The Project Gutenberg eBook of L'héritage

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: L'héritage

roman

Author: Henri Bachelin

Release date: February 18, 2024 [eBook #72984]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1914

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HÉRITAGE ***

HENRI BACHELIN

L’HÉRITAGE

ROMAN

PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61

1914
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1914.

DU MÊME AUTEUR

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
12 exemplaires sur Hollande Van Gelder
numérotés de 1 à 12

A JÉROME ET JEAN THARAUD

Mes chers amis,

Avec nos sympathies instinctives et nos répugnances irraisonnées ne jouons-nous pas un peu comme au boomerang ? Je crains qu’elles ne nous reviennent avant d’avoir touché ceux qu’elles pensent atteindre, et je ne me flatterai point de forcer votre amitié. Mais depuis le jour où j’ai lu La Maîtresse Servante, l’estime consciente et — si le mot ne vous offusque pas, — admirative que j’ai pour vous n’a point varié, et il n’y a que cela qui importe. Je devine dès maintenant que nous ne suivrons point la même route. Je n’ai réalisé jusqu’à présent, au point de vue de l’expression de mes sentiments personnels, que la partie négative de mon œuvre, si ce mot ne vous semble pas trop ambitieux. Tenterais-je de le faire directement que j’écrirais en polémiste des romans de revendication sociale de valeur esthétique nulle, ou peu s’en faudrait. J’attends de me sentir mûr pour les écrire en artiste. Et je vous sais trop intelligents et trop artistes, vous, pour conclure à l’identité des sentiments de mes personnages et particulièrement de Vaneau résigné, et des miens. Mais je souhaiterais que tout le monde vous ressemblât.

L’HÉRITAGE

Il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis : il n’y a de bonheur que dans les voies communes.

René.

PREMIÈRE PARTIE

I

« Il apprend tout ce qu’il veut ! » disait-on, sans se rendre compte que pour lui c’était peut-être un malheur. C’est bien d’être toujours le premier à l’école, d’avoir beaucoup de prix à la fin de l’année et de descendre de l’estrade avec une couronne verte ; mais plus tard sera-t-il le premier dans la vie ? Aura-t-il le front ceint de lauriers ? Les vieux certificats d’études, couverts de signatures, jaunissent sous verre. Personne ne peut les emporter avec soi, collés sur sa poitrine, comme font les aveugles, les victimes d’accidents. Personne ne peut dire : « Et puis j’ai eu mon certificat d’études à onze ans, l’année d’avant ma première communion ».

Il doit exister des gens que cela ferait éclater de rire.

Dans la cour il jouait avec les autres, sans se souvenir qu’il était le seul à n’avoir pas fait une faute dans la dictée de tout à l’heure. Mais il n’était pas le plus habile aux barres ; il lui arrivait de se laisser prendre, vexé lorsque ceux de son camp ne se pressaient pas de le délivrer, comme s’il leur eût été inutile. Il n’était pas le plus fort aux billes, où il perdait plus souvent qu’à son tour, ni au jeu de saute-mouton où plus d’une fois il lui fallait tendre l’échine. Il aurait préféré se tenir à l’écart, mais il était obligé de jouer.

Même avec sa cour où les marrons à la rentrée rebondissent sur le sol dur, même avec son hangar ouvert à tous les vents et sous lequel les jours de pluie ils s’entassaient en se heurtant, en poussant des cris, l’école lui plaisait. Elle lui plaisait davantage encore avec ses salles décorées de cartes où l’eau bleue épouse si exactement les terres multicolores, pourtant déchiquetées, qu’il ne reste pas un vide. Les tables se suivaient, violettes de coulées d’encre. Ils y étaient bien, l’hiver, toutes les fenêtres fermées. Il fallait allumer les lampes à trois heures de l’après-midi. Dehors, à cause de la neige, aucun bruit ; ici la respiration du poêle ronflant tout rouge. Ils y étaient bien, l’été. Par les fenêtres grandes ouvertes le jour entrait, vert à cause des feuilles des hauts platanes ; ils entendaient sur le colombier roucouler les pigeons, et dans une maison proche trotter une machine à coudre et rire des couturières. Parfois, lorsque de jeunes hommes passaient en sifflotant, les rires ressemblaient aux roucoulements. Parfois aussi, cédant à la torpeur de l’après-midi, le cher frère s’inclinant sur son bureau ronflait, congestionné, rouge comme le poêle en hiver. Des coqs s’interrogeaient, se répondaient. Il les reconnaissait. Le coq des Bide avait une voix enrouée ; le coq des Dumas chantait net. Celui de Mme Leprun était un peu ridicule avec son filet de voix : il fallait qu’il fît un grand effort et qu’il se dressât sur ses ergots. Il entendait encore d’autres coqs, inconnus, dispersés dans les villages d’alentour, dont il devinait plutôt le chant, comme en un rêve d’été, quand on s’imagine voir un homme velu, aux pieds de bouc, qui joue d’une flûte bizarre, assis à l’ombre près d’une source, en regardant la plaine blanche de soleil.


L’école était un monde à part. Aussitôt qu’il avait poussé la porte de la cour il respirait un autre air. Par les livres il y était en contact avec toute la terre.

En Afrique les lions dorment sous des palmiers, et les chameaux ont l’air de collines qui marchent. L’Australie est habitée par les ornithorynques, les émeus. Au pôle Nord les ours blancs voyagent sur des glaçons qu’ils rayent de leurs griffes. Les tigres miaulent dans les jungles de l’Inde. Un condor plane au-dessus de l’Amérique.

Tout cela n’est rien à côté de la France. Des cinq parties du monde une vue d’ensemble suffit. La France mérite qu’on la connaisse dans ses détails. Les ruisseaux font les fleuves qui tout de suite partent pour la mer, bleus comme l’eau quand il n’y a point de nuages : en géographie le ciel est toujours pur. Les lignes de chemins de fer sont noires de la fumée des locomotives, des poussières du charbon. La Bresse est peuplée de poulets. On rencontre beaucoup de poulardes par les rues du Mans. Des chevaux galopent dans le Perche ; des bœufs ruminent dans les pâturages du Nivernais. La Beauce est jaune de blé, le Midi bleu de raisins, les Alpes blanches de neige, les Ardennes vertes de forêts.

L’histoire de la terre est si compliquée qu’il n’essaie pas de s’y retrouver. Depuis que l’épée de l’Ange les a tenus hors du Paradis terrestre, les hommes sont partis dans tous les sens, chacun à la recherche de son paradis. Des rois les ont menés, poussés. Ils se sont battus, blessés, tués, à coups d’épieux, de massues, de catapultes, de francisques, de couleuvrines, d’arquebuses. Des trônes se sont effondrés dans les flammes. D’autres, vermoulus, se sont affaissés d’eux-mêmes, mais comme de vieux saules dont l’écorce ne meurt jamais sans transmettre sa force à quelque vivace bourgeon. Le bonheur cependant, effrayé, fuyait à tire-d’aile sous les nuages, comme une colombe qui cherche un coin paisible où se poser, et que l’on ne verra peut-être jamais revenir avec le brin d’olivier.

Il y était en contact par les autres avec ce que la vie a de familier dans un rayon de six kilomètres. Les gamins des villages arrivaient avec des carniers de toile bise à l’intérieur des quels se trouvaient un morceau de pain dur, un chaudron plein de soupe froide, des noix sèches. Il y en avait de si malheureux que même les jours de soupe étaient pour eux des dates dans une semaine. Ils apportaient de l’odeur sauvage des bois qu’ils traversaient et que fréquentaient les renards, les chevreuils et les sangliers. Ils disaient que lors des grandes neiges ils rencontraient des loups dont ils n’avaient pas peur. Car ils s’en retournaient à la tombée de la nuit, petites formes grises qui se mouvaient sur les grandes routes pendant que la bise gémissait entre les arbres dépouillés. Ils parlaient des champs et des prés, des semailles et des moissons. A dix ans ils étaient rudes et portaient déjà de gros sabots ferrés.

Parce qu’il ne travaillait pas la terre et qu’il vivait dans ce bourg de trois mille âmes, il avait l’air à côté d’eux distingué, délicat comme une demoiselle. Il avait l’air d’un petit riche. Pourtant plusieurs d’entre eux plus tard posséderaient les fermes, les champs et les prés de leurs pères. Lui il n’hériterait jamais de rien, parce que son père ne possédait que ses deux bras.


Sa maison était proche de l’école. Tandis que ceux des villages restaient sous le hangar, les pieds dans la poussière, à manger sur leurs genoux, en deux minutes il arrivait. Le repas attendait sur la table. Presque en même temps que lui son père s’asseyait. Le repas de midi était le point culminant de la journée. Ce n’était pas en vain que toute une matinée ils avaient l’un et l’autre travaillé, puisqu’ils trouvaient sur la table lui la récompense, son père le fruit de sa peine. Le repas n’était guère varié : ils mangeaient du bœuf une grande partie de la semaine ; c’est la viande qui coûte le moins cher et l’on commence par vivre sur le pot-au-feu deux jours entiers, le dimanche et le lundi. Ce n’en était pas moins délicieux. Ils ne faisaient pas que manger, ni que boire un peu de vin : ils savouraient le calme, faisaient provision de courage pour l’après-midi qu’ils envisageaient avec plus de sérénité. Puisque la matinée avait eu sa raison d’être, il en serait de même de l’après-midi.

Pourtant le repas du soir ne ressemblait pas à celui de midi. D’ailleurs ce n’était point un repas : c’était « la soupe ». Qu’elle fût à l’oignon, aux pommes de terre, à l’oseille, elle ne coûtait pas cher. Il y avait plus d’eau que de beurre, que de lait. Elle durait un quart d’heure à peine. En été il fallait profiter de ce qu’il restait de lumière dans le ciel pour s’occuper du jardin où il y avait plus de légumes que de fleurs, du carré de champ où il n’y avait pas un centimètre de terre qui ne fût ensemencé. En hiver ils se couchaient de bonne heure, parce que le pétrole coûte cher et qu’il ne faut pas brûler trop de bois. La soupe n’était point comme le repas de midi une halte en pleine marche. Elle était le commencement d’un repos qu’ils avaient sous la main, du repos de toute une nuit. La chaise n’était rien, à côté du lit.

Pour lui, que ce fût sur le pas de la porte quand les pierres étaient encore chaudes du soleil de toute une journée, à la table à peine desservie quand le poêle qu’on laissait s’éteindre commençait à se refroidir, il apprenait ses leçons ou lisait de merveilleuses histoires.

Il y avait des animaux assez intelligents pour écrire de délicieux mémoires, d’autres, terribles, à qui les chasseurs dans les Indes dressaient des pièges. Des enfants quittaient leur chaumière bretonne pour tenter la fortune à Paris, et ne manquaient pas de rencontrer, chemin faisant, toutes sortes de bons génies ; d’autres dormaient au bord d’une route sous un chêne. « Il faisait froid, il faisait sombre ; la pluie tombait fine et serrée. » Ils auraient pu mourir ; mais passait, retour de Sébastopol, un brave sergent accompagné de son chien Capitaine. Hommes, femmes et bêtes, ah ! qu’ils étaient donc tous de braves gens, généraux russes et soldats français, honnêtes chemineaux, douces et distinguées comtesses, paysannes délicates ! Et il fallait avoir huit ans pour trembler quand Bournier enferme Dourakhine pour le tuer ! Ce n’étaient plus les menus incidents dont se tissait la trame de sa vie. Toute préoccupation mesquine était écartée. Les papas et les mamans savaient réprimander selon la juste mesure, et les enfants même, lorsqu’ils désobéissaient, ne le faisaient que d’accord avec une volonté supérieure.

Puis il lia connaissance avec un monde différent. Son imagination se posa sur les cimes de l’espace et du temps. Elle allait des Flandres où luttait Jacques Artevelde aux montagnes de l’Est où « Le Taureau des Vosges » tentait d’arrêter à lui seul l’invasion allemande. Il s’enthousiasmait tour à tour pour les chevaliers bretons qui la lance au poing galopaient sur les landes, et pour les hardis ingénieurs qui pouvaient faire vingt mille lieues sous les mers. Il descendait jusqu’au centre de la terre où il rencontrait, avec quel fantastique effroi, un géant pasteur de mammouths. Ce n’étaient plus les indications sèches de la géographie, ni les dates mortes de l’histoire. Tout était vivifié par le vent du large et des siècles ressuscités. Il ne rapetissait point les héros à sa taille : il rêvait de les égaler en force, en sagesse et en loyauté.


Le jeudi par des chemins détournés il s’en allait, quelquefois avec un ou deux camarades, presque toujours seul, jusqu’à l’entrée des bois qui encerclent la petite ville. Au printemps, les talus étaient fleuris de violettes et les prés de marguerites. L’été des libellules grésillaient au-dessus des étangs, et le chèvrefeuille parfumait les haies où les prunelles bleuissaient aux approches de l’automne. L’hiver le sol des routes sonnait creux comme la dalle d’un tombeau : dessous la terre était morte de froid. Tantôt, assis au pied d’un hêtre centenaire, dont les racines apparentes ressemblaient à de grosses veines de vieillard, il écoutait gémir le vent d’Octobre et regardait se disperser la fumée qui monte des tas enflammés de mauvaises herbes, d’épines et de bois de pommes de terre ; un petit oiseau sautillait en poussant de faibles cris, et le chant du grillon était triste comme un gémissement. Tantôt il allumait lui-même un feu de branches sèches, rêvant d’être perdu dans une île déserte où il lui aurait fallu subvenir à tous ses besoins et s’occuper de sa propre cuisine : ce ravin au fond duquel coulait la cascade n’était-il pas à une infinie distance de toute habitation ? On n’y sentait que l’odeur du buis, du houx et du sureau. Il y avait des fourrés inextricables de ronces, de lierre et de longues plantes enchevêtrées, qui faisaient penser aux lianes des forêts de l’Amérique. Un énorme serpent n’était-il pas enroulé là-bas autour du fût lisse de ce bouleau ? Tantôt il entendait meugler des bœufs qui paissaient dans les prés voisins ; tantôt au crépuscule des voix mystérieuses se répondaient dans la vaste plaine qu’il savait peuplée de fermes et de villages et dont il reprenait conscience. La nuit entrait dans le bois plus vite qu’ailleurs. Il grimpait le long des sentiers abrupts, retrouvant un peu plus de lumière à mesure qu’il atteignait les rochers les plus hauts.

Chaque saison revenait avec ses joies et ses ennuis invariables. Les rudes hivers lui valaient des heures exquises au coin du feu. S’il étouffait les après-midi d’été, que les matins étaient beaux et claires les nuits !

II

Sa maison ne ressemblait pas aux chaumières des villages avec leurs toits de paille qui descendent jusque devant les fenêtres comme s’ils voulaient voir ce qui se passe au-dessous du grenier. Elle pouvait paraître riche à cause de ses tuiles, de sa porte, de ses volets peints en blanc, de son armoire luisante, de sa table ronde recouverte d’un tapis et de sa cheminée garnie de bibelots sur lesquels à huit heures du matin il ne restait plus un grain de poussière. Mais elle ne leur appartenait pas. Il y en avait sur les seuils desquelles il eût été dangereux de s’essuyer les pieds parce qu’on se les serait salis, d’autres dont les carreaux n’avaient jamais été cirés ni même lavés, avec des tables encombrées de bols à moitié pleins de lait, avec des lits sans rideaux et des fenêtres à rideaux qu’on ne changeait pas tous les ans. Mais des hommes et des femmes y vivaient qui, possédant des biens au soleil, n’avaient qu’à travailler pour leur compte ; ils n’étaient pas à la merci des riches puisqu’ils récoltaient plus de blé, de légumes qu’il n’en avaient besoin, et qu’ils ne pouvaient boire avec la meilleure volonté du monde tout le vin de leurs vignes. Ils connaissaient les solides repas qui commencent en hiver à six heures du soir pour se terminer le lendemain matin. C’étaient de bons vivants à qui l’avenir ne faisait pas baisser les yeux. Ils n’avaient pas besoin de chercher à économiser, puisque leurs terres ne s’en iraient pas pendant la nuit.

Il avait l’air encore d’un petit riche parce que sa mère le tenait propre. La propreté ne coûte rien ; elle est même une économie. Puis il y avait chez elle une pointe d’orgueil à ce que son petit eût le moins possible de taches, de poussière, pour qu’on lui dît :

— Ah ! madame ! comment faites-vous donc pour qu’il soit toujours si propre ? Moi avec le mien je ne peux pas y arriver. Et puis c’est un brise-tout.

Ses sabots étaient toujours luisants, ses souliers du dimanche aussi parce que le cirage conserve le cuir et le bois.

Mais elle l’empêchait de courir avec les autres l’été, parce qu’on a vite fait de ramasser un chaud et froid et que les visites du médecin se payent ; de glisser avec eux l’hiver sur ces interminables glissoires qui usent en une après-midi de jeudi des paires de sabots. Autour du vieux puits dont le treuil grinçait et dont se descellait la grille, gamins et gamines dansaient la ronde en chantant :

Il court, il court, le furet,
Le furet du bois mesdames.

Et il se demandait en quel pays peut être situé ce bois qui s’appelle « mesdames ».

Mais il n’avait pas beaucoup de fois dans une année deux sous à lui. Il ne manque pas de choses plus indispensables qu’un bâton de sucre d’orge, qu’un tour de chevaux de bois, les jours où c’était fête, le premier dimanche de Mai, le lundi de la Pentecôte. Il enviait les autres qui sortaient avec des pièces de vingt sous. Il s’arrêtait devant toutes les baraques. Aux approches du crépuscule il errait encore, la gorge serrée, ses deux sous dans son poing fermé. Il y avait trop à choisir : il ne pouvait se décider. Il lui semblait qu’avec vingt sous il aurait pu se payer toute la fête. Les autres profitaient de tout, criant, essayant même de fumer des cigarettes. La vie était simple et naturelle pour eux. Leurs parents savaient que les jours de fêtes sont rares et qu’ils sont faits pour tout le monde. Leurs pères allaient dans les auberges et dans les cafés où sont installés des billards.


Du moins les fêtes religieuses étaient à la portée de tout le monde. L’entrée de l’église était gratuite ; les chantres avaient des voix assez puissantes pour que tout le monde les entendît. Surtout chacun de ces jours de fête était entouré d’une auréole lumineuse. Si la Toussaint s’appuyait mélancoliquement sur un bâton pour visiter les bois jonchés de feuilles jaunes et tout gris de brouillard, si Noël se chauffait dans une chaumière entourée de neige, Pâques s’annonçait majestueux par les voix de ses cloches assez puissantes pour que la terre toute entière les entendît. Il venait des profondeurs du ciel d’où il tirait le soleil qui étincelait dans l’azur comme la face même du Christ ressuscité. C’était une grande fête pour tout le monde, pour les enfants surtout, parce que c’est le dimanche de Pâques qu’ils mettent un beau costume neuf qui servira tout l’été, avec des souliers vernis qu’ils ne craindront plus de salir dans la neige. Ils étaient heureux aussi à cause des œufs de Pâques, si beaux que l’on dirait qu’ils n’ont pas été pondus par des poules ordinaires. Ils sont de toutes les couleurs. Il y en a de rouges comme des pantalons de soldats, de plus bleus que le ciel d’aujourd’hui, de violets comme des violettes qui sentent bon, de verts comme les feuilles nouvelles des tilleuls. Il n’avait ni costume neuf ni souliers vernis. On sait ce que coûtent les couleurs chez l’épicier. Alors on lui teignait ses œufs dans du marc de café. C’étaient de pauvres œufs qui roulaient timides, grisâtres, au milieu des autres qui lui semblaient prodigieux. Il n’osait pas les lancer trop fort, parce qu’on lui avait dit de les rapporter, parce qu’on en avait besoin pour le repas du soir.


Il savait trop, pour l’entendre répéter, que les travailleurs n’ont que le pouvoir d’économiser, puisqu’il est juste qu’ils ne gagnent que ce qu’on veut leur donner. Il paraît que dans des villes d’usines toutes noires de fumée, que même à Paris ou pourtant les maisons doivent être bâties en pierres rares, les ouvriers mécontents réclament des augmentations de salaires. Ici ceux qui lisent cela dans les journaux se contentent de hausser les épaules.

Au-dessus des maisons, des jardinets, des tilleuls et des sapins, le ciel est tendu comme une grande toile bleue solidement clouée aux bords de l’horizon et retenue très haut en son centre. L’automne et l’hiver, ses attaches faiblissant de partout elle se salit soudain, se transforme en une multitude de petits torchons grisâtres qui viennent frôler à certaines heures ce paysage d’arbres et de maisons. De ce ciel clair ou sombre toujours le même calme tombe. Torpeur des après-midi, apaisement des nuits de Juillet quand on fume sa pipe sur un banc de pierre jusqu’à onze heures du soir en regardant les étoiles. Ensevelissement des jours d’automne quand il pleut, des jours d’hiver quand il neige. Mais c’est en été que les jours contiennent le plus d’heures de travail. Le tabac ? De l’argent qui se dissipe en fumée. Les cafés ? Des abîmes où s’engloutissent en une heure les économies de toute une semaine. Rien n’est plus sain comme nourriture que les légumes que l’on récolte dans son propre jardin. Il faut aller le moins souvent possible dans les boucheries. Nous sommes tous appelés à vivre très longtemps : mettons pour notre vieillesse de l’argent de côté. Des mines d’argent à certains endroits se cachent sous le sol. Ici le moindre coin de terre recèle de gros sous qu’il faut arracher un à un à la fatigue de ses bras. Quand on les tient on les garde.

Dans cette atmosphère de contrainte son enfance montait comme rabougrie. On avait beau le tenir propre : il avait l’air quand même d’un petit malheureux. Il avait beau les jours de distribution de prix s’en aller chargé de livres : il n’en était pas moins le gamin des Vaneau, celui dont le père était à la disposition des bourgeois, dont la mère n’entrait jamais dans les salons des « dames », les belles dames encore jeunes qui sortent avec des chapeaux, des ombrelles, des jupons bruissants. Leurs fils, du même âge que lui, n’allaient pas tarder à partir pour le collège. Ils avaient moins de prix que lui. Ils ne connaissaient pas bien l’orthographe, rataient des problèmes, mais ils n’avaient peur de personne. Ils faisaient du tapage dans les rues, occupaient leurs vacances à des voyages qui les menaient hors du canton, hors du département, quelquefois jusqu’à Paris. Personne ne doutait que, parce qu’ils étaient riches, ils ne fussent destinés à accomplir de grandes choses. Il aurait dû rester ici comme les fils d’ouvriers. Mais à l’école il apprenait tout ce qu’il voulait : il partit comme les fils des riches.

III

C’est son premier voyage, qui n’en finira peut-être jamais. Après le train, une voiture, non plus la bonne diligence où l’on est assis entre des gens du pays, mais un char-à-bancs où l’on se serre, qui ressemble à une voiture de boucher. Il suit des rues, puis une longue route plantée d’arbres.

C’est une après-midi d’Octobre où les rayons du soleil n’ont point la force de venir jusque sur la terre : ils s’arrêtent très haut dans l’air, au-dessus du vent qui a le champ libre. Il n’aura plus pour se moquer du vent le coin du feu. La cheminée ne lui offrira plus, pour l’abriter, son manteau.

Sur le même banc, sur le banc d’en face, d’autres enfants sont assis qui portent déjà l’uniforme : casquette à visière vernie, veste à boutons dorés. Ils sont heureux de se retrouver.

Pour lui, ce n’est pas « la rentrée » qu’il faut dire, mais « l’entrée ». Il avance dans l’inconnu dont il a peur. Comme un croisé sur la route de Jérusalem, il tressaille dès qu’il aperçoit entre les arbres une grande maison couverte d’ardoises. S’il n’était pas si hésitant il demanderait : « Est-ce que nous arrivons ? » avec la crainte que ce fût déjà la pension.

Il faut pourtant que les chevaux s’arrêtent.

Jetés pêle-mêle à l’entrée de la cour, jusque sous le trapèze, des malles, des caisses, des colis de toutes formes. Ici un édredon que l’on devine, là une paire de sabots ficelés sur le couvercle d’une malle. Cela vient de tous les coins du département. Il se promène entre ces caisses et ces malles, cherchant les siennes du coin de l’œil. Si elles étaient perdues ? Il les découvre au pied d’un arbre. Il s’assoit. La tête lui tourne. Il se rappelle ; c’est comme s’il voyait tout ce que sa malle contient de menus objets que sa mère a voulu qu’il emporte.

Voici deux caisses qui renferment l’une des provisions, l’autre une partie de l’humble trousseau ; voici dans un sac de calicot le petit édredon fait exprès pour lui. Il voudrait pouvoir fermer les yeux, s’endormir là pour longtemps au milieu de tout ce qu’il lui reste de son pays, de sa maison. Mais il faut qu’il voie auprès de lui dans la cour, qu’il entende traversant avec bruit les couloirs et montant des escaliers, d’autres enfants, des élèves qui seront peut-être méchants. Il faut qu’il voie beaucoup de fenêtres dont aucune n’a de rideaux : dans les villages c’est seulement chez les misérables que les fenêtres sont sans rideaux. Par delà la cour que limite une terrasse les cimes des arbres d’un bosquet qui dévale vers une plaine immense, vers un horizon où fument de noires usines.

C’est un soir d’Octobre, un soir de fin de vacances où, lorsqu’il était encore « là-bas », il rentrait à la maison. Un feu clair pétillait entre les chenets. L’angélus tintait dans la brume. Il se recroquevillait heureux, parcouru d’un frisson à penser à ceux qui s’en allaient sur les routes parmi le brouillard et le vent, à ces petits qui fatigués s’assoient sur des talus en pleurant. Plusieurs ne rentraient pas chez eux, parce qu’ils n’avaient pas de maison, ou bien ils en étaient partis depuis tant de jours qu’il leur faudrait marcher beaucoup avant de la retrouver. Aujourd’hui c’est lui qui, comme un enfant égaré, songe douloureusement.


Ensuite que s’est-il passé ? Quelqu’un a dû venir lui frapper sur l’épaule et lui demander :

— Qu’est-ce que vous faites là, mon ami ?

Il a dû se lever, s’en aller au hasard, suivant l’un, suivant l’autre, de l’étude où vaille que vaille il a rangé ses quelques livres, à la lingerie où il a donné son trousseau. Il a dû monter au dortoir faire son lit, redescendre au réfectoire où bien qu’il n’ait pas faim il a été forcé de manger au milieu du bruit que font cent cinquante voix. Après la prière à la chapelle, il s’est couché, juste sous une veilleuse qui lui fait mal aux yeux. Il se sent malade et ne se plaint pas. Est-ce qu’on a le droit d’être malade en pension ? Les autres se moqueraient de lui. Il se cache du mieux qu’il peut la tête dans le traversin ; isolé, dans ce lit que sa mère n’a pas arrangé il pleure sans bruit, sans oser chercher son mouchoir, parce que le surveillant qui fait sa ronde le punirait certainement : on ne doit pas avoir en pension le droit de pleurer.

C’était une maison où les dortoirs sont perchés tout en haut des murs, comme des nids au faîte des arbres que le vent secoue. Huit jours durant, aux heures des récréations, il erra de corridor en corridor parce qu’il ne voulait pas jouer dans la cour avec les autres. Ils verraient tout de suite qu’il était timide, qu’il portait une culotte rapiécée. Ils se moqueraient de lui, le feraient souffrir.

Les soirs, dans la salle d’étude, à l’heure où les lampes à pétrole charbonnent, il se tenait immobile devant son pupitre, la tête brûlante.

Le jeudi c’étaient des promenades dans les bois jonchés de vieilles feuilles, des bois sans ronces qui ne ressemblaient pas à ceux de son pays. Son cœur se serrait lorsque vers quatre heures quand le soleil se couche et que durcissent les ornières, il passait devant quelque maison isolée où, debout derrière une fenêtre, des enfants de son âge mordaient dans des tartines. Il rentrait, le sang aux poings d’avoir beaucoup marché. Il mangeait un morceau de pain sec après avoir bu un plein gobelet d’une eau froide que le moins fatigué allait chercher à la pompe. Il se couchait les pieds gelés, et trouvait en se réveillant, dans sa cuvette un bloc de glace. Lorsque la cour était couverte de neige il fallait qu’il courût bon gré mal gré, se faisant petit, tâchant de se mêler à des groupes, — qui n’avaient guère souci de lui, qui même le rejetaient, — pour ne pas devenir le but vers qui toutes les boules de neige eussent convergé. Car il n’aurait pas été de force à la lutte ; ses mains boursouflées d’engelures lui faisaient trop mal pour qu’il les pût plonger dans la neige.

Les « grands » l’effrayaient. Il en connaissait de beaucoup plus âgés que lui qui avaient jusqu’à dix-huit ans. Parmi eux l’on trouvait les rhétoriciens. Il faut tout connaître pour être rhétoricien ; il lui semblait que jamais lui ne pourrait le devenir. Il ne traversait leur cour, leur étude, que pénétré de respect en baissant les yeux. Ils lançaient avec une telle force des balles en peau rembourrées de chiffons que d’un seul coup ils l’eussent anéanti. Ils avaient tant de livres, de gros dictionnaires, que, l’intérieur de leurs pupitres ne suffisant pas, ils en entassaient entre les pieds des tables.

Heureusement il faisait partie des petits et des moyens ; il n’y avait que deux divisions. Mais là encore il avait peur de tout le monde. Il en voyait d’habiles à tous les jeux, pour qui la barre fixe, le trapèze n’avaient pas de secrets, de riches, qui ne mangeaient pas comme les autres. Au lieu de l’innommable soupe du matin, — eau claire où nageaient de gros haricots rouges, — ils déjeunaient d’œufs sur le plat et buvaient un verre de vin pur. D’autres avaient la supériorité d’être nés à Nevers ; c’est une grande ville avec sa cathédrale, sa caserne, sa rue du Commerce, toutes ses autres rues dont chacune a un nom, et ses maisons dont chacune a un numéro. Il avait du respect même pour de plus jeunes que lui, parce qu’ils étaient entrés ici deux ou trois ans plus tôt ; il prenait garde de les froisser. Surtout il en voyait dans sa classe qui, eux aussi sans doute, avaient été les premiers à l’école dans d’autres pays. Là-bas personne ne pouvait lutter avec lui. Il trouvait ici avec qui se mesurer ; il lui arrivait de ne pas être le plus fort. C’était un pauvre petit qui ne demandait pas mieux que de travailler, mais il n’était pas le seul à avoir son amour-propre, sa bonne volonté. La vie déjà commençait-elle ?

Les professeurs étaient inaccessibles, impeccables. Ils dominaient le peuple des élèves comme des chênes qui regardent de haut les jeunes pousses. Ils n’avaient pas pour lui d’attentions spéciales parce que personne ne le leur avait recommandé. Au réfectoire ils s’asseyaient à une table surélevée vers laquelle il n’osait pas diriger ses regards.

Il vécut ainsi tremblant et travaillant à l’écart, se tenant dans les coins de la cour sous le hangar à poteaux de fonte près du petit pavillon où chacun dans une case rangeait ses chaussures, son cirage et ses brosses, se blottissant vite dans son lit et fermant les yeux pour s’en aller en rêve vers son pays, vers sa maison où jamais la nuit on n’allume de veilleuse.

Pourtant il eut des heures d’enthousiasme certains soirs où l’étude était tiède. Le menton appuyé sur la paume de ses mains, il partait en d’autres rêves pour d’autres pays.

Toute l’antiquité se levant de son sommeil, se dressait devant ses yeux éblouis d’enfant qui ne s’étaient reposés jusqu’alors que sur des paysages réels. D’entre les îles aux doux noms que caresse une mer harmonieuse et bleue, elle se levait pareille à Vénus qu’il voyait moins pâle que la Vierge Marie, elle montait comme une vapeur embaumée, tout entourée de nymphes en robes blanches. Dans une plaine grise de roseaux secs, des hommes d’un prodigieux héroïsme s’entre-tuaient à l’aide de glaives courts ; d’autres drapés dans leurs toges debout sur leurs seuils, d’un doigt levé désignant la voûte du ciel, prononçaient d’admirables sentences. Des temples carrés jaillissaient du sol dur. Dans d’humbles maisons à toits plats les laboureurs s’inclinaient devant les statuettes de bois des dieux Lares, à l’heure où les bergers sous un hêtre jouaient sur leurs pipeaux, en regardant glisser le soleil, des airs déjà bien vieux.

Sa maison ? Il la revit lors des vacances de Pâques qui durent presque deux semaines, avec de la neige encore dans les chemins creux et un beau soleil déjà sur les violettes. Il la revit lors des grandes vacances ; aussi loin que l’on regarde elles apparaissent telles qu’une plaine à l’horizon de laquelle ne s’aperçoit même pas le dernier jour, comme une colline d’où descend entre deux rangées de platanes le chemin du départ. Les grandes vacances commençaient bien avant le jour de la distribution des prix. Il semblait que dès le premier Juillet elles fussent une réalité. Mais, lorsqu’ils faisaient leurs malles dans la poussière de la cour, nu-tête, en plein soleil, c’était d’une impatience, d’une fièvre si délicieuses, si aiguës que la joie du jour définitif s’en trouvait à l’avance comme diminuée. Écouter le discours et les chœurs, aller et revenir de sa place à l’estrade avec des couronnes et des livres, en se disant que tout à l’heure ils prendraient le train, ce n’était presque rien à côté du marteau qu’ils se disputaient pour clouer une caisse, des cordes qu’ils s’arrachaient pour ficeler la vieille malle longue et plate.


Mais il n’était plus le même. Il lui arrivait de rencontrer de ses anciens camarades de l’école primaire ; ils travaillaient, apprenant chacun le métier de son père. Les uns portaient des blouses blanches de plâtre et de chaux, d’autres avaient les mains noires du charbon des forges où l’on ferre chevaux et bœufs. Il les retrouvait grandis, avec de grosses voix, forts comme des hommes, ne connaissant ni les tressaillements des jours de départ, ni l’angoisse de s’endormir chaque soir à trente lieues de son pays. D’eux aussi il avait peur à cause de leurs rires quand ils rencontraient les filles. Même pendant les vacances il y avait entre eux et lui beaucoup plus de trente lieues.

Il retrouvait à la maison plus d’économie que jamais. Il fallait que l’on vécût de privations pour qu’il restât au collège. On lui disait :

— Ainsi tu t’imagines que tu ne nous coûtes rien ? Regarde seulement le total de ce qu’on a dépensé pour toi cette année.

Ne pouvant passer ses après-midi à des promenades, des journées entières à des excursions avec les fils des riches qui comme lui revenaient en vacances, il vivait solitaire, replié sur lui-même.

Quand il entra dans sa quinzième année il retourna souvent se promener dans les bois qu’enfant il avait fréquentés, où il n’avançait encore qu’avec crainte, comme dans une forêt vierge. C’était par de chaudes après-midi d’été : on n’entend que les sauterelles et les grillons. Devant lui çà et là, dans la plaine, des maisons dont le chaume avait dû brûler étaient coiffées d’ardoises étincelantes. Des sensations en lui s’associaient à des réminiscences de phrases lues et relues là-bas certains soirs de rêves. Ce n’était pas la torpeur des après-midi qui s’abattait sur lui ; mais leur âpre beauté faite de silence et de lumière le maintenait, jusqu’aux approches du crépuscule, debout contre un chêne à regarder ces paysages où pas une feuille ne palpitait.

Il connut les premiers troubles de l’adolescence. Sa voix mua. Il prit soin de sa personne à cause des jeunes filles qu’il pouvait rencontrer. Les beaux livres de la Bibliothèque Rose et ceux qui racontaient les exploits de héros comme le Lion de Flandre et le Taureau des Vosges dormaient leur éternel sommeil, enfouis dans le placard sous des journaux jaunis. Il peuplait d’autres figures idéales l’amère solitude de son adolescence. Il ne regardait qu’à la dérobée les jeunes filles de son pays, trop timide pour s’avancer à leur rencontre avec, comme hérauts, les feux de son regard : leurs rires le déconcertaient. Elles étaient pour ceux qui vivaient toujours ici ; pour ceux même qui, revenant aussi en vacances, les éblouissaient par leur assurance, leurs belles paroles et leur richesse. Mais il s’en allait le long des sentiers qui se cachent dans les bois. Il allait beaucoup plus loin, errant avec Atala dans les forets du Nouveau Monde, avec Amélie par ces landes où toujours un vent de Novembre gémit sur la bruyère, buvant avec Virginie aux fontaines de l’Ile-de-France. Parfois il rêvait de mourir près de Graziella, bercé sur les flots bleus d’une mer admirable.


Il vivait dans l’espace, loin des villages dont l’unique rue est un chemin bordé de chaumières qui n’ont ni le temps de se nettoyer, ni l’argent nécessaire pour se soigner ; aussi sont-elles bien malades. On hésite entre deux portes presque semblables et, croyant entrer dans la chaumière, c’est dans l’écurie que l’on pénètre. A l’écurie il n’y a personne. L’âne travaille dur et la vache est aux champs ; loin de la petite ville où un peu avant midi le quartier de l’église d’habitude silencieux s’anime. Des laveuses rentrent le tablier trempé. Elles laissent leur porte grande ouverte, rapprochent les tisons dans la cheminée, ou bien allument leurs fourneaux. Elles viennent au puits et s’en retournent, leur seau plein, avec un balancement de leur bras inoccupé.

Il vivait dans le temps, hors des histoires que les femmes se racontent sur le pas des portes : des Letourneur qui ont des dettes partout, à qui si cela continue le boucher refusera de la viande et le boulanger du pain ; du père Papon qui ne peut plus marcher qu’avec deux béquilles et qui n’ira pas loin maintenant ; du gamin des Clergot qui fait les quatre cent dix-neuf coups à Paris.

Il vivait dans ses rêves, dans sa solitude. Qu’eût-il fait d’argent pendant ses vacances ? Il ne fumait pas, n’allait pas au café. C’étaient les deux seuls plaisirs coûteux et possibles dans cette petite ville où il n’y avait pas de place pour un théâtre. A peine si une fois l’an deux chanteuses inévitablement comiques donnaient une soirée au Café de Paris. Elles partaient le lendemain matin ; peut-être même ne se couchaient-elles pas.

A dix-huit ans la vie lui paraissait aussi simple qu’une route à suivre depuis longtemps tracée. Ce n’est pas en vain qu’il s’était développé dans le triple isolement d’une famille qui ne voit pas plus loin que sa maison ; d’un collège enfoui entre des arbres dans le calme d’une province où des maîtres indolents ne se soucient point de diriger les enthousiasmes précoces ; d’une petite ville qui ne voit pas plus loin que son horizon de montagnes et ne s’occupe pas de la bataille des idées à Paris où croit-elle toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes devant les jeunes bacheliers.

Il n’avait pas de but. Lorsque rêvant d’amour il s’essayait à écrire des vers, il se voyait à Paris, logeant sous les tuiles dans une mansarde étroite mais claire. Devant la fenêtre flottaient aux soirs de Juin des plantes grimpantes ; l’hiver assis près de son poêle rouge, il regardait le ciel gris. Il fréquentait des poètes, des artistes ; tous portaient les cheveux longs.

Bachelier il aurait pu continuer ses études ; mais cela eût coûté trop cher. Son père l’avait mené jusqu’au haut de la côte en soufflant : il était à bout de forces.

Il avait maintenant, disait-on, tout ce qu’il fallait pour réussir. Il ne lui restait plus qu’à se lancer dans la vie. Mais il devait d’abord passer par la caserne.


C’était une ville de trente mille âmes où la caserne est reléguée à l’extrémité d’un faubourg. Il se dirigea vers elle, sa légère valise à la main. Il était trois heures d’une après-midi d’Octobre. Un vent froid soulevait des restes de poussière de l’été et faisait tomber les dernières petites feuilles des acacias plantés le long de la voie ferrée. Le soleil pâle rougeoyait sur les vitres de quelques maisons. Vaneau marchait sans enthousiasme, comme un bœuf piqué pour la première fois par le dur aiguillon de la vie. D’un seul coup d’œil il embrassa les trois grands corps de bâtiments à cinq étages, percés de centaines de fenêtres. D’autres locaux moins importants s’apercevaient de-ci de-là. La cour lui parut immense. Il n’y poussait pas un brin d’herbe.

Vaneau portait bottines, veston et chapeau de paille. Un feutre eût convenu davantage au commencement d’Octobre, mais c’était un vieux chapeau dont la paille avait jauni comme les feuilles mortes et qu’il jetterait. Devant le poste de police des gradés, les mains dans les poches de leurs pantalons rouges, fumaient et ricanaient en dévisageant ce « civil » imberbe dont le veston jaunâtre ne valait pas une bonne blouse. Il entra dans une chambrée vers quatre heures du soir à l’époque où les doux rêveurs marchent mélancoliques parmi les feuilles mortes. Six ans auparavant presque jour pour jour il était assis sous le trapèze, la poitrine gonflée de sanglots. Il vit les lits rectangulaires à couvertures brunes, les hauts paquetages protégés par des mouchoirs bordés de rouge, les équipements accrochés à la tête des lits, et le râtelier d’armes où tous les fusils avaient exactement les mêmes dimensions.

A l’arrivée des bleus il vit la caserne transformée en caravansérail où se rencontraient des hommes qui parlaient des patois fort différents. Ils venaient avec des valises de tous prix et des baluchons de toutes formes, avec des souliers à lacets, des bottines à boutons et des sabots sans lacets ni boutons, avec des chapeaux melons, des chapeaux mous, des casquettes « cycliste » et des casquettes de vrais paysans, avec des blouses, des vestons, des pardessus, effarés ou crâneurs, silencieux ou bruyants, grands et petits, maigres et gras, bruns, blonds, roux, s’éparpillant, ondulant pour se rassembler à des commandements dont ils devinaient le sens, happés par des hommes de garde, par des fourriers, par des « pays » qui cherchaient à les reconnaître.

Il vécut là des jours de corvées, d’exercices, de nourriture rance, de lavages de loques dans des eaux sursaturées de savon bon marché. Les autres, joyeux, se bousculaient sur les lits, astiquaient avec ferveur, entouraient de plus de soins leur fusil que leur propre corps, paysans venus de Saintonge et d’Auvergne avec des têtes carrées et des fronts étroits. En bourgerons sales dont leur torse et leurs bras avaient pris l’habitude, ils jouaient aux cartes le soir, accroupis ou, lorsqu’ils avaient reçu de l’argent, traversaient la nuit de la grande cour pour aller boire un litre à la cantine en fumant des pipes. Nul doute que les gamins des villages avec qui jadis il avait fréquenté l’école, ne dussent, sonnés leur vingt et un ans, vivre des jours pareils dans des casernes identiques. Mais il avait mené une vie trop différente de la leur pour pouvoir fraterniser avec eux, trop jeune encore pour les accepter tels qu’il les voyait, obscènes et brutaux.

Les gradés maniaient le règlement comme une arme redoutable. Ils passaient enivrés de leur puissance sans limites, de leur gloire. Deux galons rouges cousus sur les manches d’un bouvier le rendaient infaillible et inviolable. Vaneau ne demandait pas mieux qu’il en fût ainsi. Mais il les vit mauvais, rancuniers comme de simples mortels, ignorants, quelques-uns stupides. Alors il se révolta, timidement d’abord, puis avec certitude. De leurs galons que le premier venu pouvait porter, il ne voulut pas. Et Vaneau apprit à connaître la salle de police, les repas que l’on y fait assis sur le dur rebord du lit de camp, sa gamelle entre les genoux, et les après-midi de dimanches que l’on passe à récolter des brins de paille dans la cour.

Il sortait souvent le soir après la soupe. C’étaient presque quatre heures de liberté dans une ville qui avait l’air de mettre à sa portée tous les plaisirs du monde dans des rues brillamment illuminées ; de petites ouvrières sentimentales y passent qui tout le jour ont chanté des romances. Mais pour les éblouir il n’avait point de galons qui étincellent comme des miroirs à alouettes. Il n’avait pas assez d’argent pour s’asseoir dans les cafés luxueux où parmi la musique et la fumée des cigares on peut oublier que l’on est soldat. Et il ne pouvait pas non plus s’attarder avec les autres dans les gargotes louches. Trois et quatre heures durant il se promenait seul, préférant les rues désertes, les ruelles obscures. Il allait inconnu, anonyme, mais vêtu d’effets matriculés, armé d’une baïonnette qu’il n’aurait jamais eu l’audace d’enfoncer dans la poitrine d’un homme. Il marchait vite comme pressé d’arriver quelque part, mais sans but. Le dimanche il errait dans les prairies qui entourent la ville, suivant les bords du fleuve et du canal sous les coteaux plantés d’arbres et de vignes, mais traînant avec lui l’idée de sa servitude comme un âne attaché par une corde à un bateau. De l’entrée du vieux pont de pierre il s’attardait à regarder la ville avec ses maisons qui grimpent vers la cathédrale dont la tour les domine, et vers le palais des Ducs qu’elles masquent. La Loire coulait sur du sable fin entre des îles dont les dimensions varient au gré des saisons et des crues. Il se souvint longtemps d’un splendide dimanche de Pâques où les cloches de la cathédrale et des églises chantaient la résurrection du Christ et le retour du printemps. Des jeunes gens avec des jeunes filles en robes claires passaient ironiques devant la caserne, s’en allant rire dans les guinguettes. Lui, de faction, immobile, l’arme au pied, les regardait.

Il fit des marches et des exercices de nuit, brûlant des cartouches contre un ennemi que représentaient soit une haie bien taillée, soit de vieux saules difformes, des feux de guerre dans une plaine sinistre brûlée par le soleil, plus vaste à elle seule que cent cours de casernes, de grandes manœuvres avec le sac chargé réglementairement ; la sueur tombait de son front dans la poussière stérile. Comme autrefois lors des promenades d’hiver, quand il voyait avec envie des enfants de son âge derrière les vitres de leurs maisons mordre dans des tartines, il eût voulu être un des paysans qui debout sur leurs seuils ombragés regardaient passer les soldats. Mais il pensait surtout aux jeunes gens riches qui ont assez de relations pour se faire exempter du service militaire. Il les devinait à cette heure assis sous des tentes au bord de la mer, se balançant dans des hamacs accrochés aux arbres de parcs délicieusement frais. L’eau dans les bidons secoués par la marche tiédissait vite. Il était si fatigué qu’aux haltes il ne se sentait pas la force de courir jusqu’à la voiture de la cantinière autour de laquelle les autres se bousculaient. La vie commençait si rude que parfois il croyait rêver.

De ce cauchemar il se réveilla pourtant. Il se secoua comme un arbre que l’on vient d’émonder d’inutiles branchettes, mais qui frissonnera longtemps encore d’avoir été blessé par la serpe.

IV

Dès huit heures du matin c’était grande tranquillité sur les toits de vieilles tuiles et d’ardoises neuves. Les maisons pouvaient paraître dispersées, en désordre, tant on en voyait un peu partout, à la file, isolées, groupées autour de l’hôtel de ville. Mais ceux qui connaissaient les noms des routes et des rues et les chemins qui n’ont pas de noms, savaient que chaque maison était fidèle à sa rue, à sa route, à son chemin.

Un cheval prenait son temps pour paître : il avait devant lui toute l’étendue du pré. Des vaches, n’ignorant pas que c’était joli de produire du lait qui se vend cher, se reposaient mollement sur cette herbe qu’elles semblaient dédaigner. Des oies s’en allaient avec leurs larges pattes sans s’inquiéter des traces qu’elles pouvaient laisser de leur passage. Sur les haies on aurait pu mettre à sécher beaucoup plus de linge encore. Le coq du clocher presque invisible dans l’azur, tournait comme une simple girouette à tous les vents.

Des villages d’alentour il n’était pas question. Chaque matin les retrouvait à leur poste, Sonne à l’est, la Vallée à l’ouest, Sommée au sud, Richâteau au nord, comme des sentinelles sur la lisière des bois, comme des travailleurs éparpillés dans les champs. Aucun d’eux n’avait entre ses chaumières le centre que constituent le clocher d’une église, le clocheton d’une mairie. Mais ils étaient beaucoup plus paisibles que la petite ville pourtant silencieuse. Ils n’entendaient même pas toujours sonner l’angelus : cela dépendait du vent. Et ils ne s’occupaient pas beaucoup de politique. Qu’elles fussent en bordure d’une route départementale ou dispersées le long de chemins que n’entretenaient pas les cantonniers, leurs chaumières depuis plus d’un siècle voyaient chaque année le blé mûrir et fleurir les pommes de terre : c’était pour elles une certitude préférable à toutes les disputes. Et sur les toits de chaume c’était encore plus grande tranquillité que sur les toits de tuiles et d’ardoises.

Ce n’était pas une mince affaire pour Vaneau que de se trouver là une situation. Les places de barbouilleurs de papier n’y abondaient pas : on en connaissait seulement cinq ou six. Peut-être même étaient-elles encore plus difficiles à chercher qu’à trouver, tant il se sentait sûr à l’avance de l’inutilité de toute démarche. Pourtant il fallait qu’il fît preuve de bonne volonté. Un jeune homme qui sorti de la caserne rentre dans son pays, ne peut rester inoccupé même s’il n’a pas de quoi vivre. Il s’en manquait de si peu que ce ne fût son cas ! Son père n’aurait pas été jusqu’à lui dire :

— Te voici en âge de gagner ta vie ; tu apprenais tout ce que tu voulais, il faut que ça te serve maintenant. Tu ne mangeras que le pain que tu pourras payer toi-même.

Ils savaient qu’il faut attendre ; mais ils n’auraient pas pu attendre des années.

Il frappa à l’étude du notaire, au bureau du banquier, sonna à la grille du receveur de l’enregistrement. Sans doute ils avaient entendu parler de ses succès au collège ; ils se souvenaient de l’avoir couronné jadis lors des distributions de prix à l’école des frères, toujours le premier dans chaque classe ; mais cela n’avait plus aucune importance. Vaneau n’était plus qu’un jeune homme qui avait besoin de travailler pour vivre. Certainement ils songeaient au fond d’eux-mêmes :

— Mon pauvre garçon, tu aurais mieux fait de te mettre à bêcher nos jardins aussitôt obtenu ton certificat d’études.

Ils n’allaient point jusqu’à le faire asseoir. Ils le recevaient le plus vite possible. Chacun d’eux employait à peu près la même formule :

— Vous savez, ceux qui sont ici tiennent à y rester. Mais on ne peut jamais tout prévoir. Comptez que la première place libre sera pour vous.

Ils parlaient avec une assurance d’hommes de qui dépendent beaucoup de vies. Vaneau les écoutait avec l’humilité de quelqu’un qui ne peut pas faire lui-même sa destinée.

Il ne s’agissait plus du collège où le réfectoire fait partie de la maison, de la caserne où il avait deux fois par jour une gamelle à peu près pleine à sa disposition. Ce n’était plus l’oisiveté des anciennes vacances dont il profitait complètement, parce qu’il avait pâli dix mois durant sur des livres qu’il n’est pas donné à tout le monde de comprendre ; ce n’était plus la béatitude de huit jours de permission, savourés entre une suite de corvées, de tirs et de marches forcées, pendant lesquels il n’était point réveillé par le brutal clairon de garde et ne passait pas pour aller se promener devant le sergent du poste de police. Les jours menaçaient de se succéder sans apporter la certitude des repas. Désœuvré, vêtu d’un complet gris fer, il retraversait les mêmes rues comme un rentier qui ne sait de quelle façon tuer le temps.

Des gens lui disaient :

— Eh bien, Louis, on est content d’avoir fini son service ?

Il était obligé de répondre :

— Oui.

Ils ajoutaient :

— Et qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

Il était obligé de ne rien répondre. Ils l’interrogeaient avec une tranquillité de gens habitués à leurs maisons qui leur appartiennent, ou dont ils payent régulièrement le loyer. La plupart d’entre eux n’avaient pas des budgets de ministres, mais ils arrivaient à joindre les deux bouts.

Il n’avait pas de chambre où se retirer pour rêver, une jambe repliée sur l’autre, en essayant de faire avec ses cigarettes des ronds de fumée. Il ne disposait dans l’une des deux pièces que d’une table, sur laquelle quelques livres étaient empilés. S’il cherchait à se recueillir dans le silence, sa mère allait et venait obstinée à ne pas rester tranquille. Elle lui disait :

— Qu’est-ce que tu fais donc là ? Si tu retournais voir chez M. Auribault ?

C’était le nom du banquier. Vaneau ne répondait pas. Mais pour avoir l’air de ne pas perdre son temps il fallait qu’il ouvrît un des livres qu’il connaissait par cœur, et qu’il fît semblant de lire. Il se rappelait avec amertume le collège où l’automne et l’hiver il pouvait rêver librement sans entendre de bruits de voix.

A la caserne il avait pris l’habitude des cantines, les soirs où l’on n’a ni le temps ni le courage de se mettre en tenue pour sortir ; quelquefois il était allé au café, les après-midi de dimanches qui semblent longues à qui ne dispose que de six sous pour prendre un bock ou une absinthe qui fait oublier une heure durant la vie grise. Maintenant il avait moins d’argent encore qu’à la caserne. Il fallait qu’il demandât cinquante centimes pour s’acheter un paquet de tabac ; on trouvait qu’il fumait trop.

Trois mois passèrent ainsi. Puis une place se présenta : celle sur laquelle il comptait le moins. Pourtant celui qui la laissait, un des trois commis du banquier, le père Rouland, mourait septuagénaire, mais on ne voyait pas de raison à ce qu’il ne vécût point jusqu’à plus de cent ans. Vieux bonhomme, grand, mince, droit comme un peuplier, il n’avait jamais vu, pas plus que d’autres, se réaliser son idéal. Il aurait voulu être un des employés d’une grande maison de banque de Paris. Leur vie telle qu’il se l’imaginait de loin devait être délicieuse. Elle commençait chaque jour par le classique croissant du matin, et se terminait par une longue promenade nocturne sur les grands boulevards. Personne n’aurait pu le détromper. Il avait l’habitude de dire aux jeunes gens qui travaillaient avec lui, ou qu’il rencontrait :

— Ne restez donc pas à moisir ici ! Dépêchez-vous de partir pour Paris ! Ah ! si c’était à refaire, pour moi ! Au lieu de gagner cent francs par mois, j’en gagnerais aujourd’hui trois cents, là-bas.

On aurait pu lui répondre :

— Ce n’est pas sûr, père Rouland. Et puis, à Paris vous seriez mort depuis des années. Vous n’y auriez pas eu vos aises comme ici.

Il possédait une petite maison, — rez-de-chaussée, cave, grenier, cour et jardin — où il vivait en vieux garçon. Ses appointements lui servaient à se nourrir et à payer ses nombreux apéritifs. Sorti du bureau il était plus souvent au café que chez lui. Trois absinthes de suite ne lui faisaient pas peur. Mangeant et buvant comme quatre, il fallut un coup de sang pour que la mort eût raison de lui.

Aux appointements de quarante francs par mois Vaneau lui succéda.

Dans le petit bureau trois employés pouvaient ne pas trop se sentir les coudes, en écrivant. Il n’y avait qu’un guichet, devant lequel jamais les clients n’avaient l’occasion de se bousculer, qu’une fenêtre donnant sur une cour sablée. Le commis principal travaillait seul dans une pièce voisine.

Un bachelier peut ne pas connaître l’A B C de la banque. Vaneau dut apprendre ce que sont un effet, un titre, un coupon, écrire des lettres d’affaires, répondre, quand c’était son tour ou qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, aux clients. Il travaillait de huit heures et demie du matin à six heures du soir et le dimanche jusqu’à midi.

Son père lui avait dit :

— Te voilà maintenant le pied à l’étrier. Tâche de ne pas répondre si M. Auribault te fait une observation : c’est son droit puisque c’est lui qui te paye. Tu nous donneras trente-cinq francs par mois pour ta nourriture et ton entretien. Ça fait un peu plus de vingt sous par jour ; tu peux être sûr que nous n’y gagnerons pas. Ce n’est pas une situation magnifique, mais tu auras toujours moins de mal que moi. Tu garderas cinq francs pour toi. C’est déjà beaucoup puisque tu n’auras rien à dépenser pour te nourrir ni pour t’habiller. Certainement je ne te suivrai pas dans les rues pour t’empêcher d’aller au café si tu en as envie, mais moi je n’y ai jamais mis les pieds et je ne m’en porte pas plus mal. Une fois sur la pente ce n’est pas vingt sous par jour qui suffisent avec les parties de cartes, les parties de billard. C’est comme le tabac : je ne pense pas à t’empêcher d’en acheter mais c’est un vrai poison. L’année dernière le juge de paix est mort d’un cancer dans la bouche pour avoir trop fumé. Tout le monde te le dira.

N’importe : Vaneau fut heureux le jour où dans sa poche il sentit cette grosse pièce ronde, — la première qu’il eût gagnée ! — qu’il ne devait à personne, dont il pourrait faire ce que bon lui semblerait. Mais il fallut d’abord qu’il payât l’apéritif à ses collègues.

Les cafés des petites villes ont beau paraître luxueux à ceux qui n’y pénètrent jamais, aux vieux des villages qui traversent de temps en temps la grand’rue : ils sont simples ; on y a toutes ses aises ; on n’a jamais de pourboire à donner au garçon puisque l’on est servi par le patron ou, en son absence, par sa femme. Ils allèrent au Café de Paris transformé depuis peu ; par les deux glaces de sa devanture il répandait beaucoup de lumière sur la neige dont la place était couverte, car on était en Janvier.

C’étaient trois hommes d’une quarantaine d’années, depuis longtemps mariés et pères de famille. Jeunes hommes ils avaient connu Vaneau tout gamin. Ils n’étaient jamais allés qu’à l’école primaire ; il avait fallu un concours de circonstances spéciales pour les orienter vers un bureau plutôt que vers les champs, que vers une boutique de commerçant. Ils ne se plaignaient pas : ils tenaient, chacun, de leurs parents, quelques biens au soleil dont les revenus joints à leurs appointements leur permettaient de vivre mieux que des ouvriers. Quant à M. Dumas, le commis principal, il avait épousé une femme qui ne lui apportait pas moins de vingt-cinq mille francs : à quatre pour cent cela fait chaque année un billet de mille que l’on empoche sans se tourmenter. M. Dumas ne buvait jamais d’absinthe par principe. Il prit un vermouth-cassis. Pour les deux autres et pour Vaneau on apporta trois absinthes. Et, ma foi ! l’on parla de n’importe quoi. Vaneau songeait :

— C’est déjà bien assez de vivre avec eux toute la journée. Mais ce soir je ne pouvais pas faire autrement.

Et puis n’était-il pas mieux ici que chez lui ? Par un temps pareil il ne fallait pas penser à se promener dans la nuit, dans la neige. Il rentrait, secouait ses souliers sur la pierre du seuil ; on n’attendait que lui pour se mettre à table, le dos au poêle. Et ils se couchaient le plus tôt possible, avant huit heures. Mais ce soir il avait prévenu qu’il rentrerait un peu plus tard, étant obligé d’offrir « quelque chose » à ses collègues.

Il se trouvait bien dans ce café : il y faisait chaud, il y avait beaucoup de lumières ; on y parlait haut dans la fumée des cigarettes. Il y voyait les messieurs les plus importants de la petite ville : un des pharmaciens, le notaire, quelques gros commerçants se dérider, rire même. Le notaire n’était plus le même qu’à son étude. Il semblait à Vaneau qu’il pouvait maintenant traiter avec lui d’égal à égal. Pour la première fois il s’asseyait dans un café de sa ville natale avec un verre d’absinthe et un paquet de tabac à peine entamé devant lui. C’était comme une consécration officielle qu’il devait à ses mérites personnels. La vie serait douce désormais. M. Dumas avait bien trouvé une femme dont la dot était de vingt-cinq mille francs ! Mais cela même ne suffisait pas à Vaneau : des rêves au fond de lui-même battaient des ailes. Ce n’était qu’un début. Il commençait à se suffire à lui-même, puisque à vingt-deux ans il gagnait quarante francs par mois, ce qui est un joli chiffre pour quelqu’un qui a toujours coûté beaucoup trop d’argent. Mais il se développerait. Il faudrait que la petite ville reconnût sa valeur, que le banquier, que le notaire, que les commerçants s’inclinassent devant lui, puis qu’il s’en allât à Paris avec des volumes de vers, et que tout de suite du haut du ciel d’où elle le guetterait la célébrité s’abattît sur lui. Comme un riche, il fit sonner sur le marbre son unique pièce de cinq francs pour payer les quatre apéritifs.

Les jours se suivirent nombreux. Il dut rabattre de cet enthousiasme d’une heure. Il ne fut plus qu’un employé, du matin au soir, et du soir au matin qu’un jeune homme obligé de rentrer à heure fixe à la maison paternelle où il lui fallait manger et se coucher. Sa véritable vie était ailleurs.

Après le repas de midi qui ne durait pas plus d’une demi-heure, il prenait son chapeau et, sur une route qui allait trop loin pour qu’il pût la suivre jusqu’au bout, il marchait, une cigarette aux lèvres. C’était le moment le plus délicieux de la journée. La route serpentait dans un bois à l’entrée duquel chaque premier dimanche de Mai s’installaient quelques baraques pour les enfants et un parquet pour les danseurs. Mais maintenant la neige craquait comme de la glace sous ses pas, trop durcie pour que le pâle soleil la pût faire fondre. Il ne rencontrait âme qui vive. Les autres, jeunes et vieux, restaient tapis dans leurs maisons à la chaleur des larges cheminées, des poêles ronds. Lui seul marchait sur une route dont le vent et la neige faisaient ce qu’ils voulaient. Toute la terre jusqu’à l’horizon lointain était blanche comme une morte. Seuls, sous la route, dans le ravin, des sapins faisaient tache, s’obstinant à profiter du moindre coup de vent pour secouer leurs branches qui souffrent d’être chargées de neige. Se tournant vers la petite ville il voyait des maisons bâties sur des rochers ; des champs montant vers le ciel derrière les maisons et plus haut qu’elles ; et l’église, avec des ardoises qui devaient être gelées, dominant les maisons, les rochers et les champs. Toutes les fenêtres étaient closes. Toutes les cheminées fumaient. L’air froid, il le respirait à pleins poumons. Jusqu’à deux heures de l’après-midi il était son maître. S’enthousiasmant encore sur des rimes toutes trouvées, il bâtissait des strophes qu’il gardait pour lui.

Dès les approches du printemps il commença de n’être plus seul sur « sa » route. La petite ville, se secouant comme les sapins, éprouvait le besoin de voir le ciel bleuir, la neige s’en aller et de respirer le parfum des violettes. De vieux petits rentiers venaient à pas comptés s’asseoir sur un banc peint en vert : ils s’ennuyaient un peu de ne plus travailler, mais la faute en était à leur commerce qui avait trop bien marché. Il revit M. Despert, un ancien marchand de parapluies, qui s’en allait à grands pas dans de solides souliers ferrés : il avait l’habitude des longues marches, ayant fait pendant plus de trente années toutes les communes du canton, portant sur son dos ses parapluies, sa grosse canne au poing. Des jeunes femmes en chapeaux ouvraient leurs ombrelles parce que les premiers rayons du printemps sont traîtres. Quelques-unes poussaient de petites voitures dans lesquelles des enfants ne pouvaient pas s’endormir. Beaucoup d’entre elles, Vaneau les avait connues jeunes filles. Autrefois elles lui faisaient peur. Maintenant, lorsqu’il passait à côté d’elles, il n’était guère plus hardi ; il n’osait seulement pas les saluer. Enfin quelques petites couturières venaient de temps en temps ; joyeuses elles éclataient de rire. Il les redoutait. Elles le regardaient en face. Il se disait :

« Ce sont des jeunes filles qui doivent continuellement rêver d’amour. Oui : les ouvrières de Paris leur sont supérieures, étant toujours en contact avec des artistes, poètes et musiciens. Mais celles-ci telles quelles sont jolies, et je voudrais pouvoir me promener avec l’une d’elles. Je lui réciterais des vers. Seulement, pour elles non plus je ne suis rien. »

En ce printemps qui était celui de sa vingt-troisième année, Vaneau commençait à languir. Comme par une grâce spéciale il ne concevait l’amour qu’en rêveries au clair de lune, qu’en promenades dans de jolis sentiers, si jolis et menant si bien au royaume de l’idéal que l’on ne pense même pas à y tomber soudain, comme il est écrit dans les romans, dans les bras l’un de l’autre. Il ne connaissait ni les jeunes filles ni les jeunes femmes. Pour les captiver, pour qu’elles vinssent d’elles-mêmes à lui qui n’osait pas aller à elles, il eût voulu déjà être célèbre, et que sa ville natale lui élevât par anticipation une statue.

En attendant il n’était qu’un des quatre employés de M. Auribault. Il ne descendait pas de ce qu’il croyait être le sommet de l’inspiration avec deux cornes de lumière au front. Il avait beau passer par les rues avec des sourires qu’il affectait de rendre dédaigneux à l’adresse de ceux qui ne voyaient pas plus loin que le jour présent ; il n’en devait pas moins saluer le premier le médecin, le pharmacien, le notaire et les plus gros commerçants et faire bonne figure à Mlle Geneviève, une vieille fille ignorante, qui venait au guichet de la banque l’assaillir de questions au sujet du placement de ses économies, à M. Prévôtal, un gros homme apoplectique, rogue, qui étalait de telle façon ses billets de banque que l’on eût cru qu’il en avait assez pour en couvrir la terre. Il n’en devait pas moins rentrer à l’heure. Il n’allait plus au café que rarement, avec crainte, depuis que sa mère lui avait dit :

— C’est malheureux pour nous d’avoir un enfant comme toi. M. Bailly m’a dit hier : « Est-ce que votre fils va prendre l’habitude d’aller au café comme un rentier ? Il ferait mieux de vous donner l’argent qu’il y dépense. »

Ainsi on se chargeait de lui rappeler qu’il était l’aboutissement de plusieurs générations de soumis. On ne pensait même pas à ce qu’il pouvait porter au dedans de lui-même. On ne voyait en lui qu’un employé qui n’était même pas libre d’user d’une pièce de cinq francs comme bon lui semblait.

Cette solitude et cette dépendance lui pesaient. Il lui tardait de sortir de l’obscurité. Pour avoir un sonnet imprimé dans un journal local, dans une revue de dixième ordre, il eût donné la moitié de sa vie. Nul doute que tout le monde ne le lût, ne l’appréciât et que Vaneau ne dût être, immédiatement, mis hors de pair.

Il n’y avait ici ni jeunes gens de son âge, ni personne de quelque âge que ce fût, avec lesquels il pût parler littérature, ni jeunes filles qu’il pût aimer.

Il se prit à douter de lui-même et du monde. Toute sa vie il serait condamné à se rendre de bon matin à ce bureau d’où il ne sortirait que vers six heures du soir. Il se fatiguait de se promener seul sur une route ; il avait honte de passer à côté des jeunes filles qu’il n’osait pas saluer en souriant. Ses jours couleraient monotones, sans gloire. Il se fatiguait aussi d’écrire des vers que personne ne lirait et qu’il lui serait impossible de faire imprimer.

Les soirs d’été voluptueux vinrent avec leurs frissons dans les feuilles. Comme aux soirs de son enfance il s’asseyait sur le seuil frais. Son âme était pleine de désespoir quand elle eût dû déborder de bonheur. Il entendait à quelques maisons de distance des hommes rire, en fumant leur pipe, avec des femmes et des jeunes filles. Il eût voulu se mêler à leur groupe, mais on l’en empêchait. On lui disait :

— Reste donc ici. Tu es mieux qu’à écouter les bêtises qu’ils racontent.

A vingt-trois ans il ne lui était pas permis de désobéir à ses parents. Peut-être même que libre il fût resté là à se morfondre, tant il aurait eu peur de paraître ridicule au milieu de cette joie.

Mais c’est toujours de Paris que vient le salut.

Vaneau n’attacha guère d’importance à l’arrivée de son oncle, un dimanche de Juillet. C’était un gros homme, avec de gros doigts et une grosse chaîne de montre. Il avait l’habitude de venir tous les trois ou quatre ans respirer un peu l’air du pays entre deux trains, de neuf heures du matin à cinq heures du soir. Vaneau se souvenait d’anciennes années où, devant cet oncle qui venait de Paris où, disait-on, il gagnait beaucoup d’argent, il se sentait pénétré de respect.

— Et toi, qu’est-ce que tu deviens donc ? lui demanda son oncle.

— Il fait ce qu’il peut ! répondit-on pour lui. Nous ne connaissons personne. Il travaille chez M. Auribault et gagne quarante francs par mois.

L’oncle, levant les bras au ciel, dit :

— C’est tout de même une dérision !

On avait chez Vaneau d’autres idées. C’était déjà bien joli, que M. Auribault eût consenti à le prendre et lui donnât quarante francs par mois. Ils ajoutèrent :

— Oh ! toi, nous savons bien ! Avec tes idées de grandeur !… Mais les quarante francs qu’il gagne valent peut-être mieux qu’un billet de cent cinquante francs — on disait « un billet de cent cinquante francs » parce que cela représente une grosse somme qu’il ne faut pas penser gagner en un mois dans nos pays, — qu’il toucherait à Paris. Ici on ne le mettra pas à la porte ; tandis que là-bas pour un oui pour un non l’on vous remercie.

— Ta ! Ta ! Ta ! fit l’oncle. Vous n’y connaissez rien. Laissez-moi faire. Je vais m’occuper de lui, dès demain. J’ai des relations. Je connais des gens qui ne peuvent rien me refuser. Avant trois mois il sera casé, je vous en réponds.

Ce gros homme d’oncle, Vaneau l’eût embrassé sur les deux joues.

V

Du quai de la petite gare où il attendait le train, il voyait les deux rails se rapprocher l’un de l’autre, finir par se toucher. Mais tout à l’heure les roues de la locomotive allaient les forcer à s’écarter à la distance réglementaire. Septembre s’ajoutait à l’automne perpétuel des bourgs où les feuilles jaunes dorment tranquilles dans les ruelles vertes de mousse humide, sauf quand arrive une rafale qui les fait tournoyer, comme de vieilles femmes qui bien à contre-cœur danseraient. Il partait la poche légère, l’âme lourde d’incertitude et d’impatience. Autour de lui des hommes d’équipe poussaient des brouettes sur lesquelles des malles, des caisses entassées faisaient effort pour conserver leur équilibre.

Le train aspira les voyageurs. On put ensuite compter à loisir les petites stations où vainement il s’arrêta. Mais aussi c’étaient des gares de villages solidement plantés au milieu des champs et des vignes. Le blé, le raisin poussaient en abondance. Les jours se succédaient pacifiques sous les solives enfumées des plafonds, près des âtres où le feu clair ne mourait jamais. On n’y éprouvait ni le désir ni le besoin d’aller à Paris. Clamecy apparut, dominé par des collines noires dont la désolation faisait penser aux paysages de l’Écriture plantés de cyprès et semés de cailloux. Une grande rivière, qui peu à peu et sans le savoir devenait un fleuve, traversait des prairies et baignait des bosquets ; sur des rives, de distance en distance, étaient entassées des piles de bois de moule. Sous des huttes recouvertes de fagots et pour jusqu’au lendemain matin désertées, des hommes gagnaient leur vie à fabriquer des margotins.

Puis des villes se présentèrent avec des églises, des cathédrales même. D’autres voyageurs se précipitaient pour avoir une place, un coin peut-être s’il en restait.

Vaneau contemplait des horizons toujours pareils. Le ciel s’appuyait sur la ligne onduleuse des collines d’où les vignes descendaient vers la plaine à la rencontre des champs moissonnés. Des bourgs se suivaient de distance en distance, avec des églises à clochers trapus, carrés, d’où les angélus devaient tomber secs et lourds.

La nuit ne se fit que sur la terre. Les étoiles étaient claires. Il sommeilla.

Des voyageurs dès Villeneuve-Saint-Georges se levèrent. Ils tiraient des filets cartons à chapeaux, paquets de toutes formes, valises. Une grosse femme secoua deux gamins dont les lèvres étaient restées jaunes de confitures de prunes. Une vieille à bonnet noir sortit de dessous la banquette un panier dans lequel était enfermée une oie qui se mit à cacarder. Ce fut comme une dernière évocation des villages qu’ils venaient de quitter. Tandis que se succédaient des villes de banlieue propres, blanches, avec des maisons à concierges le long de quais soigneusement entretenus, tous pensaient à des chaumières qui vacillent au bord de chemins creux ou perdues dans les champs sous des châtaigniers.

A la fin, quelqu’un s’écria :

— Tout de même, voilà les fortifs !

Ils étaient fatigués de ce voyage. Puisqu’ils avaient tant fait que de partir, ils étaient pressés maintenant de retrouver des habitudes laissées dans leurs logements de Paris. Plus on approchait et plus Vaneau frissonnait à l’idée de tout l’inconnu où il allait donner de la tête.

Pour économiser deux francs il ne voulut faire signe à aucun des cochers de fiacres qui d’un œil somnolaient sur leurs sièges. Sorti de la gare il hésita : devait-il aller à gauche, à droite, en avant, faire volte-face ? Il avait cependant trouvé tout simple le long itinéraire, à s’en pénétrer d’après un plan minuscule : la rue de Lyon, la place de la Bastille, les boulevards jusqu’à l’Opéra. Mais les plans doivent être trompeurs ; il était désorienté. Sa petite ville lui revint à la mémoire avec sa grand’rue et quatre ou cinq sentiers, qu’il eût suivis les yeux fermés, qui finissent entre des jardins. Ce n’était pas davantage la ville du collège ni de la caserne, avec beaucoup de rues sans doute, mais que l’on a vite fait de connaître chacune par son nom, des rues qui prennent de grands airs tant qu’elles sont dans la ville, mais n’ont pas honte de finir chemins, sentiers, routes, dès que les maisons ne veulent plus les suivre. Paris s’étendait à l’infini avec ses toits qui semblaient se chevaucher, aveugles, dans le brouillard d’un des premiers matins de l’automne. Il voyait les maisons se suivre soudées les unes aux autres. Il y a peut-être au milieu d’elles des églises avec leurs clochers, mais elles montent si haut vers le ciel qu’elles les cachent. Elles ont jailli du sol comme une végétation de pierre. Il a fallu en abattre pour pouvoir respirer ; sinon elles auraient envahi Paris. De-ci de-là des clairières qui sont des places publiques.

Au hasard il marcha lentement. Parce qu’il n’osait point lever les yeux pour regarder les plaques indicatrices, il eut un brusque mouvement d’épaules, rejetant la tête en arrière comme pour se délivrer d’une pensée obsédante.

— Ah ! tout de même ! se dit-il.

Il se trouvait à l’entrée de la rue de Lyon.

Son ventre sonnait creux.

— J’aurais mieux fait, songea-t-il, de manger dans le train.

Il n’avait pu s’y décider : tirer d’un papier blanc graisseux une cuisse de poulet, attendre pour boire qu’une gare veuille bien se trouver sur le parcours, étendre une serviette sur ses genoux, prendre soin de jeter sous la banquette les pelures de fruits, lui avait semblé indigne de lui. Il portait son costume gris fer. Sa cravate bleue semée de lunules blanches faisait penser à de l’étoffe coupée dans un pan de ciel nocturne. Le col et les poignets de sa chemise, empesés, remplaçaient faux-col et manchettes.

Pourtant on le lui avait recommandé :

— En arrivant, tu prendras quelque chose de chaud.

Mais quelques cafés seulement étaient ouverts à l’entrée de la rue de Lyon ; d’autres, plus humbles, où volontiers il se fût assis, étaient bouleversés. Il craignait de déranger de leur nettoyage les garçons et se demandait si on a l’habitude de prendre à Paris dès le matin « quelque chose de chaud ».

Il traversa la place de la Bastille, le regard horizontal, et ne vit de la célèbre colonne que la grille et le soubassement. Il dédaigna le petit bonhomme d’or à la pensée que derrière lui quelqu’un pût se dire :

— Tiens ! encore un provincial qui ne connaissait pas le Génie de la Bastille !

Sa valise bourrée de linge commençait à lui peser. Il suait déjà malgré la fraîcheur du matin.

Pour s’éponger le front il s’arrêta près d’un banc, posant son bagage devant lui de peur qu’un filou — on lui avait tant répété d’y prendre garde ! — ne le lui dérobât. Des histoires circulaient chez lui de naïfs débarquant à la gare de Lyon, accostés par des « individus » qui se prétendant chargés de les conduire les laissaient n’importe où, délestés de leur porte-monnaie. Il avait mis le sien dans la poche intérieure de son paletot, plus sûre que celle du pantalon, et concevait une certaine fierté de ce que personne à la sortie de la gare ne l’eût abordé. A la hâte il s’assura sur son plan que c’était bien par le boulevard Beaumarchais qu’il devait passer pour aboutir au quartier de l’Opéra.

De se savoir dans le bon chemin Vaneau fut heureux. Mais la faim un instant oubliée se fit de nouveau sentir. Il revit tous les cafés ouverts dans les environs de la gare, les deux premiers surtout, postés aux angles de la rue de Lyon, et songea :

« Suis-je bête, tout de même ! J’aurais dû aller là. On doit y être habitué à voir du monde à toute heure du jour et de la nuit ! »

Ici toutes les devantures étaient encore fermées. Il se dit :

« Le premier que je vois ouvert, je ne le rate pas ! »

Il regardait à droite, à gauche. Il traversa posément, — parce qu’il n’y avait encore ni voiture, ni omnibus, — pour montrer à l’univers entier qu’il avait l’habitude de Paris.

Un café Biard. Deux ouvriers boivent le vin blanc et parlent d’un accident survenu hier soir rue Amelot.

— Un café ! demande Vaneau. S’il s’écoutait il dirait :

— Madame, voulez-vous me servir un café ?

Mais bien qu’il lui en coûte, il n’ose pas être timide cette fois suivant son naturel. Il commande un café, sèchement, en s’efforçant d’affermir sa voix. A Paris il ne faudrait jamais trembler.

Dans une corbeille des croissants sont entassés mais il ignore si l’on peut en prendre… Un des ouvriers étend le bras et se sert… Vaneau affecte de n’avoir pas vu le geste, regardant les petits carreaux verts des mosaïques où des femmes aux cheveux flottants, en robes blanches et bleues, tiennent sur des soucoupes roses des tasses fumantes. Il attend une minute puis, l’air dégagé de tout souci vulgaire, étend à son tour le bras pour prendre un croissant… On commente l’accident… Il écoute, heureux d’être enfin à Paris, au centre du monde. Désormais lorsqu’il lira dans un journal : le crime de la place du Tertre ou le vol de la rue des Pyrénées, il pourra se dire :

« Tiens ? Avant-hier j’ai passé là ! »

Ou bien :

« Je connais quelqu’un qui habite cette maison. »

Est-ce qu’en province il arrive jamais quelque chose ? Les vols s’y réduisent à quelques poignées de haricots verts que l’on s’approprie la nuit dans les jardins. De temps en temps une poule, un lapin disparaissent. Tout s’y résume en disputes entre voisines, en algarades sans importance ; les crimes n’y sont que des crimes de village.

Les ouvriers sont partis. De manière à ce que l’on ne s’aperçoive de rien Vaneau tire de son paletot le porte-monnaie et, le glissant dans la poche droite de son pantalon, le dégonfle des gros sous qu’il fait tomber sans bruit sur le mouchoir. Maintenant il peut payer avec une pièce sans que l’on fasse tout bas cette réflexion :

— Pourquoi donne-t-il une pièce, quand il à des gros sous à n’en savoir que faire ? C’est donc qu’il a peur de ne pas en donner assez ? Encore un provincial !

Certes il y a sur la vitre en lettres blanches : « Café, 10 c. » Mais le croissant lui semble quelque chose de supérieur, hors de prix. La croûte dorée craque sous les dents ; la mie, aussi douce que la moelle de sureau, est beaucoup moins fade… On lui rendit dix-sept sous, ce qui le stupéfia. Vraiment il fait bon vivre à Paris ! Il eut envie d’allumer une cigarette avant de sortir, mais l’appareil où dormait une petite flamme lui sembla d’un maniement difficile et qu’il ignorait ; ou bien, s’il se servait d’allumettes, son incompétence sauterait aux yeux. Il préféra s’abstenir, attendre, prit sa valise et continua son chemin.

Uniformes se succédaient les kiosques où se pliaient et s’installaient les journaux. Des voitures déjà commençaient à rouler. Toutes les trois minutes, sa valise lui coupant les doigts, il la changeait de main. Les platanes maigres avec leurs pieds entourés de grilles avaient déjà perdu presque toutes leurs feuilles ; les autres jaunies recroquevillées tombaient sur le ciment des trottoirs comme des cosses de haricots secs.

Si peu de bruit l’étonnait. A la campagne dès le matin tout le monde est debout. Si l’on se couche avec les poules, on se lève en même temps qu’elles.

En passant devant la rue Rougemont il prit le « Comptoir National » pour une église.

Le renflement du boulevard Montmartre lui parut extraordinaire. A Paris, pensait-il, toutes les rues sont au même niveau. Paris est plat du nord au sud, de l’est à l’ouest. Quand on dit « la butte Montmartre », c’est une façon de parler.

Enfin il arriva. Un instant il chercha, des yeux, puis découvrit au-dessus d’une devanture encore fermée :

Lavaud. Restaurant.
Déjeuners et diners.
Cuisine bourgeoise. On porte en ville.

Précisément de l’intérieur la porte s’ouvrait. Lavaud apparut sur le seuil, les yeux encore brouillés de sommeil, le gilet non boutonné.

— Tiens, c’est toi, Louis ? Tu es donc parti aussitôt ma dépêche reçue ? Tu es content ?

— Certainement. Je vous remercie beaucoup. Mais vous ne vous attendiez pas à ce que j’arrive si vite ? Je vous dérange peut-être ?

Il a envie d’ajouter :

— Alors je vais reprendre le train.

— Mais non, tu ne nous déranges pas. Seulement nous nous demandions si tu arriverais ce matin ou ce soir. Et chez toi, tout le monde va bien ?

— Oui. Merci. Ils vous envoient le bonjour.

Lavaud va et vient, enlevant les volets numérotés de la devanture.

— Et ma tante ? Et ma cousine ? demande Vaneau. Car il faut être poli dans la vie avec tout le monde mais surtout avec ceux dont notre sort dépend.

— Elles vont bien aussi. Tu les verras tout à l’heure. Je descends toujours le premier pour aller faire mes achats aux Halles.

Il entre et regarde. C’est un des petits restaurants du quartier Saint-Georges qui, blottis entre une teinturerie et une boutique d’antiquités, regrettent de ne pouvoir écarter davantage les coudes pour faire signe de loin à la clientèle. A midi, grâce à quelques employés de banque, on débite quelques biftecks, des omelettes au jambon, du veau marengo et l’on écoule deux ou trois douzaines de demi-setiers. Quelques ouvrières s’y hasardent aussi qu’allèche cette promesse de « cuisine bourgeoise » ; mais, les plats étant un peu chers, elles se mettent à deux pour manger un bifteck aux frites. Le soir c’est autre chose. A partir du crépuscule le quartier devient morne ; à peine si de minute en minute on entend rouler un fiacre. Les passants se hâtent vers les boulevards ou vers Montmartre. Les employés de banque ont regagné leurs domiciles au fond de Batignolles, les ouvrières rentrent chez elles dîner d’une soupe ou de charcuterie. Tout cela Vaneau l’apprendra plus tard. Maintenant il voit la salle rectangulaire garnie sur trois rangs de tables de marbre ; tout le côté gauche est occupé par le comptoir en acajou. Des serviettes de la veille traînent.

— Veux-tu prendre un verre de vin blanc, Louis ?

Sans doute il a soif, d’avoir marché vite, sa lourde valise à la main. Il voudrait accepter mais il hésite. Il vient d’arriver. Il faut que l’on ait bonne opinion de lui, surtout que l’on ne fasse pas de dépenses pour lui.

— Non. Je vous remercie. Je n’ai besoin de rien ! dit-il. J’ai mangé, bu, en route.

Heureusement pendant ce temps Lavaud lui remplit son verre.

— Oh !… Pour trinquer seulement ! dit Vaneau tout confus.

Puis c’est la tante qui descend, peignée, tout habillée, elle, pour jusqu’au soir. Elle embrasse son neveu qui l’embrasse aussi.

— Lui as-tu montré sa chambre ? demande-t-elle à Lavaud.

— Tu es bonne, toi ! Il est là depuis un quart d’heure à peine ! Je vous laisse. Je vais aux Halles.

— Oui. Tu comprends, Louis ? Ton oncle va tous les matins en personne faire ses achats aux Halles, parce que tout y est meilleur. C’est que nous avons une clientèle choisie de vieux employés, et qui préfèrent payer un peu plus cher pour avoir meilleur. Ton oncle choisit lui-même sa viande… Maintenant je vais te montrer ta chambre.

C’est un cabinet noir compris entre la salle, la cuisine, le corridor de la maison et le mur de l’escalier, et meublé d’une armoire, d’un canapé, d’une table. Derrière un rideau sont dissimulés deux hauts coffres en bois blanc.

Enfin voici la cousine Jeanne. Elle aussi est habillée. Elle est fraîche et sent bon. Vaneau l’embrasse sur les deux joues.

— Tu vois, Jeanne. Je lui montre sa chambre. Nous mettrons sa malle au grenier. A propos où est-elle ?

— Elle me suit à petites journées. J’ai dans ma valise tout ce qu’il me faut. Il ne me manque que des draps.

— Jeanne, tu lui en descendras une paire… Si tu veux faire ta toilette, nous avons mis cette petite table dans le coin. Là-haut nous ne nous en servions pas.

Ils occupent, dans la maison même, l’appartement du cinquième.

— Si tu as besoin de quelque chose, tu n’auras qu’à ouvrir la porte de la cuisine. Tandis que Jeanne fait les menus, je prépare le déjeuner.

Vaneau est heureux. Il n’a jamais eu de « coin » à lui, ayant passé brusquement des salles d’étude et des dortoirs aux chambrées qu’encombrent les lits. Ce cabinet le satisfait pleinement. Beaucoup de jeunes gens entrent à Paris avec leur situation dans la poche. Ils s’en vont au Quartier Latin où la vie est agréable à cause des cafés, des brasseries et des tavernes où l’on peut s’asseoir près de jolies femmes qui ne demandent qu’à rire, et du Luxembourg qui est pour Paris aussi vaste que la campagne ; où la vie est facile grâce aux deux ou trois cents francs que jamais, au commencement du mois, la famille n’oublie d’envoyer, et passionnante lorsque dans la solitude d’une chambre on a toutes ses heures pour lire, rêver, écrire.

D’autres, un beau matin, quittent une chaumière et viennent au hasard y tenter la fortune. Dans les grands magasins ils apprennent à sourire aux belles clientes, même aux vieilles femmes qui ne trouvent jamais rien à leur goût. Ils passent leur vie à courir d’un rayon à l’autre ; ils ne rentrent chez eux que pour se coucher et ne se lèvent que pour aller travailler. Mais ils n’ont pas d’autre but que de dépenser moins d’argent qu’ils n’en gagnent. Ils ont apporté à Paris l’esprit d’économie de leur village.

Et les indépendants ! Et les réfractaires ! Eux-mêmes ne se font pas faute de nous raconter jour par jour leurs années de misère dans des greniers qui vraiment ne font point partie des maisons ; nous connaissons leur pain vieux, leur fromage durci, leurs courses en bottines percées. On ne saurait jamais payer trop cher son indépendance.

C’est comme eux que Vaneau, encore inexpérimenté et pour longtemps naïf, voudrait vivre. Mais on ne lui eût pas donné l’argent du voyage. Il ne faut point de départs pour l’inconnu. On se raconte, dans les petites villes, que des légions de bacheliers, de licenciés, à Paris meurent de faim. C’est comme eux qu’il voudrait vivre, puisque le Quartier Latin avec les trois cents francs par mois de la famille n’est pas pour lui. Peut-être eût-il mieux valu qu’il partît comme ceux à qui la vie d’un grand magasin suffira. N’est-ce pas dommage qu’à l’école des Frères il ait appris tout ce qu’il a voulu ?

Plusieurs fois il se trempe la tête dans la cuvette. Il pousse sous le canapé sa valise fermée à clef. Vers huit heures on se met à table. Il voudrait déjà être dehors, dans les rues de ce Paris qu’il ignore. Ce déjeuner n’en finit pas, au gré de son impatience. On lui demande beaucoup de détails qu’il ne peut se refuser à donner. On lui répète :

— Tu peux être tranquille. Nous connaissons beaucoup de monde.

Il se lève, en allumant une cigarette.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Un tour… par là…

C’est ainsi qu’il renseignait sa mère lorsque, partant pour le petit bois tout proche, elle lui demandait :

— Où est-ce que tu t’en vas donc encore ?

Du chemin qui conduisait à ce bois il connaissait tous les accidents. Même aveugle pour s’y diriger il n’aurait pas eu besoin de bâton.

— Fais bien attention de ne pas t’égarer !

Cette recommandation superflue le choque. Il vient sans broncher de traverser la moitié de Paris, et on lui dit !… C’est un peu fort qu’après un pareil exploit, dont il reste lui-même étonné, on le prenne encore pour un provincial !… Il a envie de répondre que… Mais il se contente de dire :

— Oh ! je n’irai pas loin ! Je ne m’écarterai pas des boulevards !

VI

Pourtant Vaneau s’éloigne des boulevards ; il se dirige vers Montmartre, et c’est à peine si de l’entrée de la rue Laffitte il aperçoit le fameux dôme blanc qu’entourent de légers brouillards. Mais il ne se précipite point. Il marche posément, avec des envies de s’arrêter aux devantures où sont des tableaux, des livres qui ne demandent qu’à être regardés ; derrière les livres et les tableaux il y a, de quelque nom que l’on veuille les ennoblir, le marchand et la marchande qui ne demandent qu’à vous voir entrer cherchant votre porte-monnaie. Mais Vaneau n’est pas riche.

Il croise des jeunes filles qui ne ressemblent pas à celles que jusqu’à présent il a vues. Elles parlent, elles rient très fort et sont aussi bien mises, aussi importantes que de grandes dames. Vaneau devine cependant qu’à cette heure elles vont travailler, mais ce doit être uniquement pour se distraire. Il y en a qui s’en vont toutes seules en lisant un feuilleton. Il se dit :

— C’est très bien ! Sans doute ce n’est qu’un feuilleton, mais elles lisent. Vraiment toutes ces jeunes filles ont des âmes d’artistes et sont éprises comme moi de littérature.

Il voudrait leur dire :

— Vous êtes depuis longtemps la lumière de mes rêves. Je n’ai guère plus de vingt ans. Je veux devenir célèbre, ô jeunes filles, pour que vous m’aimiez.

Mais elles passent et Vaneau continue son chemin.

Il y a aussi des jeunes gens, vêtus de noir, qui, l’air sérieux, se dirigent vers des bureaux en mangeant leur croissant. Vaneau ne doute pas que leur besogne n’y soit compliquée. Ce sont des Parisiens, donc tous d’une intelligence supérieure. A songer que demain il devra travailler comme eux, il éprouve quelque inquiétude. Mais qu’importe demain ! Aujourd’hui mérite d’être vécu.

Vaneau débarque à Paris comme avant lui Rastignac, les Lorrains de Barrès, le Petit Chose. Mais qu’il en diffère ! Il ne songe pas à se jeter dans le gouffre ouvert par Balzac : il ne connaît point de Mme de Beauséant qui lui ouvre les portes des salons. Son activité ne fut point par Bouteiller orientée vers la politique : il s’est développé par lui-même. Aussi pauvre que le Petit Chose, il n’aura pas comme lui de mère Jacques qui travaille pour deux. Il ne pourra point en écoutant les angélus de Saint-Germain-des-Prés écrire des vers : il sera tout à la fois le Petit Chose et la mère Jacques. Mais il travaillera. Il se sent robuste. La légende du Chat-Noir le ravit d’aise. A lui qui depuis longtemps la voit dans ses rêves, la Butte apparaît comme un terrier percé d’innombrables trous où gîtent de fameux lapins, des « artistes » à pantalons bouffants, à cravates noires, à chapeaux pointus. Ils ne vivent que pour l’Art dont ils discutent continuellement, soit en prenant des bocks et des absinthes, soit quand ils s’en vont par bandes galoper dans les bois de Clamart, s’asseoir près des étangs de Ville-d’Avray, manger des fritures au bord de la Seine. Vaneau les voit à travers Mürger et Manette Salomon.

Il n’arrive pas en fondateur d’école. Il n’apporte pas, pliées entre deux douzaines de mouchoirs, de théories nouvelles qui doivent bouleverser le monde. Tout en montant la rue des Martyrs, il soliloque :

— Si j’avais, à ma droite ou à ma gauche, un peintre qui pour la postérité m’exposât ses idées sur la peinture, tandis que je parlerais littérature !… Mais ce serait un chapitre de roman, non une page de vie. Il est exact que j’arrive à Paris un matin de Septembre, seul, plus inaperçu encore que dans les bois qui entourent ma ville natale. Je soliloque, — je le sais et il est inutile de me le faire remarquer, — comme Durtal sous les feuillages de cette forêt de pierre qu’est la cathédrale de Chartres. Mais est-ce ma faute ? Je ne demanderais pas mieux que de parler très haut pour qu’on m’entendît. Car je viens ici pour tâcher de construire, sur ce terrain déjà si encombré, ma bicoque dont j’ai à peine jeté les premières fondations. J’aperçois des palais, des maisons bourgeoises, des villas sous la verdure, des fermes, de petites maisons semblables à celles de ma petite ville. Or tout cela est étiqueté, conservé, gardé, défendu par les critiques. Pourtant je vois, tombant en ruines, des demeures jadis fastueuses que personne ne visite plus. Que j’aille, ici, cueillir en passant un brin de chèvrefeuille, ou respirer même de loin, une rose ; que je ramasse là quelque branche morte ou une pomme tombée sur le chemin ; que je fasse le geste de mettre dans ma poche une ardoise ou un morceau de marbre brisé, tout de suite l’on me criera :

— Hé, l’ami ! Que faites-vous donc ?

Je me bâtirai ma bicoque comme je pourrai, avec des débris de zinc, des tuyaux de poêle que j’irai ramasser dans les coins vierges, s’il en reste, de Paris, avec de la glaise et des pierres que je déterrerai dans quelque carrière ignorée de province.

Vaneau a traversé un boulevard. Il monte maintenant les marches d’un escalier qui n’en finit pas. Et voici brusquement tout Paris encore couvert de brume à ses pieds.

Attention, mon ami Vaneau ! Tu vas pénétrer si tu n’y prends garde dans les propriétés réservées. Tu ne t’imagines pas, je pense, être le premier à regarder, de cette altitude, Paris ? Tu ne vas point nous offrir comme régal nouveau des tartines sur la multitude d’êtres assemblés là, qui souffrent, rient, s’agitent et meurent, l’antithèse entre Notre-Dame et la tour Eiffel, entre les doux appels des cloches et les cris rauques des sirènes. Rastignac, quand il lança son défi, ne posait pas pour la galerie et les morts du Père-Lachaise n’ont pas souri. Mais toi, essaie un peu de prononcer pour ton compte ces trois syllabes :

— A nous deux !

Paris n’entendra pas. Mais s’il t’entendait il éclaterait de rire. Tu veux être quelqu’un. Et tu n’es rien, qu’un jeune homme inconnu en qui s’agitent des forces obscures que tu ne peux diriger. Tu es quelqu’un, mais sur qui pèsent des années de servitude et d’humiliations. Que peux-tu dire à la grande ville ? Que veux-tu trouver aujourd’hui de nouveau ? Sans doute elle est tout entière à tes pieds, mais c’est une façon de parler. Elle a l’air plutôt de te dire :

— Descends donc un peu et tu verras !

Voici qu’elle s’étire de son sommeil, qu’elle se découvre. Des monuments, comme fatigués de dormir, surgissent de terre d’un coup de reins. Un rayon de lumière tombe sur leurs vitraux luisants comme des yeux de fauves qui te guetteraient du fond de la brousse. La brume se retire peu à peu comme les flots de la mer au reflux chassée par le soleil. Elle te laisse voir debout, enracinés dans la grève, des quartiers énormes de rochers qui sont des maisons. Des églises émergent dont tu ne sais même pas les noms : tu ne reconnais que Notre-Dame et Saint-Sulpice. Tu reconnais aussi la tour Eiffel. Tout le reste est un fouillis de cheminées, d’ardoises et de zinc, de fenêtres. Il te semble, tant les maisons se pressent les unes contre les autres, que tu pourrais traverser Paris en marchant sur les toits. La brume n’est pas encore arrivée au bout de l’horizon. Il te semble que Paris n’a pas de fin, qu’il va comme cela jusqu’au bout du monde. Aussi loin que tu puisses voir ce sont toujours des maisons que tu ne distingues plus qu’à peine. Pourtant, regarde. Là-bas, sur ta gauche, ces îlots de verdure que n’a point submergés la houle des pierres ni des ardoises : ce sont les Buttes-Chaumont et le Père-Lachaise d’où Rastignac, près d’un siècle avant toi, découvrit la grande ville. Trois millions d’êtres humains grouillent à tes pieds en une cohue où bientôt il te faudra jouer des coudes. Il ne t’en arrive qu’un bruissement confus, comme de crabes qui remuent sur le sable. La trompette de l’Archange sonnant au-dessus de cette vallée ne leur ferait point lever la tête, absorbés qu’ils sont par leurs soucis quotidiens. Tu en aperçois quelques-uns, gros comme des fourmis qui cherchent une brindille, une paille, un grain de blé, mais tu ne les vois pas tous. Il y en a dans les églises et dans les casernes, dans les couvents et dans les lycées, dans les rues et dans les égouts, dans les grands magasins et dans les petites boutiques, dans les banques et à l’Université, dans les ateliers de couture et dans les cafés, dans les hôtels de Passy et d’Auteuil et dans les mansardes, sur les berges de la Seine et sous les ponts et jusque sur les toits. Ils sortent de partout. Par toutes les portes de toutes les maisons c’est un flot humain qui se répand, toujours égal, mais que creuse parfois le souffle des émeutes. Il y en a qui, comme toi, sont venus d’un pays où il eût été pour eux meilleur de vivre à l’ombre des chênes, sur les bords d’un étang fréquenté par les paisibles poules d’eau. Ils y retournent la nuit au gré de leurs rêves et ne se réveillent qu’en soupirant. De pauvres femmes se lamentent dans les cours, tandis que les coupés électriques glissent le long des avenues, accompagnés du frisson des platanes poussiéreux. Et c’est tout cela que tu veux conquérir ? Vaneau, mon ami, prends garde ! Tu exagères ! Redescends vers Paris.

Vaneau descend, ni mélancolique, ni enthousiasmé, simplement heureux. Il fume cigarette sur cigarette. Demain il faudra se réduire, mais cette matinée de Septembre vaut d’être pleinement vécue. Boulevard Rochechouart, — il va bientôt être onze heures, — il pénètre dans un café, demande un « Pernod sucre ». Le sucre posé sur la cuiller, il l’arrose de quelques gouttes d’eau. Il songe :

— Je me souviens d’absinthes semblables prises dans des cafés de cette sous-préfecture où, lorsque je parvenais à m’évader de la caserne, le train qui s’arrêtait fatigué m’obligeait à errer deux heures durant. Il faut avoir sué au cours de marches et de manœuvres sur des routes où les arbres trop savamment espacés ne dispensent qu’une ombre rare ; il faut avoir après de prétendus repas absorbés à la hâte sur des coins de tables puantes encore de cire et de cirage défilé des gardes à dix heures du matin, sous un soleil qui dénonce, impitoyable, aux fureurs d’un adjudant de semaine le moindre trou sur les bretelles de suspension et les cartouchières, pour savourer le bonheur d’être assis tout seul dans un café silencieux quoique sur une banquette dont le cuir usé, mourant, laisse à plusieurs endroits à la fois s’échapper son âme de crin. Mais aujourd’hui cette paix, cette tranquillité de jadis me pèsent. Les mouches seules étaient vivantes. En province les toits sont posés sur les maisons comme des éteignoirs : sous eux les enthousiasmes vite étouffés meurent. Et les guêpes inutilement se cassent la tête contre les vitres.

On peut se rendre compte qu’il commence à divaguer. Est-ce l’effet de la nuit blanche, de l’arrivée à Paris, des premières gorgées d’absinthe ?

— Oui. J’ai lu des tas de romans archifaux. Je dois m’avouer à moi-même que j’ignore si j’en écrirai jamais un, et s’il sera meilleur. Mais j’espère qu’à quarante ans, si Dieu me prête vie, j’écrirai mieux, ou plus du tout. Ils taillent leurs personnages comme les gamins leurs bonshommes de neige : à coups de pelle. Les épaules, les jambes sont vaguement indiquées, et la tête fait une de ces têtes !… Les joyeux ajoutent une pipe ; les lugubres creusent les yeux, allument sous le crâne une chandelle. Mais qu’il y ait du feu dans la pipe, et laissez faire la chandelle : en même temps que le visage rudimentaire, le bonhomme s’en ira vite. Il n’y a pas besoin d’attendre le soleil.

De temps à autre Vaneau regarde dehors. Il espère voir des files d’artistes, mais rien, que des tombereaux, des fiacres et des tramways. Des femmes mal peignées se rendent au marché ; des bonnes, dès le matin coiffées, passent avec des filets et des paniers. Vaneau invoque mentalement le Dieu de Hugo :

Modérateur des sauts de l’anse du panier.

D’artistes, point. Sans doute ils travaillent.

— Chercher à quelle date, songe-t-il, donc à quel âge un tel a écrit son chef-d’œuvre, pour se dire : « Oh ! j’ai encore huit mois pour faire l’équivalent ! » Et puis, que m’importe ! J’ai moi aussi de l’infini sur la planche ! J’ai l’avenir à ma disposition.

Oui. Songe toujours. Mais pas d’illusions ! Attends un peu, et tu verras. C’est toi qui es à la disposition de l’avenir. Si tu te laisses entamer par la vie quotidienne, tu es perdu. Il te faudra continuellement te ressaisir, rentrer en toi-même, et de l’intérieur recimenter la petite tour du haut de laquelle tu regarderas. Ce premier contact avec Paris t’enfièvre. Tu ne doutes plus ce matin de personne, ni de toi-même. Tu arrives d’une bourgade inconnue où tu marchais dans les derniers ; ici tout de suite tu seras classé parmi les premiers, le premier peut-être comme autrefois à l’école des Frères ? Tu vas laisser tomber, comme un vieux manteau, de tes épaules, plus de vingt années de soumission ? Tu vas cesser de trembler pour te dresser tout droit, d’hésiter pour affirmer ? C’est bien ce que tu penses, n’est-ce pas, confusément ? Aujourd’hui tu ne doutes de rien. Demain tu hésiteras. Bientôt tu reculeras peut-être.

DEUXIÈME PARTIE

I

Tout de suite Vaneau se perdit dans des formules inutilement barbares. A tâcher de s’y retrouver il gagnait cinquante francs par mois. Avec lui deux saute-ruisseau qui n’avaient pas à eux deux trente ans, faisaient de leurs droites malhabiles les copies de peu d’importance en essayant de gâcher le moins possible de ce précieux papier timbré. C’étaient des gamins de Paris que l’on voit, dès qu’ils sortent de la première enfance, coiffés de melons, vêtus de pantalons et de vestons noirs jamais faits sur mesure, courir pour rattraper des tramways, des autos en marche, et s’y installer, mais à l’arrière, jambes pendantes et bras tendus, où contrôleur ni chauffeur ne s’aviseront de les trouver. On n’a pas assez d’argent pour les envoyer à l’école jusqu’à dix-huit ans. Il faut tout de suite qu’ils apprennent à gagner leur vie.

L’expéditionnaire, petit homme chauve, beaucoup plus vieux à lui seul que les deux gamins réunis, venait par le bateau d’Alfortville, apportant son déjeuner dans un sac de cuir. C’était un des innombrables employés auxquels une femme et des enfants interdisent de vivre à Paris dans des logements étroits, et qui ne seront jamais assez riches pour pouvoir se payer leurs aises dans des appartements de douze cents francs. La banlieue avec son fleuve ou ses rivières, avec ses maisons à jardins du terreau desquels jaillissent des arbustes, les attire. Elle leur promet des dimanches paisibles, malgré les balançoires des guinguettes et les orgues des manèges de chevaux de bois : dès le matin ils peuvent sortir en savates, en chemise de nuit. Il suffit de quelques pas pour marcher sur de l’herbe ; de faire la dépense d’une ligne et de beaucoup d’asticots pour prendre de temps en temps une maigre friture, mais bien plus savoureuse que s’il avait fallu l’acheter. Ici toute la semaine les enfants respirent meilleur air que dans les squares de Paris où la foule se presse, où chaque banc a ses clients attitrés.

Le deuxième clerc, jeune homme riche, offrait des cigarettes toutes faites, et, toutes les trois minutes, hystérique, se frappait la poitrine d’un violent coup de poing comme un pécheur repentant. Il vivait avec sa famille à Meulan, dans une villa qui gardait grâce à ses fondations son équilibre sur le flanc d’un joli coteau vert au pied duquel s’attarde indolente et bleue la Seine.

Quant au premier clerc, imberbe, avec de longs cheveux formant touffe sur la nuque, il se faisait, affirmait-il, des mois de cinq cents francs alors qu’il entrait à peine dans sa vingt-cinquième année. Parisien de naissance il avait l’habitude des rues, des cafés et des théâtres. Sa ville natale n’avait pas de secrets pour lui.

Vaneau ne connaissait point la procédure. Ses cinquante francs devaient servir à payer sa pension. Il aurait comme argent de poche l’unique louis mensuel que sa famille avait promis de lui envoyer pendant quelque temps. Il faudrait songer au tabac, au blanchissage. Pourtant il ne se tourmentait pas. Il savait que les hautes situations n’étaient pas faites pour lui. Et son oncle ne lui répétait-il pas :

— Tu n’es là qu’en attendant que nous te trouvions mieux.

L’essentiel était qu’il eût de nouveau le pied à l’étrier, qu’il fût à Paris. Il y a des maisons — avec des recommandations on finit par y entrer, — où l’on gagne jusques à quatre francs par journée de travail. A la fin du mois cela fait un chiffre tout rond de cent francs. Mais Vaneau souriait de pitié, car il croyait que ces vers ébauchés qu’il recopiait tels quels sans les corriger, ces quelques nouvelles dont il avait vaguement conçu le plan, ces romans dont il avait juste les titres lui ouvriraient tout de suite des portes. Il suffisait de quelques mois de patience. Mais il ne faisait que se répéter une expression consacrée. A la rigueur une porte pourrait s’ouvrir sur un somptueux cabinet de travail où un monsieur décoré ferait asseoir Vaneau dans un fauteuil de cuir et lui dirait à peu près ceci :

— Vous êtes tout jeune, mais j’admire votre talent. Vous viendrez travailler chez moi, aux heures qu’il vous plaira. Et je m’engage à vous donner cinq cents francs par mois.

En attendant, il était troisième clerc dans une étude d’avoué, ce qui est tout à fait distingué. L’étude se trouvait au fond d’une cour ornée de statues plus mutilées que si elles avaient été très anciennes. Les après-midi s’écoulaient tranquilles. Il n’y avait dans la pièce commune, — le premier clerc jouissant d’un bureau particulier, — que l’expéditionnaire, Vaneau et un des gamins : l’autre était au Palais avec le deuxième clerc, ou à flâner dans les rues avec ceux de son espèce, à éclater de rire devant quelque respectable dame ou à suivre quelque trottin. Ce n’était pas un bureau où des douzaines d’employés se sentent les coudes et, surveillés par un chef maussade, quelquefois hargneux, sont obligés de ne pas s’endormir sur leurs gros registres. C’était un endroit agréable, où ils avaient la sensation d’être presque libres. L’expéditionnaire ses rôles achevés lisait son journal, faisait des jeux de mots en fumant des cigarettes ; Vaneau fumait aussi tout en recopiant ses œuvres sur un carnet de poche, et le gamin allait de l’un à l’autre, agaçant comme une mouche mais pas dangereux. Quelle paix, après la vaine agitation de la caserne ! Quel repos après les longues marches sur des routes qu’aucune tranchée ne coupe.

Quelle joie aussi de pouvoir s’en aller tout à fait libre alors, à six heures du soir, par les rues, le long des boulevards envahis par les passants ! Dans les petites villes, le printemps, l’été, l’automne et l’hiver sont des personnages qui s’installent avec leur suite pour trois mois. Ce sont les feuilles nouvelles, les cerises, le raisin, les noix sèches. Octobre venu les petites villes commencent à sommeiller au coin du feu. Si les portes restent entr’ouvertes, c’est à cause du courant d’air, de peur que la cheminée fume. Paris au contraire, surexcité, se réveille, se rue dans la nuit qui commence de plus en plus tôt mais jamais assez tôt, dans la nuit qui devrait durer toute la journée. Il ne s’agit pas de marcher sentimental parmi les feuilles mortes : elles sont, sitôt tombées, balayées.

Tantôt il s’en allait seul, les bras ballants, sans canne. Il ne pouvait se décider à en acheter une. La canne, lui semblait-il, est l’apanage des riches. Chez lui les bourgeois seuls en portaient. Ils auraient bien ri s’ils l’avaient vu, lui, Vaneau, passer dans les rues de la petite ville une canne à la main ; les ouvriers aussi, et leurs femmes, qui n’auraient pas manqué de dire :

— J’espère, pour le coup, qu’il en fait des embarras, le fils Vaneau ! Voici qu’il se promène avec une canne, comme les fils Rousset !

Il était tout naturel que les fils Rousset eussent droit à une canne, leur père étant notaire. Au poing de Vaneau, la plus mince badine eût été plus lourde qu’un outil.

Dans les rues de Paris aussi il se promenait en ayant conscience de n’être pas fils de notaire. Il passait vite devant les terrasses des grands cafés toujours encombrées de consommateurs, afin qu’ils n’eussent pas trop le temps de remarquer son complet gris fer. Il voyait des centaines de voitures rouler chacune vers un but différent, des omnibus chargés de voyageurs dont aucun ne devait descendre au même endroit. Les crieurs de journaux se hâtaient, le torse incliné, les pieds légers, comme autant d’annonciateurs de victoires imprévues ou attendues. Ils bousculent les passants qui, ne leur en gardant pas rancune, leur donnent un sou en échange d’une de leurs feuilles. Les becs de gaz, l’électricité dans des globes luttaient victorieusement contre la nuit. Personne ne pensait à lever les yeux vers le ciel. Il faisait plus clair qu’en plein jour. C’était autour de lui la ruée de tous vers des gloires éphémères, vers des plaisirs à fleur de peau. Tous, hommes et femmes, se précipitaient, yeux luisants, bras tendus, les uns courant à perdre haleine, les autres couchés dans des voitures sur de moelleux coussins, comme autrefois les rois fainéants. Toute la ville était dans les rues. Il ne remarquait même pas les lumières aux fenêtres des maisons : il n’y avait vraiment de lumières qu’aux devantures prodigieuses des magasins plus vastes que des univers. Il lui arrivait de subir la contagion. Il se sentait emporté vers d’irréalisables désirs. La grande ville fonçait tête baissée dans le rêve, comme une bête fabuleuse. Et le long des grands boulevards qui ondulent, il lui semblait marcher sur l’échine, chargée d’électricité, du monstre.

Tantôt avec le premier clerc et l’expéditionnaire, — qui n’était jamais pressé de regagner son bateau, — il entrait dans un café où les consommations sont apportées sur des soucoupes marquées de chiffres effrayants pour qui ne dispose même pas de dix francs par mois. Il n’osait pas profiter de toute la profondeur de la banquette, se voyait dans l’obligation de rire aux calembours de l’expéditionnaire et de prêter une oreille attentive aux récits que faisait de ses bonnes fortunes le premier clerc : ce n’était pour ainsi dire jamais lui qui payait.


Le soir il dînait en famille, vers huit heures et demie, lorsque des quatre ou cinq habitués qui s’obstinaient à venir la moitié étaient partis et que les autres, attaquant leur dessert, n’étaient plus inquiétants. C’étaient des messieurs pour qui Vaneau, bien qu’ils ne fussent guère plus âgés que lui, avait du respect. Ils ne dédaignaient pas lorsqu’il attendait que l’on se mît à table et qu’il errait dans la salle d’une chaise à l’autre de lui adresser la parole et de lui donner des conseils. Ils se proposaient en exemple. Qu’était-il à côté d’eux, pourvus d’emplois qui les faisaient, disaient-ils, largement vivre ? Il eût été d’ailleurs le dernier à en douter, lui qui les voyait dépenser jusqu’à deux francs pour ce repas du soir ! C’était une somme pour lui. Heureux de parler de leurs occupations, celui-ci était aux chemins de fer de l’État, cet autre à la compagnie de Mossamédès, celui-là au bureau des statistiques à l’Hôtel de Ville. Ils riaient de plaisir quand Vaneau confessait avec humilité les cinquante francs qui lui étaient alloués pour ses travaux. Mais il ne leur parlait pas de ses aspirations, du but indéfini vers lequel il se mettait en marche à tâtons dans l’obscurité. Ils avaient les certitudes de ceux dont le chemin depuis longtemps est tracé, qui ont le temps, leur journée finie, de s’attarder les coudes sur la table d’un restaurant et de s’inviter ensuite à prendre un bock, parce qu’ils ne rentrent chez eux que pour se coucher.

La cousine de Vaneau était une jeune personne vive et brune. Il se souvenait d’avoir avec elle joué dans un champ sous un châtaignier, une année qu’elle était venue passer deux mois de vacances chez leurs communs grands-parents. Il fallait faire attention avant de s’asseoir ; à défaut de l’éteule des châtaignes précocement tombées piquaient de tous les vigoureux piquants de leur écorce. Gamin il avait eu pour elle un amour silencieux. Elle ne ressemblait pas aux filles de son pays vêtues d’étoffes rudes et chaussées de sabots. Elle était bien habillée, sentait bon. Maintenant il lui en voulait de l’avoir aimée. Il la trouvait trop pratique, trop sérieuse. La belle occupation en vérité pour une jeune fille de Paris, que de rédiger des menus, de rendre la monnaie à la caisse en souriant à tout le monde, surtout aux jeunes gens ! Car il commençait, croyait-il, à connaître Paris. Toutes les jeunes filles étaient rieuses qu’il croisait dans les rues ; chacune d’elles ne pouvait point ne pas être une Musette, une Mimi-Pinson. Elles devaient aimer les fleurs, les dîners sous des tonnelles quand le crépuscule tombe sur la banlieue, les longs dialogues sentimentaux. La nuit venue, des femmes dont beaucoup étaient ou paraissaient jolies pirouettaient ou marchaient indolentes avec le besoin d’être suivies. Pour s’en aller avec l’une d’elles, — dans un appartement superbe, il n’en doutait pas, où brûlaient de rares parfums, — Vaneau eût donné la moitié de sa vie. Mais petite ouvrière ou belle madame il n’aurait jamais osé les aborder : comment s’y prend-on à Paris ? Ou bien encore à le voir, elles eussent continué de pouffer de rire, ou dédaigneuses auraient haussé les épaules. Pourtant les unes et les autres il ne pouvait s’empêcher de les suivre ou de les frôler. Il espérait on ne sait quoi contre toute espérance : que par exemple l’une d’elles s’éprît de lui brusquement. Mais aussitôt Vaneau se souvenait qu’il manquait trop de cette assurance qui fait que l’on relève en crocs sa moustache.

Indifférentes, moqueuses ou dédaigneuses, il les préférait à cette petite bourgeoise de cousine, comme il l’appelait au fond de lui-même, toujours tirée à quatre épingles et dont tous les sourires étaient de commande. Jamais Vaneau ne s’était entretenu plus d’une minute avec une jeune fille, avec une jeune femme. Débordant de lyrisme inemployé il lui semblait que tout de suite les exclamations les plus folles, les images les plus désordonnées se presseraient sur ses lèvres pour exalter, étourdir et enivrer la très chère. Ce n’était pas sur ce ton qu’il aurait pu parler à sa cousine.

Les jours se succédaient. Chacun d’eux était beau à cause de cette sorte de fièvre dont palpitent ceux qui peu à peu prennent contact avec Paris. Il ne s’agissait pas de travail dans la solitude, sous le regard de la lampe. Cela ne le gênait pas encore de ne pas avoir à proprement parler de chambre à lui ; le cabinet où il couchait sur un canapé servait aux clients importants de cabinet de débarras où poser cannes, parapluies, pardessus ; il n’y pouvait installer à demeure faute de place ni encrier ni livres. Il s’agissait seulement de s’habituer à respirer l’air de Paris et à marcher dans les rues sans se demander s’il ne s’égarait pas.

La grande ville était pour lui plus vaste que le désert. Le long des boulevards, au tournant d’une rue, des hommes se rencontrent sans l’avoir fait exprès, se reconnaissent, se serrent la main. L’un deux fait demi-tour et ils s’en vont ensemble au café. Vaneau, lui, aurait pu marcher toute une année dans Paris sans rencontrer quelqu’un qui l’arrêtât pour lui serrer la main. Comme il n’avait que vingt-deux ans son oncle et sa tante l’accablaient du poids de leur expérience. Il n’avait pas avec eux de longues conversations. Il donnait cinquante francs pour sa nourriture et pour sa chambre : on le lui faisait sentir ; il tâchait de ne pas tenir trop de place et de ne pas manger comme un glouton. Il promena sa solitude et sa tristesse dans l’automne.

II

Comme le jour de son arrivée il s’éloigna des grands boulevards qui se ressemblent en toute saison. A grands pas le col de son pardessus relevé, les mains dans les poches, il montait vers Montmartre dans l’ombre, dans la brume qui est la respiration de l’automne. Là-haut devant le Sacré-Cœur, le vent soufflait si fort que Vaneau s’étonnait presque qu’il n’éteignît point toutes les lumières ; car il pensait aux vieux réverbères de chez lui qui ne peuvent résister à la moindre rafale. Il eût été heureux que la nuit complète se fît sur Paris. Chacune de ces lumières derrière les fenêtres était le point autour duquel des vies humaines allaient jusqu’au bon sommeil se reposer. Vaneau n’avait pas de lampe à lui. Dans la nuit il songeait :

— Je ne suis pas exigeant. Plus tard, une mansarde me suffira, percée d’une fenêtre ou d’une simple lucarne ; j’y serai bien pour entendre tomber la pluie et passer le vent. J’y vivrai ma vie et je n’abaisserai point mes regards vers les étages inférieurs où les jeunes filles riches jouent du piano.

Il y a de ces contradictions dans l’âme de Vaneau. Tantôt il pense à quelque puissant protecteur qui le sortira d’un seul coup de l’obscurité ; tantôt il ne peut se concevoir que travaillant tard dans la nuit loin des vains bruits des réjouissances publiques, en quelque chambre juchée au dernier étage d’une maison.

D’autres soirs il s’enfonçait dans des quartiers pas très éloignés du centre de Paris où tout était nouveau pour lui. Les maisons de chaque côté des rues se rapprochaient tellement qu’elles réduisaient les rues à n’être plus que des ruelles. Mais il y faisait doux ; on y sentait à peine le vent. De grosses barres de fer qu’il eût fallu des heures pour limer protégeaient contre les attaques nocturnes des intérieurs de gargotes peintes en rouge. De vieux paletots étaient pendus par le col au fond de boutiques obscures où fumait une lampe sans abat-jour. Il respirait des odeurs de pommes de terre frites, de châtaignes grillées. Çà et là des devantures de bars éclataient de lumières. Debout devant le zinc bosselé des hommes secouaient à coups de cuiller dans des verres épais des absinthes trop vertes. Parfois un omnibus qui connaissait son chemin roulait sur les pavés inégaux. Des femmes, des hommes sortant d’ateliers où les journées paraissent longues se précipitaient hors du quartier de leur travail pour gagner à pied un quartier semblable où les attendaient la soupe et le sommeil.


Les après-midi des dimanches étaient d’une hautaine mélancolie. Vaneau s’en allait d’abord libre, fier, avec une âme qui claquait comme un drapeau le jour du départ pour la victoire. Ce n’étaient plus les deux courtes heures d’un soir de semaine. Il avait à ses ordres une journée entière. Tout seul il marchait à la rencontre de l’aventure.

Elle pouvait être partout à la fois. Il eût voulu se trouver en même temps sur plusieurs points de Paris. Car s’il se souvenait de tournants de rues, de passages obscurs où il avait aperçu de belles filles, il voyait au même instant une jolie femme, — peut-être une jeune ouvrière, qui lourde de sa propre solitude marchait elle aussi sans doute à la rencontre de l’aventure. Il la rattrapait, ralentissait le pas au moment de la dépasser, mais n’osait point si peu que ce fût se retourner pour la dévisager de biais ; il eût fallu qu’elle-même le hélât ou le retînt par la manche de son pardessus.

Ce n’était pas seulement par les rues qu’il la cherchait. Il pouvait la trouver à Notre-Dame, dans l’ombre des nefs où il errait, les mains derrière le dos, tressaillant lorsque le Psalmiste demandait aux montagnes : « Pourquoi avez-vous bondi comme des béliers ? » et aux collines : « Et vous, comme les agneaux fils des brebis ? » Il regardait les grandes orgues suspendues entre ciel et terre. Leurs tuyaux d’étain luisants étaient rangés comme une armée en ordre de bataille. Aux vêpres de Noël, quand un pâle soleil filtrant à travers la grande rosace s’enrichissait de teintes multicolores ou qu’il faisait tout à fait sombre, c’étaient de vieux airs que jouaient flûtes et nasard :

Nous voici dans la ville où naquit autrefois
Le Roi le plus puissant et le plus saint des rois.

Les bergers, hommes des champs, laissaient leurs tentes et leurs huttes pour obéir à la voix des anges qui chantaient en plein ciel, protégés contre le froid de la nuit par le duvet de leurs ailes. Les Rois Mages, maîtres de pays fabuleux où courent les licornes, partaient de leurs palais pour suivre la belle étoile toute dorée au milieu de l’azur ; et ils s’agenouillaient sur le seuil d’une étable où demeurent un âne et un bœuf. Un Noël lorrain dansant et grave déchirait le voile qui nous cache les anciens temps alors que les paysans, lanternes allumées, enfonçaient dans la neige leurs sabots grossiers et que le son des cornemuses se mariait vers minuit à la voix des cloches. Puis sous ces voûtes gothiques la Toccata en ré mineur, les cinq claviers couplés et toutes les anches « dehors », se dressait presque d’un seul coup, formidable, comme un autre monument qui eût fait éclater les vitraux et craquer les murs de la cathédrale, tandis que dans les mondes inconnus tressaillait l’âme de Jean-Sébastien Bach.

Il pouvait la trouver à Saint-Séverin où il semble que l’on voie encore le moyen âge frôler les murs et les piliers humides pour s’agenouiller sous les voûtes basses, sur les dalles dures. Elle serait comme lui venue rêver d’après-midi de Novembre où, fatigué de marcher sur des routes que balaye le vent, on se réfugie à l’heure des vêpres dans une vieille église. La fabrique n’est pas assez riche pour qu’il y ait partout des bougies allumées. On s’arrête près du porche et — l’église est si petite ! — pas loin du chœur. Les cyprès du cimetière qui l’entoure de ses croix et de ses pierres agitent sur ses vitraux l’ombre de leurs branches. Et le village avec ses barrières et ses murs entoure le cimetière et l’église ; à cette heure qui amène le crépuscule il paraît mort. Si quelques bougies sont allumées dans le chœur pas une maison n’est encore éclairée. C’est l’époque où l’on abandonne les vastes espoirs : l’année a été bonne. On ne fait pas encore de projets pour le printemps prochain, et tous, jeunes et vieux, se reposent au coin du feu, la tête libre, les bras fatigués.

Et Vaneau songeait à des vêpres idéales dans des cathédrales de province. Des villes gothiques pareillement ensevelies dans les brumes se recueillaient à la sonnerie des cloches ; hommes et femmes s’acheminaient vers les nefs obscures éclairées de bougies. Le vieil organiste montait l’escalier en colimaçon qui débouche sur la soufflerie. Il accrochait à la patère du buffet chapeau et manteau puis, religieusement, à la fois de la main droite et de la main gauche tirait ses registres. Pour fêter l’entrée de l’officiant précédé des enfants de chœur, d’un coup de pédale de combinaison il assemblait ses trois claviers, et c’était sous les voûtes l’éploiement d’une marche triomphale pendant que dans les rues soufflait le vent d’automne. Puis il répondait aux psaumes par des ébauches de fugues en mineur. Assis sur les chaises et sur les bancs, le peuple des assistants suivait des yeux dans ses psautiers les versets écrits en latin, et des oreilles la mélodie écrite en une musique dont les inflexions le ravissaient d’aise. Dehors le vent continuait de souffler ; les arbres des prés et des bois et les cyprès du cimetière s’associaient à la première tristesse du crépuscule. Mais le chœur illuminé était le havre où les âmes mélancoliques trouvaient la joie de revivre. Et, quand les jeux de fond de huit et seize pieds faisaient entendre un grave Tantum ergo allemand, c’était comme si la grande certitude de la foi eût battu des ailes au-dessus des têtes inclinées.

Il pouvait la trouver sur les quais. Elle y chercherait comme lui des livres brisés ou à jamais neufs dans lesquels des poètes illustres ou inconnus avaient voulu rendre sensibles leurs enthousiasmes ou leur mélancolie. Il y serait question des prés et des bois, des villages et des petites villes, de la lune sur les saules et du soleil sur les moissons et surtout de l’amour. Tout de suite devinant qu’il était lui aussi poète elle lui ouvrirait les bras en disant :

— C’est vous que j’aime, venez !

Il pouvait la trouver dans la grande salle d’un musée dont les murs n’existent que pour qu’on y accroche des tableaux. Comme lui elle rêverait devant cette Vierge au manteau bleu, ravie en extase, tout entourée d’anges dont les ailes tout à l’heure vont battre vers le ciel plein d’étoiles. Elle ne pourrait s’empêcher de sourire en regardant les collines bleuâtres le long desquelles des arbres tout droits semblent monter comme des hommes d’armes à l’assaut d’un château fort d’où nul guetteur ne jettera le cri d’alarme. Ici c’est un buisson dont le vent de la mer sous un ciel gris torture les branches solidement crispées sur leurs racines qui tiennent bon ; là dans un jardin délicieux planté d’arbres aux feuilles tranquilles notre père et notre mère, sous l’œil de Dieu qui d’entre deux riches nuages les observe goûtent les premiers le plaisir de vivre. Des intérieurs minuscules où s’agitent de petits hommes qu’il faudrait regarder avec une loupe, jusques aux palais à hautes colonnes peuplés de seigneurs graves et de dames majestueuses, des rustres d’hier qui dansaient à toutes jambes, buvaient à plein gosier, attrapaient à pleins bras les servantes dont les seins font craquer les camisoles, aux paysans d’aujourd’hui résignés à la malédiction du travail et de la mort, groupés autour d’une fosse, un jour qu’il va pleuvoir, sous un ciel sombre ; du sourire énigmatique de l’Italienne aux sourires pervers des jeunes gens délicats à qui l’Amour fait signe et qui le moment venu de s’embarquer pour Cythère font attention de ne point écorcher aux cailloux du rivage leurs souliers, c’étaient, fixées pour l’éternité relative de la terre, les visions de milliers d’artistes morts. Devant ces rêves réalisés Vaneau passait, fort de sa jeunesse, de ses rêves imprécis, en conquérant qui n’a pas de temps à perdre puisque c’était tout de suite qu’il allait la rencontrer.

Mais non. Cherchait-il mal ? N’existait-elle pas ? Il se retrouvait, sans espoir de ne pas demeurer seul, à la nuit tombante, la gorge sèche, les doigts gonflés. Il lui arriva quelquefois de regretter de n’être pas sorti avec sa cousine qu’accompagnait tantôt son père tantôt sa mère. Ils allaient au Bois de Boulogne que Vaneau ne connaissait pas ; le soir en dînant elle parlait des cygnes sur le lac qu’il aurait voulu voir ; ou bien n’importe où, au hasard, dans Paris dont ils ne remarquaient que les restaurants vieux ou neufs pour les comparer au leur. Mais au moins il aurait marché près d’une jeune fille. Il ne l’aimait pas mais elle était jolie. Il eût pu se distraire à la regarder sourire.


Il n’avait pour entrer dans les cafés que l’embarras du choix. Il s’étonnait, tant ils regorgeaient de monde, que les rues, que les quais ne fussent pas déserts. Il y en avait de discrets, de sûrs d’eux-mêmes, qui n’ont pas besoin de s’éclairer de deux globes électriques pour qu’on les remarque : ils ont des habitués qui les connaissent et qui viendraient à eux les yeux fermés. Mais tous les autres faisaient des signes d’une lumière éblouissante, depuis les bars qui servent pour quatre sous une mominette sur le zinc, jusqu’aux brasseries, aux tavernes, aux « grands établissements » où les consommations coûtent au moins cinquante centimes, sans compter le pourboire : quand on ne leur donne que deux sous les garçons ne disent même pas merci et ce n’est pas des deux mains qu’ils vous aident à remettre votre pardessus. De certains endroits s’échappaient des bouffées de musique. Puisque c’était dimanche où la solitude est plus lourde, Vaneau n’hésitait pas à entrer dans une salle où des « artistes » groupés autour d’un piano jouaient des marches, des valses, des réductions d’opéras. Il cherchait un coin, qu’il ne trouvait pas toujours et s’installait devant une absinthe qu’il buvait en fumant. Il pensait mourir de mélancolie à regarder des jeunes hommes assis en face de leur maîtresse, de leur femme, des jeunes femmes dont pas une ne lui était destinée. Ce n’était pas lui qui eût envoyé Éliézer chercher Rébecca : pour la rencontrer il aurait traversé le désert. Mais cela même eût été inutile. Des airs, tant de fois répétés par les orgues de Barbarie et les musiques militaires qu’ils sont devenus anonymes comme les vieilles romances populaires, le faisaient rêver d’amour. Il rivait ses regards au visage de quelqu’une de ces jeunes femmes qui paraissaient, hélas ! si heureuses de leur vie. Désiraient-elles encore quelque chose ? Elles ne faisaient pas attention à lui. Que n’était-il ce violoncelliste dont plus d’une d’entre elles regardait trembler les doigts fins sur les cordes souples ! Mais il croyait au frôlement de l’inspiration, à l’arrêt des langues de feu au-dessus des têtes élues. Il lui arrivait de ne plus entendre la musique, de ne plus voir les jeunes femmes. Il s’en revenait comme ivre.

Aussitôt rentré, son exaltation tombait. Il n’y avait pas besoin qu’on lui demandât :

— Eh bien, t’es-tu assez promené avec ta bonne amie ?

Sans doute il ne protestait que pour la forme ; sans doute il était flatté qu’on le crût capable de passer une après-midi de dimanche avec une jeune fille, mais que ces propos lui semblaient vulgaires ! Surtout, le dimanche soir, ils dînaient plus tôt que les jours de semaine : à sept heures. Une vieille habitude. C’était un repas presque silencieux dans la salle que n’avait pas fouettée le va-et-vient des clients de onze heures du matin à deux heures de l’après-midi. On n’y allumait par économie qu’un bec de gaz.

Il avait hâte de sortir de nouveau pour voir dehors sous la pluie de Décembre s’exaspérer la joie d’une journée de repos qui va prendre fin. La rue de Provence, avec ses becs de gaz voilés de brouillards, ses trottoirs humides et ses vieilles maisons, faisait alors penser à des rues de ville maritime que traversent en chantant les matelots. Il s’étonnait de ne pas apercevoir là-bas se balancer des mâts, fumer des cheminées de vaisseaux. Entassés dans des fiacres, des jeunes gens cigare aux lèvres descendaient de Montmartre vers le Quartier Latin. D’autres entraient dans les bars où ils buvaient debout ; ils ne prenaient pas le temps de s’asseoir. On eût dit qu’ils avaient hâte de repartir, qu’ils voulaient épuiser avant l’aube du lundi tous les plaisirs faciles que Paris offre à ceux qui les aiment.

Vaneau parfois se laissait tenter. Il rentrait veuf de ses enthousiasmes, bouche pâteuse, tête lourde. Seul dans son cabinet fermé pour jusqu’au lendemain matin il ne songeait même pas à griffonner des vers. Il se couchait tout de suite avec une provision nouvelle de découragement.

III

Vaneau est de ceux qui, faisant leur possible pour n’être jamais en retard, arrivent toujours avant l’heure. Seulement ce dîner n’en finit pas. On a beau faire maigre à cause du vendredi saint : beaucoup trop de plats se succèdent. Son oncle, sa tante et sa cousine sont ce soir en veine de conversation. Il place de-ci de-là un mot qu’il a l’air de donner pour ce qu’il vaut, qu’il jette comme un vulgaire caillou sur un tas d’or. Il se dit :

« Ils vont me faire manquer mon train. »

Mais il garde pour lui son anxiété de peur de paraître ridicule.

Pourtant au dessert il se décide à poser sa serviette, repousse sa chaise et dit :

— Il va être neuf heures et mon train part à dix heures cinq. Je crois que d’ici à la gare de Lyon j’en ai pour un moment.

Il eût mieux fait de se taire. On s’exclame :

— Mais en un rien de temps tu y seras. Ne te presse pas. Mange-moi cette figue… Et qu’est-ce que tu vas prendre avec ton café ?

Ce serait à croire qu’il ignore qu’à Paris les omnibus vont vite. Ils vont même si vite que souvent, pour monter dans l’un d’eux, il faut en laisser passer trois ou quatre.

Un quart d’heure s’écoule. Vaneau ne tient plus en place.

— Je crois tout de même qu’il est temps ! dit sentencieusement l’oncle. Place de l’Opéra tu prendras Gare Saint-Lazare-Gare de Lyon.

C’est une des premières nuits de l’année où grâce aux premiers souffles du printemps on puisse rester sur une impériale. Vaneau retourne au pays pour trois jours. On a bien voulu lui accorder la journée du samedi. Quant au dimanche et au lundi de Pâques, ils appartiennent à tout le monde.

L’omnibus va vite. Sachant sans doute que Vaneau doit être à la gare de Lyon pour le train de dix heures cinq, il fait son possible. Mais tout le monde fait son possible, le train aussi, qui ne tient pas à avoir à rattraper du retard… et qui s’ébranle au moment précis où Vaneau débouche sur le quai. Courir après ? Peine perdue. Il n’y a plus que les paysans pour faire des signaux de détresse avec leur parapluie de cotonnade bleue. Il reste digne : ce n’est que départ remis. Il se renseigne ; le train suivant part vers une heure du matin.

« Au moins, se dit-il, je ne serai pas bousculé. Il n’y aura personne. »

Il est libre, n’ayant pas même de valise, — à quoi bon pour trois jours ? — d’aller, en attendant, où bon lui semble. Il préfère se promener dans l’immense salle d’attente. Il ne sortira point de la gare de peur des mauvaises rencontres la nuit, surtout pour ne pas se perdre dans ce quartier qu’il ne connaît pas. Mais que c’est interminable, comme les heures de faction devant de paisibles poudrières qui se garderaient de sauter si personne ne les y aidait !

A partir de minuit quelques voyageurs apparaissent. Il y en a d’emmitoufflés. Voici un monsieur avec deux dames, une grande, brune, une petite, blonde. Deux dames ? Deux jeunes filles plutôt. Elles portent l’une et l’autre des paquets. Chacune a sur les épaules un manteau. La nuit a beau être fraîche, le monsieur est en veston ; sans doute ne les accompagnera-t-il pas plus loin ? Vaneau se voit montant dans le même compartiment que les deux inconnues. Il les laissera passer les premières sur le quai. Du coin de l’œil il observe le groupe : superbe décidément la plus jeune ! Cheveux noirs, yeux luisants, lèvres rouges.

Elles doivent avoir l’habitude de voyager ; elles ne se pressent pas. Tout à l’heure pour la première fois de sa vie Vaneau a manqué son train ; il s’est juré pas trop tard qu’on ne l’y prendrait plus. Pas aujourd’hui en tout cas. Il arrive avant elles sur le quai. Il flâne affectant d’aller de wagon en wagon pour les examiner tous, sans pouvoir se décider. Pourtant presque tous sont vides.

Enfin il grimpe, va fermer la portière du fond… Son cœur bondit : elles montent dans le compartiment voisin. Il n’est séparé d’elles que par une cloison à hauteur de poitrine. Tout de suite parlant haut, affectant de rire et de ne pas même soupçonner si près d’elles la présence d’un jeune homme, elles rangent leurs paquets. Elles sont seules. Vaneau ne s’est pas trompé ; le monsieur en veston est déjà parti.

Il a maintenant la certitude d’avoir produit sur l’une d’elles, sur toutes deux peut-être, une forte impression. Elles pouvaient choisir un autre wagon : il n’en manque pas d’inoccupés. Mais elles ont dû le suivre du regard ; vont-elles bientôt se disputer son cœur ?

Le train part. Mais Paris le suit longtemps avec ses maisons endormies devant qui les becs de gaz encore allumés montent la faction, immobiles, sans cligner des yeux. Vaneau ne regarde que les deux inconnues. Il affecte de ne pas pouvoir tenir en place. Il va et vient d’une portière à l’autre en jeune homme supérieur, habitué aux nuits sans sommeil. Mais, seul, il serait déjà étendu sur la banquette à dormir. Il s’énerve. Comment engager la conversation ? Puisqu’elles ne se décident pas à parler les premières, elles auraient mieux fait d’aller se coucher ailleurs. Car la blonde fait ses préparatifs.

Vaneau n’est pas hardi. La confiance en soi-même est son moindre défaut. C’est sa première aventure et, encore, en herbe. Il hésite, cherche. Il observe du coin de l’œil, écoute des deux oreilles. Elles parlent haut comme les oiseaux babillent avant de s’endormir. Il se décide à regarder dehors. Il est bon d’avoir l’air songeur en contemplant des paysages. Plus ils sont invisibles et plus vous pouvez intéresser ceux qui vous observent : vous scrutez la mystérieuse profondeur de l’ombre, vous voyez nettement ce que personne n’aperçoit. Une toute petite lumière lointaine éclaire pour vous seul des mondes. S’il faisait un peu moins nuit malgré la veilleuse, s’il était un peu moins secoué, Vaneau prendrait des notes, c’est-à-dire qu’il écrirait n’importe quoi, quelle heure il est, ce qu’il lui reste d’argent.

— Savez-vous, demande la blonde à la brune, à quelle heure nous arriverons à Cravant ?

— Vers huit heures, je suppose ?

Vaneau se précipite :

— Mademoiselle voulez-vous mon indicateur ?

Il a franchi le Rubicon. Elles remercient en souriant. Et — ce n’est peut-être pas délicat, parce qu’il a l’air de compter sur « la fin », — il s’accoude à la cloison et les regarde de plus près. Tandis que la blonde continue de s’installer pour dormir, l’autre s’approche pour lui rendre son indicateur. Il n’aurait pu désirer mieux.

— Voici, monsieur. Je vous remercie.

Va-t-elle maintenant s’asseoir ? Si oui, tout est perdu. Mais Vaneau faisant appel à tout son courage, lui demande, tremblant qu’elle lui tourne le dos :

— Vous allez à Cravant, mademoiselle ?

— Un peu plus loin, à Voutenay, près d’Avallon.

Ils disent l’un et l’autre ce qu’ils peuvent inventer de mieux pour se faire valoir chacun de son côté.

… C’est un peu humiliant de voyager en troisième classe, mais les compagnies de chemins de fer, le P.-L.-M. surtout, ont tant d’attentions pour les voyageurs qu’il n’y a que très peu de différence entre une troisième classe et une deuxième.

… Oh ! pour les longs trajets, par exemple, pour aller jusqu’à Nice, une deuxième est tout de même préférable.

— Certainement ! approuve Vaneau. C’est une jeune fille distinguée, se dit-il, et qui va lors de chaque carnaval se réjouir à Nice. Il parle avec enthousiasme de Paris qu’il commence à connaître à peine.

Ainsi aiguillée la conservation va comme le train, sans s’arrêter. Il y a de petites gares où tous les deux font halte en se taisant, pour se reposer. Sur leurs âmes comme sur ces campagnes qu’ils traversent sans les voir un doux clair de lune répand sa lumière. A mesure qu’ils parlent ils croient se mieux connaître.

Vaneau ne regrette plus d’avoir manqué son train.

Pourtant, fatiguée la première, elle s’assoit pour dormir. Lui, ce lui serait impossible.

Le jour se lève. Vaneau n’y tient plus : il enjambe la cloison. La jeune fille brune qui ne faisait que sommeiller le regarde étonnée et muette. L’autre dort ou fait semblant.

— Serait-ce une fausse manœuvre ? se demande-t-il inquiet. Maladroitement il a fait dérailler cette amitié qui depuis trois ou quatre heures marchait si bien.

Pour se donner une contenance il regarde à travers la vitre qu’il essuie d’un revers de la paume le paysage net, presque sans brumes, encore endormi. Mais on sent que bientôt comme avec un aiguillon le soleil va le piquer de son premier rayon pour le réveiller.

Un instant distrait, comme pris d’une inspiration subite, Vaneau cherche dans la poche intérieure de son pardessus. Il en tire un carnet, — celui sur les feuillets quadrillés duquel il recopie ses vers, — paraît s’absorber dans leur lecture. Mais tout à coup :

— Mademoiselle ! dit-il, en lui faisant signe.

Elle est obligée par politesse, de quitter son coin pour se rapprocher de lui, mais d’un peu mauvaise grâce comme si elle n’osait pas lui dire :

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

— Tenez, ce sont des vers que j’ai faits. Voulez-vous les lire ?

Elle n’a peut-être jamais lu de vers. Mais il ne doute pas qu’elle ne doive tomber amoureuse de lui sur la foi d’un sonnet.

Il jurerait que toutes les femmes aiment la poésie. Son plus intime regret est de n’en avoir pas trouvé, jusqu’à ce jour, une à qui faire lire ses vers.

Elle tourne quelques feuillets, fait semblant elle aussi de s’absorber dans leur lecture. Qu’en pense-t-elle ? D’ailleurs il affecte de s’en désintéresser ; mais il l’observe à la dérobée. Elle parcourt — trop vite au gré de Vaneau, — des strophes, lui rend son carnet en disant :

— C’est joli. C’est plein de sentiment.

Ah ! le sentiment ! C’est la spécialité, pourrait-on dire, de Vaneau, tant il pense à l’amour, — au clair de lune, — de quelque jeune fille romantique vêtue de blanc et blonde. Est-ce qu’enfin il l’aurait trouvée en cette jeune fille brune ? Il insinue :

— Je vais passer trois jours chez mes parents, dans une petite ville assez grande pour trois mille habitants. Je veux faire à Paris mon chemin dans la littérature. Vous y reverrai-je ? Puis-je vous écrire ? Voulez-vous me donner votre nom, votre adresse ?

Il ajoute :

— Je travaille chez un avoué comme troisième clerc. Tenez, voici un crayon, du papier…

Elle semble hésiter. Vaneau maintenant est persuadé que ce n’est que pour la forme. Enfin elle s’exécute avec une jolie moue. Elle s’appelle Lucie Norvins. Elle rentrera vers le milieu de la semaine prochaine à Paris où elle habite rue Pavée.

— C’est dans le quartier du Temple, vous savez ?

— Oui… oui ! fait Vaneau qui se souvient de ses premières errances, par des soirs de brume et de vent, dans ces rues étroites.

Il fait jour. De n’avoir pas dormi Vaneau a mal à la tête, mais qu’est-ce que cela peut lui faire ? Il songe seulement que chaque tour de roue le rapproche de Cravant. Elle est là tout près de lui. Il la voit, lui parle. Tout à l’heure elle s’en ira ; la reverra-t-il jamais ? S’il pouvait lui dire tout ce qu’il pense ! Mais les mots ne viendraient pas ; il faudrait faire de grands gestes, peut-être se jeter à genoux sur ces petites lattes toujours sales.

D’ailleurs la blonde s’agite, se réveille en se frottant les yeux. A-t-elle vraiment dormi ? N’a-t-elle pas entendu ? Vaneau s’en moque.

— Où sommes-nous donc, Lucie ? demande-t-elle.

Puis elle fait l’étonnée en apercevant Vaneau dans leur compartiment.

— Nous ne sommes pas loin de Cravant, mademoiselle ! répond-il à la place de Lucie.

— Oh ! vous pouvez dire « madame » ! minaude-t-elle.

— Une amie, sans doute ? songe Vaneau.

Elles descendent. Il s’accoude à la portière refermée. Elles passent sur l’autre quai.

Il voudrait voir le visage de Lucie se décolorer soudain, qu’elle tirât son mouchoir, sinon pour s’essuyer les yeux qu’elle aurait pleins de larmes, du moins pour l’agiter longtemps. Il lui écrira. Mais lui répondra-t-elle ?

Deux coups de sifflet, Vaneau va partir. Il part.

Et voici qu’elle se met à sourire parce qu’un homme d’équipe, roulant une brouette, lui dit :

— Attention, la jolie demoiselle !

IV

Est-ce pour fêter le retour de Vaneau dans sa ville natale que les cloches sonnent si joyeusement ? Transporté hors du temps et de l’espace par cette nuit de commencement d’amour, il lui faut retrouver les mêmes rues qui lui paraissent beaucoup moins larges encore avec leurs pavés frustes. Il passe le front haut en Parisien qui sait ce que sont les grands boulevards, en jeune homme qui n’en est plus à sa première aventure. Il ne doute plus de rien. Avec Lucie, comme tout lui sera facile !

Il n’a pas encore quitté son pardessus qu’il aurait dû déjà répondre à beaucoup de questions. Son père et sa mère voudraient que la vie lui fût moins dure qu’elle ne l’a été pour eux.

— Est-ce que tu es content là-bas ? Tu travailles peut-être trop ? Il ne faut pas te fatiguer. Est-ce qu’ils te donnent à manger à ta suffisance ? Sinon il faudrait nous l’écrire. Et ton linge, c’est toujours Jeanne qui s’en occupe ? Il vaudrait peut-être mieux que tu nous l’envoies ici, une fois par semaine, comme fait le Jean des Bide. Ça ne coûte pas cher ; et puis cet argent-là se retrouve parce qu’à Paris les blanchisseuses brûlent tout. Est-ce que tu as assez d’argent ? Je crois que tu peux te retourner tout de même avec vingt francs que nous t’envoyons par mois.

Il ne répond que du bout des lèvres. Il voudrait être seul, pour écrire à Lucie. Mais c’est jour de grand nettoyage dans toutes les maisons comme si c’en était fini de la poussière que l’on fait en remuant les cendres dans la cheminée, de la boue et de la neige que l’on rapportait sur ses vêtements. La matinée n’y suffit pas.

Après le déjeuner Vaneau s’en va dans les bois où personne ne le dérangera, muni d’une enveloppe et de quelques feuilles de papier à lettres.

Quelle après-midi comme il n’y en a point à Paris ! Ces bourgeons, ces premières feuilles, ce soleil ! La sève du monde circule jusqu’au bout des branchettes les plus minces. Au pied d’un jeune chêne il s’assoit, et tout de suite il écrit sans chercher les mots, tant ils se répandent comme la sève de son âme.

Sa lettre finie il embrasse d’un seul regard les coins, l’horizon familiers. Un étang luit dans un pré. Une ferme isolée avec ses volets verts fermés entre un jardin et un pigeonnier, au bord d’un chemin rouge de bruyères. Deux toits de tuiles sombres derrière des cimes d’arbres claires. Des rochers aigus comme des cornes, comme des dents prêtes à mordre. Des routes âpres, tortueuses, balayées en toute saison par le vent qui ne s’égare jamais. De vieux souvenirs arrivent de loin. Retours de vacances qui sentent la fumée des pipes et des cigarettes dans les gares et, tout le long du parcours, la fumée de la locomotive ; promenades du jeudi dans les sentiers boueux ou gelés, quand on se précipite sur les haies pour s’y disputer les branches les plus chargées de prunelles aigres, nuits d’été dans les dortoirs où il fait si chaud que l’on boit l’eau tiède des cuvettes… Mais ils s’en vont vite et peut-être pour toujours, comme chassés par lui qui ne veut plus penser qu’à Lucie. Elle sera son Elvire. Un peu plus loin à l’horizon, derrière un mamelon bleuâtre au sommet duquel se profilait la silhouette d’une chapelle, un grand lac sur les bords duquel aurait pu rêver Lamartine s’étendait entouré de joncs, de rochers, de genêts, de sapins et de bouleaux. Dès le retour de l’automne les brumes du ciel doublaient son visage mélancolique, et l’on aurait pu longer ses rives incertaines en songeant à des amours à jamais irréalisables. Sur la mousse jaunie, au pied d’un arbre dont les feuilles partent l’une après l’autre, une jeune fille à qui la vie eût pesé serait venue s’asseoir, attendant que sur la route un nuage de poussière lui annonçât l’approche du héros désiré. Elle joindrait les mains. Elle, c’était Lucie. Et Vaneau se magnifiant lui-même s’imaginait traversant des contrées au galop d’un coursier plus rapide que le vent.

Il se lève. Il n’est plus l’enfant dont l’âme, lors des départs pour le collège, se déchirait comme une étoffe trop mince, le jeune homme qui marchait le front baissé, conscient de sa solitude. Il est depuis cette nuit plus riche d’amour que le plus fortuné des hommes. Il n’est plus seul au monde. Il a cherché longtemps. Bien des fois il a désespéré. Enfin il l’a trouvée.


Il l’a trouvée ? Pas encore. Il la crut à jamais perdue pour lui lorsque, le surlendemain de son retour à Paris, il reçut cette lettre :

Cher monsieur Louis,

Excusez je vous prie si je ne vous ai pas répondu plus tôt mais cela m’a été impossible je vous adresse toutes mes félicitations pour votre lettre elle est parfaite de lyrisme et de poésie surtout pour une rencontre en chemin de fer vous vous emballez facilement je le vois moi je dirai tout simplement que vous ne m’avez pas déplu ne vous piquez pas surtout mais quant au moral si je dois en juger par votre lettre vous avouerez qu’il n’est pas brillant sous les rapports de la timidité vous êtes un peu trop positif pour un poète et légèrement prétentieux pour vous figurer qu’à la première figure que je vois je vais en tomber amoureuse oh ! que non ! je m’emballe difficilement je vous l’avoue il faut pour me séduire un tout autre langage que celui que vous employez excusez ma lettre si elle est un peu trop sévère c’est pour vous apprendre à me connaître.

Recevez mes meilleurs sentiments.

« Diable ! se dit Vaneau, je suis allé trop loin, et j’ai fait fausse route, et j’ai forcé la note. J’ai voulu fanfaronner de loin, moi qui n’oserais pas l’effleurer du bout des doigts. J’y gagne qu’elle me prenne pour une espèce de Don Juan qui n’en est plus à sa première conquête et se croit irrésistible. Hélas ! Mais expliquons-nous vite. »

En même temps il ne pouvait s’empêcher de juger l’écriture et le style de Lucie. Hum ! Il ne voyait plus en elle la jeune fille distinguée qu’il avait cru trouver : ses doigts ne devaient pas être familiers avec le porte-plume. Bah ! Il suffisait à Vaneau qu’elle fût jolie.

Il avait plus d’un tour dans son sac. Le résultat ne se fit pas attendre. Deux jours après il recevait de Lucie une autre lettre :

Monsieur Louis très-cher,

Je vois avec plaisir que votre style a changé et j’ose vous le dire je préfère de beaucoup celui-ci à l’autre précédent vous dites que ma lettre vous a fait l’effet d’une douche un peu froide dame ! vous ne vouliez pas je suppose que je vous saute au cou comme vous me le demandez je vous envoie ma photo peut-être vous rappellera-t-elle l’original vous qui me trouviez le genre espagnol cette photo ne fera que confirmer votre opinion et en échange m’enverrez-vous la vôtre je serai heureuse de posséder votre image quant au mot positif qui vous choque je m’en aperçois je vais vous l’expliquer quoique cela soit bien inutile car vous l’avez compris, je ne pouvais pas aller me jeter dans vos bras surtout après une seule entrevue voilà ce qui vous explique ce mot positif car vous me dites que vous êtes épris d’idéal et votre première lettre n’était guère idéale au point de vue de l’amour éthéré quant à vos vers ils sont charmants et j’ose vous dire que j’adore la poésie surtout dans le genre de celle-là mes compliments ils sont exquis et je serai bien heureuse de les relire encore enfin monsieur l’accusé mon tribunal vous a entendu et ma bouche de juge vous absout.

Recevez mes amitiés sincères.

Il y avait un mieux sensible. « J’ai réparé ma maladresse ! » pensa Vaneau. Il fut envahi par une joie folle. Son Elvire était retrouvée. Quel dommage qu’ils fussent séparés par plus de cinquante lieues ! Et les lettres succédèrent aux lettres, lui la pressant de revenir, elle faisant la sourde oreille : Je ne sais pas au juste quand je rentrerai à Paris car comme je ne m’ennuie pas ici j’ai prolongé mes vacances de huit jours. « Quelle idée, soupirait Vaneau, de prendre ses vacances à cette époque de l’année ! Il est vrai que c’est ce qui m’a valu de la rencontrer. » Ce sera sans doute la semaine prochaine en tout cas je vous écrirai le jour de mon départ en attendant vous pouvez continuer de m’écrire ici comme je vais être heureuse de vous revoir car j’espère qu’étant à Paris tous les deux nous nous verrons. « Voyons ! A quoi pense-t-elle ? se demandait Vaneau. Mais évidemment ! » Dites, voulez-vous me faire un plaisir allez donc chez Chamberlin vous faire photographier et vous m’enverrez votre photo avant que je m’en aille dites faites-moi ce plaisir je vous ai bien donné la mienne moi et je voudrais du moins si je ne vous vois pas avoir votre photo c’est un désir bien naturel je suppose. Certes et Vaneau en était infiniment ému ; mais il n’osait pas écrire à Lucie que pour lui c’eût été une trop forte dépense : à son tour de faire la sourde oreille.

Quatre jours après : Vous me demandez quand je rentre à Paris cela ne va pas tarder du moins je le pense aujourd’hui je vais à Saint-Germain-des-Champs à côté de Chastellux chez une jeune fille qui m’a invitée à passer la journée du Dimanche avec elle cher Louis, vous avez l’air de m’attendre avec impatience je ne vous ai pas encore dit quel était mon métier je suis fleuriste et plumassière pour la mode vous voilà renseigné. « Tant pis ! se dit Vaneau. Mais cela m’est bien égal ! J’admire néanmoins qu’elle me jette cela au tournant d’une phrase comme un renseignement d’importance nulle. Au fond elle doit s’imaginer que je suis riche, fils de bourgeois cossus d’une petite ville. Clerc d’avoué, ce doit être à ses yeux une belle position. Peut-être même songe-t-elle au mariage ; c’est à cause de quoi elle juge bon de me prévenir sans avoir l’air d’y toucher qu’elle n’est qu’une ouvrière, afin que nous n’allions pas plus loin si j’estime que nos situations sociales ne cadrent pas. Elle m’a rappelé au respect des convenances. Je me l’étais imaginée d’après mes rêves sensible au charme de la poésie et prête à se donner tout de suite à qui lui lirait un sonnet d’amour : cette deuxième illusion elle me l’a fait perdre, mais elle m’affirme qu’elle aime les vers, en tout cas les miens. Jamais Jeanne ne m’en a dit autant. » J’espère que vous attendrez patiemment mon retour à Paris sinon écrivez-moi le comme cela je n’y penserai plus puisque vous en ferez autant donc écrivez-moi si je puis compter sur votre foi ou sur votre amour. « Mais, sur les deux ! » J’attends une lettre lundi matin car je serai rentrée de Saint-Germain en attendant le bonheur de vous voir recevez de celle qui vous est fidèle de loin le meilleur baiser qu’elle puisse vous donner en ce moment. Qu’aurait pu faire Vaneau, sinon d’être ravi au septième ciel ? A distance il suivait avec une émotion infinie la mystérieuse croissance d’un sentiment dont il se flattait d’avoir jeté le germe dans une âme de jeune fille. Pour la première fois il recevait un baiser d’amour. Par la poste sans doute, mais que lui importait la réalité ! Lucie lui écrivait encore : Quelles bonnes promenades nous ferons lorsque nous serons réunis ! Et pourtant il semblait bien qu’elle prît plaisir à retarder l’instant de la réunion. Des soirs passèrent et des dimanches où il erra de nouveau, allant et venant d’un bout à l’autre de la rue Pavée : peut-être était-elle rentrée sans avoir eu le temps de le prévenir ? Mais en vain il levait les yeux : dans quelle maison et à quel étage habitait-elle ? Deux jours après c’était une autre lettre : Comme vous avez peu de patience vraiment vous ne pensez qu’à une chose c’est mon retour à Paris croyez bien que moi aussi j’y pense allons soyez content je serai sans doute la semaine prochaine à Paris je pense partir cette semaine patientez encore quelques jours seulement. Mais quelques jours ajoutés à quelques autres formèrent un mois. Vaneau commençait à se demander : « Avec ses baisers, ses promenades, ne se moquerait-elle pas de moi ? Ne ferais-je pas mieux de rompre dès maintenant ? »

Il allait se replier sur lui-même pour mieux goûter la tristesse de cette liaison d’une nuit, quand il reçut un samedi matin une courte lettre :

Deux mots seulement pour vous dire que si vous pouvez sortir dimanche après-midi je serai libre venez demain à deux heures rue Pavée deux heures précises je serai à la fenêtre au no 20 je descendrai quand je vous verrai je serai au premier étage.

V

Il était un peu plus de midi. Vaneau mettait les bouchées doubles. On le servait d’ailleurs à souhait car le dimanche les clients n’abondent point dans les petits restaurants du quartier Saint-Georges. Les habitués restent chez eux, aux quatre coins de Paris, plusieurs dans la banlieue qu’ils prennent pour de la campagne parce qu’ils y trouvent un peu moins de poussière que Chaussée d’Antin et quelques arbres de plus qu’au square de la Trinité. Vaneau tranquille avait toute une table pour lui seul. Il était sorti dès neuf heures du matin pour respirer dans les rues désencombrées sur les quais où circulait la fraîcheur du mois de mai. Jeanne avait dû partir vers onze heures avec son père : Il s’agissait d’une maison à louer dans une forêt des environs de Paris où les promeneurs affluaient durant toute la belle saison. Il y aurait de beaux bénéfices à réaliser pour qui voudrait y vendre le dimanche de la viande froide, de la charcuterie, du pain, du vin, de la bière.

Il ne cessait point de regarder l’horloge suspendue au-dessus du comptoir. Il partit, ne fit qu’un saut des boulevards aux Halles, suivit la rue Rambuteau et ne se sentit rassuré que lorsqu’il se vit à l’entrée de la rue des Francs-Bourgeois. Il tira sa montre : il allait être une heure et quart !

— Je n’en ferai jamais d’autres ! songea-t-il. Ce n’est pas moi qui arriverai en retard à un rendez-vous.

Il marcha lentement. Mais ce trajet qui lorsqu’il avait peur d’être en retard lui paraissait interminable, s’était prodigieusement raccourci. En très peu de minutes il fut au coin de la rue Pavée. Par acquit de conscience il leva les yeux vers la fenêtre du premier étage où Lucie lui avait dit qu’elle se tiendrait. Si elle avait été elle aussi en avance ? Mais non. Il erra en regardant sa montre. Les aiguilles n’avançaient plus. Tout à l’heure elles avaient marché trop vite : maintenant elles se reposaient. A deux heures précises on le revit rue Pavée. Il tressaillit. Cette fois elle était à la fenêtre, accoudée à la barre d’appui son chapeau déjà mis. Elle lui fit signe de continuer vers la rue Saint-Antoine. Elle le rejoignit un peu essoufflée.

— Dieu ! s’écria-t-elle, que je suis étourdie ! J’ai oublié mon porte-monnaie. Je retourne.

Vaneau eut un geste dédaigneux qui signifiait :

— De quoi vous occupez-vous jeune fille de peu de foi ?

Il lui serra une de ses mains qu’elle avait moite. Il dit :

— Je ne comptais plus sur vous. Mais je n’ai pas cessé d’y penser. J’ai eu bien des heures d’insomnie.

Elle était plus jolie encore que pendant cette nuit mémorable. C’est aujourd’hui que Vaneau s’il l’avait pu se serait jeté à ses genoux tant elle était son vivant idéal. Elle lui répondit en riant :

— Vous êtes exigeant. D’abord je suis restée à Voutenay plus longtemps que je ne pensais, et depuis mon retour je n’ai pas pu m’échapper une minute. Ma belle-mère…

Vaneau l’interrogea du regard.

— Oui, celle que vous avez vue avec moi. Mon père s’est remarié il y a cinq ans. Elle me surveille. Elle n’a guère qu’une trentaine d’années ; elle est jalouse de moi parce que quand nous sommes ensemble c’est toujours moi que l’on regarde. J’ai dû attendre, pour vous écrire. Allons ! Plaignez-vous encore ! C’est que vous me disiez de très jolies choses dans vos lettres !

Ils allaient, jeunes, insouciants, heureux. Il écoutait le frou-frou de sa jupe. Les pointes de ses bottines avaient l’air de jouer à cache-cache. Elles se couvraient peu à peu de poussière. Pour la première fois de sa vie Vaneau se promenait avec une jeune fille dont il était profondément amoureux.

Dans les rues, de Montmartre à Montrouge, d’Auteuil à Ménilmontant, d’autres jeunes gens par ce dimanche de soleil et de liberté s’en allaient. Mais la chaleur devenait anormale. Lucie signala de gros nuages.

Ils arrivèrent sur les quais. Les platanes font ce qu’ils peuvent pour être des arbres comme les autres : ils poussent la bonne volonté jusqu’à avoir des feuilles. La Seine est un fleuve important à cause de tous les petits bateaux qu’elle fait vivre et des boîtes en bon alignement où l’on peut acheter beaucoup de livres pour pas cher. Ils entrèrent dans un petit café. Assis à côté d’elle il lui prit la main. Puis le patron tournant le dos, Vaneau brusquement se pencha vers Lucie et l’embrassa.

— C’est du joli ! dit-elle. N’y revenez pas, ou vous aurez affaire à moi !

— Mais c’est ce que je demande ! riposta-t-il.

Il essayait de plaisanter. Mais il n’avait pas l’habitude de dire aux jeunes filles les mots qui les font éclater de rire. Il sentait qu’il n’aurait pas osé prononcer une seule des belles phrases dans lesquelles se résume toute une vie sentimentale. Il aurait eu peur que pour le coup Lucie n’éclatât de rire. Il avait fallu pour qu’il se décidât à ce geste si simple qu’il fît appel à tout son courage. Jamais il ne pourrait aller plus loin.

La bière était fraîche. Elle moussait délicieusement. Chaque fois qu’elle en buvait Lucie gardait un instant au coin des lèvres comme un peu de moustache.

Le Luxembourg leur offrit ses allées ombreuses, ses terrasses ensoleillées. Il en était à se représenter le Quartier Latin comme un centre où ne fréquentent que des artistes. Certains dimanches il y avait rencontré des jeunes gens qui, pipe aux lèvres, gourdin au poing, drapés dans une cape, abritaient sous de longs cheveux et des feutres pointus tout leur génie. Nul doute qu’ils ne fussent des privilégiés à qui de vieux parents du fond des provinces envoient chaque mois l’argent nécessaire pour qu’ils aient le temps de ne penser qu’à la poésie.

Elle lui raconta qu’elle s’était ennuyée là-bas quinze jours durant. Il avait plu. Le ciel restait tout gris. Elle avait hâte de rentrer à Paris. Elle répétait comme si d’autres eussent été moins fortunés que Vaneau consciente de la beauté de son visage :

— Vous en avez de la chance !

Certes, oui ! Jamais il n’eût rêvé cette aventure. Mais qu’il regrettait de n’avoir pas à ce moment été près d’elle ! Ensemble ils seraient allés sur des routes mornes ; ils se seraient assis dans un champ à l’abri derrière une haie. Il lui aurait récité des vers mélancoliques. Elle soudain pâmée se serait appuyée sur sa poitrine, et dans ses yeux il aurait vu se penchant sur elle courir les nuages grisâtres d’un ciel romantique.

La chaleur augmentait encore. Les nuages se rassemblaient. Lucie cette fois affirma :

— Il va faire de l’orage !

Ils écoutèrent une musique militaire. En même temps que les bugles et les saxophones Lucie fredonnait l’air de valse.

A l’heure de l’apéritif il la mena par hasard à la taverne du Panthéon presque déserte, presque silencieuse. On y vivait un peu dans l’autrefois grâce au plafond où des peintures essayaient de résumer la vie des « artistes » d’hier : ceintures rouges, pantalons bouffants, chacun sa grisette ! On s’y souvenait de Tholomyès et de Blachevelle, surtout de Schaunard, Colline et Rodolphe de la Vie de bohème, des jeunes filles aux cheveux blonds serrés au-dessus de la nuque par un ruban bleu, de la délicieuse Musette que Vaneau s’imaginait à la ressemblance de Lucie.

Certains dimanches d’hiver c’était là qu’il avait souffert à voir tant de jolies femmes dont pas une ne faisait attention à lui. Aujourd’hui lui-même était assis à côté de Lucie qui regardait dehors inquiète. Il faisait sombre, presque nuit. Tout à coup la lumière jaillit des ampoules dissimulées dans les feuillages artificiels des chapiteaux. De larges gouttes de pluie s’écrasèrent sur le boulevard en même temps qu’au-dessus de son absinthe Vaneau arrosait les deux traditionnels morceaux de sucre.

— Qu’est-ce que je vous avais dit ! s’écria Lucie.

Ennuyée qu’il fît de l’orage elle était heureuse d’avoir deviné juste.

— Ce ne sera rien ! dit Vaneau. Dans cinq minutes il fera soleil.

En attendant, la pluie tombait à torrents. Irrités d’être déchirés par les éclairs les nuages tantôt grondaient sourdement, tantôt laissaient dans toute sa force éclater leur colère. En un clin d’œil la taverne fut remplie d’hommes qui n’avaient que des cannes, de femmes qui n’avaient que des ombrelles. Qui peut prévoir qu’il fera de l’orage un troisième dimanche de mai ? D’abord Lucie s’amusa de ce sauve-qui-peut. Puis comme il pleuvait toujours elle s’énerva.

— Comment vais-je faire pour rentrer ? dit-elle. Je dois être à sept heures à la maison. Je ne peux pas m’en aller à pied. Ils croient que je suis chez mon amie Sidonie. Dire que j’ai été surprise par l’orage ? Ils me répondront : « Mais tu n’avais qu’à demander de l’argent à Sidonie pour prendre un fiacre ! »

Vaneau tressaillit. Était-ce un appel indirect à son porte-monnaie ? Mieux valait ne rien répondre.

Les aiguilles de la petite horloge tournaient. La pluie tombait. Lucie le regardait de travers avec une moue des lèvres comme pour lui dire :

— Mais enfin décidez-vous donc !

Vaneau commençait à être inquiet. Est-ce que l’orage n’aurait pas pu attendre ? Il allait l’apéritif payé lui rester deux francs. Et puis jamais encore il n’avait pris de voiture. Seuls les riches pouvaient se passer cette fantaisie. Lucie devait être riche, habituée aux fiacres. Une angoisse l’étreignit. Il n’avait pas assez d’argent pour sortir avec une de ces jeunes filles de Paris qui ne sont pas embarrassées pour trouver des messieurs élégants qui sur les tables jettent des louis comme lui pose une pièce de cinquante centimes.

A la fin Lucie fit mine de se lever pour partir, le front plissé. Il souffrit d’une autre angoisse à songer que jamais plus il ne la reverrait. Il se leva pour de bon, paya. Du seuil de la taverne il arrêta tant bien que mal un cocher qui passait, ruisselant sous l’averse. Tout de suite elle se rasséréna et dit très vite :

— Au coin de la rue Saint-Antoine et de la rue Pavée.

Vaneau assis tout près d’elle se souvint du fiacre où prennent place Mme Bovary et Léon. Mais il n’avait pas l’assurance de Léon. Il sentait Lucie contre lui. Quelquefois un cahot les jetait presque l’un sur l’autre. Tout de suite il se relevait. L’idée de la « note à payer » lui gâtait sa joie. Lucie était tout à fait heureuse.

— Quel dommage, dit-elle, que je sois obligée de rentrer ! On se promènerait longtemps ainsi.

Vaneau frémissant se garda d’insister. D’un gentil mouvement elle se pencha pour lui offrir ses lèvres. Vaneau oublia tout. La voiture s’arrêta. Elle descendit en disant :

— Je vous écrirai pour vous donner rendez-vous.

Elle disparut. Il descendit à son tour, laissa au cocher les deux francs qui lui restaient. Sous la pluie il marcha trois quarts d’heure pour rentrer la bourse vide, l’âme pleine de joie.

VI

Ensuite la vie de Vaneau se composa de rendez-vous attendus avec impatience et trop souvent manqués. Il ne pouvait pourtant pas de six à sept heures du soir stationner devant l’entrée d’un immeuble sur un trottoir fait pour faciliter la circulation. Il était obligé d’aller et venir ; lorsqu’il faisait trop chaud et qu’il pouvait disposer de vingt centimes il prenait sur le zinc d’un bar ou d’un marchand de vins une mominette avec un morceau de glace qu’on lui offrait par-dessus le marché, ou de l’eau fraîche qui coule d’un long robinet nickelé. Mais c’était assez d’un moment de distraction pour qu’il ne vît pas sortir Lucie. Elle se hâtait alors de rentrer. Elle ne devait pas aimer attendre ne fût-ce qu’une demi-minute. Il n’oserait jamais lui dire :

— Quand vous ne me voyez pas je ne suis pas loin. Vous n’attendriez pas longtemps, allez !

Lucie savait que c’est le rôle des hommes, jeunes, mûrs, ou vieux. Ces soirs-là Vaneau se mourait d’incertitude : que pensait-elle de lui ? La reverrait-il jamais ? Ne s’était-elle pas moquée en lui donnant ce rendez-vous ? Comme il regrettait d’être rivé au travail de neuf heures du matin à six heures du soir et de gagner seulement cinquante francs par mois !

Mais pour qu’il reconquît sa joie il suffisait que le surlendemain, qu’une semaine après il pût rester avec elle seulement un quart d’heure.

Elle avait beau ne pas être la jeune fille qu’il avait cru d’abord : il marchait à ses côtés comme un serviteur près de sa reine. Comme on venait d’entrer dans la morte-saison elle était une semaine ici une semaine là. Gros embarras pour Vaneau qui devait continuellement apprendre à connaître des rues et des maisons à entrées parfois trompeuses si différentes les unes des autres. Quelquefois encore elle restait chez elle et ne sortait que pour aller livrer.

Il fallait que Vaneau se contentât de ces entrevues si courtes que vraiment l’on ne trouve rien à se dire. Elle lui écrivait :

— J’ai à vous parler.

Et Vaneau ne doutait point qu’il ne s’agît cette fois d’un aveu définitif. Il attendait avec fièvre six heures du soir. Elle souriait quand elle le voyait mais n’avait rien d’important à lui dire. Il l’invitait à se reposer, à prendre quelque chose dans de tout petits cafés où il pouvait espérer qu’il n’y eût pas de garçon, donc pas de pourboire à donner. Mais elle était presque toujours pressée de rentrer. Quand il y avait une horloge elle la regardait souvent. Elle parlait de sa belle-mère qui devait se douter de quelque chose, qui lui disait chaque soir qu’elle rentrait un peu plus tard que de coutume :

— D’où est-ce que tu viens donc encore, Lucie ?

Elle ne voulait point que Vaneau l’accompagnât jusqu’à la rue Pavée ; la belle-mère aurait pu brusquement apparaître, les voir ensemble. Tout aurait été perdu.

Des phrases qu’il risquait sur ses aspirations, ses projets littéraires demeuraient à peu près sans écho. Sans autre volonté bien nette que celle d’écrire quelque chose, n’importe quoi, qui le rehaussât aux yeux de Lucie, il parlait tour à tour de se mettre à un drame en cinq actes et en vers, à une pièce d’ombres pour un théâtre de Montmartre, même de composer des chansons, élégiaques ou satiriques, pour des cabarets. Pour se faire connaître il comptait même un peu sur elle. Elle était fière que son père fût en relations avec quelques chansonniers et d’avoir avec lui ses entrées libres le samedi soir au Concert de l’Époque, boulevard Beaumarchais. En attendant il produisait sonnets sur sonnets qu’il recopiait pour en faire hommage à Lucie. Peut-être ne cherchait-elle même pas à trouver le temps de les lire. Il ne la pressait point comme on peut le voir écrit dans des livres de devenir sa maîtresse tant il tremblait à la seule pensée de toutes les brusques décisions qu’il lui faudrait prendre. Il ne demandait qu’une chose : pouvoir continuer ainsi des années à la voir, en se contentant de l’embrasser.

Il croyait apprendre peu à peu quels étaient ses véritables sentiments. Elle avait eu déjà des relations avec des jeunes gens. Elle ne s’en cachait point. Elle s’en serait même vantée si elle n’eût deviné que ce pouvait être douloureux pour lui.

Elle avait connu un sculpteur et un employé de grand magasin. Une jeune fille quand elle n’est pas laide et qu’elle ne s’y refuse pas a vite fait de nouer au restaurant à midi plus de relations qu’il n’en est besoin ; dans la rue aussi livrée au hasard de toutes les rencontres. Lucie n’était pas de celles qui disent non. Le sculpteur était pauvre, naturellement. L’employé gagnait bien sa vie. Elle n’avait connu l’un qu’après l’autre. A combien de mois, d’années de distance, elle ne le disait pas. Elle était allée une fois pour n’y rester que deux minutes dans l’atelier du sculpteur. Elle retrouvait l’employé dans des bals qu’elle fréquentait avec sa belle-mère. Mais celle-ci — par jalousie, disait Lucie, — était intervenue, avait mis le holà.

Elle devait aimer tous les plaisirs de Paris, les soirées dans les théâtres, les soupers après minuit, les promenades en voiture, sans oublier les bals. Comment Vaneau eût-il pu lui offrir cela ? Elle lisait beaucoup de feuilletons, n’aimait point les crudités de Zola. Son père bijoutier en chambre allait tous les ans, au mois d’août, à la mer. Elle l’y accompagnait. Cette année elle ferait pour Vaneau le sacrifice de ce voyage. Elle lui paraissait douce, gentille, pas exigeante, ne le poussant point à la dépense. Peut-être était-ce le sculpteur qui l’y avait habituée ?


Certains soirs où il l’accompagnait elle était avec son amie Sidonie. Pour de mystérieuses raisons de contraste parce que l’une était blonde il fallait que l’autre fût brune. Lucie aurait pu naître dans l’Espagne voluptueuse et chaude où les gitanes, sorties des fraîches cavernes, dansent au rythme des castagnettes sèches et des bourdonnantes guitares. Sidonie au contraire ne venait-elle pas des pays où la brume fait paraître plus bleus et plus rêveurs les yeux des jeunes filles, des pays où l’on fait de si jolies chansons sur les bouleaux et les pigeons ? Comme Lucie pourtant elle était née à Paris et vivait dans une chambre au dernier étage d’une maison rue de Charenton. Elles allaient presque toujours ensemble d’un atelier à l’autre et paraissaient unies par la plus franche amitié.

Cet été fut délicieux pour Vaneau. Plus rien ne comptait pour lui que ses rendez-vous avec Lucie. C’était en pensant à elle qu’il noircissait d’une plume distraite du papier timbré.

Si les soirées en semaine étaient trop courtes, ils eurent quelques après-midi de dimanches depuis deux heures jusqu’à la nuit. Nul orage ne vint les assombrir, les gâter comme la première. Mais il faisait chaud. C’étaient de ces après-midi où l’on se demande à quoi servent les arroseurs municipaux : aussitôt mouillé le pavé est sec. Mais il faut que tout le monde vive, les arroseurs comme les autres ; c’est à cause de quoi sans doute même les jours de pluie ils se répandent par les rues avec leurs lances. On se demande à quoi servent les hautes maisons à six étages : nulle part il n’y a d’ombre. C’est à croire que Paris est le centre, non seulement de la France mais de la terre et qu’il se trouve juste sous le soleil ! On se demande ce que fait le vent. Tassés dans les squares, alignés le long des boulevards, les arbres ne remuent pas plus leurs feuilles que si elles étaient en zinc. Le vent doit être riche : il ne reste pas à Paris l’été. Il doit aller passer la saison comme le père de Lucie au bord de la mer. Ensemble ils s’assirent sur des bancs de squares, sur des impériales d’omnibus. De nouveau ils allaient jeunes, insouciants, heureux. De Paris elle connaissait tout. Une fois comme aucune horloge n’était en vue elle dit :

— Il va être quatre heures.

— Où voyez-vous cela ? demanda Vaneau.

— Mais à ces camelots qui crient la Patrie.

Minces détails mais devant lesquels un provincial comme Vaneau restait bouche bée. Elle connaissait aussi pour y être allée avec son père beaucoup de restaurants fameux, de jour et de nuit.

Une autre fois pour très peu d’argent grâce au tramway ils allèrent jusqu’aux Lilas. Vaneau s’imaginait un village où les chaumières n’auraient été que des prétextes, où le lilas eût régné de toute la puissance de son parfum. Mais il retrouva presque les mêmes maisons, les mêmes rues qu’à Paris. Sur une place deux manèges de chevaux de bois munis de criards instruments de Barbarie tournaient peuplés de pâles jeunes gens, de filles avec des fleurs qui n’étaient point du lilas, dans les cheveux. On respirait surtout l’odeur des pommes de terre frites. N’importe Vaneau était heureux, Lucie semblait plus joyeuse que jamais. C’était la promenade que tous les amoureux ont rêvé de faire, que toutes les romances ont chantée. Il y est question d’yeux bleus comme les bleuets, de lèvres rouges comme les coquelicots que l’on voit au milieu des blés jaunes. Sans doute il y avait d’autres endroits plus charmants dans les environs de Paris où Ville-d’Avray, Meudon, Sèvres, Clamart apparaissent comme au détour d’un couplet. C’est là que se trouvent les bois, le fleuve avec ses guinguettes et ses fritures. Mais y aller coûte trop cher. Et puis c’était si joli, ce nom : les Lilas !

Dans l’arrière-salle d’un café désert à bonne distance des manèges de chevaux de bois où l’on n’entendait que bourdonner des mouches, ils s’assirent l’un en face de l’autre. La patronne, une vieille femme à cheveux blancs, faisait si peu de bruit en marchant qu’on eût dit qu’elle allait pieds nus ; elle les laissa quand elle eut déposé sur la table une canette. Par les carreaux d’une porte qui ouvrait sur une cour et sur un petit jardin, Vaneau voyait les feuilles d’un grand arbre. Il se mit à penser aux arbres de son pays, dont les racines sont rivées entre de la terre dure et de rochers plus durs encore, aux soirs de mai où il respirait les parfums du lilas à l’heure où les jeunes filles montent le soir à l’église pour le mois de Marie. Il prononça quelques paroles : Lucie éclata de rire.

Il commença timidement par lui prendre la main. Puis il changea de place pour être assis à côté d’elle. Tout à coup enhardi il se mit à l’embrasser plusieurs fois de suite. Elle ne se défendait pas ; elle riait d’un rire énervé. Ses cheveux se défaisaient. L’heure venue elle dut se recoiffer tant bien que mal.

Quand ils partirent ce fut comme s’ils allaient au-devant de leur destin ; du moins Vaneau le pressentait-il obscurément. Par des ruelles chaudes ils s’en furent vers des champs pauvres d’herbe et d’ombre. Dans la plaine on ne voyait pas un seul bois mais beaucoup de rangées d’arbres, des cheminées d’usines ; on devinait des trains aux fumées de leurs locomotives. A l’ombre d’un talus ils s’étendirent. Elle dit :

— Maintenant, laissez-moi dormir.

Vaneau ne songea pas à lui désobéir.

Quand il fallut reprendre le tramway, quelque peu avant la tombée du crépuscule, elle était moins gaie que tout à l’heure ; ce devait être la faute de cette heure trouble, énervante. Vaneau était satisfait. Il ne doutait plus que Lucie ne l’aimât vraiment.


Mais tous ses dimanches ne se ressemblaient pas. Il y en eut où il fallut qu’il allât bon gré mal gré dans ces bois qui lui paraissaient vides puisqu’il ne pouvait s’y promener avec Lucie. Mais comme on lui payait son voyage il lui était impossible de toujours refuser. C’était plutôt un parc coupé en rectangles par de nombreuses avenues qui dans cent ans seront toutes bordées de cabanes à lapins, de toits à poules et de villas. Déjà de-ci, de-là s’élevaient des bicoques en planches qui commandaient des portions de terrain encloses dans des treillages de fil de fer. Là des Parisiens passaient tous leurs dimanches de printemps et d’été, en bras de chemise, à arracher des souches, à bêcher, à semer. Ils prenaient l’apéritif sur des guéridons de fortune et fumaient force pipes et cigarettes. Les promeneurs le long des avenues ne se hâtaient pas. Ils n’avaient qu’à se fier aux écriteaux munis de flèches indicatrices pour arriver au restaurant du Pas-de-la-Mule où de onze heures du matin jusqu’à dix heures du soir ce n’étaient que joyeuses chansons, que chocs de verres et, parfois, quand la société n’était pas triée sur le volet, cris et bris de vaisselle. Lavaud ne se gênait pas pour faire concurrence dans la limite de ses moyens au Pas-de-la-Mule. Rien n’indiquait que dans cette maison qu’il avait louée on pût boire et manger. Il se tenait sur le seuil et, tranquille et joyeux, invitait les promeneurs à entrer comme s’il eût dit :

— Ne vous gênez pas : c’est moi qui régale aujourd’hui.

La tante, la bonne tante, disait à Jeanne et à Vaneau :

— Vous n’avez rien à faire ici, les enfants. Allez donc ramasser des fleurs.

Ils s’en allaient le long des avenues jusques aux champs voisins, beaucoup plus riches d’herbe, de bleuets et de coquelicots que les champs et que la plaine des Lilas. Mais Vaneau s’ennuyait beaucoup plus ici. Pourtant Jeanne était jolie aussi, mais Vaneau trouvait qu’il s’en fallait de beaucoup qu’elle le fût autant que Lucie. Et puis il n’avait rien à lui dire. Il devina plutôt qu’il ne l’entendit, une fois qu’ils rentraient de la cueillette, que la bonne tante demandait à Jeanne :

— Il ne t’a rien dit ?

Songeaient-ils donc à lui comme gendre possible ? Il en souriait, ayant d’autres projets plus magnifiques que d’épouser une petite bourgeoise. Car il continuait de voir Lucie. Elle lui écrivit même :

Je compte que vous viendrez ce soir car j’ai à vous parler mon père part ce matin à Deauville je serai donc libre ce soir et pendant quatre soirs de suite.

Quatre soirs seulement ? Vaneau trouva d’abord que c’était peu, pour une saison au bord de la mer. Mais il repartirait sans doute. En tout cas le bonheur était là.

Ici il faudrait écrire : « La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue… » Ils étaient au square du Temple par une nuit d’Août ; les étoiles se reflétaient en tremblant un peu dans l’eau des vasques et les arbustes des massifs trop soignés retrouvaient les mêmes frissons que les grands arbres sous le large clair de lune dans les forêts sauvages. Non. Vaneau n’était plus à Paris. Il ne voyait pas les maisons. Il n’entendait pas rouler les voitures. Il était assis tout près de Lucie plus grave que de coutume parce que sur elle aussi devait peser le rêve. Brusquement elle soupira, défaillant presque. Maladroitement il l’embrassa sur la joue bien plus par convenance que par désir. Puis s’estimant aussitôt ridicule et sachant bien qu’il n’aurait pas pu comme les amants romantiques prononcer les paroles ni faire les gestes qu’il eût fallu, il se croisa les bras en regardant le ciel. Il pensait avec délices à Atala, et être assis à côté de Lucie dans un square désert devenait pour lui un supplice.

Tout a une fin. Les trois autres soirs Vaneau ne la vit pas. En vain il l’attendit. Mais deux semaines après elle lui écrivit :

Excusez-moi si je ne vous ai pas écrit plus tôt mais il m’est impossible de faire un pas sans être épiée mon père est rentré à une heure du matin juste le soir que j’étais sortie jusqu’à minuit avec vous…

Il la revit tantôt seule, tantôt avec Sidonie. Mais on aurait dit qu’elle avait changé. Elle semblait plus lointaine, regardant, écoutant autour d’elle remuer la vie de Paris qui recommençait avec les premiers jours de l’automne.


Ce soir-là comme les autres soirs, vers le moment où les horloges allaient à peu près s’entendre pour marquer sept heures, Vaneau tressaillit d’angoisse. Enveloppé de brouillard, glissant parfois sur le trottoir humide il faisait les cent pas devant une maison de la rue Réaumur, non loin de ce square du Temple où les étoiles avaient cessé de trembler dans l’eau, les arbustes de frissonner. Il levait les yeux vers un troisième étage composé de deux fenêtres sans rideaux violemment éclairées par une lampe que l’on devinait sans abat-jour ; c’était un atelier de Fleurs et plumes. Allait-elle venir ? Veillait-elle ? N’était-elle point encore partie avant l’heure ? N’avait-elle point passé près de lui distraite, sans le voir ? Avec ce brouillard tout était possible. Pendant qu’il marchait vers la rue Saint-Martin ne s’en était-elle pas allée du côté de la Bastille ? Il s’affolait, torturé par ces doutes successifs. Sans pardessus en cette fin d’Octobre, il tremblait aussi de froid.

Du moins eut-il une certitude quand il vit sortir de l’étroit couloir, non pas Lucie qu’il attendait, mais Sidonie. Elle aussi l’avait vu, venait à lui.

— Est-elle déjà partie ? demanda Vaneau. Ou bien vous suit-elle ?

— Elle s’en est allée à cinq heures ! répondit Sidonie.

— Ah ? murmura Vaneau. Pourtant l’autre jour si vous vous en souvenez elle m’avait promis de descendre à six heures et demie.

— Oui ! fit Sidonie du bout des lèvres. Que voulez-vous !…

Ils n’avaient pas encore quitté le trottoir où des passants les bousculaient. Ainsi elle était partie ? Elle l’avait fait exprès sans nul doute. Désemparé, désespéré, Vaneau fût resté là des heures sans bouger. Quand Sidonie lui tendit la main pour le quitter il lui dit :

— Est-ce que cela vous ennuierait que je vous accompagne un peu ?

Il pourrait au moins parler de Lucie. On n’est pas pour rien camarades d’atelier : Sidonie ne pourrait pas rester muette.

Elle ne lui répondit pas en riant :

— Mais non, au contraire !

Elle dit seulement un peu indifférente :

— Ce sera comme vous voudrez. Cela ne me gêne pas.

Par des rues tortueuses qui semblaient hésiter sur le chemin qu’elles avaient à suivre parmi des groupes d’hommes et de femmes, ils s’en allèrent. Pour la première fois il se trouvait seul avec Sidonie. Presque tout de suite il eut l’idée de lui demander :

— Mais votre ami vous attend peut-être ?

— Oh ! non, dit-elle. Soyez tranquille.

L’ami de Sidonie ! Que de fois depuis quelque temps il en avait été question ! Lucie ne tarissait pas d’éloges sur son compte et, chose étrange, Sidonie n’en parlait jamais. C’était un jeune homme de famille riche dont les poches n’étaient jamais dépourvues d’or. Avec lui Sidonie n’avait pas le temps de s’ennuyer. Elle connaissait les nuits que l’on passe dans la lumière, les parfums, la musique, et les dimanches où la banlieue tout entière offre ses guinguettes comme des paradis terrestres et ses cabinets particuliers comme autant de nids délicieux. Lucie disait :

— Sidonie ? Mais il y a beau temps qu’elle aurait pu lâcher l’atelier ! Seulement ça la distrait de venir travailler. Ah ! si j’étais à sa place !…

Pour qu’elle y fût que Vaneau n’eût-il pas donné ! Quand elle parlait de l’ami de Sidonie il se faisait petit, il eût voulu rentrer sous terre. Il songeait :

— Elle doit commencer à trouver que mon talent tarde à se manifester et que je mets de l’obstination à ne pas m’enrichir !

Il ne se disait pas qu’elle avait pu se fatiguer surtout de l’amoureux sentimental qu’il ne pouvait cesser d’être.

Il ne put se retenir de soupirer et dit :

— Elle ne tient plus à moi n’est-ce pas ? Elle ne veut plus me voir ? Dites-moi la vérité.

— Elle ne me fait pas de confidences, répondit Sidonie.

Mais il entendit que cette phrase sonnait faux.

— Vous mentez mademoiselle Sidonie ! riposta-t-il en la regardant bien en face. Il vit ses yeux bleus comme ceux des jeunes filles dans les pays où l’on fait de jolies chansons sur les pigeons et les bouleaux. Elle fit un effort pour balbutier :

— Mais non, je vous assure… Je ne mens pas… Lucie ne m’a jamais rien dit… Elle est partie ce soir à cinq heures…

Il tendit la main à Sidonie pour lui dire adieu. Tout à coup, elle se décida :

— Eh bien, non ! dit-elle. Lucie est une petite écervelée. Oh ! elle est bien gentille mais elle a ça dans le sang… Elle vous a raconté n’est-ce pas l’histoire de son sculpteur, celle de son employé ?… Sa belle-mère n’y était pour rien. C’est elle qui s’est fatiguée d’eux. Écoutez-moi : c’est elle qui a trouvé cette histoire de mon ami. Je vis tranquille dans ma chambre ; il y a des soirs où je m’ennuie toute seule mais j’y suis habituée. Et c’est Lucie qui m’a dit : « Je commence à avoir assez de lui. Alors, pour lui montrer que je vois qu’il n’a pas d’argent je lui raconterai que tu as un ami riche qui te paye tout ce dont tu as envie : des bijoux que tu gardes chez toi et des parties de plaisir. » Je lui ai dit : « Tu ne feras pas cela. Tu vas le faire souffrir. » Mais j’ai eu beau la sermonner : elle n’en a pas moins fait à sa tête. Quand nous étions tous les trois ensemble et qu’elle parlait de mon ami j’avais envie de pleurer… à cause de vous.

Vaneau l’écoutait. Il marchait machinalement. C’était la fin de tout, la mort d’un rêve. La brume de l’automne s’épaississait autour de lui. La vie était toute noire comme un sépulcre dont nul ange ne pourra soulever la pierre. Pourquoi fallait-il que si vite Lucie eût oublié lettres, baisers, promenades sous le soleil et sous le clair de lune ! Selon son habitude Vaneau tourna son œil en dedans et découvrit qu’il n’avait à s’en prendre qu’à lui-même. Grâce à son ascendance d’hommes et de femmes qui des siècles durant avaient peiné sur une terre ingrate, il n’avait pas le sou et ignorait la façon de séduire et de retenir les jeunes filles de Paris. Il dit :

— Mademoiselle Sidonie vous m’avez fait beaucoup de peine. Mais je vous remercie.

Il lui tendit la main, cette fois pour de bon.

— Vous ne m’en voulez pas ? dit-elle.

— Non ! Non ! Adieu.

Il voulut continuer :

— Quand vous la reverrez…

Mais il ne put pas en dire davantage.

VII

Il rentra plus tôt que de coutume, étouffant.

— Te voilà déjà ? lui dit-on. Ça tombe bien. Justement M. Malissard a à te parler.

Lucie aussi naguère avait à lui parler !

Plusieurs fois chez les Lavaud Vaneau avait vu « M. Malissard », comme ils disaient avec une nuance de respect. Malissard avait été de leurs clients à l’époque où — il s’en vantait encore — , il était « dans la basoche ». Veuf il s’était épris de leur bonne, et l’ayant épousée avait cessé depuis nombre d’années de prendre ses repas chez eux. Il continuait pourtant de les voir de temps à autre quand ses affaires l’appelaient dans le quartier Saint-Georges ; car il était maintenant représentant de commerce. La vie sédentaire ne lui convenait pas. Passer ses journées à battre le pavé de Paris c’était sa santé ; ce l’était aussi de boire d’innombrables verres et Lavaud avait un vin blanc que Malissard goûtait particulièrement. Il consacrait plus de temps à se désaltérer qu’à tâcher de placer sa marchandise. Laquelle ? On ne savait pas au juste. L’essentiel était que sa femme tînt une loge de concierge boulevard Magenta : la vie sédentaire lui convenait-elle ? Malissard ne le lui avait pas demandé. C’était un homme de haute taille, aux larges épaules, chauve, qui ne doutait de rien. C’était l’homme qui jadis clerc d’huissier, avait sans un serrement de cœur pénétré dans de misérables logis pour y saisir quelques meubles et des hardes, l’homme que n’avait jamais ému la misère des hommes. Il en faut bien pour tous les métiers, n’est-ce pas ? Les chasseurs assassinent les chevreuils doux, les bons lièvres et les gentilles perdrix ; les hurlements du porc qu’il saigne sont agréables à l’oreille du paysan.

De sa première femme Malissard avait eu un fils, un des deux saute-ruisseau qui travaillaient chez l’avoué et ce n’était pas un autre que Malissard qui avait trouvé à Vaneau cette place de troisième clerc. Ce soir-là selon son habitude Malissard fut net. Un huissier de Saint-Denis avait besoin d’un clerc : cent vingt francs par mois pour commencer, plus des indemnités de déplacements et de saisies. N’était-ce pas merveilleux ? Cette fois c’était beaucoup plus que le pied à l’étrier. Vaneau pourtant n’en éprouva aucune joie. Que lui importait ce commencement de fortune puisque avec Lucie tout était fini ? A peine put-il articuler quelques paroles de consentement.

— Qu’est-ce que tu as donc ce soir ? Tu es malade ? lui demanda Lavaud enchanté à la pensée que son neveu gagnant davantage allait lui donner un peu plus d’argent. Et il pensait : « Ce serait du joli juste au moment où on lui déniche une situation convenable ! » Sur la table il y avait une bouteille de vin blanc.

— Je ne sais pas, répondit Vaneau. Je ne me sens pas bien. Je ne dînerai pas ; j’aime mieux me coucher tout de suite.

— Allons, allons ! dit la bonne tante. Tu n’es pas mort encore, va ! Tu es solide. Tu auras sans doute pris froid.

Pour la forme il but un grog. A chaque instant l’un ou l’autre pénétrait dans son cabinet. Il faisait semblant de dormir pour n’être pas obligé de répondre à leurs questions. N’allaient-ils pas bientôt vider les lieux pour qu’il pût pleurer à son aise ?

Le lendemain il donna sa démission chez l’avoué qui n’insista pas du tout pour le retenir : il ne rendait pas de services exceptionnels. Le premier venu pourrait le remplacer. Le surlendemain à sept heures du matin il prit à la Trinité le tramway pour Saint-Denis. Il vit des pays qu’il ne connaissait pas encore : Saint-Ouen avec ses cabanes et ses masures, la Plaine avec ses champs semés de détritus et ses usines dont les cheminées montaient le plus haut possible pour cracher à la face du ciel des flocons de fumée grise. Partout du brouillard, comme si au nord de Paris on avait été déjà vraiment dans le Nord de la France. Derrière des vitres de buvettes bâties en planches luisaient des lampes sans abat-jour posées sur le comptoir.

Comme celle de l’avoué l’étude de l’huissier était située au fond d’une cour, rue de Paris ; mais elle était plus sommairement meublée et ses bureaux n’étaient que des tables en bois blanc. Tout de suite Vaneau regretta « son » premier clerc quand il se trouva en présence d’un homme qui, ressemblant à s’y méprendre à Malissard, mais encore plus grand et plus chauve, eût sans doute mieux employé ses forces à rouler des barriques pleines. Cet homme regarda de haut — c’est le cas de le dire, — Vaneau, le conduisit dans une pièce obscure puis regagnant le cabinet qu’il occupait ferma sa porte. Vaneau découvrit dans l’ombre un être velu et roux, à crâne pointu, qui lui dit avec un fort accent alsacien :

— C’est vous, le nouveau quatrième clerc ? Vous sortez de chez un avoué ? On n’y fait pas de bon travail, d’habitude.

Il se leva pour le mettre au courant. Vaneau vit qu’il était chaussé de galoches couvertes de boue, vêtu d’un pantalon graisseux, d’un paletot sans forme appréciable et d’un gilet de laine jadis brun.

— Vous avez raison, Kauffer ! appuya avec un fort accent parisien un grand dadais dégingandé d’environ dix-huit ans, tiré à quatre épingles mais comme un ouvrier endimanché. Il avait cette pâleur particulière aux voyous des quartiers excentriques et de la banlieue. Il portait des bottines, un complet veston noir et une chemise dont le col mou était rabattu sur une de ces cravates cordelettes qui se terminent sur la poitrine par deux houppes.

« Que suis-je venu faire dans cette galère ! » se dit Vaneau. Sa détresse n’en fut que plus grande. Mais il se mit à barbouiller du papier timbré.

Il passa là sept jours affreux. Du coin où opérait Kauffer, — derrière un amoncellement de dossiers et de paperasses de toutes formes, — s’échappait une odeur indéfinissable. Vaneau sut bientôt à quoi s’en tenir quand il eut appris que l’être roux et velu était marchand d’habits — sans doute n’avait-il pas pu vendre le sien, — et de ferraille, rue de Flandre : bien entendu c’était sa femme qui en son absence faisait marcher « le petit commerce ». Il venait de Paris et y rentrait à pied pour économiser quelques sous de transport apportant chaque matin sa nourriture dans un vieux panier rafistolé qu’il remportait le soir, lourd de tous les croûtons de pain et de tous les déchets qu’il ramassait sur la route et dans les rues. L’autre, Grenier, venait de Puteaux par des combinaisons de tramways. Moins avare que Kauffer il allait déjeuner au restaurant. Désorienté, Vaneau lui avait humblement demandé la permission de l’y accompagner. De telle façon que de huit heures du matin à six heures du soir il n’avait pas une minute de vraie solitude. Mais peut-être valait-il mieux qu’il en fût ainsi. Toute la journée, c’étaient « l’accent alsacien » et « l’accent parisien » qui parlaient affaires : commandements, assignations. Ils spéculaient tout naturellement sur la misère humaine. Reniflant de loin les saisies, les ventes aux enchères, ils se frottaient les mains, comme les corbeaux croassent autour des bêtes qui n’ont plus qu’un souffle de vie.

Entre eux deux Vaneau se sentait mal à son aise, et ce n’était pas seulement à cause de l’odeur de Kauffer ni de leur inconscience. Il y avait autour de lui une atmosphère où il étouffait. C’était bien la lumière grise des pays du Nord qui pénétrait ici par la fenêtre. Les carillons qu’il entendait ajoutaient encore à son angoisse. Et il lui semblait impossible que Saint-Denis, l’automne venu, ne fût qu’à quelques kilomètres de distance de Paris. Quand il voyait aux environs de midi tout près des rues les plus fréquentées et autour de la basilique ces vieilles petites maisons aux façades suintantes d’humidité, ces espèces d’auberges où l’on vendait plus de cidre et de bière que de vin, ces noms flamands peints sur les devantures, ce morne canal qui ne servait qu’à refléter la désolation du ciel, il se faisait à lui même l’effet d’un exilé qui jamais ne rentrera dans sa patrie.

Il attendait avec impatience six heures du soir mais il n’arrivait pas à Paris avant huit heures. Ce papier timbré qu’il avait passé sa journée à noircir, il fallait qu’il le distribuât. La Courneuve, Aubervilliers, Pantin, Saint-Ouen, tout cela était soi-disant sur son chemin. Grenier « faisait » Asnières, Clichy, Colombes, Courbevoie. Kauffer avait hâte, en ce qui le concernait, de rentrer rue de Flandre. Du moins de ces localités où il semait l’inquiétude ou la désolation Grenier connaissait-il de longue date toutes les rues, toutes les venelles, toutes les impasses. Mais Vaneau ! Il lui fallait s’avancer à tâtons dans la nuit noire sans même une canne, butant contre des pierres, courant le risque de tomber dans des fossés, dans des trous, marchant trois fois plus qu’il n’eût été nécessaire vu son ignorance des topographies locales, frappant pour demander son chemin à des portes qui ne s’ouvraient pas toujours, allumant un journal en guise de torche pour lire dans le quartier des chiffonniers à Saint-Ouen un numéro sur une porte au fond d’une ruelle obscure, déposant son enveloppe sur le zinc d’un bistro de la rue La Fontaine et se hâtant de fuir parce que trois rôdeurs attablés et jouant aux cartes l’avaient dévisagé et que la mine du patron n’était guère plus rassurante que la leur, courant le risque encore d’être attaqué, blessé, tué peut-être, et ne réussissant jamais à se défaire de tous ses papiers ! Invariablement il en rapportait le lendemain matin. Quand il disait : « Je n’ai pas pu trouver », ou bien : « Il n’y avait personne », Kauffer haussait les épaules en baragouinant, et Grenier, à qui pourtant Vaneau offrait un petit verre à midi pour se concilier sa bienveillance, ricanait de plaisir : il ne rapportait jamais rien, lui. Qu’est-ce qu’on apprend donc, chez les avoués ? Le sosie de Malissard, qui consentait quelquefois à sortir de sa retraite, regardait Vaneau d’un air qui n’était pas plus rassurant que celui du « patron » de la rue La Fontaine.

A peine cependant si Vaneau y prenait garde. Il ne faisait que penser à Lucie. Il se disait : « Je récolte ce que d’autres ont semé pour eux sans savoir de quelle amertume ce serait pour moi. Si j’avais eu de l’argent et cette audace que donnent la richesse et la confiance en soi-même je n’aurais pas agi avec elle comme j’ai fait. Elle a voulu se débarrasser de moi et c’est ma très grande faute. Si du moins je pouvais encore essayer de la revoir ! » Malgré lui il ne pouvait se résigner à croire que Sidonie lui eût dit la vérité. Peut-être une entrevue avec Lucie lui eût-elle permis de la reconquérir ; mais le moyen, quand il était pris par la vie jusqu’à huit heures du soir ? Le dimanche précédent il avait rôdé toute l’après-midi dans le Marais. Plus de dix fois il avait traversé la rue Pavée, ayant soin de changer de trottoir pour que les curieux, s’il y en avait, eussent moins de chances de le reconnaître : inutile promenade. Il n’avait aperçu Lucie ni à sa fenêtre ni dehors. Sept jours durant il se morfondit, commettant bévue sur bévue, si bien que le samedi à quatre heures le sosie de Malissard le fit comparaître, lui aligna vingt-huit francs sur le coin de son bureau, — par exception ce n’était pas une table en bois blanc, — et lui annonça qu’à dater de cet instant il cessait d’être quatrième clerc en l’étude de Me Rouchon. Quelle joie ce fut d’abord pour Vaneau ! Par acquit de conscience — pour acquit d’autre sorte il signa un reçu, — il s’en fut serrer les mains du marchand d’habits et du jeune dadais. Il leur abandonna généreusement ses fournitures de bureau et partit sans même se retourner pour un adieu à la ville du Nord. Il ne se disait pas : « Me voici sur le pavé. Qu’est-ce que je vais devenir ? » mais : « Je suis libre, maintenant. Je pourrai revoir Lucie ». Pourtant par esprit d’économie comme Kauffer et parce qu’il avait deux heures devant lui il regagna Paris à pied. Il fit les cent pas devant la maison de la rue Réaumur. Il vit sortir les ouvrières. Il ne reconnut ni Sidonie ni Lucie. N’importe : être revenu là lui avait fait du bien. Il lui semblait qu’il se fût de nouveau rapproché d’elle.

Mais quand il annonça chez les Lavaud que demain il n’irait pas à Saint-Denis parce que le sosie de Malissard l’avait remercié avec vingt-huit francs à l’appui, Vaneau en entendit ! « Eh bien, c’est du joli ! Si nous nous attendions à cela de toi ! Qu’est-ce que tu as donc fait ? Si tes parents venaient à apprendre que tu es sans place !… Que vas-tu devenir ?… » A la caisse, la cousine Jeanne fronçait les sourcils. L’employé de Mossamédès, — un Suisse barbu comme Kauffer, mais noir, — le seul du petit groupe qui fût resté fidèle aux Lavaud, riait silencieusement : ce Vaneau qui avait pensé se faire une brillante situation et peut-être pouvoir se payer un jour des dîners de deux francs ! Le neveu d’un marchand de soupe, je vous demande un peu ! Maintenant il courbait la tête, et sa pensée se détournait du pays de l’amour pour s’orienter vers le pays de la misère. Oui : qu’allait-il devenir ? Pourquoi n’avait-il pas fait tout son possible pour que Me Rouchon fût content de ses services ? Resterait-il à la charge des Lavaud qui avaient toutes les peines du monde à joindre les deux bouts ? L’occasion était belle de leur dire :

— J’ai ma dignité. Je vais prendre ma malle et vider votre cabinet. Avec mes vingt-huit francs je me louerai une chambre d’hôtel, et vous n’entendrez plus parler de moi. N’ayez crainte : je m’arrangerai.

Mais Lavaud ne voudrait rien entendre. Car Vaneau avec sa manie de s’analyser en même temps qu’il prononçait une phrase de vive voix ou mentalement songeait à toutes les réponses que pouvait lui faire son interlocuteur. Et son gros homme d’oncle n’eût pas manqué de lui dire :

— Ta, ta ta ! Tu vas commencer par rester ici ! Si tes parents t’ont confié à nous, ce n’est bien sûr pas pour que tu t’en ailles au moment où tu es dans l’embarras.

Et Vaneau voyait comme dans un rêve défiler devant lui l’armée innombrable des sans-travail : mendiants avec leurs besaces et leurs bâtons ; femmes parfois proprement mises qui s’arrêtent une seconde pour demander l’aumône et n’osent pas se retourner quand on ne leur a rien donné ; pauvres chanteuses des rues et des cours qui ne savent qu’une chanson : elles tiennent un petit sur leurs bras, et d’autres, accrochés à leurs jupes, se précipitent pour ramasser un sou quand il en tombe ; hommes chaussés de savates avec un veston boutonné jusqu’au cou, coiffés de melons bosselés et poussiéreux, qui courent longtemps derrière un fiacre chargé de malles et à qui l’on fait signe quand la voiture s’est arrêtée qu’on n’a pas besoin d’eux ; tous ceux contre qui s’acharne la vie comme un chien qui mord aux jambes le bétail qui ne va pas assez vite vers l’abattoir. Ils se pressaient comme un troupeau dans la brume et quelques-uns, n’y voyant plus clair et croyant marcher encore sur la berge du fleuve, faisaient un pas de trop. Vaneau eut un frisson. Il se reprit vite.

« J’aurai toujours la ressource, pensa-t-il, de retourner chez nous. »

Mais ce ne fut que pour se répondre aussitôt à lui-même :

« Non. Qu’y deviendrais-je ? J’ai été remplacé chez M. Auribault, comme chez l’avoué, comme chez l’huissier. Nulle part je ne suis indispensable. Je m’en vais et personne ne me regrette. Je suis à Paris : j’y resterai. Ne me dois-je pas à la littérature ? Et puis je ne veux pas, je ne peux pas m’éloigner de Lucie. »

Dès le lendemain il partit à la recherche d’une situation. Il traversa des cours encombrées de ballots, de caisses que clouaient des ouvriers. Il vit des hommes qui se retranchaient derrière des bureaux surchargés de papiers, de crayons et de porte-plumes ; après avoir pris son nom et son adresse, ils lui disaient : « Je vous écrirai », et ne lui écrivaient pas. Il lut des journaux à la rubrique « Offres d’emplois » et il fallait frapper ou sonner à des portes ; mais ou bien il ne faisait pas l’affaire, ou bien la place était déjà prise par quelqu’un qui s’était présenté dès la première heure. Il vit un vieux prêtre de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle qui l’envoya chez les Dominicains d’Arcueil ; vaine démarche, ils n’avaient besoin de personne. Nulle part ses capacités ni son diplôme ne l’imposaient ; et il passait dans les rues crotté jusqu’à l’échine avec plus que jamais la certitude d’être un zéro parmi cette foule de trois millions d’hommes. L’automne fut particulièrement pluvieux et sombre. Vaneau se rappelait celui de l’année précédente où il s’impatientait déjà de n’avoir point rencontré sa Muse. Hélas ! Il avait suffi de quelques mois pour qu’elle se fût éloignée de lui. Mais pas un soir il ne manqua le rendez-vous qu’elle ne lui avait pas donné. Tantôt il revenait piétiner devant la maison de la rue Réaumur, espérant contre toute espérance qu’elle avait pu ce jour-là recommencer à travailler après avoir été malade ; tantôt pris d’une inspiration subite il se précipitait vers la rue Pavée, pensant qu’à cette minute même elle pouvait rentrer. Pas plus ici que là il ne la voyait. Il n’osait point stationner sur le trottoir en face de « sa » maison : malgré la nuit la belle-mère aurait pu le reconnaître et peut-être l’apostropher. Et si le père s’en était mêlé ? Puis au bout d’une semaine il cessa de venir avec fièvre comme à un rendez-vous qu’il eût craint de manquer. Il se préoccupa moins de l’heure. Il faisait maintenant des pèlerinages. Il pensait moins à Lucie et davantage à lui-même. Du moins le croyait-il, car même à l’époque où il ne rêvait que d’elle c’était pour sa propre joie et non pour celle de Lucie. Ce quartier qu’il avait exploré avant de la connaître prenait un sens pour lui. Avec elle il était entré dans ce café de la rue de Turenne, dans ce bar de la rue des Francs-Bourgeois, chez ce marchand de vins de la rue de Thorigny. Et il y rentrait de nouveau, seul, pour s’asseoir à la table où il avait pris place avec elle. Et c’était d’une infiniment douce mélancolie.

Aux heures de répit que lui laissaient ses courses il flânait comme autrefois à Montmartre et sur les quais. Au square Saint-Pierre les dernières feuilles mouillées tombaient des arbres. Les couvercles des boîtes étaient aux trois quarts rabattus sur les livres à cause de la pluie ; et sur Paris tout entier pesait un couvercle de brume. Paris des jours de semaine que Vaneau saisissait du dehors et qu’ignorent ceux qui du matin au soir sont enfermés dans les boutiques, dans les ateliers, dans les magasins, dans les bureaux, Paris secoué par les camions et les voitures de livraison qui se reposent le dimanche, quartiers du travail où dès trois heures de l’après-midi des centaines de fenêtres s’illuminaient comme pour une fête à laquelle il ne lui était pas donné de participer ! Solitaire, assis sur un banc du square haut juché, il n’en prenait pas moins plaisir à entendre siffler le vent et monter jusqu’à lui la rumeur de la ville. Se croyant grandi d’avoir souffert, il se répétait que les chants désespérés sont les chants les plus beaux ; il s’évertuait à paraphraser la Nuit de Mai et la Nuit d’Octobre.

Enfin, cicatrisée la blessure qui à la honte du poète lyrique qu’il croyait être n’avait jamais été bien profonde, la conscience tranquille, — ne faisait-il pas démarche sur démarche ? Si rien ne se présentait, ce n’était pas sa faute, — il en arriva peu à peu à s’abandonner au bonheur d’être libre. Il avait le vivre et le couvert assurés. Il se mit à causer plus familièrement avec Jeanne bien qu’elle fût toujours la même petite bourgeoise. Et un soir sans qu’il lui en coûtât il s’abstint de son pèlerinage.

TROISIÈME PARTIE

I

Par un soir d’avril où l’on peut déjà laisser ouverte une fenêtre, depuis plus de deux heures assis à sa table de travail Vaneau peinait sur un poème. Quelquefois plusieurs vers venaient d’un seul jet. Souvent il fallait qu’il cherchât ; son brouillon se noircissait de ratures. Enfin il se leva, joyeux tout de même, se frottant les mains. Il ne put résister au désir de faire une fois de plus en seigneur et maître le tour de sa propriété. Pourtant ce n’était qu’un logement de deux pièces et une cuisine. Mais tout s’y trouvait rangé en bon ordre, depuis le lit dans son alcôve sans rideaux, jusqu’aux cinq casseroles de tailles différentes accrochées chacune à son clou dans la cuisine ; l’armoire faisait en sorte de ne pas occuper trop d’espace. Au-dessus de sa table de travail trois rayons se succédaient qui ne fléchissaient pas sous le poids des livres. Sur la cheminée la pendule vivait seconde par seconde toutes les minutes de chaque jour. Au crépuscule les derniers reflets de la lumière se réfugiaient dans la glace. Parmi cette solitude si longtemps désirée Vaneau se sentait chez lui.

Une des fenêtres donnait sur la cour où un arbre avait poussé comme s’il eût dû monter un jour plus haut que les maisons.

Des fiacres roulaient sur les pavés ; des chanteurs se lamentaient à l’aide de violons et de guitares sur des déclins d’amour ; mais Vaneau ne les entendait pas. Dehors la vie bruissait comme la mer. L’heure sonnait à quelques minutes d’intervalle au clocher d’une mairie et au fronton d’une église qui n’avait pas de clocher. Tout le long d’une grande avenue c’étaient les clochettes claires des tramways, les appels des marchandes des quatre-saisons ; plus loin les sifflets des trains de petite ceinture et les sirènes des usines dispersées dans la plaine. Perché en haut de la maison comme un mousse à la pointe du grand mât il se laissait — plus qu’il ne pouvait se diriger lui-même — emporter vers des mondes inconnus. Parfois il abordait aux rivages de son enfance comme d’une terre qu’il eût découverte. Des sensations oubliées ayant germé s’étaient développées pareilles à de grandes fleurs dont respirer le parfum le faisait défaillir.

Les maisons des provinces ne ressemblent pas à celles de Paris que l’on quitte pour un oui pour un non. Aujourd’hui nous sommes à Montmartre ; au terme prochain nous irons à Passy. Si nous ne nous y trouvons pas bien nous chercherons du côté de la porte Maillot. On prend possession d’appartements encore tièdes de la présence de ceux qui viennent de partir : on profite des clous qu’ils ont laissés aux murs. Mais dans une petite ville on ignore ce que c’est que déménager. Il faut des circonstances extraordinaires pour qu’une famille change non pas même de quartier mais de maison. Bourgeois et ouvriers ont chacun la leur où leurs habitudes se promènent avec volupté comme des chats qui ronronnent en se frottant aux boiseries familières. Chacune d’elles fut depuis des générations le centre de beaucoup de vies humaines. Elles se composent d’un rez-de-chaussée et d’un grenier qui n’est habité que par des rats à qui de temps à autre une chauve-souris rend visite. On n’y entend personne marcher au-dessus de soi. Entre les quatre murs épais qu’ils soient lambrissés ou simplement crépis à la chaux, la porte fermée on est chez soi. Pour avoir longtemps vécu dans une de ces maisons Vaneau ne pouvait ressembler à ceux qui vont d’hôtel en hôtel, de quartier en quartier. Il voulait trouver à Paris l’illusion de la réalité de naguère : l’arbre de la cour le faisait penser aux arbres. Il voulait que chaque journée de travail fût suivie du repos de chaque soir, au coin du feu l’hiver, la belle saison venue les fenêtres grandes ouvertes sur le ciel. Ici non plus il n’entendait personne marcher au-dessus de sa tête.

Il ne regrettait point d’avoir épousé Jeanne.

Bien qu’elle ne connût que Paris elle avait le sens de la vie telle que beaucoup de gens la mènent dans les petites villes. On en voit trop à Paris qui au gré de leurs impressions se laissent ballotter comme des barques qu’aucun filin ne retient à la terre ferme, qu’aucune ancre n’empêche d’aller se briser sur les récifs. Jeanne n’aimait ni les bals ni le théâtre, parce que l’on y dépense de l’argent et que l’on se couche tard lorsque le lendemain il faut tout de même être debout de bonne heure. Il s’était moqué d’elle, la traitant tout bas de petite bourgeoise assoiffée de calculs ; à côté d’elle sans presque lui parler il avait cueilli des fleurs dans les bois et parmi l’herbe des champs. Avait-elle à cette époque remarqué son indifférence ? Avait-elle soupçonné son intrigue avec Lucie ? Maintenant il l’aimait de ce qu’elle lui recréât un intérieur qui approchait de la vraie maison. Lucie avait disparu ? Tant mieux. Vaneau eût été incapable de l’attendre indéfiniment chaque soir à piétiner dans la boue, à marcher dans la poussière pendant des heures, à perdre sa vie dehors. Des exaltations, des désespoirs dont elle avait été la cause ou simplement le prétexte, il ne gardait qu’un souvenir vague et doux. Elle n’était plus que le thème de ses développements lyriques. Sa vie sentimentale il la considérait comme à jamais close.

Mais parce que les nouveaux mariés ont du mal pour commencer à joindre les deux bouts, il continuait de prendre ses repas au restaurant familial. La vie de Jeanne n’avait pour ainsi dire pas changé. Le matin elle l’accompagnait jusqu’à la porte de son bureau, puis elle s’en allait comme par le passé copier les menus.

Car il travaillait maintenant dans un bureau. C’était ce qu’il avait entendu dire lors de son arrivée à Paris :

— Il y a des maisons de banque où l’on gagne quatre francs par journée de travail.

Au bout du mois, quand par bonheur il n’y a pas eu plus de cinq dimanches, cela fait un billet de cent francs que l’on ne doit qu’à ses mérites personnels.

Il se souvenait aussi qu’autrefois son père lui avait dit :

— Tâche d’entrer dans un bureau. C’est là que l’on a sa vie assurée. Mais ce n’est pas toujours facile : pour une place ils ont cinquante demandes. Du temps où nous étions à Paris nous avons connu et ton oncle en connaît aussi, des bacheliers, même des licenciés qui meurent de faim et qui ne trouveraient pas à se faire embaucher comme balayeurs de rues.

Vaneau n’était pas licencié. Pourtant avec ses quatre francs il se chargeait de ne pas mourir de faim. Il était même fier de gagner cent francs par mois. C’est un beau début.

La grande salle, carrelée de verre, où il travaillait, faisait partie d’une maison dont les sous-sols bourrés de coffres-forts remplis de titres descendent profond dans la terre, et dont les quatre ou cinq étages reliés par des téléphones, des monte-charges, des ascenseurs, s’élèvent haut vers le ciel. Il y coudoyait des hommes vides d’humanité, aux âmes si flasques qu’elles devaient pendre au-dedans d’eux-mêmes comme des ballons dégonflés. Le temps qu’ils ne consacraient pas au travail, ils l’employaient à des bavardages de vieilles commères ou, sournois, à s’espionner les uns les autres comme des écoliers. Et ils avaient tant à cœur de se recroqueviller dans la posture du parfait employé, ils avaient si peu conscience de leur dignité personnelle qu’il lui semblait, quand il mangeait le pain qu’il venait de gagner à côté d’eux, mâcher de la cendre.

Lorsque la nuit fut tout à fait venue, il alla dîner.

Tout de suite parce que depuis quelque temps il s’y attendait il devina qu’il y avait du nouveau. Trop de fois il avait entendu Lavaud répéter :

— Le quartier a fameusement changé ! Il y a quinze ans de huit heures du matin à neuf heures du soir la salle ne désemplissait pour ainsi dire pas.

La vie peu à peu s’en était allée ailleurs ; toutes les économies avaient fondu. De luxueux « bouillons » s’ouvraient partout : parquet luisant, tables uniformément recouvertes de nappes blanches, portes à poignées de cuivre étincelantes, allées et venues des garçons, présence rassurante du gérant avec sa serviette sur le bras. Il n’y avait pas assez de patères pour recevoir cannes, chapeaux, pardessus, manteaux. Lorsqu’il faisait beau, vers neuf heures du soir Lavaud quittait son tablier blanc, passait un paletot, et en pantoufles sortait prendre l’air. Une ou deux fois Vaneau n’avait pu faire autrement que de l’accompagner. Seuls les restaurants du quartier l’intéressaient ; il n’y avait pas à péricliter que le sien. Il s’attardait à la lecture des menus encore affichés qu’il jugeait en connaisseur. Mais quand il passait devant les « bouillons » remplis de clients il ne pouvait se retenir de maugréer en haussant les épaules. Que ne pouvait-il entrer, monter sur une chaise et crier :

— Ici vous dînez mal ! On vous y sert de la viande passée à l’alcool et du vin de campêche. Venez donc goûter de ma cuisine bourgeoise !

Il poursuivait son chemin le front bas. Plus rien n’allait. La saison dans la forêt n’avait pas été bonne ; les bénéfices payaient à peine les voyages. L’un après l’autre les quelques fidèles clients du soir étaient partis.

Dans la salle déserte il allait et venait les mains derrière le dos, rouge, suant, soufflant. Jeanne assise paraissait triste. Vaneau lui demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Elle n’eut pas la peine de répondre.

— Il y a, dit Lavaud, que cette après-midi j’ai revu le marchand de fonds et que demain la bicoque sera vendue. Je ne veux plus entendre parler de ce quartier de misère. Nous achèterons quelque chose à Grenelle ; j’y servirai des ouvriers, des cochers. Ça sera moins bien qu’ici. Mais je ne demande qu’à gagner ma vie.

Vaneau se taisant, il continua :

— Nous ne t’en avions pas parlé parce que nous avons voulu essayer jusqu’au bout. Nous espérions toujours. Mais nous voyons qu’il n’est plus possible de continuer.

Vaneau se taisait toujours mais il songeait :

— Tout cela est très bien, mais Jeanne et moi qu’allons-nous devenir ? Quand nous nous sommes mariés il y a deux mois, vous deviez bien savoir que vous vendriez ce que vous appelez votre bicoque. Vous m’aviez dit : elle prendra ses repas ici comme par le passé, toi aussi. Nous ne pouvons pas lui donner de dot mais nous lui revaudrons ça. En attendant voici des meubles et du linge. Nous en avons beaucoup plus qu’il ne nous en faut. Avec ça vous aurez un joli petit intérieur. Je vous ai écoutés : je ne pouvais pas continuer à coucher dans ce cabinet. J’avais besoin d’être chez moi. Il fallait pour cela que j’épouse votre fille. Je ne le regrette pas : Jeanne est très douce et je l’aime bien. Mais il n’en est pas moins vrai que vous me la laissez sur les bras. Évidemment nous n’irons pas chaque jour déjeuner et dîner de Batignolles à Grenelle.

Seulement Vaneau ne prononçait pas une de ces phrases. Il poursuivait ses réflexions :

— Douze cents francs par an ce n’est plus beaucoup quand on a un loyer de cinq cents francs et que le reste doit suffire aux besoins de deux personnes. Ma tranquillité aura été de courte durée.

Lavaud ajouta :

— Tu dois penser que nous ne vous laisserons pas dans l’embarras. Ce n’est pas du jour au lendemain que l’on se fait une situation à Paris.

Vaneau se crut obligé de protester :

— Ne vous occupez donc pas de cela ! dit-il. Ce qui vous arrive est assez ennuyeux.

Il remua sa chaise d’un geste qui signifiait :

— En attendant mettons-nous à table.

Le repas fut morne. Ils parlèrent peu.

— Au moins, dit Mme Lavaud, nous espérons que vous viendrez nous voir tous les dimanches ?

C’était comme s’ils avaient dû le lendemain dès l’aube partir avec leur mobilier pour Grenelle.

Quand Vaneau fut dehors avec Jeanne elle lui dit :

— Eh bien qu’est-ce que tu en penses ? Je le savais depuis quinze jours, mais ils m’avaient recommandé de ne pas t’en parler jusqu’à ce que ce soit décidé. S’ils avaient eu un peu plus d’ordre, si maman n’avait pas pris l’habitude de dépenser à tort et à travers, cela ne serait pas arrivé. N’est-ce pas que c’est ennuyeux pour nous ?

— Oui, fit Vaneau. Mais ne te tourmente pas : nous nous tirerons d’affaire.

— J’y compte bien ! dit Jeanne. D’abord ils m’ont promis de me donner deux cents francs quand ils partiront. Nous n’y toucherons que si nous ne pouvons faire autrement. Et puis je vais me mettre à travailler moi aussi. J’ai une bonne écriture. On me prendra certainement dans la maison où tu travailles.

C’était une bonne petite femme, courageuse, qui voyait clair. Vaneau retrouva sa sérénité. Ne valait-il pas mieux qu’il en fût ainsi ? Pas une fois ils n’avaient déjeuné ni dîné chez eux. Le soir ils rentreraient ensemble. Elle s’occuperait de la cuisine. Ils mangeraient assis l’un en face de l’autre.

Il fallut attendre encore un mois. Ce n’est pas en vingt-quatre heures que l’on vend un fonds et qu’on en achète un autre.

Jeanne ne savait pour ainsi dire pas faire la cuisine. C’était tout naturel. Au premier repas dont elle prit soin il manqua beaucoup de choses. Pourtant Vaneau ne se possédait pas de joie. Ce fut le premier soir où depuis trois mois qu’ils étaient mariés il se sentit vraiment chez lui, dans sa maison.

II

Des matins ressemblèrent au commencement du monde lorsque Adam et Ève, dont la jeunesse était une enfance, se promenaient par les allées du paradis terrestre telles que les virent les vieux imagiers. Il y avait assez d’eau dans le Tigre et dans l’Euphrate pour que le sable fût toujours humide et qu’il n’y eût jamais aux branches des arbres une seule feuille desséchée. Tout était neuf. Ils n’étaient pas près encore de ce sommet du haut duquel on commence à distinguer au lointain la pierre du sépulcre.

Un chevrier passait dans la rue en jouant du flageolet. L’arbre de la cour était fier de chacun des moineaux qui chantaient parmi ses feuilles. De bonne heure le jour pénétrait dans la chambre comme un voyageur qui toute la nuit a marché pour ne pas être en retard. C’étaient des matins comme il n’y en a qu’au commencement d’une vie, soit que l’on se réveille enfant dans un lit où l’on trouve à force d’y appuyer son regard aux fleurs du papier des murs et de la cretonne des rideaux des figures de bêtes et d’hommes bizarres, soit que vers la vingt-cinquième année on retienne son souffle pour ne point troubler le sommeil de celle que l’on aime. Il faisait frais, à penser à l’eau glacée des sources dans les bois ; il faisait clair, à vouloir s’en aller vers des pays où toujours le soleil resterait à peine au-dessus de la ligne de l’horizon.

Ils partaient ensemble vers la tâche d’où leur effort devait faire monter le pain de chaque jour. Les rues à huit heures et demie du matin n’étaient pas encore desséchées par la chaleur. Sur les trottoirs l’eau dont les commerçants venaient à pleins seaux ou à l’aide de minces tuyaux de caoutchouc d’arroser leurs devantures, continuait de se répandre. Les pardessus, les fourrures étaient loin. Ce n’étaient plus que chapeaux de paille, qu’ombrelles. Des ouvrières s’en allaient, riant et se donnant le bras, et trouvaient le temps de s’arrêter devant des vitrines de magasins de modes, pour regarder en connaisseuses des jupes, des corsages, de fines chemises. De pauvres femmes s’en allaient aussi vêtues de noir en toutes saisons avec des sacs en forme de réticules qu’elles-mêmes avaient cousus et d’où sortait le goulot d’une bouteille. On pouvait être sûr qu’elles s’acheminaient, — veuves, vieilles filles sans fortune, — vers une maison de banque où elles déjeuneraient à midi du ragoût et du verre de vin coupé d’eau qu’elles emportaient dans ces sacs. D’un seul coup d’œil ils embrassaient le square de la Trinité avec ses arbres, ses pelouses, son bassin où l’eau ne coule pas toujours. Beaucoup de ceux qui descendaient vers le centre de Paris levaient les yeux par habitude vers l’horloge de l’église ; l’heure n’est pas la même dans tous les quartiers. Lorsqu’ils étaient en avance Jeanne et Vaneau s’asseyaient sur un banc. Elle disait :

— Quand j’étais petite maman m’a souvent amenée jouer ici. Je me rappelle que j’avais peur du garde à cause de son habit vert et de ses moustaches blanches.

Il ne s’agissait plus d’avoir peur du garde. D’ailleurs ce n’était plus le même ; mais son successeur avait dû hériter de lui en même temps que le square son habit vert et ses moustaches blanches.

De neuf heures du matin à six heures du soir la vie consistait à transcrire des noms et des chiffres en faisant le moins possible d’erreurs. C’étaient de gros registres à lourdes couvertures qu’une femme n’aurait pas eu la force de soulever, des boîtes remplies de fiches multicolores qui constituaient tout un répertoire et dont il fallait connaître le classement sous peine de s’y perdre en de vaines recherches. Des guichets se succédaient tous pareils, mais qu’il n’était pas permis de confondre puisque chacun portait son numéro en évidence dans un rectangle de cuivre. De longues salles renfermaient trois rangées de tables à chacune desquelles deux employées que l’on appelait toutes des « dames » étaient assises l’une en face de l’autre. Jusque sous les combles les différents services étaient répartis par étages. L’escalier A conduisait à la direction, l’escalier B à la bourse.

Dès neuf heures et demie lorsque chacun avait attaqué son travail personne ne pensait plus à ce qui se passait au dehors. N’ayant plus souci que de la maison qui les faisait vivre ils voulaient lui prouver par leur application à la besogne journalière leur dévouement.

On voyait des hommes à cheveux blancs à côté d’adolescents dont la moustache n’allait pas tarder à paraître, des petites jeunes filles — quelques-unes avec leurs jupes courtes n’étaient que des gamines bien qu’elles eussent droit comme les autres au titre de « dames », — en face de mères de famille grisonnantes ; leurs maris ne gagnaient pas assez et elles avaient eu de la chance, disaient-elles, que cette maison eût bien voulu les prendre ; mais avec des recommandations on arrive à tout. Entre ces deux âges extrêmes les autres employés s’échelonnaient. Ils venaient des quatre coins de la France, logeaient aux quatre coins de Paris, plusieurs dans la banlieue, avec l’ennui des trains à prendre mais ils profitaient affirmaient-ils, de leurs dimanches. Vaneau ne les entendait point parler des pays où ils étaient nés : ils avaient assez à faire de s’occuper de leur vie présente avec une femme et des enfants.

Ils étaient une vingtaine, hommes et « dames », séparés des autres par une cloison à hauteur de poitrine. Les tables se touchaient et presque les mains et les visages ; les pieds quelquefois sous les tables se rencontraient. Tous avaient conscience de l’importance du moindre de leurs actes. Chauvin le plus ancien et le plus âgé ne se faisait pas faute de dire :

— Si je venais à manquer ce n’est pas deux employés qui pourraient abattre l’ouvrage que je fais à moi tout seul.

Il n’avait qu’indifférence méprisante pour les femmes, — ce n’est pas lui qui eût dit « les dames ! » — qui ne faisaient que bavarder, rire et voler le peu d’argent que leur donnait l’administration. Elles auraient mieux fait de rester chez elles à éplucher des légumes, à repriser des bas.

Aubert faisait la leçon aux nouveaux venus :

— Tout ce que l’on vous fait faire ici a sa raison d’être. L’omission du plus petit détail peut amener de graves erreurs.

Quant à ces « dames » il y en avait de drapées dans leur dignité de mères de famille ; de pieuses qu’un mot inattendu faisait rougir ; de rieuses qui n’étaient pas fâchées d’être débarrassées du matin au soir de leurs maris et ne pensaient dès qu’elles étaient dans la rue qu’à s’amuser tant que l’heure de rentrer au logis n’avait pas sonné ; deux ou trois jeunes filles qui au contraire désiraient se marier pour être enfin chez elles.

Il y avait aussi le garçon de bureau qui chaque matin magnifiquement vêtu d’une longue blouse blanche faisait avec tranquillité son petit ménage quotidien : il arrosait, balayait puis époussetait en fumant une cigarette. C’était un sage dont la vie s’écoulait comme une calme rivière entre des berges fleuries. Rentrer chez lui tous les soirs, trouver sa femme et ses quatre enfants qui l’attendaient, se contenter d’une soupe suffisait à son bonheur. La journée durant rien de ce qui touchait aux joies et aux inquiétudes des employés ne lui était étranger : il s’associait à tous leurs sentiments avec simplicité. Il en avait vu de plus dures. Vingt années durant il avait travaillé dans la boulangerie. Les ouvriers s’y font de bonnes journées ou pour mieux dire de bonnes nuits, mais ils s’y fatiguent vite et n’ont pas toujours du travail. Tandis qu’ici, s’il ne gagnait après neuf ans de présence que dix-sept cents francs, il pouvait rester assis une partie de la journée et à moins de gravement mécontenter son chef il était sûr d’y trouver toujours sa vie. Il en arrivait même à ne pas admettre qu’on le dérangeât lorsqu’il était assis. Ce ne sont pas seulement les gens des campagnes qui estiment que ce sont là de belles situations. A Paris il ne manque pas de gens qui les recherchent, mais tout le monde n’a point les capacités requises pour faire un garçon de bureau. Certainement on entend dire que les recommandations y sont pour quelque chose, mais ce ne sont que mensonges colportés par des jaloux et de mauvaises langues.

Vers dix heures la maison commençait à vivre.

Des clients circulaient, s’arrêtaient aux guichets ou pour écrire s’asseyaient sur des bancs qui entourent de solides tables munies d’encriers, de porte-plumes, de buvards que l’on renouvelle souvent. Des paysans venus de Seine-et-Marne pour toucher des coupons demandaient des renseignements à un garçon nu-tête dont le métier est de se promener de long en large les mains derrière le dos. Des hommes coiffés de hauts-de-forme passaient en faisant tournoyer leur canne, le cigare aux lèvres. Des femmes portaient de précieux réticules d’où pas un goulot de petite bouteille ne sortait, des chiens les suivaient qui aboyaient. Des garçons d’autres maisons de banque tous coiffés en amiraux étaient là comme chez eux. C’étaient aussi les appels irritants de tous les petits téléphones installés dans chaque service, des tintements de louis, la voix d’un guichetier qui appelait par numéro d’ordre les clients.

L’heure du déjeuner était vite arrivée puisque dès onze heures on en voyait partir qui n’attendaient pas d’être dans la rue pour allumer une cigarette. Mais midi était l’heure la plus importante. Aubert dont la femme travaillait au sous-sol descendait. Des réchauds à gaz sont installés le long des murs ; toutes, jeunes filles, jeunes et vieilles femmes, y font chauffer le ragoût cuit d’hier soir. Trois minutes après Aubert remontait tenant une assiette fumante et débarrassant sa table de travail qu’il recouvrait en guise de nappe d’un journal de la veille, se mettait en devoir de manger là même où tout à l’heure il écrivait. Des garçons vêtus de bleu rentraient avec à chaque main une manette d’assiettes. Quelques employés allaient eux-mêmes nu-tête chercher leur repas pour économiser un pourboire, dans les gargotes environnantes.

Les matinées de lundis ils se mettaient au travail avec moins d’ardeur parce que le souvenir du dimanche était encore vivant. Tous étaient un peu découragés à la pensée que pour se lever tard comme hier, aller et venir chez soi sans se presser, sortir l’après-midi comme des rentiers, il leur faudrait attendre six jours. Le samedi au contraire il semblait qu’ils n’eussent qu’à étendre le bras pour refermer la main sur le bonheur du dimanche. Ils écrivaient avec plus de fièvre et s’interpellaient comme dans l’attente d’un grand événement qui n’allait pas tarder à se produire.

Cette vie Vaneau la vivait comme les autres mais avec le ferme espoir d’arriver à une brillante situation. Où ? Il n’eût pas su le dire. Sans doute depuis presque deux ans qu’il était à Paris il n’avait fait que peu de progrès, mais personne n’ignore que les débuts sont difficiles. Il lui suffisait de constater qu’il maniait avec plus d’aisance le vers traditionnel et il songeait :

— Le reste viendra par la suite, inévitablement.

Il fit la connaissance de Dominique dont la table était proche de la sienne. Dix ans auparavant Dominique était sorti d’un village de la Haute-Vienne avec l’idée lui aussi de devenir célèbre. Il aimait Lamartine et Musset, récitait des strophes du Lac, des tirades de la Nuit de Mai, et répétait souvent en esquissant le geste :

Ah ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie !

mais à voix basse pour que personne autre que Vaneau ne pût l’entendre. Il se flattait d’avoir écrit quelques poèmes mélancoliques mais la fortune ne s’était pas décidée à frapper à la porte de la mansarde où il vivait dans un hôtel meublé, seul. Dès son arrivée à Paris happé par la vie quotidienne il n’avait trouvé ni le temps ni la force de réagir. Depuis dix ans il faisait la même besogne de neuf heures du matin à six heures du soir, il continuerait jusqu’au moment de mourir. Déraciné il ne songeait même pas à rentrer dans son village natal. Qu’y eût-il fait ? Il n’avait jamais pioché ni bêché ni labouré. Tout au plus aurait-il pu scier du bois ; et encore au bout d’une demi-heure les bras lui seraient-ils tombés de fatigue. Ses vêtements étaient râpés. Il ne possédait qu’un pardessus pour la semaine et le dimanche, pour les grands froids et les premières tiédeurs du printemps. Il hésitait des mois entiers devant un ressemelage et frémissait à la pensée d’acheter un chapeau. Peut-être aurait-il pu trouver parmi les « dames » qui travaillaient non loin de lui quelque demoiselle de trente ans comme lui sans fortune et sans avenir à qui la solitude pesait aussi. Mais il ne tenait pas à avoir charge de famille : il préférait sa liberté. Il ne rentrait dans sa mansarde que pour se coucher, s’attardant jusqu’à huit heures du soir chez des marchands de vins qui moyennant six sous vous laissent le temps nécessaire pour boire votre absinthe dans un coin sombre. Dominique croyait à la vertu de l’absinthe : Musset en buvait.

Tout de suite ils fraternisèrent. Vaneau fut heureux de le connaître : c’était le premier poète avec qui il fût en contact. Il ne manque pas de jeunes hommes qui dès leur seizième année élevés dans les lycées de Paris où l’on apprend à discuter de tous les systèmes philosophiques et de toutes les formules d’art, libres d’aller à des conférences, à des concerts, ne peuvent que désirer à leur tour d’être des philosophes, des artistes. Ils se réunissent, partent à vingt ans solidement armés au-devant de la gloire à laquelle ils feront rendre gorge. Il n’en allait pas ainsi pour Vaneau. Ces groupes, s’il les eût connus, il n’aurait eu pour eux qu’indifférence. Il n’avait pas l’habitude des gestes éperdus à l’adresse de la foule.

Presque toujours Jeanne partait le soir avant lui. Quand il rentrait il la trouvait déjà déshabillée, en peignoir, occupée à la cuisine. Le temps était passé des absinthes dans les cafés. La gorge sèche il buvait un verre de vin, troquait contre des pantoufles ses souliers, tout de suite s’installait à son autre table de travail dans le tiroir de laquelle il prenait avec du papier à brouillons le carnet sur lequel aussitôt écrits ils recopiait ses vers. La fenêtre grande ouverte sur l’arbre de la cour, il faisait assez chaud pour qu’il pût rester en bras de chemise. Si les autres avaient oublié leur pays il ne pouvait point à cette heure du soir ne pas penser au sien pour chanter le retour des chèvres et les pâtres qui font des gestes vers le soleil mourant à l’horizon. Jeanne n’aimait point qu’il passât son temps à écrire. Elle lui disait :

— Tu es fou ! A quoi cela te sert-il ?

Il aurait pu la traiter de femme de peu de foi, lui répondre :

— Laisse-moi travailler dans l’ombre jusqu’au jour où de mon front jaillira la lumière.

Il la laissait dire. Elle n’insistait point. Même elle souriait. Il essayait de la convertir. Dès qu’il avait trouvé le quatorzième vers de son sonnet il fallait qu’il se levât et vînt le lui lire. Elle écoutait d’une oreille distraite, occupée à surveiller ses légumes qui achevaient de cuire dans l’eau bouillante. Après elle raccommodait le linge. Pour ne pas avoir à la fin du mois des frais de blanchissage trop élevés elle savonnait et repassait elle-même les pièces de peu d’importance : bas, chaussettes, mouchoirs.

Les premiers dimanches ils allèrent à Grenelle. C’était une boutique peinte en rouge sombre au-dessus de laquelle s’élevaient deux étages dont la façade de plâtre gris s’écaillait, à moitié masquée par des persiennes ouvertes. Ce n’était plus la salle coquette de « là-bas », avec son buffet et son comptoir en acajou, ses glaces, ses tables de marbre. Sans doute les ouvriers, les cochers peuvent dépenser beaucoup d’argent à chacun de leurs repas, même entre leurs repas, mais venaient-ils ici en nombre suffisant ? Lavaud voulait paraître enchanté :

— Les dimanches, expliquait-il, c’est la même chose partout, à Grenelle comme ailleurs. Les clients restent chez eux ou bien ils s’en vont à la campagne.

Hélas ! Il était allé leur faire signe à la campagne : presque tous avaient passé allant au Pas-de-la-Mule. C’était une grande pitié. Que de fois Vaneau l’avait entendu dire :

— Sitôt que les affaires auront repris et que nous aurons quelques sous nous irons nous installer dans les environs de Paris à la campagne, et Jeanne avec nous si elle n’est pas encore mariée. Tu auras une situation et tu viendras nous voir avec ta femme car toi tu seras sûrement marié. Un jeune homme ne peut pas vivre seul.

A cinquante ans Lavaud devait se contenter d’un rêve. Aujourd’hui il végétait dans cette boutique sans élégance, étant de ceux sur qui pèse le destin et qui finissent par s’y habituer. Jeanne avait beau interroger sa mère ; ce n’étaient que réponses vagues :

— Mais oui : ça marche mieux que nous ne l’espérions. Seulement pour les deux cents francs que nous vous avions promis…

— Mais, maman, ni Louis ni moi nous ne pensons à vous les réclamer ! Nous voudrions vous savoir heureux. C’est tout.

— Oui ! Oui ! Ne t’inquiète pas !

Lavaud se morfondait sans l’avouer. Chaque quartier de Paris est comme une ville. Quitter l’Opéra pour Grenelle c’est s’expatrier. Les Halles lui manquaient avec leur tumulte de chaque matin. Il devenait morne à en oublier ses queues de mots dont il était toujours le premier à rire d’un bon rire, qui secouait son gros ventre. Maintenant il mangeait des radis sans dire :

— Le radis cale les joues.

Ainsi se développaient quatre vies parallèles suivant la ligne d’un travail ingrat qu’il fallait chaque jour reprendre. Mais Jeanne et Vaneau ne faisaient que de commencer ; ils reprenaient pour leur compte ce rêve de pouvoir vivre un jour dans une petite ville que la proximité de Paris fait trouver délicieuse. Jeanne en vraie Parisienne refusait de « s’enterrer » dans un « trou » de province. Mais elle eût aimé un bourg coquet de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne. On y voit une rivière qui n’a pas besoin d’être endiguée entre des quais et qui fait tourner en passant la roue d’un moulin pour rendre service ; une rue qui est la grand’rue bordée de maisons qui n’ont guère changé depuis deux siècles. Les premiers arbres d’une forêt s’approchent des dernières maisons pour lier connaissance avec les hommes. Ils vivraient dans une maisonnette entourée d’un jardin. Sur la terre il n’y aurait pas de bonheur plus complet.

Ils perdirent l’habitude d’aller à Grenelle chaque dimanche parce que ce jour-là seulement ils pouvaient déjeuner seuls en tête-à-tête. De moins en moins lorsqu’ils les voyaient arriver les Lavaud leur sautaient au cou. Sans doute aimaient-ils leurs fille et gendre mais les nécessités de la vie sont terribles et cela faisait le dimanche quatre repas de plus qui ne mettaient pas un centime dans la caisse. Jeanne dit :

— Moi je connais maman. Elle ne pense qu’à elle. Je ne lui en fais pas un reproche mais maintenant que je suis mariée elle n’en demande pas plus. Elle est tranquille de ce côté.

Et Vaneau :

— Je crois que ton père ne tient pas tant que ça à nous voir. Il ne nous en veut pas mais il me semble que nous lui ferons plaisir en ne multipliant pas nos visites.

Ils sortaient ensemble l’après-midi.

Ce n’étaient plus pour Vaneau les dimanches d’autrefois qu’il attendait pendant des semaines puisque avec Lucie chaque semaine n’amenait pas comme récompense son dimanche. Ce n’était plus une jeune fille entourée de mystère qui lui donnait le bras : c’était sa femme, jeune, jolie mais qu’il n’aimait pas avec la même inquiétude. Ils allaient à pied jusqu’aux fortifications peuplées de gamins qui cherchaient à se débarrasser de leurs cerfs-volants ou par l’omnibus au Jardin des Plantes où ils regardaient beaucoup plus les animaux que les fleurs et que les arbres. Ils traversaient ensemble des jardins publics où tous les bancs sont occupés, suivaient des avenues où jamais la poussière ne manque. En Août l’avenue de l’Opéra était presque déserte ; les boulevards n’étaient pas encombrés. Paris était toujours peuplé des milliers de travailleurs que la vie attache aux ateliers, aux magasins, aux bureaux. Mais on voyait que tous les oisifs s’étaient enfuis aux quatre coins de la France sous l’ombre des arbres, près de la fraîcheur de l’eau. Vers six heures du soir Jeanne et Vaneau s’installaient à la terrasse d’un café. C’était leur plus grosse dépense de toute la semaine.

III

Il était convenu depuis longtemps qu’ils iraient passer ensemble les dix jours de leur congé chez les parents de Vaneau qui n’avaient pu venir assister au mariage. Peut-être le voyage les avait-il effrayés. Nos pays ne sont pas à une grande distance de Paris, mais ce sont ces petites lignes, madame, le long desquelles les trains ne se pressent pas. Puis il faut attendre, en pleine nuit dans une salle ouverte à tous les courants d’air. Il y a le buffet mais nous aurions vite fait d’y dépenser nos quatre sous. Un repas qui coûte un franc cinquante, ce n’est pas pour rien. Ici avec un franc cinquante nous vivons à deux la moitié d’une semaine.

Ils partirent un samedi soir avec les occupants habituels des wagons de troisième classe : la bonne vieille que sa fille et son gendre viennent de mettre dans le train ; elle garde d’abord sur ses genoux son panier bourré de « denrées » que dans les villages on ne pense pas à acheter ; le monsieur revêche et digne, petit commerçant ou petit rentier, qui pourrait voyager en deuxième classe (mais certainement !) et qui préfère les troisièmes parce que l’on y est moins seul, que l’on peut s’y endormir sans craindre d’être assassiné pendant son sommeil ; des jeunes gens qui s’échappaient pour une ou deux semaines et se promenaient dans le couloir en fumant des cigarettes heureux peut-être à la pensée de retrouver au pays une jeune fille qui leur avait promis de les attendre pour se marier quand ils auraient une situation.

Ils s’installèrent. Il n’avaient pas l’un pour l’autre ces attentions, ces prévenances particulières aux vrais amoureux et qui parfois nous font sourire. Vaneau considérait Jeanne comme toujours un peu distante de lui : ce n’est pas à vingt-cinq ans que l’on prend l’habitude d’être aux petits soins pour une jeune femme. Ils avaient presque le même âge. Jeanne ne pouvait pas lui être maternelle ; il ne pouvait la protéger comme une petite fille. Pourtant elle l’avait obligé à prendre son pardessus parce que Septembre venu les nuits sont fraîches. Elle s’arrangea dans son coin en femme sérieuse, son chapeau posé sur le filet, sa jupe assez relevée pour ne point ramasser la poussière. Ce voyage ne l’enchantait pas. Elle regrettait Paris. De dix jours elle n’aurait plus à sa disposition sa cuisine, sa chambre à coucher où les yeux fermés elle aurait pu prendre chacun des objets dont elle avait besoin. Elle s’endormit presque tout de suite. Vaneau se leva, s’en fut dans le couloir fumer une cigarette. Le train s’enfonçait dans la nuit. Quelques petites lumières n’allaient sans doute pas tarder à s’éteindre. Vaneau songeait :

— Vers ma vingt-cinquième année je retourne dans mon pays avec ma femme.

Mentalement il appuyait sur ces deux mots pour se convaincre qu’ils exprimaient une réalité.

— Est-ce qu’en traversant les rues j’oserai lui donner le bras ? Il me semble que je n’ai pas grandi. J’ai moins de hardiesse aujourd’hui qu’à l’âge de huit ans. Jamais devant mes parents je n’embrasserai Jeanne.

En même temps qu’il se regardait, la cigarette aux lèvres, dans la grande vitre du wagon, il voyait au fond de lui-même.

— Je porte en moi cent ans de soumission. Je ne sais point marcher la tête haute et ne pourrais frapper à des portes qu’avec le désir intime que personne ne m’ouvre. Pourtant suis-je un résigné ? Je sens que non ; je commence à ne plus me contenter de mon sort. Déjà j’ai voulu monter…

Ce fut tout à coup comme si dans la vitre il eût vu Lucie à côté de lui. C’était dans un train qu’il l’avait rencontrée. Pendant que derrière les collines le jour luttait silencieusement avec la nuit ils avaient causé, puis il avait enjambé la cloison qui le séparait de Lucie. Depuis des mois elle avait disparu. Il eut envie de crier. Rêves fous, enthousiasmes ! Certitudes d’un instant !… Cinq minutes après haussant les épaules il jeta sa cigarette et vint s’asseoir près de Jeanne qui dormait. Il n’eut pas de cloison à enjamber.

Il trouva son père vieilli. On l’entendait traîner ses pieds sur les carreaux dans la maison, sur le gravier dans la rue. Il travaillait avec moins d’ardeur qu’autrefois. Pourtant Vaneau l’avait vu debout les matins d’été bien avant que le soleil n’eût jailli comme une menace du creux de l’horizon. Couché après les poules, il était levé avant elles. C’est lui qui allait ouvrir la porte de leur toit. Dans le quartier elles étaient toujours les premières dehors. Il partait à quatre heures du matin lorsque l’air est encore d’une fraîcheur délicieuse ; on entend toutes les alouettes, on en voit seulement quelques-unes ; il n’y a déjà presque plus de rosée sur l’herbe. Vaneau l’avait vu riche de force et de santé boire de l’eau fraîche à plein pot. Maintenant vite essoufflé il partait à petits pas, à regret, comme s’il s’était dit :

— Pourtant je voudrais me reposer un peu cette après-midi dans le fauteuil. Je vais avoir soixante ans. Ce serait bien mon tour.

Quant à sa mère Vaneau la retrouva telle qu’elle avait toujours été : sèche, alerte, les cheveux à peine grisonnants bien qu’elle approchât elle aussi de la soixantaine. Dès le petit jour elle retournait les matelas sur les lits, lavait les carreaux, époussetait les meubles et la cheminée : à huit heures du matin comme autrefois la maison était propre, nette ; elle pouvait recevoir n’importe qui sans rougir, sans être obligée de s’excuser :

— Ah ! madame, que je vous demande pardon de vous faire asseoir au milieu de ce désordre ! Mais j’étais fatiguée et je me suis levée un peu tard.

Il ne pouvait jamais être question de fatigue puisque chaque jour ramenait les mêmes besoins.

Jeanne avait oublié leurs visages : elle ne put les trouver ni l’un ni l’autre vieillis. Certainement à Paris plus d’une fois on avait parlé de l’oncle et de la tante ; c’était elle qui aux environs de chaque premier Janvier mettait la main à la plume pour envoyer à ceux des champs les meilleurs souhaits de ceux de la grande ville. Mais presque quinze ans s’étaient écoulés depuis l’unique séjour qu’elle eût fait ici.

Eux aussi l’avaient oubliée. Ils ne retrouvaient plus en elle la petite fille qui jouait avec Louis sous le châtaignier. Ils l’embrassèrent mais en la regardant d’abord avec un peu de défiance : à la fois leur nièce et leur belle-fille n’était-elle pas aussi une Parisienne ? On sait dans les petites villes que les Parisiennes ont plus de goût à faire des frais de toilette que des économies. Ils ne s’étaient pas opposés à ce mariage. Puisque leur fils ne pouvait pas éternellement vivre seul, mieux valait qu’il épousât Jeanne que la première venue. Elle s’était habillée le plus simplement possible et n’avait pas mis de voilette. Vaneau avait trop de fois entendu sa mère répéter :

— Mettre une voilette ! C’est bon pour les grandes dames, et encore !… Mais aujourd’hui toutes les gamines, à quinze ans, en ont une sur le nez ! Ah ! si j’avais une fille, ça ne se passerait pas ainsi, je vous en donne ma parole d’honneur !

Dans ce lit il avait passé des nuits blanches, seul, les regards machinalement tournés vers l’imposte par où pénétraient la clarté diffuse des étoiles et un rayon de lune, à rêver d’une jeune fille idéale qu’il désespérait de jamais rencontrer.

Les premiers jours furent vite écoulés. Il s’en allait avec Jeanne l’après-midi sur des routes désertes, par des chemins peu fréquentés dont il connaissait les moindres détours. Elle l’accompagnait docile mais l’esprit ailleurs. Rien ne valait pour elle les rues de Paris où l’on marche entre deux rangées de maisons. Lorsqu’ils traversaient ensemble la petite ville les femmes ne se gênaient ni pour se planter sur le seuil de leurs maisons ni dès qu’ils les avaient dépassées pour se faire des signes et prononcer des phrases que Vaneau devinait comme s’ils les eût vus, entendues.

— Dites donc, Mme Pillon, est-ce que ce n’est pas le fils Vaneau si je ne me trompe ? Il est donc marié ?

Car il paraissait impossible qu’il eût à son bras une femme qui ne fût point sa femme, légitime.

— Mais oui. Comment ! vous ne le saviez pas ?

Mme Pillon son ouvrage à la main sortait tout à fait de chez elle, se rapprochait de Mme Rabeux pour lui expliquer :

— C’est sa cousine qu’il a épousée au commencement de cette année… Mais je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler… Parce que quand il est arrivé à Paris il est descendu chez son oncle. Il paraît même à ce qu’on raconte que leurs affaires ne vont pas fort… Vous pensez bien qu’elle n’a pas eu un centime de dot. Seulement voilà : c’est une Parisienne. Il ne manque pourtant pas de jeunes filles ici !

Ou bien on les regardait passer tout simplement comme des touristes, comme des étrangers. Cette indifférence, cette hostilité à peine déguisée Vaneau les sentait si Jeanne ne s’apercevait de rien : il serait toujours pour la petite ville le fils Vaneau. Il devinait que l’on disait aussi :

— Il n’a pas besoin de faire tant d’embarras, à se promener avec sa femme !… Pendant que son père est en train de finir de se tuer en travaillant !

Dieu sait si Vaneau faisait des embarras ! Il s’en allait plutôt la tête basse. Lorsque Jeanne par hasard éclatait de rire il avait envie de lui dire :

— Tais-toi donc ! Tu vas nous faire remarquer.

Les repas du soir à la lumière crue d’une lampe sans abat-jour n’étaient pas gais. Sur les deux vieux il semblait que la vie s’étendît lourdement comme ce plafond enfumé dont le plâtre noirci se fendillait. S’ils parlaient ce n’était que pour se plaindre. Ils disaient :

— Ce n’est pas un reproche que nous te faisons mais si tu avais appris un métier, que tu sois resté ici, tu aurais pu nous venir en aide. Tandis qu’avec ce que vous gagnez à Paris en travaillant tous les deux vous avez du mal à joindre les deux bouts. Nous aurions mieux fait de ne pas écouter ceux qui nous poussaient à t’envoyer au collège. Car nous voyons que toutes ces places de gratte-papier ne valent pas un bon métier que l’on a dans la main.

Jeanne répondait en femme de tête qui sait ce qu’elle veut, où elle va :

— Cela dépend mon oncle, je vous assure. Avec de la régularité, de l’économie on arrive à mettre de l’argent de côté.

Il s’en fallait que ces paroles fussent pour leur déplaire ; ils commençaient à se dire que Louis avait eu de la chance de l’épouser. Elle continuait :

— Nous en avons connu beaucoup qui venaient prendre leurs repas chez nous. Les premières années n’avaient pas été brillantes. Mais au bout de quelque temps leur situation s’est améliorée.

Vaneau écoutait. Presque toujours il les laissait parler. En pensée il répondait à son père :

— Un bon métier que l’on a dans la main ? Je te vois fatigué, à soixante ans ; si tu tombes malade je me demande de quoi vous vivrez tous les deux.

Et à Jeanne :

— Tu me fais rire avec tes améliorations. Ainsi tu penses que toute ma vie je resterai rivé à la même besogne ? Laisse-moi faire. Nous verrons. Je ne veux pas être un résigné. Je veux me dépasser. Oui : la vie s’est chargée déjà de me classer. Mais contre l’acceptation de mon sort je sens en moi je ne sais quoi qui proteste.

Il avait hâte de rentrer à Paris pour se mesurer avec la vie. L’automne sur les bois, l’affaissement de son père lui faisaient mal. Les derniers jours lui parurent longs.

Lorsqu’il entendit siffler le petit train qui allait l’emporter vers la lutte, il tressaillit de la certitude qu’il eut soudain de marcher à la victoire.

IV

Avec Septembre dans les petites villes l’année finit. Dès que souffle le premier vent froid, que tombent les premières feuilles, on se hâte de jeter fagots et bûches sur les tisons qui tout l’été servirent seulement à faire bouillir l’eau dans la marmite. Les portes, les fenêtres ne sont plus ouvertes toute la journée. Sur les routes plus de promeneurs. La vie déserte les champs où ne s’entend plus que le grincement d’une araire ; les gamins qui rentrent à l’école désertent les rues. Dès les premiers jours d’Octobre il se fait un grand silence.

Alors la vie ressuscite à Paris. Elle fermente dans cette cuve immense qui finira par faire craquer les cercles de pierres et de ciment qui l’entourent. Une vapeur monte qui cache le ciel d’automne : à Paris on ne s’occupe jamais du ciel. Ici aussi les feuilles tombent mais elles sont aussitôt emportées dans les tourbillons que soulèvent les autos lancées à toute vitesse. De nouveau l’on hésite à traverser les larges avenues encombrées de voitures ; les cafés se repeuplent. Des forces renouvelées circulent ; des yeux luisent, à retrouver les becs de gaz flambant à cinq heures du soir : les nuits ne sont jamais assez longues.

Mais à Paris ceux-là existent pour qui tous les jours de l’année se ressemblent. Aussitôt arrivée Jeanne ouvrit les deux fenêtres, épousseta les meubles. Elle changea les rideaux, heureuse. Le lendemain matin ils reprirent leur vie de travail.

Vaneau fit appel à tout son courage pour aller frapper à la porte d’une revue qui publiait des vers. Au fond d’une cour, de l’autre côté de l’eau, un dimanche matin il sonna timidement. Il ne se présentait pas ivre d’orgueil juvénile avec la lettre de recommandation d’un maître illustre. Mais il venait offrir divers spécimens de son savoir-faire, recopiés d’une écriture appliquée, sans une rature, chaque virgule à sa place, avec la crainte que l’on n’en voulût pas. Il s’expliqua tant bien que mal :

— Je crois m’être perfectionné moi-même… tout seul… sans conseils… Je ne connais personne… J’ai commencé par écrire de mauvais vers… J’ai pensé que… Je suis venu vous trouver…

— C’est que nous recevons beaucoup de vers ! répondit le directeur, un homme jeune encore, d’allures presque militaires mais bienveillant. Notre petite revue ne suffirait pas à en imprimer la dixième partie. Je dois vous dire d’ailleurs que huit sur dix de ces pièces sont exécrables. Mais voyons ce que vous m’apportez.

Vaneau tira de sa poche en tremblant ses deux sonnets et sa ballade. Son destin allait se jouer. Tout de même il était heureux à la pensée que pour la première fois de sa vie il pénétrait dans « les bureaux » d’une revue littéraire. Des brochures, des volumes étaient empilés sur un coin de la table.

— Vos vers sont bien, monsieur ! lui dit le directeur.

Le « ah ? » de stupéfaction que poussa Vaneau ne l’empêcha point de continuer :

— Dès que je le pourrai, je vous publierai votre ballade. Dans deux ou dans six mois ? Je ne sais.

Mais Vaneau n’en demandait pas tant. Il lui suffisait que ses vers eussent été jugés bons par un directeur de revue littéraire. Ce fut tout juste s’il ne dit pas :

— Je vous en prie. Vous devez avoir beaucoup d’autres choses à publier. Je ne veux pas que mes vers soient pour vous un sujet d’ennui puisqu’il faudra que vous leur cherchiez une place. Rendez-les-moi. Je suis ravi qu’ils vous aient plu, tout simplement.

Il lui serra la main avec des envies de lui sauter au cou et s’en fut enivré. Sa fortune était faite. Il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé et Jeanne dirait ce qu’elle voudrait : il s’offrit une absinthe. Il fallait qu’il fêtât de cette façon tous les événements joyeux de sa vie. Aimer s’asseoir dans les cafés est une vieille habitude que l’on rapporte de la caserne et dont on ne se débarrasse pas aisément. Toute sa vie lui remontait au cerveau par chaudes bouffées. Il se souvint de l’absinthe prise quelques années auparavant un soir d’hiver dans sa petite ville, de son enthousiasme qui n’avait pas tenu longtemps. Ces rêves devenaient donc une réalité ? Il allait donc connaître la gloire ? Il se souvint de Lucie. Quel dommage qu’il ne pût lui faire part de ce triomphe ! Il ne doutait pas qu’elle n’y eût été sensible.

Quand il rentra Jeanne ne l’interrogea même point. Devant la glace elle achevait de se coiffer. Il allait être midi et demi : à cette heure le dimanche ils se mettaient à table. Il dut lui dire :

— Eh bien, tu ne me demandes pas comment j’ai été reçu ?

Elle eut un geste qui signifiait :

— Oh ! tu sais, pour ce que ça m’intéresse !… Je te laisse faire ce que tu veux. Je ne t’empêche pas de faire de ta poésie mais laisse-moi tranquille le plus possible avec ça.

Comme il avait besoin de parler il lui raconta tout de même l’entrevue par le menu. Pour lui ce fut une belle journée.

Il fallut aussi que le lundi matin il en fît part à Dominique. Mais celui-ci fit la sourde oreille d’abord et dit ensuite :

— Moi je ne me suis jamais occupé de ça !

Dominique avait sur la dignité de l’écrivain des idées très arrêtées. Il eût pensé forfaire à son génie s’il avait été proposer à quelque revue les vers issus de ses méditations : depuis dix ans il attendait qu’on vînt les lui demander.

La joie de Vaneau était trop grande pour que ces indifférences pussent la diminuer. Il écrivit beaucoup avec plus d’allégresse encore.

A cette revue il serait retourné le dimanche suivant n’eût été la crainte d’être importun. Mais quinze jours après ce fut plus fort que lui. Il entrait, son chapeau à la main avant même d’avoir sonné. Un peu plus il se fût découvert dès la porte cochère pour passer devant la loge du concierge. Tout de suite il s’excusait.

— Je vous demande pardon de vous déranger, disait-il.

Il hésitait à s’asseoir. Il n’était venu qu’en passant et resterait cinq minutes à peine. Malgré ses fermes résolutions il manquait singulièrement d’assurance.

Ce dimanche-là comme il était assis depuis un quart d’heure — il ne parlait plus de s’en aller, — la porte s’ouvrit ; un grand monsieur — barbe grisonnante, cheveux blancs, ruban rouge à la boutonnière, — entra mâchonnant un cigare d’un sou.

— Le maître Albert Detroyes ! dit le directeur. Et présentant Vaneau :

— M. Louis Vaneau, un jeune poète de talent.

Le maître lui serra la main. Vaneau fut si ému qu’il s’en fallut de peu qu’il ne retombât assis. C’était un des derniers survivants du Parnasse. Vaneau se rappelait avoir admiré de ses œuvres, fins sonnets précisant d’un trait de plume le pittoresque de la banlieue, strophes exaltant les rochers des Alpes, le marbre des villes d’Italie. Religieusement il l’écouta parler. Comme s’il n’avait pas suffi qu’il eût pénétré dans une revue littéraire il y était en contact avec un grand poète pour qui l’âme des paysages et les sensations des hommes n’avaient plus guère de secrets.

— Avez-vous déjà publié un volume de vers, monsieur ? demanda-t-il à Vaneau qui, obligé d’avouer que non, se hâta d’ajouter :

— Mais j’ai beaucoup écrit.

Vaneau en cet instant attendait que Detroyes lui dît :

— Apportez-les-moi. Je les présenterai à mon éditeur qui vous les publiera.

Il devait en être ainsi dans la pensée de Vaneau. Du jour où l’on a respiré près d’un homme illustre qui vous a serré la main, toutes les portes vous sont ouvertes ; vous n’avez plus qu’à vous laisser vivre. Il ne doutait pas qu’il ne fût seul dans le monde entier à avoir écrit beaucoup de vers, des milliers peut-être, ni que cela ne dût vivement impressionner le vieux maître. Il ne doutait pas que le premier sonnet écrit par Detroyes voici plus de trente ans n’eût été un chef-d’œuvre immédiatement acclamé. Detroyes ne pouvait point n’avoir pas toujours été même à vingt ans cet homme grave et décoré, et mâchonnant des rimes riches avec son cigare d’un sou. Mais il ne prononça point la phrase qu’attendait Vaneau. Il se contenta de lui donner quelques conseils sur le choix d’un éditeur. N’importe : aujourd’hui encore Vaneau était heureux. Dans la rue le maître dut l’obliger à se couvrir.

Cette fois Jeanne l’attendait de mauvaise humeur parce que la viande allait être trop cuite et que les légumes ne seraient plus que de la bouillie.

— A quoi penses-tu donc ? dit-elle. Il va être une heure !

C’était une autre vie qu’autrefois il avait rêvé de vivre avec Lucie. Il n’y serait question que de s’embrasser en riant et de pleurer en lisant de beaux vers.

— Voyons, Jeanne ! s’exclama-t-il. Tu n’as pas l’air de te douter que je viens de voir Detroyes !

Comme elle ne lui demandait même pas qui c’était il dut continuer :

— Mais oui : Detroyes… Je t’en ai déjà parlé… C’est un des plus grands poètes, des plus grands écrivains d’aujourd’hui.

Il avait même envie de dire :

— Le plus grand ! dans cette première griserie qui persiste longtemps après notre première entrevue avec un homme à qui, parce qu’il nous a serré la main et pour nous grandir nous-mêmes, nous accordons d’emblée du génie.

— Il va te faire gagner de l’argent ? demanda Jeanne. Vaneau sentit s’effondrer son rêve.

— Il n’en a pas été question ! répondit-il doucement car il n’aimait point les mots aigres. Mais cela viendra.

Il l’eût juré que cela viendrait. En attendant, de dimanches en dimanches, il vit d’autres poètes moins illustres, — quelques-uns avec orgueil portaient cependant les palmes, — mais qui avaient déjà publié des volumes de vers. Vaneau commençait à se rendre compte qu’il n’était point seul à avoir écrit comme il l’avait dit à Detroyes beaucoup de vers. Eux aussi peut-être autrefois avaient-ils appris à l’école tout ce qu’ils voulaient, peut-être avaient-ils toujours été les premiers. Il se faisait près d’eux petit et se fût gardé d’avoir d’autres opinions que les leurs. Il pensait leur plaire par son amabilité respectueuse. Il espérait qu’au moins l’un d’eux lui enverrait dûment dédicacées ses œuvres complètes qu’il pourrait montrer à Jeanne, à Dominique dût celui-ci en jaunir de dépit. Mais Vaneau n’avait pas besoin de se faire petit ; personne ne faisait attention à lui sinon pour se dire sans doute :

— Qui est-ce donc celui-là ? Jamais je n’ai vu son nom.

Ils se plaignaient entre eux en porte-lyres qui dépassent la multitude de toute la hauteur de la Tour d’Ivoire, de l’indifférence que leur témoignait le public. On citait la voix tremblant de sainte colère le titre d’un de leurs volumes dont trois exemplaires seulement s’étaient vendus. C’était la gloire, ça ? N’importe : Vaneau l’enviait, ce poète aux trois exemplaires.

Il vit aussi des poétesses — jeunes filles et jeunes femmes, — non point échevelées de délires éperdus mais qui se tenaient assises bien sages en s’efforçant de paraître jolies. Quelques-unes vraiment l’étaient et Vaneau songeait :

— Quels beaux vers elles doivent écrire ! Aussi beaux qu’elles-mêmes !

Les jeunes filles étaient accompagnées par un père, une mère, une tante ; les jeunes femmes étaient assez grandes pour qu’on les laissât sortir seules. Elles fraternisaient entre elles et même avec les jeunes gens, les hommes mûrs et les vieux maîtres en une commune adoration pour le Beau. Le zèle le plus saint les poussait vers toujours plus de perfection ; âmes d’élite que ne pouvaient entamer la jalousie puérile, les mesquines rivalités. Vivre avec l’une d’elles la plus jolie si possible, n’aurait-ce pas été le paradis sur terre ? Il regrettait de n’être pas ce vieux petit homme voûté, tremblotant et décoré comme Detroyes, autour duquel elles se pressaient avec des « cher maître ! » Il était trop tard et trop tôt. Il se répétait :

— Il fallait que je me marie. C’était nécessaire. La vie m’a déjà classé.

Il se mit en relations aussi avec ces petites revues qui se multipliaient dans les bourgades les plus ignorées et dans tous les arrondissements de Paris. Une, se disant organe de jeunes, des plus anciens et des plus répandus en France, insérait gratuitement les envois de ses abonnés. Une autre publiait les sujets et les résultats de tous les concours littéraires. Nulle part on n’était chiche de louanges. A propos de la mort d’un lauréat du dernier concours de la Violette on affirmait :

— Ce n’est pas seulement un homme de talent, c’est un grand homme de cœur qui disparaît.

Cet homme Vaneau regrettait de ne l’avoir point connu. N’est pas qui veut lauréat d’un concours poétique. Il avait si grande soif de gloire qu’il eût souri à la mort pourvu que son cercueil fût couvert de lauriers.

Jeanne tenait ferme les cordons de la bourse et Vaneau ne pouvait s’abonner à aucun de ces « organes de jeunes ». Mais comme il suffisait de demander un numéro spécimen sa table en fut bientôt presque encombrée.

Le jour où il vit son nom au sommaire de la revue il crut que le ciel s’ouvrait pour laisser pleuvoir sur lui les bénédictions de Dieu. Il rentra triomphant et jeta l’exemplaire sur la table comme pour dire à Jeanne :

— Lis-moi un peu cela ! Me voici tout vif imprimé dans une revue, et une revue de Paris ! Mon nom se lira sous les galeries de l’Odéon. Toute la jeunesse ardente va le connaître, se le répéter. Écoute : à partir d’aujourd’hui je suis célèbre. Un peu de ma gloire rejaillira sur toi. Tu n’en es pas fière ?

Elle avait une petite moue de dédain. Elle demanda :

— Combien est-ce qu’ils vont te payer cette machine-là ?

Vaneau ne put que balbutier indigné :

— Me payer !… Me payer !… Mais il n’a pas été question de ça !

Il n’ajouta point :

— C’est déjà beau que je n’aie pas payé, moi !

Jeanne n’eût pas manqué de répondre :

— Oui ? Eh bien essaie donc un peu !

Mais il était « lancé » dans le mouvement poétique. Il était un de ces innombrables poètes qui courbés tout le jour sur des chiffres prennent la nuit venue leur essor vers l’idéal du fond d’une mansarde, d’un logement sous les ardoises.

D’autres événements de plus d’importance encore n’allaient pas manquer de se produire. Il recommençait à se bercer de chimères. On ne pouvait plus guère tarder de reconnaître son talent. Il ne savait quel homme infiniment riche allait lui écrire, peut-être même frapper à sa porte le soir pour lui dire :

— Vous êtes pauvre, mon ami ? Me voici.

Il suivait des rues, le front haut, sûr de lui-même tant qu’il était seul, semblant mettre au défi les gens qu’il coudoyait et qui ne se faisaient toujours pas faute de le bousculer. Il avait l’air de leur dire :

— Prenez garde à ce que vous racontez en passant près de moi, aux gestes que vous faites. Il suffit que j’écrive une satire vengeresse pour qu’éternellement vous restiez couverts de ridicule.

Pour se distinguer de ceux que dans son dédain d’artiste il appelait, lui aussi les bourgeois, il laissa croître ses cheveux ; Jeanne trouvait cela ridicule. Elle n’alla point jusqu’à les lui couper pendant son sommeil.

Les jours cependant passaient. Le soir quand il rentrait il n’y avait rien pour lui chez le concierge ; personne ne venait frapper à sa porte. Mais il ne perdait point sa belle confiance.

La réalité c’étaient les heures de présence et de travail au bureau. Jeanne ne s’y ennuyait point. Elle aimait les après-midi d’hiver dans une salle surchauffée, tous les becs de gaz allumés, les papotages, les discussions, les rires étouffés, les coups de règle de la « cheffesse » qui criait :

— Voyons mesdames, un peu de silence s’il vous plaît !

Le soir en dînant elle lui racontait par le menu tout ce qu’elle avait entendu et vu, dit et fait. Il l’écoutait sans l’interrompre autrement que par un geste, un « oh ! » de stupéfaction, un « ah ? » interrogatif. Elle n’en demandait pas davantage. Tous les soirs ils se retrouvaient face à face à la même table tandis que de plus en plus leurs âmes s’éloignaient l’une de l’autre. Leur vie était monotone, dure. Mais Jeanne répétait :

— Dans dix ans d’ici tu gagneras deux cents francs par mois et moi cent. Avec les économies que nous aurons faites nous ne serons pas malheureux.

Quand ils avaient achevé de dîner elle ne l’empêchait pas de s’enfermer dans sa chambre tandis qu’elle s’occupait de la vaisselle. Peut-être n’était-elle pas très sûre qu’il ne dût pas arriver à gagner de l’argent avec « sa poésie ». Ils ne sortaient jamais. Aller au théâtre coûte cher. L’hiver dans la boue sous la pluie et le grésil ce n’est pas agréable. Il ne fut pas davantage question de réveillonner. Vaneau qui ne voulait faire de peine à personne lui avait dit quelques jours auparavant :

— Nous pourrions peut-être si cela te faisait plaisir aller voir tes parents cette nuit-là ?

— Plus souvent ! avait-elle répondu. Pour que maman nous fasse la tête et que papa bougonne ! Ils se passent bien de nous, sois tranquille ! Nous irons pour le premier Janvier, parce que nous ne pouvons pas nous en dispenser.

Un soir cependant, entre Noël et le premier Janvier, ils allèrent voir les grands boulevards.

Vaneau se rappela les baraques faites de quatre piquets et de traverses qui les jours de marchés et de foires se montent en un tour de main sur la place de sa petite ville. La toile à peine tendue résiste mal au vent. On y chercherait vainement autre chose que des pelotes de fil, des paires de bas, de la toile à chemises et à mouchoirs. Les petites villes n’ont pas besoin de luxe. Quand elles achètent le Supplément du Petit Parisien elles collent à leurs murs les deux images de la couverture et elles passent le reste de leur vie à les regarder.

C’étaient des baraques qui sont des maisons. Elles aussi on les monte en un tour de main. Elles ont l’air d’être posées à même les trottoirs des grands boulevards : une rafale pourrait les renverser. Mais solides elles pèsent sur l’asphalte de tout le poids de leurs jouets. Et ce ne sont point des baraques ordinaires ; elles viennent toujours d’être repeintes ; plusieurs même sont neuves.

On a beau passer, l’air indifférent ou supérieur à la foule. Vaneau faisait comme tout le monde, comme Jeanne qui s’amusait beaucoup presque autant qu’au bureau. On en regarde une. On les regarde toutes. On voit les marchands et les marchandes. Il y en a de jeunes avec des regards qui semblent dire aux passants : « Nous n’avons pas besoin de vous. Gardez votre argent ! » ; de vieux, résignés, de pauvres et de riches. Il y en a qui certainement ne sont venus là que pour se distraire, pour regarder à leur tour la foule qui les regarde. Ils ont des pardessus à cols d’astrakan, des doigts entourés de grosses bagues, l’air distingué. Des tréteaux sont installés en plein air : une lampe y brûle dont la flamme ne vacille point. C’est un soir de Décembre à Paris où il fait doux. Mais les chemins des villages, les rues des petites villes sont à cette heure encombrés de neige dont les cantonniers avec leur traîneau n’arrivent pas à avoir raison. A huit heures du soir les verres des lampes sont froids, les mèches des bougies ont cessé de charbonner. Tout le monde dort. Ici toutes les tables aux terrasses des cafés sont occupées par des milliers d’oisifs. Sur deux lignes parallèles deux interminables files de fiacres et d’autos vont de la Madeleine à la Bastille et reviennent de la Bastille à la Madeleine comme sur une piste longue d’une lieue et large de dix mètres. Ce soir encore comme autrefois, comme toujours, Paris est descendu dans la rue.

Il songeait à descendre lui aussi dans la rue, las d’écrire des vers d’amour et des sonnets sur l’antiquité. Il éprouvait le besoin de se mêler à la foule, non pour sympathiser avec elle mais pour la regarder vivre simplement à la façon des réalistes. Il ne pouvait s’enrôler dans les avant-gardes parmi ceux qui partis dès l’aube se reposent sur les positions conquises. Jeune homme hésitant il n’aurait pu que faire partie du gros de la troupe où l’on ne court pas le risque d’être trop remarqué, de la foule de ceux qui rêvent d’après d’autres et regardent pour le décrire ce qui bien des fois déjà fut regardé et décrit.

Dans cette chambre dont il lui fallait fermer la fenêtre à cause de l’hiver, il étouffait le soir. Il eût aimé rentrer tard à deux heures du matin après avoir discuté des heures durant avec des musiciens, des peintres, des poètes, en buvant des bocks ou des liqueurs fortes. Les vieux maîtres décorés lui faisaient peur, il ne pouvait guère que balbutier ses réponses à leurs questions comme un enfant. Il n’irait point frapper à la porte de Detroyes. Les jeunes filles qui écrivaient des vers lui étaient prétextes à d’indicibles nostalgies d’une existence qu’il ne pourrait jamais vivre puisque Jeanne était là. Nul ami ne lui tendait la main, nul sauveur la perche. Même imprimés ses vers n’avaient eu aucun écho. L’amertume de tomber d’un sommet d’où l’on voyait le monde à ses pieds, où l’on s’est cru transporté comme un autre dieu, il la connaissait.

Il ne lui venait pas à l’idée de se confier à Jeanne en ces moments de détresse. Qu’y eût-elle compris ? Elle était toujours la même petite femme ordonnée, affairée, ayant le souci de faire marcher ce qu’elle appelait « sa maison ». Elle répétait :

— Si tu crois que c’est commode, toi, d’arriver à joindre les deux bouts à la fin du mois avec cent quatre-vingts francs !

Ce n’était pas commode mais elle y réussissait invariablement. Ils trouvaient lourd leur loyer de cinq cents francs. Ils auraient pu se contenter d’une pièce et d’une cuisine. Mais la faute en était à ces meubles dont les Lavaud avaient débarrassé leur appartement qui en regorgeait, souvenirs d’une période d’opulence. Les revendre ? Sans doute mais à si bas prix ! Mieux valait les garder et se restreindre un peu sur le vin par exemple et sur la viande.

Elle n’était pas coquette ; Vaneau pouvait être tranquille : elle ne penserait jamais à le tromper. Des jeunes femmes près desquelles elle travaillait se racontaient entre elles à mots couverts des ébauches d’intrigues. Les suiveurs ne manquent pas à Paris. Il faut seulement ne se point montrer trop farouche. Elle, quand elle passait courant presque, les yeux baissés, pas un homme n’aurait eu l’idée de l’aborder.

Ils n’avaient pas encore d’enfant. Vaneau n’adressait point de vœux au Très-Haut comme faisaient les patriarches qui pour vivre n’avaient qu’à planter leur tente au beau milieu d’une immensité de pâturages vierges.

Ils virent lors de leur visite que chez les Lavaud tout s’en allait à la dérive. Cette après-midi de premier Janvier c’était chez eux une désolation. Lui sommeillait congestionné près du poêle, un journal déplié sur les genoux. Il sursauta quand il les entendit entrer. C’était peut-être de la clientèle ?

— Ce n’est que nous. Ne te dérange pas, dit Jeanne. Et maman, où est-elle ?

— Elle n’est pas loin ! bougonna-t-il. En effet elle arriva de la cuisine. Du bout des lèvres ils se souhaitèrent bonne année, bonne santé et se posèrent des questions.

— Qu’est-ce que vous devenez donc qu’on ne vous voit plus ? demanda-t-elle à Jeanne. Et parce qu’elle ne voulait pas de réponse à cette question de pure forme, elle continua :

— Pour un premier Janvier il fait vraiment doux. Il y a bien du monde dans les rues.

Elle pensait sans doute :

— Et personne ici.

Mais ils ne voulaient pas avouer leur détresse. Ils consentaient seulement à ce qu’on la vît. Ils avaient l’air de craindre que Jeanne et Vaneau ne vinssent leur demander de l’argent. Ils s’isolaient dans leur misère commençante. Ils étaient secs, durs, lointains. Pourtant ils aimaient leur fille. Mais la faute en était à la vie.

V

Il fit la connaissance d’un jeune étudiant, petit, avec un binocle et une moustache brune, qui sortait avec des journaux dans ses poches. Il s’appelait Verrière et venait de réciter des vers à la réunion mensuelle comme on en avait pris l’habitude. Vaneau par timidité s’y refusait toujours ; personne d’ailleurs ne l’en priait outre mesure. Quant aux jeunes filles chacune d’elles attendait son tour avec impatience.

A la sortie il se trouva près de Verrière sur le palier, et dut se présenter lui-même puisque pour Verrière comme pour les autres il était un inconnu. C’est une grande supériorité de porter binocle et d’être étudiant, et Verrière lui demanda :

— Vous n’avez encore rien publié ? du même ton que Detroyes.

— Non ! dit Vaneau. Mais tout de même il se sentait un peu plus à son aise qu’avec Detroyes. J’ai écrit beaucoup de vers ; je travaille depuis des années mais sans résultat.

— Peuh ! Allons donc ! dit Verrière, comme quelqu’un à qui rien ne peut résister.

Il marchait à petits pas, s’arrêtait souvent : Vaneau faisait attention de ne point marcher plus vite et de s’arrêter en même temps que lui. Il voulait que tout le monde eût bonne opinion de sa politesse, estimant que c’était la seule chance qu’il eût pour réussir.

— Mais mon cher ami, — il l’appelait déjà son « cher ami », — ce ne sont pas les débouchés qui manquent. Les revues ! les journaux ! Mais ils ne demandent que ça, de la copie ! Ainsi, moi, regardez…

Il tira de sa poche pour le brandir comme un étendard le Journal du treizième arrondissement. Ils passaient à ce moment sur le pont des Saints-Pères et le vent faillit emporter la feuille tout entière éployée. Vaneau put voir pourtant qu’un article en cinquième colonne était signé : Georges Verrière. Alors il devint presque aussi hésitant qu’avec Detroyes. Il marchait à côté de quelqu’un qui « écrivait dans les journaux ».

— Sans doute ! eut-il l’audace de dire. Mais encore faut-il savoir en écrire, de ces articles ! Je n’ai guère fait jusqu’à présent que des vers. Pourtant je suis marié. Je suis employé dans un bureau où je gagne cent seize francs par mois depuis le premier Janvier, et j’aurais grand besoin…

— C’est une dérision ! affirma Verrière. Cent seize francs par mois ! Qu’est-ce que c’est que ce compte-là, d’abord ?

— Oh ! fit Vaneau, il y a quelques centimes que j’oublie et qui ajoutés au reste représentent quatorze cents francs par année.

— Moi, répondit Verrière, ma famille me donne cinq cents francs par mois et jamais je n’en ai assez. Allons ! comptez sur moi. Venez donc me voir… attendez… quel jour ?… mercredi… dans l’après-midi… Parce que mes cours, vous savez, j’y vais quand je veux…

— C’est que, insinua Vaneau, mercredi je suis pris par mon travail jusqu’à six heures du soir comme tous les jours de la semaine.

— Eh bien ! alors, réfléchit Verrière, dimanche prochain à trois heures, 50, rue Caulaincourt. Vous verrez des peintres, un surtout, mon meilleur ami, qui a du génie… un musicien aussi… Vous l’entendrez… Allons cher ami je vous quitte… Je déjeune en ville… Nous vous sortirons d’embarras… Sans adieu…

Il fit signe à un fiacre. Vaneau le regarda partir, hébété.

Il allait être midi. Mais Vaneau ne pouvait point en un jour pareil se dispenser de boire une absinthe bien qu’il en eût de nouveau perdu l’habitude. Il était ébloui. Des chiffres, des noms dansaient devant ses yeux, Verrière dépensait cinq cents francs par mois, prenait des fiacres, connaissait un peintre et un musicien de génie, était lui-même — Vaneau l’eût juré, — un poète de génie, écrivait dans le Journal du treizième arrondissement et consentait à lui donner un rendez-vous sans le connaître ! Il en était confus. L’absinthe aidant il eut la certitude que dans huit jours sa fortune serait faite et que la face du monde allait changer.

— Cette fois, dit-il à Jeanne en rentrant, je crois que ça y est !

Il lui rapporta presque mot pour mot la conversation qu’il avait eue avec Verrière. Elle-même fut ébranlée dans son indifférence.

— Cette relation peut t’être utile, consentit-elle à dire.

Vaneau l’embrassa. Il ne se possédait plus de joie. La vie redevenait belle. Il trouva la semaine longue.

Le dimanche suivant à trois heures précises il sonnait à la porte de Verrière. Il aurait pu le faire plus tôt car suivant son habitude il était arrivé rue Caulaincourt bien avant l’heure mais il ne voulait pas courir le risque de mécontenter son sauveur en ne se présentant point juste à la minute dite. Il fut d’ailleurs obligé de sonner trois fois en prenant soin de laisser s’écouler entre chaque discret carillon beaucoup plus de soixante secondes. Il allait même se décider à partir, la mort dans l’âme, quand la porte enfin s’ouvrit. Il revint à la joie de la vie. Verrière s’était dérangé, oui, lui-même, en personne, pour lui ouvrir et dit :

— Excusez-moi. Aujourd’hui je suis seul. La bonne est sortie. Mes amis ne viendront pas. Ils sont retenus.

Vaneau fut ennuyé qu’il s’excusât. Verrière ne lui devait rien, n’est-ce pas ? Il se hâta de protester :

— Oh ! Cela ne fait rien. Votre invitation m’a fait si grand plaisir !

— Asseyez-vous donc.

Une pièce sommairement meublée et qui ne ressemblait guère à un cabinet de travail.

— Eh bien, quoi de nouveau depuis l’autre jour ? interrogea Verrière.

— Mais rien malheureusement ! répondit Vaneau. Il s’attendait à ce que Verrière lui dît :

— Eh bien, avec moi, par moi il va y avoir du nouveau pour vous. Tenez. Voici une adresse.

Mais ce n’était que pour amorcer la conversation. N’importe. Ce serait pour tout à l’heure.

— Vous prendrez un verre de liqueur ?

Vaneau refusa d’abord comme il avait refusé à son oncle le verre de vin blanc le matin de son arrivée. Il ne voulait pas que l’on fît de dépenses pour lui : c’était déjà assez que l’on consentît à le recevoir. Mais Verrière s’était levé pour atteindre sur le rayon d’un placard une bouteille pansue. Tout en buvant du rhum, — il n’en restait presque plus, — et en fumant quelques cigarettes qu’offrit Vaneau, — Verrière voulait descendre acheter un paquet de cigarettes turques, il ne pouvait fumer que de celles-là mais Vaneau aurait bien voulu voir ça, par exemple ! — ils échangèrent quelques aperçus sur la poésie. Verrière parla surtout de lui-même. Il se passait négligemment les doigts dans les cheveux qu’il portait longs, relevant une boucle qui s’obstinait à lui retomber devant l’œil gauche. Il disait :

— Mon cher ami je suis fatigué par la vie que je mène. Je passe des nuits dans les brasseries du Quartier et je me couche à cinq heures du matin. Les nerfs me font mal !

Vaneau souriait admirativement, fier de recevoir de pareilles confidences.

Verrière sortit du tiroir de sa table un cahier qu’il agita comme il avait brandi son journal sur le pont des Saints-Pères.

— C’est un recueil de poèmes inédits ! annonça-t-il. Plusieurs revues déjà me les ont demandés. Mais je ne me déciderai point à les publier avant de les avoir amenés à la perfection.

Vaneau ne se contenta point de dire :

— Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.

Il se répandit en éloges hyperboliques, déclarant que jamais il n’avait éprouvé pareille émotion. Verrière l’écoutait en jouant distraitement avec son coupe-papier en jeune homme habitué depuis des années à susciter par la seule lecture de ses vers de tels enthousiasmes. Mais de Vaneau il ne fut point question. Sans doute il avait dans la poche de son veston un carnet de vers, de ses derniers vers, les meilleurs, et il esquissa le geste de l’en retirer ; mais Verrière ne dut pas deviner cette intention, pensa Vaneau, puisque tout de suite il se leva disant :

— Mais à propos je ne vous ai pas montré cette toile de mon ami Garchizey ! Vous vous rappelez bien, le peintre…

Parbleu ! Si Vaneau se rappelait ! Il n’avait oublié aucune des paroles de Verrière : c’était le peintre de génie !

— N’est-ce pas que c’est beau ? C’est un chef-d’œuvre.

Pensait-il que Vaneau dirait le contraire ?

Il entrait dans la vie qu’il avait si longtemps rêvée. Il avait pour ami un poète, un vrai et qui de plus écrivait dans les journaux. Il allait connaître des peintres, des musiciens. Il sortirait avec eux, discutant d’art en bousculant les bourgeois dans les rues. Il irait dans leurs ateliers. Toute son énergie lui revenait… Et toute sa timidité lui restait.

— Eh bien ? lui demanda Jeanne quand il revint.

— Il m’a lu des vers qui sont très beaux.

— Mais, pour toi, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Oh ! Il ne m’a parlé de rien. Mais je dois retourner le voir quand je voudrai. Il est chez lui tous les dimanches.

Jeanne haussa les épaules sans rien répondre. Vaneau, lui, ne doutait de la sincérité des autres que lorsqu’il ne pouvait plus faire autrement.

D’autres dimanches se suivirent. Une fois il arriva juste au moment où « les amis » venaient de partir.

— Je m’étonne même, dit Verrière, que vous ne les ayez pas rencontrés dans l’escalier. A propos où demeurez-vous donc ? J’irai vous voir un de ces soirs.

Dans leur logement depuis deux années qu’ils l’habitaient personne encore n’était venu leur rendre visite puisqu’ils ne connaissaient personne. Jeanne ne fut pas contente.

— Pour ce que ça va te servir ! dit-elle.

Il vint un soir en traînant ses bottines dans le couloir comme infiniment fatigué de vivre. Il portait en plein mois de Juin un gros pardessus d’hiver.

— Je suis gelé ! dit-il.

Vaneau s’empressait autour de lui qui distraitement tendit la main à Jeanne.

— Qu’allez-vous prendre ? dit Vaneau. Un peu de café ?

— Je prendrai, répondit Verrière, un verre d’eau.

Peu à peu cependant il s’humanisa. Il regardait Jeanne qui n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup et lui posa des questions. Vaneau vit qu’elle lui plaisait. Il en fut heureux : il avait redouté que Verrière la trouvât laide ou commune.

— Je jurerais, dit Verrière, que vous n’avez jamais dîné dans une brasserie, au Quartier ?

Ils durent avouer que non.

— Eh bien, venez donc me prendre chez moi dimanche prochain à cinq heures. Nous irons ensemble.

C’était une invitation en règle et faite très délicatement. Vaneau en était si confus, si touché, qu’il ne savait comment accepter.

Il admira Verrière de parler avec cette désinvolture au gérant, au garçon. Tout le temps que dura le dîner ils furent tous les trois très gais.

Jeanne s’était trompée sur le compte de Verrière. Elle s’était faite belle aujourd’hui. Vaneau l’avait voulu. Verrière s’intéressait à tous les détails de leur vie, il apprit à quelle heure ils entraient au bureau, à quelle heure ils en sortaient, parfois ensemble, souvent Jeanne la première. Elle remontait à la maison à pied tous les soirs quelque temps qu’il fît par la rue de Clichy.

— Je vous écrirai prochainement, dit-il à Vaneau quand ils se quittèrent. J’ai quelque chose en vue pour vous dans un journal.

La lettre arriva dix jours après. Il attendrait Vaneau demain soir à six heures et quart chez lui. On prendrait une voiture. Vaneau se hâta, six heures sonnées, prit ses jambes à son cou. Il sonna. Personne ne vint lui ouvrir. Il attendit jusqu’à sept heures dans la rue. Peut-être Verrière avait-il été retenu au dernier moment ? Il allait arriver d’une minute à l’autre.

Verrière à six heures du soir descendait lentement la rue de Clichy que Jeanne allait suivre en sens inverse. Il ne pouvait manquer de la rencontrer. Elle fut étonnée de le voir là qui la saluait d’un grand coup de chapeau.

— Bonjour, madame ! lui dit-il. Comment allez-vous depuis l’autre dimanche ?

— Mais n’aviez-vous pas donné rendez-vous à Louis pour ce soir ? dit-elle.

Il ne sut d’abord que répondre. Cette petite jolie femme, avait-il pensé, doit s’ennuyer à mourir avec ce grand garçon bébête qui est son mari. Elle doit rêver, désirer mieux. Elle sera enchantée de me voir sans lui. Mais il se reprit vite, se frappa le front :

— Ah ! Je serai toujours le même ! J’ai de ces distractions inconcevables ! Oui ! Oui ! Je me rappelle maintenant. Il doit m’attendre. Mais permettez-moi de faire la moitié du chemin avec vous jusqu’à la place Clichy.

Il essaya de l’étourdir, de l’éblouir. Elle l’écoutait, les lèvres serrées, défiante, le laissant parler. Elle ne souriait pas. Il fut obligé de la laisser seule poursuivre son chemin. Il la vit traverser la place Clichy. Elle ne se retourna point. Il fit signe à un cocher, lui jeta l’adresse d’une taverne du Quartier.

A sept heures et demie Vaneau rentra.

— Je n’y comprends rien ! dit-il. Je n’ai pas vu Verrière. Je l’ai attendu plus d’une heure. On a dû le retenir quelque part. Mais il m’enverra un mot.

Jeanne dit seulement :

— Tu crois ? C’est un farceur.

— Allons donc ! Décidément, je ne sais pas ce que tu vas chercher.

Il attendit le « mot » un, deux, trois quatre jours. Puis n’y tenant plus il retourna rue Caulaincourt.

— M. Verrière ? dit le concierge. Il est à la campagne. Il a même donné congé pour le terme d’Octobre.

Il allait falloir recommencer, chercher ailleurs un autre « ami ».

VI

Jeanne lui parlait souvent de Mme Ternant avec qui au bureau elle s’entendait à merveille. Il connaissait la vie des Ternant : lui à l’Hôtel de ville arrivait à se faire des mois de trois cents francs mais il ne reculait pas devant la besogne, restant pour des travaux supplémentaires jusqu’à huit heures du soir ou rapportant chez lui des écritures ; elle un peu plus ancienne dans la maison gagnait cinquante centimes par jour de plus que Jeanne. Ce n’était pas d’aujourd’hui que Vaneau avait prévu cette invitation. Il ne fut nullement étonné lorsque Jeanne lui dit :

— Tu sais, il y a longtemps qu’elle insiste. Il faut que nous y allions dîner samedi prochain. Son mari a ses petites manies ; il lui faut son compte de sommeil. Et le samedi on peut se coucher un peu plus tard parce que le dimanche on se lève à l’heure que l’on veut.

Des mois avaient passé depuis l’aventure avec Verrière. Vaneau était rentré dans sa vie sans issue immédiate ; il marchait comme dans une forêt où l’on n’est pas assuré de trouver une clairière où se reposer, avec le temps nécessaire pour choisir ensuite son chemin.

Il accepta sans enthousiasme mais il avait pris l’habitude pour tous les détails de la vie de ne jamais rien refuser à Jeanne. Les Ternant habitaient non loin des grands boulevards dans un quartier d’emballeurs, d’exportateurs en gros où l’on risque à chaque minute de se faire écraser par les camions qui sortent des cours. Leurs deux fenêtres donnaient sur une rue où les rayons de soleil ont du mal à pénétrer. Il vit Mme Ternant, grande jeune femme brune dont le front était caché par les cheveux. Lui tout de suite apparaissait précocement vieilli, voûté déjà à trente ans et portant lunettes.

— Tu vois, disait Jeanne à Vaneau, comme c’est bien arrangé ici !

Elle avait beaucoup d’estime pour Ternant qu’elle était heureuse d’enfin rencontrer : un travailleur qui ne perdait pas son temps à écrire des vers. Sa vie était parfaitement ordonnée. Il n’allait jamais au café, jamais au théâtre, ne fumait pas.

— Avec l’argent que chaque année nous plaçons, dit-il, et la retraite à laquelle j’aurai droit, nous vivrons tranquilles à la campagne.

Jeanne regarda Vaneau comme pour lui dire :

— Tu entends, hein ? Tu ne pourrais pas en faire autant, toi.

Mais elle ne put se retenir de complimenter indirectement et à haute voix Ternant :

— Ce n’est pas comme Louis qui ne pense à rentrer à la maison que pour écrire des poésies. Et qu’est-ce que ça lui rapporte !

Vaneau rougit comme un enfant dont sa mère en public dénonce les défauts avec l’espoir qu’il s’en corrigera. Mme Ternant regardait devant elle dans le vague. Ses yeux rencontrèrent ceux de Vaneau qui tressaillit et dont le cœur se mit à battre. Quand elle servit le café elle se pencha sur lui jusqu’à le frôler. S’il ne se sentait point de sympathie pour Ternant elle il l’aimait déjà d’un violent amour. Mais où pourrait-il jamais la rencontrer seule ? La vie tout de suite se dressait devant son désir qui se cabrait pour bondir par-dessus les obstacles, mais peut-être en vain cette fois encore.

Ils avaient un piano. Elle joua quelques morceaux faciles. Vaneau fut heureux de savoir un peu de musique : il se tenait près d’elle, se penchant à son tour afin de tourner les feuillets. Elle n’en paraissait pas troublée et n’en faisait ni plus ni moins de fausses notes.

Il commença par rôder le soir dans les rues qu’elle pouvait suivre pour rentrer chez elle. Il retrouva l’attendant à d’autres carrefours à d’autres tournants de rues les émotions qu’il avait eues autrefois à guetter Lucie. Elle sortait en même temps que Jeanne à six heures précises mais ne se pressait point comme elle. Il crut l’apercevoir sur les boulevards mais elle disparut dans la foule. Il se demandait :

— Si je la rencontre que lui dirai-je ? l’aurai l’air ridicule selon mon habitude. Et que faire ? Je n’ai pas d’argent à moi. Jeanne me donne vingt sous par vingt sous et il ne faut pas que je lui en redemande trop souvent.

Son désir restait le plus fort. Il ne pouvait oublier ce regard, ce frôlement ; même il s’étonnait un peu qu’elle n’eût pas encore essayé de se rapprocher de lui, de lui faire signe. Des soirs se passèrent ainsi en vaines recherches. Il alla jusque dans la rue où elle demeurait. Il la vit rentrer, voulut se précipiter et n’osa point. Elle était la femme idéale dont rêvent ceux qui approchent de la trentaine. Il la parait de toutes les qualités sentimentales qu’il n’avait trouvées ni dans Lucie trop jeune, ni dans Jeanne trop pratique. Elle s’ennuyait certainement avec cet homme méticuleux qu’était son mari. Elle devait être assoiffée de lyrisme. C’était avec elle qu’il eût voulu vivre.

Il dit un soir :

— Tout de même il faudrait bien que nous les invitions à notre tour.

— J’y pensais, répondit Jeanne.

Elle vint, superbe. Il tremblait quand elle lui tendit la main. Cependant elle disait :

— Mais c’est très bien, chez vous ! Mieux que chez nous ! Qu’est-ce que vous me racontiez donc, Jeanne ?

— Oh ! dit celle-ci, ce sont des meubles que je tiens de mes parents. Ils ne sont pas vilains mais si ça continue nous serons obligés d’en vendre et de nous contenter d’une chambre et d’une cuisine.

— Allons donc ! protesta Ternant, vous n’en êtes pas là ! Et Monsieur va devenir célèbre un jour ou l’autre.

Il dit cela d’un ton plus méprisant que sérieux. Vaneau manquait trop d’assurance pour riposter. Et puis elle était là. Toute la soirée il espéra que grâce à quelque coïncidence il se trouverait seul avec elle. Ternant pouvait passer dans l’autre chambre pendant que Jeanne serait à la cuisine. Il en fut ainsi à la fin du repas. C’était une des manies de Ternant de se dégourdir les jambes après avoir secoué sa serviette. Jeanne préparait le café. Il resta seul en face d’elle plusieurs minutes à pâlir, à trembler, à ne pas pouvoir prononcer une parole.

— Vous ne dites rien ? fit-elle.

Il répondit, d’un air qu’elle dut trouver, pensa-t-il ensuite, niais :

— Mais si, madame !

Ce fut tout. Il n’en reprit que de plus belle le soir ses allées et venues, ne pouvant se débarrasser de son désir. Jeanne ne soupçonnant rien parlait toujours de Mme Ternant. Hier elle était allée s’acheter un chapeau au Louvre ; ce soir elles étaient montées ensemble jusqu’à la place Clichy : Vaneau cependant errait dans les environs du Conservatoire. Il désespérait de jamais la rejoindre. Jusqu’au soir où grâce au hasard il la vit descendre d’une voiture et entrer dans un hôtel pendant qu’un jeune homme — gants, monocle et chapeau haut de forme, — payait le cocher. Vaneau n’en mourut point mais il souffrit quelque temps.

Les années passaient l’une après l’autre. C’était toujours la suivante qui devait lui apporter avec la gloire la richesse et la délivrance. Elle viendrait comme la colombe de l’arche annoncer que les temps étaient révolus et tenant une couronne de lauriers. S’il avait pu partir au-devant d’elle, l’obliger à se hâter ! Cependant elle arrivait avec ses trois cent soixante-cinq jours alignés en bon ordre comme des soldats de plomb : les dimanches étaient leurs sergents, les douze mois leurs capitaines. Mais ils se ressemblaient tous.

Des dimanches, il en vécut de sinistres l’hiver. Jeanne préférait rester à la maison. Il n’aurait pas demandé mieux que de sortir mais pour quoi faire ? Il ne se sentait ni le courage ni seulement le désir de recommencer à chercher l’aventure comme autrefois par les rues, sur les quais, dans la cathédrale, au musée. L’après-midi lui paraissait interminable : personne ne venait frapper à leur porte. Dès trois heures la brume envahissait la cour ; des fenêtres s’éclairaient. Aux étages inférieurs ce n’étaient que va-et-vient, que poignées de mains sur les paliers, que : « Vous êtes bien aimables d’être venus nous voir ! », que bruits de pianos. Jeanne ne détestait point cette solitude ; elle cousait, reprisait, tandis que dans sa chambre il se morfondait. En vain essayait-il d’écrire : il le faisait avec de moins en moins de confiance en lui-même. Pourtant il ne consentait pas encore à renoncer. Il venait de terminer un acte en vers dont Jeanne n’avait pas voulu écouter la lecture et qu’il ne savait à quel théâtre déposer ; il avait autant de chances ici que là. N’ayant réussi à se rattacher à aucun groupe il ne connaissait aucun ami qui pût le conseiller utilement. Sans résultat, lorsqu’une simple mention lui eût fait si grand plaisir, il prit part à d’infimes concours littéraires. Mais il ne suffit pas d’être inconnu pour que ce soit un devoir à la foule de vous hisser sur le pavois.

La nécessité le condamnait à des besognes dont la monotonie devenait accablante. Parmi ces hommes dont l’énergie déjà mince s’épuisait à ressasser des potins de bureau, parmi ces hommes aussi cancaniers que des femmes il se rapetissait encore lui qui avait rêvé de monter haut. Les autres vivaient là comme poissons dans l’eau. Ils écrivaient, les coudes largement écartés sur leurs tables comme pour être avec elles en parfaite communion. En été dehors c’était le chaud soleil sur les feuilles roussies des squares, le murmure des jets d’eau tièdes dans les vasques, les passants obligés de marcher habillés de pied en cap, avec d’inutiles faux cols vite trempés de sueur. Ici ils étaient à l’ombre. Chaque après-midi vers trois heures le garçon s’annonçait, porteur d’une cruche pleine d’une boisson presque glacée. Quant aux trains qui sifflaient dans les gares chargés à rompre leurs essieux de voyageurs et de malles, ils ne les entendaient pas : assis chacun sur sa chaise ils ignoraient la fiévreuse attente des départs. Il y avait bien chaque année un peu avant Pâques les mêmes discussions pour établir la date du congé de deux semaines auquel chacun avait droit. Sans doute en parlaient-ils longtemps à l’avance et la veille du départ chacun se montrait-il quelque peu surexcité. Mais aussitôt rentrés ils reprenaient leurs habitudes en même temps que leur veston de travail usé aux coudes. L’image des champs, des bois, des montagnes, de la mer, s’effaçait vite de leur mémoire. Et leur vie n’était complète qu’au bureau. Ils s’y trouvaient heureux en toute saison : « Il y fait frais l’été, disaient-ils, et chaud l’hiver. » Depuis longtemps Dominique lui-même avait cessé de se frapper le cœur.

Ils arrivaient difficilement à joindre les deux bouts. Jeanne devenait insupportable et ce n’était point sa faute. Courageuse, elle consentait à travailler, mais elle eût été heureuse de pouvoir économiser un peu pour une maladie, pour un accident ou simplement pour la vieillesse. Il n’y fallait pas songer. Les discussions se multipliaient. Elle lui répétait :

— Voyons ! Au lieu de perdre ton temps est-ce que tu ne ferais pas mieux de chercher des écritures supplémentaires ? Regarde donc les Ternant !

Ils ne les voyaient plus depuis quelques années. Grâce à ses relations Mme Ternant avait trouvé dans une maison de banque qui venait de se fonder une place plus avantageuse : cent soixante-quinze francs par mois. Pour Jeanne qui en gagnait la moitié c’eût été le rêve. Mais avec un mari comme le sien qui ne connaissait personne inutile d’y songer.

— Ou bien, disait-elle, reste au bureau après les autres. Cela te fera bien noter. A la fin de l’année tu auras une augmentation de deux cents francs.

Il résistait, ne voulant pas que l’on pût dire qu’il fût devenu un rond-de-cuir exemplaire. Il se refusait à ressembler à Dominique. En secret il continuait à se frapper le cœur ; aucune source vive n’en jaillissait.

Ses parents, il n’était pas retourné les voir. Il attendait avec impatience ses deux semaines de congé annuel pour faire ce qu’il appelait « ses démarches ». Elles consistaient à monter des escaliers, à attendre dans une antichambre de journal pendant une heure pour voir un monsieur qui poliment lui disait entre deux portes :

— Ce que vous m’apportez ne nous convient pas. Croyez bien que je le regrette.

Ou encore :

— Nous sommes si encombrés qu’il serait préférable pour vous d’essayer ailleurs.

Mais ailleurs aussi on était encombré.

Il voyait des jeunes gens de son âge qui, correctement vêtus, une fleur à la boutonnière, entraient en frappant du talon, apportant des articles que quelques jours après non sans amertume il lirait imprimés. Ils n’avaient eu que la peine de naître ; tout de suite l’avenir s’était ouvert devant eux comme une belle avenue qui semble là-bas se rétrécir mais s’élargit à mesure que l’on avance et qui se peuple de claqueurs dont les applaudissements intéressés ou tarifés flattent pourtant l’oreille. Pour eux la vie ne pouvait être qu’une succession de triomphes : elle n’était pour lui qu’une succession de défaites. Jeanne quand il rentrait ne l’interrogeait même pas.

Il regardait de loin la mêlée en spectateur qui parfois et malgré lui-même eût été heureux d’être un combattant. Pas une œuvre ne serait restée vivante s’il avait été possible de la jeter en proie aux différents partis qui se heurtaient dans l’arène. Il y avait des corps-à-corps et des luttes à distance. Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient atteints. Les invectives sifflaient comme des javelots pour s’enfoncer par delà les groupes dans les statues d’argile, d’airain ou d’argent. Mais chacun ne regardait que devant soi ; personne ne se retournait pour écouter sonner le métal ni pour voir s’effriter la pierre. Et les statues continuaient de se dresser hautaines et, la minute d’après, par miracle intactes ; l’herbe et les fleurs des champs poussaient encore autour de leurs socles et les oiseaux du ciel venaient boire dans leurs mains tendues vers les foules. Ils se disputaient l’héritage, dont chacun prétendait s’établir l’incorruptible gardien, de cadavres à peine refroidis. Grandes âmes à les en croire et pour qui ne les voyait que de loin ; mais si l’on pénétrait en elles on y sentait grouiller la jalousie, la méchanceté, parfois la haine, comme des crapauds et des serpents dans des souterrains de châteaux haut bâtis sur les collines. Le plus noble d’entre tous gravissait la pente de la montagne, fraternellement précédé des ombres de Michel-Ange, de Beethoven et de Tolstoï et donnant la main à Jean-Christophe. Plus il s’éloignait de la plaine et plus nombreuses les flèches partaient de tous les camps ; mais elles n’avaient point la force d’arriver jusqu’à leur but et leur pointe s’émoussait contre les rochers ou s’enfonçait inoffensive dans la bruyère. Vaneau comme les autres le regardait de loin ; si comme eux il ne bandait point son arc contre lui il ne se sentait ni la force ni même le désir de marcher à sa suite. Que ne tâchait-il de se rapprocher de lui ! Chacun portait avec lui son étalon de la dignité de l’artiste, comme dans les bois on se coupe un bâton de houx proportionné à sa taille ; tant pis s’il était trop long, — où trop court, — pour les autres. Les mendiants des salons ricanaient des mendiants des antichambres. Et c’était comme le bruit d’une tempête, comme le bruit d’un vent qui souffle avec impétuosité et qui remplit toute la maison où sont assis les Douze. Mais il n’y en avait pas douze sur qui vinssent se poser les langues de feu.

Son père lui écrivait quelquefois. S’affaiblissant il cessait peu à peu de travailler. Les Lavaud vieillissaient de plus en plus acariâtres. A Grenelle aussi leurs clients s’en allaient les uns après les autres pour ne plus revenir. Il apprit par un journal le suicide de Detroyes désespéré, disait-on, du silence qui se faisait autour de lui. Vaneau le revit rallumant sans cesse son cigare ; un filet de fumée s’en échappait un instant, puis une fois de plus le cigare s’éteignait. La gloire ne durait donc qu’un temps ? Elle n’était que fumée. Cette fumée même on ne pouvait donc pas au gré de ses désirs en respirer de nouveau le parfum ?

Toute la détresse humaine se rassemblait au-dessus de sa tête comme une nuée d’orage. Il arriva que Jeanne fut enceinte.

VII

De la brume traînait encore entre les branches des arbres au-dessus des maisons. Elle avait comme une odeur de suie : la fumée des cheminées que fouettait le vent de Décembre se mélangeait à elle. Pas de neige. Les bois sans feuilles étaient tout noirs ; les chemins détrempés semblaient ne pouvoir conduire qu’en des pays agrandis par la solitude et le silence de l’hiver. Il faisait à peine jour mais Vaneau reconnut dans le brouillard à l’horizon familier l’église, les cyprès et les croix du cimetière. Toute sa nuit n’avait été qu’une longue veille, une veillée funéraire à distance. Il se sentait les yeux gonflés, la gorge serrée.

Pour la troisième fois depuis dix années il revoyait sa petite ville. Il n’y revenait point comme il se l’était promis en homme célèbre ! Il allait avoir trente-cinq ans ; ses cheveux commençaient à grisonner. Elle ne l’attendait point ; elle n’avait pas envoyé au-devant de lui de délégation. Il revenait dix ans après comme il était parti. Si, pourtant. Elle l’attendait avec ses maisons toujours les mêmes, résignée à son sort. Elle ne songeait point à s’étendre davantage sous le ciel, à allonger ses maigres petits faubourgs. Pour une maison neuve qui venait de s’élever deux vieilles s’affaissaient sous le poids de leur chaume couvert de mousse que ne pouvaient plus supporter les solives vermoulues. Peut-être parce qu’il sentit confusément cette résignation, Vaneau frissonna en se frottant les yeux. Sur son passage quelques portes s’entr’ouvrirent ; le reconnaissait-on seulement ?

Il arriva à la maison. Rien ne dénonçait le malheur. Les volets étaient accrochés, la porte entre-bâillée. Quand sa mère l’entendit gratter ses bottines sur les marches de granit, — comme il y a longtemps il y grattait ses sabots de gamin, — elle se leva, vint à lui, fit un geste vers le lit, se mit à pleurer.

Tout était en ordre comme d’habitude. Dans la cheminée les cendres étaient balayées. Le lit lui-même n’était pas bouleversé. Le mort n’y tenait pas beaucoup de place. Vaneau fondit en larmes.

Sa mère avait vieilli : ses cheveux étaient blancs. Depuis des années ou depuis deux jours ? Elle allait et venait. Sur le fourneau à charbon de bois elle avait préparé pour lui du chocolat. Elle dit :

— Mon pauvre petit ! Ainsi tu vois ?… Depuis le temps que tu n’es pas venu !… Je sais que ce n’est pas ta faute… Mais tu dois avoir faim. Tu as peut-être froid aux pieds ?… Allons ! Débarrasse-toi de ton chapeau… de ton pardessus… Mets-toi là près du feu… Pose-les plutôt sur ton lit… Tu vas manger un peu.

Il ne pouvait parler. Enfin il demanda :

— Mais pourquoi ne pas m’avoir averti ? Je serais venu plus tôt.

— Ah ! Tu le connais bien ! Quand je lui ai parlé de t’écrire il s’est mis en colère. Ça allait te déranger de ton travail à ton bureau. Tes chefs feraient des difficultés pour te laisser partir. On ne pouvait pas passer sa vie à perdre son temps et son argent en voyages. Tu vois tout ce qu’il a dit. On ne t’a télégraphié qu’au dernier moment.

Il le regardait à jamais immobile, un crucifix sur la poitrine. C’était la fin d’une vie dont chaque jour avait été rempli par le travail et qui s’était étendue tout le long de quarante années de résignation.

— On avait parlé de le mettre dans le cercueil hier soir. Je n’ai pas voulu, pour que tu le voies encore une fois. Il parlait souvent de toi, les derniers temps surtout. Il s’inquiétait. Il aurait voulu que tu viennes nous voir une fois par an mais il disait tout de suite : C’est ces voyages qui coûtent cher !

Deux hommes vinrent avec le cercueil ouvert qu’ils posèrent près du lit. Ils égalisèrent le son qu’ils remuaient avec leurs mains. Vaneau machinalement les regardait faire. Ils n’étaient pas émus. Ils avaient l’habitude de ce travail ; c’était leur vie. Puis ils le soulevèrent dans son linceul chacun par une extrémité. La toile ne céda point. Solide elle sortait de la vieille armoire où le linge n’est jamais plié avant d’avoir été soigneusement visité. Quand on l’eut mis dans le cercueil Vaneau se pencha encore sur lui pour l’embrasser sur le front. Ses larmes jaillirent de nouveau.

Le cercueil fut posé sur deux tréteaux. Il fallut enlever la table ronde autour de laquelle des années auparavant ils avaient été réunis tous les trois pour les veillées d’hiver. Le rôle de la table était fini : on aurait pu l’emporter elle aussi au cimetière. On le recouvrit du drap noir semé de grosses larmes d’argent et partagé par une croix en étoffe blanche. A la tête et aux pieds on alluma quatre cierges sur des chandeliers descendus de l’église suivant la coutume, un peu vert-de-grisés.

A neuf heures et demie le glas commença de tinter. Vaneau connaissait les sonneries des cloches de son pays. Elles avaient fait partie de son enfance. Elles ne ressemblaient point aux carillons indifférents toujours les mêmes que l’on entend à Paris. Ici les cloches avaient des voix joyeuses pour un baptême, pour un mariage, lugubres et plaintives pour un enterrement. De vieilles femmes en sabots avec des tabliers et des bonnets noirs arrivaient l’une après l’autre ou par petits groupes. Elles faisaient avec la branche de buis trempée dans le verre d’eau bénite le signe de la croix sur le cercueil puis s’agenouillant disaient une prière pour le mort en remuant les lèvres : elles ne pouvaient pas prier autrement. Des hommes entraient vêtus de paletots noirs qui n’avaient pas coûté cher mais qu’ils mettaient le moins souvent possible de peur de les user trop vite ; on les devinait mal à leur aise dans les souliers qu’ils avaient dû chausser aujourd’hui : ils aimaient mieux leurs sabots. Ils prenaient la branche de buis étonnés de la sentir légère à leurs mains, eux qui d’habitude soulevaient des fardeaux et ne trouvaient lourdes ni la pioche, ni la cognée, ni la bêche. Puis ils se retiraient un peu, gênés de leurs bras inoccupés qu’ils croisaient. Ils l’avaient connu. Pour le suivre à l’église, au cimetière, ils perdaient une demi-journée. Ils ne le regrettaient pas sachant que leur tour viendrait.

Vaneau se tenait près de la cheminée avec son pardessus, ses manchettes, son faux col, ses bottines, parmi ces hommes et ces femmes. Il étouffait. Par instants il fermait les yeux comme pour regarder au dedans de lui-même. C’était ici dans cette même pièce où il y avait aujourd’hui beaucoup de monde qu’il avait comme les autres dans des maisons semblables appris ses leçons, fait ses devoirs, joué quand dehors il faisait mauvais. Aujourd’hui dans son cœur il parlait à son père. Il disait :

— Tu aurais mieux fait de me garder près de toi. Si j’étais resté ici peut-être ne serais-tu pas mort ? Je ne te reproche rien. Repose en paix.

Enfin le clergé arriva. Les enfants de chœur avaient des soutanes noires. Quand l’officiant récita les prières le cortège se mit en marche.

Les quatre porteurs du cercueil avançaient, le buste rejeté en arrière, enfonçant leurs talons dans la terre du chemin. Vaneau donnait le bras à sa mère ou plutôt c’était elle qui s’appuyait sur lui. Elle pleurait toujours. Elle avait vécu avec lui quarante années durant sans qu’un seul jour les eût séparés. Ils avaient réuni leurs efforts pour entrer dans la vieillesse avec un peu de tranquillité. Jamais elle n’avait dépensé d’argent pour sa toilette ; jamais même pendant les hivers les plus rudes elle n’avait donné son linge à laver ; jamais elle n’était allée aux fêtes des environs comme on le voit faire à certaines femmes qui mènent leurs maris par le bout du nez. Elle n’avait jamais dépensé un sou qu’à bon escient. Peut-être avaient-ils pensé que leur fils grâce à l’instruction qu’au prix de combien de sacrifices ils lui faisaient donner leur viendrait en aide et qu’ils pourraient grâce à lui se reposer au coin du feu. Elle l’avait soigné tout le temps de sa maladie parce qu’il n’était pas possible qu’il mourût. Aujourd’hui elle marchait derrière son cercueil. Vaneau serrait les mâchoires.

L’officiant et le chantre psalmodiaient lentement le Miserere. La montée était dure. Les porteurs à mi-côte s’arrêtèrent pour souffler. Le vent passait dans les sapins, sur les tilleuls, roulant et déroulant la brume. On repartit. L’officiant chantait :

— Ecce enim veritatem dilexisti ; incerta et occulta sapientiæ tuæ manifestasti mihi.

Alors Vaneau vit clair. Il se dit à lui-même :

— Je suis de ceux pour qui la résignation est un devoir, qui doivent accepter la vie telle que le destin la leur a faite. Ces conseils d’accroissement, de développement, mais ils ne sont bons que pour les riches, que pour les forts ! Je ne veux plus me plaindre ni me décourager ; mais je cesserai de vouloir atteindre des sommets où je ne puis prétendre. Je suis ce qu’il m’a fait, ce que, venant de lui, je ne pouvais pas ne pas être. Certainement il était fier parce que j’apprenais à l’école des frères tout ce que je voulais, mais ne m’a-t-il pas toujours conseillé ensuite de me contenter de ma situation ? S’est-il jamais insurgé ? A-t-il jamais essayé de monter plus haut ? J’entends bien que l’on me parlera de négation de l’effort. Mais non. Il n’a pas été question pour lui de lutte mais de travail. Il n’a pas voulu se mesurer avec d’autres mais avec lui-même, avec sa force pour la connaître et l’employer tout entière.

On entrait dans l’église. Elle était froide, sombre. On avait tendu le chœur d’une draperie noire. Autour du cercueil exhaussé sur le catafalque on disposa de grands chandeliers peints en noir. La mort était là. Des chants lugubres passèrent lentement au-dessus des têtes comme des chauves-souris qui sortent des molles ténèbres. Dehors le ciel devenait plus noir encore comme s’il eût pris le deuil. Malgré les cierges l’église se remplit d’ombre. La messe commença. Montant des abîmes du moyen-âge, alors que les peuples sentaient passer sur leurs têtes le souffle des grandes calamités et que le ciel était sinistre au-dessus des cathédrales inachevées, le Dies iræ fit sonner ses rimes triples.

Inconsciemment Vaneau s’agenouillait, se levait, s’asseyait. Il poursuivait sa pensée ne voulant point la laisser qu’il ne l’eût épuisée. Il se disait :

— Ces efforts, inutiles puisqu’ils dépassent mes forces, ces désirs de gloire, j’en ai assez. La gloire ! Être connu ! Ils discuteront sur la réalité du monde, mais pas un instant ils ne douteront de la réalité de leur propre gloire. Le monde s’éteindra avec eux puisqu’il finira pour eux à la minute précise de leur mort ; mais leur gloire leur survivra. Pourtant qu’en sauront-ils ? Et qu’ils viennent ici ! Qu’ils traversent les bourgs et les villages de France ! Ils n’y seront point précédés par leur réputation. Leur auréole de cuivre reste accrochée aux portes de Paris. Cinq cents, dix mille, deux cent mille lecteurs les connaissent, mais des millions d’hommes les ignoreront à jamais. Le bûcheron qui sa journée finie chante dans une auberge et que dix mains calleuses applaudissent, a lui aussi ses minutes de gloire.

Le chœur chantait :

— Dies magna, et amara valde.

Vaneau continuait :

— Je n’ai rien en moi.

Il avait beau médire de la gloire : il lui en coûtait de se faire cet aveu. Sur son père et sur lui-même il versa quelques larmes qu’il essuya d’un revers de main.

— Cela non plus je ne te le reproche point. Nous ne sommes point responsables de ce que nous sommes. Un homme de génie n’a pas à s’enorgueillir du poids de son cerveau. Mais nous avons tort de ne pas nous connaître, de ne pas savoir nous dire : Tu n’iras pas plus loin, mais tu peux et tu dois aller jusque-là. Je ne veux pour moi ni de leur arrogance ni de leur orgueil illimité. Qu’ils se paient l’illusion de réchauffer l’univers sur leur sein puisqu’ils ne doivent jamais douter de la réalité de leur rêve. Que, me mesurant avec l’étalon dont ils se servent pour eux-mêmes, ils me jugent trop petit : libre à eux ! Je ne suis ni moindre ni trop grand : je suis autre. Ici j’aurais été dans mon milieu. Près de ces bois et de ces champs dans une maison où la place n’est pas mesurée j’aurais mené une vie calme, pareille à la tienne. La grandeur n’est pas toujours dans le tumulte ni la force dans le jeu perpétuel des muscles. Je n’aurais pas dû aller à Paris. Tu ne m’as point retenu : peut-être si tu l’avais fait me serais-je révolté ? Peut-être aussi parce qu’autrefois j’étais le premier à l’école croyais-tu que là-bas la fortune me sourirait ? Hélas ! Je n’ai pas de doctrine nouvelle à annoncer, pas de gestes à faire sur les foules. Je ne peux m’engager à les tirer du désert pour les conduire à l’entrée de la Terre Promise. Je n’ai plus que mon métier. Je ne prendrai plus la plume que pour être un bon employé, comme tu n’as jamais pris tes outils que pour être un bon ouvrier. Ton exemple me servira de leçon. C’est le seul héritage que tu me laisses. Je pourrais le refuser : je l’accepte aujourd’hui. Je n’ai pas compris Jeanne : c’est elle qui avait raison.

Le clergé en tête on sortit de l’église pour se rendre au cimetière. En passant les porteurs accrochaient les chaises de chaque côté de la nef : elles se renversaient les unes sur les autres. Les cloches sonnaient le glas. Le cercueil fut posé près de la fosse comme il l’avait été près du lit.

Suivant le rite le prêtre l’aspergea encore d’eau bénite puis l’encensa. Quand la dernière minute fut venue, on le descendit dans la terre avec deux grosses cordes que quatre hommes laissaient glisser dans leurs mains, lentement, de façon à ce qu’il reposât d’un seul coup, pour toujours.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le trente et un janvier mil neuf cent quatorze
PAR
E. ARRAULT ET Cie
A TOURS
pour
BERNARD GRASSET