The Project Gutenberg eBook of Jeanne d'Arc et l'Allemagne

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Title: Jeanne d'Arc et l'Allemagne

Author: Léon Bloy

Release date: March 29, 2024 [eBook #73282]

Language: French

Original publication: Paris: Georges Crès, 1915

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEANNE D'ARC ET L'ALLEMAGNE ***

LÉON BLOY

JEANNE D’ARC
ET
L’ALLEMAGNE

Dieu premier servi !
Jeanne d’Arc.

PARIS
COLLECTION « LES PROSES »
GEORGES CRÈS ET Cie, ÉDITEURS
116, Boulevard Saint-Germain, 116

MCMXV

DU MÊME AUTEUR

Les ouvrages sans désignation d’éditeur se trouvent à la librairie du Mercure de France, rue de Condé, 26.

CE LIVRE A ÉTÉ TIRÉ A DEUX MILLE DEUX CENTS EXEMPLAIRES, SOIT : 15 EXEMPLAIRES JAPON IMPÉRIAL (DONT 5 HORS COMMERCE) NUMÉROTÉS DE 1 A 10 ET DE 11 A 15 ; 37 EXEMPLAIRES VÉLIN DE RIVES (DONT 12 HORS COMMERCE) NUMÉROTÉS DE 16 A 40 ET DE 41 A 52 ; 2.148 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN TEINTÉ (DONT 183 HORS COMMERCE) NUMÉROTÉS DE 53 A 2017 ET DE 2018 A 2200.

No

Copyright by Georges Crès et Cie, 1915.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

A Thérèse Brou du Lys
arrière-petite-nièce de Jeanne d’Arc

Ce livre, ma chère enfant, a été écrit pour vous. Il vous rappellera, chaque jour, que vous avez le devoir de devenir une sainte et — si Dieu l’exige — une martyre, à l’exemple de votre Parente merveilleuse qui donna sa vie pour sauver la France.

Vous avez l’honneur et le privilège incomparables de cette ascendance qui fait de vous beaucoup plus qu’une princesse, en vous imposant l’obligation de la plus haute vertu.

Dieu premier servi ! répondait Jeanne d’Arc à ses accusateurs. Ces trois mots auraient pu être sa devise. Faites-en la vôtre, ma chère Thérèse, et soyez ainsi son héritière.

Léon Bloy.

Février 1915.

Introduction.

I

Jeanne d’Arc est née dans la nuit de l’Épiphanie, le 6 janvier 1412. On dit que, cette nuit-là, les coqs du pays chantèrent avec une persistance inaccoutumée et que les habitants eurent la sensation inexplicable d’une grande joie. D’autres merveilles ont été racontées, mais ce chant des coqs, ce cantus gallorum paraît avoir un sens prophétique d’une précision singulière.

Le coq de l’Évangile est, en même temps, l’annonciateur de la Rédemption et du Reniement. Il est difficile de ne pas être saisi de cette similitude mystérieuse, quand on pense à la vocation infiniment unique de la Pucelle.

Cette jeune fille de dix-neuf ans sauve la France, la nation élue, le peuple de Jésus-Christ. Elle sauve la France à elle toute seule, on peut le dire. Aussitôt après, elle est reniée, condamnée, suppliciée horriblement par les chefs spirituels et tremblant de peur de cette nation délivrée.

Aujourd’hui, près de cinq siècles s’étant écoulés, on découvre enfin qu’elle était une sainte et qu’il est expédient de la mettre sur les autels. Mais le décret de canonisation est retardé faute de miracles dans le cours de cette vie ou après cette vie la plus grandiosement miraculeuse qu’on ait jamais vue. Messieurs les Docteurs continuent et le supplice continue aussi, en une manière.

Moi, simple laïque, je demande où est son cœur. Après l’affreuse combustion de la place du Vieux-Marché, la stupéfaction du bourreau fut extrême en constatant que le cœur et les entrailles de la martyre n’avaient pas été consumés. Il fallait cependant que le corps entier fût réduit en cendres pour être jeté dans la Seine, en accomplissement de l’ordre formel des chefs anglais qui ne voulaient pas que ses reliques pussent être recueillies. Vainement le misérable exécuteur essaya de détruire ces restes indiciblement précieux par le moyen de l’huile, du soufre et des charbons incandescents. Il fallut y renoncer et les précipiter dans le fleuve, du haut du pont de Mathilde, pêle-mêle avec les cendres et les ossements calcinés, sous les yeux attentifs des préposés du Cardinal d’Angleterre.

Ce cœur « encore plein de sang » et qui n’avait peut-être pas cessé de palpiter, qu’est-il devenu ? Ce cœur, le plus noble et le plus généreux qui fût au monde, où est-il ? Le feu n’avait pu le détruire. Que pouvait contre lui l’eau de la Seine et même la durée des siècles ? Jeanne qui a toujours dix-neuf ans à la droite de Jésus-Christ, depuis cinq siècles qu’elle brûle dans le Paradis, nous dira peut-être où il se trouve, quand il lui sera permis de parler. Mais alors, quel reliquaire pour le contenir et quelle basilique pour l’abriter !

L’étonnement donné par Jeanne d’Arc à tous ses contemporains ne sera rien en comparaison de l’étonnement du monde chrétien qui l’a si longtemps ignorée, quand le Surnaturel intégral de cette prodigieuse destinée lui sera enfin révélé !

II

Sans doute je n’ai pas été honoré d’une telle mission, mais un catholique français qui met la France au-dessus de tout et qui donnerait sa vie pour elle très volontiers, a certainement le droit, sinon le devoir, de regarder cette mère en face et de lui parler amoureusement.

Après Israël qui fut, par privilège insigne, nommé le Peuple de Dieu, il n’y en a pas un sur la terre qu’il ait autant aimé que la France. L’expliquera qui pourra. Dire qu’elle est la plus belle ou la plus généreuse des nations — ce qui, d’ailleurs, est incontestable — ne sert de rien puisque cette chevance divine doit être précisément l’apanage de la Préférée. Les prédilections de Dieu ne peuvent se justifier que par son bon plaisir qui est parfaitement et adorablement inscrutable.

« La France », ai-je dit ailleurs, « est tellement le premier des peuples que tous les autres, quels qu’ils soient, doivent s’estimer honorablement partagés quand ils sont admis à manger le pain de ses chiens. » Il en est ainsi, voilà tout, et telle fut, au quinzième siècle, l’unique raison d’être et d’apparaître de la Pucelle.

Jésus-Christ, unique monarque légitime et suzerain de tous les monarques de boue et de cendre, ne pouvait avoir d’autre royaume terrestre que celui de France. On ne l’imagine pas roi d’Espagne ou d’Angleterre et le dernier étage de la démence ou du ridicule serait, par exemple, de le supposer régnant sur la Prusse ou la Bulgarie. Le monde est comme une vaste demeure où ne se trouverait qu’une seule chambre royale et une seule couche voluptueuse pour le Roi de France crucifié, les autres prétendus rois étant désignés pour coucher par terre dans la poussière des antichambres ou l’ordure des écuries. Il est vrai que, depuis longtemps, il paraît y avoir renoncé, la puanteur des derniers Valois, des Bourbons surtout, l’ayant dégoûté ; mais la Maison n’a pas cessé de lui appartenir et ce n’est pas le feu qui lui manquera pour la purifier un jour. Le bûcher de Rouen n’est pas éteint et quelques étincelles suffiraient pour tout incendier. Au besoin, la crépitante sottise de nos catholiques le rallumerait, et nous avons tout près d’ici un chapeau rouge qui s’y emploierait volontiers.

A Rouen, il y eut, pour le monstrueux procès, un évêque infâme parmi les infâmes et une foule de théologiens et de docteurs triés avec soin parmi les lâches et les ambitieux, en vue d’obtenir, par quelque moyen que ce fût, la condamnation de l’héroïne. La haineuse Angleterre avait besoin ou croyait avoir besoin de cette condamnation d’une prétendue sorcière pour invalider le sacre de Charles VII. Elle avait surtout le désir féroce de se venger d’avoir été vaincue par une enfant et, aussitôt après l’inique sentence, elle se satisfit à la manière des démons, en infligeant à sa victime la forme la plus horrible de l’épouvantable supplice du feu.

Le bûcher ordinaire des malheureux ou des malheureuses était peu élevé au-dessus du sol. On se contentait de placer les fagots et les bois autour du pieu auquel on avait attaché le patient. Souvent même, sinon presque toujours, il y avait la miséricorde affreuse du retentum, qui autorisait le bourreau à étrangler le condamné avant les premières atteintes des flammes.

Les Anglais voulurent pour Jeanne cette innovation atroce d’un massif de maçonnerie et de plâtre en haut duquel fut dressé le poteau où le bourreau eut beaucoup de peine à l’attacher, sans qu’il lui fût permis de la tuer, difficulté qui prolongea les préliminaires souffrances de la martyre.

Frère Martin Ladvenu a fourni au procès de Réhabilitation les détails les plus précis sur ce mode inusité de combustion et sur la cruauté des Anglais, — celle qui avait vu « la grande pitié qui était au royaume de France », n’en devant trouver aucune pour elle-même. Il affirma avoir ouï dire au bourreau, le jour même du supplice, que la Pucelle avait dû souffrir beaucoup plus que ne souffraient d’ordinaire les autres condamnés, et cela « par la manière cruelle de la lier et afficher ; car les Anglais firent faire un haut eschesfault de plastre et il ne la pouvoit bonnement ne facilement expédier ne acteindre à elle, de quoy il estoit fort marry et avoit grant compassion de la forme et cruelle manière par laquelle on la faisoit mourir ».

III

Le supplice de Jeanne d’Arc continue, ai-je dit. Il continue par la sottise et la dégoûtante sentimentalité de ses admirateurs catholiques, absolument incapables de comprendre la mission réelle de cette fille de Dieu. Sans doute ils blâment le bûcher, mais l’horreur qu’ils en pourraient éprouver est mitigée fort heureusement par l’imagerie bondieusarde qui les console. Il en est du bûcher de la Pucelle comme de la Croix de velours où Jésus sans doute a dû peu souffrir. Tout se passe dans l’extrême douceur et rien n’est plus facile pour les dévotes confortables que de suivre en autos leur Rédempteur couronné d’épines. On m’a montré une petite Jeanne d’Arc en simili-bronze agenouillée dans son armure sur un prie-Dieu capitonné emprunté à Sainte-Clotilde ou à Saint-Thomas d’Aquin. L’art prétendu chrétien exige ces profanations et ces idioties. L’extrémité de la Souffrance est devenue inconcevable autant que la plénitude de la Foi, et le clergé mondain n’approuve pas l’excessive configuration des Martyrs.

Que pourrait comprendre à Jeanne d’Arc cette populace de la piété, mille fois inférieure à ces gens du pauvre peuple qui sanglotaient en voyant mourir la Sainte de France ? Ceux-là comprenaient au moins qu’une chose inouïe s’accomplissait, que quelqu’un venu de Dieu expirait pour eux dans d’épouvantables tourments et qu’il n’y avait pas moyen de s’en consoler.

Ah ! sans doute, en ces lointains jours, on ne savait pas exactement ce que signifiait le mot de patrie qui, d’ailleurs, existait à peine. Le régime féodal, déchu de sa primitive grandeur, avait tellement émietté la terre et chaque pied d’arbre, pour ainsi dire, était si continuellement revendiqué par des compétiteurs étrangers, qu’il fallait quelque chose comme une révélation pour que la France prît conscience d’elle-même. Jeanne d’Arc précisément avait apporté de son Barrois et de sa Lorraine cette révélation qui allait changer la face du monde. Sans pouvoir comprendre, les humbles gens, toujours broyés sous les pieds des hommes de guerre, le sentaient confusément. Puis, Jeanne était une vierge merveilleuse et Jésus, vrai Roi de France, saignait devant elle en sa Croix.

Elle avait vu la misère excessive de Charles VII, le fils d’Isabeau, qui devait si odieusement l’abandonner, et c’est à cause de lui, sans doute, qu’elle avait parlé de « la grande pitié qui était au royaume de France ».

Tout le monde sait qu’à aucune époque la France ne fut aussi près de périr. Neuf années avant l’apparition de la Pucelle, le traité de Troyes avait été ou paru être le coup sans rémission. L’odieuse Allemande Isabeau, abusant de la démence de son époux, avait déshérité et renié le dauphin Charles, son fils, au profit du pirate anglais Henri V, devenu ainsi roi de France et d’Angleterre.

Cette honte extrême, il est vrai, n’avait pas été acceptée. Autour de l’inerte héritier de Philippe-Auguste et de saint Louis, il y avait encore quelques combattants redoutables tels que Saintrailles et surtout La Hire, l’Ajax des batailles désespérées ; mais depuis le désastre de Verneuil, on pouvait bien croire qu’il n’y avait plus de bénédiction. Charles VII sans armée, sans argent et sans courage, doutant même, en fils de prostituée, de son extraction royale, pensait déjà à se retirer en Espagne ou en Écosse pour y vivre en prince dépossédé…

Les choses de ce monde étant ordonnées infailliblement, il est impossible et déraisonnable de conjecturer en histoire. Imaginer ce qui aurait pu advenir sans la Pucelle est aussi parfaitement vain que de supposer une bataille de Waterloo qui n’aurait pas été perdue. Il n’y a pas, dans toute l’histoire, une prédestination aussi évidente, aussi manifeste que celle de Jeanne d’Arc et, par là, se trouve indiscutablement corroborée la miraculeuse vocation de la France.

Il s’agissait alors du royaume, du royaume seulement, et c’était à peu près une instauration. Les prédécesseurs plus ou moins grands de Charles VII, sans excepter saint Louis, avaient été rois de France, mais non pas de « toute France », comme l’entendait Jeanne, et il fut donné à cet avorton de commencer. A partir de lui, l’arbre magnifique ne cessa de grandir jusqu à ce que fût réalisée l’unité parfaite de la Nation incomparable. Ce résultat obtenu, la royauté dynastique et fictive qui en avait été le moyen, devait naturellement finir tel qu’un vieux rouvre épuisé de sève, éventré par le tonnerre, mutilé par les ouragans, rongé par les bêtes et ne donnant plus que des rejetons sans vigueur.

IV

La France intégrale, homogène, la France géographique, telle qu’on la voit depuis trois cents ans, était nécessaire à Dieu, parce que, sans elle, il n’eût pas été et ne serait pas complètement Dieu. Quels que soient ses infidélités ou ses crimes, quelque affreuse que doive être l’expiation, il ne permettra pas qu’elle succombe, ayant besoin d’elle pour sa propre Gloire, et les luthériens fétides qui la mutilèrent, il y a près d’un demi-siècle, seront flagellés avec une rigueur inimaginable.

Le plus sale peuple de la terre a osé porter la main sur la patrie même de Jeanne d’Arc, sur la Lorraine, et c’est une des preuves les plus accablantes de la patience divine qu’il n’ait pas encore été châtié pour cet attentat. La belle vierge de Domremy avait, sans doute, le pressentiment de ces choses et de beaucoup d’autres, car une Mission aussi extraordinaire que la sienne ne paraît pas séparable de la divination prophétique.

On lit dans l’étonnante vie du Curé d’Ars qu’à l’époque de sa petite enfance, le saint mendiant Benoît Labre reçut l’hospitalité dans la maison de son père et qu’il laissa en partant une bénédiction merveilleuse. On peut croire que quelque chose de semblable dut se passer à Chinon entre Jeanne d’Arc et Louis XI qui n’est certainement pas devenu un saint, mais qui devait être, par décret divin, le bâtisseur de la France monarchique.

Il avait alors six ans et Jeanne d’Arc dut regarder cet enfant avec une attention très particulière. Elle dut le fixer de ces mêmes yeux qui avaient contemplé saint Michel et les saintes Auxiliatrices. Un pan de la nappe du bleu de France qui enveloppait divinement la prédestinée tomba sans doute sur cette petite créature innocente encore et sommeillant dans les rideaux de la foudre…

Ce que fut exactement le successeur de Charles VII, il n’est pas facile de le dire, même aujourd’hui. C’est d’autant moins facile qu’on ne comprend plus du tout ce qu’était, il y a cinq siècles, la monarchie de droit divin et la force mystérieuse de ce préjugé sublime. Les ennemis de Louis XI, les domestiques des grands abattus par lui, ont voulu passionnément qu’il fût un parricide, un fratricide, un tyran perfide et cruel, un hypocrite, un bourreau. Les historiens modernes l’ont voulu aussi et la légende est puissamment accréditée.

Mais il fut donné à ce grand homme de parachever l’œuvre de Jeanne qui n’était pas seulement de mettre les Anglais « hors de toute France », mais de réaliser vraiment le Royaume de Jésus-Christ, la Lieutenance, ainsi qu’elle disait, une France une et compacte, des Pyrénées aux Flandres et de l’Océan aux Alpes et au Rhin.

La divine histoire de ce royaume est comme un Bréviaire dont les Matines ont trois nocturnes : les Mérovingiens, temps des ruches épiscopales et de la christianisation du monde barbare ; les Carolingiens, temps des cellules rigoureuses de la Féodalité pour la formation de cette chevalerie de fer qui fit les Croisades ; les Capétiens devant aboutir, après quatre cents ans de péché, d’héroïsme intermittent et de douleurs infinies, au Miserere formidable de Louis XI que Jeanne d’Arc désigne pour chanter à sa manière les Laudes de la Monarchie, en amalgamant pour toujours les races et les provinces empilées sous son terrible pressoir. Enfin, quatre nouveaux siècles s’étant écoulés encore, c’est l’immense Cantique des Enfants de France dans la fournaise de Napoléon. On en est aujourd’hui aux petites Heures, en attendant les Vêpres qui seront ce que Dieu voudra… le Grand Soir peut-être.

Au résumé : De Clovis à Charlemagne, le chaos barbare au seuil de l’étable où naissait l’Église du Fils de Dieu, et rien ; de Charlemagne à Hugues Capet, la charpente féodale au chant lugubre des litanies de la même Église invoquant le Christ et tous ses saints contre la fureur des païens normands déchaînés, et rien de plus ; de Hugues Capet à Louis XI, les famines enragées, la conquête de l’Angleterre, les Croisades, l’Interdit de Philippe-Auguste, la prière de saint Louis, l’énorme grandeur du Treizième Siècle, la peste noire, la guerre de Cent ans et la Pucelle pour en finir ; de Louis XI à Napoléon, l’ignominie des derniers Valois, la puanteur inexprimable des Bourbons, et la Guillotine. Mais la place de Jeanne d’Arc est inouïe.

V

Sans elle, tout est impossible, avant comme après, puisque tout porte sur elle. C’est la clef de voûte.

« Une femme a perdu le royaume, une fille le sauvera », disait-elle, avant de quitter son village. La femme, évidemment, c’était Isabeau, la chienne du traité de Troyes, et la fille, c’était elle-même. Mais infiniment au delà des mots et de leur application immédiate, il y a leur sens intérieur et prophétique. « Ce qu’Ève a perdu, Marie le sauve. » L’époque était encore au mysticisme et c’est quelque chose de semblable que les contemporains durent entendre. Les paroles de la petite visionnaire de Domremy dépassaient assurément sa propre pensée. La « femme », sans doute, pouvait être supposée vulgairement la France des deux ou trois siècles horribles qui avaient précédé, et la France à venir pouvait aussi être annoncée et préfigurée par la Vierge de Domremy. Ah ! il y avait bien autre chose !

Au sens mystique le plus profond, la vraie femme, l’unique femme est nécessairement la Vierge, et la Virginité parfaite est le tabernacle du Saint-Esprit. Le royaume abominablement profané du Fils de Dieu ne pouvait, au quinzième siècle, être sauvé que par une vierge. Pour parler exactement, pour tout dire, il était nécessaire qu’une vierge l’enfantât, car ce royaume n’existait encore que dans la Pensée divine.

La Vocation de la Pucelle apparaît alors comme le prodige des siècles, le plus haut miracle depuis l’Incarnation. Cela, en raison de la prééminence infinie du nouveau peuple de la promission chrétienne.

La première femme venue est déjà tout un mystère, puisqu’on ne trouve pas mieux que le Paradis terrestre pour la symboliser. Elle centralise tellement toutes les convoitises et concupiscences humaines ! Mais la Vierge est l’objet de la concupiscence divine et l’Esprit-Saint qui est l’Amour même n’y résiste pas. Elle peut donc engendrer par Lui et c’est toute l’histoire de la mystérieuse Jeanne d’Arc donnant à Dieu un royaume qui n’existait pas visiblement avant elle et qui, sans elle, n’aurait pas pu naître.

Dès le commencement tout est promis à la Femme et c’est par la Femme que tout doit être accompli. Entre elle et le Saint-Esprit il y a une telle affinité qu’on peut humainement les confondre et qu’il est difficile de ne pas imaginer, avec certains Mystiques, le Troisième Règne, c’est-à-dire le triomphe du Paraclet, procuré par Celle dont il est dit qu’elle « rira au Dernier Jour ».

Il est dangereux et à peine licite à des chrétiens de s’arrêter à une telle pensée qui appartient au domaine que Dieu s’est réservé et dont il ne confie la clef à personne. Cependant, lorsqu’on est à genoux et tout en larmes, lorsqu’on est pantelant de désir et que le cœur brûlant ne sait plus où aller, comment ne pas voir ou ne pas entendre l’Immaculée qui pleure là-bas, sur cette montagne du Dauphiné, et qui parle à son peuple comme le Père céleste seul pourrait parler ? Comment ne pas sentir, en un tel moment, l’énormité du Mystère et la présomption sublime de quelque péripétie surnaturelle au delà de l’entendement humain, où la Femme par excellence, le Vase insigne, se manifesterait enfin dans une gloire inimaginable, pour tout accomplir ?

VI

Jeanne d’Arc est la préfiguration très sensible de cette victorieuse des hommes et des démons, et il n’y en a pas d’aussi précise dans aucune histoire. Ses contemporains le devinèrent confusément. Bien souvent il lui fallut toute sa candeur de bergère du Paradis et toute la force de son invincible foi pour résister à l’enthousiasme inouï des simples âmes qui voyaient en elle une émanation de la Divinité.

Pleine de l’Esprit-Saint, comme sa vie et surtout sa mort l’ont démontré, absolument seule au milieu des foules, elle était apparentée au Feu, symbole visible et redoutable de l’Amour, en la même sorte que, plus tard, Napoléon fut affilié au Tonnerre, et c’est une fête pour la pensée d’oublier, un instant, les siècles intermédiaires, en rapprochant l’une de l’autre ces deux destinées incomparables : Jeanne créant le royaume très particulier de Jésus-Christ, et Napoléon dilatant prodigieusement ce royaume pour y instaurer l’image grandiose du futur Empire de l’Esprit-Saint !

Mais qui peut avoir une telle vision ? L’Histoire ainsi regardée ressemble à un gouffre, immense comme tous les espaces, où des tourbillons de ténèbres alternent continuellement avec les tourbillons de la Lumière pour l’éblouissement du spectateur épouvanté.

Quelque impavide qu’on puisse être, on envie, en de tels moments, la simplicité des tout petits à qui Jésus déclare que ces choses, si profondément cachées aux sages et aux prudents, seront révélées un jour par son Père qui est dans les cieux.

26 juillet 1914.

Méditation préliminaire.

5 novembre. — Après trois mois, Je peux enfin reprendre ce livre brutalement interrompu par la guerre allemande, guerre injuste et cruelle, s’il en fut jamais, guerre de races, comme au quinzième siècle, mais avec une exorbitance apocalyptique.

Au temps de Jeanne d’Arc, les plus fortes armées, anglaises ou françaises, ne dépassaient guère vingt mille combattants et le sort d’un empire se décidait en quelques heures. Aujourd’hui, des millions de soldats sont affrontés sur des étendues immenses, les batailles durent des semaines et les fleuves, comblés de cadavres, débordent. La population de vingt grandes villes, déjà, n’égalerait pas le total des morts depuis trois mois. La guerre des Mercenaires, il y a plus de deux mille ans, fut appelée inexpiable. Quel nom faudra-t-il donner à celle-ci ? Il ne s’agit même plus de conquêtes, c’est l’extermination qui est commandée, la totale et irréparable extermination des hommes et des choses.

Dès le premier jour, il fallut que la France n’existât plus ou que l’Empire allemand fût anéanti. Nul accommodement possible. Les haines ont trop dépassé toute mesure et l’Europe, craignant de voir tarir toutes ses sources, intervient avec fureur. La monstrueuse expansion germanique est combattue à la fois par la France, la Russie, l’Angleterre. Douze ou quinze millions d’images du Dieu vivant se détruisant dans le crépuscule de toute civilisation, du ponant à l’extrême orient ! Vision de Patmos ! Un ange même pourrait-il dire la fin de ces choses ?

La Lorraine de Jeanne d’Arc était, depuis 1870, sous les pieds des brutes, profanation intolérable à Dieu et aux hommes. Où est-elle maintenant, la sainte fille ? Qu’est-elle devenue après 483 ans ? Elle mourait alors cruellement pour avoir délivré la France des Anglais. Entendrait-elle aujourd’hui des Voix pour débarrasser des Allemands notre République sans Dieu ? Et quelles Voix ? La Vierge des vierges, Elle-même, n’a pu obtenir qu’on l’écoutât ! Elle pleurait, pourtant, la Douloureuse, et son peuple à Elle, c’était tous les peuples signifiés par la seule France. Jeanne d’Arc avait peut-être entrevu cela dans le demi-jour prophétique, sans aucune autre aperception immédiate que le pauvre royaume de son temps et la « grande pitié qui était en ce royaume ». C’était tout pour elle et il n’a pas fallu davantage, au quinzième siècle, pour que s’accomplît le plus étonnant miracle de l’Histoire.

Il est indispensable de se rappeler que ce vieux siècle était chrétien, non plus, il est vrai, des Catacombes ni des Arènes, mais de la misère noire et de la tristesse infinie. De l’enthousiasme religieux qui avait fait les Croisades, il lui restait encore cependant assez de foi pour considérer les Plaies du Christ et, par là, il était capable de porter le vin de l’Espérance qui fait germer les vierges fécondes.

Maintenant que reste-t-il, sinon comme parle Isaïe, « deux ou trois olives à l’extrémité d’un rameau, tout au plus quatre ou cinq à la plus haute cime de l’arbre, quand il a été fortement secoué » ? Avec cela, l’alliance avec la protestante Angleterre qui fit brûler Jeanne d’Arc avant d’assassiner Napoléon et l’alliance avec la schismatique Russie que la visionnaire de Dulmen voyait, il y a cent ans, comme une contrée immense enveloppée de ténèbres impénétrables !

L’orgueilleuse et féroce Allemagne est visiblement condamnée, mais les convulsions de ce monstre et les cataractes de sang !… Comment espérer une arche sur un tel déluge ? Et où sont les élus de Dieu pour y être préservés ? Sans doute la France a des promesses, étant l’unique d’entre les nations à qui tout puisse être pardonné ; mais elle a des comptes à rendre aussi hauts que les colonnes du firmament, et c’est effrayant de penser à ce qu’il lui faudra souffrir ! Les carnages et les agonies de l’heure présente sont-ils autre chose qu’une école d’entraînement pour les martyrs futurs, c’est-à-dire pour les chrétiens capables encore de sentir la prédestination de leur baptême ? Aucune autre explication d’un si prodigieux déchaînement n’est acceptable.

La destruction de la cathédrale et de la ville de Reims bombardées par la surdité criminelle de son archevêque, membre du Sacré Collège, contempteur et persécuteur de la Mère de Dieu qui avait pleuré contre lui sur la montagne de la Salette ; cette abominable immolation de la capitale de Jeanne d’Arc, le 68e jour anniversaire de la célèbre Apparition, à la même heure où s’était accompli le Miracle et dans les mêmes circonstances liturgiques, ne serait-elle pas le signe d’une Colère que rien n’est plus capable d’endiguer ?

Il y avait là une modeste et fragile statue de l’Héroïne, autour de laquelle l’ouragan des obus a tout détruit, sans pouvoir l’atteindre — jusqu’à cet instant — comme si la Pucelle de France avait encore quelque chose à faire ! Demain, peut-être, apprendrons-nous qu’elle a été pulvérisée à son tour par la désobéissance implacable de ce pontife. Religio depopulata.

I
Le Lieutenant de Jésus-Christ.

L’an de grâce 1422, le 21 octobre, jour des Onze mille Vierges, jour périlleux, selon les idées du Moyen Age, trépassait à Paris, en son hôtel de Saint-Paul, Sa Majesté très-chrétienne et très déchue, le roi Charles VI. Deux ans plus tôt, ce monarque détraqué, oubliant qu’il avait un fils apte à lui succéder, avait abdiqué de fait au profit du roi d’Angleterre en le constituant son héritier, extravagance inouïe voulue par l’Allemande infâme qui partageait avec lui la royauté, depuis trente-cinq ans, et lui avait donné douze enfants de provenance incertaine.

Le successeur intrus, décédé quelques semaines auparavant, lui avait sans doute fait un signe du fond de sa tombe, car il dut y avoir une connexité mystérieuse entre ces deux potentats du songe et du mensonge promis aux mêmes vers et appelés au même jugement. L’Allemande, réservée au tribunal des prostituées infanticides, devait traîner quatorze ans encore sa vieillesse ignominieuse.

La débauche princière assaisonnée de quelques massacres en Flandre et ailleurs, puis trente-trois années de démence, tel avait été le triste règne de Charles VI. Ce roi de France, jadis magnifique, rendit l’âme dans un palais presque désert. Le chancelier de France, le premier chambellan du roi, son confesseur, son aumônier, puis quelques rares subalternes : tels furent les témoins de ses derniers moments. On déploya pour ses funérailles la même pompe matérielle que pour Henri d’Angleterre. Mais aucun prince du sang ne parut à ces fastueuses cérémonies. Le 10 novembre suivant, le corps embaumé fut d’abord porté à Notre-Dame, puis à Saint-Denis. Immédiatement après le char, dans le trajet de Saint-Paul à la cathédrale, marchait seul, à pied, Jean, duc de Bedfort. Venaient ensuite les autorités et une multitude de peuple.

Dans son ignorante et surnaturelle affection, le peuple fut plus fidèle à ce roi que les princes. Paris, dès le quatorzième siècle, était déjà ce qu’il a toujours été depuis : une métropole d’opposition et la capitale française de la raillerie. Vainement, sous ses yeux, Charles VI le fou devint le jouet des partis, le butin du vainqueur. Vainement, durant son règne et à l’ombre de son trône, tous les désordres, tous les fléaux, toutes les misères, y compris la honte du joug étranger, vinrent-ils s’appesantir sur la ville et sur le royaume. Jamais le pauvre roi ne rencontra l’ironie ou l’insulte. La plus humiliante et la plus dérisoire des infirmités n’altéra pas un seul jour, en sa personne vénérée, le culte de la monarchie.

Le jour de sa mort, on ne vit point, au chevet de l’époux expirant, Isabeau de Bavière, reine de France. Au jour des funérailles, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était absent. Pas un fils, pas un parent. Mais la multitude des petites gens — que ce roi avait écrasées — inondait la capitale. « Et tout le peuple qui estoit en my les rues et aux fenestres, pleuroit et crioit, comme si chacun vît mourir la chose que plus aimât. » Ce jour-là, semble-t-il, il dut y avoir quelque étonnement dans la nature.

Pourtant ces larmes d’un peuple malheureux, ce n’était pas la première fois qu’il les répandait en accompagnant au sépulcre un de ses maîtres impitoyables. La pauvre multitude croyait peut-être pleurer le défunt. En réalité, ces humbles croyants pleuraient de voir disparaître une des Épines de la Couronne douloureuse de Jésus-Christ, devinant ou pressentant confusément en leurs cœurs que le nombre en était compté et qu’à la fin le Fils de Dieu n’aurait plus de couronne sur la terre.

Seul, de tous les rois, celui de France pouvait être nommé son Lieutenant. Quelque indigne qu’il fût ou parût être, il était l’intérimaire indiscutable du Christ, étant assis sur son trône pour chasser les diables. Il semblait guérir les aveugles, les muets, les sourds, les lépreux, les paralytiques et ressusciter les défunts, certaines images des anciens vitraux ayant paru l’attester, quelquefois, dans de très obscures chapelles. On ne doutait pas qu’il eût le pouvoir de marcher sur les eaux, s’il l’avait voulu, l’ayant vu souvent, sur son cheval de guerre, cheminer dans le sang des morts. En tout cas, il multipliait admirablement le pain de douleur et, quand il donnait un ordre terrible, on croyait entendre une parabole de l’Évangile.

Lieutenant de Jésus-Christ ! comme l’entendait Jeanne, précisant ainsi le sentiment universel en ce déclin du Moyen Age. Quelqu’un s’est-il avisé d’expliquer par la Loi Salique cette magnifique Lieutenance, apanage exclusif et inaliénable de nos rois ? Jésus étant le vrai Capitaine, il ne se pouvait pas qu’une femme le remplaçât dans ce magistère tout divin dont le plus saint et le plus victorieux chevalier n’eût pas été digne. Les âmes simples et fidèles comprenaient cela et ne voyaient presque plus un mortel dans le roi de France le moins estimable.

Toutes ces choses sont loin. C’était alors l’adolescence. A défaut de joies terrestres, il y avait les délices de l’intimité avec Dieu que ne connaissent plus les peuples modernes qui ont greffé sur l’arbre de la Science le sauvageon de la Mort. Mais le souvenir de ce printemps n’est pas complètement effacé, et quand un poète l’exprime, les larmes de l’ancien amour jaillissent encore de quelques cœurs solitaires…

Henri V mort et son fils ayant à peine dix mois, le duc Jean de Bedfort était régent de France. Ce prince anglais inique, impur et brutal, autant qu’un Prussien du vingtième siècle, avait été désigné par la Providence infaillible pour être l’adversaire toujours malheureux de Jeanne d’Arc dont il ne put se débarrasser qu’en l’assassinant. Mais avant l’apparition miraculeuse de cette missionnée de Dieu, il n’avait devant lui que le lamentable fruit de Charles VI et de son Allemande. Et encore c’était une question de savoir si le défunt roi l’avait engendré lui-même. Il fallut une révélation de la Sainte pour dissiper cette incertitude.

Quelle situation pour cet héritier du trône de France que ses ennemis nommaient dérisoirement, mais avec exactitude, le roi de Bourges ! Pas de soldats, pas d’argent, moins encore de caractère, « de petit courage », dit Chastelain, « et toujours en crainte de mort violente », ne montrant de vivacité que pour le plaisir et une sorte d’hébétement en face des affaires et des périls. Les Anglais étaient maîtres de la Normandie et d’une grande partie de la France occidentale, le duc de Bourgogne régnant sur les Flandres et le plus traître des seigneurs, Georges de la Trémouille régnant sur sa volonté. L’insuccès de Cravant et surtout le désastre de Verneuil l’accablèrent. Vainement, n’étant encore que dauphin, il avait approuvé, sinon commandé, l’assassinat de Jean sans Peur, assassin lui-même, usurpateur violent du pouvoir et fauteur de la guerre civile ; qui n’avait pas craint, en 1416, de traiter à Calais avec Henri V, vainqueur d’Azincourt, déchaînant ainsi sur le royaume la honte et le fléau de l’invasion. Cette exécution d’un scélérat audacieux, à laquelle manqua seulement la forme judiciaire, avait achevé de compromettre le jeune prince, en délivrant le roi d’Angleterre de son plus formidable compétiteur, et donné lieu à l’exécrable traité de Troyes qui faisait la France anglaise.

Cent ans plus tard, en 1521, François Ier, passant par Dijon, visita la Chartreuse, antique cimetière de la maison ducale de Bourgogne. Ce roi de France, descendant de Louis, duc d’Orléans, frère de Charles VI, assassiné en 1407, voulut contempler à nu la dépouille mortelle de Jean sans Peur, l’assassin de son aïeul, qui, depuis la boucherie du pont de Montereau, y avait été transportée. A l’aspect de l’effrayante crevasse qui entaillait le crâne du duc Jean, François Ier, expert en coups d’estoc et de taille, se récria sur l’énormité de la blessure. « Sire, lui dit le chartreux qui l’accompagnait, c’est par ce trou que les Anglais sont entrés en France. »

S’il peut y avoir une excuse à la débilité d’âme de Charles VII qui fut nommé le Victorieux, parce que d’autres — et quels autres ! — lui avaient reconquis son royaume ; cette excuse cardinale, hyperbolique, à la stagnation la plus révoltante et à l’ingratitude la plus noire, il faut la chercher d’abord dans son origine d’enfant de fou et de prostituée, puis dans le tourbillon sanglant des incohérences monstrueuses qui l’environnèrent dès le berceau.

Né le 21 février 1403, en l’hôtel royal de Saint-Paul, le prince enfant eut tout de suite son appartement ou quartier d’habitation très près de là, en l’hôtel du Petit-Musc — ou Pute-y-muce — dont le nom seul est suffisamment évocateur. Le petit comte de Ponthieu, — tel fut son titre jusqu’au jour où la mort de ses aînés le fit Dauphin — vécut donc ses premières années enveloppé d’une atmosphère d’orgies élégantes dont il garda le souvenir et pratiqua les leçons dans son ignoble vieillesse. Mais d’autres images furent offertes à son enfance.

Assurément il ne vit pas l’égorgement ou, pour mieux dire, la charcuterie de son oncle d’Orléans, haché vif par l’ordre de Jean sans Peur, mais il dut entendre la clameur énorme qui s’ensuivit et l’affreux orage de la guerre civile qui en fut la conséquence. Assistant ou spectateur intéressé de l’épouvantable rivalité des Armagnacs et des Bourguignons, il vit, de loin ou de près, l’abomination des Cabochiens précurseurs des horribles tueurs de septembre 92, et l’abomination plus grande de l’invasion de son héritage par les Anglais qui arrivaient comme des corbeaux, ivres encore de l’énorme carnage d’Azincourt.

Devenu grand et pour inaugurer son adolescence, il fait assassiner à Montereau le duc de Bourgogne, en représailles peut-être du récent massacre des Armagnacs, mais certainement pour en finir avec les palinodies de ce mauvais homme qui pouvait, d’un moment à l’autre, livrer la France aux étrangers. Alors il se trouva en présence d’Henri V, de Bedfort et de son effrayante mère. Vision panique !

Soutenu quand même par l’audace militaire de quelques impavides tels que Dunois le grand Bâtard, Richemont, d’Alençon, Poton de Saintrailles et le fabuleux Étienne de Vignolles surnommé La Hire, tant il était redoutable, il se traîna misérablement jusqu’à l’arrivée de Jeanne d’Arc, laquelle se vit forcée de le traîner à son tour, comme un cadavre, jusqu’à la dernière marche du trône de France où elle le contraignit de monter. Rien de pareil ne s’était vu ni ne se reverra, très probablement. Il était trop avorton pour cette grande fille du peuple et l’héroïque Moyen Age finissait trop en sa personne.

Lorsqu’il fallut faire marcher ce roi stagnant à qui rien n’était demandé que le sacrifice momentané de ses divertissements imbéciles, sans qu’il eût à faire un geste de combattant, ce fut pour Jeanne le commencement du martyre. Même après la levée miraculeuse du siège d’Orléans, après Patay, après Troyes, après le prodigieux fait de son sacre, alors qu’il n’avait plus qu’à étendre la main pour prendre Paris et devenir le maître en France, il affecte encore d’être incertain, prend conseil de deux ou trois scélérats qu’il méprise et retourne à son bourbier.

Lorsque Jeanne, hideusement trahie, est enfin captive de ceux que son nom seul faisait trembler, Charles VII qui aurait pu la délivrer, en usant un peu de l’ascendant énorme qu’il devait aux exploits de la merveilleuse enfant ; ce roi fabriqué par elle avec de la boue, qu’un atome de chevalerie aurait dû précipiter pour elle aux tentatives les plus audacieuses, ne fit pas un pas et continua de croupir sous son La Trémouille jusqu’au jour tardif où il lui fallut consentir à l’immolation de ce suborneur de vomissement et d’opprobre.

Georges Chastelain, le pompeux historiographe des ducs de Bourgogne, ennemi, d’ailleurs, de Jeanne d’Arc et de la France, a fait, en trois mots, le portrait de Charles VII. « Il avait », dit-il, « trois défauts : muableté (inconstance), diffidence (méfiance) et envie ». Peu importe qu’il lui prête en compensation certaines qualités. Cela suffit pour le déshonneur d’un prince. Imaginez seulement ces trois vices chez un laboureur ou un cordonnier et vous aurez la donnée d’un méchant homme. S’il vous plaît d’ajouter à cela un orgueil immense, le goujat deviendra soudain Guillaume II. Dispositions excellentes pour finir sa vie dans l’ordure et Charles VII n’y manqua pas. Il est vrai qu’on ne peut pas lui reprocher un grand orgueil. Tout était petit en ce Lieutenant du Christ. Mais les défauts signalés par Chastelain lui suggérèrent au moins deux iniquités incomparables : l’abandon incompréhensible de la Pucelle qui lui avait donné son royaume et le monstrueux procès de son créancier Jacques Cœur qui l’avait secouru vingt fois.

Il ne restait plus à ce pantin que la putréfaction finale de Louis XV qui n’a pas plus inventé le Parc aux Cerfs que la poudre à canon. On assure que la Dame de Beauté, Agnès Sorel, lui éleva le cœur tant soit peu, ce que j’ai quelque peine à croire. Après la mort de cette éblouissante concubine, le muable Lieutenant du Fils de Dieu, intrôné par Jeanne d’Arc et bourreau de Jacques Cœur, mourut dans les bras d’une quarantaine de filles d’honneur qu’il avait attentivement corrompues.

II
L’Angélique.

Au dire des bestiaires de la science héraldique, la Licorne est un cheval-chèvre de couleur blanche et sans taches. Cette bête intrépide porte au front, en guise de corne, une merveilleuse et redoutable épée. Douée de jambes rapides, elle défie les poursuites du veneur et ses atteintes meurtrières. Mais si, dans la clairière des bois, quelque jeune fille se rencontre sur son passage, soudain la Licorne s’arrête. Elle obéit à la voix de la vierge, incline humblement sur son giron sa blanche tête et se laisse prendre aisément par les faibles mains de cette enfant.

La Licorne étant le support des armoiries de la vieille Angleterre, quelques-uns adaptèrent cette légende à la miraculeuse histoire de Jeanne d’Arc. Je n’y contredis pas ; mais la blancheur immaculée de cet animal de songe — qui existe réellement, assure-t-on, dans les montagnes inexplorées de la Birmanie — me gêne un peu. Une robe si pure attribuée à l’Angleterre me déconcerte et je ne vois pas non plus cette nation superbe se laissant dompter par l’innocence.

Les Anglais, au quinzième siècle, étaient ce que sont encore aujourd’hui les Allemands de Guillaume II, des brutes pillardes et féroces, inaccessibles à toute générosité, à toute bonté, à toute justice, invulnérables dans leur orgueil de pachydermes, aussi incapables d’un mouvement de chevalerie que d’un discernement rudimentaire de la Beauté ou de la Grandeur, malebêtes exécrables qu’il fallait détruire ou expulser par quelque moyen que ce fût. Toutefois cette légende exprime singulièrement le décor surnaturel et la force de rayonnement que le Moyen Age attribuait à la virginité.

« A l’époque de Jeanne d’Arc », dit un historien, « et dans plusieurs provinces de la France proprement dite, régnait une coutume fort notable. Lorsque les condamnés à mort marchaient au supplice, il arrivait parfois que quelque jeune fille, voyant passer le cortège, se sentît émue d’une compassion dévouée. Dans ce cas, elle réclamait publiquement l’un des misérables pour en faire son époux. Cet appel était suspensif ; il entraînait immédiatement le sursis de l’exécution. Bientôt des lettres du prince, sous forme d’acte de rémission, abolissaient le crime et la peine prononcée. On peut citer une série authentique de faits avérés et nombreux de ce genre. Il était de notoriété publique enfin, que le Diable ne pouvait avoir d’action sur la femme ou la jeune fille qu’après l’avoir dépouillée de sa virginité. » Et ce privilège merveilleux pouvait être communiqué par elle, sous forme de rémission plénière, à n’importe quel malandrin qu’il lui plaisait de choisir.

L’élu de la Pucelle fut le roi de France, non pour l’épouser, mais afin qu’il devînt au moins un homme et ne faillît pas à sa destinée de victorieux par procuration, sorte de miracle dont les chroniqueurs de chair et de boue n’ont pas manqué d’attribuer la réalisation à Agnès Sorel, quinze ans après l’holocauste de l’héroïne.

Les compagnons et contemporains de Jeanne l’avaient surnommée L’Angélique, et Dunois, le fier Bâtard d’Orléans, ne craignit pas de déclarer qu’il voyait en elle quelque chose de divin. Ce quelque chose domptait, assouplissait incroyablement ces routiers endurcis de la guerre de Cent ans. Le plus rude et le plus violent parmi tous ces hommes, La Hire lui-même fut subjugué. Elle obtint de lui ce que toute une armée anglaise et la menace même de la mort n’aurait pu faire, à savoir qu’il renonçât à ses jurements ou imprécations. On connaît la prière de ce furieux au moment de combattre : « Dieu, je te prie que tu fasses aujourd’hui pour La Hire autant que tu voudrais que La Hire fît pour toi, s’il estoit Dieu et que tu fusses La Hire. » Et « il cuidoit », ajoute le chroniqueur, « très bien prier et dire ».

Il est probable qu’il avait raison, Dieu ne demandant pas plus aux machines de guerre. Enfant terrible des batailles, ne pouvant se passer de sacrer à tous moments, ce qui, paraît-il, est indispensable pour vaincre, Jeanne sut le contraindre avec douceur à ne jurer en sa présence que par son bâton !

Pour ce qui est de l’ordre ou du droit, du devoir ou de l’obéissance, de telles notions n’entrèrent jamais dans l’esprit de ce guerrier. Plût à Dieu cependant que les autres lui eussent ressemblé ! La Hire, presque seul, accepta de bonne foi et sans basse envie, la Pucelle, se distinguant ainsi de certains capitaines plus « froids et attrempés Seigneurs », dont la hideuse jalousie poursuivit la sainte fille jusque dans la mort.

Jeanne d’Arc est incompréhensible sans le Surnaturel. Elle n’était pas seulement une vierge très pure. Sa pureté était communicative, agressive, éclairante comme une flamme vive. Les plus impénitents soudoyers devenaient chastes en la regardant. Elle pouvait dormir tranquillement au milieu d’eux, telle que l’éblouissante « colombe aux ailes argentées » dont il est parlé dans le psaume. Les témoignages à cet égard sont formels et surprenants.

Lorsque les persécuteurs de sainte Lucie, exaspérés de son vœu de virginité qui faisait de son corps, disait-elle, le temple du Saint-Esprit, la voulurent traîner par force en un lieu de prostitution, le Saint-Esprit, raconte la Légende dorée, la rendit si pesante que mille hommes et cinquante paires de bœufs ne la purent mouvoir.

Pour contraindre Jeanne, les forces de l’univers n’auraient pas suffi. L’Angleterre s’y épuisa, s’y écrasa, s’y déshonora, et c’est à peine, aujourd’hui, si la longueur de cinq siècles et le surpassant prodige de l’iniquité allemande peuvent atténuer le souvenir du crime épouvantable de la place du Vieux-Marché. Ce qui faisait, alors, Jeanne si pesante pour les Anglais, c’était, en sa personne, le poids de la conscience de toute une nation élue de Dieu pour les plus hautes manifestations de Sa Gloire, le poids d’un royaume qui paraissait plus grand que la terre et qu’éclairait le soleil du Paradis !

La figure historique de la Pucelle ressemble à un vitrail d’Annonciation infiniment doux et pur, que le temps et les barbares auraient respecté. C’est l’azur de France et la couleur de feu de son supplice tamisés suavement autour de cette figure de martyre. Par l’effet d’une confusion sublime, elle paraît être à la fois l’ange annonciateur et la vierge très obéissante recevant humblement le glaive redoutable qui doit remplacer à l’avenir sa jolie quenouille de filandière. Elle ne comprend pas d’abord ce qui lui est demandé. Elle ne sait pas l’histoire de la France, elle ne sait pas la guerre ni les politiques affreuses. Elle ne sait rien, sinon que Dieu souffre dans son peuple et qu’il y a une grande pitié au Royaume qu’il s’est choisi autrefois, dès le temps de sa Passion douloureuse, dans la nuit pascale, quand le Coq se mit à chanter. Alors elle se lève tranquillement, résolument, comme une bonne fille de Dieu et, guidée par ses Voix, devient aussitôt stratège invincible, conductrice des plus hauts princes et leur conseillère sans erreur. Quand elle a délivré la France, il ne lui manque plus que d’être délivrée elle-même de sa mission et, parce qu’elle est du Saint-Esprit, cette autre délivrance plus glorieuse ne peut s’accomplir que par le feu, après les préliminaires horreurs du procès le plus infâme qui ait épouvanté les hommes depuis le procès ineffable de Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Le train du monde va toujours. Cheminement séculaire, immémorial, des forts et des opprimés, des iniques et des innocents qu’ils écrasent, vers la fosse commune de l’Éternité. L’Histoire n’est qu’un cri de douleur dans tous les siècles. C’est comme s’il n’y avait pas eu de Rédemption. On serait tenté de le croire si, de loin en loin, n’apparaissaient pas des créatures merveilleuses qui semblent dire que la Toute-Puissance est captive pour un temps indéterminé, que la Suprême Justice est provisoirement enchaînée et que les hommes de bonne volonté doivent faire crédit à leur Dieu. Créatures de consolation et d’espérance, préfiguratrices, par leurs actions, d’une magnificence inimaginable que les Écritures ont annoncée.

A l’heure où j’écris ces lignes, le sol de la France est affreusement contaminé par des barbares hérétiques assez semblables aux Vandales ariens de Genséric, auprès de qui les brutes classiques d’Attila ou d’Alaric avaient ressemblé à des moutons. Extermination systématique des populations et des villes, avec accompagnement des pires cruautés.

Le vieil historien Lebeau, racontant l’invasion par ces démons des provinces romaines de l’Afrique, s’exprime ainsi : « Leur fureur aveugle détruisit d’abord ce qu’ils prétendaient posséder ensuite et ils commencèrent l’établissement de leur empire en faisant un vaste désert. La plus riante contrée de l’univers et la plus fertile, peuplée de villes florissantes, enrichie d’une ancienne opulence, fut désolée par le fer, par le feu et par la famine. Nul ne trouvait grâce. » Ceux-là, aussi, se disaient les amis de Dieu, déclarant qu’une force intérieure les poussait.

A la distance de quinze cents ans, quelle vision précise de la guerre allemande ! Les Anglais du quinzième siècle, non hérétiques encore, étaient beaucoup moins abominables que nos Prussiens de Luther. Mais ils voulaient le royaume de Jésus-Christ qui envoya contre eux une enfant, une jeune fille tout angélique pour qu’ils comprissent que cela était vraiment impossible. Les hérétiques actuellement déchaînés seront expulsés à leur tour, et d’une façon effroyable, non par une vierge visible et faible selon la nature, mais par une autre Vierge invisible et Toute-Puissante dont Jeanne d’Arc, sans doute, préfigura l’intervention miraculeuse.

Il est vrai que la France est, aujourd’hui, presque sans Dieu, et qu’il lui faut subir, en punition de ses infidélités, les affres de l’heure présente, sans préjudice des tribulations d’agonie qui pourront survenir après cette guerre, si on ne s’amende pas — ce qui est, hélas ! peu probable.

Jésus-Christ, cependant, ne peut pas être vaincu ni frustré. Il viendra donc Lui-même, s’il n’a plus personne à envoyer à sa place, et ce sera l’Avènement espéré par tous les brûlants de l’Amour, l’Avènement glorieux et irrévélable !

III
Le Miracle.

Ce serait mal connaître l’histoire de la France, dans le premier tiers du quinzième siècle, que de supposer une simple dualité de sentiments ou d’influences, un antagonisme normal plus ou moins violent entre la France et l’Angleterre. Il y avait un mal plus grand que l’invasion même, et le duc de Bedfort qui gouvernait, depuis la mort d’Henri V son frère, le royaume à moitié conquis, le savait trop bien.

Selon l’expression d’Alain Chartier, la France était « comme la mer où chacun a tant de seigneurie comme il a de force ». C’était l’anarchie profonde, aux flots sans nombre, toujours agitée, toujours menaçante et peuplée de monstres émergeants, aux fureurs de laquelle ne s’opposait aucune digue puissante.

Les gens de guerre, avant l’arrivée de Jeanne, ignoraient la discipline. C’étaient des bandes disparates, sans cohésion, d’ondoyante humeur, incapables de constance et rebelles à l’impulsion d’un chef unique. Les chefs eux-mêmes ne reconnaissant pas d’autorité supérieure, ne parvenaient pas toujours à se faire obéir. Des princes du sang, des généraux expérimentés avaient essayé vainement de transformer ces corps francs, épars et divisés, en une véritable armée de défense. A Orléans même, Dunois ne réussissait pas à dominer les rivalités et les discordes. On en vit l’effet à la fameuse journée des Harengs, bataille facile à gagner et stupidement perdue, après laquelle Orléans fut à la veille du désespoir.

Il n’y avait absolument pas d’armée nationale. Les soldats, pour la plupart, étaient levés à l’étranger. C’étaient des Écossais que la haine de l’Angleterre et l’instinct du pillage attiraient en France. Chaque année, des vaisseaux allaient faire le recrutement de ces aventuriers. C’étaient aussi des archers lombards attachés à la maison de Valentine de Milan, des Aragonais, des Gascons, des Armagnacs, soldats non de la France, mais de Douglas, de Stuart, de Visconti.

Le triste roi avait mis en eux sa confiance et ces mercenaires, mal payés d’ailleurs, grands pillards et violeurs de femmes, qui vivaient cruellement sur le pays, n’étaient vraiment pas ce qu’il aurait fallu pour gagner à sa cause les sympathies de la nation. Incendier les chaumières, les villages, les monastères, les bourgs, les villes même ; pour de tels hommes c’était la guerre, comme pour les Prussiens, mieux outillés, de 1914. Écraser les enfants, mutiler les jeunes gens, brutaliser les jeunes filles, les femmes honorables et les couper en morceaux, violer des religieuses, égorger des vieillards ; c’était la guerre. Briser les reliquaires et les vases sacrés, convertir en écuries les églises profanées ; c’était la guerre. Les témoignages historiques sur ce point sont multiples, unanimes, irréfragables. Il suffit de lire les chroniques du temps… L’imagination la plus sombre est dépassée.

Les rares défenseurs véritables groupés autour de la personne peu excitante du monarque ne valaient guère mieux que ces insupportables étrangers, et Charles VII presque seul et de plus en plus roi de Bourges, voyait fondre chaque jour la mince partie de son royaume demeurée fidèle. Les princes et les gouverneurs de provinces, indifférents à la détresse de cet inerme titulaire de l’autorité suprême, agissaient avec une parfaite indépendance, tirant à eux tout ce qu’ils pouvaient. Le comte de Clermont en Auvergne, le maréchal de Séverac dans le Languedoc, se comportaient en souverains. Le comte de Foix trahissait sans vergogne. René d’Anjou, duc de Bar et frère de la reine, négociait avec les Anglais maîtres de la plus grande partie de la Champagne. Il était passé comme en maxime que, du pays de France, chacun pouvait prendre ce qu’il pouvait conquérir et garder. En conséquence de tels désordres, la misère était épouvantable et rappelait les pires jours du précédent siècle.

On lit dans le Journal d’un Bourgeois de Paris, à la date des années 1419-1421 : « Vous auriez entendu dans tout Paris des lamentations pitoyables, de petits enfants qui criaient : « Je meurs de faim ! » On voyait sur un fumier vingt, trente enfants, garçons et filles, qui rendaient l’âme de faim et de froid. La mort taillait tant et si vite qu’il fallait faire dans les cimetières de grandes fosses où on les mettait par trente ou quarante arrangés comme lard et à peine poudrés de terre. Ceux qui faisaient les fosses affirmaient qu’ils avaient enterré plus de cent mille personnes. Les cordonniers comptèrent, le jour de leur confrérie, les morts de leur métier et trouvèrent qu’ils étaient trépassés bien dix-huit cents, tant maîtres que varlets, en ces deux mois. Des bandes de loups couraient les campagnes et entraient la nuit dans Paris pour enlever les cadavres… Les laboureurs se disaient entre eux : « Fuyons aux bois avec les bêtes fauves… Adieu les femmes et les enfants… Faisons le pis que nous pourrons… Remettons-nous en la main du diable ! » Et il en était de même à peu près partout.

« Nulle nation n’était descendue plus avant dans la mort », a dit Michelet. La France déjà paraissait morte. Les quatre chevaux de l’Apocalypse, le Blanc, le Roux, le Noir et le Pâle avaient galopé sur elle avec leurs effrayants cavaliers. Le premier armé de l’Arc redoutable et tout fulgurant de la couronne des vainqueurs ; le second brandissant l’Épée exterminatrice ; le troisième, plus terrible, tenant en sa main la Balance du Jugement ; le quatrième enfin, sur le cheval pâle, la Mort elle-même suivie de l’Enfer. Dans les pauvres églises, non encore incendiées ou profanées, arrivaient de l’extérieur les rafales de la peur et du désespoir. Que de bras tordus au-dessus des têtes ! Que de sanglots et de larmes au pied des autels de tous les vieux saints de France endormis depuis des siècles, et quelle pitié dans tout ce royaume qu’ils avaient cessé de protéger !… Et clamabant voce magna, dicentes : Usquequo, Domine ?

On dit que la mort est la séparation de l’âme et du corps. Lieu commun que l’habitude fait paraître clair et qui est absolument incompréhensible. Non est mortua, sed dormit : « Pourquoi pleurez-vous et vous troublez-vous ? Cette jeune fille n’est pas morte, elle dort », dit le Seigneur, et il ressuscite la fille du chef de la Synagogue. Où était-elle, l’âme de cette enfant ? Où était l’âme de la France dont le corps gisait à la façon des cadavres et qu’on croyait morte quand elle n’était qu’endormie ?

L’âme de la France était à Domremy et se nommait Jeanne d’Arc.

IV
« Dii estis ».

Ame joyeuse, adolescente, magnifique ! La surprise et l’épouvante anglaises furent indicibles. On avait jugé la France caduque, sinon tout à fait défunte, et voici qu’elle apparaissait, éblouissante de jeunesse.

Aucune nation n’avait été vue ainsi dans aucun temps. L’Angleterre elle-même qui prétendait la dominer, ne se souvenait pas d’avoir été jeune, étant une bâtarde issue de très vieux peuples dont elle avait porté, en naissant, la décrépitude. Mais celle-ci ne semblait presque pas de ce monde et on pouvait la croire « sans père ni mère, sans généalogie, sans commencement ni fin de ses jours », comme le mystérieux roi de Salem que saint Paul « assimilait au Fils de Dieu ».

Apparition vraiment surnaturelle que cette bergère de Domremy qui incarnait la France et qui ne devait pas vieillir ! « Il n’est pas possible », disaient les Anglais, « que cette fille appartienne à l’humanité ! C’est une créature du Diable ! c’est une sorcière ! » Et ils s’obstinèrent dans cette pensée, refusant de croire qu’on pût être si jeune et si invincible.

Telle est, aujourd’hui, la déception mortelle de l’Allemagne, trop sénile et trop balourde, cependant, pour croire aux démons qui la possèdent manifestement. La renégate meurtrière s’étonne de trouver adolescente et redoutable une France qu’elle présumait cassée de vieillesse. Il y a là quelque chose qu’elle ne parvient pas à démêler, mais la rage barbare qui l’a poussée à détruire la ville de Reims trahit la plus significative inquiétude.

Instinctivement, sans savoir et sans comprendre, — comme les animaux du désert sentent de très loin une source vive qu’ils vont piétiner — les brutes allemandes se sont précipitées vers la Basilique merveilleuse qui fut un jour le cœur de la France, lorsque Jeanne d’Arc y faisait sacrer son roi. Sans doute, il y a cinq cents ans de cela et Jeanne d’Arc a changé de lieu, à l’instar du « passereau qui transmigre dans la montagne ». Il n’y a pas de roi non plus. Les rois se sont dissipés eux-mêmes en descendant au niveau des foules. N’importe, il y avait peut-être là, pour les bisons dévastateurs, quelque reste précieux de cet élixir de longue vie et de jeunesse éternelle qui étonna les Anglais. Il fallait que cela n’existât plus et que Jeanne fût tuée de nouveau, tuée par le feu, si c’était possible encore.

Mais la Pucelle, c’est la passiflore immarcessible et elle ne passera pas plus que la Parole de Dieu. Les barbares finiront peut-être par le comprendre, lorsque le feu dont ils auront abusé si cruellement se retournera contre eux, éclairant leurs faces atroces et l’impérissable figure de la vierge qu’ils insultaient.

Ce privilège exclusif de la France est un mystère. Quels que soient ses infidélités ou ses crimes, elle est rédivive sous le couteau du châtiment… Regardez donc et songez donc ! Dieu n’a que la France ! Si elle périssait, la Foi subsisterait peut-être encore quelque part, fût-ce dans un coin du pôle, avec la frileuse Charité, mais il n’y aurait plus d’Espérance !…

Le temps est une imposture de l’Ennemi du genre humain que désespère la pérennité des âmes. Nous sommes toujours au quinzième siècle, comme au dixième, comme à l’heure centrale de l’Immolation du Calvaire, comme avant la venue du Christ. Nous sommes réellement dans chacun des plis du tablier multicolore de l’antique Histoire. Malgré la mort, nous sommes éternels, en une manière, étant des Dieux, ainsi qu’il est affirmé : Ego dixi : Dii estis. Si on ne pense pas à la France, que signifie cette Parole de l’Esprit-Saint ? L’Humanité n’est explicable et plausible que par la France. Arbor de fructu suo cognoscitur. Elle est le fruit de l’arbre des nations. Tout a été fait pour elle, afin qu’un jour tout soit fait par elle.

La Race juive qui fut autrefois le Peuple de Dieu et qui l’est encore au sens mystique, étant, par nature, sacerdotale et inhérente à la Sainteté, comme l’accident à la substance ; la Race juive, devenue pénitente mondiale, étonne la terre depuis vingt siècles par sa persistante et vermineuse paralysie, en attendant l’heure où son Premier-Né lui commandera de se lever et d’emporter son « grabat » dans sa maison. Mais la France est une adoptive secrètement préférée depuis toujours et qui n’aura jamais besoin de grabat, devant ignorer la paralysie.

Elle a partout ses profondes racines : dans l’ancienne Asie, dans les hypogées de l’Égypte, dans les antres de la Thessalie, dans les Catacombes de Rome, probablement même au cœur de l’Atlantide engloutie et sous les massifs impénétrables de l’Éden perdu. Elle se souvient d’avoir adoré et brisé toutes ses idoles, y compris sa propre image, étant à la fois indocile et spirituelle, mutinée et repentante, comme ces enfants de l’amour qu’il est difficile de punir.

Elle a été punie, cependant, durement punie quelquefois. Elle l’est aujourd’hui, elle le sera demain, très probablement, et le Bras qui tombera sur elle sera plus lourd que le bras atrophié de l’empereur allemand. N’importe, il lui sera tout pardonné à la fin, parce qu’elle a beaucoup plus aimé qu’aucune autre et que sa radieuse jeunesse est irrésistible autant que son courage.

Que voulez-vous que puisse contre une nation qui a enfanté Jeanne d’Arc la horde crapuleuse éclose avant-hier sur le fumier luthérien et qui, dans quelques jours, ne sera plus qu’une chaîne de montagnes de charognes ? Un pire danger la menace et le plus grand miracle ne sera pas trop pour l’en préserver. Il le faut absolument, vous le savez bien, ô Christ glorieux ! l’amnistie plénière de cette Madeleine du Jardin de la Résurrection étant aussi nécessaire à votre magnificence que l’équilibre du firmament !

V
L’Épopée.

Ce livre ne veut pas et ne peut pas être l’histoire de Jeanne d’Arc, histoire cachée ou dénaturée honteusement durant quatre siècles, à peu près connue seulement depuis une soixantaine d’années par de sérieuses recherches dont Jules Quicherat fut l’initiateur. Les personnes curieuses de s’en instruire complètement peuvent consulter la bibliographie placée à la fin du présent volume. Il me suffira d’indiquer rapidement quelques-unes des grandes lignes.

« Aux quatorzième et quinzième siècles », dit Siméon Luce, « la châtellenie de Vaucouleurs, enclavée entre la seigneurie de Commercy au nord, le Barrois à l’ouest et au sud, la Lorraine à l’est dont elle était séparée par le cours de la Meuse, comprenait un certain nombre de villages échelonnés sur la rive gauche de ce fleuve, le long de l’antique voie romaine de Langres à Verdun qui serpentait au pied d’une petite chaîne de coteaux ou mamelons alors couverts de forêts sur la crête, déjà plantés de vignobles sur les pentes, et contournait les verdoyantes prairies de la vallée meusienne. Le village de Domremy, patrie de Jeanne d’Arc, formait l’extrémité méridionale de cette châtellenie enfoncée comme un coin entre la Lorraine et le Barrois. Au commencement du quatorzième siècle, elle avait appartenu à une branche cadette de l’illustre famille champenoise des Joinville. Mais, en 1335, intervint un arrangement avec Philippe VI, en vertu duquel cette châtellenie fut cédée au roi de France… Trente ans après, en 1369, Charles V rendit une ordonnance portant que le château et les villages échus aux Valois feraient désormais partie intégrante du domaine royal et seraient rattachés inséparablement, irrévocablement et directement à la couronne de France. »

Jeanne d’Arc, née en 1412, était donc Française et d’extraction vraiment française.

La foi catholique était vive et forte en ce pays et la petite Jeannette, ainsi qu’on l’appelait, commença son étonnante vie par l’assiduité dans la prière des humbles et des tout petits. La maison de ses parents était contiguë au cimetière, circonstance peu connue qui expliquerait peut-être la profondeur singulière de sa piété et cette teinte de mélancolie, spéciale aux grands prédestinés, dont sa joyeuse humeur d’innocente parut souvent altérée. Cette âme souveraine dut avoir ses racines les plus puissantes parmi les morts.

On lit, dans une déposition de Dunois au procès de réhabilitation, que Jeanne eut, un jour, une vision où elle aperçut saint Louis et « saint » Charlemagne qui priaient Dieu pour le salut du roi Charles VII et pour la délivrance d’Orléans. Elle ne disait pas tout et, sans doute, elle ne pouvait pas tout dire, mais on peut supposer que le cœur de cette vierge insigne était comme une cathédrale où les plus humbles aussi bien que les plus grands défunts venaient chanter les premières vêpres du bienheureux jour de la Délivrance.

Lorsque la guerre qui était alors partout apporta dans la vallée de la haute Meuse le meurtre et l’incendie et que Jeanne vit de ses yeux la fuite éperdue de ses pauvres concitoyens se réfugiant avec leurs bestiaux dans une citadelle du voisinage, elle sentit la grande misère du royaume, une surhumaine clarté se fit en elle et autour d’elle, et elle entendit les Voix du ciel. L’archange saint Michel, protecteur attitré de la France et des Valois en particulier, puis les grandes saintes Auxiliatrices, Marguerite et Catherine, lui apparurent, disant qu’il lui fallait quitter ses parents et son village et s’en aller de la part du roi du ciel vers le roi de France qui lui donnerait des hommes de guerre pour qu’elle délivrât Orléans. — Va ! fille Dieu, va ! Le gentil dauphin est le vrai sang de France !

A cette époque antérieure au sacre, Charles était encore assez communément désigné par le titre de Dauphin. Il y avait même çà et là, et jusque dans le cœur de ce prince, un doute angoissant sur la légitimité de sa naissance.

Étonnée d’abord et naturellement effrayée d’une telle mission, la pauvre petite bergère comprend qu’elle doit obéir. Rebutée deux ou trois fois par Baudricourt, le rude capitaine de Vaucouleurs, elle finit, après des semaines d’humiliations et de rongement, par obtenir une escorte. « Je suis venue ici », avait-elle dit à Jean de Metz qui fut un de ses compagnons de voyage, « parce que c’est ici Chambre du Roy, parce que Vaucouleurs est ville royale, pour que Robert de Baudricourt me veuille conduire ou faire conduire au roi, mais il n’a cure de moi ni de mes paroles. Et pourtant il faut que je sois devers le roi, quand je devrais user mes jambes jusqu’aux genoux, car nul au monde, ni roi, ni duc, ni fille de roi d’Écosse, ne peut recouvrer le royaume de France et il n’y a de secours à attendre que de moi. Certes, j’aimerais bien mieux filer avec ma pauvre mère, parce que ce n’est pas mon état ; mais il faut que j’aille et que je le fasse, parce que Dieu veut que je le fasse. »

Elle part avec six compagnons respectueux et dévoués qui croyaient en elle. Mais quel voyage ! Environ 150 lieues, y compris les détours, sur un territoire en guerre, coupé de cours d’eau, hérissé de garnisons et la moitié en pays ennemi. Seule, la Pucelle se montre inaccessible à tout sentiment de crainte et quand on lui parle des dangers qu’elle va courir, elle répond avec assurance qu’elle a son chemin ouvert et que si l’ennemi se rencontre et veut l’arrêter, Dieu son Seigneur saura bien lui frayer sa voie jusqu’au Dauphin qu’elle doit faire sacrer. « C’est pour cela que je suis née », disait-elle en toute occasion. On arrive en effet, à Chinon sans accident, le onzième jour. Les tribulations magnifiques allaient commencer.

Il fallait d’abord obtenir audience et ce n’était pas facile. Charles VII, pendant toute sa vie, eut pour trait dominant de son caractère, écrit sur sa figure et dans ses yeux, la défiance. Quoique jeune encore, cette affection de l’âme était déjà, chez lui, très prononcée. Après enquête méticuleuse et délibération de trois jours, il consentit à la recevoir, mais non seul à seule. Tout le monde sait la première épreuve : le roi se dissimulant parmi des seigneurs vêtus avec faste, et Jeanne, qui ne l’avait jamais vu, allant droit à lui sans hésiter.

« Gentil daulphin », dit-elle, « j’ay nom Jehanne la Pucelle et vous mande le roy des cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné dans la ville de Reims. » Et bientôt elle confirme l’autorité surprenante de cette parole en donnant confidentiellement au roi, de la part de Dieu, la réponse la plus précise à une prière que nul ne pouvait connaître.

En une heure d’angoisse extrême, ayant appris que les Anglais allaient assiéger Orléans, enjeu final de la couronne de France, et songeant à la honte proverbiale de sa mère Isabeau, il avait demandé dans le secret de son oratoire que s’il était bien le légitime héritier du trône, le Dieu de saint Charlemagne et de saint Louis le lui manifestât clairement. Rien de plus concluant que la miraculeuse pénétration de la messagère. « Je te dis », prononça Jeanne avec une simplicité grandiose, « je te dis, de la part de Messire, que tu es vray héritier de France et fils du roy. »

Charles ne pouvait plus hésiter. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait que personne ne pût douter de la mission de Jeanne. Il fallait qu’elle fût examinée et interrogée, à Poitiers, par les évêques et docteurs les plus renommés. Nouveau et crucifiant délai pour la sainte fille dont le cœur saignait en pensant à la détresse de la ville assiégée. « Le temps me pèse comme à une femme qui va être mère ! », gémissait-elle. Enfin, après trois semaines, les examinateurs s’étant déclarés satisfaits, on s’occupe de l’équiper, de lui constituer une maison militaire, de lui assigner un état et un commandement, puis d’envoyer par elle aux Orléanais des vivres et des munitions. Les préparatifs de l’expédition durèrent encore près d’un mois. Le Chef de guerre allait paraître.

Ici, la raison humaine défaille. On est tellement en présence de l’inexplicable que même le mot de miracle ne contente pas l’esprit. La guérison instantanée d’un paralytique, la résurrection d’un mort, le cheminement d’un saint sur la face des eaux peuvent se concevoir, en tant que miracles. C’est la Toute-Puissance qui intervient pour remettre à leur place des choses qui n’y étaient plus. Mais la soudaine transformation d’une espèce en une autre espèce, d’un lys en un chêne, par exemple, l’infusion subite, foudroyante, du plus haut génie militaire dans l’esprit et le cœur d’une petite paysanne innocente et complètement étrangère à toute connaissance humaine, cela ne se conçoit pas. Tel était pourtant le cas de Jeanne d’Arc en avril 1429.

C’est bientôt fait de parler de ses Voix, d’affirmer que tous ses actes et même les moindres lui étaient dictés à mesure, sans qu’elle eût autre chose à faire que d’obéir. Jeanne d’Arc n’était pas cet instrument. Assurément ses Voix, envoyées, données de Dieu, lui avaient prescrit l’expulsion des envahisseurs et le sacre du roi de France. Sans aucun doute, elles soutinrent continuellement sa volonté et la confortèrent jusqu’à la dernière heure. Il est même permis de croire qu’au moment suprême les Auxiliatrices pitoyables qui l’avaient suivie avec tant d’amour depuis son enfance, lui épargnèrent l’atrocité des flammes et l’emportèrent tout endormie dans une fraîche vallée du Paradis. En ce sens, on peut dire qu’elle fut exceptionnellement privilégiée. Mais elle avait, en commun avec toutes les créatures humaines, la liberté intangible des enfants de Dieu, le pouvoir d’accomplir d’elle-même des actes surérogatoires, bien qu’enveloppés dans la Prescience éternelle. Incontestablement, elle voulut toujours ce que Dieu voulait, mais elle le voulut à sa manière qui n’était celle de personne au monde. On nomme cela le génie, parce que c’est incompréhensible et que le mot ne précise rien. On est donc forcé de supposer en Jeanne d’Arc, parallèlement à la Sainteté, une éclosion spontanée de cette faculté indéfinissable. Et voilà ce qui est tout à fait incompréhensible.

Lorsque se révéla le génie militaire de Bonaparte, on fut étonné sans doute, mais on ne se sentit pas absolument devant un prodige. Il en avait déjà montré quelque chose et ceux qui lui confièrent la pauvre armée d’Italie le tenaient au moins pour un officier remarquable. Rien de pareil en Jeanne d’Arc. Imaginez, par analogie, le Moïse de Michel-Ange ou la Missa solemnis de Beethoven conçus et exécutés, du jour au lendemain, par un homme non seulement dénué de toute culture artistique, mais ignorant même que l’art existe et que les moyens ou les ressources n’en peuvent être devinés. C’est cependant ce qui arriva pour Jeanne d’Arc, non pas une fois et par l’effet d’une de ces rencontres qui seraient déjà tout à fait invraisemblables, mais partout et toujours, infailliblement, et c’est à confondre la pensée.

Hier encore, elle filait innocemment auprès de sa mère et ne savait rien d’autre. Aujourd’hui elle déclare avec tranquillité qu’elle va délivrer Orléans pour commencer, Orléans qu’assiège, depuis sept mois, une formidable armée, que les capitaines les plus renommés désespèrent de conserver au roi, et qui va se rendre. Et elle le fait comme elle l’a dit. Orléans est délivré par elle en quatre jours. Aussitôt après, c’est la fulgurante campagne de la Loire, la merveilleuse bataille de Patay plus incroyable que la victoire des Pyramides, toutes les murailles tombant alors devant elle et, quelques jours plus tard, dans la Basilique de Reims, le sacre de Charles VII qui annulait pour toujours l’exécrable traité de Troyes.

Les Voix de Jeanne d’Arc lui avaient annoncé tout cela. Elle le savait et le disait avec certitude. Cependant aucun miracle visible n’intervint pour assurer l’accomplissement de ses prophéties. Nul glaive flamboyant, nul labarum, nulle armée céleste n’apparut pour terrifier ou paralyser l’ennemi. Les soldats anglais de goujate espèce purent croire à des maléfices, mais leurs chefs qui savaient la guerre, ayant combattu à Azincourt et ailleurs, depuis trente ans, comprirent très bien, sans l’avouer, qu’ils se trouvaient en présence d’une habileté militaire incomparable dans la stratégie et dans la tactique, sciences difficiles qui ne se peuvent acquérir qu’à grand labeur. Cette ignorante jeune fille pratiquait contre eux l’une et l’autre, avec une parfaite maîtrise, aussi naturellement qu’on respire l’air des champs ou de la montagne, et ils en conçurent une irritation profonde qui devait, un prochain jour, coûter fort cher à la victorieuse.

Un jour aussi, et plus tôt encore, son indigne roi devait l’abandonner sans défense aux traîtres abominables qu’il favorisait, et quand Jeanne fut prise déloyalement, au milieu même d’une de ses plus savantes batailles, les tourmenteurs de la France qui tenaient enfin la vierge sublime dans leurs mains impies, purent bien se venger d’elle aussi bassement et cruellement qu’il leur fut donné de le faire, mais ils ne prévalurent pas, en leurs consciences, contre la supériorité indicible dont cette admirable enfant avait accablé leur orgueil.

VI
La Guerrière.

Ce qui vient d’être dit nous met infiniment loin de l’imagerie sentimentale des boutiques de piété et de la sucrerie littéraire des panégyriques dévots. Il n’y a certainement rien d’aussi éloigné de Jeanne d’Arc et de tous les actes de cette martyre que la confiture ou le papier colorié de notre décadence religieuse, pour ne rien dire de la profanante imagination des modeleurs et vitriers sulpiciens. Partagés entre un désir médiocre d’honorer la Bienheureuse et la crainte pudique d’effaroucher les génisses de la dévotion en exaltant la guerrière, les bavards et les faux artistes ont fabriqué une Jeanne d’Arc à leur mesure.

La Pucelle portait des vêtements d’homme nécessités par sa vie au milieu des camps ; elle montait à cheval avec une habileté surprenante, sans l’avoir jamais appris, non en amazone chasseresse, mais en général commandant de vrais soldats ; et elle pratiquait la vraie guerre où on tue des hommes. Ces choses qui lui furent grièvement reprochées à Rouen par les juges prévaricateurs gênent encore aujourd’hui les scrupuleuses consciences de ceux qui prétendent la vénérer, et font grelotter leur enthousiasme. La cuirasse mitigée par le jupon ! voilà ce qui est demandé.

Que diraient les postulateurs de cette mascarade, s’ils savaient tout ? si la Jeanne d’Arc de l’Histoire qu’ils ignorent leur apparaissait ? Quelle ne serait pas leur consternation en présence d’un fait tel que celui-ci : « Bastard ! Bastard ! » dit-elle, un jour, à Dunois, « en Nom Dieu, je te commande que tantôt que tu sauras la venue de Falstaff, tu me le fasses savoir ; car s’il passe sans que je le sache, je te promets que je te ferai ôter la tête ! » Jamais elle ne fit « ôter la tête » à un des capitaines français, mais on la savait femme de parole et capable de faire ce qu’elle disait.

Certains, pensant tout arranger, voudraient peut-être que cette virile Pucelle de dix-huit ans n’eût été femme qu’en apparence, Jésus déléguant ainsi une sorte de monstre pour sauver la France. Les théologastres assassins de Rouen voulurent en avoir le cœur net et la pauvre Jeanne dut subir, par l’ordre de ces pharisiens pudibonds, le plus humiliant examen. Elle était bien femme pourtant et, en dehors de l’action guerrière, facile à émouvoir jusqu’aux larmes. Mais elle était l’idéal de la Femme, « idéal que jamais poète n’a compris ni ne comprendra, tant il dépasse nos conceptions. » Terribilis ut castrorum acies ordinata, dit le cantique d’amour. In interitu vestro ridebo et subsannabo : « Je rirai de votre perdition et je me moquerai quand ce que vous craigniez vous sera enfin advenu. » Parole que Salomon fait dire à la Sagesse même qui n’est autre que Marie conçue sans péché, Reine des Vierges.

« Mon Seigneur possède ung livre en lequel aucun clerc ne lit, si parfait soit il en cléricature. » Réponse de Jeanne à son chapelain lui disant qu’on ne trouvait en aucun livre des actions telles que les siennes. Son innocence lumineuse éclairait pour elle ce livre de son Seigneur, indéchiffrable pour les plus savants. Elle y lisait ce qu’il lui était expédient de savoir et, sans doute aussi, en des caractères plus ou moins énigmatiques, le douloureux avenir de sa dix-neuvième année qui devait être la dernière, puisqu’il est connu qu’elle avait le don de prophétie.

Sur la route de Reims où elle eut tant de peine à traîner le roi, voulant à toute force qu’on se pressât, elle avait dit à ce triste sire qu’elle ne durerait guère plus d’un an et qu’on songeât à bien l’employer, car elle avait beaucoup à faire. On l’employa le plus mal qu’on put et cependant, que ne fit-elle pas ! Il n’y avait pas seulement les Anglais à chasser de France, il y avait les Bourguignons à soumettre. Tâche énorme qu’elle était certainement capable d’accomplir, si on ne l’avait pas entravée.

Les Décrets impénétrables s’y opposèrent. La décourageante inertie du roi n’était pas assez, il fallait l’hostilité pire des ministres venimeux préférablement écoutés, et l’heure n’avait pas sonné, paraît-il, de désespérer tout à fait l’Ennemi du genre humain. Ce qui avait été commencé par Jeanne et qu’elle eût achevé en douze mois, il fallut, après elle, douze ans et des combats infinis pour le parfaire. Encore n’était-on débarrassé que des Anglais, et la ténacité de Louis XI fut nécessaire pour en finir, beaucoup plus tard, avec la Bourgogne.

Deux adversaires, les chroniqueurs Bourguignons, Monstrelet et Chastellain ont exposé « avec une parfaite simplicité », dit le capitaine Paul Marin, que l’armée bourguignonne et l’armée anglaise ne craignaient aucun des chefs français à l’égal de Jeanne d’Arc. Pour ces Bourguignons, Jeanne était le génie de la guerre. Ce n’est pas qu’il y eût alors pénurie de capitaines de mérite chez les Français, mais ni Dunois, ni La Hire, ni Saintrailles, ne savaient concevoir un plan de bataille, une opération de guerre avec la magistrale clarté que savait y mettre Jeanne. Dans l’exécution aucun d’eux n’avait son coup d’œil pour saisir le point faible de l’adversaire, pour parer d’instinct à la défaillance imprévue de l’une des ailes de l’armée. Jamais capitaine, avant Bonaparte, ne sut mieux se servir de l’heure et du moment ; jamais général ne saisit d’une manière plus instantanée les fautes de l’adversaire, ses dispositions défectueuses, le moyen d’en tirer d’éclatants succès.

Elle excellait, ont dit les contemporains, à manier la lance, à former les pelotons, à faire prendre aux troupes leurs emplacements, à disposer l’artillerie. Impossible d’être plus loin de la quenouille de Domremy, ainsi que le témoignent ces lignes d’un vieux manuscrit bourguignon : « Elle faisoit merveilles d’armes de son corps et manyoit ung bourdon de lance très-puissamment et s’en aydoit rudement, comme on véoit journellement. » Mais ces dernières qualités, quelque étonnantes qu’elles soient chez une jeune fille, sont accessoires et ne dépassent pas, militairement, le niveau de la tactique. C’est ce qui précède qui accable la raison et impose l’idée du miracle.

A la bataille de Patay, le 18 juin, anniversaire suranticipé de Waterloo, dès le matin, ayant annoncé la lutte : — « Avez-vous de bons éperons ? » dit-elle au duc d’Alençon. — « Quoi donc ? » s’écria-t-il, « nous tournerions le dos ! » — « Nenni, en Nom Dieu ! les Anglais, oui, le tourneront. Ils seront déconfits sans guère de perte de nos gens ; et il vous faudra de bons éperons pour les poursuivre. » C’est le stratégiste qui parle ainsi avec une pointe d’enjouement. Elle sait ce qu’elle dit, ayant tout vu et tout préparé.

« C’est le génie du stratégiste », fait observer Paul Marin, « que d’acculer l’adversaire à une situation d’où il ne peut se tirer sans recourir à une opération tactiquement désespérée. C’est le secret du grand capitaine de mener les choses à ce point, comme c’est le talent du joueur d’échecs de rendre le mat fatal… Jeanne fut un habile tacticien et un stratégiste de premier ordre. Avant que le tacticien prescrivît le choc des armes, le stratégiste avait la claire intuition de l’enjeu de la partie. Elle livrait le combat après en avoir escompté le profit. »

La plupart des panégyristes de la Bienheureuse veulent qu’elle ait été surnaturellement douée pour entraîner le soldat, ce qui est incontestable, mais ils ne veulent rien de plus et la sentimentalité bondieusarde intervient aussitôt pour caricaturer cette grande figure. Les honnêtes dévots à qui les images de piété suffisent et qui croient savoir, seraient étonnés d’apprendre que les faits de guerre de Jeanne d’Arc ne furent pas une expansion de son enthousiasme, mais le résultat plus ou moins spontané, en apparence, d’une pensée puissante et grave. Il serait assurément moins difficile de concevoir ce prodige, si on n’oubliait pas qu’elle fut vraiment une Sainte et l’écolière prédestinée de saint Michel, stratège des armées du ciel, qui lui avait appris à lire dans un livre très mystérieux. Lorsque, d’une voix qui a percé cinq siècles et que j’entends encore, Jeanne criait à ses hommes : « Entrez dedans ! Tout est vôtre ! » elle exprimait sans doute une parfaite confiance en Dieu, mais en même temps elle parlait en chef d’armée qui a tout prévu, tout déterminé à l’avance et qui sait exactement ce qu’il faut dire.

Pour préciser, citons encore l’excellent historien militaire de Jeanne d’Arc, le capitaine d’artillerie Paul Marin, à propos d’un coup de main audacieux de son héroïne. Il s’agit d’une attaque de nuit.

« Il ne faut pas croire qu’une attaque de ce genre soit facile. Il faut, pour organiser un coup de main dans de pareilles conditions, un ensemble de rares qualités. On sait l’importance considérable du service de sûreté et du service de découverte. Pour tout militaire qui a réfléchi aux multiples opérations de la guerre, rien de plus rare que l’ensemble des qualités par lesquelles un officier peut mener à bien la découverte dont il est chargé. C’est pis encore si la responsabilité du commandement en chef incombe à ce chef de patrouille. C’est à la constatation de cette difficulté que les écrivains militaires doivent d’avoir remis en honneur le souvenir des Lasalle, des Curély, des Montbrun, ces admirables chefs de partisans sur lesquels reposait la sécurité de l’armée qui vainquit à Arcole, aux Pyramides, à Iéna ! Jeanne d’Arc avait au plus haut degré l’ensemble de ces qualités. Dans les nombreuses opérations de guerre auxquelles son nom restera éternellement attaché, les chroniqueurs du quinzième siècle n’ont relevé ni une faute, ni une erreur. Quant aux capitaines émérites en compagnie desquels Jeanne combattait : les Dunois, les La Hire, les Saintrailles, ils ont reconnu l’ascendant militaire de la Pucelle, au point de la considérer, dans les combats et dans les conseils, comme un capitaine plus prudent et plus sage que le plus éprouvé d’entre eux.

« Cette situation de Jeanne aux yeux des grands guerriers du quinzième siècle, il est indispensable de la rappeler pour les gens qui n’ont pas lu leurs déclarations. Cette situation si extraordinaire est plus éloquente que tous les éloges décernés à Jeanne par les écrivains de notre temps. Quant à l’appréciation des chroniqueurs bourguignons ou anglais qui avaient entendu parler d’elle par les témoins de ses actes, elle constitue ensuite le document le plus précieux au point de vue du mérite militaire de l’héroïne. Que l’on prenne la mémoire du plus grand des capitaines, la mémoire de Napoléon. N’a-t-il pas été répété par plus d’un de ses maréchaux qu’à la Moskowa, l’empereur a manqué de décision, qu’ailleurs il a trop dormi ! Touchant Jeanne d’Arc, aucun propos de ce genre ne fut tenu par les maréchaux de France qui servaient sous les ordres de la jeune fille, naguère gardeuse de brebis devenue subitement chef d’armée. C’est qu’il n’y avait rien à dire. L’attitude de Jeanne d’Arc imposait le respect à tous les capitaines, ses subordonnés et ses compagnons. Chez elle aucune préoccupation personnelle du genre de celles qui ôtaient à Napoléon sa liberté d’esprit, quand il n’osait pas lancer au bon moment la garde impériale, dernière garantie de sa propre sécurité. Chez Jeanne d’Arc, aucune place au sommeil, aucune place au repos physique lorsqu’avait sonné l’heure de l’action. Les exemples mémorables de l’assaut de la porte Saint-Honoré et de l’assaut des Tourelles, l’exemple non moins beau de Jeanne menant la retraite des siens jusqu’au boulevard de Compiègne (où elle fut prise par trahison) montrent jusqu’à l’évidence, qu’elle ne faisait cas ni de son corps ni de sa sécurité personnelle quand il s’agissait de gagner la bataille. Jeanne était le premier soldat de la France, le premier soldat comme le premier stratégiste et le premier tacticien. »

J’ai dit plus haut combien cela est inexplicable humainement. On ne saurait trop y insister, car ce sera l’étonnement des siècles. Mais il faut insister encore plus sur le fait absolument dominateur de la sainteté en Jeanne d’Arc, laquelle est unique et ne ressemble à aucune autre sainteté.

D’une manière générale, cet état merveilleux est toujours une manifestation visible et sensible de la Gloire divine. C’est un retour certain à l’Intégrité primordiale qui a précédé la Chute, mais avec la colossale Beauté complémentaire qu’y adjoignit la Douleur. En particulier, c’est la diversité infinie, chaque Bienheureux devant avoir la marque d’une Volition spéciale de l’Esprit-Saint. Toutefois il est conforme à notre instinct de groupement et de classification de conjecturer des catégories, des essaims d’élus analogues sans identité absolue, des nébuleuses de célicoles triomphants séparées les unes des autres par des immensités inconnues dans les profondeurs inimaginables du Paradis.

La sainteté de Jeanne d’Arc exclut, au contraire, toute idée de rapprochement ou de fusion, toute hypothèse d’assimilation à un groupe. C’est un monstre de sainteté. Sa splendeur est merveilleusement incompatible. Il a plu à Dieu de faire spontanément de cette petite bergère un grand capitaine, sans lui rien ôter de sa simplicité de libellule du Jardin de l’Innocence ; d’opérer ou de révéler ainsi — car on ne sait plus comment dire — une antinomie accablante pour la pensée ; et ce monstre de miracle qui ne s’était jamais vu depuis l’incursion de l’Esprit-Saint parmi les hommes, nous n’avons pas mieux à faire que d’y souscrire en pleurant d’admiration, en nous disant que la sainteté infiniment exceptionnelle et tout à fait paradoxale de la Pucelle était juste ce qu’il fallait pour l’enfantement d’une épopée qui défie toute poésie, toute compréhension sublunaire.

Cependant la stratégie militaire a beau être une science humaine, elle procède nécessairement de Dieu comme toutes les autres. Elle pendait à l’Arbre de la Tentation. En ce sens, Dieu est le Stratège infini et il le fait assez voir quand il force à se rendre les âmes qui lui sont le plus hostiles. Un jour il a jugé « digne et juste, équitable et salutaire » de départir à Jeanne d’Arc ce don surprenant parce qu’il correspondait mystérieusement à un étage d’élection qui ne nous est pas connu et que nous ne pouvons pas même rêver. Nous saurons plus tard que c’était aussi simple et aussi caché que les Paraboles de l’Évangile. Laus tibi, Christe !

VII
La Prophétesse.

On peut être un prophète sans être un saint. Cela s’est vu. Mais il paraît impossible de n’être pas un prophète quand on est un saint. Alors même qu’un saint n’annoncerait pas des événements futurs, il est forcé de les préfigurer et de les configurer à son insu par la précision de ses attitudes ou de ses gestes. Jeanne prophétisa non seulement par ses paroles, mais par ses actes. Intuition de la pensée d’autrui ; Perception à distance ; Prescience de l’avenir ; telles furent les trois facultés puissantes proclamées d’abord par ses paroles.

La première se manifesta par la révélation faite au roi d’un secret intime qui était entre Dieu et lui, le secret d’une prière d’angoisse que ne connaissait pas même son confesseur ; révélation qui détermina l’hésitante volonté de ce pauvre prince. Le fait si connu et si remarquable de la reconnaissance du dauphin au milieu de toute sa cour n’en avait été que le préliminaire. D’autres preuves de cette infaillibilité d’intuition démontrèrent par la suite que rien ne pouvait être caché à l’admirable fille.

Les phénomènes de perception à distance ont rempli sa trop courte vie. Vers le 13 mai 1428, Jeanne voulait qu’on écrivît à Charles VII de bien se tenir et de ne pas livrer bataille avant la mi-carême. C’était un premier avis prophétique. Le 12 février suivant, 1429, elle disait à Robert de Baudricourt : « En Nom Dieu, vous mettez trop à m’envoyer, car aujourd’huy le gentil daulphin a eu assez près d’Orléans un bien grand dommaige et sera il encore taillé de l’avoir plus grand si ne m’envoyez bientost vers luy. » Ce jour-là, six ou sept mille Français, ayant à leur tête les plus vaillants capitaines, étaient mis en déroute par 1.500 Anglais embarrassés d’un long convoi de vivres. C’est la célèbre journée dite des Harengs. De Vaucouleurs et à l’heure où l’événement se produisait, Jeanne voyait la défaite de Rouvray-Saint-Denis. Un fait du même ordre est l’indication de l’épée de Sainte-Catherine de Fierbois, fait étonnant dont presque tous les chroniqueurs ont parlé.

Les mêmes éclairs prophétiques illuminent les champs de bataille ; ils dirigent particulièrement la première opération militaire de l’héroïne. Le 4 mai 1429, Falstaff amenait aux Anglais des vivres et des hommes. On avait promis à Jeanne de l’avertir de l’heure où commencerait l’attaque de ce convoi. Mais l’action fut engagée à son insu. Entre temps, d’Aulon, son écuyer, lequel « était las et travaillé », s’était étendu sur une couchette dans la chambre de la jeune fille, « pour ung pou soy reposer ». Jeanne et son hôtesse dormaient pareillement sur un autre lit. Soudain un appel mystérieux la réveille. « En Nom Dé ! » crie-t-elle à d’Aulon, « mon conseil m’a dit que j’aille contre les Angloys, mais je ne scay si je doy aler à leurs bastilles ou contre Falstaff qui les doibt ravitailler. Sur quoy se leva ledit écuyer incontinent et le plus tost qu’il peust arma ladicte pucelle. » Puis, malgré la distance, celle-ci connaît que les soldats sont repoussés de la bastille Saint-Loup et s’adressant à d’Aulon : « Ha ! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fût répandu ! Allez quérir mon cheval. » Elle court vers la porte de Bourgogne, « allant aussy droit comme si elle eust sçu le chemin auparavant », si vite que les étincelles jaillissaient du pavé, et la victoire est le résultat de cette illumination soudaine.

Cette faculté servit toujours ainsi les intérêts de Charles VII jusqu’au jour où son inertie fut invincible. Circonvenu par ses ministres, il tenait avec eux force délibérations secrètes. Jeanne arrivait infailliblement au milieu de la discussion. « Ne tenez pas davantage de si interminables conseils », disait-elle, « mais venez au plus vite pour prendre votre digne sacre. » Ou encore : « Vous avez été à votre conseil, j’ai été au mien. Or croyez que le conseil de mon Seigneur tiendra et que le vôtre périra. » On reprenait la marche en avant, mais c’était toujours à recommencer. L’esprit de prophétie de Jeanne était à la fois lumière et force motrice.

On ne finirait pas s’il fallait dire toutes les rencontres où sa claire vue de l’avenir se manifesta. Dès 1424, n’ayant alors que douze ans, elle connut le secret de sa vocation. Mais elle ne le révéla qu’en 1428. Ce fut l’aurore. Au mois de mai, on l’a vu, elle déclarait au sire de Baudricourt, qu’il fallait mander au dauphin que le Seigneur lui donnerait secours avant le milieu du carême ; qu’il deviendrait roi en dépit de ses ennemis, qu’elle-même le mènerait au sacre. Rebutée d’abord comme une folle, elle insiste, elle précise, disant qu’on tarde trop à l’envoyer, que déjà le prince a eu grand dommage de ce retard et qu’il est en péril de l’avoir plus grand. Intimidé, Baudricourt finit par céder.

Au départ, on lui représente les dangers du voyage. « J’ai mon chemin ouvert », répond-elle. « En Nom Dieu menez-moy devers le roy et ne faictes doubte que vous ne moy n’aurons aucun empeschement. » Onze jours durant, Jeanne et ses compagnons traversèrent impunément les lignes anglaises, les régions où « régnaient toutes pilleries ou roberies ».

A Chinon, dès son arrivée, se produisit un incident qui frappa tout le monde. Un soudard à cheval, la voyant passer, se met à crier sur elle, ricanant et blasphémant. « Ho ! » dit-elle, « en Nom Dieu, tu le renyes et tu es si près de ta mort !… » Le soir même, cet homme tombait dans la Vienne et s’y noyait.

Devenue général d’armée, elle voulait entrer dans Orléans assiégée avec une poignée de soldats par la rive droite de la Loire, à travers les plus fortes bastilles anglaises. Par ce point, Orléans était inaccessible ; mais elle savait, en dehors de tout raisonnement, et elle affirmait que les troupes passeraient sans être inquiétées. Les capitaines élaborent un autre plan ; peu importe, elle a vu juste et l’armée de Blois, pour pénétrer dans la ville, est obligée de suivre la route indiquée par elle. Après avoir changé en victoire un commencement de défaite devant la forteresse de Saint-Loup, elle ranime par sa prescience les vaillants qui luttent depuis sept mois et annonce solennellement pour le dimanche suivant, 8 mai, fête de l’Apparition de saint Michel, la délivrance d’Orléans et la fuite de tous les Anglais.

Le 7, avait lieu l’attaque décisive et c’était encore sa lucidité de voyante et son autorité d’inspirée qui en faisaient un triomphe éclatant. Au moment où les chefs, croyant tout perdu, ordonnaient de suspendre le combat, Jeanne affirmait le succès « par moult belles et hardies paroles ». « En Nom Dieu », disait-elle, « vous entrerez bientost dedans. N’ayez doubte, les Anglais n’auront plus de force. Retournez, de par Dieu. » Il fallut cette promesse pour ramener les soldats, mais alors, dit un contemporain, « oncques on ne vit grouée d’oisillons eux parquer sur un buisson comme chacun monta sur le dit boulevard. »

Plusieurs circonstances de cette mémorable journée avaient été également prophétisées : la mort de Glasdale qui l’avait insultée et qui fut noyé, « il mourra sans saigner », avait-elle dit ; la rentrée victorieuse des Orléanais par le pont depuis si longtemps au pouvoir de Suffolk ; enfin la blessure qu’elle reçut entre l’épaule et la gorge pendant la lutte. La veille, en effet, 6 mai, elle avait dit que « son sang jaillirait de son corps au-dessus du sein ». Déjà, depuis un mois, elle avait annoncé cette blessure au dauphin.

Elle va maintenant réaliser la promesse du sacre. Mais il faut déblayer la route et voici l’éblouissante campagne de la Loire. L’héroïne la conduit avec une science militaire impeccable et sa continuelle prescience des contingents. Elle voit d’avance les événements, elle connaît le succès des opérations et en marque « en Nom Dieu » le moment précis. Sa vertu intuitive rayonne sur tous. A Jargeau, à Patay, elle décrète la victoire avec une autorité surnaturelle. A Troyes, on parlait de se replier sur la Loire, tant les troupes étaient découragées de la résistance de cette ville toute bourguignonne. « Gentil roi de France », dit-elle, « se voulez cy demourer devant vostre ville de Troyes, elle sera en vostre obéissance dedans deux jours, soit par force ou par amour et n’en faittes nul doubte. » Le lendemain la ville ouvrait ses portes et la sublime guerrière entraînait le roi à son « digne sacre », assurant que les bourgeois de Reims, hostiles jusque-là, viendraient au-devant de lui, ce qui arriva.

Après ce triomphe, Jeanne sentit que l’heure de l’abandon allait sonner. Le 15 avril 1430, elle révélait avec une précision remarquable le mystère douloureux de sa destinée. Elle serait faite prisonnière avant la Saint-Jean. En effet, jusqu’au terme fatal, 23 mai, les saintes lui parlèrent de cette dure épreuve. L’un des scélérats qui la torturèrent à Rouen de leurs interrogations lui demanda, le 1er mars 1431 : « Vos voix vous ont-elles dit que vous seriez délivrée avant trois mois ? » Cette question amena sur les lèvres de l’inspirée une prophétie remarquable entre toutes par sa forme mystérieuse. Elle répondit que, dans trois mois, elle serait délivrée par une grande victoire. « Ne te chaille pas de ton martyre », lui avaient dit les saintes, « prends tout en gré, tu t’en viendras finalement au royaume du Paradis. » La malheureuse prisonnière interpréta peut-être la promesse des saintes au sens d’une délivrance humaine. Mais, sur le bûcher, au milieu des flammes, elle l’entendit certainement au sens de la délivrance finale, car elle s’écria sur son lit de feu : « Mes Voix ne m’ont pas trompée ! » Les trois mois étaient écoulés. On était au 30 mai 1431.

Jeanne d’Arc était trop la fille de l’Esprit-Saint pour n’avoir pas été prophétesse au moins autant par ses actes que par ses paroles. Il suffit d’avoir lu son histoire pour sentir avec une force extraordinaire qu’on est en présence d’une préfiguratrice. Elle est femme, elle est vierge, elle n’a pas vingt ans et son nom est synonyme de délivrance.

Délivrance du royaume de Dieu, délivrance de Dieu lui-même. Délivrance des hommes par le Sang du Christ, délivrance du Christ par le Feu. Lorsque Jésus, dans sa seconde Agonie, appelait Élie pour qu’il le délivrât, c’était le Sang de la Victime du monde invoquant le Feu libérateur. Elias quasi ignis. Par-dessus la tête des siècles, Jésus appelait Jeanne d’Arc du haut de sa Croix, et Jeanne d’Arc, sur son bûcher, répondit de sa voix mourante en prononçant le nom de Jésus et en demandant de l’Eau qui est le symbole du Père dont il faut bien que le « Règne arrive » à la fin des fins. Tels furent les deux derniers mots qu’on entendit…

Il n’appartient à aucun homme ni probablement à aucun ange, de décider, avant l’heure, quel mystère de souffrance, d’immolation propitiatoire et de Consolation pour tous les hommes, a préfiguré la Pucelle. Mais certainement, il y a là un gouffre indicible que nous devons nous contenter d’apercevoir d’infiniment loin, au centre du monde, comme un ombilic de lumière !

VIII
La Thaumaturge.

Jeanne d’Arc sera-t-elle jamais canonisée ? La jurisprudence ecclésiastique exige des miracles pendant la vie et après la mort des saints. Par la volonté des Anglais aucune relique de la Pucelle n’ayant subsisté et l’héroïne ayant été monstrueusement privée de sépulture, aucun miracle ne put être constaté sur son invisible tombeau. Pour ce qui est des prodiges certains accomplis avant son martyre et la dispersion de ses cendres, il paraît qu’une estampille leur manque pour être valables, en tant que miracles, aux yeux des canonistes ou docteurs de la Sacrée Congrégation des Rites. Ils ne leur semblent pas assez surnaturels. Ils ont bien voulu concéder la Béatification qui implique pourtant la Sainteté, mais ils n’osent aller plus loin et le culte public est ajourné.

On pourrait croire cependant que l’accomplissement d’une prophétie par le prophète lui-même est un miracle très incontestable. La simple raison le veut ainsi. Or c’est ce que Jeanne d’Arc a fait constamment, aux yeux de tous, avec une insurpassable évidence, pour l’effroi des ennemis de la France et l’admiration du monde entier. Assurément il n’appartient à personne de juger l’Église, mais il est permis, quelquefois, à ses enfants les plus respectueux de s’étonner de ses lenteurs ou de ses prudences.

Sans parler de l’enfant mort sans baptême à Lagny-sur-Marne que Jeanne ressuscita, le 16 mai 1430, cinq jours avant la catastrophe de Compiègne, pour qu’on eût le temps de le baptiser ; sans insister sur ce fait que les historiens modernes ont estimé sans doute insuffisamment patriotique ou trop naïvement légendaire, on a peine à comprendre que, d’autre part, la multitude irrécusable des témoignages de clairvoyance et de prescience extra-humaines, dont l’ensemble constitue l’histoire de la Bienheureuse, ne soit pas assez pour déterminer une débordante affirmation du Surnaturel.

Jeanne d’Arc ne voulut jamais qu’on la crût capable d’un miracle et certainement elle ne le croyait pas elle-même. Les plus grands saints ont eu le privilège de cette incrédulité sublime. On peut même dire que leur ignorance à cet égard est la condition essentielle de leur pouvoir de thaumaturges. Absents de leurs actes visibles et transportés dans la Réalité supérieure, ils trouvent tout simple que les lois de la nature correspondent à leur translation, surpris seulement de l’étonnement des autres hommes qui devraient avoir, comme eux, la plénitude de l’Esprit-Saint.

A Poitiers, les bonnes femmes apportaient à Jeanne leurs chapelets et des objets à toucher. « Touchez-les vous-mêmes, ils en vaudront tout autant », leur disait-elle. Lorsque les habitants de Troyes lui ouvrirent leur porte, certains soupçons restaient dans l’esprit de quelques-uns : Jeanne venait-elle de par Dieu ou de par le Diable ? On ne pouvait pas croire qu’elle fût une créature comme les autres. Le cordelier négociateur de la reddition, le frère Richard, se chargea de calmer cette agitation. Lorsque la Pucelle franchit l’entrée de la ville, Richard l’accueillit publiquement par des signes de croix et des aspersions d’eau bénite. Jeanne, par ce moyen, devait être exorcisée en tant que de besoin. La Pucelle dit alors dans son lorrain natal : « Approchez hardiment, je ne me envouleray point. » Cet enjouement de bonne Française n’était pas seulement une marque de sa race généreuse, elle était surtout une preuve de sa parfaite candeur de vierge inspirée et aurait pu aussi bien cacher des larmes profondes qui eussent risqué de la trahir, en rappelant les divines Larmes de Jésus au tombeau de Lazare, quand il allait le ressusciter.

Elle savait et ne savait pas, étant, comme elle disait, « une pauvre fille », se croyant capable, tout au plus, d’obéir et de souffrir. Elle voulait ce que Dieu voulait, rien d’autre, mais avec quelle puissance et quels pressentiments de douleur ! Que durent être ses larmes cachées ! Elle avait près d’elle un aimable enfant de quatorze ans, Louis de Contes, qui fut attaché à sa personne et qui la suivit quelque temps partout. Pauvre page ! Il vit souvent pleurer sa gente dame, quand elle était agenouillée sur les dalles, souffrant de ne pas être crue, quand, à côté de la bienveillance molle du roi, elle constatait qu’elle avait des ennemis à la cour, alors qu’il était si nécessaire qu’elle eût des amis ! Plus tard, quand on fut forcé de la croire, elle souffrit encore plus d’être redoutée, et ce furent les mêmes ennemis, plus implacables.

Il est vrai qu’alors elle avait l’amour du peuple et la confiance des soldats. « Elle était le plus populaire des généraux », dit son historien militaire. « De sa part, aucune injustice, aucune parole de rancune ou de colère. Un bon mot, une boutade pleine de gaîté, c’était, pour Jeanne d’Arc, la manière de rompre un incident où son interlocuteur avait des torts. On ne doit pas se lasser de le répéter : aux qualités du stratégiste et du tacticien, elle joignait les mérites du plus infatigable des chevaliers et du plus gai des hommes d’esprit. Il n’est rien dans les fictions des poètes qui donne l’idée d’un ensemble de qualités aussi contradictoires en apparence, aussi hautes, aussi brillantes, aussi capables de séduire les plus illustres esprits que d’entraîner les masses populaires qui jugent sur la mine, sur l’entrain, sur la vigueur. »

« C’est la grâce de Dieu et de la Pucelle », disaient les soldats, « que l’on ne gagne auprès d’elle que légères blessures. » Oui, elle était sûre que ces braves gens qu’elle commandait et dont elle avait fait des soldats de France la suivraient partout, mais elle savait aussi qu’ils étaient son escorte pour l’accompagner jusqu’au seuil de la prison d’ignominie qui devait précéder le supplice.

Que ne voyait-elle pas, ayant la permission de lire dans le Livre mystérieux de son Seigneur et dans les consciences des hommes ? On peut tout supposer de ces êtres merveilleux. Jusqu’où pouvait aller sa prescience et quels miracles Dieu lui eût-il refusés, si elle avait voulu en opérer ? Mais c’en était un assez grand pour elle d’accomplir strictement sa mission de libératrice du royaume, en donnant au roi de France une patrie ! Et encore eut-elle cette générosité sublime d’accepter que son œuvre fût achevée par des mains qui ne valaient pas les siennes. Car elle aurait pu elle-même « bouter les Anglais hors de toute France », comme elle avait dit, le Messire des batailles étant à ses ordres. Il dut y avoir au fond de son cœur un acte de renoncement héroïque dont les Anges furent spectateurs et qui, seul, expliquerait le brisement soudain de sa carrière miraculeuse, événement inattendu que l’histoire la plus attentive n’élucide pas.

Ne tolérant pas plus le blasphème que la débauche, elle avait cependant adopté pour elle-même avec une apparente malice, le plus innocent de tous les jurons. Par mon martin ! disait-elle, quand il lui fallait appuyer vigoureusement une affirmation. Il est certain qu’un juron ne peut pas être l’objet d’une glose ou d’une exégèse. Mais rien n’est à dédaigner d’un personnage aussi extraordinaire.

L’expression si usitée dans le peuple de Martin-bâton doit avoir voulu rappeler, à l’origine, le bâton de saint Martin, patron de la France. Le bâton était un signe de commandement et un auxiliaire de discipline. Le Bourgeois de Paris dit que « quand aucunes gens de la Pucelle mesprenoit, elle frappait dessus de son baston grans coups ». Plus tard ce bâton est devenu l’insigne du commandement suprême, du maréchalat.

Il est donc permis de supposer que le juron apparent de Jeanne d’Arc avait pour elle un sens de mystère, quelque chose comme la signification d’un pouvoir miraculeux qui lui aurait été transmis par saint Martin, protecteur des Gaules.

« Par mon martin ! je leur feray mener des vivres », dit-elle, affirmant qu’elle ira à Orléans ; « Par mon martin ! ilz seront bien menez, n’en faites doubte ». « Par mon martin ! je la prendray demain et retourneray en la ville par sus les ponts », dit-elle à ceux qui croient qu’elle ne prendra pas la bastille des Augustins. Même langage quand elle veut affirmer qu’elle conduira le roi à Reims ; quand elle exprime son désir de voir Paris de près ; même langage quand elle traduit son regret : « Par mon martin ! la place eust été prinse ! » Et encore avant la fatale Journée de Compiègne : « Par mon martin ! nous sommes assez ; je iray voir mes bons amis de Compiengne. » Ce cri revient continuellement sous la plume du chroniqueur Perceval de Cagny, témoin oculaire et auriculaire.

Très persuadé que la grandeur réelle de Jeanne d’Arc est inconnue, je crois fermement qu’elle eut un pouvoir de thaumaturge aussi exceptionnel que sa Mission et qu’elle n’en fit que le moindre usage, économisant ainsi — pour le temps des Ténèbres et des Famines — la Gloire de Dieu et sa propre gloire !

IX
Les Amis.

Altior fuit universo populo ab humero et sursum. « Il parut plus haut que tout le peuple de toute la tête. » C’est de Saül qu’il est ainsi parlé dans la Bible, au premier livre des Rois. Ce malheureux élu de la tribu de Benjamin était désigné pour la perdition. Une tête qui dépasse les autres est infailliblement condamnée d’avance. Les êtres supérieurs n’ont guère d’amis. C’est une loi de la nature. Comment Jeanne d’Arc aurait-elle pu y échapper, elle qui dépassait tellement ses contemporains, qu’à la distance de plusieurs siècles, il est impossible de ne pas la voir ? Elle eut donc peu d’amis et pour peu de temps, presque tous lui ayant été infidèles.

Il serait monstrueux de donner le nom d’ami au prince chétif dont elle avait fait un roi et qui la sacrifia aussitôt après. On a essayé de disculper d’ingratitude cet avorton fleurdelysé. On a parlé de prétendues larmes qu’il aurait versées en apprenant l’odieux supplice de l’héroïne qu’il n’avait rien fait pour sauver. Mais qui eût été assez audacieux pour parler de son amitié ?

« Ce roi », dit Jules Quicherat, « n’était-il pas tenu, même à l’impossible, envers celle qui avait fait pour lui l’incroyable ? Qu’on prenne la question de plus loin, qu’on se demande de quels sentiments Charles VII fut animé à l’égard de la Pucelle ; j’étonnerai bien des personnes en disant que cela ne peut pas se voir distinctement par les cinq volumes de textes que j’ai publiés. Tandis que toutes les pièces nous montrent Jeanne ne respirant que pour son roi, l’aimant avec cette ardeur dont on n’aime que les choses de la religion, il ressort d’un témoignage unique que Charles VII la voyant pleurer un jour, lui fit beaucoup de compliments et l’invita à se reposer, ne pouvant souffrir la peine qu’elle se donnait pour lui. Mais, comme cette scène eut lieu à la veille du voyage de Reims, dans un moment où Jeanne usait de toute sa vertu pour le lui faire entreprendre et où, au contraire, il cherchait mille prétextes pour s’y dérober, il s’ensuit qu’il ne pouvait pas causer de plus grand chagrin à la Pucelle que de lui parler comme il faisait. A part cet accès d’une commisération équivoque, nous n’avons, pour lire dans le cœur du roi, que les inductions auxquelles donne lieu sa conduite… Son cœur ! il le dérobait aux impressions, comme sa personne aux regards, ayant toujours manqué du don si précieux de la magnanimité. Jamais, tant que vécut la Pucelle, il ne fut complètement subjugué par elle. Il garda toujours une oreille couverte pour recueillir les mauvais bruits, les paroles défavorables. Il écouta, se tut, laissa faire. »

Tout ce qu’on peut, c’est de ne pas mettre Charles VII au nombre des pires ennemis de Jeanne d’Arc, et c’est déjà un très grand effort.

Parmi ceux qu’on peut appeler ses amis, il faut d’abord citer le plus illustre, Dunois, le grand Bâtard d’Orléans. La première entrevue de Jeanne d’Arc et de ce guerrier déjà si célèbre fut assez rude, et il dut s’apercevoir qu’il ne faut pas de nombreux jours à certaines femmes pour prendre de l’autorité. Elle venait d’arriver à Orléans et commençait seulement sa paradoxale existence de chef militaire.

— Êtes-vous, dit-elle, le Bâtard d’Orléans ? — Oui, Jeanne, répondit-il. — Qui vous a conseillé de nous faire venir par la Sologne ? Pourquoi n’avons-nous pas été par la Beauce, tout au milieu de la grande puissance des Anglais ? Les vivres fussent entrés sans les faire passer par le fleuve. — Excusez-moi, reprit Dunois, mais cela a été décidé par le conseil de tous les capitaines, vu la puissance des Anglais par la Beauce. — Le conseil de Messire, répartit-elle vivement, est meilleur que le vôtre et celui des hommes ; il est plus sûr et plus sage. Vous avez pensé me décevoir, vous vous êtes déçu vous-même.

Peu de temps après, elle le menace de lui faire « ôter la tête ». Mais rien n’altère les dispositions chevaleresques de Dunois et Jeanne sait bien qu’elle peut compter sur son dévouement. « Aussitôt j’eus en elle bon espoir », disait-il, vingt-six ans plus tard, apportant son témoignage à l’enquête pour la Réhabilitation de la suppliciée. Qu’on juge de la puissance de cet être extraordinaire pour avoir pu, du premier coup, subjuguer un cœur aussi ferme et aussi vaillant ! Ce grand homme de guerre a eu le mérite rare de s’effacer devant cette enfant et de reporter sur elle seule le salut d’Orléans et de la France. Il qualifia son fait de divin : Credit ipsam Johannam fuisse missam a Deo et actus ejus in bello fuisse potius divino adspiramine quam spiritu humano.

Il eut aussi la vertu de dire ceci : « Avant elle, huit cents ou mille de mes soldats ne tenaient pas contre deux cents Anglais : après son arrivée, au contraire, quatre ou cinq cents des miens eussent eu raison de quasi toute la puissance anglaise. » Il avait vu ses patriotiques transports, son enthousiasme inspiré, et au bout de vingt-six ans, tout refroidi par l’âge, tout chargé de la gloire de cent combats, reprenant ses souvenirs de jeunesse, il parlait d’elle dans ce magnifique langage, bien digne de celui qui, au dire de Jean Chartier, fut « un des plus beaux parleurs qu’il y eût eu oncques en la langue de France ».

« Devant moi, elle disait, un jour, au roi : « Quand je suis affligée de ce qu’on n’écoute pas mieux ce que je dis de la part de Dieu, je me retire à part et je prie Dieu, je me plains à lui… et, ma prière achevée, j’entends une voix qui me crie : « Fille Dé, va ! va ! je serai à ton ayde, va ! » Et quand j’entends cette voix, je suis bien heureuse et je voudrais toujours l’entendre. » Et Dunois ajoute : « Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est qu’en répétant ces paroles de ses Voix, elle tenait les yeux levés au ciel, dans un merveilleux transport. »

Malheureusement Dunois n’était que le serviteur du roi de France et il ne lui fut pas permis de suivre Jeanne jusqu’au bout. Plus malheureusement encore, le vrai roi était la Trémouille dont le nom seul est une tache de sang et de boue sur les plus belles pages de l’histoire. Par la volonté perverse de ce scélérat et par l’effet de son ascendant sur Charles VII, les premiers compagnons de guerre de la Sainte, ceux d’Orléans et ceux de la Loire, d’Alençon, Richemont, Ambroise de Loré, Jean de Bueil, Raoul de Gaucourt, le maréchal de Boussac, le maréchal de Rais qui devint un monstre, le sire de Graville, grand maître des arbalétriers et le sire de Culan, amiral de France, furent, comme Dunois, systématiquement écartés d’elle, quelques-uns l’abandonnant à contre-cœur et les autres de leur plein gré, tels que ce frère Pasquerel, son chapelain, qui avait été le témoin des prodiges de la victorieuse et qui s’éloigna ignoblement de la captive, à l’instant même où elle aurait eu le plus grand besoin de son ministère. A l’exception de La Hire et de Poton de Saintrailles qui tentèrent vainement de la délivrer, la dispersion fut complète.

A la fin, et pour son admirable campagne de l’Oise, qui devait lui coûter si cher, Jeanne, privée du concours de tous les puissants, oubliée par le roi qui lui devait de n’être pas un vagabond et qui permettait qu’elle fût décriée par les canailles de son entourage, mais voulant, quand même, avec une poignée de fidèles, continuer son œuvre, Jeanne d’Arc, plus grande peut-être à son déclin qu’en ses jours de gloire, était devenue comme un chef de partisans que la première trahison devait accabler.

Le meilleur ami de la Pucelle et le plus sûr fut le bourreau qui lui ouvrit la porte du ciel !

X
Les Ennemis.

« Oncques n’ai baillé ma foi à quiconque. » Telle fut la réponse de Jeanne d’Arc à l’évêque assassin Pierre Cauchon insuffisamment rassuré par les chaînes et la cage de fer qu’il avait eu l’infamie d’infliger à sa victime, et voulant qu’elle s’engageât formellement à ne tenter aucune évasion. Déjà à Compiègne, le 23 mai 1430, jour de sa capture par l’effet d’une trahison diabolique, elle avait donné cette réponse fière aux manants bourguignons qui portaient la main sur elle. — Rendez-vous à moi et me baillez la foi, criait chacun d’eux. — J’ai baillé ma foi à autre que vous, dit-elle, et je lui en tiendray mon serment.

Ce fait est peut-être unique en cette fin du Moyen Age. Jeanne refusant de « donner sa foi », préférant la mort. A cette époque, un tel acte n’avait rien de déshonorant. Ce fut le cas de maint illustre capitaine, avant, pendant et après ce terrible quinzième siècle. Parmi les rois de France qui « donnèrent leur foi », on peut citer Jean, dit le Bon, à Poitiers, et François Ier à Pavie. C’était un souvenir du duel d’autrefois où le plus fort faisait « don de la vie » au vaincu, celui-ci lui « donnant sa foi » en échange. Marché honorable pour les deux.

Mais Jeanne d’Arc ne l’entendait pas ainsi. Sa Foi n’était pas celle des autres, ni d’aucun autre. Elle était infiniment plus haut que tout ce qui aurait pu être offert en échange et n’avait pas de merci terrestre pour équivalent. La foi de Jeanne d’Arc était autant que tout le ciel de France et assez pour contenter l’honneur de dix mille chevaliers.

Comment cela pouvait-il être compris d’un monde où les plus nobles étaient à vendre comme du bétail, où la parole d’honneur était devenue une denrée alimentaire profitable seulement aux traîtres et aux gens sans foi ? C’est un miracle, et le plus grand, que la Pucelle ait été possible, un seul jour, dans cette société vieillie, parmi ces porteurs de noms fameux, restes avilis d’une féodalité caduque, d’une noblesse usée, ambitieux d’argent, de jouissances ou de vengeances personnelles, valetaille désignée pour le monarque futur qui ramasserait toute la nation dans sa seule main.

Le plus notable et le pire ennemi de Jeanne d’Arc fut Georges de La Tremouille. « C’était un aussi mauvais homme », dit Quicherat, « que Louis de La Trémouille, son petit-fils, fut un héros accompli. Avide, cabaleur, despote, faux, il eut l’art de se faire un nom et une fortune en louvoyant entre tous les partis. Odieux au duc de Bourgogne qui était le bienfaiteur de sa maison, il se fit le valet du cadet de Bretagne pour gagner par lui l’intimité de Charles VII et le supplanter ensuite. D’ailleurs, il conserva toujours des relations suspectes avec son frère et ses autres parents, tous fonctionnaires dans le palais ou dans les armées de Philippe le Bon. Lorsque les Anglais envahirent l’Orléanais, en 1428, on vit en France de fort mauvais œil qu’ils épargnassent Sully, seigneurie de Georges de la Trémouille. Pourvu de plusieurs grands offices dont il paraît avoir dédaigné les titres, ce détestable personnage concentra dans ses mains la direction de toutes les affaires. Il eut deux raisons de plaire au roi : l’une pour ne pas souffrir que les princes du sang approchassent du gouvernement ; l’autre pour vouloir que la puissance anglaise fût combattue par l’intervention étrangère. Au fond il n’avait que le désir de perpétuer un état de choses où il trouvait son profit. Indépendamment de son autorité en cour, le Poitou était comme une propriété à lui, par le moyen des partisans qu’il y entretenait à sa solde. »

Assassin de sa femme préalablement dépouillée, et, par principe, assassin de tous ceux qui s’opposaient à lui, pillard et concussionnaire monstrueux, possesseur par là de richesses immenses, il jouissait de l’intangibilité d’un usurier officiel, et le misérable roi nullement aveugle, mais toujours aussi besogneux d’argent que de caractère, s’abaissa jusqu’à octroyer à ce féal chenapan des lettres de rémission pour les plus effroyables crimes, qualifiés protocolairement de « peccadilles », avant même qu’ils eussent été perpétrés.

On comprend que la venue de l’Angélique dut contrarier excessivement ce serviteur du démon. Sans se déclarer manifestement hostile, sans compromettre son ascendant sur le roi, il ne lui était pas possible de s’opposer du premier coup à une mission qui paraissait toute divine et qui était aux yeux des moins favorables, la suprême ressource, vaille que vaille, de la monarchie aux abois. Il se contraignit même, dans les premiers jours, jusqu’à feindre une admiration modérée pour l’héroïne. Mais il l’entrava tant qu’il put, directement par ses conseils ou de façon souterraine par les intrigues de ses créatures et, aussitôt après le sacre, il se démasqua, prétendant qu’elle avait rempli toute sa mission et qu’il était au moins téméraire d’espérer une suite heureuse de ses merveilleux succès.

La conduite de Charles VII, après son sacre, a toujours été une sorte d’énigme historique, explicable seulement de cette manière. Au lieu de marcher de suite sur Paris démoralisé, ainsi que le demandait Jeanne ; lorsqu’il semble que, pour achever de conquérir son royaume, il eût suffi au roi de le vouloir, on le voit, sans cause connue, sans motif avoué, temporiser, tâtonner, user comme d’une inertie calculée, laissant passer la fortune qu’il eût dû saisir et méconnaissant les faveurs du ciel jusqu’à douter de celle qui les lui apporte ! Que ne dut pas souffrir Jeanne d’Arc en voyant le parti des politiques et des sceptiques personnifié en La Trémouille l’emporter sur elle ! Désormais Charles VII ira demander le succès aux menées clandestines, à l’intrigue basse, au lieu de réclamer ses droits à la face du ciel et les armes à la main, appuyé sur l’envoyée de Dieu !…

Quand on suit Jeanne d’Arc, quand on la voit échouer devant Paris, par le fait de la Trémouille ; — devant la Charité et devant Soissons, par le fait de La Trémouille ; — devant Compiègne, par le fait de La Trémouille, sans que jamais intervienne l’autorité du roi de France et la hache de son bourreau ;… alors jaillissent les larmes d’une compassion et d’une épouvante surnaturelles, comme si on voyait mourir une seconde fois le Rédempteur !

Après La Trémouille, la première place parmi les traîtres appartient à Regnauld de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France. Celui-là est à décourager le mépris. La Trémouille, du moins, a pour lui d’être une somptueuse canaille. Regnauld de Chartres, son principal instrument d’iniquité, n’est rien de plus qu’un sceptique envieux et un mauvais prêtre, capable seulement de tous les timides forfaits que pouvait lui suggérer l’étonnante bassesse de son cœur. Quand une besogne était trop malpropre pour dégoûter même La Trémouille, il s’en chargeait volontiers. Ce personnage sinistre fait penser à cet archevêque du Paris moderne décommandant la fête de Jeanne d’Arc parce qu’un roi d’Angleterre venait de mourir !! !

Trop inférieur par l’intelligence et trop peu audacieux pour assumer le rôle d’un Cauchon, il sut préparer les voies à ce juge et manœuvra studieusement pour qu’à la fin l’héroïne fût privée de toute espérance humaine. Alors même que s’élaborait l’inique jugement d’une Sainte condamnée d’avance, Regnauld de Chartres, archevêque métropolitain, pouvait encore sauver la captive en la réclamant à son suffragant de Beauvais qui eût bien été forcé d’obéir, le procès ecclésiastique de Jeanne, accaparé par Cauchon, ressortissant au tribunal de son supérieur.

Infiniment éloigné d’un tel mouvement d’équité rudimentaire, ce prince de l’Église domestiqué par la Trémouille avait travaillé de longue main à ruiner la cause de Jeanne. Antérieurement à la catastrophe qui allait désarmer la France et prolonger la guerre plus de dix ans, voyageant aux environs de Lagny, de Beauvais, de Compiègne, de Soissons, il remontra aux capitaines français le dommage énorme, le discrédit incroyable que les actions de Jeanne causaient à tous les hommes d’épée. Il leur prouva que ses victoires lui créant un pouvoir toujours grandissant, à côté du pouvoir des ministres, c’était une véritable dictature qu’elle exercerait bientôt, avec l’enthousiasme unanime du peuple et des bourgeois. Que deviendraient les hommes d’armes, une fois la paix imposée au Bourguignon et à l’Anglais par Jeanne victorieuse ? Sa dictature s’exercerait sous le couvert de Charles VII. Il n’était pas difficile de le prévoir. Avec sa prétention de moraliser l’armée, de chasser de ses rangs les ribaudes, d’exiger du soldat et du capitaine le respect de la vie et de l’honneur d’autrui, c’était une véritable révolution. Le peuple et les bourgeois en auraient tout le bénéfice ; quant aux capitaines, ils en paieraient les frais. Adieu leurs privilèges ! Adieu leurs immunités !

Tel avait été l’apostolat de ce successeur de saint Remi. Tels avaient été les sentiments et les pratiques de ce serviteur de Dieu, au moment où Jeanne d’Arc menait cette campagne héroïque des bords de l’Oise ; au moment où elle délivrait les populations françaises de la terrible bande de Franquet d’Arras ; au moment où la merveilleuse fille organisait la belle opération de Pont-l’Évêque, où tout était concerté pour faire mettre bas les armes à la dernière armée du duc de Bourgogne !

Mais cela n’est rien auprès de la lettre inouïe d’impudence et de méchanceté qu’il écrivit, aussitôt après la prise de Jeanne, aux bourgeois de Reims supposés capables de s’imposer spontanément entre eux pour rendre leur héroïne à la liberté, — ce qui eût été infiniment désagréable à La Trémouille et à lui-même. « L’objet du chancelier », dit Quicherat, « est d’annoncer aux Rémois la prise de Jeanne devant Compiègne, mais de façon que leur deuil en soit léger. Il rapporte d’abord le fait brièvement, sèchement, puis il s’en prend tout de suite à la victime : « Elle ne voulait croire conseil, ains faisait tout à son plaisir ». La perte d’une telle orgueilleuse est-elle bien à regretter ? « Dieu a souffert prendre la Pucelle, parce qu’elle s’était constituée en orgueil et qu’elle avait fait sa volonté, au lieu de faire la volonté de Dieu. » C’était déjà le bûcher.

On est assommé quand on pense que l’auteur de cette lettre homicide était un prêtre, un prince des prêtres ! qu’il avait vu Jeanne à Chinon ; qu’il avait été, à Poitiers, l’un des docteurs qui, l’ayant interrogée, la déclarèrent envoyée de Dieu ; que, quatre mois plus tard, ayant été le témoin de ses miracles, il avait, de ses propres mains, sacré Charles VII dans la cathédrale de Reims, en présence de cette héroïne qui, survolant le chaos infranchissable, venait, par vertu divine, d’opérer le transfert du vieux sang des rois sur le trône de saint Louis et de Charlemagne !

Le courage manque pour parler des autres ennemis de Jeanne d’Arc. C’est un grouillement immonde. Rien n’est comparable à la tristesse et au dégoût qui submergent le cœur au spectacle de cette créature sublime, l’une des plus hautes parmi celles « dont le monde n’est pas digne », se débattant, avec toute sa gloire, parmi les reptiles et les insectes puants de l’Abîme !

Bien avant que parût Cauchon et sa séquelle de docteurs dont l’infamie épouvante ; sans descendre jusqu’aux instruments ignobles des deux scélérats puissants qu’on vient de nommer, il y eut, pour la contrecarrer et la torturer quotidiennement, de nuisibles et lamentables aveugles tels que Robert Le Maçon, « sage et fidèle conseiller à la discipline de La Trémouille ». Quicherat, qu’il faut toujours consulter, le juge ainsi : « C’était un homme laborieux, retranché dans la pratique des affaires qu’il entendait à merveille, exempt de mauvaise passion et de ceux qui passent leur vie au milieu des intrigues sans jamais les soupçonner. Le danger de tels hommes est que leur opinion, très considérable dans les matières de leur connaissance, est réputée d’égale valeur dans les autres où il ne sont que l’écho d’autrui. » Il est connu qu’on peut faire d’excellents bourreaux avec des innocents de cet acabit.

On ne peut malheureusement pas exclure de la meute cruelle des ennemis de Jeanne d’Arc, Raoul de Gaucourt, l’un des capitaines les plus énergiques de cette époque, célèbre par sa belle défense d’Harfleur contre Henri V, en 1415, mais « vieux soldat peu favorable à la gloire des nouveaux venus ». Ayant servi sous Clisson et Sancerre, ayant combattu les Turcs à Nicopolis et fait toutes les guerres civiles de France, il n’était pas disposé à admettre qu’une fille des champs lui en remontrât. Un grand danger où le mit son opposition à Jeanne dut l’aigrir encore davantage ; car, en voulant empêcher une sortie commandée par elle à Orléans, il faillit se faire massacrer par le peuple. Plutôt que de souffrir de tels échecs d’amour-propre, il aima mieux, lui qui était l’inquiétude même, se faire l’apôtre de la paix. Après le sacre, il alla, de la part du roi ! porter des propositions humiliantes au duc de Bourgogne que Jeanne voulait combattre… Il s’amenda lorsqu’il n’était plus temps, se mit à la tête de la coalition qui renversa La Trémouille, et, seul survivant des ministres qui avaient consommé l’abandon de la Pucelle, vint faire, à 85 ans, son éloge en 1456, lors du procès en réhabilitation.

Tout autre est Guillaume de Flavy. Quelques historiens, tels que Wallon et Quicherat lui-même, ont essayé de l’innocenter du crime énorme d’avoir causé volontairement la prise de Jeanne d’Arc devant les murs de Compiègne, en donnant l’ordre de fermer devant elle la porte de la ville. Cependant tout démontre jusqu’à l’évidence parfaite que ce personnage était l’âme damnée de La Trémouille et de Regnauld de Chartres qui avaient le plus grand intérêt à la disparition de la Pucelle dont le triomphe définitif eût été leur chute certaine. Il fallait s’en débarrasser à tout prix. Ne pouvant ou n’osant l’assassiner, on avait la ressource de la trahir en pleine bataille, et Flavy, qui avait rendu son nom sinistre par une suite interminable de crimes, était tout désigné pour cet office.

Mais l’ignominie absolument indéfendable est celle de Luxembourg, gardien de la Pucelle en son château de Beaurevoir et devenu ainsi l’arbitre véritable, non seulement de sa liberté, mais de sa mort ou de sa vie. Jean de Luxembourg portait un des plus grands noms du Moyen Age. La tige des Luxembourg, vieille comme Charlemagne, s’étendait à travers l’empire d’Occident jusqu’à la Bohême et la Hongrie. Partout elle s’unissait à des maisons souveraines. Six reines, une impératrice, quatre rois de Hongrie et de Bohême, autant d’empereurs, ont fait retentir ce nom dans le monde. Le cardinal Pierre de Luxembourg, oncle de Jean, était mort en 1387, salué du titre de Bienheureux par l’acclamation populaire.

Tout cela pour aboutir à la vendition de Judas ! Après d’horribles marchandages, l’illustre seigneur livra la Pucelle à ses ennemis mortels, en échange de dix mille livres, taxe royale, qui aurait pour équivalent, aujourd’hui, 400.000 fr.

C’était l’Angleterre qui payait. La quittance de l’Iscariote lui fut apportée, le siècle suivant, par les apôtres de Jean Calvin.

XI
Les Larmes.

Il n’y a que cela ! Tout est vain, excepté les larmes. L’histoire est comme un songe puisqu’elle est bâtie sur le temps qui est une illusion souvent douloureuse et toujours insaisissable, mais certainement une illusion qu’il est impossible de fixer. Chacune des parcelles infinitésimes dont l’ensemble constitue ce que nous appelons la durée, se précipite au gouffre du passé avec une rapidité foudroyante, et l’histoire n’est autre chose que ce fourmillement d’éclairs enregistré dans des pupilles de tortues.

A mesure que l’histoire se déroule, elle devient aussitôt le secret de Dieu, et l’authenticité, même la plus forte, aux yeux du penseur, n’est qu’une opinion probable. Quelque documenté que puisse être un historien, le fait qu’il a devant lui, l’ayant si péniblement ramené, comme une épave, du fond des ténèbres, il sait bien qu’il ne le voit pas. Sa forme essentielle, divine, lui échappe nécessairement. On a des preuves certaines, indiscutables, d’un grand nombre d’événements historiques à des époques bien déterminées ; mais ces preuves, au fond, n’ont pas d’autre consistance que la nécessité absolue de ces événements et de ces époques. Il FALLAIT cela et pas autre chose. Critérium unique.

Jeanne d’Arc aurait pu être délivrée ou rachetée par le roi, — la mort de Jeanne d’Arc n’était pas une conséquence nécessaire de sa captivité, a-t-on dit. Sans doute, mais le contraire est arrivé, parce que ces injustices énormes étaient indispensables à la réalisation d’un plan énormément mystérieux que nous ne pouvons pas connaître.

Voici quelques lignes fortes du capitaine Paul Marin que je ne me lasse pas de citer :

« L’histoire telle que les hommes l’écrivent ! comment la qualifier ? C’est une ébauche de vérité, au prix de l’histoire telle que notre esprit conçoit que Dieu la fera lire au dernier jour, quand se déroulera le livre illustrant en traits de feu les milliards d’images animées, photographiées à chacune des minutes vécues par l’humanité ; livre impartial où chacune des voix personnifiant les milliards d’acteurs des drames passés, répétera, mot pour mot, les paroles d’autrefois ; livre dont le mécanisme défie les enfantillages des parleurs et des microphones ! Ce grand livre d’histoire, le jour où il sera ouvert, permettra de juger, de comparer, de placer Jeanne d’Arc à son rang. Après cette apparition, l’histoire écrite par les historiens,… que sera-t-elle ? Hélas ! moins qu’une torche fumeuse au prix des flots de lumière que verse le soleil, quand il émerge radieux de son Orient. »

Alors, encore une fois, il n’y a que les larmes, quand on est assez aimé de Dieu pour en avoir : Beati qui lugent. Les larmes, il est vrai, brouillent la vue déjà si incertaine, mais la clairvoyance du cœur peut la remplacer avec avantage, et une divination magnifique peut illuminer le pauvre historien. Et puis, à une certaine profondeur déterminée par le gisement des grands morts, on est bien forcé de rencontrer la Solidarité universelle qui nous est cachée par le mensonge social et que dénonce avec tant d’éloquence leur poussière ! C’est cela surtout qui fait pleurer !

On se sent de plain-pied dans cette excessive misère de tous les hommes. L’éblouissement de l’Héroïsme ou de la Beauté a disparu. Qu’il s’agisse de Charlemagne, de Napoléon ou de Jeanne d’Arc, on ne voit en eux que des proches, de très humbles frères dans l’immense troupeau des cohéritiers de l’Expulsion. Les chants de gloire, les cris d’enthousiasme, les acclamations populaires n’existent plus, n’existèrent jamais que dans un rêve qui s’est dissipé. Il n’y a plus que des larmes de pénitence, de compassion, d’amour ou de désespoir, fleuves lumineux ou sombres qui vont aux golfes inconnus.

Jeanne pleura de pitié sur la France que dévastaient les Anglais. En quelque lieu que soit son âme, ne pleure-t-elle pas maintenant d’une compassion plus grande sur la même France immolée par de plus féroces barbares ?

En 1846, il y eut les Larmes prophétiques de la Mère de Douleur qui pleurait sur sa Montagne, en suppliant son peuple d’avoir pitié de lui-même, et ces Larmes saintes, qui devaient être si criminellement dédaignées, ne purent tomber jusqu’à terre. Les Témoins ont dit qu’elles remontaient vers le ciel. Il faut donc aujourd’hui les larmes de plusieurs millions de mères ou de veuves pour les remplacer, et c’est probablement tout ce qui restera de notre histoire contemporaine qui paraît déjà le plus effrayant des songes !

XII
« Évêque, je meurs par vous ! »

Au moment de parler des juges de Jeanne d’Arc, et afin de retarder encore un peu cette révoltante besogne, il paraît expédient de mentionner le fait assez peu connu que voici.

Après l’inique sentence de relapse qui livrait la sainte au bourreau séculier succédant aux bourreaux ecclésiastiques, et jusqu’à la dernière minute de la dernière heure, il fut possible de la sauver.

Il existait à Rouen un antique usage, privilège royal en des mains ecclésiastiques « vrayment admirable et unique en son espèce et qui, pour ceste cause, mérite d’être recognu de tous, mesmement en ceste France… » a dit l’historien Pasquier. « Je puis dire, et en pétille qui voudra, qu’en toute l’ancienneté, vous n’en trouverez un semblable. » C’était le célèbre privilège de saint Romain que les Anglais, en politiques habiles, avaient déclaré « vouloir maintenir et défendre en l’honneur et révérence du glorieux patron de la ville », privilège que le peuple avait en singulière dévotion et qui devait se perpétuer jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, malgré les droits du pouvoir royal et les susceptibilités des corps judiciaires.

En vertu de ce privilège de la fierte, le chapitre de la cathédrale déclarait, chaque année, à la fête de l’Ascension, un prisonnier libre et absous, dans une cérémonie à laquelle prenait part tout le clergé de la ville, escortant en grande pompe la châsse de saint Romain « levée » par le prisonnier, que l’Église venait de rendre à la vie et à la liberté.

En 1431, l’Ascension tomba le 10 mai. Qu’eût fait le gouvernement anglais, si le chapitre eût désigné Jeanne ? Et qu’eût fait le peuple de Rouen, si le gouvernement anglais eût refusé Jeanne au chapitre ? De précédents refus avaient ensanglanté la ville. Mais le courage manqua au chapitre et, cette année-là, par une ironie vraiment amère, au lieu de cette vierge innocente, le clergé désigna un prisonnier vulgaire, coupable de viol ! Le rapprochement avec Barabbas s’impose ici, formidablement.

La couardise générale déterminée par la férocité anglaise à l’égard de la Pucelle est un des traits les plus remarquables de l’histoire de la France au quinzième siècle. Il y a peu d’exemples d’une telle défaillance de tous les courages. Fallait-il que Jeanne fût un holocauste nécessaire ! Et combien dut être voulu de Dieu ce comble d’iniquité qui provoquait sa justice pour le châtiment de l’Angleterre, en même temps qu’elle procurait à sa victime la plus haute gloire ! L’exécrable guerre de Cent ans qui allait s’éteindre était un terrible compte à régler et le martyre de Jeanne d’Arc comblait la mesure.

On sait la fin misérable de ses juges les plus acharnés et celle de quelques-uns des puissants dont ils avaient été les serviteurs vêtus d’infamie. Nous y reviendrons. Mais la justice divine exigeait la tête et les entrailles de l’Angleterre, comme elle exigera demain la tête et les entrailles de l’Empire allemand. Henri VI, roi légitime d’Angleterre par la mort d’Henri V son père, et roi prétendu de France par la mort de son aïeul Charles VI, n’avait pas dix ans lorsque Bedfort son oncle et le cardinal de Winchester son grand-oncle, auteurs véritables de la condamnation de Jeanne d’Arc, le conduisirent à Rouen pour que cet enfant présidât nominativement au procès abominable et, dans l’espoir de lui gagner un royaume, ayant tenu à l’engager personnellement dans leur forfait.

Or, voici la sentence que, sans le savoir, prononcèrent les juges prévaricateurs. Henri VI ne perdrait pas seulement le royaume de France. Des deux couronnes qui avaient été placées sur son berceau, aucune, à sa mort, ne lui resterait. Après quarante années d’une guerre civile affreuse, la Rose blanche triompherait enfin, et ce triste monarque, depuis longtemps le jouet ou l’instrument des factions, mourrait à cinquante ans, dans la Tour de Londres, prisonnier et victime de Glocester, exemple fameux de la malédiction qui frappe les races royales après de grands crimes.

Quant à la nation anglaise, il lui faudrait, avant un siècle, expier hideusement par l’apostasie. Le Tudor théologien et paillard naîtrait bientôt et celui-là vengerait Jeanne d’Arc à sa manière, en prostituant son peuple à la vache aride tout en or. Cela se ferait en un clin d’œil, ad nutum regis, presque sans martyrs, pour la durée de combien de siècles ? Du matin au soir, un certain jour, tout ce royaume qui fut, autrefois, l’Ile des saints, serait hérétique par l’effet d’une obéissance ignoble…

« Je sais que les Anglais seront tous boutés hors de France », avait dit Jeanne à ses juges, « tous, excepté ceux qui y mourront. Je le sais par révélation aussi clairement que je vous vois… Écrivez-le, afin que quand ce sera advenu, on ait mémoire que je l’ai dit. » Hors de France ! Douze ans plus tard, après la bataille de Castillon et la mort du vieux Talbot, cette prédiction était visiblement accomplie. Mais, dans la bouche de Jeanne si injustement et si cruellement condamnée, une telle menace pouvait-elle signifier moins que l’expulsion du Royaume de Jésus-Christ, expulsion spirituelle, expulsion des âmes, dans le sens le plus étendu !

On est ou on pourrait être porté à croire que le procès de Jeanne d’Arc, assez ignoré de la multitude et connu seulement par quelques réponses fameuses de l’héroïne, est entaché de fraudes et d’irrégularités monstrueuses. Il n’en est rien. La minute du jugement a été conservée et il paraît que c’est une pièce tout à fait irréprochable. « Rédigée sous la haute direction de Cauchon », a écrit un magistrat éminent, « cette œuvre fait honneur à son patriotisme anglais, à sa science juridique et à ses talents littéraires. Il est difficile d’en trouver une autre aussi révoltante au fond et aussi habilement cachée sous des dehors hypocrites. Respect apparent des formes, observation scrupuleuse des droits de la défense (rendus illusoires, en fait, par le refus obstiné de tout défenseur), rien n’y manque. Mais que peuvent les formes où n’est pas l’esprit ? Qu’on imagine aujourd’hui tout un personnel judiciaire s’entendant pour accabler l’innocence : un procureur, un juge d’instruction, une chambre d’accusation, un procureur général, une cour d’assises, un jury. L’innocence pourrait être condamnée dans les règles. C’est le cas de Jeanne d’Arc. Quand le registre qui contenait la minute de l’instrument authentique, eut été achevé, il fallut s’occuper d’en faire des copies ou expéditions. Cauchon eût pu n’en demander qu’une, comme il arrive pour tant de procès. Et alors cette expédition perdue, ce procès, la grande gloire de Jeanne d’Arc, pouvait disparaître à jamais. Il n’en fut pas ainsi et ce fut l’évêque lui-même, circonstance étrange, qui prit les précautions nécessaires pour immortaliser sa propre infamie et la gloire de sa victime. Les greffiers eurent de lui l’ordre d’en dresser cinq expéditions. »

Ce serait une erreur de croire que Cauchon était une mitre quelconque. Pierre Cauchon, « révérend père en Christ, par la divine miséricorde, évêque de Beauvais », était, au contraire, un des plus célèbres docteurs de son temps, licencié en droit canon, maître ès arts, docteur en théologie, ancien recteur de l’Université de Paris et conservateur de ses privilèges ; grand praticien en matière de droit, ce que le procès qui a voué son nom à l’ignominie suffirait à établir, et l’un des universitaires les plus engagés dans la cause antinationale. Bombardé à l’épiscopat par la faction bourguignonne en récompense de son zèle à entreprendre la justification du crime de Jean sans Peur au concile de Constance, excommunié à Bâle, anathématisé plus tard par la cour de Rome, suspect d’hérésie et notoirement rebelle à l’autorité du Saint-Siège ; — où l’Angleterre des Lancastre et de la Rose rouge, apostate future et déjà pressentie, aurait-elle pu trouver un plus désirable serviteur ?

Jeanne d’Arc fut vouée à une mort certaine le jour où Bedfort et le cardinal d’Angleterre eurent décidé de la livrer à Cauchon. Ce qui suivit fut affaire de forme et de temps. Pour reprendre une hypothèse émise plus haut, qu’on imagine un procès capital où chacun des membres du jury aurait la certitude absolue de voir confisquer tout son bien et d’être lui-même écorché vif, au cas d’un verdict favorable à l’accusé ou seulement invocateur de circonstances atténuantes, on aura, dans toute son exactitude, la situation des juges ou assesseurs délibérants au nombre de plus de soixante, par qui Jeanne devait être condamnée. Cauchon était le premier homme du monde pour mener ainsi ce troupeau.

Il est hors de doute que tous ceux qui condamnèrent Jeanne d’Arc ou qui la laissèrent condamner étaient absolument sûrs de son innocence et que tous portèrent, jusqu’à la fin de leur vie, la honte et le remords d’avoir participé à cette forfaiture. Cent témoignages ultérieurs l’ont démontré surabondamment. Cette unanimité de bassesse ou de lâcheté est une sorte de prodige qui déconcerte. On a peine à concevoir cette multitude de prêtres, chacun d’eux célébrant, chaque jour, les saints Mystères — on le suppose du moins — et, la bouche pleine du Sang du Christ, consentant de propos délibéré, sciens et prudens, à porter, trois mois, l’énorme fardeau de cette effroyable complicité !

La plupart connaissaient assurément ce que Jeanne appelait le Livre de Poitiers, réclamé par elle tant de fois au cours de ses interrogatoires, c’est-à-dire le registre de la première enquête qui lui avait été si favorable à Poitiers et dont la production à Rouen l’eût si pleinement justifiée ! Ce document avait dû être criminellement anéanti à l’instigation de Regnauld de Chartres.

Quelques-uns, torturés sans doute par leur conscience, joignirent à leur adhésion cette réserve timide qui trahissait leur angoisse, en aggravant leur injustice : « A moins que les révélations de cette fille ne viennent de Dieu, ce qui n’est pas présumable. » D’autres qui font peur, en proie au vertige de la prévarication, devinrent enragés, tel ce chanoine de Rouen qui avait accablé la sainte et qui, témoin de son supplice, quelques jours après, disait en pleurant : « Plût à Dieu que mon âme fût où est son âme ! »

Parmi ces docteurs et maîtres « n’ayant devant les yeux que Dieu et la vérité de la foi », il serait injuste, à ce propos, de ne pas faire mention spéciale de Guillaume Évrard, théologien bourguignon et prédicateur vanté qui, ayant été choisi par l’évêque pour un sermon où il fallait anathématiser Jeanne, poussa le zèle de la couardise jusqu’à feindre contre elle, dans son discours, l’indignation la plus généreuse. Celui-là, aussi, dut verser des larmes devant le bûcher. Tous les crocodiles pleuraient, dit-on, et Cauchon lui-même, d’après un témoin.

Deux seulement, déjà convoqués et dans les griffes du démon de Beauvais, refusèrent de prendre part au procès. Le premier, Nicolas de Houppeville, vieux théologien de 65 ans, aima mieux se faire jeter en prison sans jugement par l’ordre de Cauchon qui faisait exactement tout ce qui lui plaisait. Le second, maître Jean Lohier, eut le rare bonheur de pouvoir fuir, le même Cauchon voulant qu’on le jetât dans la rivière. Le témoignage du greffier Manchon au sujet de ce personnage, vingt ans plus tard, éclaire singulièrement le ténébreux drame :

« Iceluy, maître Jean Lohier, quand il eut vu le procès — ce qui en étoit écrit déjà — il dit qu’il ne valoit rien pour plusieurs raisons. Premièrement, pour ce qu’il n’y avoit point forme de procès ordinaire. Item, pour ce qu’il étoit traité en lieu clos et fermé où les assistants n’étoient pas en pleine et pure liberté de dire leur pleine et pure volonté. Item, pour ce que l’on traitoit en icelle matière l’honneur du Roi de France duquel elle tenoit le parti, sans appeler le Roi ni aucun qui fût de par lui. Item, pour ce que libellé ni articles n’avoient point été baillés et si n’avoit quelque conseil icelle femme qui étoit une simple fille, pour répondre à tant de maîtres et de docteurs, et en grande matière, par espécial celles qui touchent ses révélations, comme elle disoit. Et pour tout ce, lui sembloit que le procès n’étoit valable. Desquelles choses monseigneur de Beauvais fut fort indigné contre ledit Lohier et il dit aux maîtres : « Voilà Lohier qui nous veut bailler belles interlocutoires en notre procès. Il veut tout calomnier et dit qu’il ne vaut rien. On voit bien de quel pied il cloche !… » Le lendemain, je parlai audit Lohier et lui demandai ce qu’il lui sembloit dudit procès et de ladite Jehanne. Il me répondit : « Vous voyez la manière dont ils procèdent. Ils la prendront, s’ils peuvent, par ses paroles. Il semble qu’ils procèdent plus par haine qu’autrement, et pour cette cause, je ne veux plus être ici. »

Mais tous ne pouvaient fuir et tous tremblaient, excepté ceux qui avaient condamné Jeanne avant qu’elle fût prise et qui, la tenant dans leurs mains, ambitionnaient de la brûler pour être agréables aux Anglais que cela seul pouvait satisfaire, et obtenir d’eux, par ce moyen, de fameuses récompenses.

Celui qui tremblait le plus, c’était précisément l’homme indispensable sans lequel Cauchon n’aurait pu rien faire, Jean Lemaître, inquisiteur commis au procès. Il refusa longtemps d’y prendre part, mais on lui fit entendre clairement que s’il continuait, il y avait pour lui danger de mort. Il ne se décida que sous la pression des Anglais et on le vit constamment en proie à une terreur extrême. « Je vois bien », disait le pauvre homme, « qu’il y va pour moi de la vie, si je ne me rends pas à leur volonté. »

En outre, et sans insister plus longtemps sur les couards ou les ambitieux de plus ou moins d’envergure, l’évêque de Beauvais avait à sa dévotion de très précieuses canailles et d’inestimables chenapans sacerdotaux. L’histoire a conservé le nom de messire Jean d’Estivet, chanoine des églises de Bayeux et de Beauvais, constitué promoteur ou procureur général de la cause, à raison de la « fidélité, probité, connaissance, suffisance et idonéité de sa vénérable et discrète personne », auteur de ce libelle ou réquisitoire, épouvantable d’imposture et d’hypocrisie, qui tua l’héroïne. On ignore quelle pouvait être l’ambition de cet admirable scélérat. Peut-être faisait-il le mal pour le mal, en artiste. Quoi qu’il en soit, on sait sa récompense qui ne se fit pas attendre. Quelques jours après le bûcher, on le trouva mort à l’une des portes de Rouen, étouffé dans un bourbier.

Il y eut aussi Loyseleur, le prêtre espion abusant du sacrement de pénitence pour trahir Jeanne dans sa prison, où l’évêque avait habilement dissimulé des écouteurs. Cet abominable individu, fuyant le lieu du crime comme un maudit, s’en alla crever à Bâle d’une apoplexie foudroyante.

Les autres qui soulèvent le cœur, même après ceux-là, reçurent des salaires analogues et leur mémoire ne vaut pas l’encre qui servirait à écrire leurs noms.

L’antique Université de Paris, vénérée dans le monde entier, ne manqua pas une si belle occasion de se déshonorer à jamais. Cette université tout anglaise par ses sentiments, avait fait cadeau à Cauchon d’une demi-douzaine de ses plus illustres docteurs. Ils furent, paraît-il, les plus acharnés et les plus retors. On se représente la situation d’une simple fille de la campagne, ignorante autant qu’il se peut des formes judiciaires et des captieuses manigances de la théologie, en présence de cette meute de savants haineux et perfides, privée de conseil et forcée de défendre, seule contre tous, son âme limpide !

Elle pouvait se souvenir de l’avertissement évangélique : « Ne préméditez pas vos réponses. Je vous donnerai moi-même une bouche et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne pourront résister et qu’ils ne pourront contredire. » — « Très-doux Dieu », disait-elle, « en l’honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous m’aimez, que vous me révéliez comment je dois répondre à ces gens d’église. » On connaît ses admirables et candides réponses qui contraignirent la pieuse et docte synagogue à se dévêtir effrontément, effroyablement devant la postérité… « Jeanne », a dit un témoin, « n’aurait pu se défendre comme elle l’a fait, dans une cause si difficile, contre tant et de si grands docteurs, si elle n’eût été inspirée. »

Et quelle déchirante pitié cela devait être ! Chaque interrogatoire durait trois, quatre heures et même plus, préalable supplice infligé presque quotidiennement à une captive sans défenseur, exténuée de misère dans une prison infecte où veillaient sur elle, jour et nuit, des gardiens choisis parmi les plus horribles crapules de l’armée anglaise. Cela, par la volonté formelle du « Révérend Père en Christ » qui espérait sans doute, charitablement, la réduire par l’inanition et le désespoir. Il fut même question de la soumettre à la torture et on eut l’inqualifiable méchanceté de la placer en face des instruments, abomination qui fit horreur au bourreau lui-même. Les avis ayant été recueillis, on y renonça, l’un des opinants ayant fait observer qu’il ne fallait pas qu’un procès « aussi bien fait » pût donner prise à la calomnie.

« Le travail assidu de votre vigilance pastorale », écrivait à Cauchon l’Université de Paris, « paraît excité par la ferveur immense de votre très singulière charité ; votre sagesse éprouvée ne cesse d’être l’appui le plus fort de la foi sacrée ; votre expérience toujours en éveil vient en aide à votre pieux désir du salut public… Nous nous empressons d’adresser les plus larges actions de grâce à Votre Seigneurie dont le zèle ne sommeille pas un instant au cours de ce procès fameux, entrepris pour l’exaltation du Nom Divin, l’intégrité et la gloire de la foi orthodoxe et l’édification la plus salutaire de tout le peuple fidèle… Que le Prince des pasteurs, lorsqu’il se montrera à elle, daigne accorder à votre révérée sollicitude une couronne de gloire immarcessible. » !! !

Jeanne d’Arc, objet de cette sollicitude, se sentit perdue. Son innocence lumineuse pénétra du premier coup le cœur misérable de son juge. C’est à lui surtout que vont ses réponses, les autres ne pouvant être à ses yeux purs que les valets infiniment lamentables de son bourreau :

«  — Si vous étiez bien informé sur mon compte, vous devriez me vouloir hors de vos mains. — Prenez bien garde à ce que vous dites que vous êtes mon juge. Je vous le dis, vous prenez une grande responsabilité de me charger ainsi. — Je suis venue de par Dieu, je n’ai rien à faire ici. — Vous dites que vous êtes mon juge ; je ne sais si vous l’êtes ; mais avisez bien à ne pas mal juger, car, en vérité, je suis envoyée de par Dieu et vous vous mettriez en grand danger ; et je vous en avertis, afin que si Notre-Seigneur vous en châtie, j’aie fait mon devoir de vous le dire. — Je m’attends de tout à Dieu mon créateur. Je m’attends à mon Juge. C’est le roi du ciel et de la terre. — J’ai souvent, par mes Voix, nouvelles de vous, monseigneur de Beauvais. »

Si on considère que Cauchon savait mieux que personne la parfaite innocence de celle qui lui parlait ainsi, on est forcé de se demander en tremblant ce que pouvait être après cela le sommeil de Sa Seigneurie et de quel front il put accueillir le suprême adieu de sa victime, quand on la conduisait au bûcher : « Évêque, je meurs par vous ! J’en appelle de vous, devant Dieu ! »

D’ailleurs, tout le long de cet horrible procès de ténèbres et de damnation, à supposer que le maudit eût un reste de conscience et un cœur capable encore de palpiter, ne fût-ce qu’à la façon des cœurs des chiens affectueux, comment eût-il pu ne pas sentir un petit souffle d’angoisse, en écoutant les gémissements de cette brebis du Bon Pasteur qu’on égorgeait en sa présence et par son ordre :

— Voulez-vous donc que je parle contre moi-même ? — Seriez-vous content que je me parjurasse ? — Ah ! vous écrivez bien tout ce qui est contre moi et vous ne voulez pas qu’on écrive ce qui est pour moi !

Cette dernière plainte, à l’occasion de la défense faite par Cauchon au greffier d’enregistrer une déclaration qui pouvait lui être profitable. « Taisez-vous, au nom du diable ! » cria le pontife à quelqu’un qui tentait d’intervenir. Cela était si fort que, malgré la peur générale, il y eut un long murmure…

« Je m’en attends à Notre-Seigneur », disait-elle avec résignation lorsque, abusant de ses paroles, on cherchait à la mettre en contradiction avec elle-même. Il y eut des Anglais pour applaudir à son courage. « Vraiment, c’est une brave femme ! Que n’est-elle Anglaise ! » s’exclama l’un d’eux.

Le Révérend « Père en Christ » ne broncha pas quand, n’espérant plus rien en ce monde, elle demanda une sépulture chrétienne : « Si mon corps meurt en prison, je m’attends que vous le fassiez mettre en terre sainte. Si vous ne l’y faites mettre, je m’en attends à Dieu ! » Il savait si bien que le corps de la vierge merveilleuse n’aurait aucune sépulture.

Jeanne d’Arc, en effet, a eu ce privilège de ne pas subir la corruption du tombeau. Peut-être aussi n’y avait-il plus de terre sainte en un royaume où cet épouvantable prêtre avait marché !

XIII
L’Holocauste.

Et Charles VII, le roi de France, le Lieutenant de Jésus-Christ, que faisait-il ? Absolument rien. Il avait son séjour à Poitiers ou à Chinon, demeurant à peu près aussi étranger au gouvernement que l’avait été son père en la dernière période de sa vie et de sa démence. La Trémouille et Regnauld de Chartres n’étaient-ils pas là pour gouverner à sa place ? Charles continuait de ne pas voir, d’ignorer les affaires et de ne point régner. Probablement il ne savait rien ou peu de chose touchant la cause qui se débattait à Rouen contre son honneur et à son évident préjudice, ni touchant la moribonde qui lui avait conservé son royaume et qu’il croyait ne lui être plus bonne à rien.

Il aurait pu, cependant, sans risques ni fatigue, exercer au moins un recours direct soit au Pape, soit au concile de Bâle, en ce moment même convoqué. C’eût été un secours immense pour Jeanne à qui on cachait soigneusement qu’elle pouvait en appeler à cette grande assemblée jugeant en dernier ressort. L’enquête de Poitiers, que Jeanne invoqua si vainement, avait reçu la sanction de l’Inquisiteur général de Toulouse, la sanction du clergé de Poitiers et enfin la sanction de Regnauld de Chartres lui-même, supérieurement qualifié pour intenter auprès du tribunal de Rouen une action efficace. Aucune instance de ce genre ne fut introduite. Jeanne devait périr sans qu’un seul clerc ou avocat de son parti se présentât pour la défendre.

Aucune démarche non plus n’avait été tentée par le roi pour obtenir Jeanne à rançon. Le sordide Luxembourg se serait prêté si volontiers, pourtant, à une surenchère, mais comment y faire consentir La Trémouille qui tenait les cordons de la bourse royale et qui ne les desserrait que pour lui seul ?

Enfin et surtout il y avait la voie des armes. La Hire était maître de Louviers près de Rouen, les Français occupaient Beauvais et Compiègne. De ces divers points les garnisons pouvaient se porter rapidement sur la Normandie supérieure. Ce voisinage inquiétait beaucoup les Anglais, « gens superstitieux » d’après un commun proverbe, qui n’osaient se remettre en campagne, la Pucelle vivant encore. « Les archives de La Rochelle, de Tours, d’Orléans, de Compiègne », dit l’historien de Charles VII, Vallet de Viriville, « témoignent assez combien le peuple des villes et des campagnes était demeuré fidèle, dans ses sympathies, à celle que trahissaient les grands et la fortune. Charles VII n’eût-il pas eu d’armée à sa solde, ces villes dévouées la lui eussent fournie. Un ordre du roi eût suffi pour la mettre en mouvement. Les milices urbaines, que dis-je ? les populations entières que Jeanne avait remplies d’enthousiasme, auraient marché à sa délivrance, hommes, femmes et enfants, comme les croisés à la délivrance du Saint Sépulcre. »

Mais c’était trop demander à un roi fainéant. Il préludait d’ailleurs, dès cette époque très probablement, par diverses farces, à son rôle fameux d’amant d’Agnès Sorel qui devait lui mériter le surnom peu héroïque de Charles le Bien servi. Ce prince, à qui Dieu avait fait la grâce inouïe de lui envoyer Jeanne d’Arc, ne paraît pas même avoir senti le remords de sa monstrueuse ingratitude.

Le 10 novembre 1449, Charles VII faisait son entrée triomphale dans la capitale normande reconquise. Il y séjourna plus d’une semaine, au milieu de toute sa cour où se trouvait Agnès Sorel, partageant l’exaltation et l’ivresse de la foule. Pendant ce temps, que fit-il pour Jeanne d’Arc ? Rien. Pas un souvenir pour celle à qui les Anglais eux-mêmes attribuaient leur ruine, pour celle dont le martyre avait fait pleurer les pierres, ayant expié, sur ce lieu même, le crime de l’avoir sauvé ! Comment expliquer qu’en un tel moment, sous cette pression patriotique de tout un peuple affranchi, Charles VII n’ait pas, à Rouen même, anéanti sur l’heure la sentence odieuse ? Tout le lui commandait : la mémoire de la victime, l’étendue du service, sa rentrée dans cette ville où elle était morte pour lui, l’outrage fait par sa mort au pays entier, et cette hypocrisie sans égale qui avait sacrifié la sainte à une haine antifrançaise ! Il fallait un acte prompt et éclatant… Il ne trouva pas mieux que de s’en aller silencieusement, en caressant sa Dame de Beauté qui mourut, d’ailleurs, quatre mois plus tard, de façon assez mystérieuse.

Il fallut l’opiniâtreté généreuse du cardinal d’Estouteville, qui sentit la nécessité d’exonérer l’Église d’un forfait dont on avait voulu se décharger sur elle, et l’énergique volonté de Calixte III pour obtenir enfin la révision du procès et la sentence de réhabilitation proclamée en 1456, vingt-cinq ans après la sentence abominable.

Ce qu’il y a de plus infâme dans ce poème de toute infamie, c’est la prétendue abjuration de Jeanne d’Arc. On sait qu’il y eut, en réalité, deux procès : la cause de lapse et la cause de relapse. La première qui avait duré trois mois était entendue et Jeanne condamnée. Il n’y avait plus qu’à la brûler comme sorcière. Mais cela n’était pas la victoire complète. Il fallait que Jeanne se rétractât, qu’il fût dit par elle que ses Voix l’avaient trompée, qu’elle s’accusât elle-même, ou qu’on pût croire qu’elle s’accusait d’imposture, ce qui aurait eu pour effet de disqualifier ses victoires, d’infirmer le sacre et de déshonorer le roi de France.

L’héroïne, en son état normal, aurait préféré la mort. On profita d’une heure d’extrême épuisement très calculé pour lui faire signer par force une cédule d’abjuration à laquelle elle ne comprit rien, sinon peut-être qu’on cesserait ensuite de la tourmenter. A l’enquête de 1456, plusieurs témoins ont déposé qu’à ce moment même où on lui tenait la main pour écrire, elle riait comme une insensée !… « Considérant », dit la sentence de réhabilitation, « que l’abjuration a été extorquée par fraude et violence, en présence du bourreau et sous menace du feu, sans que l’accusée en ait compris la portée et les termes, etc… »

La grâce qu’on paraissait vouloir lui faire à ce prix c’était déjà la prison infamante et perpétuelle, « le pain de douleur et l’eau d’angoisse », comme on disait. Or les Anglais voulaient le bûcher. Il fallait le bûcher pour contenter ces bêtes féroces, crudelis et horrenda crematio. Cauchon le savait, mais il était sûr de pouvoir les satisfaire, ayant prévu diaboliquement que Jeanne rendue à elle-même invaliderait avec énergie la rétractation de pacotille arrachée à son agonie. A un grand personnage, Warwick ou Bedfort, lui reprochant avec rage d’avoir déçu la vengeance anglaise, il répondit : « N’ayez cure, nous la rattraperons bientôt » : Mox rehabebimus eam.

Dans ce procès fameux et misérable dont certains aspects nous paraissent aujourd’hui singulièrement puérils, l’un des chefs d’accusation était les vêtements d’homme de Jeanne d’Arc nécessités par sa présence continuelle au milieu des soldats et son refus de les quitter dans une prison où elle était exposée sans défense à la brutalité de ses gardiens. On voulut absolument que ce fût un crime contre la morale, un attentat sacrilège à la loi divine, aux saintes Écritures, aux canons de l’Église. La reprise des vêtements féminins était une conséquence de l’abjuration. Elle y consentit, croyant qu’on allait la conduire dans une prison ecclésiastique, où elle eût été peut-être aussi exposée. On la ramena aux goujats militaires qu’elle venait de quitter et, la nuit suivante, un seigneur anglais, un lord qu’on ne nomme pas, affidé probable de son Cauchon de juge, essaya de la violer. Elle remit alors les vêtements d’homme qu’on avait laissés perfidement à sa portée. De ce fait elle était relapse, d’autant plus qu’elle s’empressa de désavouer formellement l’abjuration. Allégresse de Cauchon qui déclara aussitôt à Warwick et aux personnes de son entourage : « Farewell ! Farewell ! Faictes bonne chière. Cette fois, elle est bien prise. » Le procès de relapse fut bâclé instantanément. Oui, cette fois c’était le bûcher sans rémission.

J’ai parlé des larmes… Comment ne pas penser aux larmes de Jeanne d’Arc ? et comment y penser autant qu’il faudrait ? Car elle pleura dans une excessive amertume, non pas seulement à cause de l’affreux supplice qui l’attendait, mais surtout, on peut le croire, en voyant, de sa sainte vue, toute l’iniquité humaine dont elle était, accidentellement, une des victimes, — ses dernières larmes ayant dû être aussi mystérieuses que sa destinée.

Quel délice pour les ennemis de la France de faire pleurer ainsi une pauvre fille qui les avait tant épouvantés ! L’éblouissante victorieuse n’était plus que cela pour ces brutes atroces, une pauvre fille qui ne méritait aucune pitié. Lorsque frère Martin Ladvenu, envoyé par Cauchon, lui eut annoncé la dure et méchante mort qu’elle subirait dans quelques heures : « Hélas ! » cria-t-elle, « me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres ! Ha ! Ha ! J’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée. Hélas ! si j’eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise et que j’eusse été gardée par les gens d’Église, non par mes ennemis et adversaires, il ne me fust pas si misérablement meschu comme il est ! Oh ! j’en appelle devant Dieu, le grand Juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait ! »

La fin est insoutenable. « Elle sortit en costume de femme et je la conduisis alors au lieu du supplice », a raconté l’huissier Massieu. « En route, elle faisait de si pieuses lamentations que mon compagnon frère Martin et moi ne pouvions retenir nos larmes. Elle recommandait son âme à Dieu et aux saints si dévotement que tous ceux qui l’entendaient pleuraient. » Toutefois, avant de mourir, il lui fallut endurer encore un dernier et outrageant sermon de Maître Nicolas Midi, un de ses juges les plus frénétiques. « Pour préserver les autres membres », lui dit cet assassin, « force nous est de couper le membre pourri. Jeanne, l’Église voulant éviter l’infection, te retranche de son corps. Elle ne peut plus te défendre. Vade in pace ! » L’Église, naturellement, c’était la clique de ces pharisiens damnés.

Il est à remarquer que le même Nicolas Midi, devenu lépreux, peu de temps après ce sermon, fut désigné, six ans plus tard, pour haranguer Charles VII, à son entrée dans Paris. La prostitution de ces théologiens et de leurs auditeurs, couronnés ou non, est à faire chavirer la raison.

A la fin du sermon, Jeanne pria tous les prêtres qui étaient là en grand nombre, de lui dire chacun une messe. Quelle messe auraient-ils pu dire, sinon la messe des vierges martyres, et comment leur fut-il possible de s’en acquitter, avec leurs mains pleines de sang innocent pour tenir le calice, avec leurs doigts rouges de ce sang pour porter à leurs bouches de réprouvés le Corps du Christ ?

Le cœur manque pour aller plus loin. Comment lire, sans trembler et sans pleurer, cette page horrible du Bourgeois de Paris : « Et tantost elle fut de tous jugée à mourir et fut liée à une estache qui estoit sur l’eschaffaut qui estoit fait de plastre, et le feu sus lui : et là fut bientost esteinte et sa robe toute arse, et puis fut le feu tiré arrière ; et fut veue de tout le peuple toute nue, et tous les secrets qui peuvent estre ou doibvent en femme, pour oster les doubtes du peuple. Et quand ils l’eurent assez à leur gré veue toute morte liée à l’estache, le bourrel remit le feu grand sur sa povre charogne qui tantost fut toute comburée et os et chair mis en cendres. Assez avoit là et ailleurs qui disoient qu’elle estoit martyre et pour son droit seigneur ; autres disoient que non. Ainsi disoit le peuple ; mais quelle mauvaiseté ou bonté qu’elle eust faite, elle fut arse cestuy jour. »

Le chef de guerre incomparable, le vainqueur d’armées, le preneur de villes, sainte Jeanne d’Arc finissant ainsi ! Et la justice ou la compassion du monde mettant plus de quatre siècles à venir !

Conclusion.
La Croix de bois et la Croix de fer.

Lorsque Jeanne d’Arc fut conduite au bêcher, elle demanda une croix pour la contempler dans ses derniers moments. Un Anglais en fit une avec deux morceaux de bois et la lui présenta.

Cet Anglais, moins méchant que les autres, qui représentait alors toute l’Angleterre catholique encore, malgré tout, aurait pu dire à la martyre, comme le prêtre s’adressant au peuple, le Vendredi Saint, à l’Adoration de la Croix : Ecce Lignum Crucis : « Voici le Bois de la Croix où est pendu le salut du monde. »

A ce moment la Pucelle comprit ce que les Saintes lui avaient annoncé de sa délivrance et de sa suprême victoire, et elle cria du milieu des flammes que ses Voix ne l’avaient pas trompée. Cette illuminative croix de bois fabriquée par un goujat compatissant était la récompense terrestre de ses exploits et de ses vertus. Elle lui suffisait pour mourir.

Le Goujat haineux et cruel qui est empereur de l’hérétique Allemagne offre aujourd’hui la Croix de fer aux assassins et aux incendiaires pour les récompenser de leurs crimes et il la leur donne devant le brasier des villes en feu, les pieds dans le sang des populations égorgées. Ce symbole des Hohenzollern, cette apostate croix de fer est un prestige sûr pour exalter jusqu’à la démence la férocité naturelle de ses soldats. Au lieu du salut du monde, c’est la ruine et le désespoir qui sont attachés à ce signe d’où tombent les ténèbres. Et quelles ténèbres !

C’est le chef-d’œuvre de Luther, cent ans après que la Fleur du Moyen Age avait été suffoquée dans les flammes horribles d’un bûcher, d’avoir substitué à la douce Croix de bois qui avait consolé les peuples et fortifié les Martyrs, cette croix de fer implacable dont le monde est épouvanté. Ce que les démons du Nord ont voulu nommer la culture allemande est, à quatre siècles de distance, la maturité complète, obtenue enfin, du fruit de l’arbre maudit où se pendit le mauvais apôtre. C’est l’épanouissement définitif et suprême du luthéranisme.

Luther enseigne, par exemple, que les clercs concubinaires se réformeront en faisant de leur désordre même la règle générale. Méthode de réforme particulièrement adaptée au génie germanique, ainsi que l’a fait remarquer avec profondeur, dans ses conférences sur la philosophie allemande, Jacques Maritain, l’adversaire victorieux et déjà célèbre de Bergson.

« Le mal existe ? Nous le déclarons légitime et nécessaire par lui-même. Nous placerons même son premier fondement en Dieu, comme faisait Jacob Bœhme. Voici le moi allemand avec ses instincts de nature ? Nous le proclamons, avec Fichte, le type humain par excellence, auquel tout doit céder. Voici la guerre qui réveille toujours, en fait, des impulsions barbares ? Nous ferons de la barbarie la règle même de la guerre qui sera d’autant meilleure qu’elle sera plus barbare. »

Au résumé : « Révolte de l’Allemagne contre la chrétienté, voilà tout le fond de la Réforme… Ce qui était rebut et déchéance pour le catholicisme est devenu norme et fondement dans le protestantisme et, par lui, dans le monde et la pensée moderne… L’exercice de la haine et de la cruauté regardé en lui-même comme un office de religion, accompli au nom du Christ et de l’Évangile. Dieu avec nous, Gott mit uns !… Telle est l’Allemagne de Luther, l’Allemagne que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui, pour laquelle suivre les instincts de convoitise, de mensonge, de haine et de luxure, c’est être avec Dieu. »

Telle fut l’œuvre de Luther qui trouva une Allemagne si bien préparée à recevoir sa doctrine qu’aussitôt après le début de son apostolat, entre 1525 et 1530, il put en constater lui-même les effets. Voici les propres paroles de ce patriarche de la culture allemande : « Aujourd’hui, les nôtres sont sept fois plus mauvais qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant. Nous volons, nous mentons, nous trompons, nous mangeons et buvons avec excès et nous nous adonnons à tous les vices… Nous autres Allemands, nous sommes devenus la risée et la honte de tous les peuples ; ils nous tiennent pour des pourceaux ignominieux et obscènes… Si l’on voulait maintenant peindre l’Allemagne, il faudrait la représenter sous les traits d’une truie. » Et le même Luther qu’on croit entendre parler en 1915, du fond de son gouffre, déplore, sans aucune sincérité d’ailleurs, « d’être né Allemand, d’avoir parlé et écrit en allemand, et il désire mourir pour ne pas assister au châtiment divin prêt à tomber sur l’Allemagne ».

On remplirait un volume de ces témoignages de Luther qui ne connut jamais le repentir, mais qui espérait peut-être sauvegarder ainsi sa mémoire, en même temps qu’il se réjouissait comme un démon de l’avilissement épouvantable dont il avait été l’artisan. Pour une nation de brutes cultivées en tant que brutes, il s’agissait donc uniquement de devenir la plus forte matériellement et de mériter la Croix de fer qui est le signe de la force matérielle. C’est l’Allemagne contemporaine contre laquelle doivent s’armer aujourd’hui toutes les puissances de la terre.

Les horreurs actuelles ont un aspect d’apocalypse qui se précisera davantage encore, on peut le prévoir. Mais la Croix de fer sera vaincue à la fin par la Croix de bois, parce que celle-ci est le choix de Dieu et le signe de sa dilection. Il se peut, au cours des événements inimaginables dont la présente guerre paraît être seulement le prélude, que la France monte à son tour sur le bûcher de l’Héroïne, condamnée comme elle par ses prêtres apostats qui ont renié la Mère de Dieu lorsqu’elle pleurait sur la Montagne de la Salette, en les accusant. Oui, la France, responsable toujours de ses chefs spirituels, pourrait bien être condamnée, par leur infidélité criminelle, à périr dans d’horribles flammes. Il lui resterait alors la pauvre Croix de bois de Jeanne d’Arc dont elle ne veut pas en ce moment, mais qui la sauverait miraculeusement à la dernière heure pour que le genre humain ne fût pas perdu.

La Croix des indigents et des vagabonds, la douce Croix des vieux chemins dans les campagnes, l’accueillante Croix des miséreux, des courbatus, des pieds en sang, des cœurs en larmes, de ceux qui ont été mordus par les serpents du désert et qui guérissent de leurs blessures en la regardant, la Croix de misère et de gloire !

Bourg-la-Reine, 6 février 1915.

TABLE

 
Pages
Dédicace
Introduction
Méditation préliminaire
I.
— Le Lieutenant de Jésus-Christ
II.
— L’Angélique
III.
— Le Miracle
IV.
— « Dii estis »
V.
— L’Épopée
VI.
— La Guerrière
VII.
— La Prophétesse
VIII.
— La Thaumaturge
IX.
— Les Amis
X.
— Les Ennemis
XI.
— Les Larmes
XII.
— « Évêque, je meurs par vous ! »
XIII.
— L’Holocauste.
Conclusion. — La Croix de bois et la Croix de fer

Principaux ouvrages à consulter.

Siméon Luce. Jeanne d’Arc à Domremy. (Recherches critiques sur les origines de la Mission de la Pucelle, accompagnées de pièces justificatives.) Paris, Champion, 1886.

La première partie de ce travail avait paru en 3 articles dans la Revue des Deux Mondes : Jeanne d’Arc et les Ordres mendiants (mai 1881) ; Jeanne d’Arc et le culte du Mont Saint-Michel (décembre 1882) ; Jeanne d’Arc à Domremy (mai 1885).

Quicherat Jules, Directeur de l’École des Chartes. Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, publiés pour la première fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque, suivis de tous les documents historiques. Société de l’histoire de France. Paris, Jules Renouard, 1841 à 1849. 5 vol. in-8.

Aperçus nouveaux sur l’histoire de Jeanne d’Arc. Paris, Renouard, 1850.

Vallet de Viriville. Histoire de Charles VII, roi de France, et de son époque (1403-1461). 3 vol. in-8. Paris, Renouard, 1863-1865.

O’Reilly. Les deux procès de condamnation, les enquêtes et la sentence de réhabilitation de Jeanne d’Arc, 2 vol. in-8. Paris, Plon, 1868.

Henri Chapoy. Les Compagnons de Jeanne d’Arc. Domremy-Reims (1412-1429). Paris, Bloud et Barral, 1897.

Steenackers. Agnès Sorel et Charles VII. Paris, Didier, 1868.

H. Wallon. Jeanne d’Arc. Paris, Didot, 1876.

Paul Marin. Jeanne Darc, tacticien et stratégiste, 2 vol. Paris, Baudoin, 1889-1890.

Général Frédéric Canonge. Jeanne d’Arc guerrière. Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1907.

Andrew Lang. La Pucelle de France. Paris, Nelson.

Abbé Chassagnon. Les Voix de Jeanne d’Arc. Lyon, 1896.

Albert Sarrazin. Le bourreau de Jeanne d’Arc. Rouen, 1910.

Boucher de Molandon. Mémoires de la Société archéologique et historique de l’Orléanais. Orléans, Herluison, 1876.

3981. — Tours, imp. E. Arrault et Cie.