier. [46] _Gen._, VI, 5. Mais en quoi ce dérèglement paraissait-il davantage? Allons à la source, et nous trouverons que l’occasion d’une si forte expression de l’Écriture et la cause de tout ce désordre y est clairement marquée dans ces paroles qui précèdent: _Les enfants de Dieu virent que Les filles des hommes étaient belles, et prirent pour leurs femmes celles d’entre elles qui leur avaient plu[47]_, par une nouvelle transgression du commandement de Dieu qui avait voulu les tenir séparés, de peur que les filles des hommes n’entraînassent ses enfants dans la corruption. Tout le désordre vint de la chair et de l’empire des sens qui prévalaient sur la raison. Ce désordre a commencé dans nos premiers parents; nous en naissons, et cette ardeur démesurée est devenue le principe de notre naissance et de notre corruption tout ensemble. Par elle nous sommes unis à Adam rebelle, à Adam pécheur; nous sommes souillés en celui en qui nous étions tous comme la source de notre être. Nos passions insensées ne se déclarent pas tout à coup, mais le germe qui les produit toutes est en nous dès notre origine. Notre vie commence par les sens. Qu’est-on autre chose dans l’enfance, pour ainsi parler, que corps et chair? [47] _Ibid._, 2. Mais poussons encore plus loin: nous nous trouverons corps et chair encore plus, en quelque façon, dans le sein de nos mères, et dès le moment de notre conception, où, sans aucun exercice de la vue ni de l’ouïe, qui sont ceux de tous les sens qui peuvent un peu plus réveiller notre raison, nous étions sans raisonnement, sans intelligence, une pure masse de chair, n’ayant aucune connaissance de nous-mêmes, ni aucunes pensées que celles qui sont tellement conjointes au mouvement du sang, qu’à peine encore pouvons-nous les en distinguer. C’est donc ce qui fait dire au Sauveur que nous sommes tous chair, en tant que nous naissons par la chair. La raison est opprimée et comme éteinte dans ceux qui nous produisent; nous n’avons pas le moindre petit usage de la raison au commencement et durant les premières années de notre être: dès qu’elle commence à poindre, tous les vices se déclarent peu à peu: quand son exercice commence à devenir plus parfait, les grands dérèglements de la sensualité commencent en même temps à se déclarer. C’est donc ce qui s’appelle la chair de péché. Livrés au corps, et tout corps dès notre conception, cette première impression fait que nous en demeurons esclaves. Quel effort ne faut-il point pour nous faire distinguer notre âme d’avec notre corps? Combien y en a-t-il parmi nous qui ne sentent point cette distinction[48]? Et ceux mêmes qui sortent un peu de cette masse de chair, et en séparent leur âme, ne s’y replongeraient-ils pas toujours comme naturellement, s’ils ne faisaient de continuels efforts pour empêcher leur imagination de dominer; et non seulement de dominer, mais de faire tout, et même d’être tout en nous? Nous sommes donc, pour ainsi dire, tout corps[49], et nous ne serions jamais autre chose, si par la grâce de Jésus-Christ nous ne renaissions de l’esprit. [48] DÉFORIS: Combien y en a-t-il parmi nous qui ne peuvent jamais venir à connaître ou à sentir cette distinction? [49] DÉFORIS: Nous sommes entièrement corps. Voyons un peu ce que c’est que la nature humaine dans ce reste immense de Peuples sauvages qui n’ont d’esprit que pour leur corps, et en qui, pour ainsi parler, ce qu’il y a de plus pur est de respirer. Et les peuples plus civilisés et plus polis sortent-ils par là de la chair et du sang? Comment en sortiraient-ils, s’il y a si peu de chrétiens qui en sortent? De quoi s’entretient, de quoi s’occupe notre jeunesse, dans cet âge où l’on se fait un opprobre de la pudeur? Que regrettent les vieillards, lorsqu’ils déplorent leurs ans écoulés; et qu’est-ce qu’ils souhaitent continuellement de rappeler, s’ils pouvaient, avec leur jeunesse, si ce n’est les plaisirs des sens[50]? Que sommes-nous donc autre chose que chair et que sang, et combien devons-nous haïr le Monde, et tout ce qui est dans le Monde, selon le précepte de saint Jean, puisque ce que dit cet Apôtre est si véritable: _Que tout ce qui est au Monde est concupiscence de la chair_? [50] Oh! l’amour, c’est la vie, C’est tout ce qu’on regrette et tout ce qu’on envie, Quand on voit sa jeunesse au couchant décliner. (V. HUGO, _Chants au Crépuscule_, XXI.) CHAPITRE VIII De la Concupiscence des yeux, et premièrement de la Curiosité. La seconde chose qui est dans le Monde, selon saint Jean, c’est la concupiscence des yeux. Il faut d’abord la distinguer de la concupiscence de la chair: car le dessein de saint Jean est ici de nous découvrir une autre source de corruption, et un autre vice un peu plus délicat en apparence, mais dans le fond aussi mauvais[51], qui consiste principalement en deux choses, dont l’une est le désir de voir, d’expérimenter, de connaître, en un mot la curiosité; et l’autre est le plaisir des yeux, lorsqu’on les repaît des objets d’un certain éclat capable de les éblouir, ou de les séduire. [51] DÉFORIS: aussi grossier et aussi mauvais. Le désir d’expérimenter et de connaître s’appelle la Concupiscence des yeux, parce que de tous les organes, nos yeux sont ceux qui étendent le plus nos connaissances. Sous les yeux sont en quelque sorte compris les autres sens; et dans l’usage du langage humain, sentir et voir c’est la même chose. On ne dit pas seulement: voyez que cela est beau; mais, voyez que cette fleur sent bon, que cette chose est douce à manier, que cette musique est agréable à entendre. C’est donc pour cela, dit saint Augustin[52], que toute curiosité se rapporte à la concupiscence des yeux. Le désir de voir, pris en cette sorte, c’est-à-dire celui d’expérimenter, nous replonge enfin dans la concupiscence de la chair, qui fait que nous ne cessons de rechercher et de nous imaginer de nouveaux plaisirs, avec de nouveaux assaisonnements, pour en irriter la cupidité. Mais ce désir a plus d’étendue, et c’est pourquoi il faut distinguer cette seconde concupiscence de la première. [52] _Confess._, X, XXXV, 51. Tout ce chapitre n’est qu’une large paraphrase de saint Augustin. Il faut donc mettre dans ce second rang toutes ces vaines curiosités de savoir ce qui se passe dans le Monde, tout le secret de cette intrigue, de quelque nature qu’elle soit, tous les ressorts qui ont fait mouvoir tels et tels qui se donnent tant de mouvements dans le monde; les ambitieux desseins de celui-ci et de celui-là, avec toute l’adresse qu’ils ont de les couvrir d’un beau prétexte, souvent même de celui de la vertu. O Dieu, quelle pâture pour les âmes curieuses, et par là vaines et faibles! Et qu’apprendrez-vous par là qui soit si digne d’être connu? Est-ce une chose qui soit si merveilleuse de savoir ce qui meut les hommes, et la cause de toutes leurs illusions, de tous leurs songes? Quel fruit retirerez-vous de ces curieuses recherches, et que vous produiront-elles, sinon des soupçons et des jugements injustes, et pour vous une redoutable matière des Jugements de celui qui dit: _Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés[53]_? [53] _Matth._, VII, 1. Cette curiosité s’étend aux siècles passés les plus éloignés: et c’est de là que nous vient cette insatiable avidité de savoir l’Histoire. On se transporte en esprit dans le cœur des anciens Rois[54], dans les secrets des anciens Peuples; on s’imagine entrer dans les délibérations du Sénat Romain, dans les conseils ambitieux d’un Alexandre ou d’un César, dans les jalousies politiques et raffinées d’un Tibère. Si c’est pour en tirer quelques exemples utiles à la vie humaine, à la bonne heure; il le faut souffrir, et même louer, pourvu qu’on apporte à cette recherche une certaine sobriété. Mais si c’est, comme on le remarque dans la plupart des curieux, pour se repaître l’imagination de certains objets, qu’y a-t-il de plus inutile que de se tant arrêter à ce qui n’est plus, que de rechercher toutes les folies qui ont passé dans la tête d’un mortel, que de rappeler avec tant de soin ces images que Dieu a détruites dans sa Cité sainte, ces ombres qu’il a dissipées, tout cet attirail de la vanité, qui de lui-même s’est replongé dans le néant, d’où il est sorti? _Enfants des hommes, jusqu’à quand aurez-vous le cœur appesanti? Pourquoi aimez-vous tant la vanité, et pourquoi vous délectez-vous à étudier le mensonge?[55]_ [54] DÉFORIS: dans les Cours des anciens Rois. [55] _Psal._, IV, 3. Il faut encore ranger dans ce second ordre de concupiscence toutes les mauvaises sciences, comme sont celles de deviner par les astres, ou par les traits du visage et de la main, ou par cent autres moyens aussi frivoles, les événements de la vie humaine, que Dieu a soumis à la direction particulière de sa providence. C’est entreprendre sur les droits de Dieu, c’est détruire la confiance avec laquelle on se doit abandonner à sa volonté que de donner dans ces sciences aussi vaines que pernicieuses, c’est accoutumer l’esprit à se repaître de choses frivoles, et à négliger les solides. On n’a pas besoin de remarquer que c’est encore un plus grand excès que de chercher les moyens de consulter les démons, où de les voir, ou de leur parler, ou d’apprendre des guérisons qui se font par leurs ministères, ou par des pactes formés ou des traités avec les malins esprits[56]. Car outre que dans toutes ces curiosités il y a de l’impiété et une damnable superstition, on peut encore ajouter qu’elles sont l’effet de la faiblesse d’un cerveau blessé; de sorte que c’est éteindre la véritable lumière que d’en suivre de si fausses. [56] DÉFORIS: et par des pactes formels ou tacites avec ces malins Esprits. Voilà pour ce qui regarde les vaines et fausses sciences. Et pour ce qui est des véritables, on excède beaucoup à s’y livrer trop, ou à contre-temps, ou au préjudice de plus grandes obligations; comme il arrive à ceux qui, dans le temps de prier, ou de pratiquer la vertu, s’adonnent à toutes sortes de lectures[57], surtout des Livres nouveaux, des Romans, des Comédies, des Poésies, et se laissent tellement posséder au désir de savoir, qu’ils ne se possèdent plus eux-mêmes. [57] DÉFORIS: s’adonnent ou à l’Histoire, ou à la Philosophie, ou à toutes sortes de lectures. Car tout cela n’est autre chose qu’une intempérance, une maladie, un dérèglement de l’esprit, un dessèchement du cœur, une misérable captivité qui ne nous laisse pas le loisir de penser à nous, et une source d’erreurs. C’est encore s’abandonner à cette concupiscence que saint Jean réprouve, que d’apporter des yeux curieux à la recherche des choses divines, ou des mystères de la Religion. _Ne recherchez point_, dit le Sage, _ce qui est au-dessus de vous[58]._ Et encore: _Celui qui sonde trop avant les secrets de la divine Majesté, sera accablé de sa gloire[59]._ Et encore: _Prenez garde de ne vouloir point être sages plus qu’il ne faut; soyez sages sobrement et modérément[60]._ La foi et l’humilité sont les seules guides qu’il faut suivre: quand on se jette dans l’abîme, on y périt. Combien[61] ont trouvé leur perte dans la trop grande méditation des secrets de la prédestination et de la grâce[62]; voulant juger de tout par leur propre esprit, et rendre raison de tout; et s’élevant superbement au dessus des Docteurs et des Apôtres mêmes? [58] _Eccl._, III, 22. [59] _Prov._, XXV, 27. [60] _Rom._, XII, 3. [61] Les Jansénistes. [62] DÉFORIS supprime les lignes qui suivent, comme n’étant point dans l’original. Il faut en savoir autant qu’il est nécessaire pour bien prier, et s’humilier véritablement; c’est-à-dire qu’il faut savoir que tout le bien vient de Dieu, et tout le mal de nous seuls. Que sert de rechercher curieusement les moyens de concilier notre liberté avec les décrets de Dieu? N’est-ce pas assez de savoir que Dieu qui l’a faite, la sait mouvoir et la conduit à ses fins cachées sans la détruire? Prions-le donc de nous diriger dans la voie du salut, et de se rendre maître de nos désirs par les moyens qu’il sait. C’est à sa science et non à la nôtre que nous devons nous abandonner. Cette vie est le temps de croire, comme la vie future est le temps de voir. C’est tout savoir, dit un Père, que de ne rien savoir davantage: _Nihil ultra scire, omnia scire est._ Toute âme curieuse est faible et vaine; par là même elle est discoureuse, elle n’a rien de solide, et veut seulement étaler un vain savoir, qui ne cherche point à instruire, mais à éblouir les ignorants. Il y a une autre sorte de curiosité, qui est une curiosité dépensière. On ne saurait avoir trop de raretés, trop de bijoux[63], trop de pierreries, trop de tableaux, trop de livres curieux, sans avoir même le plus souvent envie de les lire[64]. Ce n’est qu’amusement et ostentation. Malheureuse curiosité, qui pousse à bout la dépense, et sèche la source des aumônes! Mais elle pourra revenir à la seconde manière de concupiscence des yeux, dont nous allons parler. [63] DÉFORIS: trop de bijoux précieux. [64] A rapprocher du ch. XIII des _Caractères_ de LA BRUYÈRE: _De la mode_. CHAPITRE IX De ce qui contente les yeux. Dans cette seconde espèce, on prend les yeux à la lettre, et pour les yeux de la chair. Et d’abord, il est bien certain que ce qui s’appelle attachement du cœur, et en général sensibilité, commence par les yeux: mais tout cela, comme nous l’avons dit, appartenant à la concupiscence de la chair, nous avons à présent à remarquer avec saint Jean une autre sorte de concupiscence. Disons donc avec cet Apôtre à tous les Fidèles: _N’aimez pas le Monde, ni ses pompes, ni ses spectacles, ni son vain éclat, ni tous ce qui vous attire ses regards, ni tout ce qui éblouit[65] les vôtres._ Vos yeux sont gâtés, vous ne pouvez souffrir la modestie ni les ornements médiocres: vous étalez vos riches ameublements, vos riches habits, vos grands bâtiments. Qu’importe que tout cela soit grand en soi-même ou par rapport aux proportions et aux bienséances de votre état? Comme vous voulez être regardé, vous voulez aussi regarder; et rien ne vous touche, ni dans les autres, ni dans vous-même, que ce qui étale de la grandeur et ce qui distingue. Et tout cela, qu’est-ce autre chose qu’ostentation[66], et désir de se distinguer par des choses vaines? C’est donc là, au lieu de grandeur, ce qui marque en vous de la petitesse. Une grande taille ne songe point à se rehausser en exhaussant sa chaussure. Tout ce qui emprunte est pauvre; et tout l’éclat que vous mendiez dans les choses extérieures montre trop visiblement combien, de vous-mêmes, vous êtes destitués de ce qui vous relève. [65] DÉFORIS: _éblouit et séduit les vôtres_. [66] DÉFORIS: Et tout cela qu’est-ce autre chose qu’ostentation d’abondance. Il faut rapporter l’amour de l’argent à cette concupiscence des yeux. Quand on le regarde comme un instrument pour acquérir d’autres biens, par exemple pour acheter des plaisirs ou s’avancer dans les grandes places du monde, on n’est pas avare, on est sensuel, ambitieux. Celui qui n’ose toucher à son argent, qui n’en est que le triste gardien et semble ne se réserver aucun droit que celui de le regarder, est proprement celui que l’on appelle avare. Aussi le Sage le décrit-il en cette sorte: _L’avare ne se remplit point de son argent: celui qui aime les richesses n’en reçoit aucun fruit: et que sert au possesseur tout cet argent, si ce n’est qu’il le regarde de ses yeux[67]?_ C’est pour lui comme une chose sacrée dont il ne se permet pas d’approcher ses mains. Tout cœur passionné embellit dans son imagination l’objet de sa passion. Celui-ci donne à son or et à son argent un éclat que la nature ne lui donne pas: il est ébloui de ce faux éclat: la lumière du soleil, qui est la vraie joie des yeux, ne lui paraît pas aussi belle. Et que lui sert de posséder ce qui, demeurant hors de lui, ne peut remplir son intérieur? Quel bien lui revient-il de tant de richesses? C’est pourquoi le Sage lui préfère celui qui boit et qui mange, et qui jouit avec joie du fruit de son travail: car il remplit du moins son estomac, et il engraisse son corps[68]. [67] _Eccl._, V, 9, 10 [68] _Eccl._, V, 17, 18. Mais pour les richesses, elles ne repaissent que les yeux. Disons-en autant des meubles, des bâtiments, de tout l’attirail de la vanité. Vous n’en êtes qu’un possesseur superficiel, puisque les voir, c’est tout pour vous. Et cependant, comme si c’était un grand bien, on ne s’en rassasie jamais. Le gourmand trouve des bornes dans son appétit, quelque déréglé qu’il soit; cette gourmandise des yeux n’est jamais contente: elle n’a, pour ainsi parler, ni fond ni rive. _L’avare ne cesse de se consumer par un vain travail: et ses yeux_, continue le Sage, _ne se rassasient point de richesses[69]_. Et encore: _L’enfer, le sépulcre, la mort ne remplissent jamais leur avidité, et engloutissent tout sans se satisfaire, ainsi les yeux des hommes sont insatiables[70]._ [69] _Eccl._, IV, 8. [70] _Prov._, XXVII, 20. N’aimez donc point le Monde, ni tout ce qui est dans le Monde: car tout y est plein de la concupiscence des yeux, qui est d’autant plus pernicieuse qu’elle est immense et insatiable. Ne dites point que tout ce bien que vous vous plaisez à avoir devant vos yeux soit à vous: vous n’avez rien en vous-même de quoi le saisir et vous l’approprier: vous ne savez pour qui vous le gardez: il vous échappe malgré vous par cent manières différentes, ou par la rapine, ou par le feu, ou enfin sans remède par la mort; et il passera avec aussi peu de solidité et une semblable illusion à un possesseur inconnu, qui peut-être ne vous sera rien, ou plutôt qui certainement ne vous sera rien, quand ce serait votre fils; puisqu’un mort n’a plus rien à soi, et que ce fils, pour qui vous avez tant travaillé, ne vous servira de rien dans ce séjour des morts où vous allez; et sur la terre à peine se ressouviendra-t-il de vos soins, et croira avoir satisfait à tous ses devoirs, quand il aura fait semblant de vous pleurer quelques jours, et se sera paré d’un deuil très court. Et jamais vous ne vous dites à vous-même: Pour qui est-ce que je travaille? Quoi! pour un héritier dont je ne sais pas s’il sera fou ou sage, et s’il ne dissipera pas tout en un moment? _Et y a-t-il rien de plus vain_, s’écrie le Sage[71]! Qu’y a-t-il de plus insensé, que de se tant tourmenter pour se repaître de vent? Que vous servent tant de fatigues et tant de soucis, que vous a causé le soin d’entasser et de conserver tant de richesses? Vous n’en emporterez rien, et _vous sortirez de ce monde comme vous y êtes entré, nu et pauvre[72]_. Que reste-t-il à ce mauvais Riche, de s’être habillé de pourpre, et d’avoir orné sa maison d’une manière convenable à un si grand luxe? Il est dans les flammes éternelles: pour tout trésor il a un trésor de colère et de vengeance, qu’il s’est amassé par sa vanité. _Vous vous amassez_, dit saint Paul, _des trésors de colère pour le jour de la vengeance[73]_. [71] _Eccl._, II, 19. [72] _Eccl._, V, 14, 15. [73] _Rom._, II, 5 Par conséquent, encore un coup, n’aimez pas le Monde; n’en aimez point la pompe et le vain éclat, qui ne fait que tromper les yeux: n’en aimez point les spectacles ni les théâtres, où l’on ne songe qu’à vous faire entrer dans les passions d’autrui, à vous intéresser dans ses vengeances et dans ses folles amours. Et quel plaisir y prendriez-vous, si l’on ne réveillait les vôtres? Pourquoi versez-vous tant de larmes sur les malheurs de celui dont les amours sont trompés, ou l’ambition frustrée de ce qu’elle souhaitait? Pourquoi sortez-vous content du rassasiement de ces passions dans les autres, si ce n’est que vous croyez que l’on est heureux ou malheureux par ces choses? Vous dites donc avec le Monde: Ceux qui ont ces biens sont heureux: _Beatum dixerunt populum cui hæc sunt._ Et comment dans ce sentiment pouvez-vous dire: _Ceux-là sont heureux dont le Seigneur est le Dieu? Beatus populus cujus Dominus Deus ejus[74]._ [74] _Psal._, CXLIII, 15. Voulez-vous voir un spectacle digne de vos yeux? Chantez avec David: _Je verrai vos cieux, qui sont les ouvrages de vos doigts; la lune et les étoiles, que vous avez fondées[75]._ Écoutez Jésus-Christ qui vous dit: _Considérez les lis des champs et ces fleurs qui passent du matin au soir. Je vous le dis en vérité, Salomon, dans toute sa gloire et avec ce beau diadème dont sa mère a orné sa tête, n’est pas aussi richement paré qu’une de ces fleurs[76]._ Voyez ces riches tapis dont la terre commence à se couvrir dans le printemps. Que tout est petit en comparaison de ces grands ouvrages de Dieu! On y voit la simplicité avec la grandeur, l’abondance, la profusion, l’inépuisable richesse[77], qui n’ont coûté qu’une parole, qu’une parole soutient. Tant de beaux objets ne se montrent et n’attirent vos regards que pour les porter à leur Auteur incomparablement plus beau. _Car si les hommes, ravis de la beauté du soleil et de toute la nature, en ont été transportés jusqu’à en faire des dieux, comment n’ont-ils pas pensé combien doit être plus beau celui qui les a faits et qui est le père de la beauté[78]?_ [75] _Psal._, VIII, 4. [76] _Matth._, VI, 28, 29; _Cant._, III, 11. [77] DÉFORIS: la profusion d’inépuisables richesses. [78] _Sapient._, XIII, 3. Voulez-vous orner quelque chose digne de vos soins? Ornez le Temple de Dieu, et dites encore avec David: _Seigneur, j’ai aimé la beauté et l’ornement de votre maison, et la gloire du lieu que vous habitez[79]._ Et de là conclut-il: _Ne perdez point mon âme avec les impies[80]_: car j’ai aimé les vrais ornements et je ne me suis point laissé séduire à un vain éclat. [79] _Psal._ XXV, 8. [80] _Ibid._, 9. Les hommes étalent leurs filles, pour être un spectacle de vanité et l’objet de la cupidité publique, et _les parent comme on fait un Temple[81]_. Ils transportent les ornements que votre Temple devrait avoir seul, à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis, et il semble qu’ils aient entrepris de les faire adorer en votre place. Ils nourrissent leur vanité et celle des autres; et tout par conséquent est rempli d’erreur et de corruption. Ah! fidèles enfants de Dieu, désabusez-vous de ces folles concupiscences[82]: pourquoi tournez-vous vos nécessités en vanités? Vous avez besoin d’une maison, comme d’une défense nécessaire contre les injures de l’air: c’est une faiblesse. Vous avez besoin de nourriture, pour réparer vos forces qui se perdent et se dissipent à chaque moment: autre faiblesse. Vous avez besoin d’un lit pour vous reposer dans votre accablement et vous y livrer au sommeil qui lie et ensevelit votre raison: autre faiblesse déplorable. Vous faites de tous ces témoins et de tous ces monuments de votre faiblesse un spectacle à votre vanité; et il semble que vous vouliez triompher de l’infirmité qui vous environne de toutes parts. [81] _Ibid._, CXLIII, 12. [82] DÉFORIS: Ils nourrissent leur vanité et celle des autres. Ils remplissent les autres filles de jalousie, les hommes de convoitise; tout par conséquent d’erreur et de corruption. O fidèles, ô enfants de Dieu, désabusez-vous de ces fausses concupiscences. Pendant que tout le reste des hommes s’enorgueillit de ses besoins, et semble vouloir orner ses misères, pour les cacher à soi-même, toi du moins, ô Chrétien, ô disciple de la vérité, retire tes yeux de ces illusions: aie dans ta table[83] le nécessaire soutien de ton corps, et non pas cet appareil somptueux. Heureux ceux qui, retirés humblement dans la maison du Seigneur, se délectent dans la nudité de leurs petites cellules, et de tout le faible attirail dont ils ont besoin dans cette vie, qui n’est qu’une ombre de mort, pour n’y voir que leur infirmité, et le joug pesant dont le péché les a accablés! Heureuses les Vierges sacrées, qui ne veulent plus être le spectacle du Monde, et qui voudraient se cacher à elles-mêmes sous le voile sacré qui les environne! Heureuse la douce contrainte qu’on fait à ses yeux, pour ne voir point les vanités, et dire avec David: _Détourne mes yeux, afin de ne les voir point[84]_! Heureux ceux qui, en demeurant selon leur état au milieu du Monde, comme ce saint Roi, n’en sont point touchés; qui y passent sans s’y attacher; qui usent, comme dit saint Paul, de ce monde comme n’en usant pas[85]; qui disent avec Esther sous le diadème: _Vous savez, Seigneur, combien je méprise ce signe d’orgueil et tout ce qui peut servir à la gloire des impies; et que votre servante ne s’est jamais réjouie qu’en vous seul, ô Dieu d’Israël[86]_; qui écoutent ce grand précepte de la Loi: Ne suivez point vos pensées et vos yeux, vous souillant dans divers objets, ce qui est la corruption, et, pour parler avec le Texte sacré, la fornication des yeux: _Nec sequantur cogitationes suas, et oculos per res carias fornicantes[87]_; enfin qui prêtent l’oreille à saint Jean, qui, pénétré de toute l’abomination attachée aux regards tant d’un esprit curieux que des yeux gâtés par la vanité, ne cesse de leur crier: _N’aimez pas le Monde, où tout est plein d’illusion et de corruption par la concupiscence des yeux._ [83] DÉFORIS: Aime dans ta table. [84] _Psal._ CXVIII, 37. [85] I _Cor._, VII, 31. [86] _Esth._, XIV, 15, 16, 18. [87] _Num._, XV, 39. CHAPITRE X De l’Orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de concupiscence réprouvée par saint Jean. Quoique la curiosité et l’ostentation, dont nous venons de parler, semblent être des branches de l’orgueil, elles appartiennent plutôt à la vanité. La vanité est quelque chose de plus extérieur et superficiel; tout s’y réduit à l’ostentation, que nous avons rapportée à la concupiscence des yeux. La curiosité n’a d’autre fin que de faire admirer un vain savoir, et par là se distinguer des autres hommes. L’ostentation des richesses vient encore de la même source, et ne cherche qu’à se donner une vaine distinction. L’orgueil est une dépravation plus profonde: par elle l’homme, livré à lui-même, se regarde lui-même comme son dieu, par l’excès de son amour propre. _Être superbe_, dit saint Augustin, _c’est en laissant le bien et le principe commun auquel nous devions tous être attachés, qui n’est autre chose que Dieu, se faire soi-même son bien et son principe, ou son auteur[88]_; c’est-à-dire, se faire son dieu: _Relicto communi, cui omnes debent hærere, principio, sibi ipsi fieri atque esse principium._ [88] _De Civit. Dei_, XIV, XIII, 1. C’est ce vice qui s’est coulé dans le fond de nos entrailles à la parole du Serpent, qui nous disait en la personne d’Ève: _Vous serez comme des dieux[89]_; et nous avons avalé ce poison mortel, lorsque nous avons succombé à la tentation. Il a pénétré jusqu’à la moelle de nos os, et toute notre âme en est infectée. Voilà en général ce que c’est que cette troisième concupiscence, que saint Jean appelle _l’orgueil_; et il ajoute: _l’orgueil de la vie_, parce que toute la vie en est corrompue; c’est comme le vice radical d’où pullulent tous les autres vices: il se montre dans toutes nos actions; mais ce qu’il y a de plus mortel, c’est qu’il est la plus secrète comme la plus dangereuse pâture de notre cœur. [89] _Gen._, III, 5. CHAPITRE XI De l’Amour propre, qui est la racine de l’Orgueil. Pour pénétrer la nature d’un vice si inhérent, il faut aller à l’origine du péché, et pour cela en revenir à la parole du Sage: _Dieu a fait l’homme droit[90]._ Cette rectitude de l’homme consistait à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses pensées, de toutes ses forces, de toute son intelligence, d’un amour parfait[91], et pour l’amour de lui-même; et de s’aimer soi-même en lui et pour lui. Voilà la droiture et la rectitude de l’âme: voilà l’ordre: voilà la justice. Il est juste de donner de l’amour à celui qui est aimable: et le grand amour à celui qui est très aimable: et le souverain et parfait amour à celui qui est souverainement et parfaitement aimable: et tout l’amour à celui qui est uniquement aimable, et qui ramasse en lui-même tout ce qui est aimable et parfait; en sorte qu’on ne se regarde et qu’on ne s’aime soi-même que pour lui. [90] _Eccl._, VII, 30. [91] DÉFORIS: D’un amour pur et parfait. Telle est donc la rectitude où l’homme avait été créé. Cela même fait la beauté de la créature raisonnable, faite à l’image de Dieu: Dieu étant la bonté et la beauté même, ce qui est fait à son image ne peut pas n’être pas beau. Cette beauté est relative à celle de Dieu, dont elle est l’image, et entièrement dépendante de son principe, lequel par conséquent il fallait aimer seul d’un amour sans bornes. Mais l’âme, se voyant belle, s’est délectée en elle-même, et s’est endormie dans la contemplation de son excellence: elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu: elle a oublié sa dépendance: elle s’est premièrement arrêtée, et ensuite livrée à elle-même: déçue par sa liberté, qu’elle a trouvée si belle et si douce, elle en fait un essai funeste: _Suâ in æternum libertate deceptus._ Mais en cherchant d’être libre jusqu’à s’affranchir de l’empire de Dieu, et des lois de la justice, il est devenu captif de son péché. Quiconque n’aime pas Dieu n’aime que soi-même; mais quiconque n’aime que soi-même, uniquement occupé de sa propre volonté et de son plaisir, n’est plus soumis à la volonté de Dieu; et demeurant incapable d’être touché des intérêts d’autrui, il est non seulement rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste, déraisonnable envers les autres, et veut que tout serve non seulement à ses intérêts, mais encore à ses caprices. Dieu est juste, et c’est une loi de sa justice publiée dans le Livre de la Sagesse et justifiée par toute sa conduite sur les impies, que quiconque pèche contre lui soit puni par les choses mêmes qui l’ont fait pécher: _Per quæ peccat quis, per hæc et torquetur[92]._ Il a fait la créature raisonnable, de telle sorte que, se cherchant elle-même, elle ferait elle-même sa peine, et trouverait son supplice où elle a trouvé la cause de son erreur. L’homme donc étant devenu pécheur en se cherchant soi-même, est devenu malheureux en se trouvant: Dieu lui a soustrait ses dons, et ne lui a laissé que le fond de l’être, pour être l’objet de sa justice, et le sujet sur lequel il exercerait sa vengeance. Il n’a plus trouvé dans lui-même[93] que ce qu’il peut avoir sans Dieu: c’est-à-dire, l’erreur et le mensonge, l’illusion, le péché, le désordre de ses passions, sa propre révolte contre la raison, la tromperie de son espérance, les horreurs de son désespoir affreux, des colères, des jalousies, des aigreurs envenimées contre ceux qui le troublent dans le bien particulier qu’il a préféré au bien général, que personne ne nous peut ôter que nous-mêmes, et qui seul suffit à tous. [92] _Sapient._, XI, 17. [93] DÉFORIS: Il n’est plus demeuré à l’homme. Voilà donc dans nos passions et dans notre ignorance le péché, et à la fois la peine du péché; et non seulement au premier abord le commencement, mais encore dans la suite la consommation de l’enfer. Car c’est de là que naissent ces rages, ces désespoirs, ce ver dévorant qui ronge la conscience, et enfin ce pleur éternel dans des flammes qui ne s’éteignent jamais: elles sortent du fond de notre crime. _Je tirerai_, dit le saint Prophète, _un feu du milieu de toi pour te dévorer_: _Producam ignem de medio lui qui comedat te[94]._ Ce sont nos péchés qui allument le feu de la vengeance divine, d’où sort le feu dévorant qui pénètre l’âme par l’impression d’une vive et insupportable douleur. Voilà ce que produit l’amour de nous-mêmes: voilà comme il fait d’abord notre péché et ensuite notre supplice. [94] _Ezech._, XXVIII, 18. CHAPITRE XII Opposition de l’Amour de Dieu et de l’Amour propre. Les contraires se connaissent l’un par l’autre: l’injustice de l’amour propre se connaît par la justice de la charité, dont l’amour propre est l’éloignement et la privation. Saint Augustin les définit toutes deux en cette sorte: _La charité_, dit ce Saint, _c’est l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi-même_; et au contraire, _la cupidité est l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu[95]._ Quand on dit que l’amour de Dieu va jusqu’au mépris de soi-même, on entend jusqu’au mépris de soi-même par rapport à Dieu, et en se comparant à lui: et en ce sens, douter qu’on se puisse mépriser soi-même, ce serait douter des premiers principes de la raison et de la justice. Le mépris est opposé à l’estime: mais que peut-on estimer en comparaison de Dieu? Ou que lui peut-on comparer, puisqu’_il est celui qui est[96]_, et que le reste n’est rien devant lui; ce qui fait dire au Prophète: _Les Nations devant Dieu ne sont qu’une goutte d’eau et comme un petit grain dans une balance, et les plus vastes contrées ne sont qu’un peu de poussière[97]._ On ne peut rien de plus vil; et cependant l’Écriture n’est pas contente de cette expression, et la trouve encore trop forte pour la créature; elle en vient donc, pour parler avec une entière justesse et précision, à cette Sentence: _Toutes les Nations devant Dieu sont comme n’étant pas, et il les estime comme un néant[98]._ [95] _De Civit. Dei_, XIV, XXVIII. [96] _Exod._, III, 14. [97] _Isa._, XL, 15. [98] _Isa._, XL, 17. En voulez-vous davantage? Ce n’est pas d’un homme qu’il parle en particulier; c’est de toute une Nation, auprès de laquelle un seul homme n’est rien. Mais toute cette nation n’est elle-même qu’une goutte d’eau, qu’un petit grain, qu’un vil amas de poussière: et non seulement une Nation n’est que cela, mais toutes les Nations sont encore moins: elles ne sont qu’un néant. Plus il entasse de choses ensemble, plus il déprise ce qu’il entasse avec soin. Une Nation n’est qu’une goutte d’eau, mais toutes les Nations que seront-elles? Quelque chose de plus peut-être? Point du tout: plus vous mettez ensemble d’êtres créés, plus le néant y paraît. Il ne faut donc pas s’étonner que l’amour de Dieu aille jusqu’au mépris de soi-même: on ne peut pas se mépriser davantage, que de se considérer comme un néant. C’est donc justice d’être un néant devant Dieu, et d’avoir pour soi-même le dernier mépris. Il n’y a qu’à dire avec saint Michel: _Qui est comme Dieu?_ Qui mérite de lui être comparé, ou d’être nommé devant sa face? Il est celui qui est, et la plénitude de l’être est en lui. Multipliez les créatures, et en augmentez les perfections de plus en plus jusqu’à l’infini; ce ne sera toujours, à les regarder en elles-mêmes, qu’un non être. Et que sert d’amasser beaucoup de non êtres? de tout cela en fera-t-on autre chose qu’un non être? Rien autre chose sans doute. O homme, aime donc Dieu comme celui qui est seul; et porte l’amour de Dieu jusqu’à te mépriser comme un néant. Mais au lieu de pousser l’amour de Dieu, comme il devait, jusqu’au mépris de soi-même, il a poussé l’amour de soi-même jusqu’au mépris de Dieu: il a suivi sa propre volonté jusqu’à oublier celle de Dieu, jusqu’à ne s’en souvenir en aucune sorte, jusqu’à passer outre malgré elle, et à vouloir agir et se contenter indépendamment de Dieu, et ne s’arrêter non plus à sa défense que s’il n’était pas. Ainsi c’est le néant qui compte pour rien celui qui est, et qui, au lieu de se mépriser soi-même pour l’amour de Dieu, qui est la souveraine justice, sacrifie la gloire et la grandeur de Dieu, qui seul possède l’être, à la propre satisfaction de soi-même, quoiqu’il ne soit qu’un néant; ce qui est le comble de l’injustice et de l’égarement. CHAPITRE XIII Combien l’Amour propre rend l’homme faible. Celui qui compte Dieu pour rien, ajoute à son néant naturel celui de son injustice et de son égarement. Ce n’est pas Dieu qu’il dégrade, mais lui-même. Il n’ôte rien à Dieu; mais il s’ôte à lui-même son appui, sa lumière, sa force et la source de tout son bien; et devient aveugle, ignorant, faible, impuissant, injuste, mauvais, captif du plaisir, ennemi de la vérité. Celui qui recherche quelque chose, non à cause de ce qu’elle est, mais à cause qu’elle lui plaît, n’a point la vérité pour objet. Avant qu’il y ait aucune chose qui plaise, ou qui déplaise à nos sens, il y a une vérité qui est naturellement la nourriture de notre esprit. Cette vérité est notre règle: c’est par là que nos désirs doivent être réglés, et non par notre plaisir. Car la vérité qui fait, pour ainsi dire, le plaisir de Dieu, c’est Dieu même; et ce qui fait notre plaisir, c’est nous-mêmes qui nous préférons à Dieu. Hélas! nous ne pouvons rien, depuis que nous avons compté Dieu pour rien, en transgressant sa Loi, et agissant comme si elle n’était pas. C’est ce qu’ont fait nos premiers parents: c’est le vice héréditaire de notre nature. Le démon nous dit comme à eux: Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu ce fruit, qui est si beau à la vue et si doux au goût? _Cur præcepit vobis Deus[99]?_ Depuis ce temps, le plaisir a tout pouvoir sur nous, et la moindre flatterie des sens prévaut à l’autorité de la vérité. [99] _Gen._, III, 1. CHAPITRE XIV Ce que l’Orgueil ajoute à l’Amour propre. Toute âme attachée à elle-même et corrompue par son amour propre, est en quelque sorte superbe et rebelle, puisqu’elle transgresse la Loi de Dieu. Mais lorsqu’on la transgresse, ou parce qu’on est abattu par la douleur, comme ceux qui succombent dans les maux, ou parce que le plaisir des sens nous entraîne[100], c’est faiblesse, plutôt qu’orgueil. L’orgueil dont nous parlons consiste dans une certaine fausse force, qui rend l’âme indocile et fière, et ennemie de toute crainte, et qui, par un amour excessif de sa liberté, la fait aspirer à une espèce d’indépendance: ce qui est cause qu’elle trouve un certain plaisir particulier à désobéir, et que la défense irrite. [100] DÉFORIS: Ou parce qu’on ne peut résister à l’attrait trop violent du plaisir des sens. C’est cette funeste disposition que saint Paul explique par ces mots: _Le péché m’a trompé par la Loi, et par elle m’a donné la mort[101]_; c’est-à-dire, comme l’explique saint Augustin[102], le péché m’a trompé par une fausse douceur, _falsâ dulcedine_, puisqu’il m’en a fait trouver à transgresser la défense; et par là il m’a donné la mort: parce que, par une étrange maladie de ma volonté, je me suis d’autant plus volontiers porté au plaisir, qu’il me devenait plus doux par la défense: _Quia quanto minus licet, tanto magis libet._ Ainsi la Loi m’a doublement donné la mort parce qu’elle a mis le comble au péché, par la transgression expresse du commandement, et qu’elle a irrité le désir par le puissant attrait de la défense: _Incentivo prohibitionis et cumulo prævaricationis._ [101] _Rom._, VII, 11. [102] _De Div. quæst. ad Simplic._, I, 5 et seq. La source d’un si grand mal, c’est que nous trouvons, en transgressant la défense, un certain usage de notre liberté qui nous déçoit; et qu’au lieu que la liberté véritable de la créature doit consister dans une humble soumission de sa volonté à la volonté souveraine de Dieu, nous la faisons consister dans notre volonté propre, en affectant une manière d’indépendance contraire à l’institution primitive de notre nature, qui ne peut être vraiment libre et heureuse que sous l’empire de Dieu. Ainsi nous nous faisons libres à la manière des animaux, qui n’ont d’autres lois que leurs désirs, parce que leurs passions sont pour eux la loi de la nature[103], qui les leur inspire. Mais la créature raisonnable, qui a une autre nature et une autre loi, que Dieu lui a imposée, est libre d’une autre sorte, en se soumettant volontairement à la raison souveraine de Dieu, dont la sienne est émanée. C’est donc en elle un grand vice, lorsqu’elle met son plaisir à secouer ce bienheureux joug dont Jésus-Christ a dit: _Mon joug est léger, et mon fardeau est doux[104]_; et qu’elle se fait libre comme un animal insensé, conformément à cette parole: _L’homme vain est emporté par son orgueil, et se croit né libre à la manière d’un jeune animal fougueux[105]._ [103] DÉFORIS: la loi de Dieu et de la nature. [104] _Matth._, XI, 30. [105] _Job_, XI, 12. A cet orgueil, qui vient d’une liberté indocile et irraisonnable, il en faut joindre encore un autre, qui est celui que saint Jean nous veut faire entendre particulièrement en cet endroit; qui est dans l’âme un certain amour de sa propre grandeur, fondée sur une excellence propre[106]: qui est le vice le plus inhérent et ensemble le plus dangereux de la créature raisonnable. [106] DÉFORIS: sur une opinion de son excellence propre. CHAPITRE XV Description de la chute de l’homme, qui consiste principalement dans son orgueil. On ne comprendra jamais la chute de l’homme, sans entendre la situation de l’âme raisonnable, et le rang qu’elle tient naturellement entre les choses que l’on appelle biens. Il y a donc premièrement le Bien suprême, qui est Dieu, autour duquel sont occupées toutes les vertus, et où se trouvent toutes les félicités de l’âme raisonnable[107]. Il y a en dernier lieu les biens inférieurs, qui sont les objets sensibles et matériels, dont l’âme raisonnable peut être touchée. Elle tient elle-même le milieu entre ces deux sortes de biens, pouvant s’élever, par son libre arbitre, aux uns, ou se rabaisser vers les autres, et faisant par ce moyen comme un état mitoyen entre tout ce qui est bon. [107] DÉFORIS: et où se trouve la félicité de la nature raisonnable. Elle est donc par son état le plus excellent de tous les biens après Dieu; infiniment au-dessous de lui, et de beaucoup au-dessus de tous les objets sensibles, auxquels elle ne peut s’attacher, en se détachant de Dieu, sans faire une chute affreuse. Mais afin qu’elle tombe si bas, il faut nécessairement qu’elle passe, pour ainsi parler, par le milieu, qui est elle-même; et c’est là sans difficulté sa première attache. Car ne trouvant au-dessous de Dieu, auquel elle doit s’unir et y trouver sa félicité, rien qui soit plus excellent qu’elle-même, étant faite à son image, c’est là premièrement qu’elle tombe; et saint Augustin a dit très véritablement que _l’homme en tombant d’en haut et en déchéant de Dieu, tombe premièrement sur lui-même[108]_. C’est donc là que, perdant sa force, il tombe infailliblement[109] encore plus bas; et de lui-même, où il ne lui est pas possible de s’arrêter, ses désirs se dispersent parmi les objets sensibles et inférieurs, dont il devient le captif. Car le devenant de son corps, qu’il trouve lui-même assujetti aux choses extérieures et inférieures, il en est lui-même dépendant, et obligé de chercher[110] dans ces objets les plaisirs qui en reviennent à ses sens. [108] _De Civit. Dei_, XIV, XIII et seq. [109] DÉFORIS: il tombe de nécessité. [110] DÉFORIS: et contraint de mendier. Voilà donc la chute de l’homme tout entière. Semblable à une eau qui d’une haute montagne coule premièrement sur un haut rocher, où elle se disperse, pour ainsi parler, jusqu’à l’infini, et se précipite jusqu’au plus profond des abîmes; l’âme raisonnable tombe de Dieu sur elle-même, et se trouve précipitée à ce qu’il y a de plus bas. Voilà une image véritable de la chute de notre nature. Nous en sentons le dernier effet dans ce corps qui nous accable, et dans ce plaisir des sens qui nous captive. Nous nous trouvons au-dessous de tout cela, et vraiment esclaves de la nature corporelle, nous qui étions nés pour la commander. Telle est donc l’extrémité de notre chute. Mais il a fallu auparavant tomber sur nous-mêmes. Car comme cette eau, qui tombe premièrement sur ce rocher, le cave à l’endroit de sa chute, et y fait une impression profonde: ainsi l’âme, tombant sur elle-même, fait aussi en elle-même une première et profonde plaie, qui consiste dans l’impression de son excellence propre, de sa grandeur propre, voulant toujours se persuader qu’elle est quelque chose d’admirable, se repaissant de la vue de sa propre perfection, qu’elle veut toujours concevoir extraordinaire, et ne voyant rien autour d’elle qu’elle ne veuille s’assujettir: d’où vient l’ambition, la domination, l’injustice, la jalousie; ni rien en elle-même qu’elle ne veuille s’attribuer comme sien: d’où vient la présomption de ses propres forces. Et c’est en tout cela qu’il faut reconnaître la naissance de ce qui s’appelle orgueil. CHAPITRE XVI Les effets de l’Orgueil sont distribués en deux principaux: il est traité du premier. Par là donc nous convenons que l’orgueil, c’est-à-dire, comme nous l’avons défini, l’amour et l’opinion de sa grandeur propre, a deux effets principaux, dont l’un est de vouloir en tout exceller au-dessus des autres; l’autre est de s’attribuer à soi-même sa propre excellence. Quant au premier effet, on pourrait croire qu’il ne se trouve que dans les gens savants, ou riches; et qu’il n’est guère dans le bas peuple, accoutumé au travail, à la pauvreté, et à la dépendance. Mais ceux qui regardent les choses de plus près, voient que ce vice règne dans tous les états jusqu’au plus bas. Il n’y a qu’à voir la peine qu’on a à réconcilier les esprits dans les conditions les plus viles, lorsqu’il s’élève des querelles et des procès pour cause d’injures. On trouve les cœurs ulcérés jusqu’au fond, et disposés à pousser la vengeance, qui est le triomphe de l’orgueil, jusqu’à la dernière extrémité. Ceux qui voient tous les jours les emportements des Paysans pour des bancs dans les paroisses, et qui les entendent porter leur ressentiment jusqu’à dire qu’ils n’iront plus à l’Église si on ne les satisfait, sans écouter aucune raison ni céder à aucune autorité, ne reconnaissent que trop dans ces âmes basses la plaie de l’orgueil, et le même fond qui allume les guerres parmi les peuples, et pousse les ambitieux à tout remuer pour se distinguer des autres. Il ne faut pas beaucoup étudier les dispositions de ceux qui dominent dans leurs Paroisses, et s’y donnent une primauté et un ascendant sur leurs compagnons, pour reconnaître que l’orgueil et le désir d’exceller les transportent avec la même force, et plus de brutalité que les autres hommes. Et pour passer des âmes les plus grossières aux plus épurées, combien a-t-il fallu prendre de précautions pour empêcher dans les élections, même ecclésiastiques et religieuses, l’ambition, les cabales, les brigues, les secrètes sollicitations, les promesses et les pratiques les plus criminelles, les pactes simoniaques, et les autres dérèglements trop communs en cette matière[111], sans qu’on se puisse vanter d’avoir peut-être fait autre chose que de couvrir ou pallier ces vices, loin de les avoir entièrement déracinés? Malheur donc, malheur à la terre infectée de tous côtés par le venin de l’orgueil! [111] DÉFORIS: et les autres dérèglements trop connus.--ÉD. VERSAILLES: et toutes les autres ordures trop connues. Écoutons saint Paul, qui nous en marque les fruits par ces paroles: _Les fruits de la chair_, dit-il[112], et sous ce nom il comprend l’orgueil, _sont les inimitiés, les disputes, les jalousies, les colères, les querelles_, sous lesquelles il faut comprendre les guerres, _les dissensions, les schismes, les hérésies, les sectes, l’envie, les meurtres_, dont la vengeance, fille de l’orgueil, cause la plus grande partie, _les médisances_, où l’on enfonce jusqu’au vif une dent aussi venimeuse que celle des vipères, dans la réputation, qui est une seconde vie du prochain: ces pestes du genre humain, qui couvrent toute la face de la terre, _sont autant d’enfants_ de l’orgueil, autant de branches sorties de cette racine empoisonnée. [112] _Galat._, V, 19. Arrêtons-nous un moment sur chacun de ces vices, que saint Paul ne fait que nommer; et nous verrons combien s’étend l’empire de l’orgueil. On en voit les derniers excès dans les guerres, dans tout leur appareil sanguinaire, dans tous leurs funestes effets, c’est-à-dire dans tous les ravages et dans toutes les désolations qu’elles causent dans le genre humain, puisque dans tout cela il ne s’agit souvent que d’assouvir le désir de domination, et la gloire dont les premières têtes du genre humain sont enivrées. Les sectes et les hérésies font encore mieux voir cet esprit d’orgueil, puisque c’est là uniquement ce qui anime ceux qui, pour se faire un nom parmi les hommes, les arrachent à Dieu, à Jésus-Christ, à son Église, et s’en font des disciples qui portent le leur. Et si nous voulons entendre la malignité de l’orgueil à des vices plus communs, il ne faut que s’attacher un moment à l’envie et à sa fille la médisance, pour voir tous les hommes pleins de venin et de haine mutuelle, qui fait changer la langue en armes offensives, plus tranchantes qu’une épée, portant plus loin qu’une flèche, pour désoler tout ce qui se présente. Tout cela vient de ce que chacun, épris de soi-même, veut tout mettre à ses pieds, et s’établir une damnable supériorité, en dénigrant tout le genre humain. Voilà le premier effet de l’orgueil, et ce qu’il fait paraître au dehors. Il entre dans toutes les passions, et donne aux autres concupiscences plus grossières et plus charnelles, je ne sais quoi qui les pousse à l’extrémité. Voyez cette femme dans sa superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure. Elle veut vaincre, elle veut être adorée, comme une déesse du genre humain. Mais elle se rend premièrement à elle-même cette adoration; elle est elle-même son idole; et c’est après s’être adorée et admirée elle-même, qu’elle veut tout soumettre à son empire. Jézabel, vaincue et prise, s’imagine encore désarmer son vainqueur, en se montrant par ses fenêtres avec son fard. Une Cléopâtre croit porter dans ses yeux et sur son visage de quoi abattre à ses pieds les Conquérants; et accoutumée à de semblables victoires, elle ne trouve plus de secours que dans la mort, quand elles lui manquent. Tous les siècles portent de ces fameuses beautés, que le Sage nous décrit par ces paroles: Elle a renversé un nombre infini de gens percés de ses traits: toutes ses blessures sont mortelles, et les plus forts sont tombés sous ses coups: _Multos vulneratos dejecit, et fortissimi quique interfecti sunt ab eâ[113]._ [113] _Prov._, VII, 26. Ainsi la gloire se mêle dans la concupiscence de la chair. Les hommes, comme les femmes, se piquent d’être vainqueurs. _C’est un opprobre parmi les Assyriens, si une femme se moque d’un homme, en se sauvant de ses mains[114]._ [114] _Judith_, XII, 11. Quelle Nation n’est pas Assyrienne de ce côté-là? Où ne se glorifie-t-on pas de ces damnables victoires? Où ne célèbre-t-on pas ces insignes corrupteurs de la pudeur, qui font gloire de tendre des pièges si sûrs, que nulle vertu n’échappe à leurs mains impures? La gloire donc se mêle dans leurs désirs sensuels; et on imagine une certaine excellence, d’un côté à se faire désirer, et de l’autre à corrompre; ou, comme parle l’Écriture, à humilier un sexe infirme[115]. [115] Saint AUGUSTIN, _Confessions_, livre II, ch. III: «Je me portais avec ardeur dans le péché non seulement pour trouver quelque plaisir en le commettant, mais encore pour être loué de l’avoir commis.» A rapprocher du ch. XVIII, IIIe Partie de l’_Introduction à la Vie dévote_ (_Des amourettes_). CHAPITRE XVII Faiblesse orgueilleuse d’un homme qui aime les louanges, comparée avec celle d’une femme qui veut se croire belle. Mon Dieu, que je considère un peu de temps, sous vos yeux, la faiblesse de l’orgueil, et la vaine délectation des louanges où il nous engage. Qu’est-ce, ô Seigneur, que la louange, sinon l’expression d’un bon jugement que les hommes font de nous? Et si ce jugement et cette expression s’étend beaucoup parmi les hommes, c’est ce qui s’appelle la gloire; c’est-à-dire une louange célèbre et publique. Mais, Seigneur, si ces louanges sont fausses ou injustes, quelle est mon erreur de m’y plaire tant? Et si elles sont véritables, d’où me vient cette autre erreur, de me délecter moins de la vérité, que du témoignage que lui rendent les hommes? Est-ce que me défiant de mon jugement, je veux être fortifié dans l’estime que j’ai de moi-même par le témoignage des autres, et s’il se peut, de tout le genre humain? Quoi! la vérité m’est-elle si peu connue, que je veuille l’aller chercher dans l’opinion d’autrui? Ou bien, est-ce que connaissant trop mes faiblesses et mes défauts, dont ma conscience est le premier et inévitable témoin, j’aime mieux me voir, comme dans un miroir flatteur, dans le témoignage de ceux à qui je les cache avec tant de soin? Quelle faiblesse pareille! Voyez cette femme amoureuse de sa fragile beauté, qui se fait à elle-même un miroir trompeur, où elle répare sa maigreur extrême, et rétablit ses traits effacés; ou qui fait peindre dans un tableau trompeur ce qu’elle n’est plus, et s’imagine reprendre ce que les ans lui ont volé. Telle est donc la séduction, telle est la faiblesse de la louange, de la réputation, de la gloire. La gloire ordinairement n’est qu’un miroir, où l’on fait paraître le faux avec un certain éclat. Qu’est-ce que la gloire d’un César, ou d’un Alexandre, de ces deux idoles du monde, que les hommes semblent encore s’efforcer de porter, par leurs louanges et leurs admirations, au faîte des choses humaines: qu’est-ce, dis-je, que leur gloire, si ce n’est un amas confus de fausses vertus et de vices éclatants, qui, soutenus par des actions pleines d’une vigueur mal entendue, puisqu’elle n’aboutit qu’à des injustices, ou en tout cas à des choses périssables, ont imposé au genre humain, et ont même ébloui la sagesse du monde, qui s’est engagée dans de semblables erreurs, et transporté par de semblables passions? Vanité des vanités, et tout est vanité: et plus l’orgueil s’imagine avoir donné dans le solide, plus il est vain et trompeur. Mais enfin mettons la louange avec la vertu et la vérité, comme elle y doit être naturellement: quelle erreur de ne pouvoir estimer la vertu sans la louange des hommes! La vertu est-elle si peu considérable par elle-même aux yeux de Dieu? fait-il si peu de chose pour un vertueux? Et qui donc les estimera[116], si les sages ne s’en contentent pas? Et toutefois je vois un saint Augustin[117], un si grand homme, un homme si humble, un homme si persuadé qu’on ne doit aimer la louange que comme un bien de celui qui loue, dont le bonheur est de connaître la vérité et de faire justice à la vertu; je vois, dis-je, un si saint homme, qui s’examinant lui-même sous les yeux de Dieu, se tourmente, pour ainsi dire, à rechercher s’il n’aime point les louanges pour lui-même, plutôt que pour ceux qui les lui donnent; s’il ne veut point être aimé des hommes pour d’autres motifs que pour celui de leur profiter; et, en un mot, s’il n’est point plutôt un superbe qu’un vertueux: tant l’orgueil est un mal caché: tant il est inhérent à nos entrailles: tant l’appas en est subtil et imperceptible; et tant il est vrai que les humbles ont à craindre jusqu’à la mort quelque mélange d’orgueil, quelque tentation d’un vice qu’on respire avec l’air du monde, et dont on porte en soi-même la racine. [116] DÉFORIS: La vertu est-elle si peu considérable par elle-même? Les yeux de Dieu, sont-ce si peu de chose pour un vertueux? Et qui donc les estimera. [117] _Confess._, X, XXXVII et seq. CHAPITRE XVIII Un bel Esprit, un Philosophe. Parlons d’une autre espèce d’orgueil, c’est-à-dire, d’une autre espèce de faiblesse. On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période; en un mot, à rendre agréables des choses non seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter leurs amours[118], et à remplir l’Univers des folies de leurs jeunesses égarées. [118] DÉFORIS: comme à chanter un amour feint ou agréable. Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres; ils tâchent parmi les Grands, dont ils flattent les erreurs et les faiblesses, de gagner des suffrages pour leurs vers. S’ils remportent, ou qu’ils s’imaginent remporter l’applaudissement du Public, enflés de ce succès ou vain ou imaginaire, ils apprennent à mettre leur félicité dans des voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l’air; et prennent rang parmi ceux à qui le Prophète adresse ce reproche: _Vous qui vous réjouissez dans le néant[119]._ Que si quelque critique vient à leurs oreilles; avec un dédain apparent, ou une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes; de peur de les affliger, il faut bien qu’une troupe d’amis flatteurs prononcent pour eux et les assurent du Public. Attentifs à son jugement, où le goût, c’est-à-dire ordinairement la fantaisie et l’humeur ont plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère Jugement, où la vérité condamnera l’inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries, et à fois le venin de leurs mordantes satires ou de leurs épigrammes piquantes; plus que tout cela les douceurs et les agréments qu’ils auront versé sur le poison de leurs écrits, ennemis de la piété et de la pudeur. Si leur siècle ne leur paraît pas assez favorable à leurs folies, ils attendront la justice de la postérité, c’est-à-dire qu’ils trouveront bon et heureux d’être loués parmi les hommes pour des ouvrages que leur conscience aura condamnés avec Dieu même, et qui auront allumé autour d’eux un feu vengeur. O tromperie! ô aveuglement! ô vain triomphe de l’orgueil! [119] _Amos_, VI, 1. Une autre espèce d’orgueilleux, les Philosophes, condamnent ces vains écrits. Il n’y a rien en apparence de plus grave ni de plus vrai que le jugement qu’un Socrate, un Platon, d’autres Philosophes à leur exemple, portent des écrits des Poètes. Ils n’ont, disent-ils (c’est le discours de Platon), aucun égard à la vérité: pourvu qu’ils disent des choses qui plaisent, ils sont contents: c’est pourquoi on trouvera dans leurs vers le pour et le contre: des Sentences admirables pour la vertu, et contre elle: les vices y sont blâmés et loués également; et pourvu qu’ils les chantent[120] en de beaux vers, leur ouvrage est accompli. On trouvera dans ce Philosophe un recueil de vers d’Homère pour et contre la vertu: le Poète ne paraît pas se soucier de ce qu’on suivra; et pourvu qu’il arrache à son lecteur le témoignage que son oreille a été agréablement flattée, il croit avoir satisfait aux règles de son art: comme un Peintre qui, sans se mettre en peine d’avoir peint des objets qui portent au vice ou qui représentent la vertu, croit avoir accompli ce qu’on attend de son pinceau, lorsqu’il a parfaitement imité la nature. C’est pourquoi (ceci est encore le raisonnement de Platon, sous le nom de Socrate) lorsqu’on trouve dans les Poètes de grandes et admirables sentences, on n’a qu’à approfondir, et les faire raisonner dessus, on trouvera qu’ils ne les entendent pas. Pourquoi? dit ce Philosophe. Parce que, songeant seulement à plaire, ils ne se mettent en aucune peine de chercher la vérité. [120] DÉFORIS: qu’ils le fassent. Ainsi voit-on dans Virgile le vrai et le faux également étalés. S’il trouve a propos de décrire dans son _Énéide_ l’opinion de Platon sur la pensée et l’intelligence qui anime le monde: il le fera en vers magnifiques. S’il plaît à la veine poétique, et au feu qui en anime les mouvements, de décrire le concours d’atomes qui assemble fortuitement les premiers principes des terres, des mers, des airs et du feu, et d’en faire sortir l’Univers, sans qu’on ait besoin, pour les arranger, du secours d’une main divine, il sera aussi bon Épicurien dans une de ses Églogues que bon Platonicien dans son Poème héroïque. Il a contenté l’oreille, il a étalé le beau tour de son esprit, le beau son de ses vers, et la vivacité de ses expressions: c’est assez à la poésie: il ne croit pas que la vérité lui soit nécessaire. Les Poètes Chrétiens et les beaux Esprits prennent le même esprit: la Religion n’est non plus[121] dans le dessein et dans la composition de leurs ouvrages que dans ceux des Païens. Celui-là[122] s’est mis dans l’esprit de blâmer les femmes: il ne se met point en peine s’il condamne le mariage, et s’il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un remède: pourvu qu’avec de beaux vers il sacrifie la pudeur des femmes à son humour satirique, et qu’il fasse de belles peintures d’actions bien souvent très laides, il est content. [121] DÉFORIS: la Religion n’entre non plus. [122] Boileau. Un autre[123] croira fort beau de mépriser l’homme dans ses vanités et ses airs; il plaidera contre lui la cause des bêtes, et attaquera en forme jusqu’à la raison, sans songer qu’il déprise l’image de Dieu dont les restes sont encore si vivement empreints dans notre chute, et qui sont si heureusement renouvelés dans notre régénération. Ces grandes vérités ne lui sont de rien; au contraire, il les cache de dessein formé à ses lecteurs, parce qu’elles rompraient le cours de ses fausses et dangereuses plaisanteries: tant on s’éloigne de la vérité quand on cultive les arts auxquels la coutume et l’erreur ne donnent dans la pratique d’autre objet que le plaisir. [123] Montaigne. Un Philosophe[124] blâme ces arts, et les bannit de sa république, avec des couronnes sur la tête, et une branche de laurier dans la main. Mais ce Philosophe est-il lui-même plus sérieux, lui qui, ayant connu Dieu, ne le connaît pas pour Dieu? qui n’ose annoncer au peuple la plus importante des vérités, qui adore avec lui des idoles, et sacrifie avec lui la vérité à la coutume? Il en est de même des autres, qui enflés de leur vaine Philosophie, parce qu’ils seront ou Physiciens, ou Géomètres, ou Astronomes, croiront exceller en tout, et soumettront à leur jugement les oracles que Dieu envoie au monde, jusqu’à tenter de les redresser[125]: la simplicité de l’Écriture causera un dégoût extrême à leur esprit préoccupé; et autant qu’ils s’approcheront de Dieu par intelligence, autant s’en éloigneront-ils par leur orgueil: _Quantum propinquaverunt intelligentiâ, tantum superbiâ recesserunt_, dit saint Augustin[126]. Voilà ce que fait dans l’homme la philosophie, quand elle n’est pas soumise à la sagesse de Dieu: elle n’engendre que des superbes et des incrédules[127]. [124] Platon. [125] DÉFORIS: que Dieu envoie au monde pour le redresser. [126] _Serm._ CXLI, 2. [127] Rapprocher tout ce chapitre des ch. 13, 16, 17, du livre I des _Confessions_ de saint Augustin. CHAPITRE XIX Merveilleuse manière dont Dieu punit l’Orgueil, en lui donnant ce qu’il demande. Mon Dieu, que vous punissez d’une merveilleuse manière l’orgueil des hommes! La gloire est le souverain bien qu’ils se proposent: et vous, Seigneur, comment les punissez-vous? En leur donnant cette gloire dont ils sont avides. Car vous en êtes le maître[128], et vous la donnez et l’ôtez comme il vous plaît, selon que vous tournez l’esprit des hommes. Mais pour montrer combien elle est, non seulement vaine, mais encore trompeuse et malheureuse, vous la donnez très souvent à ceux qui la demandent, et vous en faites leur supplice. [128] DÉFORIS: En leur ôtant cette gloire dont ils sont avides? quelquefois: car vous êtes le maître. Que désirait ce grand Conquérant qui renversa le Trône le plus auguste de l’Asie et de tout le monde, sinon de faire parler de lui, c’est-à-dire, d’avoir une grande gloire parmi les hommes? _Que de peine_, disait-il, _il se faut donner pour faire parler les Athéniens!_ Lui-même il reconnaissait la vanité de la gloire qu’il recherchait avec tant d’ardeur; mais il y était entraîné par une espèce de manie, dont il n’était pas le maître. Et que fait Dieu pour le punir, sinon de le livrer à l’illusion de son cœur, et de lui donner cette gloire dont la soif le tourmentait, avec encore plus d’abondance qu’il ne pouvait imaginer? Ce ne sont pas seulement les Athéniens qui parlent de lui; tout le monde est entré dans sa passion, et l’Univers étonné lui a donné plus de gloire qu’il n’en avait osé espérer. Son nom est grand en Orient comme en Occident, et les Barbares l’ont admiré comme les Grecs. Loin de refuser la gloire à son ambition, Dieu l’en a comblé; il l’en a rassasié, pour ainsi parler, jusqu’à la gorge; il l’en a enivré; et il en a eu plus que sa tête n’était capable d’en porter. O Dieu, quel bien est celui que vous prodiguez aux hommes que vous avez livrés à eux-mêmes, et que vous avez réprouvés de votre royaume[129]! [129] Tout ce développement est repris par Bossuet du _Sermon pour la profession de Mlle de La Vallière_ (1675): Qu’est-ce qu’il a souhaité, ce grand Alexandre, et qu’a-t-il cherché par tant de travaux et tant de peines qu’il a souffertes lui-même et qu’il a fait souffrir aux autres?... Ceux qui désirent la gloire, la gloire souvent leur est donnée, etc... Et pour la gloire d’un bel esprit, qui peut espérer d’en avoir autant, et durant sa vie et après sa mort, qu’un Homère, qu’un Théocrite, qu’un Anacréon, qu’un Cicéron, qu’un Horace, qu’un Virgile? On leur a rendu des honneurs extraordinaires pendant qu’ils étaient au monde, et la postérité en a fait ses modèles et presque ses idoles. La folie de les louer a été poussée jusqu’à leur dresser des temples: ceux qui n’ont pas été jusque-là n’ont pas laissé de les adorer à leur mode, comme des esprits divins et au-dessus de l’humanité. Et qu’avez-vous prononcé dans votre Évangile, de cette gloire qu’ils ont reçue, et reçoivent continuellement dans la bouche de tous les hommes? _Je vous le dis en vérité, ils ont reçu leur récompense[130]._ [130] _Matth._, VI, 2. O Vérité, ô Justice, et Sagesse éternelle, qui pesez tout dans votre balance, et donnez le prix à tout le bien, pour petit qu’il soit, vous avez préparé une récompense convenable à cette telle quelle industrie qui paraît dans les actions de ceux qu’on nomme Héros, et dans les écrits de ceux qu’on nomme les grands Auteurs! Vous les avez récompensés et punis tout ensemble: vous les avez repus de vents: enflés par la gloire, vous les en avez, pour ainsi dire, crevés. Combien ces grands Auteurs ont-ils donné la gêne à leur esprit, pour arranger leurs paroles et composer leurs Poèmes! Celui-là étonné lui-même du long et furieux travail de son _Énéide_, dont tout le but, après tout, était de flatter le peuple régnant et la famille régnante, avoue dans une lettre qu’il s’est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie, _pene vitio mentis_. Leur conscience leur reprochait qu’ils se donnaient beaucoup de peine pour rien, puisque ce n’était après tout que pour se faire louer. Que d’étude, que d’application, que de curieuses recherches, que d’exactitude, que de savoir, que de Philosophie, que d’esprit faut-il sacrifier à cette vanité! Dieu la condamne, et à la fin il la contente, pour laisser aux hommes un monument éternel du mépris qu’il fait de cette gloire si désirée par les gens qui ne la connaissent pas; il leur en donne plus qu’ils n’en veulent. Ainsi, dit saint Augustin, ces Conquérants, ces héros, ces idoles du monde trompé, en un mot, ces grands Hommes de toutes les sortes, tant renommés du genre humain, sont élevés au plus haut degré de réputation où l’on puisse parvenir parmi les hommes; et vains, ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs desseins: _Receperunt mercedem suam, vani vanam[131]._ [131] _In Psal._ CXVIII, _Serm._ XII, 2. Cette citation se trouve déjà, en termes analogues, dans le _Sermon pour la profession de Mlle de La Vallière_. CHAPITRE XX Erreur encore plus grande de ceux qui tournent à leur propre gloire les œuvres qui appartiennent à la véritable vertu. Ce ne sont là pas toutefois ceux que la gloire trompe le plus. Plus vains encore et plus déçus par leur orgueil sont ceux qui sacrifient à la gloire, non des choses vaines, mais les propres œuvres que la vertu devait produire. Tels sont _ceux qui font leurs bonnes œuvres, pour être glorifiés des hommes_: qui _sonnent de la trompette devant eux-mêmes quand ils font l’aumône_: qui _affectent de prier dans les coins des rues et d’attrouper le monde autour d’eux_: qui _veulent rendre leurs jeûnes publics, et les faire paraître dans la pâleur de leur visage_[132]. [132] _Matth._, XXIII, 2, 5, 16. Ceux qui parmi les Païens, ou parmi les Juifs, ou même, par le dernier aveuglement, parmi les Chrétiens, ont été justes, équitables, tempérants, cléments, pour se faire admirer des hommes, sont de ce rang. Et tous ils ont reçu leur récompense; et ils sont beaucoup plus punis que ceux qui mettent la gloire dans des choses vaines. Car plus les œuvres qu’ils étalent sont solides par elles-mêmes, plus il est indigne et injuste de les sacrifier à l’orgueil, et de tenir la vertu si peu de chose, qu’on ne daigne la rechercher que pour en être loué par les hommes, comme si Dieu ne lui suffisait pas. CHAPITRE XXI Ceux qui dans la pratique des vertus ne cherchent point la gloire du monde, mais se font eux-mêmes leur gloire, sont plus trompés que les autres. Mais, ô mon Dieu, éternelle Vérité, qui éclairez[133] tout homme venant au monde, vous me découvrez dans votre lumière une autre plus dangereuse séduction et déception de l’esprit humain, dans ceux qui s’élevant, à ce qui leur semble, au-dessus des louanges humaines, s’admirent eux-mêmes en secret, se font eux-mêmes leur dieu et leur idole, se repaissant de l’idée de leur vertu, qu’ils regardent comme le fruit de leur propre travail, et qu’ils croient, en un mot, se donner eux-mêmes! [133] DÉFORIS: qui illuminez. Tels étaient ceux qui disaient parmi les Païens: _Que Dieu me donne la beauté et les richesses; pour moi je me donnerai la vertu, et un esprit équitable et toujours égal_; et qui par là même s’élevaient en quelque façon au-dessus de leur Dieu, _parce qu’il était_, disaient-ils, _sage et vertueux par sa nature, et qu’ils l’étaient, eux, par leur industrie_. Ils croyaient dans cette pensée se mettre au-dessus des hommes et de leurs louanges, comme si eux-mêmes, qui se louaient et s’admiraient en cette sorte, eussent été autre chose que des hommes; et les louanges qu’ils se donnaient secrètement, autre chose que des louanges humaines; ou que tout cela fût autre chose que de servir la créature plutôt que le Créateur; puisqu’eux-mêmes bien certainement ils étaient des créatures, et des créatures d’autant plus faibles et d’autant plus livrées à l’orgueil, que leur orgueil paraissait plus indépendant et plus épuré; lorsqu’affranchis, s’ils l’étaient, du joug de la dépendance des opinions et des louanges des autres, ils faisaient leur félicité et leur objet unique de l’admiration d’eux-mêmes et de leurs vertus, qu’ils regardaient comme leur ouvrage, et en même temps comme le plus bel ouvrage de la raison. Dieu! qu’ils étaient superbes, et que leur orgueil était grossier, encore qu’ils prissent un tour apparemment plus délicat pour se reposer en eux-mêmes! O qu’ils étaient pleins de faste, et de jalousies, qu’ils étaient dédaigneux, et qu’ils méprisaient les autres hommes! Ils ne faisaient en effet que les plaindre, comme des aveugles, et déplorer leur erreur, réservant toute leur admiration pour eux-mêmes. Tel était ce Pharisien qui disait à Dieu dans sa prière: _Je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, impudiques, tel qu’est aussi ce Publicain[134]._ S’il appliquait à cet homme particulier son mépris universel pour le genre humain, c’est parce qu’il le trouva le premier devant ses yeux; et il en eût fait autant à tout autre qui se serait présenté de même: et ce dédain était l’effet de l’aveugle admiration dont il était plein pour lui-même. [134] _Luc._, XVIII, 11. Il est vrai qu’en apparence, il attribuait à Dieu les vertus dont il était revêtu[135], puisqu’en se mettant au-dessus du reste des hommes, il disait à Dieu: _Je vous en rends grâces_, et semblait le reconnaître comme l’auteur de tout le bien qu’il louait en lui-même. Mais s’il eût été de ceux qui disent sincèrement avec David: _Mon âme sera louée dans le Seigneur[136]_, non content de lui rendre grâces, il aurait connu son besoin et lui aurait fait quelques demandes; il ne se serait pas regardé comme un vertueux parfait, qui n’a pas besoin de se corriger d’aucun défaut, mais seulement de remercier Dieu de ses vertus; enfin il n’aurait pas cru que Dieu le regardât seul et qu’il l’honorât seul de ses dons. [135] DÉFORIS: dont il se croyait revêtu. [136] _Psal._ XXXIII, 3. Quand donc il disait à Dieu: _Je vous rends grâces_, c’était une formule de prière, plutôt qu’une humilité sincère dans son cœur: et qui eût pénétré le dedans de ce cœur[137], y eût trouvé qu’en rendant grâces à Dieu de ses vertus, dans un fond plus intérieur il se rendait grâces à lui-même de s’être attiré ce don de Dieu, et de s’être seul rendu digne qu’il arrêtât ses yeux sur lui. Par où il retombait nécessairement dans cette malédiction du Prophète: _Maudit l’homme qui espère en l’homme, et qui se fait un bras de chair[138]_, puisque lui-même, qui se confiait en lui-même, était un homme de chair, c’est-à-dire un homme faible, qui mettait sa confiance en lui-même, en sa force et en sa vertu. Et son erreur, c’était, poursuit le Prophète, de retirer son cœur de Dieu, pour l’occuper de soi-même et de sa vertu: _Maledictus homo qui confidit in homine, et ponit carnem brachium suum, et a Domino recedit cor ejus._ [137] DÉFORIS: de ce cœur tout à lui-même. [138] _Jerem._, XVII, 5. CHAPITRE XXII Si le Chrétien bien instruit des maximes de la foi peut craindre de tomber dans cette espèce d’orgueil? Tels étaient les Pharisiens, et telle était leur justice, pleine d’elle-même et de son propre mérite. Ils se regardaient comme les seuls dignes du don de Dieu, comme s’ils eussent été[139] d’une autre nature, et formés d’une autre masse et d’une autre boue que le reste des humains; ils les excluaient de sa grâce, ne pouvant souffrir qu’on annonçât l’Évangile aux Gentils, ni qu’on louât d’autres qu’eux[140]. C’est là donc cette fausse et abominable justice qui est détestée par saint Paul en tant d’endroits: et une telle justice, si clairement réprouvée dans l’Évangile, ne devrait point trouver de place parmi les Chrétiens. [139] DÉFORIS: et de même que s’ils étaient d’une autre nature. [140] DÉFORIS: d’autres hommes qu’eux. Mais les hommes corrompent tout, et abusent du Christianisme, comme du reste des dons de Dieu. Il s’est trouvé des Hérétiques, tels qu’étaient les Pélagiens, qui ont cru se devoir à eux-mêmes leur salut; et il s’en est trouvé d’autres qui, en ne s’en attribuant qu’une partie, ont cru trouver toute l’humilité nécessaire au Christianisme, et rendre à Dieu toute la gloire qui lui était due. Mais les véritables Chrétiens, tel qu’était un saint Cyprien, tant loué par saint Augustin pour cette Sentence, ont dit qu’_il fallait donner, non une partie du salut, mais le tout à Dieu, et ne nous glorifier jamais de rien, parce que rien n’était à nous[141]_. Ils l’avaient prise de saint Paul, dont toute la doctrine aboutit à conclure, non que celui qui se glorifie se puisse glorifier, du moins en partie, en lui-même, mais qu’il ne doit nullement se glorifier en lui-même, mais en Dieu; c’est-à-dire, uniquement en lui. [141] S. Cypr., _Test. adversus Judæos, ad Quirin._, II, IV; S. August., _Contra duas Ep. Pelag._, VI, X, 25 et seq. CHAPITRE XXIII Comment il arrive aux Chrétiens de se glorifier en eux-mêmes. Telle est donc la justice Chrétienne, opposée à la justice Judaïque et Pharisaïque, que saint Paul appelle _la propre justice[142]_, c’est-à-dire, celle qu’on trouve en soi-même, et non pas en Dieu. On tombe dans cette fausse justice, ou par une erreur expresse, lorsqu’on croit avoir quelque chose, pour peu que ce soit, ne fût-ce qu’une petite pensée et le moindre de tous les désirs, de soi-même, comme de soi-même, contre la doctrine de saint Paul[143]; ou sans erreur dans l’esprit, par une certaine attache ou complaisance du cœur. Car comme, après Dieu, il n’y a rien de plus beau ni de plus semblable à Dieu que la créature raisonnable, sanctifiée par sa grâce, soumise à sa grâce, pleine de ses dons, vivante selon la raison et selon Dieu, usant bien de son libre arbitre; une âme qui voit et qui croit voir cette beauté en elle-même, qui sent qu’elle fait le bien, et s’y attache par un amour sincère autant qu’elle peut, touchée d’un si beau spectacle, s’y arrête, et regarde un si grand bien plutôt comme étant en soi que comme venant de Dieu. De là vient[144] qu’insensiblement elle oublie que Dieu en est le principe, et se l’attribue à soi-même, par un sentiment d’autant plus vraisemblable, qu’en effet elle y concourt par son libre arbitre. [142] _Rom._, X, 3. [143] II _Cor._, III, 5. [144] DÉFORIS: Ce qui fait qu’insensiblement. C’est par son libre arbitre qu’elle croit, qu’elle espère, qu’elle aime, qu’elle consent à la grâce, qu’elle la demande. Ainsi, comme ce bien qu’elle fait lui est propre en quelque façon, elle se l’approprie et se l’attribue, sans songer que tous les bons mouvements du libre arbitre sont prévenus, préparés, dirigés, excités, conservés par une opération propre et spéciale de Dieu, qui nous fait faire, de la manière qu’il faut[145], tout le bien que nous faisons, et nous donne le bon usage de notre liberté, qu’il a faite et dont il opère encore le bon exercice: en sorte qu’il n’y a rien de ce qui dépend le plus de nous, qu’il ne faille demander à Dieu, et lui en rendre grâces. [145] DÉFORIS: De la manière qu’il sait. L’âme oublie cela, par un fond d’attache qu’elle a à elle-même, par la pente qu’elle a à s’attribuer et s’approprier tout le bien qu’elle a, encore qu’il lui vienne de Dieu, et aime mieux s’occuper d’elle-même qui le possède que de Dieu qui le donne: ou si elle l’attribue à Dieu, c’est à la manière de ce Pharisien qui dit à Dieu: _Je vous rends grâces_, et qui s’attribue à soi-même de rendre grâces: ou si elle surpasse ce Pharisien, qui se contente de rendre grâces, sans rien demander, et qu’elle demande à Dieu son secours, elle s’attribue encore cela même, et s’en glorifie: ou si elle cesse de s’en glorifier, elle se glorifie de cela même, et fait renaître l’orgueil, dans la pensée qu’elle a de l’avoir vaincu. O malheur de l’homme, où ce qu’il y a de plus épuré, de plus sublime, de plus vrai dans la vertu, devient naturellement la pâture de l’orgueil! Et à cela quel remède, puisqu’encore on se glorifie du remède même? En un mot, on se glorifie de tout, puisque même on se glorifie de la connaissance qu’on a de son indigence et de son néant, et que les retours sur soi-même se multiplient jusqu’à l’infini. Mais c’est peut-être un petit défaut[146]? Non: c’est la plus grande de toutes les fautes, et il n’y a rien de si vrai que cette parole de saint Fulgence, dans la lettre à Théodore[147]: _C’est à l’homme un orgueil détestable, quand il fait ce que Dieu condamne dans les hommes; mais c’est encore un orgueil plus détestable, lorsque les hommes s’attribuent ce que Dieu leur donne, c’est-à-dire, la vertu et la grâce. Car plus ce don est excellent, plus est grande la perversité de l’ôter à Dieu pour se le donner à soi-même; et plus injuste est l’ingratitude de méconnaître l’Auteur d’un si grand bien[148]._ [146] DÉFORIS: Mais c’est peut-être que c’est là un petit défaut. [147] S. Fulg., _Epist._ VI, cap. VIII, n. 11. [148] La même citation se trouve dans le _Sermon sur l’honneur du Monde_ (1660). C’est donc la plus grande peste, et en même temps la plus grande tentation de la vie humaine, que cet orgueil de la vie, que saint Jean nous fait détester. C’est pourquoi il nous le rapporte après les deux autres, comme le comble de tous les maux, et le dernier degré du mal. _Mes petits enfants_, nous dit-il, _n’aimez pas le Monde, ni tout ce qui est dans le Monde, parce que tout y est concupiscence de la chair_; c’est ce qui représente le premier degré de notre chute[149]: ou _concupiscence des yeux_, curiosité et ostentation, qui est le second pas que vous faites dans le mal: ou _orgueil de la vie_, qui est l’abîme des abîmes, et le mal dont toute la vie et tous ses actes sont infectés radicalement et dans le fond. [149] DÉFORIS: c’est ce qui présente le premier et fait le premier degré de notre chute. CHAPITRE XXIV Qui a inspiré à l’homme cette pente prodigieuse qu’il a de s’attribuer tout le bien qu’il a de Dieu? Mon Dieu, quel est le principe de cette attache prodigieuse que nous avons à nous-mêmes, et qui nous l’a inspirée? Qui nous a, dis-je, inspiré cette aveugle et malheureuse inclination, cette pitoyable facilité d’attribuer à nos propres forces et à nos propres efforts, en un mot à nous-mêmes, tout le bien qui est en nous par votre libéralité? Ne sommes-nous pas assez néant, pour être capables d’entendre du moins que nous sommes un néant, et que nous n’avons rien qui ne soit de vous? Et d’où vient que la chose du monde la plus difficile à ce néant, c’est de dire véritablement: Je suis un néant, je ne suis rien? En voici la cause première. Parmi toutes les créatures, Dieu, dès l’origine, et avant toute autre nature, en avait fait une qui devait être la plus belle et la plus parfaite de toutes; c’était la nature angélique; et dans une nature si parfaite il s’était comme délecté à faire un Ange plus excellent, plus beau et plus parfait que tous les autres: en sorte que sous Dieu et après Dieu l’Univers ne devait rien avoir d’aussi parfait ni d’aussi beau. Mais tout ce qui est tiré du néant peut succomber au péché. Une si belle Intelligence se plut trop à considérer qu’elle était belle. Elle n’était pas, comme l’homme, attachée à un corps; de sorte que, n’ayant point à tomber plus bas qu’elle-même par l’inclination aux biens corporels, toute sa force se réunit tellement à s’admirer elle-même et à aimer sa propre excellence, qu’elle ne put aimer autre chose. Vraiment toute créature n’est rien; et quiconque s’aime soi-même et sa propre perfection, excepté Dieu, qui est seul parfait, se dégrade, en pensant s’élever. Que servirent à ce bel Ange tant de lumières, dont son entendement était orné? _Il ne demeura pas dans la vérité[150]_, où il avait été créé. C’est ce qu’a prononcé la Vérité même. Que veut dire cette parole qu’_il ne demeura pas dans la vérité_? Est-ce qu’il tomba dans l’erreur et dans l’ignorance? Point du tout: il connaît encore la vérité dans sa chute même; comme dit l’apôtre saint Jacques, _lui et ses anges la croient et en tremblent[151]_. Ainsi, ne demeurer pas dans la vérité, fut à cet Ange superbe la vouloir regarder en soi-même, plutôt qu’en Dieu, et perdre ainsi la vérité, en cessant d’en faire sa règle et de l’aimer, comme elle veut et doit être aimée, c’est-à-dire comme la maîtresse et la souveraine de tous les esprits. [150] _Joan._, VIII, 44. [151] _Jacob._, II, 19. Ange malheureux, qui êtes comparé à cause de vos lumières à l’étoile du matin, _comment êtes-vous tombé du ciel?_ dit Isaïe[152]. _Vous étiez le sceau de la ressemblance de Dieu[153]_: nulle créature ne lui était plus semblable que vous: _vous étiez plein de sa sagesse et parfait dans votre beauté. Créé dans les délices du paradis de votre Dieu, vous étiez orné, comme d’autant de pierres précieuses, de toutes les plus belles connaissances: l’or précieux de la charité vous avait été donné, et dès votre création vous aviez été préparé à la recevoir. Vous étiez parfait dans vos voies dès le jour de votre origine, jusqu’à ce que l’iniquité fût trouvée en vous._ Et quelle est cette iniquité, sinon de vous regarder vous-même, et de faire votre piège de votre propre excellence? [152] _Isa._, XIV, 12. [153] _Ezech._, XXVIII, 12-15. Une Intelligence si lumineuse, qui perçoit tout d’un seul regard, avait aussi une force dans sa volonté qui, dès sa première détermination, fixait ses résolutions et les rendait immuables: qui était l’un des plus beaux traits et peut-être le plus parfait de la divine ressemblance. Mais pendant qu’il l’admire trop et qu’il en est trop épris, il pèche et en même temps il se rend inflexible dans le mal; et sa force, que Dieu abandonne à elle-même, le perd à jamais. Malheur, malheur, encore une fois, et cent fois malheur à la créature qui ne se voit point en Dieu; et qui, se fixant en elle-même, se sépare de la source de son être, qui l’est aussi par conséquent de sa perfection et de son bonheur! Ce superbe, qui s’était fait son dieu à lui-même, mit la révolte dans le ciel; et Michel, qui se trouva à la tête de l’Ordre où la rébellion faisait peut-être plus de ravage, s’écria: _Qui est comme Dieu?_ D’où lui vient le nom de Michel, c’est-à-dire _Qui est comme Dieu?_ comme s’il eût dit: Quel est celui qui nous veut paraître comme un autre Dieu, et qui a dit dans son orgueil: _Je m’élèverai jusqu’aux cieux_; je dominerai tous les Esprits, et _j’exalterai mon trône par-dessus les astres de Dieu: je monterai sur les nuées les plus hautes_, dont Dieu fait son char, _et je serai semblable au Très-Haut[154]_? Qui est donc ce nouveau Dieu, qui se veut ainsi élever au-dessus de nous? Mais il n’y a qu’un seul Dieu: rallions-nous tous à le suivre: disons tous ensemble: _Qui est comme Dieu?_ [154] _Isa._, XIV, 13, 14. Voyez ce que devient tout à coup ce faux dieu, qui se voulait faire adorer. Dieu l’a frappé, et il tombe avec les Anges ses imitateurs. _Toi qui t’élevais au plus haut du ciel, tu es précipité dans les enfers, dans les cachots les plus profonds_: _In infernum detraheris, in profundum laci[155]._ Dans sa chute il conserve tout son orgueil, parce que son orgueil doit être son supplice. N’ayant pu gagner tous les Anges, pour étendre le plus qu’il pouvait ce règne d’orgueil dont il est le malheureux fondateur, il attaque l’homme, que _Dieu avait mis au dessous des Anges, mais seulement un peu au dessous_, parce que c’était après eux la créature la plus excellente, une créature où l’image de Dieu reluisait comme dans les Anges mêmes, quoique dans un degré un peu inférieur: _Minusti eum paulo_, etc.[156] [155] _Ibid._, 15. [156] _Psal._ VIII, 6. Cet Ange devenu rebelle, devenu Satan, devenu le diable, vient donc à l’homme dans le paradis, où Dieu l’avait fait heureux et saint. Chaque chose qui touche une autre, la pousse par l’endroit où elle est elle-même le plus en mouvement. Le mouvement par lequel ce mauvais Ange est entraîné, c’est l’orgueil; et jamais il n’y en eut, ni il ne peut y en avoir de plus violent ni de plus rapide que le sien. Il pousse donc l’homme à l’endroit où il était tombé lui-même; et l’impression qu’il lui communique est celle qui était en lui la plus puissante, c’est-à-dire, celle de l’orgueil: _Unde cecidit, inde dejecit[157]._ L’homme se trouva trop faible pour y résister; et l’empire de l’orgueil, qui avait commencé dans le ciel, par un seul coup s’étendit sur la terre. [157] S. August., _Serm._ CLXIV, n. 8. CHAPITRE XXV Séduction du démon: chute de nos premiers parents: naissance des trois Concupiscences, dont la dominante est l’orgueil. Mon Dieu, je repasserai dans mon esprit l’histoire trop véritable de ma chute, dans celui en qui j’étais avec tous les hommes, en qui j’ai été tenté, en qui j’ai été vaincu, de qui j’ai tiré[158] toute ma faiblesse et toute la corruption que je sens. Malheureux fruit du péché où je suis né, preuve incontestable, et irréprochable témoin de ma misère! O Dieu, j’ai écouté, dans ma mère Ève, le tentateur, qui lui disait par la bouche du serpent[159]: _Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé de ne point manger du fruit de cet arbre?_ Ce n’est qu’une question: ce n’est qu’un doute qu’il veut introduire dans votre esprit: _Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé?_ Mais qui est capable d’écouter une question contre Dieu, et de se laisser ébranler par le moindre doute, est capable d’avaler tout le poison. [158] DÉFORIS: de qui j’ai tiré en naissant. [159] _Gen._, III, 1. Ève lui répondit la vérité: _Dieu a mis tous les autres fruits en notre puissance; il n’y a que l’arbre qui est au milieu de ce jardin de délices dont il nous a commandé de ne point manger le fruit, et même de ne le point toucher, de peur que nous ne mourions[160]._ Elle répondit la vérité; mais le premier mal fut de répondre: car il n’y a point à écouter de _pourquoi_ contre Dieu: et tout ce qui met en doute la souveraine raison et la souveraine sagesse, devait dès là vous être en horreur, Le tentateur s’étant donc fait écouter, passe du doute à la décision: _Vous ne mourrez point_, dit-il, _mais Dieu sait qu’au jour que vous mangerez de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal[161]. Vos yeux seront ouverts_: vous vous verrez vous-mêmes en vous-mêmes, au lieu de vous voir toujours en Dieu: vous aurez vous-mêmes une excellence divine; et tout à coup devenus comme des dieux, vous saurez par vous-mêmes le bien et le mal, et tout ce qui peut vous faire bons ou mauvais, heureux ou malheureux: vous en aurez la clef, vous y entrerez, et par vous-mêmes vous serez dans une sorte d’indépendance[162]. [160] _Ibid._, 2, 8. [161] _Gen._, III, 4. [162] DÉFORIS: vous y entrerez par vous-mêmes, vous serez parfaitement libres et dans une sorte d’indépendance. Le père de mensonge, pour se faire écouter, enveloppait ici le vrai avec le faux. Car il est vrai qu’en se soulevant contre Dieu, et se faisant un dieu soi-même, comme indépendant de la loi de Dieu, on connaît d’une certaine façon le bien, en le perdant: on connaît le mal, qu’on n’avait jamais éprouvé: on a les yeux ouverts pour connaître son malheur, et un désordre en soi-même qu’on n’aurait jamais vu sans cela. C’est ce qui arriva à Adam et à Ève. Aussitôt qu’ils eurent désobéi, _leurs yeux furent ouverts_, dit le Texte sacré, _et ils virent qu’ils étaient nus[163]_; et leur nudité commença à les confondre. Ce fut d’abord dans leur cœur[164] une certaine attention à eux-mêmes qui ne leur était point permise, un arrêt à leur propre volonté, un amour de leur propre excellence: et de tout cela un secret plaisir de se goûter eux-mêmes, avant que de goûter le fruit défendu; de se plaire en eux-mêmes et en leur propre perfection, que jusqu’alors innocents et simples ils n’avaient vue qu’en Dieu seul. [163] _Gen._, III, 7. [164] DÉFORIS: Et dans tout cela il s’éleva dans leur cœur. Cela commença par Ève, que le démon avait attaquée la première, comme la plus faible, mais il lui parla pour tous les deux: _Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu? Cur præcepit vobis Deus? Vous ne mourrez point, vous saurez: Nequaquam moriemini, scientes[165]_: en nombre pluriel. Ève porta en effet à son mari toute la tentation du malin, qui l’avait séduite: elle commença par considérer ce fruit défendu, qu’apparemment elle n’avait encore osé regarder, par respect pour l’ordre de Dieu: elle vit qu’il était bon à manger, beau à voir: le goût, la vue, elle considère tout, et se promet en le mangeant un nouveau plaisir, qui manquait encore à ses sens[166]. Elle en mangea donc, et en donne à manger à son mari, qui le prenant de sa main avec les mêmes sentiments qui l’avaient séduite, mit le comble à notre malheur, et fut à toute sa postérité une source éternelle de péché et de mort[167]. [165] _Gen._, III, 4, 5. [166] DÉFORIS: elle vit qu’il était bon à manger, beau à voir, et promettant par la seule vue un goût agréable: elle se promit en le mangeant, etc. [167] A rapprocher des _Élévations sur les Mystères_ (_Sixième semaine_, _Élévations_ I à VI). Comprenons donc tous les degrés de notre perte. Dans une si grande félicité, dans une si grande facilité de ne pécher pas, n’y ayant dans le corps nulle faiblesse, nulle révolte dans les sens, nulle sorte de concupiscence dans l’esprit, l’homme n’était accessible au mal que par la complaisance pour soi-même, par l’amour de sa propre excellence, et en un mot, par l’orgueil. C’est donc par là qu’on le tente; obliquement on lui montre Dieu comme jaloux de son bien: _Pourquoi le Seigneur vous commande-t-il de ne point toucher à ce fruit? C’est qu’il sait qu’en le mangeant, vous y trouverez un bonheur[168] qu’il vous envie: Vous serez comme des dieux_, et vous aurez par vous-mêmes la science du bien et du mal, qui est un attribut divin. [168] DÉFORIS: vous éprouverez. C’était donc alors qu’il fallait dire, comme avait fait saint Michel: _Qui est comme Dieu?_ Qui, comme lui, doit se plaire dans sa propre volonté? être par lui-même parfait et heureux? savoir tout et n’être guidé dans tous ses desseins que de sa propre lumière? L’homme, à l’exemple de l’Ange rebelle, et par son instigation, se laisse prendre à ce vain éclat; et dès là l’amour de soi-même et de sa propre grandeur pénétra tout le genre humain, s’enfonça dans notre sein, pour se produire à toute occasion et infecter toute notre vie; et fit en nous une empreinte et une plaie si profonde, qu’elle ne se peut jamais effacer, ni guérir entièrement, tant que nous vivons sur la terre. Tel fut l’effet de ces paroles: _Vous serez comme des dieux._ Les mêmes paroles portèrent encore une curiosité infinie au fond de nos cœurs. Car tout savoir étant le propre de Dieu seul, le tentateur en nous flattant de la pensée d’être une espèce de divinité, ajouta à cette promesse la science du bien et du mal, c’est-à-dire toute science; et enveloppa sous ce nom les sciences bonnes et mauvaises et tout ce qui pouvait repaître l’esprit par sa nouveauté, par sa singularité, par son éclat. Ce qui vint après tout cela, fut l’amour du plaisir des sens: en voyant avec agrément le fruit défendu, en le dévorant d’abord par les yeux, et prévenant par son appétit son goût délectable, l’amour du plaisir est entré, et nos premiers parents nous l’ont inspiré jusque dans la moelle des os. Hélas! hélas! le plaisir des sens se fit bientôt sentir par tout le corps; ce ne fut point seulement le fruit défendu qui plut aux yeux et au goût: Adam et Ève furent l’un à l’autre une tentation plus dangereuse que toutes les autres sensibles; il fallut cacher tout ce que l’on sentait de désordre; et forcés d’y penser nous-mêmes, il faut que nous en écartions la pensée[169]. [169] DÉFORIS supprime cette dernière phrase, comme n’étant point dans l’original. Saint FRANÇOIS DE SALES écrit de même: Je pense avoir tout dit ce que je voulais dire, et fait entendre sans le dire, ce que je ne voulais pas dire (_Introduction à la Vie dévote_, IIIe partie, ch. 39). CHAPITRE XXVI La vérité de cette histoire trop constante par ses effets. Les esprits superbes, qui dédaignent la simplicité de l’Écriture, et se perdent dans sa profondeur, traitent cette histoire de vaine et presque de puérile. Un serpent qui parle, un arbre dont l’on espère la science du bien et du mal, les yeux ouverts tout à coup, en mangeant d’un fruit, la perte du genre humain attachée à une action si peu importante: quelle fable moins croyable trouvent-ils dans les Poètes? C’est ainsi que parlent les impies. Et la Sagesse éternelle, si on la consulte, répond au contraire: Pourquoi Dieu n’aurait-il pas défendu quelque chose à l’homme, pour lui faire sentir qu’il avait un Souverain? Et n’était-il pas de la félicité de l’état où Dieu l’avait mis, que le commandement qu’il lui ferait fût facile? Qu’y avait-il de plus doux, dans une si grande abondance de toute sorte de fruits, que de n’en réserver qu’un seul! Quel inconvénient que Dieu, qui avait fait l’homme composé de corps et d’âme, attachât aux objets sensibles des grâces intellectuelles, et fît de l’arbre interdit une espèce de sacrement de la science du bien et du mal? Qui sait si le dessein de sa sagesse n’était pas de faire un jour goûter à nos premiers parents, ce fruit et de leur en donner la jouissance, après avoir durant quelque temps éprouvé leur fidélité? Quoi qu’il en soit, était-il indigne de Dieu de les mettre à cette épreuve, et de leur laisser attendre de sa seule bonté la connaissance si désirée du bien et du mal? Pour ce qui était du serpent, voulait-on qu’Ève en eût horreur, comme nous en avons à présent, dans un temps où tous les animaux étaient obéissants à l’homme, sans qu’aucun lui pût nuire, ni par conséquent l’effrayer? Mais pourquoi, sans imaginer que les bêtes eussent un langage, Ève n’aurait-elle pas cru que Dieu, des mains de qui elle sortait, et dont la toute-puissance lui était si bien connue[170] par la création de tant de choses merveilleuses, n’eût pas fait d’autres créatures intelligentes que l’homme; ou que ces créatures invisibles lui apparussent et se rendissent sensibles sous la forme des animaux? Dieu même, qui avait fait les sens, prenait bien, pour rendre heureux l’homme tout entier, une figure sensible, qui ne nous est pas exprimée. On entendait sa voix, on l’entendait comme marcher, et s’avancer vers Adam dans le Paradis. Pourquoi donc les autres Esprits, différents de celui de l’homme, ne se seraient-ils pas montrés à ses yeux sous les figures que Dieu permettait? Le serpent alors innocent, mais qui devait dans la suite devenir si odieux, comme si nuisible à notre nature, devait servir en son temps à nous rendre la séduction du démon plus odieuse; et les autres qualités de cet animal étaient propres à nous figurer le juste supplice de cet Esprit arrogant, atterré par la main de Dieu, et devenu si rampant par son orgueil. [170] DÉFORIS: lui était sensible. Voilà une partie des mystères que contient l’Écriture sainte, dans sa merveilleuse et profonde brièveté. Mais, sans tous ces raisonnements, l’histoire de notre perte ne nous est devenue que trop sensible et trop croyable, par les effets que nous en sentons. Est-ce Dieu qui nous fait aussi superbes, aussi curieux, aussi sensuels, en un mot aussi corrompus en toutes manières que nous le sommes? Mon Dieu, n’entends-je pas encore[171] le sifflement du serpent, quand j’hésite si je suivrai votre volonté, ou mes appétits? N’est-ce pas lui qui me dit secrètement: _Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu?_ quand je m’admire moi-même, dès que je sens en moi la moindre lumière, ou le moindre commencement de vertu, et que je m’y attache plus qu’à Dieu même, qui me l’a donné, jusqu’à ne pouvoir en arracher ni mes regards ni ma complaisance, et jusque même à ne pouvoir pas retenir mon cœur, qui se l’attribue, comme si j’étais moi-même ma règle. [171] DÉFORIS: n’entends-je pas encore tous les jours. Mon Dieu, et la cause de mon bonheur, n’est-ce pas ce serpent qui me dit encore: _Vous serez comme des dieux?_ Toutes les adresses par lesquelles il m’insinue l’orgueil, ne sont-elles pas autant d’effets de sa subtilité, et autant de marques de ses replis tortueux? Mais quelle source de curiosité ne me met-il pas dans l’esprit[172] en me promettant de m’ouvrir les yeux, et de me faire trouver dans le fruit qu’il me montre la science du bien et du mal? Et lorsqu’à la moindre atteinte du plaisir des sens je me sens si faible, et que mes résolutions, que je croyais si fermes dans l’amour de Dieu, tout d’un coup se perdent dans l’air, sans que ma raison impuissante ait de quoi tenir un moment[173] contre cet attrait: hélas! qu’est-ce autre chose que le serpent qui me montre ce fruit séducteur[174]? Je ne le voyais encore que de loin, et déjà mes yeux en sont épris. Si je le touche, quel plaisir trompeur ne se coule pas dans mes veines! Et combien serai-je perdu, si je le mange! Qu’y-a-t-il donc de si incroyable que l’homme ait péri dans son origine, par ce qui me rend encore si malade, ou plutôt par ce qui me montre que je suis vraiment mort par le péché? [172] DÉFORIS: ne m’ouvre-t-il pas dans le sein. [173] DÉFORIS: puisse tenir un moment. [174] DÉFORIS: ce fruit décevant. CHAPITRE XXVII Saint Jean explique toute la corruption originelle dans les trois Concupiscences. Ainsi il est manifeste que saint Jean, en nous expliquant la triple concupiscence, celle de la chair et des sens, celle des yeux et de la curiosité, et enfin celle de l’orgueil, est remonté à l’origine de notre corruption, dans laquelle nous avons vu cette triple concupiscence, et dans la tentation du démon et dans le consentement du premier homme. Qu’a prétendu le démon, que de me rendre superbe comme lui, savant et curieux comme lui, et à la fin sensuel; ce qu’il n’était pas, parce qu’il n’avait point de corps; mais ce qu’il nous a fait être, en ravilissant notre esprit jusqu’à le rendre esclave du corps; pour en effacer d’autant plus l’image de Dieu, qu’il tomberait par ce moyen dans une bassesse et abjection plus extrême? Voilà les trois concupiscences. Saint Jean les rapporte dans un autre ordre qu’elles ne paraissent dans l’histoire de la tentation, que nous venons de voir, parce que dans cette histoire primitive le Saint-Esprit a voulu tracer tout l’ordre de notre chute. Il fallait que la tentation commençât à inspirer l’orgueil, d’où sortît la curiosité, qui est mère, comme on a vu, de l’ostentation; afin que notre chute se terminât enfin, comme à l’endroit le plus bas, dans la corruption de la chair. Comme c’était par ces degrés que nous étions tombés, Moïse, qui nous a d’abord regardés comme étant encore debout, dans la rectitude de notre première institution, a voulu marquer nos maux dans l’ordre qu’ils sont venus. Mais saint Jean, qui nous trouve déjà perdus, remonte de degré en degré, par la concupiscence de la chair et par la curiosité de l’esprit, jusqu’au premier principe et au comble de tout le mal, qui est l’orgueil de la vie. Qui pourrait dire quelle complication, quelle infinie diversité de maux sont sortis de ces trois concupiscences? On craint, on espère, on désespère, on entreprend, on avance, on recule, suivant ses désirs, c’est-à-dire, suivant les concupiscences dont on est prévenu: on n’envie, on n’ôte aux autres que le bien qu’on désire pour soi-même: on n’est ennemi de personne, qu’autant qu’on en est contrarié: on n’est injuste, ravisseur, violent, traître, lâche, trompeur, flatteur, que selon les diverses vues que nous donnent ces concupiscences: on ne veut ôter du monde que ceux qui s’y opposent, ou qui y résistent, en quelque manière que ce soit, ou de dessein ou sans dessein: on ne veut avoir de puissance, ni de crédit, ni de bien que pour contenter ses désirs: on veut ne se rendre redoutable que pour effrayer ceux qui voudraient nous contredire: on ne médit que pour avoir des armes toujours prêtes dans se langue, et s’élever sur la ruine des autres. O Dieu, dans quel abîme me suis-je jeté? Quelle infinité de péchés ai-je entrepris de décrire? C’est là le Monde dont Satan est le créateur; c’est sa création opposée à celle de Dieu; et c’est pourquoi saint Jean nous crie avec tant de charité et de zèle[175]: _Mes petits enfants, n’aimez pas le Monde, parce que tout ce qui est le Monde, et tout ce qui est dans le Monde, de quelque nom qu’il s’appelle, de quelque dehors qu’il se pare, n’est après tout qu’amour du plaisir des sens, que curiosité et ostentation, et enfin que ce sacrilège et impie orgueil, par lequel l’homme, enivré de son excellence, s’attribue l’ouvrage de Dieu, et se corrompt dans ses dons._ [175] DÉFORIS: avec tant de charité. CHAPITRE XXVIII De ces paroles de saint Jean: _Laquelle n’est pas du Père, mais du Monde_; qui expliquent ces autres paroles du même Apôtre: _Si quelqu’un aime le Monde, l’amour du Père n’est point en lui._ Tel est donc l’œuvre du démon, opposé à l’œuvre de Dieu; et c’est pour cela que saint Jean, après avoir dit: _N’aimez pas le Monde, ni ce qui est dans le Monde, parce que tout ce qui est dans le Monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie_, ajoute: _laquelle_ concupiscence, ainsi divisée dans ses trois branches, _n’est pas du Père, mais du Monde[176]_. Ce n’est pas l’ouvrage du Père, qui d’abord n’avait inspiré à l’homme que la soumission à Dieu seul, la sobriété de l’esprit, pour ne savoir et ne voir ce qu’il voulait dans toutes les choses qui nous environnent, et la parfaite sujétion de la chair à l’esprit. [176] I _Joan._, II, 16. Ainsi les concupiscences nommées par saint Jean ne sont pas de Dieu, et ne tiennent aucun rang[177] dans son ouvrage. Car en regardant tous les ouvrages qu’il avait faits pour être vus, parmi lesquels l’homme était le meilleur, il avait dit que _tout était bon et très bon[178]_. Ainsi il n’a pas fait la concupiscence, qui est mauvaise dans sa source et dans ses effets, ni le monde, qui est tout entier dans le mal: _in maligno_, dit saint Paul[179]. La concupiscence vient du monde que Satan a fait, de cette fausse création dont il est l’auteur: elle est née en Adam avec le monde, et passant de lui à tout le genre humain, elle en a composé ce monde, qui n’est que corruption. [177] DÉFORIS: ne trouvaient aucun rang. [178] _Gen._, I, 31. [179] I _Joan._, V, 19. Prenez donc garde à n’aimer jamais aucune partie de cet ouvrage, où Dieu ne veut avoir aucune part. De quelque côté que le monde veuille vous attirer, soit en vous faisant admirer votre propre perfection, ou en vous incitant à aimer l’ostentation des sciences, et toutes les autres vanités dont se repaissent les créatures, soit en vous engageant dans les plaisirs, dont la chair est la source et l’objet, n’entrez en aucune sorte dans cette séduction: n’y entrez, dis-je, par aucun endroit, parce qu’il n’y a rien qui y soit de Dieu: tout est du monde, que Dieu n’a pas fait, qu’il déteste, qu’il condamne. Et c’est aussi ce qui avait fait dire à son Apôtre: _Si quelqu’un aime le Monde_ et le moindre de ses attraits, jusqu’à y donner son cœur, _l’amour du Père n’est pas en lui[180]_. On ne peut pas aimer Dieu et le monde: on ne peut pas nager comme entre deux, se donnant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, en partie à l’un et en partie à l’autre. Dieu veut tout, et le peu que vous lui ôterez, pour le donner au monde[181], à la fin entraînera tout votre cœur, et sera le tout pour vous. [180] I _Joan._, II, 15. [181] DÉFORIS: et pour peu que vous lui ôtiez, ce peu que vous donnerez au monde. CHAPITRE XXIX De ces paroles de saint Jean: _Le Monde passe, et la Concupiscence passe, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement._ Après avoir parlé du monde, et des plaies de la concupiscence, saint Jean découvre la cause de notre erreur et en même temps le remède[182], dans ces dernières paroles de notre passage: _Et le Monde passe avec sa concupiscence; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement[183]._ Comme s’il disait: A quoi vous arrêtez-vous, insensés? Au monde? à son éclat? à ses plaisirs? Ne voyez-vous pas que le monde passe? Les jours sont tantôt sereins, tantôt nébuleux: les saisons sont tantôt réglées, tantôt déréglées: les années tantôt abondantes, tantôt infructueuses: et pour passer du monde naturel au monde moral, qui est celui qui nous éblouit et qui nous enchante, les affaires tantôt heureuses, tantôt malheureuses; la fortune toujours inconstante. Le monde passe: _La figure de ce monde passe[184]._ Le monde, que vous aimez, n’est point une vérité, une chose, un corps: c’est une figure, et une figure creuse, volage, légère, que le vent emporte: et ce qui est encore plus faible, une ombre qui se dissipe d’elle-même. [182] DÉFORIS: le remède de tout le désordre. [183] I _Joan._, II, 17. [184] I _Cor._, VII, 31. Le monde passe, et sa concupiscence: non seulement le monde est variable de soi-même, mais encore sa concupiscence varie elle-même: le changement est des deux côtés. Souvent le monde change pour vous: ceux qui vous favorisaient, qui vous aimaient, ne vous favorisent plus, ne vous aiment plus: mais souvent même sans qu’ils changent, vous changez: le dégoût vous prend: une passion, un plaisir, un goût, en chasse un autre; et de tous côtés vous êtes livrés au changement et à l’inconstance. Écoutez le Sage: _La vie humaine est une fascination[185]_, une tromperie des yeux: on croit voir ce qu’on ne voit pas; on voit tout avec des yeux malades. Mais vous l’aimiez si éperdument, et maintenant vous ne l’aimez plus? J’étais ébloui; j’avais les yeux fascinés et troublés[186]. Qui vous avait fasciné les yeux? Une passion insensée: il me semble que c’est un songe qui s’est dissipé. [185] _Sapient._, IV, 12. [186] DÉFORIS: J’avais les yeux fascinés: je les avais troublés. Ajoutez à la déception, la folie, la niaiserie, la stupidité: _Fascinatio nugacitatis._ Ajoutez-y l’inconstance de la concupiscence: _Inconstantia concupiscentiæ_: voilà son propre caractère. Elle va par des mouvements irréguliers, selon que le vent la pousse. Non seulement on veut autre chose malade que sain; autre chose dans la jeunesse que dans l’enfance; et dans l’âge plus avancé que dans la jeunesse; et dans la vieillesse que dans la force de l’âge, autre chose dans le beau temps que dans le mauvais; autre chose pendant la nuit, qui vous représente des idées sombres, que dans le jour, qui les dissipe; mais encore dans le même âge, dans le même état on change, sans savoir pourquoi: le sang s’émeut, le corps s’altère, l’humeur varie: on se trouve aujourd’hui tout autre qu’hier; on ne sait pourquoi, si ce n’est qu’on aime le changement: la variété divertit, elle désennuie: on change pour n’être pas mieux; mais la nouveauté nous charme pour un moment: _Inconstantia concupiscentiæ._ _Prenez garde_, disait Moïse, _à vos yeux et à vos pensées: ne les suivez pas: car elles vous souilleront sur divers objets[187]. Sommes-nous_, dit saint Paul, _tels que nous étions autrefois, lorsque nous vivions dans les désirs de notre chair, faisant la volonté de notre chair et de nos pensées[188]?_ Il ne s’élève pas plus de vagues dans la mer, que de pensées et de désirs dans notre esprit et dans notre cœur: elles s’effacent mutuellement, et aussi elles nous emportent tour à tour: nous allons au gré de nos désirs: il n’y a plus de pilote: la raison dort, et se laisse emporter aux flots et aux vents. [187] _Num._, XV, 39. [188] _Ephes._, II, 3. Saint Augustin compare un homme qui aime le monde, et qui est guidé par les sens, à un arbre qui, s’élevant au milieu des airs, est poussé tantôt d’un côté tantôt d’un autre, selon que le vent qui souffle le mène: _Tels_, dit-il, _sont les hommes sensuels et voluptueux: ils semblent se jouer avec les vents, et jouir d’un certain air de liberté, en promenant çà et là leurs vagues désirs._ Tels sont donc les hommes du monde: ils vont çà et là avec une extrême inconstance. Ils appellent liberté leurs changements, comme un enfant qui se croit libre, échappe à son conducteur; il court, sans savoir où il veut aller[189]. [189] DÉFORIS: Ils appellent liberté leur égarement, comme un enfant qui se croit libre, lorsqu’échappé à son conducteur, il court deçà et delà, sans savoir où il veut aller. O homme! ne verras-tu jamais ton malheur? Tous ces désirs qui t’entraînent l’un après l’autre, sont autant de fantaisies de malades, autant de vaines images qui se promènent dans un cerveau creux: il ne faudrait que la santé pour dissiper tout. Ta santé, ô homme, c’est de faire la volonté du Seigneur, et de t’attacher à sa parole: _Le Monde passe, la concupiscence passe_, dit saint Jean, _mais celui qui fait la volonté du Seigneur demeure éternellement[190]_: rien ne passe plus: tout est fixe, tout est immuable. [190] _Joan._, II, 17. O homme! tu étais fait pour cet état immuable, pour cette stabilité, pour cette éternité: tu étais fait pour être avec Dieu un même esprit, et participer par ce moyen à son immutabilité. Si tu t’attaches à ce qui passe, une autre immutabilité, une autre éternité t’attend: au lieu d’une éternité pleine de lumière, une éternité ténébreuse et malheureuse te sera donnée; et l’homme se rendra digne d’un mal éternel, pour avoir fait mourir en soi un bien qui le devait être: _Et factus est malo dignus æterno, qui hoc in se peremit quod esse posset æternum_, dit saint Augustin[191]. [191] _De Civit. Dei_, XXI, XII. Ainsi, dit saint Jean, mes frères, mes petits enfants, _n’aimez pas le Monde, ni tout ce qui est dans le Monde_, parce que tout y passe et s’en va en pure perte: ne nous arrêtons point à ce qui se voit, mais à ce qui ne se voit pas; parce que ce qui se voit est temporel, mais les choses qui ne se voient pas sont éternelles. _Ce moment si court et si léger des afflictions de cette vie_, que nous pleurons tant et qui nous fait perdre patience, _produira en nous, dans un excès surprenant, l’excès inespéré, et tout le poids éternel d’une gloire qui ne finira jamais[192]_. [192] II _Cor._, IV, 17, 18. CHAPITRE XXX Jésus-Christ vient changer en nous, par trois saints désirs, la triple Concupiscence que nous avons héritée d’Adam. Voilà donc la folie et l’erreur de l’homme. Dieu l’avait fait heureux et saint; ce bien de sa nature était immuable; car Dieu de lui-même ne le retire jamais[193], parce qu’il est Dieu, et ne change pas: _Ego Dominus et non mutor[194]._ L’homme donc n’avait qu’à ne changer pas et il serait demeuré dans un état immuable. Il a changé volontairement, et la triple concupiscence est venue[195]: il est devenu superbe, il est devenu curieux: il est devenu sensuel. Mais pour nous guérir de ces maux, Dieu nous a envoyé un Sauveur humble, un Sauveur qui n’est curieux que du salut des hommes, un Sauveur noyé dans la peine, et qui est un homme de douleurs. [193] DÉFORIS: car Dieu, lorsqu’il l’a donné, de lui-même ne le retire jamais. [194] _Malach._, III, 6. [195] DÉFORIS: s’en est ensuivie. L’homme superbe s’attribue tout à lui-même, et Jésus-Christ, qui fait de si grandes choses, dont la doctrine est si sublime et les œuvres si admirables, ne s’attribue rien à lui-même: _Ma doctrine n’est pas ma doctrine, mais de celui qui m’a envoyé[196]: mon Père, qui demeure en mot, y fait les œuvres que vous admirez[197]: ma nourriture, c’est de faire la volonté de mon Père[198]._ Il a des élus, et c’est sa gloire; mais _son Père les lui a donnés; et si on ne peut les lui ôter, c’est que son Père, qui les lui a donnés, est plus grand que tout, et que rien ne peut être ôté de ses mains_ toutes puissantes[199]. _Toute puissance m’est donnée dans le ciel et dans la terre[200]_: je l’ai, mais comme donnée: j’ai en moi et je donne à qui je veux la vie éternelle; mais c’est mon Père qui m’a donné d’avoir la vie en moi-même: _Vous boirez bien mon calice, mais pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais ceux-là l’auront à qui mon Père l’a préparé[201]_: c’est lui qui dispose et de moi-même et des places qu’on aura autour de moi: il a mis tous les temps en sa puissance, et je ne suis que le ministre de ses conseils. [196] _Joan._, VII, 16. [197] _Joan._, XIV, 10. [198] _Joan._, IV, 4. [199] _Joan._, X, 28. [200] _Matth._, XXVIII, 18. [201] _Id._, XX, 28 Chrétien, écoute, ne sois point superbe; ne fais point ta volonté, ne t’attribue rien: tu es le disciple de Jésus-Christ, qui ne fait que la volonté de son Père, qui lui rapporte tout et lui attribue tout ce qu’il fait. Jésus-Christ était _la science et la sagesse de Dieu[202]_: quelle doctrine ne pouvait-il pas étaler? Mais il ne montre aucune science, que celle du salut. A la vérité, de ce côté-là sa science est haute au delà de toute hauteur; mais, dans les choses humaines, il n’est curieux ni de doctrine ni d’éloquence. Il ne montre aucune étude recherchée; ses similitudes sont tirées des choses communes, de l’agriculture, de la pêche, du trafic, de la marchandise, de l’économie, des choses les plus communes et les plus connues, de la royauté, et ainsi du reste. Il voile les secrets de Dieu sous cette apparence vulgaire, sans aucune ostentation[203]; il ne veut point qu’il se trouve parmi ses Disciples plusieurs sages, ni plusieurs savants, non plus que plusieurs puissants, plusieurs nobles et plusieurs riches. Toute la science qu’il faut avoir dans son École, _est de connaître Jésus-Christ_ et encore _Jésus-Christ crucifié[204]_: le plus docte de tous ses Disciples ne sait ni ne veut savoir autre chose, et c’est de quoi uniquement il se glorifie. [202] I _Cor._, I, 30; _Coloss._, II, 3. [203] DÉFORIS: sans aucune ostentation: il dit seulement ce que son Père lui met à la bouche pour l’instruction du genre humain. [204] I _Cor._, II, 2. Peut-être sera-t-il curieux de ce qui se passe dans le monde, ou des desseins des politiques? Non: il se laisse raconter, à la vérité, ce qui était arrivé à ceux dont Pilate mêla le sang à leur sacrifice; mais sans s’arrêter à cette nouvelle, non plus qu’à celle de la tour de Siloë, dont la chute avait écrasé dix-huit hommes, il conclut de là seulement à profiter de cet exemple[205]. Et pour ce qui est de la politique, il montre qu’il connaît bien celle d’Hérode, et ce qu’il tramait secrètement contre lui, mais seulement pour le mépriser; et il lui fait dire: _Allez, dites à ce renard que, malgré lui et ses finesses, je chasserai les démons, et que je guérirai les malades aujourd’hui et demain; et quoi qu’il fasse, je ne mourrai qu’au troisième jour[206]_: par où il entend le troisième an, parce que c’est le moment de son Père. C’est tout ce qu’il faut savoir des choses du monde: que Dieu en dispose, et qu’elles roulent selon ses ordres. C’est pourquoi, étant renvoyé au même Hérode, loin de contenter le vain désir qu’il avait de voir des miracles, il ne daigne pas même lui dire une parole; et pour confondre la vanité et la curiosité des Politiques du monde, il se laisse traiter de fou par ce Prince et par sa Cour curieuse. Ils lui mettent[207] par mépris un habit blanc, comme à un insensé: il ne les reprend ni ne les punit: c’est à la Sagesse divine assez punir et assez convaincre les fous, que de se retirer du milieu d’eux, sans daigner s’en faire connaître, et les laisser dans leur aveuglement. [205] _Luc._, XIII, 1, 3-5. [206] _Ibid._, 32. [207] DÉFORIS: il se laisse traiter de fou par Hérode et par sa Cour curieuse, qui lui mettent. S’il n’est curieux ni des sciences ni des nouvelles du monde, il l’est encore moins des riches habits et des riches ameublements: _Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux leurs nids; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête[208]._ Il dort dans un bateau, sur un coussin étranger. Ne pensez pas lui prendre les yeux sur des édifices éclatants: quand on lui montre ces belles pierres et ces belles structures du Temple, il ne les regarde que pour annoncer que tout y sera bientôt détruit[209]. Il ne voit dans Jérusalem, une ville si superbe et si belle, que sa ruine qui viendra bientôt; et au lieu de regards curieux, ses yeux ne lui fournissent pour elle que des larmes. [208] _Matth._, VII, 20; _Marc_, IV, 38. [209] _Matth._, XXIV, 2. Enfin pour combattre la concupiscence de la chair, il oppose au plaisir des sens un corps tout plongé dans la douleur, des épaules toutes déchirées par des fouets, une tête couronnée d’épines et frappée avec une canne par des mains impitoyables, un visage couvert de crachats, des yeux meurtris, des joues flétries et livides à force de soufflets, une langue abreuvée de fiel et de vinaigre, et par dessus tout cela une âme triste jusqu’à la mort; des frayeurs, des désolations, et une détresse inouïe. Plongez-vous dans les plaisirs, Mortels: voilà votre Maître abîmé, corps et âme, dans la douleur[210]. [210] A rapprocher de l’admirable peinture du _Sermon sur la Passion de Notre-Seigneur_ (1660): Contemplez cette face, autrefois les délices, maintenant l’horreur des yeux... est-ce un homme vivant, ou bien une victime écorchée?... O plaies, que je vous adore! flétrissures sacrées, que je vous baise... CHAPITRE XXXI De ces paroles de saint Jean: _Je vous écris, pères; je vous écris, jeunes gens; je vous écris, petits enfants._ Récapitulation de ce qui est contenu dans tout le passage de cet Apôtre. En cet état de douleur, que nous dit Jésus? Rien autre chose, si ce n’est ce que nous dit en son nom son Disciple bien-aimé: _N’aimez point le Monde, ni tout ce qui est dans le Monde_: car je l’ai couvert de honte et d’horreur par ma croix: n’en aimez pas les concupiscences, que j’ai chargées d’anathèmes par ma mort[211]. [211] DÉFORIS: que j’ai déclarées mauvaises par ma mort. Ne présumez point de vous-même; car c’est là le commencement de tout péché: c’est par là que votre mère a été séduite, et que votre père vous a perdus. Ne désirez point la gloire des hommes: car vous auriez reçu votre récompense, et vous n’auriez à attendre que de véritables supplices[212]. [212] DÉFORIS: d’inévitables supplices. Ne vous glorifiez pas vous-même: car tout ce que vous vous attribuez dans vos bonnes œuvres, vous l’ôtez à Dieu, qui en est l’auteur, et vous vous mettez en sa place. Ne secouez point le joug de la discipline du Seigneur: ne dites point en vous-même, comme un superbe[213] orgueilleux: _Je ne servirai point[214]_: car si vous ne servez à la justice, vous serez esclave du péché, et enfant de la mort. [213] DÉFORIS: comme un rebelle orgueilleux. [214] _Jerem._, II, 20. Ne dites point: _Je ne suis point souillé[215]_; et ne croyez pas que Dieu ait oublié vos péchés, parce que vous les avez oubliés vous-même: car le Seigneur vous éveillera en vous disant: _Voyez vos voies dans ce vallon secret: je vous ai suivis partout, et j’ai compté tous vos pas[216]._ [215] _Ibid._, 23. [216] _Jerem._, II, 93 et _Job_, XIV, 16. Ne résistez pas aux sages conseils et ne vous emportez pas quand on vous reprend: car c’est le comble de l’orgueil de se soulever contre la vérité même, lorsqu’elle vous avertit, et de regimber contre l’éperon. Ne cherchez point à savoir beaucoup: apprenez la science du salut: toute autre science est vaine, et, comme disait le Sage, _en beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de fureur et d’indignation. Qui ajoute la science, ajoute le travail[217]._ [217] _Eccl._, I, 18. Ne soyez point curieux en choses vaines, en nouvelles, en politique, en riches habillements, en maisons superbes, en jardins délicieux: _Vanité des vanités, et tout est vanité[218]. Malgré elle la créature est assujettie à la vanité_, et en est frappée; mais elle doit gémir en elle-même, jusqu’à ce qu’elle ait secoué le joug, et soit appelée _à la liberté des enfants de Dieu[219]_. [218] _Eccl._, I, 2. [219] _Rom._, VIII, 20, 21. N’aimez point à amasser des trésors, ni à repaître vos yeux de votre or et de votre argent: _car où sera votre trésor, là sera votre cœur[220]_. Quoi! jamais vous n’écouterez l’Église, qui vous dit et crie de toute sa force à chaque Sacrifice qu’elle offre: _Sursum corda_: Le cœur en haut. [220] _Matth._, VI, 21. N’aimez point les plaisirs des sens: n’attachez point vos yeux sur un objet qui leur plaît, et songez que David périt par un coup d’œil[221]. [221] II _Reg._, XI, 2. Ne vous plaisez point à la bonne chère, qui appesantit votre cœur; ni au vin, qui vous porte dans le sein le feu de la concupiscence: _Sa couleur trompe_, dit le Sage, _dans une coupe; mais à la fin il vous pique comme une couleuvre[222]._ [222] _Prov._, XXIII, 31, 32. Ne vous plaisez point au chant, qui relâche la vigueur de l’âme, ni à la musique amoureuse, qui fait entrer la mollesse dans le cœur par les oreilles. N’aimez point les spectacles du monde, qui le font paraître beau, et en couvrent la vanité et la laideur. N’assistez point aux théâtres: car tout y est comme dans le monde, dont ils sont l’image, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie; on y rend les passions délectables, et tout le plaisir y consiste à les réveiller. Ne croyez pas qu’on soit innocent en jouant, ou en faisant un jeu des vicieuses passions des autres: par là on nourrit les siennes: un spectateur au dehors est au dedans un acteur secret. Ces maladies sont contagieuses, et de la feinte on en veut venir à la vérité. _Je vous écris, pères; je vous écris, jeunes gens; je vous le dis, petits enfants[223]_, dit saint Jean. Il parle aux trois âges: aux pères, qui sont déjà vieux en approchant de la vieillesse; aux jeunes gens, qui sont dans la force; et aux enfants. [223] I _Joan._, II, 13. Vieillards, qui dans la faiblesse de votre âge mettez votre gloire dans vos enfants, mettez-la plutôt à connaître celui qui est dès le commencement, et à l’avoir pour votre père. Jeunes gens, saint Jean vous parle deux fois. Vous vous glorifiez dans votre force, et par vos vives saillies et vos fougues impétueuses vous voulez tout emporter: mais vous devez mettre votre gloire à vaincre le malin, qui inspire à vos jeunes cœurs tant de désirs, d’autant plus dangereux qu’ils paraissent doux et flatteurs. Je dirai un mot aux enfants, et puis aux jeunes gens, dont les périls sont si grands. Je reviendrai encore à vous, petits enfants[224]: c’est par tendresse que je vous appelle ainsi; car je n’adresserais pas mon discours à ceux qui, dans le berceau, ne m’écouteraient pas encore. Je parle donc à vous, ô enfants, qui commencez à avoir de la connaissance. Dès qu’elle commence à poindre, connaissez votre véritable père, qui est Dieu: honorez-le dans vos parents[225]: ayez la charité dans le cœur, et apprenez de bonne heure à vous laisser corriger, enseigner et conduire à la sagesse. Qu’on ne vous apprenne point à aimer l’ostentation et les parures: que la vanité ne soit en vous ni l’attrait ni la récompense du bien que vous faites; et surtout qu’on ne fasse point un jeu de vos passions: qu’on ne vous donne point ces petites Comédies dans vos familles: ces jeux, encore innocents, viennent d’un fond qui ne l’est pas. Les filles n’apprennent que trop tôt qu’il faut avoir des galants; les garçons ne sont que trop prêts à en faire le personnage. Le vice naît sans qu’on y pense, et on ne sait quand il commence à germer. [224] DÉFORIS: Je dirai un mot aux enfants: et puis, jeunes gens, dont les périls sont si grands, je reviendrai encore à vous. Petits enfants. [225] DÉFORIS: dans vos parents, qui sont les images de son éternelle paternité. Enfin je reviens à vous, jeunes gens. Il est vrai, vous êtes dans la force: _fortes estis[226]_; mais votre force n’est que faiblesse, si elle ne se fait paraître que par l’ardeur et la violence de vos passions. Que la parole de Dieu demeure en vous: vous commencez à l’entendre, commencez à la révérer. Vous voulez l’emporter sur tout; mais je vous ai déjà dit que celui sur qui il faut l’emporter, c’est le malin qui vous tente. [226] I _Joan._, II, 14. Tous ensemble, Pères déjà avancés en âge, Jeunes gens, Enfants, Chrétiens tant que vous êtes, n’aimez pas le Monde ni ce qui est dans le Monde: car tout est amour des plaisirs, curiosité et ostentation; enfin un orgueil foncier qui étouffe la vertu dès sa semence, et ne cessant de la persécuter, la corrompt non seulement quand elle est née, mais encore quand elle semble avoir pris son accroissement et sa perfection. CHAPITRE XXXII De la racine de la triple Concupiscence, qui est l’amour de soi-même: à quoi il faut opposer le saint et pur amour de Dieu. Souvenons-nous, malheureux enfants d’Adam, qu’en quittant Dieu, en qui est la source et la perfection de notre être, nous nous sommes attachés à nous-mêmes, et que c’est dans ce malheureux et aveugle amour que consiste la tache originelle; principalement dans l’amour de cette excellence propre; puisque c’est celui qui nous fait véritablement dieu à nous-mêmes[227], idolâtres de nos pensées, de nos opinions, de nos vices, de nos vertus mêmes, incapables de porter, je ne dirai pas les faux biens du monde qui nous maîtrisent et nous transportent, mais encore les vrais biens qui viennent de Dieu; parce qu’au lieu de nous élever à celui qui les donne afin qu’on s’unisse à lui, nous nous y attachons je ne sais comment, de même que s’ils nous étaient propres où que nous en fussions les auteurs. Notre libre arbitre, qui a trompé nos premiers parents, nous séduit encore: et parce que vous avez voulu, ô mon Dieu, qu’il concourût à votre grande œuvre, qui est notre sanctification, sans songer que c’est vous, ô Moteur secret, qui lui inspirez le bon choix qu’il fait, il s’arrête en lui-même[228], et croit être quelque chose, quoiqu’il ne soit rien. [227] DÉFORIS: dieux à nous-mêmes. [228] DÉFORIS: il s’arrête, je ne sais comment, en lui-même. Mon Dieu, sanctifiez-nous en vérité: que nous soyons saints, non pas à nos yeux, mais aux vôtres: cachez-nous à nous-mêmes, et que nous ne nous trouvions plus qu’en vous seul. Je me suis levé pendant la nuit avec David, pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées[229]. Qu’ai-je vu, Seigneur, et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie! Le soleil s’avançait, et son approche se faisait connaître par une certaine blancheur[230] qui se répandait de tous côtés: les étoiles avaient disparu[231], et la lune s’était levée avec son croissant d’un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et lumineuse par le côté[232] qu’elle tournait vers lui: tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté-là[233], elle reçoit une teinture de lumière[234]: plus il la voit, plus sa lumière s’accroît. Quand il la voit tout entière, elle est dans son plein; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d’où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu’elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu’il approchait, je la voyais disparaître: le faible croissant diminuait peu à peu, et quand le soleil se fut montré tout entier, la pâle et débile lumière s’évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu’elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l’approche du soleil qui l’éclairait; mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles. [229] _Psal._ VIII, 4. A rapprocher d’une page des _Élévations sur les mystères_ (_XVIIe semaine, IIIe Élévation_): Figurez-vous une nuit tranquille et belle, qui dans un ciel net et pur étale tous ses feux. C’était pendant une telle nuit que David regardait les astres... Vous qui vous relevez pendant la nuit, et qui élevez à Dieu des mains innocentes dans l’obscurité et dans le silence, etc. [230] DÉFORIS: par une céleste blancheur. [231] DÉFORIS: les étoiles étaient disparues. [232] DÉFORIS: claire et illuminée par le côté. [233] DÉFORIS: de ce côté. [234] DÉFORIS: une teinte de lumière. Mon Dieu, lumière éternelle, c’est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous l’éclairez. Elle ne l’est que du côté que vous la voyez[235]: partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n’est que ténèbres; et quand ils se retirent tout à fait, l’obscurité et la défaillance sont entières. Que faut-il donc que je fasse, ô mon Dieu, sinon de reconnaître, comme étant de vous, toute la lumière que je reçois? Si vous détournez votre face, une nuit affreuse nous enveloppe, et vous seul êtes la lumière de notre vie. _Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je? Le Seigneur est le protecteur de ma vie: de qui aurai-je peur[236]?_ Nous sommes de ceux à qui l’Apôtre a écrit: _Vous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur[237]._ Comme s’il eût dit: Si vous étiez par vous-mêmes lumineux, pleins de sainteté, de vertus et de vérité[238]; et si vous étiez vous-mêmes votre lumière, vous n’auriez jamais été dans les ténèbres, et la lumière ne vous aurait jamais quittés. Mais maintenant vous reconnaissez par tous vos égarements que vous ne pouvez être éclairés que par une lumière qui vous vienne du dehors et d’en haut; et si vous êtes lumière, c’est seulement en Notre-Seigneur. [235] DÉFORIS: quand vous l’éclairez. Elle n’est illuminée que du côté que vous la voyez. [236] _Psal._ XXVI, 4. [237] _Ephes._, V, 8. [238] DÉFORIS: pleins de sainteté, de vérité et de vertu. O lumière incompréhensible, par laquelle vous éclairez tout homme qui vient au monde[239], et d’une façon particulière ceux de qui il est écrit: _Marchez comme des enfants de lumière_: outre l’hommage que nous vous devons, de vous rapporter toute la lumière et toute la grâce qui est en nous, comme la tenant uniquement de vous, qui êtes le vrai Père des lumières; nous vous en demandons encore une autre, qui est que notre lumière, telle qu’elle soit, se perde dans la vôtre, et s’évanouisse devant vous. Oui, Seigneur, toute lumière créée, et qui n’est pas vous, quoiqu’elle vienne de vous, vous doit le sacrifice de s’anéantir, de disparaître en votre présence, et disparaître principalement à nos propres yeux: en sorte que, s’il y a quelques lumières en nous, nous les voyions, non pas en nous-mêmes, mais en celui que vous nous avez donné pour nous être sagesse, justice, sainteté et rédemption[240], afin _que celui qui se glorifie se glorifie, non point en lui-même, mais uniquement en Notre-Seigneur[241]_. [239] DÉFORIS: par laquelle vous illuminez tous les hommes qui viennent au monde. [240] I _Cor._, I, 30, 31. [241] II _Cor._, X, 17. Voilà, mon Dieu, le sacrifice que je vous offre, et l’oblation pure de la nouvelle alliance qui vous doit être offerte en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ dans toute la terre. Je vous l’offre, ô Dieu vivant et éternel, autant de fois que je respire; je veux vous l’offrir autant de fois que je pense; je souhaite de ne penser qu’à vous, et que vous soyez tout mon amour: car je vous dois tout. Vous n’êtes pas seulement la lumière de mes yeux; mais si j’ouvre les yeux pour voir la lumière que vous leur présentez, c’est vous-même qui m’en inspirez la volonté. O Seigneur, de qui je tiens tout, je vous aimerai à jamais: je vous aimerai, ô mon Dieu, qui êtes ma force. Allumez en moi cet amour: envoyez-moi du plus haut des cieux et de votre sein éternel votre Saint-Esprit, ce Dieu d’amour, qui ne fait qu’un cœur et qu’une âme de tous ceux que vous sanctifiez: qu’il soit la flamme invisible qui consume mon cœur d’un saint et pur amour; d’un amour qui ne prenne rien pour soi-même, pas la moindre complaisance, mais qui vous renvoie tout le bien qu’il reçoit de vous. O Dieu, votre Esprit peut seul opérer cette merveille: qu’il soit en moi un charbon ardent, qui purifie de telle sorte mes lèvres et mon cœur, qu’il n’y ait plus rien du mien en moi; et que l’encens que je brûlerai devant votre face, aussitôt qu’il aura touché ce brasier ardent que vous allumerez au fond de mon âme, sans qu’il m’en demeure rien, s’exhale tout en vapeur vers le ciel, pour vous être en agréable odeur. Que je ne me délecte qu’en vous, en qui seul je veux trouver mon bonheur et ma vie, maintenant, et aux siècles des siècles. Amen, Amen. TABLE DES MATIÈRES Pages Introduction 5 Chapitre I.--Paroles de l’Apôtre saint Jean contre le Monde, conférées avec d’autres paroles du même Apôtre, et de Jésus-Christ. Ce que c’est que le Monde, que cet Apôtre nous défend d’aimer 9 Chapitre II.--Ce que c’est que la Concupiscence de la chair: et combien le corps pèse à l’âme 11 Chapitre III.--Ce que c’est, selon l’Écriture, que la pesanteur du corps, et qu’elle est dans les misères et dans les passions qui nous viennent de cette source 12 Chapitre IV.--Que l’attache que nous avons au plaisir des sens est mauvaise et vicieuse 14 Chapitre V.--Que la Concupiscence de la chair est répandue par tout le corps et par tous les sens 18 Chapitre VI.--Ce que c’est que la chair de péché dont parle saint Paul 20 Chapitre VII.--D’où vient en nous la chair de péché, c’est-à-dire la Concupiscence de la chair 21 Chapitre VIII.--De la Concupiscence des yeux, et premièrement de la Curiosité 25 Chapitre IX.--De ce qui contente les yeux 29 Chapitre X.--De l’Orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de Concupiscence réprouvée par saint Jean 35 Chapitre XI.--De l’Amour propre, qui est la racine de l’Orgueil 36 Chapitre XII.--Opposition de l’Amour de Dieu et de l’Amour propre 38 Chapitre XIII.--Combien l’Amour propre rend l’homme faible 40 Chapitre XIV.--Ce que l’Orgueil ajoute à l’Amour propre 41 Chapitre XV.--Description de la chute de l’homme, qui consiste principalement dans son orgueil 43 Chapitre XVI.--Les effets de l’Orgueil sont distribués en deux principaux: il est traité du premier 45 Chapitre XVII.--Faiblesse orgueilleuse d’un homme qui aime les louanges, comparée avec celle d’une femme qui veut se croire belle 48 Chapitre XVIII.--Un bel Esprit, un Philosophe 50 Chapitre XIX.--Merveilleuse manière dont Dieu punit l’Orgueil, en lui donnant ce qu’il demande 54 Chapitre XX.--Erreur encore plus grande de ceux qui tournent à leur propre gloire les œuvres qui appartiennent à la véritable vertu 56 Chapitre XXI.--Ceux qui dans la pratique des vertus ne cherchent point la gloire du monde, mais se font eux-mêmes leur gloire, sont plus trompés que les autres 57 Chapitre XXII.--Si le Chrétien bien instruit des maximes de la foi peut craindre de tomber dans cette espèce d’orgueil? 60 Chapitre XXIII.--Comment il arrive aux Chrétiens de se glorifier en eux-mêmes 61 Chapitre XXIV.--Qui a inspiré à l’homme cette pente prodigieuse qu’il a de s’attribuer tout le bien qu’il a de Dieu? 63 Chapitre XXV.--Séduction du démon: chute de nos premiers parents: naissance des trois Concupiscences, dont la dominante est l’orgueil 67 Chapitre XXVI.--La vérité de cette histoire trop constante par ses effets 70 Chapitre XXVII.--Saint Jean explique toute la corruption originelle dans les trois Concupiscences 73 Chapitre XXVIII.--De ces paroles de saint Jean: _Laquelle n’est pas du Père, mais du Monde_; qui expliquent ces autres paroles du même Apôtre: _Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui_ 75 Chapitre XXIX.--De ces paroles de saint Jean: _Le Monde passe, et la Concupiscence passe, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement_ 77 Chapitre XXX.--Jésus-Christ vient changer en nous, par trois saints désirs, la triple Concupiscence que nous avons héritée d’Adam 80 Chapitre XXXI.--De ces paroles de saint Jean: _Je vous écris, pères; je vous écris, jeunes gens; je vous écris, petits enfants._ Récapitulation de ce qui est contenu dans tout le passage de cet Apôtre 84 Chapitre XXXII.--De la racine commune de la triple Concupiscence, qui est l’amour de soi-même: à quoi il faut opposer le saint et pur amour de Dieu 87 1279.--Imp. des Orph. Appr., F. BLÉTIT, 40, rue La Fontaine, Paris-Auteuil. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. 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