The Project Gutenberg eBook of Souvenirs concernant Jules Lagneau

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Title: Souvenirs concernant Jules Lagneau

Author: Alain

Release date: November 8, 2023 [eBook #72071]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS CONCERNANT JULES LAGNEAU ***

ALAIN

SOUVENIRS
CONCERNANT
JULES LAGNEAU

Deuxième édition

PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)

DU MÊME AUTEUR

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Système des Beaux-Arts
1 vol.
Mars ou la Guerre Jugée
1 vol.
Les propos d’Alain
2 vol.
CAMILLE BLOCH
Quatre-Vingt-Un Chapitres sur l’Esprit et les Passions
1 vol.
Les Marchands de Sommeil
1 plaquette.
LIBRAIRIE STOCK
Propos sur l’Esthétique
1 vol.
RIEDER ET Co
Propos sur le Christianisme
1 vol.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES, 109 EXEMPLAIRES DE LUXE IN-4o TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 9 HORS COMMERCE MARQUÉS DE A A I, ET 100 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, ET 843 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 13 HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A m, 800 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 800, 30 EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 801 A 830.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, DE TRADUCTION ET D’ADAPTATION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1925.

-7-

I
SOUVENIRS D’ÉCOLIER

Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul Grand Homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un exposé systématique de la doctrine ; mais cela je ne l’ai point pu. Les raisons s’en montreront chemin faisant ; je puis dire que ce qui me rendit la tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre vénérée. Nos maîtres, vers l’année 1888, qui est celle de mes vingt ans, étaient sévères comme on ne l’est plus ; mais ce maître de mes pensées l’était, en ce qui me concernait, par des raisons plus précises. J’étais -8- déjà un habile rhéteur, et je ne respectais rien au monde que lui ; ce sentiment donnait des ailes à ma prose d’écolier ; en écrivant je combattais pour lui, et je méprisais tout le reste, d’où une audace, une force persuasive, un art de déblayer qui amassèrent plus d’une fois des nuages autour du front redoutable. Mes camarades, non moins dévoués que moi, mais autrement, conservaient, dans leur manière d’écrire, tout le scrupule, toute la patience, tous les détours et retours de l’Homme, cet embarras de la parole, et jusqu’à ces gestes qui traduisaient éloquemment l’insuffisance de tout ce qu’on pouvait dire. Comment aurais-je traduit un sentiment que je n’éprouvais pas ? Pendant que tout s’obscurcissait devant lui, tout s’éclairait pour moi ; j’apercevais comme de brillantes trajectoires ; je les parcourais hardiment. Je ne crois point du tout que la Foi me rendît facile sur les raisons ; je l’expliquerai assez. Je ne crois pas non plus avoir en ce temps-là ni dans la suite jamais rabaissé la pensée au rang d’un jeu de rhétorique. N’empêche que, par une facilité qui naquit en même temps que l’enthousiasme, -9- j’en donnai plus d’une fois l’apparence, et cela me valut plus d’un rude avertissement. Mais enfin, mis au fouet, je n’en galopais que mieux. Le Maître en prenait son parti ; et je surpris plus d’une fois sur le puissant visage une joie qui m’était bien douce. Toujours est-il qu’alors qu’une page d’un de mes camarades était quelquefois lue comme un modèle, je n’eus jamais cet honneur. Il faut donc, si je veux conserver le fidèle souvenir du penseur, que je ne cesse jamais de peindre l’homme, de façon qu’il parle lui-même. Et, pour les commentaires, je dois les prendre pour moi et en porter le poids ; c’est un développement de sa pensée, ce n’est pas autre chose ; mais je n’oserais pas dire que c’est sa pensée. Et pour que toutes ces différences soient bien en place, comme l’exige une fidélité que j’ose dire sans alliage, il faut nécessairement que je parle beaucoup de lui et beaucoup de moi. Ce petit livre, que je commence, et dont je ferais des volumes, si j’osais, est une œuvre de courage ; la piété serait muette.


-10- 1888, c’était le temps du Boulangisme. J’ai vu le cheval noir et les mouvements de la foule. Je n’ai point remarqué que mes camarades parisiens prissent sérieusement ces querelles ; pour moi, qui arrivais d’une province tout à fait paysanne, je n’y pouvais prendre intérêt. Peut-être est-il juste de dire que notre génération n’eut point d’opinions politiques. Le socialisme ne nous était guère connu ; d’aucune manière il ne nous touchait. Nous étions pauvres ; nous n’avions d’autre ambition que de faire de bonnes études, et d’arriver à quelque réputation de professeur ou de critique littéraire. En ce qui me concerne, l’ambition n’allait même pas si loin ; je poursuivais ma carrière de boursier. Je me pliais aux camarades et j’étais cordialement de la même humeur qu’eux. Un vif sentiment -11- me tenait ; je ne me lassais pas de voir Paris. Il faut dire que du lycée Michelet, qui n’était encore que le lycée de Vanves, on découvre toute la ville. Aller à cet objet pour le mieux percevoir, ce fut ma grande affaire et ma grande joie. Tout le reste était imité. Je ne pressentais nullement quelque grande vérité de l’ordre moral, ni quelque grand Système, ni un destin extraordinaire. Ce fut alors que, par la rencontre d’une famille de musiciens, j’entendis pour la première fois du Mozart et du Beethoven ; ainsi je connus que j’aimais la musique ; et je crois bien que la musique était mon principal goût et ma vraie vocation, mais je n’avais aucun moyen de l’apprendre. Je pense peu volontiers à ma nature ; j’y vois une simplicité qui me détourne et une absence d’ambition qui me déconcerte. J’étais venu au lycée Michelet avec l’intention de suivre les Mathématiques Spéciales ; la carrière des Belles-Lettres me parut plus facile, et ce fut pour cela que je la préférai. Au reste j’étais robuste, gai, et heureux de tout. Je n’étais point pensif ; encore maintenant je ne le suis guère. -12- Quelles furent donc mes passions ? A peu près celles d’un cheval au dressage. Je ne souffris point de cet esclavage des internats, en cette foule de gamins moqueurs. Je m’en délivrai par des coups de violence, violence de langage et violence de poings. Cela n’était pas matière à pensée ; et j’en dirais autant aujourd’hui. Une chose m’étonna que je dois dire ; je fus calomnié ; c’étaient des calomnies d’écolier ; je dus me justifier devant le Maître ; je le fis avec cette violence qui est un genre d’éloquence et qui a toujours mis les contradicteurs en fuite ; j’en eus honte, mais Lagneau me dit, d’un ton de vivacité étonnant : « Non, non ; gardez cette force. » J’anticipe. Il fallait faire connaître un peu l’écolier qui s’assit un jour d’octobre en haut des bancs et regarda le Maître.


-13- Jules Lagneau était un homme roux, barbu, de haute taille et se tenant droit. Les mains, le visage, le cou avaient des taches de rousseur dorées. Le vêtement était celui des Universitaires en ce temps-là, sans aucune élégance, mais non sans beauté ; le corps était bien bâti, et découplé, sans rien de gauche. Ce qui étonnait d’abord, c’était un front de penseur, une sorte de coupole qui semblait avancer au-dessus des yeux ; un crâne haut, large, important aussi en arrière, à première vue démesuré ; mais j’eus le temps de le bien voir, et je m’exerçai plus d’une fois à le dessiner ; mes dessins furent toujours sans grâce, mais corrects ; ainsi je ramenai à ses vraies proportions ce crâne d’abord imaginaire ; je saisis cette forme sculpturale, ce front modelé et bien distinct, quoique -14- les cheveux relevés se fissent un peu rares sur le devant. Les sourcils roux étaient mobiles, olympiens. Les yeux petits, enfoncés, vifs, perçants, noirs autant que je me souviens, avec des points d’or. L’attention habitait tout ce sommet. Au-dessous étaient la bonté et le sourire. Le nez petit et fin, nez d’enfant à la narine bien coupée. La bouche petite, tendre, couleur de minium vif ; les dents comme des perles serrées ; petite moustache, mais une rude barbe sur un menton rocheux qui répondait à l’architecture du crâne. L’ensemble était puissant et beau ; je n’ai jamais connu de chose vivante qui en approchât.

Toujours en action. Je n’ai jamais vu sur ce visage l’expression de l’ennui, ni même de la fatigue. Aucun souci, et nul effort de mémoire jamais ; la pensée effaçait tout. Quel genre de pensée ? Si j’ai la patience d’aller ainsi, sans autre soin que de dire vrai, vous finirez par le savoir. L’extérieur d’abord. On voyait paraître un carnet noir fermé par un lien élastique. De mauvais yeux y lisaient de côté, non sans peine. La parole révélait aussitôt -15- une simplicité et un mépris de l’élégance dont je renonce à donner l’idée ; les mots chevauchaient les uns sur les autres et sortaient dans la plus grande confusion ; les mains, qui toujours dessinaient par le geste, étaient libres, fortes, prudentes, persuasives. La pensée avançait par corrections et reprises ; toujours improvisée, toujours neuve pour lui. Ce qu’il disait était à son tour objet de méditation, d’où des silences étonnants ; le front alors se chargeait de sang et de vie ; c’est alors que nous attendions quelque formule éternelle, et l’attente n’était jamais trompée.

Souvent, au lieu du carnet noir, on voyait paraître un volume de Platon ou de Spinoza. Il fallait alors des lunettes, et l’embarras de lire le grec ou le latin, d’expliquer, de commenter, le tout ensemble, portait la difficulté de suivre au plus haut point. Remarquez qu’à part cinq ou six vétérans dont j’étais, il y avait sur ces bancs une trentaine d’apprentis bacheliers ; leur attention ne se lassait pas plus que la nôtre ; chacun comprenait comme il pouvait, mais l’admiration était commune à tous, sans -16- qu’on eût seulement le temps de se le dire. Je vis alors l’Esprit régner, comme il règne en effet, sur toutes sortes de créatures. Et si vous songez que quelquefois, et un mois durant, c’était le Timée de Platon qui descendait sur nous, vous comprendrez que Lagneau pensant exerçait sur nous à peu près le même pouvoir que Beethoven chantant. A vingt ans, donc, j’ai vu l’esprit dans la nuée. C’était à moi de m’en arranger comme je pourrais ; mais faire que cela n’ait pas été, et que le reste ne soit pas comme rien à côté, c’est ce que je ne puis.


Nous ne savions rien de lui, sinon que depuis la mort de sa mère il vivait seul avec une servante, presque toujours couché, ou bien faisant de maigres repas d’œufs à peu près crus ou de légumes en purée. Cette maladie n’était pas -17- imaginaire ; je sus de lui que, pendant les épreuves d’agrégation, il vivait de viande crue pilée avec de la glace ; ces maux étaient la suite d’une maladie d’enfance. Et malgré tout je ne pense jamais à Jules Lagneau comme à un malade. La parole, le mouvement, la marche, tout était vif et jeune ; hors de la classe, il parlait volontiers et longtemps. Rien de fiévreux, de triste, ni de convulsif. Il vivait difficilement, mais il vivait harmonieusement. Je ne dirai jamais que l’excès de la méditation l’a tué ; la méditation était joie pour lui, sans aucun doute, comme pour ceux qui l’entendaient. Et au contraire, tout jeune que j’étais, mais éclairé pour la première fois par un sentiment vrai, je sentais que l’on pouvait prolonger jusqu’à la vieillesse cette vie précieuse, si seulement on le délivrait des scrupules du métier. Nous fîmes ici ce que nous pûmes, par un concert d’éloges enthousiastes qui fut entendu ; nous redoublâmes d’efforts quand nous vîmes un peu plus tard à quels étranges personnages était confié le soin d’expliquer Platon et Spinoza aux Normaliens. Nous ne réussîmes point. Des intérêts alarmés, -18- d’actives ambitions s’éveillèrent et se mirent en campagne.


Je veux éviter l’anecdote, et surtout, je ne nommerai personne. L’Ombre du Maître m’ordonne de comprendre par les causes, et, s’il reste un peu de passion, comme il est inévitable, de mépriser seulement. Mais, de cet homme supérieur, il faut que je dise tout ce que je sais, et ce n’est guère. Que sait un élève ? Je demande indulgence pour quelques histoires d’élève.

Lagneau n’était ni timide ni hésitant, bien plutôt il se portait à ce qu’il croyait juste tout droit, sans précautions ni égards. Ce genre de puissance est inexplicable. J’en vis une fois les effets, en vérité miraculeux. Le premier des nouveaux cette année-là avait nom Charmet ; -19- je mets ici son nom pour qu’il puisse témoigner avec moi. Il alla donc composer pour le baccalauréat, tomba par chance sur le sujet même qui lui avait valu sa place de premier, revint content, et, huit jours après, connut par un avis officiel qu’il était refusé pour cette composition même, et avec une note inavouable. Il haussa les épaules, et n’en dit pas plus. Le lendemain je trouve Lagneau en sa classe, où il n’avait que faire, et qui me parut fort calme. « Je vais, dit-il, prendre le proviseur ; nous allons à la Sorbonne, et dites à Charmet qu’il sera reçu demain à l’oral par mon ami Séailles ; je ne veux plus de surprise. » J’avais une finesse de paysan ; je lui dis : « Le proviseur aura peur et n’ira pas ; mais c’est égal, je suis bien content pour Charmet. » Je trouve mon Charmet, et je lui dis, avec la foi de l’apôtre : « Demain, tu seras reçu à l’oral par Séailles, et c’est Lagneau qui me l’a dit. » Lui dit simplement : « Ah, très bien », et le lendemain fut reçu en effet. Je ne connus pas le détail ; Lagneau n’en parla plus, et ces choses-là ne se racontent point. Un sot important, à qui je fis imprudemment -20- ce récit, me dit avec colère : « Je vous interdis de me raconter des histoires pareilles, si évidemment fausses. »


Qu’on me permette ici quelques remarques. Le sujet est mince, je le veux bien ; mais enfin il est réel. J’ai vu quelques actions ; il n’en est pas une à laquelle le nom d’action convienne mieux qu’à celle-là. Et il est vrai que l’exécution me fut cachée ; mais que voit-on jamais d’une action ? Celle-là m’instruisit plus que toute autre par le prompt succès, par la résolution, et je dis même par une sorte de violence militaire. Et quels rares attributs, cette puissance solitaire rassemblée, qui ne prend point conseil, et qui traverse d’un seul élan le terrain administratif, le mieux défendu qui soit ! On pense bien que deux ou trois jeunes têtes se mirent à -21- supposer. Lagneau avait au moins deux amis dans la place, Brochard et Séailles. Je ne sais comment nous connûmes le nom du correcteur, qui était un historien ; circonstance favorable. Et il est vrai que toute correction peut être contrôlée ; mais il faut une commission, une enquête et du temps. Il est clair que l’action alla tout droit, emportant et même bousculant. Au vrai nous nous représentions cette victoire comme on fait de toute victoire. Mais je sais mieux maintenant ce que c’est que vanité, ce que c’est que peur, et comment l’ardeur à demander et surtout à exiger durcit l’obstacle humain. La justice prétend trop haut, effarouche un jugement qui se veut libre, et ainsi passe moins aisément quelquefois que la faveur. Disons aussi qu’un effet qui n’importe pas beaucoup n’est pas pour cela plus aisé à produire, et souvent tout au contraire ; on remet aisément une chose de peu. Enfin il n’arrive jamais que les hommes se trouvent rassemblés et sans autre affaire au moment où on le voudrait. Ces obstacles, comme je les conçois maintenant, sont d’imagination ; l’homme d’action doit vaincre d’abord -22- ce genre de méditation sur les possibles, qui seraient mieux nommés impossibles. Je me risque à dire, d’après tout ce que j’ai expliqué ou expliquerai dans ces pages, que ce genre de méditation fut rabattu à son rang, et par cela même défait, par cette méthode de penser qui n’attaquait jamais qu’un objet réel et présent. J’appelle abstraites ces pensées qui n’offrent jamais passage ni solution. Comme une montagne vue de loin, elle n’offre point de passage. On connaît ce beau récit de Descartes sur le bateau, tirant l’épée. Cette action est tout à l’opposé de ce que l’on appelle communément défiance et même prudence ; elle est à l’improviste et répond à une situation qui n’est pas prévue, mais vue ; et c’est de quoi détourne un genre de prévision abstrait, que j’appellerai la prévision aux yeux fermés.

Quand on dit que la pensée souvent paralyse l’action, on entend mal la pensée, voulant toujours que la pensée soit une méditation sur les possibles. Et il est profondément vrai que les méditations errantes sur l’espace sont des méditations sur l’espace seulement possible. -23- Cette remarque porte encore mieux sur le temps, parce que le temps ne reçoit d’aucune façon le possible ; et c’est par là que les spéculations sur le temps tombèrent plus d’une fois à l’absurde. Ici, d’après l’exemple, de Lagneau, et par anticipation, je dis qu’il faut être Spinoziste. J’y reviendrai, mais j’use de cette prise que je trouve maintenant. Qu’y a-t-il dans Spinoza, et qui ne soit nulle part ailleurs ? A première vue, je dis pour ceux qui le lisent, un effacement des idées générales, qui met d’abord en déroute. Mais ces négligentes remarques du célèbre Scholie de la proposition XL partie II ne sont elles-mêmes qu’un signe, et je ne crois pas qu’on puisse directement en tirer profit et nourriture, car la négation n’est rien ; toutefois cette formule même, que la négation n’est rien, nous renvoie à la Doctrine Substantielle, d’après laquelle l’immense existence, la présente existence, est posée premièrement, et secondement toujours maintenue comme le seul objet possible devant le sage en méditation. Il en faut donc former l’idée, et de là l’Éthique, qui est un livre qui ne nous laisse point le choix. Non qu’il ne faille -24- ici se défendre, et je dirais même sauter en arrière, aussi promptement que le mineur quand les menues pierres commencent à rouler. Il faut se défendre et se sauver dans le plein sens de ce beau mot. Mais aussi c’est de cela présent et par soi posé, invincible à l’entendement, c’est de cela même qu’il faut se sauver, ou bien l’on ne se sauve point. Il y a moins de liberté qu’en aucun lieu du monde dans ces dangereux possibles, que j’ai déjà mieux nommés impossibles ; moins qu’à cette rugueuse muraille du monde existant. Nous ne la touchons point ; il y a une dialectique de tous instants et de tous états qui nous en détourne. Chacun agit dans la situation donnée, mais qui donc pense dans la situation donnée ? Je les ai vus quasi tous, et les militaires aussi bien, toujours pensant en avant ou en arrière, délibérant sur ce qui aurait pu être, (Que diable allait-il faire dans cette galère ?) ou sur ce qui sera, croient-ils, dans quinze jours. Chacun peut remarquer que prévoir est ce qui détourne merveilleusement de voir. Ici se montrent d’imposantes maximes, qui toutes détournent de vouloir. D’où l’on vient -25- à admirer ceux qui poussent en aveugles, et à mépriser les faibles et hésitantes pensées ; mais ce ne sont point des pensées. Bref l’opposition si souvent prétendue entre les hommes d’action et les hommes de pensée est et sera toujours à surmonter. Ce développement est sans fin. Je veux seulement remarquer ici que l’heureuse aventure qui me mit en présence d’un Penseur me fit voir presque aussitôt dans le même homme l’esprit d’exécution. L’exemple est petit. Mais comme je disais : « Que sait-on jamais d’une action ? » je dirais aussi bien : « Que sait-on jamais d’un homme ? » Lagneau s’est évadé de Metz à travers les lignes ennemies ; il fut fantassin avec Faidherbe ; et je me souviens qu’il y fit allusion une fois, de façon que je crus le voir soudain en culotte rouge et capote bleue, et mal coiffé d’un képi trop petit pour sa tête ; au total, terrible. C’est tout ce que j’en ai su, et ceux que j’ai interrogés n’en savaient pas là-dessus plus que moi. Toujours est-il que sans effort, et me souvenant de ces yeux perçants, de ce menton rocheux et de cette dure barbe rousse, je me représente aussi bien ce penseur -26- plein de précaution comme un chef de partisans.


Mais l’homme va m’échapper encore. Où loger maintenant ce souci de l’ordre humain, cet avertissement, qui revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer ? On remarquera ce genre de prudence dans les Simples Notes et dans quelques-unes des Lettres. Le menu peuple secouru dans les occasions, et généreusement aimé, et le même peuple tenu en tutelle, voilà une doctrine assez commune ; en cet Homme je ne crois pas qu’elle était apprise, ni imitée. Et, quoique j’y aie toujours résisté, toujours choisissant de penser la politique sous l’idée des droits de l’autre, plutôt que sous l’idée de mon propre devoir, il est d’autant plus important -27- que je comprenne comment s’ordonnaient les notions pratiques en ce puissant esprit. En cette action que j’ai racontée, il n’eut point tant d’égards aux puissances, ni à l’ordre établi. Mais plutôt, devant son propre jugement, il considéra la chose jugée, administrativement jugée, comme de peu, et même tout à fait méprisable ; je dis dans la forme, quand il me fit connaître son propre décret, et les effets qui allaient suivre. Ainsi parle le Prince, et tout homme reconnaît le Prince. Mais il faut comprendre comment ce genre de pouvoir s’arrange avec les pouvoirs.

Tout homme raisonnable reconnaît la nécessité dans les choses, par cette vue que tout tient à tout, comme les marées à la lune ; il vient donc à s’en arranger, selon ce mot de Descartes que ce qui manque à nous réussir doit être jugé, en ce qui nous concerne, absolument impossible, comme de voler à la manière des oiseaux. Par opposition on pourrait bien croire que l’ordre humain est au contraire aisément modifiable, de façon que la discorde, la guerre, l’injustice puissent en être effacées -28- aisément si l’on voulait bien. D’où l’ardeur réformatrice, qui va toujours à changer les lois. Toutefois c’est une vue d’enfant ; car tout tient à tout, dans l’ordre humain comme dans l’autre, et tout dépend finalement de la machine humaine, qui est très évidemment prise dans la nature extérieure. Cette vue est bien Cartésienne, de considérer le monde des hommes comme étranger aussi et mécanique, et de le prendre tel quel, sans plus disputer sur l’origine des pouvoirs que sur le nombre des planètes ou sur l’inclinaison de leurs orbites. On raconte que Hegel voyageant trouvait à dire devant les montagnes : « C’est ainsi. » Les montagnes nous servent à épeler ; mais enfin il faut lire, et de proche en proche, devant la guerre, devant l’inégalité, dire enfin : « C’est ainsi. » En Spinoza on peut apprendre cette sagesse.

Mais il y a autre chose à prendre dans Spinoza ; autre chose, que l’on ne trouve, je crois bien, que là. Ne point déserter notre poste d’entendement, qui est strictement déterminé par ce corps vivant, si bien tenu. Ne pas -29- croire que l’entendement s’exerce dans cette connaissance abstraite, qui n’a point de lieu ni de condition, et qui voit toutes choses de haut et d’ensemble ; ce genre de contemplation est d’imagination. Chose digne de remarque, mais difficile aussi à saisir (quod difficillime fit), c’est en ces pensées planantes, et comme abstraites de nous-mêmes, que nous sommes corps. Nous sommes esprits, au contraire, en notre poste, où se rassemble l’immensité des choses en une existence bien déterminée, dépendante à la fois, et, en un autre sens, totale exactement, parce qu’elle est dépendante. C’est où l’on existe et comme l’on existe, de sa place enfin, comme Gœthe l’avait compris, que l’on contemple en éternité et que l’on connaît Dieu. Spinoza est ici si impérieux, quoiqu’obscur, qu’il faut le laisser, ou bien le comprendre. Et nous serons guéris de légiférer.

Non point d’agir. J’ai dit plus d’une fois, à la suite du Maître, qu’il faut vaincre Spinoza. Mais il faut le vaincre où il résiste, où il nous a mis, et c’est peut-être le comprendre tout à fait. A cette pointe de la doctrine, il faut -30- dépasser toute doctrine. Ainsi est l’action qui s’offre, et le passage devant nous. C’est ici le texte des méditations de tout homme, et il ne faut pas craindre d’y regarder longtemps. L’idée de la nécessité extérieure ne peut détourner un homme d’exercer sa puissance ; ou bien ce n’est que l’idée abstraite de la nécessité, d’après laquelle nous croyons voir se dérouler toutes choses en leur ordre, et pour ainsi dire le plan de Dieu. Mais cela est imaginaire. L’homme qui pense ainsi oublie son poste singulier, et sa fonction singulière. Et il est naturel qu’en cette contemplation de trop haut, dont les souvenirs sont les soutiens misérables, et qui enchaîne selon le temps, on croie impossible de changer quelque chose sans changer les lois. Or à changer les lois nous ne trouvons point de prise ; au lieu que la circonstance singulière est appui pour l’homme au contraire, et instrument d’action. Qui cherche sa puissance, qu’il la cherche là.

L’existence politique en est encore pour la plupart à cet état où nous contemplons plus volontiers le système abstrait des lois que le -31- poste réel où nous nous trouvons serrés et armés. Avec cette différence que les lois nous paraissent aisément modifiables, parce qu’il nous semble que l’arbitraire humain, qui les a faites, les peut aussi défaire : « Il a bien mal placé cette citrouille-là. » Nous sommes tous Garo en politique. La vue étonnante de Montesquieu, qui aperçut et voulut vaincre cette ambiguïté du mot loi, n’est pas aisément suivie, ni même volontiers suivie. Considérons pourtant, en Spinozistes, l’ordre humain comme une partie de l’ordre extérieur, et nous ne serons plus tentés de confondre les lois imaginaires, ou arbitraires, qui ne sont qu’abstraites, avec les véritables lois, dont la géométrie nous donne bien l’idée, mais pourvu que nous scrutions l’idée et non la chose dans le triangle. D’où nous serons ramenés à notre poste d’homme. De là il nous paraîtra aussi vain de vouloir changer les lois réelles de l’ordre politique que de souhaiter d’autres cieux et une autre terre. Et même une telle intention nous sera un signe de l’imagination maîtresse et du déchaînement des passions. -32- Par ce long détour je comprends encore mieux un certain genre de colère, et la ferme volonté de rompre sur le champ toute discussion et même tout commencement d’examen, pensées orageuses qui ne s’exprimaient point, mais que je crois lire encore sur le visage soudain sévère et étranger. Bref, à l’égard des pouvoirs, la loi abstraite est l’obéissance ; et un esprit bien fait ne trouve même pas à contester. C’est ainsi ; et insensé celui qui veut que les montagnes soient autres. C’est contester quand la maison croule. Ainsi est condamnée ce qu’on pourrait appeler l’action d’esprit, qui est une méprise. L’action est singulière, et la pensée qu’elle change tout n’est certainement pas celle qui doit la conduire. « Advienne que pourra », cette belle formule doit s’entendre en ce sens que ce qui n’est point perçu est laissé aux dieux, comme on dit. Et c’est la sévère loi des actions réelles, que le droit s’y définisse par la puissance. Je me risque jusque là, quoique le lien entre cette autre formule spinoziste et celles que j’ai expliquées ne me soit pas réellement connu. Toutefois je vois -33- bien clairement qu’il n’y a point d’excuse, en ce qu’il fallait faire, si l’on n’y a jeté toute sa puissance. Je fus étourdi d’admiration en lisant un mot de l’Otage : « Me soumettre à la volonté de Dieu, dit à peu près Coufontaine. Mais comment, quand je n’ai d’autre moyen de la connaître que de la contredire ? » Je comprends ici pourquoi Lagneau ne traitait jamais de morale. C’est assez d’apprendre à penser. Qui rassemblera son attention sur les choses antagonistes, et je dirai même sur les hommes comme choses, sera délivré de souhaiter, comme aussi d’hésiter et d’attendre. Mais qui peut se vanter d’avoir seulement saisi cette vérité amère et forte, quoiqu’encore préliminaire, que la morale est pour soi et non pour autrui ?


La bibliothèque d’étude contenait notamment les œuvres de Renouvier ; j’en fis ma pâture ; -34- j’y trouvai de ces connaissances abrégées, et principalement concernant l’histoire des doctrines, sans lesquelles on ne peut faire figure, même à l’égard de soi, et aussi des raisonnements forts contre les raisonneurs. Chose digne de remarque, Lagneau, qui avait fait acheter ces livres alors peu connus, ne parlait jamais de Renouvier, ni pour l’approuver, ni pour le critiquer, ni pour s’en faire un départ. Peut-être jugeait-il, comme je fis plus tard, que ce phénoménisme sans reproche se trouvait par cela même hors de l’être ; mais plutôt je crois qu’il ne le rencontrait point, parce qu’il se mouvait lui-même dans l’être plein. J’espère que tout cela deviendra clair à un moment ou à l’autre pour le lecteur de bonne volonté. Je rappelle une des formules du Maître : « Il n’y a point de connaissance subjective. » C’est un exemple de ces arrêts, je dirais de ces oracles de notre Jupiter assembleur de nuées. Ce n’étaient point les conclusions d’un raisonnement que l’on pût suivre, ni même que l’on pût retrouver. Mais d’abord les doctrines inférieures étaient secouées avec scandale et poussière ; et puis la nature -35- entière paraissait en quelque exemple comme la table, l’encrier ou le morceau de craie ; toutefois sans progrès appréciable ; ou plutôt la nature des choses semblait prendre, devant cette attention violente, encore plus d’épaisseur et de densité ; mais soudainement le chêne de Dodone prenait le langage humain, et nous savions ce qui importait.

Certes j’étais bien doué en ce sens que j’aurais fui avec la simplicité et la rapidité de l’homme des cavernes si quelqu’un avait semblé mettre en doute l’existence de l’Univers ; on ne m’aurait point revu. Mais enfin ce bagage de mots, sans aucune consistance, comme sensations, états de conscience, apparences, opinions, idées, hypothèses, fait pourtant ce que l’on peut appeler une philosophie d’institut ; c’est un jeu que l’on peut jouer bien ou mal. Comme à ce nigaud soutenant sa thèse un autre nigaud objectait : « Mais comment ? Ce livre que vous tenez à la main, c’est donc une idée ? » Et l’autre : « Je soutiens que ce n’est qu’une idée ; car qu’y a-t-il de plus…? etc. » Je les aurais laissés à Molière. -36-

L’Esprit n’aurait été que vengeur. Mais j’avais besoin d’esprit, car je supportais difficilement les passions. L’oracle heureusement m’éclaira. « Il n’y a point de connaissance subjective ». J’avais maintenant de quoi penser. Je pouvais entrer dans la critique de Kant, malgré les pièges tendus autour par la philosophie d’Institut, et marcher du fameux théorème de l’Analytique au quatrième Paralogisme, qui sont les pierres milliaires de l’Esprit. D’autant que l’oracle jetait d’autres lumières : « La sensation est un abstrait » ; et d’autres pour rire un peu : « Monsieur Ribot fait de la physiologie a priori », non moins perçantes. Là-dessus j’écrirais des volumes. Mais je veux présenter ces vérités à l’état naissant ; car autrement je devrais ici retrouver ces discussions préliminaires qui n’avançaient point, et qui revenaient toujours à demander d’un auteur médiocre : « Que veut-il dire ? » Mais quel intérêt ? Le Maître était faible dans la discussion et fort dans la conclusion ; et c’est pourquoi la rédaction de nos cours, que j’avais entreprise autrefois comme un monument de piété, ne m’a -37- pas paru mériter l’attention des philosophes. Je ferai mieux connaître l’Homme par ces détours et digressions auxquels je m’abandonne, et cette manière indirecte et errante donnera une idée assez exacte de ces leçons surchargées, confuses, interminables, propres à scandaliser le Pédant.

Ce détour était pour arriver au Pédant. Je nommerai ainsi l’auteur de manuels réputés en ce temps-là, et qui n’étaient ni meilleurs ni pires que ceux d’aujourd’hui. Cette philosophie d’Institut, dont je parlais, laisse encore quelques trous pour respirer ; le manuel n’en laisse jamais. Ces divisions, ces querelles, ces solutions n’ont réellement point de sens. Donnez-moi le meilleur manuel de ce temps-ci ; réellement je n’y comprends rien. En ce temps-là donc, les éditeurs firent entrer dans notre classe un bon nombre de manuels du Pédant. Lagneau le sut et, sans autre commentaire, les fit mettre sous clef. Trois mois après environ, nous vîmes arriver, muni des pouvoirs de l’Inspection Générale, le Pédant lui-même, et je considérai avec curiosité la scène qui allait -38- suivre. Elle fut assez belle. Le Professeur rendait aux élèves une composition sur ce sujet : « Montrer qu’on ne peut être assuré de rien tant qu’on n’est pas assuré de l’existence de Dieu. » Le lecteur reconnaîtra ici l’idée que je rappelais tout à l’heure. Sur quoi le Pédant fit ce préambule, que c’étaient là sans doute de hautes questions, mais qu’enfin ces jeunes gens n’étaient peut-être pas en âge de les bien saisir, et qu’il désirait que M. le Professeur fît expliquer celle-là par un des élèves. Nous regardions cependant la tête puissante, qui demeurait immobile et inclinée ; mais de sombres nuées s’assemblaient autour. Un des élèves, choisi parmi les nouveaux, fut prié de répondre ; et je vois encore cette jeune tête qui imitait l’autre et se chargeait de nuages ; mais il ne dit rien. Il fut demandé par le Pédant si M. le Professeur n’en désignerait pas un autre. Même jeu. Encore un autre. Même jeu. Sur quoi le Pédant, faisant remarquer que ce silence justifiait les doutes qu’il avait exprimés tout à l’heure, et la crainte que l’enseignement du Professeur ne passât bien au-dessus des élèves, demanda si -39- M. le Professeur voudrait bien à son tour expliquer comment il entendait que la question fût traitée. Les veines se gonflèrent un peu plus sur le puissant crâne, mais j’affirme qu’il n’en sortit pas d’autre signe. Ce fut un silence admirable. Après quoi d’un ton léger soudainement Lagneau me pria de donner les explications nécessaires. C’était lâcher le chien sur le visiteur. Je fus un peu insolent, je le crains, mais brillant comme il fallait. Ce souvenir me pénètre encore d’une joie délirante. Le Pédant s’en alla sans répliquer. J’ai su que le jour même Lagneau lui écrivit demandant un poste dans un collège. J’ai lu la réponse, qui n’était point d’un sot, abondait en éloges, nommait Lagneau membre de la commission des livres scolaires, et laissait espérer encore d’autres faveurs.

Il faut dire que le célèbre Jules Lachelier fut toujours favorable à Jules Lagneau, qui fut au nombre de ses élèves, à ce point même que cette faveur s’étendit plus tard jusque sur les fidèles disciples du maître. Nécessairement j’aurai à comparer, sous le rapport des doctrines, -40- ces deux hommes éminents. Cela fait trembler. Mais ce livre enferme bien d’autres difficultés. Pour gagner du temps avec moi-même, je veux dire une autre histoire assez comique, et qui concerne encore le Pédant. Cette même année, l’Académie des Sciences Morales et Politiques ayant mis au concours un exposé de la philosophie de Spinoza, il y eut deux mémoires sur les rangs dont on disait qu’ils se partageraient le prix. J’ai lu ces deux mémoires depuis trop longtemps pour en parler ; Lagneau ne m’en a jamais rien dit. Comme le prix était ainsi décerné en rumeur, un troisième larron se jugea assez recommandé pour figurer aussi au partage, et il rédigea son mémoire un peu vite, ayant coutume de donner plus de temps à solliciter qu’à réfléchir. Le prix fut donc partagé en trois. Par un hasard, ce troisième mémoire fut envoyé par le Pédant lui-même à Jules Lagneau, promu comme j’ai dit aux fonctions de critique officiel ; ce livre lui arrivant avec un mot de courtoisie, il répondit au Pédant, après avoir coupé les pages, je cite de mémoire, mais je réponds de ma -41- mémoire pour le principal : « Je vous adresserai bientôt un rapport détaillé ; mais un rapide examen m’a déjà assez instruit. C’est d’une sottise qui désarme l’indignation. » La réponse arriva promptement : « C’est par erreur, répondit le Pédant, que ce livre vous a été envoyé ; il est déjà aux mains de M. X…, et je vous prie de vous épargner la fatigue d’un examen plus approfondi. » Et de rire.


Lagneau était de Metz ; il fut enfermé à Metz pendant le siège ; et c’est là qu’il eut le spectacle d’une foule qui venait tous les jours à la même heure voir dans les vitres d’une vieille maison l’armée de la délivrance. Il nous l’a conté plus d’une fois. Le philosophe, si jeune qu’il fût, ne pouvait être ici que spectateur ; car il n’y avait point de vraisemblance, ni d’autres -42- données que des irisations rouges et bleues sur de vieux carreaux de vitre. Mais il ne se peut point, comme dit l’autre, que l’homme n’ait pas de passions. Bien des années après, Lagneau se hérissait encore en présence de l’ennemi, et l’on m’a conté qu’un professeur allemand ayant désiré entendre une de ses leçons, Lagneau ne put prendre sur lui de parler. Ce récit m’étonna. Je n’approuvais pas davantage une autre passion vingt fois exprimée devant moi et dans les termes les plus vifs. Lagneau avait un fort préjugé contre les Juifs. J’objectai un jour Spinoza et Jésus-Christ, ce qui le fit rire. Jules Lemaître était son grand ami. D’après tout cela pris ensemble, je me suis demandé ce qui serait arrivé au cours du procès Dreyfus si Lagneau avait vécu jusque-là. Quelquefois je l’imagine renfermé dans un silence farouche ; d’autres fois se jetant sans précaution, et tout entier, dans le chemin de la justice. Mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’aurait nullement approuvé en aucun cas les passions politiques qui m’y jetèrent moi-même, non plus que cette collaboration -43- suivie aux petits journaux qui date de ce temps-là. Non plus, je le crains, ce que j’ai écrit de la guerre et de la paix. De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz, entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ; mais apaisons ces tristes pensées qui sont à peine des pensées.


Apaisons. Mais si je recule aussi devant les seules pensées qui aient fait en moi une espèce de drame, que dirai-je ? L’opposition que je sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis développée, peut donner encore une idée du puissant esprit qui ne put, et de bien loin, me modeler à son image. D’autant qu’il se peut -44- bien que cette contradiction, qui semble de nature, soit des idées dans le fond, et qu’elle habitât en cet homme, et qu’elle ait fait en lui cet état violent dont les lettres que l’on a pu recueillir donnent quelque idée. Mais il faut revenir à l’homme, et donc aux histoires d’écolier, car mon expérience ici fut d’un écolier.

J’avais étudié les éléments de la géométrie et de l’algèbre, sans aucune peine, et avec un plein succès. A vrai dire je ne vis jamais dans les problèmes, et surtout dans ceux de la géométrie élémentaire, comme constructions de triangles ou lieux géométriques, qu’une difficulté de rhétorique, que j’eus toujours plaisir à surmonter. L’ordre, l’économie, et l’art de tout ramener à la fin, comme dans la fugue, me donnèrent alors la première idée du style. Autrement, ces choses ne m’intéressaient pas trop, et il me semble que j’en appris assez pour mon salut, comme dirait quelque Pascalien. Les autres exercices scolaires étaient de singerie. Mais maintenant, éveillé pleinement par le spectacle de cette pensée, dans le feu et la fumée de cette forge, je montais d’un degré ; je -45- m’attaquais à des problèmes tout vifs, donnés par la nature elle-même ; et il me semblait, cette idée ne m’a point trompé, que j’étais en mesure d’y proposer des démonstrations invincibles sans jamais me détourner de l’apparence, ni m’écarter du commun langage. Car il m’était demandé seulement de dire ce que je pensais, comme je le pensais, sans aller jamais au delà, sans chercher derrière, sans voyages ni aventures d’aucune sorte. Telle est l’expression en creux si je puis dire, de cette forte idée qui s’offrait à moi en relief, et à laquelle le maître revenait toujours, disant qu’il s’agissait de retrouver toute la pensée dans la moindre de nos pensées, et enfin d’expliquer en quoi elle était une Pensée. Cette majuscule plaisait ; mais je n’en fis jamais un réel usage ; ce n’était à mes yeux qu’une politesse. Et si quelque trait me distingua aussitôt de mes condisciples, qui certes ne vénéraient pas le Maître moins que moi, c’est bien ce trait-là. Jamais je n’eus l’idée de quelque objet d’accès difficile, et caché comme dans des nuages, comme un Sinaï où il faudrait aller, et d’où il faudrait revenir portant les -46- Tables de la Loi. Nul mystère à mes yeux, soit dans la variété de la nature, soit dans les profondeurs de l’âme. Nul passage, nul saut périlleux, entre mes faibles pensées et la pensée absolue. Au contraire je me trouvai aussitôt affermi et pour toute une vie sur mon terrain propre, n’ayant à résoudre jamais que cette seule question : Qu’est-ce que je pense réellement dans mes pensées les plus naturelles ? On voit ici la Rhétorique revenir ; car mes pensées sont des pensées, mais d’abord très mal exprimées ; et bref, je n’eus jamais à débrouiller au monde que ceci, qui à vrai dire n’est pas peu : Qu’est-ce que je pense dans chaque concept, comme Espace, Temps, Cause, Liberté, Nécessité, Force, Droit ? L’idée même de chercher plus avant et en quelque sorte au dehors (mais voici un exemple : Qu’est-ce que je pense quand je dis au dehors ?), cette idée-là ne m’est jamais venue. Je dirais bien aujourd’hui que, du moment que je pense correctement, je pense absolument. En quoi j’étais et je suis encore irréligieux, mais dogmatiquement, ce qui peut passer pour neuf. Le plus -47- étonnant ici, c’est que je n’ai jamais réfléchi au système de mon Maître sans retrouver aussitôt cette même idée ; mais c’est la plus cachée aussi ; c’est en Spinoza qu’on peut l’apprendre ; j’aurai à revenir encore plus d’une fois là-dessus. On ne se sauve point aisément de Spinoza, mais je m’en suis sauvé, sans le nier jamais, en le prenant ainsi, et j’ose dire en surface seulement, occupé seulement de redresser la phrase célèbre : « Ma maison s’est envolée dans la poule de mon voisin », et autres fautes de rhétorique. Il me revient à ce sujet un souvenir d’écolier encore, et bien mince ; mais je fais argent de tout, n’ayant que peu de matière. Comme Lagneau me parlait au sujet d’un camarade plus jeune, et que j’ai toujours aimé, plein d’élan et de feu, enfin tel qu’on se représente le jeune philosophe en ses premières effusions, le Maître trouva à dire, après un éloge de cœur, que ce garçon manquait de rhétorique. Le son de cette parole m’étonna. J’en ai vu depuis les suites, et comment, après avoir trop espéré, on revient à l’Idolâtrie, c’est-à-dire à prendre les discours mal faits comme ils -48- sont et l’Apparence comme elle n’est point. Nous ne sommes pas si loin de la route de Metz ; car plus d’un y est entré avec gloire, mais moi j’en suis encore à regarder cette route sinistre, m’attachant à bien penser, à complètement penser cette simple question : « Que faisais-tu là ? »

On naît homme de troupe. L’homme de troupe creuse où on le met. Je n’oublierai jamais cette première dissertation où j’écrivis uniquement ce que je voulais écrire, et exactement ce que je pensais, sans rien de confus, sans rien d’ambitieux, sans aucune trace d’imitation ni de flatterie. « Quelles seraient, demandait le Maître, les impressions d’un aveugle-né à qui une double opération rendrait successivement, à quelques jours d’intervalle, l’usage des deux yeux ? » Quelque sot ne manquerait pas de dire qu’il faut ici faire l’enquête, interroger l’aveugle-né ou le médecin. Or, si quelque chose me fut évident après trois mois d’attention aux discours toujours assurés, quoique toujours tâtonnants, que j’entendais sur ces questions-là, c’est que l’opinion de l’aveugle ou du médecin -49- ne peut qu’ajouter quelques formules mal venues à celles que l’on entend ou que l’on lit communément là-dessus, par exemple que les objets sont vus d’abord sur un même plan, ce que l’on arrive à faire dire à l’aveugle, ou que les objets doivent d’abord paraître renversés, ce que l’on n’arrive point pourtant à lui faire dire. C’est mon affaire, il me semble, de deviner ces fantastiques témoignages, et même de les trouver au naturel dans mes pensées immédiates, ou plutôt dans l’expression qui m’en vient d’abord. Les mots permettent tout et les maisons s’envolent. Quand je vis se présenter ces impossibilités, et donc ces nécessités, dans nos connaissances les plus naturelles et les moins travaillées, qu’il faudrait nommer l’apparence de l’apparence, j’eus un monde devant moi, un travail sans fin, et une allégresse admirable. Je suis le même encore, et dans ce travail encore ; et cette attitude m’a valu en toute rencontre le mépris plus ou moins déguisé, et quelquefois la colère, de tous les Importants sans exception. C’est ce qu’ils appellent juger sans vouloir s’informer. Je leur pardonne, et j’espère qu’ils seront -50- quelque jour battus et contents. Toutefois cela ne m’inquiète guère. Mais que j’aie saisi le commencement et comme l’esquisse de ce mouvement dans le seul homme que j’aie vénéré, cela ne peut point aller sans quelque examen des causes. Après des années de méditation là-dessus, et celles-là non sans tristesse, j’aperçois que tous les problèmes de la pratique, et exactement de la politique, sont ici rassemblés. Il faut, en d’autres termes, que ces pages enferment aussi les aveux d’un radical impénitent.

Devant mon papier blanc, je ne vis pas si loin. Je m’appliquai seulement à dire à l’aveugle, en langage correct, ce qu’il aurait voulu dire mal. Mais quel besoin d’entendre l’aveugle ? N’apprenons-nous pas à voir à chaque instant ? Pour mieux dire, c’était une expression du Maître, et il me plaît ici de l’emprunter, voir n’est-il pas à chaque moment explorer comme fait l’aveugle ? Il n’y a point là de difficulté, si ce n’est le manque de courage, qui nous porte à aller chercher d’abord quelque nouvelle relation là-dessus. Je me souviens que j’eus seulement peine à décrire, au moins par -51- approche, ce que voit un homme qui ne sait pas encore ce qu’il voit ; car il faut qu’il y ait quelque affection d’abord, sans lieu ni forme, qui serait mieux nommée sentiment que sensation ; encore eus-je bien soin de dire que cette première affection ne peut jamais être sentie que par souvenir et retour, enfin par comparaison avec un premier essai de représentation. Ce travail est Bergsonien ; j’indique ici en même temps, comme l’apercevra le lecteur attentif, comment le moment Bergsonien est nécessairement dépassé de toutes les façons. Bref je fus content de moi pour la première fois, hors des mathématiques. Le Maître dit seulement que c’était bien, et je n’eus pas le premier rang. Sans doute craignit-il une redoutable facilité, et trop peu de respect aussi à l’égard des sottises que l’on lit partout. La première place était occupée, et fortement, par un garçon au large front qui a fini par douter de tout et de lui-même. Il admirait par dessus tout Bouvard et Pécuchet, et je gagnai un moment cette maladie. Sans doute aperçut-il trop d’erreurs à redresser, et prit-il le parti de s’accommoder à la sottise -52- régnante selon le mode de l’ironie ; cela mène fort loin. Et voilà une idée qui ne me vint jamais. Au contraire, puisque je voyais que, dans des questions si simples, le savoir ne préservait pas de l’absurde, tout m’était clair, et je devinais des maux incroyables seulement dus à l’infatuation, à l’imitation, au faux respect. Ce vif mouvement et ce départ sans précaution durent effrayer le Maître, pour des raisons dont j’ai déjà fait paraître quelques-unes, et qui sont de morale et de politique.

Lagneau avait la sévérité du saint, mais il ignorait nos existences aventureuses. Il était seulement en défiance de ce que nous pouvions faire, laissés à notre seul caprice, et il n’avait pas tort. Il n’est pas une de nos actions qui ne l’eût indigné ; et sous ce rapport le garçon dont je parlais, si attentif aux respects de forme, ne valait pas mieux que moi. Mais ce n’était pas une raison de ne pas vénérer et craindre le Maître. Aujourd’hui, encore bien mieux qu’en ce temps-là, j’aperçois comment la doctrine de la Liberté porte celle du Devoir. Comme je ne me pardonne pas aisément de manquer de courage -53- dans la spéculation théorique, je voudrais bien aussi n’avoir jamais été lâche dans le sentiment ni dans l’action. Ainsi, les vertus dont le Maître donnait l’exemple, je puis les enseigner sans aucune hypocrisie. Ma piété serait donc sans aucun mélange, si je n’avais cru discerner en ce Maître de Liberté une disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte. Descartes fait voir partout la même prudence.

Quand Jules bachelier m’écrivait : « Je vous conjure de ne point vous mêler de politique », je n’en étais pas surpris. Au regard de ce théologien, l’ordre politique ne pouvait apparaître que comme une suite de l’ordre universel. Qu’il y eût des pouvoirs, c’était comme une disposition impénétrable de notre monde humain ; que ces pouvoirs pussent être aveuglés, c’était un compte entre les hommes providentiels et la providence elle-même. Toute résistance, et même toute critique publique, était alors considérée comme l’effet des désirs et des passions, désordre dans l’État et désordre dans l’individu. -54- Le devoir d’obéir, et, d’une certaine manière, juste autant que les opinions sont des actions, le devoir de respecter, rentrait ainsi dans le devoir envers soi, ce qui n’empêchait nullement ce grand Administrateur, comme on sait, de gouverner énergiquement selon sa conscience, selon sa part de pouvoir, et selon la place qu’il occupait dans l’ordre humain. Je ne trouve pas ici de difficulté. Chacun fait son métier d’homme, et le reste aux Dieux, comme Marc-Aurèle aurait dit.

Que Lagneau réglât l’ordinaire de ses actions et toutes ses pensées politiques selon de tels principes, c’est ce qui paraîtra évident d’après ses lettres, et j’en puis témoigner d’après cette crainte qu’il montrait toujours, qu’on ne prît le pouvoir de penser pour le droit d’oser tout dire. Mais on verra dans la suite que l’idée d’une existence respectable ou, pour parler autrement, d’un Dieu objet, n’avait pu tenir dans ses pensées. On a vu déjà dans ses actions, dès que son propre jugement l’éclairait assez, une méthode qui pouvait faire scandale, et qui fit scandale en effet. La chose jugée n’était -55- rien à ses yeux. Petit exemple, je le répète, mais qui n’était pas petit pour l’écolier. Il est impossible que devant cette conscience scrupuleuse le problème des pouvoirs ne se soit pas posé. Cet homme voulait être religieux, et, dans un sens profond, il l’était. Mais ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant condamnés et redressés, pouvait-il promettre une obéissance sans condition, bien plus une obéissance d’esprit sans condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la Patrie ?

Nous voici encore une fois sur la route de Metz. Lui-même, un demi-siècle plus tôt, comme j’ai dit, s’est évadé de Metz et a combattu en volontaire dans l’armée de Faidherbe ; ces rencontres réchauffent le cœur. Ici donc, et quant à l’action, nous étions d’accord et la Grande Ombre était contente. Mais c’est moi qui par réflexion n’étais pas content. Car cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère impénétrable au commun, -56- c’était bien clairement à mes yeux la cause responsable de ce massacre machinal auquel je participais. Or j’admets qu’il faut finalement obéir ; mais qu’il faille encore plier ses pensées, et approuver pleinement ce que l’on fait, c’est ce que je ne puis recevoir. Et j’eus dans ces nuits sinistres plus d’un débat avec la Grande Ombre. J’allai jusqu’au reproche, il me semble. J’évoquais cette anecdote du professeur prussien, envers qui il avait manqué au devoir homérique de l’hospitalité. Je me disais et je lui disais : « Quel exemple pour moi d’une folie adorée ! Toutes les passions reviennent ici. Quoi ? Mon devoir le plus clair n’est-il pas maintenant d’aimer à tout risque cet ennemi aveuglé qui à toute minute cherche à me nuire ? Ce n’est pas dix ans après que je dois pardonner, mais c’est tout de suite. Quand je ne le pourrais pas, je sais que je le devrais. Ce sont des hommes ; et, s’ils l’oublient, c’est à moi de m’en souvenir. Tout m’y invite et jusqu’aux anciennes traditions de la chevalerie, mal soutenues pourtant par l’idée théologique du jugement de Dieu. » Dans le fait je reconnaissais bien le -57- Fanatisme, quoique la religion fût autre. Sur ce coupant, il me semble qu’on ne peut rester. Dès que l’on pense, il faut tomber d’un côté ou de l’autre. Ou bien revenir au Dieu objet, ou bien examiner tout. En ce second parti, nous sommes à l’ouvrage sur le bord du temps, et en grande incertitude, non pas de ce que nous devons penser, mais de ce qui sera, sans autre ressource que d’expliquer tout ce qu’on pourra à soi-même et aux autres, et devant la menace de l’ignorance et des passions, qui donnent si vite à la liberté un hideux visage. Mais en quoi la guerre est-elle moins hideuse ? En n’importe quel cortège révolutionnaire on retrouvera ce mélange de courage et de colère, cette exaltation et cet avilissement, ces idées sublimes et cette misanthropie. Avouez seulement que le plus redoutable cortège, le plus enivré, le plus convulsif, est un petit mal à côté de ce fossé fulminant et saignant qui dévorait chaque jour des milliers de victimes. Que les pouvoirs soient absous de ce crime, et que les chefs de révolte ne soient pas absous de l’autre, voilà qui suppose un choix absolu -58- concernant l’existence donnée, et une sorte de sauvage préférence pour l’ordre de fait, quel qu’il puisse être. Or quand l’esprit a repoussé de croire à l’existence comme à un absolu, il faut se résoudre, tout au moins, à penser pour le mieux et à tout dire, et enfin à tuer la formule creuse dès qu’elle paraît. Sauver cette puissance de penser, ne la soumettre à rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce point la morale, ô mon Maître ? Et si je n’ai pu la suivre toujours, est-ce une raison pour que, d’enthousiasme, j’y manque en ce cas-là ? Ou bien est-ce ma punition ? N’ai-je plus le droit de tenir ici pour la pensée, quand je l’ai trahie tant de fois ? Je fais les demandes et les réponses. Et il le faut bien.

Tel serait peut-être le dernier mot de cet homme bon et redoutable. Peut-être viendrait-il à me rappeler que la morale n’a pas pour première fin de juger les autres, mais plutôt de se contrôler soi. Et qu’enfin c’est le fond de l’injustice si l’on exige paix et justice des autres en n’apportant au fond commun que mauvaise foi, fantaisie et guerre. Il me terrasserait ainsi, -59- je le vois bien ; il me condamnerait à faire la guerre. Aussi l’ai-je faite, et je ne dis pas que je n’aie pas mérité de la faire. Mais dois-je adorer pourtant le diable et sa fourche ?

Je veux pousser encore un peu plus loin ces amères pensées. J’y reconnais ce gris de la justice, sans agrément, mais sans confusion aucune, que j’ai imaginé dans cette grande prairie où Platon nous invite à choisir notre paquet. On peut choisir, mais non dans le paquet. J’ai mis quelque temps à bien entendre cette fable. Cela ne veut point dire que tout soit fatal, et que l’on choisisse des tranches d’avenir, seulement assemblées par la nécessité extérieure. Cela c’est l’image et l’écorce ; le choix en image ne serait point un choix ; tout serait mécanique, et on aurait quelque raison d’accuser Dieu. Mais je ne l’entends pas ainsi ; car ce n’est pas par une nécessité extérieure que le tyran se cache de chambre en chambre, sans pourtant pouvoir dormir. Ce n’est pas par hasard qu’un mensonge marque de mensonge beaucoup de nos pensées, et peut-être toutes. Ce n’est pas par hasard que le souvenir de la -60- colère est colère encore, et que paresse est une raison de paresse, ironie, d’ironie, et ainsi du reste. Si nos fautes revenaient sur nous avec leur même visage, ce serait encore un avantage, comme Platon dit, car c’est pénitence ; mais qui ne voit que le châtiment serait une récompense ? La justice va plus loin, et toujours par des pensées, non point par des prisons. Quand Platon veut nous dire que le paquet est fait et qu’il faut le prendre tout, il entend dans le fond qu’une pensée est toute la pensée ; il nie l’extérieur, et un genre de suite qui a la forme de l’extérieur.

Je reviens à la guerre. Il est clair que celui qui nie la guerre et la refuse veut diviser le paquet. Prendre permission pour d’autres fautes, et la refuser pour celle-là. Mener la vie comme une guerre, et faire ce qui plaît, on se jette sur ce paquet-là ; on y trouve guerre enfin à découvert, et l’une des causes que l’on voit le mieux est que le chef a gouverné comme le fantassin a vécu ; il est bien plaisant d’accuser le chef. J’apercevais des liens de ce genre dans les Mémoires du Cardinal de Retz, œuvre -61- de fer. Chacun admirera que les devoirs d’une charge d’église, toujours présents, toujours suivis, qu’une piété éclairée et même profonde dans les grandes choses, et le serment tenu de se décider toujours selon le bien de l’état, que tout cela se termine naturellement à violence et révolte, et toujours à des situations telles que « le mieux qu’on y puisse faire est encore un mal ». Mais il faut regarder à une vie déréglée absolument. De plus près encore, regardons à ce mépris pour les femmes, qui réduit l’amour à un jeu sans conséquence ; la riposte est voulue ; on la joue soi-même, par cette politique d’orgueil, de vengeance, ou seulement d’humeur, que les femmes mènent selon les passions, et qui traverse continuellement les meilleurs desseins. Il serait commode d’attendre que mademoiselle de Chevreuse, madame sa mère et les autres, rendissent justice contre injustice ; mais elles rendent injustice et folie, et c’est la justice de Minos, Eaque et Rhadamante. Je comprends un peu mieux d’après cela ces femmes si promptement durcies au feu de la guerre, si légères à parler, à chanter, à célébrer. J’y vis -62- toujours comme une vengeance, mais bien au-dessus de tout projet ; ce n’est que la dureté masculine renvoyée à ses œuvres, la guerre paraissant alors, non point du tout comme la punition de cette autre guerre contre les faibles, et de tout ce mépris, mais plutôt comme une sorte d’excuse et de justification, par une nécessité d’obéir auprès de laquelle celle où se trouvent les femmes n’est presque que douceur. La tendresse était comme délivrée et rendue ; l’amour baisait ces mains sanglantes. L’Amour trouvait à être selon une certaine justice qu’il exige toujours. Cet exemple en éclaire d’autres, quoique le détail nous passe. J’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange étonnant, dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je dirais presque de pitié, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin commune, des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif, après cette paix énigmatique. D’où j’arrive à comprendre les sévères pages où Lagneau a défini le devoir pratique à l’égard -63- du prochain. Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive jamais emprunter le détour politique. Et pourtant, qu’est-ce que le détour politique, sinon un essai de recevoir plus qu’on ne donne, et enfin d’assurer la paix sans que chacun y sacrifie autre chose que ce à quoi il ne tient pas ? « Vivons en paix, voulez-vous ? Mais sans rien changer. » D’où, par cette réflexion, une charité hautaine, j’entends qui jure de ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles. Et si cet ordre est médiocre de toutes façons et terrible à un moment, par son inhumaine structure, ce n’est que notre faute exactement renvoyée. Et, comme dit la Voix, Dieu est innocent. Voilà le tour que je puis faire à l’intérieur de la Sévérité. Pour le dehors je m’y heurte comme à une porte de fer ; mais la porte n’est pas fermée.

Saint-Simon le duc connut à la Trappe de Rancé un monsieur de Saint-Louis qui y faisait retraite après un long service de guerre. Cet -64- homme s’était crevé un œil d’un coup de houssine, en corrigeant un cheval. Cette image est digne de Platon. Il n’est pas un homme de guerre sur qui la guerre pèse comme un crime ; mais je crois plutôt qu’elle équilibre cette contemplation sans paroles par le juste rapport des fautes à la punition. « C’est toi qui l’as voulu. » J’ai dit que le Maître ne traitait point de Morale. Mais il nous lisait Platon comme une Bible, et souvent La République, où, à mesure que l’on approche de la fin, et par cette implication des caractères et des constitutions, par le tableau final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme par la Somme intégrale de ses pensées d’aventure. Le Maître estimait sans doute que c’était bien assez si nous savions lire, et aussi qu’il faut apprendre à lire en considérant d’abord l’encrier, le morceau de craie et le cheval de bois. Il y a du secret dans toutes les grandes âmes, et ce qui est le plus secret est, par le jeu des passions, ce que nous voudrions savoir d’abord. D’où cet amour qui refuse pitié. Je ne puis expliquer mieux les nuages toujours circulant autour de -65- ce front sublime. Et ce n’est pas trop dire que dire qu’il fuyait et haïssait le clair. Clarum per obscurius, ce fut sa devise. Car la clarté est comme un refus. Mais la Pensée est justement le refus du refus. Ici je revois son visage et son geste. Assurément je ne me trompe pas d’un cheveu. Mais aussi ce visage est sans doute le seul signe auquel j’aie fait réellement attention.

Il n’est presque point de natures supérieures où l’on ne trouve ce geste de refus devant ceux qui espèrent changer le dedans par le dehors ; je citerai Kant et je citerai Proudhon, si différents d’ailleurs, mais d’accord contre ceux qui ne savent pas bien obéir. Deux effets de l’action morale, et de l’union pour l’action morale. D’un côté se rassemblent des cœurs pleins de pitié et des esprits qui cherchent preuve, sans aucune disposition à adorer cet ordre terrible qui fait voir l’inégalité, la raison d’état et la guerre comme des faces de Méduse. Mais de l’autre un petit nombre d’hommes austères, plus rigoureux encore sur la preuve, plus profondément inventeurs ; souvent un seul, qui avec une pureté et un scrupule constant de -66- justice dans sa vie privée, se place à l’égard des pouvoirs dans une situation qui produit les mêmes effets que la crainte. Platon n’aimait point trop le peuple en cortège, ni ces ânes, comme il dit, qui portent si librement la tête. En Gœthe, le même esprit condamnait Fichte. « Quand ce serait mon propre fils », disait-il. Ce genre d’homme est inexorable. Ils perdent sentiment et sont comme des pierres dès qu’ils entrevoient, et ils entrevoient de fort loin, une cohue d’ignorants qui demandent justice. Ces Maîtres craignent une guerre d’esclaves. Je soupçonne que l’expérience des passions en eux-mêmes, et des cohues de l’âme en ces renversements, les font indulgents d’une certaine manière, mais sévères aussi, à l’égard de tout mouvement anarchique. Il se peut aussi que l’Esprit leur fasse peur, par la liberté infinie qu’ils y trouvent, car l’Esprit peut nier tout, et c’est la démarche propre de toute pensée de se réfugier d’abord en ce centre de négation, comme Descartes le fait voir à tous les moments de sa réforme. On comprendra assez que Lagneau avait touché ce point d’indifférence d’où -67- l’on revient, et même y retournait toujours ; dans ce mouvement de la réflexion, il n’était que bonté et grâce, en ce monde d’écoliers, fermé à la politique, ouvert au monde ; c’était le moment de l’incrédulité et de l’innocence. Il est vrai aussi que cette enfance du monde n’est possible un moment que par l’ordre sévère autour. L’autre mouvement, qui fermait la porte, avait la dureté militaire. Il y avait de la violence dans ces soudains changements. Violence contre violence, en lui-même d’abord, comme Platon l’a tant de fois rappelé. La justice n’est point aimable, mais plutôt redoutable, quand elle commence par le redressement de soi par soi. Je ne puis comprendre autrement le drame que je veux appeler physiologique, et qui fatiguait jusqu’à l’épuisement ce corps vigoureux. J’ai su qu’il avait prédit quelque chose me concernant. « C’est une violence, dit-il, qui se tournera contre elle-même. » C’était trop d’honneur. Mais cela donne vue sur cette puissante nature et sur les flux et reflux de ce sang vif qui colorait ses lèvres de vermillon pur ; ce signe ne trompe guère. -68-

On verra, d’après ses lettres, qu’il n’était nullement socialiste ; on devinera même qu’il ne recevait point qu’un homme raisonnable pût l’être. Cela arrête net ; aussi j’ai voulu, en disant ici tout ce que j’ai pu saisir de cet homme, préparer le lecteur à ce passage, faute de quoi l’Académicien y croirait reconnaître sa faiblesse et l’adorer, et l’autre parti la maudire. La privation n’est rien ; mais de la force pensante aussi il faut s’arranger au mieux.

Le socialisme est profondément une politique ; en quoi il s’oppose directement à l’esprit chrétien, qui enferme un mépris à l’égard de toute politique. Et le fond de la politique est de modifier les situations, en vue de changer les pensées. Sous quelque forme qu’on la prenne, dans le cabinet d’un ministre ou dans le grenier d’un révolutionnaire, toujours elle s’en prend au rapport extérieur ; cette vue définit entièrement la faveur, qui prétend ramener les mécontents et y réussit souvent. C’est misanthropie ; car l’esprit est digne d’être crossé, c’est son droit propre. On voit que la charité s’entend en deux sens ; et le commun -69- langage le fait bien voir, par ceci que le plus beau mot peut-être et le plus fort se trouve être aussi bien le plus faible et le plus avili. Il y a une charité revêche et comme janséniste ; l’autre est de faveur, et voudrait récolter sagesse. L’esprit chrétien va tout à la première, qui honore esprit, courage, volonté, vertu, une même vertu sous ces noms, et qui n’honore rien d’autre. Je dis esprit chrétien, je dirais aussi bien esprit stoïcien. Marc-Aurèle laisse chacun à sa place, bonne ou mauvaise, parce qu’il n’y fait point de différence. Cela est hautain. On retrouvera ce ton dans les Simples Notes ; mais cela est hautain, pour les deux, par une idée de l’égalité qui méprise les différences au lieu de les effacer. Cette vertu est ce qui sauve la guerre où, comme a dit quelqu’un, l’inégalité est la loi, entendez que la justice n’y est point du tout dans la rencontre ni dans l’extérieur, mais uniquement dans une fière simplicité que l’on rencontre quelquefois. J’ai connu un héros janséniste parfait en ce genre, et à qui il était impossible de ne pas obéir, par ceci qu’être au-dessus ou au-dessous n’était -70- point de plus d’importance à ses yeux que pour les pierres d’un mur. Le pouvoir ainsi gouverné gouverne sans faiblesse. Ici l’homme répond à l’homme ; et l’on ne va point chercher quelque égalité de géométrie ou de latin ; cela même instruit. Nous ne sommes point quittes à l’égard d’une inégalité si belle ; et, pour ma part, je ne démêle pas sans peine en mes sentiments les plus forts une égale disposition à la révolte et à l’obéissance.

L’autre charité n’est que flatteuse, dans le sens où Platon le dit de la rhétorique en son Gorgias. « Donnons-leur trois francs cinquante », disait un homme d’État assez cynique devant les gémissements des femmes, au temps où les hommes étaient au péril. La Raison peut reprendre cette idée et en faire système. Le système est que tout homme est capable de s’éveiller en esprit jusqu’à être enfin respectable, mais qu’il faut commencer par changer la condition extérieure, en adoucissant cet excès de travail, d’esclavage et de malheur qui hébète l’esprit. Hugo a pensé cette idée avec force, et l’autre idée aussi, sans pouvoir les -71- joindre. Toujours est-il que l’essence du socialisme est de subordonner la vertu aux situations, comme il éclate dans les conceptions de Karl Marx. Cette idée de regarder d’abord aux droits, et au droit étonnant d’exister, qui est le principe de tous, est bien une idée, et ainsi va fort loin. C’est la même chose que de diviniser l’objet, c’est un Spinozisme mal entendu, et c’est peut-être le Spinozisme. En ce travail où il faut que je devine presque tout, on me pardonnera ces détours souterrains, d’où j’arrive à quelques lumières. On trouvera, dans un article de critique de Lagneau sur une traduction du Court Traité, une note étonnante sur la Bible, et qui m’éclaire certains traits du Maître. La note est injuste à première vue, car la terrible religion de Job ne laisse à l’homme que patience au travail et résignation héroïque ; et l’on ne peut pas dire que le bonheur soit proposé ici comme fin. Mais le regard de Lagneau lisait plus loin que le nôtre ; et sans doute apercevait-il que ce culte presque fanatique de l’immense existence telle quelle devait conduire à une recherche du bonheur, en vérité sans espérance, -72- et au fond mécanique, comme les travaux des fourmis. L’esprit n’étant pas fait pour cela, et portant mieux tout malheur que la négation de lui-même, peut-être tenons-nous ici par les causes la colère communiste, et ce paradoxe de fonder l’extrême paix sur l’extrême guerre. Les socialistes voudraient bien rester entre deux ; mais leur principe les force, qui est de changer d’abord la maison, en vue de changer l’habitant. Cela revient à attendre la justice autour pour être juste. On verra plus loin que toute la philosophie de Lagneau vise à subordonner l’Entendement au Jugement. Or c’est une vue d’entendement à proprement parler de changer l’objet selon la règle, afin de trouver à appliquer la règle ; au lieu que le Jugement s’exerce sur la situation maintenant perçue et fait ordre de tout. « Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse », tel est le dernier mot de l’entendement ; au lieu que le Jugement ne redresse point du tout le bâton, mais le pense courbé selon le vrai, c’est-à-dire selon l’eau et selon l’œil, et ainsi pense encore mieux. Bref, au regard d’une philosophie -73- qui veut penser droitement dans la perception même, et non point au-dessus ni au delà, ce n’est point demain ou dans dix ans que l’esprit s’éveillera. Le rêve n’est que de paresse, et la vérité du rêve c’est la perception. Dieu de chaque moment, tel est le Jugement ; et il ne demande point que l’objet soit autre ; non, mais que la pensée soit autre. Sur cette surface du présent, seule à nous, se tient donc cet Esprit incorruptible, qui n’attend point et qui n’espère point, assez occupé de passer du chaos à l’ordre, comme à tout réveil il faut faire. D’où je comprends encore mieux ce geste des mains, que j’essaie encore d’imiter en mes meilleures réflexions, et qui refuse de prendre. Aider, c’est donner la main ; mais la confiance entraînera les deux. Voilà à peu près tout ce que je sais dire de ce refus de politique. Ainsi me voilà en cette bordure, me défendant d’y trop croire, et de m’y jeter ; mais il n’est pas défendu d’y regarder.


-74- Lagneau ne traitait jamais de Morale. Sans doute se défiait-il des passions ; mais je ne crois point du tout qu’il eût été en ces matières hésitant ou indulgent. Bien plutôt je le vois terriblement clairvoyant et sévère. Mais quoi ? Nous étions des enfants, et il ne nous connaissait guère. Dans les circonstances rares où je l’ai vu agir, dans d’autres qu’on m’a rapportées, il était prompt, hardi, et sans ménagement pour lui-même. Peut-être estimait-il que la morale en discours est trop facile. Peut-être aussi était-il naturellement retenu par d’autres leçons qui se présentent d’elles-mêmes les premières, et qui l’occupaient toute l’année. Toujours est-il qu’il n’a jamais traité devant moi que de la Perception et du Jugement. L’inévitable préambule sur la Méthode de -75- la Psychologie ne faisait que préparer ces deux leçons principales. Je sais que dans la suite il lui arriva de traiter de l’existence de Dieu ; j’ai supposé longtemps qu’il n’y avait eu que le titre de changé ; je ne me trompais guère. Je ne me fie, à la rigueur, qu’à mes propres souvenirs. Toutes les heures sérieuses de ma vie ont été occupées à répondre à cette question : « Que pensait-il ? Que voulait-il dire ? » Il n’y a pas longtemps je revenais à une formule que j’ai entendue plus d’une fois : « Retrouver dans une de nos pensées toute la pensée », et je buttais là comme autrefois. Je ne me plains point de cette lenteur d’esprit ; c’est lui qui m’apprit à mépriser mes fragiles constructions. Toujours est-il que j’avais assez de lui pour méditer cent ans. Un ami plus jeune que moi m’avait entretenu plus d’une fois de cette leçon fameuse, où le Maître allait à conclure, je résume comme je l’entendis de cet ami, à conclure que Dieu ne peut être dit exister, puisqu’exister c’est être pris dans le texte de l’expérience. Nouveau thème pour des méditations difficiles ; j’y retrouvai -76- un Cartésianisme poussé à bout, et qui certes n’avait rien de Spinoza ; car, ce que j’ai toujours remarqué en Spinoza, c’est que l’Immense Existence s’y offre la première, dans son Idée, il est vrai, et donc tout entière en chaque rencontre, mais enfin d’abord existence, et de là essence, et finalement pensée, d’où une liberté murée. J’oserais presque dire que les premières démonstrations de Spinoza vont plutôt de l’existence à l’essence, au rebours de Descartes. Mais je prends ce commentaire à mon compte ; je n’en veux point charger le Maître ; on voit seulement par quel détour j’essayais de deviner l’essence qui passe l’existence. Au reste je ne poussais pas bien loin par là, et même j’aurais choisi de ne rien dire là-dessus si, quelque temps après que j’eus commencé d’écrire ces mémoires, je n’avais reçu une visite mémorable. Nous avions annoncé notre projet de rassembler les écrits de Lagneau ; cette nouvelle avait couru. La réputation où est encore Lagneau, après une courte vie et si peu de bruit, est quelque chose de miraculeux, et qui fait honneur à l’espèce. -77- Bref je vis arriver chez moi un homme de forte structure, à tête chevaline (Diogène disait à Platon : « Bonjour, cheval ») et de rustique simplicité. Il portait une valise bourrée de papiers, d’où je vis sortir les leçons déjà connues, par lui rédigées, à ma grande honte, comme je n’avais su faire, et enfin les précieux cahiers portant au titre « De l’existence de Dieu ». Cet homme, que je surnommai aussitôt l’Homme de Dieu, avait été pêcheur de morue dans sa jeunesse, et puis marin long-courrier, ensuite étudiant, et, sur la trentaine, élève de Lagneau, justement après moi ; finalement laboureur et éleveur de bœufs en cette Normandie, notre commun berceau. Ceux qui ont connu Jules Lachelier, Normand lui-même, pourront se faire une idée de cette tête à forte mâchoire, de cette structure tassée et osseuse, de cette méditation sculpturale d’où remonte le regard bleu, mouvement de retour et de réveil à ce monde-ci. Lagneau était autre, et, à ce qu’il me semble, interrogeait l’objet toujours. Imaginez donc cet autre sage, assis contre sa haie normande, tirant ses cahiers de sa poche, et trouvant là le dernier -78- mot sur sa destinée, enfin ce qu’il avait vainement cherché autour du monde, comme il m’a dit. Je me retrouvai au temps de Solon. L’amitié fut prompte, par ceci de commun que nous n’avions ni l’un ni l’autre jamais craint ni respecté aucun être au monde à l’exception de notre commun Maître. Je lus donc les pages sublimes. La marque y était, mais aussi quelque chose d’abstrait et de désertique, qui n’était point dans mes souvenirs d’écolier. Un autre genre d’écolier, un autre genre aussi de sérieux, avait-il rabattu tous les ornements sur ce pierreux chemin ? ou bien le Maître sentait-il qu’il était temps de finir ? Ou bien l’attention dévorante de ce nouveau disciple, qui attendait toujours le dernier mot, avait-elle insensiblement tiré l’analyse hors de ce monde jusqu’à l’extrême bord de la réflexion dialectique ? Je me trouvai d’abord ici comme je fus tant de fois devant les pages les plus abruptes de Fichte ou de Schelling, cherchant l’objet, qui, dans Hegel au contraire, ne me manque jamais. Toutefois je reconnaissais l’accent du Maître, et sa pensée, à n’en pas douter. Il fallait jurer, je jurai. Je décidai que -79- ces pages seraient imprimées telles quelles, et je fis bien. Maintenant je sais que le dernier mot y est. Toutefois je n’aurais pas cherché si loin. Que me manque-t-il ? Un genre de désespoir, et de n’avoir pas douté assez loin. De n’avoir pas été assez Spinoziste pour perdre Descartes et le retrouver. J’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre. Pour ce qui est de cette leçon, qui sera célèbre, et de ce Dernier Mot, voici ce que j’en comprends.

Je n’ai jamais cédé au Fatalisme, et là-dessus j’ai bravé le ridicule. On sait que tout penseur, ou presque, est sarcastique contre la liberté, et Spinoza lui-même. Toutefois c’est en Spinoza que j’ai le mieux compris que l’ordre des idées, quoiqu’il soit le même que celui des choses, pourtant ne lui ressemble en rien, allant jusqu’à apercevoir que l’idée du cercle ne ressemble nullement au cercle, ni l’idée de la ligne à la ligne. Par là, il m’apparaissait impossible que les idées fussent dites exister, en aucun sens ; mais plutôt elles étaient faites et refaites, non pas arbitrairement, non pas nécessairement non plus. Je compris alors en quel sens -80- Lagneau, dans une lettre sur Spinoza, dit qu’il y a deux nécessités. Mais depuis, revenant à Descartes, je ne voulais point dire deux nécessités, car c’est bien assez d’une. Et, quoique je ne sois que trop sujet à prendre l’imagination pour l’entendement, je fus ramené par la vertu des premières leçons de Lagneau sur la perception, et aussi par l’avertissement Spinoziste, à comprendre de nouveau que l’étendue en son idée n’est pas ce vêtement aux couleurs éclatantes ou pâles, et que la ligne droite, en son idée, n’a point de longueur ni de parties. D’où l’on est gardé contre ces erreurs brillantes et grossières qui reviennent de temps en temps, et qui sont l’épreuve de l’apprenti. Je regardais par là, content de tenir mon poste d’homme, qui est à la surface de ce monde, et occupé à manier ce monde le plus longtemps possible sans m’en laisser mordre.

Maintenant, en remontant vers mon propre être, j’apercevais plusieurs choses qui étaient à considérer. La principale, la plus étonnante, était que l’entendement lui-même était en quelque façon mécanique, ou, si l’on veut, physique, -81- comme Descartes l’avait dit. Car il n’est point de démonstration sans objet, je dis sans existence ; les figures et aussi bien les écritures d’algèbre sont des objets existants ; ainsi mes conclusions sont toujours d’existence, comme le Si de nos hypothèses nous en avertit assez. Ce monde mécanique est bien l’image de l’autre ; et nous y glissons et nous y tombons encore, sur un chemin seulement mieux tracé. Il y a de l’irrévocable par une définition, dès que nous la faisons exister avec d’autres. Mais que l’esprit soit jamais pris en ces jeux de nécessité, c’est ce que je n’ai pu concevoir. Cette position intermédiaire consiste seulement à supposer quelque chose fait et à chercher ce qui en résultera, d’après cette convention que l’on se réduit à être spectateur. Ainsi nos démonstrations et nos calculs imitent assez bien les choses que l’on laisse courir, mais n’imitent point, et ne peuvent, les actions véritables, où l’on modifie au lieu d’observer. Cela est mal compris, parce que l’immédiat de l’action n’est pas objet de réflexion ; la conscience, qui est toujours division, n’y peut être, ni la mémoire -82- en rien garder. Mais je ne vais pas maintenant par là. Au contraire je dois remonter vers ce que nous appelons les axiomes ou principes, dont nous faisons aisément un édifice abstrait et comme décharné, un objet enfin qui n’est plus objet, mais qui garde, et même qui rend plus sensible, le coupant et le résistant de l’objet. C’est vouloir penser sans matière, et croire qu’on le peut, et ne pouvoir. C’est garder du triangle ce qui est chose, ou existence, et prendre cela pour l’essence. Or notre condition est telle que l’on devine l’essence, mais que l’on ne peut la saisir comme un objet. Ce que Descartes exprimait comme il pouvait, disant qu’il n’y a point de nécessité en Dieu. En suivant ces difficiles idées, qui ne sont même plus des idées, en les prolongeant jusqu’au foyer et à l’intersection dernière, on trouvera quelque chose comme ce que trouva le Stoïcien, qui n’apercevait plus d’autre raison de Vouloir que de sauver le Vouloir même ; et cela parle assez clair à tout homme. Mais dans l’ordre de la spéculation théorique, encore apercevoir la Liberté suspendue à elle-même, sans rien -83- d’autre, cela passe le pouvoir des mots ; et pourtant c’est ainsi : car l’existence est hypothétique par essence, et la course au premier moteur ou à la dernière limite est peut-être ce qui le fait voir le mieux. Le monde ainsi pris est cette fois absolument comme il s’offre, et insondable, mais non point en fait. C’est le silence éternel de l’entendement qu’il faut finalement reconnaître. Ce monde, infini à sa manière, serait donc notre charte.

Je reviens toujours au monde, ou plutôt j’y suis toujours, et au contact. Car ce que l’on trouvera de dialectique dans la célèbre leçon dont je parle, cela peut éclairer d’autres hommes, mais cela ne me touche point du tout. Il se peut que je tire Lagneau à moi, comme l’autre à lui. Toujours est-il que je n’ai point connu Lagneau hors de perception ; et c’est en cela que je le vis grand, et que je le vois grand. L’idée que le monde ne serait qu’une apparence, dont il faudrait se détourner, et que l’entendement ait des moyens d’aller chercher l’autre monde au delà, ou aussi bien de le chercher en deçà, par une réflexion sans yeux, c’est ce -84- qui ne peut obtenir audience de moi ; et il me semble même que j’en fus guéri à jamais par le secours de ce génie terrestre. Kant, tant de fois lu, m’a ramené là par dure discipline ; Spinoza aussi, parmi tant de preuves qui glissent sur moi, par ces lumières des Scholies. Mais enfin c’est Lagneau qui m’a mis à l’ouvrage. L’idée n’est point séparée, ni séparable ; L’Esprit n’est ni loin, ni caché, ni derrière nous, ni derrière la chose, mais dedans. Una eademque res. « Vint l’Esprit, dit Anaxagore, qui mit tout en ordre. » Mais ce n’est que mythologie. L’Esprit met tout en ordre, et voilà ce que signifie l’apparence. Ceux qui ont suivi avec attention Descartes et Spinoza en ce réveil de pensée, le seul sans doute depuis Platon, ont certainement remarqué que ces penseurs ont cherché l’image sans la trouver, voulant toujours dire, même devant un miroir ou un prisme, devant un mirage même, que cela est d’entendement non moins que le soleil quatre cents fois plus éloigné que la lune. Ainsi viennent-ils à loger les images dans le corps humain, où elles ne sont plus images, mais notions vraies de la -85- liaison du corps à l’esprit. Celui qui n’a pas médité, et j’ose dire à vide, sur les tableaux peints de Spinoza et ses images rétiniennes, ne peut me suivre. Il faut apercevoir ici, pour vaincre cette dernière apparence d’apparence, que ces deux auteurs sont encore trop dialecticiens ; mais entendons bien aussi que, sans cette préparation dialectique, nous n’aurions pu revenir du prétoire à la nature. Ils cherchent donc cette première apparence, partant de laquelle l’entendement pourrait s’élancer. Mais les images sont images faute de réflexion, non point faute d’esprit. Lagneau ne quittait point l’apparence ; d’où cette leçon sur la perception, qui ne finissait point. Je le vois traçant au tableau les apparences du cube et demandant si ces apparences étaient quelque chose avant qu’on sût de quoi elles étaient apparences. Car, qu’elles fussent sur un plan, et sans profondeur, cela se rapportait au tableau noir et à la craie, non au cube ; c’était y chercher le vrai du tableau noir et de la craie, non l’apparence du cube ; mais comme apparences du cube elles étaient vraies, par le véritable cube. Et la signification d’un -86- de ces angles, qui me semble aigu ou obtus par la perspective, c’est justement que je le pense droit ; non pas droit ailleurs, mais droit là même où je le vois aigu ou obtus. Et à vrai dire je ne le vois pas aigu ni obtus, ni non plus droit, mais tout cela ensemble, droit et obtus, voir et penser cela, et l’un par l’autre, c’est voir qu’on voit, ce qui est voir. La vue première ou immédiate n’est rien, parce qu’il n’y a que la réflexion qui puisse faire tenir ensemble l’apparence et le vrai. Le propre du rêve pur est qu’il n’est rien pour personne ; mais l’apparence est le rêve retrouvé. Ainsi était analysée la réflexion comme réveil, en même temps que la perception comme réveil. Cette aurore de l’esprit émerveille. On ne s’en lasse point. Elle m’est neuve encore à chaque fois. Mais on voudrait croire que c’est chose faite, et courir aux conséquences ; journée de manœuvre. En cette classe, comme sur ce visage architectural, c’était toujours matin.

-87-

II
PLATON

De ses leçons sur Platon, qui furent nombreuses, amples, et toujours quelque dialogue en main, le Théétète, le Philèbe, le Timée, je n’ai retenu que Platon. Non point Platon athénien, non point Platon accident, ni moment, mais Platon vrai. Je l’ai retenu et je l’ai retrouvé. Je n’ai pas eu, une seule fois, le sentiment qu’il y eût jamais, en ces œuvres illustres par-dessus toutes, la moindre chose à reprendre, ni d’autres difficultés que celles qui s’offrent à nous tous dans notre commune situation d’hommes percevants. Or, si je sais ici expliquer -88- ce que je sens, aucun auteur ne convient mieux pour faire entendre que Lagneau pensait métaphysiquement.

Les idées de Platon sont communément un objet d’histoire, ou bien une erreur admirable ; mais on les veut toujours séparer. Dans Platon je ne les vis jamais séparées, mais à l’œuvre, et formant la substance de ce monde. Car c’est en ce monde que l’un et l’être se posent, s’opposent et se nient ; et le jeu célèbre du Parménide est le jeu du monde. Deux est un en ces deux roses que je perçois, comme quatre est un dans les osselets du Théétète ; et il est pourtant vrai que cette unité qui les fait quatre n’est en aucun d’eux, ni non plus l’unité de chacun, qui fait de chacun d’eux une partie de quatre ; pas plus que Théétète n’est en lui-même grand ou petit. C’est par de tels rapports pourtant que Théétète et les osselets sont dits exister ; ces rapports sont substantiels, mais refusent d’être des choses. Sous mes yeux, cette participation se fait et se défait. Sous mes yeux, cette dialectique pose le courbe par le droit et le plusieurs par l’un. Sous mes yeux le grand et le petit -89- prennent leur course alternée, et leur fuite fait en même temps deux abîmes pleins de créations. Mais l’unité les ramène au repos. D’où nous allons faire le compte de ces êtres, leur généalogie, leur filiation. Ici Platon sourit. Voici le Timée, et tous les démiurges à l’œuvre, clouant le Même et l’Autre sur l’écliptique. Et que faisions-nous tout à l’heure, nous-mêmes, dieux inférieurs et préposés, et toujours faisant être les choses par les idées ? Ainsi plaît-il à chaque Dieu, parce qu’il est bon ; et, de vrai, rien ne l’y force. Ainsi Lagneau, tenant en main le Timée, semblait lui-même une figure de Michel-Ange, séparant la lumière et les ténèbres. Je ne pense pas que l’idée soit jamais venue à aucun de nous de réfuter Platon.

Nous approchions plus près avec le Théétète ; et ce fameux passage du cheval de bois, je ne l’ai jamais relu sans y apprendre encore quelque chose. Si nous étions comme le cheval de bois, il y aurait un objet pour notre main et même pour chacune de nos mains, pour nos deux oreilles, pour nos deux yeux ; mais ce n’est pas ainsi. Ce qui fait l’objet que nous percevons, -90- cet encrier, ce crayon ou cette fleur, c’est qu’il est objet à la fois pour nos mains et nos yeux ; et ces milliers d’apparences d’un même objet ne le multiplient point, mais l’affermissent en son unité, ou, pour mieux dire (ainsi parlait le maître), ne sont elles-mêmes plusieurs que par cette unité de la chose ; ainsi dans cet objet, encrier, crayon ou fleur, il est pensé que toutes ces apparences sont vraies sous condition, différentes les unes des autres, identiques les unes aux autres, et variées selon les lieux du monde d’où on verrait l’objet ; ainsi la loi universelle, dans tous les sens de ce beau mot, est la substance même de l’objet ; non pas ce que le philosophe y suppose, mais ce que chacun y pense dès qu’il le perçoit. Platon n’a rien ajouté au monde. Il est dit justement le Métaphysicien, non pas parce que ses Idées sont éternellement hors du monde, mais plutôt parce qu’elles sont le tissu du monde. Lagneau n’ajoutait rien au monde ; c’était Platon revivant. Un précieux ami me disait ce matin même, comme nous parlions du Maître, qu’il a connu et admiré autant que moi : « Poète -91- lyrique que vous êtes, vous lui ferez dire tout ce qui vous viendra à l’esprit ». Lagneau a laissé trop peu d’écrits pour que je puisse me défendre là-dessus ; mais Platon existe en son œuvre ; il est facile de savoir si j’ajoute maintenant quelque chose à Platon.

C’est toujours d’après l’image du Démiurge que je me représente le philosophe véritable, ou si l’on veut le Métaphysicien. Non pas isolant les idées et les produisant dans l’abstraction, comme s’il se détournait du spectacle des choses, mais au contraire revenant de ces abstractions faciles, allant toujours du clair à l’obscur, épaississant le nuage jusqu’à lui donner la consistance des choses. Ce qui est dit aussi dans la célèbre allégorie de la caverne ; seulement il faut la lire jusqu’à la fin. Ces pages relues, on ne peut rester dans les jeux logiques ; encore bien moins peut-on laisser ce corps vivant se repaître d’ombres, ombre lui-même, mais il faut donner substance à ces ombres, et les créer continuellement. « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. » Je citerai sans doute encore plus d’une fois cette -92- parole étonnante ; je l’écris ici pour que l’on comprenne qu’en suivant Platon je me tiens étroitement attaché à la philosophie de Jules Lagneau. J’aperçois bien les difficultés de mon sujet. Il ne manque pas de Platoniciens, et la célèbre doctrine des Idées est comme un passage où tous les philosophes finissent par se rencontrer. Lire, admirer, aimer Platon, cela ne définit pas un homme. Mais de nouveau être Platon, s’asseoir dans la caverne, et expliquer les ombres aux captifs, cela je ne l’ai pas vu plus d’une fois. Seulement alors j’ai vu un Homme. Si je ne sais pas faire toucher du doigt cette rare grandeur, à quoi me sert cette plume ? Mais attention, je suis soumis à la commune condition ; il faut que mon Philosophe existe de nouveau par l’idée ; et, si je manque de courage, je n’évoquerai qu’une Ombre plaintive, comme Ulysse. Quoi ? dit l’homme faible. Eh bien, il est mort et nous le pleurons ; mais vous ne le ferez pas revivre ; et laissons cette nécromancie. Il est vrai que si j’hésite à vouloir, aussitôt l’ombre s’éloigne et se fond ; cela fait bien voir à la fois qu’il faut -93- aimer et qu’il ne suffit pas d’aimer. Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard paresseux ? Qu’est-ce qu’une maison ? disait Lagneau. C’était là son centre ; il y revenait toujours. Aucun objet n’est donné. C’est ici que l’exemple, encrier ou morceau de craie, était mis à la question. Et il est rigoureusement vrai qu’il n’y a de perception que par une vérité de la perception ; et il est vrai aussi que la vérité de la perception ne peut être perçue ; il n’y a pas de lieu d’où l’on voie toutes les parties d’une maison ; il n’y a point de lieu ni de rapports de lieu qui représentent comment les parties ensemble font une maison, et comment les perspectives ensemble font une maison, et comment le toucher, la vue, l’ouïe explorent une maison, et comment tout l’Univers autour jusqu’au plus loin fait cette maison-là. Ainsi l’esprit dépasse la perception et à ce passage lui donne existence et naît lui-même à l’être de conscience ; par quoi l’apparence apparaît. Et je voudrais bien qu’un psychologue m’expliquât ce qu’est l’apparence, et pour qui apparence, si l’apparence n’est pas un moment -94- dépassé. J’emploie ici le langage de Hegel ; je ne crois pas que Lagneau le connût bien. Il n’en parlait jamais, autant que je sais. Il n’était pas historien dans le sens où l’autre l’est. Or j’ai tout trouvé dans Hegel, excepté une suffisante théorie de la perception. C’est pourquoi ce spectacle de la nature, en Hegel, se tient par soi et devient par l’esprit qui lui est intérieur ; les moments de l’esprit sont ainsi représentés par des formes ; bref le monde est créé, la nécessité se déroule, et l’esprit ne s’en échappe pas sans peine, je veux dire que les lecteurs et disciples de Hegel sont touchés toujours un peu par la Fatalité qui montre comme une ruse de Dieu ; car il est vrai qu’il faut tout faire, mais il est vrai aussi que tout est fait. Penseur politique et au fond religieux. Je voudrais expliquer, et je n’y arriverai pas sans peine, que Lagneau n’était ni politique, ni religieux ; bien plutôt cette dialectique divine à longues périodes (mais qu’est-ce qui est long ou court ?) se ramassait toute en un mouvement d’attention de Lagneau ; il surmontait en acte ; et de la puissance comme telle il n’avait que le sentiment. -95- C’est la raison pourquoi hors de la pensée en acte il ne se promettait rien et n’espérait rien. Personne ne pensait pour lui, et tout était toujours à recommencer. Moins d’espérance donc, mais, il me semble, plus de joie. C’est une des vertus de Platon de réduire le progrès. Jeu d’imagination, qui revient toujours, par une mythologie qui nécessairement jette l’esprit au delà. De façon que ce choix des âmes, dans la Prairie du Jugement, il est clair que nous le faisons sans cesse ; et, en disant mythologiquement que ce choix est toujours fait d’avance, c’est cela même qu’il veut dire. L’Éternité n’est pas un temps sans fin, mais plutôt c’est le miroir du temps ; ainsi le salut est de toujours. Aussi les formes animales ne peuvent être dans la mythologie Platonicienne l’état ancien de l’esprit en sommeil, mais plutôt elles sont l’image de l’esprit déchu. C’est pourquoi il n’y avait dans la pensée de Lagneau rien de pareil à ce que l’on trouve dans Hegel sous le titre de Philosophie de l’Esprit. Une telle philosophie signifie nécessairement que la nature se sauve ; ou, pour autrement parler, c’est réaliser la pensée confuse. -96- Mais disons aussi que toute la dialectique de Hegel est suspendue à une philosophie de la Nature, ce qui est évident pour la philosophie sociale, où la Nature porte l’Esprit et en même temps le retient et l’assure en fixant le progrès ; mais il en est de même pour la Logique, portée au fond par l’histoire des Idées comme la Philosophie de l’Esprit est portée par l’histoire politique. Sans quoi tout recommence sans cesse, et la moindre réflexion physicienne se porte de la Substance à la Cause et aussitôt à l’Action d’Échange qui les fait être l’une et l’autre ; et le moindre réveil de l’attention nous jette à l’être nu, qui reçoit tous les attributs aussi bien qu’il les repousse tous ; car tel est le premier moment de l’apparition pour Hamlet et pour chacun. Être Hégélien, c’est croire à un destin, ce qui est Dieu Objet. Il ne faudrait donc point dire que Lagneau a ignoré Hegel, et que c’est bien dommage, non plus que le temps lui a manqué pour construire quelque Histoire Universelle de l’Esprit. Disons plutôt que le penseur rigoureux s’est détourné d’une nécessité extérieure qui serait esprit. Monstre -97- divin ; dieux d’autrefois, dieux de boue et de sang, comme parle Hegel, un de ceux qui ont mesuré le mythe immense de l’Homme-Dieu, mais il ne l’a point tiré tout à fait hors de l’idolâtrie. Adorer l’État sauveur, c’est comme adorer la Vache ou le Crocodile. Platon était déjà à sa tâche d’homme. A mes yeux tout cet effort de pensée de Lagneau, et presque tout perdu, représenterait, si l’on voulait des âges, le dernier âge, auquel Renouvier n’a pas été tout à fait étranger, la liberté ne pouvant se conquérir, soit dans la réflexion, soit dans l’action, qu’en repoussant à elle-même la nécessité purement mécanique ; et c’est cette pensée en acte qui efface tout à fait le Destin. Mais toute religion enferme un destin, comme les Jansénistes eux-mêmes l’ont éprouvé. C’est pourquoi, en cette leçon que je n’ai pas entendue, Lagneau voulait prouver que Dieu ne peut être dit exister. Le lecteur voudra bien croire, au moins par provision, que je suis ici au centre de la difficulté. Si j’avais pour fin de coordonner les documents qui nous restent, j’arriverais trop aisément à résumer une philosophie idéaliste -98- qui ressemblerait à beaucoup d’autres. Ce genre d’erreur serait le pire ; et c’est pour n’y point tomber que j’ai pris cette méthode libre et tâtonnante, sans autre prétention que d’avertir. Si l’on me suit dans ce long détour, je suis assuré que les textes et les témoignages s’éclaireront alors autrement. Quand j’étais jeune, un bon ami, et fidèle disciple lui aussi, me disait quelquefois : « Ne te crois pas obligé d’être obscur. » Dans une note que je fis passer aux journaux après la mort de Lagneau, j’avais employé le mot Génie sans aucune épithète ; mais les philosophes d’institut écrivirent à la place de ce mot ambitieux une périphrase assez plate : « Un véritable génie philosophique » ; ainsi dirent-ils. Je veux gagner ce procès-là.

Puisque j’étais sur le sujet de la religion ou de l’irréligion, il est maintenant à propos que je me risque à comparer deux hommes que je place très haut, mais qui, à mon sens, ne se ressemblent point du tout. D’après le conseil de Lagneau, nous lûmes alors la plume à la main le Fondement de l’Induction et surtout Psychologie et Métaphysique. Ce genre de pensée, -99- mieux lié, était certainement plus facile à suivre que la pensée de Lagneau. Je me souviens que, dans une conversation particulière sur ce sujet-là, je fus ramené par une remarque du Maître bien inattendue, et que je ne compris pas tout de suite : « Oh ! derrière M. Lachelier il y a l’Évangile. » Comment interpréter l’oracle ? Non pas certes en ce sens que l’Évangile serait de peu et dépassé ; mais pourtant c’était bien le signe de l’irréligion en un sens. Et d’un autre côté quel rapport entre l’Évangile et une dialectique abstraite, rigoureuse, subtile, et, surtout dans le célèbre article qui était alors nouveau, purement rationnelle ? Dans la suite, et assez longtemps après la mort de Lagneau, j’eus plus d’une fois l’occasion d’entendre le Penseur Catholique, en des remarques sur tous sujets et toujours de grande portée et d’une pénétration merveilleuse. Mais, pour moi qui avais connu le Penseur Incrédule, je voyais bien clairement que cet esprit catholique était, si j’ose dire, absent de ses pensées les plus hardies. Si je puis me permettre une autre comparaison, sans manquer du tout au respect que -100- je dois à la mémoire de cet homme vénérable, je le comparerais à ces gymnastes qui voltigent au-dessus d’un filet : ils ne tombent jamais ; mais enfin il y a un filet. Il est impossible de croire que la doctrine catholique, si explicitement métaphysique et même dialectique, ne donne pas à un penseur cette sécurité de la chose jugée, ou si l’on veut en soi pensée, en soi achevée, à laquelle l’esprit doit finalement et toujours se conformer. En toutes les aventures de pensée on se trouve soutenu alors par un invincible préjugé ; l’esprit est adoré comme par serment ; mais c’est encore trop peu dire, car le serment, selon la doctrine, serait encore suspect ; ce serait un parti pris une fois contre le doute toujours menaçant ; cela même est hérésie. Je soupçonne, faute d’expérience, car je n’ai connu que la foi de l’enfant de chœur, qui dit son chapelet et qui a peur de l’enfer, je soupçonne, dis-je, une certitude de fait, et un accord de l’esprit avec la Providence, aussi intime et aussi familier que le rapport de notre corps avec l’Univers nourricier. Tout étant réglé pour le fond, la pensée s’exerce alors -101- professionnellement dans le détail des choses ; le professeur, l’ingénieur, le général, l’homme d’état pensent alors chacun selon son métier, ce qui fait voir tantôt des pensées médiocres et à la suite, tantôt des vues de génie, politiques, ou mécaniciennes, ou métaphysiques ; mais la liberté de ces esprits, qui passe souvent toute audace, a ceci de remarquable qu’elle est soutenue de toutes parts et toujours sans risques. Dont Descartes a offert sans doute le plus illustre exemple. Et ce qu’il dit du libre arbitre, qui va fort loin, est premièrement une opinion de gentilhomme bien pensant. Si l’on veut considérer la chose au point de vue de l’histoire, peut-être faut-il dire que l’obligation de croire fut, à ce moment décisif, un précieux secours et peut-être indispensable contre le prestige de la nécessité mécanique. Enfin le catholique n’a jamais la charge de penser tout. Quelqu’un pense pour lui. Il est sauvé par là de ce « désespoir absolu » que Lagneau a nommé une fois, au moins une fois. Cet autre Atlas portait toute la pensée. Par la fatigue, ou seulement par l’inattention, tout était par terre. -102- De cela je suis bien sûr. Après des peines infinies et une lutte inégale, on dirait ingrate, contre des doctrines faibles, dont la force est qu’elles traduisent très bien nos faibles pensées, il arrivait toujours quelque éclair ; mais on ne voyait point de progrès, ni d’une semaine à l’autre, ni d’une année à l’autre. Tout était toujours à recommencer ; et pour avoir dit une fois ce que c’était qu’espace et ce que c’était que temps, on n’était point assuré du tout par là contre des apparences trop connues, toujours également redoutables. Preuve que le mécanisme pensant était surmonté ; mais un tel régime peut user l’homme.

Il est difficile de croire, mais agréable, il est plus beau de savoir. On peut penser, comme Comte pensait de Hegel : « Que veut-il dire avec son Esprit ? » Cette position est difficile, et au fond impossible par un continuel balancement de la conscience à l’objet, et de l’objet à la conscience, la connaissance étant reléguée dans le corps vivant, qui pourtant, ensemble avec les autres corps, est l’objet de la connaissance, et se trouve en elle plutôt qu’elle en lui. -103- Et comme il faut croire au monde, et que toute raison s’appuie là, comme toute folie à ce qui n’est qu’en la conscience, la réflexion se trouve aussitôt suspecte et contre l’ordre, comme il apparaît en la forte maxime de Comte : « Régler le dedans sur le dehors. » Cette division et cet exil en quelque sorte est propre à l’incrédulité ; elle en est comme la punition à chaque instant.

Tous ceux qui perdent communication avec l’esprit, par une sorte de crainte à l’égard de l’attention véritable, se retrouvent aussitôt étrangers au monde et soumis au monde par une sorte de religion renversée, comme on voit au tragique dans Lucrèce, et plus secrètement en tous ceux qui se font une idole de l’expérience brute. Le génie, en ses moindres éclairs, est alors une sorte de maladie, comme ils finissent par dire tous. On n’ose conjecturer ce qu’ils pensent de Platon, et eux-mêmes n’osent pas le dire. Tel est l’état du matérialisme conséquent ; la fatalité y revient toujours, qu’on l’atténue ou non, que l’on ruse ou non, et une misanthropie irritée, par une peur bien -104- naturelle de tous ces fous en liberté, qui se croient eux-mêmes.

De ceux qui sont religieux dans le sens strict du mot, ce qui revient, je pense, à trouver des signes de l’esprit en des apparences étrangères à l’esprit, je ne sais que dire. Je suppose seulement que leur pensée se retourne contre elle-même, par une critique sans fin, mais qui est aussi sans inconséquence et sans peur puisque l’on sait qu’il y a promesse de salut, et extrême objectivité dans l’extrême subjectivité. L’Esprit Absolu est une garantie en quelque sorte contre la témérité de penser ; car quoi que l’on pense, ce n’est jamais vrai que par la négation. Toutes nos représentations restent à l’état d’énigme. Et c’est ce qui m’a toujours arrêté en ce célèbre ouvrage de Jules Lachelier sur le Fondement de l’Induction, dont la conclusion est bien qu’il faut croire contre les preuves. Toute la force de cette analyse est en ceci que la représentation et cet ordre qu’elle montre ne se justifie nullement et ne s’explique nullement par elle-même ; l’esprit de Hume, proprement diabolique, s’y étale, par ceci qu’on ne voit pas -105- pourquoi ce monde est réel ; mais comme le penseur sait bien que Dieu ne trompe point, il faut donc croire que le désordre à chaque instant menaçant pourtant n’est pas possible ; et c’est faire l’inventaire de ce que nous devons croire si nous voulons vivre, j’entends nous sauver de cet insupportable ennui de penser, que Hume a pour finir si bien décrit. Cela m’apparut un jour que Jules Lachelier lui-même, contre de téméraires affirmations empruntées à son ouvrage, du moins je le croyais, voulut bien se faire l’avocat du diable, et le fit avec cette puissance de critique et de négation que devineront tous ceux qui ont entendu ce croyant, le plus incrédule peut-être des hommes, hors sa foi. Mais je dis maintenant incrédule par sa foi même. Plus près de Hume que de Kant. Au reste, ce que j’ai lu dans les fameux disciples de Kant et surtout en Fichte, à savoir que Kant ne suffit pas et qu’on n’y peut rester, je l’ai compris par la pensée même de Lagneau, qui connaissait fort bien Kant, mais était bien loin de s’y jeter comme en Platon. Toutefois par où Kant ne suffit pas, c’est ce que je vis -106- dans le tissu même de l’analyse. Et l’induction ne sera pas un mauvais exemple pour l’expliquer, quoique, comme on va voir, Lagneau ne traitât jamais, à proprement parler, de l’induction.

Je considérerai un objet perçu, soit cet encrier ou cette boîte à craie qui fait un cube. Exemples sacrés pour moi. Qu’on m’excuse si je parle tant de moi ; je suis le témoin, j’oserais dire le seul témoin, le seul bon témoin, et voici pourquoi. Quand je fus assis à mon banc d’écolier devant cet homme vénéré et évidemment vénérable, je l’écoutai d’abord avec une extrême défiance, m’attendant à de belles phrases et à quelque doctrine vertueuse. Les discours publics de Lagneau offrent bien cette apparence, et je suis capable maintenant de les préférer à beaucoup d’autres, et seulement d’après le son. Mais il reste vrai pourtant que préférer n’est pas la même chose que penser. Or, en ce temps-là, assez et trop nourri de discours vraisemblables, et n’ayant encore trouvé de pensée à me satisfaire que dans la géométrie d’Euclide, je me trouvais placé dans un état d’indifférence -107- qui n’est point en général celui des jeunes, avides d’admirer et d’imiter. J’ai souvent pensé à ce Polémon couronné de fleurs, et qui entre par hasard aux leçons d’un sage. Couronné moi aussi de jeunesse, et nullement inquiet des grands problèmes, encore moins des solutions d’aventure que l’on m’avait proposées, je me trouvais ici comme au spectacle, sensible au plaisir de combiner, mais bien résolu à n’être pas dupe. Aussi ne le fus-je point.

Nulle piperie ; nul étalage de doctrines louables. Mais cet encrier et cette boîte à craie ; mais une exacte analyse de ce que c’est que voir, toucher, entendre ; une lenteur et une confusion héroïques. Tout le bagage des naturalistes, d’abord, étalé là ; toutefois bientôt lacéré, exactement en morceaux. Car qu’est-ce que voir si ce n’est que voir ? Qu’est-ce que toucher si ce n’est que toucher ? D’abord cette folle idée des images renversées sur la rétine et qu’il faudrait donc redresser. Mais toutes les images renversées, que signifie ? Ici le rire du Maître ; et je me prends au jeu. Cette raison qui vient de paraître en éclair n’est pas timide ; elle ne -108- conjecture pas. C’est le faux qui m’est découvert, non pas le douteux. Le naturaliste croit qu’il perçoit d’abord de l’objet l’image qui se peint sur sa rétine ; mais cette image est au vrai la perception d’une rétine, par exemple de bœuf et grattée, et de l’image qui se peint dessus. Ainsi m’apparaissait une immense méprise. Autre étonnement. La double image visuelle et le stéréoscope étaient décrits selon la rigueur. Comment arrivons-nous à voir l’objet simple ? Mais nous ne le voyons pas simple ; les deux images ne coïncident pas ; elles ne peuvent. Mais les différents aspects, innombrables, de ce cube, ne coïncident pas ; ils ne peuvent. Je me souviens de cette formule : « Les deux images sont justement une occasion de remarquer l’unité de l’objet. » Or cet objet unique, quel œil le verra ? Quelle main le touchera ? J’abrège encore maintenant, comme autrefois je me jetai sur l’idée du cube, raison de toutes les apparences du cube, mais qui ne ressemble à aucune de ces apparences. Dès que l’on en est là, on n’a plus à craindre que les diverses images tactiles, visuelles et autres, ne -109- se rassemblent pas bien en une image composite ; car il est vrai que le toucher que je reçois d’un cube ne ressemble nullement à la forme diversement colorée que j’en vois ; mais il est vrai aussi qu’une des images visuelles du cube ne ressemble nullement à une autre et qu’elles ne coïncident jamais en un cube ; et c’est l’idée du cube qui les explique toutes et les rassemble, sans du tout les mêler ni les confondre. Mais que dis-je ? En les distinguant au contraire. Seulement n’allons pas si vite ; rendons-nous ces vérités présentes. J’en étais déjà à y croire. Par chance la sévère méthode, l’incroyable scrupule du Maître me ramenaient à les former de nouveau d’après d’autres exemples, et toujours l’idée dans la chose, l’idée réelle, nullement l’idée séparée.

L’analyse infatigable défaisait enfin cette fantasmagorie, ce charlatanisme des images flottantes qui seraient d’abord subjectives, et qui prendraient réalité par la supposition d’une idée. L’Homme ne jouait point ce jeu. Non qu’il montrât quelque préjugé contre les analyses du genre anglais ni contre les arrogantes -110- méthodes de la Revue Philosophique. Au contraire il prenait leurs descriptions de bonne foi ; mais il fallait enfin sourire devant cette naïveté sans mesure. Car qu’est-ce enfin qu’une image visuelle qui ne serait que visuelle ? Qu’est-ce que cette surface sans la profondeur et cet espace mutilé ? Au vrai n’importe quelle image n’a de sens que parce qu’elle représente un objet. Par exemple que peut signifier une forme visuelle sinon une règle de mouvement ? Et comment parler d’espace visuel quand l’espace est cette loi même qui d’un sens à l’autre nous représente l’effet de nos mouvements ? Par exemple la profondeur visuellement connue n’est telle que pour le toucher. L’image qui n’est qu’image tombe donc au néant. Faisons bien attention ici. Quand on demande d’où nous savons que les objets réels se conforment à des lois, cette question même suppose des objets d’abord donnés, mais comme des images subjectives et dont on demanderait comment ils sont liés et s’ils sont liés. Et en bref on se propose de passer des apparences subjectives à un monde ordonné, d’un monde interne à un -111- monde externe. Or déjà Kant avait, par une sorte de force dialectique, écarté tout à fait cette question, ce qui est sans loi n’étant point du tout objet. Par exemple le permanent soutenait le changeant, la causalité soutenait la succession, et l’action d’échange donnait seule un sens à la simultanéité. D’où un théorème célèbre, et beau de force abstraite : « La seule conscience de soi pourvu qu’on n’oublie pas qu’elle est empiriquement déterminée, etc. » Mais l’objet sans loi avait encore une ombre d’existence ; et l’espace se montrait encore à l’imagination comme un cadre, ou comme un contenant dont on a dit sans précaution tant de fois qu’il est quelque chose d’abstrait et de rigide ; sur quoi s’est greffée cette étourdie manière de dire, qu’un espace peut être courbe. C’est ainsi que l’imagination se repaît de géométrie. Lagneau ne suivait pas ce chemin ; trouvant non point un chimérique espace visuel, ni un inconcevable espace tactile, mais trouvant l’espace en même temps que l’objet, il n’y pouvait voir jamais que la représentation d’une loi qui lie d’un sens à l’autre nos impressions à nos -112- mouvements. Ce n’est aussi autre chose qu’apercevoir la loi substantielle, intime à l’objet, inséparable, l’objet étant liaison. On voit en quel sens le problème de l’induction était dépassé. Aussi bien apparaît-il à chacun que c’est par induction que nous lions le vert des feuilles à leur consistance, et l’odeur de la rose à sa couleur. Mais la paresse d’esprit, qui, à mes yeux, fait scandale, consiste en ceci qu’on ne se demande jamais ce que serait la couleur d’une rose sans ce lien au tissu soyeux, à la tige, aux épines, à la terre et à toutes choses. Et c’est par là que cherchait le Philosophe. D’exemple en exemple et comme en tâtonnant il poursuivait la sensation pure, attentif, et longtemps, et revenant toujours, à vouloir dire ce que serait le solide senti comme tel, sans aucune représentation ni anticipation ; aussi ce que serait la couleur sans distance aucune, sans anticipation d’aucune sorte ; enfin le pur évènement, sans aucun rapport ; poursuivant, après Platon, la vérité Héraclitéenne. Et l’antérieure et première expérience toujours s’enfonçait dans le sommeil. Nul autre rêve que le -113- monde. Nul genre de conscience hors de la perception des objets réels. Nul temps séparable ; car, encore plus profondément que l’espace, le temps exprime la liaison de toutes choses, un chemin réel parmi tous les possibles. Tout au dehors ; et ce seul réel soutenu et comme tissé de rapports. Comme le monde ne se retire point de l’esprit, l’esprit ne se retire point du monde. C’est pourquoi j’ai mis en avant ces deux formules que la sensation est un abstrait et qu’il n’y a point de connaissance subjective. C’est toujours le vrai qui éclaire le faux ; l’esprit est partout présent, et entier partout. Car ce n’est pourtant pas la chose qui est loin ou près, grande ou petite ; et c’est tout le carré qui est carré. Que chercher de plus ? Que chercher au delà ? L’essence porte l’existence. Il ne s’agit plus de croire ou de ne pas croire. Savoir va plus loin que croire. « Il n’y a, disait-il, qu’un fait de pensée, qui est la Pensée. » Ainsi trouvait-il plus qu’aucune religion ne veut. Mais aussi tout est vrai de ce que disent les religions, et plus vrai qu’elles n’osent dire. Mais aussi l’on ne peut plus croire ; on ne peut que savoir en acte, -114- et la preuve ne peut être gardée. Tout est signe, et sans nul mystère ; mais le mystère est bien plutôt en ceci que les petites raisons reprennent force aussitôt. En sorte qu’il est vrai que nous avons tout secours de ce monde merveilleux et ami, mais qu’il est vrai aussi que nous n’avons d’autre secours chacun que nous-même, étant abandonnés de tout dès que nous nous abandonnons. On en voudrait jurer, on n’en peut jurer. Il n’y a rien de plus simple, de plus facile, ni de plus agréable que d’oublier que l’on est esprit. Les religions nous le rappellent, mais en vérité nous dispensent aussi de le savoir. Et, sous le nom de matérialisme pur, c’est encore la même facilité qui nous guette. Comme me le disait un jeune homme fort instruit : « Si vous preniez le parti d’être matérialiste, toutes ces difficultés seraient effacées. » Je le crois bien ; une sensation associée à une autre, quelle formule plus maniable et plus riche ? Et qui ne retombe pas là ? Lui jamais. Sa voix se faisait rude pour nous redresser. Et telle est, à ce que je sais, la seule leçon de morale qu’il nous donna jamais. Mais -115- c’est celle aussi qui effraie le plus ; car certainement la charge d’un esprit est lourde. Pourtant la force de l’attention doit surmonter ici même l’impossible ; car ou il n’y a rien ou c’est ainsi. C’est ainsi. Et cette solution nous ouvre des difficultés sans fin, un travail qui est toujours à refaire, des devoirs sans mesure, des scrupules sans fin et sans aucun secours extérieur. Ainsi pensait-il, avec joie, sans aucune crainte et sans aucune espérance. L’esprit imaginaire promet tout et est lui-même promesse. L’esprit réel ne promet rien ; il ne commande même pas, mais plutôt il demande, comme l’exprime le beau mythe du dieu faible et trois fois renié.

Il est bon que l’on sache que ces développements n’étaient nullement dialectiques, comme on voit dans les philosophes qu’une idée conduit à une autre. La philosophie de Lagneau était premièrement et je dirais peut-être uniquement une théorie de la perception. Il semble que la nature même l’avait averti au sujet de cette connaissance qui semble immédiate. Un jour, comme je lui faisais visite, en cette chambre où la fatigue le retenait souvent, -116- il me fit voir par la fenêtre un treuil qui servait à des maçons. « Ce n’est pas, me dit-il, un petit avantage d’avoir une mauvaise vue ; les moindres objets sont alors des énigmes ; ainsi ce n’est qu’après des heures d’attention que j’ai bien saisi ce que c’est qu’un treuil. » J’avais la vue bonne et j’ai toujours deviné très vite le secret des mécaniques. Le treuil est une des plus simples, et c’est l’élément de toutes ; je l’aurais toujours supposé assez connu, et je me serais amusé aux composés sans cet oracle. Depuis je n’ai jamais vu un treuil sans y faire grande attention, et à chaque fois j’ai découvert quelque chose. D’où je dis souvent que, si j’avais écrit quelque thèse doctorale, c’eût été sur les nœuds de corde, qui sont des treuils combinés, à bien regarder, en vue de prouver que tous les exemples sont bons pour penser, et que les plus simples et les plus vulgaires sont les meilleurs. Mais sans cet oracle, j’étais perdu, je crois bien, par la diabolique facilité ; je vois qu’elle en a perdu d’autres. C’est peu de chose que comprendre le treuil ; toutefois cette méditation, extérieure encore, mais du moins délivrée des -117- signes, avait certainement contribué à éveiller cette réflexion percevante, dont j’ai voulu retracer ici quelque chose.

Cette méditation n’avait d’autre objet que les choses mêmes, et c’est pourquoi elle était naturellement si éloignée de la forme écrite ; c’est pourquoi aussi, je ne puis que la raconter. La célèbre illusion d’Aristote, par les doigts croisés, était interrogée sans fin. Quiconque a ainsi perçu deux billes au lieu d’une doit sentir que le secret de la représentation est ramassé ici sous ses doigts. Ces pièges aussi tendus à notre vue, ces reliefs ambigus, ces lignes parallèles qui semblent divergentes, cette réaction des grandeurs sur les grandeurs, c’était l’espace vivant en quelque sorte, l’espace pensé, et le jugement sans paroles. Et cela revient à montrer que l’idée de l’objet change les apparences et déplace si l’on peut dire les sensations. Mais Lagneau ne pouvait pas dire, et ne disait jamais, que ce sont là des jeux d’imagination. Les reliefs, les grandeurs, les distances, les formes représentent un objet réel ou ne sont rien. Encore une fois qu’est-ce qu’une apparence -118- qui n’est qu’apparence ? Ces grandes idées paraissaient en ces figures tracées au tableau. Et c’est tout à fait autre chose que de montrer que toutes choses sont en vue d’une fin. « L’esprit vint, qui mit tout en ordre » ; mais, comme Socrate l’avait remarqué, il ne suffit pas de le dire ; et non plus, dirai-je, d’en jurer. La religion soutient la philosophie comme la nourrice soutient l’enfant ; ce n’est pas marcher. Lagneau ne pensait point théologiquement, ni politiquement, ni pour le bonheur, ni pour la vertu ; mais sans soutien aucun que ce monde, et toujours tenant la preuve entre ses doigts ; assuré et confirmé en sa place d’homme ; toujours creusant, toujours trouvant ; assez riche du monde autour et de soi. Souvent il m’apparut comme le Génie de la Terre.

-119-

III
SPINOZA

L’Éthique était son autre livre, et notre autre livre. Non qu’il se fiât à Spinoza comme à Platon. Au contraire il lisait cet autre Livre de Sagesse avec précaution, avec défiance. Comme il croyait sans doute, quoiqu’il ne l’ait jamais dit que je sache, que c’est Platon qui a raison contre Aristote, de même et explicitement et amplement il montrait que c’est Descartes qui a raison au fond contre Spinoza. Tel était l’objet de la deuxième leçon du cours, la première traitant de la perception, d’octobre à mars à peu près, la seconde sur le Jugement, terminant -120- l’année ; je n’en ai point entendu d’autres. Il faut dire que les autres leçons du cours tenaient en des exposés fort bien faits, et, autant que je sais, sans faute. Idéologie correcte et qui a son prix. Il y a un repos de l’esprit, qui se confie à la forme et pense selon la vraie rhétorique. Le meilleur enseignement se borne quelquefois là en se réglant sur le souvenir de méditations plus appuyées qui orienteraient, mais sans jamais paraître, les pensées subalternes. C’est ainsi que la religion fait quelquefois d’honnêtes philosophes, et quelques-uns brillants. Le culte d’un maître ou d’un grand livre agit souvent à la manière d’une religion ; et même on peut faire religion de ses meilleures pensées. Toutefois j’ai remarqué qu’on ne peut rester à ce niveau, arrangeant les discours d’après ce qu’on a su comprendre ou d’après ce qu’on croit. Il en est comme de saint Thomas à l’égard d’Aristote, et l’ordre inférieur ne peut tenir sans la création continuée. Au fond c’est compter trop sur l’ordre moral, ou sur l’édifice des sciences ; ni l’un ni l’autre ne portent l’imprudent. -121- C’est pourquoi je manquerais tout à fait mon but si je laissais croire que la philosophie seconde, même sans reproche, est encore quelque chose. Enfin je vise à donner une idée de la première grandeur de l’esprit. C’est l’hommage que je dois à un tel Maître. Si je n’y réussis pas du tout, pas même comme dans les songes, tout ce que j’ai pu écrire, assez et trop, sur mille sujets, est comme rien ou presque. Il est très important, pour tous ceux qui ont goût de réfléchir, de savoir que les pensées enchaînées par preuves et en même temps soutenues par l’objet, sont encore des espèces de faits, ou, pour autrement dire, participent encore plutôt de l’existence que de l’essence, comme les géomètres eux-mêmes l’éprouvent. Ainsi les idées claires font énigme par leur clarté ; ce que Platon ne se lasse pas de nous faire entendre.

Ce préambule est de précaution, à l’égard du redoutable penseur qui nous occupe maintenant. Un jeune homme l’appelait Monstre, ayant été aussitôt dévoré par cet autre Sphinx qui répond toujours par la question. Tel est le -122- premier abord. Mais nous autres nous étions gardés par un maître que j’oserai dire, devant cette Présence qui est l’attribut de l’Éthique, plus soupçonneux que jamais. Non plus souriant comme à Platon, mais ici peseur d’or. Car même à l’or pur nul ne se fie, qui n’est jamais que signe. Défiance donc au second degré. C’était notre poêle et notre hivernage.

Maintenant comment prenait-il Spinoza, au lieu d’en être pris ? Je connais le Livre et j’ai connu l’Homme. Comment donner une idée de leur rencontre ? Il faut suivre ici le sentiment naturel. « Ma vie sera ce qu’elle peut être » ; ainsi disait Lagneau lorsqu’il parlait de lui-même. La nécessité lui était sensible à chaque instant par cet état maladif qui étendait la méditation et arrêtait l’expression, en sorte que littéralement sa pensée ne pouvait passer à l’existence. En cette épreuve continuée, et en ce qu’il en a dit, je ne vois rien qui ressemble à une prière. La nécessité sans miséricorde, c’est ce qui se montre dans l’Éthique. Et peut-être ce puissant ouvrage met-il au jour ce qu’il y a de vrai dans le matérialisme. Non que l’esprit y soit diminué et -123- méconnu. Là-dessus, il ne peut y avoir méprise. N’allons point prendre l’idée pour une peinture muette. L’idée enveloppe affirmation ; et, bien loin que le jugement, comme le prend Descartes, soit refusé par le disciple, au contraire on pourrait dire que le jugement est restitué partout, contre cette séparation de l’Entendement qui conçoit, et de la Volonté qui juge. Mais Descartes allait au plus pressé. En Spinoza donc, et explicitement, l’idée n’est nullement chose ; et la précaution du philosophe va jusque-là que les rectangles équivalents enfermés dans l’idée d’un cercle ne représentent encore que grossièrement comment une idée est contenue dans une autre. « Les idées des modes qui n’existent pas… » Cette proposition doit être retenue ; elle me servira à plus d’une fin. L’exemplaire dont se servait Lagneau avait un signet à cet endroit. Donc, et sans jamais oublier que l’ordre et la connexion des idées et l’ordre et la connexion des choses sont une seule et même chose, (una eademque res), n’allons point perdre ici l’Esprit, comme dans un nouveau Lucrèce. La puissance de l’homme est -124- bornée, et celle des choses extérieures surpasse la sienne infiniment, d’où l’adage : « Quod cito fit cito perit. » Mais n’oublions pas aussi que la force par laquelle chaque chose persévère dans son être ne se confond point avec ces conditions extérieures qui la limitent et bientôt l’excluent. Ces causes extérieures ne sont que privation à l’égard d’un être déterminé, et la privation n’est rien. Au total nous sommes soumis à cette condition qui d’abord paraît étrange et qui peut-être ne sera jamais comprise tout à fait, c’est que nous dépendons, quant à notre existence, de causes qui ne peuvent nullement expliquer notre nature. En d’autres termes les vicissitudes de l’existence, comme ce tesson sur la tête de Pyrrhus, sont absolument sans relation avec notre valeur d’être. Platon est mort. Lagneau a conquis sa pensée sur son corps, et non pas longtemps. Cela donnerait honte de vivre, mais c’est mêler tout. Cette vérité n’est pas si amère. Faute de la saisir assez par la connaissance du troisième genre, nous en sommes assurés du moins par celle du second. Dire qu’une nature mérite d’exister, ce ne -125- serait pas dire autre chose que ceci, à savoir que l’essence enveloppe l’existence ; mais cela n’est vrai que de Dieu. Il n’y a donc point de doute. La nature extérieure ne me donne point l’existence, mais elle peut me l’enlever ; sous ce rapport il n’y a point d’égards. D’où cette rude doctrine du droit et de la vertu que l’on trouve en la quatrième partie de l’Éthique, et qui avertirait assez si l’on n’avait pas lu d’abord un peu trop vite, ce qui arrive. Et l’on saisit ce que j’entendais par cette défiance et ce soupçon au premier degré qui armaient le visage du Maître dès qu’il lisait dans le livre à reliure rouge. Il faut craindre ici d’abord de ne pas faire également attention à tout.

Nous avons heureusement une lettre de Lagneau sur Spinoza, qui s’est retrouvée aux mains du destinataire, mais que j’avais copiée auparavant sur l’original, en y joignant une première rédaction barrée. Tout est éternel ? Non pas. Mais tout est nécessaire, et il y a deux nécessités, etc. Par exemple l’impossibilité que les sécantes d’un cercle donnent en se coupant des rectangles différents n’est pas du même -126- ordre que l’impossibilité qu’une roue reste ronde dans un écrasement. Mais, encore une fois, que l’on ne pense pas ici selon la figure dont s’aide le géomètre, c’est-à-dire en considérant toujours tel ou tel rectangle existant, mais que l’on pense à la démonstration elle-même. Là-dessus un esprit prompt et sans recul prend l’imagination réglée pour l’entendement, et le fait mange la preuve.

Cette précaution prise, nous voilà pourtant dans l’éternel. La pensée de Platon est seulement humaine, mais la preuve ontologique a fait son chemin. Par l’idée de perfection, péniblement séparée de la grandeur, pensée comme idée et non plus comme chose, il faut enfin s’arrêter ; ou plutôt l’infini n’est plus cherché au delà des limites, car un mode de pensée ne nous renvoie point à un autre, mais enferme toute la pensée. Le monde pensé attend toujours après une chose une autre ; mais le monde pensant n’attend point, et le moindre logarithme, comme ont dit quelques-uns, s’il est possible, par cela seul est. La moindre pensée suppose cela, non point hors d’elle, mais -127- intimement en elle. Ainsi Dieu est, et tout est fini.

Encore une fois reculons. Ici je pense à ce geste de Lagneau qui retirait sa main ouverte, au lieu de prendre. « En Spinoza, a-t-il dit, tout est étalé et abstrait, tout est objet. » Mais toute la puissance de Spinoza est en ceci qu’il échappe longtemps à ce jugement, et peut-être toujours. Ainsi ce jugement serait prématuré. J’ai souvent observé ce scrupule en Lagneau, ce qui, joint à la fermeté de l’Homme, faisait à de beaux moments comme une statue immobile et silencieuse. Son art était de revenir et de toujours recommencer. A quoi sert l’Éthique, quoique si bien finie. Mais aussi il se peut bien que ce soit le livre le plus difficile à lire, et même, pour parler en ecclésiastique, le plus dangereux. Nos philosophes du XVIIIe siècle l’ont beaucoup lu, mais ne l’ont pas surmonté. J’aime à penser qu’un Gœthe y a trouvé sa vie. Mais Gœthe avait ses raisons de poète, et quelques-unes petites, je suppose, pour ne se point soumettre au vrai sans conditions ; sans compter ce qu’il y a de Platon dans ce poète. Que Lagneau -128- se soit sauvé de même en cette solitude où il vivait, aux prises avec des maux continuels comme il était, sans aucun hommage et témoignage que ceux de quelques enfants, c’est par là que je mesure son génie. Et c’est cette puissance propre de surmonter le destin qui le faisait à tous immédiatement secourable. Comme je vis d’un homme simple qui avait perdu son fils. Ce fils était l’un de nous, et à juste titre l’orgueil, l’ambition et l’espoir de son père. Ce père vit Lagneau une journée, et je ne sais ce qu’ils se dirent ; mais je sais que le souvenir de cette journée adoucit cette peine dans le premier moment et toujours. Qu’on me permette d’ajouter un autre exemple, quoique bien sommaire et que j’ai su de Lagneau lui-même. Un jeune enfant ne voulait point se séparer de sa mère malade ; et pourtant il le fallait. Lagneau lui dit : « Allons ! Viens avec moi. » L’enfant mit sa main dans la main de l’Homme, et le suivit. Je soupçonne plus d’un trait de ce genre dans cette vie, et de bien plus grande portée ; celui-là est resté pour moi symbolique, par le plus beau sourire que j’aie jamais vu, -129- celui de l’Homme qui racontait. Et moi aussi je le suivais, et j’ai toujours suivi son Ombre. Heureux assez celui qui trouve occasion d’être fidèle.

Par cette secourable présence, l’Union pour l’Action Morale se trouva faite ; ceux qui survivent y pensent encore, et c’est le meilleur de leur pensée. Toutefois il mesurait assez que l’existence ne se suffit pas à elle-même, et que les conditions de l’action même louable ne font qu’imiter l’âme de l’âme, et ne la remplacent jamais. Je dois citer ce mot que j’entendis de lui, parlant de ce groupe dont il se trouvait, par un manifeste célèbre, le chef spirituel. Ne voulant point conseiller ce genre d’action aux deux disciples qui l’écoutaient, ni non plus les en détourner, discours assez tâtonnant et que je n’ai point gardé exactement dans ma mémoire, il se tut un moment et exprima la plus sévère attention ; puis il dit seulement ceci : « Il y manque la pensée. » Ce jugement me parut amplement justifié dans la suite et plus d’une fois. Mais attention ici. N’allez pas croire que les partis que je pris, je dis sur la politique, -130- et notamment sur la paix et la guerre, me donnent quelque titre de penseur au-dessus de ces honnêtes gens. D’abord je suis bien loin d’apercevoir en ses détours le lien qui joint la philosophie première à cette philosophie seconde ou plutôt troisième. Et bien plus je voudrais espérer que mes commentaires les plus assurés ne fassent point gronder le Juge s’il revenait ; je suis loin d’en être sûr. Mais revenons à l’Éthique ; c’est le mouvement vrai, en de tels embarras.

L’analyse Platonicienne, si on la suivait selon l’esprit païen et sans préjugé théologique, comme Lagneau sut faire, montrait les rapports éternels tellement impliqués dans le texte de l’expérience, le grand et le petit donnant être aux qualités, qu’il était alors impossible de dire ce que serait l’expérience, ou seulement ce qu’elle aurait l’air d’être, sans cette armature incorruptible. Car le grand n’est pas grand en soi, et le loin n’est pas loin en soi ; non plus l’aigu n’est aigu en soi, ni le rouge n’est rouge en soi. D’où l’on ne pouvait plus séparer, d’un côté les immuables vérités dont la science géométrique -131- offre l’image, de l’autre un objet sans elles, dont la connaissance, si l’on peut dire, serait sans pensée. Ainsi contre tout Héraclite, et même par lui, l’esprit se trouvait porté à la perfection dans le fantôme même, qui n’est trompeur que parce que les rapports qui le font apparaître ne sont pas tous saisis ; par exemple l’ombre d’un arbre exprime aussi l’azimuth et la hauteur du soleil, et le bâton brisé marque la surface de l’eau. D’emblée donc nous pensons tout par la Pensée Absolue ou par le vrai, et même nos erreurs, comme le soleil explique le jour et la nuit. Ces mythes de Platon, où Lagneau vivait et respirait selon son essence terrestre, ont en tous leurs replis cela de remarquable qu’ils éloignent Dieu, de même que l’astronome, à mesure qu’il calculait mieux, éloigna de nous le soleil. « Nous oublions, disait Lagneau, le sourire de Platon. » Parvenus donc à ce point critique où l’apparence de la subjectivité est surmontée, il faut tomber dans l’Éthique ; et peut-être y est-on jeté par le sérieux du malheur. Alors tout se montre à la fois comme vrai et comme fait, et nous ne -132- comptons guère. Telle est l’entrée de l’Éthique. Ce sont les limbes de l’Esprit. La barque glisse sur l’eau noire. Et où mon guide ?

La première faute, en ce périlleux voyage, est de vouloir tout penser par la nécessité de l’existence ; car elle est rationnelle et géométrique, sans le plus petit reproche. Limitation, conflit, écrasement ou victoire, jeu des forces, c’est la loi même de l’existence, comme Descartes l’a expliqué par sa chose étendue qui est la chose considérée absolument comme déterminée par l’extérieur ; et, l’être de l’atome étant toujours hors de lui, il n’y a même point d’atomes. Or, par l’absolue unité de l’être suprême, nul n’est hors de ce jeu ; et cette dépendance de tout être est sa première union à Dieu et la plus visible. Tout être considéré sous ce rapport à Dieu est un corps ou une chose ; et son existence dépend de toute l’existence. L’étendue est un attribut de Dieu. Ainsi se trouve mise en place une idée ancienne, tant de fois retournée et examinée par les hommes inquiets. Sur quoi le Platonicien avait beaucoup à dire ; notamment que la connaissance de -133- cet ordre est abstraite au regard de chaque être, puisqu’elle dit de lui ce qu’il n’est pas. Mais Spinoza le montre de plus près si l’on entre dans le détail de ses démonstrations. Car le réel ordre des faits détermine bien nos pensées, mais selon le choc et la rencontre, et nullement selon l’ordre de nos démonstrations ; autrement dit ce conflit de toutes choses ne nous est connu dans le fait que par des changements dans notre corps. L’existence réelle c’est notre existence. Toute autre connaissance de l’existence est abstraite, comme des lois du choc et du rebondissement, et nous traduit seulement le possible. Par exemple nous concevons bien qu’une perception nous fasse penser à une autre, par la nature du corps humain prise en général ; mais la connaissance de ceci qu’une perception est la suite d’une autre dans le fait, se borne à cette suite même de perceptions. Les passionnés cherchent, bien vainement, un sens à ces choses. En bref, tout est fortuit dans l’événement, à l’égard de nos pensées ; et la raison qui prouve que rien ne peut être dit contingent est tirée directement de la nature de -134- Dieu. C’est pourquoi l’existence est irrationnelle dans le fait. Là-dessus je renvoie aux propositions XXX et XXXI de la deuxième partie de l’Éthique. « Il suit de là que toutes les choses particulières sont contingentes et corruptibles. » Cela afin d’éclaircir un peu ce que Lagneau dit dans sa Lettre, redressant, avec cette vivacité qui lui était propre, une erreur d’interprétation que je crois assez commune. Le signet ne se trouve point là ; mais un peu plus haut, à la Proposition XIII de la même partie. « L’objet de l’idée qui constitue l’âme humaine est un corps existant en acte, et n’est rien d’autre. » La racine de la présente idée se trouve justement là. Pour en finir avec les Signets, j’en ai trouvé trois dans l’exemplaire vénérable ; et le troisième se trouve à la lettre XIX à Oldenbourg, où Spinoza s’inquiète des attaques des théologiens et des passages du traité Théologico-Politique qui ont pu donner scrupule aux docteurs. Le lecteur attentif apercevra peut-être comment l’attention portée au cours fortuit des choses, et l’impossibilité où nous sommes radicalement d’en former une connaissance rationnelle, définit -135- tous les genres de prophètes et l’idolâtrie elle-même qui n’est que le culte des signes. Toutefois, si on lit les lettres qui suivent la lettre XIX, on sera ramené, il me semble, à cette idée qui fait d’abord scandale, c’est que le tableau de la Nature, tel qu’il s’offre à nos sens, ne peut nullement et en aucun sens nous être directement intelligible.

Sur la nécessité de l’essence, on trouvera encore des difficultés, au fond de même source ; car il est vrai que les exemples destinés à nous faire entendre comment une idée en enferme une autre sont tous pris de la géométrie et reviennent souvent. Comment le cercle pourrait-il recevoir la nature du carré ? Mais le premier signet doit nous avertir encore, en nous ramenant au Scholie de la proposition VIII deuxième partie, qu’il n’y a, en tous ces exemples, que comparaison. Puisque les démonstrations, comme Platon l’expliquait déjà, vont bien au delà des figures qui sont des modes existants, l’entendement pur est donc quelque chose, et nous pouvons concevoir une autre Nécessité que celle de l’existence ; d’où nous -136- concevons Dieu sous un autre attribut, qui est la Pensée. Ici j’espère, moins que jamais, expliquer assez l’idée de l’idée, et ce genre de connaissance que Lagneau appelait, d’après Spinoza, l’Analyse Réflexive. Littéralement Lagneau l’entendait ainsi : retrouver dans le moindre objet pensé toute la Pensée. Ici étaient nos limites, à nous autres disciples, autant que je sais. Le travail d’analyse que je suivais à mon banc d’écolier me paraît maintenant encore principalement critique, j’entends de valeur objective, mais humain. Et peut-être l’esprit métaphysique se borne-t-il à cette participation de l’éternel. Même dans l’Éthique, connaître Dieu ce n’est pas penser comme Dieu. Et sans doute ne connaissons-nous aucune des essences affirmatives qui sont l’être de chaque être ; car l’âme humaine ne se connaît point elle-même. Mais de cela seul que Dieu est chose pensante, il résulte nécessairement qu’en Dieu est donnée l’idée vraie de tout être, d’où il suit que tout être s’efforce de persévérer dans l’être. Ainsi l’existence, quoiqu’elle dépende des conditions extérieures, n’est point réduite aux conditions -137- extérieures ; mais le moindre des êtres a sa perfection propre, qui se trouve tantôt augmentée, tantôt diminuée ; et telle est la clef de la Nature, et le principe de toute Philosophie de l’Esprit, entendue comme Philosophie de la Nature. Et s’il faut hasarder une Philosophie de la Nature, comme Hegel l’a pensé, cela signifie qu’une idée vraie est nécessairement l’âme d’un être particulier. Toutefois j’estime que l’on se tromperait en considérant des recherches de ce genre comme proprement métaphysiques. Réservant plutôt à de telles conjectures le nom de Mythologie Rationnelle, je définirais l’esprit métaphysique par cette conscience de participer à l’esprit créateur par la seule perception des choses. Une dialectique, ainsi que Kant l’a fait voir, ne peut que développer ce qu’elle a.

Lagneau restait étranger à tout genre de dialectique. Il était métaphysicien, si je puis dire, de sa place, et aussi bien dans la théorie de la vision. D’où j’ai pris cette idée que le passage à la vérité dépend de l’entendement, comme aussi le pyrrhonisme vient toujours de -138- ce que l’on imagine au lieu de concevoir. Afin de l’expliquer autant que je pourrai, je veux considérer l’exemple, tant débattu de nos jours, de l’espace Euclidien. Il est facile d’affirmer que cet espace est seulement un des espaces possibles, objet seulement de préférence pour l’homme, ou bien à lui imposé par la structure de ses sens. Mais bien souvent, et en suivant là-dessus les analyses de Lagneau, j’ai remarqué qu’une suffisante rigueur venait toujours à réduire ces pensées de complaisance. Je citerai cet espace de Delbœuf, un temps célèbre, et qui revient souvent sous d’autres formes, où les grandeurs sont assujetties à diminuer à partir d’un centre. Aussi les espaces à courbure positive ou négative ; et enfin les espaces si légèrement supposés et même décrits, d’après une imagerie grossière, qui n’auraient que deux dimensions avec des êtres plats, ou une seule, avec des êtres linéaires ou ponctuels. Or Lagneau m’a fait saisir plus d’une fois, et sans aucune dialectique, mais par la seule rigueur de l’expression, que la surface sans profondeur n’est pas objet de -139- pensée. Par exemple cette paresseuse manière de dire, que la vue nous fait connaître les objets sur une surface sans profondeur, et donc à distance nulle, n’a réellement aucun sens. D’où je suis venu à considérer comme des jeux d’imagination ces prétendues conceptions d’un monde auquel manquerait la troisième dimension, ce qui rendrait impossible la rotation autour d’une droite. Si l’on ne veille pas bien à ses propres pensées dans ce passage, on est pris. Car de ce que des êtres plats, et en même temps géomètres, jugeraient que la rotation autour d’une droite est impossible, et se tromperaient pourtant en cela, on ira conclure que nous nous trompons peut-être de même en jugeant impossible quelque rotation de degré supérieur, comme autour d’un plan. Le fameux romancier Wells, en ses paradoxes sur le temps, joue le même jeu. Quant aux suppositions de courbure ou de diminution des grandeurs, elles enferment une confusion en vérité grossière entre l’espace et les choses mêmes ; car c’est la chose qui est droite ou courbe ; c’est la chose qui augmente ou diminue. Mais l’espace, -140- si l’on conduit rigoureusement l’analyse, est seulement une loi d’après laquelle nos impressions sont liées d’un sens à l’autre. Il perd alors tout à fait, comme j’ai déjà tenté de l’expliquer, cette apparence de boîte rigide et transparente, ou bien de contenant universel où les choses se rangent et s’empilent ; mais en même temps aussi, et par la seule rigueur, la droite n’est plus confondue avec la ligne tracée, et les dimensions, de longueur, de largeur et de profondeur, n’ont de sens que les unes par les autres, ce qui termine le jeu des sceptiques. Que reste-t-il des espaces non Euclidiens quand on arrive à cette remarque, que plusieurs ont faite, c’est qu’ils sont tous Euclidiens ? Le débat sur les temps et le Temps relève de la même Critique ; et il suffit, ici encore, de penser rigoureusement pour penser absolument. Selon mon opinion ce n’est pas le dogmatisme qui est dialectique, mais c’est bien plutôt le pyrrhonisme.

Je dois pourtant mentionner ici, puisqu’elle est restée dans mes souvenirs, une sorte de digression, de forme dialectique, concernant -141- les trois dimensions de l’espace. « Elles correspondent, dit un jour Lagneau, à ceci que dans une perception sont toujours compris ensemble le réel, le possible et l’union des deux ; hors de quoi ou après quoi il n’y a rien. » J’ai tenté plus d’une fois de m’expliquer à moi-même cette espèce de preuve, disant que, dans la perception de cet encrier, il y a l’impression réelle, ce noir, l’impression seulement possible, cette couleur jaune de la table à côté, que j’explore aisément d’un coup d’œil ; enfin l’union des deux, qui est la présence pour un sens de ce qui n’est que possible pour un autre, comme ce relief vu et non touché. J’avoue qu’il m’est arrivé de conduire le commentaire tout à fait autrement, et qu’enfin je n’y comprends rien. Mais je soupçonne du moins, et encore aujourd’hui en y pensant de nouveau, qu’il ne faudrait qu’un plus haut degré d’attention et je dirais même de courage pour entendre ici une pensée profonde. Car en beaucoup d’autres questions il m’est arrivé, tantôt de manquer de courage, et tantôt de m’y appliquer assez pour effacer toute incertitude. -142- D’où je me suis fait une idée des esprits faibles. Mais je devrais, comme exemple, citer toutes mes pensées sans exception, qui toutes sont sans force aussitôt que je suis sans courage.

Me voilà donc à l’idée principale. Mais avant d’expliquer comment Lagneau nous ramenait de Spinoza à Descartes, je veux mettre ici une idée à laquelle j’ai souvent pensé depuis que j’ai quitté les bancs de l’école. La Métaphysique est communément estimée par ce qu’elle promet, et discréditée par le résultat. Pour moi qui ai suivi les leçons d’un Métaphysicien à proprement parler, j’ai voulu dire ce que j’en sais ; mais je veux dire aussi ce que j’en crois. J’ai vu l’Homme. Il ne m’a point paru que sa fonction fût spécialement d’enseigner. Je suis assuré qu’en toute fonction d’homme, chef ou juge, il eût été grand, comme il l’était en expliquant Platon ou Spinoza. Aller droit à la chose, sans aucun secours d’imagination et de coutume, ce qui est se savoir esprit, et, autrement dit, chez soi dans ce monde, c’est peut-être plus difficile dans le métier de professeur que dans tout autre. Toutefois bien des exemples, -143- en toute espèce d’hommes, m’ont fait voir que la difficulté est la même pour tous, et qu’il y a une dialectique de tous métiers, et, par une suite naturelle, un scepticisme de tous métiers. La dialectique est de ce qu’on en dit et de ce qu’on en a dit, qui mène le monde ; et le scepticisme est un refus de penser, qui vient de ce que la dialectique nous laisse incertains. Si l’on cherche les raisons du médiocre, soit dans l’administrateur, soit dans le juge, on trouve toujours des idées jugées suffisantes, un grand appareil de preuves, et un étonnant refus de percevoir. Dont le commerce, l’industrie, la politique et la guerre apportent des exemples. Et c’est ce qu’exprime très bien la forte expression : « Se tromper. » Qui n’a cherché à s’accorder aux autres, ou à soi-même, par peur de se reconnaître esprit, c’est à dire directement saisi et investi dans le moment, et mis en demeure de juger ? Chacun cherche délai et terme, et remet sa fonction d’Homme pensant. L’histoire de la Libre Pensée serait aussi bien l’histoire d’un certain genre de servitude, par un refus de la religion et de la liberté ensemble, enfin par un -144- double effort mal dirigé contre le courage de penser et de vouloir. Cette contradiction annonce un développement et d’abord un passage de l’esprit psychologique à l’esprit sociologique. Ce qui est remarquable, c’est que Lagneau était étranger à l’un et à l’autre. Pour la psychologie, je n’en ai jamais été séduit, et il me semble que j’ai assez expliqué pourquoi ; il n’y a peut-être pas une notion, dans ce savoir découragé, qui tienne devant l’attention. Mais, dans le fond, c’est un refus de penser, et souvent irrité, qui gouverne ce peuple d’ombres. Quant à la Grande Histoire, qui est pour ainsi dire l’Histoire de l’histoire, et dont Hegel a laissé une puissante esquisse et des parties achevées, j’avoue que je m’y laisserais entraîner aisément. Dans le vrai ce n’est toujours qu’une philosophie de la Nature, c’est-à-dire le tableau de la pensée sans réflexion, ou de l’enchaînement de nos erreurs. Ce développement, il est vrai, fait preuve ontologique à sa manière ; mais aussi il appartient à l’ordre de l’idée, non à l’ordre du jugement. Tel est, par exemple, le rapport du Socialisme à la justice ; -145- et l’on peut bien attendre que le Socialisme apporte la justice ; mais il faut attendre. Là se trouve la part de la Civilisation dans nos pensées, qui n’est pas petite. Mais j’ai vu à l’œuvre l’esprit immédiat, l’esprit qui n’attend pas, et qui est comme le sel de toute législation.

Enfin le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il n’attend pas et qu’il force la nature par l’entreprise réelle, ce qui fait souvent une œuvre et toujours un homme. Ce qui se voit, il me semble, à trois traits principaux. D’abord une connaissance qui ne se détourne jamais de l’objet. Secondement et par réflexion, le sentiment que l’esprit est ici dans son propre domaine, et qu’il n’y a point du tout cette pellicule à projections entre l’objet et nous, mais que l’idée au contraire lui est constitutive et substantielle. Qu’en toute erreur, donc, c’est l’esprit qui se manque à lui-même, et que tel est l’avertissement des songes. Le génie n’a point de songes, mais saisit le réel dans ses songes, et, toujours en juste contact avec le monde, y voit toujours place et passage, comme le pilote le long de la vague. D’où ce regard -146- libre et réconcilié. Le vrai poète est l’homme pour qui le monde existe ; et tel est l’exemple le plus sensible de la grandeur. Mais il faut dire que tout inventeur et tout pilote est métaphysicien d’un moment ; c’est par là que je distinguerais la méthode réflexive de la réflexion dialectique, qui a les yeux fermés. « L’esprit rêvait ; le monde était son rêve. » Il faut bien entendre cette parole de Lagneau, qui rassemble d’abord les deux termes contre l’ancienne et redoutable apparence de la représentation subjective. Car ce songe n’est songe que par le sommeil. Ainsi nos songes nous jugent. Lagneau lisait avec ravissement ce passage où Descartes nous conte qu’il était arrivé à n’avoir plus que des rêves raisonnables. Tel est le réalisme de l’homme de génie. Un autre trait que j’y vois encore concerne ses semblables. D’un côté il les voit comme ses frères en esprit ; mais, par cette adhérence de l’esprit à la chose, qui est le moment du jugement, il les voit singuliers, différents, inimitables, et égaux par cela même, pourvu qu’ils n’imitent pas. -147-

Cette dernière idée est dans Spinoza. Elle est la vie et comme l’âme de ce puissant système. Les autres aussi peut-être. L’homme qui s’y cherche s’y reconnaît pensant, et participant de l’être. Mais, d’un autre côté, on doute toujours, quand on le lit, si l’imagination est une connaissance séparée, ou bien si l’entendement la porte et enfin la sauve. Je vois le soleil à deux cents pas, et je n’y puis rien ; la connaissance de la vraie distance est donc d’un autre ordre, et séparée. Je rêve que Paul m’est présent, ou Jacques, alors qu’ils sont morts ; c’est un effet de la fabrique du corps humain ; et cette vision n’est fausse qu’autant que j’ignore cela même ; mais il n’est jamais dit en quel sens cette vision est vraie. Pour mieux dire, toute perception et toute imagination est par elle-même étrangère au vrai. L’apparence, comme telle, serait donc un fait de l’âme. Mais, d’un autre côté, si l’on poursuit, selon la rigueur des termes, cette connaissance qui n’est pas connaissance, cette pure image enfin, on ne peut, en suivant Spinoza lui-même, que réduire cette présence trompeuse à la présence même du corps humain -148- modifié ; ainsi l’affection serait le réel de l’image. Contempler un objet comme présent, ce ne serait donc rien de plus qu’être de soi-même affecté comme s’il était présent. Lagneau fixait là notre attention, et l’y ramenait, nous invitant à décider dans cette émouvante polémique, où Descartes fait d’abord figure d’écolier. Que l’entendement et la volonté soient deux puissances distinctes, cela voudrait dire qu’il peut y avoir idée sans jugement. Je vous ai mieux compris, dit le disciple, et je sais qu’une idée ne se tient pas seule, comme un tableau peint. En toute idée il y a jugement, c’est-à-dire affirmation. Ainsi l’idée n’est pas chose. Mais la volonté n’en succombe pas moins sous le poids de l’être, et l’idée fausse n’est rien. Ces thèses sont bien connues : mais Lagneau, d’après ce que j’ai entendu de lui, ne nous invitait jamais à considérer l’enchaînement des démonstrations ; plutôt il tournait et retournait l’exemple. La représentation du soleil à deux cents pas ne peut être dite fausse qu’en ce sens que d’autres idées nous manquent, comme celle des triangulations, perceptions encore, qui -149- renvoient le soleil beaucoup plus loin, comme celle des lois de l’optique et de la vision, perceptions encore, qui expliquent que les moyens nous manquent, par la faible base entre nos deux yeux et l’impossibilité de toucher, d’apprécier cette immense distance. Mais d’un autre côté on ne peut pas dire que cette distance de deux cents pas soit donnée comme en une image, car toute distance est pensée. Et la pure image serait plutôt l’image peinte sur la rétine ; mais non pas encore ; car une image sur une rétine est une perception et une pensée ; et l’œil comme partie du corps, de même. La pure image n’étant plus qu’une affection de notre corps, on voit que dans la perception du soleil à deux cents pas il se trouve un commencement de vérité. Le soleil est plus loin que ce que je puis toucher, plus loin que les arbres, plus loin que l’horizon, plus loin que la lune, comme l’éclipse le fait voir ; ainsi de nouveaux rapports ajoutent à cette idée, s’y incorporent, la transforment ; tout cela en implication par le dedans, non en juxtaposition. L’idée vraie n’est donc pas autre chose que cette perception du soleil ; -150- elle est cette perception jugée en son rapport au corps humain, au soleil, à l’air, à toutes les autres choses ; car la direction de deux ombres assez éloignées confirmerait encore cette idée que le soleil est bien au delà de deux cents pas. Mais considérons la chose de plus près ; cette idée vraie, qui enfermerait tous les rapports possibles, nous ne l’avons jamais ; nous réformons un jugement par un autre. Et la réfraction négligée, toute autre déviation, et enfin cette condition que nous ne savons pas tout, font qu’on peut dire aussi bien que la vraie distance nous manque toujours. Même, par réflexion, si nous voulons chercher en quel sens la naïve représentation ne trompe plus le savant, nous voyons que c’est la même idée qui fait que son calcul et ses mesures ne le trompent plus ; c’est l’idée qu’il n’y a point d’idée suffisante. Ici, dans la pensée en mouvement, ou plutôt en acte, apparaît le doute, qui n’est point faiblesse, mais force, et plutôt affirmation redoublée ; car l’esprit a donc assez de portée pour dépasser ses objets quels qu’ils soient et les juger. Ainsi le doute n’est pas ce flottement -151- d’imagination que Spinoza décrit, mais c’est le plus haut du jugement, par quoi on pourrait dire que la certitude est achevée et couronnée. Qu’est-ce qu’un homme qui croit former une idée vraie ? N’est-ce pas celui-là même qui se trompe ? Réellement l’erreur en toute matière est de réflexion, et consiste en ceci que l’on soumet le jugement à l’idée. Ainsi Descartes reparaît toujours. L’erreur et la vérité paraissent ensemble, toutes les fois qu’une idée est dépassée. Spinoza est irréfutable en tout, et notamment quand il soutient qu’il n’y a rien de positif par quoi une idée fausse puisse être dite fausse. Mais il faut l’entendre mieux. L’apparence finalement serait juste et vraie, puisqu’elle exprime le rapport de l’homme pensant et existant au tout de la pensée et au tout de l’existence ; par exemple la grandeur apparente du soleil est finalement vraie par la distance du soleil et les conditions de la vision. Il ne nous manque que de connaître rigoureusement notre condition pour nous en contenter. « Il n’y a qu’une vérité absolue, c’est qu’il n’y a pas de vérité absolue. » -152-

Je crois avoir donné ici une idée exacte d’une de ces leçons touffues, à marche sinueuse, et qui, partant d’un exemple ou d’un autre, nous ramenaient toujours, l’Éthique en main, à la vérité de la boîte à craie et de l’encrier, et en même temps à la vérité de l’Éthique elle-même. L’âme de Descartes sortait du tombeau. Nous étions hommes, seulement hommes. L’immense Objet ne nous étourdissait plus. J’ai déjà dit que je n’étais pas disposé à faire grand cas d’une preuve dialectique ; mais comment refuser de penser un objet présent, de dire ce que j’en sais, et ce que c’est que savoir ce que j’en sais ? Aventure, oui ; mais c’était bien la mienne. Notre sort nous était remis à chacun ; l’esprit et le fait ensemble, la dépendance et le pouvoir ensemble, un travail déjà commencé, et un pouvoir aussi de refus auquel il nous abandonnait tous, nous laissant libres de sa main, comme des créations, sans autre conseil, ce qui est le plus fort conseil et le seul. Je me souviens qu’un jour, après qu’il eut fait revivre l’esprit de Descartes solitaire, il se déchargea soudain de nos âmes, improvisant cette sublime -153- pensée que j’ai retrouvée dans ses notes : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. » Transmission de pouvoirs. Confiance qui est pour faire trembler. Il serait plus simple d’oublier ; mais la sévère condition est celle-ci, que chacun éprouve dans les moindres choses, c’est que si l’on oublie le principal, il faut de proche en proche oublier beaucoup et même tout. Ainsi cet homme bon avait souvent ce mouvement sévère de se retirer. « Je ne puis penser pour vous ni décider pour vous », voilà ce que disaient Minos, Eaque et Rhadamante ensemble dans ce regard réfléchissant.

-154-

IV
L’HOMME

« Quand nous renonçons au bonheur parfait et à la logique parfaite, nous y arrivons sans nous en douter. » J’ai retrouvé cette pensée de Lagneau en épigraphe sur mes notes d’écolier. Je mesure mieux maintenant cette force de rupture qui méprise tout arrangement. L’Éthique est certes un arrangement ; mais on peut bien la nommer aussi le tombeau de Descartes. L’esprit s’y fait chose. Si j’ai compris mon Démiurge, et cette création continuée, il fallait toujours délivrer Descartes. Le Traité des Passions et les Lettres à la Princesse Élisabeth ne -155- nourrissent point l’esprit de la même manière que l’Éthique. En Descartes ce n’est pas le Dieu des Méditations qui résout, mais c’est plutôt l’esprit de Descartes qui, à méditer sur Dieu, a essayé ses forces, et se trouve après cela plus riche de résolution que de doctrine. C’est pourquoi l’argument ontologique est, d’une certaine manière, impénétrable. Peut-être faut-il dire qu’aucune preuve ne prouve que la pensée. Et Lagneau arrivait souvent à faire entendre que l’insuffisance même de la preuve était le plus précieux et le plus solide en la preuve ; tel est le passage. Et là se trouve sans doute aussi l’extrême difficulté de penser sans se nier soi-même. L’Objet est fort, grand et lourd. Qu’on me pardonne de rassembler le problème en termes abstraits ; je voudrais justement faire comprendre que, sous cette forme, il n’a point de solution. Peut-être ai-je assez montré que seule la réflexion sur un objet donné prouve Dieu ; et c’est ce que Spinoza a dit aussi, car il a tout dit. Mais… en ce Mais je revois le penseur intrépide, ou pour mieux dire invincible, que j’ai entrepris de ressusciter ; bien témérairement. -156- Mais comment faire entendre assez ce Mais ? Toujours est-il que je vois bien une des conditions pour qu’on l’entende. Il faut comprendre Spinoza, je dirai même l’accepter tout ; le voir vrai ; ne pas craindre de le voir vrai. Je dirais autrement qu’il faut ne pas craindre la géométrie. Ce qui la rend redoutable, et ce qui rend toute idée redoutable, ce n’est pas qu’elle soit trop vraie, mais c’est plutôt qu’elle ne le soit pas assez. Atteindre pour dépasser. Avancer, non reculer.

Clarum per obscurius ; on retrouvera cette formule hardie dans un article que Lagneau avait écrit pour la Revue Philosophique. Si on veut l’entendre, il faut relire Descartes, et saisir le mouvement des Méditations ; car tout était si simple dans Saint Thomas, si simple dans Saint Anselme. Il y a certainement une clarté qui laisse stupide, et le jugement meurt devant la preuve. Chacun sentira ici quelque chose qui est vrai. Mais je voudrais parler autrement que par énigme. On demande deux choses, il me semble, au penseur. On lui demande de se penser libre ; mais on lui demande aussi de ne -157- pas mépriser les nécessités de raison. Certainement il faut passer par la preuve, et la confirmer. On sait, d’après d’énergiques affirmations, que la philosophie de Lagneau était une philosophie de la liberté. Nous l’interrogions souvent là-dessus, parce qu’il nous semblait qu’il savait là-dessus tout ce qu’on peut savoir. Or jamais on ne le vit disposé à faire bon marché des preuves, qui sont toutes contre ; mais on eût dit au contraire que ces preuves étaient son appui. Il connaissait de près ces louables entreprises, où il est expliqué, dans l’intérêt des bonnes mœurs, et en vue de rassurer les esprits faibles, que le système de la Nécessité, qui est le système de l’Objet, n’est peut-être pas si solide qu’on le croit. Ces entreprises, il n’en parlait guère ; je sais qu’il les méprisait. Au contraire il venait toujours à dire que c’est la suffisance de la nécessité qui fait voir son insuffisance, et que l’universelle nécessité est en tout cas le commencement de la preuve. Ce n’est pas parce que la Nature manque en quelques points et laisse des trous qu’il nous reste une chance d’être libres. -158- L’Objet se tient. Mieux on le sait et mieux on est assuré que l’Objet n’est pas tout, et enfin que l’existence n’est pas Dieu. Je n’ai pas entendu cette célèbre leçon sur Dieu, mais j’en connais le sommaire et même plus que le sommaire. Finalement on ne peut pas dire que Dieu existe, car qu’est-ce qu’exister sinon être pris dans le texte de l’expérience ? L’existence n’est donc point substance, et Spinoza n’a pas dit le dernier mot. Mais enfin, pour parler le langage des esclaves, comment Lagneau accordait-il le libre arbitre avec l’inflexible nécessité ? Je ne saurais le dire. Non seulement il paraissait peu se soucier d’accorder ensemble le non de Spinoza et le oui de Descartes, mais bien plutôt il s’attachait à marquer l’opposition et la corrélation en même temps des deux notions, au reste sans chercher d’autre secours ni faire voir aucune inquiétude, comme si la difficulté disparaissait dans l’investigation même.

D’après l’énergique position de Kant, quoiqu’abstraite, et d’après les recherches de Renouvier sur ce point-là, je crois que nous -159- sommes arrivés à cet âge humain où le destin doit être surmonté par les seuls moyens de l’homme, et sans aucun tour de gobelets. J’ai cru deviner que Lagneau se tenait ferme et attentif justement sur ce point de difficulté. Je veux dire enfin ce qu’il m’en semble, en me tenant tout près de ses formules.

Leibniz ne se laissa pas plus séduire que Spinoza lui-même par ce rapport de composition, qui est abstrait, et qui n’exprime aussi que l’absolue dépendance, sans aucun noyau de suffisante réalité ; la pensée cartésienne est éclairée par là. Toutefois Leibniz n’évita pas, comme on sait, de dire que le passage du Rubicon était éternellement dans la pensée de Dieu, joint à la notion de César et des autres êtres, comme attribut d’une proposition vraie. Il ne suffit donc pas d’avoir vaincu le mécanisme, en le réduisant à n’être qu’un moyen de la représentation, et pensé. Le mécanisme revient sous la forme de la Logique, qui n’est sans doute que l’abstraction du mécanisme. Toujours est-il que ce mécanisme et cette logique ne se tiennent pas d’eux-mêmes comme -160- pensées ; mais cette activité qui construit et soutient la représentation de la nécessité extérieure n’est pas encore tout ce que pose Descartes sous le nom de libre arbitre. Aussi je n’ai jamais tenu pour suffisante la seule liberté du jugement. Ce n’est pas assez de comprendre la nécessité ; il faut la vaincre en quelque façon. La liberté du jugement n’est donc que le signe et le commencement d’une doctrine.

Par la Théodicée de Leibniz, on voit bien ce qui écrase le jugement ; et c’est toujours l’objet ; c’est toujours le total de l’existence, abstraitement considéré. Peut-être faudrait-il dire, là-dessus, que l’existence réelle n’est jamais qu’objet d’expérience, et qu’une suite de causes au delà de notre perception doit être rabaissée au rang de simple possible. Ou bien, pour parler autrement, on pourrait dire que l’existence est imparfaite par nature et inachevée. Aucun possible n’aurait donc de raisons suffisantes d’exister ; au contraire, nous partons toujours de l’existence pour conclure que ce qui existe était possible ; mais c’est trop peu -161- conclure ; nous concluons que ce qui existe était seul possible, et c’est très bien conclu. C’est donc l’existence qui, parmi les possibles, montre ce qui était réellement possible ; cela, l’existence le prouve en se montrant. Aussi bien la première sagesse est-elle de ne pas délibérer sur ce qui est arrivé. Mais il n’est pas évident que délibérer auparavant fût par cette même raison déraisonnable. Si une prédiction était aussi bien fondée qu’une perception, il faudrait dire que ce qui est prédit est dès maintenant arrivé ; mais pourtant ce qui manque à toute prédiction c’est cela même, c’est l’événement.

Spinoza est fort quand il prouve que nous n’avons de l’existence à venir, soit des autres choses, soit de nous-mêmes, qu’une connaissance inadéquate ; et la vraie raison de cela c’est qu’un compte achevé de l’existence, ou bien l’existence absolue, est contre la notion même de l’existence. Mais quand Spinoza conclut du tout de l’existence, considéré abstraitement, la nécessité absolue de tout ce qui arrive et arrivera, il est moins fort. L’abstrait ne contient -162- pas le fait. C’est pourquoi il reste vrai que ce qui arrivera n’est pas encore arrivé, et que le temps est quelque chose.

Il faut porter l’attention sur les subtilités de ce genre. Car dans toute espèce de fatalisme il y a d’abord cette idée commune et forte que ce qui arrive termine toute délibération par sa présence, et qu’il n’y a plus à y revenir, ce qui écarte cette stérile pensée de vouloir se transporter de nouveau dans le passé et chercher alors si quelque chose d’autre n’aurait pas pu être. Et c’est ce qu’il y a de vrai dans cette remarque souvent faite, mais ambiguë, que les hommes d’action sont fatalistes ; ils le sont pour le passé et il faut l’être ; et c’est ce genre de tranquillité à l’égard de ce qui est fait, qui permet que les hommes d’action se tiennent toujours, en quelque sorte, sur le bord de l’avenir, s’appuyant, non pas sur ce qui aurait dû être, mais sur ce qui est, afin de changer un peu ce qui sera. Sur quoi il est clair qu’un homme d’action n’a pas de doute ; et j’en juge plutôt d’après ses actions que d’après ce qu’il en dira ; car il est naturel qu’un tel homme, -163- ennemi des travaux inutiles, range aussitôt ses propres actions, dès qu’elles sont faites, du côté de l’irréparable.

Mais il y a mieux peut-être à dire là-dessus. Nous pensons aisément la suite des causes dans un système fermé ; telle est la pensée du physicien. Dans de tels cas, où l’expérience peut être recommencée, l’esprit, soutenu par la coutume, va de la cause à l’effet du même pas qu’il prend pour aller de la définition à la conséquence. La nécessité est alors suffisante. Mais dans les événements où nous sommes mêlés, et qui font l’histoire privée et publique, la nécessité n’est jamais perçue comme suffisante, parce que toutes les choses ici concourent, qu’on ne peut rassembler toutes par la pensée à chaque moment. Une éclipse de soleil, qui n’est qu’un changement de lumière, met une armée en fuite ; une migraine du général change la bataille ; une mouche irrite le cheval et jette le cavalier par terre. Aussi quand nous voulons penser d’avance que l’événement est inévitable, nous pensons abstraitement, jusqu’à ce point que nous disons que l’événement quel -164- qu’il soit est inévitable. Mais il n’y a point de pensée plus creuse que celle-ci : je sais que ce qui va arriver, que je ne sais pas, est inévitable ; c’est une pensée qu’on ne peut réfuter, parce qu’on ne peut la saisir, comme Aristote l’a si bien vu en son exemple du combat naval.

Et ajoutons que la connaissance des causes déterminantes est alors abstraite aussi, et tout à fait indéterminée. Nous attendons ; c’est notre état d’attendre. Et quand l’événement se produit dans l’existence, c’est alors que la chaîne des causes antécédentes se solidifie et prend elle-même existence à ce contact. Chaîne insuffisante toujours, mais suffisante par le témoignage de l’effet. Il ne faudrait pourtant pas prendre cette pensée après coup pour une vérification de l’autre.

J’ajouterais encore quelque chose, afin de vaincre cette pensée abstraite de quelque chose qui arrive, et enfin d’un commencement dans le cours de l’histoire. En gros il y a des commencements, comme un coup de canon, une blessure, et choses semblables ; mais, à regarder -165- de plus près, ce qui arrive ne cesse pas d’arriver, et l’événement est comme un fleuve ; ce qui semble arriver est déjà commencé, mais en continuel changement. De même, et cette remarque a plus d’importance, aucun homme ne cesse jamais d’agir pour une part, comme un nageur dans le fleuve. A le supposer libre, il faut dire que la relation de ses mouvements à ses jugements ne cesse jamais de modifier le cours des choses, important ou non. Cette remarque n’a rien qui puisse étonner, mais on n’en raisonne pas moins comme si l’homme, un temps spectateur, délibérait d’abord sans rien faire, et se décidait à un certain moment à intervenir, et enfin à commencer absolument quelque chose. Il ne faut pas s’étonner si une notion ainsi séparée ne peut être ensuite incorporée, ni trouver sa place dans le cours de l’histoire. Toutes ces remarques vont à changer tout à fait le problème, jusqu’à ce point qu’on ne reconnaît plus alors les objections ordinaires, et qu’elles n’ont plus lieu ni moment dans cet emportement de la vie réelle, où tout est passé aux yeux de la réflexion contemplative ; c’est ce que le beau -166- mot de Représentation exprime si bien. Maintenant peut-être aperçoit-on que c’est mal penser que vouloir appliquer les formes et règles de la représentation à l’action même. Il est donc évident, par une analyse toute proche de la perception, que l’homme ne peut pas se penser libre. Par cette remarque, toutes les preuves tombent, comme venant toujours trop tôt ou trop tard.

Où vont ces remarques ? Certainement à rabattre la logique abstraite, dont les nécessités représentent trop imparfaitement notre liaison à la nature entière. Aussi à appliquer toujours à l’objet, sans jamais l’en retirer, cette logique transcendantale qui n’est que la forme de la perception en acte. Ce qui fait voir clairement, il me semble, que les notations usuelles, sur ce point-là, sont tout à fait insuffisantes. Demander, par exemple, si l’homme peut commencer d’agir, n’est-ce pas se mettre hors de la situation humaine ? Car l’homme ne cesse jamais d’agir ; il ne passe point de la pensée à l’action, mais plutôt son action se déroule sans interruption aucune, car il est toujours quelque part ; et, se -167- tenir ici et non là, cela change tout. Sa pensée cependant suit ses actions, tantôt devant, tantôt derrière, plus ou moins approchée, adhérente, attentive, en sorte que l’action est tantôt machinale, tantôt imitée, tantôt réglée d’après la perception claire, comme on voit pour le pilote, qui tient toujours la barre, mais qui considère tantôt le profit, tantôt l’étoile, tantôt la risée. Agir c’est continuer, c’est réparer, c’est imprimer une flexion à cette ligne d’action que nous laissons dans le monde. Ainsi nos moyens dépendent d’actions, et nos motifs aussi. Un pauvre ne délibère point sur l’emprunt Japonais. Le chirurgien délibère en agissant. Ses explorations sont déjà des actions, et toutes ses études de même. César passe le Rubicon toute sa vie. Et il est vrai qu’une action en entraîne une autre ; mais cet enchaînement, qui tient le fou, est ce qui donne force au sage. Hercule retrouve le célèbre carrefour à chaque moment ; mais ses actions passées sont de puissants motifs contre le doute, la peur ou la fatigue. Le libre vouloir, et efficace, ne doit donc pas être pris comme une force qui intervient, ni être -168- représenté par les moyens de l’analyse mécanicienne. Au reste peut-on être libre en théorie ? Libre hors de l’action ? Libre quand on se demande si on est libre ? Tous les exemples ici sont des exemples de professeur. Une action simplement possible n’est jamais libre, parce que ce n’est pas une action.

Lagneau ne traitait pas de cette question précisément ainsi, autant que j’ai su. Mais sa méthode constante y conduisait, par ce continuel retour à la perception en acte et aux exemples ; par un art aussi, dont je n’ai jamais trouvé l’équivalent, de remettre en mouvement ces mesures, ces distances, ces plans, ces perspectives, ces rapports qui soutiennent la représentation, qui y tracent déjà des actions et des chemins. J’ai vérifié par l’expérience, et bien des fois, que la pensée abstraite retrouve toujours l’apparence d’une nécessité invincible, mais que l’analyse directe des choses et des réelles actions, inséparables des réelles perceptions, nous remet en train et en notre vraie place, sur cette bordure du temps où l’avenir se fait continuellement. C’est rappeler la pensée -169- à son objet, et la sauver tout à fait de théologie, je ne dis pas de religion.

Ce sujet est infini. Ce qu’il y a de pensée dans notre vie oscille sans cesse entre l’Incrédulité et la Foi, la première se réduisant au fatalisme sous toutes formes, l’autre consistant d’abord dans ce pouvoir d’oser, sans lequel il n’y a point d’action ni même de pensée. Mais si je me laissais aller à expliquer ces idées, je m’éloignerais de mon sujet, et je craindrais de voir le visage du Juge se couvrir de nuages ; sa vertu propre, dans l’ordre intellectuel, était une lenteur qu’on n’a point revue peut-être depuis Socrate. Enfin, je ne veux exposer ici que des idées qui lui appartiennent, et non point couvrir de son autorité mes conjectures personnelles, qui sont toujours promptes et aventureuses, qui l’ont toujours été, et qui le seront toujours, comme il convient au disciple, qui n’a pas à assurer la doctrine en son centre. Ce n’est pas que je ne connaisse aussi une certaine lenteur ; mais elle est apprise. Au temps des examens et concours, je savais très bien adapter l’instrument à un sujet qui m’était nouveau. -170- La rhétorique, qui est cet art de transposer, donnait alors des résultats brillants, et même, à ce que je crois encore, sans grave méprise. Mais au retour, et tout joyeux à raconter mes exploits d’écolier, je trouvais ce front nuageux, ce regard perçant, et l’expression du plus complet mépris. C’était un genre d’estime, et je ne m’y trompais pas. Il craignait d’éprouver une seconde fois l’aventure de Maurice Barrès, qui fut son élève, et dont il dit un jour : « Il a volé l’outil. » J’ai entendu ce mot de mes oreilles, mais il ne s’est point autrement expliqué là-dessus, et, au temps du Jardin de Bérénice, ce n’était pas nécessaire. Le temps a passé. Si le maître vivait encore, chargé d’années, mais toujours Juge, quelle serait maintenant la sentence ? Je n’en sais rien. Si les morts gouvernent les vivants, il faut avouer que c’est de bien haut, et par des voies indirectes. Dieu est un, mais il y a plusieurs diables.

Encore un souvenir d’écolier. Il arriva qu’au grand Concours on nous donna pour thème la Justice ; c’était une question que Lagneau ne -171- traitait jamais. Toutefois, confiant dans la rhétorique, j’aperçus aussitôt une méthode de transformation, comme disent les géomètres, qui me faisait maître du sujet. J’approchai ma plume de mon papier blanc. Justement Lagneau se trouvait parmi les professeurs surveillants. Invoquant ce Sinaï, plus orageux que jamais, que n’allais-je pas transcrire sur mes tables de la loi ? Mais lui me fit un signe plein de force, qui voulait dire : « Vous ne savez rien là-dessus. Je vous défends d’improviser. » Je fis deux ou trois sonnets.

On pardonnera ce qu’il y a de puéril en ces souvenirs, qui viennent soudain traverser le cours de mes pensées, et rompre, semble-t-il, l’attention. Considérez que je trouve peu de secours contre les pièges d’imagination ; j’étais à peine hors de l’École quand mon Maître est mort. Il faut bien pourtant que je saisisse encore une action dans ce signe énergique, auquel j’obéis si promptement et si docilement. Quand je ne ferais qu’imiter, par l’affection toujours présente, ce mouvement d’obéir, j’y retrouverais déjà cette foi d’enfance, tout allégée, -172- et jetant tout fardeau par terre, assurée sans rien d’assuré, vers l’avenir seulement ; c’est l’Espérance nue. Je suppose que d’autres croyants ont trouvé cette renaissance en la prière, comme cet homme de Péguy qui confie son enfant à la Vierge, et ne s’en soucie plus. Toutefois je n’ai jamais envié aucun de ces croyants ; j’avais mon culte et je l’ai. De quelque façon qu’il me délivre, et jusqu’à me dépouiller, comme on a pu voir en ces pages où il m’arrive que devant le Juge je n’ai plus rien à montrer qui soit digne, néanmoins il m’en vient et il m’en reste une force toute neuve, et ce pardon à soi qui est la chose au monde la plus nécessaire. On a saisi, je pense, le mouvement d’épaules de l’écolier, soudain déchargé de ce sérieux emprunté qui fait toute la sottise. Mais ici encore regardons ; regardons puisque le souvenir revit. Qu’y a-t-il en cette sévérité sans complaisance ? Quel est ce refus d’une offrande qui était tout ce que je pouvais donner ? Quel est cet art de décourager, qui donne courage ? Le sujet était de ceux qui veulent réponse. -173-

La Justice, quoi de plus pressant ? J’ai peut-être appris là, et par l’enfantine vertu de jeter tout au commandement du Maître, qu’il faut toujours se refuser aux pensées pressantes. C’est encore quelque chose de plus que le sourire de Platon qu’il faut imiter ici, et c’est la nonchalance de Socrate. Plus profondément, n’est-ce pas se moquer de la Justice que disserter sur la justice, bien ou mal, quand le langage même nous avertit qu’un esprit juste enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action ? C’est livrer la justice aux hasards. Et il me semble que je tiens ici devant moi l’esprit des Simples Notes, et enfin la véritable raison pour quoi Lagneau ne traitait jamais de morale. Par opposition essayons ici de penser au Politique, dont la fin est toujours de déterminer l’autre selon une règle. Platon, malgré l’apparence, l’entendait autrement, disant dans sa République, après tant de préparations et de détours, que parmi tant de manières de prendre le bien d’autrui, il y en a sans doute plus d’une qui n’est pas mauvaise, comme d’enlever à l’enfant l’arme qui le blesserait. Je bats les -174- buissons, moi aussi ; mais enfin il faut arriver à dire que celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être prématurément délivrée, disons même toujours prématurément délivrée. Car d’un côté il n’y a plus de respect, et de l’autre il n’y a plus au monde que le respect ; or ce monde humain ne fait pas voir des apparences respectables. Sur ce point de délivrer l’homme, il vient aisément une peur. La position de Lagneau est rare, et peut-être unique, par ceci que l’objet étant déchu de son rang divin, non pas d’après de petites remarques, non plus d’après un doute léger et badinant, mais au contraire d’après les plus sérieuses pensées, il ne reste plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre tel quel. Quand le provisoire et donné n’est plus tenu par la pensée, il vient une violence de police et sans aucun ménagement. Peut-être a-t-on surpris ce vif mouvement de défense qu’il faut appeler militaire. Bref il ne faudrait pas croire que le Mépris Assuré pardonne jamais au Mépris Errant. Et parce que le nouvel -175- Esprit ne croit point, il ne faut pas s’attendre à le voir pour cela moins assuré en ses précautions de police. Tout au contraire, le visage en cette Guerre le plus redoutable n’est pas celui de la justice en bataille, mais plutôt cette apparition fugitive du guerrier qui ne respecte rien, qui ne croit point du tout faire œuvre sainte, et qui n’espère point prouver quelque chose par la victoire, sinon que la violence n’est ni pensée ni preuve. Cette idée, que la justice est suspendue, est ce qui rend terrible l’homme en armes. Ici est le profond et total désespoir du vainqueur, sans aucune trace de cette pitié hypocrite, qui retenait les guerres d’autrefois souvent entre les bornes d’un jeu, par cette double illusion de croire d’abord qu’une guerre est juste, et par moments d’avoir un doute là-dessus, illusoire encore. Dans l’âge de la liberté, s’il se lève, il faut s’attendre à une répression plus prompte, moins soucieuse d’entendre le coupable, à une défense plus mécanique, par une vue du nécessaire et une négation du fatal.

Revenons au sérieux, j’entends au bien -176- fondé. Je suis assuré de conclure tout près de l’enseignement magistral en appelant l’attention sur ceci que, de même que Dieu ne peut être dit exister, de même, et encore mieux peut-être, la liberté ne peut être dite existante, puisqu’exister c’est être pris dans le texte de l’expérience. C’est pourquoi nos représentations, si bien nommées, l’excluent rigoureusement. Jamais je ne verrai la liberté à l’œuvre, comme une chose qui en pousse une autre. Je n’en puis avoir aucune expérience, parce que ce qui est objet d’expérience est chose. Mais, par la même raison, je ne puis trouver d’expérience qui prouve qu’elle n’est pas. Tout ce qui est pensée est soumis à cette condition, qu’on oublie toujours, voulant que la pensée soit une chose de plus, ou une suite de choses. « Il n’y a, disait-il, qu’un fait de pensée, qui est la pensée. » Même une idée n’est pas un fait de pensée ; une idée est un objet ; et aussi l’idée de l’idée ; mais la réflexion même nous fait esprit. Ce qu’on exprime en disant que Dieu est intérieur, non extérieur ; et toute la religion n’a-t-elle pas été toujours à -177- dire d’un dieu ou d’un autre : « Tu n’es pas le vrai dieu » ? La vraie foi n’a donc d’autre objet qu’elle-même. Ainsi pensait le Briseur d’Images.

L’Esprit, quand il parvient ainsi à son front de bataille, a trouvé sans doute sa destination. Mais ce combat ne finit point, par cette chute continuelle de nos pensées, qui deviennent idées, et d’idées, images. Négation de la négation, comme parle Hegel ; combat sans gloire, puisque, toutes les idoles abattues, il laisse paraître en leur état naissant les choses, les hommes et soi, ce qui n’est pas pour étonner. De tels hommes ne sont grands que de près, dans le moment même où ils pensent par dessus l’idée. L’Éternel paraît ici, que tous invoquent, et qui va par jugements singuliers, par actions invincibles et promptes. Dont il est resté peu de témoins, tous s’accordant sur la force et sur la grandeur, tous arrêtés en respect et religion.

Pour moi, au seuil d’une longue enfance, qu’y pouvais-je entendre ; et qu’en ai-je pu sauver ? Une mesure de grandeur ; aussi des parties de doctrine, inébranlables, et propres à donner -178- assurance, sans développer trop l’orgueil, si naturel au fils de la Terre. Heureux si j’ai fait sentir à quelqu’un quelque chose de ce feu d’admirer, consolation pour tous, et vertu des forts.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

I. — Souvenirs d’Écolier
Pourquoi souvenirs, p. 9. — L’Écolier en 1888, p. 10. — Portrait, p. 13. — La classe, p. 15. — Lagneau malade, p. 16. — La carrière de Lagneau, p. 17. — Une action, p. 18. — Commentaires, p. 19. — L’homme d’action, p. 22. — L’ordre humain, p. 26. — La Poste d’entendement, p. 28. — Vaincre Spinoza, p. 29. — L’obéissance et l’action, p. 32. — Renouvier, p. 34. — L’oracle, p. 35. — Le Pédant, p. 37. — Les passions du Maître, p. 41. — La rhétorique, p. 44. — Premiers essais de l’écolier, p. 48. — L’aveugle-né, p. 50. — Opinions politiques, p. 53. — Sur la route de Metz, p. 55. — Guerre et politique, p. 57. — Le Maître répond, p. 58. — Notre paquet est fait, p. 59. — Retz, p. 60. — Le détour politique, p. 62. — La justice selon Platon, p. 64. — Lagneau sévère, p. 65. — Le socialisme, p. 68. — Le droit, p. 70. — La Bible, p. 71. — Entendement et Jugement, p. 72. — Les Cours de Lagneau, p. 74. — Une leçon célèbre, p. 75. — L’Homme de Dieu, p. 77. — Essai de commentaire, p. 79. — La Dialectique, p. 83. — L’Entendement dans la Perception, p. 84. — Le réveil, p. 86.
II. — Platon
Les idées à l’œuvre, p. 87. — Le cheval de bois, p. 89. — Lagneau démiurge, p. 91. — L’objet et l’apparence, p. 93. — Le choix, p. 95. — L’Esprit et l’histoire, p. 96. — Le destin effacé, p. 97. — Un Penseur Catholique, p. 99. — L’incrédule, p. 102. — Le fondement de l’induction, p. 104. — La boîte à craie, p. 106. — L’idée dans la chose, p. 108. — La loi dans l’objet, p. 110. — L’espace, p. 111. — Pensée et Religion, p. 113. — Le treuil, p. 116. — Lagneau méditant, p. 117.
III. — Spinoza
Des idées claires, p. 119. — Le Sphinx, p. 121. — La Nécessité, p. 122. — Causes extérieures, p. 124. — Deux nécessités, p. 125. — L’Attribut Pensée, p. 126. — Spinoza surmonté, p. 127. — Le consolateur, p. 128. — L’Union pour l’Action Morale, p. 129. — Platon et Spinoza, p. 130. — L’attribut Étendue, p. 132. — Signets, p. 134. — L’Analyse Réflexive, p. 136. — L’Espace Euclidien, p. 138. — Les trois dimensions, p. 140. — De Spinoza à Descartes, p. 142. — Le Métaphysicien, p. 142. — Sceptiques, p. 143. — Le génie, p. 145. — Le soleil à deux cents pas, p. 147. — Le doute, p. 150. — Hommes, seulement hommes, p. 152.
IV. — L’homme
Le tombeau de Descartes, p. 154. — Mais… p. 155. — Clarum per obscurius, p. 156. — Preuves jugées, p. 157. — Le destin, p. 158. — Leibniz, p. 159. — La prédiction, p. 161. — Le fatalisme, p. 162. — Les causes, p. 163. — Y a-t-il des commencements ? p. 164. — Liberté, p. 167. — Barrès, p. 170. — Un souvenir d’écolier, p. 170. — Sévérité, p. 171. — La Justice, p. 172. — Encore la Guerre, p. 174. — La vraie foi, p. 176. — Tout est toujours à recommencer, p. 177.

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 6 JUILLET 1925
PAR EMMANUEL GREVIN
A LAGNY-SUR-MARNE