The Project Gutenberg eBook of Du Diable à Dieu

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Title: Du Diable à Dieu

Histoire d'une conversion

Author: Adolphe Retté

Author of introduction, etc.: François Coppée

Release date: March 13, 2023 [eBook #70268]

Language: French

Original publication: France: A. Messein, 1907

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU DIABLE À DIEU ***

ADOLPHE RETTÉ

Du
Diable à Dieu

HISTOIRE D’UNE CONVERSION

PRÉFACE DE
FRANÇOIS COPPÉE

VINGT-TROISIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
A. MESSEIN, Succr
19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

1907

DU MÊME AUTEUR

VERS
Cloches dans la nuit (épuisé). Poésies 1889-1897 (en réimpression).
Une belle dame passa.
L’Archipel en fleurs (épuisé).
La Forêt bruissante.
Les Blessés (épuisé).
Poésies, 1897-1906 (Campagne première. Lumières tranquilles. Poèmes de la Forêt et derniers vers). In-12 3 fr. 50
PROSES
Trois dialogues nocturnes.  
Le Symbolisme (Anecdotes et Souvenirs), 1 fort volume in-12 3 fr. 50
Dans la Forêt (Impressions de Fontainebleau). In-12 2 fr.  »
Virgile puni par l’amour (Contes de la forêt de Fontainebleau). In-12 3 fr. 50

SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE.

Il a été tiré de ce livre quinze exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder numérotés de 1 à 15

PRÉFACE

Dans la tempête d’impiété qui sévit sur la France et quand les malfaiteurs qui la gouvernent s’efforcent de détruire dans l’âme du peuple jusqu’au dernier vestige du sentiment religieux, nous avons du moins une consolation, c’est le retour pur et simple à la vérité chrétienne d’hommes d’élite, d’esprits très remarquables à divers titres, les uns par la force de la pensée, les autres par les dons de l’imagination. Les futurs historiens de notre littérature à la fin du XIXe siècle seront forcés de reconnaître, par exemple, que Brunetière, le grand critique, le puissant dialecticien, que Bourget, le pénétrant romancier, l’excellent peintre de la société moderne, que Huysmans, le rare et précieux artiste en style, que Verlaine, le poète délicieusement naïf, malgré ses égarements, furent des catholiques — et des catholiques qui, tous, sont revenus à la foi après l’avoir longtemps oubliée ou perdue.

C’est encore un intellectuel, un poète — car Adolphe Retté est un poète à qui ses sensations et ses rêves ont souvent inspiré de beaux et nobles vers — oui, c’est un vrai poète qui nous raconte l’histoire de sa conversion dans le petit livre que voici. Tous ses lecteurs partageront, je crois, l’émotion profonde qu’il m’a donnée.

Certes, il revient de loin, le malheureux poète, et il a longtemps erré dans les plus mauvais chemins de la pensée avant de tomber, brisé de douleur et de lassitude, au pied de la Croix qu’il embrasse aujourd’hui éperdument, comme un naufragé étreint une épave.

Les convertis que j’ai nommés tout à l’heure ont pu, pendant bien des années, passer avec indifférence devant cette divine Croix. Quelques-uns — et j’en suis, mea culpa — déplorent amèrement la sotte légèreté et la dangereuse audace avec lesquelles ils ont quelquefois parlé des choses saintes, et il est plus d’une page dans leurs anciens écrits dont ils rougissent et qu’ils condamnent. Mais ici, la faute — ou plutôt le malheur — fut pire.

Elevé sans foi, Adolphe Retté, ayant atteint l’âge d’homme, devint un athée, un matérialiste militant. Compagnon des ennemis de la religion, il a même participé à leur œuvre détestable. Comment donc en est-il arrivé à l’horreur de son passé, à l’impérieux besoin de croire en Dieu et d’obéir à ses commandements et à ceux de son Eglise ? Vous l’apprendrez par sa très humble et très courageuse confession.

Lisez ! Suivez avec lui le douloureux itinéraire qui l’a conduit du faux au vrai, du péché à l’état de grâce, du blasphème à la prière et — comme il le dit si fortement — du diable à Dieu ! Descendez dans l’abîme de cette âme au désespoir, de ce cœur déchiré. Ecoutez le tragique dialogue entre le bien et le mal, assistez à la lutte furieuse entre la lumière et les ténèbres, entre le désir de la mort, du suicide, du néant, et l’effort vers la vie éternelle !

Plus d’une fois, vous songerez avec épouvante : « Cet infortuné va succomber !… Il est perdu !… »

Non pas. Rappelez-vous le démoniaque du pays des Géranésiens, qui vivait dans les sépulcres et que nul ne pouvait dompter. De même qu’il délivra ce possédé, Notre-Seigneur va chasser de cette conscience à la torture tous les démons, celui de l’orgueil, celui de l’impureté, celui de la haine. Poursuivez la lecture de ces pages vibrantes de sincérité, palpitantes de repentir, brûlantes de foi, d’espérance et d’amour.

Voyez ! Le blasphémateur d’hier est maintenant en adoration devant son crucifix et prie la Vierge Marie avec la candeur d’un enfant. N’y a-t-il pas là manifestement une preuve extraordinaire, osons le dire, une preuve surnaturelle de l’infinie miséricorde et de la toute puissante grâce de Dieu ?

Parce qu’il m’a crié au secours dans sa détresse morale, parce que je l’ai envoyé tout naturellement vers l’excellent et saint prêtre qui a tracé le signe du pardon sur son front humblement incliné et qui, pareil à Jésus calmant les flots, a fait descendre la paix dans son âme orageuse, Adolphe Retté a souhaité quelques lignes de moi au début de ce livre qui n’a pourtant besoin d’aucune recommandation. Il conquerra tous les cœurs vraiment chrétiens, vraiment charitables ; ils voudront, j’en suis certain, le faire connaître et répandre la bienfaisante atmosphère qui s’en dégage.

Quant à moi, il me laisse la plus douce des certitudes, celle qu’une âme est sauvée, et la bonne joie de savoir que la religion persécutée compte désormais un défenseur de plus dans la personne de ce bon poète, fortifié par la pénitence et la prière et prêt à mettre au service de sa foi tout son courage et tout son talent.

François Coppée.

15 avril 1907.

PRÉAMBULE

Amené à la vérité par la grâce de Dieu tout-puissant et par l’intercession de la Sainte Vierge, l’auteur des pages suivantes n’a point pour objet de raconter sa vie. Pour la clarté de sa narration, il suffit de mentionner qu’élevé sans la foi, victime de discordes familiales, il fut, dès l’âge de douze ans, à peu près abandonné à lui-même.

Mis au collège dans une ville protestante, il suivit les pratiques de l’hérésie dite : Confession d’Augsbourg. Mais il n’en fut pas influencé. Il n’en garda qu’une croyance, assez vague et assez confuse, à l’existence de Dieu et beaucoup d’éloignement pour une doctrine où il n’avait trouvé que sécheresse et prédominance rigide du règne de la Loi sur le règne de la Grâce.

A dix-huit ans, il s’engagea comme soldat. C’est alors que commencèrent des ribaudailles et des folies où son corps se rua de même que son âme.

Rentré dans le civil, l’auteur suivit la vocation littéraire qui le sollicitait impérieusement depuis son enfance. Il écrivit des livres de vers et de prose, dont la plupart mêlent l’érotisme au blasphème. Il les réprouve, aujourd’hui, de tout son cœur.

Il se laissa aussi séduire par l’utopie socialiste. Il chut dans l’ornière où s’embourbent ceux qui, possédés par l’orgueil de la Science, s’imaginent préparer l’avènement d’une humanité satisfaite dans tous ses appétits et qui se ventronillerait, parmi des auges d’or, sur un globe où il n’y aurait plus ni Dieu ni Maître. Revenu de cette illusion, il oscilla, par crises alternatives, entre le paganisme, avec ses joies sensuelles, aggravées de dureté à l’égard d’autrui, et une sorte de bouddhisme brumeux qui le portait à nier la réalité du monde sensible, à jongler avec des larves et à désirer se dissoudre, le plus tôt possible, dans la nuit sans étoiles du Nirvâna.

Enfin, après des culbutes réitérées dans le fumier de la débauche, de longues souffrances, des épreuves matérielles et morales de toutes sortes, il fut tiré de la voie de damnation éternelle, où il progressait au pas de course, par le plus adorable des miracles. — Au moment où il désespérait de tout, même de l’Art, et où, las de se dégoûter lui-même, il rêvait de suicide, la Grâce le foudroya.

C’est le récit sincère et scrupuleusement exact de cette conversion qu’on va lire.

L’auteur l’a écrit dans un ferme esprit de pénitence et avec l’espoir qu’il lui en sera tenu compte au Ciel pour la rémission de ses erreurs et de ses fautes.

Que la Très sainte Trinité, que la Vierge immaculée, sa douce Etoile du Matin, que son bon Ange lui soient en aide.

Ainsi-soit-il.

Arbonne, novembre 1906.

DU DIABLE A DIEU

PREMIÈRE PARTIE

Deus, in adjutorium meum intende. Domine, ad adjuvandum me festina.

(VÊPRES)

I

C’est à Fontainebleau, dans une petite salle, au fond de la cour d’un café. Trois ou quatre papillons de gaz tremblotent d’une façon parcimonieuse. Des bancs sans dossier s’alignent depuis la porte d’entrée jusqu’à trois pas d’une table derrière laquelle, assis sur une chaise de paille, je pérore. Les murs sont nus et crasseux, le plafond bas, humide et crevassé.

L’auditoire comprend des ouvriers de Fontainebleau et d’Avon : des jeunes et des vieux, quelques petits commerçants dont les affaires périclitent, un commis-voyageur en collectivisme, venu de Paris, en tout une trentaine d’assistants.

Je parle d’abondance et l’on m’écoute avec ferveur. Et qu’est-ce que je leur débite à ces bonnes gens ? Tout simplement, je leur annonce l’âge d’or.

— Oui citoyens, leur dis-je à peu près, le temps approche où l’humanité, enfin délivrée de ses superstitions anciennes, rejetant l’idée de Dieu, abolissant la propriété individuelle et supprimant le militarisme, se développera en plein bonheur par la grâce de la science, les conseils de la Raison et la pratique devenue instinctive de la Fraternité. C’est en appliquant le précepte : Travailleurs de tous les pays, unissez vous, et pour commencer en vous groupant dans les syndicats, afin de détruire les institutions bourgeoises qui vous pervertissent, que vous réaliserez cette floraison magnifique du Progrès. Donc, guerre au prêtre, guerre au capitaliste, guerre au soldat, et vive la sociale ! Tel doit être notre mot d’ordre…

Ces balivernes redondantes sont bruyamment applaudies. Puis un cantonnier ténorisant entonne l’Internationale dont le refrain est repris en chœur, avec un sombre enthousiasme, par toute l’assistance que ma rhétorique a surchauffée. Ensuite le collectiviste ambulant fait une quête pour la propagande, et l’on se sépare.

A la sortie, je fus hélé par quatre convaincus qui éprouvaient le besoin d’absorber un supplément de fariboles. C’étaient : un jardinier, un chaisier, un menuisier et un mastroquet enclin à aider valeureusement sa clientèle pour la mise à sec de ses futailles.

Le jardinier me dit :

— Venez donc prendre un bock, citoyen ; nous voudrions vous poser quelques questions sur un sujet qui nous tracasse depuis longtemps. Il n’y a que vous qui puissiez nous débrouiller cela.

J’acquiesce ; nous entrons au café ; nous nous attablons devant de la bière aigre, et dans une atmosphère de fumée de tabac suffocante. Toutefois, le mastroquet veut se commander une absinthe, sous prétexte que, chez lui, sa femme l’empêche de siroter ce toxique. Mais les autres s’y opposent énergiquement.

— Non, mon vieux, tu es déjà un peu soûl… Ailleurs, tu es libre de t’enfiler tout ce qu’il te plaira ; mais quand tu viens avec nous, nous ne voulons pas qu’il soit dit que les socialistes sont des pochards. Tu boiras de la bière comme les copains.

L’autre se résigne en grommelant. Et le jardinier — homme d’une intelligence assez développée — me met aussitôt sur la sellette : — Voyez-vous, citoyen, me dit-il, nous savons qu’il n’y a pas de bon Dieu, c’est une chose entendue. Mais enfin, puisque le monde n’a été créé par personne, nous voudrions bien savoir comment tout a commencé. La science doit être au courant de cela ; et vous allez nous expliquer nettement ce qu’elle dit de croire là-dessus.

Cette mise en demeure me remua singulièrement. Car que leur répondre ? Ils étaient là qui attendaient, les oreilles ouvertes toutes grandes et les yeux pleins d’espoir, que je leur départisse les articles du Credo scientifique. Ces faces attentives, penchées vers moi, me gênaient. Je me sentais travaillé de scrupules graves.

Allais-je leur expliquer que les savants honnêtes se récusent touchant le problème des origines ? Que quelques-uns se bornent à formuler de vagues hypothèses ? Que les charlatans du déterminisme simpliste lancent, comme des bolides, des affirmations aussi catégoriques que peu satisfaisantes ?

Bien que fort infatué de matérialisme, je ne pouvais pas leur présenter comme des certitudes les fragiles théories sur lesquelles la science élève ses châteaux de cartes. C’était, du reste, cette question du commencement de tout, un point ténébreux à l’horizon de mon orgueil. Je n’aimais pas à l’envisager et je l’écartais bien vite dès qu’il me venait à l’esprit.

Si j’avais été un politicien ou l’un de ces vulgarisateurs qui farcissent de notions hétéroclites la cervelle des prolétaires, je n’aurais pas hésité à leur servir quelque amphigouri où le fracas des mots aurait dissimulé plus ou moins le néant des idées. Mais, au détriment de ma réussite dans le socialisme, je n’ai jamais su affirmer ce que je ne connais pas. Pourtant, le peuple étant très friand de faconde, il m’eût été facile de satisfaire mes interlocuteurs ; seulement voilà : tant de bonne foi chez ces pauvres gens me touchait ; je m’en serais voulu à mort si je les avais trompés.

Je restais là, tête basse, en silence.

— Eh bien ? reprit le jardinier, impatient d’ouïr mes révélations.

— Eh bien, dis-je, poussé par la vérité, la Science ne peut pas expliquer comment le monde a commencé.

A cette déclaration, de l’ébahissement, du désappointement, un vrai chagrin se peignirent sur les visages. C’était peut-être un peu comique, mais surtout fort attendrissant, car le peuple a soif de certitudes.

— Nom d’une pipe, cria le menuisier, dans tous les journaux et les brochures que nous lisons, on nous rabâche que la Science explique tout, donne la raison de tout ; en dehors d’elle il n’y a que des blagues inventées par les prêtres, d’accord avec les riches, pour exploiter les travailleurs. Vous-même, tout à l’heure, vous venez de nous dire que la Science était la seule chose à quoi un homme libre devait croire. Et maintenant voilà que nous vous demandons la chose la plus importante, le comment nous existons, quoi, et vous nous répondez que personne n’en sait rien… quel déchet !

Les autres approuvèrent ce discours avec énergie. Ils me sommèrent, de nouveau, de leur fournir une solution, tellement il leur semblait ridicule, anormal, monstrueux que leur chère Science, la déesse dont on leur vante sans répit l’infaillibilité, fût en défaut sur un point qu’ils tenaient — fort judicieusement — pour essentiel.

Moi, je n’étais pas fier et je ne savais trop comment me sortir de l’impasse où je m’étais fourvoyé. Pour faire diversion, j’eus recours aux hypothèses. Je leur déballai le bagage habituel ; l’évolution indiquée par Lamarck, développée, en conjectures séduisantes, par Darwin, la monère de Haeckel, les racontars sur la force et la matière de Buchner, les syllogismes déterministes. Je crois aussi me rappeler que je fis une incursion chez Diderot. Ils m’écoutaient avec dévotion, quoique le fumet de ces viandes creuses ne leur caressât guère les méninges. — Néanmoins je dus en revenir, bon gré, mal gré, à cette constatation que la Science se déclarait impuissante à expliquer l’énigme de l’univers.

Mes partenaires étaient tout à fait déconfits. Ils commençaient à me darder des regards méfiants comme s’ils soupçonnaient que, possédant la clef qui ouvre les portes de la certitude, je tenais à la garder pour moi seul.

— Ah ! c’est tout de même embêtant, proféra le chaisier, en hochant la tête, pourquoi ne voulez-vous pas nous dire la vérité ?

— Ce n’est pas que je ne veuille point… dis-je. Comprenez donc : Je ne puis pas, ni moi ni personne. Ceux qui vous affirmeraient quelque chose de décisif à cet égard, se moqueraient de vous.

Le mastroquet intervint, d’une voix pâteuse :

— Moi, je m’en fiche, vous savez… y a pas besoin de s’occuper de ces foutaises qui empêchent de rigoler. Ce qu’il nous faut, c’est la révolution sociale, et demain, s’il y a moyen. C’est bien notre tour d’être riches et que les pauvres bougres bouffent leur content !

— Et principalement qu’ils boivent à gogo, n’est-ce pas mon vieux, dit le jardinier. Toi, tu ne vois pas plus loin que le fond de ton verre. Mais nous autres nous en voulons davantage. Puisque le citoyen Retté s’en lave les mains de nous expliquer le commencement du monde, nous nous adresserons ailleurs. Il y a le citoyen N… qui fera moins de manières. Je parie qu’il est fixé, lui.

Ce N… petit rentier, ancien plumassier, était une sorte de Homais qui témoignait d’un grand zèle pour la destruction de « l’hydre cléricale ». Totalement stupide, bavard intarissable, tout débordant de vocables scientifiques à quoi il comprenait peu de chose, il éblouissait les ouvriers par un flux copieux de diatribes contre l’Eglise. Au surplus, c’était un sectaire habité par un diable balourd, mais fort violent. Il se vouait, plus spécialement, à la suppression des crucifix, tant sur les routes que dans les écoles et à la porte des cimetières. La seule vue d’une croix le mettait en fureur et, alors, il ne se calmait qu’après avoir invectivé Notre-Seigneur. — Il est mort comme il sied : il réclama au moment terrible un prêtre et l’extrême onction avant de s’en aller pourrir.

Quoi qu’il en soit, je me dis, qu’en se référant à un tel frénétique, mes interlocuteurs couraient le risque d’être aspergés d’une abondante rosée de sottises. Mais je me gardai bien d’émettre cette réflexion à voix haute car, sûrement, j’eusse été taxé de jalousie à l’égard d’un « militant » qui avait fait ses preuves.

Je pris congé sur des poignées de main fort molles. J’avais perdu les neuf-dixièmes de mon prestige. Je ne m’en préoccupais guère. Je me sentais profondément troublé, mal à l’aise, et j’éprouvais le besoin de réfléchir, seul à seul, avec ma conscience.

Gagnant la forêt, je suivis le sentier qui serpente à travers la futaie des Fosses-Rouges. Il était environ dix heures du soir. La nuit de juin régnait, toute tiède, toute bleue, tout embaumée, sous les arbres. De légers souffles chuchotaient dans les feuillages. Aux interstices des hautes frondaisons, je voyais scintiller les étoiles. Le rossignol chantait.

Je ne goûtai pas, comme d’habitude le charme de l’ombre et du silence. Mon cœur pesait, très lourd, dans ma poitrine, j’avais presque envie de pleurer ; un remords, qui m’était insolite, s’agitait en moi.

Quoi, me dis-je, tu viens d’exalter ces hommes simples et pleins de bonne volonté au nom de la science. Tu leur as promis le paradis terrestre pour après-demain et quand ils t’ont demandé sur quel granit asseoir l’édifice que tu leur proposes de construire, tu as été obligé de rester coi. Inculquer à des ignorants une doctrine qui manque de premiers principes, ce n’est tout de même pas très loyal. Et il n’y a pas à tergiverser : probablement que jamais tu ne seras fichu de tourner cette difficulté… Entasse Darwin sur Haeckel, Lamarck sur Geoffroy Saint-Hilaire, étaie le transformisme avec le monisme, toutes ces maçonneries chancellent sur du sable mouvant. Tu dois l’avouer : cet océan ténébreux, le mystère du monde, ne cesse de démolir tes constructions.

Je sais bien comment tu t’en tires à part toi. Tu te dérobes parmi le scepticisme transcendant. Tu te dis : suis-je assuré moi-même d’exister ? Dès lors, pourquoi le monde serait-il autre chose que le cauchemar d’un Démiourge qui digère mal ?

Oui, mais cela, c’est une amusette pour dilettanti. Le peuple, totalement fermé à l’ironie, n’y comprendrait rien. Et d’ailleurs, tu sais, par expérience, qu’il lui faut des affirmations nettes…

Aussitôt j’eus un bon mouvement. En tout cas, continuai-je, je me promets de ne plus m’exposer à mentir ou bien à battre en retraite devant les objections des simples. Jusqu’au moment où j’aurai acquis une conviction ferme et scientifique touchant les origines, je ne propagerai plus le socialisme par la parole.

Cependant, je me hâtai d’ajouter : cela ne m’empêchera pas de combattre par mes livres et mes articles. J’éviterai tout ce qui pourrait jeter des doutes sur le Progrès dans l’esprit du peuple. Rien qu’en recommandant la destruction de l’armature bourgeoise qui nous enserre, on peut obtenir de bons résultats…

Je me disais ces choses. Et pourtant je demeurais inquiet, triste jusqu’au fond de mon être. J’errais sous les ramures. Malgré moi, j’implorais de je ne savais qui une réponse à cette question des origines que je croyais avoir si délibérément écartée de mes pensées. Je levais les yeux vers le ciel sombre, fourmillant d’étoiles, et il me semblait voir s’y dessiner le sourire formidable d’un sphynx.

Rien, rien, rien, ne m’éclairait. Tout était taciturne. Et les noirs halliers répandaient dans mon âme leur vaste obscurité.

Bah ! finis-je par m’écrier, j’ai la tête fatiguée. Je suis las d’avoir discouru pendant deux heures. Demain mon cerveau se raffermira… Rentrons nous coucher.

J’allai donc me mettre au lit. Mais mon scrupule ne me lâchait pas. Je me tournais et me retournais, ressassant des arguments qui sitôt formulés s’effritaient. De la nuit, je ne pus fermer l’œil. Par instants, cette idée me traversait le cerveau comme une flèche : si, pourtant, Dieu existait ? Mais tout de suite, j’entendais s’élever en moi un énorme ricanement. — Néanmoins, l’idée revenait. De sorte que quand je m’assoupis, à l’aube, ce fut en me répétant : oui, pourtant, si Dieu existait ?

Plus de trois ans ont passé depuis cette soirée où je fus mis en déroute. — Aujourd’hui que la Lumière ineffable daigne m’éclairer, je crois que le Bon Dieu choisit cette occasion de ma conférence pour commencer à m’investir.

Grâces lui en soient rendues à jamais !

II

Malgré ce premier éveil de ma conscience, j’étais beaucoup trop enfoncé dans l’abîme d’orgueil et de sensualité où j’avais roulé depuis si longtemps pour que mon âme restât élevée vers le Bon Dieu. Je devais subir encore bien des traverses, regimber, souventes fois, contre les appels de la Grâce, me souiller de la fange des passions jusqu’à l’écœurement, avant de trouver le chemin définitif par où je me hissai vers l’éternelle Beauté.

J’allais entrer dans une période de fluctuations extrêmes. J’allais courir de doctrine en doctrine, cherchant partout une foi qui calmerait l’inquiétude de mon cœur ; et naturellement je ne la trouvais pas.

Je fus alors pareil à ces agités dont parle si admirablement la sœur Catherine Emmerich : « Jésus vit des hommes, tantôt séparés de la vraie vigne et couchés parmi les raisins sauvages, tantôt, comme des troupeaux égarés, livrés en proie aux loups et refusant d’entrer dans le bercail du Bon Pasteur… Ils bâtissaient sur le sable des huttes qu’ils défaisaient et refaisaient sans cesse, mais où il n’y avait ni autel ni sacrifices. Ils avaient des girouettes sur leurs toits et leurs doctrines changeaient avec le vent. Souvent ils détruisaient leurs cabanes et en lançaient les débris contre la pierre angulaire de l’Eglise qui restait inébranlable. Ils erraient, les yeux fermés, autour du jardin de l’Eglise. Ils ne voulaient pas entrer dans ce jardin, car ils craignaient les épines de la haie…[1] »

[1] La douloureuse Passion de N.-S. Jésus-Christ, p. 115.

Des fissures lézardaient donc les murailles du temple où j’avais intronisé la Science. Toutefois, j’étais encore si pétri des sophismes de la raison humaine, que je ne pouvais me résoudre à les démolir pour de bon. C’est en vain que je vis le transformisme s’en aller en poussière sous la critique de M. Quinton. C’est en vain que je dus admettre la probabilité de la théorie qui oppose la constance des espèces aux déductions hâtives des évolutionnistes. Je n’étais pas arrivé au point où je fus obligé de vérifier que la science est un cinématographe où se succèdent de vacillantes images.

Il y eut, tout de même, ceci d’acquis que je commençai à me méfier des savants. Du reste, si parmi ces semeurs de paroles contradictoires j’avais rencontré quelques intelligences prudentes qui étudiaient avec précaution et probité les phénomènes naturels, je m’étais, plus fréquemment, heurté aux arrivistes sans scrupules qui infestent les Sorbonnes et les Muséums. Ah ! quels démarqueurs du travail d’autrui, quels banquistes usant d’un prestige obtenu par des moyens frauduleux pour tournebouler l’entendement des hommes de la notion, des Primaires si bien analysés par Léon Daudet. De tels charlatans, qui exploitent la bonne bête Démocratie en la flagornant, me semblaient de plus en plus fétides. Ceux-là, ce sont les frères chéris des politiciens qui bernent, à tant par jour, le pauvre peuple de France. Alchimistes louches, ils fabriquent les drogues dont on empoisonne l’esprit des Simples. La doctrine de l’évolution leur a servi à mixturer une soi-disant morale qu’ils croient justifier en lui donnant pour principal ingrédient la croyance au progrès indéfini de l’humanité. Au surplus, ce n’est là qu’un attrape-nigauds, ce qu’on pourrait appeler un pige-électeurs. En effet ces savantasses, si dévôts à Marianne, ne croient à rien du tout, sauf à l’opportunité de remplir leurs poches, par la vente d’orviétans suspects, et de se pavaner sous des titres et des grands-cordons multicolores.

Puis ce qui me répugnait aussi chez ces Pharisiens du savoir, c’était leur arrogance. Leur dédain pour l’art désintéressé passe l’imagination. Tout ce qui est propre, élevé, salubre, ils le haïssent. Enfin ils éprouvent un plaisir vraiment diabolique à coasser contre le divin[2].

[2] Ces marchands d’abracadabras ont été flagellés d’une main vengeresse, par Maurice Maindron, dans son beau livre l’Arbre de Science. Maindron nous a fort bien dessiné, entre autres, et sous le nom de Schmidt, un tritureur de notions officielles facile à reconnaître. C’est celui-là « qui n’employait jamais le mot de Ciel parce qu’il ne répond à rien de prouvé — non plus que celui de Créateur en tant que définition exacte parce que n’est exact que ce que la science nous démontre méthodiquement… »

Je fis un nouveau pas en avant le jour où je m’aperçus, peu après la soirée de ma conférence, que notre fameux Progrès — moyeu du carrosse où les gens de science, inféodés à Marianne, charrient leur idole vers la Tour de Babel — n’était qu’une illusion.

En effet, me dis-je, le Progrès n’existe pas puisqu’il est de constatation expérimentale que les désirs et les appétits croissent proportionnellement aux satisfactions qu’on leur donne. Prenons les chemins de fer : quand ils furent inventés, on les tint pour un grand progrès sur les diligences et les pataches. Maintenant, on commence à les comparer aux tortues les moins ingambes. Et l’on rêve de véhicules électriques qui feraient du deux cents à l’heure. — Il en est de tout ainsi. De sorte, conclus-je, que le Progrès ressemble à un écureuil qui galope, affolé, dans une cage cylindrique et mobile sans jamais arriver nulle part. La cage est plus ou moins dorée, mais enfin c’est une cage.

Ainsi la Science branlait au vent et je venais de dévisser, en moi, son appendice : le Progrès. Dès lors, que restait-il de ma foi dans le splendide avenir réservé à l’humanité par sa prétendue évolution vers le bien-être absolu et les marmites pleines ?

Pas grand’chose.

Mais ici, je dois revenir en arrière.

Antérieurement à cette période, j’avais traversé divers partis politiques sans réussir à me fixer dans aucun. Vers l’âge de vingt-sept ans, j’avais été séduit, comme beaucoup d’écrivains de ma génération, par les théories simplistes de l’Anarchie. « Cette greffe individualiste sur l’arbre du communisme » me paraissait susceptible de donner de bons fruits. La formule anarchiste n’est point complexe ; la voici : jetons tout par terre : Dieu, patrie, famille, propriété, lois, traditions. Gardons-nous, ensuite, de restaurer le principe d’autorité sous quelque forme que ce soit. Alors les hommes, délivrés des entraves qui s’opposent au développement de leur personnalité, tomberont dans les bras les uns des autres et, partageant, selon les besoins de chacun, tous les biens de la terre, vivront dans une fête perpétuelle, parce qu’ils seront à la fois entièrement libres et entièrement solidaires.

On reconnaît là une dérivation de quelques-unes des rêveries chères à Jean-Jacques Rousseau.

Les adhérents de l’Anarchie se recrutent parmi toutes les classes de la société. On trouve chez eux des snobs, désireux de se singulariser et d’ahurir leur entourage par de truculents discours ; des jeunes gens riches, détraqués par la recherche des sensations inédites et dont cette doctrine, farouche et languide à la fois, chatouille agréablement le système nerveux. On y rencontre des ratés de l’enseignement et de l’art qui en veulent au monde entier de leur impuissance ; des malchanceux aigris par la misère ; des envieux, jaunes de bile recuite ; des éclopés et des disgraciés que leurs béquilles ou leur bosse indignent ; des brutes sanguinaires du genre de celle qui assassina la malheureuse Elisabeth d’Autriche ; des illuminés et des exaltés que la souffrance humaine supplicie, mais qui n’y voient de remède que par la torche, les explosifs et le couteau ; pas mal d’ouvriers désireux de s’instruire et que les pesantes ratiocinations du collectivisme rebutent ; des sentimentaux bizarres dont la glande lacrymale suinte pour un chien écrasé mais qui hurlent de joie dès qu’un capitaliste culbute et se fracasse avec son automobile.

On y distingue enfin quelques esprits cultivés probes, sincères dans leur aberration comme feu Elisée Reclus et Kropotkine, plus d’honnêtes cordonniers, que l’humanitairerie a fâcheusement distraits de l’alène et du fil poissé, comme Jean Grave. Puis quelques renégats dont le défroqué jaboteur Sébastien Faure — celui-là même qui entend traiter Dieu comme un ennemi personnel — et des haineux à froid comme Pouget.

Tous, d’ailleurs, sont possédés d’un orgueil incroyable ; chacun d’eux se tient pour l’homme libre en soi. Et par une résultante obligée de cet état d’esprit, dès que les mots : Dieu ou religion leur viennent à la bouche ou sous la plume, ils se mettent à jurer et à cracher comme des chats sauvages.

Tels quels, les anarchistes forment un clan à part dans le socialisme. Dépourvus d’ambition, réprouvant la conquête du pouvoir, situant le triomphe de leur chimère dans le plus lointain avenir, ils demeurent indemnes des saletés politiques où barbottent les séides des Millerand, des Jaurès et des Guesde. Peut-être aussi sont-ils un peu moins enjuivés que les collectivistes. — Ils vivent enfoncés dans leur idéal, tout à l’Eden de frairies sans fin qu’ils imaginent. Ils ne sortent de leur songe que pour maudire l’égoïsme, la soif de lucre et la bassesse d’idées qui caractérisent la société actuelle. Leurs vaticinations et leurs invectives ne manquent pas alors d’une certaine grandeur.

Qui ne possède point la foi peut donc se laisser attirer, un certain temps, par les parties généreuses et les illusions poétiques de la doctrine anarchiste. Mais bientôt on réfléchit. Et l’on ne tarde pas à s’apercevoir que la société telle que la souhaitent ces sectaires ne pourrait subsister que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre entre elles. L’âme, au sens anarchiste, devrait être pareille à une balance dont les plateaux resteraient toujours de niveau même lorsqu’on mettrait un poids dans l’un d’eux.

Des hommes dépourvus de moelle épinière, d’estomac et d’organes reproducteurs seraient tout à fait qualifiés pour pratiquer l’Anarchie. Mais les hommes tels qu’ils furent créés ne peuvent se vouer à la réalisation de ce rêve sans choir sous le joug du Prince des Ténèbres puisque, ignorant ou refusant la Grâce du Bon Dieu, ils ne recherchent que la satisfaction éperdue de leurs cinq sens.

Bien que je me traînasse encore dans la nuit, mon jugement finit par se révolter, contre cette doctrine par trop anti-naturelle. Puis la rage égalitaire de la plupart des anarchistes, la sottise pédante des fruits secs, les arguties monotones des scolastiques de la bande, le vol et le meurtre préconisés sous les noms de vengeance équitable et de « reprise individuelle » me dégoûtèrent. Je me ressaisis. Mais, hélas, ce ne fut qu’après avoir blasphémé en prose et en vers, chanté l’âge d’or anarchiste, semé la haine, exalté, comme des martyrs, maints lanceurs de bombes et attisé l’esprit de révolte parmi un certain nombre de jeunes gens dont cette folle littérature flattait les mauvais instincts… C’est là, aujourd’hui, un de mes grands sujets d’affliction. Aussi, je prie les chrétiens entre les mains de qui tomberaient quelques-uns des écrits où je m’égarai de la sorte de les détruire par le feu. Ce sera une bonne œuvre…

Echappé de l’anarchie, où pouvais-je aller ? Tout imprégné de sophismes révolutionnaires, je fis un voyage de découverte chez les collectivistes. Ce n’était pas que leurs théories m’agréassent ; mais je me disais que, même sans y adhérer, je pourrais peut-être, dans leurs rangs, instruire les prolétaires et les fortifier pour la lutte contre les Bourgeois prépotents qui les pressurent. M’abstenant désormais de propager l’anarchisme, je tâchai néanmoins d’apprendre aux ouvriers à sauvegarder leurs intérêts. Je préconisai les syndicats ; j’en organisai même un, composé d’ouvriers du bâtiment. Mais, je fus jalousé, puis calomnié par les professionnels de l’agitation syndicale qui se figuraient — très à tort du reste — que je briguais au moins un mandat de conseiller municipal et qui, voyant l’assiette au beurre venir à eux, se jugeaient beaucoup plus désignés que moi pour y mettre la main. Ils m’aliénèrent les travailleurs que j’avais groupés. Si bien qu’un jour, je fus hué de la belle façon et prié, en termes peu amènes, de ne plus reparaître au siège du syndicat que j’avais fondé.

Je n’en voulus pas aux pauvres gens qu’on avait tournés contre moi. Le peuple est un enfant indiscipliné. Du moment qu’on lui inculque qu’il peut faire ce qu’il lui plaît, il s’empresse de briser les jouets qu’on lui donne. Ce qu’il lui faut, c’est un maître indulgent mais énergique.

Je demeurais si imbu de l’idée de progrès social que, faute de mieux, je me mis à fréquenter les intellectuels du collectivisme dans l’espoir de servir la cause par la plume. Là, tout de suite, je subis de nombreuses désillusions. Ces petits redingotards, ces produits de la laïque, de l’Ecole de Droit ou de l’Ecole Normale se considéraient, pour le plus grand nombre, comme les futurs propriétaires de la République. Quelques-uns se prouvaient désintéressés dans leur glaciale ambition — surtout ceux de l’escouade guesdiste — mais les neuf-dixièmes voyaient dans le socialisme une fadaise, plus efficace que les bourdes périmées, pour l’exploitation de Jacques Bonhomme.

J’en entendis se gausser entre eux, au sortir d’une réunion publique, sur la facilité avec laquelle les prolétaires se prenaient à la glu des promesses de bonheur sans limite qu’on leur prodiguait. Je les vis intriguer pour conquérir des emplois d’attachés au cabinet. Je surpris d’ignobles manœuvres pour évincer et supplanter tel naïf, comme Joindy, dont le dévouement avait obtenu l’affection des ouvriers. — Bref, je les jaugeai très vite à leur vraie valeur : Machiavels du ruisseau, médiocrates âpres au pillage plus encore que quiconque de leurs émules du radicalisme. Et je leur tournai le dos…

La rupture définitive eut lieu un soir de Vendredi-Saint. Divers turlupins de la Petite-République avaient organisé, à Paris, une grande réunion précédée d’un banquet-saucisson ; on y devait raconter aux ouvriers qu’ils étaient les premiers artistes du monde. M. Anatole France et Jaurès prendraient la parole.

Ayant été gratifié d’une carte de convocation, je ne vins pas au banquet car je restais honteux d’avoir, par faiblesse plus encore que par impiété, assisté l’année précédente à l’une de ces ribotes sacrilèges. En effet, l’immense stupidité de ces sortes de manifestations m’avait toujours peu emballé.

Mais je me rendis à la réunion, étant curieux de constater comment l’auteur du Lys rouge s’y prendrait pour lécher les pieds du Roi-Populo.

La chose se passait au Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Ma carte me donnait le droit de prendre place sur la scène, derrière le bureau et les orateurs. Je montai donc sur les planches, après avoir subi le contrôle de quelques citoyens-commissaires que « la chaleur communicative du banquet » me parut avoir fort émus. Je m’assis entre un féministe à peu près inoffensif du nom de Léopold Lacour et le délicieux abbé Charbonnel. Charmant voisinage comme on voit.

Le rideau se leva ; la salle était comble. La séance commença par un braillement en chœur de l’Internationale. Puis cette joyeuse crapule de Gérault-Richard s’avança vers le trou du souffleur et débita une harangue où, vu l’anniversaire de la mort de Notre-Seigneur, le Bon Dieu fut copieusement insulté.

Applaudissements, hurlements enthousiastes, reprise de l’Internationale.

Le calme rétabli, M. Anatole France se leva et entama son exorde. Il semblait intimidé car je crois bien que c’était la première fois qu’il affrontait un public populaire. D’une langue exquise, comme tout ce que produit ce merveilleux écrivain, son discours se ressentait, quant au fond, de l’absurdité des thèses qu’il lui fallait soutenir. Il s’y trouvait, comme il sied, des oraisons jaculatoires au Progrès, des flatteries à l’adresse des ouvriers et quelque lyrisme socialiste. Cependant, comme l’orateur débutait dans sa carrière de courtisan de la Foule, il y avait de la gêne dans sa diction et un certain manque de carrure dans le texte même de ses périodes. Lui, le délicat, l’épicurien, le renaniste imprégné d’ironie jusqu’aux moelles évoluait gauchement parmi les truismes. On sentait qu’il se forçait à de la bonne volonté pour encenser Caliban. Mais le tour de main lui faisait défaut.

Il s’est rattrapé depuis.

Sa péroraison fut consacrée à développer que l’Art, tout l’Art, peut et devrait être accessible même aux illettrés. C’est, du reste, un des sujets de déclamation les plus chers aux socialistes. Seulement on se demandait en voyant ce France raffiné mettre son talent, comme un paillasson, sous les pieds de la Plèbe ignorante, comment il s’y prendrait pour faire saisir, le cas échéant, à ses auditeurs le scepticisme subtil et les fleurs de rhétorique quintessenciées qui abondent dans son œuvre. Ce point ne fut pas élucidé. M. France termina son discours par une phrase malheureuse où méconnaissant l’aptitude à l’Art des balayeurs et des égoutiers, il déclarait que les bijoutiers, les ciseleurs et certains ouvriers du meuble sont déjà presque des artistes.

Le succès fut médiocre et les applaudissements clairsemés. Jaurès s’en aperçut ; plein de mépris pour une aussi froide entrée dans la flagornerie, il se leva, d’un bond, afin de stimuler la ferveur de l’auditoire. Il se planta, l’air avantageux, sur le bord de la scène, agita ses petits bras comme un moulin qui, se préparant à tourner, commence par essayer ses ailes. Puis l’outre pleine de flatuosités sonores se dégonfla.

Il reprit le couplet final de M. France. Mais ce fut pour l’amplifier et le renforcer. Il affirma d’abord le dogme que tous les ouvriers étaient des artistes, — sans le savoir. Il y eut là une tirade sur le bûcheron qui équarrit savamment ses troncs d’arbres, besogne — selon Jaurès — au moins aussi élevée que celle d’habiller la pensée avec des rythmes choisis. Puis vint une leçon indirecte à M. Anatole France qui fut, en termes pâteux mais par hasard assez clairs, morigéné pour n’avoir pas proclamé la compétence universelle du Prolétariat.

Ensuite, il fallait bien immoler quelques victimes d’élite sur l’autel du dieu. Jaurès n’y manqua point : s’élançant dans le passé, il secoua Gœthe d’importance, incrimina son aristocratie et son dilettantisme, flétrit sa sérénité olympienne et surtout lui reprocha de n’avoir pas prévu et vénéré d’avance l’avènement du socialisme. Puis ce fut le tour du père Hugo. Celui-ci reçut l’hommage bref de quelque pommade pour ses Châtiments ; mais Jaurès déplora l’entêtement que le poète mit à chanter les splendeurs de l’Evangile et à défendre le Bon Dieu, malgré les conseils des politiques de son entourage. Le discours se conclut par quelques injures à l’Eglise et par une apothéose du Prolétaire exalté comme un être sublime, doué de toutes les vertus et capable de toutes les intelligences. Puis le Borée méphitique cessa de souffler : Jaurès se tut.

A ce coup l’enthousiasme de la salle atteignit au délire. Ce n’étaient que claquements frénétiques des paumes, clameurs tonitruantes des hommes et suraiguës des femmes, trépignements à se croire chez des sectateurs de Saint Guy. — Populo s’adorait lui-même.

Pour moi, j’étais outré par l’impudence de Jaurès. Quoi donc, il ne lui suffisait pas que l’homme qui a publié les plus beaux vers — et les plus grandes sottises — du XIXe siècle, le père Hugo se soit humilié au point d’écrire, dans l’Histoire d’un crime, que : « le peuple est toujours sublime même quand il se trompe. » Cette platitude ne paraissait pas au rhéteur assez extrême pour compenser le pauvre restant de croyance où se maintint le poète déiste des Contemplations ?

Quant à ce qui concerne Gœthe, je dus sourire. Car que pèsent les déjections d’un Jaurès au regard de ce colosse d’intelligence et d’orgueil qui seul, dans les temps modernes, sut magnifier et revivifier l’art antique et restituer en strophes scintillantes, dans son Faust, la psychologie du Démon ?

Surtout, j’étais blessé pour M. France. Je trouvais désastreux qu’un tel lettré, fourvoyé dans ce pandémonium de bêtas malfaisants, reçût ainsi les verges pour l’édification des sots houleux qui remplissaient la salle et des ramasseurs d’épluchures libres-penseuses qui se pavanaient sur la scène.

Aujourd’hui, j’estime que M. Anatole France n’avait pas volé cette avanie. Mais alors, étant tout à l’Art, je souffrais de son abaissement.

Cependant mes voisins menaient tapage. Le simple Lacour se trémoussait comme une marionnette affolée dans un guignol et criait de toutes ses forces : Bravo Jaurès ! Bravo Jaurès !

L’abbé Charbonnel dilatait sa mâchoire prognathe, à se décrocher le condyle, et poussait des grouinements d’allégresse. Certes, ce lui était une intense volupté, ce jour de vendredi-saint, de voir traîner dans la boue, par des Gérault-Richard et des Jaurès, le corps sanglant de Notre-Seigneur.

L’un et l’autre m’agacèrent si fort que je ne pus m’empêcher de déclarer, à voix très haute, que les calembredaines de Jaurès touchant Gœthe et Hugo atteignaient au dernier degré de l’imbécillité.

Sur quoi, Lacour fit un geste d’épouvante et promena des regards inquiets autour de lui pour vérifier si j’avais été entendu. Charbonnel haussa les épaules avec une pitié dédaigneuse.

Un jeune collectiviste qui cabriolait près de nous, en l’honneur de Jaurès, s’arrêta net dans ses gambades, me toisa et promulga ceci : — Oh ! on sait bien qu’au fond tous les poètes sont des aristos… Si vous n’êtes pas content, citoyen, vous n’avez qu’à déguerpir.

C’est ce que je fis aussitôt, étant, au surplus, peu soucieux d’ouïr davantage Gérault-Richard qui préludait à de nouvelles pasquinades.

Je pris le train et je regagnai la campagne. Tout en parcourant les quatre kilomètres qui séparent la station de Lagny du village de Guermantes où j’habitais alors, j’examinai mes sentiments.

J’étais écœuré. Non seulement je restais réfractaire aux balivernes teutonnes du collectivisme ; mais encore cette haine de l’art, cette sottise suffisante du bas politicien Jaurès, tout ce qu’il y a d’envie, de vanité outrecuidante, d’ambition sordide et de sales rancunes dans l’âme de ses adeptes me donnaient des nausées.

Non, me dis-je, je ne fréquenterai plus ces gens-là. Je servirai le peuple sans lui baiser le derrière ni le tromper. J’œuvrerai pour lui dans mon coin.

Et puis, très bas, j’ajoutais : D’ailleurs, il est malpropre de choisir le jour où les chrétiens sont en deuil pour huer leur croyance. Je suis un saligaud d’avoir participé à cette vilaine farandole autour d’un cadavre… Je sais très bien que cette légende de la Passion du Christ manque de beauté plastique, mais il suffit de ne pas s’en occuper. Et c’est ce que je veux faire à l’avenir…

Hélas, j’étais de bonne foi. Mais le diable ne desserre pas aussi facilement sa griffe. Et je devais m’insurger encore bien des fois contre le Bon Dieu avant que sa grâce infinie vînt en moi !…

Malgré mes désillusions je ne réussissais pas à éliminer le ferment révolutionnaire qui m’empoisonnait l’âme. Ne pouvant me résoudre à me confiner dans l’art pur, aimant toujours le peuple en raison même des charlataneries dont je le voyais victime, je me dis que, peut-être, parmi ces radicaux qui prétendent lui vouer une fervente affection, je pourrais encore le servir.

Je restai socialiste de penchant mais je mis une sourdine au crin-crin sur lequel je raclais des variations humanitaires. — Je m’acoquinai donc à plusieurs blocards dont les déclarations en faveur du prolétariat me parurent assez sincères.

C’est alors que je fis la connaissance de Clemenceau. Il n’était plus député et il n’était pas encore sénateur. Discrédité, à peine retapé par l’Affaire Dreyfus, il se consumait à publier des articles d’art, de littérature et de politique dans divers papiers de France, d’Allemagne et surtout d’Angleterre. Cet homme possède une puissance de séduction étrange. Il est d’autant plus malaisé de l’expliquer que, dur, sarcastique, souvent injurieux, il traite avec brutalité ceux qui l’admirent et qui l’aiment. Peut-être sa main-mise provient-elle, pour un esprit cultivé, de sa forte intelligence, de son goût réel et de sa compréhension des choses d’art et de la comparaison qu’on est obligé de faire entre ses qualités de pensée et la bêtise du troupeau radical. Puis comme tous les tempéraments autoritaires, il vous courbe sous son geste. C’est un Jacobin mais un Jacobin lettré : variété peu commune.

En somme, il y a en Clemenceau du Saint-Just avec la boursouflure et l’ineptie glorieuse de soi en moins, avec, en plus, un certain sens des réalités.

Il y a aussi, chez lui, une misanthropie foncière, quelque chose de sombre et d’ardent qui lui fait proférer, dans les moments très rares où il se livre en partie, des maximes à la Tibère. Ajoutez qu’il est sujet à des crises de scepticisme et de mélancolie où il laisse entrevoir le profond dégoût que lui inspirent ses coreligionnaires et, probablement — lui-même.

Lorsque j’entrai en relations avec lui, ses déboires politiques, ses embarras financiers et des chagrins intimes l’avaient pourtant un peu amolli. Quoique sa campagne pour Dreyfus lui eût rendu quelque influence, il demeurait inquiet, désorbité, rassasié de radicalisme au point qu’il refusa trois fois le siège de sénateur qu’on lui offrait et qu’il fallut les instances les plus pressantes pour le lui faire accepter. Ce fut, du reste, une influence féminine qui le décida.

Puis de rudes soucis le harcelaient. Ah ! je l’ai vu se prêter à des démarches plutôt humiliantes pour l’orgueil sans limite qui forme la dominante de son caractère. Il n’était pas alors l’âpre dictateur que nous voyons aujourd’hui mener l’assaut contre l’Eglise aux applaudissements des Loges. Pour se distraire de ses ennuis, il se donnait tout à cette pièce : le voile du Bonheur où il nous révèle, d’une façon assez inattendue, un Clemenceau quasi-bouddhiste…

Ce n’est point mon sujet de raconter ici l’extrémité où Clemenceau se trouvait alors réduit. — Tout ce que je dois dire c’est que je subis très fort son influence, que je lui témoignai — je puis le certifier sans crainte de démenti — d’un dévouement total et que son emprise se manifesta en moi par une recrudescence de rage anti-religieuse. C’est, je crois, l’époque de ma vie où j’ai le plus blasphémé.

Toutefois, si je continuais à outrager le Bon Dieu sous l’étendard aux trois couleurs souillées du radicalisme comme je l’avais fait et sous le drapeau noir de l’Anarchie et sous le drapeau rouge du socialisme politiquant, je ne pus m’adapter aux pratiques des radicaux. Ceux-ci me furent, bien vite, encore plus nauséabonds que les collectivistes.

Le radical est un sectaire qui détruit la société tout en prétendant façonner des matériaux propres à lui conférer des bases logiques. Il a contribué, plus que quiconque, à développer, au nom des principes de 89, cet individualisme subversif de toute règle dont nous subissons aujourd’hui les effets. Toutes les institutions préservatrices sont détruites ou menacent ruine. On est arrivé à ce résultat extravagant, qu’ayant pour objectif de libérer l’individu des entraves anciennes, on l’a au contraire réduit à l’impuissance vis-à-vis de l’Etat qui le triture, le mutile et l’encadre à son caprice. La Révolution a commencé le mal ; Napoléon l’a codifié ; nos Bourgeois, depuis cent ans, l’ont aggravé. Dieu étant chassé de partout, il ne reste plus que le gendarme pour maintenir le peuple souffrant, avide de jouir à son tour et travaillé par l’esprit de révolte, dans l’obéissance à l’Etat. Le jour où le gendarme tournera casaque — ce qui est inéluctable — la débâcle commencera.

En attendant nous vivons dans une France pareille à un tas de détritus où la Haute-Banque cherche des paillettes d’or. Et pour comble, nous sommes gouvernés, grâce à l’ineptie de cette néfaste mécanique : le suffrage universel, par une bande de despotes niais, et irresponsables : sénateurs et députés. L’unique capacité de ces parlementaires est digestive. Ronger le budget, en jeter des bribes à leur clientèle, quémander des sportules aux Financiers, qui les traitent avec une méprisante munificence, voilà leur préoccupation journalière. Puis obéir aux délégués des Loges et aux quelques roublards — fonctionnaires de l’étranger, c’est ici que le mot est exact — qui font figure d’hommes d’Etat dans les ministères, voter des lois stupides ou nocives, sous couleur de progrès, voilà leur œuvre. Il y a bien une opposition ; mais, quelques-uns mis à part, elle ne comprend guère que des timides et des médiocres.

Je ne tardai donc pas à découvrir que nos maîtres du radicalisme sont d’affreux tartufes. Car, avides d’or, jouisseurs insoucieux du lendemain, plus réfractaires à tout idéal désintéressé qu’une plaque d’amiante à l’action du feu, ils feignent de ressentir, pour les prolétaires — qu’ils exploitent en les caressant et qu’ils haïssent en secret — une sollicitude paternelle. Et c’est ce qu’il y a de plus horrible dans le cas de ces démoniaques, après leur acharnement contre l’Eglise, que cette hypocrisie pateline qui laisse les pauvres crever de faim tout en les berçant de promesses illusoires.

Habitué à raisonner mes impressions, je me formulai les constatations que je viens d’exposer et j’éprouvai de la répulsion pour ces misérables. Mais par veulerie, par respect humain, quoique je ne crusse plus du tout à la légitimité du régime, je continuai à le servir, sans grand zèle, il est vrai. — Bien plus, la persécution contre les congréganistes, les expulsions, les vexations de toutes sortes dont l’Eglise était victime m’indignaient à part moi. Je voyais nettement qu’il n’y avait là qu’une diversion destinée à occuper l’électeur tandis qu’on le dévalise. Je savais qu’en dehors des furieux contre Notre-Seigneur, que sont les possédés de la Maçonnerie, les autres ne « faisaient de l’anticléricalisme » que pour dissimuler leurs rapines. Je n’ignorais pas que tels qui « mangent du curé » en public, acceptent fort bien que, dans le privé, leur femme et leurs enfants servent le Bon Dieu. Je me rendais compte du vilain calcul de ces taffeurs qui s’imaginent que les prières de leur famille suffiront à compenser leurs sacrilèges. Je lisais et j’approuvais, in petto, les articles où M. Drumont dénonce bellement l’infamie de tous ces ventripotents, nourris de cautèle et d’ordures.

Et pourtant si grande était ma répulsion pour le christianisme que je me gardais de proclamer ces sentiments salubres. Au contraire, plus je me rendais compte de ces choses, plus je m’acharnais à m’enliser dans l’ornière du blasphème.

Du reste, j’en sais plus d’un qui se trouve dans l’état d’esprit où je m’entêtais alors. Il est si vrai l’adage d’Ovide en ses Métamorphoses : video meliora proboque, deteriora sequor ! Je le traduirai de la sorte : La Révolution, c’est le crime et l’erreur, je le sais, je vois le remède ; cependant, mulet pervers, je m’entête dans le mal.

Ah ! c’est qu’on est infiniment lâche quand on méconnaît le Bon Dieu pour suivre le Diable !…

Cependant, un moment vint où le désenchantement l’emporta. Je retournai à la solitude. — Ma chère forêt de Fontainebleau m’apaisa quelque peu. Mais comme je ne cessais d’étayer mes convictions matérialistes, à mesure qu’elles menaçaient ruine, je n’arrivais pas à la grande paix que je souhaitais. J’avais beau me répéter le vers magnifique de Baudelaire sur :

Un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve,

je ne pouvais m’en détacher de ce monde où, sottement, je me croyais désigné pour combattre l’Eglise, dans la mesure de mes forces et pour mener le peuple au bonheur matériel…

Quel abîme de contradictions ! Quel douloureux vertige parmi tant de péchés ! J’errais, sans boussole, dans les dédales d’un souterrain nocturne. Je ne savais plus du tout où j’allais.

Mais vous le saviez, vous, ô ma bonne Vierge. L’aube approchait où vous vous lèveriez dans mes ténèbres, ô calme Etoile du Matin. L’heure se préparait à sonner où, prenant dans votre main si pure ma main souillée, vous me conduiriez jusqu’au pied du trône de Dieu.

Gloire à vous, ô clémente, ô très sainte, ô très douce Mère de Notre-Seigneur…

III

Ainsi, au moment de cette conférence au cercle socialiste de Fontainebleau dont j’ai parlé plus haut, mes convictions politiques ne se maintenaient plus que par une sorte de veule accoutumance mêlée d’amour-propre et de respect humain.

Je venais en outre de perdre ma foi dans l’idée de Progrès. Et je commençais à renier la Science soi-disant infaillible.

Quant à mon être moral, il était bouleversé comme un logis où des tâcherons se seraient mis en grève au milieu d’un déménagement. Coléreux, incapable de pratiquer la patience et la résignation dont j’aurais eu besoin pour supporter les soucis d’une existence difficile, je souffrais, en outre, profondément, d’avoir perdu l’idéal de bonheur matériel pour le peuple qui m’avait soutenu pendant pas mal d’années. Ma déconvenue m’aigrissait le caractère comme aussi les tribulations que la littérature n’épargne pas à ceux qui veulent vivre de leur plume — en restant honnêtes.

Deux sentiments me soutenaient un peu et me valaient parfois quelque joie : ma prédilection pour la forêt de Fontainebleau et mon amour de l’art.

La forêt, elle m’était auxiliatrice. J’y connaissais des heures d’inspiration et de recueillement dans la solitude. Là, je pouvais m’entretenir avec mes frères les arbres. Admirer, pénétrer l’harmonie profonde des futaies, composer et me réciter des vers sous bois, c’étaient mes récréations les plus chères. Et je m’épanouissais.

Mais rentré chez moi, je redevenais sombre, morose, agité. — Il faut dire que j’y retrouvais une femme dont, parce que j’en étais fort épris, les défauts m’éprouvaient cruellement. Elle était surtout la plus déterminée menteuse que j’eusse jamais rencontrée. A la lettre, elle mentait comme elle respirait, et souvent sans motif — pour le plaisir.

Cette fausseté perpétuelle m’exaspérait — et il en résultait des scènes qui n’étaient point faites pour apaiser ma pauvre âme tumultueuse. Il fallait la quitter cette femme, dira-t-on. Sans doute, mais voilà : le lien sensuel — et réciproque — était trop solide entre nous. J’avais beau me raisonner, je demeurais captif de ses splendides yeux noirs et de ses petites mains caressantes.

D’autres vices où elle excellait, j’en subissais, hélas, la contagion ; de sorte que nous formions un couple où les querelles endiablées alternaient avec de furieuses débauches.

Quel cercle de l’enfer qu’un tel ménage interlope ! De la part de l’homme il n’y a — dès qu’il récupère sa dignité — que mépris pour sa compagne et honte de lui-même. L’amour véritable n’existe pas ; l’attache provient d’une complaisance presque morbide pour les ivresses charnelles et d’une soumission de caniche aux plus bas instincts.

La femme, elle, se pavane surtout dans la gloriole de tenir asservi le mâle qu’elle dorlote, excite et griffe tour à tour. Tout cela, on l’habille de poésie. C’est un prétexte à des vers qui brûlent comme des feux de Bengale et à explosions d’images chatoyantes et malsaines.

Mais, en somme, quel piètre recours contre les outrances du vice ! Et comme on sort de là le cœur inassouvi et malade !…

Des mois passèrent.

Pour pallier les effets de mon désarroi moral, j’imaginai de me forger une sorte de paganisme. Par là, je tentais de justifier mes passions. — Certes, je ne croyais pas aux dieux de l’Olympe, bien que la Grèce, compendium des civilisations aryennes, m’ait toujours été chère.

Seulement, je me disais : Puisque je ne veux ni ne puis adhérer au christianisme, puisque la Nature, souriante et farouche à la fois, m’attire passionnément, je magnifierai le Destin aveugle et les Forces impénétrables qui font de l’homme leur jouet. Je déifierai mes instincts et j’écarterai de moi toute pensée altruiste qui me détournerait de mener mes cinq sens à la pâture des voluptés.

Je célébrai donc les rites du Grand Pan et de l’Aphrodite captieuse. Néanmoins, il se mêlait à ces folies un remords secret qui ne laissait pas de me rendre très triste aux heures où, la fièvre des sens tombée, je regardais dans mon âme et la trouvais aussi sale qu’une bouche d’égoût qu’on négligea de curer.

Alors je m’écriais : — Non, le nunc est bibendum et pede libero pulsanda tellus, non, le jouissons et rions ironiquement sans souci des jours, puisque, demain, nous mourrons ne suffisent pas à me contenter. Il me faut un Idéal moins grossier…

Mais lequel ?

Cette notion du Divin que nous ne pouvons détruire en nous, à moins d’être devenu tout à fait les servants du Diable, me tenaillait sans repos.

Je tournai autour du squelette qui a nom Kant. J’en démontai les ressorts. Mais l’Impératif catégorique du sophiste de Kœnigsberg me fit froncer les narines… La raison suffisante me parut aussi sèche que les tibias de Calvin. Et j’allai ailleurs.

Je tentai le panthéisme, ce qui me ramena, plus ardemment que jamais, aux arbres. Je crus alors découvrir mes dieux, parcelles de la substance indéfinie, sous l’écorce des chênes et dans le feuillage des hêtres. J’adressais des prières aux bouleaux. La rosée, sur les fleurs d’or des genêts, m’apparaissait comme une eau lustrale. — Cette aberration, c’était, tout de même, plus propre que le paganisme orgiaque.

Dans ce temps-là, j’éprouvais une joie obscure à plaisanter la vie terrestre de Notre-Seigneur. Voici une phrase prise dans un article publié durant cette période : « Après tout, le Galiléen était un assez brave garçon ; mais il manquait de sens pratique. »

Si je la transcris, en rougissant, et en en demandant pardon, c’est qu’elle montre mon état d’esprit d’alors.

D’ailleurs, chaque fois que le Nom Auguste de Jésus me venait sous la plume, je devais l’éviter pour le remplacer par ce sobriquet : Galiléen. Et agissant ainsi, je me rengorgeais, fier comme un dindon en sa basse-cour, car je m’imaginais presque égaler Julien l’Apostat ou le mégalomane Nietzsche.

Bientôt, le panthéisme m’apparut trop diffus et trop vague. Et d’autre part, je fus bien forcé de m’avouer que la Nature, sous son masque de sérénité, cache une face d’airain.

J’aurais voulu, oh ! oui, j’aurais voulu que tout autour de moi fût mansuétude, indulgence, aide réciproque. Et chaque fois que j’essayais de conquérir cette notion de douceur par l’étude des forces naturelles, il me fallait bien constater que la concurrence vitale règne durement sur le monde. Cette évidence me brisait le cœur.

Quoi, même dans la forêt, si les pins faisaient alliance avec les bouleaux pour une protection mutuelle contre les essences guerrières, à côté, les chênes et les hêtres se livraient une bataille sans merci et où l’on ne comptait plus les cadavres.

Et moi qui aurais tant voulu être assuré que tous mes arbres chéris vivaient en bon accord… Quel chagrin !

Je fus alors tout découragé. Je tombai dans le désespoir et me dis : — En somme, c’est le bouddhisme qui a raison et plus particulièrement son apôtre d’occident : Schopenhauer. L’univers n’est qu’un tourbillon d’apparences décevantes. Cessons de vouloir qu’il existe et nous connaîtrons la joie de nous dissoudre dans le bon Néant où la durée est abolie de même que l’espace. Arrêtons la roue du Destin… Oui, mais pour pratiquer cette morne doctrine, il aurait fallu me faire ascète. Et j’étais bien trop possédé par l’orgueil et la luxure pour y réussir.

Puis, d’autre part, j’avais peur de ce Nirvâna béant et funèbre qui m’invitait à me jeter dans l’Inconscient.

Je fermai donc les livres bouddhistes, pour ne plus les rouvrir, et mon agitation intérieure s’accrut.

Dès lors, ce fut en moi une mêlée effarante de tous mes phantasmes[3].

[3] Noctium phantasmata, dit Saint-Ambroise. Et, en effet, qu’il faisait nuit dans mon âme !

Un jour, le socialisme et son utopie de progrès infini ressuscitaient. Le lendemain, Aphrodite et Dionysos chantaient furieusement la volupté, en choquant leurs coupes d’or, dans mon cerveau. Et docile, je sacrifiais sur leurs autels. Le surlendemain, l’arome des sombres fleurs que l’Isis panthéiste prodigue à ses dévots me flattait les narines. Le jour d’après, j’invoquais Çakya Mouni et son sourire idiot. Puis soudain les bavardages instables de la Science reprenaient le dessus. Il me venait aussi des velléités de christianisme ; mais je les expulsais de mon âme, avec courroux, car elles me semblaient fort laides au regard des prestiges où je me cramponnais…

Une fois en votre vie, vous êtes-vous trouvé perdu dans une plaine pullulante de végétations sauvages ? Ce fut par une de ces tombées de jour où l’équinoxe d’automne détraque la saison et où les vents ne cessent de sauter d’un horizon à l’autre. La tourmente arrive de tous les côtés. Cela souffle à droite, à gauche, en avant, en arrière ; tous les Borées et tous les Notus sont déchaînés. Des bises et des khamsins vous assaillent, vous giflent, vous brûlent, vous glacent presque simultanément ; on ne sait à qui entendre de ces vents déchaînés, on s’arrête ahuri ; on espère une accalmie qui, d’ailleurs, ne vient pas. — Ainsi de mon âme à cette époque.

Sans cet amour de la solitude dont le Bon Dieu a bien voulu me gratifier dès mon enfance, je ne sais ce que je serais devenu. Car, il importe de le souligner, à tous les âges, je ne me suis jamais senti heureux que dans les champs, sous les arbres ou au bord des eaux, — tout seul. Ne point parler, rêver ou méditer devant quelque paysage, telles ont toujours été mes joies les plus profondes et les plus rédemptrices. Je l’ai bien senti, aux jours où, après avoir entassé péché sur péché, je me réfugiais en quelque campagne si écartée que la meute des passions ne venait guère m’y relancer…

Pour tenir tête à l’ouragan d’aspirations contradictoires qui m’assaillait à cette époque de mon existence, je multipliais donc mes courses à travers la forêt pacifiante. Ah ! qu’il avait raison saint Bernard quand il disait : Aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris. Je ne cessais d’expérimenter la grande vérité contenue dans cette phrase. En effet les lectures hétéroclites, où je me plongeais afin de me refaire une conviction ferme, augmentaient encore mes incertitudes.

L’histoire me montrait un univers livré aux querelles et aux déprédations — un brigandage perpétuel.

La Science, j’ai dit à quel point les guirlandes suspectes qu’elle m’avait départies s’étaient desséchées en moi.

La littérature aussi commençait à m’ennuyer. Je laissai tout pour ne plus lire que quelques auteurs, dès longtemps mes favoris : Lucrèce, Dante, le Faust de Gœthe et ses Entretiens recueillis par Eckermann, le théâtre et les sonnets de Shakespeare, Baudelaire, Balzac et les vers de Hugo, plus quelques très rares volumes dus à des contemporains. Et je ne coupais même pas les pages des livres qu’on m’envoyait.

Me sentant moins désolé sous les arbres, je les quittais aussi peu que possible. En suivant les longues allées de la forêt, ces chemins où, grâce aux branches en arceaux, on croit errer dans des nefs de cathédrales, je me sentais pénétré d’une émotion solennelle. En parcourant tels minces sentiers, pleins d’ombres chatoyantes et de rayons assoupis, je recueillais de gracieuses images. Mes chers bouleaux, si sveltes en leur robe d’argent pâle, éveillaient en moi de douces musiques. Enfin plusieurs sites, d’une sévérité grandiose, comme le Désert d’Apremont m’inspiraient un violent désir de m’y fixer — d’y construire une cabane ou d’y aménager une grotte pour y vivre loin des hommes, loin des femmes, loin de la littérature, loin de tout.

Si prolongées que fussent ces promenades, il fallait pourtant bien finir par rentrer chez moi. Là je retrouvais la dame aux yeux noirs ; et la triste existence sensuelle et querelleuse recommençait. Lorsque j’essayais de fuir, c’était pour me galvauder avec des personnes encore moins édifiantes — si possible — que ma maîtresse.

Eh ! bien voyez et admirez : je semblais alors bien définitivement assis au fond de l’incertitude car jusqu’à la forêt commençait à se taire pour moi. — Et ce fut le moment que le Saint-Esprit élut pour me darder une seconde fois au cœur les javelines d’or de la Grâce.

Je me rappelle ce jour comme si j’y étais encore : c’était en juin 1905, au commencement du mois. Or depuis une semaine, j’avais vécu de la façon la plus désordonnée. Ce matin-là, tout morose, en proie à un profond mécontentement de ma conscience, j’allai sous les arbres. Je suivais le sentier qui, du carrefour des Huit-Routes, se dirige vers la Grotte des Montussiennes. J’avais emporté la Divine Comédie et je relisais, pour la dixième fois peut-être, les premiers chants du Purgatoire.

Avant de poursuivre il faut spécifier que, jusqu’alors, j’avais lu le merveilleux poème comme j’aurais fait d’un conte de fées splendide, rédigé par un poète de génie. Il se peut — il est même probable — que ces vers, tout imprégnés de la Grâce, avaient fécondé, à mon insu, les régions les plus secrètes de mon âme. Mais je n’en avais point la notion et je ne croyais ressentir qu’une influence toute littéraire.

J’en étais à ce passage du second chant où Dante et Virgile viennent de quitter l’enfer et s’arrêtent sur le rivage d’une mer mystérieuse, au pied de la montagne du Purgatoire.

Ici je dois citer : « Je vis, raconte Dante, que ne la vois-je encore, une clarté venir sur la mer d’une telle vitesse qu’aucun vol d’oiseau ne l’égale. Après avoir détourné d’elle mes yeux pour interroger mon Guide, je la revis plus brillante et plus grande.

« Puis de chaque côté m’apparut je ne sais quoi de blanc et, au-dessous, peu à peu, sortit quelque chose de pareil. Mon Maître ne dit rien jusqu’à ce que les premières blancheurs se déployèrent en ailes. Mais lorsqu’il reconnut bien le nocher, il cria : « Ploie, ploie les genoux : Voilà l’Ange de Dieu. Joins les mains. De tels Ministres du Seigneur tu verras désormais ; vois, il dédaigne les instruments humains ; il ne veut d’autre rame, d’autre voile que ses ailes pour parcourir ces lointains rivages. Vois comme il les dresse vers le Ciel, comme il frappe l’air de ses pennes éternelles !… »

« Plus de nous s’approchait l’oiseau divin, plus éclatant il apparaissait, de sorte que mon œil ne pouvant, de près, soutenir sa splendeur, s’abaissa. Et Lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.

« A la poupe se tenait le céleste nocher rayonnant de béatitude ; et dedans étaient assis plus de cent esprits. Tous ensemble, d’une seule voix ils chantaient : In exitu Israël de Ægypto et le reste du psaume. Puis sur eux l’Ange fit le signe de la sainte croix ; tous se jetèrent alors sur la plage et Lui s’en alla comme il était venu… »

On sait que Dante a voulu peindre, en ces vers, l’allégresse des fidèles défunts qui se réjouissent de se purifier de leurs fautes en Purgatoire, afin de mériter une place en Paradis, après la juste expiation.

Que se passa-t-il alors en moi ? Je sentis un frisson me courir dans les veines, puis je me mis à trembler de tout mon corps. Le livre m’échappa des mains. Je dus m’appuyer au fût d’un hêtre. J’étais comme ébloui par une lumière intérieure. Il me sembla que les noires nuées qui opprimaient l’atmosphère obscure de mon âme se dissipaient. Je ne sais quelle clarté, douloureuse à force d’être intense, me montra mes vices accroupis comme des crapauds dans la fange de mon cœur. Un remords et en même temps une joie indicible me labouraient tout entier.

Voici exactement les paroles que je prononçai alors : — Quoi, il se pourrait qu’une aussi sublime inspiration fût le témoignage de la vérité ? Il se pourrait que cette religion catholique, tant bafouée par moi, eût raison lorsqu’elle affirme qu’un pécheur qui se repent et accepte joyeusement la pénitence de ses fautes devient par là digne de monter au Ciel ?… Mais s’il y a dans ces vers plus qu’une magnifique fantasmagorie — je pourrais me laver de mes ordures, être sauvé ?… Mais alors, mais alors, c’est donc que Dieu existerait ?…

Je restai quelques minutes éperdu. Puis je repris : oh ! si Dieu existait, quelle chance pour moi.

Aussitôt, comme si les nuées se rassemblaient, il fit nuit dans mon âme. Une voix perçante — que je n’avais jamais entendue — s’éleva en moi qui me disait : — Allons, pauvre chimérique, vas-tu te laisser prendre à ce gluau ? Tout cela, c’est de la littérature. Tu sais très bien, au fond, que le catholicisme n’est qu’une fable vermoulue. Et tu serais une dupe si tu cessais de t’en gausser.

— Sans doute, sans doute, répondis-je, mais, tout de même, c’est bien étrange ce que je viens de subir…

Je ramassai le livre ; je continuai ma promenade, troublé au delà de ce que je puis dire. Je me répétais : Existe-t-il ? Existe-t-il ?

Et chaque fois que j’articulais cette phrase anxieuse, la voix aigre — ah ! que de jours je devais l’entendre encore — s’écriait : Sot, double sot, tu ferais bien mieux de fabriquer quelques vers à la gloire des dryades… Puis le sombre ricanement, déjà entendu la nuit qui suivit ma conférence, me parcourait l’âme.

Pourtant je ne me laissai pas entraîner à tourner en plaisanterie cette impression si nouvelle. Une douceur insolite m’emplissait le cœur et d’autre part, je ne sais quelle poignante appréhension d’un inconnu redoutable autour de moi me faisait soupirer. — A ce moment, je m’aperçus que mes joues étaient couvertes de larmes qui avaient ruisselé sans que je m’en fusse douté.

Ce fut dans cet état d’esprit que je rentrai à la maison. Je m’y montrai si taciturne que la dame aux yeux noirs, pour lors en humeur de dispute, s’ébahit qu’au lieu de lui répondre, comme de coutume, par une volée d’invectives, je me contentasse de hausser les épaules en silence…

On croira que touché à fond par la Grâce, comme je venais de l’être, je demeurai au moins le reste de la journée sous le coup de cette atteinte si imprévue. Mais il paraît que le Mauvais avait conçu quelque appréhension de me voir lui échapper, car il ne perdit pas de temps pour me ressaisir.

L’après-midi, mon ami C…, un lettré avec qui j’entretenais des relations assez suivies, vint me rendre visite. Il me proposa de faire un tour dans le parc du château de Fontainebleau. Toute occasion m’étant bonne pour fuir mon triste ménage, j’acquiesçai aussitôt. Et nous fûmes dehors.

C…, homme de cœur et de sensibilité vibrante, était alors préoccupé par l’idée religieuse. Les vaticinations pompeuses de la Science ne le satisfaisaient pas plus que moi. Tout en balançant fort à se tourner vers l’Eglise, il n’était pas loin d’affirmer son respect pour le Dieu de l’Evangile. Comme ce lui était devenu un sujet de méditation assez habituel, après quelques propos de littérature et d’art, il mit l’entretien sur cette question.

En substance, il me dit ceci :

— J’ai beau faire, je ne puis me contenter des théories du rationalisme. Elles laissent inassouvie une part de mon âme. Je souffre d’une inquiétude qui réclame une conviction ferme pour s’apaiser un peu. J’essaie bien de revenir aux dogmes du christianisme tels que j’appris à les aimer jadis. Mais dès que je m’oriente de ce côté, ma raison se cabre et, si j’insiste, refuse de les admettre. Pourtant, j’aurais bien besoin d’une règle de vie qui me serait un frein contre les écarts où m’entraîne mon imagination. Et il y a des moments — aujourd’hui par exemple — où il me semble que le Surnaturel pourrait me la fournir, cette règle.

Il s’exprimait d’un ton posé, comme un homme qui a beaucoup réfléchi et qui est sur le point de prendre le parti le plus sage.

Je l’avais écouté avec attention, sans l’interrompre et, à part moi, je m’étonnais de cette coïncidence entre nos préoccupations. La logique eût donc exigé que je lui confie mes incertitudes si pareilles aux siennes. Il était indiqué de lui narrer le bouleversement de mon âme et de lui relater le coup de foudre reçu le matin. — Peut-être que, nous aidant l’un l’autre, nous aurions trouvé le chemin vers la Vérité adorable.

Eh bien, rien de cela n’arriva. J’eus un mouvement d’irritation à constater chez lui ce que j’éprouvais moi-même, et d’une façon encore plus intense. Je ne sais qui — ou plutôt je le sais très bien maintenant — s’empara de ma langue et me força de proférer une kyrielle de blasphèmes — non pas de grosses injures, mais de sarcasmes à tournure littéraire — qui me venaient au cerveau avec une abondance extraordinaire. J’ajoutai une apologie véhémente du polythéisme grec et enfin je lui citai, non sans orgueil, une phrase prise d’un de mes écrits les plus érotiques et où la Sainte Vierge était mise sous les pieds de l’Aphrodite.

Je revois, par la pensée, l’endroit où j’éjectai ce paquet de vipères. C’était au milieu de l’allée de vieux ormes qui longe la rive gauche du Grand-Canal.

C…, que la violence de mon discours et l’attrait sensuel de ma dialectique avaient ébranlé, reprit : — Oui, à coup sûr, vive Aphrodite ! Cependant il me faudrait quelques lectures qui m’affermissent contre ces retours du christianisme dont je me sens réellement troublé, je vous l’affirme encore.

Alors, je repartis de plus belle. Je lui conseillai de se procurer tout Renan et de s’assimiler, en prenant des notes, cette confiture opiacée. Je lui recommandai d’apprendre par cœur la Prière sur l’Acropole. Je lui prescrivis Pétrone, Catulle, Horace. Je lui vantai les aphorismes de Nietzsche et l’Essai d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau.

Ces objurgations étaient d’autant plus bizarres que, pour moi, je ne croyais plus à l’efficacité de ces drogues. Mais, comme je viens de le dire, j’étais obligé par une force, qui m’était à la fois intime et étrangère, de détourner ainsi mon ami de la voie Unique.

C… me quitta, rendurci dans sa mécréance et non sans avoir fait chorus à quelques plaisanteries sacrilèges par quoi je conclus ma diatribe.

A peine seul, je ressentis presque de l’effroi. Car, à récapituler notre conversation, je découvris, de la façon la plus claire, que quelqu’un semblait s’être substitué à moi pour écarter de Dieu mon ami, puisque je venais de parler contre ma pensée actuelle.

— Enfin, m’écriai-je, qu’est-ce que cela veut dire ? Tout aurait dû me porter à encourager C… dans son penchant vers l’Idéal chrétien, étant donné que moi-même, il n’y a pas trois heures, j’ai été bouleversé, jusqu’aux larmes par un désir analogue… C’était moi et ce n’était pas moi qui parlais. Suis-je donc le Sosie de quelque Hermès invisible ? Car quoi, je ne divague pas : j’analyse avec netteté mes idées, mes sensations aussi… C’est à croire que le Diable existe et qu’il a le pouvoir de nous transformer la cervelle en un phonographe où il inscrit ses arguments… En tout cas, j’ai, à présent la certitude d’avoir discouru à rebours de ce que m’indiquait ma conscience… Je m’en vais donc courir chez C…, le prier de ne tenir aucun compte de mes paroles et de marcher dans le sens où il se juge attiré.

Déjà je me dirigeais vers le logis de C… quand une mauvaise honte m’arrêta net : — Il va se demander ce que signifie ce revirement brusque. Et si j’insiste, il me prendra pour un fol inconsistant.

Puis une bouffée de scepticisme me fit faire un geste d’insouciance :

— Bah ! repris-je, tout cela n’a pas d’importance : c’est une des scènes de la farce qu’un Démiourge facétieux et lugubre se joue aux dépens des hommes. J’ai bien assez d’ennuis avec mes propres états d’âme sans assumer encore, par-dessus le marché, ceux de mon ami C… Qu’il se tire d’affaires comme il l’entendra…

Et je tournai les talons.

Je venais d’être si docile aux instigations du Diable que, rentré chez moi, il poursuivit son avantage. Sans désemparer, j’écrivis les premières lignes d’un article contre l’Eglise destiné à je ne sais plus quel papier qui vendait de l’anticléricalisme. Puis j’allai me coucher.

Or voici que, dans la nuit, ô Grâce du Bon Dieu, vous me revîntes. Je m’éveillai en sursaut à la suite d’un rêve où je vis se peindre, en images radieuses, la vision de Dante lue la veille. Tout s’y trouvait : la vaste mer aux lames souriantes, la montagne escarpée du Purgatoire dont le sommet se perdait dans une brume irisée où passaient des lueurs d’or, l’Ange éployant ses grandes ailes blanches, la barque pleine d’esprits qui chantaient le psaume de la délivrance. Et les deux Poètes fixaient sur moi des regards chargés d’une tristesse infinie, tandis que résonnaient les accords onduleux d’une musique semblable au chant de la brise dans les futaies de pins.

Le cœur battant à coups pressés, je méditai, quelques minutes, sur la beauté de ce songe. Un lourd sanglot, qui ne pouvait pas éclater, m’oppressait. Et soudain, comme si un ordre impérieux venait de m’être signifié, je me précipitai à bas de mon lit. Je courus, pieds nus, à mon cabinet de travail ; je pris l’article immonde et je le déchirai en vingt morceaux que je jetai au panier.

Recouché, je me dis : — Demain, je retournerai dans la forêt. Là, parmi cette fraîche mélodie des ramures qui me fut toujours lénifiante, parmi les genêts en fleurs, j’examinerai mon âme à fond.

Si je découvre qu’elle veut croire, eh bien, je me jure de ne pas lui barrer la route. Aussitôt, je me sentis très calme ; une grande joie me pénétra le cœur ; et je m’endormis d’un sommeil paisible…

Agneau de Dieu, vous aviez eu pitié de moi ; vous veilliez à mon chevet…

IV

Avant de continuer ce récit, il importe de mentionner que, pour la rédaction des chapitres qui précèdent comme pour ce qui va suivre, je me suis servi des carnets de notes où je consigne, depuis des années, les principaux événements de mon existence et les réflexions qu’ils me suggèrent. Aidé, en outre, par l’excellente mémoire dont le Bon Dieu a bien voulu me favoriser, j’ai pu retracer, sans omissions graves ni erreurs, les crises de conscience par lesquelles je passais. Et c’est ainsi qu’il m’a été facile d’indiquer, d’une façon exacte, les endroits où se jouèrent les actes du drame dont j’étais le sujet.

Puis, à la lumière de la Grâce, certains faits, qui me semblaient obscurs au moment où ils se produisirent, se sont éclairés. C’est pourquoi je prie humblement le lecteur de bonne foi de se tenir pour assuré que c’est un homme non seulement sincère, mais renseigné sur lui-même qui parle ici.

Donc, le matin qui suivit ce songe où Maître Alighieri m’avait assisté, comme il le fut lui-même par Virgile, je me levai, dès qu’il fit jour, et je gagnai ma futaie de prédilection : celle des Fosses Rouges.

Il faisait un temps admirable. Le ciel, très haut, très bleu, où le soleil rayonnait comme le corps glorieux d’un Archange, versait une pluie d’or diamantée sur les jeunes frondaisons. Toutes les pousses du printemps à son apogée finissaient de s’épanouir. La forêt s’était parée des couleurs de l’espérance et de l’allégresse. O fête des clartés nouvelles, des sèves exubérantes et des feuillages tendres, que tu me semblas merveilleuse !

Sous les arbres, il régnait une lumière adoucie qui se teintait de toutes les nuances du vert et qui, aux lointains, devenait presque mauve. Les ramures, frémissantes sous les caresses d’un vent tiède, projetaient sur le sable du chemin et sur l’herbe fine qu’étoilaient des pervenches et des fleurs de fraisiers, des ombres roses. Les fougères balançaient leurs palmes délicates. Des merles sifflaient, insoucieux, et des ramiers roucoulaient amoureusement ; l’on eût dit, parmi les grès sonores, des chants de cascatelles et des carillons de clochettes en cristal.

Je suivais, à pas lents, le sentier si bien tracé par Charles Colinet. Il traverse la futaie dans sa plus grande largeur, non pas selon l’agaçante ligne droite, mais en décrivant nombre de courbes capricieuses, en épousant toutes les pentes. Si bien que nul aspect de ce site accidenté n’échappe aux regards admiratifs du promeneur.

J’étais dans le ravissement de cette beauté. Je saluais les vieux chênes barbus de mousse argentée et graves comme des patriarches. Les hêtres et les charmes, en cépées à sept ou huit tiges, me semblaient des tuyaux d’orgue où la sylve exhalait le cantique de sa joie. Lorsque les souffles abaissaient puis relevaient en cadence les feuillages éoliens, je croyais sentir passer sur ma face l’ombre vermeille de grandes ailes angéliques. J’aspirais, à pleins poumons, l’arome salubre des sèves. — Que c’est beau ! Que c’est beau ! me répétais-je, les mains jointes. Et cette effusion, n’est-ce pas, c’était déjà presque une prière.

Certes, on eût dit que parmi toute cette splendeur et toute cette douceur, le Saint Esprit s’épandait en effluves radieux et bénissait la forêt sacrée.

On comprend que, tout ému encore de mon rêve de la nuit précédente, je goûtai, jusqu’au plus profond de mon être, les sensations heureuses que me prodiguait ce printemps délectable. Mon âme s’ouvrait, humble et docile, aux bonnes pensées ; jamais je n’avais été mieux préparé à recevoir les appels de la Grâce.

Ce fut d’abord presque avec timidité que je regardai en moi-même. J’appréhendais un peu d’y retrouver quelques restes des ténèbres méphitiques où je m’étais égaré la veille. Il y eut bien une vague velléité de ricanement diabolique à l’encontre de la joie qui m’emplissait le cœur. Mais l’emprise de la Grâce était trop forte à ce moment ; la tentation se dissipa comme une vaine fumée ; le Diable humilié fit silence.

Rassuré de ce côté, je me dis : « Voyons, il s’agit, cette fois, d’établir le bilan de mes doutes et de mes convictions. Repassons les articles du credo scientifique ; épluchons d’abord paganisme, bouddhisme et panthéisme. Analysons-nous en toute franchise, sans faux-fuyants et sans détours.

Je récapitulai donc panthéisme, bouddhisme, paganisme. Et je m’aperçus tout de suite que ces erreurs n’avaient pris de force que par l’ivresse de mes sens ou par mon dégoût des Agités pervers qui mènent au gouffre la société contemporaine. Le voile que ces illusions avaient déployé devant les yeux de mon esprit se déchira d’un seul coup et la brise printanière en emporta les lambeaux. — Hélas, il se retissa par la suite ; cela m’arriva chaque fois que je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix divine qui me sollicitait. Pourtant, jamais plus l’étoffe n’en redevint aussi résistante que naguère.

Quant à la science, je n’eus pas beaucoup à m’interroger. Après avoir recensé avec soin les théories matérialistes, je m’aperçus, plein d’un étonnement joyeux, que l’édifice ne tenait plus debout. Je n’eus qu’à donner un coup de pioche et tout s’effondra. L’écroulement fut total — et définitif. Je peux affirmer que, depuis, en aucune occasion, cette lourde bâtisse ne s’est réédifiée en moi.

— Maintenant, que me reste-t-il ? m’écriai-je.

Aussitôt, il me fut répondu, tout bas, au dedans de moi : — Dieu !

Je tressaillis et j’eus un mouvement de recul. Mais la voix intérieure et si douce reprit : — Dieu !

Et il me sembla que les feuillages chanteurs répétaient autour de moi : — Dieu ! le Seigneur Dieu !

J’hésitai, je cherchai par où me dérober tant ce nom me faisait peur. Puis prenant mon parti : — Soit, dis-je, je veux bien aller à Lui. Mais comment m’y prendre ?…

Il arrive parfois, lorsqu’on erre dans les parties rocheuses de la forêt, sans suivre de chemin tracé, qu’on aboutit au fond d’un défilé où les blocs de grès paraissent se rejoindre pour vous empêcher d’avancer. On n’aperçoit d’abord nulle issue. On pourrait revenir sur ses pas, mais on n’y consent point parce qu’on se doute que, de l’autre côté de ces pierres, il y a des choses merveilleuses à voir. On s’approche et, dès qu’on est tout près, on découvre un passage étroit, obscur, encombré de ronces, mais tout de même praticable. — On s’y glisse, en butant et en chancelant ; on se rattrape aux ronces qui vous ensanglantent les mains, on s’appuie aux parois du roc, on tombe, on se relève, — et enfin l’on débouche sur une esplanade, baignée de clartés, du haut de laquelle on admire à l’infini un paysage grandiose.

Cette image rend on ne peut mieux non seulement cet épisode de ma conversion mais aussi ce qui devait m’arriver jusqu’au jour où l’Eglise accueillit dans son giron le pauvre pécheur repentant.

Tout en tergiversant, comme je viens de le dire, j’arrivai dans le bas des Fosses Rouges, au carrefour du Pivert. Là, le sentier bifurque : à gauche, il grimpe vers Mont-Chauvet, à droite, il s’enfonce dans la futaie du Nid de l’Aigle.

Je pris à droite ; et après avoir marché quelques pas, je quittai le chemin pour entrer dans la brousse. Je trouvai, au pied d’un chêne, une pierre moussue où je m’assis et je me demandai ce que j’allais construire pour remplacer le temple des vaines idoles dont les derniers débris roulaient, pêle-mêle, hors de mon âme.

J’étais dans un état de parfait équilibre, plein d’une quiétude rarement ressentie. Et je me sentais si lucide que je pouvais suivre sans peine toutes mes associations d’idées. C’est là encore un des bienfaits de la Grâce. Certes, les minutes où elle nous soulève hors de nous-même et nous remplit de rayons, en un ravissement ineffable, sont splendides. Mais combien douces également les heures qu’elle choisit pour couler en nous comme un fleuve paisible et majestueux où nos pensées se reflètent, plus précises qu’elles ne le furent jamais. Alors le calme dont on jouit, la perspicacité nouvelle qu’on se découvre permettent de dégrossir les matériaux pour le tabernacle où le Seigneur descendra quand il le jugera suffisamment purifié.

A l’endroit où j’étais assis, les buissons m’entouraient de toutes parts de sorte que du sentier, l’on ne pouvait m’apercevoir. — On verra pourquoi je donne ce détail.

Le dos appuyé au tronc du chêne, les prunelles levées vers le ciel radieux qui semait des médailles de soleil sur le sable, je me dis : — Un fait existe, c’est que, depuis qu’il y a des hommes pour se poser le problème du : Pourquoi sommes-nous mis au monde, cent religions et autant de philosophies ont tenté de le résoudre.

Elles ont varié sans cesse, suivant les milieux, les circonstances, les modes, et surtout suivant les caprices de l’esprit humain. Des croyances sont nées, se sont développées, ont péri. La raison et la science se sont évertuées à donner une explication de l’univers. Jamais elles n’ont réussi à rien établir de stable puisque telle hypothèse, tenue hier pour la vérité, est remplacée aujourd’hui par une hypothèse nouvelle qui, demain, sera elle-même détrônée par une autre conjecture.

Cela une expérience séculaire le prouve.

Or il faut reconnaître que seule, parmi cette versatilité perpétuelle, l’Eglise catholique demeure immuable. Ses dogmes ont été posés dès sa fondation. On les trouve déjà, en substance, dans les Evangiles. Depuis, les Apôtres et les Pères n’ont fait que les développer, les affirmer, en déduire une liturgie et une discipline. Jamais nul d’entre eux n’a varié : tous sont restés constamment en communion parfaite d’idées et de sentiments. Tandis que les savants et les philosophes sont livrés aux disputes continuelles. Tandis que les hérésiarques ne cessent de se morceler en une foule de sectes où chacun interprète Dieu à sa façon.

Et voilà dix-neuf cents ans que cela dure. L’Eglise maintient sa foi intacte cependant qu’autour d’elle, doctrines et théories tourbillonnent comme des feuilles mortes emportées par un cyclone.

C’est justement cette constance de l’Eglise à maintenir les enseignements du Christ en un faisceau que, depuis des siècles, rien n’a pu rompre, qui courrouce si fort ses adversaires. Fils de l’inquiétude et du changement, une telle mystérieuse unité les étonne et les irrite à la fois. N’ai-je pas, moi-même, publié maintes pages où je reprochais à l’Eglise de ne pas évoluer, où je la traitais de corps inerte, d’organe vestigiaire entravant la marche de la civilisation ? Et encore chez moi, ce n’était que l’orgueil étourdi d’un fanfaron d’indiscipline qui se figure que sa façon de penser prime celle de saint Paul, de saint Jérôme et de saint Bernard, lesquels ne passent cependant point pour des imbéciles.

Mais prenons des esprits destructeurs comme les encyclopédistes, qu’ont-ils fait d’autre que d’uriner contre les murs de l’Eglise dans l’espoir d’en ébranler la base. A quoi se ramènent leurs attaques ? — A des rabâchages sur l’omnipotence de la sensation, à des plaisanteries d’un goût douteux touchant telle légende ou telle prophétie dont ils ne comprenaient probablement pas le sens. Ils ont jeté par terre une société. Ont-ils construit ? — Point : puisque leurs menées ont créé cette France en décomposition et, par contre-coup, cette Europe incohérente où les nations chrétiennes se désagrègent et penchent vers la subversion totale et vers la barbarie que leur prépare le socialisme.

D’autre part, si je considère, par exemple un Balzac, génie dont l’œuvre domine le XIXe siècle, que me fournit-il ?

L’affirmation, avec preuves à l’appui, que notre fléau l’individualisme, né de la Révolution, source des variations perpétuelles, a pour première cause ces fameux principes encyclopédiques dont les différents régimes qui se succèdent au pouvoir depuis plus de cent ans, se sont si follement infatués.

Qu’est-ce que Balzac en a conclu ? Ceci : que l’Eglise étant immuable pouvait seule allumer le phare dont la lumière serait assez puissante pour rallier toutes ces barques à la dérive dans la brume que sont nos institutions et nos sciences.

Voilà donc une grande intelligence, douée d’une perspicacité supérieure, cela, même les indifférents l’avouent. Elle n’a fait que répéter, avec une force impérieuse, ce que les défenseurs de l’Eglise proclament depuis les origines, à savoir qu’en dehors d’elle, il n’y a point de salut. — Et je suis bien obligé de reconnaître que les faits leur donnent raison.

Donc l’Eglise n’ayant jamais varié, son unité, sa constance doivent avoir une cause plus qu’humaine puisque l’humanité, livrée à elle-même, n’est que changement.

En outre les préceptes de sa morale sont salutaires et il est certain que si nous les appliquions, nous n’en vaudrions que mieux. Par suite ces préceptes doivent être propres à fournir une règle de vie aux pauvres âmes qui, comme la mienne, errent douloureusement de grèves désertes en récifs, faute d’avoir trouvé le havre tranquille où elles pourraient jeter l’ancre.

Oui, continuai-je, tout heureux d’avoir enfin aperçu un flambeau dans mes ténèbres, l’Eglise doit détenir la vérité consolatrice et salvatrice. Et si elle la détient, comme elle déclare procéder d’une révélation divine, c’est donc que Dieu existe !…

Ah comme, alors, je respirai à l’aise ! La forêt me parut transfigurée ; et on eût dit que les rayons du ciel imprégnaient toujours davantage ses frondaisons harmonieuses. Une force nouvelle coulait dans mes veines. J’aurais pu m’écrier, avec saint Augustin : « Je ne vous aimais pas encore, ô mon Dieu, vous qui êtes maintenant la lumière de mon cœur, vous qui soutenez et fortifiez mon esprit. Et pourtant j’entendais votre voix me crier de tous côtés : Courage ! Courage[4] !… »

[4] Confessions : livre I, chap. XIII.

Mon âme s’épanouissait toute ; et je compris qu’il fallait rendre grâces. Je tombai à genoux sur la pierre moussue et, pour la première fois depuis ma quinzième année, je priai :

— Mon Dieu, dis-je, puisque vous existez, venez à mon secours. Vous voyez : je suis l’homme de bonne volonté qui ne demande qu’à vous obéir. Assistez-moi, instruisez-moi, éclairez-moi…

Ce fut tout : mais c’était suffisant puisque jamais plus, à partir de ce matin, la conviction que Dieu existait ne sortit de mon âme.

Je devais encore m’égarer de bien des façons, résister en maintes occasions, aux appels de la Grâce, me souiller de péchés nombreux. Cependant ma foi dans la Providence divine persista. Si imparfaite qu’elle fût, elle me soutint dans mes traverses et mes peines jusqu’au jour où le Bon Dieu estima qu’il était temps de me ramener tout à fait à Lui et où sa Grâce me foudroya définitivement. Je me relevai, les yeux pleins de larmes, après cette prière et je me dis : — Puisque ma raison comme mon cœur acceptent cette idée de la prééminence de l’Eglise catholique, il faudrait maintenant me mettre à l’école auprès de ceux qui sont missionnés pour expliquer sa doctrine. Car j’ignore à peu près tout de ses principes les plus essentiels et le peu que j’en connais est déformé en moi par les écrits et les dires des sophistes dont je partageai l’aberration.

La logique exigeait que j’agisse de la sorte. Pourtant je me sentis en proie à une véritable panique à la seule pensée d’aller trouver un prêtre. Je ne sais quelle prévention me retenait. D’autre part, je craignais d’être mal reçu. — Ah ! que j’ignorais l’infinie Charité de l’Eglise !

Et puis, il y avait du respect humain dans mon cas : — J’aurai l’air d’un nigaud… Que diront mes amis ?… Entrer dans une église et m’y agenouiller au vu et au su de tout le monde, c’est bien ennuyeux.

Je dus me répondre aussitôt : — Un homme qui pratique ce qu’il croit être la vérité n’est jamais ridicule ; quant à tes amis, il en est parmi eux qui sont des catholiques fervents : ceux-là ne pourront que se réjouir de ta conversion. Les autres, tu n’as pas coutume de te conduire d’après leurs opinions puisque tu es renommé pour l’indépendance ombrageuse de ton caractère. Aller à la messe n’est pas plus difficile car beaucoup qui valent mieux que toi, et qui ne sont pas des sots, le font…

Je me disais tout cela et pourtant je ne parvenais pas à me décider. Je me débattais contre mes propres raisonnements. En même temps, je sentais grouiller au fond de moi, comme un nœud de vipères sous une touffe d’aubépine en fleurs, des railleries et des blasphèmes, que je n’acceptais pas et qui pourtant m’obsédaient. — Le Diable, un moment déconcerté, relevait la tête.

Néanmoins, je ne me laissai pas faire : — Pouah ! m’écriai-je, vais-je encore triturer toutes ces saletés ? Non pas : je veux désormais en garder mon âme indemne… Louable résolution : mais j’aurais dû la corroborer par une entrée immédiate dans l’Eglise. Or j’avais beau m’inciter à cette démarche décisive, je ne pouvais m’y résoudre. Je pris donc un moyen terme : — Il faut, dis-je, avant tout, que j’acquière quelques notions touchant le catholicisme, que j’étudie, au moins, ses dogmes fondamentaux.

Après, après… je verrai !

Tandis que je balançais de la sorte, j’entendis marcher dans le sentier. Je regardai à travers le taillis. Et je vis un vieux prêtre, qui venait du Nid de l’Aigle et qui se dirigeait de mon côté. Il lisait son bréviaire et levait parfois les yeux pour admirer la futaie chatoyante. Dissimulé, comme je l’étais, dans le fourré, il ne pouvait m’apercevoir.

Je le regardais anxieusement s’approcher. Il devait seulement être de passage à Fontainebleau car, les figures du clergé de la ville m’étaient familières et je ne le reconnus pas pour en faire partie. Par la suite, je ne l’ai, d’ailleurs, jamais revu.

Il récitait sans doute l’Angelus puisque, quand il fut arrivé à la hauteur du chêne où je m’appuyais, il prononça ces mots que je saisis très distinctement : — Et Verbum caro factum est : Et habitavit in nobis

A l’ouïr, un frisson me passa par tout le corps. Je me répétai tout bas : — Le Verbe s’est fait chair ; il habita parmi nous !

O mon Dieu, c’était une grâce de plus que vous me faisiez. Au moment même où je venais de remettre mon âme entre vos mains adorables, vous avez voulu qu’une parole de Votre Sagesse me fût ainsi révélée. Père, Fils, Saint-Esprit, soyez-en glorifié tant qu’il me restera un souffle d’existence pour me prosterner devant Vous…

J’étais si bouleversé ; ces phrases divines résonnaient si haut en moi que je demeurai immobile ; le vieux prêtre dépassa mon gîte sans se douter que j’étais là.

Je le regardai s’éloigner, dans une sorte de stupeur. Mais quand il fut à deux cents mètres environ, je ne sais quelle force me poussa. Il me sembla entendre crier au dedans de moi : — Va !…

Je sortis de mon réduit, avec un grand fracas de branches froissées, et je courus vers lui, en l’appelant : — Monsieur, monsieur, s’il vous plaît !…

Il se retourna, parut surpris et même un peu alarmé. En effet je devais avoir vaguement l’apparence d’un malandrin surgi du fourré pour lui demander la bourse ou la vie. Mais il demeura, sur place à m’attendre.

Quand je fus près de lui, je ne sus quoi dire. Ma langue restait collée à mon palais. Je me sentais tout effaré.

Il m’examina et voyant que je gardais le silence, il me demanda : — Que désirez-vous, Monsieur ?

Les larmes, alors, ruisselèrent sur mes joues et je ne pus que lui répondre ceci : — Monsieur, je vous en supplie, priez pour moi.

Mon émoi, l’angoisse qu’exprimait toute mon attitude le touchèrent. Il comprit, certes, qu’il avait devant lui un homme en détresse. Après m’avoir sondé d’un regard aigu, il reprit : — Oui, monsieur, je vous promets de prier pour vous ; et je vais le faire tout de suite.

Puis, levant la main droite, il me bénit.

Ensuite il attendit que je parlasse de nouveau. Mais moi, pauvre misérable, je demeurais muet, la tête basse, n’osant rien ajouter. Il eut sans doute l’intuition que mon heure n’était pas venue car, me saluant profondément, il répéta :

— Oui, mon bon monsieur, je vais prier pour vous.

Et il s’éloigna.

Quand il eut disparu au tournant du sentier, je restai quelques minutes indécis. J’aurais voulu le rejoindre et, d’autre part, quelque chose comme une main rigoureuse me retenait.

Je me sentais heureux au possible et à la fois triste jusqu’au fond de mon être. Pourtant la joie l’emportait. Si bien que je m’en allai, au hasard dans la forêt, me répétant sans cesse ces mots dont la beauté surnaturelle me transportait : — Et le Verbe s’est fait chair. Et il habita parmi nous… Et de grandes vagues de lumière déferlaient majestueusement dans mon âme qui en restait toute lumineuse.

Sainte-Trinité, que vos voies sont sublimes. Vous avez voulu, en ce jour, imprimer, dans l’esprit du pauvre ignorant, le mystère adorable de Votre Incarnation. Sera-ce assez de toute une vie de prières pour reconnaître cette munificence de votre Grâce ? Sainte-Vierge, Mère de miséricorde, Refuge des pécheurs, intercédez auprès de Votre Fils, pour qu’Il m’octroie la faveur de ne jamais oublier le miracle que sa charité produisit alors en moi…

V

Arrivé à cette étape de mon voyage vers la Vérité, il semblera peut-être, à certains, que j’allais progresser rapidement et, surtout, ne pas retourner en arrière. Combien qui, une fois revenus à Dieu, l’auraient servi sans hésitations désormais ! Mais moi, tout ondoyant encore, bien que j’eusse acquis le sentiment très ferme que mon âme faisait peau neuve, je ne pouvais pas me décider à risquer le pas décisif : c’est-à-dire à rentrer dans l’Eglise.

Si réelle que soit leur foi, les chrétiens savent comme il nous est difficile de nous garder dignes de la Grâce et de maintenir intacte notre cuirasse de prières de façon que la rouille des péchés n’y morde pas et que le Mauvais n’en fausse point l’armature.

A plus forte raison, l’homme en marche pour se convertir ne cesse de trébucher contre tous les obstacles. Ne confiant à personne mes incertitudes et mes désirs du Bien éternel, j’étais très faible contre moi-même. Et je ne laissais pas de jeter des regards affriandés vers les demeures de perdition d’où le Bon Dieu m’avait expulsé. C’était une guerre continuelle où j’aurais été vaincu plus souvent encore si je n’avais été protégé, à mon insu, par la Sainte Vierge.

Certes, la voie où je m’engageais, sous la conduite de la Grâce, était radieuse et traversait des contrées où règne la tiédeur d’un perpétuel renouveau : Et pourtant, il y avait beaucoup de jours où elle me paraissait obscure et froide. Je me disais : — Si je retournais à mon palais de l’orgueil et des sens en liesse ? Mon âme grelotte. Pour la réchauffer, j’y allumerais un grand feu. J’y tendrais des tapisseries où serait tissé le triomphe d’Aphrodite. Et je festoierais sans plus me soucier de ce Dieu qui me sollicite.

La tentation devenait parfois si forte que j’y cédais. Je me gorgeais de fruits défendus, je me soûlais des vins capiteux du dilettantisme. Mais le dégoût me prenait bientôt. Je brisais mon verre sur le plancher, je lançais les plats par la fenêtre. Et tout frémissant d’un remords que je n’avais jamais connu auparavant, je reprenais l’escalade de la colline au sommet de laquelle la Croix scintille comme une étoile.

La miséricorde du Bon Dieu est si grande qu’il me pardonnait mes défections et qu’il m’octroyait de nouvelles forces pour mieux résister aux soubresauts de l’âme lépreuse qui agonisait en moi.

Qu’on songe que je n’avais pour me soutenir ni le Sacrement de Pénitence, ni la Sainte-Eucharistie. J’étais seul — ah ! oui bien seul — depuis ma première enfance qui n’avait reçu que les enseignements de l’incrédulité.

Ensuite, de onze à dix-huit ans, je n’avais point connu de foyer où apprendre l’observation des devoirs moraux les plus élémentaires. En effet, les miens, divisés, en guerre les uns contre les autres, s’occupaient peu de l’enfant sensuel et rêveur que j’étais. S’ils le faisaient, par boutades, c’était pour tenter de m’inculquer leurs rancunes réciproques ou pour expérimenter sur moi des méthodes d’éducation contradictoires. Ainsi, un jour, on s’étonnait naïvement que je fusse indocile, raisonneur et plus enclin à m’en aller rêver sous les arbres qu’à m’intéresser aux querelles de la famille. Alors on me punissait à tour de bras. Le lendemain, l’on déclarait qu’il est bon de laisser les enfants se développer eux-mêmes et que la nature leur apprendra le bien et le mal. Et c’était un prétexte pour ne pas plus se soucier de moi que si je n’eusse pas existé. J’en profitais pour vagabonder dans la campagne et pour esquisser de vagues vers. Car, déjà, l’esprit de poésie me possédait fort.

Cela, c’étaient mes vacances. De retour au collège, il me fallait mâchonner la nourriture coriace que des pédants moroses, ennuyés de leur métier, me distribuaient, parmi une grêle de pensums et de retenues. Entre-temps, j’étais livré à la bise du protestantisme qui me gerçait la surface de l’âme sans, heureusement, pénétrer jusqu’au cœur.

Puis ce fut le régiment où je piaffai comme un poulain échappé. Puis la vie littéraire à Paris. Nous étions une troupe de poètes épris d’art jusqu’à la frénésie — épris aussi de sensations outrancières. Entre tous ces compagnons de la vie intense, j’étais le plus ardent. Si l’un proposait : « Allons faire la fête, » je m’écriais aussitôt : — N’y allons pas ; courons-y !

Trois choses me préservèrent relativement : mon goût du travail ; mon penchant vers la solitude en pleine nature qui amenèrent ma fuite de Paris pour vivre à la campagne. Enfin, l’amour d’une femme admirable d’un dévouement et d’une constance qui ne se démentirent jamais, malgré les chagrins dont je l’avais abreuvée… Elle mourut, hélas, trop tôt, dans des conditions tragiques. Et je la remplaçai, follement, par la dame aux yeux noirs qui me fit tant de mal…

En retraçant, à grands traits, ces épisodes de mon enfance et de ma jeunesse, comme en récapitulant, plus haut, mes avatars politiques et mes voltiges à travers cent doctrines, j’ai voulu montrer à quel point j’étais peu armé pour résister au mal. Sans la Grâce du Bon Dieu, je n’aurais à coup sûr point réussi à jeter définitivement au fossé le lourd fardeau de péchés que je portais.

Or, malgré mes reculs et mes rechutes, je ne laissais pas de progresser. D’abord mes heures d’égarement, loin de Dieu, se faisaient de moins en moins fréquentes. Ensuite il m’arrivait de tenir tête aux tentations. — Oh ! mon moyen de défense n’était pas très compliqué ; je levais les yeux au ciel et je disais : — Mon Dieu ! Mon Dieu ! — Et le Bon Maître me venait en aide.

Chaque fois que j’avais ainsi repoussé les conseils du Mauvais, je me sentais inondé d’une joie intérieure et paisible que je n’avais jamais connue auparavant.

Il est certain que la Grâce ne cessait pas d’opérer mystérieusement en moi sans que j’en eusse l’entière conscience. C’était, je crois, ce travail latent que Notre-Seigneur a désigné dans la parabole de la Semence : « Il en est du Royaume des cieux comme quand un homme jette de la semence en terre. Qu’il dorme ou qu’il veille, jour et nuit, la semence germe et elle croît à son insu[5]. »

[5] Ev. sec. Marcum, IV, 26-27.

Dans le même temps, la phrase de l’Angelus : Et Verbum caro factum est ; et habitavit in nobis me revenait sans cesse à l’esprit. — Dans mes carnets de cette période, je la trouve notée, toutes les quatre ou cinq pages, sous cette formule elliptique : Aujourd’hui, pensé à Verbum et médité.

Elle surgissait, plus particulièrement en moi, dans la solitude de la forêt — alors que j’étais occupé de tout autre chose. Je l’entendais d’abord au plus intime de mon être, puis je la répétais avec un grand frémissement. Je m’arrêtais et, tout en caressant d’une main distraite, le feuillage tendre de quelque bouleau, je tombais dans une rêverie profonde.

— Ce doit être, me disais-je, la clef qui ouvre la porte du sanctuaire où je voudrais entrer. Pourquoi me hante-t-elle, avec tant de persistance, cette phrase ? On dirait que le Bon Dieu tient à ce que j’en approfondisse le sens.

Je m’étonnais ; j’admirais ; et je concluais que cette affirmation : le Verbe s’est fait chair ; et il habita parmi nous résumait certainement le miracle des miracles de la charité divine puisqu’il y était formulé que pour nous guérir du péché et nous ouvrir le Ciel, Dieu avait daigné emprunter notre humanité.

Ces réflexions me causaient un attendrissement tel que j’en demeurais ému des journées entières…

Ce fut à la même époque que je commençai à prier le Bon Dieu dans toutes les circonstances où j’étais affligé par des peines morales aussi bien que par des ennuis matériels. Je m’agenouillais et je prononçais la brève prière suivante : — Mon Dieu, puisque vous existez, venez à mon aide, j’ai confiance en vous.

Je puis le certifier : jamais il n’arriva que je ne fusse pas exaucé. — Ce n’était pas toujours de la façon dont je m’y attendais : mais c’était toujours pour mon plus grand bien.

J’aurais dû m’éperdre en hymnes de reconnaissance. Mais voyez la mauvaise nature du demi-converti : après un remerciement hâtif, je ne songeais plus qu’à jouir du bienfait qui venait de m’être octroyé. Ma conscience m’en faisait des reproches et tentait de me ramener à l’idée de Dieu. Mais je répondais : — Plus tard ! Plus tard ! Nous avons bien le temps !…

Seigneur, il a fallu que, las de mon ingratitude, vous me brisiez par les plus dures souffrances, pour que je comprisse l’énormité de ma dette envers Vous.

Je continuais également à regimber contre mon désir réel d’étudier et de pratiquer cette religion catholique que j’avais reconnue comme la seule vraie. J’avais beau regarder, avec l’envie violente d’y entrer, du côté de l’Eglise, je ne parvenais pas à me décider.

Les mêmes futiles objections, que j’ai rapportées au chapitre précédent, se hérissaient sans trêve devant moi. Elles se corroboraient de sophismes cent fois rabâchés et qu’il serait fastidieux de transcrire. Je n’en rapporterai qu’un seul parce qu’il m’a poursuivi presque jusqu’à la dernière minute qui précéda le triomphe de la Grâce. Le voici : — Me faire catholique pratiquant ce serait aliéner mon indépendance, car je me connais, une fois que j’aurai pris mon parti, j’irai jusqu’au bout, n’étant point l’homme des moyens termes. Je me tiendrai pour engagé d’honneur à obéir en tout aux prescriptions de l’Eglise. Et, si je manque à quelqu’une, j’en souffrirai. Je me trouverai dans un état peut-être pire que celui — pourtant peu délectable — où je me débats… Donc je reste libre !

Piètre liberté ! Je devais apprendre que l’unique indépendance consiste à porter joyeusement le joug adorable du Bon Dieu. Car, en dehors de Lui et de son Eglise, on n’est que le prisonnier, cruellement entravé, de l’erreur et des passions.

A force de tergiverser de la sorte, je finis par choir dans une mélancolie profonde. Rien d’étonnant à cette humeur noire. Mon âme était malade et je ne faisais pas ce qu’il eût fallu pour qu’elle guérît. J’accolais, en moi, un enfant sain à un vieillard fiévreux : le chrétien naissant au païen moribond. Et naturellement celui-ci communiquait son mal à celui-là. Bref, rien ne me sourit plus de mes distractions anciennes. Une tristesse permanente me tenait le cœur comprimé. Alors l’idée de suicide — qui devait me torturer si effroyablement lors de la crise décisive d’où sortit ma conversion — entra en moi. Et des poèmes funèbres en résultèrent qui traduisaient la désolation de mon âme. Je dois en citer quelques fragments[6].

[6] On comprend bien que ce n’est point par vanité littéraire que je le fais. Etant poète, il était logique que mes chagrins s’exprimassent en vers. Ceux-là sont caractéristiques ; c’est pourquoi je les cite.

Navré que la forêt, elle-même, ne réussît plus à me faire oublier mes tourments, je disais :

Jadis de verts rameaux me caressaient la tête,
J’offrais mes mains aux frôlements des clématites,
Et mes yeux rayonnaient car j’étais le poète
Bienvenu des halliers que la Muse visite…
Hélas elle s’éteint cette flamme de vie,
Je frissonne pareil aux arbres vermoulus
Qui chuchotent à peine une plainte assourdie :
Le soleil de juillet ne me réchauffe plus ;
Comme fait le lichen à l’écorce friable,
Un mal subtil se glisse en mon cœur et le ronge…

Puis ma mélancolie s’avivant au souffle d’une de ces bises qui, aux jours d’équinoxe, tonnent parmi les futaies, je m’écriais :

O vent hagard, chevauche à travers les taillis,
Froisse et disperse au loin les fleurs de l’anémone,
Ravage la futaie et jonche de débris
Le sentier sinueux où ne passe personne.
Assaille et romps aussi, comme de faibles plantes,
Mon orgueil et mes espérances,
Qu’elle s’appelle Amour, Poésie ou Science,
Chasse l’Illusion aux ailes décevantes.
Morne, pareil au fût d’un chêne que le lierre
Etouffe entre ses tentacules,
Tandis qu’au ciel s’efface une clarté dernière,
Je sens mon cœur saigner comme le crépuscule…

Enfin la hantise de la mort envahissant de plus en plus mes pensées, je m’adressais à elle et je m’écriais :

… — O Mort, je te vénère,
Car ta bouche est la coupe où j’ai bu la beauté ;
Parce que tu guéris de toutes les misères,
Je veux te suivre au fond de ton éternité.
Prends-moi dans la forêt qui me sacra poète,
Que ce soit par un soir de brise éolienne
Où les bouleaux plaintifs chanteront sur ma tête :
O Belle, je mettrai mes deux mains dans les tiennes ;
Tu quitteras pour moi la couronne et les voiles,
Tu me prodigueras tes plus profonds baisers
Et, me réfugiant entre tes bras glacés,
Je m’en irai, joyeux, dans la nuit sans étoiles.

Ce poème de la mort résumait d’ailleurs toutes mes désillusions et même mes incertitudes, car outre une imprécation contre le paganisme et une autre contre la science, il contenait deux strophes où les vertus de la Sainte-Eucharistie sont mises en doute. Inutile de dire que je les réprouve et que je les effacerai de mon livre.

On voit que j’étais arrivé au plus noir de la désespérance. Sur ces entrefaites, en mars 1906, des nécessités de vie courante m’obligèrent de me fixer pour quelque temps à Paris.

A partir de cette époque les événements se précipitent jusqu’au jour béni où la Sainte-Vierge prit mon âme entre ses mains miséricordieuses et l’offrit, toute frémissante de douleur, au Bon Dieu.

DEUXIÈME PARTIE

Agnus Dei qui tollis peccata mundi, parce nobis, Domine

Ora pro nobis Sancta Dei Genitrix ut digni efficiamur promissionibus Christi

Sacrificium Deo spiritus contribulatus : cor contritum et humiliatum Deus non despicies.

PSAUME 50.

VI

Combien le séjour à Paris me fut pénible. Depuis douze années que je vivais à la campagne ou dans les bois, j’avais perdu l’habitude de la grand’ville ordurière et bruyante. Tout m’en était odieux : le tintamarre des camions et des tombereaux, les cris de canard qu’on égorge des automobiles, les cloches des tramways. Je haïssais les trop hautes maisons à la façade fuligineuse. Je grognais contre les passants à l’allure hâtive, aux traits contractés par des désirs de lucre ou des pensées de sale godaille. J’étouffais dans l’atmosphère malpropre qui stagne parmi les rues comme sur les boulevards. Le soir j’étais au supplice à cause de ces lampes électriques dont la morne clarté brûle les yeux.

J’avais, dira-t-on, pour compensation, la facilité de fréquenter mes confrères. Or leurs propos, qui ne m’avaient jamais beaucoup intéressé, ne parvenaient plus du tout à me retenir. C’est en vain que je me battais les flancs pour me suggérer que la littérature restait ma préoccupation principale. Au fond, je sentais bien que ce n’était pas vrai et que j’aurais donné toutes les « causeries d’art » du monde pour ouïr encore le vent chuchoter dans les pins et les bouleaux.

En somme, je ne réussissais plus à me distraire de la révolution qui s’opérait en moi sous l’influence de la Grâce. Et pourtant cette préoccupation constante me mettait parfois en colère. Las d’entendre ma conscience me répéter : « Il faut aller à l’Eglise ou tu périras, » je m’écriais à part moi : — Mais c’est un véritable supplice. Est-ce que cette voix ne va pas se taire à la fin… Et j’essayais de lui imposer silence.

Lorsque j’inventais quelque ruse pour l’étouffer, ne fût-ce qu’une demi-journée, je ne m’en trouvais que plus malheureux. Afin de réagir, je m’acoquinais dans les endroits où se réunissent maints poètes. Là, je montrais une gaîté fébrile. Je multipliais les propos sceptiques ou graveleux ; je déclamais éperdument des vers. On applaudissait, on louait ma verve, on riait de mes plaisanteries.

Moi, cependant, je m’en allais bientôt, en haussant les épaules. Dès que je me retrouvais seul, la chape de plomb de la mélancolie retombait sur moi plus lourde que jamais. L’envie de me suicider me taraudait l’âme. Et je ne pouvais que me dire : — C’est de ma faute. Pourquoi est-ce que je continue à mener cette existence absurde au lieu d’obéir à la voix — certainement divine — qui me sollicite d’une façon si impérieuse ?

Alors, j’allais me réfugier dans un de ces jardins publics qui réconfortent, un peu, par leurs parterres et leurs massifs, les pauvres sylvains exilés à Paris. Là, du moins, je voyais des arbres et le tumulte de la ville s’atténuait. Je me rappelle, entre autres, un banc du Jardin des Plantes où je me suis assis bien souvent. C’est près de la maison des pachydermes, sous un splendide catalpa. Que de fois je m’y suis attardé ! Comme j’y ai rêvé, médité, scruté ma tristesse…

Je récapitulais tout ce qui s’était passé en moi depuis que le Bon Dieu me faisait signe de venir à Lui. Au plus propre de mon être, je retrouvais vivaces les impressions ressenties naguère dans la forêt. Je constatais que mes erreurs passées finissaient de s’en aller en poussière ; et je m’en sentais tout joyeux. A ces moments, une grande paix entrait en moi ; je pensais à Dieu d’une façon très douce et je me mettais à prier : — Seigneur, disais-je, vous voyez que je ne vous abandonne pas. J’entends toujours chanter dans mon âme votre parole adorable. Je sais que vous êtes le Verbe et que vous avez habité parmi nous pour nous racheter du péché. Ayez pitié de moi. Il me semble que j’avance si lentement dans vos voies…

On comprend que si je m’exprimais de la sorte c’est parce que je ne pouvais pas distinguer à quel point l’aide qui m’était fournie d’En-Haut était puissante et combien, au contraire, la Grâce m’entraînait rapidement vers Dieu en me maintenant dans la foi et en écartant de moi les conseils sinistres de l’esprit de suicide. Il eût fallu un prêtre pour m’éclairer. Mais voilà, rien qu’à l’idée de gagner le plus prochain confessionnal, je me sentais pris d’une véritable panique et je remettais à plus tard cette démarche que je devinais pourtant être indispensable.

Néanmoins je sortais consolé de ces heures d’appel à la Providence divine. Je me trouvais mieux assuré pour combattre les ennuis qui m’assiégeaient.

J’en subissais de plusieurs sortes et de très durs.

D’abord la dame aux yeux noirs, que j’avais emmenée à Paris, redoublait de mensonges et d’incohérences.

Elle me narrait les bourdes les plus formidables pour aller jouer et boire en compagnie de donzelles mal peignées. Elle dilapidait nos maigres ressources. Lorsque je rentrais dans la noire chambre d’hôtel où nous campions, elle me faisait des scènes de jalousie très âcre et — je puis le dire — injustifiées ; sur quoi, je me mettais en fureur. Nous nous insultions à outrance. Puis, hélas, le dénouement coutumier se produisait : nous finissions par nous rapprocher. Nous nous prodiguions de furieuses caresses… Elle en demeurait affermie dans la certitude de l’empire qu’elle exerçait sur mes sens, moi, plus triste et plus écœuré que jamais — et néanmoins trop lâche pour rompre.

D’autre part, je hantais les milieux radicaux car depuis l’arrivée au pouvoir de Clemenceau, il était question, vu mes services passés, de me gratifier d’une sinécure quelconque.

Certes, c’était sans enthousiasme que je m’apprêtais à servir un régime qui, comme je l’ai raconté, me répugnait depuis pas mal de temps. Mais je me disais : — Après tout, ils sont légion ceux qui servent le Bloc tout en le méprisant et parce qu’il faut vivre. Un de plus ou un de moins, cela n’a guère d’importance… Raisonnement dont j’ai honte aujourd’hui et qu’heureusement je n’ai pas appliqué jusqu’au bout.

Où l’hypocrisie de la radicaille me devint tout à fait intolérable, ce fut un soir où j’assistai à un conciliabule présidé par un politicien qui, dans ses articles et ses discours, faisait parade de son libéralisme et de sa tolérance. Or il s’agissait de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Voici comment il s’exprima répondant à certains qui se plaignaient qu’on mît trop de formes et trop de lenteur à spolier le clergé séculier et à empêcher le culte : — Laissez-nous faire, dit-il, en esquissant un sourire chafouin, nous étranglerons les prêtres en douceur sans cesser de parler de liberté et, bien mieux, en leur donnant l’apparence des premiers torts devant le pays.

Peut-être trouva-t-il qu’il avait parlé un peu trop franchement car il ajouta :

— Cela, entre nous, n’est-ce pas ?

Tous les assistants, charmés de cette bonne nouvelle protestèrent de leur discrétion — sauf moi, qui gardai le silence. Nous avons vu, depuis, comment le plan exposé ce jour-là, fut, en effet, mis en œuvre.

Je sortis de cette sentine dégoûté. Je crachai sur le seuil et je me jurai de ne plus rien avoir de commun avec ces tartufes de démocratie. Car, je dois l’avouer, au détriment de ma perspicacité, j’avais pris presque au sérieux jusqu’alors, et malgré tant d’indices révélateurs, la feinte bonne foi du Gouvernement dans l’affaire de la Séparation.

Je m’écartai donc, une fois pour toutes, de cette politique de Mandrins cauteleux et je retournai à mes préoccupations.

Que d’heures lugubres je passai alors à errer dans Paris en ressassant mes chagrins et mes incertitudes. Tout m’ennuyait : les tableaux du Louvre où je me réfugiais de temps à autre, la lecture des papiers publics, les colloques avec mes confrères et même la poésie. Il m’arrivait bien d’esquisser quelques strophes ; mais je ne les terminais pas ; je déchirais le papier où je les avais jetées et j’en restais là, en me disant : — A quoi bon !

Je ne pouvais plus penser qu’à Dieu. Je me tournais vers Lui ; je lui demandais de réveiller mon âme engourdie et de m’assister dans mes peines. Et notre bon Père qui est dans les cieux ne me faisait pas défaut. Non seulement Il me consolait mais encore Il ancrait de plus en plus en moi la certitude de sa toute-puissance. Je l’atteste : dès cette époque et jusqu’à l’heure où j’écris ces lignes, jamais un doute à cet égard ne m’effleura l’esprit.

Cependant, quoique favorisé de la sorte et en ayant presque conscience, je ne me décidais pas à faire la démarche qui eût amené ma conversion définitive. Le Mauvais, qui se voyait menacé de perdre une âme naguère vouée à ses maléfices, m’écartait des églises. J’éprouvais une vague frayeur à la seule pensée d’entrer dans quelqu’une. Et cette répugnance se traduisait par un scrupule bizarre.

M’agenouiller sous ces voûtes imprégnées de prières, me disais-je, moi qui me suis rendu coupable de tant de blasphèmes, de vilenies et de malpropres luxures, ce serait commettre une sorte de sacrilège. Jamais je n’oserai.

Une après-midi, pourtant, après avoir erré, peut-être une heure, sur le parvis de Notre-Dame et dans le square qui verdoie derrière le chevet de la basilique, je pris mon parti ; je franchis le seuil et je suivis le bas-côté qui longe le petit bras de la Seine.

L’église était presque déserte. Deux ou trois femmes priaient devant la statue de la Sainte Vierge qu’on voit à droite de la grille du chœur, quand on fait face au grand autel. Je m’arrêtai pour les regarder et leur ferveur me toucha. Je pensai : — Que je voudrais faire comme elles !

Je fus, alors, sur le point de tomber à genoux. Quelqu’un parlait en moi qui me disait : — Va, humilie-toi ; ne crains rien : tu seras exaucé.

Mais, aussitôt, j’entendis ce ricanement aigre, qui m’avait poursuivi si souvent, et la voix de l’Autre proféra ces mots issus des caves les plus ténébreuses de mon âme : — Allons, ne fais pas l’idiot. Si cela t’amuse de croire en Dieu, tu peux te donner ce divertissement sans qu’il soit nécessaire, pour cela, de t’aplatir devant cette image.

— Oh ! c’est trop fort, tout de même, m’écriai-je, misérable que je suis, vais-je blasphémer dans cette église ? Mieux vaut en sortir tout de suite.

Je m’enfuis. Mais, comme j’avais déjà la main sur la poignée de la porte, une force irrésistible me retint. Je dus me retourner. Et m’inclinant vers l’autel, je dis : — Mon Dieu, ayez pitié de moi. Quoique je sois un très sale pécheur, venez à mon secours.

Dehors, je me sentis un peu rasseréné, car c’est un fait sur lequel je ne saurais trop insister : toutes les fois que j’implorais de la sorte le Seigneur, je me sentais soulagé ; et cela d’une façon immédiate. Avant de prier, j’avais le cœur broyé dans un étau. Dès que j’avais crié à l’aide vers le bon Maître, mon pauvre cœur martyrisé se dilatait ; et je sentais descendre en moi un rayon de la lumière divine qui m’avait éclairé durant mes courses à travers la forêt.

Vous le savez, ô Charité ineffable, j’étais — et j’espère encore être pareil à l’humble publicain dont vous avez dit, dans votre Evangile, que : « Se tenant à l’écart, il n’osait même pas lever les yeux vers le ciel. Mais il se frappait la poitrine et disait : — Mon Dieu, sois-moi propice à moi qui suis un pécheur[7] ! »

[7] Ev. sec. Lucam, XVIII, 13. Et publicanus, a longe stans nolebat nec oculos ad cœlum levare ; sed percutiebat pectus suum, dicens : Deus, propitius esto mihi peccatori.

O Providence adorable, que vous me fûtes propice, en effet, et comme vous n’avez cessé de me combler de vos grâces, malgré mon indignité !…

Le lendemain de ce jour, il me vint à l’esprit de me confier enfin à quelqu’un qui saurait m’entendre. Je pensai tout de suite à François Coppée avec qui j’étais en relations amicales depuis une quinzaine d’années et dont j’avais eu lieu d’éprouver la grande bonté. Je le connaissais pour un catholique convaincu : j’étais donc sûr de trouver des encouragements auprès de lui.

Je l’allai voir et j’en fus reçu à merveille. Mais retenu par je ne sais quelle fausse honte, je ne pus me résoudre à lui confier entièrement l’état de mon âme. Toutefois, je lui dis combien j’étais triste, dégoûté de ma vie sans but et assoiffé de conquérir la paix morale.

Coppée sut me réconforter. Il fut, très simplement, le grand frère indulgent et pitoyable que j’étais accoutumé de connaître en lui. Comme, tout ému, je lui serrais les mains en le remerciant, il me dit : — Pour nous autres catholiques c’est un devoir d’assister qui fait appel à nous. En ce qui vous concerne, je le remplis avec d’autant plus de plaisir que je sais qu’il n’y a point de perversité innée dans vos écarts et dans vos erreurs. Cependant, si vous pouviez croire, vous verriez qu’au-dessus de notre littérature, il y a quelque chose de bien autrement sublime : un Dieu qui nous soutient dans nos tribulations.

Ah ! j’aurais dû lui répondre : — Mais je crois… Ce Dieu dont vous me parlez, je le prie ; et je ne demande qu’à mieux le servir.

Je me tus : l’absurde bâillon que je maintenais sur ma bouche, dès qu’il s’agissait de choses religieuses, ne se desserra point.

Pourtant, à peine deux heures après avoir quitté Coppée, je lui écrivis une longue lettre — qu’il doit avoir conservée, — où je lui peignais mon trouble et où je lui laissais entrevoir que je n’étais pas aussi loin de la foi qu’il avait pu le supposer.

C’est la seule fois, durant toute cette période, où je me sois un peu ouvert à autrui. Il fallut la détresse d’âme qui résulta des dernières convulsions du vieil homme en moi pour que je me confiasse à un autre de mes amis catholiques de qui je parlerai bientôt.

Sur ces entrefaites, je tombai malade. Paris ne me valait décidément rien : j’y dépérissais à vue d’œil tant par la nostalgie de la forêt que par mes soucis matériels. Ceux-ci s’accroissaient du fait que je m’abstenais rigoureusement de donner aucun article aux journaux anti-catholiques où j’avais écrit jusqu’alors.

Le physique fléchit donc après le moral. Je souffris de violents élancements au cœur accompagnés de crises de suffocation, à la suite desquelles je vomissais le sang. — Je précise ces maux, parce que, comme on le verra, j’en fus délivré, d’un seul coup, par une faveur du Bon Dieu, le jour même où je fis le pas décisif pour entrer dans l’Eglise.

D’après l’avis d’un médecin, je quittai Paris et je m’installai dans une petite localité de la banlieue où il me fut possible de respirer un air plus pur. Ce n’était pas tout à fait la vraie campagne. Néanmoins j’y trouvai un peu de calme, du silence et quelques arbres.

Je passais mes journées couché sur la pelouse d’un petit jardin où fleurissaient des géraniums et des roses. Un doux peuplier murmurant agitait son feuillage au-dessus de ma tête. L’admirable été de 1906 m’imprégnait d’azur, de lumière et de tiédeur. Trop faible pour travailler, épuisé par les insomnies et par le sang perdu, je restais là, dans l’herbe, du matin au soir. J’étais si absorbé en moi-même que je ne donnais plus guère d’attention aux extravagances de ma déplorable maîtresse.

J’avais l’intuition que les douleurs corporelles qui m’accablaient m’étaient bonnes et qu’elles achevaient de me purifier de mes ordures passées.

Puis je prenais de plus en plus en grippe les mobiles qui m’avaient déterminé jusqu’au jour où la Grâce me toucha. Illusions politiques, orgueil littéraire, passions sensuelles m’apparaissaient comme des corbeaux dont les croassements se taisaient depuis que s’élevait quotidiennement en moi le cantique merveilleux de la prière.

— Ah ! me disais-je, songe à toutes les années que tu vécus en proie à ces prestiges inanes. Et qui sait ? Si le bon Dieu ne t’avait pas frappé justement, et moins encore que tu ne le mérites, tu aurais peut-être regagné les chemins de la perdition.

Raisonnant de la sorte, j’aurais chu dans la misanthropie si je ne m’étais représenté que des souffrances sans nombre compensent les aberrations et les péchés où s’égarent les hommes.

Ayant vérifié sur moi-même à quel point toute jouissance mauvaise, toute malice contre Dieu se paient par des tourments physiques et moraux, je m’écriais : — Mon Dieu, qu’est-ce que ce monde, sinon une jungle où des bêtes de cruauté et de ruse s’entredéchirent, où le mal régnerait seul si vous ne nous rameniez à vous par la douleur ?

Et je concluais — surtout aux heures où la maladie m’éprouvait davantage — par la récitation des strophes splendides de Baudelaire :

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés.
Je sais que vous gardez une place au poète
Dans les rangs bienheureux des saintes légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers…

Et j’ajoutais : — Soyez béni, mon Dieu, de m’avoir révélé ma faiblesse par les maux que vous daignez m’infliger. Soyez béni d’avoir brisé mon orgueil en me montrant le néant des illusions où je me complaisais. Soyez béni, d’avoir comblé, par la grâce de votre tendresse insigne, l’espace effrayant qui nous sépare, nous pauvres humains accroupis dans la fange de nos vices, du ciel radieux où vous régnez dans votre gloire.

Telles furent ma prière et mes méditations pendant les mois de juillet et d’août.

Elles ne suffirent pourtant pas à me garder d’un suprême retour de l’ancien esprit d’impiété.

Tant que j’avais été très malade, je n’avais eu à subir aucune attaque de ce genre. Il semblait que le Bon Dieu voulût épargner ma faiblesse. Mais à peine je commençais à me remettre et à reprendre la plume que je commis une faute grave.

Une revue m’avait demandé un article de littérature, me laissant le choix du sujet. Ayant été payé d’avance, je tenais à m’acquitter, le plus tôt possible, de l’engagement que j’avais pris. Je cherchais un thème à développer lorsqu’un fragment des Foules de Lourdes de Huysmans, publié par un autre périodique, me tomba sous les yeux.

A cette lecture, ce fut en moi comme une éruption de blasphèmes. Il me vint aussitôt à l’idée de le critiquer, avec virulence, non pas tant au point de vue de l’art que pour dauber sur le sentiment religieux qui s’en dégageait.

Ici, je dois retourner en arrière. Quand parut le livre de la conversion d’Huysmans : En route (en 1896), j’étais tout à fait en proie au délire socialiste et révolutionnaire. Néanmoins cet exposé si intense et si émouvant des vicissitudes d’une âme qui revient à Dieu m’avait profondément remué. Pendant plusieurs jours, je n’avais cessé d’y penser. Puis, réagissant, avec une sorte de fureur, contre l’impression salutaire que j’avais reçue, j’avais publié un éreintement farouche du volume. Et, depuis, quand parurent La Cathédrale et Sainte Lydwine, j’avais récidivé.

Mais ce qui était explicable — et même, en un certain sens, excusable, — à l’époque où le matérialisme militant suintait de mon âme, le devenait beaucoup moins maintenant que je m’étais promis de ne plus attaquer ni directement ni indirectement le catholicisme.

Quoi qu’il en soit, il fit soudain nuit dans mon âme. Je passai trois jours à écrire un article sarcastique où la conversion d’Huysmans était raillée à outrance et où, hélas, la Sainte Vierge était insultée.

L’article fini et envoyé, ce fut comme si un voile se déchirait en moi. Je vis clairement mon péché, je me fis horreur et j’éprouvai un violent remords.

A coup sûr, j’aurais dû empêcher la publication de cet article dont je me repentais déjà de tout mon cœur. Je n’en fis rien, me donnant pour prétexte — peu valable — que puisqu’il m’avait été réglé d’avance, je n’avais pas le droit de le retirer.

On verra comment, peu après, la mémoire de cette mauvaise action, où se condensaient mes suprêmes révoltes contre l’Eglise, me tortura.

Le Bon Dieu ne m’en punit point tout de suite. En effet la santé me revenait de jour en jour. Je souffrais encore du cœur ; mais c’était supportable et, d’autre part, je me retrouvais en possession de toute ma vigueur cérébrale.

Peut-être dus-je cette grâce au fait que navré d’avoir — presque involontairement, j’y insiste — bafoué l’hyperdulie d’Huysmans, je redoublai de prières. Je me rendais compte, de plus en plus, que Dieu ne laisserait pas la foi à l’état de « pierre d’attente » dans mon âme. Je lui disais : — Vous m’avez appris par votre adorable insistance à me solliciter, malgré mes rechutes et mes hésitations, que vous aviez un dessein sur moi. Faites du pauvre Retté selon votre vouloir : il vous aime et il vous craint. Il ne demande qu’à se soumettre.

Pénétré de ces bonnes pensées, je résolus de retourner dans la forêt. Ce fut une intuition toute puissante. Certes, j’étais heureux d’aller revoir mes frères les arbres, mais, surtout, je sentais, et cela de la façon la plus nette, que sous leurs ombrages, il se passerait quelque chose de décisif pour moi.

Je partis donc pour Arbonne. Enfin, enfin, j’étais presque arrivé au moment où, par l’intercession de la Sainte Vierge, la Grâce divine allait me jeter dans les bras de l’Eglise !…

VII

Le petit village d’Arbonne offre cet avantage sur Barbizon, Marlotte, et d’autres localités des environs de Fontainebleau, qu’il n’est pas trop envahi par les citadins en vacances.

Les communications étant assez difficiles, les tramways à vapeur et les chemins de fer s’en trouvant à pas mal de kilomètres, les casinos, musiques tziganes et tournées cabotines y faisant défaut, beaucoup l’ignorent ou ne se soucient pas d’y villégiaturer.

Mon goût de la solitude s’y pouvait donc satisfaire à peu près. En outre, la forêt enveloppe Arbonne presque de toutes parts. Son bornage et ses entours recèlent un grand nombre de sites d’une beauté grave et d’autant plus appréciable pour moi qu’étant peu connus et, souvent, d’un abord malaisé, ils ne sont pas envahis par la race ennuyeuse des touristes.

Sous leurs futaies grandioses, parmi leurs rocs farouches, on ne rencontre point de bicyclistes hurleurs, point d’Anglais croassants et si absorbés par la lecture du Baedecker qu’ils n’ont pas le temps de regarder les gorges et les plattières que ce volume leur signale. Point non plus de ces bourgeoises sautillantes qui, flanquées d’enfants braillards et déprédateurs, jabotent, entre elles, de modes et de cuisine et qui poussent des cris de poule en gésine d’un œuf pour une ronce accrochant leur robe ou pour une couleuvre traversant le chemin.

Sûr de n’être pas horripilé par quelque caravane de ce genre, dès le lendemain de mon arrivée, le 2 septembre, je me levai à l’aube et je gagnai la forêt dont les frondaisons déferlent, avec un murmure solennel, presque jusqu’au seuil de l’auberge où je logeais.

Ce fut le cœur plein d’une joie radieuse que je saluai les pins et les bouleaux qui bordent, en sveltes colonnades, pleines d’harmonies soupirantes, de rayons assoupis sur les mousses et d’ombres légères, le sentier que je suivais.

J’allais, tout heureux, aspirant le parfum des résines et des sèves, cueillant, çà et là, quelques brins de bruyère, ému par les caresses dont les feuillages inclinés me frôlaient le front. — O Nature sylvestre, où circule le souffle de Dieu, que tu m’apparus maternelle et consolatrice !

J’arrivai au pied du rocher de Cornebiche… Là, je m’arrêtai net car j’apercevais, au sommet, le petit oratoire que surmonte une statue de Notre-Dame de Grâce.

Vue ainsi d’en bas, on en distingue à peine les formes. Mais je la connaissais bien, m’étant maintes fois assis à sa base pour admirer le merveilleux paysage qu’on découvre du haut de la colline.

Il me vint aussitôt à l’esprit de monter vers l’oratoire. Car à l’allégresse qui débordait de mon âme se mêlait, plus intense que jamais, ce sentiment du divin qui dominait ma vie intérieure depuis quelques mois. Jusqu’alors, je ne m’étais pas adressé à la Bonne Mère. Mais la rencontrant ainsi à l’improviste, dans la forêt, je devinai qu’il fallait lui parler et qu’elle me serait auxiliatrice auprès du Seigneur Dieu. — Sans hésiter, j’entrepris l’escalade du rocher.

Je veux décrire ce site avec quelque détail. D’abord, c’est là qu’une quinzaine de jours plus tard, je devais céder enfin complètement à la Grâce. Ensuite, parce qu’il présente un sens symbolique que je tiens à dégager.

Le sentier qui monte à Cornebiche s’amorce (à droite, quand on suit, vers les Hautes Plaines, le chemin dit la Passée aux vaches), en face d’une coupe ancienne où quelques bouleaux chétifs ont repoussé.

Il est presque effacé sous les bruyères qui l’ont envahi et, par suite, assez difficile à découvrir. Néanmoins voici une indication pour le faire reconnaître : cinq pins s’élèvent à l’entrée, qui ne prospèrent pas beaucoup, deux en avant, de moyenne taille, derrière eux, deux plus petits, puis un presque haut. Sur la gauche, un taillis de conifères assez serrés ; sur la droite, une brousse hérissée de genêts rébarbatifs et bossuée de rocs blêmes qui rejoignent, au sud, les dernières pentes de la colline.

Le sentier s’engage sous une voûte obscure de pins pressés les uns contre les autres, puis il ressort dans une éclaircie, puis commence à escalader parmi des bouleaux tors et des grès aux formes âpres et tourmentées. On trébuche contre des racines ; on glisse sur les aiguilles de pin sèches qui jonchent le sable. Il arrive qu’on tombe. D’ailleurs, il importe de mentionner que plus on progresse, plus la montée devient difficile. Certains renoncent et, parvenus à mi-chemin, reviennent sur leurs pas.

On traverse ensuite un ravin qu’emplit un fouillis de hautes fougères, grillées par le soleil, et de ronces malignes. Au fond de ce creux surgissent des blocs énormes qui semblent barrer le passage. On se demande comment les franchir quand on aperçoit un couloir resserré où le sentier se faufile. On monte ; on monte, et toujours avec plus de peine, car les ronces se cramponnent à vous pour vous empêcher d’avancer, car des touffes de bruyères se jettent dans vos jambes pour vous retenir, car des mousses perfides dissimulent la voie.

On monte encore et l’on se heurte à un premier arbre tombé qui, lui, obstrue décidément le chemin en formant au-dessus une sorte d’arche de pont d’où se détachent de longues échardes. Il n’y a pas à hésiter : le seul moyen de passer, c’est de se mettre à quatre pattes pour se risquer dessous.

Une fois qu’on a vaincu cet obstacle, on se trouve à peu près à mi-côte. Quinze pas plus haut, second arbre tombé ; celui-ci, on l’enjambe sans trop de difficulté. Le paysage environnant commence à se découvrir en son ampleur. Le sentier suit, quelque cent mètres, en corniche, le flanc du rocher ; on se repose un peu et l’on reprend haleine car un rude effort reste à donner.

En effet, tout de suite après, le sentier recommence à monter presque verticalement ou tourne, quasi sur lui-même, en lacets peu aménagés pour l’ascension. On franchit un troisième arbre tombé et, quelques pas plus loin, on se heurte à un quatrième. Celui-là est redoutable : des branches mortes le hérissent de façon à former une herse qui empêche tout à fait de passer par-dessus ; en-dessous, entre son tronc et le sol, il ne reste qu’un espace tellement minime, qu’on ne croit pas pouvoir s’y insinuer. On se rebuterait si l’on n’avait la ferme volonté d’arriver au sommet. Enfin l’on se décide : en rampant, la figure presque à terre, on se glisse sous le tronc, dont l’écorce vous rabote l’échine[8]. Puis on se redresse et, content d’avoir triomphé une fois de plus, on recommence à gravir la pente presque à pic. On parvient enfin à une petite caverne qui se creuse sous un rocher monstrueux. Là, il est bon de s’arrêter quelques minutes, de s’asseoir pour étancher la sueur qui vous ruisselle de partout et pour se recueillir.

[8] Plus tard, chaque fois que je montais à Notre-Dame de Grâce, tout en rampant de la sorte et en baisant presque le sol, je ne manquais pas de me répéter : Memento quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Excellente pratique d’humilité.

Puis le sentier serpente parmi des arbrisseaux, dont les ramures vous flagellent, tourne à droite, entre deux grès et soudain — l’on débouche au sommet.

C’est une large plattière, dallée de roches à fleur de sol, dont l’une, devant l’oratoire, se creuse en un bénitier naturel qui contient presque toujours de l’eau de pluie. Çà et là, de grandes touffes de genêts, de jeunes pins, de minces bouleaux. Mais il y a un large espace vide au milieu duquel s’élève l’oratoire. C’est une tour ronde, de sept mètres de haut environ, et que surmonte une statue — insignifiante au point de vue de l’art — de la Vierge à l’Enfant. La tour est construite de fragments de grès reliés par du ciment. En somme, une bâtisse fruste dont la nudité s’harmonise avec les rochers moroses et les végétations sauvages qui l’environnent. Deux ouvertures latérales et un porche garnis de barreaux de fer permettent de voir à l’intérieur. On y découvre, pour autel, un cube de pierre meulière, posé sur trois blocs de grès formant de vagues marches.

Quelle vétusté ! Le plâtre des murs se détache en larges écailles et jonche le sol parmi toutes sortes de détritus : immondices jetées à travers les barreaux par des visiteurs qui se jugeaient certainement fort… voltairiens, morceaux de bois à demi-brûlés, débris de couronnes très anciennes, papiers sales, pommes de pin pourries. Le plafond, tout vermoulu, tout fissuré, laisse suinter la pluie. Des limaces se traînent sur le sol et les parois.

Une plaque de marbre, placée au-dessus de l’autel, porte cette inscription :

Ex-voto. Cet oratoire édifié par la famille Poyez de Melun a été béni et consacré à Notre-Dame de Grâce, après autorisation de Monseigneur Allou, évêque de Meaux, par MM. Tigier, curé d’Arbonne et Pecnard, curé de Fleury, le 1er juin 1862, en présence des fondateurs et de M. Lefort maire d’Arbonne. Ave Maria gratia plena.

Voici maintenant à quelle occasion l’oratoire fut édifié. La femme de M. Poyez, avocat melunais, étant tombée gravement malade fut abandonnée par les médecins. Fort pieuse, ainsi que son mari, tous deux invoquèrent le secours de la Sainte Vierge. Un mieux se déclara immédiatement — et, grâce à l’intercession de la Bonne Mère, Mme Poyez fut bientôt tout à fait guérie. Pleins de reconnaissance, les Poyez décidèrent alors de construire un oratoire qui serait dédié à la Vierge.

Sur ces entrefaites, M. Poyez fut chargé par la municipalité d’Arbonne de défendre ses intérêts dans une affaire de terrains contestés entre la commune et le châtelain de Courances. M. Poyez gagna le procès et, refusant les honoraires qu’on lui offrait, demanda qu’on lui fît cadeau du sommet de Cornebiche — ce qui lui fut accordé de grand cœur. Aussitôt, il mit des ouvriers à l’œuvre et l’oratoire fut rapidement construit, malgré les difficultés que présentait l’accès du site.

Il y avait, à cette époque, une autre statue de la Vierge placée sur la pierre d’autel. Chaque année, le clergé de la région organisait un pèlerinage à l’oratoire : il y venait beaucoup de monde. Puis, après la guerre, cette coutume tomba en désuétude.

Quant à la statue, elle fut détruite, à coups de fusil, par un paysan, braconnier et esprit fort, renommé pour son impiété et ses mauvais instincts. Certes, ce possédé dut éprouver un plaisir intense à commettre son sacrilège. Mais, peu après, voici ce qu’il lui arriva. Il s’était fait à un doigt une piqûre qui semblait d’abord insignifiante mais qui s’aggrava subitement au point que, pris de tétanos, il ne tarda pas à mourir dans des souffrances affreuses et en proférant des blasphèmes.

Une particularité d’un autre genre touchant l’oratoire mérite d’être rapportée. En 1897, lors du terrible incendie qui ravagea la forêt pendant douze jours, le feu, ayant tout dévoré depuis la plattière de Franchard jusqu’au versant occidental du rocher de Milly, gagna Cornebiche et en contourna les pentes, embrasant les arbres mais laissant l’oratoire intact. Par les traces qui en subsistent, il est, encore aujourd’hui, très facile de vérifier le fait…

Du haut de Cornebiche, on savoure un des paysages les plus imposants de la forêt. La vue s’étend à dix lieues pour le moins. Si l’on se place sur le roc en balcon qui domine le versant nord, on découvre une étendue plane que quadrillent des cultures et que parsèment des villages ; puis, plus près, un océan de pins, de chênes et de bouleaux qui paraît monter à l’assaut de la colline. Sur la droite les sombres sommets des Hautes Plaines profilent leurs lignes sévères et le Rocher de Milly, ses pierres arides.

Traversant la plattière, si l’on regarde vers le sud, on aperçoit d’abord la vaste plaine de Champfroid. Défrichée jadis, plantée de genêts malingres et brunâtres, trouée d’excavations où des bruyères mortes font comme des touffes de bourre, elle ressemble, vue de la hauteur, à un large tapis décoloré par les ans et dont le tissu s’arrache. Au loin, en face, ce sont les grès blafards du Rocher de la Reine et les constructions, d’un blanc cru, de l’aqueduc qui conduit à Paris les eaux de la Vanne. A gauche, le chemin montant de la Touche aux Mulets trace un trait d’ocre au cœur des verdures d’une épaisse futaie. A droite, diminué par l’éloignement, le Rocher du Laris-qui-parle moutonne sous une toison de pins bleuissants[9].

[9] En patois briard, un laris c’est une montée escarpée. Un laris-qui-parle c’est donc une côte où il y a un écho. Et, de fait, celui-ci existe : il répète même des phrases assez longues.

Quant au sens symbolique du site et de la montée, je gage que le lecteur l’a déjà saisi. Toutefois, précisons-le.

Je note, d’abord, qu’en dehors du sentier, il n’existe aucun autre chemin pour accéder au sommet de Cornebiche — au point culminant où notre Etoile du Matin scintille dans la lumière. Cela ne signifie-t-il pas qu’en dehors de l’Eglise, il n’est pas de route pour parvenir aux pieds de la Grande Intermédiaire, de la Vierge immaculée qui offre nos souffrances et nos vœux à la Trinité radieuse ?

Ensuite, ce même sentier, presque effacé sous les plantes folles, c’est aussi l’image de l’âme où la foi s’est presque perdue sous un pullulement d’erreurs et de vices. Cependant cette pauvre âme, soudain contrite, veut s’élever, fût-ce au prix de mille peines, vers ce sommet du haut duquel les clartés de la Grâce s’irradient et descendent illuminer le taillis obscur — symbole de notre orgueil — où elle gît dans la détresse.

Courageuse alors, elle commence à gravir son Calvaire d’expiation. Montée pénible car : ces arbres tombés, barbelés de pointes aiguës qui encombrent le chemin, ces rocs si difficiles à contourner, ces ronces qui griffent et qui tirent le pèlerin en arrière, ces aiguilles de pins sèches sur quoi il glisse et qui le font choir, ce sont ses péchés, ses découragements, ses doutes, ses rechutes dans le mal. Ce sont aussi les tentations et les scrupules.

Mais si l’âme persiste, si, malgré tant de vicissitudes, elle n’abandonne point la voie étroite, que borde un précipice, elle arrive à la petite grotte sous le rocher c’est-à-dire au reposoir où elle se purifie par le Sacrement de Pénitence. Alors elle atteint, presque tout de suite, le sommet bienheureux où règne cette lumière : la foi désormais inébranlable. Elle s’agenouille devant la Vierge Auguste et la remercie de l’aide qu’elle accorde au pécheur qui veut, de toutes ses forces, conquérir son salut…

Bien entendu, c’est seulement plus tard qu’il me fut donné de traduire, comme je viens de l’exposer, le sens symbolique de la montée à la colline où règne Notre-Dame de Grâce.

Néanmoins, par cette splendide matinée, comme arrivé, tout haletant, au sommet, je considérais la statue de la Vierge, si blanche et si calme, dans le vaste azur sans nuages que le soleil imprégnait d’un rayonnement d’or fluide, je me sentis l’âme soulevée d’un transport irrésistible.

Je joignis les mains et, m’adressant à la Sainte-Mère, je lui dis : — Vous voyez, quelque chose m’a commandé de venir à Vous et je suis venu… O Vous que je n’ai pas encore invoquée, Vous, vers qui les fidèles se tournent en leurs afflictions, s’il est vrai que vous soyez la Médiatrice toute-puissante, priez votre Fils de m’indiquer ce que je dois faire maintenant.

Puis je m’assis sur un rocher et je me pris la tête dans les mains en répétant : — Que faire ? Que faire ?

Alors la voix très douce, si souvent entendue au-dedans de moi, me répondit : — Va trouver un prêtre. Libère-toi du fardeau qui t’accable ; puis entre délibérément dans le sein de l’Eglise…

Mais tout de suite le conflit habituel recommença : — Je ne puis pas, m’écriai-je, j’ai peur de me livrer de la sorte…

— Tu cherches à te leurrer toi-même, tu n’as pas peur du tout, reprit la voix devenue impérieuse, c’est l’orgueil qui te retient.

— Orgueil ou non, je veux rester libre…

Cet endurcissement singulier eut le résultat que l’on peut croire : aussitôt la voix se tut, et je me sentis mortellement triste. Ce fut comme si le soleil venait de s’éteindre.

Je redescendis, tête basse, la colline. Pourtant avant de regagner le chemin d’Arbonne, je me tournai une dernière fois, vers la Sainte-Vierge et je saluai en silence — sans oser lui parler davantage. Puis je retournai à l’auberge…

Alors le Bon Dieu employa les grands moyens pour briser cette carapace de péchés où je m’entêtais à me blottir. Parmi quelles affres, je fus enfin jeté à genoux sur le seuil du Sanctuaire, on va le voir.

VIII

Avant de poursuivre, il sied d’expliquer ce que sont ces voix dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Sinon, l’on pourrait croire qu’il s’agit de phrases entendues comme si un interlocuteur invisible cheminait à côté de vous et vous obsédait de propos amers ou vous donnait, avec mansuétude, de bons conseils.

Or ce n’est pas cela du tout. Jamais rien n’est perçu par le sens de l’ouïe. C’est intérieurement, au plus profond de l’être, que s’élèvent ces dialogues qui nous laissent consolé ou plus triste selon que la voix procède du Bon ou du Mauvais.

L’âme est alors pareille à une futaie où résonneraient tour à tour les chants graves et doux d’une brise céleste et les ricanements de rafales diaboliques.

Cet état ne peut pas, non plus, être comparé à ces périodes de réflexion où l’on cause avec soi-même, où l’on pèse le pour et le contre d’une décision à prendre, où l’on analyse ses sensations, où l’on démonte l’armature de ses sentiments, où l’on dissocie ses idées afin d’en éprouver la valeur.

Ce travail psychologique n’a rien que de naturel. Il est familier à quiconque aime à scruter les mobiles qui le font agir. Il ne viendrait jamais à l’esprit de celui qui le pratique que des forces mystérieuses interviennent pour modifier les opérations de son cerveau.

Mais dans l’âme où le Saint-Esprit daigne faire affluer la Grâce, tandis que le Mauvais, qui s’y était construit une sombre et solide citadelle, regimbe contre cette invasion de la lumière divine, il se passe un phénomène que nulle théorie d’ordre humain ne suffit à expliquer.

En effet, le Moi garde toutes ses facultés intactes. Il demeure le témoin étonné, mais plus lucide que jamais, du combat qui se livre en lui. Si insolites que lui en semblent les péripéties, il a l’intuition que ces lutteurs, qui se disputent la possession de sa conscience, ne sont ni des fantômes créés par son imagination, ni des prestiges nés d’un déséquilibre de ses fonctions mentales.

Ah ! comme, alors, on se rend compte que le libre arbitre existe. Car l’âme en proie à ce conflit demeure entièrement maîtresse de se soumettre à l’un ou à l’autre des belligérants.

Si elle cède à la nature, c’est-à-dire à l’orgueil, au respect humain, aux passions dont le Démon tire tout son pouvoir, elle le fait en connaissance de cause. — J’ajouterai, que ce lui est d’autant plus facile, qu’en agissant de la sorte, elle suit la pente où l’inclinent ses habitudes les plus chères.

Si au contraire elle réprime la nature pour obéir à la Grâce, c’est tout aussi librement qu’elle le fait. L’effort à donner est parfois formidable. Car il s’agit de rompre avec des péchés d’autant plus captieux qu’il serait bien plus commode d’aller le train-train coutumier selon leur molle routine que de les fuir sous les coups de fouet lumineux infligés par la Grâce à ceux qu’elle distingue.

Tant que l’âme, objet de ce duel, persiste à tergiverser, à ne point se fortifier par le sacrement de Pénitence et la Sainte Eucharistie, elle ignore la paix. Les cliquetis du combat ne cessent de reprendre en elle. Bien plus, Dieu permet bientôt que le Démon la fouaille et la torture, la précipite dans d’affreuses ténèbres où il semble que jamais plus aucune étoile ne luira. C’est, je crois, dans ce sens, qu’on peut s’appliquer l’avertissement donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Lorsque l’Esprit immonde est sorti d’un homme, il erre par les lieux arides, cherchant le repos, mais il ne le trouve point. Il dit alors : — Je retournerai dans la demeure d’où je suis sorti. En revenant, il la trouve inhabitée, nettoyée de ce qui la souillait et ornée. Il va prendre alors sept autres esprits plus pervers que lui. Ils entrent tous ensemble dans la demeure et s’y établissent. Et le dernier état de cet homme devient pire que le premier[10]. »

[10] Evangiles : Saint Mathieu, XII, 43-45 ; Saint Luc, XI, 25-26.

J’emploierai encore une image pour mieux spécifier les circonstances de ce duel d’où l’âme doit sortir sauvée ou réprouvée.

C’est un drame à trois personnages : deux sur la scène, un dans la salle de spectacle. L’un, le Démon, c’est l’acteur favori, royalement vêtu, débitant les tirades pompeuses qui lui valurent toujours de frénétiques applaudissements. L’autre, l’Ange de la Grâce, c’est le débutant de génie dont les dires et l’action déconcertent d’abord, puis entraînent le spectateur, — l’âme dont cette rivalité agite toutes les puissances. Il applaudit ; il sent la supériorité de ce nouveau venu sur le vieux turlupin qui le charmait d’habitude. Il chasse celui-ci des planches — pour le rappeler, hélas, dès que sa paresse d’esprit le ramène aux histrionneries dont il s’était fait un besoin. Cependant, l’Ange, quoique méconnu, ne perd point patience ; il attaque constamment l’Autre ; il couvre sa voix cassée des modulations les plus riches et les plus pures.

Si le spectateur finit par lui donner raison et par l’élire pour seul interprète de la Beauté, ce sont alors des fêtes et des ravissements qui passent en splendeur toutes les fantasmagories de l’Autre.

Mais si le spectateur s’entête à revenir au cabotin qui lui frelata le goût, il est perdu. Il s’égare en des ripailles avec cet acteur de clinquant et il devient incapable de comprendre les nobles enseignements du messager divin qui avait assumé la tâche pénible de lui purifier le cœur et le cerveau…

Donc pour me résumer, qu’il soit bien entendu que quand je parle, dans ce récit, des voix qui me sollicitaient, il faut comprendre qu’il s’agit d’un dialogue tout intérieur. Ne pas oublier non plus que je ne cessai pas une minute d’avoir la pleine conscience que l’avenir de mon âme dépendait entièrement du parti que j’allais prendre. Cela devait être souligné, car si je n’avais pas eu cette liberté et si, d’autre part, la Grâce ne m’avait éclairé, mes habitudes d’esprit comme mes passions m’auraient maintenu dans la pratique du péché et pour toujours écarté de l’Eglise.

Voilà, je pense, qui démontre la fragilité de l’hypothèse déterministe puisque si j’avais suivi la nature, j’aurais obéi au mobile le plus fort — celui que m’imposait toute ma vie passée. Au contraire j’entrai dans la voie que ni mes intérêts les plus immédiats, ni mes penchants de poète sensuel ne me désignaient.

Ces éclaircissements donnés, j’en viens à la crise suprême d’où sortit ma conversion définitive.

IX

Ma pauvre âme, déchirée par tant de vicissitudes et de combats me faisait si fort souffrir que je tombai dans un grand découragement.

— J’ai essayé de prier, me disais-je, j’ai fait appel à ce Dieu que je devine sans le connaître. Il me semble qu’il m’a répondu. Mais voici qu’il s’éclipse et que je deviens, de jour en jour, plus triste… Ah ! je me dégoûte par trop moi-même et la vie me répugne. Mieux vaut en finir puisque je ne suis plus entendu Là-Haut ; je vais me suicider.

Toutefois, comme je méditais ce projet sinistre, il me vint, tout à coup, à l’idée de me confier à mon ami S… catholique fervent, avec qui j’étais lié depuis une vingtaine d’années. Il m’avait, maintes fois, secouru et consolé dans mes peines, et j’étais à peu près assuré qu’il saurait m’aider à me reconnaître dans les ténèbres où j’errais encore.

Je lui écrivis donc une longue lettre. Je lui exposai comment tout s’était écroulé de mes illusions matérialistes et de ma foi dans les assertions téméraires de la Science. Je lui dis combien j’avais soif de certitude et comment je m’étais adressé au Dieu inconnu. Puis je lui narrai le désespoir où j’avais chu et les tentations de suicide qui me tenaillaient.

S… me répondit aussitôt. Sa lettre et celles qui suivirent me furent si auxiliatrices que je dois en citer les passages essentiels.

« Votre grand malheur, mon pauvre ami, me dit-il, c’est de n’avoir pas reçu une éducation catholique. N’ayant pas cette foi, vous vous trouvez actuellement désemparé sans rien voir à quoi vous raccrocher. De là viennent ces tristes idées de suicide qu’un catholique, quoi qu’il lui arrive, et à moins qu’il ne soit pris de fièvre chaude, repoussera toujours avec horreur. — Vous vous supprimeriez : et après ? Si vous croyez à une vie future, quelles seront les conséquences de cet acte après votre suicide ?… Vos prières à un Dieu inconnu, c’est de la littérature. Or Dieu ne demande pas de littérature, mais que nous nous adressions à lui simplement avec tout ce que nous pouvons avoir de cœur. Vous êtes bien malheureux ; c’est pourquoi, aussi vrai que je crois en Dieu, étant donné que, dans une heure, je vais me confesser et que, demain matin, je communierai, je vous promets d’offrir à Dieu, pour vous, ma communion et de le prier pour que la lumière se fasse définitivement dans votre esprit. Car vous êtes dans une angoisse horrible : c’est la nuit obscure si tragiquement décrite par saint Jean de la Croix. Sortez de cette nuit, pauvre ami, où vos prières à un Dieu inconnu ne font que vous enfoncer davantage. Je vous le répète : mes prières, je les offre à Dieu pour vous de toute l’amitié que je vous porte. Je souhaite qu’Il vous donne la force dont vous avez besoin aujourd’hui… »

Cette lettre, d’une si admirable charité, me fit fondre en larmes. Et je me sentis un peu soulagé du fardeau qui m’accablait. Je récrivis tout de suite à S… et je m’ouvris davantage. Je lui dis que je ne demandais qu’à croire au vrai Dieu, que souvent j’avais eu le désir de voir un prêtre, ne fût-ce que pour le consulter sur l’état de mon âme mais que j’avais été retenu par la crainte de n’être pas compris et aussi par de la répugnance à aliéner ma liberté. « Ne pourrais-je faire mon salut tout seul ? » lui demandais-je. Je lui notifiai aussi cette frayeur bizarre qui m’empêchait de fréquenter les églises comme si je me sentais trop souillé pour que ma présence n’y fût pas un outrage à Dieu.

S… me répondit : « J’ai peur de la crise que vous traversez, ne pouvant m’en rendre compte qu’à travers vos lettres. Il vous faudrait, le plus tôt possible, un guide auprès de vous, sinon vous risquez de dérailler. Or moi, je ne puis être ce guide : 1o parce que je suis trop loin ; 2o parce que je n’ai pas la science nécessaire. Adressez-vous à un prêtre. Mais d’avance, quel qu’il soit, veuillez ne pas voir en lui un homme, mais le représentant de Jésus-Christ. Si vous ne trouvez pas de réconfort auprès de ce prêtre, pensez simplement que c’est là une épreuve et que Dieu se sert de son ministre, à son propre insu, pour vous l’imposer. A vous de réunir le courage nécessaire pour la supporter sans broncher. Par contre, si ce prêtre vous comprend et vous mène bien, réjouissez-vous que l’épreuve vous soit épargnée. Gardez-vous par-dessus tout de croire que par vos seules et propres forces vous pouvez être sauvé, que par votre seule intelligence vous êtes capable de faire la lumière en vous. Ce sont là des présomptions de protestant et, comme toutes les présomptions, ce ne sont que des pensées d’orgueil inspirées par l’esprit du mal. Enfin méfiez-vous d’une humilité mal entendue, celle dont vous souffrez actuellement, puisque vous m’écrivez que vous n’osez mettre les pieds dans une église, vous considérant comme trop indigne. Cela, c’est du jansénisme, et le jansénisme est cousin du protestantisme ! Vous vous étiez écarté de Dieu ; pour revenir à Lui, il faut nécessairement que vous alliez à Lui. Et puisqu’il est particulièrement dans les lieux qui lui sont consacrés, n’ayez nullement peur d’y pénétrer. Vous constaterez, vous-même, que vous y serez mieux pour prier… »

Cette seconde lettre me fit beaucoup de bien. J’y répondis en assurant à S… que j’allais faire tous mes efforts pour surmonter les présomptions qui m’avaient retenu. J’ajoutais que je voyais clairement qu’il y avait là de l’orgueil et enfin je reconnaissais, avec lui, que c’est cet orgueil qui nous égare dès que nous nous éloignons de Dieu.

Une troisième lettre me confirma dans mes bonnes résolutions.

S… m’y disait : « Je vois, avec plaisir, que vous êtes d’accord avec moi pour distinguer l’orgueil à la racine de tous nos vices. N’essaie-t-il pas de se glisser même au milieu de nos actes d’humilité ?… On ne croit bien, cher ami, que quand on reconnaît son impuissance à expliquer. La foi est un acte d’humilité de la part de notre raison. C’est pourquoi les humbles d’esprit possèderont seuls le royaume de Dieu. La route de notre vie commence déjà à être longue ; si nous nous retournons, pour la regarder, nous constaterons que, toutes les fois, ou à peu près, que nous nous sommes égarés ou que nous sommes tombés, ce fut par un excès de confiance en nous-mêmes c’est-à-dire d’orgueil ; vous voyez, aujourd’hui, le peu qu’étaient ces soi-disant certitudes sur lesquelles vous prétendiez vous appuyer. La douleur est venue et les a toutes balayées. Devant la douleur, vous vous êtes trouvé nu et sans appui. Au lieu de vous en désespérer, ayez-en de la joie car ce que vous avez pu prendre tout d’abord pour un désastre, sera, sans doute, votre salut. Ecoutez la grande voix de la douleur ; elle vous enseignera en quoi consistent les véritables certitudes. Elle est la parfaite éducatrice, la seule qui nous donne la clef de notre destinée… Allons, cher ami, du courage car vous avez encore de durs assauts à subir mais j’espère beaucoup de votre bonne volonté… »

Ces lettres si touchantes et si perspicaces, me furent bien précieuses. Non seulement elles m’élucidaient nombre de points qui m’étaient restés obscurs au cours de mon évolution vers Dieu, mais encore, elles m’avertissaient de l’épreuve par où j’allais passer et elles me donnaient de l’énergie pour l’affronter.

En effet, à mesure que la Vérité pénétrait en moi, de plus en plus irrésistible, je me remémorais ma vie d’hier dans un détail implacable. Je frissonnais d’épouvante et de repentir en dénombrant tous les péchés dont je m’étais rendu comptable. D’autant que certains, dont je croyais avoir perdu le souvenir, me revenaient maintenant par grands coups de lanières brûlantes qui me corrodaient la conscience.

Supplicié de la sorte, je fuyais des journées entières dans la forêt. Là, je marchais à grands pas, indifférent aux beautés sylvestres, indifférent aux murmures amicaux de mes frères les arbres. Je ne pouvais plus qu’écouter ces voix despotiques qui tenaient tout mon être.

Parfois aussi, je m’asseyais sur la mousse et j’essayais de prier. Il m’arriva de me dire : — Peut-être, devrais-je invoquer le Bon Dieu autrement que je ne le fais…

Je tâchai donc de me rappeler l’oraison dominicale. Or je dus constater que j’en ignorais la plus grande partie. Je récitais : Notre Père qui êtes aux cieux… Pardonnez-nous nos offenses…

C’était tout : le reste — si je l’avais jamais su — s’était évaporé depuis mon enfance.

Cependant j’entendais s’élever, sans cesse en moi, soit des reproches sur ma tiédeur, soit des exposés minutieux de mes vilenies de naguère, soit des excitations à désespérer de mon salut, soit aussi, d’adorables invites à me remettre tout entier dans les mains du Bon Dieu.

Ecartelé par tant de sollicitations contradictoires, je gardais néanmoins le sens très net de ce qui se passait dans mon âme et je suivais les moindres péripéties de ce duel dont j’étais le champ clos.

Or c’était des colloques continuels entre trois interlocuteurs. — Je crois bon de rapporter l’un de ces conflits. Je le transcrirai sous la forme, si je puis dire, dramatique, car c’est ainsi que je le trouve relaté dans mes notes de septembre 1906. D’ailleurs cela rendra mieux que toutes les analyses du monde ce qu’il y avait de poignant — et de mystérieux — dans ces dialogues.

La voix démoniaque parlait très haut, avec des intonations sarcastiques et des éclats de rire mordants. Parfois, elle se multipliait ; c’était alors comme si toute une meute de chiens enragés aboyait en moi. La voix angélique parlait tout bas, avec des inflexions douces et fortes à la fois qui répandaient comme une rosée rafraîchissante sur les flammes dont j’avais le cœur dévoré. Et moi, le lamentable moi, je balbutiais, entre bas et haut, des supplications effarées ou des phrases de repentir.

Au surplus voici :

Le Démon. — Alors, parce que tu t’es suggéré de réprouver les débauches d’esprit et de corps où tu te vautras pendant tant d’années, tu te figures que tu vas tout de suite récupérer une âme de petit enfant après le baptême ?

Moi. — Je ne me figure rien de semblable. Je sais seulement que je ne puis plus vivre ainsi. Et puisque Dieu m’accorde le repentir de mes fautes, j’espère que ce n’est pas pour me délaisser ensuite.

Le Démon. — Détrompe-toi. Si Dieu permet que tu sois muré dans la désolation, c’est afin de bien te montrer que tu n’as plus rien à espérer de Lui.

L’Ange. — Il ment ! La miséricorde de Dieu est infinie à l’égard de qui se repent. Espère et prie.

Moi. — Oh ! je voudrais tant prier… Mais, depuis quelques jours, dès que j’essaie de le faire, je sens comme un poids qui m’écrase la poitrine. Et je ne puis que me courber en me tordant les mains.

Le Démon. — Tu vois bien !… C’est la meilleure preuve que tu n’as rien à attendre de Là-Haut. Plus tu t’entêteras à supplier ce Dieu qui te méprise, plus tu seras repoussé. Des pécheurs de ton acabit ne peuvent se racheter. Prends donc un parti viril ; admets que tout est fini pour toi : saute dans le noir où l’on ne souffre plus.

Moi. — Oui, ce serait peut-être le plus sage car je me sens si misérable.

L’Ange. — Non, espère et tâche de prier. La douleur purifie : un catholique, ton ami sincère ne te le répète-t-il pas dans cette lettre que tu reçus ce matin ?

Moi. — C’est vrai… Mon Dieu, je vous implore ! Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses.

Le Démon. — Ah ! c’est ainsi ? Eh bien, je m’en vais ressusciter quelques-unes de ces hontes que tu croyais ensevelies dans l’oubli.

Moi. — De grâce, que cette voix se taise. Je sais suffisamment que je suis une ordure…

L’Ange. — Courage : subis avec constance cette épreuve ; elle est nécessaire.

Moi. — C’est impossible : je souffre trop. Je voudrais ne pas écouter.

Le Démon. — Tu écouteras tout de même. — Tiens, te rappelles-tu le jour où ta pauvre femme, qui t’aimait malgré tes infidélités continuelles, et qui priait pour toi — ce dont tu la raillais — te montra quelque argent qu’elle avait réussi à mettre de côté. Elle voulait acheter des livres que tu désirais et aussi une robe pour elle qui en avait si grand besoin. Toi, aussitôt, tu exigeas cette somme, épargnée avec tant de peine. Comme toute triste, mais sans colère, elle te la refusait, tu la lui arrachas des mains. Elle voulut la reprendre — tu la brutalisas. C’est en vain qu’elle t’adjura de ne pas gaspiller ces quelques pièces d’or si péniblement épargnées. Tu t’enfuis sans l’écouter et tu allas faire ripaille avec une guenipe des plus dégoûtantes. Quand tu revins, au bout de trois jours, tu trouvas ta femme dans les larmes. Et toi, tu te moquas d’elle, en disant qu’un poète avait besoin de sensations variées…

Moi. — Hélas je me souviens ; mes sens frénétiques m’entraînaient.

Le Démon. — Où est-elle maintenant ta femme ? — Au cimetière. Si elle mourut, c’est toi qui lui brisas le cœur.

Moi. — C’est vrai, c’est vrai !… Oh ! je voudrais me casser la tête contre un arbre.

L’Ange. — Accepte l’épreuve : il le faut. Prends courage et prie.

Moi. — Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses.

Le Démon. — Par indulgence singulière, il te pardonnerait peut-être celle-là. Mais celle-ci : te rappelles-tu le jour où pour divertir quelques débauchés de ton espèce, tu te mis au cou la croix pectorale authentique d’un évêque défunt ? Cette croix tu l’avais eue d’un de tes amis qui la tenait, lui-même, d’une gnostique, experte aux sacrilèges, et qui l’avait dérobée. Malgré les supplications de ta femme, tu l’emportas chez des filles de joie. Et là, après t’être livré à des plaisanteries obscènes et blasphématoires, tu en fis cadeau à la plus éhontée de ces ribaudes… Penses-tu que ce soit une offense qui te puisse être pardonnée ?

Moi. — Je ne savais pas. Je ne voyais dans cette croix qu’un morceau de métal sans signification.

Le Démon. — Tu mens. Puisque le lendemain, tandis que ta femme, à qui tu n’avais pas manqué de conter ce bel exploit, allait à l’église en demander pardon à Dieu, tu restas, tout le jour la tête enfouie dans les coussins de ton divan à te répéter : — Quelle horreur ! quelle horreur ! Comment ai-je pu me conduire de la sorte ?… Tu avais donc conscience du sacrilège. Et maintenant, tu serais assez naïf pour croire que Dieu voudra recueillir un aussi malpropre individu que toi ? Mais regarde-toi donc : tu es couvert d’une boue que rien ne peut nettoyer. Tu n’as plus qu’une ressource : saute dans le noir… Veux-tu que je t’indique un moyen d’en finir rapidement avec la vie ?

L’Ange. — Veux-tu que je t’indique un moyen de te sauver ? Rappelle-toi qu’il y a des mois que tu luttes contre tes vices. Rappelle-toi que cette science dont tu te disais le servant enthousiaste, tu l’as vue s’écrouler en toi. Rappelle-toi que ce paganisme sensuel dont tu te faisais le zélateur, tu l’as pris en dégoût. Rappelle-toi les paroles que tu entendis dans la forêt parmi les souffles embaumés du printemps radieux. Dès lors, tu as cru au Verbe incarné et tu l’as humblement adoré. Espère et prie.

Moi. — Notre Père qui êtes aux cieux, pardonnez-moi mes offenses… Je me repens ! Mais pourquoi cette torture ?

L’Ange. — Il le faut. Courage !

Le Démon. — Du courage ? Il n’en aura bientôt plus. Ce n’est pas en vain que depuis une semaine je lui remets sans cesse sous les yeux le miroir où il voit toutes ses fautes.

Moi. — C’est vrai que je suis bien las…

Le Démon. — Veux-tu retrouver le calme ? Ecarte cette sotte illusion de repentir. Reprends tes habitudes. Et pour commencer, abolis ce fantôme que tu appelles Dieu.

Moi. — Ah ! non par exemple ; jamais ! Je crois en Dieu de tout mon cœur.

L’Ange.Alleluia !

Le Démon. — Alors tu n’as pas fini de souffrir. D’autant plus que je distingue toujours, au fond de ton âme, le désir de suicide.

Moi. — Que Dieu m’assiste. Je crois en Lui…


Tout fut silence. J’étais au sommet des Hautes Plaines. Le soleil merveilleux trempait de clarté les futaies sommeillantes. Des bouvreuils chantaient, en sautillant, çà et là. De fins bouleaux frémissaient à peine sous un vent tiède. Moi, les yeux levés vers le ciel d’azur et d’or incandescent, je répétais : Mon Dieu, venez à mon aide, je me repens !…

X

A la suite des tourmentes d’âme dont je viens de donner un exemple, j’eus un peu de répit. Sans doute, je le dus, en partie, aux prières de mon ami S… avec qui je restais en correspondance presque quotidienne. Mais je crois aussi que le Bon Dieu voulut me laisser reprendre des forces pour l’épreuve suprême qu’il me restait à subir. Je restai très triste mais plus tranquille pendant quelques jours.

Cette accalmie, je l’occupai à liquider la situation vis-à-vis de la dame aux yeux noirs. Depuis notre passage à Paris, je me détachais d’elle de plus en plus. Tant de mensonges, de frénésies, de querelles m’avaient lassé. Le séjour à Arbonne m’aida encore bien davantage à me débarrasser de ce joug humiliant.

Les journées je les passais entièrement dans la forêt. Rentré, je demeurais fort silencieux, étant tout absorbé par ma vie intérieure. La nuit et la couchée venues, je ne touchais même pas du bout du doigt ma maîtresse. Elle s’aperçut que son prestige baissait. Afin de le rétablir, elle essaya quelques-unes de ces disputes qui s’étaient jusqu’alors terminées par des réconciliations où mes sens me rejetaient à sa merci. Cette fois, elle échoua : je demeurai indifférent à ses provocations ; je laissai grêler ses railleries et ses outrages, sans répondre un seul mot. Maintes tentatives pour réveiller mon érotisme ne réussirent pas mieux. Comme elle ignorait ce qui se passait en moi et qu’elle était loin de se douter que, dès ce moment, je cherchais le moyen de rompre avec elle sans… mélodrame, elle prit l’alarme. Ce Retté si calme, et qu’elle ne voyait plus guère qu’à l’heure des repas, lui semblait anormal. Elle eut l’instinct d’un danger ; et pour y parer, elle crut habile d’essayer de l’absence. Sous prétexte de mettre en ordre notre appartement, elle partit pour Fontainebleau.

Je serai bref sur le dénouement car ce n’est point mon sujet de raconter ici comment la dame aux yeux noirs me causa un préjudice fort grave, dû à son intempérance. Je dirai simplement que j’en profitai pour lui signifier son congé. Elle vint me relancer à Arbonne dans l’espoir de me reprendre. — Et elle s’en alla de même, avec la conviction que tout était fini entre nous — bien fini.

Afin d’être tout à fait sincère, je dois mentionner que j’eus pourtant, quelques velléités de renouer. Peu de jours après son départ, je fus sur le point de courir après elle. Qu’on n’oublie pas que, depuis la mort de ma pauvre femme, elle avait été mon seul amour et que quatre ans de vie commune avaient forgé entre nous des chaînes dont les anneaux même rompus, tendaient à se ressouder.

Néanmoins, je surmontai cette tentation, me fortifiant par la pensée que mon retour à Dieu m’interdisait de prolonger ce triste concubinage. Que la Providence me fut secourable en cette occasion ! En y réfléchissant, je me suis dit bien souvent, que si je n’avais pas été soutenu Là-Haut, je n’aurais pu m’échapper, sans meurtrissures douloureuses, de ce piège de la chair qui m’avait agrippé jusqu’aux os.

Libéré de la sorte, il me devenait plus facile de vaquer à ma régénération spirituelle. Eh bien, j’hésitais encore ; tous les litiges, tous les scrupules qui m’avaient supplicié persistaient à me hanter, pareils à ces songeries rhapsodiques qui traversent le sommeil agité d’un fiévreux.

Bien plus, mes remords qui, jusqu’à cette époque, avaient porté principalement sur les écarts de ma vie sensuelle, se spécialisèrent. Ma production intellectuelle s’étala devant moi. Tant de livres et d’articles où j’avais semé le blasphème à pleines mains se récrivirent dans mon âme en lettres de feu. Ma mémoire implacable faisait que je devais m’en réciter les passages où Notre-Seigneur, la Sainte Vierge et l’Eglise étaient le plus furieusement outragés. Cette récapitulation vengeresse me causait des souffrances telles que je connus, de nouveau, la tentation de désespoir. Je fus en proie au Démon qui comptait, certes, sur mon épouvante des jugements de Dieu pour me pousser à me détruire.

Le pire de cette crise, c’est que je restais seul pour affronter l’ennemi. La voix angélique, qui m’avait soutenu dans mes luttes antérieures, avait cessé de m’encourager et l’on eût dit que le ciel demeurait fermé à mes prières. Qu’il faisait obscur dans mon âme ! Non seulement j’étais torturé, sans arrêt, par le repentir mais je me croyais délaissé par Celui qui, naguère encore, daignait m’envoyer quelques rayons de sa miséricorde.

Le jour vint où j’entrai enfin dans la vraie voie de la rédemption. Ce fut à travers des péripéties tellement atroces, que je frissonne rien qu’à m’en souvenir et que la plume me tremble aux doigts. Il faut pourtant les raconter car elles montrent combien la bonté divine fut grande à l’égard du pauvre pécheur pénitent…

J’avais erré, de l’aube au soir, dans la forêt. Navré de ne plus recevoir aucune consolation dans mes peines, je m’agenouillais parfois pour supplier Dieu de venir à mon aide et pour lui demander de tarir la source brûlante où j’étais obligé de boire à longs traits l’amertume affreuse du remords. Nulle réponse, nul soulagement ne me furent octroyés. Seule, la voix diabolique, qui parlait de désespérance et de mort, résonnait en moi. Je criais : — Grâce ! L’écho me répondait : — Désolation sans merci !…

Je me laissai tomber sur le sable près d’un roc difforme qui, sculpté par les intempéries, tournait vers moi une face d’Euménide. Les mains crispées sur une touffe de bruyère, le front appuyé contre l’écorce rugueuse d’un chêne je me dis : — Il est vrai que j’ai l’âme toute souillée par ces écrits blasphématoires dont le souvenir me lacère, mais du moins, depuis que j’ai reconnu la puissance du Seigneur, je n’ai pas récidivé. Pourquoi ne m’en est-il pas tenu compte Là-Haut ?

Alors, pareille à une rafale glacée, la voix du Démon s’éleva : — Tu oublies qu’il y a quelques semaines, tu choisis l’occasion de quelques pages publiées par Huysmans pour bafouer l’Eglise une fois de plus. Tu vois donc bien que ta soi-disant conversion n’est qu’une fantaisie d’esprit blasé et que quand tu reviens à ta vraie nature, tu ne peux t’empêcher de haïr le catholicisme.

Moi. — Je ne puis m’expliquer cette aberration. Cet accès d’impiété dont j’ai subi si violemment les effets, c’était comme s’il m’eût été imposé par une force extérieure. Et la preuve que je suis de bonne foi, c’est qu’il y a quelques minutes, j’affirmais que je n’avais plus blasphémé depuis que le Bon Dieu daigna me faire signe de venir à Lui… Mais soit, j’ai péché une fois de plus. Mon repentir s’en accroît, et que le Seigneur me pardonne.

Le Démon. — Allons donc : ton repentir lui-même n’est qu’une illusion littéraire. Tu te le fabriques pour l’appliquer, comme un révulsif, sur ton âme tombée en langueur à la suite de tes débauches d’idées contradictoires.

Moi. — Ah ! non par exemple. Mon repentir est véritable et, quoique Dieu semble m’avoir abandonné, ma foi en Lui demeure intacte. Qu’il me damne, comme je l’ai mérité, mais qu’accueillant mes remords et mes prières, Il me laisse la force d’espérer qu’Il m’écoute.

Le Démon. — Soit, admettons la sincérité de ton repentir. Il n’en subsiste pas moins que ta dernière offense a comblé la mesure. C’est pourquoi tu ne reçois plus aucun secours de Là-Haut. Mon cher, tu as beau regretter ta faute, tu es perdu sans rémission.

Moi. — Hélas, j’en ai peur… que devenir ?

Le Démon. — C’est bien simple : puisque Dieu te repousse, puisque ton existence est devenue un tourment continuel, ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’enfuir dans la mort. Si, dans l’autre vie, tu subis des tortures, sois assuré qu’elles ne surpasseront point celles que tu supportes en ce moment… Et puis il y a des compensations, l’orgueil d’avoir bravé Dieu procure aux damnés pas mal de jouissances…

Moi. — Quelle horreur ! Il est écrit sur la porte de l’enfer : « Vous qui entrez, laissez toute espérance. » Mais moi, bien que Dieu me rejette, bien que je sois consumé d’une flamme d’angoisse, je sens que je ne dois pas encore désespérer.

Le démon. — Duperie et sotte imagination ! Mets-donc une bonne fois dans ta tête que si Dieu te pardonnait, il ne te laisserait pas souffrir d’une façon aussi abominable. C’est logique cela, c’est un fait. Il faut que tu aies l’esprit fort affaibli pour ne pas t’en apercevoir.

Moi. — Mon Dieu, il est juste que vous me frappiez mais faites, du moins, que cette voix se taise.

Le Démon. — Est-ce qu’on t’écoute ? Va, tu es perdu, perdu, perdu !

Moi. — Mon Dieu, à quoi me résoudre ?

Silence absolu. L’ombre venait sur la forêt. Les grands pins sévères, les vieux chênes pensifs semblaient se recueillir avant le sommeil.

Une brume bleue s’élevait, comme l’encens d’un office du soir, des futaies solennelles et montait vers le zénith où souriaient les premières étoiles. Mais cette vaste sérénité ne me pénétrait point. J’allais à travers bois, le front courbé, les mains jointes, et je répétais en soupirant :

— Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?…

Quand je rentrai au village, j’étais si pâle que les gens de l’auberge se récrièrent, me croyant malade. Je les rassurai par quelques phrases évasives et, pour ne pas les préoccuper, j’essayai de manger. — Impossible : les bouchées me restaient dans la gorge et, en même temps, je sentais comme des coups de poignard qui me trouaient le cœur.

Je quittai la table et j’allai me coucher. J’éprouvais une telle fatigue que je croyais dormir un peu. Mais il n’en fut rien : au contraire, à peine eus-je fermé les yeux que le plus terrible des assauts que j’eusse eu encore à subir se déchaîna.

J’étais dans un état de vague somnolence, quand tous mes péchés se présentèrent à moi sous des formes effroyables. Dans une sorte de clarté fuligineuse, toute mon existence passée m’apparut. C’était comme un cloaque aux murs noirs d’où suintait une humidité puante et que couvraient des végétations visqueuses. Sur le sol fangeux grouillait, rampait, se tordait un peuple immonde de crapauds, de vipères et de salamandres.

Je m’effondrais, plein d’épouvante, sous ce cauchemar quand la voix diabolique se fit entendre : — Voilà ton âme, dit-elle. Comprends-tu maintenant que rien ne peut plus la purifier ? Tes prières ont échoué ; le stupide espoir que tu gardais dans un Dieu que tu dégoûtes t’a déçu. Tue-toi donc, lâche !

Et il me sembla que des figures grimaçantes m’entouraient et hurlaient parmi des éclats de rire forcenés : — Il se tuera ! Il se tuera !…

Je me dressai, en sursaut, sur mon lit. Je tremblais ; je suffoquais ; une sueur froide me ruisselait du front et par tout le corps.

— Oh ! oui, criai-je, c’est assez souffrir. Je veux me tuer…

Aussitôt, comme dans un éclair, il me vint à l’idée qu’un de mes amis de Fontainebleau possédait un revolver dont il m’avait montré, quelque temps auparavant, le mécanisme. Je vis, avec une netteté formidable, l’armoire où il l’avait rangé, la planche même sur laquelle il l’avait posé.

— Demain, me dis-je, j’irai chez lui ; je lui déroberai cette arme et je me ferai sauter la cervelle dans quelque coin de la forêt.

Comme je proférais ces mots, je levai les yeux au plafond et j’avisai un crochet fixé là pour y suspendre une lampe. De lampe il n’y en avait point ; le crochet semblait attendre.

A quoi bon attendre jusqu’à demain, repris-je. Il vaudrait mieux me pendre tout de suite… Si seulement j’avais une corde… Immédiatement la voix de damnation me souffla à l’oreille : — Il y en a une, toute neuve, dans le bas du placard, à côté de la cheminée.

Je sautai à bas de mon lit pour courir au placard. — Mais alors, je me sentis comme dédoublé. Une moitié de mon être voulait le suicide sans retard, sans réflexion. L’autre résistait, appelait mentalement au secours, et durant cette lutte, il me semblait que roulait autour de moi un orage de blasphèmes et d’ignobles jurons.

Je m’aperçus alors que je me tenais, d’une main, cramponné à l’un des barreaux de mon lit, tandis que de l’autre j’essuyais la sueur horrible et les larmes qui m’inondaient le visage.

— Allons, un peu de courage, dit le Démon, en un rien de temps ce sera fait.

Je lâchai le barreau ; je marchai vers le placard…

Je tenais la clef qui l’ouvrait quand, soudain, une lumière éblouissante se fit dans mon âme enténébrée. Je m’arrêtai net. Et alors j’entendis, oui, j’entendis — je l’affirme sur mon salut éternel — la voix céleste et bien connue qui me criait : — Dieu ! Dieu est là !

Foudroyé par la Grâce, je tombai à genoux ; — Merci, mon Dieu, murmurai-je, tout sanglotant, vous êtes revenu.

Et à la même minute, je crus voir, au-dedans de moi-même, l’image de Notre-Seigneur Jésus-Christ en croix qui me souriait avec une expression de miséricorde ineffable.

Une grande paix entra dans mon âme ; j’eus la sensation profonde que toutes les forces mauvaises qui m’avaient assailli battaient en retraite. Et plus elles reculaient, plus je me sentais baigné de clarté.

Je restais là, ravi, stupéfait, débordant de reconnaissance, ne cessant de répéter : — Merci, mon Dieu, vous m’avez sauvé !… Puis je pensai à cette montée récente au sommet de Cornebiche où j’avais imploré la Sainte-Vierge ; et j’eus l’intuition que c’était Elle qui m’avait secouru dans le péril extrême auquel je venais d’échapper et je résolus d’aller la remercier dès qu’il ferait clair.

Cette douce lumière qui m’avait illuminé, maintes fois, dans la forêt m’inondait de toutes parts. Je me rappelai le jour où je rencontrai le vieux prêtre qui m’avait béni. Ce souvenir me fit tant de bien que je demeurai, jusqu’au matin, à genoux sur le carreau, le front posé sur le pied de mon lit. Et je ne cessais de redire : — Merci Seigneur, merci Sainte Vierge, vous avez daigné me tirer de l’ombre irrémédiable au moment où la Mort m’avait déjà pris dans la courbure de sa faux…

La nuit passa sans que j’eusse la notion du temps qui s’écoulait. L’aube glissa des lueurs d’or rose aux interstices des volets. Aussitôt je fus dehors et je me dirigeai, à pas pressés, vers l’oratoire de Notre-Dame de Grâce. Je gravis la colline, d’une haleine, sans même m’apercevoir des obstacles qui barrent le sentier.

Arrivé au sommet, je me prosternai, le front sur le sable, devant la Sainte-Vierge. J’étais si hors de moi que je ne pus d’abord que pleurer. Mais quelles douces larmes : c’était comme un torrent purificateur qui emportait toutes les souillures de mon âme.

Enfin il me fut possible de parler et je dis à l’Auguste Mère : — Achevez votre œuvre. Je ne résiste plus, je suis tout à vous et je suis sûr que vous m’indiquerez ce qu’il me reste à faire pour rentrer dans l’Eglise.

Je restai longtemps agenouillé sur le seuil de l’oratoire. Je sentais s’élever en moi des élans de gratitude et d’adoration. Cela ne s’exprimait pas verbalement. J’étais là, les mains jointes, les yeux au ciel et c’était comme si toute mon âme était attirée en haut pour se fondre toujours davantage dans la lumière de la Grâce.

Comme je redescendais la colline, j’eus soudain l’idée que le plus simple était d’aller trouver François Coppée et de lui demander qu’il me mît en relations avec un prêtre qui sût m’entendre. Rentré à l’auberge, je lui écrivis pour solliciter un rendez-vous d’urgence.

Coppée me répondit par retour du courrier : il me mandait de venir chez lui le surlendemain à deux heures de l’après-midi.

Jusqu’à mon départ, je fus dans un état d’allégresse paisible que nulle attaque diabolique ne troubla. Cette voix sinistre qui m’avait traqué si farouchement faisait tout à fait silence. Enfin, détail qu’il faut mentionner, parce qu’il est l’expression de la vérité, je ne souffrais plus du cœur ; je ne ressentais ni lancinements ni étouffements. Et depuis, je n’en ai plus jamais souffert.

L’heure sonna de prendre le train pour Paris. Je partis — j’étais sauvé… Gloire à Dieu, gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit. Gloire à toi, ma belle Etoile du Matin !…

TROISIÈME PARTIE

Cum invocarem, exaudivit me Deus justitiæ meæ ; in tribulatione dilatasti mihi.

PSAUME 4.

Gloria tibi, Stella matutina mea.

XI

La première chose que je fis en arrivant à Paris, ce fut de me rendre à Saint-Germain-des-Prés pour y prier[11]. Cette appréhension étrange qui m’avait empêché si longtemps d’entrer dans les églises avait tout à fait disparu. Je franchis délibérément le seuil et j’allai m’agenouiller devant l’autel de la Sainte Vierge.

[11] Je ne choisis pas cette église plutôt qu’une autre. Elle se trouvait sur mon chemin : j’y pénétrai.

— Bonne Mère, lui dis-je, c’est vous qui m’avez amené jusqu’ici. Faites maintenant que je trouve le prêtre qui me réconciliera avec Dieu. Vous voyez mon âme : encore toute chancelante sous le poids de ses fautes, elle demande à se libérer. Je vous supplie donc de m’ouvrir la porte du sanctuaire où j’aurai part à l’amour infini.

Cette prière me fit grand bien. Je gagnai la maison de Coppée où je fus reçu tout de suite. Le poète se récria d’abord sur ma mauvaise mine. Il y avait de quoi car, comme on le pense bien, la crise que je venais de traverser ne me donnait pas précisément l’air florissant. Je le rassurai ; puis, après lui avoir peint l’état de mon âme, je lui demandai de m’indiquer un prêtre qui consentît à m’instruire et à me guider.

— Car vous comprenez, ajoutai-je, que je ne puis plus marcher tout seul. J’ai besoin d’un appui et je suis venu à vous avec la conviction que vous sauriez me le fournir.

Coppée, fort heureux de la bonne nouvelle, me dit : — Je vais vous adresser à l’Abbé M. vicaire de Saint-Sulpice. C’est un saint et savant homme de qui vous recevrez, j’en suis sûr, l’aide nécessaire.

Il écrivit une lettre pressante et me la remit en me disant : — Vous n’aurez qu’à la porter au presbytère ; l’abbé M… s’y trouve toujours le soir, à partir de cinq heures et demie.

Je le remerciai et je le quittai non sans qu’il m’eût prodigué les plus chauds encouragements.

Une fois dans la rue, je me demandai ce que j’allais faire pendant les trois heures qu’il me restait à user. Il me sembla que le mieux serait de retourner à l’église.

Je revins donc à Saint-Germain-des-Prés. Je m’assis auprès du grand autel et, la tête dans les mains, je me pris à réfléchir sur la façon dont je m’expliquerais auprès de l’abbé M… Mais alors, en pensant à tout ce qu’il faudrait lui avouer, je sentis une grande honte m’envahir.

Jamais, me dis-je, je n’oserai lui confier ces choses ; ou si je m’y résous, il est fort probable qu’il se récusera, n’ayant pas de temps à perdre avec le sale pécheur que je suis…

Cet accès de scrupule me tortura d’autant plus qu’il allait sans cesse en augmentant et que je ne savais comment lui tenir tête. Je ne pus rester dans l’église ; je sortis et me mis à errer au hasard sur la rive gauche. J’écoutais, tout crispé, une voix captieuse chuchoter en moi : — Sauve-toi, va te cacher n’importe où puisque tu te rends compte de ton indignité, puisque tu saisis que le salut n’est point pour toi…

La tentation était forte. Néanmoins, ayant subi force assauts de ce genre, j’avais pris de l’expérience ; j’eus l’intuition qu’il ne fallait y céder à aucun prix et que le moment était arrivé où je ne devais plus reculer. Rassemblant mon énergie éparse, je me dis : Cette dérobade est absurde. Si le Bon Dieu m’a conduit au point où j’en suis, ce n’est pas pour me délaisser lorsque je vais faire le pas décisif. J’ai confiance en Lui : quoiqu’il puisse arriver, j’irai à cinq heures et demie chez l’abbé M…

Mon parti semblait bien pris — de fait il l’était. Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, je me sentais en proie à une très sombre tristesse qui pesait sur moi comme un ciel d’hiver sur une campagne flétrie. Tout était en léthargie au dedans de mon être ; tout se taisait : plus même de remords ni de scrupules, mais un immense accablement. La lumière de la Grâce me paraissait éteinte et il ne restait qu’une nuit intense où mon âme se cherchait à tâtons sans se trouver.

Ah ! cette sensation de solitude totale dans des ténèbres opaques, c’est peut-être la plus terrible des épreuves que l’âme qui se repent ait à supporter.

Ma course sans but me conduisit sur la place du Panthéon. J’avisai le portail de Saint-Etienne du Mont et je me dis : — Si j’entrais là. Peut-être que la clarté divine m’y reviendra…

J’entrai donc. J’errai, le front bas, sous les arceaux. J’essayais de prier et ce m’était impossible. Il y avait sur mon âme comme une couche de givre que je ne réussissais pas à percer.

Je repris mon vagabondage par les rues. Il n’y avait plus que mon corps qui agissait. Mon âme était comme défunte.

Mes pas me conduisirent à Saint-Sulpice. J’y entrai, pareil à un somnambule ; mais quand je fus sous ces voûtes embaumées de prières, je repris un peu conscience de moi-même, c’est-à-dire que je ressentis d’une façon encore plus aiguë ma solitude.

Je m’agenouillai sur la première chaise venue et je tentai une supplication à l’adresse du Ciel impassible. Je pus tout juste dire : — Mon Dieu !… Rien de plus.

Et la nuit glacée s’appesantit de nouveau sur moi.

Je me relevai ; je me traînai, en détresse, dans l’église. Comme cinq heures sonnaient, je me trouvai près de la Chapelle du Sacré-Cœur. Un prêtre en méditation s’y tenait assis. Aussitôt que je l’eus distingué dans la pénombre, il me vint à l’idée de lui demander du secours.

— Monsieur l’abbé, lui dis-je, sans autre préambule, je voudrais prier et je ne puis pas… C’est horrible !

Il me regarda, plein de pitié. Certainement il devina quelque chose de mon angoisse car il me répondit : — Le Bon Dieu vous tient compte de l’intention, soyez-en certain. Prenez courage : je vais prier pour vous.

Je le remerciai d’un signe de tête, étant incapable d’ajouter un mot, et je me remis à vaguer dans les bas-côtés. Alors, voici que, peu à peu, mon cœur se desserra et qu’il fit plus clair en moi. En même temps, je sentis naître, grandir, s’affirmer la certitude que je dirais tout à l’abbé M… et l’espoir qu’il me recevrait à merci au nom du Seigneur.

Ce réveil de mon âme fut semblable au retour à l’existence d’un homme qui s’est évanoui et qu’un cordial administré à temps remet sur pied.

Je fus soudain en pleine possession de mes facultés. Sans nulle hésitation, je me dirigeai vers le presbytère ; cinq heures et demie sonnant, j’étais dans la loge du concierge et je demandais l’abbé M…

Tout en montant l’escalier vers la cellule qui m’avait été indiquée, j’examinais encore une fois l’état de mon âme et je m’étonnais que tant de calme et de décision eût succédé à tant de fièvre et d’incertitude. Toutefois, comme je frappais à la porte, le cœur me battait assez fort car une parole de Byron, qui s’appliquait à mon cas, me revenait à la mémoire : « C’est ici un de ces relais où les Destins changent de chevaux. »

Entré, je vis un petit vieillard à cheveux blancs, assis dans un grand fauteuil. Il me regardait d’un air interrogateur. Je lui remis la lettre de Coppée ; et il la lut sans rien témoigner de l’impression qu’elle lui causait. Puis, m’ayant fait asseoir, il me demanda tranquillement, et comme s’il s’agissait de la chose la plus facile du monde, de lui exposer par suite de quelles circonstances je m’était senti attiré vers l’Eglise.

Je me trouvais un peu embarrassé, ne sachant trop par quel bout entamer mon récit, quand je me souvins que j’avais sur moi quelques-unes des lettres de mon ami S… Elles mettaient si bien dans leur jour les péripéties les plus récentes de ma conversion qu’elles constituaient la meilleure des entrées en matière. Je les tendis à l’abbé M… en le priant de les parcourir.

Il les lut avec attention puis me dit : — Vous avez eu là, pour conseiller, un excellent catholique. Il faut remercier le Bon Dieu qui vous inspira d’avoir d’abord recours à lui. — Maintenant, causons.

Il me posa d’abord quelques questions touchant mes origines et l’éducation que j’avais reçue. Ensuite il m’invita à lui narrer comment mes idées avaient évolué pour que, parti de l’hostilité à l’égard de l’Eglise, j’en fusse arrivé à cette évidence que je ne pouvais plus vivre en dehors d’elle.

La simplicité de son accueil m’avait mis tout à fait en confiance de sorte que je n’éprouvai aucune difficulté à lui retracer ma vie intellectuelle depuis le jour où les brouillards du socialisme et de la science s’étaient dissipés en moi et où la Grâce m’avait pris par grands coups de lumière. Il est inutile de recommencer ce récit puisque j’en ai donné le détail dans les chapitres précédents.

Enfin j’arrivai à l’époque où démuni de toute croyance ferme, ballotté entre mon désir de vivre selon la foi et mes aberrations anciennes, j’étais tombé dans une mélancolie profonde.

— Et alors, interrompit l’abbé, naturellement, vous avez pensé à vous suicider ?

— Mais oui, répondis-je, assez surpris qu’il eût deviné cette conclusion de mes égarements.

— C’est bien cela, reprit l’abbé, continuez…

Je lui décrivis les affres subies durant les dernières semaines qui venaient de s’écouler. Tandis que je parlais, le souvenir de ces heures effroyables me revenait si vivement que je dus m’arrêter pour me reprendre un peu.

— Oui, me dit alors l’abbé M… c’est affreux n’est-ce pas ? Cela peut vous donner une idée — et encore affaiblie — de ce qui se passe en enfer. Mais remettez-vous et terminez.

Je lui racontai la nuit terrible où j’avais failli succomber aux incitations du désespoir. Puis, tout anxieux, je lui demandai : — Maintenant, monsieur l’abbé, croyez-vous que je puisse être sauvé ?

Un bon sourire lui éclaira le visage. Il se leva et me frappant sur l’épaule : — Mais, mon cher ami, me dit-il, la chose est aux trois quarts faite. Vous vous repentez ; vous avez pleuré des larmes de sang sur vos fautes. Soyez sûr que vous avez été entendu Là-Haut. Moi, je n’ai plus qu’à vous instruire des vérités essentielles de notre sainte religion. Puis, d’ici quelques jours, vous ferez votre confession générale et vous communierez. Et vous verrez que tout ira bien.

Je m’ébahis car je m’étais ancré cette idée dans la tête qu’il faudrait de longs mois avant que je fusse jugé digne des sacrements.

Comme je lui confiais mon scrupule à cet égard, l’abbé M… se mit à rire franchement : — Quel enfant vous faites, me dit-il, croyez-vous que je vais vous laisser comme cela en pénitence dans un coin ?

Puis reprenant son sérieux : — L’Eglise ne demeure pas fermée à qui, comme vous, fait appel à sa charité. Il est vrai, vous avez beaucoup péché, mais vous avez beaucoup souffert. Il est nécessaire qu’on vous vienne en aide. Dites-vous bien que Dieu vous a traité comme ceux qu’il aime. Remerciez-le, remerciez la Sainte Vierge qui, certes, intercéda pour vous. Et ayez confiance puisque je vous affirme que vous possédez la vraie contrition.

— Ah ! m’écriai-je, les larmes aux yeux, grâce à vous, mon bon Père, je vais enfin récupérer cette paix intérieure que je croyais avoir perdue à jamais.

— Non, rectifia l’abbé, pas grâce à moi, grâce à Dieu dont je ne suis que le très humble instrument.

Il me dit ensuite de me procurer mon acte de baptême et de le lui apporter le lendemain. Puis il me remit un catéchisme où il me marqua au crayon ce que je devais d’abord apprendre, à savoir : les actes de foi, d’espérance et de charité, l’oraison dominicale, la salutation angélique et le symbole des Apôtres.

— Outre ces prières, ajouta-t-il, laissez-vous aller à ces élans d’adoration dont vous m’avez parlé. Ces effusions viennent du Saint Esprit et il ne faut pas craindre de les multiplier… Maintenant, savez-vous faire le signe de la croix ?

— Hélas non, répondis-je.

— Je vais vous l’apprendre car il constitue, en abrégé, la profession de foi de l’Eglise catholique. Allons, faites comme moi : la main droite au front, puis à la poitrine, ensuite à l’épaule gauche et enfin à l’épaule droite en disant : Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.

J’imitai l’abbé en répétant ces paroles. Mais je me trompai : je mettais la main droite au front puis j’allais à l’une ou l’autre épaule et je m’arrêtais tout confus en m’excusant de ma maladresse. J’étais si ému que je perdais un peu la tête. N’était-il pas touchant, en effet, ce doux vieillard qui, plein de mansuétude, apprenait ainsi, au pauvre pécheur ignorant les pratiques élémentaires de la religion ?

Enfin, ayant réussi à faire comme il faut le signe de la croix, je pris congé sur ces derniers mots de l’abbé M… : — Allez en paix, mon cher fils, couchez-vous de bonne heure car je vois à votre figure que vous êtes épuisé par les insomnies. Priez, avant de vous endormir. Ne perdez pas une minute de vue cette pensée que vous allez être racheté de l’esclavage du péché. Confiance et prière : tout est là. Je vous bénis. A demain, à la même heure.

Je le remerciai et lui promis d’être exact. — Dehors, j’arpentai la rue, tout songeur et tout heureux d’avoir pris le bon parti.

Qui m’aurait dit, pensais-je, que ce serait si facile ? Puis j’admirais la bonté de la Providence qui m’avait conduit, comme par la main, au prêtre qu’il me fallait. Ah ! si l’abbé M… m’avait accueilli par des phrases pompeuses et des tirades ampoulées, il est probable que je me serais cabré. Mais son ton paternel, sa façon de me présenter comme une chose toute simple l’empreinte divine sur mon âme, l’onction enjouée de ses propos avaient agi en moi mieux que n’auraient pu le faire les discours les plus apprêtés.

— Maintenant, conclus-je, en me mettant au lit, je n’ai plus qu’à me laisser conduire… Ouf, quelle délivrance !

J’ouvris mon catéchisme. Que les actes de foi, d’espérance et de charité me touchèrent ! De quelle allégresse je répétais : — Oui, mon Dieu, je crois en vous et en votre sainte Eglise, parce que, j’en ai fait l’expérience, vous ne pouvez ni me tromper ni la tromper. Oui, mon Dieu, j’espère que vous me conserverez votre grâce et que, si j’observe vos commandements, vous me recevrez dans votre gloire. Oui, mon Dieu, je vous aime par-dessus tout, car vous n’avez pas cessé de me prouver votre amour.

Ensuite je dis le Pater et l’Ave en m’attachant à en bien pénétrer le sens et à m’appliquer l’adorable miséricorde qui pénètre ces versets. Enfin je méditai le Credo. Puis je m’écriai : — O Mère de mon Dieu, je me remets tout entier entre vos mains et je vous donne mon âme. Daignez la présenter à votre Fils…

Alors, ayant tracé sur moi le signe de la croix, je m’endormis d’un sommeil paisible, tel que je ne l’avais pas connu depuis bien des jours.

XII

Douceur ineffable de la Grâce, lorsqu’elle rentre, en ondes radieuses, dans l’âme qui croyait l’avoir perdue.

C’est d’abord comme un Angelus qui tinte lentement sur la campagne par une aube un peu brumeuse de la fin d’avril. On sent qu’il va faire beau, car on devine le ciel bleu par-dessus les vapeurs diaphanes qui flottent sur les pommiers chargés de délicates floraisons. La cloche épand ses notes assourdies à travers les volutes neigeuses du brouillard que nuancent des clartés roses. Tout est calme, recueillement, attente émue de la pleine lumière.

Puis la Grâce se fait plus éclatante. L’Angelus s’est tu : la nature prie. Et c’est alors le lever du soleil qui monte rapidement de l’horizon et couvre de sa gloire les jeunes verdures. Il aspire la brume, il chasse les fantômes de la nuit qui se traînaient encore dans les coins d’ombre, tandis que de larges souffles chargés du parfum des violettes, font frémir les frondaisons légères des peupliers et des bouleaux. Tout être tressaille à l’unisson ; et l’hymne du printemps s’épanouit dans l’air frais du matin… Ainsi de l’âme pénitente à qui la Grâce prodigue ses mystérieuses splendeurs.

Qu’il eut raison le Père Lacordaire quand il dit dans le passage de ses Mémoires où il parle des effets de la Grâce : « Les deux grands biens de notre nature, la vérité et la béatitude font irruption ensemble au centre de notre être, s’y engendrant l’un l’autre, s’y soutenant l’un par l’autre, lui formant comme un arc-en-ciel qui teint de ses couleurs toutes nos pensées, tous nos sentiments, toutes nos vertus, tous nos actes enfin, jusqu’à celui de notre mort qui s’empreint, au loin, des rayons de l’éternité. Tout chrétien connaît plus ou moins cet état ; mais il n’est jamais plus vif et plus saisissant qu’en un jour de conversion. Et c’est pourquoi l’on pourrait dire de l’incroyance, lorsqu’elle est vaincue, ce qui a été dit du péché originel : « Felix culpa, heureuse faute ! »

O sainte Eglise catholique, dispensatrice des vérités du Bon Dieu, que tu es admirable quand tu recueilles, en toute mansuétude, l’enfant prodigue qui, dompté par la Grâce, vient se prosterner devant tes autels…

Telles étaient mes pensées pendant que, sous les auspices de l’abbé M… à qui je rendais quotidiennement visite, je me préparais au sacrement de Pénitence. Je ne saurais exprimer à quel point je me trouvais dans un parfait équilibre de toutes mes fonctions. Non seulement mon cœur battait à l’aise, mais les associations d’idées se faisaient si nettes dans mon cerveau que je pouvais les enregistrer, avec tous leurs détails, dans ma mémoire. Je m’assimilais aussi, avec une facilité extraordinaire, les enseignements du catéchisme — ce livre d’une si étonnante profondeur pour qui reçut le don de le comprendre. Puis j’assistais aux offices ; j’y priais de mon mieux et j’y méditais les beautés de la liturgie. Et plus j’avançais dans la voie lumineuse, plus la foi poussait de solides racines au tréfonds de mon être. Je la sentais s’épanouir en moi comme un chêne vigoureux que les tempêtes peuvent assaillir mais non renverser.

Pour fuir les bruits de la ville et son agitation fiévreuse, j’avais repris mes habitudes de l’été précédent. Je passais la plus grande partie de mon temps dans l’un de ces beaux jardins publics qui empêchent Paris de devenir tout à fait une sentine funeste aux corps comme aux âmes. J’y récupérais un peu de ma chère solitude.

Mais que ma disposition d’esprit différait de ce qu’elle avait été naguère. En juin, je ne savais pas encore au juste où j’allais, je vacillais, indécis, entre mon bon ange et le démon. En octobre, au contraire, assuré de ma rédemption, éclairé, soutenu par l’Abbé M…, je vivais une vie intérieure toute de ravissements et d’adoration.

Enfin, le jour arriva où l’abbé M… m’annonça qu’il me jugeait suffisamment instruit pour que je fisse ma confession générale.

— Vous viendrez dans ma cellule à l’heure habituelle, me dit-il. Auparavant, examinez-vous à fond et tâchez d’établir aussi exactement que possible le bilan de vos fautes. Et surtout, écartez toute crainte de n’être point pardonné qui tendrait à vous décourager ; car ce n’est là qu’une tentation diabolique contre laquelle je vous ai déjà mis en garde.

— Je n’éprouve plus rien de tel, lui répondis-je. Je n’ai plus qu’un grand désir de me délivrer du poids qui pèse sur mes épaules et de recevoir la sainte Eucharistie.

De fait, à aucune des étapes de ma conversion, le Mauvais ne m’avait pareillement laissé en repos. On eût dit que me sentant bien gardé, il renonçait à me chercher noise. Comme toutes ses ruses se résument en ceci qu’il voudrait nous empêcher de prier, il est tout naturel qu’il demeure impuissant contre celui qui ne cesse de lui opposer un bouclier d’oraisons. Or il n’est pas exagéré de dire qu’à cette époque, je passais rarement plus d’une heure sans prier, et que je faisais de longues stations dans les églises où, à l’abri du Saint-Sacrement, j’élevais mon âme vers Dieu.

Ainsi prémuni, pour me préparer à ma confession, j’allai, dès une heure de l’après-midi, au parc Montsouris. Je m’y installai sur un banc, près du lac où voguent des flottilles de canards multicolores. L’atmosphère était d’une tiédeur exquise. De minces nuées, chatoyantes comme des gorges de tourterelles, passaient dans le ciel pâle où luisait un doux soleil d’arrière-saison. L’automne commençait à dorer les feuillages. En face de moi, s’élevait un saule-pleureur qui trempait sa chevelure harmonieuse dans l’eau limpide. Aux intervalles de ma méditation, j’admirais sa souplesse et l’élégance de ses formes. Et — fiction qu’on voudra bien me pardonner — je m’imaginais que mon ange gardien battait des ailes à travers ses ramures ondoyantes.

J’avais pris avec moi une Concordance des Evangiles que l’abbé M… m’avait donnée et mon catéchisme. Tantôt j’étudiais, dans ce petit livre, les raisons qui expliquent à quel point le sacrement de pénitence constitue un acte d’une portée si divine et si humaine à la fois. Tantôt je recensais mes péchés : et alors, si leur nombre et leur gravité m’effrayaient très fort, je me rassurais à la pensée que j’allais bientôt me débarrasser de ces souillures, et qu’ils me seraient remis non pas tant à cause de mes remords que par la charité miraculeuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Puis je lisais les chapitres du Saint-Livre qui retracent la Passion, qui peignent le Jardin des Olives, les Juges iniques, les Juifs acharnés, la voie douloureuse, le crucifiement, le partage de la robe, l’éponge imbibée de vinaigre, les outrages de la plèbe, jusqu’au cri qui fit trembler le ciel, la terre et les enfers et qui annonçait que l’univers coupable entrait dans le règne de la Grâce : « Tout est consommé ! »

Surtout, assistant, par la foi, au supplice de l’Agneau, je mettais mes bras autour du gibet où le bon Larron fut garrotté. Et je m’écriais avec lui : « Seigneur, souvenez-vous de moi dans votre Royaume… »

Puis, faisant un juste retour sur moi-même, j’ajoutais : — Mon bon Sauveur, je sais que vous avez voulu toutes ces ignominies et toutes ces tortures pour me racheter de la servitude du péché. Qu’est-ce le peu que j’endurai au regard des souffrances que Vous, la plus innocente des victimes, vous avez acceptées par amour pour moi ? Comment pourrais-je reconnaître ce sacrifice ? Mais j’ai confiance en Vous et je Vous aime. Ayez pitié de moi, Seigneur Jésus ; médecin des âmes, guérissez-moi de la lèpre qui ronge, depuis si longtemps, mon esprit et mes sens. N’oubliez pas que Votre Mère auguste a daigné intercéder pour le pauvre caillou brisé que je suis…

Me disant ces choses et bien d’autres analogues, je me sentais pénétré d’une contrition toute salutaire. C’était un mélange de honte à cause de mes fautes et de regret poignant parce que j’avais contribué, pendant tant d’années, à remettre en croix l’Agneau rédempteur. — Et cependant l’espoir de ma purification prochaine lénifiait l’amertume de mon repentir.

L’après-midi passa de la sorte. Quand vint l’heure d’aller au presbytère, je me trouvai fortifié d’une décision souveraine. Ce fut sans nulle hésitation que je marchai vers la confession.

Dès que je fus entré dans la cellule de l’abbé M…, ce bon père s’informa d’abord de mes dispositions. Je lui dis que je n’éprouvais que cet unique désir : me libérer du péché.

Il me fit agenouiller sur un prie-Dieu, devant un crucifix. Puis, après les prières sacramentelles, je récitai le confiteor et je commençai l’étalage de mes fautes…

Et alors, comment exprimer cela — les mots ont peur comme des poules, disait Verlaine — à mesure que j’avouais mes fautes, il me semblait que Notre-Seigneur, lui-même, était là. Il me semblait que, d’une main caressante et impérieuse à la fois, il cueillait mes péchés dans mon âme et les éparpillait en poussière devant ses pieds adorables. En même temps, je sentais ma pauvre âme, toute ployée sous le faix du mal, se redresser peu à peu, reprendre enfin sa rectitude, puis s’épanouir en des flots d’amour et de reconnaissance…

Quand j’eus fini, quand l’abbé M… eut prononcé, sur ma tête inclinée, la sublime formule de l’absolution, je me relevai. Il m’ouvrit les bras et je m’y précipitai tout en pleurs.

Certes, nous étions aussi émus l’un que l’autre. Car si je mettais dans cette accolade toute ma gratitude pour lui qui m’avait été tellement auxiliateur, lui rendait grâces au Seigneur de l’avoir désigné pour guider, vers le bercail de l’Unique Pasteur, la brebis rebelle qui s’en était enfuie depuis son baptême.

Nous causâmes ensuite quelques minutes. Puis, comme d’autres soins le sollicitaient, je me retirai après qu’il m’eut recommandé de me trouver le lendemain, à la première heure, à Saint-Sulpice pour communier.

Dans la rue, je marchais tout allègre. Je me disais : — Je suis pardonné, je suis pardonné, quel bonheur !… Cent alleluia me chantaient dans le cœur et il me semblait que j’avais rajeuni de dix ans.

Je me souvins alors d’une page d’En Route où cette sensation de délivrance est on ne peut mieux notée. — Durtal s’éperd en remords de ses péchés et le Prieur de la Trappe lui dit : « La croix, qui était faite de tous les péchés du monde, pesait d’un tel poids que les genoux de Jésus fléchirent et qu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là qui aida Notre-Seigneur à la porter. Vous, en détestant vos péchés, vous avez allégé cette croix du fardeau de vos fautes et l’ayant rendue moins pesante, vous avez ainsi permis à Notre-Seigneur de la soulever… »

Et moi aussi, pensai-je, Notre-Seigneur m’a permis de l’aider à porter sa croix. Gloire à Lui !…

Le lendemain matin, je me réveillai vers quatre heures. Je me préparai à la communion par la lecture de l’Evangile où il est raconté comment Notre-Seigneur institua la Sainte-Cène. Puis je priai Dieu de m’octroyer la faveur de recevoir sa chair et son sang avec l’humilité nécessaire.

Quand je sortis pour me rendre à Saint-Sulpice, j’éprouvais une joie paisible à l’idée que, dans quelques minutes, l’œuvre de ma rédemption serait tout à fait accomplie et j’admirais à quel point tous les obstacles s’étaient aplanis depuis que je m’étais mis sous la direction de l’abbé M.

Entré dans l’église, j’allai à la chapelle du Sacré-Cœur où ce bon père dit, tous les jours, la messe de six heures et demie. Il y avait fort peu de monde : quelques femmes du peuple, deux ou trois religieuses, un seul homme en plus du pauvre moi. Je m’agenouillai près d’eux et j’ouvris mon âme au Seigneur, le suppliant d’y entrer quoiqu’elle fût si imparfaite.

A mesure que le moment de la communion approchait je me sentis soulevé par un de ces élans d’adoration qui enlèvent l’âme, parmi des ondes de lumière intérieure, jusqu’aux pieds du Trône divin. Je balbutiais : — O mon Dieu, je ne suis pas digne, mais venez en moi pour que je vous possède.

Et dans mon âme rénovée ne cessaient d’affluer les splendeurs de la Grâce. Aussi, lorsque je quittai ma chaise j’étais si pénétré de cette clarté indicible qu’il me semblait que mon être entier était pareil à une blanche flamme qui montait joyeusement se perdre dans le ciel.

Me fais-je comprendre ? Cet état n’ayant rien de terrestre, il est à peu près impossible de l’analyser. Ce que je puis dire, c’est que ni les plaisirs des sens les plus raffinés ni même les ivresses cérébrales que procurent l’art et la poésie n’approchent de cette extase où l’âme, qui s’unit à Dieu, se fond tout entière.

L’abbé M… me communia. Je regagnai ma place ; et tandis que je récitais mon action de grâces, je savourais pleinement la paix radieuse qui régnait en moi. Ah ! que ne peut-on arrêter le temps à cette heure solennelle de quiétude et d’innocence. Pourquoi faut-il que le monde revienne vous obséder de ses bas appétits et de ses viles rumeurs ?…

Pendant la journée qui suivit, je vécus dans une sorte de rêve lumineux. Toutes mes pensées se tournaient vers le Seigneur ; toutes les choses me semblaient avoir revêtu un aspect de fête. A la lettre, je voyais l’univers avec des yeux nouveaux.

Sainte Eucharistie, qu’ils sont à plaindre les ignorants et les égarés qui méconnaissent vos vertus ! Pour moi, je sais que vous êtes la source de tout bien, la fontaine d’espoir et d’énergie où, aux jours de tristesse et de découragement, l’âme puise le réconfort et la joie. Faites, ô mon Dieu, que je ne l’oublie jamais. Gardez-moi digne d’approcher toujours de votre Sainte-Table dans les mêmes sentiments où je me trouvai ce jour de ma première communion.

XIII

Pendant les trois semaines que je demeurai à Paris après ma première communion, la règle d’existence que je m’étais tracée dès mon retour continua. Je rendais de fréquentes visites à l’abbé M… et je mettais de mon mieux en pratique les avis pleins de sagesse qu’il me prodiguait. Fortifié par ses conseils, j’éprouvais une grande satisfaction à les suivre. Obéir m’était devenu facile à moi le révolté de naguère. Puis je goûtais intensément la sérénité joyeuse qui, pour la première fois de ma vie, me comblait l’âme.

Je faisais un retour sur mes angoisses passées et je me disais : — Si tous ceux qui errent irrésolus, désorbités, bourrelés d’incertitudes pouvaient savoir la paix intérieure qu’on acquiert quand on se réfugie dans les bras charitables de l’Eglise. S’ils rompaient les mailles du filet d’orgueil qui les enlace, ils connaîtraient la joie de s’humilier devant le Crucifix rédempteur…

Je m’approchais souvent de la Sainte-Table ; chaque communion me rendait l’âme encore plus tranquille et plus pénétrée de la miséricorde divine. Enfin, m’étant logé près de Notre-Dame, je ne manquais pas d’aller y entendre, tous les matins, la messe de sept heures.

Il faisait encore presque nuit lorsque j’entrais dans la basilique ; il y régnait une obscurité que coupaient faiblement la clarté mince de quelques cierges votifs et la lueur tremblante de la lampe qui veille devant le Saint-Sacrement. La messe était dite par un vieux prêtre dans la chapelle où l’on voit le tombeau de Monseigneur Darboy surmonté d’une statue de Saint-Georges terrassant le Démon. Je me plaçais contre un pilier qui fait face à l’autel et je m’unissais, de tout mon cœur, au Saint-Sacrifice. Que c’était bon de prier dans cette ombre recueillie. Que les entretiens avec Dieu y étaient féconds en grâces sanctifiantes.

Dans le grand silence de la cathédrale, presque déserte à cette heure, c’est à peine si l’on entendait parfois un pas résonner sur les dalles et tinter les sonneries liturgiques. Puis tout se taisait : il n’y avait plus que la voix grave de l’officiant et le cliquetis des chapelets égrenés par quelques servantes du quartier venues pour demander à Dieu de les assister dans leur labeur.

J’ai connu là des ravissements si adorables, je m’y suis senti tellement détaché de moi-même, tellement transporté aux sommets de la foi que le souvenir de ces messes matinales ne cesse de m’illuminer la mémoire…

Dès que l’Ite missa est s’était envolé, alouette de la Grâce, vers le ciel, j’allais m’agenouiller devant la statue de la Sainte-Vierge dont j’ai parlé plus haut. Je récitais une dizaine puis je causais paisiblement avec la Bonne Dame. Elle est si tendrement accueillante cette douce Reine des Anges. Quand on souffre du corps ou de l’esprit, il est si consolant de poser son front fiévreux sur ses genoux et de l’implorer pour qu’elle vous soulage. Alors, on sent ses mains radieuses vous caresser l’âme et on l’entend qui vous dit tout bas : — Pourquoi t’affliger ? Est-ce que je ne suis pas là pour t’enlever tes peines ?…

Mais ce n’était pas seulement afin de la solliciter que je m’attardais de la sorte auprès d’Elle. C’était surtout pour l’exalter, pour répéter, avec une entière ferveur, ses litanies, pour respirer le parfum spirituel qui s’en dégage. Tandis que je murmurais ses louanges, il s’ébauchait en moi des strophes à sa gloire. Sorti de l’église, je les notais aussitôt ; et mon bon ange aidant je les fixerai, quelque jour, dans un poème…

Mes journées, je les passais soit au Parc Montsouris, soit au Jardin des Plantes, soit dans ce petit square qui fait la proue de navire au bas du Pont-Neuf. Tout en admirant les splendeurs défaillantes de l’automne, tout en regardant mes frères les arbres semer autour d’eux des feuilles d’or, je méditais l’Evangile et l’Imitation de Jésus-Christ. C’étaient mes seules lectures avec celle de mon paroissien. Car on ne saurait se figurer à quel point les choses littéraires m’étaient devenues lointaines.

L’Evangile, c’est la nourriture essentielle du chrétien, celle dont on ne saurait trop se sustenter. Je l’avais si bien compris que depuis lors, je n’ai guère manqué d’en relire quotidiennement deux ou trois chapitres.

L’Imitation, c’est une essence de prières. On pourrait la comparer aussi à un outil indispensable pour sarcler le champ de notre âme lorsque les faux jardiniers qui s’appellent Orgueil et Luxure tentent d’y cultiver de mauvaises herbes où d’y faire prospérer des floraisons vénéneuses. Et puis quel étonnant, quel perspicace psychologue que l’auteur inconnu de ce petit livre qu’on n’a qu’à ouvrir presque au hasard, lorsqu’on ne voit pas très clair en soi, pour y trouver le conseil nécessaire.

— Dans l’Imitation, me disait l’abbé M… on sent passer le souffle du Saint-Esprit…

Pendant que je m’occupais de la sorte, l’idée me vint d’écrire l’histoire de ma conversion. Et bientôt elle s’imposa si despotique que je crus plaire au Bon Dieu en la mettant à exécution. Je consultai l’abbé M… qui approuva fort mon projet. Je lui dis alors combien il me semblait indiqué d’aller rédiger cette œuvre de réparation dans la solitude. Il en tomba d’accord, de sorte que, deux jours plus tard, après avoir communié encore une fois de sa main, je partis pour Arbonne.

Comme on n’en doute pas, la première chose que je fis, en arrivant, ce fut de monter à Cornebiche. Tout heureux de revoir ma chère forêt que novembre habillait de pourpre et d’or, je gravis la colline et j’allai me mettre aux pieds de Notre Dame de Grâce pour la remercier de l’aide qu’elle m’avait départie et pour la supplier de m’être auxiliatrice dans mon travail.

Je récitai, de tout cœur le Salve Regina. A peine avais-je fini qu’une oraison jaillit en moi si nette que je pus la noter tout de suite.

La voici :

SALVE REGINA

HUMBLE PARAPHRASE POUR LES PAUVRES CONVERTIS

Reine des anges de lumière, salut.

Mère, dont la miséricorde infinie répand les eaux vives de la Grâce dans l’âme des pauvres convertis, salut.

Nous étions comme des morts sans sépulcre dont la pourriture infectait les hommes de bonne volonté. Toi, Vie éternelle, Toi, ambroisie céleste, Toi, vaste espérance, voici que tu nous tiras de notre corruption.

Fils du péché originel, insurgés contre la rédemption, nous avons dû enfin crier vers Toi du fond de l’abîme où le prince de l’orgueil nous avait précipités. Et maintenant, humbles et les yeux en pleurs, nous soupirons vers Toi.

Hélas, Interprète des volontés divines, Interprète aussi de nos appels à la Trinité redoutable, viens à notre secours.

O Rose mystique, imprègne de tes parfums ce jardin envahi par les orties : notre âme. Tourne vers nous la splendeur miséricordieuse de tes yeux. Fais que notre orgueil se brise comme un caillou sous le pic qui fait jaillir la lumière du Seigneur. Fais que ton fils nous octroie sa couronne d’épines. Ah ! fais aussi que ce fruit de tes entrailles nous pénètre de sa divine saveur.

O trop Clémente pour les pécheurs que nous sommes, ô trois fois pitoyable, ô infiniment secourable Vierge Marie.

Quoique nous ne le méritions aucunement, prie pour nous, Sainte Mère de Dieu. Prends dans tes mains le cœur contrit de ces enfants derniers-nés de la Grâce : les pauvres convertis. Rends-les dignes de monter, au jour du jugement, à la droite du Juge équitable et terrible.

Seigneur tout-puissant, tu as voulu que ton Verbe incarné prît pour tabernacle le corps immaculé de notre Vierge bien aimée. O Saint-Esprit tu l’as empli de ta flamme. Sainte Trinité, daigne en souvenir de ce mystère, nous garder du Mauvais.

Par l’intercession de ta Mère auguste, notre douce Etoile du Matin, dissipe en nous les ténèbres du Mal. Délivre-nous de la mort éternelle que nous avions encourue par notre très grande faute.

Et qu’après l’épreuve de ce Purgatoire où nous entrerons en chantant tes louanges, ô Père, ô Fils, ô Saint-Esprit, nous soyons admis à contempler, pour l’Eternité, ta face adorable.

Que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous entende.

Agneau de Dieu, toi qui effaces les péchés du monde, toi qui saignes chaque jour sur tous les autels pour la rémission de nos fautes, pardonne aux pauvres convertis.

Agneau de Dieu, toi qui habitas parmi nous pour laver nos taches, exauce les pauvres convertis.

Agneau de Dieu, par les vertus du Miroir de ta Justice, laisse descendre à jamais en nous les rayons de ta Grâce et prends en pitié les pauvres convertis.

M’étant ainsi fortifié par la prière, je descendis la colline, je retournai à Arbonne et je commençai d’écrire ce livre…

XIV

Me voici parvenu au terme de ma tâche. L’œuvre de pénitence et de réparation est accomplie.

J’ai raconté comment, livré à moi-même dès mon enfance, je désertai le service du Bon Dieu. J’ai dit à quel degré d’incertitude et de désespérance j’étais arrivé lorsque l’illusion scientifique et l’utopie socialiste se furent écroulées en moi. J’ai exposé les raisons pour lesquelles je pris en dégoût les malfaiteurs qui détruisent notre France et les banquistes qui, pour flatter l’imbécillité baveuse des parlementaires, se vantent d’avoir éteint les lumières du Ciel. J’ai essayé de montrer comment la Grâce divine me pénétra. J’ai dit mes luttes, mes souffrances, ma victoire sur les forces mauvaises qui m’obsédaient.

J’ai fait de mon mieux. Puisse le Seigneur accepter ces pages où j’espère avoir mis toute ma reconnaissance pour les bienfaits dont il daigna combler le pauvre pécheur repentant.

Si parmi les personnes qui les liront il s’en trouve à qui elles fassent quelque bien, je leur demande de prier pour moi.

Et pour le surplus : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam !

FIN

Saint Amand (Cher). — Imprimerie Bussière.

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Extrait du Catalogue général

PAUL VERLAINE
Œuvres Posthumes. Proses et vers, 1 vol. in-16 (dans le format et dans le papier des « Œuvres complètes » en 5 volumes). 1 vol. in-16 broché 6 fr.  »
Poésies religieuses. Préface de J.-K. Huysmans. 1 vol. gros in-12 3 fr. 50
Voyage en France par un Français. (Sous presse).  
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Trois Primitifs. Les Grünewald du Musée de Colmar, Le Maître de Flémalle et la Florentine du Musée de Francfort-sur-le-Mein. 1 vol. in-8o avec illustrations 5 fr.  »
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La Gennia. Roman spirite hétérodoxe. 1 vol. in-12 3 fr. 50
AUGUSTIN REGNAULT
La France sous le second Empire, 1852-1870. Etude critique. 1 fort volume in-12 3 fr. 50
LOUIS MICHEL
La Science de Dieu. Le Paradis conquis. Explication de tout. Sonnets tirés des livres : Clé de la Vie et Vie universelle. 3 vol. in-18. Chaque volume 3 fr. 50
Le tome I : Matière ; tome II : Vie ; tome III : Intelligence.  

SAINT-AMAND (CHER) — IMPRIMERIE BUSSIÈRE