The Project Gutenberg eBook of Lettres à un indifférent

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Title: Lettres à un indifférent

Author: Adolphe Retté

Release date: January 29, 2024 [eBook #72804]

Language: French

Original publication: Paris: Bloud et Gay, 1921

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À UN INDIFFÉRENT ***

ADOLPHE RETTÉ

LETTRES A UN INDIFFÉRENT

PARIS
BLOUD ET GAY, ÉDITEURS
3, RUE GARANCIÈRE, 3

1921
Tous droits réservés

DU MÊME AUTEUR

En préparation :

A
GASTON RAIS
QUI N’EST PAS UN INDIFFÉRENT

PRÉFACE

Quelques années avant la guerre, au milieu de septembre, je fis une excursion en auto avec un ami âgé de trente-cinq ans environ. Je l’avais rencontré à l’hôtellerie d’une communauté de Bénédictins exilée en Belgique depuis l’époque où l’athéisme officiel baptisa défense laïque une crise de rage antireligieuse.

Aux offices, nous nous trouvions côte à côte ainsi qu’au réfectoire. Comme nous étions les seuls retraitants, il arriva que, pendant les récréations nous échangeâmes des propos qui me prouvèrent qu’il possédait une forte culture littéraire. D’ailleurs il gardait toujours, sous son bras ou dans la poche de son veston, un exemplaire de la Divine Comédie. Je remarquai que ce poème constituait sa lecture unique à l’exclusion de tout livre de piété. Il le feuilletait à la chapelle où il me parut qu’il ne priait pas. Il l’annotait dans sa cellule tandis que le missel dont le Père hôtelier l’avait muni, comme moi, demeurait immuablement fermé.

Nous n’étions pas encore assez liés pour que je lui demandasse le motif d’une préférence aussi exclusive. Au surplus, très courtois mais distant, il se livrait peu. Il parlait assez volontiers de Dante pour louer la splendeur farouche ou la suavité insinuante des images dont le grand Florentin illustra ses vers ; il analysait, de façon perspicace, son symbolisme. Si l’entretien amenait le nom de quelque auteur contemporain, les jugements qu’il formulait témoignaient de son sens critique et de son bon goût. Mais, quant à tout autre sujet, il se tenait sur une grande réserve — au point que, parfois, s’il entamait une phrase qui aurait pu ouvrir un jour sur son être intime, il s’interrompait net et laissait tomber la conversation. On eût dit alors qu’il fermait une porte à triples verrous pour empêcher son interlocuteur de pénétrer dans son âme.

Je crus m’apercevoir, tout d’abord, qu’il y avait là non de la méfiance à mon égard, mais plutôt un sentiment de crainte tel que celui qu’on éprouverait à peser sur une plaie mal guérie et d’où le sang ne demande qu’à jaillir. Néanmoins, je me sentais intrigué car il est rare que deux hommes sympathiques l’un à l’autre — c’était notre cas — vivent, pendant une quinzaine, dans un tête-à-tête journalier sans en venir aux confidences personnelles.

— Après tout, me dis-je, cela ne me regarde pas. Si ce garçon aime à garnir de palissades les entours de son âme, je ne vois pas pourquoi je tenterais de forcer la clôture. Il apprécie ainsi qu’il sied Dante et l’art en général ; ce n’est déjà pas si commun. Profitons de son intelligence et gardons-nous d’entreprendre le cambriolage de sa personnalité.

Cependant, la seconde semaine de mon séjour s’achevait et je dus songer à boucler ma valise pour le départ. J’en parlai au Père hôtelier devant Maurice — c’est le nom que je donnerai à mon nouvel ami. — De plus, je manifestai le regret de n’avoir pas visité la célèbre abbaye de Maredsous qui s’élève à une vingtaine de kilomètres du château isolé que nos cénobites avaient adapté, tant bien que mal, aux règles et aux coutumes de la discipline monastique.

— Je puis vous conduire à Maredsous, intervint Maurice, j’ai mon auto. En moins d’une heure, nous serons là-bas. Après, je vous mènerai à la gare de Namur où vous prendrez le train pour Paris.

Tandis qu’il me faisait cette proposition, je le regardais et il me sembla que ce n’était pas une politesse banale qui l’avait inspirée. D’ordinaire impassible, la physionomie de Maurice laissait percer le désir que j’acceptasse.

Je ne saurais expliquer comment j’eus l’intuition que ma société lui était bonne. Ce fut une sorte d’avertissement qui se formula d’une façon assez précise en moi. J’acquiesçai donc sans hésiter.

Nous gagnons l’abbaye ; nous la parcourons rapidement, pilotés par un frère convers. Comme, remontés sur la machine, je m’inquiétais de l’heure approchante du train, Maurice me demanda tout à coup :

— Êtes-vous très pressé de retourner chez vous ?

— Pressé ?… Mon Dieu non : en ce moment je m’octroie des vacances et je n’ai pas d’autre projet que celui d’être à Fontainebleau pour la fin du mois. C’est le moment où ma chère forêt commence à se dorer d’automne.

— En ce cas, reprit-il, pourquoi ne resteriez-vous pas encore avec moi ? Il m’est venu l’idée de battre un peu le pays en votre compagnie. Je le connais passablement et j’y sais des coins attrayants. Nous garderons l’auto : nous irons à droite, à gauche, sans itinéraire fixé d’avance ; nous rencontrerons de vieilles églises d’architecture savoureuse et des paysages bons à se fixer dans la mémoire. Ce ne sera pas du temps perdu pour vous… Pour moi, non plus.

L’invite me séduisit et je n’eus pas grand’peine à consentir. La vie ressemble si souvent à un sentier grisâtre et rectiligne entre deux talus monotones qu’il faut s’empresser de saisir, avec gratitude, les occasions de sauter par-dessus le remblai pour flâner parmi les plaines — peut-être féeriques — qui s’élargissent là-bas et vont se perdre dans la brume empourprée où se transfigurent des horizons mystérieux.

En outre, je sentais de plus en plus que Maurice avait besoin de ma présence

Ce récit n’ayant pas pour objet de développer des impressions de voyage, je mentionnerai seulement que nous avons parcouru en tous sens les Ardennes belges, poussé une petite pointe en Allemagne, une autre en Hollande. Bien entendu, nul chauffeur mercenaire ne nous soumettait à sa tyrannie. Maurice tenait le volant. Aux étapes, je lui donnais un coup de main pour nettoyer et graisser la machine, changer les pneus, déjouer l’astuce des aubergistes. Quant aux sensations d’art et de belle nature, la récolte fut abondante… Je passe rapidement sur tout cela pour en venir à l’épisode qui me révéla enfin mon compagnon de route.

Une seule fois, au cours de notre randonnée, Maurice eut la velléité de s’ouvrir davantage. Nous visitions l’église d’une bourgade dont le nom m’échappe. Nous y fûmes retenus par un retable du quatorzième siècle représentant une Mise au tombeau. J’en admirai l’art naïf et pathétique. Puis un enchaînement d’idées me fit rappeler la mort pour notre salut du Rédempteur. Maurice m’écoutait sans émettre une syllabe ; comme à l’habitude, ses traits demeuraient rigides. Pourtant, lorsque j’ajoutai que ce divin holocauste nous valait de sentir le Christ vivre en nous, sa physionomie s’anima soudain ; ses joues pâles se colorèrent ; une flamme, aussi vite éteinte qu’allumée, passa dans ses prunelles ; et il dit d’une voix sourde :

— Jésus est mort en moi ; il ne ressuscitera pas…

Surpris, j’attendais avec quelque anxiété qu’il poursuivît. Mais, fâché sans doute d’avoir rompu la consigne de silence sur soi-même qu’il s’imposait, il se maîtrisa. Son visage redevint morne. Une minute après, il se mit à détailler, du ton le plus froid et à un point de vue purement technique, le travail de l’artiste qui avait sculpté le retable.

Je craignis de le désobliger en contrariant son parti-pris et ne relevai point le propos. Il me suffisait, quant à présent, d’être assuré que la réserve insolite dont il se masquait l’âme, lui servait à refréner des orages. — Sous cette glace où il fige l’expression de ses sentiments, pensai-je, se creuse, sans doute, un cratère en éruption ; il m’a envoyé un jet de lave… Attendons la suite.

Elle ne tarda pas.

Le lendemain, nous passons la nuit dans un hameau perché sur une colline, à peu de distance de Liége. Au réveil, je m’aperçois que c’est dimanche et, naturellement, je demande à la patronne de l’auberge s’il y a une église où entendre la messe.

— Pas ici, me répondit-elle, la paroisse est à une bonne lieue. Mais vous trouverez, au bas de la côte, un couvent de religieuses du Sacré-Cœur où la messe se dit à sept heures. La chapelle est ouverte au public.

— Cela vous convient-il ? dis-je à Maurice.

D’ordinaire, étant l’urbanité même, et aussi, tenant, je crois, beaucoup à m’être serviable, il adhérait gracieusement à tout ce que je lui proposais. Je fus donc fort étonné de le voir froncer le sourcil, pincer les lèvres et secouer la tête. Pour la première fois, il montrait de la mauvaise humeur.

— Réellement, dit-il, est-ce que vous tenez à ne pas manquer la messe ?

— Mais oui, j’y tiens… D’ailleurs, c’est dimanche.

— Je le sais bien que c’est dimanche… Seulement, j’avais combiné notre itinéraire du jour de façon à visiter deux ou trois sites assez éloignés d’ici… Si nous allons à la messe, nous perdrons du temps.

Je repris :

— Une messe basse dure vingt minutes. Et puis, en ce qui me concerne, je n’estime pas que ce soit du temps perdu… S’il vous déplaît d’y assister, rien ne vous oblige de m’accompagner.

Il me regarda longuement, l’air indécis. Je dois avouer que j’avais parlé d’une manière assez sèche. Le fait est que je me sentais dérouté car si jusqu’alors j’avais eu lieu de soupçonner chez Maurice une sorte d’inertie, quant à la foi, j’avais pu également constater qu’au monastère comme ailleurs, il s’était conformé aux rites et aux préceptes sans effort apparent ni répugnance marquée. Or, aujourd’hui, quelque chose me disait que Maurice cherchait à se dérober et que cette mauvaise raison d’une journée de voyage fort chargée ne constituait qu’un prétexte.

Cependant, comme je ne voulais à aucun prix me donner, vis-à-vis de lui, le rôle d’un censeur importun, je conclus en souriant :

— Eh bien, je file à la messe. Si vous n’y venez pas, j’en serai quitte pour prier en double : un introït pour vous, puis un pour moi et le reste de même…

Ma plaisanterie ne le dérida pas. Il demeurait contracté. Mais, comme je passais le seuil en disant : A tout à l’heure, il me rejoignit, murmurant :

— Je vais avec vous. — Puis il ne desserra plus les dents jusqu’à la chapelle.

De mon côté, je réfléchissais. J’étais assez perplexe. Pourquoi Maurice s’insurge-t-il à propos d’une chose aussi simple que l’assistance à la messe dominicale ? S’il ne croit plus, pourquoi s’est-il astreint à une retraite chez les moines ? Pourquoi s’applique-t-il avec tant de soin à dérober les mouvements profonds de son âme ? Pourquoi, s’il nourrit de l’hostilité contre l’Église, semble-t-il prendre plaisir à ma société ? Il a pu vérifier que — bien imparfaitement, certes, mais avec bonne volonté — je m’efforce d’observer la loi catholique ; donc, s’il en est devenu l’adversaire, il aurait dû m’éviter, ne pouvant tabler sur mon approbation…

Tout cela, et d’autres remarques analogues que j’avais faites à son sujet, formaient un problème tramé d’éléments contradictoires.

Pour le moment, je n’étais pas à même de le résoudre. Je ne pus que me remémorer l’aphorisme de Tourgueneff : « L’âme d’autrui, c’est une forêt obscure. »

Mais dans cette forêt il y a parfois des vipères. Qui sait si le Vieux Serpent n’engluait pas de son venin la conscience du pauvre Maurice ?

Je conclus : En tout cas, il souffre et je voudrais essayer de lui venir en aide. Je vais prier pour lui… S’il est dans les vues de Dieu que je lui sois auxiliateur, unissant mon oraison au Saint Sacrifice, j’obtiendrai que les mérites de Notre-Seigneur suppléent à mon insuffisance.

Nous arrivons à la chapelle. Elle était de dimensions exiguës : une poignée de paysans, de tâcheronnes et de fermières, une trentaine d’enfants l’emplissaient presque jusqu’au porche, de sorte que nous eûmes quelque peine à trouver place.

La messe commença. Quoique je fisse de mon mieux pour la suivre, je dus m’apercevoir que Maurice ne priait pas. Il gardait l’attitude d’un homme bien élevé que les circonstances forcent de subir une corvée ; mais ses yeux erraient çà et là, en quête d’un incident ou d’un objet propre à fixer son attention. On eût dit qu’il cherchait à me faire entendre qu’il était venu là par condescendance mais que toute pensée religieuse lui restait étrangère.

Attristé, je m’enfonçai dans une prière aussi fervente que possible à son intention.

La sonnette tinta pour la Consécration et Jésus descendit sur l’autel. Et alors, je vis, d’un regard d’âme, le Jardin des Olives. Les disciples sommeillaient, étendus sur le sable ; — parmi eux Maurice plus assoupi que quiconque. Notre-Seigneur, le visage inondé du sang de son agonie, vint à lui et lui dit : Tu n’as pas pu veiller une heure avec moi ?… Mais Maurice ne répondit rien ; il dormait.

Cette image me fut décisive. Dieu soit loué, me dis-je, il ne livre pas le bon Maître aux juges iniques ; il ne le flagelle ni ne le couronne d’épines !… Il dort et un mauvais rêve l’obsède. Seigneur, faites que je parvienne à l’éveiller…

La messe terminée, la chapelle se vida rapidement. Dehors, les fidèles échangeaient, en patois wallon, des phrases joviales puis se séparaient pour regagner qui sa métairie, qui sa chaumine.

Je dis à Maurice : Maintenant, je suis vôtre. Embrayons le moteur et en route !…

Mais il ne paraissait plus aussi pressé de partir. Tournant le dos à l’auberge, il me fit signe de le suivre et prit un chemin étroit qui montait à notre gauche et aboutissait à une plate-forme d’où l’on dominait le pays. J’allai après lui sans l’interroger. A l’expression de sa figure, j’avais deviné que quelque chose venait de se produire en lui qui modifierait nos rapports.

Nous arrivons au sommet de la montée et nous débouchons sur la petite esplanade que Maurice m’avait indiquée. Nous y découvrons un banc de bois vermoulu. Trois tilleuls l’ombrageaient dont le feuillage odorant bruissait avec douceur au vent frais du matin. Devant nous, des prairies descendaient en une longue pente que jalonnaient des pommiers touffus où rougissaient les premières teintes de l’automne. Tout au bas, la ville de Liége se tassait, grise et confuse, à travers les fumées onduleuses qui montaient de ses toits d’ardoise. Elle emplissait la vallée d’une rumeur vague où se cadençaient les gammes joyeuses des cloches du dimanche. La Meuse décrivait une courbe au lointain et brillait, comme un large cimeterre d’or et d’acier fabuleux, sous le soleil oblique.

Je revois ce paysage ; je me rappelle, avant tout, le ciel si pur, si profond, si diaphane, qui répandait sur nos têtes sa lumière argentée.

Nous nous asseyons. Maurice, les yeux baissés, se tait assez longtemps ; et je me garde de le troubler, car je crains d’effaroucher son esprit ombrageux en manifestant trop tôt l’intérêt fraternel que je lui porte.

Enfin il relève le front, me fixe bien en face — la tristesse de son regard m’émeut — et, me serrant la main d’un geste spontané, il se met à me parler :

— Combien j’ai dû vous froisser, tout à l’heure, en montrant, d’une façon aussi malgracieuse, que la messe me déplaisait !…

— Me froisser, ce serait beaucoup dire, répondis-je, mais j’avoue que je fus quelque peu dérouté. En effet, vous reconnaîtrez que, depuis notre rencontre, rien dans vos manières d’agir ne pouvait me donner à supposer que la pratique religieuse vous fût répulsive.

— Oui, reprit-il, vous deviez croire à un caprice saugrenu de ma part. Mais mon incartade avait des causes. Si cela ne vous ennuie pas, je vais vous les exposer… Après tout, je suis las de me taire. Il y a trop de temps que le fardeau de mes pensées m’écrase. Il me soulagerait de vous en décrire la pesanteur. Si vous pouviez m’aider à le supporter, je me féliciterais du hasard qui nous lia.

— Ce n’est peut-être pas un hasard, observai-je.

— Nous verrons… Pour commencer, il importe que je vous esquisse, à grands traits, ma vie antérieure.

Il se recueillit quelques minutes. Les cloches allègres chantaient toujours ; les ramures éoliennes des tilleuls frémissaient à l’unisson ; caché à la cime, un ramier sauvage roucoulait timidement, par intervalles. Sous le soleil pacifique, toute la campagne se reposait dans le Seigneur et murmurait un hymne à sa gloire.

Cette harmonieuse sérénité me fit du bien. J’avais besoin de ce réconfort, car de tels abîmes se creusent parfois dans une âme qui s’apprête à vous livrer son secret ! Lorsqu’il plaît à Dieu de m’en ouvrir quelqu’une, je suis d’abord pris de panique : le sentiment de ma propre misère m’accable et ce n’est que par une fuite éperdue dans le Cœur de Jésus que j’obtiens le courage de revenir à elle et d’affronter les vertiges de « la forêt obscure ».

Enfin Maurice reprit la parole. Il s’exprimait avec lenteur, sans faire un geste :

— J’appartiens à une famille qui, si loin que remonte le souvenir, fut très pieuse et même rigide quant à l’observation des préceptes du catholicisme. Ma mère avait perdu ses parents lorsque je vins au monde. Veuve aussi, peu après son mariage, elle passait la plus grande partie de ses journées à l’église. Tout enfant, elle m’emmenait avec elle ; elle exigeait que je reste agenouillé à son côté et me réprimandait si je marquais de la fatigue ou de l’ennui. A la maison, c’étaient des exercices de piété interminables, des lectures à haute voix, choisies dans des traités d’ascétisme rébarbatifs qui, quoique je les comprisse mal, m’infligeaient la notion que j’étais un être abominable de naissance et qu’en moi ne cessaient de germer mille instincts pervers. Les mots d’« enfer » et de « damnation » revenaient à tous les paragraphes. Quand ma mère commentait ces textes lugubres, elle en aggravait encore la désolation ; un Dies iræ perpétuel grondait en ses discours. De sorte que je vivais dans une atmosphère de compression et d’effroi. Je concevais Dieu comme un tyran prêt à me pulvériser pour un bâillement involontaire aux offices, pour la demande d’une cuillerée de confiture en plus sur le pain de mon goûter.

Plus tard, j’ai compris que ma mère, par hérédité ou par nature, s’était imbue de jansénisme. Je sentais bien qu’elle m’aimait tout de même, mais il y avait trop de jours où elle se reprochait son affection comme une faiblesse. Alors, elle redoublait de sévérité à mon égard et, pour expier ce manquement à la règle farouche qu’elle s’était imposée, elle s’écrasait de mortifications.

Plusieurs fois, je la vis changer de confesseurs ; elle ne les trouvait jamais assez austères. Enfin elle découvrit un vieux prêtre retiré du ministère et qui professait la sombre doctrine d’épouvante et de réprobation où elle se cramponnait comme un naufragé de l’océan glacial à une banquise.

J’appris à le connaître, cet homme, car dès que j’eus sept ans, elle obtint qu’il me confessât toutes les semaines. Je me rappelle la rudesse opiniâtre qu’il mettait à fulminer l’anathème contre mes pauvres petits péchés. Il s’appliquait, avec un zèle atrabilaire, à me persuader que j’étais un composé de toutes les imperfections et que, très probablement, Dieu m’avait prédestiné aux rigueurs de sa justice.

Bien entendu, les plaisirs de mon âge m’étaient interdits ; je n’ai jamais possédé ni toupie ni soldats de plomb. On m’élevait soigneusement à l’écart des autres enfants, tenus pour des vases de perdition. En dehors de son directeur, ma mère ne recevait que trois dévotes surannées qui partageaient son égarement. Parques inflexibles, leur âme se révélait plus sèche, plus rugueuse et plus racornie que le cuir d’un dromadaire tué par la soif au centre du Sahara. Elles s’accordaient pour jeter de la cendre à la face de l’univers entier, critiquer âprement le clergé de leur paroisse, éplucher avec malveillance et assaisonner de vinaigre les faits et gestes de quiconque leur frôlait le coude. Leurs propos me transperçaient comme une bise de novembre. Mais s’il m’arrivait d’éternuer en leur présence, elles ne perdaient pas une seconde pour me prédire la carrière d’un scélérat. Dénouement du drame : des claques sur mes joues pâlotes et ma réclusion dans un cabinet noir…

Quand je me reporte aux années de ma morne enfance, je les revois pareilles à une courette obscure, humide et froide, étranglée entre quatre maisons hautes de huit étages, aux murailles verdâtres comme des linceuls moisissants, aux fenêtres closes de persiennes inexorables. Un ciel couleur de suie pèse sans cesse sur les toits. Tout au fond, grelotte un acacia malingre dont les quelques feuilles se fripent et se recroquevillent sitôt sorties du bourgeon. Et cet arbrisseau qui s’étiole, c’est moi-même…

Lorsque je fis ma première communion, l’implacable janséniste m’avait tellement imprégné du sentiment de mon indignité que je reçus l’hostie sans aucune joie. Je passai le reste du jour dans le tremblement, à me redire que je venais, presque à coup sûr, de profaner le corps du Dieu terrible dont la Majesté courroucée m’opprimait ainsi qu’un bloc de granit.

Peu après, ma mère mourut subitement. J’eus pour tuteur un parent assez éloigné qui crut assez faire en administrant, avec probité, la fortune assez considérable dont j’héritais. Pour le surplus, je fus transplanté dans un collège ecclésiastique, au loin. J’y passai même toutes mes vacances…

Vous n’avez que faire de descriptions. Je n’entrerai donc pas dans le détail de ma nouvelle existence. Ce qu’il importe d’en retenir, c’est que le milieu, si différent de celui où j’avais langui auparavant, ne réussit pas à modifier l’état de mon âme. Le contact de mes camarades de pension — d’assez gentils enfants pour la plupart — ne me dégourdit point. Je laissai tomber les avances que quelques-uns me firent. Je ne les rabrouais pas, mais je prenais un air si malheureux et si morose quand on m’invitait à une partie de barres ou de billes, qu’on finit par me considérer comme un jeune hibou qui ne saurait se plaire aux envolées pépiantes des passereaux. On me laissa dans mon coin ; et cet isolement me maintint dans la stupeur terrifiée où je me figeais depuis que j’avais reçu l’empreinte du jansénisme.

Des professeurs et des surveillants, aucun n’obtint ma confiance ni mon affection. Je ne leur reproche pas de m’avoir négligé. C’étaient de bons prêtres, attentifs à leur fonction. Mais n’étant qu’une demi-douzaine, toujours surmenés, parmi un grand nombre d’élèves, ils ne pouvaient guère se donner à l’un plus qu’à l’autre. Ils nous instruisaient et nous éduquaient à la grosse, d’après des méthodes traditionnelles, s’attachant surtout à nous canaliser dans un courant d’habitudes pieuses qui nous devinssent une routine préservatrice pour l’avenir.

Or je crois qu’à cette époque, j’aurais eu besoin d’une sollicitude particulière. J’eusse rencontré un cœur d’apôtre, comme on prétend qu’il en existe, quelqu’un de brûlant qui me témoignât de la tendresse, qui me réchauffât l’âme, peut-être serais-je sorti de l’ombre taciturne où je me confinais pour m’épanouir au grand soleil de la joie, ainsi que le faisaient mes camarades.

Ce sauveteur clairvoyant je ne le trouvai pas.

Je passai donc les jours à rêver tristement dans le vague. Pourtant, à la longue, une pensée obsédante s’empara de moi qui fixa mon esprit jusqu’alors à la dérive. La voici : je comparais, à toute heure, la religion rébarbative, que ma mère et son vieux directeur m’avaient inculquée, à la dévotion aisée que nos maîtres nous apprenaient. Je m’aperçus vite qu’elles ne coïncidaient en aucun point. Et je me demandais : Dieu est-il un despote inaccessible dont nous ne sommes jamais sûrs d’apaiser la colère ? Ou bien est-il un dominateur indulgent, que quelques exercices de piété, accomplis avec exactitude mais sans trop de réflexions, suffisent à contenter ?

J’avais beau me poser la question, je n’arrivais pas à une réponse qui me tranquillisât. Enfin, à force d’incertitudes, un scrupule me vint. Je m’imaginai que, par manque de soin dans mes examens de conscience, j’avais dissimulé des péchés dont la survivance en moi m’aveuglait quant à la façon de comprendre Dieu et de lui être agréable.

Je me crus damné sans rémission. Cette idée me fut bientôt si pénible que je résolus de la soumettre à mon confesseur. Si j’avais su m’expliquer, si surtout j’avais remonté jusqu’à la cause initiale de mon désarroi, il est à peu près certain qu’il aurait saisi la gravité du mal dont je souffrais et qu’il y aurait porté remède. Mais, par timidité et aussi par crainte d’offenser Dieu en alléguant des excuses au crime dont je m’estimais coupable, je me bornai à dire au Père que je ne pouvais plus communier parce que, malgré les absolutions antérieures, ma conscience demeurait chargée de péchés.

Je m’exprimai sans doute d’une façon très gauche car mon confesseur comprit que je lui avais caché des fautes dont j’avais eu honte de lui spécifier l’espèce. Mais il ne lui fallut pas beaucoup d’interrogations pour se rassurer à cet égard. Il en conclut que mon scrupule ne provenait que d’un défaut de confiance dans la miséricorde divine. Il me reprocha, en termes peut-être trop sommaires, un excès d’analyse sur moi-même et me prescrivit de mettre désormais plus de simplicité dans ma préparation au sacrement de pénitence. Puis, comme trente élèves attendaient leur tour, agenouillés à la file dans la chapelle, il me congédia.

Je demeurai anxieux. La question n’était pas résolue : qui avait raison des tenants du Dieu sévère ou des partisans du Dieu de mansuétude ? Les impressions reçues jadis restaient trop fortes pour que je ne penchasse pas vers les premiers. Elles l’emportèrent et il en résulta que je m’ancrai dans le désespoir avec la conviction que les maîtres, les élèves et moi-même nous étions tous des réprouvés. Par suite, nos confessions, nos communions, nos prières n’étaient que gestes et chuchotement vains dans les ténèbres… Plus rien à faire pour notre salut !

Cette crise était trop violente pour durer… Vous m’objecterez que j’aurais dû, par exemple, me confier au Supérieur. Homme d’expérience, il m’aurait, je le suppose, tiré de la cave sans soupiraux où je m’isolais de la sorte…

— Assurément, répondis-je, dans un cas pareil, se taire, c’est aggraver son mal.

— Oui, mais voilà, je ne parlai pas. Je ne sais quelle force latente me murait dans mon silence. Il semble que, rabattue sur elle-même de si bonne heure, attaquée dans sa volonté, mon âme était devenue incapable de dilatation. Lorsque le sentiment de désespoir qui l’opprimait s’atténua par l’accoutumance, je fus pris d’une sorte d’atonie religieuse. Je ne me dérobai point à la pratique ; je continuai d’obéir, sans objections, au règlement : j’allais à la messe, je me confessais, je communiais comme les autres. Mais je faisais tout cela d’une façon machinale, parce qu’il n’était pas dans mon caractère de me révolter. Une résignation passive atrophiait mes facultés. On disait de moi : « Ce n’est pas un mauvais garçon, mais il a l’air d’un somnambule… »

Et c’est ainsi que j’entrai dans l’indifférence. Que vous décrire de plus ? Mon âme gisait dans mon corps comme un cadavre dans son cercueil.

Mes années d’études finies, je passai mon baccalauréat et je retournai dans le monde. Mon tuteur, qui avait hâte de se débarrasser de moi, me fit émanciper et me rendit compte de ma fortune. A dix-neuf ans, je me trouvai mon maître, sans avoir à gagner mon pain, mais aussi sans personne qui s’intéressât à moi. Du reste, j’aurais découragé les sympathies par mon manque d’entregent.

Or, il advint qu’aussitôt libre de me conduire à ma guise, je m’éloignai de la religion. Comment cela se produisit, je ne saurais trop l’expliquer : je le constate. Du jour au lendemain, la foi se retira de moi. Je ne mis plus les pieds à l’église ; mes lèvres perdirent l’habitude de formuler la moindre prière. Je ne pensai plus à Dieu. Cette évolution se fit sans luttes ni angoisses. Simplement, toute idée religieuse me quitta comme, en octobre, l’écorce de certains platanes se détache et tombe.

Je ne m’alarmai pas de ce changement. Au contraire, je respirai plus à l’aise parce que la qualité de mon indifférence avait changé : la résignation avait disparu ; elle était remplacée par la sensation agréable d’être libéré d’un joug trop onéreux pour mes épaules. Aussi ne fis-je rien du tout pour réagir.

Cependant, il n’est pas dans la nature que l’intelligence et la sensibilité demeurent oisives. L’existence d’un mondain désœuvré ne m’intéressait pas. Le contact de ce qu’on appelle « la bonne société » m’ennuyait prodigieusement et je m’empressai de m’en tenir à distance. D’autre part, je ne me sentais de goût pour aucune profession. Je me tournai donc vers l’art, la littérature et les philosophies. Je les cultivai, non dans le dessein de créer une œuvre, mais de meubler d’objets délectables la solitude de mon esprit. En somme, je fus un dilettante, un collectionneur de belles formes et de pensées ingénieuses, nullement soucieux de les classer d’après une doctrine préconçue.

Je me disais : Si, comme l’assure Stendhal, « la beauté est une promesse de bonheur », peut-être en la cherchant un peu partout, deviendrai-je ce que je n’ai jamais été — heureux.

Tout d’abord, je lus avec avidité, sans m’imposer un choix. La substance de cent bibliothèques m’emplit le cerveau. Puis je voyageai ; je visitai des musées ; j’appris des langues, entre autres l’italien si à fond, que je pus lire Dante dans le texte. Des métaphysiques contradictoires m’occupèrent comme l’avaient fait les styles différents des écrivains et des peintres. Nulle ne me retint. Elles m’amusaient, mais pour mon jugement, elles n’avaient pas plus de consistance que ces fumées qui montent de la ville devant nous.

Au bout de quelques années de ce régime, je découvris soudain que toutes ces choses ne m’intéressaient plus. Je me trouvai, parmi leurs prestiges fragiles, comme un promeneur sous une futaie saisie par la gelée et qui se dépouille. Art, littérature, philosophies me furent des feuilles sèches qui papillonnaient autour de moi, puis descendaient s’abattre sur la terre durcie. Je les foulais d’un pied paresseux et leur bruissement monotone cessa bientôt de me divertir.

Je végétai alors quelques mois dans un état d’inertie intellectuelle et morale. Je sentais en moi un vide immense que, rien au monde, me semblait-il, n’était capable de combler. L’ennui, fils de la morne incuriosité, comme dit Baudelaire, s’installa dans mon âme. Je ne fus qu’un bâillement continuel et je regrettai de ne pouvoir user les vingt-quatre heures du jour à dormir.

A la longue, cette léthargie m’effraya comme un symptôme d’hébétude ; une réaction se fit. Voulant galvaniser l’automate ambulant que je devenais, je m’aperçus que j’avais des sens et je me dis : Mais des gens existent qui n’ont d’autre occupation que de régaler leur sensualité. Puisque les plaisirs de l’esprit m’ont déçu, pourquoi ne pas les imiter ? Après tout, gorger la brute, qui veille en nous, des jouissances qu’elle préfère, c’est peut-être le moyen d’échapper au spleen rongeur dont je suis possédé.

Je n’hésitai pas beaucoup ; j’allai à la débauche comme j’aurais pris le train pour faire une cure dans une ville d’eaux. Ayant de l’argent, j’eus des amis ou, du moins, des personnages joviaux se dirent tels, qu’affriandait ma bourse facilement ouverte. Sous leurs auspices, je bus à l’excès, je passai des nuits entières au jeu, je connus des filles. Notez que je me conduisis de la sorte sans l’ombre de scrupules ni de remords. Cette façon de tuer le temps m’apparaissait parfois un peu malpropre et passablement stupide, mais pas du tout dégradante. J’y voyais une diversion à ma solitude intérieure. C’est pourquoi je me rendais à l’orgie quotidienne sans entrain mais avec autant d’exactitude qu’un employé de ministère qui se rend à son bureau.

Cela dura jusqu’au moment où je crus m’éprendre d’une créature dont la plastique admirable n’avait d’égale que sa science du vice. Le charme tout animal qui se dégageait d’elle me conquit. Rouée comme pas une, experte dans l’art de circonvenir la vanité masculine, elle établit si adroitement ses gluaux qu’elle parvint à me persuader qu’elle m’aimait avec désintéressement.

L’illusion me tint pendant une année environ. Puis une circonstance fortuite me fit apercevoir qu’entre ses doigts déliés, j’étais un pantin dont elle tirait les ficelles à loisir. Je découvris sa rapacité foncière, sa malfaisance, et que la comédie sentimentale jouée par elle dissimulait les plus vulgaires des calculs. Je la pris en grippe, je rompis notre liaison ; du même coup, je me dégoûtai de « la fête » et je tournai le dos aux bruyants imbéciles qui m’y avaient initié.

Mais alors l’ennui, l’affreuse sensation de vide, à peine assoupis, se réveillèrent en moi. La vie m’apparut tellement insipide, tellement désolée que je résolus de m’en évader : le suicide, c’était la délivrance. J’avalai du laudanum. Malheureusement, j’en pris une dose trop forte. On vint à mon secours ; on me fit vomir. Je fus très malade, mais je ne mourus pas… Et je me retrouvai tout seul, semblable à un bout de bois flottant çà et là sur une eau stagnante où se décomposent de fétides végétaux. C’est ainsi que je me peignais mon existence présente et à venir.

Je signalerai que je n’éprouvai pas le désir de renouveler mon suicide. Lors de ma tentative manquée, au moment où je crus que tout était fini, l’idée de Dieu m’avait traversé l’esprit. Ce ne fut qu’un éclair mais, par elle, j’eus l’intuition confuse que ma destinée n’était pas accomplie. Revenu à moi, j’ai interprété ce mouvement comme un sursaut de l’instinct de conservation, car nul retour à la foi perdue ne s’ensuivit.

Par la suite, étant donné que mon intelligence avait besoin de se formuler une conception du monde, je me cantonnai dans une espèce de bouddhisme teinté d’ironie. — Nous sommes le jouet des apparences, me dis-je ; sachant cela, je puis me laisser aller au flux d’images sans cesse changeantes que l’illusion universelle fait ondoyer autour de nous et en nous, mais je ne les prendrai pas au sérieux. Puisque la vie n’est qu’un songe entre deux néants, j’éviterai du moins que le rêve tourne au cauchemar. Ne voulant ni bien ni mal à personne, j’assisterai, en spectateur sceptique et souriant, aux agitations humaines. Et parmi ceux qui tiennent un rôle dans cette parade multicolore, j’observerai de préférence les naïfs qui s’imposent un idéal, le prennent pour une réalité et se figurent y conformer leurs actes.

C’est pourquoi je choisirai comme principal théâtre de mes observations, les communautés de religieux contemplatifs. Les autres hommes sont mus par des ambitions médiocres ou assez basses tandis que les nuées chatoyantes où ces reclus transposent leur raison de vivre ne manquent pas d’une certaine élévation.

Sous prétexte de retraites, j’allais donc de monastère en monastère. Retenez que, ce faisant, je restais indifférent aux convictions de mes hôtes. Je ne cherchais nullement à les partager. En même temps, je m’épris de Dante et je fis de son œuvre une étude suivie. Il en résulta que je vécus dans une atmosphère de christianisme intense. Je sympathisais avec l’Église catholique par le cerveau ; j’approfondissais sa doctrine, son cérémonial, son art, mais je tiens à bien spécifier que cet attrait relevait uniquement de mon sens esthétique. Ni mon intellect ne s’y soumettait, ni ma sensibilité n’entrait en jeu. Toute pratique me restait étrangère. Il y avait des textes d’oraison dont j’admirais l’éloquence comme j’aurais admiré un morceau de rhétorique dû à un orateur de talent, mais je ne priais pas. Pourquoi l’aurais-je fait ? Ne concevant Dieu que comme une illusion cultivée par des âmes plus nobles que celles du vulgaire, je ne me sentais pas enclin à le louer ni à l’implorer.

J’en étais là, lorsque, il y a trois mois, me trouvant chez des Trappistes, j’allai à matines dans l’intention de me bercer vaguement aux cadences de la psalmodie. On disait l’Invitatoire. Tout à coup, un verset se détacha en relief de cette récitation monotone et fixa mon attention d’une manière insolite. Je le traduis tel que je le compris : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs ainsi qu’au jour de colère et de tentation dans le désert[1].

[1] C’est un passage du psaume 94 : Hodie si vocem ejus audieritis, nolite obdurare corda vestra sicut in exacerbatione secundum diem tentationis in deserto. Dieu y offre la grâce. La repousser serait néfaste.

Aussitôt une idée jaillit en moi et s’épanouit, comme le bouquet d’un feu d’artifices, à travers les ténèbres somnolentes où je me dorlotais… — Quoi, me dis-je, cette religion, dont j’use pour engourdir mon ennui comme je ferais d’un opium de qualité supérieure, détiendrait-elle la vérité ? Peut-être que le Dieu invoqué par ces braves gens existe d’une façon concrète, peut-être qu’il récompense leur docilité à ses préceptes par un flot d’amour… S’il les aime en effet, pourquoi ne m’aimerait-il pas moi aussi ?

J’essayai de réagir contre l’émotion si étrange qui m’amollissait. Mais j’avais beau recruter des explications rationnelles à ce bouleversement de mon être le plus intime : influence du milieu trop fervent, analyse trop assidue de la Divine Comédie, etc., une voix me répétait : N’endurcis pas ton cœur. Maintenant tu n’es plus dans le désert… Et mon cœur, je le sentais comme traversé d’un coup de flèche à la fois douloureux et suave. Et la voix reprenait avec une autorité lumineuse : Dieu t’aime !…

Néanmoins, je ne voulus pas me rendre encore. Je m’enfuis de la Trappe ; je mis Dante sous clef dans un tiroir. J’entrepris des diversions. Vains efforts ; ce sentiment ne cessait de me ressaisir : Dieu n’est pas le tyran dont on écrasa mon enfance ! Il est l’Amour !

Son premier effet sur mon âme fut de me tirer de l’indifférence : je pris un intérêt singulier aux choses de la foi. Pour m’éclairer sur la signification et la portée de ce changement, je résolus de consulter un prêtre… Or, je ne le fis pas. Cela vous étonne sans doute ?

— Auriez-vous craint, demandai-je, de vous heurter à quelque Bournisien qui vous recommanderait, contre les troubles de l’âme, « un verre d’eau fraîche additionné de cassonade » ?

— Ce n’est pas cela du tout. J’avais pris rendez-vous avec un théologien de qui j’avais entendu vanter la culture et l’esprit de charité. Je devais le trouver à son confessionnal à une heure fixée par lui. Or, dès que je fus entré dans l’église, le Suisse me prévint qu’il était retenu à la sacristie par les zélatrices d’une œuvre et qu’il me faisait demander de l’attendre quelque peu.

Je m’assis dans un coin et je me mis à colliger mes impressions récentes. Notez que je ne priais pas ni n’avais envie de me confesser. Je venais prendre une consultation, et rien de plus.

Or, à peine commençais-je à réfléchir, qu’une véritable tempête s’éleva en moi. Je me sentis une aversion violente pour ce prêtre, que je n’avais jamais vu et à qui, une minute plus tôt, je désirais pourtant exposer ce qu’il y avait de plus secret et de plus douloureux dans mon âme. Puis des ricanements saccadés, des blasphèmes dont je n’avais aucunement l’habitude me labourèrent l’entendement ; et je devais me contraindre pour ne pas les articuler à voix haute. Puis il me sembla que quelqu’un d’invisible avait surgi près de moi et me tirait vers la porte. En même temps, une voix sarcastique paraissait me chuchoter ceci : — Pauvre niais, tu ne vois pas que tu es la dupe de ton imagination surchauffée ? Ne compte pas sur ce rêveur fanatique pour te fournir une explication plausible de ton état. Il ne pourrait que t’encombrer l’esprit de ses propres chimères. Ce soi-disant retour à un Dieu plus qu’hypothétique, c’est encore une illusion, la plus nuisible de toutes ; elle aurait pour conséquence un surcroît d’inquiétude. Ne t’y livre pas ; déguerpis au plus vite et tu redeviendras ton maître sans avoir subi l’humiliation de te confier à un radoteur d’oremus qui serait trop fier de t’asservir !…

A ce coup, je crus avoir retrouvé mon équilibre. Cette voix, qui formulait, avec netteté, des directions d’idées dont, hier encore, quoique d’une façon moins virulente, je goûtais la vraisemblance, me parut celle même du bon sens. Sans balancer, je gagnai la sortie.

Une fois dehors, il me sembla que je respirais plus à l’aise. Mais cela ne dura pas. Loin d’avoir reconquis l’indifférence et surtout la paix, dès le lendemain, je fus en proie à une forme nouvelle d’incertitude angoissée qui m’écartela. D’une part, cette sorte d’avertissement, ce… rayon d’amour reçu chez les Trappistes reparaissait, dissipait les nuées sombres qui pesaient sur mon âme. Mon cœur se pénétrait d’une tendresse mystérieuse. J’avais envie de m’agenouiller, d’adorer, de prier. D’autre part, l’être de persiflage et d’amertume, qui semblait s’être installé en moi, bafouait mes velléités de croire et de me soumettre à l’Église.

Cette dualité ou, si vous voulez, ce duel me devint bientôt si pénible que je décidai d’entreprendre une expérience.

— Je vais, me dis-je, retourner chez des moines. Si j’y ressens quelque chose d’analogue à ce que j’éprouvai aux matines de la Trappe, ce sera peut-être un signe que le Dieu d’amour n’est pas une illusion. Alors il se peut que je lui rende les armes…

Comme j’avais repris ma vie errante de naguère, je m’enquis du couvent le plus proche. C’était ce monastère de Bénédictins où nous nous sommes connus.

Tout d’abord, rien de déterminant ne se produisit. Je ne priais pas ; j’attendais. Et je me sentais toujours de la répugnance à prendre quelqu’un des Pères pour confident de mon litige intérieur.

En ce qui concerne mes rapports avec vous, j’avais lu le récit de votre conversion. Par instants, j’y voyais un exemple que j’aurais profit à suivre. Mais, plus souvent, vous me fîtes l’effet d’une intelligence et d’une sensibilité aberrantes qui, par exaltation morbide, avaient lâché la proie pour l’ombre. Est-ce que ma franchise vous blesse ?

— Nullement, dis-je, cette appréciation résulte de votre état d’âme avec beaucoup de logique. Mais continuez, je vous prie…

— Malgré ces poussées de malveillance involontaire à votre égard, je ne tardai pas à me sentir de l’amitié pour vous. Nos causeries d’art et de littérature me faisaient du bien. J’y oubliais mes déchirements d’âme et je m’en trouvais un peu pacifié. C’est pourquoi je vous ai proposé ce voyage. Si vous aviez refusé, j’en aurais été fort ennuyé.

Je ne me trompe point, n’est-ce pas, en avançant que, durant nos courses, nous nous sommes fort liés ? Néanmoins, je dois vous dire que chaque fois qu’il vous est arrivé de porter l’entretien sur la religion, je ne sais quelle impulsion, dont je ne me rends pas compte, m’écarta de vous. Cela ressemblait à de la haine. J’y résistais, mais je me hâtais de parler d’autre chose. Vous l’avez remarqué ?

— Je l’ai remarqué, dis-je.

— Enfin, lorsque, ce matin, j’ai essayé de vous faire manquer la messe, j’obéissais à un mouvement de ce genre. Puis j’ai craint de vous avoir chagriné. Je vous ai donc accompagné à la chapelle. Mais pendant tout le commencement de la cérémonie, j’étais dominé par la préoccupation de bien vous montrer que ma condescendance n’impliquait pas l’adhésion à la prière commune ; je ne pouvais m’empêcher de me poser en esprit supérieur qui regarde des enfants jouer à la balle. Quelle absurdité, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, répondis-je, c’était la suite obligée de tout le reste…

— Maintenant voici le plus étrange. Ma comédie de scepticisme indulgent ne dura pas. Un autre phénomène succéda. Voici : Quoique, de corps, je me sentisse très éveillé, il me sembla que mon âme s’ensommeillait… Comment vous expliquer cela ? Le jeu normal de mes facultés paraissait suspendu. Je perdis la notion du temps et de l’espace. J’eus l’impression de m’enfoncer dans un rêve au cours duquel je me suis étendu par terre, dans un jardin sombre. Je dormais d’un sommeil agité, peuplé d’images lugubres… Un peu après la Consécration, il me sembla que quelqu’un de lumineux se dressait près de moi qui m’invitait à me réveiller… Alors le sentiment d’amour de Dieu, éprouvé naguère à la Trappe, m’envahit tout entier… Je sentis la Paix !…

Il s’interrompit une minute. Une émotion extraordinaire lui soulevait la poitrine. Je vis qu’il avait les yeux pleins de larmes. Je pense qu’on me croira si je dis que j’étais presque aussi haletant que lui.

Faisant effort pour conclure, Maurice reprit :

— Eh sortant de la messe, j’étais décidé à tout vous raconter. C’est pourquoi je vous ai amené ici… Mais, ajouta-t-il avec un sourire plutôt piteux, je gage que je vous fais l’effet d’un insensé. A présent que j’ai fini cet exposé de mes variations et de mes errements, je m’apparais à moi-même une merveille d’incohérence. Tenez-moi pour un fou, si vous le jugez à propos, mais, de grâce, donnez-moi un conseil !…

Je fus quelque temps sans répondre. J’étais tout hors de moi à considérer l’action divine sur cette âme. Surtout, le fait que nous eussions été transportés, à la même minute, au Jardin des Olives, pour y entendre l’appel de Notre-Seigneur, me remplissait d’une gratitude infinie. Prenant tout de suite la parole, je n’aurais pu que pousser des cris de joie.

Mais il ne s’agissait pas encore de chanter Magnificat. Il me fallait raisonner, exposer à Maurice le sens de sa laborieuse évolution du Dieu d’épouvante au Dieu d’amour, tel qu’il m’était octroyé de le concevoir.

D’ailleurs, le cher garçon attendait ma réponse avec anxiété. Voyant que je me taisais, il reprit :

— N’est-ce pas, je vous semble tellement inconsistant et absurde que vous hésitez à me l’avouer ? N’importe, ne ménagez pas mon amour-propre ; dites-moi votre opinion sans périphrases. Je me suis soulagé en vous décrivant ma triste existence mais je n’y vois pas clair. Me laisserez-vous dans cette obscurité ? Puisque nous sommes amis, vous me devez du secours. Moquez-vous de moi si vous voulez, mais ne m’abandonnez pas !…

Il n’y avait pas à différer davantage. Quoique le sentiment de mon insuffisance me fît frémir, je suppliai, en esprit, Notre-Seigneur, de venir à mon aide et je parlai :

— Certes non, je ne me moquerai pas de vous ! Si peu que je vaille, il faudrait que je fusse un bien étrange paltoquet pour ne pas prendre au grand sérieux votre angoisse. Je vais donc essayer de vous donner un avis fraternel selon que Dieu me montre l’état de votre âme… Je vous affirme, d’abord, que loin de juger votre aventure comme une course incohérente dans la nuit sans étoiles, j’y distingue, au contraire, une marche continue, voulue de Dieu, vers la lumière. Les événements, leur influence sur vous s’y lient d’après une logique toute surnaturelle. Sachez-le : pas un instant vous ne fûtes abandonné…

Maurice me regarda d’un air surpris, comme s’il me soupçonnait de divaguer ; mais, me voyant très calme, il me fit signe de poursuivre…

Je continuai :

— Au sortir de votre enfance, abîmée, glacée par une hérésie dont l’aberration se double de férocité, vous aviez, avant tout, besoin d’une détente. Dieu vous plaça dans un milieu de piété modérée, comme on plonge dans un bain d’eau tiède un piéton qui fut trouvé enseveli, un soir d’hiver, sous six mètres de neige. Là, bien que vous n’en ayez pas eu la notion, votre âme dégela. Cela, par le seul fait que les pratiques de règle suivies par vous avec docilité vous attiraient des grâces qui, pour n’être pas sensibles, n’en agissaient pas moins dans cette partie profonde de nous-même qu’on nomme le subconscient. Vous m’objecterez que, cependant, vous ne cessiez pas de subir l’impression du fantôme impitoyable que le Jansénisme substitue à Notre Père qui est aux cieux. C’est qu’il fallait que vous appreniez, par votre seule expérience, que cette atroce doctrine ne mène qu’à une impasse où réside le désespoir. L’effet fut produit le jour où vous êtes entré dans l’indifférence par la fatigue de frapper du front contre un mur sans issue. Il se fit alors en vous un vide que Dieu se réservait de combler à son heure. Ainsi que vous l’avez dit, « toute idée religieuse vous quitta comme l’écorce de certains platanes se détache et tombe ».

Ensuite, Dieu, qui voulait que vous expérimentiez le néant des liesses humaines, où il n’a point de part, permit que vous tentiez de remplacer — à l’imitation de tant d’autres qui s’y perdent ! — la foi éclipsée par le culte de l’art, de la littérature et de ces idoles décevantes qui s’intitulent philosophies. Ce ne fut qu’une diversion passagère. Ces jeux de l’esprit n’agitaient que la surface de votre âme ; mais, en sa substance, le travail divin continuait d’une façon latente. C’est pourquoi vous n’avez pas tardé à vous apercevoir que votre vaine recherche d’une beauté — qui n’est pas d’En-Haut — ne vous rapportait que poussière et feuilles sèches. Et de nouveau, vous avez senti — le vide.

Or, il fallait que vous fissiez le tour complet des expédients par lesquels nous nous efforçons de leurrer « l’inexorable ennui qui fait le fond de la nature humaine dès qu’elle s’éloigne de Dieu », comme dit Bossuet. Déçu quant aux joies de l’intelligence, vous avez espéré abolir votre inquiétude par l’exercice d’une sensualité grossière. Vous avez échoué puisque, très vite, les Bacchanales vous dégoûtèrent, puisque la Bacchante, qui menait les danses, en vous tenant la main, vous apparut ce qu’elle était, c’est-à-dire : une sorcière puant le sabbat et couronnée de crapauds.

Il vous restait une étape à franchir. Repris de désespoir, vous aviez tenté ce crime sur vous-même : le suicide. Dieu para le coup. Et alors vous avez bu à cette coupe de chloral qu’on appelle le bouddhisme. Vous vous figuriez obtenir, par cette religion du néant, la certitude que le monde n’est qu’un fleuve d’illusions dont il suffit d’absorber les reflets sans se préoccuper de sa source ni de son embouchure.

Venu à ce point, vous risquiez l’abrutissement total. Mais Dieu veillait à votre insu ; car, dans le même temps, il vous rendit le goût exclusif des choses religieuses. Oh ! naturellement, pour en savourer le charme, vous avez cru vous placer à un point de vue purement esthétique. Mais là résidait l’élément décisif de votre résurrection. C’est tellement vrai, qu’à l’heure fixée par lui, Dieu surgit « dans votre désert » : il vous fit sentir sa présence ; il vous révéla qu’il était l’Amour !…

Et maintenant, dites-moi si, parmi vos débauches d’esprit et de corps, vous aviez jamais ressenti quoi que ce soit qui égalât en intensité, en réalité, cette sensation, cette certitude : Dieu est là, il rayonne dans mon cœur et il m’aime ?

Maurice n’eut pas à réfléchir.

— Sincèrement, non ! déclara-t-il, je me sentais si heureux que j’aurais voulu rester là toujours tant je me sentais pénétré d’un effluve de tendresse miséricordieuse.

— Oui, comme saint Pierre, vous auriez voulu planter votre tente sur le Thabor. Mais il vous restait à mériter, par de nouvelles luttes, le retour de la Grâce…

— Et voilà ce qui me déroute, s’écria Maurice, ce qui ferait croire à un trouble de mon intelligence. Tout ce que vous venez de me développer me semble plausible ; vous le reconnaissez vous-même : à ce moment, Dieu m’avait conquis. Pourquoi, dès lors, quand j’ai voulu recourir au prêtre, me suis-je dérobé ? Pourquoi, presque malgré moi, ai-je subi ces mouvements de répulsion, proches de la haine, contre l’idée religieuse et aussi contre vous parce que vous pratiquiez ? Pourquoi cet orgueil amer qui m’obligeait de feindre l’indifférence ?

Je repris :

— La façon dont la Grâce illuminante vous toucha relève de la Mystique car la Mystique, telle que Pascal l’a fort bien définie, c’est Dieu senti par le cœur. Vous n’avez pas eu à raisonner pour vous convertir parce que, comme il arrive dans la voie extraordinaire où vous étiez conduit, la présence de Dieu fit, pour ainsi dire, explosion au centre même de votre sensibilité. Mais c’est également une loi sans exception de la Mystique que quand le Surnaturel divin se manifeste de la sorte en nous, le Surnaturel diabolique se dresse aussitôt pour le combattre. Le Démon entre en fureur dès qu’il voit une âme sur le point de lui échapper. Il n’est rien qu’il ne tente pour la retenir. C’était lui qui vous suggérait vos résistances et vos ironies malveillantes contre le prêtre, contre la messe, contre votre compagnon de voyage. Vous alliez à l’ordre, donc il s’efforçait de vous rejeter dans le désordre. Dieu vous avait dit : Oui, je suis là et tu me suivras : lui répondait : Non ! car il est l’Esprit qui « toujours nie ». Or il fut vaincu puisque, malgré toutes ses ruses, vous vous êtes libéré en me confiant votre histoire, puisque, tout de suite auparavant, Notre-Seigneur vous avait attiré à Gethsémani pour vous réveiller du sommeil néfaste où vous vous attardiez…

Maurice demeura pensif. Pendant plus d’un quart d’heure il se tint, la tête inclinée, les mains jointes, à méditer la miséricorde de Jésus. Je me gardai de rompre ce silence. Je priais, ah ! comme je priais pour lui ! Comme je suppliais le Bon Maître d’achever sa conquête ! Je répétais mentalement : Seigneur, j’ai fait ce que j’ai pu ; je ne saurais faire davantage, mais dites seulement une parole et son âme sera guérie !…

Soudain, Maurice se redressa. Son visage exprimait la soumission et l’humilité ; deux larmes glissaient lentement sur ses joues. Il dit :

— Notre Père qui êtes aux cieux, délivrez-moi du Mal !… Puis, se tournant vers moi : — A présent à votre avis, que faut-il que je fasse ?

Je répondis :

— Constatez qu’en analysant vos états d’âmes, je me suis tenu sur le plan psychologique d’une façon exclusive. Je crois que Dieu m’a placé, sur votre chemin, comme un poteau indicateur et rien d’autre. Je n’ai pas qualité pour peser, dans les balances de la morale chrétienne, vos mérites et vos démérites, pour établir la distinction entre ce qui excuse, en partie, vos fautes ou ce qui les aggrave. Me poser en confesseur, témoignerait d’une outrecuidance que je n’oserais me permettre. Seul, un prêtre peut vous diriger désormais dans la voie où Dieu vous appelle avec tant d’insistance. Allez trouver celui que vous avez fui. Il possède, m’avez-vous dit, une grande intelligence et la charité. Il aura donc grâce d’état pour appliquer à votre âme le discernement des esprits. Par le sacrement de pénitence, il enlèvera l’amas de péchés qui pourrit en vous. Puis il vous apprendra comment correspondre aux grâces que vous avez reçues, à celles que vous recevrez encore. Sous sa direction, comme vous êtes de bonne volonté, vous obtiendrez la paix intérieure promise aux enfants de la Rédemption.

— Dès demain, dit Maurice, je suivrai votre conseil. Mais je voudrais vous demander encore un service. Je pressens qu’il me faudra donner un objet à mon activité future. Lequel m’engagez-vous à choisir ?

— Jusqu’à aujourd’hui, repris-je, vous viviez confiné en vous-même comme dans une pièce obscure au plafond surbaissé. Il faut en sortir ; il faut respirer le grand air salubre du dehors. Nombre de vos souffrances proviennent de ceci que vous ne vous êtes jamais occupé que de votre seule personne. Or, le culte du Moi, cet égotisme dont certains se vantent est une manie solitaire par où l’âme se gâche, s’atrophie et se stérilise. Notre-Seigneur a dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il fasse abnégation de lui-même. » Cela peut s’entendre : Qu’il se sacrifie pour son prochain, comme je me suis sacrifié pour le salut de tous les hommes. C’est la générosité que nous mettons au sacrifice qui compte devant Dieu. Efforcez-vous de l’acquérir. Vous êtes riche ; allez aux pauvres. En les aimant, avec la pensée constante qu’ils sont les membres souffrants de Jésus, vous vous unirez au Crucifix, vous détruirez en vous l’orgueil et l’égoïsme. Au contact des humbles, vous deviendrez humble, car il vous sera donné de comprendre que, seul, le sang qui ruisselle des plaies de Notre-Seigneur, sanctifie nos désirs et nos actes.

— J’essaierai, dit Maurice.

— Nous allons nous séparer, poursuivis-je, et me souvenant combien moi aussi, je me suis dilué naguère dans l’anarchie des sens et de la pensée, je prierai pour vous comme je vous demande de prier pour moi. Mes prières ne valent pas grand’chose, mais vous pouvez être sûr que je les offrirai, de grand cœur, à votre intention. Et puis nous nous écrirons… Un dernier mot : pour ma part, c’est d’une façon bien insuffisante, bien misérable que j’ai répondu à l’appel de Dieu. Cependant son amour pour une pauvre créature sans cesse défaillante est si indulgent qu’il me fait sentir tous les jours davantage le bonheur d’appartenir à son Église. Elle m’encadre dans ses dogmes, elle me stimule par l’exemple de ses Saints, elle me fortifie par la sève surnaturelle que ses sacrements m’infusent. Quelles que soient les difficultés de la vie quotidienne, jamais, du temps de mes ténèbres, je n’aurais pu concevoir que des joies aussi lumineuses fussent possibles. Ah ! si je faisais mon devoir, tout mon être ne serait qu’un cantique d’actions de grâces perpétuel !… Toi Maurice, tu connaîtras bientôt cette allégresse et cette paix intérieures et tu verras qu’au regard de cette béatitude, les voluptés du monde ne sont que de la brume sur un fumier. Va donc de l’avant, sans retourner la tête ; noli obdurare cor tuum. Sous la conduite du saint prêtre qui t’attend pour te purifier, revêts-toi de Jésus-Christ, ainsi que nous le prescrit l’Apôtre ; par Lui, avec Lui, en Lui, tu posséderas l’Amour et ses splendeurs…

Quelques heures plus tard nous nous quittions après nous être embrassés comme des frères.

Pour finir, voici ce que Dieu tira de notre rencontre. La guerre vint. Maurice, officier de réserve, fit partie des troupes qui combattaient en Flandre, lors de la « Course à la Mer ». Un éclat d’obus le frappa sous Dixmude, en octobre 1914. « Il est mort comme un Saint, et en priant pour vous », m’écrivit l’aumônier qui l’assista durant son agonie. — Les pauvres le pleurèrent car il leur avait tout donné : son grand cœur et sa fortune. Et cela, comme nous l’enseigne Notre-Seigneur au Saint Évangile, c’est la pierre de touche de la conversion parfaite chez un riche.

C’est de mon colloque avec Maurice sur le tertre aux tilleuls que naquit la première idée de ce livre : habent sua cunabula libelli. Les lettres que je lui écrivis, ses réponses en constituent partiellement la substance. Mais depuis, combien d’autres Indifférents j’ai rencontré ! Celui qui observe les rites d’une façon machinale mais qui fuit l’oraison parce que, prétend-il, « à Paris, on ne peut pas se recueillir ». Celui qui ne va plus à la messe parce que « les affaires l’absorbent ». Celui dont un vice d’habitude avait fait la conquête, qui, par la grâce de Dieu, s’en était délivré et qui, retombé, se décourage. Celui qui déclare : « Il y a du bon dans toutes les religions » et qui, par suite, estime plus expédient de n’en pratiquer aucune. Et d’autres, et d’autres encore, peuple d’ombres qui, à certaines heures, se pressent, en gémissant autour de moi. Et surtout ceux-là qui traitent la Sainte Église en grand’mère fort cacochyme et un peu ennuyeuse à qui l’on rend des devoirs de politesse avec froideur et correction. — A bien considérer notre temps, on s’aperçoit qu’une partie des maux qui l’accablent proviennent de cette indifférence, plus ou moins maquillée, où tant d’âmes se figent. De même que, parfois, dans des organismes anémiés, la circulation se ralentit, de même l’Esprit qui vivifie les âmes, ne trouve plus chez beaucoup qu’une inertie de la foi, qu’une paresse marécageuse où il ne peut prendre son courant.

Et cependant, Jésus ne cesse de saigner pour nous sur le Calvaire !…

Usant de mes observations, de mes souvenirs, et de nombreuses expériences, je tâche, dans les lignes qui suivent, d’attiser en tous ces somnolents, la flamme languissante de l’amour de Dieu.

Mais tout seul, je ne puis rien ou si peu de chose ! Qu’elles viennent donc à mon aide par leurs prières, les belles âmes dont les encouragements me soutinrent tant de fois depuis que Notre-Seigneur me commanda de le suivre dans la voie douloureuse. Qu’elles m’obtiennent l’assistance de la Sainte Vierge et l’intercession des Bienheureux. Que le Crucifix me demeure un phare immuable dans les ténèbres qui couvrent de plus en plus la terre empoisonnée d’orgueil matérialiste. Que la grâce de Dieu les protège, ces amis, et me protège durant les fléaux qui vont venir. Alors nous goûterons la félicité d’être tenus pour des fous — à cause de Jésus-Christ vivant en nos cœurs. Et la porte du Paradis s’ouvrira devant nous ! — Ainsi soit-il.

LETTRE I
LA PRIVATION DE DIEU

« Dieu n’est pas d’actualité. »

Cet axiome fut promulgué, vers le milieu du dix-neuvième siècle, par François Buloz, borgne arrogant, qui fonda la Revue des Deux-Mondes sous Louis-Philippe et qui la dirigea pendant une quarantaine d’années. Pour être équitable, on doit reconnaître qu’il publia parfois des écrivains de talent ; mais, d’ordinaire, le recueil s’encombrait de médiocres aux idées flasques et dégageait des nappes d’ennui plus asphyxiantes que les gaz fomentés par les Boches.

L’étoile de la maison s’appelait Planche, critique « sec et plat comme son nom », disait Victor Hugo. A le lire, on éprouvait la sensation de mâcher de la pierre ponce — et c’était terrible. Plus tard, il y eut d’autres favoris de Buloz. Ces cuistres furent pâteux. Leurs articles ressemblaient à des paquets de nouilles mal cuites, servies sans sel ni poivre et collant aux gencives — et c’était terrible aussi.

Or, Buloz émit la phrase ci-dessus pour refuser un travail sur Dieu, considéré comme un paradoxe historique, que lui proposait Pierre Leroux, sophiste clapotant et diffus qui avait trouvé « mieux que le christianisme ». La découverte en soi n’eût pas été pour offusquer l’autocrate de la Revue si, voué dès son jeune âge au culte des reliques de Voltaire, il n’avait estimé « qu’il faut une religion pour le peuple ». Dans sa pensée, cette nécessité ne s’appliquait d’ailleurs pas à la clientèle bourgeoise qui ruminait son papier. Elle n’avait pas besoin, jugeait-il, qu’on lui rappelât, même pour le nier, ce Dieu dont les préceptes cadraient mal avec les spéculations sur les chemins de fer où l’époque déployait son génie. Ne jamais parler de Dieu, y penser le moins possible, telle était la règle de vie que Buloz désirait suggérer à ses abonnés.

Sous ce rapport, lui, ses émules et leur postérité intellectuelle ont fort bien réussi. Seulement, par une conséquence que « les classes dirigeantes » n’avaient pas prévue, le peuple n’a pas tardé à suivre leur exemple. Avec une logique indiscutable il s’est dit :

— Du moment que la religion a fait son temps pour les propriétaires, par quelle tyrannie prétendraient-ils me l’imposer comme une actualité permanente ? On m’apprit à l’école cet immortel principe que « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Donc, étant l’égal des bourgeois, j’ai le droit, moi aussi, de mettre Dieu au rancart et de cultiver librement les intérêts de mon tube digestif et de mon appareil reproducteur. En conséquence, je me conduirai comme un porc toutes les fois que j’en trouverai l’occasion.

On lui fit observer qu’il fallait d’abord acquérir des rentes. Mais l’argument le toucha si peu qu’il répondit :

— Des rentes ? je prendrai les vôtres. Et gare à qui se mettra en travers. Je taperai dessus.

Il n’y a pas manqué. D’où la Commune, les bombes anarchistes et le bolchevisme.

La Bourgeoisie considéra cette évolution du même œil qu’une poule qui aurait couvé un œuf de vautour. Aujourd’hui, vu le résultat, certains d’entre eux s’arrachent les cheveux et regrettent, par bouffées, les croyances de jadis. Mais revenir, d’abord, eux-mêmes, à la religion, ils ne peuvent s’y résigner ; et ils se posent ce problème insoluble :

— Comment obliger le peuple d’aller à la messe sans lui en donner l’exemple ? Nous voudrions qu’il prie pendant que nous fumerons notre cigare. Car enfin nous, n’est-ce pas, nous ne pouvons pas prier ! Cette pratique bonne pour le Moyen Age n’a plus de sens pour les raffinés de civilisation que nous sommes !…

Au surplus, s’ils priaient, ce ne serait pas pour demander à Dieu la réforme de leur âme, mais pour le sommer de remplir, vis-à-vis du prolétaire en révolte, les fonctions d’un gendarme à poigne irrésistible.

Je crains que Dieu n’y soit point disposé. De sorte, ô Bourgeois, que te voilà condamné à piétiner sur place jusqu’à la minute où Démos, émancipé par toi, lorsque tu campais la déesse Raison sur les autels, te découpera en plusieurs morceaux.

— Alors que faire ?

Implorer Dieu afin qu’il amollisse ton cœur dur par la rosée de sa grâce. Vois-tu, il faudrait d’abord rouvrir ton catéchisme. Ce bouquin périmé t’apprendrait que si tu veux être aimé de Dieu, tu dois l’aimer, toi-même, par-dessus toutes choses.

— Mais, objectes-tu, il existe pourtant des philosophies qui n’imposent pas de ces exigences sentimentales ?…

Te furent-elles efficaces ? Le panthéisme te procura-t-il autre chose qu’une évaporation de ta conscience à travers les champs de navets et les folles herbes des talus ? L’Impératif catégorique te donna-t-il jamais l’envie de servir de modèle à tout l’univers ?

Le vice radical de tous les systèmes philosophiques c’est de ne savoir parler au cœur. Aussi, comme force de conservation sociale, leur puissance est-elle nulle. Tu devrais l’avoir expérimenté depuis longtemps. Rappelle-toi Rivarol. Il avait cru, lui aussi, qu’on pourrait dompter la bête féroce, issue de la Révolution, sans le secours de l’Église et de sa doctrine. Il s’était imaginé, à l’école de Rousseau, que l’homme est naturellement bon et que ce sont les institutions défectueuses qui le pervertissent. Or, après la Terreur, revenu de ses illusions, il écrivait ceci :

« La religion est infiniment plus favorable à l’ordre politique et plus conforme à la nature humaine que la philosophie, parce qu’elle ne dit pas à l’homme d’aimer Dieu de tout son esprit mais de tout son cœur. Elle nous prend par ce côté sensible et vaste qui est à peu près le même dans tous les individus et non par le côté raisonneur, inégal et borné qu’on appelle l’esprit. »

Et il ajoutait : « L’histoire nous apprend que partout où il y a mélange de religion et de barbarie, c’est la religion qui l’emporte ; mais que, partout où il y a mélange de barbarie et de philosophie, c’est la barbarie qui triomphe… En un mot, la philosophie divise les hommes par les opinions, la religion les unit dans un même principe. Par celle-ci, tout État est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le Ciel… »

Ces lignes disaient vrai aux jours affreux où elles furent publiées. Elles disent encore vrai en cette année 1920 où je les transcris.

Mais toi, pauvre homme, pour ne pas fléchir ton orgueil devant la leçon que les faits t’infligent, tu quêtes une doctrine qui rassurerait ton égoïsme. Par instants, tu te voudrais stoïque dans les souffrances qui t’assaillent, superbe contre celles qui te menacent. Mais, tout au fond de toi, tu reconnais que la privation de Dieu n’est point compensée par les rodomontades des rhéteurs qui t’affirment que si tu t’imposais de nier les effets de la douleur sur ton endurance, les ruines du monde te frapperaient sans t’émouvoir. Avec peu d’enthousiasme, car tu n’aimes pas à te raidir, tu essayas de ce remède empirique. Or, l’expédient échoua : il te manquait toujours quelque chose pour te sentir l’âme en paix.

D’autres fois, attestant Dieu dans le secret de tes méditations solitaires, la crainte de passer pour un esprit rétrograde t’empêcha de dire : je crois en Lui, à la face de ceux qui décrètent, au nom des progrès de la science, que des combinaisons d’atomes suffisent à expliquer le mystère de vivre et que Dieu n’est plus qu’un moteur démodé, bon à reléguer dans une vitrine de musée.

Leur assurance te choque un peu. Néanmoins, pour n’être pas taxé de cléricalisme, tu t’abstiens de protester. Tu ressembles alors à ce rentier conciliant dont les Goncourt notèrent l’attitude en un passage de leur Journal.

Je veux te rapporter et même te développer cette anecdote, d’autant que personne, sauf les Dix de leur Académie, ne lit plus les Goncourt.

Il y avait deux amis, Belloir et Dujonchet, qui, retirés des affaires à la campagne, se promenaient chaque jour, en dialoguant, sur la route pierreuse où s’élevaient côte à côte les maisonnettes difformes qu’ils appelaient leurs villas.

Belloir, c’était un athée aussi tenace qu’un durillon sur l’orteil d’un trimardeur. Il avait longtemps fréquenté une Loge présidée par un charcutier véhément qui ne cessait de demander qu’on lui livrât « la prêtraille » pour la mettre en galantine. Il avait lu et relu les œuvres complètes de MM. Homais, Ernest Renan, Victor Flachon et autres sages de la même école. Enflammé de zèle par ces beaux génies, il niait Dieu avec rage et n’arrêtait pas de secouer des arguments matérialistes sur la tête de son voisin.

Dujonchet les subissait passivement. Inhabile à la dialectique, il se contentait de pousser, parfois, quelques hem ! hem ! timides qui auraient bien voulu exprimer de vagues restrictions. Car lui croyait en Dieu, se rappelant quelle douceur consolante il avait éprouvé à prier le jour où il mena au cimetière son fils unique que la typhoïde lui avait ravi en pleine jeunesse et en pleine vigueur. Depuis, il allait à la messe le dimanche. Mais quand Belloir lui reprochait âprement « cette faiblesse, » il ne se trouvait pas le courage de confesser sa foi. Il se contentait de balbutier que s’il agissait de la sorte c’était « pour faire plaisir à sa femme ».

Belloir taxait l’explication de misérable excuse. Et comme il s’était juré d’empêcher son ami de franchir désormais le seuil de la paroisse, il multipliait les hymnes à l’éloge de la Matière omnipotente dans l’espoir que tant d’éloquence finirait par convaincre Dujonchet.

A la longue, celui-ci s’en trouvait importuné. Pourquoi ne rompait-il pas des relations qui lui devenaient pénibles ?

Parce qu’il redoutait que Belloir, pour se venger, ne lui fît la réputation d’un rétrograde inapte à soutenir une controverse. Et aussi parce que la partie de dominos où ils usaient leurs soirées lui était devenue plus qu’une habitude, — un besoin.

Un matin, au milieu de la route coutumière, ils aperçurent un gros caillou soigneusement lavé et qui semblait avoir été placé là pour retenir l’attention des passants. Sur sa face la plus apparente, une inscription, tracée au vernis noir, luisait. Ils s’arrêtèrent, se penchèrent dessus et lurent ces mots : Je n’existe pas, signé Dieu.

Aussitôt Belloir se redressa, les yeux étincelant d’allégresse. Ouvrant les bras, il s’écria :

— Là, tu vois bien que j’avais raison !…

Dujonchet restait interloqué. Ce n’était pas que les objections lui fissent défaut. Il aurait pu demander ce que prouvait cette médiocre facétie d’un émule probable de Belloir et aussi comment un personnage qui n’existe pas acquiert soudain de la vitalité pour se nier lui-même. Mais il était, par sa mollesse invétérée, tellement enclin à biaiser, à travestir en libéralisme sa couardise devant les assertions brutales des adversaires de sa croyance intime qu’il se contenta de répondre presque à voix basse : — Toutes les opinions sont respectables.

Hélas, ils se comptent, en trop grand nombre, à notre époque, les chrétiens effarouchés qui se dérobent au devoir de proclamer hautement la Vérité unique en toutes circonstances et quelles que puissent être les suites de leur bravoure. Beaucoup paraissent avoir honte de leur foi et craindre de souffrir pour elle. Qu’une coalition de démoniaques et d’aveugles se forme contre l’Église, ils se hâtent de mettre chapeau bas et de murmurer comme Sosie :

Qui va là ?… Heu ! ma peur à chaque instant s’accroît !
Messieurs, ami de tout le monde !…

Avant même que l’ennemi de Jésus ait achevé de vomir ses invectives et ses blasphèmes, ils s’empressent de vanter son savoir et l’ampleur de son esprit critique. Ils s’imaginent ainsi ménager son amour-propre et susciter sa modération. En quoi ils se trompent fort, car l’athée en conclut qu’il n’a pas à se gêner vis-à-vis de convictions aussi gélatineuses que fuyantes. Et lorsque le caprice lui vient de saper, une fois de plus, les murailles du sanctuaire, il manie le pic et la pioche, en riant des catholiques grelotteux qui le regardent démolir et qui se contentent de marmotter de vagues maximes à la gloire de la tolérance.

Certes, on ne leur demande pas d’empoigner des armes et de fondre, en vociférant un chant de guerre, sur la cohorte impie des profanateurs. Dans notre siècle, les âmes de Croisés se font rares. Mais qu’au moins, ils aient le courage de se grouper au pied du Crucifix et de répondre aux menaces, aux injures et aux dérisions des sectaires qui l’assaillent : — Nous sommes chrétiens. Cette croix c’est l’étendard de notre Roi. Avant de la détruire, il faudra nous tuer.

L’athée criera peut-être au fanatisme. Pourtant, soyez sûrs qu’en lui-même il éprouvera du respect pour les intrépides qui mourraient plutôt que de dissimuler leur foi. Au contraire, si, afin de montrer que vous êtes capables de « servir deux Maîtres, » vous fuyez le Golgotha sous prétexte que cette colline est mal abritée contre les simouns qui soufflent du désert ; ou bien, si pour montrer que vous avez l’esprit large, vous gardez le silence quand l’ennemi outrage votre Dieu, l’ennemi méprisera votre lâche prudence et, vous écartant de son chemin, comme des savates éculées, il poursuivra son avantage. Alors, par votre faute, Jésus boira le fiel et le vinaigre, sera percé de la lance et couvert de crachats une fois de plus.

N’est-ce pas la pire des indifférences votre marche oblique entre Dieu et le Démon ? Et quel sort l’attend ?

Probablement celui que rapporte Dante ;

« … Des soupirs, des plaintes, des cris aigus retentissaient dans l’air sans étoiles, de sorte que je me mis à pleurer.

« Langages divers, horribles jargons, paroles de douleur, accents de colère, voix aiguës et rauques et, avec elles, des bruits de mains produisaient un tumulte qui tourbillonnait sans cesse dans cette atmosphère éternellement obscurcie, pareil aux mouvements du sable agité par la tempête.

« Et moi, qui avais la tête ceinte d’horreur, je dis : «  — Maître, qu’est-ce que j’entends et quelle est cette race qui semble si abattue par la douleur ? »

« Et lui : «  — Ce sort misérable est celui des tristes âmes de ceux qui vécurent sans infamie et sans honneur. Elles sont mêlées au chœur détestable des Anges qui ne furent ni rebelles ni fidèles à Dieu, mais qui se tinrent dans la neutralité par égoïsme… La Miséricorde comme la Justice les dédaignent. N’en parlons pas, mais regarde et passe. »

« Et je vis une si longue file de gens que je n’aurais jamais cru que la mort en eût tant détruit… Tout de suite, je compris, d’une façon certaine, que c’était le troupeau des lâches qui déplaisent à Dieu autant qu’à ses ennemis. Ces pleutres qui ne furent jamais dignes de vivre, étaient nus et aiguillonnés sans cesse par des taons et des guêpes qui se trouvaient là. Ils leur rayaient le visage d’un sang qui, mêlé de larmes, tombait à leurs pieds et était recueilli par des vers infects… » (Dante : l’Enfer, chant III.)

LETTRE II
D’APRÈS L’IMITATION

… Comme je me plaignais, quelqu’un d’autorisé me dit :

— C’est une bien étrange illusion celle de l’homme qui tente d’éliminer la souffrance de sa vie et qui espère y réussir. L’expérience de chaque jour devrait pourtant lui apprendre qu’on n’abolit pas la douleur ; tout au plus on la transpose. Soit dans notre chair, soit dans notre esprit, soit dans nos sentiments, soit par autrui, soit par nous-mêmes, nous en subissons sans cesse les atteintes. Tu désertes ton logis pour lui échapper, tu la retrouveras dehors. Tu verrouilles ta porte pour qu’elle n’entre pas, déjà elle est assise à ton foyer. — « Crois-tu donc, te dit l’Imitation, pouvoir t’affranchir d’une loi dont personne encore n’a été exempt ? »

Non, personne, pas même le Verbe incarné.

Admets enfin, qu’il y a là un fait inéluctable et permanent contre lequel il est chimérique de t’insurger. Ce serait une entreprise aussi vaine que de prétendre ne pas te mouiller l’épiderme quand tu te plonges dans l’eau.

L’incrédule qui, par orgueil, n’avait compté que sur ses propres forces pour supporter la douleur fut déçu. Son malheur est indicible car Dieu, qu’il prétend ignorer, se tait en lui. Il se targue alors de ne répondre « que par un froid silence au silence éternel de la Divinité ». Mais cela, c’est le désespoir. Et le désespéré a beau s’affirmer impassible, sois sûr qu’en tête-à-tête avec sa conscience, il souffre plus que quiconque.

Pour toi, chrétien, tu ne te soumettras à la douleur, tu n’en saisiras les bienfaits que, du jour où tu te conformeras à Jésus-Christ. Car Jésus fut une gerbe de souffrances offerte en sacrifice pour t’acquérir non pas la félicité sur la terre mais la félicité dans l’autre vie.

Tu connais ce principe essentiel de la religion que tu te figures pratiquer, tu sais qu’elle ne te promet qu’une aide souveraine pour supporter les maux nécessaires à ton salut et pourtant tu n’arrêtes pas de gémir : — Je voudrais être heureux, là, tout de suite, toucher en plaisirs sensuels les intérêts du capital de croyance que j’ai placé sur la Rédemption.

Quand tu parles de la sorte, il me semble entendre Notre-Seigneur te répondre ce qu’il a dit à sainte Angèle de Foligno : «  — Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimé. »

Autre subterfuge : il t’arrive de proposer un marché à ton Dieu. Tu lui dis : — Je prendrai sur mes occupations le temps de vous réciter un Pater. Vous, en retour, vous m’enlèverez ce mal de dents qui m’agace et, ce soir, vous me donnerez la lune.

Ou bien, tu t’écries, sans préambule : — Je ne veux pas souffrir !… Jésus te répond : — Il faudra donc que je souffre à ta place.

Le sens même de l’énigme de vivre réside là : le monde gravite autour de la Croix. Lorsque tu auras senti ceci : tu es solidaire de Jésus crucifié partout et toujours, c’est alors seulement que l’acceptation de la souffrance te deviendra féconde en joies d’ordre surnaturel. Uni à sa Passion par l’amour, tu goûteras la volupté de souffrir avec lui. Tu le soulageras en l’aidant à porter sa croix comme le fit le Cyrénéen. En récompense, Lui t’aidera à porter la tienne. Par ses mérites, et aussi à cause de ta bonne volonté, tu connaîtras les saintes allégresses de la Voie douloureuse. Tu recevras la grâce illuminante ; elle te fera lire, au fronton de la porte qui ouvre sur la Béatitude, ces mots tracés en lettres d’or radieux : « Quand tu en seras venu à trouver la souffrance douce et à l’aimer pour l’amour de Jésus, estime-toi heureux, car tu auras trouvé le paradis sur la terre (Imitation, II, 12). »

En dehors de cette vérité fondamentale : vivre par Jésus, avec lui, en lui, il n’y a que folles arguties et empirismes trompeurs.

Les scientifiques de la matière, les positivistes qui s’amputent de cette faculté : la recherche du divin et qui le déclarent inconnaissable, les faux sages de tout acabit peuvent s’égosiller, te proposer mille drogues pour anesthésier en toi le sentiment de la douleur, je te le jure, par mon salut éternel, ni les chloroformes, ni les cocaïnes de leurs systèmes ne valent pour te consoler. Au contraire, si tu mets docilement tes pas dans les pas sanglants de Jésus, tu cueilleras, parmi les ronces, les belles fleurs de l’Amour absolu.

— Je m’écriai : — Ah ! que c’est difficile !…

Mon instructeur reprit :

— Sans doute ; mais tout est difficile — même d’apprendre à jouer au bilboquet. Aussi ne compte pas réussir par tes propres ressources, ni par des raisonnements en plusieurs points. L’oraison persévérante, émise de tout ton cœur, peut seule te faire atteindre le but. Demande, sans arrière-pensée vers les choses de ce monde (pour lesquelles le bon Maître a spécifié qu’il ne priait pas) et il te sera donné.

Un mystique inconnu me disait un jour — Pendant plusieurs années, je criais sans cesse à Jésus : « Seigneur, ma pénurie d’amour est vaste comme la mer. Faites que je vous aime. » Enfin, il m’envoya la maladie. Elle m’apprit à l’aimer et, depuis je suis heureux par son amour.

C’est en méditant saint Paul en ses Épîtres qu’on commence à sentir naître en soi le sentiment que la vie souffrante de Jésus-Christ circule en son Église, comme la sève dans l’arbre, et s’y manifeste par les floraisons miraculeuses de l’esprit de sacrifice. Rappelle-toi, applique-toi cette sublime clameur : « Moi qui, maintenant me réjouis dans mes souffrances et accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ, pour son corps qui est l’Église !… » Comment n’imiterions-nous pas l’Apôtre, puisque c’est le seul moyen que nous possédions de nous hausser au-dessus du marécage où nous nous enlisions dans la bourbe des liesses animales ?

Et n’oublions pas que, par le don total de notre être, nous vivifions le prochain comme lui-même nous vivifie s’il accepte le don d’amour car saint Paul a dit aussi : « Comme dans un seul corps nous avons beaucoup de membres, ainsi, quoique nombreux, nous sommes un seul corps en Jésus-Christ étant tous, et chacun en particulier, les membres les uns des autres. »

Cela, c’est l’initiation. La pratique succède. — Or elle nous devient aisée dès que nous nous sommes fait une habitude d’accompagner Jésus du Cénacle au Calvaire pour partager les péripéties suprêmes de son holocauste. Ah ! d’abord ne le délaissons pas au Jardin des Olives. Demandons-lui de noyer notre égoïsme dans la sueur de sang qui ruissela de tout son corps sur la terre lorsqu’il lui fut révélé, en tant que Fils de l’Homme, que son sacrifice serait méconnu, dédaigné, relégué dans la légende par trop de cœurs endurcis d’orgueil et de fausse science. Quelle vision il eut alors de l’ingratitude humaine ! La voyante de Dulmen, Catherine Emmerich, nous a décrit son agonie. Je ne connais rien dans la littérature religieuse qui égale le tableau qu’elle nous en a donné.

Lisons quelques passages de son récit :

« Devant Jésus parurent toutes les souffrances futures de ses apôtres, de ses disciples, de ses amis… Il vit la tiédeur, la corruption, la malice d’un nombre infini de chrétiens, le mensonge et la fourberie des docteurs orgueilleux, les sacrilèges des prêtres impurs et les suites affreuses de leurs actes… Je vis passer devant l’âme du pauvre Jésus les scandales de tous les siècles jusqu’à la fin du monde. Les apostats, les hérésiarques, les corrupteurs et les corrompus l’outrageaient et le tourmentaient comme n’ayant pas été suffisamment crucifié. Beaucoup le maltraitaient, le reniaient ; beaucoup secouaient la tête avec moquerie en le regardant et fuyaient les bras qu’il leur tendait… Il en vit une infinité d’autres qui s’écartaient, avec dégoût, des plaies de son Église comme des enfants lâches et sans foi abandonnant leur mère au moment de la nuit, quand viennent les voleurs et les meurtriers auxquels leur négligence ou leur malice a ouvert la porte… Il vit une foule d’hommes tantôt séparés de la vraie vigne, tantôt comme des troupeaux égarés, conduits par des mercenaires dans de mauvais pâturages… Ivres d’eux-mêmes, ils n’avaient ni froment pour leur faim, ni vin pour leur soif… Il me fut dit que ces quantités innombrables d’ennemis du Sauveur étaient ceux qui le maltraitaient de différentes manières dans le Saint-Sacrement. Je reconnus parmi eux toutes les espèces de profanateurs de la divine Eucharistie. Il y avait là des aveugles qui ne voulaient pas voir la Vérité, des paralytiques qui ne ne voulaient pas marcher avec elle, des sourds qui refusaient d’écouter ses avertissements, des muets qui se dérobaient pour ne pas la défendre par la parole, des enfants égarés à la suite de leurs parents et tous ceux qui oublient Dieu, qui se dégoûtent des choses célestes et qui, ayant dépéri loin d’elles, sont devenus à jamais incapables de les goûter… Je vis encore, autour de Jésus, des clercs irrévérencieux, des prêtres légers dans la célébration du Saint-Sacrifice, des masses de communiants tièdes ou indignes… Ah ! c’était un horrible spectacle car je voyais l’Église comme le corps de Jésus et cette masse d’hommes déchiraient, arrachaient, dispersaient des morceaux palpitants de sa chair vivante… »

Ayant lu ce passage, mon instructeur reprit…

Ne cesse de te répéter, homme au cœur partagé, que toutes ces tortures subies par ton Sauveur tu les renouvelles chaque fois que tu le négliges pour vivre selon les maximes de ton époque. Vois-tu, la Passion n’est pas un événement désormais historique, qui eut lieu une fois pour toutes, et dont il ne reste qu’une date à classer dans le même carton que celles de la construction de la Tour Eiffel ou de l’invention de l’automobile. Elle est une réalité toujours vivante et qui, comme l’a dit Pascal, « durera jusqu’à la fin du monde ».

Si donc tu entends mériter l’amour de Jésus, si tu veux que sa parole : « Le royaume du Ciel est en vous » te soit un viatique, efforce-toi de lui obéir quand il te dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce d’abord à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. »

Le suivre ? Est-ce égrener trente-six chapelets à la file en pensant aux fluctuations de la rente ? Est-ce glapir avec nonchalance des cantiques émollients à la gloire du Sacré-Cœur en écartant l’idée que ce symbole, surmonté de la croix, enlacé de la couronne d’épines, signifie amour par la souffrance ?

Non, c’est accompagner Jésus au Calvaire.

Mais si tu refuses de souffrir avec lui, crains que Jésus ne refuse d’agréer le vain cérémonial de tes hommages. Et crains de devenir le figuier stérile qu’il coupe et qu’il jette au feu…

Ami, je crois que cette instruction te sera salutaire, comme elle me le fut ; c’est pourquoi je te la transmets.

Note.

La doctrine de saint Paul et, par conséquent, celle de l’Église, a été admirablement exposée par l’abbé Fouard à la fin de son ouvrage sur l’Apôtre (t. I, Saint Paul et ses missions, p. 473 et suiv.). La voici :

« Le regard de saint Paul a sondé la profondeur de la chute originelle. Il y a vu l’homme devenu chair, le péché imposant la loi à ses membres et leur faisant produire des fruits de mort, la volonté la plus souvent impuissante à sortir de l’esclavage, impuissante surtout à atteindre la justice, élevée par l’apôtre à des hauteurs que les Juifs ne soupçonnaient pas. La Justice de Paul, en effet, ne se borne pas à la vertu naturelle dans ce qu’elle a de plus achevé, c’est la sainteté divine elle-même communiquée à nos âmes et y maintenant une conformité absolue de nos volontés à celles de Dieu. D’où vient cette communion à l’éternelle Justice ? De la foi, dont l’Apôtre, en son Épître aux Romains nous a fait connaître la puissance surnaturelle. Opérant par la charité, elle nous unit au Christ en qui s’est incarnée la sainteté, la vie divine. Elle fait plus : elle crée en nous un être nouveau dont le souffle est l’esprit de Jésus. Unis, livrés à Lui par cette vie nouvelle, nous pouvons faire tout ce qu’il fait : mourir en lui à la chair et au péché pour renaître à la vie spirituelle. Parlons d’une façon plus précise : le Christ seul vit, agit, prie, souffre, meurt et ressuscite en nous. Chef de l’humanité régénérée, il forme de tous ceux qui croient, un corps mystique dont les membres sont unis par la charité, qu’anime une même vie, où bat un seul cœur — le cœur de Jésus. »


Ce mariage total de l’âme fervente avec son Dieu, nulle autre religion, nulle philosophie ne le procure. L’usage des Sacrements, l’abnégation de nous-mêmes le rendent chaque jour plus étroit. Par mansuétude évangélique, par un effet dg la haute sagesse qu’elle doit à l’infusion constante du Saint-Esprit en elle, l’Église en tempère parfois les exigences pour les âmes faibles. Mais son enseignement ne varie pas et il implique le don entier de tout notre être à Jésus, pour qu’il l’immole avec lui — pour que son Règne arrive avec celui du Père.

Il n’est pas mauvais de rappeler ces choses car, de nos jours, trop de croyants semblent oublier que le christianisme est une religion ascétique avant tout. Ils se contentent de suivre, tant bien que mal, les rites prescrits, mais l’amour de Dieu et son corollaire : l’esprit de sacrifice sont absents de ce formalisme exsangue. Ils prient des lèvres et non pas du cœur. Et c’est comme s’ils cassaient des noix sèches devant le Saint-Sacrement.

LETTRE III
LA MESSE

Mon ami, je serais très content que tu te tiennes d’abord pour assuré de ceci : je ne suis pas un docteur improvisé qui se juche dans une chaire d’occasion, et t’assène des prêches sur le crâne. Comme-toi, je suis un miséreux que son dénuement extrême oblige sans cesse de demander à Jésus pour deux sous d’amour de Dieu. Quoiqu’il ne puisse faire grand cas d’un mendiant tellement enclin à gaspiller ses aumônes, sa bonté est si grande qu’il les renouvelle même quand je ne les mérite pas.

Que pourrais-je faire pour lui témoigner un peu de gratitude sinon les partager avec toi ?

Admire la sollicitude du Bon Maître ; il m’a pris, guenille humaine, traînée dans toutes les immondices de l’orgueil et de la sensualité ; il m’a promu au rang d’ouvrier de la onzième heure et il m’enseigna, avec mille peines, le métier de vigneron dans la Vigne aux grappes de lumière. Parce qu’il m’admit très tard à la vendange, j’ai pu faire la comparaison entre les fruits que sa Grâce me désignait et les aigres prunelles sauvages que je prenais, hier encore, pour des framboises parfumées. C’est pourquoi les raisins du clos de la Rédemption possèdent pour moi une saveur toujours renaissante, toujours plus intense et sur laquelle je ne saurais me blaser.

Je ne puis faire autrement que de rester dans la Vigne car le monde, alentour, me semble désormais une lande semée d’euphorbes et de jusquiames où croassent des freux. Et cependant, pour ne point céder aux illusions diaboliques qui voudraient me le peindre comme un jardin de magnolias où chantent des fauvettes et des rouges-gorges, j’ai besoin de me rappeler, avec insistance, que, hors de Jésus, je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien.

C’est pourquoi, quand, sur ta demande, je te dis : « Tu devrais agir de telle ou telle sorte », je te répercute simplement l’écho d’un discours que je viens de m’adresser à moi-même. C’est pourquoi aussi, je me risque à te décrire mes expériences, celles qui proviennent du temps où je vagabondais loin de Jésus, et celles datant de l’époque bienheureuse où il daigna commencer à me faire sentir son amour.

Il est une de ces expériences dont j’éprouvai les effets d’une façon si efficace que je ne saurais trop te la recommander. C’est l’assistance quotidienne à la messe.

J’ai déjà développé ce point dans un autre livre. Si j’y reviens à présent, c’est que j’ai touché du doigt qu’il est difficile — pour ne pas dire impossible — de progresser et même, pour certains, de se maintenir dans la voie étroite si l’on ne se fait une règle de cette pratique.

Mais que dis-je, ce n’est pas une règle ! Il ne s’agit pas d’une discipline morose et importune.

Cela devient très vite une joie, un bain de vie surnaturelle vers quoi l’on s’empresse avec autant de hâte que le voyageur vers une eau fraîche sous les saules après un parcours insipide dans un train surchauffé par la canicule et tout imprégné de noires poussières malodorantes.

C’est à Lourdes, durant l’année que j’y passai pour écrire Sous l’Étoile du Matin, que je pris l’habitude d’aller tous les jours à la messe et d’y communier. Elle me fut inculquée par un saint directeur, le Père Burosse — mort depuis. Quand je vins le trouver pour lui demander de m’apprendre à aimer Dieu, il ne me cacha point que, vu mes imperfections innombrables, j’avais beaucoup à besogner pour obtenir une aussi enviable faveur. Après une confession générale, il me démontra que les racines du « vieil homme » étaient encore très vivaces en moi. Ah ! il ne me délaya point une homélie au sirop de guimauve ; son exhortation fut rude et sans ménagements — ainsi qu’il m’était nécessaire. Dieu me fit la grâce de le comprendre. Je le priai alors de vouloir bien se charger de cette seconde conversion qu’il me présentait comme essentielle pour mon salut. Il y consentit en spécifiant avec netteté que je lui obéirais d’une façon exacte en tout ce qu’il croirait devoir me prescrire pour le bien de mon âme. Les avantages de cette soumission étaient trop évidents pour que j’hésitasse à m’engager. Je le fis donc avec allégresse.

Satisfait, il me dit :

— Le don purement gratuit que Dieu vous a octroyé en vous ramenant au bercail vous crée des devoirs proportionnés à ses miséricordes. Vous viendrez donc tous les matins à la messe ; vous la suivrez attentivement, sur votre paroissien, d’après l’ordo, et vous y communierez. De plus, vous ne manquerez pas de venir vous confesser chez moi, tous les samedis soirs à cinq heures. »

Naturellement j’acquiesçai. Et je te prie de croire qu’il tint strictement la main à l’observation de cette discipline. Il ne me passa aucune négligence. Les premiers temps, il m’arrivait parfois de me chercher une excuse pour esquiver la messe, une ou deux fois par semaine. Ce n’est pas qu’il m’ennuyât d’y assister. Mais, assez souvent, le démon me soufflait que le Père exagérait, que j’avais le droit d’interpréter d’une manière large, sans l’appliquer au pied de la lettre, son injonction. Une visite un peu prolongée à la Grotte, dans la matinée, me disais-je, compenserait mon abstention. Alors, comme un écolier qui combine une fugue loin de l’antre où trône son pédagogue, je pensais : — Bah ! il y a beaucoup de monde à la chapelle : les sœurs de Nevers, les orphelines, pas mal de dames pensionnaires, des Hospitaliers. Dans le tas, le Père ne s’apercevra pas de mon éclipse…

Profonde erreur ! Toujours il la remarquait. Dans la journée, il me faisait appeler et m’interrogeait sévèrement sur le motif de mon absence. J’avais beau chercher des périphrases pour ne pas lui dire trop carrément mon désir d’escampette, il démêlait tout de suite de quoi il retournait et il m’extirpait, sans aménité, l’aveu du prétexte choisi pour me dérober. Sur quoi, il me disait :

— « Oui ou non, avez-vous promis de venir à la messe tous les jours ? Oui, n’est-ce pas ? Donc il n’y a pas de Grotte qui tienne — d’autant que rien ne vous empêche d’y aller plus tard. Que cela ne se renouvelle pas, sinon vous voudrez bien vous adresser à un autre confesseur. »

Je me récriais, n’ayant pas du tout envie de le quitter. Alors, il m’infligeait une pénitence avec l’ordre de la faire aussitôt. Et le diable déçu battait en retraite.

D’autres fois, à l’heure du lever, surtout l’hiver, quand il ne faisait pas jour et qu’il avait gelé, les yeux encore mi-clos, je trouvais plus agréable de rester sous la couverture bien chaude que de gravir, en grelottant sous la bise, la pente ardue qui menait à la chapelle. Je rusais avec moi-même, j’inventais des excuses à ma mollesse — tant notre nature est ingénieuse et féconde en subterfuges quand il s’agit de nous éviter un effort. Je me disais par exemple : — Hier j’ai beaucoup travaillé, un peu de repos en surcroît me fera du bien. D’ailleurs, il me semble, en m’examinant bien, que j’éprouve une velléité de névralgie. M’exposer au froid serait imprudent…

Ce raisonnement me paraissait si solide que je m’enfonçais dans les draps et que je manquais la messe. Mais quand était venu le moment de comparaître devant le Père, celui-ci me proposait immédiatement de m’enclore dans un coffret garni de ouate. Puis il me faisait convenir de ma fainéantise — et vlan, une pénitence ! Il ajoutait aussi que si, d’aventure, quelque malaise me tenait au réveil, je devais le surmonter ; je m’apercevrais bientôt que la prière en union avec le Saint-Sacrifice et l’Eucharistie étaient d’excellents remèdes contre les défaillances passagères ou même assez graves du physique. Indication dont j’ai reconnu, par la suite, le bien-fondé. J’y reviendrai.

Le Père concluait : — « C’est seulement dans le cas de maladie réelle et si vous ne pouvez absolument pas sortir du lit que je vous dispenserai de la messe. »

Or, cela n’arriva point car, cette année-là, grâce à la Sainte Vierge, je jouissais d’une bonne santé.

Voici maintenant le bénéfice que mon âme retira de la messe et de la communion de chaque jour. Suivant, par obéissance, le texte liturgique, je ne tardai pas à le savoir par cœur, ou à peu près. Alors, je pus en goûter toute la splendeur et en dégager le symbolisme admirable. Puis, de la contrainte qui m’avait été imposée, naquirent une aisance et une liberté dans l’oraison telles que j’en vins parfois à voir les péripéties de ce drame incomparable : la Sainte Messe comme une suite d’images lumineuses, riches de sens et d’une beauté dont rien n’approche sur la terre. J’en acquis de la ferveur, du zèle pour combattre mes vices et surtout le moyen d’aimer Dieu en connaissance de cause[2].

[2] Si Dieu me prête vie, j’écrirai quelque jour un commentaire mystique de la messe.

Le Père me dit, quand je lui exprimai ma reconnaissance de m’avoir amené à cette contemplation, malgré mes dérobades, qu’il avait visé ce résultat et qu’à l’avenir, je devais prendre garde de ne pas galvauder, par infidélité ou relâchement, la grâce ainsi reçue…

L’habitude, une fois prise, on se dit, avec joie, au réveil, quand l’aube innocente teinte de ses clartés baptismales l’orient du ciel :

— Parce que j’aime mon Jésus, j’irai partager son holocauste quotidien ; j’irai puiser à ce réservoir d’énergie : son sang adorable, les vertus dont j’ai besoin pour purifier ma nature, toujours encline à mal faire, pour tenir à distance les meutes galeuses du démon.

Et l’on va ; et, chemin faisant, il semble, même par les matins brumeux ou neigeux de décembre, il semble qu’une lumière d’or rose caresse vos prunelles et que les ailes des anges, qui vous survolent, laissent tomber des plumes. Ah ! comme ils voltigent autour de vous, les flocons de neige pareils aux pétales délicats des fleurs de pommiers, en avril !

Entré dans le sanctuaire, fît-il dehors très sombre et très froid, n’y eût-il au dedans qu’une humble veilleuse à luire devant la Présence Réelle, il vous apparaît qu’une brûlante atmosphère d’amour s’irradie du tabernacle pour réchauffer votre âme et votre corps et que le Crucifix qui surmonte l’autel brille comme un astre dont l’éclat de nul soleil n’approche…

Quant à la communion, elle m’était devenue aussi très vite un besoin. Je m’aperçus qu’elle aiguisait mes facultés naturelles et me rendait l’esprit davantage lucide pour mon travail. Mais aussi elle agissait merveilleusement sur le physique. — Que de fois, depuis ce temps-là, il m’est arrivé de me traîner à la messe, le corps tout souffrant et le cerveau semblable à un morceau de bois ! Eh bien, presque toujours, je revenais de la Sainte Table doué d’une vigueur renouvelée et avec quarante idées dans la tête. Ou si Notre-Seigneur jugeait bon de me laisser dans le malaise corporel et dans la vacuité de l’intellect, il m’accordait une grâce de patience. Si bien que, offrant, offert avec Lui, je portais ma croix à sa suite sans regimber.

Mon ami, comme tu n’es pas le mulet rétif que j’étais, lorsque je me mis sous l’obédience du Père Burosse, tu n’imiteras pas les tièdes qui tentent de se faire une religion d’après une cote mal taillée entre leurs devoirs envers Dieu et ce qu’ils appellent « leurs devoirs envers le monde ».

Ceux-là, sous prétexte d’obligations professionnelles, ne communient que le plus rarement possible. Je les compare à d’étranges convives aux noces de Cana. Ils ne tiennent pas du tout à ce que l’eau de leur indifférence soit changée en vin d’amour de Dieu. Et si, cependant, Notre-Seigneur opère le miracle, par leurs communions peu fréquentes, ils témoignent d’une préférence pour le « moins bon vin » du début. Le grand cru surnaturel que le Maître leur offre de boire à tous les repas, ils le dédaignent. En punition, leur âme s’ankylose et ils deviennent incapables de gravir allégrement la Voie douloureuse — seul chemin qui mène en Paradis, à travers les roses rouges et les épines.

Note.

Pour la confession, le Père Burosse n’agissait pas avec moins de sollicitude et de nécessaire rigueur. Les pénitences dont il me faisait la faveur étaient — rudes. Comme dit sainte Marguerite-Marie, « il m’en donnait de fortes et auxquelles je ne m’attendais pas ». Si je mentionne le fait, c’est afin de démontrer combien il est utile à un converti récent d’avoir auprès de soi quelqu’un qui lui concasse l’amour-propre et qui possède le discernement des esprits. Sans cela, point de progrès dans la vie purgative.

D’ailleurs, en dehors de cette excellente discipline, le Père me laissait la plus grande latitude pour suivre mes attraits dans l’oraison. Même, il encourageait le penchant à la contemplation affective que Dieu m’avait donné et mon goût très vif pour la méditation des œuvres de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix.

LETTRE IV
LA CONFESSION

Sully-Prudhomme fut un poète qui souffrit beaucoup d’avoir perdu la foi.

Mais aussi pourquoi ne put-il se résoudre à faire ce qu’il fallait pour la reconquérir ? Il est écrit que le royaume du Ciel souffre violence. Ce n’est pas en se confinant, comme ce fut son cas, dans une inertie larmoyante qu’on force l’entrée de ce paradis intérieur où Dieu nous rend amour pour amour si nous apprenons à l’y obliger. De notre part, la faim de le posséder se prouve par la volonté, non par des gémissements sentimentaux. De la sienne, sa tendresse se prouve par la volonté de nous assister de sa grâce. Car, comme l’a dit saint Thomas d’Aquin, « l’amour est dans la volonté ».

Méconnaissant ce principe expérimental, imbu d’un déisme flasque, gâté de sciences décevantes, Sully-Prudhomme se figurait qu’il parviendrait à concevoir Dieu et à le servir hors des prescriptions de l’Église. L’orgueil de l’esprit — qui est la pire des concupiscences — l’écartait des sacrements.

Son excès de confiance en soi-même allait à ce point qu’il nous rapporte qu’ayant commis une faute grave et étant lacéré par le remords, il gagna la campagne, fit un trou en terre et y chuchota l’aveu de son péché. Cette singulière opération ne soulagea nullement sa conscience car il s’écrie :

Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs !…
J’ai beau joindre les mains et, le front sur la Bible,
Redire le Credo que ma bouche épela,
Je ne sens rien du tout devant moi : c’est horrible !…

Il existe des gens qui trouvent tout à fait admirable cette pseudo-confession à l’oreille du Grand-Pan. Tout catholique y voit la misère d’une âme que le respect humain et une profonde estime de son jugement propre empêchèrent de s’humilier en s’agenouillant devant un prêtre qui, même médiocre, aurait eu grâce d’état pour la purifier et l’éclairer.

Ajoutez que cette pitoyable vergogne, qui procédait aussi de ses habitudes d’analyses dans le vague, s’aggravait de l’illusion que Dieu se donne à qui le cherche par des méthodes plus ou moins empiriques et que sa présence en nous, on peut en obtenir la notion par les A + B d’une quelconque algèbre.

En somme, il aurait voulu qu’on lui démontrât la Sainte Trinité par l’égalité des angles d’un triangle rectangle et qu’on lui fournît une photographie instantanée de l’Annonciation.

Enfin, il ne possédait même pas l’excuse de l’ignorance : ayant eu une enfance et une puberté pieuses, il connaissait sa religion et il savait ce qu’elle exige.

L’infatuation de son intelligence, jointe à la vanité particulière aux écrivains, obscurcirent en lui les clartés qui nous viennent du sentiment lorsque nous l’appliquons à la solution du problème de vivre en chrétien. Il prétendait n’avoir recours qu’à la raison. — Or la raison a du bon pour acquérir la notion abstraite de Dieu, pour le contrôle des envolées de l’imagination et des mouvements de la sensibilité. Mais elle ne suffit pas à nous conduire en Dieu parce que, suivant la phrase célèbre de Pascal : « Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas[3]. »

[3] Maxime si souvent détournée de son vrai sens par de soi-disant psychologues qui l’appliquent niaisement aux plus piètres des amours humaines.

N’ayant pas compris cette vérité essentielle, Sully-Prudhomme erra dans la nuit et fut très malheureux. Il eut beau se pétrir un idéalisme blafard, il eut beau en distiller des poèmes didactiques et mous : le Bonheur, la Justice, il ne réussit qu’à se tourmenter davantage et à infliger un ennui visqueux aux infortunés qui tentèrent de les lire. En effet, ses rêveries se formulaient en des strophes traînardes qui font penser à une procession de limaces dans un potager planté de salades peu avantageuses. Encore ces mollusques sont-ils d’une belle couleur orangée, tandis que les alexandrins de Sully-Prudhomme ressemblent à ces longues limaces, habillées de gris terne et de noir, qu’on rencontre, après la pluie, dans certains taillis de la forêt de Fontainebleau.

Nulle paix dans l’âme du poète ne résulta de ces rapsodies. Son inquiétude, la sensation de vide, qui le faisaient tant souffrir, s’accrurent. Pourtant Dieu lui procura un moyen de se rénover. La maladie vint, paralysa ses membres inférieurs et le cloua, sans rémission, sur une chaise longue. Cette épreuve aurait pu lui être décisive. Mais comme il s’entêtait à remplacer le catéchisme par un traité de géométrie, il n’apprit point à sanctifier ses souffrances.

Une autre occasion lui fut fournie de s’instruire. Un jour, quelques-uns de ses collègues académiciens lui rendirent visite. Parmi eux, le bon Coppée. Celui-ci ne s’était jamais astreint à poursuivre cette quadrature du cercle : l’existence de Dieu démontrée par la science exclusivement. Malade, il s’était humblement soumis à la Providence. Il avait pleuré ses fautes, demandé l’absolution à qui de droit, sans se disséquer l’âme à perte de vue. En récompense, il avait reçu la grâce d’aimer la souffrance rédemptrice et celle d’obéir, très simplement, à l’Église. Il en acquit cette exquise charité qui le rendait si auxiliateur aux repentis qui venaient lui confier leurs peines. J’en parle d’expérience…

La conversation s’engagea entre le malade et ses visiteurs. Après quelques propos sur ses chances de guérison, — espoir à peu près nul et il le savait, — Sully leur confia qu’il tâchait, sans trop y réussir, de s’enclore en une sorte d’ataraxie boudhique et il conclut en leur récitant un de ses tercets d’autrefois :

Ému, je ne sais rien de la cause émouvante,
C’est moi-même, ébloui, que j’ai nommé le Ciel,
Et je ne sais pas bien ce que j’ai de réel…

— Mais, ajouta-t-il, cet expédient ne me console pas toujours… Ah ! j’aimerais mieux croire !

— Croire, s’écria un philosophe imbibé de déterminisme, cela se pouvait avant le règne de la science. Mais ce stade de l’évolution est aujourd’hui dépassé. Que certains le regrettent, c’est leur droit ; quant à remonter le courant, pour tout esprit cultivé, c’est impossible.

Alors Coppée, très doucement : — Moi, je crois.

— Vous croyez, s’exclama Sully-Prudhomme, en tendant les mains vers lui, vraiment, vous croyez ?… Ah ! que vous avez de la chance !…

— Vous allez à la messe ? demanda un autre avec un sourire mi-indulgent, mi-méprisant.

— Je vais à la messe, répondit Coppée.

Il y eut un silence bref ; puis ce fut comme une débâcle d’irréligion. Chacun expliqua ses motifs d’écarter le catholicisme de son existence. L’un dénonçait l’absurdité des dogmes ; l’autre, à leur encontre, vantait les splendeurs du paganisme antique ; un troisième préconisait la morale d’Épicure. Chez tous se révélait, pour un observateur, une sorte de haine sournoise contre l’Église. Ce n’était pas exprimé crûment mais cela serpentait sous toutes les paroles échangées.

Quand ils eurent fini, Coppée, qui avait écouté sans interrompre, dit avec calme : — Tout cela, c’est parce qu’on ne veut pas se confesser.

Ils le regardèrent, pleins d’une stupeur irritée. On peut admettre que Coppée avait touché juste car ils se hâtèrent de détourner la conversation, tandis que Sully-Prudhomme reposait sa tête sur l’oreiller en exhalant un grand soupir d’angoisse…

J’ignore comment Sully-Prudhomme a fini. Mais je veux espérer qu’il reçut les sacrements et que la Miséricorde infinie lui inspira la contrition. En ce cas, en Purgatoire, il a, sans doute, terriblement besoin de prières. Car si Dieu se montre indulgent pour les simples et les ignorants, il est fort exigeant pour ceux qu’il gratifia du don d’influencer autrui par l’exercice de leur intelligence. Et cela est on ne peut plus équitable, puisque, s’ils ont usé de leurs talents pour pervertir ou tourner au doute leurs contemporains, ils furent le père qui donne un caillou à l’enfant qui lui demandait du pain, qui donne un scorpion à l’enfant qui lui demandait un œuf. Notre-Seigneur nous avertit, au saint Évangile, qu’il y a là une malice des plus virulentes[4]

[4] Depuis que ces lignes furent écrites, j’ai appris que Sully-Prudhomme s’était confessé et avait reçu le Saint Viatique très peu avant de mourir. Laus Deo !

Quant aux bienfaits de la confession, un mystique ignoré me disait : — A l’époque où Dieu me fit la grâce de l’aimer pour de bon, j’ai compris que la communion de chaque jour impliquait la confession fréquente. Depuis, il ne se passe guère dix jours sans que j’apporte mes immondices à ce boueux des âmes : le prêtre, pour qu’il les assemble et les vide au cloaque. Plusieurs estiment que j’outrepasse le précepte et me considèrent comme un scrupuleux. C’est qu’ils ne me connaissent pas. Si je faisais devant eux mon examen de conscience, si je pouvais leur étaler mon être intime, ils constateraient quelles nuées couleur de fumier et de suie tentent, à toute heure, d’y éclipser le rayonnement de ce soleil interne : Jésus-Christ. Je n’ai aucun mérite à les dissiper par l’aveu de mes négligences, de mes manquements à la Loi divine et de mes offenses qui sont innombrables, puisque, avant d’avoir reçu, de bonne volonté, l’absolution, mon cœur est comprimé dans les mâchoires d’un étau, et que j’étouffe tant que les vapeurs malsaines voilent l’astre d’amour en moi.

Mais après le pardon, quand je me relève avec le ferme propos de me réformer, je goûte, en son amplitude, la parole de Notre-Seigneur : « Je vous donne la paix, je laisse en vous ma paix. »

Il me semble alors que, détestant mes fautes, je détache Jésus du gibet d’ignominie où je l’avais cloué, pour l’ensevelir dans le suaire de mon amour. Je baise, je trempe de mes larmes ses pieds sanglants ; je suis heureux de me déchirer les doigts en enlevant de son front la couronne d’épines. Je bois de la lumière à la plaie de son Cœur adorable. Et ce breuvage salubre me rend plus fort pour écarter l’enfer et ses fangeux traquenards…

Ensuite, l’atmosphère où évoluent mes sentiments et mes idées s’imprègne d’une clarté nouvelle. Les images merveilleuses qui s’y déploient symbolisent les vertus que je dois cultiver. Les unes, ce sont des anges aux ailes d’arc-en-ciel ; ils s’appellent Foi, Espérance, Charité. D’autres, ce sont des colombes poignardées dont la gorge candide se pare d’une petite croix vermeille ; elles s’appellent : Contrition, Humilité, Joie de souffrir comme Jésus, pour Jésus.

Parfois aussi, c’est le paysage, alentour, qui se transfigure parce que, comme l’a dit saint Jean de la Croix : « L’âme dont les sens sont purifiés et soumis à l’Esprit tire de toutes choses sensibles, même de leurs premières impressions, les délices d’une savoureuse présence de Dieu et d’une très suave contemplation. »

Je te décrirai un retour chez moi par une fin de journée, après une bonne confession… J’habitais un village à la lisière de grands bois où régnaient souverainement la solitude et le silence. Pour regagner mon logis, j’avais à traverser une futaie rocheuse où les vieux chênes trapus alternaient avec les pins élancés comme des flèches de cathédrales et avec ces peuplades frissonnantes que forment mes frères les bouleaux. La nuit commençante noyait de sombre azur les taillis et gagnait peu à peu les clairières où le sentier traçait une mince ligne blanche, de moins en moins distincte. La lune, à moitié de sa plénitude, montait lentement dans le ciel très pur et argentait, par places, les frondaisons immobiles. Qu’il était tiède, qu’il était calme, qu’il était recueilli ce beau soir d’été où toute la nature semblait en prière !…

J’avance sans me presser. J’écoute la forêt énorme respirer dans l’ombre avec douceur. Je me réjouis de sentir les lianes de mes sœurs les clématites sauvages qui retombent des branches basses pour me caresser la tête. Tout, jusqu’au parfum des résines, jusqu’au frôlement des fougères flexibles contre mes genoux me devient amical. Pardonné, je reçois cet enseignement que les effluves du Paraclet sanctifient la face de la terre et ne dédaignent même pas de pénétrer l’innocence du monde végétal.

Tandis qu’un hymne au Consolateur chantait en moi, je m’y absorbai si fort que je m’écartai du chemin sans m’en apercevoir. Je m’égarai parmi les fûts brillants de lune des bouleaux. Foulant la mousse, je descendis la pente d’une combe ; au fond, des blocs de grès rugueux s’amoncelaient pour former une sorte de caverne assez spacieuse. A cette heure, la cavité aurait dû être des plus obscures. Mais point : à mesure que j’approchais, je vis qu’il en sortait une clarté d’or fluide qui me parut tout à fait insolite. Je crus d’abord que c’était un jeu de lune aux interstices des pierres… Je dus rejeter l’explication, car l’astre ne pouvait émettre cette mystérieuse splendeur dont je n’avais jamais vu l’analogue. Et puis mon cœur brûlait comme il m’arrive chaque fois que le sentiment habituel de la présence divine se transforme en une ineffable sensation…

J’avançai encore en formulant, bouche close, des actes d’amour. Plus je les multipliais, plus la lumière croissait en éclat. Quand je fus à l’entrée de la grotte, je vis — de quel regard, je ne sais — l’Enfant-Jésus dans sa crèche. J’eus, en même temps, la notion que la sainte Vierge et saint Joseph se tenaient en oraison auprès de Lui. Mais je ne fis que les pressentir sans les distinguer…

L’Enfant me sourit. Et comme je tombais à genoux en m’écriant : — Mon Seigneur et mon Dieu ! il leva la main et traça sur moi le signe de la croix. Il me parut ensuite qu’il me disait ces mots : « Lapillus n’a pas craint les amertumes de la myrrhe ; il m’apporte l’encens ; je lui donnerai l’or[5]. »

[5] Lecteur, si tu es fâcheusement muni d’écus, ne vas pas te méprendre : le symbolisme mystique entend par la myrrhe, la souffrance, par l’encens, l’oraison, par l’or, l’amour de Dieu.

Je ne saurais décrire le flot d’amour qui me submergea l’âme : je vivais en Jésus, Jésus vivait moi… Ah ! les mots font défaut pour exprimer cette union totale avec le Bien-Aimé !…

Je dus rester longtemps fondu en mon Dieu, car lorsque je repris conscience des choses extérieures, la lune déclinait vers l’horizon occidental…

Ami, ne crois-tu pas que la confession fréquente qui procure de telles joies est une pratique qui vaut d’être observée ?

Note.

Il y a des gens qui non seulement ne se confessent pas souvent, mais qui, lorsqu’ils se résignent à prendre cette mesure d’hygiène, le font dans des sentiments assez… bizarres.

Un jeudi de semaine sainte, je sortais d’une église. Deux dames, issues d’un confessionnal et appartenant, je pense, à la bourgeoisie aisée, marchaient devant moi. Le portail franchi, elles se mirent à dialoguer d’une voix si perçante qu’il me fut impossible de ne pas entendre leurs propos.

L’une disait : — Tout de même, l’abbé X… est bien méticuleux. On dirait qu’il prend plaisir à vous troubler. Croiriez-vous qu’il m’a parlé de l’enfer !…

L’autre repartit : — Oh ! moi, vous savez, ce qu’il raconte, j’en prends et j’en laisse… Et puis, le diable, n’est-ce pas, c’était bon au Moyen Age !… (Sic).

Cet aphorisme, émis d’un ton de certitude des plus péremptoires, me cloua sur place. Mais il faut se méfier des écrivains : tout de suite, je ne pus m’empêcher d’extraire de ma poche mon carnet de notes et d’y inscrire, d’un crayon diligent, ce que je venais d’entendre. Tout d’abord, j’eus un mouvement de gaîté. Puis, réfléchissant, il me parut qu’une telle aberration ouvrait un jour un peu terrible sur l’état d’âme de celle qui s’y enlisait.

— Est-ce hérésie délibérée, me demandai-je, ou bien est-ce simplement ignorance ? Et, dans ce dernier cas, à qui la faute ?…

Il n’y a pas lieu de résoudre ici le problème. Seulement, je dois dire que cette phrase — textuellement cueillie au vol — m’induisit en déductions pénibles. Par un rapprochement d’idées très normal, je pensai aux âmes — assez nombreuses, m’ont dit plusieurs prêtres — qui font des confessions incomplètes. Ces aveugles ne se représentent sans doute pas le danger qu’ils courent. On devrait leur prescrire la méditation d’un certain livre qui les éclairerait, d’une manière complète, sur leur cas. C’est l’ouvrage du Père Zelle (S. J.). Il s’intitule : la Confession d’après les grands Maîtres[6].

[6] Un volume chez Beauchesne, 5e édition.

Je le découvris dans la bibliothèque d’un curé de village. Comme il gisait en un coin délaissé, sur la tablette la plus élevée, et qu’une notable couche de poussière veloutait sa reliure, je jugeai que l’ecclésiastique ne le consultait guère. Je lui demandai ce qu’il en pensait.

— Bah ! me dit-il, c’est un tissu d’exagérations fabriqué par un jésuite janséniste. Je ne m’en sers pas…

— Un jésuite janséniste, m’écriai-je, ce doit être un étrange phénomène !… Pour me renseigner plus à fond, je lus le livre.

Eh bien ! je ne sais si, par défaut de perspicacité, je me suis imbu de jansénisme, mais le volume me fut on ne peut plus salutaire. Les conseils et les avertissements qu’il donne m’ont édifié autant qu’instruit. Et j’ai saisi quel risque formidable encouraient ceux qui usent, d’un cœur réticent, du sacrement de pénitence.

Quand on songe que, gardant peut-être quelque péché ignoble sur la conscience, ils osent ensuite recevoir la sainte Eucharistie, on ne peut que les classer parmi les disciples de ce moine défroqué qui, sous la Révolution, consacrait des hosties et les jetait aussitôt dans l’auge de ses cochons.

Au surplus, l’auteur ne se borne pas à signaler la plaie purulente. Il apporte, à l’appui de ses dires les témoignages de plusieurs saints touchant les conséquences de ce sacrilège. En voici deux.

D’abord saint Benoît Labre. « Le saint mendiant était venu à Fabriano. Il fut prié de visiter une pieuse famille dont il partagea le modeste repas. A table, comme on vint à parler de la confession, Benoît raconta qu’une nuit, il avait vu, en un songe mystique, trois processions de pénitents. La première, se composant de personnages habillés de blanc, était peu nombreuse ; ceux qui formaient la seconde portaient des habits rouges et leurs files étaient assez longues ; la troisième semblait innombrable et la multitude qui s’y pressait portait des habits lugubres et noirs.

« Je demandai, ajouta le Saint, la signification de cette diversité de couleurs et de nombre. Il me fut répondu que la procession en habits blancs se composait de ceux qui, ayant la conscience purifiée de tout péché, montaient au ciel aussitôt après leur mort. La deuxième était formée des âmes qui se rendaient en purgatoire pour achever de satisfaire à la justice divine. La troisième comprenait les malheureux pécheurs qui courent vers l’abîme… Oh ! toutes ces âmes que j’ai vues précipitées aux gouffres éternels par le mépris de la confession ou par des confessions incomplètes et sacrilèges ! Elles tombent dans l’enfer aussi pressées que les flocons de neige pendant l’hiver !… »

Maintenant sainte Térèse. « Dans l’ouvrage du P. Segneri, dont le titre est : l’Instruction du Pénitent, — écrit le P. Zelle, — on trouve ces remarquables paroles :

« Il est certain que sainte Térèse avait coutume de dire que l’enfer se remplissait continuellement par les confessions sacrilèges. Écrivant un jour à un prédicateur, elle lui donnait cet avis : — Mon Père, prêchez contre les confessions mal faites, parce que le démon n’a pas de piège avec lequel il prenne tant d’âmes que celui-là…

« Ici je ne veux pas dissimuler que cette affirmation de la Sainte, toujours si raisonnable et mesurée, me causa d’abord quelque étonnement. Mais ensuite, la longue expérience que j’ai acquise dans les missions, où l’on traite avec toutes sortes de personnes, m’a fait connaître avec évidence que la Sainte n’avait rien exagéré. Beaucoup de pécheurs se rassurent parce qu’ils se sont confessés souvent et ils ne considèrent pas que, peut-être, ils ne se sont jamais bien confessés. Sous ce prétexte trompeur ils marchent à leur perte… »

Grâce à Dieu les bons prêtres zélés pour obtenir de leurs pénitents des aveux intégraux ne manquent pas. Mais c’est parfois le troupeau des soi-disant fidèles qui regimbe.

Un ami me racontait : «  — Je suivais un Carême prêché par un Capucin dans l’une des plus grandes paroisses de Paris. Ce religieux, peu enclin aux homélies sirupeuses, consacra ses trois premiers sermons à l’enfer. Et je vous prie de croire qu’il nous fit comprendre que nous avions beaucoup à nous réformer pour y échapper. Après le troisième sermon, j’allai à la sacristie saluer le curé, prêtre excellent qui voulait bien m’honorer de son amitié. Je ne pus m’empêcher de lui dire que le prédicateur m’avait fait grand bien en m’avertissant du risque effroyable que je courrais par des confessions incomplètes.

« Le curé m’écouta en souriant d’un air mélancolique.

«  — Eh bien, me répondit-il, tout le monde ne partage pas votre sentiment. Je viens de recevoir une délégation de dames qui, se disant les fondées de pouvoir d’un certain nombre d’auditrices, me firent entendre que le bon Père les offensait en leur parlant de l’enfer avec tant d’insistance.

« Elles ont ajouté que s’il continuait, elles déserteraient l’église… »

Il ne fit pas de commentaires. Mais il leva les bras au ciel en murmurant : «  — Quelle pitié ! »

Ces dames, si sûres de leur sainteté, devaient appartenir à l’école du Pharisien dont il est parlé dans l’Évangile selon saint Luc, au chapitre XVIII : « Le pharisien, se tenant debout, priait ainsi : — Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes et adultères. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède… »

Cet homme était fort content de lui-même. Mais voici que Notre-Seigneur déclare : « Je vous dis qu’il ne s’en alla pas chez lui justifié… »

LETTRE V
UNE AME DU PURGATOIRE

A la fin de 1914, au front, un sergent de la ligne me fit une confidence émouvante. Il appartenait à une division de l’armée Franchet d’Esperey. Atteint de bronchite légère, nous l’avions gardé une semaine à l’ambulance, le médecin-chef n’ayant pas jugé que son cas fût assez grave pour motiver son évacuation sur l’arrière.

A cette époque, les circonstances le permettant, je pouvais assister presque tous les matins à la messe d’un de nos prêtres-ambulanciers, engagé volontaire malgré sa santé fragile. Dès qu’il fut mieux, le sergent y vint aussi. Il montrait beaucoup de recueillement, mais je remarquai qu’il ne communiait pas.

C’était un jeune homme de haute taille, blond, aux yeux d’un bleu très pâle où flottait constamment un rêve triste. Par la suite, j’appris qu’avant la guerre, il était employé de commerce.

Tant que nous eûmes à le soigner, j’échangeais parfois une ou deux phrases insignifiantes avec lui. Mais, d’ordinaire, il parlait fort peu, se tenait à l’écart et semblait s’absorber dans un cycle de pensées solitaires qu’à l’expression de sa physionomie on pouvait conjecturer moroses.

Cependant, le jour où, tout à fait remis, il fut désigné pour rejoindre, le lendemain, son régiment dans la tranchée, il m’aborda, après la soupe de dix heures, et me demanda de lui fixer un rendez-vous.

— J’ai un conseil à vous demander, ajouta-t-il.

Pris par cent besognes, toutes urgentes, je ne lui avais, jusqu’alors, guère donné d’attention. Cette fois, à l’envisager, je le vis si sombre que je pressentis une âme en détresse. Aussi, je lui indiquai quatre heures de l’après-midi — moment où je disposais de quelque loisir — et je lui fixai l’endroit de notre rencontre : une passerelle jetée sur une petite rivière par nos sapeurs du génie et qui bientôt allait couler rouge de sang.

Cette requête ne m’avait pas beaucoup surpris. Je l’ai dit ailleurs : il y a quinze ans qu’il m’arrive, d’une façon assez fréquente, d’être consulté, sous forme épistolaire ou de vive voix, par des gens qui estiment que l’expérience d’un homme qui connut le diable avant de connaître Dieu leur peut être utile[7].

[7] Quelques-uns me reprocheront de mentionner le fait. Mais ce n’est pas de ma faute si Dieu daigne parfois employer « l’ouvrier de la onzième heure » à repêcher des âmes qui se noyaient dans la désespérance ou à les éclairer en posant un lampion sur leur route obscure ? Au surplus, les prêtres évangéliques à qui j’amène des pécheurs repentants m’en savent gré et prient pour moi. Cela me suffit.

A l’heure dite, je joignis le sergent… Tandis que j’écris ces lignes, le paysage autour de notre colloque me revient avec une netteté totale. Le village ruiné où nous cantonnions accumulait ses décombres à mi-hauteur d’une colline crayeuse, divisée en vergers dont les arbres fruitiers avaient été en majorité rasés par les obus. Au pied, une plaine ondulée qui fut un vignoble, mais où il ne restait que des échalas rompus et des débris arrachés de sarments noirâtres.

Le rû traînait ses eaux paresseuses entre des berges abruptes, semées d’orties et feutrées d’herbe sèche. La passerelle, construite de sapins encore verts, craquait avec une insistante assez agaçante. Par hasard, il ne pleuvait pas, quoique de gros nuages plombés, voguant bas dans le ciel, nous promissent un déluge pour la soirée. Mais, à l’occident, une éclaircie découpait un lac couleur de safran, de rose fanée et d’aigue-marine trouble où le pâle soleil de décembre s’enfonçait peu à peu. Il faisait très calme, car, depuis midi, les batteries allemandes et les nôtres s’abstenaient de rugir.


Le sergent Louis Z. ne prit aucune précaution oratoire pour entrer en matière. Tout de suite il commença :

— Je vous ai observé ces jours-ci et, je ne sais pourquoi, ni comment, il m’a semblé que je pouvais me confier à vous.

— J’ignore si je serai à même de vous être auxiliateur, répondis-je ; mais ce que je puis vous garantir, c’est mon attention toute fraternelle.

— Merci, j’y compte, reprit-il. Je n’hésiterai donc pas à vous relater une période de mon existence dont j’ai honte et regret. Une mort soudaine nous menace tous les jours : je ne veux pas l’affronter avec ce fardeau sur la conscience. D’ailleurs, le remords me harcèle et il s’y ajoute un fait étrange, qui s’est produit récemment, et qui me bouleverse l’esprit. Je vais tout vous dire…

Parlant de la sorte, il s’efforçait de rester maître de soi. Mais je voyais bien qu’une émotion violente lui étreignait l’âme et qu’il avait autant besoin de s’en libérer qu’un diphtérique d’expulser les fausses membranes qui lui obstruent l’arrière-bouche.

Il continua :

— J’avais vingt-trois ans ; j’étais au régiment et, dans la ville où nous tenions garnison, j’ai séduit une ouvrière de dix-huit ans dont la fine beauté avait éveillé ma sensualité volontiers conquérante. J’indique, en passant, que je n’avais pas été formé à éprouver des scrupules à cet égard.

J’eus quelque peine à obtenir que Marthe me cédât. Elle avait, en même temps que de la vertu naturelle, des sentiments religieux qui, jusqu’à moi, l’avaient gardée intacte dans le milieu anormal où elle était née. C’était sa seule défense, car sa mère était morte en la mettant au monde. Il ne lui restait qu’un père ivrogne qui ne s’occupait d’elle que pour l’injurier et, souvent, pour lui ravir le salaire dérisoire qu’elle gagnait dans une passementerie. Je la poursuivis de lettres si passionnées, je montai si obstinément la garde sous sa fenêtre, je l’étourdis, quand elle se rendait à son atelier, de propos si captieux, qu’elle finit par faiblir et me laissa voir qu’elle s’éprenait de moi… Enfin, sur l’engagement que je pris — sans aucune intention de le tenir — de l’épouser quelque jour, elle devint ma maîtresse.

Mon temps de service terminé, je l’emmenai à Paris, où je trouvai assez rapidement un emploi. Nous vécûmes ensemble au grand dépit de ma famille qui avait négocié, à mon insu, mon mariage avec la fille d’un quincaillier en gros, commandité par mon père. Cette jeune personne était rousse, un peu bossue et douée d’un caractère des plus grincheux. Mais on lui attribuait une dot imposante, ce qui, aux yeux des miens, compensait largement ses imperfections physiques et morales. Vexé qu’on eût disposé de moi comme d’un effet fin-courant, sans me consulter, je refusai net de consentir à cette union. Mes parents, outrés de ma dérobade, non seulement flétrirent mon manque de sens pratique, mais m’obsédèrent de lamentations aigres-douces. Chaque fois que j’allais les voir, c’étaient des querelles et des reproches opiniâtres. Cela devint tellement insupportable, que je rompis tous rapports avec eux.

Si j’avais éprouvé pour Marthe l’affection qu’elle méritait par sa tendresse, son intelligence, sa conduite irréprochable et le dévouement qu’elle me témoignait sans mesure, cette brouille m’aurait attaché à elle davantage. Mon devoir — je le comprends aujourd’hui — était de l’épouser comme je le lui avais promis. Je ne pus m’y résoudre. Une sotte vanité me retenait. Je faisais semblant de ne pas entendre les timides allusions qu’elle risqua quelquefois. Mais un jour où elle avait montré plus d’insistance, je lui répondis durement : « Tu n’avais qu’à me résister, tu serais peut-être maintenant ma femme. » Elle se tut ; et je feignis de ne pas remarquer son chagrin silencieux.

De fait, je n’envisageais notre liaison que comme une aventure passagère. Je m’estimais beaucoup trop « distingué » pour régulariser ma situation vis-à-vis « d’une fille du peuple ». Le second à la ganterie que j’étais devenu visait quelque chose de plus reluisant. Et qui sait si, un jour ou l’autre, je n’aurais pas, de moi-même, renoué les projets familiaux avec la roussote de la quincaillerie ? Quand l’amour de l’argent nous empoigne, nous devenons capables de bien des saletés !…

Quoi qu’il en soit, bêtement, honteusement, je méprisais Marthe. Je ne distinguais pas les qualités qui faisaient de cette plébéienne une femme exquise, fort supérieure à la moyenne des jeunes bourgeoises que j’avais eu l’occasion de rencontrer. Mais — je m’en rends compte, hélas ! trop tard — les sentiments que Marthe m’inspirait étaient de l’ordre le plus vulgaire et le plus chiennement brutal… Ah ! je ne me cherche pas d’excuses : je me conduisis envers elle comme un de ces malotrus qui, tant que dure l’effervescence de leur instinct, ne tiennent la femme que pour un instrument de plaisir. Puis on le jette là dès que la satiété est venue, dès que le jouet se détériore ou dès qu’un caprice voluptueux vous sollicite vers une autre.

Ce fut ce qui m’advint. Une gourgandine de café-concert me capta. Dès lors, je fis souffrir Marthe de toutes les façons ; je lui manifestai bassement que j’étais repu d’elle. Bref, je fus le mufle intégral.

Calculant que mes procédés finiraient par la révolter, qu’elle me prendrait en aversion et qu’il s’ensuivrait une rupture à l’amiable, sans disputes ni récriminations, je me mis à découcher avec persévérance… Elle pleura beaucoup, mais ne se plaignit pas. J’agis alors d’une manière encore plus vile. Un de mes camarades de comptoir ne dissimulait pas trop son goût pour Marthe. Je lui insinuai, à mots couverts, qu’il me rendrait service s’il parvenait à me débarrasser d’elle. J’espérais que ma compagne — que je jugeais à ma mesure — tomberait dans le piège et me fournirait ainsi un prétexte plausible pour la quitter.

Là, je fus désappointé. Marthe, par sa froideur méprisante, découragea le bellâtre. Elle était affreusement malheureuse et elle maigrissait à vue d’œil.

Moi, brute que j’étais, je bafouai avec cruauté son étiolement, comme si je n’en avais pas été la cause ! Et cependant, douce et plus que jamais fidèle, la pauvre fille s’efforçait de me cacher sa peine. Sa patience m’exaspéra. Le silencieux reproche qu’elle impliquait me semblait un outrage. Je devins de plus en plus malveillant. La moindre vétille me fut un motif de torturer ma victime. Surtout, je haïssais le regard de ses grands yeux tristes… Oh ! quel dégoût de moi-même m’empoigne quand ma conduite de ce temps-là me revient à la mémoire pour me corroder le cœur !…

Il eut un sanglot et se cacha la figure dans les mains.

Or il fallait que l’abcès fût vidé à fond.

— Continuez, dis-je, d’un ton bref, votre souffrance est nécessaire…

Il obéit :

— Jusqu’au moment où je la trompai, sachant que, malgré la faute où je l’avais entraînée, elle était restée pieuse et espérait en Dieu, je ne l’avais jamais empêchée de se rendre à l’église. Quoique peu instruit de la religion et m’abstenant de toute pratique depuis l’âge de quatorze ans, je respectais son recueillement lorsque je la voyais prier.

Mais une fois décidé à la froisser sur tous les points, de plus en plus affolé par la gueuse qui m’avait conquis, je me mis à la poursuivre de sarcasmes d’où suintait le plus grossier anticléricalisme. Chose bizarre, l’évidence de sa foi dans la miséricorde divine suscitait en moi des mouvements de fureur d’une âcreté tout à fait diabolique… C’est extraordinaire, n’est-ce pas ?

— Nullement, répondis-je, c’est un fait commun… Poursuivez.

— Nos relations en étaient là lorsque, un soir, je rentrai tout étourdi de boisson, à la suite d’une orgie avec ma nouvelle maîtresse. Je trouvai Marthe à genoux devant son Crucifix. Rien que son attitude me mit hors de moi. Aussitôt, une rage indicible me saisit. Je m’approchai d’elle, crachant des blasphèmes, et je la bousculai à plusieurs reprises. Puis, comme lui meurtrissant les bras, j’allais sans doute la renverser, elle me cria : « Prends garde, Louis, je suis enceinte !… »

Ébahi, je la lâchai… Soudain, je fus dégrisé. La voyant défaillir, je la relevai, je la posai sur le lit et je me mis à arpenter la chambre de long en large, ne sachant que résoudre.

D’abord, je me sentis confus d’avoir abusé de ma force contre la pauvre fille. Je m’en repentais ; je voulais lui demander pardon… Mais presque tout de suite, une vague d’égoïsme balaya ce bon sentiment. Positivement, il me sembla qu’une voix amèrement railleuse formulait en moi ces phrases : — Ah ! çà, vas-tu faire le jobard et te laisser prendre à ces simagrées dévotieuses ? Quoi donc ! n’est-ce pas assez de traîner, comme un boulet, cette créature que tu n’aimes plus ? Faudra-t-il encore que tu assumes la charge de ce mioche… hypothétique ?

Mais une autre voix chuchotait au plus profond de mon être : — Aie pitié d’elle, aie pitié de ton enfant, aie pitié de toi-même !…

Pendant quelques minutes, je m’attendris. Je fus sur le point d’aller vers Marthe, et de lui promettre que, bientôt, nous serions mari et femme pour élever l’enfant et vivre une vie nouvelle.

Sous l’influence de cette pensée, je m’approchai du chevet… Marthe s’était assoupie. Mais sa souffrance persistait dans le sommeil. De grosses larmes filtraient entre ses cils et glissaient lentement sur ses joues. Ses lèvres remuaient. Je me penchai sur elle et je l’entendis murmurer : Cœur sacré de Jésus, ayez pitié de nous ! Pardonnez à Louis !… Pardonnez-moi !…

Ainsi, broyée, outragée à la dernière limite, elle priait pour moi !…

Ah ! j’aurais dû tomber à genoux, la prendre dans mes bras et la consoler… Au contraire, mon courroux se ralluma. Je ne sais quelle impulsion mauvaise m’écarta du lit. Des sentiments ignobles m’empoisonnèrent l’âme. Je me dis : Bah ! tout cela, c’est un de ces incidents qui arrivent tous les jours ; il ne faut pas m’en exagérer la gravité. Raisonnons froidement. Il y a un fait : je n’aime plus Marthe et sa seule présence m’horripile. Peut-être qu’elle m’aime encore. Mais qu’y puis-je ? Dois-je entraver un avenir qui se promet brillant à cause d’une femme qui, après tout, ne me résista pas ?… Si je la quitte, elle m’oubliera ; elle en prendra un autre… Ou si, par grand hasard, elle reste seule, eh bien ! je lui enverrai de l’argent mais sans lui écrire… Ah ! diable, et l’enfant ?

Sur cette dernière question, malgré mon endurcissement, j’hésitai. J’avais beau me raidir, je sentis que j’allais m’émouvoir. Je balançai quelque peu.

La voix salutaire me disait : Songe à la douceur sacrée d’être père, aie pitié de cette innocence qui a des droits sur toi !…

Mais la voix néfaste étouffait cet avertissement : Allons donc, ne te laisse pas efféminer par un sentimentalisme absurde… L’enfant, Marthe le mettra en nourrice. Elle pourra le faire, puisque tu comptes lui octroyer une pension, — bien que tu ne lui doives rien. Ce ne sera qu’un bâtard de plus. Il n’en manque pas dans le monde, et ils se firent d’affaire !…

A ce coup, ma résolution fut prise. Sans, tout de même, oser regarder du côté du lit, je fis un paquet de mes objets de toilette ; je plaçai quelques billets de banque sur la table de nuit avec une feuille où j’avais écrit ces mots : « Je m’en vais et je ne reviendrai plus. Tous les mois, tu recevras une certaine somme. N’essaie pas de renouer ; c’est bien fini nous deux. »

Marthe dormait. Je sortis sur la pointe des pieds et je courus chez ma chanteuse. Je la réveillai pour lui apprendre la rupture et que nous allions vivre ensemble.

— Chic ! dit-elle en battant des mains, on va rigoler !

Je fis chorus à son allégresse. Je me croyais très heureux de ma libération. Et pourtant, une fois au lit, je ne pus m’endormir. Je ne sais quelles plaintes, pareilles à celles d’une brebis qu’on égorge, résonnaient, me semblait-il, à travers la chambre. Je tremblais comme si je venais de commettre un meurtre !… Cela se passait quatre mois avant la guerre…

Je vécus donc — assez salement — avec ma piailleuse alcoolique et dépravée. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à son contact, je m’avilis fort. Au bout de deux ou trois semaines, je m’étais tellement abruti que je ne sentais même plus ma conscience me lanciner au sujet de Marthe abandonnée. Elle avait refusé l’argent que j’avais voulu lui faire parvenir par un vague homme d’affaires et elle m’avait renvoyé les billets que je lui avais laissés. J’appris qu’elle était rentrée dans la passementerie et qu’elle travaillait durement pour gagner son pain. Jamais elle ne m’écrivit ni ne tenta de me revoir, et j’en conclus qu’elle s’était résignée…

Or, un matin de juillet, un prêtre vint me demander au magasin. Intrigué, car je n’avais aucune relation dans le clergé, je me hâtai de le rejoindre sur le trottoir où il m’attendait. C’était un homme d’une quarantaine d’années, le visage très austère mais très doux. Tandis que je le saluais, les yeux pleins d’interrogations, je remarquai qu’il m’observait avec une expression de sévérité triste qui me déconcerta.

— Monsieur, me dit-il, j’ai une mission à remplir auprès de vous. Je viens de la part de mademoiselle Marthe X.

Fort surpris de cette intervention d’un ecclésiastique dans une affaire qui, pensais-je, ne relevait guère de sa compétence, je ne savais que répondre. Je ne pus que balbutier niaisement :

— Ah !… Et comment va-t-elle ?

— Monsieur, à la suite d’une chute dans son escalier, résultant d’une grande faiblesse due à une alimentation insuffisante, elle est morte cette nuit, en mettant au monde un enfant qui, venu avant terme, n’a pas vécu.

Cette nouvelle m’étourdit comme un coup de casse-tête. J’eus un éblouissement. Mes jambes pliaient et je fus obligé de m’appuyer au mur.

— Vous vous trouvez mal ? demanda le prêtre ; désirez-vous du secours ?

Mais, par crainte d’assembler les passants, je m’étais déjà ressaisi. Je compris que cet homme savait tout et que, malgré sa charité sacerdotale, il me méprisait — avec combien de raison !

Je me passai la main sur le front : — Et… et… repris-je, qu’est-ce que je dois faire ?…

— Ce que vous dictera votre conscience, déclara le prêtre, sans se départir de cette réserve glacée qui me causait un malaise indicible : Mlle Marthe m’a seulement chargé de vous faire savoir qu’elle vous pardonnait du fond du cœur votre conduite à son égard et que, là où Dieu la mettrait, elle prierait pour vous. J’ajoute, de mon chef, qu’elle a reçu les sacrements de pénitence et d’extrême-onction. Appelé auprès d’elle, sur sa demande, son repentir et son ardente confiance dans la miséricorde divine m’ont édifié.

Il ne me dit rien de plus mais demeura quelques instants à me fixer d’un regard moins réprobateur et où, cette fois, il me sembla lire de la pitié. Il paraissait attendre quelque chose de moi. Mais j’étais trop bouleversé pour rassembler mes idées en déroute. Je gardai le silence, me tordant les mains d’une façon machinale, et respirant avec peine tant j’avais le cœur serré.

Voyant que je continuais à me taire, il me tendit sa carte et, après m’avoir salué, s’éloigna sans que je trouvasse la force de le retenir pour lui demander d’autres détails — ou lui crier le remords qui soudain me déchirait l’âme. J’étais comme pétrifié de douleur.

Quand il fut loin, je lus ce qu’il y avait sur la carte, ceci : l’abbé N., vicaire à l’église Saint-A… Plus bas, son adresse personnelle et ces mots tracés au crayon : Memento, soror beatæ Magdalenæ pro te orat… Je la serrai dans mon portefeuille ; la voici…

Je rentrai, tout hébété, au magasin. Je me dis souffrant, — ce qui n’était pas un mensonge, car ma pâleur effraya tout le monde, — et je demandai un congé pour la journée… Pendant que je me dirigeais vers mon logement, j’allais d’abord comme un automate, cloué sur cette pensée : — Marthe est morte et c’est moi qui l’ai tuée… Je suis un immonde individu… Il faut que j’expie… Il faut… il faut que je prie pour obtenir mon pardon…

Je suis incapable de vous expliquer comment il se fit que cette résolution s’imposa à moi avec une sorte de douceur impérieuse. Elle scintillait en moi, si je puis dire, comme une petite étoile dans les ténèbres écrasantes où je me sentais plongé.

Ensuite, je décidai de fuir, sans perdre une heure, l’odieuse cabotine qui m’avait enclos dans la porcherie de ses pratiques luxurieuses. Je sentais tout lien coupé entre nous.

Arrivé à notre appartement, je constatai, avec joie, qu’elle était absente. La concierge, interrogée, me dit d’un ton goguenard qu’elle venait de partir « avec un monsieur » et qu’ils semblaient des mieux ensemble. Mais maintenant, cela m’était bien égal. Je rassemblai mes effets, je les descendis sans laisser même un mot d’explication. Je remis la clef à la concierge, la chargeant d’informer « Madame » que je m’en allais et que je ne reviendrais plus. Puis je pris un taxi et je me fis conduire à un hôtel, très loin…

Après, je me suis réconcilié avec mes parents. Je prenais mes repas à leur table et je passais toutes mes heures de liberté chez eux, quand la guerre éclata…

Il s’interrompit. — La nuit venait rapidement. Le crépuscule farouche qui, depuis le coucher du soleil, ensanglantait l’horizon, s’effaçait peu à peu. Dans l’ombre envahissante je ne distinguais plus la figure de Louis. Les artilleries avaient rouvert le feu et leur tonnerre grondait avec un tel fracas qu’il devenait difficile de s’entendre.

— Rentrons au cantonnement, dis-je, je vais vous mener à la cave où mes camarades m’ont installé une couchette. En fermant la porte, nous serons un peu préservés du tapage de cette canonnade. Comme personne ne viendra nous déranger, vous pourrez terminer votre récit à loisir.

Le sergent me suivit sans faire d’objections. Entrés dans ma taupinière, j’allumai la lanterne dont je me servais pour éclairer nos mouvements lorsque, vers minuit, les fourgons sanitaires nous amenaient des blessés qu’on pansait à la hâte avant de les diriger sur la gare d’évacuation. Puis je fis asseoir Louis à côté de moi, sur le tas de paille humide qui me servait de lit, et je l’invitai à reprendre sa confidence. Je sentais que je n’avais pas à lui dire mon opinion tant qu’il ne se serait pas complètement — délivré.

Il reprit : — La ferveur patriotique, le tumulte de la mobilisation, les milles préoccupations de l’entrée en campagne, les devoirs absorbants où m’obligeait mon grade ne me permirent pas souvent de me replier sur moi-même. En somme, cette diversion me fut salutaire, car si j’étais resté en tête-à-tête avec mon remords, je ne sais ce qu’il serait advenu de moi… Cependant la pensée du crime dont je m’étais rendu coupable ne m’avait pas quittée. Elle me revenait à l’improviste pendant les marches et les combats. Et c’était comme une tenaille qui me broyait le cœur. Autour de moi, l’on remarquait ma tristesse continuelle. Mais beaucoup étant, pour diverses causes, peu portés à l’allégresse, on admettait que je me tinsse à l’écart des godailles par quoi quelques-uns de mes collègues sous-officiers essayaient de réagir contre le sentiment d’insécurité où nous vivions.

Je n’ai pas à vous raconter le commencement de la guerre. Mon régiment faisait partie de l’armée Lanrezac. Nous sommes entrés en Belgique. Nous avons été battus et horriblement décimés sur la Sambre, non loin de Charleroi. Durant cette lutte acharnée, une idée fixe me tenait qui se formulait ainsi : — Mon Dieu, faites-moi la faveur qu’une balle me tue ; je suis trop malheureux !…

Je vous la rapporte pour bien vous spécifier qu’à cette époque, mes regrets ne m’incitaient pas encore à établir une relation entre les peines subies par celle que j’avais martyrisée et mon propre tourment. Voici le fait mystérieux qui m’éclaira sur ce point…

Ici, il s’arrêta. Une émotion insolite le faisait frémir. Il y avait de la crainte dans l’expression de son regard, mais aussi, tout au fond, de l’espérance. A la lueur vacillante de la lanterne, je suivais, avec sollicitude, l’alternance de ces sentiments sur sa physionomie, tantôt toute peureuse, tantôt comme illuminée par un rayon venu du dedans.

— Courage, dis-je enfin en lui serrant la main, allez jusqu’au bout, vous verrez qu’ensuite vous vous trouverez soulagé.

Ce témoignage d’intérêt lui fit du bien. Il releva la tête, qu’il avait peu à peu inclinée presque jusqu’à ses genoux, et continua :

— A la fin de notre retraite vers la Marne, je fus détaché au dépôt pour y instruire des réservistes. Là, n’étant plus dans l’angoisse de la bataille, j’eus du temps pour réfléchir. Je pensai, de nouveau, beaucoup à Marthe. Je récapitulais nos années de vie commune. Je me rappelais certaines de ses phrases, certaines de ses actions qui prouvaient quelle âme d’élite j’avais méconnue. Ces souvenirs me lacéraient et je pleurais dès que je me trouvais seul. Alors, presque sans que je m’en sois aperçu, comme si une force occulte, vigilante en moi, m’y déterminait, je me mis à prier, non seulement pour moi-même, mais aussi pour Marthe, nous unissant, d’une façon continuelle, dans mes implorations. Cette pratique quasi involontaire me procurait du calme et lénifiait l’amertume de mes remords. Cependant je sentais, au plus intime de mon être, que cela n’était pas suffisant et qu’un obstacle barrait la route, entre Dieu et moi, qui empêchait mes prières d’être pleinement accueillies.

Ouvrir la barrière n’était pas difficile, d’autant que les enseignements du catéchisme — oubliés depuis si longtemps — me revenaient à la mémoire avec une précision étonnante.

— Il faut aller au confesseur, me dis-je ; il m’entendra et m’absoudra peut-être.

Tout de suite, je pensai à l’abbé N… Je retrouvai sa carte et, comme nous étions à proximité de Paris, je comptais obtenir facilement une permission qui me permettrait de déposer à ses pieds le fardeau de mes fautes. Je fis ma demande, mais je fus déçu : nous devions partir incessamment pour le front. Le capitaine, chef du dépôt, m’expliqua que nul ne pouvait s’absenter, même pour quelques heures, parce que l’ordre de départ viendrait d’une minute à l’autre.

Pas plus tard que le lendemain, l’ordre arriva. Sous la direction d’un lieutenant, je conduisis du renfort, destiné à combler un vide dans mon régiment actuel. Nous fûmes bientôt à notre poste, puisque, comme vous le savez, notre division s’étendait alors, au demi-repos, entre Saint-Souplet et Lizy-sur-Ourcq.

Le délai, avant notre entrée en ligne, se prolongea. Rien ne m’empêchait donc de me confesser, les prêtres — aumôniers volontaires ou autres — ne manquant point parmi nous. Mais voilà que je me pris à atermoyer. Imbu d’une répugnance bizarre, je remettais de jour en jour. Je me sentais tenté d’écarter le souvenir de la morte. De misérables excuses à ma conduite barbare envers elle s’esquissaient en moi et je ne les accueillais pas sans complaisance. La voix intérieure — si discrète mais si persuasive — qui me conseillait de passer outre à ces velléités d’éluder mon devoir de rachat, me devenait importune. Bref, je balançais entre le pour et le contre avec tendance à demeurer inerte. Il en résulta que je vivais dans le trouble et l’inquiétude[8].

[8] Les catholiques de naissance et de pratique ont parfois quelque peine à concevoir que les touches de la Grâce illuminante soient ainsi tenues en échec par la force mauvaise « qui toujours veille ». En 1914, lorsque je publiai Quand l’Esprit souffle, où l’on trouve le récit de cas analogues, quelques-uns m’écrivirent pour me demander si « réellement » ces vicissitudes d’une conscience en voie de rénovation se produisaient telles que je les décrivais. Je m’empressai de leur répondre que je les rapportais selon l’exactitude la plus entière. Ah ! une conversion, c’est une rude bataille parmi de terribles souffrances ! Qu’on n’oublie pas non plus que ces luttes prouvent le libre arbitre et qu’il n’y a pas de contrition parfaite qui n’ait pour préface ce duel tragique entre le Bien et le Mal dans l’âme d’un grand pécheur repentant. Mais il est assez compréhensible que ceux qui reçurent la faveur de rester fidèles à Dieu aient quelque peine à réaliser l’état d’une âme écartelée de la sorte.

Un soir — je me rappelle la date, c’était le 8 décembre — je me couchai encore plus anxieux que de coutume. J’avais voulu prier mais, dès que j’essayai de me recueillir, mon attention se dispersa parmi des niaiseries sans aucun rapport avec mon désir. Les phrases liturgiques que je bredouillais m’étaient insipides. Elles me semblaient des formules privées de sens et je les répétais avec impatience et mauvaise humeur. Me sentant totalement aride, je finis par y renoncer et, m’enveloppant dans ma couverture, je m’étendis sur la paillasse, à même le carreau, qu’on m’avait désignée. Longtemps je me tournai et me retournai, en proie à une agitation pénible du corps et de l’esprit. Cependant, à la longue, le sommeil vint.

Je dormais, je crois, depuis assez longtemps quand je fis un rêve. Mais était-ce un rêve ?… Il me parut que je m’éveillais avec la sensation d’une présence à côté de moi. C’était comme si quelqu’un se tenait à mon chevet et me regardait avec insistance. Ma première idée fut que l’un des trois sous-officiers qui partageaient ma chambre était indisposé et s’était levé pour me demander de l’aide. Mais non, la demi-clarté, qui entrait par la fenêtre dépourvue de rideaux, me permettait de distinguer leurs corps étendus. Aucun n’avait bougé. A leur respiration forte et régulière, je constatai qu’ils dormaient profondément.

Et pourtant, je ne pouvais pas douter qu’un être invisible fût là, tout près de moi, comme en attente. Qu’attendait-il ?

Je l’ignorais, mais j’éprouvais de la douceur à le sentir si proche ; j’avais une intuition nette qu’il ne m’était pas hostile et qu’au contraire quelque chose comme un courant de tendresse mélancolique s’établissait de lui à moi… Je décris mal cet incident si étrange, mais c’est tellement difficile à exprimer !…

— Ne vous préoccupez pas de chercher vos mots, dis-je, racontez seulement comme cela vous vient et en toute simplicité.

Bientôt, poursuivit le sergent, l’être prit une forme. Je le perçus enveloppé d’une lumière assez faible qui se drapait autour de lui en une sorte de tunique vaporeuse aux reflets ondoyants et comme empourprés par un foyer intérieur. Lui-même, je le voyais, pour ainsi dire, en transparence.

Puis je me rendis compte que c’était une femme et enfin, les traits de son visage se précisant, je reconnus Marthe !

Impulsivement, j’essayai de lui tendre les bras et de crier son nom. Impossible : mes membres étaient comme cloués au grabat et je ne parvenais pas à remuer la langue. Cependant, je n’éprouvai pas de crainte : le courant de tendresse, si pur et si mêlé de pitié infinie, qui venait de Marthe à moi, croissait en intensité et m’inondait l’âme : ah ! je sentais combien elle m’avait pardonné !…

Maintenant, il me semblait qu’elle était, à la fois, à côté de moi, en moi et, détail inexplicable, loin de moi — à une distance effrayante. C’est ainsi…

Ensuite, sous son influence, une envie véhémente me fit battre le cœur : celle d’aimer Dieu autant que je sentais qu’elle l’aimait et de me rapprocher de Lui. Mais alors mon âme, lourde de péchés, pesa d’un tel poids dans mon corps que je compris qu’il ne fallait pas songer à suivre l’apparition là d’où elle venait. J’en souffris horriblement : c’était comme si un feu infernal m’avait calciné jusqu’aux os, m’imprégnant de désespoir. A cette minute, j’éprouvai un repentir violent d’avoir différé ma confession. Car je compris que c’était ma négligence qui m’empêchait de rejoindre Marthe…

Mentalement, je la suppliai de me secourir. Elle me répondit — oh ! pas des lèvres : je sentis sa pensée descendre en moi comme une eau dans un creux. Elle dit : — Viens à mon aide comme je suis venue à la tienne. Nous souffrons du même péché ; tu peux nous délivrer. Fais ce qu’il faut…

Elle n’ajouta rien. Je la contemplais éperdûment. Tantôt, ses yeux se fixaient sur moi et me versaient une flamme aussi intense que celle qui me dévorait auparavant — mais cette fois, purificatrice, génératrice d’espoir. J’avais alors l’impression d’être en combustion dans le même foyer que Marthe. Tantôt ses regards se tournaient vers le ciel et rayonnaient d’une foi sans bornes. Une force irrésistible me faisait l’imiter et alors, mon âme pénétrée de confiance en Dieu, comme la sienne, m’apparaissait toute lumineuse…

Combien de minutes ou d’heures cela dura-t-il ? Je ne saurais le dire : la durée semblait abolie…

Enfin Marthe se pencha sur moi et me mit au front un baiser dont la brûlure, pareille à celle d’un fer rouge, me fut, en même temps, douloureuse et suave. Je la sens toujours là !…

Il désigna l’entre-deux de ses sourcils.

— Marthe disparut. Je recouvrai l’usage de mes membres ; je repris conscience des choses et je promenai autour de moi des regards étonnés. Rien d’anormal : mes camarades dormaient. Le petit jour grisaillait aux vitres. Au loin, un coq chantait… Mais l’apparition avait laissé une telle empreinte en moi qu’il me sembla que c’était le monde perçu par mes sens qui était un songe et que mon rêve constituait la seule réalité…

Il s’interrompit encore une fois et me regarda, d’un air indécis, comme s’il craignait une raillerie de ma part.

— Tout cela vous paraît peut-être bien peu naturel ? ajouta-t-il enfin.

— Non, dis-je, ce n’est pas naturel, cela rentre, je pense, dans l’ordre surnaturel. Voyez-vous, nous baignons dans le surnaturel et le grand malheur, c’est que beaucoup ne semblent pas s’en douter. Pour moi, je crois, d’une foi humaine bien entendu, que malgré vos fautes, par l’intercession de votre victime, Dieu a permis que sa Grâce vous visitât. Mais un prêtre vous renseignerait mieux que moi. J’entends un prêtre de vie intérieure, comme l’abbé Gilbert, par exemple. Vous le connaissez ; vous avez assisté à sa messe à côté de moi, et j’y ai même été impressionné agréablement par l’évidence de votre piété.

— Oui, répondit-il, à coup sûr, l’abbé Gilbert est un bon prêtre. A sa messe, je suivais ses moindres gestes, je l’écoutais prononcer, avec une gravité toute pénétrée de foi, les paroles rituelles et lorsqu’il consacrait, un tel amour de Dieu émanait de lui que je me sentais porté à la vertu, rien qu’à l’observer.

— Certes, repris-je, il est bien comme vous dites. Hein, quel brandon de ferveur, un prêtre qui aime Dieu !… Mais il ne s’agit pas de cela. Pourquoi, puisque vous appréciez l’abbé Gilbert à sa valeur, ne vous êtes-vous pas déjà confessé à lui ? Voilà quinze jours passés depuis le 8 décembre. Et l’avertissement que vous avez reçu était pourtant assez clair !

Le sergent hésitait à me répondre. Comme je répétais ma question, il finit par murmurer d’un air confus : — J’avais honte de lui avouer toutes mes ignominies.

— Quelle sottise, m’écriai-je, vous pouvez être certain qu’il en a entendu bien d’autres ! Et puis n’oubliez pas qu’écoutant, pesant vos aveux, il tiendra la place de Notre-Seigneur. Or Jésus est venu sur la terre, surtout pour les chenapans, les luxurieux, les âmes les plus souillées. Et il a voulu mourir entre deux voleurs, dont l’un se convertit. Enfin il a répondu aux Pharisiens qui lui reprochaient d’accueillir des individus de mauvaise réputation : « Ceux qui sont en bonne santé n’ont pas besoin de médecin, mais bien les malades… Je veux la miséricorde, car je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » Or comment le médecin guérira-t-il le malade si celui-ci ne lui expose pas son mal ?…

— C’est vrai, reconnut le sergent.

— Il doit y avoir un autre obstacle, continuai-je, je flaire que votre fausse honte ne fut pas seule à vous retenir…

— Eh bien, dit-il, oui, quelque chose m’obsède : chaque fois que je fus tout près de me confesser, je sentis naître soudain en moi le sentiment que j’étais indigne de pardon, réprouvé sans merci et je reculai… Pourtant Dieu, qui me voit, sait combien je me repens !…

Ah ! comme je retrouvais là une vieille connaissance ! Que de fois, mêlé à des conversions, j’avais eu à déjouer cette manigance… janséniste du Prince de ce monde ! L’expérience me dictait ma conduite.

Je me levai ; prenant Louis par le bras, je le menai dehors : — Vous allez, dis-je, venir trouver tout de suite, avec moi, l’abbé Gilbert. Je vous garantis qu’à peine serez-vous à genoux devant lui, vos scrupules et vos frayeurs se dissiperont comme des fumées au vent !

Il n’objecta rien de plus et me suivit, très humble, au gîte de l’abbé. Celui-ci était là. Assis sur son sac, faute d’un siège plus commode, il lisait son bréviaire. En quelques mots, je lui présentai Louis et lui exposai sommairement de quoi il retournait. Puis je me retirai.

Regagnant ma cave, j’admirais l’action de Dieu sur cette âme qui, comme tant d’autres, avait péché plus par ignorance de notre sainte religion que par perversité foncière. De quel cœur je me fondis en humble action de grâces envers Notre-Seigneur qui, une fois de plus, avait daigné choisir le très pauvre instrument que je suis pour rabattre une brebis errante vers le bercail unique !… Ensuite, récapitulant le cas de Louis, je remarquai que la vision s’était manifestée le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception. Il y avait là, je n’en doutais pas, une intervention de la sainte Vierge. Je n’en étais pas surpris car j’ai des raisons de penser que la Dame des lys s’intéresse particulièrement aux âmes du Purgatoire.

Le lendemain matin, je revis le sergent. Inutile de rapporter notre dialogue. Je mentionnerai seulement que je fus transporté de joie en constatant la lumière heureuse qui transfigurait son regard. La paix de Jésus régnait en lui…

Le jour même, il rejoignit son régiment.

Voici le dénouement. En janvier 1915, notre armée livra la bataille de Crouy qui fut un revers. Absorbé par des occupations que l’on devine, je n’avais pas revu Louis et je ne savais ce qu’il devenait. Or, deux jours après le combat, l’abbé Gilbert vint me trouver et me dit : — Notre sergent est mort…

— Savez-vous s’il est bien mort ? demandai-je avec quelque anxiété.

— Oui, reprit l’abbé, je ne vous ai cherché que pour vous dire comment les choses se sont passées. En entraînant sa section à l’assaut d’une pente occupée par les Allemands, Louis a reçu un éclat d’obus qui lui déchira les entrailles et lui fit au foie une lésion irrémédiable. Deux brancardiers l’ont emporté et ont réussi à traverser l’Aisne sur le seul pont de bateaux que la crue subite de la rivière n’avait pas emporté. Au poste de secours, le major n’a pas eu besoin de l’examiner longtemps pour le déclarer perdu. — Quoiqu’on essayât de lui dissimuler son état, Louis ne s’est pas fait d’illusions. Il avait toute sa connaissance et ses premiers mots furent pour me réclamer. Par chance providentielle, je n’étais pas loin et je pus accourir auprès de lui sans retard. Il me serra la main et voulut se confesser. Ce que je puis vous dire c’est que je n’eus pas à l’absoudre de grand’chose. Maintenant je tiens à vous rapporter sa phrase suprême. Il l’articula d’une voix faible mais très nette, peu avant d’entrer en agonie : Dites à R. que, depuis notre rencontre, je n’ai cessé d’offrir ma vie à Dieu pour qu’il fît sortir Marthe du Purgatoire et m’y reçût à sa place. Au moment même où j’ai été frappé, j’ai senti, me semble-t-il, que je serais exaucé…

L’abbé se tut. Nous nous regardâmes, les yeux pleins de larmes, et nous nous embrassâmes. Puis, d’un mouvement spontané, nous nous sommes mis à genoux et nous avons récité le Magnificat


Sainte Mère Église, comme nous t’aimons ! Serviteurs du Dieu que tu nous apprends à connaître, nous sommes heureux de lui vouer passionnément nos forces entretenues, accrues par l’usage de tes Sacrements et de lui offrir les fleurs de bon-vouloir que sa grâce fait éclore dans nos âmes.

Sainte Église militante, tu nous enseignes à entretenir un brasier de charité envers nos défunts. Sainte Église souffrante, tu nous prodigues l’oraison des âmes qui, citées par la Mort, au tribunal de Dieu, se reconnurent indignes de la Béatitude immédiate. Elles demandèrent les flammes rédemptrices où elles obtiennent le surcroît d’amour qui leur fit défaut sur la terre. Sainte Église triomphante, tu accueilles les âmes lavées de leurs taches en Purgatoire et tu les fonds dans la splendeur de la Lumière incréée, dans la ferveur de l’Amour éternel.

Sainte Église catholique et romaine, nous sommes fiers de nous proclamer tes enfants ; car c’est par toi que nous adorons le Dieu de justice et de miséricorde qui t’institua et qui décréta que jamais Satan ne prévaudrait contre ton privilège !…

LETTRE VI
LA VIERGE AU JARDIN

Mon Ami, tu désires, m’écris-tu, que je te parle encore du Purgatoire. Je le ferai volontiers d’autant que cette patrie future m’est chère et que, par l’oraison, j’y passe bien des heures. Je te donnerai aussi quelques images qui me vinrent comme je faisais, pour des morts aimés, une neuvaine à Marie Immaculée dans l’octave de l’Assomption.

L’état des âmes qui constituent l’Église souffrante a été décrit par sainte Catherine de Gênes dans cet incomparable Traité du Purgatoire dont, on peut dire, sans crainte d’exagérer, qu’en soixante-dix pages, il renferme plus de substance que beaucoup d’in-octavo prolixes sur la matière. Pas une phrase inutile ; tous les mots portent ; telle phrase brève ouvre des abîmes de splendeur. Cet opuscule, c’est, à la fois, une merveille de concentration et de netteté dans la doctrine. C’est encore un poème dicté par un Séraphin. Toutes les strophes, sitôt lues, avivent en nous l’esprit de charité. Elles nous mettent en relation sensible avec ceux de nos frères qui, délivrés de cet exil : l’existence terrestre, souffrent par amour afin de mériter la joie de se perdre dans ce fleuve d’or en fusion : la vie éternelle dans l’absolu divin.

Sainte Catherine montre comment ces âmes se découvrent à elles-mêmes, en une synthèse indicible, dès qu’elles comparaissent, après la mort, au tribunal de Dieu. Le Seigneur ne fixe sur elles qu’un regard et, tout de suite, dans une clarté foudroyante elles discernent les imperfections qui font qu’elles doivent se juger indignes de la Béatitude ardemment désirée. « La rouille et les taches de leurs péchés » les défigurent ; alors, se sentant difformes, elles comprennent qu’il leur est aussi impossible de s’unir à la Beauté parfaite qu’à un charbon de briller comme un diamant. Sans retard, spontanément, allégrement, elles volent au Purgatoire. « En ce creuset très saint leur rouille se consume de telle sorte, par les flammes purifiantes, que l’âme, s’offrant de plus en plus à l’attrait de la divine lumière, devient de plus en plus propre à ses infusions. »

Soumises au feu qui les imprègne, « elles endurent des tourments si formidables et si continuels qu’il n’y a ni langue qui les puisse exprimer ni entendement qui en puisse concevoir la moindre étincelle. » Mais, d’une façon simultanée, elles goûtent la présence de Dieu avec une intensité pour l’expression de laquelle les pauvres mots dont nous disposons se révèlent d’une pitoyable insuffisance. La Sainte formule ainsi les dons qu’elles reçoivent : « Comme leur volonté est parfaitement conforme à celle de Dieu, elles reçoivent les impressions de son amour avec une si grande abondance que, pour ce qui regarde leur volonté, elles jouissent d’un contentement parfait. Pour ce qui regarde le péché, elles sont dans une pureté aussi entière qu’elles l’étaient au moment de leur création. S’étant accusées, sur la terre, de toutes leurs fautes, s’en étant repenties sincèrement, ayant eu une volonté effective de ne les plus commettre, Dieu, par sa miséricorde, leur en remet toute la coulpe au moment de leur mort. Et il ne leur en reste plus que ces stigmates de rouille que les flammes expiatoires effacent plus ou moins rapidement. Ainsi, se trouvant exemptes de tout péché, et déjà unies à Dieu par leur volonté conforme à la sienne, elles voient Dieu clairement selon la connaissance graduelle qui leur en est donnée et elles comprennent de quel accomplissement sera pour elles la totale et parfaite jouissance de cet Être souverain. »

A mesure que ces âmes se purifient, « Dieu, ajoute la Sainte, leur prodigue une rosée de grâces de plus en plus abondante et à laquelle contribuent, d’une manière très efficace, nos prières pour les défunts et les messes dites à leur intention. » Car, spécifie-t-elle encore, — et ceci réalise le sublime — « les âmes du Purgatoire sont bien trop éprises de Dieu pour penser à elles-mêmes… ».

Ayant lu, les images que me valut ma neuvaine me montrèrent comment la Grâce était répartie entre les âmes du Purgatoire. Je vais essayer de te décrire le symbole de cette divine opération. Ce sera sûrement terne et gauche, mais enfin je ferai de mon mieux pour te donner une idée approximative de cette splendeur.

Mon imagination me représenta donc une haute montagne qui était le Purgatoire. Une lumière d’une blancheur éblouissante, inondait la cime élancée vers le ciel incandescent dont mes yeux, affaiblis par le péché, ne purent supporter l’éclat.

Cette clarté, à mesure qu’elle descendait vers la base, se nuançait peu à peu de rose, puis d’incarnat, puis d’écarlate et se fonçait, de plus en plus, jusqu’au rouge-sombre. Au pied de la montagne, elle devenait presque brune et s’arrêtait net sur le bord d’un abîme au fond duquel régnaient des ténèbres fugilineuses, striées de lueurs livides. Une rumeur confuse y flottait, faite de gémissements irrités et de blasphèmes. C’était l’enfer.

Mais de la montagne tout entière s’élevait un hymne d’amour dont les modulations exprimaient à la fois la peine de l’exil et l’espérance infinie d’obtenir un jour la patrie céleste. Ce chant, plein d’une douceur mélancolique, couvrait largement les discordances qui grinçaient dans la géhenne.

Sur les pentes de la montagne, étagées en gradins, se pressait un peuple innombrable de grandes roses dont les massifs, couleur de sang caillé, tout en bas, s’éclairaient, d’une façon progressive, à chaque étage ascendant, selon les teintes de la lumière miséricordieuse. Et, ainsi, elles devenaient d’un blanc radieux au sommet. Mais quelle que fût leur variété, les pétales de toutes s’épanouissaient autour d’un cœur de feu vermeil.

C’étaient toutes ces fleurs qui chantaient et j’entendis leurs paroles.

Je reconnus les implorations de la séquence au Paraclet :

« Viens, ô Esprit-Saint, du ciel envoie-nous un rayon de ta splendeur.

Viens, Père des pauvres, viens donateur des biens uniques, viens, illumination des cœurs !

Consolateur débordant de bonté, hôte suave de mon âme, rafraîchissement velouté !

Pour mon labeur, tu es le repos, pour l’ardeur dont je brûle, une modération, un soutien dans les larmes de l’exil.

O lumière bienheureuse, remplis jusqu’au plus intime mon cœur qui t’est fidèle.

Sans ta divinité, il n’y aurait rien en moi, rien qui ne soit impur.

Lave donc les souillures de mon âme, arrose ma sécheresse, guéris ma blessure,

Plie ma raideur, échauffe ma froideur, redresse mes déviations.

J’ai confiance, je suis ton féal : donne-moi le Septenaire sacré ;

Donne-moi la vertu méritoire, ouvre-moi l’asile du salut, accorde-moi le bonheur éternel,

Amen. — Alléluia !… »

Alors je sus que ces roses étaient les âmes du Purgatoire et que leurs nuances signifiaient le degré de purification où elles étaient parvenues, leur place sur les gradins, le temps d’épreuve qu’elles avaient encore à subir avant leur admission dans la Béatitude.

Un arome de myrrhe amère et d’encens très suave s’effusait des corolles ; ce parfum mélangé voulait dire : amour par la souffrance. Et une brise brûlante, qui soufflait avec une impétuosité régulière, l’emportait vers le Ciel.

Tout pénétré, moi aussi, de cette flamme mobile, qui me causait joie et douleur, je ne me rassasiais pas d’y baigner mon âme. Je découvris ensuite qu’un sentier, pareil à un ruban d’or limpide, commençait à la cime, longeait, en lacets circulaires, les gradins et descendait jusqu’à l’extrême bord de l’abîme.

Je me demandais quel était le sens de cette voie quand je vis y paraître, descendant du séjour des Bienheureux, la Jardinière du jardin des roses souffrantes — des roses heureuses de souffrir.

Drapée d’une robe de lumière candide dont le rayonnement me fit, par souvenir, trouver bien obscur celui de notre pauvre soleil, elle avait la chevelure fauve et les yeux bleu-sombre des filles de Galilée. Une adolescence éternelle fleurissait sur ses joues. Son sourire exprimait une telle plénitude de charité divine que j’essaierais vainement d’en donner une approximation.

Tu comprendras mon impuissance quand je t’aurai dit que c’était la Sainte Vierge…

Elle allait lentement, de parterre en parterre. Elle portait une amphore qui rayonnait, elle aussi, comme un astre et qui contenait une onde inépuisable.

Marie l’inclinait sur les fleurs ; elle les rafraîchissait d’une pluie de grâces lénifiantes. Cette eau était faite de nos prières et des messes offertes pour nos défunts ; et l’infusion du Saint-Esprit la douait d’une vertu rédemptrice. A son contact, les âmes chantaient plus haut, et avec une ferveur inouïe, le Salve Regina. Je voyais, en même temps, les taches de rouille, qui maculaient leurs pétales, pâlir chez les plus éloignées du sommet, s’effacer peu à peu chez celles des gradins supérieurs.

Lorsque l’Auxiliatrice fut arrivée au bord de l’abîme, elle y laissa tomber, avec un regard de pitié indicible, quelques gouttes lumineuses. — Et je compris combien elle était véridique la parole de sainte Catherine de Sienne : « La bonté de la Providence s’étend jusqu’à l’enfer ; elle y envoie un rayon de sa miséricorde et les damnés n’y souffrent pas autant qu’ils devraient souffrir. »

La Sainte Vierge, ayant rempli son office de charité, remonta le sentier. Au passage, elle effleurait les âmes d’une caresse de ses doigts maternels.

Dès qu’elle fut arrivée au sommet, je vis qu’un grand nombre de roses, les toutes blanches, qui s’en trouvaient le plus proche, se pressaient à ses pieds en ondulant avec le murmure joyeux d’un peuple d’abeilles.

Puis ce fut l’Assomption. La Vierge, les mains jointes, les yeux dirigés vers la clarté fixe — aveuglante pour moi — qu’irradiaient les profondeurs célestes, s’éleva de la montagne. Les âmes pardonnées lui firent un cortège. Puis ces roses devinrent des étoiles qui lui formèrent une auréole scintillante. Et enfin, elles se fondirent, avec la Consolatrice, dans la Lumière incréée…

Tout disparut…


« O Dame, disait Dante à la Sainte Vierge, tu es si grande et si puissante, que vouloir obtenir une grâce et ne point recourir à toi, c’est vouloir que le désir vole sans ailes. »

Comment ne serait-elle pas toute-puissante, étant unie, d’une façon si étroite, à la Trinité ! Fille de l’Ancien des jours, Mère du Rédempteur, Épouse de l’Esprit, elle est la Sagesse. Et c’est pourquoi elle s’exprime en termes si grandioses et si mystérieusement solennels dans l’Épître de son office. Rappelle-toi, elle dit : J’ai été créée dès le commencement et avant les siècles. Je ne cesserai point d’exister durant la succession des âges… J’ai pris racine dans le peuple que le Seigneur a honoré, et dont l’héritage est le domaine de mon Dieu. Et j’ai établi ma demeure dans la plénitude de l’assemblée des Saints.

Chacune de ces paroles ouvre à l’oraison des perspectives infinies sur le privilège de Marie au sein des trois Églises : la militante qui est la foi, la souffrante qui est l’espérance, la triomphante qui est l’amour. Parce qu’elle est au-dessus des temps, parce qu’elle est immaculée, elle rayonne dans le sanctuaire aux trois coupoles : de rubis, d’émeraude et de saphir : foi encore et espérance et amour, où nous l’honorons. Elle concentre enfin ce dogme de la communion des Saints où s’harmonisent les âmes de tous les fidèles dans notre existence transitoire et dans l’éternité.

Je voudrais, ah ! je voudrais te montrer l’océan d’une profondeur d’azur inouïe que certains découvrent s’ils osent plonger un regard dans les yeux de la Vierge. Je voudrais aussi t’expliquer le symbole de la grenade, aux grains innombrables, qu’Elle tient dans sa main droite… Je ne puis pas, car comment formuler par des phrases enchaînées à la suite les unes des autres, une grâce d’oraison qu’ils reçoivent simultanément par la sensibilité, par l’imagination, par la raison, par toutes les puissances du cœur et de l’esprit ?

Il y a pourtant un effet que tu comprendras parce qu’il est possible que tu l’aies éprouvé.

Voici ce que quelqu’un, qui l’éprouva, m’en rapporte : — Quand Notre-Seigneur se rend sensible à une âme, la lumière qu’il dégage, l’ardeur qui émane de Lui, on peut — quoique cela soit trop faible — les comparer à l’or effervescent du soleil de midi aux plus longs jours de l’été. Quand c’est la Sainte Vierge, sa clarté ressemble à celle de la lune par une nuit de septembre sans nuage. Et son rayonnement argentin rafraîchit, repose l’âme, calcinée d’amour au contact de son Dieu…

Mais Marie n’est pas seulement la Reine de sapience ; elle est aussi la maîtresse de notre maison terrestre. C’est elle qui commande, avec sollicitude, aux serviteurs que nous sommes en ces noces de Cana perpétuelles : la vie catholique. Elle ne cesse de nous désigner son Fils, et chaque fois qu’elle remarque que nous allons négliger son service, elle nous prescrit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. »

Dès que nous lui avons obéi, l’eau se change en vin — notre routine se change en zèle — notre âme se fond en Jésus-Christ…

Lorsqu’on récapitule tout ce que nous devons à la Vierge, on prend en grande pitié nos frères séparés du protestantisme qui se divisent chaque jour davantage parce qu’ils ne veulent pas la connaître. Et l’on prie pour que cette autre parole de la Sagesse les éclaire : « Heureux celui qui m’écoute, qui veille, avec diligence, à l’entrée de ma demeure et qui se tient au seuil. Celui qui m’a trouvé, trouve la Vie et il puise son salut dans le Seigneur. »

Ah ! qu’ils l’entendent, les protestants, cette monition. Alors ils deviendront les bergers « de bonne volonté ». Ils recevront l’hospitalité dans la grotte de Bethléem. Il n’y aura plus qu’un bercail et qu’un troupeau…

LETTRE VII
LE PRINCE DE L’USURE

Te voici bien ennuyé, mon cher Ami ! Tu m’écris que, par suite d’un héritage pour lequel vous vous trouvez plusieurs légataires, des cousins rapaces te chicanent, te cherchent noise, te souhaitent male-mort et, avec la complicité des pieuvres légales qui s’embusquent autour des tribunaux, contestent ton droit. Tu ajoutes : Quelle saleté que l’argent qui souille ainsi les âmes ! »

Tu as bien raison. Ceux qui ne hissent pas le coffre-fort sur un autel pour lui rendre un culte passionné t’approuvent. Mais prends garde : si tu revendiques, d’une façon trop âpre, les piles d’écus qu’on te dispute, tu risques de t’intoxiquer à l’égal de ces malheureux que l’amour frénétique de l’or tire, comme un aimant irrésistible, vers le royaume du Très-Bas.

Le plus sage serait d’abandonner aux appétits qui grognent à ton encontre ces « agglomérés » jaunes et luisants que Belphégor racla, dans les latrines de l’enfer, pour la perte des fils d’Ève : pépites et lingots. Tu te déclarerais pauvre par volonté délibérée. Or plus tu serais pauvre devant les hommes, plus tu serais riche devant Dieu.

Notre-Seigneur dit au Saint Évangile : « Là où est ton trésor, là, aussi réside ton cœur. »

Si ton bien suprême villégiature dans le portefeuille de ton agent de change, ton cœur l’y a suivi. Si tu as tout donné pour suivre Jésus, ton bien c’est le Sacré-Cœur et ton cœur réside dans ce tabernacle adorable.

Il est vrai que beaucoup de nos contemporains se récitent sans cesse les articles essentiels du Credo cher à la finance : « Je crois en un seul Dieu, le capital. Je vénère ses prêtres : les Boursiers. Je consens à être leur dupe pour duper autrui, grâce à la magie de leurs combinaisons. Je vendrais joyeusement mon âme au diable pour qu’ils m’octroient l’hostie maculée et d’autant plus attirante qui a nom : Quarante-pour-cent[9]. »

[9] Voir la note 2 à la fin de cette lettre.

Or si tu refuses d’obéir aux préceptes de leur religion, ils te mépriseront. Ils condamneront, comme une hérésie, ton « manque de sens pratique ». Ils te dénonceront à quelque moraliste israélite muni d’une patente et consumé de respect devant quiconque possède ou gagne beaucoup d’argent — pour qu’il excommunie, au nom de la Banque et des « Hautes Affaires », ta scandaleuse insouciance.

Tu dis que l’estime de ce flagorneur t’importe peu. Tu le prouves en négligeant de faire fructifier ton avoir de manière à en conquérir des rentes abusives. Ton revenu, tu en distribues la plus forte part aux faméliques. Donc tu mérites la gloire d’être considéré moins qu’une épluchure par toute la ventripotence bourgeoise.

J’imagine que ce dédain de leur part te réjouit parce qu’il t’arrive souvent la même aventure qu’à un ami de Dieu qui, ayant coutume de se boucher le nez devant les idoles aurifères, fut, comme il sied, traité de fol incurable par divers acrobates de la spéculation, accoutumés à se disloquer, pour des gains illicites, dans son voisinage.

Je t’ai déjà fait allusion à cette histoire. Permets-moi de la répéter : elle a une valeur d’apologue.

Barthélemy — nous l’appellerons ainsi — avait acquis une certaine fortune, par les moyens les plus honnêtes, en Afrique. De retour au pays provençal, qui l’avait vu naître, il ne se soucia nullement de l’engraisser jusqu’à la rendre monstrueuse. Loin de faire bâtir un palace de style saugrenu, il garda sa modeste maison patrimoniale, sise sous les palmiers, au bord d’une anse de la Méditerrannée radieuse.

Là, il vivait effacé et frugal dans le recueillement et l’oraison. Aimant Jésus-Christ, il aimait, par conséquent, les pauvres. Il assistait des parents besogneux, sans paraître remarquer les regards flamboyants de convoitise dont ils scrutaient l’état de sa santé et la serrure du tiroir qui, croyaient-ils, recélait un testament en leur faveur. Il nourrissait maintes victimes de cette barbarie industrielle et ploutocrate que des économistes notoires, surpayés, décorés de vingt crachats, baptisent : la civilisation splendide du vingtième siècle. Aussi possédait-il cette Paix incomparable des âmes que le Christ, Son Père et l’Esprit prennent volontiers pour demeure.

Un jour, l’idée lui vint que s’il vendait sa maison, avec le domaine attenant, il en tirerait une somme assez considérable qui lui permettrait d’étendre ses charités.

La pensée de ce dépouillement le remplit de joie. Il fit afficher la mise en vente dans l’étude de son notaire et l’annonça dans les feuilles spéciales. Et, tout de suite, il eut lieu de vérifier ce que vaut la nature humaine quand elle s’est hypnotisée devant la richesse.

« Jusqu’alors, me dit-il, on me marquait de la considération. J’étais môssieur Barthélemy, propriétaire bien assis dont on respectait l’immeuble tout en déplorant sa nonchalance à en augmenter le revenu. On me saluait bas ; on me parlait d’une voix pleine d’inflexions caressantes ; on me sollicitait d’entrer au conseil municipal. Or, dès que le bruit se fut répandu que je cherchais à faire argent de ma propriété, presque tout le monde en tira cet augure que j’étais ruiné. La considération que l’on me témoignait s’évapora comme une flaque d’eau de pluie au soleil. Le revirement fut instantané.

Lorsque j’allais par les rues, les notables qui, naguère, s’empressaient de m’aborder, avec un sourire de jubilation, me prodiguaient les poignées de main chaleureuses et s’informaient, plein de sollicitudes, de l’état de mes digestions et de la régularité de mon sommeil, semblèrent m’ignorer. Du plus loin qu’ils m’apercevaient, certains passaient sur l’autre trottoir et prenaient tout à coup un intérêt prodigieux aux évolutions des girouettes sur les toits. D’autres feignaient de s’absorber dans la contemplation des étalages du premier magasin venu. Ceux qui ne pouvaient absolument pas m’éviter, se composaient une mine glaciale pour répondre brièvement à mes phrases de politesse et sautaient sur n’importe quel prétexte pour se dérober au plus vite. Ces comédies m’amusaient et m’écœuraient à la fois. Il était évident que la terreur de m’entendre peut-être solliciter un emprunt motivait ces paniques.

Puis commença chez moi le défilé des fournisseurs. D’habitude, je réglais leurs notes tous les trois mois. Mais, persuadés de ma déconfiture, ils n’attendirent pas l’échéance coutumière. Chacun s’amenait, armé de sa facture, balbutiait des formules obliques sur l’imminence d’un gros payement qui le talonnait ou sur l’incertitude des affaires et sollicitait, d’un ton mi-humble, mi-menaçant, des espèces immédiates.

Mes parents, dévorés d’inquiétude, firent plusieurs démarches pour me tirer des précisions sur l’état de ma fortune. Comme je les rabrouai assez sèchement et que je me gardai de les rassurer, ils s’assemblèrent en conseil de famille et agitèrent le projet de me faire interdire.

Il y eut enfin un épisode d’un comique navrant. J’employais parfois une vieille femme de quatre-vingts ans, à peu près aveugle et miséreuse au possible, à de menus travaux dans mon potager. Vous pensez bien qu’elle ne me rendait pas grands services. Mais ce m’était un subterfuge pour lui donner l’illusion qu’elle était encore capable de gagner un salaire.

L’ayant visitée, je la priai de venir le lendemain lier, au potager, des salades qui ne demandaient qu’à blanchir. Mais la bonne femme secoua la tête et marmotta : « Je ne veux pas perdre mon travail. A cette heure, faudra me payer d’avance… »

Barthélemy n’ajouta aucun commentaire. Il s’efforçait de rire, mais je vis qu’il avait les yeux humides. Il connaissait les hommes et savait les vilenies dont beaucoup sont capables. Néanmoins, le souvenir du cynisme avec lequel son entourage avait manifesté, en cette occasion, son culte de la Fortune, lui serrait le cœur.

Il reprit : « Lorsque, informations prises, il fut avéré que mon projet de vente n’était que « l’incartade d’un original », et que mes revenus restaient intacts, tous les coups de chapeaux serviles, tous les sourires aimables, tout l’empressement à ramper devant mes écus, ressuscitèrent. Ce fut à vomir !… »

Il haussa les épaules en soupirant et ajouta : « Pauvre humanité ! » Et désignant, avec un regard d’infinie tendresse, un Crucifix accroché au mur, il conclut : « Heureusement, j’ai Celui-ci qui me console de tout !… »

Veux-tu maintenant que je te peigne le pendant de ce vilain tableau ? Ce sera facile.

Il y a une trentaine d’années, je vivais dans les ténèbres, loin de Dieu. Cependant, malgré mon aveuglement, — blasphématoire, à l’occasion, — Notre-Seigneur daignait déjà m’octroyer cette grâce incomparable : le mépris de la fortune mal acquise. Or j’habitais un petit village sis à proximité du parc planté par les Rothschild autour de leur affreux château de Ferrière. Le chef de la dynastie, c’était alors le baron Alphonse que, bien qu’étant son voisin, je n’avais jamais vu. Disgrâce dont je me consolais facilement.

Il advint pourtant que nous nous rencontrâmes… Le poète Banville commit une erreur quand il s’écria :

Que Rothschild est à plaindre : il n’a pas vu Lagny !

car ce fut précisément à la gare de Lagny que ce prince de l’usure hébraïque m’apparut dans sa gloire ébahissante. J’attendais le train pour Paris en faisant les cent pas sur l’asphalte de l’embarcadère. Tout fonctionnait selon la routine quotidienne. Les hommes d’équipe vaquaient à leur besogne avec nonchalance. Le chef de gare s’étirait, en bâillant, au seuil de son bureau. De vagues voyageurs, échoués çà et là sur des bancs, échangeaient des propos sans imprévu.

Soudain, un timbre électrique grelotte : un train allant vers Meaux est signalé. Et, en même temps, un coupé bleu-sombre, attelé d’un bai magnifique, vient se ranger à la barrière de sortie. Je riais sous cape en observant l’air d’impayable majesté que se donnait le cocher rubicond qui occupait le siège, quand, à la vue de cet équipage, un mouvement insolite se produit parmi le personnel. Le chef de gare se précipite vers ses subordonnés, les rassemble d’un geste impérieux et les aligne près de la barrière. Fait anormal, les employés lui obéissent avec empressement. Ils se tiennent immobiles, les yeux écarquillés d’anxiété respectueuse, le cou tendu vers le viaduc sous lequel la locomotive, débouchant d’une courbe, vient de surgir. Eux aussi, les voyageurs secouent leur apathie. Ils se lèvent et, exhibant des figures où se marque la plus intense vénération, ils forment un groupe bourdonnant au bord du quai. J’y entends murmurer ces mots : «  — Rothschild est dans le train !… » Et l’on devine qu’ils se préparent à saluer le Maître de l’Or comme ils ne salueraient peut-être pas le Saint-Sacrement à la procession de la Fête-Dieu.

Le train entre en gare, patine sur les rails et stoppe. D’un compartiment réservé descend un homme de taille assez haute, très simplement vêtu de gris-clair, coiffé d’un tube à huit reflets et guêtré de blanc. Il a le teint terreux, le nez crochu, des favoris poivre et sel. Un bandeau noir lui couvre l’œil gauche. Pour l’œil droit, glauque et perçant, il luit d’une telle arrogance sûre d’elle-même que je renonce à en donner une idée.

Le chef de gare, congestionné d’émotion, accourt à sa rencontre et s’incline presque jusqu’au marchepied. Sa casquette balaie le sol et il marmotte, d’une voix entrecoupée, une phrase d’humble bienvenue.

Les employés, tête nue également, fléchissaient comme des joncs à la brise. Leur échine dessinait un accent circonflexe. Quant aux voyageurs, ils s’épuisaient en salutations réitérées. Même, la tenancière du petit local où l’on voit souvent s’engouffrer des gens avides d’isolement, se tenait le plus près possible, des papiers et un petit balai à la main. Elle ne cessait de plonger en de larges révérences. Tenez pour certain qu’elle eût considéré ce jour comme le plus beau de son existence si Rothschild avait daigné stationner quelques minutes dans son établissement.

Mais le potentat de Banque ne regardait personne. A peine s’il fit un petit geste protecteur à l’adresse du chef de gare qui, toujours plié en deux, l’accompagnait vers sa voiture. Lorsqu’il passa devant les hommes d’équipe, ceux-ci se courbèrent si bas qu’on eût cru qu’ils allaient baiser la poussière.

Quant à moi, Rothschild ne faisant point partie de mes relations, je n’avais aucune raison de le saluer. Je le regardai donc tranquillement, les mains derrière le dos et le chapeau sur la tête. En me croisant, il ne me lança qu’un coup d’œil oblique comme si mon attitude le surprenait. Mais la mine du chef de gare témoignait du scandale inouï que lui causait mon crime de lèse-Plutus.

Dès que le Haut-Shylock se fut installé dans le coupé, qui partit aussitôt, le préposé à la circulation ferroviaire revint sur moi et me demanda d’un ton à la fois réprobateur et affligé : — Vous n’avez donc pas reconnu le baron de Rothschild ?

Son intonation était la même que s’il m’eût dit : « Pourquoi ne rends-tu pas hommage à Dieu ? »

Je lui répondis avec douceur : — Ce monsieur ne m’a pas été présenté… Et je lui tournai le dos tandis qu’il demeurait cloué sur place, plus étonné que s’il m’avait entendu faire une déclaration d’amour à la dame mafflue, gardienne du petit local…

Bien souvent depuis, je me suis remémoré cet épisode. Considérant la destinée mystérieuse du peuple juif, me rappelant les sages précautions que prenait l’ancien Régime pour les maintenir hors de ses cadres, une fois de plus j’ai reconnu les maux qui naquirent du sophisme égalitaire, générateur d’envie et de discordes. L’esprit de la Révolution les propage parmi nous, car Démocratie, cela implique ploutocratie[10]. Et comme les Juifs sont les ploutocrates par excellence — ils ont contribué, plus que quiconque, à édifier cette maison à l’envers : la société contemporaine. — D’ailleurs, ils y jouent un double rôle : empereurs de la finance, ils nous épuisent par leurs pratiques d’usure cosmopolite ; fournisseurs de subventions au socialisme ils sapent, avec ironie, les assises vermoulues des régimes qu’instaura tour à tour la bourgeoisie née des principes de 89. Ils sont les vrais bénéficiaires du cataclysme horrible, qui, hier, ébranla et qui continue d’ébranler le monde. Parasites ou destructeurs, il semble que les Juifs soient les instruments de la colère divine. Et qui sait ce qu’ils seront demain ?

[10] C’est ce que Charles Maurras a merveilleusement démontré dans l’Avenir de l’Intelligence et ailleurs.

Un fait constant, c’est que, d’une façon plus ou moins avouée, ils haïssent l’Église. Le Crucifix, pour tout Juif sincère vis-à-vis de lui-même, constitue un outrage permanent à son orgueil. Aussi, comme ils rêvent de l’abolir, de le noyer à jamais dans la boue du matérialisme pesant dont ils étouffent les âmes d’un grand nombre de nos contemporains !…

Ami, tu ne seras pas de ceux-là. Tu épouseras joyeusement la sainte pauvreté car, vois-tu, elle est « la grande Dame, veuve depuis Jésus-Christ », disait saint François d’Assise. Quand viendront les ombres du Grand Soir elle maintiendra ceux des catholiques, qui n’encensent pas le Veau d’or, dans la Lumière. En ce crépuscule, peut-être prochain, ce ne sont pas les bien-pensants aux goussets dorés, serviteurs des Juifs, ni les bavards, disciples de Nicomède, des parlements qui sauveront l’Église. Ce seront les très pauvres des monastères et ceux qui, dans le siècle, auront dédaigné l’or corrupteur : des Trappistes, des Jésuites, des Franciscains, des Carmélites, des Clarisses et des Sœurs de l’Assomption, et bien d’autres religieux et moniales de tous les Ordres. Ce seront des prêtres séculiers qui se seront dépouillés pour les indigents, des laïques sans capitaux ni rentes. Oui, c’est ce bataillon sacré qui formera la garde d’honneur autour de Jésus remis en croix.

Prions le Seigneur pour qu’il nous rende dignes d’être enrôlés parmi ces apôtres des derniers temps !…

Note I.

L’évolution future des Juifs me paraît judicieusement suggérée dans un article de Cyr que publia la Croix du 24 juillet 1920. Il n’est pas sans à propos de le reproduire.

PLÉNITUDE DES TEMPS

C’est un bien étrange et troublant corollaire de la grande guerre que cette création d’un « home national » juif en Palestine.

Un « home » c’est un « chez soi ». National, ce « home » fera que tous les fils des douze tribus d’Israël seront politiquement chez eux en Terre Sainte. Et donc les non-juifs indigènes n’y seront plus que des étrangers, plus ou moins tolérés d’abord, puis brimés, évincés, dépossédés au fur et à mesure des arrivages israélites.

Et cela commence. Une correspondance des Nouvelles religieuses du 15 juillet signale l’encombrement, par les immigrants juifs, du chemin de fer qui relie l’Égypte à la Palestine.

Elle montre l’accaparement foncier et la pénétration des administrations par ces nouveaux venus, la diffusion de leur langue devenant peu à peu obligatoire. Ce n’est pas quatre, c’est vingt, c’est cent pieds qu’ils mettent dans le « home » après les deux premiers.

En sorte que tous les juifs du monde ont désormais deux patries… au choix ; celle de leur origine et celle que leur offre la falote munificence de la Société dite des nations. Deux patries, c’est beaucoup. Voilà au moins des gens qu’on ne pourra plus nommer des « sans-patrie ».

Quand un juif sera fatigué de servir l’une — ou que de s’en servir cessera d’être fructueux — il pourra porter ou demander secours à l’autre. En temps de guerre, par exemple, ce sera très commode, car on veillera à ce que les deux patries ne soient pas entraînées dans une même conflagration. Très commode aussi, dans les cas de faillite ou de « persécution » judiciaire de la part des goym : Quel « lieu d’asile » de tout repos qu’un pays où l’on peut se sauver et être « chez soi » avec un gouverneur juif, une police et une magistrature juives ! Les lois du Talmud sont, d’ailleurs, d’une prévoyance paternelle pour toutes ces situations épineuses où peuvent se trouver ses fidèles.

Et puis, pour les mystiques, pour les fervents serviteurs de Jéhovah, quelle sainte jubilation à se retrouver maîtres en cette Jérusalem où leurs pères ont crucifié Jésus, à Bethléem où il naquit, à Nazareth où s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse ! Quelle belle suite à donner au Tolle, au Crucifige ! Quelle revanche contre la malédiction dix-neuf fois séculaire qui pèse sur la tête des déicides et de leurs enfants !

C’est un peu l’Amérique et c’est beaucoup l’Angleterre qui ont voulu ce triomphe du sionisme. Ce sont les fils de Richard Cœur de Lion, — brave et versatile comme Lloyd George, traitant volontiers avec l’infidèle et se résignant aisément aux paix ruineuses — ce sont les descendants des Croisés qui ont eu cette paradoxale idée de donner ce couronnement à la grande « Croisade, pour le droit et pour la liberté », qui consiste à imposer aux indigènes syriens un gouvernement juif avec un Samuel Smith comme gouverneur et de convoquer tous les sémites de l’univers pour régner en maîtres absolu en ce « chez soi » installé chez les autres.

Rien, selon nous, ne dénote plus clairement l’emprise des ploutocrates juifs sur le gouvernement anglais, rien sinon l’obstination du Cabinet de Londres à vouloir traiter avec les forcenés commissaires du bolchevisme, dont 99 p. 100 sont des juifs.

Mais cette rentrée du peuple juif à Jérusalem soulève, dans l’esprit des catholiques, des pensées plus graves.

Si cet événement se réalise vraiment et si le « home national » juif s’établit complètement, ce sera un fait capital dans les destinées du monde.

En prédisant avec une saisissante précision de détails la ruine de Jérusalem et du Temple, telle qu’elle eut lieu une quarantaine d’années plus tard (en 70), sous les ordres de Titus, Jésus dit des Juifs : « Ils tomberont sous le tranchant du glaive, ils seront emmenés captifs parmi toutes les nations, et Jérusalem sera foulée aux pieds par les gentils (les non juifs) jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis. »

Sur ce passage, Bossuet fait cette observation : « Il faut, dit-il, remarquer ce dernier mot : jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis. Il y a un temps des nations, un temps que les gentils doivent persécuter l’Église, un temps qu’ils y doivent entrer. Après ce temps, les juifs que les nations devaient jusque-là fouler aux pieds reviendront. Et après que la plénitude des gentils sera entrée, tout Israël, tout ce qui en restera, sera sauvé. »

La dernière phrase soulignée est de saint Paul. (Rom., XI, 25-26.) Tous les grands interprètes la rapprochent, comme Bossuet, du texte évangélique cité plus haut. D’après eux, lorsque les peuples non israélites auront parcouru les divers stades que leur assignent les décrets divins, quand la plénitude des nations sera entrée dans l’Église ou aura reçu l’annonce de l’Évangile, la miséricorde de Dieu se retournera vers les restes d’Israël, les rassemblera et les ramènera à la vraie foi. Jérusalem, pensent-ils, et, parmi eux, saint Thomas d’Aquin, cessera alors d’être sous la domination des nations et redeviendra la capitale d’Israël. D’autres sont plus précis et trouvant dans Ézéchiel (XXVIII-XXIX) le tableau allégorique de la dernière attaque des nations impies contre l’Église, déduisent de tous ces textes que les juifs réunis de nouveau en corps de nation sur le sol de la Palestine et manifestant alors leurs velléités de conversion au véritable Messie, seront attaqués à l’improviste par une ou plusieurs puissances antichrétiennes (arabes et musulmanes par exemple), dont la défaite, due à une intervention manifeste de Dieu, hâtera la conversion d’Israël à Jésus-Christ.

Quoi qu’il en soit de ces interprétations, il est certain que dans le texte évangélique, ces mots qu’il faut remarquer, dit Bossuet : « Jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis », sont immédiatement suivis de la description grandiose de la fin du monde, de l’avènement du Fils de l’Homme et du jugement dernier : Et erunt signa !

Évidemment, il y aurait témérité à tirer de ces rapprochements des conclusions formelles, attendu que Jésus a eu soin de prévenir que de ces événements nul, pas même les anges, ne connaît ni le jour ni l’heure. Mais nous en profiterons pour rappeler la leçon morale que le divin Maître en déduit :

« Veillez sur vous-mêmes de peur que vos cœurs ne s’appesantissent par les excès de jouissances et par les soucis de la vie, et que ce jour ne fonde sur vous à l’improviste. Veillez et priez sans cesse afin que vous soyez dignes de triompher de tous ces maux et de paraître debout devant le Fils de l’Homme. »

Cyr.

Pour le temps présent, ne pas perdre de vue ceci : la finance juive a besoin, pour ses trafics, que la France soit faible et divisée contre elle-même. De là, des accords sournois avec ses coreligionnaires bolcheviks et une protection occulte accordée à l’Allemagne, son gîte d’étape patrimonial.

Note II.

Comme je corrigeais les épreuves de cette lettre, je lus le tome V des Mélanges de Louis Veuillot. J’y trouvai la citation d’un article d’Eugène Pelletan. C’était un acte d’amour à la pièce de cent sous qui correspondait assez au Credo capitaliste où j’ai tâché de synthétiser l’état d’âme des fervents de l’or. Qu’on ne croie pas à de l’ironie chez Pelletan ; il répondait à un disciple de Proudhon qui préconisait l’abolition du numéraire ; et de là, ce cri du cœur. Lisez :

« Je vois dans un écu toute la loi de l’histoire enfermée dans une parcelle d’argent. Je regarde ce symbole de toute civilisation et je dis : C’est toi qui as racheté le monde… Passe donc de main en main, toi qui nous a rachetés du péché originel, qui tollis peccata mundi ; Christ matériel de notre destinée, je t’aime. »

Et il y a des gens pour prétendre que je suis un homme d’exagérations !…

LETTRE VIII
UNE DAME MÉTALLIQUE

Il ne faudrait pas que ma dernière lettre te fît supposer que j’ai de la haine contre le clan Rothschild et ses émules. D’abord, tu me croiras si je te dis qu’il m’est impossible de haïr personne. Étant un pauvre homme, plein de défauts, je me laisse parfois emporter par un mouvement de colère à l’égard de tel ou tel qui salit le prochain ou qui sème des cailloux tranchants sous les pas de Notre-Seigneur ; mais les poursuivre d’une animosité persévérante, je ne saurais. La déplorable humanité, en fièvre à cause de l’or méphitique dont elle s’empoisonne l’âme, me cause surtout de la pitié. Bientôt reconquis par l’oraison, je ne puis, après tout, que la plaindre.

Je plains particulièrement les usuriers du genre de ce Juif dont je t’esquissai la figure. Songe à ceci : jamais ils ne sont assurés d’inspirer un sentiment sincère à qui que ce soit. Tous les visages se griment de servilité dès qu’ils paraissent ; toutes les bouches leur mentent ; sous un voile d’hypocrite vénération pour leur fortune, tous les regards s’allument des feux verdâtres de l’envie. Sitôt qu’on le peut, on les vole. Ils se sentent horriblement solitaires et ils savent que si l’or leur était enlevé, la foule les trépignerait avec des clameurs de joie frénétiques.

Ils n’ignorent pas non plus que leurs congénères en antithèse, les égarés du communisme, ceux qui rêvent d’un paradis terrestre sans Dieu ni maître, les feraient fusiller avec empressement le lendemain de la révolution sociale. Ils ont appris que, dès maintenant, il s’aiguise des couteaux et il se charge des bombes dans l’ombre autour d’eux. Jouir en sécurité de leur opulence frauduleuse leur est donc interdit.

Ils n’ont même pas le réconfort de trouver la paix en eux-mêmes car la passion du lucre malhonnête leur détraque l’âme. Le démon, à la griffe implacable, qui les possède, ne cesse de les aiguillonner afin qu’ils entreprennent des rapines de plus en plus monstrueuses. Une âpre inquiétude les mine car toutes les puissances de leur être s’absorbent dans ce désir : augmenter le monceau d’écus dont ils sont, à la fois, les gardiens et les captifs. Les rides qui sabrent le front du financier en train de combiner une coquinerie, quelle pensée rongeuse elles révèlent !

Enfin, ils ont peur. Peur de leurs héritiers qui les voudraient dans le sépulcre. Peur des pauvres dont la physionomie famélique leur semble pleine de menaces. Peur haineuse de Dieu qui, très souvent, leur inflige, dès ce monde, le plus imprévu des châtiments : le supplice de la faim.

Car c’est un fait : on voit des milliardaires mourir de faim.

Cet Alphonse de Rothschild, dont je te parlais hier, ne pouvait digérer, et encore au prix de souffrances aiguës, que des pâtes et des purées de légumes arrosées d’eau claire. Tu devines de quel œil il contemplait les rois dans la gêne, les nobles dégradés, les politiciens à l’encan qui savouraient des vins illustres et des mets rares à la table où les réunissait son orgueil de Juif et de parvenu. Parmi des relents de Ghetto, il leur soufflait à la face son haleine fétide. Il les méprisait et les bafouait avec férocité. Mais il aurait donné, avec allégresse, une dizaine de millions pour se régaler à l’exemple de ses convives. Or c’était une chimère : il lui fallait se contenter d’une très petite portion de nouilles sans assaisonnement ou de chicorée trop cuite.

Son frère Edmond mourut d’inanition par le fait d’un cancer qui lui mit l’estomac en charpie.

Ainsi d’un autre roi de l’or : Pierpont Morgan. Celui-là n’était pas un Juif. Mais sa rage d’accaparement ne le cédait en rien aux avarices hébraïques. Lorsqu’il eut entassé de la finance haut comme une tour de Babel, une concrétion que nulle pince ne put extirper — peut-être une pépite — lui boucha le pylore. Tout aliment était rejeté. Les médecins les plus notoires, accourus à son appel et payés d’un salaire fabuleux, tinrent consultation autour du lit où il agonisait. D’après leur avis, une vache, appartenant à une race renommée pour les vertus de son lait et choisie entre mille, fut nourrie de drogues fortifiantes. Le produit de sa traite fut réservé au malade. Futile expédient : sitôt avalé, ce breuvage incomparable était rendu en caillots sanguinolents. Et Pierpont Morgan, maître et seigneur de quatorze milliards, mourut en hurlant : « J’ai faim !… »

Ah ! les ironies formidables de la Providence !…


J’ai, dans mes notes, bien d’autres exemples des méfaits de l’or et des tortures qu’il inflige à ceux qui se rendent ses esclaves. On peut les résumer de la sorte : quand le Démon empoisonne une âme de ce résidu des digestions infernales, il lui persuade qu’il va lui procurer le moyen d’être heureuse — très loin de Jésus-Christ. Scélérate illusion ! Ou le riche se contamine d’avarice ; le souci de conserver son trésor en l’augmentant lui vaut des nuits sans sommeil et des jours consumés d’inquiétude. Pour lui, le pauvre est un vaincu dont il importe de surveiller les gestes et d’étouffer les plaintes. Idolâtre de l’or souverain, il se sent un cœur de granit à l’encontre du monde entier.

Ou encore le riche se crée des besoins artificiels. Ceux-ci le gouvernent en despotes, développent en lui un égoïsme funèbre, veulent qu’il dépense avec profusion mais uniquement pour le contentement de ses appétits les plus vils. Loin de connaître le bonheur, il vit dans un état de trépidation morbide car plus il cherche à les assouvir ces besoins, plus leurs exigences se font impérieuses. Il ne peut échapper à cette loi de la nature humaine : les désirs croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. J’ai souvent eu lieu de la formuler cette loi, je ne saurais trop la rappeler. Elle certifie une règle qui ne comporte pas d’exceptions. J’ajouterai que, comme toutes les passions, l’amour de l’or implique la contrefaçon enragée des méthodes propres à nous faire mériter la Béatitude éternelle. C’est là un fait certain et que la Mystique constate tous les jours : l’église du Diable est une parodie de l’Église de Dieu. De même que celle-ci nous prescrit d’aimer Dieu de toutes nos forces et de toute notre âme, de même, celle-là nous incline à aimer l’or de toute notre âme et de toutes nos forces. Mais que les conclusions sont différentes ! Si tu aimes Dieu, plus que toutes choses périssables, tu connaîtras la paix radieuse des élus. Si tu aimes l’or, tu te voues à l’inquiétude ici-bas et, sauf repentir, au désespoir dans les ténèbres qui n’auront pas de fin…

Cependant la société est ainsi faite que beaucoup tentent d’équilibrer en eux les contraires. J’ai fréquenté jadis une veuve sans enfants qui se désirait bonne chrétienne et qui, en même temps, adorait la fortune dont elle était abondamment pourvue. Ce culte allait si loin que je l’avais surnommée, à part moi, la dame métallique.

Oh ! elle pratiquait : elle allait à la messe plusieurs fois par semaine ; elle observait les jeûnes et les abstinences ; elle communiait le dimanche et aux grandes fêtes. Même — et ceci est vraiment méritoire — elle s’imposait un effort pour soulager la misère autour d’elle. Ce lui était, du reste, une contrainte des plus pénibles. Quand elle ouvrait sa bourse, elle faisait une grimace aussi douloureuse que s’il se fût agi de s’extirper de l’orteil un ongle incarné. Mais enfin elle donnait — pour l’amour de Dieu.

D’autre part, la gestion de ses capitaux absorbait à peu près toutes les heures de son existence. Il en résultait une conversation où le galimatias financier tenait une place par trop majeure.

Un jour que je lui avais rendu visite elle m’accabla de phrases boursicotières truffées de : réponse des primes, de comptant, de termes dont huit, de coupons à détacher

Sur ces derniers mots, moi qui ne comprenais goutte à tout ce jargon, je crus bonnement qu’il s’agissait d’une étoffe maculée de sirop ou de graisse. Et je lui conseillai la benzine. Mais elle n’eut pas l’air de m’entendre. Elle entama un autre discours où elle gémit, presque en larmoyant, à cause de la faiblesse des cuivres, du fléchissement des Rio-Tinto, des escomptes fallacieux de son agent de change, etc.

Agacé, à la fin, de subir cette grêle de vocables, pour moi dénués de sens, je résolus de lui rendre la pareille et je criai :

— J’n’entrave que pouic ; c’est-il qu’on vous a refilé du pèze à la manque ?

Stupéfaite, car, bien entendu, elle ignorait l’argot, elle s’arrêta net puis me posa cette question :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis que je ne vous comprends pas et je vous demande si l’on vous a trompée en vous repassant de la fausse monnaie.

— Mais non, reprit-elle, je vérifie toujours, pièce par pièce, les sommes qu’on me verse.

— Alors de quoi vous plaignez-vous ?

— Mais, s’exclama-t-elle d’une voix tragique, du tracas énorme que me cause l’administration de mes revenus.

— Oh ! dis-je, avec flegme, s’il ne s’agit que de cela, il y a un moyen très simple de vous soulager.

— Et lequel ?

— Donnez toute votre fortune aux pauvres, d’un seul coup… Vous verrez ensuite comme vous respirerez à l’aise !

Mais la dame ne goûta pas du tout ce conseil pourtant judicieux. Elle prit un air pincé, comme si je venais de commettre quelque incongruité. Elle me fit entendre que ma présence lui était importune. Ce pourquoi je pris congé sans retard, en m’efforçant de dissimuler, sous une mine contrite, l’immense envie de rire — peut-être aussi de pleurer — qui me tenait.

Depuis, elle me bat froid. Lorsque je la rencontre, je lui envoie un grand coup de chapeau. Mais c’est à peine si elle me répond par une petite inclination de tête, très sèche et très réservée. J’ai bien peur d’avoir perdu son estime — à moins qu’elle ne me considère comme un fou dangereux qu’il importe de maintenir à distance…

En contraste, Ami, avise un peu celles et ceux qui se voulurent pauvres pour plaire à Notre-Seigneur — les Saints par exemple.

Voici Benoît Labre, le sublime mendiant, plein de poux et de lumière. Sois persuadé qu’il fut l’homme le plus admirable du dix-huitième siècle. De son temps, nombre d’âmes commençaient à s’orienter vers cette pourriture matérialiste dont le règne a pris, de nos jours, son développement total. Pour compenser les outrages à Dieu des soi-disant philosophes, la débauche luxueuse des rois et des grands, l’ardeur aux gains illicites de la multitude, la tiédeur et les négligences d’une grande partie du clergé, il vécut, volontairement, dans la faim, dans le dénuement, dans la crasse — et dans l’oraison perpétuelle. Il ne se nourrit guère que d’épluchures de légumes jetées au ruisseau. Il ne porta que des guenilles dédaignées par les nécessiteux les plus effondrés. Quand la vermine, qui formait un dévorant cilice sur son corps, tentait d’émigrer, il se hâtait de la ressaisir et de la remettre dans ses manches. Il couchait sur les marches des églises, sous un escalier de pierre, dans un réduit où l’on entassait des balayures et, à la fin de sa vie, dans un taudis d’hospice que partageaient avec lui des vieillards nauséabonds. Lorsque son confesseur l’engageait à modérer ses pénitences, il lui répondait humblement : « Dieu me désire ainsi. » Et le prêtre ébloui voyait aussitôt une auréole fulgurante se dessiner autour de sa tête.

Eh bien, le soleil divin rayonnait d’une telle splendeur dans ses yeux, un tel ravissement éclatait sur sa face que certaines gens à tiroirs débordant d’écus qui, d’abord, s’étaient écartés de lui avec horreur et dégoût, ne tardaient pas à subir l’effluve de sainteté qu’il irradiait. Lui offrant une aumône — presque toujours refusée — ils réclamaient ses prières du même ton qu’ils eussent sollicité d’un joaillier richissime les plus précieuses de ses gemmes. Dès que le mendiant les leur avait octroyées — gratis — ils couraient au plus prochain confessionnal se décharger du tas d’iniquités que la soif de l’or leur avait fait commettre.

Pourquoi cette influence mystérieuse de saint Benoît Labre ? Parce que ne possédant rien au monde, il possédait Jésus-Christ.

Voici maintenant sainte Térèse qui n’admettait absolument pas de vivre autrement qu’au jour le jour. Son abandon à Notre-Seigneur était si total qu’avec quinze francs pour toutes ressources, elle entreprenait les fondations les plus onéreuses et construisait des monastères sans savoir d’où lui viendraient les sommes nécessaires à payer l’architecte et les maçons. Tu te rappelles son aphorisme : « Térèse et cinq ducats, ce n’est rien, mais Dieu, Térèse et cinq ducats, c’est tout. » Lis ses relations, tu constateras que jamais sa confiance ne fut trompée. Toujours, les ressources arrivaient en temps opportun.

Pour elle-même, le manque de bien-être lui était très indifférent. Peu avant sa mort, déjà très souffrante, elle dut s’aliter dans une de ces auberges misérables où elle avait coutume de prendre gîte. Afin de se soutenir, elle aurait eu bien besoin d’un peu de lait. Or on ne put lui offrir que deux oignons et une demi-douzaine de figues sèches. Comme sa compagne ne pouvait s’empêcher de déplorer une telle pénurie, elle se déclara tout à fait contente et absorba en riant cette nourriture grossière. « Notre-Seigneur, dit-elle, n’en avait pas toujours autant sur les routes de Judée. »

Voici enfin saint François d’Assise. Il était né d’une famille de riches marchands et son père comptait le porter à la plus haute fortune. Cependant le jeune homme se mit en tête de ne vivre que pour l’amour de la pauvreté en Jésus-Christ. Son père le maudit et le chassa. Lui, alors, ne voulut rien garder de son opulence. Il se dépouilla de ses habits, les remit au négociant exaspéré et se retira nu, comme il était venu au monde. Puis, en cet état, il alla trouver l’évêque et lui demanda un vêtement. Le prélat lui donna une robe de bure avec sa bénédiction pour commencer une vie nouvelle. Les personnes correctes huèrent sa démence. Mais Jésus-Christ l’aima au point de lui octroyer ses stigmates.

Or tous ces prétendus insensés se montraient d’un bon sens incomparable lorsqu’il leur fallait négocier avec « les gens positifs », gouverner une communauté, conseiller autrui, rédiger une règle. Les mondains, au contraire, si « pratiques » qu’ils se figurent être, dans des circonstances analogues, accumulent cent bévues. Cela s’explique : ce qui fausse le jugement de la plupart des hommes, c’est l’amour-propre et l’intérêt personnel. Les Saints l’emportent sur eux parce qu’ils ont détruit l’amour-propre et parce qu’ils ne connaissent que l’intérêt de Dieu.

Les propriétaires d’un gros tas d’or, dont les miasmes ne leur procurent qu’une mélancolie permanente, se demandent aussi quelquefois, avec stupeur, la raison de cette angélique gaîté qu’ils remarquent chez tant de moines et de moniales à qui leur vœu de pauvreté interdit de garder ne fût-ce que quatre sous dans leur poche.

L’explication n’est pas très difficile. Ces privilégiés de la Grâce illuminante, s’étant donnés sans restriction aucune au Pauvre absolu, qui a nom Jésus-Christ, pour le suivre, l’imiter et se fondre dans son Sacré-Cœur, ne peuvent être qu’infiniment joyeux puisque ils ont fait abnégation d’eux-mêmes. Leur détachement des choses de la terre n’a d’égal que leur attachement passionné aux choses du Ciel. C’est pour cela que leur rire sonne comme une cloche de cristal tintant les messes du Paradis…

Ami, n’est-ce pas que nous nous modèlerons sur eux d’aussi près que possible ? N’est-ce pas que, méprisant la richesse, nous nous appliquerons seulement à gagner notre pain quotidien à la sueur de notre front — parce que c’est la Loi. N’est-ce pas que s’il plaisait à Dieu de nous retirer, pour un temps, l’indispensable, nous n’aurions pas honte de le mendier ?

Alors, peut-être, nous obtiendrons que Notre-Seigneur nous dise : « Aimant aujourd’hui ta pauvreté, tu as aimé la mienne ; tu auras donc part, au festin de ma Béatitude, demain et dans l’éternité… »

LETTRE IX[11]
LECTURES (poésie).

[11] Je spécifie que, dans cette lettre, traitant de littérature, je ne rédige ni un catalogue, ni un palmarès, ni un prospectus. Ce sont ici des arabesques autour de quelques livres aimés.

Cher Ami, la petite excursion que nous venons d’entreprendre à travers le royaume du Tant-pour-Cent t’aura, sans nul doute, un peu encrassé l’imagination. Pour la purifier, il sera bon, je crois, de lui permettre quelques plongées dans cette piscine aux ondes salubres : la belle littérature. A cet effet, nous prendrons d’abord un bain de poésie. Ensuite, nous voguerons, comme sur une rivière ensoleillée, parmi des proses dont l’envergure harmonieuse nous évoquera une flottille de cygnes ouvrant leurs ailes aux souffles qui viennent de Dieu.

Des vers, à notre époque, on en publie d’une façon immodérée. Tel qui, par la suite, deviendra un chef de bureau modèle ou un receveur de l’enregistrement sans égal, a débuté, dans l’existence, par une plaquette où les plus récentes cabrioles de la prosodie furent scrupuleusement imitées. « Il jette sa gourme, » disait la famille, inquiète d’abord mais vite rassurée en constatant qu’en effet il s’agissait pour le jeune bourgeois de subir une crise passagère de poésie comme on a la coqueluche ou la scarlatine.

Il y a aussi de futurs parlementaires ou des ferblantiers en espérance qui, destinés à faire du bruit dans le monde, alignèrent auparavant des rimes sous-parnassiennes et périmées. Toutefois il sied d’établir une distinction entre ces deux catégories de gens sonores : les ferblantiers nous rendent des services en nous fournissant d’objets ménagers d’une grande utilité ; tandis que les parlementaires, jabotant dans le vide, ne font que compliquer et entraver la solution des problèmes nationaux les plus urgents.

Puis il y a « l’amateur », qui ne se lasse pas d’encombrer de lyrismes rachitiques, imprimés sur des papiers insolites, les boîtes inéluctables des bouquinistes sur les quais de la Seine, à Paris. L’excessive indulgence de la critique favorise leur entêtement à chevaucher Pégase malgré Apollon.

Et enfin il y a cette race pédiculaire et pullulante : les poétesses. Celles-là, plus on en écrase, plus il en renaît.

Nous nous tiendrons à grande distance de ces divers hybrides engendrés par la Muse en une minute d’égarement. Nous fuirons aussi les « vers de jeunesse » pondus jadis par des écrivains uniquement doués pour la prose. Leur chef de file, c’est M. Claude Larcher. Ses vers asthmatiques, plus chevillés que des blindages de cagnas, feraient tomber en syncope les enfants élus de l’Inspiration s’ils ne s’en détournaient avec horreur. Au surplus, M. Larcher, ayant eu la maladresse de définir Sainte-Beuve « le plus méconnu de nos grands lyriques », a prouvé par-là son incompétence totale en matière de poésie.

Nous décréterons l’ostracisme contre ce chansonnier mi-montmartrois, mi-armoricain, qui, jouant du mirliton dans un biniou, procure du vague à l’âme aux caissières surmenées.

Au risque de susciter des réclamations indignées, nous ne parlerons pas non plus de Péguy. Ce poète ne fut pas sans mérite. Mais, que voulez-vous, ses clameurs tautologiques et monotones m’assourdissent sans m’édifier. Il n’a, du reste, pas besoin de mon suffrage car il possède M. Maurice Barrès et douze mille adorateurs pour vanter ses tintamarres dans des feuilles à grands tirages comme dans les humbles bi-hebdomadaires des plus obscurs chefs-lieux de cantons.

Le solitaire hirsute que je suis, paraît-il, détonnerait parmi ce concert unanime à sa gloire. Les critiques qui blâment, avec persévérance, mes « partis-pris » en concluront, si cela leur fait plaisir, qu’une noire envie détermina mon abstention. Je n’en ai cure : l’art balourd de Péguy m’assomme — et je le dis sans périphrase[12].

[12] Voir la note à la fin de cette lettre.

Mais nous célébrerons Verlaine, parce que le pauvre Lélian fut, malgré ses tares, le plus grand poète catholique dont l’Église ait eu le droit de se glorifier au dix-neuvième siècle et parce qu’il n’est pas encore remplacé.

Ah ! je sais bien : dès qu’on prononce ce nom, certains sourcils doumiculaires se froncent. D’autre part, des lippes pharisiennes formulent des vocables réprobateurs : «  — Bohème, prison, hôpital, ivrognerie, acoquinement aux filles du trottoir !… »

Hélas ! bourgeois au cœur de pierre, pourquoi ne voulez-vous pas admettre ce que ceux qui le connurent à fond ne cessent de vous répéter : — Verlaine fut un extrême sensitif, saignant par mille blessures à cause des coups de poignards que l’époque prodigue à ses poètes. N’ayant jamais eu plus de volonté qu’un enfant de six ans, délaissé par « l’épouse unique », il resta toujours à la merci de ses impulsions : les bonnes aussi bien que les mauvaises. Mais le bourgeois, enclin à tout pardonner aux gens bien mis « qui gardent les apparences », ne pardonne rien au poète génial qui à ses autres torts ajouta celui de ne pas avoir le sou.

Sans penser une minute à faire l’apologie des vices de Verlaine, on reconnaîtra, pourvu qu’on l’étudie avec l’esprit de charité, que, malgré ses faiblesses, ses contradictions et ses rechutes, il aima Dieu. Son âme fut une Madeleine aux pieds de Notre-Seigneur. Et, maintes fois, nettoyé de son ordure, il chanta les splendeurs de la Grâce selon des cadences si souples et si éoliennes que nul encore n’en a retrouvé le secret. C’est pourquoi je ne puis m’empêcher d’espérer que le Sacré Cœur — célébré par lui d’une lyre si pure — lui aura été miséricordieux. Qu’il subisse présentement un sévère purgatoire, je n’en doute pas. Qu’il soit en enfer, je ne saurais le croire.

Je ne suis pas le seul à penser de la sorte. Je reçois assez souvent de délicieuses lettres signées d’une grande chrétienne qui habite une ville de l’Amérique du Sud et qui a donné trois de ses enfants à l’Église. Elle m’écrivait récemment que, touchée à l’extrême par les vers frémissants d’humanité saignante et d’espoir en Dieu où Verlaine épancha ses souffrances, elle priait tous les jours à son intention et qu’elle faisait dire des messes pour le repos de son âme.

Ame exquise, âme d’indulgence, exacte à suivre les enseignements du bon Maître, comme tes appels au Dieu de pardon en faveur de Verlaine me réjouissent au regard des grimaces pudibondes qu’affichent les marguilliers badigeonnés d’austérité feinte qui vident leur seau de toilette sur le crâne dénudé du pauvre Lélian !…

Donc, afin de placer cette mise en lumière de quelques beaux vers catholiques sous l’égide du poète pénitent de Sagesse, nous citerons l’un de ses derniers poèmes, écrit à l’hôpital. Il y résuma sa vie, ses douleurs, ses fautes et ses humiliations, — sa foi aussi, et son espérance, et son humble et tremblant amour de Dieu. Mieux qu’aucun commentaire, à ceux qui savent lire, ces strophes feront comprendre tout Verlaine. Une science parfaite du métier, un art accompli s’y dissimulent sous une forme très simple. C’est sa vie intérieure elle-même qui parle :

Seigneur, vous m’avez laissé vivre
Pour m’éprouver jusqu’à la fin.
Vous châtiez cette chair ivre
Par la douleur et par la faim.
Et vous permîtes que le diable
Tentât mon âme misérable
Comme l’âme forte de Job ;
Puis vous m’avez envoyé l’ange
Qui gagna le combat étrange
Avec le grand aïeul Jacob.
… J’ai marché dans le droit sentier,
Y cueillant sous des cieux propices
Pleine paix et bonheur entier :
Paix de remplir enfin ma tâche,
Bonheur de n’être plus un lâche
Épris des seules voluptés
De l’orgueil et de la luxure ;
Et cette fleur : l’extase pure
Des bons projets exécutés.
C’est alors que la mort commence
Son œuvre inexpiable ? Non,
Mais que me saisit la démence
Bien qu’encor criant votre Nom.
L’ami me meurt, aussi ma mère,
Une rancune plus qu’amère
Me piétine en ce dur moment
Et me cantonne en la misère
Du froid et du délaissement.
Tout s’en mêle : la maladie
Vient en aide à l’autre fléau,
Le guignon, comme un incendie
Dans un pays où manque l’eau,
Ravage et dévaste ma vie,
Traînant à sa suite l’envie,
Avec l’obscène trahison,
La sale pitié dérisoire,
Jusqu’à cette rumeur de gloire
Comme une insulte à la raison !
… Mais, ô Vous, donnez-moi la force,
Donnez, comme à l’arbre l’écorce,
Comme l’instinct à l’animal,
Donnez à ce cœur, votre ouvrage,
Seigneur, la force et le courage
Pour le bien et contre le mal !…
Je crois en l’Église romaine,
Catholique, apostolique et
La seule humaine qui nous mène
Au but que Jésus indiquait,
La seule divine qui porte
Notre croix jusques à la porte
Des libres cieux enfin ouverts,
Qui la porte, par vos bras même,
O grand Crucifié suprême,
Donnant pour nous vos maux soufferts.
Je crois en la toute présence,
A la messe, de Jésus-Christ,
Je crois à la toute-puissance
Du sang que pour nous il offrit…
Je confesse la Vierge unique,
Reine de la neuve Sion,
Portant aux plis de sa tunique
La grâce et l’intercession.
Elle protège l’innocence,
Accueille la résipiscence
Et debout, quand tous à genoux,
Demande le pardon du Père
Pour le pécheur qui désespère, —
Mère du Fils, priez pour nous[13] !

[13] Paul Verlaine, Poésies religieuses, préface de J.-K. Huysmans, 1 vol. chez Messein, éditeur. Ne pas oublier que dans ce recueil, comme dans l’œuvre entière de Verlaine, l’inspiration est tout à fait inégale. Des poèmes sublimes y alternent avec des morceaux d’une insigne faiblesse.

Prions donc pour Verlaine en nous rappelant sa plainte et sa requête dans la dernière strophe de l’admirable Chanson du pauvre Gaspard :

Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
O vous tous, ma peine est profonde :
Priez pour le pauvre Gaspard !…

Il y a des poétesses. Je t’ai déjà dit, je crois, combien cette variété de la gent-de-lettres me paraissait encombrante. Le pire, à notre époque, c’est qu’elles se croient une mission. Elles se hissent volontiers sur un piédestal d’où, taquinant d’un doigt fébrile une guimbarde échevelée, elles poussent des cris aigus et peu rythmiques pour revendiquer l’émancipation de la femme. Leurs vocalises proclament qu’elles entendent « vivre leur vie en beauté ». Cela signifie, en bon français, qu’elles tiennent les préceptes de la religion et les lois de la pudeur pour d’enfantins préjugés. Et aussi, cela veut dire que, pour elles, le comble de la poésie c’est de montrer les parties obscènes de son âme, sans feuille de vigne, à tous les passants comme les ballerines d’opéra montrent leurs jambes aux vieillards libidineux du parterre.

Au vrai, si l’on prête l’oreille une minute aux confidences éhontées de ces dames en folie, on ne peut s’empêcher de les comparer à des cavales hennissantes, lâchées à travers prés et galopant, sans licol ni frein, à la poursuite de l’étalon.

Dire que beaucoup sont mariées !… Te représentes-tu leur ménage ? Pour moi, je songe, avec angoisse, aux hiatus lugubres qui déshonorent les chaussettes de leurs maris. Je plains ces infortunés voués aux pot-au-feu anémiques que leur confectionnent des cuisinières insuffisamment surveillées, tandis que Madame gambade.

Il arrive à plusieurs de ces Muses effervescentes de célébrer, par ouï-dire, les ombelles délicates du cerfeuil, la rotondité puissante des citrouilles et toutes les gloires du potager. Mais je gage qu’elles seraient incapables d’éplucher un oignon ou de distinguer une escarolle d’une laitue.

Si tu m’en crois, tu te garderas d’ouvrir les volumes où les Érigones de la poésie contemporaine étalent ainsi leurs appas peinturlurés de fards divers. Tu ne liras pas non plus les articles où les gardiens du sérail, qui les encensent, donnent pour des traits de génie les écarts de leur tempérament.

Ce n’est pas sur les tréteaux de la réclame que tu découvriras une femme dont les vers te puissent émouvoir d’une chaste émotion. C’est, loin des salons tapageurs, une vierge mi-voilée dont les poèmes de pénombre, reflétant des étoiles discrètes, murmurent comme une source très limpide, sous la mousse et les pervenches, au fond des grands bois.

Celle-là, les reporters ne lui prennent pas d’interview… — Excuse cet horrible jargon : il s’apparente au dialecte cosmopolite dont les dames suggérées ci-dessus usent en leurs odes incohérentes au Mâle. — Celle-là, aucune revue, en faveur auprès des snobs, ne publia son portrait. Je ne saurais dire la couleur de ses cheveux ni la nuance de ses prunelles. J’ignore si, depuis la publication de ses vers, elle a contracté mariage. Mais, dans ce cas, je tiens pour assuré qu’elle tient très bien son ménage : car elle est une vraie fille de l’Église.

Il s’agit de Jeanne Termier. Léon Bloy — contre sa coutume — n’a pas exagéré quand il écrivit, dans la préface qu’il lui donna pour son unique recueil : « C’est une jeune fille de vingt et un ans et son volume, Derniers Refuges, a été l’un des beaux étonnements de ma vie. Depuis Verlaine, je n’avais rien lu de pareil et je ne croyais pas que cela fût possible[14]… »

[14] Jeanne Termier, Derniers Refuges, 1 vol., chez Bernard Grasset, éditeur.

Il a raison : depuis Verlaine, on n’avait rien lu de pareil. En général, lorsqu’une jeune fille se mêle de rimer, elle imite, avec plus ou moins d’adresse, quelque poète dont le talent l’impressionna. Ou bien elle assemble des strophes fadasses, peuplées de Vierges anémiques et de Petits-Jésus rosâtres, qui rappellent les plus écœurants produits de l’imagerie religieuse. Ici, nulle mièvrerie : une sobriété d’expression qui n’exclut pas la vigueur. C’est intense en dedans. Et la réussite est d’autant plus saisissante que les sujets traités dans ces vers n’évoquent que des figures baignées des clartés diffuses d’un crépuscule d’automne ou marchant, à pas assourdis, dans une brume mystérieuse. Sont-ce des fantômes ? Sont-ce des vivants ? En tout cas, ce sont les symboles même des méditations d’une âme que l’énorme souffrance qui pèse sur le monde emplit de tristesse et d’effroi.

Jeanne Termier a exposé la genèse de son inspiration en une page de prose qu’il faut absolument citer, car elle donne le sens de ses poèmes d’une façon si pénétrante que toute analyse ne pourrait qu’en affaiblir la portée.

Voici : « Parfois, en des foules de pèlerinage où des cierges vacillent, où l’on voit des visages et des mains luire doucement dans la nuit des vêtements de misère — ils viennent, cherchant des étapes.

« Ils restent appuyés, dans l’ombre, aux murs des basiliques sonores de cantiques. Et, parmi ceux qui passent au rythme des processions lentes, les uns jugent : « Ce sont des orgueilleux qui veulent se différencier ou se faire comprendre. » D’autres songent, effleurés d’anxiété : « Peut-être qu’ils ne savent comment vivre ? Mais tous, n’avons-nous pas traversé de semblables heures ? Y a-t-il une seule âme qui ne se torde d’angoisse et ne sanglote lamentablement dans les bras de quelque pauvre rêve…? »

« Seulement, toutes les souffrances ne se ressemblent pas. Les unes sont comme des enfants sages qu’on vient prendre par la main, pour les emmener, quand quelqu’un meurt dans la maison. Elles s’endorment et se tranquillisent.

« Eux, leur souffrance est une vierge folle que personne n’a jamais consolée.

« Passionnément, ils ont vécu toutes les morales. Ils ont cru qu’il fallait être soi, et follement ils ont tenté de se suffire, ne cherchant que l’affirmation de leur être dans l’amour ou dans la pitié. Puis, s’étant dépassés, ils ont voulu vivre pour les autres. Formule incomplète et transitoire !… Alors, il leur fallut trouver Dieu ou mourir.

« Ils ont cherché Dieu, et non plus par la seule intelligence, fumée bleue du trépied que renverse l’angoisse de l’âme. Ils ont cherché Dieu par la vie, par toutes les vies puisque, par l’Amour enseignés, ils étaient devenus l’ardeur, la faim, la misère de toutes les vies.

« Et la morale chrétienne leur apparut, morale si haute qu’aucune vie ne l’exprima jamais, morale de la hâte où toujours quelque chose de plus grand reste à faire… »

Méditez ces phrases, sombres et sereines à la fois, chargées de mélancolie grandiose comme une sonate de Beethoven. Ames d’oraison, vous y reconnaîtrez la Beauté mystique.

C’est donc la marche douloureuse d’anxieux pèlerins en quête de Jésus, à travers les campagnes mornes et les villes enfumées d’une terre où même les Pauvres se détournent de l’Amour éternel. La maison de leur enfance leur sera revêche ; les faubourgs bruyants les rejetteront ; les auberges des villages ne leur seront pas accueillantes. Ils se sentiront affreusement solitaires. Alors :

Il leur restera dans des trains noirs de misères,
De fredonner à la manière des enfants,
De se bercer avec des airs confus et lents
Où flotte la douceur des pitiés populaires.
Il leur restera la Musique où les rêves las
Se traînent, oublieux des étapes malsaines,
Comme des blessés hallucinés sur des plaines,
Par la rouge splendeur d’un soleil large et bas.
Mais ni les rythmes, ni la grande Nuit pensive,
Ni les refuges clairs où d’autres vont s’asseoir,
Ni la Mort — qu’autrefois ils s’effrayaient de voir
Cheminer à côté de l’Amour, attentive,
Et qui devait, plus tard, être pour ces errants,
Entre les arbres noirs de l’incertaine voie,
La figure altérée et pâle de la joie, —
Ni la Mort ne pourra les retenir longtemps.
Il leur faut la Lueur inconnue et vivante
Qui vient parfois des frontières de l’Ame sur
La Vie… Il leur faut Dieu pour tout l’abîme obscur
Qu’agrandissent en eux la terreur et l’attente.

Or ils prolongent la recherche presque désespérée de ce Dieu qui les environne pourtant, caché dans cette lumière éblouissante dont saint Jean de la Croix nous affirme qu’elle est une nuit obscure pour les âmes en voie de purification vers l’Absolu. Ils tâtonnent « sur des quais balayés de silence et de vent » ; ils coulent « des jours étirés comme des sarments pâles »,

Entre les vains efforts où notre âme se perd.

Ils grelottent, en larmes, sous la nuit de décembre :

La nuit lugubre de cinq heures, l’étrangère
Qu’accompagnent, quand elle passe entre les toits,
Les regards envieux des lampes de misère,
Captives des vivants dans les logis étroits ;
La nuit pâle qu’on voit fuir le long des façades
Dans sa détresse convulsive, et qu’on entend
Pleurer, quand sur le bois pourri des palissades
S’acharne la colère effrayante du vent.

Alors le poète a peur que nul ne vienne plus jamais secourir ces délaissés. Il demande :

Est-ce qu’ils vont se réchauffer dans l’ombre épaisse ?
Est-ce qu’ils ne sont pas trop raidis et glacés ?
Est-ce qu’ils vont mourir de n’être plus bercés,
Sans que personne, en se penchant les reconnaisse ?

Non, les chercheurs de Jésus toucheront le but après bien des tortures, bien des incertitudes, après les pieds lacérés par ces silex qui jalonnent les routes de la Vie, semés là par les démons aux yeux ternes de l’Orgueil et de la Sensualité. Et pourtant :

Il faudra bien qu’un soir, aux limites du monde,
Aux limites de l’âme éparse, ils la devinent
Cette Lueur qui fait la vie humble et féconde,
Cette Lueur pareille à l’aube des collines.
Il faudra bien que, saouls de misère insensée,
Aveugles, ignorant le chemin parcouru,
Emportant, comme un pain de pauvres, leur pensée,
Ils trébuchent sur Dieu dans la nuit apparu.

Tel est, trop sommairement présenté, ce volume. Offrez le même sujet à l’un de ces rhéteurs blafards ou mignards qui encombrent la poésie, quels développements de bavardages il en tirera ! Que de prosopopées geignardes ! Que de fleurs d’autel en papier peint outrageant la saine nature !

Ici rien de semblable : mais des images aussi imprévues qu’exactes ; aucune rhétorique mais l’effusion profonde de la sainte Pitié.

C’est pourquoi je vous dis que c’est là du grand art catholique. Je vous dis que c’est un chant d’orgue dans une cathédrale aux lampes d’oraison. Je vous dis que Jeanne Termier est un poète[15]

[15] J’aurais pu relever, çà et là, dans ces poèmes, des gaucheries, des inexpériences, des trous dans le rythme. A quoi bon ? L’ensemble est d’une qualité rare. Cela suffit.


J’avise, sur les rayons de la bibliothèque, d’autres recueils de vers. Je les prends, je les ouvre au petit bonheur, je les feuillette ; — je bâille et je les remets en place… Qu’une poussière bénévole les couvre. Que l’araignée tisse sa toile entre les gardes : de longtemps je ne troublerai son industrie.

Pourquoi existe-t-il tant de rimeurs qui « savent le métier », qui pondraient, sur commande, du symbolisme, du naturisme, voire du dadaïsme ou des logogriphes mallarméens ? Leur virtuosité stérile, leur empirisme dénué d’âme ne sauraient nous émouvoir. Ah ! plutôt qu’un merle facétieux leur siffle : — Vous n’irez plus au bois : — les lauriers sont coupés ; et que ces rhapsodes se taisent…

Enfin, j’aperçois les volumes de Louis Le Cardonnel[16]. Ici nous nous arrêterons, car il ne s’agit plus de ces clowneries désossées où, sous prétexte d’assouplir les rythmes, d’éternels apprentis — qui se croient des Maîtres — réduisent la forme à l’état de poussière amorphe.

[16] Louis Le Cardonnel, Poèmes, Carmina sacra, 2 volumes, librairie du Mercure de France.

Dans les vers de Le Cardonnel, on admire des cadences disciplinées par un art sûr de soi. Ce ne sont pas des sensations troubles, vagies par de jeunes vieillards, qu’on y cueille, mais des pensées hautes qui embaument notre méditation, semblables à de grandes roses, cultivées par une fille de Sainte-Claire, sous les arceaux sévères d’un cloître ombrien.

Vous dites que Le Cardonnel pèche par abus des procédés oratoires ? Il se peut, en effet, qu’il y ait quelque verbalisme dans les moins bienvenus de ses poèmes. Mais comme, plus souvent, le sentiment se concentre et, pénétré de la sève catholique, s’épanche en des strophes d’une sonorité grave et dont l’éloquence ne doit rien aux rhétoriques artificieuses !

Seul un contemplatif, comprenant, aimant les cruautés saintes et les splendeurs du Sacrifice, a pu écrire les vers suivants :

A CELLE QUI VA FAIRE SES VŒUX

Demain les glas sacrés annonceront tes vœux,
O toi qui vas t’offrir, en un chaste offertoire,
Pour être, en ce couvent, colombe expiatoire.
L’an se meurt, où tu vins immoler tes cheveux,
Palpitante à l’attrait des gloires pressenties,
Éprise de souffrir plus que les repenties.
Novice, l’an s’efface où tu balbutias
Ta promesse première aux saintes fiançailles :
Sur le seuil de l’Époux maintenant tu tressailles.
Par le matin bercés, les grands acacias
Dans le grave jardin épandront de leur neige
Sous les pas de l’Abbesse et du claustral cortège.
Et le cortège pur t’emmènera, chantant
Des proses de candeur par les longues allées,
Puis les grilles, ma Sœur, sur tes jours blancs scellées.
Ils diront que ta vie est un morose étang,
Mais tu seras la sainte en flamme qui s’élance,
Radieuse d’avoir épousé le Silence.

Comme tous les contemplatifs, Le Cardonnel est doué d’une extrême sensibilité. Aussi, les sensations âpres ou douces que lui apportent les saisons, suscitent-elles en lui tout un peuple d’images lyriques qui se colorent de teintes joyeuses ou funèbres. Mais la nature n’est pas seulement le décor de ses rêves. Sachant que, comme le dit Baudelaire, « l’homme y passe à travers des forêts de symboles », il la spiritualise. Soit qu’il souffre de ses rigueurs, soit qu’il jouisse de ses sourires, il y voit le miroir où se reflète la face de Dieu.

De là, par exemple ce poème :

FIN D’AUTOMNE

Un bel automne, encor, dans l’abîme se couche :
La vendange est finie et l’arrière-saison,
A travers les champs nus, que bat le vent farouche,
Nous ramène attristés vers la triste maison.
Sans gloire à l’occident, lui-même le jour tombe,
Sur les coteaux blêmis pèse le firmament :
L’espace qui frissonne est froid comme une tombe ;
Tout n’est que monotone évanouissement.
Ah ! comme en leur déclin les choses sont amères !…
Dans la campagne vide où l’Autan noir se plaint,
Nous sentons la nature et la vie éphémères :
Le pénétrant dégoût du créé nous étreint.
De sévères pensers avec le soir descendent ;
Et toi seule, ô clarté de l’éternel Amour,
Immuable, malgré ces ombres qui s’étendent,
Tu brilles dans la mort de l’automne et du jour…

Sat prata biberunt : restons sur cette impression de beauté mélancolique et religieuse qu’un excellent poète nous octroya.

Note.

Peut-être qu’une antipathie de nature me rendit trop sévère pour Péguy. Si l’on en juge ainsi, qu’on lise, en compensation, le livre de M. Pierre Lasserre : les Chapelles littéraires (1 vol. chez Garnier). On y trouvera, sur Péguy et d’autres, un modèle de critique objective et qui met au point… bien des choses. J’y reviendrai ailleurs.

LETTRE X
LECTURES (prose).

Paulo minora canamus… Car, après tout, la prose, même d’une forme accomplie, ne vaudra jamais les beaux vers.

Si l’on demandait : — Quel est, à l’heure présente, le prosateur catholique à qui nous accorderons la palme ? un chœur de vieilles dames et de jeunes demoiselles, amies d’une religion « modérée », plaçant leur livre de caisse au même rang que leur paroissien, répondrait tout de suite : — Anselme Chambéry.

Eh bien non ! — M. Anselme Chambéry est un notable négociant qui s’entend, comme pas un, à fournir de morale mitoyenne sa clientèle « bien pensante ». Ayant pris, en solde, le fond de commerce de la maison Jorjonet, il tient boutique de camelote en peluche et en simili-bronze. C’est bleuâtre, c’est grisâtre ; cela transporte d’admiration force dactylographes sentimentales et un grand nombre de rentières qui aiment à enguirlander leur thé de cinq heures de quelques myosotis découpés dans de la percaline.

A merveille : cela ne gêne personne. Un Chambéry est nécessaire pour inculquer à la Bourgeoisie le sentiment qu’elle réalise la perfection. Celui-ci fermerait son bazar qu’il faudrait immédiatement lui trouver un successeur. Car, je vous le demande, que deviendrait le Tiers-État si on le frustrait de ce petit morceau d’Idéal — sans emballement — dont il aime à se poisser le cœur entre deux opérations de Bourse ? Notre Allobroge, étant doué d’un style en caramel mou, le lui procure pour un prix relativement modique. L’Académie approuve ; et le gros public en redemande. Encore une fois, tout cela va très bien.

Seulement, les écrivains — personnages acariâtres — ne reconnaissent pas M. Anselme Chambéry pour un des leurs. Leur opinion, sur son compte, peut se résumer en cette brève anecdote dont tu me permettras de te faire part.

Côte à côte sur une plateforme de tramway, le philosophe lyonnais J. S. et moi, nous allions vers Perrache. Comme nous enfilions une rue, longue mais ne présentant aucun caractère particulier, S. me dit soudain : Lorsque M. Chambéry se retirera des affaires, après fortune faite, c’est de ce côté qu’il devrait élire domicile.

— Et pourquoi ? demandai-je, un peu surpris.

S. me désigna, de l’index, une plaque indicatrice à l’angle de la place Antoine-Vollon ; je lus : Rue du Plat… Et je gardai un silence bourré d’approbation[17].

[17] Il y a quelques mois, Chambéry reçut l’autorisation de porter un chapeau à plumes et de broder son habit avec du persil, sous ce prétexte que Jules Lemaître était mort et enterré. Or rencontre bizarre : Lemaître exécuta jadis, en un article célèbre, l’œuvre flasque de Jorjonet. Et voici que Chambéry, succédané de Jorjonet, vient de publier un éloge de Lemaître ! — Des experts au goût émoussé comparent cet opuscule à un vin de Bordeaux généreux. Mais les vrais connaisseurs n’y découvrent qu’une piquette éventée.


Heureusement, personne n’est forcé de lire du Chambéry. Loin des régions où ce triomphateur règne à l’état endémique, le véritable art catholique se manifeste en des livres qui, sans prêches assoupissants, sans effusions papelardes, peuvent susciter ou entretenir en nous un zèle viril pour Jésus-Christ. Entre autres, ceux d’Émile Baumann.

Vous vous rappelez l’Immolé, ce drame de conscience, cet acte d’un martyr contemporain, cette relation poignante des luttes d’une âme qui se voulait sainte et que les démons de la sensualité attaquèrent d’une façon formidable. Elle vainquit, mais au prix de son sang versé pour l’Église. Or certains critiques, nés dans le clan Talpa, estiment que les écrivains serviteurs de l’Église doivent ne publier que des volumes uniquement propres à édulcorer les jeunes filles du catéchisme de persévérance. Quand parut l’Immolé, ils se récrièrent, se voilèrent la face et prononcèrent cette sentence équivalant à une condamnation sans appel : «  — Cela ne peut pas être mis entre toutes les mains ! » Ces pudibonds effarouchés sont cause de toute une littérature « édifiante », blanche jusqu’à la chlorose et qui donne à maints jouvenceaux et jouvencelles l’envie véhémente de lire en cachette les ouvrages défendus. Il est assez compréhensible que se voyant servir, à tous les repas de son intelligence, un horrible mélange de bouillon de veau et de sirop d’orgeat, cette jeunesse rêve de piments et de moutardes illicites.

Rien de pareil dans l’Immolé, œuvre austère. Seulement voilà : il y est traité d’une liaison coupable. Et lesdits critiques nourrissent la folle ambition de faire croire à leurs lecteurs que jamais, au grand jamais, un catholique âgé de vingt ans ne s’éprit d’une gueuse. Cette dérobade devant la réalité, trop fréquente dans les milieux pratiquants, cette tactique peureuse, je les compare à la sottise de l’autruche qui se cache la tête dans un tas de sable pour ne pas voir le péril.

Mais, grâce à Dieu, tout le monde ne pense pas ainsi. La preuve, c’est que l’autre jour, un excellent prêtre, qui confesse beaucoup de jeunes hommes, me disait : « L’Immolé est un livre salutaire. J’en ai conseillé la lecture à plusieurs de mes pénitents et j’ai eu à me féliciter de son influence sur eux. »

Au point de vue de la psychologie, ce roman donne, en effet, aux esprits, susceptibles de réfléchir et de comparer, cette sensation du vrai qui est la marque unique d’une œuvre de valeur. Une telle qualité jointe à la vigueur colorée du style valut à Baumann le suffrage des lettrés. Mais n’oublions pas qu’une considérable portion de la Bourgeoisie catholique n’aime pas du tout qu’on lui apporte la vérité. Quant au grand style évocateur ils le jugent : une inconvenance. Il leur faut Chambéry, vous dis-je !

D’autres ouvrages, qui tenaient les promesses de ce beau début, suivirent. Ce récit de pèlerinages : Trois villes saintes, où l’émotion mystique plane, autour des sanctuaires du Curé d’Ars, de l’apôtre saint Jacques et de l’archange saint Michel, comme un aigle empourpré du soleil de la Grâce illuminante.

Un second roman, la Fosse aux lions, fâcheusement décousu quant à la composition, mais où abondent des scènes de mœurs d’un intérêt angoissant et de pénétrantes descriptions de paysages vendéens. La tragédie de famille qui se joue en ce livre prendra au cœur tout croyant, car elle met en scène des conflits d’influences surnaturelles faits pour lui remuer l’âme jusqu’au tréfond.

J’aime moins la Paix du septième jour. Ce n’est pas que cette méditation lyrique sur la guerre expiatrice dont nous sortons à peine ne contienne des passages remarquables. Mais elle dévie, avec trop de complaisance, vers des hypothèses d’ordre plus ou moins apocalyptique, dont l’origine semble peu sûre.

Enfin voici le Baptême de Pauline Ardel, manière de chef-d’œuvre sur lequel je m’étendrai davantage[18].

[18] Le Baptême de Pauline Ardel, 1 vol. chez Bernard Grasset, éditeur.

Il s’agit d’une jeune fille, orpheline de mère, pas baptisée, élevée dans l’incroyance par un père qui, quoique de famille catholique et fervente, a perdu la foi depuis son adolescence. Universitaire infatué de la science, possédé de l’esprit d’orgueil, soupçonneux au point d’avoir rompu toutes relations avec son frère, prêtre, qu’il accuse, à tort, d’avoir capté l’héritage d’une parente, M. Ardel appartient à cette catégorie d’athées qui ne se cantonnent pas dans l’indifférence. Son hostilité contre l’Église ne cesse de se prouver militante. Trop intelligent et trop cultivé pour imiter le bas anticléricalisme injurieux des Loges, il ne laisse passer, cependant, aucune occasion d’affirmer qu’il tient l’état d’âme religieux pour un stade de l’évolution à jamais dépassé. Et il monte, avec soin, la garde autour de Pauline afin qu’elle n’en subisse pas l’influence.

Ainsi formée, la jeune fille partage, comme il était fatal, les opinions paternelles. Le fait est posé nettement dès le premier chapitre où Baumann nous montre M. Ardel, récemment nommé professeur d’histoire à Sens et visitant avec elle la cathédrale. Deux citations préciseront leur façon de voir au cours de leur déambulation sous les voûtes vénérables :

Dans l’abside « pend à la muraille nue un Christ en bois d’un jaune bruni, coiffé de sa couronne lamentable. Des cheveux confus se collent le long de ses joues et sur sa poitrine ; chacune de ses côtes paraît dire : comptez-moi. Ses bras décharnés sont raidis ; les rotules de ses genoux et les os de ses jambes, incurvés comme des baguettes, distendent sa peau. Tout ce que peut souffrir la chair de l’homme s’est résumé dans ce cadavre et dans sa tête inclinée, indiciblement meurtrie. Pauline fut affectée d’une pitié vague mais plus encore d’une répulsion : — Est-ce possible, se dit-elle, que d’un affreux supplicié on ait fait un Dieu !… »

Pour le professeur, voici : Les vêpres commencent. « M. Ardel battit en retraite ; le chant des psaumes l’eût ennuyé. Pauline et lui sortirent par le portail de Moïse ; un aveugle fit tinter inutilement sa sébille où dansaient des sous rares. Le professeur, à respirer hors de l’église, sentit une légère satisfaction : — Leurs cathédrales, énonça-t-il, ne sont que des nécropoles ; tout y est bien mort… »

Plus tard, le père et la fille se promènent dans la campagne. Ils y rencontrent le professeur de dessin du lycée, M. Rude accompagné de ses trois enfants : deux filles, Marthe et Edmée, un jeune homme d’une vingtaine d’années, Julien. Les deux pères causent, assez d’accord sur l’art, aux antipodes l’un de l’autre sur la façon de concevoir l’existence. Les Rude sont d’ardents catholiques. Les Ardel ne l’ignorent pas et, quoiqu’ils apprécient la culture et les goûts artistiques de cette famille, ils s’étonnent qu’elle y joigne des habitudes de « superstition ». La conversation des enfants montre combien, malgré des points de contact, ils sont, quant à la vie profonde de l’âme, éloignés les uns des autres :

« Pauline entretenait Edmée de leur peine à trouver une domestique et du logis où ils étaient encore assez mal installés.

— Votre rue me plairait, observa Edmée, parce que l’église est à deux pas de chez vous.

Pauline, après un cours intervalle, répondit : — Nous n’avons que faire d’une église. Mon père n’est pas croyant ni moi non plus…

Elle regarda Edmée, aperçut dans ses yeux affables une désillusion subite ; et pourtant elle ne regretta point de l’avoir avertie sans réticence. Une pointe d’orgueil avivait sa franchise : si Edmée la voulait pour amie, elle l’accepterait comme elle était. Mais Julien, à deux pas derrière, émit d’une voix paisible et pénétrante :

— Si vous saviez quel don c’est de croire !

Elle tourna la tête et riposta durement : — Ce don-là m’est aussi étranger que les chimères d’un fumeur d’opium.

Julien se rapprocha : bien qu’une émotion vibrât dans sa gorge, il se maintenait calme au dehors : — Des chimères ! Pour les aveugles-nés, le soleil aussi est une chimère, ou le serait s’ils ne croyaient en ceux qui voient.

— C’est possible, trancha Pauline, je suis une aveugle-née… »

Il semblerait d’après cette rencontre, où les convictions différentes se froissent comme les épées d’un duel que nulle entente ne sera possible entre des âmes aussi en désaccord. Pourtant Pauline s’éprendra de Julien. Et, — ce qui est très bien observé, femme et donc être de sentiment, l’amour humain va la conduire à l’amour de Dieu.

Cette présentation des personnages en conflit, ramassée avec sobriété en un seul chapitre prouve de la maîtrise.

Je ne commente pas dans le détail la suite du livre. On y voit comment Pauline, peu à peu attirée vers le jeune chrétien, sent s’effriter ses préventions contre la foi catholique. Très habilement, Baumann a su se garder d’un didactisme pédant. Le ton des controverses entre les deux amoureux est celui de la causerie. Et même au moment le plus pathétique, après que Julien a offert, en secret, sa vie pour la conversion de Pauline, lorsque exaucé, il va mourir et que sa fiancée souffre à son chevet d’agonisant, la scène est décrite avec une retenue d’expression qui en renforce la portée.

Je citerai la fin du chapitre. Julien sent la mort toute proche et rassemble ses forces pour faire ses adieux à l’entourage éploré.

« Il les embrassa tous, comme un voyageur qui s’en va. L’effort qu’il venait d’accomplir l’exténuait ; il referma les paupières et parut sommeiller un instant ; mais il se recueillait, ayant à dire autre chose et, brusquement, il se souleva :

— Ardel, promettez-moi… jurez-moi… Pauline veut être chrétienne, vous ne l’empêcherez pas ?

— Mon ami, je le jure, répondit Ardel sans hésiter.

— Pauline, donnez-moi votre main… Je suis avec vous… Au revoir…

Il parlait de loin et de haut, déjà libéré de ses liens corporels et il ne souffrait plus ; des bras compatissants l’enlevaient au-dessus des ombres de la terre. Il balbutia des mots qu’on pouvait à peine saisir, un dernier acte de foi et de repentance.

— Julien, nous vois-tu ? demanda encore M. Rude.

Les globes de ses prunelles devinrent vitreux ; sa bouche restait entr’ouverte, sa langue claquait entre ses dents brillantes ; les phalanges de ses doigts tricotant dans le vide et se rétractant, semblaient chercher à tâtons une porte invisible ; puis il se tourna sur le côté droit, laissant aller sa tête, pour s’endormir comme un enfant dans le baiser du Seigneur… »

Pauline alors est conquise : cette mort, par sacrifice pour le salut de son âme, achève de lui montrer Dieu. Enfin, ce qui l’incline aux démarches nécessaires pour son entrée dans l’Église, c’est la lecture d’un carnet où Julien avait coutume de noter quelques pensées au jour le jour. En voici quatre des plus significatives :

« La preuve la plus assurée de l’amour, c’est de conserver dans la souffrance la volonté de souffrir.

Celui-là seul abolit la douleur qui consent à la prendre toute en soi.

Plus j’aime Dieu, plus je veux que tous l’aiment avec moi. Ma souffrance, c’est que je ne puis le faire voir à tous.

Mériter l’âme de Pauline. Souffrir pour elle. Je l’aime trop, ô Dieu, pour qu’elle reste séparée de vous. »

C’est en méditant ces phrases, en s’imprégnant de leur vertu que Pauline va au baptême.

Baumann est un trop bon observateur de la réalité pour ne pas nous montrer, en contraste avec la famille si conforme au cœur de Jésus des Rude certaines âmes difformes, badigeonnées de dévotion, comme il s’en rencontre malheureusement dans l’Église. Celle-ci par exemple :

« Il y avait, au bout de la rue, dans une maison décrépite, qu’elle louait presque en entier, une vieille fille riche et sordide : Mlle Crépin. Pauline la voyait passer tous les matins, allant à la messe de sept heures, ratatinée sous une pèlerine noire, coiffée d’une capote de forme archaïque et marchant en zigzag comme si elle cherchait, entre les fentes des pavés, des louis d’or perdus. Mlle Crépin, qui passait pour millionnaire, accroissait son revenu par des spéculations habilement conseillées. Elle participait à la fureur d’agiotage dont était possédée cette petite ville de rentiers oisifs… Elle se mêlait d’œuvres charitables mais appliquait au bien des pauvres les principes qu’elle suivait pour le sien propre ; elle plaçait l’argent recueilli à leur intention et même si elle les savait dans les plus affreuses nécessités, elle les rationnait en aumônes et même ne laissait fuir de leur capital que des bribes dérisoires… Elle revenait souvent du marché avec trois navets dans son cabas en se lamentant de ce que « la vie devenait impossible. » Elle passait l’hiver sans feu, se chauffait les mains sur le couveau où cuisait son potage. Quand elle n’était pas à l’église, elle comptait ses coupons ou s’occupait de faire rentrer ses loyers. Et, une fois, en grimpant à une soupente pour sommer d’en déguerpir le locataire qui l’habitait, elle avait failli se rompre le cou ! »

Quelle mordante eau-forte et combien véridique ! Les timides qui prétendent que des portraits de ce genre « nuisent à la religion », se figurent peut-être que les incroyants sont aveugles et qu’ils ne s’aperçoivent pas des difformités qui contaminent l’assemblée des fidèles. Allez, bons tardigrades, ce n’est pas la mise en lumière de ces tares qui empêchera une âme en peine de Dieu de se convertir. Ce qui retarderait son adhésion à la Vérité unique, ce serait plutôt la lecture des bouquins fleuris d’illusions où des scribes par trop optimistes tentent de se persuader que le catholicisme contemporain est un réceptacle de toutes les vertus théologales et autres. Or il s’en faut !…

Ce qu’on admire aussi chez Baumann, c’est son sentiment profond de la nature. Dans ce livre, comme dans les précédents, il s’exprime en des descriptions des mieux réussies.

Voyez ce matin de beau temps en hiver :

« Pieds nus, Pauline ouvrit les volets de ses deux fenêtres. L’aube grelottait sur le toit d’en face, gris de givre ; le ciel d’acier pâle, d’un rose diaphane à l’orient, présageait un jour splendide. L’air aigu, des ablutions froides et l’espoir du soleil montant, la mirent en gaieté. Le soleil était son idole : lorsqu’il se montrait, les vitres de sa chambre flambaient comme des vitraux ; il se prélassait jusqu’à trois heures après-midi contre la maison ; le mur le buvait par toutes ses pierres et la vigne par tous ses sarments. »

Et cette fine aquarelle impressionniste :

« Sous les arches du pont, l’Yonne glissait d’un mouvement presque insensible ; la ligne oblique des coteaux l’arrêtait ainsi qu’un étang ; les formes brunes des nuages, les ombres massées des toits et des peupliers figeaient le courant opaque. Un canot descendait et chaque fois que les rameurs levaient leurs rames, un peu de ciel blanc luisait entre leurs bras car le crépuscule s’attardait encore sur les collines. »

Il y a aussi une course en plaine, par temps de neige, symphonie en blanc et noir d’une profonde beauté…

Bref, lorsque vous aurez allumé votre feu avec les œuvres complètes d’Anselme Chambéry, remplacez-les, dans votre bibliothèque, par les livres d’Émile Baumann. Quand vous éprouverez de la joie à les relire, ce sera le signe que vous comprenez enfin le véritable art catholique.


Je continue à explorer mes livres. J’en ouvre un encore, à l’aventure, et je lis ceci :

« Le soleil, à travers les branches, versait sous bois une averse d’or rouge. Par moments on voyait le haut des collines tout empourpré. La forêt anxieuse sentait mourir en elle le soleil et la vie. Des millions de touffes d’herbe agitaient vers lui leurs bras souples. Les gros oiseaux s’effaraient. Déjà les merles, avec un air de peur fanfaronne, avaient glissé à mi-hauteur des baliveaux vers les parties les plus fourrées du bois. Les dernières grives s’agitaient en criant à la pointe des chênes. C’était l’heure des chants menus qui décroissent. Les bouvreuils qui voyagent en mars, les pinsons, les verdiers qui ont jeûné l’hiver, sifflaient mais sans changer leur chanson du jour, avec la confiance que demain serait bon, serait meilleur encore… Ils se turent : le soleil était descendu au-dessous de l’horizon. Alors les derniers oiseaux dirent leur adieu au jour. Ce furent les rouges-gorges, puis les mésanges, toute la tribu des fouilleuses de lichens, des exploratrices d’écorces, petits paquets de plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu’il y a de la lumière et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes… »

Le jour se meurt de plus en plus sur la forêt et je lis encore :

« Il faisait très froid ; le vent avait déjà bu sur les branches la tiédeur amassée pendant le jour. Il rebroussait les brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone comme celle des vies pauvres. L’odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l’ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs du ciel étaient pâles et des étoiles commençaient à poindre. »

En savourant ces lignes, mon être à jamais sylvestre tressaille de nostalgie, je revois ma chère forêt de Fontainebleau, loin de laquelle je ne cesse de me sentir en exil. Et je remercie l’écrivain qui me valut d’y revivre par le souvenir.

C’est M. René Bazin. Et le livre relu, c’est le Blé qui lève, œuvre que l’arome de la Terre maternelle imprègne d’un grand souffle vivifiant[19].

[19] Le Blé qui lève, 1 volume chez Calmann-Lévy, éditeur.

Je ne vais pas feindre de vous révéler René Bazin. De niais matérialistes le déprécient parce qu’il est chrétien. Mais quiconque joint l’amour de la nature à l’amour de Dieu goûte son art nuancé, contenu qui ne vocifère ni ne se plaît aux peinturlurages violents. Cette réserve ne l’empêche pas de restituer avec véracité les drames de passion qui agitent l’âme des simples. Rappelez-vous : Donatienne, la Terre qui meurt, l’Isolée. Ce sont des livres substantiels, d’une observation très exacte et qui n’exclut point la poésie.

Je m’attache surtout au Blé qui lève à cause d’une figure de rural : Gilbert Cloquet qui synthétise on ne peut mieux les caractéristiques de l’âme paysanne à notre époque. Tour à tour cultivateur et bûcheron, foncièrement honnête, il a souffert durement par sa femme et par sa fille ; et la douleur l’affina. Comme les sources du sentiment religieux se sont presque taries en lui, cette déviation de l’esprit d’équité qu’on nomme le socialisme le conquit et l’inclina quelque temps vers la haine et la révolte. Puis la sottise et la cruauté des syndiqués qu’il recruta le dégoûtèrent ; il se trouva tout à fait seul dans l’existence jusqu’au jour où, sur la proposition bénévole d’un boucher catholique, par hasard rencontré, il se décide à faire une retraite dans une maison de mission pour ouvriers et paysans. Là, comme il est tout saignant des blessures que lui infligea l’existence et comme il a soif de consolations, il ressuscite à la foi.

Les pages décrivant le travail de la Grâce en Gilbert sont parmi les plus belles du livre. Je veux absolument vous en citer un peu d’autant qu’elles montrent comment un vrai prêtre sait parler aux humbles. Je ne sais si M. Bazin y résume une allocution entendue par lui-même ou s’il se borne à transcrire un texte publié ; quoi qu’il en soit je les crois bonnes à rapporter parce qu’elles biffent, dans notre mémoire, plusieurs sermons douceâtres récités avec nonchalance, subis avec une résignation qui n’allait pas sans bâillements.

« Dans le silence de la maison de retraite, à neuf heures et demie, quand les lumières furent éteintes, et que, tout le long des corridors, dans les chambres, les compagnons eurent commencé leur somme, Gilbert Cloquet se ressouvint de ce qu’il avait entendu. Les phrases lui revenaient telles qu’elles avaient été dites, avec leur accent, avec la vie fraternelle et divine qu’elles enfermaient.

Le prêtre avait dit : « Mon pauvre frère, pourvu que tu le veuilles, tu es riche. Ton travail est une prière et l’appel à la justice, même quand il se trompe de temple en est une autre. Tu lèves ta bêche et les anges te voient ; tu es enveloppé d’amis invisibles ; ta peine et ta fatigue germent en moissons de gloire… Dieu est la grande pitié, la grande bonté. Il cherche toute âme droite. Il a pardonné les aveuglements de l’esprit. Il a pardonné surtout les fautes du cœur et des sens. Il n’a été sévère que pour les hypocrites. Tous les autres, il les attire à lui. Dieu n’injurie pas. Son reproche tient dans un regard. Lève seulement les yeux, mon frère et tu liras le pardon avant même le reproche… »

Il avait dit encore : « Vous avez un si mince bagage quand vous arrivez ici : une valise en carton, une paire de souliers, une chemise au bout d’un bâton. Mais le bagage de vérité que porte votre esprit est encore bien plus petit. Et ses voleurs ne se comptent pas. Savez-vous ce que je crois ? C’est que vous êtes les précurseurs, les premiers appelés des foules qui se lèveront de partout, redemandant leur Ciel dont elles ont soif ! Vous le demandez à Dieu, vous ! Les autres, ils le demanderont aux hommes, à coups de fusil et d’incendies, dans la révolte, les hurlements, les ruines, les blasphèmes. D’autres détruiront ce qu’ils convoitent pour voir ce qu’il y a de plaisir dans l’abus de la puissance. Ils jetteront par les rues l’argent qui aurait dû servir à l’aumône. Ils auront tout — excepté ce qu’ils cherchent. Vous croyez que c’est le pain qui vous manque ? Un peu. Mais le creux est plus profond. C’est Dieu qui vous manque. Priez-le avec moi… »

« Tout cela qu’il avait entendu revenait à Gilbert dans le silence et pénétrait le cœur du bûcheron. Couché dans son lit, les yeux clos, il n’avait jamais eu tant de pensées à la file, tant d’élans de tendresse, tant de regrets et de souvenirs qui luttaient les uns pour, les autres contre Dieu. Enfin il dit : « J’irai. » Les larmes lui montèrent aux yeux et elles coulèrent doucement. Une heure matinale sonna. Sans savoir pourquoi, il se mit à genoux, en chemise, sur son lit et chercha quelque chose à dire. Ne trouvant rien, il fit un grand signe de croix. C’était la seule prière dont il se souvînt… »

Gilbert se confesse ; il communie. Et, se gardant de semer de points d’exclamation son récit, usant d’une discrétion suggestive, M. Bazin évoque d’une façon parfaite l’influence salubre et persistante de l’Hostie sainte sur cette âme rachetée de la colère, de la luxure et de la rancune.

Ce qui rend l’œuvre entière de l’auteur du Blé qui lève si sympathique c’est qu’on y trouve l’amour des humbles, — cette tendresse pour les simples qui est la marque de l’écrivain vraiment catholique. Or, Bazin a fort bien démêlé que chez les hommes de la plèbe, les tâcherons de la campagne comme les ouvriers des villes, on rencontre des vertus dont les classes plus cultivées, bien qu’elles en affichent volontiers le simulacre, ont trop souvent perdu le sentiment profond. C’est pourquoi Notre-Seigneur aime tant les pauvres. C’est pourquoi ceux qui s’efforcent de marcher à sa suite vivent, d’inclination, parmi eux.

D’autres écrivains voudraient nous faire croire que cinquante mille francs de rente sont nécessaires à la germination et au développement de qualités supérieures dans les âmes. Ils célèbrent le Marquis de Carabas, fabricien condescendant, qui touche des jetons fructueux dans les conseils d’administration de sociétés financières et qui alimente au compte-gouttes le denier du culte. Ils adulent Célimène qui amalgame les fleuretages en société de fainéants bien vernis avec les pratiques d’une dévotion intermittente et — « distinguée ». A ces âmes, tièdes envers Dieu, ardentes envers l’or, M. Bazin préfère évidemment Gilbert Cloquet, laboureur aux mains noires, à l’âme blanche, devenue de plus en plus lumineuse dès que son hérédité catholique, stimulée par la Grâce, l’emporte sur cette forme du désespoir matérialiste : le socialisme.

Mettons donc le Blé qui lève et quelques autres livres de M. Bazin, nés d’une inspiration analogue, en bonne place parmi nos favoris. Et plaçons à côté les Contes de Bonne Perrette, recueil on ne peut plus attrayant. Ils y figureront avec plus d’avantage que ne le feraient les histoires « pécheresses » de M. Henri de Froideflûte, érotique de banquise, dont l’art me semble aussi excitant qu’une carafe frappée.


Aimez-vous les brochures ? Joseph Serre en a mis partout. Sitôt qu’une question religieuse, susceptible de lui fournir prétexte à tresser des guirlandes d’idées aussi souples que subtiles, le sollicite, il lance quelque opuscule bourré d’aperçus ingénieux. Parfois, il se conforme à la plus louable orthodoxie. Parfois aussi, fâcheusement touché d’hégélianisme, il caresse « l’identité des contraires » au bord des gouffres où bafouille et clapote la métaphysique allemande. Il a réfuté l’hérétique Loisy d’une façon péremptoire. Mais il s’est plu auprès de Lacuria, prêtre interdit qu’il canoniserait volontiers sous le nom de saint Pythagore. Du reste, ses intentions sont toujours droites. Chrétien zélé, son seul but c’est la glorification de notre mère l’Église. Mais il ne la sert pas toujours comme elle entend être servie. D’où, des mésaventures.

Des roquets, qui se disaient « catholiques intégraux », lui jappèrent aux talons. Cela n’avait guère d’importance, lesdits gardiens de basse-cour s’étant révélés surtout les envieux de tout talent original. Chose plus grave, des théologiens très autorisés se virent dans la nécessité de l’avertir qu’il risquait de s’engager dans des voies périlleuses. Hâtons-nous de constater que, fils obéissant de l’Église, il se soumit sans retard.

En résumé, il y a chez Joseph Serre deux hommes : un apologiste, heureux de propager la Doctrine unique ; un assembleur de nuées chatoyantes qui ne déteste pas de se balancer, par récréation, sur l’escarpolette du paradoxe, entre l’affable Imprimatur et l’Index bourru.

Il y a aussi un grand cœur qui aime Jésus-Christ.

On espère que, désormais, vu l’effondrement de l’aberration pangermaniste, Serre évitera les méthodes protestantes d’Outre-Rhin. Il appliquera, sans recourir aux alliages douteux, la pure philosophie catholique — latine, la seule qui convienne aux spéculatifs de notre race. Il reconnaîtra que Kant, Fichte, Hegel ne valent pas grand’chose au regard de saint Jérôme et de saint Thomas d’Aquin. Il constatera que la mystique de Schopenhauer aboutit à la dilution de l’être dans les ténèbres inertes du bouddhisme tandis que la mystique de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix s’est prouvée génératrice d’énergie dans la lumière et de vie intense en Dieu.

Le Joseph Serre imbu d’éclectisme et de conciliation entre les doctrines les plus opposées a commis une brochure : les Hypothèses sur Lourdes qui avance une théorie du miracle dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle offusque la théologie traditionnelle. Il y donne, comme références, les livres de l’abbé Bertin et de Boissarie, les documents réunis par Lasserre et par Estrade, ce qui mérite approbation. Mais, à côté, il cite Zola dont les bourdes touchant « le souffle guérisseur des foules » ne sont prises au sérieux que par les sous-penseurs des estaminets anticléricaux où le vieux Combes et l’Anatole France déclinant trinquent sur le comptoir. Plus loin, il semble faire grand cas de l’opinion émise, quant aux faits miraculeux de Lourdes, par les occultistes et les théosophes. Or ces Jocrisses et ces charlatans du Surnaturel, qui prennent la vessie du démon pour une lanterne magique ou qui découvrent Jeanne d’Arc dans un pied de table, ne doivent, en aucune circonstance, être allégués, comme autorités, par un catholique étudiant l’intervention divine dans les choses de ce monde.

De même, Joseph Serre s’avance beaucoup lorsque, dans son désir de mettre d’accord les croyants et les athées, il écrit ceci : « Renan hésiterait-il, aujourd’hui, devant les faits de Lourdes, à soutenir qu’on n’a jamais constaté de miracle ? » Il répond que l’auteur des Origines du christianisme hésiterait probablement. — Mais n’en croyez rien : Le sceptique irréductible qui dénonçait, comme attentatoire à sa raison, « l’horrible manie de la certitude, » aimait trop à ne pas conclure pour se soumettre à l’évidence, surtout lorsque l’évidence offre un caractère religieux.

Par ailleurs, Serre réfute à merveille les tentatives du monisme pour expliquer, par des causes naturelles, les guérisons de Lourdes. Quelques phrases précises et, cette fois, nullement conciliantes, lui suffisent à démontrer la fragilité de ces hypothèses. C’est ce qu’il y a de meilleur dans sa brochure. Mais où il s’égare totalement, c’est lorsqu’il formule sa propre théorie du miracle dans les termes que voici : « La nature est une immense échelle ascendante dont tous les échelons sont à la fois naturels en eux-mêmes et surnaturels pour les échelons inférieurs. La raison ainsi est surnaturelle pour la matière, comme l’aigle est surnaturel pour la taupe, comme le chrétien est surnaturel pour l’homme[20] qui l’est à son tour pour l’animal qui est en nous. J’applique cette théorie au miracle. Dérogation aux lois d’une nature inférieure, le miracle, fait relatif, est une des grandes lois scientifiques du monde. Je suis un thaumaturge pour la pierre que ma main fait voler. La rose est miraculeuse pour l’humus qu’elle transsubstantie en fleur. Mais pour l’être qui l’accomplit, le miracle n’existe pas : cet être agit selon sa nature. Le miracle est le point de vue de l’inférieur. C’est dire que, pour Dieu, il n’y a point de miracle : il n’y a que l’exercice de sa vie (?) et de sa liberté. »

[20] Quel étrange classement ! Le chrétien n’est donc pas un homme ?

Tout cela pue le panthéisme à plein nez. A l’encontre, nous nous en tiendrons aux enseignements du catéchisme. Les systèmes philosophiques, qui nient le Dieu personnel, ne nous offrent que les chimères de l’intelligence quand elle se confie à ses seuls moyens. Le catéchisme nous présente la Vérité unique parce qu’il se confie à Dieu. Par lui, l’acceptation du mystère universel fortifie la raison. — Il reste des obscurités, dites-vous ? Sans doute, Dieu ne nous ayant pas donné la connaissance de toutes choses. Mais cette nuit est pleine d’étoiles pour quiconque l’explore sur les ailes de la Foi. Au contraire les philosophies sans Dieu, qu’elles se mettent sous l’enseigne d’Auguste Comte, ou qu’elles suivent l’étendard judaïque de Bergson, ne sont que tâtonnements à travers un brouillard où vagabondent des feux-follets éphémères.

Donc l’Église étant seule à détenir par révélation la Vérité est également la seule à posséder l’explication du miracle. Elle le définit : une intervention exceptionnelle de la Grâce par où Dieu déroge aux lois générales qu’il a établies — une exception confirmant la règle.

Les savants ont le droit de dire en présence du miracle : — Cet incident n’est pas de notre ressort ; il échappe aux prises de la science. Mais ils n’ont pas le droit de dire : Malgré cent mille témoignages, le miracle n’existe pas.

Que font les médecins du bureau des constatations ? Ils étudient à fond les guérisons obtenues à la piscine ou à la bénédiction du Saint Sacrement et ils concluent : — Voici un fait qui ne relève pas de la raison humaine. Toutefois il est incontestable. Nous le soumettons, avec ses antécédents et ses suites, au jugement de l’Église. Alors l’autorité religieuse, seule compétente pour prononcer, s’appuyant sur leur rapport, ouvre une enquête minutieuse et prolongée pendant plusieurs années s’il le faut. Sa conviction une fois formée, elle décrète : il y a miracle ou il n’y a pas miracle. Et devant son verdict tous les catholiques s’inclinent.

Mais lorsque, à propos de Lourdes, notre ami tente de greffer quelques brins de vérité révélée sur les sauvageons de l’erreur, il joue un jeu dangereux où il ne nous aura point pour partenaires.

Je vous ai montré le mauvais Joseph Serre. Je vais vous montrer le bon.

Je trouve ce dernier dans une brochure qu’il publia naguère sous les auspices de la revue lyonnaise : l’Université catholique. Elle traite de Tolstoï[21].

[21] Le Penseur chez Tolstoï, 1 brochure de 63 pages, Vitte, éditeur.

On sait le don d’évocation de ce génie désordonné — barbare au sens où l’entendaient les Grecs. Les personnages de ses romans : Anna Karénine, la Guerre et la Paix, même ceux de Résurrection vivent d’une vie intense. La société russe, à trois époques différentes, est peinte de façon à nous donner l’impression totale de la réalité. L’inspiration s’avère désenchantée mais là n’est point la tare. En effet, lorsqu’on étudie l’humanité d’un peu près, il est difficile de la voir en beau. Quoique diffus, lents et dénués de composition, ces livres révélaient une telle capacité d’analyse psychologique, tant de talent descriptif qu’il fallait tenir Tolstoï pour un écrivain et, çà et là, un moraliste perspicace.

Par la suite, ce Grand-Russien, mâtiné de Tartare, crut se découvrir une mission.

Formulant en préceptes une conception antisociale de l’existence, recommandant, comme un idéal, le somnambulisme où s’attarde l’intelligence rudimentaire des moujicks les moins civilisés et des hordes errantes de la steppe, il s’efforça de l’inculquer à ses contemporains. Apôtre de l’anarchisme sentimental, il préconisa une sorte d’évangélisme trouble, vidé de son contenu surnaturel et qui, en somme, se basait sur le sophisme de Rousseau : l’homme naît bon ; ce sont les institutions mauvaises qui le déforment.

Tolstoï connut, quelque temps, une vogue extraordinaire. En France, ce fut Melchior de Voguë — très brave homme avec, parfois, des velléités d’avoir du talent mais chimérique au plus haut degré — qui le fit d’abord connaître, sans y entendre malice. L’exotisme servit de passeport aux paradoxes tolstoïens. On ne semblait pas s’apercevoir qu’ils reproduisaient simplement, en un bizarre mélange, outre les rêveries de Rousseau, l’hérésie des Fratricelles et les divagations de certains sous-encyclopédistes, précurseurs de la Révolution, Morelly par exemple.

Vers la fin du dix-neuvième siècle, Tolstoï fut un oracle pour un grand nombre d’esprits dévoyés. Ses théories étaient surtout propagées par des Juifs, issus des Ghettos de Lithuanie et de Pologne. Obéissant à cet instinct dissolvant qui pousse sans cesse Israël à détruire les principes fondamentaux de la civilisation chrétienne, ces métèques exaltèrent Tolstoï sur tous les tons, comme le Prophète de la société future sans Dieu ni lois. Des Français naïfs les crurent et se mirent à leur unisson. Et l’engouement dura jusqu’à l’intronisation de Nietzsche, autre idole barbare, apportée de Germanie par des Juifs francfortois d’origine.

La guerre a balayé toutes ces folies. Les leçons qu’elle nous donna nous apprennent, à cette heure où la France se refait, à pratiquer un nationalisme très en garde contre les influences étrangères. Les cosmopolites du judaïsme crieront à l’étroitesse d’esprit et à la réaction. Mais s’ils élèvent par trop la voix, on pourra les prier de passer la frontière : Berlin ou le Moscou des bolchevicks leur seront des refuges tout indiqués…

Or Joseph Serre, bien inspiré cette fois, a prononcé, dans sa brochure, le jugement le plus équitable qu’on puisse porter sur Tolstoï. C’est d’une dialectique solide, d’un style net ; cela réfute avec une fermeté, qui n’exclut pas la courtoisie, les illusions du Slave.

La conclusion de cette étude me paraît un modèle de bien dire au service d’une pensée conforme aux enseignements de l’Église. Je la cite :

« Le malheur de Tolstoï fut, non pas, certes, son esprit chrétien, mais son interprétation outrancière, incomplète, hétérodoxe du christianisme. Catholique, il eût tout concilié : le dogme et la morale, l’autorité et l’amour, la hiérarchie et la générosité, l’ordre social et l’esprit de pauvreté volontaire. Il n’aurait pas opposé et mis en guerre, l’un contre l’autre, tous ces éléments de la vérité et du bonheur dont la disharmonie l’a troublé et dont l’accord l’eût fait grand, saint et heureux… Mais, à vrai dire, avec la bonté, la résignation, le renoncement et la pureté morale, c’était aussi l’ignorance, la non-résistance au mal, la destruction de tout ordre extérieur, le retour à la barbarie, la négation de toute religion positive que prêchait ce fils slave de Rousseau. A cette âme aspirant aux cimes de la perfection, la sévère discipline du catholicisme seul, qui a fait les François d’Assise, eût pu fournir une sûre direction. Plus il y a d’amour, plus il faut d’ordre… Hors de là, les élans du génie lui-même, du génie surtout, ne sont trop souvent qu’étrangeté, désordre, péril social.

« Tolstoï a popularisé le rêve moderne d’une « religion irréligieuse » et produit des fanatiques par le mirage d’une justice et d’un bonheur anarchiques. Il a bien vu que c’est l’âme qui manque à notre civilisation, c’est-à-dire la vie profonde et chrétienne. Ce n’était pas une raison pour en détruire le corps, l’organisme extérieur et essentiel et encore moins pour en affaiblir l’âme elle-même en tarissant la plus haute source de la vie spirituelle, la croyance dogmatique. A ces titres, l’œuvre de Tolstoï est, aux deux-tiers, négative et dangereuse. L’homme sincère et généreux qui l’écrivit peut avoir droit à la miséricorde de Dieu : l’œuvre reste et mérite dans quelques pages l’admiration, dans un plus grand nombre la méfiance des âmes. »

Depuis, Serre fut quelque peu ressaisi par sa préoccupation de concilier les doctrines les plus opposées. Dans une brochure intitulée le Sillon et l’Action française, ne s’est-il pas imaginé de proposer la fusion de la démocratie teintée d’anarchisme que professent les Sillonistes avec la tradition monarchique et ses partisans les plus irréductibles ! Précipiter Marc Sangnier dans les bras de Charles Maurras, obtenir qu’ils fassent alliance et qu’ils marchent désormais la main dans la main, sous la bénédiction posthume d’Hegel, c’était former un projet passablement — chimérique. Est-il besoin de mentionner qu’il échoua ?

Enfin Joseph Serre a publié la Lumière du cœur[22], livre profond où, malgré quelques propositions douteuses, il y a de très belles pages sur la morale chrétienne. Mais une de ses meilleures œuvres c’est la part qu’il prit au sauvetage de Lœwengard. Je veux m’y arrêter parce que la conduite de Serre, en cette occasion, porte un enseignement que beaucoup des nôtres trouveront profit à méditer.

[22] La Lumière du cœur, 1 volume, Vitte, éditeur.

J’exposerai les faits d’autant plus volontiers que, depuis la publication de Quand l’Esprit souffle, nombre de personnes m’ont demandé de vive voix ou par lettres ce qu’était devenu ce pauvre Juif égaré. Voici ma réponse.

On se souvient qu’à la fin de l’étude où j’analysais le cas de Lœwengard, j’ai laissé entrevoir quelques craintes touchant sa persévérance. — Hélas, l’événement les justifia.

Lœwengard ne s’était jamais donné la peine d’apprendre sa religion et il n’avait pas trouvé de directeur qui lui fît un devoir de s’instruire. Il en résulta que le catholicisme resta pour lui un décor splendide, fournissant un cadre à la littérature apologétique qu’il méditait d’y installer.

D’autre part, étant d’une santé très fragile, presque indigent et souvent malade, il vivait à la merci des impulsions de son excessive sensibilité. Enfin des influences malsaines, venues de son entourage le plus immédiat, tendaient sans cesse à le replonger dans ces marais fétides de l’occultisme d’où il avait eu tant de peine à se dégager.

A une époque, Serre et moi, nous essayâmes de le décider à faire une retraite assez prolongée dans un monastère où il aurait trouvé, comme directeur des hôtes, un saint moine, très versé dans la connaissance des âmes et sous les auspices duquel il aurait perfectionné son instruction chrétienne. Par lui, il aurait pris l’habitude de fréquenter, avec assiduité, avec régularité, les sacrements, deux conditions essentielles pour qu’un converti récent progresse dans la vie intérieure.

Lœwengard accueillit d’abord avec joie notre proposition[23]. J’écrivis au monastère pour demander qu’on lui permît d’y séjourner plus longtemps qu’il n’est de coutume. Naturellement, la réponse fut favorable. Mais alors, Lœwengard nous déclara sèchement qu’il avait changé d’idée. Puis il dit à Serre qu’il me tenait pour un perfide, car l’évidence s’imposait qu’en manœuvrant pour l’incarcérer dans un couvent, mon objectif était de mettre sous l’éteignoir son talent dont l’éclat m’offusquait. (Sic.)

[23] L’infortuné sentait bien, à ce moment, qu’une cure de solitude et d’oraison dans un milieu sanctifiant lui était nécessaire.

J’avais déjà remarqué, en maintes circonstances, qu’il devenait de plus en plus ombrageux à mon égard. Comme, en même temps, sa nervosité s’accroissait à vue d’œil, j’en conclus qu’il faisait de la neurasthénie aiguë. Mille petits faits le démontraient, et surtout sa tendance inquiétante à se croire en butte à la malveillance universelle.

Pour ce qui me concerne, j’aurais trouvé tout à fait saugrenu de lui en vouloir. Je rompis nos relations afin de ne pas l’irriter davantage. Mais cette rupture eut lieu d’une façon tacite. Je cessai de le voir ; et ce fut tout.

On sait que je ne lui en consacrai pas moins un long chapitre de Quand l’Esprit souffle. Nul ne pourrait prétendre qu’il ne lui est pas sympathique. Au surplus, Serre m’a confié, par la suite, qu’il en avait été touché. C’est qu’après tout c’était une âme loyale, foncièrement droite. Seules la maladie et les manigances du Démon la troublaient et déformaient. Sous cette double action, et nul prêtre intelligent ne lui étant venu en aide, il s’aigrit de plus en plus. Puis il s’imagina qu’une mission de prophète réconciliant la synagogue avec l’Église lui était confiée. Il le proclama et les railleries que lui valut cette conception mégalomane de sa destinée, le mirent en fureur.

Enfin ce qui acheva de le combler d’amertume — et, sur ce point on ne doit aucunement le blâmer — c’est la façon méprisante dont un clan de notables le jugeait. Divers potentats de la soierie, plusieurs dignitaires dans le commerce des saucissons habillés d’un maillot d’argent ne voyaient en lui que le fils besogneux d’un père en faillite et l’accusaient de jouer la comédie de la conversion pour se rendre intéressant. J’ai, moi-même, entendu des propos de ce genre tenus sur son compte par des « hommes d’œuvres » que je pourrais nommer.

Les Pharisiens seront toujours les Pharisiens.

Ainsi dévoyé par la maladie, par son orgueil d’artiste follement épris de son Moi, par manque d’une formation religieuse assez forte pour lui inculquer la discipline catholique, par la niaiserie cruelle et le manque de charité d’une partie importante des milieux pratiquants, il entra en révolte, et proclama que l’Église l’ayant trompé, il allait en sortir. En vain de bons prêtres, Joseph Serre, un ou deux autres de ses amis, tentèrent de le retenir sur la pente périlleuse, il refusa de les écouter. Il prononça le non serviam et, sous l’influence du démon qui le poussait au vertige, publia un manifeste où il exposait ses griefs — ceux qu’on peut admettre, pour une part, comme assez justifiés et ceux qui n’étaient que de pauvres prétextes à venger sa vanité froissée.

Je n’analyserai pas ce libelle ; j’en dirai seulement les conséquences. Parmi les catholiques, les vrais disciples de Jésus s’attristèrent grandement de sa chute et prièrent pour sa résipiscence. Les dévôts de surface le couvrirent d’injures sans même prendre la peine d’examiner son cas. A la synagogue, où il alla frapper, on lui rit au nez et on le mit à la porte. Il se tourna vers les socialistes qui d’abord l’accueillirent, pour triompher de son apostasie et en tirer un argument contre l’Église. Mais quand il leur eut tenu des propos occultistes, ils le bafouèrent et se hâtèrent de l’abandonner.

La guerre éclata. Lœwengard, que son état de santé avait fait réformer, dès le premier jour, tomba, renié de tous, dans une misère noire. — Serre fut à peu près le seul à entretenir des relations avec lui. Il ne lui cachait pas sa désapprobation mais, en même temps, il lui montrait de la pitié et de la sollicitude pour l’avenir de son âme.

Le malheureux sut gré à Serre de sa charité. Il l’excepta, lui unique, de la rancune qu’il vouait désormais à tout le genre humain. Et lorsque cet ami évangélique s’efforçait, par des paroles appropriées, de rallumer la Lumière éteinte dans son âme, il l’écoutait sans trop d’impatience.

Enfin, un jour vint — pendant l’été de 1915 — où Lœwengard, de plus en plus affaibli par les privations et par le chagrin, tomba gravement malade. Comme son dénuement était total, il risquait de mourir dans la rue. On le fit alors transporter dans une maison de santé.

Pendant plusieurs semaines Lœwengard fut dans le délire ; l’on put craindre qu’il ne mourût sans reprendre connaissance. Néanmoins, par la grâce de Dieu, une amélioration passagère se produisit : il reprit conscience de soi-même et constata que l’ami fidèle venait souvent à son chevet. Remué jusqu’au fond du cœur, plein de gratitude, lucide comme il ne l’avait jamais été, il se rendit compte de l’erreur navrante où il s’était perdu[24]. Les larmes du repentir emportèrent, comme un torrent, les débris de son orgueil abattu. Doucement encouragé par Serre, il demanda un prêtre, se confessa et reçut l’Eucharistie.

[24] Il reçut aussi, à cette époque, la visite d’un Juif converti qui vint de loin, exprès pour le supplier de rentrer dans l’Église. Cette démarche évangélique le toucha fort.

Le mieux ne persista pas. Mais, souffrant toujours davantage, sentant venir sa fin, Lœwengard accepta désormais, avec patience et même avec des sentiments d’entier abandon à Dieu, cette purification rédemptrice. Il mourut après avoir reçu les derniers sacrements et en murmurant : — Mon Jésus, ayez pitié de moi !…

Joseph Serre ne se doute pas, au moment où j’écris ceci, que j’ai jugé bon de divulguer qu’il fut alors le bon Samaritain. Peut-être en sera-t-il un peu fâché. Mais tant pis : mon indiscrétion aura plusieurs résultats appréciables. D’abord, les belles âmes qui m’ont confié le chagrin que leur causait l’apostasie de Lœwengard seront consolées, le sachant sauvé. Ensuite, les Pharisiens qui le vilipendèrent éprouveront peut-être quelque remords de leur dureté aggravée d’hypocrisie. Enfin, j’aurai prouvé que j’avais raison de dire, au début de cette relation, que le sauvetage de Lœwengard était une des meilleures œuvres de Joseph Serre.

Dieu soit loué de tout.

LETTRE XI
LECTURES (prose, fin).

L’histoire de l’Église — si nécessaire à connaître par tout catholique désireux de bien servir sa Mère — vient d’acquérir un nouvel historien : M. l’abbé Mourret. Son œuvre se constitue de vivantes annales écrites avec un esprit d’impartialité, une concision, une claire méthode qui la classent au premier rang des travaux de ce genre[25].

[25] Abbé Fernand Mourret, professeur d’histoire au séminaire de Saint-Sulpice : Histoire générale de l’Église, 9 volumes, chez Bloud et Gay, éditeurs. Le 8e volume : l’Église contemporaine, première partie (1823-1878) a paru en 1920.

Rohrbacher était lourd, diffus, souvent inexact. Dawas se montra trop hanté par le souci maladroit de justifier les fautes politiques ou de dissimuler les vices de certains Papes du Moyen Age. Ici rien de pareil, point d’apologies forcées, point non plus de dénigrements par déférence aux opinions de l’adversaire. M. Mourret ignore le parti pris ; utilisant les documents les plus authentiques, les découvertes les plus récentes, faisant état de la tradition comme de l’exégèse, il dit le mal quand il y a lieu et le bien dès qu’il se présente. Ses portraits, dessinés en quelques lignes vigoureuses, donnent l’impression de la réalité. On admire aussi, dans son œuvre, l’art avec lequel il a su classer les événements d’après leur importance. Enfin il expose la doctrine orthodoxe avec tant de lucidité que tout lecteur, même peu versé dans les études dogmatiques, saisit sur-le-champ le sens surnaturel du magistère de l’Église dans les affaires de ce monde.

Je relève également, pour la louer, la façon sobre et complète dont l’auteur définit et réfute les hérésies les plus insidieuses. Il y a, par exemple, au tome VI, l’Ancien Régime, une relation du jansénisme résumant en une vingtaine de pages, tout l’essentiel de la question. C’est un modèle de narration. Et le mérite n’est pas mince car cette erreur s’enchevêtre parmi de telles broussailles théologiques et morales que, seule, une intelligence perspicace, au service d’une érudition de premier ordre, pouvait en faire toucher du doigt la glaciale désolation, sans se perdre dans les détails accessoires.

Je signalerai aussi, au tome V, la Renaissance et la Réforme, l’émouvant récit du schisme puis de l’apostasie d’Henri VIII.

J’ai sous les yeux le tome VIII, l’Église contemporaine, première partie, et j’y relis avec délectation l’histoire de cet admirable concile du Vatican où fut défini et proclamé le dogme de l’infaillibilité. Je voudrais m’y arrêter un moment.

Lorsque Pie IX convoqua le concile, on pense bien que cette initiative suscita l’animosité des incrédules, des schismatiques et des protestants. Rien de surprenant à cela ; c’est la règle : chaque fois que l’Église s’affirme, face au monde, par un acte de foi, ses adversaires entrent en fureur. Même dans son sein, surgissent alors des âmes inquiètes qui s’imaginent que toute initiative froissant les préjugés de leur époque ne peut avoir que des résultats néfastes. C’était le cas des libéraux, en ce temps-là. N’oublions pas que le libéral est un homme possédé de cette idée fixe : conclure un mariage entre la colombe Église et le putois Révolution.

Donc les libéraux s’écriaient : « L’Église a besoin d’un 89. » Le mot fut attribué à l’un des plus… politiques d’entre eux : le comte de Falloux. Celui-ci le désavoua mais en des termes si ambigus qu’un doute subsiste quant à sa véracité. Du reste, s’il ne l’a pas prononcé, ses intrigues, ses dires et ses écrits, avant et pendant le concile, prouvent que telle était bien sa pensée. Ses amis ne demeuraient pas en arrière : leur désir eût été que le Pape devînt une sorte de monarque constitutionnel gouvernant l’Église en collaboration avec un sanhédrin de prélats réunis périodiquement, constituant des partis, discutant, administrant la religion d’après les méthodes parlementaires. Or, à considérer la façon dont les assemblées de la démocratie usent du parlementarisme, on peut se rendre compte des maux que ce règne du bavardage stérile eût produit dans l’Église. Tous les trois mois on aurait vu germer des schismes. Dieu soit béni de nous avoir épargné cette tribulation !

M. Mourret a décrit sans virulence, — mais non sans quelque souriante ironie, — les grands mouvements que se donnaient les libéraux pour empêcher la promulgation du dogme. Il nous rappelle les manigances fielleuses de Döllinger — qui allait bientôt apostasier — les fureurs enfantines de Montalembert, l’agitation brouillonne de Dupanloup. Mais il nous montre aussi la haute raison qui dicta au plus grand nombre des évêques une adhésion lucide au projet de dogme rédigé par les théologiens du Pape.

Au concile, on laissa les opposants discourir tant qu’il leur plut ; mais il arriva que leurs objections ne réusissaient à convaincre personne. En vain, quelques-uns d’entre eux firent-ils craindre une intervention des puissances séculières. En vain les plus diplomates essayèrent d’obtenir un ajournement. Plus ils multipliaient les arguments dilatoires, plus la majorité favorable au dogme s’accroissait. Louis Veuillot, dans ce livre d’une inspiration pénétrante, Rome pendant le Concile, fait sentir, avec netteté, le néant de cette opposition par trop imbue des fausses prudences humaines.

Enfin tout s’apaisa. Selon la prédiction de Pie IX, il y avait eu trois phases successives : celle des hommes, celle du diable et celle de l’Esprit-Saint. Pendant la première, les opinions divergentes s’étaient entreheurtées ; pendant la seconde, Satan s’était efforcé de semer la zizanie. Pendant la troisième, la Lumière de Dieu inonda les âmes.

Voici comment M. Mourret rapporte la séance où le dogme fut proclamé :

« Le 18 juillet, à neuf heures du matin, la session publique eut lieu, suivant le cérémonial ordinaire, dans la grande salle du concile. Au moment du vote, un orage, qui grondait sourdement sur Rome, depuis le matin, éclata tout à coup. Les placet des Pères luttaient avec l’ouragan, au milieu des grondements du tonnerre, à la lueur des éclairs éclatant à toutes les fenêtres, illuminant le dôme et les coupoles de Saint-Pierre. Cela dura sans interruption pendant une heure… Cinq cent trente-cinq Pères étaient présents. On entendit seulement deux non placet… Les deux opposants se soumirent, l’un et l’autre, aussitôt après la décision prise. On rapporte qu’au moment où le Pape sanctionna de son autorité suprême la Constitution dogmatique, un grand calme se produisit dans l’atmosphère et qu’un rayon de soleil illumina son visage. C’était le symbole de l’œuvre entière du concile, qui s’était ouvert et poursuivi au milieu de tant d’orages et qui se terminait dans la lumière et dans la paix. »

Savez-vous quels sont les catholiques qui apprécient le mieux les bienfaits du dogme de l’infaillibilité ? — Ce sont les convertis.

Voyez le témoignage de ce génial écrivain, de ce tendre apôtre dont l’âme fut une musique : Monseigneur Benson. Dans son livre : Confession d’un Converti, il décrit les angoisses où le maintenaient les fluctuations de la théologie anglicane et le désarroi de son âme éprise de stabilité dans la foi. C’était au temps où la Grâce n’avait pas encore triomphé de son éducation individualiste. Mais du jour où il entra dans la véritable Église, la joie de posséder enfin un Père infaillible le remplit de gratitude envers Dieu et de zèle pour servir la Vérité unique. Il la célébra en des pages qui touchent au sublime.

Et moi, pauvre balayeur au porche du sanctuaire, quand je me représente le Pape nous enseignant ex cathedra, je le vois auréolé des splendeurs vivantes du Paraclet, et les yeux pleins de larmes heureuses je remercie, une fois de plus, Dieu d’avoir voulu que je connusse l’obéissance et la paix dans la certitude, par la Sainte Église !


Ici, comme dans les deux lettres qui précèdent, tu te seras aperçu que je n’ai guère fait métier de critique. J’ouvre des livres çà et là ; je te dis en quelques mots pourquoi ils me plaisent et je t’en cite des passages qui, je l’espère, te donneront l’envie de les lire, à ton tour, d’un bout à l’autre. Car, vois-tu, ceux qui les écrivirent aiment Notre-Seigneur et il faut que tu l’aimes, toi aussi.

Le volume qui vient de me tomber sous la main a pour auteur le Père Albert Bessières (S. J.) qui fit toute la guerre comme aumônier d’un régiment de dragons. Il s’intitule : Ames nouvelles[26].

[26] Albert Bessières : Ames nouvelles, 1 vol. chez de Gigord, éditeur.

C’est le récit, avec lettres et témoignages à l’appui, de deux conversions d’instituteurs primaires : Pierre Lamouroux et Albert Thierry. Je prends Lamouroux.

Il vint à Dieu de loin car, comme la plupart de ses collègues, il avait été formé dans la haine de l’Église et dans la foi aux vertus de la morale laïque. Cette nourriture peu substantielle lui avait laissé un vide profond dans l’âme. L’humanitairerie le déçut. Jeune, ardent, en quête d’un idéal moins inconsistant, il le chercha dans la littérature révolutionnaire d’une part, et dans la poésie symboliste de l’autre.

Lamouroux avait été le camarade d’enfance du Père Bessières. Bien que professant un anticléricalisme agressif, il gardait avec lui des relations amicales et lui écrivait assez souvent :

« Au milieu de protestations d’amitié, dit le Père, il m’exposait sa nouvelle foi avec l’enthousiasme d’un néophyte. Tout le credo socialiste et cégétiste interprété par un mystique : l’apologie de la cité anarchique, de l’union libre, de la solidarité maçonnique, toute la littérature de Jaurès, d’Hervé, de Jean Grave. Avec cela, un pareil enthousiasme pour la jeune littérature, des citations de Verlaine, un dithyrambe sur Mallarmé et la poésie symboliste. »

Cela se passait en 1904.

« Mais, peu à peu, la lecture des œuvres catholiques de Verlaine, un vieux fond de foi hérité de ses ancêtres croyants, l’insuccès constaté des morales laïques auprès des gavroches de Paris dont on lui confiait le difficile dressage, tout cela et la grâce intérieure donnée à toute âme droite, avait créé en lui une nostalgie de la foi. »

Un incident minime produisit le choc qui fit crouler l’armature d’incroyance où Lamouroux encastrait ses illusions sur l’âge d’or promis par les apologistes de la morale sans Dieu.

Il le rapporta au Père en ces termes :

« J’avais surpris un gamin de ma classe commettant une vilaine action. Je prends ma voix la plus grave pour le réprimander :

— Mon ami, on ne fait pas cela.

Lui me regarde, de ses yeux gris, sans la moindre gêne : — Et pourquoi M’sieur ?

— Parce que c’est défendu.

— Et par qui ?

J’hésitai, abasourdi : au fait, par qui ?… Mais il ne fallait pas avoir le dessous. Je fronçai les sourcils : — Par qui ? Par moi.

Je me détournai tandis que le gavroche disait à son voisin : — Qu’est-ce que ça me fait, ce pion !

Partant de ce fait, je me mis à réfléchir pour faire une leçon de catéchisme moral et laïque. Je possédais toutes les théories de nos manuels les plus récents : hygiène, respect de soi, solidarité. Par avance, je vis mes gaillards ouvrir des yeux énormes puis éclater de rire. Jamais je n’avais senti aussi douloureusement la pauvreté, la sottise, la niaiserie de ce catéchisme auquel ses auteurs ne croyaient pas plus que moi. Mais il fallait avoir l’air de faire quelque chose. Avouer tout de suite, comme certains hauts mandarins de l’enseignement primaire ou supérieur, que nous ne savons pas, que le bien et le mal sont pour nous des mots vides de sens, qu’il existe, tout au plus, des actes utiles, ou jugés tels par la majorité des consciences, et des actes nuisibles que la société réprouve au nom de ses intérêts. Avouer cela, devant des gamins d’esprit très éveillé, autant eût valu les abreuver d’alcool. A tout prix, il fallait sauvegarder le mot fétiche : ceci est défendu… Oui, mais pourquoi et par qui ? N’y avait-il pas dans la réplique de mon élève plus de philosophie que dans les dissertations de Léon Bourgeois, de Durkheim, de Lévy Brühl et d’Albert Bayet ?… C’était donc là, réduite à ses proportions réelles, cette vocation d’éducateur dont je m’étais construit un si bel idéal ? Faire naître la peur du gendarme ou du pensum, me transformer moi-même en gendarme ? C’était moins beau qu’un métier de policier car ce dernier croit à la loi — et moi, je n’y croyais pas. »

Parti de là, l’instituteur se mit à la recherche d’une conviction. Il fit son année de service militaire où, quoique très en garde contre toute discipline, il conçut « qu’il y avait dans l’obéissance volontaire une vraie beauté ».

Rentré dans le civil, il reprit le harnais pédagogique, mais le cœur n’y était plus. Avec quelques-uns de ses collègues, dégoûtés comme lui, il forma une sorte de petit cénacle où l’on se mit en quête de la vérité. On y oscillait entre Karl Marx et Kropotkine. Mais Lamouroux ne se satisfit pas des enseignements de ces faux prophètes, de ces barbares aberrants. Peu à peu, il se détacha de ceux de ses amis qui se cramponnaient au socialisme. Il chercha autre chose. Comme il étendait le cercle de ses lectures, il rencontra les Pensées de Pascal. Il en tira tant de réconfort que ce devint son livre de chevet. Le résultat, le voici. Il avait repris des relations avec le Père Bessières et entretenait avec celui-ci une correspondance active. Il s’ensuivit qu’au commencement de 1914, il se rendit enfin aux appels de la Grâce. Les fragments suivants d’une de ses lettres révèlent son état d’âme à cette époque :

« Je suis bien impatient d’arriver à des conclusions qui fixent ma vie et ma pensée. Mais je sens qu’il faut modérer cette impatience et attendre et souffrir et être inquiet pour payer en quelque sorte les péchés d’esprit de ma jeunesse folle et mériter que la porte étroite s’ouvre devant moi — la porte de Lumière !… Voilà où j’en suis ; mais je sens bien qu’il ne faut pas se contenter d’attendre et d’espérer. Il faut prier, me dis-tu. Oui, tu dois avoir raison : la discussion irrite ; la spéculation lasse ; la méditation elle-même est vide et inutile sans la prière. Je veux faire cet effort ; je veux m’engager à faire une prière le matin et soir. Et pour que cette promesse je ne puisse pas la reprendre, c’est à toi que je la fais, que j’en confie le dépôt. »

Il en était à cette période de la conversion où l’âme sent, d’une façon intense, que le temps des hésitations est passé, et que, seule avec elle-même, elle ne peut plus rien pour avancer vers Dieu. Alors les derniers linéaments de l’orgueil se rompent en elle. Le néophyte s’agenouille et il demande le secours de ce nouveau-venu mystérieux le Saint Esprit. Il le sentira désormais rayonner, presque palpable en lui.

Telle fut l’influence bienfaisante de la prière humble et contrite sur Lamouroux, qu’en avril 1914 il se décidait à faire une retraite à la Villa Saint-Régis « dans l’isolement, le calme et la méditation ».

Voici dans quels sentiments il s’y donna :

« Mon Dieu, écrit-il sur son carnet, que mon cœur soit une cire molle et palpitante entre vos doigts ; que ma volonté soit votre servante… Seigneur, mon âme est lourde de ses péchés… Parlez, mon Dieu, parlez à mon cœur pour le changer, tandis que les vérités que je lis frappent et persuadent mon esprit. »

Ainsi disposé, il avance rapidement dans la voie purgative. Une faim pressante lui vient de recevoir l’Eucharistie. Le Vendredi-Saint, il écrit :

« Mon Dieu, je vous ai volé : j’ai gaspillé vos dons. Il ne me reste plus qu’une espérance : me jeter à vos pieds. Je m’abandonne entièrement à votre volonté. »

Et enfin, le jour de Pâques, il écrit au Père Bessières :

« Dieu soit béni ! C’est fait ! Comment t’exprimer ce monde de pensées où j’ai peine à me retrouver ? Pendant ces trois jours de solitude, j’ai médité, j’ai prié, j’ai vu. J’ai senti deux bras tendus vers moi. Je m’y suis jeté. Maintenant, c’est la paix, une paix immense que je n’avais jamais connue. Je n’aurais jamais cru pouvoir connaître tant de joie ! Je me suis confessé et je me suis retrouvé une âme toute jeune… »

Mais il faut lire toute la lettre. Je vous y renvoie. Je ne connais pas de « témoignage » où les effets de la Grâce illuminante soient mieux attestés ; ce n’est pas de la littérature, c’est bien plus haut ; c’est le cri d’allégresse d’un ressuscité d’entre les morts. Comme le dit fort bien le Père Bessières « ces pages rendent le son d’une âme magnifique ; c’est l’esprit d’un recommencement d’Évangile, d’un printemps de la foi, d’une renaissance catholique. »

La guerre vint. Lamouroux, adjudant puis sous-lieutenant, combattit, en première ligne, à la bataille de l’Aisne, puis dans les tranchées. Toutes ses lettres de cette époque marquent un abandon total à la volonté de Dieu, une compréhension vive des merveilles de la souffrance purificatrice et un sentiment du devoir fortifié par la foi. Il écrivait, par exemple, à sa femme :

« Si je te disais que je ne m’ennuie pas, tu penserais que je n’ai pas de cœur ou que je mens. Et, en effet, ce serait un mensonge. Mais je t’assure que je supporte cette longue épreuve sans la moindre amertume. Est-ce le sentiment du devoir, la joie du sacrifice, le fruit de la prière ? Il y a dans cette force qui me soutient un peu de tout cela et beaucoup de la grâce de Dieu… »

Le 5 octobre 1915, un sergent de sa section, son ami, catholique fervent, comme lui, écrivait à sa femme : « J’ai la douleur de vous apprendre la mort de M. votre mari. Il est mort en héros, à la tête de sa section, au combat du 3 octobre. »

Ses soldats l’aimaient et le pleurèrent. Le bien qu’il leur fit est spécifié dans ce passage d’une lettre écrite par l’un d’eux :

« Je perds mon plus intime ami et j’aime mieux ne pas penser que ces soirées de discussion, si fructueuses pour moi, sont à jamais disparues ! Car je perds un directeur de conscience qui avait déjà pu voir les heureux effets de sa parole sur son disciple. Je m’efforcerai de devenir digne de lui… Il n’est d’ailleurs pas mort puisque ce qu’il y avait de meilleur en lui survivra y dans ceux qui l’ont approché… »

Comme on le voit, Lamouroux, brûlant de reconnaissance envers Dieu, s’était fait l’apôtre que doit être tout converti qui a conscience de l’immensité des grâces reçues. Il ne se contente pas de savourer solitairement le Pain de Vie ; il veut le partager avec autrui… Rendant compte d’Ames nouvelles, le docte et perspicace critique de la revue : l’Ami du Clergé, l’abbé Cothenet a dit : « On a, dans la presse, dépensé beaucoup d’encre et de poudre à pourfendre la mentalité dite primaire. N’a-t-on pas trop perdu de vue que les primaires sont des hommes et que, vis-à-vis de ces âmes le chrétien a des devoirs ? Nous trouvons tous sur notre chemin, un jour ou l’autre, l’instituteur laïque. Il faut le connaître pour lui faire du bien. C’est faute de le connaître que tant de coups, dans notre camp, ont porté à faux et c’est pourquoi le livre du Père Bessières se recommande instamment à la lecture et à la méditation de tous les catholiques. Interficite errores, diligite homines, exterminez les erreurs, mais aimez les hommes. Le double précepte de saint Augustin a rarement été aussi bien accompli que dans ces pages du Père Bessières. »

L’abbé Cothenet a raison : ce livre contient tout ce qu’il faut pour éclairer bien des âmes noyées dans les ténèbres du matérialisme militant. Répandons-le.


Il y a des âmes élues qui n’ont pas besoin de regarder longtemps la société mondaine pour en découvrir le vide, la vaine agitation et les penchants très bas sous un vernis d’élégance. S’adonner aux fanfreluches et aux caquets médisants, parader dans les salons, fleureter avec de jeunes cormorans qui, tout en leur prodiguant les fadeurs, supputent à part soi le chiffre de leur dot, ne saurait les séduire. Elles sentent, d’une façon profonde, qu’elles sont appelées à quelque chose de plus élevé — à l’oraison, au dévouement, au sacrifice. De bonne heure, la vocation les sollicite et se fait tous les jours plus insistante. Bientôt, elles l’écoutent et elles vont à la vie religieuse, afin de se fondre en Dieu comme, le long d’une pente rapide, un ruisseau de montagne descend se mêler au fleuve salubre qui l’emmènera se perdre, avec lui, dans un océan sans limites.

Telle fut la jeune Lucie D. M. dont Mgr Landrieux a narré la courte existence dans ce livre exquis : Une Petite Sœur[27].

[27] Mgr Landrieux, évêque de Dijon : Une Petite Sœur, 1 vol., librairie de la Bonne Presse.

D’après lui, je t’esquisserai, à grands traits, l’histoire de la vocation qui, presque malgré elle, entraîna cette prédestinée.

Tout enfant, elle possédait déjà cet amour de la nature et ce goût de la solitude qui caractérisent de telles âmes.

« Elle a lu, dit son biographe, à pleines pages, dans ce beau livre de la nature, avant de connaître son alphabet. Son imagination, saisie, dans la fraîcheur de ses premières impressions, par la grandeur de ces spectacles, s’est éveillée, loin des banalités de la vie, au contact direct des œuvres de Dieu. Sous l’influence de cette leçon muette et pénétrante des choses, à l’âge où les naïfs étonnements de la raison se mêlent, sans les troubler, aux candeurs de la piété, elle a pris conscience du monde et d’elle-même… L’Océan l’attirait. Elle aimait à s’installer sur la plage avec ses livres et ses cahiers. Elle y revenait à tous ses moments libres, absorbée, des heures entières, elle si vive, dans ces rêveries sans fin qui s’achèvent si vite en prières. »

Comme il arrive souvent chez les âmes de cette catégorie, ce penchant à la méditation dans la solitude s’alliait à une grande indépendance de caractère qui tolérait difficilement un joug quel qu’il fût. « Pas toujours maîtresse d’un premier mouvement, mais prompte à se ressaisir, elle a cherché d’abord, dans son amour-propre, un frein à ses passions ; puis, peu à peu, le sentiment du devoir a dominé ».

Elle-même s’effrayait de ses dispositions à la révolte : « Ma colère me fait peur, écrivait-elle, et je me demande jusqu’où j’irais si je n’étais pas chrétienne ».

Afin de se dompter « elle dormit, toute une nuit à même le plancher de sa chambre, non par mortification mais par orgueil, pour la satisfaction d’avoir ménagé à sa volonté ce triomphe sur la nature ».

Ainsi que le constate fort exactement Mgr Landrieux, « ces natures-là sont les meilleures ou les pires : elles ne s’attardent jamais dans la médiocrité ».

A quinze ans, au couvent de l’Assomption où elle faisait ses études, « elle s’était juré de ne subir aucune influence, de se renfermer en elle-même et de porter seule le secret de sa vie intime ».

Elle écrit : « Lorsque, pour la première fois, j’ai entendu parler de directeur et de direction, affirmer qu’on ne devrait pas se conduire toute seule dans la vie, je me suis dit, avec un orgueil qui me frappe maintenant : — Jamais je ne confierai rien de moi à qui que ce soit. Personne ne me conduira. Tant pis si je me perds ! »

Et longtemps elle a tenu ce serment.

Elle avait donc d’abord à se convertir, en brisant cet orgueil qui, sous prétexte de sauvegarder son indépendance, lui tendait le plus dangereux des pièges. Ensuite seulement, la vocation, encore latente en elle, pourrait s’épanouir et la mener à l’holocauste que Dieu attendait de cette âme généreuse.

Se tenant parole, ni dans sa correspondance, ni dans ses propos, elle ne laissait rien deviner de son intérieur. L’aumônier que sa réserve glacée préoccupait, fit plusieurs tentatives pour obtenir sa confiance. Prêtre clairvoyant, il sentait qu’elle souffrait de la contrainte qu’elle s’imposait avec tant de rigueur, il y discernait une manigance du Mauvais et tâchait de la mettre en garde. Il lui écrivait :

« Vous voulez rester seule. Vous voulez vous isoler avec votre mal… Vous êtes donc dans un chemin dangereux. Je ne sais pas où il vous mènera mais j’ai peur. Car le démon est habile avec vous. Il vous endort ; il vous fait perdre, une à une, vos habitudes de piété. Il excite sournoisement ce qu’il y a de moins bon au fond de votre nature… Il vous attire à l’écart dans le désert où il n’y a plus rien du tout de Dieu. Votre bon ange vous suit toujours et proteste avec votre conscience et c’est cela qui vous trouble encore. Mais il y a une limite où il s’arrêtera ; et alors vous serez seule… Ne restez pas dupe de votre illusion. Notre-Seigneur vous attend parce qu’il vous aime et je vous dis de sa part : — N’endurcis pas ton cœur, enfant. Oh ! oui, reprenez-vous bien vite simplement, loyalement, humblement. Si vous êtes forte, brisez vos liens et dites : «  — je me lèverai et j’irai à mon Père ! »

La jeune fille résistait encore à cet appel évangélique. Mais alors Dieu intervint. Comme il arrive presque toujours à cette phase de la conversion, il la rendit humble par la souffrance. « L’enfant tomba malade, épuisée, la tête en feu » sans qu’on pût définir la maladie qui l’éprouvait. En même temps elle reçut la grâce de voir, avec netteté, l’état de son âme. Aussitôt, pleine de remords et d’épouvante, elle se rendit. Elle fit appeler son confesseur :

« Je n’en puis plus, dit-elle. Ce n’est pas mon corps qui est malade, c’est mon âme. Le médecin n’a rien à y faire. J’ai été folle de lutter ainsi contre le Bon Dieu. Tout ce que vous me disiez, je le comprenais. Je sentais parfaitement que j’avais tort, sans avoir le courage de l’avouer. L’orgueil me fermait la bouche. Il me semble maintenant que ma conscience ressuscite. Je vous en donne la clé ; je ne la reprendrai plus.

Le surlendemain, elle était debout et se retrouvait en bonne santé sans même qu’il y eût eu convalescence.

Une période de ferveur et de progrès dans la spiritualité suivit. Toutefois elle luttait encore, par moments, contre le penchant qui l’entraînait de plus en plus vers la vie religieuse. A dix-sept ans, « une petite intrigue sentimentale, avec un ami de ses frères lui laissa au cœur un trouble qui dura plusieurs mois ». Elle prit aussi quelque goût pour les réunions mondaines. Elle eut de la coquetterie. Il est question dans une de ses lettres, d’un certain chapeau bleu marine, garni d’une touffe de bleuets, dont elle était toute fière. Enfin, dans les salons, elle montrait un esprit caustique, prompt à railler les ridicules d’autrui qui la faisait mésestimer par les superficiels. Mais son directeur la réprimanda ; et, avec la droiture de jugement qui la caractérisait, elle reconnut tout de suite que ces défauts ne répondaient point aux grâces d’oraison que Dieu lui prodiguait. Elle se réforma. Dès lors, elle ne cessa d’avancer dans la vie intérieure. Il en résulta que des vertus se développèrent en elle dont elle n’avait possédé, jusque-là, que le rudiment. Elle apprit l’abnégation de soi-même, une sollicitude plus active à l’égard de son père et de toute sa famille. Comme elle avait « un goût très sûr, le sens du beau, une horreur instinctive de tout ce qui est vulgaire et banal », les relations mondaines lui devinrent insipides.

Cette évolution était normale car, comme le dit son biographe, « quel contraste entre cette belle nature, toute en actes, virile et généreuse, et ces petites natures frivoles, fleurs banales de vanité, molles et prétentieuses, aux grands yeux satisfaits au fond desquels on ne voit rien, dont les horizons ne vont guère au delà du piano, du roman, du tennis et du coffre-fort. »

Lucie sentait, à ce moment, avec une vivacité toujours accrue, qu’elle n’était plus faite pour le train-train monotone et tiède d’une existence bourgeoise. Elle écrivait à son directeur :

« Je veux par dessus tout me sanctifier. Or les moyens de sanctification sont plus abondants dans la vie religieuse… Et puis le Bon Dieu m’appelle. Je le sens bien. Ses sollicitations sont discrètes. Elles datent déjà de trois ans. J’y veux répondre puisque j’ai compris. »

Elle spécifiait aussi qu’elle ne se sentait pas faite pour la vie contemplative ni pour l’enseignement et elle ajoutait : « Je serai Sœur de Charité. J’aime passionnément les pauvres et je veux me donner aux malheureux, me sentant un ardent désir de travailler au salut des âmes sans autre récompense que Dieu seul… »

Tu liras dans le livre de Mgr Landrieux les cruelles épreuves et les contradictions qu’elle eut à subir avant d’être mise à même de répondre à son attrait. Lorsque Dieu appelle une âme à suivre Jésus-Christ, il lui donne la croix à porter et il la maintient dans la voie douloureuse. Mais quelle récompense une fois qu’elle est arrivée au sommet du Calvaire !

Je te dirai seulement que Lucie ne devint pas une fille de Saint-Vincent de Paul. D’une façon fort imprévue, elle entra dans la congrégation des Petites-Sœurs de l’Assomption dont la règle se résume fort exactement en ces paroles de son fondateur le P. Pernet : On soignera les pauvres, rien que les pauvres, pour rien, toujours pour rien.

Ce précepte est développé dans les principaux articles de la Règle dont voici la substance :

« La Petite-Sœur ne voit, dans la maladie, qu’un prétexte pour entrer. Son but, c’est de restaurer dans le Christ la famille ouvrière. Elle ne se contente pas de faire une apparition dans la mansarde, au foyer du pauvre. Elle s’y installe à titre d’infirmière, de servante, de bonne à tout faire, quatre heures le matin, quatre heures le soir. Elle retrousse ses manches et met son tablier. Quand le malade a été soigné, les enfants lavés, peignés, habillés, elle fait le ménage, la cuisine, tout ce que ferait la mère et souvent davantage… La Petite-Sœur va dans les milieux où le prêtre ne saurait pénétrer. A force de patience, d’humilité, d’attentions, d’égards, elle ouvre les cœurs à la confiance. Et alors, un mot du Bon Dieu arrive aisément jusqu’à l’âme : conversions, abjurations, mariages réhabilités, premières communions tardives, baptêmes d’adultes — voilà les œuvres courantes de la Petite-Sœur. »

Lucie, portée à l’héroïsme, s’enflamma pour ce sublime programme. Elle fut admise au noviciat et s’y montra bientôt l’une des plus joyeusement zélées pour devenir une religieuse irréprochable. Elle allait faire profession, quand elle tomba gravement malade. Il n’était pas dans les desseins de Dieu de la laisser en ce monde. Sans doute, voulait-il qu’elle restât, pour les novices futures, le modèle idéal de la probation. Elle mourut à vingt-quatre ans, le sourire aux lèvres.

Dans le petit calepin où elle notait ses pensées au jour le jour, on trouva ceci : « L’oubli de soi, c’est le secret de la sainteté. » Elle avait appliqué intégralement cette maxime.


Et pourquoi ne pas terminer ces Lectures comme nous les avons commencées — par des vers ? « De la musique avant toutes choses ! » disait Verlaine. Après aussi.

Je choisis les quatrains qu’un délicieux poète Jean-Marc Bernard écrivit peu avant sa mort au front. Ses vers antérieurs constituaient une magnifique promesse ; on ne peut que s’attrister en songeant aux beaux poèmes qu’il aurait certainement donnés s’il avait vécu. Ses premières œuvres révèlent un écrivain déjà sûr de son art, possédant la tradition classique, la science du rythme et l’invention des images aussi justes qu’imprévues. Il est vrai que, dans la fougue de son adolescence, il chanta les plaisirs sensuels. Mais comme le dit fort bien M. René Fernandat, dans la pénétrante étude qu’il lui a consacrée : « Jean-Marc Bernard ne crut pas scandaleux d’écrire un livre qu’il destinait aux seuls poètes, pensant qu’un péché de plume est tôt pardonné… Or, quand la guerre éclata, l’heure était venue où il se croyait autorisé à nous livrer toute son âme. Le catholique militant eût osé alors, aux prises avec de durs soucis, mais réconforté par la réception de son Dieu, exhaler de son âme des accents longtemps contenus. »

C’est peut-être le seul bienfait de cette guerre, aux suites trop exclusivement industrielles et commerciales, que de grandes âmes aient été ramenées à Dieu par la souffrance purificatrice. Celle de Bernard fut du nombre. Pour preuve, et en conclusion, je citerai ses derniers vers, — si mélancoliques et si fervents à la fois, tracés au crayon la veille de sa mort :

Du plus profond de la tranchée,
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur ! Ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !
Car plus encor que notre chair
Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s’est abattu l’orage
Des eaux, de la flamme et du fer.
Vous nous voyez couverts de boue,
Déchirés, hâves et rendus…
Mais nos cœurs les avez-vous vus ?
Et faut-il, mon Dieu, qu’on l’avoue ?
Nous sommes si privés d’espoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine,
Où se trouve notre devoir.
Éclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous et chassez
L’angoisse des cœurs harassés ;
Ah ! rendez-nous l’enthousiasme !
Mais aux morts qui tous ont été
Couchés dans la glaise ou le sable,
Donnez le repos ineffable :
Seigneur, ils l’ont bien mérité !

Le 9 juillet 1915, sur les huit heures du matin, près de Souchez, Jean-Marc Bernard fut pulvérisé par un obus de gros calibre. Il venait de se confesser et de communier. — Ce sang généreux n’a pas coulé en vain pour le rachat de la France. On rend grâces ; on s’incline sous la main du Dieu de justice. Mais un soupir gonfle la poitrine quand on songe à tant de jeunes talents fauchés dans leur prime éclosion. Ils acceptèrent noblement le sacrifice. On se résigne, mais on les regrette et, priant pour eux, on cherche à se rappeler « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » comme disait encore Verlaine.

LETTRE XII
BEATA SOLITUDO

D’entendre parler sans cesse, autour de toi, d’« inflation fiduciaire » et d’« intensification de la production » te dégoûte passablement, Ami, tu as envie de fuir la ville. Tu chercheras, dis-tu, quelque coin de campagne à l’écart où il te sera loisible de choyer, loin des rumeurs financières, tes rêves d’art et de philosophie ante focum si frigus erit, si messis in umbra.

Oui, ce beau vers elliptique de Virgile, tu en appliquerais la formule si tu étais un païen revenu de tout et qui médite de cultiver désormais son égoïsme hors des agitations humaines.

Mais si tu es le chrétien qui se veut toujours plus épris de Jésus, tu éliras la bienheureuse solitude parce que c’est seulement en ses refuges que tu pourras recevoir pleinement la lumière qui émane du Bon Maître.

Sur la montagne, au cœur de la forêt, parmi l’atmosphère argentée qui baigne les hauts plateaux, parmi le murmure des brises, à travers les feuillages onduleux, ton âme se sentira enfin libre de se perdre joyeusement dans les splendeurs vivantes de l’Éternel Amour.

En cette solitude bénie, tu goûteras le silence et, par le silence, tu goûteras Dieu. Car la sainte Mère Marie de Jésus nous l’enseigne :

« Le silence est la loi même et l’habitude de Dieu. De toute éternité, il existe une vie intense qui va du Père au Fils et à l’Esprit Saint ; et cette vie se passe dans le silence absolu. La vie aussi que Dieu communique à la nature organisée est une vie silencieuse : la sève monte, l’arbre bourgeonne et fructifie dans le silence.

« Si Dieu s’approche pour parler à ses créatures, c’est dans le silence qu’il se manifeste, suivant l’admirable témoignage de saint Jean de la Croix : le Père a dit une seule parole, c’est son Verbe et son Fils ; il la dit éternellement dans un éternel silence et c’est dans le silence que l’âme l’entend… Le silence, c’est de l’amour. C’est l’aide que nous donnons à Dieu pour qu’il puisse nous combler comme il le veut[28]. »

[28] Texte cueilli dans la Vie de Mère Marie de Jésus. Les Carmélites de Paray-le-Monial ont bien voulu me communiquer les épreuves du livre où elles racontent l’existence, les œuvres et les vertus de leur Fondatrice.

Ami, je n’ai nullement qualité pour te conseiller une voie plutôt qu’une autre.

Si Dieu te destina aux œuvres extérieures, s’il te faut garder la solitude et le silence intérieurs parmi les remous et les babils du siècle — tâche très ardue mais possible moyennant la Grâce — suis docilement sainte Marthe.

Mais si tu es de ceux dont l’Aréopagite a dit que « non seulement ils conçoivent Dieu mais qu’ils sentent la divinité vivre en eux » tu feras comme Marie : tu resteras agenouillé aux pieds de Notre-Seigneur, tu y répandras, comme un parfum, ton oraison pour tes frères tumultueux du monde ; tu te fixeras en une retraite très cachée, loin des villes, au sein de la grande nature ; et là tu goûteras les harmonies profondes de la solitude et du silence — en Dieu.

Laisse-moi te décrire quelques-unes des joies qui te seront alors prodiguées.


Corolles jaune livide des euphorbes, bleu traître des aconits, rouge sombre des pavots qui engourdissent la conscience, naguère des liens de fleurs empoisonnées attachaient l’âme au monde. Voici qu’elle les a brisés et qu’elle s’offre à Dieu, paisible et limpide comme un petit lac, tout au fond d’un val ignoré, afin qu’il daigne y refléter sa face.

Elle a traversé d’abord des fourrés épineux où elle a cueilli les roses sanglantes de la Passion. Leur parfum lui apprit à aimer Jésus pour lui-même ; et son abnégation lui valut des félicités auprès de quoi les allégresses des sens ne lui apparaissent plus que des soubresauts d’infirmes clopinant dans des ornières boueuses. Elle connaît maintenant la joie unique, celle dont saint Thomas d’Aquin a dit « qu’elle n’est pas une vertu distincte de la Charité, mais qu’elle en est l’acte et le fruit ».

Mais, après cette période de suave après-midi qu’imprègnent les clartés candides de l’innocence reconquise, pour la grande purification qui doit finir d’effacer toutes ses taches et lui ouvrir le royaume de la Grâce illuminante, l’âme a passé par la nuit obscure, où elle connut les amertumes du Jardin des Olives. Il lui a fallu « accepter l’angoisse et la sécheresse et cela pendant un laps de temps assez long pour déraciner ses habitudes encore imparfaites aussi bien à l’égard des choses divines que des choses humaines. Au milieu des flammes de cette contemplation ténébreuse, elle s’est revêtue de pureté et de simplicité ; elle est devenue apte à recevoir les touches sublimes, quoique passagères, du Parfait Amour… » (Saint Jean de la Croix : la Nuit obscure, l. II, ch. IX.)

Par volonté d’aimer Jésus toujours davantage, l’âme a subi victorieusement l’épreuve. Alors elle connaît la quiétude. Un jour, sans qu’elle se soit rendu compte du progrès accompli, sans que, cette fois, la volonté intervienne, son oraison se transforme. Elle est tout endormie quant au monde, tout éveillée vers Dieu. C’est une naissance où elle ne peut formuler de paroles, et elle ne cherche d’ailleurs point à en formuler : elle sent Dieu en elle, elle en Dieu ; et pendant la brève durée de cette union, elle n’a eu besoin d’aucun effort pour se maintenir dans l’heureux sommeil qui l’immobilise. « C’est, dit sainte Térèse, l’amour s’unissant à l’amour ; les opérations de l’esprit y sont ineffablement pures et d’une délicatesse telle qu’il est presque impossible de les exprimer ; mais Dieu sait bien les faire sentir ! »

Repos ineffable, station splendide sur un sommet ensoleillé où il semble que les ailes des anges caressent notre front, qui vous a connus souffrirait des supplices plutôt que de se rendre indigne de vous mériter encore !…

Seigneur Jésus, gardez-nous du Démon qui voudrait nous rompre les jarrets afin de nous empêcher d’atteindre cette cime : la quiétude en Vous.


Comme, forte de son viatique, la présence habituelle de Dieu, l’âme purifiée ne s’arrête pas de gravir, avec courage, la voie étroite qui mène à des sommets encore plus élevés, Dieu la récompense en lui donnant des images. Qu’ils sont radieux ces tableaux et ces symboles ! Quelle flamme de vertu ils allument au centre le plus intime de la voyageuse !

Le mystique ignoré, qui me rapporta sa rencontre de l’Enfant-Jésus dans la forêt, me disait une autre fois : « Il y a des jours où j’entre dans un recueillement très profond. Mon âme est alors comme une toile où une invisible main dessine et colore des paysages de la plus intense beauté. D’abord, je les admire, sans en pénétrer la signification. Mais bientôt, pour peu que je la demande au Bon Maître, elle m’est donnée, non point par des paroles, mais par une intuition dont je ne saurais te faire saisir toute la netteté. Que te dirais-je ? Je comprends par la vue sans avoir besoin de méditer ni de raisonner.

« Un soir, j’étais dans ma chambre, agenouillé sur mon prie-Dieu. En face de moi, la muraille tapissée d’un papier gris. Tout à coup, cette surface monotone disparut. Je découvris un ruisseau qui coulait, en chantant comme une tribu d’alouettes, à travers une plaine, tout frémissante de sèves printanières et toute parée de grands lys dont les pistils d’or et les pétales d’une blancheur ébouissante se miraient avec prédilection dans l’onde heureuse qui glissait devant mes yeux. Qu’elle était bleue cette eau, et si pure qu’elle semblait un fragment du ciel de mai tombé sur la terre ! Je ne me lassais pas de la contempler ; et j’aurais voulu m’y plonger pour suivre son courant loin, très loin — jusqu’au Paradis… Et en même temps, la paix de Jésus régnait en moi, plus souveraine que jamais.

« J’ai su que ce ruisseau signifiait la vie unitive, fondue continuellement en Dieu, où je pourrais être admis si je restais fidèle à la Croix dont Jésus m’a fait la faveur de charger mes épaules… Je ne puis m’expliquer davantage. Ce que j’ajouterai, c’est que cette image occupa, en les illuminant, toutes les puissances de mon être jusqu’au matin et que le murmure de l’eau mélodieuse ne cessa de résonner en moi durant toute la journée qui suivit. »

Il se tut quelques instants, les yeux fixés ailleurs que sur la terre. Puis il reprit : « On ne peut confondre ces images, qui viennent de Dieu, avec celles que nous présente parfois notre imagination. Celles-ci s’effacent rapidement sans nous laisser aucun souvenir et sans nous avoir incités à la vertu. De même, les simulacres, que le Démon tente parfois d’insinuer en nous, ne réussissent pas à leurrer, d’une façon persistante, l’âme en état de grâce. D’abord chatoyants, ils ne tardent pas à s’obscurcir. Et puis ils apportent bien vite du trouble et des pensées fangeuses. Un signe de croix suffit à les dissiper. »

Et il conclut, les maintes jointes, le regard vers son Crucifix : — « Seigneur Jésus, ne permets pas que l’Ennemi se déguise en ange de Lumière pour substituer ses images fallacieuses à celles que ton Amour daigne parfois m’octroyer quoique je ne les mérite aucunement… »


Un autre jour encore, Lapillus me dit : « Il y a plus haut que les images. Il y a cette contemplation involontaire où l’on distingue les choses de ce monde unies aux choses du Ciel par un regard d’âme indicible parce qu’il relève de notre seule intelligence unie à celle de Dieu… Dimanche dernier, à la grand’messe, le peuple et le clergé, tous ensemble, chantaient le Credo. Je chantais aussi quand, tout à coup, il me sembla que chacun des articles, proférés en toute ferveur, devenait — une synthèse. Je vis, pas des yeux du corps, mais d’un regard d’âme ineffable, les Apôtres réunis, sous la présidence de la sainte Vierge, promulguer, pour tous les siècles, l’autorité immuable du Credo. Je vis, simultanément, l’Incarnation s’irradier en Marie ; je vis les hérésies aboyer autour de ces Dogmes, comme des chiens enragés. Je vis — ah ! je vis la communion des Saints sur terre, en Purgatoire, en Paradis. Et je vis Jésus vivre continuellement en nous par le Credo… »

Il se tut un peu. Puis il reprit d’une voix qui sonnait comme une harpe éolienne : « Seigneur Jésus, garde-moi de l’orgueil. Fais que je ne perde pas de vue un seul instant que cette Lumière, je la dois à ta seule miséricorde et non pas à mon mérite. Je ne suis rien, je ne vaux rien, je n’existe pas — hors de ton Sacré-Cœur… »

FINAL

Mon Jésus, il y a des minutes d’infatuation où je me figure que je t’aime comme tu veux être aimé. C’est alors que je reproche aux autres leur indifférence à ton égard tout comme si, moi-même, je n’étais pas le pire des indifférents !

Or, afin de me remettre à ma place, c’est-à-dire dans la brousse, au pied de la sainte Montagne, tu me rappelles mes ingratitudes, tandis que tu montais au Calvaire par la Voie douloureuse.

Permets que j’écrive tes enseignements.

I. — Quand Pilate se lava les mains après ta condamnation, c’est moi qui tenais la cuvette.

II. — Quand les soldats mirent la Croix sur tes épaules, je dis, en ricanant, qu’elle n’était pas assez lourde.

III. — Quand tu tombas pour la première fois, c’est parce que j’avais ajouté le poids de ma sensualité à ce fardeau rédempteur.

IV. — Quand tu rencontras ta Mère, je me bouchai les oreilles parce qu’il m’ennuyait d’entendre ses sanglots.

V. — Quand le Cyrénéen t’aida à porter la Croix, j’étouffai le cri de ma conscience qui me disait de faire comme lui.

VI. — Quand Véronique te tendit le linge, où tu imprimas ta Face adorable, je haussai les épaules, la taxant d’ostentation.

VII. — Quand tu es tombé pour la seconde fois, c’était parce que je t’avais surchargé de mes curiosités imbéciles vers les choses du monde.

VIII. — Les filles d’Israël qui prétendaient te consoler, c’étaient mon entendement, ma volonté, mon imagination. Tu leur dis de pleurer sur elles-mêmes. Et je n’ai pas compris ta parole — à cause de mon cœur dur.

IX. — Quand tu es tombé pour la troisième fois, c’était parce que j’ai ajouté à la lourdeur de la Croix ce bloc de plomb : mon orgueil.

X. — Quand on t’a enlevé tes vêtements, j’ai fait cadeau à Satan de ta tunique trempée de ta sainte sueur et de ton sang versé pour moi.

XI. — Quand on t’a cloué sur la Croix, je tendais aux bourreaux le marteau et les clous.

XII. — Quand tu es mort pour moi, je m’intéressais aux nuances de l’ombre qui pesait sur la colline.

XIII. — Mais quand Longin t’a percé le cœur de sa lance, j’ai su que Longin c’était moi. Ton sang ruissela sur ma tête et je me sentis soudain une âme nouvelle.

XIV. — Alors j’ai compris et je t’ai aimé. Et je t’ai mis au tombeau dans mon âme. Le sépulcre était bien misérable, mais tu l’as empli de ta lumière…

Mon Jésus, ne m’abandonne pas en ce monde où je mourrais de froid si ta présence ne me réchauffait des flammes de ton Sacré-Cœur. Fortifie ma faiblesse ; infuse ta volonté dans mon amour ; c’est la seule prière que je puisse désormais t’adresser : Aie pitié de moi !

Et toi, lecteur charitable, prie beaucoup pour le mendiant d’oraisons qui t’offre ce livre.

Fin.

TABLE DES MATIÈRES

Préface
Lettre I. — La privation de Dieu
Lettre II. — D’après l’Imitation
Lettre III. — La Messe
Lettre IV. — La Confession
Lettre V. — Une âme du purgatoire
Lettre VI. — La Vierge au jardin
Lettre VII. — Le prince de l’usure
Lettre VIII. — Une dame métallique
Lettre IX. — Lectures (poésie)
Lettre X. — Lectures (prose)
Lettre XI. — Lectures (prose, fin)
Lettre XII.Beata solitudo
Final

4893. — Imprimerie spéciale de la Maison Bloud et Gay.