The Project Gutenberg eBook of Histoires exotiques et merveilleuses

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Title: Histoires exotiques et merveilleuses

Author: Pierre Mille

Release date: August 20, 2023 [eBook #71457]

Language: French

Original publication: Paris: J. Ferenczi, 1920

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES EXOTIQUES ET MERVEILLEUSES ***

LES ŒUVRES INÉDITES

PIERRE MILLE

Histoires Exotiques
et
Merveilleuses

PARIS
J. FERENCZI, ÉDITEUR
9, RUE ANTOINE-CHANTIN (XIVe)

1920

Copyright by J. Ferenczi

Histoires Exotiques et Merveilleuses

HANOUMANE

La petite Nâne venait d’entrer, derrière sa maman, dans la cabine qui leur était réservée sur le Polynésien. Tout de suite elle prononça, de son étrange petite voix nette, très décidée, presque impérieuse, et où traînait cet indéfinissable accent que prennent les enfants européens élevés parmi des serviteurs indigènes :

— C’est ça les maisons, c’est ça les chambres en France ? Eh bien, c’est vilain !

Et se retournant vers Ti-Haï, sa vieille ba-hia annamite, elle dit :

— Où ça y en a moyen jouer ?

— Tu joueras sur le pont, répondit sa mère ; il y a beaucoup de place sur le pont… et dans la batterie aussi, c’est tout à fait la place pour les petites filles, la batterie.

Un frisson, pendant qu’elle parlait, venait de lui glacer les veines, malgré la chaleur mouillée de cette fin de journée saïgonnaise ; elle avait si peur de ce voyage, si peur ! Elle se rappelait l’autre, sa première petite Jeanne, qu’un coup de roulis avait précipitée dans l’Océan Indien, six années auparavant, comme elle retournait à Madagascar avec son mari ; on n’avait même pas retrouvé son corps, ce corps léger d’enfant, tranché peut-être d’un seul coup par l’hélice aux ailes d’acier… Oui, le demi-jour de la batterie, ceinte de tous côtés par les cabines, offrait plus de sécurité que le pont des premières, au-dessus des vagues perfides. Pour cacher son émotion, sa voix blâma :

— Je t’ai déjà dit de ne pas parler annamite ! Tu es une petite fille française, qui va en France. Tu verras comme on se moquera de toi, en France !

— Je ne parle pas annamite, répondit Nâne, je parle à Ti-Haï le français qu’elle comprend… Et puis, je ne veux pas aller en France, moi ! J’aime mieux Tra-Mon ; à Tra-Mon, il y avait un grand jardin, il y avait des arbres, et Hânoumane n’était pas dans une cage, comme ici ! Ici, c’est laid, c’est petit, c’est vilain !

Et elle frappa du pied, sans pleurer, seulement offensée de l’injustice des choses.

Le sort ne l’y avait point accoutumée. Depuis sa naissance, elle goûtait la vie radieuse des petits enfants dans nos colonies. A Madagascar, les porteurs se disputaient son filanzane, la petite chaise en osier tressée tout exprès pour elle, assise sur deux montants de bois flexible et dur, que deux bourjanes au mufle pacifique de bons animaux mettaient sur leurs épaules en riant du peu de poids que la chance leur imposait. Et ce n’était pas seulement leur paresse qui s’ébaudissait. C’était à cause du plaisir, à cause de l’honneur ! Nâne était la petite fille aux cheveux couleur-de-lune : un petit être précieux, sans doute d’origine céleste, une rareté comme ils n’en avaient point vue encore ! Et, sur leur passage, les femmes malgaches accouraient ; elles leur donnaient des œufs, des morceaux de canne à sucre dont le jus ruisselant flattait leur gourmandise ; elles se seraient données elles-mêmes pour avoir le droit de tâter cette chevelure « comme les vers à soie n’en font pas », de voir de plus près ces joues claires, transparentes et roses, comme l’oreille d’un petit coquillage. Et quand Nâne parlait, ces femmes demandaient ardemment : « Qu’est-ce qu’elle veut, ô Rakoutou ; qu’est-ce qu’elle veut, ô Lémaza ? Dis-nous ce qu’elle désire, la ramatoua-kély-foutsy, la ramatoua-tsara-foutsy, tsara dia tsara ! La petite demoiselle blanche, la demoiselle blanche et belle, belle de toute la beauté ! » Ce fut une petite déesse, qui alla s’embarquer à Tamatave, tandis que sa mémoire obscure d’enfant ne gardait de la France que le souvenir d’un pays où il n’y a pas de place ; pas de place pour jouer, pas de place pour rire, et où les serviteurs ne lui obéissaient pas.

Mais l’enchantement, pour elle, avait recommencé dans le delta de Cochinchine, quand son père avait été nommé président du tribunal de Tra-Mon. Toute cette domesticité qui encombre les demeures des Européens lui avait constitué autant de sujets, autant d’esclaves. Et il y avait même Tinh et Maô, les deux bons prisonniers, prisonniers éternels, comme si c’eût été de leur plein gré, qui, la cangue au cou, arrosaient les fleurs du grand jardin : bavards comme de vieilles femmes et puérils comme Nâne elle-même. Aussitôt qu’on ne les regardait plus, ils s’accroupissaient au soleil pour faire battre des cigales, et Nâne, alors, allait, elle aussi, chercher sa cigale et mendier des sapèques chez M. Moreau, le greffier, pour parier contre son ami Tinh, qui n’avait rien fait de mal que de casser, par mégarde, le bras de sa femme d’un coup de bâton, et son ami Maô, remarquable fraudeur de sel et d’opium. Ti-Haï, sa vieille ba-hia, lui contait les histoires merveilleuses dont toutes les cervelles annamites sont pleines ; et elles n’étaient point toutes convenables, témoin celle de la belle jeune fille qui se trouva enceinte des œuvres d’un dieu-dragon, durant qu’elle prenait innocemment son bain dans le lac Ba-Bé. Mais tout est pur aux petits enfants, et, d’ailleurs, ce qui intéressa Nâne dans l’aventure, ce ne fut point l’infortune de la jeune fille — elle avait « épousé » un dragon, la belle affaire ? — mais les exploits du jeune héros né de cette union, et qui vit toujours, dans la montagne, d’où il descendra bientôt pour se faire reconnaître empereur par les Annamites et les Français. Nâne pensait en annamite et comme les Annamites ; donc, ça ne l’offusquait pas du tout que les Français dussent obéir un jour à un beau prince aux mains fines, aux yeux bridés, vêtu de l’impériale soie jaune ; elle lui aurait parlé tout de suite, dans sa langue, pour le prier de donner une grande robe de cérémonie à son papa, tout ce qu’il y a de beau, et d’en faire un ministre du Komat. Elle participait, tout naturellement, à l’existence quotidienne du peuple doux et innocent qui l’entourait et dont la conversation, qui n’était peut-être pas beaucoup moins enfantine que la sienne, lui donnait l’illusion de s’occuper des mêmes choses que les grandes personnes. A table, elle disait gravement à ses parents : « On va repiquer les mâ, pour la récolte du cinquième mois : ils sont bien venus, cette année ! » Et si on l’interrogeait, elle montrait n’ignorer rien de ce qui touche à la culture du riz. Son seul regret était qu’on lui défendît d’y prendre part. Ça doit être si amusant, quand les grands buffles noirs ont fini de piétiner la boue liquide des rizières, d’y entrer presque nue jusqu’au cou, pour planter les petites touffes vertes. Quand on remonte sur les digues, on est comme un bouddha, tout en or !

Lorsque Nâne en avait assez de ces entretiens très sérieux, il y avait le jardin, rempli de miracles vivants ! Les grands perroquets verts et rouges qui, dans la somptueuse floraison des flamboyants où on les avait enchaînés, se distinguaient mal, de loin, du feuillage vert et des fleurs écarlates ; les paons solennels, à la voix discordante, qui faisaient, avec leurs grandes plumes, sur le sol, le bruit d’une robe à queue ; et, surtout il y avait Hânoumane ! Hânoumane était une guenon, plus haute que Nâne quand elle marchait sur ses mains de derrière, et que Nâne appelait parfois « Monsieur Sichel », à cause qu’elle avait des favoris blancs, exactement comme le président de la cour. Et Hânoumane, qu’on avait d’abord enchaînée comme les perroquets, errait partout, maintenant en toute liberté. Pour rien au monde, semblable en cela à la plupart des grands singes de l’Asie méridionale, elle ne se fût éloignée des demeures des hommes. Et elle était si coquette que Nâne avait obtenu la permission de garder pour elle un peigne et un miroir. La guenon se contemplait dans la glace d’un air pénétré, se faisait une raie au milieu du front, puis peignait ses favoris avec gravité. Même Nâne aurait voulu lui donner un rasoir, mais on lui avait dit que les dames n’en ont point, et que Hânoumane était une dame. Cela l’étonnait beaucoup, à cause des favoris.

C’est ainsi qu’elle avait atteint ses six ans, « poussant comme une mauvaise herbe », disait son père, joyeux et sans étonnement, car le climat d’Indo-Chine, funeste aux Européens adultes, passe pour exceptionnellement favorable à leurs jeunes enfants. Ils ignorent la dysenterie, le choléra, la bilieuse. Même l’insidieuse anémie tropicale ne les effleure point. Et le juge se frottait les mains. « Quand nous retournerons en France, disait-il, nous la laisserons à sa grand’mère. Mais elle pourrait rester ici jusqu’à huit ou dix ans : c’est un sanatorium, l’Indo-Chine, pour les enfants, un sanatorium… Si même je ne la ramène pas ici, c’est qu’elle y serait trop gâtée. Et on en ferait une sauvage, une Annamite ! »

Cette fin de la phrase était pour Ti-Haï, qui écoutait en baissant les yeux, les doigts sur ses seins desséchés, comme il convient quand on entend parler le maître. Mais, ensuite, elle faisait ses confidences à Nam, son mari, le vieux sergent de tirailleurs.

— Eux pas connaisse, disait-elle, pas connaisse ça qu’y a bon pour pitits blancs. Soleil, crachin, pour pitit ventre, pitit foie, pitit cœur, ça y a bon. Mais y a pas bon pour tête. Pour tête y a gagné fou, y a gagné méchant.

Et elle savait, la vieille, elle en avait élevé d’autres, elle avait l’expérience de ces élans impulsifs, de ces délires de volonté, puis de ces coups d’affaissement, qui saisissent les Européens dans son pays ; et, elle en était sûre, leurs enfants aussi sont comme ça : on ne fait pas attention à leurs petites colères, on croit que ce sont les mêmes qu’en France. On se trompe : « Eux y en a gagné fous ».

Il advint ce que Nâne avait pressenti sur le bateau : elle s’ennuya. Sa mère ne la laissait monter sur le pont que conduite par la main de Ti-Haï ou la sienne, et la demi-obscurité de la batterie lui parut insupportable. Et puis, elle sut bientôt ce que c’était qu’un pays — le paquebot, pour elle, c’était déjà une contrée nouvelle — où il n’y a que des Européens qui se croient tous égaux et n’obéissent à personne : même à la tyrannie de Nâne, chose incroyable, ils refusaient de se soumettre ! Nâne en fut tout étonnée. Elle pensait n’avoir que deux maîtres au monde, son père et sa mère, et que le reste des hommes et des femmes étaient ses sujets. Jusqu’aux valets du bord qui lui donnaient des ordres, qui lui disaient : « On ne fait pas ça, mademoiselle, c’est défendu ! » Elle en fut déconcertée jusqu’à la fureur ; et, enfin, on avait embarqué Hânoumane, puisqu’elle avait refusé de s’en séparer, mais elle était dans une cage, bien loin, près du poste des matelots, un endroit où on n’allait pas — il y avait donc des endroits où on ne peut pas aller ? — et Nâne ne la voyait plus jamais. Cela aussi, c’était défendu.

Nâne n’avait jamais su de sa vie ce que voulait dire ce mot extraordinaire et choquant. Voilà pourquoi, un jour, le commandant aperçut Hânoumane, une serviette au cou et l’air bien sage, qui partageait le déjeuner des enfants. Il ne dit rien, mais, cinq minutes plus tard, le capitaine d’armes arrivait, muni d’un filin souple et solide, que terminait un nœud coulant passé dans une épissure à laquelle on n’aurait rien su reprocher. Il élargit le nœud coulant, le jeta vivement autour de la taille du singe, sans lui faire de mal, tira dessus un bon coup bien sec, et fit rouler la bête sur le plancher. Hânoumane, surprise, fit entendre cet aigre cri des singes mécontents, qui ressemble au bruit d’une crécelle… Puis, tout à coup, ce fut le capitaine d’armes qui secoua une main en l’air, en criant :

— Nom de Dieu !

Nâne, sautant d’un bond de sa chaise, lui avait mordu le pouce jusqu’au sang.

Et les choses en seraient sûrement restées là si le père de Nâne n’avait traversé la batterie au même instant pour aller déjeuner : les capitaines d’armes ne font pas de rapport sur la conduite des petites filles ! Mais un juge est un juge, et le père de Nâne avait l’habitude professionnelle de considérer que tout délit exige un châtiment. Il prit sa fille par le coude, la traîna jusqu’à sa victime, et dit :

— Tu vas demander pardon !

— Non ! dit Nâne, énergiquement.

Elle avait pris Hânoumane dans ses bras, ne pensant plus qu’à dégager la guenon de ses entraves. Et, pour le reste, elle était pénétrée de la conviction sincère que le capitaine d’armes méritait d’avoir la tête tranchée, d’un bon coup de ces grands sabres qu’on prend à deux mains.

— C’est bon ! dit son père ; dix minutes de pénitence dans la cabine.

Nâne le regarda, d’un air de stupeur et d’indignation. C’était la première fois qu’on la punissait, et devant tout le monde, devant ses pairs, les autres petits garçons et les autres petites filles ! Et pour ça, pour ça ! Puisqu’il avait fait du mal à Hânoumane, cette espèce de domestique en habit de marin ! Elle se laissa conduire sans verser une larme, sans pousser un cri.

— Dix minutes ! répéta son père.

Et il tira sa montre, décidé à ouvrir lui-même, le temps écoulé. Ti-Haï se jeta au-devant de lui :

— Y a pas bon ! cria-t-elle, y a pas bon !

Il haussa les épaules. C’était leur faute, à ces domestiques indigènes, si les enfants ne savent supporter le plus petit châtiment.

D’ailleurs, à travers la porte, on n’entendait rien. Nâne, outragée, avait envie de tuer, non pas de s’humilier. Se venger, oui, se venger ! Se venger de son père, de tout le monde, faire pleurer tout le monde. Et, tout à coup, elle aperçut le hublot de la cabine, que maintenait entre-bâillé son écrou de cuivre. Elle avait bien vu comment Ti-Haï l’ouvrait et le fermait : c’était facile. Alors ?… Oui, sa petite sœur, qui était tombée à l’eau, qu’elle n’avait jamais connue, c’était ça qui avait fait le plus de chagrin à la maison ; elle le savait bien ! Elle dévissa l’écrou, les lèvres pincées, les yeux brillants. Nâne ne savait pas ce que c’est que la mort ; elle ne vit pas la mort, elle ne vit qu’un moyen de faire pleurer, de punir parce qu’on avait été injuste ; elle n’avait pas peur, pas peur du tout… Son corps si mince passa jusqu’à la taille par l’ouverture ronde. Sous elle, l’eau était bleue, rapide le long du bordage, amusante. La seule chose qui l’arrêta une minute fut que c’était un peu haut pour sauter. Mais, elle se rappelait, c’est mou, c’est doux, l’eau… Elle se laissa glisser… Il n’y eut presque pas de bruit : une mouette blanche qui plonge et qu’on ne revoit plus, voilà tout.

… Les dix minutes étaient écoulées. Le juge rouvrit la porte.

— Nâne ! dit-il tranquillement.

Il la chercha des yeux. Nâne ! Nâne… Ce n’est pas grand une cabine ; il n’y a pas un seul endroit où, même un enfant, se puisse cacher. Pourtant, il écarta quelques vêtements, il tâta les couchettes.

— Nâne !

Ti-Haï était entrée derrière lui.

— Y a pas bon ! cria-t-elle encore, mais d’une autre voix… fenêtre moi tout à l’heure pas ouvert comme ça !

— Vous dites ?… cria le juge, les yeux hagards.

L’HOMME D’ALEXANDRIE

— Je m’étais assis sur une chaise, au milieu du corridor, disait le narrateur. Par cette nuit noire, je ne distinguais même pas ma main devant mes yeux, et je demeurai comme ça une vingtaine de minutes… Alors j’entendis les pas ! Ils venaient vers moi du fond de ce couloir, si étroit que j’en occupais presque toute la largeur, et qu’un chien n’aurait pu passer sans me bousculer. J’avais mon revolver à la main, et je me disais : « Si quelque chose me frôle, je tire ; et il faudra bien que je touche ! » Mais, quand les pas furent sur moi, il n’y eut plus rien…

— Parbleu ! dit une voix.

— Il n’y eut plus rien, continua le passager, qu’une espèce de grand souffle froid qui m’enveloppa des pieds à la tête. Et derrière moi, tout de suite après, les pas recommencèrent. Des pas lourds : tong ! tong ! tong ! sur le vieux plancher. Ils allèrent jusqu’à la porte vitrée qui ouvrait sur une petite terrasse couverte en zinc. Le bruit qu’ils faisaient changea très distinctement, sur ce zinc…

— Et puis ?

— Et puis ce fut tout. Vous m’avez demandé si j’avais vu un revenant. J’en ai entendu et senti un, je puis le jurer.

— C’était un vampire, dit le médecin du bord : une de ces grandes chauves-souris qui passent tout le jour suspendues par les pieds, dans les caves. La nuit, elles se réveillent, elles montent, et font peur aux gens.

Je haussai les épaules. Je n’ai pas d’opinion sur les histoires de revenants. Ça m’est égal qu’il y ait des fantômes ou qu’il n’y en ait pas, voilà tout. Seulement, je trouve que les explications naturelles qu’on en donne sont encore plus bêtes que les explications surnaturelles.

Nous étions dans le fumoir de l’Équateur, un des paquebots des Messageries Maritimes, sur la ligne de Chine. Toutes les vitres de cette espèce de cage étaient ouvertes, et la chaleur, pourtant, restait mortelle : cette chaleur mouillée de la mer Rouge en plein juillet ! Le soleil couchant éclairait haut dans le ciel vert, à l’est, une nuée immobile et rose, suspendue au-dessus d’autres nuées. Quelqu’un me dit que c’était le Sinaï, où il y a eu Moïse. Mais personne ne leva les yeux pour regarder. On avait déjà vu ça, on était de vieux voyageurs.

Au même moment, une autre voix parla.

— Il y a eu, dit-elle, il y a eu aussi une histoire d’apparition, dans ma famille. C’est à elle que je dois ma fortune.

Et je savais que cela devait être ainsi, je le savais ! Parce que, depuis le commencement du monde, le rêve du trésor s’est toujours mêlé à l’angoisse du fantôme. L’homme qui venait d’ouvrir la bouche s’exprimait dans un français très pur ; et tout ce qui fait la beauté du visage, il en avait reçu le don au jour de sa naissance : une barbe presque bleue, annelée, de magnifiques cheveux noirs, onduleux et brillants ; un front droit, un grand nez voluptueux, à peine incurvé ; des yeux dont la pupille était comme intérieurement dorée. Pourtant, bien qu’il n’eût pas le moindre accent, on sentait qu’il n’était pas Français ; et cette figure charmante avait quelque chose d’étrangement effacé, telle une pièce de monnaie, qui eût trop circulé.

— Qui est-ce ? demandai-je à mon voisin.

— M. Schurberg ? Je ne sais pas. Il est monté à Alexandrie. Il paraît qu’il est très riche.

— D’abord, poursuivit M. Schurberg tranquillement, il faut que vous compreniez pourquoi je suis spirite, pourquoi nous sommes tous spirites dans la famille. Mon grand-père maternel était un Écossais de Glasgow, qui avait épousé une juive de Tunis. Mon grand-père paternel est né à Eger, en Bohême, mais sa femme était une Bretonne de Tréguier. Et, à la génération suivante, un fils de tous ceux-là a épousé une Grecque de Candilli-du-Bosphore, dont la mère était Américaine. D’ailleurs je ne m’y retrouve plus moi-même : il me semble que j’oublie un de mes aïeux, né à Odessa. Mais c’est ma mère, naturellement, qui a eu le plus d’influence sur nous. Moi, je m’appelle Epaminondas, mon frère aîné Agamemnon, mon frère cadet Ajax, et j’ai deux sœurs, qui sont Héra et Calliope.

J’avais fait : « Ah ! » et je rougis, parce qu’il me regarda un instant du coin de son œil paisible. Je venais de comprendre pour quelles causes il évoquait en moi l’idée d’une médaille un peu effacée. Toutes ces races se mêlaient dans sa personne ; une synthèse, un alliage, ou plutôt quelque chose comme ces « photographies de famille » que Galton obtenait en tirant sur la même plaque le père, la mère et toute la postérité.

— De tels croisements sont de plus en plus fréquents, dit-il d’un air assuré. Il y a un siècle, alors que n’existaient que les seules diligences, des filles de Lille épousaient déjà des enfants de Touraine ou du Languedoc. Vous ne niez pas que cela ne fît des Français. Aujourd’hui, avec des bateaux comme ça, fit-il en frappant sur la table en mahogany frisé, et avec les bateaux à vapeur, les chemins de fer, on va plus loin, et, par conséquent, on se marie plus loin ; on se marie où on s’arrête un peu longtemps, pour ses affaires. Et ça fait des Européens.

» Seulement, poursuivit-il, c’est pour la religion que ça se complique. Tout le monde reçoit, d’ordinaire, la religion de ses parents, on n’a pas à s’en inquiéter. Mais nous ! Mon père avait déjà dans ses ascendants des luthériens, des juifs, des wesleyens et des catholiques, et ma mère était orthodoxe. Comment voulez-vous choisir ? Bon, on ne choisit pas : on ne garde que ce qui est pareil.

— C’est comme sa figure ! pensai-je.

— Et qu’est-ce qui est pareil ? La foi en Dieu, en l’immortalité de l’âme, et, par-dessous, le fond, le vieux fond de toute l’humanité : une croyance indéterminée — mais très forte, et qui revient à la surface quand les dogmes et le culte ont disparu — au peuple des ombres, à l’esprit indestructible et vague des morts. Philosophiquement on est spiritualiste. Pratiquement, — et nous sommes tous des gens pratiques, nous, puisque nous avons toujours été dans les affaires, — on est spirite.

» Papa était spirite, et nous étions tous spirites. Nous faisions parler les tables, nous interrogions la petite boîte et le crayon, la Bible avec la clé qui tourne ; et il y avait aussi les coups qu’on entend la nuit dans les murs, et tous les présages, et les rêves. Ce n’était point pour savoir l’avenir sur la politique, à moins qu’elle n’intéressât les cours, ni les opinions des grands hommes défunts. Papa ne faisait jamais venir que les personnes de la famille. Il disait que c’étaient celles-là qui devaient errer le plus habituellement autour de nous, que, d’ailleurs, puisqu’elles nous avaient laissés dans une bonne situation, elles devaient s’y connaître, et que c’était dans leurs conseils qu’il avait le plus de confiance. Et je suppose qu’il avait une autre raison : quand on n’a plus de patrie, comme l’esprit de famille devient puissant ! Il n’y a plus que la famille, on fait tout pour elle, et elle fait tout pour vous. Nous autres, nous sommes les Schurberg, la tribu Schurberg, si vous voulez. Qui sait même si nous ne deviendrons pas une nation ? Nous n’avons pas peur de la vie, nous faisons des enfants ; ceux d’entre nous qui sont faibles, nous les soutenons, nous relevons ceux qui sont tombés. Pour le reste des hommes, ceux qui ne sont pas nous, eh bien, qu’ils en fassent autant, ça ne nous regarde pas !

» C’est comme ça que nous étions devenus les Schurberg d’Alexandrie, une grande maison, une firme connue, qui faisait la commission des blés, des bois, des sucres, du coton, avec des cousins ou des neveux à Odessa, à Livourne, à Marseille, à Londres, à Paris et à Hambourg, qui nous servaient de correspondants. Et il n’y avait rien de régulier comme nos opérations, ni de plus heureux. Nous avions les traditions, nous savions ce qu’on peut faire et ne pas faire, nous connaissions la place. Mais surtout, nous obéissions au vieux ! Dans toute maison il faut un chef : nous n’aurions pas levé un doigt sans la permission de papa. Il nous demandait notre avis, il nous écoutait, mais c’était lui qui décidait, sans même nous prévenir.

» Mais on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des vieux. Jonas Schurberg avait toujours l’air solide, il travaillait de plus en plus, même il travaillait trop, et sa mémoire, sa vivacité de calcul, sa hardiesse nous émerveillaient. C’est ça qui est dangereux, chez les vieillards : ils ont toujours l’air les mêmes, et pourtant il se fait de grands trous dans leur cerveau. Agamemnon me dit un jour :

»  — Je ne le reconnais plus. Lui qui était si prudent, il s’est engagé à la hausse sur les blés ! Jamais nous n’avions pris des positions pareilles. La récolte de Russie va manquer, c’est certain. Mais si, en France, elle est bonne, et si le trust américain lâche pied ?

» Il lâcha pied ! Un beau jour, papa reçut les câbles de New-York. Il y avait trois nuits qu’il ne s’était pas couché ; il fumait, il buvait beaucoup de cognac pour se soutenir, et il soufflait, en parlant, comme s’il montait un escalier. Il fit : « Oh ! » en portant la main à sa gorge, et tomba. Son cœur était usé ; il n’avait pas pu tenir le coup.

» Et nous devions six millions à Lévisohn, d’Odessa, et à Carrère, de Marseille !

» Nous les avions, parbleu ! En grattant, on pourrait payer, et tous nous supposions bien qu’il fallait payer. C’était l’habitude dans la famille, et il y avait le repos de l’âme de papa. Seulement, c’était ennuyeux pour Héra et Calliope, qui n’étaient pas encore mariées, et rien n’est embêtant pour des garçons comme d’avoir à refaire leur situation quand leurs sœurs ne sont pas établies : il faut s’occuper d’elles, et ça gêne. Dehors, à la Bourse, nous ne disions rien, bien entendu. On travaillait dur, comme toujours.

» Le lendemain de l’enterrement de papa, nous descendîmes tous dans la salle à manger pour déjeuner. C’était Agamemnon qui avait pris la direction des affaires. On lui obéissait comme au père, il avait droit aux mêmes égards, au même respect. Sa chaise était au milieu de la table, celle de Héra en face, la mienne à la droite de Héra, et venaient ensuite les couverts de mes autres frères, de Calliope, et ceux des quatre employés principaux qui prenaient leurs repas chez nous : Dimitriopoulo, Rothenstein, Bennacer et Costantini, parce que cela aussi, c’est la coutume.

» Mais, comme Agamemnon n’était pas arrivé, nous attendîmes, debout devant la table.

» Enfin, il ouvrit la porte, s’assit, et tous nous fîmes de même. Mais, pour parler, nous attendions qu’il eût parlé.

» Il déplia sa serviette, prit un peu de confiture de roses avec un grand verre d’eau, puis il dit, — et je n’oublierai jamais sa voix, messieurs, si basse, si émue, et si ferme tout de même :

»  — Papa m’est apparu, cette nuit !

» L’âme de père lui était apparue ! Pour quoi lui dire, pour quelle révélation ? Nous n’osions pas le demander. Ce fut Calliope qui se décida :

»  — Qu’est-ce qu’il a dit ?

»  — Il m’a dit, déclara mon frère Agamemnon, il m’a dit : « Ne payez pas, j’aime mieux faire mon purgatoire ! »

» Alors, tous nous nous levâmes pour nous embrasser. Derrière nos deux sœurs, qui pleurent de joie, les quatre employés, qui s’étaient levés aussi, vinrent à nous, les mains tendues, et Dimitriopoulo, le plus ancien, dit à mon frère aîné :

»  — Monsieur Agamemnon, ce jour est le plus beau jour de ma vie. »


A ce moment, la clochette tinta. C’était le premier coup pour le dîner, et nous quittâmes le fumoir pour aller passer notre habit. M. Epaminondas Schurberg conclut, en franchissant la porte :

— Voilà pourquoi l’âme de mon père était revenue. Vous avouerez que c’était utile !

UNE PETITE FEUILLE…

Ils finissaient de déjeuner, tous trois dans la salle à manger, dont les deux fenêtres s’éclairaient sur un vieux jardin de la rue Lhomond. Le printemps, déjà tiède, faisait éclater les bourgeons. Une lumière un peu verte et très jeune égayait la pièce ; on entendit roucouler d’invisibles tourterelles. Mme Hédiot, qui aimait embellir de quelque sentimentalité les élans de ses sens, dirigea vers Pirotte un regard souriant qui voulait dire : « Écoutez, ami, écoutez ! » Mais Pirotte affecta de ne rien voir, ni d’entendre ; il se méfiait toujours un peu d’Hédiot, il avait plus de réserve, il avait plus de prudence et de discrétion. C’est peut-être qu’il était moins épris, c’est peut-être qu’il était un homme, tout simplement, et qu’il avait pitié d’un autre homme, de celui même auquel il avait pris une épouse, tandis que l’amour inspire aux femmes une sorte de haine, intimement tissée de mépris, pour celui qu’elles trahissent ; et c’est cela que nous nommons leur intrépidité. Pourtant Hédiot montrait tant de tranquillité et de bonhomie, il faisait preuve d’une ignorance si paisible ! Après le café, il proposa d’une voix naturelle à son hôte :

— Nous passons dans mon bureau pour fumer une cigarette ?

Les deux hommes se levèrent, tandis que Mme Hédiot annonça qu’elle allait mettre son chapeau : une femme a tant d’affaires, à Paris !

Pirotte, allumant une muratti, suivit Hédiot, qui s’assit devant sa table de travail et bourra tranquillement sa pipe. Puis il écarta les feuillets que son labeur du matin avait couverts d’une écriture droite et nette, les compta, et les plaça dans un dossier, à côté de lui.

— Toujours votre Magie imitatoire ? fit Pirotte.

— Toujours, répondit Hédiot. Et j’avance : petit à petit l’oiseau fait son nid. Dans six mois j’aurai mis le mot « fin » au bas de ces feuillets.

— C’est intéressant ? dit Pirotte, avec une indifférence dissimulée.

— Pas pour vous, Pirotte. Vous êtes un botaniste, vous travaillez très loin de moi, dans un tout autre domaine. Pas même, à vrai dire, pour le reste des hommes civilisés, pas même pour la plupart des érudits. Il faut bien que nous en fassions notre deuil : la vérité est que vous et moi, nous sommes lus par une centaine de personnes, pas davantage. Je suis les traces de Frazer, je serai compris par Lévy-Brühl, Van Gennep, une imperceptible poignée de gens éparpillés sur toute la face de la terre. On me citera quelque temps, puis mon œuvre sera dépassée, et je mourrai… Voilà : c’est ce qui s’appelle l’avenir de la science, pour nous les savants.

— Et qu’est-ce que c’est, la magie imitatoire ? demanda Pirotte, pour entretenir la conversation.

— Oh ! rien : une niaiserie… Seulement cette niaiserie a été le premier effort des hommes pour utiliser ou dompter les forces de la nature : à la fois une physique et une religion. Les primitifs se figurent que les puissances naturelles, le vent, le soleil, la pluie, la terre, ont une intelligence assez pareille à la leur, c’est-à-dire enfantine, et que, si on fait en les appelant certains gestes, elles imitent ces gestes, ayant compris à ces signes la besogne qu’on exige d’elles. Tenez : voici une photographie venue du Soudan, qui représente des sorciers costumés… costumés en meules de foin, ou plutôt de millet ; et ils sèment dans le sol, en dansant, des grains de millet. C’est pour intimer à la terre nourrice le sentiment que c’est du millet, une récolte abondante de millet qu’on la prie de bien vouloir produire. De même, en versant de l’eau sur la glèbe, et en imitant le bruit du tonnerre, ils s’imaginent engager le ciel à laisser tomber la pluie.

… A ce moment Mme Hédiot reparut, un chapeau à haute aigrette sur la tête, drapée dans ses fourrures.

— Adieu, bavards ! cria-t-elle gaiement.

Hédiot ne bougea pas. Pirotte franchit la porte du cabinet de travail pour lui baiser la main. Mme Hédiot l’attira vers elle. « Ce soir, cinq heures… » avait-elle murmuré. Hédiot, se levant tout à coup, avait légèrement penché la tête vers le vestibule. Il se rassit presque aussitôt. Mais ses deux mains avaient tiré nerveusement sur les deux branches d’une paire de ciseaux à papier, si fort que les deux branches se séparèrent. Il jeta avec précipitation ces débris dans un tiroir. Quand Pirotte revint vers lui, il lui montra un visage parfaitement calme.

— Et c’est tout ça, la magie, fit Pirotte, tout ça ? Mon Dieu, que cela va faire de peine aux pauvres diables qui rêvent d’envoûtement, de messes noires, d’actions mystérieuses de la volonté, formidablement accrue par le concours des pouvoirs inconnus, sur les faits et les choses.

— Il y a aussi ce que vous dites, répondit Hédiot. C’est la conséquence logique du raisonnement : du moment qu’on peut exercer une influence sur les forces, quelles qu’elles soient, cette influence peut s’exercer aussi sur la force du mal, pour la dompter, pour l’enchaîner, la mettre hors d’état de nuire — ou au contraire, la précipiter sur un ennemi.

— C’est encore plus bête, fit Pirotte en riant, mais c’est plus romanesque. A la bonne heure !

— Regardez, poursuivit Hédiot en allant chercher une statuette sur une étagère. Ceci vient du Gabon.

L’effigie, haute comme trois travers de main, était à la fois grotesque et hideuse : un nègre, les jambes écartées et cagneuses, la face prognathe, la bouche élargie par un rictus monstrueux, maintenait des deux mains sur son gros ventre une sorte de tabernacle carré, fermé par une lame de mica terni. Pirotte éprouva un instant une impression d’horreur indéfinissable contre laquelle il réagit par la blague :

— C’est en bois, ou en pierre, ce magot ?

— En bois très dur. Une espèce d’ébène, je suppose, et si lourd qu’il tombe au fond l’eau. En fait, c’est au fond d’une rivière qu’on l’a trouvé. Le sorcier l’avait noyé exprès.

— Exprès ? Après avoir pris la peine de sculpter cette œuvre d’art ?… Pourquoi ?

— A cause de la chose qui est dans le tabernacle.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre : quand un indigène a été, lui-même ou les membres de sa famille, victime d’une série d’accidents bizarres, répétés, mortels, — épidémies, assassinats, assauts de bêtes féroces, — il devine, ou plutôt il connaît, à n’en pas douter, que le mal est sur lui, l’assiège et le domine. Ne croyez pas qu’il se figure un démon, un être invisible mais ayant une forme, une stature, des organes. Non pas : c’est un spiritualiste, un pur, un vrai spiritualiste, que ce noir que vous considérez comme appartenant à l’une des races les plus dégradées du monde, cet homme à museau de bête, aux incisives limées en pointe, qui mange la viande pourrie des hippopotames repêchés dans les fleuves, morts depuis quinze jours, et parfois de la chair humaine ! C’est un spiritualiste, je vous le répète : il croit à une force du mal sans forme, sans os, sans matière, sans dimensions, qui peut s’étendre jusqu’aux confins de l’horizon et agir partout à la fois, ou se resserrer dans un espace aussi étroit que la tête d’une épingle. Alors il fait venir le sorcier, le sorcier qui peut guérir, le sorcier qui sait, qui voit avec les yeux de l’esprit les choses de l’esprit, le sorcier qui, par des enseignements reçus dans de véritables collèges de magie, cachés au fond des forêts et dont nul n’approche, peut vaincre, peut contraindre et lier ces choses. Je ne vous décrirai pas les cérémonies de déprécation : elles varient suivant les lieux, l’esprit mauvais qu’il faut combattre, les méthodes — car elles ne sont point partout les mêmes — inculquées dans ces singuliers gymnases de la science noire. Ce qu’il faut que vous sachiez, — sans y croire, bien entendu, — c’est qu’il vient un moment où l’esprit mauvais est conquis : il est là, dans la main, parfois dans la bouche ou dans le souffle de l’opérateur.

» C’est alors qu’une dernière conjuration le force à s’enfermer dans l’objet que le sorcier désigne : une pierre, une simple feuille, qui contient toute sa perfidie. Cette pierre ou cette feuille, on la cache dans une statuette pareille à celle que vous voyez, et qui en est le gardien, le geôlier, si vous aimez mieux. Mais ce geôlier, pour plus de sûreté, on l’enterre au loin dans la brousse — ou bien on le noie : il gardera sa proie avec lui, éternellement.

— Et si elle échappe à ce geôlier ?

— Ah ! dame ! fit Hédiot, alors, c’est l’histoire du genni des Mille et une nuits quand on le laisse sortir de sa bouteille. Il reprend sa liberté — sa liberté et sa puissance.

— Et, continua Pirotte, qu’est-ce qu’il porte sur le ventre, le bonhomme-geôlier qui est là ? Une pierre, ou une feuille ?

— Je n’en sais rien, répliqua Hédiot d’un air indifférent. J’ai gardé cette statuette pour la faire photographier : ça deviendra une planche dans un de mes bouquins. Je n’y attache pas d’autre importance.

— Mais, insista Pirotte, ému de curiosité, est-ce qu’on peut regarder ?

— Si vous voulez.

Avec la pointe de son canif, Pirotte fit sauter la petite lamelle de mica qui couvrait le tabernacle.

— C’est une feuille, dit-il. Et comme elle est restée verte ! On dirait qu’on vient de la cueillir.

— Le perfide esprit qu’elle contient l’aura conservée, fit Hédiot en riant.

— Ou plutôt le manque d’air… N’importe, je serais curieux de savoir de quel végétal elle provient.

— C’est une feuille de palétuvier, affirma Hédiot avec décision.

— De palétuvier ! Mon cher, vous n’errez jamais, sans doute, quand il s’agit de magie imitatoire. Mais vous sortez de votre domaine : ça, une feuille de palétuvier !

— Et vous, le botaniste, qu’est-ce que vous en dites ?

— Moi, je… C’est une monocotylédonée, sûrement, mais… permettez-moi donc de la garder quelques jours. J’y regarderai de plus près, au laboratoire du Muséum.

— A votre aise, dit Hédiot, à votre aise. Mais, dites donc, pourtant…

— Quoi ?

— La force du mal, vous savez, la force qui est dedans ?…

— Allons donc ! fit Pirotte. Est-ce que vous croyez à cette histoire-là ?

— Vous ne voudriez pas ! répondit Hédiot. Pourtant, l’homme qui me l’a rapportée y croyait, lui : il avait vécu quinze ans au Gabon.

— Oui, dit Pirotte, ça donne la couche, comme ils disent… D’ailleurs, je vous la rapporterai, votre feuille, vous pourrez la remettre sur l’ombilic de ce monsieur !

— Moi ? déclara Hédiot. Je n’y tiens pas. Je vais remettre le mica en place, cela suffira.

— Mais non, mais non ! Il faut que votre objet d’art soit complet !

Pirotte prit une enveloppe sur la table, y écrivit le nom et l’adresse de Hédiot, puis y glissa la petite feuille.

— Au revoir ! dit-il.

— Vous allez au Muséum ?

— Oui, fit Hédiot.

— Vous y resterez toute la journée ?

Pirotte faillit rougir, mais il affirma :

— Certainement, toute la journée !


… C’était l’habitude de Pirotte et de Mme Hédiot, quand ils se quittaient, de ne pas sortir ensemble du petit rez-de-chaussée de la rue Bériaud. Pirotte partait le premier. Il embrassa son amie une dernière fois avant qu’elle remit sa voilette, et s’éloigna en fermant la porte derrière lui. Dans la rue, il s’aperçut qu’il pleuvait.

— Voilà bien ma veine, songea-t-il ; ce temps-là va me coûter une voiture !

La modestie relative de ses ressources lui imposait l’économie. Mais il se résigna et se mit à courir sur la chaussée, hélant les fiacres et les automobiles. Un autobus, d’une allure impétueuse, arriva sur lui comme un projectile.

— Imbécile ! cria le chauffeur.

Pirotte était conscient de la souplesse et de l’élasticité de ses muscles. Il coula sur cet homme injurieux un demi sourire assuré et bondit sur sa droite. L’autobus devait passer à sa gauche, il avait tout son sang-froid, il l’avait calculé dans un éclair, le mouvement qu’il fallait accomplir. Mais l’autobus dérapa sur la chaussée glissante, fit une embardée, arriva sur lui, formidable, terrible, inévitable.

— Nom de Dieu ! cria le chauffeur en bloquant ses freins.

Il était trop tard. Pirotte sentit l’énorme roue de bois et de caoutchouc bardé de fer lui broyer l’épaule. Et il n’éprouva rien, aucune douleur, uniquement l’impression mécanique de cet écrasement. Il eut toute sa lucidité, une effroyable lucidité, pour penser : « Si la roue ne s’arrête pas, elle va me passer sur la tête ! » Et la roue lui passa sur la tête…

Entr’ouvrant un rideau, Mme Hédiot l’avait regardé. Chaque fois ainsi, elle rassasiait ses yeux, elle ne perdait de vue son amant que le plus tard possible : et rien ne lui échappa, rien, de la chose horrible ! Elle courut, franchit le trottoir, écarta le foule, brutalisa l’agent qui verbalisait déjà, fouillait les poches du mort pour découvrir « son identité ».

— Louis ! cria-t-elle, Louis !

— C’est votre mari, dit l’agent, qui se relevait, un papier à la main : M. Hédiot ?

— Non, dit-elle, en lisant instinctivement la suscription de l’enveloppe, qu’elle garda : c’est une lettre pour mon mari. Lui, c’est M. Pirotte ! Mon Dieu ! c’est M. Pirotte !

Elle s’évanouit, on la reconduisit chez elle. Ce n’était plus qu’une pauvre femme épouvantée, lacérée, aussi broyée que le cadavre, et qui passait perpétuellement ses mains sur ses paupières pour en effacer des traces de sang qu’elle voyait planer dans l’air. M. Hédiot travaillait tranquillement. Elle s’abattit en travers de sa table.

— Pirotte, gémit-elle, Pirotte !

— Eh bien ? interrogea M. Hédiot en relevant la tête.

— Il est mort ! Il est mort, j’ai vu…

— Ah ! fit M. Hédiot, c’est curieux…

— Vous dites ? cria-t-elle.

— Je voulais dire que c’est atroce, corrigea-t-il d’une voix très douce : atroce !

— Et il y avait dans sa poche cette lettre pour vous. Il y a votre nom, voyez.

— Mais non, répliqua M. Hédiot du même ton plein de mansuétude pitoyable, mais non ! Ce n’est pas une lettre. Il n’y avait rien, dans cette enveloppe, qu’un objet sans importance… sans importance !

Et, s’approchant de la cheminée, il jeta l’enveloppe dans le feu.

LE DEVOIR

C’était ce jour-là qu’on avait enterré, au Panthéon, le grand Berthelot.

Toute cette grande pompe funéraire s’achevait sous la lumière sans ombre de midi. Sur le cercueil du grand homme le Panthéon venait de refermer le bronze de ses portes. Dans le cliquetis des glaives, des cuirasses choquées, des baïonnettes, au roulement amorti des tambours voilés de crêpe et des canons d’acier hochant leurs longs cous maigres dans des gaines de cuir, tout ce qui restait de ce paisible et magnifique appareil à faire de la pensée était descendu dans un caveau frileux pour achever de tomber à rien : car la nature, en bien peu de temps, sait accomplir la tâche que les hommes réservent aux flammes des bûchers ; et quand la postérité, curieuse, ouvre les noires enveloppes de plomb, elle n’y trouve plus qu’un crâne fragile sur un tout petit tas d’impalpable poussière. Il y avait eu des discours, des fleurs, des drapeaux, les chœurs d’une école officielle avaient chanté un hymne à la gloire. A cette cérémonie, qu’on avait réussi à faire noble, il n’avait manqué que l’émotion traditionnelle. Durant bien des siècles encore, l’idée des honneurs qu’on doit à ceux qui ne sont plus s’associera en nous aux hymnes douloureux qu’ont chantés nos ancêtres, aux chapes d’argent et de ténèbre des officiants, aux volutes d’encens qui flottent sur la corruption en l’idéalisant. Mais je songeais toutefois que, seuls, des hommes de notre race peuvent nourrir ce regret ; et Phuong, l’Annamite, qui avait assisté avec moi à ces obsèques grandioses, Phuong ne pouvait être l’esclave attendri et résigné des mêmes souvenirs. Je souhaitais que de ces obsèques fastueuses il gardât quelque respect pour ma patrie, ses hommes et ses mœurs. Je l’interrogeai du regard, et j’éprouvai tout à coup une inquiétude découragée.

A cette heure il était assis, les jambes repliées à la mode de sa race, sur le sofa large et bas de mon cabinet de travail. La lumière qui tombait de la fenêtre éclairait sa face camarde et mongole, au losange imprévu, déconcertant, ses petits yeux noirs et jaunes, insondables ; et sa vaste tunique noire — car les Annamites vivent vêtus d’un deuil éternel — faisait une tache triste sur l’étoffe claire. Il me parut alors, et plus que jamais, si différent de moi, si opposé ! « Rien de pareil, me dis-je, ne saurait entrer dans ce crâne et dans le mien ». Mais, ce fut alors chez moi une impression de fierté, tant il était disgracié et laid. Je demandai simplement, avec un effort :

— C’était beau ?

Il mit les mains sur sa poitrine et baissa la tête en signe de déférence et d’assentiment.

— Vous voyez, Phuong, que nous savons honorer nos savants ?

— Quand ils sont morts, répondit-il. Mais pendant leur vie ?

Il s’exprimait lentement, en scandant toutes les syllabes, qui sonnaient séparément, comme s’il eût manœuvré je ne sais quelle machine à parler, — mais d’une façon très pure, presque sans accent. Je ne m’en étonnai pas. Voici déjà longtemps que Phuong était parmi nous ; son sort est romanesque : il fut condamné à mort dans son pays, par le gouvernement colonial, pour des écrits où il déplorait les injustes traitements subis par ses compatriotes, en termes si décents et réservés que s’ils eussent été publiés en France, et en français, leur auteur n’eût pas fait un jour de prison ; et quelques idéologues, dont je ne rougis pas d’avoir été, avaient fait commuer sa peine en internement perpétuel, puis en bannissement. Maintenant, il vivait à Paris, libre, impénétrable et dédaigneux.

— Pendant leur vie ? répétai-je.

— Oui, fit-il. Je les ai vus, vos savants, quand ils sont encore parmi vous, et je vous ai vus avec eux. Ce sont pour vous des hommes comme les autres. Quel respect leur montrez-vous ? Ils passent, et vous ignorez qu’ils existent ; ils n’ont pas d’uniforme ! et le respect, en France, ne va qu’à l’uniforme : vous êtes restés un peuple militaire : vous ne savez pas qu’ils sont vos « père-et-mère » !

Le retour bizarre, sous ce ciel, de cette expression d’Orient, me fit rire. Il continua :

— Pourquoi riez-vous ? Chez nous, un lettré, un savant, comme vous dites, on lui doit tout le respect qu’on accorde à ses propres parents, et davantage encore. Il est le représentant du Ciel et des ancêtres. Quand un instituteur, un pauvre instituteur de village, est conduit au tombeau, tous ses élèves doivent prendre deuil ; le meurtre d’un maître d’école est puni par nos lois des mêmes peines que le parricide. Et rien, pas même la captivité ou la mort, ne peut empêcher qu’on lui rende, vivant, l’hommage qui lui est dû… Si le Prince, il y a vingt-sept ans, avait pu avoir une minute de votre grossièreté et de votre ignorance, vous n’en auriez pu faire ce que vous avez fait de moi : un exilé.

— Le Prince ?

— Oui. Celui qui devrait être, — il baissa la voix, — celui qui devrait être notre Empereur, à Hué ; Ham-Nghi, celui qui a été notre Empereur, un an… Ah ! vous l’avez fait exprès, de lui laisser accumuler des fusils et ameuter des hommes contre vous, vous l’avez fait exprès, de le laisser vous attaquer dans la citadelle que vous lui aviez prise… C’était un enfant, il n’avait que seize ans, il ignorait ce que c’est que d’attendre, de plier, d’espérer sans ouvrir la bouche ! Mais vous en aviez peur, vous saviez que c’était lui encore qui tenait la terre des ancêtres, et non pas vous. Vous l’avez voulue, vous l’avez préparée, cette nuit où pourtant vous avez failli succomber, et puis vous avez écrit : « guet-apens ! » Pauvre enfant, pauvre enfant ! Mais vous ne l’aviez pas pris, lui ! Pendant que vos zouaves se battaient autour du Livre d’Or des Empereurs d’Annam, dont tous les feuillets étaient vraiment d’or pur, pendant qu’ils s’en partageaient les feuillets, il est parti avec ses éléphants de guerre, son trésor, l’épée de son aïeul Tu-Duc et les vêtements impériaux. C’était lui, l’Empereur, et non pas l’esclave que vous aviez mis à sa place ; c’est à lui que nous avons payé l’impôt durant les quatre années qui suivirent. Car nous sommes fidèles, et peu importait que vous vinssiez ensuite exiger cet impôt une seconde fois ; à vous, on se le laissait demander ; à lui, on l’offrait à genoux !

» Quatre ans, il est resté l’Empereur, dans sa forêt ! Ses éléphants étaient morts, ses soldats étaient morts, son trésor, ardents à sa poursuite, vous le lui aviez ravi. Il était seul, à cette heure, avec un unique soldat, Thiêp, un fils de prince, qui le servait comme un valet d’écurie et mettait pour lui son corps devant les balles, comme un héros ; tous deux vivaient, dans les bois, de racines sauvages… La nuit où, guidés par un lâche, vous êtes entrés dans leur case de feuilles, ils dormaient ; et lui, l’Empereur, avait à ses côtés le sabre de Tu-Duc, dont la poignée est d’or, Thiêp un sabre à poignée d’argent. Jamais ils ne quittaient leurs armes ! Et quand Thiêp vit les soldats, il dit seulement : « Fils du Ciel, c’est l’heure : il faut maintenant que je te tue ! » Car il n’était pas bon que l’Empereur fût touché par vos mains. Ham-Xghi ne répondit rien, mais il dénuda seulement son ventre, à la hauteur du nombril pour que son ami lui fendît les entrailles. Mais Thiêp n’en eut pas le temps : il tomba mort d’un coup de fusil. Alors l’Empereur dit à voix basse : « C’est la volonté du Ciel ! » Et il croisa les mains sur sa poitrine. Cependant, on l’entendit ajouter :

»  — Esclaves, je ne suis pas celui que vous cherchez !

» Il portait un turban noir, tout rempli d’épines et de terre, si négligemment tourné qu’un mafou, un portefaix, aurait battu la congaïe coupable d’en avoir arrangé les plis, et une robe rouge tout déchirée, sans ornements, sans une lettre d’honneur ! Or, tant de fois, tant de fois, on avait cru capturer l’Empereur ! Tant de fois, ç’avait été un paysan qui s’était laissé prendre et massacrer, en disant, comme il venait de le faire : « Je ne suis pas l’Empereur, mais, puisque vous le croyez… » Un traître annamite osa lui crier :

»  — Montre tes mains !

» Il les montra. Ce rustre obtint obéissance !

»  — Seigneur, fit le traître en se retournant vers les soldats, il n’y a que les descendants de Tu-Duc pour avoir ces mains. Voyez comme elles sont belles et faites pour tenir le pinceau du commandement. Et ce sabre est celui de Tu-Duc !

» Mais lui, dédaigneux, haussa les épaules. On fouilla la case, on creusa le sol, tout autour, on déterra quatre grandes caisses teintes de pourpre, qui portaient les caractères sacrés de la famille impériale, on en tira les vêtements impériaux, la soie jaune que seuls les Fils du Ciel ont le droit de porter ; et tous se prosternèrent devant ces choses augustes. L’Empereur les salua lui-même, pieusement, et dit :

»  — Pensez que j’étais leur gardien, si vous voulez !

» Alors on l’emmena, et, sur les longues routes, chaque jour, on lui apportait des lettres de son frère : « Ceci n’est pas pour moi, disait-il, je ne suis pas l’Empereur. Celui qui signe cette lettre dit qu’il est Empereur. Donc, ce n’est pas moi ! » Cependant, tous les mandarins venaient au-devant de lui pour lui rendre leurs hommages. Mais il détournait les yeux sans les regarder, et, comprenant son abnégation, ces sujets vertueux disaient : « Sans doute, nous nous sommes trompés, ce n’est pas lui ! »

» Il y eut aussi Binh, un vieux capitaine, qui avait porté le sabre devant son père et devant lui. C’était un serviteur fidèle, mais à l’esprit pesant. Il ne comprit pas et s’agenouilla sur son passage. Alors, un des vôtres dit à l’Empereur :

»  — Voilà un vieux soldat qui attend sur les genoux que vous lui adressiez la parole. N’aurez-vous pas un mot pour lui ?

» L’Empereur passa, sans bouger un cil, et Binh, parce qu’il venait de désobéir à un devoir qu’il n’avait pas compris, s’en fut, en pleurant, dans sa demeure, prendre l’opium mêlé de vinaigre qui fait mourir.

» Et c’est après que toutes ces choses s’étaient passées que vous êtes allés chercher Nguyen-Thuy, le sage lettré qui, le premier, quand l’Empereur sortait à peine des bras de sa nourrice, lui avait mis dans la main le pinceau qui sert à former les caractères, et enseigné les révélations qui, du ciel, sont descendues vénérablement dans le Livre des Rites. Il était si vieux que sa face penchait vers la terre, et ses doigts étaient tout tremblants.

»  — Nguyen-Thuy, lui dit-on, toi, tu connais l’Empereur ; viens le saluer !

» Mais l’âge lui avait enseigné la circonspection Il répondit :

»  — Les années ont obscurci mes yeux. Comment saurais-je distinguer encore sa face éblouissante ?

»  — Ça ne fait rien, vieux fou, lui dit-on, viens tout de même !

» Et on le poussa de force au premier rang, devant les soldats.

» L’Empereur passa, et Nguyen-Thuy le reconnut. Il fallut que sa tête commandât bien rudement à son cœur pour qu’il ne s’abattît point devant lui, le front dans la poussière. Mais il resta debout sur ses jambes qui vacillaient, sans plus saluer Hain-Nghi qu’il n’eût regardé un buffle.

» Or, l’Empereur, lui, aperçut son vieux maître. On ne vit rien, sur son visage, de ce qui se passait dans son cœur déchiré : on ne doit rien voir, sur la face de ceux qui sont de la race des maîtres. Et il n’eut pas une minute d’hésitation, il s’inclina très profondément selon les rites.

»  — O mon père ! dit-il, puisses-tu vivre heureusement cent années, et encore cent années !

» Alors, ayant fait quelques pas, il prononça : « C’est la volonté du Ciel ! » Puis, se retournant vers les soldats : « Vous le savez, maintenant, je suis l’Empereur ! Esclaves, faites de moi ce que vous voudrez ! »

« C’est ainsi que nous vénérons nos maîtres », ajouta Phuong, redevenu très froid.

Et, allument une cigarette :

« Nous n’attendons pas qu’ils soient morts ! Au reste, c’est vous qui êtes nos maîtres à présent ! »

Et il courba les épaules devant moi, cérémonieux.

LE SAC

C’était, deux ans avant la Grande Guerre, le moment où les journaux de Teutonie nous cherchaient des querelles de Boches, à propos de la Légion Étrangère : un prétexte à nous sauter dessus un jour : nous le vîmes bien plus tard.

Mon ami le journaliste m’avait supplié de le présenter à Barnavaux, qu’il voulait interviewer sur la légion. « C’est, disait-il, un homme qui doit savoir. Il a vécu à côté des légionnaires, il les a vus de près, au feu et à l’étape. Et, d’autre part, il est de la concurrence : d’eux à lui, rivalité. Si la vie est plus dure aux régiments étrangers qu’aux marsouins, il ne le cachera pas. »

On se rencontra au bar de la Colombe, qui est rue Montmartre, pas bien loin de la caserne de la Nouvelle-France, où Barnavaux coulait des jours paisibles. C’est un endroit tout à fait agréable, fréquenté par la meilleure société : quelques pauvres diables venus du quartier des Halles, où ils ont des fois gagné quatre ou cinq sous à décharger ou à garder les voitures des maraîchers ; humble plèbe, que les porteurs de journaux écrasent de leur nombre et de leur supériorité sociale. Ceux-ci traînent d’ordinaire avec eux leurs bicyclettes, vieux clous rouillés et qui portent bien d’autres honorables marques d’un pénible et long service. Leurs propriétaires ne manquent pas de les immobiliser par une bonne chaîne cadenassée, qui fixe la roue d’arrière contre une des barres verticales du cadre ; la confiance règne !

Mon ami le journaliste tira de sa poche une très belle image publiée en Allemagne et particulièrement attendrissante. On y voyait un légionnaire amarré par les pieds et les poings à deux palmiers, dont les feuilles ressemblaient à des plumes d’autruche : les plus laides, celles qui sont si maigres et se tiennent toutes droites, et qu’on met sur les chapeaux de femme. Ce légionnaire est tout nu. Une bande de loups, sans doute attirés par l’odeur de sa chair, se préparent à le dévorer. A l’arrière-plan, des tortionnaires, qui portent l’uniforme français, contemplent ce spectacle avec satisfaction.

— C’est très intéressant, fit Barnavaux, très intéressant ! Vous devriez aller au rapport au Jardin des Plantes… parce que des loups, en Algérie, voyez-vous, on n’a pas encore entendu parler de ça. C’est une découverte d’histoire naturelle.

— Mais, fit le journaliste, ce n’est pas la question. Il s’agit de savoir si les légionnaires sont maltraités. Cette gravure est stupide, j’en conviens ; et pourtant les engagés à la légion peuvent être molestés, rossés, affamés. Voilà le point.

Alors m’apparut un Barnavaux ignoré jusqu’à ce jour, un Barnavaux poliment discret, un Barnavaux qui parlait à côté, beaucoup, pour ne rien dire ; un Barnavaux diplomate. Un second vin blanc-citron ne le fit pas sortir de sa réserve. Le journaliste n’en put tirer un mot et partit très vexé.

J’estimais que mon vieux compagnon n’avait pas été gentil. Je lui en fis l’aveu sans détours. Il regarda longtemps, sans répondre, le parement de sa manche. C’était l’heure où la seconde édition des journaux du soir « sortait ». Une odeur d’absinthe agaçait les narines. Les porteurs de Presse ou d’Intran buvaient le fond de leur mominette, s’essuyaient la bouche d’un revers de main, décadenassaient leurs machines, sautaient dessus en voltige, et puis filaient comme de grosses mouches parmi les autobus, les taxis-autos et les camions. Enfin, Barnavaux cria :

— Est-ce que je puis dire ça ici, à Paris, devant un Parisien, un homme qui n’est jamais sorti de chez lui, qui ne peut pas comprendre ? Et quand même il comprendrait ! Il faudrait qu’il fasse comme s’il n’avait pas compris ! C’est son métier. Dans les journaux, il faut dire tout l’un ou tout l’autre : les légionnaires, on leur donne des entremets et du champagne, on leur parle comme aux demoiselles ; ou bien, la légion, c’est un enfer. Pas de milieu, le public n’aime pas ça. Comment voulez-vous que j’explique, ce qui s’appelle expliquer : y a le pays, qui n’est pas la France ; y a les hommes ; y a les légionnaires, qui ne sont pas comme tout le monde et qui ne pensent pas comme vous ; y a l’appréciation de la faute militaire. Savez-vous ce que c’est que la faute militaire, vous ; connaissez-vous le code militaire ? Oui, peut-être ; c’est résumé sur les livrets : « Mort ! Mort ! Mort ! » Ça revient toutes le trois lignes.

— Mais ça n’a aucun rapport…

— Si. C’est toute la question. Écoutez. Vous connaissez Ambatouvinake ?

— Ambatovinaky, fis-je, prononçant les lettres à la manière européenne. Ce village tout près de Tananarive ?

— Oui. C’est là qu’on avait mis une compagnie du 1er étranger, pendant l’insurrection.

» Vous y étiez, à Madagascar, vous, à l’époque : c’est là que je vous ai rencontré pour la première fois, dans le Bouéni. Sale moment, cette insurrection : une mauvaise petite guerre de rien du tout, des Fahavales qui fichaient le feu tout autour de Tananarive, raflaient les bœufs, défonçaient les silos à riz, et s’en allaient sans vous attendre : des civils qui embêtaient les militaires, des militaires qui embêtaient les civils, des types qui arrivaient de l’École de guerre avec des théories sur la stratégie, l’emploi du canon de montagne et les grandes colonnes convergentes : trois kilomètres à l’heure en bon terrain, le canon de montagne, à Madagascar ; et les Fahavales faisaient, sans se fatiguer, leurs cent kilomètres par jour. Attrapez-les ! On nous a crevés pour rien sur les routes — c’est une manière de parler, il n’y avait pas de routes — pendant plus d’un an. C’est mauvais pour le moral du soldat. Moi, j’en avais assez. Je suis entré à l’hôpital pour accès paludéen et anémie. Discipline paternelle, permissions fréquentes. C’est comme ça que j’ai vu ce que je vais vous dire, un matin, à Ambatouvinake.

» On venait d’aligner une compagnie de légionnaires : marche militaire, exercice de service en campagne, entraînement régulier. Je la vois encore, cette compagnie ; en restait-il cinquante, soixante hommes ? C’était bien le bout du monde. Les autres ? Allez les demander aux boues des Ambouhimènes, aux crocodiles de la Betsibouke. Et ceux qui avaient tenu le coup n’étaient pas encore remplumés. Ah ! leurs joues creuses, leurs fronts jaunes, leurs oreilles pâles, et leurs yeux ! On ne peut pas oublier ces yeux-là. Les yeux de l’homme qui boit dans la maladie comme dans la santé, de fièvre et d’alcool, avec le noir élargi, écarquillé au milieu du blanc ; des yeux de bataille, de misère, de résignation, de folie. Mais tous propres comme des sous neufs. Pas seulement les armes, pas seulement les uniformes brossés, nettoyés, astiqués comme pour une revue. Non, leur viande aussi, leur viande sèche et toute écaillée de vieux briscards, lavée, frottée, grattée, depuis la tête jusqu’aux doigts de pieds, c’était sûr. Parce que c’est leur fierté, d’être débarbouillés des pieds aux cheveux, mieux que n’importe quel autre soldat sur la terre. C’est la gloriole, la marotte dans la légion ; et quand, par hasard, ils nous rencontrent sur la route, nous, les marsouins, ils font le geste de se boucher la respiration, comme si nous sentions mauvais. Marsouins et légionnaires, c’est rare qu’on les place du même côté dans les campements : ils ne s’entendent pas.

» Capitaine Collet, lieutenants Sercq et Barillot. J’ai su ces noms-là plus tard. Les hommes avaient le sac au dos. Le lieutenant Sercq passa sur les lignes. Il y avait un homme qui ne portait pas le sac. Il dit :

»  — Katzmann, pourquoi n’as-tu pas ton sac ?

» L’homme ne répondit pas. Le capitaine s’approcha.

»  — Katzmann, ramasse ton sac !

» Katzmann ramassa son sac, qui était à ses pieds, bretelles ouvertes, et sortit des rangs l’arme au bras. Mais il ne fit que six pas, s’arrêta les pieds en équerre, fit face au capitaine, et jeta le sac devant lui. Ses lèvres remuaient, mais il n’en sortait pas un son. Seulement, tout son corps avait une tremblote bizarre qui remuait le fusil. Et le capitaine le regardait, attendant bien patiemment qu’il se décidât.

»  — Mon capitaine, dit Katzmann, avec un gros accent allemand, je veux pas !

»  — Vous ne voulez pas quoi ?

»  — Je veux pas prendre le sac ; c’est pas régulier pour les marches militaires. Les légionnaires, ils ont le droit de ne pas porter le sac, aux colonies.

» Et c’était vrai. C’est un privilège qu’ils ont. Le soleil tape assez dur, la peine est assez rude pour qu’on leur épargne tout ce qui est inutile. En campagne, quand on marche la route, c’est différent, et ils ne se plaignent pas. Mais quand on joue au soldat, quand tout ce qu’on fait, c’est pour passer le temps !

»  — C’est une marche d’entraînement, dit le capitaine. Allez chercher votre sac.

»  — Je veux pas, dit Katzmann. Je veux pas ! C’est injuste. C’est pas le règlement. Je porterai pas le sac devant des nègres, devant de sales bouniouls. Je suis un blanc. J’ai fait huit ans à la légion, j’ai jamais porté le sac dans les marches, jamais, jamais. Je le porterai pas, mon capitaine.

» Il était buté. Moi, je regardais tout ça de loin. C’était extraordinaire, c’était impressionnant, de voir cet homme, qui gueulait maintenant de toutes ses forces, demeurer pourtant l’arme au bras, les yeux à six pas, dans une attitude militaire. On vient à la légion pour des tas de motifs : parce qu’on a déserté, parce qu’on a fait un mauvais coup ou mangé la grenouille, pour embêter sa famille, pour la gamelle, tout simplement. Mais il y en a beaucoup aussi qui ne sont là que parce qu’ils n’ont pas de volonté, pas d’épine dorsale morale ; il faut qu’on les commande, il faut qu’ils soient soutenus à droite, à gauche, par devant, par derrière. Alors, c’est comme de vieux enfants, très soûlards, pas méchants, obéissants presque toujours, mais quelquefois entêtés pour rien. Et s’ils tombent comme ça obstinés, on ne peut plus les raisonner, on ne peut plus leur faire comprendre. Ils ne veulent rien savoir.

»  — C’est bon, dit le capitaine d’un air ennuyé. Lisez-lui le code militaire.

» L’adjudant prit un livret et lut : « Désobéissance sur un territoire en état de guerre ou de siège : cinq à dix ans de travaux publics ».

» Je connaissais la suite, et elle était inévitable : un piquet de quatre hommes, baïonnette au canon, pour conduire le prisonnier au bloc, et puis le conseil et la condamnation. C’était couru. Ça me faisait mal au cœur, mais je ne voyais rien à faire, rien… Les travaux publics, pourtant, la saleté des saletés, la chose atroce ! Le capitaine ouvrit la bouche, mais il n’avait pas encore prononcé un mot que le lieutenant Sercq lui parlait à l’oreille.

»  — C’est bon, dit le capitaine, essayez.

» Et il commanda :

»  — Par sections, demi-tour à gauche, gauche. Marche !

» La compagnie s’éloigna, et Katzmann la vit s’éloigner. Il était tout seul, maintenant. Le lieutenant s’était comme caché derrière lui et, m’apercevant, me dit sans douceur, mais à voix basse :

»  — Qu’est-ce que vous foutez ici, vous ?

» Je saluai, et j’allai un peu plus loin, derrière un buisson. Je voulais savoir ce qui allait arriver, mon cœur battait, je ne sais pourquoi. Katzmann avait gardé la position, mais il suivait des yeux, malgré lui, la petite tache carrée de la compagnie, qui diminuait à travers les rizières. De temps en temps, de petits cochons noirs déboulaient devant elle, comme des fous, le groin plus bas que les pattes ; ou bien, c’étaient des négrillons, tout nus, tout noirs aussi, qu’on distinguait mal des cochons. Toute cette terre rouge de Madagascar faisait, sous le vent, cette poussière rouge que vous savez, qui danse au soleil, et on la voyait sortir des Malgaches, un pantalon noir sur les fesses, un lamba blanc sur le dos : clercs d’huissier par en bas, statues des anciens jours, bien drapées, jusqu’aux genoux. Ils saluaient respectueusement Katzmann quand ils passaient devant lui, parce qu’il était un redoutable guerrier, et Katzmann ne bougeait pas d’une ligne. Seulement, il n’y comprenait déjà plus rien, c’est sûr : il attendait le piquet, la prison, et le piquet ne venait pas : c’est démoralisant.

Le lieutenant Sercq était toujours derrière lui. Je me le rappelle très bien, ce lieutenant : un officier bien râblé, avec des yeux gris et un nez très long et tout mince qui partait des yeux et qui faisait bec, pas le bec des Juifs ou des Arméniens : celui des Bretons et des Morvandiaux, vous connaissez ? ou des Vendéens, encore : mais ceux-là ont une plus grosse tête. Ça donne l’air savant, farouche et méfiant.

Ainsi Barnavaux parla, et soudain se dressa devant moi l’image de ces vieilles races, les plus antiques de la France, qui élevèrent les dolmens, labourèrent les premiers champs, vécurent en grandes communautés batailleuses, et dont on retrouve, au sein de la terre, avec les ossements, parfois blessés encore d’une flèche de silex, les statues informes qu’ils taillaient dans le granit : figures barbares, dont le nez ressemble au bec des oiseaux de nuit. Comme il sait voir, Barnavaux, et comme il m’arrive de l’envier !

— Tout à coup, poursuivit-il, le lieutenant Sercq fit trois pas, balança la jambe… et flanqua au légionnaire Katzmann le plus magnifique coup de pied au cul que j’aie jamais vu administrer de ma vie. Katzmann n’avait pas pu prévoir ça, il fit trois pas à son tour pour reprendre son équilibre. En même temps, le lieutenant empoignait le sac, le lui jetait sur le dos, accrochant une des bretelles à l’épaule. Et puis, de sa botte, il continuait… Et il criait :

»  — Mais cours donc, cochon, cours donc ! en voilà assez !

» Katzmann était abruti. Il avait son sac sur le dos, c’était un fait. Alors il enfila la seconde bretelle, par habitude, fixa les autres courroies et partit à grandes enjambées, l’air furieux. Il passa près de moi, sans me voir. Il ne voyait rien. J’entendis seulement qu’il disait dans sa moustache :

»  — Nom te Dieu ! Nom te Dieu te nom te Dieu ! Zalaud ! Zalaud !

» Mais il marchait tout de même. Il a rejoint la compagnie. »

— Eh bien, conclut Barnavaux, si j’avais raconté ça à votre écrivain, est-ce qu’il aurait compris ?

— Mais Katzmann, demandai-je, qu’est-ce qui lui est arrivé, après ?

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas revu. Il ne pouvait rien arriver, c’était fini. Je suppose qu’il aura pensé que le lieutenant Sercq savait la manière ; il lui avait foutu un coup de pied quelque part, mais sans témoins, l’honneur était sauf. Et ça lui épargnait le conseil. Ces choses-là, on en garde une certaine reconnaissance, ordinairement.

LE LIVRE DE JOB

— Vous me dites qu’il est mort, ce pauvre Higgins, le chef de la flottille à la Société Falémé-Niger ? C’est dommage ! Ça ne m’étonne pas, après tout ; il était solide, mais il buvait sa bouteille de whisky par jour, et en Afrique, vous savez, c’est un peu trop ; mais c’est dommage tout de même ! D’abord, pour un Anglais, il parlait le français d’une façon épatante. Pas comme vous et moi, mieux : comme quelqu’un qui aurait fait un stage dans la légion ou même aux travaux publics. Et c’est le français de l’avenir, celui qui peut être compris sous toutes les latitudes. Et puis, il était bon, et charitable à sa manière, et rigolo ! Je me rappelle quand j’ai fait sa connaissance : c’est le jour où on a été en chaland, franchir avec lui les rapides de Sotuba et de Kénié, sur le Niger. De sales rapides ! Avec moi, il y avait là, couchés au fond de la barque, Müller, le mercanti, celui qui « fait » du caoutchouc, mon copain Plévech, qui navigue à l’État, mais qu’on avait délégué au service hydrographique de la colonie, et un monsieur de Paris, qui était dans la finance. Vous ne l’avez pas connu, Hénoc-Kohn, il s’appelait ? Bien gentil, bien poli ; il avait des bottes jaunes, un fusil très perfectionné, et il était venu se promener en Afrique pour son plaisir.

— … Vous, là-bas, pas d’effets de torse ! j’entendis qu’il criait, Higgins, aux pagayeurs noirs.

… Parce que ces nègres, voyez-vous, ils étaient sûrs de leur coup, jusqu’au plongeon inclusivement : ça nage comme des morues. Alors ils faisaient des grâces, parce qu’il y a toujours un idiot quelque part, pour prendre une photographie. A droite et à gauche, on ne pouvait rien voir, qu’un grand plateau de grès dur, tout noir, percé du goulet étroit sur lequel nous flottions. Autour du chaland, il y avait aussi des petites roches très pointues, et l’eau coulait sous nos pieds, chahutante, et pourtant comme huileuse, avec des bouillons sournois, qui venaient du fond. Ou bien tout à coup elle frappait des coups formidables contre les murs qui l’étranglaient ; et elle se faisait des cheveux blancs.

— Premier coude ! annonça Higgins.

Le chaland tourna presque sur lui-même, sans avoir l’air de se fouler, et passa avec un bond.

— Deuxième coude ! dit encore Higgins.

Même jeu. On chatouilla une roche noire, et on reprit le chenal, en valsant.

— Troisième coude !

C’était nous qui avions crié, pour empêcher Higgins de faire toujours le malin. Imaginez qu’on court à toute vitesse dans un couloir sans voir la porte qui est au bout. Mais nous étions parfaitement habitués. En huit minutes, nous tombions dans un grand bassin d’eau calme. On vit même, assez loin, un hippopotame, et on lui envoya deux coups de fusil. Il fut atteint dans ses sentiments, car il plongea.

— Eh bien ? me demanda Higgins.

— Peuh ! je lui dis, j’ai vu mieux.

Le courant se précipita de nouveau : on arrivait au barrage de Kénié. Ah ! que c’est bon, que c’est bon, d’avoir le cœur serré ! On était dans la poussière d’eau, dans des tourbillons, dans le bruit de cent roues de moulins tournant à la fois. C’est un endroit où le Niger est en folie. Plus haut, il est large d’un quart de lieue, ici de vingt mètres. Et il fait du quarante à l’heure, et c’est beau de les faire avec lui. On vit ! On embarque des paquets d’eau, on a le plaisir de savoir que ça n’est pas truqué, comme sur un toboggan. Et quand c’est fini, le cœur se dilate. Quand on fut en bas, j’avouai :

— Ça, c’est extrêmement magnifique. Mais Sotuba, c’est de la roupie de singe.

Alors Higgins me traita comme un nègre :

— C’est le contraire, dit-il. Pour passer Sotuba, il faut être bon marin, ce que tu ne seras jamais. Tandis qu’à Kénié, le chenal est tout droit. Il n’y a qu’à se lancer hardiment, les pagaies hautes, en redressant les embardées quand elles viennent : un jeu pour dames.

Il avait été très bien, au milieu de tout ça, le Parisien, M. Hénoc-Kohn. Tout le temps de traversée, dans les rapides, il était resté assez sur son derrière, en fumant des cigarettes, et même il avait manœuvré son kodak pour photographier les pagayeurs, qui étaient bien contents… Le soir tombé, on fit comme on faisait tous les soirs : on s’échoua sur un flot de sable, on éventra des boîtes de conserves, et on dîna, après avoir pris l’apéritif, bien sûr ! On était gai, tout à fait gai. Les étoiles étaient claires, et du côté de la lune on apercevait les quatre terrasses que font les collines, au-dessus du Niger. Des terrasses régulières comme des banquettes plaquées à la bêche par un jardinier pour étaler des pots de fleurs : il paraît que c’est la rivière qui a fait tout ça elle-même il y a des centaines de mille ans, en usant d’autres barrages, bien plus hauts que ceux d’aujourd’hui.

— C’est le lieutenant de vaisseau qui fait l’hydrographie qui m’a dit ça, expliqua Higgins, et il prétend que si on abattait les barrages qu’on vient de passer avec de la dynamite, on ne ferait que brusquer l’œuvre de la nature, et qu’on verrait une cinquième banquette.

Ça fit retomber la conversation sur les rapides, et Higgins ajouta, sans y voir de mal, qu’un jour, en essayant de remonter Kénié à la cordelle, il avait pris un bain, un sale bain.

— Et alors ?… je demandai.

— Oh bien, qu’il fit, quand on sait nager, il n’y a qu’à se tenir au milieu du courant, en tâchant d’éviter les cailloux. C’est les cailloux qui sont mauvais, ça vous ouvre le ventre comme un chirurgien. L’eau, ça n’est rien, quand on sait nager… Au fait, vous savez tous nager ?

… Et à ce moment, voilà M. Hénoc-Kohn, qui était déjà couché sur son lit démontable perfectionné, sa couverture de voyage sur les pieds, qui se met à dire, d’une voix toute changée :

— Mais non, mais non, je ne sais pas nager ! Comment, comment, il y avait du danger ? Je ne savais pas, moi !

Et il se met à claquer des dents comme un crocodile qui sent la fringale. Mais il n’avait pas faim. Ah ! non, il n’avait pas faim ! Il avait le cœur sur les lèvres, et il disait :

— Je ne savais pas, moi, je ne savais pas ! Je croyais que c’était comme à Paris : tout le temps on vous fait des coups comme ça, à Luna-Park, et c’est pour rire… Alors il y avait du danger, du danger ?

Il se recroquevillait sous sa couverture, et l’on voyait sa pauvre petite figure de bon garçon, bien aimable, toute blême, toute terrifiée sous la lumière de la lune et des étoiles.

Higgins se rapprocha de moi tout doucement — il avait déjà les pieds nus dans sa mauresque — et me dit :

— Le cochon ! Il est capable de nous faire l’accès froid par simple frousse, et s’il a déjà eu la fièvre, qu’est-ce qui va lui arriver après ? Il est capable de s’appliquer une bilieuse !

Puis il prononça, bien haut :

— Mais non, monsieur Hénoc-Kohn, vous n’avez pas compris : c’est en remontant, à la cordelle, qu’il y a des fois un pépin. En remontant, je vous dis ! En descendant, jamais ! Prenez un cachet de quinine, et faites dodo.

L’autre prit son cachet de quinine, et on souffla les photophores, à cause des moustiques. Mais vers minuit, comme la lune se couchait, le Parisien dit encore en grelottant :

— Je n’ai plus peur, monsieur Higgins. Que c’est bête d’avoir peur comme ça, pour une chose passée, après la liquidation, quoi, et quand on s’en est tiré… Voilà ce que c’est de ne pas avoir l’habitude. Mais j’ai toujours froid : c’est drôle !

Et après ça, il eut très chaud. On n’avait pas de thermomètre, comme dans les hôpitaux, mais on voyait bien qu’il avait pincé l’accès en grand, et jusqu’à la gauche. Higgins me souffla dans l’oreille :

— Tiens le photophore et allume-le, quand il se lèvera pour pisser. Il faudra regarder voir.

Le pauvre diable se leva, à la fin. On le tenait sous les aisselles. Higgins, qui s’était baissé, étudia le sable en sifflant. Il était resté tout noir, le sable : d’un noir qui ne disparut pas en séchant.

— Ça y est ! murmura Higgins : l’hématurie. Good god ! Quand on a des rentes, aller offrir ça pour rien, pour le plaisir ! Enfin, il y en a d’autres qui y ont coupé. Moi je l’ai eue, et me voilà… Seulement, il est inutile qu’il voie, n’est-ce pas, quand il va pour son besoin. Ça l’effraierait encore, tout ce sang noir !

Et quand le Parisien eut des vomissements, on lui dit que c’était la fin de l’accès, que sans ça on lui aurait donné de l’ipéca : ainsi !… Il était bien faible, bien faible, et ne se souciait plus de rien. Higgins lui entonnait des whiskys and sodas toute la journée, et en prenait son compte personnel pour lui tenir compagnie. Ça n’est pas plus mauvais qu’autre chose, comme remède, quand on n’a rien dans la boîte à pharmacie et ça étourdit, ça endort. Il aurait pu s’en tirer, comme disait Higgins, mais le lendemain il eut une rechute. Mais c’est drôle : il n’avait plus peur du tout, il n’avait peur de rien. On l’entendait seulement supplier : « Laissez-moi tranquille ! » Et Higgins, au contraire, qui était plein comme une soupière, à force de le soigner au whisky, répétait « C’est ma faute, c’est ma faute ! J’avais bien besoin de lui raconter des histoires sur les rapides… Monsieur Hénoc-Kohn, c’est des blagues, ce que je vous ai dit sur Kénié, des blagues ! Et puis c’est passé : il n’y a plus rien jusqu’à Ansongo, et nous n’irons pas à Ansongo ! » Mais tout lui était égal, à ce Parisien : il ne savait pas ce que c’est que l’hématurie. Et même s’il l’avait su ! Il était si loin, déjà, de l’autre côté de la vie…

Il mourut paisiblement, le soir du troisième jour. Et quand on lui eut fermé les yeux, sur son démontable perfectionné, Higgins me dit très sérieusement, comme il faisait tout :

— On ne peut pas le ramener à Bamako, c’est trop loin : il faut l’enterrer ici. Mais de quelle religion était-il ?

Bien entendu, je ne savais pas. Il n’avait jamais parlé de rien, et c’était des choses dont il se fichait, je suppose. Mais je dis, à cause de son nom :

— C’est plus probable qu’il était juif, ce petit.

— Well, répond Higgins, je ne sais pas les prières juives, moi ! Et on ne peut pas l’enterrer sans rien faire : c’est un blanc… Mais les prières des protestants anglais, c’est si pareil : tout tiré du Livre de Job !

Il alla chercher dans sa cantine un petit bouquin relié en chagrin noir, et quand on eut creusé la fosse et qu’on y eut descendu le corps, il se mit à lire très gravement, vous savez, très gravement, des choses à fendre l’âme, qu’il traduisait à mesure. Je ne me rappelle plus tout, naturellement, seulement des phrases, de temps en temps. Et pour traduire, parce qu’il se donnait du mal, il reprenait l’accent anglais : « Nous n’apportons rien en ce monde, et il est sûr que nous n’en pouvons rien emporter… car l’homme marche dans une ombre vaine, il entasse les richesses, et il ne peut dire qui les récoltera : et tu tournes l’homme en destruction, Seigneur, et tu dis après : « Renaissez, vous, enfants des hommes ! » Car un millier d’années, pour toi, c’est comme hier ; et tout ce qui est passé, ce n’est pour toi que comme une heure de la nuit passée… »

Ça dura très longtemps, et c’était drôle, drôle, à cause de l’accent anglais. Et pourtant, nous n’avions pas envie de rire, nous pleurions tous. Voilà comment nous l’avons enterré, ce Parisien que nous ne connaissions pas.


» … Maintenant, vous me dites qu’il est mort à son tour, cet Higgins, chef de la flottille. Ça ne m’étonne pas, je répète, parce qu’il prenait trop de whisky. Mais ça me fait du chagrin tout de même, et je me demande s’il a pu trouver quelqu’un à son tour, pour lui réciter ces machines du Livre de Job. Ça lui aurait fait plaisir. Mais ce n’est pas probable : lui, il savait tout faire, mais il n’y avait que lui…

— GRAAF, LÉGIONNAIRE —

— Voyons, mon garçon, voyons, dit M. Justus Klaatschmann d’un ton engageant, pour en venir là ou vous êtes, à la Légion, vous avez été débauché ? Les recruteurs, hein, les recruteurs ?…

Allemand de Francfort et journaliste, M. Klaatschmann s’exprimait en allemand. A ses côtés, assise sur une chaise de bois taillée à la hache dans les débris d’une vieille caisse de Pernod, Mme Klaatschmann prêtait à ces paroles une attention sentimentale. Par instinct de pitié féminine, cela lui eût fait plaisir que ce soldat fût malheureux, qu’il eût une histoire, une triste histoire, qu’elle le pût considérer comme une victime de la perfidie des hommes. Elle avait la taille un peu carrée, le nez pointu, de magnifiques cheveux blonds, des yeux couleur d’iceberg, et transpirait abondamment malgré la brise plus fraîche qui, à cette heure, commençait de souffler à travers la grande entaille que le fleuve Rouge a percée à travers les rugueuses montagnes de Yun-Nan. Son mari commanda une nouvelle bouteille d’export-bier qu’Ah-Sung, le marchand chinois, apporta en glissant sur ses pieds feutrés. Graaf, le légionnaire, en était à sa seconde absinthe. Autour d’eux flottait cette étrange odeur qui caractérise les boutiques de tous les mercantis célestes, à la fois sure et résineuse. On était bien là pour causer, parce que les officiers du poste de Fo-lou prennent leur apéritif au cercle. Il n’y a que les hommes et les sous-officiers qui vont chez le Chinois, et ce n’était pas encore leur heure. Pour le moment, l’endroit était discret, Graaf pouvait parler, s’il avait quelque chose à dire, et dans sa langue, ce qui devait faciliter la confession. Il répondit :

— Des recruteurs ? Je ne sais pas s’il y a des recruteurs pour la Légion. On ne m’a jamais dit ça… En tout cas, moi, je me suis engagé à Paris.

— A Paris ? répéta M. Klaatschmann.

— Oui. J’y étais depuis trois ans. C’est rue d’Enghien que je travaillais. Moi, je suis né près de Hambourg, mais on m’avait envoyé faire mon service militaire en Alsace. Tout le temps, là-bas, il y avait des Allemands et des Alsaciens qui allaient en France, ou qui en revenaient. Et ils disaient tous : « Ah ! Paris ! Ah ! la France ! » Et qu’on y vivait bien, qu’on y mangeait bien, que c’était un pays où on n’est pas embêté, où on n’a personne sur le dos. Alors je suis parti comme les autres, quand j’ai eu fini mon temps. J’ai travaillé d’abord dans les chantiers d’un chemin de fer, du côté de Troyes, et puis je suis arrivé à Paris… J’ai fini par trouver une bonne place chez un commissionnaire en faïences et verreries, M. Sturm, un Alsacien. Et patriote ! Tous les ans, il allait en pélerinage à la statue de Strasbourg, sur la place de la Concorde. Il n’aimait pas les Allemands. Quand je me suis présenté, il a fait la grimace. Mais j’avais un bon certificat de la maison d’où je venais. Alors il a réfléchi.

»  — Vous n’avez pas de parents ici, vous n’êtes pas venu avec le père, la mère, les petits frères ?

» J’ai dit : « Non, bien sûr ! »

»  — Et vous n’êtes pas marié, vous n’avez pas emmené une petite amie, hein ?

» Ça m’a fait rire. Je n’avais pas encore eu ce qu’il faut pour penser à ça.

»  — Alors, qu’il a dit, avec un clin d’œil que je n’ai pas compris, ça va bien… Vous ferez les emballages, et vous coucherez ici, dans la boutique, pour la garder la nuit.

» C’était un bon patron, très bon. Du reste, il y a beaucoup de bons patrons, en France. Ils vous parlent comme si on était leur égal, ils sont polis. Dans les premiers temps, quand il me parlait, M. Sturm, je réunissais les deux talons, comme au service, et ça le faisait rigoler. Les Français sont assez exigeants pour le travail, et nerveux. Ils ont toujours l’air pressés, parce qu’ils changent tout le temps d’idée : mais ils ne vous demandent rien pour la déférence, ils ne savent pas ce que c’est. Au commencement, j’en étais presque gêné : c’est difficile de se rappeler sa place et celle des autres quand on ne prononce pas les mots qui représentent ces places. Par la suite, je trouvai que c’était agréable. Il y a comme ça une foule de choses, toutes petites, qui font qu’on se sent libre, dans ce pays-là, plus libre que d’où je venais. Mais je n’étais pas devenu un mauvais Allemand. Non ! D’abord j’essayai d’aller dans les brasseries où on lit les journaux allemands : ça fait plaisir de savoir ce qui arrive dans la patrie. Mais on y trouvait aussi les journaux français, qui sont en avance de vingt-quatre heures pour les nouvelles du Vaterland, et qui sont pleins de choses si amusantes ! C’est si vite lu, c’est si gai, c’est si clair ! Et puis, ces brasseries, c’était rempli de Français, parce que les Français aiment boire de la bière allemande. C’est bien naturel, puisque les Allemands aiment boire des vins français… Voilà pourquoi des camarades allemands me firent inscrire dans un verein. On était entre soi, il y avait le portrait de l’empereur sur la muraille, et on chantait l’hymne au Kaiser et la Wacht am Rhein. Mais ça, c’était seulement tous les samedis soir, et le reste du temps il y avait… je ne peux pas vous dire, il y avait tout : l’air, les gens, la façon de vivre. Je restais Allemand, bon Allemand, mais j’étais Parisien : c’est étonnant comme ça se gagne. Du moins je croyais que j’étais Parisien.

» C’est très facile de croire ça, à cause des femmes, des premières femmes qu’on voit, celles qu’on a en payant. Elles ne vous demandent rien de plus, et elles sont toujours gentilles, du moment qu’on ne cherche pas à les mettre dedans pour leur commerce, qu’on est honnête avec elles. Et si avec ça on leur offre un verre, on est tout à fait camarades. Quand on arrive, on s’imagine d’abord que toutes les femmes à Paris sont comme ça et qu’on peut les avoir comme on veut. Seulement plus distinguées. Car elles sont toutes distinguées que c’en est extraordinaire, incompréhensible ! Je ne m’en aperçus tout à fait que le jour qu’il vint une Fraulein allemande chez M. Sturm pour l’éducation des enfants. Elle descendait quelquefois chez nous, et c’est alors que je vis, par comparaison avec Mlle Claire, la demoiselle du magasin, que ce n’était pas la même chose, que ce ne serait jamais la même chose. Mlle Claire gagnait cent francs par mois et elle était toujours habillée comme pour un bal, elle n’avait jamais de souliers trop larges, ses chapeaux étaient exactement ses chapeaux, et pas ceux d’une autre, enfin elle comprenait avant qu’on ouvre la bouche. Et elle causait si bien ! Les employés et les ouvriers, en France, ils posent pour la grossièreté, c’est leur défaut. Leurs femmes et leurs filles, c’est tout le contraire, elles ont des manières de dames. Je suppose que c’est ce qui fait qu’on a toujours envie de les servir.

» Voilà ! Je fus pris d’une envie perpétuelle de servir Mlle Claire. M. Sturm avait confiance en moi, je gagnais maintenant mes cent cinquante francs, j’avais de l’avenir. Et toute la journée je rêvais, je rêvais… J’aurais fait tout ce qu’elle aurait voulu. L’épouser ? Tout de suite, si ç’avait été sa convenance. Ou bien me mettre avec elle, à son choix. Car je ne savais pas du tout ses vues, pour la vie. C’est ce qu’il y a de plus difficile, quand on est étranger, de comprendre les vues d’une demoiselle de Paris, ce qu’elle veut faire avec les hommes, la noce ou le ménage. Et ça doit être, ça, encore, qui est si délicieux !

» Moi, je ne pensais plus qu’à elle, et quand je faisais une commission pour elle, quand j’essayais de lui dire une chose agréable, elle était si gracieuse, elle remerciait si poliment ! Et toujours avec son air de princesse, son air : « Je ne fais que ce que je veux, et si je voulais je ne vous répondrais pas », de sorte qu’on a toujours l’air de recevoir un cadeau, même quand on en a fait un. Car, quelquefois je lui apportais des bonbons ou des fleurs. Au premier mai, par exemple : des brins de muguet.

» Ça porte bonheur, ce jour-là, le muguet, et il n’y avait que moi qui eusse pensé à lui en donner. Ses yeux s’éclairèrent, et elle mit les fleurs à son corsage tout de suite en disant :

»  — Ça, c’est gentil, monsieur Graaf.

» Son plaisir m’avait enhardi. J’osai lui proposer :

»  — Si vous vouliez, mademoiselle Claire, si vous vouliez… on irait en cueillir ensemble, dimanche prochain.

» Mais elle serra les lèvres, pour s’empêcher d’éclater de rire.

»  — Comment, fit-elle, comment, qu’est-ce que vous dites ?

»  — Je dis qu’on pourrait aller se promener ensemble, répondis-je.

» Et j’étais déjà malheureux, à cause de son air, ah ! malheureux !…

» Alors, elle pouffa, comme si j’étais fou, fou impertinent. Et elle, qui avait de si bonnes manières, elle cria, sans pouvoir s’en empêcher :

»  — Un Boche ! Une tête de Boche !

» Et je compris. Je compris, voyez-vous ! Un Allemand, pour ces demoiselles, c’est quelque chose d’inférieur, un homme qui n’a pas de bonnes manières. Ce n’est pas par patriotisme, mais ça ne fait pas honneur comme conquête, on n’aime pas à se montrer avec un Allemand. Et ces femmes de Paris, elles veulent monter, elles ne pensent qu’à ça. Avec nous, on ne monte pas. Je sus me tenir, je lui dis seulement :

»  — Pardon, mademoiselle, n’en parlons plus !

» Mais toute la nuit je rugis de fureur dans mon lit. Je criais : « Leur faire la guerre ! Oh ! leur faire la guerre ! » Je ne songeais qu’à me venger. Eh bien, huit jours après, mon idée avait tourné. Je signais pour la Légion.

— Mais pourquoi ça ? fit Mme Klaatschmann, étonnée. Ça n’a pas de rapport, ça ne change rien !

— Si, répondit Graaf, très sérieusement. Quand j’aurai tiré mes cinq ans, je ne serai plus un Boche. Je serai un légionnaire.

Il avait dit ce mot en français, il avait prononcé « léchionnaire ». Mais tout de même il était mystiquement convaincu, sûr de lui, ferme dans son propos. Mme Klaatschmann observa encore :

— Si vous croyez que cette mademoiselle Claire vous attendra !

— Ça ne fait rien, répondit Graaf tranquillement. Si ce n’est pas elle, ça sera une autre.

Ses deux absinthes, fortement tassées, lui avaient fait perdre quelque peu de son sang-froid. Il ajouta :

— Est-ce que vous, vous n’auriez pas préféré épouser un Français ?

UNE CONVERSION

… La consigne sévère de cet hôtel fastueux lui interdisait l’entrée du hall. Je ne pouvais l’apercevoir, je l’entendais seulement : et je n’en étais pas fâché, ayant ainsi le droit de croire qu’il était Panurge, Panurge ressuscité, Panurge toujours gaillard, cynique, obscène et polyglotte. Toutes les langues, tour à tour, résonnaient dans sa bouche d’or, et de fange : dégagées, galantes, insidieuses aux premières paroles, atteignant le murmure discret au moment d’arriver aux propositions essentielles. Successivement je perçus du grec, de l’allemand, du russe, de l’anglais, je ne sais quoi encore où je ne connaissais plus rien ; mais je suis presque certain qu’il adressa quelques mots du plus pur cantonais à un beau Chinois, un Chinois très modernisé, sans natte, en veston bleu marine, léger, chapeau melon, gilet et châle bleu de ciel et boutons de nacre. Ah ! quel interprète, quel Virgile, pour conduire à travers les enfers de Paris des Dantes exotiques et dégénérés. Il piquait décidément trop ma curiosité : quittant ma chaise d’osier ripoliné, rompant la sieste que je savoure même en hiver, je traversai la cour vitrée pour l’aller joindre sur le boulevard. Tout d’abord je ne vis que son dos, comme il poursuivait un Américain aux épaules carrées, à la tête carrée, évidemment d’origine allemande. Le client ne rentrait pas. L’abandonnant il fit demi-tour par principes. Tellement par principes que j’en eus comme un éblouissement, une illumination : un soldat, c’était un ancien soldat, ce ruffian ! Et puis sa face m’apparut, au plein soleil clair qui brillait au-dessus de la Madeleine, et je criai malgré moi, maudissant au même instant cette impulsion dominatrice — car, vraiment, était-ce bien une relation avouable ?

— Commandant ? C’est vous commandant !

… Coloman Jagowtzky, Hongrois — à moins qu’il n’eût pris cet état civil au choix ou au hasard dans l’alphabet et la géographie — que j’avais connu chef de poste et de milieu à Boungou, Congo Belge, aux beaux temps périmés où la vie d’un noir ne pesait pas lourd, en échange d’un kilo de caoutchouc ! Coloman Jagowtzky, jadis administrateur, stratège, pontife, unique commerçant, dans un pays aussi vaste que la moitié de la France, appuyé sur cinq cents fusils portés par des sauvages qui n’avaient guère d’autre défaut que d’être voluptueusement cannibales, Coloman qui possédait un harem de douze femmes bondjos toutes nues, mais si bien faites « qu’on ne savait pas le regretter », disait mon compagnon de route Vandergraët, Flamand pudique. Le voilà qui, maintenant, était « guide », si l’on peut masquer d’un terme décent l’ignominie de son métier, guide pour étrangers salaces en quête de distractions impures !

— La liste secrète et authentique des quatre cent quatre-vingt-sept petits paradis de Paris, fit-il machinalement en me tendant une brochure tirée au polycopiste.

Il ne s’était inquiété que de distinguer ma race, pour me parler le langage de mes pères. Puis la mémoire lui revint. Mais nulle vergogne n’abaissa ses yeux fauves et bruns au-dessus de son nez de proie. C’était un rapace qui tombait, pour s’en nourrir, sur les charognes ou les bêtes vivantes, suivant l’heure et les circonstances, voilà tout. Pour lui, j’étais une chance. Laquelle ? Il ne savait pas, mais il fallait essayer. Il prit mon sillage, à quinze pas. J’entrai dans un bar, et il s’assit à côté de moi, sans façons.

— Jagowtzky, lui dis-je, vous en êtes là ?…

Il haussa les épaules, scrutant les bulles gazeuses qui montaient, par petites explosions silencieuses, à la surface de son verre de whisky.

— C’est la faute des curés ! cria-t-il enfin, rageusement.

Je crus qu’il baptisait de ce nom générique, injurieux dans sa bouche, les pasteurs des missions protestantes, Anglais, Américains ou Norvégiens qui commencèrent si rudement, il y a quelques années, le procès aux méthodes colonisatrices en pratique au Congo léopoldien ; et le fait est qu’elles manquaient de douceur. Il me détrompa.

— Les missionnaires protestants ? dit-il. Bien sûr, c’étaient des mouchards : on ne pouvait pas tirer un malheureux coup de fusil sans les avoir sur le dos. Et quand un sale noir s’était fait broyer le petit doigt dans l’engrenage de la machine, sur un bateau, tout de suite ils lui photographiaient son moignon pour envoyer le cliché en Angleterre, avec ce titre : « Indigène amputé par les bourreaux de l’État indépendant pour avoir refusé d’apporter du caoutchouc. »

— Mais… murmurai-je.

— Oui, je sais : vous allez dire que ce n’était pas toujours un engrenage qui lui avait coupé la main, au photographié ? C’est possible, tout arrive. Mais moi, je n’y ai jamais été pour rien. Quand j’ai été nommé à Boungou, venant de Java où j’avais servi chez les Hollandais, les indigènes étaient matés, ils obéissaient au doigt et à l’œil. Je n’ai jamais fait que le minimum de ce qu’il fallait pour conserver ma position. Si ça n’avait pas suffi, n’est-ce pas… quand un homme se trouve entre l’humanité et le devoir, — mais oui, mais oui, le devoir administratif, les ordres, si vous voulez, — c’est dur, quand on n’est pas méchant. Et je ne suis pas méchant. J’aime à pleurer, même, tenez : dans les livres, dans les journaux, j’aime lire ce qui fait pleurer. Et après tout, ces protestants, ils avaient une qualité, ils étaient comme moi, ils se croyaient supérieurs à l’indigène, ils le défendaient par intérêt, pour monter le coup au roi souverain, peut-être aussi par charité, mais ils restaient persuadés qu’un noir n’est pas un blanc, ils tenaient leur distance. Ah ! nom de Dieu, ce que je les ai regrettés, je puis le dire, quand j’ai vu arriver les autres !

— Les autres ?

— Oui, les catholiques, les jésuites flamands, les calvairistes, les marianistes, est-ce que je sais ! Ils nous sont tombés dessus comme des sauterelles, comme des moustiques ! Au début, j’ai trouvé que c’était une bonne blague que le gouvernement belge faisait aux protestants. Ça n’est pourtant pas gai, le nouveau régime de ce nouveau gouvernement : tout le temps, les magistrats vous tombent dessus : « Vous n’avez pas le droit de faire ci, vous n’avez pas le droit de faire ça. Vous n’avez pas le droit de donner un seul coup de cravache en cuir d’hippopotame sans nous prévenir. Où est-elle, votre comptabilité des coups de cravache ? Où est-il, votre cahier de chicotte ? Vous n’avez pas le droit de prendre le caoutchouc sans le payer : trois francs, vous le paierez. » Trois francs ! Pourquoi pas son pesant de perles fines, tas de malins ? Et mon profit, alors, et ma commission ? Le métier était gâté, il ne vous restait plus que la solde, la solde toute sèche, et pas grasse, la solde d’un sous-lieutenant en garnison d’Europe, avec les embêtements en plus, le risque de finir dans la marmite d’un anthropophage, la bilieuse, l’entérite, le paludisme, la dysenterie. Ah ! la classe, la classe ! Mais on restait tout de même, je serais bien resté toute ma vie, malgré tout : parce que, vous savez, tout vaut mieux que l’Europe !

Il s’interrompit, il chercha. Quelque chose, un scrupule affreux, et dont pourtant je ne pouvais m’empêcher de lui tenir compte, germait dans sa conscience coriace.

— … Là-bas, je n’ai jamais fait tout ce qu’on raconte. Et, d’ailleurs, ça n’est pas la même chose qu’ici. Ici on ne peut pas nous juger. Ici je ne ferais pas de mal à une mouche, je ne suis pas un anarchiste, ni un voleur, ni un millionnaire, ni rien : un pauvre bougre, je suis. Mais enfin, là-bas, je n’ai jamais fait… ce que je fais ici pour vivre. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je valais mieux. Et je me regrette, quand je me regarde.

» Voilà pourquoi je conservais ma situation. Elle ne valait plus grand’chose, ce n’était pas pour la galette. Mais, au bout du compte, j’étais toujours le maître. Et même, dans un sens, il y avait des jours où ça m’intéressait, le nouveau système, où ça ne me déplaisait pas, d’essayer autre chose. On était allé trop loin, avant, je le savais. Ça devait casser. Et, pour me consoler, je pouvais me payer la tête des protestants. Moi, vous comprenez, je suis catholique, puisque je suis Hongrois de Croatie.

» On ne les avait pas chassés, ces protestants. Mais les autres, en un clin d’œil, les mirent dans leur poche. Ils ne buvaient que de l’eau, ils n’avaient pas de femmes, ni blanches, ni noires, ils ne mangeaient guère que de la farine de banane et des poissons, vivaient dans des cases indigènes, sales comme des peignes dans leurs grandes soutanes noires, vieilles comme les rues et brossées quand ils avaient le temps. Mais ils avaient construit une grande chapelle, plus belle que tous les bâtiments de l’État à Boma ou Léopoldville, une chose magnifique, hein ? et qui était pour les noirs, pour ces sales noirs, et d’où ils leur criaient : « Entrez, venez, c’est à vous si vous êtes avec nous ! » Et le dimanche, ils sortaient de leurs sales soutanes, ils apparaissaient tout en or, avec des chasubles d’or, dressant des calices, des ostensoirs, des ciboires, toutes sortes d’histoires en or, ils faisaient des promenades dans Boungou avec des bannières d’or ! C’était trop beau, vous comprenez : les indigènes se mirent à passer catholiques par fournées, ça les prit comme une épidémie : pire que la maladie du sommeil.

» Les femmes, surtout, d’abord. Ce fut par elles que ça commença. Elles allaient au baptême en grandes robes blanches, — des femelles qui ne s’étaient jamais mis même un mouchoir de poche au derrière, — et puis à confesse, et puis à la communion, et à la messe et aux vêpres. En un clin d’œil elles avaient appris tous les cantiques, avec les paroles en bondjo, et ne pensaient plus qu’à ça. Je dis aux miennes : « La première qui marche dans ces bêtises, je lui mets mon pied quelque part. » Il en fila trois, et je ne fis rien du tout, et il n’y avait pas à réclamer. Le père Vlaamasch, le chef de la mission, expliqua que des chrétiennes ne pouvaient pas se mettre en état de péché mortel en restant mes concubines, et qu’elles devaient épouser devant Dieu d’honnêtes chrétiens. Le magistrat lui donna raison, et je n’eus qu’à empocher l’affront, avec mon mouchoir par-dessus. Après ça, ce fut le tour des hommes du village. Et un orgueil, un orgueil, à mesure qu’ils se laissaient catéchiser ! Ils ne me regardaient plus, ils n’obéissaient plus qu’à la mission. Mais je pensais : « Patience ! J’ai mes cinq cents miliciens. Si ça va trop loin, on verra bien qui est le maître : ceux-là ne me lâcheront pas. »

Brusquement, il y eut un clairon qui se fit chrétien. Une forte tête, un type à palabres. Il avait trouvé l’emploi de son éloquence, il palabra : « Moi y en a chrétien, vous y en a sauvages, vous manger de l’homme, vous beaucoup cochons. Moi y en a gagner paradis même chose les blancs. Moi pas noir, dans le ciel, moi blanc. Vous sauvages, en enfer, en enfer ! » Et ce fut la débandade. Mes cinq cents hommes, un par un, s’en allaient demander le baptême, et, en attendant, on les inscrivait à la mission comme catéchumènes. Le père Vlaamasch jubilait. « Ça sera la Légion Thébaine, disait-il, les premiers soldats du Christ. » Je t’en ficherai, moi, de la Légion Thébaine ! Et il voulut leur donner une bannière avec une inscription en latin : In hoc signo vinces. Ça, c’était une faute. « Le drapeau des miliciens congolais, lui dis-je, c’était auparavant, le drapeau de l’État Indépendant, bleu avec une étoile d’or. Maintenant, c’est le drapeau belge. Je n’en connais pas d’autre. Vous pouvez rentrer ça. » Cette fois, l’administration me donna raison. Et ça fit de l’effet sur mes miliciens, les conversions s’arrêtèrent. Je marquais un point.

Alors le père Vlaamasch voulut se venger. Il avait converti la femme de mon boy. Ça devenait nuisible à la discipline intérieure. Cet imbécile de boy discutait théologie avec moi. Et toujours de la même manière, comme le clairon, vous savez, celui qui faisait l’apôtre : « Si moi chrétien, moi y en a plus sauvage. Moi y en a gagner paradis même chose les blancs, moi mourir noir, revenir blanc. Quoi toi y en a dire ? » En attendant, il n’en tournait plus un coup, à cause du paradis. Je ne sais comment, la quinzième fois qu’il me rabâchait son espoir, il me vint à l’idée de répondre :

— Mais naturellement, il faut que tu y ailles en paradis ! Si tu n’y allais pas, qui est-ce qui me porterait ma cantine, quand j’y monterai, dans ma gloire ?

» J’avais dit ça sans y penser, et ce fut la victoire, monsieur, la victoire définitive, l’effondrement du père Vlaamasch ! Le dimanche suivant, il n’y avait plus personne dans la grande chapelle ; la ruine, quoi ! la catastrophe, la fin de tout à la Mission. Vous ne devinez pas pourquoi ? Ces pauvres diables, ce qu’ils espéraient, c’était l’égalité avec nous, après leur mort. L’égalité avec nous, les maîtres, les tyrans, les dieux. Et voilà qu’un doute leur venait, qu’ils soupçonnaient une méchanceté noire, une trahison, un complot des blancs pour faire d’eux, sur l’éternité, des brutes esclaves turbinant pour les blancs, là-haut comme ici-bas. Ah ! non, non ! Il fallait s’échapper du piège. Ils ruèrent dedans.

» Si je n’avais été là, moi la Force, je crois bien qu’on les aurait assassinés, les missionnaires !

» Mais ce sont des gens têtus, et malicieux, et influents ! Ils redoutaient moins le martyre que l’anéantissement de leur œuvre. Ce qu’ils en ont raconté sur moi, au chef-lieu ! Ils ont eu ma peau. Et me voilà : sans eux, je serais peut-être un honnête homme, pourtant ; ou, ou… du moins un gentleman. Je n’avais jamais rien fait de mal, jusqu’ici, en Europe, j’avais mon honneur. »

Je réglai les consommations. Quand il vit la monnaie, il ajouta :

— J’ai perdu mon temps avec vous : vous me donnerez bien cent sous ?

Il les eut.

LE SCAPHANDRIER

— Vous autres gens du Nord, dit le señor Gonzalez Pulgar y Navarrete, s’adressant aux Algériens qui l’entouraient, vous ne savez pas ce que c’est que la chaleur. Vous êtes là, tous tant que vous êtes, à me parler de vos étés du Sahel, ou même de vos siroccos du Sahara, du papier à cigarettes qui se recroqueville, si fort il brûle l’air, le soleil ! et des gens qui, dans le désert, se mettent les pieds à l’ombre les uns des autres, tour à tour, pour se les rafraîchir un petit moment : qu’est-ce que c’est que ça, sangre de Dios ! en comparaison de nos chaleurs de la république de Concepcion ! C’est sain, c’est innocent, c’est virginal. Vous ne savez pas ce que c’est que la chaleur équatoriale, la chaleur mouillée, la chaleur qui fait que la vapeur d’eau devient le cinquième élément, qu’on prend un bain dans sa propre sueur, tout le jour et toute la nuit, et qu’on est obligé de coucher avec un moine ou une demoiselle.

— Vous dites ? demanda une dame, intéressée.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, madame, je regrette, mais ce n’est pas ce que vous croyez : les moines et les demoiselles ne différent que par les dimensions, non par le sexe. Ils n’en ont pas. Ce sont des espèces de saucissons de crin, doublés de cuir, de la longueur d’une jambe humaine, qu’on se met entre les cuisses, au lit, pour éviter la sensation de cette insupportable sueur qui vous colle, vous brûle et vous corrode la peau… Mais ce n’est rien, on s’y habitue. Seulement, je crois qu’on transpire aussi à l’intérieur ; on a la cervelle comme de la pâte à papier, en bouillie, en jus ; on ne peut plus fixer sa pensée. On s’emballe, on a tout à coup une idée géniale — car nous avons souvent du génie, très souvent, ce n’est pas douteux. Et puis, tout à coup, plus rien… C’est parti. A cause de la température, je vous dis : on ne peut plus rien faire, que de la politique.

— De la politique ? interrogea M. Musette, avocat et conseiller général.

— Pour faire de la politique, on n’a pas besoin de fixer ses idées, expliqua le señor Gonzalez Pulgar. C’est ce qui explique notre affaire du scaphandrier. Pauvre scaphandrier ! Quelquefois, il me fait souci !

» Et c’était pourtant une bien belle idée, ce scaphandrier, une idée juste. Pour l’idée, je ne crois pas qu’il puisse y avoir de doute… Mon ami le colonel Ariaz Pérez possède une pêcherie de perles. C’est d’un bon rapport, les perles ; je ne sais pas ce qu’on a fait de toutes celles qui sont sorties de l’eau depuis le commencement du monde, à moins qu’on ne les enterre avec les personnes, et ça doit être exceptionnel ; tout le temps il vient des acheteurs, des juifs, en général, à moins que ça soit des parsis à lunettes, pour vous demander si vous en avez à vendre. Il y a vingt ans, à Concepcion, nous les cédions au poids de l’or : les perles d’un côté de la balance et des doublons de l’autre. Nous croyions que c’était une bonne affaire ; nous étions volés : il y a des perles qui valent cent fois, deux cents fois, cinq cents fois leur poids en or. Quand Ariaz Pérez apprit ça, il éleva ses prix et se mit à devenir riche, très riche ; il avait des bijoux et des caleçons de soie !… Les señoritas de Caracas le suppliaient dans les tertullias, le soir : « Señor Ariaz, retroussez le bas de vos pantalons, que nous voyions vos dessous. » Il les montrait : des nuées roses, des nuées bleues… elles se mettaient à genoux devant.

» Mais un jour que je feuilletais un journal illustré, je lui dis :

»  — Ariaz, comment pêches-tu les perles ?

»  — La belle affaire, me répondit-il, avec une drague. Il y a des pays où on a des plongeurs, mais, ici, on n’en trouve pas. Les Indiens ne veulent pas plonger, et ce n’est pas l’affaire d’un hidalgo.

»  — Ariaz, continuai-je, c’est indigne de la civilisation ; il faudrait avoir un scaphandrier !

»  — Un scaphandrier ? fit-il.

»  — Oui, un scaphandrier, avec une belle armure de cuivre et de cuir, des semelles de plomb, un casque magnifique, de gros yeux de cristal protégés par une grille de laiton. Comme ici, regarde, comme ici !

» Je lui montrai l’image que j’avais découverte dans le journal illustré, et il fut tout de suite au comble de l’enthousiasme.

»  — C’est splendide, dit-il, c’est splendide ! Ce sera une gloire pour la patrie et pour le gouvernement du général Alfonso Garribay, dont je suis l’ami.

» Tout de suite, nous écrivîmes à Londres pour avoir un scaphandre perfectionné. Il ne faut pas se plaindre : Wilcox, Morton and Co nous l’envoyèrent trois mois après. Ariaz nous convoqua pour l’ouverture de la caisse. Nous étions quatre, en le comptant : moi, Diégo Zurita, Pedro de Carupano, et lui. Une armure, señores, c’était une armure véritable ! Impressionnant, grandiose ! Ariaz Pérez leva les bras au ciel et cria :

»  — C’est comme du temps des conquistadores ! C’est le chevalier Cortez ressuscité, c’est Pizarro, c’est Bernal Diaz, corrégidor de Castille-Neuve !

»  — Et il y a aussi une brochure, dans toutes les langues, ajouta Diégo Zurita, pour expliquer la manière de s’en servir.

» Et la brochure disait tout, en effet : comment il fallait entrer dans cette cuirasse, comment il la fallait bien lacer pour empêcher l’eau d’entrer, après avoir mis un triple vêtement de laine pour se garantir du froid des profondeurs, et comment il fallait se servir de la pompe pour faire respirer le scaphandrier, et les signaux pour la corde : plus d’air, moins d’air. Laisser filer le tuyau, remontez-moi… Enfin tout !

» A la fin, je demandai :

»  — Et qui est-ce qui va entrer là dedans ?

» Il ne fallait pas songer aux pêcheurs à la drague, puisque le scaphandre leur retirait le pain de la bouche. Zurita s’y enferma une minute, pour voir, et je lui envoyai de l’air avec la pompe. Il en sortit en disant que c’était sublime, qu’on respirait parfaitement, et qu’il s’était fait l’effet d’un monstre marin.

»  — Alors, tu descends ?

»  — Moi ? fit Zurita. Qu’est-ce que ça peut me faire, les perles ? Ça n’est pas à moi. Et puis, je suis hidalgo !

»  — Mais puisque c’est une armure comme pour les chevaliers ! insista Pérez d’un air engageant.

» Zurita ne voulut rien savoir, et on eut beau chercher dans tout le pays, personne ne voulut consentir à entrer dans le scaphandre pour aller pêcher les perles, par la raison que c’était tenter Dieu. Moi je dis :

»  — Il faudrait trouver un Italien…

» Parce que les Italiens font tous les métiers, pourvu qu’on les paie. Les émigrants, ça vient pour travailler. Il y en a moins chez nous qu’au Brésil, mais à la fin on en trouva un qui voulut bien s’habiller avec le scaphandre pour descendre dans le fond de la mer, à condition qu’on lui donnât quatre piastres par plongée. Il disait pourtant :

»  — J’aimerais mieux y aller tout nu. J’ai de la méfiance !

» Mais s’il y était allé tout nu, à quoi aurait servi le scaphandre, et qu’est-ce que la civilisation y aurait gagné ? Il se laissa convaincre, à cause des quatre piastres.

» Ce fut un grand jour ! Nous avions pris un bateau sur lequel nous avions mis la pompe, la cuirasse et tout ce qu’il fallait. L’Italien entra dans le scaphandre, et nos cœurs battaient. Mais, une fois qu’il fut dedans il ne bougea pas. Ariaz Pérez lui cria :

»  — Qu’est-ce que vous attendez ?

» Il fit signe qu’il n’entendait plus rien du tout, puis gesticula que nous devions lui ôter son casque. On dévissa les écrous, et il expliqua :

»  — J’attends une échelle !

»  — Nous n’avions pas pensé qu’il fallait une échelle. Je suis sûr que c’est à cause de la chaleur. Il y avait déjà une heure que nous étions sur ce bateau, et j’avais renoncé à m’éponger le front sous mon ombrelle. On envoya chercher l’échelle, qui se mit à flotter à la surface de l’eau. Nous n’avions pas pensé non plus qu’il faudrait un poids pour l’enfoncer. L’Italien haussa les épaules, prit deux grosses pierres qu’on avait mises au fond du bateau pour servir de lest, les amarra au dernier barreau et fit glisser l’échelle. Au moment où on lui revissait son casque, il dit encore :

«  — Je vous assure que j’aimerais mieux plonger tout nu !

» Nous refusâmes de l’écouter, naturellement, et il descendit sur ses semelles de plomb. Je me mis à la pompe, et commençai à lui envoyer de l’air en mesure, pendant que Zurita et Pérez causaient. Ils causaient des élections et du général Alfonso Garribay. Au fond, moi, j’avais des doutes sur Garribay : il m’avait refusé une concession pour seringuer le caoutchouc. On ne voyait plus le soleil, il était perdu dans une énorme vapeur couleur de lait coupé d’eau, et cependant les reflets qui sortaient de la mer faisaient mal aux yeux. Je me sentais agacé, crispé, et mou surtout, mou et mouillé comme une éponge. Il me semblait que ma raison était à côté de moi, à droite ou à gauche, je ne sais pas. Et je revis ce Garribay, fumant un cigare et ne m’offrant même pas une limonade — une limonade, la chose la plus précieuse du monde, toute la volupté de la terre contenue dans un gobelet de cristal ! Ce Garribay était un porc. Le mot me sortit des lèvres.

»  — Garribay est un porc ! Un porc !

»  — Si tu répètes ça, dit Pérez, je te jette à l’eau d’un coup de pied quelque part. Fils de cent pères ! Amant de ta sœur ! Négociant !

» Les yeux lui sortaient de la tête, et la transpiration, à ses pieds, avait fait une petite mare qui tremblotait aux secousses des vagues.

» Je lui répondis que sa mère avait couché avec un nègre ou avec un lépreux, je ne me rappelle plus ; que sa grand’mère était une vache, et qu’il sentait la morue. Diégo Zurita essaya de ramener le calme en posant la question sur un terrain véritablement politique. Alors, nous parlâmes concessions de chemins de fer, mines, quais et armement de l’infanterie. Ça dura… je ne sais pas combien de temps ça dura. Tout à coup, Zurita fit observer :

»  — Mais la pompe, la pompe !

»  — Eh bien, quoi, la pompe ? demandai-je.

»  — As-tu pompé, pendant tout ce temps-là ?

» J’avais complètement oublié. Voilà ce que c’est que la chaleur, la vraie chaleur équatoriale. Et Pérez, de son côté, avait lâché la corde. Il la reprit et tira pour avoir des nouvelles du scaphandrier. On n’en eut jamais.

— Jamais ? fit M. Musette, surpris.

— Non señor. La corde s’était embarrassée dans le pied de l’échelle, et, comme il ne recevait plus d’air, le scaphandrier était mort, suffoqué. C’était pourtant une idée, une idée très juste, je vous le répète, de pêcher les perles avec un scaphandre. Mais comment voulez-vous suivre une idée, quand il fait si chaud !

LA FORCE DU MAL

— Ce n’est pas vrai, vous savez, me dit un jour Muller, que je sois l’homme le plus malheureux en amour de tout le deuxième régiment d’infanterie coloniale. Non, ce n’est pas vrai !

Il osait diriger vers moi la timidité de ses yeux alsaciens, bleus comme une romance. Et tout, dans sa bonne figure paisible, mais un peu frémissante, dans ses mains tendues vers moi, me suppliait de le croire.

— C’est une réputation que m’a faite Barnavaux, continua-t-il. Il dit que je ne sais pas parler aux femmes, ni les choisir, surtout, que je me mets toujours après celle qu’il ne faut pas, qui ne peut pas vouloir de moi parce qu’elle en a un dans la tête, et qu’alors elle me méprise, elle me méprisera toujours. D’abord, c’est une exagération : s’il était là, Barnavaux, je lui ferais bien dire que c’est une exagération ! Et puis, il y a quelqu’un dans le corps, qui a été bien plus malheureux que moi. Il y a Carcanières ! Carcanières, ce qui lui est arrivé, une fois, c’est épouvantable !

Mais jamais Muller n’alla plus loin dans ses confidences. Il est pudique, il est sentimental, et aussi, il ne sait pas très bien le français ; il aurait trop peur de dire des choses choquantes, et que pourtant ça ne soit pas ça, tout à fait ! Voilà pourquoi je demeurai bien longtemps sans en savoir davantage. Carcanières est un petit montagnard de l’Ariège, sec, brun, mince et souple comme un fil d’acier et dont les prunelles ibères ne se baissent point aisément devant les hommes ; encore moins devant les femmes ! L’idée que celui-là eût éprouvé une déconvenue, une de ces déconvenues amères dont on n’aime pas à parler ! Cela me paraissait presque invraisemblable. Enfin, j’eus l’heureuse inspiration, pour l’induire en confidence, de lui avouer tout justement qu’il me semblait le dernier homme destiné par la nature à une déception du genre de celle que lui attribuait Muller. Ce jugement le flatta ; et il sourit.

— C’est comme ça, pourtant, dit-il. Seulement, moi, est-ce qu’il y avait de ma faute… est-ce que je pouvais prévoir ?… C’est arrivé à Madagascar, quand on m’a envoyé tout seul commander un poste de dix-huit miliciens indigènes à Bélalitra, dans le Bouéni… Il paraît qu’il y a de l’or dans le Bouéni ; c’est possible, mais il n’y a pas de pain, il n’y a pas de riz, il n’y a rien ; rien que de grands arbres que vous trouverez peut-être très beaux, des lataniers, mais qui avaient fini par me faire horreur ; tous pareils, avec leurs grandes feuilles dures, si dures qu’elles ont l’air d’être en zinc et qu’en les posant entre deux pierres on peut s’asseoir dessus comme sur une chaise de jardin : c’est élastique et pourtant ça vous entre dans les côtes. Mes miliciens de Tananarive en pleuraient. Ils disaient : « Où ça y en a les rizières ?… Où ça y en a manger ?… » Et c’est vrai que sans les guides sakhalaves, en route, on serait tous morts de faim. Mais ils vous montraient leurs longues zagaies pointues, ces Sakhalaves, leurs zagaies dont les lames sont faites comme une grande feuille mince, longue comme le bras, et sont équilibrées à l’autre bout par un autre morceau de fer, taillé en biseau comme un ciseau de charpentier. Ils les caressaient de la main, en riant, et mes miliciens traduisaient leurs paroles : « Avec ça, eux y en a pêcher, chasser !… » Et c’est la vérité : avec le pied de ces grandes lances, ils déterraient dans les bois des ignames sauvages et du manioc, ou bien, tout à coup, ils se jetaient à la nage dans les mares et en tâtaient le fond de la pointe de leur zagaie. C’est comme si leurs doigts eussent été au bout de la pointe : ils sentaient je ne sais comment si la chose qu’on ne voyait pas, et qui bougeait, était un galet rond ou bien une tortue. Alors, ils plongeaient, vifs comme des phoques, et ils rapportaient la bête à bout de bras, la bête au bec corné, aux pattes griffues, qu’on faisait cuire dans son écaille, à l’étape. Mais, des fois, il n’y en avait pas assez pour tout le monde, de ces tortues, et ils disaient que c’était leur pêche, qu’ils les gardaient pour eux. Alors, avec un fusil de chasse, je tuais des papangs, vous savez, de ces sales aigle-charognes, pour faire des échanges avec eux. Il fallait deux papangs pour avoir une tortue. Sale peuple !

» Leurs femmes étaient grandes, bien faites, avec les cheveux tressés, et belles à force d’avoir l’air d’animaux sauvages. Ce n’est pas le travail qui les fatigue : il n’y a pas de cultures ; elles ne font rien que d’aller dans la forêt chercher des fruits qui poussent sur de mauvais arbres tout ratatinés, et qui servent à faire de l’eau-de-vie. Ça, et voler des bœufs ! Et quand on voulait faire une grande fête, à Bélalitra, on buvait l’eau-de-vie, on tuait un de ces bœufs, à coups de bâton, après l’avoir fait beaucoup souffrir, sur la place du village ; et après, on dressait son crâne, avec les cornes, sur un grand pieu de bois. Alors, le catéchiste protestant leur disait : « Vous êtes des païens ! Vous sacrifiez à Baal ! »

» C’était un drôle de petit homme, ce catéchiste. Un Malgache, mais qui croyait que c’était arrivé, sa religion, et qui ne quittait jamais ni sa Bible, ni son chapeau en paille de riz, auquel il avait mis un ruban noir, pour la gravité ; et le dimanche, pour chanter l’office et pour prêcher, il mettait à même la peau un pantalon et une vieille redingote. Je ne sais pas d’où il venait. Un jour, il était comme tombé du ciel à Bélalitra, et les Sakhalaves avaient voulu le tuer. Il leur avait dit doucement : « Mes frères, mon âme restera avec vous ! » Il n’y entendait pas malice, et voulait seulement signifier qu’il ne leur en voudrait pas de son supplice. Mais les Sakhalaves avaient pris la chose autrement : « Si son âme reste avec nous, l’âme d’un homme que nous aurons fait mourir, ce sera certainement avec de mauvaises intentions, pour nous apporter des maladies, et la mauvaise chance quand nous irons voler des bœufs. » Voilà pourquoi Ratsimba n’avait pas eu la palme du martyre. Ainsi, c’était un très saint homme, mais aussi un Malgache, car il me dit un jour que les sorciers du pays étaient des gens très pervers qui dormaient la nuit sur les tombes pour en faire sortir des fantômes, et que ces fantômes venaient autour de son lit le persécuter. Et il me cita plusieurs passages de la Bible pour me prouver que rien n’était plus ordinaire et plus croyable.

» Je lui demandai un jour pourquoi il n’était pas marié : « Car, lui dis-je, tu es catéchiste, presque pasteur, et tous les pasteurs de Madagascar sont mariés. »

» Il me répondit gravement :

»  — En effet, je manque à un des devoirs institués par le Livre. Mais la seule personne qui puisse me convenir ici est Rasoua, respectable veuve, de mœurs excellentes, et le moment n’en est pas encore venu.

» C’est à la suite de cette conversation que je remarquai Rasoua. Et elle était belle, pour une Sakhalave. Si vous l’aviez vue, quand elle marchait ! Comme toutes les veuves à Madagascar, elle ne portait pas les cheveux tressés mais flottant sur les épaules, au-dessus d’un collier de grosses perles rouges, et je me disais en voyant ses seins, les seins fiers d’une femme qui n’a pas eu d’enfant : « Si elle était à moi, je lui donnerais un si beau lamba de soie qu’elle le porterait toujours, et que personne ne verrait plus sa gorge, excepté moi, dans ma case ! » Pourtant, on ne lui parlait pas dans le village ; elle vivait toute seule, elle n’avait pas de mari ; elle ne sortait pas le soir pour aller dans le bois, comme toutes les autres : car vous savez bien qu’il n’y a pas une Malgache vertueuse, ni fidèle. Il ne faut pas leur en vouloir : elles ne croient pas que c’est mal faire. Mais cette femme-là s’écartait des hommes, et les hommes s’écartaient d’elle, même Ratsimba, le catéchiste. Ils se parlaient, lui l’appelait « ma sœur ». Mais ils ne se touchaient même pas le bout du doigt ; et toujours elle avait l’air triste, un peu farouche.

» Alors, il me vint à l’idée que c’était celle-là que je voulais, moi aussi. Songez donc ! Une femme vertueuse à Madagascar ! C’était riche, ça ; c’était rare. Je fabriquai un petit collier avec des pièces de cinquante centimes passées dans un fil de cuivre — c’est le cadeau le plus magnifique, vous vous rappelez, chez les Sakhalaves — et je le lui donnai. Elle le prit d’un air étonné, et je vis que ses deux seins que j’aimais, se soulevaient comme les ailes d’un oiseau qui veut s’envoler… et je lui repris le collier, je le lui mis moi-même autour du cou. Elle se laissa faire, et elle avait l’air de sangloter de joie, de ne pas croire à son bonheur. Une femme qui ne parlait à personne, si fière. Je réfléchis : « Voilà ce que c’est que d’être le chef ! Ici, je suis un roi ! C’est moi qui fais descendre mes faveurs. » En pesant un peu sur ses épaules, je l’assis sur mes genoux, et une minute après, elle était couchée sur la natte.

» Monsieur, maintenant, c’est un peu difficile à dire ! Un instant avant que je fusse le plus heureux des hommes — c’est comme ça qu’on dit, je crois — je n’avais plus rien entre les bras ! Elle avait sauté tout debout, et c’était une tigresse, les griffes en avant, et les dents de sa mâchoire de bête toutes sorties des lèvres ! Et elle riait, elle riait ! Il semblait qu’elle n’eût attendu que ce moment, depuis des années. Je voulus sauter dessus, la battre, la dominer, la forcer… Vous savez bien ce que c’est qu’un homme, dans ces moments-là : il ne se connaît plus. Elle échappa de mes mains, ouvrit la porte et se mit à courir en criant : « Ho afaka trambony ! Ho afaka trambony ! » Et tous ces sales nègres, quand j’essayai de la rattraper, se mirent en travers, et il me parut que c’était moi, maintenant, qui était pour eux le pestiféré, l’être qu’il fallait laisser seul.

» … Elle se précipita chez Ratsimba, le catéchiste. Je bousculai toutes ces brutes, et j’entrai à mon tour dans la case. Elle était à genoux devant cette espèce de curé nègre ; il lui avait mis une main dans les cheveux, l’autre à la gorge, et il avait l’air heureux, heureux, comme un homme qui a maintenant tout ce qu’il peut désirer au monde. Il prit une mine un peu choquée en me voyant violer son domicile, et il dit tout de suite, oubliant le patois anglo-français dont il se servait avec moi :

»  — Afaka trambony ! Afaka dosa ! »

» Je faillis l’assommer. Il conservait l’air si convaincu que tout ce qui arrivait était la chose la plus naturelle du monde, que les bras me retombèrent le long du corps ; et je restai là, devant lui, comme au port d’armes.

»  — Elle a passé le sort, dit-il, dans un langage enfin compréhensible. Alors, elle vient à moi, comme c’était convenu, puisqu’elle a passé le sort ! »

» Il me fallut une heure pour tirer quelque chose de ses explications. Le mari de Rasoua avait eu la main broyée dans une fente d’arbre, en essayant d’en retirer un rayon de miel. La gangrène s’y était mise ; il avait fini par en mourir. Et, depuis ce temps, le premier homme qui approcherait Rasoua devait devenir lui-même la proie du mauvais sort : c’était sûr, c’était un fait ! Personne n’avait osé, pas même le catéchiste.

»  — Tandis que maintenant, ajouta-t-il d’un ton parfaitement satisfait, elle va pouvoir devenir ma femme devant Dieu ! »

» Si je n’avais pas craint les suites, au milieu de cette bande de sauvages, je l’aurais tué ! Je criai :

»  — Imbécile ! Elle a couché avec moi, entends-tu ? Elle a couché avec moi !

»  — Oh ! ça ne fait rien, répondit-il, indifférent ; le péché n’a pas été consommé ! »

» Voilà l’histoire, conclut Carcanières, et vous voyez, comme je vous le disais, qu’il n’y avait pas de ma faute et que je ne pouvais pas prévoir ça. Le pire, c’est que je fus obligé de renoncer à mon commandement et de rentrer dans le rang, à Tananarive. On ne me parlait plus, dans ce village, même mes miliciens : je portais malheur. »

SAINTE-HÉLÈNE

Je viens d’apprendre, comme tout le monde, que l’Angleterre, par raison d’économie, et parce que toute occupation militaire y était devenue depuis bien des années un luxe inutile, va rappeler la garnison qu’elle entretenait à Sainte-Hélène. L’île se dépeuplait déjà : les trois ou quatre mille habitants qui ne l’ont pas encore abandonnée n’y subsistaient guère que des dépenses faites par les soldats ; la plupart vont émigrer, puis les navires oublieront la route, et Sainte-Hélène ne sera plus guère qu’un nom sur une carte. On saura seulement que c’était un grand sépulcre, d’où le cadavre même sortit avant les gardiens.

En 1898, le hasard d’une croisière un peu vagabonde me conduisit jusqu’à l’île où mourut Napoléon. Je publiai alors quelques notes dans un journal ; mais je n’ai pas le courage de les rechercher dans l’effrayant amas de papier que forme la collection complète d’un quotidien. Je préfère essayer de peindre les images qui remontent du fond de ma mémoire. Il en est qui s’imposent impérieusement, avec des couleurs si vives et des contours si nets qu’il me semble que je n’ai pas vu aussi bien quand je voyais dans la réalité du monde extérieur, et que j’avais alors un voile sur les yeux ; d’autres presque effacées, presque insaisissables, flottantes comme des nues le matin sur un fleuve. Se souvenir est quelquefois presque la même chose que rêver : on s’aperçoit que c’est un tout petit fait qui vous a pris l’âme, et qu’il ressuscite seul, grandi, déformé peut-être, et jetant une telle ombre que tout le reste est perdu derrière.

On ne peut entrer à Sainte-Hélène que par une brèche dans un mur. La brèche, c’est la vallée de Jamestown. Le mur, c’est toute la côte, autour de l’île entière. Il a 400 mètres de haut, une chèvre n’y monterait pas. Il est fait de basalte et de lave, de cendres volcaniques durcies et lépreuses, noir comme un trou, comme un puits, comme une chambre sans lumière, avec pourtant çà et là des taches rouges, grises et jaunes. Bien qu’il fût inabordable, sur toutes ses verrues, dans ses recoins, dans ses cavernes, pour garder le prisonnier les Anglais avaient placé des canons de bronze ; et pour surveiller la mer, d’où on aurait pu venir pour le sauver, ils montaient sur le sommet du mur au moyen d’un escalier effrayant, droit comme une échelle, et qui avait un millier de marches. Voilà le socle sur lequel on avait mis le vaincu. Les vainqueurs, et même les peuples à peine nés qu’ils dominaient en Afrique en furent étonnés eux-mêmes, comme d’un mystère dans lequel ils n’eussent été pour rien, et plus grand qu’eux. Il y a une page d’Olive Schreiner, la fille des Afrikanders du Cap, que je sais par cœur :

« … Il était le maître, et l’humanité était blanche de crainte. Elle s’est mise toute contre lui pour le battre, et il était seul, et on l’a renversé. Les peuples étaient comme des chats sauvages, avec leurs dents sur un grand chien — comme de lâches chats ! Ils l’envoyèrent dans une île de la mer, une île déserte, et on l’attacha au rocher. Il était seul, et il y avait toutes les nations, et c’est la gloire ! Il était seul dans l’île déserte, et dans les longues nuits il restait sans dormir, et il pensait à ce qu’il avait fait dans les jours passés, à ce qu’il ferait encore si on le laissait aller. Le jour, il regardait la plage : alors il lui semblait que la mer tout autour de lui était une froide chaîne roulée autour de son corps pour le faire mourir… Il n’est jamais sorti des chaînes… »

Olive Schreiver se trompe en un point : on ne voit pas la mer, de Longwood’s old house, où on l’enferma : on ne voit rien ! Mais on l’aperçoit sur presque tout le parcours de la route qu’on lui fit prendre. J’ai suivi cette route. Elle n’a pas changé. Nul n’a jamais pensé à y toucher, depuis qu’il est mort : ce sont d’étroits lacets, d’abord parmi des géraniums sauvages, des cactus hérissés d’épines ; et les cailloux sont à la fois boursouflés et pleins d’alvéoles, recuits par le feu de la terre, pareils à des laitiers de hauts-fourneaux. On monte encore longtemps, l’aridité se fait, il ne croît plus qu’une sorte de saules nains. On se retourne, et alors c’est une autre aridité qui envahit tout l’horizon, la mer qui monte comme le bord d’une cuve jusqu’au niveau des yeux, qui s’élargit, s’élargit toujours, apparaît comme elle est en vérité, immense, infranchissable, sans bornes, autour de l’île rapetissée. Parfois, d’une seule vague, cette mer qui ne connaît pas sa force brise des baleines contre les rochers. Leur carcasse, dépecée par les habitants, pourrit ; il n’en reste que de grands os blancs, à moitié broyés, pareils à de l’ivoire, et on les vend aux étrangers, pêle-mêle avec des images de Napoléon échoué.

… Une barrière de bois, des bosquets rabougris, un pré ; et dans le fond, une maison, toute petite, sans étage, sauf une mansarde. Les volets sont peints en vert, il y a des vitres cassées aux fenêtres : c’est là ! Et rien, rien dans cette maison, sauf le lit où il est mort, et son buste. Le reste, j’ai oublié. On traverse de petites pièces, on se promène dans de la misère. Dehors il y a un petit jardin de poupée et une cour, près de la salle de bain, cette cour où il apparut une fois tout nu, évidemment ridicule, tremblant de rage, parce qu’un envoyé de Hudson Lowe était venu l’espionner jusque dans sa baignoire. Ce sont les petites choses, dans cette agonie, qui la rendent terrible… Aujourd’hui, le mauvais papier peint dont Louis-Philippe fit couvrir les murailles, et qui voulait imiter le dessin de la primitive tenture en perse, se décolle par morceaux. Cette demeure mortuaire est d’une laideur plate et froide. Le paysage est resté poignant. Un propriétaire, dans l’espoir de quelque mince revenu, a tenté de planter quelques arbres, éparpillés sur la prairie, et qui remplacent ceux qu’avait plantés le grand homme, tranchés plus tard au pied, toujours pour gagner un peu d’argent. Mais le grand souffle des alizés, la brise perpétuelle qui vient du bout de la mer a courbé leurs branches et leurs troncs vers le sol ; ils sont là, figés dans une attitude immuablement désespérée, battus par le vent fort et triste, pauvres arbres de deuil, vraiment douloureux, éloquents et ravagés, bien plus touchants que les cyprès noirs et droits qui gardent la tombe.

Maigre décor, celui de cette tombe ! Cachée au fond d’un petit vallon, à l’abri de la brise farouche, la pierre du sépulcre a pourtant quelque ombrage. Mais c’est si peu de chose pour une si grande mémoire ! Si on rencontrait cette dalle et ces cyprès dans un cimetière de village, je ne sais pas seulement si l’on s’arrêterait. Seul le silence est magnifique. On n’entend que le bruit des petites feuilles qui remuent, des brindilles qui tombent, et c’est en vain qu’on l’a enlevé, le mort qu’on avait mis là : on n’a pris qu’un squelette, une momie, un uniforme en loques, mais c’est ici que son corps a subi le retour à la matière sans formes : il y a laissé la graisse de ses os et lorsqu’on brise une branche, il semble qu’on emporte quelque chose de lui.

On est seul près de cette pierre abandonnée. Les vieux guides disent : « Un officier supérieur français réside à Longwood. » Voilà bien longtemps qu’il est parti, l’officier supérieur, il a été remplacé par un simple garde du génie, mort lui-même, je crois, laissant derrière lui sept ou huit filles qui ne savent plus que l’anglais, et qui vont sans doute s’en aller avec la garnison. Il ne restera bientôt plus grand chose d’européen dans cette île où vint s’abattre l’homme qui a le plus fait pour donner à l’Europe — ce ne fut peut-être pas à l’avantage de la France — sa figure politique actuelle. Le fond de la population est formé par un mélange irrégulier de blancs, de nègres et de Chinois ; et, pourtant, qui sait s’il ne reste pas, dans les veines de quelques-uns, parmi cette race, quelques gouttes de sang napoléonien ? Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Retourneront-ils à la barbarie ? Vont-ils, presque abandonnés par leurs maîtres, oublier jusqu’à l’anglais, inventer un langage inconnu et neuf, où le nom même de Napoléon sera déformé, comme sa légende ?

Tout prend un aspect étrange dans cette île. Les plantes, les animaux même évoluent en nouvelles espèces. Le vent y est si fort que beaucoup d’insectes volants ne peuvent s’y perpétuer qu’en laissant s’atrophier leurs élytres. Ceux qui les gardent sont emportés dans la mer infinie, ils ne se reproduisent pas. Et c’est peut-être, quand j’y pense, la chose la plus singulière, le coup le plus mystérieux du destin : que l’aigle aux ailes cassées soit venu tomber un jour dans cette île où les moucherons mêmes ne gardent pas leurs ailes…

AUX EYZIES
reliques d’ancêtres

On m’avait dit : « Il faut aller aux Eyzies, sur les bords de la Vézère. Des falaises sublimes y dominent des prairies vertes et des pampres roux. Leur cime est hérissée de forêts ; sur leurs flancs escarpés, des grottes ouvrent leurs bouches obscures ; ces grottes sont profondes et mystérieuses. On y retrouve, peintes et gravées, des images singulières qu’y ont tracées les premiers hommes, à une époque dont la mémoire même a disparu. Car ils vivaient dans la nuit des âges, alors que la terre n’avait pas encore sa face d’aujourd’hui. »

J’ai donc fait le pèlerinage des Eyzies, je vais dire ce que j’ai vu.

Qu’on se figure un paysage composé par la nature, harmonieusement limité, arrangé comme un tableau. La Vézère coule très doucement, large comme la Marne près de Paris, onduleuse, transparente ; et des nasses de jonc sèchent appuyées aux saules, sans doute comme aux temps dont je vais parler. La vallée est toute plate et fertile, mais étroite : il ne faut pas une demi-heure à pied pour la traverser. Des murailles de roches la ceignent et l’isolent, des murailles abruptes, plus qu’abruptes : elles ont des balcons, des consoles qui surplombent. Même les hommes modernes ont profité de ces balcons et de ces consoles. La plupart de ces anfractuosités sauvages, ils les ont fermées d’un rideau de pierres. Encore aujourd’hui, à Laugerie-Basse, à Laugerie-Haute, aux Eyzies, des demeures s’adossent au roc vif ; des celliers, des étables s’y creusent ; et des bœufs mugissent dans l’ombre de ces crèches, comme à Bethléem il y a dix-neuf cents ans. Parfois, un paysan ouvre une porte et vous montre un antre obscur, une galerie qui s’enfonce au sein de la terre. Ainsi les troglodytes contemporains ont agrandi simplement d’une façade l’abri des troglodytes des anciens jours ; et peut-être n’est-il pas tout à fait téméraire de croire que quelques-uns en descendent.

C’est sur les parois de telles grottes, aux Combarelles et aux Fonts-de-Gaume, que M. Peyrony, instituteur aux Eyzies-de-Tayac, découvrit il y a deux ou trois ans les traces immortelles du génie de l’homme préhistorique. Je n’oublierai jamais les deux jours que j’ai passés dans la compagnie de ce savant modeste et enthousiaste. Je lui dois beaucoup de reconnaissance : il m’a fait comprendre des choses que j’ignorais ; il a surtout élargi le champ de mes imaginations, l’espèce de pénombre que tout le monde possède, plus ou moins étendue au fond du cerveau : cette pénombre féconde où se développent mystérieusement les germes des idées. Et quand elles sont encore toutes petites, toutes frêles, elles ont la beauté, la joie, l’imprudence des jeunes enfants.

Des stalactites tombaient des voûtes. Restées toutes fraîches, presque vierges encore des souillures qu’apportent les flambeaux des hommes dans ces réduits souterrains à peine explorés, elles brillaient de petites facettes vertes et rouges, rudes et magnifiques ornements des palais secrets de la terre, et que révélait subitement la lueur de nos deux bougies. Ailleurs, protégé contre la chute des eaux du plafond par un rebord de la caverne, le roc était resté sec, dur et nu, comme le jour même où la crevasse s’était ouverte. Arrivé à l’un de ces endroits, entends Peyrony me dire :

— Regardez : voilà les bisons !

Obliquement, la lueur de sa bougie éclaire la muraille bossue. Et les deux bisons paraissent, les beaux animaux sauvages des prairies préhistoriques. Le burin de silex de l’artiste ingénu et hardi qui les grava patiemment, voici des dizaines et des dizaines de milliers d’années, — 240.000 ans d’après Mortillet, de 12 à 20.000 ans au moins d’après Cartailhac — les a retracés au quart de leur grandeur. On voyait les sabots, le mouvement musculeux des jambes de ces grandes brutes. Les longs poils de leurs fanons tombaient tout droit de leurs cous épais. L’un était une femelle, l’autre un taureau qui flairait la femelle, tête baissée ; tête énorme, bestiale, et pourtant miraculeusement vivante, où l’on distingue — ce n’est pas une illusion — la force, l’impétuosité préconçue d’un bond, la décision d’une concupiscence. Le regard a été fouillé, approfondi, travaillé longuement. C’est la caractéristique de ces gravures : partout l’œil a été pris, visiblement, comme point de départ du dessin tout entier, et l’artiste a su que c’était là, avant toutes choses, que sont la vie et la beauté. Les proportions, presque partout, sont gardées avec une science inattendue, quelle que soit la taille de l’animal. Chose étonnante : plus celui-ci était vaste dans la réalité du monde extérieur, plus le graveur a compris d’instinct qu’il en devait réduire les dimensions. J’ai vu là un mammouth ramené à la taille d’un chien de berger ; il apparaît cependant tel qu’il fut lorsqu’il enfonçait dans les graviers de la Vézère les quatre pieds massifs soutenant son poids gigantesque ; ramassé dans sa force, sa croupe baissant brusquement depuis le crâne bombé, si intelligent, jusqu’à la queue courte et tombante : tout velu, recourbant sa trompe, sans quoi elle traînerait plus bas que terre ; les défenses colossales redressant leurs monstrueuses volutes ; l’œil donnant par sa petitesse même une expression d’astuce tranquille : l’œil d’une bête puissante qui a dû régner sur le grand steppe avant l’arrivée des méchants petits hommes.

Et le mouvement, le mouvement de ces corps en vie ! Un cheval est lancé au galop, un autre rue : chevaux aux lourdes joues, à la grosse tête épaissie, dont la race maintenant disparue, mais qui a dû mêler son sang à celui du cheval que montait Alexandre, le coursier à tête de bœuf, Bucéphale. Des rennes paissent, penchant leur face vers l’herbe, tracés à grands traits. Un félin allonge sa belle échine de proie ; il tend son cou nerveux ; dans ses mâchoires fermées, on sent la férocité des crocs. Des traits d’ocre rouge et jaune, de manganèse noir, rehaussent ces contours. Des lignes géométriques, en plusieurs lieux, rappellent la silhouette d’une case ou d’une tente ; et sur une paroi isolée, tragique, avec deux trous noirs à la place des yeux, apparaît quelque chose qui ressemble terriblement à un crâne humain.

Qui donc a fait ces œuvres ? Par leur fidélité à la nature, la vie qu’elles respirent, l’évident effort fait pour montrer l’animal en acte, avec sa physionomie la plus habituelle, je dirais presque son caractère moral, elles évoquent le souvenir de certaines aquarelles japonaises, mais avec une étonnante virilité dans la manière, que celles-ci n’ont pas. On a cru d’abord à une fraude ; on a voulu que des enfants ou des réfugiés les eussent tracées dans ce royaume de l’ombre éternelle. Ce seraient de bien bons artistes ! Et quels enfants, quels réfugiés des guerres de religion ou de la Terreur, dans ce pays de Dordogne, avaient jamais vu un mammouth ou un renne ? Ils datent de l’époque où le renne et le mammouth vivaient, nul expert n’en doute plus. Ce temps est si lointain qu’il fait peur d’y penser. Les couches géologiques le prouvent : alors l’Angleterre était encore rattachée au continent, le climat de la France était celui des grands espaces glacés de l’Asie centrale. Si Mortillet a exagéré, Cartailhac doit être au-dessous de la vérité.

C’est un autre mystère, qui n’est pas pleinement résolu, que de savoir exactement non pas pourquoi ces chasseurs, qui jouissaient si visiblement de la joie de reproduire les formes, quand elles avaient hanté leurs cerveaux, ont disparu, — ils n’ont pas disparu ; — mais pourquoi ils cessèrent de peindre et de graver. Quelques-uns suivirent les rennes, quand ceux-ci, troublés par l’attiédissement du climat, gagnèrent le nord de l’Europe. Les autres demeurèrent, et furent domptés par une race nouvelle.

Elle venait d’Orient, édifiait avec des pierres géantes les monuments barbares que nous appelons les dolmens et les menhirs, polissait des outils de pierre, semait l’orge et le blé, tissait des vêtements, asservissait les bêtes au lieu de les chasser ; et toute pénétrée d’effroi devant les esprits perfides qu’elle croyait voir sortir de la triste dépouille des morts, elle était éminemment religieuse, c’est-à-dire mélancolique ; musicienne peut-être, mais sans joie, et par conséquent sans beaux-arts. Quand elle s’éveilla de ce long sommeil esthétique, ce fut en Égypte et en Assyrie, pour y sculpter ou peindre de grandes images toutes raidies encore par la terreur des ombres qui vivent et s’irritent dans la nuit des tombeaux.

Cependant ces chasseurs humiliés et ces conquérants mystiques, bâtisseurs déjà de temples et d’empires, forment aujourd’hui le fond même du peuple que nous sommes ; Celtes blonds, Latins, Germains, sont venus seulement ajouter quelques fils précieux et nuancés à cette immense et indestructible trame. Tels qu’ils nous ont faits, nous sommes restés. C’est à ce passé presque perdu, qui ne sort aujourd’hui que par lambeaux des abîmes souterrains, c’est à ce passé que nous appartenons, et voilà pourquoi peut-être nous sommes différents du reste des hommes et pourquoi ce n’est même pas notre faute s’il nous faut dire au reste du monde, comme jadis Luther à la Diète de Worms : « Me voici, moi ! Et je ne puis être autrement ! »

Je ne sais si l’on me pardonnera cet étonnement devant le mystère des Eyzies, ni les pensées qu’il m’a suggérées, et qu’on n’attendait pas sans doute. Je dois pourtant ajouter encore quelques mots. On possède, gravé sur un os de renne, le portrait de cet homme primitif, qui eut l’honneur infini de donner à l’humanité ses premiers artistes. Figuré en pleine course, en plein bondissement, il s’efforce d’atteindre la jambe d’un bison qui fuit. Il a le front haut, des joues qui s’amincissent vers le bas, un grand nez droit et tombant, une lèvre inférieure assez courte, mais allongée par une barbe en pointe, le rictus ironique d’un faune. Vous trouverez dans les églises de Saint-Robert et de Rocamadour deux crucifix du treizième siècle. Le sculpteur local qui les tailla dans le tronc d’un chêne des Causses, a donné au Crucifié ces mêmes traits, changeant seulement en expression désespérée le grand rire triomphant du chasseur. Ce fut là peut-être la plainte suprême et inconsciente d’un fils de ces artistes des cavernes. Mais en même temps, il avait prouvé de la sorte la survivance de la race.

TABLE DES MATIÈRES

 
Page
Hanoumane
L’Homme d’Alexandrie
Une petite feuille…
Le Devoir
Le Sac
Le livre de Job
Graaf, légionnaire
Une conversion
Le Scaphandrier
La force du mal
Sainte-Hélène
Aux Eyzies, reliques d’ancêtres

519-6-20. — IMP. HENRY MAILLET, 3, RUE DE CHATILLON, PARIS.

La Collection des “ŒUVRES INÉDITES” ne publie que des ouvrages inédits des grands Écrivains contemporains.

Il paraît un volume le 1er et le 15 de chaque mois

VOLUMES PARUS à 95 centimes (petit format)

VOLUME PARU à 1 fr. 50 (format in-16)

A PARAITRE le 15 Septembre

En préparation, des ŒUVRES INÉDITES de :

René Boylesve, J.-H. Rosny Aîné, Rachilde, Lucie Delarue-Mardrus, Colette, Jeanne Landre, Charles le Goffic, Maurice Level, Pierre Veber, etc.

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