The Project Gutenberg eBook of Les trente-six situations dramatiques

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Title: Les trente-six situations dramatiques

Author: Georges Polti

Release date: November 5, 2023 [eBook #72036]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France, 1895

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TRENTE-SIX SITUATIONS DRAMATIQUES ***

Les trente-six situations dramatiques,
par Georges Polti.

Gozzi soutenait qu’il ne peut y avoir que 36 situations tragiques. Schiller s’est donné beaucoup de peine pour en trouver davantage ; mais il n’en trouva pas même autant que Gozzi.

(Gœthe, Entretiens avec Eckermann.)

PARIS
ÉDITION DV « MERCVRE DE FRANCE »
15, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, 15

1895
Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR

La Théorie des Tempéraments (1889).
1 fr. »
(Voir, à ce sujet, lettre dans le Courrier du Soir du 1er septembre 1891.)
Notation des Gestes, avec dessin. (1892).
0 fr. 75

Il a été tiré des 36 Situations Dramatiques, outre 480 exemplaires sur papier teinté (à 3 fr. 50), 20 exemplaires sur Hollande (à 7 fr.) et 5 sur Japon Impérial (à 10 fr.).

A MADAME TOUTTAIN

ACCEPTE
CE GAGE DE RECONNAISSANCE
EN MÉMOIRE
DU GRAND MORT AIMÉ
QUI NOUS RELIE
DE TON FRÈRE, — DE MON PÈRE…

1er novembre 1894

G. P.

LES
36 Situations Dramatiques

Gozzi soutenait qu’il ne peut y avoir que 36 situations tragiques. Schiller s’est donné beaucoup de peine pour en trouver davantage ; mais il n’en trouva pas même autant que Gozzi.

(Gœthe, Entretiens avec Eckermann.)

36 situations seulement !

Cet énoncé qu’aucun renseignement n’accompagne, ni de la part de Gozzi, ni de celle de Gœthe ou de Schiller, et qui pose le problème sans le résoudre, avait de quoi tourmenter.

Car celui qui affirmait — me répétais-je toujours — par ce nombre restreint une loi si fortement synthétique, avait justement l’imagination la plus fantasque : ce Gozzi, c’était l’auteur de Turandot et du Roi Cerf, deux œuvres, or, presque sans analogues, l’une sur la situation de l’Énigme et l’autre sur les phases de la métempsycose ; c’était le créateur d’un système dramatique, du fiabesque, et, par lui, l’esprit arabe chez nous transfusé, ont pu naître Hoffmann, Jean-Paul Richter et Poe.

Encore l’exubérance du Vénitien m’aurait-elle, peut-être, fait douter, puisqu’une fois lancé ce chiffre de 36, il s’était tu…

Mais l’ardent et sévère kantien, Schiller, le prince des esthéticiens modernes et le maître du drame vraiment historique, ne s’était-il pas, à son tour, devant ce précepte, « donné beaucoup de peine » (et de la peine d’un Schiller !), y ajoutant ainsi pour nous l’autorité de sa critique puissante et de sa riche mémoire ? M’objectais-je alors, pour hésiter, le seul point commun aux deux poètes, un goût vif de l’abstrait, — Gœthe, antipode exact du systématisme, esprit d’observateur, et qui, sa vie durant, évolua, m’apparaissait, méditant encore l’obsédant sujet, — bien des années après la mort de Schiller, bien des années après leurs fécondes causeries, et à l’époque où s’achevait Faust, cette suprême combinaison des éléments les plus contrastés[1].

[1] C’est Gœthe qui le déclare : Je dois, dit-il, l’intrigue à Calderon, la vision à Marlowe, la scène du lit à Cymbeline, la chanson ou sérénade à Hamlet, le prologue au livre de Job. On peut y ajouter : le premier prologue imité des Hindous, la scène du trépied renouvelant les nécromancies épiques, la visite à la guenon, digne de Théocrite, de nombreux ressouvenirs picturaux (scène première issue de Rembrandt ; mimes de la promenade, de la taverne, du puits, d’origine flamande), la fin inspirée de Dante, etc., etc.

Je n’en savais, toutefois, pas plus long…

Seul, en France, Gérard de Nerval avait embrassé, un court instant, de ce point de vue si haut, l’ensemble des productions scéniques, dans un article de L’Artiste sur la Jane Grey de Soumet. Avec quel dandysme, malheureusement ! Ayant, à ses débuts, voulu savoir le chiffre des actions possibles au théâtre, il en trouva 24, raconte-t-il. Pas plus que ses devanciers, il ne nous dit lesquelles. En revanche, les bases qu’il fournit ne peuvent satisfaire. Recourant, en effet, à la classification caduque des péchés capitaux, il se voit, d’abord, forcé d’en éliminer deux, gourmandise et paresse, et, à peu près, un troisième, la luxure… « ce serait don Juan peut-être… » On ne saisit pas mieux ce que l’avarice a fourni comme énergie tragique, et je discerne mal pour la contexture entière du drame, une divergence marquée de directions entre l’orgueil (l’esprit de tyrannie, sans doute) et la colère, à moins de n’admettre que leurs manifestations les plus opposées, et de risquer, à ce coup, de confondre celles de la colère avec celles de l’envie. Aussi bien eût fait Labrunie de conserver l’ex-huitième péché, la tristesse, qui lui aurait été utile, vis-à-vis de Manfred par exemple. Plus loin, le meurtre, désigné comme un facteur pour obtenir, en l’unissant tour à tour à chacun des autres, plusieurs des données, ne peut être accepté comme tel, puisqu’il est le commun accident, possible dans toutes, et le plus fréquent qui s’y produise. Enfin, le seul titre nommé par Nerval, Rivalité de reine et de sujette, ne convient, on le constatera, qu’à une sous-classe de l’une non pas des 24, mais des 36 situations dramatiques[2].

[2] J’ai remplacé le mot « tragique » de l’épigraphe par celui de « dramatique ». Les familiers de Gœthe savent que pour lui (qui fut un des « classiques » allemands) les deux termes sont synonymes dans ce passage. Du reste, nous allons le constater, nos drames ne possèdent pas de situations différentes de celles des tragédies, ni des « pièces », mais ils en enchevêtrent en général plusieurs, que déjà la tragédie dite implexe déroulait successivement.

Outre Nerval pourtant, personne plus n’a touché, à la manière si vraiment technique qu’on devine chez Gozzi, aux secrets de l’invention, et j’aperçois seulement, dans un ordre d’idées, quoique analogue, bien éloigné : la célèbre théorie de M. Sarcey sur la scène à faire, théorie en général très mal comprise d’une époque que le didactisme, c’est-à-dire la réflexion artistique, épouvante ; — des notes intimes de M. Dumas qui furent publiées contre son gré, si mes souvenirs d’enfant sont fidèles, il y a quelques années par le Temps et qui donnaient ce double schéma de Corneille et de Racine, pour le premier une héroïne disputée par deux héros, pour le second un héros disputé par deux héroïnes ; — et, en dernier lieu, des travaux, çà et là, de M. Valin sur la composition…

Et c’est tout, absolument tout.

… Enfin, — pour abréger, — je retrouvai les 36 situations, telles que dut les posséder Gozzi, et telles qu’on les retrouvera plus loin ; car ce fut bien, ainsi qu’il l’avait indiqué, 36 catégories que je dus créer afin d’y répartir convenablement les innombrables œuvres melpoméniennes. Ce nombre n’a rien cependant, je me hâte de le dire, de cabaliste ni de mystique ; on pourrait à la rigueur en choisir un légèrement plus ou moins élevé ; mais je considère celui-là comme le plus vraisemblable. Je m’abstiendrai d’exposer aucune des soixante et quelques théories que, pour ma distraction personnelle, j’ai esquissées dans le dessein d’aboutir par voie inverse, déductive, au précepte gozzien : ces exercices d’imagination sont parfois agréables, mais ils finissent le plus souvent par ruiner ce qu’ils prétendaient établir ; toute théorie s’écroulant à son tour, — tandis qu’une observation, un canon esthétique demeurent.

Or, à ce fait de déclarer qu’il n’y a pas plus de 36 situations dramatiques, va s’attacher un singulier corollaire, à savoir qu’il n’y a, de par la vie, que 36 émotions. Ainsi, 36 émotions au maximum, voilà la saveur de l’existence ; voilà ce qui va et vient sans relâche, ce qui remplit l’histoire comme des flots la mer et ce qui en est la substance, puisque c’est celle de l’humanité, dans les ténèbres des bois africains comme « Sous les Tilleuls » ou aux lueurs électriques du Boulevard, et l’était dès l’âge des corps à corps avec le lion des montagnes, et la sera, indubitablement, aux plus infinies distances du futur ; puisque, de ces 36 émotions, — pas une de plus, — nous colorons, non ! nous comprenons ce qui nous est étranger, jusqu’à la vie végétale et au mécanisme cosmique, — et que d’elles sont et seront à jamais construites nos théogonies et nos métaphysiques, tant de chers « au-delà ! »… 36 situations, 36 émotions, pas une de plus.

Il est donc compréhensible que ce soit devant la scène, où se mélangent infatigablement ces 36 émotions, qu’un peuple arrive à naître à la définitive conscience de lui-même ; aussi les Grecs commençaient-ils leurs villes par les bases d’un théâtre. Il est également naturel que, seules, les très grandes et complètes civilisations aient présenté une conception dramatique particulière et que, réciproquement, une de ces conceptions nouvelles doit être révélée à chaque évolution de la société[3] ; d’où l’obscure et fidèle attente de notre siècle devant les cénotaphes d’un art qui, depuis longtemps et pour des raisons, paraît-il, commerciales, ne s’y trouve, à proprement dire, plus.

[3] M. Strindberg, dans le Magazin de janvier 1892, n’est pas, cependant, de cet avis, parce qu’il a constaté que les plus grands centres commerciaux et de culture philosophique, tels que Londres et les cités allemandes, ne possèdent pas de théâtre vraiment original. Mais à mon tour, persuadé qu’aucune de ces villes n’a en réalité l’activité intellectuelle du Londres shakespearien ou du Weimar de Gœthe, je dénie aux spéculations, tant commerciales que philosophiques, l’honneur d’être les signes absolus de la civilisation. Les républiques italiennes de la Renaissance eurent d’heureux rivaux de commerce dans les Ottomans ; le Paris du XIIe siècle en eut dans la hanse rhénane, Rome antique dans Carthage, Athènes dans Corinthe. Florence fut peu philosophique ; elle eût été plutôt théologique et fut surtout politicienne : elle eut son théâtre. De même pour le Paris ogival ; de même pour Rome ; de même pour Athènes. Car elle est bien absurde la tradition tenace qui fait d’Athènes la patrie de la philosophie : Ioniens et Éléates, cette « gauche » et cette « droite » éternelles de l’antagonisme des métaphysiciens, étaient des Asiatiques ; dans l’île orientale de Samos naquit Pythagore, et Cypriote était Zénon, — ces deux plus solides moralistes pratiques ; Aristote, né sur les confins de la Macédoine, s’explique uniquement comme le « lemme » historique d’Alexandre devant Hellas ; la Grande Grèce, c’est-à-dire l’Italie méridionale et molle, était fertile en philosophes. Mais, si dans Athènes nous avons une fois compté Platon, qui fut esclave et s’imbut d’orientalisme, Socrate qui n’a même pas le visage d’un Grec ni même d’un Méditerranéen, puis Antisthène et Épicure, qui rééditèrent simplement, l’un avec charlatanisme, l’autre avec érudition, les doctrines ioniennes, il ne nous reste plus un philosophe à mettre à la charge de la ville tragique, religieuse et démocratique qui, d’instinct, haïssait les philosophes et, comme on dit, les « persécuta ».

Il résulte enfin de là qu’après avoir concentré ces « points de vue » du théâtre comme dans un panorama, nous allons y voir circuler, en quelque sorte, l’essentiel cortège de notre race : dans leurs costumes caractéristiques et bigarrés, Bacheliers chinois pinçant de leurs mandores, Rois hindous sur leurs chars, Héros nus d’Hellas, Chevaliers légendaires, Aventuriers de cape et d’épée, Damis aux longues perruques blondes, Nymphes étincelantes de pierreries, Agnès aux paupières frangées, chastes Vierges athénaïennes, grandes Impudiques de l’adultère et de l’inceste, hiératiques Confidents et Confidentes, Compères s’esclaffant, Apothicaires, Gourous de la cause religieuse grotesques interprètes, Satyres sautillant sur leurs jambes de bouc, laids Esclaves, Diables rouges à cornes vertes, bégayants Tartaglias, Graciosos farcis d’anecdotes, Clowns shakespeariens, Bouffons hugolesques, Théoriciens à « queues-de-pie » se réchauffant au bord de la rampe, précédés de gongs les Magistrats, Ascètes bouddhiques immobiles, Péris, Sacrificateurs en robes blanches, Martyrs dont l’auréole brille, Alcades, Ulysses trop habiles, Jeunes hommes purs, Fous sanglants, épouvantables Rakchasas, Messagers dispersant aux vents du ciel les calamités, Chœurs pleins de nostalgie, Prologues symboliques, oui, la voilà rassemblée, notre humanité, et s’agitant à son plus ardent période de fièvre, — mais toujours présentant quelqu’une des faces du prisme que posséda Gozzi.

Ces 36 faces, que j’ai entrepris de reconstituer, doivent être, par conséquent, fort évidentes et n’avoir rien d’utopique. De quoi nous ne serons persuadés qu’après les avoir vues se répéter, avec une aussi invariable netteté, dans toutes les époques et dans tous les genres. Le lecteur ne trouvera, il est vrai, dans mon exposé très sommaire, qu’un millier[4] d’exemples cités, desquels environ 800 empruntés à la scène ; mais j’ai compris dans ce nombre les œuvres les plus dissemblables et les plus célèbres, celles dont les autres ne sont guère que de plus ou moins habiles ou voulues mosaïques. C’est ainsi qu’il y verra les principaux drames de la Chine, des Indes, de Judée ; puis, — cela va de soi, — le théâtre grec. Seulement, au lieu de nous en tenir aux 32 tragédies classiques, nous mettrons à profit ces travaux de l’hellénisme, malheureusement enfouis dans leur latin pour l’indolence du public d’aujourd’hui, et qui permettent de reconstituer, dans leurs grandes lignes, des centaines de chefs-d’œuvre, quelques-uns plus étonnants que ceux que nous admirons, et tous offrant, dans l’ombre où on les relégua, l’intégrale fraîcheur du beau non dévoilé. Ensuite, laissant de côté, pour l’instant, une indication détaillée des mystères persans et médiévistes, lesquels d’ailleurs dépendent à peu près sans exception de deux ou trois situations, et qui attendent une étude très particulière, nous parcourrons les auteurs espagnols, nos classiques français, les Italiens et le renouvellement romantique depuis le Cycle shakespearien, par l’Allemagne, jusque chez nous et dans le reste de la littérature moderne. Et nous aurons éprouvé d’une façon, il me semble, définitive cette théorie des 36 situations, quand nous l’aurons, après cela, mise en contact avec la production théâtrale d’une période récente de dix années (soit : 1881-90). — Deux cents exemples environ seront ensuite pris dans les genres littéraires voisins du dramatique : roman, épopée, histoire, et dans la réalité.

[4] Ce qui fait cinq à six mille personnages à faire évoluer sous ses yeux, travail de tactique déjà terrible dans un espace aussi restreint.

Car cette exploration peut et doit être poursuivie, pour donner des résultats, sur nature : je veux dire par là en politique, aux tribunaux, dans la vie quotidienne. Je ne puis aujourd’hui qu’indiquer au chercheur, s’il veut descendre jusqu’aux moindres nuances, les patientes nomenclatures qui en sont dressées par les ouvrages de casuistique brahmaniques et chrétiens ; veut-il au contraire s’élever, en méditant les résultats presque immuables, aux principes mêmes, il les retrouvera, un peu épars, mais lucidement dégagés, dans le code, ce livre de chevet pour l’écrivain scénique… Au milieu de ces investigations, la présente étude lui paraîtra bientôt une sorte d’introduction à un intarissable, un merveilleux cours où conflueraient momentanément, dans leur primordiale unité, histoire, poésie gnomique, écrits moralistes (et a-moralistes), humorisme, psychologie, droit, épopée, roman, conte, fable, mythe, prophétie, proverbe… et qui s’appellerait quelque chose comme le Cours de l’Existence…

Il nous est du moins loisible d’observer dès ici, du haut de notre théorie, mainte question, pour nous capitale :

Quelles sont les situations dramatiques négligées par notre époque, si fidèle en revanche à ressasser les mêmes, peu nombreuses ? Quelles sont au contraire les plus usitées ? Quelles les plus négligées et quelles les plus usitées de chaque époque, genre, école, écrivain ? Les raisons de ces préférences ?… Interrogations identiques devant les classes et sous-classes des situations.

D’un tel examen (il n’y faut que patience), d’abord va ressortir la liste des combinaisons (situations et classes ou sous-classes d’icelles) actuellement en friche, et qui restent encore à exploiter par conséquent pour l’art contemporain ; et, deuxièmement, comment cette adaptation peut se faire : à savoir par l’application des mêmes moyens qui ont servi naguère pour rajeunir les premières données. Chemin faisant, il nous arrivera encore de relever, à l’intérieur de telle ou telle de ces 36 catégories, un cas unique, — sans parenté immédiate, produit de quelque inspiration vigoureuse, et dont aucune des 35 sœurs ne contient l’analogue. Mais, en déterminant alors avec soin le degré exact qui convient à ce cas parmi les sous-classes de la Situation à laquelle il appartient[5], nous pourrons constituer ensuite, dans chacune des 35 autres, une sous-classe symétrique à celle-là : ainsi seront créées 35 intrigues générales absolument vierges. Celles-ci donneront, pour peu qu’on se plaise à les traiter d’après le goût des innombrables écoles passées et présentes, — 35 séries de « pastiches originaux » ; et, en outre, 35 scénarios nouveaux, d’une figure, certes, autrement imprévue que la plupart de nos drames, inspirés soit de livres, soit d’une réalité qui, vue à la clarté d’anciennes lectures, révélait à la vue leurs seuls reflets, tant que, parmi son obscur labyrinthe, nous n’avions pas, pour nous guider, le précieux fil avec Gozzi disparu.

[5] J’indique à la fin de ce travail comment on doit s’y prendre pour subdiviser n’importe laquelle des 36 situations.

Puisque nous l’avons, déroulons-le.

Ire SITUATION
Implorer

(Le titre technique, formé des éléments dynamiques indispensables, serait : Un Persécuteur, un Suppliant et une Puissance indécise.)

On trouvera, parmi la collection d’exemples que j’offre, trois nuances. Dans la première, la « Puissance indécise » est un personnage distinct qui délibère : doit-il céder, prudent et inquiet pour ceux qu’il aime, devant la menace du persécuteur ou bien, généreusement, à la prière du faible ?… Dans la seconde nuance, — au moyen d’une contraction analogue à celle qui fait du syllogisme l’enthymème des rhéteurs, ou, si l’on veut, au moyen de la même différence qui existe entre la balance, classique emblème du cas précédent, et le peson, emblème de celui-ci, — cette « Puissante indécise » n’est plus qu’un attribut du « Persécuteur », une arme dans sa main encore suspendue : sa colère ou sa piété vont-elles répondre ? écoute ! grâce !… Au contraire, dans la troisième nuance, l’élément « Suppliant » se dédouble en « Persécuté » et « Intercesseur » ; et ce n’est plus entre trois ni deux, mais entre quatre acteurs principaux que se joue l’action.

Ces trois nuances (A, B, C) se divisent comme il suit :

A 1 — Fugitifs implorant un puissant contre leurs ennemis. — Exemples entiers : les Suppliantes et les Héraclides d’Eschyle, les Héraclides d’Euripide, le Minos de Sophocle. Cas où le fugitif est coupable : Oiclès et Chrysès de Sophocle, les Euménides d’Eschyle. Exemple fragmentaire : le 2e acte du Roi Jean de Shakespeare. Exemples ordinaires : scène du protectorat dans les colonies.

2 — Implorer assistance pour accomplir un pieux devoir interdit. — Ex. entiers : les Éleusiniennes d’Eschyle et les Suppliantes d’Euripide. Ex. historique : l’enterrement de Molière. Ex. ordinaire : dans une famille divisée de croyances, l’enfant a recours au parent coreligionnaire pour pratiquer son culte.

3 — Implorer un asile pour mourir. — Ex. ent. : Œdipe à Colone. Ex. fragm. : la mort de Zineb, dans Mangeront-ils ? de Hugo.

B 1 — Un naufragé demande hospitalité. — Ex. ent. : Nausicaa et les Phéaciens de Sophocle. Ex. fragm. : le 1er acte des Troyens de Berlioz.

2 — Chassé par les siens qu’on déshonora, implorer la charité. — Ex. : les Danaès d’Eschyle et d’Euripide ; Acrisius de Sophocle ; Alopé, Augé et les Crétoises d’Euripide. Ex. ordinaires : une bonne part des quinze à vingt mille aventures qui, chaque année, aboutissent au bureau des Enfants-Assistés. — Cas spécial de l’enfant recueilli : — début du Rêve de Zola.

3 — Chercher sa guérison, sa libération, son pardon, une expiation : — Philoctète à Troie de Sophocle, les Mysiens d’Eschyle, Télèphe d’Euripide, les Champairol (M. Fraisse, 1884). Ex. historique : Barberousse pénitent. Ex. ordinaires : recours en grâce, confession dans le catholicisme, etc.

4 — Solliciter la reddition d’un corps, d’une relique : — Les Phrygiens d’Eschyle. Ex. histor. : ambassades des Croisés aux musulmans. Ex. ordinaires : réclamation des cendres d’un grand homme enseveli à l’étranger, du corps d’un supplicié ou d’un parent mort à l’hôpital. — A noter que les Phrygiens et le XXIVe chant de l’Iliade qui les a inspirés forment transition vers la situation XII (Vaincre un refus).

C 1 — Supplier un puissant pour des êtres chers : — Ex. ent. : Esther ; fragmentaire : « celle qui fut Gretchen » au dénouement de Faust ; historique : Franklin à la cour de Louis XVI. — Ex. symétrique à A 3 : les Propompes d’Eschyle.

2 — Supplier un parent en faveur d’un autre parent : — Eurysacès de Sophocle.

Eh bien, nul n’a plus songé, ou peu s’en faut, à cette 1re situation dans le théâtre moderne ; sauf de la nuance C 1 (proche du culte poétique et doux de la Vierge et des Saints), il n’en existe aucun exemple pur, sans doute parce que les modèles antiques en étaient disparus ou peu fréquentés, et surtout que, Shakespeare, Lope ni Corneille n’ayant eu le temps de transformer à son tour ce thème selon l’idéal de complexité extérieure, particulier au goût nouveau, les successeurs de ces grands hommes auront trouvé ce 1er sujet trop nu pour leur siècle. Comme si une donnée était nécessairement plus simple qu’une autre ! comme si toutes celles qui ont lancé depuis, sur notre scène, leurs innombrables rameaux, n’avaient pas commencé par montrer la même simplicité vigoureuse dans leur tronc !

… C’est du moins par notre prédilection du complexe que je m’explique la grâce dont a bénéficié la seule nuance C, — où, d’une façon naturelle, une 4e figure (d’essence, malheureusement, quelque peu parasite et monotonisante), l’« Intercesseur », s’ajoutait à la trinité Persécuteur-Suppliant-Puissance.

De quelle variété, cependant, cette trinité n’est-elle pas susceptible ! Le Persécuteur… un ou multiple, volontaire ou inconscient, avide ou vindicatif, et déployant le subtil réseau de la diplomatie ou se révélant sous le formidable appareil des plus grandes dominations contemporaines ; le Suppliant… éloquent ou auxiliaire naïf de son propre ennemi, juste ou coupable, humble ou grand ; et le Puissant… soit neutre, soit gagné à l’une ou à l’autre des parties, environné peut-être des siens que le danger effraye et inférieur en forces au Persécuteur, peut-être trompé à des apparences de droit, obligé peut-être de sacrifier quelque haute conception, tantôt raisonneur, tantôt sensible, ou bien vaincu par une de ces conversions à la Dostoïewsky et abandonnant les erreurs qu’il croyait vérités, sinon la vérité qu’il croit erreur, en un foudroiement final… Nulle part, certes, les vicissitudes du pouvoir (arbitral, tyrannique, renversé), — les superstitions qui accompagnent le doute, — d’un côté les soubresauts de la conscience populaire, d’un autre l’anxiété d’attendre, — les désespoirs et leurs blasphèmes, — l’espérance, jusqu’au dernier souffle, vivace, — la brutalité aveugle du fait réveilleur — que sais-je !… ne peuvent se condenser et éclater avec autant de force que dans cette première situation, de nos jours méconnue… L’enthousiaste sympathie que la France a ressentie durant la moitié de ce siècle pour la Pologne, celle qu’elle a manifestée, en tant de circonstances, à l’Écosse, puis à l’Irlande, trouveraient ici leur expression tragique ; le cri d’humanité avec lequel ce prêtre, au massacre de Fourmies, a rallié à l’Église une fraction de la France révolutionnaire, — le culte des morts, cette dernière, primitive et la plus indestructible forme du sentiment religieux, — l’agonie, drame qui nous attend tous, l’agonie se traînant vers un coin d’ombre comme une bête forcée, — et ce profondément humilié désir de l’homme qu’un meurtre a privé de ce qu’il avait de plus cher, supplication misérable, à deux genoux, qui fit pleurer même, en sa sauvage rancune, le dur Achille et lui fit oublier son serment, — eh quoi ! toutes ces fortes émotions, d’autres encore, sont dans cette situation première, elles ne sont pleinement que là, — et notre art oublie cette situation…

IIe SITUATION
Le Sauveur

(Techniquement : Infortuné — Menaçant — Sauveur)

… La réciproque, en quelque sorte de la Ire, où le faible se réfugiait auprès d’une puissance indécise, tandis que c’est, à présent, au-devant du faible, sans espoir, le Protecteur inattendu qui, de lui-même, se dresse subitement.

A — Condamné, voir apparaître un sauveur chevaleresque : — Andromèdes de Sophocle, d’Euripide et de Corneille. Ex. fragm. : 1er acte de Lohengrin, 3e acte du Tancrède de Voltaire, rôle du patron généreux dans Boislaurier (M. Richard, 1884. Ce dernier exemple et le suivant montrent particulièrement l’honneur du faible en jeu). Ex. hist. : Daniel et Suzanne ; divers exploits de la chevalerie. Ex. ord. : l’assistance judiciaire. Le dénouement de Barbe-Bleue (la parenté s’y ajoute, sous la condition la plus normale, celle de frères défendant leur sœur, et grandit le pathétique par un moyen des plus simples, mais oublié des dramaturges).

B 1 — Être remis sur le trône par ses enfants (voir la donnée « Retrouver ») : — Égée et Pélée de Sophocle, Antiope d’Euripide. Ces enfants ont été jadis abandonnés dans : Athamas I et Tyro de Sophocle aussi (ce goût du futur auteur d’Œdipe à Colone pour les fables où l’Enfant joue ainsi un rôle de sauveur et de justicier ne forme-t-il pas un assez amer contraste avec le sort qui attendait le poète dans son ultime vieillesse ?).

2 — Être secouru par des amis ou des étrangers recueillis : — Œnée, Iolas, Phinée de Sophocle. Ex. fragm. : 2e partie d’Alceste d’Euripide. — Être protégé par l’hôte qui donna asile : — Dictys d’Euripide.

Rien qu’à parcourir ces subdivisions, on aperçoit ce que nos écrivains auraient dû tirer de la IIe des données. Elle doit être, franchement, quelque peu attrayante, pour qu’une fois de plus l’humanité l’ait choisie, cette histoire du Sauveur, il y a deux mille ans bientôt, et depuis lors ait tant souffert, aimé, pleuré, à chacun des souvenirs qui lui en reviennent. Cette Situation, c’est aussi la Chevalerie, l’héroïsme si original et individuel du moyen-âge ; — et c’est la Révolution française devant les peuples ! Malgré cela, l’art, si l’on excepte l’aristophanerie de Cervantès et l’éblouissant et unique éclair jailli de l’armure d’argent de Lohengrin, l’art, à peine encore, y songea…

IIIe SITUATION
La Vengeance poursuivant le crime.

(Techniquement : Vengeur — Coupable)

La vengeance est une joie divine, dit l’Arabe ; et elle fut celle plus d’une fois, en effet, du Tout-Puissant d’Israël. Les deux poèmes homériques se dénouent chacun par une enivrante vengeance, de même que la légende des Pandavas, à l’orient des littératures ; pour les races latine et espagnole, c’est le plus satisfaisant spectacle toujours que celui de l’individu capable de se faire justice légitime, encore qu’illégale. Tant il est vrai que vingt siècles de christianisme, après cinq siècles de socratie, n’ont pu substituer à cette base de l’honneur le pardon. Et ce dernier, même sincère (chose rare !), qu’est-il, — sinon la subtile quintessence de la vengeance, sur terre, en même temps que la réclamation d’une espèce de wergeld, vis-à-vis du ciel ?

A 1 — Venger un ascendant assassiné : — La Chanteuse (drame chinois anonyme), la Tunique confrontée (de la courtisane Tchang-koué-pin), les Argiens et les Épigones d’Eschyle, Alétès et Érigone de Sophocle, les deux Foscari de Byron, Attila de Werner, le Crime de Maisons-Alfort (M. Cœdès, 1881. La vengeance en ces deux derniers cas, ainsi que pour le sujet suivant, s’accomplit par la fille et non le fils). — Ex. romanesque et ordinaire : Colomba de Mérimée ; la plupart des vendette. Dans le Prêtre (M. Buet, 1881), la lutte psychologique entre le pardon et la vengeance est spécialement représentée.

2 — Venger un descendant assassiné : — Nauplius de Sophocle. La fin de l’Hécube d’Euripide. Ex. épique : Neptune poursuivant Ulysse à cause de la cécité de Polyphème.

3 — Venger un descendant déshonoré : — Le meilleur alcade, c’est le Roi (Lope de Véga), l’Alcade de Zalaméa (Calderon). Ex. hist. : la mort de Lucrèce.

4 — Venger épouse ou époux assassiné : — Pompée de Corneille. Ex. contemporain : les tentatives de Mme Vve Barrême.

5 — Venger épouse déshonorée ou que l’on tenta de déshonorer : — Ixions d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ; les Perrhœbides d’Eschyle. Ex. historique : le lévite d’Ephraïm. — Même cas, où l’épouse n’a été qu’insultée : — la Chevelure renouée de Bhatta Naragma, les fils de Pandou outragés de Radjasekhara. Ex. ord. : un bon nombre de duels.

6 — Venger sa maîtresse assassinée : — Aimer après la mort (Calderon), Amhra (M. Grangeneuve, 1882), Simon l’enfant trouvé (M. Jonathan, 1882).

7 — Venger son ami assassiné, tué : — Les Néréides, d’Eschyle. Ex. contemporain : Ravachol. — Cette vengeance est perpétrée sur la maîtresse du vengeur : — La Casserole (M. Méténier, 1889).

8 — Venger sa sœur séduite : — Clavijo de Gœthe, les Bouchers (Icres, 1888), la Casquette au père Bugeaud (M. Marot, 1886). Ex. romanesques : la Kermesse rouge dans le recueil de M. Eekhoud, la fin du Disciple de M. Bourget.

B 1 — Se venger d’avoir été dépouillé sciemment : — La Tempête de Shakespeare (et l’opéra qui en est issu en 1889). Ex. contemp. : Bismarck dans sa retraite de Varzin.

2 — Se venger d’avoir été dépouillé parce que disparu : — Les Joueurs d’osselets et Pénélope d’Eschyle, le Repas des Achéens de Sophocle.

3 — Se venger d’avoir été assassiné : — Le ressentiment de Te-oun-go par Kouan-han-king. Même cas et sauver, à la fois, un être aimé d’une erreur judiciaire : La Cellule no 7 (M. Zaccone, 1881).

4 — Se venger d’une fausse accusation : — Les Phrixus de Sophocle et d’Euripide, Monte-Cristo de Dumas, la Déclassée (M. Delahaye, 1883), Roger-la-Honte (M. Mary, 1881).

5 — Se venger d’un viol : — Térée de Sophocle, les Cenci de Shelley (parricide pour punir et faire cesser l’inceste).

6 — Se venger d’avoir été dépouillé des siens : — Le Marchand de Venise, un peu Guillaume Tell, et (en rentrant dans l’« Adultère ») le triomphe de M. Armingaud.

7 — Trompé, se venger sur tout un sexe : — Jack l’Éventreur (MM. Bertrand et Clairian, 1889) ; héroïnes fatales des romans et pièces « second Empire » : l’Étrangère, etc. Cas symétrique appartenant à la nuance A : — le mobile, peu vraisemblable, de la corruptrice du Possédé de Lemonnier.

Elle offre une première apparition ici du personnage grimaçant qui forma clef de voûte au drame noir et extraordinaire, — du « traître ». Dès le début de notre troisième donnée, nous aurions pu les évoquer à chaque pas, ce traître et sa politique profonde qui fait parfois sourire : don Salluste présidant à Ruy-Blas, Iago à Othello, Guanhumara aux Burgraves, Homodei à Angelo, Mahomet à la tragédie de ce nom, Léontine à Héraclius, Maxime à la Tragédie de Valentinien, et à celle d’Aétius, Émire à Siroès, Ulysse aux Palamèdes grecs.

Si remaniée qu’ait été de nos jours la IIIe Situation, maint cas ancien attend son rajeunissement ; et surtout d’innombrables lacunes persistent : en effet, parmi les liens qui peuvent unir le « Vengeur » à la « Victime », plus d’un degré de parenté fut omis, ainsi que la majorité des attaches sociales ou contractuelles ; la liste des torts qui peuvent provoquer ces représailles est bien loin d’être épuisée, comme on s’en assurera en énumérant les variétés de délits possibles contre les personnes et les propriétés, les nuances d’opinions et de partis, et les diverses manières dont s’accommode une insulte ; enfin combien et quelles sortes de relations existent, d’autre part, entre le « Vengeur » et le « Coupable » ! Et il ne s’agit jusqu’à présent que des prémisses de l’action.

Que l’on y mette, maintenant, toutes les allures, lentes ou foudroyantes, tortueuses ou directes, sûres ou éperdues, que va prendre le châtiment, les mille ressources dont il dispose (car, recuit en son désir concentré, il se choisit les plus chatoyants effets), puis les points qu’il peut viser, de sa meurtrière ; ensuite les obstacles qui surgiront du hasard ou de la défensive… Introduisez les figures secondaires, allant chacune à son but, comme dans la vie, s’entre-croisant, et croisant le drame…

J’estime assez le lecteur pour ne pas développer davantage.

IVe SITUATION
Venger proche sur proche

(Souvenir de parent victime — Parent vengeur — Parent coupable)

Au moyen de l’énergie âpre de la situation qui précède, augmenter l’horreur de la XVIIe (« Découvrir le déshonneur des siens »), c’est créer l’action présente, — laquelle s’enferme dans la vie privée, devenue un enfer pire que le cachot du Puits et du Pendule d’Edgar Poe. L’atrocité en est telle que la foule, terrifiée, n’ose intervenir ; elle semble assister, de loin, à quelque scène démoniaque, se silhouettant dans une maison en flammes.

… Et la foule des dramaturges semble ne pas oser, non plus, intervenir pour modifier une fois la tragédie grecque, telle quelle depuis trente siècles d’épouvante…

A nous il est facile, du haut de la « plateforme » retrouvée après le mot de Gozzi, de supputer les variations infinies à écrire, — en multipliant les combinaisons que nous venons de voir pour la IIIe donnée par celles que nous produira la XVIIe.

Mais d’autres germes de fécondité nous arrivent à leur tour avec les circonstances qui auront déterminé le justicier à agir ; ce serait un désir spontané chez lui (motif le plus simple) ; — la volonté de la victime agonisante ou du mort mystérieusement apparu ; — un serment imprudent ; — le devoir professionnel (quand le Vengeur est magistrat, etc.) ; — la nécessité de sauver d’autres parents, un être aimé (c’est ainsi que Talien a vengé les Dantonistes) ou ses concitoyens ; — l’ignorance de la parenté qui rattache le « Vengeur » au « Coupable »… Il y aurait encore le cas où cet acte du Vengeur frapperait le Proche criminel, sans que le Vengeur le reconnût (dans une salle sombre, je suppose). Il y aurait le cas où ce prétendu acte de vengeance ne serait que le résultat d’une erreur : le Parent dit coupable serait découvert innocent, et le pseudo-Exécuteur, trop stoïque, apprendrait qu’il n’est qu’un criminel détestable. Il y aurait…

On a traité :

A 1 — Venger son père sur sa mère : — Les Choéphores d’Eschyle, les Électres de Sophocle, d’Euripide, d’Attilius, de Q. Cicéron, de Pradon, de Longepierre, de Crébillon, de Rochefort, de Chénier et l’opéra de Guillard, les Orestes de Voltaire et d’Alfieri ; puis les Épigones de Sophocle, les Eriphyles de Sophocle et de Voltaire ; et enfin Hamlet, où se reconnaît si bien la méthode constante dont le poète rajeunissait ses sujets : par un changement presque antithétique des caractères et du milieu.

2 — Venger sa mère sur son père : — Zoé Chien-Chien (M. Matthey, 1881), où le parricide s’équilibre d’une passion incestueuse et se perpètre par la fille au lieu du fils. Saluons, en passant, cet unique effort original de notre drame devant la Situation IV.

B — Venger ses frères sur son fils (mais sans préméditation et presque en tombant dans la donnée « Imprudence ») : — Atalante d’Eschyle et Méléagre de Sophocle.

Sur 20 œuvres, 18 donc de la même nuance, 17 de la même sous-nuance, 13 sur le même sujet. Deux nuances et une sous-nuance en tout d’employées. Amusons-nous seulement à compter celles qu’on oublia :

Le père du justicier sera vengé par celui-ci sur son propre frère. Sur sa sœur. Sur sa maîtresse (ou sur son amant, car chacun des cas ci-énumérés se dédouble, selon le sexe du vengeur). Sur sa femme (ou son mari). Sur le propre fils du justicier. Sur sa fille. Sur son oncle paternel. Sur son oncle maternel. Sur sa tante paternelle. Sur sa tante maternelle. Sur son grand’père paternel, ou maternel ; sur sa grand’mère paternelle, ou maternelle. Sur son frère utérin, sur sa sœur utérine, etc. Sur tel allié de la famille (beau-frère, belle-sœur, etc.) ou collatéral. — Cette cinquantaine de variations dont une vingtaine au moins sont pathétiques se répétera successivement pour chacun des cas : venger un frère, une sœur, un époux, un fils, un aïeul, et ainsi de suite.

On fera, pour changer, assouvir ces vindictes, non sur la personne du coupable, mais sur un être qui lui soit cher (c’est de cette manière que Médée et Atrée frappèrent Jason et Thyeste sur les enfants de ceux-ci) ; des objets insensibles, quelquefois, tiennent aussi lieu de victimes.

Ve SITUATION
Traqué

(Châtiment — Fugitif)

La IIe situation était la réciproque de la Ire ; la situation traqué représente aussi une transposition au passif des IIIe et IVe et de toutes celles, en somme, où un danger poursuit une tête. Pourtant une démarcation reste creusée : dans Traqué l’élément sévisseur se tient au second plan ou n’en n’occupe, voire, aucun, pouvant être invisible, abstrait… Seul, le Fugitif nous intéresse, parfois innocent, toujours excusable ; car la faute, — s’il y en eut une — ainsi reculée dans le vague antérieur, apparaît fatale, acquise ; nous ne la discutons plus ni ne la reprenons, ce serait oiseux, mais sympathiquement nous en subissons les conséquences avec notre héros, qui n’est plus, quel qu’il soit, qu’un Homme en danger, c’est-à-dire un de notre parti, de notre bande, un moi. On se souvient de la vérité jetée à la face des hypocrisies par Wolfgang Gœthe : qu’ayant chacun en nous, à l’état de puissance, tous les crimes qui se commirent jamais, il ne s’en produit pas un qu’il ne nous soit loisible d’imaginer, très bien, accompli par nous-mêmes. Nous nous sentons, on dirait, complices des pires attentats. Ce qui s’explique d’ailleurs en pensant que nous en avons de bien autres parmi la ligne de nos hérédités ; et la valeur d’une vertu consisterait, peut-être, dans ce blasement d’instruite devant les fautes qui lui font antithèse ; auquel cas, hérédité et milieu, loin d’être des fatalités oppressives, deviendraient les germes de la sagesse qui, la satiété venue, en triomphe : voilà pourquoi le génie (non plus une névrose, mais l’inattendue victoire sur les névroses) naîtrait surtout dans des familles qui lui transmirent l’expérience de la folie ou parmi des malheureux qui lui en montrèrent, dans leur destruction mentale, l’anatomie entière. C’est à acquérir d’une façon moins coûteuse cette expérience de l’erreur et des catastrophes, c’est à en évoquer vivement pour mieux dire les innombrables souvenirs qui dormaient dans notre sang, afin d’en purifier à force de répétitions et y accoutumer nos âmes ombrageuses, que paraît correspondre le besoin d’une littérature à personnages et à émotions ; comme la musique, elle finit, exorcisme divin, par « adoucir les mœurs » et nous douer de cette force dans le sang-froid, base de toute vertu…

— Le caractère d’isolement, propre à la situation V donne une singulière unité à l’action et un champ très net pour l’observation psychologique ; la variété des décors et le romanesque des évènements n’y font non plus défaut.

A — Traqué par la justice pour brigandage, politique, etc. : — Louis Pérez de Galice et la Dévotion à la Croix de Calderon, les Brigands de Schiller. Ex. historique : les conventionnels proscrits ; la duchesse de Berry. Ex. roman. : Rocambole, romans de Gaboriau. Ex. ord. : histoires de police.

B — Poursuivi pour une faute d’amour : — Très injustement : Indigne ! (M. Barbier, 1884) ; — d’une façon plus juste : Don Juan de Molière et Le Festin de Pierre de Th. Corneille (sans parler des œuvres de Tirso de Molina, Tellez, Villiers, Sadwell, Zamora, Goldoni, Grabbe, Zorilla, Dumas père, etc.) ; — pour des raisons très justes : Ajax Locrien de Sophocle. Ex. ordinaires : depuis les mariages imposés aux séducteurs jusqu’aux rafles policières sur les trottoirs.

C — Héros en lutte contre une puissance : — C’est le Prométhée enchaîné d’Eschyle, le Laocoon de Sophocle ; puis le rôle de Porus dans les Alexandres de Racine et de Métastase, Nicomède, Gœtz de Berlinchingen, en partie Egmont, Caton de Métastase, Adelghis de Manzoni et un côté de son Comte de Carmagnola, la mort d’Hector au fond de ce Troïlus et Cressida, où Shakespeare se posait déjà, d’une attitude si significative, en contre-pied d’Homère ; c’est de nos temps Nana-Sahib de Richepin (1883), Édith (M. G. Bois, 1885), et la tétralogie des Nibelungen ; c’est l’Ennemi du Peuple.

D — Un pseudo-fou en lutte contre un aliéniste iagique[6] : — La Vicomtesse Alice (M. Second, 1882).

[6] Tiré de Iago ; néologisme qui me paraît utile.

VIe SITUATION
Désastre

(Ennemi vainqueur ou Messager — Puissant frappé)

La Peur même, l’inattendu et la catastrophe, et le grand renversement des rôles, le puissant est jeté bas et le faible exalté ! Refrain des livres bibliques et immortelle clameur de la chute d’Ilios, dont nous pâlissons comme d’un pressentiment.

A 1 — Subir une défaite : — Les Myrmidons et les Perses d’Eschyle ; les Pasteurs de Sophocle. Roman : la Débâcle de Zola. L’histoire n’est faite que de récits de ce genre.

2 — La patrie détruite : — Les Xoanéphores de Sophocle, Sardanapale de Byron (se confond avec B et rappelle aussi vers le dénouement la Ve). Histoire : la Pologne, les grandes Invasions.

B — Un roi renversé (réciproque passive de la VIIIe) — Henri VI et Richard II de Shakespeare — Histoire : Charles Ier, Louis XVI, Napoléon, etc. ; et en leur substituant un puissant quelconque : Colomb, Lesseps et tous les ministres disgrâciés. Romans : fin de Tartarin, l’Argent, César Birotteau.

C 1 — Subir l’ingratitude. — De toutes les attaques du Malheur, naturellement la plus poignante : Archélaüs d’Euripide (sauf le dénouement où l’action se renverse), Timon d’Athènes et le roi Lear de Shakespeare, début de son Coriolan, Marino Faliero de Byron, un côté du Comte de Carmagnola de Manzoni. M. de Bismarck renvoyé par M. de Hohenzollern fils. Les martyres, les dévouements méconnus par la stupide vanité de ceux qui après avoir bénéficié de ces sacrifices s’y croient supérieurs, les trépas les plus magnanimes se sont dessinés sur ce triste fond : la mort de Socrate et la Passion n’en sont que les exemples les plus célèbres.

2 — Subir un injuste ressentiment. — (Se confond avec l’« Erreur judiciaire ») : les Salaminiennes d’Eschyle, Teucer de Sophocle, etc.

3 — Subir un outrage : — Ier acte du Cid, Ier acte de Lucrèce Borgia. Le point d’honneur offre mieux que ces simples épisodes : le roman russe de l’Esprit Souterrain l’a comme pressenti. Qu’on imagine après sa bastonnade un Voltaire plus sensible encore, plus « hermine » et réduit à l’impuissance, jusqu’à mourir de désespoir.

D 1 — Être abandonné par son amant ou son époux : — Faust, Ariane de Th. Corneille, début des Médées.

2 — Enfants perdus par leurs parents : — Le Petit Poucet.

Mais si les nuances tout individuelles B, C et D n’ont pas été développées de beaucoup autant qu’il était facile de le faire, que dire des cas de Désastres Sociaux (comme la nuance A) ? Shakespeare n’a pu aller assez loin dans cette voie grandiose. Chez les Grecs seuls, une telle œuvre édifiée présenta du même coup cette conception des événements humains, grande, fatale et poétique, avec laquelle Hérodote devait un jour créer l’histoire.

VIIe SITUATION
En Proie

(Maître ou Malheur — Faible)

Ici se voit qu’il n’y a aucune limite dans l’infinie douleur : au fond de la détresse en apparence la pire, s’en ouvrira une plus affreuse. Point de pitié dans les cieux qui au-dessus de nos nuées sont démontrés complètement noirs et vides. On dirait un dépècement savant et féroce du cœur que cette VIIe situation, celle du pessimisme par excellence.

A — L’innocence victime d’ambitieuses intrigues : — La Princesse Maleine ; La Fille naturelle de Gœthe, les Deux Jumeaux de Hugo.

B — Dépouillée par ceux qui devaient la protéger : — Les Convives et le début des Joueurs d’Osselets d’Eschyle (au premier frémissement du grand arc aux mains du Mendiant inconnu, quel souffle d’espérance devait s’élever, enfin !), les Corbeaux de Becque.

C 1 — La puissance dépossédée et misérable : — Débuts des Pélées de Sophocle et d’Euripide, du Prométhée enchaîné, de Job ; Laërte dans son jardin.

2 — Favori ou familier se voit oublié : — En détresse (M. Fèvre, 1890.)

D — Des malheureux sont dépouillés de leur seul espoir : — Les Aveugles de Maeterlinck.

Et que de cas encore ! les Juifs en captivité, la Case de l’oncle Tom, les horreurs de la guerre de cent ans, les ghettos envahis, l’appareil qui attire la foule aux reproductions du bagne et des scènes de l’Inquisition, l’attrait des Prisons de Pellico, de l’Enfer du Dante, l’amertume enivrante du Gautama, de l’Ecclésiaste, de Schopenhauer.

VIIIe SITUATION
Révolte

(Tyran — Conspirateur)

Réciproque partielle, comme j’ai dit, de B de la VIe.

L’intrigue, si chère au public de ces trois derniers siècles, est du moins fournie par la nature propre du sujet que nous abordons. Mais, par un étrange hasard, on l’a presque toujours traité, au contraire, avec la plus grande candeur. Une ou deux péripéties, quelques surprises vraiment trop faciles à prévoir et étendues uniformément à tous les personnages de la pièce, voilà les agréments presque invariables qu’on a attachés à cette action, — si propice pourtant aux doutes, à l’équivoque, l’« entre chien et loup », crépuscule dont la vague incertitude ne prépare que mieux l’aurore de la révolte et de la liberté !

A 1 — Conspiration d’un individu surtout : — La Conjuration de Fiesque de Schiller, Cinna de Corneille, un peu du Catilina de Voltaire (cette tragédie appartient à « Ambition », XXXe), Thermidor ; la Conspiration du général Malet (M. Augé de Lassus, 1889).

2 — Conspiration de plusieurs : — La Conspiration des Pazzi, d’Alfieri ; le Roman d’une Conspiration (d’après le roman de M. Ranc, par MM. Fournier et Carré, 1890).

B — Révolte. 1, d’un individu qui entraîne les autres : — Egmont de Gœthe (et avec ce drame l’espèce de parodie qui en fut jouée naguère à Paris sous l’euphémisme bien connu d’adaptation), Jacques Bonhomme (M. Maujan, 1886), la Mission de Jeanne d’Arc (M. Dallière, 1888). Roman : Salammbô. Histoire : Solon feignant la folie.

2, de plusieurs : — Fontovéjune de Lope de Véga ; Guillaume Tell de Schiller, Germinal de Zola, les Tisserands de Silésie de M. Hauptmann (drame interdit en 1893 avec l’approbation d’un Parlement peu après dissous), et l’Automne de MM. Paul Adam et Gabriel Mourey (drame interdit en 1893 avec l’approbation d’un autre Parlement dès avant dissolu). — Roman : partie de la Fortune des Rougon de Zola. Histoire : la prise de la Bastille et les nombreuses émeutes de ce siècle.

Particulier, comme on voit, aux scènes modernes, ce genre d’action a donné de beaux drames virils à l’Angleterre, à l’Espagne, à l’Italie et à l’Allemagne, d’un caractère autoritaire et violent dans les deux premiers pays, généreux et jeune dans les deux derniers. La France, à coup sûr, mieux qu’aucune est faite pour comprendre et rendre de telles émotions.

Mais… Thermidor fut interdit « de peur » qu’il ne froissât des amis, centenaires apparemment, de Maximilien ; le Pater « de peur » qu’il ne déplût à des communistes ; Germinal de Zola, l’Automne d’Adam et de Mourey (deux tableaux peints en nuances quelque peu différentes, les titres l’indiquent assez) furent arrêtés « de peur » d’insurger quelques conservateurs ; l’Argent d’autrui de M. Hennique le fut un certain temps de « peur » de choquer des gens de finance, actuellement sous les verrous ; Lohengrin (sujet celtique), longtemps de « peur » d’irriter six chauvins français illettrés ; un nombre infini de drames « de peur » de fâcher l’Allemagne, ou nos diplomates de salon qui en parlent… D’autres encore « de peur » de vexer le Grand Turc[7] !

[7] Historique. Qu’on se rappelle l’aventure du Mahomet de M. de Bornier, qu’a fait interdire dans notre république « franco-russe et libre-penseuse » un individu que nos lois jugeraient digne des travaux forcés à perpétuité.

Et pourtant y a-t-il un exemple d’une pièce de théâtre amenant une calamité nationale, comme on nous en menace ?

Ce prétexte n’est vraiment pas plus sincère que ceux allégués, par exemple, pour répudier du théâtre toute peinture nette de l’amour. Il suffirait en effet à nos pudibonds de faire refuser aux contrôles les enfants (qui d’ailleurs s’y présentent bien rarement sans être accompagnés). Est-ce donc qu’elle trouve plus dangereux, notre Bourgeoisie éprise du seul roman, d’écouter en public que de lire, seule, d’une main, comme disait le XVIIIe siècle ?… Car à notre art dramatique, demeuré, notez-le, malgré son épuisement, le grand moyen de propagande, sans rival quoique envié, de la langue et de la pensée françaises dans l’Europe, — voici qu’on interdit, peu à peu, de toucher directement : à la théologie (notre libre originalité depuis le XIIe jusqu’au XVIIIe siècle), — à la politique, — à la sociologie, — au langage de la Foule pour laquelle il est fait et qui y assiste, refoulée et tassée de par l’architecture néo-louisquatorzième, dans l’obscurité étouffante de l’amphithéâtre, — aux personnes, — aux mœurs criminelles, sauf (pourquoi ? oui, dites-moi pourquoi ?) à l’adultère, — dont vit, ce qui était fatal, notre personnel théâtral, au moins deux jours sur trois.

… Les anciens disaient que l’homme en esclavage perd la moitié de son âme : un dramaturge est un homme.

IXe SITUATION
Audacieuse tentative

(L’Audacieux, l’Objet et l’Adversaire)

Plan habile, entreprise, sang-froid et triomphe. La lutte, essence de toute situation dramatique, se dessine, dans la IXe, sans le moindre voile.

A — Préparatifs de guerre : — Cette classe, anciennement traitée, s’arrête, selon un procédé devenu cher à la dramaturgie la plus récente (Théâtre Libre, etc.), avant le dénouement, qu’elle laisse imaginer, seulement probable, dans la perspective d’une prédiction enthousiaste : Némée d’Eschyle, le Conseil des Argiens de Sophocle. Histoire : l’appel aux Croisades, les Volontaires de 92.

B 1 — Guerre : — Henri V de Shakespeare.

2 — Un combat : — Glaucus marin, Memnon, Phinée et les Phorcides d’Eschyle.

C 1 — Enlèvement d’un objet : — Prométhée ravisseur d’Eschyle, les Laconiennes de Sophocle. Roman : la prise du zaïmph dans Salammbô. Épopée : l’hymne homérique IIe (à Hermès).

2 — Reprise d’un objet : — La Victoire d’Ardjouna de Cantchana Atcharya ; Parsifal de Wagner ; la reprise du zaïmph.

D 1 — Expédition aventureuse : — La Découverte du Nouveau-Monde de Lope, Prométhée délivré d’Eschyle, Thésée d’Euripide, Sinon de Sophocle, Rhésus attribué à Euripide. Ex. romanesques : les épreuves habituelles des héros dans les contes de fées, les travaux d’Hercule, le Tour du Monde en 80 jours et la plupart des récits de M. J. Verne.

2 — Entreprise aventureuse en vue d’obtenir la femme aimée : — Les Œnomaüs de Sophocle et d’Euripide. Roman : les Travailleurs de la Mer.

3 — Course aux aventures : — Le second Faust ; le Difforme transformé de Byron. Ex. ordinaire : le goût des voyages.

La IXe résume donc la poésie de la guerre, du vol, de l’embuscade, du coup de main, du casse-cou, la poésie de l’aventurier aux yeux clairs, de l’homme en dehors des civilisations artificielles, de l’Homme dans la pure acceptation du terme. Voyez pourtant : pas une œuvre là-dessus dans notre Gaule !

Je crains de lasser. C’est pour cela que j’ai tu, pour ces données laissées toutes rases, tant de complications savantes qu’on y ferait pousser, à l’instar des données voisines. La cynégétique pour traquer le gibier humain, héros ou bandit, — les forces conjurées pour son désastre, — les conditions où il se voit en proie à des maîtres, — la façon dont se prépare une révolte, — les alternatives de la lutte dans une audacieuse entreprise sont assurément plus complexes aujourd’hui que dans les âges anciens ; et, de plus, sur ces thèmes s’enteront à merveille des parties empruntées à des situations étrangères. Voulût-on, cependant, garder à ces thèmes leur sévérité archaïque, que ne resterait-il pas à en tirer ! De combien de manières, pour citer un exemple, ne changerait-on pas Expédition aventureuse en variant les motifs ou l’objet de l’entreprise, la nature des obstacles, la qualité du héros et les rapports antérieurs des trois éléments indispensables du drame. Course aux aventures a été à peine ébauchée. Et que d’autres nuances ne l’ont pas été !

Xe SITUATION
Enlèvement

(Ravisseur — Ravie — Gardien)

Ou le grand romanesque bourgeois ; n’était-ce pas ainsi que Molière mettait fin à ses comédies, quand il jugeait le moment venu de renvoyer son auditoire satisfait ? parfois il a remplacé la fille par une cassette, comme dans Tartufe, ou les faisait échanger l’une contre l’autre, comme dans l’Avare.

Notons dans enlèvement une des situations portant sur la rivalité et où se montre la Jalousie, bien que celle-ci n’y ait jamais été peinte avec les couleurs superbes de la XXXIVe. On remarquera, dans deux nuances ci-dessous (B et C), l’intrusion des données « Adultère » et « Retrouver un être aimé disparu » ; le même usage pourrait se faire de presque toutes les autres situations. Signalons à ceux qu’intéresserait une analyse plus détaillée, que l’amour n’est pas nécessairement le mobile du rapt (en D j’indique l’amitié déjà) soit chez le ravisseur soit chez la ravie, ni la raison des obstacles élevés par le gardien.

A — Enlèvement d’une femme non consentante : — les Orithyies d’Eschyle et de Sophocle, Europe et les Cariens d’Eschyle. — Ex. hist : les Sabines ; razzias ; etc. Cas érotique extrême : le viol (précédé d’une passion-manie, de l’état de surexcitation qui détermine, de l’intention, du guet-apens, et suivi de meurtre de la victime outragée et menaçante, des regrets devant le beau cadavre, des remords, de l’œuvre répugnante des mutilations et de l’enfouissement, puis du dégoût à vivre et des maladresses consécutives qui amènent la découverte du coupable, ce sujet me paraît tragique) ; histoire de Cassandre ; début de Germinie Lacerteux, etc.

A — Enlèvement d’une femme consentante : — L’enlèvement d’Hélène de Sophocle (rapt adultère), et la comédie du même nom, mais non du même sujet, par Lope. Autres comédies et romans sans nombre.

C 1 — Reprise de la femme sans meurtre du ravisseur : — Hélène d’Euripide, Malati et Madhava de Bhavabouti, le poète « au gosier divin ». — Enlèvement d’une sœur : — fin d’Iphigénie en Tauride.

2 — Même cas avec meurtre du ravisseur : — L’histoire du grand Rama de Bhavabouti, Hanouman (œuvre collaborative), Anarghara-ghava (anonyme), le Message d’Angada de Soubhata, Abhirama mani par Soundara Misra, Hermione de Sophocle.

D — Enlèvement d’un ami prisonnier : — Richard Cœur-de-Lion de Sedaine et Grétry. Un grand nombre d’évasions ; la tentative de Varenne, etc.

XIe SITUATION
L’Énigme

(L’Interrogateur — le Chercheur — le Problématique)

Elle possède par excellence l’intérêt au théâtre, — puisque le spectateur, ignorant et curieux avec le héros de résoudre le problème, en arrive, tant il s’absorbe dans cette commune recherche, à croire qu’il y va de sa propre tête. Combat de l’intelligence contre les adverses vouloirs, la XIe se symbolise dans le Point d’interrogation, ce « domino » de l’incompréhensible avenir.

A — On doit retrouver quelqu’un sous peine de mort : — Les Polyidus de Sophocle et d’Euripide. Sans ce danger on doit « retrouver un objet » : la Lettre volée de Poe ; cas plus paisible encore : rechercher quelque chose d’égaré.

B 1 — On doit résoudre une énigme sous peine de mort : — Le Sphinx d’Eschyle. Ex. roman. (sans danger mortel) : le Scarabée d’Or de Poe. Réductions : un rébus, un problème d’arithmétique proposé à un enfant… Ces réductions infinitésimales du pathétique, si le lecteur daigne les opérer lui-même pour le reste des Situations, lui prouveront que notre travail embrasse bien toute l’étendue de la sensibilité humaine, dans ses plus petites et banales agitations comme dans ses plus hauts et ses plus extraordinaires phénomènes.

2 — Même cas que B 1, mais où l’énigme est proposée par la femme convoitée. — Ex. fragmentaire : le début du Périclès de Shakespeare ; ex. roman. : le Compagnon de Voyage d’Andersen. Ex. épique (mais sans le danger mortel) : la reine de Saba et Salomon ; ex. fragmentaire de ce dernier genre : les coffrets de Portia dans le Marchand de Venise.

L’espèce de lutte, préliminaire à la possession de l’être désiré, qui s’esquisse vaguement dans cet épisode devra singulièrement séduire par ses suggestives analogies, pour peu qu’on y insiste. Mais combien les perplexités agréables de la lutte amoureuse ne vont-elles pas trouver en nous de fibres déjà prêtes à tressaillir, en s’élevant par le terrible à leur troisième puissance, comme dans l’unique exemple dramatique que nous en ayons entier et pur : la Turandot de l’incomparable Gozzi ; œuvre passionnément admirée, traduite, mise en scène et rendue célèbre en Allemagne par Schiller, œuvre depuis un siècle classique dans le monde entier, — mais à peine connue chez nous !… L’effet B 2, dans ce drame, se continue et renforce encore par sa contrepartie que le héros éprouve bientôt sous la forme :

C 1 — Tentations dans le but de découvrir son nom.

2 — Tentations en vue de découvrir le sexe : — Les Scyriennes de Sophocle et celles d’Euripide.

3 — Id., en vue de découvrir l’état mental : — Ulysse furieux de Sophocle ; les Palamèdes d’Eschyle et d’Euripide (du moins, c’est un des arguments qu’on attribue à ces œuvres disparues). Examen des criminels par les médecins aliénistes.

XIIe SITUATION
Obtenir

(Solliciteur — Refusant, ou Arbitre et Partie Adverse)

La diplomatie et l’éloquence entrent en scène. Un but est à atteindre, un objet à obtenir. Quels intérêts vont-elles bien mettre en jeu, quels poids d’arguments ou d’influences déplacer, de quels intermédiaires ou travestissements faire usage pour transformer l’Irrité en Bienfaiteur, le Détenteur en Spolié, la Rancune en Renoncement ? alchimie périlleuse !… Soudain, quels éboulements dans les mines creusées, quelles contre-mines se découvriront ? quelles inattendues révoltes des instruments maniés ? Ce pancrace dialectique, tantôt subtilement enlacé à bras le corps, tantôt rude et comme frappant à poings décidés, qui se livre ainsi entre le Raisonnement et la Passion, voilà certes une donnée aussi belle que naturelle et originale.

A — Chercher à obtenir du détenteur un objet par la ruse et la force : — les Philoctètes d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ; la réclamation des Thébains dans Œdipe à Colone ; l’Anneau du ministre de Vishakadatta. Ex. récent : l’aventure de Mme Cottu (incident du Procès « Panama »).

B — Emploi exclusif de l’éloquence persuasive : — L’Ile Déserte de Métastase ; l’attitude du père dans le Fils Naturel (M. Dumas), mais la ruse bientôt s’y ajoute ; scène 2 du Ve acte de Coriolan de Shakespeare.

C — Éloquence auprès d’un arbitre : — le Jugement des Armes d’Eschyle, la Réclamation d’Hélène de Sophocle.

Un des cas non traités au théâtre et pourtant si fréquent, c’est la Tentation, introduite déjà comme moyen dans la Situation précédente : — l’Irrité n’est plus que le Défiant ; le Solliciteur devenu tentateur a entrepris une étrange négociation, celle d’un objet que rien ne peut décider son propriétaire à abandonner ; il s’agit par conséquent d’arriver, peu à peu, mollement et comme par jeu, à l’étourdir. Jeu éternel de la femme autour de l’homme ! de la multiplicité des choses autour du projet d’être un ! Ne figure-t-elle pas l’attitude hiératique du Chrétien en face de Satan, telle que l’a éclairée, par mille lueurs étincelantes, Flaubert, en sa Tentation de Saint-Antoine ?

XIIIe SITUATION
Haines de proches

(Le Parent haineux — le Parent haï ou réciproquement haineux)

L’antithèse, qui constitua pour Hugo le principe générateur de l’art, du dramatique particulièrement, et qui résulte bien de cette idée de lutte qu’on trouve au fond, offre un de ses plus symétriques schémas en ces émotions contrastées : Haïr qui l’on doit aimer, dont le digne pendant sera le cornélien Aimer qui l’on doit haïr de la XXIXe. De confluents semblables découle forcément une orageuse action.

Il est facile de prévoir les lois que voici :

1o Plus on resserrera les liens qui unissent les parents ennemis, plus on rendra sauvages et dangereux les éclats de leur haine.

2o Mutuelle, cette haine caractérisera mieux notre Situation qu’en existant d’un seul côté, ce qui transformerait l’un des consanguins en tyran, l’autre en victime, et l’ensemble en une de ces données politiques : V, VII, VIII, XXX, etc.

3o La grande difficulté sera de trouver et surtout de représenter un élément de discorde assez puissant pour produire, d’une façon paraissant vraisemblable au spectateur, la dislocation des plus solides liens humains.

A — Haine de frères — 1 : Le haï n’est pas haineux. Il est haï par plusieurs de ses frères : — Les Héliades d’Eschyle (motif : l’envie), les Travaux de Jacob, par Lope de Vega (motif : la jalousie filiale). — Haï par un seul frère : — Les Phéniciennes d’Euripide et de Sénèque, Polynice d’Alfieri (motif : l’avarice tyrannique), Caïn de Byron (motif : la jalousie religieuse), Une famille au temps de Luther par Delavigne (motif : dissentiment religieux).

2 — La haine est réciproque : — Les 7 contre Thèbes d’Eschyle et les Frères ennemis de Racine (motif : la cupidité du pouvoir ; un personnage supplémentaire et admirable s’ajoute dans cette légende thébaine : la mère déchirée entre les fils comme la patrie) ; Thyeste IIe de Sophocle, Thyeste de Sénèque, les Pélopides de Voltaire et Atrée et Thyeste de Crébillon (motif : vengeance d’outrages) ; Rollo de Beaumont et de Fletcher (motif : cupidité du pouvoir ; rôle important des instigateurs perfides).

B — Haine de père et d’enfant — 1, du fils contre son père : — Les 3 châtiments en un seul de Calderon. Ex. historique de Louis XI et Charles VII : partie de la Terre de Zola et du Maître de Jean Jullien.

2 — Haine mutuelle : — La vie est un songe, de Calderon ; histoire : MM. Jérôme et Victor Bonaparte (réduction à de simples dissentiments). Cette nuance me paraît une des plus belles qui soient : mais nos écrivains aiment mieux refaire leur sempiternel cocuage élégiaque.

3 — De la fille contre le père (parricide pour se délivrer de l’inceste) : — Les Cenci de Shelley.

C — Haine d’un grand-père contre son petit-fils : — Cyrus de Métastase, histoire d’Amulius au commencement de Tite-Live (motif : l’avarice tyrannique). — Haine d’un oncle contre son neveu : — La Mort de Cansa, de Crichna Cavi ; une des facettes de l’action dans Hamlet.

D — Haine d’un beau-père contre son gendre : — Agis et Saül d’Alfieri (motif : avarice tyrannique) ; histoire : César et Pompée. — Haine de deux beaux-frères ex-rivaux : — La Mer (Jean Jullien, 1891), — le seul drame moderne, soit dit en passant, où l’on ait su faire croître l’émotion par-delà la mort, bien avérée, du principal personnage : ce qui se conforme du reste à la réalité où l’on s’effraie, où l’on crie avant, mais où l’on ne pleure, où l’on ne sent la douleur absolue qu’après, tout espoir étant fini à jamais. Or, c’est le moment, chez nous, où le spectateur demande son pardessus au vestiaire : indice assurément de beaucoup d’émotion ! Qui sait ? la raison pour laquelle on se refuse aujourd’hui aux émotions fortes est peut-être là : comment, en effet, se présenter avec une figure encore ruisselante, des balbutiements et des mains tremblantes, incapables de retrouver le ticket exigé, devant ce placide corsage de l’ouvreuse en bonnet blanc et quasi-méprisante ?… Quant à l’origine de notre bizarre coutume, — d’abandonner vite, aux soins quelconques des figurants ou d’un décor désert, le héros objet jusque-là de nos transes, à peine tombé et avant qu’il soit seulement refroidi, — je la rapporte, cette origine, à la sécheresse relative de nos deux grands chefs de file, Corneille et Shakespeare : pas assez ils n’ont eu le don des larmes, ni frayé le chemin à cette Pitié, l’une des deux sources égales de la tragédie antique, et qui nous aurait, elle, préservés de notre goût si barbare pour l’intrigue en elle-même.

E — Haine d’une belle-mère contre sa future bru : — Rodogune de Corneille (motif : l’avarice tyrannique).

F — Infanticide : — Conte de Noël (M. Linant, 1890). Partie de la Puissance des Ténèbres.

Je ne répéterai pas la liste des degrés de parenté où l’on pourrait transporter successivement cette Situation : le cas de haine entre sœurs, assez fréquent, offrirait pourtant une bien belle occasion pour l’étude des inimitiés féminines, si cruelles et si durables ; les haines de mère et fille, de frère et sœur ne seraient pas moins intéressantes ; de même pour les réciproques des nuances dont nous avons fourni des exemples ; n’y aurait-il pas, surtout, une belle étude dramatique dans ce profond sujet, jusqu’ici si vulgaire parce que traité par de vulgaires mains, l’antipathie de la mère et du mari d’une jeune femme ? ne représente-t-il pas le conflit naturel entre l’Idéal, l’enfance, la pureté d’une part, et de l’autre, la Vie féconde, trompeuse, mais irrésistiblement entraînante ?

Puis le motif de la haine y change un peu, et nous repose de ce sempiternel « amour du pouvoir » de presque tous les exemples existants et, ce qu’il y a de pire, invariablement peint dans l’attitude guindée du néo-classicisme.

Le personnage du Parent commun déchiré dans ces luttes de proches par l’affection qui l’attache aux deux adversaires n’a guère été modifié non plus depuis le jour où, pour l’avancer sur la scène, Eschyle fit génialement sortir du tombeau (dans lequel la tradition la couchait) sa grandiose Jocaste ; les rôles des deux parents ennemis pourraient bien se remanier aussi. Et je ne vois enfin que Beaumont et Fletcher qui aient dessiné vigoureusement les instigateurs de ces luttes impies, des figures dignes d’attraction pourtant, — des drôles suffisamment infâmes. Aux haines de proches se rattachent naturellement les haines surgissant entre des amis. Cette nuance nous est révélée par sa symétrique qui existe en la XIVe.

XIVe SITUATION
Rivalité de proches

(Proche préféré — Proche rejeté — l’Objet)

Ne semble-t-il pas d’abord que cette Situation va présenter dix fois plus d’attraits que la précédente ? l’amour, ô Français, ne s’y joint-il pas en effet, ainsi que la jalousie ?… Les grâces de l’être aimé vont fleurir parmi le sang en lutte contre lui-même ; que d’hésitations effrayées, que de perplexités et d’inaudaces à avouer une préférence, de peur de déchaîner d’impitoyables rages !

Oui, l’être aimé, l’Objet (pour l’appeler de son nom philosophique du dix-septième siècle) va s’ajouter à la liste des personnages. Mais… le Parent commun, s’il ne disparaît pas, va perdre la plus grande part de son importance ; les Instigateurs feront double emploi, pâliront, s’évanouiront dans le rayonnement central du doux Objet. Sans doute les « scènes d’amour » « feront bien » dans la violence du drame ; mais un kallisticien pur froncera peut-être le sourcil et trouvera, — peut-être, — un tant soit peu incolores des tourterelades amoureuses dans le carmin sanglant de ce cadre fait avec du fratricide.

De plus, au cerveau du psychologue s’obstinera cette idée que la rivalité ne constitue dans une telle lutte qu’un prétexte, un masque à la haine plus sombre, plus ancienne, physiologique, dirait-on, des deux parents. Deux frères, deux proches ne s’entretueront à l’occasion d’une femme qu’à condition d’y être prédisposés, — ou d’avoir, alors, rencontré en elle une satanique déviatrice (cas digne d’attention, mais qui ne paraît pas avoir été analysé). Or pour peu qu’on le réduise ainsi à l’état de prétexte, l’Objet aussitôt pâlit, à vue d’œil, et nous nous en retournons à la Situation précédente.

La XIVe se trouve-t-elle donc condamnée à ne présenter qu’une nuance, qu’un dérivé de l’autre ?

Non. Heureusement elle possède des germes de sauvagerie qui la font développer en d’autres sens ; par eux elle va voisiner avec « l’Adultère meurtrier », « l’Adultère menacé », et surtout les « Crimes d’amour » (Incestes, etc.) ; c’est la mise en relief de ces nouvelles tendances qui lui assurera sa vraie figure et toute sa valeur.

A 1 — Rivalité haineuse d’un frère : — Britannicus ; les Maucroix (M. Delpit, 1883 ; le Parent commun y a fait place à une paire d’ex-rivales, qui deviennent presque des instigatrices), Boislaurier (M. Richard, 1884). — Roman : Pierre et Jean, de Maupassant.

2 — Rivalité haineuse entre deux frères : — Agathocle, Don Pèdre, Adélaïde du Guesclin et Amélie, toutes de Voltaire, qui rêva de se tailler dans cette sous-classe de situation un royaume propre.

3 — Rivalité de deux frères avec adultère chez l’un : Pélléas et Mélisande de Maeterlinck.

4 — Rivalité de sœurs : — La Souris (M. Pailleron, 1887).

B 1 — Rivalité d’un père et d’un fils au sujet d’une femme encore libre : — Antigone de Métastase, Mithridate (Monime n’est « qu’accordée avec Mithridate », précise Racine ; la rivalité est triple : entre le père et chacun des fils, entre les deux fils). Ex. fragmentaire : début du Père prodigue (M. Dumas).

2 — Même cas que B 1, mais où l’Objet est déjà la femme du père (cela traverse l’adultère et aboutit à l’inceste ; seule la pureté de la passion sauve, pour l’effet scénique, une faible démarcation entre cette sous-nuance et la Situation XXVI) : — Phénix d’Euripide (une concubine seulement faisait l’objet de la rivalité) ; Don Carlos de Schiller et Philippe II d’Alfieri.

C — Rivalité de cousins (tombe en réalité dans le cas suivant) : — Les deux nobles Cousins de Beaumont et Fletcher.

D — Rivalité d’amis : — Les deux gentilshommes de Vérone de Shakespeare, Aimer sans savoir qui de Lope de Vega, Damon de Lessing.

XVe SITUATION
Adultère meurtrier

(L’Époux Adultère — L’Adultère complice — L’Époux trahi)

A mon avis, la seule forme sympathique de l’adultère : hors de là ne présente-t-il pas un cambriolage d’autant moins héroïque que l’objet du vol en est aussi complice et que la porte du logis, livrée par trahison, n’exige même plus un hardi coup d’épaule ? Tandis que cette trahison devient du moins supportable et logique en tant que très sincère folie, assez passionnée par conséquent pour préférer l’assassinat à de sales partages et à la dissimulation.

Toutes ces questions de rivalité se distribuent d’une manière naturelle selon les sexes.

A 1 — Tuer son mari par adultère : — Agamemnon d’Eschyle, de Sénèque et d’Alfieri, Vittoria Corombona de Webster, Pierre Pascal (de la comtesse de Chabrihan, l’ex-Mogador, dit-on, 1885), Amour (Léon Hennique, 1890 ; rentre dans la XIVe), début de la Puissance des Ténèbres. — Ex. historique avec l’explication de l’orgueil et de la pudeur comme mobiles du crime : la légende de Gygès et de Candaule. Roman : la première partie de Thérèse Raquin.

2 — Tuer son amant confiant : Samson et Dalila (opéra de M. Saint-Saëns, 1890).

B — Tuer sa femme par adultère et intérêt : — Les Octavies de Sénèque et d’Alfieri, la Lutte pour la Vie (M. Daudet, 1889 ; la cupidité y domine l’adultère), le Schisme d’Angleterre de Calderon, la Zobéide de Gozzi. — Ex. narratifs : Barbe-bleue. Histoire : le meurtre de Galeswinthe.

Indications pour modifier :

Le mari trahi, la femme trahie peuvent être plus ou moins puissants et sympathiques que les deux meurtriers. L’aveuglement de cette victime désignée sera plus ou moins complet aux divers instants de l’action ; s’il se dissipe, légèrement ou davantage, cela tiendra soit à quelque hasard, soit à tel acte imprudent de ses ennemis, soit à un avertissement, etc.

Entre la Victime et l’Adultère venu du dehors, des liens d’affection, de devoir, de reconnaissance auront existé antérieurement, du fait de l’un ou de l’autre des deux. Ils peuvent être parents ; ils peuvent se trouver réunis par quelque œuvre, quelque responsabilité commune. Poursuivie en pleine lumière, ou guettée du fond de l’ombre, la Victime sera, je suppose, l’objet d’une ancienne rancune, dans un cas de la part de son conjoint, dans un autre de la part de l’Étranger ; cette rancune aura pour origine l’une des offenses imaginables envers un être humain, qu’il ait été blessé dans ses affections familiales, amoureuses, humanitaires, religieuses, idéales, etc., dans ses fiertés (pudeur, titre de naissance, gloire…), dans ses intérêts (argent, biens, pouvoir, liberté), dans n’importe lequel, enfin, de ses rayonnements extérieurs.

Au gré de l’auteur : des deux Adultères, l’un représentera l’instrument passionné ou résigné, ou inconscient, ou involontaire, de l’autre, et s’en verra, par exemple, rejeté ensuite, le but une fois atteint ; un seul de ces deux traîtres aura frappé ; aucun des deux même n’aura trempé ses mains dans le forfait, dont l’exécuteur sera quelque nouveau personnage, inconscient, involontaire, ou, tout simplement, épris d’un des deux Adultères, — qui aura utilisé, dirigé cette passion, ou l’aura laissée aller, de son propre mouvement, à la fin criminelle et souhaitée.

Une multitude d’autres rôles seront, à degrés divers, des moyens employés, des obstacles, des victimes accessoires, des complices ou des co-intéressés à l’acte sinistre ; et celui-ci s’accomplira selon un choix quelconque des multiples circonstances que le Code a prévues, avec les divers détails que les tribunaux enseignent.

Voulez-vous compliquer l’action : entrelacez-y une rivalité de proches (comme l’a fait Léon Hennique), un amour contre nature (voir Chrysippe d’Euripide), une conspiration, un projet ambitieux.

XVIe SITUATION
Folie

(Le Fou — La Victime)

L’origine des actes se perd dans un mystère effrayant, où l’antiquité croyait voir le sourire cruel d’un dieu, où notre science, après la sagesse chinoise, croit reconnaître le désir, prolongé, d’un ancêtre… Réveil frissonnant de la raison, lorsqu’elle trouve à ses côtés son destin jonché de cadavres ou de déshonneurs, que l’autre, l’inconnu, vient d’y répandre à plaisir ! Comme autour de cette calamité, plus grande que la mort, nos proches pleurent et tremblent ! comme leurs esprits doutent de tout ! Et les victimes dont les cris se perdent en les cieux muets, les aimés poursuivis avec rage et ne comprenant plus… Que d’inconsciences : folie, possession, aveuglement divin, hypnose, ivresse, oubli.

A 1 — Par folie tuer ses proches : — Les Tisseurs de filets et Athamas d’Eschyle, les Hercules furieux d’Euripide et de Sénèque, Ino d’Euripide.

2 — Par folie tuer son amant : — La fille Élisa d’Edmond de Goncourt. — être sur le point, par folie, de tuer sa maîtresse (ex. roman.) : — la Bête humaine. Ex. ordinaires : Jack l’Éventreur, l’Espagnol de Montmartre, les sadismes divers.

3 — Par folie tuer un être non haï : — M. Bute (M. Biollay, 1890). — Tuer une œuvre : — Hedda Gabler d’Ibsen.

B — Par folie s’être déshonoré : — les Thraces d’Eschyle et Ajax de Sophocle.

C — Par folie perdre ceux qu’on aime : — Çakountala de Kalidaça (forme : amnésie). Le philtre d’Hagen dans Wagner.

Le cas A 3, présenté au passé (comme l’est la nuance B) et traité d’après le procédé du quiproquo, est celui d’une des plus gaies comédies de ce siècle : l’Affaire de la rue de Lourcine, par Labiche.

D’exemples sans nombre de cette XVIe sont remplies les inquiétantes revues aliénistes. Les maladies de la volonté, les manies offrent de tout-puissants effets dramatiques qu’on n’a pas exploités. Sans doute, ce ne sont là que les points de départ vers la situation, dont l’investiture réelle a pour heure celle du retour à la raison, c’est-à-dire à la souffrance pour le héros. Mais si jamais il arrive que ces trois phases, l’étiologie du délire, son accès, puis la résurrection de l’état normal, soient traitées avec une égale vigueur, quelle œuvre admirable !

La première de ces trois parties, qui porte sur les explications de la folie, a été éclairée d’un jour divin (Grèce), démoniaque (Église), et, de nos temps, héréditaire et pathologique. Une nuance fut récemment créée avec l’hypnotisme : l’hypnotiseur y figure un raccourci, passablement piètre il est vrai, de divinité ou de démon. L’ivrognerie nous fournirait une nuance également peu familière à la Grèce : qu’y a-t-il de plus commun et de plus terrible à la fois que de laisser échapper un secret capital ou de commettre une action criminelle sous l’influence du vin ? Sans peine on en élèverait la sensation à une aussi grande hauteur mystérieuse, et l’on regagnerait sur le terrain moral ce qui aurait été sacrifié du côté mystique.

Est-il nécessaire de dire que tous les liens, tous les intérêts, tous les vouloirs humains peuvent être représentés illuminés et traversés par l’éclair des démences ?

Du reste, cette donnée de la Folie est loin d’avoir été négligée de notre théâtre ! Shakespeare notamment n’a guère mis en scène, dans ses drames les plus personnels, que des fous : lady Macbeth est somnambule et meurt d’hystérie, son époux est halluciné, de même qu’Hamlet, celui-ci lypémaniaque en sus, Timon aussi, Othello est épileptique et le roi Lear complètement insensé. C’est par là que le grand William est un modèle si dangereux (Gœthe ne voulait pas le lire plus d’une fois par an). Ç’a été un peu le même rôle que celui de Michel-Ange : exagération des ressorts jusqu’aux dernières limites du réel, au-delà desquelles les disciples tombent, immédiatement, dans une affectation très ridicule. Au contraire, si j’excepte le prétexte à étudier la folie en elle-même, que fournit Ajax depuis Astydamas jusqu’à Ennius et depuis Ennius jusqu’à l’empereur Auguste, je n’aperçois de « shakespearien » dans l’antiquité qu’Oreste. Tous les autres personnages jouissent de leur bon sens, et n’en deviennent pas moins (précieux encouragement) pathétiques. Seul même, Œdipe montre, à défaut d’anormal dans la constitution psychologique du héros, l’extraordinaire dans les événements extérieurs (ressource dont usèrent si largement depuis les romantiques de 1830). Mais le reste des types dramatiques évoluait selon de normales passions, dans des conditions intimes et objectives relativement fréquentes.

XVIIe SITUATION
Imprudence fatale

(L’Imprudent — La Victime ou l’Objet perdu)

auxquels s’ajoutent, à l’occasion, « le Conseiller » sage qui s’oppose à l’imprudence, « l’Instigateur » mauvais, intéressé ou irréfléchi, puis la kyrielle des Témoins, Victimes secondaires, Instruments, etc.

A 1 — Par imprudence causer son propre malheur : — Eumèle de Sophocle, Phaéton d’Euripide (où le Conseiller se fond avec le personnage Instrumental, et où, lié par un serment trop hâtif, il se voit dans la Situation XXIIIe A 2 : Devoir sacrifier un proche pour tenir un serment.), Le constructeur Solness.

2 — Par imprudence causer son propre déshonneur : — La Banque de l’Univers (M. Grenet-Dancourt, 1886). Ex. roman. : l’Argent de Zola. Ex. hist. : Ferdinand de Lesseps.

B 1 — Par curiosité causer son propre malheur : — Sémélè d’Eschyle. Ex. historiques (s’élevant à la XXe, « Sacrifices à l’Idéal ») : morts de tant de savants.

2 — Par curiosité perdre la possession d’un être aimé : — Psyché (empruntée au récit que La Fontaine tira d’Apulée, — débiteur lui-même, comme on sait, de Lucius de Patras, — et mise à la scène par Corneille, Molière et Quinault), Esclarmonde (M. Massenet, 1889). Ex. légendaire : Orphée ramenant Eurydice. Cette nuance s’étend dans la direction des XXXIIe et XXXIIIe données (Jalousie erronée et Erreur judiciaire), car elle fait aussi un vigoureux appel à la foi, dans sa plus absolue imperturbabilité.

C 1 — Par curiosité causer la mort, les maux des hommes : — Les Pandores de Voltaire et de Gœthe ; le Canard sauvage d’Ibsen (partie théorique, morale), avec A 1 comme dénouement et comme exemple pratique. Ex. légendaire : Ève.

2 — Par imprudence causer la mort d’un proche : — Renée Mauperin des de Goncourt. Ex. ord. : Soins maladroits donnés à un malade. Louise Leclercq de Verlaine.

3 — Par imprudence causer la mort de son amant : — Samson de Voltaire, la Belle aux cheveux d’or (M. Arnould, 1882).

4 — Par crédulité causer la mort d’un proche : — Pélias de Sophocle et les Péliades d’Euripide. Ex. rom. (par crédulité causer le malheur de ses concitoyens) : Port-Tarascon.

Établissez, dans chacune des nuances qui précèdent, des symétriques aux cas qui ne se sont présentés, isolés, que dans une seulement, et vous avez les sujets suivants : Par imprudence (j’entends par pure imprudence, sans alliage de curiosité ni de crédulité, c’est-à-dire d’intérêt personnel ou extérieur), causer le malheur des hommes, — perdre la possession d’un être aimé (amant ou amante, époux ou épouse, ami ou amie, bienfaiteur, protégé, allié, etc.), — causer la mort d’un proche (ici, tous les degrés de parenté), — d’un être aimé ; — par curiosité (sans mélange d’imprudence ni de crédulité, c’est-à-dire d’une façon parfaitement volontaire, encore que sottement) causer le déshonneur d’un proche (il y a des variétés assez nombreuses de déshonneur, selon qu’il touche à la probité, à la bravoure, à la pudeur, à la loyauté), — causer celui d’un être aimé, — causer son propre déshonneur ; — causer ces déshonneurs par crédulité pure (c’est-à-dire de la manière la plus innocente, puisqu’il ne s’y trouve ni imprudence ni curiosité ; quant aux ressources dont la Ruse dispose pour gagner cette crédulité, on en a une première idée par l’examen de la XIIe Obtenir) ; par crédulité aussi, causer son propre malheur, — ou perdre la possession d’un être aimé, — ou causer le malheur des hommes, — ou causer la mort d’un être aimé.

Passez, à présent, aux raisons pour lesquelles se précipitent, — aussitôt que la curiosité, la crédulité ou l’imprudence pures ont agi, — les catastrophes jusque-là suspendues. Ces raisons sont : une infraction à la défense préalable articulée par une divinité ; le caractère mortel de l’action pour qui l’accomplit (caractère dû à des causes soit mécaniques, soit biologiques, soit juridiques, soit guerrières, soit autres encore) ; les conséquences mortelles de l’action pour le proche ou l’aimé de qui doit l’accomplir ; une faute antérieurement commise (avec ou sans conscience) et qui va être révélée et punie, etc.

En sus de la curiosité et de la crédulité, d’autres mobiles déterminent l’imprudence : les Trachiniennes nous montrent la jalousie. Nous pouvons donner le même rôle à toutes les passions, toutes les émotions, tous les désirs, tous les besoins, tous les goûts sensuels, toutes les faiblesses vitales : sommeil, faim, développement de l’activité musculaire, évasion, gourmandise, luxure, tendresse, coquetterie, vanité des dons physiques, des prérogatives sociales ou des supériorités psychiques, loquacité, inconscience enfantine.

Quant au malheur final, il affectera bien des aspects, puisqu’il frappe, tour à tour, en notre personne ou dans celles que nous aimons, l’être physique, moral ou social, que ce soit en détruisant les plaisirs ou les biens, la puissance ou l’honneur.

Dans cette situation, l’Instigateur, qui n’est pourtant pas essentiel, peut devenir digne de figurer même le protagoniste : telle était Médée dans Pélias. C’est peut-être la plus belle attitude qu’on puisse donner au « traître » ; qu’on se figure Iago devenu d’un drame le principal personnage ! (comme Satan l’est du monde). Ce qui devient difficile à lui trouver, c’est un mobile suffisant : l’ambition (un peu le cas de Richard III) ne paraît pas toujours vraisemblable à cause de sa façon a priori de procéder, — non plus que ne le paraîtrait une foi caïniste ou shivaïte ; la jalousie et la vengeance sont un peu sentimentales pour cette figure démoniaque ; la misanthropie, trop honorable et philosophique ; l’intérêt (cas du Pélias) vaut mieux. Mais l’envie, — l’envie, qui devant la sollicitude amicale ne sent que sa blessure rendue plus cuisante, — l’envie étudiée dans l’anonymat d’obscures et basses tentatives, et puis sous la honte des défaites et de sa lâcheté, pour aboutir enfin au crime, — voilà, ce me semble, le motif idéal.

XVIIIe SITUATION
Involontaire crime d’amour

(L’Amant — l’Aimé — le Révélateur)

Celle-ci et la suivante profilent, sur notre horizon dramatique, entre toutes les silhouettes, les plus invraisemblables à coup sûr, et pourtant elles sont, en elles-mêmes, fort admissibles, et pour le moins aussi peu rares qu’aux temps héroïques aujourd’hui, de par l’adultère et la prostitution, lesquelles oncques mieux ne florirent : c’est la découverte qui en est plus rare. Encore non ! — car chacun de nous a vu de ces mariages, très naturels en apparence et comme préparés par les relations anciennes des familles, obstinément éloignés, repoussés et désespérément brisés par des parents, bizarres semblait-il, mais en réalité trop certains de la consanguinité des deux épris… De telles révélations ont donc lieu souvent encore, quoique sans l’antique et shocking éclat, — grâce à la prudente pruderie actuelle, et à l’habitude.

Sa réputation de fabuleuse monstruosité fut léguée en réalité à notre XVIIIe par la célébrité sans égale du thème d’Œdipe, arrangé d’une façon à dessein romanesque, — sphyngiaque pour tout dire, — par Sophocle, et que ses imitateurs ont toujours été surchargeant d’arabesques de plus en plus chimériques et extraordinaires.

Cette Situation et la suivante, comme un peu toutes les 36 d’ailleurs, sera représentée, au choix, sous deux jours : 1o la fatale erreur ne se révélera simultanément au spectateur et au personnage qu’une fois irréparable (A), et alors l’état d’esprit rappellera beaucoup la XVIe ; ou, 2o le spectateur, informé, voit le personnage aller en aveugle vers le crime, comme en un sinistre colin-maillard (B, C, D).

A 1 — Apprendre qu’on a épousé sa mère : — Les Œdipes d’Eschyle, de Sophocle, de Sénèque, de Corneille, de Voltaire, sans parler de ceux d’Achæus, de Philoclès, de Mélitus, de Xénoclès, de Nicomaque, de Carcinus, de Diogène, de Théodecte, de Jules César, ni de ceux de Jean Prévost, de Nicolas de Sainte-Marthe, de Lamothe, de Ducis, de M.-J. Chénier, etc. Le plus grand éloge de Sophocle, c’est l’étonnement qu’on éprouve de ce que ni tant d’imitations, ni la légende romanesque trop connue de l’abandon sur le Cythéron, ni le mythe, peu moderne, du Sphynx, ni la différence d’âge entre les deux époux (question capitale pour notre temps, où les actes d’état-civil remplacent peu à peu les primordiaux sentiments humains !), rien de tout cela, dis-je, n’ait fait paraître l’œuvre dénuée de tout naturel au public.

2 — Apprendre qu’on a eu pour maîtresse sa sœur : — La fiancée de Messine de Schiller. Ce cas, évidemment plus fréquent, prend de l’invraisemblance à être combiné avec la XIXe dans ce drame. Ex. roman. : les Enfants naturels de Sue.

B 1 — Apprendre qu’on a épousé et qu’on allait posséder sa sœur : — Le mariage d’André (MM. Lemaire et de Rouvre, 1882 ; selon le procédé comique, il ne s’agit que d’une erreur ; et le drame « finit bien »). Abufar de Ducis rentre dans une catégorie voisine.

2 — Même cas, où le crime avait été machiavéliquement préparé par un tiers : — Héraclius ; cela donne, nécessairement et malgré tout le génie possible, plutôt la sensation d’un cauchemar que de la réalité terrible.

3 — Être sur le point de prendre sa sœur inconnue pour maîtresse. Et la mère, témoin, hésite à révéler le danger, de peur de porter un coup fatal à son fils : — les Revenants d’Ibsen.

C — Être sur le point de violer sa fille inconnue. — Ex. fragm. : la Dame au domino rose de Bouvier (1882).

D 1 — Sur le point de commettre un adultère par ignorance (les seuls cas que je sache au théâtre) : — le Roi cerf et l’Amour des trois oranges, de Gozzi l’un et l’autre.

Cependant, le subterfuge qui souvent sert d’origine à cette aventure et à la suivante a dû être mainte fois employé par l’adultère pour triompher de la fidélité conjugale.

2 — Être adultère sans le savoir : — peut-être l’Alcmène d’Eschyle. Roman : la fin du Titan de Jean-Paul.

Les diverses modifications de l’inceste et les autres amours interdites, qu’on trouvera à la XXVIe, s’accommoderont très bien de la même manière que les œuvres ci-dessus classées.

Nous venons de voir l’adultère commis avec erreur par la femme ; il peut l’être par le mari. Surtout, cette erreur pourra se produire du côté de celui des deux adultères qui n’est pas marié : quoi de plus banal, par exemple, dans la vie de plaisir, que d’apprendre — un peu tard — sa maîtresse en puissance d’époux ?

Sur l’ignorance du sexe de l’objet aimé roule également, dans ses deux parties, Mademoiselle de Maupin ; il y a d’abord erreur (système comique), sur laquelle s’échafaudent des luttes obsidionales d’une âme (héroï-comédie), d’où sort enfin, par incidence, une fois la vérité dévoilée, un bref dénouement tragique.

XIXe SITUATION
Tuer un des siens inconnu

(Le Meurtrier — la Victime non reconnue)

Tandis que la XVIIIe atteignait son plus haut degré d’émotion après l’acte accompli (sans doute parce que là, tous les acteurs du drame lui survivent et que l’horreur en gît surtout dans les conséquences), la XIXe, au contraire, où une victime doit périr et où l’intérêt croît en raison directe de l’aveugle préméditation, se montre plus pathétique dans les préparatifs du crime que dans les suites ; ceci permet de donner un dénouement heureux sans avoir recours, comme pour la XVIIIe, au procédé comique de l’erreur. Il suffira, en effet, de l’agnition aristotélicienne (reconnaissance d’un personnage par l’autre), — de laquelle notre situation XIX n’est du reste, à bien l’examiner, qu’un développement.

A 1 — Être sur le point de tuer sa fille inconnue, par nécessité divine ou oracle : — Démophon de Métastase ; l’ignorance de la parenté provient d’une substitution d’enfants ; l’interprétation de l’oracle est erronée ; autre quiproquo : la jeune première se croit, à un moment de l’action, la sœur de son fiancé. Cet enchaînement de trois ou quatre erreurs (parenté inconnue, sous le jour spécial à la donnée que nous étudions, — croyance à un danger d’inceste comme B 1 de la précédente, — enfin ambiguïté trompeuse des mots ainsi que dans la plupart des comédies), voilà qui suffit à constituer ce qu’on nomme une pièce « mouvementée », une de ces intrigues remises en vogue par le second Empire et devant l’enchevêtrement desquelles nous voyons nos chroniqueurs naïvement s’affoler.

2 — Par nécessité politique : — Les Guèbres et Les lois de Minos de Voltaire.

3 — Par rivalité d’amour : — La petite Mionne (M. Richebourg, 1890).

4 — Par haine contre l’amant de cette fille point reconnue : — Le roi s’amuse (la découverte a lieu après le meurtre).

B 1 — Être sur le point de tuer son fils inconnu : — Les Télèphes d’Eschyle et de Sophocle (avec alternative entre ce crime et l’inceste), Cresphonte d’Euripide, les Méropes de Maffei, de Voltaire et d’Alfieri, Créuse de Sophocle, Ion d’Euripide. Dans l’Olympiade de Métastase, ce sujet se complique de Rivalité d’amis. — Tuer son fils sans le savoir (ex. fragm.) : 3e acte de Lucrèce Borgia ; le 24 février de Werner.

2 — Identique à B 1, avec instigations machiavéliques servant de contreforts : — Euryale de Sophocle, Égée d’Euripide.

3 — Identique à B 2, doublée par une haine de proches (aïeul contre son petit-fils) : — Cyrus de Métastase.

C — Sur le point de tuer un frère inconnu : — 1, frères meurtriers par colère : — les Alexandres de Sophocle et d’Euripide. — 2, sœur meurtrière par nécessité professionnelle : — Les Prêtresses d’Eschyle, les Iphigénies en Tauride d’Euripide, de Gœthe et projetée par Racine.

D — Tuer sa mère inconnue : — Sémiramis de Voltaire ; ex. fragm. : dénouement de Lucrèce Borgia.

E — Tuer son père sans le savoir d’après des conseils machiavéliques : — (voir XVIIe) Pélias de Sophocle et les Péliades d’Euripide ; Mahomet de Voltaire (où le héros est de plus sur le point d’épouser sa sœur inconnue). — Simplement, tuer son père inconnu : — Ex. légendaire : le meurtre de Laïus ; ex. rom. : La légende de St Julien l’Hospitalier. — Même cas réduit des proportions du meurtre à celle de l’insulte : — Le pain d’autrui, d’après Tourguéneff, par MM. Ephraïm et Schutz (1890).

F 1 — Tuer son aïeul inconnu, d’après les instigations machiavéliques de la vengeance : — les Burgraves.

2 — Le tuer involontairement : — Polydectes d’Eschyle.

3 — Tuer involontairement son beau-père : — Amphitryon de Sophocle.

G 1 — Tuer involontairement celle qu’on aime : — Procris de Sophocle. Ex. épique : Tancrède et Clorinde, dans la Jérusalem délivrée. Ex. légend. (avec changement dans le sexe de l’être aimé) : Hyacinthe.

2 — Être sur le point de tuer son amant sans le reconnaître : — Le monstre bleu de Gozzi.

Remarquable est la bizarre affection de Hugo (et — par conséquent — de ses imitateurs) pour cette situation, assez rare en somme. Chacun des 10 drames du vieux Romantique nous la montre : en 2 (Hernani et Torquemada) elle figure, d’une façon accessoire à la XVIIe (Imprudence), fatale au héros aussi ; dans 4 (Marion Delorme, Angelo, La Esmeralda, Ruy Blas), ce fait de frapper involontairement qui l’on aime forme toute l’action et fournit les meilleurs épisodes ; et aux 4 autres (le Roi s’amuse, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, les Burgraves), elle sert, en plus, de dénouement. Il semble, en vérité, que pour Hugo le drame ait consisté en cela : être la cause involontaire, soit directe, soit indirecte, de la mort de qui l’on aime ; et dans l’ouvrage où il a accumulé le plus de coups de théâtre, dans Lucrèce Borgia, nous voyons revenir jusqu’à cinq fois la même situation : dès la 1re partie du 1er acte, Gennaro « laisse insulter sa mère inconnue » ; à la 2e partie, il « l’insulte lui-même sans la savoir sa mère » ; au IIe acte, elle « demande et obtient sans le savoir la mort de son propre fils », puis n’a plus comme ressource que de « l’exécuter elle-même », et, toujours inconnue, « est insultée encore par lui » ; au IIIe acte enfin, elle « empoisonne son fils sans le vouloir » et « inconnue, est insultée, menacée, puis tuée par lui ». Notez maintenant que Shakespeare, dont l’Opinion actuelle s’entête à confondre l’art avec celui de 1830, son opposé (ensemble d’ailleurs, elle jette pêle-mêle sous la même rubrique la Bible, les Nibelungen, l’Orientalisme des tapis turcs, l’Inde brahmanique, les Japoneries et l’Architecture Ogivale), — Shakespeare, dis-je, n’a pas une seule fois employé cette donnée XIX, tout accidentelle et sans aucun rapport avec ses fortes études de Volontés.

XXe SITUATION
Se sacrifier à l’Idéal

(Le Héros — l’Idéal — le « Créancier » ou la Partie sacrifiée)

Les quatre thèmes de l’Immolation, dont voici le premier, amènent devant nous trois cortèges : les Dieux (XXe et XXIIIe), les Proches (XXIe et XXIIIe), les Désirs (XXIIe). Des luttes qui vont se livrer, le champ ne sera plus le monde visible, mais une Ame.

Aucun de ces quatre sujets n’est plus fier que notre donnée Vingtième : tout pour l’idéal ! Que celui-ci soit (n’importe) politique ou religieux, qu’on l’appelle honneur ou piété domestique, il exige le sacrifice de tous liens : intérêt, vie, passion, — bien mieux, idéal même, sous telle autre forme voisine, pour peu qu’elle paraisse entachée du moindre encore que du plus sublime égotisme ! Telle est la loi.

A 1 — Sacrifier sa vie à sa parole : — Les Régulus de Pradon et de Métastase et la fin d’Hernani ; (Carthage et don Ruy Gomez sont les « Créanciers »). N’est-il pas étonnant qu’un plus grand nombre d’exemples ne s’offre pas aussitôt à nous ? Cette fatalité, — œuvre de la victime elle-même et dont la victoire n’est que celle du vaincu volontaire, grande comme la conception stoïcienne du monde, — n’était-elle pas digne d’illuminer la scène par ses holocaustes ? Rien n’obligeait, cependant, à choisir un héros presque trop parfait peut-être, comme Régulus, — puisqu’il n’est pas jusqu’à nos fautes qui ne paraissent courir, comme douées d’une volonté propre et trahissant la nôtre, à un suicide analogue.

2 — Sacrifier sa vie au succès des siens : — Les Femmes de chambre d’Eschyle, Protésilas d’Euripide, Thémistocle de Métastase. Ex. fragm. : partie des Iphigénies à Aulis d’Euripide et de Racine. Ex. histor. : Codrus, Curtius, la Tour d’Auvergne. — Au bonheur des siens : — Le Christ souffrant de Saint Grégoire de Nazianze.

3 — Sacrifier sa vie à la piété familiale : — Les Phéniciennes d’Eschyle, les Antigones de Sophocle, d’Euripide et d’Alfieri.

4 — Sacrifier sa vie à sa foi : — Le Prince constant de Calderon, Luther de Werner. Ex. ord. : tous les martyrs, religieux et missionnaires, savants et philosophes. Ex. roman. : L’Œuvre de Zola.

B 1 — Sacrifier, avec sa vie, son amour à sa foi : — Polyeucte. Roman (sacrifier, avec son avenir, sa famille à sa foi) : l’Évangéliste.

2 — Sacrifier, avec sa vie, son amour à sa cause : — Les Fils de Jahel (Mme Armand, 1886).

3 — Sacrifier son amour à l’intérêt d’état : — C’est le motif cornélien : Othon, Sertorius, Sophonisbe, Pulchérie, Tite et Bérénice. Ajoutez-y la Bérénice de Racine et la Sophonisbe d’Alfieri, celle de Mairet, puis Achille à Scyros de Métastase, ainsi que sa Didon et les Troyens de Berlioz (la meilleure tragédie de ce siècle). Le « Créancier », dans cette sous-nuance, reste abstrait, se confond avec l’Idéal et le Héros ; les « Parties sacrifiées », au contraire, deviennent visibles : ce sont Plautine, Viriate, Syphax et Massinisse, Bérénice, Déidamie.

C — Sacrifier l’idéal « honneur » à l’idéal « foi » : — Deux exemples léonins, mais qui n’ont pas atteint le succès pour des raisons secondaires (à cause de la faiblesse du tympan public, incapable de saisir une harmonie aussi élevée sur les gammes des sentiments) : Théodore de Corneille et la Vierge martyre de Massinger. Un peu le cas aussi du bon ermite Abraham dans Hroswitha.

XXIe SITUATION
Se sacrifier aux Proches

(Le Héros — le Proche — le « Créancier » ou la Partie sacrifiée)

A 1 — Sacrifier sa vie à celle d’un parent ou d’un aimé : — Les Alcestes de Sophocle, d’Euripide, de Buchanan, de Hardy, de Racine (projet), de Quinault, de Lagrange-Chancel, de Boissy, de Coypel, de Sainte-Foix, de Dorat, de Glück, d’H. Lucas, de Vauzelles, etc.

2 — Sacrifier sa vie au bonheur d’un parent ou d’un aimé : — L’Ancien de Richepin (1889) ; deux œuvres symétriques : Smilis (Aicard, 1884 ; le mari se sacrifie), et le Divorce de Sarah Moore (MM. Rozier, Paton et (dit-on) A. Dumas fils, 1885 ; la femme se sacrifie). Ex. roman. analogues à ces deux drames : les Grandes Espérances de Dickens, la Joie de Vivre de Zola. Ex. banal : le travail d’un ouvrier verrier ou miroitier.

B 1 — Sacrifier son ambition au bonheur d’un parent : — Les Frères Zemganno (Edm. de Goncourt, 1890) ; cela aboutit par conséquent à un dénouement inverse de celui de l’Œuvre.

2 — Sacrifier son ambition à la vie d’un parent : — Mme de Maintenon (Coppée, 1881).

C — Sacrifier son amour à la vie d’un parent : — Diane d’Augier, Martyre (M. Dennery, 1886).

D 1 — Sacrifier son honneur et sa vie à la vie d’un parent ou d’un aimé : — Le Petit Jacques. — Cas où l’aimé est coupable : la Charbonnière (M. Crémieux (1884), le Frère d’armes (M. Garaud, 1887), le Chien de garde (Richepin, 1889). — Même sacrifice, fait, cette fois à l’honneur d’un être aimé : Pierre Vaux (M. Jonathan, 1882).

2 — Sacrifier sa pudeur à la vie d’un proche ou d’un aimé (avec A 1, le cas le plus net et le plus beau) : — Mesure pour Mesure de Shakespeare, Andromaque d’Euripide et de Racine, Pertharite de Corneille ; la Tosca (M. Sardou, 1889). Ex. romanesque du dernier genre : le Huron de Voltaire. Ex. historique : en septembre 1793, Mlle de Sombreuil (sacrifice de la pudeur remplacé par celui d’une répugnance).

XXIIe SITUATION
Tout sacrifier à la Passion

(L’Épris — l’Objet de la fatale passion — la Partie sacrifiée)

A 1 — Une passion détruisant le vœu de chasteté religieuse : — Jocelyn (Godard, 1888). Roman : La Faute de l’abbé Mouret. Comédie : Dhourtta narttaka, et force fabliaux.

2 — Détruisant le vœu de pureté : — Tannhäuser. — Détruisant le respect pour le prêtre : — un côté de la Conquête de Plassans.

3 — Ruinant l’avenir : — Manon (M. Massenet, 1884), Sapho (Daudet, 1885).

4 — Ruinant la puissance : — Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, Cléopâtre (M. Sardou, 1890).

5 — Ruinant la santé, l’intelligence et la vie : — la Glu (Richepin, 1883), l’Arlésienne (Daudet et Bizet). Roman (voir C) : le Possédé de Lemonnier. — Passion assouvie au prix de la vie : — Une nuit de Cléopâtre (Gautier et V. Massé, 1885).

6 — Ruinant les fortunes, les honneurs et les existences : — Nana (1881).

B — Tentations (Voir XIIe) abolissant le sentiment du devoir, celui de la pitié, etc. — Salomé (Oscar Wilde, 1893). Roman : Hérodias et les assauts (repoussés) de la Tentation de saint Antoine.

C 1 — Le vice érotique détruisant la vie, l’honneur, la fortune : — Germinie Lacerteux (de Goncourt, 1888), Rolande (Gramont, 1888). Roman : la Cousine Bette, le Capitaine Burle.

2 — Un vice quelconque faisant le même effet : — 30 ans ou la Vie d’un Joueur, l’Assommoir. Roman : l’Opium, de M. Bonnetain. Réalités : nos champs de courses, nos débits de vin, nos cafés, nos cercles, nos brasseries à femmes, etc.

Peu de situations, on le voit, ont été traitées avec un aussi constant bonheur par notre siècle, aux lâchetés duquel la XXIIe offrait, en effet, un miroir très approprié, de par son amalgame érotico-saturnien, — en même temps que les plus intéressantes études de pathologie nerveuse.

XXIIIe SITUATION
Devoir sacrifier les siens

(Le Héros — le Proche désigné — la Nécessité du sacrifice)

Symétrique aux trois que nous venons de voir, cette Situation rappelle, par un côté, cette destruction du sens naturel qui fait les « Haines de proches » (XIIIe). A vrai dire, les sentiments que nous allons rencontrer chez le protagoniste seront d’une nature bien différente, mais, — de par l’intrusion de la Nécessité dans le drame, — le point de perspective où celui-ci va courir ne sera-t-il pas, exactement, le même ?

A 1 — Devoir sacrifier sa fille à l’intérêt public : — Iphigénies d’Eschyle et de Sophocle, Iphigénies à Aulis d’Euripide et de Racine, Érechtée d’Euripide.

2 — Devoir la sacrifier par suite d’un serment à Dieu : — les Idoménées de Crébillon, de Lemierre, de Cienfuegos, les Jephtés de Buchanan, de Boyer. Cette nuance s’étend d’abord vers le XVIIe (Imprudence) ; mais les luttes psychologiques lui donnent bientôt un tour très divergent.

3 — Devoir sacrifier des êtres chers, des bienfaiteurs à sa foi : — Torquemada, Quatre-vingt-treize. Histoire : Philippe II ; Abraham et Isaac.

B 1 — Devoir sacrifier son enfant, inconnu d’autrui, sous la pression des nécessités : — Mélanippe-la-Sage d’Euripide, Lucrèce-Borgia (II, 5).

2 — Devoir, dans les mêmes circonstances, sacrifier son père : — les Hypsipyles d’Eschyle, d’Euripide et de Métastase, les Lemniennes de Sophocle.

3 — Devoir, dans les mêmes circonstances, sacrifier son époux : — les Danaïdes de Phrynichus, d’Eschyle, de Gombaud, de Salieri, de Spontini, les Lyncées de Théodecte, d’Abeille, les Hypermnestres de Métastase, de Rieupeyroux, de Lemierre, etc.

4 — Devoir sacrifier son gendre au salut public : — Un patriote (M. Dartois, 1881).

5 — Devoir combattre son beau-frère pour le salut public : — Horace. La loyauté et l’affection qui subsistent entre les adversaires écartent toute ressemblance avec la XXXe.

La nuance B (B 1 par exemple) prête à de beaux entrelacements de motifs : dans Mélanippe-la-Sage, celle-ci se trouvait (1o) forcée de tuer son fils, ordre auquel elle eût résisté, au risque de sa propre vie, mais elle était en même temps (2o) forcée de cacher son intérêt pour cet enfant, de peur d’en révéler l’identité et d’en causer, ainsi, la mort certaine. C’était, on le voit, le procédé du dilemme appliqué à une donnée dramatique. On peut l’adapter, avec un égal succès, à tous les cas où un personnage reçoit une injonction à laquelle il ne veut pas obéir ; il suffira de le faire tomber par son refus même dans une seconde situation aboutissant à un résultat aussi répugnant, ou, mieux encore, identique. Ce dilemme d’action se retrouve dans ce qu’on appelle le « chantage » ; nous l’avons vu aussi ébaucher sa cruelle alternative dans C de la XXe (Théodore, la Vierge Martyre, etc.), et la manifester clairement dans D, surtout D 2 de la XXIIe (Mesure pour Mesure, le Huron, etc.) ; mais il est, là, posé tout crûment, par un seul et même personnage ou événement, d’une nature tyrannique, odieuse. Tandis que, dans Mélanippe-la-Sage, il résulte d’une façon si logique et si impitoyable de l’action que, ne songeant plus à nous révolter, nous le subissons complètement ; et il nous paraît plus naturel, plus écrasant.

Avant d’abandonner ces 4 situations symétriques (et rien n’empêche le lecteur d’en grouper d’autres ainsi, pour en tirer un profit analogue), je veux encore indiquer une manière d’en disposer les éléments en vue de chercher des états d’âme moins déflorés. Nous venons de voir aux prises les forces : Passion (vice, etc.), Affection pure (pour des parents, pour des amis, pour des bienfaiteurs, et, particulièrement, pour leur vie, pour leur honneur ou pour tel autre de leurs intérêts), Raison d’État (succès de ses compatriotes, de sa cause, de son œuvre), Égoïsme (volonté de vivre, cupidité, ambition, avarice, vanité), Honneur (parole, chasteté féminine, fidélité), Foi (vœu religieux, serment à la divinité, piété familiale). Opposez-les deux à deux, — et étudiez-en les conflits.

D’abord se produiront les cas déjà cités ; mais en voici de nouveaux : une Passion ou vice détruisant l’Intérêt de l’État (car dans Antoine et Cléopâtre, il ne tombe que la Puissance royale des deux amants, et l’on ne sent pas des peuples en péril) ; — l’Égoïsme (sous sa forme « ambition » par exemple) luttant avec la Foi, en l’âme d’un homme, cas fréquent dans les guerres religieuses ; — l’Égoïsme sous cette forme ambitieuse étreignant l’Affection pure (l’intrigant qui renie ou sacrifie son père, sa mère, son ami, et s’en fait des marchepieds, — tableau splendide !) ; — un combat entre l’Honneur personnel et la Raison d’État (Judith aux bras d’Holopherne, Bismarck falsifiant la dépêche de son maître). Opposez ensuite les nuances entre elles (le héros sera pris entre sa foi et l’honneur des siens, et ainsi de suite) ; les sujets naîtront par milliers.

Avis spécial, la tragédie néo-classique étant morte, au roman psychologique, son légataire.

XXIVe SITUATION
Rivalité d’inégaux

(Rival inférieur — Rival supérieur — Objet)

J’aurais voulu ne faire de cette donnée et la suivante (Adultère) qu’une seule : la différence gît dans un contrat ou une cérémonie, d’importance variable, selon les milieux, et qui ne change pas, en tout cas, considérablement les émotions dramatiques à naître du combat pour l’amour ; cette différence même devient absolument insensible dans les sociétés polygames (drames indous) ; j’aurais donc préféré créer une situation indépendante avec une nuance de telle autre. Mais j’ai craint qu’on ne m’accusât de refouler, de parti pris, les œuvres modernes dans un nombre de catégories aussi restreint que possible ; les deux que nous allons analyser en contiennent en effet la majeure partie.

Déjà nous avions remarqué qu’entre « Haine » et « Rivalité de proches », la seule dissemblance venait de ce que, pour la dernière, s’incarnait, sous forme humaine, l’Objet disputé, le Casus belli. Pour la même raison nous pouvons rapprocher ces données, « Rivalité d’inégaux », « Adultère », voire « Adultère meurtrier », que déjà nous vîmes, de toutes les Situations (Ve, VIIe, VIIIe, IXe, Xe, XIe, XXXe, XXXIe) qui dépeignent la lutte pure et simple. Toutefois, l’Objet aimé s’élance mieux des cas présents de rivalités, assez sentimentaux, qu’il ne pouvait le faire des rivalités de proches ; et nulle part ailleurs occasion aussi favorable ne se présente au poète dramatique pour dessiner son idéal amoureux, puisqu’ici l’énergie des efforts n’aura d’explication que par la beauté de la femme ou de l’homme qu’on s’y arrache.

Les cas se divisent, d’abord, par sexes, puis selon les degrés hiérarchiques des rivaux.

A — Rivalités masculines, 1 — d’un mortel et d’un immortel : — Mrigancalekha de Viswanatha, le Ciel et la Terre de Byron ; — de deux divinités inégales : — Pandore, de Voltaire.

2 — D’un homme simple et d’un magicien : Tanis et Zélide de Voltaire (Nuance recommandée à M. le Sâr Péladan).

3 — D’un conquérant et d’un conquis : — Malati et Madhava de Bhavabouti, le Tribut de Zamora (Gounod, 1881), le Saïs (Mme Ollognier, 1881) ; — d’un vainqueur et d’un vaincu : — Alzire de Voltaire ; — d’un maître et d’un banni : — Appius et Virginie de Webster, Hernani, Dante (Godard, 1890), Mangeront-ils ? de Hugo ; — d’un usurpateur et d’un dominé : — le Triumvirat, de Voltaire.

4 — D’un roi suzerain et de rois vassaux : — Attila, de Corneille.

5 — D’un roi et d’un seigneur : — Le Chariot de terre cuite de Soudraka, le Moulin et la Nina de Plata de Lope, Agésilas et Suréna de Corneille, Démétrius de Métastase, le fils de Porthos (M. Blavet, 1886).

6 — D’un puissant et d’un homme nouveau : — Don Sanche de Corneille.

7 — D’un riche et d’un pauvre : — La Question d’argent de M. Dumas, la Nuit de la Saint-Jean (Erckmann-Chatrian et Lacôme, 1882), En grève (M. Hirsch, 1885), Surcouf (M. Planquette, 1887). Roman : partie des Travailleurs de la Mer.

8 — D’un homme honoré et d’un homme suspecté : — L’Obstacle (Daudet, 1890), Le Drapeau (M. Moreau, 1879), Devant l’ennemi (M. Charton, 1890), Jack Tempête (M. Elzéar, 1882 ; on y trouve, en sus, le procédé, d’origine comique, du quiproquo : il porte sur l’identité du personnage longtemps victime), La Bûcheronne (Ch. Edmond, 1889).

9 — De presque égaux : — Dhourtta Samagama (où il s’agit d’un maître et de son disciple). De même pour les Maîtres Chanteurs.

10 — D’hommes égaux, dont l’un jadis coupable d’adultère (rentre aussi dans les Doubles rivalités) : — Chevalerie rustique (Verga, 1888).

11 — D’un homme aimé et d’un qui n’a pas le droit d’aimer : — la Esmeralda.

B — Rivalités féminines, 1 — D’une femme simple et d’une magicienne : — La Conquête de la Toison d’Or de Corneille.

2 — D’une victorieuse et de sa prisonnière : — Le comte d’Essex de Th. Corneille, les Marie Stuart de Schiller et de M. Samson.

3 — De reine et sujette : — Marie Tudor et Amy Robsart de Hugo. Le titre de cette sous-nuance est, on s’en souvient, le seul cité des prétendues 24 situations de Gérard de Nerval ; on pourrait bien faire tenir encore sous cette dénomination les sous-nuances B 1, 2, 4. Mais cela ne ferait toujours que la moitié d’une des quatre nuances de « Rivalité d’inégaux », qui a elle-même l’importance tout au plus d’une Situation parmi la Série de nos trente-six.

4 — D’une reine et d’une esclave : — Bajazet, Zulime, partie d’Une nuit de Cléopâtre (de Gautier, par V. Massé, 1885).

5 — D’une dame et d’une servante : — Le Chien du jardinier de Lope de Vega (où se voit le mieux réussi peut-être, des portraits, tant de fois essayés, de la grande dame amoureuse).

6 — D’une dame et d’une plus humble : — François les bas bleus (M. Messager, 1883).

7 — De presque égales compliquée de l’abandon de l’une (se rapproche d’A 1 de la Situation XXV) : — Ariane de Th. Corneille, Benvenuto (M. Diaz, 1890). Roman : la Joie de vivre.

8 — D’un souvenir ou d’un idéal (celui d’une femme supérieure) et de la vassale de celle-ci : — Sémiramis reconnue de Métastase. Madame la Mort de Rachilde (le champ de la lutte est subjectif). L’Image de M. Beaubourg. Cas symétrique pour le masculin : la Dame de la Mer d’Ibsen.

C — Double rivalité (A aime B qui aime E qui aime C) : — Adrien de Métastase, Emilia Galotti de Lessing, la Fermière (M. d’Artois, 1889), Ascanio (Saint-Saëns, 1890). Il est loisible d’allonger la rivalité en triple, en quadruple, etc., ce qui serait curieux, mais sans beaucoup varier les effets : tantôt, seulement, on fermera la chaîne en un cercle (c’est-à-dire que C aimera A), ou par une simple boucle (C payant E de retour).

D — Rivalités indoues. — On commence de nos jours à se rendre compte que la loi du divorce a été obtenue surtout par les efforts de nos écrivains dramatiques, qui étaient moins persuadés certainement de sa légitimité qu’ils n’en éprouvaient le besoin pour renouveler un peu leurs combinaisons restreintes. Ah ! quel air plus vif et plus pur ils eussent aspiré en se retournant vers la polygamie indoue ! Gœthe, le dieu Nil de ce siècle, Théophile Gautier (qui prévit la décadence de la femme par l’accroissement du vice) et Barrès (l’Ennemi des lois) paraissent avoir senti de la sorte. Il est à espérer que les malentendus de la Maison actuelle, où la fidélité archaïque, la monogamie réelle, surtout d’un côté, n’existe à peu près plus, s’apaiseront, avec un tant soit peu de cet esprit de tolérance.

1 — Rivalité d’une amante divine et d’une mortelle : — Les amours de Crichna par Roupa.

2 — De deux mortelles : — Agnimitra et Malavika par Kalidaça.

3 — De deux femmes légitimes : — Le Collier de sri Harcha dêva ; la Statue de Radjasekhara.

Aux positions hiérarchiques respectives des deux rivaux ou rivales s’ajoute, comme moyen de varier, la position, à leur égard, de l’Objet aimé. Les aspects de la lutte dépendront en effet de ce que le prix se tiendra plus ou moins près de l’un des deux adversaires, et de ce qu’il sera situé dans un rang inférieur à tous deux, moyen entre l’un et l’autre, ou supérieur même au plus élevé.

XXVe SITUATION
Adultère

(Époux trompé — Époux adultère — Adultère complice)

Sans mériter de constituer une Situation à lui seul, l’Adultère se présente comme un aspect intéressant du vol (action du dehors) doublé de la trahison (action du dedans). Schiller, après Lope, s’était plu à idéaliser le brigandage ; Hugo et Dumas Ier ont entrepris un paradoxe analogue pour l’adultère et, développant le procédé d’antithèse qui a créé Triboulet et Lucrèce Borgia, ils ont réussi, une fois pour toutes ; rien de plus légitime. Le niais, ce fut la croyance du séculaire troupeau en l’excellence du sujet ainsi présenté : que d’Antonys ! quels Antonys !… Le public a fini par leur préférer le café-concert :

… Il a bien fait !

1er cas : L’auteur peint l’Adultère Complice, l’étranger survenu près du foyer, — le Voleur, — bien plus agréable, mieux fait, plus tendre… ou plus ferme, que l’Époux trompé. — Quelques arabesques dont se vête le fait simple et fondamental, le larcin, quelque complaisance où déchoie un public dès longtemps harcelé, il n’en reste pas moins, au fond de celui-ci, telle qu’un bon granit, la vieille conscience : pour elle, ce qu’on vante là, c’est d’oublier la Parole d’honneur du contrat, cette Parole, ce serment auquel obéissaient, ainsi que nous, les Dieux d’Homère et les Chevaliers, cette base à toute agglomération sociale, ce que les sauvages, ce que les forçats respectent entre eux, ce regard des yeux dans les yeux, initial à l’effort commun, cette source première de l’ordre dans le monde et de la pensée, cette lumière du Verbe ! Assurément l’attention des spectateurs peut être momentanément détournée de ce point de vue sévère, et cela sans crime aucun, — de par les droits d’hérésie de l’imagination ; on peut obtenir pour n’importe quel objet notre rire : ne rions-nous pas, de tous nos nerfs, à voir un podagre dégringoler bizarrement un escalier au bas duquel il doit se rompre le cou ? Pour tout objet aussi on peut réclamer notre pitié : pitié nous avons pour les parjures du joueur et pour ceux de l’ivrogne ; mais il s’y mêle un mépris las. Or, était-ce précisément de ce mépris dans la tristesse que notre dramaturgie voulait faire bénéficier ses jeunes premiers adultères au prix de tant et tant de soins ? Non, sans doute !… Elle s’est donc fourvoyée.

2e cas : L’Adultère étranger est donné comme moins sympathique que l’époux méconnu. — Ceci, c’est le genre dit « moralisateur ». Il ennuie. Un homme à qui l’on a pris son porte-monnaie ne grandit pas, de ce fait, à nos yeux ; et, les renseignements qu’il est en mesure de fournir une fois obtenus, nous laissons là ce lieu vivant d’un épisode curieux, mais qui se serait aussi aisément produit ailleurs, — et nous ne pensons plus qu’au tire-laine. Mais si ce dernier, déjà peu grandiose dans son exploit, nous est portraituré à son tour sous des traits encore moins intéressants que ceux de sa dupe, il nous dégoûte ; — et l’Époux adultère n’est qu’un drôle et un imbécile de l’avoir préféré. Puis (enfants simples et droits que nous restons un peu malgré tout) en flairant dans la leçon qu’on nous donne un parti-pris, et, par conséquent des mensonges, nous grimaçons une moue, car nous n’étions pas venus pour trouver derrière la fable le sourire aigre-doux d’un pion.

3e cas : l’Époux trompé se venge. — Enfin, il se passe quelque chose !… Malheureusement cette vengeance n’est qu’un des cas de la IIIe Situation.

Ainsi l’on ne réussira notre XXVe donnée qu’en la traitant avec l’esprit le plus humain, le moins élégiaque et le moins austère. Il ne s’agit d’embrasser ni le parti du filou, ni celui du traître, ni celui du cocu. Les pénétrer tous, — de tous avoir compassion, — les tous expliquer… c’est-à-dire se pénétrer soi-même, de soi-même avoir pitié, soi-même s’expliquer à soi : — voilà le vrai travail à accomplir.

A — Maîtresse trahie, 1 — pour une jeune fille : — Les Colchidiennes de Sophocle, Médées d’Euripide, de Sénèque et de Corneille, Miss Sara Sampson de Lessing, Lucienne (Gramont, 1890). Ces exemples sont, de plus, symétriques, à cause de la vengeance finale, à la classe masculine D.

2 — Pour une jeune femme (le mariage précède le lever du rideau) : — Un voyage de noces (M. Tiercelin, 1881).

B — Épouse trahie, 1 — pour une esclave qui n’aime pas : — Les Trachiniennes de Sophocle et Hercule sur l’Œta de Sénèque (1re partie ; quant à la suite, voir « Imprudence »), Andromaques d’Euripide et de Racine (où c’est un côté du drame ; quant à l’autre, voir « Sacrifice aux proches »).

2 — Pour la débauche : — Numa Roumestan (Daudet, 1887), Francillon (M. Dumas, 1889), Serge Panine (M. Ohnet, 1882) ; c’est le point de départ des Mères ennemies qui tournent ensuite aux « Haines de proches ».

3 — Pour une femme mariée (double adultère) : — La princesse Georges et l’Étrangère (M. Dumas), M. de Morat (M. Tarbé, 1887), les Ménages de Paris (M. Raymond, 1886).

4 — Dans un but de bigamie : — Alcméons de Sophocle et d’Euripide.

5 — Pour une jeune fille n’aimant pas : — Henri VIII de Shakespeare et celui de St-Saëns, Rosemonde d’Alfieri (combinaison de la présente et de la précédente situation, car il y a aussi une simple rivalité de roi et de sujet).

6 — Épouse jalousée par une jeune fille éprise de l’époux : — Stella de Gœthe, Dernier amour (M. Ohnet, 1890).

7 — Par une courtisane : — Miss Fanfare (M. Ganderax, 1881 ; voir B 2), Proserpine (Vacquerie et St-Saëns, 1887), La comtesse Frédégonde (M. Amigues, 1887), Myrane (M. Bergerat, 1890).

8 — Rivalité d’une femme légitime mauvaise et d’une maîtresse sympathique : — C’est la loi (M. Cliquet, 1882).

C 1 — Mari antipathique sacrifié à un sympathique adultère : — Angelo, Le Nouveau Monde de Villiers de l’Isle-Adam, Un Drôle (M. Yves Guyot, 1889), Le Mari (MM. Nus et Arnould, 1889).

2 — Un mari cru perdu et oublié pour un rival : — Rhadamiste et Zénobie de Crébillon, Jacques Damour de Zola. La Zénobie de Métastase, par le fidèle amour gardé à son époux, forme un cas unique (!) parmi ces innombrables drames sur les passions adultères.

3 — Un mari quelconque sacrifié à un sympathique adultère : — Diane de Lys (M. Dumas), Tristan et Yseult de Wagner (avec atténuation en « Folie » produite par un breuvage), Françoise de Rimini (A. Thomas, 1882), La Sérénade (Jean Jullien, 1887), l’Age critique (M. Byl, 1890). — Même cas sans que l’adultère s’y commette : — Sigurd (M. Reyer, 1885), La Comtesse Sarah (1886).

4 — Un mari bon trompé pour un rival moindre : — l’Aveu (Sarah Bernhardt, 1888), point de départ des Quarts d’heure (Guiches et Lavedan, 1888), si appréciés outre-Rhin, Révoltée (M. Lemaître, 1889), La maison des 2 Barbeaux (Theuriet, 1885). — Il n’y a pas adultère, mais préférence dans la Smilis d’Aicard (1884).

5 — Pour un rival grotesque : — la Dot fatale de Massinger.

6 — Pour un rival odieux : — Gerfaut (de Ch. de Bernard par M. Moreau, 1886).

7 — Pour un rival quelconque par une femme perverse : — La femme de Claude (M. Dumas), Pot-Bouille (Zola, 1883). — Roman : Mme Bovary.

8 — Pour un rival plus laid mais utile : (avec faux soupçons comiques, c’est-à-dire soupçons crus ensuite faux) : — l’Échéance de Jean Jullien (1889).

D 1 — Un mari trompé se venge (drames sur le crescendo des soupçons) : — Le Médecin de son honneur et A outrage secret vengeance secrète de Calderon, l’Affaire Clémenceau (M. Dumas).

2 — Sacrifier sa jalousie à sa cause (aboutit aux « Sacrifices à l’Idéal ») : — Les Jacobites (M. Coppée, 1885), Patrie (Paladilhe, 1886). — La sacrifier à la pitié : — La famille d’Armelles (M. Marras, 1883).

E — Un mari persécuté par un rival repoussé : — Raoul de Créqui (M. Dalayrac, 1889). C’est le symétrique de B 7 et cela s’achemine, de même, vers « Adultère meurtrier ».

XXVIe SITUATION
Crimes d’amour

(L’Épris — l’Aimé)

La seule tragique des Situations sur l’Amour, — sujet essentiellement comique (voir XXVIIIe et XXIXe).

Nous relevons 8 espèces de crimes érotiques :

1o L’Onanisme ; ce « vice solitaire » qui ne pousse point à agir ne fournit que des silhouettes élégiaques, comme la légende de Narcisse, Charlot s’amuse, ou grotesques (Aristophane, passim), à moins qu’on le prenne pour occasion à étudier l’écroulement d’une volonté, au même titre que nous avons eu l’ivrognerie, le jeu, etc. (XXIIe).

2o Le Viol n’est qu’un acte, comme le meurtre, généralement bref comme lui, et point une Situation, tout au plus se rapproche-t-il de « l’enlèvement ». Ses conséquences mêmes, pour qui le perpétra, ainsi que celles de :

3o La Prostitution et de ses succédanés, la galanterie, le juanisme (répétitions d’actes), ne deviennent dramatiques que poursuivies, traquées par un châtiment, ce qui appartient à la Ve Situation. Toutefois, si l’impunité est acquise, le goût des Viols et de la Prostitution tourne aussi à la XXIIe.

4o L’Adultère, — dont le caractère de larcin a donné lieu aux Situations spéciales que nous avons étudiées.

5o L’Inceste se divise en deux directions principales. Il s’exerce sur la ligne ascendante-descendante, et alors, s’il remonte (nuance A), implique un sentiment d’impiété ; s’il descend (nuance B), il présente un abus d’autorité analogue à celui que nous retrouverons dans la 8e espèce des Crimes d’Amour. Enfin il se produit encore sur la ligne en quelque sorte horizontale, entre consanguins ou entre parents par alliance (nuance C).

A 1 — Un fils aime d’amour sa mère : — Sémiramis de Crébillon ; pour expliquer ce cas et en atténuer l’effet, l’auteur a d’abord usé de la XVIIIe (Involontaire crime d’amour).

2 — Une fille aime d’amour son père : — Myrrha d’Alfieri, de laquelle la psychologie est décalquée d’après Phèdre.

3 — Un père violente sa fille : — Les Cenci de Shelley ; le conte de Peau d’âne (arrêté à l’intention).

B 1 — Une femme aime d’amour son beau-fils : — Iobate de Sophocle et Sthénobée d’Euripide, Phèdres de Sophocle et de Racine, Hippolytes d’Euripide et de Sénèque. — Dans aucun des cas d’inceste qui précèdent, il n’y a, comme on voit, réciprocité de désirs ; tandis que la passion, de solitaire, devient partagée, et que le crime, inconscient du moins d’une part dans Myrrha, s’accomplit librement dans :

2 — Une femme et son beau-fils s’aiment d’amour : — Renée de Zola (tirée de son roman la Curée, dont se rapprocherait la passion presque incestueuse du Dr Pascal). — Platoniquement cette donnée B 2 est celle du Philippe II d’Alfieri et du don Carlos de Schiller.

3 — Une femme est à la fois la maîtresse du père et du fils, qui tous deux acceptent ce partage : — L’École des veufs (M. Ancey, 1889).

C 1 — Un homme est l’amant de sa belle-sœur : — La Sang-Brulé (M. Bouvier, 1885).

2 — Un frère et une sœur s’aiment d’amour : — Éole d’Euripide et C’est dommage qu’elle soit une putain, le chef-d’œuvre de Ford.

Après ces œuvres, c’est donc plus que des glanages, c’est une ample moisson qui reste sur pied. On poussera jusqu’à la complicité des deux parties la sous-nuance A 1 (telle se narre l’histoire de Néron et d’Agrippine dans Suétone) ; un exemple fragmentaire, analogue, existe d’ailleurs pour A 2, dans ce début de sinistre majesté du Périclès de Shakespeare. On renversera le sujet B 1 : alors on verra le beau-fils épris, sans obtenir réciprocité, de la femme de son père ; cas, certes, tout aussi commun. Au contraire on supprimera la complicité dans B 3, dans C 1, dans C 2, en ne laissant plus subsister la passion criminelle que chez un seul des personnages. On renversera A 1, et l’on aura « Une mère éprise de son fils », comme dans la Faenza de Moréas. Sans aller jusqu’à l’acte criminel, l’étude des simples tentatives ou des désirs mieux ou pis contenus a fourni de subtils chapitres, en ces psychologies de grandes dames du XVIIe siècle où se complut Victor Cousin.

Restera enfin à entrelacer chacune de ces cordes de l’inceste à l’une des 7 autres espèces des crimes d’amour : sous la forme de l’ignorance, cette 5e et la 6e espèces fusionnent dans un des épisodes de Daphnis et Chloé. — Ajoutez l’appoint habituel de rivalités, d’adultères, les meurtres, etc., etc.

6o L’Unisexualité avec ses deux sens, les branches pédérastie et tribadisme :

D 1 — Un homme aime d’amour un autre homme qui cède : — Ex. roman. : Vautrin. Ex. dramatiques : Laïus d’Eschyle, Chrysippe d’Euripide. Cette dernière tragédie paraît avoir été une des plus belles, la plus émouvante peut-être, de l’antiquité. Trois situations s’y superposaient avec un rare bonheur : Laïus avait conçu, comme disent les professeurs, une passion criminelle et, de plus, adultère pour le jeune Chrysippe ; de là sans doute quelque épithalame aussi terrible que celui de Ford : ne fallait-il pas faire parler le premier homme qui sur terre ait ressenti de pareils désirs, ait osé les exprimer et les assouvir ? ne fallait-il pas que ce qu’il dit expliquât le chancellement, la chute de Chrysippe ? Alors éclatait la plus indignée, la plus impitoyable jalousie chez Hippodamie, femme de Laïus. On la voyait exciter, contre Chrysippe, l’envie ancienne des deux frères du jeune homme, une envie du genre de celle qui arma les fils de Jacob contre Joseph, mais une envie qui se révélait étrangement menaçante au seul énoncé des noms de ces deux frères : Atrée et Thyeste ! Le fratricide s’accomplissait, à la joie affreuse d’Hippodamie. Laïus en apprenait les détails de la bouche expirante de Chrysippe lui-même. Et, dans quelque prédiction, — de Tirésias sans doute, jeune alors et non privé de la vue — s’ouvrait le destin des deux familles tragiques par excellence, des Labdacides et des Atrides, aux crimes inaugurés là et dont devait vivre toute la légende grecque, inspiratrice des littératures à jamais !

La branche tribadique, saphique, dont la fragmentation en petits cotterets de nouvelles a du moins chauffé le foyer, par l’hiver de ce siècle, d’un de nos poètes, ne s’est pas étendue sur la scène : seul, M. Mourey le tenta, mais en vain, dans son Lawn-tennis. On peut objecter à une telle entreprise (et ce serait pourquoi le Drame, du temps de la liberté, n’y aurait point songé) que ce vice n’a pas le grandiose horrible de son congénère ; lâche, fade, cette mauvaise et suprême habitude de filles usées ou mal venues n’offre pas au poète tragique l’égarement brutal, absurde, mais fait de jeunesse barbare et de puissance, qui se voit dans la passion criminelle des âges héroïques.

7o La Bestialité, ou amour pour un être en dehors de l’espèce humaine ; peinte en général comme un vice, elle n’est pas théâtrale. Toutefois en :

E — Une femme éprise d’un taureau : — Les Crétois, d’Euripide, semblent avoir révélé les émotions, après tout concevables, de cette Ultima Thule de l’affolement sexuel. Mieux qu’ailleurs, évidemment, le caractère mystérieux d’illogisme, de mysticité dans les sens, de démence aux allures normales qu’a la passion criminelle, ce frisson de fatalisme que ses victimes communiquent, a eu l’occasion d’être transporté là, en sa nudité formidable et triste.

8o L’Abus des enfants mineurs emprunte un peu aux 7 autres espèces de leurs signes. Pourtant, ce sujet, si moderne, si anglais, deviendrait, entre des mains habiles, très pathétique : la lecture de la Pall Mall Gazette nous l’a fait pressentir.

XXVIIe SITUATION
Apprendre le déshonneur d’un être aimé

(Celui qui l’apprend — le Coupable)

Presque aussitôt il en résulte une lutte psychologique, pareille à celle de la XXIIe (sacrifier les siens), mais sans l’attrait d’un haut Idéal : il est remplacé, dans la nouvelle action, par le fouet de la honte.

A 1 — Découvrir la honte de sa mère : — Mme Caverlet d’Augier, Odette, Georgette (M. Sardou, 1881, 1885), les Quarts d’heure (2e partie, MM. Guiches et Lavedan, 1888). Cette triste abolition du meilleur des respects chez l’enfant se colore, en ces ouvrages, des terreurs de la mère, de ses rougeurs, et de ses remords devant les conséquences du passé ; par ce dernier point, l’action aboutit à la XXXIVe (Remords).

2 — Découvrir la honte de son père : — Vieille histoire (Jean Jullien, 1891).

3 — Découvrir le le déshonneur de sa fille : — partie de la Fille du Député (M. Morel, 1881).

B 1 — Découvrir un déshonneur dans la famille de sa fiancée : — L’Absente (M. Villemer, 1889). Ces délicatesses de romance, dont le tragique, bénin, consiste, à retarder une signature de contrat, conviennent également à la pseudo-Situation XXIX (Amours empêchées) ; déjà A 1 et A 2 en exhalaient la fadeur.

2 — Apprendre que sa femme fut, avant le mariage, violée : — Le Secret de Gilberte (M. Massiac, 1890) ; qu’elle le fut depuis le mariage : — Flore de Frileuse (M. Bergerat, avec dénouement « comique », grâce à un quiproquo).

3 — Qu’elle commit jadis une faute : — Le Prince Zilah (M. Claretie, 1885) et un peu Denise (M. Dumas). Ex. ordinaires : les mariages par agences.

4 — Apprendre que sa femme a été une fille : — Léna (M. Berton et Mme Van Velde, 1886) ; — que sa maîtresse a été une fille : — Marion Delorme. La même donnée, au point de vue du Remords (XXXIVe), est dans la Madeleine de Zola.

5 — Apprendre que son amant a forfait à l’honneur. Cela aussi confine à la XXXIVe : — Chamillac (Feuillet, 1886), le Crocodile (M. Sardou, 1886).

6 — Apprendre que sa maîtresse, ancienne fille, reprend sa vie d’autrefois (avec circonstances atténuantes) : — La Dame aux Camélias (M. Dumas) ; partie de Manon Lescaut. Sans l’habileté féminine, ne serait-ce pas le cours normal de toutes les bonnes fortunes ?

7 — Apprendre que son amant est un misérable ou que sa maîtresse est une fille : — M. Alphonse (M. Dumas), Mensonges (M. Bourget, 1889). Puisque les liaisons seraient éternelles si on ne les rompait jamais (remarque de M. la Palice) et que, toujours, les deux amants, lesquels se connaissent certainement bien, donnent pour raison de leur rupture le titre de la présente sous-nuance, la conclusion est aussi facile à tirer que peu flatteuse pour le cher genre humain.

8 — Même découverte au sujet de sa femme : — Le Mariage d’Olympe (Augier).

C — Découvrir que son fils est un assassin : — Werner de Byron, la Policière (M. de Montépin, 1889). Cette surprise se décuple dans les parricides. On peut développer à l’infini la nuance C.

D pourrait figurer une Situation distincte : il y a non seulement découverte, mais devoir d’exercer soi-même le châtiment ; cette Situation servirait d’intermédiaire entre la XXIIe (Sacrifier les siens) et la XXVIIe que nous étudions, et qui s’arrêterait, alors, après la nuance C.

1 — Devoir punir son fils traître à la patrie : — Brutus de Voltaire, Brutus I d’Alfieri.

2 — Devoir punir son fils condamné aux termes de la loi que le père édicta pour tous : — L’Inflexible (M. Parodi, 1884).

3 — Devoir frapper son fils cru coupable : — Le Régiment (M. Mary, 1890), l’As de Trèfle (M. Decourcelle, 1883). Se rapproche de la XXXIIIe (Erreur judiciaire).

4 — Devoir frapper, à la suite d’un serment tyrannicide, son père jusque-là inconnu. Ce serment imprudent nous mène un moment auprès de la XXIIIe (Sacrifier les siens) et de la XVIIe (Imprudence), et dans un autre moment l’acte de « frapper un parent inconnu » évoque aussi la XIXe : — Severo Torelli (M. Coppée, 1883).

5 — Devoir punir son frère assassin : — Casse-Museau (M. Marot, 1881). De cette Situation, le parent justicier n’échappe un instant que pour tomber en D 3 ; il revient donc, résigné, en D 5.

XXVIIIe SITUATION
Amours empêchées

(1er Amant — 2e Amant — l’Obstacle)

A 1 — Mariage empêché par inégalité de rangs : — Nitétis et le Héros chinois de Métastase, Le Prince Soleil (M. Vasseur, 1889). Donnée philosopho-sentimentale d’une quantité d’œuvres du XVIIIe siècle (Nanine, etc.), dans lesquelles invariablement un seigneur s’éprend d’une vilaine. Chez George Sand, au contraire, ce ne sont que dames férues de leurs inférieurs : littérature qui occasionna du moins beaucoup de galantes aventures aux « larbins » de notre siècle. L’adjonction d’un petit obstacle de plus, — le lien conjugal, — fournit prétexte à l’intrigue réelle de Ruy Blas.

2 — Mariage empêché par inégalité de fortunes : — Myrtille (1885) et un peu l’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian, l’Abbé Constantin (M. Halévy, 1887), même l’action du Rêve (de Zola, par Bruneau, 1890) et du roman « Le Bonheur des Dames », — pour ne citer que les ouvrages estimables et pour taire la foule de livrets-Scribe et d’Histoires de Jeunes Hommes pauvres, Dames Blanches, etc., où de vertigineuses additions et soustractions bruissent aux oreilles, jusqu’à la multiplication inattendue, dea ex machina, qui égalise soudain les deux termes du problème, les deux fortunes en scène, dans le plus admirable et symétrique alignement de zéros parallèles, — précédés, ô bonheur ! ô ivresse ! d’un côté comme de l’autre, par deux chiffres identiques !

Il faut bien reconnaître que ces inégalités sociales et conventionnelles sont de puérils détails et que, si nos amoureux ont un peu de cœur et de sincérité, ils en triompheront sans peine : il leur suffira de laisser là titres et écus et d’aller, dans un pays neuf et sous d’autres noms, recommencer, d’un courageux et commun accord, leurs destinées. Si, au lieu de pareilles bagatelles, on nous avait seulement décrit une fois ces obstacles autrement sérieux de l’inégalité des âges, des forces, des goûts, dont les exemples sont en même temps beaucoup plus communs !

Ils le sont même tellement qu’on en pourrait établir une théorie : le premier amour, le premier tiers de la vie amoureuse (20 ans), cherchant pour objet l’égalité du rang et la supériorité de l’âge (c’est un fait reconnu de ceux qui ont étudié le cas des filles-mères) ; le deuxième amour et, en général, la deuxième période de la vie amoureuse (30 ans), s’adressant, l’audace étant accrue, à des supérieurs en rang, mais égaux par l’âge ; et enfin, le troisième amour, et, d’une façon plus générale, la troisième période de la vie sentimentale, allant de préférence à des inférieurs sociaux moins âgés. Rien n’empêche, naturellement, de subdiviser.

B — Mariage empêché par des ennemis et des obstacles éventuels : — Sieba (M. Manzotti, 1883) ; toutes les féeries, depuis le Zéim de Gozzi, sans compter le reste, hélas ! En somme, ici s’adapte, — selon les désirs d’un public en état de viduité supportée sans constance, — le procédé du steeple-chase : mais ce n’est pas de plusieurs montures et cavaliers rivaux qu’il se compose ; il n’y a, dans la course, qu’un seul couple d’engagé, en vue d’aboutir, au lieu du but éclatant, à… la culbute que l’on sait.

C — Mariage empêché par la destination de la jeune fille à un autre : — Le Roi Pasteur de Métastase, et je ne sais combien de pièces encore. Les amants mourront d’être séparés, nous assurent-ils. On ne les voit même pas commencer, mais le spectateur est assez bon pour les toujours croire sur parole ; les feux, les braises (selon le langage plus exact du grand siècle), et autres phénomènes nerveux, ne laissent pas, dans leurs descriptions d’hypocondriaques, que d’offrir quelque intérêt,… pas trop longtemps toutefois.

D — Amours d’un ménage empêchées par des beaux-parents : — Le Roman d’Élise (M. Richard, 1885).

E — Amours

Ça voyons ! que faisons-nous, co-spectateurs, en cette salle, devant une telle prétendue situation ? Voici que ces jeunes gens s’embrassent comme du pain, et qu’ils dessinent toutes sortes d’attitudes, de pure convention théâtrale, et, probablement, symboliques d’autres attitudes, qu’ils désireraient prendre dans le plus bref délai. Allons-nous-en… Quoi vous retient ici ?… Comment, Madame, vous vous raidissez dans votre fauteuil, toute excitée par la gesticulation du jeune premier ? eh bien, mais… et son amie qui est là, ne vous souvenez-vous plus que c’est elle qu’il désire ? ou jouent-ils donc tous deux si mal, leur dialogue a-t-il donc si peu de naturel que vous oubliiez l’histoire et croyiez entendre un monologue, une déclaration, — à vous s’adressant peut-être ?… Bon ! et voilà Monsieur à présent, lèvre pendante, les yeux jaillissant dans sa jumelle, et, avec avidité, suivant les remous intérieurs au corset de l’actrice ! dites donc, brave homme, m’est avis qu’un autre est prêt à passer avant vous ? Au moins, soyez logique, que diable ! Sautez sur la scène, cassez-moi les reins de ce bellâtre, et prenez sa place !…

Lamentable retour à la promiscuité, dans ces salles surchauffées comme des lupanars et que le prêtre a presque raison de condamner ! Se réunit-on ici pour approfondir la chorestique de l’amour ? Ouvrez franchement, en ce cas, de grandes écoles de courtisanes… Est-ce pour les bénéfices du trottoir, tout à l’heure, qu’on prépare ici le public ?… De l’air ! de l’air !

O souffle vivifiant et orageux du drame dionysien ! Eschyle, où es-tu, toi qui aurais rougi de représenter de l’amour autre chose, dans tes œuvres, que les crimes et les infamies ? Ne voyons-nous pas encore quelle hauteur ont ces chastes sommets de l’art moderne : Macbeth et Athalie !

… Mais quoi ? s’indigner ?… Oh ! que non ! Mon attention revenant de ces cimes sur la scène actuelle, je ne me sens plus accablé. Et j’éclate d’un bon rire !… Ces personnages-ci ? mais ce sont des fantoches de comédie, — simplement ! Et les peines de leurs maladroits auteurs à les vouloir renfrogner en dépit de leur nature font une excellente charge ! Dans des mains autrement intelligentes, est-ce que les meilleurs de nos drames où l’amour avait quelque importance (sans encore avoir la première, comme dans cette XXVIIIe) ne retournaient pas, d’eux-mêmes, logiquement, à l’indulgence du sourire ? Le Cid qui en est le type classique est une tragi-comédie, et dans Roméo et Juliette tous les personnages ambiants sont franchement comiques.

Cependant, notre dramaturgie aveugle essouffle ses gravités en ce rythme équivoque, avec obstination : que la pièce traite de sociologie, de politique, de religion, des procédés de la peinture, du titre des successions, de l’exploitation des mines, de l’invention d’un fusil, de la découverte d’un produit chimique, de quoi que ce soit… il y faut une histoire d’amour ! nous n’y échapperons pas !… En vérité, c’est à faire rire et à énerver, à la façon d’un chatouillement à la plante des pieds : comment ! savants, révolutionnaires, poètes, généraux, prêtres, ne se présentent à nous que pour, immédiatement, se mettre en devoir de faire la bête à deux dos ! Mais c’est du délire ! Et encore veut-on nous faire prendre cette scie au sérieux !…

Oui-dà. Et c’est le théâtre actuel.

Seul, à mon avis, M. de Chirac en a été le fils courageusement logique, — quoique réprouvé, — la société, semblable aux vieilles coquettes, réservant toujours quelques péchés secrets et ne craignant rien à l’égal de la nudité, qui mettrait à néant la légende de ses imaginaires appâts vicieux, voilés, laisse-t-elle volontiers croire, sous son hypocrisie.

… Quel grotesque aspect aura notre ithyphallie, une fois figée dans l’histoire, quand nous serons enfin revenus à l’antique bon sens !

XXIXe SITUATION
Aimer ennemi

(L’Ennemi aimé — Celui qui l’aime — Celui qui le hait)

A — L’Aimé est haï par les proches de qui l’aime : — J’y absorberais volontiers la Situation précédente. — 1, L’Aimé est poursuivi par les frères de celle qui l’aime : — La Duchesse d’Amalfi de Webster, le Cœur brisé de Ford.

2 — Il est haï par la famille de celle qui l’aime : — L’histoire de Yayati de Roudra dêva (c’est la vraie couleur indigène de ces rivalités indoues où la jalousie n’a presque rien à voir), la Victoire de Pradyoumna par Samara dikchita, Caton de Métastase, la Grande Marnière (M. Ohnet, 1888).

3 — L’Aimé est fils d’un homme haï par les parents de celle qui aime : — La Taverne des Trabans (1881) et Les Rantzau (1882) d’Erckmann-Chatrian.

4 — L’Aimé est l’ennemi du parti de celle qui aime : — Madhouranirouddha de Vira le contemporain de Corneille, les Scythes de Voltaire, Almanzor d’Henri Heine, Lakmé (Delibes, 1888), les Carbonari (M. Nô, 1882), Madame Thérèse (Erckmann-Chatrian, 1882), Lydie (M. Miral, 1882).

B 1 — L’aimé est le meurtrier du père de celle qui aime : — Le Cid (et l’opéra qui en est issu), Olympie de Voltaire.

2 — L’aimée est la meurtrière du père de celui qui aime : — Mademoiselle de Bressier (M. Delpit, 1887).

3 — L’aimée est la meurtrière du frère de celui qui aime : — La Reine Fiammette (M. Mendès, 1889).

4 — L’Aimé est le meurtrier du mari de celle qui aime, mais qui, jadis, jura de venger ce mari : — Irène de Voltaire.

5 — Même cas, mais où, au lieu d’un mari, il s’agit d’un amant : — Fédora (M. Sardou, 1882).

6 — L’Aimé est le meurtrier d’un parent de celle qui aime : — Roméo et Juliette (c’est la « Situation » que j’indique ; elle se modifie en celle de l’« Enlèvement », Xe, puis par un triple effet de la XXXVIe, « Perdre les siens », la première fois avec une erreur, la deuxième simplement, et la troisième d’une façon double et simultanée chez les familles des deux personnages principaux) ; Bonheur et malheur du nom et le Geôlier de soi-même (Calderon).

7 — L’Aimée est la fille du meurtrier du père de celui qui aime : — Le Crime de Jean Morel (M. Samson, 1890), la Marchande de sourires (Mme Judith Gautier, 1888).

L’élément capital des émotions est donc le même que dans la Ve (Traqué), et l’amour sert, ici, surtout à présenter l’homme traqué sous divers jours sympathiques ayant une unité. Celle qu’il aime joue un peu le rôle du chœur grec. Supprimez en effet l’amour, remplacez-le par un lien aussi faible que vous en pourrez tisser un, ne mettez même rien à sa place : un drame de l’espèce Ve, avec toutes ses terreurs, vous restera. Essayez, au contraire, de retrancher l’autre partie, l’inimitié, la vengeance à assouvir, et de les remplacer par un différend sans importance, — ou bien négligez de les remplacer ; que vous restera-t-il comme émotion tragique ? Rien.

J’ai donc raison de le dire, l’amour, — excellent motif de comédie, meilleur pour la farce, — doux ou poignant (et encore !…) dans le livre lu, solitairement, et dont on se croit le « héros » ou l’« héroïne », — l’amour n’est pas, en réalité, tragique, malgré la virtuosité qui a réussi, parfois, à lui en donner l’apparence, et malgré l’opinion de l’époque érotomane qui s’achève.

XXXe SITUATION
L’Ambition

(L’Ambitieux — Ce qu’il convoite — L’Adversaire)

Action très intellectuelle, sans modèle antique, — et à distance respectueuse de laquelle s’est généralement tenue la médiocrité.

A — Ambition guettée par un proche ou ami patriote ; 1 — par un frère : — Timoléon d’Alfieri. Ex. historique (comique, c’est-à-dire feint) : Lucien et Napoléon Bonaparte.

2 — Par un parent ou obligé : — Jules César de Shakespeare, La Mort de César de Voltaire, Brutus II d’Alfieri. Dans La Mort de César reparaît la XIXe (Tuer un proche inconnu), tant le désir de rappeler quelque œuvre ancienne était vif !

3 — Par des partisans : — Wallenstein de Schiller, Cromwell de Hugo.

B — L’Ambition séditieuse (parenté avec A 1 de la VIIIe) : — Sir Thomas Wyat de Webster, Perkin Warbeck de Ford, Catilina de Voltaire. Ex. fragm. : Insurrection de Cade dans la 2e partie d’Henri IV de Shakespeare. Histoire : le Boulangisme, selon l’opinion actuelle.

C — L’Ambition, l’avidité entassant les crimes : — Macbeth, Richard III, partie des Cinq doigts de Birouk (M. Decourcelle, 1883). Roman : La Fortune des Rougon ; (avec atténuation des crimes en simples manquements à la dignité) : Son Excellence Eugène ; (sacrifice de la moralité) : l’histoire de Lucien de Rubempré ; cas d’avidité : La Terre.

L’Ambition, de nos passions la plus puissante, si même elle n’est pas la passion par excellence, impressionnera toujours avec force le spectateur ; car il sent bien que celle-là, une fois née dans un homme, ne peut plus mourir qu’avec cet homme. Et que d’objets elle convoite ! La tyrannie, un rang élevé, des honneurs, une fortune (par héritage, mariage, vol, etc.), la conservation intacte des richesses (avarice), la gloire (politique, scientifique, littéraire, inventive, artistique), la célébrité, la vanité (coquetterie, distinction).

On a vu, pour A, les liens qui peuvent unir l’Ambitieux à l’Adversaire, les Situations qui en résultent (XIXe, XXIIIe, XXIXe).

Entre mille, voici une manière d’exaspérer l’enragement de C : mêlez-y la sincérité d’une foi, d’une conviction, ce qui advint pour les Espagnols au Pérou et en Flandre, pour notre race « spirituelle et douce » sous la Ligue et sous la Terreur, pour Calvin, pour l’Inquisition, etc.

XXXIe SITUATION
Lutte contre Dieu

(Mortel — Immortel)

La plus anciennement traitée.

Dans cette Babel des constructions théâtrales, toutes ou presque toutes les autres peuvent entrer à l’aise. Car elle est par excellence la Lutte ; elle est aussi la plus grande folie et la plus grande imprudence, elle offre le but le plus inouï aux ambitions, audacieuses tentatives, conspirations titanesques, enlèvements ixioniens, la plus captivante énigme ; l’idéal y subit un rare assaut de passions ; des rivalités monstrueuses s’engagent. Alentour, les témoins n’aiment-ils pas souvent celui qu’ils devraient haïr ? n’apprennent-ils pas son crime et ne doivent-ils pas le punir parfois eux-mêmes, le sacrifier tout au moins à leur foi, ou s’immoler, âme et corps, pour lui ? Entre les proches les plus unis, des haines éclatent. Puis voici le vent des désastres, le vaincu cloué au malheur, foudroyé devant ceux qu’il aime, à moins que, comble d’horreur ! transporté par un aveugle délire, il n’ait été les déshonorant ou les massacrant sans les reconnaître. Bientôt, à la recherche du cher disparu, les suppliants s’acheminent en tristes théories, et tentent de désarmer la rancune. Mais la divine vengeance est déchaînée !…

Ce groupement admirable, — on l’ignore à peu près de nos jours : byronisants que nous sommes encore en ces années, nous devrions pourtant songer à cette superbe attaque du ciel. Mais non ! Traitons-nous même le sujet évangélique de la Passion, nous passerons, comme hiboux en plein jour, juste à côté de la donnée véritablement dramatique, et nous contenterons de balancer, avec un nasillement contrit, les phrases idyllo-didactiques qui précédèrent la tragédie sacrée, et puis l’escamoterons, celle-ci, sans la voir…

A 1 — Lutte contre un Dieu : — Les Édoniens et les Bassares, Penthée et les Cardeuses de laine, d’Eschyle ; les Bacchantes d’Euripide ; Agavé de Stace ; le Christ souffrant de Saint-Grégoire de Nazianze. Épopée : l’hymne homérique VIe (à Dionysos) ; le rêve de Jacob.

2 — Lutte contre les fidèles d’un Dieu : — L’Exode des Hébreux par Ézéchiel, Athalie. Histoire : les persécutions diverses. Épopée : les Martyrs.

B 1 — Dispute contre un Dieu : — Le livre de Job. Je ne saurais, il est vrai, dire à quelle date ni devant quelle rampe la « première » de Job eut jamais lieu ; mais le fait de la représentation par MM. A. B. C. et Mlles X. Y. Z. n’est pas plus, pour l’existence absolue d’un drame, une condition nécessaire qu’il n’en est une suffisante. Mettons que cette « première » aura été donnée sur le Théâtre dont parle la légende brahmanique, théâtre inauguré assez longtemps avant ceux des hommes, et grâce auquel les Dieux occupent les loisirs de leur éternité.

2 — Châtiment du mépris d’un Dieu : — Tchitra Yadjgna de Vedyanatha Vatchespati, le Festin de Pierre (l’action véritable, s’entend, celle qui amène le dénouement depuis le début).

3 — Châtiment de l’orgueil vis-à-vis d’un Dieu : — Ajax Locrien (selon une des hypothèses) d’Eschyle, Thamiras de Sophocle, Bellérophon d’Euripide. Ex. chrétien : Simon le Magicien.

4 — Rivalité orgueilleuse à l’égard d’un Dieu : — Les Nourrices d’Eschyle, Niobé de Sophocle.

5 — Rivalité imprudente avec un Dieu : — Eumèle de Sophocle, en partie Phaéton d’Euripide.

XXXIIe SITUATION
Jalousie erronée

(Le Jaloux — l’Objet pour la possession duquel il est jaloux — le Complice supposé — l’Occasion ou l’Auteur de l’erreur)

Ce dernier élément n’est pas personnifié (A), ou il l’est dans un traître (B), qui parfois est le vrai rival du jaloux (C).

A 1 — L’erreur provient de l’esprit soupçonneux du jaloux : — Le pire n’est pas toujours certain de Calderon, la Comédie des Méprises de Shakespeare, l’Esclave de Massinger, Marianne et Tancrède de Voltaire, la Princesse de Bagdad (M. Dumas), Un Divorce (M. Moreau, 1884). Comment Molière n’a-t-il pas fait une comédie du Jaloux sur cette donnée symétrique à celle de l’Avare ?

2 — L’Erreur jalouse est produite par un hasard fatal : — Zaïre de Voltaire et l’opéra de ce nom par M. de la Nux (1890) ; partie de Lucrèce Borgia.

3 — Jalousie erronée devant un cas d’amour demeuré purement platonique : — Le Sacrifice d’amour de Ford (où l’épouse est injustement soupçonnée) ; l’Esclave du devoir (M. Valnay, 1881 ; c’est surtout, ici, l’adorateur respectueux qui est soupçonné à tort).

4 — Jalousie née à tort de rumeurs malveillantes : — Le Père prodigue de M. Dumas, le Maître de forges (M. Ohnet, 1883).

B 1 — Jalousie Suggérée par un traître qu’a poussé la haine : — Othello et Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare ; la Sémiramis reconnue de Métastase en est le dénouement développé.

2 — Même cas, où le traître est poussé par l’intérêt : — Cymbeline de Shakespeare.

3 — Même cas, où le traître est poussé par l’intérêt et la jalousie : — Intrigue et Amour de Schiller.

C 1 — Jalousie réciproque suggérée à deux époux par une rivale (devenue rivale par orgueil) : — Le Portrait de Massinger.

2 — Jalousie suggérée au mari par un soupirant éconduit : — Artémire de Voltaire, le Chevalier Jean (M. Joncières, 1885).

3 — Jalousie suggérée au mari par une femme qui en est éprise : — Malheur aux pauvres (M. Bouvier, 1881).

4 — Jalousie suggérée à l’épouse par une rivale dédaignée : — Les Phtiotides de Sophocle.

5 — Jalousie suggérée à un amant heureux par le mari trompé : — Jalousie (M. Vacquerie, 1888).

Le nombre d’éléments dramatiques mis en jeu fait déjà prévoir une quantité très grande de combinaisons pour cette situation, — dont le public est toujours disposé, du reste, à accepter les invraisemblances, fussent-elles énormes. Sans abuser de cette indulgence particulière, nous remarquons, du premier coup d’œil, que presque tous les drames ci-dessus traitent de la jalousie chez l’homme et non chez la femme ; or l’expérience nous montre les femmes tout aussi enclines que les hommes à se laisser égarer par une envieuse, une rivale, ou par quelque soupirant décidé à tirer, de leur douleur, un plaisir hors de sa portée sans cela. Traduire au féminin les cas que nous vîmes nous donnera donc une nombreuse série de données nouvelles. — En dehors de l’orgueil, de l’intérêt, de l’amour, du dépit et des rivalités, il se présente beaucoup d’autres mobiles pour le traître ou la traîtresse ; les mobiles énoncés aussi peuvent se peindre sous des nuances non encore usitées. — Le dénouement (en général un meurtre rapide et direct ; dans un seul cas, un suicide, et, dans un autre, un divorce) prête à être varié, raffiné, et fortifié de personnages secondaires et instrumentaux. J’en dirai autant pour les divers nœuds de l’intrigue, — pour ces fausses preuves, ces suggestions diaboliques d’où jaillira la jalousie.

XXXIIIe SITUATION
Erreur judiciaire

(Celui qui se trompe — Celui qui en est victime — Celui ou ce qui trompe — le vrai Coupable)

Par erreur judiciaire j’entends toute espèce d’erreur de jugement, ne se commît-elle que dans la pensée d’une seule personne, au détriment d’une autre.

Je partagerai les exemples que j’en fournis en quatre classes. Dans la 1re, la prétendue faute est imaginaire, et un simple hasard a produit l’erreur fatale. Dans la 2e classe, il y a eu faute commise ; mais, au lieu du vrai coupable, c’est un innocent qui est poursuivi ; toutefois personne n’a égaré volontairement sur celui-ci les soupçons. Dans la 3e classe, au contraire, quelqu’un a dirigé par vengeance ou intérêt cette injuste accusation sur un ennemi personnel. Enfin, dans la 4e, ce perfide calomniateur est le criminel lui-même, qui fait ainsi poursuivre un innocent à sa place.

A 1 — Faux soupçons où la foi était nécessaire : — La Femme serpent de Gozzi, l’Étudiant pauvre (M. Millœcker, 1889). S’y rattache, de loin, une des faces de l’Henri VI de Shakespeare, laquelle consiste en l’incompréhension du réel caractère de ce jeune prince par les témoins de ses désordres. Bizarre résultat de l’homonymie : l’Henri de Navarre, chez Dumas père, nous est peint méconnu de la même façon par son entourage.

2 — Faux soupçons (où la jalousie n’est pour rien) contre sa maîtresse : — une partie de la Diane d’Augier, Marie Stuart d’Alfieri.

3 — Faux soupçons nés d’une attitude incomprise d’un être aimé : — Le Corbeau de Gozzi, Hypsipyle de Métastase, Theodora (M. Sardou, 1884) ; une partie de la Reine Fiammette.

B 1 — Ces faux soupçons sont attirés sur soi pour sauver un ami : — Aimer sans savoir qui de Lope, Me Ambros (M. Widor, 1886).

2 — Ils retombent sur un innocent : — Siroès de Métastase, la grande Iza (M. Bouvier, 1882), le Fiacre no 13 et Gavroche (M. Dornay, 1887 et 1888). — Ils retombent sur l’innocent mari de la coupable : — La Criminelle (M. Delacour, 1882).

3 — Même cas, où pourtant l’innocent eut une intention coupable : — Jean Cévenol (M. Fraisse, 1885) ; — où l’innocent se croit coupable : — Le Roi de l’argent (M. Milliet, 1885).

4 — Un témoin du crime dans l’intérêt d’un être aimé laisse tomber l’accusation sur un innocent : — Le Secret de la Terreuse (M. Busnach, 1889). C’est déjà presque :

C 1 — On laisse l’erreur s’abattre sur un ennemi : — La Pieuvre (M. Morel, 1885).

2 — L’erreur judiciaire est provoquée par un ennemi : — Les Palamèdes de Sophocle et d’Euripide, le Ventre de Paris (Zola, 1887). Cette sous-nuance eut seule, on le voit, le privilège d’attirer les tragiques grecs qui étaient comme tourmentés de la conception du Iago de plus tard, et tentaient d’y aboutir par des déformations successives, des enlaidissements de l’Odysseus primitif ; ne semble-t-il pas qu’on assiste, devant ce travail, à l’enfantement du futur Diable, du Judas évangélique, de même qu’à celui du type de Jésus dans les Prométhées et les Dionysos ? La donnée C 2 me paraît singulièrement belle : c’est, par exemple, le cas de la lettre anonyme ; et l’on m’accordera qu’il est impossible d’imaginer une gargouille plus admirablement répugnante que l’individu accroupi plume aux griffes et avec son vil sourire, au bord d’une telle besogne !

3 — L’erreur judiciaire est dirigée sur la victime par le frère de celle-ci. Il y a donc, de plus, « Haine de proches » (XIIIe) : — Les Brigands de Schiller, don Garzia d’Alfieri.

D 1 — Les faux soupçons sont dirigés par le vrai coupable sur un de ses ennemis : — Clitandre de Corneille, et Sapho (Gounod, 1884), Catherine la Bâtarde (M. Bell, 1881).

2 — Ils sont dirigés par le vrai coupable sur la seconde des victimes qu’il a visées dès le début. C’est du machiavélisme pur : obtenir la mort de la seconde victime en la faisant punir à tort du meurtre de la première ; ajoutez à cela la parenté la plus étroite entre ces deux victimes et le juge trompé, et vous aurez toutes ces émotions réunies : apprendre la mort d’un proche, — croire à une haine impie entre deux proches, — croire même à un second cas de ce crime, aggravé cette fois du dessein de révolte, — enfin être forcé de frapper un être aimé, cru coupable. Cette intrigue est donc éminemment savante, puisqu’elle groupe, sous l’impulsion d’une ambition ou d’une vengeance, quatre autres Situations. Quant au « machiavélisme » qui a mis tout en branle, il a consisté pour celui qui l’employa précisément dans la méthode habituelle à l’écrivain, méthode transportée ici à un personnage ; c’est-à-dire que celui-ci s’abstrait du drame et, comme l’auteur, inspire aux autres personnages les sentiments nécessaires, déroule devant leurs pas les circonstances indispensables, pour les faire mécaniquement aboutir au dénouement voulu. C’est ce qui arrivera dans Artaxerce de Métastase. — Supprimez, en effet, le traître, et supposez que l’auteur ait visé le dénouement désiré par ce traître, à savoir la conséquence la plus rigoureuse entre un « fratricide supposé » et le « devoir de frapper un fils ». L’écrivain ne combinera pas autrement ses moyens. Le type du Traître (qui a pris successivement tous les costumes, hier celui du jésuite, aujourd’hui celui du déjà banal banquier juif) n’est donc pas autre chose que l’auteur lui-même masqué de noir et nouant l’une à l’autre deux ou trois situations dramatiques… Il est, ce type, de la famille du si poétique Prologue, du Deus ex machina (plus haut et plus admissible), de l’Orateur des parabases, du Valet moliéresque et du Théoricien (bon docteur, curé, journaliste, ami de la famille ou « des femmes »). C’est le vieux Narrateur du temps des monodrames.

Rien de plus naïf, par conséquent, que cette artificielle créature, qui mainte fois a ramené la chute du théâtre par l’invraisemblance.

3 — Les faux soupçons sont égarés sur un rival : — Diana (M. Paladilhe, 1885), l’Ogre (M. Marthold, 1890).

4 — Ils sont égarés sur un innocent parce qu’il refusa sa complicité : — La Tragédie de Valentinien de Beaumont et Fletcher, Aétius de Métastase.

5 — Ils sont dirigés par une femme abandonnée sur l’amant qui la quitta afin de ne pas tromper un mari : — Roger-la-Honte (M. Mary, 1888).

6 — Lutte pour se réhabiliter et se venger d’une erreur judiciaire causée à dessein : — La Dégringolade (M. Desnard, 1881), fin du Fiacre no 13, — et à peu près tous les romans-feuilletons depuis soixante ans.

XXXIVe SITUATION
Remords

(Le Coupable — la Victime (ou la faute) — l’Interrogateur)

A 1 — Remords d’un crime inconnu : — Manfred et les autres conceptions de Byron, le dernier des dramaturges anglais ; il fut aussi le dernier adversaire du Cant, qui après avoir tué l’art en Espagne sous le nom d’inquisition, en Angleterre une première fois sous le nom de puritanisme et en Allemagne sous le nom de piétisme, se présente aujourd’hui chez nous sous les traits de… Monsieur Bérenger.

2 — Remords d’un parricide : — Les Euménides d’Eschyle, les Orestes d’Euripide, de Voltaire et d’Alfieri.

3 — Remords d’un assassinat : — Crime et Châtiment (Dostoïewsky, 1888), le Cœur révélateur (d’après Poe, par M. Laumann, 1889).

4 — Remords du meurtre d’un époux : — Thérèse Raquin de Zola, Pierrot assassin de sa femme (M. Paul Margueritte, 1888).

B 1 — Remords d’une faute d’amour : — Madeleine (Zola, 1889).

2 — Remords d’un adultère : — Le Comte Witold (M. Rzewuski, 1889).

A B 1, nous pouvons rattacher tout un côté des œuvres classées en A 1 de la XXVIIe.

Est-il besoin que je fasse remarquer le petit nombre, mais la terrible beauté des œuvres ci-dessus ? Est-il nécessaire d’indiquer les variétés infinies du remords, selon : 1o la faute commise (pour ce, énumérer tous les délits et crimes selon le code, — plus ceux-là qui ne tombent pas sous le coup d’une loi ; la faute, d’ailleurs, sera, à volonté, réelle, imaginaire, non voulue mais accomplie, voulue mais non accomplie, — ce qui réserve le « dénouement heureux », — voulue et accomplie, préméditée ou non, avec ou sans complicité, impulsions étrangères, raffinement, que sais-je !) ; 2o la nature plus ou moins impressionnable et nerveuse du coupable ; 3o le milieu, les circonstances, les mœurs qui préparent l’apparition du remords (forme plastique, solide et religieuse chez les Grecs ; fantasmagories énervantes de notre moyen-âge ; craintes pieuses pour l’autre vie, dans les siècles récents ; déséquilibre logique des instincts sociaux et par suite de la pensée, selon les indications de Zola, etc.).

Au Remords tient l’Idée fixe ; par sa tentation permanente, elle rappelle d’autre part la Folie ou la Passion criminelle, et n’est, très souvent, que le remords d’un désir, remords d’autant plus vivace que le désir renaît sans cesse et l’alimente, s’y mêle et, grandissant comme une sorte de cancer moral, pompe la vitalité entière d’une âme, peu à peu, jusqu’au suicide, lequel n’est, presque toujours, que le plus désespéré des duels. René, Werther, le maniaque du Cœur révélateur et de Bérénice (celle d’Edgar Poe, j’entends) et surtout le Rosmersholm d’Ibsen, en sont des portraits significatifs.

XXXVe SITUATION
Retrouver

(Le Retrouvé — Le Retrouvant)

C’est le Héros et la Nymphe de Kalidaça, la seconde partie de sa Çakountala, et la Suite de l’histoire de Rama, par Bhavabouti, la seconde partie aussi du Conte d’hiver et du Périclès de Shakespeare ; c’était Thyeste à Sicyone, de Sophocle, et Alcméon à Corinthe, d’Euripide ; c’est, encore, le dénouement du Père Chasselas (M. Athis, 1886) et des Foulards rouges (M. Dornay, 1882) ; et c’est la Gardienne d’Henri de Régnier ; c’est la légendaire intrigue des « voleuses d’enfants », et « histoires d’enfants trouvés » et « séquestrations arbitraires », depuis le Masque de fer (sur lequel Victor Hugo commença un drame, Les Jumeaux), depuis Richard Cœur-de-Lion, jusqu’aux histoires récentes de prétendus fous internés comme tels, et c’est de là qu’est partie tant de fois la double explosion de la scène capitale et capiteuse : « Ma fille ! — Ma mère ! »

A et C de la XIe ont aussi pour but de « Retrouver ».

D’autres fois il appartiendra à l’enfant, bel aventurier, de découvrir son père, son parent, et de s’en faire reconnaître : ainsi dans les « enfances Roland ».

J’attribue à la solution invariablement heureuse et épithalamique de nos drames édifiés sur cette Situation, et aux coïncidences dont elle se saupoudrait trop généreusement, le dégoût qui finit par en prendre le public. Car n’est-elle pas, au contraire, plus que la XIXe, restée naturelle ? or, quelle n’a pas été la fécondité de cette XIXe, dont notre XXXVe conserve cependant tout le charme et la variété séductrice ?

XXXVIe SITUATION
Perdre les siens

(Le Proche frappé — Le Proche spectateur — Le Bourreau)

Voici le Deuil. En longues files d’enterrements, vous les voyez passer, les héros de cette donnée, venus sur terre pour l’y figurer puisqu’ils sont hommes ; ils vont de la maison noire à la formidable église et de là au cimetière, puis retournent au foyer pleurer… en attendant de repartir pour un autre d’entre eux. C’est la majesté de ce sublime tombeau de Philippe Pot, que nous avons au Louvre et qui égale la statuaire grecque.

A — Impuissant, voir tuer ses enfants : — Niobé et Troïlus d’Eschyle, Polyxène et Les Captives de Sophocle, une partie de son Laocoon, Les Troyennes d’Euripide et de Sénèque. Autant de réductions, sous une image saisissante, de notre vie : n’assistons-nous pas, liés à un invisible poteau, à l’assassinat, à la torture des nôtres par le bourreau qui nous domine ?

B — Deviner la mort d’un proche : — L’Intruse, les Sept Princesses de Maeterlinck, le seul maître moderne de la XXXVIe et, voyez, si puissant.

C — Apprendre la mort d’un allié : — partie du Rhésus attribué à Euripide, Penthésilée, la Psychostase et la Mort d’Achille, par Eschyle ; les Éthiopiens de Sophocle. Ici s’ajoute le difficile rôle du messager de malheur, celui qui se courbe sous les imprécations de Cléopâtre, dans Shakespeare.

Mais, incarnez dans une figure de tortionnaire le meurtre, abstrait dans la plupart de ces exemples. A l’impuissance attaché, regardez alors se débattre le malheureux rendu spectateur de l’agonie, et implorer, et appeler, follement, dans le ciel ! La Victime, pendant ce temps, réduite à rien, prie humblement, comme s’il y pouvait, celui qui la voit et qui se désespère ! La haute et ricanante silhouette du Bourreau assiste, et il affine et exaspère les douleurs, avec dilettantisme…

Le Dante n’a rien su imaginer qui fût plus âpre en les cercles de l’Enfer !

 

Pour obtenir les nuances des 36 Situations, j’ai eu recours à des procédés à peu près constants : par exemple, j’énumérais les liens, sociaux ou de parenté, possibles entre les personnages ; ou bien, je déterminais, pour ceux-ci, leur degré de conscience, de volonté libre et de connaissance du but réel où ils vont. Et l’on a vu que, lorsqu’on voulait altérer la clairvoyance normale dans l’un des deux adversaires, il fallait principalement le remplacer par deux rôles, le premier devenant l’aveugle instrument du second, élevé du même coup jusqu’à une subtilité machiavélique, tant sa part d’action se faisait, au contraire, purement intellectuelle ; de sorte que, diminuée à l’excès chez l’un, la vision nette des choses s’augmentait en proportion chez l’autre. — Un nouvel élément à modifier toutes les situations est l’énergie des actes qui doivent en résulter : soit le meurtre ; il se réduira à une blessure, un coup, une tentative, un outrage, une intimidation, une menace, une parole trop vive, une intention non suivie d’effet, une tentation, une pensée, un souhait, ou à un droit lésé, à la destruction d’un objet chéri, à un refus de secours, un manque de pitié, un abandon, un mensonge. Si l’on veut, ce meurtre (de même, pour ses diminutifs) n’aura pas visé l’objet de la haine en personne, mais un être qui soit aimé de celui-ci. Ce meurtre, enfin, pourra être multiple et aggravé des circonstances que la législation a prévues. — Troisième méthode pour varier les données : à celui-ci ou à celui-là des deux adversaires dont la lutte constitue notre drame, on substituera une pluralité qu’un seul désir animera, mais dont chaque membre rétractera ce désir sous un de ses divers jours. — Il n’est pas non plus (je l’ai déjà laissé voir) de Situation qui ne soit susceptible d’être combinée avec n’importe laquelle de ses voisines, que dis-je ? avec deux, trois, quatre, cinq, six d’entre elles, et davantage ! Or, ces combinaisons se feront de bien des sortes : 1er cas, les Situations se développent successivement et logiquement l’une de l’autre ; 2e cas, elles se disposent en un dilemme, au milieu duquel trébuche le héros éperdu ; 3e cas, chacune appartient à un rôle ou groupe spécial ; puis 4e, 5e, 6e cas, etc., elles sont représentées selon 2 ou selon les 3 cas déjà énoncés à la fois : c’est-à-dire qu’une Situation va, je suppose, englober d’abord les personnages ; ensemble, ils s’en évadent ; — mais la plupart tombent, de là, dans quelque position non moins critique, et tel même n’a plus qu’à opter entre deux conduites également pénibles ; après des courses affolées entre cette Charybde et cette Scylla, l’élan par lequel il leur échappe le précipite, et, avec lui, le reste des acteurs, dans une suprême Situation, sourdie des précédentes et qui, jaillie, les emporte en une gerbe finale !… Bien entendu, ceci n’est qu’une combinaison entre mille ; car je ne veux ni ne puis exposer à présent le système complet qui continue cette étude des 36 Situations et au moyen duquel je les fais se multiplier sans fin : c’est l’affaire d’un travail à publier séparément, sur les lois de l’Invention littéraire.

A son tour, la Composition, — qui consiste à ordonner ces Situations une fois précisées et, du même coup, les épisodes et les figures mises en scène, — se déduira, d’une manière enfin un peu neuve et sérieuse, de la même théorie des « Trente-Six ». Considérant en effet que toute Situation dramatique naît d’un conflit entre deux directions principales d’efforts (d’où, simultanément, notre terreur devant la victorieuse et notre pitié pour la vaincue), nous aurons, dès le lever du rideau, à choisir entre deux débuts : il nous faudra décider lequel des deux adversaires préexiste, ce qui nous amène infailliblement à faire du second la cause (innocente ou responsable) du drame, puisque c’est son arrivée qui sera le signal de la lutte ; le premier, qui s’offre surtout à notre observation, est le Protagoniste qu’on trouvait déjà dans la tragédie toute lyrique, descriptive et analytique de Thespis ; le second, l’obstacle survenu ou rencontré, c’est l’Antagoniste, ce principe de l’action que nous devons au génie objectif et homérique d’Eschyle[8]. Nous imposerons donc à l’œuvre entière deux couleurs bien opposées, selon que, dès le commencement, nous aurons attribué à celui-ci ou à celui-là des partis la puissance la plus grande, les chances de victoires les plus sérieuses.

[8] C’est du moins comment je m’explique le fameux passage de La Poétique attribuant à Eschyle l’introduction d’un deuxième personnage et à Sophocle celle d’un troisième, alors que dans Eschyle et même dans ses prédécesseurs un bien plus grand nombre d’acteurs se montrent rassemblés. Évidemment, Aristote compte pour un seul personnage les rôles, si nombreux soient-ils, qui suivent une direction parallèle d’efforts ; et pour lui, l’introduction du 2e personnage signifie la représentation, également intéressante, de 2 individus ou groupes adverses : ainsi, dans La Débâcle, où Zola a peint une armée, un pays, notre philosophe n’aurait discerné qu’un seul personnage et aurait vainement cherché du second une ébauche, même aussi pâle que celle apparaissant au travers du fantôme dans l’action, encore archaïque, des Perses.

Aristote déjà nous apprit à distinguer entre la tragédie simple (où la supériorité demeure du même côté jusqu’au bout, où, par conséquent, il n’y a point de péripétie, de surprise) et la tragédie implexe (tragédie à surprise, à péripétie), où cette supériorité passe d’un camp dans l’autre. Les dramaturges ont, depuis, raffiné sur la dernière : dans celles de leurs pièces dont l’action est peu compliquée, ils doublent la péripétie, ce qui fait revenir ingénieusement, à l’instant précédant le départ du spectateur, les deux puissances en l’état exact où elles se trouvaient quand il entra dans la salle ; dans leurs drames à action compliquée, ils triplent, quadruplent, quintuplent la péripétie aussi longtemps que le leur permettent leur imaginative et la patience d’un public débonnaire. Ces vicissitudes de la lutte, voilà donc le premier moyen de varier un sujet. Cela ne va pas, du reste, très loin, puisque nous ne pouvons, avec la naïveté la plus extrême, recevoir, du drame ou de la vie, que 1.332 surprises. — 1.332 ? — Évidemment ; qu’est-ce qu’une surprise un peu vive, sinon le passage d’un état de calme à une Situation dramatique ou bien d’une Situation à une autre, ou à un nouvel état de calme ? Faites la multiplication ; résultat : 1.332.

Demandons-nous à présent d’où proviennent ces vicissitudes et ces inattendus déplacements de l’équilibre ? De quelque influence apparemment, — influence partie d’un objet matériel, d’une circonstance ou d’un troisième personnage. Sur ce Tiers Acteur, — dont l’inauguration fut jadis le triomphe sophocléen — devait reposer ce qu’on nomme l’intrigue ; à lui seul, il est l’imprévu, l’idéal convoité des deux parts et le « milieu ambiant » ; fantastiquement, il s’est morcelé et multiplié, par deux, par trois, par dix, par plus encore, jusqu’à encombrer la scène, mais c’est toujours lui, le si reconnaissable ; tels de ses fragments se sont faits « Impulseurs », tels « Objets disputés », tels « Instrumentaux », et ils se sont rangés, qui du côté du Protagoniste, qui devers l’Antagoniste, ou bien, courant çà et là, ils provoquaient cette « chute incessamment évitée » qui s’appelle, pour les événements comme pour l’homme, la marche ; et de la sorte, clairement ils évoquaient leur origine, — ce Rôle-Lien (Jocaste des Sept contre Thèbes, Sabine d’Horace) sous lequel le Tiers Acteur germa dans la tragédie eschylienne, mais sans prendre encore une part positive à l’action. On concevra que l’arrivée de ces figures de 2e plan, — renforcées par celles du fond, Annonciateurs dont l’importance va du Tirésias au Messager de l’Œdipe-roi, — du prophète au facteur, — Chœurs, Confidents, Foules, Burlesques, Utilités, voire Figurants, modifie avec une puissance singulière l’effet d’ensemble ; surtout si l’on réfléchit à ceci : chacun d’eux, pris à part, a ses motifs pour agir, et le voilà bientôt, à l’égard de ceux qui l’entourent, dans quelque situation dramatique subordonnée sans doute à la dominante, mais réelle néanmoins ; les sursauts de l’action générale l’affectent, lui, d’une façon spéciale, et les conséquences, pour lui, de chaque péripétie, de chaque effort, de chaque action et du dénouement, contribuent à l’impression définitive sur le spectateur. Le Tiers Acteur est-il plus particulièrement un Objet disputé, il faut tenir compte de son premier et de son dernier possesseur, des diverses relations qu’il a successivement avec eux, et de ses préférences. Se présente-t-il comme Impulseur, il faut alors considérer (outre ses degrés de conscience ou d’inconscience, de franchise ou de dissimulation, et de volonté propre) la persévérance qu’il apporte à son œuvre, la découverte qu’il peut faire, s’il fut inconscient, de son inconscience, et s’il fut dissimulé celle qu’on fera de sa dissimulation (on, c’est-à-dire soit un seul ou plusieurs des personnages, soit le spectateur). Remarques qui s’appliquent aussi au rôle « Instrumental » ; et non seulement ces remarques, mais celles qui concernaient « l’Objet », doivent être faites pour le Rôle-Lien.

J’ai déjà dit que ce dernier et la triple hypostase du Tiers Acteur peuvent se reproduire à de nombreux exemplaires dans une même pièce. En revanche, deux ou trois ou les quatre peuvent se fondre en une seule figure : Lien-Instrumental, Objet-Impulseur, Instrument-Lien-Objet, etc., combinaisons qui se présentent (telles, plus haut, les combinaisons de situations) en ordres variables : tantôt le héros qui réunit en lui ces divers rôles les joue simultanément, soit tous vis-à-vis d’un individu ou groupe, soit un ou plusieurs de ces rôles vis-à-vis d’un individu ou groupe et un autre rôle ou mélange de ces rôles vis-à-vis de tel autre individu ou groupe ; tantôt ces rôles divers seront successivement joués vis-à-vis du même individu ou groupe, ou de plusieurs ; tantôt enfin le héros joue ces rôles simultanément ici et successivement là.

Mais je ne puis ni ne veux, non plus, détailler en ces pages la seconde partie de l’Art de Combiner, celle que nous nommons en France, — d’un terme d’ailleurs si faible, l’a remarqué Gœthe, — la « composition » : le jour où je l’exposerai, j’aurai soin de l’éclairer par des exemples progressifs, tant historiques (je veux, par là, signifier : pris à toutes les grandes sources existantes, théâtre, épopée, roman, histoire, causes célèbres) que techniques, c’est-à-dire produits, agencés exprès sous les yeux et en la collaboration du lecteur. Ce que j’ai seulement voulu lui faire pressentir, c’est : d’abord, qu’un unique travail crée, à la fois, les épisodes, ou actions des personnages, et les personnages, car ceux-ci ne sont, à la scène, que ce qu’ils font ; puis, comment invention et composition, ces deux modes de l’Art de Combiner (et non d’imaginer ! mot vide…) sortiront, très naturellement, par nos travaux à venir, de la Théorie des 36 Situations.

Dès maintenant, j’offre (sans ironie aucune, très sérieusement) aux auteurs dramatiques ainsi qu’à MM. les directeurs de théâtre Dix Mille scénarios — totalement différents de ceux qui ont été mis à la rampe, plus ou moins de fois, dans ces cinquante dernières années ; ces scénarios seront, cela va sans dire, d’un caractère absolument actuel. Je m’engage à livrer le mille en huit jours. La simple grosse n’exigera que vingt-quatre heures. On peut faire prix pour une seule douzaine. Écrire ou s’adresser 19, passage de l’Élysée des Beaux-Arts, de 5 heures à 9 heures du matin. — Les données sont détaillées acte par acte, et, au besoin, scène par scène.

… Mais je m’entends accuser, avec violence, de vouloir « détruire l’imagination ». Phantasmophone ! monstricide ! destructeur de prodiges !… Ces titres herculéens ne me couvrent d’aucune rougeur.

Une singulière histoire, vraiment, que celle de l’Imagination… Nul, certes, aux temps classiques, ne s’en eût osé prévaloir. Loin de là ! à peine avancée, toute nouveauté allait, vite et timidement, s’appuyer à quelque autorité antique. De 1830 date l’avènement au trône littéraire de cette « Faculté » charlatanesque et, paraît-il, à jamais interdite à l’analyse ; les conséquences du nouveau régime ne tardèrent pas à se montrer, et elles se laissent voir dans leur délabrement final chez les derniers successeurs du romantisme romanesque : crime mystérieux, puis erreur judiciaire commise par l’éternel juge d’instruction au profil en « lame de couteau », suivie de l’inévitable amour entre les enfants du meurtrier et de la victime ; dans une chambrette, une délicate et pure ouvrière ; passant par là, un jeune ingénieur idéalisant la casquette ; le voyou criminel mais tendre ; deux « fins limiers » de police ; l’épisode de l’enfant volé, avec voix du sang, und so weit ; et, pour clore, le suicide imposé au coquin, sans oublier, par derrière, afin de soulager les cœurs sensibles, au moins un double mariage d’amour, — voilà, bon an mal an, ce que rapporte l’Imagination. Au reste, de tout le romantisme dramatique (qui correspond si bien à l’école des Carrache en peinture), Hugo seul avait créé ; grâce à quoi ? à un procédé technique, patiemment appliqué dans les moindres détails : l’antithèse de l’être et du paraître.

Énergiquement, la légende de l’Imagination fut, un instant, battue en brèche par le positivisme ; il a protesté que cette soi-disant faculté créatrice n’est que le kaléidoscope de nos souvenirs agités au hasard. Mais pas assez il n’a insisté sur le résultat inévitablement banal et monotone de ces agitations, tels de nos souvenirs, les moins intéressants et les moins personnels précisément, se trouvant répétés, dans notre cerveau, à mille exemplaires, et revenant sans merci dans toutes les combinaisons dépourvues de méthode. Il fallait le crier comme un tocsin : ces souvenirs, qui sont les lectures innombrables des produits d’imitation de notre passé néo-classique et romantique, enveloppent et noient jusqu’à l’observation sur nature que signala, comme élément de rénovation, l’initiative des Naturalistes ; ceux-ci même ont vu trop souvent la réalité à travers des souvenirs livresques ; ils comptèrent trop sur l’innéité du tempérament artistique, si vigoureux soit-il, en espérant qu’il s’interposerait, seul et purifié de conventions, par un simple effort de « volonté », entre la nature et l’œuvre à engendrer ; c’est ainsi que la Bête humaine nous a répété l’erreur judiciaire, sous la forme spéciale où elle est aussi fréquente dans les lettres qu’elle l’est peu dans le fait ; c’est ainsi que le point de départ de l’Œuvre ne fut que le contre-pied de la « thèse » des Goncourt et de Daudet ; c’est ainsi que des réminiscences de Mme Bovary font dévier, vers elle, des études de cas analogues, mais qui devraient en demeurer très distincts ; — et qu’est apparue, dès la seconde génération naturaliste, une nouvelle école de copie et de traditions.

Tandis qu’au moyen de l’Art de Combiner, — renfermant le total « des possibilités », leur encyclopédie et leur table de multiplication, et formant comme « le traité des proportions de l’Événement », — la vérité pourra être parcourue avec un regard vainqueur de tous les fantômes du poncif (enfermés à leurs places respectives dans cette nomenclature), — avec un regard libre, un regard hellène ![9]

[9] Car les Grecs, dès une époque reculée, avaient pris l’habitude de tout systématiser — à l’instar des aïeux de l’Inde, — conduite que nous tînmes aussi jusqu’au XIVe siècle. Vers elle nous nous étions instinctivement retournés, attirés par Aristote, à l’âge classique, avec nos théoriciens si injustement décriés depuis, si utiles et si respectés de nos grands dramaturges. En ces jours de la gloire française, la moindre réflexion poétique n’effarait pas des paresses superstitieuses.

L’observation, la création, pour chaque écrivain, auront dès lors un point de départ extérieur au monde du papier, un point de départ qui leur soit personnel, original enfin, ce qui ne veut pas dire le moins du monde plus invraisemblable, au contraire, puisque tant de situations, d’allures aujourd’hui si invraisemblables, se sont défigurées de la sorte justement aux mains de gens qui, ne sachant comment faire neuf, compliquaient en s’empêtrant dans leurs propres écheveaux.

Et surtout, l’invention d’une fable insolite (langage idéaliste), ou la découverte d’un coin vierge (langage naturaliste) se trouvera facilitée jusqu’à ne plus avoir aucune valeur. On n’ignore pas quelle importance eut, dans le perfectionnement de l’art grec, le fait d’être circonscrit à un petit nombre de légendes (Œdipe, Agamemnon, Phèdre, etc.), que chaque poète devait à son tour reprendre sans pouvoir éviter d’être comparé, pas à pas, à chacun de ses devanciers, de sorte que le moins critique des spectateurs appréciait, à coup sûr, la part de personnalité et de goût mise à l’œuvre nouvelle ;… tout au plus cette tradition eut-elle pour inconvénient de rendre l’originalité plus difficile. Par l’étude des 36 Situations et de ses conséquences, le même avantage s’obtiendra, sans l’inconvénient signalé. — Et seule, désormais, prendra valeur la Proportion.

Toutefois, qu’on me comprenne ! Par Proportion, je n’entends nullement un recueil de formules compassées et rappelant aux lettrés des souvenirs qui leur sont chers, — mais la mise en bataille, sous les pieds de l’écrivain, de l’armée infinie des combinaisons possibles, rangées selon leurs ressemblances, et comprenant le ban des tentatives faites comme l’arrière-ban des tentatives inosées. Alors, pour manifester la vérité ou la sensation que lui seul perçut jusque-là, et encore difficilement, parmi le touffu des phénomènes et dans des cas peu accentués, l’auteur n’aura qu’à se pencher ; et, sans se livrer au hasard infructueux d’un vagabondage, par une rapide revue de ce champ poétique, il élira celle des données et ceux des détails les plus propres à ses desseins. Or, cette méthode, ou, si l’on veut, cette liberté et cette puissance, il l’aura, non seulement dans le choix, la limitation et la fécondation de son sujet, mais dans son observation, dans sa méditation.

Et il ne courra pas plus de danger de fausser, par des idées préconçues, la vue du réel que n’en court, par exemple, le peintre dans l’application de ces lois, générales également et contrôlées de même par une expérimentation quotidienne, — de ces lois sublimes de la perspective !

La proportion, réalisable enfin dans le calme donné par la possession complète de l’art de combiner, et reprenant le rang suprême usurpé jadis par le simple « bon goût » et naguère par la charlatanesque mais non moins pauvre « imagination », fera reconnaître cette… chose un peu oubliée de l’art moderne, le « beau » : celui-ci n’est pas, à mon sens, un prétendu choix distingué dans la nature (le Discobole, Aristophane, etc., renversent les palissades d’un tel parc à moutons) ; je préférerais dire que c’est la peinture habile, directe, sans tâtonnements, sans que rien demeure de superflu, d’oiseux ni de secondaire, du « coin de nature » vu. Mais c’est plus encore.

Car les deux définitions, l’éclectique et la naturaliste, ne concernent qu’une restreinte partie des arts et qu’un seul de leurs côtés : ce petit nombre à qui l’imitation est ouverte (peinture, littérature à personnages, et, à la rigueur, sculpture), et de celles-ci le côté, encore, purement imitatif. Que signifient en effet nos deux définitions (qui, l’une comme l’autre, reposent sur la reproduction de la réalité, l’une pour en exalter l’importance et l’autre pour la lui chicaner), si on les confronte avec : — la Musique, — la Poésie didactique d’un Hésiode, — les incantations Védiques et Mallarmiennes, — la véritable Statuaire, simplifiée et significatrice, à grands coups de ciseau, comme celle du XIIIe siècle et celle de Phidias, — l’Ornemental et le Décoratif, — la « beauté » d’une Démonstration géométrique (l’Uranie ancienne), — l’Éloquence de raisonnement, — l’Architecture enfin, cet art qui renaît à cette heure dans le silence et l’oubli, cet art qui vient périodiquement réunir, et, tel qu’une arche, sauver les autres, cet art qui va une fois de plus nous enlever aux niaiseries prématurément séniles des dilettantes et des sectaires[10].

[10] Il est vrai que M. Joséphin Péladan diagnostique de l’Architecture qu’elle est décédée en 1789 ! et, à sa suite, l’ignare troupeau, qui de son verbe tire subsistance, fait chorus. Le premier gavroche, levant son index, démontrerait le contraire, en preuves visibles : à commencer par notre Arc de Triomphe, qui vaut certes à lui seul toute la construction du siècle dernier et ennoblit l’ouest de Paris, — pour aboutir au récent et cyclopéen travail du fer, soulevant dans les édifices, auxquels il est encore intérieur, des salles comme la Bibliothèque, les Halles, le Palais des Machines, et prêt déjà à éclore aux surfaces en élégances et en énergies inconnues — sans oublier, en passant, Mazas, MM. de l’ésotérisme !

A cette hauteur se tient en effet un principe plus large que le naturalisme avec sa méthode expérimentale et que les idéalismes qui lui livrent bataille : la Logique.

D’elle se réclame ce mien travail. On peut voir en lui d’ailleurs une suite, si l’on veut, de l’observation naturaliste. N’est-il pas la même œuvre, transportée du « coin de nature » au « tempérament » jusqu’ici laissé en friche, l’expérience « préparée » sur le terrain des déductions, selon qu’il est d’usage en astronomie ? N’est-ce pas, en quelque sorte, le nettoyage de la vitre, la taille préalable de la lentille par où le public verra ?…

Au moyen de cette logique, ou convenance, Viollet-le-Duc a fait apprécier les merveilles de notre grand siècle, du Siècle XIII, — substituant, pour ne citer que cela, à la candide admiration de 1830, devant tel saint de pierre « si pittoresquement » juché sur la pointe d’une ogive, cette explication profonde de bon constructeur : à savoir qu’une pierre du poids et des dimensions exactes de ce saint était, là, indispensable pour empêcher l’ogive d’éclater sous la double pression latérale, — d’où la satisfaction instinctive de nos yeux. C’est un grand malheur que la compréhension de cet âge magnifique où un saint Louis présidait la multiple vie communale, et dont le seul égal au monde fut le siècle où Périclès dirigeait, de la métropole athénienne, un mouvement identique, que cette compréhension, qui nous serait si utile, ait été horriblement compromise dans le carnaval romantique : le livre de Notre-Dame de Paris, admirable du reste à sa date, mais où le public croit tenir un portrait de ce « moyen-âge » (l’appellation la plus absurde, entre parenthèses !), le représente, par un choix bizarre, mort depuis longtemps, — après la guerre de cent années qui nous anémia au point que nous tombâmes, sans défense et passifs, sous la domination de l’art national florentin, dit renaissant, puis des diverses influences anciennes et étrangères pour quatre siècles ! Et, jusqu’à cette minute même où j’écris, ç’a été pitié que de lire quoi que ce fût de littéraire au sujet du passé le plus incomparable : hier, un Renan parlait de l’art ogival comme un effort demeuré impuissant ! (Souvenirs d’enfance et de jeunesse) ou père d’œuvres peu durables ! (Prière sur l’Acropole) ; demain, dans En route, qui va paraître, un critique sagace aux questions contemporaines, Huysmans, fera la plus stupéfiante salade avec les voûtes romanes, la peinture des Primitifs, le plain-chant grégorien, salade dont la recette infaillible est « la foi », bien entendu, et qui s’appelle le « moyen-âge », naturellement, ce qui n’embrasse que dix siècles de l’humanité, plus du tiers de son histoire authentique, trois époques fort ennemies l’une de l’autre, des peuples très opposés, — quelque chose d’équivalent à un mariage entre Alcibiade et Sainte-Geneviève…

Le « moyen-âge », ou, pour parler plus proprement, les siècles XII, XIII et XIV, ne furent aucunement fantaisistes et capricieux ; c’eût été l’affaire d’une génération, comme sous Louis-Philippe. Il ne fut pas davantage mystique, au sens du jour, qui prend pour le monument le brouillard qui l’enveloppe à nos yeux. Son architecture fut édifiée pierre par pierre, dessin à dessin, par les raisons les plus pratiques. Dans sa sculpture, il n’y a jamais eu de naïf — que nous, quand nous la croyions telle ; elle est réaliste bien plus que la nôtre, et, si pour persister dans l’opinion contraire on se raccroche aux formes étranges des gargouilles, nous dirons que, nées d’un symbolisme frère de ceux d’Égypte et de Grèce, elles figurent les analogies également ingénieuses et profondes, obscurément remémorées plus tard par un Cornélius Agrippa, et d’où sont sorties nos classifications naturelles, — qui peut-être un jour y retourneront. Sur ce temps s’élevait le Thomisme, dernièrement remis en honneur pour combattre le positivisme, et qui réalisa une si heureuse harmonie entre l’aristotélisme et la foi, entre la science et l’indispensable théologie ; car alors la raison était adorée au-dessus de tout dans le syllogisme, et la « mysticité » se déduisait plus patiemment que nos métaphysiques ; alors naissaient les sciences naturelles, et, dans l’oreille des poètes, se choisissaient toutes les lois sur lesquelles vit notre poésie, ces rythmes que nous en sommes encore à voir au travers de Ronsard, cette Rime que nous avons donnée à l’Europe en même temps que ta Voûte à Nervures, ô petite ville de Saint-Denis, suzeraine oriflamme, barque-pilote de la France ! Tout cela naissait et grandissait au sourire grave et doux de la même sagesse qui s’appela, sur les bords de la mer Ionienne, Athénè.

Vers un nouvel aspect de cette même logique appareille déjà notre époque, maintenant que, bue l’antiquité avec les forces de laquelle nous régnâmes une seconde fois sur l’Europe au XVIIe, et bue avec l’influence germanique la dernière des grandes influences étrangères, nous nous retournons sur la réalité, sur l’avenir ; ainsi, quand chaque cité grecque eut absorbé les voisins cultes locaux (ses « influences étrangères ») et les cultes d’Orient (l’antiquité d’alors), se forma la plus belle des mythologies. C’est, du moins, à un art purement logique, purement technicien, aux créations d’ailleurs infiniment variées, que me semblent converger toutes nos tendances littéraires. J’y vois partis Flaubert et Zola, ces âpres précurseurs, non point par tel de leurs écrits, mais par l’ensemble, et Ibsen et Strindberg, et tous ces écrivains volontairement oublieux de leurs bibliothèques comme les Hellènes le furent des lettres barbares ; là, va Maeterlinck, ayant réduit l’action au développement d’une idée unique ; et Verlaine, délivrant des règles conventionnelles et superstitieusement révérées le rythme vrai, qui se donne à lui-même ses règles, Verlaine, faisant chanter à pleine voix les grandes orgues du Vers, renouvelé avec la justesse d’oreille de ces ménestrels créateurs des précédentes cadences ; là-bas tend aussi Mallarmé, prince de l’ellipse, lorsqu’il aère la syntaxe, en expulsant la nuée de nos petits mots parasites et nos loqueteuses formules, imitées des décadences anciennes et exhumées, dirait-on, des « traités de phraséologie » pour la préparation de la licence ; lorsqu’il forge et incurve l’hyperbole d’un parler nouveau en proportion avec le poids des idées qu’il doit porter ; en cette direction nous appelle Moréas, à cette source de notre littérature, mais sans se dégager, malheureusement, de l’italianisme de notre soi-disant renaissance et sans s’élancer assez haut dans le passé ; et devers ce dernier flottent jusqu’à nos plus récents mystiques, bien qu’incertains, peut-être, parmi leurs brumes violettes, entre ces deux grèves, de dix siècles distantes, la fin du monde romain et l’arrêt de notre culture médiéviste ; oui, tous ceux-là, et d’autres non moins glorieux, me paraissent aller au même but : après la destruction des formes conventionnelles latines, accomplie en 1830 mais au profit des passagères prépondérances saxonnes, l’abolition définitive de toute autorité absolue, même de celle de la nature et de nos sciences, ses actuelles interprètes ; puis l’édification, au-dessus de ces débris, de la simple logique, d’un art uniquement technicien et capable, par ce fait, de révéler un système harmonique inconnu, d’un art — artiste en un mot.

… En littératures, en la dramatique qui particulièrement nous occupe, l’examen des Proportions que j’ai annoncé plus haut et que je rêve comme un Vignoles non seulement de tel théâtre, mais de tous comparés entre eux, cet examen nous fera voir les diverses « façons générales » de présenter une Situation quelconque : chacune de ces « façons générales », contenant ainsi une espèce de canon applicable à toute situation indifféremment, constituera pour nous un « ordre » analogue aux ordres d’architecture, et qui, de même, prendra place avec d’autres ordres dans un « système » théâtral. Mais les systèmes, à leur tour, se rapprocheront sous des rubriques plus générales dont les comparaisons nous fourniront aussi maint sujet à réflexions. Dans ce qu’on pourrait nommer la Féerie se rencontrent étrangement, par exemple, des systèmes aussi éloignés d’origine que les drames de l’Inde, certaines des « comédies » de Shakespeare (le Songe d’une Nuit d’été, la Tempête), le genre fiabesque de Gozzi, Faust ; le Mystère réunit les œuvres de la Perse, Job, Thespis et les pré-eschyliens, Prométhée, le théâtre d’Ézéchiel le Tragique, de Saint-Grégoire de Nazianze, de Hroswitha, de notre XIIIe siècle, les autos ; ici, la Tragédie grecque et ses imitations de psychologues ; là, le Drame anglais, allemand, et français de 1830 ; plus près, la Pièce, qui du fond de la Chine, par Lope et Calderon, Diderot et Gœthe, enserre notre scène d’aujourd’hui… On se rappelle combien, quand nous cataloguions la production dramatique dans ses 36 données, la recherche assidue, pour tout cas exceptionnel en l’une, des cas symétriques à établir dans les 35 autres faisait surgir, sous nos pas, de sujets imprévus. De même, quand nous aurons analysé ces ordres, systèmes et groupes de systèmes, quand nous aurons mesuré avec minutie leurs ressemblances et leurs différences, et que nous les aurons classés en distributions multiples, où, tour à tour, selon les questions, nous les aurons rapprochés et éloignés, — nous remarquerons nécessairement que de nombreuses combinaisons ont été oubliées ;… parmi elles, se choisira l’art nouveau.

Puissé-je avoir posé la première, la plus obscure pierre fondamentale de sa gigantesque citadelle ; là, vendangeant sous ses pieds les âmes des poètes, la Muse s’élèvera devant l’auditoire de nouveau rassemblé des vieux aèdes, devant ces peuples jadis serrés autour d’Hérodote et de Pindare, et qu’on dispersa depuis dans les poudreuses bibliothèques ou dans l’ignorance primitive ; elle clamera… cette nouvelle langue, — mieux faite encore pour eux, — la dramatique, trop haute pour que la comprenne, isolée, une individualité, fût-elle la plus grande, un langage énorme en vérité, non de mots, mais de frissons, tels que celui qu’on parle aux armées, — et qui ne s’adresse qu’à toi, abstrait mais seul éternel, seul dispensateur de gloire, âme des foules, délire du monde, ô Bacchos ! Ce ne sera pas, sans doute, dans une de nos salonnières et minuscules réductions en carton-pâte d’un demi-cirque romain, coupées d’un rideau pourpre, mais sur une manière de montagne, remplie d’air et de lumière, élevée grâce à l’expérience constructive du moyen-âge et à notre conquête du fer, offerte à la nation par ceux qui auront gardé jusque-là la vanité d’être riches, et où tourbillonneraient ensemble nos vingt-deux entreprises de représentations, quelque chose de mieux que cette salle de Chicago où se réunissent pourtant dix mille personnes, de mieux que le théâtre de Dionysos, lequel en contenait trente mille, de mieux même que celui d’Éphèse où s’asseyaient, joyeux, cent cinquante mille spectateurs, un immense orifice par où la terre embrasse le ciel, et qui s’épanouisse comme un cratère !

FIN

TABLE

 
Pages.
(Exposition)
Ire
Situation : Implorer
IIe
Situation : Le Sauveur
IIIe
Situation : La Vengeance poursuivant le crime
IVe
Situation : Venger proche sur proche
Ve
Situation : Traqué
VIe
Situation : Désastre
VIIe
Situation : En proie
VIIIe
Situation : Révolte
IXe
Situation : Audacieuse tentative
Xe
Situation : Enlèvement
XIe
Situation : l’Énigme
XIIe
Situation : Obtenir
XIIIe
Situation : Haine de proches
XIVe
Situation : Rivalité de proches
XVe
Situation : Adultère meurtrier
XVIe
Situation : Folie
XVIIe
Situation : Imprudence fatale
XVIIIe
Situation : Involontaire crime d’amour
XIXe
Situation : Tuer un des siens inconnu
XXe
Situation : Se sacrifier à l’Idéal
XXIe
Situation : Se sacrifier aux proches
XXIIe
Situation : Tout sacrifier à la Passion
XXIIIe
Situation : Devoir sacrifier les siens
XXIVe
Situation : Rivalité d’inégaux
XXVe
Situation : Adultère
XXVIe
Situation : Crimes d’amour
XXVIIe
Situation : Apprendre le déshonneur d’un être aimé
XXVIIIe
Situation : Amours empêchées
XXIXe
Situation : Aimer ennemi
XXXe
Situation : L’Ambition
XXXIe
Situation : Lutte contre Dieu
XXXIIe
Situation : Jalouse erronée
XXXIIIe
Situation : Erreur judiciaire
XXXIVe
Situation : Remords
XXXVe
Situation : Retrouver
XXXVIe
Situation : Perdre les siens
(Conséquences)

ACHEVÉ D’IMPRIMER
Le 10 Novembre 1894
POUR LE
MERCVRE DE FRANCE
PAR
C. RENAUDIE
56, RUE DE SEINE, 56