The Project Gutenberg eBook of Le goéland

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Title: Le goéland

Author: Jean Balde

Release date: May 13, 2023 [eBook #70752]

Language: French

Original publication: France: Plon, 1926

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GOÉLAND ***

JEAN BALDE

LE GOÉLAND

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés

Il a été tiré de cet ouvrage :

3
exemplaires sur papier des manufactures impériales du Japon, numérotés de 1 à 3 ;
25
exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 4 à 28.

L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE :

Les Ébauches. Roman Un vol. in-16.
Prix des Annales : Le jeune roman en 1911.
Madame de Girardin. (Bibliothèque française) Un vol. in-16.
Mausolées. Poésies Un vol. in-16.
(Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses.)
Les Liens. Roman Un vol. in-16.
La Vigne et la Maison. Roman. 19e édit. Un vol. in-16.
Prix Northcliffe 1923. (Prix Fémina anglais.)
La Survivante. Roman Un vol. in-16.
A la Librairie Sansot :
Ames d’artistes. Poésies Un vol. in-16.
(Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses.)

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1926.

Copyright 1926 by Plon-Nourrit et Cie.
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

A MON FRÈRE
JACQUES ALLEMAN

au compagnon de toute ma jeunesse et à l’artiste qui sut associer, sous le ciel du Nord, à une noble architecture, la grappe de nos vignes et la pomme de pin de nos pignadas.

Avec ma tendre admiration
J. B.

LE GOÉLAND

« Et j’enviais le sort des oiseaux de passage. »

Jean de la Ville de Mirmont,
L’Horizon chimérique.

I

Le village d’Arès, posé sur le bord du bassin d’Arcachon, entre la grande nappe d’eau et les bois de pins, est habité par des pêcheurs et des résiniers. On y respire une odeur de mer et d’huîtres fraîches. A la marée basse, les longues pinasses des parqueurs jonchent une étendue désolée de vase qui rejoint l’horizon. Le ciel est parcouru de nuages marins et de grands triangles d’oiseaux qui le transpercent comme une flèche. Les couchers de soleil y sont beaux et mystérieux. Le globe rouge tombe derrière les ondulations des dunes boisées, dans l’océan invisible dont retentissent les jours de mauvais temps les coups lents et sourds.

Il y a cinquante ans, autour du château, une demeure massive et carrée, le village n’était qu’un ramassis de cabanes en planches et de miséreux. Aujourd’hui, de petites villas bordent le réseau des routes et des ruelles. Leurs galeries reposent sur des poteaux enguirlandés de glycine et de rosiers. Les maisons des pêcheurs mêmes, sous un toit en vieilles tuiles qu’on toucherait du front, sont d’une blancheur aveuglante au soleil d’été. La coutume veut que chacun les badigeonne à la chaux pour la Saint-Vincent. La parure d’une treille abrite la porte et le banc de bois posé sous un contrevent ; des grillages incrustés de coquilles, qui servaient autrefois dans les parcs aux huîtres, encagent les petits jardins où sèche la lessive et poussent dans un sable couleur de cendre quelques maigres choux.

Dans ce pays, les plus riches exploitations sont recouvertes par la mer. Il y a, au delà du chenal balisé de branches de pin, plus loin que la croix dressée en face du port, les parcs invisibles sur lesquels chacun reprend pied à la marée basse. Les huîtres y sont aussi nombreuses que les grains de blé dans un champ. Les travaux qu’elles réclament mettent en mouvement, d’un bout de l’année à l’autre, la fourmilière affairée des barques. Pour les pêcher, les transporter à terre et les rapporter, après le triage sur les chalands de la plage et dans les hangars, hommes et femmes, pareillement vêtus de vareuses et de caleçons, ne se lassent pas de prendre les rames ou de hisser sur leur pinasse une voile basse et comme besogneuse.

La pluie avait toute la nuit cinglé les maisons du côté de l’ouest et ce matin de février était gris et triste. Sylvain Picquey, sous un hangar, cherchait son ciré.

— Nous embarquons, dit-il à sa femme.

C’était un petit homme, alerte et sec, le fusil en bandoulière, une fourche sur l’épaule, enfoncé jusqu’aux cuisses dans de grandes bottes en caoutchouc. Son béret était baissé sur ses yeux perçants, un mouchoir noué autour de son cou. Il jeta sur son bras des poches en filet.

Devant la porte, sa fille Estelle allait et venait. Sylvain l’appela :

— Dis à ta mère qu’elle « s’en vienne ».

Devant la cheminée, Elvina coulait le café fumant dans une bouteille. Elle ne finissait pas de préparer le panier et tout ce qu’il fallait ; la cuisine était petite et basse, la femme était large, épaissie encore par une triple enveloppe de flanelles et de paletots. Elle glissa au fond de la gamelle un morceau de lard arrosé de graisse chaude que la poêle avait rembrunie.

Elle recommanda :

— Surtout veille que Michel ne s’écarte pas. La sage-femme a écrit dimanche que sa mère viendrait cette semaine. J’ai dans l’idée que ce sera cet après-dîner. Si ton père avait voulu me croire, il m’aurait laissée à la maison… Mais il est si mal raisonnable !

Elle s’éloignait, lourde et geignante, son panier au bras. Près du portillon, elle se retourna vers sa fille debout sur le seuil.

— Commence par laver le carreau, cria-t-elle de sa voix aiguë, que tout soit bien propre.

Dans le petit port, la mer descendante avait découvert une bande de vase. Une charrette entrée dans l’eau était arrêtée près d’une pinasse. Un homme, debout, prenant à deux mains des poches lourdes d’huîtres, les jetait à l’arrière de l’embarcation. Chacune s’écrasait avec un bruit sourd.

Un petit cheval bai, les genoux dans la mer, s’impatientait.

Michel, caché derrière un tas de brandes, regarde le port. Il y a, pour un enfant, une amère tristesse à voir s’apprêter le départ des autres. Ce jour-là précisément, il aurait tant voulu s’en aller. Il voit Sylvain, botté jusqu’au ventre, qui marche dans l’eau. Sa pinasse flotte à quelques mètres de la plage. Il la prend par derrière et la fait virer ; le voici qui glisse contre la jetée.

« Il faut que tu restes, » lui a dit Elvina. Si sa mère vient, pour une de ces mystérieuses visites qui le troublent jusqu’au fond de l’être, il doit se trouver à la maison. Ce sera comme tant d’autres fois : elle arrivera dans l’après-midi pour repartir presque tout de suite. Déjà il se voit, derrière l’église, épiant avec anxiété sur la grand’route cette silhouette dont la vue lui cause un saisissement.

Plusieurs pinasses, noires sur la mer chatoyante d’un clapotis gris, se sont éloignées. Sylvain aménage son embarcation. Le calibre vingt-quatre au canon rouillé est couché à portée de sa main au-dessous du bordage. Elvina, debout sur la jetée, lance de vifs coups d’œil sur le port.

« Si elle me voit, pense Michel, elle me dira de rentrer tout de suite pour aider Estelle. » Et il se dissimule derrière les fagots. Puisqu’on le laisse, il veut être seul ! Il ferme les yeux et imagine la longue journée : le vent de la nuit a dû secouer les pins ; il prendra la brouette sous le hangar et ira dans les bois ramasser les pignes tombées.

Les Picquey partent maintenant, la femme derrière l’homme, chacun sur son banc. Déjà se rapetisse la pinasse ailée d’avirons.

Michel a traversé la terrasse herbeuse où sèchent les filets. Il n’y a personne au-dessous de la tour, devant la petite maison du douanier. C’est l’après-midi, quand le soleil donne, que se chauffent sous sa galerie les vieux et les vieilles.

Il a hâte d’être dans les bois et le voici poussant la brouette sur la grand’route droite que les plus bordent des deux côtés. Estelle, qui lavait le carreau de la cuisine, ne l’a pas vu partir. Mais la chienne Soumise, bondissante, a secoué pour le suivre le portillon.

Parfois, sur sa droite, il aperçoit au bout d’une percée la nappe du bassin.

Il a laissé à la maison, accrochés à un clou, son béret et sa pèlerine. C’est un vigoureux garçon qui paraît au moins seize ans, quoiqu’il en ait seulement quatorze. Tête nue, il marche le front au vent. Sa blouse noire d’écolier, bouclée d’un ceinturon, est souillée de vase. Ses sabots s’impriment sur le dos uni de la route.

Un oiseau qui se lève fait dans les arbres son bruit d’ailes. Michel tourne vivement la tête et le suit des yeux. Trrri… trrri… c’est cette sorte de grive que les paysans appellent une tride.

Les fûts espacés des pins se rapprochent dans les lointains violets du sous-bois que tachent de roux les taillis de chênes. Une odeur de pourriture monte des mousses et des fougères orange froissées par la pluie. Michel ramasse sur le tapis d’aiguilles les pommes de pin. Il en remplit le creux de son tablier relevé dans son ceinturon. Lentement, il avance dans les fourrés d’ajoncs et de genêts tout argentés d’eau, dans les ronces qui raient de filets rouges ses jambes mouillées. Un grand calme imprègne cette solitude où l’on entend à peine, hautbois chuchotant, l’égouttement léger des broussailles ; quelques cloches d’un troupeau épars dans le pignada se sont éloignées, mais le vent venu de l’océan, précipitant par bonds sa course fougueuse, enfle comme un orgue le murmure qui règne dans la cime agitée des pins. Michel lève par moments les yeux, s’arrête et écoute ; c’est tantôt un bruit de vague qui déferle, alternant avec la rumeur décroissante d’un chant qui s’en va. Peut-être aime-t-il mieux encore les voix de la forêt que celles de la mer. Il se sent trempé, rafraîchi, tout abreuvé d’air. Un nuage passe au-dessus de sa tête. Il lui semble que s’agrandit sa joie d’être seul. De temps en temps, il revient vider sa charge dans un sac en toile de marin, percé près de l’ourlet d’œillets en métal. Les gros œufs d’acajou foncé, taillés à facettes, sont enduits de pluie et de sable.

Michel a arrêté sa brouette à côté d’un petit cours d’eau encaissé où traînent des herbes submergées. Il s’est assis sur un tas de bois. Les résiniers ont entaillé ces jours derniers les pins près du pied. La pluie a collé ces copeaux clairs jaspés de cire. L’enfant ne regrette plus la course sur l’eau qui eût été pour lui une fuite. La tentation de ne pas rentrer avant la nuit envahit son cœur : dans cette vie du bois qui le pénètre, fraîcheur, aromes, harmonie plaintive du vent, il sent à nouveau se gonfler sa peine. C’est une poussée de forces obscures. La colère court de fibre en fibre, le faisant, comme un jeune arbre secoué, frémir tout entier. Quelle revanche de se cacher ici jusqu’au soir : ainsi introuvable et inaccessible, si sa mère vient, il ne la verra pas.

Le ciel qui s’assombrit annonce une averse. Il ne craint pas d’être mouillé. Son estomac commence à crier la faim. Mais est-ce la peine de s’être enfui pour céder si vite ? Entêté, cherchant dans sa rancune un surcroît de force, il s’impose de dominer l’appétit qui bâille, bête tapie, au fond de son être.

L’ondée s’abat soudain sur ce pays comme un immense filet tiré jusqu’au sol. Michel s’est réfugié dans une hutte de brande qui semble une rousse pèlerine de berger, abritée de l’ouest. A l’entrée, deux pierres calcinées sont enfoncées dans un tas de cendres ; sous le chuchotement infini de la pluie, seul, assis sur la terre sèche, la tête penchée sur ses genoux joints, il se repaît de son amertume.

Les gens du peuple ne se gênent pas pour tout dire devant un enfant. Jamais Elvina, quand elle raconte l’histoire de son nourrisson, ne s’est demandé s’il pouvait l’entendre. En réalité, sans qu’il comprenne les choses jusqu’au fond, le sentiment qu’il en a est obscur et lourd. A l’école, dans les bousculades de la cour, quand a éclaté pour la première fois à sa face le nom de bâtard, il a seulement senti le feu de l’insulte. Quelle était cette honte ? Il ne savait pas. Mais au lieu de crier : « Ce n’est pas vrai, » il avait foncé et donné des coups comme si seule lui restait la force.

Aujourd’hui, sous le capuchon de brande où il se tapit, c’est tout le bois qui le protège. La longue pluie oblique l’enveloppe d’un cercle infranchissable. Il n’y a eu, pour le rejoindre, que la chienne dont il voit le dos couleur de blaireau aller et venir dans les ajoncs.

— Soumise, appelle-t-il.

Il jette ce nom deux ou trois fois, d’une voix qui s’irrite. La chienne, dressant ses oreilles, plonge dans ses yeux un regard presque humain ; affairée, le museau bas, dans les taillis ruisselants liés par les ronces, elle semble humer une piste invisible.


A cette heure, Estelle inquiète, bravant le grain, le cherche sur le port. C’est son lot d’être tourmentée. Il y a bien, entre ces enfants, une sorte de pacte, d’entente tacite, mais qui n’empêche pas Michel d’être souvent dur et injuste comme s’il prenait sur la petite compagne qu’il s’est asservie une sourde revanche.

Il ne voit pas cette fille de quinze ans, mince et gracieuse, coiffée d’un fichu croisé sur sa gorge, qui court de porte en porte.

— Michel… Michel…

Mais personne ne l’a vu passer.

Elle tourne la tête à droite, à gauche, jette de grands regards sur les prairies fouettées par la pluie :

— Mon Dieu, où est-il ?

Lui, cependant, couché en travers de la hutte, les coudes dans la terre, s’entête de loin dans sa révolte. Le temps s’éclaircit. Dans la céruse enfumée du ciel, une fissure se creuse, grotte d’argent vierge, d’où tombent des rayons blancs comme des feux de phare. Michel a passé sa tête dans l’ouverture de l’abri. Une ondée de vent filtré par les pins rafraîchit sa face. Le sous-bois respire. Mais comment la brise atlantique imprégnée de sel et d’un goût de larmes, passant et repassant sur lui depuis son enfance, n’a-t-elle pas encore lavé son sang de sa souillure !

Une voiture approche sur la route, cette carriole du boulanger qui cahote chaque jour son chargement de miches dans des chemins de sable et de bruyère. Michel, affamé, ne désarme pas. Il y a trop longtemps que sa mère le traite comme un enfant qui ne comprend rien. Il essaie de l’imaginer dans cette ville qu’il ne connaît pas. Où demeure-t-elle ? Comment se représenter sa vie puisqu’elle dissimule avec tant de soin ? Péniblement il rapproche des mots entendus, les bribes tombées sur sa route d’enfant égaré dans ces mystères impénétrables. Mais toutes ces parcelles se défont dans sa tête. L’aime-t-elle ? Ne l’aime-t-elle pas ? A-t-elle honte de lui ? Il sait qu’elle se cache pour le venir voir. Il y a donc une menace qui plane sur leurs têtes comme ces orages que l’on voit fondre, l’été, sur le clapotis moucheté d’écume.

Le ciel se fonce de nouveau au-dessus des cimes tordues par le vent. Il n’entend plus le grondement de la lande tant il est assourdi d’impressions confuses, submergé par des eaux amères qui remontent du fond de sa vie d’enfant, comme si tout ce qu’il a éprouvé, souffert, détesté, à se découvrir différent des autres, marqué d’une peine inexorable, cette âcre injustice déposée en lui s’éclairait d’une lueur d’angoisse. Pourquoi n’a-t-elle pas assez de confiance pour dire son nom ? Un mouvement de haine le soulève contre cette femme qui ne lui a jamais parlé de son père. Qu’est-ce que ces baisers, ces mots fuyants, quand il sent grandir la soif de son cœur ? A quatorze ans, poussé en plein vent, sauvage et épineux comme un chardon de la dune, comment se douterait-il que sa révolte n’est qu’un sursaut d’amour étouffé !

Quand elle est là, il baisse la tête et ne trouve rien à lui dire. Entre elle et lui, il devine tant de gêne, de silence, une convention muette de déguisement. O misère d’un exil obscur ! L’enfant qui n’a pas connu la tiédeur du nid en sent monter dans ses hérédités inconscientes la chaleur lointaine. Cette femme qui vient à de longs intervalles, quand elle l’embrasse, faisant bouger en lui tout un monde enfoui, le laisse agité d’un tumulte sourd qui ne s’apaise que peu à peu comme s’éloigne dans le gémissement des pins l’haleine de la mer.

Son humiliation, c’est aussi la crainte de lui paraître ignorant et mal élevé. A l’école où il s’isolait dans son mutisme, fermant son esprit et son cœur aux cris de la cour, il s’est toujours mis par le travail au-dessus des autres. Il lui semblait se hausser vers elle. Maintenant encore, s’il va chez le curé, l’abbé Danizous, qui lui apprend même le latin, peut-être espère-t-il, à force de savoir, changer quelque chose.

Dans la demi-torpeur qui le gagne, il revoit ce visage velouté de charme. Mais le temps est loin où ces visites lui laissaient une impression d’éblouissement. Il se souvient d’avoir senti à son approche un radieux orgueil, et quand elle l’embrassait, c’était comme une impression très lointaine de bonheur plus profond que toutes les joies.

Ah ! qu’il était alors ignorant, intact ! Les choses qui lui ont fait depuis tant de mal ne l’avaient pas touché. Maintenant encore, à travers ces nuées d’angoisse et de rancune que des jours plus proches ont amassées, il est des moments où le passé remonte, rayonnant, comme si renaissait en lui l’enfant qu’enchantait la grâce de sa mère. Vis-à-vis d’elle, combien les gens qui l’entourent paraissent grossiers ! Quelle différence entre le fausset d’Elvina et sa voix qui vous pénètre comme une musique ! Mais elle est lointaine, inconnue. Il semble que la faute qui l’entache, lui, ne l’ait pas touchée.

A plusieurs reprises, il s’est retourné au fond de l’abri. La faim pâlit un peu sa joue enfoncée dans les feuilles sèches. Le repos de l’enfance entr’ouvre ses lèvres. Soumise, lasse de tourner dans les genêts comme un tourbillon au pied d’une dune, a flairé son visage d’un museau humide. Puis elle s’est couchée en rond à ses pieds.

II

La gare d’Arès approchait. Laure baissa la vitre du compartiment : une rafale d’air pluvieux entra, le train s’arrêtait, ce petit chemin de fer économique qui traîne comme une chenille le long du bassin quatre ou cinq roulottes forées d’étroites fenêtres.

Près du hangar des messageries, aux abords encombrés de poteaux de mine et de futailles de résine, un vieil homme, le menton carré entre deux bajoues, balayait le plancher de sa charrette souillé de coquilles.

Comme la jeune femme passait près de lui, elle s’inclina légèrement.

Le vieux la regardait, les épaules pliées, relevant une tête massive coiffée d’un béret, une face romaine, couleur de cuir, aux orbites mangées par de gros sourcils, où des yeux de gélatine verdâtre étaient embusqués.

Au même instant deux hommes, qui transportaient une cage à claire-voie remplie de brebis, sortirent du hangar. C’était un employé du chemin de fer, marchant à reculons, et Laurent Biscosse qui fit sonner sa voix éclatante :

— Le voilà, ton colis !

La cage embarquée sur la charrette, le vieux tendit une tabatière en corne aussi veinée qu’une agate grise. Tout en parfumant son nez, Laurent pérorait :

— Ah ! bon Dieu, quand j’étais plus jeune !

Les trois hommes regardaient Laure qui s’éloignait sur la route bordée de platanes. Sa toque baissée couvrait ses cheveux. Elle marchait avec précaution, choisissant parmi la boue et les flaques d’eau la place de ses petits souliers qu’aucune tache n’avait maculés.

Laurent, sec et droit, qui avait à soixante-seize ans passés le coffre solide, haussait les épaules en parlant des femmes : « Celle-là, disait-il, était mignonne. » Avec son teint de poire duchesse et sa démarche un peu balancée, elle lui rappelait Fort-de-France, l’escale rêvée, où les belles créoles, une corbeille sur la tête, portaient elles-mêmes le charbon à bord. Le soir, on les revoyait en robe de mousseline blanche, faisant la salade d’ananas avec les marins. Les orangers et les citronniers étaient si épais qu’on ne pouvait les traverser. Ces souvenirs, accompagnés de mille vanteries, rallumaient le feu de ses yeux roux.

— Je disais, moi, à mon commandant, qui était un pauvre malade : tant que je suis bien portant, je veux m’amuser !

Laure n’entendait pas les grossièretés que son passage soulevait parmi les marins. Chaque fois qu’elle croisait quelqu’un, elle saluait avec un sourire. Sous la voilette, son regard rapide et doux surprenait comme une caresse. Il était bien vrai que ses yeux gardaient l’éclat des pays chauds et aussi la pulpe du visage, parsemée de taches duvetées, d’un brun de miel, qui rappelaient des rousseurs de fruit.

— C’est tout de même fort, disaient les gens, qu’on n’ait jamais su qui elle est !

— Moi, renchérissait à chaque occasion le père Milos, son menton de galoche tourné vers Picquey, je t’aurais cru plus fin !

C’était un vieux bonhomme, le béret tiré sur ses besicles, avec un nez de rapace encadré par une paire de favoris blancs. Comme il nourrissait pour Sylvain, soupçonné de lui avoir soustrait jadis une paire d’avirons, et encore une bouée avec sa cloche, de vieilles rancunes, sa bouche incisée sur des gencives dépourvues de dents laissait tomber des mots sarcastiques.

Sylvain faisait virer sa petite tête sur son cou d’oiseau :

— Je sais ce que je sais.

Autant dire qu’il ne savait rien. Curieux, sans doute, mais lâche au fond, et craignant de se compromettre, il n’avait jamais joué serré avec cette femme. Que lui importait ! quant à monter un soir dans le même train que l’inconnue, la suivre et voir où elle habitait, quelqu’un d’habile aurait pu le faire. L’idée en était venue plus d’une fois aux gens avisés ; mais Bordeaux semblait loin, et les marins, fort affairés sur leurs parcs en toutes saisons, ayant aussi en tête la pêche et la chasse, ne perdaient pas de vue leurs pinasses.

Tout le village répétait cent contes sur l’enfant. Ce n’était pas que les bâtards fussent rares dans ce petit pays, mais leur histoire n’intéressait pas : quelque retour de fête, l’aventure brutale que le peuple classe parmi les choses inévitables.

Il en allait tout autrement pour le nourrisson d’Elvina. Chacun flairait un roman d’amour comme on en lit dans les feuilletons. Les précautions de la sage-femme, Mme Chautard, qui pinçait sa bouche à chaque question, il ne faut pas demander si cela fit parler. Cette accoucheuse établie à Bordeaux plaçait des enfants dans le pays. Mais elle ne s’était jamais entourée d’un si grand mystère. Elle-même avait un matin de novembre apporté le petit. On la regarda descendre du train, le paquet blanc couché dans ses bras. Puis le bruit courut que l’épicière, Mme Lalande, l’avait mise en rapport avec Elvina.

C’était, comme chacun s’en souvenait, l’hiver où un terrible raz de marée ravagea la côte. Mais il y eut un malheur pire. Les pluies gonflaient ces filets d’eau douce qui filtrent vers le bassin au milieu des pins. On commença de dire que les « doussains » allaient faire mourir les huîtres. Elles étaient devenues belles et grasses ; puis, tout à coup, les pauvres, les voilà mortes ! Il en périssait des milliers par jour. Les pêcheurs, rassemblés sur le port au retour des parcs, se lamentaient chacun avec ses jurons ; mais, entre tous, Sylvain s’emportait et criait misère comme si on lui eût retiré le pain de la bouche.

Sa femme et lui avaient du mal à élever leurs deux enfants. Quand ils s’étaient mariés, ils n’avaient qu’une pièce d’argent blanc en poche ; et Elvina une seule chemise qu’elle lavait les jours de soleil et faisait sécher sur-le-champ. En ce temps-là, le boulanger inscrivait encore sur son ardoise le pain à crédit. Le monde, disait Elvina, n’était pas dur comme aujourd’hui. Sylvain se fût contenté de se louer au jour le jour pour la pêche et de braconner dans la forêt : il était au fond fantaisiste comme un Gascon. L’âpreté ne lui vint qu’avec les écus.

On disait de lui qu’il savait parler aux « messieurs ». Un jour, à Arcachon, le prince de Monaco le reconnut : Sylvain l’avait un soir servi à table, dix ans avant, alors qu’il achevait son service sur le Travailleur, un vieux bateau venu pour l’inauguration des docks de Bordeaux. Le prince, qui était bel homme, pas plus fier qu’un autre, et ami du peuple, l’avait amené au casino, tout mal ficelé qu’il était, pieds nus, son vieux jersey troué au coude, et avait même exigé que Sylvain fût seul à le servir dans un grand banquet que le Yachting Club lui offrait le soir. « Mais, mon prince, je suis trop sale ! — Cela me plaît comme cela. » Tout au moins Sylvain s’en vantait, et aussi de ne s’être laissé manquer de rien, au point d’avoir bu avant le petit jour quatre ou cinq bouteilles de Cliquot sans se douter qu’il était traître, parce que le champagne n’est pas comme ces vins qui noient l’estomac.

C’était un petit homme desséché, plus vif que le feu, leste d’allure, la bouche insidieuse et tordue comme une vipère, et qui avait autant de tours dans son sac que de vieilles cordes dans sa voilerie. Actif, à la manière des marins qui dorment d’un œil, se règlent sur le ciel et sur la marée, et n’ont jamais deux journées pareilles, il passait volontiers une nuit blanche pour poser un piège. Si une loutre mangeait le poisson dans les réservoirs du château, il était à parier que Sylvain, et seulement en deux ou trois jours, saurait au juste d’où venait la bête et sur quelle écluse il fallait l’attendre : en toutes choses un Gascon renforcé, sec et léger comme un oiseau, la langue dorée, les rancunes longues, flattant les riches et amassant contre eux sa bile et son fiel.

— S’il ne m’avait pas écoutée, nous n’aurions pas de pain à manger, disait Elvina.

Cette grosse femme, la face ronde comme une lune, poussait les affaires. Leur voisin, le père Milos, qui aimait les cartes, le cabaret, et tétait sa pipe sur le port du matin au soir, laissait se perdre deux ou trois parcs. Le meilleur se trouvait à gauche de la croix. Elle lui en avait sous-loué un morceau. Il avait fallu acheter sou par sou les tuiles, la chaux et le matériel. C’était à ce moment qu’Elvina qui nourrissait sa petite Estelle avait pris Michel.

Il y avait quatorze ans que ces choses s’étaient passées. On racontait encore qu’Elvina touchait des mille et des mille. Chacun sait que l’imagination populaire voit souvent des bœufs là où il n’y a pas même un œuf. En réalité, à force de travailler nuit et jour et d’user leurs mains sur les rames, les Picquey s’étaient tirés de la misère. Ils posaient maintenant huit mille tuiles dans le parc qu’ils venaient d’obtenir, près de l’île-aux-Oiseaux ; et ils avaient aussi leur maison, deux embarcations effilées, une vieille et une neuve, passées au goudron, avec le mât, la voile, les grands avirons et le grappin au bout d’un fort câble : tous ces appareils s’accumulant la nuit dans la voilerie, sorte de hangar près du bassin, où les paquets de filets étaient accrochés aux cloisons de planches. Leur fils aîné, Justin, achevait son service sur un croiseur. La petite Estelle, qui avait fait sa communion avec Michel, restait maintenant à la maison. Mais la vie et les choses s’étaient transformées sans qu’Elvina en sût davantage que le premier jour sur la mère de son nourrisson.

— Pourvu qu’elle paie ! disait Sylvain.

Il se moquait pas mal du reste, en homme qui ne voulait connaître, quoi qu’il arrivât, que la figure des pièces de cent sous.


Elle allait, la tête baissée, luttant avec peine contre la bourrasque, un grand vent souple qui l’enlaçait de la tête aux pieds. Des deux côtés de la route, on ne voyait que des pacages et la lisière des bois de pins. Comme elle avait une démarche pleine de grâce, avec des arrêts, des hésitations, il lui fallait deux ou trois fois plus de temps pour arriver jusqu’au village que n’en aurait mis une Arésienne au pas rapide.

Elle avait porté plusieurs fois la main à sa toque, retenu les pans de son long manteau battant les chevilles. Loin de s’alarmer des regards qui, tout à l’heure, la dévisageaient, elle ne pensait qu’à l’averse proche, tournant vers l’ouest, où de grands nuages bas absorbaient le jour, son visage à moitié caché dans les fourrures.

Le charreton du commissionnaire passa près d’elle. L’homme, assis sur la cage à claire-voie, sa blouse blanchie par les lavages pavoisée de pièces gros bleu, conduisait un vieil âne habillé de bourre. Il frappa avec les cordes les reins misérables rayés de la croix :

— Hup, hup…

Un petit trot saccadé secoua dans la charrette le lot de brebis : les unes couchées en travers dont dodelinait la tête busquée ; deux autres debout, écrasées contre les barreaux, leur toison tremblant sur les jambes grêles.

Maintenant elle était de nouveau seule sur la route : « Quel temps ! » pensait-elle. Mais elle n’avait pas le choix des jours. Puisque son mari était à Paris, pour un de ces voyages d’affaires où elle se refusait à l’accompagner, il n’y avait qu’à marcher contre pluie et vent. Aussi allait-elle, poussée par une force que son cœur même ne connaissait pas. Où était la créole indolente qui restait parfois étendue sur un divan des journées entières, et que son mari, quand il rentrait, enveloppait d’un sourire presque paternel comme si elle eût été une enfant. Il y a une honte secrète pour les femmes dans l’aveuglement de ceux qui les aiment. Elle revoyait les yeux de Marc : dans ce visage brûlé par le surmenage, et qui, jeune encore, lui avait toujours paru vieux, la vie du cœur concentrait sa flamme voilée. On lui disait, à l’époque de son mariage, qu’elle avait un bonheur extraordinaire d’épouser un homme d’élite. Elle en était alors excédée. Maintenant l’idée de le perdre faisait courir en elle un frisson. N’était-il pas son refuge et son seul appui ? Elle ne voyait pas la corruption profonde du mensonge. Il n’y avait à ses yeux qu’un mal : celui de souffrir ; elle en avait pour elle et les siens une horreur instinctive qui étouffait toutes les autres voix, lui inspirant des efforts cachés dont personne ne l’eût crue capable. Ce jour-là encore, à mesure qu’elle avançait dans le grand vent, elle avait l’impression confuse d’accroître un mérite qui l’élevait à ses propres yeux.

Tout à l’heure, bercée par les secousses amorties du train, elle avait longuement songé à Michel. Que ce petit était difficile ! Mère, elle entrevoyait l’instant redoutable où l’enfant commence à comprendre. Ce que l’instinct réclamait en elle, c’était une sorte d’union muette ; un amour sans yeux, sans voix, sans oreilles, refoulé dans l’ombre qui lui fut assignée par la destinée. Elle songeait à la petite maison des Picquey ; à la voir si chétive, avec le plafond d’une treille sur sa galerie, qui aurait pu croire que c’était là le but de son voyage, l’asile qui cachait son secret tragique ? Qu’une étincelle s’en fût échappée, l’incendie aurait ravagé sa vie tout entière comme court, dans l’étendue haletante de la lande, le fléau du feu.

Elle se souvint que, toute jeune femme, elle rêvait la nuit de lettre anonyme. Mais, au fond même de ce cauchemar, elle se réfugiait dans un sentiment de confiance étrange. Les illusions d’un esprit puéril répandaient aussi sur l’avenir un jour favorable : le petit grandissait ; il serait un homme. Quelle mère, pensant à son fils, l’admirant d’être grand, fort, beau d’intelligence, ne se sent portée par une foi aveugle en son étoile ? N’était-ce pas un prodige que toutes les circonstances se fussent rencontrées pour le doter d’un fonds de santé et d’instruction ? Elle croyait entendre les recommandations de la sage-femme. « Faites-lui d’abord un tempérament. Les gens qui se portent bien sont toujours heureux. » Cela avait été la chance de Michel, en même temps qu’il grandissait chez de braves gens, d’être pris en affection par le curé, l’abbé Danizous. Que l’enfant fût instruit par ce jeune prêtre, distingué, savant, qui avait montré tant de réserve, n’était-ce pas d’un heureux augure ? Tout en évitant de le rencontrer, parce qu’elle éprouvait vis-à-vis de lui des sentiments mélangés de honte, de pudeur et d’inquiétude, gardant d’ailleurs de l’unique visite qu’elle lui avait faite une impression lourde et pénible, Laure se reposait dans la pensée que l’abbé pousserait son fils. Pourquoi cet enfant, aussi bien qu’un autre, ne pourrait-il atteindre aux places les plus hautes ? Combien d’hommes étaient simplement fils de leurs œuvres, pour reprendre une expression qu’elle méditait naïvement, en tirant la jouissance d’être rassurée. En un temps où il est convenu de dire que l’intelligence peut atteindre à tout, il n’est guère de gens sans expérience, de femmes surtout, qui ne vivent dans l’espoir du miracle ; rien n’étant plus propre d’ailleurs à entretenir cette illusion que l’incertitude même d’une destinée difficile, obscure, dont on ne peut sortir que par un mérite extraordinaire.

Maintenant encore, dans la solitude de cette route vide, des idées heureuses l’accompagnaient. Michel, du moins, n’aurait pas souffert. Quel reproche pourrait-il lui faire, alors qu’elle avait de loin veillé sur lui, le sauvant de l’abandon, de la misère et des duretés qui sont le lot des enfants que nul ne veut reconnaître. Son fils, même sans foyer, exilé de son milieu naturel, était celui qu’elle avait porté ! Il restait au centre de cette vie secrète où sommeillent les tendresses engourdies et les vieux remords. Le sourire au coin de sa bouche s’approfondissait, creusait un pli triste.

— Qu’il réussisse ! qu’il soit heureux !

La demeure des Picquey se trouvait à une centaine de mètres du port, derrière des cabanes entre lesquelles s’enchevêtraient des ruelles et de minces jardins grillagés. La jeune femme chercha le loquet du portillon.

L’endroit formait une cour avec un entour de hangars où l’on rangeait le bois et triait les huîtres. Le figuier d’un jardin voisin penchait par-dessus la clôture un bras vigoureux sur la petite aile en planches où logeait Michel, et qui avait été ajoutée en équerre au bout de la galerie. Une odeur de mer imprégnait le vent. La dépouille rousse d’une macreuse se balançait à un clou contre la maison.

C’était une masure crépie à la chaux, encapuchonnée de son toit de tuiles, rabattu très bas, rapiécé et feutré de mousses, que précédait le plafond ensellé d’une treille posée sur des perches. Quand Laure frappa, Soumise, jaillissant du bûcher avec des bonds, des abois de colère, l’encercla d’une ronde de jeune chienne. Elle se pencha pour la caresser : « Là, là, laisse-moi. » Mais Estelle entr’ouvrait la porte.

— Michel ?

— Il est là, madame, il vient de rentrer.

Comme il ne s’était pas levé tout de suite, elle le surprit, devant la table nappée d’une toile cirée, avalant en hâte une bouchée de pain qui gonflait sa gorge. Il recula sa chaise et se mit debout. Sous le plafond bas, elle eut un léger saisissement à le voir si grand. Il avait maigri. Son visage, creusé par la croissance, rapportait des courses en plein air un reflet de vie sauvage et de liberté. Elle eut l’impression que ses yeux s’étaient élargis.

— Tu ne m’attendais pas ?

Les deux enfants restaient interdits comme si son entrée venait d’interrompre une explication. Estelle, gênée, détournait la tête dans le demi-jour pour cacher ses yeux enfiévrés et ses joues brûlantes. Qu’avait fait Michel ? Pourquoi s’était-il caché dans le bois ? Quand il avait ouvert la porte, à le voir paraître affamé, le visage ruisselant de sueur et de pluie, haletant d’avoir couru deux ou trois kilomètres avec la brouette, elle n’avait pu se contenir. Tout en posant sur la table une soupière couverte qu’elle gardait chaude au milieu des cendres, ses petites mains brunes tremblaient de colère.

— Oui, je le dirai.

— Laisse-moi tranquille.

La mauvaise humeur de Michel ajoutait encore aux griefs accumulés depuis le matin. Adolescente, elle sentait vibrer des nerfs de femme qui a attendu, battu le pays, inventé le pire et qui, prête à sangloter de joie, éclate en reproches. Laure ne paraissait pas s’en apercevoir. Elle avait attiré Michel près de l’humble fenêtre et mis ses deux mains sur ses épaules. Il baissait le front. Elle lui souriait.

— Embrasse-moi.

Elle le regardait avec un mélange de joie, de crainte et d’étonnement. Il avait les cheveux mouillés et sentait le bois. Quand elle le serra dans ses bras, avec son tablier tout souillé de boue, elle crut respirer un âcre parfum de terre et de feuilles mortes.


Comme les Picquey n’étaient pas rentrés, Laure accompagnée de Michel alla sur le port avant de repartir. Le flot approchait, sans qu’on pût distinguer les barques, et le lit du chenal n’était encore qu’un sillon de vase. Un vol de bernaches errait au-dessus de ce désert, volant bas, rasant de leurs ailes les boues irisées. Le ciel gardait la couleur des bourrasques grises. Mais une étroite lagune d’un jaune de soufre, étirée au couchant par-dessus les dunes, glaçait la vase d’un reflet fragile et phosphorescent.

Laure s’arrêta un moment sur le port, pénétrée et comme retrempée par cette haleine de la mer, par ces odeurs de goémons et de coquillages, par cette impression de nature sauvage et solitaire dont l’atmosphère était imprégnée. Ce qu’elle éprouvait ressemblait à la joie d’être transportée dans un monde vierge. Ses yeux cherchaient les yeux de Michel, mais il regardait vers la lisière douteuse de l’eau, les jambes écartées et les mains aux poches, son cache-nez flottant.

— Tu es heureux ici ?

Il fronça ses sourcils et baissa la tête.

— Qu’est-ce que tu as ? reprit-elle de sa voix persuasive qui donnait un accent de douceur aux mots les plus simples. Regarde-moi donc ! Tu ne me réponds pas. Aimerais-tu mieux vivre enfermé dans un collège, comme les enfants qui travaillent du matin au soir ?

— Oh ! non, non.

Il parcourut des yeux avec une sorte de passion violente le ciel et la mer, merveilleuse arène des chasses et des pêches qui était son seul univers.

Sur la route, entre les jardinets serrés devant les maisons, il se tut encore, redoutant d’être entendu par les gens occupés à trier les huîtres. Un énorme chêne-liège, derrière une grille, enténébrait l’angle d’un carrefour. Mais un peu plus loin, dans le découvert d’un chemin de traverse qui filait au milieu des prés et des pins, leurs voix s’élevèrent : celle de Michel, amère et rageuse, coupée de sanglots.

— Si je te promets, suppliait Laure, que je te répondrai plus tard, que tu sauras tout ?

Et en disant ceci, peut-être, comme tant d’autres femmes, cherchait-elle seulement à éluder la difficulté, à gagner du temps.

Mais l’enfant ne voulait rien entendre ; secoué par une explosion de larmes, de colère, il confessait enfin ses rancunes :

— Voici… Tous les gens d’ici ont un nom. Moi, je n’en ai pas. Je suis resté six ans à l’école. Les autres enfants me criaient : bâtard… Je les ai battus. Partout où je vais, chez le boulanger, chez l’épicière, ce sont des mots et des réflexions. Bâtard ! Bâtard ! Ce matin encore… Mais je suis allé dans les bois avec la chienne, pour ne voir personne. Il a plu, j’ai ramassé un sac de pignes. Seulement j’ai eu faim et je suis rentré. Je pensais bien que vous viendriez. Mais il faut me dire mon nom ou m’abandonner tout à fait. Je n’ai plus besoin que l’on paie pour moi. Qu’est-ce que cela me fait ? Je sais ramer. Si Picquey ne veut pas m’emmener aux parcs, il y en a d’autres qui m’embarqueront. J’ai quatorze ans, je peux travailler.

Il marchait vite, le souffle coupé.

Un cheval qui pacageait s’approcha d’une clôture pour les voir passer. Laure, tremblante, regardait Michel. Pour la première fois, il lui montrait un visage où de vraies larmes avaient coulé, le visage d’un enfant qui a reçu et donné des coups, et sur lequel sa propre faute s’inscrivait en marques brûlantes. Ses yeux étaient agrandis et ses joues creusées. Il avait vieilli en quelques minutes.

— Pourquoi venez-vous sans qu’on le sache ? Vous pouvez bien me le dire, à moi !

— Non, répliqua-t-elle, d’un ton de prière, en s’interrompant pour l’embrasser, non, je ne le peux pas. Veux-tu que je sois la plus misérable des femmes à cause de toi ?

— Mais pourquoi… pourquoi ?

Devant ces dangers incompréhensibles, ce monde obscur de gens inconnus qui pesaient de loin sur sa vie, et dont il ne fallait attendre, semblait-il, ni pitié, ni pardon possible, une détresse profonde l’envahit, le sentiment d’être infiniment petit, impuissant, perdu dans ses larmes ; et comme amolli par cette source de souffrance qui coulait au fond de sa poitrine, il se serra contre sa mère et lui prit le bras. Cette pression muette la troubla plus que n’avait fait sa colère.

— Tu te tourmentes, lui dit-elle, d’une voix apitoyée, en posant la main sur sa tête. Il ne faudrait pas tant réfléchir. Plus tard, quand tu sauras ce qu’est la vie…

Ne parlons plus de cela, reprit-elle avec épouvante. J’ai fait pour toi ce que j’ai pu. Ne parle de moi à personne, jamais, je te le demande, jamais !

Il leva vers elle des yeux dilatés.

— A qui voulez-vous…

Sa voix se brisa dans un silence qui était l’aveu désespéré de sa solitude.

— Non, et non, cria-t-il soudain, avec tant de révolte qu’elle mit d’un geste rapide la main sur sa bouche.

C’était la première fois que surgissait entre eux le grondement profond des forces en marche, douleur, remords, revanche mystérieuse de la nature ou de Dieu même qui a longuement attendu son heure. Une ombre de fatalité plana sur le groupe noué de ces deux êtres ; sur la main gantée qui s’efforçait de bâillonner une bouche d’enfant enfiévrée de rage.

Leurs têtes se touchaient dans le crépuscule. « Tais-toi, Michel ! » Mais il continuait de parler d’une voix basse et précipitée, avec ces mots incohérents des enfants qui ne savent pas expliquer leur cœur ; ainsi foncent au hasard, à droite, à gauche, les jeunes bêtes qui se délivrent de leur fougue par des coups de tête.

C’était l’heure où il aurait voulu dire qu’il détestait tous les gens au monde, connus et inconnus, parce que tous l’avaient humilié, et qu’il eût aimé se venger de tous. Il sentait d’une manière confuse qu’elle seule trouvait grâce, comme si elle était une partie de lui-même, la plus chère, la plus précieuse, qu’il aurait défendue jusqu’à en mourir.

— Jamais je n’ai parlé de vous à personne ! protesta-t-il.

Un spasme de colère tordit ses épaules. Mais, comme toujours, les mots se dérobaient, les vrais mots pour dire ce qui était remué au fond de lui-même : pudeur, jalousie, appel obscur vers la vie normale. C’est le grand malheur, quand on souffre, de ne montrer de soi qu’une grossière image. La douleur a des contractions qui déforment la source des larmes.

— Écoute, lui dit-elle, d’une voix pénétrante, en le pressant contre elle, aie confiance en moi, il y a des choses que je ne peux pas dire. Ne t’inquiète pas. Quoi que tu veuilles faire, tu n’auras rien à me reprocher.

Il eut l’impression qu’elle lui échappait. « Ce n’est pas cela ! » pensa-t-il, comme dans un éclair. Mais elle l’entraînait vers la gare, le train arrivait.

Le fuseau de lumière jaune se décolorait au couchant par-dessus les pins. Un timbre vibra. Les talus de fougères s’embrumaient de vapeurs violettes. Sur le quai encombré de fûts et de caisses d’huîtres, des groupes épars dans le crépuscule eurent un mouvement d’attention que Laure ne remarqua pas. Il lui fallait à l’instant de la séparation se convaincre elle-même que l’enfant n’avait pas de raison d’être malheureux. Elle avait pris sa tête dans ses mains. Il fermait les yeux. Et comme il cédait enfin, lui offrant avidement son visage altéré de Tarcisius qui cache une hostie, elle lui souffla dans l’oreille la phrase dérisoire par laquelle s’exprime l’éternelle contradiction de tant d’autres femmes :

— Surtout ne te fais pas de chagrin !

III

— J’ai dans l’idée qu’elle sera venue ! répéta pour la dixième fois Elvina qui s’interrompit de ramer.

— Nage, nage ! riposta son mari assis devant elle, sur le banc de bois qui servait de coffre.

Les deux paires de longs avirons bagués de cuir recommencèrent à battre l’eau grise.

Ils revenaient, à la mer montante, du grand parc qu’ils avaient aménagé près de l’île-aux-Oiseaux. La marée ayant reflué vite, à cause du gros temps sur l’océan, à peine avaient-ils pu pêcher une heure. Tout un voyage, une longue attente sous la pluie pour rapporter quelques milliers d’huîtres : une cinquantaine de poches en filet, les panetières, gonflées de coquilles et entassées toutes vaseuses et barbues d’algues dans l’arrière recourbé de l’embarcation.

L’horizon derrière eux était encore d’un gris de fumée. Une rafale se levait. Les rayures de la pluie s’effacèrent sur le clapotis.

Autour de ce rond miroir d’eau, le bassin d’Arcachon, un cirque sinueux profile ses lisières de pins et de sable, boursouflées de dunes, les unes boisées, d’un vert de bronze, d’autres sauvagement nues, aux crêtes d’argent rose, couleur de désert. Partout un océan de silence et de solitude. Les petits villages de pêcheurs ressemblent à des vols d’oiseaux de mer posés sur la plage.

L’embarcation des Picquey était pareille à toutes celles qui, à cette heure, revenaient des parcs aux huîtres : une longue et étroite pinasse cambrée comme un arc. Ses pointes aiguës rappelaient les pirogues des anciens pirates.

Elvina ramait par petits coups. Ses hanches roulaient entre ses grandes bottes en caoutchouc et le cordon noué autour de sa taille. Sous sa « bénesse » noire, cachant sa tête et ses épaules, ses yeux gris brillants regardaient vers la croix lointaine.

Tout à l’heure, Sylvain et elle s’étaient disputés pour une de ces paires de patins en bois que les pêcheurs chaussent sur le parc et qui avaient été oubliés : l’homme prétendant qu’Elvina devait s’en charger, qu’il lui avait même recommandé de les mettre à bord ; celle-ci, furieuse, ripostant qu’elle était fatiguée « d’avoir de la tête pour tout le monde ».

— Tu aurais bien pu embarquer seul. Il n’y avait pas tant d’huîtres à jeter !

Il ne répondait pas.

— Si elle est venue, et que nous arrivions trop tard pour la voir, ce sera ta faute !

Sylvain se taisait obstinément.

— Tu ne veux pas répondre ?

C’était sa manie de le harceler jusqu’à ce qu’il criât à son tour, plus fort qu’elle, entremêlant à ses propos des grossièretés qu’on n’eût point attendues de ce petit homme qui savait si bien cajoler les riches. Tout en manœuvrant contre son vieux jersey ses longs avirons, Sylvain disait qu’il n’était pas aux ordres de cette femme. Après tout, à bien compter, que gagnait-il à la servir ? Pas même de quoi payer l’usure des sabots. Ne lui avait-il pas fait plus de cadeaux qu’il n’avait reçu de bonnes pièces ? L’autre hiver encore, cette peau de loutre, une si belle peau, et douce, et épaisse, longue comme ça — il s’arrêta de ramer pour étendre le bras — la queue bien fournie, qui valait de l’or, et pour laquelle c’était tout juste si elle lui avait donné cent sous.

— Madame, avait-il failli répliquer, j’aime autant que vous ne me donniez rien.

Qu’on ne lui dise pas qu’elle était bonne ! C’était lui, Sylvain, qui n’avait été que trop généreux. Quand il lui offrait des soles, du gibier, c’était toujours la fleur de beauté. Il ne tarissait pas en descriptions de ces pièces fabuleuses dont il s’était dépouillé pour elle, sur lesquelles sa voix s’attendrissait encore après si longtemps, et qu’un prodige de multiplication lui représentait chaque fois plus grosses, plus nombreuses, et d’un plus grand prix. L’idée qu’il lui avait fait des cadeaux pareils exaltait chez ce petit Gascon sa folle vanité, ce désir de briller qui le faisait haïr des autres pêcheurs, et ce vieil instinct de réclamation qui pousse tout homme satisfait de soi à se plaindre de n’avoir pas reçu en profits ni en reconnaissance la plus petite part même de ce qui lui est dû.

L’ingratitude d’une femme perdue, leur obligée, qui ne savait pas reconnaître leurs inestimables services, était un sujet sur lequel le mari et la femme se trouvaient d’accord, le prétexte favori de leurs doléances. La cupidité de l’un et de l’autre était comme un sol avide où disparaît l’eau. Mais la mauvaise humeur d’Elvina l’emportait sur son sentiment véritable. Tout en ramant, sa « bénesse » baissée contre le vent, elle criait dans son patois qu’il ne s’agissait pas de ces histoires mais des affaires du petit qui ne valaient plus rien. Qui serait capable de les montrer ? Qui penserait à faire le compte des culottes trop courtes, des chaussettes déchirées et des vieux sabots ?

— Si elle est venue, elle va repartir par le train de cinq heures et demie. Nous n’aurons même pas débarqué. Cela ne lui coûterait pas beaucoup d’envoyer une lettre, mais il y a sans doute quelqu’un qui l’espionne.

Un vol de poules d’eau se levait à droite de l’embarcation. Sylvain les suivit de ses petits yeux vifs. Il avait un regard d’oiseau enchâssé dans des plissures malicieuses. Son grand nez humait de loin le vent et la chance. Dans ses sèches joues tannées, au poil fort, l’encoche de deux rides creusait la mâchoire.

Il cracha dans l’eau.

— Ce sont ses affaires !

Son avis était qu’il devait y avoir sous roche quelque grosse anguille. Il le fallait bien pour que la femme-sage ne se décidât pas à ouvrir son bec.

La voix d’Elvina eut un brusque éclat :

— Ces personnes sont payées pour se taire. C’est leur intérêt.

Et d’un ton plus bas :

— Je vois bien, moi, que ce petit souffre. Il y a des jours où il vous regarde comme un innocent. Ce n’est pourtant pas qu’il manque de rien. Mais où qu’il aille, il trouvera toujours des gens pour lui faire affront. Si cette femme avait un vrai cœur de mère, elle ne resterait pas des trois et quatre mois sans donner un signe de vie. Je m’étonne même qu’elle ne l’ait pas mis à l’Assistance. Elle aurait été bien tranquille. Il y a deux ans, quand le petit a été malade de la rougeole, elle n’est pas venue. Moi, si j’avais été à sa place, je n’aurais pas eu honte de mon enfant.

Une barque voilée passait près d’eux dans un bruit d’eau fendue par l’étrave.

— C’est Albin, dit Picquey, il a dû pêcher aux Jacquets.

Mais Elvina, courbée sur les rames, s’entêtait dans son idée fixe :

— Dis, Sylvain, qu’est-ce qu’elle va répondre le jour où le petit lui demandera qui est son père ?

Il haussa les épaules.

— Qu’est-ce que tu veux que cela lui fasse !


Retour des parcs toujours pareil. La fourmilière noire des pinasses a laissé derrière elle la croix dressée en face du port, le pied dans l’eau grise. La marée recouvre lentement les vases. La nappe couleur de nuage s’est insinuée entre les plaques de joncs roussis. Tout à l’heure, une odeur de marais montait de la boue où criaillaient, balles de neige dans la bourre d’herbe, une nuée de mouettes. Maintenant la morne étendue, avec ses barques à sec, ses grappins épars, s’abîme peu à peu dans une vivante métamorphose.

Quelques pétroleuses ronflent et vont décrire avant de mouiller des courbes rapides. Le petit port, avec sa tour, son clocher d’église, et ses cabanes posées sur le sable, aspire de loin tous ceux qui reviennent. Le vent souffle dans les voiles basses. Au milieu des lagunes vaseuses où le couchant allume quelques œillets d’eau, le chenal est une couleuvre d’argent qu’encombre le défilé besogneux des barques. Entre les pinasses et la jetée où la marée jette quelques éponges d’une écume rousse, c’est un va-et-vient continuel de charrettes, de pêcheurs bottés qui marchent dans l’eau.

Sous la galerie du poste de douane, les vieux retraités n’ont pas de plus vif plaisir que de voir passer les femmes qui reviennent, profilées dans le crépuscule sur la longue bande pierreuse ; procession où les plus lourdes, rappelant ces courges rondes et roulantes qui servent de bouées, alternent avec les fines et souples parqueuses. Celles-ci, quand elles surgissent, chargées de leurs paniers, des râteaux de parc, causent une sorte de saisissement, telles de petites déesses marines.

Les nouvelles volent plus vite qu’un oiseau de mer sur ces ports, où l’esplanade plantée de piquets et d’acacias rongés par le sel est une sorte de forum rustique. Elvina, traînant son bagage, n’avait pas fait dix pas sur cette terrasse qu’elle était arrêtée par un vieux bonhomme, son compère habituel, le père Milos, qui, sans cesser de téter sa pipe, et avec un plissement narquois des paupières, se donnait le plaisir savouré à l’avance de lui causer une contrariété : Elle avait eu « de la visite ».

— C’est la faute de Sylvain, j’en étais bien sûre ! commença-t-elle de se lamenter.

Comme Michel rentrait un peu plus tard, hors d’haleine, après une course à travers les prés, il aperçut la grosse femme assise sur son charreton, une guide en corde dans chaque main, descendant vers la plage au trot de son âne. Il fallait encore, avant le souper, ramener sous le hangar le chargement d’huîtres. Quels que fussent les événements et les querelles qu’on aurait ensuite à vider, ceci ne pouvait pas être retardé.

Michel passa en courant devant la cuisine éclairée et entrevit à travers le rideau Estelle penchée, suspendant la bouilloire à la crémaillère. Une lampe de cuivre éclairait la table jonchée de pelures d’ail légères comme des pétales de parchemin. L’enfant se détourna, le souffle court, sans s’arrêter devant la porte.

Sa chambre se trouvait dans la petite aile de la maison, avec une fenêtre qui ouvrait au bout de la galerie. Mais il y avait sur un côté de la cour, adossé au hangar dans lequel on triait les huîtres, un appentis où Sylvain rangeait le bois et la brande. Il s’y jeta comme se cache pour souffrir une bête traquée.

Ce coin obscur sentait la sciure, la forêt, le bois frais coupé. Personne ne songerait à le chercher là. Il s’abattit sur le chevalet qui servait à Sylvain pour scier les souches. Son cœur sautait. Il était malade d’humiliation. Il cachait dans ses mains sa figure brûlante des baisers qu’il avait reçus. Non, il ne pardonnait pas à sa mère ; il lui en voulait pour ses mots vagues, ses fausses promesses, en même temps que le révoltait une injustice contre laquelle il ne pouvait rien. Qu’était-ce que ces dangers dont elle lui parlait ? Quels étaient ces malheurs dont il serait cause ? Il avait la sensation horrible pour un enfant d’être environné d’ennemis et de gens méchants. Lui aussi détestait tous ces inconnus. Il aurait voulu ne plus voir personne. Puis ses pensées se brouillèrent et il pleura sans plus savoir si c’était de rage ou de désespoir, à flots, un déluge, parce qu’il faut bien que la tension du chagrin se brise et que l’orage fonde en pluie bienfaisante.

L’angélus venait de sonner quand passa dans l’entre-bâillement de la porte une lumière dansante : Estelle, abritant des doigts la flamme éventée d’une petite lampe, entrait dans le bûcher.

Dans le même instant, il fut sur pied. Mais elle l’avait entrevu, à demi couché sur le chevalet, la tête enfouie dans ses bras croisés. Et de le trouver là, tout seul, dans ce noir, elle reçut un coup au cœur. Petite fille ignorante, mais non point dure comme le sont tant d’autres enfants et que Sylvain rabrouait souvent à cause des larmes qu’elle versait sur un chien estropié par une auto, sur un chat malade, elle sentit dans l’atmosphère cet âcre arome du chagrin qui ne trompe pas. Ainsi l’odeur de la terre chaude que l’averse ravina sans la rafraîchir reste saturée de l’orage qui vient de s’éloigner.

Il y a dans les sens des adolescentes des divinations mystérieuses. Estelle flairait que Michel était à une de ces heures où il ne fallait pas le pousser à bout. Mais il était là. Elle était venue d’instinct, dans la nuit, jusqu’au gîte où il se terrait. Si Elvina ou Sylvain rentrait — et elle les attendait à toute minute — une scène pénible serait conjurée.

— Il faut venir, dit-elle, sans paraître étonnée, nous allons souper.

La flamme fumeuse d’une lampe à essence éclairait ses cheveux séparés au milieu du front, son cou long et brun, la chaîne d’argent qui glissait sur sa maigre épaule. Elle baissa la mèche sans le regarder. Michel, les paupières lourdes, se sentait ensommeillé et comme hors du temps.

Mais tandis qu’elle levait les yeux sur le visage de son compagnon, elle eut soudain la vision intérieure d’une destinée qui l’écartait d’elle. Cette mère un jour le leur reprendrait. Il s’en irait, il disparaîtrait sans que l’on sût même où trouver sa trace. Elle avait conscience d’une supériorité de race qui faisait de Michel au milieu d’eux un être isolé. Et désarmée devant ces événements au cours implacable, n’ayant que son faible cœur à leur opposer, elle eut du moins l’instinct de se débattre : ainsi ces oiseaux aux ailes trop courtes qui s’essaient précipitamment à frapper le sol.

— Michel, dit-elle en le retenant par le bras, qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu ne t’en iras pas, continua-t-elle, le forçant à s’asseoir près d’elle sur le chevalet. Je t’en prie, je t’en supplie, promets-moi que tu resteras toujours avec nous.

Il la regarda étonné, avec des yeux où se levaient les horizons qu’elle faisait surgir.

A quoi pensait-elle ? Était-ce vrai qu’il dût s’en aller un jour ? Il imagina confusément des pays, des mers, d’autres étendues de pins au bord d’océans traversés par des paquebots. Une nostalgie puissante gonfla son cœur que venait de mordre la grande faim de la solitude.

Un vent noir recommençait de souffler dehors. La petite lampe qu’elle tenait toujours dans ses mains éclairait leurs deux visages rapprochés dans l’ombre. Que vit-elle sur cette face où les yeux encaissés, couleur de mer grise, rayonnaient de vie ? Les pensées courageuses s’y succédaient visibles comme dans une eau nue.

— Promets-le-moi, répéta-t-elle ; puis elle gémit :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Alors il passa son bras autour de ses épaules et trouva à la consoler une jouissance inattendue. Ce n’était pas seulement parce qu’il sentait haleter son souffle. Il n’était plus l’enfant abandonné mais le jeune maître qu’un naïf amour investit de pouvoirs illimités de peine et de joie. Si petit devant la mère qui s’était enfuie, si humilié devant les hommes, il régnait ici. C’était une obscure revanche dont son cœur était attendri. Cependant il ne s’engageait pas.

— Promets-moi, répétait Estelle qui s’apaisait en l’écoutant, attentive au son de sa voix, essayant de rassembler pour s’en souvenir les mots éphémères, comme font les enfants qui dressent en hâte, devant la mer lointaine et grondante, des cordons de sable.

IV

Il y eut à la fin de ce mois une série de matins enfumés par d’épais brouillards. Un froid humide pénétrait les gens jusque dans les os. L’herbe était toute velue de givre. Mais les pêcheurs n’en allaient pas moins sur leurs parcs, à chaque marée.

Dans cette atmosphère nordique, au-dessus des pins estompés, on entrevoyait le soleil blanc comme la lune ; et le long de la plage, des fantômes de barques, de charrettes autour desquelles surgissaient, silhouettes indécises, des hommes et des femmes emmitouflés comme des Esquimaux.

Mais les barques qu’avait de bonne heure englouties la brume revenaient l’après-midi dans une fête d’argent et d’azur. Après ces matinées de morne asphyxie, le bassin avait je ne sais quelle fleur étincelante de lumière sur sa coupe couleur de beau temps.


Dans ces petits villages espacés à la lisière des pignadas, il y a une solitude aussi profonde que celle d’un enfant abandonné : c’est la solitude du prêtre.

L’église, poussée sur des échasses au milieu du troupeau des toits, est en pierre blanche presque neuve, incisée de vitraux jaunes, rouges et verts, comme une image d’Épinal.

C’est dans un espace découvert, découpé par des pacages et des champs de cendre. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que la lisière vert sombre des pins. La ligne droite règne dans le pignada percé de routes. La plaine d’eau, par contre, est le royaume des courbes. Les bois s’arrondissent autour de son disque, collier nuancé selon les heures d’indigo, de nacre et de rose clair.

Il n’y avait auparavant qu’une pauvre chapelle. Le curé d’une paroisse voisine venait à cheval pour dire la messe. C’était par un de ces chemins de sable où les bêtes halettent presque tout de suite, la foulée pénible et les flancs mouillés. Les morts, portés sur un brancard, s’en allaient par la même piste. Il fallait faire quatre kilomètres, petit point mouvant, entre les rangées immobiles des grands arbres droits. Tout cela est triste, comme l’infini. L’homme se sent chétif et perdu. Dans le vieux cimetière où s’ouvraient les fosses, les os de ces intrus se mêlaient à ceux des marins d’une autre commune. Ce sont des choses qui ne plaisent guère, non plus que de donner son argent à une église qui n’est pas la vôtre. Celle-là, vieux sanctuaire passé à la chaux qui cachait ses rides, se tassait dans une position admirable, sur une terrasse naturelle baignée de grand air au-dessus du bassin comme pour servir de colombier aux oiseaux de mer.

Les gens d’Arès n’aimaient pas ces paroissiens avec lesquels leurs vieux se mettaient peu à peu en cendre pour l’éternité. Depuis plusieurs générations, ils entretenaient avec eux de vives querelles ; la plus âpre au sujet d’une cloche qu’ils avaient autrefois payée de leurs deniers et qu’ils auraient bien voulu décrocher du petit fronton, maintenant qu’ils avaient une église neuve. Cette histoire de cloche volée est devenue proverbe :

— La cloche, la cloche, crient encore de jour et de nuit, en guise d’insulte, d’une pinasse à l’autre, les pêcheurs qui se reconnaissent.

C’est d’hier que date la prospérité de cette côte. Un grand-oncle de Sylvain se rappelait le temps où Arcachon, aujourd’hui reine du bassin, rassemblait à peine cinq ou six maisons. Heri solitudo, hodie civitas, dit la devise inscrite dans ses armes. En 1859, Napoléon III vint visiter la ville naissante. Il n’y avait encore que quelques chalets qui sortaient de terre au milieu d’un bois. Une bonne femme, la mère Fleurette, promena sur son âne le prince impérial. Quelques Landais étaient venus sur leurs échasses : l’un d’eux, qui était de Mios, avait apporté une poule en présent ; il attendit deux heures sous la pluie pour offrir enfin au souverain sa poule trempée.

Tout ce que l’on raconte de ce passé si proche semble sortir des vieilles histoires. Les dames du pays faisaient trente kilomètres à cheval, en robe de bal, d’une commune à l’autre, pour assister à une fête tout comme au pays de Gösta Berling : une vie de chasse et de chevauchées dans l’aboi des chiens. Les trompes sonnaient au fond des forêts. Ceux-là seuls qui montaient à cheval pouvaient connaître leurs propriétés. Ce sont d’immenses domaines que ceux où il faut entretenir cinquante, soixante ou cent kilomètres de fossés pour écouler l’eau, le grand fléau de ce pays pourri par les marécages. Si les fossés sont comblés, et que l’eau envahisse les semis, les petits pins meurent ; s’ils sont plus âgés, et que le sol soit noyé, le vent les déracine.

Il y avait parfois quelque vieille dame pour parcourir ces solitudes en charrette à bœufs ; ce carrosse des temps mérovingiens passait, cahoté sur les racines à fleur de sol, dans les garde-feu débroussaillés ; avenues taillées comme pour un roi où défilaient pendant des heures les rangées de pins interminables. La roue s’enfonçait parfois si profondément dans un trou rempli d’eau qu’on croyait verser. Il arrivait que l’on rencontrât une oasis, une maison basse, dans un rond-point, où une femme perdue dans ce pays sauvage jetait du grain à quelques poules, à côté d’un observatoire pour repérer les incendies.

Puis la charrette s’enfonçait de nouveau dans les solitudes, longeant parfois un bois brûlé, désert jonché de souches noires au milieu duquel, deux ou trois hommes s’agitant comme des fourmis autour d’une butte, s’élevait la fumée d’une charbonnière.


Chez les marins aussi, il y a quelque chose de l’écureuil et du chat sauvage. Le curé, l’abbé Danizous, les connaissait bien. Qui donc, parmi les pêcheurs, allait à la messe ? L’atmosphère qu’il respirait chez ces gens entêtés et durs, tranquillement dénués de toute religion, l’asphyxiait un peu. Gascons, ils avaient la vivacité de l’esprit et cette séduction qui n’est que dans les manières et dans la parole. Il y avait en eux, avec des ruses de pirate, ce fonds de nature irréductible qui porte la marque de la vie libre. Cela du moins restait sans bassesse. C’est un privilège que le contact des grandes choses violentes et fraîches que sont l’air et l’eau. Mais quel profond sentiment païen ! Si Homère passait sur la plage, ne ressusciterait-il pas des rêves oubliés ? Les vieux mythes ne sont peut-être qu’engourdis au cœur du pêcheur. Combien souveraine apparaît la lune, déesse rayonnante, compagne des nuits pures où la pinasse noire suit le filet errant !

« Je les convertirai à la longue… le Christ est toujours au milieu des pauvres, » s’était dit l’abbé. Cinq ans avaient passé. Rien ne le décourageait comme la pensée qu’il n’avait pas touché un seul cœur. Ce n’était pas qu’il doutât de Dieu : « Que suis-je, Seigneur, pour que vous daigniez vous servir de moi ? »

Dans l’église vide, il s’humiliait chaque matin au pied de l’autel. Vers le Père, ses mains ferventes élevaient l’hostie, renouvelant dans le désert des âmes sans foi le geste éternel de réparation et d’apaisement.

Sur le port, à l’heure où les pêcheurs suspendent à des piquets leurs filets mouillés, que de fois il avait rêvé à Jésus entouré par le petit peuple de Galilée. Ces hommes de la mer n’étaient-ils pas la postérité de Jacques et de Pierre ? Ils en avaient les nuques épaisses, gravées de rides noires, les mains crevassées ; quelques-uns, la figure cuivrée, recevaient en face le soleil couchant ; d’autres nettoyaient le fond de leur barque. Mais quelle parole les eût rassemblés ? L’abbé s’éloignait sur la plage. Là-bas où commence le pignada, il s’enfoncerait dans le grand sous-bois murmurant.

L’hiver, les rencontres sont rares sur les routes bordées de fougères rousses et orange comme une plume de bécasse. C’est l’été que l’on voit venir de très loin un point qui grossit. Les mules, accouplées par le cou, vêtues de légers filets aux longs glands flottants, tirent les charrettes chargées de barriques ; non point vin brillant qui rougit la bonde mais résine dont coulent les filets jaunes comme de la cire. Les pots accrochés aux pins étant vidés chaque mois, il faut porter l’« amasse » du bois à l’usine. Les hommes roulent dans la bruyère les fûts que cachettent des plaques de fer-blanc. Dans les chemins de sable noir que creusent les roues des charrettes, la chanson claire des grelots, au collier des mules, fait taire l’été l’immense crépitement d’or qu’est au loin le chant des cigales.

Mais l’hiver, silence et sommeil, pas d’autre bruit que celui du vent dans l’orgue immense de la forêt. L’air est si doux dans le sous-bois que l’abbé Danizous s’asseyait sur une souche. Comme il souffrait de crises d’asthme, le médecin lui avait recommandé de vivre dehors. Ce climat semblait ce qu’il lui fallait. Mon Dieu, était-ce parce que le dur noviciat des Jésuites, qu’il n’avait pas pu supporter, l’avait épuisé ? Il lui en restait un regret, le sentiment de choses manquées qui laissaient un vide dans son âme.

Les gens du pays le regardaient aller et venir, toujours seul, comme un homme qui n’a pas de but. Pendant un temps, il avait emmené Michel ; on les voyait marcher tous les deux, ou assis en haut d’un talus de sable, les jambes pendantes, à un endroit où il y a de beaux pins espacés au bord du bassin.

Cela avait duré quelques mois à peine ; maintenant jamais plus le petit ne l’accompagnait et les gens disaient que les Picquey, par jalousie, le lui défendaient.

L’abbé, assis dans le sous-bois, sa canne creusant le tapis d’aiguilles, se remémorait ce qui s’était passé. Comme cet enfant venu dans le désert de sa destinée lui tenait au cœur ! Ce sont des choses qui ne peuvent pas se dire, ni même se comprendre, quand on n’a pas cette âme assoiffée que dévore en dedans une vie qui fait bien souffrir.

L’abbé y pensait sans cesse sur les routes de ce pays. A quoi servait-il ? Il entrait dans chaque maison avec le sentiment de n’être pas compris. La vie était bien dure pour un curé au milieu des hommes. A ces gens âpres et sans scrupules, qui prenaient le large en pleine nuit pour lever les bourgnes d’un voisin, ou pour visiter en fraude les filets gréés au-dessus de l’eau dans lesquels s’empêtrent les canards, ce prêtre voulait enseigner une langue nouvelle, celle de la justice et de la charité. Au lendemain de son arrivée, le jour de Pâques, quand il avait fait son premier sermon, tout illuminé de flamme intérieure, les bonnes femmes avaient tourné vers lui des yeux stupides. La considération ne va pas non plus à la pauvreté. Son prédécesseur, un bon vivant, qui mangeait bien, riait fort, allait à la chasse, et avait toujours à la bouche quelque plaisanterie de presbytère, plaisait beaucoup plus.

Quand il rentrait, il croisait presque tous les jours au coin de la place Mlle Rescasse, une petite femme remuante, aux yeux vifs, les manières douces, qui avait longtemps régné en despote sur l’église et les catéchismes, et affectait de ne pas le voir. L’abbé ne manquait jamais de la saluer. Depuis le jour où un coup d’État lui avait fermé la sacristie, elle était sa seule ennemie, ne travaillant d’ailleurs que dans l’ombre. C’est un grand malheur que toutes les femmes ne puissent connaître sous leur propre toit une passion qui les détournerait de s’établir dans le destin d’autrui, satisfaisant par des démarches plus ou moins conscientes un besoin d’émotions et de péripéties que l’amour n’a pas absorbé. A cette vieille fille inoccupée, la disgrâce que lui infligeait l’abbé Danizous révélait un ordre nouveau de jouissances : celui de la haine.

Mais, rentré chez lui, s’il fermait les yeux, toutes ces pauvres choses s’effaçaient, et seule montait une lumière, aussi pure que le feu du ciel, qui était son amour pour un enfant. Dans l’abîme de son délaissement, c’était comme une revanche de la Providence !

Cette petite villa avait enseveli des heures qui laissent dans une âme un signe indicible de mélancolie. Il y avait connu des nuits où malade, isolé, il avait cru souffrir un peu de la passion du Christ. Le prélude d’abandon et de trahison, si intimement lié à toute vie humaine, ce pauvre prêtre en avait vécu les sueurs cachées. Non point toute la douleur divine mais une parcelle, une miette de l’hostie amère. Dans sa maison à galerie, en apparence semblable aux autres, combien de fois s’était engagé, entre Dieu et lui, ce colloque désolé dont l’Imitation a recueilli le tragique écho ? Les versets du moine anonyme sont la voix secrète de toutes les âmes. Dure montée vers la perfection ! Angoisse infinie du cœur que la vie a dépouillé, que les efforts intérieurs dénudent ; jusqu’au moment où l’amour changeant tout, les larmes mêlées aux larmes divines ne sont plus qu’une pluie ineffable ; et c’était dans l’humble chambre aux volets ouverts l’abandon total, la respiration apaisée de l’homme marqué pour les grandes choses et qui accepte l’épreuve suprême, celle de ne rien être ici-bas qu’une prière et qu’une douleur.

Infini serait le dénombrement de ces miracles quotidiens qui tirent ainsi de tout cœur fervent, du fond même de la pire peine, un élément de joie, d’actions de grâce et de perfection. La beauté de ces vies cachées est de transposer tous les événements sur un autre plan, le plan surnaturel. Les âmes religieuses sont des artistes qui travaillent sur le sacrifice. Mais quelle douleur, pour celui qui voudrait se donner à tous, de sentir battre un cœur refusé ! Les héritiers du Christ ont recueilli dans cette royale et lourde succession le délaissement.

L’abbé Danizous, étendu, la face tournée vers la fenêtre, regardait par les nuits claires la lune briller sur la lande. Que cette lumière ruisselait douce sur le petit pays purifié par la paix nocturne ! Les pins ne formaient plus qu’une bande noire, anonymes dont se mêlent sous le chœur étincelant des étoiles les bras étendus, l’infini murmure, au passage ailé de la brise qui jette leur parfum à la respiration voisine de la mer.


L’abbé Danizous avait ce jour-là une crise d’asthme.

Il avait été après sa messe voir une vieille femme, dans une petite maison de résinier, le long du canal. Comme il revenait, ses maigres épaules courbées sous sa pèlerine, le vent d’ouest l’avait suffoqué.

A présent il était couché, le dos soulevé par deux oreillers. Mariette avait mis ses lunettes pour compter péniblement des gouttes dans un verre d’eau.

— Monsieur le curé n’en veut que dix ?

Elle avait, cette Mariette, des yeux naïfs et l’esprit borné. Une pauvre « mémé » avec sa figure quadrillée de rides, son caraco noir sur une jupe ronde et sa pèlerine nouée sur un cou desséché et creusé par l’âge. L’air d’une vieille qui a connu beaucoup de misère. Aujourd’hui les jeunes ne savent pas comment ont peiné autrefois les femmes qui avaient à leur charge six petits enfants. C’était le temps où une barrique de résine se vendait seulement dix-huit ou vingt francs. Les mêmes barriques pour lesquelles on donne aujourd’hui un plein tablier d’argent. Quand Mariette contait au curé ses peines, elle soupirait en croisant ses mains sur son tablier :

— Il a fallu que je fasse double journée, de jour et de nuit. En travaillant plus que je ne pouvais, je n’en avais pas trop. Je ne sais pas comment font les autres. Aujourd’hui les pauvres veulent être plus que les riches !

La tristesse emplissait la petite maison. La fenêtre de la chambre était entr’ouverte : on entendait le bruit du vent et le ronflement d’une scierie ; quelques camartaux de planches se trouvaient groupés dans une prairie autour d’un hangar.

Ce n’était pas un de ces presbytères de village où tout est commode, bien aménagé, avec un air de bonhomie et le parfum des choses désuètes. Le curé avait dû louer une petite villa : quatre pièces séparées par un corridor. Il y avait sur le jardin une galerie à colonnettes où s’enroulaient des rosiers grimpants ; aux beaux jours, l’abbé y installait sa chaise de sangle.

La chambre était petite, tapissée d’un papier gris à bouquets dont le rouleau n’avait dû coûter que quelques centimes. Bien qu’on le vît à certains endroits sale et déchiré, le curé ne l’avait pas fait remplacer. Il trouvait toujours les choses « assez bien ». Quand ses meubles étaient arrivés, un lit de fer, une table de pitchpin, quelques chaises, les gens avaient jugé qu’il était bien pauvre. Cependant à son grand air distingué, chacun devinait qu’il devait être un fils de famille. Puis le bruit avait couru que c’était un original.

Vers deux heures, la crise s’apaisa. Il demanda un bol de lait et ferma les yeux. La sueur collait ses cheveux à ses tempes, son cœur battait fort, mais quelque chose en lui se soumettait, s’offrait, avec une humilité de serviteur qui a attendu pour se coucher l’ordre de son maître.


Deux ou trois heures de l’après-midi passèrent encore et quand la sonnette résonna, ce fut un petit coup discret, réservé, décelant une main de femme prudente. Mlle Saujon venait savoir des nouvelles.

C’était la directrice de l’école libre. Elle avait une voix étouffée, éternellement compatissante, qu’il fût question d’un ennui de ménage ou du cas le plus désespéré. Une femme sans âge, vêtue de noir, et dont on n’imaginait pas qu’elle eût jamais porté des couleurs plus gaies. Excellente, elle avait le défaut de ne rechercher que les choses tristes. La joie la mettait en méfiance. Elle s’en écartait avec une instinctive désapprobation. Il y avait sur toute sa personne comme un goût de cendre. Très douce et d’un entêtement invincible, elle confiait parfois à demi-mot, aux personnes dont elle était sûre, que le curé ne lui paraissait pas bien équilibré.

Il y eut un colloque où dominait le patois de Mariette.

— Ce ne sera rien, il faut du calme, du repos, décida la voix compatissante.

La porte se referma. Mlle Saujon, avec son petit chapeau noir qui avait la forme d’une galette, glissa sur la place. Devant l’épicerie, elle fut arrêtée par une dame coiffée d’une capote, qui portait sous son manteau une boîte de vermicelle.

L’abbé Danizous venait de trouver une position de la tête qui le soulageait. Il essayait de lire son bréviaire. Mais le ciel de février était bas et gris. Il y avait sur sa couchette un faux jour qui le fatiguait : le livre tomba, ses yeux se fermèrent.

Le grand air humide continuait d’entrer par bouffées, soulevant les rideaux de jaconas blanc. Dans son assoupissement, il sentit le froid et ramena sur ses épaules la couverture de laine grise qui avait glissé. La notion du temps se perd quand on est malade. Y a-t-il tout un jour qu’il somnole ou quelques minutes seulement ? De l’autre côté du petit couloir carrelé, Mariette s’agite ; il croit entendre la porte du jardin qu’elle ferme trop fort, les poules qu’elle appelle ; la veille, elle a laissé tomber le seau dans le puits. C’est dans les maisons où règne une mère, une épouse, qu’un silence d’amour étouffe le bruit autour d’un malade. Mariette, tracassière comme toutes les vieilles, entrant et sortant, renversant les pincettes dans la cheminée et marmottant les choses qu’elle garde sur le cœur, n’a d’autres soucis que de tenir le carreau lavé et les chandeliers de cuivre éblouissants.

La nuit d’hiver est tombée rapide, effaçant le dénuement de la chambre. Dans ces ténèbres, une statuette du Sacré-Cœur semble creuser et épaissir l’ombre. Quelques étoiles brillent seules sur les tisons abandonnés qui meurent dans les cendres. Il y a une paix, pour les humbles choses, à s’ensevelir dans l’obscurité où la lampe sera tout à l’heure un cœur de feu.

Au dehors, la nouvelle qui court de porte en porte commence de rôder autour du seuil. La vie offre si peu de distractions dans les petits endroits que le plus mince événement est une pâture. La mère du bâtard était donc venue. L’épicière Berthe les avait vus passer tous les deux, allant vers la gare : le petit parlait fort, secouait la tête ; sa mère essayait de lui fermer la bouche. Ils n’avaient pas l’air d’accord tous les deux.

La fille de la buraliste les avait aussi rencontrés. C’était à l’arrivée du train, sur le quai où elle venait attendre sa tante ; elle les avait vus s’embrasser. Michel pleurait, il avait disparu dans l’obscurité.

Mariette, étant allée à la nuit tombée chez le pharmacien prendre des cachets, rapporta enfin la nouvelle qui s’engouffra au bruit de ses sabots dans la maison pleine de silence.

Quand la vieille entra avec la chandelle, l’abbé ne bougea pas. Il feignit même de ne pas entendre. Alors Mariette éleva la voix…

Il n’est point de gens qui ne s’arrangent pour connaître dans les moindres détails tout ce qui concerne leurs ennemis. La rancune aiguise les sens. Mariette, une innocente, bien incapable de faire du mal à une mouche, ne perdait pas de vue les Picquey. Ce n’était pas qu’elle s’occupât, autant que beaucoup d’autres, de ce qui se passait dans le village. Mais Sylvain, avec sa méchante langue, ayant fait courir autrefois sur elle de mauvais propos, elle le détestait comme peuvent haïr avec un entêtement de mouton battu les cœurs les plus simples :

— C’est un cherche-bruit !

Maintenant l’abbé est seul dans sa chambre. De nouveau monte à sa bouche exsangue cette sorte de râle que Mariette, dure d’oreille, et qui remue de la vaisselle dans la cuisine, n’a pas entendu. Elle est partie mécontente que M. le curé n’ait pas dit un mot.

C’est toujours le même petit bruit, comme ferait un soufflet crevé. L’abbé s’est avec peine assis sur son lit ; ses maigres épaules, un peu voûtées, se mettant en travers sur les oreillers. Il tend vers la fenêtre sa figure moite, au long nez pincé, et qui cherche l’air. Un tremblement secoue la boîte qu’il vient de prendre au milieu des fioles. La table de chevet est encombrée, une petite cuiller dégringole.

— Pauvre enfant, pense-t-il, tandis que s’apaise peu à peu la suffocation. Sa mère ferait mieux de le laisser tranquille. A son âge, avec le cœur qu’il a, et tant d’orgueil, il n’a pas fini de souffrir.

Et puis :

— Mon Dieu, pourquoi n’est-il pas venu ?

Il le revoit ombrageux, amer, avec cet air de révolte qui lui fait peur. A le trouver opiniâtre, parfois détestable et si peu ouvert à la piété, l’abbé a été tout près de se rebuter. Il n’a pas de pouvoir sur lui. La rancune qu’il sent s’amasser est d’autant plus terrible qu’elle prend peu à peu tout ce cœur d’enfant, et il sait combien l’enfance est violente !

La veille de sa première communion, il lui avait dit, plongeant son regard au fond de ses yeux :

— Tu veux être un homme. Alors il faut que tu sois maître de toi-même. Tu dois pardonner.

Michel avait détourné la tête. Depuis ce jour, plus de confiance entre eux ; au confessionnal, une voix nette et froide, une âme fermée qui ne livrait rien. Maintenant même, il n’y venait plus. Un enfant pour lequel il avait tant fait ! Une intelligence qui pouvait porter des fruits magnifiques ! A quatorze ans, alors qu’il l’avait choisi entre tous, n’était-ce pas trop de dureté ? La mesure semblait comble. Il était tenté de s’en détacher. Mais tout à coup, songeant à son âme ardente, peut-être au fond dévorée d’amour et à la misère de sa destinée, une compassion indicible fondait son cœur.

L’angélus a sonné sur le village obscur percé par le feu des lampes. Le vent qui a tourné plusieurs fois, est, nord-est, nord, s’est décidé, purificateur des nappes du ciel, à ne plus porter que la saveur piquante des pays de glace. Les housses de ouate sont tombées, derrière les pins. La nuit d’hiver est noire et argent ; pétales de lune sur le bassin, maison du douanier fardée de céruse, des cascades de neige resplendissante sur les pins inclinés vers l’eau. Un grand rayon blanc, posé de biais, divise la chambre. La table de toilette avec la cuvette qui n’a pas été vidée est tout éclairée.

L’abbé rêvasse. Que fait cet enfant ? Où s’est-il enfui pour cacher les larmes de sa honte ? Cette souillure dans une chair jeune, c’est celle que la société ne pardonne pas. La maternité, honneur de la femme, combien le péché la peut flétrir pour qu’elle devienne cette malheureuse, en dehors des lois, vouée à l’insulte, pour qui nul refuge n’est assez sûr, et qui vient dans le plus grand mystère cacher, anonyme, son fruit de douleur dans la cabane éventée du pauvre ! Qui s’en douterait ? Que d’humiliations sous les dehors de la beauté et de la richesse !

L’abbé revoit la jeune femme qui est entrée une seule fois chez lui avec son enfant. Il n’y avait pas de feu dans le parloir. Elle s’était assise, à contre-jour, dans la pénombre, où il n’avait distingué son visage qu’après un moment ; sa respiration était rapide, un peu oppressée. Un prêtre ne connaît que trop l’anxiété des âmes chargées d’une faute : « Ne me demandez rien », suppliait celle-là. Pudeur, lâcheté, ou peut-être prudence profonde d’une femme qui préfère se débattre seule. Comme il la laissait parler, elle le remerciait avec des phrases courtes et déconcertantes.

— C’est un grand bonheur pour Michel, monsieur le curé, que vous vouliez bien vous en occuper. Mais n’avez-vous pas trop de peine ? Le latin, croyez-vous que ce soit utile ?

L’enfant, debout derrière sa mère, paraissait gêné. Il y avait entre eux un malaise, comme chaque fois qu’il n’est point parlé des choses importantes, des grandes choses cachées qui jettent leur ombre et auxquelles on pense.

Si seulement il avait pu obtenir de la jeune femme que Michel lui fût confié ! Les apôtres attisent le rêve qui les consume. Comment souffrir sans cet espoir de faire jaillir, au moins dans une vie, une obscure petite vie d’enfant, la flamme que le Christ a laissée au monde ? Il est indifférent de mourir aujourd’hui ou un peu plus tard ; mais, tant qu’on vit, il faut endurer, respirer, prier pour quelque tâche qui vous dépasse.

Il y a encore autre chose ; un battement intime plus doux, plus profond. Si détachés que les saints mêmes s’efforcent d’être, l’homme résiste, avec son cœur qui a faim et soif ; et au fond de ce cœur plein de ténèbres, le sentiment le plus fort qui soit, le plus invincible, qui est le besoin de paternité. Ce que je suis, il faut qu’un autre en reçoive le souffle et l’élan ; qu’un être jeune, renaissant de ma cendre, me ressuscite !

L’abbé Danizous se sent maintenant un peu fiévreux. Les pensées se précipitent dans son esprit. Il n’est pas que des pères et des fils selon la chair. Il y a une paternité spirituelle qui a sa source magnifique en Dieu. C’est elle qui dilate dans l’isolement le cœur sevré d’un pauvre prêtre nourri de surnaturel. Comme il voit ce qui aurait pu être ! Sa vie eût été une tout autre vie : le matin, la messe dite au point du jour ; lui, à l’autel, et, sur les marches, l’enfant à genoux ; dans l’église vide, en face de l’hostie levée vers le ciel, leurs deux solitudes ; puis les entretiens de maître à disciple, les promenades dans la forêt qui laisse apparaître, clarté merveilleuse, l’eau entre les pins ; ces grands pins à la jambe brune qui portent une blessure couleur de pain frais. Ils auraient respiré ensemble l’odeur du matin ; ensemble lu, médité et ouvert à Dieu leurs pensées. Celui-là était le fils qu’il s’était choisi. Ses désirs d’apôtre, qui avaient autrefois parcouru le monde, ne ramenaient plus sur son cœur déçu que ce pauvre rêve, l’image d’un enfant.

V

Le lendemain matin, les barques sont parties dans un vent vif. C’est une chance qu’un peu de gelée blanche après ces jours où l’on disait que le temps était mou, qu’il était malade, et où le ciel fondait sur l’eau grise. Michel a regardé Sylvain s’embarquer. Le boiteux que tout le monde ici appelle « le tors » passait sur la plage, poussant une brouette chargée d’un sac. Il avait été ramasser des bigorneaux qui sont des sortes de colimaçons que l’on trouve dans l’herbe sur les bancs de sable.

Michel pense que l’abbé Danizous doit l’attendre pour sa leçon. Il a son cahier roulé dans sa poche. Mais il s’est assis au bas du talus où s’ouvrent les voileries. A quatre ou cinq pas de lui, Albin calfate le fond de sa pinasse couchée sur le flanc. C’est un grand Gaulois, calme, fort, les yeux bleus, qui a une voix grave mais ne parle guère. Il a allumé un petit feu, abrité du vent par quelques planches ; il y fait chauffer une tige de fer, puis l’applique, toute rougie entre les joints, sur l’enduit fendillé qui crépite et fond d’un beau noir brillant.

La bise a un goût de goudron chaud.

Michel a ramassé sur le sable une motte formée de trois ou quatre huîtres, une coquille grise y semble incrustée comme un cabochon. Il sait, parce que le vieux Laurent le lui a raconté, qu’il y a eu dans ce petit rocher écailleux un drame de la mer. Sans doute le bigorneau était-il blotti un jour dans sa touffe d’herbe, son cornet baigné par la mer visqueuse. Comment se fût-il douté que le frai se déposait sur son enveloppe ? De même l’eau épaisse venait battre cette branche séchée qui est aujourd’hui fleurie d’écailles. Quelque temps encore, le petit bigorneau avait dû monter et descendre sur le banc de sable comme font dans les haies les limaçons qui rentrent leurs cornes à la moindre alerte ; puis peu à peu il s’est alourdi ; tant qu’il l’a pu, il a traîné avec courage cette sorte de monstre qui grossissait sur son manteau renflé comme une grosse perle. Jour par jour, les coquilles d’huîtres, en poussant, ont rétréci l’orifice où il respirait, où se montrait sa tête sensible ; inexorables, les énormes parasites l’ont fermé vivant, bouchant la petite porte ouverte sur la vie par laquelle s’allongeait son col. Une terrible histoire d’emmuré est inscrite sur cette coquille que l’air décolore. Michel essaie avec ses ongles de la détacher. Mais c’est impossible. Elle se briserait. Il pense à ce supplice avec une étrange force d’imagination comme font les enfants qui se mettent tout entiers dans ce qu’ils se racontent.

Un moment, il a marché sur la plage, longeant un rempart de piquets sur lequel sont bâties des villas neuves. Le ciel d’hiver est d’un blanc neigeux. Il fait bon respirer par ce clair temps aigre. Un homme et une femme qui reviennent de Saint-Brice, sur la grande étendue vaseuse, portant par les anses une corbeille, l’ont vu tourner dans un petit chemin bordé de bicoques.

Il ne lui aurait pas fallu dix minutes pour arriver au presbytère s’il n’était pas entré chez le vieux Laurent. A cette heure, les pêcheurs étant partis pour les parcs, le village semblait abandonné. Dans la ruelle, il n’avait vu, marchant devant lui, que le grand vieillard droit et sec, coiffé d’un béret, ses cheveux blancs bouclant sur son cou.

Généralement, quand il se sentait triste et désœuvré, ce hangar de triage était son refuge. Une cabane de planches, partagée en deux pièces dans le sens de la longueur par une cloison qui ne montait pas jusqu’à la charpente. Les pigeons, qui voletaient à l’intérieur, passaient aisément d’un côté à l’autre. La pièce qui ouvrait sur la ruelle était à moitié remplie de fagots bien rangés, avec des guirlandes de piments rouges, des filets accrochés aux poutres, un baril en perce et une table devant la cheminée où flambait un grand feu de bûches résineuses.

— Tu peux entrer, petit, avait crié le patron de sa voix claironnante. Il n’y a pas de feu comme cela dans les salons. Ici, on ne se prive pas de bois.

Il triait, assis en face de sa bru et de son garçon, séparant d’un coup sec les huîtres soudées et faisant tomber les débris du revers de la main sur le sol jonché de coquilles.

Cette cabane était la seule où Michel eût une impression de travail heureux. Le vieux dégageait une vaillance qui réconfortait. C’était un homme de soixante-seize ans, de haute taille, vrai type du marin solide et bien charpenté ; plus grand que son fils, on le sentait maître parmi les siens, ayant une assurance aussi éclatante que son ton de commandement. Il semblait toujours parler dans un porte-voix. Sous son béret, tonsure noire dans ses boucles blanches, il relevait une face tannée, creusée de grands plis, égayée par des yeux retroussés de faune.

— Moi, disait-il, je ne manque de rien, j’ai toujours vécu dans l’abondance.

Il avait un cache-nez marron tricoté, un petit tablier noué sur sa vareuse, et des chaussons de berger dans ses gros sabots. Sa parole était nette, joyeuse et autoritaire. Ce n’était pas lui qui s’inquiétait d’amasser et d’avoir des fonds comme les bourgeois toujours tremblants qui ne parlent que du lendemain.

— Les plus belles têtes, proclamait-il, poisson ou gibier, elles sont pour nous. On vend s’il en reste.

Il y avait ce matin-là dans le garde-manger deux grosses sarcelles, l’une que la femme venait de plumer, l’autre, plus lourde, que le vieux tout à l’heure palpait des deux mains, soufflant dans le duvet pour montrer le dos riche en graisse.

— Moi, disait-il, je ne peux pas passer la nuit dans un lit. Le rhumatisme que j’avais dans le bras, je l’ai dominé !

Tout ce qu’il contait prenait dans sa bouche une sorte de grandeur épique. Une chasse au canard devenait une aventure où abondaient les faits surprenants. On le voyait au guet, à l’heure où les têtes bleues et les ailes grises pacagent dans les terres découvertes par la marée basse, tirant l’herbe avec leur bec plat pour se nourrir de la racine qui est blanche comme du poireau. « C’est cela, disait-il, qui leur donne un goût fin. Ceux qui vivent dans les marais, au bord des étangs où ils se nourrissent de sangsues, ont une viande molle comme la chair d’anguilles. » Les canards du bassin et ces canards-là, ils étaient aussi différents que poule et poulet !

— La nuit au jour, quoi !

Il avait cette finesse des sens qui est le privilège des connaisseurs et des illettrés. Les étrangers qui venaient l’été, ne sachant pas même distinguer entre le poisson de l’océan et celui du bassin, lui faisaient l’effet d’être des barbares.

Sa bru, Augustine, qui était grasse et avenante, donnait la réplique. Elle avait une figure colorée, de gros sourcils noirs, un air de bonté et de bonne humeur. Sa voix était agréable et chaude : « Les messieurs, renchérissait-elle, ne savaient pas que le poisson se cuit à la broche. » Le fils, Jules, silencieux, son béret relevé sur un toupet de cheveux frisés, le visage bien en couleur, la moustache rousse, avait un mouchoir à carreaux noué sur le col de sa vareuse. C’était lui qui allait au dehors chercher les panetières et les renversait sur la table.

— Chauffe-toi, disait le vieux, qui était venu s’accroupir devant le foyer, tendant à la flamme ses deux mains ouvertes.

Michel s’était assis sur une vieille caisse, ses sabots dans les débris d’huîtres. La vapeur soulevait le couvercle d’un pot à soupe couleur de suie. Il faisait sombre dans la cabane éclairée seulement par une petite fenêtre et par le grand feu. C’était bon de se sentir reçu avec amitié.

— La mer, disait le vieil homme dont sonnait la voix haute et franche, je la connais et elle me connaît !

Michel l’aurait écouté des journées entières : il avait eu tant d’aventures ; à neuf ans, cassant la vitre de sa cabane pour sauter dehors avec un vieux fusil à piston et vivant dans les fourrés comme les renards ; à onze ans, mousse sur un trois-mâts en bois, de Bayonne. Le canal de Suez n’était pas percé. C’était le temps où l’on faisait le grand tour. Les jours de tempête, quand la voilure mouillée était raide comme de la tôle, il fallait la crocher avec les dents pour prendre les ris.

— Vous n’avez jamais été à l’école ?

— Moi, ripostait le vieux, haussant les épaules, avec un coup d’œil de mépris.

Il y avait dans la cabane des pigeons en liberté qui volaient au-dessus des têtes. Leurs ailes soulevaient un bruit mat et qui s’apaisait. On les voyait se poser sur la cloison ou descendre près de la porte dans une caisse remplie de maïs. Leurs pattes enfoncées dans les perles d’or, ils allongeaient des coups de bec brusques.

Comme Augustine avait placé sur une étagère un petit pot à soupe plein de blé, une grosse pigeonne d’un gris violacé venait s’y jucher, plongeant dans l’ouverture sa tête vert-paon. Son jabot gonflé à éclater, elle allait boire dans une vieille boîte de conserves, puis tout de suite gorger sa nichée, soufflant dans les becs le bon grain humide.

— Qu’est-ce que tu vas faire avec le curé, disait le vieux Biscosse à Michel. A ton âge je ne me serais pas laissé enfermer.

Michel était tout de même sorti sans accepter de boire le café qu’Augustine versait dans les verres. Dehors, comme il marchait très vite, se sentant en retard, il avait connu que quelque chose de fort et de vaillant était entré dans son cœur.


Il était près de onze heures quand l’abbé Danizous le vit arriver. Il se sentait mieux et venait de s’installer dans la cuisine, devant la cheminée, pendant que Mariette balayait sa chambre.

Quand il eut regardé l’enfant, il ne demanda rien, ne fit aucun reproche et montra seulement un livre ouvert :

— Essaie de traduire d’abord mot à mot.

Michel posa son béret sur la table, déroula le cahier qui s’était froissé dans sa poche, et, sans dire un mot, se jeta sur Virgile comme un affamé.

Il avait un nez légèrement écrasé, aux larges narines, qui se soulevaient dans la réflexion. Était-ce parce qu’il était en retard ? Il y avait longtemps que l’abbé ne l’avait pas vu travailler avec cette force qui semblait en dedans de lui, le possédant soudain corps et âme. La pensée se formait en lui, sourdement mêlée d’inquiétude, que cet enfant avait peut-être quelque projet qui changeait son cœur. Ses traits se creusaient. Un instant, comme il levait les yeux, l’abbé remarqua qu’il n’avait plus ce vague dans le regard, cet air de mauvais rêve qui mettait depuis quelque temps entre les choses et lui une sorte d’espace infranchissable.

Quand Michel cherchait dans le dictionnaire, l’abbé lui disait :

— Veux-tu que je t’aide ?

— Non, non, ça va bien.

— Qu’est-ce qui t’embarrasse ?

— J’aime mieux trouver seul.

Alors l’abbé, avec un regard indéfinissable :

— Tu as raison.

Sa plume gisait abandonnée parmi les papiers, sur la table de cuisine où le bol du petit déjeuner n’avait pas été desservi. Frileux, il ramenait sur ses épaules voûtées un châle à carreaux. C’était un prêtre de quarante ans, usé par la maladie, d’un vieillissement prématuré. Long, maigre, gainé de noir, les cheveux abondants et négligés autour d’un front large, il avait un masque latin d’une finesse extrême. L’arête des orbites était coupante, les tempes cireuses. Tout cela, semblait-il, pour qu’au-dessus de ce corps ruiné, plus éblouissante, dans les yeux étirés, rayonnât la vie. Il y a souvent dans la physionomie des jeunes prêtres de race, et qui ont souffert, quelque chose de Lacordaire. Le romanesque de ce visage était dans la bouche. La bonté, l’ironie, les réticences mélancoliques, reflets fugitifs que distribue un esprit élevé sur un beau visage, n’y apparaissaient que pour s’effacer comme sur une eau fuyante des mailles de lumière.

A peine était-on entré dans cette maison que le dénuement des choses vous avertissait que les seuls trésors, présents et cachés, n’étaient que dans l’âme. Parce que la pauvreté fait horreur, grisaille où pullule tout ce qui est médiocre, laid et attristant, rien de plus beau, dans sa pureté qui a l’éclat du ciel, que la pauvreté volontaire. L’abbé Danizous vivait comme ceux qui tirent leur jouissance d’une source intérieure. Une cuisine mal chauffée par un petit feu, un pot de tisane au coin du foyer et quelques assiettes qui n’avaient pas été lavées pêle-mêle dans l’évier. La fenêtre ouvrait sur un jardin planté d’un sureau que clôturait une haie de rosiers.

Michel avait écrit presque toute une page ; quand l’abbé lui parlait, il secouait la tête, ses yeux absorbés allant sans qu’il les levât du livre au cahier.

— Maintenant récite par cœur, dit l’abbé, la voix bienveillante, comme l’enfant achevait de lire un passage des Géorgiques.

Quand ce fut fini, il le retint encore, reprenant le texte pour l’expliquer et le commenter. Comment Michel se représentait-il la campagne romaine ? Les idées s’enchaînant dans son esprit, il fit surgir, après quels détours, les jardins enchantés qui ceignent les villas célèbres, les cyprès, les grottes que dessinèrent Fragonard et Hubert Robert. Il avait pris ses grades de docteur à Rome, visité Assise et Padoue, poussé jusqu’à Naples. Sa conversation abondait en réflexions et en souvenirs. Doué de l’imagination charmante du Midi, à laquelle fournissait une culture variée et brillante, l’abbé Danizous avait le don de ranimer les choses, de les rendre aussi pleines de vie, aussi familières, eussent-elles des siècles, que les objets placés sous sa main.

A mesure qu’il parlait, les traces de fatigue s’effaçaient sur son visage. Les yeux s’éclairaient. Dans sa voix vibraient des enthousiasmes qui étaient comme la tonalité de son âme quand elle s’évadait vers d’autres pays riches d’histoire et de poésie. Dans ce prêtre maladif, maître sans disciples, orateur sans autre auditoire qu’un enfant presque abandonné, c’était une sorte de résurrection.

Michel écoutait, les bras croisés sur son cahier. Peu à peu un sourire descellait ses lèvres. Dans son regard passaient les belles images comme sur la mer l’ombre d’un oiseau.

L’influence d’un esprit supérieur est comme la musique : elle peut momentanément changer l’âme. Pour Michel, l’abbé n’était plus ce regard profond posé sur lui, sondant son âme, mais le magicien qui fait surgir un monde de pensées et d’émotions. Les explications se succédaient, glissant parfois à l’extérieur, ne le touchant pas. Jusqu’au moment où venait à lui, comme une abeille chargée d’essences et de parfums, quelque petit mot qui lui causait une impression de surprise, de saisissement, suivi parfois d’un ample récit où les dessins apparaissaient brouillés et confus, puis, sous l’effort de son attention, devenaient distincts, proches et aérés comme si se substituaient de nouveaux domaines de la vie au pays familier qui s’étendait derrière les fenêtres.

Quinze jours passèrent pendant lesquels il vint à la cure trois fois par semaine, régulièrement, travaillant avec une sorte d’avidité que l’abbé ne lui avait jamais connue. Histoire, latin, tout lui était bon, mais surtout les mathématiques. Le curé lui ayant prêté un atlas, il ne sortit presque pas de sa chambre pendant deux jours, étudiant la page où la mappemonde est une grosse pomme coupée en deux, dont se rejoignent les morceaux, le livre fermé. Il ne reparut pas chez le vieux Biscosse. Quand on l’apercevait dehors, c’était marchant seul, et il avait l’air de se réciter des choses. Estelle, inquiète, qui le surveillait sans qu’il y prît garde, le voyant assis au pied de son lit, penché sur un cahier rempli de chiffres et de triangles, se sentait prise d’une grande envie de pleurer.

Le curé le retenait chaque jour plus longtemps. Avec lenteur, avec hésitation, il tâtait cette âme, s’arrêtant devant les points qu’il sentait frémir. Il savait attendre. Ce n’était pas en vain que les Jésuites, dont il continuait de recéler l’esprit, lui avaient enseigné les longues patiences, et cet art du maniement délicat des âmes que nul ordre ne pratique peut-être avec une aussi profonde finesse.

L’attitude de Michel ne le rassurait pas. L’émotion du premier jour s’étant dissipée, il semblait durci, l’œil sec et brillant, la bouche douloureuse. L’adolescence le changeait et le maigrissait. Chaque visite de sa mère lui révélait-elle, avec plus de force, cette vérité vieille comme le monde, brûlante comme les larmes d’Agar au désert, qu’un enfant né hors de la famille demeure toujours, quels que soient les essais de réparation, quelqu’un de différent, d’isolé, contre lequel s’élèvent les lois et les mœurs ?

Un matin, l’abbé allait et venait dans sa chambre, cherchant un livre. Il passait sous un amas de papiers et de lettres sa main habituée aux vaines recherches. Mais l’enfant monté sur une chaise, prenant un à un les volumes et les replaçant sur une étagère, avait fait son choix.

— Qu’est-ce que c’est ?

C’était l’Odyssée.

— Tu peux l’emporter, dit l’abbé.


Ce matin-là, l’angélus de midi ayant sonné depuis longtemps sur le petit pays bleu-argent et gris, où les bicoques sont posées, faisant des faux pas dans les jardinets, au milieu des tas de fagots, sur un tapis gonflé de coquilles d’huîtres, Estelle courait sans cesse au portillon fermé sur la route.

La poêle pouvait être échevelée de flammes légères, et les légumes chantant dans la graisse, il lui fallait s’échapper le temps de jeter du côté de la place son regard brillant.

C’était plus fort qu’elle ; comme la mouche vire autour du sucre, l’abeille sur la fleur, elle revenait en hâte se pencher au-dessus de la palissade.

Mars commençait, perlant de violettes bleues la bordure posée au pied de la maison, du côté où chauffe le bon soleil de la matinée. Il y avait dans l’air de ce pays les souffles tièdes qui annoncent la saison riante. La santé de l’air, et cet éclat du printemps qui vient, Estelle semblait l’avoir sur ses joues.

Elle avait quinze ans, âge où la lumière de l’adolescence joue sur les visages comme sur la mer un point d’or vivant. La dune rose de Pyla, et la pointe dont s’allonge à l’entrée du bassin la tête ensablée, gardent le souvenir d’avoir vu jadis, poussées par la tempête, leurs rames battant les paquets d’écume, les barques des Crétois qui apportèrent sur cette côte les petites greffes précieuses du vieil arbre grec. Les syllabes antiques continuent de chanter dans les noms de Phéré, d’Arkéséou, et de plusieurs autres. Mais, musique plus pénétrante, la grâce des jeunes filles révèle encore après tant de siècles une race royale. Pour que brille une aurore de Phidias, il suffit de voir — vous en êtes témoins, lumière du ciel, mer et rivages — le mouvement d’un muscle sur une cheville ou l’élan rapide au bord de l’eau d’une adolescente dont la course penche les jambes parfaites.

Estelle, levée avant le jour, allumant le feu, lavant, balayant, versant l’eau bouillante dans une cafetière en fer bosselé qui se couronnait de vapeur, répandait dans le petit logis sa beauté radieuse. La lumière en semblait perdue puisque nul ne la voyait dans son entourage. Quand elle entendait enfin un pas sous la galerie, et qu’elle s’empressait, Michel rentrant, ses poches bourrées de livres sous son tablier, passait souvent sans lui dire un mot.

Depuis quelques jours, il avait l’air dur. Il fermait sa porte d’une telle manière qu’elle hésitait avant de frapper. Pendant le repas, elle s’interrompait à toute minute, cherchant dans le buffet une assiette, un verre, retirant du feu la poêle posée sur un trépied et versant soigneusement dans un pot en terre la graisse roussie qu’il ne fallait pas manquer de faire resservir. Comme elle s’agitait, il restait immobile, étranger à ce qui se passait, tenant ses yeux fixés sur la fenêtre. Quelquefois même, le visage creusé par la fatigue et pâle de faim, il continuait de lire en mangeant ; quand Soumise posait sur son genou sa tête fauve, il la caressait sans regarder, avec une douceur qui faisait monter dans les yeux d’agate un beau feu caché.

D’abord Estelle ne voulait rien dire… elle le poussait du bras, se levait, s’asseyait, parlait à la chienne ; ou bien elle se penchait au-dessus du livre, ses tresses brunes balayant la joue de son ami, jusqu’à ce qu’il eût pour la repousser un geste d’impatience.

C’était avec peine qu’Estelle refoulait ces choses dans son cœur. Une seule fois, en ces jours de travail, comme il l’avait trouvée dans la cour, s’essayant à fendre du bois, il lui avait ôté la hache des mains.

— Il ne m’en faut pas beaucoup, disait, toute joyeuse, la charmante fille, pendant que les bûches, sous les coups retentissants, s’ouvraient odorantes.

Il avait ôté sa veste et tapait fort, son tricot de laine étiré bâillant sur le cou, des gouttes de sueur commençant de couler sur sa tête nue, aux cheveux ras, sculptée par la maigreur de l’adolescence. Les manches découvraient ses poignets étroits, où les os saillaient. La hache, maniée d’un grand geste, attaquait le bois qui se déchirait dans le sens de la fibre, partagé par une longue entaille. Il y avait déjà à ses pieds une dizaine de morceaux épars.

— Maintenant c’est assez, disait-elle, tu peux t’arrêter. Je te remercie bien.

Comme il continuait, un peu haletant, les veines de son cou gonflées par l’effort, elle le regardait, émerveillée ; et tout ce qui l’entourait, ce matin-là, le petit hangar mal clos près du puits, le ciel où glissaient de longs nuages en duvet de cygne, lui paraissait soudain adouci, illuminé par un clair rayon d’amitié.

Elle portait la culotte rouge des parqueuses ; une grosse veste flétrie, rapiécée de neuf, que sa mère avait taillée dans un vieux paletot de Sylvain, se croisait sur sa gorge d’un blanc d’aubépine. Son cou plein de grâce prenait de trois quarts les lignes longues et fines des statues grecques. La moindre impression colorait ses joues. Il y avait en elle la vivacité de la jeunesse qui court et s’élance un peu au hasard, ayant à dépenser un trop-plein de vie.

Deux ou trois rondins fendus dans les bras, elle tournait vers Michel son visage hâlé de petite déesse, sa bouche où riait la nacre des dents, son nez court, ses yeux noirs ravissants de jeunesse où la lumière avait l’éclat d’un grain de rosée.

— Comment as-tu déjà brûlé tout ce bois, vous faites donc un feu d’enfer ? clama Elvina, lorsqu’elle reparut.

Cette grosse femme, le menton enfoncé dans son caraco, traînant ses hardes et son bagage, plus chargée que l’âne d’un Arabe, n’avait d’yeux que pour voir ce qui clochait dans la maison. Avec elle rentraient les disputes, et ces récriminations qui sont un soulagement pour les femmes que dévore la soif de parler.

Chez les marins, la mer réglant toutes choses, l’heure des repas variait avec les marées. On mangeait parfois de bonne heure, avant d’embarquer. Le soir, il y avait des allées et venues interminables entre la maison, le port et la voilerie ; puis, par les nuits noires, Sylvain se levait après le premier sommeil pour aller au bord du canal pêcher la piballe qui « monte à l’eau douce ». Son « piballey », une grande poche de fil métallique emmanchée à une longue perche, restait planté près d’une petite digue. Il partait avec sa lanterne. Le matin, on voyait dans la cour des seaux remplis d’une sorte de vermicelle épais et gélatineux.

Un expéditeur achetait très cher ce frai d’anguilles dont les Espagnols sont friands. Chaque jour s’entassaient dans la gare de grands sacs visqueux bavant sur le quai.

Michel eût aimé demander à Sylvain de l’accompagner. Mais il n’osait pas. Le malheur de sa naissance l’avait rendu sauvage et craintif. Il ne se mêlait pas non plus aux gamins du village qui s’éparpillaient sur la place, sous les platanes, lançant leurs balles contre le bas-côté de l’église.

Les jours de pluie, tant qu’il y avait une lueur de jour, il restait dans sa petite chambre. Cette aile de la maison étant construite en appentis, le toit s’abaissait au-dessus du lit qui était très haut, gonflé par une paillasse et couvert d’un morceau de cretonne rouge.

La nuit venue, il reparaissait dans la cuisine, apportant son livre, et restait parfois sans rien dire la soirée entière. Autour de lui, la famille continuait ses occupations. L’homme, un mouchoir noué autour du cou, remmaillait un filet ou une panetière. La femme, lourdement assise, rencognée sur sa chaise basse auprès du foyer, agitait sa langue. Volubile, sans cesse harcelante et contredisante, elle semblait faire peser sur son entourage une supériorité incontestable en énumérant de sa voix aiguë tout ce qu’elle avait entrepris depuis le matin. Par moments, elle s’interrompait pour invectiver Soumise, accusée de manger les œufs, et qui dormait sous la table, les pattes allongées, son ventre fleuri d’une double rangée de mamelles grises.

De calmes soirées pourtant, l’impression sinon du foyer, du moins de la maison où il fait bon trouver un abri ! Estelle accrochait à la porte vitrée le volet de bois. C’était elle qui raclait les petites soles au dos tigré de taches brunes, au flanc d’émail blanc, essuyant à la pierre de l’évier son couteau englué d’écailles, puis fendant la tête au-dessous de l’ouïe, pour arracher de longs filets sanguinolents. Le chat se frottait à ses chevilles. L’huile grésillait au fond de la poêle. Une minute après, Estelle faisant crier le soufflet, des gerbes d’étoiles s’envolaient dans la nuit veloutée de l’âtre.

Mais il arrivait que l’heure du souper, la meilleure chez les gens heureux, fût pour Michel une occasion de gêne et d’humiliation. Comme tous ceux qui portent en eux une plaie secrète, il souffrait d’une susceptibilité excessive. Les Picquey ne s’en doutaient pas. C’était son supplice, quand il mangeait, d’entendre Elvina déblatérer sur le prix des choses. Elle avait l’idée fixe d’être volée, accusant les uns et les autres : le légume était dur, « mal cuisant », l’épicière avait gratifié Estelle d’un vieux fond de sac ; le charcutier, qui allait le matin de porte en porte avec sa voiture, sorte de caisse ambulante peinte en rouge-sang, ayant coupé une côtelette, avait eu bien soin de faire passer la malheureuse ; et encore le pain qui pour sûr n’avait pas le poids !

On la voyait outrée de colère, ses petits yeux luisants dans une face épaisse, tourner et retourner sur la table la miche suspecte.

— Ils savent bien, à la boulangerie, qu’ils ont affaire à une innocente ! Laisse-moi y aller demain et ils m’entendront. Il y a toujours assez de gens pour s’engraisser aux crochets des autres.

Chacun mangeait lentement sans que ces litanies fussent interrompues. Michel souffrait en dedans, la gorge serrée. Il avait faim et n’osait pas demander du pain. Était-il vrai que sa mère ne payait pas assez ? Il ne savait pas ce qu’elle donnait. Chaque fois que Sylvain prononçait son nom, un rire bref tordait sa grande bouche aux lèvres de ruse ; et c’était comme un coup de couteau dans le plus sensible de son cœur.

Quand Elvina lui disait : « Sers-toi, » il craignait que Sylvain le surveillât et repoussait le plat sans le regarder.

— Non, j’en ai assez.

Elle n’insistait pas. Ce n’était pas que l’homme ni la femme fussent sans pitié, mais ils se plaignaient par habitude : de même Sylvain, quand il revenait de la pêche chargé de poisson, cachait soigneusement sous une serpillière ses paniers remplis, tâchant de dissimuler son butin aux yeux soupçonneux. Mais ces regards d’hommes exercés à saisir les moindres indices ne s’y trompaient pas. Michel, lui, avait la crédulité des enfants. Il souffrait aussi sans mesure, avec la passion déraisonnable des cœurs orgueilleux qui se meurtrissent à des idées fixes.

Estelle, inquiète, devinait vaguement que Michel se privait de manger quand son père venait de dire un mot qui l’avait blessé. Elle rougissait et le regardait à la dérobée, les yeux caressants.

— Tu n’en veux plus ?

— Non, je n’ai pas faim.

Elle le suppliait en baissant la voix.

— Laisse-le donc tranquille, disait Sylvain, qui avait graissé une tranche de pain rassis avec du pâté et mangeait comme un bœuf rumine, sur ses dents en ruine.

Il avait un pouce gonflé comme un oignon blanc qu’un panaris avait déformé. Son plus grand soin était pour son couteau, acheté jadis dans une foire, avec lequel il piquait sa part dans le plat, et qui était ferré sur son échine d’un anneau rouilleux.

Michel, décontenancé, lançait à Estelle un regard furieux. Elle devenait pourpre et baissait la tête ; à moins qu’elle ne se retournât précipitamment comme si l’idée lui venait d’une chose oubliée.

D’autres soirs, le souper s’achevait dans les bâillements. Sylvain, son couteau fermé, dormait sur la table. Il ne fallait pas un quart d’heure à Estelle pour laver la vaisselle, balayer, mettre tout en place.

Contre le manteau de la cheminée, l’horloge, grand corps de bois, se tenait debout dans sa robe peinte. Elle seule était belle et riche comme une infante. C’était l’héritage d’un oncle, sournois et avare, vieux marin qui cachait ses billets de cent francs dans une bouteille pour que l’humidité ne les gâtât pas et qui était tombé d’une attaque le jour où, fouillant dans sa paillasse, et ne trouvant plus son magot, il avait vu de ses yeux qu’il était volé.

Michel aimait regarder l’horloge. Les reflets du feu lustraient sa panse où était peint un petit paysage sur un fond d’ivoire, un bouquet d’arbres au bord d’une plage et une barque à sec. Il y avait des fleurs sur son beau corsage allongé. Mais la merveille, c’était le balancier, ciselé, guilloché comme un plat d’or, et qui portait des personnages : une mère assise, en robe rouge et blanche, berçait son enfant ; dans le disque d’orfèvrerie, l’oscillation de cette corbeille, petite chose fraîche et vivante, éveillait des idées très douces de chansons chuchotées et d’amour heureux.

Mais une image montait parfois comme une brume dans ses yeux levés. Quelle présence, à côté de lui, prenait mystérieusement une place invisible ? L’expression du repos s’effaçait sur son visage bosselé d’ombres. Quelqu’un était là qu’il interrogeait avidement : « maman… maman… » Il emportait ce rêve dans son lit, inventait des joies merveilleuses et se pénétrait de leurs délices jusqu’au fond de l’âme. On bien penché à sa fenêtre, les coudes appuyés sur l’embrasure, il criait en lui-même le mot éternel comme si l’appel de son cœur dans la nuit bruissante de brises et imprégnée de senteurs marines dût être entendu.

VI

L’hiver est pour les parqueurs la saison du travail ininterrompu. Il faut remuer les huîtres qui s’enterreraient peu à peu. Trop serrées, elles deviennent minces comme on voit un semis épais de carottes allonger des tiges anémiées. D’octobre au printemps, toute une population ne s’arrête pas de trier, de compter et de séparer à coups de couteaux les coquilles qui poussent soudées en un bloc.

Dur travail ! Hommes et femmes besognent dans l’eau. Les allées et venues sont continuelles entre le port et les parcs disséminés sur des bancs de sable et de vase le long des chenaux. C’est un labeur de Danaïdes d’aller chercher les huîtres et de les rapporter. Certaines de ces concessions sous-marines sont si éloignées qu’il faut ramer des heures pour y arriver. La mer ne les découvrant que pour peu de temps, la longue manutention doit se faire à terre.

Comme il s’agite, ce petit peuple de marins dont la flottille de jonques noires revient au port avec la marée. Anes et chevaux, traînant des charrettes, entrent dans l’eau pour se porter au-devant des pinasses appesanties. Les lourdes charges sont peu à peu ramenées sur la plage ou sous les hangars. C’est un brouhaha de foire autour de la jetée. Ceux qui n’ont pas d’équipage amarrent leur pinasse au flanc d’un chaland, massive plate-forme passée au goudron. Le triage s’y fait en plein vent.

Les plus pauvres, qui n’ont qu’une brouette, vont et viennent indéfiniment, une semelle de boue à leurs sabots.

Il y a des journées d’hiver où la glace forme une croûte sur les avirons. Les vieilles femmes ont presque toutes les phalanges nouées par les rhumatismes. Mais bien pires sont les coupures ! Cette parqueuse assise devant une table basse, entre des tréteaux, s’est pourtant fait de grossières mitaines avec un vieux bas. L’homme qui renverse devant elle les lourdes panetières a aussi quelques guenilles entortillées autour de ses doigts. Mais les écailles blessent comme du verre. Un jour ou l’autre la crevasse s’ouvre. Nulle part, peut-être, le médecin ne soigne autant de phlegmons.

L’animation est continuelle, à marée basse, autour des viviers que les ostréiculteurs appellent des « claires ». Ce sont de grands bassins rectangulaires groupés sur la plage. Un cadre de planches et de mattes herbeuses les borde d’un ourlet épais. Les expéditeurs y tiennent en réserve des cages d’huîtres. Dans l’étendue morne, on croit voir un camp, où s’agitent des travailleurs pressés par l’heure. Quelques lattes penchées par le vent en marquent la place. Il y a des charrettes arrêtées qu’on charge ; d’autres passent, attelées d’un cheval qui fait rejaillir la vase sous ses sabots. Les hommes en béret, secoués par le trot, conduisent debout. Quelques ânes profilent leur silhouette lente dans cette sorte de désert marin.

Ces derniers jours de février sont gris et pluvieux. Les parqueurs ne pensent pas à se plaindre du mauvais temps. Il faut bien que l’hiver se passe. Mais qu’on leur parle des huîtres qui se vendent mal, et de l’État qui menace d’enrayer la surproduction, leur lamentation se déchaîne : qui s’occupe d’eux sinon pour les entraver ? Leurs députés sont vaillants à table ! Quant à ceux qui mangent des huîtres, s’imaginent-ils qu’elles poussent toutes seules ?

Combien inculte et primitive demeure l’âme de ce petit port à la lisière des landes immenses ! Parce que ce pays fut jusqu’à hier une terre noire de misère et de vie peineuse, les passions y sont tenaces comme dans le sable une maigre racine. L’homme qui vit de la mer a une vue perçante pour découvrir au loin le moindre profit. Le morceau de bois qui flotte est son bien. Qu’un autre le dépasse pour s’en emparer, il en a cette rancune âcre, cachée, corrosive, qui fait les volontés insatiables et les cœurs durcis. Lui seul peut-être, entre les hommes, ne laisse pas échapper le plus faible indice qui puisse lui servir. Son oreille sent tourner le vent, écoute le poisson qui saute. Les vieilles gens qu’on voit sur le port, le regard si fin dans un visage brûlé par le sel, sont tous illettrés. Mais ils savent par cœur les choses de leur vie. La peine des hommes a gravé ses marques sur leur visage décharné par l’âge. Quant aux opinions du dehors, elles s’infiltrent péniblement comme dans la lande cette eau malsaine qui ne tarde pas à se corrompre.

La forêt qui enveloppe ce village de marins est leur alliée. Ils y vont couper des lattes pour leurs parcs. Mais c’est sans frayer avec le peuple clairsemé des bois : ces résiniers agiles et silencieux, au petit feutre taché de gemme, qui courent d’arbre en arbre. Ceux-là ont leur hutte dans laquelle s’accumulent les seaux englués de résine et les pots de terre. Lorsqu’en janvier le travail reprend, et que les coups de leur « hapchott » entaillant l’écorce font fuir les lièvres dans les fourrés, la solitude qui règne dans ces bois n’est pas moins profonde et plus mystérieuse encore que celle de la mer.


— Moi, déclara Elvina, je ne pourrai pas me lever demain. Ce matin l’eau était mortelle. Quand cette douleur me prend dans le dos, je n’ai pas fini de chanter.

— Il faut que tu aies toujours quelque chose ! lança Sylvain.

Ils étaient tous les deux, l’homme et la femme, au retour du parc, assis devant le feu de la cuisine. Une grande flamme jaillissait d’une brassée de brandes sèches qui s’incendiait avec des crépitements et des fusées d’or. Les vieux paletots dont ils venaient de se dépouiller, étendus sur une chaise, commençaient de fumer, dégageant une odeur de mer et de chien mouillé. Estelle, accroupie au coin du foyer, moulait du café. La petite boîte serrée entre ses genoux, elle tournait la manivelle qui dévorait les grains odorants.

Dehors il pleuvait. On entendait sur la galerie un bourdonnement d’eau qui redoublait à certains moments. C’était une de ces fins d’après-midi où chacun se dit dans la maison : « Heureusement qu’on est rentré, » avec un bien-être animal ; quelque chose de la jouissance profonde, primitive, qu’éprouvaient à se réfugier dans leurs grottes ces hommes vêtus de peaux de bêtes dont sommeille en nous l’instinct éternel.

Sylvain, à califourchon sur une chaise, son tricot bleu déchiré au col, tapait sur la table une petite pipe en bois de bruyère. La porte de la chambre où Michel fatiguait ses yeux à lire près de la fenêtre était demeurée ouverte.

Il ne faisait pas nuit encore. Mais les murs semblaient se resserrer. En haut du dressoir, sur les assiettes largement fleuries de bouquets rustiques, le rouge cru des enluminures tournait au noir ; le jaune d’œuf ne chantait plus la joie du soleil. Les choses avaient pris la couleur morte des jours d’hiver que la pluie désole.

Elvina, les hanches écroulées sur une chaise basse, prédisait du mauvais temps encore pour le lendemain. Lorsqu’elle sentait ces élancements dans les reins, elle était bien sûre qu’on ne pouvait rien attendre de bon ; et elle décrivait tous ses maux : le mal de tête, les jambes rompues comme si elle avait reçu cent coups de bâton.

— Vous autres, ricana Sylvain, vous vous croyez tout de suite perdus !

Ses rhumes, à lui, ne faisaient pas long feu. Mais c’est qu’il savait se soigner. Sitôt rentré, pour dissiper les mauvais airs, il venait de boire un grand bol de vin, bien chaud, bien sucré, dont il avait encore le nez parfumé. Le réconfort de son estomac éclairait ses petits yeux brillants dans la patte d’oie.

Maintenant, tout en grattant un bout de pierre grise avec son briquet, il commençait de tirer ses plans pour le lendemain.

— Tu iras charger si tu veux, geignait sa femme. Moi, j’en ai au moins pour huit jours à rester en travers du lit.

Elle avait noué un foulard autour de sa tête comme pour le mal aux dents. Dans la pénombre, il lui jeta un regard vif et insidieux, cherchant à savoir si elle disait vrai ou si c’était encore une de ces litanies de femme qui le rendaient toujours dur d’oreille.

— Ne babille pas tant, répliqua-t-il. J’ai ce qu’il te faut.

L’homme qui va « fouiner » dans un buffet est toujours assuré de mettre sa femme en colère. Elvina avait fait le geste de l’arrêter :

— Va donc voir, Estelle !

Mais il revenait, triomphant, tenant d’une main une bouteille dont l’étiquette était souillée de traînées huileuses.

Comme il versait avec précaution deux ou trois gouttes sur un morceau de sucre, une odeur forte se répandit.

Térébentine, flamme cachée dans les ruisselets de sève qui s’égouttent sur le tronc des pins, les gens de ce pays croient que toute vertu de force et de santé réside dans ta liqueur dont le goût irrite. Toute la vie sylvestre est dans cette essence concentrée des bois. Il suffit de quelques gouttes pour que le corps fiévreux, envahi de frissons et de malaise, se sente ranimé par une flamme qui redresse et qui fortifie. C’était du moins ce que disait Sylvain ; une petite cuiller de fer dans sa main, il énumérait comme dans une sorte d’incantation les vertus merveilleuses du philtre qui lui semblait bon pour tous les maux :

— Vous laissez fondre dans votre bouche. Ça chauffe, ça vous fait une chaleur qui descend. Vous avez votre sang qui bout comme l’huile dans la poêle. Ce n’est pas comme ces alcools de pharmacie qui vous empoisonnent.

— Toi, riposta Elvina, tu en sais toujours plus long que les autres.

Elle se tourna péniblement vers un panier posé près de la cheminée et y prit des pommes de pin. La grimace de douleur qui tira sa bouche le rendit furieux :

— Qu’est-ce que tu attendais ce matin pour mettre ton ciré ? Madame a peur de s’embarrasser, mais après : Aïe, aïe, elle a mal aux reins !

Avec sa face rusée de Gascon qui mimait la scène, il exaspérait Elvina par une sorte de bouffonnerie. Criarde, autant que le permettait le serre-tête noué sous son menton, elle s’efforça de le réduire au silence en lui donnant toutes sortes de noms. Mais Sylvain à ces moments-là eût parlé sous l’eau.

Il aurait fallu faire une étude des contorsions qui tordaient sa bouche :

— Madame a sans doute envie de rester le nez dans la plume. Une femme n’est pas bien malade quand elle dort comme une tourterelle !

Puis, entre ses dents :

— Ah ! la rosse.

Elle se retourna.

— Tu trouves peut-être que je ne me suis pas assez forcée. Depuis vingt-cinq ans, toujours dans l’eau, travaillant le jour et la nuit…

— Je sais, je sais… Celui qui n’a besoin de rien, il est bien servi !

Il se sentait échauffé de colère à la voir malade. La pluie avait beau faire rage et l’océan gronder derrière les dunes : pas plus que la tempête ne décourage de voler les mouettes et les goélands, les éléments ne devaient empêcher leur barque d’aller et de revenir sous les voiles d’eau.

— Tu ne calcules pas que cette semaine la maline est belle. Qu’est-ce que tu feras dans trois semaines quand il va falloir détroquer ? Ce n’est pas une année comme celle-ci, où il y a de l’huître sur les tuiles, qu’on peut bricoler !

Michel écoutait leurs voix. Il entendit Sylvain sortir et ses sabots s’éloigner sous la galerie. Mais un moment après, comme il rentrait, après avoir donné le foin à son âne, les récriminations reprirent avec plus de force.

L’enfant se serrait contre la fenêtre où le vent gonflait un morceau de papier qui remplaçait un carreau cassé. La nuit était tout à fait venue. Par la porte entr’ouverte pénétrait un peu de lumière. Estelle venant d’allumer la lampe, la cuisine était, dans la petite maison obscure, cette pièce éclairée qui donne au passant l’idée d’un foyer heureux.

Deux ou trois fois, Elvina l’avait appelé. Il ne bougeait pas. Le bruit de ces disputes lui faisait mal. Maintenant Sylvain, élevant la voix, tout travaillé de colère, de méchanceté, semblait prendre à parti quelqu’un qu’il ne nommait pas. C’était son habitude de mordre par derrière : ah ! si son fils Justin avait été là, il n’aurait eu besoin de personne ; celui-là savait travailler, il n’était pas comme ces paresseux qui croient avoir leur pain gagné !

Le visage de Michel se durcissait dans l’ombre. Les paroles de Sylvain ne lui apprenaient rien, mais elles le rappelaient à la réalité de sa situation. C’était l’instant où refluait l’angoisse de son dénuement, où tout ce qu’on lui avait dit de l’avarice de sa mère et de sa pension insuffisante revenait bourdonner à ses oreilles et les mettre en feu. Les insinuations de l’homme du peuple, par un de ces détours qu’il connaissait bien, ranimaient en lui une fièvre de honte. Se pouvait-il qu’on lui fît dans cet humble gîte la charité la plus humiliante ? Il faut à la reconnaissance une certaine qualité chez celui qui donne. La bienheureuse aisance du cœur qui se met au large dans son milieu, Michel ne l’avait jamais sentie. Il se croyait à charge. Il était de trop. Des larmes brûlantes montaient à ses yeux : « Tout souffrir, mon Dieu, mais ne rien devoir ! » Il ne pouvait endurer que personne eût le droit de le mépriser.

Que ne lui était-il donné de voir, à ces moments-là, le regard dont Dieu couvre l’enfant qui se croit délaissé de tous ! Où était l’abbé Danizous qui eût pu lui dire la prédilection du Christ pour les petits et les offensés ? Il n’y a qu’un Père dont la maison soit toujours ouverte. Il n’y a qu’une voix à laquelle obéissent toutes les douleurs. Il n’y a qu’un Amour qui n’ait jamais rebuté l’amour. Mais il entendait seulement le tumulte infini que l’injustice déchaîne dans une âme neuve.

L’impatience enflammait ses joues. Quelques jours avant, dans l’excès de son désespoir, il avait crié à sa mère : « Je n’ai plus besoin que l’on paie pour moi… Je peux travailler. » Depuis, il n’avait rien fait qu’étudier. Toutes les choses qu’on trouve dans les livres avaient pris soudain à ses yeux une importance extraordinaire. Ce dernier mois, il s’instruisait en hâte, comme on s’équipe à la veille d’un long voyage, sans trop savoir quel bagage peut vous être utile. Les événements le poussaient, et avant d’imaginer ce qu’il allait faire, troublé, attiré par les richesses de la vie inconnue, il avait voulu être prêt.

Maintenant sa résolution était prise. L’esprit de décision l’enlevait à sa vie d’enfant. Premier sursaut de virilité, mouvement brusque et fougueux du sang qui soulève le cœur vers une destinée nouvelle ! Il avait assez des morceaux de pain qui restent dans la gorge.

Estelle, effarouchée par le bruit et qui faisait de grosses reprises dans un tricot, ses pieds appuyés au barreau d’une chaise où était posée sa boîte d’ouvrage, l’entendant venir, devint toute pâle.

Debout dans le cadre de la porte, grand garçon osseux, aux cheveux ras, les muscles du cou tendus et saillants dans un jersey aux manches trop courtes, il regarda Sylvain dans les yeux.

A cet âge ingrat où la voix mue, on se sent parfois tout saisi devant un enfant, se demandant ce qu’il va faire ; c’est à certains moments un feu du regard, quelque chose qu’on n’avait pas vu et qui est monté du cœur au visage comme un orage qui va éclater.

Sylvain avait un peu reculé, tirant son béret sur les yeux, avec une figure de renard pris au piège.

— C’est moi, dit Michel, d’une voix haute et nette, qui embarquerai demain avec vous.

— Mon Dieu, commença l’homme, si cela te fait plaisir…

Mais le voyant qui se taisait, la face résolue, il marmotta quelques mots incompréhensibles, vira deux ou trois fois autour de la table, allongea un coup de pied au chien, toussa et sortit.


Ils ramaient.

Depuis une demi-heure qu’ils étaient partis, l’approche du jour avait blanchi le ciel et l’eau. Corne noire, l’avant de la pinasse se profilait sur l’espace vide. C’était un glissement régulier vers la vie du large. Michel respirait à grandes gorgées l’air du matin qui grise les poitrines jeunes. Il entrait dans une vie d’homme. Il était heureux. La double paire d’avirons les emportait loin de la terre. Les siens s’arc-boutaient plus profondément, puis volaient en arrière pour prendre un nouvel élan.

— Pas si vite, lui faisait observer Sylvain.

Son petit béret rejeté en arrière, le cou mouillé de sueur dans son tricot bleu, il ne répondait pas. Ses bras, décomposant ces beaux mouvements du rameur qui font entrer l’air jusqu’au fond de l’être, ne pouvaient maîtriser leur impatience. Que lui importait de dépenser une fougue inutile en cette première heure ? Est-ce que la joie n’est pas un inépuisable réservoir de forces ? Quand les étoiles suspendues sur lui n’eussent pas été si légères et si frêles dans les pâles étendues du ciel, il n’en eût pas moins senti chanter en son cœur cette sorte de prélude enivrant de sa destinée.

L’avant de l’embarcation était rempli d’huîtres jetées en vrac, couleur de rocher comme des cailloux de la mer. Le bois était imprégné de leur odeur forte. Les jambes étendues, Michel appuyait sur ce tas humide ses sabots emmanchés à de longues tiges que de petites cordes attachaient sur les côtés à son ceinturon.

La barque n’avait pas encore dépassé le chenal du port. De temps en temps, des piquets passaient près du bordage.

Comme ils étaient partis de très bonne heure, le grand miroir d’eau semblait leur appartenir. Michel n’y découvrait aucune autre barque. Il éprouvait une jouissance à se sentir seul. Sur le bassin régnait cette âme de la solitude qui a gardé quelque chose du temps de la Genèse.

Devant eux, le phare du Ferret n’avait pas encore achevé sa veillée nocturne. Dans la ligne grise de l’horizon, le génie du feu éveillait longuement une flamme couleur de rubis, puis une autre qui avait l’éclat de la neige ; séparées par de graves pauses, cadencées comme les battements d’un cœur de lumière, ces apparitions jetaient au seuil du mystérieux royaume de l’Océan des éclatements de joyaux brisés.

Peu à peu la clarté nocturne changeait de couleur.

Mais une longue bande de nuages qui était montée de l’orient au-dessus des pins interceptait les teintes de l’aube. Il y avait seulement sur l’étendue lisse une fleur de lumière grise.

Comme ils passaient à gauche de la croix, un pied-rouge siffla. Une note flûtée et comme liquide. Sylvain répondit. Puis l’alouette :

— Tui… tui…

Petit dialogue perlé, engagé à cette heure indécise que les pêcheurs appellent « prime » entre l’oiseau et le marin.


Personne ne navigue l’hiver sur le bassin si ce n’est pour la chasse ou pour le travail. C’est l’été que s’envolent devant Arcachon brillant de plaisir les légères voiles blanches qui palpitent comme des papillons de la mer. L’hiver, les seules gens qui aient leurs affaires dans l’immense coupe sertie de sables boisés sont les parqueurs et les oiseaux.

Dans cette immense lagune, liée à l’Océan et participant à sa vie, des routes marines passent entre les terres que le flot descendant découvre. Le pêcheur connaît ces mattes par leur nom. Il se dirige sans hésitation sur l’étendue couleur de perle rayée, à l’eau haute, par les clôtures à demi submergées des parcs. Il n’est pas un piquet que le courant fait trembler au bord d’un chenal qui ne lui soit familier ; pas une bouée ni une balise dont il ne sache l’emploi et l’utilité.

Quant aux oiseaux, cette arène marine est leur royaume. A côté de l’océan dont gronde la voix continue, ils ont là un inépuisable réservoir à poissons où règne la paix. Que la tempête soulève les vagues et vous les voyez se hâter en bandes par-dessus les dunes, goélands au vol royal, mouettes si dédaignées des pêcheurs qu’ils rejettent à la mer celles qui se sont prises dans leurs filets, nuages d’alouettes, canards de toutes sortes, passants innombrables selon les saisons de ces grands espaces aériens.

Une terre porte leur nom : c’est l’île-aux-Oiseaux, désert de sable avec quelques cabanes isolées et de rares bouquets d’arbres, près de laquelle s’élargit le chenal le plus poissonneux de tout le bassin. C’est là qu’ils tiennent leurs conciles, têtes bleues, outardes, bernaches, poules d’eau noires qui parlent : co, co, co, et ont à la naissance du bec une membrane blanche, grands hérons rêveurs. Là est le lieu de réunion des vols dispersés. Sans doute, les décisions solennelles des départs y sont-elles prises.

Les canards y abondent pendant les mois d’hiver. Autrefois si nombreux, disent les marins, que le bassin ne pouvait pas les contenir. Depuis une quarantaine d’années, on en voit de moins en moins, la navigation augmentant, et aussi le nombre de ces caisses noires, les tonnes, percées de guichets, enchaînées à la plage, devant lesquelles manœuvrent les appeaux, et où se blottissent sur la paille comme dans une malle les chasseurs au guet. Le jour, ils vont souvent sur l’océan et reviennent par-dessus les pins dans les nuits glacées. Ils aiment ces ciels de cristal sombre où l’air gelé craque sous leur vol.

Mais les goélands, aux ailes puissantes, sont les maîtres de cette solitude. Qu’importe que le marin, méprisant, leur reproche le goût d’huile de leur chair coriace, et les accuse de vivre « de saletés » comme le cormoran. Entre les pêches où l’on voit plonger brusquement leur capuchon gris, lorsque le vol qui formait un nuage s’est dispersé par gros flocons, l’un d’eux se détache pour une royale rêverie. Celui-là glisse seul. Il est le sauvage ami du bassin vert glauque, gris de lune ou bleu ; l’ami des dunes boisées, odorantes et violettes, à l’âme solitaire ; l’ami des nuages cendrés et couleur de boue que le vent pourchasse. Il voit aller et venir les petites barques pareilles à des fourmis noires. Il voit s’élever et s’abaisser les voiles grises, les voiles rousses, les hommes courbés jeter le filet, et le retirer. Il les dépasse et les domine. Il est par moments plein de joie, d’orgueil et de cris. Il est le goéland gris-argent que nulle main humaine n’a touché. Son poitrail n’a jamais trempé que dans le vent, le soleil et l’eau. Il est la vie vierge. Le ciel est à lui, et l’océan, et le monde…


Une grande croix se dresse dans le bassin, plantée sur une matte. Elle regarde le petit port lointain qui a une tour, un clocher d’église, et une anse dont la marée basse découvre les vases. L’eau monte et descend autour de son fût. Elle aussi regarde les barques noires qui vont et viennent ; les toiles rapiécées couleur de misère ; les belles voiles blanches et hautes des étrangers qui ont dans les arbres des villas de brique et de pierre.

Elle regarde les lumières du soir, le ciel et le vent. Le Christ qu’elle porte, et dont s’incline la tête penchée, est plus grand qu’un homme. Souvent se profilent aux alentours, sur des piquets, séchant leurs plumes, les cormorans aux ailes étendues qui semblent en prière. De loin on croit voir des as de trèfle.

Les goélands, tourbillonnant, se posent tout en haut du poteau sacré. Il en est qui heurtent de leurs ailes la poitrine nue. Ces rudes caresses sont les seules, avec celles du vent, de l’eau soulevée.

Mais parfois, à travers l’étendue, une pensée vient, une pensée d’homme qui se cramponne à cette croix. La mer ne sent pas ce grand souffle mystérieux, plus puissant qu’elle, la mer murmurante et peuplée de forces obscures. Mais la croix la recueille. Alors la poitrine blessée frémit et s’emplit.


Il y a longtemps que Michel et Sylvain ont laissé derrière eux ce grand Christ de Mission, dressé comme un phare, autour duquel se faisait autrefois la bénédiction des barques. Bien loin aussi se sont effacées les rangées régulières de filets gréés pour les canards au-dessus de l’eau. Le ciel s’est couvert d’une pelisse couleur de neige à moitié fondue. Le vent a tourné plusieurs fois. Maintenant une petite brise trop chaude qui souffle de l’ouest annonce la pluie prochaine.

Lorsque Sylvain va ainsi au parc, il n’a pas coutume de s’arrêter. L’habitude lui permet de faire aller et venir presque sans fatigue sur les avirons ses poignets velus. Michel sent une sorte de sommeil engourdir ses membres. Après l’excitation du départ qui a décuplé un moment ses forces, il commence la lutte contre lui-même. Trop brève lui semblait tout à l’heure la course enivrante ; trop petit le bassin où la pinasse est un point vivant. Par delà, il y a les passes traîtresses où l’eau sur les sables change de couleur. Quand pourra-t-il, en faisant bondir les avirons, se sentir emporté par les chaînes de vagues chevelues d’écume ? Que l’océan tacheté de mousse se soulève au-devant de lui de danse et de joie, et que le vent du large y mène l’aventure !

Maintenant il souque sur les deux rames, le front baissé devant la distance à parcourir qui lui paraît interminable. Entre sa volonté encore exaltée et la fatigue qui le paralyse, le combat est dur. Des veines se gonflent sur ses tempes. Il y a des muscles dans ses bras qui crient de souffrance. Ses paumes brûlent sur les manches usées où le nom de Sylvain, en encoches grossières, a été gravé. Deux ou trois fois, il a fait de faux mouvements, rompu la cadence :

— Arrête-toi un peu si tu veux souffler, lui a dit Sylvain.

— Non, non, ça va bien !

La sueur coule le long de son dos. Il n’est plus l’enfant qui s’exerçait un moment par jeu. Voici le jour où il a pris une tâche d’homme. Le désir le possède de prouver qu’il en est capable. Pendant cinq minutes il rame plus vite, ses yeux se tournent vers les hameaux de pêcheurs égrenés au pied des dunes ; au delà, dans une fumée grise, ce sont d’autres échancrures où les toits posent leurs taches rousses sur les misérables ramassis de planches.

L’île-aux-Oiseaux est encore lointaine.

Sylvain se tait. Bavard avec les étrangers, habile à faire la roue quand un auditoire en vaut la peine, il ne parle pas en travaillant. Le marin, habitué à vivre au milieu d’oiseaux d’une ouïe très fine, qui jettent au moindre bruit un signal d’appel, a la longue pratique du silence. La nuit, surtout, quand les lièges des filets dérivent, et que les pêcheurs défiants et jaloux s’observent d’une pinasse à l’autre, on n’entend guère une parole qui ne soit indispensable.

Michel se fixe des points de repère : ce piquet qui approche, cette bouée qui n’était tout à l’heure qu’une petite perle rouge enchâssée dans le tissu argenté de l’eau. Courage ! lui crie une force intérieure ! Encore une demi-heure, un quart d’heure à peine !

Les clôtures des parcs tendent devant l’île leurs haies dénudées. Combien de temps a duré ce dernier effort scandé par les soubresauts affolés du cœur ? Il ne sait plus rien. Sa tête se vide. Mais il lui semble que cette dure victoire, il la remporte contre sa mère, contre Sylvain, contre tous ceux qui lui ont fait son âme humiliée. Il préfèrerait mourir que de renoncer. Personne ne saura ce qu’a été pour lui la fin de la lutte. C’est le génie profond des enfants de jeter dans les plus humbles choses, les plus communes en apparence, la flamme merveilleuse d’une grande espérance. Victoire obscure, remportée sur l’âme, sur le corps, en ces années où le premier effort a l’éclat d’une pièce d’or neuve, et qu’on a gagnée, comme vous remplissez de foi le cœur qui saute sous le tricot bleu !

Le col de l’embarcation glisse entre les collecteurs qui semblent de grosses ruches noires. Les lattes s’écartent. Les voici sur le parc que recouvre une claire couche d’eau. Sylvain, enjambant le coffre, jette le grappin qui plonge au bout de la corde déroulée dans des gerbes d’éclaboussures.

Michel a abandonné ses avirons le long du bordage, sa poitrine s’apaise, il se sent heureux.

Mais Sylvain, sans le regarder, enfonce sa fourche dans le tas d’huîtres.

— Maintenant, dit-il, nous allons jeter.

Les huîtres lancées à la volée s’éparpillent sur le champ marin.


Il y avait plus d’une demi-heure que l’homme et l’enfant, assis de chaque côté du large banc formé par le coffre, mangeaient en regardant la mer baisser autour des piquets où sa trace laissait une bague humide.

Sylvain, prévenant, venait de pêcher une poignée d’huîtres. L’estomac alangui, Michel faisait avec son couteau sauter la charnière. L’eau qui ruisselait de la coquille avait le goût âcre de la mer. Il la buvait. Comme la vie ce matin lui semblait meilleure ! Son corps était las, mais son cœur engourdi, apaisé, heureux ! Il se pencha sur le bordage et regarda à travers cinquante centimètres d’eau un crabe courir.

— Couvre-toi, lui a dit tout à l’heure Sylvain en lui tendant son paletot.

A deux ou trois reprises, poussant le verre de son côté, il lui a même offert de boire « un bon coup ».

Le vent fait voler sur les lattes des rubans d’algues et des filaments de goémon couleur vert bouteille. D’autres embarcations glissent, se rendant aux parcs. Sylvain reconnaît de loin tous ceux qui arrivent :

— Voici Albin… Hilaire… Laurent !

Une « pétroleuse » peinte en bleu clair file en ronflant vers un banc de sable. Une femme seule la conduit, debout au gouvernail.

Maintenant les pinasses à sec reposent sur le lit de vase. Le ciel est gris sombre sur l’étendue désolée des parcs. A travers les palissades, on aperçoit d’autres bassins boueux où les parqueurs clairsemés pataugent. Tristes propriétés marines, sans herbes ni sillons, d’une uniforme couleur de bure où l’on semble cultiver des pierres.

Les nuées baissent et commencent de fondre en une petite pluie où se dissolvent les contours du cirque. Sylvain fait le tour des palissades qui défendent le parc contre les poissons. Ses patins s’enfoncent dans la boue où affleure l’eau. Un homme debout à quelque distance, et qui répare une clôture, un fagot de pin jeté à ses pieds, s’est retourné pour lui parler. Michel, accroupi, cherche parmi les cordes et les appareils une paire de patins. Il croit comprendre qu’on parle de lui.

— Es lou bâtard, questionne soudain d’une voix perçante une femme qui approche.

La pluie se fait plus serrée sur l’étendue quadrillée de haies dénudées où les algues pendent comme des poignées de cheveux verdâtres. L’enfant a fini d’assujettir à ses sabots les plateaux de bois. Il a enfilé un ciré trop long, maculé de boue. Sylvain, qui s’est rapproché, lui demande les râteaux de parc. Il les fait passer. Il regarde tout autour de lui. Sous le capuchon, ses yeux brillent d’irritation dans ses traits tirés.

Les voici, courbés en deux, leur capote noire ruisselante de pluie, grattant le sol avec leur râteau et en arrachant des poignées d’huîtres empâtées de vase. Ils en remplissent les panetières accrochées à une sorte de trépied en fer qui les tient ouvertes. La boue remuée a une odeur forte. On entend toujours l’océan qui tape derrière les dunes. Les autres parqueurs, disséminés, sont aussi penchés sur leur tâche et comme estompés dans une fumée d’eau.

Il semble que l’on soit dans quelque désert marécageux où les voix du monde ne parviennent pas. Le petit mot cruel, balle perdue, a pourtant volé dans cette solitude. Bâtard ! Bâtard ! Michel se sent avec horreur redevenir mauvais. Même ici ! Pourquoi ? N’aura-t-il nulle part pour nom que l’insulte ? Le sobriquet infamant le marque. Une fois encore son malheur secret, en vain scellé sous le silence, l’orgueil, le dépit, lui a été par une voix inconnue jeté à la face. Des larmes de colère se mêlent à la pluie qui cingle ses joues. Il n’y a pas de bonté au monde. Personne ne sait rien de la souffrance des autres ni de la justice. Son propre cœur même est plus souillé de haine et de révolte que cette vase où ses pas s’enfoncent.

Il pêche maintenant un peu à l’écart. Comme déjà reflue la mer, il faut se hâter. Sylvain rassemble les panetières. Le clapotis bat les palissades et les cages noires des collecteurs. Un moment, Michel est resté appuyé sur l’encolure de la pinasse, ses bottes dans l’eau. Quelques barques chargées s’éloignent. Dans son âme où la colère exaltait tout à l’heure des instincts profonds, honte, révolte, désir de revanche, soif mystérieuse de beauté et de pureté, l’orage se fond dans une impression de découragement et de lassitude. Il fait tomber son capuchon et passe sa main sur son front humide.

Une grande brise souffle de l’océan. Au retour, sitôt la voile hissée, étendu à l’avant sur le tas d’huîtres, il s’est endormi.

VII

Les jours allongeaient. La lumière douce et argentée annonçait la saison heureuse, dispensatrice de sève et d’amour où le vent disperse dans les pignadas le pollen semblable à une pluie de soufre.

Sur l’horizon clair, la flottille éparse des parqueurs évoquait des idées de travail paisible. Le bassin avait pris des tons lactés. Le ciel tissait d’un fuseau léger ses écharpes de gaze que la brise enroule.

Le long de la plage, adossés au talus de sable, hommes et femmes continuaient de trier les huîtres. Le détroquage avait commencé. Chaque jour arrivaient quelques barques lourdement chargées de tuiles visqueuses, feuilletées de coquilles qui semblent une étrange flore de corne et de pierre. Le frai s’était déposé en abondance sur les collecteurs l’été précédent ; et la première pousse du naissain ayant été belle, chacun disait que les parcs seraient cette année bien ensemencés.

Dans la petite maison des Picquey, le lien du travail s’était resserré entre la famille et Michel. Dès le point du jour, il était debout et la nuit même s’il le fallait, allumant la lanterne pour aller chercher les appareils dans la voilerie. On le voyait traverser la plage, portant sur l’épaule la voile enroulée au mât. Le premier monté dans la pinasse, il nettoyait avec un balai de brande le fond souillé de vase et de débris. Il vidait l’eau avec un sabot. Pour l’amener à la jetée, son caleçon rouge retroussé, marchant dans la mer, il tirait l’embarcation avec une corde ; ou bien, debout à l’arrière, les épaules courbées sur une longue perche, il s’arc-boutait pour la pousser de toutes ses forces.

Quelle que fût l’heure, de jour ou de nuit, Estelle était sur la jetée pour le voir partir. Elle se détachait, mince et fine parqueuse, en « bénesse » noire, son paletot noué d’un cordon sur sa taille svelte, le pantalon bleu rapiécé découvrant ses chevilles charmantes gainées de gros bas dans de vieux sabots.

Sous la tuile sombre de sa coiffure, coulissée, bordée d’une ruche, élargie d’une sorte de bavolet que le vent soulevait sur ses épaules, elle suivait tous ses mouvements. L’amitié brillait dans ses yeux allongés sous de fins sourcils. Deux petits anneaux d’or dansaient dans l’ombre à ses oreilles. Une brune figure, rayée de dents blanches, où montait le plus beau sourire.

Michel, sans parler, faisant virer la pinasse d’un mouvement doux, la rangeait contre la longue échine pierreuse. Il tendait les mains pour qu’elle lui fît passer les bottes, le ciré, le panier en fil métallique où une bouteille était couchée à côté du pain enveloppé dans un linge. Elle le forçait à mettre au fond du coffre un vieux tricot gris.

— Couvre-toi là-bas, disait-elle.

Elvina, toujours geignante, la taille tassée au coin de la cheminée sur sa chaise basse, ne se pressait pas de guérir. Elle avait tiré d’un sac toutes sortes de nippes et les ravaudait, passant dans des flanelles blanchies par les savonnages les grosses aiguillées de laine. Derrière ses besicles, des pensées réconfortantes chauffaient ses yeux gris.

Un expéditeur ayant fait une commande peu ordinaire, Sylvain s’avisa un jour d’emmener Estelle. Elvina n’avait pas manqué de dire qu’à son âge, il y avait beau temps qu’elle allait au parc et travaillait d’un soleil à l’autre. La petite, penchée sous la galerie, lavant la vaisselle dans une terrine, avait étouffé un cri de joie.

— Je veux bien y aller, dit-elle.

Sur son visage tourné vers Michel, un éclat de bonheur naissait comme le jour se lève.

Pendant deux semaines, on les vit partir tous les trois. Toujours en avance, elle attendait au bout de la jetée, son panier au bras. Quand elle embarquait, Michel, debout dans la pinasse, lui tendait la main. Gracieuse, la taille oscillante, elle enjambait les bancs ou la toile.

Quand l’embarcation s’éloignait, elle se rencognait, face à Michel, assise au fond sur un tas de cordes. Les mains croisées sur ses genoux hauts, elle fixait au loin un regard brillant. Les jours de grand vent, Michel ayant hissé l’humble voile qui portait dans le bas une large pièce, le bordage rasait les vagues dansantes. On entendait des coups sourds sur l’avant de l’embarcation. L’écume jaillissait. La main sur la barre, Michel surveillait l’horizon par-dessous la toile.

Sylvain grommelait :

— Serre donc le vent de plus près. Tu nous feras mettre le fond en l’air… Si tu ne m’écoutes pas, j’amène la voile.

Michel ne daignait même pas lui répondre. On entendait derrière les dunes le ronflement de l’océan. Les risées violentes soulevaient sur le cou d’Estelle le volant ruché de sa « bénesse ». A chaque bordée, c’était un jeu de se baisser lorsque l’écoute passait sur sa tête. La voile battait, durement secouée, puis de nouveau s’enflait à se rompre. Les crêtes mouchetées de blanc fuyaient rapides sur le flanc incliné de la longue barque. Et Estelle riait, petite primitive, le cœur en joie, si heureuse qu’elle eût voulu voir durer toujours cette course ailée avec son ami dans la griserie de l’air et du large.

D’autres jours, quand ils ramaient ensemble, elle avait des sursauts de gaieté et rompait le rythme, battant l’eau en arrière, de gros bouillons d’écume naissant sous ses avirons. Sylvain grondait. Mais elle se retournait vers Michel, la bouche étincelante et les épaules secouées de rire.

Au parc, ils déjeunaient sur le même banc, une petite gamelle posée entre eux. C’était elle qui coupait le pain, remplissait son verre. Sylvain, édenté, son grand nez au vent, et qui surveillait toutes choses sur la mer et chez les voisins, mangeait par lentes bouchées sans s’occuper d’eux.

Michel était maintenant rompu au travail. Il ramait, se tenait solide sur ses patins, déterrait vivement les huîtres et chargeait la barque. La vue d’Estelle, courbée près de lui sur le champ boueux, réjouissait son cœur d’une douceur cachée. Ensemble, ils lavaient les panetières alourdies de vase en les plongeant dans l’eau à plusieurs reprises.

Tout à coup, regardant Michel, elle s’interrompait pour lui dire d’une voix hésitante :

— Tu es content ?

— Moi, je suis heureuse, se hâtait-elle d’ajouter, voyant se rembrunir le visage aimé. Il fait bon ici… On est tranquille !

Il s’éloignait pour pêcher un peu à l’écart.

— Tu n’es pas fâché, insistait-elle avec maladresse.

Il ne répondait pas. Que lui voulait-elle ? Ne pouvait-on le laisser en paix ? L’air vif de la mer excitait en lui une sensation d’énergie qui suffisait à sa vie profonde. Il avait besoin d’être seul. Quand Sylvain appelait, il levait des yeux éblouis comme un homme tiré de son rêve.

Le soir, attablé, il trouvait bon goût à la soupe et redemandait hardiment du pain. La grande faim de l’adolescent qui travaille creusait sa poitrine. Il s’était élargi en quelques semaines. Au fond de lui-même, dans cette place souffrante où la honte s’était amassée, une sensation de vie nouvelle dissolvait peu à peu sa grande misère. Ce qu’il s’était juré de faire, il l’accomplissait. Sa mère saurait qu’il ne voulait plus lui être à charge. Il imaginait sa surprise, ses protestations, avec une ardeur de revanche où passaient des mouvements d’amour et de haine.

… Non, avait-il déclaré à l’abbé Danizous, d’une voix rude, elle ne sera pas étonnée, je l’ai prévenue.

Et comme l’abbé, à plusieurs reprises morigénant Elvina, insistait pour qu’il recommençât de prendre ses leçons :

— Oh ! il a bien le temps, avait marmotté la femme. Qu’est-ce que vous pensez que l’on veut en faire ?

Michel, debout un peu à l’écart, la tête en avant et les mains aux poches, les laissait parler.

Ce garçon taillé pour carguer des voiles, s’entendant à toute besogne, mais dont le front se développait, en encorbellement magnifique, sur les yeux cernés, l’abbé sentait qu’il était capable de décisions soudaines, prêt à surprendre successivement chacun de ceux qui auraient l’illusion de le tenir en main.

Quelque jour, une des forces invisibles que l’on sent courir et dont les anciens faisaient des dieux, amour, haine ou rêve, dans un vent de départ, le secouant avec une sorte de fureur sacrée, l’enlèverait au gîte.

L’abbé, debout pour partir, mais attentif, le geste retenu, plaçait à propos dans le verbiage d’Elvina des phrases adroites dont elle ne soupçonnait pas l’ironie secrète. Deux ou trois fois, il avait remarqué que Michel poussait vers la bonne femme, pie criarde comme il y en a tant sur cette côte, des regards furieux.

Sans qu’il en eût conscience, la présence de l’abbé était une lumière qui éclairait d’un jour nouveau tout son entourage. La voix perçante d’Elvina blessait comme une vrille ses fibres secrètes. Il songeait à ce qu’il avait rêvé de la vie, à la merveilleuse promesse que lui apportait une mère jeune, inconnue, dont le regard était sur son âme comme une caresse.

— Pourquoi, pensait-il, prennent-ils plaisir à me rabaisser ? Ils ne sentent donc pas que nous ne sommes pas de la même race ?

Mais à Dieu vat ! C’est une belle revanche que vogue la galère : la vie qu’il menait lui apparaissait l’unique moyen de punir sa mère, de triompher d’elle, de lui prouver qu’il était libre.

Pourtant quelque chose de triste et d’insatisfait travaillait son âme. Au retour du parc, le remue-ménage prenant fin, il laissait Estelle donner au grison une fourchée de foin. On le voyait s’éloigner, cherchant sur la plage un coin solitaire. Parfois, assis sur un talus rongé par le vent, entre les racines décharnées d’un pin, il tirait de sa poche le vieux petit livre de l’Odyssée que l’abbé Danizous lui avait donné.


Laure avait regardé de loin la treille et le portillon. « Il ne m’attend pas, se dit-elle, je ne suis jamais venue le matin. » Elle pensa avec émotion qu’elle allait passer avec lui la journée entière. A défaut du secret qu’il réclamait, elle lui donnerait cette preuve de tendresse.

Le volet était fermé et la porte close. Elle la secoua. La pensée qu’elle pourrait ne pas le trouver ne l’avait pas encore traversée. Tout en réfléchissant, indécise, sous la galerie, elle imaginait la longue journée.

De l’autre côté du grillage, une femme, courbée dans une volière, jetait du grain au milieu d’un troupeau de poules. Elle passa par l’ouverture de la cage une tête à moitié cachée dans un foulard noir.

— Pardon, dit-elle, il n’y a personne. Le Picquey est au parc avec sa petite et votre garçon.

Elle s’était approchée de la clôture. Vieille Carabosse, au mouchoir noué sous le menton, elle appuyait sur une canne deux mains noueuses couleur de châtaigne.

— Elvina, expliqua-t-elle en son patois, venait de partir avec son âne. Elle devait passer la journée chez sa cousine, la jardinière, qui lui avait promis du plant de salade.

Laure ne comprenait qu’à moitié la vieille. Mais elle regardait la cour déserte, bien balayée, le bois entassé en ordre dans le bûcher et cet air de calme que prennent les choses lorsque les maîtres s’en sont allés. Sous le petit chapeau, couvrant son front, une expression grave, un peu angoissée, descendait de ses yeux à son visage.

Comme elle avait une robe bien coupée et sur les épaules un renard argenté, à la queue fournie, découvrant son cou, la vieille, qui était avantagée d’un nez barbouillé de tabac et de deux yeux de pie, sous des peaux plissées, la regardait d’un air de pauvresse.

— C’est du monde riche !

— Est-ce que vous savez, demanda Laure, quand ils reviendront ?

Mais la voisine ne comprenait pas. Ou bien elle était dure d’oreille. La jeune femme répéta la question à deux ou trois reprises, élevant chaque fois un peu plus sa voix. Elle avait honte de crier ces choses et jetait autour d’elle un regard anxieux.

— Non, affirmait la vieille, en montrant la porte avec son bâton, Elvina ne reviendra pas avant le souper.

Laure prit la route du port. Un malaise s’emparait d’elle, cet esprit d’agitation qui souffle sur un être au moment où échappe la satisfaction qu’on croyait tenir.

La veille encore, elle s’était demandé s’il ne valait pas mieux remettre son voyage. Deux ou trois fois, elle avait changé de résolution pour se décider au dernier moment. Maintenant il lui semblait indispensable de rejoindre Michel le jour même. Comment pourrait-elle repartir sans l’avoir revu ? Qu’allait-elle faire ? Elle regardait la route, les maisons, les petits jardins où les femmes tournaient les yeux pour la voir passer. Toute autre crainte que celle d’être frustrée de son espoir se trouvait étouffée en elle ; et ce coin de village avec des cabanes disséminées, au milieu des prés, lui paraissait une contrée lointaine où personne ne pouvait avoir l’idée de la dénoncer.

Devant la jetée, elle trouva le calme des journées où presque tout le monde a pris la mer pour aller aux parcs. Le temps était doux et voilé. Le soleil répandait dans le ciel à travers un nuage un éclat d’argent. L’eau était encore assez haute avec quelques pinasses disséminées flottant sur leur ombre.

Elle parcourut des yeux l’horizon marin où pointait une petite voile. La vue du bassin qui la séparait de Michel excita plus vif son désir :

— Il faut que j’y aille !

Sur l’esplanade, un marin, debout, les bras levés, décrochait un filet tendu sur les piquets.

— Je voudrais trouver tout de suite un bateau, dit-elle, après l’avoir salué. Ce serait pour aller au parc des Picquey. Vous devez bien savoir où c’est…

L’homme continuait de dégager, en haut de chaque latte coupée d’une encoche, la corde qui soutenait le léger tissu gonflé par le vent.

— Les Picquey, fit-il… ils en ont deux. C’est celui de l’île-aux-Oiseaux que vous voulez dire ?

— Sans doute, se hâta-t-elle de répondre, inquiète de voir surgir une difficulté inattendue.

Comme il avançait, pliant lentement, par pans réguliers, le filet sur son bras, elle le suivit. C’était une souffrance pour elle de lui voir répéter ce geste paisible, bien mesuré, qui faisait avec son impatience un si grand contraste. Elle aurait voulu qu’il laissât tout pour partir en hâte.

C’était un marin coiffé d’un béret qui moulait son crâne jusqu’aux oreilles. Comme beaucoup d’hommes de ce pays, il avait un masque romain, couleur de cuir, incisé d’une bouche édentée qui semblait avaler ses lèvres. Sans tourner vers elle ses orbites profondes, où gîtaient deux claires prunelles d’oiseau de mer, il lâchait de lentes paroles.

— A cette heure, ce serait étonnant que vous trouviez quelqu’un. La mer s’en va vite.

— Mais vous, implora-t-elle, en touchant légèrement la manche rapiécée de son gant de cuir, ne pourriez-vous pas m’amener là-bas… Combien voulez-vous ?

Il secoua lentement la tête :

— Je n’ai pas une journée à perdre.

— Mais si c’était pour rendre service ?

Sa voix veloutée se faisait suppliante. Il ne voudrait pas la laisser en peine. Qu’était-ce pour lui qu’une journée ? Il serait bien payé. Mais impassible, et débrouillant des mailles emmêlées, il commençait de réparer une large déchirure ; atterrée, elle le regardait passer la navette dans le filet, former une boucle, sous son pouce épais, puis tirer et serrer le nœud, d’un coup sec, aussi insensible à ses prières que s’il eût été une statue de pierre.

Alors elle s’éloigna, muette, désolée, ses joues brûlantes. Elle avait contre cet homme la colère impuissante que donnent les choses qui vous font obstacle. La nappe d’argent clair attira ses yeux. Elle pensait : « Il est là-bas… ce serait si bon d’aller le surprendre. » Elle imaginait son étonnement, le retour dans la même barque. Avec les difficultés croissait son désir, un instinct du cœur obscur, exigeant jusqu’à la souffrance, qui ne l’avait jamais possédée avec cette force.

— Vous cherchez quelqu’un, lui dit Hilaire, un gros homme tassé et bavard, une petite pipe dans sa main velue, qui la surveillait depuis un moment. Il commence à se faire tard pour la marée. Mais si vous demandiez à Laurent, je crois bien qu’il vous porterait.

— Allez vite, recommanda-t-elle, comme il s’offrait à l’aller chercher.

— Il doit être chez lui, marmottait le bonhomme, en traversant l’esplanade avec cette marche balancée des gens de mer.

Quelques parqueurs, au bas d’un talus, l’observaient sans en avoir l’air. Elle allait et venait, durement menée par son impatience, s’arrêtant parfois, le visage tourné vers la route. Puis elle regardait fuir l’eau descendante. Comme la nappe claire, enflant et renversant sur la plage sa frange perlée, se retirait vite ! Les yeux de Laure suivaient les longs plis brillants qui reprenaient en vain leur élan, toujours plus bas, découvrant un espace humide ourlé de varech. Sur le sable souillé de filaments verts s’inscrivait la fuite de la mer.

Que faisait donc cet homme ? Où pourrait-elle aller pour le rechercher ? Elle ne lui avait pas demandé son nom. A la pensée de Michel s’était substituée en elle une sorte de fièvre qui ne lui permettait pas de rester en place. Elle ouvrait à tout instant son sac pour regarder sa montre. Dans une demi-heure peut-être, il serait trop tard ! Devant le bassin qui les séparait, elle oubliait ce qui, ailleurs, occupait sa vie, n’éprouvait plus qu’un désir violent et aussi l’étouffement de l’attente qui absorbe toutes les forces.

— Croyez-vous, madame, que je pourrai encore embarquer ? J’attends quelqu’un qui doit me conduire. C’est un marin qui s’appelle Laurent. On est allé le chercher… Savez-vous s’il habite loin, disait Laure très vite.

Depuis un moment, elle voyait sur la plage, triant des huîtres, un couple de parqueurs installés auprès d’une table basse. Chaque fois qu’elle regardait de ce côté, elle se heurtait aux yeux de la femme, vifs et enjoués, qui l’observaient.

— Ce sont les Picquey que vous cherchez, répondit-elle avec entrain, la voix forte, sans s’attarder à dire qu’elle la connaissait. Le Sylvain ne savait donc pas que vous deviez venir ? Sa femme dit qu’il est parti pour deux ou trois jours.

La figure jaune sous sa « bénesse, » elle parlait un peu à la cantonade. L’homme, au contraire, qui avait un sourire goguenard au coin d’une bouche étoilée de rides, savait attendre le moment de placer son mot. A son menton de galoche, encadré par une paire de favoris blancs, Laure reconnut le père Milos.

Il renversait sur la table une panetière qui dégorgea les huîtres avec un bruit sourd.

— Picquey, dit-il, est à son affaire depuis qu’il embarque son nourrisson. Oh ! il a trouvé un bon mousse.

Et clignant sur son œil fin une paupière rouge :

— Peut-être même qu’il ne le paie pas cher.

— C’est trop de fatigue pour un enfant qui n’avait pas encore travaillé de peine, déclara la femme. Quel âge a-t-il donc ?

Tout en donnant des coups secs dans les coquilles, avec son couteau, elle ne ménagea pas à Laure son opinion sur les Picquey.

— Ce sont des gens qui veulent attraper de toutes les mains, affirma le père Milos, sentencieux, jaloux de Sylvain, et qui nourrissait à son égard cette inimitié qu’on n’éprouve peut-être que pour ses voisins.

Laure écoutait, le visage assombri, comprenant mal parce que l’homme et la femme embrouillaient tout, parlant tantôt d’une chose et tantôt d’une autre.

Il ressortait pourtant que le détroquage venait de commencer. Picquey avait été travailler aux tuiles. Il en avait posé sept ou huit mille dans le nouveau parc qu’il avait aménagé l’année précédente : aussi, pour épargner un peu le temps, il faisait le travail avec les enfants dans une cabane en face de l’île. Elvina, elle, préférait garder la maison. C’était une femme qui savait se servir des autres…

Laure essaya de couper court :

— Mais enfin, ils rentrent le soir ?

— Pensez-vous, on ne les reverra peut-être que dimanche !

La jeune femme sentait monter une sourde colère. Les récriminations du vieux revenaient, mouches obsédantes, piquer à la place obscure de son mal.

Quand l’homme qu’elle attendait reparut enfin, elle alla vivement vers lui, bouleversée et ne sachant ce qu’il fallait croire ; mais, à le voir revenir seul, elle étouffa un cri de reproche.

— Il était à table, expliqua Hilaire, sur un ton paisible. Laurent, quand il mange, personne ne peut parler de le déranger.

Elle jeta autour d’elle un long regard de ses yeux fatigués et comme vieillis où l’attente avait mis ses ombres. Onze heures sonnaient. Elle se sentit soudain très lasse, découragée. Un instant, elle revit la traversée du bassin en barque, cette sorte d’évasion qu’elle avait imaginée avec un immense frisson d’espérance et qui lui échappait.

— Il ne veut pas, interrogea-t-elle, vous en êtes sûr ?

Elle s’était sentie chanceler. Cependant, l’instinct de la lutte la ressaisissait, le regret d’avoir envoyé cet homme lent et indifférent alors qu’elle-même aurait triomphé.

— Je vais lui parler, dit-elle, accompagnez-moi.

Les gens qui travaillaient sur la plage suivaient des yeux ce petit drame. Dans un pays où tous sont au fond curieux, avides et passionnés, une telle aubaine était de bonne prise. On les vit traverser l’esplanade couverte d’une herbe pelée, la jeune femme tournant la tête à plusieurs reprises vers le bonhomme qui la suivait, lourd comme un phoque et riant sous cape.


Laurent se trouvait seul au logis, son fils et sa bru ayant été travailler aux tuiles que l’on commençait à retirer des collecteurs pour les détroquer. La peine étant grande pour les rapporter, ils faisaient la besogne plus près du parc, dans une cabane qu’ils rouvraient en face de l’île-aux-Oiseaux. Beaucoup de pêcheurs campaient de même. Ainsi Picquey, qui avait une masure à côté de celle de Biscosse, sur le même rempart de piquets au pied d’une dune, était parti avec les enfants et ne rentrerait que dans plusieurs jours.

Laurent ne se plaignait pas d’être seul. Il fallait bien que quelqu’un restât pour soigner les bêtes, pigeons, poules et nichées de lapins grouillant dans des caisses. C’était aussi son plaisir d’être maître à bord. Rien n’embarrassait d’ailleurs cet homme qui savait un peu tous les métiers, aussi habile aux travaux du ménage qu’à la chasse, la pêche et aux inventions d’engins et de pièges où excelle l’esprit d’un marin.

Ce jour-là, ayant pris au petit jour un lapin dans un lacet qu’il avait tendu, en chasse gardée, son premier travail avait été de le dépouiller. La peau marbrée de bleu, retournée comme un gant, pendait à un clou. Le soin du civet l’avait occupé toute la matinée. Il fallait le voir, accroupi, attiser le feu, étendre sous la casserole de fonte à trois pieds un tapis de braise. L’odeur chatouillait ses narines qu’il avait sensibles. C’était une plaisante occupation, en triant les huîtres, d’entendre ronronner sous le couvercle la sauce noire qui s’épaississait.

Son plaisir était aussi de penser que la bête, qui pesait bien quatre ou cinq livres, ne lui avait pas coûté beaucoup d’herbe.

— Encore un que les messieurs ne mangeront pas !

Quand Hilaire avait frappé à la porte, il venait de s’asseoir à table, les jambes à l’aise entre les tréteaux, et commençait de fendre un piment rouge comme la langue du diable qu’il avait choisi parmi les plus gros.

— Entre, cria-t-il, c’est la bonne odeur qui te fait venir.

Aux premiers mots, il éclata de rire et frappa fortement la table avec son couteau.

— Moi, déclara-t-il, le béret posé en arrière, j’ai à cette heure autre chose à faire.

Comme il avait l’accueil plus large que beaucoup d’autres, il ajouta sur un ton moins haut :

— Je suis de force à manger ce lapin tout seul et même beaucoup d’autres. Mais si tu veux t’asseoir, il y en aura un morceau pour toi. Ce que je cuisine, cela vaut la peine.

Hilaire, indécis, planté devant la porte sur ses courtes jambes, allégua qu’il devait porter la réponse.

— C’est pour une femme que tu te déranges, clama le vieux. Eh bien, va lui dire que quand Biscosse est à table, il y est pour longtemps !

Il se leva pour aller chercher, dans un panier à anse posé par terre, à côté de la barrique en perce, une poignée d’autres gros piments vermillonnés qu’il répandit sur la table autour de son assiette.

Il aurait fallu dire, avant toute chose, que Biscosse était un de ces mangeurs célèbres qui ont leur légende. Son temps de service, qu’il avait pour la plus grande partie passé au Cambodge, avait été marqué par des entreprises qui peuvent paraître hors du sens commun, mais qui n’en donnent pas moins dans un cercle de matelots une réputation éclatante. C’est une gloire aisément comprise que celle de l’homme qui triomphe à table. Il y a des faits qui imposent d’eux-mêmes des idées de force et de prouesses, établissant du premier coup une de ces renommées qui échappent à la discussion.

Les piments que Biscosse utilisait de mille manières lui avaient servi à maints tours de force.

— Moi, proclamait-il, j’en emploie autant que j’en peux avoir. On chargerait un chalutier avec ceux que j’ai mangés depuis que j’existe : dans la soupe, dans une sauce aux pommes de terre, j’en coupe cinq ou six ; les voisins ne peuvent même pas supporter l’odeur.

Quand il se vantait, en triant, de ces sortes d’exploits, il s’interrompait d’enfoncer la lame de son couteau entre les coquilles ; et, un bras levé :

— Un jour que je faisais une omelette aux piments, près de la fenêtre ouverte, les gens s’étouffaient rien qu’à passer dans la rue. Ils en toussaient. Qu’est-ce que vous mangez donc, me criaient-ils ? Il fallait qu’ils s’en aillent au vent. Moi, c’est mon régal.

Ses histoires lui échauffaient le cerveau, il ne s’arrêtait plus :

— Au Cambodge, nous avions fait un pari entre matelots. On avait farci une demi-livre de viande avec cinq travers de doigts d’un petit piment mince comme une aiguille de pin. Ils étaient trois autour de moi qui pariaient cinq piastres. Quand j’ai mis le couteau dans le milieu du morceau, tout le monde s’est échappé. L’odeur suffoquait. Ils sont allés au vent sur le pont. Moi, à la première bouchée, j’ai senti la sueur mouiller ma chemise… pff… pff… L’eau débordait de mes brodequins. Il y avait sur moi un mètre de vapeur, je mangeais toujours.

— Tu vas crever, malheureux, me disaient les autres.

— Je n’ai pas peur. F… moi à boire.

C’était dans un temps d’épidémie. Le lendemain, deux d’entre eux étaient partis pour l’hôpital et le troisième au cimetière.

— Moi, disait-il, je n’ai jamais dépensé à l’État un centime de médicaments. Les gens qui vont au médecin sont tout de suite infirmes. Le docteur du bord me disait : « Tu avales des microbes comme les autres, mais tu les dévores. C’est ton estomac qui les étouffe. Tout le monde ne peut pas le faire. »

Son commandant le connaissait bien :

— Envoyez-moi l’hercule à terre, ordonnait-il, quand le roi du Cambodge avait besoin, pour quelque chose d’extraordinaire, d’un homme qui n’avait pas froid aux yeux.

Il était onze heures et le vieux Laurent, ses piments engloutis, venait de puiser dans la casserole un morceau de râble qui trônait au milieu de son assiette, quand un coup fut de nouveau frappé à la porte.

— Tonnerre de sort… qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui ?

On aurait tort de croire que l’entrée d’une jeune femme, belle, élégante, et qui avait recours à ses services ne le flattait pas de quelque manière. Il aimait le sexe. Ses exploits amoureux, s’il fallait l’entendre, passaient tous les autres. Néanmoins ce n’était pas à l’heure de son déjeuner que Laure avait chance de l’attendrir.

Quand il l’avait vue apparaître, derrière Hilaire, en même temps qu’une bouffée d’air vif entrait dans la pièce, le vieux Biscosse ne s’était pas levé : il avait seulement tourné la tête.

Deux ou trois pigeons s’envolèrent dans un grand bruit d’ailes jusqu’à la charpente.

Elle était debout contre le mur en planches. La lumière oblique de la porte restée entr’ouverte éclairait dans la fourrure la rondeur ambrée de sa joue.

— Excusez-moi, monsieur, je ne voudrais pas vous déranger.

Il serait difficile de dire comment l’idée de venir elle-même implorer Laurent s’était emparée du cœur exalté de Laure. Elle était à un de ces moments où un vent d’imprudence souffle sur les vies jusque-là les mieux défendues, soulevant un fonds caché de désordre, d’erreur et d’incohérence. Peut-être avait-elle cru qu’il suffirait d’une parole vibrante de douceur pour le décider ? Michel lui avait d’ailleurs, à deux ou trois reprises, parlé de ce vieil homme. De là à croire qu’elle pouvait accourir chez lui, s’adresser à son obligeance, il n’y avait qu’un pas. Il était dans la nature de Laure de faire confiance avec un élan spontané au premier venu ; elle le voyait sous le jour le plus favorable, lui prêtant les qualités conventionnelles de bonté, de franchise et de dévouement dont il est si aisé de parer les gens qu’on ne connaît pas, et que l’imagination des femmes prodigue à ceux dont elles ont besoin, essayant de créer avec éclat tout ce qu’elles en attendent ; jusqu’au moment où l’enthousiasme se changeant en désillusion, elles éprouvent brusquement pour celui qui a été comblé de leur bienveillance une sorte de haine.

A peine entrée, Laure s’était sentie clouée sur place et son cœur battait. Mais il y avait devant ses yeux le nuage trompeur que crée le désir et qui l’empêchait de bien voir cet homme.

Biscosse, les poings sur la table, fixait sur elle ses yeux retroussés où les premières rasades de vin avaient promptement fait monter leur feu.

— Je venais vous prier, continuait-elle…

Les mots se précipitaient sur ses lèvres. La confiance qu’elle avait dans son sourire, dans le don de plaire répandu sur toute sa personne était si profonde, qu’elle croyait impossible de ne pas changer à son gré la face des choses.

En ce premier moment d’ailleurs, le calme régnait. Les signes de la scène qui se préparait n’avaient pas encore éclaté. Biscosse, toujours assis à l’aise devant son couvert, la laissait parler. Il s’était remis à manger, fouillant dans le morceau de râble avec son couteau, suçait un os, la bouche luisante, se versait à boire. Tout cela avec largeur et ostentation, comme s’il ménageait des pauses, des cadences, dans cette cérémonie magnifique qu’est un bon repas.

Laure, d’abord, craignait de s’avancer. Ce vieil homme dégageait une autorité qui l’avait saisie. Était-ce son regard, planté dans vos yeux, qui causait une sorte de choc ? Cependant point de bruit encore ; comme il mangeait, elle regardait sous le poil dur des joues desséchées manœuvrer les muscles.

Ce temps de répit la rassurait : au premier moment, elle l’avait cru voir, dressé, la jetant à la porte d’une voix formidable. Maintenant elle retrouvait un peu d’assurance.

— Si vous aviez eu fini de déjeuner, vous m’auriez rendu bien service en me conduisant au parc des Picquey. J’aurais besoin de leur parler. C’est pour quelque chose de très important…

L’ombre de son chapeau cachait ses yeux et l’on ne voyait que son sourire, le sourire d’une bouche posée comme une large fleur entr’ouverte parmi les fourrures. La vivacité de son désir, passant dans sa voix, répandait une chaleur délicieuse comme pour l’enchanter.

La figure de Biscosse s’était assombrie ; ces mots malheureux, en le blessant dans son amour-propre, déclenchaient en lui la colère.

— Mais, madame, lança-t-il d’une voix éclatante, vous ne voyez donc pas que c’est à peine si j’ai commencé !

Hilaire avait déjà vu « le coup de chien » qui se préparait ; et comme on cargue les voiles et vire de bord au devant du grain, il avait prudemment touché du doigt le bord de son béret, par pure politesse, et s’était esquivé sans que la jeune femme s’en aperçût.

Laurent s’emportait :

— Vous ne voudriez pas me faire étouffer ?

Une vague de fureur se soulevait en lui tout à coup, réveillant l’homme primitif qui ne supportait aucune contrainte ; son bras s’agita et sa voix tonnait :

— Je ne permets pas, cria-t-il, et il frappa la table d’un tel coup de poing que le couvert sauta… Je n’ai jamais permis à personne de me déranger. Ah ! vous vouliez me faire tourner en bourrique. Allez, allez, votre garçon se passe bien de vous. Il n’a pas besoin de vos bons points. Dans toutes ces affaires, vous n’êtes qu’une cinquième roue.

Il s’était dressé, renversant sa chaise, et un flot de grossièretés montait à sa bouche. C’était un de ces hommes qui voient rouge dans la colère. Ainsi une femme perdue, parce qu’elle était riche, prétendait faire la loi aux honnêtes gens. Il allait dire, lui, ce qu’elle était ; et il lui jetait, en plein visage, les plus basses injures, celles qu’on crache au feu des disputes sur les marchés et dans les auberges.

La porte était du moins fermée et ils se trouvaient seuls. Elle restait debout, épouvantée, les épaules clouées au mur de planches. La brutalité de l’attaque l’avait étourdie. Voilà donc ce que les gens, ici, pensaient d’elle ! Ce que l’on disait ! De ces mêmes bassesses, Michel chaque jour était souffleté.

Elle se voyait soudain perdue, sans défense. C’était dans sa gorge un serrement qui l’étouffait. Mais, prête à s’enfuir, et le cœur battant à coups violents, elle sentait pourtant au fond d’elle-même une soumission obscure qui la retenait. Désarmée, elle ne voulait pas irriter cet homme en colère :

— Écoutez-moi, je ne pensais pas vous fâcher…

Mais Laurent avait l’habitude, quand on lui offrait des excuses, de profiter durement de son avantage.

— Assez, criait-il, satisfait dans son orgueil, vous avez voulu me faire crever de faim ! Quand on se trouve en face d’un homme, il faut savoir le respecter.

— Mon Dieu ! gémit-elle.

Ses yeux suppliants laissaient peu à peu déborder leurs larmes. Il y avait près de quinze ans qu’elle sentait son sort aux mains de ces comparses d’une autre classe, dont elle achetait le silence, prodiguant à tous son sourire et sa grâce délicieuse. Jusqu’à ce jour, elle avait échappé à tous les outrages. Comme il était dans sa nature de s’illusionner, elle croyait avoir trouvé dans ce petit pays silencieux l’oubli et la paix.

A sa grande surprise, le ton de Laurent s’était radouci. Il avait grommelé quelques paroles et recommençait de manger. Une prise de bec ne lui faisait pas peur, au contraire, mais c’est pour certains hommes un désagrément insupportable que de voir pleurer une femme.

— Ce n’est pas que je n’aime pas à rendre service…

Quand elle sortit, sa tête continuait de tourner. Il y avait, au bout de la ruelle, du linge ensoleillé qui séchait au vent sur de longues cordes ; un drap s’envolait, voile sans écoute, sur le gris de lin du bassin.

Laure regardait autour d’elle, soulagée de ne voir personne. Tout était calme, vide de bruits humains, baigné dans le courant vif et frais de l’air lumineux. Elle seule savait. Il n’y avait pas eu de scandale. Elle sentit soudain une palpitation de joie et de délivrance comme après un immense péril conjuré.

Un homme passa, portant sur l’épaule une paire d’avirons. Elle remarqua qu’il ne l’avait pas regardée. Elle avait eu l’impression d’être insultée publiquement, sous le mépris et les yeux de tous, et elle découvrait que rien ne semblait changé ; qu’elle demeurait dans ce petit monde indifférent une femme comme les autres.

Qu’importe la honte qui n’est pas connue ? Partout où elle passait, les volets étaient fermés et les portes closes. De vieilles sandales séchaient sur les murs. Au sortir de cette terrible scène, une sorte de léthargie gagnait son esprit. Elle marchait sur la route, s’arrêtait, promenait autour d’elle un regard étonné ! Comment avait-elle osé aller chez cet homme qu’elle ne connaissait pas ? Du moins, à la fin, elle l’avait touché. Il ne lui fallait pas derrière elle laisser d’ennemis.

Au premier moment, elle avait cru qu’elle n’oserait jamais reparaître parmi ces gens. Si cet homme racontait à Michel ce qui s’était passé, quelle humiliation ! Par vanterie, il pouvait bien en être capable. Qu’allait-elle faire ? Il aurait fallu écrire à Elvina pour la prévenir. Où était l’enfant qu’elle ne reverrait peut-être pas de longtemps, et dont le silence lui semblait lourd d’un reproche injuste ? Pourquoi Sylvain l’avait-il mis au travail sans qu’elle le permît ? Ces pêcheurs, et Michel même, tous la trompaient, tous étaient contre elle ! Il n’y avait personne pour reconnaître qu’elle avait fait ce qu’elle pouvait.

S’il avait eu l’âge de la comprendre, elle lui aurait peut-être crié dans ses larmes ce qu’est la vie, combien la faute y est facile, glissante, imprévue, et qu’il est des tentations au milieu desquelles une femme se réveille prise et presque inconsciente avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. Elle n’avait jamais voulu regarder au fond d’elle-même. Aucune autre voix que celle de Michel ne s’était élevée pour la condamner. Elle se reposait dans la sécurité illusoire de ceux qui ne savent pas le mal qu’ils ont fait. Maintenant les événements se précipitaient. Il lui avait semblé qu’une fatalité bienveillante continuerait d’arranger toute chose dans l’avenir comme par le passé. Mais cette foi aveugle, l’enfant se refusait à la partager. Il se révoltait ; il voulait savoir. Mieux que ses paroles, elle réentendait les hoquets de larmes et de colère qui changeaient sa voix.

Comme elle tournait au coin de la place devant un restaurant, elle eut l’impression que son estomac défaillait : pour ne pas être remarquée, elle avait pensé entrer dans une petite auberge écartée ; mais elle se trouva incapable d’aller plus loin.

La salle où elle pénétra sentait le tabac refroidi et l’apéritif. Il n’y avait que deux hommes au fond, attablés : un expéditeur, accoudé à la toile cirée griffée d’éraflures, offrait le vin blanc à un marin. Celui-ci, énorme, solide, sorte de Vitellius aux bajoues pendantes, échangeait d’une voix grasse des plaisanteries avec la servante.

Laure s’assit loin de la fenêtre à une petite table. On lui servit le potage dans une soupière. Elle mangea vite, pour s’assouvir, puis se sentit prise d’un grand dégoût. Elle était épuisée par une profonde réaction physique, succédant aux grossièretés et à la fièvre dont son esprit restait étourdi. La nourriture qu’elle venait de prendre l’engourdissait ; elle ferma ses yeux appesantis et n’éprouva plus qu’une pénible envie de dormir.

Tout à l’heure les insultes du vieil homme l’avaient frappée comme un coup de foudre. Maintenant, sentant le fardeau au-dessus de ses forces, elle souffrait confusément de ne pouvoir se reposer. Il lui aurait fallu un refuge pour déposer le poids d’elle-même et du monde entier. Comme le train ne passait qu’à la fin de l’après-midi, elle se voyait épuisée, ne sachant où aller pendant des heures.

Une pensée qui s’était déjà présentée à elle allait et venait dans son esprit. Jamais ses résistances obscures ne s’étaient élevées avec tant de force pour s’y opposer. C’était comme si elle craignait de céder enfin ; d’être amenée tout à l’heure, infailliblement, à ce qui lui inspirait tant de répugnance.

Elle demeura un moment plongée dans une sorte de rêverie. Deux ou trois fois, elle avait tourné la tête vers la fenêtre. La monnaie que la servante venait de lui rendre restait sur la toile cirée à côté de la tasse de café qu’elle n’avait pas bue.

La fatigue de Laure avait soudain vieilli son visage. Elle se sentait très lasse, l’esprit engourdi. La salle était vide, les deux hommes ayant laissé la petite table où leurs verres n’avaient pas encore été desservis. Elle appuya son front dans sa main. Au fond d’elle-même remontait une angoisse obscure, mystérieux travail intérieur chez cette femme aussi fougueuse à se donner qu’à se reprendre, vaillante par impulsion, mais intimement asservie au monde, à son passé, à la vie facile, qui portait dans sa chair la trace ineffaçable de la maternité.


Après le déjeuner, Mlle Rescasse, qui la surveillait, la vit rôder autour de la villa où habitait l’abbé Danizous. Ces allées et venues l’intéressaient au plus haut point. Une femme qui épie peut satisfaire un goût de curiosité : celle-là, vieille fille aux passions amères, avait dans le regard un feu plus ardent. La place de l’église était son terrain d’observation. Elle serait restée un jour entier sans manger ni boire pour surprendre une action d’autrui, si la haine qu’elle portait au cœur pouvait en tirer quelque jouissance ; mais à ce moment elle fut déçue : la jeune femme qu’elle observait, à travers un rideau, tourna sur la route.

Trois ou quatre personnes la rencontrèrent dans l’après-midi : un garde-réservoir, un petit garçon gardant des moutons et un jeune ménage qui revenait de la pêche ; l’homme portant une foène sur l’épaule comme le trident de Neptune ; la femme, jambes nues dans des sabots, tenant une liasse d’anguilles dont le fouet balayait la route.

Le château, grande maison carrée, qui portait une véranda comme une visière, se trouvait fermé. Chacune des faces, aveugle et close, donnait l’impression qu’un grand silence s’étendait sur tout le pays. Un troupeau s’était répandu sur le vaste espace gazonné, majestueux tapis vert, bordé d’un côté par une garenne. Cette percée claire conduisait le regard jusqu’à l’immense horizon, parallèle au ton bleu fondu et pastellisé qui est tout ce qu’on aperçoit de loin du bassin.

Le jeune garçon, gardant les moutons, avait vu venir Laure par une petite allée. Un chien aboyait. Elle avait tourné dans la garenne. Un moment, elle s’était reposée sur un banc de bois. Il lui avait semblé respirer dans une sylvestre oasis. Paix infinie, odeurs végétales ! De grands pins verts s’élevaient sur le taillis de chênes roussis. La douce lumière de mars, divisée, fragmentée par le sous-bois, posait çà et là des touches blondes.

Laure regardait les pins gigantesques, perchés comme des échassiers, la tête inclinée, les branches cornues, avec des flèches de bois sec fichées dans leur jambe. Un gros oiseau battit des ailes. Ses yeux fatigués contemplaient les hauts parachutes de verdure sombre qu’assujettissent, fortes amarres, les bras décharnés. Qui dira la douceur du ciel léger dans ces durs feuillages ? Puis les regards de la jeune femme se reposaient autour d’elle sur l’allée et dans les fourrés. Les fougères rousses et les feuilles mortes qui jonchaient le sol faisaient ressortir l’émeraude des mousses, le vert sombre des lierres et des houx brillants.

Un moment après, on l’aperçut qui longeait le pré, allant vers la maison du jardinier, petite et basse, abritée du vent, qui allonge vers le potager une aile de verre. Comme elle passait, elle vit que les mimosas et un rosier rouge autour des fenêtres étaient tout en fleurs. La porte de la serre était ouverte ; un instant, dans la bouffée d’atmosphère chaude embaumée par un grand pied d’héliotrope blanc, tapissant le mur, ce fut une vision de feuillages légers et bien alignés, mosaïque précieuse, sur laquelle voletaient les papillons mauves des cyclamens.

Le chemin qui longe la prairie était maintenant bordé de hauts peupliers. Le ciel brillait clair dans la gerbe noire de leur ramure. Une petite barrière arrêta un moment la jeune femme. La jardinière qui était sortie pour puiser de l’eau la vit qui errait. Elle regardait devant elle.

Il y avait, un peu en arrière de la digue, un beau bouquet de chênes-lièges. Au-dessous du gros aérostat de verdure sombre, le regard découvrait quatre ou cinq troncs groupés à la base, penchés par le vent et ramifiés presque au ras de la terre.


Vers deux heures elle alla s’asseoir près des réservoirs. L’endroit était assez désolé, avec deux ou trois cabanes déjetées sous un bouquet d’arbres. Il y avait à l’entour des tuiles brisées, des débris et quelques casiers délabrés. Une carcasse d’embarcation avait été abandonnée au bas de la digue ; avec ses membrures décharnées de planches, on eût dit un cadavre rongé.

Une bourre de jonc couvrait la vase. Quelques marins étaient venus couper à la pelle ces mattes qui servent à faire des travaux de défense autour des parcs ; un chaland chargé d’une sorte de gerbier bas gisait dans ce marécage, sa chaîne traînante, attendant le flot.

Le temps était doux. Tout ce paysage de ciel, de dunes et d’eau paraissait imprégné d’un ton gris radieux, saturé d’or pâle, avec des dégradations, des parties plus denses, des tonalités puissantes du côté des pins, qui venaient se fondre dans une immense impression d’espace.

Laure regardait, le menton appuyé sur ses mains jointes. Elle avait posé son chapeau près d’elle, ouvert sa veste. Les valeurs douces du ciel et de la mer lui faisaient du bien. Les algues dégageaient une odeur d’iode. Elle aurait eu envie d’étendre sur la plage ses membres brisés.

Le ciel prenait l’éclat blond qu’on voit dans les tableaux des maîtres hollandais. Tout cela ample, largement ouvert sur l’horizon, avec le charme des choses immergées dans l’air qui en modifie et accorde les sourdes nuances. Une tiède et vide journée de mars. Laure se sentait aussi seule qu’on peut l’être au monde. Les gens qu’elle apercevait au loin sur la plage, autour des viviers, lui semblaient aussi peu réels que des ombres.

Un vol d’alouettes passa comme une poignée de feuilles noires. Puis il n’y eut plus qu’une mouette, gracieuse, délicate, fardant de son reflet blanc le désert de boue ; à chaque coup de bec dans la longue pelure de vase luisante, on l’eût dite comme Narcisse baisant son image.

Laure cherchait une boîte dans son sac. Elle l’ouvrit et en retira une montre en or enchâssée dans un lien de cuir. Elle la regardait. La petite aiguille faisait sa ronde. Cela aussi, ce cadeau qu’elle avait imaginé de faire à Michel était inutile. Le lui envoyer ? A quoi bon ! Il ne la remercierait même pas. C’eût été bien simple de lui écrire, comme faisait Elvina, par l’intermédiaire de la sage-femme. Mais Michel s’y refusait avec énergie ; son entêtement était invincible. Elle-même ne lui écrivait jamais, non plus qu’aux Picquey, par crainte de mettre dans leurs mains des pièces dont ils pourraient plus tard se servir.

Ses doigts déroulaient le bracelet et le repliaient. Tristesse de sentir que tout est déception ! Depuis plus d’un mois, pensant à son fils avec un sentiment plus vivant, plus chaud, à la fois inquiet comme l’amour et pénible à la manière d’un remords confus qui s’éveille, elle avait cherché un moyen de le convaincre de sa tendresse. Lorsqu’elle voyait, dans un magasin, un de ces brimborions qu’on est accoutumé d’offrir aux enfants, elle avait aussitôt la pensée de le lui envoyer. Mais l’argent lui manquait souvent. Dans une vie, même aisée, il faut tant de diplomatie à une femme pour dissimuler ses dépenses. Qui pouvait savoir ce qu’elle avait déployé depuis quatorze ans d’ingéniosité, de tactique cachée, pour soustraire chaque mois au budget du ménage la pension promise ? Encore devait-elle ajouter quantité de frais supplémentaires, entretien, cadeaux, tout ce qu’une locution populaire appelle si bien « les fausses dépenses » et que la cupidité des Picquey amplifiait avec une rouerie consommée. Rien ne pouvait amortir leurs réclamations. A plusieurs reprises, son mari, s’étonnant qu’elle dépensât si largement, lui avait donné quelques conseils, sans se départir de cette indulgence qui l’attachait à lui toujours davantage.

— Vous avez raison, murmurait-elle, comme un enfant pris en faute.

Elle n’en avait pas moins acheté cette montre en or, gainée dans un bracelet. Une autre, en acier ou en argent, aurait pu suffire. Il eût été plus sage de ne pas confier à un enfant qui allait sur l’eau un bijou de prix. Mais, avec ce présent déraisonnable, c’était une marque de sa tendresse qu’elle avait voulu lui donner : il l’aurait sur lui, il la toucherait ! La petite voix de la montre cachée dans son enveloppe serait pour Michel un peu d’elle-même.

Elle avait refermé la boîte et regardait l’horizon marin sur lequel s’enlevait la voile blanche d’un bateau qu’on ne voyait pas, une voile posée comme un pétale. Le tremblement de la lumière faisait courir sur l’eau des mailles d’argent. Elle se leva, marcha un moment sur la plage et revint s’asseoir. Son âme recommençait d’être pleine de trouble et de confusion. Presque à son insu, elle songeait au retour avec un mélange d’impatience et d’appréhension. Qui lui assurait qu’elle ne souffrirait pas davantage encore ? Peut-être n’était-ce pas tant pour son enfant qu’elle était venue que pour elle-même ; pour apaiser ce mal qui s’était éveillé en elle, dans le crépuscule du chemin mouillé, le soir où la rancune de Michel avait éclaté. Tant de révolte, une si grande et poignante misère dans l’enfant qu’elle croyait heureux ! Pour la première fois, elle avait attendu, tourmentée d’obsession rongeuse, le voyage furtif qui ne lui avait pas, jusque-là, donné une bien vive joie, tant était engourdi en elle le sens éternel de la maternité. A l’impression de détresse qu’il lui avait fallu emporter, elle avait hâte de substituer des idées plus douces, le souvenir de l’enfant retrouvé heureux, apaisé, lui faisant confiance, tout prêt peut-être à demander pardon après la crise qui lui avait arraché ce cri de naufragé. Qu’était-ce donc que cette lame de fond qui les avait aveuglés de ses eaux amères ?


Un grand nuage qui semblait fait d’épaisseurs de plumes colorées en roux cachait le soleil. Elle remuait d’une main distraite de petites coquilles mêlées au sable. Non, non, elle ne lui permettrait pas de l’interroger. Pourvu que cette scène fût la dernière ! Son enfant lui devenait tellement plus cher depuis qu’elle pensait à lui davantage. Comme c’est la loi des amours humaines, elle le découvrait, mesurait dans son cœur la place secrète qu’il avait su prendre au moment où il menaçait de lui échapper. Qu’ils étaient loin, les jours de sa grossesse où, angoissée, elle prêtait une oreille presque complaisante aux suggestions de la sage-femme.

— Le plus sûr serait de le mettre à l’Assistance.

Avec ses souvenirs, un monde d’émotions se ranimait dans sa conscience, en même temps que renaissait au plus profond de ses entrailles le cri animal qui l’avait soulevée devant le nouveau-né :

— C’est le mien… je le veux !

Comme elle sentait ses jambes engourdies, elle se leva et marcha sur un talus bordé de piquets. Quelques touffes jaunies de tamaris tremblaient au vent. A côté d’elle, dans un cadre massif de digues, les plaques d’eau des réservoirs donnaient une impression de calme infini. Quelques petits pins maritimes venaient s’y mirer, parapluies de feuillage noir, inclinés sur une jambe naine.

Lorsque Laure se rappela plus tard cet après-midi, elle ne put comprendre quel étrange chemin son esprit avait parcouru. L’idée qui avait soulevé en elle, à plusieurs reprises, une sorte de nuage d’émotion, continuait de se mêler à ses songeries. Mais elle s’efforçait de la refouler. Avait-elle à rendre des comptes ? Mentir, se cacher, il le fallait bien ! Pouvait-elle semer autour d’elle la ruine, les malédictions et le déshonneur ? Faible, elle avait du moins essayé d’épargner les siens. N’avait-elle pas assez expié ? D’autres femmes auraient peut-être tout abandonné pour refaire leur vie avec leur enfant. Mais elle sentait que c’était une tâche impossible. Il n’y avait personne autour d’elle pour la soutenir. Elle se revit, petite créole orpheline, amenée en France, élevée en pension puis épousée, alors que s’étaient déjà relâchés les liens avec une famille lointaine et indifférente. Le père qui avait veillé sur sa jeunesse était mort à la Martinique d’une maladie contagieuse. Le seul milieu où sa vie eût jeté quelques racines était celui que le mariage lui avait créé. Elle revoyait ses vacances d’enfant qui s’ennuie dans le couvent vide. Qu’est-ce qu’elle avait eu de bon dans la vie ? Quand avait-elle connu le bonheur ? On lui disait pourtant qu’elle avait un charme…

Elle était arrivée dans une sorte de lagune marécageuse, tapissée de joncs, où débouche un petit cours d’eau. Les rives en avaient été déboisées. D’un côté, non loin de quelques tas de branches, un ourlet de bruyère bordait un champ labouré. Elle s’arrêta près d’une hutte de paille dressée dans ce coin de campagne infiniment triste. Les marins qui viennent l’hiver pêcher la piballe au bord du canal, se reposaient dans cet abri. Une lanterne et un escabeau renversé y avaient été oubliés. Laure s’assit. Elle était lasse. Elle ne savait plus où aller. Une soif ardente d’être consolée montait dans son âme. Des images passaient dans son esprit, la petite maison du jardinier tapissée de roses rouges et de mimosas qui eût été un si doux refuge. Elle ferma les yeux. La tête dans ses mains, elle se sentait vaincue, dominée par cette souffrance qu’elle voulait nier et qui effaçait à ses yeux le reste du monde.

VIII

L’abbé Danizous écouta en silence la jeune femme.

Il était toujours silencieux dans ces moments-là, sachant que l’être humain, quand le désarroi le presse et le mène, et qu’une force le fait malgré soi s’ouvrir, a seulement l’instinct de se débarrasser de son propre fonds. C’est un poids qu’on jette. Il faut quelqu’un pour le recevoir, et non pas toujours celui qu’on avait cherché.

Quand il l’avait introduite, seul, tête nue, dans le petit couloir, lui voyant les yeux pleins de fièvre, il avait senti un choc intérieur. Elle hésitait, s’efforçant de raffermir sa voix qui tremblait.

— Vous ne devez pas me reconnaître ?

— Entrez, madame.

Il s’était voûté en ces derniers mois. Elle fut frappée de sa maigreur. Mais ce qui étonnait toujours en lui, c’était son regard détaché, qui semblait répandre sur son sourire une lumière mélancolique.

Il avait fermé au passage la porte de sa chambre, et elle entrevit seulement la table encombrée de papiers et le lit défait.

Un quart d’heure s’était écoulé. Comme on était venu chercher Mariette, après le déjeuner, pour qu’elle allât chez une de ses nièces dont la petite fille se trouvait malade, la villa paraissait figée dans un silence de mort. On n’entendait que cette voix désolée qui accusait l’amour, la vie, les fatalités, Parques invisibles qui amassent dans l’ombre le mal dont on souffre.

Il n’y avait rien de changé dans le parloir depuis deux ans qu’elle n’était entrée. Elle avait pris place au-dessous du Christ suspendu au mur, fixé sur une croix de bois. C’était le même fauteuil en paille dont un bras branlait. Mais alors le crépuscule remplissait la pièce, épaississant l’ombre où les traits se cachent. Ce jour-là, le soleil était haut encore. Un rideau de coton posait sur le rectangle de la fenêtre un masque couleur d’huile.

Elle se tenait penchée, un bras appuyé à l’accoudoir. Le poids de la longue journée courbait ses épaules. Brisée de fatigue, après tant de pas inutiles, et dans le désarroi d’une âme en peine, elle offrait à l’abbé un visage défait où se lisait son agitation. Deux sillons s’étaient creusés autour de la bouche abattue qui semblait avaler des larmes.

— Je voudrais savoir s’il vous a parlé de la scène qu’il m’a faite. C’est la dernière fois que je suis venue. Il doit y avoir des gens qui l’excitent. Je pensais qu’il aurait honte, qu’il m’écrirait… Mais jamais un élan du cœur ! Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est d’attendre…

Elle s’interrompit et respira profondément.

— On me dit aujourd’hui qu’il travaille aux parcs avec les Picquey. Comment cela s’est-il fait ? Qui l’a permis ?

Sa révolte céda tout à coup à la pitié qu’une femme qui souffre sent pour elle-même ; elle eut un tremblement de la gorge et des larmes brillèrent dans ses yeux.

— Je ne suis donc rien que personne n’ait pris la peine de me prévenir.

— Tout cela est si injuste, reprit-elle. Moi qui ai toujours fait ce que j’ai pu.

Elle n’avait jamais pensé que son secret finirait par lui échapper. Mais il y a dans les choses de la vie une force qui emporte.

Elle se lamentait d’une voix rapide et haletante :

— Je suis la plus malheureuse des femmes. Je le suis depuis si longtemps. Les enfants sont ingrats. Ils ne voient pas ce qu’on a souffert. Quand on est jeune, est-ce que l’on sait ? Est-ce que personne songe même à vous avertir ? Voilà quinze ans que je paie pour un entraînement qui ne m’a causé que de la peine… Cette faute m’a assez coûté. Je ne veux pas payer davantage. Je n’ai pas le droit…

Il écoutait, les yeux fixés sur le tapis usé. Prêtre, il entendait la lamentation de l’Ève éternelle. Ce mot, esclave du péché, qu’il avait si souvent lu, prononcé en chaire, il avait l’impression de le découvrir. « C’est assez ! » disait-elle. Le tremblement de ses mains criait qu’elle n’en pouvait plus. Il reconnaissait, avec un intime découragement, le drame le plus commun, le plus quotidien, cette détresse d’un être faible qui ne comprend rien à son malheur.

Laure avait jeté un rapide regard vers l’abbé pour savoir si elle pouvait continuer. Elle espérait un mot de pitié mais n’osait le solliciter. Il était assis, immobile, les mains dans le creux de sa soutane ; elle voyait de trois quarts son visage pâle, au nez long et fin, séparant des paupières à demi closes qui semblaient baissées sur les poignants secrets de la vie.

Il y eut un silence. Laure se sentait saisie de honte. Parce qu’elle devinait en lui une grande émotion muette, elle souffrait vaguement de son indignité. Mais la force qui était en elle la poussait toujours :

— Cela ne serait jamais arrivé si mon mari n’avait pas été en voyage. C’était pour une ligne de navigation… Il venait d’être nommé directeur…

Elle avait pris son front dans ses mains et s’expliquait confusément, avec des arrêts, des retours soudains. Elle aimait pourtant son mari. Seulement, au début, ils étaient trop loin l’un de l’autre ; lui, absorbé, tout à ses affaires, la laissant seule du matin au soir ; elle, sortie la veille de pension et qui s’ennuyait.

— La fatalité, c’est que son jeune frère vivait avec nous. Il m’avait dit : « J’ai le devoir de veiller sur lui… Je le dirigerai. » L’idée que notre vie pourrait être troublée ne lui était pas venue. Il n’aurait pu la supporter. Son frère était comme son fils. Je me serais défiée de tout autre. Mais cet enfant, je pensais qu’il comptait si peu !

Elle s’interrompit, effrayée. N’était-ce pas assez ? L’abbé Danizous ne bougeait pas. Il semblait attendre.

Un cri lui échappa :

— Je vous fais horreur… Je sais bien que je n’aurais pas dû. Mais je ne savais pas encore ce qu’est mon mari.

Et dans un sanglot :

— C’est après que je l’ai aimé !


Les intelligences exercées à scruter les âmes ont une sorte de double vue. Entre ces phrases incohérentes, l’abbé Danizous voyait peu à peu monter des visages et la vérité se reconstituer. Le mari lui apparaissait, isolé dans sa vie d’affaires, enveloppant les deux êtres dont il avait charge d’une tendresse presque paternelle. L’abbé savait que les grands travailleurs vivent souvent comme étrangers à ce qui les entoure. Celui-là, l’esprit absent, mal adapté vraisemblablement aux exigences d’une jeune femme, avait dû passer à côté des réalités.

— Un homme de famille ! pensait l’abbé ; son intuition le lui montrait, tournant toutes ses forces vers la vie sérieuse, le bonheur des siens. Ces hommes ne se défient jamais de la femme. Ils l’ignorent trop pour en avoir peur. Parce qu’ils portent, le plus souvent, l’empreinte profonde d’une mère admirable, ils croient toujours trouver des cœurs sûrs. Fatigués, ils vont vers celle qui les charme. Il suffisait de regarder Laure ; de voir, en face de soi, cette grâce ployée. Elle devait avoir trente-cinq ans ; et même dans ses larmes, l’expression était celle d’une toute jeune femme.

L’abbé Danizous se sentait envahi par une lassitude qui brisait ses membres. Il avait eu dans la nuit une crise d’asthme aiguë. Les ombres répandues au-dessous des yeux, dans la cire creuse de son visage, portaient les marques de l’insomnie.

Au fur et à mesure que cette tragédie familiale reparaissait par bribes, il mesurait avec son cœur les cruels ravages de l’amour. Deux frères ! Le plus jeune, sans parents, devant tout à l’autre, et l’ayant trahi ! Quelle était la tyrannie des forces obscures pour l’emporter sur ce qu’il y a de plus sacré, dans des cœurs d’homme, ce sentiment unique de tendresse fraternelle, de protection donnée et reçue, qui ne souffre pas l’ombre d’une ombre, et s’était trouvé profané.

— Votre mari était bon pour vous, dit-il, en tournant vers elle son regard. Vous n’aviez rien à lui reprocher. Et c’est avec son frère, presque son enfant…

Il avait une imagination rapide et sensible qui lui représentait vivement les douleurs d’autrui. C’était sa grande fatigue de vivre non seulement dans son âme, mais dans ses nerfs, les peines les plus proches, par le miracle intérieur de la sympathie, prêtant d’ailleurs à ceux dont il prenait en lui l’obscure misère des sentiments d’une pureté vibrante que la plupart des cœurs ne connaissent pas.

— Vous saviez pourtant qu’il vous aimait ?

Au dehors la lumière baignait les prés. Laure s’était un peu reculée. Sa main nue s’accrochait au bras du fauteuil. Le malaise qu’elle avait éprouvé deux ans plus tôt, en face de l’abbé, lui serrait de nouveau la gorge. On croyait le passé éteint, enterré, et le voici qui donne des coups brusques.

Un tremblement agitait sa lèvre inférieure :

— J’avais dix-huit ans…

Elle revoyait ces années qui lui semblaient lointaines et comme hors du temps. L’appartement où Marc l’avait installée, dans un vieux quartier de Bordeaux, était délabré et inconfortable, au deuxième étage d’un hôtel que les fumées du port avaient encrassé. Les jours de pluie, il fallait allumer la lampe à trois heures de l’après-midi, tellement les tapisseries étaient sombres et la rue morose. On n’entendait que le roulement des camions sur les gros pavés ; et encore, en face, le fracas des feuillards jetés, dont retentissaient les soubresauts sous la voûte enténébrée d’un profond magasin de fer.

Journées interminables où, sans goût pour aucune chose, elle se sentait dans cette maison étrangère et dépaysée. Cet hiver-là, précisément, fut celui où Marc se trouva menacé dans sa situation. Quand il rentrait, rembruni de soucis, elle voyait seulement son air harassé et ses traits tirés. Pendant le dîner, sous la suspension, la lumière crue éclairait cet homme, absorbé dans ses idées fixes, qui lui semblait vieux ; elle sentait qu’il la voyait mal et ne soutenait pas l’effort d’écouter. Quand elle le rappelait à l’ordre, prête à pleurer, il paraissait revenir de très loin ; une douceur affectueuse ranimait ses yeux : « Mais si, j’entendais. » Le soir, la fatigue le renversait au fond d’un fauteuil.

— Il aurait dû me dire ce qui arrivait, expliqua-t-elle, cherchant à trouver une excuse dans son ignorance. Il y avait dans le conseil d’administration une cabale montée contre lui. Une lutte de toutes les heures où il a fallu son énergie pour ne pas céder. Je voyais bien qu’il avait mauvaise mine. C’est une nature qui se ronge sans qu’on sache rien… Il a dû ensuite partir pour New-York. Comme son séjour ne devait durer que trois ou quatre mois, je n’ai pas voulu l’accompagner. Ce n’était pas la peine pour si peu de temps ! Vous allez croire… Non, cela n’avait pas encore commencé. Seulement je n’avais pas envie de partir.

— Quel malheur ! reprit-elle, en cachant ses yeux dans sa main. Elle revoyait Daniel, le cadet, faisant irruption dans le petit salon, le jour où la question du départ venait justement d’être débattue : « Si vous me laissez, je ferai des folies. Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? » La couleur de ses yeux avait foncé subitement, et tout son visage offrait une expression de désordre et de chagrin qui l’avait troublée. Bien qu’elle ne lui donnât pas encore d’importance, éprouvant seulement auprès de lui la radieuse impression de plaire, elle s’était sentie flattée par ce désespoir.

C’était le début de cette période où l’entraînait le plaisir de vivre ; une sensation de jeunesse, de jeu dangereux ; la flamme frôlée, éloignée, cherchée qui la reprenait comme un aimant ; et cette sorte de griserie au moment même où elle glissait vers l’irréparable.

— Mon mari aurait dû voir que ses yeux ne me quittaient pas. Mais comment me plaindre, le dénoncer ? Nous étions presque du même âge, et lui par moments si gai avec moi ; puis tout à coup triste et sombre à me faire peur.

Sa voix se fit plus basse encore.

— Je n’étais pas de ces femmes qu’on peut laisser seules.

Puis se ressaisissant :

— Vous ne comprenez pas… Vous allez me juger plus mauvaise que je ne suis !

Elle s’alarmait d’en avoir tant dit. Comme un coupable, tout vibrant encore de ses aveux, relève sur l’avenir des yeux effrayés, elle se sentait ramenée en arrière par l’éternelle réaction des faibles : nier et s’enfuir. Mais dans l’état d’agitation où elle se trouvait, il était trop tard. L’influence d’un esprit supérieur agissait aussi en sens contraire sur le désordre de ses sentiments, prenant lentement possession des domaines secrets de sa conscience, au fur et à mesure qu’elle les éclairait d’une lueur douteuse.

Le soleil, qu’un grand nuage argenté avait dérobé, venait de reparaître. Il semblait que la lumière eût un ton plus mûr. De temps en temps, une charrette passait sur la route sans que Laure entendît le grelot des mules. Peu à peu, cédant à la fascination évangélique du regard de l’abbé fixé sur sa vie, et envahie d’ailleurs par une sorte de soumission, de confiance obscure, elle confessait tout : les prétextes accumulés, pendant plus d’un an, pour ne pas rejoindre Marc dont le séjour à New-York s’était prolongé ; la complicité d’une vieille bonne, gardienne farouche de leur secret, qui avait élevé Daniel et aurait passé pour lui dans le feu ; le retour enfin, la peur, le remords, et cet accident de Daniel…

L’abbé Danizous étendit une main exsangue :

— Il s’est tué…

Il venait de voir dans les grands yeux de la jeune femme le reflet du drame.

Elle se sentit frappée par ce mot : « Non, non, » se récriait-elle, et il la vit qui se levait, regardait d’un côté, de l’autre, puis retombait sur le fauteuil, son visage dans ses mains, en proie à une crise de sanglots.

Sur ce point, elle ne cédait pas. De quoi l’accusait-on ? Ne savait-elle pas combien Daniel était imprudent ? Un jour qu’il chassait, il avait sauté une haie avec son fusil chargé, et la bretelle s’était accrochée… on l’avait trouvé dans un pré. Ce n’était pas sa faute. D’ailleurs, au lendemain du retour de Marc, il s’était engagé et ne l’avait pas revue une fois.

Le soleil touchait à présent les pieds du Christ suspendu. Laure se sentait envahie de sentiments indéfinissables. Cela avait été d’abord une sorte de paix. Il lui semblait que sa vie était tellement changée au fond d’elle-même. Un sentiment de douceur extraordinaire où son cœur baignait. Un moment avant, elle avait eu la sensation folle que tout était perdu ; maintenant, quelque chose d’heureux paraissait venir, elle en approchait, et une joie inconnue redonnait à son visage meurtri l’éclat de la vie.

L’abbé, accoudé à la table, réfléchissait. Laure, rassérénée, voyait un peu de son profil, les cheveux négligés sur le col lâche, et cette maigreur qui montait du cou, faisant saillir l’angle de la mâchoire.

— Votre mari, demanda-t-il, ne s’est jamais douté ?

Elle secoua la tête.

Il regardait, sur le fond délabré du parloir, sa pose charmante.

— Il vous aime… il pardonnerait !

Une expression de terreur palpita sur le visage de la jeune femme :

— Vous voudriez que je lui avoue ? Pourquoi ? Ce n’est pas possible…

Et le regardant au fond des yeux :

— D’ailleurs, j’ai promis !


— Vous aviez à me parler de Michel, demanda l’abbé Danizous encore oppressé, sa longue bouche tirée dans un coin.

Comme il venait d’avoir une légère crise de suffocation, ils s’étaient tus pendant un moment. Puis il avait été respirer sous la galerie. Quand il rentra dans le parloir, Laure apaisée, élevant d’une main son sac ouvert où une petite glace se trouvait fixée, effaçait sur son visage les traces de larmes.

— Non, affirma l’abbé, dont la poitrine creuse continuait de se soulever, je ne lui dirai rien.

Elle faisait disparaître la boîte à poudre, relevait sa fourrure qui avait glissé.

— Je voudrais seulement, suggéra-t-elle, d’un ton de prière, que vous usiez de votre influence.

Il fit le geste de l’arrêter, et après deux ou trois secondes, retrouvant sa respiration :

— Je n’en ai aucune.

— Qui donc alors ?

— Personne n’en a.

Une amertume profonde montait à sa bouche. Avec surprise, avec inquiétude, Laure regardait les gouttes de sueur couler sur les longues tempes. Il semblait que toute la vie se fût retirée au fond des yeux.

— Oui, commença-t-il, avec des arrêts pénibles qui coupaient ses phrases, si vous me l’aviez tout à fait confié, il y a seulement deux ou trois ans… Je l’aimais beaucoup, cet enfant… J’ai fait ce que j’ai pu… Il y a en lui une grande force d’intelligence… C’était une joie de lui ouvrir l’esprit, de le voir comprendre, avancer… Moi qui ai connu tant d’enfants inertes, sans moyens… Un sujet d’élite. J’avais rêvé pour lui un grand avenir… Je pensais qu’il aurait besoin d’un soutien, d’un guide. Il aurait fallu pouvoir le garder…

C’était comme s’il voyait tout cela avec d’autres yeux. Mon Dieu, vous savez s’il avait rêvé un enlacement paternel ; le petit enveloppé dans ses deux bras, laissant enfin se desserrer son être durci. Mais il n’avait jamais osé. Il redoutait trop d’être repoussé. La distance qu’il sentait entre eux, Dieu seul l’eût comblée !

Ce drame suprême de sa vie de prêtre avait imprimé ses stigmates sur sa figure triangulaire, au large front demeuré intact, rayonnant de vie intérieure, sous lequel fuyaient les joues creuses. Entre toutes les passions, celle de l’apôtre consume un être, avivée dans le cœur par la certitude que le plus pur bonheur est en elle, la flamme du ciel dans laquelle l’universelle misère serait purifiée. Crucifiante est la pensée que ce bien sans égal vous appartient, qu’on pourrait le donner au monde, et que le monde s’obstine à n’en pas vouloir. Non, pas même l’être le plus seul, le plus abandonné, un enfant sans nom, riche de ces seuls trésors de l’intelligence que la main divine, comblant ses élus les plus obscurs, dépose où elle veut.

Il fallait bien sa résignation, cette lente conquête de soi, cruelle et aiguë, pour que l’abbé Danizous ne sentît pas la révolte le soulever. La pensée de Michel avait été la pointe de fer que certains ascètes, bourreaux d’eux-mêmes, portent cachée sous leurs vêtements pour y déchirer leurs passions vaincues : de toute son âme, il avait désiré sauver cet enfant. Hélas ! le pouvait-il ? Comment l’atteindre ? Que de fois, il avait refréné l’élan d’enthousiasme qui le portait vers ce cœur gonflé de forces douloureuses. Ah ! le libérer de son poids mort, l’entraîner, lui révéler l’immense horizon des expiations et des pensées pures ! Une même flamme eût fondu leurs vies. Le mal aurait été consumé, la souffrance réintégrée à sa place divine, dans le sacrifice. Car personne ne sait comme notre cœur pourrait être grand. Mais Dieu, sans doute, n’avait pas voulu. C’est pourquoi l’abbé restait seul, amputé de son dernier rêve. Était-ce qu’il n’avait pas assez souffert, pauvre hostie cachée, que la grâce manquait encore ?

Laure le regardait, ses beaux yeux exprimant l’incrédulité, avec l’impression de se heurter à un obstacle imaginaire.

— Mais ses leçons ?

— Il les a cessées.

— Vous l’avez permis ?

— Quels droits sur lui m’avez-vous donnés ?

Il alla plus loin, découragé par l’inconscience de cette femme.

— Vous même, l’avez-vous reconnu ? Quels droits avez-vous ?

Elle se redressa, les pupilles dilatées, avec une expression indicible et presque animale. Le fils qu’elle avait porté dans sa chair n’était pas à elle ? N’avait-elle pas été blessée, torturée ? Ses droits n’étaient pas inscrits sur un registre mais dans ses entrailles.

— Non, disait-elle, d’une voix passionnée, obéissant en aveugle aux forces de son être, et aussi à cette autre loi qu’elle s’était faite, la loi de l’amour, il m’appartient plus que n’importe quel enfant à toute autre femme… Il n’a que moi… J’ai tout risqué… je ne l’aurais jamais abandonné !

Elle respirait vite, le cœur affolé. Si seulement Michel avait été là ! Si elle avait pu le prendre dans ses bras ! Elle était sûre, elle, de vivre adorée dans le plus profond de ce cœur d’enfant. Michel pourrait se révolter contre tous les autres ; avoir l’air fermé, endurci ; mais une divination lui criait qu’il ne cesserait pas de la chérir. Sa honte se perdait dans un sentiment plus puissant. Elle croyait voir un avenir qui la vengerait.

— Plus tard il saura… il comprendra tout !

— Croyez-vous ? interrogea l’abbé, d’une voix lente, comme s’il voulait la contraindre à toucher elle-même la réalité.

— Après tout, qui sait… Peut-être est-ce lui qui souffre le plus, dit-il, tout à coup.

— Mais c’est un enfant, répliqua-t-elle, agitée, les joues brûlantes, avec un mouvement de protestation.

— Un enfant de quinze ans est déjà un homme.

Une idée passa comme un éclair dans l’esprit de Laure :

— Il vous a parlé de moi ?

Et fougueusement :

— Il ne faut pas le croire. Ce qu’il vous a dit, il ne le pensait pas !

— Non, dit l’abbé, confessant amèrement combien Michel lui échappait. Il eût mieux valu… Mais Dieu sait que je ne me trompe guère et qu’il pense à vous ! Seulement ce n’est pas comme vous le croyez.

Elle ne demanda pas davantage, plus avide d’illusions que de vérité. Il lui semblait que des coups répétés s’abattaient sur elle ; impressionnable, aussi vibrante que le violon du tzigane, elle se sentait étourdie d’angoisse. Ne serait-ce donc jamais fini de souffrir ? Elle, toujours elle ! alors que sa nature avait été créée pour la joie, aussi impatiente de la dispenser que d’en recevoir, un destin cruel la condamnait à n’essuyer que des humiliations.

« C’est trop ! » pensa-t-elle.

Elle avait cru aller vers la paix, et c’était un avenir chargé de menaces qu’on lui découvrait. Après avoir expié en secret dans les deux hommes qu’elle avait aimés, frères séparés malgré la mort par une injure ineffaçable, lui faudrait-il encore souffrir dans son fils ?

Elle aurait voulu crier à Michel :

— Ne pense pas, n’écoute personne, ne songe qu’à moi !

Lui, du moins, le soir de cette scène qu’il lui avait faite, s’était au dernier instant jeté dans ses bras. Elle croyait sentir sur son visage sa face chaude et trempée de larmes.

— Je l’aime pourtant, il sait que je l’aime !

Jeune femme, née sous un autre ciel, et que n’avaient défendue ni la famille absente ni l’éducation, elle sentait son être amolli par un sang qui traînait des langueurs ardentes. Oui, c’était pour un foyer une honte atroce que la trahison fraternelle. Elle le savait. Elle en gémissait. Mais devait-on ne voir que cela, y penser toujours ? Est-ce qu’il ne restait pas tant de bonnes choses qu’on pouvait encore goûter, respirer ensemble, l’air, le soleil, l’amour qui n’est jamais tout à fait le même, le rajeunissement perpétuel de la vie meilleure que les hommes.

Comme le matin lui semblait loin ! Quelle était la distance incommensurable qu’elle avait parcourue en ces quelques heures ? Les insultes de Biscosse, ses pas errants sur la plage et dans la garenne, tout repassa devant ses yeux en images précipitées… Tous ici la rejetaient et la méprisaient.

Que lui voulait-on ? Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. Pourquoi les hommes et son enfant même s’obstinaient-ils dans des idées ? Quelle était cette rage de mettre à la torture les autres et soi ? On se faisait souffrir par l’esprit quand l’oubli, l’anéantissement du passé aurait pu être si facile.

Elle s’humilia. La pensée des études interrompues la désespérait. Que faire ? Il lui serait impossible de revenir avant l’été. D’ici là, Michel allait s’entêter dans sa révolte ; car elle entrevoyait que son essai d’indépendance n’était que l’exécution de la menace qu’il lui avait faite. Il se préparait à se passer d’elle ; élevé chez des pêcheurs, il se rangeait à leur côté et prenait leur vie. Qu’adviendrait-il plus tard de cet enfant ? Elle croyait le voir, lui aussi, dans quelque pauvre maison en planches, avec un vieux tricot et de grosses bottes, rude et grossier comme ce Biscosse qui, tout à l’heure, l’avait insultée. Son fils serait un homme du peuple. C’était l’écroulement de ses rêves.

— Je vous en prie, implorait-elle, levant vers l’abbé ses beaux yeux qu’animait une prière ardente, essayez encore de me venir en aide. Puisque vous avez déjà tant fait pour lui, vous saurez le reprendre, le ramener…

L’abbé Danizous sentait croître la suffocation qui serrait son cœur. Cette scène était trop pénible. Il songeait à Michel apprenant un jour ce qu’elle lui cachait. Cet enfant aurait horreur de lui-même. Où fuirait-il pour échapper à ces visions ? La pensée lui vint de ces grands oiseaux, les goélands, qu’on voit se reposer un moment sur les vagues, puis qui s’élèvent, à larges coups d’ailes, toujours plus loin, vers les espaces immaculés.

Michel, isolé dans la solitude de ce pays de pins et de mer, avait quelque chose du goéland sauvage. L’abbé le revoyait, comme il l’avait souvent aperçu, assis dans les fougères au bord du bassin, regardant passer les nuages. C’était là que sa nature s’était formée. Il appartenait à ces grands espaces. Mais quant à mettre la main sur ce cœur ombrageux, tout soulevé d’indépendance, qui sursautait au moindre contact, l’abbé, sourdement découragé, sentait bien que l’heure était passée, et qu’il échouerait aussi complètement à le ressaisir qu’à fixer sous un toit humain le royal oiseau.

— Maintenant, demanda-t-il, qu’allez-vous faire ? Est-ce que vous pourrez longtemps ne pas lui répondre ? Ne croyez pas qu’il vous comprendra. Les enfants ont le cœur pur. Ce sont eux qui voient la vraie justice. Ceux qui ont vécu, et qui savent dans quelle boue l’on va, et que la peine lève au fond du péché, sentent qu’il faut bien la miséricorde, et que Dieu a mis partout à côté du mal la charité et le repentir. Mais un enfant ! Celui-là surtout… Il lui fallait ce qu’il y a de plus beau au monde.

L’abbé s’était levé : une autorité singulière émanait de son long profil décharné par la vie de l’âme autant que par les misères de la maladie.

— Il fallait choisir entre lui et vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que ces visites qui le troublent, et précipitent la crise dont il souffre, je crois que vous feriez mieux de les remettre pour quelque temps. Il est agité, il a besoin de se ressaisir. A son âge il lui faut du calme. Puisque vous l’aimez, renoncez à lui faire ce mal inutile… C’est aussi pour vous que je le dis !

Il avait failli ajouter : « Si vous le poussez à bout, quelque jour il vous haïra. » Mais ces mots qui montaient à ses lèvres, il les arrêta.

— Mon Dieu ! gémit-elle.

De nouveau, elle se sentait faible, misérable, comme perdue dans un désert.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, dit-elle, levée. Vous ne sentez donc pas que je l’aime ? Et lui m’aime aussi. L’autre jour, il avait l’esprit égaré…

Elle s’était avancée vers la porte et il la suivit. L’étroit couloir était assez sombre. Pendant quelques secondes ils se regardèrent tous deux en silence : et le regard de l’abbé la pénétra.

— Croyez-moi, dit-il à voix très basse, comme dans un souffle. Personne ne peut échapper à Dieu… Il n’y a pour chacun de nous qu’une voie : souffrir.

Elle s’était appuyée au mur. Il lui semblait que sa tête tournait : ne plus le voir, souffrir, expier ! Par un revirement incompréhensible, elle le voulait bien. Ce fut comme une lueur des grandes choses divines au fond de son âme.

Quand l’abbé Danizous rentra dans le parloir, il leva ses yeux vers le Christ attaché au mur. Une fièvre de pitié et d’espérance dilatait son âme.

Elvina avait passé la journée chez sa cousine, la jardinière, qui vivait avec sa famille au milieu d’un grand potager aménagé près d’un bois de pins. C’était à peu de distance d’un petit cours d’eau. L’homme avait creusé des bassins, posé des tuyaux d’irrigation. Les planches de sable s’alignaient rayées de pousses vertes. Il y avait de petits semis où se touchaient les tiges minces comme un fil. Les choux-fleurs, dans un corset bleu-acier, présentaient leur pomme.

Les Biscosse disaient :

— Elvina est bien heureuse maintenant. Elle ne fait plus rien. C’est un bon temps qu’elle se passe.

Elle avait placé une chaise basse dans la petite charrette et s’en revenait, au pas de son âne. Les cahots secouaient à son côté un panier rebondi, couronné d’un gros chou frisé. Elle rapportait aussi, sachant profiter des occasions, du plant de salade et des détritus pour ses lapins. L’âne, les oreilles dodelinantes, s’endormait un peu. Elle ne le pressait pas. La route était belle, et de grandes fusées de soleil filtraient à travers les pins.

Son homme et les enfants devant coucher près du parc, dans leur cabane de Piraillant, où ils s’étaient transportés pour le détroquage, elle se sentait à l’aise, tranquille, avec cette idée qu’elle n’aurait, à son retour, qu’à faire chauffer la soupe et soigner les bêtes.

Ce fut à cent mètres de la gare qu’elle crut reconnaître Laure. Elle la voyait de dos. La jeune femme marchait lentement. Elle avait ôté sa fourrure qui se balançait sur son bras, battant sa robe. Elvina, levant son bâton, allongea sur la croupe bourrue un coup à son âne.

Sous sa « bénesse, » un sourd mécontentement chauffait ses yeux gris. Mais elle avait la bonhomie des grosses commères, aux lèvres agiles, qui se tirent d’affaire en toutes circonstances. Quand le charreton s’arrêta près d’elle, Laure eut un sursaut.

— Je me disais bien que c’était madame, commença Elvina. C’est une chance que je retourne par cette route. Ma cousine, la jardinière, s’était mis en tête de me faire prendre la traverse. Mais j’avais dans l’idée de passer près de la gare en m’en revenant.

Elle ne semblait pas voir que la jeune femme était triste et lasse.

— Vous avez voulu profiter de la belle journée ? Si nous avions su ! Votre petit, lui, est à Piraillant. Avec ce temps, nous ne pouvons plus le tenir dedans : à son âge, naviguer, ramer, vous pensez qu’il est bien heureux…

— Ah ! murmura-t-elle, et un sourire éclaircit sa figure fiévreuse, sa bouche affaissée, il aime cette vie ?

Elvina, qui guettait avidement l’impression produite par ses paroles, réjouie de voir la bonne tournure que prenait l’affaire, se répandit en explications. C’était sur le bassin que l’on respirait « les bons airs ». Le petit grandissait. Il mangeait beaucoup. Sylvain ne voulait pas trop l’emmener « rapport aux leçons ; » mais elle avait pris la chose sur elle, sachant qu’à cet âge, pour la santé, une journée au parc valait mieux que du vin bouché.

— Il y a des gens qui viennent de loin !

Elle se penchait par l’ouverture de la charrette, la gorge rebondie, tenant des deux mains les cordes qui glissaient sur le dos de l’âne. La jeune femme, debout, ranimée, changeait d’expression.

Une Arésienne, qui allait à la gare, poussant une brouette chargée d’une caisse d’huîtres, passa sur la route. Devant le hangar des Messageries, elle vit sortir le vieux commissionnaire, sa blouse ouverte sur son tricot. Un employé les rejoignit. Tous trois, à côté d’une charrette attelée de mules et remplie de planches fraîchement sciées, jetaient vers la route des coups d’œil fréquents.

Le soleil tombait, boulet de braise au-dessus des pins. Les ombres de cette belle soirée s’allongeaient sur les prés, tournaient au violet. Un vent frais se levait, glissant léger et pour son plaisir à la manière des oiseaux qui se grisent le soir de vols planés.

Elvina, la tête cachée dans sa « bénesse, » parlait d’une voix assourdie avec une extrême volubilité. Elle allait d’un tel train que Laure n’avait pu placer que deux ou trois questions. Elle semblait distraite, indécise. Douceur de rentrer dans la vie commune, apaisement de se retrouver dans le grand air vif, brillant et qui vous sourit ! Le soir doré dissipait son malaise moral, l’horrible impression de peur et de honte dont elle restait endolorie. Elle respirait la brise, l’odeur des fougères. Une branchée d’aubépine élevait dans une haie le premier chant nuptial du printemps. La sérénité de grands espaces lumineux la rassérénait. Que le ciel était pur, baigné d’une lumière qui rajeunissait les yeux et la vie !

Un moment avant, elle était sortie de chez l’abbé Danizous, la tête étourdie, prête au sacrifice. Elle avait senti passer sur elle l’esprit divin du renoncement. Son cœur avait soudain plié. Elle était d’ailleurs surexcitée par cette lutte, les joues chaudes encore des larmes qui lui avaient sans cesse échappé.

Maintenant, par un revirement mystérieux, elle ne voulait plus. L’éclat de la campagne, ces bonnes odeurs de pré et de mer, pénétrant en elle, l’allégeaient et faisaient remonter à ses lèvres le goût de la vie. Ses regards se reposaient sur l’horizon. Pourquoi s’alarmer inutilement ? Que pouvait-on savoir de l’avenir ? Si une force mystérieuse l’avait, malgré ses répugnances, conduite chez l’abbé, c’était qu’elle avait vu en lui son seul espoir, sa dernière chance de salut. Mais les sentiments qu’il avait fait tressaillir tournaient en rancune. Elle savait, elle, que Michel ne lui avait pas fermé son cœur. L’abbé exagérait, mettait tout au pire. Lui-même n’était-il pas réduit aux suppositions ? Non seulement Michel ne lui confiait rien, mais il le fuyait. Elle pensa qu’il n’avait pas su se l’attacher. Par une rapide réaction de femme, dont l’amour-propre autant que le cœur a été meurtri, elle se jurait de ne plus le revoir. C’était un prêtre. Il se tairait. Que lui importait le jugement qu’il pouvait porter sur sa vie ? Avait-il cru qu’elle allait mettre son sort dans ses mains ? A mesure que les impressions du plein air exerçaient sur elle leur action radieuse, elle se libérait de ce qui lui semblait un mauvais rêve, gardant seulement de l’état où il l’avait vue une confusion insupportable.

Il y avait plus d’un quart d’heure qu’on les regardait, Elvina sur la plate-forme de sa voiture, et elle, debout dans la marge d’herbe. Le charretier, laissant ses mules, avait eu le temps de boire au café un verre de vin blanc. Il reparaissait, son fouet à la main. Le commissionnaire et l’employé avaient viré autour du hangar. La femme, ayant tiré un bas de sa poche, tricotait près de la boîte aux lettres.

Laure sentait bien qu’il y avait des gens arrêtés près de la gare et qui l’observaient. Elle ne paraissait pas s’en inquiéter. Elvina venait de frapper à plusieurs reprises, avec les cordes, sur le dos de l’âne ; et l’on voyait s’avancer le petit équipage, la jeune femme marchant à côté dans la paix du soir.

Elvina parlait de la cabane qu’ils avaient achetée à Piraillant, en face de leur parc. Et Laure revoyait ce hameau de pêcheurs entrevu seulement quelques instants, un jour qu’elle longeait en bateau cette rive du bassin ; pas même un village, un ramassis de bicoques en bois, grises ou goudronnées, avec des ruelles étroites au pied de la dune. Elle se rappelait un figuier énorme, sur le fond de sable, et les treilles jetant d’un toit à l’autre leurs tentes de feuillage.

— Vous ne me loueriez pas votre cabane au mois de juillet pendant quinze jours ?

Ces mots s’étaient spontanément pressés sur ses lèvres.

— Ce serait donc pour vous ? demanda la bonne femme, dont la face laissa paraître la stupéfaction.

Elle hésitait, ne sachant quelle pensée cachaient ces paroles étranges. La cabane suffisait à de pauvres gens. Il y avait deux grands lits, la cuisine et un petit chai ; mais c’était là-bas bien solitaire, loin de tout, avec seulement une épicerie. La voiture du boucher ne passait qu’une fois par semaine.

Laure n’écoutait pas. Elle souriait aux idées heureuses. Le projet de s’installer avec son fils dans une bicoque lui aurait paru, le matin encore, un rêve insensé. Elle s’étonnait à présent de n’y avoir pas songé plus tôt. C’était en elle une fièvre soudaine qui l’exaltait comme une victoire. Son esprit se remplissant d’images rapides, elle se voyait, pendant le voyage que son mari ferait en Hollande, installée là-bas… Qui donc pourrait la découvrir parmi ces cabanes où les étrangers ne s’arrêtaient pas ? Ses impressions se confondaient pour ne former qu’une grande espérance.

— Lui qui s’imagine que je ne l’aime pas !

Elle se représentait son saisissement, l’élan d’amour qui l’emporterait, lui, le révolté, l’incrédule, quand elle serait enfin toute à lui. Il la croirait, il la connaîtrait, et le frisson de l’attente faisait déjà refluer le sang à son cœur.

Comme Elvina descendait lourdement devant la gare, elle l’entraîna près d’une pile de poteaux de mine. Ses mains agitées cherchaient dans son sac.

— C’est pour Michel, recommanda-t-elle, en lui remettant un petit paquet. Vous lui direz que je viendrai cet été passer quinze jours avec lui. Vous direz bien : quinze jours.

— Vous préparerez la cabane, reprit-elle, tandis qu’un timbre annonçait le train.

La locomotive dardait son œil de feu dans la percée droite de la voie. Laure, rassérénée, la regardait venir. Sa nature faible sentait le stimulant de l’expédient qui venait de se présenter. Elle se vit dans le compartiment, en tête à tête avec son rêve. Il lui semblait prendre une sourde revanche. Par la portière du wagon, elle regarda le village étalé au milieu des prés. Le clocher se haussait dans les arbres noirs.

Le train s’ébranlait. Elle s’assit, appuya sa tête au drap poussiéreux. L’amour qu’elle sentait pour son enfant, peut-être sommeillait-il en elle avant tout cela, mais, ébranlée par tant d’émotions, elle n’avait jamais éprouvé si intense cette soif, ce désir de vaincre par la tendresse ; de posséder jusqu’au fond du cœur ce fils de sa chair, son enfant inconnu plein de révolte et de vie cachée qui lui échappait.

IX

D’où viens-tu, printemps éternel que précède un souffle mystérieux ? Quelle douceur d’amour traverse le sous-bois pour que dans les touffes de genêts, petite aile d’or, s’accroche de loin en loin une fleur messagère ? O pignadas, temple sylvestre aux innombrables et minces colonnes incrustées de rouille, voici que vole d’écorce en écorce l’acier qui vous blesse et que recommence de s’écouler votre vie secrète en perles et en stalactites aussi précieuses que la cire antique des abeilles.

Les petites crosses des fougères soulèvent en foule le sable noir. L’eau se précipite dans ces sinueux ruisseaux des forêts où se renversent, chevelures défaites sur un fond d’alios, les herbes submergées.

Le soleil, selon un rite divin, pénètre le monde comme une large et tendre mélodie. Sa flamme délivre les parfums cachés. Le ciel et la terre ruissellent de lumière, d’aromes et de joie. O déesses de la mer, si la coupe étincelante de feux azurés berçait encore vos seins plus blancs qu’un flocon d’écume, l’heure serait venue de ceindre vos fronts de goémons et d’algues.

Déjà les chœurs épars des oiseaux de passage dénouent leurs guirlandes. Les brises font sur la nappe claire de longues glissades. Joyeuse et légère, sur l’aile penchée de sa voile, la barque s’élance. Odeurs marines, embaumez la danse du vent ! Chantez, virginales, la fécondité qui s’annonce, le temps auguste où les eaux amères s’alourdissent d’innombrables germes.

Les mystères sacrés de la vie s’emparent du monde. O rivage, quel chant merveilleux te baigne ; et toi, forêt, quelles amours se cachent, parcelles d’encens, sous tes grottes de feuillage que criblent d’or blanc les flèches d’avril. Ton silence est tout bourdonnant d’aromes. Comme une flamme cuivrée court de touffe en touffe la fleur de l’ajonc.

Une ivresse enchantée a soudain changé la face de la terre. Il n’est pas, autour de la plus pauvre maison humaine, un petit jardin que le printemps n’annexe à son royaume. Lilas, ornez-vous de thyrses massifs ; enroulez, rosiers, autour des poteaux qui portent le toit, vos serpents de fleurs ; et vous, acacias, préparez sur le port vos cascades embaumées d’une écume blanche où gronde de joie l’essaim des abeilles.


A Piraillant.

C’était la dernière cabane au bout du rempart couvert d’une couche craquante de coquilles d’huîtres. Des flaques de genêts coulaient sur la dune. Il y avait deux acacias devant la porte et un banc sous le volet de bois qu’on attachait le soir avec un crochet.

Il fait bon travailler au soleil de Pâques. Les marins qui se pressent dans ce ramassis de bicoques, couleur de guenille, dégringolant jusqu’à la plage, trouvent leur commodité à vivre le plus près possible des parcs. Les « pétroleuses » foncent sur les grands carrés que dessinent dans la mer les branches de pins.

C’est la saison où viennent de l’océan dans le bassin les gros poissons qui mangent les huîtres. Partout on veille aux clôtures, on les consolide. Il y a au bas des palissades une rangée de ces petits épieux, hauts comme la main, bien aiguisés, que les parqueurs appellent des « pointus ». Les tères, sortes de raies aux ailes épaisses, quand elles cherchent à passer, se piquent et s’en vont. Les « pointus » leur font des estafilades. On en trouve des tas bien rangés derrière les masures, à côté du bois de chauffage et des casiers défoncés.

Michel est heureux que le travail le confine dans cette solitude. Mais il y a trop de monde encore. Il voudrait une seule cabane, un désert de sable ; ou bien coucher au large, dans la pinasse, lorsqu’on établit une tente avec la voile recouvrant le mât renversé.

Parfois, le matin, levé avant le jour, il se sauve par un sentier pour courir jusqu’à l’océan. Une seule fois, l’année précédente, il a été jusqu’au Ferret. Il se rappelle le mamelon d’une dune bossuée d’ombres bleues, où s’accrochent quelques poignées d’une herbe dure mêlée aux chardons des sables. Les longues vagues formaient sur la plage des chaînes fumantes d’une écume blanche.

Chaque retour à Arès, le samedi, lui est un supplice. Il a la nausée des cabarets pleins, dégorgeant le bruit des disputes. Qu’est-ce donc que ce dégoût des hommes ? Les après-midi de dimanche, lorsque garçons et filles s’en vont sur les routes, chaînes rompues, il fuit dans le sous-bois l’écho de leurs cris. Pour éviter un couple enlacé, au bord d’un talus, il se jetterait au milieu des ronces.

C’est le soir de Pâques que l’a envahi ce mal nouveau, la répulsion haineuse de l’amour. Il venait de croiser un garçon de son âge, le bras entourant le cou d’une fille : ses yeux s’étaient détournés, mais il croyait sentir sur son visage une marque brûlante ; ce qui faisait derrière lui éclater les rires lui semblait odieux.

Près de la place, la salle de danse — violoneux sur une estrade, couples sautant sous les guirlandes — lui souffla à la face une bouffée de plaisir vulgaire. Pourchassé, il avait failli entrer dans l’église ; la porte était ouverte et la nef vide, où tout le silence du monde semblait réfugié ; mais c’était ailleurs qu’il avait fui, près du canal, parce qu’il en voulait à Dieu même. Il avait peur de ce tête-à-tête avec l’invisible, lui qui avait refusé son âme, et la veille de la communion divine maudit le pardon.

Il était resté jusqu’à la nuit dans cette lagune déserte et stérile. Que de fois, avec Estelle, il y était venu en pinasse, aux grandes malines où le flot remonte ; c’était son plaisir de s’engager dans le petit cours d’eau, anguille d’argent, aux replis cachés dans les bois. Il y avait une passerelle en poteaux de mine mal équarris, jetée d’une rive à l’autre par un homme qui vivait là en solitaire. On l’appelait le pont du sauvage. Aux beaux jours d’été, quand le soleil pénètre le sous-bois, et que les pins se mirent dans le ciel reflété par l’eau, c’était une merveilleuse impression de calme. Des libellules de saphir se posaient sur les rames. D’autres tremblaient suspendues aux feuilles des roseaux. La pinasse échouait sur des fonds de sable, et il fallait la renflouer en poussant avec une perche. Mais il allait, toujours plus loin, avec une confuse sensation de mystère et de forêt vierge, jusqu’à ce que la proue fût arrêtée par des broussailles enchevêtrées ; ou encore par un pin déraciné qui était tombé la tête dans l’eau, et barrait le « coulant » sauvage.

Mais, ce soir, il ne regardait pas de ce côté. Sa peine et lui restaient tête à tête. Presque à la même place, près de la hutte dépaillée, sa mère errante s’était assise. Il pensait à elle.

— Oui, pour quinze jours, tu as bien compris. Elle l’a dit deux fois… C’est même une drôle d’idée qu’elle a eue, clamait Elvina, le jour où elle l’avait assourdi de cette nouvelle. Depuis, il avait vécu, absorbé… Ce n’était pas trop de deux ou trois mois pour se préparer à la revoir, se refaire un cœur. Sa dernière visite lui apparaissait comme s’il eût été alors un enfant : il avait honte de ses cris, ses larmes ; ce souvenir faisait remonter une humiliation infinie.

L’aimait-il ? Était-ce de l’amour, cet instinct engourdi qui se ranimait à certains moments, l’envahissait avec violence comme une maladie, ne le laissant que l’esprit saturé de chagrin et le cœur inerte. Il lui suffisait de songer à elle, de la revoir, pour que son image réveillât en lui un être frustré. Où était cette part qui lui manquait ? Qui pouvait au monde combler cet abîme ? Il se répétait : « Ce n’est pas juste. Il n’y a que moi. Pourquoi pas les autres ? » Ses hérédités inconscientes élevaient en lui une rumeur confuse. L’inquiétude les gonflait comme une pluie d’orage. Ah ! que sa mère entretenait en lui l’impatience du lendemain ! La voir ! Lui arracher le secret de ces vies ignorées qu’il portait en lui ! Qui étaient-ils, ceux qui tressaillaient dans son être au moindre mouvement de haine ou de joie ? Qu’avaient-ils fait, quel était leur nom — ô inconnus dont l’héritage lui était à la fois si lourd et si précieux, et qu’il était peut-être le seul à réveiller dans ce tombeau vivant et bruissant qu’est un cœur humain.

Le crépuscule rasait la bruyère, Michel, son regard tourné en lui-même, ne le sentait pas. Il regardait une nuit plus profonde. Cet inconnu immergé en lui, ce père sans visage, il le heurtait comme une masse d’ombre ; ou bien, désespéré, il se laissait couler dans ces ténèbres, au fond de ce puits comme s’il n’y avait rien d’autre à faire et que Dieu même n’existât pas.


C’était ce soir-là, près des réservoirs, que l’abbé Danizous l’avait attendu. Il s’était assis sur la digue, trop souffrant pour aller plus loin. Les gens reconnaissaient à sa mine qu’il était malade ; mais depuis des années qu’on le voyait avec ce sourire de condamné, ses grandes tempes toujours plus creuses, chacun disait :

— Un curé pourtant ne fatigue pas.

A la sortie des vêpres, sous le porche, Mlle Rescasse et une dame âgée avaient échangé leurs impressions :

— Il a une figure à faire peur. C’est étonnant que sa famille ne s’inquiète pas.

— On devrait le dire à Monseigneur. Ce serait un devoir. La semaine dernière encore, il n’y a pas eu de catéchisme. L’instituteur se plaint que les garçons sortent pour rien à onze heures… Encore une année ou deux et la paroisse sera tout à fait perdue !

— Les temps sont déjà assez mauvais.

— Vous trouvez vraiment qu’il a l’air plus malade depuis quelques mois ? Avec l’asthme, voyez-vous, on ne sait jamais…

L’abbé, assis près d’une écluse, revivait la souffrance de ce jour de Pâques. Déception infinie d’avoir attendu un miracle qui ne s’est pas produit ! Il écoutait le murmure du clapotis, respirait la brise. Le bassin avait l’éclat d’une soie froissée.

— Quelle sera la fin de cela ?

Il se sentait rompu de fatigue. Tout à l’heure, ayant aperçu Michel qui s’éloignait seul, il l’avait suivi de loin et s’était assis pour l’attendre. Depuis bien des jours, il se promettait de lui parler ; mais, par prudence, voyant que le garçon paraissait le fuir, il avait différé cette explication. Qu’allait-il lui dire ? La vie que menait cet enfant l’endurcissait dans sa solitude. La veille encore, le regardant traverser la plage, vigoureux, portant sur l’épaule la voile roulée et les avirons, il s’était senti tout saisi. Quoi qu’on pût faire, Michel avait pris goût à cette existence libre du marin soumise seulement au vent et au ciel.

— Pourtant, pensait l’abbé, évoquant son visage fermé, il n’est pas heureux.

Il y avait en lui l’obstination sublime de la foi qui ne veut pas céder de terrain ; de la tendresse qui ne veut pas mourir. Cette journée de Pâques, où il ne l’avait pas vu à l’église, ravageait son cœur d’une douleur cruelle. Quel homme a jamais réprimé le geste d’éloigner son dernier calice, celui où l’amertume de sa vie déborde ? Il regardait vers la lagune, attendant le retour de Michel qui avait dû s’asseoir dans la bruyère. Comme il en avait lourd sur le cœur ! L’abbé revoyait, tout en rafraîchissant dans le sable ses mains fiévreuses, cet enfant tourmenté d’une sourde inquiétude, et qui allait d’un rêve à l’autre, des livres à la mer, avide d’oubli, avec de brusques éclats de douleur suivis de longs silences.

La lune montait, perle flottante, dans le ciel gris-bleu. Le soir créait entre l’eau, les dunes et les grandes surfaces aériennes ces rapports fondus, impalpables, qui donnent au moindre reflet brillant le prix d’un joyau. Une pinasse appareillait, et la brise secouait la voile folle, l’écoute échappée balayant le clapotis de grands coups de fouet.

L’abbé revivait la longue lutte, à la fois muette et opiniâtre, qui lui avait ouvert l’intelligence de Michel et non point un autre domaine plus secret, plus riche, celui d’où monte la résurrection. Le coup d’ongle de la tristesse creusait un pli entre ses sourcils. Qu’était-ce donc que cet instinct mêlé à la chair et à l’âme, qui fait hurler de douleur l’enfant sans foyer comme dans la solitude des nuits la bête perdue ? O lois du monde, puissances terribles auxquelles n’échappe aucune créature !

Lui-même ne savait-il pas que le prêtre rêve partout de la famille, nid abandonné, dont le souvenir ranime jusqu’à la chaleur du sein qui vous a nourri. Mais que les coups paraissent cruels quand ils sont portés par ceux que l’homme appelle les siens ! L’abbé revoyait son propre foyer, tout bouleversé le soir où il s’en était arraché. Comme il entrait chez les Jésuites, sa mère répétait dans ses sanglots : « Ton père en mourra. » Il lui semblait être un criminel. Mais le plus triste avait été son retour, trois ans après, quand il était rentré malade, et qu’il avait senti que personne dans la maison ne l’attendait plus. Ceux qui ont été pleurés une fois ne doivent jamais reparaître. Il n’est guère de vie où l’on puisse refaire la place des morts.

« Non, pensait-il, nous qui sommes du Christ, notre royaume n’est pas de ce monde. » Quel avenir de paix pour Michel si cette vérité première du chrétien, celle dont tout découle, n’était pas restée lettre morte ! Mais que faire pour que lui apparût cet autre domaine illimité, celui qui est déjà dans un cœur humain un reflet de ciel incorruptible ? Non que l’abbé Danizous eût la pensée de reprocher à Michel son abandon inexplicable. Blessé, il ne pensait pas à sa blessure. Quelle petitesse de réclamer, d’être susceptible ! Tout cela ne comptait pour rien dans cette zone du surnaturel où, apôtre, il se consumait, desséché de désir, dans cette souffrance inconnue du monde qui est celle d’enfanter des âmes.

« Du moins, songeait l’abbé, frémissant à la pensée du drame entrevu, il ne saura pas. » C’était une sécurité d’avoir réussi pour le moment à éloigner Laure. Peut-être, entraînée par son inconscience, se fût-elle aussi ouverte à son fils ! Il en frémissait. Les pensées violentes que la crise de l’adolescence soulevaient en Michel, s’enchevêtrant, éperdues, s’accrochant aux résolutions les plus heurtées, décelaient un assez grand trouble sans qu’on y mêlât, source de noir enchantement coulant goutte à goutte, jusqu’au cœur, l’idée du suicide.

Il suffisait à l’abbé d’avoir entrevu, à travers les protestations confuses et les réticences, le vrai visage de Daniel pour pressentir que Michel était à son image ; comme lui bouleversé par la fougue de ses impressions. L’abbé jugeait cette nature d’homme par l’étendue de la faute et la violence du désespoir. Car Laure niait en vain l’évidence. Qu’il fût assiégé par le remords, l’obsession de l’amour perdu ou la jalousie, Daniel avait voulu se tuer et elle le savait : à l’instant même où elle invoquait l’accident imprévu, tout la démentait ; la nature l’emportait en elle, cette défaillance intime qui change la voix, le regard, tout l’être, comme si la vérité impossible à dire s’échappait d’elle-même.

Le bleu nocturne mélangé de cendre fonçait peu à peu, mais le ciel restait verdâtre au-dessus des dunes sombrement veloutées de pins. La lune dans les espaces assombris prenait son éclat, non plus disque de fumée mais globe de nacre, répandant sur le bassin une radieuse traînée d’étincelles blanches qui dansaient au vent. Les étoiles aussi avivaient leurs feux. L’abbé avait reconnu Michel marchant sur la plage. « Il ne m’a pas vu, » pensait-il. Quand il s’était levé pour le rejoindre, le grand garçon qui approchait, tête nue, avait refoulé un tressaillement.

Ils étaient revenus ensemble dans l’odeur humide du soir, sur le sable mou. L’eau chuchotait au milieu des joncs. Cette ombre où l’on ne distingue pas bien les visages, compatissante, les rapprochait.

— Il y a bien longtemps que je ne t’ai vu… Est-ce que l’on continue la coupe au bord du canal ? demanda l’abbé, qui renouait la conversation comme s’ils s’étaient quittés la veille.

— Moi, ajouta-t-il, je ne vais plus si loin… Tu ne sais peut-être pas que j’ai été malade. Encore quelques mois, un peu plus, un peu moins, et ce sera fini. C’est pour cela que je suis content de te voir…

Il lui parlait comme à un ami, un frère plus jeune, s’efforçant de réduire entre eux les distances.

— Je pense souvent à toi, reprit-il, quand je lis quelque chose de beau. Tu te rappelles ces pages de Virgile que nous avons traduites cet hiver. La poésie, c’est ce qui nous rapproche de la vie, on voit, on écoute… Il y a de la musique dans les mots.

Michel avait senti sur son épaule la main de l’abbé. Il tressaillit mais ne s’écarta pas. Cette voix retrouvée rouvrait son cœur ; les échos d’une mélodie merveilleuse, comme un chant de sirène, l’enveloppaient : non seulement un souffle doux et parfumé, l’esprit de Virgile, qui chante dans les campagnes florissantes, au cœur des bergers, mais un ensemble de rêves qui s’entremêlaient, répandant une lumière inexprimable.

L’abbé, par une intuition secrète, le sentait frémir. Lui-même s’émouvait. Décharné, son être débile penché vers la mort, il ne vivait plus que par l’enthousiasme. Cet effort ranimait en lui une joie sacrée, celle d’un homme qui essaie d’embraser une âme à son propre feu. Il n’osait plus parler à Michel des choses de Dieu. C’eût été le pousser à la révolte. Réfractaire, cet enfant accusait la terre et le ciel ! Mais l’abbé Danizous savait en lui une faculté puissante entre toutes, qui était le sens de la beauté. Il s’efforçait de la réveiller, d’y mêler des pensées d’orgueil et de perfection, mystique de l’âme, force intérieure des êtres jeunes, aux heures où ils risquent d’être rebutés par les duretés de l’existence et frappés par le désespoir.

La danse courte du clapotis soulevait l’étendue vivante de l’eau. Non loin de la plage, le clair de lune détachait la silhouette en suie des pinasses à l’ancre. L’abbé s’arrêta un instant, le souffle coupé. L’étincelle blanche du phare s’alluma, s’éteignit, ressuscita rouge. Et devant la nuit qui ramène les impressions infinies de mystère et d’immensité, devant le ciel dévoré de feu, la mer et les dunes, une même émotion rapprochait ces deux déshérités, le prêtre et l’enfant, pénétrés d’une harmonie indéfinissable.

— Tout cela, dit l’abbé, étendant la main vers l’immensité où se confondent la mer et le ciel, tout cela est pour nous.

Il sentait, avec une sorte d’exaltation, l’étendue des richesses que possèdent les enfants de Dieu. « Toi aussi, laissait-il entendre, qui te crois pauvre, malheureux, si tu sais voir, tu es l’héritier pour ta vie entière de ce qu’il y a de meilleur au monde. »

Ils s’étaient remis en marche, Michel silencieux, et l’abbé s’arrêtant tous les dix pas, reprenant son souffle. Sa voix s’altérait. Entre chaque suffocation, il revenait au bonheur qu’on trouve à remplir son esprit d’impressions divines. Plus on avançait dans l’existence, mieux on voyait qu’il faut substituer un monde de pensées, belles et élevées, à ces pauvres choses qui excitent les passions des hommes.

— Il n’y a qu’une grande vie, vois-tu, qui est la vie de l’âme. C’est par l’esprit qu’on possède tout… Le reste n’est rien… L’homme le plus seul, le plus ignoré, lorsqu’il est fermé dans sa chambre, avec un livre, peut connaître ce qui est digne d’être vécu. Il a pour ami les êtres les plus nobles, ceux qui ont su comprendre la vie et la vérité…

Tout cela, dans son esprit, était une sorte de testament. S’il mourait demain, il voulait que Michel eût entendu cette parole. A défaut de sa foi, il lui léguait ce qui, tôt ou tard, l’en rapprocherait, l’amour d’une vie supérieure, digne de son intelligence et de la pureté magnifique de son cœur sauvage.

« Allons, pensait-il, et une sueur coulait sur son corps, c’est le moment de renoncer. Le rêve que j’avais fait n’était pas conforme aux desseins de Dieu. Mais, au moins, que cet enfant comprenne où est son refuge… »

— Écoute, lui dit-il.

Il s’était arrêté et faisait face à ce grand garçon, au visage massif, dégageant une impression de force et d’intelligence, et il crut le voir dans l’avenir convulsé de révolte. Et, avec l’atroce sensation qu’il n’aurait rien fait s’il ne l’avait pas préparé à l’apaisement, il l’enveloppa d’un regard infiniment tendre.

— J’ai encore une chose à te dire. Ta mère est venue l’autre jour. Elle ne t’a pas trouvé. C’est dommage que tu ne l’aies pas vue, parce qu’elle ne pourra pas revenir de longtemps. Elle-même m’a dit combien cela lui est difficile. A quoi bon lutter ? Il faudra qu’elle se résigne toujours à t’aimer de loin.

Il parlait d’une voix qui semblait monter de son âme, avec des silences, des sortes de haltes, sans regarder le visage de Michel soudain rembruni.

— Elle t’aime, insistait-il, comme s’il eût plaidé une cause perdue. Mais une femme n’est pas ce que nous sommes, plus faible, partagée. Si tu devais rester longtemps sans la voir, il faudrait penser qu’elle a ses raisons…

Michel ne répondit pas tout de suite. Il regardait son maître, le dévisageait comme s’il déchiffrait sur sa figure l’empreinte d’une pensée qui le révoltait. Puis, tout à coup, ses lèvres se gonflèrent, et une expression de colère passa sur sa face.

— Je ne veux pas, cria-t-il…

Car au nom de sa mère, une émotion subite s’était coulée en lui, le rendait furieux.

— Je ne veux pas, reprit-il avec éclat, qu’on s’occupe d’elle. Vous croyez qu’elle ne viendra plus ?

Redressé, et jetant ces mots comme un défi, il raconta qu’elle avait loué la cabane de Piraillant ; elle y vivrait avec lui pendant quinze jours, et il était convenu que les Picquey les laisseraient seuls.

Au fond de lui-même, une étrange impression montait, reformant entre cette mère inconnue et lui une mystérieuse solidarité.

L’abbé avait laissé retomber son bras. Ses yeux s’étaient tournés vers la croix lointaine, invisible au large. Mais il la voyait par l’esprit. Il jetait vers elle un grand cri muet : O femme, le plus faible des roseaux humains, le plus prompt, l’orage éclairci, à se redresser ! Et lui, lui, s’y était fié. Qu’avait-il donc cru, misérable aveugle, à l’heure où son intervention, loin de suspendre la lutte, la précipitait ? Un flot de sentiments s’éleva en lui, dans un grand tumulte, tomba, se fondit en une résignation infinie.

Ils revenaient, longeant la digue, dans des paquets de goémons. Les plaques des réservoirs luisaient sous la lune. On apercevait de grands couloirs d’eau, encaissés de prés, formant un espace découvert que fermaient les pins. Il y avait des barques couchées sur la plage.

Les lumières d’Arcachon, de l’autre côté de l’eau encerclée, posaient un frêle semis d’or.

L’abbé se sentait exténué, traînait la jambe. Près des cabanes, il avait trébuché dans un tas de tuiles. Michel se taisait. Tout à l’heure, quand son maître évoquait la vie de l’esprit, il avait été saisi, enveloppé de ces impressions puissantes et douces qui faisaient entrer dans son cœur un monde de rêves.

Mais ensuite, la colère était revenue. En vain auraient-ils marché la nuit entière sur cette plage. Ils ont conscience d’un brisement. Un malentendu les sépare, inexorable, comme les destinées qui n’arrivent pas à se rejoindre. Ce sont des choses qu’on n’évite pas. Il faut bien que la vie soit comble de dettes impayées et d’ingratitude, nul ne sachant rendre ce qui lui est réclamé d’amour. C’est la loi que ces insolvables alimentent largement le monde d’amertume, de souffrance et de résignation. Ainsi la fonte des neiges renouvelle de son eau crue torrents et fleuves.

Peut-être l’abbé, par cette double vue que possèdent les êtres doués d’un profond esprit surnaturel l’a-t-il entrevu ? Une contraction serre sa gorge. Il s’arrête pour aspirer une grande gorgée d’air. Mais il sent aussi impossible de remettre sa main sur l’épaule de Michel, pourtant si proche, que d’atteindre les étoiles noyées dans la mer bruissante.


Ils repartirent le lendemain à la fin de l’après-midi. Michel s’était étendu sur un tas de filets à l’arrière de l’embarcation. Estelle, mécontente, lui tournait le dos. Sylvain ramait, en face d’eux, sa figure cuivrée par le soleil. Les rames, qu’il ramenait des deux poignets contre son tricot, brillaient comme deux palettes éclatantes d’or.

Combien Michel avait hâte de s’éloigner ! Entre le monde et lui allait s’étendre la nappe d’eau où glissait la jonque. Il lui semblait se délivrer de tout ce qui était blessant, mesquin, misérable. Les vacances avaient amené quelques étrangers : il apercevait sur la plage deux jeunes filles, lisant à l’ombre d’un chaland ; devant les villas, des familles assises formaient des cercles multicolores. Des canots passaient, chargés de jeunesse. Une pinasse rentrait comble de genêts fleuris.

Tout le temps qu’ils furent dans le chenal, une troupe de marsouins les suivit à droite : ils étaient trois ou quatre qui plongeaient et se culbutaient. On entrevoyait, dans les gerbes d’eau, leur robe brune.

Le matin, Estelle et Michel s’étaient disputés. Elle lui avait dit qu’il était « fier », ce qui paraissait à cette petite la pire des insultes. Il lui avait crié : « Laisse-moi tranquille, à la fin. » Maintenant que Sylvain était avec eux, ils ne se parlaient pas. Estelle en voulait à Michel de ne pas être sorti avec elle le jour de Pâques ; à voir des filles de son âge s’éparpiller sur les routes, bien accompagnées, ou envahir la salle de danse, elle s’était sentie malheureuse. Le soir, elle avait brûlé la friture, essuyé les criailleries de sa mère et finalement pleuré dans son lit.

Son désappointement se changeait maintenant en rancune amère. Elle ne savait pas quelle force de jeunesse, inassouvie, gonflait son cœur. A ses yeux, c’était Michel qui avait tous les torts ; Michel pour lequel elle se dépensait en pure perte, et qui restait buté, maussade, méprisant. La veille, quand elle avait mis sa robe neuve, il ne l’avait pas même regardée : une robe dont elle avait choisi l’étoffe, un mois à l’avance, dans cette baraque ouverte à tous vents, où l’on vendait des cotonnades, de la lingerie avec des rubans et des bas fins, à côté de la vaisselle étalée par terre. C’était elle-même qui avait acheté, chez le buraliste, le patron en papier d’un journal de modes. Elle avait aussi rêvé d’une écharpe qui se balançait à un étalage. Mais l’aurait-elle eue tombant jusqu’à la taille sur sa robe verte, que Michel ne lui aurait pas accordé la moindre attention. Cette mère qui allait venir le rendrait encore plus orgueilleux. A l’avance elle était jalouse. De quoi le plaindrait-elle ? N’avait-elle pas aussi ses peines dont personne ne se souciait ? Si Michel, dont elle se détournait obstinément, lui faisait la grâce de se rapprocher, elle saurait bien aussi être dure, et revêche, et indifférente. Il aurait fallu des représailles pour apaiser la blessure de son amour-propre. Mais, à cette heure même où elle couvait son ressentiment, s’il l’avait voulu, comme la réconciliation eût été facile !

Quand ils eurent dépassé la croix, Michel, s’étirant, se leva et enjamba le banc pour prendre les rames. La dorure du bassin était merveilleuse. C’était un de ces soirs où l’on verrait courir un moustique sur l’eau. La pinasse glissait tranquillement et la paix de l’air était si parfaite que l’on entendait l’égouttement des avirons. Un héron, endormi sur un piquet, semblait un grand parapluie fermé. Des lattes reflétaient leur ombre brisée.

Le soleil, orange mûre, se détacha du ciel derrière les dunes ; et le cap tourné vers Piraillant, ils voguèrent pendant une heure sur des tons étales de vert, de rose safrané et de lilas tendre qui se fondaient dans une impression de calme infini. On ne voyait plus qu’une autre pinasse et une flottille d’oiseaux, petites barques blanches sur le bassin vide. Un goéland plana, éclairé en dessous par la réverbération du soleil qu’on ne voyait plus.

Toute la semaine, ils détroquèrent ensemble sur la plage. Estelle montrait son humeur de chèvre, ne s’observant que devant son père. Sylvain marmonnait :

« Qu’est-ce que c’était que cette société scientifique pour laquelle on lui retenait quatre sous par are sur sa retraite d’inscrit maritime ? Comme si ce n’était pas assez de payer vingt sous par are au gouvernement ! Les vingt sous, il le comprenait. L’État a besoin d’argent. Mais ces quatre sous, pour une société qu’il n’avait jamais vue ! Qu’est-ce qu’elle faisait ? Qu’avait-elle trouvé ? Tous ces gens-là étaient des « feignants » qui n’avaient pas de place et en cherchaient une. »

— Moi, quand je veux le médecin, je me le paie.

On les voyait tous trois debout, des journées entières, autour d’une sorte de pétrin monté sur des barres entre-croisées. Les tuiles empâtées de piécettes d’huîtres et de mamelles gélatineuses, orange et vertes, reparaissaient nues sous le crissement de leur couteau. C’était une palette de fer bien emmanchée. Il fallait peser sur la lame pour soulever la robe rocheuse qui se défaisait de bas en haut. La raclure tombait dans des casiers.

Michel était envahi par la rêverie. Son jeune corps se vivifiait au milieu de cette solitude, retrempant ses forces dans le soleil, le vent, le silence, comme dans un bain qui purifie les sources de l’être.

Parce qu’il vivait, élargi, dans cet univers invisible que porte en soi un jeune garçon, roi dédaigneux du monde intérieur où il se retranche, Estelle sentait qu’il n’y avait pas de lutte possible. Qu’elle essayât de la moquerie, de la colère, elle savait qu’aucune de ses flèches ne traversait cette atmosphère d’indifférence. Ses messages ne parvenaient pas. Les coups qu’elle s’essayait à lui porter s’abattaient sans force, comme ces cailloux qui n’atteignent jamais le but. Il n’y avait rien d’autre, dans tout cela, qu’une irritation impuissante qui s’éteignait et se rallumait, durement soufflée par sa jeunesse, sans autre élément que son propre cœur insatisfait.

Quand il se baigne, elle regarde dans le bassin étincelant émerger sa tête. Il avance vite, par poussées brusques, puis se retourne et semble dormir.

Elle pense qu’il se baigne matin et soir, et, le travail fini, s’isole ou s’en va. On ne sait pas s’il est heureux ou mécontent que sa mère doive venir au mois de juillet. Quand Elvina a cru l’éblouir de cette nouvelle, il n’a pas même répondu un mot. « Qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse ? » répète Sylvain. On a parlé de rafistoler la cabane et de la repeindre. Mais il n’a rien dit. Estelle se persuade que l’orgueil le change ; qu’il ne souffre plus rien de commun entre eux. Il veut sans doute la remettre à sa place, lui rappeler qu’elle est fille de pauvres gens. Mais ces pauvres gens, il a été bien heureux de les trouver ! Où serait-il sans eux ? Et elle rougit, les lèvres à la fois serrées et tremblantes ; quand il reste des après-midi entiers couché sur la dune, elle souffre en silence, sourdement travaillée d’inquiétude et de jalousie.

Michel ne voit rien. Il a passé près de sa petite compagne sans la regarder. Il s’étend pour se sécher dans le sable chaud. C’est hier qu’il avait toutes ces idées noires mais non maintenant où il voit l’avenir ouvert, l’éblouissement de la vie. Ce séjour de sa mère qui lui a inspiré au premier moment un sursaut de crainte, son rêve peu à peu en prend possession, changeant devant lui la couleur du monde. L’été qui vient s’étend comme un grand pays merveilleux. Sa mère lui semble transfigurée, aimante, sincère. Depuis que l’abbé a laissé percer le désir de les séparer, il a le geste instinctif de se ranger près d’elle. Cette escarmouche éclaire son cœur. L’heure approche où il saura ce qu’elle lui cache. Contre les dangers qui l’environnent, ombres confuses, il se sent de force à la protéger. C’est à lui désormais qu’elle fera confiance. Il ne peut détacher ses yeux de cette plage où elle marchera ; de ce promontoire de sable et de pins où ils iront ensemble s’asseoir. Que ce sera bon ! Du calme enfin, de la paix entre eux ! La mer brille et pousse lentement ses petites rides sur le rivage. Il se retourne, la peau cuisante, son jeune corps dévoré par la brûlure du soleil. Dans l’assoupissement de tout son être, il n’a plus conscience que de ce rêve enfoui en lui, contre lequel son cœur se blottit, comme fait l’enfant qui s’est endormi pressant dans ses bras le jouet qu’on vient de lui donner.

Puis ce foyer de joie s’apaisa, soit que les premières impressions eussent été trop vives, ou que son imagination se lassât un peu. Mais la merveilleuse lumière du printemps chassait les rancunes, étouffait sous ses voiles d’or les mauvais levains qui fermentent dans les ténèbres. Sa grande souffrance se diluait dans la symphonie de bonheur du monde.

Ainsi étendu, brûlé par le sel et par le soleil, il n’était plus qu’un adolescent engourdi de songes. La solitude d’une petite baie lui semblait une oasis de paix merveilleuse. Tout lui parlait sourdement au cœur. Dans le sable coulant entre ses doigts, il rassemblait des débris fragiles comme de la porcelaine écrasée. L’hippocampe, semblable à un pion d’échec, éveillait en lui de confuses idées d’art, de bibelots, de choses sculptées. Des images de l’Odyssée flottaient dans son rêve. Quand l’abbé Danizous lui avait parlé de ces peintures représentant une déesse de la mer, debout sur un char attelé de chevaux marins, c’est la tête de l’hippocampe qu’il leur avait vue, mais énorme, soufflant l’écume par des naseaux que battaient les vagues, et avec d’étranges crinières ruisselantes.

Ainsi, tout ce qu’il avait sous les yeux enrichissait le peu qu’il savait, donnant à ses lectures d’enfant élevé en pleine nature la substance de ces choses touchées chaque jour, et qui lui causaient à son insu un plaisir plus profond au fur et à mesure qu’il y incorporait une vie poétique.

Il avait aussi une prédilection pour ces coquilles légères, sortes de pétales recourbés, teintées à l’intérieur d’un lilas rose et glacé d’argent. Ces petites conques semblaient feuilletées dans une pâte exquise. Elles étaient aussi légères que ces sous de nacre, les monnaies du pape. Il ne savait pas qu’elles avaient la nuance des fleurs exotiques, ces orchidées fragiles et coûteuses comme nos vanités. A ces frêles coquilles, pour être précieuses, il ne manquait que la rareté. La libéralité de la mer, si riche qu’il lui est indifférent d’abandonner où passe son flot une frange de trésors, en avait jonché la pente sableuse. Michel les regardait étinceler de sel au soleil. Quand il en avait ramassé plusieurs, il ne savait laquelle préférer. Celles qui étaient enfoncées dans le sable humide, il les déterrait et les lavait au bord du bassin. Son plaisir était aussi de les plonger dans les flaques d’eau tiédies sur la plage chaude. Accroupi, les jambes brûlées de sable et de sel, il regardait s’aviver les teintes, les couleurs reprendre, au contact de cette mer qui les avait fardées de ses reflets, une vie nouvelle et miraculeuse.

Les jours où Sylvain allait seul au parc, pour charger deux ou trois cents tuiles qu’il arrachait des collecteurs avec un crochet, Michel s’amusait parfois à assembler sur le sable les coquilles éparses autour de lui, formant sur la petite plage solitaire une croix, une ancre, un singulier goéland rose aux ailes immenses.

Jours tranquilles, printemps abondant de lumière heureuse. Il attendait. Le temps où des débats douloureux possédaient son âme semblait éloigné. C’était en lui une grande espérance ou plutôt une suspension de tout ce qui était mauvais, grondant, ivre de rancune.

Il n’emportait pas de livre avec lui en ces heures où il passait du soleil à l’ombre, étendu tantôt sous un pin, tantôt sur le sable. Il fermait les yeux. C’était à ces moments où s’abolissait le sens de la vue qu’il respirait le mieux les parfums, odeurs de résine mêlées à celles de la terre chaude. Un bruit mystérieux de branches froissées annonçait la houle des senteurs marines, grande marée aérienne inondant la face de la terre d’un souffle salubre. Il la recevait comme une algue du rivage se baigne dans la vague. Les sensations qui le pénétraient étaient joyeuses, de la joie associée à la plénitude du bonheur physique. Ainsi allongé, les yeux clos, percevant les vibrations infinies de l’air et de la lumière par ce sens admirable répandu sur tout notre corps, il avait l’impression de s’abandonner sur le cœur odorant du monde.

X

Il y eut, au début de juin, par l’intermédiaire de la sage-femme, une série de lettres et de contre-ordres qui trahirent les hésitations de Laure : « Il ne fallait pas dire qu’elle viendrait, » répétait Elvina furieuse, qui avait transporté à Piraillant un sac rempli d’ustensiles. La cabane avait été remise en état. Enchâssée dans un rang de masures passées au goudron, mais déteintes, couleur de rouille, la petite case gris clair se voyait de loin.

Quand Laure annonça enfin sa venue, non à Piraillant, mais dans un hôtel de la même côte, distant seulement de trois kilomètres, Michel, repris par sa timidité et par ses défiances, éprouva un soulagement. Il pourrait du moins se ménager des silences, des haltes loin d’elle.

Comme les grands travaux prenaient fin, la plupart des parqueurs allaient à la pêche. Le détroquage était terminé, ainsi que le transport des petites huîtres, recueillies avec soin au fond des casiers, et qui ensemençaient dans les parcs un bassin spécial.

C’était la saison où l’on entend, le long de la plage, retentir les coups de marteau sur les vieilles pinasses que l’on répare. Le coaltar fume dans les marmites à trois pieds sous lesquelles on pousse du bois. Albin, au bas d’un talus, repeignait son chaland. Accroupi, il passait sous la quille soulevée par deux piquets une couche de goudron lustré comme l’aile du corbeau. Son pinceau était fait d’un paquet d’étoupe emmanché à un long bâton.

— Quand un chaland est bien entretenu, il y en a pour une vie d’homme, disait le vieux Biscosse.

Le moment venait de garnir à nouveau les collecteurs. Les tuiles blanchies séchaient au soleil. On les avait alignées par couches, formant des cubes, entre les rangées de hangars qui servent de voileries et les piquets où les filets étaient accrochés. Les fosses de chaux vive, trous profonds qui s’espaçaient sur l’esplanade, remuées, souillées, étaient presque vides.

On discutait sur le meilleur moment de poser ces tuiles. Biscosse se montrait toujours le premier à les mettre en place. C’était un homme hardi à l’ouvrage. Les autres, un peu plus tôt, un peu plus tard, finissaient par se décider. Chaque pêcheur suivait son idée.

L’année précédente avait été mauvaise. Il y a sur les parcs, comme dans les champs ou les vignobles, les bonnes et les médiocres récoltes. On ne sait pas pourquoi le frai se dépose mal. « Le meilleur moment, rabâchait Elvina, était la maline de la Saint-Jean. » Et elle houspillait son homme, négligent, toujours en retard pour le travail, et qui, le soir, pêchait le rouget.

Comme ils posaient, dans le seul parc de l’île-aux-Oiseaux, près de huit mille tuiles, les Picquey faisaient pendant plus de trois semaines des « voyages » pour les transporter. Les deux hommes mettaient parfois la nuit un filet à l’eau. Michel, silhouette noire, à la proue de l’embarcation, son tablier de ciré noué sur son pantalon, « levait » lentement, tirant le long chapelet de lièges, tandis que Sylvain ramait par coups retenus. La corde ruisselante remontait le long du bordage ; et dans le filet alourdi d’eau, ramenant des paquets de goémon, des débris de bois, de loin en loin brillaient, escarboucles, les rougets qui donnent à peine deux ou trois faibles coups de queue pour mourir au fond de la barque. Quand Michel, courbé, arrachait chaque poisson de la poche qui l’emprisonnait, la lanterne éclairait des flancs incendiés de pourpre et des yeux vitrés.


Lorsque le bateau qui l’amenait quitta le débarcadère, Laure se sentit infiniment seule. Arcachon était grouillant de robes claires, avec une nuée de canots de plaisance à l’ancre, d’un blanc de nénuphar, étincelants de bordages vernis, d’acajou, de cuivres : bibelots précieux, flottille de plaisir en ces mois d’été où le bassin n’est plus qu’une coupe offerte aux régates. Que venait-elle faire ? N’y aurait-il personne pour la reconnaître ? Elle dévisageait sur le pont des couples assis ; un jeune homme, tête nue, braquait des jumelles. La réverbération de l’eau l’aveuglait. C’était le soir. Elle ne regardait pas Arcachon éclairé en face par le soleil. Son visage était tourné de l’autre côté ; vers le phare profilé à contre-jour, colonne grise, sur un ciel blond. Autour de chaque embarcadère, ses beaux yeux fouillaient la lisière sale des baraques en planches. Tant de misère lui répugnait à la fois et la rassurait ! Elle avait posé, comme une émigrante, ses bagages autour de son pliant, une grosse valise et un sac de cuir.

Le Courrier du Cap longeait maintenant la rive ouest du bassin. Laure regardait passer des mamelons plantés de pins, de petites baies. Comme le bateau glissait près de la terre, elle distinguait les cases grises des parqueurs adossées au talus de sable. Ainsi entrevues, en cet été 1910, ces dunes semblaient bien solitaires, avec les loques de masures glissant à leur pied, et les petites anses où la triple ondulation du sillage soulevait la flottille noire des pinasses à l’ancre.

Laure avait l’impression très vive que tout cela était la vie de Michel. Qu’allait-elle devenir dans ce domaine où elle n’avait jamais pénétré ? Sa pensée alla vers son mari qui avait dû passer à Paris la veille, en route pour Bruxelles et pour la Hollande. C’était un soulagement de sentir la distance s’allonger entre eux. Là où il était, pouvait-il la voir assise près de ce rouf, son voile brun au vent, à côté de la valise qui couchait sur le pont un rectangle d’ombre ? Ou plutôt, s’il l’avait vue, se serait-il douté de ce qui l’amenait ? Elle lui avait seulement dit qu’elle allait se reposer quelques jours au bord du bassin. Il n’avait fait aucune objection. Quand elle lui parlait du bien-être que c’était pour elle de s’asseoir au milieu des pins, il souriait, l’esprit bienveillant, ne voyant rien d’extraordinaire à ce qu’elle cherchât précisément le plaisir qu’il aurait préféré lui-même.

Comme il lui semblait incroyable de l’abuser si facilement ! Cela s’était fait sans aucun plan. Parce qu’il haïssait le monde, il lui savait gré de vivre presque toujours seule. Il chérissait, lui, son indolence et tout ce qu’il pensait de sa femme se résumait dans l’enchantement de la retrouver fidèle à lui sourire et à l’accueillir, rayonnante à ses yeux du pouvoir d’embellir sa vie.

Elle savait si bien le chloroformer ! L’amour avait été pour elle le grand secret de l’existence ; si elle l’avait fait naître, avec tant de chaleur, dans deux hommes si différents, c’est que sa vocation était de charmer et de se complaire dans cette jouissance. Elle, si incapable en toutes choses, et qui eût été dans les difficultés matérielles bientôt désarmée, comme elle se sentait guidée, infaillible, dans tout ce qui touchait à sa vie de femme. C’était comme un don caché de son être, d’où procédaient la grâce, le sourire et l’illusion. Que Marc fût un homme supérieur et possédât toutes les qualités qui lui échappaient, cela ne l’empêchait pas, avec elle, d’être le plus faible des hommes.

Puisqu’il ne savait pas, ne saurait jamais, quel tort lui faisait-elle ? Qu’elle fût là, ou ailleurs, c’était le même mensonge apitoyé, où elle n’était pas loin de voir un mérite, avec l’étrange faculté qu’ont les femmes de dissoudre dans leur esprit le point de départ. Comment retrouver, sous tant d’impressions superposées, son « moi » véritable ; l’être qui se révéla dans une impulsion, au feu d’un amour, et que le temps a étouffé, qui s’est peut-être sous ses alluvions détruit tout entier, il n’est pas plus en notre pouvoir de le ranimer que de faire revivre l’enfant que nous fûmes : Laure, posée sur ce pont comme une hirondelle, scrutait en vain dans sa conscience cette place trop lointaine.

Combien Michel l’eût aimée, si son être n’avait été empoisonné par la jalousie, il le découvrit pendant les jours qui suivirent. L’auberge où elle était descendue se trouvait au fond d’une petite place. Une maison neuve, témoignage de prospérité, avec une épicerie au rez-de-chaussée, avait été greffée sur un ancien bâtiment en planches ; celui-ci repeint en vert, et qui formait une aile basse, servait de salle de restaurant. Comme Laure déjeunait, le timbre de la porte jetait à tout instant sa note stridente ; la patronne familière, qui venait de lui apporter le pot au lait et la cafetière, interrompant à regret la conversation, regagnait la pièce voisine où balais et sabots pendaient au plafond ; on entendait basculer les plateaux de cuivre de la balance.

Chaque jour, refaisant à pied les trois kilomètres qui les séparaient, elle allait en suivant la plage rejoindre Michel. La première fois, elle était partie de si bonne heure que le soleil blanchissait à peine un halo de brume. C’était un matin mystérieux. Derrière l’hôtel, tout était noyé de gris, le ciel, les pins, les vallonnements indistincts des dunes. Il y avait seulement au ras du sol des bleus violets dans le vert sombre des ajoncs.

Elle avait traversé un hameau de cabanes, longé une anse où flottaient des barques ; et tout à coup, en haut d’une croupe, elle avait aperçu Michel étendu qui guettait peut-être son apparition. Quand il s’était levé, et qu’elle l’avait vu glisser dans le sable, élancé, solide, le cou hâlé et beau dans son tricot, elle avait senti battre son cœur.

— Mon petit… mon petit… Je suis si heureuse !

A peine reconnaissait-elle ce grand fils qui tendait vers elle une figure figée par l’émotion. Sa vie nouvelle l’avait transformé. Elle ne pouvait comprendre que six mois l’eussent changé si profondément, interdite de ne plus retrouver l’enfant qu’elle avait laissé, mais un adolescent au regard viril, presque un homme.

— On est bien ici… Tu me conduiras dans les jolis coins, disait-elle, avec un sourire hésitant, cherchant à deviner sur le visage de Michel ce que l’abbé avait pu lui dire.

« Il ne sait rien, » pensa-t-elle en voyant monter dans les yeux clairs un éclat de joie.

— Tu es content… Nous allons être si tranquilles.

Comme elle parlait, tournant à chaque instant la tête vers Michel, elle fut frappée par la saillie des pommettes et la carrure des maxillaires. Elle reconnaissait aussi les cheveux d’un blond sombre, rejetés sur la tempe ; et encore dans la cassure du menton, dans certains gestes, quelque chose d’un être presque oublié dont la survivance soulevait en elle une émotion sourde.

« Comme il lui ressemble, » pensa-t-elle à plusieurs reprises. Mais ce n’étaient que des lueurs qui fouillaient, intermittentes, au fond d’elle-même. Elle chercha péniblement une image d’homme qui lui échappait, essaya de revoir, de comparer, et ne trouva rien.

Ils longeaient le rempart et montèrent un petit escalier fait avec des rondins. Le soleil dissipait les brumes. Il y avait du bleu dans le ciel, un peu de bleu lointain, mais pur, deviné derrière les vapeurs flottantes. Le sable prenait la couleur des fleurs du pêcher. Les brises leur jetaient au visage un goût de résine et de rosée. Au loin passait une petite voile blanche comme un papillon de la mer.

Laure s’appuyait au bras de son fils. L’illusion du bonheur les enveloppait. Depuis le jour où Biscosse l’avait insultée, elle s’était juré de ne revenir jamais à Arès. Le port où elle avait erré, humiliée, lui inspirait une répugnance insurmontable. Pour rien au monde, elle n’eût voulu revoir l’abbé Danizous. Le souvenir de leur entretien la bouleversait. Ce n’était pas seulement la honte de l’aveu, mais un sentiment de pitié pour elle, pour Michel, mêlé d’une crainte superstitieuse.

Tout cela était loin, Arès invisible à l’horizon. Laure regardait le rempart, les masures serrées dans un petit vallon de sable où venaient mourir des monticules roussis de plaques de bruyère. La cabane était ouverte. Elle entra, sortit, entraîna Michel dans les ruelles. Devant les portes, sous les treilles réunissant les toits misérables, des femmes assises réparaient des voiles ; des taches d’ombre et de soleil tremblaient autour d’elles.

En un quart d’heure, elle eut tout vu, le port, le figuier au-dessous duquel s’étageaient, sur des gradins de bois peints en vert, des géraniums d’un rose vif.

Pour le déjeuner, qu’une pêcheuse prévenue la veille apporta dans des plats couverts, Michel transporta la table sous les acacias plantés au bout du rempart.

— Non, je ne lui parlerai pas tout de suite, nous avons le temps, pensa-t-il à plusieurs reprises dans l’après-midi. Il la contemplait, assise dans le sable chaud. Avec son voile marron enroulé autour du cou, sa robe lâche relevée sur ses chevilles, elle s’était adossée au pied de l’escalier. Il la regarda ouvrir son sac, tirer son ouvrage. Les reflets du plein air jouaient dans ses yeux, sur son visage couleur de blé mûr. Il feignait de somnoler et elle lui parlait en sautant d’un sujet à l’autre, s’interrompant pour lui sourire.

Le soir, ils allèrent sur un promontoire de sable d’où ils dominaient la petite baie et un long rivage que baignait l’air empoussiéré d’une nacre brillante. Laure était assise, une veste jetée sur ses épaules, et Michel étendu presque sur sa robe. Elle regardait à son poignet la montre dont il ne l’avait pas encore remerciée. Au-dessus d’eux, des questions planaient, que l’un et l’autre voulaient éloigner, remettre, demandant obscurément grâce en ce premier jour.

— Enfin, pensait-il, elle est venue !

Comme il se retournait sur le tapis d’aiguilles, elle attira sa tête sur ses genoux et le retint longtemps embrassé.


Il y avait près de deux semaines que Laure était installée sur cette côte. Michel l’avait raccompagnée en barque au soleil couchant. Puis il était revenu à Piraillant. Un pêcheur qui nettoyait son filet sur la plage, l’avait vu entrer dans la cabane, sortir, puiser un seau d’eau. Puis il avait mangé une poignée de coquillages, assis sur le banc.

La nuit était venue. Le fils de Biscosse, qui avait balayé devant sa porte des aiguilles de pins, y mettait le feu. Il remuait avec une fourche le tas embrasé ; la fumée, emportée par le vent, sentait la résine, et les gerbes d’or s’envolaient.

C’était une de ces chaudes soirées de juillet que les pêcheurs appellent un « temps de sole », parce que cette pêche veut un ciel couvert et une lune chargée de plume. Le vent du sud chassait les nuées d’orage. Michel avait fermé le volet, la porte, et pris un sentier qui filait à travers les bois. Il marcha un moment au milieu de petits pins souffreteux, tordus, à la jambe naine, qui semblent ramper dans des creux de dunes. Lorsque de temps en temps, il se retournait, ses yeux dominaient le bassin gris-bleu et quelques voiles disséminées.

Ce n’était pas la première fois que sa souffrance intérieure le poussait à ces longues marches. Le bois obscurci où il s’enfonça lui soufflait au visage une haleine de four. Il se représenta sa mère dînant dans la salle éclairée du petit hôtel qui ouvrait sur la place. Elle ne lui avait jamais proposé d’entrer. Chaque soir, comme il la raccompagnait, elle avait une façon de ralentir le pas avant l’arrivée qui l’avertissait de la laisser seule.

Ou bien elle s’arrêtait, barrant le chemin, faisant en hâte ses recommandations pour le lendemain, sans doute par crainte d’éveiller les soupçons des gens de l’hôtel.

— Dîne bien, disait-elle, en l’enveloppant d’un tendre regard.

Il se taisait comme malgré lui, il tendait sa joue.

Une subite tristesse l’envahissait après qu’il l’avait quittée. C’était fini ! Que la soirée serait longue ! Il se sentait las. Encore cinq ou six jours peut-être et elle partirait, le laissant plus désemparé, avec cette grande brûlure au cœur. Car l’affection qui montait en lui étouffait même sa colère ; il lui pardonnait tout, et jusqu’à son reniement quotidien, tant qu’elle était là.

Se pouvait-il qu’elle fût ainsi insouciante, cette mère qui posait parfois sur son front une main si douce ? Se pouvait-il qu’elle fût incapable de sincérité et d’attachement ? Il y avait en elle une nature mobile et légère ; mais une autre aussi, qui éteignait parfois ses yeux, penchait son front, faisant d’elle à certaines heures une créature inquiète et craintive. Il se rappelait un soir où, entrant soudain dans la cabane, il l’avait trouvée qui pleurait ; penchée au-dessus de la table, le visage dans ses mains, elle avait les doigts ruisselants de larmes ; et devant ces sanglots qui l’étouffaient il s’était enfui, pressentant qu’elle pleurait sur elle et sur lui, sur ces journées lumineuses qui allaient finir, ne reviendraient peut-être jamais, et dont la fuite lui laissait dans l’âme un découragement infini.

Maintenant, dans la familiarité de leurs causeries, elle parlait un peu plus d’elle, mais seulement de son enfance, se repliant sur sa vie de femme, muette, attristée. Elle non plus ne semblait pas avoir de famille. A peine se rappelait-elle sa mère, morte très jeune de la fièvre jaune. Son père, fonctionnaire colonial, qui avait longtemps vécu à la Martinique, puis au Soudan, n’apparaissait que pour disparaître, s’arrêtant quelques jours à Bordeaux où sa fille restait en pension. Depuis qu’il s’était remarié, sa femme, jalouse, et qui avait eu trois enfants de suite, l’avait détaché du premier foyer. A travers ce qu’elle lui disait, il entrevoyait des querelles, une jeunesse triste et emprisonnée ; ce mariage enfin sur lequel sa mère se taisait :

— Tu ne peux pas savoir !

Le mari, dont l’invisible présence pesait sur leur vie, il aurait voulu qu’elle le détestât. Michel avait cru qu’elle le redoutait, comme s’il lui appartenait d’exercer sur elle et sur lui une vengeance mystérieuse. Et sans doute, elle en avait peur ! Mais tandis qu’il ne la quittait pas des yeux, une vérité plus cruelle lui apparaissait : cet homme qui n’était pas son père, sa mère l’aimait ! Il ne pouvait rien pour l’en détacher. C’était son supplice qu’elle le défendît, en phrases fuyantes, le disant toujours meilleur qu’elle et plein de bonté :

— Tais-toi, mon petit !

Michel souffrait. Il se représentait douloureusement entre elle et lui une image d’homme. Une jalousie violente l’avait envahi ; mais dans le silence de sa mère, il lui semblait entendre autre chose, un mystère plus profond et presque infini.

Pendant ces quinze jours, où elle avait laissé échapper des phrases vagues, contradictoires, visiblement mêlées de mensonges, il n’avait pas eu la force d’insister ; peut-être craignait-il de la faire fuir, pressentant qu’elle lui donnait par son regard, par son sourire, tout ce qu’il pouvait attendre de plus doux au monde.

L’orage grondait sourdement. Le sous-bois était obscur, mais Michel apercevait des nuages qui passaient sur la lune et disparaissaient. Sur ce fond d’argent éclairé, créant tous les accidents de l’ombre et de la lumière, c’était la grande fantasmagorie des ciels gris et noirs.

Michel redescendit vers le bassin. La mer était haute et le vent fraîchissait. Il marcha un moment sur le talus vallonné qui forme corniche au-dessus de la plage. Il ne revenait pas à Piraillant. Une force le poussait d’un autre côté, vers l’hôtel autour duquel il avait déjà rôdé la nuit précédente. Laure ne l’avait pas su. Peut-être, cette fois encore, ne la verrait-il pas ? Mais que pouvait-il faire d’autre pour apaiser cette impatience de s’occuper d’elle qui le chassait, en pleine nuit, de sa misérable tanière.

L’aile basse de l’hôtel était éclairée. Les trois portes-fenêtres de la salle à manger avaient été laissées ouvertes, et une suspension brillait, au-dessus d’une longue table à moitié desservie, où quelques personnes restaient accoudées. On voyait des débris de pain sur la nappe, et un compotier rempli de poires. Michel se glissa dans l’ombre entre les arbres.

Elle était assise, lui tournant le dos, les épaules enveloppées d’une écharpe à longues franges qui tombait presque jusqu’à terre. Il vit qu’elle feuilletait un livre, se levait, s’appuyait au montant de la porte ouverte.

Comme le regard de Laure parcourait la place, Michel recula. L’avait-elle aperçu ? Son cœur battait à coups violents. Il y avait là un bateau-ponton, carapace gondolée et peinte, percée d’un tuyau, qui servait de maison d’habitation. Les hublots enchâssés dans le rouf ne laissaient passer aucune lumière. Michel s’accroupit, demeura un moment caché. Quand il se releva, la salle était vide, et sa mère avait disparu.

Alors il fit le tour de la maison, s’assit sous un pin, les yeux fixés sur une fenêtre. Toute son âme se tendait vers elle.

C’était à ces moments où il la sentait proche, sans qu’elle pût le voir, qu’il prenait sa tête dans ses mains. Tout à l’heure, quand elle s’était montrée sur le seuil, il avait été exaspéré. Dans ses yeux montait la haine du pauvre qui n’ose pas s’approcher du riche.

— Bâtard, bâtard !

Un moment, caché dans la nuit, il avait pleuré, comme cet autre soir où les sanglots l’avaient secoué au fond du bûcher. Mais, en même temps, son cœur fondait parce qu’elle était là ; et s’il se penchait, écrasé, ce n’était pas à cause du monde et de l’injustice, mais parce qu’il se sentait impuissant à la retenir.

— Si elle voulait…

Il regardait fixement devant lui et un sentiment de force gonflait tout son être.

Lorsqu’il revint, le ciel était toujours couvert et aucun souffle ne ridait le bassin inerte. Le hameau de marins dormait. L’atmosphère de la cabane chauffée tout le jour par le soleil et la réverbération de l’eau était étouffante. Michel traversa la cuisine obscure et ouvrit la porte d’une des deux chambres jumelées, cellules de planches qui sentaient le pin et le goudron. L’espace libre entre la cloison et le grand lit couvert d’une toile à carreaux était si étroit qu’on pouvait à peine placer une chaise. Il se jeta en travers sur la paillasse, poussa le volet, s’assoupit un quart d’heure à peine, tout habillé, puis rouvrit les yeux…

Il n’était pas encore une heure, et la lune se dégageait des nuages quand il ressortit. La mer avait beaucoup baissé et il reconnut, penchée sur le sable, son grappin traînant au bout d’une corde, la pinasse que Sylvain lui avait laissée. Il la poussa des deux mains et la mit à flot. Puis il remonta pour chercher les appareils dans la petite pièce, débarras rempli d’engins de pêche, de vieilles bouées, où il avait serré la voile et les avirons.

Ce fut seulement dans le chenal de l’île qu’il trouva la brise. Il s’était étendu au fond de la barque, la tête appuyée à la paroi, tirant des bordées. Quand la voile inclinée « ronflait », et qu’il lâchait lentement l’écoute, au bruit de l’eau jaillissant contre le bordage, cette sensation de vitesse et de liberté lui faisait du bien. Il longea un désert de sable bordé de parcs découverts. Un courlis lança son cri aigu.

— Tourlit… Tourlit…

Près d’une clôture, il jeta le grappin et s’allongea enfin pour dormir, roulé dans la voile. Il ne s’assoupit pas tout de suite mais ferma les yeux, les rouvrit. La lune brillait, et les étoiles, diamants épars dans ce coin du ciel. Les vases lui apparurent toutes glacées d’argent et les lattes se profilaient noires. Les rubans d’algues indiquaient le vent. De temps en temps, « floc », un mule sautait. Puis tout se brouilla, le grondement de l’océan, le cri sauvage des goélands dans ces grands espaces lunaires. La note filée d’un courlis fusa de nouveau sans qu’il l’entendît. La joue appuyée sur sa main, la bouche entr’ouverte, il s’abandonnait seul dans sa barque, petit point noir posé comme un oiseau de mer sur le bassin vide.


Ce jour-là, au repas de midi qu’ils prenaient ensemble sous les acacias, Laure regarda son grand fils avec inquiétude. Elle ne lui avait jamais vu ces yeux ensommeillés de fatigue et ces traits creusés. Il venait de se baigner et rejetait en arrière ses cheveux humides. Le soleil de juillet blanchissait le ciel. Et elle restait accoudée, le visage tourné vers la mer pailletée d’argent, infiniment lâche devant la nouvelle qu’elle ne pouvait plus tarder à lui annoncer.

Au premier mot, elle vit que sa bouche se contractait :

— Jeudi… c’est-à-dire après-demain !

Elle eut un geste désolé.

— Voilà déjà plus de quinze jours… le temps passe vite.

Comme il éclatait d’un rire sec, elle alla s’asseoir à côté de lui, l’embrassa, le suppliant de ne pas augmenter son chagrin. N’était-elle pas la plus malheureuse ? Michel était jeune, libre. Il avait devant lui toute la vie…

Elle avait posé sa main sur son bras. Il la repoussa. Le chagrin l’étouffait. Depuis la veille, il pressentait qu’elle allait partir, rien qu’à la manière dont elle souriait, tant cet enfant violent et sauvage avait l’instinct des choses du cœur. Il ignorait trop le monde pour discerner quelle angoisse secrète peut être cachée sous l’aisance des manières et la grâce exquise, ressources suprêmes des femmes dans les moments les plus difficiles. Mais un éclair sautait à ses yeux. L’homme qu’il haïssait, maître tout-puissant, la lui reprenait. Cette fois encore, il était joué.

La tendresse refoulée de son âme s’embrasa soudain d’une telle fureur que ses mâchoires tremblèrent.

— Ce n’était pas la peine de venir.

Puis :

— Vous avez toujours eu honte de moi !

Lui aussi, emporté par la haine qui n’est que l’autre face de l’amour, il la reniait. Tout ce qu’il s’était promis de cacher, tant de griefs accumulés, il les lui cria :

— Moi, je donnerais tout pour vous, j’aurais travaillé pour vous faire vivre. Mais quinze jours, c’est plus que vous ne vouliez ! Il vous tarde de repartir. Ah ! j’aurais mieux aimé ne vous voir jamais…

— Michel, tu me fais beaucoup de peine !

Les mots s’étranglèrent dans ses larmes. Il ne la regardait pas. La tête à la baraque brûlante, elle pleurait. Le nœud lâche de ses cheveux avait glissé sur sa nuque, et ses bandeaux à moitié défaits, elle renversait son visage charmant mais tellement meurtri et épouvanté que la bouche avait l’expression d’un masque tragique.

Ce fut une heure terrible — une heure qui la laissa tremblante et brisée comme si l’orage qu’elle croyait bien loin fondait sur leurs vies. Non qu’elle n’eût jamais imaginé des violences et des catastrophes ! Il y avait eu des moments où l’angoisse la tenait éveillée la nuit. Mais c’était Marc qu’elle redoutait dans sa crainte affreuse d’une dénonciation, rassurée pourtant par l’idée qu’elle saurait se justifier, nier, le convaincre, confiante dans le mystérieux pouvoir de l’amour pour repétrir, plus réelle que la vérité, son image adorée dans ce cœur d’homme. A force de vivre dans la crainte des événements, elle n’y croyait pas. Elle ressemblait à tant d’autres gens qui dorment, paisibles, au pied du volcan dont les grondements ne les troublent plus. Et le malheur venait maintenant, comme il vient toujours, imprévu. Car c’était devant Michel qu’elle tremblait, aveuglée de larmes. Sa voix emportée la secouait :

— Quand vous m’aurez dit qui est mon père, ce sera fini. Vous pourrez faire ce que vous voudrez. Seulement, je veux, j’ai le droit !

Elle le regardait, épouvantée. Ces cris d’un cœur gonflé de révolte, elle les avait déjà entendus. Elle se sentait heurtée, bousculée, prise de la même défaillance qu’elle avait jadis éprouvée quand Daniel voulait se tuer. Son masque dilaté, l’éclat de ses yeux, c’était bien cela… Elle le revoyait, à ses genoux, rongé à la fois par la passion et par le regret. Le remords qu’il ne pouvait plus refouler arrachait à son cœur des mots tyranniques.

— Je ne veux pas qu’il sache jamais… Promettez-moi…

Elle tendait ses mains à Michel, et d’une voix suppliante :

— Je ne peux pas te dire !

C’était sa destinée d’être jetée au milieu de tous ces violents. La tête appuyée à la cabane, elle revivait les heures affreuses où Daniel aussi, fou de chagrin, l’avait repoussée. Il restait parfois plusieurs jours sans qu’elle le revît, puis reparaissait, ramené vers elle par une force dont il avait honte. Il avait bien fallu son désespoir pour lui révéler combien elle était coupable. Car Daniel aimait Marc. Il le trahissait, les yeux fermés, s’enfuyant ensuite avec horreur comme s’il venait de commettre un crime. C’était elle qu’il accusait déjà en secret, la détestant d’avoir été faible, inconsolable devant le meilleur de lui-même souillé et perdu ; et avec lui, ceux qui restaient la condamneraient, son mari, Michel, puisqu’elle avait, sans cesser d’être tendre et compatissante, ruiné tant de choses.

Michel s’acharnait :

— Voulez-vous que je passe toute ma vie sans savoir même qui est mon père ?

— Attends seulement…

— Vous me le direz, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même.

— Ne crains rien. Aie confiance en moi.

Elle avait mis sa main sur sa tête, l’attirait contre elle, murmurant des mots d’espérance. Tout à l’heure, prise d’une terreur folle, elle aurait bien voulu partir tout de suite. Mais elle s’oubliait maintenant, elle pensait à lui, navrée à la vue du chagrin qui le dévorait, élargissant encore cette détresse de toute l’amertume de ses souvenirs.

— Ne te fais pas de peine, mon petit. C’est impossible que je reste ici ni que je revienne. Mais pourquoi ne viendrais-tu pas à Bordeaux ?

L’air embrasé tremblait sur l’eau. Il avait tressailli et regardait au loin, les yeux dans le ciel. Un bateau de course passait, sa haute voilure blanche à peine inclinée, resplendissant dans la lumière.

— Tu m’entends, Michel, murmurait Laure, les yeux pleins de douceur, d’attente et de prière. Ce travail des parcs, c’est une folie. Tu continuerais à t’instruire. Je pourrais te voir…

Il sentait son bras autour de son cou et ne se dégagea pas. Elle parlait de la vie qu’il menait ici, représentant qu’il n’était pas fait pour ces travaux rudes, invoquant l’avenir, rêvant, suppliant, étourdie elle-même par mille chimères. Le souvenir de l’abbé Danizous traversa soudain son esprit et elle pâlit. « Non, il se trompe, » se disait-elle, impatiente d’arracher Michel à cette existence et de le reprendre. L’idée de le faire venir à Bordeaux ne l’effrayait plus. Depuis qu’elle l’avait vu si malheureux, elle voulait seulement le rapprocher d’elle.

Il l’écoutait sans bien l’entendre, l’imagination le transportant déjà dans une autre vie ; tout résonnait dans son âme, rumeur lointaine d’un monde inconnu. Mais elle vit soudain une ombre passer sur sa face :

— Je ne veux pas aller en pension, cria-t-il en se soulevant. Être enfermé, je ne pourrais pas !

En vain s’efforçait-elle de le calmer, de le retenir. Le souvenir des insultes reçues courait dans son sang. Là-bas, comme ici, il serait misérable et seul :

— Laissez-moi tranquille.

Il se dégagea, parcourut d’un regard le ciel et la mer, et rentra brusquement dans la cabane.

— Mon Dieu ! gémit-elle.

La porte était restée ouverte. Elle se leva deux ou trois fois, vit qu’il s’était couché sur son lit, la tête dans son bras. L’obscurité de la petite chambre, au volet fermé, était seulement rayée de quelques fils d’or.

Alors elle revint s’asseoir sur le banc, accablée, sans forces. Une heure passa, dans le bourdonnement confus de l’été ; et tout flambait, le bleu-gris du ciel, le sable, les baraques, l’eau fourmillante d’étincelles. D’un pas lassé, elle fit le tour de la cabane, monta des ruelles, redescendit ; sa tête touchait presque les énormes raisins de Malaga qui pendaient aux treilles ; et elle allait dans ces couloirs plafonnés de verdure, errante, indécise.

Hameau de marins, silencieux, paisible, dans un hémicycle de pins, devant sa plage de sable rose. A cette heure, il était désert, les pêcheurs travaillant au large. Il ne restait que quelques vieilles, toutes cassées, se traînant à petits pas le long des cabanes, ou se chauffant, assises près des portes, sur des bancs de bois.

— Que je souffre ! soupirait-elle.

Comme tout ici était tranquille et qu’elle serait volontiers restée ! Quelque chose finissait, la pénétrant de regret et d’appréhension. L’idée de venir sur cette côte l’avait libérée pour un temps de difficultés écrasantes, et voici que renaissaient les complications, en même temps qu’elle se sentait plus faible pour les dénouer. Elle pensait à Marc, esprit élevé et plein de bonté, cœur sûr, comme si elle voyait en lui son refuge.

La chaleur accablait le pignada. Elle s’était assise sur la dune. Le soleil enfilait le sous-bois vallonné, nappé de plaques d’ombres. L’eau montante ramenait les barques au port. Laure voyait approcher les longues pinasses à l’avant cambré comme les pirogues des anciens pirates. De loin, elles ressemblaient à des fourmis. Certaines longeaient l’île basse, étendue de sables arides, sur laquelle se détachaient seulement quelques cabanes isolées et des bouquets d’arbres. Le battement des avirons allumait sur l’eau des paillettes d’or. Elle distinguait au fond de la pinasse des visages connus, parfois un homme ou une femme l’interpellait, en faisant des signes ; puis l’avant incliné de l’embarcation glissait en s’inclinant sur le sable mou.

Le soir venait. Elle redescendit vers le port. Mais dans la rangée de cabanes alignées le long du rempart, la petite case grise était close. Elle secoua longuement la porte, regarda avec stupeur son sac et l’ombrelle que Michel avait placés sur le banc. Que faire ? Où aller pour le retrouver ? Elle eut soudain très froid, puis ses joues brûlèrent. Sa peur grandissait. Elle courut presque le long du rempart, cherchant, appelant, criant, mais sans rencontrer personne.

Clémence, la pêcheuse qui la servait, savonnait du linge dans un baquet, ses manches relevées, sous sa treille que recouvrait une vieille voile.

— Vous n’avez pas vu Michel ?

Tout à l’heure, elle croyait l’avoir aperçu. Où allait-il ? Elle n’avait pas fait attention.

Laure précipitait sa course d’une ruelle à l’autre. Les yeux la suivaient. Des femmes soulevaient à son passage leurs petits rideaux.

— Il ne peut pas être bien loin !

Un marin, debout sur le port, lavait son filet, faisant voler le chevelu d’algues et de goémons emmêlé aux mailles :

— Ah ! dit-il, vous pouvez courir pour le rattraper. Puisque la pinasse est à la chaîne, c’est dans le bois qu’il s’en est allé. Ce garçon est toujours parti. Ça va, ça rôde toute la nuit, ça ne sait pas coucher dans un lit.

Dans sa face couleur de cuir, aux orbites profondes, la malice alluma soudain son œil fin :

— Il s’en va coucher dans quelque fourré, avec les renards.

Elle était déjà loin, prenait un sentier. C’était là-bas qu’il devait se cacher, derrière ces broussailles. Elle tourna dans un chemin de sable, monta, descendit, se trouva dans un garde-feu. La lumière posait sur les jambes des pins ses touches rouges et l’ombre peu à peu noyait les genêts. Elle appelait encore « Michel », mais d’une voix toujours plus faible, n’espérant plus qu’il lui répondît. Son pied s’accrocha à une racine. Elle se laissa tomber dans le sable, n’essaya pas de se relever, comme s’il était inutile d’aller plus loin et que ce fût là son dernier effort.

— Si je le retrouve, je ferai tout ce qu’il voudra !

Mais elle avait peur de ne plus le revoir, le pleurait déjà, le visage ruisselant entre ses mains. Car l’idée affreuse l’avait envahie… Lui aussi, semblable à Daniel dans ses duretés, dans ses désespoirs de chien enragé, était capable de se tuer !

Elle pleura longtemps dans la bruyère, à côté d’un arbre tombé. Elle revivait la nuit où Marc avait été chercher le corps de Daniel, l’avait ramené. Elle croyait entendre le fourgon rouler, s’arrêter ; le cortège au pas lourd, dans l’escalier, montant le cercueil ; elle revoyait Marc défiguré par la douleur, le cierge, les fleurs. Si elle avait pu tout confesser, elle l’aurait fait à ce moment-là. Et peut-être, cet enfant qui restait de Daniel, Marc, écrasé, l’aurait accueilli. Mais elle avait juré de se taire. Que pouvait-elle ? D’ailleurs, il n’y aurait pas eu de réconciliation possible avec son mari. Les choses dans cette nature d’homme allaient trop profond : c’était comme un acide qui attaque et brûle toujours plus loin ; au moment où l’on croyait qu’il avait oublié, même pour de petites déceptions, si l’on y touchait, on s’apercevait que tout était à cette place rongé et détruit.

Les étoiles fourmillaient dans le ciel plus sombre. Elle se reprochait d’être venue. « Laissez-le en paix, » avait dit l’abbé Danizous. Ces avertissements remuaient un fonds de remords. Elle se rappelait la lueur entrée dans son âme, cette pensée poignante de renoncement ; mais l’issue obscure qu’il lui montrait, cette voie où il fallait souffrir en silence, dépouillé de soi, comme on expie, elle n’en voulait pas, sentant affluer à son cœur un trouble indicible.

Quand elle se leva, la tête vide, une rumeur de houle régnait dans le bois où sa robe s’accrochait aux ronces. Elle traversa le pignada, errante sous les arbres qui, dans la clarté lunaire, se découpaient en velours noir, avec de grands bras d’écorchés. Quand elle arriva à l’hôtel, on avait éteint les lumières. Il lui fallut frapper à la porte.


Le lendemain, le soleil monta dans un ciel vert. Comme Laure allait à Piraillant, d’un pas de somnambule, elle aperçut Michel sur la plage. Elle s’arrêta tremblante et le regardait.

La nuit avait passé sur sa rancune, trêve insensible qui change parfois l’esprit et le cœur, amenant les plus rebelles aux concessions qu’ils s’étaient juré de ne jamais faire.

— Toi aussi, tu partiras, lui dit sa mère.

Ils restèrent longtemps assis côte à côte. Michel n’avait plus son air mauvais et le chagrin l’avait abattu.

Ils naviguèrent tout l’après-midi. Laure s’était étendue au fond de la pinasse dont le bois brûlait. Michel ramait. Entre les terres submergées qu’il connaissait bien, c’était tout un lacis de chenaux sur lesquels la barque filait. Une grande brise passait sur eux ; il rêvait d’un amour qui serait fort comme le vent du large et emplirait ainsi tout son être ; un amour qui aurait parcouru le ciel, les dunes violettes, froissé l’eau changeante ; un amour salubre qui lui ferait la poitrine vaste.

En face d’eux, de l’autre côté de l’eau soyeuse, Arcachon tremblait dans le poudroiement d’une atmosphère éblouissante. Ils distinguaient, comme autant de touches vives et claires, les villas posées au bord du bassin, la masse blanche du grand hôtel, un clocher d’église.

Par derrière, les ondulations revêtues de pins. Leurs teintes de bronze se muaient en des violets sombres et des bleus lointains.

Le soir, comme ils devaient se dire adieu, Michel raccompagna sa mère silencieusement. Il était tard. Le soleil couchant répandait au-dessus des bois une buée ardente. Les brasiers du ciel s’écroulaient.

Elle s’arrêta sur une pointe de sable humide, toute baignée par le reflet resplendissant. Un instant elle parut hésiter à dire quelque chose. Un espoir immense le souleva.

Mais non, elle l’étreignit seulement avec une tendresse muette qui le fit frémir.

— A bientôt, dit-elle, je te préviendrai.

Il ne résistait plus. Elle comprenait qu’il avait cédé ; mais elle entrevit ce qu’il souffrirait encore.

Après le dîner, il alla s’asseoir sur la dune, dans le bois de pins inondé par la clarté bleue de la nuit splendide. L’eau était d’argent.

Un moment, il resta courbé, sa tête tombée dans ses bras. Puis il releva sa figure ronde et volontaire sur laquelle les larmes séchaient. Il y avait dans l’air un goût de résine dont la saveur âcre le fit tressaillir. Son regard intérieur descendait au fond de sa vie. Dans son âme, il y avait le bassin gris et tous ses reflets, les pins et le ciel. Tout cela s’animait. Il entendait le goéland parler au nuage et la barque se plaindre d’être attachée. Une voile blanche s’en allait là-bas. Il écoutait comme un chant au loin, les grandes voix sourdes de l’inconnu.

XI

Michel était parti le soir de la Saint-Martin, après avoir passé chez les Picquey les bonnes fêtes de la Toussaint et du jour des Morts, où les vieilles femmes vont à l’église, le visage invisible sous leur « bénesse ». Devant l’autel de la Vierge, pendant la messe que célébrait l’abbé Danizous, voûté sous l’étole, traçant sur le calice des signes de croix d’une main décharnée, Estelle, accroupie sur une chaise basse, appelait le ciel au secours de son grand chagrin.

Depuis que son départ était décidé, Michel avait été meilleur pour elle, s’asseyant souvent à son côté au fond de la barque, pêchant au parc des coquillages dont il remplissait son panier. C’étaient tantôt des clovisses, des claques, ou encore ces « couteaux » corsetés d’un long étui gris strié de roux, qui ont leur puits foré dans la vase, soufflent des bulles d’air par un trou carré, et dont on voit, pointe d’asperge, émerger la tête. Par ces douces journées d’automne où le bassin éclaire le pays, il faisait encore bon marcher dans l’eau tiède et plonger jusqu’au coude son bras dans la boue pour en arracher, capturés dans le trou obscur, ces couteaux dont pendait la longue queue translucide et d’un jaune orange comme la mèche d’un briquet.

Estelle, sa culotte troussée, pataugeait avec Michel le long des clôtures. De la tourmente qu’il venait de traverser, il gardait une impression de fatigue qui se muait en un grand désir de repos. Adolescente hâlée par l’été, Estelle devenait chaque jour plus belle ; mais aussi rétive et meurtrie, ne pouvant plus souffrir d’être repoussée. Elle se cachait pour pleurer. L’arrière-saison les entraînant d’un cours insensible vers l’inconnu, Michel sentait s’émouvoir dans le gîte obscur de son cœur l’enfance assoupie, tant de choses vécues ensemble, mêlées, partagées, en même temps que le troublait un regret vague de ses duretés, et que l’étonnait cette source de douceur ouverte dans son être.

Un matin, étendue sur le col de la pinasse, elle séchait au soleil ses jambes pendantes. La journée était calme, le courant doux, et les courbes de l’horizon fondaient ces belles couleurs argentées et bleues sur lesquelles la lumière fait courir l’éclat de la vie. Michel, appuyé au bordage, lavait dans la mer ses pieds englués de vase. Il venait de marcher autour du parc, se cramponnant aux lattes, et une coquille d’huître l’avait coupé ; tout à coup, elle s’était redressée, les yeux agrandis : elle venait de voir sa cheville rougie de sang.

Il s’était hissé dans la barque, et tout en protestant que ce n’était rien, il l’avait laissée, agenouillée, appuyer contre elle le pied blessé, le bander fort avec son mouchoir ; et comme elle relevait la tête, il avait vu, au fond de sa « bénesse », sa figure brune et dans ses yeux tout ce qui parle au cœur des jeunes garçons.

Ce jour-là ils étaient restés un moment silencieux, assis sur le banc. Une grande étoile de mer flottait, fleur dilatée et épanouie de l’eau miroitante. Michel l’avait prise, rejetée, pêchée de nouveau ; et elle était restée entre eux, éclatante et charnue, couleur d’arbouse, peu à peu rétractée dans sa lente agonie inerte.

Les grands travaux qui reprenaient avec l’automne ne leur permettaient plus de vivre à l’écart ; le triage, les flancs étroits de la pinasse rapprochaient ces deux enfants, troublés par l’imminence de la séparation, et le reproche étouffé d’Estelle atteignait cette fois le cœur de Michel, assez bas pour qu’il en fût sourdement ému, le ramenant vers les quinze années vécues ensemble, aérées du même vent salé et adoucies en secret par cette tendresse méconnue, mouillée de l’éclat pur des premières larmes, et qui lui inspirait un désir confus de faire la paix.

Octobre avait été pluvieux, et les averses bourdonnaient souvent sur l’abri monté à la hâte, la voile rabattue en deux pans sur l’épine dorsale formée par le mât. L’embarcation se métamorphosait en une humble tente, et ils s’y blottissaient, flottant des heures sous le ruissellement qui les isolait du monde : longues attentes, dans la tiédeur de leur haleine, de leurs jeunes corps enfouis sous les vieux cirés, bercés par le clapotement de l’eau invisible, le cri des canards et la basse sourde de l’océan.

Michel entendait vaguement Sylvain grommeler. L’homme leur tournait le dos, assis sur le coffre, fouillant du regard le ciel et l’eau brouillés par la pluie. La pensée de voir partir ce garçon vaillant et courageux, au moment où il avait le plus besoin de son aide, le rendait furieux. Il se fâchait entre ses dents, avec un effort physique pour étouffer ses grossièretés, par crainte de celui qui se taisait, — couché dans le fond, le visage taciturne et les yeux ouverts — sachant qu’on ne devait pas le pousser à bout.

Le jour était loin où son fils Justin reviendrait du service, et encore parlait-il de ne pas reprendre le travail des parcs, rebuté comme tant d’autres par la vie peineuse, rêvant d’obtenir un poste tranquille. Car les jeunes avaient tous envie maintenant d’être facteurs, cheminots ou garde champêtre. « L’eau, disaient-ils, elle est trop froide. » Les filles aussi devenaient réfractaires. Plus favorisés que beaucoup d’autres, qui ne trouvaient plus d’aide dans la famille, et avaient dû laisser se perdre des parcs magnifiques, en pleine production, Elvina et lui avaient toujours accru leurs affaires, augmentant chaque année le nombre des tuiles, s’enorgueillissant de quelques milliers d’huîtres de plus dans leurs « claires » et de filets neufs dans leur voilerie. On disait de lui qu’il ne se laisserait pas couper une main pour cinq mille francs. Mais la femme s’alourdissait, geignait davantage, devenue casanière, travaillée du désir sournois de faire « souquer » les autres à sa place. Pour tous les deux, le départ de Michel était un coup rude ; non seulement perte d’argent, mais déconvenue, froissement de ne plus se sentir indispensables, fureur de perdre une longue illusion féconde en ces rêves illimités qu’inspirent les rapports du pauvre et du riche. Ils avaient toujours nourri l’idée d’une récompense qui équivaudrait à une fortune. Car les marins qui parlent chaque nuit de « faire un grand coup », vivant dans l’espoir de tomber « en pleine mitraille de poissons » et de hisser dans leur barque, dût-elle en couler, des filets gonflés et grouillants, ont souvent la même fougue d’imagination que le prospecteur qui fouillerait la terre de ses ongles pour déterrer une parcelle d’or.

Au fur et à mesure que les jours passaient, Sylvain harcelait Michel plus durement, mais en sourdine, étant toujours celui qui mord par derrière.

— Borde, borde, lui criait-il, lorsque le garçon, tenant l’écoute, virait sous le vent.

Quand on pêchait, le filet n’était jamais posé comme il faut, que Michel l’eût donné trop vite ou trop lentement, mis trop près de terre. S’il fallait l’éveiller la nuit, c’étaient des bouffées de colère, parce que les jeunes gens dorment comme un mort.

— Celui-là mange la soupe comme l’âne le son, se retenait-il à peine de dire, lorsqu’il voyait devant Michel une assiette pleine. Car avec la concupiscence du gain, sa meilleure jouissance était de griffer aux places sensibles, entraîné par cette passion de tyrannie et d’injustice qui avait peut-être éloigné son fils.

Le soir, dans la maison close, le même toit de tuiles cimenté de mousses pourries abritait les époux grondant de colère, dérangés dans leurs plans, furieux de perdre, et les deux adolescents isolés dans les pudeurs muettes de l’amour. Estelle n’osait plus maintenant réclamer, se plaindre, toute blessée encore par les brusqueries de son compagnon, devenue plus craintive en même temps qu’il s’adoucissait. Elle le fuyait. Il s’en étonnait, gauche et dérouté, comme l’est toujours l’homme au cœur chaste devant la femme qui s’éveille, hier une amie, parfois une esclave, aujourd’hui adversaire plus mystérieux que Diane dans les bois.

Ainsi ce jour de départ qui avait semblé devoir ne jamais venir était arrivé. Michel, ayant vu grossir le petit train, se rappela les soirs où sa mère sur le quai l’avait embrassé. Aujourd’hui c’était lui qui s’en allait. Un coin de ciel couleur de bruyère s’éteignait au loin, et le crépuscule noyait rapidement les rouilles du sous-bois. « Tu reviendras ! » sanglotait Estelle haletante, debout sur le marchepied, tendant la tête vers la portière. L’émotion lui arrachait enfin ce cri de l’amour que les lèvres jeunes s’efforcent d’étouffer. Il avait regardé sur le quai ce visage offert, aperçu près de l’horloge l’abbé Danizous, éternel isolé dans sa robe noire ; puis vu passer des taillis, des pins, reconnu deux ou trois fois l’éclat de perle du bassin dont les bouffées d’air lui jetaient aux lèvres un goût d’embrun.

Ce garçon sauvage, que les événements arrachaient à ce petit pays de bois et de mer, sentait seulement le choc de son cœur. Les premières stations dépassées, il regardait encore le ciel et les pins… il regardait et son être s’emplissait d’une souffrance étrange, comme d’un flot doux qui traînait des larmes. Que serait sa nouvelle vie ? Sa mère lui avait fait dire qu’il n’entrerait pas en pension, mais que le mari de la sage-femme, caissier chez Me Malleret, lui avait trouvé une place dans la même étude. C’était ce qu’elle appelait le « mettre aux affaires ». Sa mère… chaque tour de roue le rapprochait d’elle. La ville où elle vivait l’appelait à l’horizon, la ville grondante d’activité et de foule où il découvrirait peut-être son père. Il y arrivait avec le seul espoir de la retrouver, prêt à un grand effort pour devenir le fils qu’elle souhaitait, ébloui aussi par ces vagues idées d’honneurs, de fortune, et pressentant qu’il ne lui appartenait pas de borner ses rêves.

Quand il changea de train à Facture, quelques lumières brillaient dans la nuit plus dense. La locomotive puissante, immergée dans l’obscurité, lui apparut monstrueuse au feu de ses phares. Un flot humain coulait sur le quai. Il se laissa pousser, emporter. Le compartiment où paquets et gens se pressaient lui donna soudain une sensation d’étouffement. Il ouvrit la vitre, se pencha… Le vent mouillé fouettait ses cheveux. Et dans cette hallucination, dans la soif qu’il éprouvait de goûter à une autre vie, il sentait pourtant un refus intime, une sorte de contradiction involontaire qui montait du fond de son être. Était-ce le pressentiment de ce qui l’attendait, le débat sourd de ses instincts de solitude et de liberté contre le monde où rien, hélas ! n’était fait pour lui ?


Quand il se rappela plus tard l’arrivée à Bordeaux, Michel revoyait un fiacre obscur roulant sur les quais, des tramways comme des bateaux illuminés fendant les ténèbres, et des guirlandes de feux blancs et rouges, étoilant fosse profonde, le fleuve encombré de masses noirâtres.

La sage-femme était venue le chercher à la gare. Dans le hall où s’élargissait une rumeur de foule, il l’avait aperçue contre une barrière. C’était une grande maigre, au teint jaune flétri par les veilles. Elle semblait porter un uniforme. On les bousculait. Elle lui avait dit :

— Tu n’as pas d’autre bagage… Ah ! une bourriche d’huîtres. Je viendrai la chercher demain.

Puis, dans la voiture :

— Tu ne t’es pas trompé ? Ta mère avait peur que tu ne saches pas changer de train.

Il regardait, à travers la vitre, passer des réverbères éclaboussant de lumière les pavés gras. Ses yeux devinaient la coulée de l’eau. C’était de ce côté une impression de fête magique, de féerie. Mais il apercevait aussi un coin de ville écrasant, fermé, avec de hautes maisons où quelques cabarets ouvraient des trous d’or. Il ne s’était pas représenté un si grand entassement de pierres. Il se penchait vers cette sorte d’abîme nocturne, non point effrayé mais un peu grisé, avec un élancement profond de l’âme vers la vie qui dépasse tellement en mystère et en puissance ces idées qu’on a dans l’esprit.

La voiture avait tourné dans une rue noire, coupant l’alignement de la façade ; les lanternes éclairèrent un trottoir étroit, et sous la figure sculptée dans une embrasure, une vieille porte cintrée, maculée de boue. Il y avait à côté une fruiterie, avec une arrière-boutique où des gens dînaient. Ils avaient suivi un corridor enténébré, traversé une cour, monté un escalier de pierre, puis un plus petit, en bois, resserré entre une porte et le mur blanchi.

— Te voilà chez toi.

La bougie qu’ils avaient trouvée au pied de l’escalier fit apparaître une petite chambre irrégulière, crépie à la chaux, au plafond en pente, donnant par deux fenêtres plus larges que hautes sur la cour obscure comme un puits ; d’autres fenêtres s’ouvraient au-dessous, sur l’autre face ; on voyait des linges séchant sur des ficelles ; une femme en camisole repassait, pesant sur son fer, au bout d’une table couverte d’une nappe grise.

Mais, entre les toits, un coin de ciel plein d’étoiles était suspendu.

Mme Chautard lui avait appris que son logement se trouvait dans la même maison, au deuxième étage, et l’avait amené dîner. Il était remonté très vite. Cette petite chambre, avec le lit de fer étroit et dur, ne lui déplaisait pas. Il se voyait libre. Il se sentait étourdi, plutôt heureux, assailli d’idées et de désirs.

— Si seulement, songeait-il, je pouvais savoir qui je suis. Après je ne penserais plus à cela, je travaillerais.

Il était resté un moment assis sur le lit, à moitié dévêtu, les jambes pendantes ; puis il s’allongea, souffla sa bougie. Mais il continuait de voir ces apparitions de maisons, ces toitures découpées, si hautes, toute cette ville allumée, brillante de perles lumineuses, qui devenait dans sa somnolence une vision presque fantastique.

Il s’éveilla à plusieurs reprises, regarda sa montre. Cette nuit ne finissait pas. Des impressions trop vives l’enfiévraient, comme il arrive dans l’extrême fatigue ou lorsque les nerfs ont reçu un choc. Il aurait voulu commencer quelque chose immédiatement, étudier, sortir. Tout le temps perdu lui était à charge, ces six mois pendant lesquels, le travail fini, il allait s’étendre dans les bois sans ouvrir un livre, parce que son chagrin le nourrissait, et aussi ces rêves qui vous viennent dans les moments où l’on est seul, couché sur la terre.

Rien ne bougeait dans la maison. Quelque chose l’obsédait vaguement qui était le bruit de la mer et celui des pins. Ah ! s’il avait pu s’endormir ! Seul ! Seul ! Où était sa mère ? C’était maintenant qu’elle lui manquait ; il lui avait fallu ce temps pour sentir, avec cette force qui monte du dedans, combien il l’avait cherchée à la gare, sans qu’il l’attendît, prévenu d’ailleurs qu’elle ne viendrait pas, mais ne pouvant empêcher ses yeux de fouiller la foule.

— C’est de ma faute ! se disait-il.

Il la revoyait, si douce, d’une grâce ravissante, cherchant à le distraire et à l’apaiser. Et lui, obstiné, ne voulait rien entendre ! Il pouvait bien souffrir maintenant ! La honte d’avoir un tel fils la tenait cachée. O misère ! Sa mère, Estelle, l’abbé Danizous, tous ceux qui essayaient de lui venir en aide, il n’avait cessé de les rejeter. De quoi se plaignait-il ? C’était lui qu’il accusait d’injustice et d’ingratitude. Et dans ces imaginations de la nuit qui grossissent les fautes, exaspèrent le regret et le chagrin, son endurcissement intérieur lui semblait horrible. Sa vie passée, tant de rancune et de révolte, tout cela revenait, lui apparaissait comme s’il n’y avait rien d’autre dans son âme.

Minuit avait sonné sans que la torpeur le prît tout entier. Il faisait noir, et dans cette obscurité dense, étouffée, baignaient des choses que ses yeux ne reconnaissaient pas. Les deux fenêtres se découpaient, bleues, et il se retournait contre le mur. Ah ! ne plus penser, se trouver transporté en plein lendemain par une longue plongée dans la nuit ! Mais la volonté même de dormir, aux heures d’excitation cérébrale, détruit le sommeil.

Ce qu’il voyait, c’était la cabane, le jour où Laure appuyait sa tête aux planches ; elle pleurait, clouée à cette place, et il l’insultait. Ce soir-là, quand il était revenu après s’être sauvé dans le bois, les uns et les autres lui avaient dit : « Ta mère t’a cherché. » Lui-même l’avait vue courir, entendait ses cris et s’était caché. Il lui en voulait ; mais sait-on jamais ce qu’on sent après, lorsque cet être qui se coule en vous dans la colère, étranger terrible, fait place à un autre qui s’effraie, se désole, et voudrait payer les offenses de cet infini qu’on a dans le cœur. Puis après, ce regret attaché à soi, lancinant, cruel ; cette impression d’isolement ; la détresse qui suit le grand coup porté, sans mesure, à l’affection qui pourrait ne plus être tout à fait la même. Michel se retournait sur cette souffrance. Malgré la misère dont elle avait comblé sa vie, honte, sarcasmes, angoisses intolérables, désir irrité de sa présence continue et de sa tendresse, elle restait pour lui sa mère, celle dont l’opinion comptait à ses yeux, pour laquelle il eût aimé prendre dans le monde les revanches mystérieuses de l’intelligence.

Michel s’était redressé et avait allumé sa bougie. Tout à l’heure, impatient de franchir l’espace noir et vide qui le séparait du lendemain, il se retrouvait prêt à vivre l’instant même, à se sauver seul.

Cette petite chambre sous les toits, il serait bien pour y travailler. Le souvenir lui vint de tant d’autres garçons dont parlent les livres, qui ont débuté pauvres, sans appui, durement traités par la vie et qui avaient vaincu. Lui aussi, en cette première nuit au milieu de la ruche humaine, engourdie dans ses alvéoles, se faisait le grand serment dont le souvenir mettait encore, dans les yeux usés de Michelet chargé d’ans et de travaux, des larmes sacrées.

Il s’était levé, avait ouvert sa valise, et en même temps qu’il bouleversait parmi ses hardes les quelques volumes que lui avait donnés l’abbé Danizous, le sentiment qu’une grande force de joie était dans ces livres l’enveloppa comme une flamme.

Longtemps, cette nuit-là, il avait veillé, le coude enfoncé dans l’oreiller, et comme il tournait les pages d’un recueil de vers, un chant merveilleux envahit ce cœur que le ciel et l’océan avaient ouvert aux voix intérieures. Les syllabes magiques enchantaient son insomnie d’adolescent, baignant ses yeux d’une émotion qui n’est pas du monde, comme furent si souvent ravis à eux-mêmes tant de jeunes hommes, qui se délivrent et se purifient d’une morne existence au souffle d’une vie supérieure.

Je n’emporte avec moi sur la mer sans retour
Qu’une rose cueillie à notre long amour,
J’ai tout quitté…

Jamais il n’avait entendu ce début violent, aéré, suggérant tout de suite l’impression de houle, de grand vent marin et l’arrachement du départ, et voici que naissaient d’autres thèmes, le chant d’amour ardent et mouvementé, auquel un autre succédait, mélancolique, qui éveillait l’image de la maison laissée et la nostalgie du toit qui s’efface. Il se recueillit un moment puis tourna la page. C’était maintenant une forêt tout imprégnée d’aube, avec le chuchotement de l’air dans les feuilles et le murmure de l’eau coulant sur la mousse. Où est-il ? Quelle vision de sous-bois printanier a envahi soudain la petite chambre ? Le pastour joue sur son roseau un air triste et pur. C’est un limpide chant d’amour qui s’élève. Qu’il est doux d’aimer près d’une fontaine ! Des nymphes glissent sous les feuilles. La forêt mystérieuse respire au loin. Tout concourt à éveiller des impressions fraîches comme la source qui court dans les fleurs. O poésie, jeunesse du monde !

La bougie consumée avait eu deux ou trois sursauts d’agonie, noircissant le fond du chandelier.

Les carrioles des laitiers commençaient de rouler dans les rues vides ; les quais voyaient passer dans le petit jour les tramways d’ouvriers épaissis par derrière de grappes humaines. Les étoiles pâlissaient dans le coin du ciel qu’encadraient les toits. Le livre avait glissé contre le mur et Michel renversé dormait, la bouche entr’ouverte, le bras étendu sur le drap qui sculptait son corps allongé.


Elle n’avait pas osé venir à la gare. Mais elle était montée dans la chambre le lendemain matin. Il dormait encore, les épaules hors du drap, les fenêtres ouvertes à cause de cette sensation d’étouffement que lui donnait la ville. Sa valise débordait de vêtements jetés sur le parquet, de livres épars.

Laure s’était assise sur une chaise et le regardait, écoutait son souffle. C’était la première fois qu’elle voyait son enfant dormir ! Il avait lu dans son lit, la bougie n’était plus qu’une larme de cire écrasée, et maintenant il se reposait.

Comme il dormait bien ! Elle voyait enfin desserrées ses lèvres gonflées de vie ; et sous les cheveux en désordre, ce qui baignait le haut du visage, c’était la paix, mystère des paupières closes, de l’ombre des cils sur un masque jeune.

Il était dix heures quand Michel ouvrit les yeux, les referma, s’éveilla enfin. Était-ce encore un rêve ou la voyait-il, assise près du lit, le visage tourné vers son réveil ? Elle avait ôté son chapeau. Ses cheveux étaient pleins de soleil.

Il se soulevait :

— Quelle heure est-il ?

— Tu as bien dormi.

Elle riait et l’embrassait à la fois, rapprochait sa chaise. Il regardait sa figure allongée et brune, ses yeux, son sourire ; le grand jour entrait dans la chambre, et tout lui semblait si différent, baigné de joie, la cheminée éclairée par ce gros bouquet de dahlias orange qu’elle avait planté dans un vase de cuivre reluisant. Il y avait une glace encadrée de bois qui le reflétait.

La gaieté entrée dans la mansarde, c’était encore ce petit chapeau fleuri d’une rose au coin de la table ; et, sur une chaise, la longue veste doublée de soie claire. Elle voyait qu’il était content et disait de ces choses qui semblent des riens — bulles légères sur cette impression de bonheur où le cœur baigne, s’ouvre peu à peu. Il aurait fallu ne plus se souvenir, arrêter le temps.

Elle lui prit la main.

— Tu n’as pas déjeuné ?

— Ne vous inquiétez pas.

— Qu’est-ce que tu veux ? Je vais aller te chercher du pain.

Et comme il la retenait, n’avouant pas qu’il mourait de faim :

— Si, si, je remonte dans une minute. Cela me fait plaisir.

Elle reparut avec un plateau, le posa sur le lit. Il fallut que Michel la laissât verser elle-même le lait, le café, beurrer les tartines ; et elle s’agitait, cherchant des commodités, des raffinements, toute animée par la fugitive douceur d’être une mère qui gâte son enfant.

Tout à coup, sans la regarder, il lui avait dit :

— Je ne voudrais pas vous faire de la peine…

Sa voix était changée et il parlait avec une grande douceur.

Elle avait compris et tournait vers lui des yeux suppliants.

— Oh ! pas aujourd’hui.

Michel baissait encore la voix :

— Dites-moi seulement si mon père est dans cette ville. C’est pour que je sache si je peux le voir, le rencontrer…

Il répétait :

— Je ne vous demanderai plus rien ensuite.

Elle s’était promis de ne pas répondre, mais ces pauvres choses, cette plainte poignante lui allaient au cœur. Le silence était si profond que l’un et l’autre semblaient écouter, attendre. Mon Dieu ! Pourquoi ne saurait-il pas ? Il fallait finir.

Elle pensait : « Il ne peut pas le regretter. Il ne l’a pas connu. Tout cela n’est qu’imagination… » Mais une sorte de crainte la retenait, le sentiment vague qu’on ne sait jamais tout à fait ce qui se passe dans une autre âme.

— Michel, écoute… J’aurais préféré attendre encore. Ce sont des choses dures pour une femme. Mais je vois bien que tu ne peux pas rester dans cette inquiétude…

Il s’était redressé, retenait son souffle.

— Il est mort… murmura-t-elle, envahie d’une chaleur soudaine, et tu étais encore tout petit. Mieux vaut ne plus regarder en arrière, être courageux. On ne peut rien défaire de ce qui est fait !

Il avait mis la main sur son bras :

— Ce n’est pas vrai…

— Michel, je te jure.

Il sentait qu’elle ne le trompait plus ; une émotion inconnue dilatait ses yeux, un gémissement trembla dans sa gorge. La mort venait à son tour d’entrer dans la chambre, et il regardait, les prunelles fixes ; puis il se laissa tomber, le visage dans l’oreiller.

Longtemps il resta ainsi accablé, les yeux mi-clos. Laure se lamentait :

— C’est moi qui suis la plus malheureuse.

Elle était assise à côté du lit, triste, abattue, ne comprenant pas, ayant assoupi sa conscience depuis si longtemps avec les excuses qu’elle s’était données. Il avait commencé de lui parler : des mots sans suite, incohérents, rien que la plainte qu’il avait dans l’âme :

— J’aurais voulu le voir une fois !

Quelque chose avait passé dans sa vie, lui laissant une sensation infinie de vide et de froid. Puis ses profonds soupirs s’espacèrent, et il n’y eut plus dans la mansarde que le chuchotement d’une femme berçant son grand fils.


L’étude se trouvait dans une rue triste, non loin de la cathédrale, au rez-de-chaussée d’un vieil hôtel rongé par l’humidité. Il y avait sous la voûte de longues traînées noires. Quelques fusains s’étiolaient dans la cour pavée, d’une mélancolie de cloître.

Une salle basse et enfumée, tapissée de cartons verts, bariolée d’affiches, avec des banquettes de crin crevées, et deux grandes tables surchargées d’un fouillis inextricable d’actes, de dossiers, bouleversé à tout moment sans que personne semblât capable de rien retrouver, telle apparaissait l’étude de Me Malleret dans laquelle Michel s’était trouvé transporté, passant de l’air libre et vierge de l’océan à l’atmosphère la plus renfermée.

On lui avait assigné sa place près d’une fenêtre. Il avait cru d’abord suffoquer. Un poêle brûlait, chauffé à blanc, qu’attisait à tout moment un vieux clerc pâli sur les écritures, d’une santé aussi délabrée que sa jaquette et qui redoutait les courants d’air. Quant à M. Chautard, un homme flasque, qui avait des poches sous les yeux, on l’apercevait à travers des vitres, cloîtré dans une sorte de cage en verre, où une table maculée et un coffre-fort rétrécissaient tellement l’espace libre qu’une seule personne avec lui pouvait trouver place.

Quand le caissier avait parlé de Michel à Me Malleret, il lui avait dit :

— C’est un enfant naturel dont je me suis chargé.

— Borduron le mettra au courant, avait décidé le notaire.

Huit jours s’étaient écoulés. Michel s’installait maintenant sans que personne prît la peine de le remarquer. Toute cette première semaine, il avait beaucoup souffert d’être emprisonné. On le voyait bâiller, étirer ses bras. Le monde lui paraissait au fond de cette cave misérable et morne, couleur de poussière.

Il entrait avec les autres, tirait un livre de sa poche, et le glissait sous les papiers. Cette fièvre de lecture qui l’avait envahi la nuit de son arrivée le sauvait de l’écœurement. Tout lui était bon, sciences, histoire, philosophie. Sa journée finie, il s’arrêtait près de la Faculté, à l’étalage d’un bouquiniste, fouillait dans le tas.

Aussi arrivait-il à l’étude, taciturne, les poches gonflées, expédiait au plus vite quelques obscurs travaux de copie et lisait du matin au soir. Ces volumes dévorés dans sa petite chambre solitaire, ou au fond de la salle morne, avec la préoccupation un peu enfiévrée d’une revanche encore inconnue, prenaient de tout cela quelque chose d’intense et de presque sombre. Il était un garçon de quinze ans différent des autres, isolé, en quête de ces merveilleuses maisons de refuge que l’imagination crée au-dessus du monde.

Les entrées brusques de Me Malleret, vrais coups de théâtre, provoquaient parfois un saisissement, changeant soudain en statues de pierre deux jeunes clercs, dont la principale occupation était de cacher la canne du caissier et de glisser du buvard dans les encriers. Le notaire était un petit vieux court et gros, aux bajoues violettes. Il avait des accès de fureur dont les contre-coups secouaient un moment l’étude. La dactylographe, une demoiselle entre deux âges, voûtée, l’air morose, et très assidue, jetait des regards de biche aux abois.

Ces sortes de crises portaient à son comble l’effervescence du premier clerc, dégingandé, les cheveux soulevés par l’agitation, que la basoche disait à moitié fou, parce qu’il faisait des barricades de registres autour de sa place, et perdait ses lunettes d’or dix fois par jour dans le fouillis affreux des papiers. Mais il y avait des après-midi entiers où le notaire ne paraissait pas. La porte rembourrée demeurait ouverte sur son cabinet. Ces jours-là, le public, représenté en général par des gens assez râpés, humbles de manières, et par des dames qui poussaient de profonds soupirs, languissait en vain sur les banquettes. Les clercs grignotaient en paix, à quatre heures, du chocolat et des petits pains dont les miettes tombaient sur les paperasses. M. Chautard, dans sa guérite de verre, dépliait un journal, le lisant avec la gravité qui donnait à toutes ses occupations un air d’importance extraordinaire. La somnolence de l’étude n’était troublée que par le ronflement du poêle, la chute d’un registre et les allées et venues de quelque client, rongé d’ennui, qui errait dans l’espace libre laissé au public, n’ayant rien d’autre pour tromper son impatience que la lecture du tableau des huissiers ou des affiches de toutes couleurs.

Michel, lui, avide de s’instruire, n’avait d’yeux que pour le livre acheté la veille. Le bouquiniste, debout sur la porte de sa boutique, enveloppé dans sa houppelande, le connaissait bien. Il trafiquait pour quelques sous, changeait, revendait. Au soir de ces journées raccourcies, où la ville s’allumait de bonne heure, il commençait parfois de lire contre un réverbère, bousculé par le double flot des passants.


Les journées de dimanche étaient pour Michel à la fois les meilleures et les plus tristes. Lorsqu’il sortait, hébété d’avoir lu longtemps dans sa chambre, à moitié couché sur le lit défait, la somnolence des quais déserts et le fourmillement de vie sur les grandes places l’accablaient d’un malaise coupé de brusques détresses. Il passait devant des cabarets pleins de filles et de matelots. Le soir semblait déjà loin où il était entré, triste à mourir, et avait bu du vin bleu à une table au fond d’un petit bar empesté de fumée ; un mousse, assis près du perchoir où un perroquet dormait, enchaîné, étirait avec fougue un accordéon. Il sentait sa tête tourner. Une brune osseuse, qui portait à ses oreilles de grands anneaux d’or, s’était assise à son côté, débraillée, en corsage mauve ; et comme il voyait tout près son visage ravagé de maigreur, avec un œil poché, jaune et bleu, sous les cheveux gras et la grimace affreuse des lèvres, il s’était sauvé ivre de dégoût en même temps que la patronne faisait jeter sur le trottoir un grand nègre saoul.

Combien lépreuses apparaissaient les ruelles ouvrant sur le quai, où un cadavre de chat souillé gisait parfois au bord d’un trottoir. En ces journées d’un hiver doux, mouillées de pluies impalpables comme des fumées, le port seul l’attirait, avec ses quais encombrés de fûts cachetés, ses amoncellements de caisses sous des bâches grises, et les coques massives des navires. Il restait parfois assis sur quelque ballot des heures entières, regardant les ponts, la mâture, imprimant dans son esprit les moindres détails. C’était si beau, ces masses énormes, et la trépidation du départ, quand des figures serrées se penchent sur les bastingages, et que l’espace s’élargit entre le quai et le paquebot qui s’en détache.

Lorsqu’un spectacle soulevait ainsi ses puissances de rêve et d’émotion, il se sentait gonflé du bonheur de vivre. Mais il y avait tant d’autres jours où l’étouffait l’atmosphère de la grande ville, et tout alors lui paraissait laid et resserré, les façades noires, aux balcons rouillés, avec les rapiéçages en couleur de leurs devantures ; le fleuve jaune qui lui semblait si étroit, quand il revoyait dans sa pensée le grand bassin pur, aveuglant de lumière, dans sa ceinture de bois et de sables roses.

Ah ! l’heureux temps que celui où il vivait loin de ces hautes maisons sans verdure, encrassées par le temps et par les fumées ; loin de ces foules affairées où il était plus seul que dans les bois, parce que les voix mystérieuses du vent et de la mer ne lui parlaient plus. Un jour de tempête, comme il avait vu dans la rade deux ou trois goélands chassés par le mauvais temps, tournoyant autour d’une bouée rouge, pèlerins égarés des routes du ciel, un flot de larmes l’avait suffoqué.

Jusqu’à l’heure du dîner, en ces fins d’après-midi où coulent dans les rues les foules du dimanche, traînant la secrète déception d’une journée morne et pourtant trop brève, Michel errait dans cette ville qu’il ne découvrait que peu à peu, avec le sentiment que le monde laid et grouillant lui était hostile. Il y avait une grande place qu’il aimait, jonchée de gros pigeons familiers ; des allées d’arbres qui bordaient une terrasse immense fermée de balustres, où s’allumaient le soir deux phares ; et là-bas, plongeant dans le fleuve ses pattes trapues, le pont découpé sur un fond d’air et de coteaux bleus, sous lequel s’abattait le mât des gabarres, à l’heure où le mascaret entraîne en amont une lourde flottille.

Deux ou trois fois, il avait traversé le fleuve pour voir les chantiers de construction navale, émerveillé devant ces masses énormes, encadrées d’étais et de béquilles comme des cathédrales.

Un dimanche de février, il avait ainsi erré depuis le déjeuner. C’était une de ces chaudes journées où brûle un printemps hâtif. Le soleil répandait une lumière louche. Michel avait ôté sa veste et marché, tête nue, en gros tricot beige, ses chaussures grises de poussière. A cinq heures, le ciel se couvrit. Un grondement d’orage effraya la foule qui se ruait vers les tramways.

Michel se trouvait au coin d’une grande place, forum étincelant de la cité, où débouchent les principaux cours. Les affiches, sous la colonnade du Grand Théâtre, annonçaient Lakmé, et la matinée venant de finir, une nappe humaine envahissait le péristyle, couvrait les longues marches majestueuses. Le Bordeaux riche, fêté, débordait le temple dressé au cœur de la ville, élevant au bord du toit des statues de Muses ; et c’était une confusion de toutes les classes, cohue qui entraînait pêle-mêle les patriciennes du grand négoce et le demi-monde, un instant confondus, dans cette houle qui poussait peu à peu ses vagues sur le grand espace noir de voitures.

Michel avait traversé la place, frayant avec peine son passage, et s’était embusqué près d’une colonne. Des femmes s’écrasaient, enveloppées de fourrures et de longs manteaux. Il entendait couler la rumeur de fête, les portières claquer et le défilé des automobiles emportant les couples.

On maugréait autour de Michel. Une petite blonde, aux cheveux mousseux, coiffée d’un turban, le cou niché dans un renard blanc, s’était réfugiée contre son épaule. Il y avait une dame revêche houspillée par des étudiants :

— Dites donc, vous…

— Sauvages !

C’est alors qu’il eut cette secousse, se haussa soudain, puis fonça dans la foule presque immobile.

Laure n’avait pas vu sa haute tête se faufiler entre les chapeaux ; lui-même n’était pas sûr de l’avoir reconnue, croyait l’apercevoir, ne la découvrait plus ; et ce fut au milieu des marches, alors qu’il désespérait de la rejoindre qu’un remous les jeta tout près l’un de l’autre, seulement séparés par quelques épaules.

Elle avait un petit chapeau qui couvrait son front, une fourrure fleurie d’un camélia rouge qui cachait le bas de son visage. Elle le regardait, il vit une expression indicible passer dans ses yeux, puis elle se ressaisit, détourna la tête.

Après, il n’eut plus conscience de rien et se retrouva sur le trottoir, devant la terrasse d’un café. Le vent chaud dispersait la foule. Mais tout avait disparu pour lui, et il allait comme un automate, incapable de se reconnaître dans cette souffrance trop forte brusquement soulevée au fond de son être.

Quelques gouttes d’eau commençaient de tomber lorsqu’il aperçut la cathédrale. Un éclair l’illumina, châsse gigantesque découpant sur le ciel violacé d’orage ses tours et ses aiguilles. Mais ce ne fut pas la pluie soudain déchaînée qui le poussa jusque sous le porche. Sans doute était-ce l’Église-mère qui l’avait de loin attiré, sans qu’il le sût, grande forêt de pierre où il cherchait parfois un refuge, avide du silence mystérieux où le cœur se défait dans l’ombre.

La porte était ouverte. Il entra. La nef baignait dans une lumière d’or pâle et il entendit des chants, des grondements d’orgues qui se fondirent dans une plainte déchirante comme une voix humaine. Mais il tourna dans un couloir sombre qui bordait le chœur, longea des chapelles enténébrées et s’assit dans un coin désert contre un pilier.

Alors une impression presque douce l’enveloppa, l’apaisement d’avoir trouvé un refuge. Il ne priait pas — si ce n’est prier que de laisser devant la présence invisible saigner sa blessure. La colère même ne se reformait pas tout de suite. C’était si profond, cette détresse, ce sentiment d’être rejeté par quelque chose de plus fort que tout son amour. Cette fois, il lui semblait que l’affront lui avait été jeté en plein visage, à la face de la ville entière, et que la foule pressée sur les marches l’avait vu à son pilori.

Les chants se perdaient dans le lointain de la nef cachée, affaiblis, comme le murmure de la forêt quand le vent souffle sans force dans le pignada. Michel se rencogna, regarda l’étincelle d’une lampe dans une chapelle. Il entrevoyait vaguement un confessionnal, des statues de saints. Sa colère montait, terrible, séchant les larmes dans son cœur. Ah ! qu’il avait eu tort de venir dans cette ville, où il sentait sa mère partout présente, ne pouvant s’empêcher de penser à elle, de la chercher sans même en avoir conscience. Car il ne s’était embusqué sous ce péristyle que dans l’espoir de la découvrir. Pourquoi s’était-il offert à l’avanie ? Ne savait-il pas qu’elle le reniait ? Une tempête obscure passa dans son âme. Il se méprisait.

Il se revit, un soir qu’elle était venue l’embrasser, descendant en hâte l’escalier. Il voulait la suivre. S’il avait su seulement où elle habitait, c’eût été pour lui, dans le désert de la grande ville, un point d’appui secret, source de chaleur, foyer invisible auprès duquel il aurait rôdé, comme il l’avait fait autour du petit hôtel. Il avait marché derrière elle dans une rue noire, traversé un cours, longé la grille du Jardin Public. Mais un tramway avait surgi… Elle était montée ; et il avait couru comme un fou derrière la grande voiture illuminée, avec un cri rauque au fond de la poitrine, s’en rapprochant à chaque arrêt, pour la perdre peu à peu de vue, distancé et à bout de souffle.

L’orgue s’était tu, une ombre solennelle tombait des voûtes, et Michel pleura. La vie l’avait trop blessé. Il se mourait du besoin de Dieu. Mais, comme la nuit de son arrivée, il sentit un regard intérieur qui descendait dans sa conscience, découvrant une haine qui lui faisait peur. « Pardonne », lui avait dit l’abbé Danizous, et il réentendait cette voix pénétrante, contre laquelle toutes les forces de sa nature s’étaient révoltées. On ne pouvait pas lui demander cela. Était-ce sa faute ? Il regarda d’un côté, de l’autre, se rapprocha d’un autel obscur. Le sentiment de Dieu le poussait aux pieds du Christ invisible. Un moment, il courba la tête et faillit tomber à genoux. Mais des pas sonnaient sur les dalles, il buta contre une clôture, hésita encore et s’en alla dans l’obscurité.

Le lendemain soir, comme Michel montait l’escalier, Mme Chautard qui le guettait l’arrêta au second palier.

— Écoute, dit-elle — et il vit qu’elle jetait un regard rapide pour s’assurer que personne ne les surveillait, — j’ai oublié de te dire que si tu rencontres ta mère dans la rue, mieux vaut avoir l’air de ne pas la connaître.

Il avait pâli. Depuis cinq mois qu’il vivait à sa table, ne se montrant qu’à l’heure des repas, il avait opposé au regard perçant de la sage-femme un masque muet. Il entrait, mangeait, s’en allait. Dans son visage fermé, largement taillé, les yeux gris-vert semblaient ne rien voir, tantôt sérieux, tantôt baignés d’une sorte de rêve.

« C’est un garçon qui n’a pas reçu d’éducation, » observait M. Chautard, les pieds dans ses pantoufles, qui buvait lentement sa tasse de café, après le repas, et s’endormait sur sa collection de timbres-poste.

Comme sa femme s’absentait souvent, retenue auprès de ses clientes pour des périodes de trois ou quatre semaines, le caissier et Michel restaient le plus souvent tête à tête, servis tant bien que mal par une jeune bonne ébouriffée, qui brassait la vaisselle avec fracas, et cachait au fond du buffet, dans une vieille boîte rongée de rouille, une correspondance amoureuse.

Ce soir-là, précisément, appelée d’urgence, la sage-femme allait partir et tenait son sac à la main.

— Qu’est-ce que cela te fait ? reprit-elle…

Elle avait un physique ingrat, le nez pointu et la voix sèche, comme les femmes qui n’ont jamais dû avoir de jeunesse, et se vengent de cette disgrâce par l’âpreté de leur caractère. C’était une personne autoritaire, habituée à morigéner, qui n’entrait pas dans une maison sans en prendre le gouvernement, soumettant à ses lois le mari résigné, le nouveau-né qu’elle laissait crier, forte du sentiment de son importance, et redoutée des domestiques partout ligués contre son pouvoir.

La fenêtre de l’escalier éclairait d’en haut cette explication improvisée, presque au seuil de la porte ouverte. Michel comprenait bien que sa mère était venue et avait donné des instructions ; alors il aurait dû se taire, ne pas s’abaisser ; mais l’ardeur de sentiments qui brûlait en lui était la plus forte.

— Elle vous a raconté… interrogea-t-il.

Et il fit un pas, le regard mauvais.

— De quoi a-t-elle peur ? Il ne fallait pas me faire venir pour ensuite me tourner la tête. C’est une lâcheté !

— Vous lui direz, reprit-il avec une sourde fureur, en frappant la rampe de son poing fermé, que j’en ai assez.

— Tais-toi, mauvais sujet.

Elle essayait de l’entraîner dans le couloir, mais il se débattit, la bouscula et dégringola l’escalier. En vérité, il ne savait pas ce qu’il allait faire, mais cette femme qui avait trempé avec sa mère dans tous les mensonges, cet intérieur sans air et sans âme lui soulevaient le cœur de dégoût.

« Il fera un jour quelque esclandre, » prophétisa Mme Chautard, qui mettait vivement son mari au courant de la situation. Et elle se glorifiait d’avoir vu juste, ayant relégué depuis longtemps Michel dans la catégorie des mauvaises têtes, comme il y en a tant, soupirait-elle, parmi ces enfants naturels qui sont presque tous vicieux et tarés.

Michel s’était sauvé sur le quai. La nuit était déjà d’un bleu sombre et pur, les hangars fermés, et il se glissait entre des caisses amoncelées, des balles de laine exhalant une odeur de suint. Toutes les grues étaient arrêtées, échafauds sinistres. Quelques feux saignaient sur le fleuve. Il allait devant lui, à pas brusques et précipités, comme l’on marche dans les moments où le corps possédé a besoin d’user la colère. Il aurait donné sa vie pour rencontrer sa mère sur l’heure, se saisir d’elle dans un long regard, les yeux méprisants et bien en face, cruellement, détourner la tête. Il lui fallait une vengeance. Il la haïssait. N’était-ce pas sa faute ? Croyait-elle que cette situation intolérable, ces visites clandestines et ces avanies, il continuerait de les accepter ? Il n’aurait pas dû les souffrir. Mais c’était fini !

— Non, jamais plus !

« Elle peut revenir, pensait-il en accélérant son pas, je ne lui ouvrirai plus la porte. Elle est morte pour moi, elle n’existe plus ! »

L’eau descendait. Il y avait un troupeau de gabarres écrasées au bas d’une cale très découverte, et au large une goélette, avec sa haute mâture dressée sur le fond nocturne, berçant des étoiles. Sous l’arceau du pont, un vagabond était couché et ressemblait à un grand cadavre. Un vent frais se levait et le clapotis rongeait dans le courant la traînée des flammes. Michel s’assit sur la première marche d’un escalier. Il avait faim et regardait sans voir les quais étoilés, anéanti, le visage entre ses deux mains.

Il venait de penser que cette mansarde où il travaillait, ce pain qu’il mangeait à la table de la sage-femme, c’était sa mère qui en soldait chaque mois le prix, et qu’il vivait de cette aumône. « Elle paie pour toi, » répétait Mme Chautard, aux heures où elle entamait l’éloge de Laure. Et lui, qui l’aurait sans doute défendue si quelqu’un l’avait attaquée, s’exaspérait de la bassesse d’une telle louange. Non, non, c’en était assez ! Qu’on lui reparlât toujours d’argent, pour lui imposer on ne savait quel odieux devoir de reconnaissance, c’était peut-être la pire insulte, alors que la soif de grandes choses pures dévorait son être.

Ah ! il avait horreur de l’argent. Depuis qu’il vivait à l’étude, toutes ces affaires, biens en vente, saisies, héritages, lui faisaient l’effet de cadavres dépecés dont on se disputait les lambeaux. Il n’aurait jamais imaginé une curée si âpre. Il lui fallait sortir de cela, se retrouver lui-même, tous ses liens rompus.

Il était près de neuf heures quand Michel se leva, passa sous le pont. Un moment, il avait dormi, le front dans ses bras, vaincu par la fatigue qui coule parfois brusquement son plomb dans les veines. Un douanier montant la garde au coin d’un hangar le vit qui suivait les quais verticaux. Il disparut derrière des marchandises couvertes de bâches, reparut dans la clarté d’un réverbère, s’approcha d’une grosse borne de fer autour de laquelle un câble était enroulé. Il se penchait au-dessus du fleuve. Une force l’entraînait. Devant ses yeux, des images se succédaient : il revit sa mère, pendant ces trois mois, venant le surprendre le soir dans sa chambre avant le dîner, allumant une petite lampe à alcool pour faire du thé ; il se rappelait son regard, des gestes qu’elle avait, et ce long baiser avant le départ. Quelque chose en lui s’attendrissait. Dans ce révolté, qui ne pouvait plus souffrir le mensonge, ni le reniement, un fils s’était révélé, un cœur dévoré d’une ardeur pure pour la femme qui l’avait porté ; et cette passion forte comme la nature, où brûlait l’ardeur d’une vie comprimée, ce soir même où il s’était juré d’en finir, il ne savait comment l’étouffer.

Car les traces de sa douleur restaient encore chaudes. Il revivait tout ce qu’il avait tenté pour la retenir, reproches, plaintes, tant d’explications incomplètes où il laissait crier sa colère, sangloter son cœur, ne trouvant jamais devant lui qu’une femme tendre mais fuyante, qui ne voulait rien voir de la vérité et passait si vite des larmes au sourire. Elle le traitait comme s’il était encore un enfant. Et pourtant, depuis longtemps, il était un homme, mûri, obsédé par tant de chagrin et qui regardait ce soir l’eau enténébrée avec un terrible désir.

Il y avait bien des jours que cette idée allumait parfois ses torches obscures ; cela allait et venait, disparaissant lorsqu’un beau rêve lui soufflait sa force ; mais d’autres soirs, où les livres restaient arides et sans vie, et son cerveau morne, il retombait dans cette sombre issue avec tout le poids de sa solitude.

Il s’était remis en marche et longeait la coque d’un gros bateau, monstre noir, qui assombrissait le quai encombré. Il allait au bord de l’eau invisible, regardant la longue fissure entre le quai et le paquebot, à peine deux ou trois fois l’épaisseur d’un homme. S’il se jetait là, il ne pourrait pas remonter ! Il crut entendre le « floc » de son corps et le bourdonnement de l’eau louche dans ses oreilles. Non, il ne souffrirait pas, puisque ce serait par vengeance. Elle pleurerait, elle aurait enfin des remords, et ses larmes seraient inutiles… Trop tard ! Il s’acharnait, la frappant, impitoyable, de la plus grande peine qu’il était capable de lui faire.

— Elle ne dira pas, cette fois, que ce n’est pas vrai… Ah ! elle a payé, ricanait-il.

Et il jouissait de cette idée qu’elle serait forcée de voir ce qui était vrai.

Il y avait maintenant à son côté, entre un énorme paquebot et un petit cargo dont le pont ne dépassait pas la hauteur du quai, un espace libre de cinquante mètres. Il s’arrêta, regarda le ciel dévoré d’étoiles, la coulée de l’eau.

Sa face brûlait. Il se découvrit avec la solennité des enfants, parce qu’il lui fallait mettre dans tout cela une idée de beauté et de grandeur dernière. Mais une autre force le tirait. Ce ne fut pas seulement l’horreur qui lui sauta tout de suite aux yeux, une vision de morgue, de cadavre nu et enflé, avec cette face de suie qu’ont les asphyxiés. Non, ce fut la vie qui fut la plus forte et peut-être, obscure et poignante, la pensée de Dieu.

Il avait eu une grande peur et se reculait, sauvé pour toujours à l’extrême bord du désespoir. Sa vie changeait lentement de niveau, rentrait dans son lit. Ce n’était pas pour cela qu’il se sentait fait. Il ne le voulait pas. Car un homme vivant était en lui, gonflé peut-être d’un obscur génie, portant déjà ses œuvres futures comme le gland concentre en puissance les éternelles frondaisons du chêne.

Il traversa le quai, longea la longue façade muette et aveugle. Il lui semblait qu’une main mystérieuse l’avait délivré. C’était à présent qu’il se possédait. Il s’écoutait vivre, respirer, jouissant de son être comme d’un bien nouveau.

Il avait la clé de la maison, referma la porte qui battit avec un bruit mat. Dans sa mansarde, la bougie allumée, il se pencha sur la petite glace, regarda ses yeux qui s’éclairaient. Il se coucha et réfléchit avant de s’endormir ; peu à peu, avec des arrêts, des saccades, les idées venaient. Il voyait tout ce qu’il allait faire. Cela montait, devenait solide, lumineux. Mais était-il sûr d’en avoir le droit ?

Le sommeil le prit et l’avenir s’ouvrait devant lui ; qui donc pourrait se mettre sur sa route, il était tout seul !


Il n’y avait encore personne dans l’étude, et la femme de ménage balayait la salle, lorsque Michel, exécutant la première partie d’un plan arrêté pendant la nuit, chercha dans le bureau du premier clerc un fort volume relié. C’était un Traité de droit civil. Il le feuilleta, s’arrêta au chapitre de la « Filiation naturelle ».

« Quels enfants ne peuvent pas être reconnus ? » lut-il en tête d’un alinéa.

Il était debout, réfléchissait, puis reprit le livre :

« Il y a une certaine catégorie d’enfants naturels dont l’état ne peut pas être légalement constaté, du moins d’une manière directe. Ce sont les enfants adultérins. Pour eux, notre loi n’admet ni reconnaissance volontaire ni reconnaissance forcée. A leur égard, elle s’est montrée d’une sévérité extrême. Elle a considéré que la reconnaissance n’en devait pas être admise, parce qu’elle constituait l’aveu d’un crime, et que d’autre part, on ne pouvait, sans soulever de très graves scandales, appeler les tribunaux à constater une pareille filiation. »

Michel relut deux ou trois fois l’alinéa et parcourut la fin du chapitre. Ses mains tremblaient. Il venait de voir passer un trait de lumière. Ces lignes expliquaient tout à coup ce qui lui avait encore échappé.

La femme de ménage raconta plus tard qu’il était sorti comme un fou. Un désir de fuite soufflait sur sa vie. Pour la dernière fois, il remonta l’escalier jusqu’à sa mansarde, rassembla en hâte ses vêtements, ses livres, boucla sa valise.

Avant de partir, il prit une feuille de papier et écrivit d’un trait :

« Veuillez dire à la personne qui a jusqu’ici payé pour moi que je ne veux plus désormais la voir. Ceci est le dernier mot que je lui adresse. Si elle le désire, ce qu’elle a déboursé lui sera rendu. Je sais qu’elle n’a aucun droit sur moi et la hais autant qu’elle m’a méprisé. Qu’on ne me cherche pas. Je reviens à Arès et gagnerai ma vie par mon travail.

« Michel. »

XII

L’hiver avait été d’une grande douceur, et le printemps renaissait, précoce, rallumant la nappe jaune des genêts dans le pignada. C’était le moment où les fougères sont encore frisées, la tête recourbée, comme si chaque palme d’une verdeur dorée portait sa chenille.

On parlait d’une bande de marsouins qui se jetaient dans les filets, arrachant le poisson aux pêcheurs presque dans leurs mains. Les parqueurs terminaient les travaux d’hiver, les uns achevant de trier les huîtres, les autres transportant des lattes pour réparer les parcs toujours menacés, que tant d’adversaires invisibles encerclent. On voyait appareiller des pinasses chargées de branches de pins. C’était le moment où il faut défendre les huîtres contre la tère, que l’on appelle aussi épervier, large poisson brun aux ailes informes, qui bat l’eau d’une longue queue traînante. Le jour et la nuit, à marée haute, la convoitise ramène contre les palissades sa tête vorace, qui cherche une issue ; si quelque brèche est restée ouverte, et que cet ennemi pénètre dans la place, ses fortes mâchoires, pavées de dents plates, véritables meules, concassant les huîtres, font un tel ravage que les parqueurs trouvent le lendemain leurs bassins jonchés de débris.

Il y a aussi les légions de crabes, que les gens appellent les chancres, immense armée marchant de côté, les pinces puissantes ; l’étoile de mer même, avec ses épais rayons grumeleux et couleur de cuir, est accusée de coller sur les huîtres entr’ouvertes ses suçoirs avides.

Ce matin-là, Sylvain s’était levé avant quatre heures dans la nuit noire. Son béret tiré jusqu’aux oreilles, un mouchoir noué sur son cou rouge, fendillé de rides, il avait allumé un petit feu dans la cheminée. C’était son idée de préparer deux ou trois cartouches pour tirer « la marsoupe » à la chevrotine. Les douilles chauffaient sur la plaque de la cheminée. La lampe Pigeon posée sur la table éclairait sa petite figure desséchée, au long nez aigu ; avec des gestes mesurés, il enfonça la bourre, choisit deux gros plombs et versa une goutte de chandelle pour que la charge fasse balle.

Dans la chambre voisine, Estelle, mal réveillée, se levait en hâte, ses beaux yeux encore pleins de sommeil ; elle avait posé le chandelier au coin de la commode en noyer, devant une pauvre glace, tordant ses cheveux qui retombaient en gerbe sur son bras nu.

Sa mère, sous un édredon gonflé, geignait dans son lit.

— Dépêche-toi, petite, ton père va crier.

Et, se retournant :

— Bon Dieu, que j’ai mal !

La nuit était froide et un peu de brouillard blanchissait la mer. Quand Estelle, son panier au bras, rejoignit Sylvain dans la voilerie, elle le trouva promenant sa lanterne près du sol, au milieu des chapelets de liège et des vieilles cordes.

L’homme grommelait :

— Je ne sais pas où ta mère a mis les bouées.

Il y avait toutes sortes de filets suspendus au plafond de bois ; grands tramails, filets de carrelets, de mules, de soles avec leurs mailles différentes, les plus fins d’un tissu aussi léger que la voilette d’une femme. Sylvain, les yeux levés, en décrocha deux, parmi les plus vieux, à cause de cette « marsoupe », qui serait bien capable de les dévorer. Une sonnette tinta dans un coin.

— Voici les bouées, cria Estelle, retrouvant, sous un tas de cirés, les deux grosses courges liées ensemble, portant leur clochette, bien assises sur le liège qui formait un plateau carré.

Ils appareillèrent derrière une pinasse que Sylvain aurait voulu dépasser, dans la crainte que quelqu’un « posât » devant eux. Mais la barque mit le cap sur Andernos, et ils la perdirent peu à peu de vue. Le ciel devenait insensiblement gris, et la mer d’un ton plus blanchâtre. Le phare brillait, s’éteignait, se rallumait d’un éclat vif. Sylvain méditait quelque grand exploit.

— La dernière fois, j’avais pris le passage de Marianotte. Ce n’est pas mauvais. Tout le poisson qui descend du canal de la Teste tombe à cet endroit.

Il s’était levé pour se préparer, déliait les cordes. Estelle ramait à petits coups, et l’eau perlant des avirons traçait des cercles sur la mer d’un gris désolé. C’est une grande fièvre qui prend les marins quand ils vont mettre un filet à l’eau. Sylvain, debout à l’avant, les bras étendus, a même esquissé un signe de croix :

— Que le bon Dieu nous en donne !

Il a jeté la bouée tintante que le courant entraîne. Sa petite tête fouillée comme une gargouille, découpée à contre-jour, vire rapidement d’un côté, de l’autre. Il ne faut pas « jeter » trop vite. On entend les plombs racler le bordage.

Estelle, les deux mains sur les avirons, regarde s’allonger le gros serpent que forment les lièges. Mais si elle a levé la tête et obéit machinalement : « en arrière… appuie cette fois un peu plus à droite, » elle n’a, depuis longtemps, plus goût à la pêche.

Car, comme on voit un nuage répandre sur le monde une cendre invisible, ainsi le découragement a éteint sur son visage d’adolescente la belle joie de vivre ; et ce qui apparaît dans le cylindre de sa « bénesse », c’est seulement le masque posé sur un triste amour.

Sylvain, qui vient de lancer la seconde bouée, lui a pris les rames. Elle s’est assise sur le coffre, un peu de côté, ses deux mains unies entre ses genoux. Il fait rapidement le tour du filet pour le défendre contre la « marsoupe » ; et ce sont de grands coups d’avirons donnés dans la mer, des gerbes d’eau qui, avec bruit, s’élèvent et tombent.

Puis, tout à coup :

— Tu as entendu ?

Elle secoue la tête.

— Moi, chuchote-t-il, j’ai l’oreille creuse. Je sais bien qu’elle a soufflé par derrière.

Ils écoutaient. Un long silence. On n’entendait que la bouée balancée, dont tintait la clochette au bout d’un bâton, sonnaille errante conduisant dans le petit jour ces troupeaux invisibles que le filet mène ; les rames couchées aux flancs de la pinasse restaient immobiles ; puis ce fut comme un coup de soufflet et un éventail d’eau apparut à cinquante mètres de l’embarcation.

Sylvain s’était dressé.

— Nous sommes mignons ! Cela m’étonnait de ne pas la voir… Maintenant, nous ne nous la sortirons pas de dessus !

Mais le marsouin, qui est comme l’épervier de la mer, file si vite dans ses plongées que nul ne peut savoir à quelle distance va reparaître la gerbe d’eau. Ce fut de l’autre côté du filet. Picquey tira au hasard la fameuse cartouche. Le coup retentit dans la solitude marine, et presque aussitôt, « vlan, vlan ! » l’ennemi, revenu à la surface, s’ébroua au loin. Picquey enjambait vivement le coffre :

— Il faut lever.

Estelle avait déjà repris les rames. Elle fit tourner l’embarcation. L’homme, pieds nus au bout de la pinasse, ayant noué un tablier sur son pantalon, tirait à pleins bras, ramenait à bord avec le filet alourdi d’eau des paquets de goémon, des grondins, des seiches, toute une marée grouillante et qui sentait fort la vie de la mer.

Estelle se penchait :

— Il y en a de belles.

Elle avait entrevu quelques grosses soles, dont on entendait au fond de la barque la danse de mort et les coups de queue.

— Va, va, t’amuse pas… on verra après.

Le ciel s’éclaircissait au-dessus de la lisière infinie des pins. Le souffle du jour se répandait. Un goéland plana. Sylvain souquait maintenant fort sur les avirons, à contre-courant, pour revenir en arrière et poser le filet à une bonne place, dans ce chenal de Tuchaou tellement vaste, tellement profond, qu’on doit avoir un œil bien fin pour y découvrir une ligne blanche qui est la ligne des soles.

Estelle, agenouillée, nettoyait le filet. Pourquoi fallait-il qu’elle eût ce poids comme une grosse pierre au fond de son cœur ? Parce qu’elle pensait sans cesse à Michel, tout ranimait ses regrets, tout lui faisait mal, et surtout ces belles couleurs engluées au flanc des poissons. Elle se rappelle comme il les aimait. Les soles visqueuses glissent entre ses mains. Elle les jette dans un panier de gros osier tressé. Mon Dieu, cette pêche, comme ce serait bon s’il était là ! Un hippocampe recourbe et détend sa longue queue avec un bruit sec. Une seiche aplatie crache son encre. Tout à l’heure, Estelle a trouvé un petit grondin et déplié sa nageoire précieuse, sorte d’aile de papillon aux nervures rouges, bordée de saphir. On ne sait pas pourquoi certaines choses vous font tant de peine, mais elle a eu envie de pleurer, la tête baissée : si seulement elle était sûre qu’il reviendrait ! S’il ne s’agissait que de l’attendre, de compter les jours !

Une fois encore, puis une autre, il a fallu reprendre les avirons, veiller au filet. Elle a ôté son paletot flétri et rame avec peine, les bras lassés. Sylvain marmonne que s’il voit Michel quelque jour, il lui fera un « calembour » devant tout le monde. Car la peine est grande de suffire au travail avec une fille de seize ans, dont on dit partout qu’elle « fatigue » trop, tant elle a maigri et changé pendant cet hiver.

La pinasse longeait maintenant des terres basses bordées de clôtures, et ils se rapprochaient peu à peu du parc. Elle fermait les yeux, les rouvrait sans penser à rien.

Un vol de canards s’était posé au-devant d’eux. Ils étaient une vingtaine, sur un banc de sable couvert d’une pelure d’herbe, égrenés par couples ou par groupes, d’un gris de céruse, à peine au delà d’une portée de fusil, et si familiers en apparence, qu’on avait l’illusion qu’en ramant vers eux, on aurait pu les prendre dans la main ; en réalité si sauvages, que le chasseur n’essaie même pas de les poursuivre. L’éclatement d’un coup de feu les fait se soulever en un tourbillon éperdu de flocons de neige. Mais souvent, flottille qu’alarme au bord du parterre d’eau le bruit le plus discret, le plus faible grincement de rames, on les voit fuir vers d’autres plages.

Sylvain avait épaulé, tira. Estelle s’était redressée contre le bordage. Le vol se dispersa brusquement, puis se resserra, guirlande nouée au cœur du ciel gris et qui s’effeuilla de nouveau peu à peu sur l’eau ; et pour celui qui les eût regardés avec d’autres yeux que ceux d’un marin et de cette enfant triste, le sentiment de l’espace qu’ils peuplaient toujours plus loin aurait ajouté à leurs jeux et à leurs détours un poétique éclat de mirage.


Ce même jour, dans l’après-midi, par un petit vent d’est qui avait lavé un grand morceau de ciel tissé de soleil et d’azur laiteux, on voyait assis sur le banc adossé au poste de douane une rangée de vieux et de vieilles.

Il y avait là les retraités : le père Armand, les paupières sanglantes, qui était aveugle, et venait tout seul avec sa canne, comptant soixante-quinze pas de sa maison au port ; et aussi Octave, gros, tassé, en blouse, qui rangeait ses béquilles à son côté, et allongeait un pied emmitouflé d’un gros pansement ; des « pépés » surveillant un petit enfant ; quelques femmes en caraco noir, racornies par l’âge, l’air très ancien, avec un bâton entre les genoux, et le fil d’or d’une alliance usée sur leur main de parchemin roux.

Les uns et les autres octogénaires, les gens vivant vieux dans ce pays, à cause des « bons airs », disaient-ils entre eux, et aussi de la qualité des choses qu’on mange, non point traînées et gâtées comme dans les villes, mais de premier choix, huîtres, poissons et gibiers de toutes sortes. C’était là une sorte de cercle des retraités, de club en plein air. Le poste était bien choisi, au soleil, en face du port ; et ces yeux de marins, devenus presque tous presbytes avec l’âge, gouttes d’émail clair, abrités de sourcils broussailleux, étoilés de rides, continuaient de fouiller l’espace aéré, où la mer est un trait plus sombre fondu dans le ton du ciel.

A côté des vieillardes muettes, hébétées peut-être, dures d’oreille, presque tous les hommes parlaient beaucoup, le nez barbouillé de tabac ou bourrant des pipes. On se tendait les tabatières polies par un long usage. Les passants s’arrêtaient, causaient un moment ; et le gros capitaine des douanes, qui avait une villa à Arès, et venait de s’y retirer, s’asseyait aussi, traité avec cette égalité qui caractérise les gens de la mer.

Ce jour-là, Laurent Biscosse mettait le feu aux conversations ; il avait commencé par suspendre son filet sur l’esplanade, et parlait debout, d’une voix de tonnerre, un bras en avant, comme fait un homme qui trouve son plaisir à être écouté.

C’était au sujet des élections ; quelques candidats étant venus successivement, Biscosse se vantait d’en avoir sifflé trois.

— Il y en a un qui cause bien. Que le marin le plus intelligent d’ici le questionne, il trouve quelque chose à répondre. Et il vous appelle « monsieur ». Mais ces gens ne savent pas ce que c’est que l’huître. Ils ne viennent que parce qu’ils ont besoin de nous pour les mettre en place. Ce monde-là est bon pour s’occuper des marchands de vin et des jardiniers.

La rangée de vieux, dans son patois, approuva en chœur. La méfiance chauffait le regard dans ces visages pétrifiés, qu’ils fussent comme sculptés au couteau ou alourdis de bajoues épaisses.

— Ils doivent avoir de belles fins de mois !

— Si l’on ne prenait que des volontaires sans gages, c’est à croire qu’ils seraient plus clairsemés.

Biscosse leva la main.

— Il y a quatre ans, j’en ai descendu un de la tribune plus vite qu’il n’aurait voulu !

Le flot montait rapidement et la longue pelure argentée n’était plus qu’à cent mètres de la jetée ; on la voyait s’insinuer en dessinant des festons, des pointes, où le ciel répandait un éclat de perle. Des chevaux passaient, des charrettes. Les barques éparses à l’horizon s’étaient rapprochées et formaient dans le chenal une procession noire.

La pinasse des Picquey se trouvait parmi les premières. On parlait d’une embarcation à l’autre, les bordages se touchant, et Sylvain brandissait au bout d’une fouène une énorme tère ; le trident était planté dans la mâchoire ensanglantée, et la queue pendait.

— Attention, disait-il à une femme, en montrant le dard, c’est pis qu’un serpent !

Quand le monstre lui était apparu, à plat sur la vase, le regardant et gonflant son cou, il ne s’était pas tenu d’arracher un piquet, et lui avait crevé la tête. Le sang ruisselait sur la vase rouge. L’épieu retiré, il l’avait lancé de nouveau. Vlan ! et vlan encore ! L’énorme bête, transpercée, avait été élevée en trophée, rejetée sur le parc, où son agonie s’était prolongée pendant un quart d’heure, les soubresauts de ses ailes courtes battant la vase, et sa longue queue convulsée.

Il enlevait avec son couteau l’aiguillon redoutable, sorte de broche, longue comme le doigt ; puis tranchait la queue, qu’on met sécher pour faire une cravache, et des gouttes de sang étoilaient le coffre.

— Ah ! la canaille !

Les caillots souillaient le large ventre de porcelaine blanche ourlé de rose. Après avoir soupesé la tère, l’homme la retournait ; ses dispositions étaient prises pour en « faire l’anatomie », c’est-à-dire la découper ; et avec ces appâts liés à des cercles de fer, ou dans des paniers, il se vantait de prendre deux mille chancres.

Les barques avançaient peu à peu. Estelle restait à moitié couchée sur la corde du grappin, les jambes étendues. Le talus de sable rongé par la mer, et cette esplanade où couraient deux ou trois enfants, où une femme était assise, tassée sur un banc, comme tout cela lui semblait désert ! Certains disent que le cœur est parfois saisi de pressentiments. Pourtant cette joie qui avançait vers elle, et aurait dû la faire tressaillir, elle n’en avait même pas senti le plus petit souffle avant-coureur. Elle dédaignait d’écouter et penchait la tête.

Elle ne pouvait pas voir encore Michel qui venait, pieds nus, sur la route, le cou libre dans un vieux tricot retrouvé qui descendait jusqu’à sa ceinture.

Comme Sylvain enjambait le bordage, débarquait dans l’eau, la pinasse oscilla sans que la jeune fille tournât la tête.

— J’aurais dû la mettre en pénitence, continuait-il, parlant toujours de cette tère.

Et il regrettait de ne pas l’avoir crucifiée au parc, les ailes clouées sur une clôture, comme il avait coutume de faire, pour qu’elle servît aux autres d’épouvantail.

— L’odeur les écarte !

Devant le poste de douane, Biscosse, animé, ses yeux verts flambant de plaisir, commençait, sans faire relâche un seul moment, de nouveaux récits :

— Moi, j’ai eu la mine d’or entre les mains.

Il s’agissait d’une des histoires qui échauffaient le plus son orgueil ; là-bas, au Cambodge, un mandarin s’était entendu avec le roi, et ils voulaient lui donner un commandement pour aller au sud de la Chine :

— J’aurais remonté le fleuve Cambodge avec un bateau et vingt-cinq hommes pour rapporter l’opium, la soie et l’ivoire. On me donnait vingt-cinq francs par jour pour chaque homme, quand je l’aurais nourri pour quatre sous, avec du riz et des poissons. Je serais devenu millionnaire en quelques années. Seulement je n’ai pas pu accepter, parce que j’étais illettré. Le mandarin voulait me donner un interprète pour faire les comptes : « Non, monsieur (et sa voix tonna), je ne veux personne qui me contrôle ! Je ne veux pas quelqu’un pour faire des écritures sans que je puisse me rendre compte. Mon équipage et moi, cela va bien. Si quelqu’un se permet quelque grimace (et il fit un pas, le poing tendu, face à l’auditoire), je lui brûle la cervelle ! Mais celui-là, qui n’est pas un homme de ma race, serait bien capable de monter contre moi quelque complot. Je ne veux pas aller à un guet-apens. »

— Au lieu de cela, remarqua un vieux à besicles, d’humeur sentencieuse, surnommé « le pape », à cause de la justesse de ses jugements, tu es revenu ici traîner la misère.

— La misère, vociféra Biscosse, abattant son bras, parle pour toi, qui n’as jamais été plus loin que ton nez.

Un autre soufflait quelque chose à son voisin, qui avait l’oreille velue et rongée de croûtes ; et tous deux, égayés, se regardaient comme des complices, les paupières plissées sur des yeux fins.

Ce fut à ce moment que Michel déboucha au coin de l’esplanade, d’abord ébloui par la lumière du soir, une main à son front, respirant la brise du large à pleine bouche jusque dans ses moelles ; et, dans le fond, tellement heureux, libre et fort, à cause de son cœur refait par une énergie nouvelle.

Tout à l’heure, quand il avait revu les pins découpant leurs têtes sur le ciel, et senti cette bouffée d’odeurs qui est comme l’âme salubre du pays, il avait à la fois tout reconnu et trouvé les choses différentes, parce que son regard qui avait vu un autre côté de la vie n’était plus le même. Il aurait eu envie de se coucher dans le sous-bois, d’enfoncer son visage dans la bruyère rousse qui sent l’herbe sèche et les étés morts ; mais une ardeur profonde le poussait et il ne pouvait pas s’arrêter.

Les regards s’étaient peu à peu tournés vers lui, et le mot détesté remontait aux lèvres : « le bâtard, le bâtard ». Mais la douceur de la lumière le détournait de regarder les gens au visage. L’horizon n’était que splendeur, et là-bas, contre la jetée, une figure s’était brusquement dressée.

Chez beaucoup de filles de cette côte, où les colonies phéniciennes ont laissé dans la race des marques exquises, l’œil s’émerveille de découvrir quelque chose de net, d’élancé, de pur, des attaches sveltes de Tanagra. Pour que reparût en pleine lumière le miracle de la beauté, il fallait seulement le geste d’Estelle, arrachant sa « bénesse » noire, dont le volant couvrait ses épaules, à cette heure où l’amour faisait surgir aux yeux de Michel son cou de cygne et sa tête parée de la sylvestre jeunesse de la Diane antique.

Elle avait mis ses deux mains sur son pauvre corsage rapiécé et le regardait ; mais comment peindre la douceur de ses yeux, les expressions qui se succédaient, et ce tremblement de sa bouche pure. Il la voyait, comme son cœur ne devait jamais l’oublier, sur le fond brillant de la mer, debout à la proue de l’humble pinasse.

Elle s’élança, faillit tomber dans le sable humide, fit quelques pas ; puis se mit à courir, penchée en avant, et il lui fallait se retenir pour ne pas traverser la plage les bras grands ouverts.


Trois ans après.

Pour Michel, raffermi, et sa mère, qui n’avait pas répondu un mot, effrayée sans doute, ne cherchant même plus à savoir indirectement aucune nouvelle de son fils, il ne devait désormais y avoir qu’une rencontre, brève et muette, la vie manquant rarement de pousser un jour l’un vers l’autre, à la manière des aveugles, et pour quelque ultime confrontation, les êtres qui se sont cruellement blessés.

Un après-midi de novembre, Michel était allé à Bordeaux pour faire des achats de fil et de cordes qui devaient servir à la réparation des filets. Quelques jours avant, sa hâte d’élargir son horizon le pressant toujours, il avait signé un engagement dans la marine ; ne fallait-il pas qu’il se libérât pour épouser au plus tôt Estelle, devenue l’humble étoile de sa destinée, et dont le nom gravé au couteau sur des écorces de la forêt enchantait son cœur d’une ardeur cachée.

Que de fois, quand il naviguait la nuit, vent arrière, la lune en poupe, il avait rêvé d’un bateau sur lequel il appareillerait plus tard pour aller en plein océan, seul avec celle qui l’avait peu à peu guéri. L’ombre du mât se dessinait noire sur la voile. Il passait devant Arcachon illuminé ; derrière les vitrages du Casino se profilaient, passant et repassant, en ombres chinoises, des couples enlacés ; mais laissant cette atmosphère brillante de fête, il virait de bord et s’éloignait au sifflement de l’eau fendue par l’étrave.

Le large l’attirait, les grandes houles que soulève la brise soufflant contre le courant. O nuits de velours gris et argent, sonnailles éparses des bouées ! Longues déchirures ourlées de nuages où la lune fait glisser un éclat de neige ! Phare et océan, grandes présences que le marin sent confusément, la main sur sa barre, en ces heures où s’alourdissent les paupières sur le regard scrutant l’horizon !

Michel tirait parfois une bordée pour revenir longer une plage où la silhouette d’un homme s’était détachée, avançant à pas lents, escorté de grands lévriers blancs, par un soir d’été qu’il n’oublierait plus. Les pins rapprochés formaient le fond de ce tableau nocturne ; et celui qui passait lui apparaissant dans une sorte de halo de rêve, comme fit autrefois Byron magnifique et empoisonné d’un philtre fatal à un jeune homme enivré de pressentiment, remuait en lui un monde d’émotions.

— D’Annunzio…

Un poète ! Oui ! Et un enchanteur qui avait capté ces voix de l’univers païen éparses dans le feu, la mer et le vent. Michel savait que le monde latin frémissait des exaltations de son génie. Cette fois où il l’avait aperçu, debout sur la plage, en face d’un petit bateau noir qui portait le joyau d’un feu, reconnaissant à ses chiens le royal promeneur, Michel s’était senti étourdi de joie. Il avait abattu la voile pour demeurer là, bercé par les lames courtes ; et c’était une de ces brûlantes nuits d’août où la mer fait feu, phosphorescente sous un ciel sans lune.

Michel s’était assis sur le bordage drapé de toile. La pinasse l’emportait d’un mouvement presque insensible. Ainsi, seul sur cette mer fourmillante d’un feu sacré, s’écartant lentement de la silhouette qui s’effaçait, il ne sentait plus que ces grandes forces d’amour et de rêve que l’exaltation fait jaillir des sources du cœur.

Michel s’était laissé dériver longtemps, quelques marins pêchaient au flambeau. Il croisa un de ces brûlots résineux que l’on voit s’embraser, répandant une odeur fumeuse, sur un coin de mer tout échevelé de reflets où passent des ombres ; puis il en aperçut un autre, bouée en fusion. Une grosse étoile déroula sa flamme du ciel jusqu’au bassin comme une torche renversée. Cette nuit dense et noire était saturée de feu.

Michel avait pris les avirons. Il ramait lentement dans l’eau merveilleuse, où les étincelles d’or vert s’égouttaient. Il sentait une électricité partout autour de lui, l’enveloppant d’un souffle embrasé ; et toujours ce feu tourmenté, épars, avec ses myriades d’étincelles bleuâtres, s’émiettant dans les remous opaques de la mer, éveillant l’impression d’une fête inquiétante qu’à soi-même se donne le monde.

Alors, dans cette sorte de palpitation, d’émotion ravie, à cette heure où il éprouvait la fierté de posséder en lui toute la beauté éparse sous ses yeux, Michel avait senti un souvenir se former au plus intime de sa conscience, en même temps que son cœur fondait de gratitude pour le maître qui lui avait révélé la vie de l’esprit.

Michel s’arrêta un moment de ramer, laissant traîner ses avirons. Avec le temps, l’idée mûrissait que l’abbé Danizous avait été la lumière civilisatrice placée sur sa route ; sans lui, au plus sauvage de la forêt, il eût peut-être écouté des voix confuses, trop inculte pour jamais connaître son âme ; ni le crissement sans fin des cigales, ni les senteurs qui font les poumons dilatés et la bouche amère, n’eussent touché en lui ce fonds de pensées et de sentiments dont l’éducation l’avait enrichi ; et il n’aurait pas eu cela, cette émotion devant les choses, l’enthousiasme et le recueillement intérieur où l’on se sent vivre.

Comme la pinasse contournait le pied de la croix, Michel revit l’abbé soutenu par des oreillers, avec sa face de cadavre, sur la chaise de sangle où il s’étendait sous la galerie pendant les derniers temps qui l’avaient acheminé à son agonie ; mais c’était, par lueurs, le même regard absorbant la flamme qui restait au cœur.

Toujours ce désordre des choses matérielles sans cesse refoulées, témoignant du mépris où il les tenait par leur état de délabrement, et qui semblaient prendre sur ce mourant les revanches de la pauvreté ; et aussi, jusqu’au dernier souffle, la générosité et le scrupule de se détacher. « Emporte tout cela, » avait-il dit à Michel, en montrant les livres entassés. L’adolescent avait transporté à pleines brouettes sa bibliothèque. Admirable capital humain ! A côté des chefs-d’œuvre classiques des poètes, des philosophes chrétiens et des moralistes, l’abbé Danizous avait accumulé tant d’ouvrages, poussé par la curiosité d’un esprit élevé qui cherche dans les joies de la pensée à la fois le remède et l’oubli des maux de cette terre.

La pinasse raclait un fond de sable, à ce moment où la basse mer obligeait les pêcheurs d’attendre en face du port, et la phosphorescence de l’eau ajoutait à l’obscurité. Michel se rappela les regards que l’abbé mourant lui jetait encore ; c’était dans ses yeux une pensée cachée, quelque chose monté du dedans ; et comme on voit un rayon de phare balayer soudain l’obscurité, l’idée lui venait, puis la certitude que l’abbé Danizous avait offert pour lui en expiation son corps et son âme ; cette vie si longtemps haletante et martyrisée, aujourd’hui radieuse, et qui n’avait achevé de se détruire que pour se refaire.

Une heure avait passé sans que le flot soulevât la barque échouée. Michel s’était accoudé au plat-bord ; il pleurait avec la sensation profonde que quelque chose fondait dans son cœur ; et c’était bien vrai qu’il se sentait, avec une certitude totale, racheté, sauvé par ce saint qui l’avait aimé, lavé du crime qui souillait sa vie par une réversibilité terrible sans qu’il l’eût commis.

Ainsi solitaire, dans sa barque noire échouée non loin de la croix, il rappelait bien ceux-là dont parle saint Paul, reniés par le monde et possédant tout, ayant d’ailleurs trouvé sur sa route obscure les plus purs missionnaires que le ciel ait jamais désignés pour aller au-devant d’un enfant malheureux, la religion, l’amour et ces voix mystérieuses de la poésie qui remontent du fond des âges.

Ce jour-là, où il était venu à Bordeaux par le train de la matinée, Michel avait confusément revécu ces choses ; l’approche du départ et aussi un de ces avertissements qui échappent à notre contrôle, touchaient à son insu des places sensibles au fond de son être.

Il sortait de chez le cordier, à la nuit tombante, chargé d’un rouleau de câble et d’un gros colis. C’était dans une rue étroite et noire du plus vieux Bordeaux, où les marchands de vanneries encombrent le trottoir de cages d’osier, à côté des entrées voûtées qui soufflent des relents de poissons salés.

L’affaire était faite, et il s’en retournait vers la gare. Dans un grand cours, où il déboucha, apercevant de loin sur un ciel d’automne pâli par le soir les arbres estompés de vapeur et les tours de la cathédrale, un rassemblement s’était formé derrière un tramway ; il attendit, put monter enfin, casa avec peine son paquet, et demeura debout sur la plate-forme.

Or, il n’avait pas vu, à l’intérieur, assise à côté de son mari, sa mère qui regardait vers la porte ouverte ; la longue voiture lourdement chargée contournait la place, et la vue du portail, sculpté de guirlandes entre les statues, avec un poteau de pierre divisant l’entrée, remettait sous ses yeux le soir lointain et cinglé de pluie où l’orage l’avait pourchassé. Souvenir qui semblait bien mort ! Il se rappela, en homme qui revoit une période close de sa vie, cette existence misérable faite d’attentes vaines et de faux espoirs qui tournait peu à peu en rancune toutes les forces de son cœur.

Ce fut à ce moment qu’il la reconnut. Est-ce qu’il se faisait illusion ? Il se crut d’abord indifférent, n’éprouva rien ; mais l’employé s’étant approché, et comme Michel cherchait son porte-monnaie, il s’aperçut que sa main tremblait.

Quand il se tourna de nouveau vers elle, ce fut son mari qu’il regarda ; cet homme, au visage allongé par une barbe noire, le regard distrait, et qui le frappait par un air de bonté et d’intelligence, c’était l’être pour lequel il avait sans le connaître nourri tant de haine !

« Que va-t-il faire ? » se demandait Laure, anéantie. Son cœur battait. Elle le croyait capable des pires éclats et s’abandonnait aux événements. Depuis cette lettre qu’il avait écrite, et qui respirait une haine terrible, elle désespérait de ce grand fils, tour à tour sévère pour lui et pour elle, s’accusant, certes, mais songeant qu’elle n’avait pas mérité de le trouver à ce point violent et ingrat.

Leurs yeux ne s’étaient pas rencontrés. Laure, troublée, blottie au bout de la banquette, répondait à peine à son mari, qui se penchait vers elle, ne regardant pas du côté de la plate-forme ; les secousses du tram jetaient les uns sur les autres les voyageurs ; le contrôleur avançait peu à peu dans le couloir, et Laure disparut derrière lui, se montra de nouveau, fut cachée encore ; mais, à cause de cette inquiétude qu’elle laissait paraître, que lui seul voyait, Michel savait avec toute la force d’une intuition, plutôt d’un instinct qui lentement le désengourdissait, qu’elle aussi venait de le reconnaître.

Un grand chapeau cachait le haut de son visage ; peut-être était-ce l’éclairage cru qui la vieillissait, creusant la commissure qui ourlait sa bouche ; mais elle lui parut différente, et quelque chose se troublait en lui à la voir maigrie, la lèvre inférieure plus tombante et lasse dans le sourire.

Le tramway se vidait. Michel était resté debout, appuyé au chambranle de la porte ouverte. Non, elle ne voulait pas lever les yeux sur lui, de peur que la prière même de son regard le rendît furieux ; mais, à la veille de quitter Bordeaux pour toujours, car elle avait décidé son mari à accepter en Amérique une situation qui, depuis longtemps, lui était offerte, elle trouvait une sorte de joie frissonnante à le sentir proche ; et elle eût voulu arrêter le temps, prolonger la traversée de la ville obscure, puisque déjà approchait l’arrêt qui allait marquer la fin de ces choses, et que ce moment déchirant était le dernier qu’ils devaient sans doute vivre ensemble.

Quand elle se leva, il y eut une minute d’indécision ; son mari passait le premier, regardait Michel, et une sorte de stupeur venait d’apparaître sur son visage. Émotion du sang dont son âme ne devait jamais prendre conscience ! Survivance de ce frère qu’il avait aimé comme un fils, qu’il croyait revoir, le souffle coupé, comme il arrive quand une circonstance que l’on peut croire toute fortuite ramène soudain une épave immense du passé.

L’allure du tramway se ralentissait ; Michel avait fait un pas en arrière, sa mère approchait, se montrait dans la porte ouverte ; l’instant venait, pour lequel il aurait un soir donné sa vie tout entière, — cette occasion inespérée de la dévisager bien en face, le regard insensible, et de se détourner ainsi qu’il l’avait vue faire. Mais le cœur lui manqua soudain, et, comme elle passait, frôlant de son manteau soyeux le drap de sa veste, il baissa seulement ses paupières. L’aurait-il voulu que l’offense lui aurait, cette fois, paru impossible. Un grand silence se faisait en lui, un respect muet devant les mystères sacrés de la vie.

....... .......... ...

Ce soir-là, comme Estelle était venue l’attendre à la gare, il lui prit le bras et l’entraîna jusque sur la plage. La lune n’était pas, en cette nuit d’automne, le rond bouclier éblouissant que la mer adore, mais le croissant pur qui met dans le ciel une grâce de déesse.

La brise soufflait. Elle ne comprenait pas pourquoi il l’avait amenée ici, à cette heure déjà tardive ; mais ils s’étaient assis côte à côte, les colis posés près d’eux dans le sable. La tête de Michel se renversait sur son épaule, avec une sorte d’angoisse humaine, comme s’il fallait qu’elle le berçât, et l’apaisement infini du ciel descendait sur eux.

Le Casin, janvier 1924.
Paris, juin 1925.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 33305.