The Project Gutenberg eBook of Terre de Chanaan

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Title: Terre de Chanaan

roman

Author: Louis Chadourne

Release date: April 28, 2023 [eBook #70661]

Language: French

Original publication: France: Albin Michel, 1921

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TERRE DE CHANAAN ***

LOUIS CHADOURNE

TERRE DE CHANAAN

ROMAN

Nous n’allons pas : on nous emporte.

MONTAIGNE.

ALBIN MICHEL, EDITEUR
PARIS, 22, RUE HUYGHENS, 22, PARIS

DU MÊME AUTEUR :

POÉSIE

PROSE

EN PRÉPARATION

Il a été tiré de cet ouvrage :

15 exemplaires sur papier du Japon
numérotés à la presse de 1 à 15

35 exemplaires sur papier de Hollande
numérotés à la presse de 1 à 35

100 exemplaires sur papier vergé pur fil des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse de 1 à 100

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.

Copyright by Albin Michel 1921.

TERRE DE CHANAAN

PREMIÈRE PARTIE
LE MIRAGE

I
LES FORAINS DE L’OCÉAN

Des philosophes ont résolu de supprimer le Hasard. Un mathématicien célèbre, ayant fait sa lecture quotidienne de la Gazette de Monte-Carlo et pointé pendant des années les statistiques de la roulette, a fort bien démontré que ce dieu fantasque n’était qu’un faux dieu et que certains esprits d’élite étaient enfin sur une voie propre à démasquer l’imposteur. Il n’y a pas de place en ce monde où tout obéit au plus rigoureux déterminisme pour les caprices d’un fantôme surgi de l’imagination vulgaire, médiocre supercherie de l’ignorance ; non, de place nulle part, sur la vaste étendue des continents et des mers, sous la calotte céleste, pour ce prestidigitateur qui vient à tout bout de champ culbuter nos châteaux de cartes et tirer de nos chapeaux, de nos poches et de nos vies quotidiennes une effarante kyrielle de contingences hétéroclites.

Toutefois, malgré de si louables efforts et des raisonnements si persuasifs, je continuerai dans le secret de mon cœur à sacrifier à ce Dieu masqué, tragique ou rieur, que je nomme très humblement, et à voix basse « le Seigneur Hasard ». J’attendrai, sans doute, pour renoncer à ma superstition qu’une science plus exacte des probabilités ait fait de la roulette et du trente-et-quarante une opération de père de famille. Il sera temps alors de rendre honneur aux mathématiciens et aux philosophes et de tourner au mur notre divinité moquée, ainsi que font à leurs saints quelques bonnes gens de nos campagnes, selon qu’il vente ou qu’il pleut contre leur gré.

Pour moi, Jean Loubeyrac, replié sur ma cinquantaine grisonnante, dans ce coin du Périgord, berceau de mes modestes ancêtres, où la vie coule avec la même lenteur limpide et monotone que la Dordogne entre ses falaises rousses et ses rives plantées de noyers, c’est en vain que je cherche à démêler les fils embrouillés des vicissitudes dont fut tissée mon existence. De nature paisible, ironique et un peu rêveuse, il faut l’avouer, je n’eus jamais d’autre ambition que ce clos ombragé de châtaigniers d’où je peux aujourd’hui, parvenu au terme d’une aventureuse carrière, réfléchir tout à mon aise sur la fortune et l’« inconstance de son branle divers », comme dit Montaigne, l’inséparable compagnon de mes loisirs. Un grand feu flambant de bois sec, ma pipe, des marrons cuits sous la cendre, un verre de vin doux, voilà pour moi, par un soir d’automne, tel que celui-ci, bise sifflante dans mes arbres et brouillard mouillé sur les chemins, la seule volupté et la seule richesse qui vaillent la peine d’être conquises.

Mais, rien ne peut faire prévoir les brusques fantaisies du Destin. Ce soir même, pour assurée que paraisse mon existence, en entendant gémir les premières voix de l’automne, je me retourne sur mon fauteuil et guigne vers la porte bien close. Qu’un coup de vent fasse sauter le loquet, et cela suffit pour que ce rôdeur sans gêne entre et vous frappe sur l’épaule : « En route, mon bonhomme ! » Dame ! j’en ai tant vu ! Je sais aujourd’hui qu’il faut faire à son foyer la place de l’Inconnu, comme jadis, aux repas, on faisait la place du Passant.

Ah ! monsieur le Mathématicien, vous ne croyez pas au hasard. En dépit des tables statistiques, vous y auriez cru comme moi, si vous l’aviez vu, de vos yeux vu, maigre, dégingandé, étendu de toute sa longue carcasse flâneuse sous le grand soleil du tropique, la tête reposant sur un rouleau de cordage, à l’arrière de la Mariquita, ce matin de juin, il y a quelque vingt-cinq ans, au sortir des Bouches du Serpent. Oui, c’était bien le hasard lui-même, la fantaisie, l’arbitraire, le démon tragi-comique de ma destinée, incarnés à cette place sous les espèces humaines de Jérôme Carvès, prospecteur.

A évoquer cette matinée, sur ces eaux lointaines où le soleil rebondissait en disques d’or, et le vaisseau, toutes voiles dehors, par une bonne brise de noroît ; à l’évoquer, elle surtout, cette étrange figure de mon ami, mon sang coule plus chaud et plus vif dans mes veines. Le vieil homme désabusé se sent tout ragaillardi.

Nette, ma fille, ajoute quelques sarments dans l’âtre. Et encore un coup de ce vin trouble des dernières vendanges pour raviver les ombres !

La Mariquita était un brick, jaugeant deux cents tonneaux, et filant joliment par bonne brise ses quatorze nœuds sur la mer des Antilles. Son capitaine et propriétaire, un mulâtre de la Pointe-à-Pitre, courtaud, musclé, le front bas et la mâchoire carrée, répondait au nom de Cupidon. Le capitaine Cupidon marchait en roulant sur ses fortes cuisses, à l’ordinaire des marins, chiquait, et parlait créole avec une voix grêle aux sonorités puériles, déconcertantes. Il portait aux oreilles d’assez larges anneaux d’or, un pantalon de coutil rayé haut relevé sur la cheville nue et une veste de cotonnade bleue enrichie d’une ancre roussie par le vent de mer et l’humidité. A bord, son chef était orné d’une casquette, mais pour descendre à terre, le mulâtre remplaçait volontiers cette coiffure par un large panama à la mode mexicaine. Un louable souci de l’élégance européenne contraignait aux escales le capitaine Cupidon à chausser ses larges pieds de chaussures de cuir jaune qui lui donnaient beaucoup de mal, tant pour les enfiler que pour les supporter ensuite. Il n’était pas rare que le loup de mer, chassant toute préoccupation de dandysme, se débarrassât de ces encombrants accessoires, et c’est ainsi que Jérôme Carvès et moi fîmes la connaissance de l’honorable Cupidon qui, la face épanouie de bien-être, après une longue torture, ses larges prunelles blanc-bleutées roulant sous l’ombre du chapeau de paille, cheminait sur les quais de Trinidad, ses bottines à la main.

Ce n’est pas sans satisfaction que nous aperçûmes sa silhouette entre les balles de cacao et les barils de rhum. Depuis trois semaines, nous attendions le passage d’un bateau faisant route vers la côte sud-américaine. Le moindre rafiau eût fait notre affaire et nous n’étions pas difficiles quant au confort et au couvert. Cependant, par une fatalité bien connue des voyageurs, la dernière goélette en partance pour Puerto-Leon, notre commune destination, avait largué, la veille de notre arrivée. Nous nous logeâmes non loin de Marine Place, à l’Hôtel de France, tenu par un compatriote qui nous versa toutes sortes de bonnes paroles et autant de whisky-sodas qu’il était nécessaire pour nous faire prendre patience.

Trinidad, perle du Tropique, nous offrit sa Savane claire, où, sous les manguiers et les palmiers, paissent des vaches helvétiques, ses boutiques parfumées de gin et de cannelle, ses vérandas fleuries d’hibiscus et de flamboyants. Mais les délices de Port of Spain sont coûteuses et nos ressources — d’ailleurs médiocres — avaient une fâcheuse tendance à s’épuiser. Nous parcourûmes sous le soleil de plomb — on était au début de la saison chaude — ces interminables quais gris, poussiéreux et charbonneux où s’accumulent les richesses des Iles. Sous les arcades se pressait une foule sordide et bigarrée, des Hindous enturbannés, des Chinois en pantalons de soie noire, des Malais, des métis, des nègres. Une lumière cruelle suintait d’un ciel cotonneux. Les magasins, les entrepôts, les banques, les agences de navigation s’alignaient, laissant entrevoir dans l’ombre des salles étouffantes des silhouettes blanches penchées sur des chiffres, un Chinois derrière son comptoir. Parfois s’échappaient d’une porte des bouffées d’épices, ou l’odeur un peu écœurante du bois de rose.

Nous interrogions les matelots, les portefaix, les débardeurs et ces flâneurs qui, débarqués on ne sait d’où, attendent d’invraisemblables embauchages, humant, les yeux mi-clos, en connaisseurs, appuyés sur un baril ou sur un rouleau de corde, les senteurs mêlées du goudron, du charbon et de la saumure. Dans la vaste rade bordée de cocotiers et que dominent les montagnes volcaniques souvent encapuchonnées de fumées, des steamers étaient à l’amarre, de gros cargos aux flancs rouillés, des charbonniers noirs et rouges, et aussi de fins voiliers, bricks, goélettes, lougres, sloops, et cotres, leur toile repliée et balancée mollement par les houles de l’Atlantique. Des vapeurs étaient sous pression pour la Nouvelle-Orléans ou les Grandes Indes ; des goélettes feraient voile bientôt pour Sainte-Lucie, la Dominique ou Surinam, mais aucune ne nous conduirait jusqu’à ce Puerto-Leon dédaigné des plus infimes trafiquants : Puerto-Leon où nul n’espérait prendre un chargement de cacao, de café ou de gomme balata, mais vers quoi convergeaient les ambitions de Jérôme Carvès ainsi que nos communes destinées.

Ayant successivement parcouru le North Quay, le South Quay, les ruelles avoisinantes, les « saloons » et les académies de billard, lassés de voir s’allonger chaque jour la note de notre dépense, nous errions assez lamentablement sous les ombrages du « Cipriani boulevard », à l’heure où les équipages, les nurses, les babies et les demoiselles sapotilles vont goûter la fraîcheur sur les pelouses de la Savane.

Un orchestre criard déchirait le lourd et silencieux après-midi. Sur le sombre tapis de verdure de la promenade s’arrondissait, éblouissant, pavoisé aux couleurs anglaises, un cirque, un vrai cirque, comme il en passait parfois jadis dans mon village. Un peu de brise gonflait les parois de toile, agitait le pavillon. Une parade annonçait la représentation du soir : un paillasse chevelu maillochait la grosse caisse, un athlète en maillot rose choquait les cymbales, les cascades du piano mécanique ruisselaient dans l’or crépusculaire. Sous les rayons du soleil prêt à disparaître derrière le front de la sourcilleuse soufrière, les cuivres flambaient d’un éclat triomphal ; les loques bariolées d’azur, de violet, d’écarlate avaient des stridences de trompettes et les palmiers de la Savane inclinaient majestueusement leurs éventails, en hommage à l’Ecuyère, corsetée de velours cramoisi, présentant une lourde haquenée grise caparaçonnée comme elle.

Des forains ? Surgis miraculeusement dans cette île ! O rumeurs des lointaines vacances — manèges, orgues de Barbarie, féeries de l’enfance ! — Des forains de l’Océan !

Sur le placard on lisait en capitales blanches : « Première représentation du Cirque Wang — Great attraction. » Le spectacle commencerait à huit heures ; le prix des places était de deux shillings : suivait un copieux programme où figuraient les noms illustres de Miss Carolina, écuyère ; de Miss Letchy, acrobate ; du Dr Van Sleep, dresseur d’animaux savants et de Peter Boom, excentrique. L’affiche indiquait que le Cirque Wang, en tournée à travers les Antilles, et sur les côtes du littoral américain, ne demeurerait à Port of Spain que huit jours.

Nous fûmes exacts au spectacle. M. Peter Boom était fort réussi avec son masque enfariné. Mlle Letchy évoluait vertigineusement au trapèze. Les loges peuplées d’Anglais du Service, visages de brique sur la blancheur des plastrons ; les stalles inférieures, où s’entassait une population hybride de noirs, de sangs-mêlés, d’Hindous et de coolies, applaudirent frénétiquement. Les nègres hurlaient leur enthousiasme pour Miss Carolina et son large cheval pommelé, en ce jargon mêlé d’anglais et de créole qui fait une si curieuse rumeur de volière. Mais Jérôme Carvès et moi avions une idée, la même.

Au premier entr’acte, nous sollicitâmes du policier noir, en vêtement bleu et casque à pointe, qui gardait l’accès des écuries, l’autorisation de voir M. Wang, le directeur.

M. Wang n’estropiait pas l’anglais comme le font bon nombre de ses compatriotes du Céleste Empire. Il était vêtu à l’européenne d’un complet gris et d’un chandail, portait les cheveux courts, mais ne renonçait pas aux lunettes d’or dont les cercles luisaient dans ses orbites jaunes. Il s’inclina fort poliment, sur la présentation de nos cartes, et nous considéra, sans mot dire, de ses yeux aux coins bridés.

Après quelques compliments et une vague promesse de signaler les mérites du cirque Wang dans une gazette européenne, qui n’altérèrent pas l’impassibilité de M. Wang, Jérôme Carvès attaqua la grande question.

— Il est permis de supposer, monsieur, que vous avez un bateau pour transporter votre personnel et votre matériel ?

Le Chinois s’inclina.

— Peut-on vous demander quelle est votre prochaine destination ?

Ces mots incroyables tombèrent de la bouche de M. Wang :

— Puerto-Leon, — articula-t-il.

— En ce cas, monsieur, — dit Carvès, sans rien perdre de son sang-froid, — sauvez-nous la vie. Prenez-nous à votre bord !

Le Céleste resta quelques instants silencieux. Puis il émit quelques observations sur la difficulté de prendre des passagers, personnes honorables, il n’en doutait pas, mais qui pouvaient n’avoir pas des relations des plus cordiales avec la police des ports sud-américains, si délicate en ce qui touche le transit. Carvès l’assura qu’il avait les poches bourrées de lettres d’introduction pour les plus hautes personnages de cette localité inhospitalière, et brandit un portefeuille, en témoignage de ses assertions.

— D’ailleurs, — conclut M. Wang, — c’est au capitaine Cupidon, commandant la Mariquita affrétée pour mon entreprise, qu’il faut demander son consentement.

De jaunâtres photophores éclairaient fumeusement le box aux relents de crottin et de sueur où M. Wang nous avait accueillis, la main posée sur l’encolure du cheval pommelé, dont la croupe, pareille à un vaste canapé gris, supportait le séant, les pieds satinés et la voltige de Miss Carolina, une de ces larges bêtes qui semblent nourries de sciure de bois, et dont la morne destinée est de tourner sur une piste poudreuse, dans le claquement des chambrières et l’infernal déchaînement des cuivres.

Pas un souffle n’ébranlait les roides parois de toile derrière lesquelles grondait la rumeur d’une foule. Le fracas de l’orchestre annonça que le spectacle reprenait. M. Peter Boom, la face ruisselante de fards que la chaleur avait fondus, passa près de nous, indifférent et digne, dans ses larges braies jaunes et rouges. M. Wang nous conseilla de nous promener sur le South Quay un de ces matins : nous rencontrerions certainement le capitaine de la Mariquita et nous étions libres de nous entendre avec lui pour un passage. Puis il s’inclina, les mains jointes sur sa poitrine, et s’évanouit comme une ombre. Les Chinois ont cette remarquable propriété d’apparaître et de disparaître, sans que leurs déplacements intermédiaires soient sensibles. M. Wang, un instant matérialisé devant nous, s’était résorbé, nous laissant en tête-à-tête avec la grosse haquenée caparaçonnée de velours cramoisi.

Nous ne revîmes le personnage que sur le pont de la Mariquita. Le capitaine Cupidon, rendu fort obséquieux par quelques billets de dix dollars, ne fit pas de difficultés pour nous accepter à son bord. Il n’y mit qu’une condition : nous apporterions nos vivres. Il fallait prévoir, par bonne brise, cinq à six jours de traversée, et peut-être davantage, par temps calme. Nous nous lestâmes en conséquence de biscuits et de conserves.


Nous nous embarquâmes par une de ces belles nuits veloutées dont seuls ceux qui ont passé la Ligne peuvent imaginer la splendeur. Trinidad reposait sous les palmes. La sombre silhouette des volcans s’infléchissait sur un ciel pailleté d’astres. Un remous phosphorescent caressait la pointe extrême du wharf. Les feux des navires à l’ancre agrafaient d’or ou de rubis le bleu noir de la rade. Un fanal vert indiquait la passe. Un feu bleu et un feu rouge se balançaient à quelques centaines de brasses.

— La Mariquita, — indiqua notre hôtelier qui avait tenu à surveiller lui-même l’embarquement de nos bagages, — un joli bateau, ma foi ! vous avez de la chance ! Son capitaine est un bon marin. L’air bonasse, mais ne vous y fiez pas trop. Tous ces moricauds sont les mêmes. Tout le monde connaît papa Cupidon de la Pointe à Santiago de Cuba, mais personne n’a jamais su de quoi il remplissait sa cale. Enfin, ça n’est pas notre affaire et, personnellement, je n’ai eu qu’à me louer de lui. On dit que les Hollandais de Surinam l’ont à l’œil. Mais il ne faut pas croire tout ce que disent les mauvaises langues. S’il a fait affaire avec le Chinois et tous ses saltimbanques, c’est qu’il a son petit profit, vous pouvez m’en croire. Bon voyage donc, messieurs ! Vous êtes en bonne compagnie et vous ne vous ennuierez pas en route.

Le capitaine Cupidon, en bras de chemise, accoudé au bastingage surveillait le chargement. Des nègres à demi nus agitaient des torches crépitantes. Des corps sombres se mouvaient dans la rouge lueur ; des bras se tendaient, des nuques se roidissaient sous les fardeaux. C’était un spectacle farouche. Les hauts bordages goudronnés du navire pesaient sur notre canot comme des falaises. Et tout là-haut, par-dessus la fine ramure des vergues de perroquet, le feu du grand mât oscillait parmi les astres immobiles.

Cupidon nous pressa sur son cœur et nous frappa dans le dos de sa large et courte patte. Nous étions déjà de vieux amis. Nos hamacs furent placés à l’arrière, un coin du pont ayant été réservé pour nous et nos bagages. Les deux seules cabines du bord avaient été cédées aux femmes. D’ailleurs c’étaient des réduits inhabitables, à température d’étuve et saturés d’odeurs nauséabondes. Il fallait cette nuit-là renoncer à dormir. Le premier chalutier s’éloigna ouvrant un chemin de phosphore. Deux autres vinrent le remplacer et nous vîmes tour à tour s’élever, sanglés de cordages, dans le rougeoiement des torches, les silhouettes apocalyptiques du cheval gris de Miss Carolina, et des kangourous calculateurs de M. Van Sleep.

Le pont étant mal éclairé, nous ne pûmes distinguer les visages des autres passagers qui arrivèrent à la nuit avancée. L’impondérable M. Wang avait naturellement surgi, le premier de tous. Une dizaine de personnages, plus semblables à des fantômes qu’à des créatures de chair et d’os, se découpèrent en ombres chinoises sur l’écran étoilé de la nuit. Quelques lits de sangle avaient été dressés, des hamacs ; un campement s’installa à l’arrière du navire auquel le jusant imprimait déjà sur ses amarres, un obscur balancement.

Le chargement s’achevait. Pièce par pièce, le cirque emplissait le bateau : gradins, portants, accessoires de toute sorte, caisses de costumes, instruments de musique, tout disparaissait dans les flancs obscurs du navire. Le feu rouge du dernier chalutier glissait vers Trinidad. Un canot se détacha du bordage. L’un des passagers, mince figure vêtue de sombre, agita le bras en signe d’adieu. Du canot une voix grave s’éleva. Je distinguai des mots espagnols : « Vaya usted con Dios ! » Un bruit de rames. Le silence.

La Mariquita demeurait seule, chassant sur ses amarres, car le flux était plus fort. Vers l’Est, la mer irradiait une vague lueur, et sur cette bande de clarté, les cocotiers du rivage se dessinaient en noir.

Un commandement retentit. Les hommes d’équipages à leur poste ! « Han, hisse », les drisses grincèrent. La voile de misaine se gonfla sous la brise matinale. Le navire, craquant dans sa charpente, eut une profonde contraction musculaire.


La Mariquita filait vers les fanaux verts de la passe. Le vent nous favorisait. Le capitaine Cupidon nous engagea hardiment dans la Boca Chita, la plus étroite et la plus dangereuse de ces Bouches du Serpent qui donnent accès à la baie de Port of Spain. Nous gagnions ainsi quelques milles. Nous effleurâmes le récif de « Madame Téterond », dont la masse brise l’assaut clapotant des courants, aussi rapides que les eaux bouillonnantes et noires de la Pointe du Raz. La Mariquita avait mis toute sa toile et, sous la pression de la brise s’inclinait légèrement vers babord, ouvrant de l’étrave la mer rosée par les premières lueurs de l’aube. L’eau se déchirait avec le sifflement d’une soierie où mord le ciseau. C’était mon premier voyage à bord d’un voilier. Mon être s’identifiait avec le souple organisme du navire, grisé par cette course vers le large, sur cette immensité embrasée de vapeurs rouges et orangées qui soudain se déploya devant mes yeux.

Le pont baignait dans une irradiation sanglante, une barre de cuivre luisait comme rougie au feu ; les corps des passagers roulés dans leurs manteaux, quelques-uns étendus sur des matelas, d’autres dans les hamacs, se revêtaient d’une gloire tragique. Je songeais aux corsaires qui, jadis, sillonnaient les mêmes flots et cinglaient aussi de la Boca Chita, en quête de bonnes prises d’épices, de poudre d’or ou d’esclaves. Trébuchant à travers l’encombrement des caisses, des bagages, des filins enroulés, je me dirigeai vers l’avant. L’homme de barre, les deux mains à la roue, m’apparut dans cette grave et fière attitude du gouvernail, tout empourpré d’aube, lui aussi. C’était un beau gaillard, à la peau sombre, le torse nu, une ceinture rouge retenant le pantalon de toile ; un foulard s’enroulait autour de son front, accusant la courbe du nez, la coupe allongée du visage, les méplats osseux. Il avait cette physionomie sévère et d’une cruauté hautaine qu’ont encore les rares descendants des tribus indiennes. A son oreille gauche pendait un anneau d’or. A mon approche, il ne détourna pas la tête. Je le contemplai quelques instants, me demandant si mon rêve ne se vérifiait pas mystérieusement et si je n’avais pas devant moi, en chair et en os, un de ces boucaniers qui écumaient jadis la mer des Caraïbes. Ce n’était, je le sus quelques heures plus tard, qu’un matelot indien, Pablo, le plus débrouillard de l’équipage.

J’offrais mon visage aux embruns qu’éparpillait autour de moi la vive allure du bateau. Une clarté, qui semblait jaillir des profondeurs sous-marines, s’étalait maintenant sur la mer et sur un grand espace d’horizon. C’était un frémissement argenté et pâle comme si l’eau eût reflété un second ciel intérieur. Puis cette clarté convergea au foyer d’une lentille. Un trait de lumière fusa, cri de l’océan ; un geyser de platine incandescent jaillit de cette masse miroitante et lourde. Un golfe, aux rives déchiquetées, élargissait à l’horizon un mirage de palais enflammés, de portiques de rubis, d’alpes opalines, de lacs d’un vert si translucide qu’on pouvait à travers leur diaphanéité découvrir des perspectives étonnamment lointaines et l’autre côté du monde. Et sur cet embrasement, la ligne noire de la mer se tendait comme une corde. Derrière moi, levant la tête, je vis le feu jaune du grand mât vaciller sur un vaste disque pipermint.

Ce déploiement de magnificence aurorale n’était sans doute qu’une des fantasmagories du dieu malin, auteur du rêve étrange que j’étais en train de vivre. Etait-ce bien moi, Jean Loubeyrac, Périgourdin, accoudé au bastingage de ce singulier navire, en compagnie d’un cirque ambulant et d’un équipage de boucaniers, en pleine mer des Caraïbes, à deux mille lieues et plus de ma bonne terre de la Pimousserie, sur laquelle le soleil ne se levait pas aujourd’hui en même temps que sur ma tête ? Il me semblait que j’avais été soudain projeté par un boulet de canon hors de mon espace et de ma durée, et qu’après un étourdissement léthargique, je me retrouvais, tâtant mon crâne et mes membres, doutant de ma propre réalité, ayant perdu le sens du temps et celui des distances, incertain encore que le vrai Loubeyrac ne fût pas resté là-bas, sur les bords de la Dordogne ou dans le paisible appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, en des zones tempérées et civilisées, tandis qu’un « double » capricieux et incohérent hantait les planches de la Mariquita et voisinait avec les collaborateurs du subtil M. Wang et du jovial Cupidon.

II
JÉROME CARVÈS, PROSPECTEUR

Pour retrouver l’équilibre de ma chancelante personnalité, je cherchai à renouer la chaîne de ces états successifs dont la somme formait une poignée d’images et une pincée de cendres : mon passé.

Autour de moi s’élevaient maintenant les vivantes rumeurs d’un navire au réveil. Tandis que résonnaient les coups de sifflet, les ordres, les appels, tandis que l’eau, versée à pleins seaux par des matelots basanés, aux jambes nues, ruisselait en cataractes le long des planches, ma pensée s’égarait par des dédales pleins de mélancolie, vers les jours de mon enfance.

Merveilles de la mémoire ! La solitude azurée de la mer tropicale devient une prairie verdoyante, plantée de noyers au feuillage rond, au bout de laquelle coule la Dordogne transparente et large comme un fleuve. Le matin, une nappe de brume s’étale sur la prairie et sur la rivière, et la cime des peupliers, écharpée de brouillard, pointe seule vers le ciel, pépiante d’oiseaux. Sur l’autre rive se dressent des falaises roses, creusées de grottes où s’égare parfois notre barque. Un cirque de causses blancs ferme cette vallée où s’élève la Pimousserie, ma maison, vieille gentilhommière plus ferme que château, avec son colombier pointu et son toit recouvert de tuiles devenues brunes, parsemées de plaques de mousse, et la fumée de ses cheminées que l’on aperçoit l’hiver entre les branches dénudées des châtaigneraies : c’est là que je suis né. Je n’ai pas connu ma mère.

Mon père s’était retiré après des déboires politiques dans cette propriété qu’il tenait de sa mère. C’était un homme chimérique, qui avait rêvé d’introduire de la charité et du bon sens dans le pot-pourri des combinaisons parlementaires. Il fut député la durée d’une législature et sortit de la politique, peu de temps après y être entré, en secouant la boue de ses chaussures. L’expérience des hommes lui avait laissé de l’amertume. Il devint pessimiste comme les rêveurs insuffisamment obstinés à garder leurs illusions, mais qui demeurent toujours endoloris du choc de leurs songes et de la réalité. Dans la compagnie de mon père, dont la clairvoyance découragée répugnait à de nouveaux contacts et à de nouvelles excursions dans la vie, je pris le goût de la solitude, des livres et de la nature, ainsi qu’une certaine paresse à sortir du cercle étroit de mes préférences. Je n’allais pas à l’école. Mon père, bon latiniste, m’apprit le rudiment. Je revois encore sa haute figure arpentant, un livre à la main, le cabinet de travail tapissé de chêne noir, dans le rougeoiement d’un feu de bûches qui teignait d’écarlate les plis de sa robe de chambre.

Je n’eus à cette époque qu’un ami, un peu plus âgé que moi : Jérôme Carvès. Jérôme était le fils d’un petit cultivateur dont la maisonnette s’accrochait sur les pentes calcaires du Causse, glacées en hiver, brûlantes en été. La mère Carvès venait parfois à la Pimousserie faire des ravaudages. Jérôme l’accompagnait. Mon père qui l’interrogeait de temps en temps, s’aperçut vite de l’intelligence du petit. Jérôme et moi étions du même âge. Il proposa à la mère de donner quelques leçons à son fils et Jérôme prit place avec moi devant la table de bois luisant où s’étalaient nos cahiers, nos livres et nos cartes de géographie. Ces cartes jouaient un grand rôle dans notre vie d’enfants. Carvès manifestait déjà une humeur très vagabonde et n’avait pas de joie plus grande que de feuilleter un atlas. Il m’apprit à faire de beaux voyages sur ces espaces lisses, aux sinueux contours, aux couleurs si délicatement roses, bleuâtres, violettes ou jaunes, et qui figurent les continents, les mers, les îles, de telle sorte qu’on peut parcourir du bout de son index la complexe immensité du globe. Je revois encore le maigre visage bronzé de mon camarade penché sur un planisphère et me guidant à travers les océans, comme un capitaine à la barre d’un navire imaginaire.

L’enfance de Jérôme avait été plus dure que la mienne. Les Carvès étaient des paysans avares et sobres, vivant d’une croûte de pain frottée d’ail, de fromage de chèvre et ne mangeant de la viande que deux fois l’an, à Noël et à Pâques, solennités à l’occasion desquelles on tuait un agneau. Jérôme avait un corps rompu au froid, au chaud et au jeûne. Vers l’âge de quatorze ans, il subit une crise de croissance et poussa démesurément, au point de devenir aussi long qu’une perche et plus sec qu’un clou. Son teint était brun ; ses yeux, enfoncés, très noirs et très vifs ; son front bombé ; ses cheveux, en broussaille. L’ensemble de la physionomie était à la fois ironique, sauvage et un peu fou. Et tout en l’aimant comme un frère, je redoutais en lui je ne sais quoi d’étrange et d’indompté.

Mon père — c’est lui qui m’a laissé cette belle édition des Essais de 1721 — avait pour principe d’élever les enfants sans contrainte. Aussi nous accordait-il de longues journées de congé, surtout pendant la belle saison, et nous étions libres du matin au soir de vagabonder à notre aise. Un quignon de pain dans nos poches, nous partions dans l’aube acide, longeant les champs de maïs, et les plants de tabac aux feuilles larges et vernissées, encore emperlées de rosée, et sur qui traînaient de fins brouillards gris. La brume s’effilochait aux premiers rayons de soleil et les roses falaises de Gluges se découpaient, dans la déchirure des vapeurs. Des pies, toutes gonflées et hérissées de rosée, s’envolaient avec un bruit effarouché d’ailes. Carvès les pourchassait à coups de pierres et il était fort adroit à ce jeu. Plus d’un de ces pauvres oiseaux criards, l’aile brisée, se sauvait en boitillant le long des sillons rouges. Souvent nous décrochions une vieille barque à fond plat, et Carvès debout à l’avant, pêchait à la ligne volante. D’autres fois, par les plus brûlantes journées de notre août périgourdin, il m’entraînait par les Causses pierreux, déserts et éblouissants. Le soleil tapait dur sur les vastes plateaux calcaires, abandonnés même par les troupeaux. Le sol brûlait nos pieds. Des touffes d’herbe rare se recroquevillaient entre les cailloux, comme au voisinage d’un brasier. Mais Carvès semblait gagné par une sorte d’ivresse sèche. Il se livrait à des danses bizarres, soulevant un remous de poussière blanchâtre, ou bien me prenant violemment par la main, m’entraînait dans des courses folles, à la suite desquelles nous demeurions accroupis dans la lumière silencieuse et blanche, haletants, la gorge râpeuse.

Cette croûte brûlée des Causses recouvre des rivières souterraines et des cryptes profondes à des centaines de pieds sous le sol. En certains endroits, la surface du plateau est craquelée ; ces failles perfides ont causé bien des fois la perte d’inattentives brebis dont leurs bergers ne trouvaient plus la trace et dont les corps roulaient sans doute dans les eaux ténébreuses du « gour ». Carvès avait inventé un jeu dangereux qui s’intitulait : la chasse au trésor. Il consistait à nous armer de cordes, et à glisser, les pieds agriffés à la paroi du roc, par une de ces ouvertures. Je crois que nous avons été ainsi les premiers à explorer certaines grottes aujourd’hui célèbres et éclairées à la lumière électrique. La première fois que Carvès me proposa cette sorte d’expédition, je poussai les hauts cris.

— C’est bon pour se tuer ! — gémissais-je.

— Bien, — dit Carvès, — j’irai seul.

Je l’accompagnai jusqu’à l’orifice. Nous grimpâmes par des sentiers de chèvres jusqu’à la crête calcaire. C’était une journée d’août, bleue et torride. Je marchais derrière Jérôme, comme un condamné suit le bourreau.

Dans la craie aveuglante, entourée de quelques buissons épineux et couverts de petites baies noires, s’ouvrait une bouche large environ de quatre mètres. Nous l’avions déjà repérée à plusieurs reprises. Carvès se mit à genoux sur le bord.

— On ne voit pas grand’chose, — dit-il.

Je n’osai plonger mon regard dans ce gouffre qui descendait jusqu’à l’enfer.

Carvès écoutait.

— Ça gronde, — dit-il, flegmatique. — Il doit y avoir de l’eau.

Il prit une pierre et la laissa tomber. On entendit le caillou rebondir et rouler pendant deux minutes au moins. Jérôme ne semblait pas ému le moins du monde, mais ses yeux brillaient.

Nous avions une longue corde volée dans la remise ; il la noua autour de sa ceinture, m’en mit une extrémité à la main et me recommanda de l’enrouler autour d’une racine, et de la laisser filer au fur et à mesure qu’il descendrait dans le trou, en s’aidant des pieds et des mains à la paroi. Une sueur glacée mouillait mon front, malgré la canicule. Carvès, très calme, retroussa sa blouse d’écolier. Il avait les pieds nus, mais calleux à souhait.

— Si tu sens la corde se tendre, — me dit-il, — tu tireras de toutes tes forces. Si tu ne peux me remonter, tu l’attacheras solidement et tu iras chercher du secours. N’aie pas peur, dit-il, je ne risque rien.

Il aurait pu flétrir ma couardise. Il ne le fit pas et ma honte en fut accrue.

A plat ventre, s’agriffant aux broussailles, sans crainte des épines, Carvès se laissa descendre doucement le long de la déclivité ; tout en surveillant la corde, je me penchai à mon tour. Une bouffée humide et froide me glissa sur le visage. J’eus un frisson d’horreur. Déjà Jérôme n’était plus visible. La corde se déroulait, entraînant un peu de gravier.

Une heure, je demeurai ainsi, penché sur le gouffre, insensible aux rayons qui frappaient ma nuque, le cœur étreint d’angoisse. La corde, parvenue à l’extrémité de son déroulement, était tendue par un poids lourd. Mes tempes battaient, un cri allait-il jaillir de ce puits d’ombre ?

Tout autour de moi, le Causse désert vibrait de chaleur.

Quelques secousses saccadées roidirent la corde. J’attendis. Une autre secousse. Alors, de toutes mes forces, je tirai, je tirai, les veines des tempes gonflées à éclater.

Et, souillé de terre, saignant d’égratignures, triomphant, Jérôme Carvès surgit de l’abîme.

— Epatant ! — me dit-il, dès qu’il put respirer.

Il penchait sur moi son visage labouré de traces saignantes.

— C’est pas difficile, — me dit Jérôme. — Tu verras. Ça ne descend pas trop. Faut s’habituer à l’obscurité. On suit une espèce de couloir, puis on arrive à une salle pleine d’eau, avec des colonnes et des choses qui ont l’air d’énormes bêtes accroupies, et d’autres qui ressemblent à des géants morts. On voit mal, tu sais. Le pire, c’est les bêtes qui volent et qu’on ne voit pas. On entend des ailes très haut, sous les voûtes. Il y avait aussi des bêtes dans l’eau, de gros crapauds, je pense. J’ai vu luire quelque chose de blanc à terre. C’était une carcasse, des os de mouton. La corde m’a bien servi pour remonter. Je n’aurais pas pu sans ça. Je ne regrette pas la course. Mais faudra revenir !

Et, confidentiel, la voix basse et le regard grave :

— S’il y avait un trésor caché là dedans ? Dis, on serait riche tous deux !

Cette nuit-là, mon sommeil fut hanté de visions, de grottes peuplées de monstres et de gnomes : une pieuvre enlaçait Carvès ; il avait la figure bleue du noyé que j’avais vu, un soir, en me baignant dans la Dordogne, dérivant au fil de l’eau, ballonné comme une outre.

Et Carvès parvint à ses fins. Il me conduisit dans le « gour ». L’accès n’en était pas très difficile, mais d’énormes chauves-souris, au vol obscur et mou, me faisaient rendre l’âme. Carvès et moi étions écrasés de cette magnificence ténébreuse. Mais Jérôme revenait toujours à son idée : le trésor. Il s’aventurait dans des anfractuosités pleines de grouillements obscurs, plongeait ses bras dans des cavités humides. Tout le temps que dura cette folie, il fut inquiet, irritable, violent même.

Je devais plus tard me rappeler l’histoire du « gour » au trésor !


Carvès me terrorisait par son audace à plonger dans les endroits de la rivière réputés dangereux pour leurs tourbillons, à dénicher les nids sur les plus hautes et les plus minces branches des peupliers, et surtout par son courage à affronter la puissante mère des terreurs : la nuit. Mon père, connaissant le frugal ordinaire de la famille Carvès, gardait souvent Jérôme à dîner avec nous. Par les plus sombres nuits d’hiver, comme par les clairs de lune hallucinants qui déforment les objets et cristallisent la nature, mon camarade partait bravement pour affronter le tunnel du Crouzouli, un sentier rocailleux, entre deux haies, qui conduisait à sa maison. Le cœur battant de pitié et d’admiration, je demeurais longtemps sur le seuil, écoutant les sabots dont le claquement résonnait au loin sur la terre gelée. Pour rien au monde, je ne me serais aventuré dans notre jardin.

Ce qui m’étonnait le plus chez Jérôme, c’était sa furieuse activité, ce continuel besoin de mouvement qui agitait son corps maigre, d’ailleurs coupé de prostrations animales, que l’on était impuissant à secouer. En dépit de ce que j’appelais sa « sauvagerie », Carvès étudiait plus que les enfants de notre âge, et mon père avait prédit à la mère Carvès — une femme du Lot, sèche et dure comme son garçon — un brillant avenir pour Jérôme. A dire la vérité, mon camarade me dominait au point de faire passer sa volonté en moi, sans paraître se soucier le moins du monde de m’imposer ses décisions. Il me semblait parfois que Carvès, ébouriffé et noiraud, était l’incarnation d’un démon qui se substituait à mon véritable personnage, d’un naturel doux et plutôt indolent, et pouvait lui faire accomplir des actes qui m’étonnaient ensuite par leur étrangeté et dans lesquels je ne me reconnaissais plus.

Jours de nos enfances dont les tourments eux-mêmes nous paraissent félicité et dont le tenace parfum embaume notre tardive saison !

A quatorze ans, je perdis mon père. Une vieille servante lui ferma les yeux, dans le lit familial. Il avait succombé, sans souffrance, à une affection cardiaque qui le minait depuis longtemps. Je revois son visage calme et ses mains jaunies par la clarté des cierges.

J’étais seul au monde. Je sanglotais au chevet du défunt, Carvès était agenouillé auprès de moi, il me dit :

— C’est mon vrai père qui s’en va. C’est à lui que je dois d’être un homme.

J’éprouvai une gratitude infinie de ses paroles.

— Tu seras mon frère, — lui dis-je.

Mon père s’était occupé de lui faire obtenir une bourse au lycée de Périgueux, et Carvès regagna son poste. Pour moi, j’avais un tuteur, un oncle que mon père ne pouvait souffrir, Nestor Loubeyrac, vieux garçon avare et hypocrite, confit en dévotion et en morale et qui, cependant, passait pour coucher avec ses servantes. Il vivait à Bordeaux dans une villa assez proprette où je ne mis les pieds que deux fois dans ma vie. L’oncle Nestor vint pour l’enterrement de mon père qui se déroula tristement par la route bordée de noyers effeuillés — on était en novembre — et que suivaient quelques âmes pieuses du voisinage et bon nombre de paysans, car mon père était aimé.

L’oncle Nestor, qui n’en tenait pas pour l’Université, me fit faire mes études dans un établissement religieux de la région. Je passais mes vacances à la Pimousserie, en compagnie de ma vieille servante Fasie — autrement dit Euphrasie. Là, je retrouvais Carvès. Jérôme était devenu un grand gaillard, toujours efflanqué, mais gardant ses beaux yeux vifs et ses traits énergiques. Il réussissait fort bien dans ses classes, et prépara l’Ecole centrale avec succès. Il avait des dispositions spéciales pour la minéralogie. Nous refîmes, jeunes hommes, l’expédition du « gour ». Il y tenait. Il m’expliqua avec un pédantisme juvénile la formation de ces cryptes souterraines. Puis, sa fantaisie reprenant le dessus, il me dit mi-sérieux, mi-ironique :

— Et le trésor, vieux. Qu’en penses-tu ? Le trouverons-nous un jour ?

Et comme je haussais les épaules :

— Qui sait ? — ajouta-t-il. — Moi, j’ai la foi. Si jamais je le trouve, nous partageons. Je te dois bien ça.

— Tu ne me dois rien… que ton amitié, — protestai-je en lui serrant la main.

Mon oncle m’envoya à Paris pour faire mes études de droit. La pension qu’il me servait était chiche et peu en rapport avec la fortune que m’avait laissée mon père. Je m’en plaignis à plusieurs reprises, mais ce vieil égoïste avait toutes sortes de bonnes raisons et d’excellents principes à alléguer pour me mettre à la portion congrue. Ma vie d’étudiant fut assez misérable. J’avais perdu de vue Carvès. Ses deux années d’école terminées, il était parti en voyages d’études dans des pays lointains. Je reçus deux lettres, l’une de Djibouti, l’autre, un an plus tard, de Macassar. L’infatigable Jérôme avait commencé les grandes étapes.

Ma majorité atteinte, je sollicitai mes comptes de tutelle. Le règlement en fut pénible, si pénible que je dus recourir aux tribunaux. L’oncle Nestor n’était ni plus ni moins qu’un malhonnête homme. Mais c’était un homme retors et qui connaissait les ficelles de la procédure. L’affaire traîna en longueur, d’expertise en appel, sans cesse ajournée. Je m’exaspérai. Je commis des imprudences. Je menaçai Nestor, à qui je fis une scène violente, à Bordeaux. Je le traitai de « vieille canaille », et il me mit à la porte. Tout cela n’arrangea pas les choses. Le testament de mon père ne contenait pas un inventaire complet des valeurs. Il me fut impossible de fournir des preuves de la malhonnêteté de mon oncle. Bref, je n’obtins qu’une faible partie de ce que je croyais être ma fortune. Avec les frais du procès, j’étais à peu près ruiné. Il m’en est resté un profond dégoût des gens de justice et de ces lois qui sont si souvent la providence des fripons et le désespoir des honnêtes gens.

La clémence des juges me laissait la possession incontestée de notre vieille maison. Je songeai sérieusement à aller vivre là-bas, dans cette campagne où bourdonnaient tous mes souvenirs, à cultiver mon jardin, à fuir la société des hommes. J’étais blessé à vif par les premières expériences et ma sensibilité l’emportait de beaucoup sur ma volonté. D’ailleurs, j’avais hérité de mon père un scepticisme qui posait l’« à-quoi-bon ! » devant toute velléité d’action. Aucune profession ne m’attirant, mon éducation ne m’avait préparé qu’à cette carrière du barreau qui est la foire aux vanités et au charlatanisme. J’étais un incapable et un timide, un de ceux qui laissent poliment les gens pressés monter avant eux dans l’omnibus. La solitude de mes prés et de mes bois serait mon refuge, avec la bibliothèque bien garnie que m’avait léguée mon père.

Je fis mes préparatifs de départ. Je donnai congé de l’appartement que j’occupais depuis ma majorité dans la rue du Cardinal-Lemoine. Mes meubles furent expédiés à la Pimousserie. Ayant encore quelques affaires à régler, je m’installai avec mes malles dans un petit hôtel de la rue Cujas.

Le jour fixé pour mon départ arriva. Je devais prendre un train de nuit. Vers cinq heures du soir, je sortis de ma sombre ruelle. On était en mai. Le Luxembourg avait déjà sa parure d’été et le jet d’eau s’irisait, éparpillant ses diamants sur la sombre perspective des feuillages de l’Observatoire. La douceur de l’heure et de la saison fortifiait encore ma résolution. Je songeai à l’odeur des foins que l’on était en train de faner, sur les bords de la Dordogne, aux crissements des premiers grillons qui, tout à l’heure, empliront la nuit printanière.

Et Carvès ? où était Carvès ? Sans doute en quelque pays lointain. Cherchait-il encore le trésor enseveli ? Folie que tout cela ! La sagesse était là-bas, dans l’asile où les noyers laissaient pleuvoir leur ombre fraîche. Je partirai.

Mes réflexions me conduisirent jusqu’aux quais. Le ciel et le fleuve étaient empourprés de crépuscule. Des chalands glissaient sur l’eau moirée. Une sirène brutale, rauque évocatrice de voyages, secoua ma torpeur. Je décidai de passer l’eau et traversai les Tuileries, que baignait déjà, exhalée des parterres et des massifs, une brume d’un bleu léger, où de-ci, de-là, palpitaient une flamme et le rayon d’une vitre incendiée.

Sur les boulevards, les allées et venues d’une foule émaillée de taches claires se croisaient comme les courants d’une eau tumultueuse. Les terrasses des cafés étaient encombrées de consommateurs. A grand’peine je parvins à trouver une petite table devant le Café Napolitain. Avant de regagner ma solitude champêtre, je voulus m’offrir une fine volupté de bouche. Et c’est ici qu’intervient une glace au chocolat dont le souvenir est lié à une autre intervention, celle de Seigneur Hasard en personne…

Elle était fort savoureuse, cette glace à la terrasse du Café Napolitain, par un soir de mai poussiéreux, mais déjà tiède, où se mêlaient les senteurs de l’absinthe et des muscs variés dont s’imprégnaient les toilettes printanières de jolies filles trop peintes, symphonie que mes narines de vingt-deux ans trouvaient voluptueuse (celles du quasi-quinquagénaire que je suis préfèrent des combinaisons plus naturelles). Les arbres du boulevard avaient encore des feuilles — et même vertes. Il flottait dans l’air cette curieuse vaporisation de fièvre, de spleen et de mélancolie qui est l’essence particulière du printemps de Paris. Il y a plusieurs façons de manger une glace et je ne me souviens plus de celle que j’avais choisie. Ce devait être celle d’une marquise italienne qui, à en croire Stendhal, soupirait en suçant un sorbet : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » Mais je n’oserais l’affirmer.

C’est généralement lorsque vos plans sont tirés, vos résolutions prises, votre existence réglée comme papier à musique, à la veille d’occuper une situation importante ou une sinécure, d’entreprendre un voyage ou un déménagement, au moment de vous marier ou de vous pendre, que le Seigneur Hasard, souriant ou morose, vient vous faire sa révérence. Et il faut bien le recevoir, ce fâcheux !

La cuiller, chargée de la crème onctueuse et glacée, que j’élevais lentement vers ma bouche — je suis d’une race gourmande — retomba d’elle-même sur la soucoupe. Un grand gaillard, vêtu de carreaux à l’anglaise, coiffé d’un feutre mou, assez cavalier, riait en me regardant, les deux mains derrière son dos.

— Carvès !

— Lui-même.

Je tombai dans ses bras, renversant la glace et bousculant un vieux monsieur décoré, très ancien « boulevard », qui marmonna de ses lèvres molles des paroles de désapprobation.

— D’où viens-tu ? — demandai-je après l’accolade.

— Je débarque à l’instant. Un grand tour par Sumatra, Java, l’archipel malais. Je rapporte de curieux échantillons de minerais, tu verras.

Carvès avait encore bruni. Ses cheveux capricieux retombaient toujours en mèches sur ses yeux d’un éclat plus ardent que jamais. Rasé, le visage osseux, les pommettes légèrement saillantes, le nez busqué, le front bombé et large, la bouche mince. Debout, penché vers moi, son corps maigre flottait dans des vêtements trop amples mais confortables. L’image d’un oiseau de proie passa devant mes yeux.

— Nous resterons ce soir ensemble !

— Bien entendu, mon vieux !

Nous hélâmes un taxi et filâmes vers un petit restaurant du quai où nous pourrions dîner et surtout parler, les coudes sur la table, les yeux dans les yeux.

— Et puis, — dis-je, — je serai près de la gare, pour mon train.

— Tu pars ? — fit-il surpris.

— Oui, je quitte Paris. Paris ne veut plus de moi. Je suis « à la plage », mon vieux, comme vous dites, vous autres coloniaux !

— Conte-moi ça.

La nuit était venue. La salle du restaurant était à peu près déserte. Un coin du rideau laissait apercevoir les réverbères du quai. Nous avions dîné hâtivement, impatients de pouvoir, sans souci des nourritures, vider l’un devant l’autre la besace des expériences, des désillusions et des projets, comme deux qui ont fait du chemin, mais sur des routes différentes. Nos pipes allumées, je parlai le premier. Je dis à Carvès l’amertume de ma vie d’étudiant, la perte de mon procès, ma pauvreté, mon dégoût du monde, ma résolution de vivre à la campagne, demi-bourgeois, demi-manant.

— Le renoncement, alors ? — dit-il.

— Le renoncement total.

— Pauvre ami ! Es-tu bien sûr de ne pas regretter ?

Je haussai les épaules. Jérôme me raconta ses voyages. Il avait parcouru de nombreux pays dont les noms évoquaient pour moi les rêves géographiques de notre enfance : Java, Sumatra, Bornéo. Il me semblait que, penché sur une invisible carte, l’ami me guidait comme autrefois, à travers le monde. De ces noms s’exhalait une griserie, légère et troublante, comme une vapeur de santal, une odeur à la fois exotique et marine, essence où le voyage, le danger, l’aventure se mêlaient en un philtre à l’arome perfide et voluptueux. Carvès avait le don du récit. La mer, le fleuve et la forêt déroulaient leur infini à travers ses paroles. L’Ensorceleur parlait d’une voix un peu sourde, coupant ses phrases par de petites bouffées d’une courte pipe, les paupières baissées comme pour dissimuler des arrière-plans que le discours ne devait pas trahir. Pour moi, je l’écoutais sans l’interrompre, et les paquebots illuminés, les ports pleins de rumeurs, les rades cerclées de palmiers, les « praos » et les jonques défilaient comme les rêves d’un fumeur dans les spirales de l’opium.

Puis Carvès assourdissait encore sa voix. Son visage se rapprochait du mien.

— Tu te trompes ! la vie n’est pas faite d’un loisir indolent et médiocre. La solitude prématurée t’aigrira ou t’abêtira. Qu’est-ce que les livres devant la splendeur de l’univers ! Ce monde, tu l’ignores, ce n’est ni à la Faculté, ni dans les brasseries du Quartier latin, que tu as pu le découvrir. La mesquinerie des hommes, leur dureté t’effraient et tu te recroquevilles comme l’escargot dès le premier choc. Le dégoût est une étape qu’il faut franchir ; il est stérile. Le mépris n’est pas une solution, ni la retraite. Tu n’es pas mûr pour la solitude, car la solitude, on la porte en soi, on ne la crée pas autour de soi. Et je te sens encore si vibrant de sensibilité et de susceptibilités féminines ! Tu avais besoin de flatteries, de caresses, d’affection. La société ne paie pas avec cette monnaie les pauvres diables qui ont besoin d’elle. Il faut la forcer, la dominer. Le monde est à qui sait le conquérir, comme la fille est à l’homme qui sait la prendre. Il ne s’agit pas de fuir les hommes ; il s’agit d’être plus fort qu’eux. La seule belle solitude est celle du puissant ; celle du faible n’est que lâcheté. Aujourd’hui la retraite ne t’apportera que de la honte et de l’ennui. Il faut avoir accompli de grandes choses pour avoir le droit — vis-à-vis de soi-même — de se retirer sur la montagne.

Il suivit des yeux un rond de fumée grise qui se balançait sous la lampe, et reprit :

— Jean, il faut être riche. Il n’y a plus qu’une puissance, l’Argent, ou plutôt toutes les puissances sont contenues en elle, toutes les grandeurs, toutes les réalisations. Il nous faut ce levier, à toi et à moi ; avec lui, nous soulèverons le monde. Où le prendre ? Pas ici, pas en Europe ! Je ne suis pas plus que toi pour le mercantilisme de notre époque, pour les sales trafics, les combinaisons. L’or que je veux, j’irai le prendre, là où il est, vierge.

Je le regardai, inquiet, doutant.

— Tu te demandes si je suis fou ? Non, mon cher. Depuis plusieurs années, je suis en quête du trésor et cette fois-ci, je suis sur la piste. Je pars dans trois semaines. Je vais prospecter un territoire situé sur les limites du Venezuela et de l’Etat de Puerto-Leon[1], une région où l’imagination des conquistadores avait placé Manoa del Dorado, la cité des trésors. Il y a toujours une vérité dans les légendes. Mais ce n’est pas sur cette seule donnée que je m’appuie, crois-le bien. J’ai pour moi l’autorité de grands voyageurs tels que le docteur Grünenhaus de l’Université de Bonn, dont le rapport signale la présence de mines abandonnées depuis la conquête espagnole — et peut-être de temples, sur le haut plateau de Cundinamarca. J’ai des fonds. L’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., l’Agence Minière Tropicale, fait les frais de la prospection. Elle m’autorise à prendre un aide.

[1] L’Etat de Puerto-Leon n’est pas indiqué sur les cartes actuelles de l’Amérique du Sud. A la suite des troubles qui l’ensanglantèrent, et qui sont rapportés dans cette histoire, Puerto-Leon fut rattaché par une convention fédérale aux Etats-Unis du Venezuela.

Et caressant, félin :

— Je t’emmène.

— Mais…

— Pas de mais. C’est le salut ! Tu ne connais rien à la prospection. Ça ne fait rien. Ça s’apprend vite. Je t’aiderai. Tu n’as pas d’argent ? Je t’en donne. Dans huit jours ta place sera réservée à bord du Porto-Rico qui nous mettra à Trinidad. Occupe-toi d’acheter le nécessaire ; je te ferai une liste. Commence dès demain. Tu avais ton billet, pour partir ce soir ?

— Oui.

— Donne-le-moi… Tiens !

Et il le mit en pièces.

— Pour plus de sûreté, je ne te lâche pas. Je t’installe à mon hôtel. Je pourrai mieux surveiller tes préparatifs. Puis je te quitterai trois jours, le temps d’aller embrasser ma mère.

Un tourbillon emportait mes pensées, je n’avais ni la force de résister, ni même la force de répondre. Je sentais peser sur moi cette volonté dominatrice de Carvès que j’avais déjà éprouvée, jadis, et qui maintenant semblait décuplée, irrésistible. Il me prit le bras. Nous sortîmes, longeant la Seine qui roulait des astres.

— Bientôt — me dit-il, — nous verrons la Croix du Sud.

Le Porto-Rico quitta Bordeaux le 25 mai. Carvès et moi saluâmes la terre de nos enfances.

Et voilà pourquoi, ce matin de juin, il y a vingt-cinq ans, à bord de la Mariquita, je considérais la longue silhouette de Jérôme Carvès encore endormi sous la dure lumière du ciel tropical, et je récitais au fond de moi-même un acte de foi très humble en ce maître tout-puissant de nos destinées, le Hasard.

III
UN CONQUISTADOR

La Mariquita avait pris le large. L’Océan était d’un bleu sombre, lamé de grandes houles régulières et balancées. Le sillage du navire soulevait des embruns vaporeux dont le soleil, haut sur l’horizon, jouait en mille arcs-en-ciel.

Le pont était encombré d’accessoires forains : une grosse caisse rutilante, des portants de toile peinte, des cerceaux de papier et le piano mécanique, en vrac, parmi les rouleaux de filin et les amarres. M. Wang, qui avait sans doute procédé à des ablutions invisibles, s’entretenait avec M. Peter Boom, l’excentrique ; celui-ci dépouillé de ses braies jaunes et rouges, de son fard blanc et des constellations de papier doré qui ornaient son échine les soirs de spectacle, paraissait un petit homme replet, sans aucune excentricité. Son visage était fortement coloré et passé à la brosse de chiendent, les joues et le menton violacés. Des yeux minuscules sous de gros sourcils broussailleux, une large bouche déformée par les grimaces quotidiennes, et dont les coins retombaient, ce qui donnait à cette face poupine et bouffie une expression de Pierrot nauséeux ou de Gugusse mélancolique. M. Peter Boom était vêtu de kaki et soulevait sans cesse son casque pour éponger son front. Il devait souffrir de la chaleur qui, dès le matin, s’abattait sur nous en chape de plomb.

Des matelots survinrent. Ils portaient une bâche munie d’anneaux et de cordes qu’ils étalèrent à tribord pour garantir les passagers d’un soleil bientôt meurtrier. Le capitaine Cupidon, les pieds épanouis sur le plancher encore humide, les jambes écartées, surveillait l’opération. Nous le félicitâmes pour le passage de « Boca-Chita ». Il parut sensible à nos compliments.

— Moi bien connaît’ fonds, pa’ ici. Moi pas besoin ca’tes. Moi vieux mahin, vieux loup de mé.

— Vous avez roulé votre bosse un peu partout, capitaine ? — dit Carvès.

Cette phrase parut au mulâtre d’un comique délicieux, car il riait d’un rire aigu, métallique.

— Ah ! ah ! ah ! Moi, oulé bosse, oulé bosse. Ah ! ah ! ah ! oui, oui.

Il prit affectueusement Carvès par les épaules et lui tapait dans le dos.

— Toi, mahin, aussi. Toi, oulé bosse. Li ca pas navigué. Li mousse. Toi cap’taine.

Et il me montrait en riant. J’étais humilié d’être jugé aussi novice. Mais Cupidon me donna cependant une bonne part d’accolade et de tapes sur l’échine.

— Li vieux malin, li vieille ficelle, — dit en riant Carvès, quand le capitaine se fut éloigné. — Li, contrebande plein sa cale.

A l’arrière, autour de nous, les passagers du cirque Wang avaient roulé leurs hamacs et aménageaient, à l’ombre de la bâche, des sièges variés faits de malles et de caisses. M. van Sleep, un Hollandais barbu comme un Christ, blond et rose, à la peau tendre et à l’œil azuré, corpulent, satisfait, vainqueur, faisait faire un tour de promenade à ses deux kangourous, deux bêtes sautillantes, aux larges prunelles humides, qui savaient l’addition, la multiplication et la règle de trois. M. van Sleep coulait de temps en temps une œillade dans la direction de miss Carolina et paraissait nourrir une inclination marquée pour le beau sexe.

Une jeune femme vêtue de kaki et coiffée d’un casque de liège, dont le voile flottait sur sa nuque, grimpa lestement l’échelle qui conduisait aux cabines ; elle traversa le pont arrière, nous dévisageant, Carvès et moi.

— N’est-ce point miss Letchy, l’acrobate ? — me dit Jérôme. — Il me semble la reconnaître.

Nous avions vu mademoiselle Letchy dans la brutale clarté des phares à acétylène, se balançant à vingt pieds au-dessus d’une piste jonchée de crottin et de sciure de bois, sur la barre d’un trapèze que deux longues et minces cordes fixaient au sommet de la tente. Nous l’avions vue exécutant le Grand Soleil et le Saut de la Mort, suspendue par les talons, la nuque renversée, l’échine tendue comme un arc, envoyant de ses mains ouvertes des baisers à la foule, dans le nuage des cigares et des pipes ; le ruban qui liait ses cheveux s’était dénoué et une cascade d’or se répandit d’un flot brusque, arrêtant soudain sa volute et pareille à la flamme d’une torche renversée.

— C’est bien elle, en effet, fis-je.

Letchy avait allumé une cigarette. Elle s’appuyait au bastingage, les coudes en arrière, la poitrine bombée, suivant des yeux les nuages qui glissaient à travers le ciel, ce ciel des tropiques, si délicatement azuré et dont le bleu se dégrade par des gammes de nuances jusqu’au rose translucide de l’horizon. De temps à autre, elle jetait sur nous un rapide coup d’œil. Notre présence l’intéressait : nous prenait-elle pour de nouvelles recrues de M. Wang ?

C’était une jeune femme de silhouette souple, de maintien réservé. Je revois aujourd’hui encore la ligne cambrée de ce corps revêtu d’un costume presque masculin et, dans l’ombre du casque, le visage altier et pâle.

— Une Pallas blonde ! — me dit Carvès.

Le front et le nez étaient d’une pureté classique et la blessure de la bouche avivait la pâleur des joues. Les yeux, enfoncés et cernés d’ombre, luisaient d’un éclat vert. Ils évoquaient en moi le souvenir du « gour » et des eaux souterraines : la rivière obscure que Carvès avait découverte avait aussi pour nos yeux habitués aux profondeurs cette même phosphorescence, ces mêmes lueurs fugitives que les prunelles de Letchy. Je signalai cette particularité à Carvès.

— Vrai, — dit-il en riant — c’est la gardienne du trésor !

L’énergie et l’intelligence marquaient le visage de Letchy. Le menton, volontaire, le front pur et plus vaste qu’il n’est généralement chez les femmes. Et la bouche, charnue, sanglante, mettait dans cette froideur un éclair de passion. Tout le sang était là, dans la pulpe des lèvres. Il semblait que l’animalité de l’être, bridée, maîtrisée par une volonté supérieure, avait trouvé ce refuge, et s’y épanouissait. Cette pourpre contrastait avec la beauté du front, la pâleur sérieuse du visage. Elle disait la force et la joie de l’instinct, le cheminement sourd du désir, la loi secrète de la chair.

— Comment cette fille-là, dit Carvès, a-t-elle pu prendre un pareil métier ? Elle semble peu faite pour le cirque Wang.

Il haussa les épaules.

— Et surtout gardons-nous des femmes ! — ajouta-t-il avec une solennité mi-grave, mi-plaisante.

Puis, le front soudain plissé, se penchant vers moi :

— Et maintenant, mon vieux, pas un mot de notre affaire. Que jamais le vocable « prospection » ne sorte de ta bouche. Nous voyageons pour acheter du cacao et de la gomme balata. Le reste, motus ! Dans le pays où nous allons, la bouche doit toujours exprimer le contraire de ce que conçoit l’esprit. Des lèvres engluées de miel, des nerfs d’acier et le moins de cœur possible. C’est un organe inutile et même dangereux. Figure-toi que tu as laissé le tien, rue du Cardinal-Lemoine, tu le reprendras au retour.

A plusieurs reprises, dans la première partie de la traversée, Carvès m’avait parlé de Puerto-Leon.

— Un sale pays ! — me dit-il. — Prends bien ta quinine. Pas trop de cocktails. D’ailleurs je te surveillerai, n’aie pas peur. La fièvre, ça s’évite et ça se dompte. Il y a des choses plus dangereuses. Tout d’abord, mets-toi bien dans la tête que ton prochain est ton ennemi. Les gens que nous allons rencontrer, tu peux croire qu’ils ne sont pas là-bas pour leur plaisir : je parle des blancs. Il n’y a pas un être assez stupide ou assez pervers pour aller vivre à Puerto-Leon pour son agrément personnel. Chacun de ces hommes que tu rencontreras, quel que soit son accueil, qu’il ait la main tendue ou le poing fermé sur le manche de son « machete », dis-toi que tu es l’ombre devant son soleil, la pierre sur son chemin. Tu crois peut-être qu’il y a de la place pour tout le monde, que la terre est assez riche pour assouvir toutes les convoitises. Ce n’est pas vrai ! Tu verras en arrivant. Puerto-Leon est un petit port, sur le seuil de la grande jungle où sommeillent les richesses, les arbres à essence, les puits de pétrole, les gisements de houille, l’étain, le plomb… et l’or. Il y a de tout, de quoi gaver d’innombrables curées, mais il n’y en a encore pas assez pour étouffer l’envie dans le cœur de l’homme. Dans la jungle, les fauves chassent et ne se volent pas leur proie, mais l’homme est un fauve plus compliqué.

Je ne connais pas encore Puerto-Leon. Mais mon expérience des autres colonies me permet un jugement inductif. Il doit y avoir, à Puerto-Leon, comme partout, trois catégories d’hommes : les esclaves, les ratés, les puissants. Les esclaves, n’en parlons pas, c’est un troupeau ; il obéit à la trique, à la courbache, à l’alcool, aux beaux discours et à des bons dieux de toute espèce. Les puissants ne supportent pas la moindre atteinte à leur grandeur ; celui qui veut s’élever doit s’élever à leur ombre, moins haut qu’eux — ou bien la hache. Quant aux ratés, c’est l’espèce la plus dangereuse. Ils en veulent moins aux puissants établis — et qu’ils craignent — qu’à tout nouveau venu susceptible de se tailler sa place au soleil. Le succès est pour eux la plus mortelle offense. Leurs yeux ne peuvent supporter le spectacle d’une force qui monte. Aigris par la déception, trop lâches pour persévérer, coûte que coûte, ils emploieront désespérément ce qui leur reste d’astuce et d’énergie pour enliser le nouveau venu dans la vase où ils agonisent.

Carvès parlait avec animation. Je remarquai que Letchy, toujours à la même place, feignait d’être absorbée par la contemplation de la manœuvre, mais qu’elle ne perdait pas un mot de notre conversation. Je jetai sur elle un coup d’œil que surprit Carvès. Il ricana.

— Tu crois qu’elle écoute ! Bien, tu es méfiant, on fera quelque chose de toi.

Les paroles de Jérôme me troublaient. Le spectacle du matin, le brick, toutes voiles dehors dans le soleil levant, la mer aux plis glauques que trouait l’éclair d’un poisson volant, radieuse d’arc-en-ciel, les étranges figures de l’équipage et des passagers, toute cette lumière, toute cette nouveauté m’avaient enchanté quelques instants. Mais le charme se dissipait. L’enchanteur cruel défaisait brin par brin la trame magique que lui-même avait tissée un soir, dans le petit restaurant du quai, les coudes sur la table, et ses yeux plongeant dans les miens. Maintenant, je sentais la chaleur, le roulis, la dureté des planches. Tout autour de moi me paraissait étranger, accablant, hostile.

Comme s’il avait lu mes pensées, Carvès mit sa main sur mon épaule.

— Tu trouves mes paroles amères ! Ne t’en plains pas. Si je te parle ainsi, c’est qu’aujourd’hui, toi et moi, nous sommes comme le bras et la main. L’un ne va pas sans l’autre. Nous avons engagé une partie dans laquelle nos sorts sont liés, irrévocablement. Et crois-moi, la partie est belle ! Mais je te l’ai dit, le soir de notre rencontre, l’heure est à la cruauté, non à la douceur. Préfères-tu que je te représente le but de notre voyage comme réunissant les délices de Capoue, de Biarritz ou de Baden-Baden ? Non, n’est-ce pas ? Mon cher, ce qui est beau, c’est de voir la réalité telle qu’elle est, à hauteur d’homme, sans lunettes roses ou noires. Et d’ailleurs, même si cela n’était pas beau, notre succès, notre vie elle-même dépendent de notre clairvoyance.

Il roula une cigarette, avec une élégance indolente de « torero ».

— Rue du Cardinal-Lemoine ou dans notre bon Périgord, Jean Loubeyrac est un monsieur, un jeune monsieur, proprement vêtu, suffisamment respecté de sa concierge ou de son fermier, entouré de considération et de sécurité. On a fait pour lui et ses pareils un code, des banques, des tribunaux, toute une société et toute une civilisation ; on a même fait des gendarmes pour protéger ses biens et sa précieuse existence. M. Jean Loubeyrac n’a guère de chance de rencontrer des bandits au coin de sa rue ou à l’orée de ses bois. Il peut fumer son cigare en paix en rentrant chez lui. Il ne sera vraisemblablement ni volé ni assassiné. Il est bien défendu. Il paie pour cela chez le percepteur. M. Jean Loubeyrac peut nourrir des pensées délicates, conduire des songes subtils : il n’a pas à penser à sa peau. Or, mon cher garçon, ce qui différencie du tout au tout ton existence passée et la présente, c’est que maintenant, tu as à penser à ta peau !

Il martela ces derniers mots avec une férocité ironique.

— Rien de pareil pour changer notre point de vue sur la vie, les hommes, la justice, la propriété, et tous les problèmes dont nos enrobés de philosophie suent à trouver la solution. Jusqu’ici, tu as eu l’opinion des savants, de la bonne société, des livres. Maintenant, tu vas connaître le sentiment de l’homme qui marche à travers une jungle bondée de dangers et de risques, ne comptant que sur ses yeux, ses poings et sa bonne lame ; de l’homme qui regarde à droite, à gauche, devant et derrière soi, prêt à bondir de côté, à la parade, ou à l’attaque, prêt à toutes les minutes à défendre, à sauver, cette chère et précieuse guenille : notre peau !

Et, persifleur :

— Cette existence te paraît atroce, pas vrai ?

— Dame, — répliquai-je, — je n’en vois pas le charme. Retourner à l’état sauvage !

— C’est justement ce qui fait le charme de cette vie. Dans la vie civilisée toutes nos sensations sont affadies. Boire, manger, dormir, faire l’amour, les actes élémentaires ont perdu leur valeur voluptueuse, à force d’accoutumance. Le système nerveux de l’homme des villes demande des excitants de plus en plus violents et de plus en plus raffinés. La jouissance recule devant lui. L’homme de la jungle connaît les ivresses du premier homme. Le danger et le besoin sont de merveilleuses épices à la sauce fade de la vie. Manger quand on a eu très faim, boire quand on a crevé de soif, mon petit, je t’assure que c’est toucher le fond de la volupté. Et puis, rien ne nous renouvelle, rien ne nous lave de la crasse séculaire des habitudes comme le risque. Le risque, il nous fait goûter la saveur de l’air, les parfums de la nuit, la clarté du soleil. Il aiguise nos sens, jusqu’alors grossiers, ignorants du langage mystérieux des choses, des signes de la nature. Quand tu te promenais dans les bois de la Dordogne, tu ne percevais pas le craquement d’une branche, le froissement des feuilles, le sifflement du vent, comme tu les percevras, toutes ces rumeurs, parfois révélatrices d’une menace, en suivant ta piste dans la jungle. Tu apprendras à distinguer le cheminement silencieux d’un serpent du cheminement non moins silencieux d’un ennemi qui te guette. Mais je t’assure que le sommeil léger de l’homme qui dort dans la brousse, son fusil sous la main, les nerfs bien dressés, prêts à accueillir le moindre avertissement, ce sommeil est meilleur que celui de l’homme des villes, dans ses draps.

Carvès s’était animé de nouveau et j’eus une fois de plus, devant ce visage tanné, émacié, sous ses yeux fixes, la vision d’un oiseau de proie. Mais il reprit avec une gravité plus douce :

— Vois-tu ! C’est peut-être une folie, mais l’effort, la lutte sont pour moi des choses sacrées, ma seule religion. J’ai toujours eu horreur du facile, des besognes commodes. J’ai besoin de « mériter » vis-à-vis de moi-même. Est beau pour moi ce qui est dur, la cime dangereuse à gravir, le fleuve à traverser, une haine à vaincre. Je suis de ceux qui partent à la conquête de la Toison d’or, même si la Toison d’or n’existe pas.

Je surpris le regard de Letchy attaché sur Carvès, tandis qu’il prononçait ces derniers mots.

— Mais elle existe, — continua-t-il, — j’en suis sûr.


Un autre personnage nous observait, assis sur un siège pliant, jouant avec une grosse canne de rotin. Il portait un « sombrero » de feutre clair et un vêtement de teinte sombre, comme il sied aux élégants du tropique. Une mèche argentée s’échappait du feutre. Le capitaine Cupidon était debout à son côté, dans une attitude respectueuse. L’inconnu tournait souvent la tête vers nous, d’un mouvement brusque et autoritaire. Il avait demandé sans doute des explications à Cupidon et celui-ci, à la manière créole, se prodiguait en interminables discours pour ne rien dire.

A l’heure du repas, le capitaine Cupidon ayant généreusement fait apporter quelques bouteilles et la table étant sommairement dressée sur des caisses, au milieu du pont arrière, Carvès proposa de mettre les vivres en commun.

Le repas terminé, l’inconnu, affectant un parfait mépris du reste de la société, s’approcha de nous, la main tendue.

C’était un petit homme à cheveux blancs, très sec, très maigre, avec des mains remarquablement nerveuses et fines. Son teint olivâtre paraissait plus sombre sous l’argent de la chevelure. Le visage avait la coupe triangulaire et allongée des portraits de Greco. Pas de moustaches, mais une barbe grisonnante, taillée en pointe et courte. Les sourcils très noirs se rejoignaient au-dessus du nez. Les yeux étroits et allongés, aux prunelles mordorées, étaient tour à tour fixes et mobiles ; ils pâlissaient et fonçaient suivant l’humeur du personnage. Le caractère principal de cette physionomie était une instabilité dont on n’aurait su dire si elle était le résultat d’une agitation maladive ou bien si elle n’était que le masque changeant d’une personnalité cachée.

— Je me présente, — dit l’inconnu, d’une voix coupante. — Je suis don Juan Manera. Vous allez à Puerto-Leon, j’y demeure. J’y possède quelques plantations. Je ne sais si j’aurai besoin de vous. Mais vous aurez besoin de moi. Le plus sûr est de faire amitié.

Nous nous inclinâmes et prîmes la main qu’il tendait.

— Etes-vous déjà venus à Puerto-Leon, — interrogea-t-il. — Non. Ah ! ah ! Et qu’y venez-vous faire ? Cacao, balata, essences ! ah ! ah ! Vous voyagez pour votre compte !

— Non, — dit Carvès, — pour Piot et Cie, de Bordeaux.

— Ah ! ah ! je connais. Une bonne maison, ah ! ah !

Il hachait chaque phrase d’un ricanement bizarre, énervant à la longue.

— Et vous connaissez Sampietri, Antonio Sampietri.

— Pas personnellement, — répondit Carvès, mais j’ai entendu parler de lui.

— Ah ! ah ! pas très favorablement, sans doute. Si ! ah ! ah ! Un fameux gaillard que Sampietri. Débarqué en sabots, vous savez, ou même pieds nus, je ne sais plus, ah ! ah ! et il avait caché sa femme dans une malle pour qu’elle n’eût pas à payer son passage. Lui, lavait la vaisselle à bord du paquebot. Quel couple ! ah ! ah ! mais il a fait son chemin, le père Sampietri !

— C’est, je crois, une des puissances de Puerto-Leon ? — interrogea Carvès.

— Une puissance ! comme vous dites cela ! hum !

Et le petit vieillard haussait les épaules.

— Une puissance ! C’est vite dit. Il a fait quelques bonnes affaires, ah ! ah ! des bonnes et des mauvaises ! Mais c’est un gaillard, je vous dis, un gaillard avec qui il faut compter, ah ! ah ! et pas tendre pour les nouveaux venus.

Il clignait de l’œil malicieusement en me regardant et ricanait, ricanait ! A gifler, quoi !

Carvès gardait un sang-froid souriant.

— J’ai des lettres pour lui, d’Arrighi, son cousin de Fort-de-France !

— Ah ! ah ! tous ces Corses sont cousins, cousins de par le diable, n’est-il pas vrai ? Mais entre nous, ils se tordraient le cou, vous savez. Ah ! Papa Sampietri, il va faire une drôle de tête en vous voyant arriver. Puerto-Leon, entre nous, ça n’est pas une villégiature à conseiller — ah ! ah ! — à des gens distingués comme vous.

— Vous y êtes bien vous-même, répartit Carvès.

— Oh ! moi, c’est différent. Moi, je suis habitué. Je suis du pays. Ah ! ah ! Et surtout attention à la politique !

— La politique ?

— Oui. Puerto-Leon est, vous le savez, je pense, un Etat indépendant. Indépendant, c’est-à-dire qu’il est périodiquement asservi à des généraux dont les règnes se succèdent et se ressemblent. Des généraux de toutes les couleurs. Quant à la population, de rares Européens, les Sampietri, des forçats évadés, quelques pauvres bougres qui croient encore aux placers et sont venus chercher l’Eldorado à Puerto-Leon, ah ! ah !

Carvès ne broncha pas.

— Le reste, des esclaves, les petits-fils des coupeurs de canne ; des siècles de courbache derrière eux ; peureux et féroces, menteurs, serviles, ivrognes, pillards, l’écume de toutes les races. La peau de boudin, comme vous dites, vous autres Français ! Toute cette racaille que nous avions dressée, nous autres, Espagnols, à coups de trique ; cette racaille nourrie pour obéir, pour trimer, pour engraisser le sol de nos plantations. Et vous imaginez que ces macaques se sont déclarés indépendants, ah ! ah ! Quelle bouffonnerie ! ah ! ah ! Et ils élisent des présidents, un congrès ! C’est à crever de rire !

Un rire saccadé, frénétique secouait le petit homme, qui gesticulait, le poing fermé.

Il devint tout à coup grave.

— C’est une honte pour nous, Espagnols, une honte, vous m’entendez, d’avoir laissé cette terre fertile, cette terre riche en minerais, cette terre où dorment des fortunes…

Don Juan s’arrêta net ; son rire sec égratigna nos oreilles.

— Eh ! j’exagère, oui, j’exagère, ah ! ah ! La colère m’emporte. Mais c’est tout de même une honte d’avoir abandonné ce sol à des sangs-mêlés, à des nègres, quoi ! Et à qui la faute ! A quelques transfuges de notre race, à des Espagnols traîtres à leur sang, des hommes épris de chimères, de balivernes : l’égalité des races, les droits des gens de couleur, ah ! ah ! je crèverai de rire ! C’est moi qui vous le dis, moi, don Juan Manera de Aguirre y Castellar y Meneses, petit-fils de Juan Manera, le compagnon de Cortès, et qui compte parmi ses ancêtres ce Juan Aguirre « el tirano de Aguirre » de sinistre mémoire, qui mit à feu et à sang la terre des Caraïbes et qui écrivait à Charles-Quint : « Sire, vous m’avez méconnu ; vos gouverneurs ont maltraité mes soldats ; je vous trahirai jusqu’à la mort ! »

Le vieillard s’exaltait.

— Des hommes ! C’étaient des hommes que ceux-là ! Quand ils servaient, c’était jusqu’à la mort. Et quand ils trahissaient, c’était aussi jusqu’à la mort. Et par qui les avons-nous remplacés ? Par des scribaillons, des gens de plume, des philosophes, quoi !

Il prononça ce mot, comme s’il en crachait les syllabes avec dégoût.

— Je vois, — dit Carvès, — que vous ne tenez pas la philosophie en haute estime.

— La philosophie, — répliqua don Juan, — pour moi elle tient en deux mots : l’honneur, mon honneur à moi que personne ne peut souiller impunément, pas même le roi — et la force.

D’un geste brusque, il cassa net sur son genou, le rotin massif, dont il jeta les tronçons par-dessus le bastingage.

Puis, il alluma un cigare, salua et nous tourna le dos.


Le bref crépuscule saignait sur la mer couleur d’encre. D’épaisses nuées s’élevaient de l’Océan, pareil à une cotte de maille moirée de larges traînées rouges ; à l’horizon bâillait une blessure aux lèvres déchiquetées de flammes. Carvès et moi nous nous tenions à l’avant. Un pas léger nous fit détourner la tête. C’était Letchy. Elle s’accouda au bastingage. La chaleur avait été accablante. D’un geste las, elle dénoua sa chevelure. Ce fut comme l’adieu du soleil, une source lumineuse dans l’ombre.

Carvès étendit la main :

— La Toison d’or ! — dit-il.

IV
PUERTO-LEON

Le cinquième jour de navigation, à l’aube, la vigie cria « Terre », et nous découvrîmes à l’horizon une étroite pellicule grise qui, peu à peu, se transforma en une côte montagneuse. Plusieurs plans de montagnes se superposaient et les cimes étaient estompées de nuages blancs. On eût dit des nappes neigeuses retombant sur des versants rocailleux ou tapissés d’une sombre verdure. Nous distinguions dans la brume un chaos farouche de ravins et de rochers, et, tout au bord de la mer, des points blancs et roses minuscules étincelants sous les rayons de l’aurore. Une voile orange flamba sur l’eau bleue où s’ébrouaient des pélicans, pareils à des oiseaux antédiluviens : Puerto-Leon.

Voici que nous touchions enfin à cette Terre Promise vers laquelle nous voguions depuis des semaines, vers laquelle depuis de longs jours convergeaient les rêves ambitieux de mon guide et mes pensées plus craintives. Les navigateurs qui virent, pour la première fois, se profiler dans la transparence de l’air marin le visage de cette île qu’ils nommèrent la Désirade, parce que depuis des mois de solitude sur les eaux amères, sous des cieux inconnus, ils désiraient une terre quelle qu’elle fût, ces navigateurs ne furent pas plus étonnés que moi-même, lorsque devant nos yeux surgit de l’Océan le rivage rocheux de Puerto-Leon.

Nous étions tous réunis à l’avant de la Mariquita. Le capitaine Cupidon, qui s’était montré pendant la traversée le meilleur homme du monde, préparait une entrée triomphale dans le port, toutes voiles déployées, et les pavillons flottants. Glissant, légèrement incliné comme une mouette en plein vol, le brick pénétra dans la baie de Puerto-Leon que flanquent des pentes rocheuses couleur d’ocre et de sang. Puis les voiles tombèrent et l’on prit un mouillage à quelques centaines de brasses de la terre, en attendant la visite de la Santé.

L’ensemble de ce paysage était à la fois grandiose et hostile. Le visage de Carvès rayonnait. Mon compagnon contemplait avidement le sol sur lequel il avait décidé de tenter la fortune. Mais moi, je ne pouvais réprimer une secrète angoisse. Pendant la traversée, le spectacle de la mer, la vie monotone, mais non sans charme du bord, avaient engourdi mes appréhensions, ma crainte de l’inconnu. Hier encore, je souhaitais que ce voyage ne s’achevât pas.

Un canot portant le fanion jaune de la Santé accosta la Mariquita. Quelques mulâtres à mines patibulaires inspectèrent les documents de bord.

Don Juan avait pris Carvès par le bras.

— Vos passeports sont bien en règle ? Méfiez-vous, ah ! ah ! Ici la police n’est pas commode. Tout est matière à une bonne amende, qui passe naturellement dans la poche de Diego Diaz, ah ! ah ! Diego Diaz ! vous ferez sa connaissance, allez ! c’est un potentat ! ou payer ou aller en prison ! Et quelle prison ! Les oubliettes de l’Escurial étaient un boudoir parfumé à côté de celles de Puerto-Leon, ah ! ah ! Trente livres de ferraille aux pieds et la compagnie des rats, des serpents et des cloportes ! Voilà comment nous gouvernons, nous autres, à Puerto-Leon ! Dame, il faut se dépêcher de faire fortune, car la présidence est éphémère, ah ! ah ! Tout passe, ah ! ah ! même un Diego Diaz ! Mais ne riez pas trop fort, quand vous verrez ce mulâtre sortir du « Palacio » avec sa garde de bouviers et d’écumeurs des « llanos ». Il vous en cuirait ! ah ! ah ! Et vous savez, ici, les consuls, les ministres, les Grandes Puissances, nous nous en soucions comme de ça, ah ! ah !

Et il fit claquer l’ongle de son pouce contre ses dents.

Tandis que s’opéraient les formalités du débarquement, Letchy et moi nous nous accoudions au bastingage. Les brumes s’étaient dissipées et l’on distinguait maintenant avec netteté le relief titanesque des montagnes, au pied desquelles s’arrondissait, tachetée de voiles blanches et rouges, la rade de Puerto-Leon. Sur le sable, des palmiers et des cocotiers dessinaient une frange menue et sombre autour de laquelle les vagues nouaient et dénouaient leur ceinture.

— Vous ne m’en voudrez pas, — me disait Letchy, — mais le premier jour de la traversée, j’ai surpris votre conversation. Pardonnez ma curiosité, vous m’intéressez tous deux ; vous avec votre air doux, si bien élevé, si déplacé sur ce bateau, en compagnie de gens de cirque…

Je protestai.

— Non, ne protestez pas. Et lui, avec son visage d’oiseau de proie, son regard sauvage et un peu fou. Ne trouvez-vous pas ? Oui, oui, j’ai bien compris. La Toison d’or… même si elle n’existait pas… les mots me sont allés au cœur. C’est un peu mon genre, vous savez… Mais non, vous ne savez pas ! Et puis là n’est pas la question. Enfantillages que tout cela ! Chimère ou non, vous voilà débarqués. Je vous avoue, vous voir arriver à Puerto-Leon, cela me fait peur. Je connais l’endroit, depuis deux ans que je roule avec le cirque Wang.

C’est un enfer, — continua-t-elle. — Mais on accepte tout quand on est possédé par une idée ou par une passion. On vivrait dans le feu, aussi ne suis-je pas inquiète pour votre ami. C’est un vainqueur, lui !

— Croyez-vous donc que moi ?…

— Je doute que vous soyez heureux ici. Vous allez avoir à affronter des hommes durs, des hommes qui ont peiné, trimé, qui ont les mains et le cœur calleux, l’esprit plein de ruse… Enfin vous avez l’amitié pour vous, c’est beaucoup. Celui qui est seul à poursuivre la tâche de sa vie est plus à plaindre que celui qui a un compagnon.

« Méfiez-vous de tout et de tous. Surtout, méfiez-vous du jeu ! — reprit-elle. — Ici, tout le monde est joueur enragé. Le poker, mon petit, voilà ce qui a coupé le jarret à pas mal de gaillards en mal de faire fortune. A propos, est-il joueur, votre ami ?

— Un peu, — répondis-je, songeant aux interminables parties de Trinidad qui avaient pas mal entamé notre provision de bank-notes.

— Aïe ! Tâchez de le modérer. Don Juan aussi a la passion du jeu !


Elle se tut brusquement. Puis :

— Je vous dis cela parce que vous m’intéressez, pauvres chercheurs de Toison d’or ; parce qu’au fond je vous admire et que je souhaite votre succès. J’ai un furieux intérêt pour tout ce qui, dans cette vie médiocre, reflète une passion, une idée souveraine. Les paroles de votre ami m’ont émue.

Un canot, monté par des rameurs vêtus de toile blanche et coiffés de chapeaux de paille à la mexicaine, vint accoster. Don Juan qui s’entretenait sur le pont avec Carvès et le capitaine, descendit par l’échelle de la coupée. Il prit place entre deux robustes gaillards aux visages tannés, qui portaient à leur ceinture, dans la gaine de cuir rouge, la « machete » à deux tranchants. L’Espagnol agita son feutre.

— A bientôt, Caballeros !

Quelques minutes plus tard, le brick venait mouiller le long d’un grossier appontement de bois. Sur deux poteaux était fixée une large pancarte portant en capitales noires ces mots : SAMPIETRI ET FILS. Des hommes de couleur, quelques-uns agaçant des perroquets, attendaient le débarquement.

Le premier désir qui assaille le voyageur infortuné débarqué à Puerto-Leon, c’est celui de s’en retourner immédiatement. Telle fut du moins mon impression. Je souhaitai de ne pas poser mon pied sur ce sol, de ne pas prendre terre une minute, tant je sentais que je ne retrouverais là rien de ce qui faisait pour moi non seulement le charme, mais la substance même de ma vie. La trame quotidienne de nos jours est tissée de sensations, air, lumière, couleur, d’une certaine qualité et d’une certaine intensité. Si ces sensations viennent à manquer ou à être substituées à d’autres absolument différentes, il nous paraît que notre être perd pied et se débat dans un élément inconnu, comme un poisson échoué sur le sable. A Puerto-Leon mes poumons ne semblaient pas faits pour l’air qu’il me fallait respirer, pour ce souffle d’étuve, humide et chaud, qui montait de l’argile rougeâtre, baignait les raquettes hargneuses, les cactus hérissés, cette végétation tropicale, grasse, épineuse et lisse, qui tient plus de l’animal que du végétal, intermédiaire entre la plante et le serpent, et qui donne au paysage un aspect angoissant de férocité et de solitude.

La nouvelle de l’arrivée du cirque Wang avait attiré une grande foule où dominaient les vêtements blancs et les chapeaux de paille des hommes de couleur. Lorsque le cheval de miss Carolina, suspendu aux palans d’une grue, vint lentement et lourdement se poser sur ses quatre pieds, un hurlement de joie ébranla l’espace vibrant de chaleur. Les kangourous de M. van Sleep n’eurent pas moins de succès.

Carvès m’entraîna, à la suite d’une tribu de porteurs chargés de nos caisses.

L’hôtel Victoria offrait aux malheureux — et si rares — étrangers arrivant à Puerto-Leon un asile d’une magnificence toute extérieure. Sa façade, sur le quai, était décorée d’ornements de stuc et repeinte à neuf par les soins du propriétaire, un Bavarois nommé Breitkopf, gros homme courtaud et brun, à moustaches en brosse, aux yeux clignotants cerclés de lunettes, qui nous accueillit avec force saluts et une « pienfenue » des plus cordiales.

A l’intérieur, l’hôtel se composait d’un patio obscur autour duquel courait une galerie supérieure. Sur cette galerie étaient disposées les tables du déjeuner, revêtues de nappes douteuses. Sur chaque table reposaient des alcarazas de terre rouge à dessins noirs et quelques fleurs fanées dans un vase de verrerie grossière. Le patio était un puits sombre au milieu duquel stagnait dans un bassin un peu d’eau saumâtre. Des moustiques dansaient le long d’un rayon filtrant d’une persienne mal close. On nous montra nos chambres. M. Breitkopf « s’excusa beaucoup » de ne pouvoir mieux nous loger : l’hôtel était occupé par un général haïtien et sa suite, un haut personnage. C’étaient deux pièces ouvrant sur le puits à moustiques par des portes à claire-voie et sans serrure. Les fenêtres donnaient sur le quai, mais elles étaient munies de solides barreaux. Ce local ressemblait à une prison, et nous donna un avant-goût des geôles de Diego Diaz, dont le conquistador nous avait esquissé le séduisant tableau. Sous des moustiquaires en lambeaux, deux lits étalaient des matelas tendus de draps que les mouches et les insectes avaient constellés d’alphabets Morse. Les murs blanchis à la chaux portaient les traces de bestioles écrasées par des mains furieuses et réduites, depuis qui sait combien d’années, à l’état de pains à cacheter.

Tandis que M. Breitkopf se confondait en lamentations et en regrets.

— Fous gombrenez, mesiés, un chénéral et za maison milidaire… mais bour gelgues chours zeulement, gelgues chours à beine ! Et ch’osse tire gue la dable est barvaide. A fos ortres, mesiés ! Ah ! Il n’y a pas de zonettes. Fous n’aurez gu’à daber au blavond !

Je m’assis, je m’effondrai plutôt sur ma malle de cabine, tandis que Carvès, debout, les deux mains dans ses poches, s’esclaffait.

— Patience ! mon vieux. Ça n’est pas si mal. J’ai été plus mal logé, parfois !

Mais ma détresse s’accroissait, tandis que je parcourais du regard le sombre et sordide réduit qui me servirait de demeure.

— Le cafard ! — dit Jérôme.

Et il s’assit près de moi, passant son bras autour de mon cou, comme autrefois, comme aux jours heureux de la Pimousserie.

— Enfant ! Qu’est-ce que cela ! une mauvaise chambre, un mauvais lit ! Cela suffit à te désespérer. Serais-tu lâche ?

Il fixait sur moi son regard dur.

Je me cabrai.

— Lâche ! moi !

Carvès sourit.

— C’est bien. Allons déjeuner ! Puis nous ferons un tour de ville. La douane à régler ! Nous en profiterons pour visiter Sampietri. Prise de contact. Je suis pour les situations nettes. Il me tarde de savoir ce que ce vieux forban a dans le ventre et si ce sera la paix ou la guerre entre nous. Je ne le crois pas commode, mais il ne faut pas se fier aux racontars de l’hidalgo.

Nous absorbâmes un exécrable repas, assaisonné de piments rouges plus ardents que le feu de l’enfer et n’ayant pour nous désaltérer qu’une eau tiède et qu’un vin frelaté, pompeusement intitulé « Bordeaux » ; nos palais de Périgourdins en furent déchirés.

— Eh pien ! gomment trouvez-vous mon gef ? — interrogea M. Breitkopf, une serviette sous le bras, la face épanouie, et qui se penchait vers nous.

— Bon à pendre ! — répondit Carvès, — ou à être mangé à sa propre sauce !

Et nous nous levâmes, laissant M. Breitkopf qui haussait les épaules et levait les yeux au plafond, plein d’une compassion goguenarde.

— Mais pon Tieu, pon Tieu, ne sortez bas à zed heure ! Fous brendrez une inzolation !

Quand nous franchîmes le seuil de l’hôtel Victoria, un jet de lumière nous brûla les prunelles. Les maisons couleur d’ocre rouge, le sol argileux que la saison des pluies devait transformer en une boue gluante, mais qui, actuellement, faisait à chacun de nos pas se lever un nuage de poussière ardente, tout ce qui nous entourait enfin baignait dans un rayonnement sanglant. L’air vibrait de chaleur autour des rares palmiers au feuillage roussi.

Il y a à Puerto-Leon une rue principale, la Calle Mayor, parallèle à la mer, et d’étroites ruelles escarpées qui grimpent sur le versant de la montagne ; une autre rue, courte et large, coupe la Calle Mayor et aboutit au quai. Une église neuve, à la façade empâtée de décorations hideuses, entr’ouvrait sa porte et, dans l’ombre de la nef, on devinait la palpitation pâle des cierges. Les maisons étaient basses, mal construites de matériaux pauvres ; la plupart badigeonnées de couleurs vulgaires évoquaient les baraques en lattes et torchis des bains de mer ou des expositions. Les rares fenêtres donnant sur la rue étaient grillagées d’épais barreaux. Un vestibule en pente conduisait à une porte intérieure surmontée d’une image criarde de la Vierge et des saints. A travers une claire-voie, l’on distinguait parfois les plantes vertes du « patio », seule note fraîche et gaie dans la cité brûlante et morte.

Nous croisâmes des métis enfourchant de maigres bidets munis de sonnailles, les pieds dans de larges étuis de cuir ; des soldats déguenillés, trapus, le visage à pommettes saillantes, la carabine en bandoulière, armés jusqu’aux dents de « machetes » et de revolvers. Un prêtre passa, sordide dans sa soutane poussiéreuse, mal rasé, un chapeau démesuré à la Basile ombrant ses yeux. Il nous jeta un regard de côté.

— Sommes-nous en Espagne ou en Amérique ? — demanda Carvès.

Sur le quai, les entrepôts peints en rouge, aux basses toitures de zinc miroitant, les bâtiments de la douane ornés du pavillon bleu et vert de Puerto-Leon, la lieutenance du port, toutes les constructions sordides et mornes s’accroupissaient, écrasées par un fardeau de solitude et d’ennui, lasses d’abriter, sur ce rivage désolé, sous le plomb fondu de ce ciel, tant de cupidité, de tyrannie et de sottise. De quelques tas épars de bois de rose, glissait dans la brise chaude une odeur suave et fade.

Des vautours, aux cols décharnés, festoyaient sur les tas d’ordure. Le repas achevé, ils prenaient leur vol et planaient, incisant de grands cercles noirs sur le bleu de l’étendue.

La Mariquita était toujours accostée à l’appontement. Les ombres des montagnes atténuaient le scintillement de la rade, mais hors de leur portée, vers l’horizon, au delà du phare sur son socle de craie, la mer immobile, tassée, opposait au regard sa masse incandescente. Je posai ma main par mégarde sur une boule de cabestan et ce fut une sensation de fer rouge.

— L’appontement, — me dit Carvès, — appartient au vieux Sampietri. Il prélève un droit sur les débarquements et sur les embarquements. Le gouvernement de Puerto-Leon n’a jamais voulu consacrer ses deniers à la construction d’un autre wharf. Il a préféré laisser au Corse la propriété du port. C’est fort commode pour les Sampietri et leurs amis qui peuvent faire passer dans leurs magasins tout ce qui leur plaît, à l’insu de la douane.

Le silence régnait sur les magasins et les entrepôts de don Antonio Sampietri. Nous en fîmes le tour et personne ne prit garde à notre présence. Sur le seuil d’un hangar de bois et de tôle, qui portait l’inscription « Saloon », une vieille négresse à madras bigarré, parut quelques instants, et sans doute, ne nous jugeant pas des clients possibles, rentra dans l’ombre. Une pancarte se balançait à la porte : « Ici, on achète la poudre d’or. » Un rail rouillé partait de l’entrepôt et se dirigeait vers le wharf dont on apercevait d’ici la sombre armature. Un wagonnet abandonné servait de volière à quelques poules. Tout autour de nous semblait endormi ou délaissé. Carvès passa la tête par une fenêtre du magasin.

— Ça sent le moisi, — dit-il.

Il sortait de cette salle sombre, encombrée de caisses non déclouées, de sacs pleins et vides, jetés pêle-mêle sur le sol, de ferrailles, de débris de vaisselle, une âcre odeur de décomposition.

— Allons, — dit Carvès.

Nous sonnâmes à l’habitation. Une cloche au son aigu retentit à l’intérieur. Notre attente dura quelques minutes. Carvès s’impatientait.

— Mais c’est la maison des morts ?

Un judas s’ouvrit dans la porte avec un claquement sec. Deux yeux blancs nous dévisagèrent. Puis le judas se referma. Au bout de quelques instants, la porte entre-bâillée, nous fûmes introduits dans un patio modeste. Quelques plantes fripées s’étiolaient dans des jarres de terre. Un chien, couché sur le carreau, bâillait.

— Don Antonio ? — demanda Carvès.

La mulâtresse s’inclina sans répondre et nous laissa seuls.

Sans que nous l’ayons entendu s’approcher, un homme était devant nous.

Un vieillard, trapu et robuste, au cou de taureau, au teint de brique, les cheveux blancs coupés court ; les mains derrière le dos, voûté, vêtu de blanc et les pieds nus dans des chaussures de paille tressée. Une lourde tête roulant sur les épaules, la peau du visage, cuite, et recuite, sculptée de rides ; les yeux sillonnés d’un réseau de petites veines sanglantes.

Carvès salua et lui tendit une lettre.

— C’est de votre cousin, Pietro Arrighi.

Don Antonio tira de sa poche une paire de bésicles et lut ; puis il leva les yeux sur nous et nous considéra sans mot dire.

Carvès soutint le regard de l’homme qui, enfin, nous tendit la main.

— Soyez les bienvenus, — dit-il ! — En quoi puis-je vous servir ?

— Don Antonio, — répondit Carvès, — votre réputation s’étend au loin et je connais l’importante situation que vous occupez à Puerto-Leon. Mon ami et moi sommes venus de France pour travailler ici ; nous comptons sur votre appui. Le soleil luit pour tout le monde, n’est-il pas vrai ? Ce n’est pas en concurrents que nous venons, mais en amis.

— Vous voyagez pour la maison Piot et Compagnie ? — coupa sèchement le Corse.

— Oui, — répondit Carvès.

— Ah ! Il y a deux mois à peine, le représentant de Piot a quitté Puerto-Leon, jurant bien qu’il n’y remettrait pas les pieds.

— C’est sans doute la raison pour laquelle nous venons à sa place, — repartit Carvès sans se déconcerter.

— Cacao, coton, gomme, balata ? Que cherchez-vous ?

— Tout, — dit Carvès.

— Hum ! Vous ne trouverez rien ! Nous sommes ici en un pays perdu. Les grands paquebots ne s’arrêtent pas à Puerto-Leon. A supposer que vous trouviez des marchandises, vous n’aurez pas de moyens de transport. Ce pays vit — ou plutôt meurt — sur une légende. C’est une terre maudite. Tous ceux qui sont venus tenter la fortune ont succombé.

— Pas vous, don Antonio ? — objecta Carvès.

— Pas moi, pas moi. Et qu’en savez-vous ? — repartit aigrement le Corse. — Que savez-vous de ma fortune ? Que savez-vous de mes affaires ?

— Rien, évidemment.

— Ce pays, — continua don Antonio, — est ruiné par la politique. Rien de durable n’y est possible. Les généraux s’arrachent le pouvoir ; à chaque révolution, ce sont des séquestres, des emprisonnements, la ruine de plusieurs familles. Il n’y a que les prisons qui soient florissantes. Et croyez-vous qu’il soit facile de faire une fortune dans des conditions pareilles ?

— Don Juan Manera n’est pas plus sévère !

— Ah ! vous connaissez don Juan ? — fit le Corse intéressé tout d’un coup. — Il vous a parlé de moi ?

Puis, sans attendre la réponse :

— Ecoutez ! tout ce que je puis faire pour vous, c’est de vous donner un bon conseil. Dans quinze jours, passera ici le paquebot hollandais. D’ici là prenez chacun une bonne dose d’opium ! Et puis rentrez chez vous. Croyez-moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Merci pour l’avis, don Antonio, — fit en plaisantant Carvès. — Mais avant de vous quitter, n’aurons-nous pas le plaisir de faire la connaissance de votre fils, Miguel ?

— Miguel n’est pas là, — répondit brusquement le Corse, — Miguel est en voyage. Il ne reviendra pas avant longtemps. Je suis seul, je ne suis plus qu’un pauvre vieillard…

Et tout en nous reconduisant, il répétait d’une voix sourde, saccadée :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Cette terre porte malheur. Croyez-moi ! Mieux vaut partir.

— Vieux filou ! — grognait Carvès. — Ce serait trop simple !

Le soir venu, comme nous achevions le dîner de M. Breitkopf, Carvès me dit :

— File de ton côté, va prendre l’air sur le port. Tu en as besoin. Pour moi, je pars en chasse. Tu parles trop mal l’espagnol. J’espère que quelques whiskys bien distribués m’en apprendront davantage que la conversation de ce vieux Corse rapiat.

Je n’étais pas fâché de me trouver seul, à la fin de cette première journée de notre nouvelle existence, et je n’étais pas non plus très pressé de retrouver ma chambre de l’hôtel Victoria.

A la nuit tombante, les rues de Puerto-Leon étaient plus animées qu’aux heures étouffantes de l’après-midi. L’éclairage en était médiocre, et quelques réverbères fumeux, à poulies, projetaient sur les murs des maisons une clarté tremblotante. Le sol semblait trempé de sang. Les fenêtres grillagées laissaient apercevoir des pièces brillamment illuminées de bougies et de lampes ; des femmes étaient assises derrière les barreaux, dans les embrasures, les unes silencieuses et immobiles, les autres causant avec des personnages debout dans l’ombre de la rue, toutes roides et compassées, le visage impassible, dévisageant avec sévérité le passant que cette étrange parade arrêtait un instant. Ces fenêtres éclairées dans l’ombre, les figures poudrées sous le réseau de mantille, une fleur rouge saignant entre les plis de la dentelle et la chevelure sombre soigneusement ondulée, ce décor romantique n’était pas sans charme et sans mystère. Les rues de Puerto-Leon se peuplaient de galants fantômes d’aventures. Un groupe de mandolinistes passa, égratignant le silence nocturne d’airs sautillants et aigres.

Je débouchai sur le quai. J’avais devant mes yeux une muraille d’ombre que, de-ci, de-là, trouaient quelques lumières. La nuit était sans lune, fourmillante d’étoiles et lourde des effluves qu’exhalaient les madriers de bois de rose entassés sur le quai. Des mains invisibles caressaient mon visage, et de très loin, de l’immensité des ténèbres océaniques, venait mourir à mes oreilles, faible, exténuée comme un soupir, la rumeur des houles, cette rumeur qui, depuis des âges et des âges, berce le songe des hommes et les grise pour le départ. Pour la première fois, j’éprouvais une profonde douceur et, dans l’enveloppement de la nuit tropicale se dissolvaient mes regrets, mes craintes, mon désespoir.

Des chuchotements étouffés m’arrachèrent à mon nirvâna. Une lanterne brûlait sur le wharf. Sa lueur me révéla une vague agitation, sur les planches de l’appontement, mais l’ombre épaisse qui stagnait sous le bordage de la Mariquita, accostée, ne me laissa distinguer rien de précis tout d’abord. Puis, je perçus un va-et-vient de porteurs et compris que l’on opérait le déchargement du brick. Les barils embarqués à Trinidad passaient sur les épaules de robustes gaillards et prenaient la direction des entrepôts Sampietri.

Deux ombres me frôlèrent, l’une d’elles, la plus fine, se retourna, et je crus reconnaître le sombrero de don Juan Manera. L’autre ombre, massive et voûtée, était celle de don Antonio. Les deux hommes s’entretenaient à voix basse et l’Espagnol faisait des moulinets avec le bras.

Je regagnai l’hôtel. Carvès n’était pas encore rentré. La lueur de la nuit pénétrait par la fenêtre sans volets. J’allais m’étendre, quand j’entendis, sur le quai, sous la fenêtre, la voix de Carvès :

— C’est entendu, à demain, six heures, à la « Fé en Dios » !

Je me précipitai pour voir quel était son interlocuteur. Personne !

Au même moment, j’entendis des cris, des jurons, une bousculade. Je bondis hors de ma chambre ; sur le seuil je trouvai Carvès :

— Qu’y a-t-il ? — fis-je, haletant.

— Rien, me répondit-il, — c’est le général qui est saoul et qui rosse sa maison militaire.

V
DEUX HOMMES SUR LA PISTE

En m’éveillant, le corps rompu, les yeux gonflés, j’hésitai à reconnaître la misérable chambre de l’hôtel Victoria. Comme un nageur qui croit reprendre pied et ne trouve pas la terre ferme, mon esprit n’arrivait pas à s’accrocher à la réalité de cette fenêtre grillée, de ces murs sordides. Carvès m’empêcha de replonger, dégoûté, dans l’abîme du sommeil.

Il était assis au pied de mon lit, frais, l’œil vif, avec le sourire à la fois plein de réserve et de contentement des gens qui vont vous annoncer une nouvelle sensationnelle.

— Je suis sur une piste, — me dit-il. — Peut-être ne suis-je pas seul à la suivre cette piste, mais no matter ! Je me charge du reste. Il fait bon vivre, mon petit. Je me sens tout à fait dispos pour aller faire un tour dans la jungle. Tu ne t’inquiéteras pas. Tu resteras bien sagement au logis, tu diras à tout le monde que je me suis rendu en Colombie, pour des affaires. Il y a justement dans trois jours un bateau pour Porto Colombia, que je ne prendrai certainement pas, mais où il ne sera pas inutile que quelques personnes me croient passager.

— Et pourquoi ne pas m’emmener ? Je vais périr d’ennui dans ce taudis ? Je me refuse à rester.

— Non, tu ne te refuseras pas. Il est très important que tu restes et que tu donnes le change au sujet de mon absence. Personne ne doit savoir où je vais, ni Letchy, ni don Juan, ni Sampietri. Je compte sur toi. Entendu, pas ? Ne fais pas cette tête. Ne crains rien. Tu ne perdras pas pour attendre. Et maintenant, écoute.

« Après t’avoir quitté, hier soir, je suis allé flâner dans les ruelles qui avoisinent le port. Le hasard m’a conduit dans un tripot dont l’enseigne est « La Fé en Dios ». Malgré cette annonce, ne crois pas que les personnages qui s’y retrouvent le soir, viennent là pour accomplir des exercices de dévotion, si ce n’est en l’honneur du tafia et peut-être même de la drogue. Je soupçonne fort que le patron de « La Fé en Dios », un mulâtre assez repoussant, possède une arrière-boutique curieusement achalandée. Je ne décris pas l’endroit, je ferai mieux, je t’y mènerai.

« L’aspect en est pour plaire aux amateurs de sensations fortes. Il y avait là, sous quelques quinquets puants et fumants, des gaillards qu’on rencontre parfois sur la route des placers et qui ont une si jolie façon de vous placer sur leur ligne de mire. On jouait. Par mesure de précaution chaque joueur avait son « machete » bien en vue, posé sur la table à côté de son verre de tord-boyau. Près du comptoir, deux nègres jouaient du banjo, oh, très discrètement, de ces airs drôles et tristes, un peu bêtas, qu’aiment les matelots et les coureurs de pistes, — la seule musique qui m’émeuve, moi qui ne suis pas un sentimental. L’ensemble, ouaté d’une vapeur bleue de tabac. Bref, très confortable.

« L’assemblée était nombreuse. Un silence flatteur accompagna mon entrée. Quelques joueurs me dévisagèrent. Ils comprirent tout de suite que je n’étais ni un policier, ni un grand seigneur déguisé, mais bien quelqu’un de pas très différent d’eux. Tu n’imagines pas combien ces gens-là ont du flair — autant qu’un membre du Jockey qui flaire le bourgeois à trente pas. Je pris l’unique siège libre en face d’un homme qui ne jouait pas et qui, la tête obstinément penchée sur un verre vide, semblait absorbé dans une rêverie profonde, à moins qu’il ne fût complètement saoul.

« On m’apporta une bouteille et, connaissant les usages, je remplis le verre de mon voisin. Il releva la tête, j’aperçus un visage paradoxal, en pareil lieu, un visage rond, sans caractère, orné d’une barbe courte et grisonnante, des yeux de myope derrière de pauvres lunettes de corne dont les branches étaient raccommodées avec du fil noir. Ses traits vagues et mous reflétaient la bonhomie rêveuse des vieux expéditionnaires de ministère, ou des gardiens de musée en province, une de ces figures fripées qui vous font dire, quand elles glissent près de vous, dans une jaquette râpée : « Ce doit être un bien brave homme. Comme il a dû s’ennuyer pendant sa vie. » Le contraste entre cette apparition et le décor du lieu était si plaisant que je ne pouvais détacher mon regard de ce visage, supporté par deux mains assez blanches, jointes sous le menton. J’avais rencontré cet homme quelque part, mais où et quand ? je n’aurais pu dire si c’était il y a trois mois ou il y a dix ans, à Paris ou à Java !

« L’homme éleva son verre et me dit dans le plus pur castillan :

«  — Excellence ! je bois à votre santé !

« Je portai la sienne en espagnol.

«  — D’après votre accent, — me dit-il alors en français, — je vois que nous sommes compatriotes.

«  — Cela ne m’étonne pas, — répondis-je. — Depuis quelques minutes, je me demande où je vous ai rencontré.

«  — Je m’appelle Barju, — dit-il, — et j’étais, il n’y a pas bien longtemps encore, encaisseur à la Banque Osmond, Richard et Compagnie, à Paris, rue Saint-Lazare.

« Mon imagination le revêtit aussitôt d’un habit bleu à plaque, et boutons de métal, lui passa autour du col une sacoche de cuir et le coiffa d’un bicorne. Et je revis Barju sonnant à ma porte : « Effets à recouvrer, monsieur. »

« Je passe sur les détails chaleureux de notre reconnaissance. J’exposai à Barju les raisons commerciales de mon séjour à Puerto-Leon. Barju parut dégoûté.

«  — Mauvaise idée, monsieur, très mauvaise idée. Il n’y a pas de commerce possible dans ce sacré pays de bandits, de voleurs, d’assassins.

«  — Diable ! Diable ! vous me tenez le même langage que ce vieux sacripant de Sampietri. Auriez-vous les mêmes raisons ? Craignez-vous la concurrence ?

« Barju sourit mélancoliquement et leva la main en signe de protestation ironique.

«  — A Dieu ne plaise !

« Il me tint à peu près le discours que m’avait tenu don Juan. J’avais eu soin de remplir son verre à plusieurs reprises et Barju devenait à chaque minute de plus en plus communicatif. Il ajouta, en confidence :

«  — Antonio Sampietri a de gros embarras. Ses affaires marchent mal. Je vous en parle en connaissance de cause et parce que vous m’inspirez confiance, Sampietri m’a employé plusieurs fois pour tenir sa comptabilité. Un désordre, monsieur, une « anarchie » ! c’est drôle, chez un homme si avare, qui a trimé dur pendant sa vie. Mais voilà, lui, ce qu’il aime, c’est l’argent, l’argent liquide, les belles piastres, les dollars d’or, il les aime tant qu’il passe son temps à les ranger, à les empiler, à remplir de petits sacs, à les vider ensuite. Un fou, quoi ! Il est devenu comme ça peu à peu. Avant, le commerce marchait. C’était le bois de rose, les essences, le balata, le café, tous les trésors de ces pays. De ce temps, don Antonio était respecté, craint. Aujourd’hui, on le tient pour une loque. L’argent l’a tué, cet homme-là. Par avarice, il n’achète plus. L’argent qui circule lui fait horreur ; il ne veut plus qu’une pièce sorte de ses coffres, ou bien il faut qu’elle y rentre vite, avec des petits. Don Antonio a encore un faible pour l’usure. Ah ! monsieur, ce qu’il l’a pratiquée, la petite semaine, les gages et les gros intérêts. Voyez-vous, à Puerto-Leon, il n’y a qu’une distraction, le poker. Le poker a rempli les coffres du père Sampietri qui ne joue jamais. On peut dire qu’il a du papier de tous les planteurs du pays et même du général Diaz. C’est bien pour ça, d’ailleurs, qu’il n’est pas encore en prison, car, paraît-il, il fait aussi la contrebande des armes. Et ça c’est un jeu qui rapporte gros — mais dangereux, dame, dangereux, avec Diaz…

«  — Et son fils, Miguel ? — interrompis-je.

« La figure de Barju s’éclaira d’un sourire.

«  — Miguel ! Pauvre garçon ! Un simple d’esprit ! Joueur, débauché, violent et faible ! Encore un que le poker a vidé, et les filles — toutes les garces de Puerto-Leon lui ont tiré de l’argent. — Sournois par-dessus le marché, et mauvais coucheur. Il ne craint que son père, car vous savez, chez les Corses, le père, ça compte ! Alors le père, désespérant de faire quelque chose de lui, l’a expédié, il n’y a pas longtemps — huit jours peut-être avant l’arrivée de la Mariquita

« Je versai de nouveau à boire à Barju, qui s’essuya lentement avec le revers de sa main, et se pencha vers moi, un doigt sur la bouche, minaudant, les yeux humides :

«  — Et je sais bien où papa l’a envoyé, ce cher garçon !

«  — …

«  — Il l’a envoyé dans les bois, dans le pays de la fièvre, là où il y a de l’or… Don Antonio n’a plus que cet espoir. Son avarice prévoit le moment où les chers sacs devront se vider. Or, son vice lui a fait rater dernièrement de très importantes affaires. Ce n’est pas que son crédit soit ébranlé ; on le sait encore solide. Mais les grandes maisons de Caracas, de Trinidad, de Ciudad Bolivar, ne veulent plus avoir affaire à lui. D’autre part, ses débiteurs — et Dieu sait s’il en a — tous ces gens — dont beaucoup sont au pouvoir — qu’il a pressés comme des citrons, sont plus ou moins ouvertement ligués contre lui. On lui a fait manquer des contrats avantageux. La douane qui est aux mains de Diego Diaz lui a joué de vilains tours et lui en jouera d’autres. Don Antonio se sent cerné. Il est seul. Il est vieux.

« Toujours est-il qu’il veut jouer son dernier atout. L’atout, c’est le placer ! don Antonio, qui ne sort jamais de Puerto-Leon, sait, par certains informateurs, des chercheurs de balata, qu’à trois semaines de marche d’ici, sud-ouest, il y a des terrains aurifères.

« Les yeux de Barju s’élargissaient, dans l’extase d’une vision mirifique. Il répéta :

«  — Des trésors ! l’Eldorado quoi, comme on dit. On a soupçonné l’existence de ces gisements depuis longtemps, mais ceux qui y sont allés ne sont pas revenus. Don Antonio, bon père, y envoie son fils avec une petite équipe de travailleurs. Si Miguel a la chance, il fera les sondages, rapportera des échantillons. Suivant la valeur du placer, don Antonio le gardera pour lui ou en proposera la copropriété, à charge d’exploitation, à l’Agence Minière Tropicale.

«  — Vous avez dit à l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. ? — insistai-je.

«  — Oui, vous connaissez ?

«  — Un peu.

« Barju resta un moment silencieux. Je voyais qu’une pensée le travaillait, mais que ses lèvres hésitaient à l’exprimer. Ses yeux roulaient dans l’angoisse d’un enfantement pénible. J’aidais à l’accouchement en faisant rapporter du tafia. Et Barju parla avec une voix d’enfant.

«  — Barju connaît le placer, — murmura-t-il. — Barju connaît la route.

« Il tira de sa poche une feuille de papier jaunie, froissée, sur laquelle était tracée au crayon une carte à demi effacée, qu’il couvrit de sa main, précipitamment.

«  — Voilà ! Trouvé ça chez le père Sampietri, dans un registre. Ce que c’est que d’avoir de l’ordre, tout de même.

« Ce Barju était vraiment un drôle de personnage. Il joignait aux manies du vieux garçon de bureau, à son goût de l’ordre et de la régularité, je ne sais quoi de fantasque, d’aventureux et d’un peu « crapule ».

«  — Eh bien ! — dis-je à Barju, — ça ne vous tente pas !

«  — Si ça me tente, monsieur, bien sûr. Et ça tenterait un saint, monsieur. J’y rêve toutes les nuits. J’en perds le boire et le manger. Mais que voulez-vous que je fasse ! Le fils Sampietri est en route. L’affaire est dans le sac — dans le sac de don Antonio.

« Et Barju, désabusé, éclata de rire.

«  — Pas encore ! — dis-je.

«  — Pas encore ! Evidemment, Miguel peut ne pas revenir…

«  — Ou bien quelqu’un peut revenir avant lui, se faire attribuer la concession avant que Sampietri ait pu lever le doigt, câbler le premier à l’Agence pour qu’elle fasse le nécessaire. C’est une question de temps. Trois semaines de marche, dites-vous.

«  — Environ. Je connais un peu la région pour avoir travaillé avec une équipe de délimitation. De la brousse, des marécages. Heureusement la saison des pluies est passée.

«  — Barju, nous partons. Il s’agit de repérer le placer, faire des prélèvements d’or et être au bureau du câble un jour, une heure, une minute, avant Miguel Sampietri. C’est tout simple.

«  — C’est impossible, — gémit Barju.

«  — C’est la fortune. Montre-moi ta carte !

« Barju, complètement ivre, me tendit le papier sans résistance. Je le mis dans ma poche.

«  — Merci ! Allons prendre l’air.

« Dans la rue, Barju vacillait à mon bras.

«  — J’ai confiance en vous, — répétait-il avec la douce obstination des ivrognes… — Confiance. Mais ça me fait de la peine de quitter le patelin. J’étais considéré, monsieur. On m’appelle le « Docteur », le Docteur, oui, monsieur, et même qu’on m’amène des malades ! A cause de ma barbe et de mes lunettes.

«  — Tu y reviendras, Barju. Ne pleure pas. Demain, on causera sérieusement. Je te donne jusqu’à demain soir six heures pour cuver ton alcool et faire tes préparatifs.

« Et voilà ! — conclut Carvès. — J’ai étudié cette carte informe. Elle est grossière, mais point inexacte. Elle confirme des indications que l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. m’avait fournies avant le départ. C’est bien dans cette direction que je devais travailler. En somme, qu’est-ce que je risque ? Je fais mon métier de prospecteur, tout simplement.

— Mais tu vas partir, seul, avec ce Barju, seul dans la jungle ?

— Pourquoi pas, mon vieux. Barju est un vrai mouton, j’en jurerais. Quatre porteurs, ma Winchester, des conserves, de la quinine, et au revoir ! Dans six semaines ou sept, je suis de retour — avant l’autre !

Carvès, assis sur mon lit, les jambes croisées et les mains dans ses poches, sifflotait.

Le soir venu, nous nous rendîmes au cabaret de la « Fé en Dios ». Barju nous attendait. L’employé de banque, dont la rencontre me parut une nouvelle manifestation du Hasard tout-puissant, était doux et obséquieux. Il eût fait un excellent domestique. Carvès exposa son plan de campagne. La première partie du voyage se fait en pirogue. On descendrait ainsi jusqu’à la Crique Salée où on laisserait les embarcations. De là, on couperait à pied par la brousse jusqu’à la zone de prospection.

— Et si vous rencontrez Miguel ? — dis-je.

— Eh ! bien, — fit joyeusement Carvès, — nous ferons connaissance !

Le « Docteur » se chargeait de trouver porteurs, rameurs, et pirogues. Je devais acheter les vivres. Carvès avait apporté des munitions abondantes et deux carabines. Il m’en laissa une.

— Si dans deux mois, — me dit-il, — je ne suis pas rentré, tu pourras essayer de venir à ma rencontre. Voici mon itinéraire. J’ai écrit à l’agent de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. à Puerto-Colombia pour lui annoncer que j’entreprenais une tournée de prospection. Il connaît ton nom. En cas de besoin, adresse-toi à lui.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Sampietri avait déjà dix jours d’avance. Le départ eut lieu trois jours plus tard — le Docteur avait été un collaborateur précieux — dans le plus grand mystère, au milieu de la nuit : Carvès devait retrouver Barju et sa suite sur la berge, à une heure environ de Puerto-Leon, passé le poste de douane. Il était sans armes et sans bagages. Je l’accompagnai, le cœur étreint d’une angoisse mortelle à l’idée du retour qu’il me faudrait faire, tout à l’heure, solitaire, dans ce monde étranger, brutal, hostile, où j’allais de longues semaines vivre, isolé, menacé peut-être.

— Te souviens-tu, — lui disais-je, — du soir de notre rencontre ? Nous marchions aussi le long d’un fleuve et tu me disais : « Bientôt nous verrons la Croix du Sud. »

— La voici !

En face de nous, la muraille de la forêt se dressait, masse plus sombre que la nuit elle-même. Du ciel tombait un pâle rayonnement sur la cime des arbres dont on devinait, étalée à l’infini sous les étoiles, l’ondulation immobile. La rivière déchirait la forêt en une large brèche plate et miroitante, un vaste couloir enfoncé dans les ténèbres. Le clapotis des eaux entre les tiges des joncs et les racines des palétuviers était la seule rumeur dans le silence de la jungle proche. A mesure que nous approchions de l’endroit d’où mon ami s’éloignerait pour toujours peut-être, je me sentais envahi d’une frayeur et d’un tremblement de tout mon être, comme à la révélation d’un atroce mystère panique.

Une ombre surgit devant nous.

C’était Barju. Sa petite silhouette noire se découpa un instant sur le miroitement de l’eau. Les pirogues attendaient, cachées dans les roseaux. Carvès m’embrassa. Un sifflement très doux. Le bruit étouffé des rames. Des ombres disparaissent noyées dans la grande trouée. Le silence.


A l’aube, je songeais que la pirogue de Carvès devait glisser sur les eaux moirées par le soleil levant à travers l’éveil de la forêt. Et, comme le jour où j’avais guetté sur le bord du « gour » l’aventureux compagnon descendu dans l’abîme, de même j’allais attendre — non plus une heure, mais des semaines — solitaire, angoissé, le retour de celui qui m’avait arraché à l’existence facile, à la douceur de ma terre natale, au loisir sans ambition et m’avait entraîné vers une terre de désolation, d’âpre sécheresse et de mort.

Attendre ! Il n’est pas de pire supplice en l’humaine condition. Chaque heure creuse un peu plus la plaie douloureuse. La nuit endort la douleur, mais le matin la réveille et son aiguillon n’est que plus acéré, au moment de commencer une nouvelle journée. L’aube, qui baigne de sa rosée le cœur de l’homme heureux, fait jaillir les larmes de celui qui souffre. L’épreuve du matin, tous ceux qu’ont rongés l’angoisse et l’affliction la connaissent. C’est la plus redoutable qu’ait à vaincre celui qui s’accroche désespérément à l’espoir.

La morne succession des jours torrides commença. Puerto-Leon, son sol et ses maisons couleur de sang s’écaillaient, comme une croûte devant un four. Les montagnes dressaient sur un ciel d’un bleu dur leurs blocs incandescents et déchiquetés. Au soir tombant, d’infâmes odeurs rôdaient sur le port. Le spectre grelottant de la fièvre traînait sur les bords du fleuve, et, s’il m’arrivait pour chercher un peu de fraîcheur de sortir de la ville, je devais revenir hâtivement sur mes pas, surpris par un frisson sournois, plein de menace. L’après-midi, il y avait danger de mort à sortir et je m’abrutissais en d’interminables siestes dans ma chambre, qui avait au moins un mérite — le seul — celui d’une fraîcheur relative.

Le conseil d’Antonio Sampietri « une bonne dose d’opium » me revint à la mémoire. J’eus bonne envie de recourir aux pavots endormeurs. Il y avait des Chinois à Puerto-Leon et l’idée me vint de solliciter — moyennant finances — de M. Wang, son aimable intervention auprès de ses compatriotes.

Le cirque Wang avait installé sa tente arrondie sur cette « plaza de la Libertad » dont s’enorgueillit Puerto-Leon, où la liberté n’existe guère, délectable utopie, que sur le fronton des monuments et les plaques bleues des avenues. Les affaires de M. Wang devaient prospérer, car les habitants de Puerto-Leon, sevrés de distractions, se précipitaient en foule sur les gradins du cirque les soirs de représentation. Un spectacle à Puerto-Leon était une aubaine que les plus hauts personnages de l’Etat se gardaient bien de mépriser. C’est ainsi que je vis, à plusieurs reprises, le général Diego Diaz entouré de son état-major, applaudir aux prouesses de Letchy ou de miss Carolina.

Le Président était un mulâtre de haute taille, vêtu d’un uniforme bleu fort doré ; la tête crêpue, se balançant sur de larges épaules ; le regard à la fois bestial et insolent. Le général avait de nombreuses bagues aux doigts et tirait souvent un chronomètre enrichi de brillants, oublié, paraît-il, par l’ex-président, dans un départ précipité. Quant à ses officiers, la plupart étaient d’anciens gardiens de bétail, enrichis par la fortune rapide de leur maître ; des gaillards à la peau cuivrée — beaucoup de race indienne — solides et sombres, armés jusqu’aux dents.

A l’entrée du cirque, je rencontrai Letchy. Je n’avais pas revu la jeune femme depuis notre débarquement.

Je lui appris le départ de Carvès.

— Je le savais, — me répondit-elle fort naturellement. — Il est parti avec un individu qu’on appelle le « Docteur » et qui n’est autre qu’un forçat évadé. Je sais pourquoi !

— Comment l’avez-vous appris ?

— Tout de suite, enfant que vous êtes. Il faut être débarqué d’hier pour s’imaginer que quelqu’un, à Puerto-Leon, pouvait ignorer plus de vingt-quatre heures, le départ d’un étranger installé à l’hôtel Victoria. Tout le monde le sait, vous dis-je, depuis Diaz jusqu’au dernier débardeur du port.

Elle riait.

— Si vous m’aviez consultée, je vous aurais donné quelques indications utiles. Mais votre ami n’a confiance qu’en lui-même. Nous partons dans trois jours, — ajouta-t-elle en baissant la tête, — pour continuer la tournée. Un jour, ici, demain ailleurs.

Nous marchâmes vers le port.

Elle évoqua sa vie errante. Elle avait avec le cirque Wang un contrat de trois années. Le subtil M. Wang déplaçait sa troupe à travers la mer des Antilles avec la même prestesse surnaturelle que sa propre personne. Le cirque Wang apparaissait tout d’un coup à la Martinique, pour planter sa tente quelques semaines plus tard à Saint-Domingue, et de là surgir de nouveau à Porto-Rico ou à Santiago. L’équipage de la Mariquita ne chômait guère, et le capitaine Cupidon, associé de M. Wang, joignait à ses profits de capitaine-armateur, des bénéfices de tous ordres. Toutes les îles des Indes occidentales et les ports du littoral connaissaient le jovial Cupidon et le Chinois toujours coiffé de son étroite casquette de cycliste. On les accueillait joyeusement, car le démon de l’Ennui règne sur les terres chaudes, et la Mariquita apportait, pour quelques jours, la gaieté et la fantaisie. M. Peter Boom, dont un maquillage savant dissimulait la bouche triste, chassait le « cafard » de ces hommes blancs, voués à des trafics monotones, aux mornes soirées des clubs, aux interminables parties de cartes. Letchy, miss Carolina leur donnaient, quelques heures, cette part de beauté et de luxe, presque aussi nécessaire à l’homme que le pain, sans laquelle la vie ne serait qu’une grise trame de soucis, d’efforts, de tâches médiocres et vaines. Les autorités voyaient d’un bon œil M. Wang et ses collaborateurs, car il est bon que le peuple s’amuse. Au moins, pendant ce temps, il ne pense pas à autre chose.

Cependant Letchy ne m’expliquait pas comment elle avait choisi ce métier brutal. Comme je lui demandais si cette vie ne lui était pas pénible, elle me répondit en riant :

— Je suis un enfant de la balle !

Nous nous quittâmes sur le port.

— Reviendrez-vous ?

— Dans deux mois, peut-être !

— Comme je vais être seul !

Je lui avouai ma détresse, ma résolution d’avoir recours à la drogue.

— Vous êtes fou ! — me dit-elle, en prenant affectueusement mon bras, — fou à lier. Voulez-vous donc vous avouer vaincu, tout de suite ! Mieux vaudrait alors reprendre le premier paquebot et abandonner votre ami. L’opium, ici, mais, mon pauvre garçon, je ne vous en donne pas pour trois mois. Ce serait une lâcheté, d’ailleurs, à supposer même que la félicité de l’anéantissement vous tente…

Le clair de lune givrait les palmiers ; les toits luisaient blancs de neige, paysage d’hiver dans la nuit tropicale étouffante de senteurs, sans un souffle.

Letchy reprit, et sa voix résonnait, grave et lointaine, au-dessus de l’eau écaillée d’argent.

— Le néant ! Qui n’a pas été tenté de le chercher ! Par une pareille nuit… il serait doux de se fondre dans cette clarté, dans cette substance fluide qui est à la fois la mer et la nuit, d’être immobile, comme ces palmes… Oui, qui n’a fait le rêve d’atteindre l’impassibilité des choses ? Rêve insensé ! Sommes-nous sûrs du néant ? Sommes-nous sûrs de trouver ce bonheur inconscient des vagues et des arbres ? Ne sommes-nous pas condamnés à demeurer toujours emprisonnés en nous-mêmes !

Elle se tut quelques instants.

— Et puis, eussiez-vous la clef du Nirvâna, vous n’auriez pas le droit de quitter votre ami. Il reviendra, j’en suis sûre. Il faut l’attendre, patiemment, sans fièvre, car il reviendra. Il est imprudent, certes, mais il est audacieux. Et quand il sera de retour, s’il n’a pas réussi, il faudra le consoler ; et s’il a réussi, il faudra le défendre, car il y aura de terribles haines autour de lui. C’est votre tâche. Vous ne pouvez pas y manquer. Heureux, vous qui avez à remplir les devoirs si doux de l’amitié. Moi, j’ai une tâche plus dure et solitaire !

— Laquelle, Letchy ! un secret…

— Bonne nuit, — me dit-elle. — Il est tard et je suis brisée de fatigue. Et surtout, pas de drogue !

Deux jours plus tard, la Mariquita levait l’ancre…


Les jours passèrent. Le souvenir de ces deux mois d’attente, de la rouge solitude de Puerto-Leon, sous un ciel de zinc chauffé à blanc, de ce rivage enfiévré de soleil et de nostalgie, pèse encore sur moi, comme le souvenir d’une mauvaise ivresse ou d’un cauchemar. Mais les paroles de Letchy avaient agi comme un cordial : « Tu dois attendre », me répétais-je, aux jours d’accablement. Et j’attendis sans nouvelles, j’attendis…


Je demeurais toujours à l’hôtel Victoria où M. Breitkopf, après le départ du général haïtien, m’avait donné un appartement plus confortable, bien que la propreté de son établissement laissât à désirer. De ma fenêtre dont les volets étaient soigneusement fermés dix heures par jour, je distinguais le port, où la Mariquita ne se balançait plus, les établissements Sampietri, inanimés, le passage d’une barque guidée par des rameurs noirs, l’ombre des palmiers sur le sable frangé d’argent.

A la fin d’une après-midi, comme je terminais une lourde sieste, coupée de rêves, moite de sueurs, la porte de ma chambre s’ouvrit brusquement. Un être en guenilles, demi-nu, couvert d’une poussière rouge qui lui donnait l’apparence d’une statue de terre cuite, la barbe hérissée, semée de poils blancs, se précipita sur mon lit. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes que je reconnus Barju.

— Victoire, — s’écria-t-il, haletant, — venez vite, le patron est au télégraphe.

A travers la fournaise des rues, je courus comme un insensé. Le poste du câble était, pas loin du port, un grand bâtiment de planches orné d’un drapeau français. Je le revois encore. C’est une image ineffaçable. Je poussai la porte à claire-voie. Devant le guichet, un Carvès aussi déguenillé que Barju, également en terre cuite, la barbe longue, un machete luisant à la ceinture de son pantalon, le vêtement ayant perdu toute forme et toute couleur, ouvert sur le torse nu. Il tourna un instant vers moi ses yeux qui brûlaient d’une flamme intense. Son visage était émacié, sale, creusé de rides, mais beau, beau comme devait être le visage du coureur de Marathon, expirant. Je voulus l’embrasser. Il me repoussa.

— Encore quelques minutes.

Et il reprit la dictée de son télégramme. Je m’assis ; mon cœur battait à grands coups sourds dans ma poitrine. C’était une dépêche interminable. J’écoutais. Je distinguai des choses étranges, insignifiantes, absurdes : « Excellent voyage… La température est un peu élevée… »

Tout à coup, un ouragan envoya battre la porte contre la cloison. Un autre homme avait bondi sur le guichet et, voyant Carvès accoudé paisiblement, cet homme fléchit sur ses genoux et passa la main sur son front.

Je me levai brusquement. Barju fit un geste. Carvès ne se retourna pas. J’entendis dans le silence de la salle sonore, dans l’angoisse de cette seconde, le tic tac du télégraphe et Carvès qui continuait : « En somme, tout lieu d’être satisfait du résultat de ma mission. »

L’inconnu avait disparu.

— C’est Miguel Sampietri ! — dit Barju.

Carvès souriant se tourna vers moi.

— La dépêche pour l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., la bonne dépêche, est partie déjà. Mes titres sur le placer sont établis à l’heure qu’il est. L’Agence fera le nécessaire auprès du Gouvernement. Il ne fallait pas que l’autre pût interrompre la communication ou télégraphier tout de suite. Alors j’ai envoyé à ma mère un câble de quatre cents mots… Et maintenant, embrassons-nous, mon vieux…


Le lendemain, j’appris que le « Docteur » avait été trouvé sur le port, pas très loin de la « Fé en Dios », le crâne fendu, le nez dans un vomissement de sang et de vin, à l’aube, tandis que le soleil, éclaboussant les cimes rougeâtres des Andes, rallumait, pour un jour, au-dessus des forêts, des plaines et de l’Océan, le flambeau de l’Eternelle Illusion.

DEUXIÈME PARTIE
L’EXODE

VI
SAMPIETRI ET FILS

— Ce fut une rude chose, — m’avait dit Carvès, assis au pied de mon lit comme deux mois auparavant. — Une rude chose, oui ! Miguel est une brute, mais c’est une brute courageuse, hardie, d’une endurance de vieux coureur des bois, un adversaire à la hauteur. Je m’en suis aperçu tout de suite, dès que nous avons commencé, le pauvre bougre de Barju et moi, à relever ses traces. Il avait sur nous dix jours d’avance. Heureusement nos pagayeurs étaient meilleurs que les siens et consentirent à ne pas dormir jusqu’à ce que nous ayons diminué la distance entre les pirogues de Sampietri et les nôtres. Le cinquième jour, nous avons eu une bonne surprise. Des épaves nous apprirent qu’un des canots de Miguel avait chaviré. Une partie de ses vivres devait être perdue. Il lui faudrait chasser en route, autant de gagné pour nous. Le huitième jour, comme le soir tombait, nous amarrâmes nos pirogues sur le bord du fleuve pour établir nos carbets. L’endroit choisi par nous offrait encore des traces fraîches de campement. D’autres que nous avaient carbeté en ce lieu. Un trou avait été fait pour servir de foyer. Barju mit la main dedans et, tout au fond, il y avait encore un charbon tiède. On a beau être blasé, mon vieux, mais c’est tout de même une drôle d’impression, en pleine forêt, à l’heure où la nuit rôde sur la jungle, de trouver les traces chaudes de son ennemi. On le sait là, tout près ; on va s’atteindre ; on va vaincre. Ouf ! j’aurais crié de joie ! voilà qui est vivre, mon garçon. Ah ! l’homme est un sacré animal ! Flanque-lui autant de vertu et de religion que tu voudras, il n’en gardera pas moins au fond de lui, comme un tison dans l’âtre, l’âme de l’ancêtre chasseur de loups et d’aurochs. Et quand le vent de l’aventure souffle sur la cendre, dame !…

« Le lendemain, nous laissons nos pirogues à la garde de leurs pagayeurs, dans une crique, et nous prenons la brousse, à pied, le « machete » à la main, pour faire plus vite et parvenir à la région du placer avant Miguel, dont l’itinéraire à mon avis devait être un peu différent du nôtre. Nous perdions quelque temps le contact pour le reprendre, à l’improviste, brutalement, bientôt. Le voyage en pirogue était une simple promenade, malgré le soleil, les caïmans et la torture de l’immobilité, à côté de notre progression dans la forêt. Tu connaîtras cela un jour, lorsque nous remonterons ! — car nous remonterons. Mais la voie sera frayée et d’ailleurs nous n’aurons plus à nous presser. Dis-toi bien que la forêt est un charnier, une étuve de verdure où l’on macère dans toutes les odeurs de la corruption. La mort souffle, là dedans, à pleine bouche, mais la mort, vois-tu, n’est qu’une forme de la vie, et dans la forêt on ne distingue pas la charogne qui pourrit de la semence qui germe. Et l’une et l’autre, c’est la vie, toujours la vie. Elle finit par vous prendre à la gorge. Elle est tout de même trop forte, écrasante. Ta pauvre petite vie à toi vacille comme une flamme dans un lieu pauvre d’oxygène et trop riche de carbone.

« Bah ! la volonté est plus forte que tout. Nous touchâmes au but au bout de douze jours de marche. Nous avions avancé à peine d’un kilomètre par jour, épuisés de chaleur, claquant de fièvre. La forêt s’éclaircissait. Des marécages s’étendaient sous un ciel ballonné de nuages, de grosses outres grises pleines d’eau, mais qui ne crevaient jamais. Il fallut mettre les jambes dans l’eau, et les cuisses, traverser les roseaux aux feuilles coupantes comme des lames, arracher les sangsues qui vous pompaient le sang.

« Mes indications étaient à peu près exactes. D’autre part, je comptais avoir rattrapé l’avance de Sampietri. Passé les marécages, nous nous trouvâmes dans une zone ondulée. C’était à quelques milles vers l’ouest que devaient se trouver les gisements. Un de nos porteurs piqué par un serpent fut malade, et cet incident nous retarda d’un jour.

« Enfin, nous atteignîmes le torrent marqué sur la carte de Barju et nous pûmes procéder à l’établissement d’un barrage et étudier les boues. Il y avait, en effet, de la poudre d’or, mais pas en très grande quantité. Un peu plus loin, nous trouvâmes dans une gorge rocheuse, des quartz aurifères et quelques pépites. L’endroit s’annonçait bon, pas autant peut-être que ne l’avait jugé Barju. J’étais un peu déçu. Des traces fraîches m’apprirent que Sampietri avait campé là.

« La course du retour commença. Nous carbétâmes une nuit, si près l’un de l’autre, que je sentis la fumée du bivouac de Sampietri. Je partis aussitôt, sans pitié pour les pagayeurs que je menaçais de mon revolver… Et le tout a fini au télégraphe, comme tu sais !

« En somme, — concluait Carvès, — ce n’est qu’une victoire préparatoire. Don Antonio doit être accablé. Le coup a dû l’assommer. Barju m’avait assez répété que c’était son dernier espoir, ce placer ! Pauvre Barju ! Quel guignon ! Il touchait à la fortune. »

Et, emporté par son rêve :

— L’Agence est avertie. Je vais recevoir des fonds et les pouvoirs que l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. aura obtenus. Je ne m’en tiendrai pas là… Ce premier placer est peu de chose… J’étendrai ma prospection plus loin, vers les montagnes aux hauts plateaux. Et alors j’abandonne le placer à la Compagnie ! Un os à ronger ! Mais pour moi — pour nous — je vois plus grand…

Moi, je revoyais sur la litière, la face terreuse du mort avec sa plaie au front et ses yeux que personne n’avait fermés.


Le raid de Carvès et le mauvais tour joué aux convoitises des Sampietri firent sensation à Puerto-Leon. Le général Diaz riait à gorge déployée, paraît-il, quand on lui racontait la déception de Miguel.

— Bien joué, hombre ! — disait-il en frappant sur la table couverte de bouteilles qui constituait son bureau.

Et le chœur des officiers, des « Andinos » bronzés, des hommes des grands pâturages, répétait « Bien joué ! » dans un froissement de sabres et un tintement de verres.

Le président était si réjoui qu’il songea à offrir à Carvès une importante situation dans son gouvernement. Mais Carvès allégua pour ne point se rendre à l’audience un fort accès de fièvre, connaissant le principe machiavélique qui consiste à mettre un homme dans une place où il peut se gorger à son aise pour le faire dégorger ensuite par des moyens expéditifs ; principe qui, scrupuleusement appliqué dans pas mal de ces jeunes républiques, emplit les caisses de l’Etat, mieux que les taxes et contributions rarement payées par les citoyens. Or Diaz, comme Louis XIV, pouvait dire « l’Etat c’est moi », et taper sur son gousset.

Don Juan vint lui-même féliciter Carvès.

— Cela est digne d’un Espagnol de la Grande Epoque, — dit-il.

Visiblement don Juan entreprenait la conquête de Carvès.

— Vous êtes sur le chemin de la fortune, — lui répétait-il, comme s’il eût voulu griser mon ami d’espoir et de vanité.

Et certes Carvès était homme à ne pas se laisser étourdir par des paroles mielleuses, mais ses narines respiraient tout de même avec volupté l’encens que les flatteurs brûlent volontiers devant les hommes promis à un haut destin.

Dans cette ville surchauffée, où les haines et les convoitises prennent, aggravées par le soleil et la solitude, un caractère de violence farouche et sournoise, le geste de Carvès avait fait l’effet d’une pierre dans une mare. Deux courants prirent naissance ; l’un hostile à Carvès, le courant des ratés, des partisans de Sampietri, de tous ceux à qui une gloire naissante portait ombrage ; l’autre, celui des avisés qui, sans se livrer ouvertement, cherchait à capter l’aventurier, source d’où coulerait peut-être la fortune. Aucune opinion politique n’intervenait et si Diaz en tenait pour Carvès, don Juan, révolutionnaire, ne lui prodiguait pas moins ses avances.

Mais la tristesse, la colère et la haine étaient maintenant les hôtes favoris de la maison du Corse. Je passais souvent devant les rouges bâtiments où les mots « Sampietri et Fils » s’effaçaient chaque jour davantage, comme si le vent et le sel de la mer s’étaient aussi ligués avec les ennemis de don Antonio, pour faire disparaître son nom de ce rivage. La vue de ces entrepôts encombrés de marchandises poussiéreuses ou pourrissantes, de ces magasins jadis grouillant de cris, d’activité, d’acheteurs et de vendeurs, de cet établissement qui représentait toute la vie d’un homme, son rêve, son labeur, son sang, et qui, sapé à sa base, allait s’écrouler en plâtras, tout cela ne laissait pas d’accroître la désolation de Puerto-Leon. La rouille avait rongé le rail du wagonnet au point qu’il se confondait maintenant avec l’argile du sol. De fortes marées avaient endommagé l’appontement. Les marins préféraient aborder en canot. D’ailleurs, depuis le débarquement des barils apportés par la Mariquita, aucune marchandise n’était venue s’échouer sur ces docks.

Le silence maintenant envoûtait le port, et cette agonie était angoissante comme la mort d’un être.

La vie du port avait dépendu des Sampietri, seuls agents d’importation et d’exportation capables de relier Puerto-Leon avec le trafic des Indes occidentales. La bonne renommée commerciale des Corses fut longtemps une garantie plus sûre que la parole toujours suspecte de ces autorités d’une durée éphémère et turbulente qui tyrannisaient la cité et s’évanouissaient un jour, laissant derrière elles du sang et des ruines. Le gouvernement de Diego Diaz ne se souciait guère que de spéculations locales, de vols et de rapines dissimulés sous de spécieux prétextes légaux. Don Antonio Sampietri avait donc pris sur ses robustes épaules tout le trafic de Puerto-Leon. Il avait fait construire l’appontement, aménagé les quais, organisé la lieutenance du port. Enfin, ce guenilleux, qui lavait la vaisselle à bord du paquebot, ce sans-le-sou, ce va-nu-pieds, avait fait en trente années, œuvre de créateur. Pendant dix ans, Puerto-Leon avait connu un mouvement et une prospérité dignes de Surinam ou de Demerara. Les gros navires y faisaient escale. Don Antonio, comptant sur son fils Miguel pour continuer son règne, présidait, taciturne, ses petits yeux clignotant sous la broussaille des cils, les mains derrière le dos, la nuque basse, aux chargements, aux débarquements, aux incidents quotidiens du port. On était sûr de l’apercevoir, sur le quai, silhouette robuste et tassée de lutteur, de vieux marchand rompu aux négoces de la mer.

Et puis, peu à peu, comme aspirée par un virus secret, la vie du port s’était éteinte. Les marchands des îles s’adressèrent à la Guayra, à Porto-Colombia, à la Havane. Des commandes importantes ne furent pas livrées à don Antonio. Les gros navires négligèrent de plus en plus ce port qui, le diable sait pourquoi, était en mauvaise odeur dans le monde des capitaines aux longs cours et des trafiquants. Les vicissitudes politiques qui accompagnèrent le coup d’Etat de Diaz contribuèrent à la décadence de Puerto-Leon. Les brutalités, les rapineries du nouveau président firent jeter un interdit moral sur ce repaire de brigands. Sampietri eut beau lutter, écrire à de vieux amis, de vieux clients, à son cousin de la Martinique. Rien n’y fit. La force des choses l’emportait. Sampietri fut impuissant à remonter ce courant qui l’entraînait, lui, sa maison, ses biens, vers la ruine. Les cargos passèrent de plus en plus loin du petit môle, et le vieux Corse, plus taciturne que jamais, les dents serrées, les poings crispés dans sa poche, regardait les panaches de fumée noire qui, lourds et veloutés, traînaient sur l’horizon, avant de se résorber, dans la transparence rosée du large.

Sans doute, Sampietri aurait-il puisé plus de force en lui-même, pour mener la lutte, si son énergie n’avait été déjà minée par un vice secret. Don Antonio aimait l’argent. Toute passion est exclusive et désintéressée de ce qui ne touche pas immédiatement son objet. Le Corse aimait l’argent pour lui-même, le métal pour le métal, et les petits disques d’or qu’il entassait devenaient sous ses doigts d’amant des êtres animés d’une vie propre, des organismes aux mille suçoirs qui, collés à ses paumes, aspiraient son sang, ses forces, sa volonté. Cette passion s’était sourdement insinuée en lui, sans que cet homme, d’ailleurs peu soucieux de s’analyser, en ait pu prévoir le prodigieux développement.

L’amour du gain, le désir de nouveaux afflux d’or, poussent d’abord le Corse dans ses trafics, le stimulent à faire plus grand. C’est l’époque de la prospérité pour Puerto-Leon, le règne de don Antonio. Les caisses se remplissent. Les entrepôts et les magasins regorgent de marchandises. Les chalands accourent. Mme Sampietri, grasse et jaune, avec ses bandeaux luisants, trône au comptoir, Antonio n’a pas dépassé le stade d’avarice où l’argent sert encore à quelque chose. Et dans ses mains courtaudes, et carrées, l’or se multiplie, se gonfle, comme un levain ; il pétrit cette pâte avec délices.

Après dix ans de prospérité, les premiers échecs, les coffres sont pleins ; il y a des réserves. Mais une pensée traverse le cerveau du Corse. S’il venait à perdre son or ! Il court à sa caisse ; il ouvre ses sacs, fait ruisseler la belle chevelure, jouer ses reflets ; il la palpe ; elle chatoie, elle ondule ; il voudrait la porter à ses lèvres. Non, on ne le lui prendra pas. Il le défendra, contre les voleurs, contre tous ceux qui veulent faire envoler de sa cage l’oiseau d’or et de feu. Tant pis pour le trafic. Et, paradoxe de la passion, l’amour de l’or l’emporte chez le Corse sur l’amour du gain. Aveuglé par son idée fixe, il ne réfléchit pas que le plus sûr moyen de le perdre, c’est de garder son argent dans sa cachette. La passion frappe de stérilité ; elle aime à régner sur un désert.

Alors commence la dégringolade. Plus d’achats, plus de vente ; aucune opération qui puisse extraire l’argent des coffres. Aucune, sauf l’usure. Car l’usure fait sortir un peu d’or, très peu, mais elle en fait rentrer beaucoup, du frais. Le prêt à la petite semaine, voilà maintenant le dernier signe de l’activité commerciale de don Antonio.

Miguel Sampietri s’irritait de l’avarice de son père. Il eût souhaité répandre sur les tables de poker tout cet or embusqué dans les coffres. Lassé de harceler le vieillard de demandes d’argent qui restaient sans réponse, il fit cause commune avec les débiteurs de son père, parmi lesquels était Diaz lui-même, et don Juan Manera. Le vieil Antonio comprit qu’il avait réchauffé un serpent, et flaira l’ennemi, le voleur peut-être un jour ! Les liens du sang ne sont guère solides quand la passion tire dessus avec ses mains rudes. Miguel détestait son père. Le père en vint à haïr son fils. A tout prix il voulut l’éloigner. Le placer, affaire douteuse et qui ne lui inspirait qu’une médiocre confiance, fut un excellent prétexte. Il évoqua aux yeux de ce benêt de Miguel la splendeur des gisements. C’était le retour sûr à l’ancienne grandeur de Puerto-Leon. Miguel enthousiasmé partit et don Antonio revint compter, solitaire, ses piastres et ses dollars, dans l’espoir que sa progéniture ne rentrerait pas de sitôt. Barju s’était trompé en faisant reposer sur le placer les dernières chances du vieux Corse. Don Antonio ne souhaitait pas le retour à la prospérité passée. Don Antonio voulait se débarrasser de son fils et savourer, seul, d’âpres jouissances, que la Mort — ce cauchemar torturant des avares — lui ravirait probablement bientôt.

Teresa Sampietri était une femme grasse et silencieuse, au teint jadis mat, aujourd’hui jauni par le climat. La bouffissure coloniale dissimulait les rides. A la voir, majestueusement installée au comptoir du magasin, idole aux cheveux luisants, aux yeux noirs, brûlants d’un feu qui ne consumait rien, il était difficile de dire si l’on avait devant soi un mannequin ou une créature vivante. Epouse docile, elle avait vécu dans la terreur du chef de famille. Don Antonio ne semblait pas plus se soucier de son existence que des vieux ballots de cotonnades qui moisissaient dans ses entrepôts. Miguel cherchait à entraîner sa mère à des démarches qui auraient eu pour résultat de soutirer quelque argent à l’avare. Mais doña Teresa ne tenait guère à manifester la réalité de son insignifiante personne à un personnage aussi redoutable que son mari.

Dans le clair-obscur du magasin, cette figure de cire rendait la déchéance des choses et des lieux plus sinistre encore. Après tant d’années, l’habitude était la plus forte, et bien que les locaux fussent déserts, et qu’aucun chaland ne pût vraisemblablement se présenter, Teresa Sampietri, fidèle à son poste, régnait sur la poussière, les toiles d’araignées et les champignons de moisissure.

Une après-midi, comme elle cousait — depuis sa jeunesse, elle avait eu en main aux heures de repos, un ouvrage de lingerie — respirant l’âcre odeur des vieux sacs, des caisses défoncées, des bocaux vides, la porte s’ouvrit et un jet de lumière incandescent raya la pénombre, traçant une voie lactée de poussière. Un homme hagard, la barbe en broussaille, les traits creusés par la fièvre, s’abattit à ses pieds.

— Maman !

Il tremblait.

C’était Miguel, Miguel de retour du placer, vaincu, terrassé de fatigue.

Teresa, sans qu’un éclair illuminât le globe cireux de son visage, caressa la tête brûlante de son fils. Mais elle ne l’interrogea pas. Les femmes n’ont pas de part aux desseins des hommes et on ne l’avait pas consultée.

— Je crève de fatigue, — dit Miguel d’une voix hachée, — et je ne rapporte rien. Cette canaille de Français m’a volé, m’a assassiné. Mais je me vengerai, je me vengerai.

Et il frappait de son poing fermé sur le comptoir dont les planches vermoulues fléchissaient.

Don Antonio entra.

— Père, — cria Miguel, — tu m’as envoyé à la mort.

L’avare songeait que l’ennemi était de retour et que son argent était plus menacé que jamais. L’échec de son fils lui importait peu.

— Père, — cria encore Miguel, — ton placer ne valait pas le cuir de mes chaussures. Et encore, on me l’a volé, volé.

— Volé ! — s’écria Antonio.

C’était le seul mot qui pût l’émouvoir.

— Oui, ce maudit Français débarqué ici…

— Je m’en doutais, — fit placidement le Corse.

— Tu t’en doutais, — hurla Miguel, — tu t’en doutais et tu m’as envoyé là-bas. C’est une honte. Qu’as-tu besoin d’un placer, toi qui entasses l’or dans tes coffres, toi qui es riche ?

— Tais-toi ! — ordonna don Antonio.

— Non, je ne me tairai pas. Et puis tout le monde le sait à Puerto-Leon, que tu caches ton argent ! Un jour on viendra te le prendre. Et ce sera bien fait.

— Tais-toi, misérable ! — criait don Antonio.

Les voleurs allaient entendre les paroles du fils et arriver pour piller l’or, l’or adorable entre toutes choses.

Et comme Miguel parlait encore, furieux, hors de lui, il courut sur son fils, le bras levé.

Teresa couvrit de son bras la tête de Miguel et lui mit une main sur la bouche.

Don Antonio, la tête basse, s’éloigna, les mains dans ses poches, grommelant :

— Chien ! Chien ! il me vendrait.

Tel fut le retour de Miguel Sampietri.

Don Antonio s’enferma à double tour dans la pièce étroite, éclairée par un vasistas terne et constellé d’ordures de mouches, qui renfermait son coffre-fort. Un gros revolver était posé près de lui. L’un après l’autre, il sortit les sacs pleins d’or. Il y avait des louis, des dollars, des livres sterling, des piastres et aussi des sacs de pépites et de poudre. Il fit des tas avec les pièces, puis soudain, brouillant le tout, il laissa tremper ses mains dans ce flot de métal froid, fauve comme l’eau-de-vie, et d’où montait une ivresse plus terrible que celle de l’alcool ou de l’amour.

Et don Antonio Sampietri, se souciant fort peu de courir à sa perte, conçut le dessein insensé de faire rentrer toutes ses créances usuraires. Les nombreux débiteurs reçurent une invitation en règle à verser intérêt et capital. Puerto-Leon retentit d’injures et d’insultes à l’adresse de ce ladre infâme, de ce peigne-cul, de ce grippe-sou. Des faquins du port, payés par des joueurs insolvables, vinrent lancer des pierres à travers les fenêtres des entrepôts abandonnés. Comme don Antonio se promenait un soir sur l’appontement, un morceau de fer lancé avec force lui effleura l’oreille. Il ne put distinguer son agresseur, mais rentra chez lui, haletant de peur, car le Corse n’était plus courageux, dès qu’il était loin de son or.

Parmi les débiteurs, se trouvaient de puissants personnages. Don Juan Manera dit à Miguel :

— Ton père est fou ! — et ne répondit pas à la lettre.

Mais le président Diaz, qui en savait assez long sur le Corse se frottait les mains, et répétait jovial :

— Hombre ! Ce Corse est un farceur ! mais ce sera lui, le dindon de sa farce.

Ainsi, autour de la maison Sampietri et Fils, se bouclait un cercle de haine, de plus en plus étroit. Don Antonio ne pouvait plus sortir sans être hué. Il se tenait sur le seuil de sa maison, pareil à un vieux sanglier qui défend sa tanière, et regardait longtemps la mer plate, ronde et dorée par le crépuscule comme un énorme dollar.

VII
BRELAN DE ROIS

Environ toutes les cinq semaines, le paquebot-poste arrivait à Puerto-Leon. Son escale était courte ; il y avait si peu de marchandises ; des colis postaux, des journaux, des lettres, à destination de quelques commerçants, des agents consulaires, des rares Européens échoués sur cette rive. Et cependant le passage du courrier rompait la monotonie torride des jours et faisait battre le cœur de ceux-là mêmes qui n’attendaient rien.

L’arrivée du paquebot qui venait de Trinidad était signalée par le sémaphore, placé sur la montagne à l’extrémité nord de la baie ; un disque rouge et deux boules noires annonçaient que le navire était en vue. La ville entière se rassemblait sur le port pour contempler la lente manœuvre du navire qui, avec des précautions infinies, venait accoster à l’appontement ses hauts bordages où s’accrochaient encore, ruisselantes et rousses, les herbes des Sargasses.

Le port reprenait ce matin-là une apparence de vie. L’air était moins étouffant. Des vendeuses de fruits promenaient leurs paniers, juchés haut sur leurs têtes, et le soleil allumait l’écorce des oranges. Des porteurs s’affairaient. Il y avait quelques ballots de café et de cacao à embarquer, des cotonnades à décharger. Les grues rouillées grinçaient et leur aigre rumeur était plus agréable que le pesant silence habituel. Les coups de sifflet, les cris des hommes d’équipage déchiraient heureusement la torpeur qui envoûtait les eaux métalliques et l’argile sanglante de Puerto-Leon.

J’aperçus don Juan Manera, la canne à la main, en conversation animée avec le lieutenant du port, et suivi à bonne distance par un petit groupe de gaillards robustes, mais de bien mauvaise mine. Depuis quelque temps, on ne rencontrait guère l’Espagnol sans son escorte. Il devait avoir de bonnes raisons pour adjoindre à ses promenades cette peu séduisante compagnie. Des rixes avaient eu lieu dans des cabarets — à la « Fé en Dios » on avait ramassé un cadavre — entre les partisans du gouvernement et les révolutionnaires. On disait que le parti de Lopez Mendoza avait, grâce à don Juan, pris un nouveau corps, que l’ex-président attendait à Trinidad une occasion favorable pour débarquer, un jour ou l’autre, sur la côte américaine, rassembler ses amis, et marcher sur Puerto-Leon. J’avais même ouï dire une fois par un capitaine hollandais, hôte de M. Breitkopf, que le cirque Wang, le Chinois et le jovial Cupidon n’étaient peut-être pas étrangers à toutes ces machinations.

Carvès, qui s’était rendu à bord avec la chaloupe de la Santé, dégringolait la passerelle, brandissant des papiers.

— Ça y est, — me cria-t-il. — Nous voici sûrs de notre affaire. L’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. consent à entreprendre l’exploitation du placer, à ses frais. Je suis chargé de tout organiser. Un chèque de cinquante mille à toucher à la Brasilian Bank, ici. D’autres envois suivront plus tard. Il faut que nous soyons en route dans un mois. Ah ! mon vieux ! mon vieux ! quelle chance !

— Chut ! — dis-je. — Il y a des mots qu’il ne faut pas dire.

— Tais-toi, mauvais prophète ! Et puis, voilà ton courrier !

Il ajouta en riant :

— Une lettre de ma mère. Elle n’a rien compris à mon câble de quatre cents mots. Le facteur du pays n’avait jamais rien vu de pareil. Elle m’a cru fou. Pauvre vieille !

Quelques lettres insignifiantes. Sauf celle, prévue, de Fasie, écrite par un clerc de notaire, confuse, sans autre pittoresque que celui de la syntaxe, parlant du prix de la volaille, de la récolte probable, des maladies de la vigne. Mais si palpitante d’humble tendresse, imprégnée de l’odeur de mon grenier à foin, de mon cellier, de toutes ces choses qui étaient dans mon sang et dans mon cœur. Je courus à ma chambre, et couché sur mon lit, je sanglotai sur ce papier, couvert de la fine anglaise du tabellion, grossièrement signé par ma nourrice en caractères bousculés et gauches, comme sa propre démarche quand elle est en retard pour la messe de six heures, le dimanche.

Lorsque la sirène du paquebot émut de son hurlement rauque et prolongé le silence de ma sieste, je n’eus pas le courage d’aller sur le port, faire un signe d’adieu au navire en partance.

— Tiens, me dit Carvès, don Juan nous invite à faire un poker chez lui, la semaine prochaine. Tu viendras. Une petite partie de temps en temps, ce n’est pas à négliger. D’ailleurs, — ajouta-t-il, — je crois que je rencontrerai Miguel Sampietri et, dame, c’est pour me tenter ! Et maintenant, à la besogne.


Carvès loua une baraque de bois qu’il aménagea en bureau. Un ancien comptable de Sampietri, M. Napoléon Garbure, fut chargé de l’administration embryonnaire du placer Eldorado. M. Napoléon Garbure était un ex-fonctionnaire colonial français qui avait eu des malheurs et ne songeait pas à rentrer dans sa patrie. Il avait un visage insignifiant et bouffi, d’une teinte jaune fort repoussante, de petits yeux plissés, un ventre bedonnant ; et il s’exhalait de sa personne une odeur de transpiration. M. Napoléon Garbure était résigné à Puerto-Leon, à sa maladie de foie et à la vaine monotonie des jours. La colonie l’avait engraissé, mais avait pompé ses globules rouges. Il ne réagissait plus. Depuis des années qu’il vivait sur ce rivage, il trouvait dans le brandy-cocktail sa seule raison d’exister, il avait perdu toute faculté de réagir devant les hommes et les événements. Il exerçait des métiers vagues et tirait peu de profits d’une petite plantation de cacao acquise sur les bénéfices d’une part de placer. Une mulâtresse lui servait de « Ménégère ». C’était le type parfait du « raté » tropical, bonhomme, flegmatique, ridé par le soleil, maté par cette langueur qui monte d’une terre humide où les énergies s’étiolent, les volontés s’affaissent, les muscles s’amollissent, lente dissolution au bout de laquelle ce qui fut un homme n’est plus qu’un peu de rêve confus dans beaucoup de chair flasque, cinglée passagèrement par le fouet des alcools.

Un large placard de carton fut accroché à la porte. On lisait :

« Agence Minière Tropicale.

« Les inscriptions pour le Placer Eldorado sont reçues de 6 heures à 9 heures du matin.

« Agent : Carvès. »

Les hommes qui désiraient monter au placer recevraient une somme pour leur équipement et leurs vivres, plus une part de pépites, ou de poudre. La caravane devait être organisée en trois semaines. Il fallait des charpentiers, un arpenteur-géomètre, des piocheurs, des porteurs, des pagayeurs pour les pirogues. La petite expédition comprendrait une cinquantaine d’hommes. Carvès en prendrait la direction.

Le recrutement et l’approvisionnement demandaient pas mal de temps. Les mineurs ne se trouvent pas en un jour, dans un port abandonné comme Puerto-Leon. Ce n’était pas le premier comptoir d’or qui s’ouvrait. Aucun n’avait prospéré. Miguel Sampietri ricanait, quand on prononçait le nom du placer devant lui :

— Je le connais, — disait-il, — je n’en ai pas voulu. La belle affaire pour l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. ! L’or, ils feront bien de l’y porter avec eux. Et ils l’y laisseront, avec leur peau, dans les marécages. Eldorado ! Laissez-moi rire. J’en sais quelque chose. Bien malin qui me repincerait à y retourner.

Carvès était un inconnu. Bien que l’entreprise fût patronnée par l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., pouvait-on savoir s’il ne s’agissait pas d’un aventurier comme tant d’autres ? Pourtant le raid avait fait grande impression.

— C’est un homme ! — disaient de vieux chercheurs d’or qui n’avaient jamais fait fortune, mais n’avaient pas perdu le goût de la forêt.

Carvès parlait peu. Il ne voulait ni d’un bluff criard, ni de réclames charlatanesques. Mais quand il exposait les chances de l’exploitation à quelque personnage de poids, comme Archie W. Mackinson (cafés et cacaos) ou Vicente Perros, le lieutenant du port, il était bien rare que l’interlocuteur ne partît pas convaincu. Carvès avait une manière à lui, brève, ardente, qui réduisait une conviction opposée en cendre, comme une lentille consume un morceau d’amadou. Il en faisait l’épreuve sur moi, et peu à peu mon scepticisme fondait. Le mirage opérait. Cette parole magique « Eldorado » devenait une réalité précise, à portée de la main. On dit que l’argent n’a pas d’odeur, mais l’or en a une, subtile et qui grise de loin. Je la respirais dans le vent lourd qui soufflait des terres, apportant la fièvre, le vent qui avait passé sur la brousse, chargé de miasmes, mais plus chargé encore de rêves et d’espoir. Le soir venu, assis sur une pile du quai, contemplant les astres dans le ciel nocturne qui, plus que l’Océan, donne à l’homme le sens angoissé de l’infini, Carvès et moi devisions de la route à suivre. Et les étoiles m’apparaissaient comme un palpitant symbole de notre fortune, des trésors que nous allions conquérir. La Toison d’or ! un plus brûlant souffle de convoitise n’avait pas gonflé les voiles des caravelles, et les cœurs des conquérants, qui battaient sous les pourpoints de buffle et les cuirasses d’acier damasquiné, n’avaient pas battu plus fort que les nôtres, aux temps anciens des épopées transocéaniques. Puissance du rêve qui mène les hommes, donne un sens — illusoire mais enivrant — à leur course vers la mort.

Ainsi Carvès m’avait parlé au bord du « gour », et j’étais encore auprès de lui, l’enfant d’abord étonné, craintif, puis résolu à le suivre.


Deux mois environ s’étaient écoulés depuis le départ de la Mariquita. Je songeais que le temps était proche où je reverrais Letchy.

Ce fut justement le soir d’un orage violent que la Mariquita, démâtée, donnant du bord, entra dans la baie, semblable à une mouette que la tempête chasse de vague en vague. Heureusement pour lui, le voilier n’avait eu qu’une « queue de cyclone », sans quoi nous n’eussions jamais revu la carrure ruisselante de Cupidon, la mine jaune et effarée de M. Wang, et le pâle visage de Letchy. L’alerte avait été vive. Le cyclone signalé de port en port, avait passé à une quarantaine de milles environ de Puerto-Leon, au moment où la Mariquita venant de Cuba, entrait dans les eaux colombiennes. Le capitaine Cupidon s’en était tiré avec son mât de beaupré abattu, un bordage défoncé et de l’eau plein sa cale.

Quand le brick entra en rade, la mer avait cette teinte vert foncé, zébrée de rictus livides, qu’elle prend par les gros temps. D’énormes ballots de nuages, violets et rosâtres, roulaient sur l’horizon. Très basse, au ras de l’eau, une bande claire, sur laquelle se détachait la crête déchiquetée des houles. On eût dit que l’océan avait soudain gonflé au point de presser le ciel. Ce déplacement de niveau était plus effrayant encore que les vagues furieuses, hérissées de panaches glauques et blêmes qui se brisaient, en hurlant, sur le môle. Le vent sifflait, balayant des mouettes qui chaviraient, plongeaient au creux des lames et venaient à tire d’aile chercher un refuge sur les rochers où elles s’assemblaient, criardes.

Letchy et moi cheminâmes ensemble jusqu’à l’hôtel Victoria. Elle m’interrogea aussitôt sur le résultat du raid de Carvès.

— Ah ! — dit-elle, — comme je suis heureuse qu’il ait réussi. D’ailleurs, j’en étais sûre. Je vous l’ai dit : c’est un vainqueur.

La mort de Barju l’assombrit.

— Vous avez deviné, je pense, que cette besogne était signée : Miguel Sampietri ?

— Je n’ose accuser personne, dis-je.

M. Breitkopf saluait sur le seuil de la porte. Il saluait, la main sur son cœur, en fléchissant le jarret. Il était fort satisfait d’avoir tant de notabilités chez lui.

— Et ze pon mesié Wang, ne fientra-d-il bas dou d’a l’heure ?

Mais le Chinois n’apparut à M. Breitkopf que le lendemain matin, souriant, jaune, son étroite casquette sur le sommet du crâne. Il sortait de sa chambre où personne ne l’avait vu entrer.

Au jour dit, nous nous rendîmes, Carvès et moi, chez don Juan Manera. L’habitation du Conquistador, la « Casa de los Lilios », était située à une heure environ de Puerto-Leon, sur le versant de la montagne. On y accédait par une assez belle route en lacets, bordée de cactus, d’aloès, d’aréquiers, et chaque tournant révélait un nouvel aspect d’un panorama grandiose et sauvage : la baie, la ville et au loin l’océan, parfois d’un bleu dur et précis qui tranchait sur le ciel légèrement teinté de rose et s’opposait aux pentes rougeâtres des monts ; parfois vaporeux et voilé, sans limite d’horizon, semblable à une immense cuve fumante. Les derniers rayons du couchant venaient de frapper les troncs écailleux qu’ils patinaient d’une laque rouge. L’habitation était cachée aux regards par une ceinture d’orangers, de citronniers, et tout un fouillis de lianes, d’hibiscus, de cotons pourpre.

D’énormes gerbes de lys décoraient l’escalier et le patio d’entrée. Un serviteur noir nous introduisit aux appartements du maître.

L’Espagnol était assis devant une large table d’ébène, couverte de papiers. Un poignard à manche d’ivoire ciselé reposait, tel un inoffensif coupe-papier, sur un livre ouvert. La pièce était sombre. Une lampe était allumée et n’éclairait que les mains de don Juan, dont le visage restait obscur.

Il se leva à notre approche et nous salua avec respect.

— Soyez les bienvenus, messieurs, — nous dit-il.

La conversation s’engagea avec peine. Un étrange malaise pesait sur nous trois. Il n’y avait aucune cordialité, mais une malveillante ironie dans le sourire que les lèvres de don Juan esquissaient à l’ombre de l’abat-jour. Notre hôte nous observait en silence.

J’avisai un curieux portrait : un visage remarquablement laid et expressif qu’un rayon de la lampe dorait sur un fond de ténèbres. La blancheur d’une fraise auréolait une barbe pointue, un sourire oblique, tout à fait semblable à celui qui errait sur la bouche de don Juan. C’était une œuvre ancienne. Carvès et moi priâmes notre hôte de l’éclairer.

— Volontiers, — répondit-il.

Et il éleva sans effort la lourde lampe de bronze.

— L’œuvre n’est pas signée. Elle porte une date : 1572. Ce portrait est celui de Juan de Aguirre, mon ancêtre. Je vous ai déjà cité ce nom illustre dans l’histoire de la conquête. Rebelle et traître jusqu’à la mort. Un caractère. L’Empereur ne l’a pas compris. L’Empereur a eu tort. Juan de Aguirre eût été un grand soldat. A la tête de sa poignée de « Marañones », il fonda des cités, conquit deux îles. Il était hideux, il boitait : il était féroce. Sa cruauté est légendaire. Mais il avait une fille qu’il adorait. Succombant, livré par les siens, au moment d’être fait prisonnier, il la tua d’un coup de mousquet en pleine poitrine pour qu’elle ne tombât pas aux mains des soudards. Il y avait des hommes en ce temps-là.

Don Juan s’exaltait.

— Ah ! cette époque de la conquête ! Ce grand siècle où la loi fut imposée par la flamme et l’épée, où ces contrées vierges durent céder leurs trésors aux mains puissantes des hommes venus d’Espagne par des mers inconnues. Tenez ! cette bibliothèque est pleine d’histoire. Cela vous passionnerait. Vous verriez éclatant dans ces vieux parchemins qui relatent les hauts faits de nos conquistadores le génie de l’audace et de la cruauté. Car il y a un génie de la cruauté, et, à mon avis, c’est bien ce génie-là qui rapproche le plus l’homme de la divinité.

Un prêtre de haute taille entra dans le cabinet.

— Don Felipe, mon chapelain, — présenta don Juan.

Nous passâmes à table.

La salle à manger était une pièce haute, boisée et décorée de trophées de chasse, de peaux de tigre jetées sur un vaste coffre. La table était mise au centre. Deux candélabres à six branches projetaient sur une nappe damassée leur clarté tremblante et jaune, allumant des reflets sur l’argenterie et les cristaux. Deux noirs, de belle stature, se tenaient derrière don Juan, attentifs.

J’avais en face de moi don Felipe, le chapelain. A la lueur des bougies, je distinguai, mieux que je ne l’avais pu faire tout à l’heure, ce long visage jaune, aux yeux très noirs, enfoncés dans les orbites, sous d’épais sourcils grisonnants. Don Felipe mangeait et buvait ferme. Entre les plats, il demeurait, la tête baissée, les mains dans ses manches.

— Padre, — dit don Juan à don Felipe, — reprenant une idée qui lui était chère, ne croyez-vous pas que la cruauté sur cette terre soit d’institution divine ?

— Dieu, — répondit le chapelain, — est rigoureux dans ses châtiments, mais ne saurait être appelé cruel.

— Jésuite, — repartit don Juan, — est-ce que cela ne revient pas au même ? Nous nous comprenons. Est-ce que Dieu n’a pas exterminé le peuple d’Egypte ? Sa rigueur s’est étendue jusqu’aux nouveau-nés. Un archange marquait les portes des condamnés.

— Certes, — dit don Felipe, — si l’on ne peut convertir le pécheur, il vaut mieux l’envoyer au bûcher !

— Et, — reprit don Juan, — ne pensez-vous pas qu’il existe des meurtres légitimes, des meurtres moraux, nécessaires ?

— Cela est possible, — fit le chapelain, — ce sont les idées des philosophes qui nous ont fait perdre ces colonies.

— Que deviendront ces terres jadis fertiles, — reprit don Juan, — sans une main de fer et sans les esclaves ! Où sont nos plantations de coton et de canne ? Où sont les vieux planteurs d’antan, armés du fouet et qui savaient faire sortir de ce sol plus d’or que tous les chercheurs d’Eldorado n’en ont jamais retiré de leurs mines imaginaires ?

Puis il articula, le regard fixe, les mains jointes sous son menton :

— Le sang est la féconde semence. C’est lui qui fait fructifier la terre. La vie s’engendre de la mort. Tous les grands créateurs ont été de grands destructeurs. Celui qui ne peut tuer ne peut pas créer. Qu’est-ce que les hommes ? Une matière vile, de la glaise à pétrir pour nos statues. La puissance s’édifie sur des cadavres.

Le dîner était terminé. Nous revînmes dans le cabinet de travail. Don Juan nous offrait des havanes gainés de paille. Le chapelain fumait dévotement. Don Juan, qui n’usait pas de tabac, arpentait la pièce, exaltant la vertu de la mort. Un gong résonna dans la nuit. Le capitaine Cupidon et Miguel Sampietri furent introduits.

— Ah ! — dit don Juan, — nous allons avoir une belle partie. N’est-ce pas, messieurs ?

Don Juan prit Carvès par le bras et l’entraîna vers la fenêtre.

— Vous avez vu Miguel Sampietri. Il est tout disposé à vous serrer la main. Sans rancune ! Vous êtes un rude adversaire, — ajouta-t-il en souriant.

Miguel s’approcha d’eux. Il ressemblait à son père, en plus jeune, avec un front buté, étroit, de petits yeux verts, et la nuque fort congestionnée.

Carvès tendit la main à Miguel qui la serra, sans un mot.

Nous passâmes dans une véranda où la table de jeu était préparée. Des boissons rafraîchissantes dans des seaux d’argent. Carvès s’assit le premier. Ses longues mains caressèrent le tapis avec douceur. Puis d’un coup sec de l’échine, il rapprocha son fauteuil.

....... .......... ...

L’heure était avancée. Dans le salon, les bougies s’éteignaient. Sous la véranda, deux candélabres éclairaient encore un tapis vert sur lequel se penchaient le masque rond et noir du capitaine Cupidon, le visage sanguin de Miguel Sampietri, la face longue et jaune de don Felipe et le profil vulturin de Carvès.

— Brelan de rois, — annonça Miguel Sampietri.

Il se renversa sur sa chaise, abattant des cartes :

— Joueriez-vous aussi votre placer, monsieur Carvès ?

VIII
UN BILLET A ORDRE

Carvès perdit ce soir-là dix mille dollars, le montant du chèque touché la veille à la Brasilian Bank.

Le lendemain matin, je me rendis machinalement au bureau du placer. J’étais en proie à un désespoir morne, sans révolte. Il n’y avait qu’à se soumettre, à attendre que la chance tournât. Comment payer leur avance aux mineurs qui venaient s’inscrire ? Justement il en arriva deux ce matin-là, deux Floridiens qui avaient travaillé à Callao et que le placard avait attirés. Deux grands gaillards à peine vêtus, le fusil en bandoulière, le « machete » à la ceinture. A tout prix il fallait éviter que l’affaire s’ébruitât, ou tout notre crédit s’effondrait. Avec ce qui restait en caisse je réussis à payer ces hommes.

Notre comptoir était un hangar assez sombre. La porte donnait sur une rue voisine du port ; elle restait toujours ouverte, le matin, et découpait un grand rectangle rouge vibrant de soleil. Deux tables de bois, sur lesquelles étaient posés quelques échantillons des pépites rapportées par Carvès, deux registres, une jarre d’eau, et une bouteille de whisky pour trinquer avec les contractants. Tel était notre modeste ameublement. L’idée qu’il nous faudrait quitter ces pauvres choses me serra le cœur : cette bicoque avait abrité de grands espoirs.

Letchy entra en coup de vent.

— Est-ce vrai, — me dit-elle à brûle-pourpoint, sans autre préparation, — est-ce vrai que Carvès a perdu dix mille dollars chez don Juan, hier soir ? La chose se sait en ville. Les mineurs sont furieux. Ils prétendent que Carvès est ruiné, que l’expédition n’aura pas lieu. Miguel Sampietri envoie des gens à lui dans les bars pour conseiller aux placériens de garder l’avance qu’ils ont touchée et d’aller faire fortune ailleurs. Vous êtes flambés, si ces rumeurs s’accroissent, on vous fera un mauvais parti. Les mineurs n’aiment pas la plaisanterie. Le gouvernement ne sera pas fâché de mettre son nez dans une affaire qui l’intéresse. Enfin, voilà ! vous avez glissé sur la peau d’orange. Pour une misérable partie de poker !

— Letchy ! — dis-je. — Je ne suis qu’une victime !

— Une victime ! Une victime ! Laissez donc ces mots pompeux. Une victime ! oui, de votre faiblesse, de votre incapacité à prendre une décision.

— Vous êtes sévère !

— Il fallait retenir votre ami par le bras, fermer sa porte à clef, que sais-je ? Vous saviez qu’il était joueur. Mener un joueur devant un tapis vert, c’est bien pis que de mettre une allumette dans une botte de paille. Et vous étiez averti !

« Maintenant, vous êtes à la veille d’être ruinés, déshonorés, jetés en prison ! Ces dix mille dollars, n’est-ce pas, c’est l’argent de la caisse ?

Je baissais la tête.

— Alors, la prison ! Et quelle prison ! Tous vos ennemis — et Dieu sait si vous en avez, sans les connaître — vont se ruer sur vous. Que va faire Carvès ?

— Je ne sais. Aller chez don Juan !

Letchy éclata de rire.

— Le plus naïf des hommes ! Et savez-vous ce que va faire don Juan ?

— Non.

— Le renvoyer au vieil Antonio, à l’avare. Ah ! ah ! La bonne histoire. Et don Antonio acceptera de donner les dix mille dollars, mais contre la cession des droits de Carvès sur le placer et sa substitution à Carvès comme agent de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. C’est clair comme l’eau de roche. Bien joué, n’est-ce pas ? Il vous coûte cher, le brelan d’hier soir. Et c’est tout ce qu’il a trouvé, Carvès ?

Je haussai les épaules.

— Enfin, comprenez-vous la gravité de votre situation. Comprenez-vous que vous pouvez laisser vos os à la Rotunda de Puerto-Leon, et que, dans la plus heureuse hypothèse, il vous faudra vous faire rapatrier, et revenir en France, comme des gueux ?

— Oui, — balbutiai-je machinalement, — il faut agir, agir au plus vite.

— Des mots que cela ! Ne trouverez-vous donc jamais que des mots ? Ce sont des dollars qu’il faut ! Les avez-vous ?

— Hélas !

— Eh bien ! je sais quelqu’un qui les a, qui consentira à un prêt. Le placer est une garantie — insuffisante, car il ne garantit pas la moralité de Carvès. Mais cette personne a confiance. Carvès remettra l’argent dans la caisse de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T.

— J’en suis sûr, — répondis-je. — Je le garantis sur ma vie, sur ma liberté ; je m’en porte caution. Carvès est un honnête homme. Il a été victime de sa passion.

— Toujours des phrases, — fit-elle visiblement impatientée. Prévenez votre ami qu’il ne tente aucune démarche, aucun acte prématuré. Qu’il fasse le mort. Ce soir, les dix mille dollars seront dans votre coffre.

— Mais Letchy, cet argent…

— Ne vous en préoccupez pas !

Elle sortit, précipitamment.

Je ne revis Carvès qu’à l’heure du déjeuner. L’histoire du poker avait dû faire le tour de Puerto-Leon. M. Breitkopf nous lançait des regards soupçonneux et se carrait dans une morgue pleine de dignité.

— Nous sommes à la baisse, — me dit Carvès.

Une chose m’étonnait, c’est que Carvès ne manifestât pas le moindre remords d’avoir risqué et perdu des fonds qui lui avaient été confiés. Pas une allusion à cet acte — la plus parfaite indifférence ! Un détournement ! Le vilain mot ! Et d’ailleurs, l’argent n’est-il pas fait pour être détourné. Le meunier amène l’eau à son moulin. La malchance s’en était mêlée. Une gaffe, rien de plus. Et rien d’autre à faire que d’essayer de la réparer. Mais si l’on ne réparait pas ! Bah ! Il y a toujours une solution et souvent plusieurs, que l’on ne saurait prévoir.

Telle était l’insouciante doctrine que je dégageais des paroles de Carvès, de ses gestes, de sa physionomie. Alors que j’étais épuisé par les incidents de cette nuit, Carvès lui, était frais, souriant, et mangeait de bon appétit les ragoûts infernaux apprêtés par le chef noir de M. Breitkopf.

Le plus fort, c’est qu’en effet, il y avait une solution imprévue, invraisemblable — une solution tout de même.

— Nous sommes sauvés, — dis-je brusquement.

Et je racontai mon entrevue avec Letchy.

Il ne se montra pas enthousiaste.

— Hum ! — fit-il, maussade. — Et d’où sort-il cet argent ?

— Dame, — m’écriai-je. — Il me semble que nous n’avons guère le droit de faire les difficiles.

— Ça dépend ! Mais je voudrais bien savoir où cette dame de cirque trouvera ses dix mille dollars ! Simple curiosité !

— Cette dame de cirque, — repartis-je irrité, — nous évitera peut-être de coucher demain soir à la Rotunda.

— Plaisanterie ! mon cher. Mais au lieu de coucher demain soir à la Rotunda, nous pourrions peut-être y coucher, ce soir même en acceptant la proposition de miss Letchy, acrobate. Diable ! c’est à considérer !

— Je ne te comprends plus, — dis-je, un tremblement dans la voix. — Tu nous ruines ! Tu joues avec ta vie, avec la mienne. Rien ne compte pour toi. Tu nous perdras.

— Ecoute, mon petit, — fit gravement Carvès. — La vie n’est qu’un jeu, après tout, et les chances tournent. Déveine aujourd’hui, et veine demain ! N’aie pas peur ! Je ne jouerai plus jusqu’à ce que nous soyons riches. Mais à quoi bon revenir là-dessus. L’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. ne perdra pas un sou. Comment ? je n’en sais encore rien !

— Jérôme ! Au nom de notre amitié, trouve-toi ce soir au rendez-vous.

J’ignorais où Letchy prendrait cette grosse somme, mais je savais qu’elle ne s’était engagée qu’à bon escient. Il n’y a que l’amour capable de réaliser l’impossible. Letchy aimait Carvès. Elle avait d’ailleurs une façon bien spéciale d’aimer, qui était de fuir mon ami, de ne jamais lui parler, ou de le traiter, comme tout à l’heure, en termes durs et méprisants.

Toujours est-il que Jérôme pressentait cet amour qui rôdait autour de lui, flairait cette odeur, comme il flairait le fauve dans la jungle et se tenait sur ses gardes. Non pas qu’il se crût lié par un service rendu. J’avais constaté plusieurs fois que Carvès faisait peu de cas de la reconnaissance : il ne croyait guère au désintéressement d’un bienfaiteur, encore moins d’une bienfaitrice.

— Ma foi, — dit-il, puisque tu y tiens, je serai là. Mais je signerai un papier. Je lui paierai les intérêts dès le début de l’exploitation et je ne serai pas long à la rembourser. Qu’elle ne croie pas m’imposer une obligation éternelle.

Carvès n’oubliait pas que les liens qui attachent celui qui oblige à son obligé sont plus forts que les liens inverses. Il craignait que ce sentiment obscurément pressenti chez Letchy ne devînt plus aigu, plus absorbant, du jour où celle-ci l’aurait sauvé. Il serait alors un peu sa chose, ce qui l’humiliait.

Mais la proposition était si inattendue, si merveilleusement opportune !

A six heures, Letchy frappait à ma porte. Elle portait son éternel costume kaki. On distinguait à peine quelques frisons roux sur ses tempes. Elle tenait un petit portefeuille de cuir à la main.

— Voici, — dit-elle simplement.

Et elle posa l’objet sur la table.

— Je vais chercher Carvès.

Carvès s’inclina froidement.

— Je vous remercie, madame, — dit-il, — de vouloir bien m’aider à sortir d’une situation difficile.

— Vous avez besoin de dix mille dollars, je vous les prête.

— Cet argent, madame, vous excuserez cette question, est-il votre propriété personnelle ? Ou bien, servez-vous d’intermédiaire à un prêteur étranger ?

— Monsieur, je vous répondrai tout d’abord que lorsqu’on tend une perche à quelqu’un qui se noie, ce dernier ne demande généralement pas à quel arbre la perche a été coupée. En second lieu, cet argent est à moi, c’est moi qui vous l’offre. Libre à vous de le refuser, si son odeur ne vous plaît pas.

Carvès était dompté. Il se tut.

— Bien, — dit-il, — je vous ferai un reçu de trois mois, à valoir sur les premiers revenus du placer Eldorado — en bonne et due forme — avec quinze pour cent d’intérêt.

— Faites ce que vous voudrez, monsieur. Je ne m’entends guère à ce genre d’opération. Employez cet argent à votre entreprise. Qu’il circule ! Qu’il roule ! Qu’il prenne l’air de la grande brousse. Avec lui, vous rapporterez de l’or, mais de l’or vierge, celui-là, de l’or tout pur, tout neuf, sans tache.

Carvès libellait un billet.

— Merci, — dit Letchy. — Adieu, messieurs.

Carvès voulut l’accompagner, mâchonnant des remerciements, des excuses, gêné par cette manière brutale, cavalière.

— Non, je vous en prie, je connais le chemin !

Dans le patio de l’hôtel, je la rejoignis, je lui pris les mains.

— Letchy ! c’est magnifique ce que vous avez fait là. Mais j’ai peur !

— Peur ! — fit-elle méprisante. — Est-ce que j’ai peur, moi ?

Elle tira du revers de sa manche le billet à ordre signé par Carvès, le roula entre ses doigts, et enflamma une allumette. Le papier brûlait lentement au bout de ses doigts. Elle s’en servit pour allumer une cigarette. Un peu de cendre noirâtre tomba à terre, qu’elle dispersa de la pointe du pied.

Le lendemain, le placard du « Placer Eldorado » était changé. On lisait :

A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T.

« Les inscriptions pour le Placer Eldorado ne seront plus reçues après le 25 du mois. Une prime de 20 p. 100 en sus des frais d’équipement sera allouée aux mineurs qui se présenteront avant cette date. »

— C’est un rude homme, ce Carvès ! — déclara Archie W. Mackinson, au bar « La India », « select house » de Puerto-Leon où se retrouvaient les notabilités à l’heure du cocktail, des planteurs, des officiers d’état-major du général Diaz.

— Oui, c’est un homme ! — dit Vicente Perros, lieutenant du port. — Le gouvernement devrait se l’attacher, un homme qui peut perdre dix mille dollars, cinquante mille bolivars dans sa nuit et se réveiller frais et dispos.

J’étais venu à « La India » pour prendre le vent de Puerto-Leon. C’était un salon très obscur, très doré, avec des comptoirs couverts de bouteilles colorées, des tables de zinc, un nègre barman en veste blanche, agitant son shaker de nickel. On servait des alcools et des petits sandwichs salés. L’endroit suait le spleen, la torpeur coloniale.

Les deux ou trois journalistes de la ville y cherchaient l’inspiration officielle. L’un d’eux, un grand garçon déluré, trop élégant, s’avança vers moi.

— N’auriez-vous pas, — me dit-il, — une photographie de M. Carvès ?

Le lendemain, El Dia, journal indépendant de Puerto-Leon, publiait le portrait de Carvès, et un article intitulé : « Un grand homme d’affaires à Puerto-Leon. »

— Quel coup de réclame ! — riait Carvès.

M. Breitkopf nous offrit une tisane fantastique décorée du nom de champagne « véritable sekt, messieurs », et but à la santé de l’Eldorado.

Tout nous souriait.

« Grâce à Letchy », pensai-je.

Mais je ne voulais pas mécontenter Carvès. Je ne lui avais pas raconté l’histoire de la cigarette allumée à son billet. Il eût été furieux !

Mon ami était maintenant l’homme le plus populaire de Puerto-Leon.

IX
LE FEU AUX POUDRES

Le Cirque Wang avait de nouveau dressé ses tentes sur la place de la Liberté. En dépit de l’atmosphère orageuse qui pesait sur la ville, Puerto-Leon s’apprêtait en foule à courir au gala.

Les feux du port n’étaient pas encore allumés que déjà la parade éclatait, sonore de cuivres, éblouissante d’acétylène, refoulant les ombres de la nuit sous les arcades, broyant le silence des rues désertes. L’appel de la fête faisait s’entr’ouvrir les portes verrouillées, apparaître une mantille derrière les grillages. Des robes furtives glissaient le long des murs ; des galopades d’enfants criards soulevaient la poussière et bientôt une foule dense se pressa au pied des tréteaux embrasés d’une incandescence violâtre. Telle une chevelure d’archange, flambait la perruque de M. Peter Boom et sur sa poitrine étincelaient les signes du zodiaque. Sous la badine de M. van Sleep, en élégant habit noir, les kangourous exécutaient un assaut de boxe, et miss Carolina, en maillot cramoisi, tenant à la main une cravache au pommeau enrichi de diamants, présentait, la main haute au chanfrein, sa jument dont la croupe était caparaçonnée de velours.

A la file, sous l’œil froid de M. Wang, le peuple de Puerto-Leon pénétra dans l’arène et s’entassa sur les gradins : métis et noirs aux larges chapeaux de paille, quelques-uns portant un ara ou un perroquet sur l’épaule ; Chinois en braies de soie ; Indiens, coolies hindous.

Les gradins noirs de grappes humaines étaient pareils aux guirlandes de papier sur lesquelles viennent s’engluer les mouches, les jours d’orage, dans les auberges. Les femmes de couleur, empaquetées dans leurs roides mousselines empesées, coiffées la plupart de la mantille espagnole, sombres Carmens pour ceux du placer et de la forêt, pelaient des oranges et des bananes, dont elles jetaient les peaux dans l’arène et s’interpellaient avec de petits cris aigres et des rires.

En face de la loge où nous prîmes place, Carvès et moi, nous vîmes don Juan Manera et Miguel entourés comme à l’ordinaire de leurs gardes du corps.

Le clou de la soirée fut comme toujours Letchy balancée au bout du trapèze, presque insensible, là-haut, pareille à une orchidée de la jungle suspendue à une liane. Vers cette fleur montait le désir de la foule, l’ivresse du danger crispait les bouches, exorbitait les prunelles, créait un silence angoissé d’attente. Là-haut, dans l’ombre des charpentes et des toiles, c’était, selon les courbes de la voltige, la rotation d’un astre, la trajectoire d’un bolide, un jeu d’acrobate si rapide, si précis, qu’il tenait de la mécanique céleste.

Et, légère comme Ariel, ses pieds ont à peine effleuré le sol qu’elle a déjà disparu, dans un tonnerre d’acclamations… qui n’étouffe pas le claquement sec d’un revolver en face de nous. Aussitôt, par toutes les entrées, déborde un flot de policiers au casque bleu, les poings en avant. De toutes parts la foule est refluée vers les issues. Des cris, des hurlements. Les femmes élèvent leurs enfants au-dessus de leurs têtes, clamant au massacre.

— Fuera ! Fuera ! Le Cirque est cerné !

Des poings s’abaissent mécaniquement sur les nuques. Gare à la fusillade tout à l’heure…

A demi asphyxiés, roulant à travers des épaules, des jambes, des poitrines, une contraction de la foule nous jeta dehors. Une haie de policiers canalisait le flot, hâtant l’évacuation.

Un jet de flamme illumina soudain cette ruée.

Les écuries avaient pris feu. Le Cirque Wang brûlait. La fusillade crépitait dans la rue. Des roulements de tambour complétèrent la scène.

Nous courûmes dans la direction de l’hôtel Victoria. Sur le quai un autre incendie s’allumait.

— C’est Sampietri qui brûle !

De nos fenêtres nous constatâmes que trois foyers d’incendie projetaient leurs lueurs sur le ciel de Puerto-Leon. C’était le cirque, les magasins Sampietri et plus haut, sur le flanc de la montagne, la maison des Lys, la maison de don Juan Manera.

— Le gouvernement fait des siennes, — dit Carvès.

Des flammèches d’or pleuvaient sur la rade. La fusillade ne cessa qu’au matin.

Dès l’aube, je parcourus la ville. L’état de siège était proclamé. Les rues étaient désertes : les portes des maisons, bien fermées. Derrière le grillage d’une fenêtre on devinait une mantille dissimulée, deux yeux épiant curieusement l’imprudent qui s’aventurait ainsi dans une ville en état de siège. Des patrouilles de cavaliers, sabre au clair, passaient au galop de leurs petits chevaux sellés à la mexicaine, soulevant une nuée de poussière rouge. Des alguazils sordides, mal rasés, le haut casque bleu sur leurs chefs crépus, stationnaient par groupes, au coin des rues, matraque à la main et revolvers à la ceinture. Place de la Liberté, un cordon de police gardait les décombres du Cirque Wang. Le feu avait consumé toile et charpente en quelques heures. Il flottait encore dans l’air une odeur de cuir ou de chair roussie. Un des kangourous de M. Van Sleep tendait vers le ciel ses moignons carbonisés, le ventre en l’air, vidé de ses entrailles par les soins des vautours. Accroché à des fils de fer, un lambeau de défroque azur, étincelant encore d’une étoile en papier doré, pendait, dernier vestige de la gloire foraine de M. Peter Boom.

Le port était à peu près vide. Un vaste silence pesait sur les eaux et sur les docks poussiéreux. Les pentes des montagnes étalaient une ombre violacée sur le sable où frissonnaient, agités par une brise chaude, les cocotiers et les palmiers. Un noir sommeillait entre de vieilles futailles éclatées. Deux chaloupes alourdies d’eau se balançaient au pied de l’appontement dont les ais craquaient, travaillés par la chaleur et l’humidité. Le sémaphore, squelettique sur un ciel ballonné, guettait des navires qui n’accosteraient jamais. Le port semblait tassé, rabougri, sous cette voûte étouffante, écrasé par les hautes montagnes, déserté des navires et des hommes. Et, par surcroît de désolation, les murailles de brique des établissements Sampietri dressaient leurs pans calcinés dans cette solitude. Là encore, le feu avait été bouté aux entrepôts, aux bureaux, aux magasins, à l’habitation particulière des Corses. Une vengeance implacable avait guidé les torches des incendiaires. La flamme avait pétrifié les salles encombrées de ballots pourrissants, de denrées moisies ; elle avait consumé, anéanti tout ce qui avait été un jour la richesse d’un homme, son œuvre, sa journée. Seul demeurait debout cet appentis de bois, pompeusement intitulé « Saloon » ; la pancarte : « Ici on achète la poudre d’or », grinçait toujours à son clou, et, ironiques, déformées, décolorées, pareilles à une sarabande de pendues, les capitales « SAMPIETRI » gigotaient au sommet de leur gibet.

Cette dévastation était l’œuvre d’une nuit et d’une poignée de brutes. A la India où je vins m’informer et où je fus accueilli avec des doigts sur la bouche et des clignements d’yeux, un journaliste me fit à voix basse l’historique de la soirée.

Dans l’après-midi le gouvernement avait été averti, par une voie mystérieuse, que Lopez Mendoza, l’ex-président, se trouvait à bord de la Mariquita arrivée deux jours auparavant ; qu’il était l’hôte de don Juan Manera et chef d’une conspiration dont le dessein était de renverser Diaz ; que Lopez n’avait cessé d’entretenir des intelligences avec ses partisans de Puerto-Leon grâce à la complicité du capitaine Cupidon et probablement du Chinois Wang. Dans les terres de don Juan se trouvait rassemblé un parti important de « lianeros » bien armés et prêts à marcher sur la ville. La Mariquita avait, paraît-il, transporté des munitions, depuis des mois, à la barbe des douaniers et de la police.

Le plan des conjurés était précis. Le « pronunciamento » devait s’opérer le lendemain ; les hommes de Lopez Mendoza envahiraient la ville, pendant la nuit ; le palais de Diaz serait cerné, ses officiers massacrés, avant que l’on ait pu assurer la mobilisation des troupes casernées à Puerto-Leon. Le quartier général des révoltés était la « Casa de los Lilios » et ses vastes dépendances. La liste des arrestations, des exécutions, indispensables en pareilles circonstances, était prête ; les nouveaux fonctionnaires et généraux nommés. Les conjurés comptaient de nombreux amis dans les corps de troupe.

— Ah ! amigo, si vous aviez vu l’effet de cette nouvelle chez le Président. Evidemment, on savait que don Juan conspirait. Mais que Lopez fût là, dans nos murs, c’était trop fort. Le Président a destitué immédiatement le chef de la Police. Ce qui prouve que la dénonciation du complot n’est pas due à la Sûreté…

— Et à qui donc, alors ?

— Mystère, mystère ! murmura en clignant des yeux le jeune feuilletonniste. Ah ! il n’y a pas que les mystères de Paris, amigo caro ; il y a aussi les mystères de Puerto-Leon. Toujours est-il que les intimes de Diaz connurent seuls la nouvelle et que l’on résolut d’employer le soir même la manière forte. Il ne fallait pas songer à attaquer don Juan de front ; il résisterait, et, dame, un combat, c’est toujours chanceux. On hésitait, mais un mouchard, au dernier moment, apprit que don Juan se rendrait au cirque Wang. C’est là qu’on donnerait le coup de filet. Pour ne rien compromettre, on négligea d’envoyer l’ordre de perquisition et de saisie de la Mariquita qui, pendant ce temps, levait l’ancre pour une destination inconnue. Nous n’avions plus de bateau pouvant la poursuivre, et d’ailleurs il valait mieux ne pas prévenir le lieutenant du port — qui n’était pas sûr. Le soir venu, toutes les forces étaient sur pied. La rafle, en plein spectacle ! Don Juan sauta hors de sa loge, bondit aux écuries, décrocha une lampe à pétrole et la jeta enflammée, dans la paille des chevaux. On lui tire dessus ; on le rate ; il se sauve. Jusqu’ici, ma foi, on ne sait ce qu’il est devenu, pas plus que Miguel Sampietri. On a arrêté presque toute la troupe du Chinois, sauf M. Wang, naturellement.

— Et le vieil Antonio ?

— Le vieil Antonio était resté chez lui. Quelques policiers excitèrent la foule à saccager sa maison. Vous savez combien le Corse était haï. Les débiteurs, ravis, se précipitèrent à l’autodafé. On dit que don Antonio se trouvait, à cette heure-là, enfermé dans la petite salle où il tenait sa caisse. Les cris et les premiers coups de feu le firent sursauter. Ce vieux ladre tripotait son or. C’était sa marotte, dit-on.

« Il n’a que le temps de débarrasser sa table des dollars, livres et couronnes qui l’encombrent — toute sa chère vieille monnaie — il barricade sa porte et attend, revolver au poing, sans plus se soucier de ses magasins et de sa femme qui, en chemise, courait et hurlait comme une folle. Les pierres pleuvent sur les murs et les fenêtres. On défonce une porte ; on traîne les vieux ballots, les caisses, tout le bric-à-brac des entrepôts et on allume dans la cour le feu de joie, qui, tout naturellement devient un véritable, un formidable incendie. Pendant ce temps, quelques gaillards, plus ou moins ivres, qui en voulaient à ce sacré usurier d’Antonio — les mauvaises langues prétendent que c’étaient des officiers d’Etat-Major — pénètrent dans la maison déjà gagnée par les flammes. Une porte résiste. Derrière, le Corse guette, son arme bien en main. Un coup d’épaule, deux, trois coups d’épaule, la porte cède, un coup de feu ; le premier assaillant s’abat, une balle dans la tête. Les autres, furieux passent sur le cadavre ; d’un coup de machete, don Antonio a la gorge tranchée et s’affale, le nez sur la table encore jonchée de pièces d’or. Ah ! mon ami, alors ce fut la curée. Tout cet or, on le ramassa dans le sang qui ruisselait de la gorge ouverte, à pleines mains ; on en emplit ses poches, on éventra les sacs, on fit sauter les caisses de métal : ce fut une bombance d’or ! Par terre, le cadavre du maladroit qui avait passé le premier et le vieux ladre qui râlait. Deux ou trois coups de bottes dans la figure et tout fut fini : il était encore riche, le Corse ! on le disait ruiné. Mais c’était lui-même qui avait fait courir ce bruit, par avarice. Ça ne lui a guère servi, d’ailleurs. Enfin, voilà mes gaillards qui tirent les morts par les pieds, ferment la porte et laissent brûler le tout. Seulement Diaz apprend l’assassinat de Sampietri et le vol de son or. Vous imaginez la colère du Président ! Biens du séquestre ! Les assassins ont été fusillés deux heures plus tard, après avoir eu les poches retournées soigneusement. Avouez, monsieur le Français, qu’il y a une justice à Puerto-Leon ?

— Je l’avoue, — murmurai-je.

— Il paraît que les policiers, perquisitionnant chez don Juan pour tâcher de pincer Lopez, en ont fait de belles ! Mais notre Président est la justice même. Au revoir, monsieur, et bonne chance pour le placer !

Puerto-Leon se vida en quelques jours du peu qui lui restait de vie. La dictature serrait la cité dans son poing. La cité agonisante achevait maintenant de mourir. Tout à l’ivresse de leur prompte et farouche victoire, Diaz et ses officiers, sous la garde des fidèles « andinos », sablaient le champagne, en signant des confiscations et des arrêts de mort. Vers deux heures, chaque matin, quelques salves, ébranlant les fossés sonores de la Rotunda, assuraient les habitants, suant la peur dans leurs lits, de la prompte exécution de ces arrêts.

X
LE « RUSH »

Le paquebot hollandais nous apporta de Trinidad des vivres, des armes et des munitions que nous eûmes la plus grande peine du monde à soustraire aux mains des douaniers. L’annonce de notre prime d’enrôlement pour le placer Eldorado attira vite un grand nombre de mineurs. Carvès les recevait tous les matins au comptoir, assisté de M. Napoléon Garbure. Ils arrivaient, isolés souvent, parfois par paquets de trois ou quatre. La plupart étaient de vieux et solides routiers de la jungle, rompus aux longues expéditions, aux durs travaux de la mine : ils venaient du Callao, de Colombie, de la Nouvelle-Grenade, vrais fils de l’aventure qui avaient rôdé toute leur vie autour de la fortune, qui ne payaient pas d’apparence, ne racontaient jamais d’histoires, en ayant vécu de toutes sortes et des plus pimentées. Ils tenaient de l’ouvrier et du trappeur, portant leurs outils, leur besace et le machete à la ceinture. Les plus fortunés avaient un fusil en bandoulière — oh ! pas un Winchester — un vieux fusil à pierre, dont le canon était parfois raccommodé avec du fil de fer ou de la ficelle.

Carvès les triait avec soin ; debout, les bras croisés, l’œil mi-clos, à la manière des maquignons, il dévisageait leurs anatomies, scrutait les tares, perçait d’un regard le secret des épidermes, estimait le ressort des jarrets et des biceps, la vigueur des thorax. Il ne voulait pas de traînards.

— Non, mon vieux. Rien à faire. Et tes varices !

Et le refusé grommelait, protestait, insultait, jusqu’à ce qu’un camarade payé le poussât par les épaules et débarrassât le plancher.

— Je viens pour le placer.

— Comment t’appelles-tu ?

— Jack, ou John, ou Tom, ou Philip.

Ils étaient nés sur les rives brumeuses et glacées du Nord, Scandinaves, Anglo-Saxons à la peau recuite par la saumure, tannée par le whisky, et qu’un jour une obscure inquiétude avait arrachés à leur gouvernail, à leurs filets, à leur bière favorite. Un soir d’hiver, l’annonce d’un journal lue à haute voix dans l’ombre enfumée du bar, le récit d’un camarade : cela avait suffi, pour déterminer le « rush » ! Le mirage flottait. La bière et le whisky devenaient fades. On avait envie de se buter la tête contre la cloison de sapin. Au fond du verre, un reste d’alcool flambait : une goutte d’or. L’or ! à ramasser à la pelle, là-bas, avait dit le camarade… L’homme étouffait sous le poids de la vie quotidienne, des objets et des êtres familiers, de tout ce qui nous rive à notre banc.

Une drôle de chanson que susurrait la nuit très loin, par delà les plaines boueuses et les eaux noires — une chanson de risque, une chanson d’homme libre ! Et vlan, la porte s’ouvrait d’un coup de poing, refoulait l’ombre sifflante et glacée. Le « rush » vers la richesse, vers l’inconnu, la ruée à l’or… Une sirène hurlait dans le port. La pluie mitraillait les bâches de l’entrepont, qui claquaient en coups de caronade. Des tas de chair, de membres qui grouillent, des visages violacés, des corps grelottants, trempés d’eau, des femmes qui pleurent, des enfants qui hurlent… et des hommes libres qui entendent, à travers la grande plaine de la misère, l’autre chanson, la drôle de chanson, celle du risque, par delà les flots que bientôt baignera la lumière. Allons, il y a encore du bon dans la vie, tant qu’on peut partir ! Et le mirage chemine, comme la colonne biblique, devant l’étrave du bateau d’émigrants.

— Et toi, comment t’appelles-tu ?

— José Yrribaren, Basque. Trente ans de voyages : Bolivie, Colombie, Equateur, le Brésil. Dix fois fait fortune : dix fois ruiné ; volé par les gouvernements, volé par les révolutionnaires, ayant crevé la faim, crevé la fièvre. Ah ! je connais le placer ! Cinquante-quatre ans et je remonte. Ne craignez rien ! Les jarrets de Basque, ça connaît la route.

Carvès limita les enrôlements au nombre de trente. C’était plus que suffisant, dit-il. Chaque homme devait emporter ses vivres. On remonterait le fleuve en pirogue, pendant quatorze jours.

Une fois la liste d’enrôlement close, Carvès réunit ses hommes.

Nous offrîmes une tournée de tafia.

— Pour l’Eldorado ! — cria Carvès.

— Hip ! Hip ! Hurrah ! — tonnèrent les mineurs.

L’Espagnol décrocha sa guitare, égratignant la Marseillaise, prit la tête du cortège qui se déroula paisiblement par la Calle Mayor, sous l’œil de la police nègre.

— Ils sont contents, — dit Carvès, — un peu d’alcool, un peu de musique et beaucoup d’illusion !

Nous étions assis parmi des caisses clouées qui répandaient un parfum de bois sec. Sur la table, les verres salis et des flaques d’alcool. Le jour baissait. Par la porte ouverte rayonnait le feu du crépuscule et la brise de mer soulevait la sciure répandue sur le seuil. Un perroquet se gargarisait, gonflant sa gorge verte. Sur le pourpre écran du soir, une ombre se découpa.

C’était Letchy. Elle s’assit près de nous. Elle me parut amaigrie.

— Vous ? m’écriai-je. — Et d’où venez-vous ? Après les affaires que nous avons traversées ! Je craignais que vous ne fussiez en prison !

— Je ne pouvais vous rejoindre ! D’ailleurs, cela valait mieux pour vous ! Grâce à Dieu nous voilà tous réunis !

Carvès observait la jeune femme et demeurait silencieux.

— Voilà, — dit-elle brusquement, en frappant la table de sa main, qui était robuste et bien soignée. — Service pour service — et elle regarda Carvès droit dans les yeux — emmenez-moi avec vous !

Carvès sursauta.

— Une femme. Y pensez-vous ?

— Je ne suis pas une femme. Vous devez vous en douter ? Je suis un être sans sexe, rompu à toutes les fatigues. N’ayez pas d’inquiétude à mon égard. Le cirque Wang ! Vous savez ce qu’il en est advenu. Cupidon s’est enfui sur la Mariquita, en prenant à son bord, sur la côte, l’ex-président qui avait flairé la mauvaise brise. Van Sleep, Carolina, Peter Boom, arrêtés d’abord, ont été relâchés. Ils seront rapatriés grâce au ministre des Etats-Unis. Le Chinois est poursuivi. Mais le diable seul sait où il s’est fourré ! Que vais-je devenir ? Moi aussi je veux chercher fortune.

Et souriante, elle se tourna vers Carvès.

— La Toison d’Or ! Pourquoi pas ! Allons, soyez généreux ! je ne vous demande qu’une place dans la pirogue, qu’un coin au bivouac. J’ai la foi.

Carvès se taisait. Puis, sèchement :

— Soit ! Je n’oublie pas que je suis votre obligé. Venez. Mais vous savez ce qu’on risque.

Elle haussa les épaules.

— Et don Juan ? — demandai-je, — qu’est-il devenu dans la bagarre ?

— Don Juan… Je ne sais… on dit qu’il a pris la brousse avec Miguel. Allons, c’est entendu… je pars… A bientôt, mes compagnons de route.

Carvès frappa du poing sur la table.

Huit jours plus tard, à trois heures du matin, les pirogues de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. sous la direction de Jérôme Carvès, prospecteur, s’ébranlèrent lentement dans la pâleur de l’aube. Nous étions au complet, rassemblés sur la berge depuis minuit. Les hommes n’avaient pas allumé de feux ; ils buvaient ou fumaient leurs pipes, sans bruit. L’Espagnol égrenait sur sa guitare des mélodies indiennes qu’il avait apprises pendant la récolte du café, sur les bords du rio Parana. Les cœurs simples des hommes qui allaient partir s’ouvraient à la sérénité de l’heure. Le chant des crapauds flûtait vers les étoiles. Comme la nuit où j’avais accompagné Carvès pour son premier départ, je distinguai la masse de la forêt, dont l’épaisseur barrait l’horizon d’une ligne plus sombre que le ciel. Une vapeur blanche, qui montait du fleuve, ouvrait une brèche dans cette muraille, indiquant le chemin que nous allions suivre.

Le chargement des canots s’opéra en bon ordre, à la lueur des torches. Chaque pirogue avait son numéro de marche ; les mineurs étaient répartis avec une stricte discipline. Carvès se révélait un chef ne négligeant aucun détail.

Un homme déboucha de l’ombre, réclamant Carvès avec un terrible accent anglais. Il semblait essoufflé par une course précipitée, un baluchon sur le dos ; on le conduisit au chef.

— Je suis Peter Boom, l’ancien clown, du cirque Wang. Je voudrais partir avec vous.

— Vous auriez pu vous décider plus tôt ?

— Sans doute. Ne m’abandonnez pas, sir, j’ai confiance en vous.

— C’est bien, — dit Carvès. — Trouvez une place. Vous connaissez les conditions. Vous avez ce qu’il vous faut, j’espère.

Un clapotis léger révélait dans les roseaux le glissement du Fleuve vers la mer. Des torches, au bout des bras tendus dans le noir, secouaient des étincelles sur l’eau naphteuse.

Carvès donna l’ordre d’embarquer.

Soulevée par une force profonde, notre pirogue tira sur son amarre qui gémit de l’effort. Un courant marin refoulait la poussée du Fleuve. C’était le jusant qui montait. L’Océan nous portait à la Forêt.

Carvès quitta la berge le dernier. Il considéra la file des embarcations dont les rameurs se tenaient prêts, la courte pagaie en main.

— All right !

Là-bas derrière nous, le phare de Puerto-Leon veillait au seuil de la mer.

Un coup de sifflet. Les pagaies plongèrent en cadence. Un frisson courut le long des berges.

Par delà la muraille de la forêt, une clarté souterraine irradiait l’horizon, au ras des cimes dont les rameaux s’incisaient, fresque noire et menue, sur le transparent auroral. Les ténèbres étaient maintenant poreuses de lumière. Devant nous, un voile recouvrait encore le monde, comme un rideau derrière lequel quelqu’un s’approche, portant une lampe…

TROISIÈME PARTIE
LA CONQUÊTE

XI
LE CHANT DE L’OISEAU

Les fumées du campement montaient dans le demi-jour crépusculaire. Les pirogues avaient été amarrées en file parmi les roseaux qui, sous le feu du soir, dardaient leurs lances vers le ciel. Chaque embarcation avait construit sur la berge son carbet de feuillages, suspendu ses hamacs, allumé ses feux. La brousse, les herbes où se cachent les serpents, avaient été brûlées, et d’âcres odeurs traînaient mêlées au brouillard qui se condensait au ras du fleuve, s’étalait en nappe blanchâtre sur la rive. A la cime des arbres, bronze et cuivre, des perroquets jacassaient encore.

Sur la sombre verdure, qui formait au-dessus du fleuve deux falaises presque lisses, des aigrettes venaient s’abattre, sans bruit, pareilles à des flocons de neige. Des plongeurs gris filaient au ras de l’eau, disparaissaient sous les palétuviers dont les tentacules s’arc-boutaient dans la vase. La nuit se massait déjà entre les troncs et les lianes ; la jungle palpitait de battements d’ailes, de cris étouffés, de murmures d’oiseaux, de pépiements qui roulaient en gouttelettes sonores à travers les feuillages, s’étranglaient net dans le poing du silence refermé sur la forêt.

Autour des feux échelonnés sur la rive, les mineurs étaient assis, nettoyant leurs armes et leurs outils qu’une rouille tenace rongeait. Quelques-uns sifflaient : la plupart étaient silencieux. Des noirs revenaient de la corvée de bois, leur charge sur la tête, défilant sur l’écran du crépuscule, comme des chauffeurs devant la gueule d’un four. La chaleur avait pesé, tout le jour, sur les nuques des rameurs, perçant les casques, baignant de sueur les échines courbaturées, roidies par l’immobilité des pirogues. Le soleil avait martelé sans répit l’acier aveuglant des eaux. Et, ce soir-là, la même lassitude engourdissait nos membres et nous repliait sur nos songes.

Seul, parmi nous, Pablo le métis ne paraissait pas accablé. Il était chargé de préparer les repas pour Carvès, Letchy et moi et de prendre soin de nos carbets. Vêtu à la manière des mineurs, de toile bleue, sans autre couvre-chef qu’un foulard noué sur la nuque, un anneau d’or à l’oreille, il allait, venait, s’affairait, mettant du bois au feu, de l’eau dans la marmite. Ses soins les plus empressés étaient consacrés à Letchy pour qui il semblait nourrir un fidèle attachement. A chaque débarquement, il l’emportait entre ses bras, pour qu’elle n’enfonçât pas ses chevilles dans la vase. Il couchait au travers de son carbet, le fusil en main, vrai chien de garde, attentif à tous ses besoins, au moindre signe. Carvès plaisanta :

— Miss Letchy a emmené son valet de chambre !

Pablo avait une manière de planter son machete à vingt mètres dans une cible d’écorce, large comme un dollar, qui lui valut beaucoup de considération.

Depuis quatorze jours et quatorze nuits, nos pirogues remontaient le fleuve monotone chargé de vase, qui avait depuis des siècles et des siècles ouvert sa lente trouée dans les ténèbres de la forêt ; nous étions habitués au rythme régulier des heures cadencées par le chant des pagayeurs, au clapotis des eaux battues par les palettes de bois.

Carvès, Letchy, Pablo et moi faisions partie de la première embarcation, assis les uns derrière les autres, parlant peu. Le fleuve et la forêt rendent les hommes silencieux.

A mesure que nous pénétrions plus profondément dans les solitudes, nous sentions tous, plus ou moins obscurément, une présence. Notre silence et notre gravité étaient les preuves qu’une nature formidable agissait sur nous. La trouble nappe du fleuve, les enlacements des lianes, les vagues innombrables des feuilles étendaient devant nos yeux un rideau d’apparences derrière lequel nous pressentions, non sans angoisse, une force illimitée, éternelle et menaçante.

L’air du soir apportait à nos narines, avides de fraîcheur, l’immense senteur de la forêt ; c’était une vague qui déferlait vers nous, ombres falotes ballottées sur quelques ais de bois, une vague de parfums et de puanteurs qui avait tour à tour gonflé les horizons feuillus, léché l’humus pourrissant, balayé les cavernes des fauves, éraflé d’un coup d’aile la face plate et irisée des marécages : une vague où s’étaient fondues les vierges émanations des solitudes et l’odeur de la plante qui pousse, de l’œuf qui éclôt, des semences tièdes ; une vague chargée de pollens, engluée de miels sauvages, d’âcres fécondités, d’aphrodisiaques végétaux et animaux.

Et cette bouffée, trop forte pour mes poumons, nous grisait et nous écœurait tout à la fois. Elle pénétrait notre être comme la moindre parcelle de ce vaste univers, que je commençais à comprendre du jour où je ne cherchais plus à l’expliquer.

Volupté de s’anéantir dans ce travail de mort et de création que l’Etre accomplit en une inutilité absolue, terrifiante seulement pour nos cervelles !

Depuis des milliers et des milliers de siècles, depuis le temps où les grands sauriens avaient apparu sur les marécages, les flamants roses prenaient leur vol en fer de lance, glissaient au ras du fleuve, montaient d’un même essor et s’inclinaient, pareils à une voile de pourpre triangulaire, sur l’aube transparente.

De même, depuis des âges, les boas majestueux se balançaient, déroulant leurs anneaux, le long des berges, et depuis que les premiers hommes rouges avaient lancé les premières pirogues, les serpents les avaient regardés passer avec leurs yeux de pierres précieuses. Dans la vase grouillaient, depuis des millénaires, des caïmans dont la mâchoire claque si lugubrement la nuit, ces fakirs de la boue à la carapace incrustée de mousse, de fleurs et de minuscules crustacés, les pirayes courtes, les poissons électriques, les poissons épineux et chargés de venin, et la tribu des araignées, des mille-pattes, aux crocs doubles, les grappes de sangsues : tout ce monde guettait dans le limon du fleuve, parmi les plantes décomposées dans la vase criblée de bulles d’air, guettait depuis les grandes catastrophes, le passage d’une proie. Et depuis quelles aurores immémoriales, dans la pénombre de la jungle, venaient, la bouche baveuse, du même pas de velours, les narines dilatées vers les abreuvoirs des criques, les grands fauves, maîtres des solitudes ! Depuis quand !

Ici rien n’avait changé. Tout datait d’avant la pensée. La loi était celle de l’instinct ; le coup de griffe, le coup d’aile avaient le sûr déclenchement d’organismes parfaits, une précision mécanique. Les plumages du perroquet, du flamant, de l’aigrette, réalisaient la joie de la couleur pure, neigeuse, écarlate ou flamboyante. Enlaçant les muscles tordus des branches, accrochées aux lianes pleureuses, des orchidées gonflaient leurs pistils, étalaient leurs chairs soufrées, violettes, orangées, striaient de lueurs la densité visqueuse de la forêt, suspendues en guirlandes d’un arbre à l’autre, palpitant comme des sexes, moites comme des peaux en sueur, rigides de désirs, étranges fleurs où la nature avait concentré la plus capiteuse volupté de ses charniers, et qui, mi-bêtes, mi-plantes, oscillaient, lampes des grandes voûtes, aux confins de deux règnes.

Malgré l’accablement de la journée, l’obsession des moustiques, nous demeurions de longues heures, Carvès, Letchy et moi, étendus dans le rayon protecteur du brasier qui tirait tour à tour de l’ombre le visage de l’un ou l’autre, causant parfois, parfois nous contentant d’écouter les rumeurs nocturnes, le froissement des roseaux et des palétuviers, le hululement des oiseaux de nuit, le beuglement du crapaud-bœuf, le cheminement sourd de tout ce qui glisse, rampe, creuse sa voie, enfouit son butin, étrangle sa proie. Hors le cercle du feu commençait le règne de la nuit féconde en entreprises, en guet-apens, en agonies.

Une fois les ténèbres refermées sur la jungle, une seconde vie plus féroce encore commençait ; un peuple de rôdeurs envahissait l’ombre ; des serpents déroulaient leurs anneaux vers les nids endormis ; des mufles invisibles flairaient les traces plus odorantes que le jour ; des fouisseurs patients creusaient des galeries ; des millions de poux actifs rongeaient les géants à la triple écorce qui s’écrouleraient en poudre, par quelque nuit semblable. La destruction poursuivait son rythme, abritée de la lumière, trahie seulement par le craquement d’une branche, un râle étouffé, un appel lointain, les pas sourds de la faim et du meurtre.

Certaines nuits, le flux et le reflux des rumeurs, le halètement de la forêt et le clapotis des eaux semblaient quelques instants suspendus. Et c’était alors, comme une trouée de silence, un abîme qui s’ouvrait sous nos esprits, une chute vertigineuse dans le néant.

Pour Carvès, la forêt était un terrain de lutte. Alors que Letchy et moi éprouvions dans la solitude une fureur d’anéantissement, Carvès concentrait tous les éléments actifs de sa personnalité pour vaincre cet être dont la présence nous obsédait tous les trois. Le spectacle de ces régions vierges lui révélait l’effroyable gaspillage d’une nature aveugle, qu’il appartenait à l’homme de mater et d’asservir. Il ne se perdait pas dans des considérations métaphysiques, mais se contentait de murmurer en lui-même : « Je serai plus fort que toi », comme s’il s’agissait de terrasser un adversaire tapi dans le fourré de la jungle, embusqué au tournant du fleuve. Assis à l’avant de la première pirogue, ses yeux fouillaient l’interminable route d’eau que lentement, lentement, nous remontions, vers les montagnes, vers les trésors de la légende : l’or, le platine et l’émeraude. Et il nous semblait parfois que nous étions entrés dans un champ magnétique, qu’un courant aimantait nos barques et nos destinées vers ces cimes cruelles.

— Je sens l’or, — disait Carvès, certains soirs.

Et il reniflait. Et les hommes flairaient l’or avec lui, si grande est la puissance du mirage.

Nous arrivâmes enfin à la Crique Salée d’où nous devions prendre la brousse. De là partait la piste suivie par Carvès et Barju. En débarquant, une des pirogues se retourna et nous perdîmes la moitié de nos vivres de conserve.

— Ce sont les noirs qui ont fait le coup, — dit Carvès, — pour avoir moins de poids à porter.

On travailla au débarquement en plein soleil, les pieds dans la vase. Au crépuscule, les maringouins nous collaient aux épaules par grappes. Les pirogues prendraient dès le matin la route du retour. Le corps à corps avec la forêt allait commencer.

— Le but est proche, — nous disait Carvès au bivouac. — Ma piste doit être encore marquée.

Il fit distribuer une large ration de tafia au campement. Les hurrahs s’élevèrent en l’honneur de l’ouvreur de pistes.

Les fumées des braseros garnis de bois vert et humide vous prenaient à la gorge, mêlant leur âcreté à l’odeur des viandes rôties sur des pierres chaudes, des graisses brûlées, des pipes de tabac fort, des toiles baignées de sueur. Les hommes étaient étendus sur leurs couvertures, dans une lassitude de bétail.

La Crique Salée était une anse du fleuve, où venaient aboutir plusieurs arroyos. La région s’annonçait marécageuse et malsaine. La fièvre tentait ses approches : elle rôdait aux abords du cantonnement, fantôme aux vapeurs blanchâtres, traînant aux basses branches, fumant de la terre saturée d’eau.

La muraille de la forêt contournait une lagune où poussaient des roseaux ; leurs pointes noires chargées transperçaient un baudrier de ciel vineux au ras de l’horizon.

— Voyez-vous, — dit Carvès en indiquant les hommes couchés, — les feux, les abris de feuillages, ça n’est pas gai, comme paysage ! Eh bien ! ils sont bien contents. Ils ne trouvent pas la vie mauvaise. Rien ne les attache, ni famille, ni fortune — cette fortune qu’ils cherchent sans trop d’illusion, qui depuis des mois, qui depuis toute sa vie. Ce soir, la pipe est bonne ; tant pis si la terre est dure et l’eau saumâtre… Tiens, tiens, mais c’est Mr Peter Boom qui a les honneurs de la soirée !

L’ex-clown du cirque Wang, debout au milieu d’un petit cercle fait des quelques Anglo-Saxons de la troupe, gesticulait et semblait en proie aux affres du délire pythiaque. L’Espagnol scandait en sourdine les périodes de Mr Peter Boom, en frappant avec le plat de sa main sur la caisse de sa guitare. Les Scandinaves riaient silencieusement. Un triple hurrah accueillit la péroraison de l’orateur.

— Ils se moquent de lui, — dit Letchy. — Ils le croient fou parce qu’il ne cesse de parler du trésor. Le pauvre diable ne voit plus que des monceaux de pépites et rêve qu’il se baigne dans le Pactole.

« Encore un que vous avez ensorcelé, — ajouta-t-elle en se tournant vers Carvès.

— Tant mieux, — repartit Carvès. — Car si par hasard je venais à perdre ma foi dans la Toison d’or, il vous faudrait un autre prophète !

— Nous la garderions en nous, votre foi, — répondit-elle. — Il ne faut pas que les belles idées meurent.

— Bah, — fit Carvès d’un ton que je ne lui connaissais pas, — qu’importe que les idées meurent ? Notre inquiétude les épuise les unes après les autres. Il n’y a qu’elle qui ne meurt jamais.

Il alluma une cigarette. La braise illuminait par-dessous son nez courbe comme un bec.

— Il faut crever une idée comme un cheval, puis en enfourcher une autre, sans pitié. C’est la vie ça, la course !…

Et sans mot dire, un peu voûté comme toujours, il se leva et se mit à parcourir le campement, parmi les hommes endormis.

A l’aube, la colonne se forma. Carvès en tête. Moi, derrière lui, avec la boussole, un sextant.

— Voulez-vous marcher ? ne dois-je pas vous faire porter ? — dit Carvès à Letchy, — on peut aménager une litière !

Un voile rose passa sur les joues de Letchy.

— Vous ne me connaissez vraiment pas, Carvès, — dit-elle.

Ce fut une terrible marche.

Lentement, nous avançâmes dans l’hallucination de la forêt. Trois kilomètres le premier jour furent un record, car la piste de Carvès n’était pas effacée. Mais nous fûmes obligés d’envoyer devant nous une équipe pour frayer la brousse.

Il y eut halte pour le repas et la sieste. Des mouches énormes bourdonnaient. La chaleur bandait nos tempes. Letchy était étendue, la bouche entr’ouverte. Je lui fis boire une cuillerée d’alcool. La marche reprit à deux heures, jusqu’à la tombée de la nuit. Il fallait préparer le campement sans perdre de temps, car en un quart d’heure la nuit s’affaissait sur la forêt, bouchait toutes les issues, calfatait de ténèbres les moindres interstices de feuillages, vous engluait de poix. Avant l’obscurité il fallait déblayer un emplacement, désigner le quart, allumer les feux. Le repas était court. Conserves, de l’eau additionnée d’eau-de-vie. D’ailleurs, nous commençâmes bientôt à chasser et dès le lendemain nous mangeâmes d’un agouti et d’un pack. Il valait mieux ne pas se déchausser pour dormir, ou tout au moins accrocher ses chaussures à une branche haute à cause des serpents et des insectes pondeurs.

Dès le quatrième jour de marche, Mr Peter Boom donna des signes évidents d’aliénation mentale. Il contrefaisait des cris d’animaux et déclarait à ses compagnons qu’il buvait l’or à la bouteille, que son sang se transformait en or. Ses yeux étaient exorbités ; son visage bouffi et marbré de taches violettes. On l’encadra de deux solides Floridiens qui faisaient des gorges chaudes à son propos.

La fatigue, la chaleur surtout avaient accéléré l’évolution de cette folie qui se révélait comme une crise mégalomaniaque. Peter Boom, dans son délire, nageait dans des flots d’or, répandait l’or sur le monde. La crise passée, il retombait dans une prostration intellectuelle totale. Du reste, il continuait à marcher, mécaniquement, en vieux pantin, les jambes raides, bouffon macabre.

Nous quittâmes la plaine marécageuse pour nous élever à travers la brousse, par une série d’ondulations boisées. Carvès parut éprouver quelques difficultés à retrouver la piste, malgré les repères qu’il avait eu soin de prendre. Ses hésitations, qu’il ne put dissimuler entièrement, jetèrent un moment de trouble chez les mineurs, lassés par la route, épuisés par une nourriture médiocre. Nous avions perdu notre graisse et notre sel à la crique et depuis lors, nous mangions des viandes assaisonnées de piments sauvages, presque crues.

La soif surtout était torturante. Nous traversions une région sablonneuse qu’aucune rivière ne rafraîchissait. L’eau des outres était soigneusement rationnée. Des hommes cueillirent des baies sauvages, de couleur brune, qui semblaient juteuses, et qui leur firent enfler la langue.

A mesure que nous approchions de cette fabuleuse Chanaan que l’imagination de Jérôme Carvès avait dressée devant nous, le mirage s’affaiblissait. Les natures les plus frustes étaient les moins découragées, parce que l’illusion avait eu tout d’abord moins de prise sur elles. La désolation des terres que nous traversions, ces collines sablonneuses et rougeâtres, pailletées de micas éblouissants sous le dur soleil, ajoutait à notre lassitude. Des cactus difformes, des plantes phalliques, hérissées de piquants, ornaient seuls ce paysage inhumain. Notre colonne offrait déjà l’aspect lamentable d’une horde d’émigrants. Chacun sentait en lui-même croître sa déception. Quelques noirs jetèrent leur chargement. Carvès, revolver au poing, les contraignit à le reprendre, soutenu d’ailleurs par le petit groupe des Floridiens et des hommes du Nord, plus flegmatiques et roidis par leur orgueil de blancs.

Moi-même, je désespérais ! Au bivouac le soir, une morne lassitude me prostrait. Toutefois je ne pouvais dormir et, dans cette solitude aride, je songeais à ma verte Dordogne comme l’homme altéré songe au bruit de la fontaine. Chanaan, Chanaan, n’étais-tu sur ce sol brûlé que l’ombre fuyante de nos rêves ! En vain, je cherchais un réconfort en levant les yeux vers le grand Jérôme mais je ne découvrais sur son visage qu’une impassibilité, feinte sans doute, et sous laquelle se dissimulait l’inquiétude.

Et seule, cette femme, que les mineurs entouraient d’un respect craintif, qui avait marché, pâle, roidie, elle aussi, par son orgueil, en tête de la colonne, qui avait tout supporté avec nous — et nul n’avait jamais entendu une plainte de sa bouche — seule — Letchy tenait bon. Je pensais que la foi de Carvès, c’était elle qui maintenant en abritait la flamme dans ses yeux. La Toison d’or ! Je flairais déjà chez Carvès un dégoût de son entreprise, un dégoût non avoué, obscurément enfoui au fond de son cœur, mais latent. Je doutais de mon ami. L’ardent Jérôme n’était-il qu’un menteur, dupe un instant de son mensonge, et trop engagé pour reculer ? Déception amère pour mon amitié, si amère que je m’en ouvris à Letchy.

— Il me semble, — lui dis-je, — que mon ami nous trahit.

— C’est cette pensée qui est une trahison, — me répondit-elle gravement.

Et j’eus honte de moi-même.

Dans le rougeoiement d’un fumeux crépuscule, nous achevions l’étape du jour, sur un vaste plateau dont le sol semblait irradier la chaleur d’un four à cuire l’argile. Le vent du sud soulevait une poussière épaisse. Nos ombres courtes, en file indienne, découpaient leurs effigies violettes, dans un poudroiement d’or. Comme si j’avais soudain été projeté hors de la file, je vis passer devant moi toute la colonne entière, Carvès, Pablo, courbé comme un arc, la pâle Letchy, l’Espagnol, sa guitare sur son sac, les hommes du Nord, graves et lents, les noirs avec leurs ballots sur la tête, la nuque droite, et en avant, en tête de nous tous, gesticulant, apoplectique, tête nue, les veines gonflées sur son crâne chauve, Mr Peter Boom, l’insensé, notre guide vers Chanaan !

Le clown, halluciné par le paysage torride, s’était détaché de la file, avait jeté son casque et courait, avec des cris rauques, à la poursuite de son fantôme. On le rattrapa. Quatre hommes durent le porter jusqu’à la fin de l’étape.

— Il vaudrait mieux l’abattre, — dit Carvès, qui tourmentait la crosse de son revolver.

Et il considérait à ses pieds le maniaque, apaisé maintenant, un peu de bave aux lèvres, et qui se croyait Crésus, de la poussière pailletée plein les paumes.

Enfin nous sortîmes de ce désert pour replonger dans la forêt. Nous pûmes tuer quelque gibier. La piste était retrouvée.

— Le placer est tout proche, — annonça Carvès. — Nous y serons demain.

Pendant l’étape de l’après-midi, comme nous glissions silencieusement sous une voûte de lianes et de feuilles, dans le silence feutré de la forêt, un frisson parcourut la colonne, qui arrêta sa marche.

— L’oiseau-mineur !

C’était bien le cri de cet oiseau, dont les mineurs savent que la présence annonce l’or. Car l’or est une puissance mystérieuse, et il semble que la nature lui fasse une place particulière. L’oiseau était invisible, mais son chant émouvait les cœurs de ces hommes qui avaient longuement peiné. Ainsi l’Eldorado n’était plus une chimère. Nous touchions au seuil de Chanaan et les plus las avaient oublié leur fatigue.

A la tombée de la nuit, nous campâmes au bord du torrent où nous devions commencer nos sondages. Un maigre filet d’eau coulait entre des blocs rouges, au fond d’un ravin. Les mineurs s’activèrent aux carbets ; après le repas, l’Espagnol égrena sur sa guitare la jota aragonaise. Et les hommes aspiraient lentement la fumée de leurs pipes ou secouaient leurs cendres dans leurs paumes. Les cimes des montagnes proches se dessinaient au-dessus de la ravine. Sur un ciel verdissant, une étoile monta, puis deux ; puis un vanneur nocturne cribla des astres au-dessus de nos têtes. Dans l’âme des chercheurs d’or une douceur obscure s’éveillait. Un peu de fièvre brûlait dans les veines de tous.

— Nous y sommes, petit, — me murmura Carvès ; — le sens-tu ?

Il m’avait reconquis.

Le lendemain matin, on s’aperçut dès l’aube, avant de commencer les travaux, que Mr Peter Boom avait échappé à ses gardiens endormis. On le chercha de toutes parts. Le fou avait disparu.

Deux hommes, sous la direction de Pablo, explorèrent le ravin. Ils découvrirent que l’ex-clown était tombé dans une faille d’une trentaine de mètres qui entaillait le roc. L’ouverture était cachée par des broussailles. Le malheureux avait dû s’égarer dans un accès de délire. On retira le corps avec des crampons et des cordes. Carvès assistait à l’opération. Le souvenir d’un matin semblable où j’avais vu Barju, le crâne fendu et le nez dans son vomissement étendu de son long sur le quai de Puerto-Leon, me traversa l’esprit au moment de la trouvaille.

Auprès du cadavre, on ramassa englué d’argile et de sang, un lingot d’or brut.

Carvès le soupesa :

— Il pèse trois livres, — dit-il.

XII
LE PLACER TARI

Les travaux d’exploitation commencèrent aussitôt. L’étroite vallée au fond de laquelle coulait le torrent aurifère était formée d’un côté par une paroi rocheuse hérissée de cactus et de plantes épineuses, de l’autre par un plan incliné couvert de brousse, formant clairière dans l’épaisseur de la forêt. On procéda tout de suite au déboisement des approches. Il fallait des matériaux pour construire nos baraques et pour établir le barrage et les sluices.

Les arbres tombèrent. Les cris des hommes saluaient la chute des colosses dont les singes s’étaient échappés, au premier coup de hache. Parfois un oiseau de nuit, surpris par la catastrophe, essayait de se dégager de l’amas de feuillage, mais, paralysé par la lumière, les bûcherons l’assommaient et il demeurait là, les pattes roidies, le ventre ouaté de plumes grises, gardant encore sa majesté de seigneur des ténèbres. De petits vampires s’échappaient, battant des ailes ; parfois un nid de mouches vrombissait sous les feuilles.

Les coups de pioche, de marteau et de hache rompaient le silence des solitudes. Les hommes avaient attaqué la forêt, leurs frêles outils à la main, autour des larges piliers bruissants d’insectes, de serpents et d’oiseaux, au pied des troncs surgis de l’humus, nourris par le charnier, suant la sève, qui poussaient leurs branches — depuis combien de vies d’hommes — hors de la touffeur de la forêt jusqu’à la respiration du ciel, les hommes frappaient, abattaient, sciaient, découpaient. La forêt ne se défendait pas. Ses rejetons repousseraient toujours sur leur ouvrage. Un jour ou l’autre la liane envahirait les bâtisses de planches : les madriers éclateraient ; des orchidées pousseraient sur les ais de bois mort ; l’herbe glisserait sa tête entre les gravats ; le grand poulpe vert entourerait de ses tentacules les vestiges de la conquête. La forêt réparerait d’elle-même la meurtrissure. Ainsi m’apparaissait à l’avance la vanité de notre entreprise devant les arbres abattus.

Et pourtant, l’or était là. Tant de fatigue ne serait pas vaine. Maintenant il n’y avait plus qu’à ramasser à poignées le métal, à remplir ses poches, à se sauver comme des voleurs, puis à jouir de tout ce que cette poudre jaune pouvait donner de plaisir, de puissance, d’orgueil sur la terre. Ces hommes, réunis de tous les points du vaste monde, sur les bords de ce torrent, ces audacieux qui avaient voulu forcer le sort, sur le point d’atteindre leur mirage, étaient pris maintenant d’une rage d’en finir. Faire vite, mettre le trésor à l’abri, se payer largement de sa misère et revenir, la ceinture lourde, là-bas vers les pays enfumés de charbon, où il y a de l’alcool, des filles et des bars aux lumières crues, en maîtres, en hommes qui ont trouvé de l’or !

La vue du lingot, souillé du sang de Peter Boom, avait surexcité les énergies déprimées par la longue route. L’or vierge avait galvanisé les plus lassés. On se rua au travail. Chacun faisait deux fois plus que sa tâche, car chacun souhaitait deux fois sa part. En quelques jours, la brousse fut meurtrie, les arbres coupés, les baraques construites, le barrage dressé.

Des hommes nus jusqu’à la ceinture se courbaient sur le lit du ravin, vannant les eaux flaves, le cœur épanoui par cette légère fumée jaune, qui ternissait le miroir du sluice, et qui était la richesse, la domination, la volupté et les vices éblouissants des villes.

On trouva des pépites, dans des mottes d’argile, parmi les cailloux du torrent, dans des creux de roches, comme si une main hâtivement prodigue les eût laissées tomber au hasard d’une fuite dans un accès de folie. Il y avait là de quoi accréditer les légendes, les histoires de placériens. On ne ramassait pas les pépites à la pelle ; mais on en ramassait tout de même un bon nombre, et des belles et des grosses comme une noix. Les mineurs délaissèrent les sluices pour aller à la recherche de cet or capricieux qui se dissimulait dans les cachettes les plus imprévues. Carvès proclamait que cela ne durerait pas longtemps et que les pépites ne sortiraient pas ainsi toujours toutes seules entre les cailloux et les touffes d’herbe rousse.

De plus, cette récolte de l’or sans méthode, sans contrôle possible, avait de nombreux inconvénients. Beaucoup volaient, ne rapportaient pas l’or qu’ils avaient trouvé. Pourtant, comme une partie des bénéfices du placer devait être partagée entre les mineurs, les moins heureux surveillaient les autres, exploraient leurs sacs suspects pendant la nuit, flairaient les recels, dénonçaient les coupables.

De là des querelles sans fin, des rixes, des coups. L’âpreté des cupidités individuelles ne cédait pas toujours à la loi du placer. Les conflits étaient brutaux, empreints de cette sauvagerie qui remonte dans le sang des hommes, chaque fois que le dieu jaune est en cause.

Le rendement des mineurs, malgré la rapidité avec laquelle s’étaient effectués les travaux d’installation, était inférieur à ce que Carvès en attendait. Pour mettre fin à l’anarchie, il nomma une sorte de contremaître, chargé de la répartition du travail, de la surveillance et du contrôle, un homme d’une grande force et d’une profonde expérience des placers, José Yrribaren, le Basque, qui avait roulé dans tous les endroits où il y a de l’eau boueuse à battre. Le Basque connaissait les ficelles des voleurs d’or ; il savait comment l’on escamote une pépite, comme on l’avale en toussant, comme on cache la poudre d’or dans les cheveux et sous l’aisselle : il avait l’œil partout et sur tous. Les plus légers indices ne lui demeuraient pas inaperçus. Les noirs étaient les plus portés à la fraude. Il en cueillit trois, le premier jour où il entra en fonctions. Les gaillards cachaient des pépites entre leurs orteils.

La vie du placer me rapprocha de ce compagnon osseux, au visage patiné, aux traits réguliers et fortement modelés, aux yeux gris clair, silencieux et un peu méprisant, que j’avais remarqué lors de son inscription à notre comptoir, à Puerto-Leon.

Fidèle aux traditions de la race voyageuse, il était parti à vingt ans pour les Amériques, dont ses ancêtres guypuscoans furent les premiers colons.

Le hasard l’avait promené à travers les sierras et les llanos sous le ciel tropical, de Colon à la Nouvelle-Grenade, travaillant dur, épargnant strict, ruiné tour à tour par les révolutionnaires et les gouvernants et n’ayant pas au bout de vingt-cinq ans de mines, de chantiers, de trimardage, après tant de mois de brousse, de pirogues, de fièvre, de moustiques et de nostalgie, pu mettre de côté de quoi payer la petite maisonnette à galerie de bois, blanche et rouge dans la verdure pyrénéenne, du côté d’Ascain, d’Espelette ou d’Urugne : le rêve des émigrants du golfe de Biscaye, ce bétail que les compagnies de navigation entassent, à tant par tête, dans l’ignominie des entreponts.

La vie de José Yrribaren eût défrayé la carrière d’un romancier. Mais José, comme tous les aventuriers, n’avait ni imagination ni goût du romanesque. L’aventure existe pour ceux qui la racontent, mais non pour ceux qui la vivent. Et le Basque ne racontait pas d’histoires. Il s’était appliqué à faire fortune et n’avait pas réussi. Toute sa biographie tenait là dedans. Peu à peu, on découvrait par des bouts de phrases, péniblement arrachés de cette bouche aux lèvres minces, la trame héroïque de son existence.

Carvès estimait Yrribaren, mais le Basque l’agaçait un peu, en dépit de tous les services qu’il rendait. C’était ce pli de la bouche où l’homme passionné qu’était Jérôme croyait lire une raillerie, oh ! légère, indécise — et comme un vague mépris de son agitation. De plus, ses observations fondées sur un bon sens nourri d’expérience étaient parfois en contradiction avec les idées de son ami.

José semblait sceptique. Il n’avait pas été ébloui par la découverte des pépites. Il en avait vu d’autres, de ces Eldorados bientôt vidés. Il savait combien l’or est capricieux, fantasque, plus fuyant que le vif argent.

Et Carvès s’irritait de cette désapprobation muette, de cette ironie supérieure qui achevait en lui, au plus profond, au plus secret de lui-même, un sourd travail de lassitude. A plusieurs reprises, j’avais cru deviner que, parvenu au terme de sa poursuite, après tant de dures vicissitudes, ayant entraîné derrière son mirage nombre de vies humaines, Carvès était dégoûté de son œuvre. Certes, je ne le croyais pas capable de fléchir, de nous abandonner, de fuir cette Chanaan dont il nous avait entr’ouvert les portes. Non, il irait jusqu’au bout, jusqu’au triomphe final ou jusqu’à la ruine : mais il n’avait plus la foi qui vibrait dans sa parole, jadis. Eprouvait-il cette satiété des grands conquérants et des grands artistes, déjà lassés de leur œuvre avant de l’avoir terminée, parce qu’ils lui ont trop donné d’eux-mêmes et que maintenant ils la sentent échapper, étrangère, indigne d’eux ? Coupe amère que boivent tous les créateurs, vouant eux-mêmes au néant la tâche de leur vie. La Toison d’or frémissait sous sa main et voici qu’il reculait, indifférent, dédaigneux :

— Allons, votre heure est venue, à vous, maintenant. Mon heure est celle de la chasse ; la vôtre, celle de la curée ! Moi, j’ai envie de changer de proie.

Letchy avait deviné comme moi le travail secret qui s’opérait en Carvès.

— Carvès est déjà las de son œuvre, — lui dis-je, — il touche à l’apogée de son rêve et le voilà dégoûté.

— Je ne l’aurais pas cru, — dit-elle. — Serait-il de ceux qui n’achèvent jamais ?

Les bras nus, décoiffée, à l’ombre du manguier, devant sa case de feuilles de wara et de lianes, Letchy achevait sa toilette du soir. Le jour, elle pourvoyait aux besoins de notre petit mess et dès l’aube souvent partait à la chasse, avec ma carabine. Elle tirait fort bien. Elle avait voulu travailler au placer, mais Carvès le lui avait formellement interdit.

— Alors, — avait-elle protesté, — suis-je venue pour faire joujou ?

— Vous pouvez nous être utile autrement. Mais la besogne de ces gens-là n’est pas de la besogne pour vous. Les noirs se feraient une pinte de bon sang, à voir une blanche à la battée.

Autour de nous, la petite vallée se remplissait d’ombre. Les placériens avaient quitté leur travail. Quelques-uns étaient étendus devant leur case, fumant la pipe. Des noirs préparaient leur repas autour d’un feu. Le ciel étalait au-dessus des feuillages une place d’un vert pâlissant que ridait le vol des vautours. La rumeur du barrage emplissait le ravin.

A pas lents, Carvès s’avançait vers nous. Il avait enlevé son casque que Pablo portait à la main. Le feu du soir embrasa son visage, accusa le relief du nez courbe, des joues creuses. Il cheminait un peu voûté comme à l’ordinaire. Il regardait les travaux accomplis, les feux qui s’allumaient et le repos des hommes. Il y avait de l’ennui dans ses yeux.

Le Basque vint au-devant de lui, un nègre au bout de chaque bras.

— Encore deux carotteurs, — dit-il.

— La retenue sur leur part, et ne ménage pas les coups de trique, — articula sèchement Carvès, excédé, — n’oublie pas leurs noms.

— Je les connais tous ; je les ai à l’œil, — dit le Basque.

Carvès se détourna sans répondre et s’approcha de nous. Letchy se réfugia dans sa case, pour renouer sa coiffure.

Tandis que les derniers brasiers fumaient dans l’ombre violette du ravin, nous demeurâmes, nos trois cigarettes piquées — trois rubis — dans les ténèbres.

— Combien de temps, — demanda Carvès, d’une voix lente, — combien de temps va durer ce placer ? Il y a déjà moins de pépites. Le rendement de poudre est mince. C’est un placer de pauvre !

— Mais, — protestai-je, — il faut attendre, on ne peut l’abandonner ainsi ?

— Pourquoi pas ! Il vaudra toujours à l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. le remboursement de son fonds. A moi, il me faut autre chose. Mon métier n’est pas d’exploiter, mais de découvrir.

— Les hommes ne marcheront plus. Ils sont satisfaits.

— Les hommes marchent toujours, — ricana Carvès. — Et, si tu veux, tu pourras rester, pour appliquer la bastonnade à ces nègres paresseux, à ces chiens qui ne sont bons qu’à chaparder et à porter des ballots. J’emmènerai les autres.

— Où ?

— Plus loin, dans la montagne.

— Mais nous n’avons plus de vivres. Il faut attendre que l’on nous ravitaille.

— Attendre ! La fortune court pendant ce temps-là.

— Seriez-vous impatient, Carvès ? — interrogea Letchy. — Moi, j’ai attendu si longtemps !

Carvès resta silencieux. La braise de sa cigarette palpitait. A cette lueur, je distinguai son regard fixé sur le visage de la jeune femme.

— Patron, — disait le Basque, — voici la production des battées du jour en onces. Elle est en baisse sur hier. Chaque jour, elle décroît un peu.

Carvès hocha la tête.

— Que te disais-je ? — murmura-t-il.

Et, à José :

— Les pépites ?

— On ne trouve plus rien, plus que des cailloux, du quartz, du mica.

— A ton avis ?

— Plus une once de poudre dans trois semaines.

— Que pensent les hommes ?

— Ils grognent. Quelques-uns vous accusent d’avoir menti.

— Lesquels ?

— Je ne suis pas un mouchard, — répondit le Basque. — Ces hommes ont raison. Nous avons eu confiance. Vous l’aviez vu, le placer ! Oh ! moi, je ne vous fais pas de reproche. Je sais les déboires qu’on a avec cette sacrée poudre jaune. On croit gagner des millions ; on a trouvé de l’or, et puis, pstt, voilà que ça vous coule entre les doigts, vous regardez dans vos mains ; plus rien, la peau ! Voilà la vie du chercheur d’or ! Si le métier ne vous plaît pas, soyez rond-de-cuir ou cireur de bottes. C’est plus sûr.

— Assez ! — dit Carvès, intérieurement satisfait. — Des mots inutiles. Eh bien ! non, je ne suis pas votre dupe. Ce placer doit rendre. Et il rendra ! Ou bien vous y crèverez et moi aussi. Demain matin, j’irai moi-même voir les battées. Bonsoir.

Le Basque s’éloigna dans la nuit, en sifflotant :

J’ai fait trois fois le tour du monde.

Cependant la saison chaude touchait à sa fin. Les premières averses s’abattirent, trombes qui mitraillaient la voûte de la forêt. Le grain arrivait, rapide, sous la forme de nuages cotonneux qui se rassemblaient tout d’un coup au-dessus de la vallée et lâchaient leurs cataractes. L’eau pénétrait dans nos caves et nos baraquements, trempait nos lits de camp et nos hamacs. Après le grain, le soleil débarrassait le ciel des ballots de coton et aspirait de la terre une vapeur d’étuve tiède, lourde de miasmes.

A travers le brouillard, la lumière suintait, aveuglante ; et dans cette buée chaude, la sueur ruisselait de nos corps comme à l’étuve du bain turc. Puis, au soir tombant, après l’anéantissante chaleur du jour, ce n’était pas la brise qui venait ranimer nos forces, mais un petit frisson dans le dos, un frisson qui circulait dans l’ombre sans fraîcheur, sans un souffle, torpide, et qui nous glaçait l’échine, donnait à nos yeux un éclat plus intense, cernait nos paupières et annonçait que les temps de la fièvre étaient venus.

Après le travail du jour — de moins en moins fructueux — les hommes retournaient à leurs cases, mécontents de leur journée.

Le placer tarissait ; la source de richesse s’épuisait entre leurs doigts : la précieuse poussière ne flottait plus qu’en quantités infimes sous les eaux du torrent que la pluie gonflait et qui bientôt peut-être renverserait le barrage.

Alors, c’était pour rien que l’on avait cheminé des semaines, c’était pour rien que l’on avait quitté les ports, les bars, les salaires, les plantations sonores de cris et de chansons ; pour rien, pour cette misère, pour claquer de fièvre dans ce trou ! L’Eldorado ! Ah ! bien oui… Et le bruit courait de case en case que Carvès avait trompé les mineurs, qu’il avait touché beaucoup d’argent de sa compagnie et qu’il irait manger la grosse somme, un de ces jours, à Caracas ou à Ciudad Bolivar tandis que les mineurs abandonnés continueraient à tirer de ce placer de crève-la-faim tout juste de quoi ne pas revenir, avec la peau des pieds décollée et le ventre vide. Le patron avait de l’argent. Il fallait qu’il le crachât. Il avait voulu s’arrêter là, pour faire un simulacre d’exploitation et bouffer ensuite la grenouille. Mais les blancs ne l’entendaient pas de cette oreille. On disait aussi que le vrai placer, Carvès le connaissait, et que l’Eldorado pour de bon n’était pas très loin d’ici, à quelques journées de marche, dans la région des montagnes. Oui, le patron en avait parlé ! Et les mineurs voulaient leur part du butin, comme ils avaient eu leur part de misère. Là-bas, il y avait des grottes pleines d’or. En avant ! En avant ! il fallait partir. Carvès devait montrer la route, tenir ses promesses. Ou bien on l’y contraindrait par la force.

Tels étaient, d’après José Yrribaren, les propos qui se tenaient dans les cases. Carvès avait semé le mensonge ; la moisson levait.

— Ils y croient, patron, — disait le Basque à Carvès, — ils y croient, aux trésors. Vous en avez parlé le premier. Vous avez eu tort. Pour vous, c’était une blague, hem !… pour eux, c’est la vérité, maintenant.

— Je n’ai jamais dit à ces hommes un mot que je ne croyais. Je suis sûr de ce que j’avance.

— Alors, patron, il faut marcher. Vérité ou mensonge, vous êtes dans l’impasse. Eux, ils ne veulent plus rester. Dans quelques jours à peine, il n’y aura plus d’or, ici, ou si peu… Et puis il y a la fièvre ! Ils nous pousseront en avant. Ils vous forceront à dire ce que vous savez, par tous les moyens. Et si vous ne savez rien, alors ce sera pire. Il vaudrait mieux disparaître, fuir tout de suite.

— Non, — dit Carvès, — pas ça ! Laisse-moi.

Nous étions seuls.

— Carvès, lui dis-je, — toute cette histoire était donc un mensonge. Et tu me mentais, le soir où tu as lié ma vie à la tienne sur le quai ; tu me mentais à bord de la Mariquita, tu as menti partout, à tout le monde.

— Non, — dit Carvès. — Tu ne comprends pas. Il y a plus de force dans un mensonge passionnément cru que dans une vérité raisonnée. Je n’ai jamais cru à l’Eldorado comme à une vérité mathématique ; mais j’ai puisé dans la légende la force que la science ne donne pas, la volonté de faire quelque chose de grand. Je n’ai pas réussi… encore. Ce ne sont pas les vérités qui mènent le monde ; ce sont les légendes, les mythes, les idées confuses. Ce n’est pas avec des vérités que l’on a établi les grandes dominations. Si j’ai menti à tout le monde, je me suis menti à moi-même, avec passion. Evidemment, mes données sont incertaines… qu’importe !

« Ecoute, Jean, — reprit-il après une pause, — toutes les fois font des miracles. Sans le mensonge, peut-être ne serais-je pas parti, moi-même ; sans lui, tu ne serais pas venu ! Nous serions restés dans notre médiocrité stérile, en Europe. Nous avons tout brisé et nous nous sommes embarqués derrière une chimère, mais bien décidés à empoigner la fortune par les cheveux, à la première occasion. Il n’y a pas lieu de désespérer, au contraire ! Le mensonge nous donne la force de lutter ; la vérité, elle est toujours décevante, mesquine, bornée ; le mensonge vit, grandit de toutes les forces de notre désir ; il est sans limites. On n’aime pas la vérité ; on la craint ; mais on adore le mensonge !

J’écoutais, stupéfait de ce discours.

— Et qui te dit, — continua-t-il, — qu’un mensonge ne peut pas créer ? Qui te dit que cet Eldorado, dont tu te moques maintenant parce qu’il n’est pas une réalité palpable, immédiatement, qui te dit que mon mensonge ne va pas le faire surgir ? Il sera parce que j’aurai cru en lui. Déjà, il était une réalité pour ces hommes qui nous suivent, parce que le mensonge a germé en eux. Il deviendra peut-être une réalité pour nous. On m’avait jadis conté une histoire, celle d’un moine du moyen âge qui croyait aux Iles Fortunées ; il est parti pour les chercher, et, s’il n’est jamais revenu, c’est peut-être qu’il les avait trouvées ! C’est notre histoire ! Ce sont des fables qui ont fait l’humanité.

Peu à peu, sa voix sourde pénétrait en moi-même, son accent dissipa mes doutes, ma tristesse, l’angoisse de ces derniers jours. Oh ! le terrible menteur, l’ensorceleur !

— Voilà pourquoi j’ai menti. La volonté de l’homme est capable de tout créer. La réalité est une vile matière, malléable au gré de l’homme puissant. Le puissant modèlera les hommes et la vie d’un pouce irrésistible. Mais il faut qu’il puise sa force, non pas dans les choses extérieures, en lui-même ; il suffit qu’il imagine l’univers assez puissamment pour le façonner à son image. La science a d’abord été une fable. Songez aux grandes découvertes scientifiques ; ce furent dans le cerveau de ceux qui les conçurent des hypothèses, c’est-à-dire des rêves, et le monde s’est conformé à ces rêves harmonieux.

« Avec mon désir, doublé de ma force, je pétrirai à mon tour cette informe réalité. Une hypothèse peut ne pas se réaliser — c’est possible — mais une autre lui succède, et celle-là se réalise. Si l’Eldorado n’existe pas, eh bien ! Je trouverai autre chose, mais je suis sûr que je trouverai, j’en suis sûr, parce que cette richesse, elle est en moi, elle est ma substance et ma volonté, ma puissance encore non passée en acte.

— Et que vas-tu faire de ces hommes ameutés ?

— Raviver encore le mensonge. Et partir avec eux…

— Pour là-bas ?

— Pour les montagnes, oui.

— C’est une folie.

— C’était aussi une folie que celle des peuples d’Israël. Des générations ont péri sur la route de Chanaan. Mais qu’importe que Chanaan n’existe pas, si le peuple qui cherche est glorieux et s’il accomplit la mission de son chef ? Moi aussi, je suis un chef et tu vois que je suis assez menteur pour qu’on me croie et qu’on me suive. Et la preuve, c’est que tu es là !

Il parlait avec une ardeur que je ne lui avais jamais connue, presque mystique.

Il s’aperçut sans doute de son exaltation, car il reprit sur un ton plus calme :

— D’ailleurs, à quoi bon philosophailler ! Je suis un prospecteur, un simple prospecteur. Il n’y a pas assez d’or ici. Je vais en chercher ailleurs. Combien ont fait de la sorte ! Il n’y a que les persévérants qui touchent le but. Je ne suis pas sûr de trouver ceci ou cela, Chanaan ou un Eldorado ; mais je suis sûr de trouver quelque chose, demain ou dans dix ans. Si je ne réussis pas cette fois-ci, je réussirai la prochaine ou la dixième.

— Et tes hommes ?

— Des outils, de la matière organisée. Les hommes, tu sais, cela se retrouve facilement. Ça ne vaut pas cher, sur le marché. Quand le marteau n’est pas bon, le forgeron le jette… D’ailleurs, — et il éclata de rire, — ceux-là veulent me suivre, et, après tout, ce sont eux-mêmes qui me poussent !

— Et les fonds qui t’ont été confiés ?

— Bah ! l’argent roule… Va-t’en dormir, — conclut-il. — Il est tard.

Mais je ne m’endormis pas vite cette nuit-là. Lorsque le sommeil, vers l’aube, alourdit mes paupières, je vis Carvès, sous la forme d’un prêtre. Les mineurs, ses fidèles, l’obligeaient à sacrifier devant une large table d’or. Au-dessus était un tabernacle d’or, avec un voile d’or. Et les noirs, les blancs, et José, et Pablo, et Letchy, et moi-même nous hurlions : « Montre-nous ton dieu ! » Et Carvès tirait le rideau. La niche était vide. Tout s’écroulait dans un flamboiement.

Le soleil miroitait sur les parois de ma case.

*
*  *

Et la fièvre s’installa dans le camp.

Elle se glissa dans les cases avec la vapeur qui fumait de la terre humide, avec les relents de charnier que la forêt toute proche, toujours hostile, soufflait sur nous par bouffées, avec les moustiques susurrants qui hantaient nos nuits sans sommeil. La jungle prenait sa revanche. Les hommes s’étaient établis, brutaux, autoritaires, incendiant l’herbe et coupant les arbres : confiants dans leur dessein et dans leur exécution. Mais elle, la jungle, laissait faire, prenait son temps. Et puis, à son heure, elle les cueillait un par un par la gorge, et leur visage jaune, émacié, grimaçait sous une haleine qui puait la mort.

La première victime fut le Norvégien, un gaillard au torse de grenadier poméranien, une splendide carcasse. Comme il revenait à sa case, un soir, à la tombée de la nuit, il sentit le grand frisson en chape glacée sur ses épaules, se coucha et claqua des dents, toute la nuit. Letchy le gava de quinine. En trois heures, son visage rouge et plein fut évidé par un pouce macabre et apparut une tête de mort, où des prunelles élargies flambaient. Pour lui faire plaisir, Letchy lui fredonna, à voix très basse, une berceuse de son pays, un nom revenait sur sa bouche : Lillemore. Il délira trois jours et mourut. Il fallut six hommes pour le porter en terre et l’on tira des coups de fusil sur sa tombe. Il s’appelait Dan Eriksen.

En l’espace d’une semaine, il y eut une vingtaine d’accès, tous très graves. Deux décès ; deux mineurs qui s’étaient grisés avec leur provision de tafia, un Anglais et un Danois, moururent dans le délire. Letchy se prodigua au chevet des fiévreux.

On appelait cela la fièvre. Là-bas, on appelle tout la fièvre. Mais il y a vraiment de drôles de maladies dans les terres chaudes. Et je vous assure que celle-ci n’était pas une fièvre comme les autres.

Les mineurs suspendirent le travail. Carvès s’y attendait. José Yrribaren, qui tenait bon, l’avait prévenu.

Il restait une dizaine de blancs à peu près valides, jaunis et amaigris. Ils vinrent en délégation. Ces hommes endurcis étaient timides. Ils bafouillèrent. Carvès prit la parole.

— Mes amis, — dit-il, — je n’ai pas attendu votre démarche. Ce placer a donné ce qu’il pouvait. L’endroit devient moins bon. Je l’abandonne avec quelques noirs et le Basque pour les surveiller. Il continuera l’exploitation jusqu’à l’arrivée du ravitaillement et nous rejoindra alors où je lui indiquerai. Mes amis, ce n’était qu’une étape. J’espère que vous n’avez pas douté de moi. Là où je vous conduis est la Fortune. Pas plus que moi, vous ne voulez rester ici. Partons.

Un homme rit grossièrement.

— Toi qui ris, — dit Carvès, — tu marcheras à côté de moi. Tu porteras mon fusil et mon portefeuille.

— Hurrah ! — crièrent quelques frénétiques.

— Hurrah ! — répétèrent les autres.

Le camp serait abandonné dans trois jours.

Le lendemain, Letchy grelottante agonisait de fièvre. Je ne quittai pas son chevet.

Le troisième jour, la fièvre n’avait pas diminué. Je dis à Carvès :

— Je vais rester près d’elle avec Pablo. Je remplacerai José. Nous te rejoindrons ensuite.

Il approuva. Nous eûmes une longue conférence au cours de laquelle il m’exposa la direction qu’il allait suivre.

Il me laissa des cartes, des notes, des instruments d’orientation.

— Il n’y a pas à se tromper, — dit-il.

Carvès partit pour la conquête, avec tous les blancs, pour le rush final ! Et c’est ainsi que je demeurai seul, au chevet de mon amie délirante, dans une pauvre case, avec la jungle et la fièvre.

XIII
LETCHY

Si un nom lui reste, que ce soit le Placer de la Désolation. Sans autre horizon que ces blocs rougeâtres et la muraille de la forêt, sous les nuages livides, je guettais les ravages de la fièvre sur le visage de Letchy.

Pablo partageait avec moi les soins et les veilles ; autour de nous la solitude, plus désolée qu’autrefois, car maintenant cette vallée portait la trace d’un effort humain avorté ; quatre tombes, tant que les lianes ne les auraient pas recouvertes, commémoreraient la fin de cette longue étape.

Les noirs que Carvès nous avait laissés refusèrent obstinément de reprendre le travail. Nous manquions, Pablo et moi, des moyens pour les contraindre. Et, par petits paquets, ils s’égaillèrent dans la brousse, pour gagner des postes plus fortunés.

Le vide se fit ainsi autour de la case où, les yeux brûlants, la peau de son visage jaunie, les lèvres décolorées, Letchy délirait nuit et jour. Depuis le départ de Carvès, sa fièvre avait encore monté. Il m’avait été naturellement impossible de lui dissimuler l’exode du camp. Entre deux accès, elle m’avait questionné, et apprenant que nous étions seuls, au fond de ce ravin, entourés de toutes parts par la brousse et la jungle, elle était tombée dans une torpeur voisine de l’anéantissement. Puis, galvanisée par un sursaut de fièvre, elle s’était débattue, jetée à bas de son lit de camp pour fuir. Pablo et moi avions dû la recoucher par force.

Cela dura ainsi six jours, — six jours, sous un ciel de plomb, sans même un peu d’eau fraîche, vivant des conserves laissées par Carvès ; six nuits sans sommeil, envenimées de moustiques, au chevet d’un être en délire, dont les hallucinations me courbaient, moi aussi, à côté du lit, la sueur au front, sentant sur ma face le vent de la folie. Je revoyais la macabre figure du clown, dansant au devant de la colonne, pantin détraqué, dans le poudroiement rouge et or du crépuscule, où les porteurs noirs râlaient de soif. Et un ricanement déchirait l’épaisseur des ténèbres : « Chanaan ! Chanaan ! Insensés ! »

Je tins bon.

Cette pauvre vie humaine qui se débattait sur les limites du monde inférieur, et que malgré tout j’espérais arracher à la mort, c’était pour moi la seule raison de m’accrocher à l’existence : l’étincelle.

Un peu d’espoir commença à luire. Letchy ne délira pas. Pour la première fois nous pûmes échanger quelques paroles à voix basse.

— Vous m’avez sauvée, — me dit-elle. — Je vous dois la vie. Mon pauvre ami, vous étiez seul dans cette tristesse, dans cette désolation. Ah ! l’horrible endroit, qui a vu la faillite de nos rêves ! Quand le quitterons-nous, Jean ? Bien vite, n’est-ce pas ? Dès que je pourrai marcher ? Et nous irons rejoindre Carvès ! Il est heureux, lui, pourvu qu’il avance. Il est heureux parce qu’il ne vit que pour l’instant de la conquête. Et il ira toujours ainsi, jusqu à la mort, où il se précipitera tête baissée, pour une dernière découverte. Pas vrai ? Il ne se tourmente pas avec le passé, lui. Il ne s’attache à personne… Non, je vous fais de la peine. Il vous aime certainement.

— Oh ! — fis-je en souriant, — Carvès n’a aimé en moi qu’un visage de son inquiétude. Et maintenant il ne le reconnaît plus.

Elle reprit avec une volubilité soudaine :

— Parler me fait du bien, depuis si longtemps que je me tais. Il me semble que tous les fantômes se dispersent. Non, je n’ai plus peur ! J’ai honte d’avoir été si lâche. Il a fallu que je fusse bien malade. Mais la santé reviendra et le courage avec elle. Pourtant, je ne crois plus aujourd’hui que la vie soit bonne à vivre, Jean. J’envie ces pauvres gens qui resteront ici, dans la terre rouge de ce ravin. Ils sont venus de bien loin chercher le repos, mais ils l’ont trouvé enfin. Tandis que nous… Est-ce que je désire encore quelque chose ? Tant qu’on a une idée ou une passion, la vie n’est pas méprisable. Mais les idées, comme dit Carvès, on les crève sous soi : et les passions, elles, vous crèvent sous elles et disparaissent au galop. Des idées, je n’en ai pas eu. Est-ce que les femmes en ont ? Quant aux passions… Ah ! je vous dis que le courage me revient, et je vous démontre que je n’ai plus de raison de vivre. Croyez-vous qu’il y ait des raisons de vivre, vous ? Vraiment !

— Oui, Letchy, je le crois.

— Moi aussi, je l’ai cru. Mais ces raisons, ce n’était pas la vie qui me les imposait, c’était moi qui les lui supposais. Maintenant je commence à croire que ce n’étaient pas de bonnes raisons et la vie m’apparaît n’avoir plus aucun sens, pour nous autres. Nous sommes entraînés par un fleuve dont nous ne savons ni d’où il sort ni où il va se perdre, et nous croyons nous diriger à notre gré et même diriger le fleuve. Oui, moi aussi, j’ai été folle. J’ai cru qu’une vie passionnée avait un sens. Mais maintenant pour moi la vie d’un héros ou d’une grande amoureuse n’a pas plus de sens que la vie d’un lézard ou d’une méduse ; ma vie à moi, si tragiquement, si intensément vécue, avec ses joies, ses larmes, ses transports, ses désespoirs, est-elle dans le monde quelque chose de plus que la vie d’une anémone de mer, s’ouvrant quand le flux monte, se refermant quand il s’éloigne ? Non… non… mille fois non.

Notre case mal éclairée par un photophore semblait suspendue sur un gouffre de silence. Je m’approchai du seuil. Le ciel, voilé de nuages, ne laissait apparaître aucun astre. Une paroi de ténèbres se dressait devant mes mains et mon visage. Le reflet de la lampe mourait sur la porte, englouti aussitôt dans cette nappe de poix.

Le lendemain soir, la fièvre remonta, bien que la jeune femme eût reposé pendant le jour. L’accès s’annonçait violent. Pourtant Letchy ne délirait plus. Ses yeux brillaient. Elle était assise sur son lit, drapée dans un kimono sombre.

— Vous souvenez-vous de la Mariquita ? — me dit-elle. — Nous avions encore l’illusion, en ce temps-là. Et Carvès parlait de la Toison d’or. J’entends sa voix… Nous ne nous doutions pas que nous nous trouverions une nuit, en tête-à-tête, dans la jungle, moi claquant de fièvre et vous à mon chevet, sans plus personne auprès de nous que ce chien fidèle de Pablo… Le vide s’est fait.

Elle dit ces derniers mots, lentement, avec une voix plus basse. Puis elle ferma les yeux quelques instants, les rouvrit.

— Je songe à ces mots de l’Evangile : « Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure ! »

— Je crains que l’accès ne recommence. Pour l’amour de Dieu, reposez-vous, Letchy !

— Mon ami, j’aurai tout le temps de me reposer bientôt, plus tôt que vous ne pensez. Je sens que l’heure est proche.

— Que voulez-vous dire ? — suppliai-je — angoissé par ces pressentiments.

Elle fit un geste vague.

— Oui, l’heure est proche. Dites-moi franchement, Jean — tout cela a si peu d’importance maintenant — Carvès me détestait, n’est-ce pas ?

— Jamais, — protestai-je. — Quelle supposition, Letchy ! Je suis sûr que Carvès a de l’amitié pour vous !

— De l’amitié, — dit-elle amèrement. — Drôle d’amitié ! Et moi, je suis sûre qu’il me détestait. Je ne le reverrai plus, Jean. Mais vous, vous le reverrez certainement, riche, vainqueur — il mérite de l’être. — Alors je ne serai plus rien dans ce monde, rien qu’une image à demi effacée dans votre mémoire, sans doute. Mais vous parlerez à Carvès de cette misérable Letchy qui est restée dans la forêt et vous lui direz…

Sa voix s’étrangla.

— … qu’il l’aurait détestée bien davantage, s’il avait su qui elle était.

— Letchy, calmez-vous !

— Je suis calme. Il faut lui dire les choses qui sont, que j’étais une femme vile, et que je n’ai pas hésité à salir ses mains avec mon argent.

— Letchy, vous avez fait l’acte le plus généreux, le plus désintéressé !

— Non, non, ne croyez pas cela… Quand j’ai rencontré Carvès sur le pont de la Mariquita, j’avais une tâche à remplir, une tâche sacrée pour moi ! J’étais une bête farouche sur la piste. Je me disais : « Quand je serai vengée, je mourrai, car je n’aurai plus la moindre raison de vivre. » Et puis, voilà, j’ai rencontré Carvès ! Vous comprendrez cela, vous qui l’avez suivi… Ma vengeance ne m’a plus suffi. Et j’ai pensé que j’aurais peut-être une autre raison de vivre : me dévouer à lui, être sa chose, sa créature. Moi, pleine d’orgueil, j’ai pensé qu’il pourrait me fouler aux pieds et que cela serait bon. Ce fut en moi, une réaction furieuse, la revanche de l’amour dans le cœur d’une femme qui s’est vouée à la haine et qui ne peut pas tenir son vœu. Et pourtant, la haine, c’est une belle passion et riche, vous savez. Et il est doux de préparer, de couver une vengeance qui un jour éclatera, toute rouge, comme une bombe. Elle était prête, ma vengeance. Je l’avais mûrie longtemps. Mais Carvès est venu ! Et quand l’amour est entré en moi pour la seconde fois de ma vie, je me suis dégoûtée de ma tâche. Je n’avais plus la force d’accepter tant d’ignominie, de prolonger l’effort qui assurerait le résultat. J’ai voulu en finir ; j’ai voulu brusquer l’explosion… et la mèche a fait long feu. L’homme que je voulais frapper est sauf. L’œuvre de trois années est avortée. Eh bien ! j’espérais tout oublier, mon échec, les besognes ignobles que j’avais accomplies, la menace qui pèse maintenant sur moi… j’espérais tout oublier, oui ! en partant avec vous, chercheurs de Toison d’or ! Je suis partie, et, lui, lui, il nous a abandonnés.

— Quelle tâche ? Quelle vengeance, Letchy ? Je ne comprends pas !

Elle ferma les yeux.

Puis d’une voix très basse et très lente :

— Je suis, je vous l’ai dit, une enfant de la balle. Mes parents étaient des artistes de music-hall — un dur métier que j’ai dû prendre. Dès l’âge de dix ans, je travaillais. A dix-huit ans, j’étais applaudie au Nouveau-Cirque. Une fille de dix-huit ans ne manque pas d’adorateurs. L’un d’eux eut la préférence. Je l’aimais, nous vécûmes ensemble. Je quittai le métier. Cet homme fit de moi une autre femme… Une tout autre femme… Autrement dit, je lui dois tout ce qu’il y a eu de bon dans mon existence.

« C’était un homme du Sud, mais de sang espagnol. Il avait dû fuir son pays pour des raisons de politique. Sa vie n’était pas sûre, dans le petit Etat où sa famille possédait encore de grands biens. A la mort de sa mère il partit, malgré mes supplications, pour aller régler là-bas les affaires de succession. Son frère, disait-il, était devenu un des grands personnages du pays. Tout serait facile. Il serait de retour en trois mois. Trois mois passèrent, puis dix. Pas une lettre. Je fis faire une enquête par le Consul et je reçus en réponse ce simple avis : « Don Ramon Manera condamné à mort par contumace, arrêté à son débarquement à Puerto-Leon, exécuté le 24 juin 18… à quatre heures du matin dans les fossés de la Rotunda par ordre du Tribunal militaire. »

— Don Ramon Manera, le frère…

— Lui-même.

— Mais don Juan ?

— Don Juan ! Don Juan héritait ! Il fut trop heureux de laisser faire. Le Président était son ami. Un an plus tard ce serviteur Pablo, venu par un voilier, m’apporta des détails. Me venger !… Mais d’abord il fallait vivre et j’étais sans ressources. Je repris mon ancien métier ; je redevins un numéro de cirque et de music-hall. Je guettai la tournée dans les pays chauds qui me rapprocherait de mon but. Aucune idée sur les moyens d’accomplir ma vengeance ; mais cette pensée était ma seule raison de vivre. Survint le Chinois Wang ; je me liai à sa troupe pour trois ans. La Providence s’en mêla. En route j’appris que Lopez, président de Puerto-Leon était renversé, et l’avènement de Diego Diaz ; don Juan Manera devenait chef de l’opposition. Il conspirait. La Mariquita transportait non seulement les renseignements, mais les armes nécessaires aux révolutionnaires ; je ne tardai pas à le découvrir. Alors j’offris mes services et j’eus ainsi le plaisir de faire enfin la connaissance du dernier des Manera. Mes voies étaient ouvertes… J’ai trahi… Longtemps… vous comprenez… Seulement j’ai livré le Manera trop tôt… à cause de Carvès… pour trente deniers ! Et il a pu échapper… Et maintenant c’est lui qui me poursuit ! Mais que m’importe ma vengeance ! Carvès est sauf. Voilà ce qui importe. Et qu’il passe sur mon cadavre, cela n’importe pas non plus. Cela me rachètera. J’aurais voulu mourir autrement, voilà tout… plus près de lui.

Un brusque mouvement me tira de moi-même.

Letchy s’était dressée sur son lit, les traits convulsés, ses cheveux ruisselants sur ses épaules.

— Ils viennent.

Une vision hallucinante la raidissait de tout son corps, les poings crispés, la bouche tordue.

— Ecoutez. Ecoutez. On vient.

— Qui, Letchy ? Personne… je n’entends rien.

— Mes bourreaux… Ils viennent… C’est leur tour… Ils sont ici, je vous dis… L’heure… L’heure est proche…

Je la recouchai de force. J’allai sur le seuil de la case, scrutant la nuit à tout hasard.

Letchy était derrière moi.

— Quelle folie, Letchy ! Vous voulez vous tuer !

— Non, mon ami. Laissez-moi respirer un peu. J’étouffe sous ce toit… N’est-ce pas la nature qui nous opprime de la sorte ?

« Dans les villes, l’homme ne voit pas le gouffre qui l’environne ; il ne sent pas qu’il va trébucher dans le vide : il s’étourdit de bruit, de paroles. Ici, le silence des choses est comme une muraille. Notre voix se brise sur elle. Nous ne pouvons rien, rien. Rien ne nous répond. Nulle part…

« Et nous sommes venus de si loin, tous deux, dans cette solitude ; chacun, conduit par son mirage, pour nous buter à ce mur d’airain, derrière lequel il n’y a rien, rien, en effet, rien que le néant, la vanité de tout, de la vie et de la mort. »

Et il semblait bien qu’autour de nous s’ouvrait un chaos où toute forme était abolie, que le Temps lui-même était suspendu, que la nuit subsistait seule sur le monde. La nuit et cette chose invisible qui guettait dans les ténèbres…

Letchy expira à l’aube.

A l’aube. Le soleil monte lentement derrière les cimes des Andes, qui rosissent sur le ciel.

Le torrent pailleté d’or bruit au fond du ravin : au-dessus de la forêt massive, muette contemplatrice, des perroquets s’ébrouent en vols criards. La jungle s’éveille. Une lourde rosée ploie les herbes de la Savane. Le peuple de la forêt glisse vers les abreuvoirs. Les orchidées entr’ouvrent leurs calices, bâillent vers la lumière de leurs lèvres gourmandes.

D’entre les écharpes de brume, les solitudes se soulèvent, encore gonflées de nuit : une épaule rouge s’arrondit entre deux cimes noires ; les formes se dégagent molles et baignées de vapeurs. La vieille terre, dans le miracle du matin, épanouit sa jeunesse renouvelée. Et chaque jour, depuis des siècles et des siècles, la même volupté de genèse, inépuisée…

XIV
DE L’OR, DU SANG, DE LA POUSSIÈRE

Nous creusâmes, Pablo et moi, la tombe de Letchy ; c’était la cinquième sur la route de Chanaan.

Comme nous jetions les dernières pelletées, Pablo me montra un groupe d’hommes qui sortaient de la forêt, le fusil au poing et s’avançaient vers nous. Je reconnus don Juan Manera et Miguel Sampietri à leur tête. Pablo s’enfuit vers le ravin.

Miguel resta quelques pas en arrière. Don Juan s’approcha de moi et vit la croix préparée encore sans inscription.

— Carvès ? — interrogea-t-il.

— Non.

— Qui donc ?

— Letchy. Je ne lui sais pas d’autre nom.

Le visage de l’Espagnol s’assombrit.

— Et justice n’est point faite, — dit-il lentement. Cette femme avait trahi.

Il se signa devant la terre fraîche.

— Nous la cherchions, nous l’avons trouvée. La paix sur elle… et sur vous ! Vous êtes seul ?

— Oui.

— Et cet homme qui a fui ?

— Un serviteur.

— Et Carvès ?

— Parti plus loin vers les montagnes.

— Ah ! ah !

Et j’entendis pour la dernière fois le petit rire cassant du vieux.

— Bonne chance ! Avez-vous de l’eau ? Peu. Nous vous laisserons deux outres.

J’acceptai.

Don Juan ne me tendit pas la main. Il s’inclina.

— Vaya usted con Dios, caballero.

Les syllabes sonores retentirent comme l’écho du même adieu, sur le pont de la Mariquita, le soir de Trinidad, où nous partîmes…

— Vaya usted tambien, — répondis-je.

Quand le groupe eut disparu à la lisière de la forêt, Pablo réapparut.

Nous plantâmes la croix de bois et Pablo colla sa bouche contre terre pour parler encore une fois à la « Señora ».

Il se releva, laissa tomber ses bras en signe de découragement.

— Pobre señora ! — m’expliqua-t-il. — Comme le sang de l’Espagnol l’aurait réjouie dans le monde des Esprits ! Vaya ! Vaya ! La Señora aurait aimé boire dans ses mains le sang bien chaud de son ennemi. Parce que la Señora n’était pas une femme et qu’elle avait l’âme d’un guerrier.

Il baissa la tête, songeur, et je pensais qu’il évoquait la Señora chevauchant dans le royaume des ombres, à la suite des anciens chasseurs de sa tribu, des guerriers d’autrefois.

Puis, sans transition, tournant la page des morts, il m’expliqua qu’il fallait rejoindre un village indien assez proche. Je compris qu’une femme lui voulait du bien et qu’elle nous procurerait des chevaux. Nous trouverions aussi des vivres. Et nous nous mettrions en route pour rejoindre Carvès.

Nous obtînmes trois chevaux et deux mules, sur lesquels nous chargeâmes quelques sacs de farine de manioc, des bananes et de la viande desséchée, coupée en lanières, ainsi que des outres d’eau. Nous n’avions que très peu de conserves, et les munitions de ma carabine étaient si réduites qu’il ne fallait guère songer à la chasse.

J’avais fait un plan de route d’après les cartes et les notes laissées par Carvès, mais l’Indien ne l’approuva pas. « Si nous essayons d’arriver directement au plateau de Cundinamarca que Carvès a choisi comme centre de sa nouvelle prospection, dit-il à peu près, nous épuiserons nos vivres ; nous risquons de nous égarer, et, si nous sommes attaqués, nous ne serons pas en force pour nous défendre. La région est dangereuse. Le mieux est de ne pas prendre tout de suite la piste de Carvès. Au lieu de gagner le plateau, nous obliquerons à droite sur les flancs de la montagne et nous arriverons au fort San Martin : c’est un blockhaus avec une petite garnison vénézuélienne. Autour du fortin se groupent quelques plantations. Nous trouverons à nous ravitailler, une escorte, et peut-être aussi des renseignements sur la route suivie par Carvès. » Ce projet ne nous retardait que d’un jour ou deux. Je l’adoptai.

Il y avait huit jours que Carvès était parti. Il serait déjà installé sur le plateau quand nous arriverions.

Nous montâmes le long des versants rocheux, parsemés d’herbe rase et de plantes épineuses, qui dominent la plaine et la forêt. L’air devenait plus vif. Nos poitrines se dilataient. A nos pieds, sur notre droite, s’étalait une plaine ramagée d’ocre et de vert et que déchirait l’or du grand fleuve. A l’Est, les masses immobiles et sombres de la forêt s’appuyaient sur le ciel.

Le quatrième jour de marche, nous aperçûmes à nos pieds la mer houleuse et verte des « llanos » et devant nous, un monticule ceint d’une palissade : le fortin.

El señor teniente Sancho Armilla, commandant du fortin, était un petit homme bronzé au visage jovial, à la moustache courte, aux sourcils épais. Il m’accueillit fraternellement, avec une satisfaction non déguisée. Ce rude soldat vivait dans la solitude, en compagnie de quarante métis chargés de surveiller la ligne mal délimitée qui sépare l’Etat de Puerto-Leon du Venezuela.

Des incursions d’irréguliers étaient fréquentes. On sonnait le boute-selle, et en chasse ! Les pillards en avaient aux petits ranchos, aux haciendas isolées. On en fusillait quelques-uns chaque fois. La vie dans ce petit poste n’était pas riche en distractions. Sancho Armilla me traita en hôte de choix, décidé à me garder le plus longtemps possible. Je couchais sur un lit de camp et le lieutenant avait une bonne provision de whisky et de cigares.

— J’ai organisé, — me dit l’officier, — un petit service de renseignements. Ce sont les Indiens de la montagne qui m’apportent les nouvelles. Je n’en ai pas encore eu de l’expédition de votre ami. Mais cela ne tardera pas. Attendez avant de vous remettre en route.

J’étais trop impatient de rejoindre Carvès et de connaître les premiers résultats de sa prospection pour accepter les offres cordiales du teniente. Je lui exposai les hypothèses de mon ami sur les mines abandonnées et les anciens temples, et bien qu’il parût sceptique quant à la réalité des trésors, il reconnaissait toutefois que la tradition indienne s’accordait avec l’hypothèse de Carvès.

Je le pressai de nous fournir une escorte.

— Eh bien ! je vous accompagnerai moi-même — dit-il. — Je connais le plateau de Cundinamarca. Je confierai le fortin à mon adjudant ; le pays est calme, ces jours-ci.

Notre petite colonne ne tarda pas à trouver de nouvelles traces du passage de Carvès. A quelques heures de marche du fortin, à l’ouest, mon ami avait campé. De là, des traces toutes récentes indiquaient que Carvès avait continué tout droit vers la crête, le versant devenant de moins en moins abrupt.

Les vestiges du dernier campement, nous les découvrîmes sur un haut plateau muré par des falaises à pic qui barraient complètement le passage. Une sorte de couloir s’ouvrait cependant dans cette muraille, mais il était obstrué par d’énormes éboulis.

Les traces fraîches contournaient la ceinture de falaises pendant un long parcours, puis comme si l’espoir avait été perdu de trouver une autre issue, les traces revenaient jusqu’au lieu du campement. Le sol était piétiné : une troupe avait fait là un assez long séjour.

Le haut plateau était désert.

En dehors des vestiges du camp, pas la moindre trace de vie. Pas un bruit ne troublait le silence des altitudes.

La nuit tombait.

— Ces traces ne continuent pas, dit le teniente. Elles aboutissent ici, sur ce plateau et ne redescendent pas. Les hommes qui ont campé se seraient donc enfoncés dans la terre ou envolés dans le ciel ! Il faut suivre ce couloir !

Ce n’est qu’au prix de mille difficultés que nous pûmes franchir la barrière rocheuse qui en interceptait l’entrée.

Il fallut employer des crampons, des cordes. Derrière cet éboulis, résultat sans doute d’une ancienne avalanche, une faille étroite permettant à peine le passage d’un homme chargé s’ouvrait dans une falaise schisteuse. C’était un second couloir, mais moins large que le premier et qui s’enfonçait dans l’intérieur de la falaise, selon un plan assez incliné. Une bande de ciel bleu cru joignait les deux parois. Le lieutenant Armilla en tête, suivi de Pablo, de moi et d’une dizaine d’hommes, pénétra dans la faille. Brusquement le couloir tournait et s’enfonçait sous une voûte. Il fallut allumer des torches. La paroi luisait d’une teinte pourpre, sous les flammes oscillantes, et des étincelles s’allumaient dans l’ombre, comme si le rocher eût été incrusté de paillettes d’or. Le passage était des plus étroits, parfois de pente très rapide. Nous étions déjà descendus en profondeur d’une centaine de mètres, quand Armilla s’arrêta : toute la colonne fit halte dans le boyau.

Une odeur de salpêtre nous saisit à la gorge…

Ici s’était terminée l’expédition de Jérôme Carvès, prospecteur.

....... .......... ...

Il survivait.

Il rouvrit les yeux, dans la chambrette du blockhaus, étendu sur le lit de camp. Et il sourit. Il pouvait encore sourire.

Voici l’aventure qu’il nous conta, le jour où il fuma son premier cigare — fameux, les cigares du teniente Armilla ! — particulièrement fameux pour quelqu’un qui revenait de loin…

Carvès avait quitté le Placer de la Désolation avec une vingtaine d’hommes. Le cinquième jour de marche, comme ils allaient commencer l’ascension, un petit groupe de sept ou huit mineurs demanda à se séparer et à regagner Puerto-Leon. Carvès consentit et régla leur part. Il demeura donc avec une douzaine d’hommes, dont José le Basque, qui déclara à Carvès :

«  — Patron ! Je ne crois pas beaucoup à votre Eldorado ; à mon avis, il n’y a pas beaucoup de bon dans tout cela. Mais votre geste me plaît et je vous suis.

« La montée, — dit Carvès, — s’accomplit à merveille, sans grande fatigue. L’air de la montagne vivifiait les hommes épuisés par un long séjour dans la forêt. Parvenus sur le haut plateau, je reconnus le couloir signalé dans le rapport Grünenhaus. Le professeur de Bonn n’avait pu franchir ces formidables éboulis et avait réservé cette tâche pour plus tard. Le destin ne lui permit pas de l’accomplir. L’obstacle était d’importance. Nous perdîmes beaucoup de temps à vouloir le contourner ; mais un à-pic de plusieurs centaines de mètres rend le détour impossible. C’est à cette perte de temps que je dois la vie, puisqu’elle vous a permis d’arriver assez tôt.

« On franchit à grand’peine la première barrière ; on suivit la faille, le labyrinthe. Les hommes étaient saisis d’une crainte vague, grognaient qu’on faisait là un drôle de « business ». Toutefois l’aspect des parois schisteuses pailletées leur donnait à espérer qu’on était dans un terrain aurifère. Ils ne savaient pas où je les conduisais, mais j’avais convaincu José Yrribaren, et les autres marchèrent de confiance. Nous fûmes obligés de déblayer le couloir tortueux, encombré par les débris de parois qui s’effritaient perpétuellement.

« Au bout de trois jours d’un travail de taupe, à la lueur des torches, nous découvrions une ouverture étroite et basse par où filtrait un filet de jour.

« Je passai le premier. Je pénétrai ainsi en rampant dans une crypte faiblement éclairée par une fente dans la paroi rocheuse. Les hommes rampaient à ma suite.

« Quand nous nous relevâmes, agitant nos torches, ce fut un éblouissement :

« De l’or ! L’or palpitait de toutes parts. Des formes étranges, monstrueuses, se dessinaient.

« Les parois de la crypte semblaient revêtues d’or. D’énormes architraves d’or s’arc-boutaient sur des chapiteaux d’or. Des dieux aux mufles de bêtes, s’accroupissaient dans les niches, et les reflets de ma torche saignaient sur leurs cuisses d’or. Des oiseaux à tête humaine ; des serpents enlacés, des buffles mitrés et ornés de bandelettes ; de hautes urnes, des bassins, des boucliers, des armes ; un sable d’or recouvrait le sol, et toutes ces formes confuses, palpitantes de reflets, émergeaient peu à peu de l’ombre. L’or frémissait dans l’ombre comme des coulées d’astres dans l’eau noire. Etait-ce un rêve ? La même hallucination nous hantait tous et nous n’osions bouger de crainte que toute cette richesse ne s’évanouît.

« Et puis, comme si une ombre s’était déroulée de la voûte, les reflets s’éteignirent et la fantasmagorie cessa. Les parois m’apparurent de roche nue et sanglante. Les monstres et les dieux, les armes, tout ce décor d’un temple barbare et mystérieux s’évanouit. Il ne restait plus que des cavités de pierre, des blocs de rochers épars auxquels les ombres projetées par nos torches donnaient encore des formes fantastiques. Il n’y avait là que des pierres.

« En route, — dis-je à José, — l’endroit n’est pas sûr. Ne restons pas là. J’ai peur d’un éboulement à cause de la nature des roches. Nous reviendrons avec des matériaux et de l’outillage…

« Mais les hommes ne voulaient pas être le jouet d’un mensonge.

«  — Il y a de l’or, — hurlèrent-ils, — de l’or ! de l’or ! — et ils plongeaient leurs mains dans ce sable qui tout à l’heure rutilait à leurs pieds. Certains brandissaient des cailloux incrustés de paillettes et braillaient :

«  — De l’or ! des pépites ! »

« Ce fut un délire. Ils bondissaient dans l’ombre, secouant les torches dégouttant de résine enflammée.

« Hallucinés, ils s’enivraient de cette fortune illusoire. Il eût été grave de les détromper. J’avais ramassé un de ces cailloux et j’avais pu constater qu’il n’y avait pas la moindre trace d’or et qu’il s’agissait seulement de micaschistes sans valeur. Mais ces hommes étaient ivres, et pourquoi les aurais-je tirés de leur ivresse ?

« Rien dans mon attitude ne pouvait trahir ma pensée.

« Une frénésie s’était emparée des mineurs. Le pouvoir hallucinant de cette crypte était tel qu’ils se ruaient sur les parois de mica et qu’ils s’ensanglantaient les mains. L’un d’eux saisit une pioche et se mit à frapper à tour de bras un gros bloc de rocher. L’halluciné n’eut pas d’ailleurs grand effort à faire. Au premier coup, le bloc s’écroulait, renversant l’homme.

«  — Nom de Dieu ! — hurla José. — Cette brute a bouché l’ouverture.

La roche dans sa chute avait fermé hermétiquement l’espèce de chatière par laquelle nous nous étions faufilés. Nous étions pris à la trappe, murés.

«  — Nous sommes enterrés, hurlèrent des voix affolées.

« Dans leur ruée, ils se brûlaient avec les torches, les jetaient à terre, les piétinaient. L’obscurité de la crypte devint plus épaisse, funèbre. L’or ne miroitait plus maintenant. Nul ne se souciait du blessé qui râlait.

« La catastrophe frappait ces hommes en pleine folie, en pleine illusion. Ils ne savaient plus à quoi ils tenaient davantage, à la vie ou à cet or qu’ils croyaient posséder enfin. Les plus insensés enfouissaient des cailloux dans leurs sacs, dans leurs besace, pensant d’abord à mettre leur butin à l’abri. D’autres se précipitaient, désespérés, la sueur au front, mais cette masse, si aisément décrochée, ne bougeait plus, et cent hommes n’en seraient pas venus à bout.

« Le Basque me dit :

«  — Il n’y a plus d’issue possible.

«  — Ici, — indiquai-je en désignant la fente par laquelle venait le jour.

«  — Un à-pic, 800 mètres peut-être au-dessus du sol.

« Nous nous regardâmes sans parler.

«  — Et il n’y a pas un atome d’or ici, — murmura José, — pas une once. Sont-ils fous ? Du schiste, du mica. N’allez-vous pas le leur dire ?

«  — Non, dis-je. — A quoi bon ? S’ils doivent mourir ici, mieux vaut que ce soit avec leur illusion.

« Le Basque, la tête baissée, rejoignit le groupe de mineurs qui s’épuisaient, s’acharnant autour du bloc de rocher.

«  — Rien à faire, — dirent-ils. — Nous sommes enterrés.

« Les fous qui s’attardaient encore à ramasser des cailloux dorés se rapprochèrent.

«  — Enterrés… Murés vivants, — dirent-ils. — Murés !

«  — On va mourir de faim et de soif, fit une voix.

«  — Qui nous a conduits ici ? — demanda une autre.

«  — Lui !

« Et ils me montraient du doigt. J’étais accoudé près de cette étroite fente par où venait un peu d’air respirable. Je roulais une cigarette.

«  — Assassin ! — cria quelqu’un.

«  — Menteur ! Misérable ! Depuis le temps qu’il nous traîne à sa suite…

«  — De quoi vous plaignez-vous, — criai-je ! — Vous le tenez, votre Eldorado !

«  — A mort ! hurlèrent plusieurs voix.

« Le Basque se dressa devant moi, tourné vers ces brutes.

«  — Imbéciles ! Cet homme n’est-il pas avec vous ?

«  — C’est vrai, — grogna quelqu’un.

«  — Rien n’est perdu, — dit le Basque. — Nous allons pratiquer des sondages dans la paroi. Nous trouverons une issue. Au travail !

« Les sondages furent vains… Titubants comme un bétail aveugle, les hommes se couchèrent. Quelques-uns fumaient. Une odeur d’alcool traîna dans l’ombre. Nous étions douze hommes, douze rats pris au piège, à la trappe. Rien à faire qu’à se briser la tête contre les murs. Demain, ces hommes ivres de désespoir s’entr’égorgeraient.

« Les dernières torches s’éteignaient. Bientôt nous serions à court de lumière. L’agonie commençait.

« Un homme pris de folie, hurla. Un malheureux rôdait le long de la paroi et la flairait, comme un chien, dans un terrier.

« Je mis mon visage à l’étroite fente du rocher. Des étoiles palpitaient dans le chaos.

« Il n’y avait plus qu’une torche.

« Des mineurs avaient bu. Ils dormaient, en dépit de tout, assommés.

«  — Voleur ! — hurla une voix.

« Dans la pénombre une lutte, des coups étouffés, des lueurs d’acier. Le Basque sépara deux acharnés. L’un accusait l’autre d’avoir volé son or pendant son sommeil…

«  — Imbéciles ! Idiots ! — cria le Basque d’une voix tonnante, — il n’y a pas d’or ici, pas une once d’or ! Des cailloux seulement, des cailloux et de la terre pour vous ensevelir, vous m’entendez !

« Les rares dormeurs se réveillèrent.

«  — Pas d’or ! pas d’or !

«  — Ce n’est pas vrai ! C’est de l’or ! Il ment…, on nous trompe. Et c’est notre or, à nous ! On veut nous le prendre !… A mort !… Crevons-les ! Crevons le Basque !

« Des voix furieuses se heurtaient sous la voûte ; des poings se tendaient : des yeux brillaient dans la pénombre.

«  — Fou ! — murmurai-je au Basque. — Ils vont nous massacrer.

« Un grand Anglais surnommé le Mineur, émergea dans la lumière fumeuse. Sa silhouette allongeait une ombre de moulin à vent, sous la faible clarté de la torche.

«  — Dynamite ! — dit-il très calme. — J’ai ce qu’il faut.

« Le mot redressa tous les hommes.

«  — Et pourquoi pas ? fit enfin une voix.

«  — S’il n’y a pas d’autre moyen ! — dit une autre.

«  — La dynamite, la dynamite, — crièrent plusieurs forcenés… — Et qu’on emporte notre or, vivement… A mort ceux qui veulent nous faire crever là-dedans, comme des rats !

« La proposition de l’ivrogne trouva l’unanimité. Il avait raison, cet homme-là. L’opération pouvait réussir ! En somme elle a réussi pour moi !

« … Mais diable ! les vingt secondes du Bickford !… »

Et Carvès contemple curieusement la braise de son cigare à demi consumé.

XV
FUMÉES SUR L’OCÉAN

— Elle t’aimait ! — lui dis-je.

Mais Carvès ne répondit pas et souffla une bouffée de tabac. Nous étions accoudés, lui et moi, au bastingage du long-courrier qui nous ramenait en France. Le navire arrivait en vue de Puerto-Leon, où il devait relâcher quelques heures.

Carvès s’était promptement rétabli. En quelques jours, il avait été en état de se lever, et de faire la partie de notre jovial teniente, un enragé joueur d’écarté. Pour un homme qui avait vu ses compagnons et sa fortune ensevelis dans un tel cataclysme, il ne se portait vraiment pas mal. Il souhaitait quitter le fortin le plus tôt possible et rentrer en France. Cette affaire de l’Eldorado ne l’intéressait plus. Non pas que ce fût une affaire absolument ratée. Plusieurs centaines de kilomètres parcourus en des régions inexplorées, des notes géographiques et minéralogiques, la découverte de gisements aurifères, médiocres il est vrai, mais pas négligeables, tout cela témoignait de son courage et de sa bonne volonté. Il avait fait son métier de prospecteur consciencieusement. On n’avait rien à lui reprocher. Mais il avait envie de changer d’air. Ces histoires de mines d’or sont toujours décevantes, et ce n’est pas là qu’il faut chercher la fortune. Il songeait à des entreprises autrement profitables et justement il avait une idée : pendant mon séjour à Bornéo…

J’étais stupéfait de la transformation brusque et radicale qui s’était opérée en Jérôme. Le mysticisme ou l’illuminisme de mon ami s’était volatilisé sous la dynamite. Je n’avais plus devant moi l’apôtre exalté du mensonge, l’homme qui nous avait entraînés derrière son mirage et qui laissait derrière lui quelques cadavres dispersés. J’étais en présence d’un homme d’affaires froid, précis, qui supputait les chances d’une combinaison, jonglait avec des noms et des chiffres et d’un revers de main écartait dédaigneusement les hypothèses fantaisistes sur lesquelles il avait placé ses espoirs, et l’argent de la Compagnie. Le placer ! la Toison d’or ! l’Eldorado ! Des spéculations médiocres, indignes de passionner plus longtemps un homme d’envergure, bonnes tout au plus pour des salariés, des gens sans ambition. Non. Non, il ne regrettait pas d’être venu à Puerto-Leon, d’avoir trimé dans la brousse et de pouvoir envoyer à l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T., à défaut de millions en pépites, un rapport qui ferait sensation à bien des égards. Il y aurait toujours assez de gogos de par le monde pour vider leur bourse aux guichets de la rue Saint-Lazare. Mais, lui, Carvès, avait rempli sa mission ! Il rentrait, mon Dieu, les poches vides, tout juste payé de ses frais et de sa peine et sûr de trouver autre chose, ailleurs !

Pas une fois il ne fit allusion à ses enthousiasmes de jadis, à la foi qui l’avait illuminé et qu’un soir de détresse il avait su me faire partager. Pas un souvenir pour ceux qu’il abandonnait là-bas. Aucune de ces vies qu’il avait sacrifiées ne lui semblait digne de mémoire. Egoïstement, férocement, il absorbait en lui leur destin anonyme. Poussière, vile poussière d’hommes bonne à être foulée, dispersée à tous les vents.

Mais tout en l’écoutant, assis à son chevet ou sous la véranda de feuillage artistement disposée par le teniente, pendant les longs après-midi dont le vent des « llanos » fleurant les pâturages infinis venait tempérer l’ardeur, tout en l’écoutant, lui, Jérôme Carvès, mon amitié s’effritait doucement, pareille à ces roches usées qui s’étaient écroulées sur le trésor imaginaire. Non il n’était plus là, l’ami aux paroles vibrantes, l’ami du « gour », l’ensorceleur. Et je ne reconnaissais plus sa voix.

On pouvait passionnément aimer cet homme ; on pouvait lui sacrifier sa vie, son honneur ou sa fortune ; il n’avait pas un regard pour l’atome qui n’entrait plus dans ses combinaisons. Ce fut pour moi une cruelle révélation. Il m’apparut évident que Carvès n’était aucunement susceptible de passion, si ce n’est pour une idée. Il se lassait des idées un peu moins vite que des êtres, mais, la satiété survenue, l’idée qui l’avait enivré, qui lui avait inspiré des mots sublimes et des gestes héroïques, devenait pour lui un peu moins qu’un rêve ridicule, à demi oublié au réveil. Et si on le ramenait à cette idée anciennement chérie, ou bien il éclatait de rire, ou bien il s’acharnait sur elle avec la férocité d’un amant haineux pour une maîtresse qui s’obstine. Je me rappelais les mots qu’il avait prononcés un soir au bord du fleuve : « Il faut crever une idée comme un cheval, puis en enfourcher une autre. La vie, c’est une course. »

Et nous fîmes nos préparatifs de départ.

Carvès proposa à Pablo de nous suivre. L’Indien refusa. Carvès lui offrit de l’argent. Mais il écarta les billets. Il montra du doigt une de nos carabines et son visage s’éclaira quand je la lui tendis.

— Moi partir, — dit-il. — Moi revenir au village.

Il fit un signe de la main et nous le vîmes longtemps descendre le versant de la montagne, à grands pas souples, sans hâte. Il ne se retourna pas.

Le brave teniente fit amener d’un corral trois chevaux, emplit de cigares les fontes de nos selles et nous accompagna jusqu’à la frontière vénézuélienne. Nous gagnâmes ensuite San Fernando. Ce fut un long et pénible voyage.

A San Fernando, nous nous rendîmes chez l’agent de l’A.A. M. T.nbsp ;M.A. M. T.nbsp ;T. où nous trouvâmes du courrier. La Compagnie encourageait Carvès à continuer ses recherches, estimait les premiers résultats satisfaisants, annonçait un envoi de fonds. A la grande surprise de l’agent, Carvès annonça sa volonté de revenir en France.

Puis nous descendîmes l’Orénoque à bord d’un bateau à roues, chargé de bœufs. Pendant une semaine nous contemplâmes les mornes étendues de l’estuaire, dont les boues roulent vers l’Océan, sous un ciel aveuglant et cotonneux. Le fleuve élargissait chaque jour sa lente poussée et les rivages devinrent invisibles. C’était autour de nous une vaste étendue d’eau jaunâtre qui se confondait avec le ciel, alourdie par les alluvions des forêts et des plaines sur qui le géant depuis des siècles et des siècles prélevait son tribut. Et le fleuve chargé de dépouilles pénétrait entre les longues houles océaniques, refoulait patiemment les lames et les courants, mêlait ses flots bourbeux aux ondes salées et glauques qu’il teintait d’ocre et de violets putréfiés.

Une matière en genèse, sous la coupole torride et voilée du ciel, un clapotis de courtes vagues, terribles aux yeux, une nappe jaune, marbrée de flaques huileuses, noirâtres, irisées comme si l’on avait renversé des tonneaux d’essences chimiques, crevant d’énormes bulles d’air, gonflée de fermentations, creusée de remous, substance amorphe, ni eau, ni vase, épaisse et chaude, ridée par le sillage des squales, matrices en travail dans une monstrueuse étuve.

A Georgetown, nous attendîmes le passage d’un long-courrier.

Penchés au-dessus de la mer redevenue limpide, le visage rafraîchi par la brise qui souffle de l’avant, nous regardions maintenant surgir au-dessus des eaux les pics rocheux et sanglants de Puerto-Leon où notre vaisseau ferait escale tout à l’heure.

— Oui, — dit Carvès, le menton appuyé sur ses paumes, — je devine ce que tu penses. Depuis notre départ, tu me reproches secrètement de ne pas m’attendrir, de ne pas jeter sur le passé un regard romantique, de ne pas me plaire dans cette misérable délectation de la pitié, qui est bien la plus égoïste volupté inventée par les hommes. Impossible, mon vieux. Le passé n’a pas d’attrait pour moi. Le passé, c’est de la cendre. Laissez les morts ensevelir les morts. A chacun son destin.

Et, le regard fixé sur la longue chevelure de fumée qui traîne à l’arrière du navire et peu à peu se disperse, dans la transparence du ciel :

— Oui, chacun a son destin et accomplit les gestes de la nécessité. A quoi bon s’attarder sur les causes et les conséquences de nos actes ? Nous ne sommes pas des instruments aveugles. Ce que nous appelons le bien, le mal, le bonheur, la souffrance, l’amour, la haine ne laisse pas plus de trace dans le monde que la fumée de ce navire n’en laissera sur l’Océan. Alors à quoi bon s’apitoyer, moraliser, regretter ?

« La voilà, la vérité, mon vieux. Il y a longtemps que je l’ai regardée en face…

« Et je lui ai préféré le mensonge. Je sais que toute action est illusoire, et pourtant j’agis sans répit, sans cesse. Je sais la vanité de mon destin, mais cette certitude s’éclipse devant l’illusion. Je ne veux que regarder devant moi… et encore pas trop loin. Mais en tout cas, pas en arrière, pour voir s’effacer les fumées !

« Il me suffit de savoir que le terme final de la course est une cabriole dans le néant. Je ne veux pas que cette vérité rende la course moins enivrante. Un but franchi, j’en crée un autre. Pas de halte pour réfléchir, sinon l’homme est perdu. Le désespoir le guette pour sauter en selle derrière lui. Mais moi je vais plus vite. Dès qu’à travers le mensonge éblouissant, j’aperçois le blême visage de la vérité, néant, vanité de toute chose, de toute mon énergie je suscite un autre fantôme.

« Et toi, ami, pourquoi me tires-tu en arrière et veux-tu m’empêcher de continuer ma route ? Ne comprends-tu pas que si je tournais la tête, il me viendrait peut-être envie de m’asseoir au bord du fossé et de mâcher des cendres comme toi !

— Est-ce bien toi, — répondis-je, — qui jadis, me disais : « Il faut regarder la vie à hauteur d’homme » ? Ton inquiétude te harcèle sans cesse vers l’avenir, vers de nouveaux et d’incessants mirages : c’est un démon qui te fouette et ne te laisse pas souffler, pour contempler la vie, pour aimer les hommes. Tu ignores la sympathie et la pitié.

— Le bel avantage, — murmura-t-il, en haussant les épaules comme si cette conversation l’ennuyait. — Tiens, — ajouta-t-il, — dans une demi-heure, nous serons mouillés dans la baie de Puerto-Leon. Il vaut mieux ne pas descendre à terre. J’ai câblé à notre ancien comptable de venir à bord.

Les Andes se dressaient maintenant devant nous, embrasées par la lumière d’un soleil déjà déclinant. Le long du rivage, les vagues se brisaient, leur écume couronnée d’arcs-en-ciel. Nous doublâmes la pointe que domine le sémaphore : l’ancre plongea avec un grincement de câbles et de ferrailles à peu près au milieu de la baie.

La même désolation pesait sur cette baie, dont les eaux miroitaient sous les rayons obliques, sur la plage où s’agriffaient les cactus, les cocotiers et les palmiers ; sur les maisons tassées au pied des monts. Le port était à peu près désert. Un charbonnier couleur de rouille fumait à grosses bouffées ; trois voiliers balançaient lentement leurs mâts nus ; du linge éblouissant séchait sur leurs ponts. Pas un souffle. La sirène déchira le silence rouge et la baie, ceinturée de roches, vibra. Des chalutiers s’approchèrent pareils à de gros insectes aquatiques ; le canot de la Santé, quelques pirogues, accouraient. Ce furent des cris, des jurons, des coups de sifflet, l’envahissement du pont par des mulâtres vêtus de blanc, des vendeurs de bananes et de cocos.

Nous vînmes à la coupée au devant de M. Napoléon Garbure, l’ancien comptable des Sampietri que nous avions employé au bureau du placer.

Ensemble, nous entrâmes au bar. D’une voix de phonographe, M. Napoléon Garbure nous exposa la situation à Puerto-Leon. Elle avait empiré depuis notre départ. La maison Sampietri en s’écroulant avait entraîné la ruine du petit port. C’est à peine si quelques voiliers venaient prendre livraison de cacao ou de bois de rose, ou tout simplement renouveler leur provision d’eau. Le bateau qui nous amenait était le premier apparu depuis deux mois. L’appontement était en ruines et le gouvernement ne se préoccupait pas de le restaurer. Les Etats-Unis avaient rappelé leur ministre. Il n’y avait plus aucune sécurité pour l’étranger. Le général Diaz et ses acolytes ne se souciaient guère que de leur crapuleuse bombance. Les terres et tous les biens de Manera avaient été séquestrés au profit du Trésor.

Des entrepôts et magasins du vieil Antonio, il ne restait plus qu’un amas de décombres très fréquenté par les charognards. De ce qui avait été un organisme vivant, un négoce actif et prospère, une vie d’homme, il ne restait que des madriers pourris, des barriques éventrées et la vieille pancarte à demi effacée : Sampietri et fils. Bientôt, après les pluies torrentielles, il ne resterait plus rien du Corse et de son œuvre, rien qu’un peu de boue et de poussière.

Si, il restait encore quelque chose. Le « Saloon » dont l’avare tirait jadis de bons revenus, était encore debout et fréquenté par tous les mauvais gars du pays, aventuriers en mal de placers, spéculateurs véreux, marins sans navire, négriers et traitants de tous ports, épaves que le Sud-Atlantique rejetait périodiquement sur ce rivage désolé. Et la vieille Teresa Sampietri, assise au comptoir, à demi folle depuis l’assassinat de son époux, présidait aux saouleries et aux rixes des joueurs, toute seule dans ce bouge, dodelinant de la tête sur sa vaste poitrine, jusqu’au jour où quelque client matinal la trouverait, le visage bleui, le nez sur son tiroir fracturé.

Des marins prétendaient avoir rencontré la Mariquita et le capitaine Cupidon cinglant vers les Barbades. Du cirque naturellement il ne restait plus rien. Le subtil M. Wang, s’était, paraît-il, rendu, sans que l’on sût par quels moyens — il avait conservé cet extraordinaire pouvoir de se matérialiser à l’improviste d’un lieu à un autre — à l’île Margarita pour y installer une pêcherie de perles.

Et c’était tout. Dommage que M. Carvès ne soit pas resté un peu à Puerto-Leon ! Peut-être aurait-il animé ce pays, stimulé le trafic ! Il y avait tout de même quelque chose à faire…

— Et pourquoi ne le faites-vous pas, ce quelque chose ? — interrompit brusquement Carvès.

— Oh ! moi, — fit l’homme, en haussant les épaules, — il y a bien longtemps que j’ai renoncé.

Et il vida son cocktail d’un trait, fit claquer sa langue. Une onde de sang colora une seconde la cire morte de sa face.

— L’alcool, — éructa-t-il, épanoui, — il n’y a encore que ça pour tenir, à la colonie ! A votre santé !

Un steward parcourait le pont à grands pas, agitait la cloche du départ. Le bord expulsait M. Napoléon Garbure et tous ceux que leur sort attachait à ce port taciturne, écrasé par les montagnes, sous un ciel gonflé d’un perpétuel orage ; ceux qui n’avaient pas comme nous le bonheur de partir. — Les chalutiers, leur déchargement achevé, s’éloignaient, dépassés par les pirogues dont les rameurs aux torses nus luisaient — ébène et cuivre — face au couchant.

Au moment où M. Napoléon Garbure mettait le pied sur la passerelle, Carvès, discrètement, lui glissa un billet dans la main. L’ancien comptable fit une profonde courbette, manqua de dégringoler et rentra dans ce néant où tourbillonnent des milliers et des milliers de visages, entrevus un instant dans les rues, les trains, sur les ports, chaque jour de notre vie, flot qui s’écoule sans trêve, sortant de l’inconnu pour rentrer dans l’oubli, et dont nous-mêmes ne sommes qu’une vague, une toute petite vague bousculée par les autres.

Entre deux piliers de nuages, supportant la voûte irradiée du ciel, un soleil rapide sombrait. La ligne d’horizon se courbait, nette, tranchante comme un cimeterre. Quand le dieu toucha l’Océan la lame siffla dans un grand souffle et l’astre partagé versa sur les flots un sang fumeux. Comme pour saluer ce sacrifice, la sirène hurla par trois fois. Nous quittions le port.

La brise du large gémissait dans les cordages. Les eaux s’ouvraient sous l’étrave, moirées de rose et de vert, pareilles à des soieries de Chine. Du nord, de l’est et du sud, la nuit poussait ses masses violettes, cernant une île d’émeraude. A l’ouest s’empourprait l’agonie du dieu. Une clameur s’élevait du chaos. Parmi ces voix déchaînées, patient, régulier, au rythme inlassable des bielles, battait le cœur du navire.

Debout à l’arrière, Carvès s’inclinait, sa silhouette voûtée sur l’embrasement vespéral. Son regard ne se détachait pas du panache vomi par les cheminées. La fumée avait pris la couleur du couchant. La brise la tordait, la nouait, la dénouait comme une chevelure de Bacchante, puis, quand elle avait bien joué avec les boucles rompues, elle les dispersait, d’un souffle brutal, et les tresses s’effilochaient en longs fils soyeux, sur la trame d’or crépusculaire, en broderies, puis en arabesques de plus en plus ténues, bientôt évanouies entre le ciel impassible et la mer indifférente.

Fumées ! Fumées sur l’Océan !

ÉPILOGUE BREF

Des années et des années plus tard.

Sur le pont d’un grand paquebot, roulé dans d’épaisses couvertures, un homme décharné, jaune, au nez busqué, au front vaste et nu. Ses mains, ridées de grosses veines vertes, pianotent sur les bras de la chaise-longue. Il tousse. Des quintes le cassent en deux. C’est Carvès, Carvès vieilli. Ses yeux sont restés les mêmes, aussi ardents.

Carvès a oublié. Carvès oublie toujours. Il vit dans le présent. Il est pareil à un vautour qui plane fixant sa proie, fonce sur elle, l’emporte dans ses serres… et recommence. Le collégien qui cherchait le trésor est devenu l’homme de proie, le brasseur d’affaires, celui dont le nom aux deux syllabes brèves a résonné sur tous les marchés du monde.

Carvès est malade ; mais ses nerfs sont à toute épreuve. Vivre, pour lui, c’est agir sans cesse. Un désir réalisé, un autre désir succède, aussi farouche. Sa vie n’est qu’une course ; un but atteint, il en crée un autre, plus loin, immédiatement.

Carvès ne sera jamais las. La mort seule pourra le coucher dans le repos. Apaisera-t-elle cette âme avide ? Je ne sais. Personne ne sait.

Son destin est d’engluer les hommes. Dans la jungle des affaires, il glisse de son pas souple, magicien, charlatan, suscitant des mirages dorés et vidant des portefeuilles. C’est le grand maître de l’illusion. Il parle, et voici surgir des villes ceintes de cheminées plus hautes que les tours féodales, des canaux où glissent des chalands, des mines embrasées de diamants, des champs de cannes ondulant sous le vent de mer ; il capte les parfums de la forêt, entasse la richesse du monde sur des flottes aux voiles déployées, encombre les ports, fait rouler des milliers de tonneaux sur les docks, empile des murailles de ballots et de sacs, et de cette corne d’abondance inépuisable qui est son imagination, coule à longs flots pour celui qui l’écoute la liqueur bénie du mensonge.

Mais la substance impalpable des songes peut se transformer en valeurs plus réelles ; et c’est l’art du magicien.

Peut-être avez-vous entendu parler de ces glorieuses épopées de notre âge financier, le Tanganyka Railroad, la voie ferrée du Grand Chaka, les cocotiers de Minikoi, les diamants du Mahintale ! Combien de chercheurs de Chanaan se sont embarqués confiants dans les assertions des superbes affiches dont s’ornaient par les soins du magicien toutes les agences maritimes. Mais Carvès ne payait plus de sa personne. Le jour où il découvrit la puissance du bluff, il découvrit aussi l’inutilité des voyages et des expéditions lointaines. L’épisode de Puerto-Leon est la partie héroïque de sa vie et, je dois dire, la plus honorable. Il est unique : une aventure de jeunesse.

Carvès est resté le joueur ; mais l’apologiste du risque ne risque plus sa vie aussi aisément qu’autrefois. L’or coule entre ses doigts. Tel le sourcier de sa baguette de coudrier décèle l’eau vive sous la terre, Carvès sait faire jaillir l’argent de ses retraites cachées. Le trésor jadis cherché dans le « gour » souterrain, ou au fond des forêts tropicales, Carvès sait maintenant qu’il n’est pas besoin de courir le monde pour le trouver, et qu’il est là à portée de la main, dans la sottise et la cupidité des hommes. Sans doute prend-il à cette exploitation plus de jouissance qu’à celle du Placer de la Désolation ? Mais il nourrit la même indifférence pour ses victimes et se plaît à jouer avec elles jusqu’au « couac » final. Le chat et la souris, telle est son image favorite. Carvès est un grand félin : il rôde sans bruit sur ses pattes de velours, à travers les bourses, les banques et les ports. Et tant pis pour qui ne sent pas la griffe et se laisse prendre aux yeux piqués d’or. — Léger comme le chat, il retombe toujours sur ses pieds. Aimant le mensonge pour lui-même — et non l’argent — il sort, souriant et dispos des pires catastrophes. Des « Krachs » scandaleux qui firent couler bien des larmes et enflèrent la statistique des morts volontaires ne l’attristent point. — Sur la corde raide de ses combinaisons, de ses projets, de ses mensonges, Carvès danse et dansera toujours pour l’ébahissement des badauds.

Sur quoi repose son crédit ?

Sur rien et sur tout, sur la facilité qu’ont les hommes de se duper eux-mêmes ; sur un tout petit mot si expressif, le « Bluff ».

Prenez une paille et de l’eau de savon. Soufflez : la belle bulle irisée d’arc-en-ciel ! Soufflez encore : elle s’enfle et se dore de plus belle. Soufflez plus fort : elle est ronde comme la sphère terrestre, elle englobe tous les mythes, les légendes, l’histoire et les histoires, les rêves d’aventure et d’amour qui à travers les âges ont enchanté et dupé les hommes ; elle enferme dans son écorce transparente et ténue, tous les mensonges, tous les mirages, toutes les chimères indispensables aux hommes.

Soufflez une fois de plus… Pfuit ! — une goutte d’eau trouble dans le creux de la main.

— Du bluff !

Ainsi m’apparaît la vie et la fortune de Jérôme Carvès à moi qui ne reprendrai plus la route de Chanaan.

Et pourtant !…

Seigneur — que vous soyez l’incohérent arbitre de nos destinées ou seulement la confuse aspiration de nos âmes — vous avez mis dans le cœur humain deux forces douloureusement opposées : l’esprit d’inquiétude et le besoin de repos. Après avoir dirigé mes courses inutiles à travers la diversité des pays et des peuples, évoquant les prestiges de l’amitié, de l’amour ou de la fortune, vous avez retiré l’aiguillon et me voici échoué dans cette rade paisible, comme un vieux navire qui ne veut plus reprendre la mer. Seigneur ! soyez loué pour l’inquiétude et soyez loué pour la paix.

Mon feu s’est éteint dans l’âtre, l’aigre brise matinale me souffle au visage une bouffée de cendres.

Mais tout à l’heure, le soleil d’octobre rougira une fois de plus la cime de mes châtaigniers et de mon humble domaine ; moi, voyageur lassé n’attendant plus que le suprême départ, je vous louerai, Seigneur, d’avoir fait à la vie un visage éternellement nouveau.

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Première partie
LE MIRAGE
I.
Les Forains de l’Océan
II
Jérôme Carvès, prospecteur
III
Un conquistador
IV
Puerto-Leon
V
Deux hommes sur la piste
Deuxième partie
L’EXODE
VI
Sampietri et fils
VII
Brelan de rois
VIII
Un billet à ordre
IX
Le feu aux poudres
X
Le « rush »
Troisième partie
LA CONQUÊTE
XI
Le chant de l’oiseau
XII
Le placer tari
XIII
Letchy
XIV
De l’or, du sang, de la poussière
XV
Fumées sur l’océan
  Epilogue bref

Association Linotypique (Imp.), 23, rue Turgot, Paris.

ALBIN MICHEL, Éditeur, 22, Rue Huyghens, PARIS

  Vol.
ARNOUX (Alexandre)
Abisag 1
BARBUSSE (Henri)
L’Enfer 1
BENOIT (Pierre)
L’Atlantide (Grand Prix du Roman 1919) 1
Pour Don Carlos 1
Les Suppliantes (poèmes) 1
Le Lac Salé 1
BERGER (Marcel)
Les Dieux tremblent 1
BERNIER (Jean)
La Percée 1
BLANCHE (Jacques-Emile)
Tous des Anges 1
BOULENGER (Marcel)
Marguerite 1
BOYLESVE (René)
de l’Académie Française
Tu n’es plus rien 1
BRUNO-RUBY (J.)
L’Exemple de l’Abbé Jouve 1
CHADOURNE (Louis)
L’Inquiète Adolescence 1
CONSTANT (Jacques)
Quand le livre est fermé 1
CORTHIS (André)
Pour moi seule (Grand Prix du Roman 1920) 1
CROCIKIA (Edouard)
Le Roman du Chérif 1
DAIREAUX (Max)
Timon le Magnifique 1
DELARUE-MARDRUS (Lucie)
Toutoune et son Amour 1
DERENNES (Charles)
Vie de Grillon 1
DUMUR (Louis)
Nach Paris ! 1
Le Boucher de Verdun 1
DORGELÈS (Roland)
Les Croix de Bois (Prix Vie Heureuse 1919) 1
ELDER (Marc)
Thérèse ou la Bonne Education 1
Le Sang des Dieux 1
FORTHUNY (Pascal)
Le Vendeur d’Huile et la Reine de Beauté 1
Un Cœur… et des Ailes 1
Le Miracle des Pruniers en Fleurs 1
FRAPIÉ (Léon)
La Maternelle (Prix Goncourt) 1
GALOPIN (Arnould)
Les Poilus de la 9e 1
Sur le Front de Mer (Prix de l’Académie Française) 1
Les Gars de la Flotte 1
HARLOR (Th.)
Le Pot de Réséda 1
HIRSCH (Charles-Henry)
Le Tigre et Coquelicot 1
HENRIOT (Emile)
Valentin 1
JALOUX (Edmond)
(Grand Prix de littérature 1920)
L’Incertaine 1
KEYSER (Edouard de)
Le Baraka 1
LORRAIN (Jean)
La Maison Philibert 1
MAGRE (Maurice)
L’Appel de la Bête 1
MALHERBE (Henry)
La Flamme au Poing (Prix Goncourt 1917) 1
MEUNIER (Mario)
Pour s’asseoir au foyer de la Maison des Dieux 1
MIOMANDRE (Francis de) et SPARK (Tommy)
La Saison des Dupes 1
PELLERIN (Jean)
Le Copiste indiscret 1
Sous le Règne du débauché 1
PERNETTE-GILLE
Un Amour 1
PHILIPPE (Charles-Louis)
Bubu de Montparnasse 1
SCHNEIDER (Edouard)
L’Immaculée 1
Ariane, ma Sœur 1
t’SERSTEVENS (A.)
Les Sept parmi les Hommes 1
Un Apostolat 1
TRUC (Gonzague)
Tibériade 1
VALDAGNE (Pierre)
Ce bon M. Poulgris 1
VALMIGERE
Légendes de Provence et de Septimanie 1
VAN OFFEL (Horace)
L’Oiseau de Paradis 1
Nuits de Garde 1
Le Tatouage bleu 1
Le Don Juan ridicule 1
Suzanne et son Vieillard 1
L’Exaltation 1
VAUDOYER (Jean-Louis)
Les Papiers de Cléonthe 1
VILLETARD (Pierre)
(Grand Prix du Roman 1921)
M. et Mme Bille 1
Les Poupées se cassent (couronné par l’Académie française) 1
VINEUIL (Laurent)
L’Erreur 1
VOISINS (Gilbert de)
Le Mirage 1
WERTH (Léon)
Clavel Soldat 1
Clavel chez les Majors 1
Yvonne et Pijallet 1

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