The Project Gutenberg eBook of Actions et réactions

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Title: Actions et réactions

Author: Rudyard Kipling

Translator: Arthur Austin-Jackson

Louis Fabulet

Release date: January 6, 2024 [eBook #72641]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1911

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ACTIONS ET RÉACTIONS ***

ACTIONS ET RÉACTIONS


ŒUVRES DE RUDYARD KIPLING

A LA MÊME LIBRAIRIE

LE LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières. Vol. in-18 3.50
LE SECOND LIVRE DE LA JUNGLE, traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières. Vol. in-18 3.50
LA PLUS BELLE HISTOIRE DU MONDE, traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières. Vol. in-18 3.50
L'HOMME QUI VOULUT ÊTRE ROI, traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières. Vol. in-18 3.50
KIM, roman, traduit par Louis Fabulet et Charles Fountaine Walker. Vol. in-18. 3.50
LES BÂTISSEURS DE PONTS, traduit par Louis Fabulet et Robert d'Humières. Vol. in-18 3.50
STALKY ET Cie, roman, traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe Thomas. Vol. in-18 3.50
SUR LE MUR DE LA VILLE, traduit par Louis Fabulet, précédé d'une Étude sur Rudyard Kipling par André Chevrillon. Vol. in-18 3.50
LETTRES DU JAPON, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18 3.50
L'HISTOIRE DES GADSBY, roman, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18 3.50
LE RETOUR D'IMRAY, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18 3.50
LE CHAT MALTAIS, traduit par Louis Fabulet et Arthur Austin-Jackson. Vol. in-18 3.50

RUDYARD KIPLING

Actions et Réactions

Traduction de

LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON

SEULE TRADUCTION AUTORISÉE PAR L'AUTEUR

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMXI

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

Sept exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 7


JUSTIFICATION DU TIRAGE:

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

[Pg 7]


L'HABITATION FORCÉE

Cela vint sans avertir, à l'heure même où sa main étendue allait ne faire qu'un chiffon de la Holz and Gunsberg Combine. Les médecins de New-York traitèrent cela de «surmenage», et il resta allongé dans une chambre aux rideaux tirés, les chevilles croisées, la langue incrustée dans le palais, à se demander si la prochaine vague cérébrale de feux armés d'ardillons n'allait point faire chasser son âme sur la dernière de ses ancres.

Ils finirent par se prononcer. «Avec des soins, il pourrait, au bout de deux ans, rentrer dans l'arène; mais, pour le présent, il lui fallait s'en aller de l'autre côté de l'Atlantique, et ne se livrer à aucun genre de travail. Il accepta les conditions. C'était la capitulation; mais la Combine, qui avait frissonné sous le froid de son étreinte, lui accorda tous les honneurs de la guerre. Gunsberg lui-même, débordant de condoléances, vint au[Pg 8] paquebot remplir la suite de cabines des Chapin d'écrasants ouvrages en fleurs.

«Des smilax! dit George Chapin en les apercevant. Fitz a raison: je suis mort. Seulement, je ne vois pas pourquoi il a omis l'inscription sur les rubans!

—Allons donc!» fit sa femme.

Et lui versant sa teinture:

«Vous serez de retour bien plus tôt que vous ne pensez.»

Il se regarda dans la glace, surpris que ses traits eussent passé, sans se flétrir, par l'enfer des derniers trois mois. Le bruit des ponts l'importuna, et il s'allongea, la langue seulement un peu pressée contre le palais.

Une heure plus tard, il dit:

«Sophie, je suis vraiment désolé de vous enlever comme cela à toutes vos habitudes. Je... je suppose que nous sommes, ce soir, les deux êtres les plus isolés de la création.

—«N'est-ce donc rien pour vous de nous en aller ensemble?» repartit Sophie, sa femme, en l'embrassant.


—Ils dérivèrent de par l'Europe durant des mois, parfois seuls, parfois en compagnie de bohèmes de rencontre de leur pays. Du Cap Nord à la Grotte d'Azur ils errèrent, parce que le prochain paquebot[Pg 9] prenait ce chemin-là, ou que quelqu'un les avait mis sur la route. Les médecins avaient averti Sophie que Chapin ne devait pas prendre intérêt même aux intérêts des autres; d'ailleurs, la sensation familière qu'il éprouva à la nuque au bout d'une heure de vive conversation avec un magnat des chemins de fer de Nauheimed la délivra de tout souci à cet égard. Il en pleura presque.

«Et j'ai à peine trente ans! s'écria-t-il. Avec tout ce que je comptais faire!

—Nous appellerons cela une lune de miel, dit Sophie. Savez-vous que, depuis six ans que nous sommes mariés, vous ne m'avez jamais dit ce que vous comptiez faire de votre existence?

—De mon existence? A quoi bon? Elle est maintenant fichue. (Sophie leva vivement les yeux de dessus la Baie de Naples.) Du train dont va mon affaire, je n'ai plus qu'à vivre de mes rentes, comme cet architecte, à Saint-Moritz.

—C'est en ne vous tracassant pas, que votre santé s'améliorera; et, en admettant que cela demande du temps, il y a des choses pires que... Combien avez-vous?

—Entre quatre et cinq millions de dollars. Mais ce n'est pas la question d'argent. Vous le savez bien. C'est la question de principe. Quel respect auriez-vous pour moi? Vous n'en avez eu, la première année de notre mariage, que lorsque je me suis[Pg 10] mis au travail comme les autres. La tradition comme l'éducation, pour nous, s'y opposent. Nous ne saurions accepter ce genre d'idéal.

—Soit, je suppose que je vous ai épousé pour un genre quelconque d'idéal.»

Et ils réintégrèrent leur quarante-troisième hôtel.


En Angleterre, il leur manqua ces langues étrangères des rues continentales, qui leur rappelaient leurs cités polyglottes. En Angleterre, tout le monde parlait une seule et même langue, semblable, d'apparence, à l'américain pour l'oreille, mais, en y réfléchissant, inintelligible.

«Ah, mais vous n'avez pas vu l'Angleterre,» dit une dame aux cheveux gris d'acier.

Ils l'avaient rencontrée, cette dame, à Vienne, à Bayreuth et à Florence, et s'estimaient heureux de la retrouver au Claridge, attendu qu'elle commandait des positions, et savait où les ordonnances se préparent avec le plus de soin.

«Vous devriez prendre intérêt au logis de nos ancêtres... comme je fais.

—J'ai essayé toute une semaine, Mrs. Shonts, repartit Sophie, mais je n'ai guère jamais fait plus que graisser la patte aux garçons d'hôtel allemands.

—Ce n'est pas là en effet la vraie façon, poursuivit[Pg 11] Mrs. Shonts. Je sais où vous devriez aller.»

Chapin dressa l'oreille, impatient de fuir n'importe où des rues où des hommes ardents quelque peu de sa trempe accomplissaient la besogne qui lui était refusée.

«Nous oyons et obéissons, Mrs. Shonts,» dit Sophie, qui sentait l'agitation de son époux en train de boire le thé britannique abhorré.

Mrs. Shonts sourit et se chargea d'eux. Elle écrivit à la ronde et télégraphia au loin en leur faveur jusqu'au jour où, armée de sa lettre d'introduction, elle les poussa dans ces solitudes que l'on atteint en partant d'une gare à l'aspect de baril de cendre, appelée Charing Cross. Il leur fallait aller à Rocketts—la ferme d'un nommé Cloke, dans les comtés du Sud—où, leur assura-t-elle, ils rencontreraient la pure Angleterre du folklore et de la chanson.

Ils découvrirent Rocketts au bout de quelques heures, à quatre milles d'une station, et, autant qu'ils purent en juger dans l'obscurité cahotante, à deux fois la même distance de toute espèce de route. Les arbres, les vaches et le contour des granges se profilaient dans l'ombre en ombres autour d'eux, lorsqu'ils mirent pied à terre, et Mr. et Mrs. Cloke, à la porte ouverte d'une profonde cuisine dallée, leur souhaitèrent gravement la bienvenue. Ils reposèrent, sous un plafond gondolé,[Pg 12] blanchi à la chaux, en une chambre mansardée, où, parce qu'il pleuvait, on avait allumé un feu de bois dans une corbeille de fer, sur un foyer de briques; et, c'est au pépiement des souris et au pleurnichement des flammes qu'ils s'endormirent.

Lorsqu'ils s'éveillèrent, c'était par une belle journée, pleine de bruits d'oiseaux, des senteurs du buis, de la lavande et du jambon grillé, mêlées d'une senteur élémentaire qu'ils n'avaient jamais rencontrée nulle part.

«Voici, dit Sophie, laquelle faillit faire sortir de ses gonds le frêle châssis, en essayant de voir par l'encoignure, voici qui n'est pas,—comment a dit le cocher au porteur du chemin de fer à propos de ma malle?—de la petite bière?

—Non, du chiqué. Je ne me suis jamais de ma vie senti si loin de tout. Il s'agit de découvrir où perche le bureau du télégraphe.

—A quoi bon?» repartit Sophie, en se promenant de droite et de gauche, sa brosse à tête en main, pour admirer les images d'hebdomadaires illustrés collées sur la porte et le placard.

Mais l'âme exotique n'eut pas de cesse qu'elle ne se fût assurée du bureau de télégraphe. L'Américain questionna à ce sujet la fille des Cloke, en train de servir le petit déjeuner, tandis que Sophie s'enfouissait le visage dans le buisson de lavande qui fleurissait à l'extérieur de la fenêtre basse.

[Pg 13]

«Allez jusqu'à la barrière, en haut du champ à Barne, dit Mary, et regardez de l'autre côté de Friars Pardon, le clocher le plus proche. C'est droit dessous. Vous ne pouvez pas le manquer... si vous ne vous écartez pas du sentier. C'est ma sœur, la télégraphiste. Mais vous êtes dans le rayon de trois milles, monsieur. Le gamin distribue les télégrammes du village de Friars Pardon directement jusqu'à notre porte.

—Il n'y a pas mal de choses à mettre en trust, dans ce pays», murmura-t-il.

Sophie regarda l'herbe broutée, que balafraient seulement les roues de la veille au soir, deux ornières qui s'enroulaient autour d'une cour à foins, et l'enceinte de verger tranquille à l'entour de la maison mi-partie en charpente.

«Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle. Télégrammes distribués dans la Vallée d'Avalon! Naturellement!»

Et elle fit signe d'entrer à un chien de chasse aux yeux ardents, aux façons engageantes, et libre d'engagements, qui répondait, parfois, au nom de Rambler. Il les conduisit, après le petit déjeuner, jusqu'à cette montée, derrière la maison, où cette barrière se profilait sur le ciel, et:

«Je me demande ce que nous allons trouver maintenant», dit Sophie en se pavanant franchement de joie sur l'herbe.

C'était tout un versant de champs aux haies[Pg 14] trouées de brèches, et dont le centre, à chacun, était la proie de grosses masses de ronces. Les barrières manquaient, et les poteaux, sapés par les lapins, rabotés par le bétail, penchaient de ci de là. Un étroit sentier serpentait parmi les buissons, des douzaines de queues blanches scintillaient devant le chien en pleine course, et un épervier s'envola avec un sifflement perçant.

«Pas de routes, pas rien! dit Sophie, sa jupe courte accrochée par les ronces. Moi qui croyais que toute l'Angleterre n'était qu'un jardin. Le voilà, votre clocher, George, de l'autre côté de la vallée. Est-ce drôle!»

Ils se dirigèrent vers lui à travers une lande tout abandonnée. Ici, c'était le spectre d'une pièce de luzerne qui s'était refusée à mourir; là, quelque âpre jachère livrée à des chardons d'un mètre de haut; et là, un carré de kelk luxuriant, aux airs de moisson légitime. Dans les herbages non pâturés ils se prenaient les pieds dans des rangées de choses fauchées et mortes, par-dessous quoi le sol rayonnait de sueur. Au fond de la vallée un petit ruisseau avait miné sa passerelle, et bouillonnait dans les débris. Mais de grands bois se dressaient là-bas au delà, sur les pentes—vieux, hauts, éclatants, tels des tapisseries restées intactes aux murs d'une maison en ruines.

«Tout cela, à moins de cent milles de Londres![Pg 15] dit-il. Ne croirait-on pas que cela souffre aussi du repos forcé?»

Le sentier contournait l'épaule d'un versant, à travers un fourré de rhododendrons en désordre, pour croiser ce qui, jadis, avait été un chemin carrossable et se terminait dans l'ombre de deux gigantesques chênes verts.

«Une maison! dit tout bas Sophie, une maison coloniale[1]

[1] Les Américains appellent style colonial le style anglais georgien, époque de 1750, où les Etats-Unis étaient encore colonies britanniques.

Derrière le vert-bleu des arbres jumeaux s'élevait une construction en briques bleuâtre sombre, de style georgien, pourvue d'une imposte en coquille au-dessus de sa porte à colonnes. Le chien s'en était allé sur de folles et secrètes pistes. A part quelque agitation dans les branches et la fuite de quatre pies effarouchées, nul bruit ne dénotait la vie autour de la maison carrée, laquelle, toutefois, par ses longues fenêtres, vous regardait le plus tendrement du monde.

«Cha...armée de vous rencontrer, pour sûr, dit Sophie, en faisant la révérence jusqu'à terre. George, voici de l'histoire que je comprends. C'est ici que nous avons commencé.»

Elle fit une seconde révérence.

Le soleil de juin étincelait sur toutes les vitres.[Pg 16] C'était comme si quelque vieille dame, sage de l'expérience de trois générations, mais assise pour le présent à l'écart, se fût penchée afin d'écouter son arrière-petite-fille tout émue et curieuse.

«Il faut que je regarde! (Sophie s'en alla, sur la pointe du pied, à une fenêtre, et de la main s'abrita les yeux.) Oh, la pièce est à moitié pleine de balles de coton... ou plutôt, de laine, je suppose. Mais j'aperçois un coin de la cheminée. George, venez donc! N'est-ce pas quelqu'un?»

Elle se replia derrière son mari. La porte de devant s'ouvrit lentement, pour montrer le chien, le nez tout blanc de lait, sous la garde d'un ancien des jours, revêtu d'un éphod de toile bleue bizarrement froncé sur la poitrine et les épaules.

«Certainement, fit George, presque à haute voix, le Temps en personne. C'est ici qu'il réside, Sophie.

—C'est nous, dit Sophie timidement. Peut-on voir la maison? J'ai peur que ce ne soit notre chien.

—Non, c'est Rambler, repartit le vieillard. Il est encore allé dans mon seau aux eaux grasses. Vous restez à Rocketts, n'est-ce pas? Entrez. Ah! espèce de renégat!»

Le chien lui échappa, et le vieillard s'en alla tout chancelant après lui sur le chemin. Ils pénétrèrent dans le vestibule—absolument le vestibule[Pg 17] haut et clair que devait recéler telle maison. Un escalier, large et facile, à la rampe élancée, et qui jadis avait été blanc crème, en montait sous une longue fenêtre ovale. De chaque côté, des portes à fines moulures donnaient sur des pièces encombrées de laine, pièces dont les cheminées vert céladon étaient ornées de nymphes, d'enroulements et de Cupidons en bas-relief.

«Quelle est la maison qui a fait cela? s'écria Sophie dans le ravissement. Oh, j'oubliais! Ce doivent être les originaux. De l'Adams, peut-être? Je n'ai jamais rien rêvé de comparable à ce garde-feu en fer forgé. Est-ce que l'homme veut bien que nous allions partout?

—Il est en train de courir après le chien, répondit George, en regardant dehors. Nous ne comptons pas.»

Ils explorèrent le premier étage ou rez-de-chaussée, ravis comme des enfants qui jouent aux voleurs.

«C'est comme toute l'Angleterre, finit-elle par dire. Etonnant, mais pas d'explication. On s'attend toujours à ce que vous connaissiez tout à l'avance. A présent, voyons en haut.»

Les escaliers ne crièrent pas sous leurs pieds. Du vaste palier ils pénétrèrent dans une longue pièce aux panneaux verts, éclairée par trois portes-fenêtres, qui donnaient sur les restes délaissés d'un[Pg 18] jardin en terrasse, et, au delà, sur des versants boisés.

«Le salon, cela va sans dire. (Sophie nagea du haut en bas de la pièce.) Cette cheminée—Orphée et Eurydice—est un morceau unique. Une merveille, dites?—Ma foi, la pièce, sans rien, paraît meublée!—Comment cela se fait-il, George?

—Ce sont les proportions. Je l'ai remarqué.

—J'ai vu jadis une chaise longue de Heppelwhite. (Sophie porta un doigt à sa joue enflammée, et réfléchit.) Avec deux de ces chaises longues... une de chaque côté... pas besoin d'autre chose. Sauf... une simple et unique glace, irréprochable, au-dessus de cette cheminée.

—Regardez-moi cette vue. C'est un Constable encadré! s'écria son mari.

—Non; c'est un Morland. Mais, à propos de cette chaise longue, George, ne croyez-vous pas que l'Empire ferait mieux que le Heppelwhite? L'or mat sur ce vert pâle? Quel dommage que de nos jours on ne fabrique plus d'épinettes!

—Je crois qu'on peut s'en procurer. Regardez-moi ce bois de chênes derrière les pins.

While you sat and played toccatas stately at the clavichord»[2], fredonna Sophie.

[2] Robert Browning (A toccata of Galluppis dans Dramata lyricsOld Pictures in Florence.)

Sur quoi, la tête penchée de côté, elle la hocha[Pg 19] dans la direction de l'endroit où aurait dû pendre le miroir irréprochable.

Puis ils découvrirent des chambres à coucher avec cabinets de toilette et cabinets à poudrer, et des marches qui montaient, descendaient... à des boîtes de chambres, rondes, carrées, octogones, aux plafonds enrichis et aux serrures ciselées.

«Maintenant, les domestiques. Oh!»

D'un trait elle avait atteint par le dernier escalier les ténèbres entrecoupées de lumière de l'étage situé sous les combles, où des tuiles gisaient détachées parmi des lattes brisées, où les murs étaient barbouillés de sentences et de comptes de houblon.

«On a élevé des pigeons ici, s'écria-t-elle.

—Et il n'est pas un coin du toit où l'on ne pourrait faire passer un buggy tout attelé, dit George.

—C'est ce que je me tue de dire! cria le vieux, au-dessous d'eux, dans l'escalier. Pas le plus petit coin sec pour mes pigeons.

—Mais, pourquoi l'a-t-on laissé tomber en cet état? demanda Sophie.

—Les maisons, c'est comme les dents, répliqua-t-il. Si vous laissez les choses aller trop loin, y a plus rien à faire. Y a eu un temps où ils avaient idée de la vendre, mais personne voulait acheter. Elle était ben trop loin de tout. Y a eu un temps où ils auraient voulu l'habiter eux-mêmes, mais v'là qu'ils se sont mis à mourir.

[Pg 20]

—Ici?»

Sophie bougea sous la lumière d'un trou du toit.

«Nenni—personne ne meurt ici, sauf de tomber des meules de foin et toutes choses comme cela. C'est à Londres, qu'ils sont morts. (Il cueillit un flocon de laine sur sa blouse bleue.) Ça n'avait pas de fond—pas plus les Elphicks que les Moones. Guère solide, tout ce monde-là. Il y a dix-sept ans qu'ils sont morts; car il y en a vingt-cinq que je suis gardien ici.

—A qui appartient toute cette laine, en bas? demanda George.

—A la propriété. Je vais vous montrer la partie de derrière, si vous voulez. Vous venez d'Amérique, à ce que je vois. J'y ai eu un fils moi-même, dans le temps.»

Ils se mirent à descendre derrière lui l'escalier principal. Il s'arrêta au tournant, et, du geste, balaya le mur:

«De la place, ici, pour que votre cercueil descende. Sept pieds de long et trois hommes à chaque bout n'effleureraient pas la peinture. Moi, si je meurs dans mon lit, on sera obligé de me mettre droit debout comme une boîte à lait. Tous les bonheurs, vous voyez?»

Il les conduisit, toujours de l'avant, à travers un dédale d'arrière-cuisines, de laiteries, de garde-manger et de laveries, qui, le long de chemins couverts,[Pg 21] se fondaient en une maison de ferme, visiblement plus ancienne que les bâtiments principaux, lesquels recommençaient à vagabonder en granges, crèches, porcheries, étables et écuries, pour aboutir aux champs dénudés par derrière.

«N'importe comment, dit Sophie, en s'asseyant exténuée sur une ancienne margelle de puits—n'importe comment, on ne devrait pas insulter à ces adorables vieilles choses, en les remplissant de foin.»

George regarda de longs murs en pierre, qui supportaient de véritables étendues essentées de chêne aux reflets d'argent; des contre-forts de cailloux et briques mêlés; des escaliers extérieurs en arches sur arches de pierre; des cintres de chaume où l'herbe croissait; des poivrières aux tuiles revêtues de joubarbes, et une immense cour pavée que peuplaient deux vaches et Rambler repentant. Il y avait pour le moins deux heures et demie qu'il n'avait pas plus pensé à lui-même qu'au bureau de télégraphe.

«Mais pourquoi, demanda Sophie, comme ils s'en retournaient par le cratère des champs rasés,—pourquoi, en Angleterre, s'attend-on toujours à ce que vous sachiez tout? Pourquoi n'explique-t-on jamais?

—Vous voulez dire à propos des Elphicks et des Moones?

[Pg 22]

—Oui... et des hommes d'affaires et de la propriété. Qui est-ce? Je me demande si ces planchers peints, dans la chambre verte, sont bien en chêne. Ne trouvez-vous pas plaisir à explorer tout cela ensemble... plus qu'à Pompéi?»

George se retourna encore une fois pour regarder la vue.

«Il y a huit cents acres dépendant de la propriété—m'a dit le vieux. Cinq fermes en tout. Rocketts en fait partie.

—J'adore Mrs. Cloke. Mais comment s'appelle la vieille maison?»

George se mit à rire.

«C'est une des choses qu'on s'attend à ce que vous sachiez. Il ne l'a pas dit une seule fois.»

Les Cloke furent plus communicatifs. Ce soir-là, et les jours suivants durant une semaine, ils débitèrent aux Chapin toute l'histoire officielle, telle qu'on la débite aux hôtes de passage, de Friars Pardon, la maison et ses cinq fermes. Mais Sophie posa tant de questions, et George témoigna d'une si sincère curiosité, que, la confiance venant, ils se lancèrent, sans omettre le détail transmis et observé, dans le récit de la vie, de la mort et des hauts faits des Elphicks, des Moones, et de leurs collatéraux, les Haylings et les Torrells. Ce fut une histoire racontée avec suite au prochain numéro, par Cloke dans la grange, ou sa femme dans la laiterie,[Pg 23] les derniers chapitres réservés pour les soirs à la cuisine, au coin du grand feu, lorsque le couple avait passé la moitié de la journée à explorer la maison où le vieil Iggulden à la blouse bleue ricanait et s'esclaffait de les voir. Les motifs qui avaient régi les caractères étaient en dehors de leur compréhension; les destinées qui les déroutaient, autant de dieux qu'ils n'avaient jamais affrontés; les jours de côté que Mrs. Cloke projetait sur tel acte ou tel incident dépassaient en chose stupéfiante tout ce qu'on pouvait se rappeler. Aussi les Chapin écoutaient-ils avec délices, bénissant Mrs. Shonts.

«Mais pourquoi—pourquoi—pourquoi—Un Tel faisait-il comme ceci ou comme cela?» interrogeait Sophie de son siège près de la crémaillère; et Mrs. Cloke de répondre en se lissant les genoux: «Pour la terre.»

«J'y renonce, fit George, un soir, dans leur chambre. On dirait que dans ce pays les gens ne sont rien en comparaison du lieu qu'ils habitent. A l'entendre, Friars Pardon fut une sorte de Moloch.

—Pauvre vieille chose! (Ils venaient, comme d'habitude, de faire le tour des fermes avant le thé.) Pas étonnant, s'ils l'aimaient. Pensez aux sacrifices qu'ils ont faits pour elle! Jane Elphick a épousé le second Torrell afin de la garder dans la famille. Le salon octogone, au plafond à moulures, contigu[Pg 24] à la grande chambre à coucher, était le sien. Mais lui, que vous a-t-il raconté en donnant à manger à ses cochons? demanda Sophie.

—C'est à propos des cousins Torrell et de l'oncle qui est mort à Java. Ils habitaient à Burnt House—derrière High Pardons, là où il y a ce ruisseau tout obstrué.

—Non. Burnt House est sous le bois de High Pardons, avant d'arriver à Gale Anstey, corrigea Sophie.

—Soit. Le vieux Cloke disait...»

Sophie ouvrit la porte toute grande, et d'en haut cria dans la cuisine, où les Cloke étaient en train de couvrir le feu:

«Mrs. Cloke, est-ce que Burnt House n'est pas sous High Pardons?

—Oui, ma chère petite, cela va sans dire, repartit distraitement la voix aux accents mollets. (Une petite toux.) Je vous demande pardon, madame. Qu'est-ce que c'était donc, que vous disiez?

—Rien. Je préfère la première manière, répondit Sophie en riant.

—Et George lui resservit le chapitre manquant, tandis qu'elle écoutait, assise sur le lit.

—Ici aujourd'hui, et demain ailleurs, fit Cloke, d'un ton sentencieux. Ils ont payé leur premier mois, mais nous n'avons pour garantie que cette lettre de Mrs. Shonts.

[Pg 25]

—Personne de ceux qu'elle a envoyés ne nous a encore trompés. Cela m'a échappé, tout à l'heure. C'est une jeune dame fort honnête. Ils vont s'en aller d'ici peu. Et vous aussi, vous avez parlé beaucoup trop, Alfred!

—Oui, mais les Elphicks sont tous morts. Personne n'est plus là pour me retourner les paroles que je lâche. Mais pourquoi qu'ils continuent à rester et rester comme cela?»

En temps voulu, George et Sophie se posaient réciproquement cette question, puis la laissaient de côté. Ils prétendaient que le climat—un composé gris-perle, sans rien de commun avec les brûlantes et froides férocités de leur pays natal—leur convenait, de même que convenait certainement à George le lourd calme des nuits. Il lui était épargné jusqu'à la vue d'une de ces routes empierrées, qui, menant, selon toutes probabilités, aux affaires, éveillent le désir chez un homme; et le bureau de télégraphe du village de Friars Pardon, où l'on vendait des cartes postales illustrées et des toupies, se trouvait distant de deux milles à pied à travers bois et champs. Pour tout ce qui concernait son passé parmi ses semblables, ou le souvenir que ceux-ci avaient conservé de lui, il eût tout aussi bien pu habiter une autre planète; et Sophie, dont la vie s'était fort amplement dépensée parmi des femmes aussi dépourvues de mari que pourvues[Pg 26] de superbe idéal, n'éprouvait nul désir de quitter ce qu'elle considérait comme un présent de Dieu. Les repas non précipités, la connaissance des heures délicieusement désœuvrées qui suivraient, les étendues de ciel tendre sous lesquelles ils se promenaient ensemble et ne comptaient le temps qu'au gré de leur faim ou de leur soif; sous les pieds, cette bonne herbe qui se riait des milles; leurs découvertes, toujours ensemble, dans les fermes—Griffons, Rocketts, Burnt House, Gale Anstey, et la ferme de la maison, où Iggulden à la blouse bleue les guettant au passage, ils fouillaient encore une fois la vieille demeure; les longs après-midi de pluie, où ils s'allongeaient les pieds sur le rebord profond de la fenêtre, vis-à-vis des pommiers, et causaient ensemble comme jamais jusqu'alors ils n'avaient encore trouvé le temps de causer—tout cela contentait l'âme de la jeune femme, et son corps en profitait.

«Vous rendez-vous compte, demanda-t-elle un matin, que voilà trente-quatre jours que nous sommes ici absolument seuls?

—Les avez-vous comptés? demanda-t-il pour toute réponse.

—Vous ont-ils plu? répliqua-t-elle.

—Sans doute. Je n'y ai guère réfléchi. Oui, cependant. Il y a six mois, je me serais rongé à en être malade. Vous vous rappelez, au Caire? Je n'ai[Pg 27] eu que deux ou trois mauvais moments. Vais-je mieux, ou est-ce la décrépitude finale?

—Le climat, rien que le climat.

Sophie, assise sur la barrière d'où le regard dominait Friars Pardon, derrière la grange des Cloke, balança ses bottines anglaises neuves.

—Il faut cependant faire quelque chose, ici-bas, dit-il, quand ce ne serait qu'histoire de ne pas se perdre la main. (Ses yeux, en parcourant les champs dépouillés, ne vacillaient plus.) Est-ce vrai?

—Organisez un golf sur Gale Anstey. Je suppose qu'il vous serait possible de louer Gale Anstey.

—Non, je ne suis pas Anglais à ce point. Cloke prétend que, si l'on voulait, toutes les fermes d'ici pourraient rapporter.

—Soit, je suis Anastasie du Treasure of Franchard[3]. Je me contente de vivre et de faire ronron. Rien ne presse.

[3] Robert-Louis Stevenson. Voir le volume intitulé The Merry Men.

—Non. (Il sourit.) En attendant, je m'en vais voir mon courrier.

—Vous aviez promis de n'en pas avoir.

—Une affaire se présente, qui m'amuse. Parole d'honneur. Elle ne me porte pas du tout sur les nerfs.

—Besoin d'un secrétaire?

[Pg 28]

—Non, merci, ma vieille! N'est-ce pas, cela, on ne peut plus anglais?

—Trop anglais! Allez-vous-en. (Mais elle n'en rendit pas moins carrément le baiser.) Je m'en vais à Friars Pardon. Il y a bien une semaine que je n'ai mis le pied dans la maison.

—Comment avez-vous décidé de meubler la chambre de Jane Elphick? demanda-t-il en riant. (Car c'en était devenu entre eux un château en Espagne de tous les instants.)

—Meubles chinois en bois noir et brocart de soie jaune,» répondit-elle.

Sur quoi elle descendit la pente en courant. A l'aide d'un rejeton de frêne qu'Iggulden avait coupé pour elle une semaine auparavant, elle fit le moulinet, afin de disperser quelques vaches, aux approches d'un trou de haie, et, tout en chantant, comme elle passait sous les chênes verts, se rendit à la maison de ferme, derrière Friars Pardon. Le vieillard restant introuvable, elle frappa à sa porte à demi ouverte, car il le lui fallait pour occuper son après-midi désœuvré. Un chien de berger, aux yeux bleus, un nouvel ami, vieil ennemi de Rambler, sortit en rampant, et la supplia d'entrer.

Iggulden était assis dans son fauteuil, près du feu, un sarcloir entre les genoux, tête baissée. Quoiqu'elle n'eût jamais encore vu la mort, son[Pg 29] cœur, qui ne perçut pas le moindre battement, lui dit qu'il était mort. Sans un mot, sans un cri, elle resta là, de l'autre côté de la porte, tandis que le chien lui léchait la main. Lorsque ce dernier dressa le nez en l'air, elle s'entendit lui dire:

«Ne hurle pas! Je t'en prie, ne hurle pas, Scottie; sans quoi je vais me sauver!»

Elle tint bon, tandis que, dans la cour, les ombres s'avançaient vers midi; elle s'assit, au bout de quelques instants, sur les marches, près de la porte, les bras autour du cou du chien, attendant la venue de quelqu'un. Elle regarda les cheminées sans fumée de Friars Pardon balafrer d'ombre les toits de la grande demeure, et la fumée du dernier feu d'Iggulden se raréfier, puis cesser. Contre toute volonté elle se mit à se demander à combien de Moones, d'Elphicks et de Torrells on avait fait passer le tournant du grand escalier. Alors, elle se rappela le mot du vieillard: «Droit debout comme une boîte à lait», et se cacha le visage sur le cou de Scottie. A la fin, les sabots d'un cheval résonnèrent sur les dalles, firent bruire la vieille paille grise de la cour, et elle se trouva en face du pasteur—personnage qu'elle avait vu à l'église déclamer des impossibilités (Sophie était Unitaire) d'une voix qui manquait de naturel.

«Il est mort, dit-elle sans préambule.

—Le vieil Iggulden? Moi qui venais causer avec[Pg 30] lui! (Le pasteur entra, tête découverte.) Ah! l'entendit-elle prononcer. Un arrêt du cœur! Depuis combien de temps êtes-vous ici?

—Depuis onze heures moins le quart. (Elle regarda attentivement à sa montre, et s'aperçut que sa main ne tremblait pas.)

—Je vais rester avec lui, maintenant, jusqu'à l'arrivée du docteur. Croyez-vous pouvoir le prévenir, et... oui, Mrs. Betts, dans le cottage à la glycine, près du forgeron? J'ai peur que cela ne vous ait plutôt causé quelque saisissement.»

Elle fit oui de la tête, et s'enfuit dans la direction du village. Un moment, les forces lui manquèrent; elle se laissa tomber au pied d'une haie, et jeta derrière elle un regard sur la maison. De façon ou d'autre le silence et l'impassibilité de cette dernière la raidirent, et elle put s'acquitter de sa commission.

Mrs. Betts, petite brune aux yeux noirs, montra presque autant d'insensibilité que Friars Pardon.

«Oui donc, oui donc, naturellement. Pensez! Ma foi, cet Iggulden, il aurait pu mourir à la même époque que mon père. Muriel, va me chercher mon petit sac bleu, s'il te plaît. Oui, madame. Ils tombent comme des branches d'ormeau en l'absence de vent. Comme cela, sans avertir. Muriel, ma bicyclette est derrière le poulailler. Je vais prévenir le Dr. Dallas, madame.»

[Pg 31]

Elle partit d'un tour de roue, telle une brune abeille, tandis que Sophie—le ciel en haut et la terre en bas[4] changés—retournait d'un pas rapide au logis, pour aller, dans le désordre du rire et des pleurs, s'affaler sur George, tout entier à ses lettres.

[4] Deutéronome, v. 8.

«Tout cela leur semble on ne peut plus naturel, dit-elle d'une voix entrecoupée. Ils tombent comme des branches d'ormeau en l'absence de vent. Oui, madame. Non, il n'y avait rien du tout d'horrible, seulement... seulement, oh, George, son pauvre bâton luisant entre ses pauvres genoux si maigres! Je n'aurais pas pu le supporter si Scottie avait hurlé. Je ne savais pas que le pauvre pasteur était si... si sensible. Il m'a exprimé sa crainte que cela ne m'eût cau... causé quelque saisissement. Mrs. Betts m'a conseillé de rentrer; j'ai cru que j'allais m'écrouler sur son plancher. Mais je ne me suis pas déshonorée. Je... je ne pouvais pas le laisser... n'est-ce pas?

—Vous êtes sûre de ne pas vous être fait du mal? s'écria Mrs. Cloke, qui avait appris la nouvelle par la télégraphie des fermes, plus ancienne, mais plus prompte, que celle de Marconi.

—Non. Je suis en parfaite santé, affirma Sophie.

—Couchez-vous jusqu'à l'heure du thé. (Mrs.[Pg 32] Cloke lui donna une petite tape sur l'épaule.) Ils vous sauront beaucoup du gré, quoique voilà vingt ans qu'elle n'a plus l'esprit bien d'aplomb.»

Ils arrivèrent avant la tombée de la nuit—un homme à barbe noire, au large pantalon de velours, et une petite vieille toute tremblotante, qui pépiait comme un roitelet.

«C'est moi son fils! dit l'homme à Sophie, parmi les touffes de lavande. On a eu des difficultés, il y a de cela vingt ans, et on ne s'est pas reparlé depuis. Mais je suis son fils tout de même, et nous vous remercions bien de l'avoir veillé.

—C'est moi qui ne suis que trop contente de m'être trouvée là, répondit-elle. (Et elle était sincère.)

—Nous avons entendu dire qu'il parlait beaucoup de vous de temps à autre depuis que vous êtes ici. Nous vous remercions de bon cœur, ajouta l'homme.

—Est-ce vous, le fils qui était en Amérique? demanda-t-elle.

—Oui, ma-ame. Sur la ferme de mon oncle, dans le Connecticut. Il était ce qu'on appelle là-bas chef de route.

—Où, cela, dans le Connecticut? demanda George par-dessus l'épaule de sa femme.

—Veering Hollow, qu'on appelait cela. Je suis resté là six ans avec mon oncle.

[Pg 33]

—Comme le monde est petit! s'écria Sophie. Mais toute la famille de ma mère vient de Veering Hollow. Il doit y en avoir encore là-bas... les Lahsmars. Vous n'avez jamais entendu parler d'eux?

—Je me rappelle avoir entendu ce nom-là, à ce qu'il me semble,» répondit-il.

Mais son visage resta tout aussi impassible qu'un dos de bêche.

Un peu avant la nuit, une femme en gris, faisant des enjambées de fantassin, et portant sur son bras un long bâton ferré, traversa le verger à grand fracas, en criant pour avoir à manger. George, sur qui l'anglais à brûle-pourpoint exerçait une mystérieuse fatigue, s'enfuit dans la salle, tandis que Mrs. Cloke s'avançait toute rayonnante. Quant à Sophie, elle ne pouvait s'échapper.

«Nous venons de l'apprendre à l'instant, dit l'étrangère, en la prenant à partie. Je suis restée dehors toute la journée avec les otter-hounds[5]. Quelque chose de pas ordinaire...»

[5] Otter-hounds, chiens avec lesquels on chasse la loutre.

—Avez-vous... heu... tué?» demanda Sophie.

Elle savait, grâce à ses lectures, qu'ici elle ne pouvait s'égarer bien loin.

«Oui, une femelle sèche... dix-sept livres, lui fut-il répondu. Quelque chose de pas ordinaire,[Pg 34] que vous avez fait là. Pauvre vieil Iggulden...

—Oh... c'est cela! fit Sophie illuminée.

—S'il y avait eu du monde à Friars Pardon, cela ne serait jamais arrivé. On aurait veillé sur lui. Mais, qu'est-ce que vous voulez attendre d'un tas de solicitors de Londres?»

Mrs. Cloke murmura quelque chose.

«Non. Je suis trempée jusqu'aux genoux. Si je m'éternise en route, je vais attraper froid. Une tasse de thé, Mrs. Cloke, et puis rien qu'un de vos sandwichs, que je mangerai tout en marchant. (A l'aide d'un mouchoir de soie vert et jaune elle essuya son visage hâlé.)

—Oui, mylady!»

Mrs. Cloke s'échappa pour revenir promptement.

«Notre terre est mitoyenne avec Friars Pardon sur une longueur d'un mille en descendant vers le sud, expliqua-t-elle, en brandissant la tasse pleine; mais on a bien assez à faire avec son monde à soi, sans aller braconner en terre d'autrui. Pourtant, si j'avais su, j'aurais envoyé Dora, cela va sans dire. L'avez-vous vue, cet après-midi, Mrs. Cloke? Non? Je me demande si cette fille ne s'est pas donné une entorse. Merci.»

Formidable fut le quignon de pain accompagné de lard que lui présenta Mrs. Cloke.

«Comme je le disais, Friars Pardon est une honte! Laisser le monde mourir comme des chiens![Pg 35] Il devrait y avoir là des gens pour accomplir leur devoir. Vous avez accompli le vôtre, quoique rien ne vous y obligeât. Bonsoir. Dites à Dora, si elle vient, que j'ai filé devant.»

Elle s'éloigna à grands pas, en mâchant sa croûte, et Sophie, qui suffoquait, s'en alla d'un pas chancelant, dans la salle, secouer George, que le rire déjà suffisamment secouait.

«Pourquoi êtes-vous resté là derrière la persienne à guetter mon regard? Pourquoi n'êtes-vous pas venu accomplir le vôtre, de devoir?

—Parce que j'aurais éclaté. Avez-vous vu cette joue toute crottée? dit-il.

—D'abord, oui. Et puis je n'ai plus osé regarder de nouveau. Qui est-ce?

—Dieu... ou, si vous aimez mieux, une déité locale. En tout cas, c'est encore une de ces choses qu'on s'attend à ce que vous sachiez d'instinct.»

Mrs. Cloke, choquée de leur légèreté, leur raconta que c'était Lady Conant, femme de Sir Walter Conant, baronnet, grand propriétaire du voisinage, et, sinon Dieu, du moins Sa visible Providence.

«Le rire, déclara Sophie plus tard dans leur chambre, est l'insigne du sauvage. Vous ne pouviez donc pas conserver plus d'empire sur vous-même? Pour elle, tout cela est arrivé.

—Tout cela est arrivé pour moi. Voilà ce qui[Pg 36] me tracasse, répondit-il sur un ton de voix bizarre. En tout cas, c'est assez arrivé pour servir à tuer le temps. Ne croyez-vous pas?

—Que voulez-vous dire? demanda-t-elle vivement, quoique, à sa voix, elle devinât.

—Que je vais mieux. Me voici en état de rouspéter.

—Contre quoi?

—Ceci! (Il promena la main autour de l'unique pièce.) Il me faut quelque chose pour faire joujou jusqu'à ce que je sois de nouveau vraiment d'attaque.

—Ah! (Elle s'assit sur le lit, et se pencha en avant, les mains croisées). Je me demande si c'est bien bon pour vous.

—Nous nous sommes trouvés mieux ici que n'importe où, poursuivit-il lentement. On pourrait toujours revendre.»

Elle hocha la tête gravement, tandis que ses yeux étincelaient.

«La seule chose qui m'ennuie, c'est ce qui est arrivé ce matin. Je veux savoir ce que vous éprouvez à ce sujet. Si cela vous a pris sur les nerfs le moins du monde, nous pouvons faire démolir la vieille ferme, derrière la maison... à moins, peut-être, que cela n'ait gâté toute l'idée pour vous?

—La démolir? s'écria-t-elle. Vous n'entendez rien aux affaires. Mais c'est là que nous pourrions[Pg 37] habiter pendant que nous ferons mettre en état la maison. C'est presque sous le même toit. Non! Ce qui est arrivé ce matin m'a paru plutôt une... une indication qu'autre chose. Il devrait y avoir du monde à Friars Pardon. Lady Conant a parfaitement raison.

—Je pensais surtout aux bois et aux routes. Je pourrais doubler la valeur de l'endroit en six mois.

—Combien en demandent-ils?»

Elle secoua la tête, et ses cheveux dénoués lui tombèrent en auréole sur les joues.

«Soixante-quinze mille dollars. Ils en accepteront soixante-huit.

—Pas la moitié de ce que nous avons payé notre vieux yacht, lors de notre mariage. Et nous n'avons guère eu de bon temps dessus. Vous étiez...

—Eh bien, quoi? Je m'aperçus que j'étais trop Américain pour me contenter d'être le fils d'un homme riche. Vous n'allez pas m'en blâmer?

—Non, certes; seulement, ce fut ce qu'on pourrait appeler une lune de miel d'affaires. Où en êtes-vous, de ce marché, George?

—Je peux expédier par la poste les arrhes sur le prix d'achat dès demain matin, et nous pouvons bâcler le tout d'ici une quinzaine de jours ou tout au plus trois semaines... si vous dites oui.

[Pg 38]

—Friars Pardon! Friars Pardon! chanta Sophie transportée, ses yeux gris sombre agrandis par la joie. Toutes les fermes? Gale Anstey, Burnt House, Rocketts, la Ferme de la Maison, et Griffons? Sûr, que vous les avez toutes?

—Sûr. (Il sourit.)

—Et les bois? Le Bois de High Pardons, celui de Lower Pardon, de Suttons, et Duton's Shaw, Reuben's Ghyll, Maxey's Ghyll et les deux Oak Hangers? Sûr, que vous les avez tous?

—Jusqu'à la dernière brindille. Mais, vous les connaissez aussi bien que moi. (Il se mit à rire.) On dit qu'il y a cinq mille dollars... mille livres sterling, je veux dire, de bois de charpente, rien que dans les Hangers.

—La première chose à faire, c'est de réparer le fourneau de Mrs. Cloke, et le toit de la cuisine. Je crois que je vais faire blanchir tout cela à la chaux, interrompit Sophie, en désignant le plafond. C'est partout une honte. Lady Conant a parfaitement raison. George, quand avez-vous commencé à devenir amoureux de la maison? Dans la chambre verte... ce premier jour? Moi, oui.

—Je n'en suis nullement amoureux. Il faut bien faire quelque chose pour tuer le temps jusqu'à ce qu'on soit en état de travailler.

—Ou quand nous étions là debout sous les chênes, et que la porte s'est ouverte? Oh! Devrai-je[Pg 39] aller à l'enterrement du pauvre Iggulden? (Elle soupira de contentement parfait.)

—Ne prendrait-on pas cela pour une liberté... maintenant? dit-il.

—Mais, je l'aimais.

—Mais vous ne le possédiez pas à la date de sa mort.

—Cela ne saurait me tenir à l'écart. Seulement, ils ont fait un tel embarras parce que je l'ai veillé (elle reprit sa respiration), que cela pourrait, à ce point de vue, passer aussi pour de l'ostentation. Oh, George (elle tendit sa main en quête de celle de son mari), nous sommes deux petits orphelins en train de s'agiter dans des mondes dont ils n'ont aucune idée, et nous commettrons plus d'un impair! Mais jamais nous ne nous serons autant amusés.

—Nous courrons à Londres demain matin, pour voir s'il est possible de presser ces... solicitors anglais. J'ai besoin de me mettre au travail.»

Ils partirent, et passèrent par nombre de tortures avant de rentrer en fiacre à travers champs, un samedi soir, pressant contre leur cœur une boîte de deux pieds sur deux pieds et demi, remplie de chartes et de cartes,—légitimes propriétaires de Friars Pardon, y compris ses cinq fermes délabrées.

«J'espère on ne peut plus sincèrement, Madame,[Pg 40] et j'ai la conviction, que c'est pour votre bonheur, soupira Mrs. Cloke, lorsqu'on lui annonça la nouvelle près du feu de la cuisine.

—Ciel! Ce n'est pas un mariage! se récria Sophie, quelque peu effarée.

—Si on envisage la chose à son point de vue exact...»

L'œil de Mrs. Cloke se tourna vers son fourneau.

«Envoyez-le réparer demain, chuchota Sophie.

—Nous n'avons pu nous empêcher de remarquer, dit Cloke lentement, par le nombre de fois que vous y êtes allés, que vous et votre dame, vous vous sentiez attirés par elle, mais... mais je ne sais pas si nous avons jamais précisément pensé...»

Le regard de sa femme l'arrêta.

«Que nous étions ce genre de monde-là, dit George. Nous n'en sommes pas encore bien sûrs nous-mêmes.

—Peut-être ben, dit Cloke, en se frottant les genoux, peut-être ben, histoire de parler, que vous allez la parquer?

—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda George.

—Transformer tout en un beau parc comme Violet Hill (il tourna le pouce vers l'ouest), que Mr. Sangres a acheté. C'était quatre fermes, et Mr. Sangres en a fait un beau parc, avec un troupeau de daims.

[Pg 41]

—Alors, ce ne serait plus Friars Pardon, dit Sophie. N'est-ce pas?

—Je ne sais pas si j'ai jamais entendu dire que Friars Pardon ait jamais été autre chose que du blé et de la laine. Seulement, il y a des messieurs qui assurent que les parcs, cela cause moins d'ennui que les locataires. (Il eut un petit rire nerveux.) Mais le vrai monde, naturellement, il continue à peu près comme il est accoutumé à faire.

—Je comprends, dit Sophie. Comment Mr. Sangres a-t-il gagné sa fortune?

—Je n'avons jamais ben su. C'était le poivre et les épices, ou c'était peut-être ben les gants. Non, les gants, c'était Sir Reginald Liss, à Marley End. Les épices, c'était Mr. Sangres. C'est un monsieur brésilien—très comme qui dirait brûlé du soleil.

—Soyez sûrs, en tout cas, d'une chose. Vous n'aurez pas le moindre ennui,» dit Mrs. Cloke, au moment où ils s'en allaient se coucher.

Or, la nouvelle de l'achat fut donnée aux seuls Mr. et Mrs. Cloke, à huit heures du soir, un samedi. Pas une âme ne quitta la ferme jusqu'au moment où ils se mirent en route pour se rendre à l'office, le lendemain matin. Malgré quoi, lorsqu'ils arrivèrent à l'église et firent mine de se glisser de côté à leurs places habituelles, un peu plus loin que les fonts baptismaux, où l'on voyait le bout fourré de rouge des cordes de cloches bouger et virer aux[Pg 42] heures sonnantes, ils se trouvèrent irrésistiblement portés en avant, un Cloke sur chaque flanc (et cependant ils n'avaient pas fait route avec les Cloke), sur le sein toujours reculant d'un bedeau en robe noire, lequel les introduisit dans un banc fermé, en tête du bas-côté gauche, sous la chaire.

«C'est, soupira-t-il d'un accent de reproche, le Banc de Friars Pardon», et les y enferma.

Ils ne pouvaient guère voir plus que les enfants de chœur dans le sanctuaire; mais, jusqu'à la racine des cheveux de la nuque, ils sentaient que l'auditoire, par derrière, les dévorait impitoyablement du regard.

«Lorsque l'impie aura quitté son impiété...»

La voix forte et étrangère du prêtre vibra sous la voûte à consoles, et une sensation d'isolement encore inconnu leur submergea le cœur, tandis que, peu familiarisés avec le service de l'Eglise d'Angleterre, ils cherchaient dans leurs livres les endroits où l'on en était. La prière: «Notre Père qui es»—au lieu de «Notre Père qui êtes»—mit le comble à cette désolation. Sophie se prit à penser comme quoi, en d'autres pays, leur achat, longtemps avant cela, eût été discuté à tous les points de vue dans une douzaine de feuilles, oubliant que George, depuis des mois, ne s'était pas vu autorisé à parcourir de l'œil ces titres courants noirs et rugissants. Ici, rien que silence—pas même d'hostilité![Pg 43] La partie était engagée pour eux; les autres joueurs cachaient leurs cartes, et attendaient. Il y avait, elle le sentait, comme quelque chose en suspens dans l'air, et, lorsque sa vue s'éclaircit, ce fut pour tomber, oui, sur une tablette murale qui représentait un oiseau sans pattes planant sur la devise: Demorez ung poï—Demorez ung poï.

A la litanie, George eut maille à partir avec un agenouilloir instable, et glissa la bande de tapis sous la banquette. Sophie repoussa aussi en arrière le bout qui était de son côté, et ferma les yeux sous une sensation de brûlure qui ressemblait fort à celle des larmes. Lorsqu'elle les rouvrit, elle regardait le nom de jeune fille de sa mère, bel et bien gravé sur une dalle bleue, par terre, dans le banc:

Ellen Lashmar, ob. 1796. œtat. 27.

Elle fit du coude à George, et du doigt montra la chose. Agenouillés à l'abri, comme ils étaient, ils cherchèrent de plus amples renseignements; mais le reste de la plaque était tout uni.

«Jamais entendu parler d'elle? chuchota-t-il.

—Jamais appris qu'aucun de nous soit venu d'ici. Simple coïncidence.

—Peut-être. Mais cela me fait sentir mieux.»

Elle sourit, et, d'un clignement de paupière, chassa une larme qui lui pendait aux cils; puis elle lui[Pg 44] prit la main, tandis qu'on priait pour les femmes en labeur d'enfant—non pas en mal d'enfant; et des moineaux, qui avaient trouvé le moyen de s'introduire entre les vitraux et leurs grillages protecteurs, gazouillèrent au-dessus de l'arbre généalogique d'albâtre et de vieille dorure des Conants.

Le banc du baronnet se trouvait à droite de la nef. Après le service, ses habitants prirent la direction de la sortie sans se hâter, mais de façon à barrer, comme il convenait, le passage à un individu bronzé, accompagné d'une nombreuse famille, lequel rongeait son frein sur leurs talons.

«Les épices, je pense, dit Sophie profondément charmée, tandis que les Sangres se faufilaient derrière les Conant. Laissez-les s'en aller, George.»

Mais, lorsqu'à leur tour ils sortirent, quantité de gens, dont les yeux semblaient ne former qu'un œil unique, s'attardaient encore à la barrière surmontée d'un porche.

«Je veux voir s'il y a d'autres Lashmars enterrés ici, dit Sophie.

—Pas maintenant. Cela me paraît jour d'exhibition. Rentrons vite,» répliqua-t-il.

Un groupe de familles, les Cloke un peu à part, s'ouvrit pour les laisser passer. Les hommes saluèrent d'un coup de tête saccadé; les femmes, avec les restes d'une révérence. Seul, le fils d'Iggulden,[Pg 45] sa mère à son bras, leva son chapeau au passage de Sophie.

«Vos gens, lui dit à l'oreille la voix claire de Lady Conant.

—Je le suppose, repartit Sophie, en rougissant, car ils étaient à pas deux mètres d'elle.

—Et cette enfant, elle m'a tout l'air de venir avec les oreillons. Vous devriez dire à la mère de ne pas l'amener à l'église.

—Je ne pouvons pas la laisser derrière, milady, déclara la femme. Elle serait pas longue à mettre le feu à la maison. Elle est si tellement hardie avec les allumettes. C'est-y vrai, ma petite Maudette?

—Le Dr. Dallas l'a-t-il vue?

—Pas encore, milady.

—Il faut qu'il la voie. Vous ne pouvez pas vous absenter, cela va sans dire. Mum! Mon imbécile de bonne vient le trouver pour ses dents demain à midi. Elle la prendra en passant... à Gale Anstey, n'est-ce pas?... à onze heures.

—Oui, merci beaucoup, milady.

—Je n'aurais pas dû le faire, dit Lady Conant en manière d'excuse. Mais Friars Pardon est resté si longtemps sans personne que vous me passerez ce petit braconnage. Maintenant, ne pouvez-vous pas déjeuner avec nous? Le pasteur vient d'habitude aussi. Je ne me sers pas des chevaux le[Pg 46] dimanche (elle lança un coup d'œil sur le carrosse doré sur tranche du Brésilien). Ce n'est qu'à un mille à travers champs.

—Vous... vous êtes trop aimable, dit Sophie, qui s'en voulait de sentir sa lèvre trembler.

—Ma chère petite (le ton de contrainte se changea en un murmure flatteur), croyez-vous que je ne sais pas ce qu'on éprouve lorsqu'on arrive dans un comté étranger—une contrée étrangère, devrais-je dire—loin de tout son monde? La première fois que j'ai quitté le Shropshire—d'où je suis, vous savez—j'ai passé tout un jour et une nuit à pleurer. Mais ce n'est pas de se faire de la bile, qui améliore la solitude. Oh, voici Dora! Elle s'était bien, en effet, donné une entorse, ce jour-là.

—Je cloche encore du pied, dit d'une voix franche la grande jeune fille. Vous devriez sortir avec les otter-hounds, Mrs. Chapin; je crois qu'on explore l'eau chez vous la semaine prochaine.»

Sir Walter avait déjà emmené George, et le pasteur s'en vint de l'autre côté de Sophie. Il ne fallait pas songer à échapper au prompt cortège plus qu'au lunch prolongé, où la conversation ne fit qu'aller et venir en remous à voix basse, qui avaient le village pour centre. Sophie entendit le pasteur et Sir Walter s'adresser gaiement à son mari en l'appelant «Chapin» tout court! (Elle se[Pg 47] rappela, par ailleurs, avoir connu dans une vie précédente nombre de femmes qui, s'adressant à leur mari, l'appelaient habituellement Monsieur Un Tel.) Après le lunch, Lady Conant lui parla en termes explicites de la maternité, telle qu'on l'entend dans les cottages et les fermes éloignés de tout secours, et du devoir, en cela, de la maîtresse de Friars Pardon.

Une barrière dans une haie de hêtre, qu'ils atteignirent à travers de triples pelouses, les mit dehors, avant l'heure du thé, dans la partie sud et mal peignée de leur terre.

«Il me faut votre main, s'il vous plaît, dit Sophie, dès qu'ils furent à l'abri parmi les troncs de hêtres et les houx désordonnés. Vous rappelez-vous la vieille fille de Providence and the Guitar[6], qui, ayant entendu le commissaire jurer, eut peine, dans la suite, à se croire vierge? Parce que je me sens avec elle des liens de parenté. Lady Conant est...

[6] Robert-Louis Stevenson.

—Avez-vous découvert quelque chose sur les Lashmars? interrompit-il.

—Je n'ai pas demandé. Je vais d'abord écrire à tante Sydney à ce sujet. Oh! Lady Conant a parlé, à déjeuner, de terre qu'ils auraient achetée à des Lashmars il y a quelques années. J'ai découvert qu'en fait c'était au commencement du siècle dernier.

[Pg 48]

—Qu'avez-vous dit?

—J'ai dit: «Vraiment; mais c'est fort intéressant!» Comme cela. Je ne veux pas avoir l'air de chercher à me pousser. J'ai entendu parler des efforts de Mr. Sangres dans cet ordre d'idées. Et vous? Je ne pouvais pas vous voir derrière les fleurs. Le terrain était-il difficile, mon ami?»

George épongea un front déjà bruni par le grand air.

«Oh non... tout ce qu'il y a de plus facile. J'ai acheté Friars Pardon pour empêcher les oiseaux de Sir Walter de s'égarer.»

Un coq faisan fit bruire les feuilles mortes, et se leva presque sous leurs pieds. Sophie sauta en l'air.

«C'en est un, fit George avec calme.

—Ma foi, vos nerfs vont mieux, en tout cas, reprit-elle. Leur avez-vous dit que vous aviez acheté la chose pour en faire joujou avec?

—Non. C'est là que j'ai manqué de nerf. Je n'ai commis qu'une seule gaffe... je crois. J'ai dit que je ne comprenais pas pourquoi louer de la terre à des gens pour l'exploiter ne constituait pas une offre d'affaire comme une autre.

—Et qu'ont-ils répondu?

—Ils ont souri. Je finirai bien par savoir ce que ce sourire signifie. Ce ne sont pas gens à les gaspiller, leurs sourires. Voyez-vous ce sentier, près de Gale Anstey?»

[Pg 49]

Leurs regards plongeaient du haut de la pente sur un creux en forme de coupe. Par deux et par trois, des gens endimanchés suivaient lentement les chemins qui conduisaient d'une ferme à l'autre.

«J'en ai déjà vu je ne sais combien sur notre terre, dit Sophie. Eh bien, quoi?

—Cela vous montre que nous ne devons pas les priver de leurs droits de passage.

—Ces sentiers à vaches, dont nous nous sommes servis, en croisent des quantités! dit énergiquement Sophie.

—Oui. Eh bien, n'importe lequel d'entre eux nous coûterait, en frais judiciaires, deux mille livres à clore.

—Mais nous n'avons nulle intention de le faire.

—Toute la population entrerait en lutte, si nous le faisions.

—Mais, c'est notre terre, pourtant. Nous pouvons faire ce que nous voulons.

—Ce n'est pas notre terre. Nous n'avons fait que la payer. Nous lui appartenons, et elle appartient aux gens... nos gens, comme on les appelle. Ce n'est pas pour rien que je viens de déjeuner avec des Anglais.»

Ils passèrent lentement d'un champ pointillé de fougères au suivant—tout émus de l'orgueil du propriétaire, projetant à chaque détour changements et restaurations, s'arrêtant dans leurs sentiers[Pg 50] pour discuter, s'écartant l'un de l'autre pour embrasser deux points de vue à la fois, ou se rapprochant pour en examiner un seul. Des couples se dérangeaient pour les laisser passer, tout en souriant secrètement.

«Nous en commettrons, des impairs, finit-il par dire.

—Ensemble, en tout cas. Vous n'allez pas laisser personne s'en mêler, dites-moi?

—Que les entrepreneurs. (Il lui serra la main.) Ce petit syndicat que voici ne compte que sur lui-même.

—Mais vous pourriez sentir le besoin de quelqu'un, insista-t-elle.

—Oui... mais ce sera vous. C'est une affaire, Sophie; mais cela va être amusant.

—Dieu le veuille!» repartit-elle en rougissant.

Et elle se cria à elle-même, comme ils rentraient pour le thé:

«Cela en vaut la peine. Oui, cela en vaut la peine!»

La mise en état et l'emménagement de Friars Pardon fut une besogne des plus minutieuses, mais tout entière accomplie selon le mode anglais, sans frottement. Le temps et l'argent seuls furent mis en réquisition. Le reste demeura aux mains de bienfaisants conseillers de Londres, ou de génies, mâles et femelles, évoqués par Mr. et Mrs. Cloke[Pg 51] du désert des fermes. Au centre se tenaient George et Sophie, un peu effarés, leurs intérêts s'étendant de jour en jour de tous les côtés.

«Je ne veux pas parler contre les Londoniens, déclara Cloke, promu par lui-même aux fonctions de commis des travaux extérieurs, d'ingénieur consultant, de chef du bureau de l'immigration, et d'inspecteur des eaux et forêts; mais vos gens, à vous, ne voudraient pas avoir l'air, pourtant, de trop vous écorcher.

—Comment le savoir? dit George.

—Dans cinq années d'ici, ou quelque chose d'approchant, admettons, vous serez en train de jeter un coup d'œil sur vos comptes de la première année, et, sachant ce que vous saurez alors, vous direz: «Oui-da, Billy Beartup—ou, cela se pourrait, le vieux Cloke—m'en a fait de belles quand j'étais nouveau venu!...» On n'aime pas se sentir cela en réserve contre soi.

—Je crois comprendre, repartit George.

—Mais, cinq années, c'est prévoir bien longtemps à l'avance.

—Je crains ben que ce chêne que Billy Beartup a abattu dans Reuben's Ghyll n'en mette pas moins de sept à être bon pour le plancher du salon, dit Cloke d'une voix traînante.

—Oui? Cela me regarde, déclara Sophie. (Billy Beartup, de Griffons, bûcheron d'éducation et de[Pg 52] naissance, fermier par infortune de mariage, avait déposé sa hache à leurs pieds un mois auparavant.) Désolée si je vous ai engagé dans une autre éternité!

—Et nous ne saurons même pas, d'ici ce temps-là non plus, si nous ne nous sommes pas mis dedans avec votre nouveau chemin de voitures», dit Cloke, toujours soucieux de tenir la balance exacte—avec une once ou deux en faveur de Sophie.

Les quatre mois passés avaient habitué George à ne pas répliquer. Le chemin carrossable, qui montait en lacets au haut de la colline, absorbait présentement tout son intérêt. Ils se mirent en route pour aller y jeter un coup d'œil, ainsi qu'à la machine à ébouer importée d'Amérique, laquelle avait comme frappé d'insolation l'âme guère ensoleillée de Skim Winch, le charretier. Mais le jeune Iggulden était appointé maintenant, et, sous sa direction, Buller et Roberts, les grands chevaux, remuaient des montagnes.

«Vous la levez comme ceci, et puis lui donnez une petite tape comme cela, expliqua-t-il à l'équipe. Mon oncle a été maître de route au Connecticut.

—Il y a donc des routes, là-bas? demanda Skim, assis sous les lauriers.

—Guère plus que des chemins d'intérêt commun. De la saleté. Cela vous irait bien, Skim.

—Pourquoi? demanda l'imprudent.

[Pg 53]

—Parce que vous ne ramasseriez pas de beignes, quand vous tombez saoul de votre charrette le samedi.

—Je n'en ai pas ramassé, la dernière fois, en tout cas», gronda Skim.

L'explosion de rire une fois calmée, le vieux Whybarne, de Gale Anstey, dit d'une petite voix flûtée:

«Qu'on dise ce qu'on voudra, il n'y a pas à nier que Chapin sait reconnaître la bonne ouvrage. Il ne construit pas un jour pour démolir le lendemain, comme ce nègre de Sangres.

—C'est elle, qui sait ce qu'elle veut, dit Pinky, le frère de Skim Winch, véritable Napoléon parmi les charretiers qui avaient aidé à apporter le grand piano à travers champs sous les pluies d'automne.

—Elle a de bonnes raisons pour cela, déclara Iggulden. Hôôô là, Buller! C'est une Lashmar. Ils ne s'y sont jamais repris à deux fois pour penser.

—Oh, vous avez découvert cela? Est-ce que la réponse de votre oncle est arrivée?» demanda Skim, lequel doutait qu'un pays aussi éloigné que l'Amérique fût pourvu de postes.

Les autres le regardèrent d'un air méprisant. Skim était toujours d'un siècle en arrière.

Iggulden se reposa de ses travaux.

«C'est une Lashmar, comme qui dirait tout drait. J'ai sauté sur la plume pour écrire de suite[Pg 54] à mon oncle—moins d'un mois après qu'elle avait dit que sa famille venait de Veering Hollow.

—Où il n'y a pas de routes? interrompit Skim, sans que personne se mît à rire.

—Mon oncle s'est marié en secondes noces à une Américaine, qui s'en est tirée comme un... comme le coroner. C'est une Lashmar, de la vieille terre des Lashmars, avant qu'ils l'aient vendue aux Conants. C'est pas une Lashmar de Toot Hill, ni une de la famille des Crayfords. Son monde sort de la terre d'ici, ni craie ni forêt, mais de vrais vagabonds. Ils se sont embarqués pour l'Amérique—j'ai eu tout cela écrit par la femme de mon oncle—en dix-huit cent tout rond. Mon oncle dit qu'ils sont tous longs à faire des enfants.

—Cela ne serait-y pas aussi des nobles, là-bas, maintenant? demanda Skim.

—Non... y a pas de nobles en Amérique, n'importe depuis combien de temps vous y êtes. C'est contre leur loi. Y a d'autorisés que les riches et les pauvres. Ils sont hommes de loi et tout cela, là-bas, depuis deux cents ans... mais y a pas à dire, elle, c'est une Lashmar.

—Seigneur! Qu'est-ce que c'est ben que cent ans? dit Whybarne, qui en avait soixante-dix-huit.

—Et ils écrivent aussi de là-bas—la femme de mon oncle, je veux dire—qu'on peut encore les reconnaître à la tête. Ils ont encore les cheveux[Pg 55] couleur queue de vache... et, en marchant, ils jettent la jambe en dehors. Lui, il a les pieds en dedans... il marche comme un bohémien; mais elle, regardez-la, et vous la verrez jeter la jambe en dehors... comme un pur sang.

—Attention! Ferme cela!»

Les larges oreilles de Pinky avaient saisi un bruit de voix, et, au moment où le couple émergea des lauriers, les hommes étaient tout à la besogne, les yeux sur les pieds de Sophie.

Elle avait eu moins de bonheur qu'Iggulden dans son enquête, attendu que sa tante Sydney de Meriden répondit à ses questions par un discours de deux pages sur le patriotisme, les prospectus d'une Société de Progrès de Village, dont elle était présidente, et par une demande de souscription en retard pour un Cercle de Lecture de Filles de Fabrique. Sophie brûla le tout dans la cheminée d'Orphée et Eurydice, sans souffler mot.

«Ce que je voudrais bien savoir, dit George, lorsque le printemps se fit sentir, et que les jardins demandèrent réflexion, c'est qui est-ce qui me paiera jamais de mon travail? J'ai mis déjà là-dedans la valeur d'au moins un demi-million de dollars.

—Sûr que vous ne vous dépensez pas trop? demanda sa femme.

—Oh, non; je n'ai pas, de tout l'hiver, songé un seul instant à moi. (Il regarda ses brunes[Pg 56] guêtres anglaises, et sourit.) Tout cela est derrière moi, maintenant. Je crois que je pourrais bien m'asseoir pour y réfléchir, à ces derniers mois, vous savez, avant de nous embarquer.

—Non... ah, non, tout, mais pas cela! s'écria-t-elle.

—Mais il faut bien que je rentre, un jour. Vous n'avez pas la prétention de me tenir pour toujours éloigné des affaires... ou bien, quoi?»

Il termina sur un éclat de rire nerveux.

Sophie soupira, tout en tirant du râtelier du hall son rejeton de frêne, celui que le vieil Iggulden avait coupé à son intention.

«Et vous-même, n'en faites-vous pas trop aussi? Vous paraissez un peu fatiguée, dit-il.

—C'est vous, qui me fatiguez. Je m'en vais à Rocketts, voir Mrs. Cloke au sujet de Mary. (C'était la sœur de la télégraphiste, sur le point d'être promue au grade de femme de chambre-couturière à Friars Pardon.) Vous venez?

—Je suis en retard pour aller à Burnt House examiner la question du nouveau puits. A propos, il y a un peu de mal de gorge à Gale Anstey.

—C'est mon département. Ne vous en mêlez pas. Les petits Whybarne ont toujours la gorge sensible. C'est pour avoir du jujube.

—Tenez-vous éloignée de Gale Anstey jusqu'à[Pg 57] ce que je sois sûr, mon petit chat. Cloke aurait dû me dire.

—Ces gens-là ne disent pas. Etes-vous encore à l'apprendre? Mais, j'obéirai, mon seigneur et maître. Jusques au revoir!»

Elle partit à pied, car en deçà des trois grand'routes qui limitaient le vague triangle du domaine (même de nuit c'est à peine si l'on pouvait entendre y passer les charrettes), on n'employait de véhicules que pour le travail de la ferme. Les sentiers servaient à tous autres usages. Et, quoique tout d'abord les deux époux eussent projeté des améliorations, ils n'avaient pas tardé à se conformer aux habitudes de leur secret royaume, et hantaient les chemins feutrés sous le couvert des bois, soit le long des haies, soit au plus épais des fourrés, aussi librement que les lapins. Oui, Sophie se promenait la plupart du temps tête nue sous le casque de ses cheveux châtains; mais elle se sentait, tous ces derniers temps, tracassée par de vagues maux de dents, qu'elle expliqua à Mrs. Cloke, laquelle lui posa quelques questions. Comment cela se fit-il? Jamais Sophie ne le sut; mais, un instant après, voici que le bras de Mrs. Cloke lui entourait la taille, et qu'elle se trouvait la tête appuyée contre ce vaste sein, derrière la porte de la cuisine fermée.

«Ma chère petite! Ma chère petite! sanglota presque[Pg 58] l'athée. Et prétendez-vous me dire que vous ne vous en doutiez pas? Voyons... voyons... où est-ce qu'on vous appris la moindre chose? Naturellement, c'est cela. Des fois et des fois, j'ai dit à Lady... (Elle s'arrêta.) Et maintenant, nous serons tous comme ça doit être.

—Mais... mais... mais..., gémit Sophie.

—Et vous voir si affairés à vous bâtir votre nid—les pianos et les livres—sans jamais penser à la chambre des petiots!

—Moi toute la première. (Sophie s'assit droite comme un I, et se prit à rire.)

—Il y a encore le temps. (Les doigts tapotèrent pensivement sur les vastes genoux.) Mais... mais cela doit être du monde qu'a un drôle d'esprit, par là-bas avec vous! Avez-vous pensé à envoyer chercher Madame votre mère?... Elle est morte? Ma chère petite! Ma chère petite! Ne vous inquiétez pas! Elle est tout de même heureuse de le savoir où elle est. C'est de l'ouvrage du Bon Dieu. Et nous étions là, que nous n'attendions plus que cela; car vous n'avez encore jamais failli à votre tâche. C'est pas dans votre nature. Qu'est-ce que vous disiez au sujet de ce que fait ma Mary? (La physionomie de Mrs. Cloke durcit, tandis qu'elle poussait son menton sur le front de Sophie.) Si la moindre de vos filles s'imagine de faire ses volontés, maintenant, c'est à moi... Mais elles n'oseraient pas, ma chère[Pg 59] petite. Je vais veiller à ce qu'elles aussi elles fassent leur devoir. Soyez sûre que vous n'aurez pas d'ennuis.»

Lorsque Sophie revint à travers champs, le ciel et la terre prirent une autre apparence autour d'elle, comme le jour de la mort du vieil Iggulden. Un instant, elle pensa au large tournant de l'escalier, ainsi qu'à la nouvelle peinture blanc ivoire que nul coin de cercueil ne pouvait écorcher; mais voici que l'image s'effaça pour se changer en un pur étonnement, un pur effarement, qui la firent chanceler. Elle s'appuya contre l'une des barrières neuves, et resta encore un instant à parcourir du regard leurs terres.

«Allons, dit-elle d'un ton résigné, presque à haute voix, il faut que nous tâchions de lui faire sentir qu'il n'est pas en tiers dans la partie.»

Et elle tourna le coin qui commandait la vue sur Friars Pardon, étourdie, malade et sans force.

Tout à coup, la maison qu'ils avaient achetée par l'effet d'un caprice se présentait sous une nouvelle apparence à ses yeux, basse de façade, large d'ailes, ample, préparée par le cours des générations pour toutes choses de ce genre. De même que son aspect l'avait raffermie, lorsqu'elle gisait là, morne et désolée; de même, maintenant que ces quelques mois de vie entre ses murs lui donnaient un sens, elle prenait un pouvoir calmant et promettait du bon.[Pg 60] Sophie se dépêcha d'entrer seule dans le hall, et baisa l'un et l'autre montants de porte:

«Soyez-moi propices. Vous savez, vous! Vous n'avez jamais encore failli à votre devoir.»

Lorsqu'on expliqua l'affaire à George, la première idée de celui-ci fut de s'embarquer aussitôt pour leur pays, mais ce fut chose à laquelle Sophie s'opposa.

«Je n'ai nul besoin de la science, dit-elle. Je n'ai besoin que de me sentir aimée, et, chez nous, on n'a pas le temps de cela. En outre, ajouta-t-elle en regardant par la fenêtre, ce serait une désertion.»

George fut forcé de se calmer en reliant Friars Pardon au système télégraphique de la Grande-Bretagne par téléphone—trois quarts de mille de poteaux, plantés par Whybarne et quelques-uns des amis de ce dernier. L'un de ceux-ci était un étranger, venu de la paroisse voisine. Il dit, pendant qu'on posait la ligne:

«Il y a un vieil ormeau, à droite, sur notre route. Allons-nous le jeter bas[7]?

[7] En Angleterre, on fabrique de préférence les cercueils avec l'orme. Les paysans préfèrent attendre que Sophie soit accouchée, pour abattre un arbre de cette essence.

—Les gens de la paroisse de Toot-Hill, ni grâce ni chance, Dieu les garde! (Le vieux Whybarne cria le proverbe local de trois poteaux plus bas sur la ligne.) Non, nous n'allons pas, pour ce qui est[Pg 61] de nous, mettre ici la hache dans du bois à cercueil... pas jusqu'à ce que nous sachions où nous en sommes encore. Faites le tour, faites le tour!»

C'est ainsi que, jusqu'à ce jour, cette boucle imprévue dans la ligne droite qui traverse l'herbage au-dessus reste un mystère pour Sophie et George. Pas plus ne sauraient-ils dire pourquoi Skim Winsh, qui, tous les samedis soirs, à dix heures quarante-cinq, rentrait on ne peut plus mélodieusement ivre à son cottage situé au-dessus du petit bois de Dutton, comme son père avait fait avant lui, ne chantait plus au bas des marches du jardin, où Sophie craignait toujours qu'il ne se cassât le cou. Le sentier était, cela ne faisait pas de doute, un ancien droit de passage, et, à dix heures quarante-cinq, le samedi, Skim se rappelait qu'il était de son devoir, vis-à-vis de la postérité, d'en assurer l'observance—jusqu'au jour où Mrs. Cloke lui dit un mot—un seul mot. Elle dit ce mot de même à sa propre fille Mary, femme de chambre-couturière à Friars-Pardon, et à la meilleure et nouvelle amie de Mary, la servante de cinq pieds sept pouces, importée de Londres, qui apprenait à Mary à garnir les chapeaux, et trouvait que le pays manquait un peu de gaîté.

Mais on n'entendait pas de bruit—en aucun temps le moindre bruit,—et, lorsque Sophie se promenait dehors à pied, elle ne rencontrait personne[Pg 62] sur son chemin, à moins d'avoir exprimé quelque désir contraire. Alors, ils semblèrent tous protester que tout allait pour le mieux en ce qui les concernait, eux, et leurs enfants, leurs poules, leurs toits, leur approvisionnement d'eau et leurs fils placés dans la police ou le service des chemins de fer.

«Mais vous ne trouvez pas cela un peu triste, ma chérie? demanda George, en faisant loyalement de son mieux pour ne pas se tourmenter, au fur et à mesure que les mois passaient.

—J'ai été si occupée à mettre ma maison en ordre, que je n'ai pas eu le temps de penser, répondit-elle. Vous, oui?

—Non... non. Si je pouvais seulement être sûr de vous.»

Elle se retourna sur la chaise longue verte du salon (laquelle en fin de compte, était Empire et non Heppelwhite), et mit de côté une liste de linge et de couvertures.

«Cela a tout changé, n'est-ce pas? murmura-t-elle.

—Oh, Dieu, oui! Mais je crois encore que si nous retournions à Baltimore...

—Et manquions notre premier véritable été ensemble. Non, merci, mon mari.

—Mais nous sommes absolument seuls.

—N'est-ce pas à cela que je suis en train de faire[Pg 63] de mon mieux pour remédier? Ne vous tourmentez pas. Elle me plaît... me plaît jusque dans la moëlle des os. Vous ne vous rendez pas compte de ce qu'est sa maison pour une femme. Nous croyions, l'an dernier, l'habiter, alors que nous n'avions pas commencé à le faire. N'êtes-vous pas heureux dans votre cabinet, George?

—Je préfère être ici avec vous. (Il s'assit par terre contre la chaise longue, et prit la main de sa femme.)

—Sept heures, dit-elle, comme la pendule de Boule sonnait. Il y a deux ans, ce serait l'heure où vous rentreriez du bureau.»

Il tressaillit à ce souvenir, et se mit à rire.

«Le bureau! J'ai été au travail dix grandes heures aujourd'hui.

—Où avez-vous déjeuné? Avec les Conant?

—Non; à Dutton Shaw, assis sur un tronc d'arbre, les pieds dans un marais. Mais nous avons retrouvé l'ancienne source, et allons en amener l'eau à Gale Anstey l'an prochain.

—J'irai voir cela demain. Oh! je vous en prie, ouvrez donc la porte, cher ami. J'ai besoin de regarder le long du corridor. N'est-ce pas adorable, ce coin près de la descente de l'escalier, où donne le soleil? (Elle regarda d'entre ses paupières mi-closes la perspective de blanc ivoire et de vert pâle toute baignée d'or liquide.)

[Pg 64]

—Il y a une marche pour sortir de la chambre à coucher de Jane Elphick, poursuivit-elle... et le premier pas qu'il fera dans le monde devrait être pour monter. Je ne m'étonnerais nullement que ces gens l'aient mise là tout exprès. George, cela vous fera-il une différence, si ce garçon est une fille?»

Il répondit, comme il avait déjà fait maintes fois, que tout ce qui l'intéressait, c'était sa femme, non point l'enfant.

«Alors, vous êtes la seule personne à penser comme cela. (Elle se mit à rire.) Ne faites pas le benêt, mon ami. On s'y attend. Je sais, moi. C'est mon devoir. Je ne pourrais plus regarder nos gens en face, si j'y manquais.

—De quoi se mêlent-ils! Le diable les emporte!

—Vous verrez. Heureusement, la tradition de la maison est pour les garçons, déclare Mrs. Cloke; aussi suis-je garantie. Arriverez-vous jamais à comprendre ces gens-là? Moi, non.

—Et nous avons acheté cela pour rire... pour rire, grogna-t-il. Et nous voici bouclés ici pour Dieu sait combien de temps!

—Mais, songiez-vous à la revendre? (Il ne répondit pas.) Vous souvenez-vous de la seconde Mrs. Chapin?»

Il s'agissait d'une petite femme aux sourcils noirs, hardie, effrontée—veuve, de préférence—qui,[Pg 65] à la mort de Sophie, devait astucieusement épouser George pour sa fortune, et le ruiner en un an. George étant occupé, Sophie l'avait inventée de toutes pièces quelque deux ans après leur mariage, et s'imaginait être la seule femme à avoir eu cette idée.

«Vous n'allez pas la resservir? demanda-t-il d'un air anxieux.

—Je voulais seulement dire que je haïrais quiconque achèterait Friars Pardon, dix fois plus que je ne haïssais la seconde Mrs. Chapin. Songez à tout ce que nous y avons mis de nous deux.

—Une couple de millions de dollars pour le moins. Je sais que j'aurais pu... (Il s'interrompit.)

—Les animaux! poursuivit-elle. Ils construiraient sûrement une loge de concierge en briques rouges à la grille, et dépéceraient la pelouse pour y mettre des corbeilles. Il faut que vous laissiez des instructions dans votre testament pour qu'il ne s'avise jamais de faire cela, George, n'est-ce pas?»

Il se mit à rire, et lui prit de nouveau la main, mais ne dit plus un mot jusqu'à l'heure de s'habiller. Alors, il bougonna:

«Que diable est pour un homme un pays où il ne peut faire d'affaires?»


Friars Pardon resta fidèle à sa tradition. En[Pg 66] temps révolu, naquit, non point ce tiers vis-à-vis de qui Sophie voulait se montrer si bienveillante, mais un jeune dieu, surpassant, c'était manifeste, Eros en beauté, comme en sagesse Confucius; un rehaut de délices, un renouveau de camaraderies—interprète de la Destinée. Cette dernière chose, George ne s'en aperçut qu'en rencontrant, peu de jours après l'événement, lady Conant qui traversait à grandes enjambées le petit bois de Dutton.

«Mon gaillard! s'écria-t-elle. (Et elle lui appliqua sur le dos une tape cordiale.) Je ne peux pas vous dire combien nous sommes tous contents.—Oh, tout ira bien pour elle! La naissance d'un héritier n'a jamais été cause d'aucun ennui à Friars Pardon... Voyons, où diable l'ai-je mis? (Elle fouilla à pleine main dans sa jupe bordée de cuir, et en sortit un petit gobelet d'argent.) J'ai envoyé un mot à votre femme, mais mon âne de groom a oublié de prendre ceci. Vous allez m'éviter un voyage. Faites-lui mes amitiés.»

Elle décampa au milieu de son escorte d'airedales.

Le gobelet était usé et cabossé. Au-dessus des initiales entrelacées G. L., on voyait en cimier un oiseau sans pattes et la devise: Demorez ung poï—Demorez ung poï.

«Voici l'explication de l'énigme, murmura Sophie, lorsqu'il la vit, ce soir-là. Lisez son mot. Il n'y a[Pg 67] que les Anglais pour savoir tourner de si jolis billets.»

La plus chaude des bienvenues à votre petit homme. J'espère qu'il saura apprécier son pays natal, maintenant que l'y voici arrivé. Quoique vous n'ayez rien dit, nous ne pouvons naturellement pas le considérer comme un étranger; c'est pourquoi je lui envoie le vieux gobelet de baptême des Lashmars. Il est chez nous depuis que Gregory Lashmar, le frère de votre arrière-grand'mère...

George regarda sa femme.

«Continuez», fit-elle d'un clignement de paupières, du fond des oreillers.

... arrière-grand'mère vendit son bien à la famille de Walter. Nous avons, semble-t-il, acquis à ce moment-là quelques-uns de vos dieux-lares; mais seuls en subsistent le gobelet ainsi que le vieux berceau que j'ai découvert dans la resserre, et que je vous fais remettre en état. J'espère que le petit George... Lashmar, il le sera aussi, n'est-ce pas?... verra ses petits-enfants se faire les dents sur son gobelet.

Affectueusement vôtre,

ALICE CONANT.

P.S.T. Avez-vous été assez cachotiers sur tout cela!

«Ma foi, le di...

—Pas de gros mots, dit Sophie, c'est d'un mauvais exemple pour le petit.

—Mais comment, ma parole, y est-elle parvenue?[Pg 68] Avez-vous jamais dit un mot concernant les Lashmars?

—Vous savez la seule fois... au jeune Iggulden, à Rocketts... lorsque Iggulden est mort.

—Le frère de votre arrière-grand'mère! Elle est remontée dans toute la parenté... mieux que votre tante Sydney ne l'eût pu faire. Que veut-elle dire à propos de notre silence?»

Les yeux de Sophie étincelèrent.

«J'y ai réfléchi aussi. Nous tenons enfin les Anglais. Vous ne voyez pas que, d'après elle, nous pensions qu'il s'agissait là d'une de ces choses que les Anglais découvriraient bien tout seuls, et que cela lui a fait impression? (Elle tourna le gobelet dans ses mains diaphanes, et soupira profondément.) Demorez ung poïDemorez ung poï. Ce n'est pas une si mauvaise devise, George. Cela en valait la peine.

—Mais je ne vois pas encore bien...

—Je ne serais pas surprise qu'à leurs yeux notre venue ici fasse partie d'un plan bien ourdi pour nous retrouver auprès de nos ancêtres. C'est chose qu'ils comprendraient, eux. Et voyez comme tous, ils nous ont acceptés.

—Sommes-nous donc gens si peu désirables par nous-mêmes? grommela George.

—Soyez juste, Monsieur mon mari. Ce vilain homme de Sangres a deux fois plus d'argent que[Pg 69] nous. Vous ne voyez pas la maman Conan lui appliquant une tape entre les épaules? Quand ce serait pour tout l'or du monde! Le pauvre être n'existe pas!

—Vous pensez alors que c'est cela? (Il regarda du côté de la bercelonnette installée près du feu, où ronflait le jeune Dieu.)

—Dès que je serai remise, je saurai par Mrs. Cloke ce que les Lashmars distribuent en largesses... c'est plus joli que pourboires... toutes les fois qu'un petit Lashmar vient au monde. Jusqu'ici, j'ai fait mon devoir, mais on attend beaucoup de moi.»

Sur ce, entra Mrs. Cloke, laquelle resta penchée en adoration sur le berceau. On lui montra le gobelet, et sa face devint radieuse.

«Oh! maintenant que Lady Conant l'a envoyé, tout marchera bien, pas vrai? George, naturellement, il le faut; mais vu ce qu'il est, nous espérions... tout votre monde espérait... que ce serait aussi un Lashmar, et que cela arrondirait les choses. Un bien beau gobelet... y a pas son pareil, j'imagine. Demorez ung poï—Demorez ung poï! D'après ce que j'ai entendu, cela voudrait dire Attendez un peu. Eh bien! c'est vrai pour les Lashmars, à ce qu'on prétend. Ils mettent du temps à remplir leurs maisons, oui-da. Tout probable que Master George, là-bas, ne se décidera qu'à la trentaine.

[Pg 70]

—Pauvre agneau! s'écria Sophie. Mais comment avez-vous su que les miens étaient des Lashmars?»

Mrs. Cloke réfléchit profondément.

«C'est sûr, que je ne saurais bien vous dire, madame; mais j'ai vaguement idée que c'est quelque parole que vous avez laissé échapper devant le jeune Iggulden, quand vous étiez à Rocketts. Cela se pourrait, que ce soit cela qui nous a mis la puce à l'oreille. Et c'est de cette façon-là que c'est venu, une parole amenant l'autre, tout en bavardant. Et ces gens d'Amérique, à Veering Hollow, ont été très obligeants de nouvelles, à ce qu'on m'a dit, madame.

—Mazette! dit George tout bas. Et c'est cela, le simple paysan!

—Oui, poursuivit Mrs. Cloke. Et Cloke se demandait, justement cet après-midi—votre oreiller a glissé, ma chère petite, c'est pas comme cela qu'il faut se mettre. Là!—histoire de dire quelque chose, si vous ne penseriez pas, à c't heure, à racheter les fermes Lashmar, monsieur. Elles n'arrondissent pas bien la propriété de Sir Walter. Elles s'en viennent de biais par chez nous. Cloke serait content de vous montrer cela un de ces jours.

—Mais, Sir Walter ne tient pas à vendre, n'est-ce pas?

—Nous pouvons le savoir par son intendant, monsieur, mais (d'un ton de mépris) je crois que[Pg 71] voilà cette garde-malade de Londres qui remonte de dîner; aussi, j'ai peur que nous soyons obligées de vous prier, monsieur... Allons, Master George... faites risette, mon poulot! Réveillons-nous une toute petite minute, mon agnelet!»

Quelques mois plus tard, ils étaient tous trois en bas, au ruisseau, dans les bois de Gale Anstey, en train de réfléchir à la reconstruction d'une passerelle emportée par les crues du printemps. George Lashmar, ce jour-là, demandait toutes les jacinthes de la terre du Bon Dieu à manger, et Sophie l'adorait d'une voix qu'on eût prise pour le roucoulement d'une colombe; aussi, la besogne se trouvait-elle retardée.

«Voici l'emplacement, finit-il par dire du milieu des myosotis. Mais où diable sont les poteaux de mélèze, Cloke? Je vous avais dit de les faire descendre tout prêts.

—Nous les descendrons, si vous le dites, répondit Cloke, avec un mouvement de la lèvre inférieure que le couple connaissait bien.

—Mais, je l'ai dit. Pourquoi faire, saprelotte! avez-vous apporté ici une pareille charretée de bois? Nous n'allons pas construire un pont de chemin de fer. Allons donc! En Amérique, une demi-douzaine de morceaux de cinq sur dix seraient largement suffisants.

—Je ne prétends pas le contraire, repartit[Pg 72] Cloke, et j'ai rien à dire contre le mélèze... si c'est votre idée de faire de l'ouvrage provisoire avec. J'suis pas ici, monsieur, pour vous raconter ce qui n'est pas; et vous ne pouvez pas dire que j'ai jamais cherché à vous supplanter en rien, ni à essayer de vous entraîner plus loin que vous ne vous êtes fixé...»

Un an auparavant, George eût bouilli d'impatience. Aujourd'hui, il se contenta de gratter de l'extrémité de son sarcloir un peu de la boue qui salissait ses vieilles guêtres, et attendit.

«Tout ce que je prétends, c'est que vous pouvez mettre du mélèze et faire de l'ouvrage provisoire avec; et d'ici à ce que le jeune maître se marie, tout sera à recommencer. Pour ce qui est de moi, j'ai descendu une couple de billes de chêne de quinze sur vingt, comme nous n'en avons jamais encore traîné de si coquet. Vous plantez cela, et vous v'là débarrassé de la question pour de bon. De l'autre façon—je ne dis pas que c'est pas cela, je dis seulement ce que je pense—eh bien, de l'autre façon, il ne sera pas plus tôt marié que nous aurons tout à refaire. Rien ne vous force à écouter ce que je dis, mais vous ne pouvez pas sortir de là.

—Non, répliqua George, après un instant de silence; il y a déjà quelque temps que je m'en rends compte. Va pour le chêne, alors; il n'y a pas à en sortir.»


[Pg 75]

GARM

Un soir, il y a de cela très longtemps, je me rendais en voiture dans un cantonnement militaire indien appelé Mian Mir, pour y assister à une représentation d'amateurs. Derrière la caserne d'infanterie, un soldat, le bonnet sur l'œil, se jeta à la tête des chevaux en se donnant à tue-tête pour un dangereux voleur de grand chemin. En réalité, c'était un de mes amis; aussi, lui conseillai-je de rentrer avant qu'on l'aperçût; mais il tomba sous le timon, et j'entendis une patrouille en quête de quelqu'un.

Le cocher et moi réussîmes à le faire monter en voiture, pour rentrer promptement, le déshabiller et le mettre au lit, où il se réveilla, le lendemain matin, avec un fort mal de tête et tout confus.

Une fois son uniforme nettoyé et séché, et lorsqu'on l'eut lui-même rasé, lavé et remis d'aplomb, je le ramenai à la caserne, le bras dans une belle écharpe blanche, et racontai que je l'avais accidentellement renversé. Ce n'est point[Pg 76] au sergent de mon ami, personne hostile et incrédule, que je narrai cette histoire, mais à son lieutenant, qui ne nous connaissait pas tout à fait aussi bien.


Trois jours plus tard, mon ami vint me rendre visite, et sur ses talons bavait et rampait l'un des plus irréprochables bull-terriers—de l'espèce démodée, deux tiers bull et un tiers terrier—qui eussent jamais attiré mes regards. Il était blanc pur, orné d'une selle fauve juste derrière le cou, et d'un carreau fauve à la racine de son fin fouet de queue. Je l'admirais à distance depuis plus d'un an, et Vixen, mon fox-terrier, à moi, le connaissait aussi, sans toutefois manifester d'opinion.

«Voilà pour vous, dit mon ami, lequel, toutefois, ne semblait pas fort goûter la séparation.

—Quelle folie! Ce chien vaut mieux que la plupart des hommes, Stanley, répondis-je.

—Je vous crois. Garde à vôôô..!»

Le chien se dressa sur ses pattes de derrière, et resta debout toute une longue minute.

«Le regard à droite!»

Il s'assit sur ses hanches et tourna la tête vivement à droite. Sur un signe il se redressa et aboya trois fois. Puis il donna la poignée de main avec la patte droite et sauta légèrement sur mon épaule.[Pg 77] Là, il se mit en cravate, flasque et inerte, pendant de chaque côté de mon cou. On me pria de l'y ramasser pour le jeter en l'air. Il retomba en hurlant, et montra la patte.

«Cela fait partie du tour, dit son propriétaire. A présent, vous allez mourir. Veuillez creuser votre petite tombe et fermer ce petit œil-là.»

Toujours boitant, le chien se traîna jusqu'à la lisière du jardin, creusa un trou et se coucha dedans. Averti bientôt qu'il était guéri, il sauta dehors, en remuant la queue, et en pleurnichant pour qu'on l'applaudit. On lui fit accomplir une demi-douzaine d'autres tours, comme de montrer qu'il savait tenir un homme en respect (ce fut moi l'homme, en face de qui il s'assit, les dents à nu, prêt à bondir), et cesser de manger au commandement. Je n'avais pas plus tôt fini de le complimenter, que mon ami, d'un geste, l'immobilisa comme si on l'eût frappé d'une balle, prit dans son casque une feuille de papier de cantine réglé de bleu, me la tendit et se sauva, tandis que le chien, le suivant des yeux, se mettait à hurler. Je lus:

Monsieur,

Je vous fais cadeau du chien à cause que vous m'avez tiré d'affaire. C'est le meilleur que je connaisse, car c'est moi l'auteur, et il vaut un homme. S'il vous plaît, ne lui donnez pas trop à manger,[Pg 78] et, s'il vous plaît, ne me le rendez pas, car je ne le reprends pas, si vous voulez bien le garder. Donc, s'il vous plaît, n'essayez plus jamais de me le rendre. J'ai gardé pour moi son nom, de manière que vous pouvez l'appeler n'importe comment, et il répondra, mais, s'il vous plaît, ne le rendez pas. Il peut tuer son homme en cinq sec, mais, s'il vous plaît, ne lui donnez pas trop de viande. Il en sait plus qu'un homme.

Vixen, en forme de sympathie, joignit son aigre petit jappement au cri de désespoir du bull-terrier, et je demeurai fort ennuyé, sachant qu'aimer les chiens est une chose, mais qu'aimer un chien en est tout à fait une autre. Les chiens ne sont guère, à tout prendre, que des vagabonds, des sacs à puces, des gratteurs de cuir et des mange-de-tout, impurs selon la loi de Moïse et de Mahomet; mais un chien avec qui l'on vit seul durant au moins six mois de l'année; un être libre, si étroitement attaché à vous par l'amour que sans vous il ne bougera ni ne prendra de l'exercice; une créature douée de patience, de réserve, d'humour, de sagesse, qui vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même, n'est pas à proprement parler un chien.

Je possédais Vixen, qui était tout mon chien, à moi; et je sentais ce que devait avoir senti mon ami, en s'arrachant le cœur de cette façon pour[Pg 79] le laisser dans mon jardin. Toutefois, le chien comprit assez clairement que j'étais son maître, et ne suivit pas le soldat. Dès qu'il eut repris haleine, je lui fis des mamours, et Vixen, glapissant de jalousie, s'élança sur lui. Eût-elle été de son sexe, il se serait peut-être consolé par quelque bataille, mais elle eut beau mordiller l'acier de ses flancs profonds, il n'en parut qu'importuné, et se contenta de poser sa lourde tête sur mon genou pour hurler de rechef. Je comptais, ce soir-là, dîner au cercle; mais comme, sous les ténèbres en train de s'accumuler, le chien allait en flairant par la maison vide, tel un enfant qui essaie de se remettre d'une crise de sanglots, je sentis que je ne pouvais pas le laisser supporter son premier soir tout seul. De sorte que nous mangeâmes à la maison, Vixen à ma droite et le chien-étranger à ma gauche, elle attentive à chaque bouchée qu'il avalait, et disant nettement ce qu'elle pensait de ses manières à table, bien meilleures que les siennes propres. C'était l'habitude de Vixen, jusqu'aux grandes chaleurs, de coucher dans mon lit, la tête sur l'oreiller comme une chrétienne; et, quand venait le matin, je m'apercevais toujours que la petite bête avait raidi ses pattes contre le mur et m'avait poussé jusqu'à l'extrême bord du lit. Ce soir-là, elle se hâta de se coucher, remplie d'intentions, tout le poil hérissé, un œil sur l'étranger, lequel s'était[Pg 80] laissé tomber sur une natte d'un air d'abandon et de désespoir, les quatre pattes étirées, avec de gros soupirs. Elle installa et réinstalla sa tête sur l'oreiller, pour se donner de petits airs, montrer ses petites grâces, et entonna la complainte qu'elle psalmodiait d'habitude avant de s'endormir. Le chien-étranger obliqua tout doucement vers moi. Je sortis ma main, et il la lécha. Aussitôt, mon poignet fut entre les dents de Vixen, dont le aarh! d'avertissement déclara tout aussi clairement que la parole que si je prêtais plus ample attention à l'étranger, elle allait mordre.

Je la saisis de la main gauche, derrière son cou potelé, la secouai sévèrement, et dis:

«Vixen, si vous recommencez, on va vous mettre dans la véranda. Maintenant, gare à vous!»

Elle comprit parfaitement, mais dès l'instant où je la lâchai, elle saisit encore mon poignet droit dans sa gueule, et attendit, les oreilles couchées et tout le corps aplati, prête à mordre. La queue du gros chien frappa le plancher, d'humble et conciliante manière.

J'empoignai Vixen une seconde fois, l'enlevai du lit comme un lapin (procédé qui la fit glapir d'horreur), et, comme je l'avais promis, allai l'installer dans la véranda, seule avec les chauves-souris et le clair de lune. Là-dessus, elle se mit à hurler. Puis elle se répandit en propos injurieux—non[Pg 81] pas à mon adresse, mais à celle du bull-terrier—jusqu'à en perdre la voix. Puis elle courut tout autour de la maison, essayant de chaque porte. Puis elle s'en alla aux écuries aboyer comme si l'on volait les chevaux, ce qui était une de ses vieilles ruses. Elle finit par revenir, et son jappement nasillard disait: «Je serai bien sage! Laisse-moi rentrer, et je serai bien sage!»

Admise à rentrer, elle s'élança sur son oreiller. Lorsqu'elle fut calmée, je murmurai à l'autre chien:

«Tu peux te coucher sur le pied du lit.»

Le bull bondit aussitôt, et Vixen, quoique je la sentisse frémir de rage, se garda de protester. C'est ainsi que nous dormîmes jusqu'au matin.

Ils prirent le premier déjeuner avec moi, morceau à l'un, morceau à l'autre, jusqu'au moment où, le cheval étant arrivé, nous partîmes pour la promenade. Je ne crois pas que le bull eût jamais encore suivi un cheval. Il se montra hors de lui, pendant que Vixen, à son ordinaire, criait, se démenait, s'élançait, pour finalement se charger du cortège.

Il y avait près de là un coin de village qu'en général nous passions avec précaution, attendu que tous les parias de chiens jaunes de l'endroit s'y donnaient rendez-vous. C'étaient de ces bêtes à demi sauvages, mourant de faim, qui, tout en étant de la dernière poltronnerie, ne se feront pas[Pg 82] faute, si elles sont rassemblées neuf ou dix, de houspiller, tuer, et boulotter un chien anglais. J'avais toujours avec moi, à leur intention, un fouet à longue mèche. Ce matin-là, ils attaquèrent Vixen, laquelle, peut-être à dessein, avait quitté l'ombre de mon cheval.

Le bull s'en venait, à cinquante mètres derrière, labourant la poussière, boulant de côté, et souriant à la façon de ceux de son espèce. J'entendis Vixen piailler; une demi-douzaine de ces mâtins s'étaient refermés sur elle; un sillage blanc se dessina derrière moi; un nuage de poussière s'éleva près de Vixen, et, lorsqu'il se dissipa, je vis un grand paria qui gisait le dos brisé, et le bull qui en secouait un autre à terre. Vixen se retira sous la protection de mon fouet, et le bull revint en pagayant, plus souriant que jamais, et couvert du sang de ses ennemis. Cela me décida à l'appeler «Garm au Poitrail Sanglant[8]», lequel, en son temps, fut un grand personnage, ou «Garm» tout court; sur quoi je me penchai en avant, pour lui dire quel serait son nom tout au moins provisoire. Il leva les yeux tandis que je le répétais, puis s'éloigna au galop. Je criai:

[8] Le Cerbère de Hel (Enfer), des légendes scandinaves.

«Garm!»

Il s'arrêta, revint toujours courant, et s'approcha pour s'informer de mes désirs.

[Pg 83]

Alors, je vis que mon ami, le soldat, avait raison, et que ce chien en savait plus et valait mieux qu'un homme.

A la fin de la promenade, je donnai un ordre, que Vixen connaissait autant que détestait:

«Allez vous faire laver!»

Garm en comprit une partie, Vixen interpréta le reste, et tous deux s'en allèrent de conserve, à un trot modéré. Lorsque je me rendis à la véranda de derrière, Vixen, lavée et blanche comme neige, s'en montrait fière, mais le boy ne voulait pour rien au monde toucher à Garm, à moins que je ne fusse présent. De sorte que je restai là pendant qu'on le débarbouillait, et que, le savon formant crème au sommet de sa large tête, il me regardait demandant si c'était bien à cela que je m'attendais pour lui. Le boy, il le savait bien, ne faisait qu'exécuter des ordres.

«La prochaine fois, dis-je au boy, tu laveras le grand chien avec Vixen, quand je les renverrai.

—Est-ce qu'il le sait?—demanda le boy, lequel était au courant des façons de la gent canine.

—Garm, fis-je, la prochaine fois, on vous lavera en même temps que Vixen.»

Je vis que Garm avait compris. En effet, au jour de bain suivant, tandis que Vixen se sauvait comme d'habitude sous mon lit, Garm fixa les yeux sur le boy, qui se tenait quelque peu indécis[Pg 84] dans la véranda, marcha noblement jusqu'à la place où on l'avait lavé la dernière fois, et se tint roide dans le tub.


Mais les longues journées de mon bureau furent pour lui une amère épreuve. Nous partions tous les trois en voiture le matin, à huit heures et demie, pour ne rentrer qu'à six heures au plus tôt. Vixen, instruite de cette routine, s'en allait dormir sous ma table; mais, pour Garm, la réclusion lui rongea l'âme. Il restait généralement assis dans la véranda, l'œil au guet sur le Mail; et je savais trop bien ce qu'il attendait.

Parfois une compagnie de soldats s'avançait, en route pour le Fort, et Garm roulait les inspecter; ou bien un officier en uniforme entrait au bureau, et c'était pitié de voir la fête que faisait le pauvre Garm à l'habit—non pas à l'homme. Il sautait tout autour, reniflait et aboyait joyeusement, puis courait à la porte et revenait.

Un après-midi, je l'entendis aboyer à pleine gorge—chose que je ne l'avais pas encore entendu faire—et il disparut. Lorsqu'à la fin du jour je rentrai en voiture dans mon jardin, un soldat en uniforme blanc escalada le mur à l'autre bout, et le Garm qui vint à ma rencontre était un chien joyeux. Le fait se reproduisit deux ou trois fois par semaine dans le courant d'un mois.

[Pg 85]

Je fis semblant de ne rien voir, mais Garm savait, et Vixen, aussi, savait. Il se glissait hors du bureau vers quatre heures, comme s'il allait regarder le paysage; mais c'était pour retourner à la maison; et il faisait cela si tranquillement que sans Vixen je ne m'en serais pas aperçu. La jalouse petite chienne reniflait et ronflait sous la table, tout juste assez haut pour appeler mon attention sur la fuite. Garm aurait pu sortir quarante fois par jour, sans que Vixen bougeât, mais, lorsqu'il s'esquivait pour aller revoir son vrai maître dans mon jardin, elle me le disait en son langage. C'était sa seule façon de marquer que Garm ne faisait pas tout à fait partie de la famille. Ils se montraient, en tous temps, les meilleurs amis de la terre; mais Vixen expliquait que Garm, je ne devais jamais l'oublier, ne m'aimait pas autant qu'elle m'aimait.

Je n'y comptais nullement. Le chien n'était pas mon chien—ne pourrait jamais devenir mon chien—et je le savais tout aussi malheureux que son maître, lequel faisait à pied huit milles par jour pour le voir. Aussi me sembla-t-il que plus tôt ils seraient tous deux réunis, mieux cela vaudrait pour tout le monde.

Un après-midi, je renvoyai Vixen seule à la maison dans le dogcart (Garm était parti devant), et m'en allai à cheval aux cantonnements trouver un autre de mes amis, Mulvaney, soldat irlandais, grand ami du maître du chien.

[Pg 86]

Je lui expliquai toute l'affaire, et conclus:

«Et à l'heure qu'il est, Stanley est dans mon jardin à pleurer sur son chien. Pourquoi ne le reprend-il pas? Ils sont malheureux l'un et l'autre.

—Malheureux!... Dites que l'homme en a perdu le sens!... Mais, c'est son idée.

—Quelle idée? Il fait cinquante milles par semaine pour voir la bête, et a l'air de ne pas me reconnaître quand il me rencontre sur la route. Et je suis aussi malheureux que lui. Tâche qu'il reprenne le chien.

—C'est la pénitence qu'il s'est imposée. Je lui ai dit, comme ça, pour rigoler, après que vous aviez passé si à propos sur lui, ce soir où il était ivre—je lui ai dit que si c'était un catholique comme moi[9], il devrait faire pénitence. Le v'là-t-il qui part avec cette idée en tête et une bonne dose de fièvre, sans plus vouloir entendre parler que de vous donner le chien en gage!

[9] Mulvaney, soldat irlandais, est catholique, alors que son camarade est protestant.

—Un gage! A quel propos? Je n'ai pas de gages à recevoir de Stanley.

—Un gage de bonne conduite. Il marche droit, pour le quart d'heure, au point que c'est pas un plaisir de vivre avec lui!

—S'est-il donc affilié à quelque société de tempérance?

[Pg 87]

—S'il n'y avait que ça, je m'en moquerais pas mal. On peut rester trois mois à faire partie d'une société de tempérance, et bonsoir! Il dit qu'il ne reverra jamais le chien, et comme cela, remarquez bien, qu'il marchera droit ad vitam æternam. Vous connaissez ses idées? Eh bien, en v'là une. Et le chien, comment prend-il la chose?

—Comme un homme. C'est le meilleur chien de toute l'Inde. Ne peux-tu pas faire en sorte que Stanley le reprenne?

—Je ne peux pas faire plus que j'ai fait. Mais vous connaissez ses idées. Il accomplit sa pénitence, et v'là tout. Qu'est-ce qu'il va devenir, quand il va aller dans les Montagnes? Le major l'a mis sur la liste.»

C'est la coutume, aux Indes, de prendre dans chaque régiment un certain nombre de malades, pour les envoyer dans les stations de l'Himalaya au moment des chaleurs; et, malgré la fraîcheur et le bien-être dont les hommes devraient y jouir, la société de la caserne qui est là, en bas, leur manque au point qu'ils font tout leur possible pour redescendre, sinon même pour éviter d'y aller. Je sentis que ce déplacement amènerait une solution. Aussi étais-je plein d'espoir quand je quittai Mulvaney lequel, toutefois, me rappela.

«Il ne reprendra jamais le chien, môssieu. Vous[Pg 88] pouvez bien parier un mois de votre paye! Vous connaissez ses idées.»

Je n'avais nullement la prétention de comprendre le fusilier Stanley; aussi fis-je la seule chose à faire: je le laissai tranquille.

Cet été-là, les malades du régiment auquel appartenait mon ami reçurent de bonne heure l'ordre de se rendre dans les Montagnes, les docteurs pensant que la marche ne pourrait que leur faire du bien tandis que les jours étaient encore frais. Leur route filait vers le sud jusqu'en un endroit appelé Umballa, à cent vingt milles ou davantage. Ils devaient alors tourner à l'est et continuer d'avancer dans les Montagnes jusqu'à Kasauli, Dugshai ou Sabathoo. La veille de leur départ, je dînai avec les officiers—ils se mettaient en route à cinq heures du matin. Il était minuit; quand je pénétrai en voiture dans mon jardin, et surpris une forme blanche qui se sauvait par-dessus le mur.

«Cet homme est ici depuis neuf heures du soir, dit mon majordome, à tenir conversation avec ce chien. Il est complètement fou. Je ne lui ai pas dit de s'en aller, parce que ce n'est pas la première fois qu'il vient ici, et que le boy m'a prévenu que si je lui disais cela, je me ferais immédiatement égorger par ce grand chien-là. Il n'a pas demandé à parler au Protecteur du Pauvre, pas plus qu'il n'a réclamé à manger ni à boire.

[Pg 89]

—Kadir Ruksh, répondis-je, tu as bien fait, car le chien t'aurait certainement tué. Mais je ne pense pas que le soldat blanc revienne jamais, maintenant.»

Garm dormit mal cette nuit-là, et geignit dans ses rêves. Il lui arriva, une fois, de sauter sur pattes avec un aboi clair et retentissant, et je l'entendis remuer la queue jusqu'au moment où cela le réveilla et où l'aboi mourut en un hurlement. Il avait rêvé qu'il se retrouvait avec son maître, et je faillis en pleurer. Tout cela, de la faute de cet imbécile de Stanley!

La première halte que fit le détachement des malades fut à quelques milles de leur caserne, sur le chemin d'Amritsar, et à dix milles de ma maison. Par hasard, l'un des officiers revint en voiture pour bien dîner encore une fois au cercle (la cuisine, en route, est toujours mauvaise), et je l'y rencontrai. C'était un de mes amis personnels, et je savais qu'il savait ce que c'était que d'aimer, ce qui s'appelle aimer, un chien. Son favori était un gros et gras retriever, qui allait dans les montagnes pour sa santé; et, quoiqu'on fût encore en avril, la brune et ronde bête soufflait et suffoquait dans la véranda du cercle au point d'en éclater.

«C'est étonnant, dit l'officier, les ruses que mes sacrés malades inventent pour revenir à la[Pg 90] caserne. Est-ce qu'un homme de ma compagnie ne me demandait pas tout à l'heure une permission pour revenir au cantonnement payer une dette oubliée? Cette idée m'a tellement séduit que je l'ai laissé aller, et il est parti, content comme Polichinelle, dans le bruit de grelots d'un ekka. Dix milles pour payer une dette! Je me demande ce qu'il y avait là-dessous.

—Si vous voulez me ramener en voiture chez moi, je crois bien que je pourrais vous le montrer,» repartis-je.

Sur quoi nous nous rendîmes chez moi en dog-cart, avec le retriever; et, en route, je lui racontai l'histoire de Garm.

—Je me demandais où était passée la bête. C'est ce que le régiment a de mieux comme chien, dit mon ami. J'en ai offert vingt roupies au petit type, il y a un mois. Mais c'est un gage, dites-vous, de bonne conduite pour Stanley? Stanley est un de mes meilleurs hommes—quand il veut.

—Justement! répliquai-je. Un homme de second ordre n'eût pas pris les choses à cœur autant que lui.»

Nous entrâmes sans bruit en voiture par l'extrémité opposée du jardin, et fîmes à pas de loup le tour de la maison. Il y avait contre le mur un endroit planté de tamaris, où je savais que Garm cachait ses os. Vixen elle-même n'était point[Pg 91] autorisée à stationner par là. Dans le beau clair de lune indien, je vis un uniforme blanc penché sur le chien.

«Adieu, mon vieux. (Nous ne pouvions pas ne pas entendre la voix de Stanley.) Pour l'amour du Ciel, ne va pas te faire mordre par quelque galeux de chien pour devenir enragé. Toi, tu peux bien prendre garde à toi, mon vieux. C'est pas toi qui t'en vas te saouler pour aller après cela cogner dans tes amis. Toi, tu te contentes d'emporter tes os et de manger ton biscuit, et de tuer ton ennemi comme un gentleman. Je m'en vais—n'hurle pas—je m'en vais à Kasauli, où je ne te verrai plus.»

Je l'entendis tenir le nez de Garm, au moment où le chien jetait ce nez en l'air, aux étoiles.

«Tu vas rester ici à te conduire de première, hein? Et je vais m'en aller pour tâcher, moi, de bien me conduire, et je ne sais pas comment faire pour te quitter. Je ne sais pas.

—Je crois que tout cela est sacrément idiot, fit l'officier, en flattant son grand vieux joufflu de retriever.»

Il appela le fantassin, lequel sauta sur ses pieds, fit trois pas en avant, et salua.

«Vous, ici? dit l'officier, en détournant la tête.

—Oui, mon capitaine, mais j'allais juste m'en aller.

[Pg 92]

—Je vais partir à onze heures dans ma charrette. Vous viendrez avec moi. Je ne peux pas avoir des malades à courir partout comme cela. Présentez-vous à onze heures, ici.»

Nous n'en dîmes pas bien long une fois rentrés dans la maison, et l'officier se contenta de marmonner, tout en tirant sur les oreilles de son retriever.

C'était un vieux honteux paillasson de chien, trop nourri; et lorsqu'il se rendit, en se dandinant, à ma cuisine pour s'y faire donner à manger, je fus pris d'une idée géniale.

A onze heures, le chien de cet officier n'était trouvable nulle part, et il fallait entendre le beau tapage que fit son maître. Ce dernier appela, cria, tempêta, et passa une demi-heure à fourrager dans le jardin.

Je finis par dire:

«C'est sûr qu'il reviendra demain matin. Expédiez un homme par le chemin de fer; je vais retrouver la bête et vous la renvoyer.

—La bête? repartit l'officier. Je fais beaucoup plus de cas de ce chien que d'aucun homme de ma connaissance. Vous en parlez à votre aise—vous avez votre chien ici.»

Vixen était là, en effet—sous mes pieds—et, eût-elle été marquée manquante, qu'il n'eût plus été question de boire ni de manger dans ma maison[Pg 93] jusqu'à son retour. Mais il y a des gens pour s'amouracher de chiens tout au plus dignes d'un coup de fouet.

Mon ami dut enfin repartir avec Stanley sur le siège de derrière. Et le boy me dit alors:

«Quel drôle d'animal que le chien de Bullen Sahib? Venez voir!»

J'allai dans la case du boy. Le vieux gros vaurien était là, couché sur une natte, soigneusement enchaîné. Il devait avoir entendu son maître appeler pendant vingt minutes, mais n'avait pas même cherché à le rejoindre.

«Cela n'a pas de cœur, dit le boy sur un ton de mépris. C'est un punniar-kooter (un chien couchant). Il n'a pas seulement essayé de s'ôter ce chiffon de la gueule quand son maître l'a appelé. Vixen-baba aurait sauté par la fenêtre, elle, et ce grand chien m'aurait étranglé, malgré toutes les muselières. C'est vrai qu'il y a chien et chien.»

Le lendemain soir, qui s'en revint, si ce n'est Stanley? L'officier lui avait fait reparcourir quatorze milles en chemin de fer, avec un mot pour me prier de rendre le retriever si je l'avais retrouvé; sinon, d'offrir les plus fortes récompenses. Le dernier train pour le camp partait à dix heures et demie, et Stanley resta jusqu'à dix heures à tenir conversation avec Garm. J'argumentai, je suppliai, j'allai jusqu'à menacer de tuer d'une[Pg 94] balle le bull-terrier, mais le petit homme resta ferme comme un roc, malgré le bon dîner que je lui offris et la sévérité du ton sur lequel je lui parlai. Garm savait tout aussi bien que moi que c'était la dernière fois qu'il pouvait espérer de voir son homme, et suivait Stanley comme une ombre. Le retriever ne dit rien, et se contenta de se lécher les babines après son repas, pour se retirer en se dandinant, sans même dire merci au boy absolument dégoûté.

Ainsi se trouvait avoir pris fin cette dernière entrevue, après quoi je me sentais aussi désemparé que Garm, lequel, toute la nuit, ne cessa de gémir dans son sommeil.


Quand nous allâmes au bureau, le lendemain, il trouva une place sous la table, contre Vixen, et, s'y laissant tomber à plat, ne bougea plus jusqu'à l'heure de rentrer.

Fini, de courir dans les vérandas, fini, de s'esquiver pour des conversations furtives avec Stanley! Le temps devenant plus chaud, les chiens reçurent défense de trotter aux côtés de la charrette, et prirent place auprès de moi sur le siège, Vixen la tête sous le creux de mon bras gauche, et Garm calé plus loin contre l'accotoir.

Là, Vixen était toujours à son affaire. Elle avait à s'occuper de tout le va et vient du trafic, tel que[Pg 95] les charrettes à bœufs qui barraient la route, les chameaux, les poneys menés en main, aussi bien qu'à garder toute sa dignité lorsqu'elle passait d'humbles amis courant dans la poussière. Elle ne jappait jamais pour le plaisir de japper, mais sa voix perçante, altière, était connue tout le long du Mail, et les terriers d'autrui répondaient sur le même ton, et les conducteurs de bœufs, regardant par-dessus leur épaule, nous cédaient la route en souriant.

Mais Garm ne faisait aucune attention à tout cela. Ses gros yeux contemplaient l'horizon, et sa gueule terrible restait close. Il y avait, au bureau, un autre chien qui appartenait à mon chef. Nous l'appelions «Bob le Bibliothécaire», parce qu'il entendait toujours des rats imaginaires derrière les rayons de livres, et qu'en voulant leur faire la chasse il entraînait la moitié des files de vieux journaux. Bob était l'idiot le mieux intentionné du monde, mais Garm ne l'encourageait pas. Bob montrait la tête au coin de la porte, en haletant: «Au rat! Viens donc, Garm!» Sur quoi Garm, décroisant et recroisant ses pattes, se mettait en rond et laissait Bob pleurnicher sur le plus indifférent des dos de chien. En ce temps-là, le bureau eut à peu près la gaieté d'un tombeau.

Une fois, une seule et unique fois, vis-je Garm un peu content de ce qui l'entourait. Il était allé[Pg 96] sans autorisation, un dimanche matin, de bonne heure, se promener en compagnie de Vixen, et un imbécile de tout jeune artilleur (sa batterie venait de se transporter en cette partie du monde) essaya de les voler tous les deux. Vixen, cela va sans dire, n'était pas si sotte que d'accepter à manger de la part des soldats; et, d'ailleurs, elle venait d'achever son petit déjeuner. De sorte qu'elle revint au trot, traînant un gros morceau de ce mouton que l'on distribue à nos troupes, le déposa dans ma véranda, et leva les yeux pour voir ce que j'en pensais. Je lui demandai où était Garm, et elle courut devant le cheval pour me montrer le chemin.

A un mille environ sur la route, nous tombâmes sur notre artilleur, assis tout raide sur le regard d'un aqueduc, un mouchoir graisseux en travers des genoux. Garm se tenait vis-à-vis, l'air plutôt satisfait. Pour peu que l'homme remuât bras ou jambe, Garm découvrait ses dents en silence. Le bout d'une ficelle cassée pendait au collier du chien, et l'autre moitié gisait, toute chaude, dans la main inerte de l'artilleur.

Ce dernier m'expliqua, sans cesser de tenir les yeux droit devant lui, qu'il avait rencontré ce chien (il le gratifia de noms terribles) errant tout seul, et qu'il l'emmenait au Fort pour le faire abattre comme un paria sans maître qu'il était.

[Pg 97]

Je déclarai que, pour moi, Garm ne ressemblait guère à un paria, mais que, si l'artilleur croyait devoir le faire, il était libre de l'emmener au Fort. Il répondit qu'il n'y tenait pas plus que cela. Je lui dis alors de s'en aller au Fort tout seul. Il repartit qu'il n'avait pas besoin d'y aller à cette heure-là, mais que pourtant il allait suivre mon conseil dès que j'aurais rappelé le chien. J'avertis Garm d'avoir à le conduire au Fort, et Garm le fit avancer solennellement, durant un mille et demi sous un soleil torride, jusqu'à la grille, où je racontai au poste ce qui s'était passé; sous les rires, le jeune artilleur fit montre de plus de colère qu'il n'était absolument besoin. Plusieurs régiments, lui dit-on, avaient essayé de voler Garm en leur temps.


Ce mois-là, la chaleur s'établit sérieusement, et les chiens couchèrent dans la salle de bains, sur les carreaux frais et humides où l'on installe le tub. Chaque matin, dès que l'homme remplissait mon tub, les deux amis sautaient dedans, et chaque matin l'homme remplissait le tub une seconde fois. Je lui dis qu'il pourrait tout aussi bien mettre de l'eau dans un petit baquet exprès pour les chiens.

«Non pas, répondit-il en souriant, ce n'est pas leur habitude. Ils ne comprendraient pas. D'ailleurs, ils ont plus de place dans le grand bain.»

[Pg 98]

Les coolies de punkah, qui tirent sur les punkahs nuit et jour, finirent par connaître Garm intimement. Celui-ci observa que, si le va et vient de l'éventail s'arrêtait, j'appelais le coolie et le priais de tirer d'un coup plus allongé. Si l'homme continuait de dormir, je le réveillais. Garm découvrit également que c'était bon de s'étendre dans la vague d'air, sous le punkah. Il se peut que Stanley lui eût appris tout cela naguère, à la caserne. Toujours est-il que lorsque le punkah s'arrêtait, Garm commençait par grommeler et braquer l'œil sur la corde; si cela n'éveillait pas l'homme—presque toujours cela l'éveillait—il s'en allait sur la pointe du pied parler à l'oreille du dormeur. Vixen était une petite chienne fort intelligente, mais elle ne parvint jamais à relier le punkah au coolie; aussi Garm me procura-t-il des heures délicieuses de frais sommeil. Toutefois, il était foncièrement malheureux—désemparé tout comme un être humain; et, dans sa misère, il s'attachait à moi si étroitement que d'autres le remarquèrent et en conçurent de l'envie. Si je passais d'une pièce dans une autre, Garm me suivait; si ma plume s'arrêtait de gratter, la tête de Garm se fourrait dans ma main; si je me retournais, à demi éveillé, sur l'oreiller, Garm était debout, à mon côté; car il savait que j'étais le seul chaînon le rattachant à son maître, et jour et nuit, et nuit et jour, ses yeux posaient une question—une[Pg 99] seule question.—«Quand tout cela va-t-il finir?»

Vivant avec le chien comme je faisais, je ne pris pas garde que les chaleurs l'éprouvaient plus que de raison, jusqu'au jour où quelqu'un, au cercle, me dit:

«Mais votre chien n'en a pas pour une semaine ou deux. Ce n'est plus qu'une ombre.»

Sur quoi je bourrai Garm de fer et de quinine, ce qui ne lui plut guère; et je restai fort inquiet. Il perdit l'appétit, et Vixen fut autorisée à manger le dîner du pauvre Garm sous ses yeux. Cela même n'arriva pas à le faire avaler, et l'on se réunit en consultation à son sujet: le meilleur docteur mâle de l'endroit; une doctoresse qui soignait des femmes de rois; et l'Inspecteur Général Adjoint du service vétérinaire de toute l'Inde. Ils se prononcèrent sur les symptômes, et je leur racontai l'histoire. Et Garm était là, couché sur le divan, à me lécher la main.

«Il se meurt de chagrin, dit tout à coup la doctoresse.

—Ma parole, repartit l'Inspecteur Général Adjoint, je crois que Mrs. Macræ a parfaitement raison—comme toujours.»

Le meilleur docteur mâle de l'endroit rédigea une ordonnance, que l'Inspecteur Général Adjoint du service vétérinaire parcourut ensuite, afin de s'assurer[Pg 100] que les médicaments étaient dans de convenables proportions de chien; ce fut la première fois de sa vie que notre docteur souffrit de voir reviser ses prescriptions. Il s'agissait d'un tonique puissant, qui remit sur pied le pauvre bonhomme durant une semaine ou deux; après quoi il recommença de maigrir. Je demandai à un homme de ma connaissance, lequel se rendait dans les Montagnes, de l'emmener avec lui. L'homme s'en vint à la porte, son fourniment empaqueté sur le haut de la voiture. D'un seul et rouge coup d'œil, Garm embrassa toute la situation. Le poil se hérissa tout le long de son dos, et il s'assit en face de moi pour émettre le plus terrible grondement que j'aie jamais entendu dans la gueule d'un chien. Je criai à mon ami de partir aussitôt; et, dès que la voiture fut hors du jardin, Garm, posant sa tête sur mon genou, se mit à geindre. Ainsi connus-je sa réponse, et ne pensai plus qu'à me procurer l'adresse de Stanley dans les Montagnes.


Mon tour d'aller prendre le frais arriva tard en août. On nous octroyait trente jours de congé par an, si personne ne tombait malade, et nous les prenions suivant les nécessités du service. Mon chef et Bob le Bibliothécaire s'octroyèrent leurs vacances les premiers; et, lorsqu'ils furent partis, je[Pg 101] fis, comme d'habitude, un calendrier que je pendis à la tête de mon lit, pour en arracher jour par jour un feuillet jusqu'à leur retour. Vixen était allée déjà cinq fois aux Montagnes avec moi; et elle en appréciait le froid, l'humidité et les beaux feux de bois presque autant que je faisais.

«Garm, fis-je, nous nous en allons retrouver Stanley à Kasauli. Kasauli, Stanley... Stanley, Kasauli.»

Et je répétai cela vingt fois.

Il ne s'agissait pas, en réalité, de Kasauli, mais d'un autre endroit. Toutefois, me rappelant ce que Stanley avait dit dans mon jardin, la nuit en question, je n'osais pas changer le nom. Alors, Garm se mit à trembler; puis, il aboya; puis, il sauta après moi, frétillant de joie et remuant la queue.

«Pas encore, fis-je, en levant la main. Quand je dirai: «Nous partons», nous partirons, Garm.»

Je sortis le petit paletot et le collier à pointes, que portait toujours Vixen là-haut dans les Montagnes, pour la protéger contre les refroidissements soudains et ces brigands de léopards, et je laissai les deux camarades les sentir et en causer. Ce qu'ils dirent, je n'en sais rien, naturellement; mais cela fit de Garm un tout autre chien. Il avait les yeux brillants, et il aboyait joyeusement quand je lui parlais. Il mangea sa pitance, et tua ses rats[Pg 102] durant les trois semaines suivantes; et, s'il commençait à geindre, je n'avais qu'à lui dire: «Stanley, Kasauli... Kasauli, Stanley,» pour lui remonter le moral. Je regrettais de n'y avoir pas pensé plus tôt.

Mon chef revint, tout halé par le grand air, et fort irrité de trouver une telle chaleur dans les Plaines. Ce même après-midi, nous commençâmes tous les trois, en compagnie de Kadir Buksh, à faire nos paquets pour notre mois de vacances, Vixen ne cessant d'entrer dans la malle de bât et d'en sortir comme un boulet, et Garm grimaçant tout partout et cognant de la queue sur le plancher. Vixen connaissait toute cette routine du voyage, comme elle connaissait mon travail de bureau. Elle se rendit à la gare, en chantonnant sur le siège de devant de la voiture, tandis que Garm était assis à côté de moi. Elle se précipita dans le compartiment de chemin de fer, regarda Kadir Buksh y faire mon lit pour la nuit, but sa lampée d'eau, et se coucha en rond, son tape-à-l'œil sur le tumulte du quai. Garm la suivit (la foule lui ouvrit un passage tout spécial), et il s'assit sur les coussins, les yeux flamboyants, la queue en halo derrière lui.

Nous arrivâmes à Umballa au lever du jour brûlant et brumeux, quatre ou cinq hommes qui avions pioché ferme durant onze mois, réclamant[Pg 103] à tue-tête nos dâks—ces voitures de voyage, à deux chevaux, qui devaient nous emmener là-haut, à Kalka, au pied des Montagnes. Tout cela était nouveau pour Garm. Il n'avait aucune idée de voitures où l'on s'étend de tout son long sur sa literie; ce n'était pas comme Vixen, qui, d'un bond, fut à sa place, suivie d'ailleurs par lui. La Route de Kalka, avant la construction du chemin de fer, avait environ quarante-sept milles de long, et on changeait de chevaux tous les huit milles. La plupart refusaient, ruaient, plongeaient, mais il leur fallait marcher, et plutôt mieux que de coutume, avec l'aboi profond de Garm à leurs trousses.

Il y avait une rivière que l'on passait à gué, où quatre bœufs tirèrent la voiture, et où Vixen, après avoir fourré la tête par la portière à coulisses, faillit tomber dans l'eau en donnant ses indications. Garm, silencieux et curieux, éprouvait quelque peu le besoin de se voir rassuré au sujet de Stanley et Kasauli. C'est ainsi qu'aboyant et jappant nous arrivâmes à Kalka pour l'heure du lunch, où Garm mangea pour deux.

Après Kalka, la route serpentait entre les Montagnes, et nous prîmes une carriole attelée de poneys à demi dressés que l'on changeait tous les six milles. Personne, à cette époque, ne rêvait encore de chemin de fer allant à Simla, qui s'élevait à[Pg 104] sept mille pieds en l'air. La route avait plus de cinquante milles de long, et l'allure réglementaire était celle que pouvait atteindre la vitesse des poneys. Ici encore, Vixen conduisit Garm d'une voiture à l'autre, sauta sur le siège de derrière, et chanta victoire. Un souffle frais venant des neiges nous accueillit à environ cinq milles au sortir de Kalka, et, redoutant sagement un refroidissement au foie, elle geignit après son paletot. J'en avais fait confectionner un pour Garm également; et, dès que nous atteignîmes les fraîches brises, je le lui mis. S'il le mâchonna avec l'air de ne pas comprendre, je crois qu'au fond il en fut reconnaissant.

«Haï-yaï-yaï-yaï!» chantait Vixen, comme nous opérions d'un trait les tournants. «Tout-tout-tout!» faisait la trompette du conducteur aux endroits dangereux, et «yaou! yaou! yaou» aboyait Garm. Kadir Buksh, sur le siège de devant, souriait. Il n'était pas jusqu'à lui qui ne se sentît bien aise d'échapper à la chaleur des Plaines en train de mijoter dans la buée derrière nous. De temps à autre nous rencontrions quelque connaissance en train de redescendre à son travail. «Quel temps fait-il, en bas?» demandait l'homme. Et je criais: «Plus chaud que la braise. Quel temps fait-il là-haut au-dessus?» «Délicieux!» criait-il derrière lui. Et nous continuions d'aller.

[Pg 105]

Tout à coup, Kadir Buksh dit par-dessus son épaule:

«Voici Solon!»

Et Garm, couché la tête sur mon genou, n'en continua pas moins de ronfler.

Solon est un petit cantonnement peu agréable, mais qui a l'avantage d'être frais et salubre. C'est un endroit tout nu, exposé aux vents; et l'on s'arrête généralement à une petite hôtellerie, près de là, pour manger quelque chose.

Je descendis et pris les deux chiens avec moi, pendant que Kadir Buksh préparait le thé. Un soldat nous avertit que nous trouverions Stanley «par là-bas», en désignant de la tête une colline nue et glaciale.

Quand nous en atteignîmes le sommet, nous aperçûmes ce Stanley, qui m'avait causé tout ce tracas, assis sur un rocher, le visage dans les mains, et son manteau flottant très lâche autour de lui. Jamais je ne vis rien de si abandonné, de si abattu, que ce pauvre petit homme, tout seul, tout recroquevillé et pensif, sur le grand versant morose.

Ici, Garm me quitta.

Il partit sans un mot, et, autant que je pus voir, sans remuer les pattes. Il vola à travers l'espace comme un météore, et j'entendis son «ploff», lorsqu'il s'abattit sur Stanley, renversant le petit homme les quatre fers en l'air. Ils roulèrent pêle-mêle[Pg 106] sur le sol, criant, jappant et s'étreignant. Je ne sus plus distinguer l'homme du chien jusqu'au moment où Stanley se releva tout balbutiant.

Il me raconta qu'il avait souffert par ci par là de la fièvre, et qu'il était très faible. Il avait bien l'air de tout cela; mais, dans le temps où je les observais, l'homme et le chien parurent tous deux regrandir à leurs tailles naturelles, exactement comme des pommes séchées regonflent dans l'eau. Le chien était sur l'épaule de l'homme, sur sa poitrine et sur ses pieds tout à la fois, de sorte que la voix de Stanley n'arrivait qu'à travers un nuage de Garm—de Garm suffoquant, sanglotant, bavant. Stanley, d'ailleurs, ne dit rien de clair, à mon sens, sinon qu'il s'était cru sur le point de mourir, mais que maintenant il se sentait tout à fait bien, et n'allait plus renoncer à Garm en faveur de quiconque ne serait point Belzébuth en personne.

Puis il déclara qu'il avait faim, qu'il avait soif, et se sentait heureux.

Nous descendîmes prendre le thé à la petite hôtellerie, où Stanley se bourra de sardines et de gelée de framboises, de bière, de mouton froid et de pickles, dans les moments où Garm ne grimpait pas sur lui. Après quoi Vixen et moi nous nous apprêtâmes à poursuivre notre chemin.

Garm vit tout de suite ce qu'il en était. Il me dit adieu par trois fois, en me tendant les deux[Pg 107] pattes, l'une après l'autre, et en me sautant à l'épaule. Il nous escorta encore, en chantant des hosannas à tue-tête durant un mille sur la route. Après quoi il courut rejoindre son maître.

Vixen n'ouvrit pas la gueule; mais, le froid crépuscule arrivant, et comme on apercevait les lumières de Simla au loin dans la montagne, elle souffla du nez sur le devant de mon manteau. Je le déboutonnait, et la fourrai dedans. Elle eut alors un petit reniflement de béatitude, et tomba profondément endormie, la tête sur mon sein, jusqu'au moment où nous débarquâmes à Simla, deux des quatre plus heureuses gens du monde, ce soir-là.


[Pg 111]

LA RUCHE MÈRE

Si le fonds n'eût été vieux et encombré, jamais la Teigne[10] n'y eût pénétré; mais où il y a pléthore d'abeilles sur le rayon, là nécessairement surviennent la maladie ou les parasites. La chaleur de la ruche s'était élevée avec la miellée de juin, et, quoique les ventileuses travaillassent à entretenir la fraîcheur, au point d'en avoir mal aux ailes, tout le monde souffrait.

[10] La «teigne», en apiculture, est la galleria cereana (gallérie de la cire) ou fausse teigne des ruches.

Une jeune abeille grimpa la planchette d'abordage toute poissée et toute piétinée:

«Faites excuse, dit-elle, mais c'est mon premier vol de miel. Vous seriez bien aimable de me dire si c'est ma...

—Ta ruche? brusqua la Sentinelle. Oui! Rentre, et va-t'en bourdonner dans ton fumier de couvain! A une autre!

—Peuh!» s'écrièrent une demi-douzaine de vieilles ouvrières aux nerfs aussi usés que les ailes.

[Pg 112]

Et il y eut un instant de lutte et de murmure.

La petite Teigne grise, blottie dans une fente de la planchette d'abordage, avait passé toute la journée à guetter cette occasion. Elle s'insinua comme une ombre, et sachant que les anciennes lui feraient opérer demi-tour incontinent, s'esquiva dans un cadre de couvain, où les novices, qui n'avaient encore vu ni les vents souffler ni se balancer les fleurs, causaient politique. Ici, elle était sauve, attendu que la jeune abeille tolérera toujours n'importe quelle espèce d'intrus. Derrière elle s'en venait l'abeille qui avait essuyé l'argot de la Sentinelle.

«Et qu'est-ce que tu dis du monde? demanda une compagne.

—Rien de fameux! J'apporte une pleine charge de tout ce qu'il y a de bon en denrée, et voilà que la Sentinelle m'envoie «bourdonner dans mon sale couvain!»

Elle s'assit dans le courant d'air frais qui passait sur les rayons.

«Il fallait entendre, dit d'une voix soyeuse la Teigne, le ton qu'a pris la Sentinelle pour insulter notre sœur. Toute la communauté en a été révoltée.»

Elle pondit un œuf. C'était pour cela qu'elle s'était introduite.

«Il y a eu, en effet, un peu de chahut à la porte,[Pg 113] dit en riant Mélissa. Vous étiez là, mademoisel... le?...»

Elle ne savait comment au juste s'adresser à la svelte étrangère.

«Ne m'appelez pas «mademoiselle». Je suis une sœur pour tous les affligés... une simple sœur converse. Le cœur m'a saigné de vous voir courbée sous votre fardeau.»

La Teigne caressa Mélissa de ses délicates antennes, et pondit un autre œuf.

«Mais on ne pond pas ici! s'écria Mélissa. Vous n'êtes pas Reine.

—Ma chère petite, je vous donne ma parole d'honneur la plus solennelle que ce ne sont pas des œufs. Ce sont mes principes, et me voici prête à mourir pour eux. (Elle éleva un peu la voix pour dominer le bruissement mêlé de va-et-vient qui l'entourait.) S'il vous plaisait de me tuer, vous savez, ne vous gênez pas.

—Voyons, ne sois pas méchante, Mélissa, dit une jeune abeille, impressionnée par les chastes plis de l'aile dont la Teigne voilait sa ponte incessante.

—Moi! Mais, je n'ai rien fait, repartit Mélissa. C'est elle qui fait tout.

—Ah! ne vous préparez pas de remords pour l'avenir, et, quoi qu'il arrive, inscrivez-moi sur la[Pg 114] page de ceux qui auront chéri leurs compagnons de labeur.»

Tout en pondant son œuf à chaque sanglot, la Teigne recula dans un rassemblement de jeunes abeilles, et laissa Mélissa perplexe et ennuyée. Alors, celle-ci éleva sa petite voix pour crier:

«Vivres!»

Et cela jusqu'à ce qu'une équipe de chargeuses d'alvéoles la hélât; sur quoi elle leur laissa sa charge.

«Je crains de t'avoir envoyée coucher, tout à l'heure, dit une voix par-dessus son épaule. Je viens de faire trois heures de faction à la porte, et on enverrait, après cela, coucher la Reine elle-même. Tu ne m'en veux pas?

—Pas le moins du monde, répondit gaiement Mélissa. Je serai moi-même de faction un de ces jours. Et maintenant, qu'est-ce qu'il faut faire?

—On parle de papillons Tête-de-Mort. Envoie une équipe de jouvencelles à la porte, et dis-leur de la rétrécir à l'aide d'une couple de forts piliers de raclure de cire. Cela va surchauffer la Ruche, mais nous ne pouvons pas avoir de ces Têtes-de-Mort en pleine miellée.

—Par mes ailes! je te crois!»

Mélissa nourrissait toute la haine héréditaire d'une bonne et brave abeille contre ce gros larron des ruches, criard et emplumé.

[Pg 115]

«Debout! cria-t-elle dans les lignes des jouvencelles. Toutes celles d'entre vous qui ne nourrissent pas, oust! Des piliers de raclure de cire pour la po...orte!»

Elle chanta l'ordre tout au long.

«Bêtises, que tout cela! repartit une duveteuse abeille d'un jour. D'abord, je n'ai jamais entendu parler de Tête-de-Mort entrant dans une ruche. Les gens ne font pas de ces choses-là! En second lieu, construire des piliers pour les empêcher d'entrer, c'est pure malice de Cypriotes, indigne d'abeilles britanniques. En troisième lieu, fiez-vous au Tête-de-Mort, il se fiera à vous. La construction de piliers indique le manque de confiance. Notre chère sœur en gris le dit bien.

—Oui. Les piliers n'ont rien d'anglais, ne sont qu'une provocation, et constituent une perte de cette cire nécessaire à des fins plus hautes et plus pratiques, dit la Teigne, du fond d'une cellule à provisions vide.

—La sûreté de la Ruche est la chose la plus haute dont j'aie entendu parler. Vous n'allez pas nous apprendre à refuser le travail? fit Mélissa.

—Vous m'interprétez mal, comme toujours, ma jolie. Le travail est l'essence de la vie; mais faire la dépense d'une vitalité précieuse et fragile, jointe à un réel labeur, pour conjurer un danger imaginaire, voilà qui est d'une navrante absurdité![Pg 116] Si je peux seulement enseigner ici un... un peu de tolérance... un peu de bonté naturelle vis-à-vis de ce vieux loup-garou que vous appelez Tête-de-Mort, je n'aurai pas vécu en vain.

—Pour sûr, qu'elle n'a pas vécu en vain, la pauvre chérie! s'écrièrent vingt abeilles à la fois. Tu vois bien que c'est une sainte, Mélissa! Elle se consacre uniquement à propager ses principes, et... et... ce qu'elle est gentille!»

Une vieille abeille déplumée s'en vint vers le rayon:

«Les ingénieurs, à la porte! Allez-vous-en me mâcher de la raclure de cire. Oust!» dit-elle.

La Teigne s'éclipsa.

Les jeunes abeilles descendirent du cadre en troupe, toutes chuchotantes.

«Qu'est-ce qu'il leur prend? dit l'ancienne. Pourquoi s'appellent-elles «mon petit chou» et «ma mignonne»? Ce doit être le temps. (Elle eut un reniflement inquiet.) Ce que cela sent le renfermé, ici! Comme de vieilles couettes. Pas de Teigne, je suppose, Mélissa?

—Pas que je sache», répondit Mélissa, laquelle, cela va sans dire, ne connaissait la Teigne que comme une dame à principes, et n'eût jamais songé à signaler sa présence.

Elle avait toujours entrevu les Teignes sous l'armure de libellules rouge-sang.

[Pg 117]

«Vous feriez bien de ventiler ce coin un instant,» dit la vieille abeille.

Et elle s'éloigna.

Mélissa laissa tomber la tête aussitôt, s'établit solidement sur ses pattes de devant, et, soumise, se mit à ventiler à la marche réglementaire—trois cents coups à la seconde. La ventilation est une chose qui met le caractère de l'abeille à l'épreuve, attendu qu'il faut à celle-ci se tenir tout le temps à la même place, où tout le temps il lui semble qu'elle ne fait rien de bon sans pour cela cesser d'user sa seule et unique paire d'ailes. Or, abeille qui ne peut voler ne doit vivre; et l'abeille le sait bien. La Teigne reparut, et se remit à caresser Mélissa.

«Je vois, murmura-t-elle, que de cœur vous êtes des nôtres.

—Je suis de la Ruche, repartit sèchement Mélissa.

—C'est tout un. Nous et la Ruche ne formons qu'une même chose.

—Alors, pourquoi vos antennes diffèrent-elles des nôtres? Pas besoin de me presser comme cela!

—Ne soyez donc pas province, carissima. Vous ne pouvez faire que tout l'univers soit pareil... pas encore.

—Mais pourquoi diable pondez-vous? insista Mélissa. Vous pondez comme une Reine... sauf[Pg 118] que vous laissez tomber vos œufs tout partout par plaques. Je vous ai vue à l'œuvre.

—Ah, bel Argus! C'est ainsi que vous avez saisi mon petit truc. En effet, ce sont des œufs. Tout à l'heure, ils répandront nos principes. Vous n'êtes pas contente?

—Vous m'avez donné votre parole d'honneur la plus solennelle que ce n'étaient pas des œufs.

—C'est là tout mon petit truc, ma très chère... pour le bien de la cause. Maintenant, allons dire deux mots à la jeunesse.»

La Teigne courut d'un pas léger vers le quatrième cadre de couvain, où les jeunes abeilles étaient occupées à empâter les nourrissons.

Il faut un certain temps à une honnête abeille pour éventer un mensonge soutenu et malintentionné. «Elle est tout velours et toute douceur,» fut tout ce que se dit Mélissa. «Mais son parler rappelle le goût du miel de lierre. Je ferais aussi bien de retourner aux champs.»

Elle trouva la porte livrée au désordre et à la mauvaise humeur. Les jouvencelles de faction aux piliers avaient refusé de mâcher la raclure de cire, sous prétexte que cela leur faisait mal aux mandibules, et hurlaient après de la drogue vierge.

«Tout, mais qu'on en finisse! dirent les gardiennes harcelées. Allons, en grappe, celles à qui[Pg 119] cela chante, et fabriquez-nous de la cire pour ces sœurs à la dent feignante!»

Avant qu'une abeille puisse fabriquer de la cire, il lui faut se gorger de miel. Alors, elle grimpe à la recherche d'un appui solide, et reste là, suspendue, tandis que d'autres abeilles repues s'accrochent à elle en grappe. Alors, elles attendent en silence que la cire vienne. Les écailles sont enlevées des poches de la fabricante par les ouvrières, ou tombent en tintant sur ces ouvrières tandis qu'elles attendent également. Celles-ci les mâchent (non mâchées, elles ne servent à rien) en cette cire de la Ruche qui tout soutient et tout englobe.

Et voilà, maintenant, que la grappe à cire à peine en position, les ouvrières du dessous recommencent à rouspéter.

«Descendez! Descendez travailler! Allons, tas de Turques parasites! N'allez pas vous mettre en tête que vous allez jouir là-haut, tandis que nous sommes ici en bas à nous esquinter!»

La grappe tressaillit. De patte de devant à patte de derrière, un malaise l'avait parcourue toute. A la fin, une ouvrière s'élança, empoigna la cirière la plus basse, et resta suspendue, à gigoter au-dessus de ses compagnes.

«Moi aussi, je ferai bien de la cire! brailla-t-elle. Qu'on me remplisse le ventre, et je vous en ferai des tonnes!

[Pg 120]

—Faites-en, alors!» dit l'abeille à laquelle elle s'était accrochée.

Le mot interrompit le courant qui tenait la grappe ensemble. Celle-ci se secoua et rayonna comme une fourrure de chat dans les ténèbres.

«Décroche! murmura-t-elle. Pas de cire pour personne, aujourd'hui.

—Espèces de feignantes! Au travail, et tout de suite, pour produire notre cire, dirent les abeilles du dessous.

—Impossible! La ferveur est partie. Pour fabriquer votre cire, il nous faut silence, chaleur et nourriture. Décroche! Décroche!»

Elles se désagrégèrent tout en murmurant, et se fondirent parmi les autres abeilles, dont rien, il va de soi, ne les distinguait.

«Me semble, somme toute, qu'il va falloir mâcher de la raclure de cire pour ces sales piliers, dit une ouvrière.

—Non pas, par tout un rayon! s'écria la jeune abeille qui avait fait s'égrener la grappe. Ecoutez: j'ai passé plus de vingt minutes à étudier la question. C'est simple comme de dégringoler d'une pâquerette. Vous n'avez pas été sans entendre parler de Cheshire, Root et Langstroth[11]

[11] Célèbres autorités en matière d'apiculture.

[Pg 121]

Quoique n'en ayant jamais entendu parler, elles n'en crièrent pas moins:

«Ce brave Langstroth!

—En voilà trois qui savent tout ce qu'on peut savoir en matière de ruches. C'est un de ces cocos-là qui doit avoir fabriqué la nôtre, et, s'il l'a fabriquée, c'est à lui d'y veiller. La nôtre est une Ruche brevetée S.G.D.G. Il n'y a qu'à regarder sur l'étiquette collée derrière.

—Vive le brevet! Vive l'étiquette collée derrière! rugirent les abeilles.

—Eh bien! puisqu'il en est ainsi, moi, je dis que, quand nous découvrirons qu'ils nous ont trahis, nous pouvons tirer d'eux une terrible vengeance.

—Vive la vingince! Vive le brave Root! Assez! La grève!»

La foule poussa des acclamations, et se dispersa au moment où Mélissa la fendait.

«Pardon, mais sais-tu où habitent Langstroth, Root et Cheshire, au cas où tu aurais besoin d'eux? demanda-t-elle à l'orateur bouffi d'orgueil et haletant.

—Que me cloue la mélasse, si je sais seulement s'ils ont jamais existé! Mais ne sont-ce pas là de beaux noms autour de quoi bourdonner? Avez-vous vu si cela a émoustillé la communauté?

—Oui, mais ce n'est pas cela qui garde la Porte.

—Ah! c'est peut-être vrai, mais juge combien[Pg 122] ma position est délicate, ma sœur. Je suis pourvue d'un magnifique appétit, et le travail n'est pas mon fort. C'est mauvais pour les méninges. Mon instinct me dit que je peux avoir de l'action sur les autres à titre de frein. Sans moi, elles auraient été pires.»

Mais Mélissa était déjà dans le libre espace, en train de gouverner vers un de ces carrés de trèfle blanc encore vierges, qui, pour une abeille surmenée, possèdent les vertus calmantes du vulgaire tricot pour une femme.

«Je crois que je vais porter cette charge aux crèches, dit-elle, lorsqu'elle eut fini. C'était toujours tranquille par là, de mon temps.»

Et elle ajouta deux petits pains de pollen d'extra pour les nourrissons.

Elle fut, sur le quatrième rayon de couvain, reçue par un flot de sœurs surexcitées, toutes bourdonnant à la fois.

«Chacune à son tour! Laissez-moi déposer ma charge. Voyons, qu'y a-t-il, Sacharissa?

—La Sœur Grise... cette duveteuse, j'entends... voilà-t-il pas qu'elle vient nous raconter que nous devrions être dehors au soleil à récolter du miel, parce que la vie est courte. Elle a dit que n'importe quelle abeille pouvait prendre soin de nos nourrissons, et qu'il arriverait un jour où les vieilles abeilles le feraient. Ce n'est pas vrai, Mélissa, n'est-ce pas? Il n'y a pas de vieilles abeilles qui puissent[Pg 123] nous enlever à nos nourrissons, n'est-ce pas?

—Bien sûr. Vous nourrissez les bébés tant que vous avez la tête douce. Dès qu'elle durcit, vous passez aux champs. Chacun sait ça.

—Nous le lui avons dit. Dit et répété. Mais elle s'est contentée d'agiter ses antennes, et a déclaré qu'il nous suffirait de le vouloir pour pondre toutes comme des reines. Et je crains bien qu'il n'y en ait des tas parmi les sœurs les plus impressionnables pour la croire et pour être en train de le faire. C'est un problème si angoissant!»

Sacharissa courut à une cellule d'ouvrière, scellée, dont l'opercule battait, attendu que l'abeille qui était dedans commençait à se frayer passage.

«Venez-vous-en, mon chou!» murmura-t-elle.

Et, de l'autre côté, elle amincit la frêle capsule.

Une chose pâle, moite, ridée, se haussa péniblement jusqu'au rayon. Le ton de Sacharissa changea aussitôt.

«Pas de temps à perdre! Monte sur le cadre te nettoyer! dit-elle. Inscris-toi parmi les nourrices de mon service pour demain soir, six heures. Attends un peu. Qu'est-ce que tu as à la troisième patte droite?»

La jeune abeille tendit sa patte en silence—une patte de faux-bourdon, il n'y avait pas à s'y tromper! incapable de paqueter le pollen.

«Merci. Inutile de t'inscrire jusqu'à après-demain matin.»

[Pg 124]

Sacharissa se retourna vers sa compagne:

«C'est le cinquième Phénomène éclos aujourd'hui dans mon service depuis midi. Je n'aime pas beaucoup cela.

—Il y en a toujours un certain nombre, dit Mélissa. On ne peut empêcher quelques rares sœurs ouvrières de pondre de temps à autre, lorsqu'elles se nourrissent trop. Elles ne donnent naissance qu'à de faux-bourdons nains.

—Mais, pour le moment, nous ne faisons éclore que des faux-bourdons à ventres d'ouvrières, des ouvrières à ventre de faux-bourdons; des albinos et des pattes-mêlées qui ne peuvent pas paqueter le pollen... comme ce môme là-bas. Je n'aime pas plus que vous les faux-bourdons nains... ils meurent tous en juillet... mais cette éclosion constante de Phénomènes n'est pas sans m'effrayer, Mélissa!

—Comme c'est mesquin de votre part! Ils sont tous si délicieusement intelligents, imprévus et intéressants, flûta la Teigne du fond d'une fente, au-dessous d'elles. Venez ici, mon poussin, et racontez-nous toute votre petite histoire.

—Qu'il y aille et nous fiche la paix!»

Sacharissa baissa la voix.

«Elle va au-devant de ces... heu... Phénomènes, dès qu'ils s'en vont se nettoyer, et les bichonne dans les coins.

—Je crois que la vérité, c'est que nous sommes[Pg 125] trop nombreuses et trop bien nourries pour essaimer, dit Mélissa.

—Oui, c'est la vérité,» dit la voix de la Reine derrière elles.

Elles n'avaient pas entendu le lourd pas royal qui fait vibrer les cellules vides. Sacharissa lui offrit aussitôt à manger. Elle mangea et porta son corps pesant en avant.

«Pouvez-vous suggérer un remède? dit-elle.

—Les nouveaux principes! s'écria la Teigne du fond de sa crevasse. Nous en ferons l'application tranquillement... plus tard.

—Supposez que nous fassions sortir un essaim? suggéra Mélissa. La saison est un peu avancée, mais cela pourrait nous soulager.

—Cela nous sauverait, mais je connais la Ruche! Vous allez voir par vous-même.»

La vieille Reine jeta le Cri d'Essaimage, lequel, pour une abeille de bon sang, doit être ce qu'était la trompette pour le cheval de Job. En dépit du grand âge de la souveraine (trois ans), le cri retentit entre les cagnons des cadres à l'instar d'un pibroch dans une passe de montagnes; les ventileuses, changeant de note, le reprirent dans chaque galerie, et les mâles aux larges ailes, trapus et impatients, l'achevèrent en une vibrante explosion de clairons:

[Pg 126]

«La Reine le veult! Essaime! Essai-aime! Essai-ai-aime!»

Mais le grondement qui eût dû suivre l'appel, faisait défaut. On entendit une sorte de grommellement entrecoupé, pareil au murmure de la marée descendante.

«Essaimer? Pourquoi faire? Vous me voyez quittant une bonne Ruche pourvue de cadres à barre et de fondations fixes pour quelque vieux chêne pourri, dehors, à la belle étoile, où il peut pleuvoir à toute minute! Nous sommes très bien comme cela! C'est une Ruche brevetée S.G.D.G. Pourquoi veut-on nous congédier? A la mélasse l'essaimage! L'essaimage n'a été inventé que pour frustrer l'ouvrière de son peu de bien-être. Allons nous coucher!»

Le bruit s'éteignit au fur et à mesure que les abeilles s'installaient pour la nuit dans des cellules vides.

«Vous entendez? dit la Reine. Je connais la Ruche!

—Tout à fait entre nous, c'est moi qui leur ai appris cela, cria la Teigne. Attendez que mes principes se développent, et vous allez voir la lumière jaillir par ailleurs.

—Pour une fois vous dites vrai, dit la Reine, en changeant de ton, car elle reconnut la Teigne. Cette lumière-là apparaîtra au sommet de la[Pg 127] Ruche. Une fumée asphyxiante la suivra, et il n'y aura pas de crevasses capables de cacher vos enfants.

—Est-ce Dieu possible? chuchota Mélissa. J'ai... nous avons parfois entendu parler d'une légende comme cela.

—Ce n'est pas une légende, repartit la vieille Reine. Je le tiens de ma mère, qui le tenait de la sienne. Une fois que la Teigne aura atteint de la force, une ombre tombera en travers de la porte; une voix se fera entendre de derrière un voile; il y aura lumière, fumée asphyxiante et tremblement de terre; et celles qui vivront verront tout ce qu'elles ont fait, réuni en un tas, et réduit à l'état de cendres, en un Grand Feu.»

La vieille Reine prétendait raconter ce qui lui avait été raconté à elle-même à propos du procédé employé par l'Eleveur d'Abeilles à l'égard d'une ruche infectée dans le rucher, il y avait deux ou trois saisons; et naturellement, de son point de vue, l'affaire était tout aussi importante que le Jugement Dernier.

«Et alors? demanda Sacharissa saisie d'horreur.

—Alors, j'ai entendu raconter qu'une petite lumière brillera dans de profondes ténèbres, et que peut-être le monde recommencera de nouveau. Pour moi, je ne pense pas.

[Pg 128]

—Peuh! peuh! cria la Teigne. Vous autres, gros et gras bourgeois, vous prophétisez toujours la ruine si les choses ne marchent pas exactement comme vous l'entendez. Mais je vous accorde qu'il se produira des changements.»

En effet. Lorsque ses œufs furent éclos, il se trouva que la cire était criblée de petits tunnels, tout encrassée de la défroque des chenilles. Des traces lainues couraient sur les réserves de miel, les garde-manger de pollen, les fondations, et, pis que tout, sur les nourrissons dans leurs berceaux, au point que les balayeuses passaient la moitié de leur temps à jeter dehors les petits corps désormais inutiles. Les traces se terminaient en une sorte de méli-mélo visqueux sur la surface du rayon. Les chenilles ne pouvaient s'empêcher de filer tout en se promenant, et, comme elles se promenaient partout, elles souillaient et trifouillaient tout. Même là où les abeilles ne s'en enchevêtraient pas les pattes, l'odeur de rance et d'aigre qu'exhalait la chose les faisait planter là leur travail, quoique certaines abeilles qui s'étaient mises à pondre prétendissent que cela les encourageait à devenir mères et, de la sorte, à maintenir un intérêt primordial dans l'existence.

Lorsque les chenilles se changèrent en phalènes, elles se lièrent d'amitié avec les Phénomènes toujours de plus en plus nombreux—albinos, pattes-mêlées,[Pg 129] amalgames unioculés, faux-bourdons sans physionomie, semi-reines et sœurs pondeuses; et la troupe toujours diminuante du vieux fonds perdait le duvet et s'éraillait l'aile à nourrir ces étranges fardeaux.

La plupart des Phénomènes ne voulaient pas et beaucoup, à cause de leurs vices de conformation, ne pouvaient pas venir à bout d'une journée de travail aux champs; mais les Teignes, toujours fourrées sur les rayons à couvain, leur trouvaient de faciles occupations intérieures. Un albinos, par exemple, divisa le nombre de livres de miel en réserve par le nombre d'abeilles habitant la Ruche, et démontra que si chaque abeille ne recueillait du miel que sept minutes trois quarts par jour, elle aurait le reste du temps pour elle, et pourrait accompagner les faux-bourdons en leurs vols nuptiaux. Les faux-bourdons trouvèrent la chose mauvaise.

Un autre, un faux-bourdon sans yeux, sans même d'antennes, déclara que toutes les cellules à couvain devraient être des cercles parfaits, de façon à n'empiéter ni chez la nymphe ni chez les ouvrières. Il démontra que la vieille cellule à six pans était uniquement due à ce que les ouvrières construisent l'une contre l'autre sur chaque paroi opposée du mur, et que si l'on supprimait ces empiètements, du coup l'on supprimerait les[Pg 130] angles qui enlèvent à la vie son accord harmonieux.

Quelques abeilles firent l'essai du nouveau plan pendant un certain temps, et s'aperçurent qu'il coûtait huit fois plus de cire que le vieux devis à six côtés; et, comme on ne laissait jamais une grappe se former pour fabriquer de la cire en paix, la vraie cire était rare. Toutefois, elles suppléèrent à leur tâche au moyen de vernis volé à des cercueils neufs dans les enterrements, ce qui leur fit quelque peu mal au cœur. Puis elles se mirent à prélever un tribut à la ronde sur les raffineries et les brasseries, trouvant que c'était le moyen le plus commode de se procurer des matériaux; et il va sans dire qu'une fois en provision le mélange de glucose et de bière fermenta et gonfla les cellules au point de les déformer, sans parler de l'abominable odeur qui s'en dégagea. Il y en eut parmi les abeilles saines pour les avertir que le bien mal acquis ne profite jamais. Mais les Phénomènes, les entourant aussitôt, les pressèrent à mort. C'était une façon de châtier dont elles raffolaient presque autant que de manger, bien qu'à ce dernier égard elles attendissent tout des abeilles saines. Chose assez curieuse, le vieil instinct séculaire de loyauté et de dévouement envers la Ruche faisait que celles-ci se prêtaient à cet abus, plutôt que d'obéir au bon sens qui leur conseillait de s'esquiver pour se joindre à quelque fonds bien portant du rucher.

[Pg 131]

«Eh bien, qu'en dis-tu, du travail de sept minutes trois quarts? demanda, un jour, Mélissa, en rentrant. J'y ai passé cinq heures, et je n'ai qu'une demi-charge.

—Oh! la Ruche vit du miel de ruche, que la Ruche produit, dit un Phénomène aveugle, accroupi dans une cellule à provisions.

—Mais le miel se recueille dehors sur les fleurs, parfois à deux milles d'ici, s'écria Mélissa.

—Pardonnez-moi, dit la chose aveugle, en pompant de toutes ses forces. Mais, ceci est la Ruche, n'est-ce pas?

—Cela l'était. Pour le plus grand malheur, cela l'est.

—Et le miel de ruche est ici, n'est-ce pas?»

La Chose ouvrit une nouvelle cellule à provisions pour le prouver.

«Ou...ui; mais sur le pied d'un pareil impôt, il n'y sera pas longtemps, dit Mélissa.

—Les impôts n'ont rien à voir avec lui. Cette Ruche-ci produit le miel de ruche. Vous autres, braves gens, ne semblez jamais saisir la simplicité économique qui est la base de toute existence.

—Bon sang de bon sang! s'écria Mélissa. As-tu jamais dépassé le seuil de la porte?

—Non, certes. Les yeux de l'insensé sont au bout de la terre[12]. Les miens sont dans ma tête.»

[12] Proverbes, ch. XVII, verset 24.

[Pg 132]

Il se gorgea à en devenir bouffi.

Mélissa chercha un refuge dans son ingrat travail des champs, et raconta l'histoire à Sacharissa.

«Peuh! dit cette abeille avisée, en se démenant autour d'une vieille bique de chardon. Raconte-nous du neuf. La Ruche en est pleine de comme lui.

—Comment cela finira-t-il? Tout le miel s'en va sans qu'il en arrive d'autre. Les choses, c'est évident, ne sauraient durer longtemps ainsi! dit Mélissa.

—Bah! repartit Sacharissa, je sais maintenant ce que pensent les faux-bourdons à la veille d'être tués. Courte et bonne pour moi!

—Si seulement elle était bonne! Mais pense à ces terribles Phénomènes, bancroches et solennels, qui nous attendent à la maison, rampant, grimpant, prêchant, et salissant tout dans l'ombre.

—Cela m'inquiète moins que leurs sottes rengaines, après qu'ils se sont fait nourrir par nous, sur le travail parmi les jasmins et les roses, dit Sacharissa des profondeurs d'une campanule passée.

—Pas moi. Et notre Reine? demanda Mélissa.

—Acceptant facilement son désespoir, comme toujours. Mais elle pond son œuf par-ci par-là.

—Vraiment?»

[Pg 133]

Mélissa, d'une secousse, sortit à reculons de la campanule voisine.

«Suppose, présentement, que nous autres, bonnes ouvrières, nous essayions d'élever une princesse dans quelque coin bien propre?

—Tu aurais du mal à en trouver un. La Ruche n'est que teignes et ordures. Mais, quoi?

—Une princesse pourrait nous rendre service au moment de cette Voix derrière le Voile dont parle la Reine. Et tout vaut mieux que de travailler pour des Phénomènes qui chantent les louanges du travail dont ils sont incapables, et gâchent ce que nous rapportons à la maison.

—Bah! fit Sacharissa. Je marche avec toi, histoire de rire. Les Phénomènes nous presseraient à mort, s'ils savaient cela. Rentrons, et à l'œuvre.


La place manque pour raconter comment Mélissa, remplie d'expérience, trouva un cadre écarté, tellement sali, tellement maltraité par les essais abandonnés de construction de cellules que les abeilles, par simple pudeur, jamais n'y mettaient les pattes. Comment, dans cette ruine, elle ébaucha une cellule royale de bonne cire, qu'elle défigura à l'aide de décombres au point de lui donner l'apparence du plus abandonné des kopjes. Comment elle décida la Reine désespérée à faire un suprême effort et à pondre un œuf méritoire. Comment la[Pg 134] Reine obéit et en mourut. Comment sa carcasse efflanquée fut jetée aux ordures, et comment une multitude de sœurs pondeuses s'en allèrent de côté et d'autre, semant des œufs de faux-bourdon où bon leur semblait, et déclarant qu'il n'était plus besoin de Reines. Comment, à l'abri de cette confusion, Sacharissa apprit à certaines jeunes abeilles à dresser certaines abeilles nouveau-nées dans l'art presque perdu de fabriquer la bouillie royale. Comment le nectar à ce destiné s'obtint au prix d'heures passées sous la morsure de vents glacés. Comment l'œuf caché se prouva conforme aux espérances—non pas un œuf de faux-bourdon, mais un œuf de princesse du sang. Comment il fut recouvert, et comment on travailla désespérément à alimenter et suralimenter les Phénomènes maintenant pullulants, de peur que la moindre interruption dans les fournitures de vivres ne les poussât à entreprendre des recherches; ce qui, avec leurs rengaines sur le travail, était leur amusement favori. Comment, en une heure propice, par une nuit sans lune, la princesse apparut,—une princesse, oui-da, et comment Mélissa la fit passer clandestinement dans un magasin à miel, obscur et vide, afin d'y attendre son heure; et comment les faux-bourdons, devinant sa présence, vinrent rôder en chantant les profondes et impudiques chansons d'amour d'antan—au scandale des sœurs pondeuses qui n'aiment pas[Pg 135] le mâle. Tout cela, vous le trouverez écrit dans le Livre des Reines, lequel on tient enfermé au creux du grand frêne Ydrasil.

Au bout de quelques jours, le temps changea de nouveau pour devenir magnifique. Il n'était pas jusqu'aux Phénomènes qui ne se joignissent à la foule en train de prendre l'air sur la planchette d'abordage, et ne chantassent le travail parmi les jasmins et les roses, à faire croire, pour une oreille inexercée, que c'était le bourdonnement d'une ruche à l'œuvre. La vérité, c'était que le miel se trouvait depuis longtemps mangé. On vivait au jour le jour sur les efforts d'une poignée de bonnes abeilles, tandis que la Teigne rongeait et consumait encore leur cire archi-perdue. Mais les bonnes abeilles se gardaient d'en parler. Elles savaient que, dans le cas contraire, les Phénomènes organiseraient quelque réunion et les presseraient à mort.

«Pour lors, vous voyez ce que nous avons fait, dirent les Teignes. Nous avons créé tout à nouveau: matériel, entente, type, comme nous l'avions promis.

—Et de nouveaux aperçus pour nous, dirent les sœurs pondeuses d'un air satisfait. Vous nous avez montré la vie sous un nouvel aspect, essentiel et souverain.

—Mieux que cela, chantèrent les Phénomènes, en se chauffant au soleil. Vous avez créé un nouveau[Pg 136] ciel et une nouvelle terre. Un ciel sans nuages et accessible (c'était par un soir d'août accompli), et une terre fertile en jasmins et en roses, qui n'attendent que notre honnête labeur pour se voir tous convertis en richesses. L'... heu... Aster, et le Crocus, et la... heu... Cardamine en leur saison[13], le Chrysanthème selon son espèce[14], et la Boule de Neige en toute abondance[15], par-dessus le marché.

[13] Job, ch. V, v. 26.

[14] Genèse, ch. I, v. 11.

[15] Genèse, ch. I, v. 21.

—O saint Hymette! dit Mélissa, frappée d'horreur. Je savais qu'ils ignoraient comment se faisait le miel, mais ils ont oublié l'ordre de succession des Fleurs! Qu'adviendra-t-il d'eux?»

Une ombre se projeta sur la planchette d'abordage. C'était le Maître de Ruches et son fils qui s'en venaient par là. Les Phénomènes se retirèrent, et une Voix derrière un Voile prononça:

«J'ai négligé la vieille ruche trop longtemps. Donne-moi l'enfumoir.»

Mélissa entendit, et d'un trait franchit la porte.

«Venez, oh! venez! cria-t-elle. C'est la fin prédite par la vieille Reine. Venez, princesse!

—Vraiment, vous êtes d'un archaïsme qui dépasse la permission, dit un Phénomène dans une galerie. Un nuage, j'admets, qui aura passé devant le soleil; pas de quoi, pour cela, prendre une attaque[Pg 137] de nerfs. Mais, par-dessus tout, pourquoi les princesses à l'heure où nous sommes? Vous rendez-vous compte que c'est l'heure du five o'clock communal? Bourdonnons le bénédicité.»

Mélissa passa sans répondre, sur ses six pattes. Sacharissa avait couru à ce qui restait du rayon de couvain fécondé.

«Sauve-qui-peut! cria-t-elle d'un bout à l'autre de sa brune étendue. Nourrices, gardes, ventileuses, balayeuses... dehors! Laissez les mômes. Ils sont mieux morts. Dehors, avant la lumière et la fumée asphyxiante!»

Le premier appel, clair et intrépide, de la princesse (Mélissa l'avait trouvée) s'éleva et résonna à travers tous les cadres:

«La Reine le veult! Essaime! Essai-aime! Essai-ai-aime!»

La Ruche chancela sous le tonnerre déchirant d'une couette collée qu'on arrachait de force.

«Ne vous inquiétez pas, mes chéries, dirent les Teignes. C'est notre affaire. Levez les yeux et vous verrez l'aurore des Temps Nouveaux.»

De la lumière apparut au sommet de la Ruche, comme la Reine l'avait prophétisé—une lumière crue sur les abeilles en ébullition.

Sacharissa ramassa son arrière-garde, laquelle coulait du cadre, tête baissée, et rejoignit le détachement de la princesse, en train de se frayer un[Pg 138] chemin vers la porte. Maintenant, la panique était à son comble, et il n'était pas une bonne abeille qui ne se trouvât sous l'étreinte de trois Phénomènes au moins. Le premier instinct d'une abeille qui a peur, c'est de fondre sur les réserves et de se gorger de miel; mais il ne restait pas de réserves, de sorte que les Phénomènes livraient combat aux bonnes abeilles.

«Il nous faut à manger, ou nous allons mourir! crièrent-ils en grimpant, s'accrochant et glissant, tandis que les silencieux perce-oreille, effarouchés, et les araignées minuscules se prenaient dans leurs pattes.

—Pensez à la Ruche, traîtresses! La Ruche sacrée!

—C'est avant, qu'il fallait y penser! crièrent les bonnes abeilles. Restez pour voir l'aurore de vos Temps Nouveaux.»

Elles atteignirent enfin la porte par-dessus les frêles corps de beaucoup à la formation desquels elles avaient contribué.

«En avant! Dehors! Là-haut! rugit Mélissa dans l'oreille de la princesse. Pour le salut de la Ruche! Au Vieux Chêne!»

La princesse quitta la planchette d'abordage, accomplit un cercle, s'élança à la plus basse branche du Vieux Chêne, et son petit essaim royal—vous l'eussiez couvert d'une chope—suivit, s'accrocha et resta là, pendu.

[Pg 139]

«Tenez serré! dit Mélissa haletante. Les vieilles légendes se sont vérifiées. Regardez!»

La Ruche se trouvait à demi cachée par la fumée à travers laquelle on voyait des formes se mouvoir. On entendit le craquement empoissé d'un cadre que l'on vit se hausser et tournoyer entre des mains énormes—une horreur pustuleuse, ventrue, irrémédiable de cire grise, de couvain corrompu et de petites cellules de mâles, le tout couvert de Phénomènes rampants, étrangers au soleil.

«Mais ce n'est pas une ruche! C'est tout un muséum d'histoire naturelle», dit la Voix derrière le Voile.

Ce n'était que le Maître de Ruches parlant à son fils.

«On ne peut leur en vouloir, mon père, dit une seconde voix. Elle est pourrie de Teignes. Voyez!»

Un autre cadre sortit. Un doigt fourgonna dedans, et tout se dispersa en paillettes bruissantes, en pourriture de cendres.

«Le cadre numéro quatre! C'était jadis le rayon chéri de votre mère, chuchota Mélissa à la princesse. Je l'ai vue y pondre quelques bons œufs.

—N'êtes-vous pas en train de confondre le pourquoi et le parce que? dit le Maître de Ruches.[Pg 140] La Teigne ne réussit que lorsque des abeilles faibles la laissent entrer.»

Un troisième cadre crépita et apparut à la lumière.

«Tout cela est plein de couvain d'ouvrières pondeuses. Cela n'arrive jamais que lorsque le fonds s'est affaibli. Phuu!»

Il le frappa sur son genou comme un tambourin, et le cadre s'éparpilla en miettes.

Le petit essaim tressaillit en regardant les nymphes de faux-bourdons nains se démener faiblement sur l'herbe. Plus d'une bonne abeille avait été de service sur ce cadre, sachant trop bien que son travail était inutile; mais la destruction d'un travail même inutile décourage le bon ouvrier qui en est témoin.

«Non, il y a encore de l'espoir, dit la seconde voix. Voici une cellule de Reine!

—Mais elle est cachée au diable parmi... Qu'est-ce qui a bien pu arriver à ces bestioles-là? On dirait qu'elles ne connaissent plus leur a b c

Le père montra le cadre où les abeilles avaient fait l'expérience de la cellule circulaire. On eût dit la tête grêlée d'un champignon vénéneux sur son déclin.

«Elles n'ont pas tout oublié, corrigea le fils. Il y a une rangée, au moins, de cellules parfaites.

—Mon travail, se dit Sacharissa. Je suis contente[Pg 141] de voir l'Homme me rendre justice avant...»

Ce cadre, lui aussi, se vit fracassé et jeté sur le tas des autres et des couettes infestées de perce-oreille.

Au fur et à mesure que les cadres se suivirent, l'essaim assista à la mise au jour, à l'examen public et à la destruction de tout ce qui avait été bien ou mal fait dans les moindres recoins de sa Ruche depuis des générations. Il se trouvait tel rayon noir, si vieux qu'elles avaient oublié où il pendait; tel rayon à provisions verni d'orange, de fauve et d'ocre, construit comme les abeilles avaient coutume de construire avant le temps des fondations artificielles; et il y avait un nouveau travail, petit, blanc, fragile. Il y avait feuilles sur feuilles de rayons à couvain unis, aplanis, qui avaient, en leur temps, renfermé des milliers et milliers d'ouvrières anonymes; des morceaux de rayon à faux-bourdons démodé, large et haut d'épaulement, montrant la taille où l'on comptait voir atteindre la nymphe des faux-bourdons; et deux magasins à miel profonds de deux pouces, magasins vides, mais encore de toute beauté; le tout formant un amalgame gluant de raclure de cire tire-bouchonnée sur les fils métalliques, de demi-cellules, d'essais abandonnés, ou de cellules grandioses, faibles de parois, composites, rafistolées à renfort de décombres et coiffées d'ordures.

[Pg 142]

Bon ou mauvais, chaque pouce en était à ce point criblé de galeries de teigne qu'il éclatait en nuages de poussière lorsqu'on le lançait sur le tas.

«Oh! voyez! s'écria Sacharissa. La Grande Flambée qu'a prédite notre Reine. Qui saurait en soutenir la vue?»

Une flamme lécha le monceau de décombres, et elles sentirent l'odeur de la cire qui roussit.

Les Figures s'accroupirent, soulevèrent la Ruche, et la secouèrent sens dessus dessous au-dessus du bûcher. Il s'en échappa toute une cascade de Phénomènes, de fragments de rayons brisés, d'écailles, de duvet et de nymphes, qui crépita, sifflota, péta un tantinet; après quoi les flammes s'élevèrent en grondant, et anéantirent tout cet aliment.

«Il faut désinfecter, dit une voix. Va me chercher une mèche soufrée. Veux-tu?»

La carcasse de la Ruche fut remise en place, une lumière installée dans son vide gluant; les Figures la reconstruisirent étage par étage, en fermèrent l'entrée, et s'en allèrent. L'essaim regarda la lumière filtrer toute la longue nuit à travers les fentes. A l'aube, une Teigne s'en vint voleter impudemment par là.

«Il y a eu erreur de calcul au sujet des Temps Nouveaux, mes très chères, fit-elle; on ne saurait s'attendre à voir les gens parfaits du premier coup. Ce fut notre méprise.

[Pg 143]

—Non, la méprise fut tout entière la nôtre, dit la princesse.

—Pardonnez-moi, repartit la Teigne. Quand on songe à l'énorme bouleversement... appelez-le bon ou mauvais... que notre influence a amené, vous admettrez bien que nous, et nous seules...

—Vous? répondit la princesse. Notre fonds manquait de force. C'est ce qui fait que vous êtes venues... comme serait venue toute autre maladie. Tenez bon, là, vous tous, mon petit peuple!»

Lorsque le soleil se leva, les Figures Voilées s'en vinrent, et aperçurent à l'extrémité de la branche leur essaim qui attendait patiemment en vue de la vieille Ruche—une poignée—mais prêt à recommencer.


[Pg 145]

PAR LA MALLE DE NUIT

UNE HISTOIRE DE L'AN DEUX MILLE DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

[Pg 147]

A neuf heures, par un soir orageux d'hiver, je me tenais sur les paliers inférieurs de l'une des tours de départ pour l'étranger de la G.P.O.[16]. Mon intention était d'aller faire un tour à Québec par la «Malle-Poste 162, ou telle autre désignée»; et ce fut le Directeur Général des Postes en personne qui contresigna l'ordre.

[16] General Post Office. En français: Direction Générale des Postes.

Ce talisman ouvrit toutes portes, jusqu'à celles du caisson d'expédition, au pied de la tour, où l'on était en train de délivrer le courrier du continent tout trié. Les sacs gisaient encaqués comme des harengs dans les longues nacelles grises que notre G.P.O. appelle encore «fourgons». Cinq de ces «fourgons» furent remplis sous mes yeux, et lancés par les coulisses pour aller se faire cadenasser à leurs malles en train d'attendre à trois cents pieds plus près des étoiles.

Du caisson d'expédition je fus conduit par un[Pg 148] fonctionnaire aussi courtois que prodigieusement savant—Mr. L.L. Geary, second expéditeur de la route de l'Ouest—à la Chambre des Capitaines (voilà qui éveille un écho de vieille romance), où les capitaines de la malle s'en viennent au moment de prendre leur service. Il me présente au capitaine du 162—le capitaine Purnall, ainsi qu'à sa relève, le capitaine Hodgson. L'un, petit et brun; l'autre, fort et rouge; mais nantis chacun de ce regard concentré et méditatif, caractéristique des aigles aussi bien que des aéronautes. Vous pouvez voir cela dans les portraits de nos coureurs professionnels, depuis L. V. Rautsch jusqu'à la petite Ada Warrleigh—cette insondable abstraction des yeux habituellement tournés vers l'espace nu.

Sur le tableau enregistreur de la Chambre des Capitaines, les flèches palpitantes d'une vingtaine d'indicateurs enregistrent, degré par degré géographique, la marche de tout autant de bâtiments en cours de rentrée. Le mot «Cap» s'en vient barrer la face d'un cadran; un gong retentit: la malle du milieu de chaque semaine du Sud Afrique vient de rentrer aux Tours d'Arrivée de Highgate. C'est tout. Cela rappelle d'une façon comique cette traîtresse de petite sonnette, qui, dans les greniers des colombophiles, notifie le retour d'un habitué.

«Voici l'heure d'appareiller, dit le capitaine Purnall. (Et l'on nous lance par l'ascenseur des[Pg 149] passagers au sommet des tours d'expédition.) Notre fourgon viendra s'adapter dès qu'il sera rempli et que les employés seront à bord...»

No 162 nous attend dans la cale E au plus haut palier. La grande courbe de son dos luit sous les lumières à l'instar d'un verglas, et quelque minuscule altération d'assiette fait qu'il se balance un peu dans ses saisines.

Le capitaine Purnall fronce le sourcil et pénètre à l'intérieur. Avec un doux sifflement, 162 vient s'arrêter de niveau comme une règle. De son cache-nez d'hiver d'Atlantique Nord (brillant d'usure comme un diamant à force de forer d'innombrables lieues de grêle, de neige et de glace) à l'entrée du tube d'étambot de ses trois arbres d'hélices extérieurs, il y a quelque chose comme deux cent quarante pieds. Sa largeur extrême hors bordage est de trente-sept. Comparez cela aux neuf cents pieds de long sur quatre-vingt-quinze de large de n'importe quel paquebot dernier cri, et vous vous rendrez compte de la force qui, à travers tous les temps, doit pousser pareille coque à plus que la vitesse, en cas d'urgence, du Cyclonic!

L'œil ne relève pas une couture dans le placage de l'enveloppe, à part le cheveu de fêlure du gouvernail d'avant—le gouvernail de Magniac, qui nous a assuré l'empire de l'air instable, et a laissé son inventeur sans le sou et presque aveugle. Il est[Pg 150] calculé selon la courbe d' «aile de mouette» de Castelli. Levez fractionnellement quelques pieds de cette presque invisible enveloppe, et le bâtiment fera des embardées de cinq milles à bâbord ou tribord avant qu'on s'en rende maître de nouveau. Mettez barre toute, et le voici qui revient dans son sillage comme une mèche de fouet. Poussez le tout en avant—il suffit pour cela d'un simple attouchement à la roue—et le voici qui glisse à volonté en haut ou en bas. Ouvrez le cercle complet du gouvernail, et vous le voyez présenter à l'air une tête de champignon qui le fera s'arrêter net à moins d'un demi-mille.

«Oui,—dit le capitaine Hodgson, répondant à ma pensée,—Castelli croyait avoir découvert le secret de se rendre maître des aéroplanes, alors qu'il avait seulement trouvé le moyen de gouverner les ballons dirigeables. Magniac, inventa son gouvernail afin d'aider les bâtiments de guerre à s'enfoncer l'un l'autre; la guerre passa de mode, et Magniac, lui, passa au cabanon, parce qu'il prétendait ne plus pouvoir servir son pays. Je me demande si aucun de nous sait jamais où réellement il va.

—Si vous voulez voir adapter le «fourgon», vous feriez bien d'embarquer. Voici l'heure,» dit Mr. Geary.

Je franchis la porte située par le travers. Il n'y a rien, ici, pour la parade. L'enveloppe intérieure[Pg 151] des réservoirs à gaz descend à moins d'un pied ou deux de ma tête, et s'arrête au tournant des bouchains. Les paquebots et les yachts dissimulent leurs réservoirs sous la décoration, mais la G.P.O. vous les sert tels que, sous une simple couche de peinture officielle grise. L'enveloppe intérieure se ferme à cinquante pieds de l'avant et à autant de l'arrière, mais la cloison étanche d'avant se trouve renfoncée à cause de l'appareil qui contrôle les forces d'expansion, de même que l'arrière est percé en vue des tunnels d'arbres d'hélices. La chambre de la machine est située presque sur le travers du bâtiment. A sa suite, s'étendant jusqu'au tournant des réservoirs d'avant, se trouve une ouverture—un panneau sans fond pour le moment—dans lequel on va fixer notre fourgon. On regarde en bas par-dessus les hiloires, à trois cents pieds, le caisson d'expédition d'où les voix retentissent vers le ciel. La lumière, au-dessous, s'obscurcit au bruit d'un tonnerre, tandis que notre fourgon s'élève sur ses coulisses. Rapidement, il passe de la grandeur d'un timbre-poste à celle d'une carte à jouer, d'un radeau, puis enfin d'un ponton. Les deux employés, son équipage, ne lèvent même pas les yeux lorsqu'il arrive en place. Les lettres à destination de Québec volent sous leurs doigts et sautent dans les casiers étiquetés, tandis que les deux capitaines et Mr. Geary s'assurent que le fourgon est bien adapté.[Pg 152] Un employé passe la feuille de route par-dessus l'hiloire du panneau. Le capitaine Purnall la vise et passe à Mr. Geary. Et voilà le reçu donné et pris.

«Une charmante course», dit Mr. Geary, lequel disparaît par la porte qu'un compresseur pneumatique haut d'un pied reclôt derrière lui.

«Ah!» soupire le compresseur soulagé. Nos saisines cèdent avec bruit. Nous voilà partis.

Le capitaine Hodgson ouvre le grand sabord en colloïde de la nacelle par lequel je regarde Londres surilluminé glisser vers l'est, tandis que la brise prend possession de nous. Le premier des nuages bas d'hiver vient intercepter le coup d'œil bien connu et assombrir le Middlesex. A sa lisière sud je vois la lumière d'un paquebot-poste labourer la blanche toison. Un instant, il brille comme une étoile avant de s'abattre dans la direction des Tours d'Arrivée de Highgate.

«La Malle de Bombay, dit le capitaine Hodgson, lequel regarde à sa montre. Elle a quarante minutes de retard.

—Quel est votre niveau? demandè-je.

—Quatre mille pieds. Ne venez-vous pas sur le pont?»

Le pont (ne cessons de louer la G.P.O. comme dépositaire des plus antiques traditions) est représenté par un aperçu des jambes du capitaine Hodgson debout sur la passerelle de commandement[Pg 153] qui court en banc de nage au-dessus de nos têtes. Le colloïde d'avant n'a pas son couvercle, et le capitaine Purnall, une main sur la roue, cherche à opérer un biais savant. Le cadran indique 4.300 pieds.

«Le temps est épais, ce soir, murmure-t-il, tandis que, rangs sur rangs, les nuages s'abaissent au-dessous de nous. En général, nous trouvons un courant d'est au-dessous de trois milles, à cette époque de l'année. Je déteste louvoyer dans la ouate.

—C'est comme Van Cutsem. Regardez-le courir sur la piste d'un biais!» dit le capitaine Hodgson.

Un fanal de brume perce la nue à cent brasses au-dessous. La Malle de Nuit d'Anvers fait son signal et monte entre deux nuages en train de faire la course là-bas à bâbord, ses flancs rouge-sang sous l'éclat du Double Phare de Sheerness. Le vent va nous prendre de l'autre côté de la mer du Nord dans une demi-heure, mais le capitaine Purnall laisse le bâtiment aller comme il veut, le nez à tous les points du compas au fur et à mesure qu'il s'élève.

«Cinq mille—six, six mille huit cents»—dit le cadran de hauteur avant que nous arrivions à trouver le courant d'est, introduits par une tourmente de neige au niveau de mille brasses.

Le capitaine Purnall sonne les machines et retarde[Pg 154] un peu le modérateur. Il n'y a nul bon sens à presser le mécanisme lorsqu'Eole lui-même nous fournit de bons nœuds pour rien. Nous voilà, cette fois, sérieusement partis—le nez enclanché sur notre étoile d'élection. A ce niveau, les nuages inférieurs se déploient, tous soigneusement peignés par les doigts secs de l'est. Au-dessous encore, c'est le vigoureux souffle de l'ouest, à travers lequel nous nous sommes élevés. Là-haut, une membrane de brouillard en dérive vers le sud étire comme une gaze de théâtre sur le firmament. Le clair de lune métamorphose les stratus inférieurs en argent qui serait immaculé si notre ombre ne nous y sous-poursuivait. Les Doubles Phares de Bristol et Cardiff (ces rayons majestueusement inclinés au-dessus de l'embouchure du Severn) sont droit devant nous, car nous suivons la route d'Hiver du Sud. Coventry Central, le pivot du système anglais, frappe de bas en haut le nord, une fois toutes les dix secondes, de sa lance de diamant; et, à un quart ou deux par tribord de notre avant, le Leek, le grand briseur de nuées de Saint-David's Head, promène son infaillible rayon vert à vingt-cinq degrés de chaque côté. Il doit y avoir sur lui, par ce temps, un demi-mille de ouate, mais cela ne saurait en rien affecter le Leek.

«Notre planète est, si j'ose dire, surilluminée,—déclare le capitaine Purnall à la roue, tandis que[Pg 155] Cardiff-Bristol glisse au-dessous.—Je me rappelle le temps des verticaux blancs ordinaires, qui se voyaient à deux ou trois cents pieds en l'air à travers un brouillard, quand vous saviez où les trouver. Par vrai temps de ouate ils auraient tout aussi bien pu être sous votre chapeau. On pouvait alors facilement se perdre en rentrant et avoir de l'agrément. Maintenant on croirait mener dans Piccadilly.»

Il désigne du doigt les colonnes de lumière, là où les brise-nuées percent à travers le plancher de nuées. Nous ne voyons rien des contours de l'Angleterre, rien qu'un pavage blanc, troué en toutes les directions de ces trappes de feu de couleurs variées—le blanc et rouge de Holy Island—le blanc à éclat de Saint-Bee, et ainsi de suite, aussi loin que porte le regard. Bénis soient Sargent, Ahrens et les frères Dubois qui inventèrent les brise-nuées du monde par où nous voyageons en pleine sécurité!

«Comptez-vous monter pour Le Shamrock?» demande le capitaine Hodgson.

Le Phare de Cork (vert, fixe) grandit à mesure que nous fonçons dessus. Le capitaine Purnall fait signe que oui. Le trafic est chargé par ici—le banc de nuages, au-dessous de nous, se raye de fissures courantes de flamme, là où les bâtiments de l'Atlantique se hâtent vers Londres, juste au-dessous de la ouate. Les malles-postes sont censées, d'après[Pg 156] les règlements de la Conférence, avoir pour elles la voie libre sur cinq mille pieds de large; mais l'étranger pressé ne se gêne pas pour prendre des libertés avec l'air anglais. No 162 s'élève au long accent plaintif de la brise dans l'arête d'avant du gouvernail, et nous faisons Valentia (blanc, vert, blanc), à sept mille pieds à l'abri, en inclinant notre projecteur sur un paquebot de Washington qui rentre.

Pas un nuage sur l'Atlantique, où de vagues méandres de crème autour de Dingle Bay montrent que là, sous une force irrésistible, les eaux martèlent la côte. Un gros chargeur français S.A.T.A. (Société Anonyme de Transports Aésiens) plonge et se relève à un mille au-dessous de nous, en quête d'une accalmie dans le continu vent d'ouest. Plus bas encore repose un Danois désemparé; il raconte au chargeur toute son affaire en international. Notre cadran de Communication Générale a saisi sa palabre, et entreprend d'écouter aux portes. Le capitaine Hodgson fait un mouvement comme pour l'arrêter, mais se retient.

«Peut-être vous plairait-il d'écouter?» dit-il.

«Argol de Saint-Thomas», pleurniche le Danois. «Faites savoir armateurs trois collets palier buttée tribord fondus. Pouvons faire Flores comme nous sommes, mais impossible plus loin. Faut-il acheter rechanges à Fayal?»

Le chargeur accuse réception et recommande[Pg 157] d'intervertir les collets. L'Argol répond qu'il l'a déjà fait sans succès, et qu'il commence à se refroidir à propos des émaillés allemands économiques pour collets de palier de buttée. Le Français approuve cordialement, crie: «Bon courage, mon vieux», et coupe la communication.

Leurs lumières s'enfoncent sous la courbe de l'océan.

«C'est un des bâtiments de la Lundt and Bleamer, déclare le capitaine Hodgson. C'est bien fait, il ne fallait pas mettre des alliages allemands dans leurs paliers de buttée. C'est pas lui qui sera ce soir à Fayal! A propos, vous plairait-il de venir faire le tour de la chambre de la machine?»

J'avais impatiemment attendu cette invitation; et, quittant avec le capitaine Hodgson la passerelle de commandement, je le suis, en me baissant très bas pour éviter le ventre des réservoirs. Nous savons que le gaz de Fleury peut soulever n'importe quoi, ainsi que l'ont démontré les fameux essais de ..89, mais sa puissance pour ainsi dire illimitée d'expansion nécessite beaucoup de place pour les réservoirs. Il n'est pas jusque dans cet air raréfié, où les garages de force ne soient occupés à lui enlever un tiers de sa force d'expansion normale, et encore faut-il modérer 162 par un coup de plongée du gouvernail, sous peine de voir notre vol se changer en grimpée aux étoiles. La capitaine Purnall[Pg 158] préfère un bâtiment trop soulevé à un bâtiment qui l'est trop peu; mais il n'y a pas deux capitaines pour disposer leur bâtiment de la même façon.

«Quand ce sera mon tour de prendre le quart, dit le capitaine Hodgson, vous me verrez garer quarante pour cent de la force d'expansion du gaz, et courir sur le gouvernail de montée. Avec une inclinaison en haut au lieu d'une inclinaison en bas, comme vous dites. N'importe comment, cela ira toujours. Ce n'est qu'affaire d'habitude. Suivez de l'œil notre cadran de hauteur. Tim fait descendre le bâtiment une fois tous les trente nœuds, avec la régularité de la respiration.»

Ainsi en témoigne le dit cadran de hauteur. En cinq ou six minutes la flèche passe de 6.700 à 7.300. On entend le petit «szgii» du gouvernail, et voilà retombée la flèche à 6.600, sur un biais de chute de dix à quinze nœuds.

«Par temps lourd, vous stimulez le bâtiment tout aussi bien avec les hélices», dit le capitaine Hodgson, lequel, faisant jouer la barre articulée qui sépare la chambre de la machine du pont découvert, me fait passer sur le tablier.

Là, nous trouvons le Paradoxe du Vide par la Cloison Etanche de Fleury—que nous acceptons maintenant sans y penser—littéralement en pleine action. Les trois engins sont des turbines de Fleury «assisted-vacuo» H. T. et T., qui vont de[Pg 159] 3.000 à la limite—c'est-à-dire jusqu'au point où les ailes d'hélice font «faire cloche» à l'air, se taillent un vide, absolument comme faisaient les propulseurs de la marine surmenés. La limite de 162 est basse en raison de la petite taille de ses neuf hélices, qui, tout en étant plus commodes que les vieux Thelussons en colloïdes, «font cloche» plus tôt. La machine centrale, généralement employée comme renfort, ne marche pas; aussi, les chambres de vide à turbine de bâbord et de tribord aspirent-elles directement dans les collecteurs de retour.

Les turbines sifflent par réflexion. Des réservoirs d'expansion surbaissés descendent, de chaque côté, les valves en forme de piliers jusqu'aux enveloppes de turbines; et, de là, le gaz obéissant tourbillonne à travers les spirales de palettes avec une force qui ferait sauter les dents à une scie mécanique. Par derrière se trouve sa propre pression tenue en laisse ou bien poussée par les garages de force; devant lui, le vide où danse le Rayon de Fleury en bandes violet-vert et vibrants tourbillons de flamme. Les tubes en U juxtaposés de la chambre de vide sont en colloïde comprimé (nul verre ne résisterait un instant à semblable tension), et un jeune ouvrier mécanicien à lunettes teintées surveille attentivement le Rayon. C'est le cœur même de la machine—un mystère jusqu'à ce jour. Fleury, qui en est[Pg 160] le père, et, plus heureux que Magniac, mourut multi-millionnaire, ne saurait lui-même expliquer comment le petit démon turbulent, qui frémit dans le tube en U, peut, dans la fraction de fraction d'une seconde, transformer le souffle furieux du gaz en un liquide glacé, vert grisâtre, qui s'écoule (vous entendez le goutte à goutte) de l'autre extrémité du vide, par les tuyaux d'évacuation et les collecteurs, jusqu'aux cales. Là, il revient à son état... de gaz, j'allais dire sagace, et regrimpe au travail. Réservoir de cale, réservoir supérieur, réservoir dorsal, chambre d'expansion, vide, collecteur de retour (comme liquide), et de nouveau réservoir de cale, tel est le cycle établi. Le Rayon de Fleury veille à cela; et le mécanicien aux lunettes teintées veille au Rayon de Fleury. La plus petite tache d'huile, la simple graisse naturelle des doigts viendrait-elle à toucher aux pôles encapuchonnés, qu'on verrait le Rayon de Fleury clignoter et disparaître, et qu'il faudrait laborieusement l'édifier de nouveau, ce qui se traduit par une demi-journée de travail, pour tout le monde, et une dépense de cent soixante-dix et quelques livres à la charge de la G.P.O. pour les sels de radium et autres bagatelles semblables.

«Maintenant, regardez nos collets de paliers de buttée. Vous n'y trouverez guère d'amalgame allemand. Montés sur rubis, vous voyez», dit le capitaine[Pg 161] Hodgson, pendant que le mécanicien écarte l'extrémité d'un bonnet.

Nos coussinets d'arbres sont en pierres C.M.C. (Compagnie des Minéraux Commerciaux) porphyrisées avec autant de soin que les lentilles d'un télescope. Ils coûtent trente-sept livres sterling chacun. Jusqu'ici on n'est pas arrivé au terme de leur existence. Ces coussinets sont venus du no 97, qui les tenait du vieux Dominion of Light, lequel se les était procurés après la perte de l'aéroplane Perseus, au temps où l'on faisait encore voler des cerfs-volants en bois sur des machines à huile!

Elles sont un reproche éclatant à tous les émaillés «ruby» allemands de basse catégorie, et aux dangereux autant que peu satisfaisants composés d'alumine qui séduisent les armateurs à l'affût de dividendes, et font perdre la tête aux capitaines.

La commande du gouvernail et le garage de force du gaz placés côte à côte sous les cadrans de la chambre de la machine sont le seul mécanisme qui fonctionne visiblement. La première soupire de temps à autre, en même temps que le plongeur à huile s'élève et retombe d'un demi-pouce. Le second, emboîté et protégé comme le tube en U de l'arrière, montre un autre Rayon Fleury, mais inversé et plus vert que violet. Sa fonction est de garer la trop grande force d'expansion du gaz; et, pour cela, pas besoin d'y veiller. C'est tout! Une[Pg 162] minuscule tige de pompe poussive et plaintive à côté d'une lampe verte crachotante. A cent cinquante pieds à l'arrière du tunnel à toit plat des réservoirs, une lumière violette, remuante, irrésolue. Entre eux deux, trois tambours de turbines peints en blanc, l'air de paniers à anguilles posés sur le flanc, accentuent les perspectives désertes. On entend le goutte à goutte du gaz liquéfié en train de couler du vide dans les réservoirs de la cale, et le glouc-gloc des clapets à gaz en train de se fermer, tandis que le capitaine Purnall fait descendre 162 la tête la première. Le bourdonnement des turbines et le bruit de l'air sur notre enveloppe ne sont guère plus qu'un entortillement de ouate auprès de l'universel silence. Et nous marchons à la vitesse d'un mille en dix-huit secondes.

De l'extrémité avant de la chambre de la machine je risque l'œil par-dessus les hiloires du panneau dans le fourgon. Les employés de la malle sont en train de trier les sacs de Winnipeg, de Calgary et de Medicine Hat; mais j'aperçois un paquet de cartes à jouer tout prêt sur la table.

Soudain une sonnette retentit: les mécaniciens courent aux soupapes des turbines, et restent là; mais, pour rien au monde, l'esclave à lunettes du Rayon qui brille dans le tube en U ne lèverait la tête. Il faut qu'il veille sans bouger de sa place. Voilà que, sur un coup de frein, nous faisons[Pg 163] machine en arrière; on parle du haut de la Passerelle de Commandement.

«Tim fait des signaux tant qu'il peut à propos de quelque chose, déclare sans sourciller le capitaine Hodgson. Voyons cela.»

Le capitaine Purnall n'est plus l'homme suave que nous avons quitté, il y a une demi-heure, mais l'autorité personnifiée de la G.P.O. Devant nous flotte un antique cul de plomb, rapiécé en aluminium, à hélices jumelles, des plus piteux, sans plus de droit au sentier de cinq mille pieds que n'en a une charrette attelée d'un cheval à une route moderne. Il porte un blockhaus «barbette» suranné—une affaire de six pieds avec une plate-forme à garde-fou sur l'avant—et notre rayon d'avertissement joue sur le sommet de cette tour comme la lanterne du policeman luit sur le rôdeur du sous-sol londonien. Tel un rôdeur, d'ailleurs, émerge un aéronaute aux cheveux hérissés et en manches de chemise. Le capitaine Purnall ouvre violemment le colloïde pour lui adresser quelques mots bien sentis. Il est des moments où la science ne satisfait plus.

«Mille millions d'étoiles! Qu'est-ce que vous f...tez là, espèce de gratte-ciel de ramoneur? crie-t-il, pendant que nous dérivons tous deux côte à côte. Savez-vous bien que c'est un sentier de Malle? Et cela se prétend aéronaute!... Pas même bon à[Pg 164] colporter des petits ballons rouges aux Esquimaux... Ton nom et ton numéro! Dépêche et descends, et que le d....!

—Je viens d'être enlevé déjà une fois, crie d'une voix rauque, comme un chien qui aboie, l'homme aux cheveux hérissés. Je m'en f... comme d'une guigne, de ce que vous pouvez faire, mon beau facteur.

—Vraiment, Monsieur? Eh bien, je vais vous apprendre, moi, à ne pas vous en f...; je vais vous remorquer le derrière en avant jusqu'à Disko et vous démolir. Vous verrez ensuite ce que l'assurance vous dira, si vous êtes démoli pour obstruction des voies postales? Comprenez-vous bien cela?»

Sur quoi l'étranger beugle:

«Regardez voir mes propulseurs! Il y a eu là en bas un de ces tourbillons qui nous a réduits à l'état de baleines de parapluie. Nous avons été enlevés à près de quarante mille pieds! Nous ne formons plus, à l'intérieur, qu'une vraie salade! Mon second a le bras cassé, mon mécanicien a la tête fendue, mon Rayon s'est éteint quand les machines se sont fracassées, et... et... de grâce, donnez-moi ma hauteur, capitaine! Nous craignons d'être en train de tomber.

—Six mille huit cents. Pouvez-vous la maintenir?»

[Pg 165]

Le capitaine Purnall, adoucissant le ton, se penche à mi-corps en dehors du colloïde, les yeux grands ouverts et en reniflant. L'étranger fuit salement.

«Nous devrions, avec un peu de chance, nous trouver poussés dans Saint-John's. Nous sommes en train, pour le moment, de tâcher d'aveugler le réservoir d'avant; mais, tout ce qu'il fait, c'est de rejeter le tampon, gémit le capitaine.

—Il tombe comme un boulet, dit tout bas le capitaine Purnall. Appelez le Ballon Feu des Bancs, George.

—Notre cadran de hauteur indique qu'en nous tenant côte à côte avec le cul de plomb, nous sommes, dans les quelques dernières minutes, tombés de cinq cents pieds. Le capitaine Purnall pousse une aiguille, et notre rayon signal se met à se promener dans la nuit, chatouillant l'infini de ses vibrants jets de lumière.

«Cela atteindra toujours quelque chose», dit-il, tandis que le capitaine Hodgson surveille le Cadran de Conversation Générale.

Il vient d'appeler le Ballon Feu des Bancs du Nord, à quelques centaines de milles à l'ouest, et est en train d'exposer le cas.

«Je vais me tenir près de vous, rugit le capitaine Purnall à la silhouette solitaire qui se dessine sur le blockhaus.

[Pg 166]

—Est-ce si mauvais que cela? répond-on. Il n'est pas assuré. C'est à moi.

—J'aurais dû m'en douter, grommelle Hodgson. Le risque de l'armateur est le pire de tous.

—Est-ce que je ne peux pas atteindre Saint-John's... pas même avec cette brise? tremble la voix.

—Tenez-vous là, prêt à abandonner le bâtiment. Ne vous reste-t-il plus de force ascensionnelle ni d'avant, ni d'arrière?

—Rien que les réservoirs du centre, et ils ne sont guère trop étanches. Vous comprenez, mon Rayon s'est éteint, et...»

Il tousse dans l'exhalaison du gaz qui s'échappe.

«Pauvre Diable! (Le mot ne parvient pas jusqu'à notre ami.) Que dit le Ballon Feu, George?

—Veut savoir s'il y a du danger pour le trafic. Dit qu'il se trouve lui-même dans un coup de vent et ne peut quitter son poste. J'ai lancé un Appel Général, de sorte que, même si l'on ne voit pas notre projection, il faut toujours que quelqu'un vienne au secours... sans quoi, c'est à nous que cela incombe! Faut-il parer nos élingues? Tenez bon! Voici quelqu'un! Un paquebot de la ligne Planète, encore! Il sera ici dans l'espace d'un tic tac.

—Dites-lui de tenir ses élingues prêtes, crie son frère capitaine. Il n'y a pas grand temps à[Pg 167] perdre... Attachez votre second! rugit-il au cul de plomb.

—Mon second va bien. C'est mon mécanicien... il est devenu fou.

—Chassez-lui le gaz de la tête avec une clé à levier. Vite!

—Mais je peux atteindre Saint-John's, si vous restez à portée.

—Ce que vous allez atteindre, ce sont les profondeurs humides de l'Atlantique, d'ici vingt minutes. Vous êtes à moins de cinq mille huit cents, maintenant. Prenez vos papiers.»

Un paquebot Planète, en route vers l'Est, se soulève en une spirale superbe et nous masque en bourdonnant. Le colloïde de sa nacelle est ouvert, et ses élingues de transport pendent comme des tentacules. Nous éteignons notre projection, tandis qu'il s'ajuste, en gouvernant à un cheveu près, au-dessus du blockhaus du cul de plomb. Le second s'en vient, le bras attaché au flanc, et dégringole dans la civière. Un homme à l'horrible tête écarlate le suit, en criant qu'il lui faut retourner édifier son Rayon. Le second lui affirme qu'il va trouver un joli Rayon neuf tout prêt dans la chambre de la machine du paquebot. La tête aux bandages monte, toute branlante d'excitation. Un garçonnet et une femme lui succèdent. Le paquebot applaudit au-dessus de nous, à renfort de «holà![Pg 168] holà, ho!» Et nous apercevons les visages des passagers au colloïde du salon.

«Une jolie femme! A quel idiot le tour, maintenant?» fait le capitaine Purnall.

C'est le patron qui s'en vient, nous suppliant encore de rester à portée pour le voir atteindre Saint-John's. Le voilà qui redescend dans l'abîme, puis revient—à quoi nous autres, petits êtres humains dans le vide, applaudissons plus fort que jamais—avec le petit chat du bord. En haut volent les élingues sifflantes du paquebot, dont la nacelle se réadapte avec fracas, et qui reprend sa course pressée. Le cadran indique moins de trois mille pieds.

Le Ballon Feu signale qu'il nous faut nous occuper de l'épave en train de siffler maintenant son chant de mort, tandis qu'elle tombe au-dessous de nous en longs zigzags lassés.

«Tenez le projecteur dessus, et lancez un Avis Général», dit le capitaine Purnall, en la suivant dans sa descente.

Il n'en est nul besoin. Il n'est pas un paquebot de l'air qui ne sache ce que veut dire cette projection verticale, et ne nous donne, à nous et à notre curée, un large champ libre.

«Mais, elle se noiera dans l'eau, n'est-ce pas? demandè-je.

—Pas toujours, me répond-on. J'ai vu une[Pg 169] épave tomber droit debout, se vider de ses machines comme à travers un tamis, et voleter autour des Sentiers Inférieurs durant trois semaines, rien que sur ses citernes d'avant. Nous n'allons pas courir de risques. Donnez-lui le coup de grâce, George, et ayez l'œil. Il y a du gros temps devant nous.»

Le capitaine Hodgson ouvre le colloïde de la nacelle, tire d'une secousse le fer fatal de son râtelier, lequel, dans les paquebots, se trouve généralement enchâssé à la façon d'un canapé dans un fumoir, et, à deux cents pieds, lâche le crampon. On entend le tournoiement des bras en forme de croissant qui s'ouvrent dans la descente. Le front de l'épave est agrippé, étoilé de part en part, et déchiré en diagonale. Elle tombe par l'arrière, notre projecteur sur elle, glisse comme une âme en détresse le long de l'impitoyable échelle de lumière, jusqu'à l'Atlantique, qui la recueille.

«Une jolie ordure!» dit Hodgson. Je me demande à quoi, dans le temps, cela pouvait ressembler?

La même pensée venait de me traverser l'esprit. Et qu'aurait-ce été, si cette carcasse flottante s'était trouvée remplie de ces gens de jadis, élevés (voilà l'horreur!) chacun à croire qu'après la mort ils allaient pour toujours, c'était fort possible, à l'indicible tourment?

Et il y a une génération à peine, nous-mêmes (on sait maintenant que nous ne sommes que nos[Pg 170] pères redéveloppés sur la terre), oui, nous-mêmes, je le répète, nous nous décousions, défoncions, donnions le coup de grâce à plaisir.

Ici Tim, de la Passerelle de Commandement, nous crie d'avoir à revêtir nos «gonfleurs» et à lui apporter le sien sur-le-champ.

Endossant au plus vite les lourds complets de caoutchouc—les mécaniciens sont déjà habillés—nous nous gonflons aux robinets de pompe à air. Les gonfleurs du G.P.O. sont trois fois plus épais que les «flickers» d'un coureur, et chauffent abominablement sous les aisselles. George prend la roue jusqu'à ce que Tim se soit gonflé aux limites de la rotondité. Si, d'un coup de pied, vous l'envoyiez dinguer de la passerelle sur le pont, il se trouverait renvoyé d'un bond. Mais c'est 162 qui va donner le coup de pied.

«Le Ballon Feu est fou... fou à lier, ronfle-t-il en reprenant son commandement. Il déclare qu'il y a devant nous un «bourbier», et veut que je tire jusqu'au Groenland. Je verrai le bâtiment plutôt assommé d'abord! Nous avons perdu une demi-heure en embarras à propos de ce canard mort, là en bas, et l'on voudrait maintenant que j'aille me frotter le dos tout autour du Pôle. En quoi donc s'imagine-t-il qu'est fait un paquebot-poste? En soie gommée? Dites-lui que nous arrivons tout droit, George.»

[Pg 171]

George le boucle dans le Cadre et appelle le Contrôle Direct. Or, sous l'orteil gauche de Tim se trouve l'Accélérateur de la machine de bâbord; sous son talon gauche, le Renversement de Marche; et de même sous l'autre pied. Les arrêts du garage de force sont en saillie sur le bord de la roue du gouvernail, où les doigts de sa main gauche n'ont qu'à jouer dessus. A portée de sa main droite se trouve le levier de la machine centrale, prêt, en un clin d'œil, à être embrayé. Lui, se penche en avant dans sa ceinture, les yeux collés au colloïde, et une oreille tendue vers la Communication Générale. Désormais il est la force et la direction de 162 à travers tout ce qui peut arriver.

Le Ballon Feu des Bancs dévide des pages d'instruction B.C.A au trafic en masse. Nous devons assurer tous «objets lâches», mettre le capuchon à nos Rayons Fleury, et «n'essayer, sous aucun prétexte, d'enlever la neige de nos blockhaus jusqu'à ce que la tempête cède». Les bâtiments de moindre puissance, nous dit-on, peuvent monter à la limite de leur force ascensionnelle, les paquebots-poste se garer d'eux en conséquence; les sentiers inférieurs de l'Ouest «creusent» salement, avec fréquents remous, rafales, latéraux, etc.

Toutefois la nuit claire se maintient sans blêmir. Le seul avertissement consiste en la tension électrique de la peau (je sens comme si j'étais un coussin[Pg 172] de dentellière) et une irritabilité que le baragouinement de la Communication Générale met à deux doigts de la crise de nerfs.

Nous avons fait huit mille pieds depuis que nous avons donné le coup de grâce au cul de plomb, et nos turbines nous fournissent un fort honnête deux cent dix nœuds.

Très loin, à l'ouest, un long barbouillage de rouge, bas étendu, nous montre le Ballon Feu des Bancs du Nord.

Des points de feu l'environnent, qui montent et descendent—planètes effarées à l'entour d'un soleil instable—navigation impuissante s'accrochant à sa lumière par besoin de compagnie. Pas étonnant qu'il n'ait pu quitter son poste.

Il nous avertit d'avoir à tenir l'œil sur le retour du mauvais tourbillon dans lequel (sa projection le montre) il est à l'instant même en train de se dévider.

Les abîmes de ténèbres, autour de nous, commencent à se remplir de pellicules vaguement lumineuses—formes inquiètes qui vont s'entrelaçant. L'une d'elles se change en un globe de flamme pâle qui, frémissant d'impatience, attend que nous passions. Elle s'élance furieusement à travers la noirceur, s'abat sur le bout même de notre nez, y pirouette un instant et s'éloigne en oscillant. Notre proue rugissante s'abaisse comme si cette lumière[Pg 173] fût de plomb—s'abaisse et se redresse pour embarder et trébucher encore sous la prochaine rafale. Les doigts de Tim sur le garage de force frappent les cordes des numéros—1:4:7:—2:4:6:—7:5:3: et ainsi de suite; car il ne marche que par ses réservoirs, en levant ou baissant le bâtiment à l'encontre de l'air malaisé. Les trois machines sont en marche, car plus tôt nous aurons d'un coup de patin franchi ce pas délicat, mieux cela vaudra. Plus haut nous n'osons nous risquer. Toute la voûte supérieure est chargée de pâles vapeurs de crypton, que le frottement de notre enveloppe peut pousser à des manifestations peu catholiques. Entre les niveaux supérieurs et inférieurs—5.000 et 7.000, donne à entendre le Ballon Feu—nous pouvons peut-être prendre la clef des champs si... Notre proue se revêt de flamme bleue et tombe comme une épée. Nul savoir humain ne pourrait marcher de pair avec les tensions changeantes. Un tourbillon nous attrape par le bec, et nous voici descendant un biais de deux mille pieds à un angle (le cadran d'élévation et mon corps rebondissant en sont garants) de trente-cinq. Nos turbines poussent des cris perçants, les propulseurs ne peuvent mordre dans l'air raréfié; Tim gare toute la force d'expansion de cinq réservoirs à la fois, et, grâce au seul poids du bâtiment, le pousse comme une balle de fusil à travers le[Pg 174] mælstrôm jusqu'à ce qu'il aille s'asseoir d'un choc sur une risée, à trois mille pieds plus bas.

«Maintenant, ça y est! me dit George dans l'oreille! Le frottement de notre enveloppe, cette dernière glissade, a fait le diable avec les tensions! Ayez l'œil aux latéraux, Tim; il va demander qu'on le tienne un peu en main.

—Je le tiens, répond-on. Viens-t'en, mon vieux.»

Il remonte noblement, mais les latéraux le frappent de droite, de gauche, tels les ailerons d'anges en colère. Il se trouve dérangé de sa course des quatre points cardinaux à la fois, et remis en place d'un coup de poing, pour se voir aussitôt balancé de côté et précipité dans un nouveau chaos. Nous ne restons jamais un instant sans feu Saint-Elme en train soit de grimacer sur notre proue, soit de rouler tête par-dessus talons de l'avant au centre du bâtiment; et, au pétillement de l'électricité autour et au dedans de nous tout ensemble, s'ajoute, une fois ou deux, le crépitement de la grêle, de la grêle qui jamais sur nulle mer ne tombera. Il nous faut aller lentement, à coups de tangage, sous peine de nous casser les reins.

«L'air est un fluide parfaitement élastique, rugit George au-dessus du tumulte. A peu près aussi élastique qu'une mer debout au large du Fasnet, dites?»

George se montre moins que juste vis-à-vis du[Pg 175] bon élément. Celui qui s'en va importuner les cieux en train de faire la balance de leurs comptes de volt, troubler les prix de marché du Très-Haut en lançant des coques d'acier à quatre-vingt-dix nœuds à travers des tensions électriques délicatement réglées, ne saurait se plaindre de quelque rudesse dans l'accueil. Tim l'affronta d'un air impassible, un coin de la lèvre inférieure ramassé sur une dent, les yeux flottant dans le noir à vingt mille devant lui, et, à chaque tour de la main, les jointures de ses doigts laissant échapper de farouches étincelles.

De temps à autre, il secouait la tête pour se débarrasser de la sueur qui lui noyait les sourcils, et c'était le moment que George, attentif, choisissait pour se glisser le long du garde-fou et lui éponger le visage à l'aide d'un grand mouchoir rouge. Je n'avais jamais imaginé qu'un être humain pût fournir un labeur aussi continu ni penser avec autant de recueillement que fit Tim durant cette demi-heure d'enfer, où la tourmente fut à son comble. Nous étions tirés ici et là par des aspirations chaudes ou glacées, recrachés au sommet de remous, pris pour une toupie par eux, et brutalement jetés à l'écart par des latéraux, tout cela sous un torrent étourdissant d'étoiles et en compagnie d'une lune titubante. J'entendais le déclic précipité du levier de la machine centrale en son va[Pg 176] et vient, le grondement sourd des garages de force, et, dominant les vents qui hurlaient au dehors, le cri du gouvernail d'avant gougeant dans n'importe quelle accalmie qui promit un instant de prise. Nous finîmes par nous hisser sur un vent de côté, gouvernail d'avant et propulseur de bâbord ensemble; et, seul, le plus aimable des balancements de réservoirs nous empêcha de tournoyer comme la balle de fusil de jadis.

«Nous sommes tout de même arrivés à nous accrocher sous le vent de ce Ballon Feu, cria George.

—Il n'y a pas de «sous le vent», protestai-je faiblement de l'endroit où j'oscillais, garrotté à une épontille. Comment voulez-vous qu'il y en ait?»

Il se prit à rire—pendant que nous plongions dans un «bourbier» de mille pieds—oui, cet homme rouge se prit à rire sous son capuchon renflé!

«Regardez! dit-il. Il nous faut, d'un coup de remontée, franchir tous ces réfugiés, là-bas.»

Le Ballon Feu était au-dessous de nous et un peu au sud-ouest, en train de flotter au centre de sa voie lactée éperdue. L'air, à chaque niveau, était encombré de lumières mouvantes. J'imagine que la plupart d'entre elles essayaient de demeurer en place, en tenant tête au vent, et que, n'étant point des hydres, elles n'y parvenaient pas. Une embarcation moghrabi, aux réservoirs par-dessous, étant[Pg 177] montée à la limite de sa force ascensionnelle sans y trouver de profit, s'était laissée retomber de deux mille pieds. Là, elle rencontra un superbe tourbillon, qui la souffla en l'air, en la faisant tournoyer comme une feuille morte. Au lieu d'intercepter le gaz, elle fit machine en arrière, et, naturellement, rebondit comme d'un mur presque dans le Ballon Feu, lequel, ainsi que l'enregistra notre C. G., ne lui marchanda pas les expressions.

«S'ils se contentaient de tenir bon, tranquillement, cela vaudrait mieux, dit George dans une accalmie, pendant que nous grimpions comme une chauve-souris au-dessus d'eux tous. Mais il y a des patrons pour vouloir absolument naviguer sans force ascensionnelle suffisante. Qu'est-ce que ce Tad-là croit être en train de faire, Tim?

—Croit qu'il joue aux quatre coins», répondit Tim, d'un air impassible.

Un paquebot des Trans-Asiatiques Directs avait trouvé une bonace et cossé dedans de toute sa force. Mais, derrière cette bonace, se trouvait un tourbillon, de sorte que le T.A.D se vit rejeté au loin comme un pois par une pichenette, tandis qu'il freinait furieusement, tout en fuyant en bas, à deux doigts de faire la culbute.

«Maintenant, j'espère que le voilà satisfait, dit Tim. Cela ne fait rien, je ne voudrais pas être Ballon Feu... Si j'ai besoin de secours? (Le[Pg 178] Cadran de Communication Générale avait surpris son oreille.) George, vous pouvez dire à ce Monsieur, avec mes amitiés—amitiés, vous entendez, George—que je n'ai nul besoin de secours. Qui donc est l'officieuse boîte à sardines?

—Un chasse-marée de Rimouski, en quête d'une remorque.

—Fort aimable de la part du chasse-marée de Rimouski. Ce paquebot-poste n'a pour le moment nul besoin d'être remorqué.

—Ces chasse-marée iront n'importe où courir la chance d'un sauvetage, expliqua George.

—Nous les appelons des pique-ordure

Un quatre-vingt-dix pieds, au long bec, en étincelant acier, flotta bien à l'aise un instant à portée de voix, ses élingues roulées toutes prêtes aux sauvetages, et ne portant qu'un seul homme dans sa tour ouverte, lequel homme fumait. Livré à l'insurrection des airs à travers lesquels nous nous déchirions notre route, il demeurait en paix parfaite. Je vis la fumée de sa pipe monter tout tranquillement avant que son embarcation se laissât tomber, parut-il, comme une pierre dans un puits.

Nous venions de dépasser le Ballon Feu et ses désordonnés voisins, lorsque l'orage prit fin de façon aussi soudaine qu'il avait commencé. Une étoile filante, du côté du nord, remplit le ciel de[Pg 179] la verte clarté d'un météorite qui se dissipe dans notre atmosphère.

George dit:

«Voilà qui peut, d'un coup de fer, aplanir toutes les tensions.»

Juste comme il parlait, les vents en conflit se calmèrent; les niveaux se remplirent, les latéraux moururent en longues et molles houles; les routes de l'air se trouvèrent nivelées devant nous. En moins de trois minutes, la couvée qui se pressait autour du Ballon Feu avait rembarqué ses phares et s'était dispersée à ses affaires.

«Qu'est-ce-que c'est? demandai-je sans plus de souffle. (L'orage de nerfs intérieur et le frémissement de l'électricité extérieur étaient passés, et mes gonfleurs pesaient comme plomb.)

—Dieu seul le sait! dit gravement le capitaine George. La friction de cette diablesse d'étoile filante a déchargé les différents niveaux. Ce n'est pas la première fois que je vois cela arriver. Phuuu! Quel soulagement!»

Nous tombâmes de dix à six mille pieds et nous débarrassâmes de nos complets visqueux. Tom intercepta le gaz et sortit du Cadre. Le Ballon Feu s'avançait derrière nous. Tom ouvrit le colloïde sur ce silence céleste, et s'épongea le visage.

«Hé là, Williams! cria-t-il. A un degré, sinon deux, du poste, à ce que je vois?

[Pg 180]

—Cela se peut bien, repartit le Ballon Feu. J'ai eu de la compagnie, ce soir.

—C'est ce que j'ai remarqué. N'était-ce pas ce qu'on appelle un petit zéphyr?

—Je vous ai averti. Pourquoi n'avez-vous pas pris le large vers le Nord? Les paquebots en route vers l'est l'ont fait.

—Moi? Jamais, tant que je ne ferai pas marcher un Sanatorium Polaire de tuberculeux. Je louchais à travers un colloïde, que vous étiez encore au berceau, mon petit.

—Je serais le dernier homme à le nier, répliqua doucement le capitaine du Ballon Feu. La façon dont vous venez de le diriger—je suis assez bon juge en matière de trafic dans une tourmente d'électricité—était à mille révolutions au-dessus de tout ce que j'ai jamais vu.»

Le dos de Tim s'assouplit visiblement sous l'effet de cette onction. Le capitaine George, sur la passerelle, cligne de l'œil et désigne le portrait d'une jeune fille singulièrement attrayante, épinglé sur l'étagère de la lunette de Tim, au-dessus de la roue.

Je comprends. Oui, je comprends parfaitement!

Il est question, au-dessus de nous, de «s'en venir prendre le thé vendredi»; puis, c'est le bref récit du sort de l'épave, et Tim veut bien nous dire en descendant:

[Pg 181]

«Pour un type du B.C.A, le jeune William n'est pas tout à fait le fou à haute tension qu'on voit tant par ailleurs... Vous vouliez prendre la direction, George? Je vais jeter un coup d'œil autour de cette buttée de bâbord... me semble qu'elle est un rien chaude... et nous allons filer notre bonhomme de chemin.»

Le Ballon Feu s'éloigne en bourdonnant joyeusement, et s'en va se poser dans son aire assignée. Il restera là, observatoire ouvert de toutes parts, poste de ballon de sauvetage, remorqueur de salut, cour de suprême appel sur un rayon de trois cents milles dans toutes les directions, jusqu'à mercredi prochain, jour où sa relève, glissant à travers les étoiles, s'en viendra prendre sa place assaillie par les vents. Sa coque noire, son blockhaus, ses élingues toujours prêtes représentent tout ce qui reste à la planète de ce vieux mot étrange: l'autorité. Il n'est responsable que vis-à-vis du Bureau de Contrôle Aérien, dont le B.C.A se voit traité si cavalièrement par Tim. Mais ce corps, soumis moitié à l'élection, moitié à la nomination de quelques douzaines de personnes des deux sexes, est maître de toute cette planète-ci. «Le transport, c'est la civilisation,» dit notre devise. Théoriquement, nous faisons ce qui nous plaît, tant que nous ne nous mêlons pas du trafic ni de tout ce qu'il implique. Pratiquement, le B.C.A confirme ou annule tous[Pg 182] les arrangements internationaux, et, à en juger d'après son dernier rapport, ne trouve notre tolérante, spirituelle et paresseuse planète que trop prompte à prendre toute la charge de l'administration publique sur ses épaules.

Je discute cela avec Tim, en sirotant du maté sur la passerelle, tandis que George pousse le bâtiment au-dessus du blanc barbouillage des Bancs en belles courbes remontantes de cinquante milles chacune. Le cadran de hauteur les transcrit sur le ruban en anglaise courante.

Tim en ramasse un écheveau et en examine les quelques derniers pieds, qui retracent le chemin de 162 à travers la tourmente d'électricité.

«Je n'ai pas eu une carte de fièvre comme ceci à montrer en cinq ans», fait-il tristement.

Le cadran de hauteur d'un paquebot-poste retrace le moindre mètre de la moindre course. Les rubans vont ensuite au B.C.A, qui les compare et en tire des photographies superposées pour l'instruction des capitaines. Tim étudie son irrévocable passé en secouant la tête.

«Hello! Voici une chute de quinze cents pieds à cinquante-cinq degrés. Nous devons alors nous être trouvés la tête en bas, George!

—Est-ce possible! répond George. J'ai cru, sur le moment, le remarquer.»

George peut ne pas avoir la promptitude de[Pg 183] chat du capitaine Purnall, mais il est artiste jusqu'au bout des larges doigts qu'il fait jouer sur les arrêts de garage. Les délicieuses courbes de vol s'éloignent sur le ruban sans jamais la moindre indécision. Le fuseau vertical de lumière du Ballon Feu descend vers l'est, et se couche au nez des étoiles qui nous suivent. Vers l'ouest, où nulle planète ne se lèverait, les triples verticaux de la Baie de la Trinité (nous tenons toujours la route du Sud) font comme une brume dont le niveau reste bas. Nous semblons la seule chose en repos sous l'étendue des cieux, flottant à l'aise jusqu'au moment où la révolution du globe nous présentera nos tours de débarcadère.

Et minute par minute notre horloge silencieuse nous donne un mille en seize secondes.

«A quelque belle nuit, dit Tim, nous en remontrerons au Maître de cette horloge.

—Le voici qui vient maintenant, fait George par-dessus son épaule. Je suis en train de chasser la nuit à l'ouest.»

Les étoiles, devant nous, ne se ternissent guère plus que si l'on avait, sans qu'on s'en aperçoive, tiré dessus un voile de vapeur; mais le profond retentissement de l'air sur notre enveloppe se change en acclamation joyeuse.

«La risée de l'aurore, dit Tim. Elle va continuer jusqu'à sa rencontre avec le soleil. Regardez![Pg 184] Regardez! Voici les ténèbres repoussées au-dessus de notre avant. Venez au colloïde d'arrière. Je vais vous montrer quelque chose.»

La chambre de la machine est chaude et étouffante, les employés du fourgon dorment, et l'Esclave du Rayon est prêt à les imiter. Tim fait glisser le colloïde arrière, et révèle la courbe du monde—le pourpre étrangement sombre de l'océan—bordée d'or fumant et insoutenable au regard. Alors, le soleil se lève, et, par le colloïde, frappe de cécité nos lampes. Tim le menace du regard.

«Des écureuils dans une cage, murmure-t-il, c'est tout ce que nous sommes. Des écureuils dans une cage! Il va deux fois plus vite que nous. Attends seulement quelques années, mon brillant ami, et nos enjambées t'étonneront. Nous te la ferons, nous autres, à la Josué!»

Oui, c'est notre rêve: changer à notre gré toute la terre en Vallée d'Ajalon. Jusqu'ici, nous pouvons, en ces latitudes, faire sortir l'aurore à deux fois sa longueur normale. Mais, un jour—quand ce serait sur l'Equateur—nous nous maintiendrons de niveau avec le Soleil en sa pleine allure.

Nos regards plongent maintenant sur une mer encombrée d'un lourd trafic. Un grand submersible émerge soudain de l'eau, puis un autre et un autre encore, avec un bruit de torrent, une sorte de succion et le bouillonnement sauvage de pressions[Pg 185] soulagées. Les cargos de mer profonde remontent respirer après la longue nuit, et l'indolent océan est tout entier dessiné d'yeux de paon d'écume.

«Nous aussi, nous allons respirer», déclare Tim.

Et, lorsque nous revenons à la passerelle que George ferme, on ouvre les colloïdes, et l'air frais balaie le bâtiment. Nul besoin de se presser. Les contrats (on doit les reviser à la fin de l'année) accordent douze heures pour une course dont n'importe quel bâtiment peut se tirer en dix. Aussi prenons-nous notre petit déjeuner dans les bras d'un biais d'est qui nous pousse de l'avant à une allure de vingt nœuds languissants.

Pour jouir de la vie et du tabac, commencez-les l'un et l'autre par un matin ensoleillé, à quelque chose comme un demi-mille au-dessus des ceintures de nuages de l'Atlantique moiré, après qu'une tourmente d'électricité vous a nettoyé et détendu les nerfs. Pendant que nous discutions sur le trafic grossissant, avec la supériorité que vous donne un haut niveau à vous réservé, nous entendîmes (et moi pour la première fois) l'hymne du matin sur un Ballon-Hôpital.

Il était voilé d'un écheveau d'ouate embrouillé au-dessous de nous, et nous perçûmes les chants avant de le voir émerger au soleil:

[Pg 186]

«Oh, vous, Souffles de Dieu, bénissez le Seigneur! Louez-Le et glorifiez-Le à jamais!»

Nous déposâmes nos casquettes et fîmes chorus. Lorsque notre ombre alla tomber à travers ses grandes plates-formes découvertes, ils levèrent tous les yeux et tendirent les mains en bons voisins, sans cesser pour cela de chanter. On distinguait fort bien les médecins, les infirmiers, le visage de bouton blanc des malades alités. Il passa lentement au-dessous de nous, en route vers le nord, son enveloppe, humide des rosées de la nuit, flamboyant au soleil. Tel il gagna l'abri d'un nuage et s'évanouit tandis que continuaient ses chants: «Oh, vous, humbles et saints hommes de cœur, bénissez le Seigneur! Louez-Le et glorifiez-Le à jamais.»

«C'est un hôpital public, sans quoi il n'aurait pas chanté le Benedicite; et c'est aussi un Groenlandais, sans quoi il n'aurait pas de stores à neige par-dessus ses colloïdes, finit par dire George. Il est sans doute en route pour Frederickshavn ou quelqu'un des sanatoria de glaciers. Si c'était un hôpital de blessés, il planerait au niveau de huit mille pieds. Oui... des phtisiques.

—C'est drôle, comme il n'y a rien de nouveau sous le soleil. J'ai lu quelque part, dit Tim à son tour, que les barbares hissaient leurs malades et leurs blessés au sommet des montagnes, parce que les microbes y étaient plus rares. Nous les haussons[Pg 187] dans l'air stérilisé pourvu certain temps. C'est la même idée. Combien les médecins prétendent-ils que nous avons ajouté à la moyenne de la vie humaine?

—Trente années, répondit George en clignant de l'œil. Allons-nous les passer ici en haut, Tim?

—Un coup d'aile en avant, donc! Un coup d'aile! Qu'est-ce qui vous en empêche?» dit en riant l'aîné des capitaines, tandis que nous rentrions à l'intérieur.

Nous maintînmes une bonne hauteur, afin de nous débarrasser de la navigation côtière et continentale; et nous en avions besoin. Quoique notre route n'en soit nullement une fréquentée, il y a tout le temps, par ici, comme un constant filtrage de trafic. Nous rencontrâmes les pelletiers de la Baie d'Hudson sortis de la Grande Réserve, se hâtant d'opérer leur départ de Bonavista avec de la zibeline et du renard noir pour d'insatiables marchés. Nous surcroisâmes des paquebots de Keewatin, petits et ratatinés peut-être, mais dont les capitaines, qui ne voient pas la terre entre Trepassy et le Cap Blanc, savent ce qu'ils rapportent d'or de l'Afrique Occidentale. Des Trans-Asiatiques Directs, nous en rencontrâmes en train d'accomplir sagement le tour du monde par le Cinquantième Méridien à un honnête soixante-dix nœuds. Et des fruitiers Ackroyd & Hunt peints en blanc, venus du sud, fuyaient au-dessous de nous, leurs coques ventilées[Pg 188] sifflant à l'instar de cerfs-volants chinois. Ils ont leur marché dans le Nord, parmi les sanatoria septentrionaux, où l'on sent, à travers les froides neiges, passer le parfum de leurs «grape-fruits» et de leurs bananes. Les bâtiments à bœufs de l'Argentine, nous les aperçûmes aussi, de capacité énorme et de contour disgracieux. Ils alimentent également les stations médicales du Nord, dans des ports enchaînés par les glaces, où les submersibles n'osent se lever.

Des péniches à minerai, au ventre jaune, et des citernes à pétrole d'Ungava s'en venaient tout à loisir du Nord, tels des cordons de canards sauvages exempts de crainte. Cela ne rapporte peut-être rien, de «faire voler» des minerais et de l'huile un mille de plus qu'il n'est nécessaire; mais les risques du transbordement sur les submersibles dans les banquises, passé Nain et Hébron, sont si grands, que ces lourds chargeurs volent droit sur Halifax, tout en parfumant l'air le long de la route. Ce sont les plus gros culs de plomb de là-haut, à part les cuves à grain de l'Athabasca. Mais ces derniers bâtiments, maintenant que le blé est fini, sont occupés, de l'autre côté de l'épaule du monde, à enlever le bois de charpente en Sibérie.

Nous nous dirigeâmes vers le Saint-Laurent (c'est étonnant comme les anciennes routes de l'eau nous attirent encore, nous autres enfants de l'air)[Pg 189] et suivîmes sa large ligne d'encre semée de blocs de glace flottants, tout le long du Parc que la sagesse de nos pères... mais, qui ne connaît la route de Québec?

Nous descendîmes aux Tours d'Arrivée des Hauteurs, de vingt minutes en avance sur l'heure, et restâmes là, pendus tranquillement, jusqu'à ce que le Paquebot Intermédiaire de Yokohama pût sortir et nous donner notre cale. Ce fut un spectacle curieux que de regarder l'action des saisines tout le long des rives glacées du fleuve, au fur et à mesure que les embarcations s'éloignaient ou venaient se fixer. Un gros Hambourgeois quittait Pont-Levis, et son équipage, en démontant les garde-corps de la plateforme, se mit à chanter «Elsinore»—la plus vieille de nos complaintes. Vous la connaissez, cela va sans dire:

Mother Rugen's tea-house on the Baltic—
Forty couple waltzing on the floor!
And you can watch my Ray,
For I must go away
And dance with Ella Sweyn at Elsinore!

Puis, tandis qu'ils s'esquintaient à remettre les platines:

Nor-Nor-Nor-Nor-
West from Sourabaya to the Baltic—
Ninety knot an hour to the Skaw!
Mother Rugen's tea-house on the Baltic
And a dance with Ella Sweyn at Elsinore!

[Pg 190]

Les saisines cédèrent avec un geste de congédiement indigné, comme si Québec, étincelante sous ses neiges, rejetait ces légers et indignes amants. Les Hauteurs nous firent signe. Tim vira et se mit à monter; mais sûrement alors fut-ce avec un appel passionné que les bras de la grande tour s'ouvrirent—ou le pensai-je, parce qu'au plus haut palier une petite silhouette encapuchonnée ouvrit aussi tout grands les bras vers son père?


En dix secondes le fourgon avec ses employés descendit heurter le caisson de réception; les garçons d'écurie prirent la place des mécaniciens aux turbines arrêtées, et Tim, plus orgueilleux de ceci que tout, me présenta à la jeune fille de la photographie sur l'étagère.

«Et à propos, lui dit-il, en s'avançant au soleil sous le chapeau de la vie civile, j'ai vu le jeune Williams dans le Ballon Feu. Je l'ai invité à venir vendredi prendre le thé.»


[Pg 193]

UNE AFFAIRE DE COTON

Il y a longtemps, longtemps, au temps où Dewatta était Roi de Bénarès, j'écrivis certains contes où il était question de Strickland[17], de la Police du Punjab (qui épousa Miss Youghal), et d'Adam, son fils. Strickland a terminé son service de l'Inde, et habite maintenant en un lieu d'Angleterre appelé Weston-super-Mare, où sa femme tient l'orgue dans l'une des églises. Il vient semi-occasionnellement à Londres, où, occasionnellement, sa femme lui fait rendre visite à ses amis. Autrement, il joue au golf et suit la chasse au lièvre, pour le seul profit de sa tournure.

[17] Miss Youghal's Sais, dans Plain Tales from the Hills.

Si vous vous rappelez cet Infant[18] qui raconta une histoire à Eustace Cleever, le romancier, vous vous rappellerez, en même temps, qu'il devint baronnet, possesseur de grands biens. Il a, lui, et il en est redevable à la cuisine, quelque peu perdu de sa tournure, mais jamais il ne perd ses amis. J'ai[Pg 194] trouvé une aile de sa maison transformée en hôpital pour malades, et j'y ai passé une semaine en compagnie de deux lugubres infirmières et d'un spécialiste en «malaria». Une autre fois, l'endroit était plein d'écoliers—fils d'Anglo-Indiens—que l'Infant avait recueillis pour les vacances, et qui faillirent rendre fou son garde-chasse.

[18] Un Congrès des Puissances, dans la Plus belle histoire du monde.

Mais ma dernière visite me laissa sous une moins fâcheuse impression. L'Infant m'ayant appelé par télégramme, je tombai dans les bras d'un de mes amis, le colonel A.-L. Corkran; ce qui fit que les années s'écartèrent de nous, et que nous louâmes Allah, qui n'avait point encore mis fin aux Délices ni séparé les Compagnons.

Après avoir expliqué ce qu'on éprouvait à commander un régiment d'infanterie indigène sur la frontière, Corkran se mit à dire:

«Les Strick viennent passer la soirée—avec leur garçon.

—Je me le rappelle. Le petit type à propos duquel j'ai écrit une histoire, repartis-je. Est-il dans le Service[19]?

[19] Le Service Civil de l'Inde, qui tient une si grande place dans la vie anglaise.

—Non. Strick l'a fait entrer dans le Centro-Euro-Africo Protectorat. Il est aide-commissaire à Dupé—Dieu sait où c'est! Au Somaliland, n'est-ce pas, Stalky?» demanda l'Infant.

[Pg 195]

Stalky enfla les narines d'un air de mépris.

«Vous n'êtes qu'à trois mille milles dans l'erreur. Consultez l'atlas.

—En tout cas, il est aussi pourri de fièvre que vous tous, dit l'Infant, étalé de tout son long sur le grand divan. Et il amène un serviteur indigène avec lui. Stalky, soyez un ange et dites à Ipps de le mettre dans la chambre de l'écurie.

—Pourquoi? Est-ce un Yao—comme le type que Wade amena ici—la fois que votre domestique eut des attaques?»

Stalky vient souvent en visite chez l'Infant, et y a vu pas mal de drôles de choses.

«Non. C'est l'un des policemen punjabi du vieux Strickland—et tout à fait un Européen—je crois.

—Houray! Voilà trois mois que je n'ai pas parlé punjabi—et un Punjabi qui arrive de l'Afrique Centrale, ce doit être amusant.»

Nous entendîmes le «choff» de l'automobile sous le porche, et la première personne à entrer fut Agnès Strickland, que l'Infant ne fait nul secret d'adorer.

Il est aux pieds, à la façon placide d'un homme gras, d'au moins huit artificieuses femmes; mais celle-ci l'a soigné, jadis, dans un mauvais accès de fièvre de Peshawer; et, lorsqu'elle est dans la maison, elle se trouve plus que chez elle.

[Pg 196]

«Vous n'aviez pas envoyé assez de couvertures, dit-elle pour commencer. Adam aurait pu prendre froid.

—On a très chaud dans le tonneau. Pourquoi l'avez-vous laissé se mettre sur le devant?

—Parce qu'il le désirait,» répliqua-t-elle, avec le sourire de la mère.

Et l'on nous présenta à l'ombre d'un jeune homme, qui s'appuyait d'un air accablé sur l'épaule d'un Mahométan punjabi barbu.

«Voilà tout ce qui nous est revenu de lui», me dit le père.

Il n'y avait plus, là-dedans, rien de l'enfant avec lequel j'avais fait route jusqu'à Dalhousie, il y a des siècles.

«Et quel est cet uniforme? demanda Stalky à Imam Din, le serviteur, qui vint au garde à vous sur les dalles de marbre.

—L'uniforme des troupes du Protectorat, Sahib. Quoique je ne sois que le valet de chambre de Petit Sahib, il n'est guère séant, pour nous autres hommes blancs, d'être servis par des gens habillés tout à fait comme des domestiques.

—Et... et vous autres hommes blancs, servez à table à cheval?»

Stalky désigna les éperons de l'homme.

«Eux, c'est pour la gloriole, quand je suis venu en Angleterre», déclara Imam Din.

[Pg 197]

Adam eut le spectre d'un petit sourire que je commençai à me rappeler, et nous le mîmes sur la grande chaise longue pour prendre des rafraîchissements. Stalky lui demanda combien il avait de congé. A quoi il répondit:

«Six mois.

—Mais il en prendra six autres sur certificat du médecin,» ajouta Agnès d'un air inquiet.

Adam fronça les sourcils.

«Vous ne le désirez guère—hein? Oui, je sais. Je me demande ce que fait, en ce moment, mon remplaçant.»

Stalky tirailla sa moustache, et se mit à penser à ses Sikhs.

«Ah! dit l'Infant. J'ai, moi, pour tout potage, quelques milliers de faisans à surveiller. Venez vous habiller pour dîner. Nous ne sommes que nous. Quelles fleurs Madame commande-t-elle pour la table?

—Que nous? répondit-elle, en regardant les palmiers du grand hall. Alors, des chrysanthèmes—les petits chrysanthèmes de cimetière.»

Ainsi fut-il ordonné.

Or, les chrysanthèmes, pour nous, signifient temps chaud, malaise, séparation, et mort. Cette odeur dans les narines, et le serviteur d'Adam, là, de service, nous retombâmes, naturellement, peu à peu dans le vieux jargon, évoquant à chaque verre[Pg 198] ceux qui déjà s'en étaient allés. Nous ne nous assîmes pas à la grande table, mais dans la fenêtre en baie donnant sur le parc, où l'on mettait en charrette le reste du foin. A l'arrivée du crépuscule, nous ne voulûmes pas de bougies, et attendîmes la lune, en continuant de causer dans la pénombre, qui fait qu'on se souvient.

Le jeune Adam ne prenait intérêt à notre passé qu'autant que ce passé avait touché à son avenir. Je crois bien que sa mère lui tenait la main sous la table. Imam Din—sans souliers, par respect pour les parquets—lui apporta sa médecine, la lui versa goutte à goutte, et demanda les ordres.

«Attends, pour le conduire au lit, qu'il se sente fatigué,» dit la mère.

Et Imam Din se retira dans l'ombre, près des portraits d'ancêtres.

«Mais, qu'espérez-vous tirer de votre pays? demanda l'Infant, lorsque—notre Inde mise de côté—nous causâmes de l'Afrique d'Adam, ce qui le réveilla sur-le-champ.

—Caoutchouc—noix—résines—et le reste, répondit-il. Mais notre véritable avenir, c'est le coton. J'en ai cultivé cinquante acres, l'année dernière, dans mon district.

—Mon district! s'écria le père. Ecoutez-le, petite mère.

—Eh oui, cependant! Je voudrais pouvoir vous[Pg 199] en montrer l'échantillon. Des marchands de Manchester ont déclaré qu'il valait n'importe quel coton de Sea Island en vente sur le marché.

—Mais qu'est-ce qui a fait de toi un planteur de coton, mon fils? demanda-t-elle.

—Mon chef disait qu'il fallait à tout homme un shouk (un dada) quelconque, et il prit la peine de se détourner d'une journée de cheval de son chemin pour me montrer un lopin de glèbe noire, qui était tout à fait ce qu'il fallait pour le coton.

—Ah! quel genre de chef aviez-vous? demanda Stalky, de son ton le plus engageant.

—Le meilleur homme du monde—réellement. Un type qui vous laisse vous moucher tout seul. Les gens l'appellent... (Adam accoucha de je ne sais quelle expression barbare.) Cela veut dire l'Homme aux Yeux de Pierre, vous savez.

—J'en suis content. Parce que j'ai entendu dire... par ailleurs...»

La phrase de Stalky brûla comme une mèche lente, mais l'explosion n'en souffrit point pour cela de délai.

«Par ailleurs! (Adam étendit une main décharnée.) Quel est le chien qui n'a pas ses puces? Si vous les écoutez, naturellement!»

Le tremblement de sa tête était tel que je me le rappelais parmi les policemen de son père vingt ans plus tôt, et les yeux de sa mère, brillant dans[Pg 200] la pénombre, firent appel à moi pour tomber en adoration. Je donnai à Stalky un coup de pied sur le tibia. Gardons-nous de railler chez un jeune homme le premier amour ou loyalisme.

Une touffe de coton brut apparut sur la table.

«Je pensais que le besoin pourrait en venir. C'est pourquoi je l'ai emballée entre nos chemises, dit la voix d'Imam Din.

—Sait-il tant d'anglais que cela?» s'écria l'Infant, qui avait oublié son Orient.

Nous admirâmes tous le coton, à cause d'Adam; et, à vrai dire, c'était un coton fort long et fort lustré.

«Ce n... ce n'est qu'une expérience, avoua-t-il. Nous sommes tellement sans le sou, dans mon district, que nous ne pouvons même pas nous payer une voiture à dépêches. Nous nous servons d'une boîte à biscuits sur deux roues de bicyclette. Je ne suis arrivé à me procurer l'argent pour cela (il allongea au produit une légère tape) absolument que par raccroc.

—Combien cela a-t-il coûté? demanda Strickland.

—Semence et matériel compris—environ deux cents livres sterling. J'ai fait faire le travail par des cannibales.

—Voilà qui semble promettre.»

Stalky étendit la main vers une nouvelle cigarette.

[Pg 201]

«Non, merci, dit Agnès. Voici un peu trop longtemps que je suis à Weston-super-Mare pour entendre parler cannibales. Je m'en vais dans le salon de musique étudier les hymnes de dimanche prochain.

Elle porta la main du jeune homme légèrement à ses lèvres, et s'en alla d'un pas preste, à travers les arpents de parquet encore rayonnant, au salon de musique, qui avait été la salle de festin des ancêtres de l'Infant. Sa toilette gris et argent disparut sous la galerie des musiciens; deux lampes électriques s'allumèrent, et elle resta là, nous tournant le dos, contre les rangs de tuyaux dorés.

«Qui est-ce qui a pu adapter ici cet abominable pianola? cria-t-elle.

—Moi! répondit l'Infant, sa serviette sur l'épaule. C'est ma façon de jouer Parsifal.

—Je préfère l'absence d'intermédiaire. Emportez-le, Ipps.»

Nous entendîmes le pauvre vieux Ipps patiner avec soumission sur tout le parquet.

«Va pour l'absence d'intermédiaire, fit Stalky, lequel se mit en branle pour atteindre le vin de Bourgogne, recommandé par la Faculté comme redonnant de la force au sang affaibli par la fièvre.

—Cela n'en vaut guère la peine. Seulement, le lopin de terre à coton que mon chef me montra s'enfonçait droit dans le pays des Sheshahelis.[Pg 202] Nous n'avons pu arriver à faire en justice la preuve du cannibalisme contre cette tribu; mais, lorsqu'un Sheshaheli vous offre quatre livres de poitrine de femme, signes de tatouage et tout, en brochette dans une feuille de bananier avant le premier déjeuner, vous...

—Brûlez naturellement le village avant le second,» dit Stalky.

Adam secoua la tête.

«Pas de troupes, soupira-t-il. J'en ai parlé à mon chef, lequel m'a répondu qu'il fallait attendre, jusqu'à ce qu'ils boulottent un homme blanc. Il m'a averti que si jamais j'en sentais venir le désir, de ne pas commettre un... un inutile felo de se[20], mais de laisser les Sheshahelis s'en charger. Ce qui lui permettrait de faire un rapport, et ce qui nous permettrait de les nettoyer!

[20] Suicide.

—On ne peut plus immoral! C'est comme cela que nous avons eu... (Stalky cita le nom d'une province gagnée par exactement le même sacrifice.)

—Oui, mais les cochons dominaient comme tout un bout de mon lopin de coton. Ils m'en firent déloger, lorsque je vins chercher de la terre pour l'analyser—moi et Imam Din.

—Sahib! Faut-il quelque chose?»

[Pg 203]

La voix sortit de l'ombre, et vibrait encore, que les yeux luisirent au-dessus de l'épaule d'Adam.

«Rien. Le nom est venu dans la conversation.»

Adam, d'un tour de doigt, le fit rentrer dans l'ombre.

«Je ne pouvais, à ce moment-là, en faire un casus belli, attendu que mon Chef avait pris toutes les troupes pour aller taper en haut, dans le nord, sur tout un tas de rois faiseurs d'esclaves. Vous n'avez jamais entendu parler de notre guerre contre Ibn Makarrah? Il manqua fichtrement de nous faire perdre le Protectorat, un moment, tout notre allié qu'il soit aujourd'hui.

—N'était-ce pas, d'ailleurs, la dernière des brutes, même à leur point de vue? demanda Stalky. Wade m'a parlé de lui, l'année dernière.

—Ma foi, tout le pays l'avait surnommé le Miséricordieux; et cela, vous savez, ce n'était pas pour des prunes. Aucun de nos bonshommes n'a jamais soufflé son véritable nom. Ils disaient Il ou Celui-là, et pas bien haut, ni l'un ni l'autre. Il nous a livré combat pendant huit mois.

—Je me rappelle. Il y a eu un article là-dessus dans je ne sais quel journal, dis-je.

—Nous en sommes venus à bout, cependant. Non... les marchands d'esclaves ne viennent pas de nos côtés, parce que nos bonshommes ont la réputation de trop aisément mourir, le premier mois[Pg 204] qui suit leur capture. Cela diminue le profit, vous comprenez.

—Et vos charmants amis, les Sheshahelis?» demanda l'Infant.

—Il n'y a pas de débouché pour les Sheshahelis. On achèterait plutôt des crocodiles. Je crois qu'avant que nous ayons annexé le pays Ibn Makarrah tomba une fois sur eux—histoire de faire la main à ses jeunes gens—et se contenta de les tailler en pièces. Mes bonshommes sont pour la plupart agronomes—juste le calibre qu'il faut pour des planteurs de coton... Qu'est-ce que maman joue?... Once in royal[21]

[21] Hymne anglais pour petits enfants, bien connu des mères, et dont se souviennent les fils.

L'orgue, qui, jusque-là, n'avait fait que chantonner aussi amoureusement qu'une mère penchée sur son bébé, ordonna, précisa ses accords.

«Magnifique! Oh, magnifique!» dit l'Infant en toute sincérité.

Je ne l'avais jamais entendu qu'une fois chanter, et, quoique ce fût à une heure supportable de la matinée, son mess l'avait envoyé rouler dans une mare à lotus.

«Comment es-tu arrivé à faire travailler tes cannibales pour toi? demanda Strickland.

—Ils se sont convertis à la civilisation après que mon chef eut écrasé Ibn Makarrah—juste[Pg 205] au moment où j'avais besoin d'eux. Vous comprenez, mon chef m'avait promis par écrit que, si je pouvais faire un peu de gratte, il ne l'empocherait pas, cette fois-ci, pour ses routes, mais que je l'aurais pour mon coton. Or, il me fallait la bagatelle de deux cents livres. Et nos revenus n'y correspondaient pas.

—A combien se monte votre revenu? demanda Stalky en patois anglo-indien.

—Avec l'impôt des huttes, les licences de commerce, de chasse, d'exploitation de mines, pas plus de quatorze mille roupies; hypothéquées des mois à l'avance jusqu'au dernier penny.»

Adam soupira.

«Il y a aussi une amende pour les chiens qui vagabondent dans le camp du Sahib. L'année dernière, elle dépassait trois roupies, déclara tranquillement Imam Din.

—Eh oui, j'ai pensé que ce n'était que juste. Ils hurlaient tellement. Nous nous montrions plutôt sévères à propos des amendes. J'ai amené mon commis indigène—Bulaki Ram,—à un degré féroce d'enthousiasme. Il avait l'habitude, après le bureau, de calculer à un centime près les profits futurs de notre projet de coton. Je vous dirai que j'enviai vos juges de paix d'ici, qui tirent de l'argent, chaque semaine, des automobilistes! Je m'y étais pris de manière à faire concorder au mieux nos revenus[Pg 206] et nos dépenses ordinaires, et j'étais enragé pour obtenir les deux cents malheureuses livres sterling de mon coton. C'est quelque chose qui finit par prendre de l'empire sur un type, lorsqu'il est seul—et qui parle haut!

—Hul-lo! En es-tu déjà là?» dit le père.

Et Adam, de hocher la tête.

«Oui. J'avais l'habitude de déclamer ce que je pouvais me rappeler de Marmion[22] à un arbre. Et, ma foi, c'est alors que la chance tourna. Un soir, un moricaud, parlant anglais, s'en vint, remorquant un cadavre par les pieds... Vous finissez par vous habituer à ces petites choses-là... Il prétendit l'avoir trouvé, et me demanda si je voudrais l'identifier, attendu que, si c'était un des hommes d'Ibn Makarrah, il pourrait y avoir une récompense. C'était un vieux Mahométan, fortement mélangé d'Arabe... un type chauve, à petite ossature; et j'étais en train de me demander comment il avait pu si bien se conserver sous notre climat, lorsqu'il éternua. Si vous aviez vu alors le moricaud! Il poussa un hurlement et prit le large comme... comme le chien dans Tom Sawyer[23], lorsqu'il s'assit sur cet insecte dont j'ai oublié le nom. Il continua de glapir[Pg 207] tout en courant, et le cadavre, à éternuer. Je me rendis compte qu'il avait été sarké... C'est une espèce de poison résineux, papa, qui s'attaque aux centres nerveux. Notre médecin en chef est en train d'écrire une monographie dessus.—Sur quoi Imam Din et moi rinçâmes illico le cadavre avec mon savon à barbe, de la poudre à fusil ordinaire et de l'eau chaude.

[22] Poème de Walter Scott, que l'on apprend à l'école, en Angleterre.

[23] Tiré d'un livre d'enfant du célèbre auteur américain Mark Twain. Le jeune homme, qui n'a nullement l'esprit littéraire, tire ses comparaisons de ses lectures d'enfant.

«Je m'étais déjà trouvé en présence d'un cas de sarkie. Aussi, quand la peau se dépouilla des pieds, et qu'il s'arrêta d'éternuer, je compris qu'il en réchapperait. Cela n'allait pas, cependant; il resta étendu comme une souche durant une semaine, pendant qu'Imam Din et moi tâchions de faire passer la paralysie à force de massages. Alors, il nous raconta qu'il était Hadji—était allé trois fois à La Mecque—qu'il venait de l'Afrique française, avait rencontré le moricaud sur la route—absolument comme un cas de thuggee[24] dans l'Inde—et que le moricaud l'avait empoisonné. D'après ce que je connaissais des nègres de la côte, cela paraissait fort plausible.

[24] Les «thugs» de l'Inde étaient une race de voleurs qui allaient à la rencontre des voyageurs sur la route, et leur offraient des sucreries mélangées d'opium, en vue de les endormir et de les dépouiller.

—Tu l'as cru? demanda vivement son père.

—Il n'y avait pas de raison pour le contraire.[Pg 208] Le moricaud ne reparut pas, et le vieux resta deux mois avec moi, reprit Adam. Vous savez ce que peut être le type le plus parfait de gentleman mahométan, papa? C'était cela.

—Rien de plus beau, rien de plus beau! fut la réponse.

—Si ce n'est un Sikh, grommela Stalky.

—Il était allé à Bombay; il connaissait l'Afrique française à l'envers; il passait toute la journée à citer les poètes et le Koran. Il jouait aux échecs... vous ne savez pas ce que c'était pour moi... en maître. Nous causions de la régénération de la Turquie et du Sheik-ul-Islam entre les coups. Oh, de quoi ne causions-nous pas au soleil! Il avait l'esprit diablement ouvert. Il croyait en l'esclavage, cela va sans dire, mais comprenait fort bien que c'était chose appelée à disparaître. C'est pourquoi il fut de mon avis pour ce qui était de développer les ressources du district... par la plantation du coton, vous savez.

—Vous avez causé de cela aussi? demanda Strickland.

—Je vous crois. Nous avons passé des heures à discuter là-dessus. Vous ne savez pas tout ce que c'était pour moi. Et un homme étonnant. Imam Din, n'est-ce pas que notre Hadji était étonnant?

—On ne peut plus étonnant! C'est bien grâce au[Pg 209] Hadji que nous avons trouvé l'argent pour notre histoire de coton.»

Imam Din s'était avancé, j'imagine, derrière la chaise de Strickland.

«Oui. Ce doit avoir été aussi salement contre ses convictions. Il m'apporta la nouvelle, quand j'étais étendu avec la fièvre à Dupé, que l'un des hommes d'Ibn Makarrah était en train de parader à travers mon district avec tout un lot d'esclaves... dans la Fourche!

—Qu'est-ce qu'il y a donc avec la Fourche, que vous ne pouvez pas la souffrir?» demanda Stalky.

Le ton d'Adam s'était élevé sur le dernier mot.

«L'étiquette locale, Monsieur, répondit-il. Lorsqu'un marchand d'esclaves promène sa marchandise en territoire britannique, il devrait faire comme si c'était ses serviteurs. Les colporter ainsi dans la Fourche... le bâton fourchu qu'on leur met autour du cou, vous savez... c'est de l'insolence... absolument, comme jadis, de ne pas masquer ses huniers[25]. De plus, cela trouble le district.

[25] Allusion à l'ancien usage suivant lequel tout navire étranger devait, dans les eaux anglaises, amener ses huniers lorsqu'il rencontrait un vaisseau de guerre anglais.

—Je croyais que vous disiez que les marchands d'esclaves ne venaient pas de vos côtés, risquai-je.

—Ils n'y viennent pas. Mais mon chef était en[Pg 210] train de leur faire évacuer le Nord, toute cette saison-là; et ils se lançaient en territoire français par n'importe quelle route ils trouvaient. J'avais pour ordre de ne pas y faire attention, tant qu'ils circulaient; mais le commerce public d'esclaves dans—la—Fourche, c'était trop. Je ne pouvais y aller moi-même; aussi, chargeai-je deux de nos policiers makalalis, ainsi qu'Imam Din, d'entrer illico en conversation avec ces messieurs. Cela présentait bien quelque péril, et pouvait se trouver dispendieux, mais les choses tournèrent à notre profit. Ils furent de retour au bout de quelques jours, avec le marchand d'esclaves (il ne montra pas les armes) et toute une foule de témoins; et nous le jugeâmes dans ma chambre, et le mîmes proprement à l'amende. Rien que pour vous montrer à quel point la brute devait se trouver démoralisée... les Arabes deviennent souvent gâteux après un échec il... avait happé quatre ou cinq Sheshahelis tout à fait inutiles, et les offrait à tout venant le long de la route. Mais il te les offrit, n'est-ce pas, Imam Din?

—Je fus témoin qu'il offrit en vente des mangeurs d'homme, répondit Imam Din.

—Heureusement pour mon projet de coton, cela le débarquait des deux côtés. Vous comprenez, il avait fait des esclaves et exposé des esclaves en vente en territoire britannique. C'était la double amende, si je pouvais la tirer de lui.

[Pg 211]

—Quel était son système de défense? demanda Strickland, jadis de la Police du Punjab.

—Autant que je peux m'en souvenir... mais j'avais 40° de température, à l'époque... il avait pris un méridien de longitude pour l'autre. Il se croyait en territoire français. Disait qu'il ne recommencerait plus jamais, si nous le laissions aller avec une amende. Pour telles paroles j'aurais serré la main à la brute. Il paya les espèces comme un chauffeur d'automobile, et partit illico.

—L'avez-vous vu?

—Oui, n'est-ce pas, Imam Din?

—Assurément que le sahib a vu et parlé au marchand d'esclaves. Et le sahib a fait, en plus, un discours aux mangeurs d'hommes, en les délivrant; et ils ont juré de lui fournir du travail pour toute son histoire de coton. Le sahib s'appuyait tout le temps sur l'épaule de son serviteur.

—Je me rappelle vaguement cela. Je me rappelle Bulaki Ram me donnant les papiers à signer, et je le vois encore distinctement mettre sous clef l'argent dans le coffre-fort—deux cent dix beaux souverains anglais. Vous ne pouvez pas savoir ce que c'était pour moi! Je crois que cela vint à bout de ma fièvre; et, dès que je le pus, je m'en allai tout chancelant avec le Hadji interviewer les Sheshahelis à propos du travail. Alors, je découvris pourquoi ils s'étaient montrés si disposés à travailler![Pg 212] Ce n'était nullement de la reconnaissance. Leur grand village avait été frappé par la foudre et entièrement brûlé, une semaine ou deux auparavant, et ils étaient là, par rangées, à plat ventre autour de moi, à me demander quelque chose à faire. Je les servis à souhait.

—Et ainsi tu fus heureux, mon fils?»

La mère s'en était venue furtivement derrière nous.

«Tu aimais ton coton, mon ami?»

Elle mit avec soin la touffe de côté.

«Ma parole, je fus heureux, dit Adam, en bâillant. Maintenant, que quelqu'un (il regarda l'Infant) veuille bien mettre un peu d'argent dans l'affaire, et ce sera la fortune de mon district. Je ne peux pas vous donner de chiffres, monsieur; mais, je vous assure....

—Tu vas prendre ton arsenic, après quoi Imam Din va te conduire au lit, et je viendrai te border.»

Agnès se pencha, ses coudes arrondis appuyés sur les épaules du jeune homme, ses mains jointes à même la chevelure noire, et...

«N'est-ce pas un amour?» nous dit-elle, avec exactement cette façon poignante de retrousser le sourcil gauche et cette altération de voix, qui avaient fait partir Strickland d'un coup de tête soigner les chevaux en l'année 188....[26].

[26] Miss Youghals' Sais, dans Plain Tales from the Hills.

[Pg 213]

Eux disparus, nous restâmes tranquilles, attendant qu'Imam Din nous revînt d'en haut, et toussât à la porte, comme seule l'Asie au cœur noir le sait faire.

«Maintenant, dit Strickland, raconte-nous ce qui est vraiment arrivé, fils de mon serviteur.

—Tout est arrivé comme notre Sahib a dit. Seulement... seulement il y eut un arrangement... un petit arrangement au sujet de son coton.

—Raconte! Assieds-toi! J'implore votre pardon. Infant,» dit Strickland.

Mais l'Infant avait déjà esquissé le geste, et nous entendîmes Imam Din s'accroupir sur le plancher. Au «garde à vous!» on obtient peu de l'Orient.

«Lorsque la fièvre s'empara de notre Sahib, dans notre maison à toit de Dupé, commença-t-il, le Hadji écouta attentivement ce qu'il disait. Il s'attendait à des noms de femmes; quoique je lui eusse déjà dit que Notre vertu était au-dessus de toute comparaison, et que Notre seul et unique désir était cette histoire de coton. Se trouvant à la fin convaincu, le Hadji murmura sur le front de notre sahib, afin d'aller tout au fond de son cerveau, des nouvelles concernant un trafiquant d'esclaves, qui, dans son district, se moquait de la loi. Sahib (Imam Din se tourna vers Strickland), notre Sahib répondit à ces fausses paroles comme[Pg 214] un cheval de sang répond à l'éperon. Il s'assit sur son séant. Il donna des ordres pour qu'on appréhendât le trafiquant d'esclaves. Puis il retomba en arrière. Puis nous le laissâmes.

—Seul?... serviteur de mon fils, et fils de mon serviteur! demanda le père.

—Il y avait une vieille femme qui appartenait au Hadji. Elle était arrivée avec la ceinture à argent du Hadji. Le Hadji lui dit que si notre Sahib mourait, elle mourrait avec lui. Et c'est vrai que notre Sahib m'avait donné l'ordre de partir.»

—Alors que la fièvre lui avait enlevé la raison... hein?

—Que pouvions-nous faire, Sahib? Cette histoire de coton résumait le désir de son cœur. Il en parlait dans sa fièvre. Toutefois, ce fut le désir de son cœur que le Hadji s'en alla atteindre. Sans doute le Hadji eût pu lui donner sur-le-champ assez d'argent pour dix histoires de coton; mais, à cet égard aussi, la vertu de notre Sahib était au-dessus de toute croyance et de toute comparaison. Les Grands ne font point échange de monnaie. En conséquence, le Hadji déclara... et je l'aidai de mes conseils... qu'il fallait s'arranger pour se procurer l'argent selon tous les égards conformes à la Loi Anglaise. Ce fut un gros embarras pour nous, mais... la Loi est la Loi. Et le Hadji montra à la vieille le couteau sous lequel elle mourrait si notre[Pg 215] Sahib mourait. Sur quoi, j'accompagnai le Hadji.

—Sachant qui il était? demanda Strickland.

—Non! craignant l'homme. Une vertu sortait de lui qui dominait la vertu des personnes moindres. Le Hadji dit à Bulaki Ram, le commis, d'occuper le siège du gouvernement, à Dupé, jusqu'à notre retour. Bulaki Ram craignait le Hadji, parce que le Hadji avait, d'un œil de convoitise, souvent évalué son talent pour les chiffres à cinq mille roupies dans n'importe quel tas d'esclaves. Le Hadji me dit alors: «Viens, et nous allons faire jouer les mangeurs d'homme au jeu du coton pour les Délices de mes Délices.» Le Hadji aimait notre Sahib de l'amour d'un père pour son fils, d'un sauveté pour son sauveur, d'un Grand pour un Grand. Mais je dis: «Nous ne pouvons nous rendre en ce lieu des Sheshahelis sans une centaine de fusils. Nous en avons cinq, ici.» Le Hadji dit: «J'ai dénoué dans mon mouchoir de tête un nœud qui pour nous en vaudra plus de mille.» Je vis qu'il avait détaché ce mouchoir de telle façon qu'il faisait comme un drapeau sur son épaule. Alors je compris que c'était un Grand avec la vertu en lui.

«Nous parvînmes aux hauteurs des Sheshahelis à l'aurore du second jour... vers le moment où s'agite le vent froid. Le Hadji traversa délicatement le lieu découvert où gît leur ordure, et gratta à l'entrée qui était fermée. Lorsqu'elle s'ouvrit, je[Pg 216] vis les mangeurs d'hommes étendus sur leurs lits sous les larmiers des huttes. Ils en dégringolèrent; ils se dressèrent, l'un derrière l'autre, sur toute la longueur de la rue, et la crainte sur leurs visages faisait comme les feuilles qui blanchissent à la brise. Le Hadji se tenait debout à l'entrée, gardant ses vêtements de la souillure. Le Hadji dit: «C'est encore moi. Donnez-m'en six, et mettez le joug.» Ils s'empressèrent alors de nous en pousser six à l'aide de perches, et les attelèrent à un gros arbre. Le Hadji dit alors: «Allez chercher du feu à l'âtre du matin, et venez au vent.» Le vent est fort sur ces promontoires, au lever du soleil; aussi, lorsque chacun eut vidé son pot de feu en face de ce qui était devant lui, le flanc de la ville gronda en flammes, et tout disparut. Le Hadji dit alors: «Au bout d'un certain temps viendra ici l'homme blanc qui jadis vous a fait la chasse en manière d'amusement. Il réclamera du travail pour planter telle ou telle matière. Vous êtes ce travail, et votre engeance, après vous.» Ils répondirent en levant la tête un tout petit peu du bord des cendres: «Nous sommes ce travail, et notre engeance, après nous.» Le Hadji dit: «Quel est aussi mon nom?» Ils répondirent: «Ton nom est aussi Le Miséricordieux.» Le Hadji dit: «Louez donc ma miséricorde.» Et, tandis que ce faisaient, le Hadji s'éloigna, moi le suivant.»

[Pg 217]

L'Infant eut un petit bruit de gorge, et étendit la main du côté du vin de bourgogne.

«Vers midi, l'un de nos six tomba mort. La frayeur... rien que la frayeur, Sahib! Nul n'y avait touché, nul n'y pouvait toucher. Comme ils étaient par paires, et que l'autre de la Fourche était fou et chantait sottement, nous attendîmes l'arrivée de quelque païen pour faire le nécessaire[27]. A la fin arrivèrent des gens d'Angari conduisant des chèvres. Le Hadji dit: «Que voyez-vous?» Ils répondirent: «Oh, Seigneur, nous ne voyons ni n'entendons.» Le Hadji dit: «Mais je vous commande de voir et d'entendre et de dire.» Ils dirent: «Oh, Seigneur, c'est à nos yeux qui en ont reçu l'ordre comme si des esclaves se tenaient dans une Fourche.» Le Hadji dit: «Attestez-le devant l'officier qui vous attend dans la ville de Dupé.» Ils dirent: «Que nous arrivera-t-il ensuite?» Le Hadji répondit: «La juste récompense pour la dénonciation. Mais, si vous n'attestez pas, alors un châtiment qui fera que de terreur les oiseaux tomberont des arbres et que les singes crieront pour demander pitié.» Entendant cela, les gens d'Angari firent hâte vers Dupé. Le Hadji me dit alors: «Ces choses-là sont-elles suffisantes pour établir notre cause, ou faut-il amener tout un village?» Je répondis que trois[Pg 218] témoins suffisaient amplement à établir n'importe quelle cause, mais que jusqu'alors, dis-je, le Hadji n'avait pas mis ses esclaves en vente. C'est vrai, comme le disait tout à l'heure notre Sahib, qu'il y a une amende pour ce qui est de prendre les esclaves, et encore une autre pour le fait de les vendre. Et c'était la double amende dont nous avions besoin, Sahib, pour le coton de notre sahib. Nous avions arrangé tout cela à l'avance avec Bulaki Ram, qui connaît la Loi Anglaise, et je croyais que le Hadji s'en souviendrait; mais il devint en colère, et cria: «O Dieu, Refuge des Affligés, dois-je, moi qui suis ce que je suis, colporter cette viande de chien le long de la route afin de gagner ses délices pour les délices de mon cœur?» Pas moins, il admit que c'était la Loi Anglaise, et là-dessus m'offrit les six... cinq... d'une voix faible, la tête détournée. Les Sheshahelis ne sentent pas le lait aigre, comme le devraient les païens. Ils sentent comme les léopards, Sahib. C'est parce qu'ils mangent de l'homme.

[27] Attendu qu'un bon mahométan ne toucherait jamais au cadavre d'un païen.

—Peut-être bien, dit Strickland. Mais où avais-tu la tête, toi? Un seul témoin ne suffit pas pour établir le fait d'une vente.

—Que vouliez-vous que nous fassions, Sahib? Il y avait la réputation du Hadji à considérer. Nous ne pouvions pas appeler un témoin païen pour une chose de ce genre. Et, en outre, le Sahib[Pg 219] oublie que c'était le défendeur lui-même qui fabriquait cette cause. Il ne contesterait pas son propre témoignage. D'ailleurs, je connais assez bien la loi du témoignage.

«C'est ainsi que nous allâmes à Dupé; et, tandis que Bulaki Ram attendait au milieu des gens d'Angari, je courus voir notre Sahib dans son lit. Il avait les yeux brillants, et la bouche pleine d'ordres sans suite; mais la vieille ne s'était pas dénoué les cheveux pour la mort. Le Hadji dit: «Finis-en vite avec mon procès. Je ne suis pas Job!» Le Hadji était un savant. Nous fîmes le procès rapidement avec accompagnement de voix douces autour du lit. Cependant... cependant, comme nul ne peut savoir si un Sahib de ce sang voit ou ne voit pas, nous le fîmes strictement à la façon des formes de la Loi Anglaise. Seulement, les témoins, les esclaves et le prisonnier, nous les tînmes dehors, à cause de son nez.

—Alors, il ne vit pas le prisonnier? demanda Strickland.

—Je me tenais prêt à garrotter un Angari au cas où il le demanderait; mais, grâce à Dieu, il avait trop fort la fièvre pour en demander un. C'est absolument vrai, qu'il signa les papiers. C'est absolument vrai, qu'il vit serrer l'argent dans le coffre-fort—deux cent dix livres anglaises—et, c'est absolument vrai que l'or agit sur lui comme[Pg 220] un puissant remède. Mais, pour ce qui est de voir le prisonnier et de tenir un discours aux mangeurs d'hommes—le Hadji lui a soufflé tout cela sur le front, pour l'enfermer dans son cerveau malade. Il en est, comme vous avez entendu, resté un peu... Ah, mais, quand la fièvre cessa, et que notre Sahib demanda le livre des amendes, ainsi que les légers petits livres d'Europe à images, avec les images de charrues, de râteaux et de moulins à coton ... ah! alors, il se mit à rire comme il avait coutume de rire, Sahib. C'était le désir de son cœur, cette histoire de coton. Le Hadji l'aimait... Qui ne le fait pas? C'était un petit, petit arrangement, Sahib, dont... est-il nécessaire de parler à tout le monde?

—Et quand as-tu su qui était le Hadji? demanda Strickland.

—Non de chose certaine jusqu'à ce que lui et notre Sahib fussent revenus de leur visite au pays des Sheshahelis. C'est absolument vrai, comme le dit notre Sahib, que les mangeurs d'homme se couchèrent à plat ventre tout autour de ses pieds, et demandèrent des bêches pour cultiver le coton. Cette nuit-là même, pendant que j'apprêtais le dîner, le Hadji me dit: «Je m'en vais en ma place, quoique Dieu sait si l'Homme aux Yeux de Pierre m'aura laissé un bœuf, un esclave ou une femme.» Je dis: «Tu es alors Celui-là?» Le Hadji dit:[Pg 221] «Je suis dix mille roupies de récompense dans ta main. Allons-nous fabriquer une autre cause judiciaire, afin d'avoir plus de machines à coton pour le boy?» Je dis: «Pour quel chien me prends-tu? Puisse Dieu prolonger ta vie de mille années!» Le Hadji dit: «Qui donc a vu demain? Dieu m'a donné comme qui dirait un fils en ma vieillesse, et je Le glorifie. Veille à ce que la race ne s'en perde pas!»

Puis il alla de ce qui servait de cuisine à la table de bureau de notre Sahib, sous l'arbre, où notre Sahib tenait à la main une enveloppe de service bleue nouvellement arrivée du Nord. Sur quoi, craignant de méchantes nouvelles pour le Hadji, j'allais le retenir; mais il dit: «Nous sommes tous deux des grands. Ni l'un ni l'autre ne faillira.» Notre Sahib, avant d'ouvrir la lettre, leva les yeux pour inviter le Hadji à s'approcher; mais le Hadji se tint à l'écart jusqu'à ce que notre Sahib eût bien ouvert et bien lu la lettre. Alors, le Hadji dit: «Est-il permis de dire adieu?» Notre Sahib transperça la lettre par-dessus la liasse avec un profond et joyeux soupir, et lui cria la bienvenue. Le Hadji dit: «Je m'en vais en ma place», et il détacha de son cou un cœur d'ambre gris monté en or doux, retenu par une chaîne, et le tendit. Notre Sahib s'en saisit promptement à poing fermé, le retourna, et dit: «Si ton nom est écrit là-dessus,[Pg 222] c'est inutile, car un nom est déjà gravé sur mon cœur.» Le Hadji dit: «Et sur le mien aussi est un nom gravé; mais il n'y a pas de nom sur l'amulette.» Le Hadji se courba aux pieds de notre Sahib, mais notre Sahib le releva et l'étreignit, et le Hadji se couvrit la bouche de son manteau d'épaules, parce qu'elle remuait, et ainsi s'en alla.

—Et quel ordre contenait la lettre de service? murmura Stalky.

—Rien que l'ordre pour notre Sahib de faire un rapport sur quelque nouvelle maladie de bétail. Mais tous les ordres arrivent sous la même forme d'enveloppe. Nous n'aurions su dire quel ordre ce pouvait être.

—Lorsqu'il ouvrit la lettre... mon fils... n'eut-il pas un geste? Toussa-t-il? Jura-t-il?

—Aucun geste, Sahib. J'épiais ses mains. Elles ne tremblaient pas. Après cela, il s'essuya le visage, mais il transpirait auparavant à cause de la chaleur.

—Savait-il? Savait-il qui était le Hadji? demanda l'Infant en anglais.

—Je ne suis qu'un pauvre homme. Qui peut dire ce qu'un Sahib de ce sang sait ou ne sait pas? Mais le Hadji a raison. Il ne faut pas que s'en perde la race. Il ne fait pas très chaud pour les petits enfants, à Dupé, et pour ce qui est des nourrices, la cousine de ma sœur, à Jull...

[Pg 223]

—H'm'! Cela, c'est l'affaire du gamin. Je me demande si son chef a jamais su? dit Strickland.

—Assurément, répondit Imam Din. Le soir avant que notre Sahib descendît à la mer, le Grand Sahib—l'Homme aux Yeux de Pierre—dîna avec lui dans son camp, et j'étais chargé de la table. Ils causèrent longtemps, et le Grand Sahib dit: «Que penses-tu de Celui-là?» (Nous ne disons pas Ibn Makarrah, là-bas.) Notre Sahib demanda: «Qui, cela?» Le Grand Sahib répondit: «Celui-là qui a appris à tes mangeurs d'homme à cultiver le coton pour toi. Il est resté dans ton District trois mois, à ma connaissance certaine, et j'attendais par chaque courrier que tu me livrasses sa tête.» Notre Sahib dit: «S'il avait fallu sa tête, il aurait fallu désigner quelqu'un d'autre pour gouverner mon District, car c'était mon ami,» Le Grand Sahib se mit à rire, et dit: «S'il m'avait fallu un homme moindre à ta place, sois sûr que je l'aurais envoyé de même s'il m'avait fallu la tête de Celui-là sois sûr que j'aurais envoyé des hommes me la chercher; mais, dis-moi, maintenant, quels moyens as-tu employés pour l'entortiller à ton usage et notre profit dans cette histoire de coton?» Notre Sahib dit: «Dieu me soit témoin que je ne me suis en aucune façon servi de cet homme. C'était mon ami.» Le Grand Sahib dit: «Toh Vau! (De la blague!) Raconte!» Notre Sahib secoua la tête[Pg 224] comme il fait... comme il faisait lorsqu'il était petit... et ils s'entre-regardèrent comme des tireurs d'épée sur une piste à la foire. Le Grand Sahib baissa les yeux le premier, et dit: «Soit. J'aurais peut-être répondu de même dans ma jeunesse. Peu importe. J'ai traité avec Celui-là comme allié de l'Etat. Un de ces jours, il me contera l'histoire.» Puis j'apportai à nouveau du café, et ils se turent. Mais je ne crois pas que Celui-là en dise plus au Grand Sahib que notre Sahib ne lui en a dit.

—Pourquoi? demandai-je.

—Parce que ce sont tous les deux des Grands; or, j'ai observé, dans ma vie, que les Grands emploient les mots en très petit nombre entre eux dans leurs affaires; encore moins lorsqu'ils parlent de ces affaires à un tiers. En outre, ils tirent profit du silence... Maintenant, je crois que la mère est descendue de la chambre, et je m'en vais lui frictionner, à lui, les pieds jusqu'à ce qu'il s'endorme.»

Ses oreilles avaient perçu le pas d'Agnès au haut de l'escalier; et voici qu'elle passa devant nous pour gagner le salon de musique en fredonnant le Magnificat.


[Pg 227]

LE «DÉSESPOIR DU SINGE»

Je n'avais pas vu Penfentenyou depuis 189., alors qu'il était ministre des Chemins et des Bois dans la première Administration de De Thouar. L'été dernier, quoique nominalement il détînt le même portefeuille, il était, sauf de nom, le Premier de sa Colonie[28] et l'idole de sa province, laquelle a deux fois et demie la taille de l'Angleterre. En matière politique, ses convictions se bornaient à voir prospérer sa colonie, et c'est pourquoi il s'en vint en Angleterre développer une Grande Idée au profit d'icelle.

[28] Nous supposerons qu'il s'agit du Canada, colonie de plusieurs provinces. Ainsi se trouveront expliqués les noms français.

Croyant qu'il avait mis cette idée en train, je m'empressai de l'accueillir chez moi pour une semaine.

S'il fut poursuivi en automobile jusqu'à ma porte par son propre Représentant Général[29]; s'ils changèrent mon cabinet de travail en Chambre[Pg 228] de Réunion, où je n'eus pas mes entrées; si le télégraphe de l'endroit faillit rester court sous l'affluence des câblogrammes chiffrés de cent mots, et si, en fin de compte, je violai le domicile d'autrui pour procurer au personnage les facilités du téléphone un dimanche, ce sont choses que je passe sous silence. Ce que je lui reprochai, ce fut son ingratitude, tandis que je mettais de cette façon l'Angleterre en pièces pour lui venir en aide. Aussi lui dis-je:

[29] Toute colonie anglaise possède à Londres un représentant général.

«Pourquoi diable n'êtes-vous pas allé voir votre Alter Ego de Londres, au lieu d'apporter votre travail de bureau ici?

—Hein? Qui? fit-il, enlevant les yeux de dessus son quatrième câblogramme depuis le déjeuner.

—Voir le ministre anglais des Chemins et des Bois.

—Je l'ai vu,» répondit Penfentenyou, sans enthousiasme.

Il était, paraît-il, allé deux fois chez le monsieur, mais sans avoir pris de rendez-vous—(«je croyais que, si je n'étais pas d'assez grande importance, mon affaire l'était»)—et chaque fois l'avait trouvé occupé. Une troisième partie, intervenant, avait suggéré qu'on pourrait, en prévenant dans les formes, se voir ménager une entrevue.

«Alors, dit Penfentenyou, je suis allé au ministère à dix heures!

[Pg 229]

—Mais ils étaient encore au lit! m'écriai-je.

—Un des blancs-becs était réveillé. Il me dit que... qu'on ne traitait mon genre de questions (il claqua de la main la pile de câblogrammes) que de onze à deux. Sur quoi, j'attendis.

—Et quand vous en êtes venu à l'affaire?» demandai-je.

Il eut un geste de désespoir.

«Ce fut comme si je m'adressais à des enfants. Ils n'en avaient jamais entendu parler.

—Et votre Alter Ego?»

Penfentenyou en traça le portrait.

«Chut! Ne parlez pas comme cela! fis-je en frissonnant. C'est le meilleur type du monde. Il faut seulement le connaître.

—C'est aussi ce que je fais, repartit Penfentenyou. Et vous?

—Le Ciel m'en préserve! m'écriai-je. Mais c'est bien le mot qui convient.

—Oh! pour lui, il les a dits tous, les mots qui conviennent. Seulement, je croyais, comme ceci était l'Angleterre, qu'ils seraient plus ou moins au courant de mon Idée. Mais il me fallut l'expliquer depuis le commencement.

—Ah! Ils avaient probablement égaré les papiers,» dis-je.

Et je lui contai l'histoire d'une insurrection du prix de trois millions de livres sterling causée par[Pg 230] un Sous-Secrétaire qui s'assit sur un monceau de correspondance étiquetée de vert[30] au lieu de la lire.

[30] L'étiquette verte, au Colonial Office (Ministère des Colonies) indique que l'affaire est urgente.

«Je m'étonne que cela n'arrive pas toutes les semaines, répliqua-t-il. Cela ne vous ferait-il rien que j'aie encore ce soir le Représentant Général à dîner? Je n'ai qu'à lui télégraphier, et il peut venir en auto.»


Le Représentant Général arriva deux heures plus tard—personnage patient et à remontrances, visiblement pris entre une Colonie exubérante et une Angleterre drapée d'indifférence. Mais, Penfentenyou derrière lui, il avait travaillé; car il nous raconta que Lord Lundie—le Law Lord—représentait l'autorité suprême aux points de vue légal et constitutionnel de la Grande Idée, et que c'était à lui qu'on en devait référer.

«Grand Dieu vivant! tonna Penfentenyou. Je vous avais dit de faire en sorte que tout fût arrangé à Noël dernier.

—C'était en pleine saison des réunions de famille, répondit avec douceur le Représentant Général. Lord Lundie est à Credence Green, en ce moment... c'est là qu'il passe ses vacances. Ce n'est guère à plus de quarante milles d'ici.

[Pg 231]

—Ne troublerai-je point Sa Grandeur? dit Penfentenyou d'une voix grave. Peut-être mon genre de questions (il renifla) ne doit-il être discuté qu'à minuit.

—Oh, ne faites pas l'enfant, repartis-je.

—Ce qu'il faut, à ce pays-ci, dit Penfentenyou, c'est...»

Et durant dix minutes il trompeta la rébellion.

«Ce qu'il vous faut, à vous, c'est payer votre protection,» interrompis-je, lorsqu'il reprit haleine.

Et je lui montrai un papier jaunâtre, offert à titre gracieux par le Gouvernement, et que l'on appelle Cédule D. A ma grande joie, c'était la première fois qu'il voyait la chose, et je complétai ma victoire sur lui et l'Empire en général par un Naval Annual[31] de Brassey et un Statesman's Year Book[32].

[31] Annuaire Naval.

[32] Recueil annuel de l'Homme d'État.

Le Représentant Général intervint avec des Représentantgénéralités (lesquelles étaient d'ailleurs purement provocatrices) sur les Liens du Sentiment[33].

[33] Qui devaient attacher la colonie à la Grande-Bretagne.

«Qu'ils aillent au diable! s'écria Penfentenyou. A quoi rime le sentiment lorsqu'il s'agit d'un Kindergarten?

[Pg 232]

—Parfaitement. Les liens de la frousse commune, voilà ce qui nous attache ensemble; et plus tôt, vous autres nouvelles nations, vous vous en rendrez compte, mieux cela vaudra. Ce qu'il vous faut, c'est une invasion annuelle. Alors, vous grandiriez.

—Merci! Merci! s'écria le Représentant Général. C'est ce que je me tue à tâcher de faire comprendre à mes gens.

—Mais, mon pauvre ami, pleura presque Penfentenyou, allez-vous me prétendre que ces amateurs à doigts de banane aient grandi?

—Vous me faites suer, avec votre sérieux, rétorquai-je. Si vous les prenez de cette façon, vous allez causer le naufrage de votre Grande Idée.

—Voulez-vous le mener chez Lord Lundie demain? s'empressa de dire le Représentant Général.

—Je suppose qu'il me le faut, repartis-je, à moins que vous ne le fassiez.

—Moi! Ah! non! Je rentre,» fit le Représentant Général, lequel opéra son départ.

Je suis bien content de n'être le Représentant Général d'aucune colonie.


Penfentenyou continua à discuter à propos des contributions navales jusqu'à une heure et quart du matin, quoique, dès le début, fût-ce à moi qu'échut la victoire.

A dix heures, je le mis dans l'automobile, lui et[Pg 233] sa correspondance; et il eut le bon goût de demander s'il s'était montré inélégant la veille au soir. Je répondis que j'attendais qu'il fît amende honorable. Il se servit de cela comme excuse pour recommencer la discussion, et prit texte des moindres incidents de la route pour prouver la décadence de l'Angleterre.

Comme exemple nous crevâmes un bandage à moins d'un mille de Credence Green, et, afin d'épargner du temps, gagnâmes à pied le petit village admirablement tenu. Son regard fut attiré par une construction de fer gaufré bleu pâle, portant, barbouillé au poncis, Chapelle Calviniste, devant les fenêtres aux volets fermés de laquelle un joueur d'orgue italien à singe enjuponné jouait Dolly Grey[34].

[34] Chanson des rues, il y a quelques années.

«Oui. C'est cela même! fit l'égoïste d'un ton sec. C'est bien là une parabole de la situation générale en Angleterre. Et regardez-moi ces brutes!»

Une immense voiture de déménagement stationnait devant un cabaret. Les hommes qui en étaient chargés buvaient de la bière à même des pots bleu et blanc. Ce n'était à mes yeux qu'un joli tableau, mais Penfentenyou déclara que cela représentait Notre Attitude Nationale.

La maison dont Lord Lundie avait fait pour l'été[Pg 234] son lieu de repos était, nous l'apprîmes, une ferme située un peu en dehors du village, sur une colline autour de laquelle s'enroulait une route bordée d'une haute haie. Seuls, quelques initiés passaient leurs vacances à Credence Green, et ils avaient habitué les logeurs à faire en sorte que l'endroit restât un lieu de choix. Penfentenyou n'omit d'en faire un grief, tandis que nous montions le sentier, suivis à distance par le joueur d'orgue.

«Supposez qu'il ait une réunion de famille, dit-il. Tout est possible dans ce pays insensé.»

Juste à ce moment-là, nous nous trouvâmes en face d'une villa inoccupée. Le toit en était d'ardoise noire, pourvu d'un bel enfaîtement tout battant neuf; les murs, de brique couleur de sang, en étaient bordés, encadrés, de stuc vermiculé, et, de chaque côté de la porte d'entrée, étincelaient des vitres bleu cobalt, rouge magenta et du plus beau vert pomme. Le tout était séparé de la route par un mur bas, en silex, à piliers de briques, surmonté d'une grille gothique en fonte, retouchée de bleu et d'or.

De sévères corbeilles de géranium, de calcéolaire et de lobélie marquetaient le tapis de gazon, au centre duquel s'élevait l'un des plus beaux araucarias (son autre nom en passant est désespoir du singe) qu'il m'ait jamais été donné de voir. Il devait[Pg 235] être haut de trente pieds au moins, et son feuillage répondait de façon exquise aux parapets de fer. Ce nec plus ultra des bijoux, paré de tant d'aménités, ne transpire guère, je le fis remarquer à Penfentenyou, en dehors de l'Angleterre.

Une haie, tournant à angle droit, flanquait le jardin, et, au-dessus d'elle, sur un versant de prairies pointillées de pâquerettes, se voyait la ferme estivale, couverte de tuiles et à charpente apparente, de Lord Lundie. Tout à coup, nous entendîmes des voix derrière l'arbre—les beaux accents pleins d'Anglais bien à l'aise qui parlent à des égaux—passer au travers de la haie comme du grésil à travers des chevrons.

«Ce n'est pas pour rien qu'on donne à cela le nom de désespoir du singe, je le concède,—(c'était une intonation riche et ronflante)—mais, d'un autre côté...

—Vu, mylord, que le nom implique la possibilité pour un singe, à la rigueur, d'en faire l'ascension, et non pas que l'ascension en est une impossibilité physique. Pour moi, je prétends que l'un de nos singes-araignées du Sud-Amérique n'hésiterait pas... Ma parole, cela vaudrait la peine d'essayer, si...»

C'était une voix plus cassante que la première. Une troisième, de diapason plus élevé, et maniérée au possible, interrompit.

[Pg 236]

«Oh, personnes pratiques, il n'y a pas le moindre singe ici! Pourquoi perdre une journée du Seigneur en discussions oiseuses? Donnez-moi une allumette!

—J'ai bonne envie de vous faire faire en personne la démonstration. Venez, Bubbles! Nous allons faire grimper Jimmy!»

Il y eut un bruit de lutte, interrompu par les cris de Jimmy à la voix de fausset. Je me retournai et tirai Penfentenyou à couvert dans la haie de flanc. Je me rappelais avoir lu dans un journal mondain que le sobriquet de Lord Lundie était Bubbles.

—Qu'est-ce qu'ils font? dit aigrement Penfentenyou. Ivres?

—Histoire de faire la bête! La surabondante vitalité de la Race, vous savez. Nous allons voir,» répondis-je.

Le bruit cessa.

«Ouf! me voici sauvé! soupira convulsivement Jimmy. Heureusement que je suis le seul à parler napolitain. Lai...ez-boi aller le cou!»

Il cria à tue-tête dans une langue étrangère, et on lui répondit de la grille.

«C'est le joueur d'orgue de la Chapelle Calviniste, murmurai-je. (J'avais déjà trouvé une brèche praticable au fond de la haie.) Ils vont essayer, je crois, de faire grimper le singe.

[Pg 237]

—Attendez... laissez-moi voir.»

Penfentenyou se jeta à plat ventre, et fougea jusqu'à ce qu'il se fût, lui aussi, ouvert un Judas. Nous étions étendus côte à côte, commandant tout le jardin à une portée de dix mètres.

«Vous les connaissez? demanda Penfentenyou, comme je faisais un bruit quelconque.

—De vue seulement. Le grand zigue en costume de flanelle est Lord Lundie. Le poids-léger à la barbe jaune a fait son portrait pour le dernier salon; c'est un gommeux de la Royal Academy: James Loman.

—Et le type brun aux grandes pattes?

—Tomling, Sir Christopher Tomling, l'ingénieur du Sud-Amérique, qui a bâti le...

—Viaduc de San Juan. Je sais, repartit Penfentenyou. Nous aurions dû l'avoir avec nous autres... Croyez-vous qu'un singe grimperait à l'arbre?»

Le joueur d'orgue, qui était à la grille, défendit d'un bras sa bête, tandis que Jimmy parlait.

«Ne faites pas montre de vos petits talents, dit Lord Lundie. Dites-lui qu'il s'agit d'une expérience. Intéressez-le!

—La ferme, Bubbles! Vous n'êtes pas au tribunal, répliqua Jimmy. Cela demande de la délicatesse. Giuseppe dit...

[Pg 238]

—Intéressez le singe, interrompit l'ingénieur brun. Il ne grimpera pas pour le plaisir. Courez à la maison chercher des biscuits, Bubbles... des glacés... et une orange ou deux. Pas besoin de rien dire à nos femmes.»

Le grand personnage détala à un trot qui n'aurait pas déshonoré un gamin de dix-sept ans. Je crus comprendre, à un mot de Jimmy, que tous trois avaient été ensemble à Harrow[35].

[35] Harrow, école publique anglaise.

«Ce Tomling n'est déjà pas si bête, murmura Penfentenyou. Malheur que nous ne l'ayons pas eu pour la Colonie. Mais la question est: le singe grimpera-t-il?

—Faites vite, Jimmy. Dites à l'homme que nous lui donnerons cent sous pour le prêt de la bête. Maintenant, roulez l'orgue sous l'arbre, que nous allons orner quand Bubbles va revenir, cria Sir Christopher.

—Je me suis souvent demandé, dit Penfentenyou, si cela pouvait vraiment faire le désespoir d'un singe?»

Ardemment occupé de ses doigts à écarter les souches d'épines, il avait oublié les nécessités de sa Colonie en Progrès.


Giuseppe et Jimmy firent comme on leur disait,[Pg 239] le singe les suivant d'un œil circonspect et malicieux.

«Voici une découverte, dit Jimmy. La partie musiquante de cet orgue s'enlève des roues. (Il parla avec volubilité au propriétaire.) Oh, c'est afin que Giuseppe puisse l'emporter le soir dans sa chambre... et en jouer. Vous entendez? L'Italien, après sa journée de crime, joue de sa maudite machine pour le plaisir. Pour le plaisir, Christopher! Et Michel-Ange fut l'un deux!

—Ne dites pas de bêtises! Priez-le d'enlever à l'animal son petit jupon,» dit Sir Christopher Tomling.

Lord Lundie revint, fort peu essoufflé, par une brèche de la haie.

«Tout le monde est sorti, Dieu merci! cria-t-il. Mais j'ai razzié tout ce que j'ai pu. Marrons glacés, fruits confits, et tout un sac d'oranges.

—Parfait! déclara l'ingénieur universellement renommé. Jimmy, vous qui êtes le poids-léger, sautez sur l'orgue, et, au fur et à mesure que je vais vous les passer, empalez-nous toutes ces choses-là sur les feuilles!

—Je comprends, repartit Jimmy, en bondissant comme une gazelle. Toujours plus haut, toujours de l'avant, hein? Quo non ascendam! D'abord il va tâcher d'atteindre... sacrés piquants, va!... ce biscuit. Puis, nous allons l'attirer... c'est à peu[Pg 240] près à portée de son bras... avec le marron glacé, après quoi, il fera la découverte de cette orange. Est-ce assez humain! Cela ressemble-t-il assez à votre ignoble carrière, Bubbles!»

A force de soin et de travail, ils réussirent, avec les biscuits, les oranges, les morceaux de banane et les marrons glacés, à faire des branches basses de l'arbre un vrai sentier du Paradis des singes.

«Présentez le phénomène en liberté», dit Sir Christopher avec autorité.

Giuseppe plaça le singe sur le sommet de l'orgue, où la bête, se méprenant, se mit debout sur la tête.

«Il s'en remet à la décision de la cour, mylord! dit Jimmy. Non... le voilà qui ouvre l'œil. Le voilà qui cherche à atteindre l'au-delà. Que ne donnerais-je pour avoir... (ici il cita un nom qui jouit d'une certaine réputation dans l'Art Britannique[36]). L'Ambition cueillant les pommes de Sodome! (Le singe s'était piqué, et jurait.) Le Génie empêché par la convention! Oh, il y a là-dedans tout un boisseau d'allégories!

[36] L'auteur fait allusion à un peintre de sujets allégoriques.

—Donnez-lui le temps. Il est en train de peser le pour et le contre,» dit Lord Lundie.

Tous trois se refermèrent autour du singe, suspendus à chacun de ses mouvements avec une[Pg 241] attention presque égale à la nôtre. La tête du grand juge—front vertical coupé d'un pli, bouche de fer, mâchoire inférieure en pointe, tout cela campé sur ce gros cou émergeant du col de flanelle blanche—se découpait sur la soie verte froncée du devant de l'orgue, à l'instar d'un camée de Titus. Jimmy, les yeux en l'air et les lèvres entr'ouvertes, se passait les doigts dans sa barbe châtain grisonnante, et je me trouvais assez près pour remarquer la beauté signalée de ses mains. Sir Christopher se tenait un peu à part, les bras croisés derrière le dos, un lourd soulier jaune jeté en avant, le menton rentré et comme gourmé, et ses noirs sourcils froncés pour abriter les yeux attentifs.

Le visage sombre de Giuseppe entre les anneaux d'oreille étincelants, un chiffon de soie rouge et jaune tordu autour de la gorge, allait du singe tout tendu par l'effort et le désir aux biscuits rose et blanc piqués sur le feuillage d'airain. Et sur le tout dardait le soleil grave et utilitaire d'un après-midi d'été anglais.

«Fils de saint Louis, montez au ciel!» dit tout à coup Lord Lundie d'une voix qui me fit songer au prononcé d'un arrêt de mort.

Je ne sais ce à quoi le singe, lui, songea, attendu qu'en cet instant il sauta de l'orgue, et disparut.

On entendit un fracas de verre brisé derrière l'arbre.

[Pg 242]

La face du singe, tordue de colère, apparut à une fenêtre haute de la maison, et le trou étoilé de la fenêtre en verre de couleur, à gauche de la porte d'entrée, montrait le premier pas de son chemin ascensionnel.

«Nous n'avons plus qu'à courir après, cria Sir Christopher. Venez!»

Ils assaillirent la porte, qui n'était pas fermée à clef.

«Oui. Mais examinez le côté moral de l'affaire, dit Jimmy. N'est-ce pas de l'effraction ou quelque chose d'approchant, Bubbles?

—Vous résoudrez la question une fois qu'on l'aura pris, déclara Sir Christopher. Nous sommes responsables de l'animal.»

Un carillon endiablé de sonnettes jaillit de la maison vide, suivi de gargouillements et de coups de trompette assourdis.

«Que diable se passe-t-il? demandai-je presque à haute voix.

—Les robinets, cela va sans dire, répondit Penfentenyou. Quel malheur! Je crois qu'il aurait grimpé, si Lord Lundie ne l'avait fait détaler!

—Attendez un moment, Christopher,» cria Jimmy l'interprète. Il se peut, déclare Giuseppe, qu'il réponde à la musique de son enfance. Giuseppe va donc entrer avec l'orgue. Orphée avec son luth, vous comprenez. Avante, Orphée! Il n'y a pas de[Pg 243] napolitain pour salle de bain; mais c'est là, j'imagine, qu'est votre ami.

—Je n'entre pas dans la maison d'autrui orgue de barbarie en tête,» dit Lord Lundie, en battant en retraite, tandis que Giuseppe débarquait de ses roues le mécanisme de l'orgue (il déploya une jambe pendante), se glissait une courroie autour des épaules et imprimait un tour à la manivelle.

—Ne faites pas l'imbécile, Bubbles, repartit Jimmy. Vous ne pourriez pas nous laissez maintenant, fussiez-vous sur le Sac de Laine[37]. Joue, Orphée! La Loi te couvre.»

[37] Siège du Lord Chancelier.

Huée, rumeur, et fracas de l'orgue, qui surgit à la vie sous la main de Giuseppe; et le cortège passa par la porte d'entrée peinte genre noyer. Un moment plus tard, nous voyions le singe s'ébattre sur le toit.

«Il va être sur tout le territoire d'ici une minute, si nous ne le dirigeons pas,» dit Penfentenyou, en sautant sur pied, et en faisant irruption dans le jardin.

Nous le dirigeâmes en lui jetant des cailloux, jusqu'à ce qu'il battit en retraite par une fenêtre, au rappel harmonieux qu'il avait laissé tout un lot de petites choses derrière lui. Comme nous passions devant la porte d'entrée, elle s'ouvrit toute[Pg 244] grande, montrant Jimmy, l'artiste, assis au pied d'un escalier fraîchement ciré. Il agita ses mains vers nous; et, lorsque nous entrâmes, nous nous aperçûmes que l'homme avait perdu la parole. Ses yeux se firent rouges—rouges comme ceux d'un furet—et le peu de souffle qui lui restait siffla d'un ton perçant. Nous prîmes d'abord cela pour une attaque; puis nous comprîmes que c'était de la gaîté—l'inopportune gaîté du Tempérament Artistique.

Toute la maison palpitait d'une infâme mélodie, que ponctuait de son clopinement le cylindre de l'orgue unijambé, au fur et à mesure que Giuseppe, au-dessus, passait de chambre en chambre à la poursuite de son esclave rebelle. De temps à autre, quelque plancher branlait un peu sous les efforts combinés de Lord Lundie et Sir Christopher Tomling, lesquels se répandaient en ordres aussi nombreux que contradictoires, et, dès qu'ils le pouvaient, maudissaient Jimmy de la plus splendide façon.

«Avez-vous quelque chose à faire avec la maison? finit par dire Jimmy d'une voix entrecoupée. Parce que, pour le moment, nous nous en servons. (Il hoqueta.) Et c'est moi... ah... qui suis chargé de monter la garde.

—Très bien, repartit Penfentenyou, lequel referma la porte du vestibule.

[Pg 245]

—Jimmy, espèce de bandit! Jimmy, vilain roquet! Vilain lâche! (La voix de Lord Lundie domina le flot de musique.) Montez ici! Giuseppe dit quelque chose que nous ne comprenons pas.»

Jimmy écouta, et interpréta tant bien que mal entre les hoquets.

«Il dit que vous feriez mieux de faire marcher l'orgue, Bubbles, et de le laisser faire la chasse, attendu que le singe le connaît, lui.»

—Ma parole, il a raison, déclara Sir Christopher du haut du palier. Prenez l'orgue, Bubbles, tout de suite!

—«Mon Dieu!» s'écria Lord Lundie terrifié.

La poursuite se répercuta au-dessus de nos têtes, des mansardes au premier étage, et vice versâ. Corps et voix entrèrent en collision et discussion. L'orgue, par deux ou trois fois, heurta murs et portes. Puis il partit sur un rythme nouveau.

«C'est lui qui joue, dit Jimmy. Je reconnais sa fine oreille justinienne. Aimez-vous la musique?

—Il me semble que Lord Lundie joue fort bien pour un débutant, hasardai-je.

—Ah! Affaire d'entraînement chez un esprit juridique. Comme de venir à bout d'un dossier. J'en serais bien incapable.»

Il s'essuya les yeux et resta secoué par le rire.

«Hé! dit Penfentenyou, en regardant par la[Pg 246] fenêtre en verre de couleur au fond du jardin. Qu'est-ce qui se passe!»


Une voiture de déménagement, sous la conduite de quatre hommes, avait fait halte à la grille. Un mari et sa femme—les maîtres de la maison, cela ne faisait aucun doute—montèrent d'un pas tremblant et indécis le sentier. Lui, paraissait fatigué. Elle, était certainement de mauvaise humeur. En tout cet ici-bas de pur hasard, le dernier couple à comprendre une expérience scientifique.

J'empoignai Jimmy—le vacarme, au-dessus, couvrant la parole—et, avec l'aide de Penfentenyou, l'étayai comme un parapluie contre la fenêtre, afin de lui faire voir.

Il vit, hocha la tête, tomba comme peut un parapluie tomber, et, s'agenouillant, battit du front contre la porte fermée. Penfentenyou poussa le verrou.

Les déménageurs vinrent renforcer les deux personnages du sentier, et avancèrent en large déploiement.

«N'aurait-il pas mieux valu les prévenir, là-haut? suggérai-je.

—Non. Plutôt mourir! fit Jimmy. Je n'en suis guère loin, pour le quart d'heure. D'ailleurs, ils m'ont insulté.»

Je me tournai de l'Artiste vers l'Administrateur.

[Pg 247]

«Si cela vous est égal, je crois que le mieux serait de nous en aller,» dit Penfentenyou, fournisseur de crises.

—Em... emmenez-moi, dit Jimmy. Je n'ai pas de réputation à perdre, mais je voudrais les regarder de... heu... l'extérieur du tableau.

—Il y a toujours un modus vivendi,» murmura Penfentenyou, lequel s'en alla sur la pointe du pied le long du vestibule jusqu'à une porte de derrière, qu'il ouvrit sans le moindre bruit.

Nous passâmes dans un labyrinthe de buissons de groseilliers à maquereau, où, à son exemple d'homme d'Etat, nous rampâmes à quatre pattes et regagnâmes la haie. Là, nous reprîmes haleine, sûrs de notre alibi.

«Mais, votre patron... (la femme se lamentait auprès des déménageurs), votre patron m'avait promis que tout serait emménagé hier. Et nous sommes à aujourd'hui! C'est hier que vous auriez du être ici!

—Les derniers occupants ne sont pas encore partis, madame,» répondit l'un d'eux.

Lord Lundie faisait de rapides progrès dans son art, quoique l'orgue de Barbarie, différent de la Jurisprudence, soit plutôt affaire de vocation que de métier, et il lui arrivait de rester parfois sur un point mort. Giuseppe, je crois, chantait; mais je n'arrivais pas à comprendre le sens des remarques[Pg 248] de Sir Christopher. C'était de l'espagnol sud-américain.

La femme dit quelque chose que nous ne saisîmes pas.

«Il se pourrait que vous l'ayez sous-louée, insista l'homme. Ou bien votre mari qu'est ici.

—Mais ce n'est pas le cas. Envoyez immédiatement chercher la Police.

—A votre place, je ne le ferais pas, maâme. Ce ne sont que des cueilleurs de fruits pour les marchés. Ça ne regarde pas où ça couche.

—Prétendez-vous dire qu'ils y ont couché? Moi qui l'ai fait nettoyer la semaine passée! Faites-les sortir.

—Oh, si vous le dites, ça ne va pas être long. Alfred, va me chercher le palonnier de réserve.

—Ah, non! Vous allez abîmer la peinture de la porte. Faites-les sortir!

—Et qu'est-ce que, Dieu me pardonne! je suis donc en train de faire pour vous, maâme?» repartit l'homme d'un ton déconcerté.

Mais la femme fit demi-tour vers son époux.

«Edward! Ils sont tous ivres, ici; et là, ils sont tous fous. Faites quelque chose!» dit-elle.

Edward esquissa un demi-pas en avant, et soupira:

«Eh là!» dans la direction de la maison en rumeur.

[Pg 249]

La femme se mit à marcher de long en large, véritable image de la Tragédie Domestique. Les déménageurs évoluèrent un peu sur leurs talons, et...

«Je le tiens!»

Le cri retentit par toutes les fenêtres à la fois, suivi de l'aboiement de limier que poussa Sir Christopher, d'un enragé prestissimo sur l'orgue de Barbarie, et de cris à tue-tête pour appeler Jimmy. Mais Jimmy, à côté de moi, roula ses prunelles congestionnées, à la façon d'un hibou.

«Je n'ai jamais connu ces gens-là, dit-il. Je ne suis qu'un pauvre petit orphelin.»


La porte d'entrée s'ouvrit, et tous trois s'avancèrent au-devant d'un triomphe de courte durée. C'était la première fois que je voyais un «Law Lord» vêtu comme pour jouer au tennis, avec, en bandoulière, un cylindre d'orgue de Barbarie à béquille. A vrai dire, sous ce plumage, c'est un oiseau timide. Lord Lundie tâcha de se débarrasser de son équipement, un peu comme un chien savant mal dressé essaie d'échapper en arrière à son affublement. Sir Christopher, tout blanc de plâtre, soignait un pouce rouge de sang, et le singe, presque en démence, piochait à même la tignasse de Giuseppe.

Les hommes, de part et d'autre, restèrent vacillants. Mais la femme se tenait sur son terrain.

[Pg 250]

«Imbéciles!» dit-elle.

Et une fois encore:

«Imbéciles!»

J'eusse fait le bonheur de plus d'un forçat de ma connaissance avec une photographie de Lord Lundie prise en cet instant.

«Madame, commença-t-il, tout en conservant à miracle l'emphase de sa voix, c'était un singe.»

Sir Christopher suça son pouce, et opina de la tête.

«Emportez-le, et vous avec! repartit-elle. Et vous avec!»

Moi, je serais parti, et avec joie, sur telle permission. Mais il faut que ces hommes forts malgré tout soient toujours à se justifier. Lord Lundie se tourna vers le mari, qui, pour la première fois, parla.

«J'ai pris cette maison à bail. J'emménage, dit-il.

—Nous aurions dû y être hier, interrompit la femme.

—Oui. Nous aurions dû y être hier. Y avez-vous couché, cette nuit? demanda le mari d'un ton maussade.

—Non, je vous affirme que non, répondit Lord Lundie.

—Alors, allez-vous-en. Allez-vous-en pour de bon,» cria la femme.

[Pg 251]

Ils s'en allèrent... en file indienne, le long du sentier. Ils s'en allèrent silencieusement, en rattachant l'orgue de Barbarie sur ses roues, et renchaînant le singe à l'orgue de Barbarie.

«Que le diable m'emporte! dit Penfentenyou. Ils savent affronter la musique, et ne pas se lâcher... dans la vie privée!

—Les Liens de la Frousse Commune», repartis-je.

Giuseppe courut à la grille, et réintégra le monde des possibilités. Lord Lundie et Sir Christopher, esclaves de la tradition, se retirèrent lentement.

Or, il arriva que la femme, qui marchait sur leurs talons, levant les yeux, aperçut l'arbre dont ils avaient fait la toilette.

«Arrêtez!» cria-t-elle.

Et ils s'arrêtèrent.

«Qui est-ce qui a fait cela?»

La question resta sans réponse. L'Eternel Mauvais Garnement qui réside en tout homme baissa la tête devant l'Eternelle Mère qui réside en toute femme.

«Qui est-ce qui a mis là toutes ces horreurs?» répéta-t-elle.

Soudain, Penfentenyou, Premier de sa Colonie en tout, sauf de nom, nous quitta, Jimmy et moi, et apparut à la grille. (S'il n'est pas congédié d'office,[Pg 252] c'est de cette façon-là qu'il apparaîtra au jour d'Armageddon.)

«Bravo!» cria-t-il avec feu.

Après quoi, se découvrant devant la femme:

«Avez-vous des enfants, madame? demanda-t-il.

—Oui, deux. Ils devraient être ici aujourd'hui. Le déménageur avait promis...

—Alors, il n'était que temps. Ce singe... s'est échappé. C'était un animal fort dangereux. Il aurait pu faire tourner les sens à vos enfants. Tout cela, la faute du joueur d'orgue! C'est fort heureux que ces messieurs aient rattrapé l'animal comme ils ont fait. J'espère que vous n'avez pas été par trop malmené, Sir Christopher?»

Tout prêt à étouffer que je fusse (je dus m'éloigner pour rire), je ne pus qu'admirer l'adresse consommée avec laquelle le gredin joua ce second et très gros atout. Un âne eût présenté Lord Lundie, et on ne l'eût pas cru.

Cela fit la levée. Le couple sourit, et se répandit en respectueux remerciements pour avoir été, par de semblables mains, délivré d'un semblable péril.

«Pas le moins du monde, repartit Lord Lundie. N'importe qui... n'importe quel père de famille... en eût fait tout autant... je vous en prie, trêve d'excuses... votre méprise était toute naturelle.»

Un déménageur se mit, ici, à rire sous cape; sur quoi Lord Lundie foudroya leurs lignes du regard.

[Pg 253]

«A propos, si ces personnages-là vous causaient quelque ennui... ils me semblent ne s'être privés de rien... je vous en prie, avertissez-moi. Heu... Bonjour!»

Ils tournèrent dans le chemin.

«Cieux! dit Jimmy, en s'essuyant du haut en bas. Pardieu, voilà un gaillard!»

Et nous nous précipitâmes sur leurs traces, car ils couraient tant bien que mal, et, tout en courant, s'esclaffaient de rire. Nous les rejoignîmes à un demi-mille sur la route, dans un petit bois de noyers où ils avaient tourné et où ils déambulaient. Sur quoi nous déambulâmes tous de conserve pour ne nous arrêter que lorsque nous fûmes arrivés aux extrêmes limites de l'épuisement.

«Vous... vous avez tout vu, alors?» demanda Lord Lundie, en reboutonnant son col de dix-neuf pouces de tour.

—J'ai vu, de prime abord, qu'il s'agissait d'une question capitale, répondit Penfentenyou, lequel se moucha.

—C'en était une. A propos, vous serait-il égal de me dire votre nom?»


Epilogue.—La Grande Idée de Penfentenyou a vu enfin le jour, un peu ébréchée aux bords, mais sous une forme on ne peut plus belle et d'on ne peut plus belle portée. L'Alter Ego y a travaillé[Pg 254] comme une mule—une mule effarée, battue par derrière, caressée par devant, et étayée de chaque côté par Lord Lundie, Lord Lundie à la bouche comprimée et à la langue de fer rouge.

On a enlevé Sir Christopher Tomling à l'Argentine, où il ne faisait, après tout, que préparer des routes commerciales pour des peuples hostiles, et il fait aujourd'hui le plus bel ornement du Conseil de Contrôle de Penfentenyou. Ceci fut un extra imprévu, de même que le grandeur nature qu'a fait gratis Jimmy (et destiné au Salon de cette année) de Penfentenyou, lequel est retourné dans sa sphère d'action.

De temps à autre, de tout là-bas, parmi le glissement et le heurt de ses changements de décor, ses effets de projecteurs et le roulement savant de son tonnerre de fer blanc, je saisis sa voix qui s'élève en forme d'encouragement et de conseil à ses compatriotes. Il est tout ce qu'il y a de mieux éclairé sur les Liens du Sentiment, et—seul parmi les Hommes d'Etat Coloniaux—se hasarde à parler des Liens de la Frousse Commune.

C'est en cela que j'ai ma récompense.


[Pg 255]

LES PETITS RENARDS[38]

UNE DES HISTOIRES DE LA CHASSE DE GIHON

[38] Prenez-nous les renards et les petits renards qui gâtent les vignes, depuis que nos vignes ont des grappes.—Cantique des Cantiques, ch. II, vers. 15.

[Pg 257]

Un renard sortit de son terrier sur les rives du grand fleuve Gihon, qui arrose l'Ethiopie. Il vit un blanc qui passait à cheval à travers les tiges de durrha sèches, et, pour accomplir ses destinées, glapit après lui.

Le cavalier retint les rênes au milieu des villageois qui se pressaient autour de son étrier.

«Qu'est-ce que cela? dit-il.

—Cela, repartit le cheik du village, c'est un renard, ô Excellence Notre Gouverneur!

—Ce n'est pas, alors, un chacal?

—Rien du chacal, mais Abu Hussein, le père de la ruse!

—En outre (le blanc parla à mi-voix), je suis Mudir de cette province.

—C'est vrai, s'écrièrent-ils. Ya, Saart el Mudir (O Excellence Notre Gouverneur).»

Le grand fleuve Gihon, trop accoutumé à l'humeur des rois, continua de couler entre ses rives espacées d'un mille vers la mer, tandis que le Gouverneur[Pg 258] louait Dieu en un cri strident et interrogateur encore ignoré de ces parages.

Lorsqu'il eut abaissé son index droit de derrière son oreille droite, les villageois lui parlèrent de leurs récoltes: orge, durrha, millet, oignons, et le reste. Le Gouverneur se dressa debout sur ses étriers. Il regarda au nord une bandelette de culture verte, large de quelques centaines de mètres, qui se déroulait comme un tapis entre le fleuve et la ligne fauve du désert. Elle s'étendait, en vérité, cette bandelette, à soixante milles devant lui et tout autant derrière. A chaque moitié de mille, une roue hydraulique soulevait en grinçant l'eau bienfaisante jusqu'aux récoltes, au moyen d'un aqueduc en argile. Le caniveau avait environ un pied de large; la levée de terre sur laquelle il courait, au moins cinq pieds de haut, et large en proportion, était la base de cette dernière. Abu Hussein, nommé à tort le Père de la Ruse, buvait à même le fleuve au-dessous de son terrier, et son ombre s'allongeait sous le soleil bas. Il ne pouvait comprendre le cri strident qu'avait poussé le Gouverneur.

Le cheik du village parla des récoltes dont les maîtres de toutes terres devraient tirer revenu; mais les yeux du Gouverneur étaient fixés, entre les oreilles de son cheval, sur le caniveau le plus rapproché.

«On dirait un fossé d'Irlande,» murmura-t-il.

[Pg 259]

Et il sourit, rêvant à certain talus dont il entrevoyait l'arête de rasoir dans le lointain Kildare.

Encouragé par ce sourire, le cheik continua:

«Lorsque la récolte manque, on est obligé d'opérer un dégrèvement d'impôts. C'est donc une bonne chose, ô Excellence Notre Gouverneur, que vous veniez voir les récoltes qui ont manqué, et constatiez que nous n'avons pas menti.

—Assurément.»

Le Gouverneur ajusta ses rênes. Le cheval partit au petit galop, s'enleva sur le remblai du caniveau, fit au sommet un savant changement de pied, et sautilla en bas dans un nuage de poussière dorée.

Abu Hussein, de son terrier, regardait avec intérêt. Il n'avait jamais encore rien vu de semblable.

«Assurément, répéta le Gouverneur. (Et il revint, accompagné du cheik, par où il était allé.) Il vaut toujours mieux s'assurer par soi-même.»

Un vieux steamer à roues à l'arrière, encore moucheté de balles, une gabare amarrée au flanc, apparut au détour du fleuve. Il siffla pour avertir le Gouverneur que son dîner l'attendait, et le cheval, voyant son fourrage empilé sur la gabare, hennit en réponse.

«En outre, ajouta le cheik, au temps de l'Oppression, les Emirs et leurs créatures dépossédèrent beaucoup de gens de leurs terres. Du haut en bas[Pg 260] du fleuve nos gens attendent qu'on les fasse rentrer en possession de leurs champs légitimes.

—On a désigné des juges pour arranger le différend, repartit le Gouverneur. Ils vont bientôt arriver en bateau à vapeur pour entendre les témoins.

—A quoi bon? Sont-ce les juges qui ont tué les Emirs? Nous préférerions être jugés par les hommes qui exécutèrent le jugement de Dieu sur les Emirs. Nous nous en rapporterions plutôt à votre décision, ô Excellence Notre Gouverneur!»

Le Gouverneur hocha la tête. Un an s'était écoulé depuis qu'il avait vu les Emirs étendus côte à côte, immobiles, autour de la peau de mouton rougie sur laquelle gisait El Mahdi, le Prophète de Dieu. Il ne restait plus maintenant d'autre trace de leur domination que le vieux steamer, jadis unité d'une flottille derviche, qui lui tenait lieu de maison et de bureau. Ce steamer s'approcha tant bien que mal du rivage, abaissa une planche, et le Gouverneur suivit son cheval à bord.

Jusqu'à une heure avancée, on put y voir briller des lumières, que réfléchissait maussadement le fleuve en tiraillant sur les amarres. Le Gouverneur lut, non point pour la première fois, les rapports plus ou moins administratifs de certain John Jorrocks, M.F.H.[39].

[39] Master of Fox Hounds. Maître d'équipage de chasse au renard.

[Pg 261]

«Il nous faudra environ dix couples, dit-il soudain à son Inspecteur. Je me les procurerai quand j'irai au pays. Vous serez whip[40], Baker?»

[40] Valet de chiens, à la chasse au renard.

L'Inspecteur, qui n'avait point encore atteint ses vingt-cinq ans, signifia son assentiment à la manière usuelle en pareille matière, c'est-à-dire en levant la main, tandis qu'Abu Hussein glapissait à la grande lune du désert.

«Ah, dit le Gouverneur, qui se montra en pyjama sur le pont, encore trois mois, et nous te donnerons quelque chose pour ton rhume, mon ami.»


En fait, il s'en écoula quatre avant qu'un steamer, accompagné d'une pleine et mélodieuse gabare de chiens courants, mouillât à ce débarcadère. L'Inspecteur sauta au milieu d'eux, et les pauvres gueux, que rongeait le mal du pays, le reçurent comme un frère.

«Tout le monde, à bord du paquebot, leur a fourré n'importe quoi à manger, mais c'est le nanan du nanan, expliqua le Gouverneur. C'est Royal, que vous tenez... la perle du lot... et la chienne qui vous tient... elle est un peu excitée... c'est May Queen. Merriman, de Maudlin du Cottesmore[41], vous savez.

[41] C'est-à-dire May Queen, fille du chien Merriman, issu de la chienne Maudlin, de l'équipage célèbre qui a nom Cottesmore.

[Pg 262]

—Je sais. Cette splendide chienne aux points de feu sur les yeux, roucoula l'Inspecteur. Oh, Ben, je vais prendre intérêt à la vie, maintenant. Ecoutez-moi cela! Oh, écoutez!»

Abu Hussein, au pied du haut talus, s'en alla à ses occupations nocturnes. Un remous apporta sa piste à la gabare, et trois villages entendirent le fracas de musique qui s'ensuivit. Pour une fois encore, Abu Hussein ne sut mieux faire que de glapir en réponse.

«Eh bien, que dites-vous de ma Province? demanda le Gouverneur.

—Pas si mal, répondit l'Inspecteur, la tête de Royal entre les genoux. Il va sans dire que tous les villages demandent un dégrèvement d'impôts; mais, autant que je peux voir, tout le pays pue le renard. La difficulté sera de les broquer dans le couvert. J'ai oublié la liste des seuls villages ayant des titres à un dégrèvement quelconque. Comment appelez-vous cette bête efflanquée, tachetée de bleu, avec le fanon?

—Beagle-boy. Il ne me dit rien qui vaille. Croyez-vous que nous puissions avoir deux jours par semaine?

—Facilement; et autant de lendemains que vous voudrez. Le cheik de ce village-ci me raconte que son orge a manqué, et il réclame un dégrèvement de cinquante pour cent.

[Pg 263]

—Nous commencerons par lui demain, et verrons ses récoltes en passant. Rien comme l'inspection qu'on fait en personne,» déclara le Gouverneur.


Ils commencèrent au lever du soleil. La meute s'élança de la gabare dans toutes les directions, et, après de folles gambades, se mit à fouiller comme autant de fox-terriers aux nombreux gîtes d'Abu Hussein. Puis les drôles se saoulèrent à s'en gonfler de l'eau de Gihon, tandis que le Gouverneur et l'Inspecteur les châtiaient du fouet. Les scorpions s'y ajoutèrent[42], car May Queen, en ayant flairé un, dut être transportée pleine de lamentations dans la gabare. Mystery, un chiot, hélas! fit la rencontre d'un serpent, et le Beagle-boy moucheté de bleu, nanan peu difficile, mangea de ce à côté de quoi il eût dû passer. Seul, Royal, à la tête fauve Belvoir[43], et aux yeux graves et interrogateurs, fit tout ce qu'il pouvait pour soutenir l'honneur de l'Angleterre devant le village attentif.

[42] Bible. Rois, 1er livre, ch. XII, v. XI.

[43] Célèbre meute anglaise.

«On ne peut pas tout avoir, déclara le Gouverneur après le premier déjeuner.

—Nous avons eu tout, cependant... tout, sauf les renards. Avez-vous vu le nez de May Queen? repartit l'Inspecteur.

[Pg 264]

—Et Mystery est mort. Nous les laisserons accouplés, la prochaine fois, jusqu'à ce que nous soyons bien au milieu des récoltes. Dites donc, un joli vampire, ce Beagle-boy, et bavard par-dessus le marché! Il mériterait une pierre au cou!

—Ils ont un tel chic par ici, pour vous enterrer les gens au petit bonheur. Attendez à plus tard, plaida l'Inspecteur, sans savoir qu'il verrait le jour où il se repentirait amèrement de ce mot.

—A propos, dit le Gouverneur, ce cheik ment, lorsqu'il dit que son orge n'a pas réussi. Si cette orge est assez haute pour cacher un chien courant à cette époque de l'année, c'est que tout va bien. Et il réclame un dégrèvement de cinquante pour cent, disiez-vous?

—Vous n'êtes pas allé jusque passé ce carré de melons, où j'ai essayé d'«arrêter» Wanderer. C'est tout brûlé à partir de là jusqu'au désert. De plus, son autre roue hydraulique s'est brisée, répondit l'Inspecteur.

—Très bien. Nous couperons la paille en deux, et lui allouerons vingt-cinq pour cent. Où le rendez-vous, demain?

—Il y a des difficultés dans les villages en aval du fleuve à propos de leurs titres de propriété. C'est aussi un bon terrain pour le cheval, par là,» dit l'Inspecteur.

Le prochain rendez-vous eut donc lieu à une[Pg 265] vingtaine de milles en aval du fleuve, et on ne découpla qu'une fois bien dans les champs. Abu Hussein était là en force—au nombre de quatre. Quatre chasses délirantes de quatre minutes chacune—quatre chiens par renard—terminées par... quatre terrés sur la berge même. Tout le village regarda.

«Nous avions oublié les terriers. Les talus en sont criblés. Cela nous jouera des tours, dit l'Inspecteur.

—Attendez un moment! (Le Gouverneur tira à lui un chien tout éternuant.) Il me souvient que je suis Gouverneur de ces régions.

—Levez donc un bataillon noir pour nous boucher les trous. Nous en aurons besoin, mon vieux.»

Le Gouverneur se redressa de toute sa hauteur:

«Prête l'oreille, ô peuple! cria-t-il. J'édicte une nouvelle loi.»

Les villageois se rapprochèrent. Il annonça:

«Désormais je donnerai un dollar à celui sur la terre duquel on trouvera Abu Hussein. Et un autre dollar (il montra la pièce) à celui sur la terre duquel ces chiens que voici le tueront. Mais pour celui sur la terre duquel Abu Hussein disparaîtra dans un trou comme celui-ci, je ne lui donnerai pas de dollar, mais la plus mémorable des raclées. Est-ce compris?

[Pg 266]

—Notre Excellence (un homme s'avança), c'est sur ma terre qu'on a trouvé Abu Hussein, ce matin. Est-ce vrai, mes frères?»

Personne ne contredit. Le Gouverneur, sans un mot, lui jeta quatre dollars, un dollar par renard.

«C'est sur ma terre qu'ils sont tous rentrés dans leurs trous, cria un autre. En conséquence, il faut qu'on me batte.

—Non pas. La terre est à moi, et c'est pour moi les coups.»

Ce second orateur poussa en avant ses épaules déjà mises à nu, et les villageois applaudirent bruyamment.

«Tiens! Deux hommes qui réclament pour qu'on leur flanque une rossée? La terre doit être l'objet de quelque filouterie,» dit le Gouverneur.

Puis, dans le langage du pays:

«Quels sont tes droits à la correction?»

Tel se métamorphose un coude de rivière sous un rayon de soleil, telle se changea la troupe éparpillée des villageois en une cour de la plus ancienne justice. Les chiens grattèrent et gémirent au seuil d'Abu Hussein, sans plus attirer l'attention parmi les jambes des témoins, et Gihon, lui aussi accoutumé aux lois, fila le ronron de son approbation.

«Vous ne voulez pas attendre que les juges[Pg 267] remontent le fleuve pour régler le différend? demanda enfin le Gouverneur.

—Non! cria d'une seule voix le village (à part l'homme qui le premier avait demandé à être battu).

—Nous nous en tiendrons à la décision de Notre Excellence. Que Notre Excellence mette à la porte les créatures des Emirs, qui nous ont volé notre terre au temps de l'Oppression.

—Et tu dis?»

Le Gouverneur se tourna vers l'homme qui, le premier, avait demandé à être battu.

«Je dis que, moi, j'attendrai que les Juges circonspects s'en viennent dans le steamer. Alors, j'amènerai tout ce que j'ai de témoins, répliqua-t-il.

—Il est riche. Il amènera de nombreux témoins, marmotta le cheik du village.

—Inutile. Ta propre bouche te condamne! s'écria le Gouverneur. Quel est l'homme qui, ayant des titres légitimes à sa terre, attendrait une heure avant d'entrer dessus? Retire-toi!»

L'homme recula sous la risée du village.

Le second plaignant se courba vivement sous la menace du fouet de chasse. Le village se réjouit.

«O Un Tel, fils d'Un Tel, dit le Gouverneur, soufflé par le cheik, apprends, du jour où j'en donne l'ordre, à boucher tous les trous où Abu Hussein peut se cacher—sur—ta—terre!»

[Pg 268]

Les légers coups de fouet cessèrent. L'homme se redressa, triomphant. Le Gouvernement suprême avait, par cette accolade, reconnu son titre aux yeux de tous.

Pendant que le village louait la perspicacité du Gouverneur, un enfant nu, marqué de la petite vérole, fit une grande enjambée du côté du terrier, et resta là, planté sur une jambe, avec toute l'insouciance d'une jeune cigogne.

«Ah! fit-il, les mains derrière le dos. Il faudrait boucher ceci avec des bottes de paille de dhurra—ou mieux encore, des bottes d'épines.

—Des épines, de préférence, déclara le Gouverneur. Le gros bout à l'intérieur.»

L'enfant hocha gravement la tête, et s'accroupit sur le sable.

«Une sale journée pour toi, Abu Hussein! piaula-t-il par l'ouverture du terrier. Toute une journée d'embêtements à tes retours scélérats du matin.

—Qu'est-ce que c'est? demanda le Gouverneur. Cela raisonne?

—Farag l'Orphelin. Les siens ont été égorgés, au temps de l'Oppression. L'homme à qui Votre Excellence a décerné la terre est comme qui dirait son oncle maternel.

—Cela viendrait-il avec moi pour donner à[Pg 269] manger aux gros chiens?» reprit le Gouverneur.

Les autres petits curieux reculèrent.

«Sauvons-nous! crièrent-ils. Notre Excellence va donner Farag à manger aux gros chiens.

—Je vais venir, déclara Farag. Et je ne m'en irai jamais.»

Il jeta son bras autour du cou de Royal, et la bête intelligente se mit à lui lécher le visage. Après quoi Farag, adressant de la main un vague adieu à son oncle, entraîna Royal vers la gabare, et le reste de la meute suivit.


Gihon, qui avait assisté à nombre de sports, apprit à bien connaître la gabare de chasse. Il la trouva opérant ses tournants par des aubes grises de décembre, aux sons d'une musique aussi sauvage et lamentable que le roulement presque oublié des tambours derviches, lorsque, bien au-dessus du timbre de ténor de Royal, d'un ton de voix plus strident que le fausset de ce menteur de Beagle-boy, Farag chantait la guerre à mort contre Abu Hussein et son engeance. Au lever du soleil, le fleuve épaulait soigneusement l'embarcation à l'endroit voulu, pour écouter l'élan de la meute franchissant pêle-mêle la passerelle, et le pas de l'arabe du Gouverneur derrière eux. Ils passaient par-dessus le sommet de la dune dans les récoltes veuves de rosée, où il n'était plus possible pour[Pg 270] Gihon, accroupi, étranglé, en son lit, de savoir ce qu'ils faisaient jusqu'à l'instant où Abu Hussein, volant en bas du talus, venait gratter à un terrier bouché, pour revoler dans l'orge. Ainsi que Farag l'avait prédit, ce furent de mauvais jours pour Abu Hussein, tant qu'il ne sut prendre les précautions nécessaires et s'échapper, sans plus. Parfois, Gihon voyait tout le cortège de la chasse en silhouette sur le bleu du matin lui tenir compagnie durant nombre de joyeux milles. A chaque moitié de mille, chevaux et baudets sautaient les caniveaux—hop, allons, changez de pied, et de l'avant!—comme les images d'un zootrope, jusqu'au moment où ils se rapetissaient le long de la ligne des roues hydrauliques. Alors, Gihon attendait le frémissement de leur retour à travers les récoltes, et les prenait au repos sur son sein à dix heures. Pendant que les chevaux mangeaient, et que Farag dormait, la tête sur le flanc de Royal, le Gouverneur et son Inspecteur peinaient pour le bien de la chasse et de la Province.

Au bout de quelque temps, il n'y eut plus besoin de battre personne pour négligence des terriers. La destination du steamer fut télégraphiée de roue hydraulique en roue hydraulique, et les villageois bouchèrent et se mirent à l'œuvre en conséquence. Un terrier se trouvait-il négligé, que le fait impliquait un différend quant à la propriété[Pg 271] de la terre. Sur quoi, la chasse s'arrêtait net pour le régler de la façon suivante: le Gouverneur et l'Inspecteur l'un à côté de l'autre, mais, le second, à une demi-longueur de cheval en arrière; les deux adversaires, les épaules nues, bien en avant; les villageois en demi-lune derrière eux; et Farag avec la meute, qui l'un comme l'autre comprenaient fort bien toute la petite comédie, formant parterre. Vingt minutes suffisaient à régler le cas le plus compliqué; car, ainsi que le déclara le Gouverneur à un juge sur le steamer:

«On arrive à la vérité sur le terrain de chasse des tas de fois plus vite que devant vos tribunaux.

—Et lorsqu'il y a contradiction en matière de preuve? objecta le juge.

—Regardez les gens. Ils donneront de la voix à s'en égosiller, si vous êtes sur une mauvaise piste. Vous n'avez jamais encore vu en appeler d'un seul de mes jugements.»

Les cheiks à cheval—les gens de moindre importance sur d'intelligents baudets—les enfants si méprisés de Farag—ne tardèrent pas à comprendre que les villages qui réparaient les roues hydrauliques et leurs canaux, occupaient une haute place dans la faveur du Gouverneur. Il leur acheta leur orge pour ses chevaux.

«Les canaux, dit-il, sont nécessaires, pour que nous puissions tous les sauter. Ils sont nécessaires,[Pg 272] en outre, aux récoltes. Qu'il y ait donc beaucoup de roues et de bons canaux... et beaucoup de bonne orge.

—Sans argent, repartit un cheik sur le retour, il n'y a pas de roues hydrauliques.

—J'avancerai l'argent, répliqua le Gouverneur.

—A quel intérêt, ô Notre Excellence?

—Prenez deux des petits de May Queen pour les élever dans votre village, en ayant soin qu'ils ne mangent pas de charogne, ne perdent pas leur poil, n'attrapent pas la fièvre en se couchant au soleil, mais deviennent de beaux et bons chiens courants.

—Comme Ray-yal... pas comme Bigglebai?»

C'était déjà une insulte, le long du Fleuve, de comparer un homme à cet anthropophage tacheté de bleu.

«Certainement, comme Ray-yal... et pas du tout comme Bigglebai. Ce sera, cela, l'intérêt du prêt. Que les chiots prospèrent, qu'on construise la roue hydraulique, c'est tout ce que je demande, déclara le Gouverneur.

—La roue sera construite. Mais, ô Notre Excellence, si, grâce à la faveur de Dieu, les chiots arrivent à devenir de bons flaireurs, non pas des mangeurs de charogne, inaccoutumés à leurs noms, et sans foi ni loi, qui leur rendra ainsi qu'à[Pg 273] moi justice, lorsque viendra le moment de juger les chiots?

—Chiens de meute, mon brave, les chiens de meute! C'est chiens de meute, ô cheik, que nous les appelons en leur virilité.

—Les chiens de meute, lorsqu'ils seront jugés au Sha-ho. J'ai des ennemis en aval du fleuve, des ennemis à qui Notre Excellence a aussi confié des chiens de meute à élever.

—Des chiots, l'ami! Des chi-ots, nous les appelons, ô cheik, en leur enfance!

—Des chi-ots. Mes ennemis peuvent juger mes chi-ots injustement au Sha-ho. Cela demande considération.

—Je vois l'obstacle. Ecoute donc! Si la nouvelle roue hydraulique est construite dans un mois, sans oppression, tu seras, ô cheik, nommé l'un des juges destinés à juger les chi-ots au Sha-ho. Est-ce entendu?

—Entendu. Nous construirons la roue. Moi et mon engeance sommes responsables du remboursement du prêt. Où sont mes chi-ots? S'ils mangent des poulets, peuvent-ils manger les plumes avec?

—Jamais de la vie les plumes. D'ailleurs, Farag, qui est dans la gabare, te dira leur manière de vivre.»

On ne saurait rien trouver de répréhensible dans les prêts personnels et non autorisés du Gouverneur, ces prêts qui lui valurent le surnom de Père[Pg 274] des Roues Hydrauliques. Mais la première exposition de chiots dans la capitale demanda énormément de tact, ainsi que la présence d'un bataillon noir faisant ostensiblement l'exercice dans la cour de la caserne, afin de prévenir les troubles qu'eût pu entraîner la remise des prix.

Mais qui saurait consigner les gloires de la chasse de Gihon—ou ses hontes? Qui se rappelle l'hallali sur la place du marché, lorsque le Gouverneur pria les cheiks et guerriers assemblés de remarquer comme quoi les chiens allaient instantanément dévorer le corps d'Abu Hussein; mais comme quoi, lorsqu'il eut donné le signe de la curée, suivant toutes les règles de l'art, la meute éreintée s'en détourna avec dégoût, et Farag pleura parce que, dit-il, on avait noirci la face du monde? Qui ne se rappelle cette course nocturne prenant fin—Beagle-boy, cela va sans dire, en tête—parmi les tombes; la prompte volée de coups de fouet, et le serment, prêté au-dessus des ossements, de laisser de côté la curée? La randonnée du désert, lorsque Abu Hussein, délaissant les cultures, fit six milles de ligne droite, tout droit à son terrier, dans un khor désolé—où d'étranges cavaliers en armes, montés sur des chameaux, apparurent au sortir d'un ravin, et, au lieu de livrer bataille, s'offrirent à ramener sur leurs bêtes les chiens fatigués? Ce que firent, et s'évanouirent.

[Pg 275]

Mieux que tout, qui se rappelle la mort de Royal, lorsque certain cheik pleura sur le corps du chien sans peur et sans reproche, comme il l'eût pu faire sur celui d'un fils—et, ce jour-là, ils ne chassèrent pas plus avant. La chronique mal faite en parla peu, mais, à la fin de leur seconde saison (quatre-vingt-seize renards au tableau), apparaît la sombre inscription: «Salement besoin d'infuser du sang nouveau. Ils commencent à écouter Beagle-boy.»


L'Inspecteur s'occupa de la chose dès qu'échut son congé.

«Rappelez-vous, dit le Gouverneur, qu'il faut nous procurer la meilleure race d'Angleterre... de vrais chiens de meute, du nanan... sans marchander. Mais ne vous en rapportez pas à vous seul. Présentez mes lettres d'introduction, et prenez ce qu'on vous donnera.»

L'Inspecteur présenta ses lettres dans un milieu où l'on fait grand cas des chevaux, plus encore des chiens de meute, et où l'on reçoit assez bien les gens qui savent ce que c'est qu'une selle. On se le passa de maison en maison, le fit monter suivant ses mérites, et le nourrit, après cinq années de côtelettes de bouc et de Worcester sauce, peut-être une idée trop plantureusement.

La demeure, ou château, où il opéra son grand[Pg 276] coup n'importe guère. Quatre M.F.H. étaient présents à table; et, dans une heure d'épanchement, l'Inspecteur leur raconta des histoires de la Chasse de Gihon. Il conclut:

«Ben a dit que je ne devais pas m'en rapporter à moi seul à propos des chiens de meute; mais je pense, en tout cas, qu'il devrait y avoir un tarif spécial pour les bâtisseurs d'Empires.»

Dès que ses hôtes purent parler, ils le rassurèrent sur ce point.

«Et maintenant, racontez-nous encore une fois toute l'histoire de votre première exposition de chiots, dit l'un d'eux.

—Et celle du bouchage des terriers. Est-ce que tout cela était de l'invention de Ben? interrogea un autre.

—Attendez un moment, dit du bout de la table un homme tout rasé—pas un M.F.H. Est-ce dans les habitudes de votre Gouverneur de battre vos villageois lorsqu'ils oublient de boucher les trous de renards?»

Le ton et la phrase eussent été suffisants, même si, comme l'Inspecteur le confessa plus tard, le gros homme à double menton bleu n'eût pas tant ressemblé à Beagle-Boy. Il prit sur lui de le faire marcher pour l'honneur de l'Ethiopie.

«Nous ne chassons que deux jours par semaine..... rarement trois. Ne crois guère qu'on ait[Pg 277] jamais exercé le châtiment plus de quatre fois dans une semaine... à moins de jours d'extra.»

Le gros homme (personnage à lèvre pendante) jeta sa serviette, fit le tour de la table, s'effondra sur la chaise voisine de l'Inspecteur, et se pencha avidement en avant, de façon à souffler au visage de ce dernier.

«Châtié avec quoi?

—Avec le kourbash... sur les pieds. Le kourbash est une lanière de peau d'hippopotame bien tannée, taillée d'un côté en forme de quille, comme le tranchant d'une défense de sanglier. Mais nous employons le côté arrondi, lorsqu'il s'agit d'un premier délit.

—Et ce genre de chose n'a pas de conséquences fâcheuses? Pour la victime, j'entends... pas pour vous?

—Bi-en rarement. Soyons juste. Je n'ai jamais vu mourir un homme sous le fouet, mais la gangrène peut se déclarer si le kourbash a été mariné.

—Mariné dans quoi?»

Toute la table était silencieuse et attentive.

«Dans la couperose, naturellement. Vous ne saviez pas cela? dit l'Inspecteur.

—Dieu merci, non!»

Le gros homme lança de visibles postillons.

L'Inspecteur, s'essuyant le visage, s'enhardit.

«N'allez pas croire que nous nous montrions[Pg 278] négligents vis-à-vis de nos boucheurs de terriers. Nous avons un fonds de chasse pour le goudron chaud. Le goudron est un pansement merveilleux lorsque les ongles des doigts de pied ne sont pas partis sous les coups. Mais, chassant sur d'aussi grandes étendues que les nôtres, nous ne pouvons être de retour dans le village avant un mois, et, si l'on ne renouvelle pas les pansements et que la gangrène se déclare, on trouve plus souvent qu'on ne pense son homme en train de pilonner sur ses moignons. Nous avons un mot du cru bien connu pour les désigner tout le long du fleuve. Nous les appelons les Grues de Mudir. Vous comprenez, j'ai persuadé au Gouverneur de ne les bâtonner que sur un seul pied.

—Sur un seul pied? Les Grues de Mudir!»

Le gros homme devint pourpre jusqu'au sommet de sa tête chauve.

«Cela vous serait-il égal de me donner le mot du cru pour les Grues de Mudir?»

Du fond d'une mémoire trop bien garnie, l'Inspecteur tira un mot court et bien senti qui eût surpris en lui-même jusqu'aux effrontés Ethiopiens. Il l'épela, vit le gros homme l'écrire sur sa manchette et se retirer. Alors, l'Inspecteur traduisit quelques-unes de ses significations et sous-entendus aux quatre maîtres d'équipage. Il partit trois jours plus tard avec huit couples des meilleurs chiens de[Pg 279] meute d'Angleterre—présent royal et généreux, tout autant qu'amical, de quatre meutes à la Chasse de Gihon. Il avait eu honnêtement l'intention de détromper le gros homme tacheté de bleu, mais, de façon ou d'autre, perdit la chose de vue.


Le nouveau détachement marque un nouveau chapitre dans l'histoire de la Chasse. De phénomène isolé dans une gabare, cela devint une véritable institution avec chenils en brique sur la terre ferme, et une influence sociale, politique et administrative, qui n'avait pour limites que celles de la province. Ben, le Gouverneur, vit son tour arriver de retourner en Angleterre, où il eut une meute, à lui, de chiens qui pouvaient, cette fois, passer pour du vrai nanan, mais ne cessa de soupirer après le vieux tas de gueux sans foi ni loi. Ses successeurs se trouvèrent ipso facto M.F.H. de la Chasse de Gihon, comme tous les Inspecteurs se trouvèrent whips. Pour ceci, d'abord, que Farag, le premier piqueur, en khaki et puttees, n'eût obéi à rien qui fût d'un rang moindre que celui d'Excellence, et que les chiens n'obéissaient à personne qu'à Farag; pour ce second motif, que la meilleure façon d'estimer le montant et le revenu des récoltes était de n'avoir point froid aux yeux; pour un troisième, que, bien que les juges d'en bas du fleuve délivrassent des titres de propriété[Pg 280] signés et porteurs d'un sceau à tous propriétaires légitimes, l'opinion publique, tout le long des rives, ne tenait cependant nul titre pour valable qu'il n'eût été confirmé, suivant les précédents, par le simulacre du Gouverneur, dans le feu de la chasse, au-dessus du terrier négligé à dessein. La cérémonie, c'est vrai, avait été réduite à trois simples tapes sur l'épaule, mais les gouverneurs qui essayèrent d'éluder même cela se trouvèrent, eux et leur bureau, environnés d'une véritable nuée de témoins qui leur prenaient tout leur temps en procès, et, pis encore, négligeaient les chiots. Les vieux cheiks, il est vrai, tenaient ferme pour les mémorables raclées de l'ancien temps—plus rude le châtiment, prétendaient-ils, plus sûr le titre; mais, ici, la main du progrès fut contre eux, et ils se contentèrent de raconter des légendes sur Ben, le premier Gouverneur, qu'ils appelaient le Père des Roues Hydrauliques, et sur ce temps héroïque où hommes, chevaux et chiens valaient qu'on les suivît.

Ce même Progrès Moderne, qui apportait le biscuit de chiens et les robinets de cuivre aux chenils, était à l'œuvre par le monde entier. Forces, activités, mouvements, sourdaient, s'agitaient, se fondaient, et, en une avalanche politique, débordaient une Angleterre effarée et qui n'en pouvait mais. Les Echos de l'Ere Nouvelle se trouvaient portés[Pg 281] dans la Province sur les ailes de câblogrammes sans queue ni tête. La Chasse de Gihon lut des discours, des sentiments, une politique qui l'étonnèrent, et remercia Dieu, prématurément, de ce que sa Province fût trop loin, trop chaude et trop difficile à administrer, pour que l'atteignissent ces orateurs ou leur politique. Mais, avec bien d'autres, elle ne se rendit nul compte du but et de la portée de l'Ere Nouvelle.

Une par une les Provinces de l'Empire furent traînées devant la justice, et gourmandées, saisies et maintenues, fouettées sous le ventre et reculées, pour l'amusement de leurs nouveaux maîtres en la paroisse de Westminster. Une par une elles se retirèrent, blessées et fâchées, pour échanger leurs impressions aux confins de la terre saisie de malaise. Même alors, la Chasse de Gihon, comme jadis Abu Hussein, ne comprit pas; sur quoi leur parvint la nouvelle, par la voie de la presse, qu'ils avaient l'habitude de fouetter à mort les bons cultivateurs à rendement qui négligeaient de boucher les terriers; mais que le petit, très petit nombre de ceux qui ne mouraient pas sous les fouets de peau d'hippopotame imbibés de couperose circulaient sur leurs moignons gangrenés, et se voyaient affubler du nom de Grues de Mudir. L'accusation trouvait pour garant dans la Chambre des Communes certain Mr. Lethabie Groombride, lequel avait formé[Pg 282] un Comité, et inondait le monde de ses brochures. La Province gémit, l'Inspecteur—maintenant Inspecteur d'Inspecteurs—sifflota. Il avait oublié le monsieur qui lançait des postillons au visage des gens.

«Pourquoi aussi ressemblait-il tellement à Beagle-boy? dit-il pour sa seule défense, lorsqu'il rencontra le Gouverneur à déjeuner, sur le steamer, à la suite d'un rendez-vous.

—Vous n'auriez pas dû plaisanter avec un animal de cette catégorie-là, repartit le Gouverneur. Regardez ce que Farag vient de m'apporter!»

C'était une brochure, signée au nom d'un Comité par une dame secrétaire, mais rédigée par quelqu'un qui connaissait à fond la langue de la Province. Après avoir raconté l'histoire des coups de fouet, il recommandait à tous les gens battus d'instruire une procédure criminelle contre leur Gouverneur, et, dès que faire se pourrait, de s'élever contre l'oppression et la tyrannie anglaises. Tels documents étaient du nouveau pour l'Ethiopie, en ce temps-là.

L'Inspecteur lut la dernière demi-page:

«Mais... mais, balbutia-t-il, c'est impossible. Les blancs n'écrivent pas de ces machines-là.

—Vous croyez cela, vous? dit le Gouverneur. C'est comme cela, en outre, qu'ils se font nommer ministres. Je suis allé au pays, l'an dernier. Je sais ce que je dis.

[Pg 283]

—Cela tombera de soi-même, répliqua faiblement l'Inspecteur.

—Pas du tout. Groombride arrive ici dans quelques jours pour procéder à une enquête.

—Pour son compte personnel?

—Il a le Gouvernement Impérial derrière lui. Voulez-vous voir les instructions que j'ai reçues?»

Le Gouverneur posa sur la table un câblogramme en clair, lequel disait en substance: «Vous accorderez à Mr. Groombride toutes facilités pour son enquête, et veillerez, sous votre responsabilité, à ce qu'il ne soit apporté aucune entrave à quelque interrogatoire de témoins qu'il juge nécessaire, aussi minutieux que soit cet interrogatoire, et quels que soient les témoins. Il sera accompagné de son propre interprète, qu'il ne s'agit pas de circonvenir.»

«Et cela, à moi... Gouverneur de la Province! fit le Gouverneur.

—Cela, c'est le comble!» repartit l'Inspecteur.

Farag, le piqueur, entra dans le salon, suivant son privilège.

«Mon oncle, qui fut battu par le Père des Roues Hydrauliques, voudrait approcher, ô Excellence, dit-il, et il y en a d'autres sur la berge.

—Laisse entrer,» répondit le Gouverneur.

Sur quoi s'en vinrent à bord cheiks et villageois, au nombre de dix-sept. A la main de chacun[Pg 284] se voyait un exemplaire de la brochure; dans l'œil de chacun, cette terreur et cette gêne que les Gouverneurs consument et le temps et eux-mêmes à dissiper. L'oncle de Farag, maintenant cheik du village, prit la parole:

«Il est écrit dans ce livre, ô Excellence, que les coups grâce auxquels nous tenons nos terres sont tous sans valeur. Il est écrit que tout homme qui a reçu de tels coups de la part du Père des Roues Hydrauliques, lequel nous débarrassa des Emirs, doit immédiatement engager un procès, attendu que le titre à sa terre n'est pas valable.

—C'est écrit. Nous ne voulons pas de procès. Nous voulons tenir la terre comme elle nous a été donnée après le temps de l'Oppression!» s'écrièrent-ils.

Le Gouverneur lança un regard à l'Inspecteur. Celui-ci avait pris un air grave. Jeter le doute sur la propriété de la terre, en Ethiopie, c'est ouvrir les écluses et rassembler les troupes.

«Vos titres sont bons,» dit le Gouverneur.

L'Inspecteur confirma d'un signe de tête.

«Alors, que veulent dire ces écrits qui viennent d'en bas du Fleuve où sont les Juges? (L'oncle de Farag brandit son exemplaire.) Sur l'ordre de qui veut-on que nous vous égorgions, ô Excellence Notre Gouverneur?

—Il n'est pas écrit que vous deviez m'égorger.

[Pg 285]

—Pas en propres termes; mais si nous laissons un terrier sans le boucher, c'est comme si nous voulions sauver Abu Hussein des chiens. Ces écrits disent: «Supprimez vos gouvernants.» Comment supprimer sans tuer? La rumeur rapporte qu'il en va venir un, bientôt, du bas du fleuve pour nous mener à la tuerie.

—Imbéciles! repartit le Gouverneur. Vos titres sont bons. C'est de la démence.

—C'est écrit, répondirent-ils comme un seul homme.

—Ecoutez, reprit doucement l'Inspecteur. Je sais qui est cause que ces écrits ont été écrits et envoyés. C'est un homme aux joues tachetées de bleu, ayant l'aspect de Bigglebai qui mangeait des malpropretés. Il va remonter le fleuve pour aboyer au sujet des châtiments.

—Va-t-il attaquer nos titres de propriété?... Un mauvais jour pour lui!

—Doucement, Baker, murmura le Gouverneur. Ils le tueront, s'ils prennent peur au sujet de leurs terres.

—Je raconte une parabole. (L'Inspecteur alluma une cigarette.) Dites lequel d'entre vous a emmené se promener les petits de Milkmaid?

—Melik-meid Première ou Seconde? demanda vivement Farag.

—Seconde... celle qui boitait à cause de l'épine.

[Pg 286]

—Non... non. Melik-meid Seconde s'est forcé l'épaule en sautant mon caniveau, cria un cheik. Melik-meid Première a boité à cause des épines le jour où Notre Excellence est tombée trois fois.

—C'est vrai... c'est vrai. Le second mâle de Melik-meid a été Malvolio, le chien pie, dit l'Inspecteur.

—J'ai eu deux des chiots de la seconde Melik-meid, déclara l'oncle de Farag. Ils sont morts de la rage en leur neuvième mois.

—Et comment ont-ils fait avant de mourir? demanda l'Inspecteur.

—Ils s'en sont allés courant de tous côtés au soleil et bavant de la bouche jusqu'à ce que mort s'ensuive.

—Pourquoi?

—Dieu sait. Il a envoyé la démence. Ce n'était pas ma faute.

—Ta propre bouche t'a répondu. (L'Inspecteur se mit à rire.) Il en va pour les hommes comme pour les chiens. Dieu en frappe certains de la démence. Ce n'est pas notre faute si ces hommes-là s'en vont courant de tous côtés au soleil, la bave à la bouche. L'homme qui vient lancera de la salive par la bouche en parlant, et ne cessera de s'avancer et de se pousser vers ceux qui l'écouteront. En le voyant et en l'écoutant, vous comprendrez qu'il[Pg 287] est affligé de Dieu, qu'il est dément. Il est dans la main de Dieu.

—Mais nos titres... nos titres concernant nos terres sont-ils bons? répéta l'assemblée.

—Vos titres sont dans mes mains... ils sont bons, déclara le Gouverneur.

—Et celui qui a écrit les papiers est un affligé de Dieu? demanda l'oncle de Farag.

—L'Inspecteur l'a dit, cria le Gouverneur. Vous le verrez, quand l'homme va venir. O cheiks et villageois, avons-nous chevauché ensemble et promené ensemble des chiots, et acheté et vendu de l'orge pour les chevaux... pour qu'après tant d'années nous suivions à l'aveugle une fausse piste sur les traces d'un dément... d'un affligé de Dieu?

—Mais la chasse nous paye pour tuer les chacals enragés, dit l'oncle de Farag. Et celui qui met en doute mes titres à ma terre...

—Aahh! Pas de blague! (Le fouet de chasse du Gouverneur claqua comme un pierrier.) Par Allah, tonna-t-il, s'il arrive de par vous le moindre mal aux affligés de Dieu, je tuerai de ma main chiens et chiots, l'un après l'autre, et c'en sera fait de la chasse. Maintenant, je m'en lave les mains. Allez en paix, et dites cela aux autres.

—C'en sera fait de la chasse, répéta l'oncle de Farag. Alors, comment sera gouverné le pays? Non... non, ô Excellence Notre Gouverneur, nous[Pg 288] ne ferons pas de mal à un cheveu de la tête de l'affligé de Dieu. Il sera pour nous ce qu'est la femme d'Abu Hussein dans la saison sacrée.»

Lorsqu'ils furent partis, le Gouverneur s'épongea le front.

«Il faut mettre une poignée de soldats dans chacun des villages que visite ce Groombride, Baker. Dites-leur de ne pas trop se montrer, tout en ayant l'œil sur les villageois. Il les pousse vraiment trop loin.

—O Excellence, dit la voix insinuante de Farag, lequel posa le Field et le Country Life avec ostentation sur la table, est-ce que l'affligé de Dieu, qui ressemble à Bigglebai, est le même homme que Monsieur l'Inspecteur a rencontré dans la grande maison en Angleterre, et à qui il a raconté l'histoire des Grues de Mudir?

—Le même, Farag, répondit l'Inspecteur.

—J'ai souvent entendu Monsieur l'Inspecteur raconter l'histoire à Notre Excellence, à l'heure de la soupe dans les chenils; mais, puisque je suis au service du Gouvernement, je n'en ai pas parlé aux miens. Faut-il répandre cette histoire dans les villages?»

Le Gouverneur inclina la tête:

«Peut pas faire de mal.»


Les détails de l'arrivée de Mr. Groombride en[Pg 289] compagnie de son interprète, qu'il proposa d'admettre avec lui à la table du Gouverneur, son allocution au Gouverneur sur le Mouvement Nouveau et sur les crimes de l'Impérialisme, je les omets à dessein. A trois heures de l'après-midi, Mr. Groombride déclara:

«Maintenant, je vais sortir et m'adresser à vos victimes de ce village.

—N'allez-vous pas trouver qu'il fait un peu chaud? demanda le Gouverneur. Ils font généralement la sieste jusqu'au coucher du soleil, à cette époque de l'année.»

Les grosses lèvres pendantes de Mr. Groombride firent mine de se serrer.

«Cela seul, répondit-il, en appuyant sur les mots, suffirait à me décider. Je crains que vous n'ayez pas tout à fait saisi le sens de vos instructions. Puis-je vous demander d'envoyer chercher mon interprète? J'espère qu'il n'a pas été travaillé par vos subordonnés?»

C'était un garçon olivâtre, appelé Abdul, qui avait bien mangé et bien bu en compagnie de Farag. L'Inspecteur, soit dit en passant, n'assistait point au repas.

«A tout risque, je m'en vais sans escorte, dit Mr. Groombride. Votre présence les gênerait pour faire leurs dépositions. Abdul, mon bon ami, voulez-vous avoir l'extrême bonté d'ouvrir le parasol?»

[Pg 290]

Il suivit la passerelle jusqu'au village, et, sans plus de préambule qu'un piquet de l'armée du Salut dans quelque mauvaise rue de Portsmouth, cria:

«O mes frères!»

Il ne devina pas comment la voie lui avait été préparée. Le village était bien éveillé. Farag, en vêtements lâches, flottants, n'ayant rien du khaki et des puttees du piqueur, était appuyé contre le mur de la maison de son oncle.

«Venez, cria-t-il d'une voix mélodieuse, voir l'affligé de Dieu, dont les traits, oui-da, ressemblent à ceux de Bigglebai.»

Le village arriva, et décida qu'en somme Farag avait raison.

«Je ne saisis pas très bien ce qu'ils disent, déclara Mr. Groombride.

—Eux dire avoir beaucoup plaisir vous voir, moussu, interpréta Abdul.

—Je pense, alors, qu'ils auraient pu envoyer une députation sur le steamer; mais je suppose qu'ils ont eu peur des personnages officiels. Dites-leur de ne pas avoir peur, Abdul.

—Il vous dit de ne pas avoir peur,» expliqua Abdul.

Sur quoi un enfant crachota en éclatant de rire.

«Gardez-vous de toute gaîté, cria Farag. L'affligé de Dieu est l'hôte de l'Excellence Notre Gouverneur.[Pg 291] Nous sommes responsables du moindre cheveu de sa tête.

—Il n'en a pas, de cheveux, dit une voix. Il a la pelade.

—Dites-leur maintenant pourquoi je suis venu, Abdul; et, je vous en conjure, tenez le parasol bien droit. Je crois que je vais me réserver pour mon petit discours de la fin, en langage du pays.

—Approchez! Regardez! Ecoutez! chanta Abdul. L'affligé de Dieu va tout à l'heure vous donner une petite représentation. Il va parler dans votre langue, et vous faire mourir de rire. Voilà trois semaines que je suis son serviteur. Je vais vous raconter tout à propos de ses vêtements de dessous et des parfums qu'il emploie pour sa tête.»

Il leur en raconta de toutes les couleurs.

«Et te fais-tu ta part dans ses flacons de parfums? demanda Farag pour finir.

—Je suis son serviteur. Je lui en ai pris deux, répondit Abdul.

—Demande-lui, dit l'oncle de Farag, ce qu'il sait à propos de nos titres de propriété. Vous autres, les jeunes, vous êtes tous les mêmes.»

Il agita une des brochures. Mr. Groombride sourit de constater que la graine semée à Londres avait porté ses fruits sur les bords de Gihon. Voyez! Il n'était pas un ancien qui n'eût en main un exemplaire de la brochure.

[Pg 292]

«Il en sait moins qu'un buffle. Il m'a raconté sur le steamer qu'il avait été poussé à sortir de son pays par Demoh-Kraci, qui est un diable habitant les foules et les assemblées, dit Abdul.

—Allah soit entre nous et le Malin! caqueta une femme du fond de l'obscurité d'une hutte. Rentrez, enfants, peut-être a-t-il le Mauvais Œil.

—Non, ma tante, repartit Farag. Nul affligé de Dieu n'a le Mauvais Œil. Attendez le discours à pouffer de rire qu'il va débiter. Je l'ai entendu de la bouche d'Abdul.

—Ils m'ont l'air très prompts à saisir le point de vue. Où en êtes-vous, Abdul?

—Tout à l'histoire des coups, moussu. Eux très fort intéressés.

—N'oubliez pas de parler de l'autonomie, et, je vous en prie, tenez bien le parasol au-dessus de moi. Il est inutile de démolir, si l'on ne commence par édifier.

—Il se peut qu'il n'ait pas le Mauvais Œil, grogna l'oncle de Farag, mais son diable l'a trop certainement amené à mettre en doute mon titre de propriété. Demande-lui donc s'il doute encore de mon titre de propriété.

—Ou du mien, ou du mien? crièrent les anciens.

—A quoi bon? C'est un affligé de Dieu, cria Farag. Rappelez-vous l'histoire que je vous ai racontée.

[Pg 293]

—Oui, mais c'est un Anglais, et, sans doute, influent; sans quoi, Notre Excellence ne le recevrait pas. Prie cette bourrique de là-bas de le lui demander.

—Moussu, dit Abdul, ces gens beaucoup craindre être renvoyés de leurs terres en conséquence de vos remarques. C'est pourquoi eux demander faire promesse aucune mauvaise conséquence suivre votre visite.»

Mr. Groombride suffoqua, devint pourpre. Puis il frappa du pied.

«Dites-leur, s'écria-t-il, que si le moindre personnage officiel touche à un cheveu de la tête du moindre d'entre eux, toute l'Angleterre en retentira. Grand Dieu! Quel besoin d'oppression! La terre est couverte de ténèbres épaisses, et remplie de repaires de violence[44]

[44] Psaumes, ch. LXXIV, v. 20.

Il s'essuya le visage, et s'écria, étendant les bras:

«Dites-leur, oh! dites aux pauvres serfs de ne pas avoir peur de moi. Dites-leur que je viens en redresseur de torts... et non pas, Dieu sait, ajouter à leur fardeau.»

Le glouglou bien aspiré de l'orateur exercé leur plut grandement.

«C'est comme cela que le robinet coule dans le chenil, dit Farag. L'Excellence Notre Gouverneur[Pg 294] le reçoit pour qu'il lui donne ainsi la comédie. Fais-lui répéter le discours à pouffer de rire.

—Qu'a-t-il dit à propos de mes titres de propriété?»

L'oncle de Farag n'était point de ceux qui se laissent troubler.

«Il dit, interpréta Farag, qu'il ne désire rien tant que de vous voir vivre en paix sur vos terres. Il parle comme s'il se croyait lui-même Gouverneur.

—Allons. Nous sommes tous ici témoins de ce qu'il a dit. Maintenant, en avant la représentation. (L'oncle de Farag tira sur les plis de ses vêtements.) Avec quelle diversité Allah a fait les créatures! A l'une Il accorde la force d'égorger les Emirs; l'autre, Il l'a fait devenir démente, et puis errer au soleil, tels les enfants affligés de Melik-meid.

—Oui, et lancer de la salive par la bouche, comme l'Inspecteur nous l'a dit. Tout arrivera comme Monsieur l'Inspecteur l'a prédit, déclara Farag. Je n'ai jamais encore vu Monsieur l'Inspecteur perdre la chasse dans une randonnée.

—Je crois (Abdul tira Mr. Groombride par les manches), je crois, moussu, que c'est peut-être le moment de leur débiter votre joli petit discours en langage du pays. Eux ne pas comprendre anglais, mais très beaucoup contents de votre condescendance.

[Pg 295]

—Condescendance?... (Mr. Groombride tourna sur ses talons). Si seulement ils savaient ce que mon cœur ressent pour eux. Si je pouvais exprimer la dixième partie de mes sentiments! Il faut que je reste ici pour apprendre leur langue. Tenez le parasol droit, Abdul. Je crois, par mon petit discours, leur montrer que je connais quelque chose de leur vie intime[45]

[45] En français, dans le texte.

Ce fut une courte et simple allocution, soigneusement apprise par cœur, et dont l'accent, objet de la sollicitude d'Abdul sur le steamer, permit aux auditeurs de deviner le sens. Il s'agissait d'une requête tendant à voir un spécimen des Grues de Mudir; attendu que, selon l'orateur, tout le désir de sa vie, l'objet auquel il consacrait ses jours, c'était d'améliorer le sort des Grues de Mudir. Mais il fallait d'abord qu'il les vît de ses propres yeux. Ses frères, qu'il chérissait déjà, voulaient-ils lui montrer une de ces Grues de Mudir qu'il demandait à chérir?

Une fois, deux fois, et encore répéta-t-il sa demande dans sa péroraison, en employant toujours—de façon à leur montrer que leur argot lui était familier—en employant toujours, dis-je, le mot que l'Inspecteur lui avait donné en Angleterre, il y avait longtemps—le mot court et bien senti qui surprend jusqu'à l'Ethiopie éhontée.

[Pg 296]

Il y a des limites à la sublime politesse d'un peuple antique. Un gros homme au menton bleu, en vêtements blancs, avec les initiales de son nom en rouge barrant la partie inférieure de son devant de chemise, qui bredouille de dessous un parasol bordé de vert de presque larmoyantes supplications pour se voir présenter l'Imprésentable; qui nomme à haute voix l'Innommable; qui saute pour ainsi dire de joie perverse à la seule mention de Ce Qu'on Ne Mentionne Pas—rencontra ces limites. Il y eut un moment de silence; et, alors, une explosion de gaîté telle que Gihon, au cours de ses siècles d'existence, n'en avait jamais entendu de semblable—un rugissement pareil au rugissement de ses propres cataractes en temps d'inondation. Les enfants se jetèrent sur le sol, et se roulèrent de droite et de gauche dans un pêle-mêle de huées et de vivats; les adultes, le visage caché dans leurs vêtements, restèrent penchés en silence, jusqu'au moment où le supplice, devenant intolérable, ils renversèrent d'un seul coup la tête et semblèrent aboyer au soleil; les femmes, les mères, les vierges glapirent à qui mieux mieux et se tapèrent sur la cuisse, au point qu'on eût cru entendre une décharge de mousqueterie. Lorsqu'ils essayaient de reprendre haleine, quelque voix à demi étranglée nasillait le mot, et le vacarme reprenait de plus belle. Le dernier à succomber fut Abdul,[Pg 297] élevé à la ville. Il tint bon jusqu'aux limites de l'apoplexie, puis s'effondra, en jetant au loin le parasol.

Il ne faudrait pas juger trop sévèrement Mr. Groombride. L'exercice et l'émotion violente sous un soleil brûlant, la secousse occasionnée par l'ingratitude publique lui troublèrent sur le moment l'esprit. Il ramassa le parasol, le ferma, et s'en servit pour battre Abdul à terre, en criant qu'on l'avait trahi.

En quelle posture l'Inspecteur, à cheval, suivi du Gouverneur, le découvrit soudain.


«Tout cela est fort bien, dit l'Inspecteur, après avoir reçu la déposition tragique de ce coquin d'Abdul sur le steamer, mais on n'a pas le droit de taper sur un indigène comme sur une enclume parce qu'il se moque de vous. Je ne vois rien à faire qu'à laisser la loi suivre son cours.

—Vous pouvez réduire l'accusation à... heu... avoir... circonvenu un interprète,» dit le Gouverneur.

Mr. Groombride était trop abattu pour se voir consolé.

«C'est la publicité que je crains, gémit-il. N'y a-t-il aucun moyen possible d'étouffer l'affaire? Vous ne savez pas ce que c'est qu'une interpellation... une simple interpellation, à la Chambre des Communes,[Pg 298] pour un homme dans ma position... la ruine de ma carrière politique, je vous assure.

—Je ne l'eusse jamais cru, repartit d'un air pensif le Gouverneur.

—Et, bien que peut-être je ne devrais pas le dire, je ne suis pas sans considération dans mon pays... ni influence. Un mot à propos, comme le sait Votre Excellence, cela peut mener loin un fonctionnaire.»

Le Gouverneur frissonna.

«Oui, cela devait venir aussi, se dit-il. Eh bien, écoutez donc, alors. Si je conseille à votre homme de retirer sa plainte contre vous, vous pouvez aller au diable, pour ce que je m'en moque. La seule condition que j'y mets, c'est que si vous écrivez... je suppose que cela fait partie de votre besogne... quelque relation de voyage, vous ne fassiez pas mon éloge.»

Mr. Groombride est resté, jusqu'ici, scrupuleusement fidèle à cet accord.


[Pg 301]

LA MAISON OPÉRÉE

Un soir d'après Pâques, j'étais assis à une table, dans le fumoir d'un paquebot qui me ramenait chez moi, et où une demi-douzaine d'entre nous racontaient des histoires de revenants. Comme nous nous séparions, quelqu'un, qui faisait des réussites dans le box voisin, me dit:

«Je ne saisis pas très bien la fin de cette dernière histoire sur la Malédiction qui frappait l'aîné de la famille.

—On s'aperçut que c'était les conduites d'eau qui laissaient à désirer, expliquai-je. Dès qu'on les eut remplacées par des neuves, la Malédiction, je crois, se trouva levée. Je ne connais pas, pour ma part, les gens dont il s'agit.

—Ah, moi, je les ai changées à deux reprises, mes conduites d'eau; et encore, je suis sur du gravier.

—Vous ne voulez-pas dire que vous ayez un revenant dans votre maison? Pourquoi ne vous êtes-vous pas joint à nous?

[Pg 302]

—Aucun de ces messieurs ne désire plus rien avant qu'on ferme le bar? interrompit le stewart.

—Rasseyez-vous, et prenez quelque chose avec moi, dit le faiseur de réussites. Non, ce n'est pas un revenant. Ce qui nous arrive, c'est plutôt une sorte de dépression morale qu'autre chose.

—Mais, c'est tout à fait intéressant! Alors, il n'y a rien qu'on puisse voir?

—Il... il ne s'agit de rien de plus que d'un peu de dépression morale. Et, la chose étrange, c'est qu'il ne s'est pas produit un seul décès dans la maison depuis qu'on l'a construite—en 1863. L'homme d'affaires l'affirme. C'est ce qui m'a décidé... ou plutôt, ma bourgeoise... et il m'a fait payer pour cela mille livres de plus.

—Curieux! Et qui plus est pas ordinaire! fis-je.

—Oui, dites-moi? Elle a été construite pour trois sœurs—Moultrie qu'elles s'appelaient—trois vieilles filles. Elles vivaient toutes ensemble. C'était l'aînée qui en était propriétaire. Je l'ai achetée à son homme d'affaires, il y a de cela quelques années, et si je n'ai pas, en fin de compte, dépensé dedans cinq mille livres sterling, je n'en ai pas dépensé une. Lumière électrique, une aile neuve pour les domestiques, le jardin... toutes choses comme cela. On devrait tout au moins, soi et les siens, vivre heureux après pareille dépense, dites-moi?»

[Pg 303]

Il me regarda par le fond de son verre.

«Cela affecte-t-il beaucoup votre famille?

—Ma bourgeoise—je vous dirai, en passant, qu'elle est grecque—et moi sommes gens entre deux âges. Nous pouvons lutter contre la dépression morale; mais c'est pour ma petite jeune fille. Je dis petite, quoiqu'elle ait vingt ans. Nous l'envoyons changer d'air pour y échapper. Elle a presque passé son existence, toute l'année dernière, dans les hôtels et les établissements hydrothérapiques; mais ce n'est pas agréable pour elle. C'était une alouette... une vraie alouette... toujours en train de chanter. Si vous aviez entendu cela! C'est fini maintenant; elle ne chante plus. Ces machines-là, c'est pas naturel chez la jeunesse, dites-moi?

—Ne pouvez-vous pas vous débarrasser de la maison? suggérai-je.

—Pas à moins d'un sacrifice, et nous en sommes toqués. Tout à fait ce qu'il nous faut, à tous les trois. Nous l'aimerions pour de bon si cela nous était permis.

—Que voulez-vous dire par si cela vous était permis?

—Je veux parler de la dépression morale. Cela gâte tout.

—De quoi s'agit-il au juste?

—Je ne saurais trop vous expliquer. Il faut le[Pg 304] voir pour le croire, comme disent les gens de la foire; mais ce que vous racontiez tout à l'heure m'a beaucoup frappé.

—Ce n'était pas vrai, repartis-je.

—Mon histoire, à moi, est vraie. Si vous voulez me faire le plaisir de venir passer une nuit dans mon petit domaine, vous en apprendrez plus que vous ne feriez quand je causerais jusqu'au lever du soleil. Peu probable que cela affecte en rien votre naturel. Vous pouvez fort bien être... indemne, dites-moi? D'un autre côté, si vous attrapez aussi ce nouveau genre d'influenza, eh bien, vous en aurez pour votre argent.»

Tout en parlant, il me donna sa carte, où je lus son nom: L. Maxwell M'Leod, Esq.[46], of Holmescroft. Dans un coin se trouvait jetée une adresse de la Cité.

[46] Jamais un «gentleman» ne mettrait Esq. c'est-à-dire Ecuyer, sur sa carte, l'usage anglais est de faire précéder son nom de Mr.

«Dans le temps, ajouta-t-il, j'étais dans les fourrures. Si les fourrures vous intéressent... je leur ai consacré trente années de ma vie.

—Vous êtes mille fois aimable, murmurai-je.

—Tant s'en faut, je vous assure. Je peux aller à votre rencontre, dans l'après-midi de samedi prochain, n'importe en quel endroit de Londres il vous plaira de désigner, et je ne serai que trop heureux[Pg 305] de vous amener chez moi en automobile. Ce devrait être une course délicieuse à ce moment de l'année... les rhododendrons seront en fleurs. J'y tiens. Vous ne sauriez croire combien sincèrement j'y tiens. Il est fort probable... que cela ne vous affectera nullement. Et je crois pouvoir dire que je possède la plus belle collection de dents de narvals qui soit au monde. Tout ce qu'il y a de mieux en fait de peaux et de cornes est obligé de passer par Londres, et L. Maxwell M'Leod sait d'où elles viennent et où elles vont. C'est son métier.»

Durant le reste de la montée de la Manche, Mr. M'Leod m'entretint de l'assemblage, la préparation et la vente des fourrures rares, et me raconta, sur la fabrication des vêtements fourrés, des choses qui tout à fait me choquèrent. Toujours est-il qu'en débarquant, le mercredi, je me trouvai engagé à passer cette fin de semaine-là avec lui à Holmescroft.

Le samedi suivant, il était au rendez-vous avec une automobile fort bien tenue, et, en une heure et demie, m'amena dans un district exclusivement réservé à la villégiature, tout en routes sans poussière et en villas d'un élégant dessin, chacune érigée dans de trois à cinq arpents de terre parfaitement ordonnée. Il me raconta que la terre se vendait au prix de huit cents livres l'arpent, et que le nouveau golf, dont nous dépassâmes le pavillon[Pg 306] Reine-Anne, avait coûté près de vingt-quatre mille livres sterling à créer.

Holmescroft était une grande demeure à deux étages, basse, couverte de plantes grimpantes. Une véranda, au côté sud, donnait sur un jardin et deux tennis, séparés, par un treillage de fer plein de goût, d'une prairie de cinq ou six arpents, aux allures on ne peut plus de parc, où paissaient deux vaches de Jersey. Le thé était servi à l'ombre d'un hêtre pourpre qui semblait promettre, et je pus voir, sur la pelouse, des groupes de jouvenceaux et de jouvencelles qui, sous le soleil, jouaient au tennis en vêtements ad hoc.

«Un joli tableau, dites-moi? fit Mr. M'Leod. Ma bourgeoise est assise sous l'arbre, et c'est ma petite jeune fille qui est en rose sur le tennis de là-bas. Mais je vais vous conduire à votre chambre, et vous les verrez tous plus tard.»

Il me fit traverser un vaste hall parqueté, meublé de citronnier pâle, d'immenses vases en cloisonné, d'un grand piano d'ébène et or, et de véritables talus de pots de fleurs dans des bassins en cuivre de Bénarès, pour me conduire, par un escalier de chêne tout battant neuf, à un vaste palier, où se trouvait un canapé de velours vert passementé d'argent. Les jalousies avaient leurs lattes baissées, et la lumière s'étendait en lignes parallèles sur les planchers.

[Pg 307]

Il me montra ma chambre, en me disant de la meilleure humeur:

«Vous pourriez être un peu fatigué. On l'est souvent sans le savoir, après une course à travers la circulation. Ne descendez que lorsque vous vous sentirez tout à fait dispos. Nous serons tous dans le jardin.»

Ma chambre manquait plutôt d'air et sentait le savon parfumé. Je commençai par hausser le châssis de la fenêtre à guillotine, lequel s'ouvrit si près du plancher et manœuvra si gauchement que je fus à deux doigts de piquer une tête au-dehors, où j'eusse, au-dessous, certainement causé la perte d'un cytise déjà quelque peu penché. Au moment où je m'apprêtais à me laver de la poussière du voyage, je commençai de ressentir une certaine fatigue. Mais, me dis-je, je n'étais pas venu ici, par ce temps et au milieu de ces nouveautés, pour me voir déprimé; aussi me mis-je à siffler.

Et ce fut à ce moment précis que j'eus conscience d'une petite ombre grise, comme d'un flocon de neige sur un fond de lumière, flottant à une distance immense dans l'arrière-plan de mon cerveau. Cela m'ennuya, et je secouai la tête pour m'en débarrasser. Sur quoi, mon cerveau télégraphia que c'était l'avant-coureur d'une tristesse approchant à grands pas, et à laquelle j'avais encore le temps d'échapper, si je forçais mes pensées à s'en éloigner,[Pg 308] comme, en sautant pour sauver sa vie, l'on contraint son corps à se porter en avant afin d'échapper à la chute d'un mur. Mais la tristesse m'assaillit avant que je pusse saisir le sens du message. Je me dirigeai vers le lit, tous les nerfs déjà malades à l'idée du tourment qu'il allait falloir affronter, et m'assis, tandis que mon âme, ébahie autant que courroucée, tombait de gouffre en gouffre jusqu'en cette horreur de ténèbres profondes dont il est question dans la Bible, et dont il faut, comme disent les batteleurs de Mr. M'Leod, faire, pour le croire, l'expérience de visu.

Désespoir sur désespoir, souffrance sur souffrance, peur succédant à peur, chacun causant son mal distinct et séparé, s'entassèrent sur moi durant un temps dont j'ai oublié la durée, jusqu'au moment où ils finirent par se brouiller en tas et où j'entendis dans mon cerveau un déclic semblable à celui de l'oreille, lorsqu'on descend sous une cloche à plongeur; sur quoi je connus que les pressions intérieure et extérieure s'étaient égalisées, et que, pour le moment, le plus fort touchait à sa fin. Mais je savais aussi qu'à tout instant les ténèbres pouvaient redescendre de nouveau; et, tandis que je m'appesantissais sur cette réflexion, absolument comme on tourmente de la langue une dent furieuse, elles refluèrent pour, peu à peu, retourner à l'état de cette petite ombre grise de[Pg 309] leur venue initiale, et, une fois de plus, j'entendis mon cerveau, lequel prévoyait ce qui pouvait revenir, télégraphier dans tous les coins pour réclamer aide, relâche ou diversion.

La porte s'ouvrit, et M'Leod réapparut. Je le remerciai poliment, déclarant que j'étais ravi de ma chambre, impatient de me présenter devant Mrs. M'Leod, fort délassé par ma toilette, et patati et patata. A part un peu de raideur aux coins de la bouche, il me sembla que je soignais admirablement mes paroles, dans le temps que je restais, en réalité, accroupi au fond d'ingrimpables abîmes. M'Leod me mit la main sur l'épaule, et dit:

«Vous y êtes déjà, maintenant, dites-moi?

—Oui, répondis-je, cela me rend tout chose!

—Cela va se passer à l'air. Je vous donne ma parole que cela va se passer. Venez!»

Je le suivis tant bien que mal, et, dans le hall, m'essuyai le front.

«Il ne faut plus y penser, dit-il. Je crois que la course vous a fatigué. Ma bourgeoise est assise là-bas, sous le hêtre pourpre.»

C'était une grosse femme en robe couleur abricot, le visage fortement poudré, sur lequel ses yeux noirs aux longs cils semblaient des grains de raisin de Corinthe dans de la pâte. Je fus présenté à nombre de belles dames et de beaux messieurs du même acabit. Des landeaux magnifiquement ordonnés[Pg 310] et de superbes limousines balayaient de côté et d'autre le chemin carrossable, et les joueurs de tennis faisaient retentir l'air de clameurs joyeuses.

Aux approches du crépuscule, ils s'en allèrent tous, et je restai seul avec Mr. et Mrs. M'Leod, tandis que de grands serviteurs mâles et femelles enlevaient le tennis et les accessoires du thé. Miss M'Leod était allée accompagner de quelques pas sur le chemin carrossable un jeune homme aux cheveux blonds, lequel, apparemment, n'ignorait rien sur les moindres fonds de chemins de fer du Sud-Amérique. Il m'avait dit, pendant le thé, que c'était l'époque où l'on se spécialisait en matière de finances.

«Je crois que tout a merveilleusement marché, ma bonne», dit Mr. M'Leod à sa femme.

Puis, se tournant vers moi:

«Vous vous sentez bien, maintenant, dites-moi? Oui, cela va de soi.»

Mrs. M'Leod traversa, toutes voiles déployées, le gravier. Son époux s'en alla prestement en sautillant devant elle tourner un bouton dans la véranda du sud, et tout Holmescroft se vit inondé de lumière.

«Vous pouvez en faire autant de votre chambre, déclara-t-il, comme ils pénétraient dans la maison. L'argent a du bon, dites-moi?»

[Pg 311]

Miss M'Leod s'en vint derrière moi dans le demi-jour.

«Nous n'avons pas encore été présentés, dit-elle, mais je suppose que vous restez ce soir?

—Monsieur votre père a été assez bon pour m'en prier,» répliquai-je.

Elle fit de la tête un signe affirmatif:

«Oui, je sais; et vous aussi, vous savez, n'est-ce pas? J'ai vu votre figure, lorsque vous êtes venu saluer maman. Vous n'avez pas tardé à ressentir la dépression. C'est parfois tout bonnement effrayant, dans cette chambre. Que pensez-vous que ce soit... de l'ensorcellement? En Grèce, où j'habitais étant petite, cela aurait pu en être; mais pas en Angleterre, croyez-vous? Ou bien... oui?

—Je ne sais que penser, repartis-je. Je n'ai jamais ressenti rien de semblable. Cela arrive-t-il souvent?

—Oui, parfois. Cela va et vient.

—Charmant! fis-je tout en nous promenant de long en large sur le gravier, au bord de la pelouse. Pour votre part, qu'est-ce que vous éprouvez?

—C'est assez difficile à expliquer, mais... parfois, cette... dépression est comme qui dirait (elle gesticula de le façon la moins anglaise) une lumière. Oui, comme une lumière projetée dans une chambre... seulement, une lumière de ténèbres, comprenez-vous?...[Pg 312] dans une chambre heureuse. Car il arrive parfois que nous sommes si heureux, tous trois... si parfaitement heureux. Puis, voilà que ces ténèbres se trouvent projetées sur nous absolument comme... ah, j'y suis maintenant... comme le phare d'une auto, et nous sommes éclipsés. Et il y a autre chose...»

Le gong annonçant l'heure de s'habiller gronda, et nous pénétrâmes dans le hall écrasant de lumière. Ma toilette fut un brillant tour de gymnastique, agrémenté d'explosions de chant—l'articulation et l'expression faisant l'objet de soins particuliers. Mais il n'arriva rien. Tout en me précipitant au rez-de-chaussée, je remerciai le ciel qu'il ne fût rien arrivé.

Le dîner fut servi à la façon d'un premier déjeuner; les plats, sur des réchauds, occupaient le buffet, et nous n'eûmes d'autre aide que nous-mêmes.

«Nous faisons toujours cela, quand nous sommes seuls, pour causer plus à l'aise, dit Mr. M'Leod.

—Et nous sommes toujours seuls, ajouta la fille.

—Allons, Théa, de la gaîté. Tout redeviendra bon, insista-t-il.

—Non, papa. (Elle secoua sa brune tête.) Rien n'est bon tant que cela arrivera.

—Il ne s'agit là, de rien que nous ayons jamais[Pg 313] fait dans notre vie... cela, je vous le jure, dit soudain Mrs. M'Leod. Et nous avons changé nos domestiques plusieurs fois. Aussi, nous savons que ce n'est pas eux.

—Bah! Profitons du moment pour prendre du bon temps,» déclara Mr. M'Leod, en débouchant le vin de Champagne.

Mais nous ne prîmes nul bon temps. La conversation languit. Il y eut de longs silences.

«Je vous demande pardon,» fis-je, ayant cru que quelqu'un, à mon coude, allait parler.

—Ah! voilà l'autre chose!» fit Miss M'Leod.

Sa mère poussa un gémissement.

Nous retombâmes dans le silence; et, ce dut être au bout de quelques secondes, une tristesse d'une lourdeur sans nom—ni crainte ni horreur des spectres, mais une tristesse douloureuse, navrante—nous accabla, chacun, je le sentis, selon sa nature, et tint bon, comme le rayon de quelque miroir ardent. Derrière cette douleur, j'en étais conscient, se cachait de la part de quelqu'un le désir d'expliquer quelque chose dont dépendait quelque issue de terrible importance.

En attendant, je roulai des boulettes de pain et fis le compte de mes péchés; M'Leod considéra sa propre image dans une cuiller, sa femme sembla prier, et la jeune fille remua désespérément pieds et mains, jusqu'à ce que les ténèbres passassent[Pg 314] leur chemin—comme si les rayons malins de quelque miroir ardent eussent cessé de se diriger sur nous.

«Là, fit Miss M'Leod en se levant à demi. Vous voyez maintenant ce qui peut faire le bonheur d'une maison. Oh, vendez-la... vendez-la, père aimé, et allons-nous-en!

—Mais, j'ai dépensé dedans des milliers de livres sterling. Vous irez à Harrogate la semaine prochaine, Théa, ma chérie.

—J'en arrive, des hôtels. Je suis si fatiguée de faire mes malles!

—Courage, Théa. C'est passé. Vous savez que cela n'arrive guère souvent deux fois le même soir. Je crois que nous n'allons pas avoir peur, maintenant, de nous consoler.»

Il leva le couvercle d'un plat, et servit sa femme et sa fille. Il avait les traits ridés et affaissés d'un vieillard après une débauche, mais sa main ne tremblait pas, et sa voix sonnait clair. En le voyant prodiguer la parole et l'action pour nous remettre, il me rappelait ces chiens collies au museau gris, qui ramènent en troupeau les moutons désorientés.

Après dîner, nous nous assîmes autour du feu de la salle à manger—le salon pouvait, autant que nous en savions, se trouver sous l'influence de l'Ombre—pour causer dans l'intimité de bohémiens le long d'une route, ou de blessés échangeant leurs[Pg 315] impressions après une escarmouche. Vers onze heures du soir, grâce à eux trois, je savais tous les noms, tous les détails qu'ils pouvaient se rappeler comme se rapportant d'une façon quelconque à la maison, et ce qu'ils connaissaient de son histoire.

Nous gagnâmes nos lits dans un encourageant éblouissement de lumière électrique. Ma seule crainte était de voir revenir ce maudit vent d'abattement—le plus sûr moyen, naturellement, de le ramener. Je restai éveillé jusqu'à l'aube, le souffle oppressé, le corps en état de transpiration légère, sous ce que De Quincey décrit imparfaitement comme «l'oppression d'un crime inexpiable[47]», et ne m'endormis que pour tomber dans les plus sinistres cauchemars.

[47] The Confessions of an Opium Eater.


La matinée était légèrement fraîche, mais nous préférâmes prendre notre premier déjeuner dans la véranda du sud. Nous attendîmes ensuite le second déjeuner dans le jardin, en faisant semblant de jouer aux jeux qui sortaient des boîtes, tels que croquet et clock golf. Mais, la plupart du temps, nous nous rassemblions pour causer. Le jeune homme qui savait tout à propos des chemins de fer du Sud-Amérique emmena Miss M'Leod se promener dans l'après-midi; et, à cinq heures,[Pg 316] M'Leod eut la bonne pensée de nous emmener tous d'un coup de guidon dîner en ville.

«Maintenant, ne dites pas que vous raconterez cela à la Psychological Society, ni que vous reviendrez, déclara Miss M'Leod, lorsque nous nous séparâmes. Parce que je sais que vous ne le ferez pas.

—Ce n'est pas une chose à dire, corrigea sa mère. Ce qu'il faut dire, c'est: Au revoir, Mr. Persée. Et revenez.

—Pas de danger qu'il revienne! s'écria la jeune fille. Il a vu, lui aussi, la tête de Méduse!»

En me regardant dans les miroirs du restaurant, il me sembla que je n'avais guère profité de mes deux jours de vacances. Le lendemain matin, je copiai tout au long mes notes sur Holmescroft, dans l'espoir que, ce faisant, je mettrais tout cela derrière moi. Mais l'événement opéra sur mon esprit comme l'on prétend que certains rayons imparfaitement compris opèrent sur le corps.

Il n'est personne, à ma connaissance, de moins propre que moi à faire un Sherlock Holmes, attendu que je manque à la fois de méthode et de patience; toutefois, l'idée de remonter à la source du mal me fascinait. Je n'avais nulle conjecture sur quoi m'appuyer pour marcher, sauf une vague idée que je m'étais trouvé entre les deux pôles d'une décharge, et avais ravi un choc destiné[Pg 317] à quelqu'un d'autre. Le sentiment qui suivit, en fut un de vive irritation. Je me surveillai attentivement, m'attendant à me voir empoigné par l'horreur du surnaturel, mais mon moi persista à se sentir humainement indigné, tout à fait comme s'il se fût trouvé la victime d'une mystification. Il était la proie de douleurs et de soulèvements—dont je me sentais pâtir jusqu'en la dernière fibre; mais son idée dominante, pour le dire en deux mots, était de rattraper un tantinet de soi-même. Par là je compris que je pouvais aller de l'avant, s'il m'était donné d'en trouver le moyen.

Au bout de quelques jours, l'idée me vint d'aller à l'étude de Mr. J. M. M. Baxter—le solicitor qui avait vendu Holmescroft à M'Leod. Je lui expliquai comme quoi j'avais quelque velléité d'acquérir ce bien. Voudrait-il, en l'affaire, opérer pour moi?

Mr. Baxter, un homme fort et grisonnant, à la voix gutturale, ne manifesta nul enthousiasme.

«Je l'ai vendu à Mr. M'Leod, dit-il. Ce ne serait guère correct de ma part de chercher maintenant à le déprécier. Mais je peux recommander...

—Je sais qu'il en demande un prix respectable, interrompis-je; et, par-dessus le marché, il réclame un supplément de mille livres sterling pour ce qu'il appelle votre patente nette[48]

[48] Patente de santé, nette de tout cas de suspicion.

[Pg 318]

Mr. Baxter se redressa dans son fauteuil. J'eus toute son attention.

«Votre garantie quant à la maison. Vous ne vous en souvenez pas?

—Oui, oui. Que nul décès n'était jamais survenu dans la maison depuis qu'on l'avait construite. Je m'en souviens parfaitement.»

Il n'eut pas cette petite contraction de la glotte propre aux hommes inexperts en matière de mensonge, mais ses mâchoires se murent comme si elles eussent collé, et ses yeux, se tournant vers les boîtes remplies d'actes qui tapissaient le mur, se voilèrent. Je comptai les secondes: une, deux, trois—une, deux, trois—à dix reprises. Je savais qu'il suffit de ce laps de temps à un homme pour vivre des siècles de dépression morale.

«Je me rappelle parfaitement.»

Sa bouche s'ouvrit un peu comme si lui revenait le goût de quelque vieille amertume.

«Il va sans dire que ce n'est pas particulièrement cela qui m'attire, poursuivis-je. Je n'ai nullement la prétention d'acheter une maison affranchie de la mort.

—Certes, non. Personne ne l'aurait. Mais c'était l'idée de Mr. M'Leod... celle de sa femme plutôt, je crois; et, comme nous nous trouvions en mesure d'y souscrire, il était de mon devoir vis-à-vis de[Pg 319] mes clients... quoi qu'il m'en pût moralement coûter... de le faire payer.

—C'est en effet pourquoi je suis venu vous trouver. J'ai cru comprendre que vous connaissiez bien les lieux.

—Oh oui, je les ai toujours connus, la maison, à l'origine, étant la propriété de parents à moi.

—Les demoiselles Moultrie, je pense. C'est fort intéressant! Il faut que le lieu leur ait plu avant qu'on ait construit le pays tout alentour.

—Certes, elles l'aimaient à la passion.

—Je ne m'en étonne pas. C'est si paisible, si ensoleillé. Je ne comprends pas comment elles ont pu se résoudre à s'en séparer.»

Or, c'est chez l'Anglais l'une de ses particularités les plus courantes, que, dans la conversation courtoise—et je m'étais arrangé pour être courtois—il ne fait ni ne vend jamais rien pour la seule question d'argent.

«Miss Agnès... la plus jeune... tomba malade (il espaça ses mots un peu), et, comme elles étaient fort attachées les unes aux autres, le foyer s'en trouva brisé.

—Naturellement. Je m'imaginais bien qu'il devait y avoir eu quelque chose comme cela! On ne saurait associer le nom des Moultries du Staffordshire (mon Démon de l'Irresponsabilité, sur l'instant,[Pg 320] les créa de toutes pièces) avec des gens dans la dèche.

—Je ne saurais dire si nous leur sommes alliés, répondit-il avec importance. Il se peut, car notre branche de la famille vient des Midlands.»

Je donne cette conversation tout au long, tant je suis fier de mes premiers essais dans le métier de détective. Lorsque je le quittai, vingt minutes plus tard, avec des instructions pour dresser nos batteries contre le propriétaire de Holmescroft en vue d'une acquisition, j'étais plus ébahi que tous les Docteur Watson du monde au début d'une histoire.

Pourquoi un homme de loi entre deux âges prenait-il la couleur d'un œuf de pluvier et restait-il bouche bée, alors qu'on lui rappelait une affaire aussi innocente et aussi folâtre que celle qui consistait à avoir vendu une maison où jamais n'était survenu de décès? Si je connaissais tant soit peu mon vocabulaire anglais, le ton sur lequel il avait dit que la plus jeune sœur «tomba malade» signifiait qu'elle avait perdu la raison. Cela pouvait expliquer son changement de contenance, et il était fort possible que l'influence démente de cette demoiselle s'exerçât encore sur Holmescroft; mais le reste dépassait ma portée.

Ce fut un soulagement pour moi d'atteindre le bureau de M'Leod dans la Cité, et de pouvoir lui dire ce que j'avais fait—non point ce que je pensais.

[Pg 321]

M'Leod ne demandait qu'à entrer dans le jeu du prétendu achat, mais ne voyait pas ce que je pourrais tirer de la connaissance de Baxter.

«C'est la seule âme qui vive, dont je puisse approcher, qui se rattache à Holmescroft, dis-je.

—Tiens! Ame qui vive n'est pas mal, fit M'Leod. En tout cas, notre petite jeune fille sera charmée que vous vous intéressiez encore à nous. Ne viendriez-vous pas un jour de cette semaine?

—Comment est-ce, là-bas, pour le quart d'heure?»

Il fit une grimace.

«Tout bonnement affreux! Théa est à Droitwich.

—Cela me ferait le plus grand plaisir, mais il me faut, pour le moment, cultiver Baxter. C'est sûr que vous allez le tenir en haleine, de votre côté, n'est-ce pas?»

Il me regarda d'un air de tranquille mépris. «Ne craignez rien. Je serai un bon Juif. Je n'aurai d'autre solicitor que moi-même.»

Quinze jours ne s'étaient pas écoulés que, selon l'avis attristé de Baxter, M'Leod était, en affaires, la maison la plus forte qu'il eût rencontrée. Nous autres, acheteurs, n'opposions que couardise et chicane, nous nous choquions du prix de Holmescroft, nous nous montrions tour à tour indiscrets et froids, alors que Mr. M'Leod, le vendeur, facilement nous[Pg 322] tenait tête et nous surpassait; et Mr. Baxter, de n'omettre ni une lettre, ni un télégramme, ni une consultation, au taux convenable, sur un mémoire aussi long qu'un film de cinématographe. Au bout d'un mois il déclara que M'Leod semblait, grâce à lui, sur le point vraiment d'entendre raison. J'en étais pour un nombre respectable de livres sterling de ma poche, mais j'avais appris de Mr. Baxter quelque chose sur la race humaine. Je ne l'avais pas volé. Jamais de ma vie je ne m'employai à me concilier, à amuser ni flatter un être humain, comme je fis mon solicitor.

Il se trouva qu'il jouait au golf. En conséquence, je fus un débutant plein d'enthousiasme, impatient d'apprendre. Par deux fois, j'envahis son cabinet, muni d'un sac (ce fut M'Leod qui me le prêta) rempli de tous les jonchets exigés par ce jeu maudit, y compris le vocabulaire à la hauteur. La troisième fois, la glace céda, et Mr. Baxter m'emmena à ses links, distants d'au moins dix milles, où, dans un fouillis de lignes de tramways, de chemins de fer et de bonnes d'enfant, nous nous frayâmes un chemin acharné à l'entour de neuf trous, tels des barques plongeant à travers des eaux tourmentées. Il jouait d'une façon infecte, et ne s'était jamais attendu à rencontrer quelqu'un de pire; mais je crois qu'en se rendant compte de mes dispositions il se mit à me prendre en goût,[Pg 323] car il se chargea de moi durant des deux heures de rang. Au bout d'une quinzaine, il ne pouvait guère me rendre qu'un coup au trou, et quand, avec cette remise, je m'arrangeai une fois pour le battre d'un trou, il se montra de fort bonne foi content, et m'assura qu'avec de la persévérance j'arriverais à devenir un véritable «golfer». Je persévérais en vue de mes propres fins, quoique, de temps à autre, ma conscience ne fût pas sans me piquer de remords, car il s'agissait d'un fort aimable homme. Entre les parties, il me fournit d'étranges pièces à conviction, telles que celle-ci: qu'il avait connu de tous temps les Moultrie, étant leur cousin, et que Miss Mary, l'aînée, était une femme d'un caractère implacable, qui jamais n'oubliait! Je me demandai, naturellement, ce qu'elle pouvait avoir contre lui, et, de façon quelconque, lui attribuai un rôle fâcheux vis-à-vis d'Agnès, la folle.

«On devrait savoir pardonner et oublier, dit-il, un jour, de lui-même, entre les «rounds». Surtout lorsque, suivant la nature des choses, on ne saurait être sûr de ses déductions. N'est-ce pas votre avis?

—Tout cela dépend de la nature des faits sur lesquels on fonde son jugement, répondis-je.

—Allons donc! s'écria-t-il. Je suis suffisamment homme de loi pour savoir qu'il n'y a rien au monde,[Pg 324] qu'il n'y a jamais rien eu au monde, de si trompeur que la preuve induite des circonstances.

—Pourquoi? Avez-vous jamais vu pendre personne sur une preuve semblable?

—Pendre? Elle a suffi à faire supposer certaines gens perdus pour l'éternité. (Son visage reprit une couleur terreuse.) Je ne sais pas ce qu'il en retourne avec vous, mais ma consolation est de penser que Dieu doit savoir. Il le doit! Des choses qui ont toute l'apparence du meurtre, ou, disons-le, du suicide, peuvent paraître différentes à Dieu. Hein?

—C'est, du moins, ce que l'assassin et le suicidé peuvent toujours espérer... je suppose.

—Je me suis expliqué tout de travers, comme d'habitude. Les faits, tels que Dieu les connaît... peuvent être différents... même après la preuve la plus convaincante... Je l'ai toujours dit... en ma qualité à la fois de juriste et d'homme, mais certaines gens ne veulent pas... je ne prétends pas les juger... nous dirons qu'ils ne peuvent pas... le croire; tandis que je prétends, moi, qu'il y a toujours une forte présomption... même une certitude... pour que le pire ne soit pas arrivé. (Il s'arrêta et s'éclaircit la voix). Maintenant, maintenant, continuons! A cette heure-ci, la semaine prochaine, je serai en train de prendre mes vacances.

—Dans quels links? demandai-je négligemment,[Pg 325] tandis que deux jumeaux dans leur petite voiture sortaient de notre ligne de feux.

—Une misérable petite affaire de balle au pot dans une station thermale des Midlands. C'est là que restent mes cousines, qu'elles sont appelées à rester toujours. C'est vrai que le quatrième et le septième trous ne sont pas si faciles que cela. Vous pourriez en venir à bout cependant, me dit-il en manière d'encouragement. Cela va beaucoup mieux. Ce sont seulement vos coups d'approche qui sont faibles.

—Vous avez raison. Je ne peux pas, pour deux sous, approcher! Je vais perdre tout ce que j'ai appris, pendant que vous allez être parti, sans personne pour me seriner, fis-je, d'un air morne.

—Je ne vous ai rien appris du tout, répliqua-t-il, charmé du compliment.

—Je vous dois tout ce que je sais, en tout cas. Quand reviendrez-vous?

—Ecoutez, dit-il. Je ne sais si vous avez des engagements, mais je n'ai personne avec qui jouer à Burry Mills. Jamais personne. Qu'est-ce qui vous empêcherait de prendre quelques jours de congé pour venir m'y rejoindre? Je vous avertis que cela ne sera peut-être pas drôle. C'est un endroit pour la gorge et la goutte... bains, massage, électricité et le reste. Mais le quatrième et le septième trous demandent quelque pratique.

[Pg 326]

—Le jeu avant tout, repartis-je vaillamment, alors que Dieu sait si j'en détestais jusqu'au moindre coup, jusqu'au moindre mot.

—Voilà de bonnes dispositions. En qualité de leur homme d'affaires, je vous demanderai de ne pas parler de Holmescroft à mes cousines. Cela les bouleverse... les a toujours bouleversées. Mais, à vous parler franchement, ce serait fort agréable pour moi, si vous pouviez trouver le moyen de...»

Je le trouvai, le moyen, dès que le permit la décence, et sincèrement remerciai mon partenaire. Suivant mes conjectures, maintenant bien mûries, il avait, par procuration, fait quelque mauvais emploi des deniers de ses vieilles cousines, et fait, par la même occasion, c'était probable, perdre la tête à la pauvre Agnès Moultrie, quoique j'eusse souhaité chez lui moins d'amabilité, moins de bonne humeur, et, dans le regard, moins d'innocence.

Avant de le rejoindre aux eaux de Burry Mills, je passai une nuit à Holmescroft. Miss M'Leod était revenue de ses eaux, à elle; et nous commençâmes par plaisanter, au grand soleil de la pelouse, sur les mœurs et coutumes des Anglais qui fréquentent de tels lieux. Elle connaissait des douzaines de villes d'eaux, et m'apprenait la façon de m'y conduire, tandis Mr. et Mrs. M'Leod se tenaient à l'écart, en adoration.

«Oui, c'est toujours comme cela qu'elle nous[Pg 327] revient, dit le père. C'est malheureux que cela passe si vite, dites-moi? Il faudrait que vous l'entendiez chanter With mirth, thou pretty bird

Nous avions la maison à affronter toute la soirée, et il n'était question, là, ni de rire, ni de chanter. La tristesse s'abattit sur nous dès que nous y entrâmes, et ne nous lâcha pas que dix heures n'eussent sonné, moment où nous sortîmes en rampant, pour ainsi dire, de dessous elle.

«Cela a été dur, cet été», murmura Mrs. M'Leod, lorsque nous nous fûmes rendu compte que nous étions délivrés. Il me semble quelquefois que la maison va se lever pour crier... Oui, c'est bien dur.

—Comment cela?

—Avez-vous donc oublié ce qui arrive après la dépression?»

Nous attendîmes de la sorte autour du peu de feu, et l'air lourd de la pièce ne tarda pas à se remplir et peser sur nous, avec la sensation (mais les mots sont ici inutiles) d'une force muette et enchaînée, luttant contre bâillon et chaînes, pour délivrer son âme d'un mot articulé. Cela passa au bout de quelques minutes, et je me mis à penser à la conscience de Mr. Baxter et à Agnès Moultrie devenue folle dans cette chambre bien éclairée qui m'attendait. Ces réflexions m'assurèrent une nuit durant laquelle je découvris à nouveau qu'on pouvait, pour[Pg 328] des causes rien que mentales, tomber physiquement malade; mais le mal eût pu passer pour félicité, comparé à mes rêves lorsque s'éveillèrent les oiseaux. Au moment du départ, M'Leod me donna une belle dent de narval, un peu comme la bonne qui donne des bonbons à un enfant parce qu'il s'est montré brave chez le dentiste.

«Elle n'a pas sa pareille dans le monde, dit-il; sans quoi, c'est le vieux Max M'Leod qui l'aurait eue.»

Et il l'arrangea à l'intérieur de l'automobile. Miss M'Leod, de l'autre côté de la voiture, murmura:

«Avez-vous découvert quelque chose, Mr. Persée?»

Je secouai la tête.

«Alors, je resterai enchaînée à mon rocher toute ma vie, poursuivit-elle. Seulement, ne le dites pas à papa.»

Je supposai qu'elle pensait au jeune monsieur qui s'était spécialisé dans les chemins de fer sud-américains, car je remarquai une bague au troisième doigt de sa main gauche.

En quittant cette maison, je me rendis tout droit à l'établissement thermal de Burry Mills, pressé, pour la première fois de ma vie, de jouer au golf, lequel est garanti «occuper l'esprit». Baxter m'avait pris une chambre communiquant avec la sienne, et, après déjeuner, me présenta à une dame âgée,[Pg 329] grande, à tête de cheval et aux manières décidées, qu'une servante aux cheveux blancs poussait dans une petite voiture à travers les terrains en forme de parc de l'établissement thermal. C'était Miss Mary Moultrie, laquelle toussa pour s'éclaircir la voix, absolument comme Baxter. Elle souffrait—c'était, dit-elle, l'héritage des Moultrie—de quelque vague espèce de bronchite chronique, compliquée de spasme de la glotte; et elle me raconta, d'une voix complètement abattue, l'œil enfoncé et qui regardait sans voir, quels étaient les lavages, les gargarismes, les pastilles, les inhalations, qu'elle avait fini par trouver les plus salutaires. Je fus passé ensuite à sa sœur cadette, Miss Elisabeth, un petit être desséché, avec un tic à la lèvre, victime, me dit-elle, d'une conformation de gorge à peu de chose près semblable, secrètement vouée, toutefois, à un autre assortiment de remèdes. Lorsqu'elle s'éloigna avec Baxter et la petite voiture, je tombai sur un major de l'armée des Indes, dont les yeux vitreux étaient affectés de la goutte, et qui avait promené son estomac tout autour du continent. Il ne me fit grâce de rien, et je ne lui échappai que pour recevoir les confidences d'une matrone qui avait des tendances à l'amygdalite et à l'eczéma. Baxter fut aux petits soins pour ses cousines jusqu'à cinq heures, tâchant, il me sembla, de se faire pardonner sa façon d'agir vis-à-vis de[Pg 330] la sœur morte. Miss Mary lui commandait comme à un chien.

«Je vous ai averti que ce ne serait pas drôle, dit-il, lorsque nous nous rencontrâmes au fumoir.

—C'est tout ce qu'il y a de plus intéressant, fis-je. Mais, quand ferons-nous un tour aux links?

—Malheureusement, l'humidité affecte toujours l'aînée de mes cousines. J'ai à lui acheter un inhalateur neuf. Arthurs[49] a brisé son ancien, hier.»

[49] Nom de famille de la servante, et que, suivant l'usage anglais, l'on emploie ici tout court pour la désigner.

Nous nous échappâmes pour courir en ville chez le pharmacien, où il acheta une grande machine étincelante en étain, dont il m'expliqua les usages.

«Je suis habitué à ce genre d'ouvrage. Je viens assez souvent ici, dit-il. J'ai, moi aussi, la gorge de la famille.

—Vous êtes bon, déclarai-je, très bon.»

Il se tourna vers moi, à la lueur du crépuscule, parmi les hêtres, et ses traits étaient redevenus ce qu'ils pouvaient avoir été une génération auparavant.

«Vous comprenez, dit-il d'une voix rauque, il y avait la plus jeune... Agnès. Avant qu'elle tombât malade, vous savez. Mais elle ne pouvait se faire à l'idée de quitter ses sœurs. Jamais ne s'y serait décidée.»

[Pg 331]

Il se sauva avec son fardeau de forme étrange, me laissant parmi les ruines de mes ténébreuses conjectures. L'homme qui avait ces traits n'avait pas fait de mal à Agnès Moultrie.


Nous n'étions pas destinés à jouer. Je fus réveillé, entre deux et trois heures du matin, par Baxter en ulster recouvrant un pyjama orange et blanc, lequel je n'eusse jamais attendu de son état d'âme.

«Ma cousine vient d'être prise d'une sorte d'attaque, dit-il. Voulez-vous venir? Je ne veux pas réveiller le docteur, pas faire de scandale. Vite!»

Sur quoi je sautai de mon lit hygiénique, et vins promptement. Conduit par Arthurs aux cheveux blancs, en camisole et petit jupon, je pénétrai dans une chambre à deux lits toute moite de vapeur et de baume de Friar. Les lampes électriques étaient toutes en marche. Miss Mary—je la reconnus à sa haute taille—se tenait à la fenêtre ouverte, luttant corps à corps avec Miss Elisabeth, qui s'agrippait à ses genoux. Elle portait la main à sa gorge, qui était rayée de sang.

«Elle y est arrivée. Elle aussi! haletait Miss Elisabeth. Tenez-la! Aidez-moi!

—Oh, dites donc! Les femmes ne se coupent pas la gorge, murmura Baxter.

—Mon Dieu! Est-ce qu'elle s'est coupé la[Pg 332] gorge!» s'écria la servante, laquelle, sans plus autre informé, roula sur elle-même sans connaissance.

Baxter la poussa sous les cuvettes, et s'élança pour tenir la femme décharnée qui chantait victoire et sifflait tout en se débattant pour atteindre la fenêtre. Il la prit par l'épaule, et elle fit des efforts désespérés pour se dégager.

«Tout va bien! Elle s'est seulement coupé la main, dit-il. Une serviette mouillée... vite!»

Tandis que j'obéissais, il la repoussait en arrière. La force de la femme semblait presque égaler celle de l'homme. Je lui épongeai la gorge, dès que cela me fut possible, sans découvrir trace de blessure; après quoi, j'aidai Baxter à la maîtriser un peu. Miss Elisabeth se recoucha d'un bond, en geignant comme un enfant.

«Bandez-lui la main n'importe comment, dit Baxter. Ne la lui laissez pas dégoutter tout partout. Elle... (il se sentit, sous ses pantoufles, marcher sur du verre brisé) elle doit avoir cassé un carreau.»

Miss Mary recommença à s'en aller de biais vers la fenêtre ouverte, tomba sur les genoux, la tête sur l'appui, et resta là, sans plus bouger, m'abandonnant la main coupée.

«Qu'a-t-elle fait? (Baxter se tourna vers Miss Elisabeth couchée là-bas, dans le lit le plus éloigné.)

—Elle allait se jeter par la fenêtre. Je l'ai arrêtée,[Pg 333] et j'ai envoyé Arthurs vous chercher. Oh, nous voilà déshonorées pour toujours!»

Miss Mary se tordit, cherchant à respirer. Baxter, ayant trouvé un châle, le lui jeta sur les épaules.

«Allons donc! fit-il. Cela ne ressemble guère à Mary.»

Mais, ce disant, son visage avait une sorte de rictus.

«Vous ne vouliez pas croire à propos d'Agnès, John. Peut-être que oui, maintenant! dit Miss Elisabeth. Je l'ai vue, de mes yeux vue, le faire; et elle s'est aussi coupé la gorge!

—Elle ne se l'est pas coupée, repartis-je. Ce n'est que la main.»

Miss Mary nous échappa soudain avec un grognement indescriptible, vola plutôt qu'elle ne courut au lit de sa sœur, et là, se mit à la secouer comme une petite pensionnaire furieuse en secouerait une autre.

«Non, pas du tout, croassa-t-elle. Comment oses-tu le croire, sale petite imbécile?

—Recouchez-vous, Mary, dit Baxter. Vous allez prendre froid.»

Elle obéit, mais resta assise sur son séant, le châle gris autour de ses maigres épaules, lançant des regards enflammés sur sa sœur.

«Là, cela va mieux, maintenant! cocoriqua-t-elle.[Pg 334] Arthurs me laisse assise dehors trop longtemps. Où est Arthurs? L'inhalateur!

—Ne vous occupez pas d'Arthurs,» dit Baxter.

Puis, se tournant vers moi:

«Donnez l'inhalateur.»

Je me hâtai de l'apporter de dessus la crédence.

«Maintenant, dit-il, Mary, par Dieu qui vous voit, dites-moi ce que vous avez fait.»

Il avait les lèvres sèches, et la langue incapable de les humecter.

Miss Mary s'appliqua la bouche au goulot de l'inhalateur, et, entre deux inhalations de vapeur, déclara:

«Le spasme est survenu à l'instant, pendant que je dormais. J'étouffais à mourir. C'est pourquoi je suis allée à la fenêtre. Je l'ai déjà fait souvent sans éveiller personne. Bessie a tellement des idées de vieille fille à propos des courants d'air. Je vous répète que j'étouffais à mourir. Je n'ai pas pu venir à bout de me reprendre, et j'ai manqué de tomber par la fenêtre. Cette fenêtre ouvre trop bas. Je me suis coupé la main en essayant de me rattraper. Qui donc me l'a bandée avec cet ignoble mouchoir? Je voudrais que vous ayez eu la gorge comme moi, Bessie. Jamais je n'ai été si près de mourir.»

Elle fronça le sourcil sur nous tous sans distinction, tandis que sa sœur sanglotait.

[Pg 335]

De dessous le lit nous entendîmes s'élever une voix tremblotante:

«Est-elle morte? L'a-t-on enlevée? Oh, je n'ai jamais pu supporter la vue du sang!

—Arthurs, dit Miss Mary, vous n'êtes qu'une mercenaire. Sortez!»

Je reste persuadé qu'Arthurs se glissa à quatre pattes, hors de la chambre, mais j'étais occupé à enlever du tapis les morceaux de verre.

Alors, Baxter, assis à côté du lit, entreprit l'interrogatoire d'une voix que je reconnus à peine. Personne n'eût pu douter un instant de la rage véritable de Miss Mary contre sa sœur, son cousin ou sa servante; et le fait qu'on eût appelé le docteur—car elle me fit l'honneur de m'accorder ce titre—était la dernière goutte. Elle étouffait de la gorge, s'était précipitée à la fenêtre pour chercher de l'air, avait failli tomber en dehors, et, en essayant de se rattraper aux barreaux de vitres, s'était coupé la main. Elle ne cessait d'expliquer et réexpliquer cela à Baxter attentif. Puis, elle se tourna vers sa sœur, et la cingla de farouches coups de langue.

«Ce n'est pas à vous à me blâmer, finit par dire en tremblant Miss Bessie. Vous savez à quoi nous ne cessons de penser nuit et jour.

—J'arrive à cela, dit Baxter. Ecoutez-moi. Ce que vous avez fait, Mary, a induit quatre personnes[Pg 336] à penser par erreur que vous... que vous vouliez vous détruire.

—N'est-ce pas assez d'un suicide dans la famille? Oh, Dieu de miséricorde! Vous n'avez pu croire cela! s'écria-t-elle.

—Toutes les apparences y étaient. Maintenant, ne supposez-vous pas (le doigt de Baxter alla bouger sous le nez de sa cousine), ne pouvez-vous pas supposer que cette pauvre Agnès a fait la même chose à Holmescroft, lorsqu'elle est tombée par la fenêtre?

—Elle avait la même gorge, dit Miss Elisabeth, exactement les mêmes symptômes. Vous ne vous rappelez pas, Mary?

—Quelle chambre habitait-elle? demandai-je tout bas à Baxter.

—Au-dessus de la véranda du sud, celle qui donne sur le tennis.

—J'ai failli tomber moi-même par cette fenêtre lorsque j'étais à Holmescroft... en l'ouvrant pour avoir de l'air. L'appui ne vous vient guère au-dessus des genoux, dis-je.

—Vous entendez, Mary? Mary, entendez-vous ce que dit ce monsieur? Ne croyez-vous pas que ce qui a failli vous arriver doit être arrivé à la pauvre Agnès, cette nuit-là? Pour Dieu... au nom d'Agnès, elle-même... Mary, persistez-vous donc à ne pas le croire?»

[Pg 337]

Il y eut un long silence, durant lequel l'inhalateur haletait.

«Si je pouvais en avoir la preuve... si je pouvais en avoir la preuve!» dit-elle.

Et elle éclata en la plus affreuse tempête de larmes.

Baxter me fit signe, et je m'esquivai pour regagner ma chambre, où je restai éveillé jusqu'au matin, en pensant, par-dessus tout, à cette chose muette de Holmescroft, qui demandait à s'expliquer. Je détestais Miss Mary aussi foncièrement que si je l'eusse connue depuis vingt ans, mais je sentais que, vivant ou mort, je n'eusse guère aimé me trouver l'objet de son blâme.

Toutefois, à midi, lorsque je vis Miss Mary dans sa petite voiture, Arthurs derrière, Baxter d'un côté et Miss Elisabeth de l'autre, dans les terrains en forme de parc de l'établissement thermal, je trouvai difficile d'arranger mes mots.

«Maintenant que vous savez tout, me dit Baxter à part, lorsque furent vaincus les premiers instants de timidité, il n'est que juste de vous dire que ma pauvre cousine n'est nullement morte dans Holmescroft. Elle était morte, lorsqu'on la trouva, le matin, sous la fenêtre. Bien morte.

—Sous le cytise qui pousse contre cette fenêtre?» demandai-je.

Car je me rappelai, soudain, cette espèce de balai tortu.

[Pg 338]

«Tout juste. Elle brisa l'arbre en tombant. Mais jamais il n'est survenu le moindre décès dans la maison, autant que nous ayons pu savoir. Vous pouvez être tout à fait tranquille sur ce point. Les mille livres d'extra de Mr. M'Leod pour ce que vous avez appelé la «patente nette» étaient toujours cela de plus pour mes cousines quand nous avons vendu. C'était mon devoir, en tant que leur homme d'affaires, de les obtenir pour elles... quoi qu'il m'en pût moralement coûter.»

Je ne suis pas homme à discuter lorsque les Anglais parlent de leur devoir. Aussi, fus-je d'accord avec mon solicitor.

«La mort de leur sœur doit avoir été un grand coup pour vos cousines, poursuivis-je. (La petite voiture était derrière moi.)

—Un coup terrible, murmura Baxter. Elles ne cessèrent d'y penser nuit et jour. Pas étonnant. Si leur conjecture suivant laquelle la pauvre Agnès s'était donné la mort se trouvait exacte, leur sœur était perdue pour l'éternité.

—Croyez-vous qu'elle se soit donné la mort?

—Non, Dieu merci! Jamais je ne l'ai cru! Et, après ce qui est arrivé à Mary, la nuit dernière, je vois parfaitement ce qui est arrivé à la pauvre Agnès. Elle avait, elle aussi, la gorge de la famille. En passant, Mary vous prend pour un médecin; autrement,[Pg 339] elle trouverait mauvais que vous soyez venu dans sa chambre.

—Fort bien. Est-elle convaincue, maintenant, à propos de la mort de sa sœur?

—Elle donnerait tout pour pouvoir le croire; mais c'est une femme dure de caractère, et, à force de méditer le long de certaines lignes, on finit par avoir comme de véritables cannelures. J'ai quelquefois craint pour sa raison... question de convictions religieuses, vous comprenez. Elisabeth, elle, n'y pense guère. Une vraie cervelle d'oiseau. De tous temps.»

Ici, Arthurs me manda auprès de la petite voiture et du visage ravagé, sous son capuchon de laine du Shetland tricotée, de Miss Mary Moultrie.

«Je n'ai pas besoin de vous rappeler, j'espère, le secret professionnel... absolu, commença-t-elle. Grâce à la sottise de mon cousin et de ma sœur, vous avez découvert...»

Elle se moucha.

«Je vous en prie, ne l'excitez pas, Monsieur, dit Arthurs par derrière.

—Mais, ma chère Miss Moultrie, je ne sais que ce que j'ai vu, cela va sans dire. Seulement, il me semble que ce que vous preniez pour une tragédie, dans le cas de votre sœur, se trouve, d'après les preuves que vous-même nous en avez pour ainsi[Pg 340] dire fournies, n'avoir été qu'un accident... un fort triste accident... mais rien qu'un accident.

—Est-ce que, vous aussi, vous croyez cela? s'écria-t-elle. Ou ne le dites-vous que pour me consoler?

—Je le crois du fond du cœur. Venez donc à Holmescroft passer une heure... rien qu'une demi-heure... afin de vous en convaincre par vous-même.

—De quoi? Vous ne comprenez pas. Je la vois tout le jour, toute la nuit, la maison. J'y suis toujours en pensée... dans la veille ou le sommeil. Je ne saurais en affronter la vue pour de bon.

—Mais il le faut, repartis-je. Si vous y allez en pensée, vous avez d'autant plus besoin d'y aller en chair et en os. Retournez dans la chambre de votre sœur, voir la fenêtre... j'ai failli moi-même tomber par cette fenêtre. Elle est... elle est affreusement basse et dangereuse. Cela vous convaincrait, déclarai-je.

—Cependant Agnès couchait dans cette chambre depuis des années, interrompit-elle.

—Il y a longtemps que vous couchez, ici, dans la vôtre, n'est-ce pas? Et, quand vous étouffiez, vous avez failli tomber par la fenêtre.

—C'est vrai. C'est un fait indéniable, avoua-t-elle avec un hochement de tête. Et j'aurais pu me tuer comme... peut-être... Agnès s'est tuée.

[Pg 341]

—En ce cas, votre sœur, votre cousin et votre servante auraient dit que vous vous étiez donné la mort. Miss Moultrie, venez-vous-en à Holmescroft, et parcourez les lieux, rien qu'une fois seulement.

—Vous mentez, dit-elle tout tranquillement. Vous ne voulez pas tout de même que je m'en aille voir une fenêtre. Il s'agit de quelque chose d'autre. Je vous avertis que nous sommes évangéliques. Nous ne croyons pas aux prières pour les morts. Tel l'arbre tomba, tel il demeurera.

—Oui. Je le crois bien. Mais vous persistez à penser que votre sœur s'est donné volontairement la mort...

—Non! Non! J'ai toujours prié le ciel de m'être trompée.»

Du haut de ses fonctions, Arthurs éleva la voix:

«Oh, Miss Mary! Vous avez toujours voulu, dès le commencement, que la pauvre Miss Agnès se soit détruite; et, comme de juste, c'est par vous que Miss Bessie en a eu idée. Seulement... Monsieur John, lui, n'y croyait pas, et... et j'aurais juré sur ma Bible que vous, vous étiez en train de vous détruire, la nuit passée.»

Miss Mary se pencha vers moi, un doigt sur ma manche.

«Si cela me tue, d'aller à Holmescroft, dit-elle, vous aurez pour toute l'éternité le meurtre d'un de vos semblables sur la conscience.

[Pg 342]

—J'en accepte le risque,» repartis-je.

Me rappelant le tourment que causait à Holmescroft le reflet de ses tourments, et me rappelant, par-dessus tout, cette chose muette qui de son désir remplissait la maison, je sentais qu'il pouvait exister de pires choses.

Baxter parut épouvanté à l'idée de cette visite, mais, sur un signe de cette terrible femme, s'en alla tout préparer. Sur quoi, j'expédiai à M'Leod un télégramme pour le prier, lui et les siens, de laisser Holmescroft vacant cet après-midi-là. Miss Mary serait seule avec sa morte, comme j'avais été seul.

Je m'attendais à d'indicibles ennuis durant son transport, mais, pour lui rendre justice, la promesse donnée au sujet de ce voyage, elle l'accomplit sans murmure, pâmoison ni parole inutile. Miss Bessie, pressée dans un coin, près de la portière, pleura derrière son voile, et, de temps à autre, essaya de prendre la main de sa sœur. Baxter, pelotonné dans son inattendu bonheur, avec tout l'égoïsme d'un nouveau marié, resta assis tranquille, et sourit.

«Maintenant que je sais qu'Agnès ne s'est pas suicidée, dit-il en manière d'explication, je vous dirai franchement que je m'inquiète peu de ce qui a pu arriver. Elle est aussi dure qu'un roc...[Pg 343] Mary. Elle l'a toujours été. Ce n'est pas elle qui mourrait.»

Nous la fîmes descendre du train sur le quai comme on ferait une aveugle, et de même la fîmes monter dans le fiacre. La demi-heure que ce fiacre mit à se traîner jusqu'à Holmescroft fut l'épreuve la plus douloureuse de la journée. M'Leod avait obéi à mes instructions. Personne n'était visible, pas plus dans la maison que dans les jardins. Et la porte d'entrée se trouvait grande ouverte.

Miss Mary se leva d'auprès de sa sœur, descendit la première, et pénétra dans le hall.

«Viens, Bessie! s'écria-t-elle.

—Je n'ose pas. Non, je n'ose pas.

—Viens! (Sa voix n'était plus la même. Je sentis Baxter tressaillir.) «Il n'y a pas de quoi avoir peur.

—Bonté divine! fit Baxter. La voilà qui court en haut. Vite, suivons-la.

—Non, attendons en bas. Elle s'en va dans la chambre.»

Et dans le hall couleur citron, lourd de la senteur des fleurs, où nous attendions, le bruit d'une porte que l'on ouvrait et refermait—celle de la chambre que je savais—parvint jusqu'à nous.

«Je n'y étais jamais rentré depuis la vente, soupira Baxter. Quel lieu de paix et de repos![Pg 344] C'était la pauvre Agnès qui arrangeait les fleurs.

—De paix et de repos?» fis-je.

Mais, je m'arrêtai soudain, car je sentis, en toute mon âme meurtrie, que Baxter disait vrai. C'était une maison claire, spacieuse, aérée, tout imprégnée d'un sentiment de bien-être et de tranquillité—oui, par-dessus tout, de tranquillité. Je m'aventurai dans la salle à manger, où le prévenant M'Leod avait laissé un peu de feu. Il n'y avait là rien de terrible, ni présent, ni embusqué; et, dans le salon, où, pour de bonnes raisons, nous ne nous étions jamais souciés d'entrer, le soleil, le calme et l'odeur des fleurs composaient cette atmosphère propre aux maisons inhabitées. Lorsque je retournai dans le hall, Baxter était doucement endormi sur une chaise longue, sans rien d'un solicitor entre deux âges, auquel une cousine exigeante a fait passer une nuit décousue.

J'eus amplement le temps d'examiner à nouveau toute l'affaire—de me congratuler moi-même de ma merveilleuse perspicacité (à part quelques erreurs, comme celle d'avoir pris Baxter pour un voleur et peut-être un assassin), avant que la porte, au-dessus, se rouvrît, et que Baxter, évidemment léger dormeur, sautât sur pied, tout éveillé.

«J'ai fait un délicieux petit somme, dit-il, en se frottant les yeux du dos des mains, comme un enfant. Grand Dieu! Ce n'est point là leur pas!»

[Pg 345]

Mais ce l'était. Je n'avais jamais encore eu le privilège de voir l'Ombre rétrograder sur le cadran solaire—les années tomber d'un seul coup des pauvres épaules humaines—les yeux sombrés par l'âge se remplir et s'allumer—les lèvres rigides s'humecter et redevenir humaines.

«John, cria Miss Mary, je sais, maintenant. Ce n'a pas été la faute d'Agnès!»

Et:

«Ce n'a pas été sa faute! fit en écho Miss Bessie, laquelle eut un rire étouffé.

—Je n'ai pas cru mauvais de dire ma prière, continua Miss Mary. Pas pour son âme, mais pour notre tranquillité. Alors, j'ai été convaincue.

—Alors, la conviction vous est venue, pépia la cadette.

—Nous nous étions trompées sur la pauvre Agnès, John; mais je sens qu'elle le sait, maintenant. Où qu'elle soit, elle sait que nous la savons innocente.

—Oui, elle le sait. Je l'ai senti aussi, dit Miss Elisabeth.

—Je n'ai jamais douté, dit John Baxter, dont le visage, à cette heure, était devenu beau. Dès le premier moment. Jamais, jamais!

—Vous ne m'avez jamais offert de me le prouver, John. Maintenant, Dieu merci! ce ne sera plus la même chose. Je peux dorénavant penser à Agnès[Pg 346] sans douleur. (Elle se mit à marcher avec légèreté—oui, avec légèreté—de côté et d'autre, dans le hall.) Quelle drôle de manière ont ces Juifs de disposer le mobilier! (Elle m'épia de derrière un grand vase encloisonné.) J'ai vu la fenêtre, dit-elle de loin. Vous avez assumé une grande responsabilité en me conseillant d'entreprendre un pareil voyage. Toutefois, il a bien tourné... Je vous pardonne, et fais des vœux pour que vous ne sachiez jamais ce que c'est que l'angoisse morale. Bessie! Voyez donc le singulier piano! Croyez-vous, Docteur, ces gens capables d'offrir quand ce ne serait qu'une seule tasse de thé? La mienne me manque.

—Je vais voir,» répondis-je.

Et je m'en allai explorer l'aile neuve que M'Leod avait fait construire pour les domestiques. Ce fut dans le hall à ces domestiques destiné que je déterrai la famille M'Leod, crevant d'anxiété.

«Du thé pour trois, vite, fis-je. Si vous me faites la moindre question en ce moment, je vais avoir une attaque de nerfs.»

Sur quoi Mrs. M'Leod l'eut, et je servis de maître d'hôtel, au milieu d'un murmure d'excuses de la part de Baxter, toujours souriant et absorbé, et du froid désaveu de Miss Mary, qui trouvait vulgaire le modèle des tasses. Toutefois, elle mangea de fort bon appétit, et alla jusqu'à me demander si moi-même je ne prendrais pas une tasse de thé.

[Pg 347]

Ils partirent au crépuscule—le crépuscule que jadis je redoutais. Ils s'en allaient à Londres se reposer, à l'hôtel, des fatigues de la journée, et, au moment où leur fiacre tourna au bout de l'allée, je fis une pirouette sur le seuil de la porte, sans souci de la maison tout assombrie derrière moi.

Alors, j'entendis les pas incertains des M'Leod, et les priai de ne pas tourner le bouton des lampes avant de sentir—de sentir ce que j'avais fait; car l'Ombre s'en était allée, avec ce désir muet qui planait dans l'air. Leur souffle, d'abord haletant, peu à peu s'égalisa, comme celui du baigneur qui pénètre dans l'eau glacée; ils se séparèrent l'un de l'autre, circulèrent de droite et de gauche dans le hall, s'en allèrent en haut sur la pointe du pied, redescendirent en courant; et alors, Miss M'Leod, et, je crois bien, sa mère, quoiqu'elle ne le veuille admettre, m'embrassèrent. Quant à M'Leod, c'est une affaire convenue.

La soirée fut une véritable honte. Dire que nous nous livrâmes à l'orgie à travers la maison, c'est user d'euphémisme. Nous jouâmes à une sorte de cache-cache le long des plus sombres couloirs, dans le salon sans lumières, et dans la petite salle à manger, en nous criant joyeusement l'un à l'autre, après chaque exploration, qu'ici, que là, qu'ailleurs, le mal avait déménagé. Nous montâmes à la chambre—la mienne de nouveau pour la nuit—où nous[Pg 348] nous assîmes, les femmes sur le lit, nous autres, hommes, sur des chaises, absorbant à longs traits paix, confort et satisfaction morale, tandis que je leur racontais tout au long mon histoire, et à nouveau recevais d'eux éloges, remerciements et bénédictions.

Lorsque les serviteurs, revenus de leur jour de sortie, nous servirent un souper de poisson froid, M'Leod eut le bon sens de ne point déboucher de vin. Nous étions bel et bien ivres, depuis la tombée du jour, et l'eau ainsi que le lait suffirent à nous rendre tout à fait insensés.

«Il me va, ce Baxter, dit M'Leod. C'est un homme intelligent. La mort n'était pas dans la maison; mais il a frisé le mensonge de près, dites-moi?

—Et le plus plaisant, c'est qu'il croit que je veux vous acheter la propriété, repartis-je. Etes-vous vendeur?

—Pas pour le double de ce que je l'ai payée... maintenant. Vous aurez de moi des fourrures toute votre vie, mais pas notre Holmescroft.

—Non... jamais notre Holmescroft, ajouta Miss M'Leod. Nous le demanderons pour mardi, maman.»

Elles se serrèrent la main.

«Voyons, racontez-moi, dit Miss M'Leod... cette grande, que j'ai aperçue par la fenêtre de la[Pg 349] laverie... vous a-t-elle dit qu'elle était toujours ici, en esprit? Je la déteste. C'est elle qui est cause de tout cet ennui. Ce n'était plus sa maison, depuis qu'elle l'avait vendue. Qu'est-ce que vous pensez?

—Je suppose, répondis-je, qu'elle songeait nuit et jour à ce qu'elle croyait avoir été le suicide de sa sœur—elle l'a confessé—et que ses pensées, se trouvant concentrées sur cet endroit-ci, faisaient comme... comme un miroir ardent.

—Miroir ardent n'est pas mal, dit M'Leod.

—Je disais bien que cela faisait comme un rayon de ténèbres dirigé sur nous, s'écria la jeune fille, en tournant doucement sa bague. Ce devait être quand la grande pensait le plus fort à sa sœur et à la maison.

—Ah, la pauvre Agnès! s'écria Mrs. M'Leod. La pauvre Agnès, tâchant de dire à tout le monde que ce n'était pas cela! Pas étonnant, si nous sentions que Quelque Chose désirait dire Quelque Chose, Thea. Max, vous vous rappelez cette nuit...

—Nous n'avons plus besoin de nous rappeler, interrompit M'Leod. Ce n'est pas notre affaire. Et maintenant, elles se sont expliquées.

—Croyez-vous, alors, demanda Miss M'Leod, que ces deux-là, les vivantes, aient vraiment reçu quelque explication... en haut... dans votre... dans la chambre?

[Pg 350]

—Je ne saurais dire. En tout cas, elles sont redescendues contentes, et n'ont pas craint, ensuite, une bonne tasse de thé. Comme le dit Monsieur votre père, ce n'est plus notre affaire, Dieu merci!

—Amen! ajouta M'Leod. Allons, Théa, un peu de musique, après tous ces mois-là! With mirth, thou pretty bird, dites-moi? Il faut que vous entendiez cela.»

Et dans le hall à demi éclairé, Théa chanta une vieille chanson anglaise que j'entendais pour la première fois.


[Pg 351]

TABLE

L'HABITATION FORCÉE 5
GARM 73
LA RUCHE MÈRE 109
PAR LA MALLE DE NUIT 145
UNE AFFAIRE DE COTON 191
LE «DÉSESPOIR DU SINGE» 225
LES PETITS RENARDS 255
LA MAISON OPÉRÉE 299

[Pg 352]


ACHEVÉ D'IMPRIMER

le quinze janvier mil neuf cent onze

PAR

BLAIS ET ROY

A POITIERS

pour le

MERCVRE

DE

FRANCE