The Project Gutenberg eBook of L'homme couvert de femmes

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Title: L'homme couvert de femmes

Author: Pierre Drieu La Rochelle

Release date: January 29, 2024 [eBook #72808]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard, 1925

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME COUVERT DE FEMMES ***

DRIEU LA ROCHELLE

L’HOMME
COUVERT DE FEMMES

Deuxième édition
nrf

PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)

DU MÊME AUTEUR

POÉSIE

ESSAIS

FICTION

THÉATRE

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES, CENT NEUF EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT NEUF EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE A A I, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, ET HUIT CENT QUATRE-VINGT-TREIZE EXEMPLAIRES IN-OCTAVO COURONNE SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT TREIZE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A m, HUIT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE NUMÉROTÉS DE 1 A 850, ET TRENTE EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 851 A 880, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION ORIGINALE.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION
RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD
, 1925.

A LOUIS ARAGON

PREMIÈRE PARTIE

I

— Ce Gille va venir, dit Finette, mais goûtons. Ce n’est pas un monsieur exact, il retardera peut-être Luc jusqu’à demain.

— Ce garçon que nous avons rencontré aux courses et au concert ? demanda Molly.

— Oui, Luc l’amène.

— Luc le connaît ! Qu’en dit Luc ?

— Assez drôle.

— Ça m’amuse qu’il vienne.

— Gille… comment dites-vous ? demanda l’autre amie de Finette.

— Gille, cela suffit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il a un corps convenable et une frimousse qui peut être attrayante pour certaines.

— D’où sort-il ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Quelque chose.

— Il a de l’argent ?

— Il a l’air de s’en sortir. Les voilà.

Une petite voiture apparut au bout de l’allée. Le frère de Finette et Gille y étaient. Ils virent les trois femmes claires, assises sur le perron bas, devant la façade assez noble de cet ancien rendez-vous de chasse.

— Bonjour Finette, je t’amène un charmant jeune homme.

— Bonjour Luc, bonjour Monsieur.

Il y eut un silencieux ajustement. Gille s’inclinait, souriait, sa silhouette était fière, mais son visage était blême.

— Je suis content d’être chez vous, Madame, j’aime votre maison.

— La maison a été bien réparée par un vieux fou, avant moi. Vous voulez du thé ?

— Vous restez longtemps ici ?

— Des mois. J’oublie qu’il y a beaucoup de choses plus belles. Vous êtes resté tard à Paris ?

— Je suis parti.

— Vous êtes arrivé, restez.

— Il m’a parlé, en venant, dit Luc, d’un tas de projets compliqués, je n’y ai rien compris.

— Ni moi non plus, répliqua Gille avec placidité.

— Il est toujours temps de se priver en choisissant, marmotta Finette, le nez dans la théière.

— Je ne sais pas s’il se prive, mais en tout cas il ne choisit jamais, nota Luc.

— Je vais à Biarritz, assura Gille.

— Nous verrons bien.

Les regards de Gille erraient autour des trois femmes. Ils revenaient plus souvent près de Finette, mais ils n’abandonnaient pas les deux autres.

Il avait eu un sourire narquois quand la maîtresse de maison avait répondu à ce petit nom de Finette. Mais déjà il comprenait que l’on mît en évidence ce flair qui guidait délicatement ses gestes. Elle semblait faible sur sa chaise longue, mais son visage était en éveil, et rien ne s’y abandonnait. Gille qui ne l’avait aperçue auparavant que deux ou trois fois, et de loin, eut sous les yeux une ligne qui entre deux coussins offrait un heureux raccourci. Si le regard s’aiguisait vite, la bouche pouvait être tendre.

On s’interrogea un peu sur ses façons. Comment vivez-vous ? Quelle recette inconnue pour tirer parti des jours pourrais-je vous emprunter ? Puis, il fallut bien régler le sort du prochain. Gille en parla avec peu de retenue ; il semblait aller assez avant dans le caractère des gens, parce qu’il en montrait ensemble des traits favorables et d’autres déplaisants. Il ne songeait pas à jouir de ce qu’il découvrait. Ses propos étaient hâtés et exagérés par le désir d’arriver à un résultat. Ses paroles d’un moment faisaient une allusion impatiente à un autre. Enfin, il prononçait un jugement avec une sévérité ingénue.

Finette se plut à voir quelqu’un découvrir sinon son jeu, du moins une de ses façons de jouer et si tôt. « Est-il imprudent pour de vrai, se demandait-elle, ou ne court-il ces petits risques que pour donner le change ? Vivrait-il vraiment à son aise ? »

— Est-ce que vous connaissez madame de B…? lui demanda-t-elle.

— De nom.

— Elle m’écrit qu’elle viendra peut-être chez moi, un peu plus tard. Je voudrais que vous la connaissiez. Vous ne l’avez jamais vue ? C’est une beauté. Je n’ai rien vu de mieux. Du reste, il n’y en a pas des tas.

— Quel genre ?

— Elle a un visage et des bras ! La pire littérature devient possible ; vous savez, tous les grands mots.

Il n’en fallait pas tant pour Gille qui tressaillit d’espoir, et prêta à l’inconnue un visage qui attendait parmi ses souvenirs, puis s’étonna d’être déjà familier avec un vieux rêve qu’il croyait nouveau.

— Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle a un mari, je crois. Elle voyage. Elle est intelligente.

— Et…?

— Je ne sais pas… On dit que… Il y a un homme qui a été fou d’elle…

— Ah !

— Je crois qu’elle n’est pas contente, qu’elle n’a pas trouvé… pourtant une fois elle a eu l’air très absorbée, très tendre.

— Ah !

Gille sent déjà s’altérer le bonheur.

Mais Finette repoussa la belle inconnue pour feindre d’écouter une anecdote de Luc qui embaumait les vivants avec une satisfaction funèbre comme un petit prêtre sardonique. Très en verve, il alignait, les unes à côté des autres, des momies vidées de leur sens et figées dans une attitude d’un ridicule désolant. Pourtant Finette surveillait son hôte plus qu’elle n’écoutait son frère, si connu.

Il y avait un certain temps qu’elle le rencontrait à droite et à gauche : il paraissait n’être que laisser-aller et pourtant le résultat de ses actes forçait à supposer parfois qu’il avait calculé. En même temps on lui en avait parlé : revenaient des histoires de femmes, où Gille était animé de désirs chauds qui faisaient fondre leur défense, puis sa chaleur devenait lucidité. Les gens qui étaient dans le voisinage voyaient apparaître dans un relief cruel les défauts de ses partenaires. Pour lui, l’indignation devant tant d’imperfection le chassait au loin. Il revenait bientôt tendre et goguenard vers une autre.

Preste rebelle contre la lourdeur de l’ordre, contre la négligence des humains à être heureux, contre leur mauvais vouloir à l’égard de ceux qui veulent l’être, et bien qu’elle doutât de rencontrer beaucoup de semblables, Finette imaginait aujourd’hui que ce lâcheur était comme elle, un hors-la-loi subtilement mêlé aux rangs de la foule.

C’est ce que Gille doutait d’être, en dépit du concours des apparences, car il se disait : « Suis-je tel aujourd’hui ? peut-être, mais c’est demain que je serai moi-même. » Effet de l’âge : il était jeune et peu précoce.

Il était venu chez Finette attiré par la curiosité qu’elle lui portait, et aussi par l’envie de s’égarer dans une maison assez mal réputée, cotée bas par le snobisme. Il craignait son ironie, mais il comptait bien lui découvrir des faiblesses et pouvoir en user contre elle. Fille d’un petit courtier en bijoux, elle était la veuve fort riche d’un homme qui avait vécu brutalement, pris aux autres beaucoup d’argent et de femmes. La soumission passionnée dont elle l’avait flatté pendant plusieurs années laissait le monde encore étonné. Gille, par orgueil, doutait que cet attachement fût encore inattaquable. Et pourtant il prenait un air de respect distant, qui masquait la crainte qu’elle ne fût restée inexpugnable dans quelque retrait de sa personne, par exemple dans sa sensualité. Du reste, les premiers plaisirs de cette rencontre étaient assez sûrs pour qu’il ne songeât pas à ceux qui pourraient les suivre. Il goûtait les fléchissements presque imperceptibles mais précis de ce corps nonchalant. Il regardait sa robe, la courbe de ses propos. Elle soignait tous les détails et tous les moments ; elle était présente à tous les points.

Il ne vit pas son visage ce jour-là, car il lui fallait faire face à Luc et à leurs deux amies et il n’était pas dans sa nature de saisir les choses avec promptitude.

Il craignait aussi la perspicacité de Luc et dès la première minute qu’il avait été en présence de Finette il avait commencé de dissimuler son intérêt à cause de lui.

Du reste la forme des seins que mettait en vue une des amies de Finette facilita la diversion de ses regards.

C’est ce que nota aussitôt Finette avec un amusement léger et sans le moindre esprit de concurrence. Elle était décidée depuis longtemps pour protéger la pointe de son esprit et grâce au grand assouvissement qu’elle savourait encore, à regarder tous et toutes de loin et à ne rien rapporter à elle de leurs agitations.

C’était donc d’une façon fort détachée qu’elle se plut, ce premier jour, aux traits du corps de Gille comme à ceux de sa vie qu’on lui avait contés ou qu’elle attrapait déjà.

— Vous avez sommeil ? demanda Gille à Luc, à la fin de la soirée.

— Non. Je viens chez vous. Elle me plaît beaucoup, vous savez, votre sœur. C’est bien, sa maison, elle a de la tête.

— Moi, je ne sais pas, en dehors de la naissance, il se trouve que c’est ma plus vieille amie. C’est un des rares êtres supportables.

— Mais, dites donc, la grosse brune qui ne parlait pas, elle a l’air d’en vouloir.

— Vous pouvez y aller.

Gille s’intéressa à la grosse brune, demandant des renseignements inutiles. Luc répondait patiemment. Il avait le penchant de reculer aussi loin que possible les limites de la liberté pour lui et même pour les autres ; il satisfaisait leurs petites habitudes et son égoïsme ne l’arrêtait qu’assez tard dans ces soins, car il ne se prêtait pas le moins du monde par une telle souplesse qui était coquetterie plus que dévouement de la sympathie.

Ils demeurèrent ensemble jusqu’à une heure du matin. Ils parlaient de leurs amis, ils en échangeaient les portraits hâtivement crayonnés, mais leur curiosité était futile et ne mordait pas. Aussitôt qu’ils en venaient à la manière de se servir des humains, de les aimer, leurs propos mal soutenus hésitaient et défaillaient.

— Vous ne vous rendez jamais dépendant des êtres, vous, hein ? demanda Luc, avec une ironie tout à fait indulgente, son opinion déjà faite.

— Aucun être ne mérite qu’un autre lui rende les armes, répondit Gille, qui n’alla pas plus avant vers la contradiction et la difficulté.

Luc y prit la déclaration d’indépendance qui flattait sa morale.

— J’ai peut-être pourtant rencontré, ajouta Gille, deux ou trois fois, des hommes et des femmes qui auraient pu m’entraîner jusqu’à l’amour ou l’amitié, mais les circonstances ont toujours fait que nous avons été séparés : ils n’ont pas eu le temps de me faire sentir ces effets incroyables…

— Les circonstances, railla Luc, on dit cela.

— Vous croyez ? non, je ne crois pas que je cherche une excuse.

Gille ne dit pas grand’chose de plus net et Luc ne l’y força pas, recherchant chez son nouveau camarade d’amusantes incertitudes.

Quand Luc fut sorti de la chambre, Gille ouvrit un livre, mais au bout d’un moment il entendit chantonner à la fenêtre voisine. Aussitôt il leva un regard assez gai : « C’est la grosse brune, qui est à côté. »

Il se leva et se pencha brusquement.

— Vous m’avez fait peur, s’écria Molly, surprise par le brusque déclic de son piège.

— Vous me faites plaisir. Vous n’avez pas sommeil ?

— Si. Je n’ai qu’à m’étendre : dans deux minutes, je dormirai comme une souche. Mais la nuit est trop bonne. Et vous ?

— Vous m’avez bien réveillé.

— Vous en avez taillé une bavette avec Luc. De quoi parliez-vous ?

— De nous ! Des femmes !

— Son indifférence lui permet d’avoir des idées générales. Qu’est-ce que vous dites des femmes ?

— Moi je les aime. Et vous ?

— Moi, je suis comme vous : j’adore les hommes.

— Qu’est-ce que vous préférez : les hommes, ou l’amour ?

— Quand je regarde un homme, c’est un amour. Je n’ai plus de cigarettes, vous en avez ? Apportez-les-moi.

— Bon, je viens.

Tandis que Gille se recoiffait, il pensait à Finette pour la prendre à témoin de son succès, mais les formes largement ondulées de Molly lui firent oublier son hôtesse. Pourtant, après le premier sourire de triomphe ouvert et dur, il en avait un autre, mêlé d’inquiétude, quand il passa dans la chambre de sa voisine.

Cette simple démarche supprima les autres. Elle était déjà sur son lit, très déshabillée.

« Ne fumons pas », dit Gille en posant les cigarettes.

« Ma bouche ne goûte pas des lèvres si étroites : pourtant elles sont bien souples. J’ai beau les aimer, ces grosses-là à quarante ans deviennent un peu poussives. Mais un plaisir dont je ne me lasserai jamais, c’est de reconnaître sous la graisse la ligne idéale de la jeunesse. Comme elle a dû être mince, celle-ci. Elle garde sa ligne ; elle la suit de loin mais elle ne la perd pas. Elle a une taille : le ventre est séparé de l’estomac, la hanche ne s’épaissit pas trop haut, les reins font leur creux. C’est un beau morceau. Par exemple, j’aime mieux le goût de l’ail que de la pâte dentifrice.

«  — Vous êtes charmant. Charmant visage. Vous embrassez bien. Oui. Oui. Oui.

« Elle parle, quelle horreur ! Elle retrouve sa voix de petite fille. C’est comme la ligne engorgée dans la graisse, mais ça fait comique. Ne rions pas trop, c’est dangereux. Elle est soignée. Une peau fine, une dent en or : pourquoi l’or, là, dégoûte-t-il ? Un peu de ventre, autant que dans le gilet de mon père qui croyait qu’il n’en avait pas. J’inspecte la bouche, le cou, les seins, le ventre. Et maintenant ? Je crois qu’il faudrait profiter du premier élan ? Oh oui ! il ne faut pas s’attarder. Cette main, du reste, qui vient vers moi, rend tout aisé. C’est drôle ; il suffirait d’un mot pour lancer cette femme dans l’espoir. Elle a des mérites ; franche du collier. Mais avec n’importe qui. A la fin, ce petit visage et ce gros corps, cela m’entraîne vers le comique, or le comique et le désir ! Enfin, je m’en suis tiré. Regardez-la, elle est aussi belle que si elle était morte. On pourrait croire que c’est arrivé. »

Gille, poli, mit dix minutes à faire croire à cette bonne Molly qu’il ne pouvait s’arracher à elle. Puis il put décemment s’écarter un peu. Il la regarda se livrer à ses ablutions, avec un sans-gêne si innocent qu’il la débarrassa du ridicule qui était passé sur elle.

Mais quand elle revint, elle n’osa rester nue, cherchant dans ses yeux un jugement. Il prolongea un silence dans l’ombre qui la força à en rabattre. Elle s’allongea pour lui donner des remerciements et jeter de l’huile sur le feu. Mais le feu était mort. Gille avait envie de dormir. « Un lit pas large, encombré par un corps de plus en plus étranger, et le matin il faudrait décamper avant l’arrivée des domestiques. » Sous un reproche muet et fourmillant il se leva.

« Je suis éreinté, ce voyage… »


— Comment l’as-tu trouvé, demandait Luc à sa sœur.

— C’est un serpent qui dort au soleil. Il est en bois, mais il faut voir, une minute après, comme il se tortille bien pour avaler la grosse bête qui se laisse faire.

— Il a la folie de plaire. Et pourtant…

— Et pourtant !

— … tout d’un coup on sent qu’il renonce entièrement à la personne qu’il a commencé de poursuivre… On m’en a raconté de raides sur sa façon de plaquer les gens.

— Mais qu’est-ce que cette coquetterie, crois-tu ?

— Ce n’est pas tant de la vanité. C’est même le contraire, c’est de la curiosité. Il est fasciné par les êtres dans le premier moment, mais tout de suite après la réalité le délivre, le dégoûte.

— Et il ne pardonne pas aux autres d’avoir marché.

— Il oublie de leur en vouloir, il les oublie. Pourtant tout n’est pas désintéressé dans les coquetteries de ce monsieur. Il y a aussi la peur de ne pas exister.

— Je ne vois pas ça.

— Si, il a besoin d’être soutenu par des regards, pour avoir l’impression qu’il se tient debout.

— C’est un garçon qui existe, pourtant.

— Peut-être, je ne vois pas très bien comment. Il est bien détraqué celui-là encore, comme nous tous.

Pourquoi Luc avait-il amené Gille chez Finette ? Ils avaient l’habitude de mettre en commun leurs humeurs. Le spectacle du monde, quand Luc ne s’en détournait pas dans des moments de malaise abominable, provoquait son esprit à des trépignements burlesques que des applaudissements redoublaient. Bien que fasciné par la vie mondaine, Luc ne s’y mêlait pas beaucoup car, en plus de ces misérables défaillances qui l’enfermaient chez lui, une extrême susceptibilité lui rendait tout commerce difficile, et son esprit barbelé faisait lâcher prise à bien des séductions pas assez mordantes. Alors il revenait vers sa sœur. Ils se vautraient incestueusement dans la complaisance d’eux-mêmes.

Luc avait donc amené Gille pour les distraire tous deux. Mais il avait prévu que Gille s’occuperait plus de Finette que de lui. Or il était fort capable de jalousie à propos de sa sœur ; il craignait tout mouvement qui dérangeât leur immobile égalité. Mais pour rien au monde il ne se serait dérobé à de pareilles épreuves.

II

Finette et Luc, Gille et Molly se retrouvèrent au déjeuner. Molly ne faisait pas un geste qui ne commentât son plaisir, et Gille, flatté, regardait Finette. Celle-ci l’avait reçu d’un air qui l’avertissait que la grosse enfant avait couru à son lit pour lui conter son aubaine. Luc goûtait beaucoup le sans-façon de ces amours. Enfin tout le monde déjeuna gaîment en jouissant de la liberté grande.

L’après-midi on fit les paresseux. Gille était assez empressé auprès de Molly, lui apportait des coussins ; mais ses regards sautaient beaucoup moins souvent que la veille et, après l’avoir assuré encore de sa conquête, se posaient plus longtemps sur Finette. Ils ne s’en détournaient plus guère que pour tâter de l’opinion de Luc sur ses premiers pas dans la maison. Au lieu de s’être éloigné de Finette, Gille présumait que dans l’esprit de cette femme conciliante, il s’en était plutôt rapproché en prenant possession d’un de ses objets familiers. Molly, sans éprouver la moindre jalousie de cette distraction, regrettait seulement de perdre quelques uns des frôlements qui eussent été un à-compte sur la sieste que tout à l’heure elle pensait bien partager avec lui. Gille trouva gênante cette revendication, pourtant modeste, et cachée sous la bonne humeur. Que l’on sût que sa faveur pour elle n’était faite que d’indulgence ! Il se retourna alors entièrement vers Finette qui était demeurée immobile et imposante comme le premier jour, la veille.

Mais on entendit un petit coup de trompe et l’on vit s’avancer l’autre amie qui prenait le thé quand Gille était arrivé. Elle conduisait une jolie torpédo qu’elle faisait rager sous ses petits poings et il y avait à côté d’elle une inconnue d’un certain âge. « J’ai oublié de vous dire, souffla Finette à Gille, notre phénomène de voisine… Comme c’est gentil, notre chère grande voisine, de venir… Je vous présente un charmant jeune homme, comme vous voyez… » Lady Hyacinthia était une déesse faite comme tant de Saxonnes pour frapper les Français d’un amour mêlé de terreur. Elle se composait de métaux et de matières précieuses ; ivoires, corail, or, diamants, perles. Fer : cette charpente ; charbon : ce ronflant feu intérieur.

Mais Gille, un instant ébaubi, se reporta sur celle qu’il avait mal vue la veille.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda-t-il à mi-voix.

— Qui ? votre numéro 2 ?

— Oh !

— Françoise. Ce n’est pas le même article, vous savez.

— J’espère bien.

— Petit salaud. Vous n’avez même pas vu que cette pauvre Molly était montée et qu’elle vous a attendu au coin de l’allée.

— Si, si.

Gille alla vers cette Françoise qui, les jambes écartées et les mains plongées dans sa cotte rouge, regardait tour à tour sa voiture et Luc. Celui-ci jetait un fracas de paroles sur Lady Hyacinthia qui gloussait avec affabilité un excellent français.

Gille interrogea cette petite bonne femme. Elle habitait à une lieue de là dans une grande ferme où elle élevait des chevaux.

— Vous comprenez, nous nous sommes mis au travail. Mon mari fait de l’électricité pour tout le département et moi je travaille pour le pari-mutuel. Paris, je l’ai assez vu. Au moins, en province on parle encore français. Vous, vous êtes un de ces blêmes Parisiens qui fumez l’opium, ou faites l’amour avec des Américaines, quand ce n’est pas pire.

— Je voyage.

— Je suis sûr que vous étiez mieux pendant la guerre ; vous n’aviez pas cette mine-là.

— C’est vrai, à Paris, je vis la nuit.

— Moi je me couche avec les poules, mais pas les mêmes… Vous les aimez, au moins ? on ne sait plus avec qui on a affaire. Non, vous n’êtes pas de la bande ?

— Vous verrez bien.

— Tiens, oui.

Le visage de Françoise, bien que petit, n’était pas fin mais semblait l’être, usé par une tendresse dévergondée. Et sous le cotillon simple, d’un sans-façon affecté, un corps fluet, vif, aidé de muscles minces, serrés.

— … mon quatrième fils…

Où diable a-t-elle pu les mettre ses quatre fils ? Drôle de petite dégourdie. Ils se promenèrent dans le parc, elle sauta une barrière. Elle était nue sous sa robe de flanelle, avec de longues chaussettes. Mais son visage faisait rêver à l’entour une toilette bien plus féminine, fraîche, vaporeuse, aux couleurs du matin.

— … Quand mon mari sera revenu de Paris…

— Vous aimez votre mari ?

— Bien sûr… Je l’ai aimé comme une bête pendant dix ans.

— Maintenant, c’est la onzième année.

— Dame oui… Quelquefois j’ai envie de m’en aller tout à fait de l’autre côté de la terre avec un type tombé du ciel.

— Vous me montrerez vos chevaux ?

— Tout de suite, si vous voulez. Tenez, c’est cela. Laissons les femmes et allons-y.

Ils revinrent en courant vers la maison et sautèrent dans la voiture.

— Je vous le prends… Cinq minutes.

Son démarrage menaça un rosier et le coup de vent cassa leur vague geste d’excuse.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle un instant après, avec un sourire d’une ironie mouillée et complice.

— Gille.

— Tiens, c’est drôle, c’est un peu niais, ça vous ressemble. J’aime cela.

Elle se tenait droite à son volant, ses petites mains dans des gants bien sales. Son vieux chapeau écrasant sur la légère couperose de sa joue une mèche très blonde. Rien que ces artifices campagnards : ni fard, ni poudre.

Gille sortit subrepticement du fond de son enfance le rêve d’une châtelaine courageuse et pure.

Elle se jeta dans des chemins de traverse, parmi d’opulents herbages. On toucha à un petit bois assez fourré.

— On va s’arrêter là. Il fait bon, on ira à pied à travers le taillis jusqu’à ma ferme. Marchez derrière moi.

Aussitôt il y eut un jeu pour se protéger des branches l’un l’autre. Ils se frôlèrent, se touchèrent ; leurs corps se heurtèrent, leurs mains se pressèrent sur le même rameau.

Gille l’embrassa dans le cou, ce qui la renversa dans ses bras. Ils mêlèrent aussitôt leurs bouches et leurs membres, tapis sous un buisson. Leurs gestes étaient sûrs.

Après cela, que dire ? Et la châtelaine sur sa tour ? Gille ricanait mais appréciait une bonne tenue. Elle le félicita avec des mots justes de l’avoir contentée. Ses paroles, ses regards étaient infléchis par cette douceur qu’il avait remarquée sur son visage.

Le début d’une aventure ouvrait une perspective naïve à Gille et bien que tous les défauts de l’amoureuse le piquassent dès la première minute, cette facilité d’illusion lui permettait d’enchanter l’autre, un instant, comme lui-même. Encore avec Molly, il avait passé toute la matinée à imaginer une prolongation assez improbable de leur voisinage. Il la compara avec son nouveau plaisir. Mais il l’avait beaucoup oubliée depuis quelques heures et il ne retrouvait rien d’elle. Et pourtant son corps, plein de pulpe, lui convenait mieux que celui de cette mère de famille émaciée, qui, encore enfantin à trente-huit ans, faisait songer à une fillette meurtrie par un stupre prématuré.

Bras dessus, bras dessous, ils s’en allèrent comme des camarades qui ont joué, jusqu’à la ferme où ils burent du cidre. Il arriva à Françoise, au moment de remonter dans la torpedo blanche qui avait attendu dans l’herbe, narquoise, distillant légèrement son essence parmi les fleurs des champs, de dire : « Je suis une grande garce, tiens, pourtant j’avais un joli petit cœur », avec un rire un peu fatigué, à moitié rentré et des yeux qui pétillaient d’astuce sous une légère buée.

Comme ils rejoignaient la grande route, ils se trouvèrent nez à nez avec la voiture de Finette qui, avec Luc et Molly, revenait de raccompagner Lady Hyacinthia.

— Eh bien ! je vous le rends ; s’écria Françoise avec un regain de bonne humeur. Il est gentil, vous savez, soignez-le. Et elle disparut.

Gille vint s’asseoir modestement entre Finette, confite dans la plus hypocrite quiétude et Molly pincée, mais qui, pour ne pas mentir à ses opinions libérales, parla d’autre chose, de façon assez fluente.

Le dîner remit tout le liant souhaitable entre eux, grâce à des coquetailles et à la verve de Luc qui tenait l’excellent sujet de l’Anglaise. Le rire eut vite détendu Molly, ce qui encouragea Gille à lui jeter quelques regards sournois d’enfant prodigue. Elle y répondait comme quelqu’un qui est décidé à tuer le veau gras le soir même, ce qui ne laissa pas d’effrayer le jeune coureur. Mais il était fort animé et suivant son penchant il ne put résister à l’envie de ressaisir ce qu’il avait lâché. Pourtant après ce repas il revint à Finette.


— On a parlé beaucoup de vous, tantôt, dit Finette flatteuse.

— Ah oui ! Elle est gentille, votre amie.

— Laquelle ? Vous lui plaisez énormément. Mes compliments, c’est une belle fille.

— Vous trouvez ? Elle n’a pas de beaux yeux.

— Elle a une belle peau.

— Oui, mais ses dents sont drôlement plantées.

— Jeune goujat… Pourtant vous aimez les femmes.

— Je les adore…

— En tout cas, vous leur plaisez.

— Pas aux meilleures.

— Elles se valent toutes. Il n’y a pas une femme pour en céder aux autres quand il s’agit d’aimer. Enfin je parle de celles qui aiment cela.

— Vous aimez cela ?

Finette se mit à parler de romans et de comédies. Elle n’était pas très difficile, approuvait plus de choses que Gille, mais avec indifférence. Elle s’animait quand elle relevait dans un tempérament une vivacité de désir et surtout de l’acharnement à se satisfaire. Puis tout d’un coup :

— Je n’aime que Candide.

— Son jardin était bien petit, protesta Gille.

Étonné de la sûreté des opinions de Finette il les admira, puis il les craignit car elles allaient vers un point de ralliement bien éloigné de lui.

Aussitôt qu’il eut fait cette première réserve sur elle, il put noter encore que si elle avait un teint exquis, son nez ne se prêtait guère à une louange raisonnable. Mais pouvant séparer ses défauts de ses qualités, il discerna mieux celles-ci. Mains courtes, doigts longs : ils n’étaient pas fuselés, mais un peu carrés, avec des ongles courts. Peau douce sur chair maigre. Ces mains étaient les instruments d’un esprit actif et volontaire. Ce corps menu, potelé, pliant, se familiarisait sournoisement sous les regards. Les fesses étaient trop basses et les chevilles inachevées. Le visage était ridé par le désir et la réflexion. Les yeux à force d’aiguiser leur regard s’étaient rapetissés.

Il l’imaginait au lit, aimant le plaisir dans une parfaite décision de ses nerfs, bientôt brisés. Sa tendresse ne donnait que le meilleur d’elle-même, que ses traits les plus affinés et les plus efficaces. Elle était tenue en main par la sagacité. Mais son esprit ? Il pourrait en trouver le secret sans le dominer car elle avait transformé dans le soin de son indépendance, sa pudeur refoulée et ses craintes de femme seule. Cette constatation le butait et, timide devant l’obstacle, il réprimait prudemment la curiosité qu’excitait ce corps dont les ressorts lui semblaient dissimulés et difficiles.

Cependant elle voyait en lui un jouisseur qui se doublait d’un lunatique, mais le lunatique servait encore le jouisseur. Il fallait s’amuser de loin d’un tel personnage, ce qui lui convenait parfaitement puisqu’elle ne voulait former aucun nœud après ceux, douloureux, savants et forts qu’elle avait longtemps maintenus avec son mari. C’était un curieux assemblage : il était naïf et spécieux, flagorneur et implacable, tendrement zélé et tout à coup il disparaissait, on retrouvait plus tard un déserteur un peu nostalgique. Finette goûtait de ne pouvoir mettre aucune confiance en lui. Le garçon se modelait selon une maxime à laquelle elle revenait souvent : « rien à espérer, tout à prendre. »

Ils bavardèrent tard.

Gille se déshabilla hâtivement, pressé par le sommeil. Il ne réfléchissait guère. Si c’était pour la solitude qu’il penchait d’abord, l’apparition des êtres le séduisait toujours et le jetait hors de lui-même. Il se lançait dans le torrent, et il ne pouvait avoir un regard sur ses actions que quand, raccroché à la rive et ayant dormi, il se retournait paresseusement sur les brisants où il avait culbuté. Se mêlaient les images fatiguées de Françoise, de Molly, de Finette, de Lady Hyacinthia. Il préférait l’une après l’autre, ne se satisfaisait ni de celle-ci ni de celle-là, mais n’en repoussait aucune. Il se rappelait seulement avec une vanité vague, comme si ses sens ne nourrissaient pas sa mémoire, le corps heureux de Molly, Françoise et la bonne senteur de son petit bois, l’ironie complaisante de Finette, la carrière illustre de Lady Hyacinthia, la présence inquiétante de Luc. Mais soudain, Madame de B… rassembla ses traits dispersés.

Il s’en fit une image nette, d’un arbitraire désinvolte. Elle avait le corps de cette putain de Vienne — cette putain, oh ! les putains — qui était assise sur son imagination de tout son poids : un corps immense, dont il sentait exactement l’épaisseur comme s’il la tenait. Mais toute cette masse était enveloppée d’une ligne délicate, car le visage était d’une autre, celui de cette femme dans le train de Milan, dont les traits filant des yeux, des ailes du nez, de la bouche, faisait un contre-courant fluide qui redescendait, comme un filet lumineux enlève une masse plantureuse de poisson, sur tout le corps de l’autre et, amenuisant d’une caresse scintillante les volumes majestueux, les transfigurait.

Pourtant il avait envie aussi de vivre comme Françoise et avec elle, il ne voulait pas songer encore que son corps qui ne lui avait guère plu mais qui lui avait été voilé par la viridité du bois, lui apparaîtrait bientôt sous son vrai jour.

Mais au bout de ces réflexions il s’inclina devant la loi de voisinage qui représentait ce mur où il s’appuyait en retirant ses souliers. Il n’était guère nécessaire de faire ce petit effort ingrat de repousser cette belle poitrine grasse qui florissait à quelques pas dans l’eau odorante qu’il entendait clapoter.

— La garce. Elle va m’attendre. J’ai une envie de roupiller.

Le rut bien réglé de cet après-midi, le laissait favorable à de prochaines occasions. Pas ce soir, néanmoins. Pour indiquer son bon plaisir dans la nuit qui baignait fraîchement la façade, il éteignit, mais comme il venait de tourner le bouton, on toqua à la porte.

La flatterie l’emporta et sans rallumer, il défit le verrou. Sentant bon, enveloppée d’un nouveau peignoir, Molly se glissa sans vergogne dans son lit. Gille retira son pyjama qu’il avait enfilé avec tant de fatigue.

— Tu m’as bien laissé tomber…

— …

— Oh ! n’aie pas peur, je ne te reproche rien. Nous ne nous sommes pas fait de serments. Mais tu aurais pu avoir envie de faire ça sur l’herbe avec moi.

Il restait inerte, mais Molly mit son point d’honneur à lui faire oublier les ébats de la journée qu’elle devinait facilement. Il regarda, distrait et amusé, son gros derrière au clair de lune tandis qu’elle appelait chez lui un plaisir qu’il voulut bien lui faire partager, au moment opportun, mais qui le soulevait vers madame de B…

III

Hyacinthia, d’une bonne maison, avait épousé autrefois un socialiste inconnu dont elle pensait faire un premier ministre. A peine se remua-t-il assez pour devenir Lord X… comme sa femme était déjà Lady Hyacinthia. Elle avait eu vite fait de renoncer au rôle de manager auprès de ce champion manqué, et comme la chasse et le voyage étaient trop anglais, elle s’était retournée vers l’amour qui, pourtant, de nos jours, ne l’est pas moins : un poète, un jockey, la nièce d’un cardinal l’avaient déçue tour à tour. Ces éclatantes maladresses montraient son cœur d’or, qui était fait pour se dilater comme une sphère dans la main d’un roi. Elle n’avait pas su reconnaître, quand ils passaient sur les grands chemins, les maîtres peu voyants de ce temps-ci. Impatientée, elle avait fait main-basse sur les premiers venus. Le poète eut un succès un peu brusque, en fut étourdi et glissa aussitôt dans de faibles mondanités. Le jockey engraissa. Enfin elle avait cru qu’on pouvait encore essayer du scandale, mais elle avait eu toutes les peines du monde pour se faire fermer quelques portes et on lui en ouvrait d’autres, selon les rites empressés du monde immense et bien classé des irréguliers.

Pour le moment, elle vivait en France, froissant des livres, recevant n’importe qui, trompant sa faim on ne savait plus comment. Encore jeune, sa beauté dure était faite pour soutenir âprement les luttes inexpiables de la cinquantaine.

Toute la bande alla déjeuner le lendemain dans son château Louis XIII, où elle ménageait cette trêve avec elle-même. Ce lieu faisait une réussite inutile et implacable où aucun détail n’avait été épargné, aucune erreur effleurée, où régnait sans un pli le confort le plus intransigeant.

Gille s’épouvantait devant cet écrin aussi funèbre que ceux de la rue de la Paix où allaient mourir les fameuses et vaines anecdotes portées par cette dame sans emploi. Finette recherchait discrètement dans les yeux de Hyacinthia la figure de ses amours. Elle appréciait cette femme qui faisait litière de ses ridicules mais qui, sans doute avertie par le temps, s’asseyait avec toute son obstination inutile, pour le recevoir comme une momie royale. Pour Molly et Françoise, il y avait là un jeune peintre très frais, Prune irlandais.

Lady Hyacinthia les abreuva de coquetailles, connaissant les habitudes de demi-ivrognerie que prend cette sorte de Français. Gille, qui avait besoin de réagir contre un reste de fatigue, en but plus que les autres. En sorte qu’il s’échauffa encore plus qu’il ne faisait d’habitude devant des étrangers.

Le mélange de sa coquetterie personnelle, de sa tendance astucieuse à plier devant tout inconnu pour le séduire, de sa susceptibilité nationale le jetait dans un labyrinthe d’habiletés aimables au devant des Anglais et des Américains qu’il mêlait un peu. Il venait de renoncer à certains préjugés sur les Anglais. Il les avait crus longtemps, sous le signe de la reine Victoria, fermés à toute aisance et il les avait admirés pour cela à tout hasard. Mais des séjours en Angleterre et tant de rencontres à Paris lui avaient retiré ces idées de l’autre siècle et ayant oublié sa révérence d’hier, il se laissait aller maintenant avec la plupart des insulaires qu’il rencontrait, surtout avec les femmes, à un débraillé digne de Fielding.

Pendant le déjeuner, il disserta donc de la façon la plus entreprenante sur les amours qui pouvaient se nouer entre les Anglais et les Françaises, les Français et les Anglaises et sur d’autres combinaisons encore dont l’état des mœurs l’obligeait bien à parler. Au moment où un mot cru était sur sa langue, il le retenait pourtant un peu et ne le laissait passer qu’enveloppé de certaines précautions oratoires, des appels à la liberté de pensée et à l’horreur de toute censure, car nos voisins, friands d’immoralisme, en sont encore à la saison des conquêtes timides et des découvertes étonnées.

Les rapports entre indigènes et étrangers à cette table n’étaient guère affectés par le nationalisme outré qui domine à certains étages de la société. La communauté des plaisirs, des lieux de plaisir, l’égoïsme universel et complice des riches, la profondeur toujours mesurée de leurs réflexions et de leurs propos, tout est fait pour niveler dans les salons des différences que des journalistes, généralement issus des classes peu voyageuses, s’exténuent à entretenir ailleurs. Lady Hyacinthia ne notait les dissemblances européennes que si des avions bombardaient Londres, ou si sa modiste parisienne salait ses factures. Le reste du temps, elle était en France et en Italie comme chez elle, parfaitement absente.

Finette et Luc parlaient beaucoup moins que Gille, mais assez pour contrecarrer les jugements téméraires que leur ami prodiguait. Ils s’étaient entraînés l’un l’autre depuis longtemps à haïr toute affirmation bien que personne plus qu’eux ne fût assuré dans ses opinions ; seulement ils s’y prenaient toujours de la sorte qu’ils semblassent plutôt nier une chose qu’en certifier une autre, ce qui suffisait à les persuader de leur prudence.

Gille remarquait bien l’opposition du frère et de la sœur, mais il ne leur faisait guère de concessions, vite retourné vers Lady Hyacinthia. Il ne ressentait le besoin ni de la renommée ni de l’argent mais il aimait la liberté. L’argent simule cette liberté aux yeux des ignorants.

Il regardait Lady Hyacinthia avec des yeux brillants. Les bijoux, une hygiène magistrale jetaient pour lui toutes sortes d’illusions sur cette peau qui, sans connaître l’été ni l’automne, hésitait entre le printemps et l’hiver. Il avait envie, entre le Caire et le Canada, de se coucher dans ces maisons enveloppées d’une seule saison égale, d’amollir cette main armée d’un ceste de diamant. Mais ce sillon dans la joue ? Il s’en arrangerait, son désir étant bien accroché à des accessoires de platine ; et elle avait de belles dents. Se traîner avec une vieille ? Elle n’est pas vieille. Le ridicule qui s’attache aux vieilles coureuses ? Elle cesse de courir. Ce jockey, pourtant ? Gille se sentit dans la peau du jockey, tout d’un coup. Il lui sembla montrer à ses amis les façons d’un maquereau. Mais aux yeux de Hyacinthia il était déjà l’amant nouveau, différent des anciens galants, qui la relevait.

Tout cela, c’était d’imperceptibles intentions : il en transparaissait beaucoup moins qu’il ne pensait dans ses gestes, grâce à la prudence dont il les corrigeait bonnement.

Luc et Finette échangèrent leurs impressions en se promenant dans les jardins après le déjeuner, tandis que leur camarade marchait devant eux au côté de la maîtresse de maison, et que Molly, sans grands efforts, se détournait de ses amours de la veille et, parant à de nouvelles infidélités, entreprenait vigoureusement Prune. Françoise avait disparu après le déjeuner, appelée par ses affaires.

— Est-ce qu’il a recouché avec Molly ? demanda Luc à Finette.

— Je ne crois pas. Elle a plutôt l’air délaissée.

— Tu crois qu’il recouchera ?

— Il ne doit jamais avoir envie de recoucher avec une femme.

— Si on insiste !

— C’est bien possible. Je ne le comprends pas. Qu’est-ce qui l’attire dans notre grosse tourte ? Il n’est pas difficile. C’est drôle, il m’a dit qu’il n’aimait que les femmes bien faites et il couche avec la première venue.

— Molly est encore bien faite.

— Peuh ! En tout cas, elle est idiote.

— Il ne lui parle pas. Il lui plaisait beaucoup. Elle était aux anges, le premier jour. Il se laisse faire.

— C’est vrai, il a du succès.

— Le charme.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Il aime plaire. Ça le fait sortir un peu de lui-même. Les autres restent enfoncés dans leur peau et quand ils croient se décarcasser, ils n’arrivent qu’à faire ressortir leur égoïsme, tout de même, un peu gros.

Finette s’animait un peu.

— C’est vrai, il joue très bien le monsieur qui adore les femmes ; ça devient rare, ricana Luc.

— Mais je crois qu’il les aime vraiment.

— Il s’en fout. Il a la manie de jouer son petit jeu de coquetterie, et c’est tout. Il n’a jamais eu de collage, à ce qu’on m’a dit. Quand il en a une, il ne pense qu’à la plaquer. Tu ne peux pas dire qu’il soit de ces hommes qui ont vraiment besoin du jupon. Du reste, c’est ce qui est intéressant en lui, cette sauvagerie. Tu ne sais pas comment il est entre hommes. Il parle des femmes d’une façon atroce. C’en est gênant.

— Oh ! il est peut-être comme cela avec toi. Les hommes sont toujours les mêmes, les uns devant les autres, ils ne veulent pas avoir l’air.

— Non, c’est un type, dans le fond, qui ne tient à rien.

— Alors, il en souffre ?

— Mais non. Il a l’air triste, comme ça, de loin en loin, mais c’est une tristesse très vague, dont il s’accommode, qui va avec un bon petit égoïsme, bien organisé. Il est très content comme il est, au fond.

Gille plaisait à Lady Hyacinthia qui entre temps s’était renseignée et avait appris que ce garçon avait des talents cachés et assez austères, qu’il conduisait de loin une assez grosse affaire où sa famille lui avait laissé des intérêts dominants. De là à la politique il pourrait ne faire qu’un saut !

Gille se serrait dans une coquetterie appliquée, s’efforçant de ne pas perdre de vue à travers les traits particuliers, menacés de couperose, que prenait aujourd’hui la Faveur, les chemins simples et constants qui y conduisent.

Pourtant il partit sans arranger avec la dame aucune entrevue précise et Lady Hyacinthia l’aperçut tout de suite très aimable, dans la voiture qui quittait son perron, avec Molly dont le sourire, détourné d’un Anglais, cessait tout d’un coup d’être plein d’une sensualité secrète, pour s’épanouir du côté d’un Français dans un cynisme sentimental.

IV

Finette ignorait la bonté. Une occasion d’être bonne la surprenait — pourtant elle croyait vivre au delà de toute surprise — mais elle pouvait être bonne après tout, si cela ne dérangeait pas son confort — et alors on y trouvait beaucoup de grâce, car elle n’y attachait aucun prix. Elle était cruelle de la même façon, sans le craindre, mais sans en jouir. Tout se tient, lui avait-on appris, il faut écarter pour toujours l’idée de disjoindre cet enchaînement et de réussir quelquefois à plier la Nature à des exigences plus humaines. Son indispensable égoïsme, professait-elle donc, avait pour contre-coup inévitable une souffrance chez son prochain. Elle acceptait à l’inverse, quand elle n’y pouvait plus rien, de pâtir de ces mouvements durs par quoi les autres reportent l’intérêt sur eux-mêmes. Mais tout en s’occupant de ses affaires et en servant sa propre cause, ne peut-on pas plus souvent épargner à autrui la souffrance ? Ce serait par sobriété, mais alors on se priverait de ce qui nous découvre le plus piquant d’eux-mêmes ? Si Finette répondait oui, c’est qu’elle était arrivée à la limite de la lassitude et de l’indifférence. C’est ainsi qu’elle était de manières douces et libérales.

Elle ne songeait pas longtemps à la mort, mais souvent, et qu’elle bornait sa vie de toutes parts. Elle n’attendait rien que de quelques jours et peu de choses : des sensations de loin en loin. Parce qu’elle avait mis longtemps, dans un seul homme, la source de la plupart de ces sensations, elle pensait bien n’avoir pas été pour cela sentimentale.

Et si, croyant à l’infirmité et au ridicule de tous et qu’il est vain de retoucher la Nature, elle s’était pourtant corrigée de plusieurs défauts, ce n’était jamais que de défauts intellectuels et elle n’avait voulu que polir l’instrument spectaculaire qui lui permettait de savourer ses sensations, se rendre seulement plus intelligente.

La fatigue et l’esprit critique assuraient son désintéressement des hommes ; Finette n’avait aucune idée d’exercer sur eux son pouvoir, elle qui était pourtant capable de vive activité, son cynisme n’était pas entreprenant. De plus, elle ne se jugeait pas belle, et si elle n’ignorait pas le charme que tout le monde lui accordait, elle ne l’estimait pas de la sorte qu’il pût mener les hommes, la plupart du temps, plus loin que la familiarité.

Ainsi faite, elle imagina Gille d’une nature semblable. Elle aimait que du moment qu’on lui résistait, il n’insistât pas et se reportât sur un autre objet. Pourtant elle entrevoyait parfois qu’il ne voulait pas seulement se frôler et se prêter aux passants mais les atteindre et les pénétrer. Il avait des regards d’une inflexion si tendre qu’elle ne pouvait douter sur le moment qu’ils ne fussent sentis de façon forte par celui à qui ils semblaient échapper. Elle se méfiait alors qu’il ne fût prêt à démasquer derrière son indifférence élégante quelque doctrine fantastique sur les possibilités du cœur. Mais les regards de Gille se renouvelaient dans la même heure sur deux ou trois femmes de nature si diverse, qu’elle revenait à ne voir en lui qu’un goulu qui ne s’attardait pas aux délicatesses et aux difficultés de la gourmandise.

Ces raisons, qui n’étaient peut-être pas celles de son partenaire, l’accordaient à lui pour cultiver les illusions que composait leur rencontre. Ils ne connaissaient presque rien des circonstances de leur passé, et, par un calcul simultané, ils arrêtaient sur les lèvres de leurs amis les anecdotes qui auraient éclairé cette partie d’eux-mêmes. Et comme de plus ils ne poussaient pas beaucoup leur sentiment, ils ne découvraient pas vite leurs caractères et ils mettaient dans cette lenteur un plaisir qui en remplaçait d’autres, par exemple ceux de la pudeur.

Gille n’avait jamais trouvé suffisantes la plupart des femmes qu’il avait rencontrées et au plus fort de l’agrément qu’elles lui donnaient il n’oubliait jamais de se dire qu’il en existait d’invisibles qu’il n’avait pas. Mais pour satisfaire son mol ascétisme de paresseux, il comptait sur le temps, étirant nonchalamment sa jeunesse. Il n’avait besoin pour le moment — ce moment, c’était pourtant toute cette belle jeunesse — que d’incidents qui lui fissent éprouver suffisamment la résistance et à la fois la soumission des choses.

Assuré de ces amorces qu’il avait çà et là dans quelques âmes, il venait goûter auprès de Finette le sentiment délicieux qu’elle rendrait inutile un effort de plus. Ou plutôt, même avec elle, il croyait vaguement qu’il aurait pu aller plus loin, mais, pour préserver le droit de se plaindre, il n’en faisait rien. Car il avait pris l’habitude de se plaindre auprès d’elle, par des allusions légères et coquettes.

Finette accueillait ses plaintes avec empressement ; elle y trouvait de quoi se renforcer contre Gille : comme elles sonnaient faux à ses oreilles, elles la confirmaient dans l’idée qu’en se dérobant à lui, elle évitait une séduction molle et dédaigneuse, bientôt entièrement relâchée, qui pourtant — s’assurait-elle — ne lui aurait causé aucune déception ni aucune révolte, puisqu’elle n’attendait de la vie rien de plus mordant.

Gille, contrairement à ce que voyait Finette, n’était pas à l’aise, il n’était pas près de se détendre avec elle. Pourtant elle lui offrait la plus souple camaraderie. Mais il la croyait parfaitement armée contre lui, grâce au souvenir de son mari, et capable de regarder de sang-froid des avances prononcées où dès lors il ne s’imaginait que ridicule.

Toutes ses indications se jouaient furtivement dans leurs yeux et sur leurs ongles tandis qu’ils dînaient seuls, un soir où tout le reste de la bande était ailleurs. La salle à manger était un lieu sobre ; la lumière et le cristal célébraient des noces pudiques. Une bonne cuisine achevait d’écarter toute trivialité.

Elle l’amusait d’une de ses amies dont les amants ne pouvaient se débarrasser que par la fuite : sentiments langoureux, caresses désordonnées, anxiété infinie. Finette constatait, avec un ennui pénible, voisin de la commisération, que cette femme maladroite souffrait. Elle dénonçait, avec une ironie qui ne désarmait pas, cette souffrance comme une erreur. Gille scrutait ce double et égal mouvement d’ironie et de pitié.

Ils laissèrent bientôt cette dame, et ils allèrent fumer dans un petit pavillon très frais, auprès d’un bassin.

« L’embrasser ? Elle sait ! »

A cause de cette image qu’il avait voulu se faire d’une Finette ironique, il avait déjà pris une attitude qui lui paraissait devoir, du reste, obtenir grâce à ses yeux. Cette femme, qui n’était éclairée que par la lune et que certains gestes enfonçaient entièrement dans l’ombre jusqu’à la réduire au point de feu de sa cigarette, ne devait entendre que des paroles narquoises. Il mit entre eux une véracité un peu pointue.

— Croyez-vous qu’une Molly compte pour moi ? demanda-t-il.

— Est-ce que je sais ? Pourquoi pas, mon Dieu ?

— Je pouvais trouver mieux chez vous.

— C’est une autre question. Mais il y a tant de questions.

— Est-ce que nous coucherons ensemble ?

— On ne sait jamais ; mais cela ne nous avancera à rien.

— Pourquoi ? à cause de votre mari ?

— Je ne pourrai vous rendre que la monnaie de votre pièce.

— Qu’est-ce que vous croyez que je peux vous offrir, pas beaucoup, hein ?

— Je ne sais pas ce que vous me donnerez. Mais je sais ce que je pourrai vous rendre.

— Cela m’aurait bien plu de vous toucher, de vous…

— C’est autre chose.

— Mais c’est bien désagréable que vous me réduisiez d’avance à la portion congrue.

— Portion congrue !

Elle eut un geste vif autour de son corps.

Elle avait vu Molly et Suzanne, ces jours derniers, Hyacinthia aller vers lui amusées par les coquetteries précises, intriguées par les réticences vagues du garçon et pourtant toutes animées d’un espoir que faisait renaître sans cesse de tendres allusions soudaines sur un visage assez fermé mais mobile. Elles revenaient résignées, ayant appris des maximes amères d’une bouche plaisante.

Prendrait-elle part à ce jeu curieux et dérobé ? Il n’y avait point de risques au monde pour elle. Elle pouvait lui prêter son corps : l’amour qu’elle avait eu pour son mari l’avait épuisé, laissé aride. Il prendrait ce corps, sans demander davantage. Même s’il prononçait des paroles équivoques, elle n’oublierait pas qu’il n’avait pas besoin de plus. Elle ne se prendrait jamais à cette tendresse à éclipses.

Et puis, il fallait bien qu’elle occupât un jour au moins, cette place que Gille petit à petit lui avait faite au milieu de ses amies, dont chacune n’était évidemment pour lui qu’un prétexte à marquer autour d’elle un tour plus étroit. Elle ne se sentait nullement contrainte par ce resserrement, mais il lui plaisait d’être son complice et d’entrer dans ce système de dédains et de flatteries habiles.

Mais Gille ? Il n’ignorait pas cette opinion que, faute de mieux et pour éviter les démarches grandiloquentes où s’empêtre la recherche de ce mieux, on pourrait limiter désespérément le commerce amoureux à un échange de caresses perdues et à une camaraderie qui ne s’exercerait même que par périodes, quand on en sentirait le besoin de réveiller son égoïsme par le contraste avec un autre. Mais chaque fois qu’il se trouvait devant une femme, il était aussitôt envahi par tous les rêves que les hommes ont pu accumuler sur leurs ombres.

Que Finette pût séparer son corps du reste de son être, Gille commençait de l’en mépriser. En même temps il la craignait parce que par cette manœuvre elle pouvait lui faire sentir quelque chose de douloureux. Enfin, il releva comme un défi ce tranquille partage qu’elle faisait devant lui, jaloux de ce qu’elle lui dérobait.

Un peu plus tard, Finette s’écria que tous les êtres étaient pareils. Lui qui traînait d’une femme à une autre en fut choqué. Il la regarda de travers et la traita de paresseuse.

— On a plus vite fait en disant cela, s’écria-t-il. Cela vous dispense de chercher et de trouver.

— Je ne me sens pas dispensée d’avoir un peu de sang-froid et de regarder ce qui est.

— Et comment avez-vous pu aimer votre mari ? Vous le distinguez pourtant des autres ?

— J’étais une jeune sotte, je prenais des vessies pour des lanternes, mais il me convenait seulement pour un tas de petites raisons en dehors de lui.

— Il y a quelques femmes dans le monde dont chacune pourrait s’imposer à moi pour des raisons qui briseraient mes petites convenances.

— Bah ! vous ne trouverez pas une femme qui plaise à tout le monde ou qui vous plaise tout le temps à vous. Alors je n’ai pas tort. On n’aime pas un être parce qu’il se sépare des autres par des traits infranchissables. On l’aime parce que cela vous arrange, plus ou moins longtemps.

Finette disait toujours un être pour ne pas préciser le sexe et pour ne pas dire : une âme.

— C’est beaucoup, alors que la Nature vous a fait d’une certaine race, de pouvoir extraire toute sa raison d’être d’une femme, qui appartienne à cette race, si on a la chance d’en rencontrer une. Alors on atteint le fond ; c’est tout ce qu’on peut espérer, c’est plus profond qu’on ne croit, le fond d’une âme. C’est beaucoup à espérer.

— Oh ! le beau parleur ! En attendant, vous courez la prétentaine. Pour les aimer si nombreuses, il faut que vous jouissiez de quelque chose de pareil dans toutes. Si vous vouliez jouir de leurs différences, vous resteriez plus longtemps sur chacune.

— Je n’ai pas dit mon dernier mot ; un jour, peut-être, je m’arrêterai net sur une femme.

— Quel drôle de type. Vous ne me faites pas marcher, vous savez. Mais vous, je crois que vous vous mettez dedans, assez bien. Tout cela c’est de la littérature, une littérature que je n’aime pas. Ça ne correspond à rien en vous. Vous trotterez de l’une à l’autre toute votre vie. Et c’est très bien, ça ne prouve pas du tout que vous soyez superficiel.

— Vous croyez ? Mais vous, vous vous contredisez. Avouez : votre grand amour c’était plus que vous n’avouez.

— Mais non, je n’ai jamais autant douté de moi-même et de lui donc ! qu’alors que j’aimais Freddy. J’étais gâteuse, les trois quarts de la journée, mais j’avais tout le temps des minutes de lucidité.

— Oh évidemment ! Vous n’aviez pas besoin de renoncer à dire des petites choses cyniques. Habitudes de langage ! ça ne vous gênait en rien. Vous continuiez à raisonner par instants mais cela n’avait pas plus d’efficacité qu’une pratique superstitieuse, que de toucher un talisman.

— J’avais assez d’autres chiens à fouetter pour ne pas avoir le temps de rêver.

— Quoi ?

— Il fallait que je me défende contre les autres femmes, l’ennui, la satiété, l’ironie et tant d’autres périls.

— Enfin, vous trouviez en lui quelque chose d’irremplaçable ?

— Un monsieur qui ne peut pas se priver de tabac n’a pas besoin de fabriquer une philosophie pour expliquer sa manie. C’était par égoïsme que je me tenais à ce Freddy-là. Pour une femme c’est plus commode. On ne trouve pas tous les jours chaussure à son pied.

— Mais l’égoïsme cultivé par une personne de tête et de cœur…

— Merci.

— … comme vous, produit des sentiments subtils et sublimes. Vous ne savez pas ça, Finette ?

— Vous savez ! J’avais de bonnes habitudes de lit, voilà tout. Pour le reste, je me faisais un mauvais sang abominable, j’inventais des cruautés pour moi toute seule. Mais au plus fort de mes crises, je vous jure que je me voyais encore dans ma glace. « Ma vieille, tu rabâches des préjugés de l’âge de pierre. Bien inutile. » Non, le lit, et cette reconnaissance du ventre qui dure quelques minutes tout de même, un peu de camaraderie encore. C’est tout ce qu’on peut souhaiter, et ça peut être très suffisant. Je crois bien que je n’ai besoin de rien d’autre. D’abord il n’y a rien d’autre. Et encore, il faut payer ça des pires tracas, et les scènes ! et se sentir idiote, folle à lier par moments…

— … parce que le paquet de tabac ne rentre pas et dîne peut-être avec un poule.

— Vous blaguez. Voyez-vous cela ! Peut-être que vous ne connaissez même pas ça et pourtant vous prenez des airs d’un qui a le cœur plus profond que le mien.

— Je tomberai bien sur un bec, un jour, allez. Du reste, qui vous dit que je n’ai pas souffert déjà ?

— Pas beaucoup.

— Non. Mais j’ai souffert de ne pas souffrir.

— Oh ! là ! là ! Ne me parlez pas de ça. Vraiment vous n’y connaissez rien.

Cette discussion où chacun des deux interlocuteurs aurait pu occuper la place de l’autre, dura encore longtemps, elle maintenait leurs distances.

Gilles regardait avec des yeux méfiants, par instants méprisants, et aussi curieux et convoiteux, Finette ramassée dans ses coussins, l’œil piquant.

Dans cette pièce nue, où elle se tenait toujours, il n’y avait que de beaux livres.


— Gille est gentil, dit Finette à son frère, le lendemain. Nous avons causé tard.

— Comment était-il ?

— Très gentil.

Luc avait envie de lancer ses soupçons : « Avez-vous fleurté ? » Mais contrairement à leurs conventions, il la bouda et se priva d’entrer dans sa confidence comme d’habitude. D’autre part, Finette pensait que c’eût été faire insulte à son frère que de prendre les devants pour l’assurer qu’elle ne fleurtait pas avec Gille, car il suffisait qu’elle ne lui dît rien, pour qu’il sût qu’il n’y avait rien. Mais tout cela fit un silence inhabituel.

Ils recherchèrent la voie oblique et recommencèrent de discuter du caractère de Gille.

— Par exemple, baya Finette, il a quelques idées toutes faites. C’est drôle, il a l’air d’avoir l’esprit à l’aise et tout d’un coup, il vous sort de grosses balivernes, comme si, ma parole, il y croyait et que cela lui tienne au cœur et que ça joue un rôle quelconque dans sa vie. Et si on le blague, il se renfrogne. Les gens sont tous les mêmes, tiens. Le dernier gigolo, quand il n’y a plus de galerie, vous prend un ton de gravité et vous récite son catéchisme.

— Je te l’ai dit : il trompe son monde. Devant Hyacinthia, il la fait au greluchon, mais il aimerait mieux la sacristie et les grandes orgues avec une honnête partenaire.

— Eh bien ! tout de même, non, il est comme ça par moments, quand on discute : de vieilles manies qui lui reviennent, un vieil orgueil idiot et gentil. Mais il est aussi bien le contraire, c’est une vraie vache aussi.


Pendant ce temps, Gille, mécontent de Finette, la comparait sévèrement à Madame de B… Celle-ci était plus fière et plus douce. Elle l’attendait, intacte et fermée. « Tête dure, habitée par des rêves obstinés, ce sont les miens », lui murmurait-il sans vergogne.

V

Au bout de quelques jours, Gille se trouva esseulé. Il réussissait trop bien à se débarrasser des femmes, à leur faire comprendre qu’elles ne pouvaient durer devant lui. Quand elles tâchaient prise, avec un découragement si prompt qu’il lui semblait accentué par l’ironie, il avait un frisson.

Pourtant, il ressentait bientôt leur rancune : mais il s’en plaignait, oubliant que lui en vouloir c’était une façon de ne pas l’oublier et qu’au surplus on ne pardonne jamais, et ses propres rudesses.

Mais au fond il souhaitait de sentir un espace inhumain s’élargir autour de lui. Une paresse comme une croissance qui n’en finissait pas, une ignorance crasse, une indifférence sordide, une distraction éperdue faisaient que Gille retombait avant d’arriver au « point où le monde commence, » songeait-il, « étrange et immense, là où se marque une distinction qui est décisive, entre notre âme et une autre âme. Je soupçonne l’existence de ce monde des âmes comme l’astronome, par une opération du plus pur et du plus inefficace de mon esprit. »

Il prétendait tout à coup que l’univers n’était pas la grande unité vague, nonchalante, qui se perdait en lui, et qui ne cherchait que par saccades, après de longs oublis langoureux, à se préciser. L’univers était plusieurs, fait d’âmes distinctes, merveilleusement diverses. Alors il croyait qu’une curiosité nerveuse, piquante, l’allait pousser sur ces étoiles, ces îles errantes, inconnues.

Mais ces notions passaient sans jamais prendre poids dans son cœur. Il continuait d’aller à l’aventure, obscur vagabond ébloui de loin en loin, mais non illuminé par le désir qui soudain, devant lui, battait le briquet. Alors il se jetait sur quelque silhouette dans l’ombre, mais l’aveugle, c’était pour prendre le sens de sa propre forme en se frottant à une autre forme, plutôt que pour atteindre le point palpitant dans ce qui résistait un peu sous sa main, qu’il lâchait trop vite, quitte à se sentir dans l’instant déplorablement dépourvu.

Le lendemain de la visite au château Louis XIII, Gille avait téléphoné à Lady Hyacinthia. Mais elle était sortie. Cela l’avait découragé sans raison, comme s’il y avait eu un fait exprès. Il ne revint à l’attaque que deux jours après. Elle lui dit de venir aussitôt et qu’elle était seule.

Il regarda avec étonnement cette femme qui pendant vingt-quatre heures comme plusieurs autres avait dominé sa destinée. Comme elle donnait des ordres savants au maître-jardinier, elle parut n’être que son propre majordome, obéissant ponctuellement au plan préconçu de sa carrière, plutôt que la jouisseuse désorientée qu’il avait louée au hasard. Il n’eut plus que l’idée de fuir un lit où il serait entré comme un nouveau cheval dans sa stalle pleine de paille fraîche. Il ne voulut même pas éviter que sa retraite ne fût une débandade qui mît les torts de son côté : il manqua au rendez-vous suivant et ne s’excusa point.

Molly et Françoise vaquaient à leurs consolations et à de nouveaux plaisirs. Molly, dans de telles circonstances, ne perdait jamais une minute, trop affamée pour suivre longtemps les exigences compliquées de la gourmandise et rester le bec ouvert devant un fin morceau qu’on lui retirait. Il lui fallait s’empiffrer sans cesse, de n’importe quoi, par exemple du jeune Prune.

Françoise était passée dans les chasseurs à cheval qui tenaient garnison par là. Gille regardait paisiblement son successeur et comment tout peut se faire si facilement dans le monde, qu’on le sent devenir fluide, inexistant. Il se prêtait si bien à la fantasmagorie qu’il se demandait si ce lieutenant rouge, frais, qui sentait bon le cuir et le tabac n’était pas lui-même. Il ne sentait pas dans les gestes de Françoise la solution de continuité. Et quand elle parlait, il n’en croyait pas ses oreilles.

« C’est tout de même malheureux, mon petit Gille, ce que vous avez fait. J’aurais pu vous aimer comme une folle. Dans le petit bois, je venais à peine de jeter mon bonnet par-dessus les moulins. Enfin, j’avais bien eu dix amants, mais je me gardais encore pour vous, si vous aviez voulu. Maintenant, je ne sais même pas s’il serait trop tard. Figurez-vous que je me suis fait mal, mal, mal. »

Ces paroles donnaient à Gille du dépit et l’envie de dormir.


Il vit arriver une nouvelle invitée et Luc s’en réjouir fort. Luc en avait souvent parlé à Gille qui la connaissait un peu. Cette personne, encore jeunette, jouait les petites filles perverses, réclamait qu’on l’appelât Bernard, mais un nez fort gros venait justifier un peu lourdement ce prénom viril.

Des transports, envenimés de ricanements, la jetèrent, lors de son débarquement, dans les bras de Luc. Puis fut longuement embrassée Finette qui prêtait sa joue et le coin de sa bouche avec un petit air, sous l’œil morne de Gille. Celui-ci crut devoir serrer la main dure de la nouvelle venue, non sans amabilité, mais il riait jaune.

Il se sentait mal à l’aise tout à coup dans cette maison. Il s’accommodait fort bien de Luc mais encore fallait-il que celui-ci lui soufflât le moins possible dans le nez des poussières qu’il avait l’habitude de respirer ailleurs. Que Luc n’aimât pas les femmes, cela ne gênait Gille que de loin en loin, lui semblait-il. Se pliant à tout hasard, habité par une curiosité lente, il demeurait encore à demi fasciné, à demi distrait devant Luc comme devant toute nouvelle rencontre : la coquetterie faisait de son esprit une méduse, sensuelle et plastique comme la matière, modifiant sa forme au moindre contact. Mais ensuite la dissemblance lui sautait à la gorge, il sentait une morsure précise. Pourtant, alors que Gille savait ainsi qu’entre lui et quelque être apparemment humain une ligne de démarcation imperceptible mais définitive venait d’être tracée, en même temps, quelque chose de friable sur son visage simulait l’accueil le plus souple. Il n’écartait jamais personne, aucune ombre, mais cette manière libérale le faisait frayer plutôt avec les gens vicieux qu’avec les honnêtes gens : c’est qu’il préférait un vice virulent, qui montrait la vivacité et la promptitude de la mort violente, à une vertu faite de fatigue vitale, mais qui le faisait penser à une vieillesse interminable. Il gagnait d’ailleurs à ces contacts téméraires plus d’une écorchure qui l’obligeaient à s’écarter souvent pour empêcher qu’elles ne s’envenimassent.

Gille regarda Finette et Bernard. Un homme regarde la gangrène ronger sa jambe de bois. Qu’est-ce que ces sourires, ce jeu d’allusions ? Pour l’instant il est parfaitement paisible. « Peu m’importe qu’elles couchent ensemble, dit-il, mais qu’est-ce que ces mines d’affranchies, cette petite prétention en sourdine à la nouveauté ? Finette accepte d’entrer dans ce facile mystère, dans cette vulgarité ? »

Pour l’instant ! mais l’instant suivant, il voit un accouplement et son sang ne fait qu’un tour. Il maudit le Démon. Comment peut-on ainsi lui donner le droit d’insulter à Dieu ? et de le blesser lui, Gille, d’une sale blessure ? Voyant cela, il a horreur de l’amour comme la première fois — et la dernière — qu’il refit la découverte d’Onan, ce Prométhée à la manque…

« Finette a-t-elle jamais été seule avec cet affreux gamin, avec ce don Juan nain, rampant et licheur ? Et ce monstre ne lui a pas paru répugnant, vraiment ? »

On lui désobéit à lui, l’homme.

Gille est toujours épouvanté de voir chez les autres le désordre de désir qui menace son âme. Un trait, une soudaine précision de la vie qui cerne plus ou moins de chair, indique une pente où l’être se précipite comme l’eau. Mais lui, n’a jamais perdu la tête ; toujours dans les tourbillons, dans le choquement des genoux, il a perçu à travers la guirlande des corps, les fortes attaches, les grandes serrures d’airain qui tiennent les choses unies ; de petites clés sournoises peuvent les ouvrir, mais l’airain reste là massif, nécessaire.

Dans ce temps les bornes de la propriété individuelle sont renversées. Personne ne croyant plus à l’autonomie des âmes, tout tombe dans la plus basse communauté. Le même danger nous serre tous de près : le plaisir n’est plus un moyen, il est une fin ; dès lors, il est difficile de se tenir à un degré de retenue dans une chute qui entraîne tout le monde au cloaque le plus vulgaire.

Se sentir acculé à ses propres abîmes, voilà ce qui glaçait Gille, ce soir-là, auprès d’une Finette qui ne lui était pas très chère.


On dîna : tous ces gens mangèrent et burent comme s’ils voulaient vivre, comme s’ils ne voulaient pas mourir. La force de la nourriture fit entre Gille et eux un gros malentendu : trompé par la vie qui se réchauffait dans son ventre, il fut disposé à louer tout ce qui se trouvait à portée de ses yeux, il jetait de tous côtés, sur Luc, sur Bernard, sur Finette des regards brillants.

Quand ils furent vautrés sur le divan de Luc, il marcha longtemps de long en large autour d’eux, promenant comme une branche arrachée au bois voisin, une joie qui n’avait pourtant pas poussé pour s’étendre dans ce lieu, et dont il retenait sauvagement les rameaux qui auraient cinglé allégrement, cruellement ces âmes. Ainsi distrait, il put fermer l’oreille quelque temps à la conversation. Mais leurs propos le minaient.

Ils parlaient de leurs amis qui n’étaient pas là. C’est ici que se montre l’amour inévitable des humains les uns pour les autres : ils s’assoient en rond, le derrière dans leur égoïsme, mais ils parlent des autres plus que d’eux-mêmes. Ils sont fascinés par le scintillement que fait l’existence des autres. Ils ne les aiment pas : pas un qu’ils suivraient dans la mort. Pourtant, quand l’un quelconque meurt, il emporte une partie de leur vie ; il n’est pas d’homme qui ne soit noué qu’à soi-même et à qui vingt ans ne suffisent pour qu’il achève de dépérir de la perte de cinq ou six amis qu’il aura ignorés, méconnus, trahis, calomniés, frappés, mais qui s’étaient fichés dans sa chair de façon qu’on ne pût les arracher sans emporter le morceau. C’était merveille de voir, ce soir-là, après tous les soirs, cet amour sec, flambant, sans aucune douceur, qui donnait une chaleur suffocante.

Molly, qui avait saccagé le jeune Prune toute la journée, contente, commença de sommeiller. Finette était enfoncée net en elle-même comme un ver luisant dans la nuit. Luc et Bernard tournèrent sur eux-mêmes des griffes fragiles, et se mirent à fumer un peu d’opium.

Mais dans cette fumée où macère l’hystérie des ports, la voracité des marins — une pièce d’or fondant dans une main moite — une plainte s’échappa. Ils dirent le supplice du désir déchaîné qui se tord sur lui-même, s’exaspère et se ronge. Toutes les barrières tombées entre les âmes, la chair de tous les corps se cherchant et réunie dans un seul spasme incessant, infiniment facile, usure universelle et terrible, restait pourtant un point où chacun aurait pu être soi-même, un petit grelot plaintif, un souvenir. Et cette grêle sonnaille faisait dans la nuit toute la présence d’un pauvre troupeau perdu. Gille fut témoin, chez ces humains-là, d’un regret irrémédiable, d’un reproche inexpiable : chacun, abandonné à tous, maudissait tout le monde de lui voler, de lui arracher le cœur de chacun. Dans cette immense matière informe où glisse de tout son poids la chair, il y a des éclats d’âme comme des échardes qui çà et là cochent encore un peu de souffrance. Cette souffrance fugitive est la dernière trace de conscience.

Gille se sentit pour ses voisins une pitié atroce et avilissante. Il songea alors au mépris et à s’en rehausser comme d’un verre d’alcool. Mais sa propre ignominie lui revenait aux lèvres, et le verre qu’il en approchait, il le jeta, il le fracassa.

« N’était-il vraiment pas leur frère en bassesse ? » Aussitôt la noblesse apparut : « Il faut le leur dire », et, tout de suite après, la facilité : il le leur dit.

« J’ai beaucoup plus pensé aux femmes qu’à Dieu et à ses hommes », chantonna-t-il, au-dessus de trois têtes engourdies, devant une Finette qui ne montrait qu’un œil. « Je ne fais rien d’autre. Autrefois, quand j’étais enfant, je les espérais. Ensuite, pendant le temps de ma jeunesse, au temps du désespoir, je les regrettais plutôt que la vie. Maintenant, j’en rêve encore. Cela fait un grand sommeil.

« Je ne les connais pas. Je les ai trop désirées. Je ne sais pas les enfoncer vivantes dans mon cœur… »

Et il continua quelque temps.


Quand Gille fut rentré dans sa chambre, il sentit une souffrance plus précise que celle qui venait de s’épancher.

Que faisait Finette ?

Il s’adonna à la jalousie.

« Je suis le lieu d’une agitation forcenée. Je ne pense à rien ; je ne pense pas à Finette qui est au centre. Le seul point fixe autour de quoi tourbillonne le sang, c’est une image qui revient : un sourire, un signe dans l’air qui n’est pas pour moi.

« Assez, assez. Je ne veux pas être tremblant, anxieux, faible. Je veux arracher cette pointe de mon crâne. Tous ces mouvements déchirent cette vieille plaie infecte : la jalousie. Je ne suis amoureux que jaloux : alors des forces enfoncées dans mon âme comme une émeute contenue, s’élancent et je sens leur férocité. A d’autres moments, je tisonne dans les yeux du public l’image d’un garçon qui touche à tout, qui est toujours prêt à tout licher ; mais quand souffle la jalousie, un Gille ambitieux, avare, acharné se dresse devant l’autre et le balaye du revers de la main. Il est possédé de la rage absolue de tirer à soi, d’arracher au monde la femme qu’il tient. A ce furieux-là le moindre contact de l’amante avec les autres vivants, dont il sent le moindre palpiter de façon menaçante, capiteuse, est insupportable. Il fait de ses nerfs, de sa chair autour d’elle une zone interdite, infiniment sensible, où la moindre transgression propage des courants mortels, des brûlures atroces, des démences paniques.

« Cette seule impulsion me soulève et, semble-t-il, va m’épuiser tout entier.

« Mais je vois ce qui est derrière cette jalousie : un égoïsme de bête malade et furieuse, irréductible à l’amour. L’égoïste paye en une minute des années d’ignorance : n’ayant jamais songé que d’autres âmes existaient que la sienne, quand tout à coup l’amour lui en jette une dans les jambes, il renâcle, surpris. Et cette compagne qui l’approche, au lieu de lui apporter un baume, redouble le venin qui est dans le sang de l’incurable. »

Le lendemain, Gille demanda à Finette si elle aimait les femmes.

— Moi, pas le moins du monde. Imbécile ! vous n’avez pas vu ça. »

VI

Gille reçut un coup de téléphone qui le fit partir. Non pas que l’affaire fût urgente, mais fuir Finette flattait sa coquetterie et ses dégoûts.

Sur la route, tandis qu’il roulait vers Paris, il se trouva assis à côté de lui-même.

— Qui prendre ? Garder quelqu’un ? Où aller ? Où revenir ?

— Tout de même Gille ne s’est pas embêté ! mon petit Gille, tu les as eues !

— Qui ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai eu, je te le demande ?… Est-ce qu’il y en a d’autres ? Mais où ?

— Ah ! tu vois !… Il faut les chercher, courir le monde.

— C’est drôle, je ne connais personne. Je n’ai jamais vu une femme, une femme selon mon cœur, ni même une belle femme. Quand j’avais dix-huit ans je croyais aux belles femmes comme un ouvreur de portières. Il n’y en a peut-être pas.

— Si, il y a quelque chose, ne te rassure pas, feignant, lâche.

— Des bourgeoises comme Molly. Eh eh ! Suzanne ! A Paris elle était bien placée. Oui, mais en province, elle ne trouve que moi, ou le lieutenant de chasseurs.

— Ne fais pas l’imbécile, tu sais que tu peux les avoir toutes, et que tu n’y auras pas de mérite.

— Voire, j’en ai raté : des putains et des femmes du monde.

— Mais non, tu t’es sauvé à la moindre anicroche. Tu es un beau pleutre. Il faut que pourtant tu aies Lady Hyacinthia, cela te forcera à te remuer.

— Et puis après ?

— A partir d’aujourd’hui, il faut prendre le monde par n’importe quel bout, et ne plus le lâcher. Après cela, tu pourras faire le dégoûté, mais pas avant. Tu sais très bien que tu n’auras aucune confiance dans ton déplaisir, tant que tu ne les auras pas exactement comptées toutes et tu es loin de compte. Tu n’es pas triste, tu es un peu lent, voilà tout. Ne te disperse plus. Assez de ces Molly, tout pour Hyacinthia.

— Mais Madame de B…, ce serait encore mieux. Voilà une femme. Quel corps ! il est comme ceci, comme cela. La Hyacinthia, c’est impossible, je ne pourrai jamais. Elle me dégoûte, autant que Molly et Françoise.

— Une belle peau, qui sait ?

— … J’ai besoin de coucher tout de suite avec une belle fille, qui me plaise. Ce sera un prodige. Paris en est plein. Qui sait ? ce soir ? Oui, ce soir.

Il arrivait tard à Paris. Les bouffées imaginaires de la ville ameutèrent dans son âme une populace de forces énervées. Comme un voyageur qui revient des solitudes, en s’approchant de ce vieux mystère éventré, bien que son nez fût fatigué de l’odeur séculaire de toute cette tripe cent fois repliée sur elle-même, il s’échauffa encore. Il ne savait sur qui se jeter : aucune ne l’attendait, de tant de femmes qu’il avait croisées, accrochées, relâchées. A cette heure, où les rattraper ? Il aurait pu remettre à demain toute entreprise et ménager autour de ses yeux la paix de la campagne. Mais il voulait s’arracher à toute douceur.

Il y a les endroits où l’on a tout sous la main. Des êtres, on se rabat sur les choses. Il sauta dans un bar.

C’est pourquoi le lendemain matin il s’arracha si tard au sommeil déchiré où se disputaient sa fatigue et le bruit que depuis plusieurs heures menait le monde. Dans ce bar il avait bu et il était demeuré pendant longtemps dans une stupeur fixe, dévisageant les visages peints, attendant une volupté sauvage. Mais toutes les femmes qui étaient là étaient en main.

Gille n’ouvrit pas les yeux pendant qu’on ouvrait sa fenêtre. Mais, déjà, vivant, il jouit que le temps passât encore, infini de somnolences, de réflexions se ramifiant en rêves, de réminiscences sournoises, d’où il se leva titubant.

Puis ce furent les travaux fastidieux de la toilette. Inachevés : il renonçait pour ce jour-là à cet exercice des muscles devant la glace qui simulent la fierté. Enfin, après avoir hésité sur les couleurs du jour, il fut prêt, avec une cravate plus orgueilleuse que lui.

Il était une heure. Le restaurant était plein d’hommes d’affaires qui avaient déjà abattu un bon tiers de leur journée. Lui, qui n’avait rien fait, mangea autant qu’eux : toutes sortes de hors-d’œuvre baignant dans le vinaigre et le poivre ; de la viande rouge, arrosée de bière anglaise ; un fromage travaillé par la mort ; le café mêla son arome à celui d’un cigare assez vert dont les fumées s’enroulèrent aux esprits d’une vieille fine.

Il y avait là peu de femmes et toutes attentives aux travailleurs qui s’étaient arrêtés pour casser la croûte avec elles. Pourtant cette brune mince, très soignée, très habilement présentée, aux seins si promptement dessinés, tout en conduisant ses intérêts et en répondant ponctuellement au gros qui lui en contait sur un nouveau modèle de suspension pour poids lourd et le rôle charmant que prendrait cet énorme bijou dans leurs échanges, avait l’air disposé à remplir de quelque couchaillerie les heures creuses de la journée. Tout d’un coup Gille eut envie de faire un effort pour mordre à cet engrenage d’acier.

« Montrer le désir, en réservant nettement le sentiment : il faut d’abord glisser sur la dureté de cœur dont se targue cette personne qui a réussi dans le siècle. Mais on pourra la lui faire oublier bientôt par des manœuvres faciles. On a donc fait entendre dans le premier moment qu’on ne peut résister à une subite attraction de la peau ; on a marqué de la surprise d’être entraîné à une manifestation aussi rabattue que de faire de l’œil à une femme dans un restaurant sous le nez de son ami. Mais ensuite, la partenaire peut pressentir que ce désir vif est adouci par quelque faiblesse ; dans ses regards à elle apparaît un peu aussi de cette sensibilité qu’on cherche toujours sans en avoir l’air, qui dans ce lieu public n’est qu’entre vous et moi et qui promet de donner une tournure bien délicate à ce brusque accrochage. Mais que faire ? Impossible d’aller au lavabo. »

Alors rien ! une heure perdue dans une rêvasserie d’autant plus menteuse qu’elle serrait de plus près la réalité.

Une grande carne, assise un peu plus loin, était beaucoup moins tenue par un déjeuner de camarades. Notre bateleur dérangea sa parade. Plus tard, au moment où il se leva, cette femme alla dire bonjour à quelqu’un près de la porte. Mais elle était trop maigre et puis ne lui demanderait-elle pas de l’argent ? Il s’en alla, sans l’avoir frôlée, et après s’être retourné une soudaine fois vers la brune aux seins prompts.

Ce n’est que vers quatre heures qu’il a ce rendez-vous d’affaires. Avec l’âcreté de son cigare dans le sang, il marche : tous les visages, comme des petites vagues crispées, sautent à l’encontre de ses pas. Est-ce son regard qui les brise ? Tourner les talons, remonter ce courant qui injustement emporte la vie loin de lui. Vœux perdus.

Quel homme sent comme lui la présence insupportable de ce grand corps qui court par la ville ? Il ne craint pas des rivaux, mais il voudrait au contraire saluer leur ardeur.

Une Américaine est fière ; il faut qu’une femme dans un lit soit grande comme un continent. Cette Russe a un cou blanc mais elle n’a pas de nez ; quelle catastrophe, comme un cyclone ; pas de nez, la nature est féroce. L’Espagnole est un tendre animal domestique — que les femmes soient esclaves, pour que lui soulève leurs chaînes — mais elle est trop courte.

Voilà le trottoir des prostituées. Quelque chose dans Gille commence de vaciller, comme défaille un morceau de la planète : forêt ou mer, en proie au vent.

Non, regardons d’abord ces tableaux, entrons dans cette boutique. Gorgeons-nous de volumes ; ces lumières couraient, dans la campagne, elles furent surprises par le rut. Des cuisses, des fesses, des seins, n’importe quel visage. La chair anonyme, et pourtant chaque trait est unique, singulier mais il ne dit point une âme ici et là, il trace la figure totale de ce corps renversé dans les étoiles. Il sort.

Ah ! cette grande femme, ce grand bateau. Comme c’est grand, il y en a. Faces multipliées : la chair, tourne sur elle-même et fait face à tous les points du monde. Ce fard, cette hanche. Ce sourire, ce bas. Dans Gille, il y a une avalanche, un effondrement. Il est heurté par une belle épaule, par un quartier de roc.

Il passe à côté d’elle. Un seul coup d’œil mais qui rencontre ce regard des prostituées. Un éclair transmet toute la fureur. Ne croyez pas au chiqué : on ne joue pas avec le feu. Elles ont toujours une seconde de vertige quand elles se penchent sur la profondeur des reins. Et que veulent-elles éperdument ? Sont-ce des sous ? Allons donc. C’est pourquoi ensuite elles réussissent si bien la simulation : la coquetterie, vannée, se soulève d’abord tout naturellement.

Celle-ci marchait aveugle, les orbites calcinées, les vertèbres martelées. Elle était grande, et la paresse, la goinfrerie, l’avaient doublée : sa croupe et sa poitrine, c’était sur le bitume ondulé déjà comme sur le flot des draps, surchargés de feu et de nuages, l’épaisse coque du vaisseau de ligne en plein combat.

Gille la suit. Pourquoi ce trouble insensé ? Ce garçon qui a roulé partout et au plus bas et depuis longtemps, a-t-il honte, prétend-il donc nommer encore l’ignominie où il s’abîme ? On lui fait violence ; il plie sur les genoux.

Il la suit. Elle entre dans un hôtel. Quel sourire elle lui fait quand il est pris. Et lui, sa bouche se tire comme d’un ivrogne qui va vomir. Ils se mettent nus.

Tout d’un coup on comprend la situation : ils sont l’un et l’autre hauts, larges et jeunes. La nudité est une annulation de tout. Il lui a mis une bonne somme dans la gueule pour qu’elle ne parle plus, et il a tiré les rideaux avec soin. Pour tant de ratés, voici une réussite. Ce jour est à marquer d’une croix rouge. Il ne trouvera peut-être pas dix fois dans toute sa vie une bête de cette race-là, une grande race blanche dont on parle.

Un grand coffre renferme des trésors ; Gille les voit étalés sur le lit : ce cœur, ce foie, ces poumons, ces petits reins. Mais peut-être sont-ils déjà avariés, et par exemple cette matrice ? Elle a l’air d’avoir bien tenu le coup et résisté à l’alcool et à ce ravage perpétuel que la femme porte en elle, prétendant jouer de son sexe impunément.

A ce tronc superbe s’embranchent quatre membres d’une finesse qu’on ne voit pas aux bâtardes des salons. Ces poignets, ces chevilles, ces mollets hauts, ces jarrets qui n’ont pas été oubliés par l’artisan, ces genoux, pièces de précision.

Est-ce que cette femme avait une tête ? Si le corps était resté à l’abri des coups, elle en était meurtrie, et de la mauvaise peinture sur une peau livide, et des cheveux hachés sur la nuque. Mais un œil immobile comme la mer qui noie en soi-même ses tempêtes : et l’ivoire des dents où l’or est un ornement barbare, comme nourri de la puissance continentale d’un éléphant. Du reste, cette tête, Gille la trancha quand d’abord il la baisa au cou, les lèvres retroussées, avec ses dents, pour marquer la limite supérieure de ses caresses, et elle roula dans l’abîme.

A peine couchée sur le lit par son jeune client, elle avait compris qu’il ne s’agissait pas de sa besogne ordinaire. Soumise, elle attendait au lieu de prendre les devants, selon son habitude.

L’homme, emporté par une ardeur droite, s’avance sur cette femme déserte, comme un roi rentre dans son royaume sur les pas des envahisseurs. A son geste salutaire les populations renaissent, il vient des pousses de printemps aux arbres charbonneux. Ce roi connaît toutes les ruses qui bercent une foule. Il trace sur ce corps des signes qui l’enveloppent dans le charme oublié du bonheur. Mais les femmes oublient-elles jamais ? Et celle-ci s’est retrouvée aussitôt dans le sentier de ses premiers désirs, quand elle avait dix-sept ans.

Les lenteurs, les soins de Gille, elle s’en passerait bien mais elle saura aussi lui en être reconnaissante. Pieusement, elle s’arme contre ces saintes douceurs, pour ne pas démériter, pour ne pas s’abîmer trop vite et gâcher la grâce. Il y a une mendiante secrète et fière sous cette fille, la plus brisée : affamée, elle sait savourer le bon morceau qu’une main anonyme, d’une charité raffinée, lui porte aux lèvres. Elle se plie avec un tact parfait à la circonstance et par exemple enfonce le drap dans sa bouche plutôt que de la tendre à celle si bonne qui ne la demande pas, qui ne veut donner des marques qu’à ces enflures de son corps, à ces ouvertures de son âme et que par un regard timide et promptement rentré dans la nuit envahissante du délire, elle aperçoit scellée et suspendue au-dessus de la sienne comme celle de Dieu.

Mais tout est fini.

Alors, il n’y a plus que l’horreur de cette superbe fille qui se réveille dans son ruisseau. Elle sait faire un long silence et une immobilité qui déploient au-dessus d’elle un beau pavillon. Elle se relève pleine de courtoisie.

— Merci.

— Tu n’as pas d’amant ?

— Non.

— Tu en as eu ?

— Oui. Un. Ça m’a suffi. Je n’en ai eu que des ennuis.

— Mais tu aimes l’amour. Alors ?

— Oh bien ! de temps en temps, ça arrive. On n’y pense pas.

— Mais un amant ?

— Les femmes comme nous, on ne peut trouver qu’un type qui en veut à notre argent, ou alors il ne voudrait pas qu’on reste là.

— Tu en gagnes pas mal ?

— Le mois dernier j’ai fait cinq mille.

— Tu vas être riche.

— Oh ! tu sais, il faut s’habiller, et puis j’aime bien bouffer, et puis il y a le poker, et puis mon frère qui est au régiment.

— Où est-il ?

— Aux dragons. C’est un joli gars, et gentil, seulement tu sais ce que c’est, les mandats. C’est le poker qui me perd, moi.

— Pas de drogues ?

— Penses-tu ! je tiens à ma peau, c’est bon pour les timbrés. L’autre jour, il y en a un qui voulait me donner de la coco, je lui ai mis une bâfe… On se reverra ?

— Peut-être.

— Seulement, je pars en Égypte. Tu es gentil. Elle a pas perdu son temps, celle qui t’a appris. Tu es doux.

— Et les femmes ?

— Des fois. Mais c’est pas la même chose. Ça me prend quelquefois. Mais ça ne vaut pas un homme quand c’est bien. Au revoir, ma petite gueule. Reviens, hein. Merci.

Gille s’en alla au hammam. Il était en retard pour son rendez-vous qui fut vite fini.

Il se trouva de nouveau dans la rue, assez lourd. Il ne songea pas à se promener dans un Paris assez désert, et que ce jour-là semblaient enfin oublier les étrangers. Il rentra chez lui. Il voulait reboucler sa valise, et rentrer à la campagne, chez Finette. Mais, dans sa chambre, il s’allongea sur son lit. Sous l’écume du sang une grosse bête était vautrée au beau milieu de son après-midi, le ventre à midi, le nez ronflant vers six heures, et toute ambition écrasée sous son aisselle chaude. Il ne dormait pas, il était bercé avec une douceur de marée par le clapotement de son sang, plein, comme l’eau d’un port, des débris de nourriture et des vapeurs de l’amour brutal.

Mais plus tard il se leva, aiguillonné par une consigne obscure. Il se lava encore, se regarda, sans espoir de se saisir, dans la glace, tira ses cheveux en arrière pour composer un maléfice à l’usage des dames et il repartit. Mais va-t-il rester seul encore ? Il rentre pour téléphoner à des amis : ils sont à mille lieues. Alors que faire avant le dîner ? Il y a des maisons calmes où des femmes vivent nues comme des poissons dans l’eau. A cette heure-ci, elles attendent le dîner, en buvant l’apéritif. Mais c’est défendu de fumer. Il y en a encore une qui coud, et les hommes viennent passer là un bon moment avant de rentrer dans leur famille. Famille pour famille. Ici on jouit des plaisirs de l’amitié. Les religieuses recevaient dans leur couvent et offraient des collations à leurs amis.

Gille s’en va donc dans une de ces maisons. Bien avant d’entrer, il est repris par le sentiment du solennel qui l’a quitté pendant trois heures. De quel pays inconnu traverse-t-il la frontière ? Quelle surprise l’attend ? On ne sait jamais.

Il entre. Le silence de la portière. Le silence de l’escalier. Maison du silence.

Une maquerelle connaît les deux côtés de la question. Elle aussi traîna un boulet de beauté et de paresse avant de passer dans la chiourme, en ayant mis à gauche. Elle a dans la main la balance avec le poids soudain de l’âge et de l’argent. Elle a le sourire, cette petite chose humide qui facilite le jeu de la civilisation, elle est aimable. Ne croyez pas si vite qu’elle soit obséquieuse. Elle aura vite fait de mettre au pas celui-ci ou celui-là. Mais elle entre si vivement dans la tranquille avarice des hommes : sa parole en est tout onctueuse. M. Gille est connu et il est estimé pour ses largesses et ses façons flatteuses. Quelle douce sensation terrestre que de bavarder vers sept heures du soir après le travail de la journée, avant la soupe, avec des femmes, dans leur maison moelleuse de silence. Une fois de plus il en jouit.

Mais des portes s’ouvrent à deux battants. Gille se trouve devant la merveille du monde. Il n’y a qu’un grand corps féminin, modulé infiniment comme une seule parole solitaire. Il n’est qu’une chair pour tant de seins et tant de hanches, il y pousse des cheveux multicolores, des ongles comme des coquillages et par là-dessus s’étendent des grandes taches de fard. Il ne voit rien.

Mais pour des raisons à côté, il faut choisir, et il y a longtemps qu’il est parti avec n’importe laquelle. Et les autres se sont rassises, abaissant leurs paupières en veilleuses sur des quinquets grésillants dans le rhimels, la cupidité, l’antique labeur des captives. Dans la chambre, Gille ne lui jette qu’un coup d’œil ; il s’en doutait, celle-ci ne sera pas fameuse dans sa mémoire. C’était l’autre plus à droite qu’il fallait prendre. Ces seins ne forment pas d’idée. Il ne regarde plus. Il se déshabille pour la troisième fois de la journée, avec patience et application, seul, car elle a disparu. Quand il est nu, il est tout de même content, il s’allonge sur le lit. Il attend. Elle rentre. Il ne bouge pas. Elle sourit, elle dit les phrases de courtoisie, elle retire un voile. Elle s’agenouille devant lui.

Où manger maintenant ? En sortant de là, Gille voit qu’il n’est pas encore l’heure du dîner. Il achète le journal et le lit en brûlant sa vingtième cigarette, il le lit entièrement pendant qu’il marche, pendant qu’il boit, debout, parmi les hommes et les femmes debout, qui parlent encore un peu de l’argent que les uns ont gagné, que les autres vont recevoir.

Gille lit, regarde, boit. Il lit tous les visages, tous les articles, les alcools de toutes les couleurs. Il grandit, il élargit, il déploie ce lieu d’une main magnanime. Il voudrait avoir là des camarades pour leur taper sur le ventre. Il est dans l’admiration de tous ceux qui sont là, du lucre. Chien obscur et perdu, il se glisse furtivement, frétillant de complicité bestiale, dans la troupe des loups.

Il sait d’où ils viennent tous ceux qui entrent ici : ceux qui ont reçu l’argent tout bonnement et ceux qui l’ont arraché d’un geste délicat ; ceux qui n’ont rien fait, qui ont dormi ; et ceux qui ont maigri dans une salle de boxe.

Pourquoi regretter des Far-West de légende, quand ici on est au milieu d’une bande qui écume, rafle et a toujours son plein. Gille tâte leur secret naïf : le monde n’existe pas, mais il y a un coin plein de bonnes choses : fourrures et boutons de manchettes, personne n’en veut, c’est pour nous.

Et les filles sortent toutes, d’un seul mouvement, des lieux où elles attendaient, seules ensemble, depuis leur éveil tardif.

Au milieu des femmes, il continue de rêver : quand il était loin d’elles, elles n’ont cessé de peupler sa solitude. Aussi quand il les regarde, celles-ci, elles sont fascinées par ces yeux qui semblent les avoir déjà connues. Les gagner est le cadet de ses soucis ; il les admire. Il y en a d’autres : les bourgeoises, les mères de famille, les femmes du monde, le faubourg, le gratin, les jeunes filles. Où sont-elles ?

Il s’en va seul et seul entre encore pour dîner dans un autre bar où il continue ses incantations. Il ne remarque même pas que ces filles, sensibles aux désirs les plus passagers, prennent pour invites ces regards tout intérieurs. L’alcool monte et il s’enfonce de plus en plus dans ce jeu de cartes, dans ces réussites dont leurs visages forment les figures, visages en chair et en os. La chair des femmes est d’un seul tenant, tout à l’heure il n’aura qu’à étendre la main.

Toute la force qu’il a refoulée tout le jour, bat à ses épaules et à ses cuisses. De plus en plus plein de lui-même il abandonne ce restaurant, retraitant à jamais vers son centre.

Gaby est blanche, rousse, verte. Elle a une dent verte. Gaby a une stature admirable. Mille hélices tournantes composent ses volumes éblouissants : belles coques et belles conques. Des cheveux de rouille et des yeux, comme sous l’eau, des pièces de cuivre perdues. Gille en sait long sur la pourriture des rousses, ce lait près de tourner de leur peau fleurie de toutes parts de traces roses et cette puissante pigmentation : lisières fétides, franges fumeuses, lits de feuilles mortes, cressons délavés.

Gille s’émerveille bientôt devant un brasier mouvant de beaux membres enflammés. Il reporte la main sur le monde dont il a semblé s’écarter un instant. Et c’est une main lourde, douce, qui, pelotant la pâte, ajoute singulièrement à l’œuvre de Dieu.

Il entreprend de grands ébats comme un garçon de vingt ans sur son cheval dans un pays de hauts-plateaux. Il parcourt d’un trait les prairies, il dévale les collines, il atteint d’un bond les sommets et s’y tient. Il saute de sa monture et se renverse dans l’herbage. Et le ciel est le plus grand champ.

Tiens, mais ce Gille est ambitieux. Regardez-le grogner de contentement : cette femme, dans sa main.

Voilà pourquoi les contrées attendaient au soleil : pour qu’un hardi capitaine apparaisse, un point sur la colline, et suivi de sa troupe grossissante, fonde sur la ferme et le château, le verger et le buffet et pille tout. Comme la richesse s’épanouit au moment où la couvre une forte paume. Hourra ! en avant, les amis. Pille, pille. L’incendie, bien pris, commence de craquer quelque part, et là un sabot a écrasé un petit enfant. La douleur et la joie de la femme s’engouffrent comme une foule en fuite dans l’âme du capitaine des pillards, si maître des siens et qui chevauche partout, impassible.

Quelle boucherie ! ces grands quartiers de viande ! Galopade en écharpe sur une route, qui dérape au tournant, il lui passe la main gauche sous la taille, il la soulève un peu et avec sa droite il lui tire en arrière un long bras gauche, cela lui fait saillir un sein : on voit la beauté crier vers le ciel, mordue. Tire le bras en arrière plus encore comme une barrière qui s’ouvre, depuis l’aisselle jusqu’à la hanche, c’est une immense plaine déclive, le flanc de la terre.

Il faut être partout à la fois. Mon Dieu : quelle journée, quelle jeunesse ! Encore, encore.

Au milieu de ce désarroi, derrière l’oreille, il y a une idylle derrière les paupières closes, entre un homme et une femme, tandis que l’invasion roule dans les rues, un bref drame.

Pourquoi s’en tenir là, pourquoi ne pas faire un enfant, pourquoi ne pas avoir une salle à manger où on mangerait de la soupe en tête à tête et il lui achèterait des robes ? Tout cela passe dans un regard bas et bref et il n’en tient que mieux la femme.

Enfin, tant de galopades achèvent de circonvenir cette population divisée par les flammes, rassemblée dans une seule église, dans une seule flamme. O la vierge renversée dans le sein de sa mère.

Mais si tout de suite après, sur les ruines fumantes, l’ironie est une petite goutte d’eau qui grésille, n’oubliez pas que la tendresse était penchée sur les mourants.

— Tu es content, demanda la maquerelle à la descente.

Gille claqua la porte.

Mais oui, il était content. Que demandait-il de plus à ses dieux ?

Il s’affala dans un taxi, il s’affala dans son lit. Mais là bientôt il se réveilla de sa puissante somnolence, car une tasse de café s’exhalait du fond de son âme comme une cassolette : il se prenait à composer de nouveau Madame de B…

VII

Ils dînaient sur un côté de la maison qui regardait vers la campagne ouverte. Le parc, mi-partie bois, mi-partie gazon, dévalait en nombreux accidents jusqu’à se confondre avec des prairies. La lune laissait couler une joie chaude : elle jouissait de la présence secrète et ininterrompue du soleil.

L’alcool et une coquetterie éperdue menaient le train. Les intrigues habituelles, autour de Finette et de Gille, les laissaient seuls. Tous se laissèrent aller à la pente claire qui, grâce à ses diverses inclinaisons, les cacha les uns aux autres.

Les mains de Finette pressèrent, sous l’étroite ceinture, une taille qui se cambra. Elle cherchait la peau propre, salée d’une légère sueur, après la zone du tabac inoubliable.

Elle l’embrassa sur la bouche, dans le cou.

Pendant le dîner, Gille avait senti ce qui allait arriver. Dans une maison isolée, on l’avait attiré dans un guet-apens. Prisonnier d’une femme en allait-il oublier la foule des femmes ? Cette image de Finette, qui peu à peu restait seule, ne commençait-elle pas de le hanter ? Mais, prise dans un jeu de glaces, elle était partout et nulle part. N’allait-elle pas s’asseoir au milieu de ces glaces et à force d’immobilité, de réalité, lasser leur machination infinie, les faire tomber en miettes ? N’avait-il pas toujours attendu au fond de lui-même une telle occasion de se rassembler, de se ramener sur un objet unique ? Mais une troupe en embuscade, qui a longtemps guetté, se fatigue : elle est soudain surprise par l’apparition du butin. Gille, à l’instant où Finette s’approchait de lui, n’était que désarroi. Il criait son alarme : mon cœur, mon corps, ma tête et mes lunettes ! Compagnons vautrés dans les songes, leurrés de tabac et de vin, béants au ciel, éreintés par les bergères.

La petite main de Finette ne dispersa pas des questions oiseuses et turbulentes. « Jusqu’où veut-elle aller ? Comment est-ce que je lui plais ? Est-elle jolie ? » qui continuaient de la viser comme un point lointain et abstrait. Elles occupaient l’esprit de Gille et n’y laissaient pas de places pour les impressions souples qu’y auraient dû faire des formes charmantes.

Il fit un effort pour chasser ces intermédiaires encombrants, il serra ce corps qui se serrait contre lui, dans l’herbe. La flexion de ces reins flattait ses mains ; ces cuisses chaudes le mêlaient dans la familiarité. Une langue était un petit démon humide et chaud. Gille lui oppose un autre petit démon semblable. Et voilà que le spectacle de leurs agiles exercices n’était qu’une nouvelle distraction d’où ne lui venait qu’une sensation légère et isolée, qui ne rayonnait pas et qui lui faisait oublier de former des images plus larges qui embrassassent tout ce corps et le sien.

Ainsi il attendait des phénomènes dont l’apparition devenait plus improbable à mesure qu’il les prévenait davantage par cette expectative. Si bien, que l’inquiétude entra en lui : il craignit de ne pouvoir donner aux offres de sa voisine, qui devenait plus pressante, les acquiescements convenables. Aussitôt ses pensées coururent la campagne si follement qu’il n’y eut plus d’espoir de les ramener sur ce corps pourtant si bien ramassé sous ses doigts.

Il aurait dû se détourner franchement, il n’y songea même pas, empesé par la politesse. Un moment il crut que de multiplier les gestes l’animerait et il esquissa quelques flatteries autour des seins et du ventre de Finette. Mais ces flatteries l’engageaient à aller plus loin ; or il sentait bien qu’il ne les suivait pas. Alors, avec une tardive prudence, il les raccourcissait.

Mais la femme allait de l’avant, et sa main le cherchait. Gille pensa que son aide pourrait le sauver et il entr’ouvrit son pantalon. Finette ne rechigna pas et un instant après Gille put se croire en mesure de la satisfaire. Et las ! il suffit de quelques secondes pour écarter des voiles pourtant bien minces et déjà son élan s’atténuait.

Finette revint à la charge, mais ses manœuvres restaient timides ou paresseuses : Gille ne put se rassurer. Il montra son désarroi par une nouvelle gaucherie : moins sûr encore que la première fois de ses effets, il voulut tenter pourtant l’aventure derechef. Il réussit du moins à ouvrir les yeux de Finette qui jusque-là avait été enfoncée dans une fervente rêverie. Elle vit enfin qu’aucun achèvement ne lui viendrait de ce garçon qui, s’abandonnant à sa langueur, renonça même à la servir par des moyens moins méritoires et s’étalant sur le dos, ne bougea plus.

DEUXIÈME PARTIE

VIII

Gille se leva. Pour Finette restée sur l’herbe il fut tout blanc dans la lune. Sa pose changeait la situation : la main sur la hanche. Il s’en alla, heurta du pied des sexes indistincts, il voulait se perdre dans l’ombre de la maison. Mais Finette le rejoignit.

— Mon petit Gille, en lui prenant le bras, vous savez, ça ne nous dérange pas. Amis.

Gille, la figure mortifiée, lui retira son bras.

— Laissez-moi, allez. Je ne pourrai plus que vous dire, ce soir, des paroles inutiles. Je suis triste.

— Je ne vous ai pas plu, ce n’est pas une affaire. Il y en a toujours dix qui vous attendent.

— Mais si, vous me plaisez beaucoup, vous le savez bien.

— Je ne le sais pas du tout. Vous croyez cela. Vous vous croyez obligé de croire cela ; c’est idiot. Mais c’est moi la plus bête : c’était bien mieux avant, nous étions amis et vous couchiez avec les autres. Mais, mon Dieu, cela peut bien reprendre comme avant. Vous savez, je n’attache pas une importante excessive…

— C’est que moi, avec vous… J’aurais bien aimé…

— Enfant gâté, vous ne pouvez pourtant pas les avoir toutes.

— J’aurais pu me contenter d’en avoir une.

— Allons, allons. Je ne sais pas pourquoi vous vous êtes bourré le crâne sur moi, comme ça. Je suis fatiguée, comme vieille, je ne pourrais rien faire de propre avec vous ; la preuve ! Et on aurait pu coucher deux ou trois fois ensemble ; à quoi ça nous aurait avancés ? Après ça, ça aurait mal tourné…

— Ça a mal tourné. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Mais non. Vous m’avez embrassée très doucement. Vous savez, j’aime beaucoup votre bouche.

— Taisez-vous : vous vous foutez de moi. Vous en avez bien le droit, peut-être.

— Gille !

Elle s’arrêta de marcher le long de la terrasse et lui tira le visage vers la lune. Ses doigts montèrent vers la bouche durcie du jeune homme pour l’assouplir. Mais lui :

— Vous ne pouvez savoir ce que tout cela me fait craindre. Vous ne savez pas qui je suis, d’où je viens. Il vaut mieux que vous me laissiez, que je reste seul. D’abord, moi, je suis toujours seul.

— Mais tout le monde, sot.

— Ah non ! pas comme moi ! cria-t-il en s’enfuyant.

Gille fila dans sa voiture, à toute vitesse sur une seule idée « je n’ai aucun pouvoir sur la vie ». Et derrière lui couraient des sentiments de défaite et de désolation, qui étaient eux-mêmes bousculés par un gros ridicule. Il se jeta dans un petit bar, sur un port. Il but, et l’alcool développa une méditation atroce.

Vingt-sept ans, large, le hâle de ces derniers jours comme un fard sur des joues blêmes. « Je finirai par ne plus pouvoir vivre dans les villes : je ne sais où j’irai… Je m’en irai… mais j’emporterai ce qui me blesse. O la joie, je t’oublie tous les jours… Mon passé. Le passé se dérobe comme le présent. Quoi, rien ? »

Gille, à côté d’une bouteille de fine, bientôt seul dans ce bar dont le patron attendait qu’il partît, entreprenait, sur le dos de cartes à jouer, une liste minutieuse de toutes les femmes qu’il avait eues. Comme les premières années étaient pauvres, espacées, mais de millésime en millésime, cela grossissait. Et devant chacune il se demandait : « L’ai-je eue ? » Mais qu’entendait-il par là : « avoir une femme » ?


Pendant ce temps Finette rêvait dans son lit :

« Tiens, c’est drôle, une idée m’agace plus que toute cette histoire : Gille croit que je ne l’aime pas du tout. Ce n’est pas que je craigne d’être prise pour une catin qui ne cherchait, ce soir, qu’une sensation. Cela aurait mieux valu pour moi qu’il en fût ainsi ; je dirais en ce moment : un de raté, dix de retrouvés. Mais je ne voudrais tout de même pas perdre le bénéfice de mon sentiment, car j’ai un sentiment pour ce garçon. Je ne dirais pas que je l’aime. Ce mot m’agace toujours. Et puis d’abord si l’on peut aimer, j’ai aimé déjà, cela me suffit. Je pourrais l’entourer de soins très agréables : c’est malheureux qu’il ne veuille pas de moi.

Mais pour jouir de ce goût que j’ai pour lui, il faudrait me donner autant de peine que si je l’aimais, me faire un peu désirer par lui. Or il ne m’aime pas du tout pour le moment, et je sais le mal que je dois me donner pour me faire aimer. J’ai réussi une fois, cet effort m’a fatiguée pour toute ma vie, il me semble. Je ne me sens aucun courage pour recommencer. Cependant s’il me poussait, s’il me forçait. Mais il ne me force pas.

En dépit de toute ma fatigue et de toute mon incrédulité, je me demande si nous n’avons pas tort, l’un et l’autre, de nous tourner le dos si vite. Je lui oppose mon vieil amour, mais je me sens plus de paresse que de fidélité.

Bah ! il est encore si jeune, il n’a pas assez vu de femmes, pourquoi le priver des autres, ce petit, je lui ferais tort, j’humilierais sa jeunesse en l’isolant, en le remplissant de moi seule. Tout ce travail. Et puis j’ai retrouvé quelque orgueil, depuis que je suis seule.

Enfin, qu’est-ce qui me plaît en lui décidément ? Cette fantaisie exaspérée, cette recherche vorace et mécontente, cette émeute perpétuelle qui l’a fait autour de moi saisir et gâcher les autres, ne jamais m’approcher, mais me jeter des regards de sévère comparaison, ou de défi, ou de regret. J’aimais qu’il se tînt ainsi un peu loin, mais parce que j’étais sûre que c’était autour de moi qu’il tournait. Il avait de ces regards qui me flattaient le cœur. L’homme qui fait passer dans ses yeux une telle allusion est béni des femmes ; ce n’est pas en vain qu’on les fait penser au bonheur.

Après tout, il a déjà vingt-sept ans : il est temps qu’il s’y mette sérieusement. Il pourrait prendre ce qui me reste dans le ventre et dans le cœur, c’est plus que je ne crois, sans doute.

Allons, je suis sentimentale comme les autres. Mais non, je me vante. Je voudrais bien. Mais je brode sur un souci qui n’est pas bien gros. Nous verrons demain. Je vais dormir. D’ailleurs, zut ! qu’y a-t-il au fond de tout cela ? Son épuisement. S’il avait plus d’appétit, il m’aurait désirée et nous aurions déjà engagé la conversation.

Je suis bien faite. L’amitié ne vaudrait-elle pas mieux pour moi : j’ai trente-deux ans, je m’en sens quarante-deux, ou cinquante-deux. Revenons à l’amitié, je trouverai peut-être là les derniers succès qui m’attendent. »

Mais Finette pouvait-elle se résigner vraiment à des rapports d’amitié avec Gille, elle qui était condamnée à ne donner d’importance qu’aux plaisirs physiques ? Elle ne pouvait trouver de ressort que dans la sensualité, se mouvant par ailleurs dans un plan dont on aurait pu dire qu’il était intellectuel si elle n’avait pas été une femme folle comme tant d’autres, mais employant sa folie à feindre le doute de toute réalité sentimentale, la crainte de s’aventurer dans cette zone mystérieuse que fertilisent les fleuves venus de toutes les parties de la nature : du corps, du travail, du chagrin, de la mort, du ciel.

Pourtant elle pouvait s’accommoder de ne rien réaliser avec Gille et continuer avec lui des relations insignifiantes et narquoises. Elle avait toujours respiré le même air que son frère Luc. Or celui-ci ne manquait jamais de ramasser un fait qui rendît son univers moins improbable, il rendait sensibles à sa sœur tous les échecs, toutes les erreurs de l’amour autour d’eux. Il en résultait que Finette ne croyait qu’à la réussite physique pour rapprocher deux êtres, mais qu’elle croyait que cette réussite, même si réduite, était fort rare, presque miraculeuse.

Le lendemain son frère vint la trouver avec un air d’animation ironique. Elle, de son côté, était dévorée de l’envie de tout livrer à sa curiosité.

— J’ai fleurté avec Gille, tu sais, hier soir !

— Tiens, oui, c’est vrai, il fallait que ça arrive.

— Je ne l’excite pas beaucoup.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Quelque chose de bien simple, je ne l’excite pas.

— Mais comment ?

— Eh bien, je voudrais coucher avec lui qu’il n’y aurait rien à faire, je crois.

Luc marqua un silence. Puis :

— Je me demande s’il est si gaillard qu’il voudrait bien le faire croire. Est-ce qu’il ne nous aurait pas bleuffés avec les autres ?

— Non ; j’ai reçu leurs confidences.

— Les femmes aiment mieux mentir que d’avouer ces déceptions-là.

— Je veux être la dernière à soupçonner Gille d’être impuissant.

— Maintenant, je vais t’avouer qu’il est venu ce matin dans ma chambre et qu’il m’a fait des allusions que je crois comprendre, après ce que tu viens de me dire.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Raconte.


Gille, en effet, était entré chez Luc.

— Je suis crevé, s’était-il écrié, il ne faut plus compter sur moi pour faire plaisir aux dames. Je me dégoûte, je ne veux plus entendre parler de moi.

Luc commençait à se blaser sur ces désaveux de soi-même. Mais autre chose le tira de son demi-sommeil et de son indifférence à des malheurs problématiques. Il avait regardé minute par minute se préciser la coquetterie de Finette et de Gille, mais il avait commencé de croire pourtant qu’ils n’en finiraient jamais. Et voilà que Gille faisait évidemment allusion à un échec : l’affaire avait donc été bien près d’aboutir. Cette demi-confidence, alors qu’elle aurait pu apaiser sa jalousie, la réveillait.


— Enfin quand il est arrivé ici c’était un foudre de guerre, revint-il à la charge, après que sa sœur lui eut fait un récit fort minutieux de la soirée dernière.

— Oui, il y avait des jours où il paraissait très vantard, mais cela dépendait de son humeur : il avait, à d’autres moments, un ton tout à fait différent. Tu ne l’as pas entendu l’autre soir parce que tu fumais.

— Il fait de faux aveux et de façon qu’on n’y croie pas.

— Mais non, il est sincère. C’est un garçon qui est comme toi et moi, la vie le dégoûte bien, seulement, au lieu d’en vouloir aux autres, comme nous, il aime mieux, par paresse ou par scrupule, s’en prendre à lui-même. C’est assez élégant de cacher son dégoût sous l’humilité ; tu comprends, il fait semblant de croire que c’est lui qui est disgracié et non pas la Nature.

— Enfin, il aurait bien aimé être de ces hommes qui sont toujours prêts à rendre service aux femmes. Eh bien ! Il paraît que ce n’est pas ça ! Car enfin, ma chère sœur, tu es une personne désirable !

— Tu sais bien que non, que je plais à beaucoup d’hommes mais que j’en décide peu.

— En tout cas je ne comprends pas qu’il se mette dans une situation comme celle d’hier au soir.

— C’est moi, peut-être, qui l’y ai mis.

— Il était assez grand garçon pour se dérober.

— Il pouvait aussi bien se laisser conduire jusqu’au pied du mur.

— Oui, je ne lui reproche pas l’abstention elle-même, mais ce que je lui reproche, c’est qu’il ait été ainsi, alors qu’il aurait voulu être autrement.

— Oh ! pourquoi lui en vouloir de négliger un personnage, s’il a d’autres rôles dans son sac.

Là-dessus Gille entra.


Il attendit d’être seul avec Finette, dans la chambre haute et étroite, pleine de livres modestement vêtus, où il n’y avait que le grand divan et des cigarettes.

Ils s’embrassèrent doucement.

— Je voudrais vous expliquer hier.

— Je crois qu’il n’y a rien à expliquer du tout, mais enfin si vous y tenez.

— Je ne suis pas pour les femmes propres, les bourgeoises… les femmes du monde. J’aime les putains.

— Comment ? Et Molly ? Et Françoise ? Et Hyacinthia ? et toutes les autres à Paris que vous avez eues.

— Molly, ce n’est pas une femme du monde. Je n’ai pas couché avec Hyacinthia, je vous assure. Quant à Françoise ! Eh bien, l’herbe.

— Mais moi aussi, l’herbe ?

— Non, vous, c’est autre chose.

— Hum ! Mais à Paris, madame de… et la petite…

— C’était autrefois.

— Quelle blague, la petite, c’était au printemps…

— Mais je n’ai pas couché avec elle, ou plutôt si, hélas ! mais je l’ai ratée comme vous. Je les rate toutes, seulement elles ne le disent pas, vu si elles le disent, les autres ne le croient pas, ou tout de même veulent voir.

— Enfin, vous mentez effrontément. Vous avez eu des tas de femmes et vous en aurez encore.

— Je ne crois pas que j’en ai eues ou très peu, de loin en loin, quand je n’y pensais pas. Je suis resté des mois, des années entières, sans femme. Toute ma vie est un bleuffe, je plastronne, mais je suis un pauvre type.

— Enfin, je vois qu’il ne faut pas vous contredire. Bon ! vous aimez les poules. Mais c’est très bien. Il y a beaucoup d’hommes comme vous, et des mâles ! Si j’étais homme, je serais comme ça : elles ont des avantages.

— Vous ne vous rendez pas compte. Vous ne savez pas ce que c’est.

— Pourquoi ? il y en a de belles, mais de quelle sorte les préférez-vous, huppées ?

— Peu importe, c’est atroce. Peu importe ce qu’elles sont ; je ne le sais pas : or ou pourriture. Ce qui est atroce, ce n’est pas ce qu’elles sont, mais ce que j’en fais.

— Oh là ! qu’allez-vous me dire, jeune homme ?

— Le plus souvent je n’en fais rien. Mes mains les saisissent mais ne les caressent pas. D’un coup d’œil on peut découvrir une âme, et il y a presque toujours un peu d’âme dans les humains ; or je détourne les yeux. Quand j’en ai une entre les mains, je pense à toutes les autres. Et je ne verrai celle-ci que je tiens que plus tard, ou j’en ai rêvé déjà.

— Je ne comprends plus du tout. Vous ne faites rien, avec celles-là non plus ?

— Je veux dire que je fais le nécessaire, l’indispensable comme on suit un souvenir machinal et idiot, mais je ne m’abandonne pas à la volupté, parce que la volupté est un mystère, et que je ne puis abandonner les mystères à une bouche sale. Elles sont salies par des pensées trop sociables. Les prostituées ne songent qu’à gagner les vertus bourgeoises. Elles ne recherchent pas tant le lucre que la considération, ou si elles ont l’air de préférer le lucre à la considération, c’est parce que la considération augmente avec l’argent. Aussi plus elles sont brillantes, plus elles sont attachées par le succès à des ambitions ignobles, et plus elles me répugnent. Je ne me résous pas à faire courbette devant leur hiérarchie de respect humain. Or la galanterie la plus brusque ne leur parvient que si on la mêle dans cette compromission. Avant d’entrer dans leur lit, il faut entrer dans leur ridicule. Alors je vais dans les maisons faites pour la plus grosse commodité.

— Gille ! Vous m’étonnez, tout de même. Comment pouvez-vous gâcher ainsi les femmes ! Vous dites que vous les aimez ?

— Ah ! si ! je les aime et plus que vous ne voudriez : je crois qu’elles ont une âme, et je n’ai jamais cessé de rêver minutieusement à cette âme, avec une piété infiniment tendre. Mais leur corps s’est mis en travers. J’en suis venu à une grossière et déchirante distinction entre l’âme et le corps.

— Écoutez, Gille, épargnez-moi. Je crois que tout peut se comprendre, je vous trouve un peu dégoûtant, un peu simple, veux-je dire, mais si vous vous lancez dans du charabia mystique, j’aime mieux que vous reveniez à vos petites cochonneries.

Gille avait d’abord eu l’air d’un enfant honteux, mais dans son visage peu à peu ses yeux devenaient fixes. Finette craignit qu’il ne fût théâtral. Cela l’entraîna vers des pensées narquoises.

— Mais, vous les payez ?

— Oui, la plupart du temps, pour aller plus vite. Je ne suis pas coquet.

— Vous, payer des femmes ! Je n’aurais pas imaginé cela.

— Oh ! du reste, elles sont si sensibles, si je voulais… Mais je préfère payer pour mieux leur imposer silence… Il est vrai que c’est plus difficile d’avoir certaines putains que bien des femmes du monde. Aussi je me pique au jeu, quelquefois, je me donne la peine de les enjôler.

« Il faut dire qu’il en est tout de même de belles et c’est une raison de ma perte qui compte. C’est pour en avoir rencontré quelques-unes qui étaient magnifiques que j’en supporte d’innombrables qui sont médiocres. Parce que la ligne de deux ou trois filles délivrait à plein gosier le cri de la beauté, parce que celles-là je les ai possédées dans la plénitude de mes nerfs et de mes muscles — et dans ces moments-là jubilait le génie de l’architecture — j’ai couché avec des douzaines d’autres, à qui je ne demandai qu’un contact qui ranimât ces forts souvenirs. Ah ! ces longs mois de disette où, faisant l’amour comme un forcené, à la fin pourtant je doutais d’avoir jamais touché aucune chair.

— Vous vous plaisez à vous imaginer ignoble, grotesque, et fantastique.

— Il faudrait que je vous explique tout au fond. Vous ne voyez pas… vous ne sentez pas…

— D’abord y a-t-il un ou deux ans ? ce n’est pas la même chose. Vous êtes vague, vous inventez, voyons, mon petit.

— Je rechercherai. Je n’ai aucune mémoire. Vraiment je ne sais pas quand cela a commencé. Au milieu de toutes ces femmes… Il y a eu des reprises, avant l’arrêt complet. Depuis… Mettons un an, je ne puis plus du tout, mais du tout, approcher une femme qui ait l’air un peu propre, propre !… enfin vous me comprenez.

— Mon cher Gille, vous êtes fatigué. Reposez-vous. J’ai entendu dire qu’il fallait que les hommes se méfient de l’amour et une amie qui s’y connaît, m’a dit un jour : « l’amant, c’est celui qui n’est pas si bête, qui ne couche jamais. » Vous l’avez donc tant fait que ça ?

— Tous les jours.

— Les maladies, les voyages, la campagne, que sais-je ? rien ne vous a arrêté ?

— Huit jours, quinze jours une ou deux fois, je me suis arrêté.

— Eh bien, arrêtez-vous encore.

— Voici que maintenant la fatigue explique tout, ricana Gille.

IX

Il parla d’autre chose. Décidément, il ne pouvait se livrer à Finette, d’aucune manière ; il voyait entre elle et lui dans une agitation hystérique le fantôme du cynisme qui d’une main griffait cette femme au visage, et de l’autre le tenait toujours à égale distance d’elle, ni près ni loin. Il savait bien qu’il jouait la comédie, pour complaire à ce fantôme et lui arracher des murmures flatteurs, mais il lui en voulait à elle qu’il pût prolonger si longtemps cette fiction. « Si je pouvais la prendre dans mes bras, lui montrer mon vrai visage. Mais je ne peux pas lui donner mon corps où mon cœur est si gros. Pourtant ce n’est qu’une femme, je pourrais la broyer, la refaire. Je n’ai pas le cœur à cet ouvrage, même si je réussissais — et pourquoi, mon Dieu, ne réussirais-je pas ? — je lui en voudrai d’avoir dû donner d’abord ma sueur, avant mon sang. Il doit bien y avoir une femme dans le monde qui a tout préparé pour moi : avec ses larmes elle a déjà mêlé la pâte. »

Cependant Gille ne pouvait jamais rester, les bras inertes, devant un humain ; il lui fallait au moins simuler, comme un dévot s’acharne à sa prière les jours de sécheresse, un effort de communication. Ce frissonnement perpétuel l’entraînait à toutes sortes de manifestations qui paraissaient le priver de tout secret. Mais si loin qu’allât la témérité de ses confidences, elle respectait toujours une marge qui était d’autant mieux abritée qu’on ne soupçonnait pas qu’elle pût s’étendre, si obscure, au delà d’espaces noyés de lumières si crues. La contenance de Gille ressemblait à ces maisons françaises dont le corps de logis, construit sur la route, approche sa façade des passants et se prête à leurs bavardages, mais il y a un haut mur jaloux et nul ne verra jamais les fenêtres de derrière et leur regard intérieur.

Donc Gille interrompit son explication avec Finette, mais quelques heures plus tard il lui remit ces pages qu’il avait commencé d’écrire le matin et qu’il s’était hâté de fixer dans la soirée.

« A dix-huit ans, j’étais sauvage, je n’allais pas dans le monde, je n’approchais jamais des filles ni des femmes propres. Je lisais du matin au soir et rêvais infiniment des héroïnes ; mais j’avais pris une telle habitude de ces rêves-là, de ces rêves blancs qui se mêlaient à mes rêves sombres, que j’oubliais que ces créations délicates étaient aussi de ce monde.

Je pourrais rendre ainsi mon histoire tout à fait médiocre. Cette misère sexuelle se ramènerait à un trait social : parce que je n’ai pas dansé, je n’ai pas été mis à l’abri dans la glacière que fait le monde des jeunes filles ; parce que ma mère ne recevait pas de jeunes femmes, je ne me suis pas logé tout de suite dans un confortable adultère. D’avoir été le fils ombrageux de parents claustrés, aurait tout bonnement fait de moi le bas débauché que je vous montre. Tout cela n’est pas suffisant, mais j’ai bien envie, par modestie, de m’en tenir là.

Ma famille a joué son rôle. Ils étaient encore jeunes et forts, mais tôt avant l’âge, ils s’étaient repliés, ils hivernaient au cœur de Paris comme au fond d’une province. Taciturnes, ils faisaient comme s’ils avaient attendu la mort, mais ils n’y songeaient même pas, pourtant ils avaient quitté la vie. Ils ne me donnaient pas d’argent, ils détestaient que j’eusse des amis et ils ne se souciaient guère de me faire rouvrir les portes qu’ils avaient laissé fermer. J’ai mis des années à traverser la zone d’oubli ou d’ignorance qui s’étendait autour d’eux. J’y recule encore souvent. Pourtant je me suis fait autre que leur fils. Je parviens souvent à oublier ou à cacher celui qui en moi est leur fils…

En tout cas, ma ruine avait commencé avec ma puberté. Tout à coup des images s’étaient imprimées violemment dans mon cerveau. Mon corps resta intact, c’était une flamme droite, je ne portai jamais la main sur moi, car ce n’était pas le plaisir que je désirais mais la forme des femmes. Mais de bonne heure mon esprit commença de fléchir sous le poids de ces images. Il ne pouvait plus ni les mouvoir ni les chasser : des tableaux vivants tournaient en nature morte. Mon sang inemployé nourrissait un rêve de plus en plus lourd, de plus en plus monotone, qui barrait la route à la souple réalité.

Pourtant j’avais des sursauts d’inquiétude et de révolte. Un jour je n’y tins plus ; il fallait qu’à l’instant même une forme se rendît sensible sous mes doigts.

Je sortis de chez moi, mais ce réveil brutal était lourd de mon sommeil, lourd de mes songes. Je me jetai sur n’importe quoi.

Pourtant, au moment où j’entrai dans la chambre de cette grosse garce, je sus très bien aussi que je cessais d’être fier et qu’avant ce temps qui ne finissait pas de somnolence, il y avait eu des heures de pure sensualité, de vivante divination quand chacune de mes fibres perçait le monde avec une force de racine, auxquelles je renonçais définitivement.

Tandis que je me déculottais, j’étais irrité qu’une personne grossière eût le spectacle de ma déchéance. Le pli de ma bouche lui faisait sentir sans doute qui j’étais et que j’allais faire litière sur son ventre d’un orgueil dont je ne me fais même plus l’idée, aujourd’hui. Néanmoins je me disais qu’une telle grosse femelle était bien assez bonne pour moi, pauvre, réduit par la faim : il me semblait que les femmes plus minces, c’eût été trop délicat.

J’avertis cette goton que j’étais vierge ; aussitôt elle me montra des sentiments du dimanche. Son respect trivial me rappela les façons de ces familles du peuple qui mènent au café leur fille le jour de sa première communion.

Mais la nature fit bon compte de ma rage et de mon envie de rire. Je perdais pied de plus en plus dans un trouble qui m’était inconnu, car les délices nocturnes où avaient échoué souvent mes rêves, j’avais toujours cru que c’était les transports de mon âme.

Et à peine est-ce que je fus nu et dans les bras de la femme que cela devint délicieusement intolérable, que cela se résolut dans une faiblesse terrible.

Mais tout de suite après, apparut une peine écrasante. Je pleurai en remettant mes vêtements, je ne regardai plus une fois cette femme qui, honteuse, ses gros seins blancs oppressant sa poitrine, hâta ma fuite.

En rentrant chez moi, j’évitai le baiser de ma mère pour qu’elle ignorât un triste parfum. Je n’y revins pas de six mois.

Ainsi ce qui était tombé fatalement sous ma main c’étaient ces images qui s’étaient imprimées dans mon enfance : affiches, silhouettes sur le trottoir, les nus du music-hall. Un vieil oncle m’emmenait à chaque changement de programme aux Folies-Bergère. Vieux cochon. Hypocrite autant que lui, je taisais mes grognements, mais j’avais été illuminé à jamais d’un paradis rouge, plein de grandes viandes. Sorti d’une prison, je m’étais trouvé dans une autre plus grande qui la renfermait : hors de ma solitude, c’était l’immense machine à illusions de la ville où mes élans firent long feu. Sur les murs, dans le ruisseau, d’incessantes théories de femmes peintes furent mes chaînes mouvantes et incassables. Le souci de la beauté avait si tôt fermenté dans mon cœur que la pâte en tourna à la première aigreur. La grosse ville, qui se réengendre sans cesse, qui dégénère de plus en plus, bâtarde de ses propres œuvres embrouillées, m’imposa le souvenir, non pas d’un sourire spirituel, mais d’un sein à l’expression cynique.

Je rôdais sur les boulevards ; avec l’argent du Nouvel An, je vins enfin au mauvais lieu. La maquerelle — pour ma jeunesse un sourire de vieux monsieur — me salue avec une voix criarde et me pousse tremblant de lâcheté dans une salle pleine de lumières crues et de chairs peintes.

Les enfants sont comme les barbares : en sautant toutes les dégradations, ils sont capables d’aller d’un trait au plus bas et de s’en repaître avec leurs belles dents. Je fus traversé d’un désir fulgurant pour la laideur.

Il y avait en moi quelque chose de puissant et de paresseux qui buta tout de suite et s’agenouilla dans cette bauge. Ce que je voyais me tint lieu de toute la beauté qui court dans le monde et qu’on peut attraper. N’importe quoi, sur-le-champ, qui m’assomme ! Ma mollesse, ma goinfrerie, mon ignorance, un génie de forçat s’incarnaient et s’étalaient dans ces catins : les vices se confondaient avec les maladies, ces paysannes étaient vieillies de la première bouffée d’air qu’elles avaient respirée en entrant dans la ville ; la graisse recouvrait la chair, dans ses ornières s’agglutinait la poudre comme le lichen dans les fissures de l’écorce, et le fard c’est l’imagination sordide qui attire les mendiants comme moi sur les mendiantes. Cette réalité allait déposer dans mon esprit une nouvelle couche de rêves plus épais.

Je me sentis écrasé par mon immonde destinée. Je fis un faible signe à la première venue : une petite blonde maigrelette, à peine aperçue. Elle avait des cheveux de mousse qui sentaient le champagne bon marché, des jarrets fragiles.

Elle m’accorda quelques caresses sommaires qui rayonnèrent comme des prodiges. Puis ce fut la même brisure que la première fois, mais je la dissimulai avec un soin rageur.

Comme c’est long de se rhabiller.

Dès lors les seins et les croupes grouillèrent de plus belle. Nuit et jour je croyais voir à l’horizon les plus belles montagnes. Je prenais dans le concret la mince amorce qui me suffisait pour nourrir abondamment l’irréel. Une pièce de cent sous à la main, je recherchais l’ivresse que donne le désir, au moment où il s’accélère en approchant de son but. C’est ainsi que j’ai aimé les prostituées, parce qu’en suivant dans leurs bras des rites machinaux, mais qui pour mes premiers élans devenaient le prétexte d’atroces explosions d’énergie, je pouvais rêver plus fort. J’ai toujours rêvé, je rêve encore.

Mais c’étaient leurs formes mêmes qui peuplaient ces rêves et s’installaient dans mon âme. En sorte qu’il est venu un temps — oh ! beaucoup plus tard, des années après ! — où, sur le sein d’une femme polie il me fut impossible de fixer mes regards, mais je fermais les yeux et toute la prostitution du monde grouillait sous mes paupières illuminées. Ah ! ces images, Finette, débarrassez-moi de ces images. Je me suis usé à me remémorer ces formes poisseuses. Mon âme s’est fatiguée et la fatigue de mon âme a anéanti mon corps avant qu’il soit atteint par les épreuves qui pourraient lui être propres : l’âge, la maladie.

Parfois je reprenais le goût de la réalité, alors j’étais déçu par la brièveté, la sécheresse des instants que j’achetais. J’aurais pu rester pourtant plus longtemps auprès de ces femmes qui aiment, comme les autres, à bien recevoir, les rendre plus aimables. Mais j’entrais chez elles, l’œil bas. Je n’osais montrer mes furieuses admirations, les talents qui me grillaient les doigts, la tendresse aussi qui fronçait ma bouche. Je restais immobile, elles me rangeaient parmi ces faibles brutes qui font leur clientèle et elles me distribuaient, avec une politesse distraite, leurs caresses accoutumées que je supportais avec peine, jusqu’au moment bientôt venu où nous nous accordions pour y mettre la fin la plus simple.

C’est pourtant ainsi que moi, qui étais tout élan, je me soumis à des pratiques que souhaitent les vieillards. Le goût que j’avais des caresses, m’inclinait à ces efforts de volonté : alors que je brûlais d’en prodiguer, je préférais encore tolérer les leurs, plutôt qu’il n’y en eût pas du tout entre nous. Un enfant frais simulait la débauche, la fatigue.

Cependant j’imaginais aussi des sourires chastes, un col vierge que ploie la confiance. Mais ces hanches charnues qui persistent dans mes mains après la débauche où je me consume en attendant de pures noces, elles reparaissent bientôt.

Il y a séparation entre deux songeries. Avec de jeunes femmes, j’imagine fort bien un commerce de sentiments patients, grandissants, gradués par la science domestique, le souci de réussir la vie, jour par jour, de gagner peu à peu le ciel et la terre. Je les vois debout, penchées, plutôt que dans le lit renversées.

Mais ces visions diaphanes — rendues plus opaques çà et là par quelques précisions, je compose meuble à meuble les chambres où s’accumule cette vie suave — passent en flottant, sans prendre de substances devant les formes épaisses, coloriées, odorantes des prostituées, où mon désir, à tout bout de champ, retrouve sa grasse ornière.

Ces deux mondes semblent irrémédiablement dissociés. Pourtant je sais qu’ils gardent encore des communications souterraines et je n’ai pas perdu l’espoir de me ressaisir, de fondre tout cela. Qui sait ? Je suis encore loin de la mort et la mort n’est pas en moi, bien que l’autre soir dans vos mains, Finette, seulement un cadavre…

Je me rappelle aussi ce temps où la folie de mes yeux, la fringale de mon cœur plutôt que de me jeter au fond des maisons me faisait battre les rues. Car s’il est un grand corps couché derrière les persiennes, le même court par la ville, en jupons, surmonté d’un visage peint de mille promesses, qui feignent une allusion pour nous, sans qu’elles le sachent, à tous les trésors du monde qu’elles ne soupçonnent pas. Une quête hagarde, pudique, rampante, désespérée. Mais dans la rue je marchais encore dans mon rêve. Voir, seulement, la tendresse errer sur le visage des femmes, fut longtemps pour moi un assouvissement si merveilleux, que j’en oubliais de tendre la main, mendiant négligent. C’est ainsi que de toutes parts des ombres m’échappaient. Pourtant dans la rue je me réveillais plus facilement qu’ailleurs. Mais voyez l’inattendu, c’était une consigne sociale qui me mettait au pas. « Il faut que j’aie une maîtresse, il faut que je fasse figure dans le monde. »

Alors je les regardais avec des yeux pleins d’émeute, une émeute de nègres qui veulent des blanches. Elles prenaient peur, elles hâtaient le pas, la main sur leur ventre, comme le bourgeois sur son porte-monnaie. J’entrais dans une auto, je m’asseyais à côté d’une dame qui sortait de chez sa couturière. Mais j’étais si amoureux qu’il me semblait impossible de survivre à un refus ; il en résultait cette dureté dans mes yeux qui leur faisait croire à un voleur. On me chassait. Jamais je n’ai reçu de gifles ni d’insultes : comme mon visage laissait voir aussitôt un chagrin abominable, elles sentaient en même temps que mon désir n’était cruel que pour moi. Dans leurs regards apparaissait la charité, la complicité. Mais déjà j’étais retombé dans la foule. J’ai réussi quelquefois. Quand maintenant je descends dans la rue… Oh ! j’ai eu tout de même quelques moments…

Elle n’avait pas de chapeau, mais une dentelle noire comme à Venise doublait ses cheveux. Sa robe était pauvre.

Mon premier regard s’enflamma. J’eus une assurance effrayante et je m’enfuis vers elle. Arrêtée, elle me regarda dans les yeux : j’avais déjà mis dans mon regard de la fierté. J’étais sur elle, je m’entendis : « Attendez, attendez. Laissez-moi parler. J’ai quelque chose à vous demander. »

Avec un bel accent italien : « Vous voulez faire l’amour ? »

— « Oh ! oui ! »

Je ne savais où l’emmener. « Prends un fiacre, j’ai une adresse », me dit-elle avec un sourire net et rusé.

Un orgueil bouffon remplaça aussitôt la faiblesse dans mes veines. Mais comme je la regardai, je tremblai de nouveau : elle avait un profil dont le trait dur était velouté par la jeunesse, des cheveux touffus et furieux, à ses lèvres l’obscénité rutilait, et un mouvement rapide emportait son buste en avant.

Je la soulevai dans mes bras pour gravir l’escalier. Le bonheur et le malheur qui attendaient ce moment depuis ma naissance me sautèrent en même temps aux épaules, mais j’allais.

Elle sonna, m’arrêta dans le vestibule, alla chuchoter derrière une porte. On nous fit entrer dans une chambre : il fallut donner sept francs à une ombre.

Pour nous joindre nous fendions nos vêtements comme une foule. Je me battis, enfin à travers la chemise déchirée, je débouchai : la peau, la chair parsemée de dents, de poils.

Mais j’aperçus, j’atteignis à peine ce corps brûlant : je trébuchai, jeune cheval dont les pattes fougueuses s’embarrassent. Ce que, le lendemain, j’aurais considéré comme une piteuse maladresse, ce que plus tard je regretterai comme le merveilleux gâchis de la jeunesse, ce fut le triomphe et le bonheur : j’eus une chance que je ne soupçonnai pas. Elle avait senti ma fraîcheur, l’émerveillement de mon plaisir l’avait touchée. Elle était assez usée pour saluer ce retour du printemps qui n’était déjà plus le sien, elle était assez rouée pour être mordue par ma verdeur. Bref, elle put faire de ma fougue son délice subit. Elle s’attendrit ensuite, me serra dans ses bras avec reconnaissance, me prit la tête dans ses mains avec respect.

La langue fait fermer les yeux, fait oublier les yeux. Les seins, cette ligne mystérieuse, en disaient long à mon cœur. A mon cœur. La gratitude fondait mes lèvres. Comme un chien maigre dans son écuelle, je grommelais des paroles de bénédiction.

Des caresses couraient partout comme de jeunes soldats dans la première ville pillée, des baisers purs, des étreintes brutales comme l’enfance, un chant de liberté dans le sang, dans tout le jet des idées, une force invincible dans les membres, un orgueil qui ne finira pas. Quels cris, comme ceux qui se dressent sur les sommets exaltés par le soleil d’août, s’allumèrent à mon front.

Ce n’est pas moi, après dix ans de travaux, qui me moquerais de la promptitude : cinq minutes après, je me précipitai encore avec toute ma fougue, je fus encore désarçonné. Laetitia fut encore gagnée par la foudroyante contagion, la grande peste du bonheur. La planète bondissait. Le souvenir me passe à travers le corps. Beau masque de sueur, tu es de nouveau autour de mes yeux.

Le caprice ardent me faisait crier que les femmes en marche vers moi dans l’ombre de la chambre ne la rejoindraient pas, ne la dépasseraient pas, qu’elle l’emportait d’un premier coup sur tout ce qui ne se montrait pas encore. Me croyant trop riche d’un coup, je voulais ne plus rien souhaiter. Le moment des serments prématurés, des sacrifices inefficaces arrivait déjà. Je lançais le défi qu’elle ne sortît pas de ce cœur où elle n’entrait pas, malgré l’éclat qu’elle faisait sur le seuil.

Elle ne m’écoutait guère, mais seulement mon bouillonnement de source.

Ses traits réguliers étaient animés par les désirs en sorte que belle elle était piquante comme si elle n’avait été que jolie. Son corps était souple et brusque, avec des attaches fines : taille et genoux, cou et poignets, entre des formes épanouies, joues, gorge, croupe, cuisses, mollets. Du noir et du rouge qui n’étaient pas peints, fort tranchants au visage.

Je me hâtai pour découvrir la terre, j’étais épars, mené par un génie qui se faisait jour dans les maladresses. Égaré, je revenais au grand coup de filet. Je ne savais point alors par quels calculs sublimes elle me rejoignait dans mes emballements.

Las, je fus dépité de ma lassitude, nouveau délice que je ne sus pas savourer.

Elle me dit : « Tiens, tu n’as pas le tempérament que je croyais, mais tu seras un amoureux. » Cet augure trouva un sot qui n’en fut pas enchanté.

Mais il fallut détacher mes lèvres et mes mains de la vie que j’attendais depuis des années et dont aucune imagination ne m’avait tenu lieu. Nous descendîmes dans un Paris de nuit, plein de chats gris.

Quand je l’eus quittée, je m’élançai dans ma solitude. Je ne pensais plus à elle, j’étais tout à mon accroissement. J’aurais voulu me coucher sur le bitume : dans une clairière, je prêtais une oreille complice au travail de la nature : les tramways glissaient, les autobus écrasaient doucement le pavé de bois. Je regardai les hommes avec des yeux gais, pleins d’une espiègle fraternité.

Plus tard, comprimant sous ma chemise une touffe d’odeurs et de bruissements inoubliables, je traversai, inaperçu, ma famille penchée sur sa soupe.

A peine est-ce que j’attendis pour la revoir ; les heures se consumaient dans un unique point de feu. Enfin plus de rêves, plus d’espoirs, plus aucune de ces ruses de l’esprit, de ces simulations du cœur, de ces substitutions honteuses, plus rien qu’un feu où hier et demain brûlent de la même haleine que le jour même.

Je la rejoins. Plusieurs rencontres se confondent. Mes gestes sont plus lents. Les replis de son corps tombent les uns après les autres sous mon attention et une musique se dessine. Je connais ma bouche, mes mains, mes cuisses, si ce n’est ma poitrine, mes pieds, et tant d’autres régions encore répandues sur le long espace.

Mais je ne pus apprendre tout en même temps. Pour elle, l’aventure perdait sa saveur.

Elle commença de me parler d’un amant qu’elle regrettait. Il était plus âgé, il avait vu plus de pays. Et puis il avait de l’argent. Je n’en avais aucun. Il arrivait qu’elle dût compléter notre maigre écot.

Je commençai moi-même à me distraire. Je l’examinai, me rappelant qu’il fallait être sévère, à la hauteur des exigences que j’avais formées avant cette vie. Je trouvais facilement ses défauts et aussitôt je me félicitais de ma perspicacité et de ma rigueur. Je la comparais à d’autres que j’apercevais à peine, la marge lumineuse s’éteignit autour d’elle. Je cherchais à la dissoudre dans le bavardage. Je lui confiais que ma famille était riche, que certains de mes camarades roulaient sur l’or. Mais aussitôt elle se trouva en difficulté et me demanda de lui communiquer un peu de cet or. J’en fus bien sot et, quoique je ne l’aimasse plus et que je la méprisasse, je fus triste. Mais le plaisir de lui écrire un mot sec m’eut vite consolé.

Je la rencontrai deux mois plus tard dans la rue. Qui était-elle ? Je ne l’ai jamais su. Elle tint à me faire croire qu’elle n’avait agi ainsi que sous l’effet de mes railleries qui lui faisaient pressentir une rupture, pour s’assurer d’avance une vengeance. Je me méfiai de cette explication, j’eus peut-être tort. Enfin elle me laissa sentir qu’une réconciliation entière lui ferait plaisir. J’en profitai, puis je la lâchai promptement.


J’étais farouche, j’aimais d’un amour obscur, animal, la solitude. Comme les bêtes, j’y trouvais mon âme. Dans ces moments-là, je hume les odeurs humaines comme ces pays impossibles qu’entrevoit un voyageur qui s’abuse, au moment de partir. Est-ce Robinson Crusoé qui m’a grommelé une parole étrange ? Les femmes renversées nues sur les lits sont des îles infiniment perdues dans la mer de leurs songes, peuplées d’un silence mobile de flore, et leurs songes se perdent dans mon songe. Ce sont des îles, pleines d’animaux doux et furtifs. Pourquoi, par une mythologie inquiète, en avons-nous fait des âmes, des déesses, compagnes improbables de nous, les pauvres dieux ? »

X

La lecture de ces pages, où elle trouvait à la fois de la rengaine romantique, des traces sanglantes de masochisme, un air ivrogne infligé à la vivacité de l’âme, enchanta Finette qui y voyait encore bien d’autres choses selon ses goûts. Elle courut chez lui pour le serrer dans ses bras. Ce coup moral les rapprocha plus que bien des effusions auxquelles ils semblaient jusqu’ici assez maladroits.

Certes, à aucun moment, elle n’avait songé à le mépriser. Contrairement à la règle qu’elle s’était fait la tranquille habitude d’appliquer à tous et à toutes, elle n’avait tiré du spectacle qu’il lui donnait aucune sorte d’ironie. La raison de cette indulgence était qu’elle l’avait désiré : ce désir, quoiqu’elle prétendît ne jamais donner d’importance ni à ses actes ni à ses sentiments, conférait au jeune homme un caractère sacré, en vertu de cette gourme ou de cette mystique que nos contemporains mettent soudain, de façon inattendue, dans les attractions de la peau, au moment même où ils accentuent le sans-façon sentimental.

Mais Finette admirait maintenant encore que Gille lui eût apporté une surprise, cette possible incapacité de jouer son rôle de mâle, et qu’il trouvât moyen de la corser de ces commentaires crus. De plus elle oubliait que le plus clair effet de cette révélation avait été de la priver d’un plaisir, d’autant plus volontiers qu’elle se flattait que la défaillance de son ami illustrait ses pensées habituelles. « Il est comme moi, il est dégoûté de tout. C’est pourquoi il a pris le parti de faire l’amour à la va-vite, pour s’en débarrasser. Et je le dégoûte comme le reste, j’avais bien raison de ne pas attendre que mes charmes causent de grands mouvements dans la nature. » Enfin elle était ravie de se lier de complicité avec un individu qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvait dans l’irrégularité.

Pourtant il semble qu’un certain trait aurait pu lui déplaire dans l’histoire de Gille. D’accord avec son milieu, elle avait toujours admis comme un principe de conduite indiscutable qu’un homme doit s’assurer, en même temps qu’un certain revenu — par le travail, qui, somme toute, est plus confortable que les diverses prostitutions qui sont préférées à un étage de la société supérieur à celui où l’argent de feu son mari plaçait Finette — une certaine sorte de bien-être dans l’amour : il doit toujours avoir sous la main une femme élégante, jolie et pourvue d’argent. Finette aimait l’argent. Bien qu’elle n’en eût jamais manqué, elle était vivement consciente de sa nécessité, des difficultés et des périls qui entourent sa conquête, comme si elle en avait été privée longtemps. Elle ne rêvait jamais qu’on pût sentir librement au-dessous de dix mille dollars par an. Alors comment pouvait-elle supporter l’idée de Gille payant sordidement des femmes qui n’étaient même pas chères ? Il ne faut pas chercher loin ; tout bonnement l’imagination lui manquait pour se représenter Gille agissant autrement que de la façon qu’il montrait chez elle, plus relevée. Et, encore une fois, elle était décidée à expliquer l’écart que Gille laissait entre lui et le siècle par une fantaisie, tout à fait louable, issue du goût de l’absurde, un calcul ironique pour faire pièce à la vie et à ses routines, même les plus agréables.

Mais n’avait-elle pas aussi autrefois fait le choix pour toute sa jeunesse, d’un homme qui était, au contraire de Gille, maître de ses désirs et les tenant toujours en main comme des armes pour blesser et renverser toutes celles qui lui convenaient, selon une ambition sexuelle aussi calculée qu’une ambition politique ? La pensée lui venait maintenant que si cet amant lui avait montré des passions mieux ordonnées que Gille, elles étaient peut-être de moins grande ressource. Elle commençait à l’oublier et les idées qu’elle avait nouées autour de lui se défaisaient. Du reste, s’intéressant à un amoureux d’apparence moins avantageuse, elle caressait l’espoir sournois de le refaire peu à peu à sa guise, et d’y retrouver son compte. La sensualité que le cœur n’embrouille pas encore, s’accorde à ces détours patients.


Une vie régulière s’organisa chez Finette : Molly s’en allait dans les champs avec Prune ; Françoise ne faisait que des apparitions saugrenues ; Lady Hyacinthia s’était éclipsée on ne savait où, laissant vivre à leur guise, dans sa maison restée grande ouverte, un lot d’invités : Luc et Bernard allaient et venaient entre Paris et la maison, toujours à la recherche de poisons nouveaux ou de frais compagnons de débauche.

Gille était au golf du matin au soir avec Finette. Ils rentraient fatigués, et passaient après le dîner, des longs silences de la journée à un sommeil d’enfance.

Au bout de quelques jours de ce régime, Gille s’aperçut avec étonnement et curiosité qu’il s’habituait à une femme. Tout en regardant Finette changer sous ses yeux, il se disait :

« Quand je rencontre une femme dans un salon, elle entre dans mon esprit tout habillée, elle y reste ainsi voilée et inaccessible. Je l’accepte civilisée à ce point que l’amour physique me paraît un moyen de communiquer avec elle, désuet, flétri, comme la prière pour des gens qui ont perdu Dieu. Dès la première minute, mon imagination a glissé sur ce qui l’orne, et c’en est fait. Je saisis à foison les lignes de son visage, de ses cheveux, de sa robe, de ses souliers ; les valeurs que font les fards. Mille notations me distraient, me dispersent en tous sens ; toutes ces beautés, en frappant mon esprit y font des résonances trop diverses : je suis trop sensible pour être sensuel, il n’y a plus qu’un amateur. Autour de cette poignée d’artifices qu’elle fait, je tisse une zone de comparaisons avec toutes choses où s’empêtre le direct du désir. Je l’ai trop vite divisée, il n’y a pas eu ce coup de filet qui verse une proie éblouissante à vos pieds.

Mais bien d’autres mouvements me travaillent encore ; mes longues spéculations sentimentales veulent faire leur partie. Je m’engage dans une dispute subtile et infinie sur les mérites spirituels de la nouvelle venue. Alors toute mon attention se porte là, et plus je la scrute, moins je la vois : je n’ai plus aucune chance d’entendre le cri pressant qui s’exhale de ces lignes acharnées à le moduler : de ce sein, de cette cuisse, du lobe de cette oreille.

Pourtant mon regard se fixe, mais sur une tare. C’est qu’une telle contemplation, de plus en plus dépourvue de partialité physique, ne laisse de chemins ouverts qu’à l’ironie, qui, sournoise, apporte à mes sens fourbus des prétextes pour se dérober. Le dégoût prend corps. Par exemple la forme de cette narine est un accident irrémédiable où trébuche mon élan. Mon attention ne se sera appliquée de façon précise à cette femme que pour y faire germer, en un point, le principe de négation qui peu à peu s’étendra à tout son être, à tout l’être.

Les effets de la satiété brutale que je trouve chez les filles sont tels que pendant des semaines mon esprit, mince et léger, se dégage de son corps et contemple tout autre corps, le sien même, dans une horreur immobile ; toute chair aux yeux d’une méditation maigre et triste est disjointe par la pourriture. Je roule de la sanie dans le grand fleuve de sang qui ceinture la terre. La plus belle femme est touchée par un ridicule nouveau et monstrueux, qui creuse dans sa joue ce pli insidieux, qui fêle un peu cette dent, qui ternit cette touffe de cheveux. Je flaire avec complaisance les voies de la mort.

Enfin il est trop tard, le contact est devenu impossible. Mais alors je crépite d’étincelles trompeuses. Je joue une brillante comédie de simulation. Il ne me reste que la coquetterie, mais elle se multiplie, toute femme qui m’approche en est la proie aussi bien que moi-même. Je me contente de ses signes brefs pour prouver mon pouvoir sur cette même vie moribonde. J’ai encore le penchant d’exercer ma force, mais je me satisfais d’en tracer l’esquisse la plus émaciée. Je vois des yeux, ces cils me chatouillent, et cela me suffit. Il en résulte un commencement, une promesse de bien-être. Je suis caressant, je puis me frôler longtemps à cette promesse. Ce sourire vaincu, quel mouvement plus troublant pourrait me montrer ce corps. Il ne s’agit que de sentir un léger déplacement de l’être en ma faveur. L’ascète s’entretient d’une poignée de riz. »

Aujourd’hui chacun des traits de sa partenaire, vu dans la lumière crue de la campagne, dans la dénudation de l’effort physique, quand une sueur imperceptible dérange une couche de crème et de fard si habile, la livrait comme un aveu. Une fois de plus il pouvait noter tout à son aise les innombrables et inévitables défauts qui se mêlent inextricablement avec de rares beautés. Il pouvait se répéter comme il l’avait fait depuis qu’il errait parmi les vivants : « Jamais je n’aimerai une âme qui a un tel nez. » Mais voici qu’il s’habituait à ce nez qui peu à peu comme le profil d’une montagne lui imposait doucement sa nécessité. Et c’était la flexion plus réussie de la jolie bouche au-dessous de ce nez qui gagnait d’une influence heureuse le pli de la joue, la narine, et faisait oublier ce nez manqué. Gille, surpris, et incrédule se laissait apprivoiser lentement. Il ne s’enfuyait pas.

Finette, pendant deux semaines, sut fort bien mener son jeu. Elle était à son affaire : un charme dissimulé qui chemine sous les propos et les jeux de chaque jour. Les avantages de son corps ne semblaient être que les conquêtes de son intelligence et de son attention. Et l’amour ne lui avait toujours paru qu’un effet de la patience. Elle avait compris qu’il ne fallait pas essayer de dissimuler son but : elle ne cachait donc pas à Gille qu’elle ne désespérait pas et qu’elle pensait bien arriver à ses fins, assez proches après tout, qui étaient de lui donner du plaisir et d’en recevoir de lui, enfin de pousser leur camaraderie jusqu’aux plus aimables échanges.

Le plus difficile était, tout en gagnant du terrain dans l’imagination du jeune homme, de l’empêcher, de façon à ce qu’il n’y eût pas de faux-pas, de trop vite vouloir user des moyens dont elle le refournissait peu à peu. Elle feignit pour cela d’avoir remis franchement à une date bien éloignée une tentative de rapprochement. Ce qui lui permit, tout en le laissant devant une perspective glorieuse et stimulante, d’éviter pour un temps tous les menus attouchements, où le ressort du convalescent se serait détendu insensiblement à mesure qu’il se resserrait.

Comme Gille, chaque matin, se retrouvait sur la même ligne de constance, il vit bientôt, en se retournant sur son passé, l’alternance de ses victoires et de ses défaites s’éclairer sous un jour plus égal.

Il est vrai, comme il l’avait confié à Finette, que plusieurs fois il s’était trouvé avec des femmes irrésistibles, dans le même cas qu’avec elle. Mais dans d’autres cas tout avait fort bien tourné et il avait été un amant heureux, loué, fêté. Car il n’en faut pas douter, et que les simagrées de ce mélancolique nous trompent : Gille avait eu des femmes. Du reste, une femme ne s’y trompe pas et Finette l’avait toujours senti. En dehors de Jacqueline, Gille, en dix ans, avait eu dans l’embrouillement futile de mille passades, deux ou trois aventures après, où ses sens et son cœur s’étaient dégrossis, où s’était délivrée une tendresse à tout casser, qui n’apparaîtra pas une seule fois dans cette maison de Finette et qui comportait cette joie si largement dévolue par Dieu aux hommes passionnés et à celles qui osent les approcher.

Oui, ce Gille de chez Finette, guindé, saccadé, cachant son âme comme du linge taché de sang, maladroit et insupportable dans la cocasserie, et qui pourtant aurait pu être joyeux, mais seulement après avoir cédé à toute la gravité de son cœur, ce Gille aux mille tours perdus, séducteur de bas étage aux manigances aléatoires, au jeu insignifiant, avait été vraiment, six mois par ci, un an par là, un amoureux et un amant. Il avait tenu en main, par les glandes et par le foie, cinq ou six femmes de toutes races, de toutes classes, de tout acabit. Et s’il ne doit paraître ici que désastreux, ce sera tant pis pour Finette.

Mais quel était le secret de cette alternance ? Gille, quand il essuyait un échec du genre qu’il avait été chercher auprès de Finette, ne persévérait point et toutes les femmes n’avaient pas montré la patience de Finette. Elles n’étaient pas à la campagne, elles avaient d’autres distractions. Et pourtant elles sont si tendres, si bienveillantes, si inquiètes de bonheur. Gille, par delà ce brusque défaut, leur paraissait si souple, elles entrevoyaient des braises sous ses cendres. Mais à la suite d’un tel mécompte, il mélangeait l’humeur noire et la plus désobligeante franchise, de telle façon qu’il rompait toutes les rescousses où plus d’une s’élança.

Et si, dans d’autres circonstances, tout avait bien tourné dès l’abord, Gille vit que cela avait toujours été de même qu’auprès de Finette, à la campagne ou en voyage, loin du tourbillon d’images de Paris. Ainsi l’été était pour lui la saison des matrones, l’hiver la saison des filles.

Au bout de quelques mois de séjour à Paris, il atteignait à un état de tension qui ne résistait pas à la moindre difficulté. C’est pourquoi il allait aux filles, parce que chez elles, rien ne venait en travers de son immédiat désir, il les avait tout de suite nues dans ses bras, son regard se portait directement à leur poitrail, et non pas à leur visage où, avec les autres, il s’égarait dans un déchiffrement subtil. Sa pensée point divisée par le raffinement, n’était qu’une obscure pensée qui doublait l’ondée du sang. Évitant les délicatesses et les répugnances, son être s’abîmait d’un seul coup dans la forte odeur du peuple.

En rapprochant les innombrables images qui surchargeaient le tempérament de Gille, on aurait vu qu’elles se confondaient toutes dans un même type : un type de femme séculairement démodé, et qui n’abonde point, surtout en France, dans la bourgeoisie ni dans la noblesse ; peut-être encore moins dans le peuple, rabougri par le travail des usines ou des champs, éloigné du sport, mais chez qui justement la prostitution fait l’écrémage de ce type-là et le fournissait à Gille : une femme robuste.

Mais une contradiction se faisait dans Gille, qui l’empêchait de prendre ce modèle ailleurs que dans les lieux publics, palaces, bordels, où tout se fait sur-le-champ. La vulgarité de manières lui étant insupportable et aussi tout ce qu’il pouvait y avoir de grossier dans le détail physique : ourlet de l’oreille, calibre des doigts, il était donc condamné à ne pouvoir supporter la compagnie des seules femmes qu’il recherchait avec fureur, il ne pouvait les avoir que dans de brèves foucades, et ainsi se trouvaient éliminées toutes celles dont la possession exigeait les moindres soins, la moindre simulation d’intimité, et avec qui il se serait socialement tenu moins bas : danseuses, femmes divorcées.

En tout cas, ces nuits, où Gille se montrait longuement, richement sensuel, joyeusement spontané, sans plus aucune trace de contrainte, pouvaient l’assurer du fond vigoureux de sa nature. Il aurait pu même conter des anecdotes qui l’auraient montré comme une brute souple et sûre de ses effets : il avait pu aussi bien réussir avec deux ou trois filles, rencontrées à des degrés différents de la galanterie : cette noble silhouette de trottoir qu’il allait rechercher après trois mois d’absence dans son quartier perdu et qui déroutant la société par une complicité inattendue, comme la guerre, lui livrait son cœur entier d’un seul coup dans une chambre basse éclairée par le bec de gaz de la rue — parlez-moi de ce snobisme perdu — et cette dame, grande, cravachée par le besoin d’argent, courbant les hommes devant le téléphone rempli de ses silences et qui, au fond d’une maison de passe, manqua d’oublier une échéance.

Et pourtant encore, avec ces femmes qui lui convenaient le mieux, le plus léger changement dans les apparences dont il se leurrait, suffisait à le découvrir dans sa faiblesse. N’importe laquelle, gagnée un soir dans l’embuscade d’une soudaine rencontre et possédée pour la joie de briser un corps durci par la satiété et la haine du métier, le lendemain, c’était une femme tendre, dépouillée de ses armes, de ses plumes guerrières ; Gille se décontenançait, prenait peur, s’en allait et, quittant une femme seulement jolie, il oubliait qu’une certaine beauté l’aurait retenu et que son tort, c’était d’avoir commencé une emprise médiocre et non pas de l’interrompre, la force de son tempérament ne pouvant suivre son caractère dans toutes ses facilités et frivolités.

Ce genre de femmes que préférait Gille, il aurait pu aussi bien le trouver dans un monde plus brillant. Il n’ignorait pas que les plus habiles prostituées sont parmi les femmes du monde. Mais ou bien il les évitait, comme par instinct, comme par crainte d’échapper à la fatalité de son personnage, ou bien il les désarmait, celles-là même, comme leurs congénères du ruisseau, par cette douce folie du cœur qui se mettait en mouvement, dès qu’il se rappelait qu’elles avaient été jeunes filles. Alors, devant un corps qu’il rendait ainsi désireux d’une grande étreinte simple, par une contradiction soudaine, il rappelait les artifices dont il les dépouillait : des fards, de l’impudeur.

Se rappelant ce tournant-là, il s’était dit parfois :

« Ainsi donc je tombe à l’inversion : je n’ai nul besoin que les femmes me fassent des avances, mais il me faut pourtant l’assurance qu’elles vont me les faire. Sauf dans une période d’extrême fatigue, d’ordinaire, la seule promesse, la seule approche des caresses m’échauffe et c’est alors le moment de l’extase, mais le besoin de cette promesse ne suffit-il pas à me ranger parmi tous ceux qui sont sous le signe négatif, chez qui le désir est une attente et non plus une ruée ? Et que les puissantes images de mon idolâtrie se soient levées en moi, ma jouissance est consommée. Le plaisir même est mon plus faible souvenir ; alors que chez un homme bien fait j’imagine qu’il doit l’emporter sur les autres époques de la volupté, que son profond rayonnement va porter et chercher la richesse dans toutes les parties de son être et laisse une trace fière dans sa mémoire.

Je n’ai pas vécu, comme les adolescents je n’ai connu que le désir. »

Cependant, au bout de quelques jours, il disait à son amie :

« Il me semble que tout le prodige du vice tombe à rien. Je me suis acharné, ces temps-ci, à analyser mes habitudes. Mais à force de réfléchir, je finis par ne plus rien sentir qui résiste à la réflexion. Toutes ces images chargées de couleur, la magie des gestes lointains, le satanisme des choses mal vues, tout cela se dissipe et que reste-t-il ? une manie vide de tout contenu, qui s’est installée dans l’esprit parce que celui-ci est mal occupé. Plus je vais et moins je trouve de tragique à ma particularité, qui n’est plus qu’une frivole servitude comme de fumer. »

C’est pendant cette période qu’un jour Finette annonça à la maisonnée, qu’allaient arriver Jacqueline et son mari, qu’ils occuperaient le pavillon du fond du parc.

XI

Gille ne s’étonna pas que Jacqueline entrât dans cette histoire. Il attendait toujours que chaque partie de son passé réapparût à un moment ou à un autre pour rappeler plus vivement qu’elle n’avait cessé de vivre en lui. Aussi demeura-t-il d’abord tranquille, insensible ; le nom qui avait été prononcé semblait se perdre sans bruit dans son cœur.

Mais soudain il fut mordu par une pensée atroce. Dans quelle immobilité inhumaine avait-il vécu depuis des mois pour que restât suspendue au milieu de lui-même dans ce silence inarticulé, Jacqueline, cette cloche merveilleuse qui contenait toute la sonorité dont son âme était capable ?


— « Oui, oui, je la connais très bien, s’entendait-il dire. C’est une femme remarquable. Vous ne la connaissez pas ?

— Elle a été divorcée ? Elle est remariée à D. M… qu’elle a soigné pendant la guerre ? Il est complètement aveugle ?

— Complètement.

— Il a beaucoup de talent, je trouve. Comme virtuose, pas comme compositeur.

— C’est une drôle d’histoire. Avant la guerre c’était un raté, un monsieur qui essayait de placer à droite et à gauche des opéras énormes et essoufflés. Une blessure le retire du monde qu’il voyait mal et dont la vue le gênait. Après des mois de souffrances inconnues, le simple besoin de ses doigts, croit-il, le fait revenir à son piano. Tout d’un coup tout est changé : il a trouvé le génie dans le noir, le génie des grands types, comme s’il avait été le déterrer dans leur tombeau. Il a une technique impossible, mais il n’y a pas un des grands chauffards cosmopolites qui puisse vous tirer la millième partie d’un morceau que ce bonhomme a remâché au fond de son trou.

— Vous n’arrangez pas un peu ? Vous aimez la musique ?

— Non.

— Mais elle ?

— Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue depuis son mariage. Mais je suis tranquille, elle doit l’adorer.

— Pourquoi ? Quel âge a-t-elle ? Elle est belle ?

— Elle doit avoir dans les quarante. Elle a un visage admirable.

— Il n’y a rien eu entre vous ?

— Si.

— Naturellement. Qu’est-ce qui va se passer ?

— Je serai bien content de la revoir. C’est une femme très bien. Vous l’aimerez peut-être beaucoup.


Gille était atterré : il avait été pris par l’intrusion de ce souvenir dans un flagrant délit d’absence, de néant. Pouvait-il y avoir eu une femme comme Jacqueline ? Ce n’était pas si loin. Il n’y avait entre elle et lui que quatre ans qui n’avaient rien été. Il revivait depuis une minute. Il avait alors vingt-trois ans, maintenant il en avait vingt-sept. Sa vie ! Ce phare se rallumait, marquant les bords d’un abîme où s’étaient englouties plusieurs années. Sa vie avant, après Jacqueline ? Rien.

Comment avait-il pu n’y plus penser ? C’est que sans doute c’était un autre homme qui avait aimé Jacqueline, non pas celui qu’il regardait dans la glace de Finette, impunément à son aise dans cette maison, auprès de cette femme ? Il s’était perdu, il se retrouvait, quatre ans plus tard, au coin d’une rue. Du reste, avant Jacqueline, il était l’homme d’aujourd’hui.

Cette histoire réapparaissait étrangère, inconnue, pleine de mystère, et quel mystère ? son mystère à lui.

« J’ai aimé Jacqueline, elle m’a aimé. Cette femme a été ma mère : elle me saisit de moi-même si fort que je vis que je n’avais pas existé auparavant. Elle était comme de ma famille, comme de mon sang, chair de nourrice. J’ai toujours été à mon aise dans cet amour. Elle ne resta pas longtemps à portée de ma main, mais sa présence a rayonné en tous sens : on l’attendait, on la savoure encore. Cet événement est comme mon âme, en dehors du temps.

« Il n’y eut pas de commencement ; pourtant nous ne nous approchâmes qu’après nous être regardés dans les yeux pendant plusieurs mois. Cela n’a point fini, cela ne s’est même pas interrompu dans l’ordre de la chair : comment sortir d’une telle intimité ? Je n’exagère ni pour elle, ni pour moi : cela fut ainsi, qu’elle le veuille ou non. Les circonstances n’importent point : une telle rencontre fait tomber juste les calculs les plus probables de la Nature. Et pourtant c’était une traverse à chaque pas de nos amours ; mais les anecdotes étaient comme des insectes dans nos fourrures de fortes bêtes.

« Elle avait quarante ans. Pourquoi pas soixante ? D’un seul coup je l’avais dans toutes ses années. Certes je sentais sous ma dent, et qui résistaient, ces vingt ans qui s’étaient accumulés entre le moment où elle était entrée dans l’amour et celui où elle m’y avait reçu. Mais en même temps la pulpe de la maturité faisait fondre ma langue comme une montagne au printemps et desserrait mes mâchoires hargneuses.

« Mon désir m’avait porté d’un trait au cœur même de sa vie. Il n’y eut jamais entre nous une hésitation, un geste hors du propos de nous unir selon les lois les plus profondes. J’étais jeune, j’étais pur, j’étais moi. »

Gille marchait dans le parc de Finette, où tout à coup soufflait un grand vent venu d’un pays oublié.

Quel est ce rêveur ? Ce vantard ? D’où sort-il ?

« Elle a toujours été tout entière dans l’amour et tout ce qui l’a touchée s’est toujours naturellement allié à l’amour. Elle n’a jamais eu d’argent ; elle travaillait et, bien qu’elle fût née pour ne rien faire, elle a pu travailler comme un homme. Elle n’avait aucun besoin comme ils disent : mais elle savait manger, se promener, dormir, se taire, causer. Et à Paris on la croyait à la campagne : elle habitait dans n’importe quelle caserne comme un paysan qu’on a recruté mais qui, rêvant la nuit, déploie des prairies pleines de bêlements. Elle n’occupait que deux pièces : une salle de bains et une chambre où elle avait son lit, ses livres : on pouvait les compter et ils étaient macérés dans l’odeur forte de son âme. Sur une petite table, elle se faisait servir une grillade, un morceau de fromage, un fruit. Elle fumait du tabac français, tout naïf, qui n’est que du tabac. Elle s’habillait de la fraîcheur d’un bain et d’une robe unie. Personne n’a jamais vu cette robe, qui s’anéantissait sur elle, entièrement dévorée par sa personne.

« Elle n’avait pas des pieds ni des mains selon les conventions exténuées, elle avait des mains et des pieds. L’ivoire de ses dents témoignait de la réalité du monde. « Elle est belle mais elle est bête », j’ai entendu cette phrase-là dans un salon. Un salon ! moins que le ruisseau de la rue, quand ce n’est pas le promenoir où je rencontre une femme que je couche sur mes tablettes que vous brûlerez avec mes intestins à ma mort ; brûlez-les aux magnanimes effluves du terreau. Sa beauté était une décision comme l’intelligence. Elle n’était qu’elle-même, mais elle était entièrement elle-même : c’est ainsi qu’elle était bornée.

« Ses dents encore ! C’était sa santé, son bonheur, sa justice.

« Son corps, je n’y pense guère. Je n’ai pas subi le pouvoir de la mort qui déjà l’avait abîmé. Il n’y avait pas entre nous une question de plus ou de moins. Je l’ai mangé, ce fruit avant qu’il soit pourri le moins du monde, et dans mon ventre et parmi les métamorphoses que je lui assure il se conserve, le frais miracle.

« Le dessin, le dessin, il nous faut encore et toujours du dessin, nous ne serons jamais las de découper la Nature. Je ne comprends rien à ces visages sans nez, il me faut un nez. Mais ce qu’on ne peut pas décrire c’est un menton. Dieu les rate presque toujours, dégoûté. Il y a là un secret. Chez la femme ce trait n’est pas mâle, mais c’est pourtant celui qui la marie hautement avec l’homme ; il dit les maternités, les régences, et la guerre quand l’homme fait défaut.

« Je pourrais retourner pendant des heures les bottes odorantes dans ma grange.

« Je puis satisfaire largement à mon appétit. Sa beauté parle dans l’éternité. »

Gille revint vers Finette et elle ne vit rien. On ne croit pas qu’un autre homme puisse sortir du bois que celui qu’on y a vu entrer et qui vous plaît. Il la regardait, plus éloigné d’elle qu’à aucun moment, plein d’une tendresse renaissante qui n’était pas pour elle. Il croyait alors que c’était pour Jacqueline. Mais qui sait ? N’était-ce pas pour une autre, qui se formait dans les flancs de cette Jacqueline du passé, prête à se reproduire par la vertu de ces mélanges inévitables que Dieu prépare inlassablement ?

XII

Elle était arrivée, depuis quelques jours déjà, et, sous prétexte de fatigue, avait à peine paru chez Finette qui disait : « Ce sont des ours, laissons-les. » Cependant, elle se promenait dans les champs et Gille l’y avait rencontrée.

Un coup d’œil fit entrer cet homme jeune dans les mystères du temps. Jacqueline était la même, alors que tout avait changé autour d’elle : ce qui n’avait pas changé, il découvrait donc avec un horrible dépit que pour être si résistant, cela lui avait échappé à lui, comme cela se dérobait à son successeur, comme cela s’était gardé contre son prédécesseur.

Elle avait vieilli ; dans un corps qu’elle abandonnait, qu’elle oubliait comme un autre vêtement, sous une robe plus que jamais dédaignée, sa beauté, devenue tout intérieure, frappait des coups irréparables.

« Grande amoureuse, tu sais préserver encore ta longue ambition, tu as mis la main sur un homme qui ne peut s’arrêter à tes superficielles déchéances, mais par le génie aveugle de son désir il reste sensible à tes vertus essentielles, et il engrange paisiblement, parmi les incendies et les ruines, ta dernière, ta plus riche moisson. Avec mes yeux émerillonnés, je ne pouvais être celui-là. »

Il recevait l’accueil de son sourire toujours admirable. Il s’inclina devant cette blancheur indestructible, cette jeunesse indomptable des dents. Elle avait moins de rides que lui, ses cheveux gris étaient joyeux. Toute la mystique que nourrissait la mémoire amaigrie de Gille tombait en poussière devant cette santé toujours triomphante qui requérait une admiration plus vivante. Les herbes et les branches rentrent dans un temple où une religion s’est fatiguée.

— Qu’est-ce que vous êtes devenu, Gille ? Avez-vous été heureux ? Avez-vous fait quelque chose ?

Ces derniers mots « avez-vous fait quelque chose ? » firent tiquer Gille, ils creusaient un côté du caractère de Jacqueline : pour elle un homme devait faire quelque chose, peu lui importait du reste ce que ce fût, et elle se tenait près de lui avec son amour, toujours prêt à approuver et à aider.

« Faire quelque chose » ! Certes, il craignait sa sévère franchise. Mais si cette question le révoltait, ce n’était pas tant qu’elle allât au-devant de tristes aveux, mais qu’au delà de la faiblesse que ses aveux allaient découvrir, elle heurtât une défense irréductible en lui, la croyance inavouée qui était le ressort qui le maintenait debout :

« Je ne fais rien, mais qu’on me laisse suspendre à cette seule parole de vie, à ce hameçon déchirant : « que ne mérite de vivre que l’absolu. » Peut-être un absolu se forme en moi, laissez-moi à mon attente. »

— Jacqueline, je n’ai point retrouvé de femme comme vous.

— Allons, allons ! Ne me dites pas de banalités. Vous n’avez pas voulu. Du reste, vous avez été amoureux, on m’a montré de jolies filles qui…

— Peuh ! si vous saviez… Non… je suis seul.

— Faut-il vous croire ? C’est vrai, je me rappelle qu’il y avait en vous des dispositions pour gâcher tout, autour de vous. Mais vous êtes peut-être très bien, seul.

— Vous ne pouvez soupçonner comme j’ai mal tourné.

— Oh ! j’imagine ce que vous appelez votre solitude : lâcher une femme tous les quinze jours, mais en essayer une nouvelle tous les mois. Et naturellement vous leur avez infligé bien plus de mal que vous n’en avez supporté.

— Hélas !… eh bien, non. Je ne leur laisse pas le temps de m’aimer, et pourtant, Dieu sait qu’elles sont toujours prêtes à chérir et à souffrir.

— Voilà de quoi calmer vos scrupules.

— Mais je souffre assez de la facilité avec laquelle je réussis à les détacher de moi, pour que vous me croyiez. Vous-même…!

Il s’arrêta.

— Je vous ai beaucoup aimé, Gille, beaucoup plus que vous n’avez pu le sentir. Vous étiez trop jeune, vous pensiez trop à la guerre, et à tout le reste de la vie que je vous empêchais de connaître… et à la mort.

— Mais c’est vous qui m’avez fait connaître la vie et je ne l’ai connue que par vous, vous avez été tout pour moi. Mais je n’ai guère compté pour vous ; vous avez renoué votre vie, après mon départ, si promptement.

— J’aurais pu vous aimer beaucoup plus encore et longtemps.

— Mais vous avez pu ne pas le faire. Non, il vaut mieux ne pas réfléchir sur notre amour, ce que j’ai de mieux dans ma vie, et pourtant si douteux.

— Ce n’est jamais moi qui ai cessé d’aimer, mais on m’arrachait l’amour du cœur.

— En tout cas, je vous vois aujourd’hui amoureuse encore et heureuse…

Ils marchèrent sans parler. Puis il reprit :

— Mais cette tranquillité, je vois de quoi elle est faite. Quand l’amour se confond avec la paix, je me prépare à le haïr.

— Un travail écrasant. Jacques est pauvre. Et il ne peut refuser ce qui est en lui et qui est immense. Et il n’a aucune facilité, il lui faut des heures pour préparer un concert, il a besoin de moi à chaque minute.

— Vous êtes dévorante, vous vous repaissez de son travail autant que de lui-même.

— Oui. Eh bien ! quoi ? Vous trouvez cela terre à terre, mais je ne vois rien d’autre. C’est cela, l’amour : il faut le nourrir de quelque chose.

— Justement, je ne pouvais rien vous donner, je n’étais que ce cri : « je vis, avant de mourir ». Vous n’avez guère pu m’aimer.

— Vous, c’était autre chose, la jeunesse, son incroyable promesse.

— Oui, autre chose, mais peu de chose. Vous ne vous êtes jamais lancée de mon côté. Mais peu importe, le peu qui a été entre nous c’est tout le bien de ma vie, c’est mon seul bien.

— Mais je n’ai pas oublié, j’ai le droit de ne pas oublier. Votre jeunesse, Gille, comme elle me fait encore du bien !

— Ça, je n’y comprends rien. Moi, qui n’ai qu’un pauvre amour, je me demande comment vous pouvez en accorder plusieurs. Cela me décourage mortellement.

— Gille, j’ai toujours senti que vous étiez menacé par quelque chose qui m’est si étranger que je ne le vois pas. La menace semble s’être rapprochée. Mais Finette ?

— Croyez-vous que je l’aime ?

— Ma foi !

— Jacqueline, je suis bien tranquille, vous ne croyez pas que je l’aime.

— Mon petit Gille, c’est vrai, mais au fond j’ai tort et vous aussi. Elle a l’air d’avoir du bon cette femme, et un homme peut faire ce qu’il veut d’une femme.

— Oui, c’est étonnant qu’elle ne me touche pas un peu. Je suis impossible.

— Il ne faut pas vous forcer, non plus. Comme vous êtes drôle. Laissez-vous aller, faites-lui l’amour et qui vivra verra.

— Comme ça vous ressemble, ces conseils pour miséreux. Et puis, ma pauvre Jacqueline, si vous saviez !

— Quoi encore ?

— C’est lamentable. Et devant vous tout à coup cela me paraît invraisemblable. Quel être je suis. Comment, après vous avoir connue, ai-je pu retomber ? Car vous n’avez jamais su d’où je sortais déjà quand je vous ai rencontrée…


Quand Gille tenait ces propos il y avait pourtant un semblant de nouveau dans ses jours.

Après un déjeuner, Finette avait décidé de se laisser aller, et cela n’avait pas manqué : il était devenu tout d’un coup son amant, sans y penser. Mais non qu’il ne pensât pas, bien au contraire : ses yeux avaient achevé de s’ouvrir et ils prodiguaient maintenant ces regards studieux qu’amorce le désir et dont il se nourrit ensuite.

Gille crut que ce résultat était obtenu grâce au repos qu’on lui avait fait prendre, mais ce n’était pas tant le repos physique que le repos de l’esprit. L’isolement avait été le seul vulnéraire dont il pût s’accommoder pour panser son âme déchiquetée. Peu à peu les mille images qui le démangeaient de toutes parts comme des orties s’étaient effacées et dans son âme déblayée il avait pu recevoir une femme suffisamment au large pour qu’elle pût se déployer et lui imposer sa forme.

Tout semblait s’arranger. Aux yeux de tous les faux témoins qui habitaient dans cette maison, leur liaison se déclara régulière et paisible, en dépit des airs détachés qu’ils prenaient. Car ils n’oubliaient jamais, ni l’un, ni l’autre, de se justifier aux yeux de Luc et de Bernard. Finette laissait entendre à son frère que la simplicité qui la poussait vers Gille était un vice de plus, inattendu et curieux. Gille se posait comme un jeune cheval qu’on a mis au vert et qui remet à plus tard les ruades.


Ainsi donc se dénouait cette crise considérable à laquelle Gille venait de faire une si longue allusion. Il y avait deux ou trois ans qu’il avait commencé de sentir la terre se dérober sous ses pas et toutes les femmes lui échapper, aussi bien celles qui lui donnaient à rêver que celles qui un instant le mettaient en possession d’une partie de lui-même. Et voilà qu’il suffisait d’une conjoncture aussi simple que cette halte à la campagne, la courte persévérance d’une femme plus curieuse que dévouée, pour tout résoudre.

XIII

A peine était-il devenu l’amant de Finette, que Gille s’était dit : « Eh bien ! voilà ! le cauchemar est fini. Maintenant cela ira comme sur des roulettes. Mais je m’étonne d’avoir pu croire si gros un obstacle qui à cette heure est derrière moi. Et il est vrai que ce succès ne me met qu’au niveau de tout le monde. Et cet élan, qui n’eut pas besoin d’être fort, ne me portera pas loin dans son cœur. »

Pourtant il était obligé de se rendre à l’art délicieux avec lequel, recevant enfin des marques de tendresse attendues longtemps en secret, elle lui cédait lentement l’aveu de son impatience et contenait encore ses transports de reconnaissance. La pudeur, après beaucoup de hardiesse, est savoureuse, et si Finette n’avait de pudeur qu’au lit, elle en avait de jolie qualité qui momentanément ne manqua pas de toucher Gille, et cette flatterie de la femme amoureuse qui caresse avec des mains sournoises et sagaces la vanité de l’homme. Finette lui faisait oublier les échecs passés en même temps qu’elle faisait valoir la réussite présente. Enfin Gille pour la première fois peut-être appréciait la volupté du moment, se rappelant en désespoir de cause qu’elle est rare et prenant soin de la relier aux points de comparaison dont il disposait.

Finette avait, au-dessous de sa tête de laideron fin et piquant, assis sur des hanches et des cuisses assez mal tournées, un buste gracile, fait d’une ligne délicate, tremblée et pourtant nerveuse qui allégeait des bras potelés, flattait des épaules fléchissantes et ployait une nuque et des reins brisés par l’antique plaisir. Par devant, de la plus fine terre de pipe, un ventre et deux seins, d’un contour si mince.

Mais Gille n’avait pas une très forte nature, il était bientôt las, et le temps passait avant qu’il retrouvât ses esprits. Quand il avait fait l’amour, il lui semblait qu’il n’aurait jamais envie de recommencer ; paresseux et primesautier, il ne lui fallait pas plus pour renoncer décidément à prolonger ses ébats.

Pourtant il lui arrivait de s’animer au jeu et de demeurer au lit. Quand le débat amoureux a assez duré, le désordre se répand et s’installe enfin entre deux corps.

« Je n’aime que les premiers baisers, parce que j’y découvre la saveur d’une âme et qu’ils te ferment la bouche : je peux imaginer la pudeur sur tes lèvres muettes. Tes lèvres et ta langue sont bien souples et me figurent de tes désirs une héraldique délicate. Mais comment les mouvements limités de ces petits bouts de chair, de ces petits poissons peuvent-ils te troubler aussi loin, comme si le siège de ton âme était dans ce charmant petit bocal, plein d’idées justes mais prisonnières ? Je crains que l’abondance de ton discours n’empâte ta langue et que notre agitation ne tourne au barbouillage. Et puis, je réfléchis, garce, que tu as toujours donné ta bouche plus aisément que ton sexe, prostituée, bouche d’égout. Oh ! ces aveux que je leur ai arrachés à toutes, à toutes. Elles n’ont pas le sens de la noblesse du visage.

Allons ailleurs ! Quittons cette région que tu n’as pas su garder pour la lumière. J’ai hâte de te manger, de te ravager, de mettre toute ta peau sens dessus dessous.

Je ne suis pas pressé, je veux te donner mon temps, égrener mes minutes sur ton corps. Je veux te faire languir, te crisper, jeter un désaccord incroyable entre toutes les parties de toi-même, te tirer par les cheveux dans les sables mouvants. Mais ne crie pas avant d’être écorchée. Oui, c’est cela, mords ta langue, sournoise, fanatique.

Je veux… qu’est-ce que je ne veux pas ? je veux te prendre, te vaincre, que tu dépendes de moi au bout d’une corde, au fond du puits. Je veux bien d’autres choses, et peut-être le contraire. Regarde-moi, aveugle, viande de sommeil. Je veux. Voici que tout mon espace s’éveille, je me multiplie : c’est de là que naît la contradiction. Car si je veux te prendre, je veux aussi être pris. Pourquoi n’as-tu pas souci de moi ? pourquoi ne te jettes-tu par sur moi ? Pourquoi n’as-tu pas faim de tout ce qui est moi ?

Ah ! tu y viens ! Mais alors tu m’aimes, tu souhaites mon bonheur !

Ah ! cette caresse ! Il y a longtemps qu’elle s’est insinuée en moi, il y a longtemps qu’elle m’a mordu à jamais, cette caresse aux seins. Comme c’est drôle, comme cela me trouble ; d’abord c’est fort piquant, tout à fait délicieux, ces deux points de mon corps sont devenus les plus sensibles. Effet d’un long exercice, sans doute d’autres parties de mon corps pourraient devenir aussi troubles. Pourtant mes seins frémirent très vite sous la langue de cette prostituée, tandis qu’en d’autres endroits, après bien des tentatives, cela reste une gêne, et mon ventre même, ce n’est qu’un recours à la fatigue, ou une coutume des prostituées, à moins qu’un art exquis… mais allez chercher un art exquis.

Mais comment peux-tu t’intéresser à mon bonheur ? Vicieuse, fallacieuse, sorcière. Si tu recherches l’image précise de mon plaisir, est-ce donc que ma seule présence ne te transporte pas ? Hélas ! je me méfie, tout d’un coup. Tu veux échapper de quelque manière à la servitude, esclave. Arrête ! je ne veux pas que tu me vainques.

Ah non ! pas me vaincre. Je ne veux pas être seul avec le plaisir, cela me fait peur. Et puis il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de toi, de t’anéantir. Assez. D’ailleurs tes caresses m’ennuient déjà. Viens. Il ne s’agit pas de moi. Oubliées, ces longues heures où tout mon corps sensible… Un devoir farouche m’appelle… Il s’agit de toi, mon amour… Grandis, grandis mon cœur. Hélas ! je vois bien qu’il ne s’agit pas de moi. Arrête, arrête. Ne me quitte pas encore. Dis-moi ! sais-tu qui te tient ? Enfer et damnation. Elle ne sait plus, elle ne sait pas, elle n’a jamais su. Si maintenant un autre prenait mon masque de nuit, derrière ses paupières closes elle verrait le même feu. Femme perdue, écoute. Je t’interroge. Je suis là. Elle grogne. Quel nom va sortir de ses lèvres ? Adam, Adam. Je ne m’appelle pas Adam, je m’appelle Gille. Oui, je te comprends bien, peu importe ; tu sais bien que moi seul. Ah ! merci ! tu me soulages. Oui, n’est-ce pas, ce ciel, cet enfer : moi seul. Je suis Gille. Eh bien ! alors, le temps est venu, tout va finir. Perds-toi, perds-moi ! Dieu, je passe la main. »

XIV

Il regardait un corps charmant. Il entrevoyait dans le mouvement des seins s’écartant l’un de l’autre comme un troupeau passe la barrière, ou dans la flexion de l’épine dorsale qui semblait crier grâce à la mort, des formules heureuses. « Ces courbes forment un vocable émouvant, tout cela veut dire quelque chose. Tout cela s’enchaîne aux autres grâces du monde. Pourtant pour Finette il n’y a rien dans le monde au delà de son nom. Elle se recourbe pour s’aspirer toute. « Quoi ? murmure-t-elle, ne jamais s’arrêter, ne jamais jouir ? » Et dans ses bras, elle croit que je m’arrête et que je jouis comme elle-même. Mais moi je m’effraie devant ce vase clos où le monde s’engouffre et devient néant.

Néant ! J’ai vite fait de prononcer ce mot que je ne comprends pas. Il est impossible pourtant que mes gestes autour de Finette ne fassent aucune réalité. Je m’interromprai bientôt, selon un certain ordre de faits qui concerne cette planète, je mourrai, comme nous disons, mais quelque chose de moi qui est aussi bien dans l’accent de mon corps que dans celui de mon esprit, rayonne éternellement. Si peu attaché que je sois à Finette, l’esprit souffle quand je tourne mon visage vers elle ou lève ma main sur son épaule. Il s’élève entre nous si peu que j’y sois un chant. Or, un chant est-il jamais perdu ? »

Mais alors il repensait à Jacqueline, et une vieille pensée le poignait encore. « Aucun moment de ma vie n’a eu ou n’aura la réalité de ce moment qui s’appelle Jacqueline. Toutes les autres femmes tombent en ruines dans mes mains. A peine suis-je dans leur lit que d’un brillant fantôme il ne me reste qu’un amas de fragments : beautés, laideurs, ridicules. Je ne puis pétrir cette matière défaillante. » Et de nouveau il tournait un œil inquiet sur la substance de Finette. Mais la pulpe de cette bouche, de ce sexe était bien serrée. Alors il s’écriait encore : « Pourquoi repenser à Jacqueline, quand je tiens Finette dans mes bras ? Toujours la paresse, alors ? Pourquoi ne pas accorder enfin au présent la réalité qui lui est due ? »

Peu à peu il voyait quel obstacle Jacqueline était entre Finette et lui.

Alors il voulait mieux connaître la valeur de ce qui le gênait.

« Tant pis, je penserai à Jacqueline encore, mais ce sera pour rompre les molles légendes de ma mémoire. Je mets une pointe neuve sur ce disque d’une autre année et j’écoute d’une oreille mieux percée ces sons bien connus. D’ailleurs j’ai tant rêvé de Jacqueline, je peux bien y penser, une fois. Allons. Voyons. Mettons au moins de l’ordre dans tout cela. Il y a eu les circonstances et leur solennité éblouissante de cymbales, le coup de désir, l’envie de vaincre, l’effort pour la séparer du monde, et puis la descente, le freinage désespéré, la peur, la peur de s’avouer si vite vaincu par sa victoire, la peur de finir ; enfin, après l’hallucination de posséder, le refus effaré de lâcher ce qu’on tient, pour que cela aille à un autre. »

Mais tandis qu’il essayait de discerner ses souvenirs qu’il s’était plu jusqu’alors à garder en masse comme il les recevait et à ne point diviser par une réflexion qu’il n’imaginait que triviale, il fut encore souvent repris par des mouvements anciens où se mêlaient le regret, la dévotion, les tâtonnements de son âme.

« Il me semble pourtant avoir vécu, que diable ! Je n’ai pas eu la berlue. Jacqueline existe, avec sa belle nature, avec son âme qui est bien à elle, qui m’offre des traits uniques, inoubliables. Nous n’avons pas rêvé, mon cœur. J’ai aimé tout cela, et d’une jolie force !

Alors quoi ! si je l’ai aimée, je l’aime encore. Comment pourrai-je dire : j’ai aimé ! Si cet amour a été, donc il est. Je ne vois pas un moyen honorable de sortir de là. L’amour, c’est en dehors du temps, je ne vois pas comment le temps peut en venir à bout. Et deux amours ne peuvent se superposer dans mon âme : si un nouvel amour fait son chemin dans mon cœur, c’est qu’il ne rencontre aucun obstacle, il est seul. Ah ! ma tête, mon cœur ! Comment dans ma vie accorder plusieurs chants ? Comment l’âme peut-elle admettre une succession ?

Je ne vois pas du tout comment, par exemple, Finette pourrait cohabiter dans mon cœur avec Jacqueline. Même si cela était vraiment dans mon cœur, cela ne m’entrerait jamais dans la tête, et j’en resterai tout dérangé et finalement perdu. Et puis j’ai peur, peur de disperser irrémédiablement le pouvoir des mots que j’ai chuchotés à Jacqueline certains soirs avec passion. J’ai peur de casser, de perdre le fil de ma vie en reniant aujourd’hui un moment sur lequel j’ai évoqué solennellement la force de l’éternité. Car, encore une fois, ce serait renier Jacqueline que d’en aimer une autre. Si un jour je dis : « Je t’aime » à une autre femme — sans doute, ce ne sera pas Finette — une voix décisive prononcera au même moment dans l’infini (mon Dieu, qu’est-ce encore que ce mot que je ramasse ?) « il n’a pas aimé Jacqueline » ou au contraire « il n’aime pas cette femme, il aime Jacqueline en tout temps et en tout lieu ». Un « je t’aime » ne peut coexister avec un autre « je t’aime » dans l’immobilité d’une âme forte. Ceux qui disent que c’est possible, ce sont des faibles. »

Mais plus la conception de l’amour qui s’imposait à lui était rigoureuse, plus il sentait péniblement le joug de Jacqueline qui l’incarnait.

« Donc mon amour pour Jacqueline continue. Mais où ? ni dans mes nerfs, ni dans mes muscles. C’est un point abstrait. Or je ne veux pas qu’il y ait dans mon esprit, le moindre frisson qui ne se prononce dans un effort musculaire. Certes, je ne renonce pas à rêver ma vie, mais je prétends aussi vivre mes rêves. On m’a forcé à croire que les actes, c’était du rêve. Mais je sais aussi, tant par l’expérience que par l’étude de ceux qui ont tiré le plus d’eux-mêmes et de la nature, qu’on peut mettre une formidable réalité dans les rêves. Je puis bien fondre tout cela dans un seul jet où fuse tout mon sang. »

Gille ne pouvait admettre le pouvoir de simultanéité de son âme, que Jacqueline vécût en lui, et fît place à côté d’elle à Finette ou à toute autre. Il voulait lui donner tout, ou lui retirer tout. Si elle était actuelle, en lui, il n’y en avait que pour elle. Si Finette s’accrochait, Jacqueline, du coup, devait lui céder tout le terrain.

« Mais comment puis-je réduire ma vie à un souvenir ? Est-ce que je ne confonds pas le souvenir de l’amour avec l’amour ? Et comment puis-je réclamer l’éternité pour quelque chose d’humain ?

Car mon âme est éternelle, mais non point les actes qu’elle accomplit. Il n’y a d’éternel en moi que mon amour de Dieu. Mais pourquoi ne serait pas aussi éternel mon amour pour une des âmes qu’il a créées aussi éternelles que lui ? »

« Jacqueline n’est qu’un souvenir », en vint à s’écrier Gille.

Coup terrible pour Jacqueline. « Car », se disait-il depuis quelque temps, effrayé par le poids, soudain senti, de son passé et des idées qu’il en tirait sur lui-même, « j’ai horreur de la mémoire, je ne veux plus accorder une minute à la mémoire. Si Jacqueline n’est que cette creuse poupée que se façonnent cette sorte d’hommes qui, à vingt ans, se retournent sur leur dix-neuvième année pour en vivre déjà, je m’en vais la casser tout de suite. Je n’ai pas vécu, soit ; mais je m’en tiendrai là ; pas de substitut imaginaire, pas de prestige du passé. »

C’est ainsi que Gille commença de prendre Finette en méfiance et en doute.

La seule issue pour lui c’était de se prouver qu’il n’avait pas aimé Jacqueline, que son âme était vierge. Ainsi seulement il pouvait croire à l’avenir.

C’est pourquoi il voulut revoir Jacqueline et il revint vers elle, tout changé, avec un parti-pris de cruauté et de destruction.

XV

Gille regardait le mari de Jacqueline. Il aurait voulu lui poser des questions décisives, déchiqueter avec lui le secret de sa femme. Mais le musicien aveugle était immobile, gras, fermé. N’ayant jamais vu Jacqueline, il semblait ignorer la jalousie, qui surgit à la vue d’un visage infiniment mobile, ouvert à tout. Il était plongé dans sa fonction, dans l’infini ruminement de la musique universelle, comme un bœuf dans la luzerne.

Gille se demanda si ce puissant captif différait de ce qu’il était, de ce qu’il serait jamais, lui, le jeune homme, aux yeux ouverts. « Il presse une forme avec des doigts qui la voient mieux que mes yeux. Hors cela, il rêve d’un cœur invisible pour moi comme pour lui et ce rêve se perd dans le rêve de son travail, comme un caillou dans une mare. Elle, avec son sens patient et rude de l’amour, elle dit que c’est bien. »

Gille, à contempler ce spectacle impassible, s’exaspérait d’un reste de jalousie, qui encore mieux que ses autres raisons fouillait son ancien amour.

— Jacqueline, lui demanda-t-il, avec une curiosité qui dans des yeux sans fond, essayait de savoir les rapports oscillants des mondes, qui avez-vous aimé dans votre vie ? Moi je me mets hors de cause. Mais qui, des quatre que je connais, vous le savez, avez-vous aimé ?

— Gille, votre seule excuse pour une question aussi enfantine, serait de m’aimer encore.

— Non, non, ne blaguez pas. Sans doute, ne vous êtes-vous jamais posé la question. Mais faites cet effort pour moi, j’ai besoin de savoir.

— Je jouerai peut-être à ce petit jeu-là quand je serai tout à fait vieille. Mais où voulez-vous en venir ? Ah ! je vois. Non, tout de même, je n’entre pas dans vos manèges de coquetterie. Vous savez bien que je vous ai aimé.

— Je vous en supplie, ne parlez pas de moi. Non qu’il ne s’agisse de mon sort, mais seulement à travers vous. Je veux savoir si l’on aime une femme ou un courant d’air.

— Eh bien ! je ne sais pas, Gille. Ces choses-là nous dépassent. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on a été loyal.

— Eh bien ! moi je vais vous dire qui vous avez aimé. Votre premier amant.

« Ses amants ! Hourra ! voilà ! je ne l’ai pas aimée ! J’ai appelé amour, la jalousie. Je me rongeais le cœur comme le fou qui ne peut supporter de ne point vivre au temps de Cléopâtre qu’il aime. Le regret du bonheur qu’elle avait eu alors que j’étais enfant, adolescent, donnait leur sens soudain aux criailleries de mon berceau, aux lassitudes de ma puberté. Je m’impatientais de ne pouvoir la joindre dans le temps, je voulais briser ses heures, les jeter à la refonte. Je soupçonnais dans son passé des minutes irréductibles.

« C’était autre chose », disait-elle, me dira-t-elle encore. Mais cette phrase la déchire, je n’ai plus dans les bras qu’une proie déjà rongée. Peut-elle être plusieurs ? Je veux qu’elle ne soit qu’une.

Pourtant je profitais de sa maturité ; comment puis-je dire que je jouis d’elle comme d’un tout en dehors du temps ?

Ce mûrissement s’était fait sous l’influence de plusieurs astres, et mon amour, à certaines heures détendu, faisait une louange et un merci aux hommes qui l’avaient façonnée et des mains de qui je l’avais reçue.

Il y a eu autre chose que la jalousie. Je l’ai aimée parce qu’elle était Jacqueline…

… Je me rappelle, je me rappelle. Gille s’entendait chantonner et ce chantonnement de souvenir était engourdissant. Je me rappelle cette soirée où Jacqueline et moi nous sommes aimés si fort que nous sentions que c’était le seul point vraiment vivant de nos années et que tout le reste tirait sa substance de ce moment-là. C’est pendant la guerre que nous nous sommes aimés. Et je pourrais faire pleurer tous ceux qui vivent encore, et qui déjà avaient assez vécu, je n’aurais qu’à murmurer : « Bienheureux ceux qui se sont aimés dans la flamme et dans la brièveté de l’heure et qui possédaient l’amour en dehors du temps… alors l’homme était séparé de la femme comme il convient et la femme voyait revenir à elle pour une passion de foudre entre l’arrivée et le départ un mâle bronzé par l’amitié sous les armes… ils avaient retrouvé la saveur de la chair parce qu’ils avaient rappris la nécessité du pain et du vin, et la volupté avait retrouvé son frein et son éperon dans la sueur et les engelures. Nous étions pauvres, nous étions forts. »

Elle était venue me voir sur le front… Jacqueline était comédienne, depuis qu’elle ne joue plus, on peut dire qu’elle a été la dernière actrice qui fût une femme, la dernière femme. Elle avait toujours refusé de paraître devant les soldats parce qu’elle avait deviné ce sens du théâtre qu’ils avaient découvert, ce sens antique qu’ils avaient exhumé de cette profondeur du sol où dorment Eschyle et Sophocle. Elle jouait à l’arrière avec une rage pudique…

Elle vint me voir à B… Elle qui n’avait jamais voulu soigner un blessé, quand je la vis sauter de son auto de contrebande, elle portait une petite croix secrète, sur son beau front, entre ses deux yeux gris. Je la regardais de la fenêtre de l’hôtel. Savez-vous ce que c’est qu’une femme petite qui, faisant un pas, vous donne toute l’idée de la majesté, cette majesté qui, je crois, est le bien propre des femmes et qui nous fait sentir, avec un respect si émouvant, qu’elles détiennent notre vie, notre sens de la terre, et que sans elles, nos âmes hagardes, d’une pureté trop glaciale, s’exileraient trop tôt.

Jacqueline était mince et drue comme une fille de quinze ans. On m’a dit qu’elle était lourde, mais je n’ai jamais vu ces kilos de viande que les années essayaient de faire peser sur ses reins, je ne lui ai jamais vu de chair que celle qui convenait strictement à son âme et c’est cette chair-là qui m’a été donnée.

Jacqueline était vive, presque bruyante. Elle a toujours pu rire à travers ses larmes. J’ai pu admirer, autant que j’aimais, ce visage largement construit, solidement équilibré, mais d’où Dieu avait si bien retiré ses mesures qu’il paraissait fin. La beauté existe, je vous en assure, elle circule dans les rues. Prenons patience. Elle avait un rire sonore et sa blancheur vous faisait atteindre à la moelle même de l’énergie qui fait bondir les mondes. Une peau bien serrée vous persuade à jamais que sont de lugubres hurleurs ceux qui peuvent croire que la chair est autre chose qu’une propriété de l’âme. Son âme était nerveuse et d’un parfum de gibier dans la forêt.

Je serai trop plein d’elle à mon lit de mort, pour faire sentir à un ami ce qu’elle était.

Nous atteignîmes, une nuit, dans la plus misérable chambre du monde, la parfaite fusion des larmes, du sang et des étoiles. La guerre jalouse m’avait relancé jusque dans cette trêve, et sa ronde ronflante au ciel, au-dessus de notre lit, semblait se résoudre dans le sombre effondrement d’une bombe, mais reprenait bientôt à travers le réseau craquant des mitrailleuses, aussi sotte et aussi têtue qu’un moustique.

Jacqueline n’avait pas peur mais elle me cachait dans son sein avec le mouvement féroce d’une mère. Les femmes ont le courage des animaux.

Nous nous aimions, pendant ces minutes, comme peuvent s’aimer un homme et une femme ; menacés, cernés, perdus. La mort et la volupté montraient enfin le même visage. L’étreinte de Jacqueline était si irrésistiblement neuve qu’elle me donnait en même temps le sentiment que cette vie que nous allions quitter avait eu dans chacune de ses minutes une valeur absolue et qu’ensemble, ayant sauté le seuil de la mort, nous allions nous élancer allègrement dans une carrière infinie. Je vois toujours, au petit jour, sa face sérieuse, ardente et saturée de satisfactions, en plein sommeil, tandis que je tendais vers mes bottes une main consumée.

… Pourtant ma jalousie, après avoir tâtonné, cherche à se fixer. Chez cette femme qui semble avoir distribué si également, si bénévolement sa vie entre trois ou quatre passions, il faut que l’une l’emporte sur les autres. Il faut choisir entre les histoires qu’elle m’a confiées. Je n’hésite pas longtemps : mon seul rival, celui que je n’abattrai jamais, c’est son premier amant.

Je l’avais interrogée sur lui avec ténacité : elle avait senti l’attaque et commença aussitôt de nous défendre contre ce mélange des mondes. Un jeune mari, elle l’avait accepté encore endormie, comme font toutes les femmes — elles nous viennent du royaume du sommeil. Enfants, ils avaient joué aux fiançailles, il la demandait avec ferveur, elle l’épousa, croyant lui éviter une peine. Mais il ne lui donna qu’un amour brut, quand il revenait des matches de tennis où il excellait. Il y avait aux alentours des hommes plus subtils : alors que les autres hésitaient, il y en eut un qui se jeta éperdument sur sa piste tiède de très jeune femme. Elle s’échappa dans un voyage, se sentant suivie. La saison suivante, le champion qui était allé seul à W… reçut une lettre ardente, atroce. Par pudeur elle bannissait une fausse pitié. Elle le quittait ; elle avait un amant qu’elle adorait, qui était le premier homme qu’elle connût.

Pendant deux ou trois mois je me suis épuisé à rapprocher ces deux ombres dont la complète résurrection m’aurait donné un coup mortel. Comme ils s’aimaient dans mon cœur ! Lui avait assez d’expérience ; elle était intacte, mais préparée par deux ans d’ennui furieux, à recevoir au delà de limites déjà brisées, le bonheur. Ce bonheur fut infini. Je la connaissais et je ne doutais pas que l’homme qui l’avait gagnée n’ait dû lui donner de belles preuves.

« Qu’y avait-il dans cet homme ? Qui étais-tu ? Mais quelles ignorances assuraient votre contentement ? Comment pouviez-vous vivre sans résoudre le problème de ma venue ? »


Jacqueline, devant l’affirmation de Gille, ferma les yeux, un moment.

— Gille, non, je ne puis pas dire cela. On ne peut pas dire de telles choses. Il faut se taire. Il ne faut pas écouter sa mémoire.

— Et la loyauté, alors ?

— Écoutez, mon petit Gille, j’ai deux fils. Voulez-vous que je préfère l’un à l’autre ?

Gille resta coi. Et il se rappela que ce n’était pas la première fois que soudain la vie lui fermait le bec. Et comme il n’avait point l’âme ironique, mais pieuse, il s’inclina. Mais bientôt une antique démangeaison le reprit. Jacqueline, avec la patience qu’elle lui avait toujours montrée sur ce terrain-là, et comme armée par de longues méditations, contre les épouvantes avec lesquelles Gille essayait de la forcer, répondait comme une sibylle.

— Si j’ai aimé celui dont vous parlez plus que les autres, alors je l’ai trahi avec eux ?

— On ne peut pas trahir le véritable amour de sa vie.

— En effet, je n’ai trahi personne. Les transports que j’ai connus loin de lui ne lui ont rien repris de ce qu’il m’avait pris. La vie est plus bienfaisante que vous ne croyez. Elle étend entre les saisons des zones reposantes de secret et d’oubli. Ce que l’un a eu, je ne l’ai pas donné à un autre. Et comment aurais-je pu, puisque je n’étais plus la même ?

— Alors, je vais devenir fou. Alors la Jacqueline que j’ai tenue dans mes bras, c’était de l’herbe, de l’eau. Vous êtes tous inhumains.

— Chut !

Gille ne pouvait croire que Jacqueline, comme Dieu, fût une et plusieurs.

Il grommelait encore :

« L’amour est unique ou n’est pas, c’est ce que je veux dire. J’ai couché avec quelques douzaines de femmes, avec quelques centaines de putains. Je distingue bien celles qui aiment, ou qui ont aimé, ou qui en aimeront un autre et qui ne font que se prêter à moi, même avec un sourire délicieux. »

Mais il était assez jeune pour se dérober à la lourdeur des lois par un pétulant mépris.

— Vous ne voulez pas me répondre, tricheuse. Les amoureuses comme vous sont hypocrites comme les ambitieux.

Et il se rappela leurs moments d’amertume.

« Était-ce vraiment pour moi alors le temps de l’amour ? »

Quand nous étions ensemble, elle se plaignait de moi. Elle me disait : « Tu ne m’aimes pas » ou « Tu ne m’aimes pas assez », ce qui voulait encore dire « Tu ne m’aimes pas ». Alors comment puis-je me vanter aujourd’hui d’avoir été efficace ? Dans ses bras, je détournais la tête pour mieux penser à elle. J’en viens à me demander si elle fut jamais en chair, si elle n’était pas déjà, en son temps, qu’une simple pastille sur ma langue dont j’attendais le prochain rayonnement. Je m’ennuyais, je me disais : « Patience ! Bientôt je ne serai plus avec elle, je pourrai enfin jouir d’elle. »

Je n’ai pas aimé Jacqueline. Mon âme est encore intacte. Elle s’en tire toujours, mon âme. Sa présence me gênait. Ce n’est pas qu’alors j’étais corrompu comme je l’ai été avant elle et après elle ; je ne lui préférais pas un dieu invisible ou des idoles de peau. Mais, venant d’apercevoir l’amour, ce premier pas m’était une suggestion infinie, dont je voulais me repaître longtemps. C’était une amoureuse ; elle demandait que nous nous aimions toute la journée. Mais que faire, toute la journée, avec une femme quand je découvrais mille mondes ? Je l’écartais brutalement.

Je me rappelle que je me servais toujours du même prétexte pour lui faire sentir mon indépendance. Je lui disais que j’aimais l’argent et que je le croyais plus fort que l’amour et que ce symbole me disait plus que les signes qu’elle me laissait lire dans son cœur. C’était ma façon selon le goût du siècle d’interpréter cette distraction irrémédiable qui un jour m’entraînera loin des femmes, vers Dieu, et qui bientôt m’aida à la quitter et me ramena à la guerre. Cette avarice prétendue servait de thème illusoire à nos discussions. Elle n’avait rien compris à ces forfanteries, et quand elle avait reconnu que je ne lâcherai pas cette fantaisie sordide, elle m’en avait voulu dorénavant.

Tandis que le monde s’engouffrait confusément dans son cœur selon un rythme de spasme : « Moi, m’écriais-je, il faut que dans le torrent je reconnaisse toutes les images : arbres tournoyants, maisons des riches fendues par le milieu, femmes folles renversées dans le linge. Pour faire briller tout cela, il faut que ce soit frotté de poudre d’or. Et puis je suis paresseux, j’aime violemment ma paresse. »

Elle souffrait de ne pouvoir me suivre, elle ne voulait pas lâcher d’une semelle un amant. Car elle savait qu’un homme ne peut continuer d’aimer une femme que s’il peut feindre de la mêler à tout ce dont il s’occupe hors d’elle. Alors seulement, quand elle est l’habitude qui double tous ses gestes, il croit qu’il ne peut s’en passer. Et pour les oisifs ceci est encore vrai. Mais il faudrait dire pour ceux-ci les prodiges qu’ils font pour remplacer par des simulacres le travail, seule réalité masculine. Moi j’étais le plus oisif des oisifs, je n’avais pas l’ombre de souci par quoi je puisse accrocher et emmêler sa vie à la mienne, ne sachant alors, pendant ce long congé de convalescence, que fumer, boire, dormir, m’étonner de la vie et toujours revenir à la mort par les allusions les plus désobligeantes pour mon amie.

Du reste, elle n’avait connu que des hommes faibles qui s’oubliaient facilement, qui l’aimaient de toute la force de leurs déceptions, qui cherchaient dans la profondeur de son lit l’illusion de la création.

Somme toute, son sexe était fou et fomentait la plus éhontée des simulations chez la femme : la dévotion à l’intelligence de l’homme, faire l’amour et faire semblant de couver les idées de l’amant.

Pourtant Jacqueline avait eu deux fils. Mais si elle s’était volontiers laissé faire des enfants, elle avait négligé de les élever, elle les avait confiés à sa mère.

Alors quoi ? Gille se rappelait ces heures de vaine agitation. Cette femme qui s’acharnait au tête-à-tête avec l’homme pour feindre une collaboration impossible, elle était donc pareille à Finette, à tous les hôtes de Finette, elle ne savait pas son métier plus qu’eux, le seul que la nature lui permettait de réussir : l’œuvre de chair, mais dans son intégrité : faire, élever des enfants. Si un seul des arts de la vie s’abîme, tous les autres vont se gâter. Voilà que Gille voyait la vie mal tourner chez Jacqueline même.

Après avoir revu Jacqueline quelquefois, Gille eut le sentiment qu’inexorable s’accomplissait ce qu’il avait souhaité : se persuader qu’il n’avait pas aimé Jacqueline. Et il y avait eu deux ou trois femmes devant qui, pendant huit jours, quinze jours, il s’était cru visité par l’ange du seigneur. Mais alors si son âme était capable de ces faux pas, de ces chutes, ne devait-il pas en venir à l’idée que cette âme était susceptible d’un développement ? Elle participait aux rythmes de cette planète, aux saisons, aux métamorphoses. Son âme grandissait.

Mais Gille s’épouvantait de cette perspective au bout de laquelle il se voyait rouler pêle-mêle avec Luc. Cet homme de vingt-sept ans avait encore des raideurs d’adolescent ; il oscillait entre les extrêmes que seuls il pouvait concevoir.

Que Jacqueline ne fût qu’une femme parmi les femmes, de sentir cette fatalité au fond de son âme l’effarouchait encore, dans le même temps qu’il sentait poindre une joie terrible, une liberté atroce, comme un bon jeune homme parti pour les îles afin de mériter sa mie et qui revient négrier, tatoué jusqu’au cœur. Il songeait à la nouvelle proie qu’il convoiterait demain.

Mais il persistait à penser que tout cela était contraire au vœu de toute sa force. Il craignait de retrouver la facilité dont il ne voulait pas. « O mes sœurs, ne vous approchez pas de moi : je ne serai donc pour vous qu’un leurre ? ô mes frères, tôt ou tard, je vous prendrai votre bien. Et pour moi ? pour moi ? jamais rien de sûr ? Éternelle jalousie, tourment aux mille noms. »

Il était têtu. Une prière s’était depuis longtemps déposée dans son cœur, qu’il répétait encore : « Je me maintiendrai debout, je résisterai aux saisons. Je ne serai pas inhumain : on verra une femme droite entre mes bras, de façon à ce qu’éclate dans l’univers qu’il est quelque chose de réel dans l’homme qui ne sort pas que du ciel, mais aussi de cette terre que Dieu lui a donnée. »

XVI

Un effet de sa conciliation avec Finette qui déplaisait fort à Gille c’était de forcer son rapprochement avec Luc. Ce fut en tout cas, le moment de son séjour chez Finette où il le vit le plus souvent.

Maintenant que l’événement dont l’approche l’avait mis en émoi était accompli, Luc, apaisé, montrait un autre côté de son caractère qui ne manquait pas de jolis aspects. Luc était un garçon d’aspect solide, aux cheveux roux, aux épaules fermes, un peu corseté dans une raideur volontaire, qui à certaines heures semblait s’intéresser au développement de la Nature comme s’il pouvait y participer.

Gille ne savait plus distinguer nettement dans ce visage ni dans ce corps ce qui pouvait en marquer l’exception.

Quelquefois il essayait de se rappeler le sentiment que lui avait donné leur première rencontre ; mais ce contact n’avait été ni sûr ni juste puisque l’esprit de Gille était prévenu et qu’il avait lancé à la face de Luc une interprétation préalable de tous ses gestes.

Pourtant il voyait bien que sur ce corps assez robuste un réseau pesait subtilement, qui n’était pas fait que de ses craintes et de ses répugnances à lui Gille, mais qui déviait et amortissait légèrement tous les gestes de Luc, en sorte qu’à l’observer, il finissait par discerner, inscrit dans sa forme virile, comme un fantôme médiumnique, phosphorescent, prisonnier, dont toute l’inflexion secrète soulignait la personne apparente d’un désaccord à peine murmuré, mais gênant comme ne l’est nullement un mensonge de femme, parce ce désaccord insultait de l’intérieur et de la façon la plus inexpiable à la fruste convention de sincérité qui est entre les hommes et qui est le ressort même de l’activité de Dieu.

A cause de cette rupture de pacte, que nul aveu, nulle franche explication ne pouvait réparer, Gille était arrivé à la certitude qu’il ne pourrait jamais entrer avec toute la sympathie humaine dans le système de justification du monde propre à Luc, et cette solution de continuité dans la vie lui paraissait intolérable. Pourtant Gille découvrait avec horreur que son vice laissait chez son camarade des parties entières d’humanité à peu près intactes. Sous certains rapports, Luc était même moins détérioré que certains des amis de Gille plus normaux, si faibles auprès des femmes. Gille ne cessait de se comparer à son insolite voisin avec une inquiétude industrieuse. Il y avait déjà quelque temps qu’il avait remarqué que ce qui le frappait le plus dans Luc, ce n’était pas la nature du mal, mais son acuité. « Luc n’est pas foncièrement différent de moi ; il ne peut rien y avoir, après tout, d’infranchissable entre deux hommes. Mais quelque chose qui est en moi, est chez lui plus tranché, à vif. Je ne puis attribuer seulement à l’effet de la terreur sociale que propagent chez moi les mœurs de Luc et de ses semblables, le malaise profond que je ressens à son contact. Ce n’est pas la rétraction de ma pudeur offensée ; je n’ai plus vingt ans, et Luc a autant de pudeur que moi. »

Gille sentait confusément que Luc personnifiait tout le délire qui était en lui et autour de lui. Double délire qui à la fin, n’en fait qu’un, mais il avait mis du temps avant de pouvoir tout discerner.

Il y avait d’abord l’ordre physique :

« Cette vision obsédante des formes de la femme, cela s’appuie-t-il encore dans l’univers sur des correspondances plus fécondes que cette fixité stérile de Luc sur les formes de l’homme ? N’est-ce point simplement chez lui comme chez moi le culte idolâtre des images, des images apparues dans l’encens du désir. Le plaisir n’est rien pour moi. Cela ne tient pas grand’place dans ma mémoire ni dans mon atteinte. Toute mon attention, tout mon émoi se portent et s’arrêtent sur un instant précédent dans la suite fatale de la terrible méditation sexuelle : voir un corps. Or l’homme, à l’origine — je porte en moi cette origine idéale — l’homme se jette sur la femme, mais il ne la voit pas, ou, s’il la regarde, il ne voit que des signaux mêlés, des drapeaux agités qui font un appel flamboyant. Mais peu à peu le plaisir fait sa place en lui. Il ne l’oublie plus, il le recherche. Il le chante. Dans son chant, il loue les formes au milieu desquelles se déploie l’orgasme. Peu à peu, ces formes se détachent, existent par elles-mêmes. L’enthousiasme de Dieu, le tonnerre d’inspiration d’où jaillit le monde, la frénésie de la Création traversent l’homme dans cet instant formidable du déluge du sang. Il aperçoit un sein, il se raccroche à un sein comme à quelque chose de terrestre, dans cette irruption trop forte de ce qui est plus qu’humain, de l’universel, du panique sur la planète.

Mais de la vue de ce sein, il reste frappé à jamais, il ne se rappelle plus que ce sein. Et il veut le revoir encore pour qu’il lui redise la fulgurante leçon de la vie. Bientôt il n’entend plus la leçon ; fasciné, hébété, il ne voit plus que le signe qui lui tient lieu de tout. Perdu dans une rêverie acharnée, dans une paresse triomphale, il n’a plus la force ni le goût de concevoir l’acte de la vie dans ces tenants et ces aboutissants. Il n’y a plus en lui cet appétit universel qui lui faisait nourrir le monde. Il se détache des arbres et des étoiles, ne naissent plus de lui ni dieux ni enfants. La prière n’a plus de sève, c’est une formule desséchée qu’il marmotte sénilement.

L’homme n’est plus le créateur. Il se contente du souvenir de l’enthousiasme géniteur, de ce sein qui lui apparut quand il était jeune, dans le rut, parmi les flots de suc de la forêt. O suggestion inoubliable, inépuisable, éreintante. Cerveau calciné, lombes où coule une dernière lave.

Mais alors un sein ou autre chose. Le goût que j’ai d’un sein est tout aussi artificieux que celui de Luc pour la forme masculine. »

Ensuite l’ordre sentimental.

Gille s’assurait qu’il y avait là encore moins de différence entre Luc et lui. Ils eurent un jour, une discussion assez inattendue sur ce chapitre.

— C’est agaçant, commença Luc, vous avez toujours l’air de faire allusion à un personnage autre que vous n’êtes. Par exemple, plusieurs fois, vous avez affirmé devant Finette et devant moi, et de quel ton, plein de reproches grincheux à notre égard et quant à vous-même, plein de l’assurance la plus arrogante, que l’on pouvait fort bien remplir sa vie d’un seul amour et dans le mariage encore. Vous aviez tranquillement l’air de dire que vous étiez un tel homme !… C’est le ton, vous comprenez, qui me fait rebiffer.

— Oui, c’est vrai, je dois vous paraître un olibrius incroyable. Mais vous savez, au moins, que je ne suis pas un hypocrite. Non, mais je suis pédant, par moments. Et puis un naïf, si vous voulez. Enfin je crois vraiment que je puis vivre une autre existence que la présente. J’attends à tout instant qu’elle commence et j’ai sur son développement des idées très arrêtées.

Son âme, contenue pendant des mois et des années, lui remontait à la gorge, il éclatait en confidences dont l’occasion et la forme étaient mal choisies.

— Luc, je ne saurais vous dire comme votre vie m’effraie. Où allez-vous ? Ne voulez-vous vraiment aller nulle part ? Vous courez d’un être à un autre être ?

— Mais, mon vieux, vous êtes comme moi, et bien pire que moi. Enfin depuis que vous êtes ici…

— Mais, moi, je ne me remue que pour m’arrêter. Je cherche pour trouver.

— La belle affaire, nous sommes tous comme vous.

— Mais non, vous cherchez pour chercher, vous seriez dégoûté de trouver.

— Et vous, donc ? je voudrais voir ça. D’ailleurs, je suis bien tranquille, nous ne trouverons ni vous ni moi.

— Mais vous savez, reprit Gille, je n’ai jamais été comme vous. Jamais je ne jouis de la multiplicité de mes expériences. Certes j’admire le déploiement de la chair, c’est un grand arbre dont le bruissement de multitude remplit le ciel. Mais c’est là concupiscence esthétique et non pas sensuelle.

J’aurais voulu être peintre. Je ne suis jamais repu de la variation infinie et imperceptible des formes, de l’enchaînement inlassable des figures. Mais cette jouissance interminable, c’est autant de dérobé au plus mordant de mon âme qui, à la fin est accablé sous la masse monotone où retombent bientôt tant d’accidents charmants.

Je n’ai jamais cru que j’augmentais ma connaissance et ma possession par le nombre, par la multiplication. Je ne crois pas qu’on puisse additionner les âmes les unes aux autres. Je ne cherche pas l’âme du monde. Je ne suis pas de ces quêteurs vagues qui glanent brin à brin, dans une succession indéfinie, les criants traits dispersés de la figure universelle.

Ai-je jamais cru, quand j’étais auprès d’une femme, quand un malaise bien connu s’emparait de moi, que je souffrais d’être arrêté devant le fragment insuffisant d’un grand système répandu dans l’espace ? Pensais-je qu’il était injuste qu’un morceau attachât mes yeux, alors que mon ambition réclamait l’ensemble et que je me faisais fort de lancer mon filet et de ramener toutes les étoiles ?

Non, je cherche une âme, une seule, telle que Dieu l’a faite, de ce limon dans sa main de sculpteur, pour Adam, l’homme occidental. Toute cette indifférence, Luc que vous me voyez répandre sur ces années, prouve enfin que j’obéis à un dessein précis. Quand je ferme les yeux, homme perdu, écoutez-moi, je vois un grand corps blanc. Ce corps, j’en pressens minutieusement dans mon cœur toute la particularité : une âme en imprègne la peau. Que dans ce grand corps blanc dont j’approche en écartant les corps emmêlés de mille prostituées, sans oublier les belles dames, que son âme descende enfin et je le reconnaîtrai. Vous savez, soudain, on perçoit un petit trait, joue un déclic délicat ; enfin, on touche l’humain. Ce jour viendra, alors je me demanderai comment, homme, j’ai pu me passer de l’humain. Alors je me lierai à jamais à quelque chose de singulier. J’accomplirai le dessein de Dieu qui est, ayant créé les âmes, de faire adorer en chacune par quelque autre son univers.

— Gille, vous êtes inouï, mais j’aime ça. Pourquoi ne nous parlez-vous jamais sur ce ton-là ? Ça vous va bien. Ça vaut ce que ça vaut, mais on voit un peu de quoi vous êtes fait.

— Non, c’est idiot, on devrait pouvoir dire ça autrement, plus simplement, plus gaîment.

— Seulement tout cela me laisse rêveur. Je me fous de la philosophie, mais j’aime parler de l’amour, c’est tellement fou, ce qu’on peut dire. Vous affirmez des choses : par exemple, vous dites qu’on n’apprend rien à traîner sa bosse. Au fond c’est ce que vous dites, hein !

— Ah ! si, à coucher avec des tas de femmes, j’ai appris beaucoup, mais c’est superficiel. Et au contraire, ce que je sais me trompe sur ce que je ne sais pas.

— C’est vrai, quand on rencontre un nouvel être, tout est à recommencer, c’est comme si on n’avait rien appris avec les autres, mais tout de même… et j’admets qu’on rencontre un être qui pour vous vaille tous les autres, qui soit comme un raccourci étonnant. Mais justement… tenez, c’est comme une addition : vous placez des nombres les uns sous les autres, toutes les femmes que vous avez eues ; vous en écrivez un dernier sous lequel vous tirez le trait ; ce dernier est là par pur hasard, sa place n’est pas privilégiée, dans le total il ne vaut qu’accru de tous les autres. Mais pour vous parce qu’il vient en dernier, il vous fait oublier tout le reste. Enfin si un jour vous vous contentez d’une femme, vous feindrez de ne plus tenir compte de toutes les précédentes, mais en réalité vous jouirez tant de celle-là parce qu’elle est enrichie de toutes les autres.

— Mais non, l’amour c’est justement l’impression de la totale différence. Tout d’un coup on échappe à la loi des nombres. On rencontre une femme, et quelques jours après, on s’aperçoit qu’elle est non pas préférable, mais irremplaçable. Et il ne s’agit plus ni du charme lent de l’habitude, ni des fantasmagories de la désuétude. Au fond d’une âme, je perçois la palpitation essentielle et, du coup, je touche à une source inépuisable de suggestions. Ce que je semble avoir sacrifié, je le retrouve au centuple. Dans ce petit miroir étroit, je puis évoquer en profondeur plus de diversité passionnelle que don Juan dans tout le cours de ses longs et maladroits travaux. Je possède le secret d’une contraction ineffable qui l’emporte sur l’accumulation grossière et jamais finie.

— Holà ! vous vous trahissez, vous répétez ce que je vous disais : vous ne vous attachez à une femme que pour évoquer en elle toutes les autres.

— Oui, c’est vrai, j’ai tort, je me laissais entraîner, c’est inexact. Il ne s’agit pas en effet de suggestion. C’est bien plus modeste. L’approfondissement d’une âme me satisfera parce qu’il sera proportionné à mes besoins. Mon âme, ayant des moyens limités, a des besoins aussi limités que peut très bien satisfaire une seule autre âme.

— Mais je croyais que les âmes avaient des besoins infinis.

— Eh bien ! nos besoins réciproques se développeront ensemble. Mais si amoureux que je sois de la création de Dieu, il faut tenir en réserve cette idée que l’amour des âmes n’est qu’un degré dans l’exaltation vers Dieu.

— Dans cette sorte de bavardage, ricana Luc, il y en a toujours un qui a réponse à tout. Mais, tel que je vous connais, la présence d’une âme ne vous fera jamais oublier qu’il y a les âmes. Vous parliez de don Juan. S’il chérissait ce sein et puis cet autre sein, c’est qu’il reconnaissait en chacun un tour inimitable pour dire l’âme particulière qu’il renfermait. Mais toutes les âmes sont désirables ! Adore celle-ci, certes, mais il te faudra aussi adorer celle-là. Allons, Gille, comme le seigneur Jean, il faut courir après les âmes. Ma parole, je me monte !

— Mais Jean était désespéré.

— Oui, de cela même qui l’émerveillait, qu’il y eût plus d’une âme, qu’il y eût tant d’âmes, qu’il y en eût mille et plus. Mais si vous craignez le désespoir !

— Jean avait du génie. Pour moi il ne me faudra pas trop de ce qui me reste à vivre et de mes lunettes pour connaître seulement une âme. Mais à cette étude, je m’exalterai, je m’écrierai que dès mes premiers pas j’aurais dû m’engouffrer dans le premier cœur rencontré, comme dans un trou, car toute âme est inoubliable.

— Tiens, tiens. Alors ? n’importe laquelle ?

— Mais non, je vous l’ai dit. Mon âme n’a pas beaucoup de talent. La plupart des âmes ne sont pas si élevées dans l’échelle spirituelle qu’elles ne puissent se satisfaire d’une dilection particulière et les plus hautes âmes quand elles se rencontrent ne peuvent se séparer car elles n’ont plus d’autre issue que le sein de Dieu. Non, pas n’importe quelle âme. L’amour est plus proche de l’art que de la charité. Cette préférence inexplicable, cette soudaine exclusion de tant de beautés, cette communication incroyable, faite d’un trait infime, que Dieu trace çà et là, pour quelques instants, entre deux âmes, ressemble à cet autre trait dont il est non moins parcimonieux, le talent. Et les âmes distinguées peuvent retomber apparemment à la multiplicité et à la facilité, elles restent blessées de ce trait fugitif et sourdement heureuses de cette ouverture par où l’éternité fut prise au piège.

— Écoutez, tout votre vocabulaire est beaucoup trop subtil… ou trop vague pour moi.

— Et pourtant, depuis peu de temps je me rends compte d’une façon beaucoup plus précise de ce que c’est que l’union de l’homme et de la femme.

— Mon Dieu ! Renseignez-moi.

— Du fond de mon enfance, d’un désir qui anticipait puissamment sur les plus hauts besoins de mon âge adulte, j’ai désiré la femme. J’embrasse dans ce mythe ma plus large conception du monde : le corps, fonction de l’âme, l’âme ne se réalisant que par le corps. Je m’accroche au point juste, à cette charnière par quoi le corps tourne sur les appuis de l’âme, sans jamais s’en désaxer, comme la porte dans le mur. La femme est cette charnière, cette pièce essentielle dans l’économie de l’homme, elle est le nœud profond entre la terre et le ciel.

Mais ceci est assez complexe et y parvenir, cela s’appelle mûrir. Il y faut du temps. Somme toute, il n’est point trop de toute la jeunesse pour s’y préparer. C’est ce que ne comprend pas l’homme, quand il est au milieu même de cette jeunesse. Il s’impatiente, l’impatience le fatigue, sa fatigue tourne à de lourdes somnolences. J’achève la saison de mes sommeils et de mes frénésies.

— Je ne vois pas encore.

— Je ne sais si j’aurai jamais d’enfant. Mais l’enfant me figure ce secret de l’amour que j’ai cherché pendant ces années d’absence et de dénûment. Au bout de ma méditation…

— Vous méditiez, Gille !… Non ! continuez. Je suis idiot.

— … sur cette alliance nombreuse, subtile, aux mille détours savants, riche en substance tragique, qu’est l’union de l’homme et de la femme, je trouve l’enfant qui est le symbole de tous leurs travaux. Au-dessus du tumulte de la chair, du talonnement des cœurs, du malentendu délicat des esprits, est suspendue l’âme de l’enfant qui prouve la réalité de l’amour.

— La réalité de l’amour ! nous y voilà.

— Quand vous faites l’amour…

— Non, pas moi, murmure encore Luc.

— … vous dites qu’à travers vos corps passe le flux de l’infini. Vos âmes secouées semblent près de se répandre et de s’éparpiller sans retour. Mais en même temps que vous sentez qu’elles s’écartent pour se perdre dans l’universel, vous bafouillez : « la forme de ton âme est la chose la mieux dissoute, suavement intime dans mon être comme un petit glaçon dans ma bouche ». Mais cela est contradictoire : ou bien vous vous écartez où bien vous vous rapprochez ; ou bien l’amour vous distrait l’un de l’autre, ou bien il concentre l’attention de l’un sur l’autre. Vous sentez que votre âme se quitte, voilà le fait certain mais il faut savoir s’il en est ainsi parce qu’elle se détend dans l’universel ou au contraire se contracte sur celle de l’autre pour à la fois s’y insinuer et s’ouvrir à elle, pour se mélanger avec elle. Mais qu’est-ce que des âmes qui se mélangent ?

Eh bien ! voici ce qu’il en est. Il est vrai que vos âmes font un grand effort pour sortir d’elles-mêmes… Et l’homme est ainsi fait qu’il n’est jamais autant lui-même que lorsqu’il se quitte. Toi qui as fait la guerre, toi qui as risqué la mort, tu sais pourtant cela, mon petit vieux. L’homme vit le plus, quand il tend sa vie jusqu’à la rompre. C’est ainsi que deux amants peuvent croire justement que, selon leurs vœux simultanés et contraires, il n’y en a que pour soi et que tout est pour l’autre… Vos âmes font un grand effort vers quelque chose qui n’est pas elles, vers un troisième être qui se forme entre eux, qui est leur amour. Même s’il n’y a pas d’enfant, cet être en tiers existe, et l’enfant n’est que l’expression de cette évidence plus profonde. Non, les âmes ne peuvent se mélanger, à peine peuvent-elles se mêler, l’amour est inefficace, les amants ne se rencontrent point, les amants ne s’aiment point. Mais ils aiment, ils créent l’amour, ils créent la vie. Leur effort appelle entre eux quelque chose qui n’est pas ce qu’ils veulent (et qu’en même temps ils ne veulent pas, puisque jamais ils ne furent aussi égoïstes), ils ne se perdent pas, ils ne se gagnent pas. Mais ils ont travaillé comme on travaille, sans but, sans fin ; et le fruit de leur travail est là entre eux : un aspect neuf et inattendu du monde, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui est tous les deux. Et tous les ancêtres, ô communion des églises : militante, souffrante, triomphante, sont de jeu. Et même si leur commune éjaculation ne se résout pas en une descendance, il restera à jamais qu’ils furent ensemble, dans le même couloir de mine, sapant le surabondant mystère. Ça devrait vous plaire, tout cela, la vie, Luc, c’est si plastique ; vous qui avez le goût des belles choses.

Luc regarda Gille franchement, tristement, fraternellement.

— J’ai quelquefois pensé à ces choses… Mais… et puis vous parlez de la guerre, toujours, vous autres, cela m’agace, c’est odieux… Alors selon vous, l’amour, c’est de se faire tuer ?

— Oui. A chaque femme rencontrée, autrefois…

— Comment « autrefois » ? Sans blague ?

— Ah oui ! je m’en vais, tout cela finit… Je disais donc : à chaque femme, une intimité éternelle m’était promise. Mais je suis trop faible pour usurper le bonheur de Dieu qui seul peut se donner à chacun, sans être pour cela « le plus prostitué » comme Baudelaire inclinait trivialement à le croire. Jeu de prince, jeu divin. Selon ma loi, l’homme qui se donne ne peut se redonner, s’il ne veut que les choses avec les mots lui glissent des doigts et le laissent sinistrement démuni.

— Enfantillage, ou idiote ignorance, ou… blasphème, comme vous diriez.

— L’homme qui veut la profondeur, doit se serrer. Mais Dieu, dont il n’est besoin que d’appeler la largesse, lui prodigue les compensations. Par la vertu du sacrement il lui donne le pouvoir d’épuiser une âme. Dans l’attente de cette satiété infinie, de cette satiété dont je n’ai pas peur, je salue d’un regret joyeux et farouche les générations de filles fraîches dont l’âge, tranchant bientôt contre moi, m’eût séparé de façon inexorable. Et déjà n’ai-je pas dû m’écarter de toutes ces beautés de cinquante ans qui s’entourent des premières bandelettes. Émouvantes momies ! une première couche d’or, posée sur vos visages, m’a empêché de flatter votre peau.

— J’imagine que vous aurez bientôt fait d’épuiser l’âme de Madame… Gille.

— Quand j’aurai épuisé la mienne. Et puis après ? L’amour, comme l’apparition dans le ciel d’un poète, de la beauté particulière qui lui est dévolue est un accident soudain et mortel. Vous ne sentez, hommes, l’infini que dans la ligne, dans la forme, dans le fini. L’amour est une fin, comme une autre œuvre. Ce sera la fin de Gille. Peut-être viendra-t-il un enfant. En tout cas, soulagé, Gille pourra enfin aller à Dieu, mais seulement après avoir longtemps labouré en pleine terre, car l’âme, avant tout, est faite de deux mains.

— Et cette pauvre femme, cette bonne âme ?

— Oui, oui, les femmes ont une âme, il faut y croire, ou tout s’écroule. Mais montrez-moi une belle femme, et j’y croirai. Mais il y a un moment où elle, qui aura introduit dans notre ménage tant d’âmes étrangères : enfants, petits-enfants, gendres et brus, comprendra que j’y admette Dieu et peu à peu il dévorera tout et me ravira.

Il est des saisons, il est une saison pour les âmes, il est une saison pour Dieu. Il y a en moi une difficulté sauvage à me satisfaire et une patience infinie pour lasser la nature. Je fais mon apprentissage : Dieu a voulu que l’homme ne trouve son âme que par des degrés sensibles, selon la succession du temps. Encore un mystère de sa religion.

— Vous vous arrêterez, un beau jour, devant une femme quelconque. Vous vous ébahirez, vous verrez une certitude, mais, je vais vous dire, vous ne vous serez arrêté là que par fatigue.

— Je suis plein d’une grande force dont je suis avare. Mais c’est assez de dureté envers moi-même. Je n’y tiens plus. N’ayant plus qu’une femme, alors enfin j’en aurai une : la dernière sera la première. Je n’ai jamais eu de femme. La facilité est trompeuse : la plus mince, il faut la mériter. Chacune a senti que mes mains qui la prenaient n’étaient pas fermes et la lâchaient déjà un peu, à peine saisie. Aussi, alors même que la passion me l’offrait, elle s’est gardée, sans le savoir. Mon cœur insensible n’a pas été aimé : il a été désiré, c’est autre chose. »

C’est ainsi que ce monde, aujourd’hui lourd à porter, Gille le refaisait comme il pouvait. Jamais il n’avait été aussi loin, pas à pas, dans une voie où le ramenait souvent un souci obscur mais facilement effaré. Et c’était la terreur de divaguer, à l’instar d’un Luc, qui le poussait sur cette corniche abrupte et mal connue. Mais aussi il fuyait Finette.

Son compagnon ne le regardait pas sans sympathie mais il sentait pourtant mourir toute nostalgie pour la vie.

XVII

Que Gille fût débarrassé de Jacqueline, n’avait pas augmenté la faveur de Finette, au contraire. Il n’avait plus besoin de celle-ci pour se fortifier contre celle-là, alors il réveillait d’anciens griefs contre elle. Il retrouvait de la rancune et du mépris pour l’indulgence dont elle avait fait preuve à son égard au moment où il lui avait montré son désordre. Il ne lui savait aucun gré de sa bonté puisqu’il la savait prédisposée à ne voir de faiblesse nulle part mais dans tout écart de conduite une conquête de l’esprit. Cela l’exaspérait de ne pouvoir lui en faire de reproche, car elle ne le sentirait pas, dérobée dans sa conception des choses. « Caractère, esprit de suite, connais pas », telle était la maxime, enveloppée pourtant d’une caresse si tendre, dont elle lui serrait le cœur.

Gille s’étonnait de voir Finette respirer encore et néanmoins exclure apparemment toutes les conventions qui tiennent les hommes ensemble et vivants. Il faisait le compte de tout ce qui lui déplaisait dans sa façon de vivre, dans son entourage, dans ce qu’elle lui offrait. « Je n’aime rien chez toi que ce qu’il y a de plus bas : ton luxe habile qui dissimule une vulgaire mollesse, ta richesse qui est sobre parce que tu es touchée par le goût du néant. Tu me prodigues cette illusion d’être à l’abri des servitudes quotidiennes derrière les murs inexpugnables de ta maison, mais quand je rêve dans tes bras, je ne songe qu’à me déprendre de tout ce que tu crois utile d’ajouter au don de toi-même, ou plutôt d’y substituer. Tu es trop contente de ce bien-être là et tu ne veux être contente que de cela. Et l’intelligence, la tendresse, tu en fais encore des vertus de ce confort. Ta maison est close. Tu n’as de communication avec le monde que par ton banquier, ta sensibilité ne s’enracine que par ce fil. Et si tu n’avais pas d’argent, tu saurais en retrouver, rien ne serait changé. Tes désirs sont de la race de tes fournisseurs. Tu ignores la faim, l’humiliation, la profonde et généreuse dépendance du cœur. Est-ce que l’argent ne me fera pas détester toutes les femmes, car les femmes n’est-ce pas l’argent, inévitablement ? qu’on travaille pour elles ou qu’elles en aient et qu’ainsi elles nous soient interdites. Depuis que papa est mort, j’en ai, je sais quelles facilités cela me donne qu’elles ne vous pardonnent guère de n’avoir pas. »

Il regardait avec des yeux courroucés la douceur du bien-être se développer autour de lui. Pourtant, par instants, il lui semblait qu’il allait se rendre : « Qu’est-ce que je cherche ? qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que je puis souhaiter que ne me donne cette aimable femme ? Elle doit avoir raison, j’oublie de savourer son exquise réalité pour songer à mes fantômes pleins de morgue. Est-ce qu’elle ne m’aime pas, parce qu’elle ne prononce pas le mot amour, parce qu’elle sourit au lieu de pleurer, parce qu’elle connaît de façon bien nette et bien piquante mes défauts, au lieu de se perdre dans une béatitude obscure comme font tant de sottes…

Je m’ennuie avec Finette comme avec Jacqueline. C’est trop long ou trop court : ou il faut nous installer pour la vie, ou il faut nous séparer dès maintenant. Si nous plantons notre tente, alors j’ai le droit de penser à autre chose, mes fantaisies familières retrouvent leur cours, j’y mêle, j’y perds, j’y retrouve Finette. Mais en ce moment notre liaison est si active que je ne puis penser qu’à elle, il en résulte que je ne pense à rien et que je lui en veux. Je ne connais pas l’art des demi-mesures que requiert une telle situation : ou bien je noue une femme dans tous les nœuds de ma vie, ou bien je la bois comme un verre d’alcool d’une grande lampée brutale et je repose le verre (oh ! toujours casser le verre !) C’est pourquoi je reviens toujours aux filles ; j’aime mieux le leurre court et brutal de la débauche que ces mensonges lentement détortillés de Jacqueline ou de Finette. Je ne puis m’arranger avec un être humain selon la loi des saisons, c’est pourquoi j’ai des amours d’une heure.

Finette, malgré toute sa volonté de cynisme, ne laisse pas de croire quand je couche avec elle que c’est plus propre (il me vient aux lèvres de ces mots d’hygiène, la morale est fournie au monde aujourd’hui par les Anglo-Saxons, baignoires, lavabos, les gens n’ont plus que cette activité spirituelle : se laver) qu’avec une millième catin. Mais, je ne puis admettre qu’elle se gourme de la sorte, je veux lui faire sentir son ridicule. Il n’y a entre nous que des rapports de prostitution, plus délicats, mais plus pernicieux que ceux que j’ai avec les bêtes de somme, atroces. Non décidément, j’ai horreur des bourgeoises, des femmes du monde. Je ne puis leur pardonner : elles savent trop bien ce qu’elles feignent d’oublier. Je ne puis supporter que les filles… ou les jeunes filles, peut-être ? il faudra voir.

Avec Jacqueline, j’avais pu me tromper, l’amour est assez vaste pour que, n’en découvrant qu’une partie, un jeune homme reste longtemps émerveillé. Profitant avec elle de ce départ irrésistible qu’il y a dans tout amour vers sa vraie fin, j’avais pu rouler longtemps sur la vitesse acquise. Mais avec Finette je ne puis renouveler une telle illusion. Et en me retournant vers Jacqueline je ne lui pardonne pas de m’avoir frustré et enfin, je me libère d’elle, et je vois que je ne l’ai pas aimée. Tout l’élan qu’il peut y avoir dans Finette et dans moi, vers la joie — non pas vers le plaisir, ô hommes, comment pouvez-vous préférer le plaisir à la joie ? — cet élan, qui, si souvent, même s’il n’est pas achevé, nourrit tant d’amours qui ne semblent tirer leur sève que de sources plus fictives — cet élan est coupé. Car, depuis que je suis entré dans cette maison, depuis que j’ai vu cette femme, j’ai conscience qu’elle est stérile, corps et âme. Certes il ne s’agit pas de me marier avec elle, personne n’y songe. Mais d’abord l’exclusion pure et simple, si facile pour elle, de cette idée, l’évidence que cette idée ne lui a même pas effleuré ni le cœur, ni l’esprit, ni les entrailles ; ensuite, ce que je sais : que Finette ne peut avoir d’enfant, que dans sa première jeunesse, elle en a refusé un que la nature lui offrait et que ce refus a fait entrer en elle un mal qui l’a débarrassée sans recours possible d’une responsabilité qu’elle ne voulait rencontrer qu’à son heure, mais notre sang entre toutes les forces de la nature est celle que nous plions le moins aisément à notre fantaisie — tout cela appuie de plus en plus sur moi la cruelle précision d’une limite. J’étouffe dans cette maison. Une monotonie implacable me tombe sur les reins. Toutes les nuits, recommencer le même geste. Ce n’était pas qu’il fût nécessaire de lui faire un enfant, à cette femme ; mais le fait qu’elle ne peut m’en donner, figure pour moi tout à coup que cette sorte d’amour est une impasse. Finette ne se rattache à rien, elle a coupé les liens vivants autour d’elle. Elle est un joli vase clos, et elle veut que j’enferme ma force dans ce vase et cela fait un parfum qui la fait sourire. Je ne puis m’empêcher de me comparer encore aux autres, à tous ceux qui sont ici. Quelle différence y a-t-il entre nous ? Aucune. Tous obéissent à la même pensée sévère, au même mot d’ordre absurde : jouir sur le champ, exercer sans répit, avec une frénésie inlassable une fonction qui, par suite d’un concours fatal des conditions présentes de l’univers, a pris à leurs yeux une importance monstrueuse, une majesté grotesque, dans le moment même où ils réduisent cette fonction comme les autres à sa résonance la plus faible.

On n’a jamais vécu aussi chichement ; l’amour ici est coupé des étoiles, des arbres, du cri du coq, du fracas des armes, du rire des jeunes hommes, de la douce fureur des vierges.

Luc, Bernard, les gitons, les gouines ; Jacqueline, les yeux fermés, précipitée aux doigts noirs ; moi et Finette : tous pareils. Chant cassé, parce qu’ils ont perdu le goût de moduler, de donner forme à tous les gestes de la vie, parce que cela ne les intéresse plus de créer. Voilà de quoi ils n’ont jamais entendu parler. Mais on entend l’eau courir dans cette vieille solide bâtisse Louis XIV — Finette est si fière de l’avoir percée d’une tuyauterie compliquée — l’eau court et ces femmes et ces hommes se lavent sans cesse, ces femmes qui se sont arraché les œufs du ventre, ces hommes qui répandent leur semence comme Onan. Cette maison se ruine, je sens ses pierres se carier comme mes os. Tout ce qui se passe dans cette maison m’est intérieur.

Je vois Finette sortir le matin avec son chien. Finette va faire pisser son chien : elle lui dit des paroles comme à un enfant. Elle aime son chien comme un petit homme, elle ne souffre pas de la substitution, cette substitution la satisfait entièrement. Ce temps est celui des substitutions : chaque chose est remplacée par son faux. Tout tourne sur soi-même comme une monnaie à pile ou face. Tout d’un coup cela s’abattra, le monde s’abattant montrera au ciel : pile. Dieu aura perdu son pari. Il n’y a plus de méditation humaine ici pour nourrir l’apparition grandiose de l’enfance. Je vois Finette penchée, marmotante, sur un dieu-chien.

Dans cette maison, un jour, on a dit : « Gille ne peut pas faire l’amour. » Et on ricanait dans le quartier des gitons et des gouines. Un autre jour le bruit a couru : « Vous savez, ils font l’amour maintenant, Finette et Gille. » Pourtant rien n’avait changé.

Je suis là entre Finette et son chien. Je pourrais aussi bien qu’avec Finette m’amuser avec le chien, ou avec une pipe, ou avec moi-même. Je la vois, notre séquelle, dans son enchaînement déplorable, logique, irrémédiable, je vois la fin.

Il fallait que je visse de mes yeux, chez les autres, l’aboutissement de tout ce côté de moi-même : quelques-unes de mes années pourrissent ici comme ces quelques âmes. »


— Tu ne m’aimes pas, lui disait-elle avec un œil pétillant, qu’est-ce que cela fait ? Si tu me disais « je t’aime » je ne te croirais pas. Si tu te tuais pour me le prouver, je ne te croirais pas. Je ne crois pas à l’amour.

— En disant cela, tu me prouves que tu aimes encore l’homme qui t’a mis dans la tête ces idées-là.

— Je les ai toujours eues, je les avais avant de le connaître. Freddy, il n’avait pas d’idées, tu sais, c’est plutôt moi qui lui en aurais données, mais quand on parlait il n’écoutait jamais.

— Un homme a toujours des idées.

— Il savait ce qu’il voulait, pas plus. Il avait besoin d’avoir une femme sous la main et de bien la tenir, voilà tout. Qu’est-ce que cela fait tout cela ? Est-ce que les idées entrent dans la vie ? Est-ce qu’en dépit de tes idées… et des miennes, nous ne passons pas des journées agréables ? Tu as beau dire, du reste, nous avons des tas d’opinions communes sur le golf, la cuisine, les livres, les arbres.

— Oh ! les arbres. Je ne sais pas si tu aimes les arbres !

— Et toi ?

— Moi ? J’aime l’Afrique, c’est vide.

— Oh ! l’Afrique ! Vas-y.

— Mais non, je suis très bien ici. Tu es maligne, jolie.

— Tu me plais, je vais gaîment vers le plaisir que tu me donnes. C’est toujours ça de pris. Tu sais que tu es un amant charmant. Tu ne vas pas me dire que tu n’aimes pas le plaisir dont tu connais si bien le chemin. J’ai vu tes yeux.

— J’y mets ma vanité !

— C’est que je te plais aussi. Non ?


Mais ce n’était plus ce besoin, toujours, de se prouver qu’elle était libre, et, par exemple, à l’abri de toute jalousie et de toute envie à l’égard d’une femme qui avait tenu une grande place dans les pensées de Gille, qui attirait Finette chez Jacqueline.

En tout cas, elle prenait assez souvent le chemin du pavillon où vivaient les deux reclus, sombrement joyeux. Jacqueline la recevait avec cordialité, s’amusant de ses façons piquantes, attendant de voir apparaître une femme moins armée et plus nombreuse, derrière une pointe trop fine.

— J’ai envie de vous parler de Gille.

— Bon. Si vous voulez.

— Vous êtes bien la seule femme avec qui une telle conversation ne paraît pas inutile. Croyez-vous que je lui plaise ? Mais ça, je crois que je lui plais. Je ne sais pas s’il m’aime autant qu’il a aimé ou qu’il peut aimer, mais enfin, en ce moment, c’est le mieux qu’il puisse faire. Mais voilà : croyez-vous qu’il soit heureux ?

— Le bonheur et Gille ? Oui, je crois qu’il peut être heureux. Il connaît évidemment de bonnes raisons pour ne pas l’être. Mais il pense au bonheur, ce qui est très rare, il sait que cela existe. C’est énorme, ça, vous savez.

— Oui, oui. Je ne m’en suis pas aperçue depuis bien longtemps qu’il se préoccupait de ça, du bonheur. Avant, je ne l’aurais jamais imaginé. Quel drôle de garçon. Il vous trompe si bien sur sa vraie nature. Au fond les gens sont tellement plus simples qu’ils n’en ont l’air : c’est ce qui fait qu’ils vous embrouillent.

— Gille est lent. Je suis comme vous, je ne le comprends pas depuis longtemps, c’est depuis que je l’ai revu. Il avance lentement mais sûrement, je crois.

— Oui. Eh bien ! il ne sera jamais heureux avec moi.

— Pourquoi ?

— Non, vous verrez, ça ne s’arrangera pas.

— Et pourquoi, mon Dieu ?

— Je ne suis pas assez bonne fille. Ou plutôt si, mais je ne suis pas assez… Je ne sais pas. Enfin ! il lui faudrait une jeune fille. Non… Si, tout de même, quelque chose comme cela. Une femme très simple à qui il ferait un enfant… Je suis trop fatiguée. Il est très frais au fond, avec ces airs fripés. Je ressemble trop à quelque chose qui est bien lui, mais dont il a assez. Et pourtant l’amour rend si souple, moi surtout, et il me plaît. Mais je vous ai dit que je lui plaisais, au fond, je ne sais pas.


Finette se retenait sur cette pente qui menaçait de la faire rouler jusqu’aux pieds d’un homme. Un bon moyen de se défendre, c’était de retourner à ses vieilles habitudes de famille, de remonter sur les tréteaux intimes où l’attendait encore son frère. Elle se reprenait à ces dialogues, à ces pantalonnades, où livrant Gille à leur malice commune, elle se prenait à rager et à souhaiter de le voir sous leurs coups perdre sa prestance et vider la scène.

Pour cela elle attachait son esprit à ce qui la choquait si facilement dans les opinions un peu confuses mais solennelles que Gille dépliait à moitié et assez brusquement devant eux, dans des moments d’impatience. Mais Luc, fatigué de jouer les confidents et bien placé pour voir la direction que prenaient les événements, déclarait :

— Il va te plaquer, ton amant, un de ces quatre matins.

— C’est généralement comme ça que ça se passe.

— Ça m’agacera tout de même un peu de voir ce garçon s’en aller avec son air dégoûté ; tu aurais dû lui faire passer cet air-là. Tu as bien voulu jouer son petit jeu parce que tu n’avais rien de mieux à faire cet été, et puis voilà tout.

— Bah ! il faut laisser les gens. Et puis il se dépêcherait de me détester, pour se donner le droit de ne pas me croire.

— Non, non, il est sensible. Une bonne rosserie fait toujours son chemin chez lui.

— Non, il fait semblant.

— Enfin, il exagère.

— Il sait qu’il va trop loin. Et puis ? Il y a bien des ridicules, va, qu’il nous montre, dont il ne s’embarrasse guère. Sais-tu pourquoi ? parce qu’il les met sur le dos du personnage qu’il joue ici.

— Ça c’est vrai. Il est assez dissimulé. Au début, je voyais bien qu’il avait la prétention d’en prendre et d’en laisser, mais je m’aperçois qu’avec ses airs débraillés et tout ce qu’il vous raconte sur lui-même à tort et à travers et qui a l’air de le livrer entièrement, il reste bien rentré. C’est ça qui me met en rogne et qui me donne envie de l’embêter un peu.

— Mais aussi par moments cela ne lui plaît plus de nous mettre dedans. Est-ce parce qu’il a senti que je le découvrais, mais je trouve ça assez chic, il a très vite abattu ses cartes avec moi, avec un vrai dédain.

— Oui, mais tu sais bien que c’est son truc de ménager des petites victoires à l’adversaire pour l’engluer dans une situation flatteuse.

— Enfin, deux ou trois fois il a eu une attitude assez étonnante.

— Il a une sorte de style. Mais tout ça, pour pas grand’chose. Cette perpétuelle dérobade, ces petits airs d’enfant gâté, qui a honte de l’être, mais qui veut bien que ça continue, ça tourne tout doucement à la niaiserie.

— Oh ! bien sûr.

XVIII

Un soir, dans les bras de Finette, comme il recevait son dernier baiser, un baiser délicat, en dépit du sommeil, de femme vigilante et qu’une douceur méditée lui faisait sentir qu’en s’endormant on songeait à le retenir, Gille lui avait caché une pensée sournoise : il savait ce qu’il allait faire le lendemain.

Il la laissa aller seule au golf et il dit à Luc : « Je m’en vais. Je ne peux pas tout le temps être là. Je ne reviendrai peut-être pas. On ne peut pas se voir pendant des mois et des mois.

— Mais, oui, foutez le camp. Vous vous embêtez. Filez, vous deviendriez embêtant vous-même.

— Justement, voilà ce qui est à craindre. Mais je vous aime bien.

— Mais non, pas du tout, vous ne m’aimez pas. Vous me trouvez… frivole.

— Mais non, je vous aime bien, je vous comprends assez bien, vous savez.

— Mais non, vous ne me comprenez pas, vous avez horreur de moi. Qu’est-ce que comprendre et haïr ?

— Mais non ! Finette et vous m’avez séduit. Tout ce qui remue séduit, d’une façon ou d’une autre, que cela vienne de naître ou que cela s’en aille vers la mort.

— Allons, bon, encore la mort. Si vous saviez comme je m’en fous, de savoir si je suis vivant ou mort. Je suis ce que je suis.

— Si vous saviez comme vous me faites mal, comme votre présence me gêne.

— Foutez le camp, cher ami.

— Mais ne trouvez-vous pas que règne ici quelque chose d’inhumain ?

— Humain, inhumain ! Je suis humain.

— Oui, c’est atroce pour moi. Vous êtes en moi : certains de mes tissus qui se fatiguent. Ah ! vous ne me rendez pas heureux.

— Croyez-vous que je le sois.

— Si c’est moi qui vous dis que vous ne l’êtes pas, vous crânerez.

— Mais personne n’a jamais été heureux.

— Je hais qui dit cela.

— C’est vous qui crânez. Au fond, vous sentez comme moi, du reste vous l’avouiez à l’instant, mais vous vous raidissez.

— Non, je vous assure, il y a au fond de moi quelque chose de merveilleusement sûr.

— En moi aussi. Je sais bien que je ne puis être autrement que je suis, et qu’on doit me laisser vivre.

— Adieu.


Finette, en rentrant le soir, apprit à sa porte le départ de son amant. Elle tourna les talons et alla se promener dans le bois avec son chien. Elle pleura. Le poids véritable de Gille pesait sur elle, depuis une minute, deux minutes.

« Trop tard, ma vie est finie », s’écria Finette. « C’eût été, s’il avait voulu, un amant comme je les aime, il aurait aimé mon amour, et pourtant il serait resté inaccessible, un homme ! Nous aurions joui ensemble, en camarades, de mon esclavage. »

Ainsi mêlait-elle encore un Freddy lointain et un Gille qui s’éloignait.

Plus tard, la pensée l’attendrit, que par cette brusquerie il lui épargnât l’injure dont, elle le savait bien, son cœur éclatait contre elle. A certaines heures, il l’avait flattée comme d’une complicité, mais, maître négligent, il n’avait pas voulu anéantir ce qui lui déplaisait en elle, et elle n’était pas fière de rester, à cause de cette retenue méchante, la femme d’hier.

Elle pleurait. Elle se disait encore du bout des lèvres : « Non, c’était impossible. » Mais son cœur sanglotait : « Mais si, mon amour, c’était possible. L’amour est toujours possible. Ai-je donc prétendu autre chose ? »


Plus tard, la nuit dans son lit où elle s’était couchée sans dîner, elle murmurait : « Voilà ce que je lui aurais dit : « Gille, prends-moi, pourquoi ne me prends-tu pas ? Alors, qu’est-ce que tu veux, tu ne veux rien ? Non, la vérité, c’est que tu n’es capable de rien faire. Tu t’en vas quand ça commence. Et tu t’en vantes, tu es aussi fat que pédant, vantard. Si seulement tu n’étais qu’un propre-à-rien, mais il faut encore que tu fasses des discours sur tout ce que tu ne connais pas, car tu es ignare comme un collégien de quinze ans. Tu fais des phrases et tu n’as même pas encore deviné ce que c’est que la vie, à vingt-sept ans. Tu peux bien t’en aller, recommencer plus loin tes boniments et tes bourdes. Non, ne t’en va pas. Pourtant, par instants, on dirait que tu vas comprendre, que tu comprends même quelque chose. Mais un instant après, mauvaise tête, ni vu ni connu. Gille, tu ne seras pas heureux… Tu crois qu’une autre… Gille. »


Comme elle était au golf, il avait bouclé ses sacs. Les domestiques s’apitoyaient. La Bernard, à une fenêtre, regardait vaguement, tandis qu’il partait.

Tout à coup, Bernard s’éveilla, elle cria à Gille, en ricanant : « Madame de B… arrive ce soir ! »

Gille laissa tomber une valise. Bernard le regardait avec avidité. Mais il la ramassa et la jeta dans la voiture.


Sur la route, il eut horreur de la solitude : il la sentait comme sa paresse.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 27 OCTOBRE 1925
PAR EMMANUEL GREVIN
A LAGNY-SUR-MARNE

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE
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