The Project Gutenberg eBook of Sous d'humbles toits

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Title: Sous d'humbles toits

Author: Henri Bachelin

Release date: June 27, 2023 [eBook #71054]

Language: French

Original publication: France: Éditions de l'effort libre, 1913

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUS D'HUMBLES TOITS ***

HENRI BACHELIN

Sous d’humbles toits

Éditions de l’Effort Libre
POITIERS & PARIS
MCMXIII

IL A ÉTÉ FAIT DE CET OUVRAGE
un tirage sur papier de Hollande Van Gelder
de vingt exemplaires numérotés à la main
et du prix de cinq francs

DU MÊME AUTEUR :

POUR PARAITRE :

à Romain Rolland
qui aime « respirer le souffle des héros »,
ces âmes de résignés,
qui sont, à leur manière, des héros.

H. B.

A MON PÈRE.

I

Si de toi, jadis, il n’y a pas longtemps encore, j’ai pu médire, que je le regrette ! Mais je sais que tu me le pardonnes, toi qui jamais n’as dit « un mot plus haut que l’autre, » toi, le doux, le pacifique qui te réservais tes dernières années de souffrances muettes, et ta dernière heure avec ton cri :

— Mon Dieu, je vous donne ma vie pour qu’Henri devienne bon !

Tu me posais des questions, auxquelles je ne répondais que par monosyllabes, sur ma vie, mes occupations, mes repas. Tu n’as jamais su combien j’étais ému, à voir les efforts que tu faisais pour me montrer que tu t’intéressais à mon travail. Mais vivre à Paris nous rend autres que nous ne sommes : nous en venons avec ce que nous croyons être des idées sur notre supériorité intellectuelle et morale. C’était plus fort que moi : je ne pouvais te donner ces détails qui t’auraient fait si grand plaisir. Et tu es parti — qu’il en est souvent ainsi ! — sans me bien connaître, sans savoir ce qu’il y avait au fond de moi-même, puisque tu as demandé que je devienne bon. Mais ce n’est pas du tout ta faute.

Tu te tenais au coin du feu, dans un de ces vieux fauteuils en osier que ne vendent pas cher ces marchands ambulants que l’on appelle chez nous tantôt « bohémiens » tantôt « pacants ». Tu ne les aimais pas, ces hommes qui ne se fatiguent guère, toi l’acharné au rude travail, ces errants qui vont d’un bout à l’autre du monde, toi qui, de trente années, ne sortis point de ce bourg de trois mille âmes, où tu es encore maintenant. Mais tu ne les injuriais, ne les repoussais point. Tu ne me grondais pas lorsque tu apprenais qu’à une femme qui paraissait malheureuse j’avais donné deux sous.


Des jeunes gens traversent les salons, habiles à ne pas glisser sur le parquet luisant, précédés du renom de toute une race. D’avoir souvent regardé les portraits de leurs aïeux, peints à l’huile et accrochés dans les galeries des châteaux, ils auront toujours sur le front et dans les yeux comme le rayonnement d’une gloire impersonnelle. D’autres ont eu pour pères ces héros au sourire si doux, qui n’étaient suivis que d’un seul houzard. Mais c’est déjà beaucoup, de n’être, à la distance réglementaire, suivi que d’un serviteur. Tu n’étais pas accompagné, toi, respectueusement : tu fus de ceux qui suivent.

Que l’on ne s’y méprenne pas ! Ce n’est point par une espèce de forfanterie à rebours que je me réclame de toi. Les pauvres ne sont pas tout, et tu serais surpris, le premier, que je songe à m’en glorifier. Je dis seulement qui tu fus, qui je pourrais être : je ne le crie point par-dessus les toits. Pourtant je ne voudrais ni le cacher, ni le murmurer à voix basse. Mais on est allé si loin chercher des modèles de vie, — jusque chez ces héros d’exception dont l’âme ne pouvait se déployer que sur l’immensité du monde transformé en champ de bataille, — que je ne puis point ne pas penser à toi, héros obscur que n’environnent ni le fracas de l’artillerie ni les éclats des trompettes, saint qui jamais ne seras canonisé.


Tu devinais, tu savais que nous devons connaître chacun nos limites, que ce n’est point se résigner à la médiocrité que d’être satisfait de cultiver seulement son propre jardin, sans convoiter celui du voisin, ceux de la petite ville, ceux de la terre. Il suffit qu’il y pousse des légumes sains, que les arbres fruitiers ne soient pas improductifs, et que les rosiers, — même dans un humble jardin il y a place pour les fleurs, — soient, vers le mois de mai, si jolis avec leurs roses. Tu savais que les riches ont des raisons d’être ce qu’ils sont. Tu ne connaissais point la jalousie. Tu n’enviais ni ceux qui vivent de leurs rentes, ni ceux qui gagnaient beaucoup plus d’argent que toi en se fatiguant moins, dans des ateliers, dans des boutiques. C’est ainsi qu’un cercueil, que l’on fait en une nuit, coûte cinquante francs. Pour gagner ces cinquante francs il t’a fallu travailler plus d’un jour. C’était tout naturel.

Tu ne réclamais ni le partage des biens, ni le bouleversement de la société. Si tous les ouvriers devenaient riches du jour au lendemain, ce serait du joli ! Il y en a quatre-vingt-dix-neuf sur cent qui ne voudraient plus rien faire, car nous les connaissons bien : ils ne vont au travail qu’en rechignant. Nous connaissons aussi Lavocat, qui ne fait œuvre de ses dix doigts, et dont les gamins vont voler, la nuit, dans les champs et dans les toits les légumes qui se laissent toujours arracher et les poules qui, parfois, effarées, résistent en gloussant. Cela ne vit que de rapine. Lavocat n’aura rien de plus pressé, lorsqu’il possèdera de l’argent, que de « faire » tous les marchands de vins d’ici, de l’Étang du Goulot à la route d’Avallon. Aussi bien Lavocat est-il un de ceux qui ne connaissent pas leurs limites.

Tu étais poli avec tout le monde. C’est toi qui saluais, toujours le premier, les commerçants et les rentiers.

Tu passais dans les petites rues, poussant une brouette ou les bras ballants, avec des chaussons de laine dans une paire de sabots que tu ne trouvais pas lourds. Il n’y a rien de tel que de ne pas prendre l’habitude des bottines vernies. Et j’ai beau faire, beau tâcher, quelquefois, de me répandre, de devenir quelque chose comme un jeune homme du monde, c’est toujours de toi que je viens, c’est toi qui me précèdes partout. Mes yeux, toute mon enfance, ne se sont reposés que sur ton front soucieux, sur tes mains déformées, à la longue, par le manche de la pioche, de la bêche, de la cognée. Si je songeais à mes aïeux, c’étaient d’autres fronts pareils au tien, d’autres mains pareilles aux tiennes, que je voyais, dans une pauvre ferme d’un pays de rochers et de bruyères.

Je t’ai vu rire quelquefois : je ne t’ai jamais vu sourire.


Dans les jardins des riches, les après-midi d’été tu portais le poids de la chaleur, sans te plaindre, puisque chaque heure de travail t’était payée cinq sous ; il te fallait rester penché douze minutes sur la terre pour gagner cinq centimes. Car tu n’étais pas de ceux qui flânent, s’en vont de droite et de gauche, bavardent avec les servantes, se dérangent même dix minutes pour boire un verre à l’auberge d’en face. Tu voulais en donner aux riches pour leur argent. Tu n’ignorais pas que gagner cinq sous par heure de travail oblige à ne pas se reposer une minute. Tu n’entrais ni dans les auberges ni dans les cafés, parce que tu savais le prix de l’argent, et que ni les cafetiers ni les aubergistes ne font cadeau de leur « marchandise ». Tu ne fumais pas : le tabac donne mal à la tête ; il empoisonne ; il faut travailler deux heures durant pour en gagner un paquet de cinquante centimes. C’est une grande force d’avoir, comme étalon, le prix d’une heure de travail. On n’a pas besoin de distractions : il faut que toujours la volonté soit tendue, qu’à pas un seul endroit elle ne fléchisse.

C’est surtout dans les petites villes que chacun devrait connaître son bonheur. Il n’y a guère, en elles, de ces arrogants, de ces moqueurs qui vous bousculent dans les rues, pas beaucoup de ces jalousies, de ces rivalités qui, dans les grandes villes encombrées d’ateliers et de bureaux, vous dressent l’un en face de l’autre, l’injure sur les lèvres, la menace dans les poings. Notre maison où tu rentrais chaque soir était le lieu de ta distraction en même temps que le lieu de ton repos, et le complément du bonheur qui consistait à consacrer au travail toutes les minutes de ta vie. Il n’y a rien de plus terrible, disais-tu, que de rester à ne savoir que faire de ses mains.

Beaucoup de ceux qui t’ont fait travailler ne t’ont pas connu. Tu étais pour eux un jardinier pareil aux autres. Quand la fin de ta journée venait avec le crépuscule, il leur arrivait de te dire :

— Pierre, donnez donc un coup de main pour rentrer le bois dans la cuisine.

Cela aussi te semblait si naturel que souvent, de toi-même, tu t’offrais avec tes deux bras pourtant fatigués. Je ne veux pas dire que tu ne te rendais pas compte de ta vie. Car tu étais heureux que j’aie trouvé une place à Paris, dans ce que l’on appelle un bureau. Tu me disais :

— Certainement, je vois bien que tu ne gagnes pas des mille et des cent. Mais, là, tu es toujours assis. Été comme hiver, tu es à l’abri du soleil, de la pluie et de la neige. Moi, il y a des fois où je ne suis plus qu’une eau, et des fois où j’ai les pieds glacés, les mains gelées, avec des crevasses qui me font mal.

Mais c’était notre vie. Maman aussi, de laver dans l’eau couverte de glace qu’il fallait casser à coups de pioche, ses mains n’étaient plus, comme tu disais, « qu’une crevasse ». C’était la vie de ceux à chaque jour de qui suffit sa peine, parce que le lendemain vient, lui aussi, avec sa peine.

Tu n’aimais pas les jours de réjouissances publiques. Le lundi de la Pentecôte ramenait sur les Promenades, — dont les tilleuls étaient à vingt pas de notre maison, — les baraques, les « ramées » sous lesquelles on boit de la bière, de la limonade et du vin, et les parquets sur lesquels danse, au son des violons et quelquefois d’une vielle, la jeunesse du pays. Tu disais :

— Ce n’est pas moi qui ferai seulement un pas pour voir ça !

Ce premier pas tu ne le faisais point. Tu n’aurais pas pu. Les dix-neuf autres t’eussent coûté bien plus encore.

L’hiver, on ne peut tout de même guère se coucher avant sept heures du soir. De la plume dont tu venais de te servir pour inscrire les heures de ta journée, sur les marges d’un journal tu me dessinais des oies que je trouvais jolies. Lorsque j’en avais à ma disposition tout un troupeau, tu te mettais à lire, avant de te coucher, des vies de Saints.


Car il ne suffit pas d’aimer son travail, ni d’aller avec une résignation joyeuse au-devant de la tâche de chaque jour. Il ne suffit pas de thésauriser pour la vie présente : il faut aussi mériter le ciel. Sans doute tu espérais en cette récompense, mais sans que cela te diminuât, bien au contraire, puisque ta douceur n’en était que plus grande.

Tu ne pouvais pas, tout de suite, t’efforcer d’imiter la vie de Dieu descendu, par son Fils, au milieu des hommes, mais tu pouvais te proposer en exemple ceux des hommes qui voulurent se rapprocher de Dieu, les Saints. Il y en a dont la condition ici-bas fut semblable à la nôtre. Tu pénétrais dans leur intimité. Tu les connaissais tous, depuis les exilés parmi les sables du désert, dans des cavernes faites d’un trou entre deux roches brûlantes, qui n’avaient pas tous les jours de l’eau à boire, jusques à ceux qui, dans des forêts sombres, sous des branchages arrangés en toit de cabane, estimaient que, pas plus que le Fils de l’Homme, ils n’avaient besoin d’une pierre où poser leur tête. Tu les connus tous pour les admirer, pour tâcher de te modeler sur eux, mais dans la mesure où tu sentais que Dieu te le permettait. Que serions-nous devenus, si tu étais parti dans ces bois où l’on finit toujours par rencontrer quelque silencieux monastère à la porte duquel il suffit de sonner ?

Le ciel est un beau pays, beaucoup plus grand que la terre, où tu serais heureux de vivre dans la société de Saint-Joseph qui n’avait pas, lui non plus, de temps à perdre avec son métier de charpentier, et de la Vierge-Marie qui s’occupait de son ménage. Tu la voyais, filant au rouet dans l’embrasure d’une fenêtre cintrée : et, tandis que l’Ange du Seigneur lui annonçait qu’elle serait la mère du Christ, le lys des champs n’avait pas un frisson.

L’église était pour toi beaucoup plus qu’un endroit où tu travaillais encore : tu n’y entrais jamais que comme dans la maison de Dieu. Ce n’était pas surtout pour gagner un peu d’argent que, chaque samedi, tu balayais les nefs et le chœur, secouais les tapis, rangeais les chaises, préparais les bougies, mais parce que la maison de Dieu doit être nette, et qu’on ne doit pas trouver un grain de poussière sur les autels, sur les dalles. Si, trois fois par jour, trente années durant, tu sonnas l’Angelus, ce fut pour rappeler à notre petite ville que l’heure était venue de songer à la prière. Tu partais, l’hiver, à six heures du matin, avec une lanterne, dans la neige que les rafales accumulent au tournant des chemins contre les murs.

Tu ne te contentais pas de sonner l’Angelus : tu le récitais en même temps.

Les dimanches étaient pour toi de beaux jours de repos et de prière. Tu te tenais dans le chœur, près de l’autel, et tu suivais les offices dans un petit livre. Je sais que tu aimais les paraboles des Évangiles, lorsqu’il est question du méchant homme qui part semer l’ivraie, et des ouvriers de la dernière heure, et de Lazare le pauvre qui repose dans le sein d’Abraham.

Tu connaissais aussi l’Apocalypse. Je n’étais guère rassuré lorsque tu prédisais l’avènement prochain de l’Antéchrist. Tu répétais que, venu le jour du Jugement dernier, tous les morts, nous tous, nous nous lèverons au son de la grande trompette de l’ange porté sur les nuées. Nous rejetterons les pierres de nos sépulcres pour attendre la sentence du Souverain Juge. Heureux alors ceux qui pourront suivre l’Agneau !


Tu n’étais point de ces apôtres brûlants qui vont confessant leur foi à tous les carrefours de la cité. Tu te résignais à ce qu’il y eût des hommes à ne pas penser comme toi, mais je suis sûr que tu ne les oubliais pas dans tes prières. Tu n’en voulais à personne ; tu implorais la miséricorde du Très-Haut pour toute la chrétienté. La rosée du ciel tombe sur le pré du méchant comme sur le pré du juste. Tu estimais qu’il était bon de vivre, puisque la vie tu la devais à Dieu, et telle que te l’avaient faite, non le besoin, non les nécessités quotidiennes, mais ses mystérieux desseins. Tu pensais que lui seul est la source de la vérité, et que tu ne risquais point de t’égarer en suivant la route qu’il t’indiquait. Tu savais qu’il intervient dans les affaires des hommes, qu’il a le droit de les punir ou de les récompenser, qu’il a à sa disposition le vent, le tonnerre, la grêle et la gelée, et le soleil et les pluies opportunes. Tu trouvais naturel que les saints fussent châtiés en même temps que les pécheurs. Car, si la rosée du ciel tombe aussi sur le pré du méchant, la foudre peut ne pas épargner la maison du juste. Cela ne te déconcertait point. Tu disais souvent :

— C’est tout de même le bon Dieu qui aura le dernier mot.

Plus d’une âme incertaine cherche sa raison d’être, qu’elle ne trouve pas toujours, dans un de ces héros glorieux qu’elle voudrait comme modèle, ou comme complément absolu d’elle-même. Tu avais trouvé Dieu. Tu as choisi la meilleure part : qu’elle ne te soit pas enlevée !


D’abord tu avais dû cesser de travailler dehors, et tu te morfondais au coin du feu. Tu ne te reconnaissais plus. Tes forces, peu à peu, s’en étaient allées. Puis tu avais dû cesser de t’occuper de l’église. Tu ne marchais plus qu’avec de grandes difficultés. Mais tu pouvais encore aller à la messe, le dimanche, jusqu’au jour où tu m’écrivis :

— Cette fois-ci, ça ne va plus du tout. C’est de pire en pire. Je suis allé à la messe le jour de la Toussaint, mais j’ai bien manqué y rester. J’ai cru que j’allais étouffer complètement. Aussi je n’y suis pas retourné depuis.

Jusqu’au jour où, te couchant, tu ne sus pas que tu ne te lèverais jamais plus. Je ne parlerai point de tes souffrances : là encore tu fus un résigné.

Mais tu es retourné à l’église. Devant le chœur ils t’ont posé. J’ai revu les tentures noires, et les têtes de morts. Toi qui avais assisté à tant d’enterrements, il me semblait te revoir aller et venir. Ma pauvre mère pleurait silencieusement. Et, comme lorsque j’étais enfant de chœur et que, moi aussi, j’assistais à des enterrements qui me déchiraient l’âme, je faisais effort pour ne pas fondre en larmes.

Tu étais là, tourné vers l’autel d’où montaient les prières, vers le chœur où les chantres imploraient pour toi la suprême pitié. Toi qui t’effaçais devant tout le monde, qui semblais toujours douter de toi-même, n’était-ce pas encore toi que j’entendais dire :

Judex ergo cum sedebit,
Quidquid latet apparebit :
Nil inultum remanebit.
Quid sum miser tunc dicturus ?
Quem patronum rogaturus
Cum vix justus sit securus ?

Ah ! C’est maintenant que je te voyais, les mains jointes, avec ton chapelet sur la poitrine, les pieds l’un près de l’autre, les yeux fermés, et tes trente années de vie exemplaire dont chacun des jours se tenait près de toi, riche de travail et de prières, disant :

— Celui-ci est un Juste, Seigneur ! Il a mérité d’entrer au Paradis.

Et c’était comme si je t’avais entendu protester :

— Non ! Je ne suis pas digne. Je ne suis pas digne !


Ils t’ont descendu dans la terre, non loin de notre ancien jardin où j’avais planté un marronnier qui est perdu pour moi, mais qui, dans dix ans, aurait eu des branches assez longues avec assez de feuilles pour que, sur un banc, tu puisses t’asseoir, te reposer à son ombre. Tu en es séparé par toute la largeur de l’étroit sentier qui rampe entre le mur du cimetière et la haie du jardin. Mais non loin de ta tombe se dresse une haute croix à l’ombre de laquelle tu dormiras longtemps.

II

Aujourd’hui me voici de retour. Mais je ne t’ai pas vu m’attendant, comme les autres années, à la barrière de la petite gare. Tu regardais si j’étais sur la plate-forme du wagon. Lorsque tu m’avais aperçu, tes yeux clignotaient un peu. Nous nous en allions par la route de l’Étang du Goulot. Des gens, que nous croisions, te disaient :

— Eh bien, vous voilà heureux que votre fils soit revenu ?

Tu te contentais de rire en hochant la tête. Tu voulais même porter ma valise, mais la dernière fois elle aurait été trop lourde pour toi qui t’étais habitué cependant aux fardeaux.

Je suis arrivé à la maison : tu n’y étais pas non plus. Je savais que tu n’y serais pas ; mais j’ai été ému, plus que je ne pourrais dire, de ne pas t’y trouver. Ce n’est plus celle où j’avais l’habitude de te voir, la maison aux deux grandes pièces carrées où tu étais heureux comme un roi dans son palais. C’en est une autre, plus petite, où tu n’as vécu que deux mois. Elle aurait fait plus que te suffire pendant des années, car tu étais content de l’avoir.

— C’est tant qu’il en faut pour nous, m’écrivais-tu.

Oui : c’était « tant qu’il vous en fallait ». Mais, maintenant que tu n’y es plus, la petite maison s’est tout-à-coup agrandie. Ton fauteuil est encore au coin de la cheminée, mais il tend les bras vers l’éternité.

Pour te voir il faut aujourd’hui aller plus loin que la gare, plus loin que la maison. Il faut suivre le sentier qui, entre des haies et des murs de jardins, monte au cimetière. J’ai dû attendre que la nuit fût venue, puisqu’il faut d’abord s’occuper de soi et des vivants, tout en pensant aux autres, je veux dire : à toi, et à ceux parmi lesquels tu es descendu. Les portes du cimetière étaient fermées, mais j’ai l’habitude d’escalader son mur bas. J’ai marché entre les tombes.

Un clair de lune admirable s’étendait sur le cimetière, sur la ville, sur les bois, sur les montagnes et sur la plaine ; un de ces clairs de lune comme on en voit en septembre, par les étés chauds, qui font croire que les champs moissonnés à ras de terre sont couverts de neige.

C’était une de ces nuits où la pensée ne peut que s’éparpiller en rêves. Il suffisait d’écouter un grillon dans une touffe d’herbe, un chien aboyer, au lointain, à l’entrée d’une cour de ferme.

Comme il était enfoui dans le passé, le jour de décembre où les talons de ceux qui te portaient enfonçaient dans la terre détrempée par les pluies d’hiver, où le vent emmenait jusqu’aux villages les plus reculés du canton le glas que sonnaient pour toi ces cloches que tant de fois tu avais sonnées !

Alors je t’ai retrouvé. Comme les tiens quand tu m’apercevais sur la plate-forme du wagon, mes yeux se sont mis à clignoter.


Un grand écrivain a dit d’un de ses maîtres, dans le château natal duquel il avait passé toute une nuit sans dormir :

— J’ai pensé à cet homme qui a commencé là, et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur. J’ai pensé à toi dont la vie commença et finit dans ce pays, dont la tombe même, à cette heure, ne se distingue que pour moi parmi les autres. J’ai pensé à toi qui n’as point demandé que l’on t’ensevelît dans le roc, la tête tournée vers un Océan que tu ne connaissais pas, et qui reposes ici, la tête tournée vers la grande croix de fer, et vers l’église.

Je n’avais rien, en ce moment, d’un de ces jeunes hommes romantiques qui, parmi les ombres ou sous le clair de lune, se drapent dans le manteau mouvant de leur mélancolie. Mes pieds étaient comme tellement enracinés, — pour quelques minutes et sans doute pour toujours, — dans cette terre dont tu fais maintenant partie, que je n’éprouvais le besoin ni de m’agenouiller ni même de me découvrir. Je ne te faisais pas une visite de cérémonie : j’étais ici chez moi.

Je pourrais dire qu’absorbé dans une muette douleur je restai longtemps yeux baissés, comme quelqu’un qui songe. Mais non. Je n’ai pas regardé que ta tombe.

Je les ai toutes vues, soudées d’en dessous les unes aux autres, et, de dessus, toutes également visitées par la lune. J’ai revu celle de ton père et de ta mère, que je n’ai connus que courbés par la vieillesse, lorsque j’étais encore petit : ils t’ont précédé là, comme tu m’y précèdes. Je les ai revus un instant dans leur maison couverte de chaume ; ils avaient une grande cour où l’herbe poussait abondante, et un jardin dans lequel, bien des étés avant celui-ci, on avait tué deux serpents qui sifflaient. Je les ai revus vieillis, mais s’accrochant à la vie comme des naufragés se cramponnent au bateau.

J’ai revu les tombes de tous ceux qu’ensemble nous avons enterrés quand nous étions, toi sacristain, moi enfant de chœur. Trente années de suite, tu as conduit les morts à leur suprême demeure. Tu disais familièrement :

— Quand on est couché là-haut, on est bien tranquille.

Tu t’étais habitué à regarder la mort en face. Mais peut-être, malgré tout, crierait-on d’épouvante si on la voyait, si on la sentait au moment précis où elle se dresse, où elle vous frappe.


Je n’ai pas vu que les tombes : j’ai aperçu quelques maisons de la ville dont les humbles toits de paille, d’ardoises ou de tuiles sous le clair de lune ne se différenciaient plus. J’ai songé à toi qui ne passeras plus devant elles, qui n’y entreras plus jamais comme autrefois lorsqu’il fallait porter aux mourants l’extrême-onction. Le prêtre disait :

— Pax domui huic, et omnibus habitantibus in ea.

Ceux-ci, je devine qu’ils sont assis sur leurs seuils, à prendre le frais : la journée a été très chaude. Maintenant encore on étouffe. Du moins ici je respire avec peine : pourtant le cimetière est exposé à tous les vents.


Je regarde plus loin encore devant moi. C’est toute la plaine que je vois, cette plaine que tu as tant de fois regardée, soit que dès l’aurore tu fusses au travail, soit que la nuit te trouvât bêchant, piochant.

Le matin tu marchais dans la rosée. Les alouettes chantaient au milieu des airs, et beaucoup d’oiseaux sur les haies. Tu rentrais manger la soupe en disant :

— J’ai entendu des oiseaux, des oiseaux !… C’en était un vrai concert.

Ce sont les seuls concerts que tu aies jamais entendus. Ce sont peut-être les plus beaux, dans la fraîcheur et la pure lumière des matins d’été.

Le soir tu marchais sur la terre chaude. Des chauves-souris passaient. Tu savais que, lorsqu’on entend la cloche de Magny sonner l’Angelus, c’est signe de pluie pour le lendemain. A ton tour tu allais sonner l’Angelus, et tu rentrais te coucher. Tu n’étais pas de ceux qui, bouleversant leur vie, mettent la charrue avant les bœufs. Tu savais que le jour est fait pour le travail et la nuit pour le sommeil. Tu n’ignorais pas qu’il est de bon ton, à Paris, de se coucher à cinq heures du matin, et que seuls ceux qui ont ainsi passé leur jeunesse connaissent ce qu’ils appellent la vie.

Je regarde la plaine avec ses bois confus, avec ses villages qu’il faut avoir vus bien des fois pour les reconnaître. Ceci qui luit, sous la lune, est-ce l’étang de Vaurins, un des toits d’ardoises de Marné ? Je sais que c’est l’étang. Les fermes, les villages, je les devine tous, ceux de la plaine, ceux des bois, avec leurs chaumières à fenêtres sans rideaux et leurs granges dont les aires sont plus propres que les carreaux des chaumières, avec leurs ruelles sales et leurs champs soigneusement entretenus ; je les devine tous, dispersés autour de la ville, et tous rayonnent pour moi, ce soir, mystérieusement vers le cimetière. Tu y allais, pendant les deux semaines d’après Pâques, marchant à cinq pas en avant du vicaire en surplis qui portait le bon Dieu aux vieux et aux vieilles sans forces pour venir faire leurs pâques à l’église. C’étaient, de toute l’année, tes seules promenades. Je me garderai d’exalter l’indifférence, autant que de mépriser l’enthousiasme de voir et le désir d’apprendre. Mais je ne puis m’empêcher d’aimer ta certitude. Tu devais penser que si loin que tu ailles, si avant que tu descendes, tu n’épuiserais le monde ni dans son étendue, ni dans sa profondeur ; qu’il est beau d’essayer de se répandre en tous sens, mais qu’il vaut mieux connaître la mesure de ses forces pour les appliquer à une tâche appropriée ; qu’il faut, pour atteindre un but, ne le placer ni trop loin ni trop haut ; que, si partir est bon pour les uns, rester est meilleur pour les autres. Ceux-ci pour se trouver doivent aller se chercher très loin, comme s’ils ne pouvaient sentir leur âme que souffrante et s’épanouir qu’en se contractant. Ceux-là ne se connaissent qu’en restant en contact avec la terre natale : si la vie les en arrache, ils en gardent pourtant l’image ineffaçable. Si, comme elle l’a fait pour toi, elle les y ramène pour toujours, vers la trentaine, rien ne peut plus les ébranler. C’est ainsi que l’on voit dans les petites villes et dans les villages des existences solidement assises que ne troublent ni les cris de fête, ni les clameurs révolutionnaires des grandes villes. Ces réflexions, je ne prétends pas que tu te les sois toutes formulées de cette manière, mais je sais que tu les portais en toi-même.

Pour voir l’église je n’ai pas besoin de me retourner : je sens derrière moi sa présence. Je n’ai même pas besoin que la lune, rebroussant chemin par miracle, allonge par delà ta tombe l’ombre aiguë du clocher. Je la vois avec ses piliers, ses vitraux et ses chapelles ; je la vois si pleine d’ombre et de silence que le craquement d’un confessionnal, la mince clarté de la veilleuse devant le tabernacle font penser à quelque surnaturel visiteur dont ce bruit et cette lumière dénonceraient la présence. Si j’étais aujourd’hui, à neuf heures du soir, par mégarde enfermé dans l’église, je ne jure point que je n’aurais pas peur. Sans doute, pour déjouer les attaques, m’adosserais-je au mur, face aux ténèbres et au silence ; mais, de ne voir et de n’entendre venir personne, ma nuit se passerait à trembler dans l’attente.

C’est la nuit que le voile du Temple se déchire. On aperçoit les étoiles innombrables, et l’on songe à toutes celles qu’on ne voit pas. La nuit, dans les campagnes, est l’heure de Dieu pour tous ceux qui ne s’endorment jamais qu’en pensant à leur salut et se réveillent en sursaut, avant le chant du coq, comme si les grandes vagues de l’infini venaient battre contre les volets clos de leur maison.

Je n’ai pas besoin de me retourner pour voir l’église. Je sais qu’elle est là. Ses fondations descendent dans la terre plus bas encore que tu n’y es descendu. Si son ombre ne s’étend pas vers moi, la lune la projette sur une partie de la ville, sur beaucoup de toits qui n’en ont pas conscience.

On dirait qu’elle a jailli vers le ciel comme un grand cri d’une âme en détresse ; mais elle demeure attachée à la terre par de puissantes racines qui sont de granit, de chaux et de ciment. Ni le vent ni les portes de l’enfer ne prévaudront contre elle. Elle s’élève si haut qu’on la voit de très loin. Elle est le lieu où se réunissent beaucoup de femmes qui éprouvent le besoin de prier, et quelques hommes, surtout ces messieurs de la fabrique, dont la place est marquée au Banc-d’Œuvre. Tu n’avais qu’une chaise dans le chœur, près de la crédence de marbre sur laquelle on voyait les burettes avec le manuterge, le bénitier avec son goupillon. Cette chaise te suffisait : tu n’avais pas besoin, pour prier, d’être agenouillé sur du velours.


Mais il me semble t’entendre me dire comme autrefois, les soirs où j’arrivais :

— Il est tard. Tu dois être fatigué de ton voyage. Couche-toi donc. D’ici quinze jours, nous avons le temps de causer.

Je ne suis pas fatigué, mais tu as raison.

J’arrivais de Paris. Tu t’inquiétais que je n’y fusse pas trop malheureux. Ils ne connaissent point ce sentiment, ceux qui envoient dans la grande ville leurs fils armés de toutes pièces pour la lutte et décidés à jouer des coudes au milieu de la cohue. Tu ne rêvais pour moi qu’une vie semblable à la tienne, et tu ne tenais guère à ce que j’écrive, comme tu disais, « dans les journaux ».

J’escalade de nouveau, en sens inverse, le mur du cimetière. Il fait toujours le même clair de lune : toute la terre en est ennoblie, jusqu’à ce sentier où je marche et que tant de fois tu as suivi : j’en compterais tous les brins d’herbe. Mais je vois aussi les maisons, les rochers et les bois comme fondus ensemble dans un doux apaisement. Oui : nous avons le temps de causer. Il n’y a même plus besoin que nous soyons, comme autrefois, assis à la même table. Je te vois, je t’écoute mieux maintenant. Ta mort, comme ce clair de lune fait de la terre, m’illumine ta vie tout entière.

Tu n’aimais ni la médisance, ni la calomnie, ni le mensonge, mais tu médisais de toi, tu te calomniais, tu te mentais à toi-même.

Tu étais riche de mérites, et tu t’en disais pauvre. Tu étais fort, et tu t’estimais faible.

Tu priais sans cesse, et tu trouvais que tu ne priais jamais assez.

Tu ne tenais pas à te reposer, mais tu te reposais le dimanche en travaillant pour Dieu. Tu ne doutais pas qu’il ne dût te tenir ses promesses, mais tu doutais que tu eusses assez fait pour en être digne.

Te priver des fêtes des hommes ? Il ne t’en coûtait pas, mais tu ne manquais pas de sanctifier les fêtes religieuses.

Tu ne tenais pas à connaître les joies de la terre, mais tu voulais avoir la joie de te sentir en règle avec le ciel.

Tu aimais le ramage des oiseaux, mais comme saint François d’Assise de la confrérie duquel tu faisais partie : parce qu’ils chantent les louanges de Dieu.

Tu faisais fi des joies extérieures, mais tu recherchais celles qui viennent de l’âme.

Ta vie, regardée du dehors, peut paraître grise : vue du dedans, elle est claire, brillante, pareille, dans sa sérénité, à ce solide rocher de granit couronné de bruyère rose, mais sur lequel se brise l’inutile et voluptueux clair de lune.

CEUX QUI RESTENT

Dès les premières rafales de septembre, lorsque le vent pousse par paquets la pluie contre les portes et, comme elles joignent mal d’en bas, jusque dans les maisons, les volets se ferment au crépuscule, les premiers feux s’allument, les lampes luisent. Alors ils commencent à clouer aux fenêtres, qu’ils n’ouvriront plus guère, des bourrelets de laine ; ils posent des nattes de paille dans la cabane des poules pour qu’elles aient moins froid.

Dès les premiers flocons de neige, ils se retranchent derrière les murs épais et se serrent autour des poêles sur lesquels l’eau bout. Quand il leur faut sortir, ils s’emmitouflent de capuchons, de cache-nez, de manteaux et marchent avec précaution sur le verglas. Ils couvrent les pommes de terre, les choux et les carottes dans la cave, à cause des gelées ; ils passent une grande partie de leur temps à fendre des bûches, à scier le bois de moule.

Dès que le premier perce-neige se montre, les portes s’ouvrent ; les visages sont éclairés du dedans par un soleil plus beau que celui qui brille dans le ciel. Alors ils écoutent carillonner les cloches de Pâques, et les merles siffler dans les bois. Ils se dispersent le dimanche sur les routes, les autres jours dans les jardins où les pommiers fleurissent, dans les champs où vont pousser les petits pois.

Dès les premiers souffles chauds, une langueur envahit les maisons et se reflète dans les yeux des jeunes filles ; les rues sont désertes ; les poules se perchent à l’ombre sur les branches des tilleuls. Alors ils apprécient la fraîcheur de l’eau de source ; ils attendent six heures du soir pour aller couper du trèfle, et onze heures — c’est bien tard, mais il fait si bon dehors ! — pour se coucher.


Quelquefois le jeudi, au marché, je tournais avec ma mère autour des femmes des villages ; les unes voulaient vendre leur beurre des prix fous : vingt-quatre sous la livre, pensez donc, madame ! les autres étaient disposées à le céder pour vingt, même pour dix-neuf sous, mais c’était du beurre qui ne valait rien, qu’on n’aurait pas pu faire fondre pour le garder. La vie des ménagères n’est pas exempte de soucis. Ceux qui ne font que traverser ces rues tranquilles où l’herbe pousse sans qu’on la contrarie, les voient sur le pas de leurs portes occupées à « jacasser » ; ils les voient — ou les devinent, — derrière leurs fenêtres, cousant, reprisant, tricotant, mais si peu pressées de besogne qu’elles ont le temps d’écarter leurs rideaux pour regarder qui passe. Ils ne savent point quels tracas elles ont. Ce sont les prix du beurre, du café, de la viande qui montent sur le marché, à l’épicerie, à la boucherie. C’est de la toile qu’il s’agit de ne pas payer trop cher pour une chemise, pour une demi-douzaine de mouchoirs. Ce sont les petits pois qui n’ont pas l’air de venir comme il faut. C’est la pluie qui ne cesse pas de tomber : je suis obligée, en plein mois de juin, d’allumer du feu pour faire sécher mon linge. Et encore, hier, je ne l’ai plié dans l’armoire qu’à moitié sec. C’est la vie de chaque jour qu’il faut surveiller du matin au soir, minute par minute, pour que l’argent ne s’en aille pas où il ne doit pas aller.


J’appris que des gens étaient en pourparlers pour louer la maison qui touchait à la nôtre. Ce n’est pas tout-à-fait exact, puisqu’elles étaient séparées par une étroite ruelle où, gamins, nous entrions avec peine, en effaçant les épaules. Elle était jonchée de tuiles cassées, de débris de boîtes en fer blanc. Quand j’arrivais au fond, je sentais des bouffées d’air humide qui, par un soupirail, venaient de notre cave creusée dans le roc, et je voyais pendre des herbes folles qui jaillissaient d’un jardin dont le sol était presque au niveau des toits des deux maisons. J’allais jusque là comme en un pays plein de périls et fréquenté par des bêtes redoutables, telles que grosses araignées, rats énormes, serpents peut-être, et avec la crainte de ne plus pouvoir sortir : que j’eusse tout à coup grossi, que les murs — sait-on jamais ? — se fussent rapprochés. Quand je tournais la tête vers l’entrée je ne voyais plus qu’une étroite bande verticale de lumière, mais qui s’élargissait — heureusement ! — à mesure que je revenais sur mes pas. Je me hâtais, pour échapper aux bêtes, aux bouffées d’air humide, pour revoir la lumière et sentir l’air doux.

Deux vieilles demoiselles, les deux sœurs, Mlle Annette et Mlle Mariette, avaient longtemps vécu dans cette maison. Mlle Annette étant morte, et en vraie sainte disait-on, Mlle Mariette avait transporté dans un logement du Bout-du-Pavé ses meubles, ses statues et images pieuses.

Depuis deux ans la maison était, elle aussi, comme morte, avec ses volets obstinément fermés. L’herbe poussait abondante entre les pierres enfoncées à fleur de sol devant la porte principale. Car c’était une belle maison à un étage, avec grenier au-dessus.

Un soir que je revenais de l’école, vers quatre heures, je vis tous les volets ouverts.

— On a donc loué ? demandai-je.

— Ça n’est pas fait encore, me répondit ma mère, mais ça ne tardera pas. On était pourtant bien tranquilles !

Mais elle regrettait que Mlle Mariette eût changé de quartier. Elle ne détestait point la société. Il est agréable, de temps en temps, lorsque l’on sort sur le pas de sa porte pour balayer la poussière ou pour arroser ses fleurs, d’avoir une voisine avec qui l’on puisse parler de l’état de la température et se plaindre de ces risque-tout de gamins qui sont toujours « pendus après la pompe » et qui finiraient bien par la vider si on n’y mettait pas bon ordre.

Elle avait raison. Le lendemain les ouvriers arrivèrent. Par les fenêtres grandes ouvertes du rez-de-chaussée je revis la cheminée près de laquelle se tenait Mlle Mariette lorsqu’elle pouvait laisser sa sœur seule au premier. Le papier des murs pendait, décollé. Les carreaux étaient blancs de moisissure. A midi, me dépêchant de manger, je profitai, pour revoir le premier étage, de ce que les ouvriers n’étaient pas aussi pressés que moi.

Les placards bâillaient. Je me souvins qu’il y avait sur la cheminée une haute pendule sous globe, et sur une table une réduction de la grotte de N. D. de Lourdes. Devant elle, tout le mois de mai, ces bonnes demoiselles allumaient de minuscules bougies dans de petits chandeliers de verre : la grotte en était resplendissante, et la Sainte Vierge paraissait plus blanche que pendant le jour. Je ne pouvais la regarder longtemps sans que mes paupières ne se missent à battre.

Je revis la place du lit où Mlle Annette était morte. Comme si j’avais été ébloui par la Vierge dans sa grotte, j’eus tout-à-coup les yeux brûlants.


Mlle Annette meurt. Mlle Mariette change de quartier. Pâturat ne fait pas de bonnes affaires : j’ai entendu dire en ville qu’il allait être obligé de vendre son moulin où il fait de l’huile de noix.

J’ai vu un temps où tous les samedis les cantonniers balayaient les rues. Maintenant ce n’est plus ça : ils font ce qu’ils veulent. Pour sûr qu’ils ne sont pas à plaindre : soixante francs par mois, et les médicaments pour rien quand ils sont malades.

Attendez. Je parie que c’est encore le chien de Maillard qui vient « ébuffer » nos poules dans la cour. La prochaine fois je lui casse les quatre pattes avec une bûche : j’ai averti Maillard l’autre jour.

Autrefois il y avait plus de piété qu’aujourd’hui, sous leur sale République !

Nous sommes arrivés ici en 78 : ça fait vingt-six ans ! Nous n’en avons jamais bougé, et nous ne nous en portons pas plus mal. Nous prenons La Croix tous les dimanches, de moitié avec M. Félon : ça nous représente vingt-six sous de dépensés dans une année pour les journaux. Et on en apprend encore trop sur toutes les horreurs qui se passent à présent.

Il y a déjà longtemps qu’il est question de renvoyer les chères sœurs qui ne font cependant que du bien. Et vous verrez que ça finira par arriver. Je me demande ce que les malades de l’hospice vont devenir quand elles n’y seront plus : est-ce que c’est des femmes ordinaires qui pourront les soigner comme elles les soignaient ?

Tous les dimanches elles conduisent leurs élèves à la grand’messe. Elles ont droit dans l’église à une chapelle spéciale, celle de Saint-Joseph, de même que les élèves des chers frères se tiennent dans la chapelle de la Sainte Vierge. C’est ainsi depuis que le monde est monde. Filles et garçons ont une tenue exemplaire. Pas un ne bronche. Il ferait beau voir qu’ils s’avisent de chuchoter, de rire, pendant que M. le Curé, qui prêche si bien, est en chaire ! On remarque aussi que les élèves de l’institutrice et de l’instituteur qui sont, les unes derrière le chœur, les autres à l’extrémité de la grande nef, ne se tiennent pas bien : personne ne les empêche de causer. L’institutrice n’a même pas de paroissien pour suivre la sainte messe ; tout le temps que dure la cérémonie l’instituteur se promène, mains croisées derrière le dos. Quels principes voulez-vous qu’aient des enfants à qui l’on n’enseigne le respect ni de Dieu ni de sa demeure ? Tous pourtant vont au catéchisme et font leur première communion, mais il semble bien que Dieu réserve ses plus grandes faveurs aux enfants des écoles libres. Car les élèves de l’instituteur se débauchent dès l’âge le plus tendre. La nuit ils cassent à coups de pierres les vitres des maisons, et n’ont-ils pas l’audace criminelle de jeter des poignées de sable contre les vitraux de l’église pendant les prières du carême, et d’essayer de démolir la grande porte à coups de sabots ? Quant aux filles de chez l’institutrice, il vaut mieux ne pas en parler.


Les maisons de la grand’rue et de la place sont soudées les unes aux autres. Leurs cours sont étroites. Ceux qui les habitent en sont flattés. Ils disent :

— Vous avez de la chance, vous, de pouvoir élever des lapins et tenir des poules. Nous, vous comprenez, il ne faut même pas que nous y pensions.

Ce sont de véritables citadins qui, le dimanche, vont boire du lait dans des fermes,… très loin,… à la campagne,… à cinq cents mètres de la petite ville. Mais c’est qu’ils vivent, selon eux, dans une vraie ville où ils finiraient par dépérir s’ils ne sortaient respirer l’air pur à pleins poumons dans les bois, sur les routes.


II n’y a pas que la grand’rue, ni que la place. Avez-vous vu ces ruelles qui ne sont pas toujours propres, et qu’il faut connaître pour ne point se casser le nez contre la grille d’un jardin ou la barrière d’un champ ? Avez-vous vu ces chemins qui ne sont pas tous bien tracés, et qui vont se perdre Dieu sait dans quels bois où il faut avoir bon pied et bon œil pour les suivre ?

Si oui, dans ces ruelles vous avez vu des tonneaux vides qui attendent d’être nettoyés à l’eau chaude ou remplis de vin frais ;

Des cordes de bois que l’on vient de décharger des chariots ;

Des piles de fagots sur lesquelles sèchent des mouchoirs à carreaux bleus ;

Des troncs de foyards que tout-à-l’heure le sabotier viendra scier en rondelles avec son ouvrier qui porte la grande scie horizontale et souple ;

Des peupliers et des sapins, ébranchés et écorcés, que les charpentiers vont couper en planches avec leur grande scie verticale et tendue ;

Des voitures à quatre roues les brancards touchant terre, des tombereaux les brancards levés comme des bras vers le ciel ;

Des échelles devant les portes des greniers ;

Des bancs de pierre immobiles sous les fenêtres ;

Des boutiques assez nombreuses pour que les commerçants se disputent la clientèle ;

Des maisons de toutes formes et presque de toutes les couleurs ;

L’hôtel-de-ville avec ses fenêtres cintrées garnies de rideaux, l’église avec ses fenêtres cintrées aussi mais sans rideaux.

Vous avez entendu les laveuses qui tapent fort sur le linge, mais elles font encore plus de bruit avec leurs langues qu’avec leurs battoirs ;

Les coqs qui n’arrêtent pas de chanter, et les poules qui ne chantent qu’après avoir pondu ;

Le marteau du maréchal-ferrant et le ciseau du tailleur de pierres ;

Le vent d’hiver dans les sapins et la brise d’été dans les tilleuls ;

Les glas pour les enterrements, les claires sonneries pour les grandes fêtes ;

Le treuil du puits qui grince, le balancier de la pompe qui, manœuvré trop fort, vient cogner, avec un bruit mat, contre le tuyau ;

Les gamins qui s’appellent les uns les autres, et Mme Leprun qui appelle le sien parce qu’elle ne veut ni qu’il se salisse, ni qu’il se déchire.

Comme si les maisons étaient trop petites pour la contenir, la vie se répand au dehors. Il y a des caves et des greniers : et l’on voit dans les rues des tonneaux et du bois. Les rues ne sont que dépendances des maisons : en elles se prolongent les gestes, s’amplifient les appels et les cris familiers. C’est pourquoi les femmes regardent avec plus d’irritation que de curiosité les étrangers qui passent, comme s’ils entraient sans frapper dans une longue chambre qui ne leur appartient pas.

Si oui, dans ces chemins vous avez vu des flaques de boue et des sources pures ;

Une taupe morte, sur le dos, ses courtes pattes en l’air, pareilles à des mains qui supplient ;

Un écureuil bien vivant qui ne fait qu’un saut de la haie du champ à la lisière du bois ;

Des bœufs qui s’avancent cornes écartées, pas méchants et dont on a peur tout de même quand on ne les connaît point par leurs noms ;

Un âne qui sait se conduire tout seul et que le père Tharé n’a pas besoin de tenir par la bride ;

Un rat qui se cache sous des brindilles crissantes ;

Trois corbeaux qui partent gênés, dirait-on, par leurs ailes lourdes ;

Deux pies qui dansent, légères, sur l’herbe du pré.

Vous êtes entré dans des bois de chênes et de hêtres en butant sur du granit et d’énormes racines. Vous y avez vu un étang desséché dont des roseaux et des joncs précisent encore l’emplacement ; au milieu s’éternise un peu de vase où sautent des grenouilles. Quelques aulnes, qui ne peuvent plus se mirer dans l’eau, continuent de pousser sur la chaussée ; la pelle, avec ses montants vermoulus et ses ferrures rongées par la rouille, ne va pas tarder à tomber en morceaux.

Vous y avez vu d’autres étangs pleins à déborder, entourés de verdure et d’un grand silence. Sans doute, à la nuit, les chevreuils y viennent-ils boire.

Vous y avez entendu les tourterelles en liberté ;

Des geais qui font plus de bruit que de besogne ;

Un ruisseau sur des cailloux vraiment polis ;

Le gland tomber du chêne et la faîne du hêtre ;

Sous votre semelle se briser une branche morte et ployer l’herbe souple ;

Le coup de feu d’un garde-chasse et le pas furtif d’un braconnier ;

Le glissement d’une couleuvre et le saut d’un crapaud gonflé ;

Et le vent — toujours le vent ! — dans les cimes des arbres.

Puis, vous reposant sur quelque rocher dur dont la masse pesante atteint la hauteur de l’arbre le plus grand, — sur un rocher pareil à un îlot immobile au milieu de la mer des feuillages remuants, — vous avez vu, devant vous, la petite ville que l’éloignement fait paraître plus petite encore, avec le clocher bleu de son église et les toits bruns de ses maisons.

Ces chemins et ces bois, ce sont dépendances encore des maisons. Les pauvres y vont ramasser de quoi ne point mourir de froid, l’hiver. Je sais de ces chemins qui se dissimulent aux étrangers ; de ces bois qui dressent devant eux une barrière de ronces, de buissons et de branches entrelacées.


Dans ces maisons, et presque dans ces rues, tout près de ces bois, des familles se succèdent depuis des générations. Les hommes n’ont pas tenu à conserver les monuments du passé : la vieille église a été remplacée. Mais c’est en eux que le passé se perpétue. Malgré les locomotives de la ligne d’intérêt local, malgré les élections et les touristes qui leur apportent un peu des habitudes de Paris, ils sont ceux qui restent où vécurent leurs pères, où leurs enfants mourront. Sans doute il y a des ruelles où l’herbe pousse drue et des chemins envahis par les ronces parce que personne n’y passe plus, des maisons qui tombent en ruines parce que l’on part, attiré à Paris où l’on fait fortune. Sans doute il y a les immigrés. J’ai connu Keller, un Allemand qui faisait des matelas et s’efforçait de perdre son accent. Mais on se moquait de lui parce qu’ayant été poursuivi par le chien de Maillard, — auquel les poules ne suffisaient pas, — il avait dit :

— La gien m’a mordi.

C’était un grand vieux à longue barbe blanche et à casquette plate, qui fumait une pipe de porcelaine ;

Un Polonais dont le nom, que je n’ai jamais su, devait se terminer en « ski ». Comme on n’aime pas les complications, on l’appelait le Polonais. Sa femme, évidemment, était : la Polonaise ; sinon il eût fallu changer le « ski » en « ska » : jamais on n’y serait arrivé ;

Des fonctionnaires qui débouchaient des quatre coins de la France, même du Midi, avec des barbes soyeuses et noires et un accent que l’on catalogue tout de suite, aussi bien que celui de Keller.

Mais les vrais fils de cette terre, comme le sont les arbres et les rocs, et qui ne s’en laissent pas arracher, forment un groupe aussi vivace que les hêtres, aussi compact que le grain du granit.

Je les ai tous connus :

Commerçants qui s’intitulent avec orgueil : négociants. De trente années, pas un jour ils n’ont fermé boutique. Ils n’auraient pas demandé mieux que de continuer longtemps encore, mais qu’auraient fait leurs fils ? Ils s’éloignent le moins possible, achevant de vivre dans une maison précédée d’un parterre : on les trouve moins dans leur nouvelle demeure que dans leur ancienne boutique. Après avoir tant travaillé pour vivre, ils ne peuvent plus vivre sans travailler ;

Ceux qui n’ont pas de fils et qui, dès qu’ils ont cédé leur fonds, trouvent, à manger leurs revenus, une saveur amère et imprévue. Les uns tuent le temps à porter de l’eau dans leur jardin, arrosoir par arrosoir ; d’autres s’en vont l’après-midi sur la grand’route comme pour découvrir à l’horizon le sens de leur vie ; mais, dès qu’ils ont marché dix minutes, ils s’assoient sur un banc en songeant à leur boucherie qui leur fait défaut ;

Les ouvriers qui partent de bonne heure pour rentrer tard. Dès l’aurore ils se dispersent sur tous les points où il y a de l’argent à gagner à la fatigue des bras : dans les jardins, les champs, les granges, les caves, les bûchers, les rues et les bois ;

Les vieux qui ne peuvent plus marcher qu’à l’aide d’un bâton et qui voudraient ne pas être à charge à leurs enfants ;

Les petits bourgeois qui font leur possible pour vivre de leurs rentes ;

Les jeunes filles du peuple qui, gamines, portaient sabots et bonnet, et qui veulent maintenant bottines et chapeau, qui se promènent quelquefois et travaillent presque toujours, qui ont l’air de rêver de magnifiques aventures mais se marieront, à l’âge de vingt ans, et recommenceront, vers la quarantaine, à porter sabots et bonnet ;

Les jeunes filles riches qui font quatre heures les unes chez les autres, jouent parfois des comédies innocentes et ne s’ennuient jamais ;

Celles dont les yeux rient à tous les jeunes gens qu’elles rencontrent et qui ont toujours l’air de s’offrir ;

Celles qui savent déjà qu’il faut mériter le ciel et que nous sommes ici-bas dans une vallée de larmes ;

Les vieilles filles qui vont tous les jours à l’église et les femmes qui n’ont jamais le temps d’aller à la messe le dimanche ;

La mère Charlotte qui gagnait sa vie à vendre des fruits : cerises en été, châtaignes cuites à l’eau en hiver ;

La mère Nadée qui, tous les soirs, quelque temps qu’il fît, allait chercher dans une maison bourgeoise un seau d’eaux grasses pour son cochon : il ne s’occupait, lui, ni qu’il y eût du verglas, ni qu’il plût à torrents. Il n’était pas le plus à plaindre, dans son toit.


Je les ai tous connus. Mais ils se connaissent bien plus encore, entre eux. Ce n’est pas seulement par leurs murs que les maisons de la grand’rue et de la place sont soudées : elles dépendent les unes des autres par les secrets que celle-ci — qui ne les garde pas pour elle, — possède de celle-là.

Ce ne sont pas seulement les maisons de la grand’rue et de la place : toutes se tiennent, même celles que séparent des ruelles, des cours, des jardins. Chacune a son histoire dont les autres savent les moindres détails.

Ce n’est pas encore à elles seules que les maisons de la petite ville forment bloc : elles sont liées à celles des villages, même si des champs, des prés et des bois les en séparent ; à celles des neuf communes qui ont, chacune, son église et sa mairie, mais dont aucune n’a gendarmerie, justice de paix ni grand’rue.


Une petite ville ? Mais non. C’est une ville plus grande que Paris, puisqu’au-dessus d’elle le ciel est immensément étendu, que ses bois sont vastes et profonds ses étangs, ses routes plus nombreuses que vos boulevards et ses chemins que vos rues. Elle est riche de passé. Si ses murs ne montent pas très haut, ils descendent bas dans la terre avec leurs fondations. Elle n’est pas à la merci des souffles de folie qui auraient beau venir jusqu’à elle : elle sait où finit sa force, où commence sa faiblesse. Elle ne cherche ni à s’accroître par artifice ni à se développer en dehors d’elle-même. Elle aime mieux être une que multiple, forte comme la pierre que souple comme l’acier, petite en apparence, grande en réalité. Puis, ayant accompli sa tâche, elle finira peut-être par mourir tout doucement, de sa bonne mort, comme une vieille, le jour où les trois cloches de son église se sonneront leur dernière heure.

CHUCHOT

I

Chuchot pourrait vivre en pleine campagne, dans quelque cabane isolée au coin d’un bois. C’est là qu’il trouverait, dans les champs voisins, trop éloignés des maisons pour qu’on regarde ce qui s’y passe, des légumes qui ne coûtent pas cher s’il voulait se donner la peine de les voler, et du bois qu’il aurait vite fait de rapporter chez lui. Les gens des villages ne sont pas assez riches pour installer, aux bons endroits, des pièges à loups, et les gardes forestiers ne peuvent pas être partout à la fois. Mais Chuchot est un monsieur. Il s’ennuierait là-bas, il y manquerait de distractions. Il lui faut la petite ville, la ville. Ce n’est pas dans un village qu’il trouverait cette grand’rue où il se promène comme chez lui, sans se presser, en regardant les devantures, cette place de l’Hôtel-de-Ville où il ne se gêne pas pour interpeller le « phormacien », comme il dit, où l’hôtel de ville est un monument tel qu’il ne peut en rêver de plus beau. Malgré son admiration, il lui arrive de s’asseoir familièrement sur les marches ; là il réfléchit à ce qui se passe.

Il couche, comme les Dégoit, sur un lit de feuilles sèches et de fougères qu’il renouvelle quand il en a le temps et le courage ; mais le temps lui fait souvent défaut, et toujours le courage. Il y a des années que son propriétaire a renoncé aux trente francs que Chuchot devait lui donner pour prix de son loyer. Du printemps à l’automne, il se repose au soleil, tantôt assis sur le mur des Promenades, à l’ombre des tilleuls, tantôt couché sur l’herbe à l’ombre du mur. Cela dépend de l’heure, du temps qu’il fait.

Il lui arrive d’essayer de travailler. Commence-t-il à scier une corde de bois ? Les premiers morceaux sont à peine empilés qu’il éprouve le besoin de se reposer, allume son brûle-gueule et rôde autour d’un verre de vin : le travail et la fumée dessèchent le gosier. Il flâne, regarde dans les toits, et dit que les lapins sont beaux. Il passe sa tête à la fenêtre de la cuisine, renifle les odeurs et dit :

— Ma foi, si vous avez un morceau de trop, ça ne sera pas de refus.

Par charité, les riches lui donnent tout de même les trente sous de sa journée, mais en lui disant :

— Vous savez, Chuchot, ce ne sera pas la peine de revenir demain.

Il ne s’en formalise pas.

Il travaille surtout pour les sœurs. Même il ne travaille guère que pour elles. Il a un poste officiel, puisqu’il scie le bois de l’hospice et que c’est « la ville » qui le paie, mais à forfait : douze francs pour huit journées de travail. Libre à lui — et il ne s’en fait pas faute ! — d’y passer un mois. Il commence vers le milieu de septembre, mais il y pense bien avant de commencer, sans joie, avec terreur. Quelle misère, d’être obligé de travailler pour vivre !

Sa plus grande utilité est de servir de terme de comparaison. On dit à un gamin :

— Tu es « feignant » comme Chuchot.

Et, quand il le faut, on ajoute :

— Tu es sale comme Chuchot.

Parce qu’il scie le bois de l’hospice et qu’il travaille pour les sœurs, il faut qu’il ait des sentiments chrétiens et qu’il aille tous les dimanches à la grand’messe. Mais il ne paie pas sa chaise, comme la Cécile Béraud. C’est une vieille chaise qui lui appartient en propre, si l’on peut, au sujet de Chuchot, parler ainsi, une chaise que le sacristain a trouvée sous les cloches, il y a longtemps, avec un pied cassé et de la paille en moins. Chuchot a lui-même arrangé le pied, mais il lui a fallu du temps pour s’y décider, pour en venir à bout. Quant à la paille qui manque, il n’est pas fier, et il trouve même que c’est une belle chaise et qu’il voudrait pouvoir emporter chez lui. On la lui a mise à l’entrée de l’église, à l’écart des autres, près du bénitier. Il est tout près de l’eau ; le dimanche est le seul jour où il y trempe le bout de son petit doigt. Il s’assied sur sa chaise. Il est chez lui : personne ne viendra lui disputer sa place, pas même la Cécile Béraud. Elle sent fort. Chuchot aussi, mais il faut compter en plus avec la vermine. Il se gratte toujours où ça le démange et ça le démange un peu partout. Les gamins ont peur de lui à cause des poux et des puces, et de la hotte dans laquelle, leur dit-on, il ramasse à la tombée de la nuit les mauvais enfants. Avec sa figure carrée encadrée de barbe, ses petits yeux bridés, sa haute casquette, surtout avec la bosse qui gonfle sa blouse, il ressemble à l’ogre des légendes.

Un jour qu’il est étendu les jambes au soleil et la tête à l’ombre, il m’appelle. Je vais faire une commission.

— Où que tu vas donc comme ça, petiot ?

— Chercher du savon, monsieur Chuchot, parce que ma mère n’en a plus.

— Ah !

Et Chuchot réfléchit tellement qu’il ne dit plus rien. Je continue mon chemin. Lorsque je reviens, Chuchot, évidemment, est encore là.

— Tu n’as pas mis longtemps, petiot !

— Oh ! non, monsieur Chuchot ! C’est pressé.

Heureusement, il fait clair : je n’ai pas peur de la hotte, mais j’évite quand même de trop m’approcher : je sais que les puces, et peut-être aussi les poux, sautent avec une merveilleuse aisance d’un endroit à un autre. Et, pour me concilier ses bonnes grâces au cas d’un enlèvement nocturne, hélas ! toujours possible, je lui donne du « monsieur Chuchot » gros comme le bras. Il grogne :

— Du temps que j’étais gamin, à Porquemignon, jamais on ne faisait de commissions. Tout le monde avait son manger chez soi.

— Mais, monsieur Chuchot…

— On n’avait pas tous ces tas de boutiques-là pour acheter des denrées. On faisait cuire son pain, chacun chez soi. On ne mangeait pas de la viande une fois par an.

— Qu’est-ce que vous mangiez, alors, monsieur Chuchot ?

— Des pommes de terre, des pois, du lard. Mais au jour d’aujourd’hui, c’est plus du tout pareil. De mon temps, est-ce qu’on connaissait le savon ? Ça doit être une drôle de nourriture, ça !

II

Chuchot agonisant presque, il fallut bien le transporter à l’hospice. Il promenait sur le drap blanc ses grosses mains velues, comme quelqu’un qui n’en a plus pour longtemps à vivre. Mais il était solide ; il ne perdait pas le nord ; il s’étonnait seulement de coucher, pour la première fois de sa vie, dans un vrai lit. Thierry, le menuisier, averti, rabotait grossièrement les planches du cercueil. Il disait :

— C’est un paletot pour Chuchot. Pas besoin que ça soit luxueux.

Il fallait tout de même les dimensions. Il les avait d’ailleurs. Chuchot était petit, mais bossu. Les deux planches latérales devaient donc gagner en hauteur ce qu’elles perdaient en longueur. Quand le cercueil fut fini, qu’il ne resta plus à faire que le couvercle, on ne put s’y méprendre : le bois blanc disait avec éloquence qu’il ne s’agissait pas d’un gros riche ventripotent, mais les pauvres étant maigres, il fallait que le mort fût bossu. Un gamin qui entra dans la boutique dit tout de suite :

— C’est le cercueil de Chuchot que vous faites là.

Certainement, c’était le cercueil de Chuchot. Mais quand Chuchot se fut habitué à la blancheur du drap, il cessa d’y promener ses mains, et ses yeux sous les cils touffus luirent comme deux petites flammes sous des buissons. Il grogna :

— Une drôle d’idée de m’avoir amené là-dedans. On veut donc me tuer ?

Près de son lit se tenaient le médecin et la sœur Joséphine. M. Germain ne put s’empêcher de rire, et ne put empêcher Chuchot de se lever, et de boire toute l’eau de la carafe qu’il vit sur la table de nuit. On envoya prévenir Thierry. On réussit à le garder deux jours encore. Puis il fallut qu’il partît. Dans un coin de son atelier, Thierry dressa le paletot.

Il reprit sa vie de paresse et de flâneries. Il touchait un bon, chaque semaine, pour un pain de cinq livres, et, chaque mois, pour de l’huile, du lard et des pommes de terre. Par ci, par là, il récoltait deux sous, et cela faisait pour la goutte. Les trente sous de ses rares journées lui servaient pour son tabac et ses sabots. Il estimait qu’il n’avait jamais été aussi malheureux qu’à l’hospice. Quand l’époque fut venue qu’il retournât y scier du bois, il eut vraiment besoin d’avoir conscience de l’importance de ses fonctions, et pour la première fois de sa vie, il eut fini au bout de huit jours. Ce n’était pas d’aujourd’hui, sans doute, qu’il connaissait l’hospice avec ses larges fenêtres cintrées à rideaux aussi blancs que les draps, mais il n’avait jamais mis les pieds dans la salle et n’avait pas encore été obligé de coucher dans un lit. Il connaissait l’hospice, mais comme un pays que l’on regarde sur la carte, en sachant bien qu’il est trop loin pour que l’on y aille jamais. On le vit de nouveau dans la grand’rue, sur les marches de l’hôtel de ville, tantôt seul, tantôt, le jeudi, entouré d’une bande de gamins qui n’avaient plus aussi peur de lui, parce qu’ils avaient grandi et qu’il venait d’être malade. Pourtant il n’était pas plus propre et, à quatre-vingts ans, il se tenait encore d’aplomb sur ses jambes courtes.

Un jour, il entra, en passant, chez Thierry.

— Regarde donc ton paletot ! dit-il à Chuchot.

— Mon paletot ?

Il aperçut le cercueil dans le coin, entre le mur et la cheminée. Il n’ajouta pas un mot, mais il fit une pauvre grimace. Peut-être en eut-il froid dans le dos ; en tout cas, il ne mourut pas longtemps après, mais chez lui, de sa belle mort, pas dans un lit d’hospice. Thierry voulut s’assurer par lui-même qu’il fût vraiment mort, avant de faire le couvercle, qu’il appelait les boutonnières du paletot.

Puis, comme personne n’aurait voulu se servir, après lui, de sa chaise, on la brûla non loin de l’église. Les gamins dansèrent la ronde comme autour d’un feu de joie ; on ne les menacerait plus de Chuchot. Quand elle ne fut plus qu’un petit tas de cendres, ils s’en allèrent. Mais longtemps ils le revirent dans leurs rêves avec ses petits yeux, ses gros sabots, sa haute casquette, et cette bosse qui gonflait sa blouse, comme une hotte…

LE PÈRE LUNETTES

Un surnom qu’il n’avait pas volé. Jamais on ne le voyait sans ses deux paires de lunettes. Il ne devait même pas les ôter pour dormir. Il gagnait sa vie, — si l’on peut ainsi parler, — à casser des cailloux. Comme il n’avait jamais eu de bons yeux, et que dans ce métier on a besoin, pour frapper juste, de voir clair, il portait d’abord une paire de lunettes ordinaires dont il avait soin comme de la prunelle de ses yeux. Pour protéger leurs verres, il avait, par-dessus, une autre paire de grosses lunettes où les verres étaient remplacés par deux petits grillages dont aucun éclat de pierre ne pouvait traverser les mailles serrées. Si ses yeux étaient fatigués, ses oreilles l’étaient presque autant, obligées de supporter, chacune, deux des branches de cette double paire de lunettes. Mais elles ne se plaignaient pas, sachant bien que le père Lunettes ne les aurait pas écoutées.

Lui, d’ailleurs, ne se plaignait pas non plus. Il allait jusqu’à trouver la vie douce. Il ne demandait qu’à pouvoir casser des cailloux jusqu’au jour de la mort. Dès l’aube, hiver comme été, sauf lorsqu’il pleuvait à torrents ou que la neige tombait en tourbillons, il venait s’installer tantôt sur une route, tantôt sur une autre, selon les besoins du service. Il ne perdait pas de temps à regarder autour de lui. Qu’il y eût des feuilles aux arbres, de l’herbe dans les prés, cela ne le gênait pas du tout. Seules les pierres l’intéressaient : pour lui, elles étaient toutes précieuses, puisque c’était d’elles qu’il tirait son pain et son fromage quotidiens. Il se mettait tout de suite à les casser. A ce métier, il se flattait de n’avoir point de rival. Il disait :

— Dans toute la commune, j’en connais pas un qui puisse en casser autant que moi dans une journée, pas plus le Jean Coutarnoux que le Madeleinat, ni que le Sacquet.

C’était là son orgueil, et à peu près son unique sujet de conversation. Il ne voyait pas au-delà de sa commune.

Les casseurs de pierres ne devraient pas vieillir. Ils ont besoin d’avoir toujours la main sûre, l’œil net. Or, après ses yeux, les bras du père Lunettes se fatiguèrent. Il n’en travaillait que davantage, ne levant même plus la tête quand une charrette passait.

Il fut bien obligé de la lever, le matin où il sentit que quelqu’un — qu’il n’avait ni vu ni entendu venir, — lui frappait sur l’épaule. C’était le chef cantonnier en personne. Le père Lunettes avait le respect des autorités. Il toucha la visière de sa casquette.

— Père Lunettes, lui dit le chef cantonnier, ça ne va plus, plus du tout. Tu casses de plus en plus mal tes cailloux.

Le chef cantonnier n’y allait point par trente-six chemins. On n’a pas besoin de se gêner avec les misérables. Et, lui qui n’avait pas tout-à-fait quarante ans, il tutoyait ce vieux qui entrait dans sa soixante-dix-neuvième année.

Le père Lunettes, qui tremblait déjà beaucoup lorsqu’il était au repos, laissa, de saisissement, tomber sa masse.

— Moi !… mon bon Monsieur ! dit-il… Moi !… Mal casser les cailloux !… Mais… c’est pas possible !… J’en crains pas un… dans la commune… pas plus le Jean Coutarnoux que…

Mais le chef cantonnier, qui connaissait la suite, l’arrêta :

— Ça, c’est des histoires du vieux temps, père Lunettes. Aujourd’hui, ça a changé… Tiens ! Regarde-moi ça !…

Il se baissa, prit deux gros cailloux que le vieux avait rangés dans le tas comme s’ils eussent été cassés. Il y en avait d’autres. Au fond, ce n’était pas très important, mais le chef cantonnier connaissait quelqu’un qui ambitionnait la « place » du père Lunettes. On n’y gagnait pas grand’chose, mais c’était fixe d’un bout à l’autre de l’année. Et puis, il faut que les vieux s’en aillent : c’est la loi. Que ne meurent-ils plus tôt !

Le chef cantonnier lui mit les deux cailloux sous les yeux.

— Qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-il.

Le vieux, comme un gamin pris en défaut, ne sut que répondre, balbutia des syllabes sans suite.

— On ne peut pas toujours travailler, continua le chef cantonnier. Faut se reposer. Je sais bien que tu n’es pas riche, tant s’en faut, mais la commune ne te laissera pas mourir de faim.

Le vieux ne répondit rien. S’il avait eu l’habitude de pleurer, nul doute que ses yeux ne se fussent mouillés de larmes. Eût-il même pleuré, qu’on n’eût pas pu s’en apercevoir, à cause de ses deux paires de lunettes.

— Allons ! Finis ta journée, puisqu’elle est commencée. Mais, demain, ça ne sera pas la peine de revenir.

Et le chef cantonnier s’en alla.

A midi, le vieux ne mangea pas. Il avait pourtant apporté, comme d’habitude, son pain et son fromage dans le sac de toile bise qu’il avait accroché à une branche d’arbre, mais il n’y toucha pas. Les bouchées n’auraient pas pu passer. Il rumina, jusqu’à la nuit, la même idée :

— A présent que me voilà vieux, je ne suis plus bon à rien. On ne veut plus de moi. Qu’est-ce que je vais devenir ?

A quelle porte allait-il pouvoir frapper ? Et puis jamais il n’aurait le courage d’aller chercher son pain.

Il avait soif. En arrivant chez lui il but un grand verre d’eau. Bien qu’il n’eût pas sommeil, il se coucha, parce que la nuit est faite pour que l’on dorme lorsque l’on n’a pas de soucis. Mais, jusqu’au chant du coq, il chercha de quelle façon il pourrait s’arranger. A la fin, il trouva.

Dans la matinée, les gens qui passèrent devant la maison du père Lunettes furent tout étonnés de le voir dans sa cour. Ils lui demandèrent :

— Vous ne travaillez donc pas aujourd’hui, père Lunettes ?

Ah ! si, il travaillait ! Il cassait des cailloux, non plus sur la route, mais dans sa cour ! A soixante-dix-neuf ans, il recommençait son apprentissage ! Il cassait des cailloux, méticuleusement. Lorsqu’il aurait fini, il irait chercher le chef cantonnier pour lui faire voir son travail…

LE DONJON

Lui non plus n’avait pas volé son surnom.

Pourtant nous ne songions guère à parler par antiphrase, Fèvre surtout, que ce seul mot eût fait rêver : toujours parmi les derniers à l’école, il aimait mieux le jeudi tuer des moineaux à coups de lance-pierres qu’apprendre ses leçons pour le lendemain. Mais pour donner des sobriquets il n’avait pas son pareil.

Dans notre manuel d’Histoire de France, au chapitre du Moyen-Age, une gravure représentait un château et une chaumière, avec cet intitulé :

« Le donjon et la cabane du serf. »

Si la cabane se faisait humble, le donjon, cela va sans dire, se dressait superbe sous la voûte du ciel dont il semblait être un des piliers. Fèvre regardait plus les dessins qu’il ne lisait les textes. Il avait le temps de réfléchir, de trouver des associations d’idées que nous ne soupçonnions pas.

Le père Petit n’avait pas davantage volé son nom.

Guère plus haut qu’un gamin, il n’avait qu’un soupçon de moustache. Ses favoris grisonnants, — ou plutôt ses pattes de lapin, car ils ne lui descendaient même pas à mi-joue, — était-ce de la barbe ou des cheveux ? On ne pouvait pas trop savoir. Le coiffeur seul aurait peut-être pu le dire, mais le père Petit n’était pas de ses clients. Il se faisait tailler les cheveux par sa femme : c’était, chaque fois, quatre sous d’économisés. Sans ses lourds sabots, il semblait que le vent, s’engouffrant sous sa blouse, l’eût emporté comme une plume. Il faisait penser beaucoup plus au serf et à sa cabane. C’est à cause de quoi, sans doute, Fèvre l’appela « le Donjon ».

Il avait un poste officiel qui, s’il lui valait l’aisance, l’astreignait à de multiples devoirs : le dimanche il aidait à couper et à distribuer le pain bénit, et à sonner les cloches. Aide-sacristain, aide-sonneur, il était obligé de mener de front plusieurs pensées : aussi gagnait-il cent francs par an.

Pour lui offrir cette fortune, on vint le chercher dans sa maison du Vieux-Château. Si abasourdi d’abord qu’il ne songeait pas à refuser, il accepta dès qu’il eut recouvré son sang-froid. Sobre par tempérament, et par manque d’argent économe, il n’entrait jamais dans les auberges. Pacifique, il ne blasphémait pas. De quoi se fût-il irrité ? Sa vie n’était-elle pas celle qu’il devait vivre ? Mais des hommes qui ne boivent ni ne jurent sont rares dans les petites villes, et ailleurs. Le Donjon fut jugé digne de devenir un des plus proches serviteurs de Dieu dans son église, bien qu’il habitât dans le Vieux-Château où l’on ne fait guère preuve de sentiments chrétiens. Mais il n’y a pas de sentiments qui tiennent : on se loge suivant ses ressources. Et celles du Donjon ne lui auraient permis de vivre ni sur la place, ni dans la grand’rue.

Sa maison, d’un loyer annuel de soixante-dix francs, lui suffisait. Elle avait quatre murs, parce que le vent peut venir indifféremment des quatre points cardinaux, et un toit, parce que la pluie et la neige viennent toujours d’en haut. Ni les murs ni le toit n’étaient neufs : ils perdaient celui-ci de ses tuiles, ceux-là de leur mortier. Ils résistaient de leur mieux, mais le vent s’attaquait aussi au toit, la pluie et la neige aussi aux murs. N’importe. Il s’y sentait bien chez lui, beaucoup mieux que dehors comme « les pacants », qui sont les mendiants des routes.

C’était une de ces maisons qui, sans leur horloge, leur bois de lit, leur armoire et leur arche, feraient penser aux huttes que les Gaulois se bâtissaient dans les clairières. Souvent pleines de fumée que le vent rabat à l’intérieur, il faut les voir avec leurs murs jaunis, leurs solives noircies, leurs carreaux enduits d’une poussière qui, mélangée à de l’eau, forme crasse ; surtout avec leur provision de bois entre la cheminée et l’arche : fagots entiers, avec leurs feuilles sèches, que l’on coupe à mesure sur le billot, bûches, avec leurs racines terreuses, que l’on jette telles quelles sur le feu. La serpe est là. La scie et le chevalet ne sont pas loin. Tout cela serait aussi bien à la cave ou au grenier. Mais il faudrait se déranger trop souvent. Et puis vous ne savez pas qu’ainsi le bois sèche mieux. Quant à ceux qui ne trouvent pas notre maison à leur goût, eh bien, ma foi, on ne les force pas à y entrer. Il faut, pour monter au grenier, sortir par tous les mauvais temps et dresser l’échelle lourde, quelquefois vermoulue. Un faux pas est vite fait. On a peur de glisser sur un barreau, ou qu’il se casse en deux. Pour aller à la cave, il faut sortir aussi, patauger dans la boue. Sans doute il ne manque pas d’ouvriers qui ont le souci d’être bien logés et chez qui l’on trouve, à défaut de luxe, de la propreté. Pour reluire, une armoire n’a pas besoin d’être en acajou. Les carreaux les plus ordinaires peuvent être rouges de leur teinte naturelle quand on les lave tous les matins. Mais il ne fallait pas en demander tant à ceux du Vieux-Château.

Le Donjon était satisfait de son logis comme de sa vie. Pas un roi dans son palais n’était plus heureux que lui lorsque, le nez de ses sabots dans les cendres chaudes, il écoutait gémir le vent et regardait la neige tomber. Qu’eût-il fait d’une maison propre et claire ? Il y aurait été tout dépaysé. Peut-être même n’aurait-il pas osé y entrer.


Même avant qu’il fût promu à cette double dignité d’aide-sacristain et d’aide-sonneur, il ne se créait pas d’inutiles tourments. D’autres, moins pauvres que lui, travaillaient tous les jours soit dans leurs champs, soit chez les riches. Lui, non. Il vivait à peu près comme un rentier qui, du moins, n’a pas le souci de surveiller les cours de ses valeurs. Il travaillait lorsqu’il en avait envie, beaucoup plus que lorsqu’il en avait besoin : sinon, il n’aurait pas cessé, du deux janvier à la Saint-Sylvestre. S’il allait au bois faire des fagots, c’est qu’il éprouvait le désir de respirer l’air pur. Il partait de bon matin si le temps était beau à sa convenance, avec sa serpe et son carnier. Ne se pressant pas, puisqu’il avait toute sa journée devant lui, il rencontrait beaucoup de monde, du pont des Canes à la Grange-Billon. Bonjour à l’un, bonjour à l’autre, il s’arrêtait ici un instant, là cinq minutes. Dans le bois il recherchait la compagnie des charbonniers, tournait avec eux autour des meules d’où montaient des filets de fumée grise ou bleue, suivant que la combustion était plus ou moins avancée. Avec eux il s’asseyait devant leurs huttes et les écoutait causer : on ne saurait jamais trop s’instruire. C’étaient trois, cinq fagots de moins. Mais il n’y regardait pas de si près, sachant encore que pour aboutir à la tombe on se donne toujours trop de mal.

Il avait, non loin de sa maison, un jardin qui aurait pu être magnifique, mais qu’il n’avait pas le temps d’entretenir. Plus de mauvaises herbes que de légumes y poussaient ; les arbres fruitiers étaient « mangés » par les ronces qu’il n’avait pas le temps de couper, par les branches trop longues du plan d’épines qu’il n’avait pas le temps d’égaliser. Pas exigeant, il ne demandait qu’à récolter assez pour leur consommation personnelle, — car ils étaient trois, — insoucieux de vendre le surplus. Insoucieux ? Non pas. Le Donjon avait sa dignité. Aller de porte en porte, un panier au bras, ou s’installer le jeudi sur la place avec des choux et des carottes dans sa brouette l’eût fait rougir de honte.

Pourtant il allait quelquefois en journée : il n’est pas mauvais de varier ses occupations. On l’employait, comme Chuchot, à scier du bois. S’il ne flânait pas aussi ostensiblement, s’il ne rôdait pas autour de la cuisine, il se reposait fréquemment en s’essuyant le front d’un revers de manche. On ne lui disait pas : « Ce ne sera pas la peine de revenir demain ». Mais on ne le prenait que lorsque tous les autres étaient occupés ailleurs.

Sa femme aurait pu faire des ménages et laver des lessives. Mais il s’agissait bien de cela quand elle non plus ne trouvait même pas le temps de laver les carreaux de leur maison ! Elle était de celles qui ne trouvent pas davantage le temps d’aller à la messe le dimanche. On l’appelait la « Donjoune ». Fèvre se chargeait de créer les mots qui n’existaient ni dans notre manuel d’Histoire de France ni dans le dictionnaire.

Aussitôt que leur gamin eut fait sa première communion, ils le mirent en apprentissage chez un cordonnier. C’est un métier qui n’est pas fatigant : on est toujours assis. Il n’était pas plus gros ni plus solide que son père. Pour commencer il ne gagna rien, ensuite pas grand’chose. Mais c’était mieux que s’il fût resté à leur charge.


Du jour au lendemain sa vie changea. Ses épaules n’étaient pas habituées au fardeau de cette double tâche. Il aurait des occupations multiples, à jours et à heures fixes. Il n’irait pas à l’église comme il allait au bois : quand le ciel serait à sa convenance, mais par tous les temps bons ou mauvais, tous les dimanches et tous les jours de fêtes.

Les six enfants de chœur, nous avions affaire à lui, mais nous ne le craignions guère, n’étant pas sous ses ordres. Nous représentions, lui et nous, deux forces parallèles qui agissaient sans se contrarier, tout en se rencontrant parfois. Mais, à partir du jour où Fèvre l’eut surnommé « le Donjon », nous le craignîmes plus du tout. Il approchait de la cinquantaine : son âge cessa de nous en imposer. Nous ne nous occupions plus que de sa petite taille et de ses gros sabots qui faisaient du bruit sur les dalles. En vain marchait-il avec toute la délicatesse dont il était capable : M. le Curé dut l’appeler après la grand’messe.

— Père Petit, lui dit-il, vous n’avez donc pas de souliers ?

M. le Curé pouvait s’en étonner, puisque le fils du Donjon travaillait chez un cordonnier. Il est vrai qu’il n’était encore qu’apprenti.

— Ma foi non, M. le Curé ! répondit-il. Qu’est-ce que j’en ferais ?

Il avait raison. Mais M. le Curé ne fut pas de cet avis.

— Allons ! Allons ! dit-il. J’arrangerai cela.

Un de ces messieurs de la Fabrique en avait une vieille paire dont il se sépara sans trop de regrets. Sur les dalles on n’entendit plus les sabots du Donjon ; mais il ne s’habitua pas tout de suite à marcher avec des souliers : d’abord il fit plus de bruit qu’avec ses sabots.

Il avait son intelligence à lui, comme un outil personnel dont d’autres auraient été incapables de se servir. Depuis sa naissance il l’appliquait, toujours égale, à trancher des difficultés toujours semblables, à comprendre les menus événements dont se tissait sa vie invariable. Quand il s’agit de la distribution du pain bénit, il eut besoin de plus d’un dimanche pour s’y reconnaître. Aussi bien était-ce d’une invraisemblable complication.

L’église se composait de la nef centrale, de deux nefs latérales et de la nef déambulatoire. Inutile de dire que le Donjon n’arriva jamais à prononcer ce dernier mot. Après tout ce n’était pas nécessaire. Mais il s’embrouillait dans ses souvenirs : tant de choses se passaient au cours d’une semaine qu’il avait le droit de ne plus se rappeler, d’un dimanche à l’autre. Une fois on distribuait le pain bénit dans la nef gauche et dans la partie gauche de la nef centrale, une autre fois dans la nef droite et dans la partie droite de la nef centrale. Et il y avait la chapelle des sœurs, la chapelle de Sainte-Julitte, la chapelle de Saint-Alban, où l’on devait, la distribution régulière faite, porter ce qu’il restait de pain dans les corbeilles. Et le pourtour du chœur ! Et les hommes qui se tenaient debout sous les cloches !…

D’autant plus qu’il venait de fournir un effort pour sonner les cloches. Il ne s’agissait que d’un effort des bras, mais ils étaient, comme son intelligence, accoutumés à des mouvements toujours pareils ; ils étaient surtout accoutumés au repos.

Il y avait trois cloches, chacune avec beaucoup de prénoms, que nous appelions, pour plus de commodité, la petite, la moyenne, la grosse. Nous mettions notre orgueil de gamins à les sonner sans le secours de personne, mais très peu d’entre nous osaient s’attaquer à la grosse. Elle avait une double corde, parce qu’il ne fallait pas moins de quatre bras pour la mettre en branle. Une fois « embarquée », comme nous disions, nous réussissions, avec de l’adresse, à maintenir son élan, et nous en étions fiers. La première fois que je « sonnai la grosse » sans aide, je crus que rien dans l’univers ne pourrait plus me résister. J’avais douze ans.

Le Donjon n’était pas payé pour avoir des ambitions d’un pareil lyrisme, mais il l’était pour aider à sonner. Là non plus il ne réussit pas tout de suite. Nous riions de le voir s’accrocher maladroitement à la corde qu’il ne laissait filer qu’au moment où il sentait qu’elle allait l’emporter. Il n’était pas lourd : son poids n’eût pas suffi à arrêter la cloche. Mais quand c’était fini il suait à grosses gouttes.

Nous le laissions faire, bien qu’il nous en coûtât. Il y avait les trois coups de la Messe et les trois coups des Vêpres. Le dimanche, la présence du Donjon n’était nécessaire que pour le troisième coup, mais les jours de fêtes il fallait qu’il fût là pour les trois. Si pour lui c’était une fameuse besogne, pour nous, qui n’étions pas payés, c’était une grande joie. Nous nous disputions les cordes. Il y eut même des batailles, fronts bosselés, joues écorchées. A tel point que, pendant quelque temps, l’accès du clocher nous fut interdit. Il n’en était pas de même, hélas ! pour le Donjon !


Sa femme tout de suite avait loué une chaise à l’église. Elle trouva le temps de venir à la grand’messe tous les dimanches. Elle le suivait des yeux, s’inquiétant qu’il ne fît point l’affaire. Elle prit même, peu à peu, l’habitude d’aller l’aider à sonner, lui qui déjà n’était là que pour aider, avant la Messe et avant les Vêpres. Les carreaux de la maison n’en étaient pas plus sales.


Il se montrait encore dans d’autres grandes circonstances, comme le matin du premier Janvier et le soir du vingt-quatre Septembre, lorsqu’avec les employés de l’église, — le sacristain, le suisse, le chantre et le sonneur, — il allait souhaiter à M. le Curé la bonne année et sa fête, la Saint-Firmin. Le suisse et le chantre tenaient le crachoir. Le verre en main, debout autour de la table sur laquelle les attendaient des gâteaux, ils entamaient tantôt avec gravité, tantôt avec gaieté, la chronique locale. Toujours renseigné avant eux, M. le Curé les écoutait d’une oreille en apparence attentive, pour leur faire plaisir. Le Donjon, lui, écoutait pour se donner une contenance, comme un gamin à l’école, qui ne comprend pas tout. Mais il riait en même temps que les autres. Le reste du temps il opinait du chef, au supplice quand ce blagueur de chantre, qui avait la langue trop bien pendue, le désignait à l’attention de tous en disant, par exemple :

— C’est comme le père Petit. L’autre jour…

Et le reste !

Dans cette grande salle à manger trop propre, il ne se sentait pas à l’aise. Sa place prise une fois pour toutes, il n’en bougeait pas d’une semelle, de peur de glisser sur le parquet ciré. Il regrettait d’être obligé de s’arracher à sa chère solitude. Il aimait mieux le coin de son feu. Heureusement il n’y avait qu’un premier Janvier et qu’une Saint-Firmin. Sans quoi il eût été capable, dès la première année, de démissionner.


Les tuiles de sa maison n’en souffrirent pas, mais un mauvais vent souffla qui devait venir de très loin, de Paris sans doute, puisque le Donjon estima qu’il n’était pas rétribué selon ses mérites. D’habitude ce n’est pas dans nos pays que ces idées prennent naissance. Elles y arrivent par on ne sait quels chemins, comme de mauvaises graines qui mettent longtemps à se développer, mais qui se garderaient de mourir. Peut-être le Donjon les tenait-il, sans le savoir, de son fils qui, parti travailler à Paris, lui écrivait de temps en temps et était revenu, à deux reprises, passer ici huit jours. En tout cas, à l’âge de soixante ans, il fraternisait inconsciemment avec les ouvriers des grandes villes qui, jeunes, hommes mûrs, trouvent toujours qu’ils travaillent trop et qu’ils ne gagnent pas assez. On disait d’eux :

— Ils réclament la journée de huit heures, n’est-ce pas ? Eh bien, quand ils l’auront, vous verrez qu’il leur faudra la journée de sept, puis de six heures, jusqu’à ce qu’ils arrivent à ne plus rien faire du tout. Tas de « feignants » ! Ah ! malheur !

Ses cent francs, le Donjon finissait par les considérer comme son dû : maintenant il fallait qu’on lui payât son travail, et il demanda une augmentation.

Il avait bien choisi son moment ! La séparation de l’Église et de l’État venait d’être votée, mais est-ce qu’il en savait quelque chose !… En eût-il entendu parler, d’ailleurs, que c’était trop compliqué pour qu’il en saisît le premier mot. M. le Curé en leva les bras au ciel.

— Une augmentation, père Petit ! Mais vous n’y pensez pas !…

— C’est que les temps sont durs pour le pauvre monde, Monsieur le Curé !

Ils le furent bien davantage quand on lui eut dit :

— C’est à prendre ou à laisser.

Il répondit sans hésitation :

— Eh bien, ma foi, je laisse.

Se considérant comme indispensable, il pensait qu’on insisterait pour le retenir. Il n’en fut rien.

Deux, trois, quatre semaines il attendit qu’on vînt le supplier de revenir. Il avait fait preuve d’indépendance : il aurait recommencé pour le même prix. Après tout, les billets de cent francs, il n’en pleut pas dans nos rues. Il s’étonnait d’entendre sonner les cloches comme par le passé. Le premier dimanche sa femme alla tout de même à la grand’messe, pour voir. C’était un enfant de chœur qui distribuait une partie du pain bénit, mais avec moins d’élégance, estima-t-elle, que le Donjon. Pourtant chacun en eut sa part. Personne ne mourut de faim.

Il finit par n’y plus penser. Il reprit sa vie d’autrefois. Lorsqu’il se rappelait ces dix années de travail acharné, il se passait la main sur le front comme pour se débarrasser d’un mauvais rêve. Et, pourtant, il commençait à s’habituer au premier Janvier et à la Saint-Firmin…

LA CANE

Mon oncle, ma tante et mon cousin, nous les considérions un peu comme des paysans parce qu’ils habitaient une maison qui touche au bois. Un sentier seulement l’en sépare, bordé à gauche par des haies, à droite par un mur de pierres sèches : ni les buissons ni les arbres ne peuvent le dépasser. Mais, l’été, des serpents, glissant parmi les bruyères chaudes, traversaient le sentier et venaient prendre le frais dans les prés, non loin de l’étang Baron.

Ils avaient un âne, deux vaches dont ils vendaient le lait, quelques poules dont ils vendaient les œufs, surtout des canards et des canes que je trouvais beaux avec leurs plumes vertes et bleues. Les canes pondaient aussi, mais des œufs moins appréciés sur le marché que ceux des poules : ils les mangeaient.

Parce que nous demeurions non loin des promenades et de l’église, ils nous regardaient comme des citadins. Et tout le monde sait que les habitants des villes sont plus riches que les paysans.

Mon cousin fréquentait comme moi l’école des frères : il n’en était pas à plus d’un quart d’heure de distance. Il aurait pu, sans trop de peine, aller déjeûner chez lui, à midi, mais on est de la campagne ou l’on n’en est pas.

Il tenait à en être.

En hiver ceux des villages arrivaient avec des casquettes enfoncées jusqu’aux oreilles, avec des cache-nez si longs qu’il leur fallait du temps pour les dérouler d’autour de leurs cous. Les uns apportaient des branches mortes luisantes de verglas. Les autres n’apportaient rien. Tous avaient des airs de héros qui viennent de braver les plus grands périls. Ils auraient pu glisser dans les ravins, rester ensevelis sous la neige, être dévorés par les loups. Pour la gloire de nos camarades des villages nous tenions à croire qu’il restait des loups dans les bois. Mon cousin, lui, n’avait qu’à suivre une route jalonnée de maisons. Mais il fallait le voir arriver avec sa casquette, son cache-nez, et une bûche qu’il avait prise sous le four : certainement il aurait fait peur aux loups !

Comme ceux des villages il fournissait en nature sa part de chauffage que nous autres nous payions de nos deniers. Comme eux il apportait dans son carnier, avec ses livres, son goûter, c’est-à-dire du pain, un œuf dur, du sel, quelques noix. Ils mangeaient à midi sous le hangar ouvert à tous les vents. Aussi, tout le temps que duraient les grands froids, mon cousin venait-il avec moi déjeûner à la maison : il apportait son carnier. Quelquefois sa mère lui avait donné dans un petit chaudron un reste de ragoût que sur notre poêle il mettait à réchauffer ; mais nous partagions quand même avec lui notre viande, nos légumes, notre vin : il n’apportait jamais de vin. Eux, c’étaient des paysans ; nous étions des riches.

Les jours de restes de ragoût étaient rares.

Ils avaient des poules et des canes : la plupart du temps il n’apportait que du pain. Alors il entrait en disant à ma mère :

— Tante, ce matin la cane n’a pas pondu.

LES MARIUS

Leur maison se compose d’une pièce unique dont ils paient le loyer quand ils peuvent. Ils y vivent six, le père, la mère et, pour l’instant, quatre enfants. Les pauvres ne s’inquiètent point d’avoir beaucoup de bouches à nourrir. Quand il n’y a pas assez à manger pour quatre et que l’on arrive tout de même à ne pas mourir de faim, à six on se tirera tout aussi bien d’affaire.

Personne, à supposer qu’on l’ait jamais connu, ne se rappelle plus leur véritable nom : il n’y a guère que le secrétaire de la mairie qui puisse le savoir. Car l’aîné des enfants ayant dû accepter, le jour de son baptême, le prénom de Marius, on a trouvé cela si drôle qu’on ne les appelle plus, en bloc, que « les Marius ».

Le père est un petit homme qui porte une grande barbe noire en éventail. Il a l’accent d’un Marseillais mâtiné d’Auvergnat. Je me demande à la suite de quelles entreprises sans résultat il a pu, parti des Bouches-du-Rhône ou du Cantal, venir se fixer dans ce coin du Morvan. Je me souviens de l’avoir admiré. N’avait-il pas dit, en feuilletant un volume doré sur tranches que l’on m’avait donné le jour de la distribution des prix :

— Voici Mathieu Molé, un grand homme.

Marius, le petit homme à grande barbe noire, était devenu pour moi une espèce de Mathieu Molé qui a eu des malheurs. Car ils sont pauvres : on ne sait pas de quoi ils peuvent vivre. La mère a toujours sur les bras un enfant qu’elle allaite. Jeune encore, plus que blonde, elle marche en se dandinant. L’aîné est toute la journée dehors avec son père. Il n’a pas besoin d’aller à l’école. Le petit homme, qui connaît Mathieu Molé, en sait plus qu’il n’est nécessaire pour instruire son fils. On raconte que la nuit aussi ils sont dehors plus souvent qu’à leur tour, comme les Lavocat. Mais, quand une poule disparaît, que des pommes de terre ont été arrachées et des haricots cueillis, on ne sait qui en accuser : les Marius ou les Lavocat.

Chez eux, cela sent mauvais. Il y a un berceau. L’hiver ils laissent continuellement fermées la porte et la fenêtre : la chaleur une fois partie, comment la remplacer ? La provision de bois est si vite épuisée ! Et allez donc, sous des pieds de neige, ramasser des branches mortes et déraciner des souches !…

De temps en temps aussi Marius, majestueux, traverse la ville avec son fils aîné, l’un poussant, l’autre tirant une petite voiture qu’ils ont eux-mêmes fabriquée. Le diamètre de la roue droite est sensiblement inférieur à celui de la roue gauche : on n’achète pas ; on prend ce que l’on trouve. La voiture, penchant un peu sur le côté droit, s’avance de biais. Si Marius, d’une poigne solide, ne la redressait pas à chaque tour de roue, elle ne ferait guère que tourner sur elle-même, au moment du départ, comme un chien fatigué qui aimerait mieux dormir. Mais il lui faut aller aussi droit que possible le long des routes, vers les villages. Elle leur porte du fil, des aiguilles, des paires de chaussettes, et, comme articles de luxe, quelques rubans à quatre sous. Elle s’arrête devant les portes des chaumières : très peu s’ouvrent. On aime mieux faire ses achats à la ville. Parfois pourtant une femme se trouve manquer de fil ou d’aiguilles, avoir envie d’un beau ruban qu’elle hésite à acheter et la petite voiture, heureuse, se dit :

— Aujourd’hui, j’ai servi à quelque chose.

Mais, presque toujours, elle revient aussi chargée qu’avant de partir. Elle cahote douloureusement dans les ornières, tirée par le gamin, poussée par le père qui, toujours de bonne humeur, chantonne. On ne peut pas se faire quotidiennement des cinq sous de bénéfice net. Marius le sait. Il n’oserait pas tant en demander.

Mais il ménageait à la ville une surprise.

Le jour de Noël, pendant la grand’messe, il a installé devant sa porte une table couverte de bonshommes, d’oiseaux, de paniers, de pipes minuscules en sucre rouge. Il les a achetés en gros, et sans trop se flatter, parce que c’est jour de grande fête, il pense bien tout revendre au détail. Cela fera quinze sous de gagnés, et ils pourront eux aussi fêter Noël à leur façon. Pour sortir la table il a fallu poser dans un coin, faute de buffet, les casseroles, les assiettes, les verres. Et voici que, la messe finie, on descend de l’église. Des enfants regardent les friandises. Le petit homme, debout derrière la table, leur sourit, mais les mamans ne regardent ni ne s’arrêtent. Elles doivent être pressées. Le défilé continue. Une petite s’est échappée : elle est venue voir de près les beaux oiseaux rouges. Il en prend plusieurs et lui demande :

— Lesquels veux-tu ?

Mais tous ! Seulement elle n’a pas d’argent, et sa mère lui crie :

— Voyons, vas-tu venir ?

Madame, vous n’avez pas regardé le petit homme. Vous n’avez pas vu, épiant derrière les carreaux, les quatre enfants qui se demandent si leur père va vendre quelque chose.

Maintenant il n’y a plus à descendre que les vieux. Le petit homme n’a encore rien vendu : pourtant il espère toujours. La table n’est-elle pas propre ? Ne l’a-t-il pas soigneusement lavée hier ? Est-ce parce qu’il n’a pu, n’en ayant pas, la recouvrir d’une nappe ? Mais la neige qui tombe, — il souffle de temps en temps sur ses oiseaux, sur ses bonshommes comme pour leur donner une âme, — n’a-t-elle pas formé, sur la pauvre table, une nappe d’une blancheur éclatante ?

LE TIERCELET

Ainsi, vous voilà revenu dans nos bois ? Ça fait longtemps qu’on ne vous avait vu : depuis l’an dernier, à pareille époque. Assoyez-vous donc. Je n’ai pas de chaise à vous offrir, mais vous savez bien ce que c’est que des charbonniers. S’il fallait traîner tout un mobilier avec soi, ça ne serait pas Dieu possible. Je n’ai rien que ces deux bûches-là comme sièges ; quand il fait beau temps, comme aujourd’hui, on les sort devant la porte de la cabane. Vous prenez justement celle qui a une tache de sang. Attendez un peu. Je vais enlever la poussière. Nous, nos culottes, ça ne craint rien. Ces bûches-là, ce n’est pas l’hiver dernier qu’on les a sorties dehors. Figurez-vous que la neige est restée plus de trois mois sans fondre et qu’on était là, le Colet et puis moi, comme qui dirait bloqués. Mais on en a bien l’habitude, et ça ne nous fait pas peur. On était même un peu plus haut qu’ici, droit vers l’Étang des Merles, et je vous réponds qu’on était rudement bien placés pour sentir le vent, et un vent pas chaud, ah ! mais non, qui venait de Brassy. Alors, aussitôt la nuit, on s’enfermait tous les deux, le Colet et puis moi ; le poêle ronflait, que c’était réjouissant de l’entendre, et on jouait aux cartes une fois la soupe mangée. On jouait aux cartes en buvant du vin chaud, des fois jusqu’à minuit. Car on avait du vin. Toutes les deux semaines, le Pierre Bourdier venait de Lormes avec son chariot et ses bœufs. Ça n’était pas drôle pour lui, parce que ses bœufs avaient de la neige jusqu’aux naseaux, mais ils se tiraient toujours d’affaire. D’ailleurs, vous savez bien aussi ce que c’est que les bœufs. Le Pierre Bourdier nous amenait du pain, du vin, de l’huile et des pommes de terre. Avec ça, il n’y avait pas un roi plus heureux que nous. Le dimanche, quand on entendait un peu les cloches sonner à l’église de Lormes, on était joyeux sans savoir pourquoi. On faisait un brin de toilette dans la neige, et toute la journée, pour se reposer, on jouait aux cartes. Et puis, on faisait de la meilleure cuisine qu’en semaine. Car j’ai oublié de vous dire que le Pierre Bourdier nous amenait aussi de la viande et du lard. Sauf votre respect, on vivait là comme des ours.

Et puis, la neige a fondu. Nous, ça ne nous fait ni chaud, ni froid. Été comme hiver, on s’occupe du charbon. En voilà encore dix meules autour de nous, mais c’est la fin. Après, on descendra du côté du Villard.

Quand la neige a été partie, les oiseaux sont arrivés, à commencer par les merles. Ce n’est pas à dire que, l’hiver, on n’en voyait pas du tout, mais à la fonte des neiges, on en voit bien plus. Et des oiseaux qui chantent, que c’est aussi réjouissant de les écouter sur les arbres que d’entendre le poêle dans la cabane ! C’est le quatorze avril — allez ! je n’ai pas oublié la date ! — que j’ai trouvé un nid de « rôts ». Lès gens des villes appellent ça des autours, à ce que je crois, mais, vous qui êtes d’ici, vous savez ce que c’est que des « rôts ». Cinq petits qu’il y avait dedans ! « Si on les prenait pour les apprivoiser ? », que j’ai dit au Colet. Je pensais bien qu’il ne dirait pas non. Parce que c’est moi qui dirige tout ici, et qu’il fait ce que je veux. Il n’a pas dit non. Et j’ai apporté les cinq petits « rôts » dans notre cabane. C’est le père et la mère qui n’étaient pas contents et qui auraient bien voulu nous défigurer ! Mais les charbonniers, ça n’est pas comme les poules des basses-cours : ça ne craint pas les « rôts ». Les petits ont vite grandi. Je m’attachais à eux, le Colet aussi. Ils étaient doux comme des gros pigeons, et ils ressemblaient à des pigeons, pour quelqu’un qui n’aurait pas su.

Et voilà-t-il pas qu’un peu de temps après — c’était par là vers le quinze mai, — le père Taupin, que vous connaissez bien aussi, est venu faire du bois à l’Étang des Merles avec sa voiture à âne. On a commencé par causer de choses et d’autres. Mais j’ai oublié de vous dire que les cinq petits « rôts » nous donnaient du tracas. On leur avait fait une belle cage, mais elle était trop petite, à mesure qu’ils grandissaient. Et puis, toujours leur donner à manger, ça finissait par nous être à charge. « Qu’est-ce que c’est donc que ces pigeons-là ? », que m’a demandé le père Taupin. Tout de suite, j’ai eu l’idée de lui faire une farce. « Des pigeons…? » qu’a répondu le Colet, qui n’est pas malin pour deux sous. Mais je l’ai arrêté. « Des pigeons ramiers qu’on a pris dans le bois ! », que j’ai dit au père Taupin. « Ils sont joliment beaux, mais, comme on n’y tient pas, on va t’en donner quatre, si tu veux. Nous, avec un, pour nous tenir compagnie, on en a bien assez. » Vous pensez que Taupin n’a pas demandé mieux. « C’est la bourgeoise qui va faire un bon plat ! » qu’il a dit. Il s’en pourléchait déjà les babines. Moi, je me tenais, pour ne pas rire. Ah ! si j’avais su ! Il a emporté les quatre qu’on lui a donnés. On avait gardé le plus joli, un tiercelet qui s’était apprivoisé mieux que les autres, je n’ai jamais su pourquoi, et qui venait avec nous quand ça lui disait. C’était une vraie société pour nous. Il nous regardait manger la soupe. Il faut dire aussi qu’on lui avait rogné les ailes et qu’on le surveillait de près. Mais on n’aurait pas voulu le rendre malheureux, comme font les gens des villes pour des bêtes qui aimeraient bien mieux vivre dans les bois. Avec nous, il était pour ainsi dire chez lui et il n’avait pas besoin de chercher sa vie. Je ne dis pas qu’il n’y pensait pas. Est-ce qu’on sait jamais, avec les bêtes ?

En attendant, je voyais la figure de Taupin et de sa grande bringue de femme, vous savez bien ? l’ancienne servante de Mme Desmergers. Si c’est pas malheureux, un vieux de soixante-huit ans qui va se marier avec une fille de vingt-deux ! Je me dis souvent que les hommes sont plus bêtes que les bêtes. Et plus méchants aussi, vous allez voir. Je voyais leur figure. Parce que, les « rôts », ce n’est guère bon à manger. J’aurais mieux fait de leur donner la volée que d’en faire cadeau à Taupin. Car voici ce qui est arrivé. Vingt jours après, comme on était en train de préparer une meule, le Colet et puis moi, Taupin est venu exprès de Lormes, en sournois. Notre tiercelet était resté devant la cabane. Ah ! tenez ! c’est juste sur cette bûche-là que vous êtes assis ! Taupin a pris notre tiercelet et, avec la serpe qui traîne là, devant vous, il lui a coupé le cou, comme à un canard, pour se venger. Quand nous sommes revenus, le Colet a dit : « On nous l’a tué ! » Moi, je n’aurais même pas pu en dire si long. Je me suis tout de suite douté que c’était Taupin, mais je ne l’ai su qu’après, par le Pierre Bourdier : Taupin et sa grande bringue de femme avaient été malades d’avoir mangé nos « rôts ». Certainement, je n’avais pas besoin de lui faire cette farce-là, mais est-ce qu’il n’aurait pas dû voir, aussi, que ça n’était pas des pigeons ramiers ? Qu’il ne revienne pas faire du bois par ici ! Autrement… Quant à notre tiercelet, on l’a enterré là, au pied du grand foyard que vous voyez. Je veille à ce que les bêtes des bois ne le déterrent pas. J’ai même planté dessus une petite croix, mais, d’ici, l’herbe la cache. Venez voir. C’est grand dommage que vous ne l’ayez pas connu vivant !…

LA BOITE DE DRAGÉES

Oui, madame, je vous remercie. Notre garçon, notre bru, le bébé, tout le monde va bien. Mais attendez donc un peu que je vous raconte l’histoire. Vous vous rappelez bien, quand il est parti s’établir à Nevers ? On se disait : « Certainement qu’il ne peut pas rester garçon boucher toute sa vie ; et puis, ici, c’est un pays de misère où tout le monde a du mal à joindre les deux bouts, mais est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait d’apprendre à travailler la terre et de rester avec nous ? » C’est encore ce qu’il y a de moins hasardeux. Le commerce, ça ne vaut plus grand chose nulle part. Seulement, être boucher, il avait ça dans le sang. Il est donc parti à Nevers, où il a trouvé une femme à son goût. Moi j’aurais mieux aimé… oui… vous savez… Enfin, qu’est-ce que vous voulez !… Il nous avait écrit d’aller à sa noce ; mais on tient si peu, le Jean et moi, à voyager, que nous sommes restés ici. Il faut dire pourtant qu’à cette époque-là le Jean toussait à se crever la poitrine. Et puis, c’est tout de suite la dépense que ça nous aurait fait : autant dire une pièce de quinze francs. Mais, le mois dernier, — ça fait juste deux semaines aujourd’hui, — voici qu’il nous écrit que sa femme venait d’avoir un bébé, qu’on allait le baptiser le dimanche de la Pentecôte, et qu’il comptait sur nous, pour le temps que nous pourrions rester. Je me rappelle même, tellement j’ai lu sa lettre de fois, qu’il disait : « Ma femme joint ses prières aux miennes pour vous prier de venir. » Ah ! dame, c’est qu’il sait écrire. Il a eu son certificat d’études à l’âge de onze ans et demi, et vous pouvez m’en croire que ça ne lui nuit pas pour son commerce, dans une ville comme Nevers. Et puis, il avait ajouté aussi : « Quant à vos frais, ne vous en occupez pas. On vous remboursera votre voyage ». « Qu’est-ce que t’en penses ? » que j’ai demandé au Jean. Lui, ça ne le tentait guère. Vous le connaissez. Pourvu qu’il soit couché de bonne heure, il est content. Moi aussi. Mais, enfin, des fois il faut tout de même se faire violence. Et je vous réponds que je l’ai secoué ! « Voyons, tout de même, que je lui ai dit, on n’a pas été à sa noce ! C’est bien le malheur, si l’on ne va pas au baptême ! Du moment qu’ils nous paient le voyage ! »

On est donc partis samedi matin par le tacot. Oh ! jusqu’à Corbigny on connaissait le pays. Mais une fois là, quand on est descendus du tacot pour monter dans le train, on a été tout ébarlutés. Le Jean n’en revenait pas de voir tant de blé. Et je vous réponds que des trains pareils, ça file un peu plus vite qu’une voiture à âne. Et on a traversé un fameux morceau de terre : le monde est tout de même grand. C’est dans l’après-midi qu’on est arrivés à Nevers. Vous pensez bien que si notre garçon ne nous avait pas attendus à la gare, jamais on n’aurait pu trouver notre chemin. Des tas de rues et des voitures, qu’un peu plus le Jean se faisait écraser ! Heureusement que notre garçon l’a retenu par sa blouse. Ils sont bien installés. Ils ont une belle boucherie dans une rue que je ne peux jamais me rappeler le nom… Rue des Récollets, que vous dites ? Oui, c’est ça : rue des Récollets. C’est que, Nevers, c’est une ville comme il n’y en a pas deux sur terre !

On avait parlé, entre nous, des quinze francs du voyage. Le Jean m’avait dit : Savoir s’ils vont nous les donner tout de suite ? — Tiens ! mais sûrement ! que je lui avais répondu. Mais, tout le temps qu’on a marché pour aller de la gare jusque chez lui, notre garçon ne nous en a point parlé. Il nous demandait si on allait bien, si le blé rendait cette année. Il nous a même demandé de vos nouvelles, madame, et quand je lui ai dit que vous vous portiez toujours bien, je me rappelle qu’il a répondu : Ah ? tant mieux ! Mais des quinze francs, il n’a rien dit. Ensuite nous avons vu notre bru. C’était peut-être elle qui allait nous les donner. Mais elle nous a embrassés, et rien de plus. Je me disais : Ce n’est pas une femme comme ça qu’il fallait à notre garçon. Je pensais que votre Catherine, madame, aurait bien mieux fait son affaire, mais, enfin, du moment que ça ne lui a pas convenu, n’est-ce pas ?…

On a soupé ensemble. Un bon repas, avec rien que de la viande. Puis le Jean voulait se coucher tout de suite. Mais notre garçon s’est mis à rire. Oh ! qu’il a dit, à Nevers, ce n’est pas comme à Lormes ! On se couche tard. Et il nous a menés dans Nevers. Les rues étaient pleines de monde, de soldats. Et toujours ces voitures ! Il nous a fait entrer dans un café, oui, madame, dans un café ! J’en étais honteuse, et je me disais : Tu ferais bien mieux de nous donner nos quinze francs. Dame ! Je n’étais pas de bonne humeur, le Jean non plus. Mais on prenait sur soi, et l’on tâchait de faire pas trop mauvaise figure. Il en a eu pour dix-huit sous et, par dessus le marché, j’ai vu qu’il laissait encore deux sous à l’homme qui nous avait apporté à boire ! Une pièce de vingt sous, c’est vite dépensé dans les grandes villes, allez ! Et savez-vous à quelle heure on s’est couchés ? Devinez un peu !… A dix heures du soir ! J’avais les jambes qui me rentraient dans le corps. Quant au Jean, il n’avait même plus la force de se déshabiller.

Le lendemain, dimanche de la Pentecôte, ça a été un tohu-bohu toute la journée. Le matin, je suis allée à la messe à la cathédrale. Toute la soirée, j’ai été ahurie. Notre garçon avait voulu que son père quitte sa blouse, mais le Jean a refusé. De quoi que j’aurais l’air ? qu’il disait. Alors, notre garçon n’a pas insisté. Quand M. le curé de cette église-là de Nevers, qu’on appelle Saint-Étienne, a versé de l’eau sur la tête du gamin, le gamin s’est mis à crier. C’est tout ce que je sais. Le reste, je l’ai oublié, tellement la tête me fendait ! Mais je pensais toujours aux quinze francs. On ferait peut-être bien de les demander ? que j’avais dit au Jean. Mais lui, vous le connaissez bien, il a toujours peur, et il m’a dit : Tais-toi donc, tiens ! Tu ne sais pas ce que tu racontes ! Entre nous, je crois qu’il était heureux, à ce moment, d’être venu à Nevers. Le soir, on était au moins douze personnes à table. C’est qu’ils en ont, des relations, là-bas ! On a bu à notre santé. On disait : A la santé du grand-père et de la grand’mère ! Oui. Mais tout ça ne nous remboursait pas notre voyage. Alors, voyant que c’était comme ça, j’ai dit que nous allions partir le lendemain matin, c’est-à-dire lundi dernier. Notre garçon, notre bru se sont récriés, et le Jean n’aurait pas demandé mieux que de rester, mais j’ai tenu bon.

Le lundi matin, on était réveillés de bonne heure, et j’ai tout de suite parlé des quinze francs. Ne te tourmente donc pas ! que m’a dit le Jean. C’est qu’ils n’y pensent plus. Vaudra mieux leur écrire une fois que nous serons rentrés. Pour ça, il avait raison. Mais ça n’empêche que, tout le temps que nous sommes restés là, je n’ai guère été aimable pour notre bru. C’est elle qui nous a reconduits à la gare, parce que, le matin, il faut, vous comprenez, que notre garçon s’occupe de sa boucherie. En m’embrassant, elle m’a forcée à prendre une boîte de dragées, que voici là, sur la cheminée. Je pensais : Tu ferais bien mieux de me donner l’argent de notre voyage. Et je lui ai dit : Mais ce n’est pas la peine. On est trop vieux pour manger des dragées ! On n’a plus de dents. Elle a répondu : Prenez toujours ! Les dragées, ça se suce ! Et, en disant ça, elle riait d’un drôle d’air ! Ça m’a donné une idée. Mais le train allait partir. Aussitôt assise, j’ai coupé la ficelle, une belle ficelle dorée, mais j’avais trop hâte de voir ; j’ai ouvert la boîte, madame, et qu’est-ce que je vois au milieu ? Une pièce de vingt francs. Oui ! vingt francs ! Le train partait. Je me suis mise à la portière. Notre bru était encore là, mais trop loin. J’aurais voulu descendre pour l’embrasser bien des fois, mais il était trop tard. Alors, je me suis mise à pleurer, comme une bête… Tenez, madame, prenez donc une de leurs dragées de ce baptême-là : vous n’en trouveriez pas de pareilles ici. Et vous pouvez bien en emporter une pour votre Catherine… L’autre jour, on leur a fait écrire. Et vous pensez qu’au prochain bébé qu’ils auront, on ne se le fera pas dire deux fois.

POITREAU

I
LA BONNE SOUPE

C’était un samedi soir, c’est-à-dire déjà dimanche. Sa journée finie, Poitreau rentrait, d’excellente humeur. Il pensait :

— Demain, je me lèverai à l’heure que je voudrai. Je me raserai tranquillement. Puis j’irai boire l’absinthe chez la mère Camus.

Mais, comme il fallait qu’il passât devant l’auberge, il n’attendit pas jusqu’à demain. Il entra, demanda une absinthe qu’il but sans se presser, en se disant :

— Comme ça, je rentrerai juste pour manger la soupe.

Il lui semblait qu’il allait se jeter sur la soupière, et tout avaler d’un seul coup, tant il se sentait en appétit. Il n’y a rien de tel pour creuser l’estomac, après une journée de travail, qu’une bonne absinthe. Il lui semblait qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire. Il prit une autre absinthe. La soupe aux choux — avec du lard, — était son régal. Sa femme lui avait dit, à midi :

— Pour ce soir, j’ai envie de faire une soupe aux choux, avec du lard dedans.

Il arriva chez lui, si joyeux qu’il embrassa sa femme, ce qu’il ne faisait plus qu’une fois par an, le matin du premier janvier. Elle en fut étonnée.

— T’es donc saoul, ce soir ? dit-elle. En tout cas, tu sens rudement l’absinthe.

Il répondit en riant :

— Oh ! un verre par-ci par-là, ça ne fait pas de mal !

Poitreau était un homme rangé ; mais comme il gagnait bien sa vie, — en travaillant du matin au soir, il se faisait jusqu’à des trois francs cinquante par jour ! — il ne se refusait pas, de temps à autre, un apéritif. Il posa ses outils, ses sabots, prit ses savates, et se frotta les mains, en signe de satisfaction. La soupière était sur la table : il sentit le bon parfum des choux et du lard. Mais la bourgeoise fut-elle jalouse de le voir si joyeux, ou, plus simplement, était-elle de mauvaise humeur ? Elle continua :

— Et puis, regarde un peu à quelle heure tu rentres ! Il fait nuit depuis longtemps. Il va être sept heures.

— Femme, dit Poitreau, ne te tourmente pas ! Demain, c’est dimanche ! Allons ! A table !

— Commence à manger si tu veux ! dit-elle. Moi, ne te voyant pas, je me suis mise à repasser, et je ne veux pas laisser refroidir mes fers.

Il cessa de rire. Mais il se contenta de répondre :

— C’est bon : on attendra.

Sur la table, la soupe fumait de moins en moins. Elle n’allait pas tarder à être froide. Mais Poitreau voulut voir jusqu’où cela irait. Comme sa femme se servait de la lampe, il aurait fallu qu’il mangeât dans une demi-obscurité. Pour être tout-à-fait heureux, il avait besoin de lumière. Il la regardait, sans avoir l’air de rien. Elle n’en finissait pas. Elle devait le faire exprès. La bonne humeur de Poitreau se dissipait, comme la chaleur de la soupe s’en allait en fumée. Et ces trois évènements se produisirent en même temps : la soupe cessa de fumer, Poitreau vit la vie en noir, la bourgeoise acheva son caraco. Elle dit alors :

— Ça y est ! Allons ! A table !

Ce fut au tour de Poitreau de ne manifester aucun enthousiasme. Il remplit son assiette, porta la cuiller à ses lèvres, une fois, deux fois. Puis, n’y tenant plus, il cria :

— C’est-il pas malheureux, tout de même ! Tu l’as fait exprès de la laisser refroidir ! Oui ! Tu l’as fait exprès !

Elle, qui mangeait tranquillement, haussa les épaules.

— Qu’est-ce qui te prend ? dit-elle. Tu n’avais qu’à ne pas aller à l’auberge !…

Du coup, Poitreau se croisa les bras :

— Alors, moi, Poitreau, je ne pourrai plus prendre un verre, le samedi ? Ah ! non ! Pas de ça ! Faut que ça change ! Ça ne peut pas durer !

Au fond, elle savait qu’il n’abusait pas de l’auberge. Mais elle ne voulut pas avouer qu’elle avait tort. Et puis on n’aime pas voir, autour de soi, les gens trop heureux. Seulement, elle dit, d’une voix qu’elle s’efforça de rendre dure :

— Enfin, qu’est-ce que tu lui trouves de si mauvais ?

Poitreau éloigna de lui le couteau, parce qu’il lui prenait des envies de la tuer. Elle se servit une seconde assiette. Puis, bien qu’il lui en coûtât de faire des avances, elle lui demanda :

— Tu ne finis pas ta soupe ?

Il ne répondit rien. Il se leva, s’assit près du feu, alluma sa pipe, comme s’il eût fait un bon repas. Elle reprit une autre, puis une autre assiette de soupe, jusqu’à ce qu’il ne restât plus une goutte de bouillon, ni une miette de pain. Elle ne toucha ni au lard, ni aux légumes : elle n’en pouvait plus. Puis elle débarrassa la table, alla et vint dans la maison. Il se coucha. Comme le lit ne touchait pas au mur, on y entrait, sans se gêner, chacun de son côté. Mais il ne put pas s’endormir, tandis qu’elle, tout de suite, se mit à ronfler.

Lorsque sonnèrent onze heures, il se dit :

— Je ne peux plus y tenir. Faut que je mange.

Il se leva sans bruit, découvrit le feu, alluma la bougie, prit dans l’arche le pain, le lard et les légumes. D’abord, il réfléchit :

— Je ne vais pas manger beaucoup, de crainte qu’elle le voie demain matin.

Mais la faim l’emporta. Même, il déboucha un litre. De temps en temps, il s’arrêtait de manger pour écouter : rien à craindre. Elle ronflait comme une toupie, ayant copieusement dîné. Poitreau se disait :

— Maintenant, à mon tour !

Sa gaieté revenait, se ranimait comme le feu que, tout-à-l’heure, il avait découvert. De nouveau, il pensait au dimanche. Ce repas, à cette heure, n’était vraiment pas ordinaire. Il se disait :

— C’est tout-à-fait comme après la messe de minuit !

Poitreau n’y allait jamais. Il mangea beaucoup, but davantage encore. Il savait aussi que, dans le grand monde, on soupe très tard dans la nuit. Il avait à présent une légère pointe d’ivresse, parce qu’il avait pris deux absinthes. Et, bien qu’il fût resté en savates, qu’il n’eût pas mis son pantalon, il se disait en riant :

— C’est comme les gens riches !… La bourgeoise a eu une fameuse idée de rater sa soupe. J’ai rudement bien mangé.

Et il alla la secouer dans le lit, pour la réveiller.

II
LE VERRE DE VIN

A l’horizon l’air surchauffé tremblait. C’était, au-dessus de la petite ville, la torpeur d’une après-midi de juillet. On avait tout juste le courage d’aller tirer de l’eau fraîche au puits du quartier. Sur les pavés de la grand’rue on n’entendait pas rouler une seule voiture. Les chevaux avaient sans doute besoin de faire la sieste. Mais les hommes devaient avoir, eux, besoin de travailler. Là-bas, dans les champs, on en voyait qui moissonnaient, préparant leur pain à la sueur de leurs fronts. Ils auraient pu s’asseoir à l’ombre des forêts dont les premiers arbres touchaient les derniers épis, mais ils n’en avaient pas le temps. Ici, d’autres bêchaient, sarclaient dans les jardins des quelques bourgeois dont les belles maisons à persiennes étaient l’orgueil de la petite ville.

Poitreau travaillait dans le jardin de M. Leriche, parce que ses moyens ne lui permettaient pas de se reposer. Il avait, sur la tête, un vieux chapeau de joncs tressés ; sa chemise, non boutonnée sur la poitrine, bâillait. S’il n’était pas nu-pieds, c’est qu’il trouvait le bois de ses sabots moins chaud que la terre brûlante. Il ne lui venait pas à l’idée que M. Leriche, à cette heure, faisait la sieste dans sa chambre pleine d’ombre et fraîche. Il ne lui en voulait pas, au contraire ! Il le tenait pour le meilleur bourgeois de la petite ville et du monde entier. Sans doute il y avait les mauvaises langues qui répétaient :

— La Francine de chez M. Leriche ? Mais c’est pas une servante : elle est la maîtresse de la maison !

Cela voulait tout dire. Mais est-ce que M. Leriche n’était pas libre de vivre comme bon lui semblait ? Poitreau, lui, ne savait qu’une chose : toute maîtresse qu’elle fût, Mlle Francine, comme il l’appelait toujours, avait ordre de lui donner, tous les jours où il venait travailler, un grand verre de vin pur, vers quatre heures de l’après-midi. Pour lui, qui ne buvait du vin que le dimanche, et parfois le samedi soir, cela comptait. Il aurait voulu travailler pour M. Leriche les trois cent soixante-cinq jours de l’année ! Du seuil de la cuisine, elle l’appelait ou lui faisait signe. Lorsqu’elle était de bonne humeur, elle venait le chercher. Elle n’était pas toujours exacte, mais il n’attendait pas trop longtemps, jamais jusqu’à cinq heures.

— Poitreau, disait-elle, je crois qu’il y a un verre de vin qui vous attend.

C’était une « gaillarde », comme on disait, à qui les approches de la quarantaine n’avaient pas enlevé deux beaux yeux noirs dans un visage délicat. A part le verre de vin, elle faisait un peu, en effet, ce qu’elle voulait. Elle avait le droit de changer tout-à-coup de sentiments et de le faire supporter aux autres. Certains jours, elle n’adressait même pas la parole à Poitreau, qui ne s’en formalisait pas trop : pour lui, l’essentiel était de tenir son verre de vin. Pourtant, ces jours-là, il le buvait vite, presque d’un seul trait, sans le déguster, et retournait au jardin en s’essuyant, d’un revers de main, la moustache.

Mais qu’il faisait donc chaud, cette après-midi ! De temps en temps, un coq chantait, pour ne pas en perdre l’habitude, pour s’entretenir la voix, et c’était tout. Il entendait bien un peu, aussi, l’eau tomber sur la roue du moulin, mais la roue du moulin avait trop de chance, et Poitreau s’efforçait de n’y point penser. Chaque minute était marquée par une goutte de sueur qui venait s’écraser sur le terreau, sur le sable. Les heures étaient longues. Pourtant une minute vint où l’horloge de l’hôtel de ville, qui, elle non plus, ne se reposait pas, sonna quatre heures. Poitreau se redressa pour regarder du côté de la cuisine.

Il regarda du côté de la cuisine, et ne vit personne… Mlle Francine devait être occupée… De nouveau, il se pencha sur la terre, mais il avait soif. Pourtant comme il s’attendait, d’une seconde à l’autre, à ce qu’elle l’appelât, cela lui donnait du courage…

Mais il commença, l’horloge ayant sonné la demie de quatre heures, à se demander :

— Est-ce qu’elle m’a oublié ? Je ferais peut-être mieux d’aller voir par là ?

Seulement, après tout, ce verre de vin, ce n’était pas son dû. Il gagnait cinq sous de l’heure. Il trouvait beau que l’on consentît à le faire travailler.

A cinq heures, il entendit s’ouvrir et se refermer la porte du parterre qui précédait la maison de M. Leriche. Il songea, connaissant bien ses habitudes :

— Le voilà qui va prendre son apéritif.

Cela encore était tout naturel. Les apéritifs ne sont pas faits, les jours de semaine, pour des ouvriers comme Poitreau. Malgré tout, il aurait bien bu quelque chose. Sans doute il y avait la pompe, mais qui se trouvait juste sous la fenêtre de la cuisine. Et Poitreau se disait :

— Si je vais boire au goulot, et que Mlle Francine me voie, elle me dira : Qu’est-ce qui vous prend donc aujourd’hui, Poitreau ? Vous en faites des manières ! Est-ce qu’il faut qu’on aille vous supplier de venir boire votre verre de vin ? Si vous n’en voulez pas, vous n’avez qu’à le dire.

C’étaient des idées à lui, qu’il se faisait, tout en continuant de piocher machinalement. Malgré son chapeau de joncs, le soleil lui cuisait la nuque. Sa gorge était desséchée… Quand il entendit sonner six heures, il se dit :

— Allons, cette fois-ci, c’est rasé ! Je peux en faire mon deuil !

D’habitude, il ne regardait pas à son temps. Il travaillait, cinq, dix minutes de plus. Mais, ce soir-là, furieux comme peut l’être un pauvre homme que tous les bourgeois ont à leur merci, il combina de s’en aller au premier coup de sept heures : ce serait sa manière de se venger. Il arriverait chez lui. Tout de suite il boirait, tellement il avait soif, un plein pot d’eau fraîche : Mlle Francine ne serait pas là pour le voir !

A sept heures précises, il s’en alla. Il était obligé de passer devant la cuisine.

Il ne put s’empêcher d’y jeter un coup d’œil. Il ne vit point Mlle Francine, mais le verre de vin était là, sur le coin de la table !

Que faire ? Son premier mouvement fut d’entrer, de le boire. Elle avait eu besoin de sortir. Elle l’avait mis là, pensant que Poitreau, ne la voyant pas, viendrait de lui-même. Oui. Mais, si c’était pour le mettre à l’épreuve ? Pour voir s’il aurait le toupet de prendre ce verre de vin sans qu’elle l’y eût invité ? Si, ensuite, elle allait raconter cela à M. Leriche, et que M. Leriche ne voulût plus de lui ? Une minute durant — qui lui parut interminable, — il hésita, fut vraiment malheureux. Puis, tout de même, il se décida à partir.

Il traversa le parterre. Il n’eut pas la peine d’ouvrir la porte : Mlle Francine, venant de la ville, l’ouvrait du dehors. Il s’effaça pour la laisser passer, en touchant le bord de son chapeau. Elle lui dit simplement :

— Vous voilà parti, Poitreau ?

Il répondit :

— Ma foi, oui, mademoiselle Francine. Au revoir !

La porte se referma. Mais il était de plus en plus torturé. Il en oubliait sa soif. Elle ne lui avait pas parlé du verre de vin. Allait-elle l’estimer de ne l’avoir pas bu de lui-même, ou, au contraire, se fâcher de son excès de délicatesse ? Qu’allait-elle penser ? Il voulut en avoir le cœur net. Et ils n’avaient pas fait, elle, cinq pas dans le parterre, lui, cinq pas dans la rue, qu’il fit demi-tour, rouvrit la porte, et, rattrapant Mlle Francine, lui dit, en touchant de nouveau le bord de son chapeau :

— Bien pardon, mademoiselle Francine ! Mais je vais rentrer avec vous… Parce que je ne me souviens plus, à présent, si j’ai bu mon verre de vin !

VINCENT

— Allons, Vincent ! C’est temps que tu te lèves, mon petit ! Pour ton dernier jour, je t’ai fait du chocolat.

Il saute du lit, joyeux, et s’habille vite. C’est un pauvre gamin de huit ans qui n’a pas commencé encore à se rendre compte de la vie. Il ne sait pas si sa mère est riche ou pauvre. Il sait seulement que tous les jours il a de la soupe, du pain, des pommes de terre à manger, de l’eau du puits à boire. Il y a, sur le coin de la table, un petit baluchon qui contient deux chemises, une blouse, un pantalon et trois mouchoirs, mais Vincent ne fait attention qu’au bol de chocolat qui fume. Sa mère a longtemps hésité : c’est une grosse dépense ! Mais, puisque Vincent va partir !… Depuis trois ans, depuis la mort de son père, il ne mangeait plus, le matin, que de la soupe. Elle lui répète :

— Si ton père n’était pas mort, tu resterais, va, mon pauvre petit !

Mais, pour avoir du chocolat le matin, Vincent voudrait que tous les jours soient pareils à celui-ci qui est un jour de belle promenade.

Sa mère sort après lui, tire la porte, donne deux tours de clef. Elle tient à la main le petit baluchon.

C’est comme si la porte se fermait sur le passé. Huit années, des multitudes de jours et d’heures restent là, prisonnières dans cette humble maison où Vincent ne reviendra peut-être jamais. Ils se pressent à la fenêtre pour le regarder partir.

Il ne se retourne même pas pour leur dire adieu. Il ne songe qu’à la journée qu’il va vivre, à la fête qu’il va voir au chef-lieu de canton. Sans doute sa mère lui a parlé des Promenades où, sous les tilleuls, ce lundi de Pentecôte, les petits domestiques se louent. Mais qu’est-ce que cela fait ? Il ne songe qu’à la fête, avec ses baraques et ses chevaux de bois.

Il traverse la cour sans voir le cerisier dont il s’amusa tant de fois à mettre les racines à nu, à entailler l’écorce souple qui, aussitôt détachée, devient rêche ; sans voir le tas de fagots à l’abri duquel les poules, quand elles sont lasses de picorer, s’endorment les plumes dans la poussière ; sans voir le puits sur la margelle duquel on lui défendait de s’asseoir et dont, trop petit, il n’a pas pu encore atteindre le treuil. Il deviendra grand, sans doute : peut-être ne tournera-t-il jamais le treuil de son puits ?

Il traverse le village en même temps que le soleil quitte l’horizon. Le village n’est pas grand. Il se compose d’une trentaine de maisons échelonnées le long de la route ou dispersées dans les champs, au bord de chemins non classés, envahis par les ronces et par les orties : mais les vaches et les ânes ne craignent ni les orties ni les ronces. C’est sur les ronces que les gamins cueillent, que Vincent cueillait ces mûres délicieuses et noires dont on se barbouille les lèvres pour ressembler à des sauvages. Ce sont les orties que les gamins cueillent, que Vincent cueillait par paquets que l’on brandit pour ressembler au père Fouettard. C’est à la porte de la mère Rat qu’il allait frapper pour la voir sortir son balai à la main, la mère Rat, si vieille que son nez a eu le temps de devenir plus crochu que le nez d’une vieille sorcière. C’est devant la grange des Mignot qu’il passait des journées entières à regarder l’âne et le cheval qui faisaient marcher la machine à battre. L’âne et le cheval n’étaient pas bêtes : ils savaient ne pas poser les pattes sur la barre horizontale qui tournait à ras de terre. Il ne regarde ni les chemins, ni la maison de la mère Rat, ni la grange des Mignot. Mais l’âne et le cheval, qui sont dans le pré, accourent et passent la tête par-dessus la haie ; mais la mère Rat, sa porte fermée, se met à sa fenêtre dont elle n’a pas la peine de tirer les rideaux : il n’y en a point. Mais les chemins non classés, avec leurs ronces et leurs orties humides de rosée, viennent, curieux, jusqu’à la route. Vincent a hâte, lui, de sortir du village.

Il marche à côté de sa mère qui a mis un bonnet blanc et un tablier noir repassés d’hier. Sur les champs et dans les bois c’est le grand silence d’un jour de fête à la petite ville voisine. Personne aujourd’hui ne travaillera. Sa mère marche lentement, de peur qu’il ne se fatigue. De temps en temps, elle le fait asseoir. Elle se détourne pour s’essuyer les yeux. Vincent n’entend pas le silence, ne voit pas sa mère. Il écoute, au loin, tonner le petit canon matinal et sonner les trois cloches de la petite ville. C’est une belle route bien entretenue, le long de laquelle se succèdent, à égale distance, les tas de pierres, et, serrés les uns contre les autres, les arbres des bois que l’on a beau couper : ils repoussent toujours. Bien des fois il l’a suivie, le matin pour aller à l’école, le soir pour en revenir. Il en connaît tous les tournants, et les trois cabanes de cantonniers où, quand la place était libre, il s’asseyait sur la pierre plate, non pour se reposer, mais pour voir si l’on est bien dans une cabane de cantonnier. Puis le bois finit à ce pré immense où paissent tantôt des bœufs, tantôt des chevaux : leurs goûts ne sont pas différents, la même herbe les satisfait. Mais les tas de pierres continuent. A gauche ce sont des fermes, comme Lécorchien, d’autres villages comme Loppepin et Grandpré, et là-bas, tout en haut de l’horizon, se dresse le clocher bas de Saint-Martin-du-Puy.

Sous les tilleuls des Promenades, des gens vont et viennent déjà : des hommes que Vincent n’a jamais vus, des gamins de son âge qu’il ne connaît pas et qui le regardent, de grands gars solides qui parlent haut et se bousculent, en fumant des cigarettes, des pipes. Lui, il ne voit que les baraques tassées dans l’enceinte du milieu, les manèges tout ronds enveloppés de toiles. Quand s’ouvriront-ils ? Cette après-midi, sans doute.

La louée commence. Marchandages, discussions. Des hommes font mine de s’en aller, et l’instant d’après reviennent sur leurs pas. D’autres partent pour tout de bon. Vincent est là, lui aussi, sous les tilleuls, sa mère près de lui. Voici justement un fermier à barbe grise, à blouse bleue. Il cause longtemps avec la mère de Vincent. A la fin, il dit :

— Allons, c’est entendu : soixante-quinze francs. Vous me l’amènerez, à trois heures, au Lion d’Or.

Vincent est venu voir la fête.

Elle est magnifique, la grand’rue, avec ses pavés, ses magasins et ses hautes maisons qui ont jusqu’à deux étages ! Tout le monde est en habits de dimanche, et il semble que la grand’rue aussi ait fait un brin de toilette. Sa mère le tient par la main. Il a peur de se perdre.

Sur le pas des portes, dans les rues, d’autres gamins de son âge, qui sont, ici, chez eux, mais qui n’ont pas l’air aussi heureux que lui. Est-ce que ce n’est pas jour de fête pour tout le monde ? Pourquoi sa mère semble-t-elle si triste ? Il est vrai que, depuis trois ans, c’est un peu son habitude.

Le soleil monte dans le ciel : on dirait qu’il se dépêche pour être mieux placé, pour voir, lui aussi, la fête de ce lundi de Pentecôte.

Ils mangent de bonne heure à l’auberge. Elle lui découpe la viande dans son assiette ; elle lui verse à boire. Du vin ! Il n’en boit pas trois fois par an ; de la viande, il n’en mange que pour les grandes fêtes. Aujourd’hui est bien un jour de grande fête ! Sa mère mange à peine. Elle ne boit presque pas. Et voici qu’il la tire par le tablier, de peur que la fête ne commence sans lui.

Ah ! les baraques splendides ! Cristaux multicolores étagés sur les tourniquets ! Bâtons de sucre de pommes enveloppés de papiers bleus et roses ! Montres luisantes dont les aiguilles ne se rencontreront jamais, petites montres à deux sous qui ne marquent que l’heure inoubliable de l’enfance ! Vincent les regarde, émerveillé. Ils sont pour lui ce qu’il y a au monde de plus beau. Mais il est pauvre. Il ne songe même pas à les posséder : ils sont pour lui ce qu’il y a au monde de plus cher.

Puis :

— Je croyais que c’était des chevaux de bois ? dit-il.

Sa mère lui répond :

— Ce sont des cochons, mais on dit quand même : des chevaux de bois.

Ah ! Cochons ou chevaux, le manège splendide ! Rideaux de velours rouge ornés de perles étincelantes, cochons de toutes les couleurs et récemment repeints qui tournent, qui tournent, musique comme Vincent n’en a jamais entendu de pareille !…

— Allons, mon petit ! Fais un tour si tu veux, lui dit sa mère.

Vincent s’installe, et tourne dans du velours, les oreilles, l’âme pleines de musique, avec, lui semble-t-il, une vitesse prodigieuse. Il ne voit plus que le velours rouge et les perles, il n’entend plus que la musique. Tout-à-l’heure, il s’était intéressé au pacifique cheval blanc qui fait tourner le manège. Il avait pensé au cheval des Mignot qui faisait marcher, avec l’âne, la machine à battre. Le cheval blanc a disparu pour lui. Le manège tourne tout seul, comme la terre ; il ne s’arrêtera jamais. Les Promenades ont disparu. Il n’a pas besoin de fermer les yeux : il ne les voit plus. Elles n’ont jamais existé. Ce n’est point à dix pas d’ici, ce matin, qu’il a vu le fermier à barbe grise et à blouse bleue. Il ne s’en souvient plus que comme d’un rêve effacé. C’est maintenant qu’il vit vraiment, en pleine réalité. Sa mère, elle-même, a disparu. Ah ! Vincent, si tu voulais la regarder, pourtant ! Tu verrais ce visage de souffrance qui s’épanouit un peu de te voir tenir gravement les guides de ton cochon jaune, et ces yeux qui cherchent à rencontrer les tiens, et ces mains qui soupèsent un peu — si peu ! — d’argent dans les poches du tablier noir ! Elle voudrait te payer un second tour, mais elle a déjà dépensé beaucoup d’argent, depuis ce matin, pour ton chocolat et ton repas à l’auberge, ton repas qui se composait d’un plat de viande et d’un verre de vin !

On s’en va vers le Lion d’Or. Il semblerait que pour Vincent la fête fût finie. Mais non : elle bat encore son plein dans son âme d’enfant. Que peuvent lui faire le petit baluchon que l’on met dans la voiture du fermier, sa mère qui s’énerve, qui l’embrasse plusieurs fois de suite, qui s’efforce de ne pas fondre en larmes, la longue route qu’il ne connaît pas, bordée de bois silencieux et sombres, les villages qu’il traverse où d’autres enfants à peine habillés et qui sans doute ne quitteront pas, eux, de sitôt leurs parents, jouent devant leurs maisons ? Il a dans les yeux les reflets des splendeurs de la fête, dans les oreilles les échos de la musique.

Le cheval trotte. La voiture roule. Le fermier fume des pipes. Tout-à-coup, cheval et voiture s’arrêtent. Le fermier, comme s’il devinait le rêve de Vincent, à peine descendu de voiture, ouvre la porte d’un toit, lui met dans la main une houssine, et l’envoie garder, jusqu’à la nuit, les cochons.

LE DÉSERTEUR

Ce fut beaucoup moins compliqué qu’il n’aurait cru. Il était quatre heures et demie du matin. Il posa tout simplement son fusil dans un coin de la guérite, accrocha la grosse capote de laine grise, — on était au seize décembre, — se débarrassa de ses cartouchières, releva sa jugulaire, et, sans tambour ni trompette, fila vers la gare. Il se disait bien :

— Je vais « passer au conseil » pour abandon de mon poste. Je cours le risque d’être porté déserteur !

Mais il marchait quand même. C’était plus fort que lui : il fallait absolument, ce matin-là, qu’il retournât au pays !

Mijean abandonnait son poste ! Mijean, soldat modèle, Mijean, à qui le souci perpétuel qu’il avait de la bonne tenue de son paquetage, du brillant de ses cuirs, avait valu, le mois dernier, les galons de soldat de première classe ! Mijean devant qui, lors de ses revues, jamais le capitaine ne s’arrêtait, sachant bien qu’il ne trouverait rien à reprendre ! Mijean que jamais un gradé n’avait pu avoir l’occasion de punir, et qui mettait tout son orgueil d’âme simple, d’âme de jeune paysan candide et pauvre, à déclarer :

— Moi, depuis quinze mois que je suis là, j’ai pas eu seulement une heure de consigne !

Ce Mijean-là, comme une forte tête, comme un pilier de prison, désertait… Tout simplement !

Aussi bien, c’était un véritable coup de folie dont il ne pouvait être responsable.

Et puis, pour déserter, il eut toutes les chances.

L’employé de la gare, sans doute sommeillant encore, lui donna son billet sans même lui demander son titre de permission. Mijean passa sur le quai. Justement le train, dans cinq minutes, allait partir. Jamais, faute d’argent, il n’était retourné au pays depuis son arrivée à la caserne. Depuis des mois, il avait amassé sou par sou les quatre francs cinquante nécessaires à son voyage, retour compris. Il lui sembla bien qu’il y avait très peu de monde à attendre le train. Il monta dans un compartiment où il n’y avait personne. On eût dit que ce train-là partait exprès pour Mijean. Ils passèrent, l’un emportant l’autre, devant la caserne, quoique à une certaine distance. Mijean ne la vit pas, à cause de la nuit, mais il la devina. Il se représenta aussi sa guérite abandonnée. Il se demanda si l’on s’était aperçu déjà de son départ, si on l’avait remplacé. Mais cela ne l’intéressa pas outre mesure. Il essaya de voir, à travers la vitre, des paysages blancs de neige ; mais la nuit était plus noire que la neige n’était blanche. Alors Mijean s’étendit sur la banquette, et se mit à dormir. Il en avait grand besoin.


Il se réveilla juste à la station où il devait descendre. Décidément, il avait toutes les chances. Le petit jour se levait sur la neige. Il eut un frisson. Il avait les pieds gelés, mais il les eut vite réchauffés, parce qu’il partit au pas gymnastique pour arriver plus vite chez lui. Il avait dix kilomètres de bonne route à faire ! Mais on eût dit qu’il avait des ailes aux talons. Et ce fut presque tout de suite qu’il arriva dans son village, et devant la chaumière de ses vieux. Le chien était dehors, cherchant on ne sait quoi. Le chien le reconnut tout de suite, malgré son uniforme, et se garda bien d’aboyer.

— C’est donc toi, Jean ? dit la vieille stupéfaite. Comment que ça se fait ? T’avais écrit que tu viendrais pour Noël !

— Ça se fait, répondit-il, que je viens plus tôt.

Il l’embrassa sur les deux joues, et son père sur une joue seulement. Puis il ajouta :

— Et je viens pour cinq jours !

Car il fallait, — Jean Mijean connaissait sa théorie ! — que le cinquième jour, à minuit au plus tard, il se fît, au poste de police, porter rentrant.

La chaumière n’avait pas changé. Il y avait toujours la cheminée où le feu ne s’éteint jamais, pas même en juillet, l’horloge, bien vieille, et qui mourra peut-être un jour, lorsque son heure aura sonné. Il revit la table sur un coin de laquelle traînaient les mêmes casseroles, et la miche de pain que l’on renouvelle tous les dix jours. Cela lui suffit pour le moment. Et il se sentit heureux. Il n’oubliait pas qu’il avait abandonné son poste. Mais, chose prodigieuse ! lui, Mijean, soldat modèle, cela ne le touchait pas. Son bonheur formait un bloc compact que rien ne pouvait entamer.

Le vieux lui dit :

— Alors, comme ça, te voilà avec des galons ? T’as dû avoir rudement du mal pour les avoir !

Il n’en revenait pas, que son Jean pût porter des galons. Eût-il été colonel, que le vieux ne l’eût guère plus admiré. Il fut très fier.

Il mangea la soupe du matin avec eux. Il la trouva bien meilleure que celle de la caserne que, pourtant, il mangeait d’habitude avec plaisir. Puis il dit :

— Maintenant, je vais faire un tour, voir les connaissances.

Il faisait tout-à-fait clair. Devant les portes, la neige avait un peu fondu, parce qu’on avait vidé des marmites d’eau chaude. Les poules étaient sorties, mais on n’entendait pas beaucoup chanter les coqs.

Il alla d’abord chez les Prégermain, parce que les Prégermain avaient une fille de son âge qui était pour ainsi dire sa promise. Il se disait qu’elle allait tout de suite remarquer ses galons. Elle s’exclama :

— Tiens ! Voilà le Jean ! Je croyais que c’était seulement pour Noël ?

Il lui répondit comme à sa mère. Prégermain arriva du fond de la cour, et lui donna une poignée de mains. Puis on but un petit verre d’eau-de-vie. Et Prégermain lui dit, comme le père Mijean :

— Alors, te voilà avec des galons ?

De bonheur, il devint aussi rouge que ses deux galons à la fois. Après, il alla de maison en maison. L’aubergiste lui paya une fameuse tournée. Puis ce fut le tour du père Tharé, qui lui avait dit dans le temps :

— Tu sais, quand tu reviendras, n’oublie pas de me rapporter un paquet de tabac de cantine !

Mijean lui porta le paquet, que le père Tharé lui paya dix sous. Avec ces dix sous, il s’acheta un « paquet de cinquante » : il n’en fumait pas un tous les ans !

Cette première journée passa vite, très vite.

Il rentra vers la nuit, c’est-à-dire à peu près vers cinq heures. La vieille dit :

— Comme tu dois être fatigué, on va manger la soupe tout-à-l’heure, puis on se couchera.

Ils allaient se mettre à table quand on frappa à la porte.

— Sans doute quelqu’un qui vient te voir ! dit la vieille.


Elle alla ouvrir. Mijean tournait le dos à la porte. Ce fut un gendarme qui entra et qui, avant qu’il eût eu le temps de crier, le prit par un bras. Il sursauta, voulut se défendre, et, sortant brusquement de son rêve, se retrouva dans sa guérite avec l’adjudant de semaine qui le secouait en lui disant :

— Ah ! mon gaillard ! Vous dormez étant de faction ! Et un soldat de première classe, encore ! Allez ! Votre compte est bon !

Mijean tremblait de tous ses membres, et ce n’était pas de froid. Cette fois, il eut vraiment peur de « passer au conseil ».

Et lui, le soldat modèle qui se faisait gloire de ne pas avoir une heure de consigne, il fut ravi au septième ciel lorsqu’il apprit qu’il s’en tirerait, à cause de ses bonnes notes, avec six jours de salle de police, et privation de permission pour Noël.

Privé de permission ! N’était-il pas allé au pays ? N’avait-il pas tout revu ? Ame simple, il se consola facilement, et vite. Sa punition terminée, il s’en fut au bureau de poste, envoya quatre francs à ses vieux, afin qu’ils fêtassent Noël, et il garda les cinquante centimes pour s’acheter, le soir du vingt-quatre décembre, un paquet de tabac fin, puisque ce n’était qu’en rêve qu’il avait vu le père Tharé.

LA NUIT DE LA TOUSSAINT

I

Le jour de la Toussaint, tout le monde va aux vêpres. L’église est pleine. D’habitude il n’y a personne que les vieilles filles, quelques dames et le pensionnat des sœurs. Mais aujourd’hui toutes les chaises, tous les bancs sont occupés : il y a même, sous les cloches, — c’est-à-dire sous la tribune, — des hommes debout. De toutes les fermes isolées, de tous les villages on est venu. Beaucoup, qui ne se sont pas dérangés pour la messe, tiennent à assister aux vêpres. Ils regardent, curieux, écoutent les chants liturgiques sans comprendre. Des fermières, des villageoises pieuses dont c’est le regret d’être obligées de partir, chaque dimanche, aussitôt après la messe, en prennent, des vêpres, pour leur année entière, et, tout en récitant d’interminables chapelets, ne perdent pas une syllabe des psaumes.

Voici que l’on commence à tendre le chœur d’une longue draperie noire, et que l’on apporte, à l’entrée, le catafalque préparé dans un coin. On dispose, tout autour, les hauts chandeliers ; partout apparaissent, blanches sur des cartouches noirs, des têtes de morts au-dessous desquelles deux tibias s’entre-croisent.

On sent que la mort vient d’entrer dans l’église. Sur les bonnets noirs des femmes inclinées passe comme un souffle qui sort de sépulcres entr’ouverts, et qui va gonfler les blouses des hommes restés debout, qu’ils soient dans la force de l’âge ou qu’ils s’appuient déjà sur des bâtons. Ils tressaillent, comme s’ils sentaient la mort s’attaquer à leurs os.

Des psaumes lugubres se traînent lentement, volent sous les voûtes comme des chauves-souris.

Le crépuscule arrive vite. Malgré les cierges allumés, l’église se remplit d’ombre.

L’église se remplit d’ombres. Une à une, ou par groupes, les âmes des morts poussent la porte qui bat, — dehors la bise souffle, — et viennent se ranger autour du catafalque. Plusieurs sont debout, graves ; d’autres, à genoux, pleurent ; quelques-unes font le geste de se tordre les bras. Toutes regardent les vivants qui ne peuvent les voir. Elles leur font signe. En voici qui s’en vont le long des nefs, s’arrêtent près d’une chaise, et se tiennent, immobiles, derrière quelque femme agenouillée.

Mon père est là, près de ma mère qui prie.

Le père Saintard est là, près de la mère Saintard qui prie.

Le clergé en tête, on sort de l’église pour se rendre au cimetière. Aussitôt la grande porte ouverte, le vent éteint les cierges, comme s’il s’était caché là pour se précipiter sur la lumière.

Le crépuscule est dehors, comme dans l’église.

Les âmes des morts se sont dispersées, planant, chacune, au-dessus d’une tombe.

Où est-elle, la plaine si joliment pittoresque des soirs d’été ? Sous le cimetière, la brise passait dans la haie d’aubépine de notre jardin et caressait doucement les premières feuilles de mon marronnier. Nulle part il n’y avait de fumées, pas même à l’horizon. Aujourd’hui ce sont les sapins du cimetière qui gémissent, le glas qui tombe, ininterrompu, du clocher, et partout, d’un bout à l’autre du ciel gris, des fumées. Fumée grise montant d’un humble toit caché derrière un repli de terrain, fumées blanches qui s’éploient au-dessus des ruisseaux, fumées d’un soir d’automne.

Tout le monde s’éparpille dans le cimetière : près de chaque tombe il y a quelqu’un. Ma mère est agenouillée près de la clôture en bois qui limite la demeure éternelle de mon père. La mère Saintard est agenouillée un peu plus loin.

Je me trompe. A certains endroits il n’y a personne.

C’est qu’il y a là des morts dont on ne se rappelle même pas les noms, si tant est qu’on les ait jamais connus, de ces vieux qui sont tombés de misère un jour qu’ils continuaient de mendier pour ne pas mourir de faim avant leur heure. On les a portés à l’hospice, puisque l’hospice n’est pas fait pour les chiens, et, comme Chuchot, ils se sont étonnés de voir des draps blancs, de sentir des draps doux. Beaucoup d’entre eux ne les ont ni vus, ni sentis. Ils n’ont eu la force ni de rouvrir les yeux, ni de remuer les bras. Leurs yeux sont restés pour longtemps fermés, inertes leurs bras. On leur a fait un enterrement de quatrième classe. Il n’y a eu, derrière leur cercueil en bois blanc, que sœur Romain, celle qui s’occupe de l’hospice. Aujourd’hui, elle ne pourrait pas être près des tombes de tous ceux qu’elle a accompagnés au cimetière ; plusieurs ont disparu ; d’autres sont couvertes d’herbes folles que les pluies d’automne inclinent par touffes, et de ronces sur lesquelles ne bourdonnent plus les guêpes, ne se posent plus les beaux papillons d’été. Et puis sœur Romain elle aussi est morte.

Le prêtre lance des gouttes d’eau bénite aux quatre coins du cimetière. Il encense toutes les sépultures avec leurs croix vieillies et leurs fleurs renouvelées. Confondues avec la brume, les âmes des morts, de toutes parts, se rassemblent au-dessus des fermes, des villages et des bourgs. De minute en minute le vent les chasse, les ramène comme un troupeau lamentable. Celle-ci allait toucher le toit de chaume de cette vieille maison ; peut-être allait-elle descendre, frapper à la porte et, comme il n’y a personne, entrer, regarder longuement le coin du feu, l’armoire, le lit, écouter le bruit mystérieux de l’horloge ; mais un coup de vent la cingle, s’enroule autour d’elle, la force à remonter, à disparaître. D’autres frôlent un instant les prés bruns, les bois nus, et toujours le vent les chasse, inexorable. Elles vont de droite à gauche, de gauche à droite, se réunissent, se dispersent. Elles sortent de tous les cimetières. Toutes les églises sonnent des glas. Le ciel est rempli d’âmes. Il fait de plus en plus sombre.

Les dernières prières sont dites. Les cloches sonnent de moins en moins fort. Elles vont s’arrêter. De la nuée grise la brume tombe glacée, humide. Et les vivants redescendent, à pas lents, vers la ville obscure et silencieuse, ou prennent le chemin des fermes, des villages autour desquels le vent rôde.

II

Tout-à-l’heure, comme elle était assise au coin du feu, la tête branlante, le chapelet aux doigts, elle s’est levée parce qu’elle a cru entendre frapper à la porte. Elle se disait :

« C’est peut-être quelqu’un de plus malheureux encore que moi, qui n’a point de gîte pour la nuit ? »

Elle a ouvert, mais il n’y avait personne que le vent de cette nuit de Toussaint, un vent dont la barbe blanche est humide de pluie et qui s’est précipité, transi, vers l’âtre, pour souffler sur les tisons et les ranimer. En frissonnant elle vient se rasseoir.

Elle a bien l’habitude des longues soirées. Il y a des maisons où l’on se rassemble autour de la lumière, où l’on mange la soupe en écartant les coudes sur la table. Sans doute les voisins lui disent de temps en temps :

— Mère Saintard, venez donc chez nous, une fois votre soupe mangée. Ça vous changera un peu, vous qui êtes tout le temps seule.

Mais il lui faudrait traverser la cour : c’est trop loin. Elle n’aime pas sortir « en ville », le soir !

Elle préfère rester comme ça, tranquille, au coin de son feu, à ne penser à rien, à réciter son chapelet. Silhouette immobile, elle se tient dans l’ombre. Parfois la flamme sursaute, mais n’éclaire que les arêtes de son visage : la ligne droite du nez, les lignes courbes des pommettes.

Elle prie pour son défunt, en demandant à Dieu qu’il la laisse, elle, longtemps encore sur cette terre, machinalement, par habitude. Telle quelle la vie ne lui déplaît pas. Elle dit avec une certaine fierté :

— Si je ne suis pas la plus vieille d’ici, il ne s’en faut pas de beaucoup. Il n’y a que le père Tharé et la mère Tambour avant moi. Et encore, eux, ils n’ont pas enduré la moitié de mes misères.

Il y a beau temps qu’elle vit seule, son homme mort au travail, écrasé par un arbre, ses enfants partis au hasard, marchant devant eux pour aller n’importe où : la terre est grande.

C’est ainsi dans les petites villes : on meurt, sauf accident, à l’ancienneté. Rien ne vous précipite, avant votre tour que vous pouvez voir venir, dans la tombe. On n’y connaît point la vie fiévreuse de Paris qui vous use, en une seule année, vos forces de vingt ans. A peine si, lors de la moisson ou des vendanges, lorsque l’orage ou les gelées menacent, on se dépêche un peu plus. A peine si deux ou trois fois par an, pour voir la retraite aux flambeaux et le feu d’artifice du 14 juillet, par exemple, on ne se couche guère avant minuit. La nuit est faite pour le sommeil, comme le jour pour le travail.

Six heures du soir. Depuis longtemps les portes de toutes les maisons étaient fermées ; celles du cimetière venaient de l’être par Desseneux, le fossoyeur, à qui cette fête de la Toussaint occasionnait bien du dérangement. Il n’était pas fâché qu’il n’y eût, chaque année, qu’une Toussaint et qu’un Jour des Morts. Autrement il n’aurait su où donner de la tête, tant les bourgeois, qui avaient des caveaux de famille, des concessions à perpétuité, l’ennuyaient avec leurs recommandations dès les premiers jours d’octobre. Sans doute, le reste de l’année le cimetière était bien entretenu, mais il fallait que, pour la Toussaint, toutes les allées fussent impeccablement râtissées, que les vieilles boîtes en fer-blanc, les bouquets flétris, les couronnes usées fussent relégués dans leur cimetière à eux, qui est le chemin qui longe le mur du cimetière des hommes.

Elle songeait à son défunt, à Saintard. Elle ne l’appelait jamais, de son vivant, que Saintard, comme si elle-même n’avait pas porté ce nom. C’est une habitude qu’ont beaucoup de femmes des villages et des petites villes, paysannes et femmes d’ouvriers, pour qui leur mari est un homme pareil aux autres. Il part le matin, rentre à midi, — s’il ne travaille pas trop loin dans les bois ou dans les champs, — mange à la hâte, repart, et rentre à la nuit tombante pour manger de nouveau, se coucher et s’endormir aussitôt étendu. Un peu après la quarantaine, — quelquefois même avant, — ce sont deux existences juxtaposées que ne rapprochent plus que les questions d’intérêt. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle l’appelât par son prénom qui était Jean. Il n’y eut pas en elle, ce soir-là, il n’y avait jamais de ces éclairs qui déchirent l’âme jusqu’en ses profondeurs obscures en même temps qu’ils font jaillir en pleine lumière les détails oubliés de la vie. Elle ne se disait pas :

« Je me souviens qu’un soir qu’il rentrait du bois, éreinté, j’ai crié après lui parce qu’il n’avait seulement pas le courage de se mettre à table pour manger la soupe. »

Elle ne regrettait rien. Lui aussi l’avait souvent brusquée. C’était entre eux un échange naturel : ce ne serait pas la peine de vivre ensemble pour se gêner. Un jour on est de bonne humeur, le lendemain on est mal disposé. C’est tout. Mais, depuis dix ans qu’il était mort, elle ne s’était pas complètement habituée à son absence, et elle ne s’y ferait sans doute jamais. Il ne s’écoulait pas un jour qu’elle n’eût pensé à lui, qu’elle n’eût prié pour lui. Chaque mois, depuis dix ans, elle faisait dire pour le repos de son âme une messe basse. Il y avait aussi des messes chantées, mais elles coûtent trois francs, tandis que, pour trente sous, on a une messe basse, et, n’est-ce pas, elles ont toutes la même efficacité. C’est que Saintard devait avoir beaucoup de fautes à expier. C’était un homme pacifique, mais qui n’avait jamais essayé ni de perdre l’habitude de blasphémer, ni de prendre celle d’aller à la messe le dimanche.

Elle se souvenait, pendant que dehors la nuit s’épaississait et qu’ici le feu commençait à baisser. Elle prit une bûche dans le coin de la cheminée, — elle entassait là des provisions de bois pour qu’il séchât peu à peu et pour n’avoir pas besoin d’aller à chaque instant en prendre dans la cave, puisqu’elle n’avait pas de grenier, — et la jeta sur les charbons.

Ailleurs on mangeait autour de tables dont les bougies, dans leurs chandeliers de cuivre, sont le centre vivant et clair. On ne voyait de lampes à abat-jour que chez les gens aisés. Quant aux suspensions, elles étaient un luxe réservé aux gros bourgeois. La petite ville où, la nuit tombée, elle ne serait pas allée pour tout l’or du monde, quelques réverbères l’éclairaient à peine. Leur lumière n’avait même pas le temps, eût-on dit, de dormir sur l’herbe qui borde les chemins, sur les pavés de la grand’rue : le vent tout de suite la balayait, la faisait s’envoler comme en poussière de lueurs vagues.

Elle n’avait allumé ni bougie, ni lampe. Elle n’éprouvait pas plus le besoin de voir clair dans sa maison qu’en elle-même. Sa maison était bien ainsi, — porte et volets clos, — dont elle connaissait les moindres recoins, où elle aurait pu trouver, à la minute, le balai près de l’évier, la clef de la cave accrochée entre l’armoire et la cheminée. Dehors il devait faire froid. Par instants le vent poussait des paquets de pluie qui ruisselaient contre les volets, contre la porte, contre les murs, qui coulaient suivant la pente du toit. C’était encore une chance que, pendant la cérémonie au cimetière, il n’eût pas plu.

La pluie et le vent étaient les maîtres de la terre, en tout cas de cette petite ville si vaste que, pour elle, elle résumait le monde. Elle qui habitait le quartier de la Grange-Billon, elle disait :

— Ma foi, voilà plus de vingt ans que je n’ai été sur la route d’Avallon.

« La route d’Avallon » est un faubourg distant de la Grange-Billon d’à peu près un kilomètre. Encore y a-t-il des raccourcis, par les chemins de traverse.

Tout en continuant de réciter son chapelet, elle se disait :

— Demain matin, il faudra que j’aille à la messe des morts. Mais, avant de partir, je mettrai mon linge à tremper, et j’irai le laver, dans l’après-midi, au lavoir du Préaudon. C’est agréable à cause de l’auvent : on n’y reçoit pas la pluie. Parce qu’avec un temps pareil il ne faut pas compter que demain ça aura changé.

C’est ainsi qu’à la pensée de son défunt se mêlaient les soucis de sa vie quotidienne.

La bûche qu’elle avait jetée sur les charbons commençait à flamber. Des flammes, longues ou courtes, montaient, léchant comme des langues la pierre couverte de suie. Que de fois, les soirs d’automne et d’hiver, il s’était assis devant cette cheminée ! Ils avaient chacun sa place, elle à gauche, regardant la route, lui à droite. Il écossait des haricots, et en jetait sur le feu les cosses sèches qui pétillaient.

Son chapelet touchait à sa fin : plus qu’une dizaine. D’ailleurs elle n’alla point jusqu’au bout : à l’avant-dernier grain elle s’endormit.

Elle rêva qu’en face d’elle Saintard était assis, son panier de haricots sur les genoux : elle entendait pétiller les cosses qu’il jetait dans le feu.

Elle se réveilla d’un seul coup : le feu venait de couper la bûche par le milieu en deux morceaux qui, s’étant séparés, se tenaient tout droits en dehors du foyer, chacun de son côté, comme deux torches d’où ne s’échappait plus que de la fumée. Une seconde encore après s’être réveillée, elle crut le voir assis : pourtant sa chaise n’était pas là. Puis il disparut.

Elle n’eut pas peur. Elle trouvait naturel qu’il fût « revenu » puisque c’était la nuit des morts. Elle prit ses pincettes, rapprocha les deux morceaux de la bûche, et acheva son chapelet.

DEUX FRÈRES

J’ai connu deux frères qu’on appelait « les Dégoit ». Était-ce leur nom ? Était-ce un surnom ? Je n’en sais rien. D’ailleurs, dans les petites villes, beaucoup de noms de famille ont des airs de surnoms.

Ils habitaient non loin de l’église, contre le mur du cimetière, une masure sans fenêtre, à porte pleine. Ils couchaient sur un lit de feuilles mortes et de fougères. Misérables, ils l’étaient certainement, mais sages aussi, à leur façon. L’ordre une fois pour toutes établi dans cette petite ville, la seule qu’ils connussent de l’univers, il ne s’agissait pas de vouloir le bouleverser ; il fallait laisser le haut du pavé aux riches et à M. Bégassat, le brigadier de gendarmerie. L’un s’appelait Manuel, l’autre Gabriel.

Manuel était une espèce de fou, qui vivait de l’air du temps, et qui passait par les rues tantôt le visage sombre et les mâchoires serrées, tantôt chantant à tue-tête, mais toujours brandissant sa canne, ou plutôt son bâton qu’il avait comme verni à force de le manier. Il n’était pas méchant, mais il avait l’air terrible. On disait de lui :

— C’est les études qui lui ont tourné la tête.

En réalité, Manuel savait tout juste lire, mais de moins pauvres n’en connaissaient pas aussi long que lui, et quand il épelait une phrase de journal ou de livre, c’était avec de telles façons qu’il avait l’air d’en savoir beaucoup plus que l’auteur de l’article ou du livre. Un soir d’été que nous étions trois ou quatre gamins assis sur un banc, il vint près de nous, tira de dessous sa blouse un vieux manuel d’histoire naturelle et, tournant les pages, nous montra des squelettes. J’avais grand’peur des squelettes que je voyais, dans mes rêves, drapés de linceuls, agitant les bras, et lançant du creux de leurs orbites des jets de flammes bleues. De braves mères de famille se récrièrent, disant que c’était immoral de montrer des squelettes à des enfants. Nous ne revîmes point le vieux manuel. Et j’en fus bien heureux, non point parce que cela pouvait être immoral, mais parce que les squelettes m’effrayaient.

Manuel pourtant ne s’en tint point là. Il fallut qu’il révolutionnât le quartier. Il ne voulait pas attenter à l’ordre social, mais ce fut plus fort que lui, quand il eut cette crise dont on parla longtemps. Il tomba amoureux de la Martine. C’était une femme de quarante-cinq ans, qui n’avait guère le loisir de se faire belle : d’ailleurs elle y eût perdu son temps. Elle vivait en concubinage — accabanée, comme on dit chez nous, — avec Bardet, un vieux menuisier dont la vie consistait à toujours manquer de travail, et dont l’établi était installé dans l’unique pièce dont se composât la maison. Manuel savait lire : cela lui suffit pour écrire des chansons à la louange de la Martine. C’est surtout à cette époque qu’on le vit, qu’on l’entendit passer, brandissant son bâton et chantant à tue-tête. La nuit venue, il s’installait non loin de la maison de Bardet sur une grosse pierre, sur une souche, et restait là des heures, soit à rêver aux étoiles, soit à déclamer ses œuvres en faisant de grands gestes. Il ne s’occupait pas des habitants du quartier qui, prenant le frais sur le pas de leurs portes, ne se gênaient ni pour l’interpeller, ni pour se moquer de lui. Ils lui disaient :

— La Martine se fiche pas mal de toi ! Elle aime bien mieux Bardet !

En tout cas, chez Bardet on se couchait de bonne heure, porte et volets fermés, et l’on n’avait pas l’air de se soucier beaucoup du lyrisme de Manuel. Il en vint sans doute à se fatiguer de cette indifférence. Il voulut montrer à Bardet qu’il était tout de même quelqu’un avec qui l’on devait compter. Vers une heure du matin, le quartier fut réveillé par des bruits, par des cris : Manuel, à coups de pierres, de bûches, faisait le siège de la maison de Bardet. Il s’attaquait aux volets, à la porte : cela ferait toujours de l’ouvrage pour Bardet, le lendemain et les jours suivants. Mais Bardet ne tenait-il pas à travailler pour son propre compte ? Toujours est-il qu’il se leva, prit son pantalon, dit à la Martine :

— Va vite chercher les gendarmes !

et sortit pieds nus, son maillet à la main. Il le fit reculer, d’abord, puis le tint en respect. La Martine, à peine vêtue, échevelée sous le clair de lune, était partie.

Cette nuit-là, Manuel eut affaire à M. Bégassat, le brigadier de gendarmerie.

Il a dû mourir. Depuis plusieurs années, je ne le vois plus dans les rues lorsque je retourne chez nous. Il demeurait si près du cimetière que les porteurs n’ont pas dû se fatiguer beaucoup.

Mais, l’année dernière, j’ai encore vu Gabriel. Autrefois, lorsqu’il était dans la force de l’âge, il travaillait, l’été, du lever au coucher du soleil et arrivait à gagner ses trois francs. On le trouvait toujours prêt à faire n’importe quoi : à décharger des chariots de bois, à transporter des pierres, à travailler sur les routes, à curer les mares et les viviers, à chercher les carpes dans la vase lorsque l’on vidait l’Étang-du-Goulot, ou celui de la route de Marné, pour la pêche.

Maintenant, c’est un vieillard. Propre, sa barbe serait toute blanche. Comme il a beaucoup travaillé pour se nourrir et pour nourrir son frère, c’est une ruine qui de plus en plus penche vers la terre. Il fait ce qu’il peut. On fait pour lui ce que l’on peut. De braves gens lui donnent à couper en quatre du bois de moule qu’ils avaient l’habitude de brûler scié simplement en deux. Il ne va pas vite. Ses bras se sont fatigués. Il ne s’est jamais reposé, que quelques beaux dimanches, autrefois, où, la tête chaude des fumées du vin, il rentrait, triomphant, se jeter sur leur lit de fougères et de feuilles mortes. Maintenant, il n’a même plus sa masure. Il couche dans une écurie. On lui en prête un coin, avec une botte de paille.

Il ne sait pas lire. Ce ne sont pas les études qui auraient pu lui « tourner la tête ». Au temps de sa force, ses idées faisaient partie de son corps, solides comme ses bras, ne fléchissant pas plus que sa nuque sous les fardeaux. Maintenant elles s’affaissent, elles aussi. Mais il est toujours prêt à se mettre en quatre pour ceux qui lui donnent un semblant de travail, qui lui font scier du bois en quatre.

C’est un vieil homme qui n’aura pas tenu beaucoup de place dans la vie. Il voudrait n’être à charge à personne. Il se ratatine, se dessèche, se voûte de plus en plus. Il trouve qu’une botte de paille c’est trop pour lui, et qu’un coin dans une écurie, c’est déjà bien beau…

LA GARDEUSE DE CHÈVRES

La Cécile Béraud était, de son métier, gardeuse de chèvres. Cela peut mener loin, à condition d’être jolie et de ne pas rester dans son village. Certainement, parmi les prétendues bergères qu’épousa jadis le Fils du Roi, il y eut plus d’une gardeuse de chèvres ; mais être bergère est beaucoup plus distingué. N’en voit-on pas, sur les boîtes de dragées des baptêmes, d’habillées comme de grandes dames et qui portent sur leurs bras un mouton — pardon, un agnelet, — tout frisé, avec un ruban rose autour du cou ? Allez donc tenir de cette façon une chèvre turbulente, même un chevreau ! Mais je doute que, même bergère, la Cécile Béraud eût pu s’habiller en grande dame, et réussir à se faire épouser, ne fût-ce que par le fils d’un roitelet. On ne pouvait lui donner d’âge. Avait-elle vingt-cinq ou soixante ans ? Personne ne l’aurait dit, même pas elle. Elle devait être aussi ancienne que la petite ville dont l’apparition sur la terre ne remontait pas à hier. On ne se souvenait plus de l’avoir vue gamine. Jamais malade, sèche, plate, elle était taillée pour vivre des siècles. Elle devait être là depuis les années qui précédèrent la Révolution, pareille à cette paysanne qu’un voyageur anglais rencontra en Champagne. Même d’assez près, dit-il, on lui eût donné soixante à soixante-dix ans, tant elle était courbée, tant sa figure était ridée et durcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que vingt-huit. Mais la Cécile Béraud n’aurait pas pu en dire autant. Elle n’était point la seule, ici, à ne pas savoir son âge.

Certains allaient jusqu’à se rappeler, comme ils disaient, « de » son père. De son vivant, ils formaient une famille nombreuse, puissante, qui se sentait les coudes à table, autour du feu, et qui pouvait partir à la conquête du monde. Le père Béraud avait fait la campagne de Russie. Je le voyais bien, vers dix-huit cent cinquante, vivant comme le bûcheron de la fable dans cette chaumine enfumée que la chandelle de suif, les soirs de neige, ne devait pas beaucoup éclairer et dont la porte rafistolée était, sans doute, rudement secouée par le vent des nuits d’hiver. La Cécile avait beau être la fille du père Béraud, elle paraissait, non pas plus vieille, mais plus ancienne que lui. Seulement on ne pouvait plus comparer, puisqu’il avait rencontré la Mort un soir que, bien fatigué pourtant, il ne se décidait pas à jeter à terre son fagot.

Elle vivait dans une pauvre maison moins accueillante qu’une cabane de cantonnier. Il y avait, — si l’on peut ainsi parler, — un lit sans draps, une table en bois blanc, une chaise dont la paille, autrefois, avait dû flamber et une très vieille armoire qui ne servait absolument à rien, mais que jamais on n’avait voulu lui acheter, toute vermoulue et pleine de punaises. Elle portait toujours le même cotillon court qui lui descendait un peu plus bas que les genoux, les mêmes sabots plats qui, bien ferrés, mettent beaucoup de temps à s’user, le même bonnet noir, jamais repassé, qu’elle n’enlevait pas pour dormir. Elle s’en allait le matin, avec ses chèvres à elle et d’autres qu’on lui confiait moyennant quelques sous par mois, parce qu’il faut que tout le monde vive de son travail. Toute la journée, elles erraient, elle et ses chèvres, le long des routes, mais surtout dans les sentiers bordés de haies qui traversent les champs, dans les bois où il lui arrivait de rencontrer la mère Nadée. Quelque temps qu’il fît, elle ne rentrait que le soir. Elle emportait pour midi du pain et du fromage, et buvait, si elle trouvait de l’eau. Elle n’avait peur ni de la pluie, ni du vent, ni du soleil. Seule, la neige l’obligeait à ne pas sortir. Elle se tenait alors devant sa cheminée, occupée à jeter sur son feu assez de brindilles pour que le feu ne mourût pas. A force de vivre avec des chèvres, et parce qu’elle ne se passait un peu d’eau sur la figure que le dimanche, elle sentait fort, mais on y était tellement habitué que l’on trouvait son odeur toute naturelle, comme si l’on eût été près d’une chèvre.

Elle n’était pas riche, et pourtant elle trouvait moyen d’avoir sa chaise à l’église, dans les bas-côtés, au-dessous de la huitième station du chemin de la Croix. Les dames de la ville avaient des prie-Dieu à huit francs, avec leur nom gravé sur une plaque de cuivre que le sacristain nettoyait chaque samedi, et certaines femmes d’ouvriers aisés se payaient des chaises à quatre francs. Elle se contentait d’une chaise à vingt sous. Elle savait que ses prières n’en étaient pas moins agréables à Dieu et n’en montaient pas moins, comme la fumée de l’encens, vers le ciel. Elle ne faisait partie d’aucune confrérie. On la tenait un peu à l’écart — c’était la faute de ses chèvres, — et puis, toujours par les chemins, elle ne pouvait pas être à l’église, aux heures voulues, pour la récitation en commun du chapelet, des prières. Mais elle avait une dévotion toute spéciale pour sainte Solange qui avait, comme elle, gardé des troupeaux. Solange naquit à deux ou trois lieues de la ville de Bourges, en un lieu appelé Villermont. Son père, excellent chrétien, était un vigneron dont Dieu récompensa la piété en lui donnant une fille qui fut dès lors sa consolation et qui plus tard devait être sa gloire. C’était la colombe dont parle le prophète : Qui me donnera des ailes ? Et je m’envolerai, et j’irai me reposer. Elle sortait souvent du lieu ordinaire de sa demeure pour aller gémir plus librement et à loisir dans une solitude qu’on appelle encore aujourd’hui, pour cela, le champ de sainte Solange. Son père l’avait chargée de la garde d’un petit troupeau ; rien ne convenait mieux aux goûts de Solange. Tout en veillant sur ses moutons, elle pouvait contempler son Céleste Époux qui invite les âmes à venir le trouver dans la solitude.

Elle n’était pas bergère. Elle n’était que gardeuse de chèvres. Mais, — si ce n’est le Fils du Roi, — le fils de Dieu ne dédaigne pas les gardeuses de chèvres, lorsqu’elles ont l’âme pure.

Pour elle aussi, les dimanches étaient de beaux jours. Elle laissait ses sabots se reposer et chaussait une paire de vieilles bottines fatiguées qui n’avaient pas servi qu’à elle. Elle donnait un coup à son bonnet et mettait un tablier noir. Elle ne venait pas à l’église avec un de ces livres de messe bourrés d’images comme en portent les dames qui savent lire, elles, et les petites filles que leurs parents peuvent envoyer à l’école. Du temps où elle était petite, le père Béraud savait que l’on peut vivre et traverser une partie de la terre sans connaître l’alphabet. Elle venait à l’église avec son chapelet dans la poche de son tablier, et, tout le temps que durait la messe, récitait le Rosaire. C’était un très ancien chapelet, à grains de buis, qu’elle tenait de sa mère. Elle ne s’interrompait que pour écouter la lecture de l’Évangile en français qui commence toujours par « En ce temps-là », et le prône. En ce temps-là, Jésus-Christ traversait les plaines de Judée où les moissons étaient abondantes, et montait au sommet du Thabor où l’attendaient, dans une nuée lumineuse, Moïse et Élie. Il était tantôt seul, tantôt suivi par la foule. Il faisait un signe, prononçait une parole, et la tempête s’apaisait, et les paralytiques jetaient leurs béquilles. Elle assistait à certaines scènes, comme quand le troupeau de porcs se précipite dans la mer. Quant au prône, elle écoutait de ses deux oreilles M. le curé qui parlait longtemps sans s’arrêter.

Elle s’efforçait de comprendre tous les mots, mais n’y arrivait pas toujours. Elle n’était pas riche, mais elle s’arrangeait pour pouvoir donner un sou à la quête. En ajoutant aux cinquante-deux dimanches les jours de fêtes comme le Quinze Août, la Toussaint, Noël, cela ne faisait pas loin de trois francs par an.

Puis, elle revenait à son Rosaire. C’est saint Dominique qui distribua les quinze dizaines d’Ave Maria en trois séries de cinq dizaines chacune, et auxquelles il attacha la pensée d’un des mystères de notre rédemption, qui furent tour à tour pour la bienheureuse Vierge un sujet de joie, de douleur et de triomphe.

Elle ne se contentait pas, ce jour-là, de pain et de fromage. Elle allait jusqu’à manger deux œufs. L’après-midi, elle revenait aux vêpres bien avant l’heure. Elle aimait le silence de l’église. En été, la grand’porte restait ouverte, mais le parfum de l’encens persistait. Le soleil projetait sur les dalles grises, sur la paille jaune des chaises, les reflets multicolores, bleus, verts et rouges des vitraux. Une grosse mouche bourdonnait très haut, sous les voûtes. Le sacristain allait et venait, sans faire de bruit, remettant en ordre les chaises qu’on avait dérangées le matin. Il connaissait bien la Cécile Béraud. Leurs pères avaient, ensemble, travaillé dans les bois. Ils étaient même un peu parents. En passant, il faisait un signe de tête pour lui dire bonjour parce qu’il est défendu, à moins de nécessité, de parler à voix haute dans la maison de Dieu. L’hiver, il ne faisait pas chaud dans l’église, bien que la grand’porte fût fermée, mais elle était habituée au froid. On ne se réchauffe pas beaucoup près d’un feu de bouts de fagots.

Quand elle le pouvait, elle suivait les enterrements pour prier pour les morts. Mais elle ne faisait que très peu partie des cortèges parce que les autres femmes avaient beau la connaître : elles trouvaient que, cette odeur, c’était tout de même ennuyeux.

Un jour, elle a laissé ses chèvres. Elle est allée dans son Paradis à elle, qui est situé dans une belle contrée. Sainte Solange y regarde paître des agnelets frisés, pareils à ceux que l’on voit sur les boîtes de dragées des baptêmes ; sainte Germaine Cousin, qui fut malheureuse toute sa vie, qui prenait ses repas dans l’étable ou sur un tas de sarments au fond du couloir, n’a plus peur d’être battue, ni que les loups y viennent ravir un des moutons de son troupeau. Elle-même, l’humble gardeuse de chèvres que personne n’a connue, se repose enfin, tandis que ses bêtes, propres, avec des cornes luisantes et un ruban au cou, comme les moutons, s’en vont sans qu’on le leur dise, à six heures du soir, vers la Vierge Marie qui a besoin d’un peu de lait pour son enfant.

LES ŒUFS DE PAQUES

Le village finissait à la route départementale. Il commençait là-bas, dans les champs. Ses maisons se suivaient comme des paysannes qui, le jeudi, jour du marché, s’en vont à la ville, mais s’arrêtaient, comme interdites, au bord de la grand’route blanche, propre, toujours soigneusement balayée par le vent : elles n’osaient pas aller plus loin. Presque toutes couvertes de chaume, toutes, en bordure du chemin sale de bouses et de fumier, elles se ressemblaient. Devant chacune d’elles on retrouvait la même cour avec son hangar, sa charrette ou son tombereau, avec ses toits à poules et à lapins couverts, plus richement qu’elles, de tuiles d’un rouge éclatant, ou sombres. Il ne faut pas oublier non plus le toit des cochons. Pourtant à une fenêtre sans rideaux, à des carreaux cassés, à des gamins à peine vêtus de loques, on reconnaissait des maisons encore plus pauvres que les autres.

C’est dans une de celles-là que vivait le père Louis, depuis que le monde est monde, là-bas, du côté des champs. Il n’avait pas beaucoup de voisins, et ne s’en plaignait pas. Il était à peu près à l’abri de la pluie et du vent ; il n’en demandait pas davantage. On ne l’appelait que « le père Louis ». On ne s’occupait guère de son nom de famille, puisque, de sa famille, il n’y avait plus que lui au village. Sa femme avait pris le chemin du cimetière. Quand on y est, c’est pour longtemps.

Chaque année, un peu après Pâques, il recevait une lettre de Paris. Il ne recevait que celle-là. N’ayant jamais mis les pieds à l’école, il ne pouvait même pas la lire, mais il savait ce que cela signifiait, et il ne manquait pas de dire :

— Ça, c’est mes œufs de Pâques.

C’était son garçon qui lui envoyait vingt francs.

Trouvant que, dans ces pays, il ne gagnerait que pour manger du pain sec et boire de l’eau, — ce sont de ces idées que l’on rapporte du régiment ; nous autres nous sommes restés ici, et nous avons tout de même fait notre vie, mais, n’est-ce pas ? chacun voit midi à sa porte, — son garçon était parti, dix années auparavant, pour Paris, où tout de suite, il avait été embauché comme terrassier. On sait, dans les campagnes, que c’est un bon métier avec lequel on ne meurt pas de faim lorsque l’on ne boit pas trop. Mais, par exemple, il faut être bon ouvrier et ne pas chômer. On sait aussi qu’à Paris ce n’est jamais le travail qui manque. Nous avons entendu dire l’autre jour encore qu’on creusait des trous de tous les côtés, et qu’il y a des maisons qui s’éboulent, et des maisons, vous pensez bien, pas comme celles d’ici : des maisons aussi hautes que le ciel ! Alors ce n’est pas en un coup de pioche que ça se remet en place ! Avec tout ça, le garçon du père Louis ne doit pas manquer d’ouvrage.

Il n’oubliait pas son père. Vingt francs, cela ne se trouve point dans le pas d’un bœuf. Jamais, de toute sa misérable vie, avant que son garçon fût parti, le vieux n’avait changé, pour son compte, un louis. Oh ! pour en avoir vu sur les tables des auberges, les jours de foire, et même de ces papiers qui ne lui inspiraient pas confiance et qu’on appelle des billets de banque, il pouvait dire qu’il en avait vu ! Il en était même très fier. Pourtant, depuis dix ans que cela durait, il commençait à s’y habituer. C’était devenu ses rentes annuelles. Il ne savait pas lire, mais il savait que ce bout de papier avec des images dessus, qu’il tirait de la lettre, lui représentait quatre pièces de cent sous. La lettre, il se la faisait lire plus tard, par quelqu’un d’instruit, quand il y pensait ou qu’il avait le temps. D’ailleurs son garçon lui disait toujours la même chose :

— Je me porte bien ; j’espère que toi c’est de même.

Oui. Le père Louis se portait bien. Il se voûtait chaque année un peu plus, mais ce n’était pas encore demain qu’il toucherait terre, du dos.

Tout de suite, il mettait sa blouse la moins usée et traversait allègrement le village. Ceux qui le voyaient passer lui criaient :

— Eh bien ! père Louis, vous allez donc toucher vos rentes ?

Comme il marchait à grandes enjambées, il ne prenait même pas le temps de répondre, et se contentait de secouer la tête en s’efforçant de rire, mais il n’en avait pas l’habitude, et son rire devenait une grimace.

C’étaient des matins d’avril où les violettes sentaient bon dans l’herbe fraîche. Quant aux oiseaux, ils chantaient comme des bienheureux.

A la poste, il signait au moyen d’une croix, et toujours il demandait qu’on le payât en pièces de cent sous : un louis était trop petit pour représenter vingt francs. Son argent en poche, il s’en allait chez Derouet, le sabotier. Derouet savait ce que cela voulait dire ; le père Louis n’avait pas besoin d’ouvrir la bouche : il n’avait qu’à enfiler une paire de sabots qui lui allaient comme s’ils eussent été faits exprès pour lui. Six mois durant, il ne les mettait que le dimanche, mais, voulant les étrenner immédiatement, il se faisait attacher les vieux avec lesquels il était venu, et, les accrochant par la ficelle au bout de son bâton, il entrait dans une auberge, — toujours la même, — où il demandait une chopine de rouge. Les cafés de la petite ville lui faisaient peur ; ils n’étaient que pour le beau monde, et le père Louis ne se considérait pas comme du beau monde.

Invariablement, le patron disait :

— Tiens ! Voilà le père Louis avec ses sabots.

Il n’avait pas l’habitude de boire du vin. Aussi retraversait-il la petite ville les joues chaudes, ses sabots neufs aux pieds, ses sabots usés s’entrechoquant derrière son dos. Il arrivait au village quand il arrivait. Il n’était pas pressé. Personne ne l’attendait. Bien qu’il fût déjà vieux, il mettait de côté ce qu’il lui restait des vingt francs pour lorsqu’il serait encore beaucoup plus vieux, lorsqu’il ne pourrait plus du tout travailler, plus du tout bêcher son jardin et son champ, comme s’il avait dû ne jamais mourir.

Mais tout a une fin, et il était écrit que cette année-là serait extraordinaire. D’abord, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps, on bâtissait une maison à l’entrée du village. Les ouvriers s’y étaient mis au mois de mars, dès la fonte des neiges, et, à ses moments perdus, il allait les voir : cela l’intéressait prodigieusement. Regarder bâtir à cet âge !

Puis Pâques arriva. Les jours d’après Pâques aussi arrivèrent, passèrent. Mais la lettre n’arriva point, le facteur ne passa pas.

— A quoi donc que pense mon garçon ? se demanda le vieux. Est-ce qu’il serait mort ?

Enfin, il y eut un matin où il écarquilla vainement les yeux : les maçons n’étaient pas à l’ouvrage ! Pourtant il faisait un beau temps de soleil et ce n’était pas dimanche. C’était un jour de semaine comme les autres. Il demanda à la mère Voillot, une vieille de son âge :

— Quoi qu’il y a donc, aujourd’hui, que les maçons ne travaillent pas ?

Car, pour ces vieux qui n’ont fait, toute leur vie, que travailler, que se courber, de l’aube au crépuscule, sur le sol qu’ils fouillent, il n’y a guère de repos que pour Noël, Pâques, et les jours d’hiver où l’on a de la neige jusqu’aux genoux.

— Est-ce que je sais seulement ? répondit la mère Voillot.

Ils vivaient tous les deux, et d’autres avec eux, sans savoir au juste quelle date c’était. Pour eux, tous les jours d’une même saison se ressemblaient. Quand il fallait moissonner, c’était juillet, et le mois d’octobre approchait quand ils se mettaient à arracher les pommes de terre.

Il alla, comme d’habitude, à son champ. Mais malgré son indifférence à tout ce qui ne touchait point sa récolte, il était intrigué. De temps en temps il levait la tête pour regarder. Peut-être les maçons étaient-ils en retard ? Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque M. Camusat passa dans le chemin. M. Camusat était un petit rentier qui, justement, se faisait bâtir cette maison à l’entrée du village. Le vieux l’entendit, se retourna, vint vers la haie de son champ, et lui dit :

— Comment que ça se fait donc, monsieur Camusat, que vos maçons ne sont pas venus aujourd’hui ?

— Mais, mon père Louis, vous ne savez pas que c’est le Premier Mai, la fête des travailleurs, des ouvriers ?

— La fête des travailleurs ?… répéta le vieux qui ne comprenait pas. Ainsi les travailleurs avaient une fête à présent ? Il en tombait des nues.

Alors, M. Camusat, qui savait lire les journaux, lui expliqua que les ouvriers, mécontents de leur sort, faisaient chaque année, à Paris, en foule, une manifestation, que cela n’allait pas toujours comme on aurait voulu, que, place de la République, il y avait des charges, des bagarres. Le vieux écoutait ahuri, vaguement effrayé. Si son garçon allait se fourrer là-dedans ? Et il pensait à ses sabots, à sa chopine de rouge. Bien que ce ne fût qu’aujourd’hui le Premier Mai, il lui semblait que ç’avait été quinze jours plus tôt. Il voyait son garçon piétiné par les chevaux, blessé, tué peut-être : autrement il eût déjà reçu sa lettre habituelle.

— Tout ça, dit-il à M. Camusat, ça ne sert pas à grand’chose, allez !

Il se remit à piocher. Mais il était inquiet. Il le fut de plus en plus, à mesure que les jours passaient. Enfin, il reçut une lettre ! Il l’ouvrit, mais il n’en sortit point de papier à images. C’était le comble. Pour le coup, il alla se la faire lire tout de suite. Son garçon lui faisait savoir, de Lariboisière, qu’à la suite d’un accident du travail on avait dû l’amputer de la jambe gauche. Le vieux en leva les bras au ciel.

— Alors, dit-il, à présent le voilà bancal, estropié ?

Mais aussitôt il pensa, gardant son idée pour lui :

— Ça ne l’empêchera peut-être pas de travailler ? Et il pourra toujours m’envoyer mes vingt francs.

Seulement le lecteur continuait. Le garçon terminait en disant qu’on allait lui faire une pension, — oh ! pas grand’chose ! — et qu’il reviendrait vivre au pays. Le vieux fut stupéfait.

— Une pension ! dit-il. C’est-il vrai ?

On crut qu’il était heureux. De l’argent qui vous tombe du ciel, que l’on gagne les bras croisés, c’est le rêve de tous les paysans et de bien d’autres encore. On lui relut la phrase. Il fut convaincu. Ses traits se crispèrent malgré lui. Il fit une grimace, et l’on crut qu’il riait de joie. On lui dit :

— Eh bien ! vous voilà content. Votre garçon va vous aider.

Il partit sans rien répondre. Son garçon, une fois revenu, aurait juste de quoi vivre pour lui. Et puis, sans doute, allait-il se marier. C’en était fini du seul luxe de sa vie de misérable, de ses œufs de Pâques, de ses beaux sabots neufs, tout reluisants !

Rentré chez lui, il se mit à pleurer, non sur le malheur de son fils, mais sur le sien propre. Il ne pensait plus à cette jambe de moins, mais aux sabots qu’il ne pourrait plus acheter, à cet argent qu’il ne pourrait plus ajouter à l’autre. Il se tenait debout, près de la cheminée. Et de grosses larmes tombaient une à une sur le nez des deux autres vieux sabots tout usés, tout déteints.

CEUX QUI PASSENT

C’est une plaine qui s’étend sur vingt lieues entre nos montagnes et les collines de « là-bas », derrière lesquelles pas un soir le soleil ne manque de se coucher. Quand je la regardais, de notre jardin, elle m’apparaissait aussi vaste que le monde, puisqu’au delà de ces montagnes et de ces collines je n’apercevais que le ciel. Je ne pensais pas que, de toute une vie, il fût possible d’en sortir : ses routes devaient suffire à user les forces des hommes. Je ne pensais pas que l’on pût désirer, ni avoir besoin d’en sortir : le blé de ses champs, l’eau de ses sources devaient suffire à rassasier la faim et à calmer la soif.

En toute saison des lumières s’y éparpillent dès la tombée de la nuit. Elles palpitent comme autrefois les langues de feu au-dessus des têtes des douze apôtres. L’automne venu, l’on devine de loin le vent qui, se faufilant par la porte entrebâillée ou descendant librement par la large cheminée, les fait trembler, menace même de les éteindre. Montant de bougies placées sur des tables épaisses, elles éclairent des femmes qui doivent soulever, de temps en temps, des couvercles de marmites, des enfants qui viennent de faire quatre kilomètres pour rentrer de l’école du chef-lieu de canton et qui apprennent leur leçon pour le lendemain, des hommes qui, leur journée finie, sont étonnés de se sentir assis, les bras inoccupés. Elles éclairent tous ceux qui se calfeutrent dans le repos des veillées au coin du feu. Vienne l’hiver ! On l’attend avec du bois sous les hangars et des fagots dans les greniers. Qu’il se hâte, au contraire ! Qu’il ramène les carillons de Noël, le premier Janvier où l’on ne fait que boire la goutte les uns chez les autres, et les nuits où, quand il passe au coin des bois, le vent hurle avec les loups !

Dans la ville les lumières sont groupées. Presque toutes les maisons se touchent, celles surtout de la grand’rue qui forment deux haies imposantes entre lesquelles défilent processions, enterrements, retraites aux flambeaux du quatorze Juillet et cortèges de noces. Elles sont même groupées par quartiers. Il fait plus clair sur la place, où vivent des commerçants et des riches, qu’au Vieux-Château où l’on ne trouve guère que des journaliers, des bûcherons, et des pauvres qui n’ont seulement pas le courage de travailler. Misérables ou rentiers, tous, la nuit venue, se rassemblent par familles autour de la lumière : lampe ou bougie. Tous ceux de la ville, comme ceux des villages et ceux des fermes isolées dans la plaine, trouvent la paix entre quatre murs crépis à la chaux ou lambrissés, sous des plafonds aux solives vermoulues ou enduits de stuc immaculé. Ils ne pensent pas à ceux qui n’ont ni maison ni cabane, dont les pieds s’enfoncent dans la boue, qui font sonner, de leurs bâtons et de leurs sabots, les routes gelées, et qui, l’été, sont tout blancs de poussière.


J’en ai connu beaucoup. Par exemple les petits Savoyards que l’on appelle chez nous des « ramonats ». Si petits qu’ils fussent, ils me faisaient l’effet de savoir beaucoup de choses parce qu’ils venaient de très loin, peut-être du sommet des collines qui bornent l’horizon occidental ? Ils n’avaient pas le même accent que nous, et ils savaient trouver leur chemin dans les obscures cheminées. Ils étaient très grands pour moi, puisqu’ils pouvaient monter très haut.

J’avais peur quand je les voyais entrer, parce qu’ils avaient, quoique tout jeunes, la figure aussi noire que de vieux charbonniers. Et tout le monde sait que les vieux charbonniers ne sortent des bois, avec leurs mulets, que pour faire des rafles d’enfants qu’ils emportent dans des sacs. Deux grands chiens jaunes, tantôt, la langue pendante, marchaient de chaque côté de la colonne, et tantôt aboyaient en mordant au jarret les mulets indisciplinés. Cependant, lorsqu’il était descendu de la cheminée, je faisais mon possible pour que le petit ramonât eût, en plus de son salaire, un verre de vin, du fromage et du pain. Enlevant son bonnet noir de suie, il redevenait un enfant comme moi, mais qui était déjà — si tôt ! — obligé de gagner sa vie. Je ne pensais guère alors qu’un jour viendrait où je ferais comme lui. J’en ai connu un qui faisait danser au son de la vielle une marmotte. La marmotte dansait de son mieux, ce qui ne veut pas dire que ce dût être très bien, mais elle faisait ce qu’elle pouvait, et c’était touchant. Brave petite bête qui comprenait que, pour vivre, il faut forcer son talent et danser lorsque l’on aurait peut-être envie de pleurer. Dans les Alpes, tranquille, elle habitait une maison tapissée de mousse et de foin, ne demandant rien à personne, sage qui sait se contenter de peu. Mais un chien l’a dérangée. On l’a prise. On lui a fait traverser des pays dont elle ne saura jamais les noms. La voici devant moi, malheureuse, mais se trémoussant au son de la vielle. Le petit Savoyard qui la fait danser est bien malheureux aussi. C’est plusieurs années après que j’ai lu ces lignes émouvantes du grand Lamartine :

« Je fus distrait de ma rêverie par l’harmonieux grincement de cordes d’un de ces instruments champêtres que les jeunes Savoyards fabriquent dans les soirées d’hiver de leurs montagnes, et qu’ils emportent avec eux dans leurs longs exils en France et en Piémont pour se rappeler, par quelques airs rustiques, par quelques ranz des vaches, des images de leur pauvre patrie. Ils appellent ces instruments des vielles, parce qu’ils jasent plus qu’ils ne chantent, et que les refrains s’en prolongent en s’affaiblissant, en détonnant, et chevrotent comme les voix des femmes âgées dans les veillées de village. »

José, le Savoyard, s’en va.

« Un faible et lointain grincement de l’instrument montagnard se fit entendre et se prolongea en air mélancolique à travers les feuilles des trembles et des chênes… Nous vîmes bien loin le pauvre José debout, adossé contre un des rocs de la route, son chien comme un point blanc près de lui. Il était tourné du côté de la Savoie et, ayant détaché de son cou sa vielle, il en jouait un dernier adieu aux rochers de son pays. »

Je ne pensais guère non plus, quand j’écoutais la vielle du petit ramonat et que je regardais danser la marmotte, qu’un jour viendrait où moi aussi je regretterais les rochers de mon pays.


Mais j’ai vu surtout des mendiants. C’était comme s’ils fussent venus des quatre coins de l’horizon, de villes, de villages où le travail et le pain manquaient, les uns avec de grandes barbes blanches, les autres tout jeunes, avec une jambe de bois, un poignet retourné, des yeux qui regardaient sans voir et un bâton qui leur servait beaucoup pour se diriger. Ils avaient dû mettre des mois, des années, pensais-je, pour traverser la plaine, pour arriver ici venant des collines grises et des montagnes violettes. Les uns essayaient de vendre du papier à lettres, des lacets en cuir, des cordons de souliers. Ils portaient, retenu au défaut de l’épaule par une courroie de laine, un sac de toile grossière. Les autres promenaient des corbeilles noires ornées de mousse verte, des paniers en osier. Des femmes, que suivaient de pauvres gamins pieds nus et nu-tête, passaient avec des bottines usées et sans boutons, la tête couverte d’un mouchoir aux couleurs criardes. Elles avaient le teint bistré, des anneaux aux oreilles. Tout le monde disait :

— Ce sont des bohémiennes.

Elles, j’étais bien obligé de croire qu’elles venaient de beaucoup plus loin que les collines et les montagnes, d’un pays bizarre que j’imaginais d’après mes premières lectures. Trop fières pour accepter l’aumône, elles ne demandaient qu’à tirer parti de leur travail. Pourtant elles détournaient la tête quand on appelait un des petits pour lui donner une tartine de fromage.

Elles étaient venues avec leurs hommes dans ces roulottes disloquées qui ne peuvent s’aventurer que sur les grandes routes : elles resteraient en morceaux dans les chemins creux. A l’abri d’une haie, d’un bois, d’un rocher, on installait le petit poêle rouillé. On donnait la liberté aux poules, mais l’âne restait attaché à l’une des roues. Cependant il paraissait assez las pour n’avoir pas envie d’aller gambader aux alentours.

D’autres s’arrêtaient au milieu de la rue et, faisant face aux maisons, ils chantaient des airs tantôt gais, tantôt tristes. Je me souviens de deux d’entre eux qui n’étaient pas des vieillards, il s’en fallait de beaucoup, et qui par une après-midi d’été jouèrent l’un sur un violon, l’autre sur une guitare, un air si magnifiquement simple qu’il ressemblait à la musique des maîtres du XVIIe siècle. Je n’invente rien. Je ne déforme pas. Je sentis qu’il se faisait dehors et en moi-même un grand silence. Il me sembla que cette musique poussait loin d’elle tous les bruits quotidiens dont j’avais l’habitude, et mes quelques pensées familières, qu’elle faisait place nette, comme une grande vague qui arrive du fond de l’horizon et rejette sur le rivage les varechs légers et les lourdes planches goudronnées. Je n’entendais plus bourdonner les mouches ni les guêpes, mais seulement la guitare. Les coqs continuèrent-ils de s’interroger et de se répondre de loin ? Je ne m’en souviens pas : je n’écoutais plus que le violon. La cadence des dernières mesures me ravissait. J’y devinais je ne sais quelle force mélancolique. Quand ils furent partis, les guêpes et les mouches se remirent à bourdonner, et les coqs à chanter. Il en est toujours ainsi. Je ne dirai point que j’écoutai longtemps encore se prolonger en moi l’écho de cette musique, mais à vingt-quatre années de distance je me rappelle cette après-midi brûlante où deux errants des grandes routes s’arrêtèrent devant notre maison avec un violon et une guitare.

On les voyait sur les routes tantôt, le soir, comme des formes indistinctes enveloppées de brouillards, tantôt, le matin, nettement éclairés par le soleil levant. Quelques-uns fumaient la pipe. D’où venaient-ils ? Personne n’en savait rien. Peut-être eux-mêmes, depuis si longtemps qu’ils étaient partis, ne se le rappelaient-ils plus. Mais ils allaient, libres de s’arrêter où ils voulaient. Les uns, en été, lorsqu’ils trouvaient une de ces sources fraîches comme il n’en existe que dans les bois, y buvaient à longs traits pour se désaltérer d’abord, ensuite pour leur plaisir. C’était bien meilleur que du vin. Les autres, — quelques-uns seulement, ceux sans doute qui étaient assez riches pour fumer la pipe, — entraient dans les auberges. Ils avaient le geste qu’il faut pour se débarrasser brusquement d’un bissac ; s’asseyant, ils demandaient du vin ou de l’absinthe. Des aubergistes les faisaient payer avant de les servir : d’ailleurs souvent ils tenaient, en entrant, leurs sous dans le creux de la main. Quand ils étaient partis, la servante venait avec un torchon mouillé et un balai nettoyer la place. On ne sait jamais s’ils n’apportent pas avec eux de la vermine.

Comme dans tous les métiers — car n’est pas mendiant qui veut, — il y en avait de bons et de mauvais.

J’en ai connu deux que tout le monde connaissait aussi : on savait qu’ils n’étaient pas comme les autres.

C’étaient de ces vieux qui passent au moins une fois par mois pour se rappeler à votre bon souvenir, et qui frappent aux portes tout doucement pour que, si on ne veut pas leur ouvrir, on ne puisse pas dire :

— En voilà des mendiants qui font du bruit !

Si on leur donnait quelque chose, que ce fût du pain et du fromage, un ou deux sous, il portait tout de suite la main à sa casquette ; elle disait : — Merci bien, madame ! Merci beaucoup !

Et ils partaient en traînant leurs sabots. Ils avaient, lui, de lourds sabots creusés à même le hêtre et ferrés, elle, des sabots ferrés aussi, mais moins lourds : des sabots de femme, à nez pointu et à brides. C’était du luxe, parce que, moins épais, ils se cassent plus facilement, mais elle y faisait attention.

Ils ne murmuraient point, ne proféraient pas de sourdes menaces quand on ne leur donnait rien. Ils se disaient alors :

— Il n’y a pas que nous à être malheureux.

Ils n’étaient pas fiers. Ne s’imaginant pas que tout leur fût dû, quand on ne les insultait pas ils étaient contents. Vivant de la charité de deux ou trois cantons, ils gagnaient de quoi ne pas mourir de faim. Mais, à ce métier où l’on gagne sa vie avec ses jambes, on s’use vite. Et l’on dort où l’on peut, souvent sur le bord des routes, dans les taillis. L’hiver, il faut quelquefois chercher longtemps avant de trouver quelqu’un qui veuille vous donner un coin dans une grange. Si c’est dans une écurie, vous faites attention de ne pas déranger les bêtes qui tiennent plus de place, qui ont plus d’importance que vous.

Je sais qu’il leur arrivait d’entrer dans des fermes au moment où tout le monde était à table, et que, dans quelques-unes, on leur disait :

— Allons, mettez-vous donc là ! Vous allez bien manger la soupe avec nous ?

Mais ils commençaient toujours par refuser. Ensuite, il fallait qu’on leur fît violence, qu’on les forçât à accepter un verre de vin. Ils tenaient moins de place encore au bout de la table que dans la grange ou l’écurie, et ils étaient vraiment confus que la servante se dérangeât pour eux. Avec eux on pouvait être tranquille. Ils n’étaient pas de ceux qui, par vengeance, mettent le feu aux meules de paille.

Pourtant les maisons ne manquaient pas, dans la ville et dans les villages, aux portes desquelles ils savaient qu’il leur serait inutile d’aller frapper. Mais ils savaient aussi que la vie est dure pour tout le monde, que personne n’est obligé de venir en aide aux mendiants.

Pas davantage ils n’étaient de ceux qui peuvent économiser pour s’acheter une petite maison dans un pays qui n’est pas celui où ils demandent l’aumône. Ils ne pouvaient que vivre au jour le jour : c’est déjà bien joli. Je me souviens même que le vieux disait :

— Tant que nous pourrons marcher, nous ne serons pas à plaindre. Il y en a de plus malheureux que nous.

Sont-ils morts ensemble, dans la neige, ou l’un après l’autre ? Personne ne s’en est jamais inquiété. Ils étaient de ceux qui passent, auxquels ceux qui demeurent ne pensent que lorsqu’ils les voient.

LA PIÈCE FAUSSE

D’habitude, la diligence s’arrêtait à l’entrée du bourg, devant le bureau même des messageries. Les chevaux venaient de faire seize kilomètres le long d’une route qui monte au milieu des bois : ils en avaient assez. Ils n’étaient pas fâchés de pouvoir se reposer. C’était bien leur tour. Et c’était bien le tour des voyageurs, — quand, toutefois, il y en avait, — de marcher pour se dégourdir un peu les jambes. Ceux qui habitaient à l’autre extrémité de la ville, qu’ils eussent une valise, de lourds paniers, regagnaient à pied leur maison. Ils avaient beau n’être partis que depuis deux jours, que de la veille : c’était comme s’ils fussent revenus d’un très long voyage autour du monde. On les interpellait du seuil des boutiques, dans la grand’rue. On leur disait :

— Eh bien ! père Picoche, vous voilà donc revenu ?

Le père Picoche répondait :

— Ma foi, oui, allez !

Ou bien :

— Tiens, madame Peuillot, vous étiez donc partie ?

Mme Peuillot répondait :

— Ma foi, oui, allez ! C’est ma fille qui vient d’avoir un bébé… Vous savez bien, la Louise, qui est mariée à Clamecy… Ils auraient voulu que je reste encore, mais je n’ai pas pu, à cause de Peuillot. J’ai dit à Louise : « Tu connais bien ton père, pourtant. Il n’est pas capable de se faire une soupe ni de balayer la maison. » Allez, madame ! Je vais en trouver, une poussière sur la cheminée, et de la saleté partout !

Et Mme Peuillot se hâtait, tout enfiévrée encore de ce changement d’habitudes, vers son balai, vers son plumeau, vers l’eau qu’elle allait jeter dans la marmite.

La diligence ne traversait la ville, en suivant toujours la grand’rue, que lorsqu’elle contenait des voyageurs à qui des malles, des paquets de toutes formes, empilés sous la bâche de l’impériale, donnaient de l’importance. C’était rare. Aussi ces jours-là, tout le monde arrivait-il sur le pas des portes pour tâcher d’apercevoir, de reconnaître, si c’était possible, de face ou de profil, leurs visages, à l’intérieur du coupé. Tantôt on se perdait en conjectures. Comme il y avait beaucoup de châteaux dans les environs, — des châteaux carrés avec tourelles et allée de sapins qui les relie à la grand’route, — on disait :

— Ce sont peut-être des invités du château de Grandpré.

Mais il y avait, un peu plus loin, le château des Granges.

Tantôt, on n’hésitait pas une seconde. C’étaient des enfants du pays que l’on avait connus allant à l’école des frères, jouant sur les promenades, courant par les rues. Ils avaient grandi, s’en étaient allés gagner à Paris beaucoup d’argent.

On citait la Marie-Louise des Voillot, femme de chambre chez des « maîtres » qui ne demeuraient pas loin du Parc Monceau, le Charles des Labussière, cuisinier dans un restaurant des grands boulevards. Ce sont de fameuses situations comme il n’y en a pas ici, où le commerce ne va pas fort, et où beaucoup de petits rentiers ont du mal à vivre sans travailler. Ces voyageurs, tout de suite on les reconnaissait. Eux-mêmes, d’ailleurs, ne se gênaient point pour se mettre à la portière et, quand les chevaux allaient au pas, pour serrer les mains de Dumas, le sellier, de Comte, le charcutier, qui avaient l’obligeance de se déranger de leur travail pour leur demander tout de suite de leurs nouvelles.


Dans son jardin où des pelouses, riches en brins d’herbe tous égaux et en géraniums d’un beau rouge, faisaient ronde-bosse entre les allées plates, assis sous une tonnelle où ne pénétraient, de l’été, que la lumière atténuée et l’air rafraîchi par le feuillage épais qui s’agitait un peu, M. Menestreau s’endormait. Seule, une mouche qui persistait à l’agacer l’empêchait de tomber jusqu’au fond du sommeil, comme en quelque puits d’où, tout à l’heure, on remontera d’un seul coup, ou petit à petit, en s’aidant des pieds et des mains. Et ce n’était déjà plus que d’un geste machinal, irraisonné, qu’il chassait, pour quelques secondes de répit, l’acharnée bourdonneuse. Les bruits ne lui arrivaient plus que déformés. Le tic-tac des trois moulins, dont la petite rivière faisait tourner, à peu de distance de sa maison, les trois grandes roues, l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq, les gloussements d’une poule, les « coin-coin » d’une bande de canards facilement effarés, n’allaient pas plus loin que son oreille, s’y arrêtaient bruts, n’arrivaient pas à prendre leur signification complète, leur forme parfaite en son âme. Mais nul doute qu’il n’en fût gêné, comme des agaceries de la mouche. Et nul doute qu’il ne répétât son geste de plus en plus machinal pour se débarrasser en même temps, s’il l’avait pu, des trois grandes roues des trois moulins. Puis, on ne sait si la mouche, fatiguée, s’en alla dormir à son tour, si le coq, la poule et les canards, se servant une fois dans leur vie de leurs courtes ailes, s’envolèrent vers de lointains pays, si les trois roues s’arrêtèrent de tourner enfin étourdies, mais M. Menestreau cessa de les entendre et d’essayer de prendre la mouche. M. Menestreau dormait.

Dans la cuisine aux carreaux toujours luisants, la mère Tartrat, la vieille servante au cœur dévoué, ne se sentait pas beaucoup de courage. Quel ennui d’être obligée de faire du feu en plein mois de juillet ! Par une chaleur pareille, lorsque l’on allume, sur un simple petit fourneau, du charbon de bois, c’est comme si on allait se suicider. Et la mère Tartrat, tandis que l’eau continuait de bouillir, essuyait, d’une main aujourd’hui paresseuse, des verres, des assiettes et des casseroles. Puis, du coin du même torchon, elle s’essuyait aussi le front, où réapparaissaient tout de suite d’autres gouttes de sueur. Elle allait et venait, à pas comptés, traînant sur les carreaux durs ses savates molles. Elle s’asseyait, se levait… jusqu’au moment où, sans le savoir, elle resta assise, son torchon d’une main, une casserole de l’autre. D’elle, d’un seul coup, le sommeil avait eu raison. La mère Tartrat dormait.

Dans les jardins, on ne voyait pas de jardiniers. On ne voyait pas non plus de maçons occupés à réparer de vieux murs de granges, à faire sortir de terre des maisons. Pourtant, ce n’était qu’un jour de semaine, mais ce devait être à cause du soleil : décidément, il était trop ardent. Toutes les portes, tous les volets étaient fermés. Il n’y avait d’ouvertes que les portes des greniers, parce qu’il n’y a jamais trop de chaleur pour faire sécher les haricots pendus par grosses touffes, depuis l’année dernière, aux solives. Les tilleuls des promenades n’agitaient pas une seule de leurs baguettes. Les tilleuls, les jardiniers, les maçons dormaient.

Les petites rues, qui ne sont guère que des chemins ravinés par les pluies d’automne et des orages, s’étendaient inutilement de tout leur long et sur toute leur largeur : il semblait que personne ne pût se hasarder à les suivre, à les traverser, de peur d’une insolation, faute de ces casques dont les colonies se sont, on ne sait trop pourquoi, réservé l’usage. Les petites rues ne faisaient pas de bruit comme quand les roues d’une charrette, les clous d’une paire de gros sabots écrasent leur gravier. Elles étaient, pour l’instant, bien tranquilles. Les petites rues dormaient.

La grand’rue elle-même… mais nous allons la retrouver tout à l’heure.

Dormirent-ils longtemps, une minute ou des siècles ? Ils n’en surent trop rien. Mais, certainement, ils entendirent tout à coup, dans le silence de cette chaude après-midi, rouler à grand fracas, sur le pavé, une voiture et sonner des grelots à des colliers de chevaux, et, par-dessus le marché, claquer un fouet.

Dans chaque maison, quelqu’un se frotta les yeux comme lorsqu’on est réveillé, vers minuit, par la lugubre sonnerie de la générale. Les petites rues sortirent de leur sommeil, parce que déjà des gamins couraient sur elles, pieds nus, ou en sabots plats et légers à force d’avoir servi. Ce n’est qu’en hiver que l’on met des sabots neufs, épais et lourds, qui tiennent chaud. Des portes, des volets, s’entr’ouvrirent. Les jardiniers, les maçons s’étirèrent, bâillèrent, parce qu’il leur allait falloir retourner au travail. La mère Tartrat se leva d’un bond, malgré son âge, et se retrouva les mains embarrassées d’un torchon et d’une casserole qui, si elle était tombée, aurait fait, dans la cuisine, plus de bruit à elle seule que le fouet, les grelots et les roues. Et M. Menestreau, qui s’était si progressivement endormi, remonta, d’un seul coup, du fond du sommeil obscur, en pleine lumière de la vie. Sous sa tonnelle, il maudit ces voyageurs qu’il ne connaissait pas, et qui, par ce temps de canicule, auraient mieux fait de rester chez eux.

C’était le premier samedi de juillet. Et, tout simplement, la diligence remontait la grand’rue. Cela ne lui était pas arrivé depuis l’année dernière, à l’époque des vacances. Il fallait vraiment que les chevaux eussent de la force de caractère, parce que le soleil n’était pas un soleil d’été, mais un soleil d’enfer.

La grand’rue, — c’est ici que nous la retrouvons, — ressemblait à une longue fournaise : on n’y voyait même pas une poule. On sommeillait malgré soi dans les boutiques qu’il n’était pas possible de garder fraîches, malgré les devantures baissées jusqu’au dernier cran, malgré l’eau, tout de suite bue par le soleil, que l’on jetait sur le trottoir, un véritable trottoir qui n’a certainement pas moins de cinquante centimètres de largeur. Et ce fut la grand’rue que le passage de la bruyante diligence dérangea le moins. Pourtant, les deux voyageurs, qui s’épongeaient le front, méritaient que l’on fît attention à eux. Mais tout de suite on avait reconnu le fils Clergot. L’autre voyageur était une voyageuse : sa femme, sans nul doute. Toute la ville savait qu’il s’était marié à Paris. Elle, on aurait voulu la voir un peu mieux, au besoin la dévisager, mais il faisait vraiment trop chaud. La grand’rue, donc, ne sourcilla point. Non qu’elle méprisât « le fils Clergot », comme elle l’appelait, mais elle pensait :

— Son arrivée n’a rien que de naturel. Il y a plus de trois ans qu’il n’est venu ici. Certes, à Paris, on gagne beaucoup d’argent, mais on n’est pas toujours libre. Ses parents l’attendent avec sa femme. Il a dû leur écrire, mais c’est tout de même drôle qu’ils ne soient pas allés les attendre au bureau de la voiture.


En revanche, les deux vieux Clergot en faillirent tomber à la renverse. Ce n’eût pas été difficile, d’ailleurs, car tous les deux, accroupis, avec deux chapeaux de jonc aussi usés qu’eux-mêmes, s’occupaient à désherber leur jardin. Des allées, ils enlevaient le chiendent et le pissenlit avec des couteaux rouillés dont les manches de bois depuis longtemps n’existaient plus. C’était plutôt pour s’occuper. Même par cette chaleur, ils n’auraient pas pu rester à ne rien faire. Elle et lui, toujours ils bricolaient, été comme hiver, sous le soleil, ou les pieds dans la neige. Ils vivaient, à l’extrémité du faubourg de la Presle, dans une maison composée de deux pièces, comme on dit à Paris. Mais, ici, les maisons se composent, en plus, de « toits » : celui des lapins, celui des poules, celui des cochons. On a vu quelquefois un seul cochon, quatre poules et deux lapins, vivre dans un grand toit, chaque espèce étant bien chez elle une fois la porte fermée, tandis que, dans une maison étroite, s’entassaient un grand-père, une grand’mère, le mari et la femme, et des tas d’enfants. Les vieux Clergot avaient tout de même un peu plus leurs aises. Il s’en fallait de beaucoup qu’ils vécussent de leurs rentes, mais la maison avec ses toits, avec une écurie dont ils ne se servaient plus depuis longtemps, puisqu’ils avaient vendu l’âne, et une grange, leur appartenaient. Ils possédaient aussi ce jardin et deux champs qu’il allait bientôt falloir moissonner. Après les champs, c’étaient les bois de « la ville » qui commençaient, où ils ne se gênaient pas pour ramasser, malgré les gardes, assez de branches mortes pour se chauffer tout l’hiver et pour faire cuire la soupe toute l’année.

Quand ils entendirent les grelots des chevaux, ils pensèrent :

— C’est la voiture qui mène du monde à Grandpré ou aux Granges.

Car la route des châteaux passait d’abord devant d’humbles maisons et devant celle des Clergot. Mais la voiture n’allait pas, aujourd’hui, jusqu’aux châteaux ; elle s’arrêta là d’un seul coup. Ils n’en revenaient pas. C’était comme si leur maison fût devenue aussi importante qu’un château !

Ils arrivèrent tous les deux en même temps à la barrière. Et ce fut tout juste s’ils reconnurent leur fils, « le Louis », comme ils l’appelaient. Il avait fameusement changé. S’il n’était pas parti en sabots, c’est qu’il possédait à cette époque une paire de vieux souliers ferrés qui ne valaient sûrement pas de bons sabots, et qui avaient peut-être coûté moins cher, et un complet-veston râpé qu’il portait depuis des années et qui commençait alors à craquer de partout. Il n’était pas assez fort pour travailler la terre. Il n’avait pas d’assez bons yeux pour être déclaré propre au service militaire, sans quoi, tout comme un autre, il eût pu faire son chemin à la caserne. Après vingt-cinq ans de présence, c’est la médaille militaire et c’est la retraite assurée, avec un emploi du gouvernement par-dessus le marché. Allez donc voir si dans nos pays, au bout de soixante années de travail, on peut compter sur une retraite et sur une place du gouvernement ! On peut, par exemple, compter sur une place au cimetière.

Il avait débuté comme apprenti chez l’unique coiffeur de la petite ville, mais il ne fallait pas qu’il comptât sur les pourboires : on trouvait que c’était déjà plus que suffisant de payer trois sous pour se faire raser et quatre sous pour les cheveux. On connaissait même le père Lair qui, presque complètement chauve, se refusait à donner plus de deux sous, parce qu’avec son crâne tout déplumé, disait-il, le coiffeur n’avait pas grande besogne. Le Louis s’était vite fatigué de travailler presque pour rien. A vingt-deux ans, il avait pris la diligence, puis le train pour Paris. Il revenait, aujourd’hui, avec des bottines vernies, un pantalon dont le pli vertical était très important, une redingote magnifique, et un « panama » rabattu sur un binocle comme on n’en voit, ici, que sur le nez des riches. De le retrouver ainsi transformé, ce fut, pour les deux vieux, une bien autre stupéfaction que d’avoir entendu s’arrêter la voiture.

— Je ne peux pas croire que ce soit bien toi ! disait le vieux Clergot en l’embrassant.

Et la vieille :

— Ma foi, tu ne vas seulement plus vouloir entrer chez nous, maintenant !

Mais, quand il eut donné la main à sa jeune femme pour l’aider à descendre de voiture, et qu’ils la virent là, debout, sur la route, ce fut, pour eux, une troisième surprise, tellement plus forte que les deux autres qu’instinctivement ils reculèrent, comme pour une mise au point, pour mieux admirer, pour mieux garder en eux leur éblouissement.

Non, madame, je vous le jure ! vous pouvez m’en croire : il n’y a pas une dame d’ici, et je parle d’une vraie dame, à être aussi bien mise qu’elle, aussi jolie. Et quand je pense que c’est notre bru, la femme de notre garçon !

Elle paraissait très jeune, et elle l’était. Toute de blanc vêtue, avec un chapeau de paille dorée sur lequel le moindre souffle de vent eût fait trembler les beaux bleuets artificiels, — plus beaux que ceux qui poussent dans nos champs au milieu des épis, — elle venait d’ouvrir son ombrelle, et les regardait en souriant. Ils n’osaient pas trop s’approcher.

— Allons ! embrassez-vous donc ! dit le Louis.

Mais les deux vieux ne s’y décidèrent pas tout de suite.


Ils venaient passer ici plusieurs mois, deux, trois, quatre ou cinq, ils ne savaient pas au juste. Leur commerce, à Paris, leur laissait assez de liberté pour qu’ils ne fussent obligés de rentrer que quand bon leur semblerait. Le Louis disait :

— Tu comprends, je suis dans les affaires. On fait ce que l’on veut, là-dedans. Dame, s’il fallait que je sois employé de bureau, à gagner cent trente francs par mois, c’est sûr que je ne pourrais pas rester à Paris. Je m’y ennuierais trop.

Les deux vieux étaient bien du même avis. Il leur suffisait de savoir leur fils dans les « affaires » : cela vous donne une haute idée de quelqu’un. Il était impossible que l’intelligence du Louis s’étiolât sur des paperasses, sur de gros registres. Il fallait, à son activité, l’univers qu’est Paris. Le Louis était homme d’affaires. Il était dans les affaires jusqu’au cou. C’est pourquoi il ne manquait pas d’argent. Mais il avait assez travaillé, disait-il, pour avoir le droit de se reposer quelque temps. Et ils avaient besoin de repos, sa femme et lui : on le voyait à leur mine. Tous les deux étaient un peu pâles, de cette pâleur des Parisiens qui, dans des rues fréquentées, dans des maisons percées de trop de fenêtres, ne peuvent pas souvent respirer un peu d’air pur. Ils s’installèrent dans la pièce du fond, celle dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, les champs et les bois. Ce ne fut pas peu de chose, puisqu’il fallut déloger un vieux coffre à avoine, une armoire qui tenait trop de place, et installer les deux grandes malles, les sacs de voyage, les cartons à chapeaux. Il fallut aussi prendre l’habitude de vivre à quatre sans se bousculer, sans se heurter.

Comme c’était l’époque de la moisson, et qu’il faisait toujours chaud, le Louis dit à son père :

— Tu ne vas pas tout de même travailler pendant que nous sommes avec vous. Tu vas aller chercher des hommes de journée, qui te couperont ton blé. C’est moi qui les paierai.

Mais le vieux se récria :

— Prendre des hommes ! Mais je me ferais trop de mauvais sang, ils me saccageraient ma récolte. Et puis, je mourrais d’ennui s’il fallait que je reste les bras croisés, à les regarder. Non ! non ! Un dimanche de temps en temps, c’est plus qu’il ne m’en faut.

Le Louis n’insista pas. Mais il ne regardait pas à la dépense. Vraiment, il devait être riche. Il voulut qu’il y eût un tonneau de vin à demeure dans la cave, ce qui ne s’était jamais vu depuis que la maison tenait debout sur ses fondations. Le vieux allait, certains dimanches et les jours de grandes fêtes, acheter un litre chez l’aubergiste le plus proche. Le reste du temps, l’eau n’était pas faite pour les chiens.

Il voulut aussi qu’il y eût tous les jours de la viande sur la table. D’habitude, la vieille n’allait chez le boucher qu’une fois par semaine, pour le pot-au-feu. Elle fut obligée d’y aller chaque matin. D’abord, cela ne l’amusa point, puis elle y prit goût. On mangeait, on buvait que c’en était une bénédiction. Elle ne s’inquiétait pas : son Louis avait toujours les poches pleines d’argent. Elle disait dans la ville :

— Il a rudement bien fait d’aller à Paris !

Quand on insistait pour savoir ce que, tout de même, il y faisait, elle répondait :

— Je sais-t-y beaucoup, moi ! Allez donc lui demander ! Il est dans le commerce, dans les affaires, pardine !

En effet, quand ils l’avaient interrogé pour avoir des détails, jamais le Louis ne leur avait répondu qu’ainsi :

— Ne vous occupez donc pas de ça ! Nous sommes dans le commerce. Nos affaires vont très bien.

Qu’y avait-il d’impossible à ce qu’il eût épousé, là-bas, une jeune fille riche qui lui eût apporté, en guise de dot, une maison en pleine prospérité ? On a vu tant de rois épouser des bergères que l’on peut bien voir une petite princesse se marier avec un berger. C’était cela. La mère Clergot en était sûre :

— Allez, madame ! Je vous donne ma parole d’honneur que, pour une Parisienne riche, elle n’est pas fière. Elle m’aide à faire la cuisine, et elle ne voudrait pas pour rien au monde que je m’occupe de leur chambre. C’est elle qui la balaie tous les matins. Elle ne veut même pas que j’y entre.


On la laissait parler ; on faisait semblant de penser comme elle, surtout les commerçants chez qui elle laissait de l’argent. Certes, eux, ils ne demandaient pas mieux que « la femme du Louis » ne fût pas fière, ni que le Louis se fût enrichi à Paris, puisqu’il venait ici dépenser une partie de sa fortune. Mais il fallait compter avec les jaloux, avec ceux qui voient, de quelqu’un qui s’élève, l’ombre que, même de loin, il projette sur eux. Ils ne trouvaient pas naturel que le fils Clergot se fût, si vite et si bien, débrouillé à Paris. Pourtant, ils n’auraient pas dû lui en vouloir, car lui non plus n’était pas fier. A chaque personne qu’il rencontrait, c’étaient des coups de chapeau, des poignées de mains à n’en plus finir, et des questions sur la santé et — vous le pensez bien ! — sur les affaires. Il semblait pénétré de respect pour les dames d’un certain âge, à qui jamais il ne parlait que chapeau bas. Elles étaient toujours obligées de lui dire :

— Mais, voyons, Louis, couvre-toi donc !

Aussi avaient-elles pour lui beaucoup d’estime.

— Qu’est-ce qu’on ne va pas inventer ! disaient-elles. C’est un jeune homme très poli. S’il a eu de la chance, c’est tant mieux pour lui et pour ses parents. Ah ! ma chère dame, que les gens sont donc mauvais !

Il lui fut impossible de s’assurer aussi vite les sympathies des messieurs plus âgés que lui, et qui occupaient ce que l’on appelle ici des places. Ils ne se gênèrent pas, tout d’abord, pour le tenir à l’écart, lorsque, dans un des cafés que, par groupes, par nuances d’opinions, ils avaient l’habitude de fréquenter, il venait s’asseoir non loin d’eux. Ils le trouvaient trop bien mis pour un fils d’ouvriers. Il avait beau les saluer : aucun d’eux, ou presque, ne lui tendait la main. M. Menestreau, surtout, lui lançait de ces regards !… Peut-être ne s’était-il pas remis encore de son brusque réveil. Au surplus M. Menestreau était un homme terrible, avec ses moustaches blanches et grosses, et sa canne qu’il portait presque comme une arme. Quand un petit, dans une maison, pleurait, ou ne voulait pas obéir, si M. Menestreau venait à passer dans la rue, la maman n’avait qu’à dire :

— Je vais te faire emmener par le commissaire de police. Le voici, tiens ! viens le voir.

Il disait du Louis :

— Peuh ! Un que j’ai connu gamin avec des culottes rapiécées, des chaussons toujours percés, et le nez sale ! Ça n’avait seulement pas de mouchoir ! Et ça vient maintenant faire le fanfaron ici, le monsieur ! Un monsieur ! Le gamin des Clergot !

On insinuait :

— Mais, Menestreau, savez-vous qu’il a une bien jolie femme ?

Menestreau soufflait bruyamment. On savait, par des indiscrétions, que ses soixante ans étaient encore robustes, et qu’il ne « ratait » pas une servante d’auberge.

— Une jolie femme ! Une jolie femme ! bougonnait-il. Eh bien ! il ne lui manquait plus que ça ! Mais je serais encore curieux de la voir.

L’inconvénient était qu’elle ne sortît point. Elle restait à la maison des journées entières, en peignoir. Elle se trouvait bien, dans cette chambre où, sans se déranger, elle respirait, par la fenêtre grande ouverte, l’air pur. Le Louis avait beau lui dire :

— Mais, Marguerite, viens donc un peu voir la ville !

Elle répondait :

— Voilà juste une semaine que nous sommes ici. Laisse-moi me reposer un peu. Après, nous verrons.

Plusieurs jours de suite, on vit passer Menestreau sur la route qui mène aux châteaux. C’était vers quatre heures de l’après-midi, au moment où la chaleur commence à devenir supportable. Il faisait un tour de promenade, mais venir ici n’était point dans ses habitudes. Depuis des années, il avait choisi la route de Corbigny qui serpente au milieu des bois. Il lui était pourtant arrivé de passer devant la maison des Clergot, qui n’est qu’une maison pareille aux autres. Mais ce jour-là, sans en avoir l’air, en vieux rusé qu’il était et qui avait plus d’un tour dans son sac, il l’embrassa tout entière, d’un seul coup d’œil, avec sa cour, ses toits, sa porte et ses deux fenêtres. Elle paraissait inhabitée. Les deux vieux étaient dans leurs champs, occupés à moissonner à la faucille, pour couper les épis plus près de la terre, et perdre le moins possible de paille. Le lendemain, il revint un peu plus tard. Il la dépassa de quelque cent mètres, fit demi-tour, et, juste à ce moment, aperçut le Louis qui sortait, fermant la barrière de la cour. Il eut envie de le héler. Il se contenta de presser le pas. Quand il arriva à sa hauteur :

— Eh bien ! jeune homme, lui dit-il, on va faire son petit tour de ville ?

Ici, sur la route, Menestreau se sentait beaucoup plus à son aise qu’au café. Qu’auraient dit les autres s’ils l’avaient vu brusquement changer, tendre la main à ce mal mouché d’autrefois ? Le Louis en resta tout confus. Il ne fallait pas beaucoup de « malice » pour remarquer l’indifférence qu’affectaient à son endroit ces messieurs. Il salua M. Menestreau, en disant :

— Oui. J’allais justement au Café du Commerce, où vous me permettrez, je pense, de vous offrir l’apéritif ?

A partir de ce soir-là, il put faire partie du groupe de ceux de ces messieurs qui fréquentaient le Café du Commerce. Quelques-uns d’entre eux, — qui souriaient un peu de la brusque sympathie de Menestreau, — lui demandèrent des détails sur Paris. Il ne s’agissait plus de l’ancien apprenti coiffeur qui les avait rasés, jadis, tant mal que bien, du gamin qui n’était jamais, à l’école, dans les premiers, mais d’un jeune homme mis à la dernière mode, et qui, à Paris, allait souvent au théâtre et connaissait beaucoup de grands cafés.

Il n’était pas fier. Il n’hésitait pas à entrer dans les auberges avec d’anciens camarades qui avaient toujours soif ; il ne les laissait pas payer.

— Mon vieux, il faut en profiter, disait-il, pendant que je suis ici. Je ne reviendrai peut-être pas de sitôt une fois parti.

Eux ne demandaient pas mieux. Un verre de vin que l’on ne paie pas est meilleur à boire.


Depuis deux ou trois jours, les cantonniers plantaient de tous côtés des mâts tricolores auxquels ils clouaient, les hampes cachées par les écussons, des trophées de petits drapeaux également tricolores. Ils tendaient, d’une maison à l’autre, de chaque côté de la grand’rue, d’un tilleul à l’autre, sur les promenades, les fils de fer où accrocher les lampions admirables de formes et de teintes différentes. La veille du « quatorze », — on ne disait même pas le quatorze juillet, il n’y avait vraiment qu’un « quatorze » dans toute l’année, — il y eut les salves d’artillerie : un tout petit canon, juché sur un tertre planté de sapins autour desquels bourdonnent les hannetons, que l’on bourre jusqu’à la gueule d’un peu de poudre et de nombreuses mottes de terre fraîche, et qui fait son possible pour ébranler, en toussant, les vitres des maisons les plus proches. Un quart d’heure de suite, en même temps, on sonna les trois cloches. Ce fut à n’en plus entendre les hannetons.

Puis, le matin, toute la ville fut en fête. Les pompiers allèrent au tir : ils ne se servent de leurs fusils que ce jour-là. Mais rien que cela suffisait à répandre dans l’air comme une odeur de guerre, d’héroïsme, de gloire. Les messieurs sortirent, de noir vêtus, et coiffés de chapeaux à quelques reflets. Ils se rendaient à la mairie. C’étaient les personnages officiels. On vit le juge de paix, le receveur de l’enregistrement, les deux commis des contributions indirectes que l’on appelle, les autres jours de l’année, les « rats de cave ». Des gamins les suivirent. Ils suivirent aussi M. Menestreau, qui ne leur faisait plus peur, parce qu’il n’était pas habillé comme de coutume et qu’il n’avait point sa canne.

Ce fut tout juste si l’on ne fut pas étonné de ne pas voir, parmi eux, le Louis. Le Louis était un enfant du pays, dont la plupart de ses concitoyens pouvaient être fiers. Nous laissons de côté, bien entendu, les mauvaises langues. Le Louis aurait pu aller, lui aussi, devant le buste de la République, présenter ses respects à M. le Maire.

C’était une chaude journée où l’on ne vit, dans le grand ciel bleu, que de minuscules nuages blancs. Des hirondelles passèrent, rapides comme des flèches, mais, avec leurs ailes ouvertes, elles ressemblaient, bien plutôt, à des arbalètes qui soudain, prises du désir fou de voir elles aussi le monde, s’étaient échappées des mains des tireurs.

Il ne put pas encore décider Marguerite à sortir l’après-midi.

— Je suis mieux ici, à l’ombre ! dit-elle. Va-t’en donc avec ton père.

Le vieux Clergot mit sa plus belle blouse et ses plus beaux sabots. Il fallait être à la hauteur de la situation. Il se disait :

— Certainement, mon Louis est bien habillé. Mais moi, quand je veux, je ne suis pas mal non plus.

Ils descendirent ensemble la route d’Avallon, et ils arrivèrent aux Promenades.

Si tout le monde avait été vêtu de noir, on aurait pu dire, sans exagération, que les murs de l’enceinte intérieure étaient « noirs de monde ». Mais il y avait des jupes, des pantalons de bien des couleurs. Il fallait voir aussi quelques femmes des villages d’alentour qui, n’ayant point d’ombrelles, s’abritaient sous de larges parapluies de cotonnade bleue.

On regardait les pompiers, qui, après deux minutes de manœuvre, — Portez, armes ! Présentez, armes ! Formez… sceaux ! — venaient de se débander. Par petits groupes, ils semblaient se concerter. Ils se tenaient en plein milieu des Promenades, où, les jours de foire, les bœufs sont si serrés que, quelquefois, ils montent l’un sur l’autre. Ils étaient exposés aux rayons du soleil, mais les pompiers sont des héros. Quelques-uns même, risquant une congestion, enlevaient leur casque pour s’éponger le front.

Il y avait des années que le vieux Clergot ne s’était dérangé pour voir la revue du Quatorze. Les casques, les épaulettes, les fusils, tout cela l’impressionnait beaucoup. Et il regardait le Louis, qui devait, lui aussi, pensait-il, trouver cela très beau. Le Louis allait tout doucement, son panama rabattu sur les yeux, une cigarette aux lèvres. Ils ne passèrent pas loin de M. Menestreau, qui s’entretenait avec M. le Maire. Eux aussi, comme les pompiers, semblaient se concerter, et devaient agiter des questions très importantes, car M. Menestreau ne vit même pas le Louis avec son père.

Et puis, il est plus que probable que Marguerite changea d’avis, qu’elle se dit :

— Ma foi, je n’ai jamais vu de Quatorze Juillet dans une petite ville comme celle-ci. Je vais tout de même m’habiller.

Car elle arriva sur les Promenades quelques minutes avant que la fanfare municipale se mît, à son tour, à faire du bruit. Elle portait la même robe, le même chapeau que le jour de leur arrivée. Et il est permis de dire qu’elle fit sensation. Les pompiers en étaient oubliés. Elle en fut gênée, non pour les pompiers, mais pour elle, jusqu’au moment où elle retrouva son mari.

— Tu t’es donc décidée ? lui dit-il.

Ils firent ensemble le tour des Promenades. Mais cette fois M. Menestreau vit le Louis. Il devait avoir fini de s’entendre avec M. le Maire au sujet du service d’ordre à organiser pour la retraite aux flambeaux du soir, service qu’il était le seul, avec le garde champêtre, à pouvoir assurer. Il le vit, car il vint à lui. Il serra les mains du Louis et du vieux Clergot, tout confus d’un pareil honneur. Et il s’inclina devant Marguerite, qui lui fit un petit salut. Il cherchait une phrase :

— Ainsi, madame, vous êtes venue voir « notre » revue ? Elle est bien peu brillante !

On aurait pu croire qu’il regrettait de n’avoir pas à sa disposition tout un corps d’armée pour l’offrir en spectacle à Marguerite éblouie. Il ne pouvait s’empêcher de la dévisager. Comme elle le transportait loin des servantes en tabliers sales, aux mains graisseuses, cette délicate jeune femme ! Elle lui répondit, en souriant :

— Non ! Je vous assure qu’ainsi c’est très bien.

Elle eût été embarrassée d’en dire plus long. Heureusement, c’était au tour de la fanfare municipale de faire du bruit. Il y avait des instruments bizarres dont jamais on ne saurait les noms. Des vieux se poussaient du coude, en disant :

— Vous voyez le fils Pillon ? Eh bien ! c’est du « trombole » à coulisses qu’il joue.

On écoutait. On applaudit. On essayait de lire, sur les cartons des musiciens, les titres des morceaux. Mais presque tous les yeux dévisageaient le chef de fanfare, qui jouait du piston de la main gauche et, de la droite, battait la mesure. Le vieux Clergot dit à son fils :

— J’aurais eu beau étudier toute ma vie. Jamais je ne serais arrivé à en faire autant.


Ils n’avaient pas le temps de s’ennuyer. Pourtant les jours se suivaient, tous pareils, comme ils en ont l’habitude dans les petites villes où la monotonie et le calme s’assoient sur les vieux bancs de pierre et se promènent, à pas lents, par des chemins silencieux et des ruelles sombres. Mais ils vivaient là, si bien chez eux, — puisque jamais les deux vieux ne pénétraient dans leur chambre, — et tellement en plein air, tout près des bois, qu’ils connaissaient, dans la paix, une béatitude complète. Quelquefois, emportant leur clef et fermant leur fenêtre, ils partaient, pour deux ou trois jours, excursionner dans les environs. Ils voyaient des villages coiffés de toits de chaume et des vieillards, assis au soleil, coiffés, l’après-midi, de bonnets de coton. Tantôt ils escaladaient des rochers, tantôt il fallait qu’ils se retinssent à des buissons pour ne pas glisser dans des ravins au fond desquels flânaient des ruisseaux à écrevisses, bondissait une rivière pleine de truites. Ces jours-là n’étaient pas gais pour M. Menestreau, dont la sympathie pour le Louis n’avait fait que s’accroître. Ses visites étaient devenues presque quotidiennes, et les deux vieux étaient très flattés de recevoir chez eux le commissaire de police. Marguerite disait toujours :

— Le lit n’est même pas fait. Alors, vous voudrez bien, monsieur, vous asseoir ici.

Et c’était dans la pièce des vieux qu’elle lui offrait une chaise. M. Menestreau, peu à peu, perdait de sa gravité, de sa dignité. On avait entendu de lui des phrases bien senties sur Paris, où il avait fait, comme sous-officier de cavalerie, une partie de son service militaire qui n’avait guère duré que vingt-cinq ans. Il en arrivait aux bons mots, aux calembours, et il abordait les grosses plaisanteries à deux sens, mais avec un peu de crainte. Qu’en penserait une jeune femme distinguée comme l’était Marguerite ? Car il n’était pas sûr que, comme on a l’habitude de le répéter, « elles fussent toutes les mêmes ».

Les deux vieux savaient maintenant en quoi consiste le bonheur. Ils n’avaient pas cessé de travailler, parce que ce n’est pas en se reposant, — lorsque l’on a le goût, le besoin de s’occuper enracinés dans le corps, — que l’on peut être heureux, mais ils pouvaient boire du bon vin, manger de bonne viande, à leur suffisance, défier l’avenir, et attendre en toute confiance la vieillesse définitive qui s’avançait vers eux et n’allait pas tarder à les toucher du bout de son bâton. Jamais le Louis ne les laisserait manquer de rien.

Un matin qu’elle était à la boucherie, la mère Clergot se trouva nez à nez avec la mère Labussière, celle dont le fils était cuisinier à Paris. Elles se connaissaient depuis longtemps, depuis toujours, eût-on pu dire, bien que n’habitant pas le même quartier. La mère Labussière dit :

— Et votre fils, mère Clergot ? Il est toujours ici ?

— Ma foi, oui ! Même qu’il n’a pas envie de s’en aller avant le mois de novembre.

On voyait que la mère Labussière avait autre chose à dire. Elle continua :

— C’est drôle, tout de même, qu’étant dans les affaires, il puisse rester absent si longtemps que ça !

La mère Clergot aurait pu répondre :

— Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde !

Mais dans les petites villes, les habitants, de pères en fils, sont tous si solidaires les uns des autres, et les femmes ont toujours tant de choses à se raconter, que les moindres détails de la vie de chacun sont connus de tous, sans que personne y trouve rien à redire. Elle se contenta donc de riposter :

— Il sait mieux que nous ce qu’il a à faire.

Alors la mère Labussière se soulagea :

— Ma foi, c’est étonnant. Écoutez donc. Mon Charles est allé voir votre fils, l’autre jour, pensant le trouver. C’est bien au 112 de la rue Lafayette, son magasin, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien ça : 112, rue Lafayette.

— Eh bien ! il n’a pas vu de magasin. La concierge lui a dit : Monsieur Clergot et sa femme sont partis depuis bientôt deux mois. Mais vous devez vous tromper au sujet du magasin, parce qu’ils restent, au cinquième, dans un logement de quatre cents francs.

En réalité, la mère Labussière avait écrit à son fils d’aller se renseigner. Elle était de celles qui ne pouvaient admettre qu’au bout de si peu d’années on gagnât tant d’argent à Paris. Elle citait en exemple son fils à elle, son Charles, qui était tranquille maintenant, mais qui avait eu tant de mal, ses premières années de Paris, à joindre les deux bouts, à ne pas mourir de faim. Il y avait aussi à la boucherie quatre ou cinq autres ménagères qui écoutaient, qui d’ailleurs avaient l’air d’être au courant de l’histoire et d’attendre ce qu’allait pouvoir trouver à répondre la mère Clergot. Elle ne fut point gênée.

— S’ils ont un logement à quatre cents francs, dit-elle, c’est rudement joli : avec ça, pas besoin de boutique.

Ici, pour cent francs, on a une vaste maison, avec toutes ses dépendances. Il doit en être de même ailleurs, à Paris, partout.

Il était à peu près dix heures du matin. Et l’on vit passer dans la grand’rue, devant la boucherie, le brigadier de gendarmerie, un gendarme, trois messieurs très bien habillés — presque aussi bien que le Louis, — et qui n’étaient pas d’ici, et M. Menestreau avec sa canne. M. Menestreau paraissait très excité. Il était, en tout cas, très rouge — ses moustaches n’en paraissaient que plus blanches, — comme si sa joue eût encore été cuisante du soufflet que lui avait donné, huit jours auparavant, Marguerite. Il n’en avait parlé à personne. C’était une après-midi où justement elle se trouvait seule à la maison.

La mère Labussière eut comme un sourire de satisfaction. Mais la mère Clergot, à la fin des fins, s’anima. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait ainsi de son Louis à mots couverts avec des intentions malveillantes. Elle cria :

— Eh bien ! voulez-vous que je vous dise, moi ? Tout le monde, ici, est jaloux de nous deux mon homme et du Louis, et de sa femme. On est jaloux de voir qu’il gagne de l’argent. Mais on peut bien dire ce qu’on voudra. En attendant, madame Philippot, coupez-moi donc quatre biftecks.

Elle jeta sur l’étal une pièce de cinq francs. La bouchère la regarda, la soupesa. Puis elle dit :

— Votre pièce est fausse, madame Clergot.

— Ma pièce est fausse ? Et à quoi donc le voyez-vous ?

Elle eût été incapable, pour son compte, de distinguer une pièce bonne d’une mauvaise. Elle comptait d’habitude par gros sous. Jamais il ne lui était tant passé d’argent par les mains que depuis l’arrivée du Louis. Mme Philippot fit sonner la pièce.

— Certainement, dit la mère Labussière, elle n’a pas un son naturel. D’ailleurs, depuis quelque temps, c’est effrayant ce qu’il y a de fausse monnaie en circulation ici.

— Eh bien ! donnez-moi toujours mes quatre biftecks. Je vous paierai demain.

Mme Philippot fut embarrassée. Elle n’aimait pas faire de la peine aux gens.

— Ma pauvre madame Clergot, dit-elle, je regrette. Mais cela m’est impossible.

La vieille partit, toute confuse, rouge d’indignation. Elle n’y comprenait rien.

A la maison, elle trouva, en plus du Louis et de sa femme. — le vieux était dans ses champs, — le brigadier de gendarmerie, le gendarme, les trois messieurs, et M. Menestreau. Ils venaient de se faire ouvrir la porte de la chambre. Le Louis les regardait avec une grande dignité. Elle fut heureuse de voir que M. Menestreau eût retrouvé le chemin de la maison, où, depuis une semaine, on ne l’avait pas vu. C’était lui qui avait amené ici, certainement, les messieurs et les gendarmes. C’était un grand honneur. Puis l’idée qu’on lui eût refusé de la viande, que la mère Labussière se fût moquée d’eux tous, lui revint. Et tandis que dans la chambre, où pour la première fois M. Menestreau pénétrait, — le lit était fait, — ces messieurs découvraient des moules, des piles, un bain galvanique, des poudres à polir, des brosses, la pauvre vieille se précipita vers son Louis et lui dit :

— Figure-toi que la bouchère n’a pas voulu me servir. Tout le monde nous en veut. Elle aussi. Elle prétend que cette pièce-là est fausse !

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
A mon Père
Ceux qui restent
Chuchot
Le père Lunettes
Le Donjon
La Cane
Les Marius
Le Tiercelet
La Boîte de Dragées
Poitreau
Vincent
Le Déserteur
La Nuit de la Toussaint
Deux Frères
La Gardeuse de Chèvres
Les Œufs de Pâques
Ceux qui passent
La Pièce fausse

Achevé d’imprimer le vingt-huit janvier
mil neuf cent treize par l’Imprimerie
Nouvelle l’Avenir, association ouvrière
de typographes syndiqués, à Nevers.