The Project Gutenberg eBook of Job le prédestiné

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Title: Job le prédestiné

Author: Emile Baumann

Release date: April 13, 2023 [eBook #70538]

Language: French

Original publication: France: Bernard Grasset, 1922

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOB LE PRÉDESTINÉ ***

ÉMILE BAUMANN

JOB
le Prédestiné

PARIS
BERNARD GRASSET
61, Rue des Saints-Pères, 61

1922

DU MÊME AUTEUR :

Les grandes formes de la musique : l’œuvre de Camille Saint-Saëns (Ollendorff).

L’Immolé (Grasset).

La fosse aux lions (Grasset).

Trois villes saintes : Ars-en-Dombes, Saint-Jacques-de-Compostelle, Le Mont-Saint-Michel (Grasset).

Le baptême de Pauline Ardel (Grasset).

L’abbé Chevoleau, caporal au 90e d’infanterie (Perrin).

La paix du septième jour (Perrin).

Le fer sur l’enclume (Perrin).

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON IMPÉRIAL, NUMÉROTÉS DE 1 A 10 ; VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE VAN GELDER, NUMÉROTÉS DE 11 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 31 A 130 ; PLUS QUINZE EXEMPLAIRES H. C. TIRÉS SPÉCIALEMENT ET A LEUR NOM POUR LES MEMBRES DU JURY DU PRIX BALZAC.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1922.

A
MADEMOISELLE LOUISE READ

Son vieil ami,
E. B.

JOB LE PRÉDESTINÉ

I

— Ah ! Seigneur de Dieu, quel massacre !

Une longue voiture de déménagement attendait, au ras du trottoir, qu’on eût fini de la décharger, et l’un des trois hommes qui se passaient les fardeaux, butant contre la marche de la porte, venait de choir avec une corbeille pleine de vaisselle qu’il laissa chavirer de son épaule, en arrière, sur le pavé. Au fracas de l’accident, Mme Couaneau, la femme de service, courtaude et rebondie commère, dont le nez rabattu vers des lèvres trop rouges faisait songer à une perruche happant une cerise, s’était élancée hors de la maison et avait proféré cette clameur où sonnait plus d’emphase que de sérieux émoi.

Les doigts en sang, livide, l’homme tombé se releva, frotta ses yeux brouillés d’ivrogne et ses genoux cagneux qui tremblaient. En grognant, en bredouillant des jurons, il se mit à ramasser les débris des assiettes et des soupières ; il les rempilait dans la corbeille, sous de la paille, furieusement. Les deux autres, sans s’émouvoir, continuaient à besogner. Mais, debout sur la voiture, le chef de l’équipe, un colosse méthodique et lent, gonfla ses joues d’un air de mépris, bougonna :

— En v’là un moineau ! Qu’est-ce qui paiera la casse, mon vieux ?

Et son compagnon envoya au maladroit pochard cette nasarde :

— Va pas si fort, mon gas. On te fera cadeau des reliques, pour monter ton ménage.

Ils avaient dû s’adjoindre comme auxiliaire ce portefaix aux jambes grêles, tousseux, marmiteux, brûlé par la boisson ; en octobre 1916, la guerre avait pris la plupart des bons travailleurs valides.

La rue de la Barillerie, où ils emménageaient, s’embranche au carrefour de la Sirène, une des rares voies populeuses du Mans. Entre cinq et six heures du soir, après la sortie des casernes, les soldats, les filles de plaisir grouillaient dans le quartier. Aussi le tumulte de la vaisselle culbutée entraîna-t-il vers le haut de la rue une houle de badauds. Plus encore, des fenêtres d’en face, le voisinage suivait avec une sournoise curiosité provinciale le mouvement des meubles qui s’en allaient du véhicule à l’intérieur obscur du logis. Ce qu’ils avaient d’imposant semblait bafoué par son étroitesse.

Il se réduisait à un magasin de mesquine apparence, dont une grosse poutre en saillie soutenait le plafond, et cachant derrière lui une salle à manger sordide, une exiguë cuisine, bâtie en retrait, selon la mode mancelle, au flanc du jardinet d’une cour. L’étage supérieur se divisait en deux chambres ; leur balcon portait cette enseigne : Bonfils, libraire ; et, contre le toit, deux mansardes faisaient saillir la croisée de leur lucarne sur des combles d’ardoises craquelées et disjointes.

Or, les gens regardaient introduire le dos altier d’un canapé Louis XIII, une énorme armoire, une harpe, des glaces volumineuses, une baignoire, une file de sièges dorés, de tables encombrantes, et on s’interrogeait :

— Où vont-ils cogner tout ça ?

Dans l’esprit des proches boutiquiers, une envieuse inquiétude à l’égard de ces arrivants qu’on sentait d’une origine patricienne se combinait avec une ironie latente devant leur déchéance. On savait déjà que les époux Dieuzède, rentiers plus qu’à leur aise, possesseurs, aux environs de Brest, d’une belle « maison de maître », de fermes et de bois s’étaient vu ruiner par un mystérieux désastre, qu’ils avaient acheté, sans pouvoir tout payer de suite, au Mans, le fonds de librairie Bonfils ; et ils devaient être bien bas, puisqu’ils avaient saisi cette mince planche de salut. Mais les restes de mobilier riche qu’ils charriaient comme des témoins de leur temps heureux, c’était un bric-à-brac monnayable, un lot de gages à saisir pour leurs futurs créanciers. De son étude, à travers les vitres mal dépolies de son bureau, Me Lendormy, huissier, évaluait l’ampleur d’un lit démonté ; son coup d’œil d’expert équivalait à une éventuelle mainmise. Peut-être, avec les Dieuzède y aurait-il « quelque chose à faire ». Sourdement il estimait que le sort les lui offrait à pressurer comme des pommes juteuses sous les dents d’un grugeoir.

A l’instant où l’exclamation de Mme Couaneau répondit au vacarme des assiettes brisées, une jeune femme, menue et brune, pâle de fatigue, sortit en hâte sur le balcon et, derrière elle, accoururent ses deux filles dont la plus grande tenait par la main son frère, un garçonnet blondin ayant encore les cheveux épandus sur les épaules. Mme Dieuzède se pencha pour examiner la catastrophe.

— Ah ! bon ! murmura-t-elle, mon service ovale !

Elle considéra le déménageur ivre, ensanglantant de ses doigts crochus le blanc onctueux, bordé d’or mat, des porcelaines qu’il empoignait, remettant, pêle-mêle, parmi la paille, la jambe d’un compotier, les morceaux de cristal des verres fleurdelisés, les tessons de la soupière et du légumier « ovales ». Elle tenait l’ensemble du service, en cadeau de noces, du parrain qui l’avait dotée. Le carnage de ces choses luxueuses et délicates lui infligea un cruel tableau de la ruine où s’abîmaient ses années d’illusion. La veille, en voyage, elle avait oublié, sur la banquette d’un wagon, une sacoche où étaient ses derniers bijoux. Ce redoublement d’infortune et, dans la rue, les mines indifférentes ou narquoises du cercle épaissi des curieux la crispèrent d’une telle tristesse que ses lèvres ne purent émettre aucune plainte. Mais elle repoussa vers la chambre ses enfants et, rentrée, après avoir fermé la fenêtre, elle cria :

— Bernard !

Comme son appel n’obtenait pas une immédiate réponse, elle réitéra d’une voix exaspérée :

— Bernard ! descends-tu ?… Mais où est-il ? C’est incroyable !

Du haut de l’escalier des mansardes, un pas d’homme s’ébranla ; M. Dieuzède parut, l’air étrangement absorbé, un étui de lunettes entre ses doigts, retenant sous son bras un solennel in-folio.

Bernard Dieuzède montra un de ces visages dont le plus oublieux des passants, même s’il ne le voyait qu’une seconde, se souviendrait un siècle : ses cheveux, longs et fins, d’un blond grisonnant, animaient autour de ses tempes une sorte de nuage où l’ampleur de son front brillait presque sublime ; ce front, quoique bossué de deux rudes arcades, gardait l’aspect d’une sérénité puissante. L’azur naïf de ses yeux, — des yeux myopes au point de l’avoir rendu inapte au service, — dévoilait un fond de douceur et de confiance, plus de tendresse que d’énergie. Seulement, ils ne semblaient pas s’arrêter sur les êtres qu’ils atteignaient, comme s’ils apercevaient d’autres formes que les apparences ; leur bonté faisait peur, tombant de trop loin ou de trop haut. Le nez tranchant se déclarait volontaire, mais la bouche, totalement rasée, avouait dans la mollesse de ses plis une indécision voluptueuse ; les adversités n’avaient encore su la pétrir de leur pouce rugueux. La physionomie de M. Dieuzède saisissait le regard, d’autant plus qu’elle manquait de régularité. On l’eût pris pour un poète excentrique, un revenant de 1830. Il était grand, un peu penché ; sa démarche, d’ordinaire indolente, s’accélérait en ce moment d’une joie imprévue.

— Hélène, révéla-t-il à sa femme, j’ai trouvé, en tâtant le réduit d’une soupente, dans le grenier, un trésor.

— Vraiment ? fit-elle, non sans une moue sceptique d’impatience.

Pourtant, ses joues décolorées s’avivèrent, une fraîcheur subite humecta ses pupilles brûlées d’insomnie ; au fond de sa lassitude passait l’espérance confuse et folle d’une surprise libératrice.

— Oui, reprit-il, une Bible illustrée par Jean Luyken d’Amsterdam, des gravures sur cuivre d’un sentiment prodigieux. Bonfils les ignorait, je suppose. L’inventaire n’en dit rien.

Et, à travers la chambre aussi encombrée que l’arrière-boutique d’un revendeur, Bernard s’approcha de sa femme, posa sur une large caisse l’in-folio à couverture brunie dont il déploya la première page. Hélène n’osa pas lui demander, bien qu’elle y songeât : « Que peut valoir ce volume ? » Mais, déçue, elle hocha la tête :

— Est-ce que nous avons le temps ? Pendant que tu t’amuses là-haut, les hommes saccagent notre mobilier. Le service de mon parrain est en miettes. Si tu avais été là, tu pouvais empêcher le malheur, tout au moins secouer ces brutes comme il faut. Tu oublies de m’aider, tu vis dans un autre monde. Hier, mes bijoux ; aujourd’hui, le plus beau de ce qui nous restait. Quelle arrivée, mon Dieu !

Bernard, la voyant outrée, ne releva point ses exagérations. Au reste, devant son reproche, loin de s’irriter contre elle, il se donnait tort à lui-même. Mais il n’en voulut rien laisser paraître et, d’une main affectueuse, il toucha l’épaule d’Hélène, répliqua simplement :

— Voyons, ma pauvre chérie, demain nous penserons aux morts ; pour l’instant, tâchons de vivre…

Cette parole n’eut pas le loisir d’être expliquée ; Mme Couaneau, qui écoutait, depuis plus d’une minute, la conversation des deux époux, heurta de ses gros doigts la porte, entra, déplora l’événement : quand même « ce n’était pas son argent », ça lui faisait mal « de voir sabouler la marchandise » ; un service comme celui-là, on ne l’aurait pas « pour une couvée d’oie » !

Mme Dieuzède interrompit son verbiage et la pria de tirer, hors d’une malle ouverte, une pile de linge. Bernard, sans ajouter un mot, serra dans le bas d’une commode le livre de Jean Luyken, mit une longue blouse de travail, et descendit.

En dépit de son optimisme, une remarque l’avait affecté beaucoup plus que la perte du service, beaucoup plus que l’explosion nerveuse d’Hélène : pendant que celle-ci déchargeait ses doléances, il s’était aperçu que Paulette, sa seconde fille, petite brune frisée, précoce et pointue, le visait de ses prunelles ironiques, sinon hostiles, jouissant de le croire humilié ; et son coup d’œil, tacitement, signifiait : « C’est toi qui es la cause de tout. »

Bernard était un de ces hommes doux qu’on supposerait incapables d’offenser même un crapaud. Quoiqu’il admît la chute originelle, le mystère de la malice humaine le dépassait ; il avait peine à comprendre pourquoi l’un quelconque de ses semblables aurait envers lui de l’animadversion. Que sa propre fille, à dix ans, le jugeât et le condamnât, il ne pouvait s’empêcher d’en être meurtri. Sa ruine, il l’avait soutenue avec une constance magnanime, peut-être parce qu’il ne connaissait la misère qu’en idée ; et il en venait à concevoir, pour lui-même, la pauvreté comme un état plus parfait que la richesse. Dans son avenir de gagne-denier, il envisageait une élévation intérieure, un changement presque joyeux ; si des perspectives de détresse le troublaient, il se raffermissait en cette vue mystique : « Je croyais avoir quelque chose, et je n’avais rien. Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; que le nom du Seigneur soit béni. » Pour les siens, au contraire, comment ne se fût-il pas tourmenté ?

Mme Dieuzède se désespérait de la gêne présente ; elle entendait renifler à ses talons ces deux chiennes, l’indigence et la faim. Seule, Adèle, leur fille aînée, créature saine et radieuse, prenait les jours comme ils étaient faits. Paulette, vibratile, d’un naturel inquiet et retors, sans cesse obsédée de sa petite personne, engouée de colifichets, encline à contredire, à se plaindre, jetait noir sur noir dans tous les amoindrissements et les resserrements de la vie domestique. Elle maugréait, plus que sa mère, en cette journée excédante, de la fatigue commune, du désarroi, du taudis de maison qu’elle comparait au manoir perdu ; au lieu de sa chambrette tendue de soie bleue qui s’ouvrait devant la mer et les bois, la chambre vilainement tapissée qu’elle partagerait avec Adèle n’aurait pour horizon que le panonceau dédoré, la façade ladre et décrépite de Me Lendormy. Ses amertumes justifiaient-elles l’incisive malveillance de son œil d’enfant que Bernard avait senti pointé sur son cœur comme la lame d’un canif ? Paulette ne l’aimait point, il se rendait à cette évidence affligeante ; et son animosité, dont il percevait la cause, procédait d’une sinistre injustice.

Bernard, en effet, s’était ruiné par une série de complications où il n’avait commis qu’une faute : écouter sa femme, et vouloir aider son beau-frère, Jules Restout, le responsable de leur effondrement.

M. Dieuzède père, un courtier maritime de Brest, avait laissé orphelin Bernard à peine majeur, avec une fortune d’environ six cent mille francs. Il était d’une famille girondine, natif de Libourne et déluré d’esprit. Il avait amassé de l’argent par les bénéfices de ses affaires, mais sans être un homme d’argent. Bernard le fut encore moins ; sa mère, une Bretonne, éperdument idéaliste, morte alors qu’il atteignait sa quinzième année, lui avait transmis son évangélique insouciance pour le lucre et les calculs d’intérêt.

Au terme d’une licence de droit qui rebuta ses goûts d’imaginatif impropre à la chicane, à ses formules et à ses finasseries, le jeune Dieuzède se crut dispensé par son patrimoine de s’atteler, comme un cheval de tombereau, dans les brancards d’un travail servile. C’était selon lui qu’il prétendait vivre ; une solitude agreste, de beaux livres, des joies musicales suffiraient à remplir son rêve. Il se retira dans le manoir paternel, à Portzic, d’où l’on domine les passes du Goulet et la pleine mer. Des landes, une futaie de chênes établissaient une sorte de désert entre les routes fréquentées et les abords de sa maison. Dans les harmonies dont il s’entourait, il modelait une figure de son âme que rien ne dérangeait, et, volontiers, il eût fait peindre sur le vitrail de sa haute salle la devise païennement chimérique :

Ici, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des visites d’amis, des séances de musique où il tenait la partie de piano, des courses à la ville prévenaient la lassitude d’un trop long silence contemplatif. Son isolement ressembla, dix-huit mois, à du bonheur. Un jour qu’il flânait dans Brest, il rencontra, rue de Siam, chez un marchand d’ivoires anciens, une jeune femme qui le revit ailleurs et qui l’aima. Bernard ne céda que par degrés à cette passion, mais il trouvait en la personne d’Édith Chanteloup de subtiles affinités avec son intelligence et ses appétits d’amour, jusque-là sans objet charnel. Il l’aurait épousée si elle n’avait porté le nom d’un mari authentique, bien que toujours absent.

Leur intimité observa, les premiers temps, quelques dehors d’amitié prudente. Puis, Édith vint habiter le manoir de la lande. Trois ans d’illusion leur furent concédés. Leurs deux vies n’avaient d’autre fin qu’eux-mêmes. Ni une satiété ni une querelle ne gâta cette idolâtrie éperdue et tranquille. Par instants, ils se disaient que la force de leur tendresse maintenait autour d’eux un cercle magique signifiant à la douleur : « Jamais tu n’approcheras. » Un matin de septembre, Édith eut la fantaisie de se baigner au large des falaises ; prise d’une crampe, elle se noya sous les yeux de son amant.

Sa vulgaire et foudroyante disparition laissa Bernard dans la stupeur d’un chagrin qui, d’abord, ne voulut pas comprendre. Ensuite, le sens d’outre-tombe de cette catastrophe bouleversa d’une angoissante lucidité son désespoir. Les certitudes pieuses où sa jeunesse avait été nourrie se ranimèrent pour lui crier : « La mort n’est qu’un simulacre ; celle que tu aimes vit à jamais. — Si elle vit, interrogea son tourment, quelle sera son éternité ? Pourquoi elle et non moi ? » Le désir d’expier son désastreux amour lui suggéra de vendre ses biens, d’en distribuer l’argent à des œuvres de miséricorde et de se reléguer lui-même dans une cellule de quelque Chartreuse. Un chartreux qu’il consulta le dissuada de cette claustration romanesque, l’engagea fermement à songer au mariage.

Bernard crut son conseil, sentant que son tête-à-tête illusoire avec la morte, dans les chambres vides de sa demeure, l’induisait en un état d’absence proche de la folie. Une de ses tantes lui proposa Hélène Restout, fille d’un commissaire de la marine retraité. Les Restout étaient Normands, se disaient apparentés au célèbre peintre rouennais. Hélène plut à Bernard, et il se flatta de la rendre heureuse. Elle n’était point ce qu’on appelle une jolie personne, mais sa finesse anormale de traits et de manières la destinait à le captiver autant qu’elle éloignait le commun des hommes. Son naturel semblait franc et sûr, plus réfléchi que folâtre. Elle ne réprimait pas une inquiète nervosité, aimable cependant parce qu’elle la tournait en action vive. Bernard la devina trop occupée de soi, avec une pente à s’exagérer les conséquences de ses moindres gestes. Seulement, s’il exigeait une femme sans défauts, se marierait-il ? Les attraits d’Hélène se dévoilèrent avant ses faiblesses. Initiée aux choses de l’esprit, elle laissait entrevoir des lectures sérieuses dont elle avait beaucoup retenu ; l’intelligence des idées émergeait dans ses propos, de même que les grâces de son corsage sous les plis adroits de sa robe. Elle jouait de la harpe, et ce n’était pas en vue de faire valoir ses mains ; les résonances de l’instrument s’amplifiaient à son toucher, comme si elle dénouait une chevelure de constellations, ou, d’une façon plus terrestre, comme si elle précipitait dans une corbeille de cristal des pierreries fulgurantes, de l’or tintant, de l’or chantant.

Bernard ne démêla d’abord en ses véhémences de musicienne que l’émoi d’un cœur juvénile qui s’élançait à l’amour prochain. Au fond, l’appétit d’Hélène, c’était la fortune, une vie brillante et large, beaucoup d’or à manier. Sa mère, qui la traitait durement, avait le renom d’une femme dépensière et joueuse. M. Restout, homme strict, laborieux, faillit, plus d’une fois, pour éviter la ruine, se séparer d’elle. Grandie dans cet intérieur gêné, pourvue d’une piètre dot, Hélène, à vingt-quatre ans, risquait de faire un mariage médiocre ou de vieillir parmi les involontaires cohortes des vierges perpétuelles.

La rencontre de Bernard eut l’à-propos d’une brise soudaine pour une barque immobilisée dans le chenal d’un port. Est-ce à dire qu’elle l’épousa par vile ambition, en calculatrice ? Son caractère était autrement compliqué ; elle possédait une âme à tiroirs et à ressorts secrets. Des instincts qui habitaient, chez elle, les replis obscurs de son Moi, la partie supérieure d’elle-même ne recevait qu’une connaissance diffuse et un sourd ébranlement. Elle crut aimer en Bernard la singularité romantique de sa physionomie, sa hauteur de vues, sa générosité, tout ce qu’il avait d’intelligent et, disait-elle, « de sublime ». Mais ce contemplatif, cloîtré dans un idéal, et gauche parfois devant l’imprévu des obstacles, décevait le tempérament d’Hélène. Étant subtile, embrouillée, elle cherchait le simplisme de la force. Celui qui l’aurait totalement conquise, c’eût été quelqu’un de résolu, d’aventureux, un dominateur d’affaires et d’idées, qui sût être de son temps, spéculer sur lui, en extraire la plus vaste somme de puissance et d’opulence, un homme semblable à ce que voulait devenir Jules, son frère aîné.

Pour comprendre Hélène il fallait connaître Jules Restout. Ce garçon, à l’époque où se maria sa sœur, n’occupait encore, dans une banque de Brest, qu’un emploi de second ordre. Élégant d’allures, armé d’une pénétration d’esprit et, sous un air d’indolence, d’une audace qui ne doutait de rien, il voyait tarder, faute de capitaux, le moment de se faire place au grand soleil. Adolescent, il avait peu travaillé ; il disait à son père quand celui-ci lui reprochait son dédain des prix et des diplômes : « Je gagnerai plus d’argent que toi, et avec moins de peine. » Vers sa vingt-cinquième année il se mit en tête d’étudier l’anglais et l’espagnol ; il acquit un ensemble de notions qui le mettraient à même de se faire pratiquement arpenteur, architecte, ingénieur, exploiteur de terres et d’hommes. Il méditait une entreprise exotique où il deviendrait riche en dix ans. Le manque de fonds l’exaspérait.

Au mois de septembre 1910, il était venu à Paris, quelques jours, afin d’y tâter « des relations profitables. » Il prit, un soir, le train pour Enghien, entra au Casino, risqua trois cents francs, en gagna dix mille, et partit. Le lendemain matin, par une concordance que Bernard, après la catastrophe, jugea « diabolique », il reçut à son hôtel une lettre datée de Singapour. Elle était d’un négociant de souche écossaise qu’il avait connu pendant un séjour à Londres. Confident de ses projets, M. Fergus Fergusson l’avertissait que, s’il pouvait s’assurer de raisonnables avances, treize à quinze cent mille francs, une fortune venait à portée de sa main : il lui offrait à diriger une plantation de caoutchouc.

Jules conta le synchronisme des conjonctures à M. Dervart, un gros usinier qui gagnait, au bas mot, en fabriquant des boulons de rails, un million par an : « Procurez-vous, lui dit cet insouciant ploutocrate, les deux tiers de la somme, et je mets l’appoint. »

De retour à Brest, Jules s’en fut droit chez Bernard, l’étonna par le récit de sa chance double et singulière ; n’augurait-elle pas le miroitant avenir qu’il contraignait de naître, à force de le vouloir ? Mais il se garda d’excéder son beau-frère en impétrant, du premier coup, des sommes alarmantes : une huitaine de mille francs, ajoutés aux dix mille, couvriraient ses premières dépenses d’installation. Bernard les lui promit, négligemment, comme si la chose était toute simple.

Malgré ses bontés pour Jules, ses aspirations mystiques ne pouvaient fraterniser avec les impatiences d’un ambitieux s’appropriant en désir le monde, ainsi que le lion de la forêt dit : « La forêt est à moi. » Ce jeune homme pourtant lui paraissait aussi capable de réussir que lui-même l’eût été peu. Il admirait son « boutehors » aisé, sa vivacité à concevoir, son énergie à entreprendre. Hélène, que Jules fascinait, stimulée par sa mère qui mettait en Jules toutes ses espérances, développait les illusions de Bernard sur le grand homme de la famille. Elle était alors mariée depuis six ans ; ses deux filles étaient nées. Elle savait gouverner son époux, manœuvrer sa volonté sans que le frôlement de ses mains expertes irritât son indépendance ombrageuse. Elle le conseillait dans ses placements, lui en suggéra de fructueux. Il avait dû s’apercevoir de son penchant à spéculer ; il observa que, lorsqu’elle ouvrait un journal, ses yeux cherchaient spontanément la cote des valeurs ou les tirages des obligations. D’autre part, il la voyait généreuse, même prodigue, très loin du sordide amour de l’argent pour l’argent. S’il la grondait de clouer sa pensée à des calculs de plus-value, à des ventes et à des achats de misérables titres, elle répliquait d’un petit ton décisif :

— Et les dots de tes filles, tu n’y songes pas ? Il faut bien que je devienne pratique pour t’épargner de l’être. Mon père et Jules me l’ont trop souvent dit : un capital qu’on laisse dormir est un capital mourant. Et puis, cela m’amuse, comme, si j’allais à la chasse, de faire lever un lièvre, sans penser que je le mangerai…

Elle avait beau se justifier, Bernard entrevoyait, sous cet « amusement » du gain, une passion semblable à celle du jeu. Cependant il la tolérait chez elle, ainsi qu’il lui supportait des goûts peu compatibles avec les siens. Il avait cru épouser une femme modeste dans ses fantaisies, dédaigneuse des bagatelles : maintenant qu’Hélène pouvait se satisfaire, le luxe futile, l’éphémère de la mode la tentaient ; elle préférait des « nouveautés » au linge solide de la maison ; pour choisir des chemises à jour ou un chapeau, elle perdait sans honte la moitié d’une après-midi. Au lieu que Bernard chérissait la sauvagerie de son désert, elle éprouvait des fringales d’agitation mondaine ; afin d’abréger les allées et venues entre Portzic et la ville, elle démontra qu’une automobile était indispensable ; elle donna, au manoir, quelques grandes réunions musicales ; puis elle eut le caprice d’une kermesse pour les pauvres dont le frivole tohu-bohu contraria Bernard odieusement.

Une chose, plus que toute autre, le peinait dans les dispositions d’Hélène : il l’avait estimée pieuse, d’une foi réfléchie, seul domaine où elle résistait à Jules qui se déclarait positiviste pour ne pas se reconnaître athée. Mais, dès les premiers mois de son mariage, il se rendit compte qu’elle s’attardait, loin derrière lui, au porche de l’église, plus près de la sortie que du tabernacle. Le peu de vie dévote qu’elle continua demeurait néanmoins sincère ; elle admettait le mysticisme de Bernard, mais se dispensait de le suivre, parce que ses propensions la tournaient ailleurs. « Trop songer à Dieu, confessait-elle, est au-dessus de mes forces. »

En dépit de ces divergences, ils faisaient un bon ménage, et Bernard aimait sa femme. Il lui pardonnait ses points fragiles, indulgent comme peut l’être un homme supérieur, quand il a exploré sa propre misère intime. Même il savait gré à Hélène de ne point valoir Édith ; ainsi la figure de la morte subsistait plus intacte dans sa vision, protégée par une fidélité idéale qui ne lui semblait pas, à l’égard de son épouse, une infidélité. Hélène n’ignora point qu’un étrange et profond amour, brisé par un accident sinistre, avait habité, avant elle, sa chambre nuptiale ; et, plus d’une fois, lorsque Bernard la tenait entre ses bras, elle sentit glisser au fond de ses yeux l’ombre insaisissable. Jamais, sur Édith, la moindre allusion ne franchit ses lèvres ; il lui eût été odieux d’y penser, elle ne voulait pas savoir. Sa discrétion toucha Bernard, comme une délicatesse. En se détournant d’une curiosité vaine et amère, elle fut habile à son insu. Peu à peu, sa présence vivante diminua celle de la défunte ; Bernard, après quatre ans, était devenu beaucoup plus amoureux d’elle que le soir de son mariage. Il cédait au charme de son épanouissement.

La quiétude plantureuse d’une existence où ses désirs se voyaient assouvis en même temps que formés embellissait Hélène dans une maturité sans lourdeur. Les lignes de son visage et de son corps s’étaient arrondies en conservant une distinction fluette : un sang plus heureux animait la pâleur un peu sèche de son teint, le brun clair de ses prunelles, la pointe diaphane d’un nez dont les ailes se devinaient promptes aux émois tendres ou impatients, et ses lèvres déliées comme deux fils de soie vermeille. Le bulbe opulent de sa chevelure, la nonchalance potelée de ses mains respiraient une plénitude vitale qui insinuait à Bernard un paisible et sensuel abandon.

Leur intimité se resserrait, parfois longuement, lorsque avait passé la saison des fêtes, et, si une pique d’amour-propre, la surprise d’une vilenie incitaient Hélène à bouder, pour un temps, le monde et ses noirceurs. Bernard connut des périodes très douces où l’illusion recommença. Entendre, sous le bruissement de ses chênes, gazouiller ses enfants, et la harpe, dans le grand salon, dérouler ses harmonies lunaires, ses vagues de sons crépitantes, immenses comme le branle des eaux solennelles, c’étaient des joies si simples qu’il pensait pouvoir en jouir sans mériter de les perdre. Hélène le captivait, — elle le savait trop, — par l’extase musicale : tandis qu’il l’écoutait et la regardait jouer, ou l’accompagnait au piano, les voluptés dont vibrait sa mémoire s’enlaçaient aux voluptés attendues ; des réminiscences affectueuses se fondaient en rêves éthérés ; une exaltation mêlée de torpeur liait son intelligence et son vouloir au prestige des doigts agiles maîtrisant le clavier des cordes. Hélène, tout inégal que fût son jeu, l’absorbait alors dans une possession souveraine. Et pourquoi eût-il résisté ? Il croyait à son amour, il n’avait aucun motif de doute ; elle-même se jugeait, à son égard, sans reproche ; seulement elle l’aimait pour le faire sien plus que pour être à lui, tournant au profit de sa domination la confiance qu’il reposait en elle.

Quand Jules établit ses téméraires projets, dupe de leur avenir, elle n’oublia pas une occasion d’en gonfler, devant son mari, les merveilles : il ne se laissa point entraîner à un concours immédiat, mais la certitude s’installa dans son esprit que son beau-frère aboutirait.

Jules s’était embarqué, à Toulon, sur un des navires de l’Orient Line qui faisaient escale aux Sablettes. Deux mois après son arrivée à Singapour, Bernard eut de lui une lettre enthousiaste et pressante : le pays était magnifique ; la concession des terrains, l’achat des arbres, d’un prix très abordable ; les coolies se louaient à raison de deux cents francs pour trois ans ; les baraquements ne seraient pas « une grosse affaire ». Le problème, presque résolu, restait de mettre en train l’entreprise, de la faire vivre les quatre premières années, jusqu’à ce qu’on pût saigner les arbres.

Fort des assurances qu’avait réitérées le fabricant de boulons, Jules avait décidé M. Fergus Fergusson à promettre une seconde part du capital, si un troisième associé déposait en garantie le dernier tiers des treize cent cinquante mille francs. Il ne s’agissait, au début, que d’en verser cent cinquante mille dont les intérêts, tout de suite, donneraient du six pour cent. Cet exposé mirifique s’achevait comme son préambule le laissait prévoir :

« Et maintenant, mon cher Bernard, vous me connaissez, je ne suis pas l’homme des faux-fuyants, je vais droit au fait. Je ne vous dirai point : « Voulez-vous être le troisième associé ? » Je vous dirai seulement : « Voulez-vous me fournir le moyen et le temps de le trouver, en me servant de caution, en me prêtant à six pour cent les cent cinquante mille francs qu’on exige ? Vous êtes, je le sais déjà, le frère généreux qui peut me comprendre. Vous faites confiance à mon avenir. Réfléchissez, au surplus, que la moitié de votre avoir est placée en fonds d’État étrangers, donc à la merci d’une guerre ou d’une révolution. Il n’y a d’intéressant aujourd’hui que les entreprises industrielles et coloniales. Si je n’avais pas en main cette affaire de caoutchouc, j’aurais songé à l’acquisition d’une palmeraie, dans le Sud-Algérien.

« Concluez : entre la fortune et moi je vois une simple petite porte à ouvrir. Que vous m’aidiez à tourner la clef au creux de la serrure, me voilà maître de la position, et je suis forcé de reconnaître avec vous : La Providence existe. Sinon, tous mes efforts et toutes mes chances retombent à zéro ; je n’aurai plus qu’à reprendre ma place de gratte-papier sans espoir, derrière la grille d’un guichet. »

Et Jules, en post-scriptum, avait appuyé :

« Au cas où votre réponse sera favorable, prévenez-moi par un câblogramme de deux mots : Proposition acceptée. »

Quand cette lettre arriva chez les Dieuzède, le 11 avril 1910, Hélène attendait la naissance de son fils Charles. Elle souffrait d’une irritation nerveuse, dont, par moments, son mari s’affectait. Le soir où elle lut ce que demandait Jules, elle en eut la fièvre, elle ne dormit pas. A travers les lignes de l’écriture penchée et impérieuse, la volonté de son frère aimantait la sienne dans le sens de l’acceptation. Elle imaginait, subissait l’anxiété du calculateur exigeant une force motrice pour mettre en marche tous les rouages d’une combinaison magnifique. Accoudée sur son oreiller, passé minuit, elle disait à Bernard qui, une main dans la fente de son gilet, s’éloignait jusqu’au fond de la vaste chambre, la tête courbée, à pas pesants :

— Un geste de nous, une chiquenaude, deux mots sur un papier, et l’avenir de Jules serait bâti. Et nous-mêmes, si nous avons encore deux ou trois enfants, nous pourrions les bien doter comme les autres, sans nous mettre sur la paille…

Elle discernait, malgré tout, le risque énorme d’un engagement ; Bernard, se rapprochant, lui en remontra la gravité :

— Si Jules ne trouve pas un troisième associé, irons-nous aventurer dans son affaire quatre cent cinquante mille francs ? Si elle avorte, tu sais ce qui nous restera.

— Mais, répliquait Hélène, nous verrons bien d’ici un an. Il sera temps encore de nous retirer.

— Tu te figures ! Quand nous aurons mis le bout du petit doigt dans l’anneau, Jules est plus fort que nous, il nous mènera où nous ne voudrons pas. Et, de toute manière, notre fortune ne sera plus nôtre, mais à lui.

— Crois-tu donc, protesta-t-elle en s’élançant hors du lit sur sa chaise longue où elle lui fit signe de s’asseoir contre ses genoux, crois-tu que tes titres soient mieux à toi, quand ils roulent aux mains de boursicotiers anonymes ?

Debout et à quelques pas, Bernard la regardait dressée à demi, froissant de ses pieds nus le velours d’un coussin.

— Hélène, proféra-t-il d’un ton de solennité qu’il prenait rarement, pour moi peu m’importerait d’avoir ou de ne pas avoir. L’argent n’est qu’un domestique, et je ne serai jamais l’esclave d’un domestique. A cause de toi et des enfants je dois être sage. Ce que veut Jules est impossible.

Hélène s’emporta, lui reprocha son étroitesse de vues, sa peur d’oser. Jules le croyait au moins généreux : quelle désillusion ! Puis, tout d’un coup, elle fondit en larmes, et, se renversant :

— J’étouffe, implora-t-elle. Mon flacon d’éther…

Dans l’état où elle se trouvait, Bernard trembla que cette crise ne provoquât un accident. Il la ranima, la reporta délicatement sur son lit, et, avec une voix d’intime tendresse, en lui baisant les paupières :

— Apaise-toi, dit-il, ma chérie, et dors. Demain, nous verrons à prendre le meilleur parti.

Le lendemain, il renouvela ses objections. Hélène, de plus en plus gagnée, ensorcelée par l’attente de Jules, les piétina dans l’enthousiasme d’une certitude : son frère devait réussir, et ils seraient fiers d’y contribuer. Avant de porter lui-même à Brest la dépêche de deux mots où il allait signer sa ruine, Bernard conclut simplement :

— Veuille Dieu que les choses tournent à bien. A bien ou à mal, tu pourras dire : C’est moi qui l’ai voulu.

Ensuite, il se rassura tout à fait. Jules avait reçu de ses deux autres commanditaires l’apport consenti. Les intérêts étaient servis d’une façon très ponctuelle. Bernard s’enquit, par l’entremise d’un missionnaire, si l’exploitation avait chance de prospérer. Les renseignements furent si prestigieux qu’au bout d’un an il offrit de lui-même à Jules d’être le troisième associé. Il versa encore cent cinquante mille francs ; puis, l’année d’après, pour compléter le capital promis et ne point y bloquer le reste de ses titres, il hypothéqua son domaine. Jules l’électrisait de sa confiance irrésistible : tout allait bien ; il triomphait ; dans quelques mois il saignerait ses arbres.

Or, on était en juin 1914. La guerre s’abattit, comme un cyclone, sur leurs espoirs. Mobilisé, Jules reçut, la mort dans l’âme, l’ordre de partir, mais obéit. Il dut, avant de s’embarquer, confier son entreprise à un chef de culture péruvien, sec meneur d’esclaves, d’une incertaine probité. M. Fergus Fergusson, enthousiaste de la France, résolu à s’engager, prit le même bateau que lui.

En arrivant à Brest où il rejoignit son dépôt, Jules trouva sa sœur et son beau-frère dans une situation proche de la détresse. Les six mille francs de rente qu’ils n’avaient pas aliénés pour lui consistaient en valeurs ottomanes et hongroises ; ils ne touchaient donc plus un sou de revenu. Sur les sommes enlisées à Singapour, qui leur prêterait ? Le prix du caoutchouc tombait à rien. Et les fermiers de Portzic les prévenaient déjà qu’ils ne pourraient plus payer leur ferme !

Bernard avait accueilli sans affolement l’imminence de ce désastre. Il n’adressa aucun reproche à Jules ni à Hélène ; il se jugeait plus blâmable que son épouse, car il aurait dû tenir tête à ses instigations. Qu’était, au reste, leur infortune devant l’énormité des fléaux dont la vision le déchirait ! Quand il sentait Hélène accablée :

— Représente-toi, ma chère, disait-il, ce qui nous serait advenu si nous étions des gens de Louvain ou de Charleville. Tu nous vois, avec les enfants, empilés debout dans un wagon à bestiaux, en route vers un camp de représailles… ou quelque chose de pis…

— Je le sais trop, interrompait-elle comme le suppliant de ne plus parler ; mais, contre la guerre, on ne peut rien. Nous, c’est parce que nous l’avons bien voulu ; et, si tu ne m’avais pas écoutée…

Pour un peu, elle chargeait son mari de toute la faute commise ; un autre que Bernard l’eût rabrouée amèrement ; il se bornait à répliquer :

— Sans la guerre, nous aussi, nous n’en serions pas là.

Jules, qui venait souvent le soir à Portzic jusqu’à ce qu’il fût envoyé au front, faisait le beau joueur intrépide en face de la déveine ; la guerre ne durerait point ; le caoutchouc remonterait ; et l’exploitation ne serait pas un seul jour interrompue.

En attendant, il fallait vivre. Bernard, pour la première fois de sa vie, eut à se poser la question :

«  — Avec quoi paierons-nous le boulanger et les domestiques ? »

Ses yeux s’arrêtèrent sur les panneaux de chêne sculptés dont la collection patiemment acquise solennisait de ses bruns reliefs liturgiques la profondeur du grand salon. C’étaient des boiseries ayant jadis meublé quelque sacristie de campagne ou les stalles d’un chœur ; des scènes de l’Évangile, des figures de saints s’y découpaient rudement, selon l’ingénuité pieuse de l’art breton, fidèle au simplisme des vieux âges. Comme il arrive pour beaucoup d’objets depuis longtemps possédés, Bernard, à moins qu’un visiteur ne les admirât, s’apercevait à peine de leur présence. Quand l’idée de les vendre y ramena son intention, il éprouva une tristesse, presque un arrachement. Dans le sacrifice du superflu commençait l’expérience de la pauvreté. Cependant, il s’avisa d’un scrupule qui ne lui était pas encore venu :

— Sont-ils à moi ces panneaux, biens d’église, volés peut-être ou confisqués ?

Aussi voulut-il s’en défaire juste au prix coûtant. Hélène se récria :

— Les céder à huit mille, lorsqu’ils en valent vingt-cinq ou trente ! Ah ! tu ne sauras jamais te défendre. Et puis, dépouiller notre salon, c’est afficher notre embarras. J’aime mieux vendre mes bagues. En temps de guerre, ne plus porter ses bijoux, c’est bien porté.

— Tes bagues ! s’exclama Bernard avec une véhémence insolite, tu brocanterais ta bague de fiançailles !

— Non, pas celle-là, se reprit-elle en l’embrassant, mais trois autres.

Elle-même, se croyant héroïque, elle se rendit chez un orfèvre dont elle n’était point connue. Cet homme devina « une petite dame pressée », et lui extorqua pour cinq mille francs les trois bagues. Elles avaient coûté à Bernard plus du double.

Cinq mille francs ne pouvaient mener fort loin le ménage Dieuzède. Hélène se contraignit mal à rédimer son train de maison. Maintenant que leur gêne s’ébruitait, les notes des fournisseurs accouraient comme des estafettes de misère. Mme Dieuzède s’en moquait : le moratorium les préservait des poursuites.

— Encore un mauvais communiqué, soupirait Bernard, décachetant une facture que soulignait le mot : Urgent. Et, précisément parce qu’on savait sa ruine, il s’évertuait à tout payer.

Jusqu’alors l’argent avait existé pour lui comme un serviteur docile, presque une chose inerte entre ses mains, qu’il employait sans en dépendre. A présent, la chose devenait un personnage oppressif, un maître féroce en ses exigences ; et il discernait le poids du proverbe : « Un sou, c’est un sou. » S’il n’avait attendu de l’invisible Père le pain familial promis à quiconque l’aura demandé, plus d’une fois il eût fléchi sous l’appréhension de l’avenir.

En décembre 1914, après l’échec de l’offensive générale, les Dieuzède, avec tout le monde, se rendirent compte que la guerre se prolongerait au delà d’un terme présumable. Deux mois plus tard, leur furent transmises de Singapour les plus décourageantes nouvelles : le chef de culture avait fustigé des coolies ; les travailleurs l’avaient accusé de sévices auprès des autorités britanniques ; ce tyranneau était en prison. L’exploitation s’en allait à vau-l’eau. Un voisin, un planteur anglais, proposait de la reprendre et de la faire valoir jusqu’au retour de Jules. Seulement, paierait-il ? Et si Jules venait à être tué, qui partirait là-bas exiger des comptes, soutenir des procès ? M. Dervart, dont les usines étaient devenues des fabriques d’obus, M. Fergus Fergusson, vingt fois millionnaire, pouvaient perdre leur mise de fonds et ne pas broncher. Un gros clou sautait dans l’armature de leurs capitaux ; ils l’auraient vite remis. Mais, pour les Dieuzède, ce fut la culbute noire, et, en apparence, l’écrasement.

Dès février 1915, hors d’état de nourrir ses domestiques, Bernard les renvoya tous, sauf Barbe, la cuisinière, parce que cette Bretonne à l’ancienne mode, attachée au logis depuis vingt-six ans, offrait de rester sans gages. Il dut vendre à un prix de famine les panneaux du salon et d’autres meubles qu’il aimait. Les chacals de tout poil et de toute gueule flairaient sa dépouille comme celle d’un mourant qui va, dans quelques heures, se changer en cadavre.

Soumis d’avance aux dernières humiliations, séparé, dévêtu de ce qu’il avait cru son bien, ne semblait-il pas tel qu’un moribond laissant loin déjà derrière lui les fantômes des idoles terrestres ? Et pourtant, une vie neuve, plus forte et pure, s’élaborait dans cette phase d’agonie.

Hélène, au contraire, bouleversée, atterrée d’abord de n’être plus « la riche Mme Dieuzède » s’adaptait péniblement à sa condition déchue. Elle s’exaspérait, avant tout, de penser que, par ses ambitieuses insistances, et en obéissant à Jules, elle avait rendu possible la catastrophe. Se voir pauvre, elle et ses enfants, la torturait presque autant que si elle allait être écorchée vive. Ses aises, ses habitudes délicates adhéraient tellement à sa substance ! Chaque minute, en poussant les jours sur le cadran, lui ôtait, avec la pointe des aiguilles, un lambeau de ses vanités meurtries. Le plus acerbe des supplices était de sentir qu’aux yeux du monde elle perdait la considération. Dans une ville où les grandes fortunes sont rares, M. Dieuzède, comme son père, détenait le renom d’un homme opulent. Le mariage d’Hélène avait irrité plus d’une jalousie. Maintenant, on disait : « Ces pauvres Dieuzède ! » On se moquait de leur « folie », on se divertissait de leur déconfiture, et on s’écartait d’eux, on les reniait. Hélène percevait chez ses amies des pitiés blessantes, une gêne, un recul méfiant ; toute allusion qu’elle faisait à ses revers paraissait préparer une demande d’emprunt. Bientôt, hors de la famille qui pouvait peu l’aider, elle ne vit plus personne ; elle devenait, au sens mondain, pareille à une lépreuse isolée dans un cabanon. Son humeur s’en aigrissait ; elle fulminait parfois contre la dureté des riches ; Bernard essayait, sans la convaincre, de la raisonner :

— Nous-mêmes, tant que nous tenions le haut du pavé, vivions-nous avec les pauvres et pour eux, comme nous l’aurions dû ?

Mais il ne s’agissait plus d’être simplement « pauvres ». Hélène, abaissant enfin son optique à la mesure des nécessités, après avoir converti en billets de banque ses autres bagues, un collier de perles, le plus beau linge de son trousseau, interrogea Bernard :

— Lorsque nous aurons tout vendu, si la guerre dure, que ferons-nous pour ne pas connaître la faim ?

Or, une rencontre accidentelle venait d’inspirer à Bernard ce qu’ils tenteraient. Il avait, dans sa bibliothèque, une histoire des évêques du Mans, achetée sans doute par son père à cause de la couverture : des culs-de-lampe, des guillochages, des arabesques y entrelaçaient une décoration fine et mignarde, comme celle où se complaisaient les relieurs du XVIIIe siècle ; la dorure de ces ornements, bien qu’un peu fanée, égayait, avec une frivolité charmante, le dos et les plats du cuir noirci. Bernard eut l’idée de vendre l’ouvrage à un libraire du Mans, à Bonfils dont il savait l’existence, ayant reçu de lui des prospectus de livres curieux. Bonfils répondit qu’il ne pouvait se charger de cette vente : fort malade, il cherchait un preneur pour son fonds. Un trait de lumière se fit dans la pensée anxieuse de Bernard : les livres étaient une de ses passions ; il s’y entendait ; tenir une librairie paraissait un commerce facile, paisible, point grossier. Il conclut : « Voilà notre affaire. » Il s’informa du prix qu’exigeait Bonfils : quarante mille francs ! C’était énorme pour les Dieuzède ; mais le libraire se montrait accommodant : vingt-cinq mille, à la signature de l’acte, lui suffisaient, le reste serait payable en cinq annuités. Quand Hélène lut les propositions de Bonfils, elle frémit à la perspective d’être boutiquière et objecta :

— Mais sauras-tu acheter bon marché et vendre cher ? Tu n’as pas le sens du négoce…

— Eh bien ! répliqua Bernard, tu m’aideras à l’acquérir. Ou plutôt nous serons ce prodige, des commerçants honnêtes, et tout le monde viendra chez nous.

Il fit estimer par un expert son argenterie, son mobilier, ses gravures, ses dessins d’Ingres hérités d’un grand-oncle maternel, une vitrine garnie de statuettes d’ivoire. Certain de réaliser sans peine la somme initiale, il se rendit au Mans, vit Bonfils, vieux finaud qui l’amadoua et le trompa sur l’importance de sa clientèle. Bernard trouva le magasin presque vide d’acheteurs, et le sordide aspect de la maison le consterna. Hélène ne l’avait pas accompagné ; elle se fût révoltée devant le délabrement des chambres et la laideur de la boutique. Cependant Bernard n’hésita pas à « faire affaire » avec Bonfils. Quand l’urgence d’une action lui pesait, il s’en délivrait en la terminant de suite, pour n’y plus penser. Au surplus, il se reprochait comme un orgueil inepte son aversion pour la méchante demeure où il allait apprendre à vivre.

Il revint, courageusement triste et, bientôt, le départ du mobilier consomma son adieu à son existence antérieure. Il se réserva seulement, outre l’essentiel, certaines choses qu’il sentait plus vénérables, entre autres une vaste armoire où sa mère serrait les draps de la maison. Le 4 octobre 1916, il ferma la porte du manoir, n’y laissant que des outils de jardinage, deux lits et trois bahuts. Son manoir était-il encore sien ? Maison et terres, tout restait captif de l’hypothèque. Dans combien d’années le libérerait-il ? Serait-ce même une joie d’y revenir et de n’y retrouver que des murs en deuil, des toiles d’araignée, une moisissure qui sentirait la mort ? En quittant Portzic, il eut peine à ne pas pleurer. Son cœur était grevé d’un surcroît de chagrin : Barbe, l’exemplaire servante, tombée malade et désespérée de ce qu’elle prévoyait pour ses maîtres, avait dû renoncer à les suivre ; elle s’en irait mourir dans une salle d’hôpital !

Et c’est ainsi que les Dieuzède, devenus les successeurs du libraire Bonfils, arrivèrent, ce jour d’automne, avec les débris de leur fortune, au Mans.

Quand Bernard, dans sa longue blouse grise, toute neuve, — il l’avait achetée en vue de ses besognes d’installation, — descendit auprès des emménageurs, son aspect singulier, la fluctuation de sa chevelure autour de sa tête olympienne, les grosses lunettes dont il avait coiffé ses yeux, sa démarche noble, qui transformait sa blouse en une sorte de lévite sacerdotale, ahurirent les trois hommes, puis excitèrent chez eux une sourde ironie.

— La journée s’avance, dit-il d’un ton bénin, pressons-nous ; je vais vous aider.

— Oh ! répliqua, du fond de la voiture, l’herculéen chef d’équipe, penché sur des colis vagues qu’il remuait sans hâte, nous n’avons plus que des bricoles à rentrer…

Il releva la tête en laissant tomber ces mots d’une bouche maussade, bridé, malgré tout, par l’attente du pourboire prochain. Mais son regard déclarait nettement au bourgeois : « Laissez-nous tranquilles. »

Bernard n’insista point et, emportant à pleins bras un lourd paquet de livres, il retourna dans sa boutique. De là, comme il avait l’ouïe aussi délicate que ses yeux étaient obtus, il entendit les trois hommes échanger, entre haut et bas, ce propos :

— Sont-ils pas des réfugiés ?

— Penses-tu ! de Bretagne qu’ils s’amènent !

— Dame oui ! des réfugiés de la lune.

Un gros rire étouffé ponctua le lazzi trop juste à son insu. Bernard en fut atteint, comme si la phrase lancée par la voix crapuleuse du petit portefaix hirsute, de celui qui avait culbuté la vaisselle, énonçait l’accueil dérisoire de la ville où il débarquait. Autrefois, il n’était guère susceptible ; mais le pauvre, quand il a déjà souffert beaucoup, ressemble à ces ânes boiteux des troupeaux kabyles que les bergers, pour les pousser au pas des autres, piquent sous la croupe, dans le même trou toujours saignant. Le moindre coup d’aiguillon sur la plaie à vif poignait tout son être endolori. Aussitôt, il eut une reprise de dédain pour ces brocards lâchés en sourdine derrière son dos. Que pouvait lui faire l’hilarité de quelques goujats ? Puis il se blâma de récupérer son calme dans un mépris, si peu humble, de leur sottise. Se mépriser soi-même, ne serait-ce point, au contraire, l’unique paix inaltérable ?…

Les derniers meubles étaient empilés à l’intérieur des chambres ; Bernard avait payé les hommes largement et trinqué avec eux. Lorsque, les chevaux remis à la voiture vide, elle s’ébranla et disparut au tournant du carrefour, il fut soulagé comme à l’issue d’une corvée funèbre. Maintenant, la nuit tombait. Adèle, dans la lugubre cuisine, sous la clarté d’un bec de gaz sans capuchon, aidait Mme Couaneau à préparer un souper « d’infortune ». Paulette, en haut, taquinait Charles, et il jetait des cris. Hélène, que faisait-elle ? Bernard monta, la trouva dans une pièce étroite qui donnait sur la cour de la maison. Assise au milieu des caisses, devant la fenêtre ouverte, ses genoux entre ses mains, Hélène laissait flotter ses yeux vers un coin de l’espace, à l’occident, où une fissure livide dans d’opaques nuages prolongeait l’agonie du crépuscule. Elle semblait à bout de forces ; son corps s’affaissait en avant ; une mèche de ses cheveux pendait avec un brin de paille contre sa joue fiévreuse ; un cercle rouge autour de ses prunelles signifiait qu’elle avait pleuré. Bernard, attendri d’une compassion, s’interdit pourtant de la plaindre ; il n’eût qu’aggravé son accablement :

— Tu regardes notre jardin ? dit-il en s’efforçant de prendre une intonation gaie.

— Non, soupira-t-elle, comme absente, je ne regarde rien ; je suis trop lasse…

Bernard se pencha au dehors : l’acide parfum de pommes pressées pour le cidre, quelque part, dans le voisinage, enivrait la tiédeur de cette soirée d’automne ; elle lui fut douce à respirer ; il reconnut la lente et intime mélancolie des soirs de l’Ouest, et il songea qu’en cette ville, presque étrangère, il ne serait pas tout à fait dépaysé.

Une minute, il examina « son jardin » : c’était une cour entre deux murs, longue peut-être de vingt-cinq pieds, large de quinze ; au fond, deux fusains tortueux voilaient de leur verdure ascétique un réduit à toit de zinc ; plus près, un jeune prunier inclinait ses branches grêles et sans feuilles ; il y avait, sur un semblant de pelouse, des amaryllis emmêlées, telles que des joncs sur une mare ; mais, à droite, des pampres rougis illustraient un pan de muraille ; et des fougères jaunissantes, hors de la pénombre humide, soleillaient comme des ostensoirs.

A l’instant où Bernard s’oubliait à les considérer, les cloches graves d’une église, — celles de la cathédrale sans doute qu’il savait proche, — tout d’un coup mugirent ensemble ; le silence de la cour frémit sous leurs vibrations ; une sorte d’allégresse titubante précipitait les répliques de leur carillon terrible, leurs chocs semblaient marteler des portes de bronze qui grondaient, et l’ébranlement sonore rebondissait, par-dessus les nuées, vers des cieux d’éternelle splendeur. Ensuite, leur tumulte diminua, s’éteignit.

— Oh ! les puissantes cloches ! observa Bernard, en même temps qu’il remettait dans un étui ses lunettes ; elles nous consoleront de la mer que nous n’entendrons plus.

— Ne me parle point de la joie des cloches, fit Hélène ; Dieu n’est pas bon.

— Ma chère Hélène, tais-toi, protesta-t-il sans violence, Dieu est ineffablement bon. Il eut pour épouse la Pauvreté, et il nous la donne.

Hélène éclata de rire ; sa gaieté subite eut une résonance âpre et sardonique :

— C’est joli ! tu veux prendre une autre épouse. Alors il faudra que nous divorcions ?

Elle se leva brusquement, comme pour s’enfuir ; mais Bernard étendit ses grands bras, l’attira contre sa poitrine :

— Pauvre chérie, tu sais bien que, sans toi, nous n’aurions plus le courage de souffrir ni d’espérer.

— Tu as raison, je suis une méchante, dit-elle dans un sanglot réprimé, confuse d’une mauvaise parole, ou domptée par la force d’amour qu’elle sentait chez son mari.

Elle tendit ses lèvres sèches à son baiser ; mais il avait, soudain, découvert en elle quelque chose dont il trembla.

II

Cette première nuit, dans leur domicile de commerçants, fut de celles qu’on dénomme « blanches », parce qu’elles sont doublement noires. Hélène, à deux heures du matin, se retournait encore dans son lit ; le voyage, les journées harassantes, la surtension anxieuse, le désordre même de la chambre, l’odeur de poussière que suaient les meubles et le plancher, tout crispait son idée fixe : « Je ne pourrai plus dormir. » Bernard, homme d’un sommeil régulier, profond, avait fait, auprès d’elle, depuis leur catastrophe, l’apprentissage de l’insomnie. Adjointe à ses tourments, la nervosité de sa femme le rendait, lui aussi, nerveux. Néanmoins, la fatigue le ramenait, d’ordinaire, à l’équilibre du repos ; il parvenait, en se recueillant dans une oraison monotone, au silence intime, jusqu’à ce que sa pensée défaillît. Mais, cette fois, le mot transperçant d’Hélène : « Il faudra que nous divorcions ! » s’agriffait à sa cervelle ; il se répétait en vain qu’elle ne pensait vraiment pas une pareille phrase, puisqu’aussitôt elle lui en avait demandé pardon :

« Oui, cherchait-il à se convaincre, une grimace de souffrance n’est pas le réel visage de quelqu’un. Une femme excédée de lassitude, angoissée, dément son cœur en s’exaspérant. Je suis lamentable de m’alarmer, comme si elle avait perdu sa droiture.

« Mais fuirai-je cette évidence ? Hélène a horreur de la pauvreté ; elle ne tolère pas la vie sans une certaine somme de bien-être. Elle ne la comprend point comme moi. Elle ne m’aime pas assez, elle n’aime pas ses enfants assez pour que la misère avec nous soit du bonheur. Elle cherche une issue à tout prix, elle l’exige. De sourdes révoltes assaillent son âme en désarroi. Elle regimbe contre Dieu qui nous éprouve. Il ne la tentera pas au delà de ce qu’elle peut endurer. Seulement, elle trouvera toujours que c’est trop. Ah ! mon Dieu ! que je meure à la peine, s’il le faut ; mais que je lui fasse une existence selon sa faiblesse, et que, jamais, elle ne fléchisse jusqu’au désespoir… »

Alors, il remuait en sa tête les calculs d’où sortirait le redressement de ses affaires, le chiffre de bénéfices possible, ce qui lui resterait après avoir payé son loyer, sa patente, ses impôts et les trois mille francs d’annuités, plus les intérêts qu’il devait à Bonfils. Comment retenir, étendre sa clientèle ? Les autres libraires, de quel œil accueilleraient-ils un concurrent inconnu ? Et, sans doute, la librairie toute seule ne suffirait pas. Il faudrait vendre aussi du papier, des plumes, des images pieuses, des cartes postales. Afin que le public fût bien averti du changement de la maison Bonfils, quelques annonces dans le journal du lieu seraient expédientes, et un prospectus que Mme Couaneau glisserait dans toutes les boîtes du quartier. Le front sur son traversin, Bernard cherchait, pour ses réclames, les formules qui conviendraient.

Un autre que lui eût, depuis longtemps, prévu des détails. Mais son caractère possédait une singularité qu’avait accrue son mysticisme : dès qu’un acte lui paraissait profitable, il répugnait à l’envisager. Il en repoussait l’image, comme mesquine et plate. Combiner des gains, c’était, de sa part, héroïque. Ce qui ne l’empêchait point de sentir lourdement, privé de ses rentes, sa différence de position.

De même, un autre aurait songé sans dégoût : « J’irai voir mes confrères en librairie, les directeurs de pensionnats, des personnages ecclésiastiques ; je leur ferai valoir les circonstances pressantes où je me débats, mes charges de famille, mes aptitudes. » Quant à lui, jusqu’à sa quarantième année son aisance lui avait assuré l’illusion d’être indépendant. Jamais il n’avait mendié un service, il s’était contenté d’en rendre. A présent, s’il arrêtait son esprit devant ces démarches humiliantes, il essayait de s’y dérober par de fallacieux prétextes : « Je saurai mal m’y prendre, et, en essayant de plier l’échine, j’offenserai les gens. »

Et pourtant il ramenait sa volonté contre l’obstacle ; il voulait briser sa hauteur, devenir un homme nouveau, un humble. Il avait marché, toute sa jeunesse, sur des duvets de cygne ; désormais, il écorcherait ou, à la longue, durcirait ses pieds sur des tessons de bouteilles et des cailloux pointus. Il se résignerait, pourvu que l’honneur fût sauf, à n’importe quoi.

Si, au moins, en retour de ses peines, les siens étaient bons ! Mais la dure boutade d’Hélène demeurait implantée dans les coins tendres de son être, les ravageait. Il se morfondait à réfléchir :

« Elle m’en veut de nos malheurs, et Paulette se met avec elle. Paulette en veut à son père. Adèle et mon petit Charles sont les seuls qui m’aiment. »

Entre Hélène et Bernard le désaccord des tendances était originel. Tant qu’ils eurent la richesse, Hélène faisait des concessions. Maintenant, ils se heurtaient à tout propos. Bernard n’eût demandé qu’à se leurrer sur elle ; quand une erreur est mal remédiable, on se bouche les yeux jusqu’au moment où une certaine secousse contraint à ne plus être aveugle. Sa parole : « Dieu n’est pas bon » l’avait éclairé malgré lui ; alors qu’il s’efforçait d’atteindre les refuges de l’abnégation mystique, elle se collait à la terre désespérément, elle divaguait comme une enfant malade, elle blasphémait plutôt que de se soumettre et de rendre gloire à la Main suprême qui la touchait :

— Elle ferme sa porte à Dieu, elle veut qu’Il s’en aille…

Nulle constatation ne semblait à Bernard plus désolante. D’elle à lui, il percevait un obscur abîme qu’il ne pouvait franchir ; et par quelle preuve la persuader que le dénûment est une béatitude ? Elle souffrait, elle ne voulait plus souffrir et n’admettait rien au delà.

Le plus douloureux durant cette longue nuit, ce fut de taire son chagrin. Il n’osait rouvrir le débat, de crainte qu’une explosion d’aigreur n’aggravât leur conflit. Hélène respirait à son côté ; elle chiffonnait par instants les guipures de sa taie d’oreiller ou grattait avec ses ongles les lettres enlacées, brodées sur le drap. Et il s’interdisait de la questionner ; il n’aventurait, pour la supplier d’être calme, que des exhortations câlines, à de longs intervalles. Elle répondait :

— Mais toi aussi, trouve donc le sommeil. C’est fini de dormir. Je suffoque dans cette baraque. Et puis, ces rats, oh ! ces rats !

Les boiseries vermoulues livraient, en effet, passage à des bandes extraordinaires de rats qu’on entendait scier les solives, courir et crier ; ils se pourchassaient avec une telle furie que la cloison, quelquefois, paraissait crouler sous leur galop ; ils sautaient jusqu’au fond de la chambre, parmi les tables et, au moindre bruit s’enfuyaient, entraînant on ne savait quoi. Hélène avait peur que Charles ne fût mordu dans son sommeil ; elle croyait sentir ces vilaines bêtes monter contre elle. Vers quatre heures du matin, ils s’apaisèrent.

Par la fenêtre entrebâillée un air vif se glissait ; le silence des rues s’emplit tout à coup d’un piétinement rythmé, d’un vague cliquetis d’armes ; des charrettes cahotèrent. Ce devait être des soldats qui s’en allaient à la gare, s’embarquer pour le front. Hélène et Bernard, sans échanger leur pensée, eurent la même : ils comparèrent leurs tribulations à l’inévaluable somme de souffrances que des myriades humaines pâtissaient dans l’insomnie fangeuse des tranchées. Hélène se représenta Jules : Où était-il ? Vivait-il encore ? L’idée d’un malheur qui réduisait à de minimes proportions les siens infondit en ses veines comme un rafraîchissement ; elle se laissa couler dans l’indéfini des songes, et Bernard, enfin, put reposer.

Au grand jour, une voix enfantine les tira tous deux de leur sommeil d’accablement. Charles, qui couchait dans leur chambre, s’était réveillé ; ni sa mère ni son père ne bougeaient ; il s’effraya, les appela, et, sautant hors de son lit, vint caresser la chevelure de Bernard, lui cria dans l’oreille :

— Petit père, m’entends-tu ?

Bernard se dressa en chancelant, tel qu’un homme ivre ; quand il dormait, il avait peine à réintégrer l’univers tangible, comme s’il eût ailleurs sa patrie ; et, ce matin, sa tête restait bourrelée des cruels pensers nocturnes. Mais, aussitôt debout, il se confirma dans de viriles résolutions. Ce n’était plus le temps des doléances infructueuses : il s’agissait de s’installer, d’organiser la maison, et, dès qu’on pourrait, de gagner sa vie ; expression, en apparence, usée comme un vieux sou, mais qui se colorait, pour sa misère, d’une clarté farouche ; car, désormais, ne rien gagner, c’était, à moins de mendier, mourir.

Il gourmanda Paulette attardée en ses draps et descendit à la cuisine où Adèle, depuis longtemps levée, déballait des ustensiles. Comme, en l’embrassant, elle lui demandait s’il avait passé une bonne nuit :

— Pas trop mauvaise, répondit-il, malgré les rats.

— Il nous faudra un chat, fit-elle en se remettant au travail.

— Il nous faudra deux chats, reprit Bernard, toujours porté à voir en grand.

— Deux ? s’étonna la prévoyante Adèle. Leur nourriture sera une charge.

Cette leçon d’économie causa un léger choc à Bernard. Adèle avait raison ; ils en étaient à ce point de ne pouvoir nourrir deux chats ! Mais la sagesse de sa fille le toucha d’une joie sérieuse.

— Cette petite, songeait-il, sera une colonne de notre pauvre foyer.

Adèle n’avait pas encore douze ans ; sa taille élancée et ses hanches fermes lui donnaient déjà une tournure de grande fille. Sous les bandeaux unis de ses cheveux d’un blond cendré son visage était suave, sans fadeur pourtant, grâce à des sourcils châtains et à un nez fûté, le nez des Restout ; ses yeux, beaucoup moins myopes que ceux de Bernard, en répétaient, plus céleste, l’azur ingénu ; c’étaient aussi des yeux faits pour les pays du soir et qui semblaient regarder au delà du couchant. Ses joues claires, animées par le rude ouvrage, dans le jour gris de la cuisine, émettaient une sorte de rayonnement. Son sourire eût égayé même la porte d’une prison.

Bernard avait fait quelques pas au milieu de « son jardin » ; elle lui montra, du côté où donnerait le soleil de midi, trois ou quatre roses tardives, mouillées de pluie et molles sur leur tige, mais qui restaient odorantes :

— Tiens ! dit-il, presque jovial, nous avons des roses !

— Oui, appuya-t-elle, maman verra que notre poulailler peut être un paradis.

Le magasin n’était pas ouvert ; la veille, Mme Couaneau avait appliqué les volets contre la devanture ; elle ne devait revenir qu’à dix heures du matin ; Bernard sortit et les retira. Il accomplit son premier acte rituel de boutiquier. En jetant un coup d’œil sur la rue, il fut surpris de s’apercevoir que le flot des passants suivait, plus haut, la rue Saint-Dominique et la rue Marchande, celles où il savait établis les plus importants libraires et papetiers de la ville ; personne, dans l’instant, ne descendait ni ne remontait la rue de la Barillerie. Cette remarque n’eut rien d’agréable. Mais allait-il en induire que les affaires de sa librairie seraient nulles ?

— Quand on nous connaîtra, on viendra.

En attendant, il avait besoin d’un menuisier pour poser des rayons et planter des clous ; car il était mal exercé aux tâches manuelles ; toute son ambition, en cet ordre de choses, se bornait, puisqu’il s’improvisait marchand, à faire proprement des paquets. Mme Couaneau avait offert un ouvrier qu’elle connaissait, ayant nom Papin. Bernard vit arriver, avec sa boîte d’outils, un petit homme d’une cinquantaine d’années, replet, rubicond, à l’œil narquois. Sa politesse lui inspira une bonne opinion de ses talents ; et, tandis que Papin se mettait à scier placidement une planche, lui-même, à grand effort, déclouait des caisses. De temps à autre, fatigué, il s’interrompait, et parlait au menuisier qui s’arrêtait aussi dans sa besogne. Bernard l’interrogeait sur la ville, sur le commerce, sur le caractère des habitants. Papin ne demandait qu’à prolonger ces pauses ; il raconta sa vie de célibataire :

— Chez moi, exposait-il de sa voix grasse et flegmatique, tout est rangé comme si j’avais une femme. C’est triste, tout de même, de vieillir seul…

— Alors, mariez-vous, lui dit Bernard, enclin aux vertueux conseils.

— Oui, pour être trompé ! Le beau grade !

Il n’eut pas le loisir de sonder quelles désillusions justifiaient sa méfiance à l’égard du beau sexe. Hélène descendit, légère, impétueuse, et qui ne semblait plus se ressentir de sa nuit atroce. Elle regarda Papin manœuvrer, puis, attirant Bernard vers l’arrière-boutique, elle lui dit presque haut avec une exagération d’inquiétude :

— Cet homme est lent comme un escargot ! S’il persiste de ce train-là, dans deux mois nous lui paierons encore des journées.

Bernard fut tenté de le défendre ; Papin, sans qu’il sût pourquoi, l’intéressait ; mais il n’opposa qu’un argument :

— C’est peut-être l’allure des gens du pays. Si tu le renvoies, où en trouverons-nous un meilleur ?

Hélène s’approcha du menuisier, essaya de lui mettre dans la tête qu’il devait changer sa méthode.

— Madame, répondit Papin avec une sereine assurance, j’aime le joli travail. A c’te heure on ne fait plus que du fringant. Moi, je suis la manière de nos anciens, elle avait du bon. Que Madame se rassure ; elle sera contente de moi.

Et, de ses mains méticuleuses, apathiques, il continua d’équarrir les extrémités d’un rayon.

Bernard eut envie d’admirer, même à son propre détriment, cet artisan d’un autre âge ; Hélène comprenait trop que Papin, cherchant à tirer les journées en longueur, se moquait d’eux. Elle s’irrita d’une mauvaise volonté contre laquelle la sienne se voyait impuissante. « Ah ! si nous étions riches, on se mettrait en quatre pour nous servir ! » Sa gêne était une géhenne ; où qu’elle se tournât, elle se piquait à des orties, quand ce n’était pas à des pointes de glaives. Cependant, la nécessité déterminait en son esprit une réaction de courage :

— Bernard, se disait-elle, est incapable de mener un commerce. C’est moi qui devrai penser à tout.

Une fois débrouillé le désordre du magasin, elle se préoccupa d’y mettre un ton d’élégance. Elle voulait corriger « la laideur » de sa pauvreté. Mais les choses fastueuses qu’elle disposa de son mieux juraient avec la minable officine.

Dans l’embrasure de la porte qui séparait la boutique de l’arrière-salle, elle accrocha une portière de velours noir que parsemaient des fleurs de lys d’or ; à droite de cette portière, contre la longueur de la muraille, elle appuya le majestueux canapé Louis XIII, et, à gauche, Bernard, avec Papin, dressa la monumentale armoire, pièce de musée qu’on aurait crue dérobée aux appartements d’un roi. M. Dieuzède père l’avait rapportée d’un voyage à Wiesbaden. Ce meuble pompeux venait sans doute des Flandres espagnoles ; ses panneaux vernis d’ocre chaude, étalaient, entre trois colonnes torses, de brunes coquilles d’où émergeaient des têtes d’enfants joufflus ; l’art hispano-flamand, reconnaissable à la structure massive, aux ferrures tourmentées, à l’emphase de la décoration, s’était diverti en des arabesques peintes autour des colonnes et qui figuraient des sorcières échevelées, aux seins étirés, chevauchant des licornes ou des oiseaux fantastiques.

Sous le plafond sale, auprès des chaises cannées et du boiteux escabeau, héritage de Bonfils, ces restes de splendeur avaient l’air d’un paradoxe, ne pouvaient être à leur place. Ils consolaient néanmoins les yeux de Bernard et d’Hélène. Bernard y voyait surtout un entourage d’amis fidèles ; ils représentaient pour l’imagination d’Hélène un retour possible à la prospérité perdue ; elle supposait aussi que la distinction anormale du magasin arrêterait les acheteurs intelligents.

Sans viser à les séduire, mais parce qu’il aimait les belles harmonies, Bernard mit en montre, dans la vitrine, derrière des livres de choix, quelques gravures attirantes, entre autres une vue des quais de Bordeaux au XVIIIe siècle, pleine de lumière et de mouvement, où palpitait la gloire d’un peuple heureux. Il y ajouta une eau-forte qu’il tenait d’un jeune graveur presque inconnu, une Résurrection : le Christ, dont le suaire s’envolait comme une nuée flamboyante, s’élançait du sépulcre, aspirant avec lui vers les gouffres du ciel un tourbillon de blancheurs ; sa face diaphane comme le soleil et la forme allongée, presque immatérielle, de son corps éblouissant chassaient en bas l’épaisseur des ombres, tandis que de vagues démons à tête d’âne, grouillant dans les ténèbres, mordaient le roc du tombeau. Robert, — c’était le nom de l’artiste, — avait su fixer cette vision sublime, comme s’il se souvenait d’un spectacle vu. Malgré l’outrance un peu tumultueuse des contrastes, son œuvre dénotait un grand calme de joie intérieure, l’état de grâce intuitif ; et Bernard voulait croire que, s’il y avait, dans la ville, une dizaine de chrétiens éclairés, cette eau-forte les transporterait, à la manière d’une révélation. Quelques-uns entreraient chez lui pour la marchander, tout au moins pour s’enquérir de l’auteur. Il savait Robert très pauvre, chargé d’enfants ; son désir était de l’aider, tout en se faisant connaître lui-même. Aussi, dans son prospectus imprimé avec diligence et lancé la veille, signalait-il la mise en vente de sa Résurrection.

Or, la première personne qui, ce jour-là, — c’était un jeudi, vers dix heures, — franchit la porte du magasin, fut une dame d’âge respectable, venant acheter deux douzaines de plumes !

Cette cliente, gantée de noir, avait une mise correctement austère, un aspect de parcimonieuse sécheresse. A voir ses lèvres pincées, son nez court de chouette, le pli dévotieux de ses paupières qu’elle levait presque furtivement, Hélène devina une provinciale racornie, quelque directrice d’œuvres, qui entrait dans la librairie nouvelle pour lui faire une réputation.

Cette dame mit un certain temps à choisir les plumes ; ensuite, s’étant informée du prix, elle déclara qu’ailleurs elle les payait moins cher et se rabattit sur un calepin de quatre sous. Elle dévisageait, du coin de l’œil, Bernard assis au comptoir, occupé à rédiger une commande ; l’étrangeté du libraire l’intriguait. Hélène se rendit compte qu’elle l’épluchait elle-même, depuis ses bottines jusqu’à sa coiffure. En pliant le calepin, elle se dispensa de lui demander : « Et avec ça, madame ? C’est tout ce qu’il vous faut ? » Ce vocabulaire commercial dégoûtait ses lèvres insoumises ; sa façon de tendre l’objet à l’acheteuse eut un air de discrète supériorité, celui d’une femme du monde qui, par complaisance, se prête à remplacer une fille de service absente.

L’inconnue inspecta d’un regard bref et méfiant les livres exposés sur la banque. Parmi eux se trouvaient plusieurs volumes de l’élégante collection Lemerre, et Bernard avait placé très en vedette l’Ensorcelée avec le Chevalier Destouches de Barbey d’Aurevilly ; la Normandie étant proche du Maine, il s’imaginait qu’un grand écrivain normand devait être goûté par les manceaux. Mais l’examinatrice détourna de la couverture ses yeux pudibonds : le laboureur nu, qui appuie son pied sur la bêche, la choqua visiblement. En hâte, elle tira d’un porte-monnaie quelque peu râpé les quatre sous, les posa sur le comptoir, et répondant à peine au salut de Bernard debout derrière elle pour la raccompagner, elle sortit. Hélène balaya dans le tiroir ouvert les quatre sous :

— Bon ! Beau début ! dit-elle en se raidissant par l’ironie contre sa déception.

Bernard faisait son geste des moments soucieux : ses longs doigts repoussaient, autour de son oreille gauche, ses cheveux emmêlés. Mais il répliqua :

— La journée commence ; ne nous troublons point.

Une autre cliente fit retentir le timbre de la porte, celle-là sans chapeau, une femme brune au corsage débordant, qui portait une jaquette rouge sur une jupe verte. Ses joues encrassées de fard, sa démarche et ses yeux suffisaient à définir ce qu’elle était. D’une voix de rogomme elle demanda :

— Avez-vous les Mystères de Paris ?

— Nous ne tenons pas cet article, répondit Bernard d’un ton raide qu’il n’était guère habitué à prendre.

La lectrice d’Eugène Sue pirouetta sur ses hauts talons, fit claquer sa langue contre ses dents, et, en guise d’adieu, lâcha un mot sonore qui, tombant de ses lèvres, ne parut pas trop déplacé.

Bernard en resta, malgré tout, surpris ; jamais encore ce vocable n’avait résonné à son adresse. Hélène, dès que la femme eut disparu, se mit à rire :

— Tu inscriras, dit-elle, le mot dans la colonne des recettes !

— Attendons notre vrai public, émit Bernard après un sourire de complaisance.

— Où est-il, notre public ? Pouvons-nous être à son niveau ? La bonne personne de tout à l’heure nous fera de la réclame à sa manière, sois-en certain. Et, pourtant, j’ai bien tâché de ne pas lui laisser comprendre qu’elle m’était odieuse. Quand elle me soutenait qu’ailleurs les plumes coûtent moins cher, elle mentait. Je ne lui ai pas dit : Vous mentez…

Hélène regarda vers la rue taciturne et grise. Des passants, par intervalles, glissaient contre la vitrine ; quelques-uns s’arrêtaient, considérant les titres des volumes ou les gravures ; personne n’entrait.

Bernard se prit à réfléchir qu’au lieu d’éparpiller ses prospectus dans les boîtes de citadins anonymes, il aurait dû les expédier par la poste, sous enveloppe cachetée, aux gens présumés capables d’acheter des livres, aux prêtres, aux pédagogues, aux érudits notoires de la ville, aux artistes, s’il y en avait. Comme il avouait à Hélène son désir de réitérer sa publicité mal faite, elle objecta la dépense en ajoutant cette réflexion chagrine :

— Que veux-tu ? mon pauvre ami, les idées justes te viennent toujours trop tard.

Et, découragée, elle remonta l’escalier de sa chambre, la regagna. Attendre dans le magasin des clients fantômes lui était insupportable. D’ailleurs, l’air confiné de la boutique et de l’arrière-boutique lui pesait horriblement ; elle croyait ne respirer un peu qu’au premier étage. La lourdeur molle du climat manceau lui infligeait une sorte de somnolence ; et Paulette se plaignait d’être comme elle.

Paulette, dans la chambre de sa mère, accoudée à un petit bureau, aux prises avec un devoir d’arithmétique, griffonnait sur son cahier la caricature d’une demoiselle à lunettes, dont la langue se tirait, démesurément longue, balafrée d’additions et de multiplications.

— Que fais-tu ? lui demanda Hélène, sévère par boutades.

— Je fais le portrait de mon professeur, répondit sans embarras Paulette, et je la force à me montrer sa langue savante pour qu’elle me dise la marche de mon problème.

Comme Hélène la tançait de sa paresse, Paulette bâilla, se frotta les yeux :

— Ici, geignit-elle, je ne suis pas en train, je n’ai goût à rien. Je voudrais m’endormir, et me réveiller… quand nous serons loin du Mans.

Dans cette plainte de sa fille Hélène reconnut si bien sa propre désolation qu’elle se mit à pleurer. Paulette, à son tour, sanglotait, baisait et caressait éperdument sa mère. Mais Hélène se reprit aussitôt de sa faiblesse, morigénant Paulette, lui remontrant qu’il fallait travailler, puisqu’elle était pauvre.

— Oh ! répliqua Paulette dont les larmes s’étaient vite séchées, sois tranquille. Je ne ressemblerai jamais à papa. Je saurai me débrouiller dans la vie.

Hélène s’assit, commença une reprise à un manteau qu’autrefois elle n’eût pas daigné porter deux hivers de suite. En bas, Adèle savonnait une lessive ; on entendait Charles, dans la cuisine, jacasser auprès de Mme Couaneau qui faisait cuire le dîner. Jusqu’alors Hélène ne s’était point résignée à gâter ses mains en lavant du linge ou en épluchant des légumes. Pourrait-elle garder longtemps, du matin au soir, une femme de ménage onéreuse et lui abandonner l’anse du panier ?

De ce problème, plus incommode à résoudre que celui de Paulette, elle s’évadait, tout en cousant, par une absence nostalgique. Elle se croyait encore dans son manoir et retrouvait contre ses yeux la lande où vibrait le vent des solitudes marines, la lande pleine de romarin et de bruyère. Elle choyait en son rêve, mieux que si elle y était corporellement, le vert mordoré des falaises, les ombres moussues au creux des pentes, la couleur saphiréenne des eaux, les voiles d’un rose de feu qui passaient au large du goulet, dans le soleil, l’allée de chênes conduisant à la maison, le salon austère et somptueux, et, au delà des bois, l’étroite chapelle de Sainte-Anne, toute brûlante de cierges sous la fraîcheur des ormes…

Un grossier vacarme rompit son illusion. Devant sa fenêtre, le long du trottoir de Me Lendormy, un tombereau lourd de charbon s’ébranlait pour monter vers le carrefour. L’attelage ne parvenait pas à démarrer ; le charretier hurlait, cinglant aux jarrets son cheval de devant, un bidet gris efflanqué, puis le gros percheron qui tirait entre les brancards. Les deux animaux se tendaient, partaient d’un seul élan, arrachant du pavé des étincelles ; mais, brusquement arrêtés par leur charge, ils fléchissaient sur leurs genoux, reculaient et s’immobilisaient. Le charretier, vociférant, les frappait à la figure du manche de son fouet ; les cinglons aux jambes étaient si furieux qu’on voyait celles du bidet trembler. Un rassemblement se forma ; aucun des spectateurs n’offrait son aide ni n’intervenait ; seul, un petit homme grisonnant, coiffé d’un feutre verdâtre, les épaules voûtées sous un vieux pardessus, aborda le charretier, lui suggéra de faire tourner ses chevaux et de redescendre la rue jusqu’à un endroit moins raide d’où ils remonteraient plus à leur aise. Le brutal haussa les épaules et s’entêta ; enfin, à bout d’efforts, il obéit au conseil du judicieux passant.

Hélène, tandis qu’elle suivait, malgré elle, cet épisode vulgaire, se disait que la foule attirée en face du magasin y retiendrait peut-être quelques acheteurs. Bernard n’avait songé qu’à plaindre les chevaux. Il aperçut le petit homme coiffé du feutre verdâtre s’approcher de la vitrine, coller son nez camus vis-à-vis de la Résurrection, et demeurer là, plusieurs minutes, comme ébloui d’une extase, montrant un de ces visages barbus avec des lèvres trop grosses, mais épurés par une simplesse divine, qu’on rencontre sculptés sur les polyptyques des cathédrales. Des larmes semblaient humecter la rondeur de ses yeux bleus. Cependant, il fit trois pas vers la porte et entra :

— Monsieur, dit-il à Bernard, d’une intonation mystérieuse, en agitant dans sa main son feutre aux bords fripés, vous avez là une eau-forte étonnante. Je voudrais bien la voir de près…

Bernard la posa devant lui, sur un pupitre, en bonne clarté. L’admirateur, un instant, reprit sa contemplation, cette fois plus méditative. Un commerçant quelconque lui aurait vanté l’objet, eût visé à « l’entortiller ». Bernard le laissa rompre, de lui-même, le silence ; et il fut saisi de l’entendre proférer à mi-voix, un peu comme dans une église :

— Voilà l’ineffable naissant visible. Ces blancheurs jusque dans les ombres, la toute-puissance d’ascension qui élève le Ressuscité, le calme triomphe sur cette face… Où est-il l’homme qui a pu voir cela, et de notre temps ? Vous le connaissez, monsieur ?

— Non, répondit Bernard avec un heureux sourire, je sais de lui simplement qu’il habite la banlieue de Paris, à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il est pauvre et obscur, comme l’est tout artiste chrétien à cette heure de chaos. Ses cinq enfants, m’a-t-il écrit, ont plus de dents que de pain ; et lui, il a plus de génie que ses héritiers ne feront d’argent avec ses œuvres.

Le client s’informa du prix de l’eau-forte et ajouta sur-le-champ :

— Oh ! ce n’est pas pour moi. Je suis très pauvre aussi… Mais peut-être vous trouverai-je acquéreur. Demain, je repasserai.

— Alors, osa insister Bernard, si un amateur se présente dans l’intervalle, je refuserai la vente ? Je dois vous attendre ?

— Oui, déclara le petit homme après un mouvement d’hésitation, ne concluez pas avant que je sois revenu. A demain, monsieur.

Bernard eut la pensée de lui demander son nom. Mais, déjà, d’un pas affairé, le singulier enthousiaste s’éloignait au dehors, sans rien regarder autour de lui.

Midi sonnait ; Adèle, dans l’arrière-boutique, mettait la table pour le repas. Hélène, redescendue, souleva la portière fleurdelisée, et vint à Bernard, mécontente de ce qu’il n’avait point su vendre « son Robert ». Patiemment il se justifia. Pendant leur explication, un autre personnage fit halte devant la vitrine. Il avait un cou ridé d’oiseau de proie, engoncé dans le col de fourrure d’un pardessus ; de longues oreilles décollées, des yeux bordés de rouge aux cils clignotants, un nez luisant, dur et crochu, les poils tordus de sa barbiche lui donnaient la mine bizarre d’un chèvre-pied travesti en bourgeois. Il prolongea sur l’eau-forte le coup d’œil sec et commercial d’un commissaire-priseur, puis pénétra dans le magasin, traînant les semelles, son chapeau melon rejeté en arrière de sa tête d’une façon malotrue ; il guigna aussitôt l’armoire ; mais, indiquant la Résurrection :

— Combien la faites-vous ? interrogea-t-il avec un dur accent alsacien.

— Cent cinquante francs, dit Hélène qui ne voulait pas laisser à Bernard le loisir de répondre.

— Je vous en donne cent et je l’emporte, brusqua l’acheteur en même temps qu’il étendait vers la gravure des doigts malpropres…

— Pardon ! intervint Bernard. J’ai promis à un autre client d’attendre sa réponse. Revenez, s’il vous plaît, demain.

— Demain, je serai loin d’ici, répliqua l’individu, enserrant Hélène d’un regard méphistophélique.

— Mais, dit-elle tournée vers son mari, es-tu bien sûr que l’autre reviendra et qu’il achètera ?

— J’ai promis, je n’ai qu’une parole, opposa Bernard d’un ton si ferme qu’elle n’osa point riposter.

— Comme fous foutrez. Le brocanteur tourna le dos, ayant, une seconde fois, reluqué l’armoire et demandé négligemment :

— Elle est à vendre ?

— Non, répondit Bernard, presque maussade. La physionomie, le langage de ce trafiquant blessaient tout ce qu’il était lui-même ; et il aurait jugé odieux de livrer à vil prix, comme pour trente deniers, entre ses mains brutales, sinon sacrilèges, une œuvre pleine de l’Esprit divin. Mais Hélène, déçue de cette première vente manquée, dès qu’elle fut seule avec Bernard, le blâma aigrement :

— Écoute, je n’ai pas voulu pour cette fois, t’humilier et passer outre à tes lubies. Tu es absurde. Quand on a une femme et trois enfants, est-ce qu’on lâche la proie pour l’ombre ? Si tu continues à mêler du sentiment aux affaires, nous pourrons bientôt, nous, mêler à notre pain sec de la cendre et le bois du plancher !

Bernard eut le cœur outré de reproches qu’il sentait iniques. Il conserva cependant son calme pour se défendre :

— Ma pauvre Hélène, rien en ce monde n’arrive au hasard. Si ce goujat de client était venu avant l’autre, je lui aurais peut-être cédé pour cent francs ce qui serait mal payé dix mille. Crois-tu donc que j’aurais voulu prendre un bénéfice, envoyer à Robert moins de cent francs ? Grâce à Dieu, c’est l’autre, le brave homme qui est entré d’abord. Il nous reviendra, j’ai confiance…

— Et s’il ne revient pas, quel dindon ?…

— Il reviendra, et avec de l’argent. Même s’il ne revenait pas, mon acte de foi en sa parole vaudrait plus que son argent.

Hélène haussa les épaules, mais s’abstint de le quereller davantage. Ceinte d’un tablier de cuisine, joyeuse, Adèle arriva : « Maman, le dîner est prêt. »

Bernard, avant de s’asseoir à table, fit, selon son habitude, un large signe de croix. Adèle et Charles l’imitèrent. Paulette, comme sa mère, s’en dispensa. C’était un des points où le désaccord tacite des époux s’accusait même en présence de leurs enfants. Hélène, malgré tout, n’allait pas jusqu’à vilipender, devant eux, leur père.

Le repas se fût passé correctement sans Paulette qui avait entendu les observations virulentes de sa mère et cherchait à les envenimer de sa personnelle rosserie. Comme Hélène venait de lui servir une tranche de cheval en daube :

— Il est dur comme du bois, se plaignit-elle, la bouche pleine, en repoussant le morceau sur son assiette. Le bois, les rats en mangent. Mais j’aimerais mieux manger des rats, comme Tuong, que du bois. Tiens, mon petit Tuong. C’est pour toi…

L’animal qui répondait au nom annamite de Tuong était un chat jaune efflanqué, recueilli par Mme Couaneau dans une ruelle du vieux Mans ; sa vigilante férocité à l’égard des souris devait procurer aux Dieuzède des nuits moins douloureuses. Paulette lui tendit la moitié de sa tranche avec laquelle il se sauva, comme s’il avait peur que l’aubaine lui fût disputée.

— Oh ! Paulette ! s’exclama, indignée, l’économe Adèle.

— Paulette, tu n’y penses pas ! vitupéra Bernard avec une rudesse insolite. Tu mériterais d’être privée de dessert et mise au pain sec.

— Du dessert ! nargua Paulette. Personne ici n’en aura plus, et, quand nous serons tous au pain sec, nous serons tous égaux.

— Paulette, gronda Bernard, tu es un mauvais cœur. Tais-toi et va en pénitence dans ta chambre.

Elle regardait sa mère qui détournait les yeux ; elle semblait hésiter à obéir. Bernard la prit par le bras et la poussa vers l’escalier. Elle gravit les degrés en pleurnichant, s’assit sur la dernière marche, pour écouter ce qu’on dirait d’elle. Durant quelques minutes elle ne perçut que le remuement hâtif des fourchettes et des couteaux se débattant avec le coriace cheval ; elle jouissait du pénible silence dont elle était cause comme d’une revanche qu’elle prenait sur l’autorité subie.

Bernard, quelle que fût sa constance d’âme, avait peine à n’être point troublé : aux amertumes qu’Hélène lui infligeait la malice de Paulette ajoutait cruellement. Il se voyait amoindri, atteint dans son prestige paternel. « Ai-je été trop bon ? s’examinait-il. On l’est toujours trop peu, on aime trop peu. Mais il faut savoir aimer et se faire aimer. L’ai-je su ? Ou Paulette serait-elle une vilaine nature ? De qui tient-elle ? Non, elle n’est point méchante, c’est une enfant malade : elle souffre plus que nous tous de notre misère, et je ne sais quel démon la tient… »

Bernard allait jusqu’au bout d’une évidence que d’autres eussent éludée par des subterfuges d’amour-propre :

— J’ai été faible, je le suis et le serai jusqu’à la fin. Il y a des hommes nés pour commander. Il y en a dont toute l’ambition doit se réduire à se maîtriser eux-mêmes…

Néanmoins, il retournait dans un sens de paix cette conclusion accablante :

— Par moi, je ne puis rien, et cela vaut mieux. Autrement j’aurais l’illusion d’être quelque chose comme j’ai eu celle de posséder quelque chose. Je n’attendrais pas d’En haut ma seule force.

Ainsi Bernard raffermissait en leur sérénité les régions profondes de son âme. Hélène, au contraire, trouvait, pour l’instant, son intérieur détestable comme la viande qu’elle mâchait. Il lui semblait que la punition de Paulette ricochait sur elle, et elle attribuait l’anormale sévérité de son mari à un obscur besoin de représailles contre la noise de tout à l’heure :

— Il ne veut pas s’en prendre à moi ; c’est Paulette qui paie.

Après un intervalle de mutisme boudeur, tandis que Charles s’était mis à bavarder avec ce gazouillement mélodique des enfants qui chantent leur vie dans tous les mots du langage, Hélène dit à Bernard entre haut et bas :

— Cette petite n’a pas d’appétit ; si tu la prives de dîner, elle sera encore plus désagréable.

— Elle mangera quand nous aurons fini, répliqua Bernard à voix plus basse ; mais il ne faut pas céder.

Hélène, alors, se laissa emporter par une de ces impulsions d’où risque de s’ensuivre un désastre. Se tournant vers l’escalier, elle cria très fort :

— Paulette, tu peux redescendre. Si tu demandes pardon, ton père te le permet.

Bernard se versait à boire ; il reposa brusquement la bouteille, croisa les bras et cloua sur Hélène des yeux qui ne ressemblaient plus aux siens. Jamais elle ne l’avait vu froncer les sourcils de cette manière. Il y eut en son regard plus de stupeur triste que de courroux, le sursaut de dignité du père qui ne consent pas à se laisser, dans sa maison, démentir comme un être nul. Pourtant il ne prononça aucune parole ; il voulait épargner à ses enfants le scandale d’une scène de discorde. Hélène s’étonna, chez un homme si placide, de cette réaction imprévue. Elle ne poussa point davantage le déplorable incident.

L’orgueil entêté de Paulette la frustra du trop facile retour en grâce que sa mère lui ménageait. Elle ne redescendit pas, et ne répondit rien. Elle pensait qu’Hélène viendrait auprès d’elle l’embrasser, la cajoler, lui demander pardon des rigueurs d’un père injuste. Ce fut Adèle, un moment plus tard, qui monta l’exhorter à reconnaître son tort :

— Quoi ! qu’est-ce que j’ai fait ? se défendit Paulette. J’ai répété une chose que maman avait dite. C’est un crime ? Papa me déteste. Il voudrait me voir morte de faim pour avoir une bouche de moins à nourrir. Va, toi aussi, tu le comprendras…

Elle jeta d’une voix distincte l’atroce accusation et, d’en bas, son père l’entendit.

— Veux-tu bien te taire ? adjura sa sœur en lui fermant de ses doigts la bouche.

Elle l’entraîna dans leur commune chambre, lui fit honte de ses idées criminelles, la raisonna, essaya de l’attendrir, l’attira sur ses genoux :

— Ma pauvre Paulette, tu tiens donc à être malheureuse ? Tu le seras encore plus si tu cherches à peiner les autres. Ne te raidis pas quand le bon Ange te pousse. Nous avons le meilleur des pères. Descends vite te réconcilier avec lui.

Paulette se débattait et, comme dans tous ses moments de violence, déboutonnait et reboutonnait la collerette de son corsage. Elle s’en alla vers la fenêtre, y appuya son front boudeur :

— Laisse-moi, Adèle, tu m’énerves. Si je ne suis bonne qu’à faire des sottises, tant pis pour moi. Ce qui est écrit est écrit.

Au fond, elle sentait qu’elle avait mal parlé. Mais, entrevoyant la gravité de sa faute, elle répugnait à se confesser coupable et à quérir son pardon.

Ses mots abominables avaient meurtri Bernard en plein cœur ; il devint tout pâle. Cependant, il n’eut pas l’air d’avoir entendu. Mme Couaneau arrivait de la cuisine, apportant une compote de pommes ; l’absence de « ces demoiselles » l’étonna ; elle flaira sous l’air tendu des parents quelque agitation tragique. Hélène, irritée contre Paulette, éprouvait pour son mari un retour de compassion affectueuse. Seulement, elle songeait : « Il a été maladroit, il a manqué de mesure ; ce n’est pas son métier d’être sévère ; » elle se contenta de lui dire, pour attester qu’elle prenait son parti :

— Tant que Paulette ne sera pas venue se mettre à genoux devant toi, je ne la connaîtrai plus.

Bernard, sans lever les yeux, répondit d’une voix où tremblait un chagrin étouffé :

— La question n’est pas de la punir, mais de la changer…

Un quart d’heure après, il était dans sa chambre et s’habillait. Il se proposait d’aller voir, ce jour même, ses principaux confrères en librairie ; il voulait les connaître et, surtout, être connu d’eux. Sa démarche courtoise, en admettant qu’elle ne servît à rien d’autre, préviendrait les inimitiés possibles ; on saurait qu’il visait modestement à continuer la spécialité de Bonfils : les livres de choix et les gravures. Il achevait paisiblement sa toilette ; sa pensée restait libre, malgré les coups de poinçon qui, depuis le matin, l’avaient lardé :

— Toutes ces souffrances, rêvait-il, je les ignorerais, si je n’étais point pauvre. Bienheureux les pauvres, eux, les plus près de Dieu, en ce qu’ils ont le plus à pâtir…

Certes, en voyant sa mise, on eût été loin de le ranger parmi les pauvres ; son pantalon gris clair avait, comme disent les marins, « la raie de l’amiral » ; la coupe distinguée de ses bottines, son ample veston, son feutre fantaisiste respiraient une nonchalante aisance ; sa cravate de soie noire flottait comme celle d’un artiste romantique ; il rappelait, avec son ondoyante chevelure et son grand nez, le Paganini qu’esquissa Delacroix. On le sentait élégant par droit de naissance ; même sous des guenilles, il n’eût pas cessé de l’être.

A l’instant où il allait sortir, quelqu’un frappa d’un doigt léger, Paulette entra. Livrée à ses réflexions, elle avait compris que son père était sérieusement offensé ; des excuses seraient inévitables ; elle aimait mieux s’y résigner seule à seul que devant tout le monde. S’ouvrait-elle, en outre, au remords ? Son cœur n’était pas aussi rebelle à la pitié qu’elle affectait de le laisser croire. Dressée à la confession et à l’examen de conscience, elle discernait dans ses actes le poids du mal. Mais elle tenait des Restout un besoin orgueilleux de suprématie et, pour sa puérilité maladive, l’unique manière de dominer les autres, c’était souvent de les faire souffrir. La déchéance de sa famille aiguisait, en les contrariant, ses jeunes appétits égoïstes. Elle voyait Hélène accuser Bernard des mécomptes qui la navraient ; elle renchérissait, craignant peu son père et différente de lui par toutes ses propensions. Après sa bourrasque de révolte, elle comprit qu’elle avait excédé les bornes permises. Mais elle aborda Bernard sans prendre une mine contrite, et, délibérément, s’approcha de lui :

— J’ai été sotte tout à l’heure, dit-elle d’une voix essoufflée, hâtive, comme pour être plus vite au bout de son humiliation. Paulette est une vilaine fille. Veux-tu, quand même, qu’elle reste ta fille ? Dis, papa, veux-tu que nous soyons amis ?

Bernard aurait pu rabrouer sa désinvolture et la tenir à distance. Il la sermonna d’une façon posée et tendre, lui parla ainsi qu’à une grande personne raisonnable. Elle l’écoutait, docile, l’air convaincu, baissant à demi les yeux. Mais, lorsqu’en signe de réconciliation il lui eut permis de l’embrasser, il surprit, dans la pointe de son regard, une étincelle victorieuse. Paulette, spontanément, concluait :

— Il n’y a pas à dire, je m’en suis bien tirée. Et, maintenant, allons voir s’il reste, pour moi, de la compote.

Elle pirouetta et descendit, fringante, ses boucles brunes frisées sautant autour de ses épaules menues.

Son changement, bien que superficiel, délivra Bernard d’une tristesse énorme. Il avait peur d’être contraint à la juger perfide, haineuse et, selon le langage de Mme Couaneau, « endémonée ». Quel avenir si, dans sa maison rompue en deux camps, sa femme et l’une de ses filles se faisaient un jeu de bafouer, de piétiner ses décisions ! A présent, il se rassurait.

Il s’en alla donc, plus ferme, à ses visites diplomatiques. Marcher lui fut une douceur, même par des rues insipides. Un vent moite, ensoleillé les traversait. En croisant sur le trottoir un soldat russe barbu, massif, mais alerte avec ses souples bottes et son ceinturon, il se représenta le spectacle qu’il avait admiré, à Brest, lorsqu’en août 1916 débarqua le corps d’armée expédié d’Arkhangel pour Salonique : les hommes, debout du haut en bas du navire, prolongeant, comme un chant d’orgue, dans l’ampleur de la rade, d’interminables hourras ; les bataillons qui défilaient, nonchalants et superbes, les petits enfants qui prenaient la main des soldats et se pendaient à leur cou. Bernard croyait entendre la note haute, étrangement prolongée qu’entonnait le chœur de ces troupes en marche si loin de leur pays, leur chanson de route semblable à celle d’une caravane perdue au milieu des steppes. Il conservait sur la force russe plus d’une illusion. Même une idée effleura son esprit :

— Si j’en avais acheté au lieu de m’empoisonner d’un tas de turcs et de hongrois… C’est Hélène qui l’a voulu. Elle a rencontré, chez la comtesse de Porsmilin, Osman pacha ; ses allures de grand seigneur indolent l’ont séduite. Aussitôt il aurait fallu convertir en turc tout ce que Jules nous laissait. Et elle me reproche de mêler aux affaires du sentiment !

Mais il se blâma de cet inutile regret :

— Avant de sortir, j’osais répéter : « Bienheureux les pauvres ! » Et, déjà, je me repens d’être l’un d’eux !

Il arrivait chez le plus proche de ses confrères ; celui-ci était en voyage. Bernard se consola sans peine de son absence : s’exhiber lui-même semblait à son indépendante sauvagerie une corvée d’humiliation.

La seconde librairie où il pénétra regorgeait de clients parmi des employées bourdonnantes. Le patron, M. Le Roy, lui fit un accueil honnête, le reçut dans son arrière-magasin. Ventripotent, d’aspect solide, pondéré, Le Roy se distinguait par une grosse tête ronde dont une casquette protégeait la nudité, des yeux francs et vifs, une lèvre caustique qu’ombrait une mouche de poils gris. Le large cordon d’un binocle flottait sur sa bajoue opime. Il plut à Bernard en ce qu’il se révéla, tout de suite, non un marchand cupide, mais un connaisseur de livres et un lettré. Il tira pour lui d’une vitrine quelques volumes précieux, assemblés selon un éclectisme de bibliophile. Un Office de la Sainte Vierge, « traduit en français, tant en vers qu’en prose », par Pierre Corneille, édition originale à opulente reliure en maroquin, avoisinait les Contes de La Fontaine avec des vignettes de Fragonard, et un petit in-quarto gothique, publié vers 1530, La Louenge de mariage, par maistre Pierre de Lesnauderie, lors scribe des privilèges de l’Université de Caen.

Bernard lui expliqua les conjonctures qui l’avaient réduit à prendre le fonds de Bonfils. Quand il toucha un mot des quatre cent cinquante mille francs qu’il avait engagés à Singapour, Le Roy ne retint pas un mouvement de mâchoire, d’une discrète ironie : pouvait-on être naïf au point de mettre tous ses œufs dans un seul panier percé ! Il devina en Bernard un original, un lunatique impropre au négoce. Il l’encouragea néanmoins en lui narrant ses propres débuts : Bourguignon de race campagnarde, il avait d’abord tenté une exploitation de terres en Tunisie ; n’ayant pu réussir il acheta « d’occasion », au Mans, cette librairie presque déchue, la remit à flot avec des éditions de cartes postales illustrées. Depuis la guerre, sa maison marchait étonnamment bien : le passage des militaires de tout grade, l’afflux des réfugiés décuplaient l’activité commerciale :

— Vous verrez, dit-il à Bernard, avant peu, si la folie du gain et de la dépense n’est point matée par une catastrophe, plus les livres seront chers, mieux ils se vendront. Je prévois sur les tirages de luxe une hausse invraisemblable.

Bernard sourit à cette perspective, mais presque amèrement : ainsi, pour gonfler ses bénéfices, on devait spéculer sur le désordre public ! Lui que la guerre avait ruiné, il escompterait la guerre comme son meilleur courtier ! Il vivrait de la curée des morts !

Cependant, il quitta Le Roy, conforté dans l’espérance de tenir jusqu’à la paix ; et, après une halte brève à l’église de la Couture, il se hâta de rentrer rue de la Barillerie. Du dehors, il regarda sa vitrine, mais fut saisi de constater que la Résurrection n’y figurait plus. Hélène, assise au comptoir, écrivait tranquillement à sa mère une grande lettre.

— Eh bien ! dit-elle, levant un visage gai, tu es content de tes visites ?

— Très content… Le petit homme est donc revenu ?

— Non, pas lui, l’autre…

— Hélène, c’est très mal…

— Laisse-moi parler. Il m’a offert de l’eau-forte cent cinquante francs, — elle montra joyeusement les deux billets, — et, comme il allait prendre l’express de trois heures, je n’ai pas cru devoir attendre ton retour…

— Alors, quand l’autre reviendra, je serai forcé de lui dire : « J’étais sorti, ma femme a jugé bon de contrevenir à ma promesse. »

— Tu lui diras que je n’en savais rien.

— Non, repartit Bernard, j’aime mieux mettre à mon compte le manquement de parole. Mais, vois-tu, il faut que nous adoptions désormais une ligne de conduite… cohérente. Autrement, il n’y a plus rien de possible.

Hélène, sans lui répondre, continua sa lettre. Elle croyait superflu de se justifier : « Les affaires sont les affaires », elle laissait bourdonner au fond d’elle-même ce pitoyable lieu-commun, tandis que sa plume, glissant sur le papier bleu, narrait à Mme Restout les tribulations de l’arrivée.

Bernard, dans une tristesse pesante, monta pour changer de vêtements. Il ne considérait pas l’imprévu du gain ; il s’indignait de savoir la Résurrection abandonnée aux griffes d’un trafiquant louche et sinistre ; l’indépendance anarchique de son épouse lui présageait un avenir où il serait comme le cocher du mythe de Platon avec son attelage discordant dont l’un des chevaux bondit vers les hauteurs, tandis que l’autre se précipite vers les lieux bas. Il se disait : « Je dois lui tenir tête. » Mais comment faire ? En voulant briser ses révoltes, il risquait de s’aliéner sans retour son affection. A moins qu’il ne redevînt riche ou qu’elle se convertît par un coup de grâce miraculeux, rien ne pouvait suppléer l’autorité qu’il n’avait plus.

Il redescendit au magasin et se mit à parcourir un volume qu’un éditeur venait de lui expédier dans un ballot d’ouvrages pieux. C’était l’histoire d’une stigmatisée morte naguère à Lucques, de Gemma Galgani, un livre indigeste, embarrassé de toutes les fioritures du style dévot, mais poignant et imbu d’une force apaisante parce que les prodiges qu’il attestait rendaient, presque grossièrement, tangible la sanglante Passion perpétuée dans des Hosties volontaires. Bernard l’ouvrit, comme au hasard, à une page où il entrevit :

« Quand Gemma éprouvait les douleurs de la Couronne d’épines, une sueur de sang trempait son front, sa chevelure, et chacun de ses cheveux dénoués avait sa goutte qui tombait jusqu’à terre. »

Cette image terrible le rasséréna. Oserait-il se plaindre de ses mesquines misères, alors qu’une petite fille, cette Gemma Galgani, après mille autres victimes ardentes, avait voulu sentir, en sa tête déchirée, s’implanter et se tordre, comme des clous rougis au feu, toutes les pointes du diadème de dérision ? Lui, sans doute, il était indigne d’être associé à de plus royales souffrances. Ah ! si, du moins, il savait allègrement soutenir son lot bénin d’adversités !

Il s’arrêta dans sa lecture et se leva, parce que, du milieu de la rue, un homme se dirigeait en hâte vers la librairie ; il reconnut celui qui devait revenir le lendemain, l’enthousiaste de la Résurrection. Le visiteur, avant d’entrer, porta sur la vitrine un regard anxieux : ce qu’il cherchait n’était plus là.

— Je pense, exprima-t-il à Bernard, — sa voix d’asthmatique, un peu basse, anhélante, émettait des résonances profondes, semblables à celles d’une pédale d’orgue, — je pense, monsieur, que vous ne m’avez pas oublié. Je reviens plus tôt que je ne l’espérais. Votre eau-forte a trouvé, tout de suite, un amateur. Il en donne deux cents francs. Il est impatient de la connaître. Comme c’est un vieillard malade, il m’a chargé… Mais où est-elle ? Je ne la vois plus.

Ses yeux ronds, en quête de la gravure, faisaient le tour du magasin, puis ils interrogeaient Bernard avec une naïve inquiétude sans qu’on y pût lire encore cette idée : « Elle est vendue. »

— Monsieur, répondit Bernard, glissant ses lunettes dans leur étui d’un air d’embarras et d’affliction qui n’avait rien de simulé, non, certes, je ne vous oubliais pas. Mais vous ne deviez revenir que demain… D’amères nécessités nous ont fait un devoir, une occasion s’offrant, de ne point attendre. Je le regrette. Oui, je le regrette. Croyez qu’il a fallu des raisons bien graves… Je vous l’ai dit, notre ami Robert est pauvre. Nous-mêmes nous sommes très éprouvés par les événements…

Hélène, jusqu’à ces mots, était demeurée assise, inattentive en apparence au colloque des deux hommes, écrivant à Jules dont elle avait enfin des nouvelles et qui se battait, pour l’heure, en Picardie. Elle se leva tout d’un coup, vint au client penaud, irrité, prêt à partir.

— Détrompez-vous, monsieur, déclara-t-elle d’un ton cavalier, ce n’est pas mon mari qui vous a manqué de parole, c’est moi en son absence. Un autre amateur était venu après vous ce matin, il a reparu cet après-midi, il a insisté. Je savais M. Robert pressé de vendre, j’ai vendu. Mais si vous ne tenez pas à la planche originale, nous pourrons…

Le client devinait le sourd conflit que la vente de l’eau-forte avait failli causer dans le ménage Dieuzède et la grandeur d’âme de Bernard s’accusant plutôt que d’humilier sa femme. Il considérait le libraire ; la singularité magnifique de ce visage d’un autre temps le médusait beaucoup plus qu’à sa première visite. Bernard, de son côté, pressentait en cet homme d’un extérieur si humble un pèlerin des mondes invisibles tel qu’il en avait quelquefois croisé sur les routes terrestres. Une conversation se noua entre eux où leurs âmes se découvrirent promptement fraternelles.

Toustain, Hildebert Toustain ne revendiquait aucune parenté d’origine avec le maître d’œuvres qui, vers 1250, acheva le chœur de la cathédrale. Mais ce glorieux homonyme, s’il avait rencontré Hildebert, eût songé devant lui au bon Cyrénéen qu’un vitrail montre s’inclinant pour saisir la poutre de la Croix trop lourde, tandis que le divin porte-croix se raidit en arrière, à bout de forces, comme prêt à la lâcher.

Hildebert semblait avoir traversé les siècles, monté sur la vieille mule de Gargantua, laquelle « servit neuf rois ». Il n’avait rien pourtant d’un fossile, mais gardait l’œil simple et la foi brûlante d’un chrétien des grandes époques. Aucun éclat extérieur n’avait signalé sa vie. Son père était un marchand d’antiquités établi au Mans, rue des Filles-Dieu, et dont le commerce avait mal fructifié, car il achetait à trop haut prix des objets authentiques, d’une vente difficile. Après des études décousues, le jeune Toustain s’en était allé à Paris faire son droit « pour faire quelque chose ». A court d’argent, il entra chez un avoué, expéditionnaire aux gages de soixante francs par mois ; il fut ensuite commis chez un libraire-éditeur, et si l’éditeur n’eût point fermé boutique, il serait demeuré là jusqu’à sa vieillesse, aussi loin d’être ambitieux qu’un frère lai dans un couvent. Il aimait éperdument les livres, les estampes ; il possédait de naissance l’appétit et le flair du beau.

Une rencontre merveilleuse avait décidé sa formation. Dans la mansarde où il gîtait en son jeune temps, il eut pour voisin le peintre mystique, Léon Colombat, alors obscur et misérable. Colombat, que Toustain admirait sans réserves, discerna cette âme ingénue propre à recevoir le souffle de son génie visionnaire ; il exalta ses facultés afin d’y réfléchir son image, comme la flamme d’une lampe d’autel se contemple, empourprée, dans le verre où repose l’huile qui la nourrit. Plus tard, Colombat s’éloigna de Toustain ; tous deux s’étaient mariés, et Mme Toustain eut des piques avec Mme Colombat. Mais cette amitié dominatrice avait laissé dans l’intime de Toustain une transfiguration.

Au moment où son libraire fit faillite, Toustain hérita d’un oncle chanoine au Mans, quelques rentes fort minces et une maison délabrée. Il fut marri d’interpréter comme une bénédiction du ciel la mort de son oncle. Pourtant, ce peu qui lui tomba dans la main le préserva des pires amertumes : sa femme, dont il n’avait jamais eu d’enfants, était demeurée, à la suite d’une frayeur, paralytique ; elle réclamait, nuit et jour, son dévouement. S’il avait dû gagner leur pain, il eût été réduit à la mettre dans un hospice. Comme beaucoup de provinciaux d’origine, quand Paris est usé pour eux, il avait regagné sa ville natale, content d’y respirer l’air calme des matins d’autrefois, et de vieillir sous les solives d’un logis où le dernier d’entre les siens avait exhalé son âme.

Mais il n’était pas homme à s’éteindre dans l’inertie des heures toutes pareilles. Une charité toujours en alerte perpétuait sa jeunesse. Bernard observa que des larmes de compassions pieuses illuminaient souvent « ses pupilles de bon chien ». Il se voûtait à la manière de quelqu’un « qui aurait voyagé des mois sous la pluie ».

Bernard, comme s’il le connaissait de longue date, lui confia ses désastres et ses anxiétés. Toustain, aussitôt, s’offrit à l’aider en recommandant son magasin ; par malheur, dans cette ville, si peu de gens s’adonnaient aux choses de l’esprit ! M. Dieuzède vendrait des chapons ou des bouteilles de cidre, sa fortune serait immédiate ; mais, des livres et de beaux livres ? Malgré tout, grâce à la guerre, une clientèle de passage était espérable, des amateurs fervents, et qui ne marchanderaient pas.

— Ah ! la guerre ! dit Bernard douloureusement. Il y aura donc du sang des blessés et des morts sur chacun des chiffons de papier que nous encaisserons !

Ils s’entretinrent des écrasantes incertitudes que traînait à l’horizon des tranchées cette troisième année d’hécatombes ; plus le fléau durait, moins le terme se laissait entrevoir. Toustain l’envisageait comme « une piqûre de guêpe » auprès des bouleversements ultérieurs qui dévasteraient la face du monde. Bernard, ayant besoin d’éclairer l’avenir en beau, contemplait, au delà des temps d’épouvante, une phase de paix semblable à un matin de Pâques où les peuples communieraient à une même table eucharistique.

Quand Toustain partit, il lui serra chaudement les deux mains, dans cette pensée naïve : « Ici, j’ai trouvé peut-être ce que je n’avais point là-bas, ce bien inestimable, un ami vrai. »

Hélène s’était éclipsée ; Toustain l’offusquait par sa mine de pauvre et de grison dévot. Elle n’aimait guère les hommes « qui sentent l’eau bénite » ; et, d’une façon obscure, elle lui en voulait : pourquoi venait-il donner raison contre elle à son mari ?

Cependant, la visite de Toustain releva, comme eût dit Jules, « la pression barométrique » du ménage Dieuzède. Bernard y lut un signe de conjonctures heureuses ; Hélène reconnaissait tacitement que Bernard, maintes fois absent du réel, le dominait par ses intuitions et qu’elle avait eu tort de ne jamais les suivre. Paulette, elle-même, ayant tout entendu, se rendait, pour l’heure, à l’évidence des supériorités paternelles.

Le vendredi était jour de marché sur la place de l’Éperon ; la rue de la Barillerie, par où l’on y descend, fut moins déserte que la veille. Hélène débita des boîtes de papier à lettres, des images dévotes, quelques romans de la collection Nelson, et Bernard vendit, pour vingt-cinq francs, à un jeune blessé, musicien de son état dans la vie civile, les trois tomes reliés en veau des Mémoires de Grétry ; le premier de ces volumes portait à la page de garde une mention originale :

« Donné par l’illustre Grétry au jeune Piccini âgé de trois ans pour lui avoir dit en quel ton la musique jouait la Marseillaise. »

Le samedi, on fit de moins brillantes affaires. Un chanoine archéologue, en relations avec Toustain, l’abbé Quoniam, entra pour examiner quelques ouvrages curieux que Bernard avait serrés sur les rayons de l’armoire flamande. Il promit de les signaler à une Société savante, mais n’acheta rien.

La semaine, malgré tout, s’acheva dans une reprise de confiance. Hélène, afin d’atténuer le tourment du lendemain, essayait de vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain ; et Bernard comptait qu’entre les bénéfices et les charges de sa maison « un miraculeux imprévu » rétablirait l’équilibre.

Le dimanche matin, en s’éveillant, comme la journée s’annonçait très belle, il émit le projet d’aller avec les enfants entendre la grand’messe à la cathédrale. Hélène déclara d’abord qu’elle irait seulement à la messe de midi : elle voulait prendre un bain ; ne plus avoir sa salle de bain affectait d’une privation quotidienne sa délicatesse : les ordes poussières de l’emménagement se collaient à toute sa peau comme la crasse de l’indigence ; ce dimanche, puisque le magasin restait fermé, elle pourrait songer, enfin, à sa personne.

Mais, tout d’un coup, elle se ravisa : une impatience de sortir l’agita, et un besoin de paraître en toilette, dans une église pleine, le désir aussi d’écouter l’orgue dont elle raffolait. Elle descendit en hâte à la cuisine, avec Adèle, faire chauffer l’eau du bain ; avant dix heures, elle était habillée. Elle mit un costume datant du dernier hiver, mais qui n’avait pas encore perdu la fraîcheur de son élégance, une jaquette longue en velours gros vert que rehaussaient, au bas, des bandes de renard noir. En épinglant sur sa tête, devant son armoire à glace, un chapeau de velours sombre relevé de côté, elle eut cette pensée rapide :

— Me prendrait-on pour une vendeuse de porte-plume à trois sous ?

Elle aurait pu recommencer à se croire la châtelaine de Portzic, la femme du monde admirée, celle dont les journaux, à Brest, au début de la guerre, écrivaient après une fête de bienfaisance :

« La charmante Mme Dieuzède a fait une quête fructueuse au profit des blessés. »

La mise de ses deux filles correspondait, dans des harmonies pimpantes, à la sienne. Elles avaient un manteau d’un vert plus glauque, à taille courte, étoffé de deux pèlerines, et sur le velours de leur petit bonnet deux roses de taffetas se nouaient discrètement.

On partit presque en retard, à cause de Paulette qui n’en finissait pas de friser ses boucles. C’était la première fois, depuis leur arrivée, que tous les Dieuzède sortaient ensemble. Bernard allait devant, au milieu de la rue, pressé d’atteindre l’église. Adèle venait un peu en arrière et ne marchait pas trop vite parce que Charles lui donnait la main. Hélène, comme Paulette, se fût volontiers attardée aux devantures ; des dentelles de Bruges, ouvrages de Belges réfugiées au Mans, captivèrent son caprice à jeun de frivolités.

Bernard était gai, d’une joie où se combinait la cristalline douceur de ce dimanche d’automne, l’attente de l’office dans la cathédrale, l’aise d’y conduire les siens et l’espérance diffuse de leur faire une vie tolérable.

Ils traversèrent l’esplanade des Jacobins, en face des allées majestueuses et profondes où se massaient les têtes à peine défeuillées des ormes jaunissants, çà et là, du jaune radieux des coings mûrs.

Bernard se retourna vers Hélène et, d’une main pleine d’admiration, désigna, sur le promontoire de la butte, le chœur de la cathédrale étançonné de ses arcs-boutants aériens, offrant au soleil les aiguilles de ses pinacles, ses balustres à jour, ses multiples vitraux en feu, et la ceinture de ses chapelles pressées, comme des barques, autour de ses flancs. Sous l’azur où de lentes corneilles se croisaient, l’abside apparaissait tendue vers l’espace, telle que la proue d’une nef de lumière qui attendrait l’instant d’appareiller pour des pays paradisiaques.

— Quelle audace de réussite ! s’exclama Bernard. Cette légèreté faite avec de la lourdeur ! Ces contreforts, des béquilles changées en ailes ! Et regarde : afin de ne pas aveugler les fenêtres, ils s’écartent en divergeant, à la façon des branches d’un compas ouvert. Peut-être même est-ce trop habile ; je comprends pourquoi Toustain me disait qu’il suspecte dans l’art compliqué des cathédrales un tourment d’orgueil, une revanche du vieux virtuose, de l’immortel Serpent, sur le simplisme de la croix.

Hélène ne prêta qu’une attention volage à cette vue mystique. Ils avaient gravi l’escalier au centre de la place, et ils entrèrent par la porte de la tour, sous le grand orgue. Des hauteurs du transept son mugissement déferlait ; un répons mâle des chantres lui fit écho. Hélène, depuis longtemps sevrée de toute émotion musicale, fut enlevée d’un brusque élan hors du flux trouble et grisâtre des pensées journalières. Lorsque ses yeux s’élancèrent aux fenêtres à meneaux, prodigieuses, qui montent jusqu’à la voûte éperdue, lorsqu’elle aperçut, vis-à-vis d’elle, l’immense rose translucide, elle céda au vertige d’une grandeur irrévélée.

Elle prit les devants, et ils descendirent, à gauche, par le bas côté, puis s’engagèrent au milieu de la grande nef, là où les fidèles, plus clairsemés, laissaient libres des prie-Dieu. Le profil chevelu, excentrique de Bernard et la toilette d’Hélène ne passèrent point inaperçus.

Au chœur, la maîtrise commençait un Gloria palestrinien. Bernard eut l’impression que l’entrelacement des voix, par les lignes de leur mélodie, configurait la structure de la cathédrale. Les massives tenues des basses correspondaient à la stabilité des colonnes, et le chant qu’elles supportaient, à la courbe des arcatures, aux joints des arêtes, à la progression des travées. Quand les soprani prolongeaient une note aiguë sur la marche plus dense des autres parties, il comparait cet éclat sonore aux javelots du soleil dardant parmi les ogives de l’abside. Il croyait voir toute la nef, avec son rythme roman de colonnes et de piliers, procéder d’un mouvement insensible et solennel vers la sublimité bondissante du chœur ; là, derrière le maître-autel, l’hémicycle des arcs brisés, les géantes colonnes qui les exaltaient, si parfaites en leurs proportions qu’à distance elles semblaient légères, et, entre leurs fûts ou plus haut qu’elles, l’écarlate, le bleu, l’améthyste des verrières ardentes, cette hiérarchie de triomphes l’émerveillait, de même qu’un Saint des Saints gardé par des archanges debout, en éternelle oraison. Un vitrail surtout fascinait son regard de myope, celui où un grand trèfle éploie ses feuilles, pareil à la face et aux bras d’un Crucifié lumineux. Transposition divine des apparences ! Une herbe des champs devenue la forme du Rédempteur !

Gloria in excelsis… Comme la blanche cathédrale était faite pour la gloire, et comme cette musique délivrait le cri enfermé dans ses parois, l’hymne aux altitudes de Dieu, la promesse de paix aux hommes de volonté droite ! Une même sagesse heureuse avait pondéré les nombres des harmonies et les rapports des voûtes avec les fondations ; le même appétit d’un amour infaillible en son terme séparait les voix pour mieux les fondre en un et divisait les nefs pour les mieux ramener au sanctuaire.

Tu solus altissimus… Tout ce qui est changeant respirait dans la présence unique de l’Absolu. Bernard se reposait en cette plénitude.

— Ici, rêva-t-il, les pauvres ont à eux le plus magnifique des palais ; le Paradis descend au-devant d’eux, afin qu’ils y montent comme des rois ; le Pain d’éternité leur est offert, et il ne leur coûte rien.

Les tracas de sa librairie, les amertumes de son ménage, l’oppression des temps de guerre reculaient très loin de son cœur extasié ; et il supposait que les siens partageaient sa totale allégresse.

Hélène, cependant, se bornait à un bien-être plus sensitif. Elle percevait par toutes les fibres de ses nerfs l’enchantement des voix ; ses prunelles se délectaient dans la puissance des architectures et les vitraux la ravissaient comme une imagerie d’Épinal merveilleusement chatoyante. L’église lui représentait moins une maison de prière qu’un lieu de volupté spirituelle.

Aussi, quand l’Amen du Gloria eut expiré, son esprit dériva-t-il vers les accidents extérieurs qui dissipaient son attention. Tandis qu’Adèle suivait, dans son paroissien, la lecture de l’Épître et que Charles, les pieds joints sur le barreau de sa chaise, se tenait sage, pénétré d’un respect docile, Paulette cherchait, à droite et à gauche, des objets divertissants ou comiques.

— Pourquoi, se dit Hélène, le premier et le dernier de mes enfants ont-ils le tempérament dévot ? Pourquoi Paulette est-elle née indifférente ? C’est elle qui, toute petite, me demandait :

— Maman, il n’y a qu’un bon Dieu ?

— Oui, Paulette.

— Oh ! fit-elle, c’est bien suffisant. Elle tient de ma mère et des Restout. Les choses qui ne se laissent ni voir ni palper, elle s’en méfie. Elle a l’esprit de contradiction : parce qu’on lui enseigne à croire, elle est tentée de ne pas croire. Un je ne sais quoi la tourmente que Bernard appellerait diabolique…

Elle ne scruta point davantage le problème dont l’idée la traversait. Devant elle étaient assis deux jeunes gens portant l’uniforme de médecin militaire : l’un paraissait attentif à l’office qui se déroulait ; l’autre, les jambes croisées, y assistait comme on entend, au concert classique, un morceau très connu. A l’Évangile, tous deux se levèrent ; et, par un de ces mouvements simultanés que rien de conscient ne justifie, ils se retournèrent, dévisagèrent les Dieuzède ; Hélène, tout en affectant de ne pas les remarquer, enregistra, d’un prompt coup d’œil, leur physionomie.

Le plus proche d’elle était moyen de stature, mince, les joues comme consumées d’une fièvre de labeur ou de passion ; sa barbe, aux anneaux blonds très soyeux, atténuait la dureté sensuelle de ses lèvres ; Hélène fut presque blessée de son regard fulgurant et froid comme l’éclair bleu d’une épée ; elle en reçut un choc analogue à la décharge fluidique émise par les pupilles d’un hypnotiseur.

Son compagnon, au contraire, se dressait avec une prestance avantageuse ; il portait dans sa mine l’aplomb d’un homme riche. Une tête longue casquée de cheveux extraordinairement noirs, un teint chaud et bronzé, des lèvres comme vermillonnées sous une moustache ondoyante déclaraient un sang exotique. Il arrêta sur Bernard et sur Hélène des yeux vibrants de curiosité et d’obscure sympathie.

Ni l’un ni l’autre ne retint les réflexions d’Hélène ; elle fit une simple remarque : celui des deux qui suivait la messe d’un air convaincu, c’était le blond, le médecin à l’œil dissecteur et oppressif ; le grand, celui qui avait une tournure de galant homme, n’était là, visiblement, qu’en dilettante ou pour accompagner son ami.

Mais cette comparaison glissa dans les remous d’une pensée qu’elle ne voulait assujettir à rien. Elle regardait vers le haut de la nef, entre les doigts gantés d’une femme, la tranche dorée d’un paroissien, d’où le soleil rebondissait comme d’un miroir. Cet or divertit sa vue, puis la fatigua. Elle ouvrit son petit livre de piété, essaya de lire. Mais son âme s’en allait ailleurs, abandonnée à l’enveloppement de l’orgue qui jouait seul un offertoire.

Les ondes massives des jeux graves dissolvaient des harmonies fondues, par des transitions chromatiques, de tonalité en tonalité, tandis qu’au-dessus tremblait un chant incertain, modulé dans le prisme des timbres ainsi qu’à travers les nuances d’un vitrail. Une fois de plus, elle se revit à Portzic, en automne, au crépuscule : elle soulevait un rideau de sa chambre ; la nappe de la mer montante murmurait contre les rochers ; des brumes derrière des brumes s’éclairaient, jusqu’à la zone purpurine de l’occident, perdu comme au delà des songes. Elle écoutait comme on écoute en dormant une musique fictive investie de sonorités inconnues.

Soudain, elle se dégagea de cette incantation ; Bernard, après le Sanctus, s’était agenouillé ; elle demeura, un instant, assise et réfléchit :

— Portzic est loin. Il n’y a plus que notre misère. En sortirons-nous ? Bernard est-il homme à m’aider ? Il aurait dû se faire moine. Même tondu, il serait beau sous le capuchon d’un froc. Je l’imagine chantant des psaumes, méditant, lisant des mystiques, sans avoir à chercher son pain. Voilà sa vie qu’il a manquée…

Or, à la même minute, Bernard, délogé de son exaltation par une soudaine reprise des soucis terrestres, s’égarait en des calculs budgétaires dont l’incertitude n’avait rien de jovial.

— Pourrai-je payer à Bonfils les trois mille francs de la première annuité, plus les cinq cent cinquante d’intérêts pour les quinze mille non encore soldés ? Si, au moins, j’avais une femme économe…

Mais la hallebarde du suisse frappa sur les dalles trois coups secs. Il se fit un remuement de chaises, puis un silence révérentiel. La Consécration commençait. Hélène, à genoux, le front incliné, bien qu’elle ne priât point du fond de son cœur, participait à la solennité du mystère, ses vaines inquiétudes s’écartaient. Confus d’avoir subi, juste alors, des pensers lourdement profanes, Bernard se jugeait semblable à ce personnage des anciennes crucifixions qui, debout près de la Croix, tourne vers la foule un visage distrait, oubliant que le sacrifice est pour lui.

— Ah ! mon Dieu ! s’humiliait-il, je ne mérite pas à votre table le plus bas bout de la nappe. Je voudrais être l’encensoir balancé devant l’hostie, et le moindre souffle m’emporte, comme une vile fumée sur un toit. Que je suis ladre et sordide ! Celui qui ne vous donne pas tout, c’est comme s’il ne vous donnait rien. Vous voyez ma détresse, non pour moi, mais pour les miens. Je tremble pour eux, parce que je ne suis pas sûr de vous. Devant vous, non devant les hommes, nous sommes des indigents, d’insolvables débiteurs. Donnez-nous votre paix et délivrez-nous du seul mal qui est de ne point vous aimer.

Hélène trouva brève la fin de la grand’messe, comme le dernier acte d’un drame dont le prologue a duré longtemps. Paulette fut contente de voir au maître-autel, le prêtre se retourner pour la bénédiction finale. Adèle eût souhaité que la cérémonie se prolongeât sans terme. Elle avait, mieux encore que son père, la béatitude aisée. Son minois suave semblait plus limpide, comme si la clarté que buvaient ses prunelles, fût ressortie de tout son être. Jamais elle n’avait assisté à une messe aussi opulente, dans une église pareille à cette cathédrale. Le chœur, plein de surplis blancs, de chasubles et de chapes dorées, entre les colonnes angéliques, sous les reflets des hautes fenêtres multicolores, lui présentait l’image d’une cour céleste. Les splendeurs du dehors se réfléchissaient dans sa contemplation naïve, de même que les flammes des cierges sur la page d’un missel fraîchement enluminé. Sa prière aurait été le simple cantique d’un ravissement, si elle ne se fût souvenue devant Dieu avec tendresse des siens et de leur infortune, des morts de la guerre, des blessés, des agonisants, et de son oncle qui se battait sans doute là-bas pour qu’une Adèle pût, tranquille, entendre chanter un si bel office dans cette nef aux pierres blanches qui, elles aussi, chantaient leur joie.

Mais les clergeons, les officiants, la maîtrise, les chanoines deux à deux l’aumusse au bras, et l’évêque sous sa mitre éclatante, s’en allaient vers la sacristie ample et ensoleillée. Le peuple, hâtif, s’écoulait par toutes les portes. L’orgue se déchaîna en une sortie fougueuse ; l’orage d’une colère divine gonflait ses poumons tonitruants. Bernard, avant de quitter la cathédrale, voulut en faire le tour ; la famille Dieuzède s’avança jusqu’au transept et s’arrêta devant les degrés du chœur, considérant de plus près ce miraculeux ensemble. Bernard se tint, quelques secondes, suspendu entre l’étonnement et l’enthousiasme. S’il élevait ses yeux vers la voûte, ce gouffre de hauteur le confondait. Mais le juste essor des piliers le rassura ; l’enthousiasme prévalut ; il dit à mi-voix :

— Plus beau qu’une symphonie !

Ensuite, il ajouta, pour lui seul, un mot où s’articulait la finalité surnaturelle du sanctuaire :

— Adorer, c’est grandir.

Oui, les architectes, en portant si haut dans l’espace les sommets de l’édifice, n’avaient pas seulement voulu se jouer de la matière asservie, ou éclipser, pour l’orgueil du chapitre, les chœurs des autres cathédrales. Leur œuvre configurait un monde béatifié par l’Ascension du Verbe, victorieux des rampements de la Chute.

Hélène, attentive aux détails, admira de quelle svelte poussée les colonnettes, d’un poli d’ivoire, avec leurs chapiteaux délicats, allégeaient, en les cantonnant, les piles de l’hémicycle.

Les arcs aigus des travées, plus étroits derrière l’autel que sur les flancs, de même qu’au-dessus la flexible armature des vitraux, et, autour, l’harmonie du double déambulatoire, le jour diapré qui, descendant du triple étage des verrières, immergeait les profondeurs de l’abside et, sous les arêtes des bas côtés, tissait de vagues oriflammes roses, tout cela, se disait Bernard, était sublime comme une vision, solide comme une arche sainte, souple comme les lignes d’une futaie, mystérieux comme le seuil d’un tabernacle d’éternité.

Cependant, Paulette, impatiente de voir du nouveau, s’était engagée, entraînant Charles, à gauche, vers le creux des chapelles. Hélène allait les suivre ; Bernard et Adèle la retinrent vis-à-vis de la grande rosace du Jugement dernier. Elle est dressée à vingt mètres du sol, et Bernard ne pouvait, même avec ses lunettes, définir les personnages insérés entre les nervures de ses rayons. Mais, au dessous, il en discernait d’autres, bleus ou rouges, presque trop diaphanes, lavés de blanc ; et, tout bas, un prêtre, des princes à genoux, joignant ou éployant leurs mains, renversant en arrière leurs faces suppliantes foudroyées sous les blancheurs d’en haut.

Il tendait, pour mieux contempler, son visage illuminé de ses cheveux bouffants. Hélène, moins captivée, se retourna, et aperçut, immobiles, à quelques pas, les deux jeunes médecins militaires qu’elle avait remarqués pendant la messe. Le grand, un crayon et une feuille de papier entre les doigts, observait Bernard à la façon d’un artiste qui prend un croquis. L’insistance de son attention déplut à Hélène, peut-être parce qu’elle-même n’en était point l’objet. Elle toucha le bras de son mari, chuchota :

— Pressons-nous ; il serait temps de rentrer.

Qu’étaient devenus Paulette et Charles ? On les retrouva au fond du chœur, devant Notre-Dame du Chevet. Là, Paulette montrait à son petit frère un vitrail où le clerc Théophile, celui qui vendit son âme au Démon, met sa main dans la patte d’un Satan grotesque, habillé de vert, une sacoche jaune au côté, et dont le museau d’ours rougeoie comme une escarboucle de tous les feux de la géhenne. L’image amusait Paulette ; elle interrogea son père sur la légende du pacte. Il se contenta d’expliquer :

— Tu vois, pour la sacoche pleine d’or, il se vend à la Bête ! L’or, c’est le Diable.

— Il en faut quand même, murmura Hélène, levant les yeux jusqu’aux ogives de la voussure. Des anges y étaient peints, d’une grâce nonchalante, penchés avec des théorbes à cordes d’or qu’ils touchaient. Ceinte de ses vitraux qui se découpent en médaillons céruléens et rutilants, la chapelle ressemblait au vestibule d’un Paradis qu’illuminerait le soleil d’un autre monde. Hélène eut un instant de douceur inopinée. Ces magnificences l’enveloppaient comme un vêtement.

Puis, soudain, elle vit resurgir, derrière la grille, à l’entrée de la chapelle, les deux poursuivants inconnus. Le blond paraissait examiner les sujets d’un vitrail. Le dessinateur ne tenait plus son crayon ; il considérait la famille Dieuzède d’un air d’étonnement avide, indéfinissable, comme si elle fût un mystère à déchiffrer. Lorsque Hélène, en sortant, passa devant lui, rapide, indifférente, elle sentit glisser le long d’elle son regard scrutateur et caressant. Elle ne se crut point troublée. Malgré tout, pour la première fois depuis son arrivée au Mans, l’hommage d’une œillade virile, venu d’un homme qu’elle devinait hors du commun, s’adressait à sa personne. Un léger sursaut de vanité contente s’amalgama dans son impression aux éblouissements de la cathédrale.

Elle avait hâte d’être rentrée chez elle ; le dimanche, elle faisait l’économie de Mme Couaneau. Personne, en leur absence, n’avait préparé le repas. Elle se précipita tout droit vers la cuisine ; et, tandis qu’elle s’agitait, faisant sonner sur le carrelage les hauts talons de ses bottes lacées, elle dit tout d’un coup à Bernard qui, au seuil de l’arrière-boutique, dépliait un journal :

— Sais-tu ? A la fin de la messe, une idée heureuse m’a distraite. Pour attirer la clientèle, nous devrions vendre des journaux.

— Tenir des journaux ! s’étonna-t-il. Pourquoi pas un zinc où nous servirions des apéritifs ? D’abord, je n’admettrais que certains journaux ; je ne veux pas être un empoisonneur public. Et puis, il faudrait ouvrir le dimanche…

— Eh bien ! trancha-t-elle d’un ton brusque, nous ouvrirons jusqu’à midi. En temps de guerre on n’est pas si puritain

— Non, ma chérie, c’est impossible. Mieux vaudrait organiser un cabinet de lecture.

— Il y en a un déjà, et dans une ville où on ne lit rien…

Les enfants, après être montés mettre leurs tabliers, redescendaient. Hélène, devant eux, ne prolongea point le débat, confiante de ployer Bernard à ses vues, non sans résistance, car, sur les questions de principes, elle le connaissait épineux. En attendant, l’accueil hostile qu’il faisait à « son idée » la froissa. Elle s’attabla, manifestement boudeuse. Bernard s’en voulut de l’avoir contrecarrée en termes rudes. Mais cette perspective de vendre des journaux l’indignait comme une chute inutile dans la vulgarité. Hélène recommençait à tourner la meule de ses tristesses. Fallait-il donc qu’au sortir des plus saintes merveilles on se retrouvât les mêmes qu’auparavant ? Peut-être aussi la salle où ils mangeaient pesait-elle sur son humeur. Les volets du magasin restant clos, l’arrière-boutique prenait la morosité d’une cave ; à peine si les reflets du soleil qui chauffait la muraille de la cour franchissaient l’unique et basse fenêtre et dégageaient de la pénombre quelques assiettes bretonnes contre la tapisserie.

Pour chercher une diversion, Bernard lui proposa :

— Veux-tu que nous allions passer l’après-midi à la campagne ? Il fait si beau !

— Sortez, si vous voulez, répondit-elle avec une pointe d’amertume. J’ai trop de choses à mettre en ordre dans la maison.

Il insista, la supplia ; sans elle, rien d’agréable n’était possible ; elle priverait les enfants « d’une bonne partie ». Elle baissa les yeux, grignotant des miettes qu’elle ôtait à la croûte de son pain… Plus elle voyait Bernard contrarié, plus elle se retranchait dans un silence négatif. Le dîner fini, Paulette, afin de vexer son père, prétexta une migraine, déclara qu’elle ne sortirait pas. Adèle la suivit en haut et se mit en devoir de la secouer :

— Tu veux faire bande à part ! Tu n’es qu’une sotte.

— Pas du tout, protesta Paulette, d’une voix traînarde qui affectait une gentillesse d’apitoiement, petite mère va être seule ; moi, je lui tiendrai compagnie.

— Alors, ta migraine ?

— Oh ! oui, la tête me fait mal, de plus en plus. Je vais m’étendre sur mon lit. J’ai trop, ce matin, à la cathédrale, regardé.

Bernard, l’entendant se plaindre, ne put être dupe de sa comédie. Pourtant il s’abstint d’intervenir : s’il bousculait Paulette, Hélène en serait chagrine. Mais le cabotinage précoce de cette enfant l’effraya ; comme elle savait déjà mentir, et en se persuadant qu’elle disait vrai !

Adèle, heureusement, était sa consolation. Il retrouvait en elle, plus déliées et pures, les parties lumineuses de son être ; et, des Restout, elle n’avait pris que les énergies pratiques. Une grâce d’élection avait filtré les deux ascendances pour en conjoindre le meilleur dans cette âme exquise.

Il l’emmena donc seule avec Charles ; tous trois firent un simple tour le long des quais. Lorsqu’ils revinrent au logis, ils s’étonnèrent en percevant de la rue les sonorités d’une harpe. Bernard tressaillit d’une sorte de joie amoureuse.

— Ah ! dit Adèle, maman voulait nous faire une surprise.

Ils trouvèrent en effet Hélène aux prises avec son instrument délaissé depuis des mois. Une fantaisie, pendant leur absence, lui était venue de reprendre contact. Elle s’évertuait à remettre au diapason les cordes trop basses. Paulette était là, installée au fond d’une bergère, flattant d’une main l’échine de Tuong assoupi sur ses genoux, et lisant le feuilleton d’un journal de mode ; car elle se plaisait, disait-elle, « à lire en musique ».

— Tu n’imagines pas, exprima doucement Bernard, ce qu’à t’entendre j’ai ressenti. J’ai cru que nous n’étions plus ici, mais encore là-bas, chez nous…

Hélène s’interrompit de jouer, repoussa, comme lasse, la harpe sur le tapis.

— C’est trop de misère pour s’accorder. J’y renonce.

— Voyons ! protesta son mari, tu n’es plus une débutante. Un peu de patience. Que vas-tu nous jouer ?

— Il faudrait d’abord me refaire des durillons, répliqua-t-elle en montrant le gras de ses doigts potelés, rouge et mordu par le pincement des cordes.

Elle se rassit pourtant, ramena la crosse de la harpe contre son épaule et préluda d’une façon vague ; ses mains parcouraient au hasard le clavier tremblant ; elle paraissait chercher dans sa mémoire un thème qui ne revenait plus.

— Joue donc Une fièvre brûlante, insinua Bernard debout contre la cheminée, caressant les longues mèches de sa chevelure subtile comme une harpe éolienne.

Hélène se laissa persuader ; la musique était une sphère où elle se rencontrait avec lui sans froissements. Elle aimait, d’ailleurs, à faire vibrer sur sa harpe cette romance de Richard si simple et rythmée comme le souffle qui gonfle une poitrine.

Bernard s’établit dans un fauteuil, à distance, le dos tourné au jour, afin de se recueillir profondément. La vieille cantilène, tant de fois réentendue, tisonnait en sa mémoire des émotions jamais éteintes : à cette heure, pour les exilés qu’étaient lui et les siens, chaque note disait l’attente d’une délivrance inconnue ; une infinité de cœurs endoloris semblaient, par ce sanglot mélodique, alléger leur compassion. Bernard amalgamait à l’impression du chant des réminiscences de l’orgue et de la cathédrale.

Mais, quand la musicienne eut achevé le motif, elle le reprit avec des variations improvisées. La nostalgie pieuse de Bernard se résolut en molles délices qu’il connaissait trop bien. De temps à autre, il suivait des yeux les doigts d’Hélène courbés sur les cordes, son pouce écarté nerveusement. Les pulsations des veines sous la peau bleuâtre n’étaient-elles pas elles-mêmes une musique ?

La trame éthérée des arpèges défaisait et laissait renaître la forme d’une Hélène idéale vêtue d’une lumière de songe. Apparition instable volatilisée dans les spirales sonores, et où se mêlaient des images de feuillées scintillantes sous des brises, d’un arc-en-ciel irisant la plus lointaine vague de la mer, et d’un rayon de lune que ses lèvres, un soir de printemps, baisaient sur le front blanc d’une femme heureuse…

Mise en ardeur par ce début, les nerfs exaltés, les joues presque vermeilles, Hélène commença un autre morceau, un andante de Beethoven, celui de la sonate en ut dièse mineur ; et, de son mieux, elle pétrissait les harmonies du majestueux lamento. Deux coups de poing, cognés au dehors contre les volets de la librairie, l’arrêtèrent brusquement. Adèle, assise près de la fenêtre, l’ouvrit à la hâte, et Charles se pencha comme elle, regarda.

— Un porteur de dépêche, dit-elle tout émue, avant de bondir vers l’escalier.

De qui venait, un dimanche, ce télégramme ? Il ne pouvait enclore que des choses anormales ou sinistres. Les Dieuzède furent précipités hors de la féerie musicale sous l’appréhension des durs événements. Hélène s’élança au devant d’Adèle et, en remontant, déchira plutôt qu’elle ne décolla les coins du papier bleu.

— Ah ! fit-elle suffoquée, après avoir lu. Je m’en doutais… Le pauvre garçon !

Bernard prit de ses mains la dépêche et, à son tour, lut haut :

« Jules sérieusement blessé. Évacué sur le Mans.

« Restout. »

Un silence de consternation, au premier instant, opprima toute la famille. Bernard, avec sa grande bonté, s’empressa de le rompre, commenta dans un sens rassurant la désolante nouvelle. « Sérieusement blessé » ne signifiait point que Jules fût en péril de mort. Cela se disait d’une balle dans l’épaule, d’un « éclat » au talon. Pourquoi s’affoler ? D’ici peu, on saurait. Peut-être même Jules était-il arrivé déjà.

Paulette, s’approchant de sa sœur, fit à voix basse une réflexion :

— Si l’oncle Jules mourait, nous sommes perdus.

Adèle haussa les épaules, détourna la tête :

— Oiseau funèbre, tais-toi.

Elle courut à sa mère et se pendit à son cou, sur-le-champ imitée par Paulette qui exagéra. Hélène était encore pâle, trépidante de la commotion, mais s’évertuait à se maîtriser, car, enfin, Jules vivait, elle le verrait ; sa présence serait une force.

— Maman, s’écria, joyeuse de tout, Adèle, c’est tant mieux que l’oncle vienne ! Nous le soignerons, nous le gâterons…

— Oui, appuya Bernard d’un ton grave, comme si cette parole lui coûtait étrangement, c’est un bonheur pour lui…

Mais, trop averti par l’expérience, il n’osa terminer :

— Et pour nous.

III

Un lundi d’avril, vers une heure, deux hommes en uniforme bleu passé, ayant à leur képi du velours et trois galons à leur manche, entrèrent dans la librairie. C’étaient les deux médecins militaires rencontrés par les Dieuzède, l’automne d’avant, à la grand’messe, le docteur Woronslas Glenka et le docteur Brouland. L’un et l’autre avaient leur service au même hôpital, celui justement où Jules était soigné.

Trépané à la suite d’une blessure au sommet du crâne, Jules restait sous la menace de troubles nerveux, de crises épileptiformes, d’idées sinistres et, certains jours, d’une obsession de suicide. En allant le voir, Bernard et Hélène avaient revu Brouland et Glenka. Entre eux et ces médecins s’étaient nouées les relations d’une amitié, semblait-il, passagère. Brouland venait, pour se récréer, à la librairie ; il y feuilletait les livres nouveaux. Glenka, plus dessinateur que neurologue, choyait en Bernard le modèle qu’il avait une fois crayonné, et songeait à faire de ce visage fantastique une série d’études.

Hélène aimait peu Brouland ; elle redoutait la pointe fascinatrice de son coup d’œil, dont le froid bleuâtre la traversait comme avec une lame de dissection. Elle se tenait devant lui, sur le qui-vive, en défense contre ses duretés d’analyse. Normand, il maintenait partout son quant-à-soi de Normand. Travailleur concentré, ambitieux, mais timide par complexion et fier, il observait les autres et leur fermait les approches de son intimité. Ses paroles sortaient lentes et rares, proférées d’une voix sourde ; il dardait volontiers d’acerbes aphorismes, n’épargnant point les femmes, bien qu’il eût adoré la sienne, morte en mettant au monde un fils qu’il choyait jusqu’à la folie. On le disait très rude à l’égard des blessés, implacable pour les simulateurs, et il les démasquait à force de torpillages électriques ; Jules, simpliste dans ses hyperboles, comparait le matelas où les patients devaient s’étendre « au chevalet de l’Inquisition ».

Glenka, au contraire, les eût persuadés, en les torturant, qu’il les couchait sur un lit de roses. Polonais par son père et, par sa mère, Provençal, il était né avec un étrange privilège d’insouciance radieuse ; il se croyait fait pour tous les bonheurs ; la vie ne l’avait pas encore détrompé ; et il communiquait autour de lui son illusion. Il ressemblait au Merlin de la légende que suivait la fée du printemps ; n’importe où il passait, quelque chose de magique vibrait dans l’air. Dès qu’il avait connu les Dieuzède, il s’était empressé de leur prédire la réussite ; en effet, il les prôna, décrivit à quelques femmes, ses admiratrices, le libraire aux cheveux éoliens, son intérieur original, ses enfants « délicieux », le talent d’Hélène sur la harpe ; et, sans tarder, un noyau de clientèle s’ébaucha.

Bernard accueillit comme un envoyé du ciel le bienfaiteur imprévu ; il lui rendait, selon sa coutumière largesse, pour un œuf, un bœuf ; sa gratitude ornait de tous les prestiges l’ami bénévole : Glenka était un artiste surprenant ; Glenka comprenait merveilleusement la musique ; Glenka était un homme de grand cœur, un héros : n’avait-il pas, aux Dardanelles, blessé lui-même, rapporté sur son dos, jusqu’au poste de secours, un officier mourant ?

Un point trouble, malgré tout, offusquait la beauté du personnage : on savait Glenka marié ; or, il sous-entendait sa femme, la délaissait et lui envoyait tout juste de quoi vivre à Toulon où, depuis quatre ans, Mme Glenka mère l’avait recueillie.

En dépit de son enthousiasme, Bernard sentait les tendances du médecin hostiles au plus profond des siennes : Dieu, pour Glenka, se réduisait à « l’ensemble des Forces » ; la volupté et la mort, prétendait-il, rythmaient la seule loi divine des êtres ; il s’égayait presque à regarder bondir, se culbutant sur le fond rouge de la guerre, les marionnettes des peuples en furie. Il ne voulait, par delà les apparences, concevoir que « l’abîme inconnu ». Enfin, sous l’aménité de son humeur, Bernard apercevait un naturel inconstant, voluptueux, et quelquefois le mépris des faibles.

Hélène, bien plus que lui, admirait Glenka. Elle oubliait, lorsqu’il lui parlait, tant sa camaraderie se faisait simple, qu’elle était une petite commerçante, dans une boutique de misère. Opposée aux gaucheries de Bernard, sa victorieuse aisance l’émerveilla : il n’avait qu’à toucher de l’ongle les obstacles, et les obstacles s’effaçaient ; il charmait, sans se mettre en peine de charmer, comme si chaque pulsation de sa jeunesse, dans sa chair en fête, avait émis autour de sa présence les atomes d’une clarté fluide, pleine de bien-être. Mais l’attrait qui sortait de lui ne paraissait impliquer rien, pour elle, d’un émoi périlleux. L’hypothèse d’une inclination demeurait infiniment distante des possibilités qu’elle eût admises. Elle se jugeait une honnête femme ; elle ne s’imaginait pas devenue autre chose. Se laisser prendre eût été si banal et si sot ! D’ailleurs, Glenka gardait avec elle un ton de paisible gentillesse, ne l’inquiétait par aucune galanterie. Et, d’un jour à l’autre, il pouvait recevoir un ordre de départ, retourner au front ; peut-être, ensuite, ne le reverrait-elle jamais. Il ne serait, dans sa vie, qu’un passant lumineux entrevu par le soupirail d’une cave.

Une seule chose lui déplaisait, la liaison de Glenka et de Brouland. Ils arrivaient très souvent ensemble ; impossible de recevoir l’un sans accepter l’autre.

Ces deux hommes étaient deux antinomies. Par quel mystère s’entendaient-ils si bien ? Brouland adhérait à d’intransigeantes certitudes ; il avait écrit, sur la possession diabolique, un livre où l’expérience de l’observateur s’étançonnait des arcs-boutants du dogme. Quelles raisons lui faisaient tolérer le scepticisme de Glenka ? Espérait-il le convertir ? Chacun d’eux, comme l’expliquait Bernard, concédait sans doute à son ami un domaine réservé dont il ne violait point la clôture.

En fait, Glenka, ondoyant, trouvait une jouissance à éprouver sa souplesse contre les rigueurs d’une logique malaisément réfutable. De plus, il utilisait, dans les cas difficiles, le savoir du neurologue ; Brouland, à son tour, subissait les séductions de Glenka et convoitait ses puissances de réussite ; il y avait toute une part de Glenka qu’il aurait voulu être lui-même.

Bernard n’eut donc aucune surprise, quand il reconnut, devant la porte du magasin, leurs ombres jumelles. A une heure, — c’était le moment de liberté qu’ils s’octroyaient, — il les attendait toujours d’une façon vague ; il désirait leur visite brève, de même que celle de Toustain, car il avait soif d’amitiés, et le poids de son intérieur augmentait son obscur besoin d’une diversion.

Il était assis à son bureau, tout seul, des feuillets administratifs étalés autour de lui. Pour grossir de quelques sous les piètres gains de chaque jour, il copiait sur des feuilles de rôles les noms des contribuables ; ses yeux s’usaient à cette besogne ingrate ; il s’y acharnait, même le soir, éclairé, faute de pétrole, par un débile lumignon à essence ; il noircissait des pages jusqu’à ce que les mots se brouillassent pour ses pupilles et que son porte-plume tremblât entre ses doigts crispés.

A l’entrée des deux docteurs, il glissa vivement les rôles dans son buvard, ôta ses lunettes et se leva, quelque peu lourd, les membres raides.

— Cher ami, dit-il à Glenka, tandis que Brouland restait en arrière, vous êtes, cette fois, le fourrier du renouveau.

Le printemps de 1917 avait commencé par des jours de glace, comme maudits sous les neiges et l’aquilon. Pas une feuille des marronniers n’osait s’ouvrir. Mais, ce lundi, une tiédeur soudaine dissolvait l’hiver ; le ciel rapprenait à se montrer bleu. Bernard, le matin, avait humé dans son jardinet l’acide humidité du gazon qui repousse.

— Le printemps, répondit Glenka, fait surgir les escargots de leurs coquilles. Nous vous annonçons une visite…

— En effet, expliqua Brouland, j’ai accordé une permission à Jules ; il est assez bien pour supporter une sortie. Vous le verrez tout à l’heure.

— Ah ! tant mieux, fit Bernard, quoique la nouvelle ne lui fût pas entièrement agréable.

Au fond du magasin, la tenture fleurdelisée bougea. Paulette, avantagée d’un tablier rose, parut et s’avança, l’air lutin et coquet ; elle plia le genou pour faire sa révérence à Glenka, puis à Brouland, et leur tendit le bout de ses doigts comme une demoiselle bien apprise. Charles trottinait sur ses talons, ébaudi, curieux, attiré par la force souriante de Glenka. Le docteur enleva d’une seule main, à la hauteur de ses lèvres, l’enfant qui attendait cette prise de possession familière et, pour l’embrasser sur les deux joues, écarta les boucles en désordre de ses cheveux ingénument dorés, plus fins qu’un duvet d’oiseau.

— Oh ! le bon petit gas, dit-il en le reposant à terre ; et, d’un regard, il nota les accents de son minois poupin, mais négligea cette fleur d’innocence ineffable qui angélisait la rondeur des lignes.

— Oui, appuya Paulette, becquetant avec une sorte d’avidité jalouse les joues de son frère, il est bon… il est bon comme de la graisse d’oie.

Glenka rit de sa boutade ; Bernard la trouva choquante ; Brouland considéra Paulette de même que, dans son cabinet, un malade dont il eût établi le diagnostic : quelle profondeur de jalousie, quel dur orgueil d’intelligence accusait ce geste, ce mot non prémédité ?

Mais il tomba en arrêt devant un ouvrage sur la physiologie de l’extase, s’assit à l’écart, découpant un chapitre, et sembla oublier tout ce qui l’environnait.

Glenka s’était dirigé vers l’armoire flamande ; Bernard l’ouvrit à son intention ; il en retira un carton vert où le dessinateur avait enfermé des esquisses. Glenka voulait, puisque le temps était doux et beau, achever en plein air, dans le jardin, le portrait de Bernard délaissé plusieurs semaines. D’après lui, pour fixer l’intime d’un visage, la couleur était grossièrement inutile ; mais la lumière modifiait le mouvement des formes, leur tacite harmonie :

— Vous regarderez l’herbe neuve, un arbre verdissant. Le soleil immergera vos contours. Les directives de vos traits n’auront plus la même inclinaison mélancolique. Et puis le nimbe de vos cheveux…

— Volontiers, répondit Bernard que sa lassitude d’un travail abêtissant et son indolence originelle portaient à chérir l’occasion d’un repos. Si des clients se présentent, Adèle descendra. Ma femme est occupée…

Adèle, d’ordinaire, se dispensait de paraître lorsque Glenka survenait. Ce n’était point chez elle sauvagerie ; seulement les prestiges de l’étranger beau parleur lui causaient une sorte d’inquiétude qu’elle ne s’expliquait pas.

— Est-ce possible, disait-elle dans sa naïveté lucide, qu’un homme qui ne croit guère en Dieu soit si charmant ?

Quant à Hélène, on l’entendait circuler à travers sa chambre, achevant sa toilette, ce jour-là, tardive.

Les deux messieurs passèrent donc au petit jardin, où Paulette s’empressa d’apporter un pupitre de violon, chevalet improvisé dont l’artiste se contenterait.

Bernard, assis contre la maison, dans la courte zone d’ombre que le soleil avançant sur le toit allait bientôt dévorer, prit comme objet de contemplation une branche de magnolia, pendante par-dessus le mur de la cour voisine.

A Portzic, le jardin s’enorgueillissait d’un bosquet de magnolias taillés ou plutôt ciselés en cônes ; chaque été, quand s’ouvraient, au faîte des verdures étincelantes, les grosses fleurs d’un blanc charnu, on eût dit qu’une forêt de citronniers concentrait autour du manoir ses effluves exaltants. Bernard ne demandait qu’à suivre la réminiscence pleine de délices. Mais la vue des feuilles épaisses, vernissées, suscita pour sa mémoire une similitude avec les arbres à caoutchouc. Cette espèce botanique lui était devenue exécrable ; afin d’éloigner l’analogie importune, il se retourna vers le portraitiste debout vis-à-vis d’un carton posé sur le pupitre.

Le crayon de Glenka, finement pointu, manié d’une façon nonchalante entre le pouce et deux doigts conjoints, jetait au milieu d’une feuille blanche comme de légères arabesques. En construisant le profil de Bernard, il ne se préoccupait du modèle que par intervalles, se souvenait d’esquisses antérieures, de la figure déjà formée dans sa vision. L’admirable angle facial apparut, le nez tranchant, le nez à la Paganini, l’oreille au lobe trop long, mais à demi perdue sous la chevelure vaporeuse. Sa légèreté, son assurance d’exécution étaient surprenantes. Il massait les ombres à traits rapides, revenait sur certaines lignes, les caressait lentement, sans paraître les retoucher. Surtout il s’arrêtait à l’œil nébuleux et suave, à ce regard enfoncé dans l’invisible, celui, songeait-il, d’un revenant qui a longé les rives du grand mystère.

Pendant quelques minutes, la ferveur de son attention tint Bernard silencieux. Il participait à la volupté de la main qui recréait la forme idéale de son visage et, cependant, souffrait un confus malaise d’abandonner à un maître ce double de sa personne.

Mais il entendit sortir de la cuisine un bruit de fourchettes piquant des viandes, de mâchoires mastiquant. Mme Couaneau dînait et sa fille Sidonie l’aidait à faire les plats nets.

Sidonie Couaneau avait été, dix-huit mois, femme de chambre chez la marquise de Bonnétable, dans une maison où « l’on avait son content ». Elle venait de perdre sa place, à la suite d’une aventure avec un soldat belge qu’elle rencontrait au skating de Pontlieue. Elle dut confesser à sa mère qu’elle « pouponnait ».

— Toi ! Un enfant ! s’était récriée la pratique Mme Couaneau. Par ce temps de vie chère !

Elle confia, en pleurnichant, aux Dieuzède, l’embarras de sa fille. Bernard fut attendri ; Hélène avait besoin d’une lingère pour les raccommodages ; Sidonie savait coudre. Hélène la prit à cette condition qu’elle la nourrirait, mais la paierait très peu, jusqu’à ses couches.

Bernard, en écoutant bâfrer la mère et la fille, s’avisa de réfléchir quelle aggravation de dépenses ces deux bouches en plus lui infligeraient au bout du mois. Puis il se tança de regretter une bonne œuvre, d’être, encore là, un chrétien d’une foi mesquine. Cette idée sans douceur altéra tout d’un coup sa physionomie tranquille, la contracta, la déprima. Glenka s’en aperçut et, n’atteignant plus l’expression cherchée, il interrompit son dessin, s’approcha de Bernard :

— Mon cher Dieuzède, êtes-vous trop heureux en amour ? ou bien travaillez-vous à l’excès ? Vous avez, pour l’heure, une mine de fatigue. Vous devriez vous mettre, une bonne huitaine, au vert.

La première et indiscrète question étonna Bernard ; il la laissa tomber et répondit avec un sourire quelque peu contraint :

— Je travaille, c’est vrai, au delà de mes forces. Il le faut bien. J’apprends à vivre pauvre.

« Vivre pauvre », ces deux termes, en apparence, contradictoires, firent glisser un nuage sur la face de Glenka. Un homme dans la gêne n’aurait pas dû remettre en mémoire à un ami fortuné qu’il pouvait devenir gênant, si, quelque jour, par un appel de détresse il troublait la libre allure de ses capitaux.

— Mon cher, protesta le docteur, en lui posant la main sur l’épaule, avant que vous ayez connu la vraie pauvreté, l’aisance vous reviendra. L’affaire de Jules va se relever, soyez-en certain.

— Mais, reprit Bernard, d’une voix plus insouciante, après la guerre, tout le monde, sauf les voleurs, sera pauvre. Il vaut mieux s’exercer à l’être dès maintenant.

Hélène, au même instant, surgit hors de l’arrière-boutique, pressée, impatiente on ne savait de quoi, ou comme soulevée par des ailes d’une illusion. Sa mise accusait des velléités d’élégance. Sur un corsage gris perle à peine fané elle avait jeté une pèlerine de fourrure en faux skungs, récente et folle acquisition qu’elle aurait naguère abandonnée à sa femme de chambre. Un parfum subtil d’origan voltigeait à la suite de sa fluette personne.

— Vous venez pour que je fasse aussi votre portrait ? lui demanda Glenka d’un air de négligence badine.

— Oh ! non, docteur, pas ici. J’aurais trop la silhouette d’une panthère en cage qui s’étire et bâille contre les barreaux.

Elle refusait, confusément dépitée qu’il n’eût pas commencé par elle. Sans y prendre garde, elle jalousait Bernard en tant qu’il absorbait l’attention de l’artiste. Mais Glenka, au lieu de la supplier, se rabattit vers un autre caprice :

— Eh bien ! Vous m’accorderez Paulette pour un dessin à la plume qui m’amuserait.

Paulette avait disparu, pendant que Bernard posait, comme si elle voulait signifier que cette séance la laissait indifférente. Elle revenait à présent, enveloppée d’un manteau blond et coiffée d’une capote brune qu’égayait un nœud bleu ; elle portait sous son bras une serviette d’écolière, car l’heure de la classe approchait.

— Oui, grand ami, s’écria-t-elle avant que sa mère eût permis ou défendu, je suis tout à vous.

Preste comme un moineau, elle s’élança jusqu’à la chaise inoccupée, en face du pupitre.

Au même instant, Adèle, prête à partir avec Paulette, entra d’une démarche paisible, dans le jardin. Elle tenait un petit paquet de livres et des cahiers noués par une courroie. Son manteau, du même blond que celui de sa sœur, seyait beaucoup mieux au blanc rosé de son teint. Elle salua modestement Glenka et vint droit auprès de Bernard qu’elle embrassa en lui disant : « Au revoir. » Il méditait, incliné devant l’esquisse de son profil :

— Admire, — et il retint Adèle comme seule capable d’admirer, — ce délié des traits, cette profondeur du regard, ce nuageux des ombres…

— C’est bien toi, répondit Adèle, c’est quelque chose de ton âme.

Glenka fut saisi de cette parole et de la voix cristalline qui la prononça. Auparavant, il n’avait qu’entrevu Adèle dans la demi-clarté grise du magasin. Elle lui révéla soudain les grâces d’un angélique printemps : le duvet de lumière qui veloutait ses joues, les lignes incarnadines de ses lèvres achevées en deux fossettes, son nez mutin l’eussent fait songer à une ingénue de Greuze ; mais la coloration des sourcils relevait d’une énergie singulière la fluidité des yeux ; ce front si délicat semblait touché par les fraîcheurs d’une aurore supraterrestre.

Une idée traversa la fantaisie de Glenka : portraiturer ensemble Adèle et Paulette ; il expliqua aussitôt son désir à Mme Dieuzède. Mais Paulette, sans attendre la réponse, eut l’audace d’insinuer entre haut et bas :

— Vous savez, docteur, Adèle n’aime pas à poser ; elle me l’a dit ; n’est-ce pas, Adèle, que tu me l’as dit ? C’est maman qui voudrait être à sa place ; vous devriez la prendre.

Hélène devint rouge ; une veine bleuâtre qu’elle avait au milieu du front se gonfla sauvagement. La colère l’emporta d’une façon foudroyante, et deux claques cinglèrent la figure de Paulette abasourdie :

— Taisez-vous, mademoiselle ; en classe, tout de suite !

Paulette, suffoquée de cette violence, décampa, et sa sœur s’éclipsa, légère comme une sylphide.

Bernard se demanda, stupéfait, quel bizarre motif déchaînait contre l’enfant préférée un courroux exorbitant. Glenka prenait un air sérieux, presque froissé :

— Pardonnez-moi, docteur, dit Hélène, la gorge tremblante, si j’ai déçu un de vos souhaits. Mais Paulette est intolérable. Il lui fallait une leçon rude et subite. Et puis, je suis tellement nerveuse, contrariée ! Tout m’exaspère. Je dors à peine trois heures par nuit ; et, quand je m’endors, même dans le sommeil, ce qui est affreux, l’imminence de l’insomnie m’obsède.

Devant ces impétueuses excuses féminines Glenka fut aussitôt rasséréné. Il pénétra Hélène de son œil chaud, paisiblement dominateur ; puis sa voix incisive et grasse énonça :

— Chère madame, je vais vous proposer un remède pour l’insomnie ; chaque fois que vous vous réveillerez ou que vous ne pourrez dormir, répétez-vous : « Notre ami, le docteur Glenka, veut que je dorme », et ne songez à rien d’autre.

Le conseil fut émis d’un ton si naturel qu’Hélène ne s’en offensa point. Elle éclata d’un rire incrédule :

— Vous croyez que votre vouloir, à distance, serait efficace ? Alors il faudrait ne plus penser qu’à vous. Qu’en dirait mon mari ?

— Il serait plus expédient, opina sans respect humain Bernard, d’invoquer Notre-Dame du Bon-Secours.

— Cela peut revenir au même, répliqua le docteur en affectant un grand calme. Reste à savoir laquelle des deux forces de suggestion aura le plus de réalité.

Sur ces mots, il retira du pupitre le carton où il enfila son incomplète esquisse, et, tendant la main à Bernard après avoir baisé celle d’Hélène, il se dirigea vers la maison. Mme Couaneau et Sidonie, au seuil de la cuisine, se tenaient curieusement ; elles le regardèrent s’enfoncer avec Hélène dans la pénombre de l’arrière-boutique. Bernard, le pupitre à la main, marchait devant eux. Mme Couaneau chuchota contre l’oreille de sa fille une phrase dont la malice égrillarde dérida la grosse et plate figure de Sidonie.

Dans le magasin, Bernard, voulant réparer les brusqueries d’Hélène, dit à Glenka :

— Je pense bien, cher ami, que la petite tourmente de tout à l’heure ne changera rien en vos projets. Le jour où vous voudrez, mes enfants seront à votre disposition. Nous tenons à honneur qu’ils soient crayonnés par vous.

— Soyez tranquille, repartit Glenka, je voudrais conserver les nuances de vos traits à tous. Peut-être ne suis-je plus ici pour longtemps.

Prononça-t-il cette dernière parole afin d’évaluer quel en serait l’effet ? Hélène y parut indifférente, même trop ; en revanche, la bouche de Bernard se plissa d’un déplaisir qui n’était point affecté : il aimait Glenka, comme s’il avait reçu de lui des bontés prodigieuses ; il s’étonnait de ses précellences, et, par son contact, de même que Brouland, se les appropriait.

Brouland était resté assis dans son coin, aux prises avec le livre dont il se soumettait la matière, happant au milieu des pages l’essentiel à mesure qu’il les découpait.

— Ce bouquin signifie quelque chose ? s’enquit Glenka par complaisance, comme pour avertir Brouland : « Mon vieux, c’est l’heure de nous en aller. »

— Oui, beaucoup. Ainsi, la fameuse extase simultanée de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse enlevés tous deux jusqu’au plafond du parloir, bien que l’un se cramponnât à sa chaise, et l’autre à la grille, ce phénomène est commenté d’une façon intelligente qui respecte l’inexplicable là où cesse le jeu des causes naturelles… Je l’emporte, ajouta-t-il, passant le volume à Bernard.

Le libraire se mit en devoir de l’envelopper. Les deux médecins continuaient quelques propos antagonistes sur la nature de l’extase ; plus attentif à leurs arguments qu’au paquet à plier, Bernard l’achevait avec une lente nonchalance. Hélène, tout d’un coup, le lui ôta des mains, et, à mi-voix :

— Laisse-moi ça, frémit-elle ; tu me fais bouillir.

Il ne se rebiffa point au choc de cette humiliation rapide. Une voiture s’était arrêtée devant le magasin ; appuyé sur une canne, Jules entra ; tous les regards convergèrent de son côté. Son visage glabre, jaune comme un marbre oublié chez un antiquaire, devait à sa maigreur une âpreté de contours plus sculpturale ; il évoquait, avec sa mèche au milieu du front, le masque impérieux de Bonaparte au pont d’Arcole. Mais la commissure des lèvres se renflait amèrement, le blanc anémique des prunelles était presque terrible ; un feu hagard y tressaillait, puis se voilait. Il se présenta, la mine haute, le buste dégagé, se donnant l’air d’être valide, certain de sa guérison. Comme Brouland s’informait si cette première sortie ne l’avait pas trop secoué :

— Moins que vous l’auriez cru, monsieur le major. Quelques vertiges, des contractions, par instants, dans la jambe droite. Les bruits de la rue, le grand soleil me font un peu de tintouin. J’arrive à dominer tout cela…

Brouland, précis dans ses enquêtes, lui posa encore une ou deux questions. Mais Jules lui déclara qu’il ne voulait rien savoir de ce qu’il éprouvait. Raidi contre son infirmité, il aurait voulu l’ignorer pour l’anéantir. Il tremblait, au fond, de retomber entre les serres du désespoir, et, d’avance, s’évertuait à l’annihiler par des idées adverses.

— Les psychologues, déclara-t-il en plastronnant, ressemblent à des gens qui regardent leur langue dans une glace. Moi j’ai autre chose à faire…

Pourtant, dès que les médecins s’en furent allés, — et leur départ le soulagea, — il s’affala sur un siège, ferma les paupières ; il sentait les fibres de sa tête taraudées par les vibrations du dehors subies durant son trajet, et son entendement vide comme une plaque photographique où nulle image ne pouvait se révéler. Il venait d’ôter son bonnet de police. Au sommet de son crâne, dans le creux que Paulette, avec sa drôlerie féroce, dénommait « le bénitier de mon oncle », sous la peau tendre et luisante, Hélène voyait presque palpiter le cerveau nu. La déchéance physique de son frère la contristait, et, plus encore, l’effrayait pour l’avenir de son entreprise. Ce garçon si fier de sa vigueur ne serait peut-être désormais qu’un éclopé, inapte aux travaux amples et au commandement. S’il retournait à Singapour, le climat l’achèverait.

Bernard, transpercé d’une compassion véhémente, débattait en lui-même s’il instruirait Jules ou non d’une circonstance pénible : la semaine d’avant, il avait passé vingt-quatre heures à Paris, vu Dervart, et tenté auprès de lui une démarche, sans avoir consulté son beau-frère qui eût tout fait pour l’empêcher. Dervart, depuis que ses usines fabriquaient, outre des boulons, des obus, accumulait des bénéfices que Jules n’osait plus évaluer. Le bon Dieuzède, dans sa logique de rêveur, s’était coiffé d’une espérance ; il s’était dit :

— Cet homme, beaucoup moins riche, fut généreux. Maintenant qu’il gagne des sommes folles, à ne savoir qu’en faire, si je lui demande, moi, son associé, un prêt de quarante mille francs, ne me donnera-t-il pas, sans barguigner, ce facile coup d’épaule ?

Or, après une longue heure d’attente, Dervart l’avait reçu debout, entre deux portes, avec le sans-gêne impatient d’un potentat débordé. Aux premiers mots qu’aventura Bernard sur les caoutchoucs de Singapour :

— Singapour ! Le beau four ! Moi et vous, Restout nous a roulés !…

— C’est la guerre, essaya de protester Bernard.

— La guerre a bon dos. La guerre, mon cher monsieur, pour un homme qui sait diriger sa barque, est une affaire comme une autre, à traiter plus en grand. Votre Jules est un dindon, si ce n’est pas une fripouille. Il peut, à l’avenir, claquer du bec. Plus un dollar, plus un centime. Et, dites-le-lui bien, je ne le perds pas de vue ; il faudra que nous nous retrouvions, qu’il me rende des comptes.

Bernard, s’oubliant lui-même, alors essaya pathétiquement une apologie de Jules. Mais, sur un coup de téléphone, Dervart disparut dans son bureau.

Déconfit et indigné, au retour de cet infructueux voyage, Bernard hésitait à prévenir Jules que Dervart l’abandonnait. Toute secousse exposait le convalescent à une rechute dangereuse pour sa raison. Il serait furieux de la fausse manœuvre exécutée à son insu ; il chargerait son beau-frère de reproches iniques ; Bernard, ayant déjà trop pâti par Jules, en dépit de sa placidité, sortirait de ses gonds ; un désastreux orage éclaterait. Et cependant, s’il se taisait, Jules, inquiet du silence obstiné de Dervart, irait, avant peu, chercher à Paris une explication. La brutalité imprévue du cynique brasseur d’argent pouvait déterminer chez l’infirme une crise de folie, le précipiter au suicide ou au meurtre. Ne valait-il pas mieux l’avertir doucement ?

Tandis que Bernard délibérait sans se résoudre, Hélène s’approcha de Jules qui, la tête penchante, les yeux clos, recueillait ses forces instables dans cette pause d’homme exténué. Elle écarta une mèche de cheveux collée à sa tempe humide, lui baisa le front. Il releva les paupières, examina l’intérieur de la boutique, fut content d’y revoir les restes du fastueux mobilier :

— Vous n’avez pas mal arrangé ce taudis.

Il s’était, d’avance, représenté la librairie et la maison tellement sordides, offusquantes pour ses goûts de luxe et de grandeur que l’assemblage de la tenture, de l’armoire et du canapé pallia l’exiguïté du local, les boiseries fendillées et les taches de suie du plafond.

Des clients arrivèrent, plusieurs à la file, selon un rythme d’involontaires concordances, comme Bernard mainte fois l’avait observé.

Jules eut le loisir de juger son beau-frère et sa sœur dans leur office de marchands ; il acquit l’évidence immédiate que ni lui, ni elle ne s’étaient adaptés aux servitudes du négoce.

Hélène s’occupait d’une acheteuse de papier à lettres, grande femme rousse, très maquillée, débordante de parfums, portant une robe de soie d’un rouge insolent qui mettait en valeur, comme un maillot, les saillies exubérantes de sa corpulence. Cette dame, à chaque nouvelle boîte qu’Hélène lui présentait, après avoir palpé d’une main constellée de bagues le grain du papier, l’épaisseur des enveloppes, levait les yeux d’un air blasé vers la vitrine assez pauvrement garnie :

— Vous n’avez rien de mieux ?

D’autres boîtes s’étalaient, puis s’empilaient sur le comptoir ; Hélène, au lieu de vanter sa marchandise, un doigt sur la lèvre, regardait ailleurs, attendant avec dédain que la cliente se fût décidée.

— Lequel choisissez-vous, madame ? pressa-t-elle enfin.

La dame rousse fit mine de se lever et de partir, sans rien avoir acheté ; puis, à l’improviste :

— Vous connaissez le docteur Glenka ?

— Oui, madame, dit Hélène s’efforçant de retrouver un ton gracieux, il est de nos amis.

— Il m’a parlé de vous, reprit la visiteuse, je vous sais excellente musicienne. Pour une artiste, comme ce métier de guerre doit être ennuyeux !

Hélène, sourdement vexée d’une compassion mortifiante, lui répliqua :

— Mais, madame, le grand art est de se plier à tout.

Elle atténua cette phrase un peu sèche par des remerciements à l’adresse des personnes qui voulaient bien faire connaître la librairie Dieuzède, et loua en termes sobres le docteur Glenka. La dame renchérit dans un panégyrique exalté. Hélène, pendant qu’elle l’écoutait, lançait des coups d’œil d’impatience parmi les boîtes amoncelées sur le comptoir, comme lui donnant à entendre :

— Finissons-en ; décidez-vous.

L’acheteuse, négligemment, lui désigna enfin ce qu’elle daignait choisir, « du vergé impérial », le plus cher, donc le plus beau.

Hélène s’assit à la caisse pour rendre sur un billet de cinquante francs des coupures qu’elle prenait dans le tiroir, du bout de ses doigts. Devant l’amie de Woronslas, « rendre la monnaie » lui paraissait un geste humiliant. Les deux femmes échangèrent encore quelques mots aimables ; mais elles s’étaient jugées l’une l’autre et se déplaisaient. Hélène soupçonna quelle secrète curiosité avait induit cette dame à venir voir ce qu’elle était. Jules, qui suivait toute la mimique sans deviner le jeu des sentiments qu’elle couvrait, estima qu’Hélène savait mal achalander son magasin.

Bernard, de son côté, servait un prêtre d’une prestance imposante, dont la figure sèchement jaunie lui rappela celle d’un vieux domestique qu’il louait jadis pour servir à table les jours de réception. C’étaient les mêmes lèvres correctes, les mêmes petits yeux gris, furtifs et vigilants, mais refaits par la dignité autoritaire d’un sacerdoce jadis ambitieux.

Ce personnage, pendant que Bernard lui cherchait dans un catalogue l’éditeur d’un recueil de sermons commode « pour le ministère », inspectait les êtres de la boutique, les volumes alignés sur les rayons. La dame en rouge dut le choquer ; il affecta, jusqu’à ce qu’elle fût partie, de tourner le dos au comptoir. Un exemplaire, mis en évidence sur une table, de Madame Bovary, capta son attention et le scandalisa. Comme Bernard le priait de recommander sa maison au clergé du diocèse, il fit un signe bénin de consentement ; mais, infléchissant un coup d’œil subit vers le livre pestilentiel, il eut l’air de le découvrir, fronça les sourcils.

— Voulez-vous, monsieur, me permettre un bon conseil ? Nous ne demandons qu’à vous être utiles. Toutefois, il ne faudrait pas, si vous souhaitez une clientèle honnête, héberger des ouvrages pornographiques comme celui-là, un roman où l’Église est bafouée dans la personne d’un très brave curé de campagne.

— Pornographique ! s’exclama Bernard malgré lui. N’exagérez-vous point, monsieur le Chanoine ? — il lui donnait, à tout hasard, du chanoine. — J’ai peine à voir en Madame Bovary autre chose qu’un chef-d’œuvre d’une écrasante moralité et magnifiquement conçu.

— Il y a des scènes, insista l’abbé qui baissa la voix, des scènes immondes… En somme, vous ne le laisseriez pas lire à vos filles.

— Le bon Flaubert ne l’a sans doute pas écrit pour elles.

— Êtes-vous bien sûr qu’elles ne l’ouvriront jamais en votre absence ? Et quand vous l’aurez vendu, savez-vous entre quelles mains il tombera ? Aristote le disait : « Lorsqu’on jette un caillou dans un torrent, on est responsable de toute l’écume que ses bonds peuvent faire gicler. »

— Monsieur le Chanoine, répondit Bernard du ton le plus respectueux, je n’ai guère lu Aristote. Mais vos avis sont d’un grand poids. A l’égard du livre incriminé, je constate un fait : il existe ; c’est un roman, je vous le concède, où la vie sensitive opprime la spiritualité. Les personnages sont lamentables. Ainsi le voulait la misère de l’époque. Cependant, c’est un livre immense par les vérités qu’il implique. Vaudrait-il mieux, selon vous, qu’il n’existât pas ?

L’abbé sembla, une seconde, ennuyé de l’objection ; ensuite, appuyant d’un geste dur son arrêt :

— Eh bien ! oui, monsieur, malheur au livre par qui le scandale arrive. Mieux vaudrait pour lui ne pas être. Et, plus l’auteur est persuasif, plus il est dangereux.

— Alors, s’obstina Bernard, vous préférez à Madame Bovary quelque roman terne et mort-né qui ne suggère aucune pensée coupable, parce qu’il ne fait penser à rien ?

— Vous me comprenez mal. Je souhaiterais une Bovary expurgée, une Bovary qu’on pût lire sans brûler des pages. Vous savez le précepte de saint Paul au sujet des hontes charnelles : Que ces choses-là ne soient même pas nommées parmi vous…

— On se contente de les faire, intervint derrière eux un client irrité de ce colloque.

Bernard se retourna, vit l’œil sardonique d’un bourgeois décoré du ruban violet qu’une barbiche grisonnante attachée à une mâchoire en galoche stigmatisait d’une laideur de bouc. L’ecclésiastique foudroya d’un regard d’indignation l’interrupteur et sortit sans riposter. A son port de tête, à la contenance de son dos, Bernard le sentit lourdement hostile. La librairie Dieuzède serait notée comme un lieu suspect.

Il revint à l’homme incongru, et, pour lui signifier qu’il désapprouvait son mot cynique, l’aborda d’une façon maussade :

— Que désirez-vous ?

— Monsieur, vous avez le renom d’un bibliophile distingué. Je cherche en ce moment un volume assez rare, le Paysan perverti de Restif de la Bretonne avec les eaux-fortes de Binet. Pourriez-vous me le procurer ?

— Restif de la Bretonne, répondit Bernard, ne m’intéresse point, je ne veux pas faire commerce de polissonneries.

Le sarcastique amateur étouffa dans un ricanement sa déconvenue :

— Vous avez raison ; vous gagnerez plus à vendre des bondieuseries.

Et, comme le prêtre, il se retira en faisant claquer la porte.

Le flot des acheteurs était passé ; Bernard se retrouva seul dans la boutique vis-à-vis de Jules et d’Hélène. Jules aurait pu déchiffrer sur la mine de son beau-frère une invincible tristesse. Mais, des épisodes dont il venait d’être témoin, il ne songea qu’à extraire une conclusion « pratique » :

— Mon vieux, dit-il à Bernard, tu n’es pas encore commerçant. Tu milites pour des principes, quand tes intérêts sont en cause. Tu passeras pour un toqué et tu mettras tout le monde contre toi. Il faut que ta clientèle te croie à son niveau. Sinon, les gens de droite comme ceux de gauche te fusilleront. Tu vendrais de la benzine ou du saindoux, tes denrées ne porteraient la couleur d’aucune opinion. Mais des livres ! Tu alimentes un certain public ; bourre-le de la pâtée qu’il exige. Et, surtout, garde-toi d’humilier des gens qui tiennent à leur merci votre pain à tous. Ce que tu veux, il faut le vouloir et rien d’autre.

Jules s’était étendu sur le canapé ; sa main gauche derrière la nuque, il laissait pendre la droite qu’il remuait nonchalamment, et débitait ces conseils d’une voix négligente, en homme supérieur qui se prête à condescendre. Jamais on n’eût supposé que la gêne où se débattaient les Dieuzède était son œuvre à lui. Hélène, assise près du canapé, l’approuvait par des hochements de tête impératifs :

— Je m’épuise à le répéter : Bernard ne sait pas être de son temps.

Bernard se promenait, piqué d’une sourde agitation. Les critiques de Jules et d’Hélène, s’ajoutant au reste de ses amertumes, le révoltèrent ; il s’arrêta, croisa les bras ; sa parole, d’habitude si pondérée, dévoila soudain des rudesses presque terribles.

— Tu dis vrai, je ne suis pas de mon temps, et je m’en fais gloire. Toi, non plus, Jules, quand tu as rempli ton devoir de soldat, tu n’étais pas de ton temps. Être de son temps, c’est avoir le croupion au chaud dans tous les fumiers et s’y trouver bien. C’est, en face de la bêtise et du vice, observer le lâche silence. Quand un homme danse avec les autres devant le taureau d’or qui ne sera plus désormais qu’un mannequin gonflé de sale papier, il est de son temps. Quand il trépigne Dieu et les choses du ciel, il est de son temps. Oh ! je sais, vous me direz que je vois en sombre parce que nous avons des ennuis. Les âmes sublimes ne sont pas mortes ; la guerre a révélé jusqu’où les héroïsmes peuvent être tendus. Des millions d’humains donnent leur sang, ils le donnent. Seul, le sang ne se vend pas. Mais la guerre finie, que subsistera-t-il de leurs exemples ? J’aperçois la horde des profiteurs, et, vorace autour d’eux, le peuple embourgeoisé agiotant, ripaillant. La France de demain ressemblera au fils prodigue tel que je le retrouve sur un vitrail de la cathédrale, courbé parmi les pourceaux dont la pitance lui fait envie. Les pourceaux brillent comme de l’argent. Je crois au retour du fils prodigue dans la maison du père, mais après quels abaissements et quelles agonies !…

— Mon pauvre Bernard, interrompit Jules, cherchant à ne point s’emporter, pourquoi donc blasphèmes-tu l’argent ? Sans lui, tu ne peux pas être heureux. Je vous connais, Hélène et toi ; vous êtes des natures délicates qui ont besoin d’une triple clôture entre elles et les brutalités des contacts quotidiens. Le jour où ton aisance te reviendra, tu estimeras le pourceau d’argent bon à engraisser et à ménager pour la paix de tes jours terrestres.

— Non, détrompe-toi. L’illusion est finie. Je n’ai plus foi dans l’argent. Même si je paraissais en ravoir, j’en userais comme s’il n’était pas à moi, comme s’il n’était rien. Et il n’est rien, il n’a jamais rien été qu’un signe fictif, instable, éphémère. Un homme peut-il vraiment dire : ceci est mien ? Tout à l’heure l’ennemi surviendra, brûlera sa maison, ruinera ses terres, le laissera nu comme un pieu, n’ayant plus à soi que la vermine de son indigence. J’ai cru avoir des titres ; qu’est-ce qu’ils valent ? Dans le chaos où nous roulons, nous sommes moins en sécurité qu’un nomade dans sa cahute. Le monde, tant qu’il n’aura pas replanté ses assises sur l’éternel roc angulaire, vacillera entre les vertiges d’une fausse paix crapuleuse et les épouvantes de la barbarie.

— En attendant, poursuivit Jules peu sensible à ces prévisions « apocalyptiques », le problème est de tenir jusqu’à ce que le caoutchouc se vende au minimum trois shellings la livre anglaise. Dès maintenant, je vais remettre sur pied notre affaire. Elle avait en sa charpente, comment dirais-je ? un loup

— Oh ! plus d’un, murmura Bernard.

— … L’insuffisance des capitaux. Nous allons y porter remède.

Jules déroula son projet : aussitôt remis de sa blessure et réformé, il constituerait une Société anonyme par actions ; il chercherait un banquier qui, moyennant une participation avantageuse, décidât ses clients à souscrire en espèces la moitié du capital, six cent soixante quinze mille francs. Les anciens associés n’auraient pas à verser un centime ; chacun d’eux recevrait un certain nombre d’actions d’apport équivalant à la moitié de ce qu’il avait, au début, effectivement engagé. Deux mille deux cents actions de cent francs reviendraient donc à Bernard. Lorsque la hausse du caoutchouc, prochaine comme celle de toutes les matières premières, aurait donné la vogue à cette valeur, lorsque Jules, revenu sur les lieux, fouetterait l’essor de l’exploitation qui n’était pas délaissée, les Dieuzède, s’ils voulaient récupérer l’indépendance de leur fortune, trouveraient sans peine acheteur pour leur paquet de titres.

Jules, sans quitter sa pose indolente, déployait ces perspectives avec une décisive certitude. Hélène ne lui demanda pas où et comment il obtiendrait le concours du banquier rabatteur de fonds. Elle écoutait son frère comme s’il eût touché les cordes d’une harpe enchanteresse. Elle ne pensait plus aux infirmités qu’il traînait. Elle croyait en son espérance, parce qu’elle avait besoin d’espérer le terme d’une gueuserie insupportable.

Bernard demeurait un peu froid et distant ; même possible, le redressement financier qu’escomptait Jules prenait pour son expérience de dupe étrillée une figure de mirage. D’ailleurs, ce n’était pas des hommes qu’il attendait une délivrance. Sans doute, l’argent ou plutôt l’appétit de posséder maintenait sur son âme, en dépit de ce qu’il disait, quelque secret pouvoir d’habitude. Le renoncement n’est facile qu’en idée ; et par quel moyen s’abstraire des nécessités qui bientôt le réduiraient aux abois ? Mais le centre intime de sa vie tendait à se fixer dans des régions immuables où nul accident ne l’accablerait plus. Peut-être aussi repoussait-il des espoirs trop nuageux de peur que la déception probable n’aggravât d’une autre souffrance tout ce qu’il avait à souffrir déjà.

Jules, cependant, regarda sa montre et se leva brusquement.

— Je vous laisse, je vais jusqu’à la poste téléphoner à Dervart. Depuis mon entrée à l’hôpital, il fait le mort. Il doit me supposer fini. Je veux lui prouver que j’existe.

Hélène et Bernard, à cette idée, se lancèrent un coup d’œil lourd d’inquiétude. Hélène, sur-le-champ, prit l’offensive, bien résolue à retarder pour Jules la commotion.

— Téléphoner à Dervart ! Je trouve que tu manques de dignité. Il s’est désintéressé de toi, il ne répond pas à tes lettres. Ne t’occupe donc plus de cet homme, jusqu’à ce que la Société anonyme soit constituée et que tu aies à lui soumettre de fermes résultats acquis.

— Au contraire, j’ai hâte de forcer le monstre dans son antre. Quand j’aurai pu lui faire entendre le son de ma voix, raisonner avec lui, je le ressaisirai, j’en suis sûr, il serait dangereux d’agir sans l’avoir consulté. En tout cas, je tâterai ses dispositions présentes.

— Écoute, expliqua lentement Bernard, ménageant comme une prudente garde-malade les nerfs du trépané, ses dispositions, je puis te les apprendre, et ne t’en émeus point. Dervart, si nous arrivons à désembourber notre carriole, nous reviendra peut-être. Mais ses bénéfices extravagants l’ont grisé ; il a la dureté du triomphateur pour ceux qui sont tombés en chemin derrière lui. Ton affaire a perdu devant ses yeux toute importance ; il se repent de l’avoir soutenue et n’admet plus qu’on lui en parle…

— Qui te l’a dit ? Qui te l’a dit ? cria Jules dont la soudaine exaspération se retourna contre Bernard.

Hélène s’élança vers lui, saisit ses deux mains :

— Voyons, adjura-t-elle, maîtrise-toi. C’est Bernard qui est allé l’autre jour à Paris ; il voulait savoir ce qu’on pouvait attendre encore d’un puissant associé. Nous ne t’avons pas averti, parce que la moindre chose te bouleverse. Dervart l’a très mal reçu, debout, dans l’antichambre ; il s’est plaint d’avoir été trompé par toi. Bernard a pris ta défense. Dervart, sous prétexte qu’on l’appelait au téléphone, a rompu l’entretien…

Jules haussa les épaules ; le marbre de son teint tourna au jaune livide :

— Voilà les réceptions que tu sais t’attirer. Je me doute de quelle manière tu m’as défendu, en me vilipendant ! Et tu t’es bien gardé de m’avertir ; tu savais que j’empêcherais une démarche stupide. Tu es un cachottier, un affreux tartuffe, un traître comme les autres !

Bernard avait prévu ce jet d’invectives ; il s’était promis de tout essuyer d’un cœur patient. Sous l’injustice des outrages, sa fierté sursauta ; il se dressa de toute sa hauteur contre Jules et son bras tendu lui désigna la porte.

— Tais-toi, enjoignit-il, ou je te mets hors de la maison. Tu nous as précipités dans la misère ; je t’ai pardonné. J’ai subi, à cause de toi, les affronts d’un Dervart. Maintenant, tu m’insultes. C’est trop, c’est trop !

Une riposte de folie haineuse convulsa les regards de Jules. Hélène, prenant son parti, saisit violemment Bernard pour l’éloigner. Au milieu de l’altercation, une petite dame, entre deux âges, emmitouflée, malgré le printemps, de fourrures ondoyantes, s’était insinuée, d’une démarche serpentine, dans la librairie ; et, coiffant d’un face à main son nez pointu, examinait, l’air mi-narquois, mi-craintif, cette incompréhensible tragédie.

Tout à coup, Jules pâlit d’une pâleur molle de moribond ; il retomba sans connaissance, en arrière sur le canapé ; le blanc de ses prunelles se fit vitreux, ses lèvres parurent se coudre l’une à l’autre, il se mordit la langue jusqu’au sang ; un peu d’écume fusa au coin de sa bouche, tandis qu’Hélène lui soutenait la tête et, presque affolée, appelait à l’aide Mme Couaneau.

Bernard courut chercher de l’eau fraîche dont il baigna les tempes de son beau-frère ; Hélène, dans son exaspération, à mi-voix, lui reprocha :

— C’est ta faute.

Il ne rembarra point l’absurde attaque mais, penché sur Jules, il lava délicatement la salive rougeâtre collée au creux de son menton.

La cliente intempestive avait fui. Mme Couaneau, apportant une fiole d’éther, soupirait et s’apitoyait :

— Héla ! un si beau garçon ! c’est bien la peine de mettre des gas au monde pour les envoyer à la boucherie !

Jules rouvrit enfin les yeux ; il eut besoin d’un grand effort avant de joindre la minute présente à celle où il avait perdu conscience ; il s’étonna de ces trois figures inclinées autour de lui :

— Mais, balbutia-t-il, qu’avez-vous à me regarder ?

— Mon ami, répondit Hélène, ta première sortie t’éprouve ; tu viens d’avoir une petite faiblesse.

Il sentit l’éther, toucha sur son front des compresses, et imagina ce qui lui était arrivé. De sa querelle avec Bernard lui revenait l’aigreur d’une défaite. Mais il se désespérait surtout de savoir que ses forces l’avaient trahi à son insu. Lui qui méprisait les infirmes comme des « déchets humains », il se voyait atteint au nœud même de la volonté de ses organes, dans le principe cérébral des énergies ! Retrouverait-il jamais son équilibre ?

Hélène disposa contre sa tête des coussins ; il abaissait les paupières, puis les relevait lourdement. Peu à peu, il s’assoupit, épuisé par la crispation de sa tristesse sur l’idée de ses impuissances.

Un homme poussa la porte du magasin et s’avança en sautillant, une béquille sous l’aisselle. Il était sans chapeau ; une crasse invétérée couronnait les bosses chauves de son crâne ; un de ses yeux louchait, et, torve, démentait l’autre qui se flattait d’être bénévole et doucereux ; au-dessus des sourcils, la saillie des arcades gonflait comme deux bourses ; une moustache pâle adombrait ses lèvres épaisses, toujours humides ; ses mains grasses, avec leurs grands ongles noirs, sortaient à peine des manches trop longues d’une veste grise élimée où des taches d’encre s’échelonnaient. La contention habituelle aux scribes s’était incrustée dans tous les plis de son marmiteux visage ; mais, celle, plus profonde, d’une avarice implacable avait resserré jusqu’aux ailes de son nez finaud et charnu.

— Bonjour, mon voisin, dit-il à Bernard, presque bas, comme ayant peur d’être entendu à distance.

Me Lendormy, l’huissier d’en face, venait régulièrement s’asseoir dans la librairie et lire gratis les feuilles publiques ; car Hélène avait fini par l’emporter et les Dieuzède vendaient quelques journaux. De son étude, lui, son clerc ou sa femme avait dû apercevoir, chez eux, la scène étrange entre Bernard et Jules ; il arrivait, curieux d’en obtenir l’explication. A l’aspect de Jules étendu sur le canapé et de sa physionomie rigide, marmoréenne, il observa d’un ton encore plus bas :

— Ce blessé ferait un beau modèle pour un monument aux morts. On vous paierait cher la pose.

Bernard ayant marqué par son silence et sa mine que cette réflexion le heurtait, l’huissier éleva quelque peu sa voix papelarde et confidentielle :

— C’est le planteur de Singapour ?… Vous savez, mon voisin, le caoutchouc remontera, mais pas tout de suite, quand cette garce de guerre aura cessé. Ça se pourrait que le change anglais domine le nôtre ; cent mille francs à Singapour en vaudront peut-être deux cent mille de notre failli papier…

Il s’installa près du bureau où Bernard écrivait une lettre urgente, une lettre à un fournisseur de livres qui tirait une traite sur lui ; et, prenant un journal, Me Lendormy étudia la cote financière comme un moine apprend par cœur son coutumier.

La présence de cet homme aurait dû répugner à Bernard autant que le voisinage d’une araignée ou d’un scorpion. Toutes ses manières suaient la fourberie ; et il passait pour être horriblement rapace. On racontait dans le quartier qu’avant la guerre, chargé d’encaissements par une banque parisienne, l’huissier achetait des créances douteuses, s’adjugeait des commissions exorbitantes pour différer les protêts aux clients embarrassés. Depuis le moratorium, il avait modifié sa méthode d’usure : il prêtait aux petits rentiers qui ne touchaient plus leurs coupons. Certains lui confiaient à vendre secrètement des argenteries, des meubles. Il était mal vu de ses confrères qui se montraient gens honorables, ayant de la tenue. Les brocanteurs de la ville et les trafiquants étrangers l’estimaient comme le plus malin des compères. Ses relations occultes avec des courtiers de la Bourse lui permettaient de spéculer à bon escient.

Fils d’un paysan sarthois, Lendormy avait fait des études au petit séminaire ; il en fut chassé parce qu’on retrouva sous son traversin la montre disparue d’un autre élève. Il avait conservé de sa formation un certain affinement et chamarrait volontiers son langage de réminiscences classiques ; il citait du Virgile aux infortunés dont il extorquait les derniers sous.

Vers quarante ans, une carie du tibia l’avait laissé boiteux, sa claudication ne l’empêchait point de trotter pour ses affaires, de grimper aux galetas où il pourchassait des miséreux insolvables, et il trouvait à les mettre dehors une satisfaction de dilettante. Toustain se souvenait de l’avoir apostrophé un jour qu’il le vit poussant par les épaules, du haut d’un escalier, une veuve chargée de cinq petits gas et lui jetant à la tête sa paillasse avec une vieille poêle à frire.

Comment Bernard tolérait-il la familiarité d’un tel coquin ? Peu après l’arrivée des Dieuzède, Me Lendormy, qui possédait en matière d’art un certain flair de maquignon, avait remarqué dans la vitrine un dessin original de Félix Buhot, la vue d’un coin de Valognes, en hiver, sous une averse ; il s’était offert à le vendre et en avait obtenu un prix inespéré. Cette entremise créa pour Bernard une sorte d’obligation. Quand l’huissier prenait ses aises chez lui, il n’osait pas lui enjoindre : « Allez-vous-en. » Ce qu’il entendait dire de ses canailleries n’était-il pas excessif ? Justement parce que l’opinion commune le décriait, il tendait à le réhabiliter. Me Lendormy avait une manière cocasse d’envisager les choses ; Bernard parfois s’en amusait. Le vilain drôle, grâce à son ancienne culture ecclésiastique, se ménageait auprès de lui des points de jonction qu’il utilisait. Il ne lui inspirait pas encore confiance, mais réduisait sa méfiance par de menus services où il ne s’oubliait point ; et il avait su amadouer Hélène en lui procurant, pour trois cents francs, la pèlerine de faux skungs qu’il avait payée quatre-vingts à la fille sans ressources d’un officier récemment tué.

C’est ainsi que les Dieuzède le subissaient. Ils ne comprenaient guère que la seule venue quotidienne de ce maraud donnait à la librairie mauvais renom. Mais, ce jour-là, au moment où Jules, endormi après sa crise, pouvait se réveiller et reprendre une discussion aigre d’intérêts, la visite de l’huissier gênait Bernard ; dès qu’il eut signé et fermé sa lettre, il vint à lui, tenta de le faire déguerpir.

— Vous avez bien du temps à perdre, dit-il à mi-voix. Quand vous saurez par cœur la cote, qu’en aurez-vous de plus ? La Bourse, quel néant !

Me Lendormy releva la tête et plia le journal froissé par ses mains malpropres.

— Dame, répliqua-t-il tranquillement, j’aime à m’instruire. Vous méprisez la Bourse, mon voisin. Alors, pourquoi vous y voit-on ? Il y a huit jours, vous étiez à Paris. J’y étais moi-même, ayant quelques bricoles à régler. Mes pauvres yeux ont-ils la berlue ? C’est bien vous que j’ai aperçu de loin, sous le hall de la Bourse, rôdant autour de la corbeille, et même vous avez pénétré dans la petite salle, oui dans la salle où se fait la cote. Hein ! Pouvais-je ne pas vous reconnaître ? Votre Sosie est encore à naître, monsieur Dieuzède. Vous êtes tel qu’une pièce d’or frappée à un seul exemplaire, dans une grande solennité.

Bernard ne dissimula point une surprise, un mécontentement : « Quoi donc ! même à Paris, au milieu d’une cohue, du hourvari de la Bourse, son voisin le surveillait ! »

— Vous avez l’œil partout, Me Lendormy, comme le Diable, — il faillit dire le Diable boiteux, — qui ôtait à sa guise le toit des maisons, quand espionner lui plaisait. C’est vrai, je suis entré à la Bourse, pour la première et, je pense, pour la dernière fois de ma vie. Quelqu’un, — il voulait désigner le secrétaire de Dervart, — m’y avait donné rendez-vous, et je l’ai rejoint avec une vague curiosité appesantie d’horreur. J’abomine cette synagogue de la fraude, des cupidités démentes et des meurtriers trafics. Quand les vociférations des remisiers s’entre-choquaient à mes oreilles, se mordaient, se broyaient, je croyais avoir autour de moi les hurlements d’une populace qui écharperait des innocents ou les blasphèmes d’une tourbe de damnés. L’intérieur m’a écœuré davantage : tout y est ladre et sinistre ; le jour blafard a l’air honteux de tomber dans cet antre méphitique. Et la salle du change ! Des bandits assemblés en cercle autour d’un cadavre dont ils se disputent les dépouilles. Ils monnayaient la ruine des peuples et les fléaux, le sang des morts de la guerre, ou, pour mieux dire, le nôtre à tous. Je reverrai jusqu’au Jugement dernier un grand juif, à tête de vautour, debout, dominant la presse et croassant : « Vingt-cinq mille dollars ! J’achète vingt-cinq mille dollars !… »

La violence de ces paroles eut cette bizarrerie que Bernard, pour ne pas réveiller Jules, les chuchota, en étouffa l’accent indigné. Au portrait du juif, Me Lendormy ricana :

— C’est Sarug. Je le connais. Un malin ! Vous avez vu la Bourse, monsieur Dieuzède, sauf votre respect, comme un moine sorti de sa Trappe découvrirait les boulevards et la place de l’Opéra. Excusez-moi, si je ne partage point vos réprobations. Moi, la Bourse m’amuse, elle m’excite. Si j’avais quatre sous à risquer, si je n’étais pas un pauvre officier ministériel croupissant rue de la Barillerie, jouer me dirait quelque chose. Il ne me déplairait guère d’être un de ces remisiers qui vous dégoûtent, qui, aux fins de séances, s’envoient des taloches, se culbutent de leurs bancs, s’arrachent leurs chapeaux. En un quart d’heure, sans bouger de leur place, ils ont gagné des mille et des cents. Le soir, toutes les filles sont pour eux. Et, le lendemain, quand ils ont gueulé, ils recommencent à boire. Et ils rigolent jusqu’à ce qu’ils claquent. La vraie vie ! Vous ne comprenez pas, vous, ce qu’il y a dans ces mots : avoir de la fortune. Ayez de la fortune, le monde est sous vos pieds. Ce n’est pas rien. Vous ne méritiez point d’en avoir puisque vous la déprisez. N’allez pas me raconter que, la fortune, c’est du néant. Étiez-vous le même homme au temps de vos aises qu’aujourd’hui ? Vous me rappelez le renard de la fable :

Ils sont trop verts… et bons pour des goujats.

La vulgarité de la citation indisposa Bernard plus encore que l’insolence et le cynisme amoral de Lendormy. Mais l’huissier avait extrait des journaux tout ce qu’il y cherchait. Il empoigna sa béquille, se souleva presque agilement ; à bonds espacés, comme un kanguroo, il regagna le clapier de son étude.

Fut-ce le choc de sa béquille sur le plancher ? Jules remua, ses yeux s’ouvrirent ; il dit, sans regarder Bernard, à Hélène, assise devant lui, qui avait ouvert un livre et y semblait perdue :

— L’ai-je rêvé ? J’ai entendu quelqu’un, ici, prononcer une phrase : « Ayez de la fortune, le monde est sous vos pieds. » Ce fut toujours vrai. Ce sera encore plus vrai après la guerre. Les financiers, d’abord, négocieront la paix, et les États étant ruinés, seules régneront, dans la suite, les puissances économiques. Ne te fais plus de bile, ma petite Hélène. Aussitôt que ma Société marchera, Dervart lui-même, tu vas voir, me suppliera de l’y intéresser…

Bernard s’était remis à son bureau ; il reprenait la copie d’un rôle. Il ne répliqua point aux prophéties de Jules. Par tempérament, il fuyait les vaines controverses ; porté à une certaine grandiloquence qu’il tenait de ses aïeux girondins, d’ordinaire il la gardait pour lui-même. Tout à l’heure, il s’était anormalement échauffé. A quoi bon ? Sa colère contre Jules avait provoqué une crise analogue aux évanouissements d’un épileptique, dont Hélène et son beau-frère lui tiendraient longtemps rancune, comme si toute la faute de cet accident lui incombait. D’ailleurs, sans un miracle, un Jules, un Lendormy cesseraient-ils d’être ce qu’ils étaient ? Se taire et prier valait mieux que rugir des anathèmes. Bernard n’en songeait pas moins, tout en remplissant la feuille des contributions directes destinée à Me Malicorne, notaire, 5, rue de la Juiverie :

« Si demain plus qu’hier l’argent doit rester le prince de ce monde, seuls, plus que jamais, contrepèseront son règne inique les amants de la Pauvreté, les saints. »

Hélène avait envoyé Mme Couaneau querir un fiacre ; Jules voulait rentrer à l’hôpital ; elle déclara qu’elle l’y reconduirait. Jules partit sans adresser à Bernard un mot ; on eût dit que Bernard n’existait plus. Hélène se dispensa de lui jeter, comme d’ordinaire, un « Au revoir » distrait. Il voulut penser que c’était un oubli. En fait, elle s’identifiait à son frère dans l’orgueil de son froissement ; elle prétendait punir son mari d’avoir, jusqu’à la menace, riposté aux invectives du malade. La portière du fiacre claqua durement ; Bernard écouta les pas du cheval et les ressauts des roues décroître au tournant du carrefour, sur les pavés. Il lui sembla qu’Hélène s’éloignait pour un grand voyage, qu’entre son âme et la sienne des espaces douloureux allaient s’assombrissant.

IV

Une bougie allumée au bord d’un guéridon divisait pauvrement les ténèbres de la chambre. Autour de cette maigre clarté, des pelotes de fil, des ciseaux, des morceaux d’étoffe bleue et de doublure étaient posés pêle-mêle, dans le désordre d’un travail fiévreux. Hélène haussait contre la lumière son aiguille, l’enfilait au galop, se remettait à coudre. Elle improvisait une robe en vue d’une réunion qui devait se donner chez Glenka, le samedi soir, et on était au mardi !

Glenka se disait impatient de révéler à quelques amis la virtuosité d’Hélène sur la harpe ; d’abord, elle avait refusé, alléguant qu’elle négligeait depuis des mois son difficile instrument. Le docteur insista ; cette audition ne devait être qu’un début ; le concours d’Hélène serait demandé pour des séances musicales offertes aux blessés des hôpitaux ; les Dieuzède s’imposeraient dans la ville comme des gens considérés, et les affaires de la librairie s’en trouveraient mieux. Hélène hésitait malgré tout : il lui déplaisait de paraître sans toilette neuve, de jouer sans une bague aux doigts devant des femmes à qui rien ne manquait. Mais Bernard la pressa de consentir ; privée des satisfactions mondaines, elle séchait d’une soif latente de tremper au moins ses lèvres dans cette eau-de-vie frelatée. Bernard devinait sa faiblesse et l’excusait. Il travaillait alors à regagner son affection minée par l’influence de Jules. Jules avait déclaré que, Bernard l’ayant presque mis à la porte, il ne retournerait plus chez son beau-frère, tant que celui-ci n’aurait pas fait des excuses ; Bernard étant le premier offensé jugeait inadmissible cette exigence. Hélène allait donc voir seule son frère à l’hôpital ; chaque fois, elle en revenait plus froide et contrariante. Aussi Bernard crut-il avoir trouvé dans l’invitation de Glenka un moyen de radoucir Hélène : elle savait son horreur des soirées banales ; peut-être serait-elle touchée du sacrifice qu’il s’imposait en l’y conduisant.

— Nous irons si tu veux, dit-elle enfin. Mais alors il me faudra une robe Directoire. Tout le monde en porte… Autrement, j’aurais l’air d’une antiquité. Et puis, des manches courtes, pour jouer de la harpe, c’est commode. J’ai vu en montre une mousseline de soie d’un bleu électrique très joli. Il suffira d’acheter l’étoffe. Avec un patron j’aurai vite bâti la robe.

Bernard combattit ce projet d’emplette par toutes les objections raisonnables : personne n’ignorait que les Dieuzède étaient momentanément ruinés ; pourquoi jeter de la poudre aux yeux ? il serait bien plus beau de narguer la mode, et une mode évaporée, malséante. On écouterait le jeu d’Hélène ; peu importerait la coupe de son costume.

— D’ailleurs, poursuivit-il, nous n’avons plus une bêtise à commettre. Deux mille francs de réserves environ nous restent. Au 1er juillet, il y aura la traite de Durel, — le commissionnaire de Paris qui lui fournissait des livres, — les sept cent cinquante francs pour Bonfils, les impôts en perspective. Vais-je boucher ces trous avec nos recettes ? Elles augmentent, mais les dépenses triplent…

— Je le sais trop, se désola Hélène. N’en parlons plus. Tu répondras à Glenka que je ne puis aller dans le monde, mise comme un torchon.

Bernard la sentit malheureuse, et irritée contre lui de toute leur indigence. Le lendemain, il lui glissa sous sa serviette, à table, les cent cinquante francs que réclamait la robe Directoire.

Dès qu’elle fut en possession de l’étoffe, sa toilette passa au second plan. Elle s’inquiéta de l’effet qu’elle produirait comme harpiste. Glenka la célébrait d’avance : pourvu que les auditeurs ne fussent pas trop déçus ! Elle étudia deux heures par jour, se refit des durillons aux doigts, rapprit dans son répertoire quelques morceaux brillants, entre autres une fantaisie romantique de Lorenzi. Sa robe, cependant, n’avançait guère. Six jours, tout juste, la séparaient de la réunion ; elle eut peur subitement de ne pouvoir achever. Il était trop tard pour se mettre en quête d’une ouvrière coûteuse au surplus et peut-être maladroite. Elle veilla donc chaque soir jusqu’après minuit ; elle s’enrageait à sa tâche malgré Bernard qui la suppliait :

— Tu es absurde, ma chère. Tu seras, samedi, à bout de forces. Tu auras une mine piteuse ; et tes nerfs te trahiront, tu joueras mal. Encore une fois, les gens que nous allons rencontrer chez Glenka se moqueront bien de te voir une robe neuve. Et, à toi, je te le demande, que peut te faire leur opinion ?

Elle baissait le nez sur son ouvrage, et, comme dédaigneuse de répliquer, tirait des points furieusement.

Le mardi soir, vers dix heures, ayant défait, mécontente, ce qu’elle avait faufilé le matin, elle précipitait son travail. Bernard n’avait plus de rôles à copier ; il descendit chercher dans la grande armoire l’in-folio brun de Jean Luyken, « le trésor » découvert à son arrivée. Aux rares moments où il était de loisir, les images du livre renouvelaient une de ses consolations. Il se dépaysait devant la riche et mouvante architecture des paysages et des villes bibliques, un Orient fictif que le Hollandais avait rêvé d’après des souvenirs d’Italie, des palais et des tours sous des nuées, de fastueuses colonnades, des monts déchiquetés, des fleuves à l’horizon, et, parmi les plaines, des multitudes gesticulantes, flagellées par des rafales célestes. Le protestant Luyken rendait surtout palpables les visites effrayantes du Seigneur qui foudroie ; Bernard percevait en ces compositions la vérité d’une angoisse surnaturelle, semblable à celles dont la guerre opprimait sa vie, et, d’autre part, l’attente de la justice, l’espérance de l’heure inconnue où plus rien ne sera caché, où Dieu visible à jamais mettra tout à sa place dans l’univers lucide.

Il déploya religieusement, sur le pupitre du violon, le gros volume aux marges fatiguées. La planche qu’il médita figurait le Sinaï fumant sous le passage de Iaveh. En haut se dilatait un nuage haché d’éclairs, traversé de blancheurs qui s’allongeaient comme des formes de Séraphins ; et ce nuage palpitait, brûlait d’une présence suprême ; des paroles semblaient en sortir avec le tonnerre et l’ouragan. Les pitons de la montagne qu’il touchait tendaient vers lui leurs pointes suppliantes, prêts à se fondre comme des cires au vent d’une fournaise ; leurs escarpements portaient au Maître éternel la prière d’en bas, l’imploration innombrable du peuple prosterné ou debout. Les bras se levaient, les têtes s’agitaient au delà des solitudes entrevues ; tous les vivants passés et futurs semblaient convoqués autour du lieu terrible. Bernard s’éblouissait en silence de cette vision, comme s’il fût un des spectateurs tremblants et fascinés. Au sortir de ses besognes journalières, incolores, d’une monotonie mécanique, sa faim et sa soif de beauté s’émancipaient ; une gravure suffisait à le transporter ; il s’émerveillait comme l’évadé d’un cachot riant à une fleur qu’il respire en pleine campagne. Toutefois, la seule beauté dont il se rassasiait était celle d’un art mystique qui sût faire tangible l’intangible. Mais il souffrait d’être solitaire dans ses extases ; Hélène le peinait, tendue sur son ouvrage servile. Il se retourna de son côté, la convia :

— Hélène, laisse, une minute, ta couture. Repose-toi, je t’en prie, et viens admirer ce prodige.

Elle esquissa un signe de refus : trop pressée, elle ne pouvait s’accorder une minute de répit. Curieuse ou lasse, elle se leva pourtant, considéra la planche, fut saisie par la puissance visionnaire de l’exécution.

— As-tu rien vu de pareil ? reprit Bernard en s’animant. Ces rocs sont humains ou plutôt surhumains. Ils ont comme dans leurs moelles la terreur fervente de la Voix qui roule sur eux. On dirait des prophètes écoutant, au milieu des foudres, les buccins du Jugement ! Ils sont les saints immenses qui atteignent Dieu et l’apaisent pour les foules indignes demeurées loin en bas. Comme Glenka serait justifié ! La couleur, ici, plus qu’inutile. Vois quelle solennité d’espace cette zone blanche amplifie entre la montagne et les spectateurs. Ajoute tous les tons que tu voudras : la profondeur spirituelle, la transcendance de la lumière et des ombres seront amoindries. L’image pure d’un grand fait divin est captive en ces lignes comme nul, avant ni après Luyken, ne l’aura captivée.

Au nom de Glenka, les cils d’Hélène avaient battu d’un sourd tressaillement. Elle regarda Bernard étrange, magnifique par l’irradiation de son enthousiasme. La bougie, près d’être consumée, élançait contre ses joues, dans ses cheveux, des alternatives de flamme et de pénombre orageuse. Hélène le comparait secrètement à un autre dont l’idée tentait de s’emparer d’elle, et, pour l’instant, son cœur inquiet de lui-même aurait voulu conserver à Bernard l’avantage.

— Inouï, en effet, proféra-t-elle, ce Luyken ! Mais quand tu auras mis dans ta mémoire quatre ou cinq des plus belles planches, le livre t’aura donné tout ce que tu peux en attendre. Tu l’oublieras au fond d’un placard. Ne ferais-tu pas mieux de l’utiliser ? Toustain t’a dit un jour qu’il en aurait, sans chercher beaucoup, trois cents francs…

A cette parole, la surprise d’une tristesse altéra sur la face de Bernard la sérénité ingénue qui l’embellissait.

— Ce livre, opposa-t-il, fut mon premier ami dans la maison, le présage d’un avenir moins poignant. Tu ne peux soupçonner de quelles joies il rafraîchit mon âme et mes yeux. A moins d’être aux abois, je ne veux pas m’en séparer.

— Écoute, insista Hélène, penchée contre lui et frôlant son menton de ses cheveux, tu vas me trouver puérile et, dans la gêne où nous sommes, extravagante. Mais je pense à une chose déplorable : pour aller, samedi, chez le docteur, je n’aurai point d’éventail.

— Point d’éventail ! Qu’as-tu donc fait des tiens ?

— Je m’en suis défaite, confessa-t-elle doucement, cet hiver, quand les enfants et moi, nous allions manquer de chemises. Je ne te l’ai pas dit, parce que ta part de tracas est assez lourde… Je n’aurai point d’éventail, et, après avoir joué, je serai brûlante, peut-être en nage. C’est ridicule de ne pouvoir s’éventer. Dimanche, après la messe de onze heures à la Couture, j’ai vu ouverte, rue du Bourg-d’Anguy, la boutique de Mme Bocquentin, l’antiquaire. Je suis entrée pour me divertir. J’ai marchandé, comme autrefois, des choses qui m’auraient plu. Elle m’a montré un petit éventail en corne, tout à jour, d’un travail exquis. Les lamelles sont découpées de palmettes qui s’entrelacent ; leurs pointes sont lancéolées, pailletées d’argent. Un bijou d’éventail ! Elle me le laisserait, d’occasion, à cent quatre-vingts. Le ruban passé entre les lamelles ne tient plus ; ce ne sera rien du tout à rafistoler. Bernard, si tu voulais être généreux…

D’une main soudaine, il referma l’in-folio. Sa réponse ne se fit pas attendre, et ce fut aussitôt le consentement qu’elle espérait.

— Ma chère amie, tu me demandes le sacrifice d’un livre que j’aime. Parce que je l’aime, je serai plus content de te le sacrifier. Ton éventail, tu l’auras. Mais tu me désoles de préférer à de sublimes gravures un éventail. Et pourquoi m’as-tu dérobé trois jours le secret de cette fantaisie ? Je le vois trop, je n’ai plus ta confiance. Jules t’éloigne de moi. J’ai eu le grand tort de vous céder jusqu’au bout ; et, en retour, vous m’en voulez !

Hélène se jeta dans ses bras, protestant qu’elle sentait toute sa grandeur d’âme, qu’elle demeurait à son égard toujours la même. Elle mit à cette effusion une sorte d’emportement comme pour se prouver que sa tendresse n’était pas morte. Les mots affectueux semblaient pourtant sortir malgré son vouloir intime, prononcés par une Hélène qui n’était plus elle. Presque étrangère à ses paroles, elle les versait ainsi qu’une aumône dont une autre l’eût chargée ; sincère, malgré tout, puisqu’elle s’efforçait de l’être.

Bernard la crut, tant il avait besoin de s’abuser sur son amour. Hélène, ce soir-là, ne continua point la robe Directoire, et Bernard s’endormit dans l’illusion que sa femme pouvait encore être heureuse par lui.

Mais, au réveil, il dut envisager les conséquences de sa faiblesse : en ajoutant à la robe et à l’éventail les bas de soie que postulait une jupe très courte, des gants neufs, un chapeau refait à la mode, cette sortie mondaine, même si le Luyken se vendait bien, allait élargir la brèche de leurs piteuses réserves.

Combien de mois tiendraient-elles ? Avant l’hiver, tout serait « mangé » ; et cette métaphore baroque devenait, chez les Dieuzède, d’une cruelle exactitude. Bernard mangeait avec les siens le reste de son avoir. Il n’aurait pu, sans agrandir, dans ses dernières ressources un trou quotidien, payer l’épicier, le boulanger. Bientôt, on devrait se rédimer sur la nourriture elle-même. Il se souvenait d’une famille, à Brest, où les enfants recevaient, chaque soir, après leur soupe, juste un bout de fromage exigu. Afin que ce dessert les sustentât et se prolongeât, leur mère les avait dressés à n’avaler d’abord qu’une bouchée de pain, puis une seconde, en flairant leur fromage dont l’odeur enrichissait le goût du pain ; à la troisième bouchée seulement, ils posaient sur le pain une miette de fromage. Certes, il ne concevait guère Paulette assujettie à cette discipline suppliciante. Mais le dessert, qui absorbait chaque jour deux à trois francs, pouvait être réduit de moitié.

Et ensuite ? Bernard mettrait à la raison son gros appétit, il se priverait d’un plat sur deux ; jusqu’alors les Dieuzède avaient presque dispensé des « restrictions » de la guerre leur estomac ; pour qu’Hélène et les enfants n’eussent pas trop à pâtir, Bernard se saignerait aux quatre veines ; il jeûnerait, il connaîtrait les tiraillements et les langueurs de la faim, cette détresse des membres et du cerveau qui ressemble à une envie de mourir. Il se ferait à manger peu. Les quatre repas, chaque jour, de la molle vie bourgeoise ne remplissent qu’une exigence artificielle. Les trappistes se maintiennent forts et actifs, sans guère prendre autre chose qu’à midi une marmite de soupe et, le soir, un morceau de pain. Après tout, son métier ne consommait pas une vigueur démesurée. Et puis, qu’importait s’il défaillait sous la peine ? Les prisonniers, dans les camps de représailles, étaient plus malheureux que lui.

Une autre économie s’imposait : quelques semaines plus tard, Sidonie, près d’accoucher, s’en irait à l’hôpital ; il avertirait, à ce moment-là, Mme Couaneau qu’on ne la nourrirait plus, qu’on l’emploierait deux heures, le matin, de neuf à onze. La sagesse eût même commandé de supprimer toute domestique. Mais le balayage des chambres et du magasin, la cuisine, la lessive, c’était trop pour Hélène et Adèle ; Bernard n’admettait pas que sa fille, à l’âge de la croissance, s’exténuât ni qu’elle interrompît ses études, devenue tout à fait la maritorne et la buandière de la maison.

Peut-être, Mme Couaneau, réduite à la portion congrue, s’en irait-elle. Bernard ne prévoyait pas sans déplaisir ce changement. Non qu’il tînt à cette femme plus qu’à une autre. Mais il s’attachait aux êtres de la maison, il les voyait en beau ; changer l’attristait, comme dire adieu, comme tout ce qui ressemblait à une fin et contrariait son appétit de durée.

Hélène, au rebours, eût volontiers éliminé Mme Couaneau. On l’avait surprise écoutant derrière les portes. Adèle s’était aperçue qu’elle rapinait du sucre, du café, des pommes de terre. Sidonie et sa mère l’excédaient par leur grossier verbiage ; et leur gloutonnerie l’inquiétait. Elle les dénommait « les pies dévorantes ». Les Dieuzède ignoraient une chose plus grave : en récompense de leurs bontés, la mère et la fille les dénigraient, à droite et à gauche, indignement.

Ce même jour, vers midi, Hélène qui était allée, en courant, jusqu’à l’hôpital, auprès de Jules, revint effervescente d’une joie insolite. Bernard, sans lui poser de question, conjectura :

— L’éventail est dans sa poche.

Elle rapportait, pour le repas, des tranches de jambon superbes. Lorsque Bernard en eut goûté, elle lui demanda :

— N’est-ce pas qu’il est remarquable ? Je l’ai pris chez d’Honneur, le grand charcutier.

Elle parlait comme autrefois, au temps où elle ne rentrait jamais de Brest à Portzic, sans être chargée de quelque friande surprise. Bernard, presque effrayé d’un plat trop magnifique, voulut savoir :

— Pour combien en as-tu là ?

— J’ose à peine m’en souvenir : douze francs.

— Nous ne sommes pas encore au pain sec, constata Paulette avec son besoin de narguer la Misère, quand elle ne raillait personne autre.

— Ne crions pas trop haut, répliqua son père, — et la leçon visait plus Hélène que Paulette, — le pain sec, si nous ne prévoyons pas, deviendra notre gâteau des Rois.

— A chaque jour sa peine suffit, répliqua Hélène, en lui offrant une seconde tranche de jambon ; l’Indigence est une Gorgone ; si je la regardais, les yeux dans les yeux, elle me pétrifierait.

Bernard accepta la tranche, distraitement, mais répliqua :

— Elle te pétrifie parce que tu en as peur ; si tu plongeais ton regard jusqu’au fond de ses prunelles, tu verrais t’y répondre un visage divin.

Ils ne poussèrent point aigrement le conflit, toujours prêt à se réveiller entre eux, de l’intuition mystique et d’une vue terrestre des apparences. Au sortir de table, dans leur chambre, Bernard eut ou crut avoir l’explication totale du bel entrain d’Hélène.

— Tu sais, lui révéla-t-elle, j’ai rencontré sous le cloître de l’hôpital le docteur Glenka. Incidemment, je l’ai averti que tu consentirais à céder entre de bonnes mains ton Luyken. « Qu’il se garde bien de le vendre ailleurs, s’est-il écrié. Je lui en offre cinq cents francs, et demain, s’il veut. »

A cette proposition, Bernard, au lieu de s’épanouir, laissa deviner une souffrance complexe : quoi donc ! le livre choyé partirait si vite ! Et il eût préféré le vendre par l’entremise de Toustain.

— Quelle idée de mêler à cette affaire Glenka ? Tu ne veux pas que nous passions, dans son entourage, pour des miséreux ; et tu l’inities aux plus intimes de nos embarras !

— Oh ! détrompe-toi, fit-elle en rougissant un peu. Je ne lui ai pas confié le motif qui nous décide à réaliser cette affaire. Mais Glenka est un ami vrai ; il comprend notre position, et rendons-lui cette justice : il ne nous l’a jamais fait sentir.

— Au moins, reprit Bernard, as-tu ton éventail ?

Elle l’avait. Sans perdre un moment, de peur que Mme Bocquentin ne l’eût déjà vendu ou n’en gonflât le prix, elle s’était assuré l’objet de sa convoitise. Elle tardait à le mettre devant les yeux de son mari, sachant la comparaison douloureuse qu’il ferait de cette bagatelle et du chef-d’œuvre qu’elle lui coûtait.

— Je vais te le montrer, dit-elle sans élan, comme si, une fois son caprice satisfait, elle fût aussitôt blasée.

Elle ouvrit un petit bureau Louis XV, une des reliques familiales que Bernard avait jusque-là sauvées. D’un papier de soie elle dégagea le minuscule éventail dont elle fit jouer les lamelles, puis s’en éventa selon sa manière, à coups menus et rapides ; avec un bruit sec elle le referma et le tendit à Bernard qu’elle embrassa gentiment.

— Dis-moi qu’il est bien, qu’il est adorable. Je serais navrée s’il ne te plaisait point.

Bernard approcha contre ses yeux l’éventail, examina en connaisseur (il avait jadis commencé une collection de cornes ouvragées) les reliefs des palmettes, la minutie diaphane de leurs entrelacs.

— C’est une jolie pièce, répondit-il, s’efforçant d’être chaleureux. Mais deux réflexions le gênaient pour admirer le colifichet d’Hélène : il pensait, malgré lui, au Sinaï de Luyken ; et il supputait combien de journées les siens auraient pu vivre avec les cent quatre-vingts francs de l’éventail.

Hélène le remit dans le papier de soie ; une mélancolie clairvoyante la détachait de la chose désirée, à présent qu’elle pouvait dire : « C’est à moi. »

— Il a plus d’un siècle, songea-t-elle tout haut. Trois générations de femmes… Que de minauderies, de chimères, de futilités dont il fut le confident ! Et j’aurai l’air de prendre la suite. Mais je ne crois pas être dupe, comme d’autres, des sottises du monde. Et pourtant, j’y tiens, je ne puis m’en passer…

T’ai-je raconté, Bernard, mon rêve de la nuit dernière ? Tu me conduisais à ce petit bureau. Tu me disais : « Ouvre-le. » Tu me présentais la clef ; elle n’entrait pas dans la serrure. J’en pleurais de dépit. Un homme venait, un étranger, de puissante stature, blond, vermeil de teint. Celui-là t’offrait une clef neuve ; elle allait. « Regarde maintenant, me disais-tu. » Des écrins emplissaient le centre du bureau ; j’en soulevais les couvercles ; tous mes bijoux de noces, et de plus beaux avec, me lancèrent des feux ironiques, comme signifiant : « Regarde-nous et oublie-nous. Tu nous vois et tu ne nous verras plus. »

Bernard, impressionné par sa confidence, proféra d’une voix pleine de passion :

— Ton rêve n’est-il qu’un rêve ? Nous le saurons plus tard. Mais, si tu m’aimais autant que je t’aime, le monde n’aurait plus d’importance, serait comme s’il n’était pas.

Il lui pressa la bouche d’un baiser grave, impérieux. Elle le rendit d’une façon preste, expéditive et s’échappa, un instant, vers son miroir, avant de descendre au magasin où des clients la réclamaient. La même inquiétude qui la jetait d’une gaîté fantasque à des tristesses inexpliquées l’enlevait loin de Bernard, de l’éventail et des bijoux retrouvés dans son sommeil. L’intimité conjugale avait semblé la reprendre ; et, tout d’un coup, Bernard sentit qu’elle éludait encore l’étreinte de son affection. Aprement déçu il trouvait cependant une sorte de revanche dans la supériorité de son amour, et à l’improviste lui revint le mot du grand rêveur : « Celui qui aime est plus divin que celui qui est aimé. »


Le samedi arriva ; la robe Directoire, le matin, n’était pas finie. Hélène, hors de patience, se déclarait prête « à tout envoyer au diable ». Le chapeau qu’elle avait confié à une modiste pour le rajeunir lui parut grotesque ; elle le rajusta selon son goût. Il fallut prendre le temps d’exercer ses doigts sur la harpe, de répéter les morceaux qu’elle jouerait par cœur. Glenka, vers le soir, envoya chercher l’instrument.

— Je voudrais, murmurait-elle en s’habillant, être à minuit déjà, voir cette réunion derrière et non devant nous. Si ma mémoire me lâche, je m’arrêterai court. Tant pis !

La fatigue d’un travail trépidant, l’impatience de réussir, la peur de voir mal jugés sa toilette ou son jeu la précipitaient à une si pénible agitation qu’elle eût souhaité une maladie subite pour ne point se rendre à cette soirée dont elle avait, malgré tout, follement envie. Elle subissait le trac des artistes qui ne se sont pas fait entendre en public depuis longtemps. On lui eût proposé de franchir un gouffre sur un tronc d’arbre scabreux, la perspective aurait été moins dure que celle de jouer une heure devant des inconnus.

Bernard, se résignant à une corvée accidentelle qu’il supposait sans conséquences, tâchait à lénifier l’énervement d’Hélène et à la distraire. Le facteur, dans l’après-midi, apporta une lettre d’un châtelain du Haut-Maine, bibliophile facétieux d’humeur, qui priait Bernard de rechercher trois anciens livres rares, au titre baroque :

Les Ténèbres de mariage, goth. imprimé à Lyon.

Les Allumettes du feu divin pour faire ardre les cueurs humains en l’amour de Dieu, auteur F. Pierre Doré, Paris, Bonnemère, 1540.

La Seringue spirituelle des âmes constipées en dévotion.

Bernard s’ébaudit tout seul en apercevant ce dernier titre. Son correspondant avait-il voulu le mystifier ? Mais l’ouvrage était signalé, sans nom d’auteur, sur des catalogues.

Il monta, lut la lettre à Hélène enfin victorieuse de sa robe ; elle se dilata d’un rire enfantin, et Paulette, rentrée de l’école, émit une réflexion à sa mode :

— Cette seringue-là, maman et moi nous en aurions un peu besoin. N’est-ce pas, maman ?

Hélène avait bien d’autres soucis en tête que la spiritualité « purgative ». Elle essayait, une dernière fois, sa robe « infernale ». Adèle et Paulette, Bernard lui-même la complimentèrent : l’encolure s’échancrait à ravir ; les plis, sous la ceinture nouée haut, tombaient comme ceux d’un péplum. Hélène, cependant, n’en était pas contente :

— Vous n’y connaissez rien, dit-elle à ses filles naïvement éblouies ; il manque à cette robe un je ne sais quoi où se distingue la bonne faiseuse… Mon chapeau, je vous permets de l’admirer. Ce ruban de velours bleu, ce n’était rien à mettre. Cette sotte Mme Bardelet m’avait tortillé une horreur. Voyez comme je l’ai bien arrangé. Je devrais faire des chapeaux ; je gagnerais en une matinée, sans beaucoup de peine, cinquante francs.

— C’est une idée, s’écria Paulette, et tu m’apprendras à en faire. Je serais une gentille apprentie modiste.

Paulette se consolait mal de n’être pas invitée chez Glenka ; elle prétendait, ce soir, veiller jusqu’au retour de ses parents. Adèle fut chargée de la convaincre qu’elle devait dormir. A quoi Paulette répliqua :

— Comment veux-tu que je dorme ? Je serai en esprit dans le salon du docteur. J’écouterai maman jouer. Je verrai et j’entendrai à distance tout, oui tout.

Hélène et Bernard partirent en laissant Mme Couaneau pour que les enfants ne fussent point seuls jusqu’à minuit. Cette fin de journée était exquise. Ils passèrent sous la longue nef d’une allée des Jacobins. Les ramées des ormes rejoints au-dessus de leur tête s’égayaient encore d’un grand souffle rose. A gauche, entre les feuilles pendantes, assombries déjà, le crépuscule, d’un jaune de jonquille, ressemblait à une prairie céleste où des oiseaux noirs se tenaient immobiles. Hélène, en marchant, se calma ; elle prit le bras de Bernard et l’avertit :

— Il est possible que Jules soit invité. S’il te tend la main, sans allusion à votre brouille, je compte que tu ne lui feras pas grise mine.

— Oh ! répondit Bernard, satisfait d’apprendre que Jules voulait se réconcilier, tu sais bien qu’avec mes rancunes on ferait, comme dirait Lendormy, du mauvais cuir d’empeigne. Mais vous avez combiné cette rencontre. Pourquoi toujours des cachotteries, des précautions blessantes ?

Glenka demeurait non loin de l’hôpital, dans un faubourg qui sentait la campagne. Les fenêtres de son appartement, au premier étage, donnaient sur la roseraie du Jardin des Plantes, et son horizon atteignait, vers la droite, plus haut que les verdures, l’abside de la cathédrale.

Pleine de jardins, la rue qu’ils suivirent était, en cette saison, comme une serre balsamique ; l’odeur de la clématite, triomphatrice et provocante, pareille à celles du poivre et du miel amalgamées, exaltait le parfum des lauriers, des bouillonnants sureaux, des fleurs de tabac, des chèvrefeuilles, des œillets et des lys.

Maintenant qu’elle approchait du logis de Glenka, les appréhensions d’Hélène l’oppressaient à nouveau : l’anxiété de jouer et de mal jouer se compliquait d’un trouble plus occulte, indéfini ; son énergie déclinait vers un abandon d’elle-même obscurément analogue à l’état hypnotique où l’on se laisse agir comme si l’on était extérieur et indifférent à ses actes. Pour se reprendre elle essayait d’oublier chez qui elle allait, qui elle verrait. Elle regardait, au passage, des petites filles sautant autour du cèdre d’une terrasse ; elle écouta le rire attardé d’un merle déchirant une charmille, le cri aigre et triste d’un paon, le crépitement en rafale de mitrailleuses s’exerçant sur le coteau.

Ils pressèrent le pas ; les invités de Glenka devaient être tous réunis. Quand la porte du salon s’ouvrit devant les Dieuzède, sous la lumière délicate que distillait du plafond une ampoule enclose dans une corbeille de cristal ambré, parmi les toilettes et les uniformes, Hélène ne discerna d’abord que deux choses.

La dame rousse, l’acheteuse de papier à lettres, et qu’elle savait être la femme d’un chimiste bactériologue, Mme Macreuse se trouvait là, non plus en rouge, mais en blanc avec un éventail de dentelle noire ; à l’entrée d’Hélène, du canapé où elle se prélassait, elle se retourna, dans le nuage d’une écharpe de tulle, d’un air curieux et presque impertinent.

Derrière elle, sur une table laquée, près d’une fenêtre, une douille d’obus convertie en vase soutenait une gerbe éclatante de lys. Or, Hélène avait dit à Glenka qu’elle raffolait des lys ; comment n’eût-elle pas reconnu dans leur présence une galanterie qui la visait ?

La soudaineté de ces remarques s’éclipsa, parce qu’elle entendit Glenka lui-même, empressé à sa rencontre, lui déclarer son enchantement de la recevoir, elle et M. Dieuzède, au milieu de ses amis.

Il disait des paroles flottantes avec son débit un peu martelé et une lenteur jouisseuse, comme dégustant les syllabes. Ses lèvres trop vermeilles laissaient descendre au fond d’Hélène chacune de ses phrases, ainsi qu’une gorgée d’une liqueur de feu. Pour l’instant, elle se défendait mal contre le sortilège ; elle croyait simplement écarter sa peur morbide d’un auditoire peut-être hostile. Et, en effet, son inquiétude passa tout d’un coup ; elle ne chercha même pas des yeux la harpe dressée dans un angle obscur, elle n’y pensait plus.

Les gens qu’on lui présenta lui firent peu d’impression ; ce fut une vingtaine d’ombres glissantes qui défila sur un écran. Elle observa davantage la contenance réciproque de Bernard et de Jules. Celui-ci aborda son beau-frère comme s’ils s’étaient vus la veille ; Bernard lui rendit sa poignée de main, sans effusion ni froideur. Les regards des deux hommes se rencontrèrent à peine. Hélène fut heureuse de leur officielle réconciliation, mais pour un motif qu’elle ne s’avouait point : Glenka l’avait préparée, s’attribuant volontiers le rôle d’un pacificateur irrésistible.

Jules, qui portait toujours au milieu du front sa mèche napoléonienne, n’avait plus son teint de jaunisse et ses yeux d’halluciné. Plusieurs mois d’un repos méthodique, sa jeunesse, une volonté sauvage de guérir le redressaient vers un état presque normal. Il se rassit en face de Mme Macreuse, centre imposant et parfumé du salon. L’amie de Woronslas Glenka invita Mme Dieuzède à se mettre près d’elle sur le canapé. Hélène se posa, légère et fine, contre les coussins, avec un juste milieu de réserve et de laisser-aller où se prouva aussitôt sa vieille aisance mondaine.

Mme Macreuse ne pouvait remuer les doigts ni tourner la tête sans étinceler : aux pétillements bleus de ses bagues répliquaient les éclairs de ses pendants d’oreilles et d’une épingle de diamants piquée dans son chignon. Sous sa tunique d’un blanc crémeux, un transparent d’un vert fluide suggérait de troubles mirages. Sa jupe, fendue par devant, découvrait fort haut sa jambe droite croisée sur l’autre.

La proximité de cette luxuriante idole aurait pu faire paraître Hélène grelue comme une soubrette. Au rebours, sa mise très simple disqualifia les opulences de Mme Macreuse ; la sveltesse de sa distinction fut mise en valeur auprès de la cariatide qui avait escompté un contraste, pour elle-même, avantageux. Les yeux d’Hélène, singulièrement animés, ses joues dont un sang ému échauffait la pâleur, les inflexions de sa voix que modulait une passion latente, tout jetait autour d’elle un éclat juvénile. Sa voisine, par comparaison, sembla, se disait Jules, « une belle pêche trop mûre ».

Mme Macreuse déploya son vaste éventail noir et, d’un rythme majestueux, le balançait devant sa poitrine fardée. Hélène ouvrit le sien ; il palpita entre ses doigts agiles ; les petits clous d’argent des lancéoles papillotaient ; la transparence des lamelles renvoyait à son front des ombres nacrées. Elle s’aperçut qu’on l’admirait, le referma négligemment, le rouvrit et, tout en répondant à Mme Macreuse, elle critiquait in petto son nez trop incurvé, son bas de visage trop long. Elle lui reconnaissait pourtant une certaine magnificence dominatrice, due sans doute à sa puissante constitution, à sa richesse, à l’habitude d’avoir tout vu plier sous elle. Était-ce une honnête femme ? Des bruits anormaux se chuchotaient sur sa conduite ; mais aucun scandale ne l’avait déconsidérée. Elle-même se donnait comme une émancipée ; la décence gourmée des provinciales, au Mans, excitait ses sarcasmes ; dans une ville où elle séjournait en passante, elle prenait des allures ultra-modernes ; à l’hôpital, quand elle allait voir les blessés, elle étonnait jusqu’aux soldats par le décolleté de son langage. Elle se vantait d’avoir posé devant Rodin pour le torse d’une Sapho restée à l’état d’ébauche. Elle amusait Glenka avec des historiettes sur les artistes, les gens de théâtre. Hélène se demandait, et ce n’était pas la première fois :

— Qu’est-elle dans la vie de Woronslas ? A-t-elle su se faire aimer ?

Woronslas, en ce moment, campé sur le tabouret du piano, devisait d’une manière paisible entre M. Macreuse et Bernard, entre les maris de deux femmes qui pensaient à lui. Caressait-il là une de ces ironies secrètes que masquait son affabilité ? Hélène entendit qu’il proposait à Bernard de prendre en dépôt quelques exemplaires d’un opuscule récemment publié par le chimiste, sur les méthodes allemande et française en matière d’analyse bactériologique.

M. Macreuse, homme chauve, replet, de mine placide, portant un lorgnon bleuâtre, avait, se dit Hélène, comme savant et comme époux de sa femme, « la tête de ses emplois ».

Mme Macreuse, peut-être dépitée de voir Glenka faire cavalier seul hors du cercle des dames, se montrait sémillante à l’endroit de Jules qui, d’ailleurs, l’intéressait :

— Il paraît, monsieur, que vous utilisez vos loisirs en apprenant l’alphabet chinois. Je croyais qu’une vie d’homme suffisait à peine pour en savoir les quatre à cinq mille signes…

— Oui, répondit Jules avec son ton habituel de supérieure indolence, je rééduque ma mémoire. Après ma blessure, elle était comme une forêt dont je ne reconnaissais plus les chemins. Je n’y apercevais que des clairières. Maintenant, j’y fraye des sentiers nouveaux.

— A Singapour, continua Mme Macreuse, — et elle pointa sur Hélène un coup d’œil irritant, — la connaissance du chinois, pour mener vos coolies, doit être bien nécessaire… J’aimerais étrangement visiter une plantation de caoutchouc.

— Oh ! madame, dit Jules, ce n’est rien de très extraordinaire. Représentez-vous un verger immense, planté de beaux arbres. Entre eux la terre est piochée, sarclée, afin d’empêcher les mauvaises herbes. Les pluies, terribles là-bas, se dégorgent dans de larges drains. Un godet, contre chaque arbre, recueille la gomme qui coule des incisions comme la résine des pins. Plus curieux seraient les caoutchoutiers en pleine jungle, des troncs hauts parfois de cent cinquante pieds ; là-dessous, la nuit dense, humide, suffocante ; des tunnels de lianes où s’accrochent de fabuleuses orchidées, et, à fleur du sol, des racines énormes qui grouillent, se tordent comme un pandémonium de serpents…

— Je préfère un jardin français, interrompit Glenka, pressentant à quelles insistances méchantes Mme Macreuse tournerait ses questions sur les caoutchoucs.

— Tenez, même à cette heure, regardez le nôtre, quelconque et si charmant.

Les volets d’une des fenêtres n’étaient point clos ; Hélène, ravie de quitter Mme Macreuse, d’autant que ses parfums composites l’incommodaient, se leva, s’avança vivement vers le balcon. Bernard, M. Macreuse, deux ou trois femmes la suivirent avec Brouland, venu par complaisance et demeuré, jusque-là, pensif dans un fauteuil, tortillant les pointes de sa barbe socratique.

Un reste de jour poudroyait sur le jardin, y laissait entrevoir, de l’autre côté de la rue, autour d’une pelouse rectangulaire échancrée en demi-cercle à ses deux bouts et bordée de fleurs amarante, une file de rosiers, des ginériums aux tiges soyeuses pareilles à des plumes blanches, un vase de pierre d’où bouffaient des têtes de pavots, et, plus loin, au centre d’une seconde pelouse ronde et toute verte, la statue d’un génie ailé. La rougeur des roses noircissait, leurs blancheurs s’allégeaient, se faisaient neigeuses. La nudité fleurie des parterres s’appuyait au mur d’une terrasse ; les tilleuls d’un bosquet se massaient en sombre contre un balustre. La nuit qu’ils accueillaient avivait la fraîcheur d’aube des roses, et, du sable des allées, ressortait une vague lumière blonde, subtile comme un dernier souffle qui va s’évaporer.

— Ces harmonies crépusculaires, songea tout haut Bernard, m’évoquent la cadence d’un motet palestrinien.

— Pour moi, dit Glenka, je vois ces rosiers pareils à des dames de cour en falbalas, debout, tête inclinée, sur le passage du roi et de la reine.

— Où est le roi ? demanda Mme Lalotte, la petite femme au nez pointu qui était entrée un jour dans la librairie, lors de l’altercation entre Bernard et Jules.

— Le roi est absent, répondit Glenka, d’un ton doucement persifleur qui signifiait peut-être : Pour vous, le roi n’y est pas.

— Et la reine ? s’enquit M. Macreuse, dévisageant Woronslas d’un air de curiosité discrète.

— La reine ! Mais, proféra le docteur d’une voix tranquille en même temps qu’il s’inclinait vers Hélène, c’est notre amie, Mme Dieuzède. Tout à l’heure, sa harpe enchantera le sommeil du jardin.

Hélène, sans relever le compliment, se récria :

— O ma harpe ! Je l’oubliais. Pourvu que des cordes n’aient pas sauté ! Bernard, as-tu apporté des cordes ?

Il fit signe que non, ahuri de cette apostrophe, secoué dans la contemplation du soir mourant où il se perdait. Elle hocha la tête et s’élança pour vérifier l’état de son instrument. Par bonheur, les cordes, sauf une, étaient intactes. Mais le transport et la température en avaient dilaté le métal ; elle dut, avec patience, les remettre au diapason.

Une partie des invités se dissémina hors du salon, dans la vaste chambre contiguë, celle où couchait Glenka. Il y avait là sept médecins et deux chirurgiens, « toute une faculté, pensa Jules, si les apothicaires ne manquaient ». On eût dit, en effet, que Glenka s’était plu à rassembler chez lui un album varié de figures médicales. Lui-même représentait le médecin amateur et dilettante, au rebours du méditatif Brouland, sans cesse tendu vers des cas à définir, à classer, sorte de diagnostic fait homme. Il y avait aussi le docteur politicien, sous l’aspect de M. Fauchard, député en herbe, personnage ventripotent, remarquable par un nez de pitre et un crâne piriforme qui rappelait les caricatures de 1840. Le jeune docteur Sautel, imberbe et freluquet, si la guerre ne l’eût lié à un hôpital, aurait excellemment réalisé le médecin commerçant, ingénieux à multiplier les visites et supputant sa clientèle comme un charcutier ses boudins. Au contraire, le docteur Dareste, pâle et diaphane, avec un profil d’ascète, perpétuait le type du vieux praticien compatissant qui laisse sur la cheminée du malade pauvre une aumône. Il écoutait son confrère Lechaptois, correct, de même que lui, en sa redingote, et grave à la manière d’un portrait d’ancêtre enfumé, lui vanter un nouveau sérum antituberculeux.

Mais l’attention se concentrait autour de deux sommités chirurgicales, le docteur Surin, le docteur Laboré, et de sir Macdonald, un médecin anglais venu de la Nouvelle-Zélande pour travailler en volontaire dans les hôpitaux français. La grosse tête bovine de Surin, enfoncée entre ses épaules, se penchait selon l’inclinaison professionnelle de l’opérateur attentif à l’organe qu’il ampute, fend ou recoud. Il parlait d’un ton mesuré ; ses gestes étaient minutieux et lents. Laboré, haut, maigre, d’une maigreur durement charpentée, accusait sur son visage effilé, bilieux, qu’une barbe châtain rendait plus sévère, les rides d’énormes fatigues ; et, au fond de ses yeux perspicaces, les tristesses de trois ans de guerre, d’innombrables spectacles cruels s’étaient inscrites comme à jamais.

Sir Macdonald, en revanche, très à l’aise dans son uniforme kaki, exhibait une membrure d’athlète, des joues rubicondes ; ses prunelles naïves et narquoises s’écarquillaient souvent d’un rire silencieux. Tout paraissait l’étonner et, plus encore, l’amuser. Assis auprès de Surin qui rappelait avec Laboré leurs dures années communes d’étudiants sans patrimoine, il les examinait, le menton au creux de sa main dont le bras s’accoudait sur son genou, et son air d’admiration restait malicieusement ébaudi.

La plupart de ces médecins, mélomanes ou sensibles aux voluptés musicales, attendaient d’une attente aimable l’audition promise. Ils trouvaient un plaisir, sinon un intérêt, à se retrouver ensemble chez un hôte accueillant et riche. Aussi, leurs présences simultanées ne frappaient Hélène d’aucune impression morose ; même, elle en recevait une confuse sécurité ; elle vouait aux médecins un culte de femme maladive, en tant qu’ils semblent détenir une force guérisseuse et libératrice.

Mais, tout en resserrant les chevilles de sa harpe parmi les rumeurs des voix, elle demeurait si dédoublée, si libre de ses gestes apparents qu’elle suivait le caprice d’une enquête intime dont elle ne voulait pas voir l’imprudence.

— De toutes les femmes qui sont ici, plus d’une est ou fut la passion de Woronslas. Quelle est maintenant la préférée ?

Ce n’est point l’heureuse et grasse Mme Surin. Je lis dans son œil rond et bleu, à fleur de tête, la quiétude d’une vie sans ombre.

Ce n’est pas non plus la grande et douce Mme Laboré ; sous ses bandeaux à la Vierge, elle garde quelque chose d’une pensionnaire de couvent. Qui la concevrait flirtant même avec Glenka ? Bernard lui raconte pourquoi il préfère au chant grégorien l’art palestrinien. Et elle prête l’oreille à sa métaphysique ; elle n’a pas l’air de s’ennuyer !

Serait-ce la petite Mme Lalotte dont le mari, pour ses affaires, s’absente un peu plus qu’il ne faudrait ? Elle est bien maligne et gracieuse comme une souris. Mais le docteur lui a fait comprendre que « le roi est absent ». Si, malgré tout, cette affectation d’indifférence était une comédie concertée entre eux ? Le règne de Mme Macreuse décline visiblement, et Woronslas peut-il se passer d’aimer ou d’être aimé ?

Serait-ce ?…

Ici, Hélène baissa tout d’un coup le rideau sur cette revue féminine. Au centre de la kyrielle une idée dangereuse, sinon angoissante, venait de surgir ; elle lui barrait le passage, ne voulant plus chercher ni deviner.

Glenka, au même instant, s’approcha d’une façon très calme, et, comme elle avait fini de s’accorder, il transporta légèrement la harpe entre ses bras robustes vers le milieu du salon. Non, ses manières ne trahissaient rien d’amoureux ; il ne serait qu’un ami, un ami de rencontre. Hélène, dans une disposition apaisée, attirant la harpe entre ses genoux, inclina son front vers l’instrument et ses deux mains s’y courbèrent, l’une à l’endroit, l’autre à l’envers des cordes, comme celles d’une brodeuse qui va passer un fil d’or le long de la soie tendue sur un métier. Quand elle tenait ainsi contre son corps le triangle en V de sa harpe, fermé en haut par la crosse serpentine et appuyé à la colonne dorée, orgueilleuse et raide, où étaient ciselées des chimères, Hélène étreignait une idole, une figure du monde tel que ses désirs de femme le convoitaient obscurément.

Un silence quasi religieux éteignit les conversations ; seul, l’éventail de Mme Macreuse fendait l’air d’un battement sournois.

Hélène, afin de s’animer, joua d’abord un Prélude d’une forme régulière, impersonnel à la façon d’un exercice. Elle était charmante à regarder, entrelaçant les lignes des traits sous les fuseaux prestes de ses doigts. Tantôt ils avaient l’air de caresser les cordes, tantôt sa main gauche, s’éployant sur elles, les pinçait avec âpreté. Mais, quand elle eut achevé, les applaudissements furent sobres ; on se réservait pour la suite, et Glenka entendit Mme Macreuse bourdonner derrière lui :

— C’est bien sec.

Il se hâta de célébrer l’instrument et le jeu d’Hélène :

— Comme les sonorités de la harpe se meuvent dans une lumière intellectuelle ! On croirait que Mme Dieuzède, au bout de ses phalanges, sème des gouttes de soleil. Je songeais, en l’écoutant, à ce poète ancien qui comparait les mains des fileuses aux feuilles des peupliers murmurantes au toucher du vent.

— Tu dis vrai, appuya Brouland, la harpe chante ce que la raison perçoit ; elle analyse, elle détache ; elle ne veut pas émouvoir les fonds vagues de l’inconscience.

— A l’opposé de l’orgue, observa Bernard, dont les complexités polyphoniques nous immergent dans une sorte d’indéfini.

— Et pourtant, contesta Hélène, quoi de plus sensitif que la harpe au milieu d’un orchestre !

Elle exécuta une Sarabande de Rameau, galante, mais cérémonieuse ainsi qu’une danse sacrée. Les arpèges, drapant le motif de leur timbre fastueux, rappelaient à Bernard, chaque fois qu’il le réentendait, ces manteaux de l’ordre du Saint-Esprit où, sur la pompe du velours, se jouent des langues de feu rutilantes.

Le morceau charma visiblement l’auditoire ; dans les rythmes et le dessin mélodique les imaginations pouvaient insérer des formes picturales, les fantômes de révérences et de pas cadencés ; peut-être parce qu’on vivait sous la loi d’airain d’une effroyable guerre, discernait-on mieux la noblesse d’un art paisible fait pour éterniser des illusions radieuses.

Durant le silence d’une pause, d’un tilleul du jardin, un rossignol lança une vocalise imprévue ; ses coups de gorge délirants se perdirent ensuite parmi les sons de la harpe qui posait de solennels accords. Mais, à cet accompagnement insidieux, Hélène avait frissonné ; elle termina la Sarabande avec une exaltation contenue ; l’ampleur de la reprise finale se dilata, comme portée sur les ondes graves d’une cloche.

Dès lors, l’assistance était conquise ; Mme Macreuse elle-même battit des mains ; Sir Macdonald déclara : « Splendide ! Splendide ! » Hélène, excitée par le succès, attaqua intrépidement sa Fantaisie romantique. Au-dessus d’un chant languide elle fit déferler des tourbillons sonores, toutes les virtuosités d’un lyrisme hors de mode, mais qu’elle rajeunissait par sa fougue d’interprétation. Si elle avait un jeu quelquefois peu correct, les auditeurs n’en étaient pas moins enlevés au souffle impétueux de la mélodie comme dans un songe élyséen. Par instants, les mains vertigineuses, se faisant vis-à-vis, entre-croisaient des orbes de traits éblouissants ; ou bien le clavier, sous la parabole météorique d’un glissando, dans toute sa largeur, frémissait.

Il semblait vraiment à Woronslas qu’une clarté diffuse, sortie d’Hélène, ondoyait autour de ses joues, sur ses cheveux et jusqu’aux pointes de ses doigts où il croyait voir le sang bondir, étinceler. Ce prestige qu’il mêlait aux incantations de la musique, il se délectait à en être la dupe, il aurait voulu le prolonger sans terme. Il avait entendu de grands artistes ; pourquoi aucun d’eux ne l’avait-il comblé d’une extase aussi profonde ? Il écoutait bruire les sons éthérés, comme des épis mûrs, quand une brise les émeut. L’espace et le temps réels s’obnubilaient devant son âme. Lorsque les dernières notes expirèrent, il éprouva une déception, presque une peine à s’apercevoir que c’était fini. Mais l’enthousiasme de ses invités se déchaînait ; on s’élança vers Hélène, on l’assaillit de compliments sincères.

— Oh ! madame, s’écria, ravie, Mme Laboré, avez-vous au moins quelque plaisir à nous en donner tant ?

Il fallut, malgré tout, que Mme Macreuse glissât dans ses louanges un dard oblique :

— La harpe, bien des fois, m’avait paru dure, sans nuances, aride un peu comme le clavecin. Vous, vous la faites vibrer autant qu’une poitrine amoureuse…

Hélène, qui se sentait fébrile, alla respirer sur le balcon. Le ciel nocturne s’illuminait, lourd de clartés et blanc comme un cerisier en fleurs ; les étoiles lui parurent plus larges que les autres soirs. Vers le sud, Jupiter flamboyait tel qu’une comète ; il avait l’air d’une torche qu’eût tendue un invisible bras.

— Jamais je n’ai vu Jupiter si beau, dit Woronslas, tout d’un coup, près d’elle. Vous souvenez-vous de sa conjonction, le 12 février 1916, avec Vénus ?

— Si je m’en souviens ! répondit Hélène, étourdiment enivrée. De mes fenêtres, à Portzic, je suivais le crépuscule. Le couchant était pur ; les deux astres marchaient l’un vers l’autre. Jupiter se montrait le plus bas sur l’horizon ; sa lumière faisait deux flèches dorées… On eût dit, un moment, qu’ils allaient se toucher, se fondre. J’en fus troublée ; j’y lus un présage de péripéties désolantes, d’un chaos dans le monde et dans notre existence.

— Vous aviez tort, chère amie, vous aviez tort. Moi aussi, j’ai regardé cette chose étrange, et j’en ai tiré un présage de bonheur…

En même temps que la voix de Woronslas, s’assourdissant, imprimait à ces mots la gravité tremblante d’un aveu, il posa légèrement ses doigts sur la main d’Hélène qu’elle avait appuyée au fer du balcon ; et un trait fulgurant, dans l’ombre, partit de ses yeux éperdus. Hélène recula sa main d’un mouvement subit et offensé, comme au contact d’une lame ardente. Elle retourna la tête et vit s’avancer Bernard qui précédait le docteur Lechaptois tenant un morceau de musique à deux parties.

— Hélène, dit Bernard, épanoui et tranquille, le docteur voudrait te proposer un duo. Mais je crains bien que tu ne puisses le satisfaire…

— En effet, madame, expliqua Lechaptois — il passait pour un bon violoniste, — j’ai là une pièce de Saint-Saëns, harpe et violon, exquise. Vous plairait-il de la déchiffrer ?

Hélène, sans répondre, prit la musique, et, rentrée à l’intérieur du salon, la feuilleta d’un geste machinal, absente de ce qu’elle examinait.

— C’est trop difficile, exprima-t-elle enfin, la gorge encore émue, et pâle de la secousse qu’elle n’avait su annihiler. Un déchiffrage en public, et d’un morceau pour la harpe où il faut que les yeux fassent la navette de la partition sur l’instrument, mais vous n’y pensez point, docteur ! Vous me croyez une virtuose ; je ne suis qu’une ravaudeuse…

Lechaptois protestait avec des phrases enveloppantes. Glenka, vaguement nerveux, intervint :

— Ne tourmentez donc pas Mme Dieuzède. Elle nous a donné plus que nous ne méritions. Un autre jour, si elle veut bien, vous essaierez tous deux cette Fantaisie.

Bernard, quelque myope qu’il fût, avait remarqué je ne sais quoi d’anormal sur les traits d’Hélène :

— Ma chérie, lui demanda-t-il en confidence, es-tu souffrante d’avoir trop bien joué ?

— Un peu, murmura-t-elle. Oh ! ce n’est rien du tout.

Elle s’assit, de nouveau souriante, entre Mme Laboré et Mme Surin, pendant que le docteur Lechaptois, accompagné au piano par Mme Macreuse, commençait une sonate de Grieg. Debout derrière la pianiste, Woronslas tournait les pages. Cette occupation le divertit des remous d’anxiété et d’espoir où son cœur s’agitait plus qu’il n’aurait voulu. L’accueil d’Hélène à son manège amoureux le laissait perplexe : indifférente, eût-elle réagi si violemment ? Mais le sursaut de sa résistance semblait l’avertir qu’elle ne se rendrait pas sans un long siège. Auprès d’autres femmes, il aurait joui de son incertitude ; la phase palpitante d’un sentiment, c’était, pour lui, celle du désir avant l’assurance de n’avoir plus à désirer. Mais il s’étonnait de trouver si désolante cette perspective qu’Hélène, peut-être, resterait hors de ses prises. Qu’avait-elle donc d’extraordinaire, sauf sa douloureuse puissance de vibration ? Quant au scrupule de trahir un ami candide, tel que Bernard, et de ravager la vie d’une femme apparemment droite jusque-là, il ne s’y arrêtait pas une minute. Bernard, trompé, serait un mari d’autant plus heureux ; son épouse s’appliquerait à dorloter ses illusions. Elle-même connaîtrait enfin les grands délires dont elle avait soif ; et Glenka voulait envisager cette liaison possible selon le vulgaire sophisme d’un héros à bonnes fortunes ; en présence d’un homme digne d’être distingué, une femme vertueuse, mais capable de passion, ne lui sait jamais gré s’il respecte son repos.

Hélène jouait de son petit éventail et, péniblement, se reprenait.

— A l’avenir, se disait-elle, j’éviterai avec lui les rencontres compromettantes. Je ne puis pourtant lui interdire notre porte. Dois-je me grossir les périls ?

De même que, tout à l’heure, l’hommage des lys, l’encens d’une séduction discrète en sa violence adulait sa vanité. Une dizaine de femmes étaient là ; et, pour elle seule, la fête se déployait. A moins que Glenka ne se moquât d’elle, comme des autres, et ne songeât qu’à s’amuser ?…

De biais, par intervalles, elle le scrutait, penché vers Mme Macreuse, entre les bougies du piano. Elle n’admirait plus, comme à d’autres heures, l’exotisme de son profil, l’étrangeté de sa tête oblongue casquée de cheveux drus, son teint d’une couleur chaude où la peau brune faisait mieux éclater la vigueur du sang, ni son air d’assurance fondu en douceur voluptueuse. Elle interrogeait le feu noir de ses prunelles et ses lèvres :

— Combien de fois avez-vous répété à l’oreille d’une nouvelle amie un : « Je vous aime », et persuadé le même mensonge en croyant dire vrai ?

La figure de Woronslas manifestait un sérieux, une contention que la lecture de Grieg ne suffisait pas à justifier.

— Est-ce à moi qu’il songe ? Mais que m’importe ! Je ne veux pas, je ne dois pas songer à lui.

Elle savait les risques et les désastres impliqués dans une folle aventure ; elle en éloignait presque violemment l’idée. Néanmoins, quelque chose, au fond d’elle, s’attristait d’y renoncer.

Sur le vertige de ses impressions la nostalgique sonate roulait comme un brouillard de pluie au-dessus d’un torrent. Les saccades des rythmes, les impétuosités morbides et les mièvres langueurs de la mélodie lui réitéraient : « Laisse-toi vivre ; ton infini est dans l’éphémère ; le bonheur, c’est de sentir effrénément. Saisis-le, s’il vient ; sinon, il ne repassera plus. »

Hélène devinait à la furie crispée ou aux mollesses trop caressantes du jeu de Mme Macreuse que celle-ci, par la musique, menait une offensive de désespoir, s’acharnant à reprendre des positions perdues. Si Woronslas avait donné quelque chose de lui-même à cette créature oppressive et rouée, tout portait à croire qu’il se libérait d’elle. Pour qui, maintenant, il la délaissait, Hélène le voyait trop. Tentée d’en triompher, elle rabrouait néanmoins cet orgueil par un autre orgueil, celui de son honneur intact.

— Qu’il me préfère à telle ou telle, je n’en ai souci. Il comprendra que je ne veux pas être sa fantaisie romantique.

Mais, lorsque Mme Laboré, dont la voix était captivante, chanta l’Invitation au voyage, de Duparc, cet appel à l’impossible évasion suffoqua Hélène d’un sanglot. L’essaim des félicités inconnues tourbillonnait autour de sa tête et multipliait au plus profond de ses fibres comme la piqûre d’aiguillons voraces.

Le docteur Lechaptois s’était mis auprès d’elle ; il la pria de se faire encore entendre sur la harpe ; Mme Surin et Mme Laboré insistèrent. Elle joua, mais sans enthousiasme, comme se méfiant d’elle-même, d’anciens airs irlandais d’une fruste mélancolie et une romance de Haydn qu’on trouva charmante dans sa simplesse.

— Quelles sont les paroles de cette romance ? voulut s’enquérir Glenka, cherchant à renouer un entretien qui ne fût pas insignifiant.

— Je ne sais plus, répondit-elle, d’un ton quelque peu froid.

La romance commençait par les mots : Celle que j’aime… Elle le savait fort bien ; mais, entre eux, la moindre allusion aux choses de l’amour devenait scabreuse.

Woronslas l’emmena, et tout le monde les suivit, dans la salle à manger où des boissons et des friandises les attendaient. Cette pièce, plus fraîche que le reste de l’appartement, lui servait alors d’atelier. Sur un chevalet, très en évidence, le portrait de Bernard attira les commentaires admiratifs des connaisseurs.

— Vous êtes étonnant, dit Laboré, pour fixer avec des traits presque aériens l’essentiel d’un visage. Celui de M. Dieuzède est délié comme une vision et pourtant d’un précis qu’Ingres n’eût pas désavoué.

— Je dois plus à mon modèle qu’il ne me doit, répondit Woronslas, gracieusement tourné vers Bernard. M. Dieuzède est inestimable…

Bernard, que Sir Macdonald absorbait dans une conversation d’allure sérieuse, n’eut pas l’air d’avoir entendu. Hélène fut heurtée de cette parole ; elle n’en démêlait pas l’intention voilée ou l’immorale désinvolture. Proféré par Woronslas, tout éloge de son mari la blessait. Peut-être ne prétendait-il qu’insinuer :

— Je dois à M. Dieuzède, au portrait que j’ai fait de lui, d’avoir pu connaître sa femme.

S’il estimait vraiment Bernard, Hélène s’était donc, tout à l’heure, abusée sur son implicite aveu ? Elle souffrait de l’énigme, sans comprendre que le tourment de sa curiosité implantait dans son être intime la présence d’un homme qu’elle se targuait d’en bannir. Comme Glenka, s’inclinant contre elle, l’interrogeait :

— Voulez-vous, chère madame, du champagne à la glace ou du thé bouillant ?

Elle fit, par inadvertance, une réponse qu’il put trouver mortifiante :

— Ni l’un ni l’autre ; un peu d’eau pure, voilà tout.

Mme Macreuse, assise vis-à-vis d’eux, entretenait le docteur Sautel des qualités de poires qu’elle préférait :

— Il y a une espèce que j’apprécie en hiver, les poires de bon-chrétien.

Sa boutade baroque, dont Sautel rit d’un rire niais — car il n’en avait pas la clef — visait, par delà Bernard, Hélène en la prévenant que, si le mari était aveugle, elle-même surveillait son jeu avec Glenka. L’amour-propre d’Hélène se rebiffa sous l’insolence d’un tel avertissement :

— Ah ! cette dame m’interdirait d’être aimable ? Tant pis pour elle !

Et, comme en signe de défi, elle se pencha légèrement du côté de Glenka, prit une mine de gentillesse confidentielle, loua l’ordonnance exquise de la collation disposée sur la table, les pots à bière en vieil étain, les verres cerclés d’or et peints de fleurettes blanches qu’il tenait d’une tante alsacienne ; mais elle s’étonna d’un sucrier d’argent qui affectait, avec ses anses et la pointe de son couvercle, la forme d’une urne funéraire, d’ailleurs élégamment ciselée.

— Tout cela m’est indifférent, répliqua Woronslas après l’avoir écoutée d’un air mélancolique, et parlant assez bas pour n’être entendu que d’elle. Je croyais vous être agréable, et vous n’acceptez rien de moi !

Elle consentit à croquer quelques bonbons, deux gâteaux secs ; de la minime satisfaction qu’elle lui octroyait, prévoyait-elle qu’il induirait toute la fragilité de sa défense ? Elle se plaisait à braver Mme Macreuse et son espionnage outrecuidant. Mais, envers Glenka, la plus frivole des concessions devenait un gage dangereux.

Ils se turent ; Mme Laboré, dégustant un sorbet, disait au docteur :

— Après les délices de l’esprit, vous nous offrez celles de…

— … La chair, acheva Sir Macdonald, et la naïveté de son mot provoqua une hilarité contenue.

— Les bonnes choses sont faites pour être savourées, confirma Mme Surin, en même temps qu’elle entamait un baba juteux.

— Ne trouvez-vous pas, mon ami, osa protester Dareste, que nous sommes des monstres de nous régaler pendant que nos prisonniers crèvent de faim ?

— Chacun son tour, répondit Glenka. Aux Dardanelles, nous mangions des confitures pleines de mouches. Le sable craquait sous nos dents ; il y avait de la cendre dans notre boule de son. Demain, peut-être, nous recommencerons ailleurs. Ce soir, prenons les joies, puisqu’elles se laissent prendre. C’est l’Ecclésiaste qui l’enseigne : « Jette ton pain sur les eaux passantes ; au bout d’un long temps, tu le retrouveras. »

— Pourquoi les forts, j’entends les heureux, moralisa Jules oubliant les menaces de son infirmité, aliéneraient-ils une part de leurs jouissances au profit des misérables ? En ont-ils même le droit ?

— Nous sommes tous des faibles, s’exclama Bernard, et si les souffrances des autres nous laissent insensibles…

Mais sa réflexion s’étouffa parmi la rumeur générale. Le docteur Fauchard nommait une dame célèbre qui, par une cynique impudence, avait offert à une autre deux cent cinquante mille francs pour qu’elle divorçât et lui concédât, en toute propriété, son mari. Mme Macreuse essayait d’excuser ce marchandage :

— Au moins, celle-là ne cache pas son jeu… Et, regardant très en face Hélène indignée, elle poursuivit :

— Avouez-le, madame, une femme qui se respecte ne doit avoir un amant que si sa fortune l’assure de ne rien lui coûter.

Hélène riposta, plus acerbe qu’il n’aurait fallu :

— Mais, quand une femme est riche et que son ami l’est moins, ne l’expose-t-elle pas à des soupçons infamants ?

Cette passe d’armes, entre elles deux, fut brève et sourde. Mme Laboré traversa leurs voix de la sienne, paisible, presque virginale :

— Le plus simple, il me semble, est de rester une honnête femme.

A l’horloge du vestibule, la demie de onze heures avait sonné ; Jules devait regagner son hôpital vers minuit ; Hélène se souvenait que Mme Couaneau attendait, au logis, le moment de s’en aller. Jules et les Dieuzède prirent ensemble congé du docteur. Hélène se vit, de nouveau, régalée des louanges de Mme Laboré et de M. Lechaptois. Elle accueillit avec de froides nuances celles que daigna redire Mme Macreuse. Glenka réserva les siennes pour l’instant où il les raccompagna. Hélène s’efforça de sourire, comme si aucun nuage n’eût offusqué le regard qu’ils échangèrent. Elle mit seulement une retenue discrète à toucher de ses doigts déjà gantés la main qu’il lui tendait.

Sur le palier il arrêta Bernard et, à mi-voix :

— Vous savez, cher ami, le Luyken, c’est entendu… Un de ces jours, j’irai le prendre.

Bernard s’inclina en signe d’assentiment, mais n’eut le courage que d’émettre un rapide : « Merci. » Donc, c’en était fait ; son Luyken allait partir ! Aussitôt, néanmoins, il réagit sur sa peine en la définissant :

— Se séparer d’une seule chose aimée, pensa-t-il, serait-ce plus amer que tout quitter ?

Par intervalles, ce soir-là, il avait pu oublier qu’il était pauvre ; le mot de Glenka, sans le vouloir, le remettait salutairement à son niveau. Et le succès d’Hélène le consolait du grand vide où s’était, pour lui, traînée la réunion.

Avec sa femme et Jules il descendit la rue Prémartine, contre le mur du jardin aux roses. La tranquillité du silence imprimait à leurs pas un rythme solennel ; des réverbères distants et troubles éclairaient confusément les trottoirs. Mais, de la nuit splendide, une blancheur coulait sur la chaussée poudreuse. La palpitation des astres semblait proche de la terre ensommeillée ; plus à l’ouest que tout à l’heure, Jupiter élevait son épée ardente parmi les armées des cieux qui s’échelonnaient en scintillant sur les routes éternelles.

Meurtrie de chocs poignants et saturée de mollesses tentatrices, Hélène se recueillait, cherchait à ressaisir son être en désarroi. Mais Jules, curieux de ce qui s’était dit entre Sir Macdonald et Bernard, le questionna :

— Ce médecin t’a révélé des choses intéressantes ? J’ai vu que tu lui donnais ta carte.

— Oui, expliqua Bernard après une sourde hésitation, il a rencontré sur le front anglais Fergus Fergusson ; il pourra savoir sa présente adresse ; il me l’enverra.

— Qu’en veux-tu faire ? objecta Jules, plus irrité en apparence que satisfait du renseignement. Laisse-moi le soin de lui écrire, quand j’aurai constitué ma société…

Bernard se douta que Jules tournerait à son seul profit l’opportune indication. Devait-il donc toujours se repentir d’être loyal et confiant ? Mais Jules, sans insister, obliqua vers un autre sujet l’entretien :

— Quel homme fort et beau, ce Glenka ! Ah ! si j’avais une santé comme la sienne, l’avenir que je me bâtirais !… Les femmes qui l’entourent sont visiblement fascinées par lui, sauf cette Mme Macreuse…

— Tu crois qu’elle le domine ? fit Hélène s’évertuant à une intonation négligente.

— En tout cas, elle l’a dominé.

— Est-ce possible ? Une créature dénuée d’illusion, venimeuse avec volupté, peut-elle donc faire accroire qu’elle aime ?

— Elle est perverse, puissante, drôle quelquefois. Elle l’amuse, elle l’humilie peut-être. C’est ce qu’il faut à ce vainqueur fatigué d’hommages. Je le trouve, au reste, sous son aménité supérieure, très énigmatique.

— Un artiste, répliqua Bernard qui croyait devoir défendre un hôte, un ami, ne peut pas ressembler à tout le monde. Un artiste sans excentricités serait comme un dromadaire sans bosses.

— Il avait de bien beaux lys, exprima, pour ne pas rester muette, Hélène.

La flûte lasse d’un rossignol, dans les tilleuls du jardin, gémit et se tut.

V

Le surlendemain de la fatidique soirée, Bernard, en prévision des deux échéances prochaines, du trimestre qu’attendait Bonfils et de la traite remise d’avril à juillet par Durel, alla retirer au Crédit Lyonnais la moitié de son chétif dépôt.

Devant le guichet de la caisse, il se trouva vis-à-vis d’un prêtre long et raide dans une douillette cossue ; sa mine de vieux citron, ses lèvres sèches, ses yeux en vrille lui firent reconnaître le client qu’avait scandalisé Madame Bovary. Par un scrupule de politesse il souleva son chapeau ; l’abbé toucha le sien, comme il eût salué un inférieur tenu à distance, et détourna la tête avec une rogue antipathie.

Bernard n’en eut aucun émoi, sachant de quel personnage sa vocation d’être humilié lui infligeait la rencontre.

L’abbé Ragot, — il l’avait appris de Toustain, — était le fils cadet d’un meunier sarthois riche et d’une féroce ladrerie. Les gens du pays racontaient que le fils aîné de cet homme, ayant fait au régiment quelques dettes criardes, était venu supplier son père de lui avancer vingt louis ; et, comme le meunier, au lieu d’ouvrir sa bourse, le chargeait d’invectives, ce garçon, faible de cervelle, courut se jeter dans la rivière près de la roue du moulin. Un chemineau demanda cent sous pour plonger et repêcher le cadavre.

— Cent sous ! Dame non ! répondit le père, il remontera ben tout seul.

Ce bourreau d’écus était mort, et l’abbé Ragot devait à son héritage une indépendance d’allures dont ses confrères ne lui savaient pas trop bon gré. Dans une ville où le clergé gardait le pli des dignes attitudes, on lui reprochait de spéculer cyniquement, de s’asseoir sous le hall des banques, étudiant la cote, à l’affût des bruits de bourse. Il semblait entrer là comme en sa véritable église. Afin de pallier sa passion cupide, il affectait une impeccable rigueur doctrinale, des sévérités d’intégriste. Il cherchait à prendre figure, dans le diocèse, de quelqu’un d’important ; depuis la guerre il s’offrait parfois à suppléer, auprès d’élégants auditoires, les prédicateurs mobilisés. Ses ministères pieux ne l’empêchaient pas de suivre d’un œil averti la hausse ou la chute des valeurs. Ce matin, il venait empocher la plus-value d’un titre métallurgique, monté de cinq cents francs à quinze mille, et qu’il croyait vendre au bon moment.

Bernard vit les quinze billets de mille glisser des doigts du payeur aux mains expertes du prestolet boursicotier et dans les profondeurs de sa soutane. Le rapide spectacle l’attrista ; il aimait les prêtres et se faisait de leur mission un très pur idéal. Mais une pensée plus personnelle appesantit son déplaisir : cette liasse qui gonflerait stérilement le portefeuille d’un joueur scandaleux, s’il en avait disposé lui-même, aurait été la délivrance des siens ! Et, quand le mauvais riche repassa devant lui, hargneux, comme pressé de fuir son contact, pour la première fois Bernard eut à réprimer un sentiment pareil à l’envie du pauvre, à une révolte contre l’apparente iniquité des répartitions temporelles.

La contenance hostile de l’abbé Ragot lui démontrait aussi que, certainement, cet ecclésiastique avait discrédité de son mieux la librairie. Voilà pourquoi les acheteurs bien pensants demeuraient si clairsemés ! Jules avait donc raison : Bernard n’était pas fait pour le commerce ; Bernard ne réussirait pas !

Cette probabilité : Je ne réussirai pas, devenait écrasante en face d’un chaotique avenir. Si la guerre durait encore un an, même six mois, les Dieuzède se verraient, pour avoir du pain, réduits à vendre, — et comment ? — bribe à bribe, les restes de leur mobilier. A moins que Fergus Fergusson ne fût le sauveur, après avoir été la cause initiale du désastre… Mais comprendrait-il ? Et que voudrait-il faire ?

Bernard avait beau vouloir, dans son indigence, « porter la mort du Christ ». Il la portait, parce qu’il ne pouvait faire autrement ; s’il avait palpé dans sa main les quinze mille francs de l’abbé Ragot, son énergie d’abnégation se fût vite détendue.

Un surcroît de contrariétés et de dépenses allait, pour l’heure, éprouver sa vertu. Mme Restout, la mère d’Hélène, aux prises, tout l’hiver, avec une sciatique, n’avait encore pu venir embrasser Jules. Plus gaillarde au temps chaud, elle devait, aujourd’hui même, dans l’après-midi, débarquer du train de Brest, et manifestait l’intention de séjourner, une huitaine, chez sa fille.

Bernard n’espérait de sa visite que des amertumes. Inconsolable de la ruine d’Hélène, Mme Restout jetterait les hauts cris à l’aspect du pitoyable magasin et des chambres. D’avance, il l’entendait qualifiant de « clapier » la maison et se retournant contre lui, méprisante, d’un air accusateur. Mme Restout, c’était Paulette, sans la drôlerie de Paulette. Du matin au soir, elle piquerait sur son gendre, comme sur une patiente pelote, des épithètes malignes ou des plaintes acérées. S’il regimbait, elle se vengerait en aigrissant Hélène, en la déprimant vers d’affreuses prévisions. Elle irriterait ses appétits de luxe, contraints et mal corrigés.

La présence de sa belle-mère serait, au surplus, une charge pour leur gêne : il faudrait recevoir Jules, avec elle, à leur table. Et qui servirait ? Mme Couaneau, sans doute prévenue par une indiscrétion de Paulette que, désormais, on l’emploierait le matin seulement, avait fait exprès d’arriver trois quarts d’heure en retard. Hélène s’était fâchée ; sur quoi, la femme de journée, insolemment heureuse de mettre dans l’embarras « des patrons », avait crié très fort :

— Vous n’êtes pas contente ! Eh bien ! moi non plus, et je m’en vas ! Une boîte comme la vôtre, j’en suis saoule.

— Partez, lui avait sèchement répondu Hélène, trop fière pour déchaîner son indignation.

Et Mme Couaneau était partie, faisant claquer la porte, sincère enfin dans son adieu, secouant sur le seuil de cette maison la poussière de ses savates et l’humiliant souvenir des bontés subies. Plutôt que de laisser croire à Mme Restout qu’ils en étaient à ne plus s’adjoindre même une laveuse de vaisselle, les Dieuzède prendraient donc la première venue, une voleuse peut-être ou une gourgandine.

Quand sa belle-mère arriva, Bernard essaya d’oublier ses pronostics moroses. Vue en passant, Mme Restout paraissait une femme agréable : elle était mince et vive, point trop fanée ; des frisons neigeux cachaient au bas de ses tempes les flèches de ses rides ; ses joues poudrées avivaient le bleu vert de ses prunelles pétillantes ; on ne se doutait pas quel genre de malices décochait sa bouche menue, discrètement peinte et que maintenaient en arc pincé des fausses dents posées à merveille. Fille d’un gentilhomme poitevin et apparentée à l’amiral de Hautecloque, elle avait épousé un simple commissaire de la marine ; sa dot, aussi maigre que celle d’Hélène, écartait de sa personne les prétendants titrés. Mais elle rebattait les oreilles à son mari, — et à qui voulait l’entendre, — des grands noms de ses ascendances.

En pénétrant dans le magasin, suivie d’Hélène et de Paulette, après avoir concédé sa joue au baiser de Bernard, embrassé Adèle et Charles sans tendresse, elle ridiculisa d’un coup d’œil acerbe la poutre en saillie du plafond, et prit un ton d’aimable persiflage pour observer :

— C’est tout à fait champêtre, cette solive !

— N’est-ce pas, ma mère ? répliqua Bernard avec la volonté d’être jovial. On pourrait y pendre des vessies de porc ou des chapelets d’oignons.

— On pourrait s’y pendre aussi, lança Mme Restout, brusquement sinistre.

Mais, au même instant, Jules survint, et tout s’effaça devant le fils adoré. Sa mère courut à lui plus qu’il ne s’élança vers elle ; à pleines mains, elle saisit sa tête en lui pressant le front d’un long baiser ; elle le contempla, lui sourit comme à un enfant que l’on caresse ; elle reprenait possession du fruit de sa chair, comme si, l’ayant cru mort, elle le tenait entre ses bras ressuscitant.

— Mon pauvre chéri ! C’est bien toi !

Son éperdument ne décelait rien de théâtral ; un autre que Jules l’aurait-il excité chez cette femme égoïste et vaine ? Bernard, une fois de plus, admira l’ascendant magnétique dont Jules subjuguait, même sans le vouloir, la plupart de ceux qui l’approchaient ; sa mère, plus que personne, s’abandonnait à cette fascination ; elle idolâtrait en son fils les puissances de réussite qu’elle s’irritait de n’avoir pas eues.

Il s’assit avec elle sur le grand canapé, et ils s’entretinrent, oubliant presque leur entourage. Elle le complimenta de ses forces revenues, mais ne fit aucune allusion à sa blessure ni aux suites ; elle savait que les apitoiements sur ses infirmités l’exaspéraient. A son tour, il s’informa de son père et s’étonna que M. Restout ne l’eût pas accompagnée. Alors, elle lui rappela quels sacrifices la rigueur des temps imposait à leur vieux ménage. Ne pouvant plus vivre de sa seule retraite, son mari était entré dans une assurance ; un travail énorme lui incombait.

— Et tu le connais. Le devoir avant tout ! Il en est même assommant, le cher homme ! Il ne demanderait pas trois jours de congé…

Bernard sourit intérieurement de l’explication : son beau-père lui avait écrit qu’il viendrait seul, plus tard, s’il pouvait, la perspective d’un voyage en compagnie de son épouse lui paraissant insupportable, tant elle se faisait exigeante et hargneuse !

Hélène, au début de ces effusions, s’était éclipsée ; elle reparut et invita sa mère à monter « dans ses appartements ». On avait aménagé pour elle la petite chambre d’Adèle et Paulette ; les deux filles habiteraient ensemble, quelques nuits, la mansarde suffocante qui donnait entre les deux murs, au-dessus de la cuisine.

Tous, sauf Bernard, escortèrent au premier étage Mme Restout. Tandis qu’il demeurait en bas à déballer des livres, il eut la visite de Brouland. Glenka, contre son habitude, n’était pas venu. Mais Brouland tendit à Bernard une lettre du docteur : Glenka y réitérait, pour Hélène, ses compliments, sa reconnaissance et celle de ses amis. Il joignait au pli les cinq cents francs convenus sujet du Luyken et priait M. Dieuzède de remettre l’ouvrage à Brouland ; lui-même, organisant un nouveau service, ne pourrait, de toute la semaine, se rendre à la librairie.

Bernard tira donc de l’armoire flamande l’in-folio brun aux marges déteintes, le compagnon des calmes soirs, ce livre d’images par qui certains gestes de Dieu lui étaient devenus palpables, comme les prémices de la vision promise à son attente de croyant. Au moment d’y renoncer tout à fait, un scrupule inopiné ralentit, alourdit ses mains, pendant qu’elles pliaient et ficelaient le trésor volumineux :

— Ce Luyken qu’il vendait lui appartenait-il ? Si Bonfils en avait su l’existence, l’aurait-il omis sur l’inventaire ? Est-ce que Bernard n’aurait pas dû l’avertir de sa découverte ?

Mais expliquer à Brouland que, par une singulière distraction, jamais encore il ne s’était posé un tel cas de conscience, ce serait trop ridicule.

— Après tout, se répondit Bernard, j’ai acheté en bloc le fonds Bonfils ; Luyken en faisait partie, donc il est à moi. Et puis, Bonfils n’a pas besoin de ces cinq cents francs ; nous, il nous les faut. Je les inscrirai à son compte et lui réglerai cette petite affaire, s’il y a lieu, plus tard, quand nous en retrouverons les moyens.

Il s’adjugeait ainsi une provisoire aumône, subissant l’optique morale du pauvre, qui, facilement, incline à conclure : Nécessité vaut droit.

De son sérieux, de son silence Brouland induisit qu’un pénible débat agitait le possesseur du livre :

— Il vous en coûte beaucoup, énonça-t-il, de songer dans cette minute : cette belle chose n’est plus mienne ?

— Oui, je l’ai trop aimée. Il ne faut rien trop aimer, sauf Dieu qu’on ne peut perdre…

Brouland approuva d’un signe de tête et appuya sur les pupilles myopes de Bernard le tranchant de son œil bleuâtre. Peut-être croyait-il démêler dans la phrase du mari d’Hélène une obscure et anxieuse révélation. Des paroles qu’il n’osait émettre brûlaient les lèvres du confident de Glenka. Bernard, si peu attentif à l’extérieur des gens, discerna en son attitude, sur son visage doctoral, une contention très différente de sa coutumière gravité. Lorsque Brouland, le lourd Luyken sous l’aisselle, se retira, pourquoi sa poignée de main fut-elle plus intime que les jours d’auparavant ?

Bernard cherchait la clef de ces bizarreries ; mais Paulette, redescendue en courant au magasin, s’approcha de lui sur la pointe des pieds, chuchota :

— Sais-tu ? Grand’mère a dit : « Si j’avais compris que vous étiez campés comme des bohémiens, je ne serais point venue chez vous. » Maman a répondu : « Ce n’est pas moi qui ai choisi le campement, c’est Bernard. » — « Peut-il choisir quelque chose ? a dit grand’mère. Il ne voit rien… »

Bernard, à genoux devant sa caisse de livres, se releva, et, d’un geste mécontent, lui interdit de poursuivre :

— Paulette, je t’ai prévenue déjà. J’ai horreur des rapportages. Rapporter, c’est le métier des espions. Tu sais ce qu’on leur fait, aux espions ?

— On les fusille. C’est bien. Dorénavant, je garderai tout pour moi…

Et Paulette s’en retourna, se dandinant, les mains dans les poches de son tablier rose, avec une moue non contrite, mais vexée.

Si elle ne visait qu’à peiner son père, elle avait touché son but. Le mot de Mme Restout : Il ne voit rien, fit sursauter Bernard, de même que la piqûre d’un taon secouerait un bon cheval assoupi.

— Je ne vois rien ! Hélas ! Je vois trop qu’on ne m’aime pas, moi qui aime tant à aimer ! Et le reste a peu d’importance…

Hélène traversa le magasin pour donner ses ordres à une cuisinière d’extra qu’elle avait follement engagée, voulant fêter sa mère et surtout Jules. Bernard lui montra la lettre du docteur. Elle courut de ses yeux véloces à travers l’écriture longue, déliée, dont les F et les S affectaient d’archaïques volutes. Quand elle arriva aux lignes où Glenka laissait prévoir qu’il ne reviendrait pas, de quelque temps, chez les Dieuzède, un plissement fugitif, comme le frisson d’un souffle sur une eau inquiète, rida ses traits fatigués. Bernard observa son impression, attentif peut-être parce qu’il venait de s’entendre dire qu’il n’observait rien. Quoiqu’un store extérieur fût abaissé le long de la vitrine, la façade de Me Lendormy réverbérait contre le visage d’Hélène tout le soleil de la rue. Bernard, sans y déchiffrer un dépit secret, devina seulement qu’elle interprétait, comme lui, cette manière d’espacer les relations.

— Qu’en penses-tu ? Nous a-t-il jugés mal reconnaissants de ce qu’il fait pour nous ? L’aurais-tu froissé par quelque trait dédaigneux ?

— Mais je ne crois pas, repartit Hélène en posant la lettre sur le bureau de son mari. Il doit réellement être fort occupé…

Bernard s’étonna qu’elle n’ajoutât point, au vu des cinq cents francs :

— Cet envoi tombe bien à propos.

Elle sembla n’y prêter aucune attention, tout entière au plan d’un menu qui parût honnête et ne fût pas ruineux.

A table, Paulette, débridée par l’indulgence de sa grand’mère, — Mme Restout se retrouvait en elle et riait de ses incartades, — dégoisa ses verbiages sur la soirée, comme si, en interrogeant Hélène, elle avait imaginé ce qu’elle n’avait pu voir. Elle oubliait de manger, n’ayant la bouche pleine que de son ami Glenka :

— Tu sais, grand’mère, maman a un éventail mignon comme tout. Le docteur Glenka l’a beaucoup admiré…

Hélène se penchait, en cet instant, vers Charles pour lui renouer au cou sa serviette, — soin qu’elle abandonnait d’ordinaire à Adèle, — et, sans relever les yeux, elle gourmanda :

— Paulette, tu nous ennuies. Justement, il ne m’en a pas soufflé mot.

— Je me demande, considéra Jules, si cette réunion où Hélène a brillé sera une réclame efficace auprès de votre clientèle. Vous passerez, plus qu’avant, pour des artistes. Des artistes boutiquiers sont un paradoxe dont les gens se méfient.

— D’abord, appuya Mme Restout de sa petite voix coupante, Bernard devrait sacrifier sa chevelure. Jules a raison. Il ne faut pas ressembler à un artiste, il faut être, si on veut réussir, comme tout le monde.

— Vous croyez, opposa Bernard badinement, que, si j’étais tondu très court, nous vendrions quatre fois plus de cartes postales ?

— Ah ! non par exemple, se récria en même temps Paulette, si papa n’avait plus ses cheveux, il serait pareil à Samson, quand Dalila eut mis ses ciseaux dans sa perruque.

— Papa, sans ses cheveux, ajouta, moins tranchante, Adèle, aurait une figure encore plus distinguée, et il serait encore moins populaire.

Jules, à la surprise de Mme Restout, laissa tomber dans la balance le poids souverain de son avis contre celui qu’elle venait d’émettre :

— Au fond, les cheveux sont accessoires. Le commun des sots détestent l’artiste parce qu’ils sentent quelqu’un d’une race supérieure et capable de jouissances qu’ils n’auront jamais. Un artiste dénué d’argent est comme un roi exilé qui se promènerait en fiacre avec sa couronne sur la tête. On le montrera du doigt et les gamins siffleront…

— Mais je ne suis pas un artiste, s’exclama Bernard ; je fus simplement un très humble amateur de belles choses.

— Les belles choses, aventura Mme Restout, vous ne devriez pas les étaler, surtout celles qui ont une couleur politique. Ainsi, la tenture aux fleurs de lys… Par ces temps d’union sacrée, c’est bien imprudent.

Hélène savourait la tranche juteuse d’un melon trempé dans de la glace ; elle n’avait point défendu la chevelure de Bernard ; on eût dit qu’elle s’en désintéressait. Mais, pour les fleurs de lys, elle protesta d’un rire sarcastique :

— O maman, quelle idée ! Mon piteux magasin ! Veuf de la tenture, il ressemblerait au crâne de Lendormy.

— Que dirait Glenka, dramatisa Paulette, si la tenture n’y était plus ?

Jules s’enquit nonchalamment pour quel motif, Glenka, tout à l’heure, n’avait pas accompagné son ami.

— Il organise, expliqua Hélène, un nouveau service à l’hôpital.

— Tiens ! Cet après-midi, je ne l’y ai pas vu.

Bernard dirigea vers sa femme un clin-d’œil d’intelligence. A contre-jour, dans la perpétuelle pénombre de l’arrière-boutique, le visage d’Hélène dérobait ses impressions. Sur son front, d’une blancheur moite, Bernard ne distingua qu’un léger froncement de sourcils. Cependant, mordu par le Démon des tristesses venimeuses, il subit cette certitude :

— Quelque chose a dû se passer ; Glenka nous bat froid.

Presque aussitôt il annonça :

— Dimanche, nous irons faire au docteur une visite de remerciement.

— Nous irons, confirma Hélène en faible écho.

Paulette applaudit à ce projet ; elle supplia sa mère, avec des minauderies cajoleuses, de l’emmener chez Glenka :

— Je voudrais trop connaître son salon, son intérieur.

Mme Restout eut la curiosité, sur lui, d’une question :

— Il est marié ?

— Oui, répondit Bernard ; mais, depuis 1914, sa femme vit à Toulon, et lui, où la guerre le promène. C’est un ménage détraqué, comme il y en a tant… Nous n’avons pas à sonder de qui viennent les torts.

— Les torts, déclara Mme Restout, viennent toujours de celui des deux dont l’autre ne veut plus.

— Vous allez bien loin, répliqua Bernard d’une voix qu’il s’efforça de maintenir dans le registre doux. Les pires infamies seraient donc justifiées !

— Comprenez-moi, mon cher. Quand on est vaincu, il faut d’abord s’en prendre à soi-même ; je ne veux rien dire de plus…

Mme Restout devinait-elle, dans la rencontre de Glenka, un événement fait pour bouleverser l’avenir d’Hélène ? Voulait-elle, du même coup, scruter sa fille et sonder si Bernard avait des soupçons ?

En fait, elle ne calculait pas, comme Mme Macreuse, la profondeur possible des blessures qu’elle ouvrait. Quand sa langue dardait des flèches sifflantes, enduites de poison, elle soulageait avant tout les exaspérations de sa nervosité. Elle se dépitait de vieillir, liée à un intérieur médiocre, et maudissait son gendre d’être un gueux dont elle ne pouvait plus rien tirer. Dîner chez les siens, dans l’arrière-boutique d’« une échoppe », quelle déconfiture ! Au surplus, elle discernait entre Hélène et Bernard une gêne morale, les froideurs d’un ménage où l’affection « devient un fardeau qu’on porte à deux ».

Mais Hélène lui cachait les agonies d’une volonté battue par des vents contraires. Bernard, grâce à sa foi généreuse en la sagesse loyale d’Hélène, rembarrait tout soupçon de plus âcres discordances.

Les paroles de Mme Restout les dévastèrent cependant l’un et l’autre au delà de ce qu’eût espéré leur plus féroce ennemi.

Tandis que Jules, pour se dépayser, pour divertir sa mère et Paulette, les promenait à travers des villes et des forêts de l’Inde, transposait des visites aux pagodes, des histoires de tigres et d’éléphants, Hélène, rêvant au lieu de manger, le menton dans la paume de sa main, laissait entrer jusqu’en sa conscience le susurrement perfide :

— Si tu n’aimes plus Bernard, c’est sa faute, ce n’est point la tienne.

Ce non-amour signifiait-il qu’elle cédait aux prestiges de l’amant, de celui qu’elle ne devait pas aimer ? Elle croyait se garder sombrement libre à l’égard de tous deux, affranchie de l’illusion des joies, impassible par désespoir sous le joug des adversités. Ses enfants lui représentaient à peine une raison suffisante de rebondir et de vouloir vivre. Elle eût estimé, comme jadis, Mme de Montbazon, qu’une femme, à trente ans, — et elle en passait trente-sept, — est « bonne à jeter dans la rivière ». Devant sa désolation l’existence se creusait pareille à un puits noir et fétide, au fond duquel elle aurait souhaité d’être anéantie :

— Si je pouvais mourir ce soir ! O délices de glisser dans un sommeil frais, sans rêves, n’ayant pas de fin !…

Mais cette fringale de mort couvrait l’appétit sinistre du bonheur défendu, qu’un reste de bon sens lui montrait encore absurde et monstrueux.

Bernard, en face d’elle, taciturne, grignotait une carcasse de volaille et remâchait la boutade atroce de sa belle-mère : les torts viennent toujours

A quoi rimait son avertissement ? Hélène lui avait-elle fait des confidences ? Tout d’un coup, la seule catastrophe qu’il s’était refusé à prévoir, la ruine de son foyer, surgit contre ses yeux, l’obséda ; comme une bande d’ombres sardoniques qui eussent gambadé sur la morne tapisserie, la chaîne des inductions, dérisoire et cruelle, se noua dans sa clairvoyance.

— Pour Hélène, je ne compte plus. Elle est ma femme, et je n’ai point de femme. Son corps se prête à moi, si je le veux ; mais son cœur est loin de moi. Et son changement ne date pas d’hier. Ce qu’elle m’a dit le soir de notre arrivée… Si elle a cessé de m’aimer, n’aime-t-elle pas ailleurs ? Et qui ? Pourquoi sa mère veut-elle savoir : « Il est marié, ce docteur Glenka ? »

Oui, si elle pense à un homme, ce ne peut être qu’à lui. Il est beau, il est riche, il est plus jeune que moi, il sait plaire…

Ici, la mémoire de Bernard rejoignit des faits minimes, indices d’une inclination commençante ; le soin qu’elle prenait de sa toilette, les jours où l’on attendait Glenka ; sa furie contre Paulette, comme si, en l’engageant à poser devant l’artiste, la petite eût démasqué les sourdes agitations qu’Hélène refoulait, puis, chez Glenka, l’air singulier et douloureux qu’elle avait au sortir du balcon ; enfin, l’inexplicable éloignement du docteur…

L’avait-il courtisée ? Lui en voulait-il de résister à ses manèges ? Ah ! le faux ami, le misérable, ses poignées de main tranquilles, et ses grimaces de dévouement !

Jules, en ces minutes, narrait une nuit dans la jungle, et le court frisson qui l’avait pris, autour d’un feu déclinant, à entendre, la première fois, sortir de la brume le râpeux rugissement du tigre, le cri du monstre qu’on ne voit point et qui rôde à pas de velours, reniflant votre chair, tendu pour vous broyer. Ce cri de la bête, Bernard l’entendit haleter dans le brouillard de son destin. Jamais il n’avait été jaloux ; il se croyait incapable de l’être. Néanmoins, ce qu’il sentit alors gronder en ses entrailles ressemblait au courroux du mâle à qui on dispute celle dont il a fait son bien. Aussitôt, il comprima ce tumulte de sa chair :

— Non, la chose est impossible. Je les calomnie, je suis moi-même un misérable. Je ne veux plus y penser…

Mais la convulsion de son doute altéra sur sa face rose et bien rasée l’habituelle mansuétude ; il devint cramoisi.

— Qu’avez-vous donc, Bernard ? observa sa belle-mère amicalement. Vous êtes rouge comme un homard cuit. Vous me rappelez ces Anglais que je voyais, au marché, les premiers mois de la guerre, mordre à même des tomates crues.

— Nous manquons un peu d’air ici, dit-il en relevant les yeux du côté de l’étroite fenêtre. Des mouches, attirées par les odeurs de la cuisine, tourbillonnaient au dehors et s’accouplaient contre les murs brûlants.

Charles laissa choir à terre sa fourchette ; Bernard, d’un mouvement machinal, la lui ramassa. Dans la boutique le timbre de la porte retentit, et Bernard quitta vivement la table, car il reconnut, à son pas trottinant, Toustain, l’ami des mauvais jours.

Son petit feutre verdâtre entre les doigts, ses bons yeux ronds toujours ahuris, un sourire sur ses grosses lèvres de Faune sanctifié, Toustain exposa qu’un amateur offrait pour le Luyken six cents francs.

— Décidément, s’exclama Bernard, les bras au ciel, puis se frappant, en signe de consternation, le plat des cuisses, décidément nous ne sommes pas dignes d’être aidés par vous.

— Il est vendu ! Ce n’est pas bien. Vous m’aviez pourtant promis…

Bernard se justifia comme il put, mettant à sa charge une opération conduite hors de lui, presque malgré lui.

Toustain se mordit les lèvres ; il devina peut-être que Bernard s’humiliait afin d’épargner Mme Dieuzède.

— Ce monsieur, dit-il du docteur, a trop de chance.

Bernard ne répondit pas, et, quittant ce propos pénible, s’informa de Toustain lui-même, des événements de son humble vie. Le pauvre homme s’avoua comblé de tribulations ; son oncle le chanoine lui avait laissé des titres lombards dont il ne touchait plus les rentes ; vivre de pain et de pommes de terre, c’eût été, pour lui, tout simple. Mais sa femme, comme une enfant malade, lui rompait la tête d’exigences insoutenables. Elle réclamait des huîtres et des cervelles aux champignons ! Par surcroît, elle l’accusait d’employer à de subreptices folies l’argent du ménage. Quand elle se calmait, elle devenait si inconsciente, même physiquement, que, les lessives étant trop chères, il devait passer une partie de ses journées à laver et à faire sécher, pour la nuit, une de leurs deux paires de draps…

— Oh ! termina-t-il en soupirant, je n’ai guère à me plaindre. Je suis un vieux sac qu’il faut recoudre. — Il voulait dire : j’ai plus d’une faute ancienne à rajuster. — Chaque moment d’épreuve est un point refait dans mon cuir coriace. Si l’aiguille ne piquait dur, le fil ne tiendrait pas.

Bernard lui pressa les mains avec une effusion douloureuse ; il versait au creux de sa propre blessure, comme un aromate, les tristesses patientes de Toustain. Celui-ci n’en eut aucun soupçon et fut attendri jusqu’aux larmes.

Lorsque Bernard se rassit à table, il vit qu’Hélène le questionnait du regard sur cette visite tardive. Il détourna le sien et n’ouvrit pas la bouche ; une allusion à Glenka l’eût gêné, ainsi qu’elle devait gêner Hélène ; il avait presque peur, s’il nommait cet homme, de surprendre chez elle un tressaillement de muscles, une vibration des cils dénonciatrice. Malgré lui, le doute accrochait ses griffes de vampire aux moindres contacts de leur vie commune.

Jules, maintenant silencieux, grillait une cigarette anglaise saturée d’opium, et suivait les copeaux bleus de la fumée se dévidant vers le plafond, comme les entrelacs serpentins de ses combinaisons opulentes.

La chaleur était si lourde qu’Hélène proposa de monter dans sa chambre où on respirerait un peu plus au large. Jules reconnut, derrière un fauteuil, une petite table à jeu, salie d’encre depuis que Paulette, se l’appropriant, y barbouillait, maussade, ses pensums d’écolière :

— Si nous essayions un bridge ? décida-t-il. Qu’en dis-tu, maman ? Hélène, tu feras le mort.

Il flattait le penchant invétéré de sa mère, ce besoin du jeu qu’il tenait d’elle. Pendant ses journées d’hôpital, le bridge suppléait d’autres spéculations ; c’était « un biscuit qui trompait sa faim ». Hélène bouleversa toute sa commode avant de trouver le paquet des cartes.

— A quel taux jouons-nous ? demanda Jules en s’installant.

Mme Restout eût trouvé fade une partie sans enjeu d’argent. Mais elle se méfiait : Jules, elle le savait trop, était un joueur sagace, intraitable ; elle-même, une fois que le démon du tapis vert l’agrippait, allait jusqu’au bout de ses moyens ; elle aurait joué sa chemise, elle aurait joué, confessait-elle, « les toiles d’araignées qui meublaient le fond de sa bourse ». Une inspiration lui vint qu’elle énonça incontinent :

— Bernard, je vous ai vu, tout à l’heure, mettre en liasse des coupures de cinq francs. Prêtez-nous en donc une centaine : nous ferons trois parts, et les gagnants… ou les gagnantes vous les rendront à la fin.

Bernard ne se ploya pas sans répugnance à sa fantaisie baroque. Pourquoi cette manie des grandeurs, quand on n’avait rien ? Cependant, s’il avait refusé, il aurait eu l’air de prendre pour des fripons sa belle-mère et Jules. Il ouvrit donc un placard, retira d’une cassette les billets et, de sa main, les répartit aux partenaires.

Le jour déclinait ; la partie commença, les volets clos, entre deux flambeaux allumés.

Il descendit fermer le magasin, écrivit en bas une lettre d’affaires. La diligente Adèle, au coin de son bureau, sous la même lampe, apprenait ses leçons pour le lendemain.

Au moment où il remonta, Jules avait déjà fait de copieuses levées ; et la pile des coupures s’enflait à côté de son jeu. Paulette, debout près de son oncle, s’évertuait à suivre le mouvement des as et des piques ; même sans bien comprendre, elle s’unissait d’une complicité perverse aux intentions du joueur, souhaitant qu’il gagnât tout, et, chose plus énorme, qu’il gardât son gain.

Du marbre de la commode où il s’était allongé, Tuong, se lissant les moustaches, ses pupilles tournées vers les flambeaux, paterne, semblait aspirer l’encens d’un rite initiatique, et l’ombre du chat coupait en deux le front d’Hélène.

Le menton maigre de Mme Restout, pointé au-dessus des cartes, ses yeux phosphorescents comme ceux de Tuong, avouaient l’impatience d’une vieille passion d’autant plus vorace que la nécessité la contraignait à la faire souvent jeûner.

L’attitude de Jules était indifférente, mais satisfaite ; il comptait les points, attirait à lui, de ses doigts dédaigneux et le touchant à peine, le sordide papier des billets. Mais on percevait, sous cette froide apparence, la dévotion d’un idolâtre de l’argent ; et, tandis qu’il combinait pour le plaisir de combiner ou se créait le mirage d’un lucre même médiocre, il accomplissait une sorte de liturgie familière.

Les figures sérieuses d’Hélène et de Paulette réfléchissaient un état d’esprit en accord avec le sien. Pour toutes deux, quelle école ! Hélène, en participant à la muette ivresse du jeu, éliminait ce qui subsistait de meilleur au fond d’elle, et s’enfonçait vers la jungle des voluptés douteuses, à la rencontre des fauves inconnus.

Devant Bernard, que le bridge ennuyait absolument, ce spectacle familial éclairait d’une cruelle évidence l’erreur de son mariage, l’antinomie de son caractère et du milieu qu’Hélène subissait.

Assis dans un coin, près du lit de Charles qui dormait, il triturait, contre son gré, d’amères méditations.

Comment sauver Hélène ? Comment éloigner tout à fait Glenka ? Si, par bonheur, le personnage renonçait de lui-même à une séduction infructueuse, si elle ne retournait plus à l’hôpital, cette éphémère intimité s’éteindrait dans l’oubli ; Hélène se reprendrait ; car, en supposant qu’elle eût été imprudente, — et rien ne le prouvait, — Bernard demeurait certain qu’elle n’avait pas encore trahi ses devoirs d’épouse.

S’il lui parlait cœur à cœur, s’il l’avertissait de l’irrémédiable où elle s’exposait à glisser ? Mais non : il devait se taire ; l’aveu d’une inquiétude, une question maladroite ne sauraient qu’irriter son acrimonie, lui suggérer peut-être l’idée d’une faute qu’elle réprouvait :

— Quelle opinion, se récrierait-elle, as-tu donc de moi ? Te voilà jaloux ! Cet ornement seul te manquait !…

Non, il ne fallait pas qu’elle se doutât de son doute. Il se montrerait plus sûr d’elle que jamais, plus joyeux, plus tendre…

Mais aurait-il l’art de dissimuler ? Pour la première fois, en ses rapports avec elle, un principe de tromperie s’immisçait. Il n’était pas homme à soutenir longtemps l’apparence d’un mensonge. Quand le doute s’est assis entre deux époux, sur l’oreiller, à moins qu’on ne l’étrangle dans la résurrection d’un grand amour, il devient l’intrus sinistre, énorme, implacable ; il chasse du lit commun l’un et l’autre occupant.

Bernard aimait Hélène ; il l’avait longtemps possédée comme si elle ne pouvait se détacher de lui. Peut-être oubliait-il trop que la conquête de sa femme était, chaque jour, à faire ou à refaire. Il se reposait sur sa fidélité autant qu’il avait confiance en lui-même. Si, demain, la paix de son amitié se changeait en une jalousie contrainte et sans cesse au guet, Hélène n’éventerait-elle pas le mystère de son tourment ?

Ah ! que l’homme redouté partît, et l’horrible menace disparaîtrait.

Mais, s’il ne partait point ? Si les relations continuaient ? Pour quel motif plausible Bernard fermerait-il sa maison à Glenka dont il n’avait reçu que des procédés, en apparence, exquis ? Il se laissait emporter à l’hypothèse du parfait désastre : Hélène le trompant, l’abandonnant, divorçant… Du moment où elle voudrait sa perdition, il savait son impuissance à l’empêcher. Aussi, dans sa détresse, rebondissait-il vers la prière, son unique refuge :

— Mon Dieu, suppliait-il en silence, vous êtes le Maître. Il dépend de vous que, lui, s’en aille, et que la triste Hélène retrouve son cœur d’autrefois. J’ai renoncé au peu que je croyais avoir ; l’honneur me restait et, avec mes enfants, ce quelque chose qui n’est ni de l’or, ni une maison, ni du pain, mais la foi en l’épouse que vous m’avez donnée. Perdre encore cela, non, ce calice est au-dessus de moi, je n’en suis pas digne !

Les parties succédaient aux parties ; Mme Restout, acharnée à se défendre, regagnait un peu « du poil de la bête » et réussissait quelques tricks avantageux. Hélène, tout d’un coup agacée de faire le mort, se leva, déclara qu’elle ne jouait plus.

— Paulette, avertit Bernard, tu as entendu sonner dix heures ; Adèle est au lit ; viens dire bonsoir et va vite la rejoindre. Allons !

Paulette, à genoux sur une chaise derrière son oncle, ne grouilla pas plus que si son père eût apostrophé la pendule ou Tuong. Irrité de cette insoumission publique, Bernard vint à elle et, de force, la mit debout.

— Tu me fais mal, grogna Paulette, presque se débattant.

— Pauvre mignonne ! soupira Mme Restout, qui donnait, comme toujours, tort à son gendre.

Paulette, encouragée à la résistance, pleurnichait, se rebiffait. Il l’entraîna par la main hors de la chambre ; sur l’escalier, Hélène les rejoignit :

— Laisse-la, commanda-t-elle, énervée contre tous les deux, c’est moi qui la mènerai coucher.

Il rentra ; son absence avait duré une minute à peine. Par une méfiance insolite, il regarda sur la table du jeu les mises imprudemment prêtées. Celle d’Hélène paraissait intacte ; mais Jules n’avait plus à côté de lui que sept ou huit billets, sa mère, trois ou quatre ; qu’était devenu le reste ?

Jusqu’à la fin de la partie, il ne dit rien. Seulement, il se demandait, indigné, si Jules avait saisi l’occasion d’une simple farce, se ménageant de restituer la mise avant que son distrait beau-frère en eût constaté la fuite ou, s’il osait, de compte à demi avec sa mère, le rançonner sournoisement. La nécessité d’une explication le fâcha davantage que la perte possible de l’argent ; saurait-il garder son sang-froid ? Immobile en face des joueurs, il les dévisageait tour à tour, affectait une insistance à considérer les billets. Jules se maintenait impassible ; Mme Restout trahissait sur sa mine un je ne sais quoi d’ironique et d’insolent. Lorsque, schlem encore une fois, elle eut capitulé, Bernard s’approcha du jeu et, le plus posément qu’il put, toisant Jules qui paraissait ne point prêter attention à lui :

— Eh bien ! dit-il, un farfadet a subtilisé ta mise et ton gain ?

— Mon gain, le voici, répondit Jules, en exhibant les billets qu’il avait laissés sur la table.

— Oui-da ! et les autres ?

— Les autres ? quels autres ?

— Voyons ! Et la liasse que je vous ai prêtée ?

— Le farfadet, je pense, la rapportera. Mais que ferais-tu s’il la semait en route ?

— Demain, mon cher, je déposerais une plainte contre lui pour abus de confiance, escroquerie et vol qualifié.

— Ah ! vous voilà bien, les mystiques, vous qui crachez sur l’argent. Dès que le vôtre est en cause, il n’y a pas de plus féroces bourgeois…

— Jules, interrompit Bernard tristement, — et une colère comprimée frémissait dans sa gorge, — ton inconscience m’épouvante. Tu ne vois donc pas où nous en sommes ! D’ici quelques mois, je ne sais plus comment nous ferons ; si un miracle ne nous dégage, nous n’aurons plus rien devant nous que des dettes. Il ne nous restera qu’à gratter avec l’ongle le fond de la salière et à nous sucer le doigt. Ces coupures que tu as fait semblant de me filouter, elles représentent les suprêmes bouchées de pain d’Hélène et des enfants.

— Tu exagères, mon vieux, répliqua Jules, s’arrogeant un ton de conseiller qui prend les choses de haut, c’est bien simple ; si tu es hors d’état de payer Bonfils, avertis-le, ou, sans l’avertir, cesse de payer. Tant que durera le moratorium, il ne peut rien contre toi…

— De quoi s’agit-il ? s’étonna Hélène, rentrée sur ces entrefaites. A l’air des deux hommes elle flairait un conflit grondant.

— C’est Bernard, s’empressa d’expliquer Mme Restout, qui prend très mal une plaisanterie…

Presque agressif, Bernard se tourna vers elle :

— Une plaisanterie, ma mère, vous l’avouerez, au moins, hors de saison. Après tout ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria Jules, croisant les bras et défiant Bernard d’un froncement de sourcils. Tes rancunes ont les dents longues. Est-ce ma faute si la guerre, comme une bande de sangliers, a saccagé notre exploitation ? Est-ce ma faute si j’ai dû partir, si j’ai été blessé ? Est-ce ma faute si Dervart nous tourne le dos ?

« Mais, continua-t-il radouci, car il sentait que sa véhémente riposte mordait sur son beau-frère, laisse-moi te parler sérieusement. Il faut que j’aille quelques jours à Paris pour m’occuper de vos intérêts. On m’a mis en rapports avec un homme intelligent qui se charge, aussitôt reprise la hausse des matières premières, de lancer nos actions. Je dois lui donner rendez-vous…

— Quel est cet homme intelligent ? demanda Bernard, prévoyant déjà où Jules allait en venir.

— Le banquier Sarug.

— Oh ! Sarug, je l’ai vu. Il m’a fait horreur. Une tête de vautour sur un charnier, un gibier de potence, un trafiquant de ruines ! C’est à lui que tu veux confier notre salut ! Il fera sa main et laissera ensuite dégringoler l’affaire. Nos titres iront pourrir aux Pieds humides.

— Tu me crois donc totalement idiot ? releva Jules, de nouveau âpre.

Et, en termes précis, mais saccadés, il recommença l’exposé de son projet. Peu importait que Sarug fût honnête ou non ; le plus grossier bon sens l’intéresserait au succès de l’entreprise, puisque, ayant versé seulement cent mille francs, il recevrait deux mille trois cents actions d’apport comme les anciens associés.

— Alors, se récria Bernard, je serais l’associé de Sarug, d’un affreux Juif ! Cela, non, jamais !

— Que peut te faire Sarug ou un autre ? répliqua Jules, sans paraître inquiet du refus de Bernard. Tu n’auras pas besoin de le voir ni de correspondre avec lui. Mais moi, il faut que je le voie et, pour ce voyage, quelques centaines de francs me sont nécessaires. Comprends-tu qu’il est urgent de me les avancer ?

— Mon ami, dit Bernard, la main dans la fente de son gilet, tu sais te débrouiller ; trouve cet argent où tu pourras. Quant à moi, je ne peux plus rien ; nous sommes à quia ; et, d’abord, rends-moi ce que je t’ai prêté tout à l’heure.

— Tiens, le voilà ! Voilà vos suprêmes bouchées ! vociféra Jules, subitement furieux.

Il empoigna le paquet de coupures dissimulées entre la table et ses genoux, les éparpilla sur le tapis vert et, se dressant, il s’élança vers la porte :

— Du diable si je remets les pieds dans ta cambuse ! Tu pourras bien crever sans moi !

Hélène se jeta au-devant de lui, cherchant à l’apaiser. Mais, comme un frénétique, il la bouscula :

— Ton mari est un jean-foutre. C’est fini. Je ne reviens plus !

Au bord de l’escalier, il se retourna pourtant :

— Mère, demain, viens me voir.

Et, la main sur la rampe, il descendit quatre à quatre, dans les ténèbres. En bas, il tira derrière lui la porte de l’allée si brutalement que toute la maison, toute la rue trembla. Le tonnerre de sa voix avait réveillé Charles ; l’enfant se crut en plein cauchemar ; il se souleva hors de sa couche, émit des gémissements étouffés. Paulette, en chemise, pieds nus, sortit de sa mansarde malgré les adjurations d’Adèle qui voulait la tenir à distance d’une déplorable scène.

— Qu’est-ce qu’on fait à mon oncle ? geignit la petite masque, ne demandant qu’à verser de l’huile sur le feu.

Hélène la chassa vers son lit et, revenue auprès de Mme Restout :

— Vraiment, dit-elle, ce malheureux Jules n’est pas guéri. J’ai peur que sa tête ne s’en aille tout à fait.

— Aussi, répliqua sa mère, son entourage devrait avoir des précautions.

Elle regardait, en lui assénant ce reproche, Bernard incliné au-dessus de Charles qui se rendormait ; le profil de son gendre était celui d’un homme consterné ; mais elle ne devina point la cause de son angoisse ; une seule idée le bouleversait :

— Si Jules ne revient plus, Hélène reprendra ses visites à l’hôpital, elle reverra Glenka !

On eût dit que les conjonctures se coalisaient pour l’achèvement de son infortune. Il avait défendu contre Jules le budget du prochain mois, la nourriture des siens, et son mouvement d’énergie servirait à faciliter une catastrophe pire que tout. La conspiration de puissances maléfiques tournait à son dam ses actes virils comme ses faiblesses. De plus forts que lui eussent été, sur l’instant, accablés. Il répondit néanmoins à sa belle-mère :

— Cette crise n’aurait pas eu lieu, si Jules n’avait tenu entre ses doigts la tentation des billets.

Mme Restout prit sa figure la plus pincée et, tortillant la chaîne d’or qui décorait sa maigre poitrine :

— Naturellement, dit-elle, je suis cause si Jules paye les suites de sa blessure, si le pauvre garçon n’est pas toujours maître de ses nerfs. Mais, mon cher, je comprends un peu son exaspération. Vous êtes d’une mesquinerie dans vos prudences ! Quand on se croit près du naufrage, on ne marchande pas au sauveteur le bout de corde dont il a besoin pour vous repêcher.

Bernard avait trop beau jeu à se défendre. Toutefois, il lui répugnait d’étaler sa misère devant Mme Restout, alors qu’il l’hébergeait sous son toit. Quand il eut pourtant révélé la balance de son avoir et des besoins du ménage, cette femme épineuse, implacable dans les rancœurs de sa vanité, ne trouva pas un mot de compassion :

— Puisque vous en êtes là, résolut-elle, vous faites bien de m’avertir. Je ne veux pas rogner « vos suprêmes bouchées ». Demain, j’irai embrasser Jules et, le soir, je me rembarquerai pour Brest.

Hélène la supplia de rester. Bernard ne se joignit pas à ses instances. Sa belle-mère pesait sur Hélène d’une si louche mondanité ! Ses propos n’étaient que « de blouses kimonos en tulle brodé de perles, de combinaisons en batiste, de crème pour effacer les rides ». Elle se plaisait à nommer des femmes qui, ayant divorcé, se remariaient brillamment. Était-ce donc une politique en vue de pervertir Hélène ? Ou plutôt se consolait-elle de vieillir sans gloire par des images de luxe et de désordre extravagant ? Répercuté dans sa frivole cervelle, le chaos de la guerre y semblait avoir démoli les principes de conduite que jadis elle révérait au moins en paroles.

Lorsqu’elle se fut retirée, Hélène, pensive et lente, se déshabilla. Elle excusait Jules du cynique escamotage des billets et de l’esclandre abominable ; Jules était un malade digne de commisération. Mais, devant elle, Bernard sortait diminué de ce conflit où il n’avait cependant lutté, elle le savait bien, que pour elle et ses enfants. « Ton mari est un jean-foutre », l’injure demeurait collée, comme un crachat, sur le dos du malheureux. Jules aurait-il osé la vomir, si Bernard l’avait tenu en respect ? Un faible qui résiste, mais trop tard, appelle sur soi l’ignominie.

Ces violences de Jules, Bernard n’y songeait plus en tant qu’elles l’offensaient lui-même. Il s’abusait de l’espoir qu’après une pareille incartade Hélène s’abstiendrait quelque temps d’aller voir son frère. Il lui dit, presque bas, car un mince briquetage séparait leur chambre de celle où il entendait sa belle-mère vaquer à une minutieuse toilette :

— Jules nous reviendra, et d’ici peu. Il a encore plus besoin de moi que moi de lui. Sans ma signature, il ne peut pas constituer sa société. Nous sommes deux galériens rivés au même banc…

— Nous sommes trois galériens, corrigea en sourdine Hélène.

— … Jusqu’à ce qu’il revienne, continua Bernard, tu ferais bien, je crois, de ne pas retourner vers lui. Il mérite une leçon. Il comprendra ses torts d’autant plus vite que nous n’aurons pas l’air d’être à ses genoux.

— Demain, répondit-elle, maman tient à ce que je l’accompagne. Ensuite, nous verrons.

Bernard, en insistant, eût démasqué ses alarmes. Donc, la chose qu’il redoutait allait s’accomplir ; les rencontres avec Glenka recommenceraient. Une étrangeté lui confirma l’insolite agitation d’Hélène : elle prétendit qu’il faisait trop chaud, qu’elle ne pourrait dormir sous son drap ; et, la bougie éteinte, les volets rouverts, elle s’allongea dans un fauteuil, près du balcon, offrant sa gorge nue aux souffles allégés de la nuit. Bernard ne voulut pas se coucher avant elle ; et il s’étendit dans un autre fauteuil, à l’autre bout de la chambre.

Des miaulements implorateurs troublèrent, sous les fenêtres, la rue inerte. Tuong s’était sans doute échappé entre les jambes de Jules, l’avait suivi peut-être jusqu’aux abords de l’hôpital, et, au terme d’une escapade fantaisiste, il demandait à rentrer.

Bernard descendit ouvrir au chat. Mais, au lieu de remonter à l’instant, il poussa la porte de la cour et s’y promena. Au-dessus de sa tête un morceau d’infini brillait ; dans le Jardin des étoiles respirait une paix divine ; un même esprit d’amour brûlait à travers les mondes heureux.

— Et moi, pensait Bernard, les doigts crispés parmi ses cheveux aériens, je me consume, seul avec ma souffrance. Je porte en moi une capacité d’aimer plus vaste que ces espaces ; et je ne sais pas être aimé de la femme que j’aime. Son cœur est une crypte sans escalier, une crypte désaffectée. Que faire, ô Seigneur, pour qu’elle m’aime, si elle ne Vous aime plus ?

Il regagna la chambre à pas sourds, afin de ne réveiller ni les enfants, ni Hélène, au cas où elle se fût assoupie. Aux incertaines clartés qui entraient du dehors, il discerna que le fauteuil, près du balcon, était vide, et qu’il n’y avait personne dans le lit. Mais de la chambre voisine, maintenant entreclose, sortait le murmure d’une voix marmonnante. Hélène avait rejoint sa mère : elles s’entretenaient si bas qu’il ne percevait aucun mot de leur conversation. Ce chuchotement féminin dura près d’une demi-heure ; à la fin, il perdit patience, s’avança, et avertit d’un ton affectueux :

— Hélène, il est minuit passé ; si tu ne viens pas dormir, tu n’en pourras plus demain.

Elle étouffa un petit rire, auquel répondit, plus moqueur, celui de Mme Restout.

Ils se couchèrent comme deux fantômes. La nuit s’éternisa jusqu’à l’aube, dans l’insomnie commune, silencieuse et lourde, lui, dévoré d’une tendresse incommunicable, elle, nourrissant au fond de sa poitrine un feu dur, semblable parfois à ce que doivent sentir les réprouvés, au désir sans espérance.


Le lendemain, pas plus que Glenka, Brouland ne parut à la librairie. Bernard fut affecté de son absence : quel rôle Brouland remplissait-il auprès de son équivoque ami ? Est-ce qu’il servait ses passions ou les morigénait ? Assurément, Glenka lui avait laissé deviner ou confié quelque chose ; son dernier regard, la veille, était appesanti de sous-entendus. Bernard voulait demeurer convaincu de sa droiture ; mais il en arrivait à l’insécurité d’un homme « qui fuirait devant un lion et verrait surgir un ours, qui entrerait dans sa maison, appuierait sa main sur la muraille, et un scorpion le mordrait ».

Par tendresse et aussi par nonchalance, il avait besoin de croire aux autres ; l’obligation de vivre, même avec les siens, comme un guetteur, l’œil au créneau, lui promettait un supplice de toutes les minutes.

Mme Restout et sa fille étaient, l’après-midi, allées voir Jules. Il les suivit en idée, tremblant pour Hélène, la défendant à distance, contre le péril d’une rencontre, trop certaine si l’amant, comme elle, la souhaitait. A son retour, il observa qu’une flamme étincelante et légère vibrait en ses prunelles ; une sorte de vapeur lumineuse satinait ses tempes et clarifiait ses joues rosées. Bien des fois, jadis, il avait idolâtré sur son visage cette fugitive transfiguration du bonheur ; mais l’y revoir suscitée par un autre, ce fut une affreuse révélation. Néanmoins, il trouva le courage de se maîtriser :

— Vous avez rencontré les docteurs ? interrogea-t-il simplement. Il était debout sur un escabeau, rangeant des livres au bout d’un rayon, et plongeait sur les deux femmes, tandis qu’elles ne pouvaient, d’en bas, espionner sa physionomie.

— Non, répondit Hélène, Brouland est malade.

Elle précéda sa mère en femme pressée d’aller revoir son intérieur et disparut derrière la tenture fleurdelisée.

— Et Glenka ? continua Bernard, avant que sa belle-mère eût suivi sa femme.

— Glenka se promenait sous le cloître avec un médecin à cinq galons. Il l’a quitté pour venir nous saluer. Il m’a demandé de vos nouvelles affectueusement.

— Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Oh ! charmant, adorable, et un homme superbe. La morbidezza du Slave et la fine aménité provençale… Nous sommes peu restées dans la salle de Jules. Jules avait une migraine atroce. Glenka nous a dit que cinq minutes au gros soleil pourraient lui être mortelles. Je me demande ce qui l’attend, s’il regagne Singapour. Et, tout à l’heure encore, il déclarait qu’il veut repartir avant six mois !

Elle soupira ; mais, comme Bernard, au sujet de Jules, lui opposait un froid silence :

— Vous êtes heureux, on le sent, reprit-elle, quand vous palpez des bouquins. Quel bibliothécaire admirable vous eussiez fait !

Elle ne parlait plus de « se rembarquer » pour Brest dès le soir même ; elle cherchait à reconquérir son gendre ; plus il la tenait à distance, plus elle le cajolait par de menues gentillesses, comme si elle eût voulu panser les piqûres d’épingle dont elle l’avait criblé.

— Que prépare cette chattemitte ? se méfiait Bernard, condamné désormais à de trop justes soupçons.

Hélène était revenue sémillante, allègre ; et, s’apercevant qu’il avait cassé la chaîne de sa montre :

— Pour ta fête, dit-elle gaîment, — ce sera mon cadeau de misère, — je t’en ferai arranger les mailles.

Bernard parut touché et lui baisa la main. Il n’eût demandé qu’à se laisser reprendre. Mais les bonnes grâces d’Hélène ne se révélaient-elles pas concertées avec le manège de Mme Restout ? Et il fut réduit à cette déchirante incertitude :

— Si elle ment, pourquoi ment-elle ? Veut-on m’extraire par la douceur ce que n’ont su obtenir les sottises de Jules ? A moins que de pires motifs ne l’entraînent à m’abuser…

Bernard avait le cœur trop simple pour atteindre toute l’indistincte vérité. Hélène, après s’être, de longs jours, débattue contre l’attrait dangereux qui la précipitait vers Glenka, se croyait maintenant à bout de forces, ne se défendait presque plus. Mais, en cédant à une inclination qu’elle ne voulait pas appeler de l’amour, elle s’imaginait en compenser la faiblesse dans un retour de générosité ou de compassion envers son mari. L’illusion de cet équilibre lui assurait un moment de répit, une délivrance apparente. De là son retour à la joie, à une fausse joie, prélude d’horribles bouleversements.

Et, au-dessus de ce dualisme, pour en couvrir la duplicité, une raison moins secrète émergeait, lui conseillait d’amadouer Bernard, de le soumettre à ses vues. Elle discernait l’erreur commise, la veille, par Jules, le cynisme du simulacre de friponnerie et de la sortie furibonde où s’était mêlé, elle le devinait, un cabotinage combiné d’avance. Jules professait qu’il faut, « pour assouplir les gens, les aplatir et les terrifier ». Cette maxime de marchand d’esclaves, imprudemment appliquée à son beau-frère, n’avait pas réussi. Or, il ne pouvait se passer de Bernard, et celui-ci le comprenait bien. Alors que Jules s’était aventuré à exiger un million et demi, quêter pour un voyage « quelques centaines de francs » atterrait son orgueil. Il aimait mieux « rebrasser en famille le haillon de sa gueuserie » que mendier à Fergus Fergusson, quand il aurait son adresse, ou à Glenka.

A Glenka. C’était la peur d’Hélène que son frère ne lui fît un emprunt. Cette démarche de Jules l’aurait vexée comme une malencontreuse indélicatesse. Donc, tout à l’heure, elle l’avait engagé de toutes ses forces à se raccommoder avec Bernard, et, sa mère la secondant, elle recousait de son mieux la déchirure qu’elle sentait béante.

Le soir, dans l’intimité de leur chambre, elle fut discrètement séductrice. Très peu de coquetterie suffisait auprès d’un homme dont la jalousie attisait l’amoureuse inquiétude. Elle-même, en s’offrant à lui, ne savait guère si elle mentait ; elle leurrait dans les joies permises l’attente des autres qui la brûlait.

Bernard, une fois de plus, essayait de la croire sincère. Ah ! s’il avait pu effacer comme un cauchemar les présomptions accumulées ! Quand il attirait Hélène entre ses grands bras, il connaissait les affres d’un avare qui se dit en palpant et en contemplant son trésor : « Demain, peut-être, il me sera volé ». Puis il se reprochait de la désirer avec l’égoïste cupidité de son cœur ; il aurait voulu lui cacher la frénésie de ses sens torturés, paraître l’aimer comme d’habitude :

— Je mérite de la perdre, puisque je tiens à elle autant qu’un lion à sa proie.

Hélène était surprise de ses ardeurs excessives ; mais elle ne soupçonnait pas qu’il fût jaloux :

— Il me sent moins à lui, conjecturait-elle ; donc il est d’autant plus à moi.

Aussi, dès le jour d’ensuite, — Jules la secouait, — elle crut pouvoir tenter, afin d’obtenir ce qu’attendait son frère, un décisif assaut.

Dans la matinée, au moment où le magasin ne montrait encore, passant et repassant derrière ses vitrines, que le romantique profil du boutiquier, elle y descendit et vint s’asseoir près de Bernard, tandis qu’il comptait en sa caisse la monnaie préparée pour les clients possibles.

— Maman fait sa toilette, dit-elle. Ici, nous pouvons causer.

Elle posa ses doigts sur les siens, répétant, sans qu’elle y songeât, le geste de Woronslas, l’autre soir. Le simple effleurement de cette main ranima chez lui, jusqu’en ses moelles, d’amollissantes délices. Il regardait les lèvres que les siennes avaient pétries de baisers innombrables se séparant pour articuler des paroles qu’il cherchait à croire. Mais un recul obscur lui suggérait devant cette tendresse même un retour de méfiance : « Que veut-on de moi ? »

— As-tu bien réfléchi, dit Hélène, les yeux dans ses yeux, à ce que nous allons faire les prochains mois ? Il nous faut un plan d’offensive contre les événements.

— Oui, répondit-il avec une tristesse naïve, parce qu’il lut aussitôt dans son jeu, nous allons être contraints de vendre quelque chose.

— Et quoi ?

— Il y a ton bureau Louis XV, envisagea Bernard. Mais je ne veux pas t’en séparer. Il est pour moi le signe d’un avenir plus clément. Ton rêve de l’autre nuit, je ne l’oublie point…

— Oh ! mes rêves, fit-elle, c’est de la cendre, de la fumée, je ne sais quoi. Non, ce bureau, je l’abandonnerais. L’heure est venue d’être héroïque. Mais qu’en aurions-nous ? Deux ou trois mille au plus. Et ensuite ?…

— Alors, que veux-tu vendre ?

Elle ne répondit pas ; seulement son regard se détourna et désigna l’armoire flamande, pompeuse comme une reine en parade, sous le plafond bas que touchait sa massive corniche. Bernard avait compris où elle voulait l’induire et le crève-cœur eût été rude si le cataclysme moral suspendu sur sa maison n’avait dépouillé de leur importance les plus chers vestiges de la fortune passée.

— L’armoire ! proféra-t-il dans une calme désolation. Depuis deux siècles peut-être on se l’est transmise chez les Dieuzède. C’est le seul débris d’un patrimoine dû à nos enfants… Attendons, pour la mettre à la voirie des enchères, de n’avoir plus rien.

— Mais tu le répètes assez, insista Hélène, que nous n’avons plus rien ! Aimes-tu mieux entendre tes enfants crier famine ou les priver d’un vieux meuble qu’à ta mort ils monnaieront ? Et songes-y : elle vaut au moins trente mille. Nous voilà sauvés pour un an ; et, d’ici là, tant d’imprévu peut arriver…

— Écoute, reprit Bernard, serrant entre ses mains la main d’Hélène, avant huit jours je me déciderai. Ne précipitons pas une si grave affaire. Tu le sais, je ne suis attaché en ce monde qu’à un seul bien, à ton amour ; s’il me reste, je suis heureux.

Il commenta d’un regard tendrement scrutateur cette involontaire confession de sa clairvoyance. Hélène baissa les yeux et répliqua par un baiser muet plus froid encore que l’autre semaine, lorsqu’elle l’avait remercié de l’éventail. Quel chemin elle avait fait, en quelques jours, dans l’éloignement de son mari ! La blessure de ce baiser transfixa Bernard : maintenant qu’Hélène tenait sa quasi promesse de consentir à la vente de l’armoire, elle se dispensait d’un simulacre d’affection qui l’ennuyait comme une hypocrisie. Car son naturel était franc, d’une fougueuse indépendance, et Bernard n’était pas loin de supposer qu’une fois ou l’autre, si un revirement miraculeux ne la sauvait, elle lui signifierait sans ambages :

— C’est fini ; Je ne t’aime plus.


L’après-midi, vers trois heures, les béquilles de Me Lendormy résonnèrent sur la chaussée, au tournant du carrefour ; il les manœuvrait si dextrement que la vélocité de sa marche ressemblait, disait-il, « à la course d’une autruche portée par ses ailes dans le vent du désert. » Aussitôt il parut en face de la librairie, et il y entra tout droit pour lire, comme d’habitude, les journaux. Il était rasé de frais ; son veston noir se donnait la mine d’être neuf, et, lorsqu’ayant grand chaud, il eut posé son feutre sur une chaise, Bernard s’étonna de son crâne presque nettoyé :

— Vous êtes de noce aujourd’hui ?

— Pardon ! M. Dieuzède, répondit l’huissier, j’arrive de la salle des ventes où j’ai suivi quelques meubles qu’un farceur d’antiquaire s’amusait à pousser, histoire de mettre en rogne un collègue qui les voulait. Une petite vitrine, dont je n’offrirais pas quat’sous, a fait dix-neuf mille. C’est insensé !

Bernard, en ce moment, venait d’ouvrir l’armoire flamande, y serrait un in-octavo gothique à dos fauve orné de feuillages, très rare exemplaire du livre de Jean Bouchet : Les Triumphes de la noble et amoureuse dame et lart de honnestement aymer. Le vieux baron Lancelot, à court d’argent, l’avait chargé d’en tirer un bon prix, et Bernard allait le confier à Durel.

Me Lendormy se dirigea vers l’armoire, curieux d’inspecter ce qu’elle enfermait. Il palpa le bois qui garnissait l’intérieur des panneaux :

— Peuh ! murmura-t-il, du sapin !

— Du sapin d’Alsace, expliqua Bernard. Dans toutes les armoires anciennes on insérait des bois variés.

— Dame ! il est solide ; et je vous en souhaite d’aussi bon, quand vous serez mort, pour le cercueil où vous moisirez. Mais du sapin est toujours du sapin et ça ne vaut ni du noyer ni du chêne.

— Vous plaisantez, M. Lendormy. Mon armoire est une pièce à peu près unique. Je n’en ai vu qu’une semblable et moins belle, au musée de Colmar.

— Si j’en crois une dame de mes amies, contesta l’huissier, Rodin, le fameux sculpteur, possède une armoire comme la vôtre, et plus avantageuse.

Qui était cette dame ? Mme Macreuse apparemment, puisqu’elle faisait sonner haut ses relations avec Rodin. Quels louches commerces l’acoquinaient à Lendormy ? Si elle lui avait cité l’armoire de Rodin, ce devait être en guignant celle des Dieuzède.

— Un commissaire-priseur, à Brest, appuya Bernard, me l’a estimée, au bas mot, trente mille francs.

Me Lendormy pointa sur l’honnête face de Bernard son œil torve, et ses lèvres de sangsue se gonflèrent comme dans un mouvement de succion. Sa pensée fut : « Nous y voilà ; il veut y vendre. »

— Méfiez-vous, mon cher monsieur, insinua-t-il, des commissaires-priseurs. Ces gas-là sont trop malins. Mais, sur votre armoire, vous vous forgez des illusions. Qu’est-ce qui voudrait, à c’te heure, de ce monument ? Un grand seigneur ? Il n’y en a plus. La Fortune est une vieille farceuse. Transmutat honores, comme dit Horace dans l’Écriture Sainte. Vous qui êtes un érudit, M. Dieuzède, vous savez ça mieux que moi. Les engraissés de la guerre ne sont pas forts pour les antiquités. Le nouveau les arrange mieux… Elle est plus lourde qu’un éléphant, votre armoire. Si jamais vous me faites l’honneur d’entrer chez moi, je vous montrerai dans ma salle à manger un buffet Renaissance qui provient du garde-meuble de Compiègne. Authentique, il a tous ses papiers. Celui-là, c’est de l’élégance, de la vraie, ou je ne m’y connais pas. Et puis, laissez-moi vous l’apprendre, votre armoire tient compagnie aux fleurs de lys du rideau, elle a l’air d’une manifestation politique. Si la peste, au respect que je vous dois, monte la garde le long de votre devanture, ne cherchez pas ailleurs qui vous l’amène. Quand on achète chez vous, on se compromet, et, ici, on n’aime point à se compromettre. Vos fleurs de lys et votre meuble, vous feriez mieux de les remiser dans vos chambres, de mettre à la place de ladite armoire un rayonnage où vous poseriez en piles le Bréviaire d’amour, la Clef des songes, avec des cartes postales un peu… guillerettes. Je vous jure que vos affaires se débrouilleraient.

Bernard haussa les épaules ; toujours la ritournelle : s’avilir ou crever de faim ! Mais Lendormy avait prise sur son vouloir, en tant qu’il le contredisait ; accroché par un secret hameçon, au lieu de laisser venir à lui son homme, il se laissa tirer dans ses eaux, et même devança, comme impatient d’en finir, l’attente du rapace usurier.

— Monsieur Lendormy, vous êtes peu capable d’apprécier le grand caractère d’un meuble qui ne ressemble à aucun. Vous comprenez pourtant qu’il vaut son prix. Connaîtriez-vous un prêteur sur gages qui le prendrait en dépôt, jusqu’à ce que la crise présente soit conjurée ?

Instantanément, Lendormy se composa une figure sérieuse et rigide, celle d’un finassier qu’on tâte sur son terrain. Jamais il n’aurait cru emporter si vite la position ; il convoitait, depuis des mois, l’armoire et savait qu’un courtier américain lui en offrirait dix mille dollars. L’important, pour lui, était de se l’adjuger au meilleur compte possible :

— Ces gens sont à bout, songeait-il, l’index contre sa joue gauche et caressant du pouce son menton huileux.

Après un silence à dessein prolongé où il étudiait sardoniquement la physionomie de l’emprunteur contractée par l’incertitude :

— Un prêt sur gages ? fit-il en haussant les deux bourses de ses sourcils. Dame ! Les temps sont étroits. Dès qu’on déplace une somme, on perd un argent fou…

Et il regardait vers le plancher, à la façon d’un homme qui cherche, mais ne trouve pas.

— Voyons, mon voisin, dit Bernard qu’irritait cette comédie. Ce n’est point d’hier que je vous connais. Avec moi dispensez-vous de ces barguignages. Êtes-vous disposé à me prêter sur l’armoire huit mille francs, et quels intérêts demanderiez-vous ?

— Huit mille francs ! Comme vous y allez, mon pauvre monsieur ! Où les prendre ? Et, si vous ne me les rendiez pas, je ne serais jamais sûr, en vendant votre guimbarde, de rentrer dans mes avances.

— Alors, n’en parlons plus, répliqua Bernard, ferme tout d’un coup. Mon beau-frère doit aller à Paris la semaine prochaine ; il s’en occupera.

Sec et dépité, Lendormy se contenta de répondre :

— Si vous voulez. Faites pour le mieux. Mais on ne peut tirer du sang d’une pierre.

Il s’assit, déplia un journal, et la négociation tomba. Bernard, tandis qu’il servait une cliente âgée, une grand’mère qui venait acheter à l’usage de son petit-fils les Mémoires d’un âne, s’appliqua le titre du livre qu’il enveloppait.

— L’âne exemplaire, c’est moi. J’ai révélé notre détresse à ce gredin-là. J’ai menti en disant que Jules vendrait l’armoire ; du diable si je la remettrais entre ses mains douteuses. Et tout cela pour rien !

Cependant, il examina Lendormy ; les yeux de l’hypocrite huissier restaient figés sur la colonne d’un article, toujours au même endroit ; donc son esprit travaillait, tourmenté d’autre chose, à cent lieues du journal. Bernard, en même temps, recomposait les phrases de son refus évasif. Il pénétra son désir cupide ; le maquignon dépréciait « la guimbarde », parce qu’elle le tentait ! Aussi Bernard, certain de reprendre la conversation, décida-t-il d’attendre que Lendormy la rengageât.

Une conjoncture, dès le lendemain, lui fut secourable. Au moment où Lendormy se trouvait là, cette fois absorbé dans la lecture du Matin, un prêtre entra, jeune et maigrelet, dont les épaules pointaient sous une soutane usée ; un nez aigu, un front d’une hauteur excentrique, une pâleur parcheminée, intellectuelle en quelque sorte, et le cordon partant de son binocle pour s’ajuster derrière son oreille, lui faisaient un visage doctoral qui semblait convenir à un théologien bouquineur, sinon à un ascète. Il se nomma : l’abbé Poncelet, curé de Saint-Ulphace, petite paroisse reléguée aux confins du diocèse. Il savait que M. Dieuzède détenait un rarissime opuscule de saint Bonaventure, Stimulus divini amoris devotissimus, édition de Paris, 1526, en deux tomes ; et il demandait à y jeter un coup d’œil.

L’opuscule était dans l’armoire ; Bernard la rouvrit. L’abbé, quoiqu’il fût pauvre, ne résista pas à la démangeaison d’acquérir un ouvrage sublime par son contenu, un ouvrage dont nulle bibliothèque ecclésiastique, peut-être, ne possédait plus la précieuse édition. Bernard le lui céda pour quatre-vingt-dix francs, ne se réservant qu’un dérisoire bénéfice. Mais il lui plaisait d’entendre le prêtre érudit, enthousiaste devant l’armoire elle-même et sa noble structure, s’écrier ingénument :

— Ce meuble vaut une fortune.

Lorsque l’abbé Poncelet se fut retiré, Lendormy se leva, s’approcha d’un air mystérieux :

— Vous savez, mon voisin, j’ai rencontré, par hasard, une personne qui aurait les moyens de vous prêter sur ce meuble. Seulement, elle ne veut pas se nommer ; elle fait le bien avec prudence et discrétion. Elle estime qu’un prêt de six mille, c’est le maximum, et, vu les risques, elle exige du quinze pour cent. Si la combinaison vous agrée, vous signerez un billet en bonne forme par lequel vous reconnaîtrez que, dans le cas où un des termes échus sera impayé, le gage cessera d’être à vous. Aussitôt d’accord, je le ferai prendre, un soir, quand vous voudrez, sans bruit, de sorte que personne ne s’aperçoive de rien dans le quartier, et transférer en mon domicile, comme étant le tiers responsable, désintéressé, croyez-le, et tout à vot’service.

Bernard le regarda, stupéfait du patelinage où l’huissier enfarinait l’effronterie de ses propositions. Son premier mouvement fut de le pousser par les épaules hors du magasin. Le prêteur anonyme, — si ce n’était point Lendormy lui-même dissimulé derrière Lendormy, — escomptait sa misère totale, son impuissance à rembourser la somme et à servir au jour dit les intérêts. Fallait-il que sa ruine fût patente ! Autrement, on n’eût pas osé lui offrir des conditions étrangleuses. Rien encore ne l’avait mis, comme ce marché cynique, en face de sa déchéance sociale. Mais il convient au pauvre d’être patient. Bernard écouta jusqu’au bout et fit cette simple réponse :

— Monsieur Lendormy, la personne qui nous prêterait s’entend aux affaires. Elle s’y entend trop bien. Il y a, dans votre projet de contrat, des points qu’elle devra changer. Sans quoi, j’aimerais mieux vendre à l’encan, n’importe à quel prix… Et, d’abord, il faut que j’en parle à ma femme…

— Pourquoi d’abord ? interrompit acerbement l’huissier. Êtes-vous donc comme ce personnage de Molière, Georges Dandin, je crois, qui ne savait pas aller à la garde-robe, sans que sa femme lui en donnât congé ?

Bernard, exaspéré par la comparaison, serra les poings et se redressa de toute sa hauteur pour écraser sous son mépris le drôle insolent. L’arrivée de Mme Restout coupa court à leur colloque ; elle revenait de l’hôpital où, cette fois, Hélène ne l’avait pas accompagnée. Jules était encore souffrant, mais « héroïque », disait-elle, et plus sûr de lui que jamais. Oui, son fils méritait l’admiration, la gratitude absolue des siens. Quel autre, avec si peu de ressources, aurait lancé une grande entreprise, inspiré confiance aux capitaux ? Et, malgré la guerre, malgré une blessure qui l’atteignait dans le principe même de sa force, il ne doutait point de son avenir ! O la superbe énergie ! Bernard prêta une oreille vague au panégyrique ; il estimait chez son beau-frère les aptitudes d’une intelligence organisatrice et conquérante, il ne croyait plus à sa moralité ni à son succès ; et il savait trop où visaient les chauds discours de Mme Restout.

La première annonce des offres de Lendormy fit bondir Hélène indignée : l’huissier n’était qu’un répugnant fripon ; et que faire de six mille francs réduits presque à cinq par les monstrueux intérêts ?

— Avant six mois la famine sera, de nouveau, à notre porte, nous serons plus enfoncés dans un cloaque de dettes. Nous avons besoin d’avances qui durent une année ; donc il faut vendre.

Mais Bernard objecta :

— Sommes-nous sûrs de bien vendre ?

Et Adèle, si discrète d’habitude, traversa, au milieu de la discussion, la chambre de ses parents, dit à sa mère avec une surprenante fermeté :

— Maman, il faut sauver l’armoire.

Comme Jules réclamait « d’urgence » les subsides qu’il attendait pour se rendre à Paris, Mme Restout appuya Bernard et Adèle ; Hélène céda.

Le jour suivant, à l’heure où Lendormy venait lire les journaux, elle se trouva seule au magasin. L’huissier redoutait que Mme Dieuzède ne réprouvât une tractation humiliante, une demi-mesure qui assurait trop peu d’argent. Il exulta, mais n’en laissa rien voir, quand, d’elle-même, elle rouvrit les pourparlers. Par sa diplomatie féminine et sa vivacité d’attaque, elle se targuait d’obtenir que le quinze pour cent fût ramené à douze. Mais elle se buta contre un blindage d’acier poli.

— Je ne suis qu’un mandataire, protestait l’admirable tartuffe ; je me conforme aux instructions de mon client.

Le seul avantage qu’elle lui arracha fut médiocre : le non-paiement d’une échéance n’impliquerait la cession du gage qu’après un mois révolu.

Vingt-quatre heures plus tard, Lendormy apporta la somme promise et le billet. Bernard voulut qu’Hélène le signât comme lui.

— Si je mourais, dit-il, tu aurais contre le détenteur de notre bien un recours plus probant.

Il pensait rendre à sa femme, par un tel acte, mieux perceptible la communauté familiale qui joignait immuablement leurs deux personnes. Le soir même, trois vieux menuisiers, — Papin en était, — arrivèrent « sans bruit » et démontèrent l’armoire. Bernard, à la nuit close, la vit disparaître pièce par pièce dans la maison d’en face, comme le cadavre d’un profond passé. Avec ce meuble où sa mère et ses aïeules avaient ordonné le linge solide et beau, serré les draps de noce, les layettes et les linceuls, se disloquait l’histoire des Dieuzède ; avec lui s’en allait le dernier témoin des années lumineuses et des douleurs défuntes. Mais Bernard conservait l’espoir latent de ressusciter le cadavre, de restituer à la chose auguste sa place patrimoniale.

En attendant, son absence contre la muraille achèverait le dénûment de la librairie. Impossible de regarder à cette place, sans l’y chercher tristement. Malgré tout, le sacrifice ne le déchira pas autant qu’il aurait cru. Dans ses tribulations, les renoncements extérieurs s’entrelaçaient aux peines essentielles comme des nœuds d’orties à des épines pénétrantes ; et sa tête froissée par les épines sentait moins les orties.

VI

A midi, sans amertume, il avait accompagné sa belle-mère au train. Jules, vers trois heures, prit l’express de Paris, lesté de cinq cents francs, « la part du lionceau » sur les six mille du prêt. Bernard avait cédé aux instances d’Hélène ; moins elle était à lui, plus il tremblait, en l’irritant, de se l’aliéner davantage. Cette concession, d’ailleurs, paraissait raisonnable : devait-on négliger, si fragile qu’elle fût, la chance de relèvement qu’apportait le voyage de Jules ?

Ni Brouland, que d’exorbitantes fatigues avaient forcé de se mettre au lit, ni Glenka n’étaient revenus. Le dimanche, fidèle à son intention première, il se proposa de faire au docteur, avec Hélène, une visite de convenance. Un autre mari, une fois prévenu par ses soupçons, aurait brisé tous rapports. Mais il était de ces hommes qui, avant un acte, pèsent et contrepèsent les motifs de se décider, dans une balance jamais au repos. Pour se montrer incivil à l’égard de Glenka, il n’apercevait aucune cause extérieurement plausible ni même certaine. Après avoir annoncé, l’autre jour : « Nous irons », quel prétexte l’autorisait à décider : « Nous n’irons pas » ? Quel fait péremptoire lui démontrait que le docteur eût des visées coupables ? Il se faisait honte d’être jaloux, bousculait sa méfiance comme une bassesse et une injustice.

Paulette ayant obtenu de sa mère qu’on l’emmenât, sa sœur et Charles iraient aussi. Hélène, à contre-cœur, se prépara ; elle souhaitait que Woronslas fût absent ; se retrouver devant lui, à deux pas du balcon, en présence de ses enfants et de Bernard, quelle cérémonie déplaisante ! Elle n’adhérait pas au mensonge jusqu’à le tourner en jouissance. Néanmoins elle perdit sa matinée à rajeunir un chapeau qu’elle voulait mettre, ne sortit que pour la messe la plus tardive et la manqua.

Toute la famille en corps, — événement qui ne s’était point renouvelé depuis des mois, — s’achemina donc vers la demeure de Glenka. L’après-midi était accablante ; les coteaux succombaient sous des vapeurs laineuses ; un orage menaçait et des craquements de tonnerre enserraient les horizons. Dans les allées des Jacobins étaient assis des soldats blessés, des spahis amplifiés par leur manteau rouge, des Sénégalais aux figures de marbre noir, et ces hommes immobiles semblaient alourdir de leur silence le sommeil des arbres. Mais, au long des rues torpides, des troupeaux de citadins endimanchés gagnaient, d’une marche poussive, le Jardin des Plantes. Plusieurs commerçants du carrefour de la Sirène, déambulant avec leur « dame » et leurs filles, reconnurent les Dieuzède qui les dépassaient vivement ; sur le dos du libraire, de sourdes moqueries désengourdirent les langues molles. Hélène s’en aperçut et, au lieu de mépriser la sottise des jugements ignares, elle fut humiliée d’avoir un mari que l’on trouvait ridicule.

Quant à lui, il marchait comme absent du monde qu’il traversait. Cette visite au séducteur possible de sa femme crispait son attente ; il la jugeait maintenant absurde ; et, en même temps, il désirait les voir l’un vis-à-vis de l’autre, scruter leur attitude ; en poussant, à la porte de Woronslas, le bouton du timbre électrique, il eut l’impression que ce logis d’un étranger nomade tenait noué, derrière ses volets clos, l’avenir d’Hélène et des siens.

On fut lent à ouvrir ; la personne qui gardait la maison, — Hélène la connaissait, lui avait confié des travaux de lingerie, — Mlle Colombe Chemin apprit aux Dieuzède que le docteur, d’un instant à l’autre, allait rentrer.

— Ça le soucierait de manquer Monsieur et Madame. Que Monsieur et Madame veuillent bien attendre une minute. Par ce grand chaud ce serait malheureux d’avoir fait la course pour rien.

Elle précéda les visiteurs au premier étage, les conduisit au salon. Malgré les fenêtres hermétiques la chaleur du dehors s’y répercutait. Hélène ne fut point fâchée de s’asseoir à l’ombre. Les lys de l’autre samedi étaient morts ; mais on avait dû les enlever depuis peu ; l’air de la pièce restait saturé de leur langoureux poison. Hélène se revoyait faisant chanter sa harpe ; elle retrouvait les émois vaniteux de la soirée et la commotion néfaste de l’aveu. Elle respirait le maléfice des tendresses coupables. Ah ! si Bernard avait deviné sûrement ce qu’elle éprouverait, l’eût-il lui-même ramenée  ?

Paulette, parce qu’elle croyait le mobilier à Glenka, s’extasia sur le canapé, sur les fauteuils laqués blanc, aux coussins garnis de broderies japonaises, meubles qui sentaient le factice et le provisoire, ceux d’un jeune officier dont la femme courait les aventures, tandis qu’il courait les espaces, guerroyant sur un avion.

— Mais tu ne sais donc pas, lui fit comprendre Adèle, que le docteur est en garni ?

Mlle Colombe Chemin reparut et, d’une voix onctueuse, pria « Madame et Monsieur » de passer dans l’atelier où ils seraient plus au frais. Elle avait longtemps servi chez la comtesse de Bourcival ; c’est pourquoi elle savait les bonnes manières. Elle était haute et mafflue, grisonnante, sérieuse de mine, mais singulièrement fardée, et la poudre qui barbouillait son nez en cornichon lui prêtait un profil de vieux clown. Elle roulait des yeux mijaurés, pleurards et drolatiques à la fois ; sa parole, d’une douceur humide, suintait l’hypocrisie ; elle en imposait aux gens superficiels, comme Glenka, entortillé par ses mignardises au point de lui commettre toutes les clefs de sa maison.

— Depuis les grosses chaleurs Monsieur couche ici dit-elle en introduisant les Dieuzède.

On apercevait, en effet, dans un angle de cette salle qui donnait au nord, un lit bas comme un divan, caché sous des draperies pourpres. Paulette, s’en approchant, fit remarquer à sa sœur, au-dessus du chevet, sur une petite encoignure, une statuette de cire, esquisse de femme nue.

— Oh ! une Vénus, vois-tu, Adèle ?

— C’est sa Sainte-Vierge, répondit Adèle un peu scandalisée. Il est païen.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? Alors, toi, qu’es-tu, païenne ou chrétienne ?

— Je crois bien, confessa Paulette, que je suis païenne.

— Tu es une dinde !

Adèle, avec un hochement de tête attristé, s’éloigna vers une fenêtre ; elle eut l’air de considérer, dans un jardinet voisin, des enfants qui jouaient à l’ombre, sous le magnolia d’une pelouse. Mais, sans vouloir critiquer ses parents, elle réfléchissait :

— Pourquoi mon père fréquente-t-il un homme aussi contraire à lui ? Le docteur nous a rendu des services. Voilà ce qu’il faut subir, quand on est percé aux coudes. Du moins, pourquoi nous amener ? Paulette, tournée comme elle est… Ce milieu ne lui vaut rien.

Bernard n’avait pas entendu le dialogue en sourdine de Paulette et d’Adèle ; à l’autre bout de l’atelier, il regardait un dessin posé sur un chevalet, une tête de vieillard presque immatérielle dans le vaporeux de sa chevelure moelleuse et de sa barbe ; émerveillé, il objectait à ses soupçons contre Glenka :

— Comment un artiste qui a le sens si noble des intimités spirituelles peut-il être captif d’immoraux penchants ?

Par distraction il souleva ce dessin ; au-dessous, un autre se dissimulait, le portrait d’une femme jouant de la harpe ; la ressemblance d’Hélène s’y offrait trop palpable. De mémoire, Glenka l’avait composé ; donc il mettait en elle la pensée du moment ; et il prenait le soin de cacher son inclination, comme le portrait. Bernard frémit devant l’évidence de la chose présumée.

Il se retourna vers Hélène assise au creux d’une bergère et rêvant, les paupières entrecloses, lasse et somnolente, tandis qu’elle tenait sur ses genoux un album déployé où Charles feuilletait des images.

— C’est à lui qu’elle pense, se dit désespérément Bernard.

Adèle s’ennuyait d’attendre, et son intuition virginale percevait en ce lieu d’occultes miasmes.

— Maman, suggéra-t-elle, l’orage approche. Ne ferions-nous pas bien de rentrer ?

En effet, derrière une bosse de verdures fauves, se gonflait un nuage d’un noir bleu, crevassé d’éclairs ; une rafale annonciatrice submergea les jardins sous la poussière des routes.

— Oui, rentrons vite, trancha Bernard, emporté par une hâte sombre de fuir.

En apparence indifférente, Hélène répondit :

— Si nous avons le temps d’arriver avant l’averse, allons.

Dans le vestibule, Mlle Colombe Chemin essaya de les retenir. Mais Bernard poussa devant lui Paulette rechignante, et partit sans explication, se jurant que, jamais, cette maison funeste ne reverrait son visage.

Au bas de la rue, Charles se plaignit d’avoir dans sa bottine un clou qui le blessait. Bernard l’enleva entre ses bras et continua de marcher d’une telle allure qu’Hélène s’écria :

— Je te laisse aller. Nous ne pouvons plus te suivre.

Elle était contrariée, et le reconnaissait en elle-même, d’avoir manqué Glenka. Le sujet ostensible de son dépit, c’était de voir son mari balancer l’enfant contre son épaule, ainsi que font les ouvriers. Charles riait d’être porté par son père ; il dominait de haut les passants. Pour Hélène, le geste trop naturel de Bernard marquait la déchéance du pauvre dans la vulgarité.

Ils atteignaient les Jacobins, quand l’orage creva au-dessus d’eux. Ils se réfugièrent sous le kiosque de la musique, déjà encombré de promeneurs surpris par les premières gouttes. Des éclats de tonnerre, secs comme un bris d’ardoises, claquèrent sur les têtes des ormes ; les hautes ramées oscillaient avec un déferlement d’eau et de feuilles saccagées. Bernard, éperdu de tristesse, eût presque appelé la foudre sur lui et ses enfants. Mais, devant lui, les lourdes frondaisons, pareilles à des chevelures de fous, chaviraient sous l’ouragan, puis se redressaient confiantes vers le ciel qui les massacrait. Ne devait-il pas faire comme les arbres et mieux, ayant des espérances éternelles ?

Du côté où les Dieuzède avaient pu chercher abri, la grêle et l’ondée balayaient le kiosque. Bernard protégeait un peu de son grand buste Hélène et Paulette ; Adèle s’exposait pour couvrir Charles ; elle et son père étaient trempés. Bernard s’attendait à ce qu’Hélène maugréât ; de cette mésaventure lui seul était cause, puisqu’il avait voulu partir en dépit de l’orage. Elle garda le silence, étrangère comme une dormeuse à ce qui l’entourait. Son hébétude extérieure l’inquiéta plus encore que sa fébrilité d’auparavant.

Une péripétie inespérée allait, pour quelques jours, suspendre ses alarmes.

Le lundi, vers l’heure habituelle où Glenka et Brouland étaient venus tant de fois à la librairie, ils parurent l’un et l’autre, et Bernard s’efforça de faire à Woronslas un accueil honnête, sinon gracieux. Il toucha de sa main. — oh, à peine ! — la main offerte de l’homme dont la visite tendait probablement à lui voler sa femme. Mais il affecta de s’intéresser davantage au retour de Brouland. Celui-ci, la figure blême et tirée, après une semaine de fièvre et d’entérite, avouait, même dans ses prunelles languissantes, la faiblesse d’un convalescent qui se raidit pour être debout.

— Cher ami, annonça Glenka, paisible à son ordinaire, plus grave pourtant, je viens vous communiquer une nouvelle. Vous en serez peut-être peiné, moins que moi-même, croyez-le. J’ai reçu hier, une dépêche. C’est ce qui m’a fait rentrer tard chez moi. Je suis affecté à l’un des hôpitaux de Saint-Cloud, celui que dirige Mme Eschmann, une Juive très remarquable. Quand partirai-je au juste, je ne le sais encore. J’attends une lettre du médecin…

Avant qu’il eût achevé sa phrase, et sans avoir entendu le commencement, Hélène arriva, d’un air peu pressé, avec la contenance indolente et fataliste qu’elle avait prise depuis la veille. Elle s’était dispensée de toute menue et hâtive coquetterie : ni frisons harmonieux, ni poudre sur les joues ; une blouse de mousseline vieux rouge à peine rehaussée de perles en jais. Elle semblait vouloir dire à Woronslas : « Que je vous plaise ou non, cela m’est fort égal. » Cette façon d’être ne visait pas à le décourager, mais procédait, chez elle, d’un vrai découragement et d’une lassitude insondable. Pour moins souffrir elle en venait presque à ne plus se soucier de rien : « Qu’il me cherche ou non, j’ai trop lutté, trop douté. Je ferme les yeux, je m’abandonne… » Cependant, si elle eût songé à le séduire en époinçonnant son amour-propre, elle n’aurait pas trouvé un plus adroit artifice.

— Quoi donc, s’étonnait Glenka, sensible à la froideur de sa nonchalance et au négligé de sa mise, elle me dédaigne ! Est-ce sincère ?

Mais Bernard fit quelques pas au-devant d’elle, et, sur un ton de très vague déplaisir :

— Hélène, le docteur vient nous apprendre son départ prochain.

Au pli des lèvres d’Hélène une moue amère et crispée trahit le choc profond. La secousse fut si brève que Bernard seulement, interposé entre sa femme et les deux médecins, put l’apercevoir. Hélène se remit aussitôt, et, tendant à Woronslas d’abord, puis à Brouland le bout de ses doigts, elle dit en femme du monde aimable avec mesure :

— Déjà ! docteur. Nous comptions vous garder un peu plus… Mais vous aurez vite oublié Le Mans.

— Moins vite, chère madame, que je n’y serai oublié !

— Oh ! croyez-vous ?

Elle se tourna vers Brouland, s’informa de sa maladie, et ajouta :

— Vous, docteur, vous nous restez. Quand vous serez parti à votre tour, quel ami aurons-nous dans cette triste ville ?

Elle faisait sur elle-même un horrible effort pour ajuster à ses paroles le masque insignifiant qu’imposait une position délicate. Woronslas discerna en ses intonations un certain manque de naturel ; il pensa qu’elle souffrait et se contraignait. Sa vanité se rassura, son amour tressaillit d’une confuse espérance. Anxieux un instant, il reconquit sa victorieuse sérénité, osa redire que les plus heureux moments de son séjour s’étaient passés dans la librairie ; il renouvela ses louanges sur les magnifiques dons de musicienne qu’il avait admirés chez Mme Dieuzède.

Hélène baissait les paupières et faisait mine de sourire aux compliments qui la torturaient. Sous chaque mot de Woronslas elle entendait autre chose, elle y répondait en désir d’autres mots. Bernard, malgré son énorme satisfaction d’apprendre que l’homme dangereux s’en allait, ne retrouvait qu’au dehors sa mansuétude. Les mensonges d’un tel entretien l’excédaient, et Brouland comprenait le paradoxe de le prolonger. Aussi se préparait-il à dire :

— Je ne suis pas très bien, mon vieux, tu m’accompagnes à l’hôpital ?

Mais Paulette descendit, se jeta presque indécemment au cou de Glenka :

— Ce n’est point vrai, grand ami, que vous nous quittez ? Non, je ne veux pas !

Charles accourut derrière elle, tirant par la bride un cheval à roulettes, cadeau de son père qui le faisait participer à l’aubaine des six mille francs ; et le cheval offrit une diversion. Glenka s’était rendu compte, chez Bernard, d’un embarras et d’un recul intime ; la cause de ce changement ne lui était pas encore évidente ; seulement il sentait ses propos affables résonner comme un motif de romance sur les touches d’un piano désaccordé. Il avait aussi remarqué l’absence du meuble opulent, la laideur du vide qu’elle creusait. C’est pourquoi il aventura une proposition :

— Cher ami, voudriez-vous me rendre un petit service ? J’ai acheté ici, à une vente, une vitrine Louis XV que vous avez vue dans ma chambre. La faire, en ce moment, transporter à Paris, ce serait, comme disent les Manceaux, bien casuel. Pourriez-vous, jusqu’à ce que je rentre chez moi, lui donner l’hospitalité ? Elle remplacerait avantageusement votre monumentale armoire, puisque vous avez trouvé à celle-ci une autre place.

La demande s’énonça d’une voix si naturelle et avec un tel à-propos, que Bernard n’aurait guère pu, sans une brutale discourtoisie, refuser. Et quel biais délicat pour feindre, en obligeant les autres, d’être leur débiteur ! Cette ingénieuse galanterie pénétra plus Hélène qu’une folle déclaration. Il lut son triomphe dans le regard obnubilé d’ivresse qu’il obtint d’elle en partant. Mais à quoi bon, puisqu’il ne la reverrait qu’une fois dans un bref adieu, sous l’œil peut-être ouvert du mari ?

Bernard, immensément soulagé, bénissait les saints Anges d’avoir détourné de son toit le suprême désastre. Sans doute sa joie aurait-elle mieux dû se contraindre. Hélène le devina jaloux et un malin désir l’agita de lui en donner des motifs. Pourtant, elle se ravisait encore devant la possibilité d’une chute ; son amour-propre d’honnête femme, l’appréhension de l’irrémédiable la préservaient du total consentement. L’Hélène vertueuse, dont l’image idéale avait jusqu’alors gouverné ses actes, faisait honte à l’autre Hélène d’impulsions extravagantes et stériles. Elle semblait être sauvée. Mais le ravage qui lézardait la bâtisse de sa droiture la laissait à la merci d’une occasion.

Bernard escomptait que Jules resterait à Paris une semaine au moins, jusqu’au départ de Glenka ; — il aurait doublé son viatique pour prolonger son séjour. Brusquement, le voyageur écrivit qu’il revenait. Ses démarches avaient réussi ; et Sarug assumait la combinaison salutaire, toutefois avec des exigences « un peu raides » ; on les mettrait au point. Ils avaient déjeuné ensemble, avenue des Champs-Élysées, chez Ledoyen ; cette invitation ruineuse forçait Jules à un retour immédiat. Bernard en fut consterné comme si de subtils démons inéludables concertaient la perdition d’Hélène. Le dégoût d’être lié par un pacte au sinistre Sarug, d’apposer sa signature au bas d’un contrat, près de la sienne et d’abandonner les débris de sa fortune aux mains crochues d’un forban, tout cela et le reste glissait à l’arrière-plan de ses anxiétés. Il ne voyait qu’une chose : empêcher entre sa femme et Glenka une rencontre pleine d’inconnu. Aussi, négligeant ses griefs contre Jules, lui manda-t-il de venir dîner, dès qu’il arriverait, « à la maison ». Mais Jules paya d’une épouvantable migraine les agitations de Paris et les secousses du trajet. En rentrant, il se coucha, fit avertir sa sœur qu’il l’attendait le lendemain. Bernard déclara, s’autorisant des circonstances :

— Je t’accompagnerai. Je tiens à discuter les exigences de Sarug.

Hélène se garda de le contredire. Il savait trop cependant qu’elle se fût volontiers passée de sa compagnie. Par une déplorable coïncidence, l’après-midi, au moment où ils allaient sortir ensemble, un flot de clients survint et, derrière eux, la petite Mme Lalotte, se promenant dans une automobile militaire, où elle étalait une robe en charmeuse d’un rose nacré ; fraîche elle-même, malgré ses quarante ans, comme un œillet qui vient de s’ouvrir. Elle voulait acheter le dernier roman drôle d’un assez méprisable auteur ; les tristesses de la guerre, à l’entendre, requéraient un antidote. Bernard n’avait pas la marchandise demandée ; il nota le titre du volume, confus de se ployer à vendre, pour l’amusement d’une désœuvrée, les facéties d’un baladin. Mme Lalotte vit Hélène en toilette ; apprenant qu’elle devait se rendre à l’hôpital :

— Je vous emmène, proposa-t-elle ; si cela vous va, chère madame, nous ferons une partie de croquet dans les allées du parc, et nous goûterons sous les ombrages.

Hélène accepta d’enthousiasme. Elle paraissait très gaie ; l’espoir que Jules rapportait avec les promesses de Sarug avait détendu son humeur ; dans son rire palpitait l’attente nerveuse de joies inavouées. Elle prévint cavalièrement son mari :

— Nous partons en avant ; tu nous rejoindras dès que tu pourras.

Et, fringante, elle prit place au fond de la voiture. Le sourire forcé de Bernard s’éteignit sur ses lèvres ; la mort au cœur, il la regarda envoyant vers lui, par bienséance, un signe amical du bout de l’éventail ouvragé qu’elle appuyait à son menton.

Il se rassura quelque peu, lorsqu’il la retrouva, une heure plus tard, sous les vieux sycomores d’une allée, sagement assise, et qui goûtait au milieu de Mme Laboré, de Mme Surin et d’autres personnes d’impeccable renom. Mme Surin tendit à Bernard une assiette de gâteaux ; comme il se rationnait maintenant même au principal repas, il savoura une obscure douceur à cette collation imprévue. Les feuillées, excitées par un vent frais, faisaient vaguer des ombres liquides sur les robes claires et les visages. Des voix d’oiseaux tintaient parmi le babil des femmes. Il aurait presque cédé à la magie d’une minute élégante et suave, s’il n’eût réfléchi : « Hélène reviendra d’autres jours, et sans moi. » Glenka manquait à cette partie de plaisir ; incidemment, il sut de Mme Laboré qu’Hélène l’avait vu au chevet de Jules.

Il monta seul auprès du malade. Dans la salle où Jules était couché, un soldat venait de mourir ; on l’avait étendu, à terre, sur un matelas ; une infirmière agenouillée peignait sa barbe noire et ses cheveux pendants comme ceux d’un Christ déposé de sa croix ; on parlait bas autour de lui. Bernard se signa et s’arrêta devant le cadavre :

— Celui-là, songea-t-il, en considérant la longue face terreuse figée par le dernier sommeil, n’aura plus le souci de ses créanciers, ni de ses enfants qui endurent la faim, ni de sa femme qui aime un autre homme. Mais son âme lui suffit comme fardeau, et il attend peut-être que je souffre avec lui pour moins souffrir là où il est.

Jules, accoudé à son traversin, le front bandé d’une compresse, aperçut venir son beau-frère dans une attitude de parfaite indifférence.

— Eh bien ! tu vas mieux ? demanda Bernard en prenant sa main droite qui, brûlante, cherchait un peu de fraîcheur sur le drap.

— Rien de trop ; j’ai encore le cerveau contracté ; mordu comme par des pinces. Ma tête est pleine de brouillard… Il faut absolument que je m’en aille d’ici. L’air, les voisinages me suffoquent. Toute la nuit et, ce jour, jusqu’à cinq heures, l’agonisant, derrière moi, a râlé. Et ces loques d’humains qu’il me faut voir promener leur carcasse ! Je ne puis pas me guérir dans un pareil enfer.

Il indiquait d’un doigt méprisant des infirmes qui circulaient à travers les lits, l’un avec un pied tordu comme un pied bot, l’autre ayant peine à décoller du plancher ses semelles dont le bruit traînant ressemblait à celui d’une toile qu’on déchire, un troisième agité d’une danse de Saint-Guy, un autre, tout jeune, montrant une face presque adolescente, et l’échine cassée en deux autant qu’un vieillard qui porte à califourchon la mort sur sa croupe. Jules n’admirait point la gloire latente de ces pauvres corps dévastés pour la patrie ; l’opprobre physique de ses compagnons lui rendait plus aigre la conscience d’être comme eux, alors qu’il jugeait leur personne, auprès de la sienne, quelque chose de tout à fait négligeable. Bernard s’empressa de lui donner espoir que Brouland et Glenka obtiendraient sans peine son transfert dans une maison de convalescents.

— Oui, Glenka, s’il le veut, peut m’introduire chez Mme Eschmann, à Saint-Cloud…

— Es-tu content de ton voyage ?

— Très, l’affaire est bien amorcée ; dès que le caoutchouc remontera, Sarug la prendra sérieusement en main. Mais il a su, j’ignore par où, que vous êtes près de couler à pic. Il prétend te racheter ta part d’associé pour une somme dérisoire, soixante, même cinquante mille. Il doit t’écrire ; ne te laisse pas manœuvrer, tiens ferme ; refuse net. Comprends-tu ? Il faut surnager, sept à huit mois, n’importe comment. Ne paie plus Bonfils ni personne. Ce serait trop bête de lâcher tout, quand l’avenir est certain et magnifique.

— C’est entendu, répondit Bernard. En as-tu parlé à ta sœur ?

— Je lui ai dit ce qu’il fallait. Elle n’a pas eu l’air de m’écouter, elle était à autre chose. Il est question d’une soirée avant le départ de Glenka… Maintenant, laisse-moi fermer les yeux. J’ai, dans le crâne, un vilebrequin qui me trépane une fois de plus…

Si Jules demandait grâce pour sa faiblesse, c’était que ses tortures devenaient insupportables. Sa tête se renversa au creux du traversin, et la peau de ses grandes paupières se plissait d’un tremblement spasmodique. Bernard, une minute, resta muet, à l’examiner, compatissant. Sa pâleur verte accusait les saillies sculpturales de sa physionomie, le menton relevé en bosse et la vigueur osseuse des joues. Mais le masque amer faisait penser à celui d’un moribond ; ses dents, par intervalles, crissaient comme les dents d’un malheureux qui triture son désespoir. La crise passerait ; demain Jules rebondirait vers le monde des vivants. Néanmoins, le voisinage d’un cadavre, l’odeur phénique dont la salle était imbibée, la présence de grabataires momifiés dans un plâtre, certains immobilisés jusqu’au terme de leurs jours misérables, tout imposait des idées funèbres. Bernard sortit avec la conviction qu’il avait eu devant les yeux l’agonie future de Jules ; et cette catastrophe se ferait-elle longtemps attendre ? Elle ne l’affligeait pas à cause des suites, mais il se représenta l’atroce fin solitaire de l’ambitieux qui se réveillerait sur la rive inconnue sans avoir prévu la traversée.

En attendant, il rejoignit Hélène, chargé d’un plus broussailleux fagot d’inquiétudes. D’elle à Glenka, un échange de paroles secrètes, peut-être un billet insinué entre ses doigts expliquait cet égarement dont Jules s’était aperçu. Le projet subit d’une soirée servait trop bien une intrigue qu’on ne pouvait plus traîner en longueur. Et, par surcroît, Sarug ! Après Lendormy, — son policier probable, — le Shylock au bec de vautour se ruant sur le patrimoine en lambeaux du chrétien malchanceux. Il faudrait subir son approche, l’assurer, dans des lettres, de sa considération, résister poliment aux embûches de ce maître chanteur.

Bernard était acculé sur une chaussée glissante, ayant à sa droite un trou profond comme des oubliettes et, à sa gauche, une fondrière sans merci : ou bien céder en pâture au Juif, pour une poignée de dollars, les quatre cent cinquante mille francs paralysés à Singapour, ou faillir aux engagements signés avec Bonfils. Jules avait posé comme le plus catégorique des impératifs la ligne de conduite qu’enjoignait un élémentaire instinct de défense : tenir ferme contre Sarug. Et Bernard lui avait donné, sans réflexion, l’assurance qu’il résisterait. Se laisser tondre par un Mandrin d’agioteur, c’eût été une sottise humainement inexplicable. Seul, Bernard, peut-être, aurait chéri dans l’offre de Sarug une occasion d’embrasser la sublime Pauvreté ; il se fût dégagé, en acceptant, de toute alliance d’intérêts avec cet homme hideux ; Hélène et ses enfants lui faisaient un devoir de ne pas abandonner un patrimoine récupérable. Mais, au lieu de pourchasser l’incertain, ne devait-il pas d’abord remplir ses promesses envers Bonfils ? Le dilemme traversa, un instant, sa conscience d’honnête homme. Il s’en libéra, selon son naturel, par une solution où l’imprévu divin compensait le vague des calculs :

— Aussi longtemps que j’aurai quelques sous dans ma caisse, je paierai, d’abord, Bonfils. Mais je ne céderai pas à Sarug. Pour les mois difficiles, le Pauvre qui possède tout aura pitié de ses pauvres.

L’anxiété de l’imminente indigence s’effaçait, au reste, devant la terreur de perdre Hélène ; tant que Glenka n’aurait pas disparu, de jour en jour, le péril rôdait autour d’elle plus dévorant.

Sous l’allée des sycomores, Hélène se promenait doucement avec Mme Lalotte, et les deux femmes se penchaient l’une vers l’autre d’un air de sympathie confidentielle. En se retournant, Mme Lalotte aperçut Bernard qui s’avançait et portait sur sa mine la gravité de ses impressions.

— M. Dieuzède, dit-elle, m’évoque un archevêque anglican dont j’ai entendu le sermon à Canterbury. Cet archevêque était beau ; il n’avait pas les beaux cheveux de M. Dieuzède ; et son sermon m’a ennuyée. Vous êtes heureuse, chère madame, d’avoir un mari plus beau qu’un archevêque, et ne faisant pas des sermons ennuyeux…

Ce compliment, un peu baroque, était ce qu’on appellerait, dans le style militaire, une prudente reconnaissance, une pointe en zig-zag sur le terrain ennemi. Mme Lalotte suivait une curiosité ; elle faisait le tour des sentiments d’Hélène, comme une belette flaire de son museau la porte d’un grenier obscur. Elle savait Glenka refroidi à l’égard de Mme Macreuse ; quelle autre femme l’occupait ? Entre Mme Dieuzède et lui, elle soupçonnait un mystère ; elle s’amusait à l’éventer. Sa visite et ses démonstrations d’amitié n’avaient pas eu d’autre motif. Hélène, un moment confiante, fut pincée par la bizarrerie de sa phrase serpentine.

— Mon mari est un grand cœur, répondit-elle d’une voix rapide, assez haut pour que Bernard pût l’entendre ; et, s’adressant à lui :

— Comment as-tu trouvé le pauvre Jules ?

— Dans une crise de névralgie ; une bonne nuit le remettra.

Les fines lèvres d’Hélène se froncèrent d’une moue négative ; elle parut très affectée. Était-ce l’état de Jules qui la mettait en sérieux tourment ? Bernard ne put s’interdire de comprendre qu’elle se façonnait une physionomie ; le paravent de sa tristesse abritait le désordre des tentations et les pensées qui lui mangeaient le cœur.

Mme Laboré et Mme Surin s’unirent à Mme Lalotte pour l’engager à les joindre, l’après-midi, dans le parc, le plus souvent qu’elle pourrait ; et qu’elle amenât Paulette, Charles, Adèle aussi. Bernard ne lui laissa pas le temps de répondre :

— Nous ne pouvons jamais, dit-il, ma femme et moi, nous promettre une heure qui soit à nous.

Hélène se garda de protester qu’elle reviendrait, quand telle serait sa fantaisie. Mais, perçant les craintes de Bernard, elle fut avertie de couvrir sous un front d’airain ses agitations.

Un mari despote à la mode des vieux siècles aurait, jusqu’à nouvel ordre, consigné sa femme au logis. Bernard le savait trop bien : toute contrainte incendierait les révoltes d’Hélène et la précipiterait dans les bras du rival qui la guettait. A moins de se déclarer jaloux, — et cet aveu lui faisait horreur, — aucun prétexte ne surgissait pour la détourner de ses courses auprès de Jules. Invoquer la contagion des maladies serait inopérant. Comme ils se retrouvaient seuls ensemble, à la nuit close, au moment de se coucher, elle parla du moribond qui avait rendu son dernier souffle pendant qu’elle arrivait là. Bernard essaya de lui remontrer que l’atmosphère d’une pareille salle était déplorable ; à cause de ses enfants et pour elle-même, elle devait espacer, abréger ses visites. Hélène sourit et le dévisagea d’une manière presque méprisante :

— Quelle idée te prend ? A Brest, j’allais voir des typhiques ; est-ce que tu t’alarmais ?

— C’est qu’à Brest, répliqua-t-il avec un regard de supplication indiciblement triste, nous vivions en pleine chimère, le malheur semblait impossible. Ici, tout nous menace, oui, tout…

— Oh ! tu deviens, s’écria-t-elle en lui donnant une tape entre les deux épaules, d’un pessimisme affolant. Tu veux me mettre plus de noir dans l’âme. Jules me tourmente assez !

Bernard faillit lancer, comme une grenade, cette riposte qui eût, peut-être, fracassé les portes du mensonge :

— Jules est-il bien ton vrai souci ?

Mais Hélène s’en était allée dans la chambre de ses filles où Paulette, au lieu de dormir, pérorait. On eût dit qu’elle prévoyait une explication et n’en voulait point. Elle barricadait les avenues de sa vie secrète, elle tenait sa conscience sous un cadenas. Bernard n’osa pas la violenter et souffrit sans un gémissement.

Ce qu’il endura cette nuit-là fut une de ces agonies où l’homme dépasse l’humain et, pour se comprendre lui-même, a besoin de se souvenir quelle fut la sueur sanglante d’un Dieu.

Entendre respirer contre soi une créature qu’on aime et songer : « Demain, il se peut qu’elle me trompe ; un autre jouira de son corps ; elle me volera pour lui les baisers de sa bouche et les pulsations d’un cœur que je ne puis forcer d’être mien, » c’est le supplice commun à toute jalousie suraiguë. Bernard en sentait les pointes comme des aiguilles de feu perforant ses os, se retirant et s’enfonçant encore. Cette torture charnelle se fondait avec l’impuissance plus déchirante d’empêcher la catastrophe, avec l’impuissance d’être aimé par celle qui ne l’aimait plus. Mais, chez lui, le chagrin ne s’arrêtait pas à la rage d’une défaite. Il voyait les conséquences de la chute, les hontes et les rançons dont l’égarée ne porterait pas seule la charge.

Et, tout au fond de sa douleur, l’état intime d’Hélène le désespérait. « Tu veux me mettre plus de noir dans l’âme, » avait-elle dit. Son âme était dans le noir, le noir était dans son âme. Des ténèbres plus épaisses que la terre obstruaient sa vue, tandis qu’un sortilège faisait danser devant son désir les pétillements d’un soleil pourpre, des thyrses de fleurs incandescentes.

Par quel miracle l’exorciser ?

Bernard prenait en lui sa détresse, ses troubles et ses combats ; il faisait sienne sa faute, si elle l’avait commise déjà dans son cœur, et, du plus bas des abîmes, il implorait le Juge clément afin que cette transgression ne fût pas consommée.

Mais la profondeur de sa pitié lui restituait peu à peu la paix, même l’espérance. Il reprenait par sa miséricorde une sorte d’ascendant sur Hélène. Son angoisse, d’ailleurs, se fatiguait à tourner autour d’un seul point fixe, sans que rien, du dehors, l’excitât. Car, enfin, de quels signes péremptoires induisait-il que sa femme était à la veille d’une erreur suprême ? N’était-il point victime d’une abominable obsession, suscitant, à force d’y penser, la chose qui l’épouvantait ?

Épuisé, rasséréné, il s’endormit ; et, le lendemain, il se tranquillisa confusément. Hélène se rendit à l’invitation de Mme Surin ; mais elle eut soin d’emmener Paulette et Charles ; Jules, plus dispos, les rejoignit sous les arbres du parc ; il voulait sortir le jour suivant et viendrait jusqu’à la librairie. Woronslas n’était point là ; on ignorait la date certaine de son départ. Seulement, il avait envoyé chez les Dieuzède la vitrine, cadeau à deux fins et n’ayant pas l’air d’être un cadeau. Elle tenait moins de place que la grande armoire ; sa féminine et flexueuse élégance charmait Hélène ; Bernard estimait que ce meuble ne s’harmonisait pas avec l’ampleur du canapé ; il eut quelque dégoût d’y loger des livres précieux.

Le dépôt offert avec de louches intentions installait dans la librairie comme un mauvais sort. Néanmoins, son naturel le ramenait si fortement vers la confiance qu’il s’accusa en lui-même d’avoir, peut-être, mal jugé Glenka. L’envoi du docteur voulait dire : « D’une minute à l’autre, je serai loin d’ici. » Et il ne parlait plus de redonner une autre soirée musicale ; ses préparatifs l’absorbaient. Donc, le cauchemar allait finir.

Deux jours après, — c’était un samedi, — Hélène sortit seule, dans la matinée, voulant porter à la poste un petit colis pour sa mère, un de ces colliers en fausses perles que tressaient, à l’hôpital, des blessés aux mains patientes. Vers onze heures et demie, Bernard s’étonna qu’elle ne fût pas rentrée. La femme de ménage, — une vieille fille bossue et sourde prise, faute de mieux, après une ivrognesse, — regarda la pendule de l’arrière-boutique et, s’en allant, vint, comme à toutes les fins de semaine, au bureau de Bernard qui lui paya son dû. Adèle mettait le couvert, surveillait, à la cuisine, un pot où des pommes de terre menaçaient d’être trop cuites. Confusément inquiète, elle s’échappa jusqu’à la rue, lança un coup d’œil aux deux bouts… La flamme grise de midi plaquait sur les pavés les ombres rectilignes des maisons et les carrés de leurs lucarnes. Au loin, une dame en rouge, sous une ombrelle, — était-ce Mme Macreuse ? — attendait devant une porte lente à s’ouvrir et se tournait du côté de la librairie. Ni à droite, ni à gauche, Hélène ne surgissait. Adèle se retourna, vit derrière elle son père, la face livide, contractée d’angoisse ; elle courut à lui, et, l’embrassant :

— Ah ! mon pauvre papa, comme la moindre chose te bouleverse ! Que veux-tu qu’il soit arrivé à maman ?

— Je parie, dit Paulette survenue du jardin, qu’elle sera allée voir mon oncle.

Bernard se tut ; Adèle répliqua :

— Mais non, puisqu’il viendra ce soir.

L’Angelus avait sonné à la cathédrale ; des passants trottaient, de même que des animaux se hâtent vers l’écurie, attendus par leur pitance. Une jeune ouvrière pénétra dans le magasin, acheta un roman à dix-neuf sous. La pendule marquait midi vingt quand le pas d’un cheval retentit, venant du carrefour, et un fiacre s’arrêta d’où descendit Hélène, la figure empourprée comme si elle avait couru au gros soleil. Un peu haletante, elle expliqua son retard : une sorte d’étourdissement l’avait saisie en traversant une place ; elle était entrée chez un pharmacien ; de l’éther, — le mouchoir dont elle tapotait ses joues en demeurait imbibé, — quelques gouttes d’eau de mélisse avaient dissipé son malaise, mais, n’osant revenir à pied, elle avait demandé une voiture ; le cocher, en train de déjeuner, s’était fait, trois quarts d’heure, attendre. Elle passa dans l’arrière-boutique, et, avant de monter en sa chambre, elle ajouta :

— Mettez-vous à table : je vais me reposer sur mon lit.

Adèle voulait l’accompagner, l’aider à se dévêtir :

— Non, ma petite, défendit doucement Hélène, on a besoin de toi. Dépêchez-vous de manger…

Ce retour dramatique achevait-il une mise en scène gauchement improvisée par une femme coupable qui s’était oubliée à un rendez-vous ? Bernard s’évertuait à ne point l’admettre. L’invention d’un accident, la menterie puérile et faible lui semblaient tellement indignes de l’Hélène qu’il connaissait ! Mais, de nouveau, le doute replanta dans son cœur ses clous tordus ; la hideur des hypothèses assaillit sa vision. Il mâchait lentement une pomme de terre, puis buvait, et des larmes sourdes se gonflaient au creux de ses orbites rougissants. Adèle et Paulette devinaient qu’une souffrance anormale absorbait sa pensée. Adèle, sans comprendre, s’attendrissait devant son chagrin, songeait comment elle pourrait le consoler. Paulette cherchait à nouer un fil entre la longue absence de sa mère et la tristesse de son père. Il sentit, sous l’acuité de son regard, sa malice curieuse, implacable. La force de tout dissimuler lui revint ; il chassa des suppositions atroces et ne servant, hélas ! à rien.

Charles se faisait répéter par Adèle le conte du Chaperon rouge et y donnait ce dénouement optimiste où Bernard se reconnut :

— La grand’mère a dû être contente de retrouver sa petite-fille dans le ventre du loup.

Bernard se dérida en prêtant l’oreille à cette idée ingénue, aux inflexions mélodiques de la voix qui la modulait. Il contemplait Adèle, le cristal humide de ses yeux, ses joues délicates comme une fleur de pommier ; un reflet du dehors frôlait ses tresses bien serrées, çà et là, d’un or de bague neuve, tandis que les nœuds des torsades brunissaient. Quelle douceur d’avoir autour de soi ces âmes d’enfants, ces chairs d’enfants ! Comment Hélène se fermait-elle aux saintes allégresses offertes à pleines mains ?

Il monta sans bruit au seuil de sa chambre. Elle dormait d’un sommeil accablé, pâle au milieu de ses cheveux défaits. S’il s’était approché, il aurait pu discerner autour de sa bouche entr’ouverte une expression de voluptueuse angoisse que sa jalousie eût cruellement interprétée. Mais il se tint à distance, il se hâta de redescendre et d’enjoindre à Charles et à Paulette de parler très bas. L’évidence de certains malheurs est intolérable. Bernard se détournait du sien, par effroi de trop souffrir et aussi parce qu’il se refusait à croire Hélène tout à fait criminelle. Se pouvait-il que l’ascendant pervers de Glenka l’eût courbée sous sa convoitise au point qu’elle déchirât, dans une minute de délire, une vie d’honnêteté, et pour qui ? Pour un homme qu’elle ne reverrait, sans doute, jamais !

Une lettre lui apporta une diversion légère dont le réconfort, en d’autres temps, aurait été savoureux. Sir Macdonald le prévenait que Fergus Fergusson, grièvement blessé au bras droit et jugé inapte au service venait, après trois mois de convalescence en Écosse, de se réembarquer pour les Indes ; le négociant regagnait Singapour. Sa présence allait restituer à l’entreprise végétante l’œil d’un maître, une impulsion.

Jules, quand il arriva, manifestement joyeux de la nouvelle, n’en parut point surpris :

— Tu vois bien, dit-il à Bernard, que j’avais raison d’espérer.

— Mais, protesta Bernard, je ne t’ai jamais incité au désespoir. Je considère les choses autrement que toi, voilà tout.

Ils reprirent, cette fois sans acrimonie, une dispute sur leur incompatible idéal. Bernard soutenait à Jules que la suprématie de l’argent, colonne de ses espérances, ne devait pas être sa fin dernière, sa religion. Car la domination épuisante des financiers serait la plus éphémère des tyrannies ; elle ruinerait les peuples et croulerait avec eux dans l’universelle banqueroute.

— Eh bien ! répliqua Jules, peu troublé de cette prophétie, le lendemain du jour où tout le monde sera ruiné, nous recommencerons gaîment à faire fortune.

Son impuissance à concevoir un motif de vivre qui dépassât la boue terrestre semblait presque inguérissable ; il croyait en l’argent comme Bernard croyait au Symbole des Apôtres ; et Bernard, graduellement dégagé par ses épreuves du leurre des appétits, se navrait de ne pouvoir presque rien pour amender Jules non plus qu’Hélène.

Hélène, vers quatre heures, s’était réveillée. Elle s’attifa, elle farda ses joues, elle mit un trait de rouge à ses lèvres, et de bleu sous ses yeux. Des émotions du matin, que le sommeil avait effacées, plus un vestige ne restait. Si elle gardait, au fond du cœur, quelque chose de lourd et de changé, son miroir disait à son illusion démente : « Tu es comme hier ; même, tu es mieux ; et ton secret, nul ne te le prendra. » — Ton secret ? objectait le murmure des inquiétudes coupables. Mais il n’est plus le tien. Un autre en est le maître ; il en fera, comme de toi, ce qui lui plaira.

Elle rabroua cette voix intempestive, rejoignit Jules dans l’arrière-boutique où Paulette lui tenait compagnie, pendant qu’Adèle préparait un potage et que son père défendait seul le magasin contre une bande d’écoliers fureteurs et pillards qui l’avaient déjà volé. Jules s’informa de l’accident exagéré par Paulette.

— Oh ! ce ne fut pas grand’chose, répondit Hélène d’une intonation négligente. J’ai eu la sottise d’attendre une voiture chez le pharmacien. Ici, on s’est affolé…

La lettre de Sir Macdonald avait mis Jules en belle humeur. Comme un fanatique il s’exaltait dans des projets grandioses. Il ne se croyait plus au Mans ni dans « la cambuse » d’un beau-frère devenu gueux par lui. Il apercevait ses plantations régénérées, un comptoir énorme d’où sa puissance de spéculateur extrairait une fortune de rajah, pèserait jusque sur le marché européen. Il parlait d’acheter plus tard, aux îles Marquises, des terrains immenses pour la culture du coton. Cependant, à table, il daigna complimenter Adèle d’une « crème renversée », et, après le souper, dans la chambre du haut, apercevant la crosse dorée de la harpe, il voulut qu’Hélène lui jouât quelques morceaux. Mais la grande chaleur avait fait sauter presque toutes les cordes.

— Je suis moi-même, dit Hélène avec une mélancolique ironie, une harpe sans cordes…

Charles s’était mis sur les genoux de sa mère ; le crépuscule et le bruit calme des voix l’endormit. La tête de l’enfant se laissait aller contre le giron maternel. Bernard eut un sourd malaise à le voir ainsi posé.

— Cet enfant te fatigue, dit-il en le prenant de ses vastes mains pour l’étendre sur sa couchette.

Hélène parut inattentive à ses gestes. Son âme était ailleurs, bien qu’elle s’imposât, par moments, un entrain factice. Mais sa pâleur veloutée et brûlante, ses dents qui brillaient comme une rangée d’amandes entre ses lèvres carminées, sa voix tressaillante d’une fièvre contenue lui donnaient un attrait morbide, ce démoniaque pouvoir de séduction qu’une femme amoureuse doit à son pacte avec le péché.

Bernard fut effrayé de ce qu’il éprouvait auprès d’elle. Malgré la présence de Jules, la nuit ramenait autour de son front le vol noir des idées terribles. Pareilles à des chauves-souris, elles l’effleuraient de leur aile sale et molle, s’effaçaient dans l’ombre, puis repassaient en sifflant ; et il avait beau se débattre de tout son désespoir, elles tourbillonnaient, épaississant leur cercle, elles battaient ses paupières, griffaient son crâne en feu, le suffoquaient d’horreur.

Lorsque Hélène et lui furent seuls, il faillit éclater ; le supplice de se taire dépassait tous les supplices. Oui, arracher de cette poitrine le mystère qu’elle dérobait, accuser et supplier : « Voici mon soupçon ; est-il vrai ? Si tu l’aimes, aie le courage, avoue. Ne me laisse plus agoniser sous mon doute. Prends pitié. » Mais il répugnait devant lui-même à déclarer comme probable la vérité affreuse : « J’ai une femme indigne ; je suis un mari trompé. » S’il parlait, Hélène se moquerait de lui, le détesterait. En énonçant tout haut son infortune, il la fixerait dans une certitude plus irrémédiable. Et, cette fois encore, il ravala sans bruit ses sanglots.

Le dimanche matin, une secousse nouvelle acheva de l’éclairer. Avec les enfants, il était allé à la cathédrale pour la messe de neuf heures. Au retour, il entendit Hélène, du haut de l’escalier, lui dire très vivement :

— Tu as manqué une visite, le docteur Glenka. Il venait te faire ses adieux…

— Tiens ! coupa Bernard d’une voix sèche, il n’a pas attendu que nous fussions rentrés.

— Il n’avait qu’une minute à rester ; il part à trois heures ; il t’écrira.

— Eh bien ! bon voyage…

De ce mot sans tendresse qui devait être toute sa vengeance, Hélène ne lui demanda aucune explication ; et le silence, entre eux, tomba sur Woronslas Glenka comme sur un mort dont le nom même est oublié.

VII

L’été s’acheva, pour Bernard Dieuzède, aussi monotone sous la grosse poutre de sa librairie que, pour un soldat, devant le parapet de sa tranchée. Sa vie journalière demeurait, comme disait Toustain de la sienne, « tout sable et cailloux ». Chez lui, les impressions s’incrustaient lentement et ne s’effaçaient plus. Des semaines où il avait cru toucher le fond des souffrances possibles il gardait un goût de fiel dans la bouche. Ses tristesses étaient un manteau de plomb qu’il soutenait avec des épaules viriles, mais alourdi, voûté par le faix.

Cependant il s’évertuait à l’oubli ; même il essayait de se convaincre qu’Hélène, innocente, n’avait jamais aimé Glenka. Peut-être en aurait-il acquis la persuasion, si elle était redevenue telle qu’auparavant. Par malheur, le soin de sa toilette et de sa personne semblait la tyranniser jusqu’à la folie. Alors que la famine, près de s’asseoir à leur table, déjà mordait les gonds de leur porte, Hélène suivait la mode en s’achetant des parfums coûteux. Mlle Colombe Chemin venait l’aider à se bâtir des combinaisons brodées. Elle ajoutait un plat d’entremets au repas du soir, prétextant la croissance de Paulette et d’Adèle, mais surtout parce qu’elle avait peur de maigrir et de vieillir. « Vieillir de faim », confessait-elle à Jules, c’était son appréhension du moment. On eût dit qu’elle se préoccupait de plaire à quelqu’un ; et pourtant nul étranger ne fréquentait la librairie, sauf le sérieux Brouland, dont l’attitude, une fois Glenka disparu, avait repris son aisance et sa tranquillité. Peu de jours avant le départ de Woronslas, il s’était brouillé avec lui ; et personne, au dire de Jules, ne connaissait le motif d’une si étrange rupture. Jules s’était aperçu que, s’il mettait l’entretien sur Glenka, Bernard laissait tomber le propos, et que son visage se crispait fugitivement. Il eut ses motifs de s’enquérir :

— Glenka t’a écrit ?

— Oui, quatre mots.

— Tu lui as répondu ?

— Non, je n’ai pas eu le temps…

Jules s’étonna de cette froideur, s’en inquiéta, car lui-même venait d’écrire au médecin, ayant besoin de son entremise pour être admis à Saint-Cloud, dans la villa de Mme Eschmann. Seul, un instant plus tard, avec Hélène, il lui posa la question qu’elle prévoyait :

— Bernard a quelque chose contre Glenka ?

— Bernard est vexé, répondit-elle vivement, de ce que le docteur, le matin où il est parti, est venu lui dire adieu, ne l’a pas trouvé et n’a pas attendu son retour. Bernard, comme tous les gens malheureux, devient d’une horrible susceptibilité. En le frôlant, on l’écorche ! La vie n’est point gaie.

Sur cette parole, qui se donnait une mine de confidence, Hélène le quitta ; une cliente opportune l’appelait au magasin. Il se contenta de l’explication, ne scrutant guère les faits au delà des apparences ; sceptique à la façon des hommes d’argent sur la vertu des femmes, jamais il n’aurait mis en doute celle de sa sœur ; il était à mille lieues de supposer entre elle et Glenka la possibilité d’une intrigue. S’il avait pu savoir, il ne l’eût, d’ailleurs, aucunement honnie, pas même blâmée ; il l’aurait conseillée « dans le sens de ses intérêts ».

Mais, comme il choyait les siens propres, il revint à la charge, le jour suivant, pour la lettre au docteur.

— Tu lui as écrit ? interrogea-t-il Bernard.

— Pas encore ; j’ai la vue très fatiguée…

— C’est bien de toi ; remettre toujours au lendemain ce qui t’ennuie ! Écoute, si tu veux être gentil, mets-toi à ton bureau, fais cette lettre.

— Fais-la toi-même, se défendit Bernard. Tiens, voilà du papier.

— Mon oncle, intervint Paulette, tu diras à Glenka les amitiés de Paulette et qu’elle pense beaucoup à lui.

Hélène regarda son frère assis au bureau, rédigeant d’une main nerveuse le mot où il faisait valoir son impatience de se retrouver dans le service du neurologue éminent. Elle n’articula aucune objection ; mais le refus de Bernard signifiait, pour elle, un ressentiment qui ne savait pas oublier, une rancœur accusatrice ; elle s’en irrita et secoua comme une chaîne usée le reste de pitié affectueuse par où elle tenait à son mari.

Malgré tout, sa vie antérieure s’obstinait à régir sa conduite apparente. Vis-à-vis de ses enfants et du monde elle demeurait l’épouse correcte de M. Dieuzède. Elle était le sépulcre blanchi, en paix sur les pourritures qu’il abrite, tant que l’odorat des passants n’en est point alarmé.

Seul, Bernard s’apercevait de son changement, et, si enclin qu’il fût aux illusions, il dut reconnaître que le départ de Glenka l’avait peu assagie. Presque tous les jours elle sortait, ou bien pour un thé chez Mme Lalotte, ou pour une visite à Mme Surin, pour une réunion musicale chez Mme Laboré. Elle allait voir des blessés dans tous les hôpitaux, assistait aux enchères de l’hôtel des ventes. Ce besoin d’être hors de chez elle, Bernard l’eût excusé en des temps moins âpres. Mais, d’abord, leur commerce en souffrait. Quand une « fournée » de clients envahissait la librairie, il ne suffisait pas à les servir ni à les surveiller. Les gens s’impatientaient de sa lenteur, se juraient bien qu’ils ne reviendraient plus. D’autres volaient des cartes postales, des livres. Jusqu’à la fin des vacances, Adèle le soulagea de son mieux, elle pliait des paquets ; besogne où il n’arrivait pas à se rendre habile ; les yeux vigilants d’Adèle tenaient les maraudeurs en respect. Lorsque l’enfant eut repris ses classes, il avertit Hélène que sa présence lui était nécessaire.

— Et si j’étais morte ou en voyage, répondit-elle, comment ferais-tu ?

Elle revenait de la salle des ventes, dépitée de n’avoir pu acquérir une petite table à ouvrage Louis XV « tout à fait exquise ». Bernard devinait trop pourquoi le Louis XV avait sa prédilection. Il répliqua plus amèrement qu’il n’aurait voulu :

— Voyons, ma chère, la question n’est pas d’acheter des meubles, mais d’empêcher que les nôtres soient mis à l’encan.

L’échéance d’octobre, louve impitoyable, avait emporté dans sa gueule leurs derniers billets de mille francs. Avec le peu qui restait du prêt Lendormy on mangerait jusqu’à Noël. Ensuite, si les bénéfices ne couvraient pas les dettes, la famille traverserait, à l’aventure, la noire futaie de l’indigence.

Furieuse de son rappel à l’ordre, Hélène s’exclama :

— Décidément, tu as une âme de défaitiste. Quel homme !

— La défaite, ma pauvre Hélène, c’est toi qui la veux. Tu abandonnes tout à vau-l’eau, comme si tu n’avais plus d’espoir.

Elle s’élança vers sa chambre, dont elle fit claquer la porte, s’exaspérant en proportion de ses torts. Pour attester qu’elle méprisait les justes reproches de Bernard, toute l’après-midi du lendemain, elle courut la ville. Elle semblait vouloir habituer son mari à de longues absences, afin qu’il s’étonnât moins si, un jour, elle s’attardait sans explication plausible.

Son cœur n’aspirait qu’à vivre hors du présent ; une seule image, plus oppressive depuis que Woronslas était au loin, la délectait et la ravageait de souvenirs fiévreux, parmi des regrets qui ne se tournaient pas en remords, des attentes mornes ou effrénées.

Jules avait obtenu son transfert à Saint-Cloud ; elle l’enviait de voir et de toucher le héros qu’elle idolâtrait ; les lettres de Jules émettaient des vibrations lumineuses quand Glenka s’y trouvait nommé. De Glenka lui-même elle recevait des billets rapides où la passion empruntait le voile d’une amitié discrète. Il les adressait chez Mlle Colombe Chemin. Hélène avait commis l’imprudence d’exposer sa réputation entre les mains vénales de cette intrigante ; elle ne calculait pas à quel prix il lui faudrait payer sa complicité jamais sûre.

L’idée fixe, chez elle, étouffait le sentiment des risques et désorganisait toute rectitude. Tandis qu’auparavant mentir lui paraissait détestable, elle prenait une jouissance d’enfant perverse à se cacher pour correspondre avec Glenka. Son imagination se trahissait déviée vers des lectures érotiques. Mme Lalotte, par une malsaine fantaisie, avait prié Bernard de faire venir un roman où les mœurs des courtisanes grecques étaient scandaleusement glorifiées. Comme il s’y refusa, Hélène railla ce qu’elle appelait « un faux scrupule de dévotion » et prétendit que, bientôt, il ne débiterait plus un seul livre « sans l’avoir soumis à son confesseur ».

Il avait mis en réserve, sur un rayon obscur, un exemplaire de Madame Bovary presque neuf acheté au rabais à un collégien qui l’avait peut-être volé. En cherchant un autre volume, Bernard s’aperçut que celui-là n’était plus où il le croyait. Interrogée par lui si elle l’avait vendu, Hélène expliqua :

— Non, pas vendu… prêté à un jeune Belge de l’hôpital qui aime les livres français.

Il prit pour bonne cette réponse ; sa seule inquiétude était que Paulette, affriandée de tout ce qu’elle supposait illicite, n’eût déniché la Bovary. Pouvait-il concevoir qu’Hélène mentait ? Mais comment n’aurait-elle pas menti ? Elle se faisait, en cachette, du vieux roman une pâture désespérée, s’identifiant à la pitoyable Emma, admirant même son suicide. Au reste, son mensonge, dans sa pensée, n’en était pas un : elle avait promis le livre à un jeune peintre soldat en traitement à l’hôpital belge et qu’elle visitait sur la prière de Woronslas.

Au même hôpital, Mme Surin désirait la faire entendre avec sa harpe dans « une fête de bienfaisance » qui devait être donnée le jeudi d’ensuite. Cette fois, l’absence d’une robe neuve ne tourmenta pas Hélène, elle mettrait sa toilette de l’autre automne, celle du dimanche où elle avait rencontré Glenka. Elle négligea seulement un peu plus son ménage, ayant ce concert à préparer. Elle travailla ses morceaux « comme une enragée », parce que Woronslas aurait des nouvelles de la fête ; et, si elle jouait mal, Mme Macreuse aurait hâte de corner à tous les échos son insuccès.

Depuis la soirée fatale, quand les deux femmes se trouvaient ensemble dans un salon, l’amie négligée du docteur marquait à Mme Dieuzède le dédain d’une bourgeoise huppée pour une boutiquière grelue ; cette affectation d’indifférence enveloppait les plus félines rancunes. Hélène en riait secrètement ; le dépit d’une rivale déclinante l’assurait d’un triomphe qu’elle n’avait point cherché. Elle fut surprise, trois jours avant le concert, d’un mot de Mme Laboré qui l’engageait à venir, chez elle, répéter une mélodie pour harpe et chant ; Mme Macreuse, au piano, les accompagnerait. Hélène eut grande envie de refuser ; n’était-ce pas un panneau où l’attirait Mme Macreuse, en l’induisant à l’exécution d’une pièce peut-être difficile, dans l’espoir qu’elle y barboterait ? Elle consentit pourtant au rendez-vous ; car elle se disait, présomptueuse, toujours prête à relever un défi : « Nous verrons bien », et ne prévoyait qu’un piège musical.

Mme Macreuse était assise, les jambes croisées, sur le tabouret du piano, insolemment décolletée avec un collier de marcassite d’où pendait un médaillon d’améthyste qui s’insinuait entre ses deux seins ; lorsque Hélène entra, sans se lever elle lui tendit une main scintillante de bagues, d’un air condescendant, qu’elle voulut rendre gracieux :

— Je suis ravie, chère madame, que vous nous reveniez tout à fait remise de votre aventure.

— Quelle aventure ? s’étonna Hélène d’un ton léger, presque drôle, tant elle était loin de s’attendre à une attaque brusquée.

— Mais oui. J’ai su que vous aviez été prise, sur le trottoir, d’une faiblesse, qu’on a dû vous ramener, en voiture à votre domicile…

Hélène l’interrompit en essayant de sourire :

— Oh ! c’est de l’histoire ancienne. Je n’y pensais plus…

Cependant une rougeur subite avait troublé ses joues ; elle se tourna vers Mme Laboré qui rougit elle-même, interdite, compatissante, et s’empressa, pour dissiper leur commun embarras, d’ouvrir sur le pupitre une partition. Mme Macreuse, elle, s’était dressée et scrutait Hélène avec la sinistre ironie d’une certitude acquise, d’une vengeance réalisable. Hélène feuilletait des yeux sa partie de harpe, une mélodie impressionniste changeante de mesure, confuse de tonalité.

— C’est très mal écrit, observa-t-elle, pour la harpe. Enfin, essayons…

Le timbre de sa phrase n’accusa pas le moindre émoi ; son teint avait déjà retrouvé sa pâleur sèche ; le coup de stylet qu’elle n’avait pas su tout à fait parer semblait avoir à peine effleuré sa peau. Elle attira entre ses genoux son instrument, et, pendant qu’elle s’accordait, la résonance d’une tierce fit émerger de sa mémoire des idées surgies en une minute lointaine, au crépuscule, chez Glenka. Elle se réentendait, s’adressant la question scabreuse :

— Serait-ce Mme Lalotte ? Serait-ce ?… L’ensorcellement du souvenir liait son esprit à une sorte d’état somnambulique où le passé devenait la seule chose présente. Elle déchiffra la mélodie comme on lit parfois en songe, sans hésiter, sans comprendre. Mme Macreuse, déçue de n’avoir pas humilié son talent, se revancha dans une autre allusion perfide.

— Je connais quelqu’un qui regrettera, jeudi, de ne pouvoir vous applaudir.

Hélène se garda bien de lui demander : « Qui donc ? » Elle rompit le compliment par cette incisive leçon :

— Madame, il ne s’agit point de nous faire applaudir ; nous jouons pour les blessés ; que la gloriole reste à la porte.

Mme Laboré l’approuva et Mme Macreuse, sentant qu’Hélène avait bec et ongles, s’abstint d’égratignures maladroites. La vilipender en sourdine lui suffirait jusqu’à meilleure occasion.

Hélène glissa donc à travers les pièges de Mme Macreuse sans en avoir une totale conscience. Mais, dès qu’elle eut quitté ces dames, seule dans la rue, elle repensa qu’elle avait rougi ; elle s’indigna contre elle-même : son manque de sang-froid l’exposait aux pires affronts. Elle se représenta plus encore la rougeur de Mme Laboré ; cet indice la tortura.

Mme Macreuse avait su, par qui ? par Lendormy, sans doute, l’événement singulier du retour en fiacre, l’anxiété, le chagrin de Bernard ; et, liant ces faits aux inductions de son espionnage, elle avait deviné trop juste. Aussi déshonorait-elle à petit bruit Mme Dieuzède auprès des personnes qui l’estimaient. Avertie, Mme Laboré, en présence de son trouble, avait lu dans sa surprise un aveu ; un réflexe de sympathie avait fait monter la pourpre de la honte à ses joues.

Ce blâme et cette pitié poignaient Hélène plus âprement que la haine de Mme Macreuse. Auparavant elle était parmi les femmes dont on ne dit rien parce qu’il n’y a rien à dire. Désormais, c’était fini ; on parlait d’elle ; jusqu’à sa fin et au delà elle serait notée comme une femme inconséquente, immorale ; et le public devant qui elle jouerait jeudi chuchoterait sur sa conduite les insinuations les plus diffamantes.

Elle percevait, d’avance, ces murmures anonymes, comme si elle eût été mordue, la nuit, par des chiens qu’elle ne connaissait pas. Mais, au lieu de s’en prendre à la cause initiale de son déshonneur, à ses égarements, elle se rebellait vis-à-vis d’un milieu où une Mme Macreuse, parce que sa richesse « mettait un bœuf » sur les langues malveillantes, restait considérée.

Elle avait cru détenir, dans le mystère de sa passion, comme un anneau de Gygès qu’elle tournait contre l’univers des jaloux et des hypocrites. Aujourd’hui, elle voyait son lamentable amour, nu et pantelant, sous les crocs de l’envie et de la dérision. Dorénavant, elle déchiffrerait dans tous les yeux ou une méfiance ou un mépris, chez certains hommes des contenances de fatuité protectrice, chez quelques femmes un louche attrait plus outrageant encore. Au coin de chaque rue, quand elle sortirait, un opprobre serait embusqué. La ville qui lui infligeait ces perspectives de honte lui faisait horreur. Des projets de fuite assaillaient son imagination élancée aux extrêmes. Elle eut besoin, pour les mettre en déroute, de songer à Paulette, à Charles ; elle se donna peur d’un scandale dont ses enfants, plus qu’elle, eussent été les victimes.

Cet accablement dura jusqu’au jeudi, et, comme une condamnée marcherait vers le lieu de son supplice, elle partit pour la salle du concert. Mais, une fois arrivée, elle rebondit hors d’elle-même, dans une bravoure de désespoir, défiant l’opinion et crachant son dédain sur ceux qui, à mi-voix, l’insulteraient. Au premier rang de l’assistance elle aperçut le docteur Sautel ; le jeune flandrin la lorgnait avec un sourire de galanterie prétentieuse, superbement inepte ; elle s’imagina le beau soufflet qu’elle planterait sur son museau glabre, si jamais il osait une déclaration.

Elle commença, très énervée, sa fantaisie romantique, et, tout d’un coup, sa mémoire perdit le fil du texte musical ; elle improvisa, dans le vide, des arpèges extravagants. L’hostilité qu’elle présumait au sein de l’auditoire crispait ses doigts, rendait son jeu saccadé, sec, incertain. Des musiciens, venus pour l’entendre, se regardaient entre eux, stupéfiés ; et les autres, indifférents aux virtuosités d’une harpe, écoutaient à peine. Les conversations bourdonnantes traversaient les spirales décousues des traits. L’accord final n’arracha que de maigres claquements de mains, une aumône obligatoire. Gonflée d’une sombre jouissance, Mme Macreuse pensait : « Que Woronslas n’est-il là ! » Du moins, on lui apprendrait, en l’exagérant, l’insuccès de son amie.

Ce faillit être une déroute. Au milieu de la mélodie décadente où elle accompagna Mme Laboré, Hélène commit une faute de mesure ; le piano, la harpe et la voix, un instant, discordèrent. Mme Macreuse, visant à souligner la faute, se retourna du côté de la harpiste, d’un air anxieux. Hélène se rattrapa, comme sur une corniche, au-dessus d’un précipice ; et le morceau fut terminé sans encombre.

Après ces accrocs, les pas dangereux semblaient franchis. Elle respirait, reprenait l’aisance de ses moyens ; car elle n’avait plus à jouer que l’air : O fièvre brûlante, celui que Bernard aimait. Bernard n’était pas au concert ; il n’avait point voulu laisser Adèle seule avec Charles dans le magasin. Paulette, assise auprès de Mme Lalotte, ridiculisait le nez en poire de l’un des deux chanteurs à qui sa mère allait donner une réplique instrumentale. Hélène exécuta largement l’immortel motif ; l’accent de cette phrase ingénue, rythmée comme les pulsations d’un cœur douloureux, soulevait les moins sensibles des auditeurs. Mais, à la première reprise, une corde éclata, puis une autre. Le baryton interloqué, s’arrêta. La harpiste aurait continué en transposant ; elle s’interrompit, remit des cordes, et on recommença. L’émotion du public s’était dissipée et ne revint plus. Hélène se jura que, de sa vie, elle ne livrerait plus son art en pâture aux bêtes. Par surcroît, elle avait grelotté entre deux portes, dans un passage de vent glacial. Elle frissonnait, courbaturée, éprouvant au creux des épaules un point qui l’essoufflait.

Une hâte violente la ramena au logis où elle se coucha. Son échec ajouté à la masse de ses peines l’ulcérait tellement qu’elle eût désiré mourir. Dans sa tête martelée de fièvre, elle composa une lettre à Woronslas, monstrueuse et folle ; qu’il revînt et l’emmenât ; sinon, elle se tuerait. Cette lettre, elle l’écrivit le lendemain sur son lit, sur le lit d’où Bernard, tout à l’heure, s’était levé. Ensuite, elle la déchira et la mit au feu. Un éclair lucide lui montra l’énormité de son aberration ; désespérer les siens, non, elle n’en aurait pas le courage. D’ailleurs, Glenka méprisait les faibles ; en lui confessant le fond de sa détresse, elle ne réussirait qu’à l’éloigner d’elle. Enfin, elle était sans argent ; si elle acceptait, même un prêt, de Woronslas, elle savait ce que signifiait cette obligation, quelle femme elle deviendrait. Elle simula donc l’intrépidité et, dans une seconde lettre, narra en badinant ses mésaventures du concert.

Bernard avait pénétré sa déconvenue : le détachement des « glorioles », c’était facile à prêcher, comme, l’autre jour, à Mme Macreuse ; mais son amour-propre se relevait mal d’une humiliation publique ; des mots acerbes lui échappaient sur la stupidité des foules. Il devinait qu’une crise plus profonde la tourmentait, et ne savait par quelle voie l’apaiser, lui venir en aide. La voyant souffrir, même dans son corps, il multiplia ses soins avec une discrète sollicitude ; car ses empressements l’eussent importunée ; il veillait aux infusions pendant qu’Adèle courait chez le pharmacien ou posait à la malade des ventouses.

Le lundi, étant mieux, elle put descendre au magasin. Bernard sortit vers quatre heures ; il avait à examiner un lot de gravures du XVIIIe siècle que lui proposait un rentier dans la gêne, des images coloriées d’une vente facile, parce qu’elles illustraient des scènes d’alcôve libertines, quelques-unes de la plus graveleuse obscénité. Entre sa conscience et son intérêt, il n’eut pas une minute d’hésitation ; il feuilleta négligemment la série et répondit au possesseur :

— Cette marchandise n’est pas faite pour ma clientèle ; quand bien même je trouverais à la vendre, je refuserais de m’en charger.

— Mais, monsieur, insista le rentier, homme dévot qui rêvait d’équilibrer ses besoins d’argent et ses scrupules, ce lot d’images je ne l’ai pas acheté, il me vient d’un grand-oncle. Dois-je les laisser moisir au fond d’un placard ? Je veux m’en défaire ; attendu que les sujets sont, je l’avoue, inconvenants. Si on m’en offre un prix raisonnable, vous croyez que j’aurais tort ?…

— Eh bien ! oui, monsieur, trancha Bernard en retirant ses lunettes de son grand nez. C’est d’un art plus que médiocre ; toute la valeur commerciale de ces choses-là tient dans leur ignominie. A votre place, j’en ferais une flambée, simplement.

Le conseil parut décevoir le personnage ; Bernard se retira, certain que sa franchise lui valait un ennemi de plus. Au reste, il oublia sur-le-champ la figure et la maison du client insipide. Mais la donnée d’une des gravures le poursuivit : un vieux seigneur surprenait son épouse en une conversation trop intime avec un chérubin impatient, et faisait signe au valet qui l’accompagnait, levant un flambeau, de ne point les alarmer. Il était odieux pour Bernard de s’appliquer l’hypothèse d’une rencontre pareille. Néanmoins, il se traçait une ligne de conduite.

— A lui je ne dirais pas un mot, je n’aurais point l’air de le voir. J’irais droit à elle, je l’avertirais : Hélène, je ne suis plus rien dans ta vie, je le savais. Mais, devant Dieu, tu m’as promis d’être fidèle ; tu as des enfants qui sont les miens ; prends garde et repens-toi…

Il traversait le jardin aux roses, le même qu’il avait admiré du balcon de Glenka ; les rosiers nus, l’herbe des pelouses fanée par l’automne semblaient pleurer des illusions mortes. Un gros vent tiède enflait contre le crépuscule des nuées amères balafrées de rides sanguinolentes. Il y avait, selon le mot du pays, de la hargne dans le temps. Des cloches semblables à celles qu’il entendait jadis au-dessus de la mer sonnaient un glas que déchiraient les rafales. Il longea la partie boisée du jardin, au bord d’un étang qui incurvait entre des chênes ses berges blondies sous les feuilles tombées. Deux cygnes battaient de leurs ailes l’eau noire et tremblante ; un paon cria parmi le vaste gémissement des arbres. A l’Orient livide, derrière les branches d’un séquoia, la lune pleine roulait sur un tumulte de vapeurs verdâtres. Bernard s’en allait, son manteau, ses cheveux au vent ; le chaos de la tempête et de la nuit tombante excitait les sauvages ivresses de sa douleur. Avec les puissances d’amour dont il frémissait, quelle infortune l’empêchait d’être aimé ?

Le magasin était désert. Aucun bruit dans la maison mal éclairée. A cette heure, en haut, Adèle et Paulette travaillaient ; Charles, près d’elles, se tenait tranquille, construisant des bateaux de papier. Il souleva la tenture qui masquait l’arrière-boutique ; aux braises d’un feu languissant, il entrevit, devant la cheminée, sur une chaise basse, Hélène enveloppée d’un châle ; son profil étiré, l’affaissement de ses membres avouaient ses lassitudes, l’abandon d’elle-même et de tout.

— Sans lampe, mon amie !

Au fond de cette parole une telle douceur d’amitié vibra qu’Hélène, presque émue, releva les yeux, et, faiblement, répondit :

— Que ferais-je d’une lampe ? L’obscurité me repose… Il faut bien être économe… Et ces gravures ? Tu les rapportes ?

Il secoua la tête, se courba pour jeter une bûche dans le feu :

— Non, je n’en ai pas voulu. Ça ne valait rien. Des immondices !

— Oh ! toi, quand tu tomberas sur une bonne affaire, c’est que les étoiles auront changé de place.

Il s’était assis à gauche de la cheminée, et, les pincettes en main, il rejoignit les braises autour de la bûche pétillante.

— Alors, énonça-t-il d’une voix contenue, tu crois que mon étoile n’est pas heureuse ? Nous avons eu pourtant des années parfaites, et, à présent encore, si tu voulais…

— A présent, coupa-t-elle avec un sursaut d’impatience, je ne crois plus à rien, j’ai la nausée de vivre. Je sortirais de ce monde exécrable, comme après une nuit d’insomnie on quitte un wagon de troisième classe empuanti par des goujats.

— Tu ne crois plus à rien ? Tu le dis, mais tu es loin de le penser. Hélène, si tu ne croyais plus à rien, c’est que tu n’aimerais plus rien.

Le regard qu’il envoya sur elle en répliquant ainsi eut peur de pénétrer au plus vif d’une blessure. Il le détourna dans le vague. Elle avait incliné son front, puis le redressa brusquement.

— Comprends-moi, se défendit-elle. Quand je me suis mariée, et longtemps après, j’avais encore devant l’existence l’ingénuité d’une petite fille qui, tous les matins, à son réveil, peut se dire : « Aujourd’hui, pour moi, quelles bonnes choses arriveront ? » Je croyais que la vie doit porter du bonheur comme un rosier porte des roses. Maintenant, je la connais. Je n’attends d’elle que des souffrances ; hors d’elle, je n’ai point d’espoir, et je ne t’envie pas tes illusions.

— Je t’écoute, soupira Bernard ; si ton âme ressemblait au portrait que tu m’en donnes, ce serait une tristesse à en mourir. Mais tu n’es pas ce que tu penses être. As-tu interrogé toutes les fibres de ton cœur ? Est-ce qu’on peut respirer sous le ciel des vivants sans un désir ni un espoir ? Tu me parais comme cette enfant souffrante qui boudait sa poupée et voulait la mettre en pièces parce qu’elle ne répondait plus à ses fantaisies. Tu aimes désespérément la vie de ce monde ; elle te fut indulgente ; aujourd’hui, elle t’a mise au pain sec ; elle t’enseigne, malgré toi, la sagesse ; tu es pressée de la maudire. Il faudrait, pourtant, ce soir, te séparer d’elle ; tu songerais, en pleurant peut-être, qu’elle fut douce quand même.

— Détrompe-toi, je coulerais dans le néant comme j’en suis sortie, et plus contente d’y rentrer que d’en sortir. Le silence, le sommeil à jamais, oh ! pour moi qui dors si mal, c’est le Paradis, c’est mon seul trésor, et personne ne me l’ôtera.

— Personne ? En es-tu bien sûre ? Il n’y a plus de sommeil dans l’éternité.

Une quinte de toux secoua le dos d’Hélène : elle ramena son châle autour de sa poitrine et repartit, un peu haletante :

— Tu voudrais me faire peur de l’autre vie ! A quoi bon ? La foi, je ne l’ai plus, je suis allégée de ne plus l’avoir. Tu vas me dire que je blasphème. Le blasphème est une prière encore. Nous sommes là tous les deux, seuls dans la nuit, seuls dans le noir. S’il existe un Dieu, il nous regarde, il m’entend qui te parle et qui doute de lui. Si je me trompe, pourquoi ne me révèle-t-il pas sa présence par un signe, par un souffle, par une voix, par une émotion inconnue ?

Bernard sentit passer en elle le frisson du vide intérieur. Le vent grondait, le feu palpitait ; au dehors, un volet claqua. Chacun des mots d’Hélène le transfixait d’une angoisse ; cependant, il s’étonnait avec une sourde joie de trouver un chemin vers ce cœur obstinément barré. Pour qu’elle glissât à une sorte de confession, fallait-il qu’elle fût excédée d’amertume, à bout de mensonge ! Elle maintenait, d’ailleurs, l’entretien dans des généralités ; d’instinct, elle défendait les abords d’une conscience qui ne voulait pas livrer son énigme.

Il avait rapproché sa chaise de la sienne et, s’efforçant de paraître calme, il répliqua :

— Tu me demandes pourquoi Dieu se cache, quand il est la Lumière. Je ne suis pas un théologien ni un scrutateur des abîmes. Je n’aperçois qu’une chose : c’est en nous que sont les ténèbres ; nous épaississons comme un mur entre la lumière et nos yeux. Tu crois avoir perdu la foi ; j’ai la certitude qu’elle subsiste chez toi à des profondeurs où tu ne saurais l’atteindre et l’anéantir. Mais réfléchis de quelle manière elle a semblé s’éteindre, comment tu as cessé d’entendre la parole de vie. Ton âme sommeillait dans une tiédeur d’habitude ; pas à pas, sans t’en douter, tu te retirais hors de l’embrassement divin. Puis, un jour, tu as eu l’impression que Dieu était absent. Il ne l’est pas, il ne veut pas l’être ; mais tu lui as fermé ta porte ; il reste, comme un mendiant, derrière ton seuil, jusqu’à ce que tu reviennes vers Lui.

— Alors, dit Hélène, douloureusement ironique, si nous restons chacun sur nos positions, cela durera longtemps, jusqu’à la fin.

— Tu oublies, protesta-t-il avec une tendresse poignante, qu’Adèle et moi nous prions, nous souffrons pour toi. La prière peut tout, quand la souffrance lui donne des ailes. Et tu ne sais pas, des conjonctures viendront sur toi, des signes que tu ne voudras point récuser. Celui qui t’aime se lassera d’attendre que tu lui ouvres ; il pénétrera tout d’un coup à la façon d’un voleur.

Les doigts d’Hélène, quand il proféra les mots : celui qui t’aime, furent pris d’un léger tremblement. Ensuite, elle haussa les épaules :

— Je te comprends. Tu espères que Dieu, pour m’éclairer, me réserve des malheurs de choix. Merci de ta prédiction. J’ai lu dans plus d’un livre cette vieille ritournelle. Moi, la souffrance ne me convertit pas, elle me raidit. J’en veux aux forces implacables qui prétendent me ployer sous leur loi de fer sans que je sache pourquoi, ni ce que je leur ai fait.

— Mais enfin, s’écria Bernard, étreignant entre ses deux mains la main gauche de sa femme, celle où brillait l’anneau bénit, ma pauvre Hélène, explique-moi donc ce qui te rend si malheureuse. Notre misère est dure, je le sais trop. Es-tu la seule à en pâtir ? J’ai aussi un cœur de chair, et je m’afflige plus que toi, parce que je porte le fardeau de tous, je m’afflige dans l’espérance pourtant. Nous n’avons pas manqué, jusqu’à ce soir, de pain ; nous n’en manquerons pas demain non plus. Le pain, ce n’est pas assez. Il faut l’amour. Si tu nous aimais, tu mettrais en commun tes tristesses avec les nôtres. Tu les trouverais légères. Pourquoi as-tu cessé de nous aimer ? Je ne te fais, à mon endroit, aucun reproche. Trop de choses en moi, je le sens, doivent te déplaire. Mais je t’aime si entièrement que tu peux me faire les plus cruels aveux, je te pardonnerai tout, je t’aimerai malgré tout. Romps ce silence qui est horrible. Hélène, je t’adjure, au moins laisse-toi aimer…

La supplication de Bernard se brisait en une plainte ; elle eut peine à ne pas éclater comme un cri. Il se penchait sur elle, l’enveloppait de son souffle ardent, allait tomber à ses genoux. Elle subissait, dans une immobile stupeur, cette voix implorante et éperdue. Soudain, elle se délivra de son étreinte, se leva, le repoussa :

— O Bernard ! A quoi penses-tu ! Où vas-tu chercher que je ne vous aime plus ? Laisse-moi, je t’en prie. Je suis trop faible pour de pareilles scènes. Non, c’est affreux !

Comme saisie d’épouvante, elle s’échappa vers l’escalier. Au moment où il s’inclinait, elle avait vu à ses genoux Woronslas la suppliant avec des sanglots d’amour aussi ; et elle croyait qu’en écoutant Bernard elle serait infidèle à l’homme qui avait pris son âme, en qui elle se consumait, incertaine, de loin, s’il répondait à sa démence.

VIII

La journée s’allongeait, grise indéfiniment, de même qu’avant elle d’innombrables journées. Sur le fond gris de lin des nues que le soleil, çà et là, imbibait d’une blancheur diffuse, de bas nuages, étirés en pointe, filaient d’un vol mou, grands oiseaux mutilés. Le crachin moite mouillait la rue, plus fin que le jet d’une pomme d’arrosoir ; dans la maison, une humidité poisseuse comme le mucus de la mer coulait le long des parois, gonflait les joints des portes.

Ce temps doux restituait à Bernard un peu de sa Bretagne et de ses moelleux hivers. Mais la pluie rendait les passants plus rares et les acheteurs plus espacés. En regardant, par les vitres du magasin, le pan de ciel fumeux qui s’appuyait aux lucarnes de Me Lendormy, Bernard, dans sa tête, récapitulait l’actif et le passif de son négoce. Il pouvait encore solder à Durel ses traites, payer les fournitures qu’il vendait ; sans quoi, c’eût été la mort brutale de sa librairie. Quant à Bonfils, il avait dû le prévenir que l’échéance de janvier serait forcément remise à trois mois plus tard ; Lendormy, non plus, ne toucherait point les intérêts trimestriels des six mille francs, dont les débris nourriraient à peine la famille Dieuzède jusqu’au nouvel an. Depuis novembre, Bernard s’était réduit à ne manger que de la soupe, des pommes de terre et du fromage. D’abord, il en plaisanta :

— Pour attendre à mon bureau des clients qui ne viennent pas, qu’ai-je à faire de la vigueur d’un portefaix ?

La ration de pain, — de mauvais pain, — qu’un « homme de bureau », en cette critique fin d’année 1917, pouvait obtenir du boulanger, contentait mal son appétit. Ses forces s’en allèrent, son puissant corps se fondait. L’insuffisance de nourriture le mettait dans une sorte de langueur analogue à la faiblesse d’un convalescent, au sortir d’une longue fièvre. Et ses abstinences personnelles soulageaient trop peu l’ensemble du ménage. Tant qu’on put acheter des vivres, Hélène et les enfants ne connurent guère de privations. Mais le temps des tranches de jambon était passé ; tout le monde devrait bientôt, comme disait Valérie, la femme de service, « avaler couenne et couennette ».

La provision de bois était épuisée ; le charbon devenait sinistrement cher, difficile à trouver. Il fallut consentir aux sacrifices extrêmes. Hélène décida qu’elle vendrait son petit bureau Louis XV ; son acte parut à Bernard héroïque et l’eût été peut-être s’il n’avait caché des intentions terribles. Au lieu de chercher acquéreur par Me Lendormy, — elle le détestait, ne doutant plus de ses collusions avec Mme Macreuse, — elle s’adressa directement à Mme Bocquentin, l’antiquaire. Celle-ci, d’une honnêteté surprenante, lui donna huit cents francs d’un meuble qu’elle était assurée de revendre à peine le double. Ensuite, on ferait argent du canapé Louis XIII, des bergères de la chambre et, si on était aux abois, même du vaste lit conjugal, un lit en chêne massif portant, au-dessus du chevet, un bandeau gothique où un fervent ébéniste de Quimper avait sculpté une sainte Anne qui venait d’accoucher et caressait de ses doigts étendus la Vierge emmaillotée dans son berceau.

Guérie de sa bronchite, Hélène s’était remise à vivre avec une ardeur agitée. Bernard n’osait s’en réjouir après la conversation désolante au bout de laquelle, si étrangement, elle se déroba. Ce soir-là, elle avait failli lui déclarer qu’elle aimait Woronslas ; l’explosion d’une tendresse qu’elle percevait, malgré sa froideur, absolue et inégalable, lui avait ôté le courage de marcher sur le cœur de son mari. Depuis lors, elle évitait tout éclaircissement ; une teinte de douceur factice maquillait ses propos et ses attitudes. Il n’en pouvait être la dupe. Cependant, la torture de la méfiance est malaisée à soutenir pour un être bon et il se laissait flotter dans l’espoir confus qu’elle revenait à des idées saines.

Le samedi 20 décembre, elle avait annoncé le projet de se rendre à l’hôpital belge auprès du peintre blessé qu’on venait d’amputer d’une jambe. Vers deux heures, Bernard l’entendit, derrière la tenture fleurdelisée, lui dire :

— Je m’en vais.

C’était sa formule d’au revoir, à présent qu’elle se dispensait d’un baiser hypocrite, quand elle sortait. Il ne fut pas sans remarquer dans sa voix une espèce de brève suffocation. Mais il se contenta de répondre :

— A tout à l’heure, Hélène…

Un voyageur de commerce le retenait au magasin, et lui proposait des portefeuilles pour dames, d’un nouveau modèle. Ce gentleman avait une mine de prêtre défroqué ; des lunettes d’or marquaient d’un sillon le haut de son nez gourmand et narquois ; un sourire bénin fendait ses joues vermeilles, savamment rasées. Il parlait bas, et d’une langue intarissable. La venue de Lendormy, seule, mit en fuite le douteux péroreur.

Lendormy, contre son ordinaire, parut avec un visage refrogné ; il jeta ses béquilles presque brutalement contre une chaise avant de s’asseoir pour prendre un journal. Bernard ne l’avait pas encore averti qu’il laisserait impayé le prochain terme ; et il ne pouvait plus différer cet aveu de son indigence. Pendant que l’huissier lisait, il considérait ses mains courtes, croches comme les pattes d’un crabe, « des mains, disait un jour Hélène, dont aurait peur une femme enceinte ». Toute la sournoise rapacité de cet homme semblait ramassée dans son pouce à l’ongle noir. Bernard se demandait quelle amère prédestination lui valait ce voisin et ce créancier ; Lendormy, sans hausser les yeux, au même instant, murmura :

— Enfin, on a retrouvé le tronc…

— Le tronc de quoi ?

— Le tronc de la femme coupée en morceaux… Vous ne lisez donc rien, M. Dieuzède ?

Bernard lui rappela son aversion pour les récits de crimes ou d’accidents.

— D’ailleurs, continua-t-il, sauf les nouvelles de la guerre, rien ne m’intéresse dans les journaux. La préoccupation de notre avenir me suffit. Quand il faut, par le temps qui court, joindre les deux bouts…

Lendormy secoua son journal et dirigea sur Bernard le plus louche de ses deux yeux :

— Que signifie, au juste, ce proverbe : joindre les deux bouts ? Est-ce que la bonne fortune ressemblerait à une corde autour du cou d’un pendu ?

— … Je suis si loin de les joindre, poursuivit Bernard, qu’il me sera impossible de vous remettre, en janvier, les deux cent trente-deux francs d’intérêt…

— Deux cent trente-deux cinquante, rectifia Lendormy d’un ton gaillard. Il s’attendait à cette déclaration d’impuissance, et déjà se frottait les mains : l’armoire lui resterait.

— Comme vous voudrez, comme vous pourrez, mon voisin… Si, vraiment, vous n’avez pas cette petite somme. Mais, vous savez, votre dame n’est pas fine d’avoir vendu à Mme Bocquentin son bureau Louis XV. Je l’ai vu, ce bureau : c’est une jolie pièce. Je lui en aurais trouvé quinze cents, et je jurerais sur votre tête qu’elle l’a cédé pour beaucoup moins.

Comment Lendormy connaissait-il la vente du bureau ? On était venu l’emporter à la nuit close. Mlle Colombe Chemin se trouvait, à cette heure-là, comme par hasard, chez les Dieuzède. Communiquait-elle avec l’huissier ? Bernard eut la vision d’un filet ténébreux tendu sur sa maison déplorable.

— Me Lendormy, vous feriez un merveilleux espion. Mais je ne vous demande point le secret de vos affaires. Laissez les nôtres s’arranger. Soyez assuré qu’à l’échéance de mars je ferai l’impossible pour vous reprendre le gage que vous détenez en dépôt.

— En dépôt, dame oui ! monsieur Dieuzède, et en dépôt loyalement gardé. N’ayez crainte ; elle ne s’envolera pas. Je souhaite à tout ce qui vous est cher d’être aussi fidèle à votre logis que votre armoire l’est au mien.

Pendant qu’il décochait cette flèche de Parthe, Lendormy empoigna ses béquilles et, en deux sauts, gagna la porte. Bernard ne saisit pas aussitôt toute la férocité de son allusion.

De vagues clients à servir défilèrent devant lui. Au ras du trottoir, contre le magasin, un rémouleur, abrité de la pluie sous une banne, repassait un large couteau de boucher. Son pied, chaussé d’un sabot, pressait la pédale qui manœuvrait la meule vertigineuse : en frisant la pierre d’où giclaient des étincelles, le tranchant du couteau lui arrachait un cri de porc égorgé, lequel cessait, puis s’aiguisait plus exaspérant. L’homme lui-même, un foulard rouge noué au cou, les yeux coiffés d’énormes lunettes, faisait penser à un sacrificateur barbare préparant quelque rite atroce. Fatigué de ce voisinage, Bernard faillit lui enjoindre :

— Allez-vous-en plus loin.

Mais il se reprit d’un égoïste désir de tranquillité :

— Pourquoi cet artisan, dont la rue est le seul atelier, irait-il ennuyer plutôt que moi les autres ? Il vaut mieux que ce soit moi. Je sais pour quelle cause et pour qui je souffre.

Les enfants arrivèrent de l’école. Charles, vu son jeune âge, était admis dans l’externat de ses sœurs. Il exhibait, épinglée à son manteau, une croix d’honneur noblement gagnée : seul de sa classe, il avait récité sans faute Après la bataille de Victor Hugo.

— Après la bataille ! dit gaiement Bernard. Alors, c’est une croix de guerre ! Ta mère sera contente, lorsqu’elle rentrera.

— Oh ! fit Paulette d’un air important et mystérieux, maman a plus d’une course et d’une visite… Elle rentrera tard, je pense.

Paulette, en fait de récompense, ne rapportait qu’une lettre de retenue pour le dimanche. Une maîtresse l’avait surprise, pendant la récréation, tenant ce propos :

— La messe tous les jours, le salut le soir, ça commence à me barber !

La paresse et le mauvais esprit de Paulette Dieuzède étaient déjà légendaires dans l’établissement. La directrice avait averti Bernard qu’on ne pourrait longtemps la tolérer si elle ne changeait. Il s’en affligeait d’autant plus qu’il avait demandé, pour ses trois enfants, une diminution des frais scolaires ; et, d’ici peu, ne serait-il pas réduit à supplier qu’on les gardât par charité ?

Paulette aspirait, dans l’air extérieur, tous les principes subversifs. Elle suivait des fantaisies qui ressemblaient à du dévergondage. Ayant rêvé sur l’illustration d’une revue où un ballet de l’Olympia était photographié, le lendemain matin, presque en chemise, elle s’exerçait à des bonds chorégraphiques ; elle tenait tendus, comme une danseuse, les bords de son petit jupon, pirouettait, courait sur ses pointes, essayait des entrechats et levait les jambes le plus haut possible. Charles, les mains derrière son dos, représentait les spectateurs. Ébloui de cette gymnastique, sans d’ailleurs y entendre malice, il allait imiter sa sœur quand Bernard, mis en éveil par les craquements du vieux plancher, pénétra dans la chambre, mit Charles dehors et secoua rudement Paulette. Le pire avec elle était qu’au lieu de se reconnaître en faute, elle s’armait, pour justifier ses frasques, des sophismes les plus retors. Aujourd’hui, comme il faudrait montrer à son père la lettre de la directrice signalant son indévote boutade, elle préparait des raisons péremptoires. Mais les événements dont elle avait la confidence tournaient en une rébellion totale sa volonté de se défendre.

A cinq heures, Hélène n’était point rentrée, Bernard s’inquiéta. Deux autres fois, ses absences s’étaient prolongées au delà du temps vraisemblable. Cette appréhension crucifiante le pressurait d’un chagrin nouveau :

— Pourvu que Glenka ne soit pas revenu !

D’instant en instant, il tirait sa montre ; l’angle des aiguilles s’élargissait vers six heures moins un quart. Dès qu’un pas de femme résonnait dans la rue, son cœur sautait. Ce n’était pas elle. Contre la devanture, une fille rousse, attendant quelque rendez-vous, colla son visage plâtré ; Bernard trouvait à son profil une vague, effrayante ressemblance avec Hélène. Elle s’éloigna.

Six heures sonnèrent, espacées aux horloges des couvents, aux clochers des églises, de sorte que le dernier tintement mourut dans la nuit pluvieuse, dix minutes après les premiers.

Adèle montait et descendait, de plus en plus tourmentée ; mais, se rappelant l’inutile angoisse du jour où un fiacre avait ramené sa mère, elle n’osait d’abord émettre aucun avis, ni interroger son père, taciturne et sinistre, raidi dans son attente. Elle finit cependant par conseiller :

— Si maman tarde, veux-tu que je coure à l’hôpital belge, savoir depuis quand elle en est sortie ?

— Non, décida soudain Bernard, je vais fermer le magasin et j’irai moi-même. Va me chercher les barres…

Les voisins durent s’étonner de le voir appliquer si tôt les volets, et tout s’éteindre extérieurement comme s’il y avait un deuil dans la librairie.

Il jeta sur ses épaules un manteau, partit d’une terrible allure.

L’hôpital était proche ; seulement, il fallait franchir l’esplanade déserte des Jacobins, contourner des allées sombres. C’est pourquoi Bernard n’avait pas voulu exposer Adèle aux hasards d’une course nocturne.

A la porte, il réfléchit que sa démarche, si rien d’extraordinaire n’était survenu, paraîtrait singulière et serait, pour Hélène, fâcheusement interprétée. Mais la force de l’impulsion l’entraîna : il fit demander par l’infirmier de service au peintre Sirvaës à quelle heure Mme Dieuzède l’avait quitté. La réponse fut un coup de foudre :

— Mme Dieuzède n’est pas venue voir M. Sirvaës aujourd’hui.

— Ah bien ! eut-il le courage de murmurer en tournant le dos.

Dehors, il resta figé sur le trottoir, étourdi d’une révélation qui l’écrasait : ou Glenka était au Mans, et Hélène avec lui, dans ses bras ; ou elle l’avait rejoint ailleurs.

Il s’en revint, lourd et ralenti ; une seule question perçait le silence informe de son désespoir : « Que dirai-je aux enfants ? »

— Mais, peut-être, essaya-t-il d’espérer, vais-je la trouver de retour. Au moins Adèle et Paulette ne connaîtront pas son mensonge.

C’était encore une illusion ; comme Adèle, guettant son pas, s’élançait, dans le corridor, à sa rencontre, il s’enquit d’une voix qui sembla autre que la sienne :

— Elle n’est pas là ?

Navrée, Adèle fit signe que non.

— Et à l’hôpital ? questionna-t-elle, haletante.

— A l’hôpital, on ne l’a pas vue.

Il pénétra dans l’arrière-boutique où Paulette, tenant Tuong sur son épaule, de sa main repliée, lui flattait l’échine ; et la phrase de Bernard parut lui causer peu d’émotion.

Adèle sanglota, puis s’écria :

— Ma pauvre maman ! un accident lui est arrivé en route. Elle n’avait point de papiers, on l’a portée à la Morgue.

— Si, à huit heures, elle n’est pas rentrée, proféra Bernard un peu raffermi pour dominer cette douleur enfantine, j’irai chez le commissaire de police.

— Vous avez tort, lança tout d’un coup Paulette, de tant vous tourmenter. Moi, je vous dis que maman n’est pas perdue, qu’il ne lui est rien arrivé. N’est-ce pas, mon petit Tuong, qu’il ne faut point se tourmenter ?

Elle frottait son nez contre le mufle du chat dont les paupières clignotaient voluptueusement.

— Paulette, laisse cet animal, cria Bernard exaspéré, marchant sur elle le bras levé pour la battre. Tu es une fille sans cœur ; ton attitude me révolte.

— Elle te révolte, riposta Paulette, lâchant Tuong, mais avec le ton rebiffé d’une inférieure qui se venge, elle te révolte, parce que tu ne sais pas. Moi, je sais.

— Tu sais ! Que peux-tu savoir ? Ta mère t’a dit quelque chose, et tu nous laisses dans cette agonie ! Tiens, tu es un monstre.

Paulette retira de son corsage une lettre cachetée qu’elle tendit à son père théâtralement.

— Quand j’allais partir, à deux heures, maman me l’a donnée. Elle m’a fait jurer de ne pas te la remettre avant le soir. J’ai obéi ; suis-je un monstre d’avoir obéi ? Elle m’a confié qu’elle s’absentait ; pour ne pas vous peiner, elle a mieux aimé ne pas vous dire adieu.

Adèle, qui avait cru morte sa mère, releva la tête ; un long soupir gonfla sa poitrine. Bernard prit la lettre, s’approcha du lumignon posé sur la table, et déchira l’enveloppe avec un solennel tremblement. Et ses yeux lurent :

« Mon ami,

« Je veux encore t’appeler de ce nom ; je suis certaine que jamais tu ne cesseras d’être mon ami. Mais j’agis envers toi comme si tu n’étais plus mon ami. Tu me pardonneras ; de toi-même tu m’as promis que tu me pardonnerais. Je m’en vais, parce que la vie commune n’est plus possible dans la misère où nous descendons. Je pèse sur toi, tu pèses sur moi. Nous nous aigrissons l’un l’autre, et nous ne parvenons plus à nous entr’aider. Il faut que je me suffise, que je me débrouille toute seule. J’ai cherché à Paris une position ; on m’offre la gérance d’un magasin d’antiquités, rue de Babylone. Ayant accepté, je dois partir sans attendre.

« Je n’ai pas eu le courage de t’en parler. Tu m’aurais désolée par des insistances douloureuses et inutiles. Faire mes paquets devant toi, embrasser Adèle et Charles, je n’aurais jamais pu.

« Voici, maintenant, pourquoi je confie ma lettre à Paulette : cette enfant m’a toujours comprise mieux qu’Adèle ; et elle saura suivre mes recommandations. Mais Paulette a un caractère difficilement compatible avec les principes rigides où tu l’élèves ; elle te fera beaucoup d’ennuis ; loin de moi, elle sera très malheureuse. Laisse-la me rejoindre.

« Tu vois quelle confiance je garde en toi, puisque je m’en remets à ta décision pour une chose que j’aurais pu faire sans attendre ton consentement. On m’a trouvé un modeste appartement meublé de trois pièces, 27, rue Rousselet. Paulette y sera très bien ; la maison donne sur les jardins des frères de Saint-Jean-de-Dieu. C’est à proximité d’un lycée où je l’enverrai.

« Embrasse pour moi Charles et Adèle. Jules, que j’ai mis au courant de mes résolutions et qui les approuve te fera part, avant de s’embarquer pour les Indes, des dispositions qu’il juge utiles à nos communs intérêts.

« Mon voyage et les frais à prévoir en arrivant à Paris exigent que j’emporte sur moi quelque argent. C’est un des motifs qui m’ont fait vendre mon petit bureau. J’ai pris 500 francs ; tu trouveras le reste de la somme au deuxième rayon de mon placard, dans une pochette, sous la pile des draps.

« Hélène. »

A cette lettre, écrite d’une main agile, en des termes secs et positifs, selon le style des Restout, était adjointe une liste d’objets qu’elle priait son mari de lui expédier par un commissionnaire. Sa fuite clandestine ne lui avait permis de prendre avec elle ni son linge de corps ni ses robes.

Après tout ce que Bernard avait enduré, une telle lecture devait ou le briser absolument ou opérer chez lui une sorte de sanglante libération.

Il fut déchiré, broyé au delà de ce qu’il croyait pouvoir souffrir. Le départ d’Hélène, la certitude qu’elle allait retrouver Glenka enfonçait comme un fer rouge dans sa plaie fumante. Hélène abandonnait à leur naufrage ses enfants et lui sur le radeau de la Méduse où elle refusait de partager leur faim. Tout cela était indigne, accablant, et il sentait plus de honte que d’amour affligé.

Mais, du moins, il ne se rongerait plus d’incertitude. Il voyait clair maintenant dans le cœur d’Hélène. La rupture était nette. L’était-elle sans arrière-pensée ? Hélène conservait la tenue d’une honnête femme. Pas une allusion à son amant. Bernard lui sut presque gré de cette réticence, comme d’une pudeur de sa faute ou d’un ménagement pour lui. Sa lettre n’accusait aucune des haines qu’une épouse infidèle nourrit le plus souvent à l’égard de l’homme qu’elle délaisse. Elle présentait la séparation comme une nécessité accidentelle qui n’avait rien d’irrévocable. Seulement elle réclamait Paulette.

— Cela jamais, se dit sur-le-champ Bernard. Paulette avec sa mère, les deux autres avec moi, c’est la famille coupée en deux, c’est le divorce. Paulette dans un faux ménage. Paulette corrompue par ce misérable ! Non, je ne consentirai pas à sa perdition.

L’excès même de son malheur lui imposait la fermeté. Quand il eut achevé lentement la lecture funèbre, il remit la lettre dans l’enveloppe, et, se tournant vers ses filles qui scrutaient sa physionomie, Adèle bouleversée, Paulette, aiguë et curieuse :

— Mes enfants, dit-il, votre mère, pour des motifs que vous n’avez pas à juger, nous quitte quelque temps. Elle veut essayer si, en travaillant toute seule, elle réussira mieux qu’avec nous. Elle savait que je n’approuverais pas sa décision, elle me l’a cachée. Dieu veuille qu’elle reconnaisse demain son erreur.

Adèle, sans prononcer un mot, jeta ses bras autour de son cou, l’étreignit longuement.

— Elle a bien fait de partir, lança Paulette à mi-voix, en prenant un air de défi.

— Paulette, je te prie de garder le silence, intima Bernard avec une gravité si triste que la mauvaise enfant craignit pour la première fois son père et remit à plus tard le débat où elle saurait ce qu’on ferait d’elle ; car sa mère lui avait laissé entendre : « Tu me rejoindras à Paris. »

Charles, occupé de ses bateaux qu’il découpait, avait suivi d’une oreille insouciante les déclarations paternelles. Il comprit soudain que sa mère ne rentrerait pas ce soir et se mit à pleurer. Bernard l’attira sur ses genoux, essaya de le calmer, soulageant sa propre désolation dans la douceur meurtrie de ses paroles. Mais le petit répétait à travers ses larmes :

— Je veux maman ! Je veux maman !

— J’ai faim, dit Paulette à sa sœur. Je vais me couper une tartine.

— Paulette, commanda Bernard, mets la table avec Adèle, et vous y poserez le couvert de votre mère, à tous les repas, comme si elle allait rentrer. Quand elle reviendra, elle saura qu’elle n’a jamais été absente.

Adèle apporta la soupière. Bernard s’assit en face du couvert et de la chaise qui attendaient. Il remplit l’assiette des enfants ; la sienne demeura vide ; des pleurs impossibles à réprimer glissaient au creux de ses joues que marquaient des taches d’un rouge feu comme celles des pampres, lorsque l’automne commence à les vieillir ; dans la lueur chétive de la lampe les pointes emmêlées de ses cheveux semblaient devenues plus grises tout d’un coup.

Le remuement des cuillers rendait un son morne, étouffé ; on eût dit que, derrière la tenture noire, il y avait un mort étendu.

Adèle, cependant, offrait à son père du pain et des anchois :

— Je veux que tu prennes quelque chose. Tu as besoin, pour nous, de tes forces.

Doucement, il refusa :

— Demain, demain… je mangerai.

Sa pensée, malgré lui, s’égarait ailleurs ; il voyait Hélène arrivant à Paris ; l’autre était là, au devant d’elle ; le couple montait dans une voiture, en descendait, poussait la porte d’une allée. Il les suivait…

Puis un détail de la lettre lui revenait pour le tourmenter, cette intervention de Jules annoncée par Hélène. De quelle influence le néfaste Jules pesait-il sur les actes de sa sœur ? Bernard devrait se défendre contre les pièges qu’on lui tendait, consulter des hommes de loi ; une séparation légale commencerait dès qu’entre les époux serait dressée la machine de guerre des textes du code.

Il était tard ; aussitôt après le triste souper, Adèle récita la prière du soir ; en articulant la recommandation quotidienne : « Seigneur, secourez ceux qui voyagent, les pauvres, les malades, les agonisants », elle fut arrêtée par un spasme, eut peine à continuer. Paulette affecta de ne pas répondre, puisque son père lui avait enjoint le silence ; avant de se coucher, elle ne l’embrassa point.

Lorsque Bernard pénétra dans la chambre du haut, l’aspect du lit, où, seul dorénavant, il compterait les heures sans sommeil, lui remémora ce qu’il avait éprouvé après la mort d’Édith. S’il avait conduit Hélène au cimetière, elle eût été, pour lui, moins lointaine que dans le gouffre de feu qui l’emportait. Mais la vision du cadavre d’Édith allongé sur ce même lit éclairait son malheur présent :

— N’ai-je point trop aimé les créatures ? Est-ce que je ne mérite pas de les perdre ? Je me crois dépouillé de tout, et je reste un idolâtre, un avare. Là où est mon trésor, là est mon cœur. N’est-ce pas en Vous qu’il est, ô Dieu, seul vrai bien…

L’idée de « l’avarice » ramena son esprit aux trois cents francs qu’Hélène disait avoir laissés ; cet argent, quelques semaines, sauverait de la famine ses enfants. Il trouva les trois billets sur le rayon du placard, à l’endroit qu’elle avait désigné. En soulevant la pile des draps, ses doigts atteignirent un livre oublié ou caché derrière eux : c’était l’exemplaire de Madame Bovary, le même qu’elle avait prêté au peintre Sirvaës. Pourquoi le dissimulait-elle, sinon parce qu’elle mêlait d’impures intentions à l’attrait de ce roman ? Bernard se souvint de l’abbé Ragot et des mercuriales de ce rigoriste :

— Avait-il raison ? Hélène a failli ; ce n’est point pour avoir lu l’histoire d’un adultère. Mais elle l’a relue pour s’entraîner à faillir. Suis-je coupable d’avoir mis un tel livre sous sa main ?

Ce scrupule s’en alla, parmi les remous incohérents de ses souffrances, à la dérive. Il ouvrit sa fenêtre afin de clore, par habitude, ses volets. La flamme d’un réverbère tremblotait sous la pluie molle, interminable. Il entendit sortir d’une maison proche le vagissement d’un nouveau-né ; de plus loin, le vent porta le cri hagard d’une hulotte, ses coups de gorge chevrotants comme le rire d’une vieille folle. Une nuit d’hiver, à Portzic, la hulotte criait ainsi ; Hélène reposait à ses côtés, bouche contre bouche ; il lui disait : « M’aimes-tu ? » Elle avait répondu : « Oh ! oui, je t’aime ! »

Il écarta le fantôme de cruelles délices :

— Illusion des tendresses, à quoi bon te laisser revivre ? Tout ce qui fut vain ne peut plus être. Ceux qui meurent sans avoir compris la misère des joies périssables sont encore plus à plaindre que moi.

IX

L’absence de Mme Dieuzède ne pouvait demeurer longtemps inaperçue ; et son mari prévoyait les commentaires qui bourdonneraient autour de sa disparition. Il était résolu à la justifier comme un éloignement concerté avec lui pour des motifs d’intérêt. Mais, dès le lendemain, il se rendit compte que nul ne serait dupe de cette fiction généreuse.

Le temps s’était épuré ; un peu d’azur descendait sur les ardoises des toits, et les nuages, en convois ensoleillés, voguaient comme ces caravelles aux voilures énormes que Bernard, jadis, voyait, en rêve, couvrir une mer toute d’argent.

L’après-midi, — c’était un dimanche, — il se préparait à emmener les enfants dans la campagne. Brouland sonna ; Bernard, au premier regard qu’échangea le docteur avec lui, sentit les choses graves qu’ils allaient l’un à l’autre se communiquer. Il le fit entrer dans le magasin sombre, mais en soulevant la tenture du fond, de peur que Paulette, à la dérobée, n’écoutât.

— Je suis venu aujourd’hui dimanche, dit Brouland à voix basse, désireux de vous parler sans témoins. Avez-vous des nouvelles de Mme Dieuzède ?

— Pas encore, voulut répondre Bernard, la figure péniblement contractée. Comment savez-vous qu’elle n’est plus ici ?

— Je me trouvais hier à la gare, sur le quai, au moment où arrivait l’express de Paris. J’ai aperçu Mme Dieuzède s’installant dans un wagon de seconde ; une personne l’accompagnait et lui tendait ses bagages.

— Tiens ! qui donc ?

— La femme de service de… Glenka, la demoiselle Chemin.

— Ah ! sursauta Bernard.

Et il pensa : « Je m’en doutais. Cette horrible hypocrite, c’est elle, la complice, l’entremetteuse… »

— Mme Dieuzède m’a bien vu. Mais elle a évité mon coup d’œil, elle a pâli ; elle n’a pas eu l’air de me reconnaître… Permettez, mon cher Dieuzède, continua le docteur en touchant le poignet de Bernard comme s’il allait tâter son pouls, ne vous tenez pas sur le qui-vive avec moi. Faites-moi l’honneur de me prendre pour ce que je suis, pour un ami clairvoyant. C’est mon devoir de vous entretenir, enfin. J’aurais dû le faire plus tôt. Mais de quoi cela eût-il servi ? Je me tairais peut-être encore si je ne lisais dans vos yeux rouges et sur votre mine qu’il est temps de vous dire tout. La crise qui se développe, j’en ai suivi les symptômes depuis des mois. Et je n’ai pas eu besoin d’un diagnostic. Le lendemain de la soirée, Glenka me prit pour confident de son trouble… et de ses espoirs. Je lui remontrai avec une telle force l’ignominie des conséquences qu’il me promit de ne plus revoir votre femme ; et il tint parole près d’un mois. Vous vous rappelez, ses visites cessèrent. Mais ce qui était d’abord une fantaisie de blasé se tourna en une passion. Il touche à l’âge mûr, il approche du moment où un libertin commence à user les charmes de l’inconstance. Ce qu’il avait entrevu, chez Mme Dieuzède, d’honnête et d’ardent, l’a fixé davantage dans un sentiment qu’il croit sérieux. Peu de jours avant son départ j’ai pénétré que l’intrigue reprise allait aboutir à ses fins. Je l’avertis avec de véhéments reproches ; il les accueillit très mal. Nous nous sommes brouillés…

Ici, Bernard, en silence, pressa la main de Brouland, et le médecin poursuivit :

— A vrai dire, il y avait entre nous plus de camaraderie que d’amitié solide. Glenka me recherchait parce qu’il avait besoin de moi. J’admirais ses dons d’artiste, sa puissance d’irradiation joyeuse ; je l’aurais presque subie. Mais une intimité comme la nôtre était bridée, malgré tout, par le sens critique. Mme Dieuzède, elle, s’est mal défendue. Les circonstances ont eu l’air d’une coalition nouée pour son péril. Elle a rencontré Glenka dans une période où son énergie se déprimait : elle souffrait d’un changement de position ; séparée des artifices mondains, elle devait être plus accessible aux naïvetés sentimentales. Il a émis sur elle son magnétisme fascinateur ; horriblement impressionnable, elle a été, pour une part violente, victime d’une suggestion…

— Et j’ai si mal su la préserver ! confirma Bernard en baissant la tête comme sous le fardeau de la faute qu’il faisait sienne.

— Oh ! gronda Brouland, n’exagérons point son innocence. Sa folie est de celles qu’une vie entière ne suffit pas à racheter. Elle discernait, avant d’agir, le mal qu’elle voulait commettre. Mais je ne moralise point sur son cas ; je l’explique ; habitude ou, si vous aimez mieux, tic de physiologiste. Si elle avait tenu bon jusqu’au départ de Glenka, elle sortait de cette aventure probablement indemne. Le contraire étant, à cette heure, trop certain, l’absence et le souvenir ont exaspéré l’aimantation réciproque ; faut-il nous étonner qu’elle ait pris hier le train pour Saint-Cloud ?

— Elle n’est pas à Saint-Cloud, rectifia Bernard, elle a trouvé une situation à Paris.

Et il instruisit, sous le sceau du secret, Brouland des volontés qu’énonçait la lettre d’Hélène. Le docteur l’approuva de refuser Paulette ; après une pause réfléchie, il dit encore :

— Actuellement, pour la sauver, vous ne pouvez pas grand’chose…

— Si, beaucoup, dans l’ordre invisible.

— Je suis croyant, vous le savez, repartit le docteur ; l’intervention, dans les événements, des causes supérieures, je l’admets comme l’inconnu, l’X nécessaire ; mais il faut que notre action sur l’humain y corresponde. A vous, je vous reprocherais de l’apathie mystique. Comprenez-moi. Personne au monde, pas même Dieu, ne peut empêcher un homme et une femme qui se cherchent de se joindre en désir ou en fait, au mépris du décalogue. Voilà pourquoi leurs actes ont des suites très lourdes. Seulement, ce faux bonheur va-t-il durer ? Je connais Glenka ; Mme Dieuzède n’est pas une rouée capable de le retenir longtemps dans ses filets. Elle joue en amour avec lui trop franc jeu ; il la domine comme elle vous domine ; il la fera souffrir ; elle aura des bouderies de petite fille gâtée dont il se lassera fort vite. Il se lassera et la quittera. La guerre offre tant de prétextes ! Il n’a qu’à se faire envoyer dans un hôpital distant de Paris, à retourner en Orient ou sur le front. Ce sera, pour Mme Dieuzède, l’instant critique ; c’est alors que ses amis devront la protéger du désespoir, ou empêcher une autre chute qui, celle-là, pourrait être mortelle. Je pense à une femme excellente, dont la présence serait une chance de salut. Mme Laboré, à cause de son vieux père malade, passe plus de temps à Paris qu’ici. Je la mettrai, si vous m’y autorisez, dans la confidence. J’estime son tact et sa bonté incomparables. Elle visitera, comme par hasard, le magasin de Mme Dieuzède ; elle l’engagera tout naturellement à venir chez elle. Isolée comme elle va l’être, votre femme, c’est vraisemblable, lui ouvrira le mystère de sa vie, recevra ses conseils. Et, à l’heure de la détresse, Mme Laboré sera là pour lui tendre deux mains vigoureuses.

Brouland se leva, étira, selon son geste habituel, les pointes de sa barbe.

— En attendant, mon cher Dieuzède, conclut-il, ne vous laissez pas dévorer par votre chagrin. Vous êtes trop sensible, pas assez volontaire. Malgré les apparences, moi qui ai une légende de dureté féroce, je suis un peu comme vous : mon gamin d’enfant aurait besoin d’être mené à la baguette ; et je l’élève avec une déplorable faiblesse, parce que sa mère, en mourant, m’a fait promettre de ne jamais le rudoyer.

L’imprévu de cet aveu amena un vague sourire sur la face de Bernard inclinée dans la pénombre du magasin comme une image de la résignation expiatrice. Brouland, par ses rudesses d’analyse, faisait panteler sa douleur ; et pourtant son amitié le soulageait.

— Si vous n’aviez pas, vous aussi, exprima-t-il en le reconduisant, ce fond sensible que vous blâmez chez moi, vous ne m’eussiez pas apporté un réconfort où je découvre un signe divin. J’ai tort d’être faible, je le sais trop. Mais je m’obstine à croire que le dernier mot, même dans ce monde, reste à la bonté, à l’amour vrai. Ma pauvre femme nous reviendra parce que, seul, je l’aime ; et, d’ici peu, elle le comprendra.

Il était dit que, pour Bernard, le fiel devait se mêler au vin des consolations comme dans le breuvage dont le Christ ne voulut pas goûter. Paulette, au lieu de se rendre à l’école l’après-midi du dimanche et d’y subir sa punition, avait caché sous son oreiller la lettre de la directrice.

— Je ne la montrerai point, avait-elle d’abord décidé ; demain la directrice me renverra et je ne retournerai plus dans sa boîte.

Ensuite, elle eut peur, malgré tout, d’une comparution devant cette respectable dame. Impatiente, en outre, de savoir si son père l’enverrait à Paris, elle cherchait à provoquer un éclaircissement. Au retour de la promenade elle se prit, d’une manière subite, les tempes entre ses mains.

— Oh ! s’exclama-t-elle, ma retenue que j’ai oubliée ! Le départ de maman me fait perdre la tête.

Elle courut à sa chambre et redescendit avec la lettre.

— Voyons ! dit Bernard sans courroux, — il ne s’attendait qu’à une espièglerie, — quelle affaire t’es-tu mise encore sur les bras ?

Mais le mouvement de Paulette lui présentant un pli cacheté l’attrista, comme une répétition méchante du geste qu’elle avait eu la veille en tendant la lettre d’Hélène. Quand il vit le motif de la retenue, le propos qu’on avait surpris : « La messe, tous les jours, ça commence à me barber », sa figure se resserra d’une sévérité insolite.

— Pourquoi, interrogea-t-il, as-tu prononcé cette phrase pitoyable ?

— Je l’ai dit, répliqua Paulette, parce que je le pensais. Je ne suis pas comme Yvonne Cornilleau qui fait la bigote pour plaire à Mme la Directrice.

— Paulette, allons, tenta d’insinuer Adèle, ne te montre pas plus vilaine que tu n’es.

Paulette se retourna contre sa sœur d’un air de petite furie.

— Toi, d’abord, tu n’as pas voix au chapitre. Et puis, toi, tu es aussi arriérée que le vieux cuir du rasoir de papa.

— Alors, intervint Bernard, tu crois que s’ennuyer à la messe, c’est prouver qu’on est très avancé et intelligent ?

— Je n’en sais rien, mais je sais que je m’y ennuie. Maman a raison : je n’ai pas la dévotion dans le sang. Que veux-tu ? Je suis une Restout, moi… Il est temps que je m’en aille vers maman. Elle veut que je sois avec elle. Quand me prendras-tu mon billet ?

— Paulette, mon enfant, dit Bernard d’un ton de tranquille fermeté, ne compte pas que je te laissera partir. Ta place est sous mon toit avec ta sœur et ton frère.

— Eh bien ! je partirai sans ta permission.

— Tu ne partiras pas sans argent ?

— Oh ! j’en trouverai. Il y a des gens qui auront pitié de moi.

— Et tu ne sais pas que je te ferais ramener par les gendarmes ?

— Maman me cachera ; elle me défendra contre les gendarmes ; et, s’ils me ramènent, je me jetterai sous les roues du train.

— Les gendarmes seront prévenus et te passeront les menottes.

— Au Mans, je n’aurai plus les menottes. Je repartirai ou j’irai me noyer dans la Sarthe. Vous voulez que je sois contente avec vous, et vous me traitez comme au bagne !

— Paulette, tu es décidément une mauvaise fille. Je n’ai que des bontés pour toi ; tu n’y réponds que par l’ingratitude…

— Eh bien ! glapit-elle, roulant au fond de sa gorge des sanglots de colère, si je ne suis bonne à rien, débarrassez-vous de moi. Maman a bien fait de s’en aller, elle ne reviendra plus. Je suis du côté de maman, je ne suis pas de ton côté.

A bout de patience, Bernard la gifla, la chassa vers le corridor ; et, surprise devant la réaction d’une force supérieure à sa volonté, elle se tut, monta lentement l’escalier.

Bernard marchait de long en large dans une exaspération indicible. Son impuissance à vaincre sa fille par le raisonnement ou par les menaces le blessait comme la plus amère des défaites. Quel avenir présageait, à douze ans, cette anarchique malignité ? C’était, pour lui, la faillite partielle de son existence ; et il apercevait, dans la révolte ouverte de cette enfant, la première répercussion des actes d’Hélène. La famille était brisée. Le cri de Paulette : « Je suis du côté de maman » le traversait jusqu’aux jointures des os. Paulette était « une Restout » ; elle le disait parce qu’elle l’avait entendu dire. Bernard lui avait pourtant donné quelque chose de son âme ; il le cherchait au fond d’elle, et n’en retrouvait plus rien.

L’âme de Paulette ! Il la rêvait pareille à un jardin lilial que les eaux de la grâce arrosaient et embellissaient. Peut-être le jardin n’était-il pas détruit. Mais des bourrasques infernales en saccageaient les alentours. On eût dit, par moments, qu’un Esprit de haine lui soufflait ses cruautés insolentes et parlait pour elle.

Enfin son mot fanfaron : « J’en trouverai » (de l’argent) trahissait une connivence avec la mercenaire de Glenka, Mlle Colombe Chemin. Faute de preuves, Bernard n’oserait inculper cette créature, lui signifier qu’on avait l’œil sur elle. Il n’en devrait pas moins surveiller Paulette. Seule, Adèle, partageant nuit et jour sa vie, pouvait suivre toutes ses manœuvres. Or, elle ne se prêterait guère à cet espionnage. Comment triompher du mal en ne se servant que du bien ?

Il s’était affalé sur une chaise, dans l’arrière-boutique ; le jour déclinait, Adèle sortit de la cuisine, tenant, droite comme une vierge sage, la lampe qu’elle était allée remplir. Elle la posa et vint s’asseoir sur les genoux de son père :

— Mon pauvre papa, va, tu n’es point seul, je suis avec toi ; et Paulette n’est pas si endiablée qu’elle essaye de le paraître. Elle voudrait te faire céder. Si elle voit que tu lui résistes, elle se soumettra.

Sans répondre, il la caressa ; puis, se dressant par une brusque résolution :

— Viens, dit-il, nous allons, dès ce soir, préparer le paquet dont ta mère a besoin.

Un crépuscule grave comme la mort emplissait la chambre ; la clarté blanche de la fenêtre touchait encore la crosse brillante de la harpe et un miroir sous lequel une robe était pendue ; ce miroir inscrivait dans son ovale deux pantoufles de velours laissées par Hélène au bord du tapis. Bernard entendait qu’elles y restassent jusqu’à ce que celle qui les mettait vînt les reprendre.

Contre l’absente, cependant, un ressentiment insurmontable en cette minute l’indignait. Le pardon implique une sereine supériorité sur l’offenseur ; il est difficile de maintenir égale cette hauteur de vues, lorsque l’offense atteint les fibres les plus endolories d’un cœur et que ses effets se prolongent, s’aggravent en se multipliant. La défection d’Hélène était une épreuve suffisamment atroce. Mais qu’elle entraînât Paulette à se déclarer l’ennemie de son père, qu’il dût expédier à sa femme le linge et les robes qu’elle mêlerait aux intimités d’un autre amour, ces surcroîts d’amertume excédaient sa grandeur d’âme.

Il saisit avec des mains presque violentes, empila les chemises et les vêtements qu’Adèle plia de son mieux ; et, tandis qu’elle cousait autour du ballot une toile blanche, il pensait, lui si clément, aux sacs vengeurs où les Turcs liaient, avant de les précipiter dans la mer, les sultanes convaincues d’infidélité.

Une question se posait : répondrait-il lui-même à la lettre d’Hélène ? Il estima, pour l’heure, que c’était impossible ; il n’accepterait pas de sembler dupe jusque-là et de ratifier une honte par une contenance toute bénévole. Adèle, sous sa dictée, écrivit donc ce simple billet :

« Ma bien chère maman,

« Papa est trop affecté de ton départ imprévu ; il te répondra plus tard. Le chagrin que tu nous fais dépasse tout ce que tu peux te figurer. Nous n’avons plus le cœur à rien. Du matin au soir, nous te cherchons dans la maison. Je ne te dis pas quelles larmes nous versons pour toi. A table ton couvert est mis, ta chaise est devant ta place. Charles demande chaque fois : « Est-ce aujourd’hui que maman revient ? » Nous sommes aussi malheureux qu’on peut l’être, et tu dois être aussi très malheureuse. Reviens vite.

« Ton

« Adèle,

qui, pour nous tous, t’embrasse bien fort. »

Et, de son chef, elle ajouta :

« Je viens de coudre dans une toile les objets que tu demandes ; tu les recevras mardi. Je t’enverrai aussi trois petits mouchoirs ; mais je n’ai pas fini de les broder. »

En portant, le soir, cette réponse à la poste, Bernard avec les enfants passa devant la vitrine illuminée d’une confiserie. Charles trépigna d’aise à la vue d’une pyramide de papillotes ; Paulette délia sa langue pour admirer des fruits confits. Adèle se tut ; elle comprenait que les circonstances interdisaient de songer aux friandises. Bernard se dit, apaisé depuis tout à l’heure :

— Je veux qu’au moment des étrennes mes enfants mangent quelques bonbons, comme si leur mère était là.

Mais il comptait sans son hôte, et son hôte s’appelait encore Bonfils ; car le logis qu’il occupait appartenait, tant qu’il n’aurait pas tout payé, au vieux libraire plus qu’à lui. Le lundi, dans son courrier du matin, il trouva une lettre où Bonfils lui reprochait aigrement son manque de parole et, d’autre part, ne pouvant à cause du moratorium exercer ni contrainte ni saisie, le suppliait de lui bailler le peu d’argent dont il disposait : sa fille était atteinte d’un cancer à la gorge ; sous peine d’asphyxie on allait l’opérer ; le chirurgien exigeait qu’on le payât d’avance ; ensuite, les soins, dans une clinique, seraient une ruine ; et tout cela en sachant bien qu’avant une année elle mourrait quand même d’une mort horrible.

Un autre débiteur lui eût froidement opposé sa pénurie totale : « Mes enfants et moi, avant vous ! » Bernard, depuis qu’il était pauvre, se représentait parfois ce que tel ou tel aurait pu faire et ne faisait pas afin de soulager son indigence. Aussi avait-il acquis cette conviction :

— Si dénué qu’on soit, on a toujours quelque chose à donner.

Bonfils, plus que lui peut-être, se trouvait aux abois et, en somme, avait le droit de compter sur son argent. Il chercha de quelle façon il pourrait lui prouver son bon vouloir.

— Les deux bergères de la chambre, songea-t-il, ne sont pas indispensables. Maintenant, surtout, je puis vivre sans fauteuils. Je les vendrai par Lendormy.

Il les descendit pour les montrer au maître brocanteur quand il le verrait, dans la journée.

Lendormy entra, comme d’habitude, avec l’allure d’un animal bondissant et fureteur ; aussitôt, il guigna les bergères ; mais, avant de prendre un journal, il s’informa d’un ton obséquieux :

— Madame est en voyage ?

— Oui, dit Bernard, placide et naturel autant qu’une telle question le lui permettait.

— Nous l’avons vue, reprit Lendormy, avant-hier, filer avec une valise, ma foi ! assez lourde. Vous n’avez donc pu l’accompagner ?

Hélène, en effet, évitant de sortir devant le magasin, était montée vers le carrefour, et Bernard occupé n’avait pas soupçonné sa fuite.

— Comment voulez-vous, répondit-il, que je quitte le magasin ? Quand ma fille aînée n’est pas là, je n’ai personne pour m’aider.

— Mme Dieuzède doit vous faire faute. Elle n’est pas en trotte pour longtemps ?

— Je pense que non.

— Ce n’est qu’une petite cessation de jouissance ? ricana l’huissier, transposant, par un gracieux à-propos, le style des baux et locations.

Bernard avançait l’une des bergères, et ne parut pas avoir entendu ce marivaudage de clerc en goguette.

— J’ai ici deux meubles, expliqua-t-il, qui encombrent notre chambre. Je les vendrais volontiers. Vous en chargeriez-vous ?

Lendormy sautilla sur ses béquilles et, s’approchant, il se prit le menton entre le pouce et l’index, prolongea sur l’une et l’autre bergère un coup d’œil dépréciateur.

— Combien demandez-vous de ces deux pièces ?

— Trois cents francs.

— Héla ! mon cher voisin. Nous sommes loin de compte. De ça vous ne trouverez pas ça. Essayez de les mettre à l’hôtel des ventes. Vous verrez.

Bernard, que dégoûtaient ces marchandages, répondit sans insister :

— J’essaierai.

Lendormy, déçu, — il supposait que Bernard, à la veille de n’avoir plus un sou vaillant, vendrait au plus bas prix, — se retourna vers la vitrine de Glenka ; il se passa la langue sur les lèvres et, d’un ton doctoral, murmura :

— Timeo Danaos et corna ferentes.

— Vous dites ? frémit Bernard qui avait trop bien compris.

— Je dis, reprit plus haut l’huissier avec une insolence finaude inexprimable, que si cette vitrine était à vous, vous pourriez en tirer un très bon parti. Le propriétaire vous a-t-il fait signer une reconnaissance ?

Bernard se tint à quatre pour ne point le souffleter et le pousser dehors, jusqu’au seuil de son antre, à coups de poing.

— Est-ce que, par hasard, M. Lendormy, vous seriez vous-même capable de faire argent avec le bien d’autrui ? Il vous vient quelquefois de ces idées qui ne sont pas rassurantes.

— Rassurez-vous, oh ! rassurez-vous, monsieur Dieuzède. Votre bien dort tranquille sous les poutres de ma maison. Mais permettez-moi une remarque : vous manquez d’une imagination, de celle des affaires. Admettons que le possesseur de ladite vitrine meure demain intestat et sans héritiers ; ne vous sera-t-il pas licite de considérer à vous un dépôt non réclamé ?

Lendormy louvoyait en vue d’introduire dans l’entretien la personne et le nom de Glenka. Il tenait en réserve des questions insidieuses, plus d’un brocard oblique et vénéneux. L’arrivée d’une cliente déjoua son manège ; il rumina, pendant que Bernard la servait, sur la vente des deux fauteuils ; la négliger, c’eût été démentir un de ses principes les plus intangibles :

« Les menus profits, en s’additionnant, font les gros. »

— Pour vos bergères, dit-il après avoir lu son journal, j’ai peut-être un moyen d’ajuster nos flûtes. Je connais un ménage de réfugiés qui cherchent des meubles d’occasion. Il y mettrait bien deux cent cinquante…

— Trois cents, pas un centime de moins, rectifia Bernard, habile à son insu, mais intraitable parce que l’entremise de Lendormy l’écœurait.

— Trois cents ! Les réfugiés méritent des égards. Vous devenez dur comme un juif, mon cher monsieur.

— A votre école, Me Lendormy.

Dosés selon une prudente tartufferie, les sous-entendus et les bons mots du « loucheur d’en face », — ainsi que le surnommait Paulette, — ne laissaient plus à Bernard aucun doute : on savait dans le quartier que Mme Dieuzède avait comme amant le docteur Glenka, qu’elle venait de « filer » pour « se mettre avec lui ». La citation latine que Lendormy avait dû ciseler en jouissant de sa finesse plantait sur le front du libraire l’ornement de la risée publique. Il allait devenir fameux dans le voisinage par sa mésaventure conjugale. Et l’on exploiterait, au détriment de son pauvre commerce, la fugue de son épouse. Le surlendemain, Valérie, la femme de ménage, lui rapporta une phrase qu’avait criée à ses oreilles Mme Rapicault, la quincaillière de la rue des Ponts-Neufs :

— Ces gens-là ne m’ont jamais inspiré confiance.

L’honorable marchande réclamait à Bernard une note de trente francs qu’il était certain d’avoir payée, mais Hélène avait égaré l’acquit. De même que Mme Rapicault, les clients de la librairie diraient en chœur de tous les Dieuzède : « Ces gens-là » et, sauf une minorité dérisoire, ils ne reparaîtraient plus.

Quand il eut la visite de Toustain, sur son visage naïf et cordial, facile à lire comme un missel, il aperçut un brouillard attristé. Toustain savait, lui aussi. Mais il n’osait parler à Bernard de sa nouvelle infortune ; et Bernard éprouvait, devant Toustain, timide en sa compassion, une pudeur d’accuser sa femme, de s’avouer un mari trompé. Tandis que Brouland avait prévenu ses confidences, débridé carrément les ligatures saignantes autour de l’ulcère profond, Toustain attendait un soupir, un mot qui l’encourageât à plaindre tout haut son ami ; le silence de Bernard lui laissa comprendre que, pour une telle affliction, la meilleure des pitiés était de ne point en faire sentir.

Il venait charger le libraire de vendre un ouvrage à lui, assez rare, un in-quarto relié en maroquin vert, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées par Pierre Belon, du Mans. Il désirait obtenir de ce volume cent cinquante francs, dont le tiers serait pour M. Dieuzède. C’était une aumône indirecte que sa pauvreté personnelle ne l’autorisait pas à élargir encore plus ; et Bernard voulait refuser, jugeant excessive la commission.

— Ah ! mon cher Toustain, au point où j’en suis, cent sous de bénéfice, c’est l’Eldorado. Songez qu’avant peu, à moins d’un miracle, je me demanderai chaque soir comment je paierai mon boulanger le lendemain.

Toustain, à cet aveu, leva les deux bras, dans un pénible émoi. Comme il tournait vers Bernard ses bons yeux bleus mouillés de larmes, le long de la rue, trotta en traînant ses galoches sur le pavé une bande de gamins qui sortaient d’une école voisine. Ils s’arrêtèrent près de la librairie, vociférant une chanson stupide où le mot « cornard » servait de refrain ; puis ils détalèrent avec des rires, des sifflets, des clameurs de singes en folie ; et, un peu plus loin, le couplet ignoble, hurlé plus fort, attira aux fenêtres, sur la porte des boutiques, tout le quartier. Bernard devint blême ; il n’avait point prévu le charivari d’une meute acharnée contre lui sans savoir pourquoi, sans le connaître, simplement parce qu’il montrait une longue chevelure, une démarche excentrique, et qu’on racontait sur son ménage l’éternelle histoire de Georges Dandin. Pour les petits bourgeois d’alentour, il était l’étranger, l’aristocrate, celui qu’on jalouse et qu’on exècre, dont on dit, s’il crève de faim : « Tant mieux ! »

Ces gamins tenaient de leurs ascendants une si parfaite couardise que, d’eux-mêmes, ils s’étaient enfuis à l’idée du châtiment mérité par leur prouesse. Comme la victime ne bronchait pas, sans doute ils recommenceraient plus effrontément et, ensuite, se lasseraient. Bernard fut troublé, n’ayant jamais encore fait l’expérience d’une manifestation populacière dirigée contre sa personne. Au reste, il n’était pas le seul atteint ; qu’arriverait-il si Adèle, Paulette et Charles, en rentrant de la pension, entendaient ces cris d’opprobre et cette chanson ?

— Elle est pour nous, dit-il à Toustain, l’aimable sérénade.

— Pour vous ! s’exclama Toustain, qui ne s’expliquait pas très bien les hurlements et les rires.

Il brandit sa grosse canne du côté de la rue :

— Attendez ! s’ils reviennent, ils sentiront les nœuds de ma trique. Je leur ôterai l’envie…

— N’en faites rien, s’opposa Bernard. Vous me chargeriez de ridicule, un peu plus. Je saurais me défendre, si je le voulais. Mais je ne le veux pas. Il faut apprendre à tolérer ses ennemis, si on est incapable de les aimer. Ce n’est pas à moi de fixer la mesure des souffrances qui me sont dues. Mais ne trouvez-vous pas humainement incompréhensible cette démonstration furibonde venant d’individus à qui je n’ai rien fait, qui ne me connaissent même pas ?

— Mme Dieuzède, hasarda Toustain, si elle était ici, prendrait la chose moins pacifiquement que vous.

— Si elle était ici, la chose ne serait pas arrivée. Vous savez qu’elle a voulu partir tout d’un coup. Notre gêne lui pesait trop. On lui a offert à Paris une position…

— Pardonnez-moi, reprit Toustain, une question trop indiscrète. C’est bien avec votre consentement qu’elle est partie ? Quelqu’un m’a rapporté des bruits déplorables. Je me suis indigné. Ah ! j’étais sûr qu’on la calomniait. Partout où je pourrai me faire entendre, je la défendrai…

— Oui, défendez-la, cher ami. Ceux qui l’accusent répètent, sans savoir d’où ils sortent, des ragots infâmes.

A ce moment, une acheteuse pénétra dans le magasin, arrogante d’allure, drapée d’une cape violette qu’enrichissait une étole de renard blanc. A son chignon roux, à ses lèvres vipérines, peintes plus que jamais, à son nez effilé comme un bec de serpette, Bernard aussitôt reconnut Mme Macreuse, et il se tint sur ses gardes, assuré que cette visite couvrait un sinistre dessein.

Mme Macreuse choisit, comme l’autre fois, une boîte de papier à lettres. Elle présenta ensuite au libraire un billet de cent francs et, pendant qu’il fouillait le fond de sa caisse, rassemblant à grand’peine des coupures crasseuses pour lui rendre ce qu’on appelle encore de la monnaie, l’ancienne amie de Woronslas Glenka versa dans les oreilles du mari d’Hélène, comme des gouttes de vitriol, ces mots assassins :

— Je ne vous demande pas des nouvelles de Mme Dieuzède. Dimanche, j’étais à Paris. Je l’ai croisée au Bois. Elle se promenait dans une auto de louage, assez confortable. J’ai cru distinguer auprès d’elle un monsieur que nous avons connu. Elle semblait en excellente santé, fort gaie.

Les joues maigres de Bernard se crispèrent légèrement ; ses doigts tremblaient en étalant sur son bureau les coupures. Il essaya pourtant d’affecter de l’indifférence ; il se leva, répliqua :

— Connaissez-vous, madame, le nom du monsieur que vous avez distingué auprès de Mme Dieuzède dans une auto ?

— Vous le savez, comme moi. Le docteur Glenka.

— Ah ! oui, le docteur Glenka, celui que vous passez pour avoir distingué un peu trop, en des temps meilleurs. Mais je n’en veux rien croire. Que signifient les apparences ? Ma femme est à Paris ; elle a été toute la semaine très occupée ; le dimanche, elle éprouve le besoin de se reposer et de se distraire. Un ami l’accompagne. Que voyez-vous là d’étrange ?

— Oh ! rien du tout, monsieur. Je vous admire. Vous êtes un mari commode, sans préjugés. Vous avez raison ; les intérêts avant tout.

Elle martela d’un accent sarcastique ces derniers mots. Bernard était devenu cramoisi ; il s’avança contre elle, les poings tendus comme pour l’assommer.

— Hors d’ici ! rugit-il, tellement formidable qu’épouvantée, oubliant son emplette sur le comptoir, Mme Macreuse courut vers la porte, disparut.

Toustain, qui, à l’écart durant ce colloque, feuilletait un livre, se dressa, les mains en avant, prêt à intervenir :

— Cher ami, j’ai cru que vous alliez la tuer !

— Oui, je l’aurais houspillée peut-être. Vous l’avez entendue ? Elle me fait passer pour un mari complice de sa femme, partageant les bénéfices de ses galanteries. Ah ! la chienne !

— Calmez-vous, supplia Toustain, calmez-vous. Ceux qui vous connaissent vous estiment, et les autres n’existent pas. Vous, si chrétien, vous m’étonnez…

— Mon cher, tout à l’heure vous vous êtes indigné vous-même devant le vacarme de quelques galopins. C’est facile de dire à autrui : Tendez l’autre joue ; courbez le dos sous les outrages. Cette créature traîne dans la boue ma femme, elle me déshonore. Je ne suis pas une statue de bois ni d’airain. Toute patience d’homme a ses limites. Et songez aux suites de sa campagne. Je sens déjà autour de moi comme un désert. Faudra-t-il que je ferme boutique, et que j’aille avec mes enfants en guenilles, de porte en porte, mendier notre pain ?

Mais, au bout d’un instant, comme sa colère tombait, Bernard, en face de Toustain silencieux et confondu par les révélations qu’il venait de subir, reprit d’une voix plus sourde, encore trépidante :

— Après tout, j’aurais mieux fait de garder mon sang-froid et de répondre à cette femme humblement : « Madame, vous désiriez m’apprendre votre rencontre, au Bois, avec Mme Dieuzède dans une compagnie que vous savez dangereuse. C’était un soin superflu. Vous la croyez en péril ; plaignez-la, mais abstenez-vous de la juger, si vous ne voulez pas qu’on vous juge. » J’ai pris le ton d’un mari sceptique et commode. J’ai eu tort, pour sauver des apparences, de n’être pas absolument vrai, comme j’ai eu tort, mon cher Toustain, en visant à défendre ma femme, de vous laisser croire qu’elle était partie avec mon consentement…

Il commençait l’histoire exacte de son désastre domestique, quand les enfants rentrèrent de la pension. Toustain, avant de le quitter, lui laissa des paroles de chaude espérance.

— Dans mes misères qui sont loin des vôtres, il y a un cri du Psalmiste que je me suis maintes fois approprié : Elevans allisisti me ; en me brisant, tu m’as élevé. C’est une tourmente qui passera, comme passera l’effroyable année de guerre où nous entrons. Vous en sortirez plus fort et, croyez-moi, plus heureux.

En attendant, la persécution tramée autour du libraire par les haines du quartier n’allait pas s’arrêter à la chanson « des galopins ». Le lendemain, à l’aube, Adèle sortit pour déposer au bord du trottoir la caisse des immondices. Sur les volets du magasin, elle put déchiffrer, tracé à la craie, en majuscules énormes, un mot de quatre lettres qu’elle n’avait lu nulle part. Ce mot lui sembla rendre un son affreux ; elle comprit que c’était une insulte… De son mieux, avec son tablier, elle l’effaça ; le haut des lettres resta visible. Lorsque Bernard descendit ouvrir, même sans ses lunettes, il démêla, au-dessus du barbouillage blanchâtre, les cornes des deux C, l’œuf pointu de l’O et les deux barres de l’U. Il s’était préparé à tous les affronts. La vilenie de cette farce nocturne le mordit au cœur néanmoins : à voir écrit contre sa devanture le mot indélébile, il le sentit plus cruellement marqué sur l’intime de sa vie. Adèle, avant lui, l’avait aperçu ; elle devinait, honteuse, l’épithète, puisqu’elle avait voulu l’effacer ; son tablier restait sali de craie ; que dirait Paulette, si, à un autre moment, ou collée ailleurs, l’inscription reparaissait ?

Le soir du même jour, après souper, il ferma le magasin ; Adèle, Paulette et Charles avaient mis leur manteau et « firent un tour » avec lui le long des rues désertes où, de loin en loin, un réverbère endeuillé sous un capuchon divisait les ténèbres glaciales. En revenant, la clarté vague que laissait fuir une fenêtre du premier étage, chez Lendormy, leur montra les volets de la librairie encore maculés du mot déshonorant. Paulette poussa une exclamation :

— Oh ! dit-elle, on nous a mis une enseigne. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Charles épelait les lettres gigantesques ; il articula le mot entier et le trouva si drôle qu’il le répéta, le cria presque en riant, Paulette riait aussi, et elle réitéra sa question :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Taisez-vous donc, enjoignit Bernard qui les poussa vivement à l’intérieur de la maison. Rappelez-vous bien, répondit-il, une fois la porte close, qu’une bouche honnête d’enfant ne doit jamais prononcer ce mot. C’est une injure qu’on a inscrite sur notre porte, parce qu’on nous sait malheureux. On nous en veut d’être des étrangers et de ne pas ressembler à tous les autres.

Adèle accepta l’explication ; une discipline pieuse, le tact de son ingénuité la détournaient de pousser plus avant une enquête qui l’eût conduite vers des laideurs défendues. Paulette se pinça les lèvres et monta chercher dans un dictionnaire un éclaircissement. Le mot, par bonheur, ne s’y trouvait point. Mais Bernard savait que, tôt ou tard, la vérité crue viendrait meurtrir ses enfants ; leur mémoire garderait l’ignoble empreinte de l’enseigne qui, d’un seul coup, avec quatre lettres, flétrissait leur mère et faisait de leur père un grotesque.

L’obsession du mot fatal entra dans son cerveau comme le cri aigre de la meule du rémouleur, quand l’homme au foulard rouge repassait les grands couteaux du boucher. Ses yeux le découvraient partout sur les murailles ; il le reconnaissait parmi les clameurs diffuses du dehors. Chaque matin, cahotait le long de la rue le tombereau du boueur, un tombereau bleu, à clochette, tiré par un vieux cheval jaunâtre de poil et dont le nom était : Cocu. A toutes les haltes, quand le charretier avait vidé dans son véhicule une caisse d’immondices, il secouait l’animal engourdi avec cet appel strident : « Allons, Cocu ! » Ou : « Tu dors, faignant de Cocu ! » Bernard observa, — était-ce une illusion de persécuté ? — que, depuis quelques jours, en arrivant au trottoir de la librairie, le boueur lançait comme un coup de clairon le : « Allons, Cocu ! » et le scandait d’une sorte de rire injurieux.

Sauf le jeudi et le dimanche, le passage des écoliers, à midi et à quatre heures, s’accompagnait immanquablement des vociférations et du couplet abject ; certains grimauds jetaient même, à distance, du gravier contre la vitrine. Pas une nuit ne s’achevait, sans que l’inscription, si Bernard l’avait effacée du volet, n’y fût remise. Il veilla, espérant surprendre l’obstiné vexateur ; mais il n’entendit rien, tant on opérait d’une façon prudente. Pour qu’une telle conspiration durât, un personnage intéressé devait s’en faire le boutefeu. Nul autre que Lendormy n’était soupçonnable : si Bernard, exaspéré, se livrait à quelque violence extravagante ; s’il s’affolait et décampait n’importe où, s’il en devenait malade ou dément, Lendormy resterait possesseur de l’armoire qu’une seconde échéance impayée livrait à sa merci. Le drôle avait, d’ailleurs, un fond de vieille gauloiserie méchamment farceuse ; il eût tourmenté le libraire pour le seul gain de se divertir. Ainsi, la complicité des écoliers s’expliquait ; leur maître-adjoint fréquentait le clerc de l’étude, et ce pédagogue exécrait Bernard, depuis qu’ayant demandé, dans le magasin, une feuille irréligieuse et anti-patriote, il avait reçu cette réponse :

« Monsieur, je ne fais pas de commerce avec l’ennemi. »

Bernard enfin résolut de se défendre et allait déposer une plainte au Parquet. Comme il écrivait au Procureur, Lendormy entra, et Bernard, à dessein, lui communiqua le début de sa lettre. D’abord surpris, l’huissier esquissa une grimace maussade ; il dissuada son « cher voisin » d’une démarche vaine, car le Parquet se garderait de mettre la main sur les auteurs du délit, ni même de les chercher.

— Et, si on les trouvait, appuya-t-il, qu’y gagneriez-vous ? Toute la ville, toute la France saura qu’on a chansonné M. Dieuzède, libraire, rue de la Barillerie, au Mans, et pourquoi on l’a chansonné. Croyez-moi, soyez patient, cette rigolade finira, ainsi qu’elles finissent toutes, usée par votre indifférence. Le mot vous émeut ; je ne vous comprends guère ; si vous ne l’êtes point, l’êtes-vous davantage parce qu’on vous a décoré d’un grade qui vous déplaît ? Si vous l’êtes, en quoi l’êtes-vous davantage après qu’avant la chanson ? Mais, mon cher monsieur, nous le sommes tous, au moins en idée. Peut-il y avoir une femme si sainte ou si glacée qu’elle n’ait jamais rien éprouvé pour un autre que son mari ? C’est la tentation, vous le savez bien, qui fait la vertu. Mme Lendormy n’est point belle, et Groguelin, mon clerc, est plus bancroche que moi…

— M. Lendormy, arrêta Bernard, vous parlez comme un moraliste impertinent. Laissez-moi, je vous prie, terminer ma lettre. Quoi que vous en pensiez, je l’enverrai ce soir même au Procureur.

Lendormy, de même que Panurge, « craignait naturellement les coups » ; prit-il pour lui la menace ou la transmit-il à d’autres ? Une fois la lettre adressée, les criailleries de la rue cessèrent ; l’inscription ne reparut que par intervalles, et le persécuteur se fatigua. Adèle avait prié d’un cœur éperdu afin que ces infamies dont elle ne voulait pas éclaircir l’énigme fussent arrêtées. Qu’on s’entêtât à nuire sans autre raison que « la joie de mal faire », cet abîme jusqu’alors ignoré d’elle la consternait. Quant à Bernard, une diversion éloigna de son esprit l’indigne épisode.

Le 20 janvier, dans l’après-midi, qui vit-il en effet surgir devant la porte du magasin ? Jules, un Jules remis à neuf, non plus militaire, mais étoffé d’un manteau à vaste pèlerine, comme en portaient les voyageurs élégants, et tenant au bout de sa main gantée un sac de cuir jaune. Son allure délibérée, le feu moins dur de ses prunelles, son teint éclairci indiquaient la confiance d’un homme qui, de nouveau, se croyait maître des événements et dans son bagage emmenait la Fortune. Il arrivait de Brest où, avant de prendre le bateau pour Singapour, il était allé demander de l’argent à son père et embrasser sa mère clouée sur son lit par des rhumatismes déformants.

Les nouvelles de l’exploitation étaient excellentes ; Fergus Fergusson l’avait reprise avec énergie ; la récolte du caoutchouc doublerait dans l’année ; la hausse ne se ferait pas attendre plus tard que le printemps.

— Fergus m’annonce, continua-t-il, qu’au prochain courrier, il te répondra. Tu lui avais écrit sans m’avertir, vieux cachottier que tu es ! As-tu quelque chose de Sarug ?

— Non, rien encore.

— C’est étonnant… Il va te soumettre un ensemble de propositions. Tiens ferme, je te l’ai dit et je viens te le redire : ne consens pas à céder, pour un morceau de pain, ta part d’associé.

— Un morceau de pain ! s’écria Bernard. Cette fois, ce n’est plus une manière de parler. Nous en sommes là. Mon commerce est trop maigre pour que nous en vivions. A cette heure, j’ai juste devant moi cent vingt francs. Et encore, je ne les aurais pas si je n’avais fait vendre aux enchères les fauteuils de la chambre. (Il sous-entendait l’envoi à Bonfils d’une bonne moitié de la somme qu’il en avait tirée.) D’ici quinze jours, je prévois qu’il me faudra mettre ma montre au Mont-de-Piété, engager notre linge ou vendre ce canapé et jusqu’à notre grand lit. Et je vais trouver la boulangère pour solliciter un peu de crédit.

— Sacrebleu ! bougonna Jules en se grattant la tête, est-ce possible de si mal se débrouiller ? Tu n’as donc pu nouer ici des relations qui te rapportent justement un peu de crédit ? Tes fermiers, à Portzic, ne t’ont pas versé un centime depuis trois ans et plus. Tu ne pourrais pas les apitoyer, en extraire quelques avances ? Que diable ! remue-toi donc. Fais feu des quatre fers. Ne te laisse pas exterminer, et surtout résiste à Sarug.

Bernard le dévisageait tristement ; il lui répugnait de tendre la main à l’homme qui l’avait dépouillé ; cependant il se disait : « Jules a de l’argent ; il pourrait m’aider, et il ne fera rien ! »

Jules ne voulait pas exhiber devant Bernard son portefeuille bourré de billets ; outre les subsides arrachés à son père, il venait d’obtenir cinq mille francs de Dervart dont il avait ressaisi la confiance en lui démontrant, d’après Fergus Fergusson, que le caoutchouc allait remonter. Mais il supputait les frais de son voyage, ce qu’il dépenserait à Singapour les premiers mois. Sacrifier au salut de son beau-frère, ne fût-ce que deux ou trois cents francs, c’eût été une niaiserie sentimentale, un manquement envers lui-même.

— Je ne le mettrais pas à flot, raisonnait-il ; et je serais plus gêné que lui.

Plein de soi et de sa réussite certaine, il ne s’était pas encore aperçu, en regardant Bernard, de sa mine exténuée, fondue par le chagrin et les jeûnes. Il s’avisa brusquement que cet homme ruiné, séparé de sa femme, pourrait être assez bête pour se laisser périr de tristesse ; seule avec trois enfants sur les bras, Hélène implorerait son assistance. Embarras qu’il ne voulait point accepter parmi ses prévisions.

— Hélène t’écrit-elle ? s’informa-t-il à brûle-pourpoint. Tu sais, je la trouve absurde ; elle s’est embarquée dans une mauvaise affaire, et je la pousse fortement à en sortir au plus vite.

— Tiens ! s’étonna Bernard, non sans une pointe de reproche, elle prétendait que tu l’approuves.

— Au début, c’est possible. Je croyais qu’il s’agissait d’une simple combinaison commerciale. Mais elle reçoit Glenka, tu le sais, je ne t’apprends rien ; elle a tort ; ce n’est pas quelqu’un de sérieux

Cette condamnation, pour Jules, signifiait que Glenka, tâté par lui, quand il avait su l’intimité d’Hélène et du docteur, s’était refusé à lui faire des avances de fonds.

Les enfants arrivaient ; l’entretien se rompit. Paulette combla Jules de cajoleries exorbitantes. Elle se plaisait à irriter son père et Adèle. Celle-ci, toujours pratique, interrogea son oncle :

— Tu dînes ce soir avec nous ?

— Non, j’ai averti Brouland que je l’invitais. Je lui dois bien ça. Une idée ! Je vous emmène tous. Nous dînerons dans une crémerie tranquille où je me souviens d’avoir mangé des choses succulentes.

Telle était la sévérité quotidienne du régime chez les Dieuzède que la perspective d’un bon dîner, hors de la maison, fit sauter d’allégresse Paulette et Charles ; et Adèle estima son oncle très généreux. Durant ce repas, Bernard garda la contenance d’un homme en deuil qui ne veut pas infliger à ses convives le poids de ses douleurs. Il cédait vaguement à l’atmosphère d’une table bien servie, aux persuasions allégeantes que Jules savait communiquer.

Jules montra des photographies de l’exploitation ; sur l’une d’elles était fixé en belle lumière Fergus Fergusson, un grand blond, d’une membrure élégante et forte, avec cette carnation radieuse et cet aspect de loyauté candide qui spécifient certains visages anglo-saxons. Bernard se souvint de l’étranger providentiel qu’Hélène avait croisé dans un rêve : la lettre annoncée à Jules apporterait-elle les prémices d’une libération ?

Mais, en reconduisant le voyageur, au moment de lui dire adieu, il eut la soudaine impression qu’il ne le reverrait plus ; et sa voix s’emplit d’une gravité excessive en lui disant :

— Je te souhaite une traversée exempte de torpillages.

— Oh ! répliqua Jules, les torpillages ne sont pas pour moi. J’ai payé ma part. Je suis tabou.

— Attention là-bas, conseilla Brouland, aux coups de soleil. De la prudence.

— J’en aurai, lui répondit Jules, plus sérieux. Je mettrai un turban de gaze par-dessus mon casque.

— Et, poursuivit Bernard, je te souhaite de ne plus croire à l’argent.

— Encore ta vieille marotte ! Tu vois bien pourtant que sans lui, tu ne peux rien.

— Non, moins que jamais j’y crois. Mon royaume n’est pas de ce monde.

— Que veux-tu ? dit Jules, riant un peu « du royaume » de Bernard, chacun le sien.

Et il ajouta, convaincu décidément que son beau-frère était, par vocation, destiné à toutes les catastrophes :

— Ce qui est doit être.

Chargé de cette devise fataliste, Jules s’enfonça dans la nuit qu’illuminait, devant ses pas impatients, un torrent d’or où ses mains brassaient de la puissance et des spéculations illimitées.

La pensée de Bernard le suivit avec une compassion plus haute que le dédain de Jules pour lui ; et, si on lui avait offert d’échanger son propre abaissement contre les fausses grandeurs dont Jules s’enfiévrait, il eût pressé plus fort sur sa poitrine la pauvreté, son amoureuse.

Mais pourquoi Jules, en des termes si impérieux, exigeait-il — sa visite n’avait pas eu d’autre objet, — que Bernard tînt tête aux propositions de Sarug ? Voulait-il, en sauvant les capitaux de son beau-frère, réparer les préjudices et restituer la fortune engloutie ? Bernard savait trop bien qu’un repentir de cette sorte eût semblé à Jules Restout la plus méprisable des faiblesses. Non, Jules considérait qu’aux yeux de Sarug, il endosserait une partie de l’énorme sottise, si Bernard acceptait ; il n’admettait pas qu’un malin compère le spoliât dans la personne du mari de sa sœur ; son intérêt, au surplus, lui faisait désirer que Bernard se relevât de ses ruines ; autrement, il s’exposait, une fois riche, à se voir tapé par Hélène qui, certes, n’imiterait pas l’abnégation de son époux, et secouerait son frère avec de furieuses insistances.

C’est ainsi que Bernard interpréta la diplomatie financière de Jules. Il n’en pouvait, honnête comme il était, atteindre les visées secrètes : Jules se proposait de racheter lui-même à Bernard, avantageusement, sa part d’associé. Il s’établirait ainsi, dans l’entreprise, sur le même pied que Fergus Fergusson et Dervart ; et les Dieuzède, après avoir failli tout perdre, exulteraient de retrouver une honorable aisance.

Quelques jours plus tard, Sarug qu’il revit et pressa fit parvenir à Bernard les projets de contrat ou plutôt les amorces annoncées. Des ouvertures vagues, prudentes, qui représentaient la hausse du caoutchouc comme lointaine et problématique. De longtemps, sinon jamais, les anciens associés ne pouvaient songer à récupérer la valeur des capitaux primitifs. Mais, dans l’hypothèse où se constituerait une société d’actionnaires, M. Dieuzède serait-il disposé à céder les actions d’apport auxquelles il avait droit contre le versement d’une somme déterminée selon le prix actuel de la matière première et le cours des changes ?

Au dire de Jules, la somme qu’offrirait Sarug ne dépasserait point cinquante mille francs. Pour un miséreux qui allait vendre ses derniers meubles, c’était quand même une tentation opprimante.

— O paradoxe ! débattait Bernard. Moi qui voudrais aimer la pauvreté comme elle m’aime, je vais refuser cinquante mille francs avec l’espoir indistinct d’en retrouver un jour trois ou quatre cent mille ! Je suis pareil aux autres : des simulacres, des ombres, du néant, voilà ce qui asservit mes actes. Mais ce n’est point pour moi. Aurais-je le droit de faire plus pauvres mes enfants et Hélène ?…

Repousser les suggestions de Sarug, une sagesse grossière le lui dictait : puisque cet aigrefin offrait de valeurs non encore lancées un rachat positif, si dérisoire fût-il, c’est que l’affaire lui paraissait pleine d’avenir. Seulement, sur l’époque où elle deviendrait bonne, lui et Jules pouvaient se tromper. S’il fallait attendre un an ou plus, par quel prodige Bernard durerait-il jusque-là ?

N’importe ! La vente du canapé et du lit, celle de quelques chaises anciennes et de guéridons lui assureraient trois ou quatre mois de subsistance. Il n’avait pas encore réclamé d’argent ni emprunté à personne. Il sonderait son fermier Bellec. Il escomptait aussi que Fergus Fergusson lui envoyait un secours. Bref, il rendit à Sarug une réponse négative et s’en remit pour l’inconnu des temps, à l’invisible Main qui le conduisait.

Mais une commotion dernière allait lui faire connaître jusqu’où sa patience devait égaler ses épreuves.

Le 5 février, Charles souffrant d’un rhume, et Adèle d’une migraine, — la crise de l’adolescence, chez elle, était proche, — Paulette s’en fut seule du côté de l’école. Après la classe, à quatre heures, elle ne rentra point. Bernard supposa qu’on la gardait, comme d’autres fois, à cause d’une leçon mal sue ou d’un méfait quelconque.

Il conversait, en ce moment, avec un visiteur dont la physionomie absorbait son attention. Le Père Lecoq, missionnaire du Congo belge, était venu se remettre, en France, des fièvres et de la dysenterie qui avaient failli l’emporter. Un ouvrage sur l’Afrique, dans la vitrine du libraire, avait saisi ses yeux, et il entrait pour le prendre ; l’Afrique était sa nostalgie, son domaine d’apôtre et d’explorateur, un champ de bataille et de souffrance où il brûlait de retourner au plus tôt. Il avait une figure longue et fruste, même abrupte, avec des saillies puissantes, mais un regard doux et bleu, des joues creuses que prolongeait une barbe divisée en deux mèches soyeuses. Son parler un peu lourd s’appuyait de « voyez-vous ! » énergiques. Sa flamme de foi rude et comme neuve, son impatience de conquête rendaient ce prêtre très différent des paisibles chanoines que Bernard connaissait. Il le fit asseoir, et, assis lui-même à son bureau, il l’écoutait deviser des nègres qu’il dirigeait parfois à coups de poing dans la voie du salut, de la forêt où il partait à l’aventure, du marais où il marchait en pleine eau, des heures, sous un soleil écrasant.

Mais Adèle traversa le magasin et vint à son père, singulièrement troublée :

— Je me demande, lui dit-elle à mi-voix, ce que fait Paulette ; cinq heures ont sonné : elle devrait être ici depuis longtemps.

— C’est vrai, fit Bernard, aussitôt inquiet. Va vite voir à la pension.

La phrase d’Adèle préparait quelque chose de plus bouleversant. Elle tenait une lettre dans la poche de son tablier et tremblait de la présenter à son père :

— Quelqu’un l’a glissée sous la porte du corridor. On dirait l’écriture de maman.

Bernard, dont les mains étaient transies d’angoisse, déchira l’enveloppe ; ce billet laconique venait, en effet, d’Hélène :

« Tu ne veux pas m’accorder Paulette. Je ne puis me passer d’elle. Je lui trouve une occasion de partir. Sois sans tourment. »

Livide à cette lecture, Bernard voulut proférer : « Paul… » mais sa langue s’embarrassa ; un grand vide se fit dans sa tête ; elle vacilla comme s’il était ivre ; un brouillard emplit ses pupilles vitreuses, et il s’abattit, le front en avant, sur son bureau. Adèle étendit les bras pour le secourir ; le Père Lecoq, comprenant qu’une terrible nouvelle venait de frapper le libraire, bondit du canapé, lui toucha l’épaule :

— Remettez-vous, mon pauvre monsieur.

Bernard ne bougeait plus, pareil à un homme qui a reçu dans le crâne une balle, et, tué raide, semble endormi. Adèle se penchait contre sa joue :

— Qu’as-tu, mon petit père ? Réponds-moi… Il n’est pas mort, dites, il n’est pas mort ? Jésus, ayez pitié de nous !

Le missionnaire souleva péniblement la tête inerte et vit que le coin de la bouche paraissait tordu, comme paralysé.

— Une simple petite attaque, dit-il sans perdre son calme, en dégageant de la chemise le cou osseux de Bernard, et il insinua sa main vers la poitrine.

— Le cœur bat. Rassurez-vous, mon enfant. Vite, chez le pharmacien.

Avant qu’il eût achevé sa phrase, Adèle se précipitait à la pharmacie du carrefour. Elle ramena le praticien avec deux passants dont elle invoqua l’aide. On allongea Bernard sur le canapé ; l’énergie des révulsions, au bout d’une demi-heure, parvint à le ranimer. Les quatre hommes le transportèrent, sans qu’il proférât une parole, en haut, sur son lit. Charles, qui dormait couché, se dressa, pris d’épouvante, et fondit en sanglots. Le Père Lecoq s’offrit à courir au médecin, à chercher une garde-malade.

— On ne peut, dit-il, le laisser là, seul avec ces enfants, ni l’emmener, ce soir, à l’hôpital.

Bernard demeurait hébété ; ses yeux, comme éteints, semblaient insensibles à ce qui se passait devant lui. Mais, un long moment plus tard, il balbutia :

— Qu’arrive-t-il ? Où suis-je ? C’est donc la nuit ? Adèle, es-tu là ? Donne-nous de la lumière.

Adèle lui répondit doucement en approchant la lampe :

— J’ai allumé ; regarde.

Bernard fit un effort anxieux pour se tourner vers la clarté. Après une pause, il répéta, plus pressant :

— Allume donc. Je n’y vois rien.

— Tu ne vois rien ? Mais la lampe est en face de toi.

— Non, je n’y vois plus rien. Alors, gémit-il, est-ce que je suis aveugle ? C’est horrible ! Comment cela ?

Il se tut encore ; Adèle n’osait pas lui rappeler la cause de l’attaque. La mémoire du malheureux s’évertuait, avec des intervalles de stupeur, à renouer au présent la minute où il s’était abîmé dans un trou sombre. Tout d’un coup, sa conscience se dégagea du demi-sommeil qui la suffoquait :

— Paulette ! Paulette partie !… Elle est perdue ! Oh !…

Puis, il retomba dans une prostration où la souffrance glissait au bord de son être, impuissante à le dévaster davantage.

Le pharmacien et les deux passants étaient partis. Adèle, restée toute seule à son chevet, l’écoutait respirer lourdement, et ses plaintes effrayantes se prolongeaient en elle. Pour quel motif s’était-il écrié : Paulette est perdue ? Paulette allait rejoindre sa mère ; elle désobéissait ; Adèle ne pouvait comprendre en quoi le malheur de Paulette était si grand. Mais que son père devînt aveugle, était-ce possible ? Qu’avait-il fait pour mériter une telle affliction ? S’il demeurait infirme, avec elle trop jeune pour gagner leur vie à tous trois, ils n’auraient plus qu’à tendre la main sur l’escalier de la cathédrale, comme cette vieille, la mère Petitpain, qu’elle fêtait d’un bonjour et d’une menue aumône, chaque fois qu’elle montait à l’église.

Charles, assis sur sa couchette, demanda tout bas :

— Il dort ? Quand va-t-il se réveiller ?

Et il ajouta, par un retour d’égoïsme enfantin :

— J’ai soif. Adèle, fais-moi une infusion.

Quelques braises végétaient sous de la cendre au fond de la cheminée. Il n’y avait plus à la cave qu’une dizaine de bûches ; Adèle les ménageait comme si, après elles, ce dût être la fin de tout dans la maison. Elle écarta cependant les cendres et y posa un coquemar plein d’eau pour l’infusion de Charles.

L’œil sur la pendule, elle attendait, tourmentée jusqu’à la détresse, le médecin et la garde-malade. Le missionnaire était allé prévenir Brouland ; pourvu qu’il l’eût rencontré ! Mais, au moins, la garde-malade ! Si l’état de son père s’aggravait brusquement, que pourrait-elle afin de le soulager ?

Quelqu’un entra dans le magasin ; une voix de femme appela :

— Personne ?

Adèle, descendant avec sa lampe, aperçut le voile noir d’une religieuse de la Miséricorde, svelte et grande, la croix de cuivre sur sa poitrine, et un visage de bonté qui souriait au sien :

— O ma sœur, vous nous sauvez la vie !

Elle lui racontait l’accident, lorsque Brouland survint qui s’était, par bonheur, trouvé chez lui. Bernard, en l’entendant, sortit de son abattement léthargique ; il essaya de parler ; sa langue était encore pâteuse et bredouillante ; et sa vue s’obnubilait davantage. Il dit au médecin :

— J’ouvre les yeux, je ne distingue qu’une buée, comme une vapeur d’étuve. Êtes-vous donc dans les ténèbres ? Je n’aperçois même point les lignes de votre corps. Adèle, es-tu là ? Est-ce que je deviens vraiment aveugle ? Ce serait un coup de foudre pour nous.

Brouland l’examina et le rassura plus qu’il n’était lui-même rassuré : ses yeux étant faibles, la congestion s’était portée sur les centres nerveux ophtalmiques. Quand l’hémorragie rétinienne pourrait être résorbée, la vue reviendrait. Tel était son espoir qu’il insuffla au malade ; mais il savait des cas fréquents où cette paralysie congestive s’était fixée en une amaurose croissante et incurable. Il appliquerait tout à l’heure des sangsues ; le difficile serait d’en avoir. Mieux valait une saignée immédiate, et une ponction de la cornée ; pour celle-ci, on appellerait Lechaptois qui était un bon oculiste ; surtout, le grand remède, c’était le repos absolu, se laisser vivre, n’avoir souci de rien.

— Docteur, murmura Bernard, je voudrais vous dire un mot, seul à seul.

Adèle et la religieuse s’étant retirées :

— Paulette, commença-t-il, le croiriez-vous ?…

— Je viens de l’apprendre, interrompit assez rudement le docteur. Je vous défends d’y penser ; le mal est fait ; vous ne pouvez empêcher qu’il soit fait. Reprenez-vous d’abord ; ensuite vous aviserez… Tranquillisez-vous ; la religieuse est là pour aider Adèle à vous soigner.

— La religieuse ? Mais qui paiera le couvent ?

— Ne vous tourmentez donc pas. Nous arrangerons tout cela.

— Mais, s’inquiéta Bernard, où cette pauvre sœur pourra-t-elle s’étendre et dormir ? Je n’ai plus un seul fauteuil.

— Adèle, répondit Brouland, lui mettra un matelas sur le plancher. C’est la guerre.

Il partit après avoir fait, au pli du coude, une large saignée et revint plus tard avec Lechaptois qui opéra la ponction. Bernard s’endormit, au matin, d’un sommeil pesant et sans rêves. Mais, quand les rues se désengourdirent, quand le tombereau du boueur eut passé avec sa clochette et que l’homme eut crié son habituel « Allons, Cocu ! » le malade se souleva, ouvrit les yeux, et interrogea la religieuse que Charles appelait déjà familièrement : Sœur Marie.

— Ma sœur, le jour n’est-il pas encore levé ? J’ai entendu cependant sous la fenêtre le tombereau.

Sœur Marie s’approcha, et d’un ton gaillard qui enveloppait une pitié confiante :

— Que voulez-vous ? Le soleil, aujourd’hui, fait la grasse matinée.

Bernard, sur son oreiller, bougea sceptiquement sa tête embroussaillée de ses cheveux confus :

— Ma sœur, ne prenez pas la peine d’adoucir les choses. C’est le matin pour les autres, et, pour moi, c’est toujours minuit. Je ne vois même pas mes mains. Je suis dans le noir.

— Tu n’y seras pas longtemps, dit Adèle, en lui baisant les paupières, comme si l’attouchement frais de ses lèvres pouvait guérir les pauvres yeux.

En bégayant ces mots : « Je suis dans le noir, » Bernard se souvint qu’Hélène avait prononcé une phrase semblable, le dernier soir où elle lui avait entr’ouvert un peu de son âme. Elle était dans le noir infiniment plus que lui ; mais la nuit réelle qu’elle habitait devenait au fond des yeux de Bernard la nuit des apparences. Il était incarcéré par elle et pour elle comme dans un lieu sans lumière, un lieu d’expiation. L’expiation, cette fois, lui semblait si dure qu’il ne croyait jamais pouvoir s’y résigner.

— Je me jugeais très malheureux, pensait-il, et pourtant que Dieu était bon ! Il m’avait laissé la vue. Me serais-je figuré que je pouvais, même un jour, être aveugle ? Je voudrais dormir encore et avoir des rêves. En rêvant, je retrouverais la vue.

— Adèle, fait-il beau ce matin ?

— Il fera très beau.

— Tu es heureuse de voir le soleil ! Moi, je suis un vieil orgue, dans le coin sombre d’une église abandonnée…

Il eut comme une envie de pleurer sur lui-même, et les muscles de sa gorge se contractèrent douloureusement ; puis, aussitôt, il domina cette défaillance :

— Cela vaut mieux ainsi, puisque Dieu l’a voulu. C’est Lui qui blesse et qui guérit.

Adèle descendit ouvrir le magasin ; elle souffrait de sa migraine plus encore que la veille, mais négligeait les moindres maux, tendue vers l’héroïsme par la compassion et le sentiment des nécessités extrêmes. Elle était maintenant résolue, jusqu’à ce que son père se relevât, à tenir son commerce, tout en veillant au ménage avec l’aide intermittente de la bossue. « Il y a des grâces d’état », disait sœur Marie. Pourquoi ces grâces lui feraient-elles défaut ?

La religieuse étant sortie un moment, Bernard, tandis qu’elle balayait la chambre, lui parla de Paulette. Il s’enquérait si elle avait surpris, quelques jours avant, chez sa sœur, des indices qui présageaient sa fuite, si Paulette avait reçu ou écrit des lettres.

— Non, répondit Adèle, je ne crois pas qu’elle en ait reçu. Mais, avant-hier matin, dans la rue de l’Étoile, Mlle Chemin avait l’air de guetter notre passage. Du plus loin que Paulette l’a vue, elle a couru à sa rencontre ; elles ont dit quelque chose qu’elles ne voulaient pas me laisser entendre ; il m’a semblé que Mlle Chemin lui mettait un papier dans les doigts. Quand je les ai rejointes, Mlle Chemin m’a demandé de tes nouvelles, elle m’a fait des compliments sur ma bonne mine. Tu la connais… Paulette était sur le gril ; j’ai tâché de la confesser ; elle a gardé son secret jusqu’à hier ; plus longtemps elle m’aurait tout dit. J’ai eu tort de ne pas t’avertir ; mais tu as déjà tant de peines !

Bernard s’était évertué à suivre le conseil de Brouland : oublier Paulette. L’idée de sa fuite l’obsédait d’autant plus qu’elle le désespérait. Il se représentait Paulette, dans l’intérieur où venait Glenka, comprenant que sa mère avait un autre mari, mêlée aux hontes de leur amour, emmenée par eux dans des lieux de plaisir, lisant des livres corrupteurs, perdant son peu de religion, achevant de se gâter par l’exemple et le mauvais air quotidien.

L’effroyable banalité où sombrait Hélène l’affligeait peut-être plus que sa faute en soi. Il lui était affreux de savoir qu’on mêlait sa fille au train d’une aventure immorale et vulgaire entre toutes.

Pour contraindre Paulette à revenir, il n’avait qu’à informer de son départ clandestin le procureur de la République ; de même qu’il aurait pu sommer Hélène de réintégrer le domicile familial. Mais les motifs de ne pas agir lui paraissaient presque aussi graves que ceux de prendre un parti.

Hélène exigeait Paulette, alors que cette enfant devait être, dans sa vie coupable, un embarras. Évidemment, Glenka l’y poussait ; Paulette amusait Glenka ; ses drôleries couperaient l’uniformité du tête-à-tête. C’était donc un signe que l’amant s’ennuyait déjà ; sans Paulette leur liaison finirait plus vite ; mais une mesure violente aurait pour contre-coup immédiat d’exaspérer Hélène ; la réconciliation deviendrait impossible. Toute menace équivaudrait à une instance en séparation qui aboutirait au divorce ; perspective dont il avait horreur.

Ramenée de force, Paulette serait plus aigrie et détestable ; elle tomberait du bien-être à l’indigence. Bernard ne prenait pas trop au sérieux ses intentions de suicide. D’une cervelle à l’envers comme la sienne, il pouvait craindre cependant les suprêmes sottises.

D’autre part, laisserait-il se consommer la ruine de son autorité paternelle ? Sa résignation ressemblerait-elle à la passivité d’une souche abattue qu’on entaille, qu’on ébranche, qu’on met en quartiers, sans qu’elle se défende jamais ?

Dans le tumulte lourd de ce débat, les arguments s’entrechoquaient, se culbutaient comme des quilles renversées par une toupie. Pour calmer la torture de son indécision, il voulut qu’Adèle avertît sur-le-champ sa mère de l’accident qu’avait provoqué la conduite de Paulette. Elle écrivit selon son inspiration ; mais il lui dicta ce post-scriptum :

« Mon père, étant aveugle et dans son lit, me charge de te prévenir que l’absence de ma sœur ne pourra se prolonger ; il compte que tu n’ajouteras pas à ses autres souffrances celle de te rappeler ses droits méconnus. »

Aveugle, Bernard le fut totalement ce jour-là et le lendemain jusqu’au soir. A de certaines heures il crut même l’être pour la vie, et, d’abord, cette prévision l’accabla ; entre lui et ce qui était le plus doux à contempler, il sentait se durcir une cloison sans fissures ; il ne verrait plus le sourire d’Adèle et de Charles, ni la franchise de leurs yeux, ni les feuilles vertes au printemps, ni le sang du soleil dans les nuages du crépuscule, ni les vitraux de la cathédrale, ni la blancheur de l’Hostie. Ou plutôt il ne verrait tout cela qu’en songe et dans sa mémoire ; il vieillirait comme un dormeur éveillé.

Il ne verrait pas non plus le pain qu’il mangerait, s’il en avait à son appétit. Son dénûment, celui des siens allait être si prodigieux, inénarrable, qu’il ne voulait pas y croire, et pourtant il avait le frisson d’entendre heurter à sa porte la Misère nue, la Misère qui n’a ni feu ni lieu, et qui ramasse avec délices dans les ordures de la route les croûtes que les pauvres ont jetées derrière eux.

Mais, par degrés, il se courbait à l’obéissance ; il renonçait à la clarté des vivants. Il se répétait, en l’accommodant aux aveugles, le mot divin de l’Évangéliste : « Lux in tenebris lucet. »

La clarté n’est pas au dehors, elle luit en nous ; elle éclaterait pour mon âme quand même je serais au plus profond des abîmes.

Il disait à Charles, comme en badinant :

— Eh bien ! mon petit, tu seras le caniche de l’aveugle ; tu me couperas un bâton dans les haies pour que je tâte les marches de notre vilain escalier.

Il demandait à sœur Marie où s’achètent les livres en Braille, et quelle méthode en apprend l’usage à ceux qui ne peuvent plus lire autrement.

— Mais je vous certifie, protestait la sœur, que, vos yeux, vous les retrouverez.

Il l’écoutait, vive et discrète, aller et venir autour de lui ; il attendait, avec l’enfantillage des malades, l’heure où Adèle lui montait du bouillon, une tasse de lait. Son oreille captait les bruits les plus subtils dans la maison ; il s’exerçait à mesurer par l’ouïe les distances et à imaginer les formes. Son odorat cherchait des perceptions lumineuses. Comme sa fenêtre, après midi, était ouverte, il sentit contre ses mains la tiédeur du soleil qu’une vitre renvoyait sur le lit.

— Le soleil sent bon, dit-il en étirant ses doigts vers la caresse invisible.

Jusqu’à cette crise, il avait joui d’une santé plus forte que les chagrins, le manque d’air et les privations. Comme le Lazare de Heine, il aurait pu dire à son corps : « Tu as toujours été mon second moi, tu m’enveloppais amoureusement, tel qu’un vêtement de satin doublé d’hermine. » Maintenant il apprenait à se dévêtir même de ses organes, pour entrer dans le silence intime ; et, quand il parlait, les mots, avant d’atteindre ses lèvres, semblaient avoir traversé lentement d’obscurs espaces.

Il s’ingéniait à concevoir les suites heureuses qu’aurait son état cruel. « Au moins, je n’apercevrai plus, sur la figure de mes semblables, la hideur des haines et des instincts cupides. Je m’entretiendrai d’un cœur libre avec l’éternelle Vérité… Ma vie sera monotone. Mais quelle vie terrestre n’est pas monotone, et n’est-ce pas un gain sans égal d’être fixé, dès ici-bas, dans l’immuable ? »

Au reste, sa pleine acceptation d’un avenir d’infirme était allégée par l’espoir latent, qu’il se guérirait. Mais il n’eût osé croire que son expérience de la cécité serait brève et bénigne, comme si la pression d’un doigt mystérieux avait, un instant, éteint ses prunelles pour lui rendre ensuite, plus parfait, le don sacré de voir.

Le cinquième jour, vers l’heure où l’on allume les lampes, Adèle jeta sur les braises du feu une bourrée de margotins d’où bondit une flambée turbulente. Tout à coup, Bernard, tourné vers ce pétillement, poussa l’exclamation d’une surprise qui n’était pas encore de la joie, tant il tremblait de s’abuser :

— Adèle, je vois quelque chose. A travers un brouillard, j’aperçois des flammes qui bougent. Remets du bois, excite le brasier.

Il ferma ses paupières, les rouvrit à plusieurs reprises.

— Mais oui, les flammes dansent, elles sont jaunes, confusément. Oh ! c’est toi que je voudrais voir. Mon Dieu ! faudra-t-il me contenter de vivre comme une taupe ?

— Attends à demain, dit Adèle, débordante d’espérance, et tu verras même la couleur des yeux de sœur Marie.

La religieuse se prit à rire, en exhortant Bernard au calme : il était résigné, une heure auparavant, à demeurer aveugle jusqu’au tombeau ; et, parce qu’il allait mieux, il réclamait incontinent la vue parfaite !

Brouland qui vint dans la soirée se réjouit du symptôme ; il assura qu’à moins de complications improbables, « c’était simplement une affaire de patience ».

— Comme tout en ce monde, observa, presque gai, Bernard.

Il s’abandonna, plus confiant, à un sommeil profond, un de ces sommeils où on semble se dépouiller de son existence antérieure et jeter au néant ce qu’on eut à souffrir. Le grand jour le réveilla, quand le cri du boueur était déjà passé. Il n’entendait aucun bruit dans la chambre ni dans la maison ; Adèle et sœur Marie l’avaient laissé seul pour qu’il dormît plus longtemps ; elles déjeunaient ensemble à la cuisine. En soulevant ses paupières, il fut soudain ébloui par l’effusion blanche de la clarté qui arrosa ses yeux. Cette fois, il ne douta plus : la lumière visible lui revenait, encore offusquée d’une brume, comme après une trop longue lecture, lorsque des fils noirs voltigeaient devant sa rétine, mais la lumière certaine, et douce, et ineffable, celle dont Dieu même a dit qu’elle était bonne.

Il appela d’une voix forte :

— Adèle !

Et, délicieusement, il regarda autour de lui pour être bien sûr qu’il voyait. Le premier objet offert à sa vue fut une petite croix d’ivoire qu’il avait mise sur la cheminée :

— Seigneur, prononça-t-il, soyez à jamais exalté, béni ! Vous m’avez fait légère cette part de votre Passion, et vous avez eu hâte de me libérer. Je vous adore dans tout ce qui vient de vous, dans la gloire de votre soleil comme dans la nuit de la cécité…

A l’énergie de son appel, sa fille et sœur Marie avaient deviné le merveilleux changement. Effarée d’impatience, Adèle s’élança la première.

— Ah ! s’écria-t-elle, je vois que tu vois !

En la regardant courir à lui, il reçut une commotion d’ivresse ; des larmes joyeuses coulèrent de ses yeux ressuscités.

— T’avais-je vue avant aujourd’hui, murmura-t-il quand il l’eut pressée entre ses bras, t’avais-je aimée, mon enfant ?

Sœur Marie, puissamment émue, s’était arrêtée au seuil de la chambre :

— Vous voilà, proféra-t-elle, de plain-pied avec le Paradis.

Adèle, dans son bonheur, l’embrassa et répondit :

— C’est vrai ; à présent qu’il n’est plus aveugle, tout me paraît, à moi aussi, plus clair et plus beau ; et je me figure que cette joie durera toujours, toujours…

Elle joignit ses mains devant la petite croix d’ivoire ; ils dirent ensemble le Te Deum des allégresses miraculeuses. Comme sœur Marie se tournait ensuite vers son malade :

— Ma sœur, exprima Bernard d’un ton d’aménité respectueuse dont elle s’égaya, vous me permettrez maintenant de vous regarder et de faire connaissance avec le visage de ma bienfaitrice ; car vous avez divinement coopéré à ma guérison.

Sœur Marie n’était plus très jeune ; mais la jeunesse d’une âme restée virginale persévérait sur sa physionomie de paysanne robuste, affinée par la prière, étirée par les veilles ; une douceur affable atténuait l’austérité de son profil au nez tranchant ; ses lèvres paraissaient devoir sourire même dans la souffrance : l’éclat de ses yeux, noirs comme les grains des mûres, laissait entrevoir des forces de passion que la discipline conventuelle avait épurées sans les amortir.

Bernard voulut s’habiller, et, bien que sa tête fût encore faible, alourdie, il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre. Il s’extasia sur le ciel nébuleux, admira un pot de géranium qui décorait un vieux balcon de fer à volutes, le cône d’un cèdre qui pointait par-dessus un toit. Il eut plaisir à voir trotter le cheval d’un camion, et des soldats traverser le carrefour.

— Nous habitons une rue charmante. Comment ne m’en étais-je pas aperçu ?

Mais, en revenant à l’intérieur de la chambre, ses yeux rencontrèrent, accroché à la fade tapisserie, le portrait d’Hélène, un portrait datant des premiers mois de leur mariage, où elle était peinte avec un corsage mauve, et, en sa main, une fleur ouverte de magnolia.

— J’étais un aveugle alors, pensa-t-il, quand je l’aimais comme on aspire la volupté d’une fleur. Aujourd’hui, mon amour a vu ce qu’il doit être.

Cependant, pour les Dieuzède, la délivrance d’une calamité ne supprimait pas les autres. Adèle, sur les indications de son père, avait pris dans le placard trois billets de vingt francs, toute leur fortune. Les remèdes, la nourriture quotidienne avaient déjà consumé les deux tiers de ce reliquat pitoyable. Toustain qui venait, humble, discret, compatissant, chaque jour, savoir des nouvelles, apporta la commande d’un important ouvrage pour un chanoine de ses amis. Mais, avant qu’elle fût transmise à Durel, que celui-ci eût expédié les volumes, que Bernard touchât la commission, Adèle, Charles et lui seraient morts de faim. Toustain ne savait pas à quelle extrémité Bernard était réduit ; Brouland, pauvre lui-même, se chargeait de la garde-malade ; mais il ignorait aussi la détresse du commerçant.

Adèle, pleine de sa joie, ne voulut point gâter celle de son père en lui disant : « Après-demain, nous serons sans un sou. » Elle avait encore quelques réserves de pommes de terre et de riz, un morceau de viande pour préparer du bouillon ; la laitière, Mlle Bidart, la servirait, jusqu’au bout de la semaine, à crédit. Restait la redoutable boulangère, Mme Foulletourte ; elle résolut d’aller la trouver, de lui exposer l’embarras où la maladie de M. Dieuzède mettait momentanément ses affaires.

Mme Foulletourte, femme rubiconde et imposante, fardée, casquée de faux cheveux blonds, du haut de son comptoir de marbre, dominait tout le quartier. La boulangerie était vide à l’heure tardive où Adèle y entra ; deux ou trois pains trop cuits, sur les tringles de cuivre, offraient leur croûte brûlée. Elle choisit le plus gros, et s’approchant de la hautaine marchande, bien qu’intimidée, elle lui demanda, du ton d’une personne à son aise, si elle accepterait de n’être payée que tous les huit jours. Mme Foulletourte, à sa question, l’examina de la tête aux pieds ; elle constata l’usure de ses bottines quelque peu éculées, et en induisit que la rumeur publique ne mentait pas : les Dieuzède étaient des gens de rien, qui feraient faillite et seraient « saisis », dès que le moratorium cesserait de les garantir. Sa main chatoyante de bagues remua dans son tiroir les gros sous dont il était gorgé, tandis que, maussade, elle répondait :

— Vous comprenez, ma petite, le soir, nous manquons souvent de pain pour les clients qui paient. Ce n’est point pour en donner aux clients qui ne paient pas.

Sa phrase blessante fut appesantie du regard le plus méprisant. Adèle abaissa le sien, rougit et faillit pleurer. Elle comparaissait devant Mme Foulletourte comme l’indigence devant la richesse sans merci. Une fierté la redressa néanmoins, et, vivement, elle répliqua :

— Mais, madame, nous avons jusqu’à ce jour très bien payé.

— C’est possible ; enfin, pour cette huitaine, nous verrons…

A son retour, elle expliqua, en sous-entendant l’avanie qu’elle avait essuyée, que Mme Foulletourte leur accordait huit jours de crédit. Bernard s’enquit de ce qu’elle avait dépensé ; il ne s’étonna ni ne s’alarma d’apprendre à quel chiffre se bornait l’avoir de son ménage : à dix-neuf francs soixante centimes. Il avait ses yeux, et c’était immense !

— Demain, dit-il, vers quatre heures, nous prendrons une voiture et nous irons au Mont-de-Piété. Sur deux paires de draps et six serviettes on nous prêtera, au bas mot, cinquante francs. Et nous pourrons attendre que le canapé soit vendu.

L’enthousiasme d’être guéri dans l’essentiel de ses infirmités lui restituait la confiance de récupérer promptement toutes ses forces. Il rendit grâces à sœur Marie pour ses bontés précieuses et la pria de ne plus les prolonger.

Le lendemain, dans l’après-midi, le Père Lecoq, rentré d’un court voyage, vint s’informer de son aveugle ; car il se l’appropriait, considérant que sa présence providentielle, à la minute de l’attaque, établissait entre cet homme et lui un lien dont il ne savait pas encore toutes les raisons. Il s’émerveilla de le retrouver en son magasin, debout et voyant clair ; mais, à son aspect de pâleur émaciée, jaunie et vieillie, il conjectura les ravages secrets qui avaient déterminé l’accident.

— Cette maladie, affirma-t-il, vous a été envoyée pour éprouver votre soumission ; et elle vous est ôtée, voyez-vous, parce que Dieu ne nous tente jamais au delà de nos puissances. Maintenant, il vous faudrait du repos, du grand air, et une nourriture solide.

— Je me remettrai, dit Bernard, sans les deux premières choses. Quant à une nourriture solide, nous avons des pommes de terre et du riz.

Comme le prêtre en marquait sa surprise, il lui narra brièvement sa débâcle, ses malchances commerciales, et laissa comprendre que l’absence de sa femme, le départ subit de sa fille cadette avaient achevé son accablement. Il en était, confessa-t-il, à vendre ses derniers meubles.

Pendant qu’il parlait, la figure simple du Père Lecoq se tendait dans une violente commisération. Au fond de son cœur s’agitait un conflit qu’il allait dénouer selon le sens le plus généreux ; une dame belge lui avait remis, pour son retour à la mission, un viatique d’un millier de francs ; cette somme, affectée à ce qu’il avait de plus cher au monde, il ne voulait rien en distraire ; et, cependant, il se disait : « Cet indigent n’a pas été mis en vain sur ma route, sa détresse m’est confiée. Une part des billets que j’ai là, sur moi, suffirait peut-être à lui sauver la vie. Allons ! »

Brusquement il tira de sa soutane un portefeuille où il prit quatre billets de cent francs et les offrit à Bernard avec ces paroles :

— Mon cher ami, vous êtes dans une passe ardue, vous en sortirez. Prenez cet argent, ce n’est pas moi qui vous le donne ; j’ai mission de vous l’apporter.

Bernard esquissa un mouvement de refus ; mais le Père Lecoq, d’une main autoritaire, le lui mit entre les doigts. Jamais Bernard n’avait reçu l’aumône ; elle lui venait si noblement qu’il n’en put être humilié.

— Mon Père, vous êtes le Christ qui passe dans ma maison peu digne. J’accepte ce qu’Il m’envoie par vous ; mais je sens la sublimité de votre don, et je ne serai pas un ingrat, croyez-le. L’offrande d’un pauvre à un plus pauvre fructifie au centuple, pour tous les deux.

Lendormy, de son étude, avait-il entrevu le geste du missionnaire ? Un instant après, ses béquilles martelèrent le pavé, et il entra, la mine épanouie.

— Déjà sur pied, mon cher voisin ! Tous mes compliments. On vous disait très mal. Vous voilà ressuscité, en trois jours. Vous savez, je vous admire. A votre place, je serais comme une prune moisie bonne à tomber de la branche et à être écrasée sous les sabots des passants. Vous, vous avez le dos fait comme une enclume. Plus les coups pleuvent, plus vous êtes ferme.

— Voyez-vous ! approuva le Père Lecoq, la patience de M. Dieuzède me rappelle le saint homme Job…

— Dame oui ! s’écria Lendormy. Job, mais sans son fumier. Il ne vous reste, monsieur Dieuzède, qu’à redevenir un richard, comme le vrai Job de la légende…

Ici, le malin, content de sa trouvaille, se pinça le bout du nez, et, profond sans le savoir, il voulut émettre une allusion cauteleuse à la disgrâce conjugale de « son cher voisin » :

— Vous mériterez qu’on vous appelle, pour les siècles des siècles, in sæcula sæculorum,

Job, le prédestiné.

X

Un dimanche soir, au commencement de juillet, Bernard, avec Adèle et Charles, monta, par la rue de la Truie-qui-file, vers la butte du vieux Mans.

Il aimait cet étrange quartier dont les logis, fastueux jadis, mais abandonnés à une plèbe famélique, lui représentaient les contrastes de sa vie paradoxale. D’un balcon du XVIIIe siècle aux ferronneries compliquées et délicates, d’une fenêtre altière close par des guenilles en guise de vitres, des gamins loqueteux se lançaient des pelures d’orange. Plus loin, sur la façade lézardée d’une maison à pilastres et à rinceaux, au-dessus d’un bas-relief où une Ève enguirlandée de feuillages cueillait pour Adam une pomme grosse comme une mappemonde, se lisait cette enseigne : « Saullgrain, casseur de bois. » Des allées nauséabondes laissaient entrevoir des escaliers de la Renaissance qu’avait dessinés pour un prince quelque Jean Goujon. Contre une porte monumentale aux pierres taillées en pointes de diamant et montrant encore l’écusson d’armoiries détruites, de vieilles mendiantes se tenaient accotées, leurs genoux entre leurs mains ; hâves, elles levaient des faces de harpies sur Bernard et ses enfants et les regardaient avec une méfiance envieuse, ne soupçonnant guère que ces bourgeois, d’allure élégante, étaient ou avaient été proches d’elles dans leur dénûment.

Bernard se souvenait d’avoir connu la faim ; mais il était sorti de la forêt sauvage où elle le pourchassait. La rencontre du missionnaire fut celle du bon Samaritain qui porte le moribond sur son âne jusqu’à l’hôtellerie. Peu après, son confrère Leroy lui prêta cinq cents francs ; la lettre attendue de Fergus Fergusson arriva, contenant un chèque de deux mille livres.

L’excès même de ses malheurs avait rompu la grille barbelée des calomnies et des malveillances qui écartait de sa librairie la clientèle fructueuse. On y rencontrait maintenant des personnages de poids, la marquise de La Rapinière, M. Parochel, érudit sagace et jovial, président généreux de toutes les sociétés charitables.

Le docte, mais batailleur chanoine Quoniam y donnait rendez-vous au chanoine Leguicheux, doux humaniste, qui savait par cœur des chants entiers de l’Énéide et préparait depuis des années une apologie de Pierre de Ronsard, glorieux chanoine du Mans. M. Leguicheux valut au libraire la pratique du chanoine Fonbonne, son ami, comme lui chauve et portant lunettes, homme courtois, théologien sûr, grand amateur d’ouvrages mystiques dont il recherchait, en bibliophile, les éditions épuisées.

Grâce à un petit prospectus envoyé à tous les presbytères du diocèse, Bernard atteignait aussi les clients de passage, ecclésiastiques se rendant à l’évêché, riches campagnardes qui, les jours de foire, venaient acheter chez lui des paroissiens et des souvenirs de communion.

Adèle n’aurait pas suffi à l’aider. Toustain lui avait découvert un commis, ayant nom Frimbault. Ce garçon, blessé à Verdun, amputé d’une jambe, accepta d’humbles appointements pour collaborer à une œuvre de librairie, belle à ses yeux comme un apostolat. Honnête, méthodique, acharné au labeur, il déployait, en outre, des qualités qui manquaient à Bernard ; il faisait admirablement les paquets, savait prévoir l’équilibre des recettes et des débours ; il attirait le public par son empressement à servir et combinait d’avantageuses réclames.

Les affaires de M. Dieuzède allaient donc vers le mieux et, en même temps, la reprise de ses capitaux n’était plus, comme disait Jules, « qu’une question de mois ». Sarug, au printemps, certain du succès, lui avait proposé, non plus de céder sa part, mais de recevoir, en tant qu’associé, les deux mille deux cents actions d’apport auxquelles il avait droit. Bernard avait consenti à mettre sa signature auprès de celle d’un Sarug parce que cette raison sociale ne devait pas durer ; dès qu’il jugerait satisfaisante la hausse des actions, il les vendrait et dégagerait enfin son patrimoine du péril ou des hontes de sa longue aventure.

Tout cela, pour son esprit, semblait chose acquise, reculée déjà dans les profondeurs, comme ces roches qu’on entrevoit sous la nappe d’un courant, obscures et glissantes. Que pesait une fortune à reconquérir ? C’était Hélène qu’il voulait sauver.

Un événement, d’une gravité salutaire, quelques semaines auparavant, avait brisé sa liaison avec Glenka. Au moment de la poussée allemande vers Paris, le docteur s’était fait envoyer près du front. Éprouvait-il une lassitude d’un amour trop exigeant et d’une adoration qui lui ménageait trop peu d’imprévu ? Ce fantaisiste, insouciant de la mort, s’amusa-t-il à la braver, dans l’illusion peut-être qu’elle n’oserait pas le prendre au collet ? Un matin, comme il pansait un agonisant au bas d’une colline bouleversée par le feu ennemi, un obus le pulvérisa, lui et l’homme sur lequel il se penchait. On ne ramassa intacts que sa main droite, sa main d’artiste enchanteur et subtil, et son portefeuille, où se trouvait la lettre d’une amie. Personne de son entourage ne sut quelle femme signait Hélène et, âprement, se plaignit d’être délaissée. Hélène apprit sa mort par les journaux qui la célébrèrent. Sa détresse fut si noire qu’elle songea d’abord à se tuer. Paulette l’en détourna ; car elle avait gardé Paulette à Paris, malgré les avertissements de Bernard, en prétextant que sa fille, atteinte et mal remise de la terrible grippe qui sévissait alors, réclamait ses propres soins.

Mais elle-même, écrasée par son désespoir, devint la proie d’une consomption nerveuse où elle ne dormait plus, où elle cessa presque de se nourrir, ne pouvant avaler sans des spasmes à croire qu’elle étouffait. Elle continua d’abord son service dans son magasin ; ses appointements restaient son unique ressource ; Paulette convalescente avait un appétit de jeune louve, et le terme du loyer approchait. Puis, elle dut se mettre au lit ; sa faiblesse, sa maigreur effrayèrent Mme Laboré qui la vit, les derniers jours de juin. Cette femme excellente pensa le moment venu de réconcilier Hélène avec son mari. Glenka étant mort, Bernard, prêt au pardon, accueillerait la malheureuse comme si elle ne l’avait jamais quitté. Hélène résista, obstinée à mourir en sa misère plutôt que de confesser : « J’ai eu tort, pardonne-moi. » Mme Laboré écrivit pourtant à Bernard :

« J’espère, d’ici peu, la décider. Son découragement est affreux. Hier, elle se comparait « à un de ces parapluies déchirés, tordus par un ouragan, qu’on jette au rebut sur les orties du fossé ». Elle n’a plus même la velléité de se guérir. Et je crains, par instants, que le délire ne perde sa raison. « Voyez-vous, me disait-elle, ces branches d’arbres qui s’agitent ? Elles ressemblent à des têtes de chevaux cabrés ; elles se penchent vers moi ; elles ont des gueules de monstres qu’elles ouvrent pour me dévorer. » Je lui ai demandé si elle reverrait avec plaisir Adèle et Charles.

«  — Oh ! oui, m’a-t-elle répondu.

«  — Et Bernard ?

«  — Bernard ne viendra jamais ici ; et il fera bien ; je lirais en ses yeux trop de reproches. »

« Mais j’ai compris qu’au fond elle aurait une grande paix à vous revoir. Vous êtes juge, cher ami, si votre générosité peut ou doit franchir ce pas décisif. Le salut de votre pauvre femme en dépendra. Mon mari et un autre docteur qui l’ont examinée ne croient pas sa vie menacée immédiatement. Je ne veux point vous cacher qu’elle est très bas. Je vous avertirai par un télégramme, s’il y a lieu. »

Bernard, en avançant vers les alentours de la cathédrale, méditait sur les péripéties qui lui restituaient Hélène, peut-être pour la voir mourir ; et la déciderait-il à bien mourir ?

Adèle, instruite d’une partie de ses anxiétés, essayait de les tourner en espoirs.

— Crois-tu maman aussi malade qu’on te l’écrit ? Je suis certaine qu’elle se guérira.

— Nous irons à Paris ? questionna Charles. Je reverrai ma Paulette ?

Charles s’était mal consolé de Paulette, Adèle n’ayant plus le loisir de jouer avec lui. Adèle se réjouissait en sachant qu’elle retrouverait sa sœur ; mais l’antipathie de leurs inclinations, l’égoïsme taquin de Paulette lui avaient rendu facile à supporter son absence.

— La ramènerons-nous, voulut-elle savoir, avec maman ?

Bernard lui expliqua, sans répondre sur Paris, que sa mère avait besoin d’un grand séjour en pleine campagne ; il pensait à une maison de repos, plus loin que Rennes, dans un pays ayant nom, croyait-il, Brohiniac. C’est là qu’il l’enverrait tout l’été ; Charles et Paulette l’y suivraient, et Adèle aussi, que les fatigues énormes, les inquiétudes avaient douloureusement anémiée. Mais Adèle se permit une objection :

— Tout seul, que feras-tu ? Est-ce que tu peux te passer de moi ?

Bernard sourit à cette naïve main-mise du dévouement filial sur sa personne de rêveur. Ils arrivaient au milieu d’une petite place déserte, somnolente dans la langueur du dimanche et du jour finissant ; un double escalier dominait une rue voûtée qu’on dénomme le Tunnel et joignait l’éperon du vieux rempart de l’oppidum cénomanien. De cette terrasse, Bernard, avide des larges espaces, découvrait, au delà de la rivière, des toits d’ardoise bleuissants, des futaies déjà brunes, éparses au flanc des coteaux, des prés où ricochaient les rayons du soir, et les hauteurs occidentales, tendues comme un mur vaporeux que touchait la roue brûlante du soleil. Il n’y avait, près d’eux, sur l’escalier, qu’une jeune femme, tête nue, parée comme une courtisane, boutonnant avec lenteur la manche de sa blouse rose, et un chien noir qui, le museau entre les barres du garde-fou, regardait aussi le soleil couchant.

La jeune femme descendit les premières marches ; elle s’arrêtait, se retournait, avait l’air d’attendre quelqu’un. Un bracelet vermeil miroitait au poignet de sa main gauche allongée sur la rampe de bronze encore fauve de reflets. L’orbe rouge glissa jusqu’au ras des terres poudroyantes ; une moitié seulement émergeait, puis s’enfonça comme aspirée par le vide immense. Le ciel, les arbres, les toits, l’escalier, tout, à l’instant, parut s’éteindre ; le froid d’une absence, un frisson de mort passa. Le chien noir s’éloignait, la jeune femme avait tourné au coin d’une des ruelles borgnes qui se tassent au bas de la cathédrale. Sur la tour des cloches, criaient et s’assemblaient les corneilles avant de s’aller percher dans les bois.

Cette fantasmagorie mourante des apparences, Bernard ne voulait pas en subir la tristesse ; elle s’assombrissait, malgré lui, de l’image d’Hélène désespérée et renonçant à vivre. Il dit aux enfants :

— Rentrons.

A peine eut-il poussé la porte du corridor, Adèle aperçut un papier bleu qu’on avait insinué sur les dalles. C’était une dépêche de Mme Laboré, elle ne portait que ces mots :

Hélène en danger. Venez tous.

Adèle, voyant son père une fois de plus bouleversé, trouva des réflexions encourageantes.

— Je suis sûre que Mme Laboré exagère. Elle veut nous faire venir, je m’en doute… Maman se remettra. Je prie tant pour elle Sainte Geneviève de Paris, comme j’ai prié pour toi Saint Julien du Mans !

Il répondit simplement :

— L’express part à minuit. Nous le prendrons… Je vais t’aider à remplir nos valises.

Adèle ne pouvait comprendre quelle victoire sur lui-même signifiait cette phrase : « Nous le prendrons. » Bien que Glenka fût mort, Hélène peut-être agonisante, bien que Bernard eût cent fois renouvelé l’acte intérieur du pardon, qu’il essayât d’excuser l’infidèle, « car, jugeait-il, elle ne savait pas ce qu’elle faisait ; autrement, elle ne l’eût pas fait », aller revoir Hélène dans le garni où elle avait vécu avec son amant, la retrouver couchée dans le même lit, cette démarche exigeait une effrayante immolation. Tout ce qu’un amour humain enferme de charnel et de jaloux pâtirait au delà de ce qu’il avait pu souffrir.

— Eh bien ! oui, réagit-il, je souffrirai pour elle, et ce ne sera pas en vain.

Il sortit afin d’informer de son départ Frimbault et, en fermant sa maison, il confia ses clefs à son commis. Ce voyage, de même que beaucoup d’autres épisodes de son existence, lui semblait presque fictif ; il quittait Le Mans, comme s’il n’y était point venu, comme s’il n’y devait plus revenir. L’accidentel de ses actes se déroulait en dehors de lui. Seule, cette incertitude le déchirait :

— Si Hélène meurt, en quel état son âme partira-t-elle ?

Mais Charles, qui succombait de sommeil, sur le quai de la gare, posa une question baroque :

— Papa, dans quelle cave coucherons-nous demain ?

Il savait Paris incessamment bombardé et se figurait que les habitants avaient leurs lits installés en des souterrains. Cette naïveté ramena Bernard à l’énorme tragédie de la guerre qui tirait alors au dénouement ; la conclusion, il n’avait jamais cessé de l’espérer victorieuse ; les tourmentes obscures de sa destinée avaient subi le même rythme que celles des batailles ; ne touchaient-elles pas aussi à une fin libératrice ?

Le wagon où ils purent monter fut envahi par des soldats qui s’en retournaient sur le front. Charles leur distribua tout un cornet de berlingots. Le plus loquace de ces hommes disait à d’autres permissionnaires :

— On se reconnaît, les gas de Serbie, les gas du Maroc, les gas de Verdun… Moi, j’ai fait l’Alsace, j’ai fait la Marne, j’ai fait Verdun, j’ai fait la Somme, j’ai fait l’Italie, et je n’ai rien attrapé. Eh bien ! je connais quelqu’un qui serait content d’avoir une jambe ou un bras de moins, et de rentrer chez lui !

Il parlait avec une joie attendrie du gas Joseph, le nouveau-né de sa femme qu’on avait baptisé pendant sa permission. Les camarades l’écoutaient et pensaient de même ; tous n’avaient qu’un désir : rentrer chez eux. Cependant ils repartaient sans savoir s’ils reviendraient, et aucun ne s’avouait triste ni ne maudissait la guerre ; la force des impulsions unanimes les emportait au but prochain. Bernard sentit ses espérances tonifiées par le contact de ses rudes voisins, et cette nuit sans sommeil, achevée sur une banquette, dans la puanteur chaude du compartiment, ne lui aurait point semblé trop dure, si Hélène, de plus en plus présente à mesure qu’il se rapprochait, n’eût tendu vers Paris ses anxiétés. L’aube enfin se délia contre les vitres sales, les hautes maisons de la banlieue se multiplièrent.

— Avant une heure ou deux, frémit Bernard, je la verrai, je saurai. Cette matinée décidera de son avenir et du nôtre. Inspirez-la, mon Dieu, et inspirez-moi.

A la gare Montparnasse, la sortie fut terrible, parmi une cohue brutale, un torrent d’hommes effréné où la valise d’Adèle faillit lui être arrachée des mains, où Bernard dut prendre entre ses bras Charles qu’on étouffait.

Ils s’arrêtèrent dans un hôtel de la rue de Rennes et firent une rapide toilette. En peignant ses cheveux dont les mèches grisonnaient, Bernard vit répété par une glace son visage bouffi de lassitude :

— Comme elle va me trouver vieilli !

Mais une pensée le rassura et le peina pourtant :

— Elle a vieilli peut-être beaucoup plus que moi.

La rue Rousselet, toute proche, étroite et sombre à son entrée, s’éclaircissait en face du long jardin de Saint-Jean de Dieu, qui l’égaie de ses marronniers et l’abrite dans une tranquillité provinciale. Hélène, faite pour la campagne, avait sans doute élu ce refuge, d’ailleurs exempt d’odieux vis-à-vis, parce que, même dans le désordre, elle cherchait l’illusion du calme et le silence.

La maison paraissait ancienne, avec de hautes fenêtres et une porte cochère d’un jaune déteint ; à l’entrée de la cour, un réverbère comme on n’en fait plus dominait la loge de la concierge. Celle-ci était une femme d’un grand âge, courbée, décharnée, mais vive en sa démarche, et dont le nez retroussé, la figure drôlatique évoquaient le profil spirituel de certains caniches. L’arrivée, à sept heures du matin, de cet homme aux longs cheveux, qu’accompagnaient une adolescente et un petit garçon, l’étonna visiblement. Il demanda l’étage de Mme Dieuzède et ajouta, l’air angoissé :

— Cette dame est très malade ?

La concierge, se redressant sur le balai qu’elle manœuvrait déjà, répondit :

— Hier, Mme Dieuzède a été prise d’une syncope. Mais je ne la crois pas à l’article de la mort, oh ! non. Elle a encore de beaux jours devant elle.

Il sonna, et, supposant qu’on l’attendait, frappa deux coups contre la porte.

Une voix faible, haletante, — c’était la voix, jadis si claire et si décisive, d’Hélène, — appela : Paulette ! Paulette !

Paulette, qui dormait sans doute, prit son temps pour se lever. On entendit grincer des volets qu’elle repliait. En ouvrant, à la vue de son père, elle prit une mine penaude ; elle s’exclama, presque affolée de surprise :

— O maman ! c’est papa !

Et, sans rien dire d’autre, elle s’enfuit, comme une biche effrayée, à l’intérieur de l’appartement.

Bernard entra, par un obscur vestibule, dans la chambre vaste où sa femme était couchée. Était-ce bien Hélène ? Il eût passé devant elle, sans la reconnaître : deux creux d’ombre sous les pommettes, les yeux reculés comme au fond de deux trous, la peau du menton collée sur une mâchoire de morte, et un teint exsangue que l’émotion fit d’un rose pâle, pâle comme celui d’une lune d’hiver dans un soir gelé.

Il s’avança auprès du lit, ne pouvant prononcer un mot. Seulement, il leva les bras et les laissa retomber par un geste d’involontaire commisération qui signifiait :

— Toi, Hélène ! Est-ce possible que je te retrouve à ce point anéantie ?

Il s’inclina sur elle, et de ses lèvres lui toucha le front, ainsi qu’on baise un enfant malade ; ce baiser grave eut la solennité tacite d’un pardon. Avec un grand effort, elle haussa vers lui ses prunelles sans flamme.

— Mon pauvre ami, murmura-t-elle, je t’ai fait beaucoup de mal… Je n’ai jamais douté de toi. Tu es venu quand même. Tu es bon…

— Ne parlons pas de moi, protesta doucement Bernard. Ce que j’ai souffert est passé ; je suis debout. Il faut que tu sois debout. Je ne veux pas que tu te laisses mourir.

Elle souleva sur le drap sa main droite dont les doigts n’étaient plus que des osselets d’ivoire jauni, et ce mouvement eut l’air d’exprimer : « Mourir, c’est sans importance. » Mais elle tourna ses yeux du côté d’Adèle et de Charles qui attendaient un signe pour s’élancer à son cou. Un sourire effleura sa bouche, y ranima comme une fleur de vie.

— Et Paulette ? fit-elle soudain, en la cherchant du regard. Paulette, tu ne viens pas voir ton père, Adèle, Charles ? Es-tu sotte, mon enfant !

Paulette avait disparu dans sa chambre ; elle se tenait à distance, butée contre ce retour à l’unité familiale, et jalouse de ne plus avoir sa mère pour elle seule, craintive aussi devant un père qu’elle avait offensé. Mais le reproche d’Hélène : « Es-tu sotte ! » eut prise sur le point sensible de son orgueil, sur l’amour-propre de se croire intelligente. Elle l’était et, jugeant sa bouderie stupide, aussitôt la répara. Elle accourut impétueusement, embrassa son père comme si elle l’avait vu la veille, puis Charles et sa sœur, qu’elle attira vers l’embrasure d’une des fenêtres, pour leur montrer la vue, les masses des marronniers encore dans l’ombre au bout du jardin, le potager et les pelouses radieuses le long desquelles circulaient des infirmières en blanc. Bernard, qui l’avait accueillie sans vive tendresse, entendit qu’elle s’informait du Mans et de Tuong.

— Tuong, répondit Adèle, n’est pas sérieux ; il s’absente des nuits entières. Les souris s’en donnent ; c’est infernal ! Nous lui cherchons un successeur…

Bernard s’était assis au chevet d’Hélène, à la façon d’un médecin qui fait une visite ; elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et manifestement exténuée, referma les paupières.

— Souffres-tu beaucoup ? interrogea-t-il, sentant qu’il fallait rompre à tout prix l’embarras des premières minutes.

— Oui et non. Je flotte dans le vague, comme un noyé qui va s’évanouir. Mais tout me brise, tout me transperce. J’ai la tête enserrée d’épines, et des épines sous mon front qui bougent dans mon cerveau. J’ai arrêté la pendule ; le tic-tac me perforait les tempes. Il pleuvait, l’autre nuit. Le bruit des gouttes, sur la tôle des chéneaux, m’exaspérait comme si des becs d’oiseaux m’avaient piqué les côtes. Hier, je me suis évanouie ; le graphophone du marchand de vins hurlait un air de bastringue ; le supplice de ne pouvoir fuir m’a donné une crise d’étouffements. Mme Laboré, par bonheur, se trouvait là. Tu sais, elle passe des heures, tous les jours, avec moi. Elle aide la femme de ménage à retourner mon matelas. Tu la verras, ce matin… C’est elle qui m’a cueilli ces fleurs…

Hélène indiqua, d’un revers de main, sur la cheminée en désordre, parmi des fioles de remèdes, un bouquet d’héliotropes et de jacinthes sauvages, dans une buire d’étain, d’une forme charmante.

— Approche-toi, dit-elle ; ces jacinthes sentent l’amande. Regarde ces petites feuilles brillantes, dentelées. Comme c’est joli !

Bernard songea brusquement que la buire devait être un cadeau de Glenka. A son arrivée dans la chambre, par un sublime oubli de lui-même, il avait fait abstraction du passé. Il n’avait vu que la pauvre femme aux abois, qu’il aimait et qu’il venait disputer à la mort. Mais la présence du rival, incrustée en ce lit, en ces meubles, sur le plancher, mêlée à l’air du logis, à des choses qu’il devinait sans les voir, Hélène, d’une intonation et d’un geste, la réveilla tout à coup. Elle s’exaltait devant les fleurs de Mme Laboré, parce que le vase où elle les avait mises était un souvenir de son amant ! Bernard sentit au fond de sa propre chair le retour des instincts qui ne pardonnent pas. Entre sa femme et lui le fantôme s’interposa ; le ménage à trois continuerait-il ? Et il ne pouvait rien pour empêcher cette possession fictive, rien, si ce n’est patienter. Les années useraient l’image de Woronslas, comme elles avaient usé, en Bernard lui-même, celle d’Édith.

Il ne s’approcha point des fleurs, mais considéra tristement Hélène qui relevait derrière sa nuque une touffe de cheveux gris.

— Repose-toi, dit-il. Je ne veux pas que tu t’agites en parlant. Quand Mme Laboré viendra, nous prendrons une décision. Il est impossible que tu restes ici.

— Et où veux-tu que j’aille ? gémit-elle, consternée. Ici, j’ai un grand calme, — le graphophone ne joue que le dimanche ; — j’entends les coqs chanter, des petites filles sauter à la corde. Le soir, derrière les marronniers, les crépuscules sont si beaux ! Les gens viennent s’asseoir sur leur porte ; des jaseries lasses et tranquilles, comme dans un village. Vers dix heures, tout est endormi, sauf moi. Oh ! si je pouvais dormir une bonne nuit, une seule bonne nuit ! Mais, plus je cherche le sommeil, moins il vient. Je ressemble à ce condamné qu’on fit mourir en le privant de sommeil, et chaque fois qu’il s’assoupissait, on lui enfonçait dans les membres des pointes de baïonnettes.

Bernard tâcha de la convaincre que l’équilibre du dormir reviendrait avec l’ensemble de ses forces. « Vieillir de faim » avait jadis été sa frayeur ; à présent, elle se laissait consumer par cette maladie bizarre : ne vouloir et ne pouvoir plus manger ! Seul, un traitement vigoureux dans une maison de santé lui restituerait l’énergie de se nourrir et le sommeil.

— Et comment paierai-je ? se défendit-elle. Il me reste à peine cent francs.

— Quelqu’un de généreux m’a prêté, répliqua Bernard. Ne te mets pas en souci. Pense à vivre.

Il la comprenait trop : pour elle, se séparer du logis où Glenka l’avait aimée serait un sacrifice indicible. L’homme par qui elle s’était vu abandonnée lui demeurait, quoique disparu, plus cher que son mari vivant et tout à elle, plus cher que ses enfants et que la vie elle-même. En face d’une telle aberration, Bernard, un instant, perdit courage ; il se tut, et, dans son silence elle discerna qu’elle l’avait blessé. Ce fut elle qui reprit l’entretien ; elle demanda, car le prestige de son frère persistait à la gouverner :

— Jules t’écrit-il ? J’ai reçu un mot de lui, après son arrivée. Il était heureux, mais très las du voyage. Depuis, rien.

— J’ai eu de ses nouvelles, l’autre mois, répondit Bernard, sommairement. Ses affaires sont toujours magnifiques, en espérance.

Il sous-entendit que Jules lui donnait des chiffres sur la hausse, déjà prononcée, du caoutchouc ; il n’admettait pas qu’Hélène pût être conduite à se rapprocher de lui, parce qu’un meilleur vent soufflait dans ses voiles.

— Et Lendormy ? s’informa-t-elle. A-t-il rendu l’armoire ?

— Hélas ! quand la délivrerai-je de ses mains hideuses ?

Cette question d’Hélène confessait qu’elle songeait à la vitrine de Glenka. Bernard, après la mort du docteur, avait prévenu sa veuve qu’il lui expédiait le meuble maléfique. Il n’en parla point à Hélène ; toute conversation, entre eux, il le savait bien, serait longtemps épineuse comme la coque d’une figue de Barbarie ; il y aurait, jusqu’à la fin, des sujets interdits, impossibles. Mais il ne cherchait plus un bonheur sans amertumes ; il voulait le salut de celle qu’il aimait, pour elle plus que pour lui.

On sonna ; c’était, fidèle à sa promesse, Mme Laboré. En trouvant tous les Dieuzède accourus selon son attente, sa figure naïve et juvénile, pressée de bandeaux blonds, s’illumina de contentement ; elle eut le tact de ne point le manifester avec exubérance. Elle arrivait, comme une sœur de charité, attentive d’abord aux soins nécessaires. Elle fit bouillir une tasse de chocolat, suggéra, imposa presque à la malade de l’absorber, cuillerée par cuillerée. Hélène, à chaque gorgée qui descendait, était prise d’un étouffement ; elle suppliait :

— Assez, assez ! Voulez-vous donc m’achever ?

Mme Laboré, d’une voix persuasive, insistait « Encore une ! encore une ! » Et elle persévéra jusqu’à ce que la tasse fût vide.

— En voilà pour longtemps, déclara Hélène, impatientée.

— Et tu crois, s’écria Bernard, survivre à un pareil régime ! N’est-ce pas, chère madame, malgré vos bontés admirables, jamais elle ne se remettra sans un traitement énergique dans une maison appropriée.

Mme Laboré opina que c’était bien sa conviction. S’il l’autorisait, elle avertirait le docteur Picard, de Neuilly, qui viendrait lui-même avec une voiture d’ambulance et transporterait la malade. Il n’y avait plus un jour à perdre. Hélène se récria :

— Aujourd’hui ! Non, je ne veux pas. C’est un coup monté. Vous abusez tous de mon impuissance.

Paulette, à la rescousse de sa mère, commença une scène de larmes ; Mme Laboré prévint Bernard en lui intimant de se taire.

— Ma petite maman, dit Adèle, sois obéissante. Tu vois bien qu’il faut te laisser guérir.

Mais Hélène jeta un coup d’œil à son amie ; Mme Laboré pénétra son tourment ; avant de quitter la chambre, Hélène tenait à mettre en ordre ou à détruire plusieurs choses intimes. Mme Laboré pria Bernard d’aller s’entendre, au téléphone, avec le docteur Picard ; le dévouement de ce jeune neurologue était acquis ; Laboré lui avait, à ses débuts, rendu des services qui n’avaient pas aidé un ingrat :

— Il sera vôtre comme il est nôtre.

En rentrant de cette course, Bernard trouva Hélène habillée, tant bien que mal, sa robe ne tenant plus sur son squelette, et ses bas ayant l’air de cacher deux bâtons. Il remarqua, au fond de la cheminée, un amas de papiers noircis, et se douta qu’en son absence on avait brûlé des lettres.

Le docteur arriva, un homme d’aspect délicat et pâlot, un de ces médecins dont on pense qu’ils ont oublié de se guérir avant de soigner les autres ; mais il rappelait Brouland par le sérieux de son diagnostic, avec une douceur affectueuse dans le regard qui manquait à Brouland. Son accent de simplicité captiva dès l’abord la confiance d’Hélène ; il l’interrogea, l’ausculta pour conclure :

— Vous n’avez aucun organe atteint. Seulement, la faiblesse du pouls, votre état général vous mettent à la merci d’un accident. Il faut agir, et je vous emmène.

— Comme vous voudrez, dit-elle d’un ton de lassitude immense où elle s’avouait résignée à tout, même à renaître.

Il appela le chauffeur de l’automobile et un domestique resté en bas avec lui. Les deux porteurs soulevèrent Hélène, la déposèrent sur une civière capitonnée.

— Madame ne pèse pas lourd, observa le domestique.

— Je pèse, murmura-t-elle, le poids d’une ombre.

Tandis qu’on l’emportait, livide et défaillante, elle s’aperçut dans la glace d’une armoire, fut épouvantée de sa mine et dit encore d’une voix à peine distincte :

— Je regarde partir mon cadavre.

Ce départ était si lugubre que Paulette et Charles, derrière elle, éclatèrent en sanglots. Mais Bernard se pencha vers Mme Laboré ; dominant toute sa douleur, il attesta son espérance :

— Une autre Hélène renaîtra.


Trois jours après, il reprenait le chemin du Mans. Le docteur de Neuilly constatait déjà chez sa malade « une détente » ; il avait obtenu six heures de sommeil spontané ; elle venait d’absorber sans peur d’étouffements un bouillon de légumes. Désenvoûtée de la chambre funeste et de l’obsession du mort, Hélène laissait l’afflux vital se réordonner en ses organes ; à moins de complications improbables, elle était sauvée.

Adèle la quitta, certaine que sainte Geneviève l’exaucerait jusqu’au bout. Paulette, de bonne grâce, regagna le foyer paternel ; Paris, sous les bombes, l’enchantait médiocrement :

— J’y retournerai, disait-elle, quand on ne lira plus contre les portes des maisons : Abri pour vingt-cinq personnes.

Le Mans commençait à s’emplir de soldats américains. Soixante mille hommes devaient établir leurs cantonnements dans la province du Maine ; ce fut, sur la ville, une inondation de dollars. La librairie Dieuzède en fut elle-même arrosée. Frimbault planta au flanc du balcon une énorme enseigne où rayonnaient en lettres d’un rouge cardinalice ces deux mots : Catholic Library. Les chevaliers de Colomb connurent ainsi la route du magasin ; son air de gueuserie ne les découragea point d’entrer ; achalandés par des cartes postales et des livres pieux, une fois l’habitude prise, ils revinrent en troupeau. Tant de monde s’y pressait l’après-midi et jusqu’au soir, que Lendormy, ne trouvant plus où poser sa visqueuse personne et ses béquilles, interrompit ses visites quotidiennes. Il empruntait un journal et l’emportait chez lui.

D’août à la fin de septembre, Bernard gagna de quoi lui rembourser son prêt ; l’armoire traversa la rue, se réinstalla pompeusement auprès de la tenture fleurdelisée, et ce ne devait pas être sa dernière pérégrination. Dès ce moment, Bernard songeait à reconstituer le centre de sa vie temporelle dans son manoir, à Portzic ; l’armoire serait un des premiers meubles qui rejoindraient la demeure vide.

De jour en jour, Hélène se rapprochait d’une santé ferme. Elle s’abandonnait à une mollesse végétative où se refaisait l’inconscient de ses forces. Il était entendu avec Bernard qu’au début d’octobre elle partirait de Neuilly pour continuer à se remettre, l’automne et tout l’hiver, dans la maison de Brohiniac. Paulette et Charles, Adèle aussi l’y suivraient ; le curé du bourg se chargeait de leur instruction, il commencerait aux deux filles le latin.

Hélène ne s’arrêta pas au Mans ; son mari conduisit les enfants au train qui s’en allait vers la Bretagne. Physiquement, il la revit métamorphosée, quoique bien maigre encore et avec des cordes au long des joues. Il démêla en son intérieur une tristesse mal clarifiée, la mélancolie d’une passion dont elle ne gardait pas même une pincée de cendre au creux de sa main, une gêne vis-à-vis des siens qu’elle avait trahis, le découragement en face d’un avenir où plus rien ne lui semblait désirable. Elle témoigna pourtant une extrême satisfaction d’emmener ses enfants, parut touchée que Bernard se séparât d’eux pour elle ; et il ne lui fut pas indifférent d’apprendre que la librairie prospérait.

On entrait dans la période triomphale de la guerre ; la France, d’heure en heure, sentait se desserrer les nœuds de fer dont elle avait, quatre ans, soutenu la compression. Enfin, on allait de l’avant ; chaque matin, une victoire nouvelle s’envolait sur le front des armées en marche. Bernard, né après la défaite de 70, se dilata d’une allégresse ignorée à sentir que son pays cessait d’être un pays de vaincus. Dans les lettres d’Hélène où elle parlait peu de soi, mais donnait de son entourage des nouvelles circonstanciées, ce bien-être victorieux perçait à travers de minces détails.

Il avait promis de passer une journée auprès des siens, dès que ses affaires lui concéderaient quelque répit. Il partit le 10 novembre, et n’arriva que le lendemain à la petite gare de Brohiniac. Personne ne l’attendait, il n’avait point prévenu de sa visite. Après avoir déposé à l’auberge sa valise, il monta par le chemin creux qui mène hors du bourg, au couvent. Une ferme vétuste, ample, où s’entrebâillaient des étables profondes, en formait le premier corps de logis. Deux bâtiments, que séparait une cour plantée d’ormes, alignaient, l’un des rangées d’étroites fenêtres, — c’étaient les cellules des religieuses, — l’autre, des baies lumineuses, — les chambres des pensionnaires. — La chapelle grise, derrière eux, s’unissait aux verdures d’un grand parc.

Il s’enquit de Mme Dieuzède ; une jeune femme en deuil qui paraissait enceinte lui répondit qu’elle l’avait vu sortir et prendre une allée débouchant à l’orée d’une lande. La promeneuse reviendrait sûrement par le même chemin.

Bernard s’engagea dans l’allée des chênes au bas de laquelle il découvrit la lande vergetée de bruyères et d’ajoncs. Le feu des feuilles mortes se ranimait sous le soleil montant. Cette matinée de la Saint-Martin s’égayait d’un azur tranquille ; une buée blonde riait sur les prairies, sur la plaine regorgeante d’arbres dorés, ondulant jusqu’à la lisière d’une forêt. Il recevait en son sang la douceur de l’air, le parfum des frondaisons expirantes d’où s’exhale un pressentiment de résurrection. Ses yeux accueillaient tantôt le rose cramoisi, le violet pourpré d’un brouillard de ramilles à la cime d’un bosquet lointain, tantôt le jaune grillé des fougères, le vert ardent d’un buisson de houx. Il marchait en paix avec le monde, avec lui-même et avec Dieu. Des âmes sans nombre semblaient se mêler à la sienne et s’y réconcilier.

Néanmoins, une inquiétude comprimait les pulsations de sa joie. Il allait se retrouver, seul à seule, en face d’Hélène. Il craignait de lui infliger des réminiscences sévères, d’être devant elle le reproche qui surgit, le réquisitoire silencieux et perpétuel ; mais il ne pouvait oublier, ni même paraître oublier. Incapable de calculer une attitude, il redoutait presque en même temps qu’il la désirait de toute sa tendresse cette rencontre dont dépendrait le ton futur de leurs relations.

Elle revenait indolemment, couverte d’une mante sombre, tenant appuyée contre son épaule son ombrelle ouverte. A distance, elle l’aperçut qui descendait vers elle, s’arrêta pour l’attendre. Il pressa le pas et avant qu’il l’eût tout à fait jointe, il l’entendit émettre cet affectueux reproche :

— Tu as voulu nous faire une surprise. Tu as bien tardé !

Il l’embrassa comme on embrasse une sœur ou une proche parente ; aucun émoi d’amour ne traversa la simplicité de son mouvement, elle lui rendit un baiser rapide, et ils remontèrent ensemble jusqu’à la maison.

Elle avait repris sa vive souplesse d’allure ; le repos à la campagne, dans une sérénité plantureuse qu’entourait, sans la contraindre, la discipline conventuelle, restituait à toute sa personne quelque chose de juvénile et d’allègre ; sous le hâle du plein air une fraîcheur sanguine éclaircissait ses joues qu’elle ne fardait plus. Il s’abstint d’admirer son changement, trop bon pour lui faire sentir de quelle déchéance il l’avait relevée. Leur entretien s’arrêta au séjour de Brohiniac, aux études des enfants, à l’humeur de Paulette qui s’était notablement assagie ; et, tout d’un coup, il dit avec force :

— Veux-tu que nous redevenions des campagnards ? Quand vous aurez passé ici tout l’hiver, au printemps vous retournerez à Portzic.

— A Portzic ? Il n’y a plus rien !

— Nous meublerons du nécessaire le pauvre logis. Vous y serez mieux que n’importe où.

Elle le considéra, plus étonnée, même froissée qu’heureuse de cette décision. Une couleur de deuil rembrunit sa figure ; elle n’osait l’interroger : « Et toi, que feras-tu ? » mais supposa qu’il prolongerait les rigueurs d’une séparation méritée. Bernard expliqua mieux ses projets : aussitôt finie l’effervescence du négoce que provoquait le passage des Américains, il vendrait, au Mans, sa librairie, et la transporterait à Brest où il se rendrait acquéreur d’un fonds, rue de Siam, que le libraire songeait à céder. Hélène retint l’objection qui lui venait aux lèvres :

— L’état de tes affaires te permettra-t-il ce rêve ?

Elle se contenta de répondre :

— Sans doute, ce serait le meilleur parti.

Ils s’étaient assis au soleil, sur la terrasse ; la venue de leurs deux filles et de Charles abrégea leur intimité. Paulette fut gracieuse avec son père ; Adèle ne chercha pas à contenir l’excès de son allégresse. Tout le monde était gai ; d’heure en heure on espérait la grande nouvelle, l’annonce de l’armistice. Au sortir de table, ils rencontrèrent le vieux facteur qui arrivait du bourg, et, les mains tremblantes de joie, tout en distribuant les lettres, propageait l’événement :

— J’ai vu la dépêche ; la paix est signée !

Déjà la grosse cloche de l’église se mettait en branle ; les petites, trinqueballées par des bras furieux d’enthousiasme, s’agitaient comme des danseuses ivres ; leurs volées se ruaient à travers le ciel sans ombre. D’autres, dans la campagne, leur répliquaient. Tous les clochers de France s’envoyaient le message de libération ; il semblait que les morts eux-mêmes écoutaient sous la terre allégée, et que les enfants à naître devaient bondir dans le ventre des mères exultantes.

Bernard, silencieux, se découvrit et pria sentant que l’univers, en ces minutes, se recueillait avec lui. Mais Charles jeta soudain une réflexion dénuée d’artifice :

— Puisque c’est la paix, Paulette ne me taquinera plus.

— Ne t’y fie point, répondit Paulette en riant ; Paulette sera toujours Paulette.

Au même instant vint à passer, avec deux petites filles vêtues de noir comme elle, la jeune femme que Bernard avait rencontrée le matin. Mme Lescuyer était la veuve d’un savant de noble avenir, tué, quatre mois avant, dans l’Aisne, à la tête d’une section qu’il commandait. Elle attendait, pour la fin de l’automne, la naissance d’un troisième enfant ; sous son voile funèbre étrange un jour de victoire, la lourdeur de sa taille était à la fois douloureuse et magnifique. Ses yeux restaient rouges de larmes fraîchement essuyées ; cependant, elle souriait. Bernard vit en elle la figure de la France déchirée et debout, plus grande que ses blessures, chargée d’espoirs sublimes, redressant au-dessus des ruines son front touché par des splendeurs clémentes. Elle dit à Mme Dieuzède :

— C’est terrible de songer que, si la guerre avait cessé quatre mois plus tôt, mon mari… Et pourtant, je suis joyeuse… Vous me comprenez, si vous avez perdu quelqu’un.

Hélène, en se détournant de Bernard, murmura :

— Oui, je vous comprends.

Adèle, qui s’était éloignée vers un groupe de religieuses, dans un bosquet du jardin, accourut pour annoncer :

— Les sœurs vont chanter un Te Deum. Tu viens, maman ?

— Je viens, répondit Hélène.

Elle entra, devant Bernard, à la chapelle. Il mouilla son doigt d’eau bénite, lui en offrit ; elle se signa, plus émue qu’elle ne croyait l’être, et l’échange du geste sacré fut entre eux le commencement de la Paix.

XI

Celui qu’on a connu Job le pauvre redevient, en apparence, le riche Bernard Dieuzède. Durant l’année 1919, le caoutchouc, aidé par le trouble des changes et les manœuvres de Sarug, a rebondi d’un élan prodigieux. Les actions d’apport de la Société anonyme représentaient pour Bernard, au début de 1920, un capital presque doublé, environ huit cent mille francs. Ce retour d’opulence ne l’a pas ébloui ; il commençait à s’en effrayer, n’avait qu’une hâte : vendre ses valeurs et rompre le contrat qui le liait à Sarug, au monde affreux de la spéculation. Hélène, cette fois, n’a pas osé contrarier ses vues ; le détachement du gain l’a fait plus sage que les malins de la Bourse ; il a vendu avant mars et, dès avril, la hausse ralentie s’est tournée en dégringolade. Dervart, de nouveau associé, Fergus Fergusson et tous les autres vont « boire un bouillon ». Quant au malheureux Jules, accroché à la roue de la Fortune, cette culbute a désorganisé son bouillant cerveau. Le climat de Singapour, les fatigues de l’exploitation, la frénésie des cupidités déçues l’ont mené à la folie totale. Bernard vient d’apprendre qu’on a dû l’enfermer : il se croyait un rajah des Indes, prétendait que son caissier lui avait volé des milliards, exigeait que cet homme fût mis en jugement et pendu ; comme on lui résistait, un délire furieux l’a saisi ; il a blessé d’un coup de poignard le juge qu’il sommait d’instruire.

Son désastre enrage la vieille Mme Restout rendue par ses rhumatismes plus insupportable et féroce. Hélène, au contraire, s’est ployée lentement à l’évidence des erreurs commises ; une rénovation intime épure sa volonté, elle reconnaît que le bonheur n’est point où elle s’égara, elle aperçoit les injustices énormes de sa conduite. Son orgueil reste encore loin de se briser jusqu’au repentir ; pour s’humilier, il faudrait qu’elle examinât ses fautes, sous le regard d’une vérité austère et miséricordieuse. Elle cherche plutôt l’oubli, et l’oubli est impossible. A tout moment des faits inopinés, des sous-entendus, des sursauts de mémoire la rejettent vis-à-vis de ce qu’elle fut. L’autre jour, Paulette s’étant extasiée devant des lys éclos, Hélène a revu, dans le salon de Glenka, au crépuscule, les grands lys dressés comme des formes de mauvais anges qui la guettaient. Charles, qui vient d’apprendre en son catéchisme le sixième commandement, lui a demandé : « Qu’est-ce que l’adultère ? » Elle a su répondre : « C’est le péché des adultes. » Mais, surprise par sa question, elle a rougi devant son fils innocent. Quelle que soit la délicatesse de Bernard, il ne peut plus être pour elle l’amoureux d’autrefois. Quand elle rencontre d’anciennes relations, elle perçoit à des nuances d’accueil qu’on sait et qu’on l’a jugée.

Aussi la vie mondaine n’est-elle plus le centre de sa vie ; elle doit à sa triste expérience d’avoir palpé le vide des simulacres dont se contente le commun des gens.

Depuis qu’elle est rentrée à Portzic, elle se prépare, dans les harmonies de sa jeunesse, un cœur nouveau.

Elle a retrouvé, tels que des amis perdus, les chênes rebroussés par le suroît, la lande où le vent galope comme un poulain débridé, les ombres moussues au pli des falaises, les môles des promontoires tendus vers les larges eaux, l’odeur du romarin sur les pentes, le chant d’orgue de la marée, et même la chapelle de Sainte-Anne au milieu des ormes avec sa voûte bleue percée de deux lucarnes, ses ex-voto, son brasier de cierges, sa pénombre brune et son silence.

Le manoir, maintenant qu’elle en habille peu à peu l’indigence, lui est redevenu plus cher que jadis. Elle aime la bonhomie rustique des meubles qu’a remis Bernard ; le siège où elle s’asseoit, pour lire, près de la fenêtre, est un simple fauteuil de paille, semblable à ceux des aïeules qui dévidaient les heures en filant et en jasant. Bernard l’a priée de reprendre sa harpe ; elle ne jouera plus la Fantaisie romantique, mais elle transcrit sur son clavier les pièces anciennes des maîtres du clavecin, des airs bretons ou irlandais, et si, parfois, elle y fait résonner les nostalgies des passions vagues, elle ne s’étourdit point d’un factice enchantement. Sa raison s’est assainie dans l’obéissance au devoir quotidien ; en attendant qu’elle soit une chrétienne, elle devient au moins une femme d’intérieur. Une âme comme la sienne va-t-elle s’embourgeoiser ? Il faut, pour bien agir, qu’elle agisse en aimant ; et l’amour la préservera des routines engourdies, des prudences mesquines, des platitudes calculatrices.

D’ailleurs, son mari est auprès d’elle ; désormais elle ne se raidira plus contre sa générosité. Sans doute, l’aisance revenue au foyer amortit les antithèses de leurs deux caractères ; Bernard, inespérément, a réussi ; elle l’admire, elle l’écoute d’autant mieux que les faits l’ont justifié. Mais elle se laisse pénétrer des influences salubres qui rayonnent de lui et d’Adèle. Jusqu’au bout elle sera très différente ; de moins en moins elle contredira.

Bernard voudrait l’amener à sentir que le jeu des circonstances enveloppa, dans leurs épreuves, une prédestination ineffable ; elle encourait l’abandon suprême ; elle n’eut qu’un mérite : céder à l’appel mystérieux de l’espérance, consentir à ce qu’on l’arrachât des gouffres. Le jour où elle entreverra que l’enchaînement de merveilleuses conjonctures l’a délivrée, elle se fondra en gratitude, et connaîtra enfin la grandeur de l’humilité pénitente.

Jusque-là, Bernard sait que le bonheur ne reviendra pas tout entier. Humainement, le mal accompli ne peut jamais s’abolir. Les inclinations d’Hélène, en dépit des cataclysmes qui leur ont barré le chemin, reprendraient leur pente vers le goût du luxe et les chimères vaniteuses s’il ne la défendait contre elle-même par toute la force de ses exemples.

Il a disposé leur commune existence de façon à ce que l’intimité se refasse lentement, sans qu’ils pèsent l’un sur l’autre dans une solitude oisive. Chaque matin, le jardinier attelle à un break de campagne l’un ou l’autre des deux vigoureux chevaux. Les enfants montent avec leurs cartables, devant, à huit heures, se trouver au pensionnat. Hélène et leur père les accompagnent ; c’est Hélène qui, le plus souvent, conduit.

Bernard a ouvert, dans la rue de Siam, une librairie d’art chrétien portant cette simple enseigne : Les beaux livres. Frimbault l’a suivi et tient en sa main experte la direction matérielle de l’entreprise.

Mais Bernard n’est plus réduit au métier d’un marchand qui reçoit les livres à la mode et en trafique comme d’une denrée comestible. Il choisit les ouvrages, et il en édite ; il veut aider à se faire jour les écrivains, les artistes pauvres, quand ils savent, — tel Robert avec sa Résurrection, — rendre par l’humain des formes Dieu tangible. Pour lui seul, l’entreprise serait un faix excessif ; il s’est acquis en Toustain l’auxiliaire dont il était digne. Toustain, devenu veuf, s’est transplanté à Brest. C’est lui qui est chargé de lire les manuscrits, de répondre aux auteurs, de « fabriquer » les volumes. Bernard se réserve le choix des gravures et des eaux-fortes ; il associe Hélène à ce labeur captivant. Par là, dans un ordre heureux, leurs intelligences concordent, autant qu’elles en sont capables. Ils s’entendent ; gage de félicité plus sûr que s’ils s’adoraient.

Est-ce à dire qu’Hélène s’est tout à fait guérie de ses caprices nerveux, de ses impatiences dominatrices ? La paresse de Paulette, son penchant à contrarier, ses pointes malignes, tout ce qu’elle porte de révolutionnaire en ses tendances, reste chez les Dieuzède un ferment d’inquiétude. Bernard ne cesse pas d’être l’homme de tendresse, « plus sensible que volontaire », comme le jugeait Brouland. Des troubles traverseront, plus d’une fois, son intérieur. Mais, lorsqu’il se souvient des crises qu’il a franchies, il s’émerveille, il rend grâces au Seigneur dans une effusion inlassable.

Et il se réjouit en sachant que l’exclusion de la souffrance ne fait point la béatitude. Il redoute les fils d’araignée que l’abondance tisse autour d’une volonté encline à la mollesse.

Il veut vivre pauvre en esprit.

Ni son avoir, ni sa femme, ni ses enfants, ni les yeux de son corps, ni sa pensée même, — il songe à l’état de Jules, — ne furent ni ne seront jamais à lui. Pour ne point perdre la présence de cette divine certitude, il recherche les pauvres et les souffrants ; il se prive en silence à leur intention, et il se reproche de trop les envisager, malgré lui, du dehors, comme n’étant plus l’un d’eux. Saura-t-il assez libérer l’argent de l’anathème collé sur lui, de ce rétrécissement qui fait le cœur du riche pareil à la peau de chagrin racornie en proportion de chaque désir satisfait ? Même il se demande quelquefois si, dans l’ordre invisible, le temps où il se voyait le plus dépouillé ne fut pas le meilleur de sa vie terrestre.

Hier soir, Hélène et lui étaient sortis ensemble sur la lande toute violette de bruyères en fleurs, et où se réfléchissaient, déliées dans le ciel, des tresses roses de nuées.

Au milieu du plateau nu s’avançait à leur rencontre un vieil homme de taille gigantesque, vêtu comme un mendiant, un bâton en sa main droite et donnant l’autre à une femme chétive, courbée, qui le conduisait, car il était aveugle et tâtait le chemin devant ses pas. Cet homme, Bernard le connaissait ; de son vrai nom il s’appelait Kenavo ; mais sa prodigieuse stature, sa force jadis terrible et sa cécité lui avaient valu à Portzic le surnom de Samson. Longtemps il avait fait le métier de pêcheur ; un coup de sang, comme à Bernard, lui avait ôté la vue ; seulement, faute de soins, jamais il ne l’avait recouvrée ; et il cherchait son pain aux portes des maisons, sa femme étant inapte à le gagner pour lui. Sous un jupon grisâtre, sèche comme un fagot d’épines, elle paraissait déjà porter à califourchon la mort. Son menton en cisaille, ses yeux cernés de rouge, le tatouage de ses rides crasseuses marquaient sa figure d’une laideur méchante. On disait qu’elle maltraitait son mari et même le frappait, ne lui pardonnant pas d’être bon à rien et vengeant sa faiblesse sur le fort désarmé. Lui, au contraire, montrait en sa face hirsute une sorte de calme céleste. Bien qu’il eût des sourcils épais, abaissés et contractés au-dessus des prunelles inutiles, presque disparues au fond des orbites, l’ensemble de ses traits était joyeux, illuminé d’un signe de douceur que divinisaient, en cet instant, les reflets du crépuscule.

Hélène, quand elle l’aperçut, aurait voulu l’éviter. L’aspect de cet aveugle lui rappelait que Bernard, par sa faute à elle, avait failli rester comme lui ; elle se détournait d’un tel remords. Mais la femme de Samson le mena droit à Mme Dieuzède et, avec la langue geignarde d’une pauvresse qui sait jouer son rôle, elle remercia « les bons maîtres » d’un panier de figues, envoyé la veille ; elle laissait en même temps comprendre qu’une aumône faite appelle une aumône à faire.

Samson se taisait, comme abîmé dans le recueillement d’une extase. Le vent agitait autour de son cou les boucles blanches de ses cheveux mêlées aux flocons bourrus de sa barbe. Énorme et voûté, il avait l’air d’un mystérieux saint Christophe chargé d’un fardeau surhumain et pourtant paisible, assuré de ne pas fléchir. Soudain, il ouvrit la bouche, proféra, d’une voix très grave, et souriant :

— Le soleil des loups se lève sur la lande. C’est beau.

— Comment, dit Hélène, savez-vous que la lune est à l’horizon ? Je vous plains de ne pas voir un soir comme celui-ci.

— Il le voit dans sa mémoire, exprima Bernard, et plus beau qu’en vérité.

— Ne me plaignez pas, repartit Samson. Je suis trop heureux. Quand j’avais la lumière dans les deux trous de mon front et mes bras pour travailler, j’étais content de moi, je n’avais besoin de personne, même pas de Dieu. Il n’aurait pas trouvé à s’asseoir à ma table ; mon banc était plein. A présent, il est chez lui ; la place est libre, il peut entrer avec ses anges et tous ses saints…

— Viens-t’en donc, interrompit la femme en le tirant par le bras. C’est-y possible de dire des bêtises pareilles ! Voyez-moi ce faignant. Il ne me compte pour rien !

Bernard la morigéna de sa dureté imbécile ; Samson baissait la tête, résigné à ses injures, ne cherchant point à réfuter sa sottise ; et il s’éloigna vers l’allée des chênes, docile, là où elle l’entraînait.

Hélène et Bernard se remirent en marche ; sur le sol où la lune étalait une couleur de bure, leurs deux ombres unies s’allongeaient.

— Cet homme est profond, réfléchit Hélène ; mais il me fait peur.

— Pourquoi ? s’étonna Bernard. Il redit simplement à sa manière une parole plus douce que terrible : « Quand vous n’aurez plus rien, alors vous posséderez Tout. »

1916-1922.

Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.). — 7-10-22