The Project Gutenberg eBook of Les causeries du docteur

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Title: Les causeries du docteur

Author: Désiré Joseph Joulin

Release date: December 23, 2022 [eBook #69621]

Language: French

Original publication: France: Didier et cie, 1868

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CAUSERIES DU DOCTEUR ***

LES
CAUSERIES
DU DOCTEUR

PAR
LE DOCTEUR JOULIN

DEUXIÈME ÉDITION
REVUE ET AUGMENTÉE

PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET CIE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS, 35

PARIS. — IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 12.

LES
CAUSERIES
DU DOCTEUR

PAR
LE DOCTEUR JOULIN

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET CIE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS, 35

1868

Tous droits réservés.

A
M. LE PROFESSEUR LONGET
MEMBRE DE L’INSTITUT, ETC.

Bien cher Maître,

L’intelligence, absorbée par les rudes travaux de la science austère, aime à se reposer parfois sur des sujets moins sérieux. Puissiez-vous éprouver en lisant ces Causeries légères, le plaisir que je ressens à vous les dédier !

Dr Joulin.

TRAVAUX DU MÊME AUTEUR

DEUX MOTS A MES LECTEURS

Il est bon de rire un peu : cependant il paraît qu’un médecin doit y mettre de la modération, sous peine de porter atteinte à sa réputation d’homme grave. Pour ce motif, un ami m’a voulu détourner de publier ce volume. J’avoue que j’ai toujours eu un grand penchant à faire les choses qui me plaisent, sans beaucoup me préoccuper de l’opinion d’autrui, et comme je m’en suis toujours bien trouvé, j’ai l’intention de continuer à suivre cette ligne de conduite.

Sans compter l’avenir, j’ai payé jusqu’ici un tribut suffisant à la science sérieuse, pour avoir le droit, à mes moments perdus, de me délasser en faisant de la science moins grave. Si quelque bon confrère voulait attacher à mon nom l’épithète d’esprit léger, je le prierais de jeter un coup d’œil sur la liste de mes travaux, et de m’en montrer autant. C’est à son intention que j’en ai placé la liste en tête du livre.

AU LECTEUR DE L’AVENIR

O vous ! qui foulez insouciant les cendres de ma génération ; ô vous ! qui cherchez sur les rayons poudreux des bouquinistes, des souvenirs de vos ancêtres ! j’espère que vous trouverez là, dans quelque coin, un exemplaire de ces Causeries, échappé aux vicissitudes qui menacent son existence. Si vous avez dans les veines un peu de vieux sang gaulois, tendez-lui une main secourable. Pour vous en récompenser, le livre vous racontera les faits et gestes des savants d’une époque éloignée de vous. Que les initiales mystérieuses qui voilent quelques noms ne vous effrayent point. Après ma mort, je me propose de revenir la nuit, écrire ces noms sur les marges de l’exemplaire déposé à la Faculté. Si cette illustre demeure existe encore, allez donc visiter sa bibliothèque. Mes travaux sérieux auront peut-être subi le sort des choses qui changent : vérité aujourd’hui, erreur demain ; les livres graves supportent mal la vieillesse. Ce petit vieux bouquin pourra se lire encore, la gaieté française n’a jamais de rides.

PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION

Elle sera courte, cette préface, je n’aurai qu’un seul mot à dire au public : Merci !

LES
CAUSERIES
DU DOCTEUR

I

La rentrée de la Faculté de Médecine.
La physiologie expérimentale à un point de vue spécial.
L’oculiste d’Azor.

Huissiers, ouvrez les portes, les vacances sont finies, la science désire rentrer chez elle. Et les massiers fourbissent leurs masses, et les huissiers se passent au cou leur chaîne d’argent des cérémonies ; et les Facultés se réunissent pour recevoir dignement les nouveaux venus et les anciens qui ont déjà mordu à la grappe du savoir : un fruit qui ne mûrit que sous les caresses de plusieurs soleils. Et les Arméniens montent sur leurs chameaux, les Chinois sur leurs jonques, les Grecs sur leurs tartanes, les Américains sur leurs paquebots ; les autres nations civilisées prennent le chemin de fer, et tous se dirigent vers Paris, la capitale de la science.

Il est probable que vous n’avez jamais assisté à la rentrée de la Faculté de médecine. C’est un spectacle qui a sa grandeur.

Cinquante professeurs ou agrégés, avec leurs longues robes rouges et noires, dont la forme se retrouve dans les archives de la tradition, se rendent au grand amphithéâtre, le doyen en tête précédé du massier et des huissiers de la Faculté. Cette réunion établit un premier contact entre les maîtres et les élèves. C’est une fête de famille où on initie les futurs docteurs aux travaux de la Faculté ; où on leur expose les choses importantes qui se sont accomplies dans le cours de l’année qui est morte. Là, on récompense les vainqueurs des concours, et on fait l’éloge des maîtres qui ont quitté la vie pour sonder les ténèbres de l’éternité.

La séance est publique, mais il est nécessaire d’être de la maison pour pénétrer dans le sanctuaire. Aussitôt que la grille de l’École est ouverte, un torrent se précipite à travers la cour, et il faut des jambes agiles et des coudes robustes pour ne pas être renversé par ce flot irrésistible qui s’engouffre dans les couloirs. Car il y a trois mille appelés, et l’amphithéâtre ne contient que douze cents élus bien empilés.

Vous pouvez facilement vous imaginer ce qui s’échappe de verve mal comprimée de cette cuve en ébullition qu’on appelle le grand amphithéâtre de la Faculté. La plaisanterie éclate sous toutes les formes et dans tous les idiomes. La jeunesse, en groupe, est partout la même, au paradis de l’Ambigu ou sous la coupole du grand amphithéâtre. Quelques nouveaux débarqués qui n’ont point encore eu le temps d’oublier les mélodies de la ferme paternelle, imitent le chien, l’âne ou le coq avec une perfection toute champêtre.

On entend de ces mots-étincelles qui mettent le feu à une traînée de rires.

La foule qui se presse dans les couloirs jette à la cantonade son contingent d’esprit à travers la muraille humaine ; et le vieux docteur Rabelais doit se mirer avec bonheur dans une descendance d’aussi gais compagnons. Ces émanations bruyantes, qui montent indécises vers la voûte, prennent les proportions d’une véritable tempête, lorsque, parmi les graves invités de la Faculté qui garnissent les premiers gradins, les étudiants reconnaissent une figure antipathique. Alors le tapage se discipline, la foule sent qu’un mot va partir ; elle fait silence ; et le chœur formidable ne mugit que lorsque le trait a frappé le but.

L’année passée, M. Husson, que sa situation de directeur des hôpitaux expose à toutes les rancunes de l’internat et de l’externat, a été la victime expiatoire. Les plaisanteries générales avaient fait relâche, et sur lui tombaient dru comme grêle les aménités des étudiants. M. Husson, qui a l’habitude de ces tempêtes, restait calme et immobile comme Cambronne à Waterloo ; seulement il gardait un silence plus décent.

Pour se donner une contenance, il puisait dans un drageoir quelques bonbons, probablement afin d’adoucir l’amertume de sa situation, lorsque tout à coup une voix du Midi s’élève comme un mistral, et s’écrie : « Messieurs, je vous prends à témoins ; voilà M. Husson qui mange le mercure des pauvres. »

A l’arrivée des professeurs, le calme se rétablit. M. Tardieu, le doyen, a ouvert la séance par un excellent discours interrompu à chaque instant par les applaudissements. Il retraçait les travaux importants accomplis dans le cours de l’année écoulée ; il comptait nos morts et nos blessés tombés au champ d’honneur ; il rappelait les décorations données aux internes, et qu’on peut comparer à ces croix attachées au drapeau d’un régiment qui a fait bravement son devoir. Le récit des actes qui honorent la profession trouve dans cet auditoire jeune et ardent une sympathie expansive. On sent qu’ils n’attendent qu’une occasion de suivre d’aussi nobles exemples.

Le discours de rentrée a été prononcé par M. le professeur Laugier. Il avait pour sujet Jean-Louis Petit, une grande figure du siècle dernier. Les illustrations modernes ont fait oublier le vieux chirurgien, et les élèves sont plus sympathiques au récit de la vie d’un maître qu’ils ont connu et suivi qu’à l’histoire du passé. Cependant, le discours de M. Laugier, plein de qualités solides, a été bien accueilli en raison de l’affection qu’on lui porte. M. Laugier est froid comme orateur ; sa belle tête, qui rappelle les camées antiques, est pleine de finesse et de douceur. Malgré les travaux remarquables qui lui ont mérité sa haute position scientifique, il s’isole de la foule et n’aime pas à suivre le chemin des ovations. Nature artiste et contemplative, il préfère une voix qui chante, un instrument qui pleure, à tout le fracas qu’on pourrait faire autour de son nom. Son violon lui coûte tous les ans cent mille francs de clientèle.

La séance s’est terminée par la distribution des prix de la Faculté.


Une causerie médicale ne serait pas complète au temps où nous sommes, s’il n’était pas question du choléra.

Parlons donc un peu de ce croque-mitaine qui a donné tant de frissons. Paris, ce vieux sacripant narquois qui ne respecte rien, qui rit de tout, a enfin trouvé son maître. Le choléra lui a posé sur l’épaule sa main bleue, et Paris a mis une sourdine à sa gaieté, un crêpe à son sourire. Il a été saisi d’une de ces terreurs poignantes qui condensent toutes les pensées en une seule : la mort. Franchement cette terreur n’était pas suffisamment justifiée. Les médecins qui ont étudié la marche des épidémies antérieures pouvaient craindre pour l’avenir ; au début, le mode de progression de la maladie pouvait faire redouter de lui voir atteindre les chiffres néfastes de 1832 et 1849. Mais vous, Parisiens, qui n’aviez à compter qu’avec le présent, il faut avouer que vous avez un peu dépassé les limites permises à un peuple de braves.

Il est vrai que trop de deuils sont venus attrister les familles, que bien des veuves et des orphelins pleurent sur des tombes à peine fermées ; c’est un malheur public qu’il faut déplorer. On doit regretter les victimes, mais la douleur ne devait pas se transformer en panique. La proportion des morts relativement au chiffre de la population était trop faible pour frapper aussi vivement l’esprit des masses, et pour justifier une émigration qui a fait de Versailles le Coblentz de la peur. Je ne veux pas faire un crime aux émigrés de leur désertion, ils ont laissé leur ration d’air respirable à ceux qui sont restés.

Maintenant les plus timides peuvent se rassurer : il semble que le choléra, satisfait d’avoir fait trembler les Parisiens, dédaigne sa victoire ; il s’en va nonchalamment, et tout nous fait espérer que nous n’aurons pas à déplorer un capricieux retour. Dans ma prochaine Causerie, je reviendrai sur cette importante question. Rassurez-vous, il y en aura encore, et ce ne sera pas tout à fait un hors-d’œuvre.


Dans le monde, on n’a aucune idée de la manière dont la physiologie fait des progrès à notre époque ; on s’imagine que les luttes scientifiques les plus acharnées font couler, tout au plus, quelques bouteilles d’encre, et que le triste privilége de répandre des flots de sang est réservé aux héros des batailles et à quelques médecins trop amis de la saignée. Hélas ! funeste erreur !!! la science physiologique ne marche que les manches retroussées et le couteau à la main. Le paisible rentier qui applaudit de confiance aux progrès de la physiologie que son journal politique lui signale, en lui parlant de temps à autre de l’Académie des sciences ; ce digne rentier, dis-je, frémirait d’horreur s’il pouvait supposer que la question de la glycogénie, a fait couler plus de sang que la guerre de Troie, sans compter qu’on n’a aucun motif de croire qu’elle sera résolue en dix ans. L’illustre Achille, pour prouver que le glycose se forme dans le foie, a dépensé deux cents chiens ; le bouillant Hector en sacrifia deux cent cinquante pour prouver que le foie n’avait rien à voir dans l’affaire de la glycogénie ; alors survient l’intrépide Ajax, qui pense avec raison que la victoire finit toujours par se déclarer en faveur des gros bataillons, et qui s’avance à la tête de quatre cents victimes pour prouver que la saccharo-génie est une fonction de la glande pinéale… On attend le sage Ulysse et son cheval.

Les sections complètes ou incomplètes, les piqûres, les divisions en long ou en travers de la moelle épinière n’ont pas été moins funestes aux infortunés quadrupèdes, sans compter la ligature de l’œsophage et surtout l’ablation des capsules surrénales, question grosse de sang, qui menace de rester pendante faute de victimes. Heureusement pour la science que les physiologistes se sont contentés d’expérimenter sur des tiers, et qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, tenté de se prendre mutuellement pour sujets de leurs expériences. D’aucuns disent que ce n’est pas l’envie qui leur en a manqué.

Je tiens d’un statisticien, qui depuis quelques années faisait de puissants efforts pour découvrir la cause (hélas ! toute physiologique) de la diminution progressive de certaines races animales, des renseignements pleins d’intérêt sur la manière dont les expérimentateurs se procurent leurs sujets. Les uns sont en relations suivies avec ces négociants nocturnes qui approvisionnent les petits restaurateurs de lapins apocryphes ; les autres, à l’aide d’un perfide morceau de sucre, se font suivre par d’innocentes bêtes, qui ont le tort de se fier à leur mine doucereuse et à leurs façons de gentlemen ; d’autres, enfin, trahissant tous les devoirs de l’hospitalité, ne craignent point de séduire les animaux domestiques de leurs amis, et même de leurs clients ! L’impôt sur les chiens les oblige à avoir recours à toutes sortes de moyens pour éviter de subir une augmentation personnelle de 10 francs par sujet. Jugez sans cela du prix de revient d’une expérience qui nécessite le sacrifice de quatre ou cinq cents victimes, dont on ne pourra tirer parti après leur mort, que lorsqu’un Geoffroy Saint-Hilaire nous aura prouvé que le chien est un animal essentiellement comestible et préférable même au cheval.

Les lapins ont été très-recherchés pendant un certain temps, à cause justement de la manière dont on utilise leur dépouille mortelle ; mais le régime de la gibelotte continue a, par sa persistance, rendu le lapin (même vivant !) un objet d’horreur pour leurs bourreaux. De sorte qu’on peut espérer que le lapin ne disparaîtra pas de la surface du globe.

On a essayé de remplacer le lapin par le chat, qui, au point de vue culinaire, pouvait rendre à peu près les mêmes services ; mais le chat se prête de très-mauvaise grâce aux expériences, et pour des motifs de prudence que nous approuvons complétement, les physiologistes ont dû tourner leurs regards vers d’autres mammifères. A défaut d’autre chose, on s’est emparé du cabiai, vulgairement appelé cochon d’Inde. Cet animal est doux, mord très-peu, et se prête, sinon avec complaisance, du moins avec résignation, à ce qu’on peut attendre de lui ; de plus, il est d’un transport facile, et si l’expérimentateur, dans ses voyages aux académies, craint d’être pris pour un enfant de la Savoie adonné au commerce des marmottes, il peut, au lieu de porter leur cage sous son bras (comme j’ai eu l’occasion de l’observer), placer une douzaine de ses petits pensionnaires dans ses poches, où ils resteront calmes jusqu’au moment de leur extraction et de leur exhibition devant les corps savants, en présence desquels ils auront l’honneur, comme disait feu Thénard, de répéter leurs petits exercices.

Comme il faut, autant que possible, tirer une moralité de chaque chose, quelle est celle qui découle de ce massacre des innocents ? Elle est très-claire, c’est que :

Si on n’a pas précisément retiré beaucoup de lumières de toutes ces belles expériences jusqu’à présent, il faut espérer que, dans la suite, on sera plus heureux, et que chaque victime sera le salut d’une vie humaine ; alors nous nous réjouirons ; nous serons tous immortels sans être de l’Académie ; nous entrerons d’emblée dans l’âge d’or découvert par M. Flourens ; chacun de nous aura le bonheur de survivre à la disparition complète de toutes ses facultés ; nous arriverons à cet âge heureux, mais avancé, où l’homme, complétement crétinisé, jouit sans trouble de l’existence végétative d’un mollusque. Cela sera vraiment délicieux !

Quant à MM. les expérimentateurs, si l’envie leur prenait de visiter les bords du Gange ou de l’Indus, je leur conseillerais fort de dissimuler avec le plus grand soin leurs titres scientifiques, car, dans la patrie de Vichnou, on ne plaisante pas avec la vie des bêtes, et nos savants pourraient bien courir les chances de subir la peine du talion.

Si le remords n’est pas un vain mot, quel terrible cauchemar doit peser sur leurs nuits ! Quelle danse Macabre d’animaux mutilés doit trépigner sur leurs poitrines de savants !!! Mais non, le remords n’est point fait pour les triomphateurs, et chacun d’eux s’endort en rêvant lauriers et couronnes, avec la douce conviction que sa découverte le rend au moins l’égal d’Harvey, et qu’elle permet aux humains de fermer le grand livre de la science[1].

[1] J’ai besoin de déclarer que cette manière d’envisager la physiologie n’est qu’une simple plaisanterie, que j’ai écrite pour taquiner un peu d’illustres savants dont j’aime autant la personne que le talent. Les magnifiques découvertes physiologiques qui ont eu lieu dans ces dernières années sont dues à l’expérimentation ; c’est le seul moyen d’éclairer les mystères des fonctions organiques, et les bonnes gens qui ont cité cet article pour prouver que j’étais l’adversaire de la physiologie expérimentale se sont complétement abusés.


Les petites causes produisent souvent de grands effets, et l’avenir d’un homme tient parfois à une circonstance futile en apparence. Un oculiste, qui maintenant mène la clientèle à grandes guides, a dû sa fortune médicale à un modeste roquet. C’était, du reste, un chien de bonne maison, ce qui diminue de beaucoup l’humiliation qu’une notabilité spécialiste doit éprouver à avouer un pareil client.

Le docteur Furnari fut appelé un jour par une femme de chambre de la rue de l’Université. Il s’agissait de sécher ses beaux yeux pleins de larmes, qui n’avaient point leur source dans des peines de cœur, mais dans une simple conjonctive. Inutile de dire que la guérison ne se fit pas attendre.

Marton reconnaissante introduisit le docteur près de sa noble maîtresse, qui lui accorda sa confiance, — non pour son propre compte, — un jeune praticien n’est point fait pour toucher à des yeux portant quatre martels de sable sur champ de gueule, au chef casqué avec couronne fermée pour cimier, — mais bien pour son vieux chien, aussi infirme que malpropre. — Ce roquet blasonné avait, dit-on, brûlé la vie par les deux bouts ; il possédait tous les vices d’un chien du grand monde ; mais cette existence, bouleversée par l’orage des passions, était devenue singulièrement monotone, par suite d’une double cataracte, accompagnée d’une ophthalmie chronique. Cette cécité faisait le désespoir de sa noble maîtresse, qui s’était constituée l’Antigone de ce nouvel Œdipe.

Le docteur Furnari fut donc attaché à la noble personne de Zozore, et quand il eut donné des preuves suffisantes de dévouement pour son malade, on lui permit de tenter l’opération de la cataracte, qui fut pratiquée avec succès. O bonheur ! Zozore pourra désormais, sans lunettes, sauter exclusivement aux mollets des intimes de la maison, au lieu de prodiguer, comme il le faisait avant, cette faveur à tous les pantalons indistinctement.

Mais, hélas ! un jour Zozore mourut ! Si jamais chien mérita de parvenir à la vieillesse la plus Flourenesque, c’est bien certainement celui-là, car il rendit un service réel à la science, — il nourrit pendant trois ans un futur savant. — Notre oculiste pleura sincèrement son client, qui lui avait rapporté plus de 4,000 fr. en trois années. Il s’était tellement habitué à son malade, qu’il proposa de continuer à soigner, — pour le même prix, — les yeux de verre de Zozore empaillé. Sa proposition ne fut pas acceptée, mais pour calmer son désespoir, on lui ouvrit quelques maisons du faubourg Saint-Germain ; notre confrère fit fortune, et plus d’une fois il répéta, avec un philosophe moderne : ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, c’est le chien.

Le docteur Furnari porte au doigt une bague en cheveux d’une couleur douteuse. C’est un gage de reconnaissance. Ces cheveux ont été empruntés à la queue de Zozore.


Cette histoire de chien m’en rappelle une autre, dans laquelle le rôle le plus lucratif ne fut pas joué par un confrère :

Une bonne dame avait un chien malade, elle fit appeler un vétérinaire qui habite les environs de l’Académie de médecine. Ce praticien venait chaque matin, et se faisait payer cinq francs par visite. Quelques jours après, la bonne dame tomba malade à son tour, peut-être par suite des nuits passées sans sommeil au chevet de son cher Love. Elle fit appeler un médecin, auquel elle signifia tout d’abord qu’elle ne pouvait pas donner plus de deux francs par visite. Le docteur, qui n’était pas fort avancé, accepta sans mot dire ; mais quand il voyait le matin son confrère le vétérinaire si favorablement partagé, il eût volontiers changé de client avec lui pour changer en même temps d’honoraires.

II

Le choléra.
Un candidat perdu. Récompense honnête.

L’épidémie nous quitte définitivement, et la preuve, c’est que vous commencez à ne plus tirer votre chapeau aux médecins que vous rencontrez. Vous étiez si polis pour eux il y a quelques jours ! Dans un mois, vous direz qu’ils n’ont fait que leur devoir, et à la fin de l’année, quand les premières neiges seront tombées sur cette reconnaissance, vous serez peut-être convaincus qu’ils auraient pu faire davantage. Mais soyez tranquilles, les médecins ne s’en fâcheront pas, ils y sont habitués.

Le chiffre total des cholériques, pour la ville et les hôpitaux, n’était que de 33 le 9 novembre. Cependant, pour l’instant, ne célébrez votre joie qu’avec une sage réserve, ne festoyez pas trop le départ du monstre. Ne vous rattrapez pas des austérités de la peur par des libations, des goinfreries ou des hymnes enthousiastes à Vénus ; il écoute peut-être à la porte, et il pourrait, comme la main mystérieuse du festin de Balthazar, déposer, de son doigt glacé, sa carte de visite sur la muraille. Méfiez-vous surtout du thé au rhum si vanté. J’ai vu des gens qui, perfectionnant progressivement ce conseil hygiénique, finissaient par mettre un peu de thé dans beaucoup de rhum, et, au moyen de ce régime, ils arrivaient au choléra par le chemin de traverse qui a été suivi par tant de fervents buveurs.

Cependant notre sécurité présente ne nous enlève rien de nos craintes pour l’avenir. La conférence sanitaire internationale, dont l’heureuse idée appartient à la France, pourra bien barrer la route de mer au fléau, mais il lui sera bien difficile de lui interdire la route de terre, qui lui est la plus habituelle, si on ne s’écarte pas des errements suivis jusqu’ici. Le point qu’il faudrait d’abord établir est le mode de propagation et de transmission de la maladie ; sans cela, toute tentative préventive sera frappée d’avance de stérilité.

Dans les épidémies précédentes, le mode de propagation était resté fort obscur. Le fléau suivait surtout la voie de terre ; de larges zones se trouvaient successivement envahies comme par une large tache d’huile sans interruption dans sa continuité. L’épidémie actuelle a au moins l’avantage de nous révéler nettement son mode de propagation. En raison de la rapidité des communications, elle a procédé par bonds, en franchissant de larges espaces et en respectant des points intermédiaires. A Valence (en Espagne), à Marseille, à Paris, le fléau a été importé par des malades provenant des foyers infectés. La transmission par l’homme est donc incontestablement établie.

Maintenant, si on examine le mécanisme intime de sa progression dans un milieu où le germe est déposé, on tombe dans le conflit des opinions contradictoires, qui ont pour base la contagion et la non-contagion. Je crois que cette divergence tient à ce qu’on a envisagé jusqu’ici la contagion dans un sens trop restreint ; on la renferme dans des limites trop circonscrites, et, pour moi, cela s’applique non-seulement au choléra, mais encore à toutes les épidémies. On admet la nécessité du contact plus ou moins intime du malade, avec celui qui doit le devenir. C’est là une erreur que j’ai longtemps partagée et dont l’épidémie actuelle m’a prouvé l’évidence.

La contagion par contact est l’exception, la contagion par rayonnement est la règle et domine toute la question : c’est ce que je vais démontrer.

A Valence un étranger arrivant d’Alexandrie vient se loger rue de Jurados. Il succombe à une attaque foudroyante, des gens de la maison sont atteints, et l’épidémie se manifeste immédiatement dans les rues voisines, dont les habitants n’avaient certainement eu aucun contact avec l’étranger. A Marseille, un pèlerin arabe, Ben Kadour, arrivant d’Égypte, débarque du Saïd et meurt quelques heures après dans une batterie isolée du port. L’épidémie envahit les rues avoisinantes. A Paris, le phénomène se présente dans des conditions encore plus claires. Une femme de Marseille qui fuyait le choléra arrive à la Chapelle, tombe malade et meurt à Lariboisière. Le lendemain deux hommes, couchés dans un pavillon du service de chirurgie, succombent du choléra dans cet hôpital.

Il n’y a eu dans ce cas aucun contact possible, car le service de chaque pavillon est fait par un personnel spécial. De là, la maladie se déclare à Montmartre et à Batignolles. Il est bien difficile de voir dans ces faits autre chose que de la contagion à distance.

Voici comment je l’explique. Le miasme cholérique rayonne autour de chaque malade dans une étendue encore indéterminée, mais qui doit être en rapport avec la gravité du cas. Si dans sa sphère d’action l’effluve morbide rencontre un sujet prédisposé (et tout le monde n’est pas doué d’une réceptivité égale), un nouveau cas se déclare, qui devient lui-même le centre d’un nouveau rayonnement. Les foyers se multiplient par le même mécanisme et forment bientôt un réseau qui enveloppe un quartier, une ville.

Mon ami H. Bouley, le savant professeur d’Alfort, à qui je communiquais mes idées, m’a cité une observation qui les confirme entièrement. Envoyé en Angleterre pour étudier le typhus des bêtes à cornes, il a vu un magnifique troupeau parfaitement séquestré subir l’infection simplement sous l’influence du passage d’un groupe de bêtes malades, sur une route située à une certaine distance. Il est impossible d’interpréter ce fait autrement que par le rayonnement du miasme contagieux.

Si, comme je l’ai proposé, on avait pointé tous les jours sur un nouveau plan de Paris le domicile de chaque cholérique depuis le commencement de l’épidémie, on aurait pu, par la comparaison de cette série de plans, saisir dans bien des cas l’étendue du rayonnement, et constater aussi exactement que possible la migration du fléau à travers les arrondissements et les foyers où il s’est concentré.

Je passe sous silence d’autres résultats importants, qui auraient surgi de ce mode d’investigation, tels que la durée de la période d’incubation, l’époque de la maladie où le rayonnement est le plus redoutable, etc., pour ne m’occuper que de la conséquence pratique qui découle de l’étude des faits, au point de vue de la préservation générale.


Le choléra se transporte par la migration des voyageurs en puissance d’épidémie. On peut lui fermer la route de mer au moyen des quarantaines ; mais la route de terre lui reste ouverte, et dans l’état actuel de nos relations internationales il est impossible de lui barrer le passage par des cordons sanitaires qui intercepteraient toute communication avec les pays infectés.

Si on ne peut faire des quarantaines terrestres, on peut au moins créer des lazarets, qui peuvent être des fermes, des maisons isolées de toute habitation par une zone de terrain dont l’approche serait rigoureusement interdite à l’homme. Une ville, un pays sont menacés par l’épidémie, l’attention est éveillée, et le premier cholérique atteint est immédiatement transporté au lazaret, où il conserve ses chances de guérison, sans risquer de contaminer tout un peuple. Les premiers cas sont toujours isolés ; si on les supprime, on supprime l’épidémie.

L’immense importance du résultat mérite qu’on étudie la question à ce point de vue. Les objections qu’on pourrait faire à mon idée sont hypothétiques, et je n’y pourrais répondre que par des hypothèses, car en dehors du rayonnement épidémique, qui me paraît indiscutable, nous marchons dans cette voie vers l’inconnu. Paris est à peu près délivré, mais il n’en est pas de même du reste de la France, où l’extension est encore possible. On pourrait donc tenter sur quelques points le système des lazarets ; les difficultés d’application disparaîtraient facilement devant la volonté du gouvernement, et ce n’est que par l’expérimentation qu’on résout de semblables questions.


Un groupe compacte de curieux se pressait, pendant un concours, à la porte de l’École de médecine, pour lire une affiche ainsi conçue :

RÉCOMPENSE HONNÊTE.

Avis. — Il a été perdu, dans le trajet de la rue Bertin-Poirée à la Faculté de médecine, un candidat à l’agrégation (section des sciences accessoires). Cette perte place la Faculté dans le plus grand embarras, le candidat étant le seul de son espèce. On prie la personne qui le rencontrera de le rapporter au concierge de l’École, chargé de délivrer la récompense qui, vu l’importance du service, se composera des ŒUVRES COMPLÈTES DE M. LE DOYEN[2]. On le reconnaîtra au signalement suivant : taille, 1 mètre 20 centimètres ; air ahuri d’un savant ; âge 25 à 63 ; nez rouge, lunettes vertes ; pas de cheveux ; il parle français, mais du nez et avec un accent gascon très-prononcé ; il est vitaliste.

[2] Un demi-volume avec beaucoup de marge et beaucoup de blancs.

Signes particuliers. Un bouton de moins à son pantalon.

Voici le motif de cet avis au peuple : On sait que le concours pour l’agrégation devait avoir lieu à titre d’essai à Paris pour les trois Facultés. Il fut donc ouvert à Strasbourg et à Montpellier un registre d’inscription pour tout candidat désireux de se draper dans la toge gracieuse d’un agrégé. La feuille de Paris se remplit cahin-caha ; mais celles des deux autres écoles conservèrent leur blancheur virginale. Personne ne se présenta, personne n’osa entreprendre, à ses frais, un voyage très-long et très-coûteux pour un résultat très-douteux ; car qui peut répondre du résultat d’un concours ? Le sort est tellement fantasque qu’on a vu des candidats tenir le premier rang dans toutes les épreuves, et au moment du scrutin, par un de ces merveilleux coups du sort qui confondent la raison humaine, se trouver les derniers et ne pas obtenir une seule voix ! Des gens sceptiques et qui ont la manie de tout expliquer, ont prétendu que ces iniquités du destin provenaient uniquement de l’action des coteries sur les juges, de certaines recommandations, de promesses de fauteuils académiques, etc., etc. Fi ! fi !! fi !!! voyez la calomnie qui ne respecte rien ; écoutez siffler les serpents de l’envie : aller supposer que d’honnêtes gens, des hommes de science puissent fermer les yeux sur le mérite réel d’un candidat pour donner leur voix à son rival, qui n’a d’autre mérite que de puissantes protections ; croire que des hommes d’honneur vont s’avilir, vendre leur libre arbitre et briser la carrière d’un honnête et laborieux travailleur, en lui préférant un rival indigne du premier rang. Quelle horreur ! Mais cela ne s’est jamais vu que dans les Mille et une Nuits et dans l’éloge de Gerdy par M. Broca. Les savants sont incapables de pareilles turpitudes, et si bien souvent le mérite est sacrifié, c’est le destin tout seul qui est coupable, et encore il peut invoquer comme excuse les circonstances atténuantes de sa cécité. Voyez plutôt l’histoire des concours qui ont eu lieu à Paris depuis seulement 1830, jusqu’à et y compris le dernier pour la place de chef des travaux anatomiques, et ensuite, venez nous parler d’injustice si vous l’osez.

Donc, il n’y avait pas de candidats pour les Facultés de province ; en vain on employa tous les moyens de persuasion et de douceur, personne ne se présentait, et les doyens étaient sur le point de faire empoigner quelques récalcitrants et de les expédier sur Paris de brigade en brigade pour les faire condamner à l’agrégat forcé, quand l’idée vint à un professeur de proposer de payer une partie du port. Aussitôt, quelques jeunes savants qui n’avaient pas encore vu la capitale se mirent sur les rangs, mais à condition que tout serait gratis. Les Facultés se révoltaient avec raison contre de pareilles exigences ; si, disaient-elles aux récalcitrants, vous étiez capitaines dans la science, rien de plus juste ; on vous donnerait 6 à 8,000 francs pour frais de voyages, de déplacement, etc. ; mais vous n’êtes que de simples soldats de l’armée scientifique, et vous n’avez droit qu’aux trois sous par lieue de votre grade. Enfin, après mille tribulations, la Faculté de Montpellier, qui avait une place pour l’histoire naturelle et une place pour la toxicologie, ne put se procurer qu’un simple et unique candidat, et la Faculté de Strasbourg, qui sentait le besoin d’un anatomiste et d’un chimiste, ne put mettre la main que sur un anatomiste. On avait bien pensé à faire concourir chacun d’eux pour les deux places, au moyen d’un déguisement ingénieux et d’un changement de nom ; mais les candidats s’y refusèrent d’une manière absolue. Enfin, l’on se mit en route, et chacun fit son entrée à Paris entre ses deux professeurs et futurs juges, qui les gardaient à vue pour prévenir toute tentative de fuite.

Cependant, malgré cette surveillance active, le lendemain, à son retour de la Faculté, qu’il était allé voir en même temps que le Pont-Neuf, le candidat de Montpellier disparut tout à coup. Cette disparition plongea dans la stupeur ses juges naturels, car s’ils n’avaient même pas un candidat à exhiber, il ne leur restait aucun motif de siéger parmi leurs confrères de la capitale ; il fallait donc retourner à Montpellier sans avoir endossé la robe rouge en présence de la foule ! c’était désespérant.

Le jour se passa et la nuit aussi, nuit sans sommeil et pleine d’angoisses. Un lampion, phare nocturne, fut allumé sur la plus haute cheminée de la Faculté pour guider le retour de la brebis égarée, et pour l’éclairer aussi sur les dangers que Paris renferme dans ses flancs pervers.

On s’épuisait en conjectures ; qu’est-il devenu ???? On supposait d’abord que l’eau de Paris avait produit dans son économie les perturbations qu’elle fait subir aux étrangers, et que son absence avait pour cause une indisposition légère et momentanée ; on supposait encore que sa robe d’innocence courait quelques dangers et qu’il oubliait la gloire dans les délices de Capoue.

L’appariteur prétendait lui avoir entendu dire : Capédédious !

A vaincré sans péril on triomphé sans gloire ;
Jé file.

Enfin, à bout de patience et de suppositions, les savants résolurent de verser leur douleur dans le sein du public, en lui promettant une récompense honnête.

L’affiche était lue surtout par des étudiants qui, stimulés par l’importance de la rémunération, s’élançaient dans toutes les directions ; mais pas un seul ne revenait. Tout bourgeois rencontré aux environs de la Faculté était immédiatement appréhendé au collet et entraîné dans cet antre de la science pour peu qu’il présentât quelques points de connexion avec le signalement affiché, et ce n’était qu’après une enquête authentique et solennelle que l’on consentait à le relaxer. C’est même cet incident qui a donné lieu au bruit que, pour mon compte, je crois dénué de fondement, et qui s’est répandu sourdement dans Paris, à savoir : que les étudiants arrêtaient les passants et qu’après les avoir entraînés dans les caves de la Faculté, ils les disséquaient vivants pour étudier les questions de physiologie expérimentale à l’ordre du jour. Ces bruits qui, je le répète, méritent peu de créance, avaient été propagés par ces dignes bourgeois, victimes de leur ressemblance avec le candidat de Montpellier ; entourés par une foule qui leur semblait furieuse et qui n’était qu’animée, ne comprenant rien au langage moitié grec, moitié français d’un grand monsieur au long nez et à la chevelure noire, chargé de les vérifier, ils se trompèrent complétement sur le sort qu’on leur réservait, et cette erreur jeta la terreur dans leur cœur, et ailleurs.

Enfin, le lendemain, un élève de première année se précipita sur la place de l’École, les vêtements en désordre, et criant comme Archimède : Ευρεκα! ευρεκα!! Il traînait en effet par le collet un monsieur se défendant de toutes ses forces à l’aide d’un parapluie en coton rouge, qui semblait, à en juger par la couverture, bien fatigué de cette lutte.

C’était, en effet, le candidat réfractaire qu’on avait rencontré ronflant sous une des banquettes de l’Institut depuis la dernière séance. On le mit en lieu sûr, et le concours commença immédiatement pour éviter toute nouvelle complication.

Nous n’en dirons pas toutes les péripéties, c’est à l’histoire à les raconter (quand elle pourra le faire), nous nous bornerons à exposer de simples réflexions de détail sur ce sujet.

Nous signalerons d’abord la prédilection, peut-être un peu trop grande, des candidats pour l’anatomie comparée ; ainsi, à propos des reins en général, s’attacher particulièrement à décrire le rein du hanneton et de l’escargot, c’est montrer une érudition très-vaste, il est vrai, mais qui serait bien mieux appréciée encore si on avait créé à la Faculté de Paris une chaire de pathologie et de thérapeutique appliquée au traitement des infirmités des coléoptères et des mollusques. En attendant cette création, j’avoue qu’il me semble préférable de connaître, d’une manière très-précise, les rapports du rein chez l’homme, que de savoir comment pisse le hanneton ou comment ne pisse pas l’escargot. Si les pathologistes du prochain concours suivent les anatomistes dans cette voie, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne fassent de la médecine comparée ; alors nous les entendrons disserter sur le diabète sucré des cloportes, la fièvre intermittente des tétards, la scarlatine de la langouste ou l’érysipèle du homard ; questions il est vrai d’un immense intérêt, mais que, pour mon compte, je préférerai voir étudier au point de vue de l’homme.

III

Le professeur Jobert de Lamballe.
La transfusion. — Un phénomène adipeux. — Une carte comme on en voit peu.

Dans ma dernière causerie, j’ai évité de vous parler de l’accident survenu au professeur Jobert de Lamballe, une de nos célébrités chirurgicales, comme on évite de toucher à une douleur personnelle. L’éminent chirurgien était mon maître et mon ami, et vous comprenez les motifs de ma réserve. Maintenant que tous les journaux ont fait connaître la triste vérité, j’ai d’autant moins de raisons de me taire, que les nouvelles que je puis donner seront agréables aux nombreux amis du malade. Et un chirurgien d’hôpital, qui a déjà fourni une si longue carrière, doit avoir pour amis tous ceux qui lui doivent la vie.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il est entouré des soins les plus empressés, et que ceux qu’il aime viennent lui faire oublier, dans la limite du possible, la tristesse de sa position. Il reçoit ses visiteurs avec la plus expansive sensibilité, sa raison est encore voilée, mais cependant, dans ses conversations, les idées s’enchaînent avec une certaine logique, et si l’amélioration se soutient, on a tout lieu d’espérer que l’éclipse de cette belle intelligence ne sera que momentanée.


Vous avez dû vous apercevoir que les jugements qu’on porte sur le caractère d’un homme sont trop souvent fondés sur les apparences ; personne n’a été, sous ce rapport, plus mal jugé que ce savant chirurgien. On avait pour lui la déférence qui s’attache aux rudes travailleurs qui arrivent au haut de l’échelle, après avoir commencé par le premier échelon. On lui reconnaissait volontiers, comme opérateur, une dextérité et une élégance incomparables. Mais il passait pour un bourru inabordable, quinteux et désagréable pour ses subordonnés. Aussi son service était la terreur des internes, et il fallait un certain courage pour l’affronter.

Comme les poltrons qui chantent pour cacher leur peur, il tempêtait pour cacher sa vive sensibilité. Son abord bourru effrayait les gens qui se tenaient à distance. On le jugeait sur l’écorce, et on le jugeait mal.

Je l’ai vu chez lui distribuer de larges aumônes du ton qu’on prend pour assommer les gens, mais ses pauvres y semblaient faits et ne s’en émouvaient guère. Il fallait, pour bien l’apprécier, ne pas le craindre, crier plus fort que lui et pénétrer pour ainsi dire de vive force dans son amitié ; alors on s’apercevait combien il était bon, serviable ; il dépouillait cette rude enveloppe que lui avaient faite les chagrins domestiques et montrait une âme aimante et expansive.

Un jour, un nouvel interne entre dans son service ; on fut obligé de l’appeler au moment de la visite.

— Monsieur, dit le chirurgien, j’exige que mes internes soient présents à huit heures dans les salles.

— C’est bien, monsieur, on y sera.

Quelques jours après, le chirurgien, qui avait à faire une opération en ville, arriva une demi-heure plus tôt, et fit appeler son interne. Celui-ci vient, tire sa montre et dit :

— Il est sept heures et demie, je vais me recoucher. Dans une demi-heure je serai à vos ordres. Vous avez fixé vous-même le service à huit heures.

On s’attendait à une bourrasque. Le chirurgien se prit à rire et ne fit aucune objection. Quelques jours après, dans un moment de colère, il tutoya son interne, qui ne dit mot. Le lendemain, il lui faisait une objection sur un point du service ; l’interne lui répondit :

— Je ne l’ai pas fait, parce que tu ne me l’as pas dit.

— Tu ! à qui croyez-vous donc parler ?

— A toi ; tu m’as tutoyé hier ; cela ne paraît pas te plaire aujourd’hui, j’en suis fâché, mais il faudra t’y habituer.

A partir de ce moment, le maître et l’élève se lièrent d’une vive amitié. Souvent ils faisaient ensemble les visites du maître, et l’élève, qui l’attendait dans la voiture, avait soin de lui dire : Tu sais, ne sois pas trop longtemps, sinon je file avec l’équipage. Et cela, en effet, lui arrivait parfois. Le savant chirurgien supportait, avec une bonhomie pleine d’indulgence, ces petites tyrannies de l’amitié. Il est vrai que l’interne était un homme capable, dont les services étaient fort appréciés dans les opérations délicates et minutieuses où le rôle des aides prend une véritable importance.


MM. Eulenburg et Landois viennent de communiquer à l’Institut des expériences intéressantes sur la transfusion du sang, opération qui consiste à introduire dans les veines d’un malade épuisé par une hémorrhagie, du sang emprunté à un homme sain. Le succès de cette opération, déjà grave par elle-même, était compromis par les altérations rapides que subit ce liquide immédiatement après sa sortie du vaisseau, et les différents appareils imaginés pour opérer la transfusion directe ne remplissaient qu’incomplétement le but qu’on se proposait.


Déjà Brown-Séquard avait reconnu que le principal obstacle résidait dans la coagulation de la fibrine qui produit le caillot des saignées, et il l’avait évité en défibrinant le sang, c’est-à-dire en enlevant la fibrine au moyen du battage. Il avait de plus établi que le sang employé devait provenir des artères et non des veines, en raison de l’acide carbonique que ce dernier contient.

Les expériences d’Eulenburg et Landois sont divisées en trois groupes. Celles du premier confirment ce qu’on pouvait déjà prévoir, c’est qu’on ne peut substituer dans la transfusion, au sang complet, quelques-uns de ses éléments isolés, tels que le sérum ou l’albumine, de plus, que le sang chargé d’acide carbonique fait périr l’animal dans les convulsions.

Les résultats des expériences du second groupe sont plus intéressants. Les auteurs ont combattu avec succès les phénomènes d’empoisonnement déterminés par l’ingestion de substances toxiques, solides comme l’opium, ou gazeuses comme l’oxyde de carbone ; et cela au moyen de la transfusion répétée. On soustrait ainsi à l’animal empoisonné le sang qui sert de véhicule au poison, et on lui injecte un sang normal nouveau qui lui donne une nouvelle vie. Si le moment d’appliquer à l’homme ces expériences n’est pas encore venu, elles n’en sont pas moins dignes d’une sérieuse attention.

Les expériences du troisième groupe sont destinées à prouver que la vie peut être prolongée chez les animaux absolument privés d’aliments par la transfusion du sang d’un animal de même espèce, bien nourri. Ils ont fait vivre pendant vingt-quatre jours un chien dans ces conditions, chez lequel les injections étaient pratiquées tous les deux jours.

Jusqu’ici ces intéressantes expériences ont été faites seulement sur les animaux. Malgré leurs résultats remarquables, si on vous proposait de vous y soumettre, je vous engage à faire, avant d’accepter, de sérieuses réflexions.


J’ai lu dans un journal, l’Événement peut-être, que la Faculté de médecine avait acheté 1,200 fr. le corps d’un brave homme doué d’une circonférence prodigieuse et pesant 250 kilogrammes. Ce qui met le phénomène au prix modeste de 1 fr. 50 centimes le kilo. Elle lui en laissait, bien entendu, l’usufruit et la jouissance jusqu’à son trépas, voulant bien consentir à remettre l’examen de ses organes au lendemain de son dernier jour.

C’est une erreur assez généralement accréditée, que ces anomalies sont le résultat d’une conformation organique particulière dont l’examen intéresse la science. L’embonpoint monstrueux résulte simplement d’un défaut d’équilibre entre l’absorption et la résorption. C’est un phénomène qui cesse avec la vie et sur lequel l’autopsie ne peut fournir aucun renseignement. Tous les éléments de l’organisme sont soumis à cette loi de rénovation qui s’accomplit avec plus ou moins de rapidité selon la nature des tissus. Il suffit que l’absorption des molécules graisseuses soit plus active que leur résorption pour que l’embonpoint vous envahisse.

Je profiterai de cette circonstance pour vous dire que tous les spécifiques vantés contre l’obésité ne sont que des piéges tendus à la crédulité. La diète sévère qu’on impose aux malades les fait maigrir, et c’est là seulement ce qui agit ; mais ils engraissent de nouveau quand ils sont fatigués de ce régime. Le seul remède à l’embonpoint est la sobriété et un exercice corporel violent et journalier.

La Faculté n’avait donc aucune raison pour acheter le corps de ce gros homme ; elle connaissait, sans avoir besoin d’y regarder, les petits mystères de son organisme. De plus, elle se garderait bien de gâter ses élèves en leur fournissant des curiosités ; ils ne voudraient bientôt plus disséquer que des phénomènes.


Chacun profite du nouvel an pour adresser sa carte à ses amis, c’est une occasion bien naturelle de se rappeler au souvenir des gens. Tout homme un peu répandu en reçoit de toute espèce, le commerce n’oublie pas de glisser sa petite réclame parmi les noms des amis de la maison. C’est M. Pique-oiseau, épicier, certifiant sur sa carte qu’il est fidèle à ses traditions commerciales, ce qui veut dire qu’il continue à faire son vinaigre avec l’acide pyro-ligneux, sa chicorée avec de la brique pilée, et son moka avec sa chicorée ; à mettre de l’eau dans son vin et à tromper sur le poids de toutes ses marchandises, etc., etc., et ainsi de suite pour tous les fournisseurs de la consommation journalière.

On reçoit donc des cartes bien singulières ; mais je doute, chers lecteurs, qu’aucun de vous en possède une aussi curieuse que celle que je vais vous lire, et que je copie avec une scrupuleuse exactitude sans y changer une simple virgule. Seulement, pour des motifs que vous comprendrez facilement, le numéro et le nom seront supprimés. Je dois avouer du reste, que si j’ai reçu cette carte, elle ne m’était point destinée.

La voici :

MAISON DE CONFIANCE
RUE ST-HONORÉ No
entre l’Assomption et la Rue St-Florentin.
S’adresser directement au 3e où c’est indiqué.
On ne me trouve que chez moi.

Mme… MAITRESSE SAGE FEMME, reçue à la Maternité, Membre de plusieurs sociétés savantes, la Maternelle du Dispensaire, et les Dames réunies Saigne, Vaccine et reçoit des Pensionnaires, reconnais la grossesse à six semaines ou deux mois, Consultations Gratuites et Payantes tous les jours, pour les Maladies de l’Utérius, Antéversion, Retroversion, Engorgement linfatique, indication pour ramener le Flux et le Reflux sanguin, et pour toutes les maladies des Dames.

LISEZ L’AUTRE COTÉ DE LA CARTE.

Vous pensez que c’est là tout ! Erreur, comme dit cette bonne dame, lisez l’autre face ; cette carte a été plongée dans un charlatanisme si épais, qu’elle en est couverte des deux côtés.

AVIS
Important et Indispensable.

Montez au 3e sans parler à personne, n’écoutez pas si l’on indique ailleurs, ce ne serait que pour vous tromper, savoir ou mentir, je suis presque toujours chez moi excepté le Vendredi, personne n’est en relation avec moi, la discrétion étant nécessaire. Lisez les Plaques dans l’allée, pour la nuit et même le jour, tirez l’anneau en fer plusieurs fois ou frappez trois coups, quand on ne Sonne qu’une fois je regarde par la Fenêtre du 3e, si l’on vous indiquait mal je vous prierais de m’en avertir.

La profession est indiquée sur la porte, tournez le bouton.
Rue St… no entre l’A… et la Rue St…
PARIS.

Cette carte est estampillée par le timbre qui lui sert de passe-port pour circuler sur la voie publique, elle a le même droit que l’animal dangereux qui porte sa muselière, conformément aux ordonnances de police, seulement elle n’en a pas, elle, de muselière, qui l’empêche de contaminer les gens. Elle peut s’introduire dans la main de la jeune fille innocente qui ne connaît pas encore toutes les infamies qu’on rencontre dans les égouts de la civilisation ; malgré son innocence, elle est femme, elle questionne, et sait enfin que péché caché est à moitié pardonné, et qu’on peut se faire assurer contre les résultats trop visibles de l’amour.

Elle se glisse aussi dans la main de celle qui n’a plus rien à perdre que la crainte d’avoir des héritiers. Celle-là comprend de suite l’invitation qu’on lui adresse.

Il faut vraiment examiner à la loupe ce petit chef-d’œuvre d’impudeur, pour en bien apprécier toutes les beautés. Je le comparerais volontiers à ces vins vieillis derrière les fagots, dont il faut analyser tous les parfums, toutes les saveurs pour bien en juger le mérite. L’ignoble a ses nuances et son fumet ; analysons donc, malgré la révolte de nos sens, ce que contient cette carte, c’est une œuvre de chimiste et non pas de gourmet, mais je l’ai dit ailleurs, les sens du médecin ne sont point ceux d’une petite-maîtresse. D’abord, remarquons cette observation : On ne me trouve que chez moi. Une sage-femme qui n’exerce qu’à domicile, cela me fait l’effet d’un paveur qui ne voudrait travailler qu’en chambre. Je laisse deviner ce qu’une matrone membresse de plusieurs Sociétés savantes qui ne va pas en ville peut faire chez elle.

Notez qu’elle reconnais la grossesse à six semaines ou deux mois. Mais je suis persuadé que c’est uniquement aux consultations payantes, et que ses consultations gratuites, comme la caisse de Robert-Macaire, ouvrent à trois heures juste, et ferment à trois heures très-précises.

Elle traite et naturellement guérit toutes les maladies de l’utérius (en vertu de quel droit ? — Cela ne vous regarde pas) ; mais elle n’explique point si elle considère la grossesse comme une maladie de l’utérius. J’avoue que j’aurais voulu lui voir couronner son chef-d’œuvre par une explication sur ce point : quant à moi, je suis convaincu qu’elle considère la grossesse comme une maladie des plus graves ; comme celle qui se traite avec le plus de succès dans sa maison de confiance, et surtout comme celle qui rapporte le plus d’argent.

Je ne dirai rien de sa prétention de ramener le flux sanguin, je comprends que lorsqu’une femme est en retard de quatre mois, plus ou moins, elle possède des petits moyens pour faire passer cela ; même probablement quand l’affection s’accompagne d’une certaine enflure de l’abdomen. Quant au reflux, je suis un peu embarrassé, je ne connais en fait de reflux que celui de l’Océan, et à moins d’admettre que cette femme, si savante, n’ait inventé une pommade ou un onguent dont la puissance merveilleuse et universelle se fait sentir jusque sur les vagues de l’Océan, j’avoue que je ne trouve point d’explication vraisemblable.

Passons à l’autre côté, et ne négligeons pas cet AVIS IMPORTANT ET INDISPENSABLE : ne parlez à personne, n’écoutez pas ; est-ce que par hasard on entendrait autour de cette honnête maison, comme dans le conte de l’Oiseau bleu, les voix menaçantes d’ombres et de fantômes qui crient aux malheureuses pratiques : Fuyez ! fuyez !! imprudentes, si vous tenez à la vie, n’approchez pas de cette maison, n’imitez pas nos coupables folies, si vous voulez éviter notre sort. Je ne voudrais pas l’interroger sur ce point, car elle le dit, la discrétion lui est très-nécessaire. Je suis du reste complétement de son avis à ce sujet ; si elle allait raconter toutes ses petites affaires au premier venu, cela pourrait avoir de grands inconvénients pour elle.

Je me permettrai cependant d’émettre un léger doute, quand elle affirme que personne n’est en relation avec elle. Alors, que devient-elle le vendredi ? Moi, je suppose qu’elle est en relation directe avec le club des sorcières, et que c’est le vendredi qu’elle enfourche le manche à balai du Sabbat. Car, enfin, comment, malgré toute sa science, pourrait-elle diagnostiquer la grossesse à six semaines, quand les médecins ne le peuvent faire que vers quatre mois ? Évidemment, sa science lui vient d’une source qui ne coule pas rue de l’École-de-Médecine.

Maintenant, passons au post-scriptum, car on dit que c’est là qu’il faut toujours chercher le point important d’une lettre. Il n’y en a pas à cette carte, mais c’est pure politesse pour le lecteur, on compte sur son intelligence ; ceux qui auront besoin du post-scriptum sauront bien le deviner.

Ce qui est sur la carte n’est que le boniment du paillasse qui rassemble la foule autour de lui ; il conte des histoires bêtes, reçoit avec philosophie les coups et les injures du patron, puis, quand le cercle est compacte, il exhibe son post-scriptum, sa chose importante, qui est une pommade remplie de vertus, ou simplement du poil à gratter.

Je ne pense pas, cependant, qu’il s’agisse ici d’une invention pleine de vertus, mais je voudrais bien connaître le post-scriptum, l’industrie qui se commet dans cette maison de confiance.

Est-ce une fabrique de philtres pour rendre amoureux ?

Pratique-t-on le nœud de l’aiguillette ?

Est-ce pour les amours un refuge hospitalier (qui n’a rien de commun avec celui des montagnards écossais) ? Explique-t-on les mystères du grand et du petit Albert, ou simplement de Charles Albert ?

Fait-on le grand jeu, les cartes, les tarots, la consultation somnambulique ou homœopathique ?

Fait-on bouillir des herbes propres à réparer les défaillances de la vieillesse épuisée ?

A-t-on le secret de faire procréer des sexes à volonté ?

Mon esprit hésite à se prononcer pour l’une ou l’autre de ces merveilles.

Ah ! si je pouvais interroger la chauve-souris qui applique son œil glauque à la vitre fêlée de ce troisième étage, peut-être me raconterait-elle d’étranges choses ; peut-être a-t-elle vu quelques-uns de ces drames auprès desquels la scène des sorcières, de Macbeth, n’est qu’un jeu innocent.

O Paris ! comme on te calomnie ! on dit que tu laisses parfois mourir de faim tes enfants ; quand de pareilles industries peuvent s’étaler impunément à ton soleil, il faut être furieusement honnête, ou bien dépourvu d’imaginative, pour ne pas trouver dans tes boues, ô Paris ! une ceinture dorée, sinon une bonne renommée.

Nota. L’adresse est tenue à la disposition des confrères dans l’embarras qui voudraient avoir recours aux lumières de cette praticienne.

IV

La médecine des gens qui ne sont pas médecins.
Le docteur Duval.
Les biftecks de la rue Saint-Victor.

Si les hommes d’épée veulent régenter le domaine de la médecine, il ne nous restera bientôt plus qu’à raisonner fourniment et charge en douze temps ; seulement nous prendrons la peine d’étudier la manœuvre pour en parler avec compétence.

A l’Institut, le général Morin a fait une charge à fond sur M. Velpeau, à propos de la présentation d’un travail sur une question à l’ordre du jour : le mode de propagation du choléra. Le célèbre chirurgien n’aime pas à voir chasser sur ses terres ; il a froncé ses sourcils broussailleux, et je m’apprêtais à entendre une verte réplique. Cependant il s’est montré bon prince, en se bornant à répondre civilement au savant général : que les choses qui pour lui semblaient douteuses, étaient parfaitement claires aux yeux des gens compétents. Les motifs que M. Velpeau a donnés pour justifier sa présentation n’ont peut-être pas convaincu son adversaire, mais ils n’en sont pas moins valables pour cela.

Il faut croire que la médecine exerce une fascination bien puissante sur les gens, puisque tout le monde veut y toucher. Et vous-même, si vous faisiez scrupuleusement votre examen de conscience, vous trouveriez à votre passif quelques petits délits d’exercice illégal de la médecine. Vous ne vous aviseriez pas, à moins d’être bachelier ès pendules, de raccommoder la montre d’autrui, et pourtant vous n’hésitez pas dans l’occasion à porter vos mains profanes sur la mécanique humaine.

Je reconnais volontiers que les journaux extra-scientifiques vous prodiguent le mauvais exemple ; ils accumulent sans scrupule et avec une parfaite bonhomie les recettes des commères et des compères, qui sont sévèrement consignées à la porte des publications médicales.

Dans beaucoup de cas, ces arlequins pharmaceutiques, qui ressemblent beaucoup plus au thé de la veuve Gibou qu’à une drogue honnête, ne présentent pas de grands inconvénients. Quand l’indisposition est légère, elle disparaît malgré le médicament ; mais, ordinairement, les guérisseurs inspirés dédaignent de combattre ces petites misères de l’existence ; il leur faut de bonnes grosses maladies mortelles : c’est le choléra, le cancer, la rage, etc., qu’ils guérissent à tous coups. C’est là que commence le danger. Le malade qui croit à l’efficacité du remède néglige de réclamer une intervention sérieuse, et lorsqu’il perd ses illusions il n’est plus temps de le soulager.

Bien des gens qui sont morts de la rage auraient pu être sauvés si, au lieu de perdre un temps précieux à des remèdes absurdes, ils avaient réclamé tout de suite les secours alors efficaces de l’art.

Méfiez-vous donc des formules médicales publiées dans vos journaux. Sur quatre-vingt dix, il y en a cent de mauvaises. Il m’en souvient d’une, destinée à chasser le ver solitaire, et qui se terminait ainsi : « Le malade devra s’abstenir de manger et de quitter la chambre jusqu’à la sortie du ver. » C’est fort bien, si l’entozoaire accepte gracieusement l’invitation qui lui est faite de quitter la place ; mais s’il refuse (l’auteur n’a pas prévu le cas), voilà un malade condamné au triste sort d’Ugolin, et il ne lui est même pas permis de se faire enterrer.

Les romanciers en quête d’émotions ont fait aussi des excursions aventureuses dans notre domaine. La haute fantaisie de leur imagination a maraudé sans vergogne les fruits de l’arbre de science. Blasés sur les massacres à l’épée, il ont inventé les carnages chirurgicaux : des guérisons gigantesques, des opérations cyclopéennes, et le lecteur pantelant ne sait ce qu’il doit le plus admirer, des vastes ressources de l’art ou du vaste savoir de l’écrivain.

J’avais, il y a quelque dix ans, une concierge qui adorait les romans de cape et d’épée ; je ne dis pas qu’elle en soit morte, mais tant d’émotions poignantes ont bien pu abréger ses jours. Je la priai de me signaler tout ce qui pouvait, dans ses lectures, toucher à la médecine. La digne femme voyait là un désir bien naturel d’acquérir des connaissances nouvelles, et, fière de contribuer à mon éducation, elle s’y prêtait avec bienveillance. Grâce à sa collaboration dévouée, mais inintelligente, j’ai pu réunir assez d’observations pour dessiner les tableaux d’une lanterne magique monstrueuse, d’une danse macabre où l’impossible donne la main à l’absurde. Je ne puis vous initier à ces travestissements de l’art ; il faut au moins être étudiant de première année pour en goûter toutes les finesses.

Je ne vous en ferai connaître qu’un tout petit fragment, à titre d’échantillon. Je l’emprunte au Roi des gueux, de Paul Féval ; je copie :

« Maravedi, le gamin rachitique, jouait aux billes avec Plizon l’encéphale (?), dont la tête se grossissait de trois livres d’étoupe. »

Plizon logeait donc dans sa tête trois livres d’étoupe ; par quel procédé ? l’auteur n’en dit rien, et cependant on a noté dans l’histoire des choses beaucoup moins extraordinaires. Trois livres d’étoupe ! Mon tapissier m’a affirmé qu’il n’en employait pas davantage pour rembourrer deux chaises et un fauteuil. Le crâne de Plizon, avec les accessoires qu’il contient à l’état normal, devait atteindre le volume d’une citrouille fortement constituée, et cependant Plizon, avec la candeur d’un phénomène qui s’ignore, jouait aux billes, dédaigneux des Barnums qui auraient pu changer son étoupe en crin.

J’ai vu des hommes distingués (dans leur partie) avaler des étoupes enflammées, mais pas un n’était capable d’en grossir le volume de son étroit cerveau, pas un n’aurait su à volonté gonfler sa tête comme un ballon. Le truc de Plizon est mort avec lui.


L’Académie de médecine est fort occupée en ce moment ; elle fait sa liquidation de fin d’année, elle prépare sa séance solennelle. Le temps se passe en comités secrets, où l’on discute la valeur des mémoires présentés au concours des prix, en lectures de rapports sur la vaccine, les épidémies, etc. Ces travaux ont une haute importance, mais ne présentent pour vous qu’un médiocre intérêt.

Les dernières séances ont été occupées par une discussion sur le pied-bot, infirmité qui a fait le désespoir de Byron et de Talleyrand. Je crois que c’est la seule chose que le prince des diplomates n’ait jamais pu dissimuler.

Le traitement du pied-bot est une des plus belles conquêtes de la chirurgie contemporaine. Cette difformité jadis incurable, dans laquelle le pied au lieu de reposer directement sur le sol, est porté en bas, en dedans ou en dehors, est due à la rétraction de certains muscles de la jambe, qui entraînent le pied dans une direction anormale. Au moyen d’une petite piqûre à la peau, on introduit un mince bistouri sur la corde tendineuse raccourcie ; on coupe : il s’écoule à peine quelques gouttes de sang, et le malade est guéri. Le pied reprend ses rapports et ses usages normaux. Cela s’appelle la ténotomie sous-cutanée. On doit sa vulgarisation, je pourrais presque dire sa création, au docteur Duval, le doyen des orthopédistes. MM. J. Guérin, Bouvier et quelques autres ont également enrichi la science sur ce point. Le docteur Duval est une des figures les mieux accentuées de notre monde médical. Un grand corps plein de vigueur, de grands bras, de grands cheveux touffus et grisonnants, un grand chapeau, un grand cœur, une grande intelligence, une bonne figure souriante, l’œil fin ; moustachu comme un grognard ; toujours prêt à ouvrir sa bourse ou sa maison aux citoyens frères et amis, et Dieu sait s’ils en ont usé ! Cet excellent homme s’est fait le Vaugelas des barbarismes physiques, le correcteur des difformités humaines. Ce qu’il a coupé de tendons et réduit de vieilles luxations depuis quarante ans, est incalculable. Il préfère ses succès d’horticulteur à ses succès de praticien, et cultive avec amour une collection d’œillets.


Le choléra ressemble à ces gens qui, tous les matins, font leur malle et tous les jours manquent le train ; on les croit partis, pas du tout, on les retrouve assis sur leurs bagages. On compte encore par jour une trentaine de victimes. Il n’a cependant pas, pour rester, l’excuse des directeurs qui prolongent leurs représentations pour satisfaire… à la demande générale. Personne ne le retient.

Le baron de P. avait jugé prudent d’émigrer devant le fléau, mais il avait laissé à Paris un domestique de confiance pour répondre, si le choléra venait frapper à la porte de l’hôtel.

Le baron, qui s’ennuie en province, écrivait de temps en temps à sa sentinelle perdue pour savoir si l’ennemi s’éloignait. Enfin, il y a quelques jours, il a eu la satisfaction de recevoir la note suivante :

« Monsieur le baron peut revenir, le choléra est beaucoup diminué : du reste, il n’y a plus que des cas foudroyants. »


J’ai trouvé l’histoire qui suit dans les papiers de mon grand-père.

I

Elle naquit au milieu des brouillards parfumés de la rue Mouffetard et se nommait Javotte, mais par un caprice familier aux grandes artistes elle avait italianisé son nom et en avait fait Javotta. Elle était, il est vrai, assez laide, suffisamment malpropre et quelque peu rousse. Ses cheveux impeignés rappelaient peut-être un peu trop les tons dorés de l’écureuil. Mais par combien de qualités morales étaient rachetées ces quelques imperfections physiques ! Elle portait avec grâce une échelle sur le bout de son nez robuste, avalait des sabres sans les mâcher, faisait le grand écart comme personne, et se laissait casser des pavés sur le ventre, sans manifester la plus légère émotion. C’était, comme on le voit, un véritable artiste bien digne, non-seulement d’exciter l’admiration d’un public enthousiaste, mais encore d’allumer des passions tropicales dans le sein des mortels et même des immortels.

Javotta logeait sa gloire dans une mansarde de la rue Saint-Victor.

II

En ce temps-là, un équipage médical, attelé de deux chevaux très-maigres, mais conduits par un cocher encore moins gras, s’arrêtait chaque matin au coin de la rue Saint-Bernard. Un bel homme, habit bleu, boutons d’or, en descendait, et après avoir rétabli l’aplomb de sa chevelure, il s’engageait dans la rue Saint-Victor et gagnait d’un pas pressé une de ces maisons verdâtres, à l’aspect cadavéreux, où tous les miasmes, toutes les moisissures semblent se donner rendez-vous.

Où court donc ce prince de la science ? Va-t-il porter à quelque pauvre diable les secours de sa médecine humanitaire ? Non, non, non. Vient-il admirer un de ces cas rares que la science poursuit à domicile ? Non, non, non. Qu’espère-t-il donc trouver dans ce taudis malsain, au haut de cet escalier criard dont chaque marche est le siége d’une fracture ou d’une luxation ?

Il vient voir Javotta, il vient se plonger dans les convulsions éclamptiques de la volupté. Il vient faire cuire deux biftecks. Voilà ce qu’il vient y faire.

Mais comme il a six étages à monter, et qu’à son âge on ne fait pas une pareille ascension sans souffler un peu, sans faire une petite pause sur chaque palier, j’ai tout le temps de vous dire pourquoi ses chevaux et son cocher sont si maigres.

III

Voici comment il nourrissait le Phébus de son char. Le pauvre cocher, après avoir introduit chaque matin la voiture dans la cour de l’hôpital, suivait son maître ; puis profitant de l’obscurité d’un corridor, il endossait rapidement la capote et le bonnet de coton de malade et allait se planter devant un lit du service que son maître avait soin de toujours maintenir vide à cette intention. A la visite, après une investigation d’autant plus longue qu’elle était parfaitement inutile, le grand praticien lui ordonnait invariablement quatre portions qui devaient suffire à tous ses besoins pour vingt-quatre heures. Cependant lorsqu’il était très-content de ses services, il lui accordait une portion de vin en supplément. Quand des gens étrangers aux salles demandaient à cet homme maigre quel était le siége de sa maladie, il indiquait piteusement l’estomac, qui n’avait d’autre infirmité que de trop bien se porter.

Notre savant confrère avait voulu nourrir ses chevaux par le même procédé, mais au moment de l’exécution, des obstacles sérieux s’opposèrent à la réussite de cette combinaison économique. De sorte que les chevaux s’étaient petit à petit habitués à ne plus manger du tout ; seulement ils persistèrent à rester maigres avec un entêtement invincible. Et pourtant leur maître n’était pas avare ; mais les besoins de première nécessité du cœur coûtent si cher à l’homme sensible, que généralement il ne lui reste que peu de chose pour pourvoir aux autres exigences de la vie.

IV

Enfin, un pas lourd et le ronflement intermittent d’une respiration essoufflée se font entendre dans les hautes régions de l’escalier, c’est notre héros qui arrive au terme de son pénible voyage.

Il entre, se précipite dans les bras de Javotta ; puis, cette satisfaction accordée aux appétits du cœur, il songe à satisfaire les besoins de l’estomac. Sur un signe, l’artiste s’élance dans les profondeurs de l’escalier et revient bientôt avec deux biftecks (moins tendres que son cœur). Jamais plus, jamais moins, jamais autre chose ; tous les matins deux biftecks qui seront grillés par les mains de l’amour et de la science.

On parle d’Hercule filant aux pieds d’Omphale, mais que dira donc l’histoire à propos de notre savant confrère cuisinant aux pieds de la beauté ? On l’accusera peut-être de plagiat, c’est possible, mais cela n’enlève rien à la délicatesse du trait, et il faudrait vraiment avoir un cœur de roche pour ne pas se sentir touché en voyant cette célébrité médicale mollement couchée aux pieds de cette célébrité artistique, une main plongée dans sa crinière rutilante et l’autre occupée à retourner le faux-filet étalé sur des pincettes. Ajoutez à cela que pour compléter l’illusion, il endossait parfois le maillot de Riquiqui (un acrobate distingué qui avait beaucoup connu Javotta), et dans ce costume léger il se plaisait à faire constater l’état de conservation de ses formes.

Oh ! chaos de l’esprit humain ! Oh ! mystérieux abîmes du sentiment ! ces savantes mains qui tout à l’heure vont, c’est bien possible, tâter le pouls d’un des princes de la terre, de la finance ou de toute autre principauté, sont occupées maintenant à surveiller la confection de modestes biftecks, taillés peut-être dans la culotte d’un cheval ! Quelle complainte simple et touchante on pourrait faire avec ces fraîches fleurs d’amour tombées du cœur d’un grand homme !

V

Nous étions à cette époque pleine de charmes et de poésie qui vit fleurir le Père Duchêne et les émeutes. Cette date n’est pas très-précise : c’est peut-être en 93, ou en 1830, ou même en 1848, car nous avons eu tant de glorieuses révolutions, qu’on s’embrouille un peu dans les dates ; je crois pourtant que c’était en 1793.

Un jour, jour néfaste (c’était bien sûr un 13 ou un vendredi), quand il ouvrit la porte, aucune main amie ne vint éponger le front du savant essoufflé : le taudis était vide ; il s’arrêta palpitant, sentit au cœur une douleur, comme si on le pinçait dans un entérotome de Dupuytren, et lut à travers ses larmes les mots suivants, qu’une main inhabile avait tracés sur la table avec du blanc : « Riquiqui est commissaire d’un département. Je l’ai revu, je le raime et je file. »

Une révolution s’était en effet accomplie dans la situation politique de Riquiqui, il allait travailler désormais sur un autre théâtre.

Notre infortuné confrère voulut chercher dans le tourbillon des orages parlementaires l’oubli de cette tuile qui avait contusionné son cœur, mais nous devons avouer qu’il échoua d’une manière aussi complète qu’éclatante.

VI

Il y a un mois, en traversant le boulevard Montparnasse, j’ai revu Javotta ; elle marchait sur les mains, les jambes en l’air, ce qui indique suffisamment que sa position sociale avait été bouleversée.

Quant au savant, hélas ! il est décédé.

Mais comment est-il mort ? car pour l’homme de science il est trois manières d’en finir avec l’existence :

1o Il meurt physiologiquement, mais ses œuvres lui survivent ; il n’est donc mort qu’à moitié, puisque son esprit ou son génie restent parmi les vivants.

2o Il meurt complétement, sa réputation le suit dans la tombe, il ne reste rien de lui.

3o Il meurt moralement, c’est fini, on n’en parle plus, on n’en fait aucun cas, et cependant il continue à vivre de l’existence physique et végétative.

— Lequel de ces trois trépas subit le héros de cette véridique histoire ?

— Interrogez la Parque, quant à moi je dis simplement : Il est mort.

V

La correspondance de l’Institut.
M. Élie de Beaumont. — Les oculistes allemands.
Les candidats académiques.

Dans la dernière séance de l’Institut, M. E. de Beaumont a fait durer jusqu’à quatre heures la lecture de la correspondance. Il est vrai qu’absent depuis deux mois, il a laissé les courriers s’accumuler sur son bureau, sans léguer à un autre le soin de le remplacer. On aurait envoyé de la marée à l’Institut, que cela eût été la même chose : elle eût attendu à la porte jusqu’à ce que M. E. de Beaumont soit venu en faire l’autopsie en personne. La manière dont le savant secrétaire perpétuel remplit cette partie de ses fonctions, qui consiste, dans les séances hebdomadaires, à dépouiller la correspondance, est une des choses les plus curieuses et les moins explicables pour un homme de sens.

En général, quand on lit devant une académie, c’est pour se faire entendre. M. de Beaumont s’entoure, au contraire, des plus minutieuses précautions pour que personne ne puisse percevoir un seul mot de ses lectures. Il possède l’organe précieux de ces garde-malades, dont les voies aériennes semblent garnies de moelleux tapis destinés à amortir l’éclat des sons. Le mauvais état de sa vue l’oblige à rapprocher les manuscrits tellement près de son appendice nasal, qu’ils font l’office de bourrelets contre les courants d’air et ne laissent échapper aucune vibration. Quand par hasard le bruit de sa voix vient frapper son oreille, il s’arrête comme effrayé, puis il continue à remuer les lèvres en silence.

Au bout d’une demi-heure de cet exercice, le savant secrétaire est convaincu qu’il a répandu urbi et orbi les nouvelles scientifiques qu’on adresse à l’Institut des quatre coins du monde. On se demande quel profit peut tirer de ces fantômes de communications, le public si nombreux qui assiste aux séances. Ou la lecture de la correspondance présente de l’intérêt, ce qui n’est pas discutable, alors il n’en faut pas priver le public et surtout les journalistes qui en tireraient de précieux éléments pour leur compte rendu ; ou l’illustre assemblée les juge inutiles. Il serait préférable dans ce cas de les supprimer pour ne pas perdre d’une manière aussi stérile la meilleure partie des séances.

M. de Beaumont est un savant géologue, qui pourrait dire, à six semaines près, l’âge des montagnes du globe et des soulèvements terrestres ; tout le monde apprécie, comme elles le méritent, les grandes qualités qui lui ont valu sa juste réputation. Mais, comme secrétaire perpétuel, il laisse beaucoup à désirer.

Il devrait au moins, si son organe vocal ne peut dépasser les tons du pianissimo, se faire escorter d’un chantre au larynx éclatant ; il se contenterait de faire les gestes, l’autre parlerait pour lui.

Fâcheux ricochet des amours-propres égoïstes ! Arago a fait nommer M. Flourens secrétaire perpétuel pour lui servir de repoussoir. M. Flourens, dans le même but, a poussé M. E. de Beaumont. Si l’Institut veut poursuivre cette gamme de décadence vocale, je ne vois dans l’avenir qu’un candidat possible : c’est un sourd-muet.


Il arrive un moment où le professeur, blanchi sous le harnais, désire, sans prendre sa retraite définitive, confier son cours à un homme plus jeune et que les fatigues de l’enseignement n’effrayent pas. L’usage universitaire est que le suppléant touche la moitié des honoraires du titulaire. M. E. de Beaumont est professeur de géologie au Collége de France et à l’École des mines ; depuis trois ans qu’il se fait remplacer, il abandonne généreusement la totalité de son traitement, une quinzaine de mille francs, à ses suppléants. Ce noble exemple n’est pas épidémique et nullement contagieux, et je connais tel professeur qui laisse son cours en friche et sa chaire vide pour ne pas écorner ses traitements, qu’il touche intégralement.

Si M. de Beaumont ne fait plus son cours, il continue à diriger les excursions géologiques des élèves de l’École des mines. Un jour, son zèle l’avait entraîné, avec son troupeau studieux, dans un des déserts montagneux du Jura. Il cherchait le système du lias, un terrain secondaire qui présente un intérêt exclusivement scientifique. Il ne produit aucune denrée comestible, et la truffe le fuit avec terreur. Il est constitué par un grès compacte très-dur, contenant quelques minerais métalliques.

Depuis le matin, on marchait sous un soleil torride qui se préparait à se coucher. La faim décimait la troupe ; on en était arrivé à ce degré de famine où le chasseur songe à manger son chien ; les plus vigoureux se traînaient à la recherche d’un cabaret hospitalier. Le vieux maître, seul, soutenu par son zèle, sourd aux révoltes des estomacs, avançait toujours ; seulement, il continuait sa recherche les bras levés au ciel en s’écriant doucement avec désespoir : Hélas, mon Dieu ! je ne trouve pas le lias !


Trois Allemands aux yeux bleus, aux cheveux pâles, mauvais prophètes en leur pays, sans cela ils y seraient encore, sont venus envahir Paris, la ville hospitalière, en chantant :

Non, les Français, ils n’auront pas le Rhin !

L’instrument qui gisait sous leur bras n’était pas la clarinette traditionnelle des bardes de leur patrie, c’était un ophthalmoscope. Les trois fils de l’Allemagne étaient oculistes.

Je vais vous initier aux mystères de l’ophthalmoscope. Cet appareil très-ingénieux permet, au moyen d’un petit réflecteur, de projeter dans les profondeurs de l’œil malade un rayon lumineux emprunté à une lampe. Une lentille bi-convexe, à foyer mobile et renfermée dans un tube, grossit les objets qu’on examine, et rend ainsi très-apparentes les lésions de l’organe qui échappaient complétement à la vision ordinaire.

Cet instrument est devenu la source de progrès très-importants en ophthalmologie ; il a été inventé, en 1851, par M. Helmholtz, un autre Allemand que ceux dont je vous parle. Il a subi dans le pays de l’auteur, et surtout en France, de si nombreuses modifications, son emploi s’est tellement vulgarisé dans la pratique, qu’il devient puéril de s’en faire un porte-voix.

Nonobstant, les blonds fils de l’Allemagne ont joué de l’ophthalmoscope avec beaucoup de bonheur, et grâce à cette badauderie française qui accepte comme un phénomène l’étranger écorcheur de notre langue, ils ont fait une plantureuse moisson.

Jusque-là, tout est pour le mieux. Mais l’un d’eux, grisé par le succès, et sans être ni docteur, ni officier de santé, ni même herboriste d’aucune Faculté française, a voulu escalader les régions officielles et obtenir la création à son profit d’une chaire d’ophthalmologie à l’École de Paris. Notez qu’il en existe déjà une, occupée avec beaucoup de distinction par M. Foucher, lequel peut être suppléé par dix autres oculistes français possédant les conditions exigées par notre législation, et dont les titres scientifiques sont très-supérieurs à ceux du spécialiste d’outre-Rhin.

Que diraient les Allemands, si on nommait le juge de paix de la Ferté-aux-Oignons membre de la cour de cassation de Berlin. (Je dis Berlin, parce qu’on assure qu’il y a des juges.)


Un haut fonctionnaire de l’enseignement a fait comparaître devant lui l’audacieux compatriote de Méphistophélès.

— Quels services signalés avez-vous rendus à la science, pour qu’on méconnaisse en votre faveur les titres acquis et qu’on bouleverse les règles de notre droit scolastique ?

— J’ai affre piblié un atlas des maladies des yeux.

— Avez-vous découvert ces maladies ?

— Nein, monsir, ce être d’autres.

— Vous avez donc inventé l’instrument avec lequel on a fait ces découvertes ?

— Nein, monsir, ce être Helmholtz.

— Vous avez au moins exécuté vous-même les dessins de l’atlas ?

— Nein, monsir, ce être un dessinateur.

— Mais alors, vous n’avez rien fait pour la science !

— Ia, monsir, j’ai affre piblié un atlas des maladies des yeux.

Le blond fils de l’Allemagne, repoussé sur ce point, n’est pas homme à se tenir pour battu, et il est probable qu’il va frapper à la porte des hôpitaux ; mais, là encore, il va se trouver en face d’obstacles pour lui infranchissables. Il faut être docteur d’une Faculté française ; de plus, on doit passer par un chemin terriblement escarpé qui s’appelle : LE CONCOURS.


Les savants qui font la queue pour un fauteuil académique, peuvent être classés en plusieurs catégories.

Ici, j’ouvre une grande parenthèse pour examiner un peu la signification du mot SAVANT : D’après le dictionnaire, ce mot signifie qui a beaucoup de science ; je cherche le mot SCIENCE, et je trouve : connaissance d’une chose ; de sorte qu’un homme qui a des connaissances quelconques, même de mauvaises connaissances, peut se flatter d’être un savant. Ainsi, un cordonnier ambulant qui restaure une empeigne avec art, ou pose adroitement un béquet, a le droit de se dire un savant ; il peut même supprimer savetier, qui devrait se lier intimement à cette qualification. L’épicier qui connaît à fond l’art des falsifications et des sophistications, est un savant épicier, à moins qu’il ne s’intitule un savant chimiste. L’escamoteur, qui pulvérise votre montre dans un mortier et vous la rend ensuite parfaitement réglée, qui fait sortir de votre chapeau tout un parterre de fleurs, est un savant physicien. Ah ! mon Dieu, oui ! il faut que MM. Pouillet, Desprets et Gavarret en prennent leur parti, les Robert-Houdin sont maintenant des physiciens ; seulement, ils appellent leur physique amusante, pour la distinguer de l’autre qui, paraîtrait-il, est fort peu récréative. Il faut convenir cependant que ces savants-là ne manifestent, en général, aucune ambition académique.

Comme on le voit, le mot SAVANT est élastique dans ses applications. Je dois ajouter que, de plus, il ne jouit pas d’un sens absolu, et qu’en sa qualité d’adjectif, il tire toute sa valeur de la comparaison. Par exemple, si je compare M. Valenciennes avec un lourd Auvergnat arrivant de Saint-Flour, où il n’a jamais appris même à lire, évidemment M. Valenciennes sera un savant, même transcendant, et l’Auvergnat, un âne bâté, un crétin, propre uniquement à rétamer les casseroles et à raccommoder la faïence. Mais si je compare M. Valenciennes à Cuvier, il est évident que cette fois, c’est Cuvier qui sera le savant.

Maintenant que, grâce aux définitions, je ne sais plus au juste ce que c’est qu’un savant, je ferme mon dictionnaire et ma parenthèse, et j’en reviens à mes catégories.

Donc, il y en a plusieurs. Je pense qu’en écartant les sous-genres et variétés, on peut en admettre trois. La troisième, pour commencer comme dans l’Évangile, est composée de savants qui ne savent absolument rien, ou du moins si peu que rien, qui n’ont même pas eu l’intelligence de découvrir une planète, qui n’ont pas même découvert le moyen de se faire des protecteurs, qui ne sont ni intrigants ni capables de commettre toutes sortes de bassesses pour parvenir, qui n’oseraient point jeter de la fange à ceux qui leur ont fait du bien, ni passer un bourbier à la nage en cas de besoin. On comprend qu’un homme qui est à ce point ignorant des petits moyens qu’à défaut de talents on emploie pour se tirer de la foule, n’a aucune chance de parvenir. Il ne se fait, en effet, aucune illusion sur ce point, et continue à se porter perpétuellement candidat à toutes les places vacantes. — Mais pourquoi ? — C’est pour lui une position sociale, c’est un titre qui fait beaucoup d’impression sur la foule ; on se dit : Tiens ! mais X… est moins inepte que je le supposais ! il se présente pour occuper un fauteuil à l’Institut ou à l’Académie de médecine. (Quand c’est à l’Académie de médecine, cela s’écrit toujours fauteuil, mais on prononce banquette.) Il paraît que c’est un homme de mérite ; mais alors, il doit être beaucoup plus savant que notre médecin, qui n’est de rien du tout ; quand je serai malade, c’est lui qui maintenant nous soignera.

Le public croit généralement qu’un candidat est une moitié d’académicien, qu’il a déjà une… partie de sa personne sur le fauteuil, et que l’autre ne tardera pas à le remplir complétement. Ce candidat amateur ne gêne personne ; il fait queue pour être vu des passants ; il est vu, cela lui suffit.

La seconde catégorie se compose de savants qui savent quelques petites choses, qui ont fait quelques petits ouvrages, écrits avec une paire de ciseaux ; ils savent admirablement découper un très-mauvais petit manuel sur l’anatomie pathologique ou sur tout autre point de la médecine, dans dix volumes de véritable science ; ils savent faire des traités pleins d’aphorismes coccigruéliques et d’aperçus lapalissiques. C’est peu, mais, enfin, cela leur suffit pour s’intituler candidats, et, de plus, pour leur permettre de découvrir dans le lointain, avec la longue vue de l’espoir, un fauteuil académique.

D’autres ont moins de titres encore, mais ils assiégent les tribunes académiques pour que leurs noms soient répétés par les journaux scientifiques ; ils viennent lire, d’un air magistral, des mémoires sur l’action thérapeutique du mouron ou de l’escargot, ou sur l’analyse chimique de la sueur du hanneton. Aussitôt qu’une découverte surgit à l’horizon scientifique, ils en réclament la priorité, ils crient au plagiat, se lamentent et font tant de bruit autour d’eux, que le véritable auteur, intimidé, est presque disposé à leur abandonner la moitié de la découverte pour sauver le reste. Ajoutez à cela que ce candidat est le très-humble serviteur des gros bonnets et de tout individu ayant un pouvoir quelconque ; il flatte leurs rancunes et frappe sur plus faible que lui avec un courage indomptable. Il se dédommage de cette pénible contrainte en disant tout bas pis que pendre de ses nobles suzerains, quand ils tournent le dos, et en leur jouant, sous le masque prudent de l’anonyme, tous les mauvais tours qu’il peut machiner sans trop s’exposer. Quand le maître se retourne, ils essuient humblement avec leur mouchoir la boue qui macule ses bottes, pour ne point être trop salis par le coup de pied qu’on leur administre souvent dans un moment d’humeur, mais qu’ils reçoivent toujours en souriant et dans la pose gracieuse du gladiateur romain qui tombait dans le cirque. Leur flair est plus fin que celui du corbeau, ils sentent la mort d’un académicien six mois à l’avance.

Aussitôt qu’une succession est ouverte, ils se précipitent, se bousculent, se déchirent entre eux, se prennent réciproquement au collet pour se barrer la route. Dans cette ardente poursuite, dans cette curée délectable d’une place académique, ceux qui ont le moins de titres ont les meilleures jambes et les meilleurs coudes ; il faut bien que par leur ardeur ils compensent ce qui leur manque du côté du fond. Ils savent à propos donner des poignées de main au portier, saluer profondément le garçon de bureau, qu’ils appellent : mon cher monsieur, et inviter les huissiers à dîner. Ils possèdent au suprême degré le talent de se glisser dans les familles académiques, et trouvent le moyen de séduire jusqu’au chien de la maison.

Il en est un qui a sollicité la protection du titulaire lui-même pendant sa dernière maladie.

Un autre s’est glissé au chevet d’un académicien moribond, s’est fait son infirmier, a préparé ses tisanes, ses cataplasmes et son bassin jusqu’au dernier moment, puis s’est gravement présenté pour le remplacer comme son élève unique et chéri, comme le seul héritier de ses doctrines et le seul dépositaire de ses secrets scientifiques.

Un autre — leur maître à tous — choisit le moment propice pour imaginer une grande découverte qui stupéfia, étourdit, bouleversa les savants et les tint le nez en l’air le temps qu’il fît ses petites affaires. On reconnut bientôt que cette grande découverte était une mystification aussi complète que celle de la découverte des hommes dans la lune, mais le tour était joué et l’inventeur, membre de l’Institut.

Voilà comme on parvient, un peu crotté peut-être, mais pas plus que le cheval vainqueur d’un steeple-chase ; on en a jusqu’aux oreilles, pas davantage. Le candidat qui a de pareilles ressources dans l’esprit peut arriver à tout, et il n’est pas nécessaire de regarder à travers le grand télescope de l’Observatoire, pour en reconnaître qui sont perchés sur les plus hautes places scientifiques, où ils gloussent et font la roue de manière à faire illusion au vulgaire qui les regarde d’en bas. Les médiocrités de cette catégorie parviennent ordinairement avec moins d’éclat, mais cependant le plus grand nombre arrive, et finit par former, dans les académies, une minorité imposante.

La première catégorie se compose de vrais savants, modestes ou non, intrigants ou non, ayant des titres sérieux, et qui, généralement, finissent par obtenir le fauteuil. Évidemment, les titres ne sont pas égaux, ni les chances non plus ; si le candidat enfourche l’intrigue, il arrive plus vite, car, malheureusement, le savant modeste qui persisterait à rester dans son coin serait bientôt oublié. En ce bas monde, un peu d’intrigue ne nuit pas, on peut même dire qu’un peu n’est pas toujours assez. Il faut avoir à un haut degré la conscience de sa force pour attacher son mouchoir à un fauteuil académique, comme on marque sa place au parterre d’un théâtre, et pour dire : un jour je m’assiérai là, je ne sais pas quand, mais enfin, c’est ma place ; il est possible que j’en sois séparé par l’épaisseur de trois ou quatre nullités ; j’attends mon heure avec confiance.

Quelquefois, l’heure qui sonne est celle de l’éternité, et le savant meurt sans être immortel.

VI

Les greffes animales. M. Maisonneuve.
Variole et Vaccine.

La question des greffes animales, c’est-à-dire la soudure d’une partie détachée d’un être vivant, transplantée sur une autre, a fourni à M. Bert le sujet d’une intéressante communication à l’Institut.

Les expériences de l’auteur ont été pratiquées sur des rats. Il est bien juste que ce rongeur, dont la vocation semble d’être exclusivement désagréable à l’humanité, contribue, dans les limites de ses moyens, aux progrès de la science.

La queue d’un rat coupée et dépouillée vers son extrémité divisée, dans une étendue de quelques centimètres, est introduite, au moyen d’une incision, sous la peau d’un autre rat. La soudure ne tarde pas à être si complète, et la continuité du tissu tellement parfaite, qu’une injection poussée post mortem, dans les gros vaisseaux du sujet de l’expérience, pénètre dans cette queue accessoire, devenue un appendice vivant.

Dans un cas, ce n’est que soixante-douze heures après la section, que la réunion a été tentée et avec succès. C’est pour moi le fait le plus important de ces expériences qui ont été variées dans les conditions les plus diverses ; il prouve que la queue d’un rat, séparée de son propriétaire, peut conserver pendant soixante-douze heures la vie à l’état latent. Car rien ne peut ranimer le foyer vital entièrement éteint dans une région de l’organisme, et la vie est nécessaire pour que la soudure s’opère entre les parties rapprochées.

Il y a quelques années, Brinon, ex-zouave, et ancien prosecteur du professeur Grat…, ayant beaucoup étudié, en Afrique, le rat au point de vue comestible et comme animal d’agrément, confectionna une nouvelle tribu de ces rongeurs en leur soudant, par le même procédé, quelques centimètres de la queue au bout du museau. Il baptisa du nom de rats à trompes du Sahara ces hybrides de la nature et de l’art. Un très-savant membre de la Société d’acclimatation, qui vit encore, en acheta une paire trois cents francs, avec la louable intention de propager en France cette intéressante espèce, comme si nous manquions de rongeurs !

Ces estimables acclimateurs ne reculent devant aucuns sacrifices pour doter nos régions d’animaux utiles. Tout leur fait espérer que, dans un avenir prochain, ils pourront acclimater parmi nous le requin et le serpent boa.

Le client du zouave choyait ses rats à trompe et les montrait avec un orgueil bien légitime à ses collègues humiliés.

Mais, hélas ! dès la première génération, il s’aperçut que ses pensionnaires avaient été victimes, et lui aussi, d’une opération… commerciale. Les petits n’avaient pas besoin de cornac ; ils étaient dépourvus de trompe. Le savant n’est pas encore consolé des cruelles plaisanteries que lui a attirées cette tromperie.

Les expériences de Bert se rattachent à ce grand fait physiologique : que lorsque la mort frappe un être, elle n’atteint pas du même coup toutes les parties de l’organisme. Certains organes donnent pendant quelque temps encore des signes spontanés et manifestes de vitalité.

En Angleterre, Clark, ayant ouvert la poitrine d’un pendu une heure et demie après la mort, constata que l’oreillette droite du cœur se contractait d’une manière rhythmique, quatre-vingts fois par minute ; puis progressivement les pulsations diminuèrent pour ne disparaître complétement qu’au bout de quatre heures quarante-cinq minutes. Chez le lapin, on a vu des phénomènes analogues se continuer jusqu’à la quinzième heure.

L’accouchement posthume peut survenir plusieurs heures après le décès de la mère. Enfin, dans ces dernières années, Ollier a démontré que le périoste pouvait conserver, pendant au moins vingt-quatre heures, ses propriétés vitales.

Les expériences d’Ollier ont un intérêt d’autant plus grand, qu’elles se rattachent à des faits extrêmement importants en chirurgie.

Le périoste est une membrane fibreuse, appliquée immédiatement sur les os, qu’elle enveloppe en leur fournissant leurs éléments d’accroissement et de nutrition. C’est cette membrane qu’on enlève si facilement par le raclage de la surface osseuse des viandes alimentaires. Lorsqu’une maladie ou un accident détruisent le périoste sur un point, la partie correspondante de l’os se nécrose et doit être éliminée.

Ollier emprunte un lambeau de périoste à un sujet mort depuis vingt-quatre heures, et le greffe dans les tissus d’un animal vivant. Si on sacrifie ce dernier au bout de quelques mois, on trouve un produit osseux qui a été sécrété par ce lambeau de périoste.

Les chirurgiens ont utilisé les propriétés vitales si énergiques de la membrane périostique : et c’est là le côté pratique et important de la question.

L’os meurt quand il est privé de son périoste, mais aussi le périoste conservé, sécrète un os nouveau à la place de celui que l’opération a fait disparaître.

Le plus remarquable résultat que je connaisse en ce genre, est dû à M. Maisonneuve.

Un malade était atteint d’une suppuration incoercible du tibia ; l’amputation semblait être la seule chance de salut. L’habile chirurgien enleva cet os énorme presque en totalité, en prenant soin de disséquer et de conserver le périoste. Au bout d’un traitement naturellement fort long, un nouveau tibia a été sécrété par la membrure périostique.

Le malade, s’il était ambitieux, pourrait, comme vous ou moi, solliciter une place de facteur rural. Seulement il aurait cet avantage sur ses compétiteurs, de pouvoir montrer trois tibias, l’un dans sa poche, et les deux autres à ses jambes. M. Maisonneuve a présenté ces trois tibias à l’Institut, car c’est un de ces succès qu’on n’enferme pas dans une cave. Il a pratiqué la même opération, et avec le même bonheur, chez une jeune femme à laquelle il a enlevé entièrement la mâchoire inférieure.

Ce sont là des tours de force chirurgicaux très-réussis, mais il faut les envisager surtout par leur côté artistique. Car, avec de pareils délabrements, on ne peut pas exiger que tous les malades donnent de leurs nouvelles au bout d’un mois.

M. Maisonneuve est le zouave de la chirurgie parisienne ; pour lui, il n’est guère d’opération impossible ; son bistouri s’appelle Gusman, il ne connaît pas d’obstacle, et quelque jour son interne lui demandera :

— Monsieur, quelle est la moitié du malade qu’il faut reporter dans son lit ?

A l’exception des armes à feu, tous les moyens de destruction sont devenus ses humbles tributaires, il n’a pas encore fait jouer la mine pour faire sauter les grosses tumeurs, mais il est jeune encore, et l’avenir est à lui.

Ces terribles duels avec la maladie sont palpitants d’intérêt, mais il est bon que l’opéré assiste à la fin de l’opération, pour n’en pas dégoûter les autres.

De taille médiocre et carré sur sa base, le chirurgien de l’Hôtel-Dieu a la main adroite et le poignet solide ; son front est haut, ses cheveux longs, il tire sa caractéristique d’un nez retroussé, planté à pic au milieu d’une face large et encadrée d’un collier de barbe, ce qui lui donne une physionomie un peu cosaque. Actif, chercheur inventif, il a imaginé tout un arsenal d’instruments, parfois ingénieux, toujours terribles. Il pourrait sous leur protection traverser même l’Italie, et je conseillerais aux brigands qui animent le paysage de ce charmant pays, d’attaquer plutôt les soldats du pape que de se frotter à lui.

M. Maisonneuve a une très-belle clientèle, mais ses confrères prétendent qu’il brûle beaucoup trop le pavé.


L’épidémie de variole, qui sévit en ce moment, semble exciter de vives craintes dans le public. Le terrain est bien préparé pour la peur, on est habitué à trembler ; le choléra parti, on redoute la variole.

Nous avons reçu plusieurs lettres qui nous invitent, d’une manière assez pressante, à donner des conseils sur ce qu’il convient de faire pour se préserver de la contagion. La variole et la vaccine seront donc le sujet de cette causerie.

Vous subissez, il est vrai, en ce moment, une épidémie de variole qui a déjà choisi quelques victimes parmi les sujets antérieurement vaccinés ; mais il ne faut pas vous exagérer la gravité du mal, vous avez un moyen certain, infaillible, de vous en garantir : c’est la vaccination.

Si les découvertes scientifiques avaient besoin, pour conquérir leurs titres de noblesse, de remonter à une haute antiquité, la consécration des siècles ne ferait pas défaut à la vaccine, dont l’origine est plus antique que vous ne le croyez. Cette pratique est nettement décrite dans le Sacteyâ grantham, livre sacré des Indous, attribué à Dhanwantari, et dont la date se perd dans la nuit des temps. Humboldt, dans son Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, nous apprend que les Indiens des Andes péruviennes connaissaient depuis longtemps les propriétés préservatrices du cowpox. Cependant, c’est à Jenner qu’appartient la gloire d’avoir introduit la vaccine en Europe ; peu importe qu’il ait puisé les premières notions de cette idée dans des relations avec les médecins de l’Inde, ou dans ses puissantes facultés d’observation. Il est probable que sans lui, nous serions encore privés de cet immense bienfait.

Avant de connaître le vaccin, on employait déjà depuis des siècles en Afrique et en Circassie, l’inoculation, pour se garantir de la variole ; on en retrouve également la trace dans le livre de Dhanwantari ; elle consiste à prendre le produit d’une pustule de variole, pour l’inoculer à un sujet sain. Il se développait alors une variole, en général extrêmement bénigne et qui préservait d’une infection plus grave.

Ce mode de préservation s’est introduit en France vers la fin du dernier siècle ; et, l’année passée, on a tenté de substituer l’inoculation à la vaccine, sous prétexte d’une identité complète entre les deux virus. La question a été portée devant l’Académie de médecine. M. Chauveau, de Lyon, a démontré que l’identité n’était pas soutenable et qu’il fallait repousser absolument ces idées rétrogrades ; car, dans quelques cas, sous l’influence de l’inoculation, il s’est développé des varioles mortelles, et l’inoculé devient le centre d’un foyer contagieux. Alors même que l’éruption est légère, elle peut déterminer des contaminations mortelles pour les personnes qui approchent du malade.

L’origine du vaccin est encore contestée : provient-il d’une maladie éruptive du cheval, transmise à la vache, ou se développe-t-il spontanément chez cette dernière ? Cela importe peu. Il est certain que c’est à des pustules particulières développées sur le pis de la vache et qui portent le nom de cowpox, qu’on emprunte le vaccin. Cette éruption s’observe rarement en France.

Le cowpox, transmis à l’homme, se perpétue par des vaccinations successives. Il est jusqu’à présent le seul véritable spécifique de la variole.

L’objection qu’on pourrait tirer contre son efficacité, de ce que des sujets vaccinés sont plus tard atteints de variole, n’a qu’une valeur insignifiante, comme je vais vous le démontrer. Il ne faut pas mettre à la charge d’un principe les mauvaises applications qu’on en peut faire, et il serait injuste d’exiger de la vaccine plus qu’elle ne peut donner. L’immunité qu’elle procure s’étend à quinze ou vingt années, plus ou moins, selon l’énergie du virus employé, ou la prédisposition individuelle qui fait qu’on est plus ou moins apte à contracter la maladie.

J’ai dit : l’énergie du virus. C’est là le point le plus important de la question.

La puissance préservative, et la durée de la préservation qui résident dans le vaccin sont en raison directe de sa vigueur, car il existe pour les virus des degrés très-divers de force ; cela tient, soit au virus lui-même, soit au terrain mal préparé sur lequel on le sème. Je vais vous exposer les différentes causes d’affaiblissement du vaccin, et vous comprendrez facilement les conditions qu’il doit remplir pour être très-efficace.

1o Le vaccin s’affaiblit au bout d’un certain nombre d’années par des transmissions successives. Celui qui nous provenait de Jenner a été introduit en France en 1800, et il a été exclusivement employé jusqu’en 1836, sans être renouvelé. Il était alors parvenu à sa dix-huit-cent-soixante-douzième génération ou à peu près. En 1836, on trouva du cowpox sur une vache de Passy. L’inoculation de l’ancien et du nouveau virus prouva que le premier s’était affaibli, les pustules étaient plus petites, la réaction générale moins énergique, et bien que jouissant d’une grande efficacité, sa puissance préservatrice était moindre. Depuis 1836, le vaccin n’a pas été renouvelé, il approche donc de sa quinze-cent-dix-huitième génération, puisqu’on le recueille vers le septième jour. Je vous exposerai tout à l’heure les tentatives qui ont été faites pour le rajeunir.

Mais que son âge ne vous effraye point, malgré ses états de service, il est parfaitement bon et efficace, lorsqu’il ne subit pas, en même temps, les autres causes d’affaiblissement que je vais indiquer. Seulement, l’immunité qu’il procure a une durée moindre et il est prudent de se soumettre à la revaccination au bout de douze à quinze ans. Car peu à peu, on acquiert des aptitudes à la variole.

2o L’époque à laquelle on recueille le vaccin a une grande influence sur son énergie. Du cinquième au septième jour, il atteint son maximum de force ; passé ce temps, il s’affaiblit progressivement et cesse bientôt d’être inoculable.

3o Le vaccin emprunté à un enfant faible, maladif ou chétif, est moins énergique que lorsqu’il provient d’un enfant vigoureux et bien portant. On n’a pas à redouter la transmission des maladies du vaccinifère au vacciné. Cependant il faut faire une exception pour la syphilis, et encore cet accident est tellement rare qu’on l’observe tout au plus une fois sur cinq cent mille.

4o Il ne faut pas emprunter de vaccin à un sujet atteint antérieurement de variole ou déjà vacciné. Le terrain est impropre au développement de ces larges pustules aplaties et déprimées au centre, qui sont les types d’un bon vaccin. Les boutons qui se développent dans ces conditions sont souvent petits, pointus et disparaissent au bout de quelques jours. C’est ce qu’on appelle la fausse vaccine, elle ne préserve pas de la contagion.

5o Le vaccin conservé sur des plaques de verre s’altère souvent et ne donne alors que des résultats négatifs ; il faut donc, autant que possible, pratiquer la vaccination de bras à bras.

Il est évident que ces causes, en se combinant, augmentent les chances d’insuccès, et que la plupart d’entre elles peuvent être écartées. Lorsqu’il s’agit d’une revaccination, on doit se montrer plus difficile sur le choix du virus, car alors il doit avoir autant d’énergie que possible.

Reste la question de rénovation du fluide préservateur. J’ai dit que le cowpox était rare chez la vache, et c’est la source où il faut le puiser. L’an passé, M. H. Bouley a découvert, à Alfort, sur le cheval, une éruption vaccinogène qui, transmise à l’homme, a développé d’énormes pustules vaccinales.

On croyait avoir trouvé une source intarissable de nouveau virus ; mais ces brillantes espérances ne tardèrent pas à s’évanouir. J’ignore ce qu’est devenu, dans le conflit des discussions, le produit du horsepox, mais on emploie encore le vieux vaccin académique. En Italie, le professeur Palasciano régénère son cowpox sur des génisses et pratique ses vaccinations de la vache à l’homme. Un médecin français, le docteur Lanoix est allé suivre ses expériences, a ramené en France une génisse vaccinifère, et a suivi la méthode italienne, en renouvelant son vaccin par le même procédé.

Cette tentative méritait à son auteur toutes les sympathies du corps médical, et elles ne lui ont pas fait défaut. Cependant, l’expérimentation n’a pas donné des résultats aussi brillants qu’on l’avait espéré. Ce vaccin est faible. Les pustules produites par les inoculations sont petites et n’ont pas l’ampleur, la physionomie vigoureuse de celles qui résultent du cowpox naturel ; parfois même les inoculations sont négatives. Le seul avantage qu’elles présentent est de mettre le vacciné à l’abri d’une contagion syphilitique ; éventualité fort grave, mais, je l’ai dit, prodigieusement rare.

Il est possible que le cowpox spontané se développe, en France, plus souvent qu’on ne le croit ; mais les fermiers insouciants ou ignorants le laissent perdre sans appeler sur le précieux virus l’attention des médecins. Je crois que si on proposait une prime de cinq cents francs au premier qui signalerait le cowpox sur ses vaches, avant un mois le vaccin de l’Académie serait renouvelé.

Je ne discuterai pas l’opinion des gens étrangers à la science qui ont voulu combattre l’utilité du vaccin ou même lui trouver des dangers, ce sont des bossus intellectuels, dont il faut plaindre la difformité sans leur en faire un crime. Il n’est pas de spécifique en médecine dont l’action soit plus certaine, et son innocuité est complète. Aucune préparation n’est nécessaire, l’opération ne vous empêche pas de vaquer à vos affaires, et ses conséquences fâcheuses sont absolument nulles dans le présent et dans l’avenir. Une seule piqûre suffit pour que la préservation soit entière. On en pratique plusieurs, uniquement parce que le virus peut ne pas pénétrer dans toutes.

La vaccination est une mesure de prudence égoïste dont les bénéfices s’étendent à toute la famille, car un varioleux peut infecter ceux qui l’entourent. On ne doit point attendre au dernier moment pour y avoir recours ; le vaccin ne présente pas aussitôt qu’on l’insère ; son efficacité ne se manifeste que plusieurs jours après l’inoculation, et lorsqu’il est bien développé.

Depuis 1833, les revaccinations sont réglementaires dans les armées prussienne et wurtembergeoise. On a remarqué que, depuis cette époque jusqu’à 1843, le nombre des sujets sur lesquels le vaccin s’est développé de nouveau, s’est élevé progressivement de 33 à 60 pour cent. Depuis 1858, la même mesure a été appliquée à l’armée française.

Il faut que votre raison vous conseille de vous soumettre à une mesure tellement utile, qu’elle est devenue l’objet d’un règlement militaire. C’est le seul moyen d’éteindre les épidémies de variole.

Il est possible que vous soyez réfractaire à l’inoculation d’un virus même énergique, mais ce sera pour vous un certificat d’immunité qui vous permettra de braver sans danger la contagion.

Il me reste à vous indiquer où vous pourrez trouver le préservatif. L’Académie de médecine est la source officielle, mais, entre nous, cette source-là n’est pas le Pactole, et en raison du grand nombre des postulants, un seul enfant doit parfois fournir à cinquante vaccinations, car la garnison de Paris vient y chercher l’immunité. Mais il existe à la mairie de votre arrondissement un service hebdomadaire et régulier de vaccine.

Il faut prier votre médecin d’aller choisir là un enfant d’une belle santé, ayant de vigoureuses pustules, et qui se fera un plaisir de partager avec vous le bienfait qu’il vient de recevoir. Vous pouvez encore avoir recours aux génisses du docteur Lanoix ; seulement, je crains que son vaccin, qui échoue parfois sur des nouveau-nés, réussisse encore moins sur les revaccinés.

Dans une de mes causeries, je vous parlais de la contagion du choléra par rayonnement, et je vous disais que c’était là le mode ordinaire de transmission des épidémies. Voyez, autour de vous, combien de varioleux ont pris la maladie par contact direct, et vous pourrez reconnaître l’exactitude de la loi que j’ai formulée.

VII

Le docteur Griffus (d’Éphèse)
Au docteur Alcibiade, Agamemnon Kastorinopoulo.

Bonjour, messieurs, que les destins vous soient propices, que les dieux vous comblent de leurs faveurs. A ceux qui ne connaissent pas encore l’auteur de ces souhaits bienveillants, je dirai :

Je suis le docteur Griffus (d’Éphèse), un Grec de la décadence, qui vient allumer sa lanterne à votre flambeau. Si Éphèse était situé sur les bords fleuris de la Garonne, je vous affirmerais effrontément que je suis le descendant en ligne directe d’un certain Rufus qui fit du bruit chez nous dans le premier siècle. Je pourrais vous dire que son nom, en traversant les âges, a subi une de ces réparations maladroites qu’on inflige aux vieux édifices dégradés par la pioche des siècles, et que de Rufus, il s’est changé en Griffus. Mais je suis incapable d’illustrer mon origine aux dépens de la vérité ; je crois n’avoir aucun rapport généalogique avec l’auteur des Maladies des reins, aussi bien que d’une foule d’autres ouvrages cités par Suidas ; et, si le sang des Rufus coule dans mes veines, ce qui à la rigueur n’est point impossible, j’avoue que c’est tout à fait à mon insu.

Je viens faire ici un pieux pèlerinage à travers la science des anciens barbares, et, pour me délasser des fatigues de mon voyage, je m’assieds sur le bord du chemin, d’où je regarde passer les ridicules et les travers ; d’où j’observe le côté plaisant des hommes et des choses ; d’où je salue enfin d’un joyeux éclat de rire les hommes grotesques et les choses risibles.

Voilà le docteur Griffus, chers lecteurs, un peu médisant, un peu taquin, un peu frondeur, mais au demeurant, le meilleur fils du monde.

Cette petite présentation terminée, permettez-moi de faire une correspondance.

LETTRE PREMIÈRE

Enfin, mon ami, je suis à Paris. J’avoue que ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’y ai déposé provisoirement mes dieux lares. J’ai lu, il y a quelques années, un tableau de cette grande ville par un nommé Boileau-Despréaux, et la peinture ne m’a pas paru rassurante ; il fallait tout le dévouement que la science peut inspirer à un honnête savant, pour me décider à affronter tant de dangers.

Grâce au ciel ! depuis quinze jours que j’y suis, je n’ai pas encore été assassiné une seule fois ; il est vrai que je me suis bien gardé de visiter le Pont-Neuf et les autres lieux les plus remplis de périls. Il est probable que ma bourse a couru de grands dangers, mais jusqu’à présent nous leur avons échappé l’un et l’autre ; cela pourrait bien tenir à ce que j’ai conservé mon costume grec, on doit croire que mes finances sont en très-mauvais état, et que je viens à Paris pour négocier un emprunt. Je n’ai pas besoin de te dire que je me méfie de tout le monde ; je ne dors que d’un œil ; tous les gens que je rencontre me sont suspects, et je ne traverse la place de la Bourse, surtout en plein jour, qu’armé jusqu’aux dents.

En arrivant, je me suis informé tout d’abord de l’état de la médecine en France.

J’ai appris avec étonnement que les malades de cette capitale du monde civilisé étaient tout aussi stupides que ceux de notre pays ; que les charlatans y font tous les jours des fortunes scandaleuses, en vendant des pilules de mie de pain et des robs composés de mélasse et d’eau claire. J’ai appris en outre que certaines gens avaient imaginé une médecine nouvelle sans savoir un mot de l’ancienne, et qu’il leur suffisait de s’intituler magnétiseurs, homœopathes, électropathes ou Raspaillistes pour trouver des malades qui ne leur prêteraient pas cinq francs, mais qui leur confient leur santé. Chacun de ces guérisseurs s’annonce comme un petit Messie, et représente les sectes rivales comme exclusivement composées de crétins et de charlatans.

Je te dirai seulement deux mots aujourd’hui de l’invention du citoyen Raspail, un drôle de corps, qui considère l’humanité malade comme un vieux manchon mangé aux teignes. Il rejette avec dédain les entités des ontologistes, et a pris pour unité morbide… l’ASTICOT ! lequel remplace pour lui, avec avantage, les trois Parques classiques. Avez-vous une méningite ? c’est un asticot qui a pris le masque méningien ; avez-vous une fièvre typhoïde ? asticot qui a pris le domino typhoïque ; avez-vous des cors, le choléra, des tubercules, un cancer ? asticot ! asticot !! toujours asticot !!! Quel que soit l’état morbide, cherchez bien au fond, vous devez y trouver le perfide asticot ; si vous ne l’y trouvez pas, il faudrait l’attribuer à une erreur de vos sens et n’en point accuser la doctrine.

Pour le citoyen Raspail, la pathologie tout entière n’est qu’un vaste bal masqué d’asticots.

Voilà pour la maladie.

Pour le traitement, c’est aussi simple :

L’asticot étant l’ennemi intime du camphre, camphrez l’asticot et il s’évanouit. Comme c’est beau et simple, un pareil système ! c’est même peut-être un peu trop simple, et pour entretenir avec plus d’énergie les illusions du malade, il ne serait point mauvais d’y joindre quelques pilules et un peu de rob.

O grand homme ! l’humanité reconnaissante ne peut s’acquitter envers toi qu’en te décernant un bocal de camphre suffisant pour contenir tes restes mortels et ta gloire. C’est le seul mausolée capable de te préserver un jour de la vengeance des asticots, que tu as tant calomniés.

J’arrivai un lundi, jour de séance à l’Institut ; je résolus de ne point retarder ma visite à cette savante compagnie. Je demeure fort loin du palais Mazarin. Sur ma route, je remarquai un grand nombre de tableaux dans lesquels on voyait des râteliers se livrer dans le vide à une mastication perpétuelle ; les premiers que j’aperçus exercèrent sur moi une espèce de fascination, et je reculai avec terreur devant ces mâchoires féroces qui semblent vouloir dévorer les passants. J’appris que ces tableaux servent d’enseignes à des dentistes, et que chacun d’eux déclare sur l’honneur être le seul inventeur breveté de ces râteliers infatigables. Je remarquai, en outre, que presque tous ces fabricants d’osanores appartiennent à la noblesse, leurs noms sont précédés de la particule ; je me suis même laissé dire que certains d’entre eux ont une couronne de comte ou de baron sur la plaque de leur porte.

Il faut avouer que depuis le célèbre Bilboquet, qui faisait en public l’extraction des molaires, — quel que fût leur état de conservation, — avec la pointe d’un modeste sabre, cette industrie s’est singulièrement anoblie.

Il paraît que la particule envahit également une certaine classe du monde médical, mais — comme la marée qui monte, — cet envahissement commence par les bas-fonds, et les DE Saint-André, DE Saint-Pierre, DE Saint-Gervais, DE Saint-Boniface, sont devenus, grâce au DE, seigneurs suzerains du village natif où ils ont gardé les vaches.

Quand on voit de quelle manière ces honnêtes docteurs portent leur noblesse, on est tenté de croire qu’ils se sont affublés du DE, comme on prend un faux nez, uniquement pour ne pas être reconnus.

Cependant, comme ces petites métamorphoses n’entraînent avec elles aucun inconvénient pour celui qui en profite, j’ai l’intention de modifier mon nom de Griffus (d’Éphèse), qui est assez vulgaire, et de me nommer M. d’Éphèse, sans parenthèse.

Non, décidément, d’Éphèse est un peu court, je te prie donc d’adresser ta réponse à M. le baron d’Éphèse, et surtout de m’y traiter avec beaucoup de respect ; ce n’est pas que mon nouveau titre m’ait tourné la tête, j’aurai toujours pour toi les mêmes bontés, mais le garçon de l’hôtel lit toutes mes lettres avant moi et je tiens à l’opinion de mes gens.

J’arrivai enfin à l’Institut. Un vénérable et illustre chimiste, M. Thénard avait eu la bonne pensée de proposer à ses collègues favorisés de la fortune de former, au moyen d’une souscription annuelle de dix francs, un fonds de secours destiné à soulager quelques infortunes scientifiques. Un grand nombre d’académiciens s’empressèrent de s’associer à cette noble pensée ; comme j’entrais, M. Thénard s’adressait à un autre membre de la chimie, en ces termes :

— Et vous, Ch…, voulez-vous en être ?

— Être de quoi ?

— De notre souscription à dix francs.

— Non, merci, « je ne veux pas être de cette boutique-là ! »

Ce pauvre M. Thénard rougit jusqu’aux oreilles, mais je crois que ce n’était pas pour son propre compte. Je cherchai dans mon Dictionnaire français le mot boutique, je trouvai : « lieu où on fait commerce de marchandises. » Je compris que M. Ch… ne voulait pas entreprendre à son âge un commerce auquel toute sa vie il est resté d’autant plus étranger, que le commerce de la charité procure généralement de bien petits bénéfices, et coûte cher.

Mais, au fond, je l’approuve fort, ce brave M. Ch…; car vraiment, s’il fallait venir au secours de tous les savants qui meurent de faim, on n’en finirait pas. Craignant de me laisser séduire par l’éloquence de M. Thénard, je me hâtai de passer dans la salle des séances.

Je pus donc enfin contempler la réunion scientifique la plus brillante de l’Europe ; — brillante doit être pris dans un sens exclusivement intellectuel, car tout le monde sait que, sous le rapport du physique, l’Institut laisse beaucoup à désirer.

On discutait la théorie des forces vives ; c’était la quatrième séance que la savante compagnie consacrait à cette question ; cela te semble peut-être singulier et tu t’imagines qu’il te suffit de donner un coup de poing sur une machine faite exprès pour cela pour qu’un cadran t’indique avec précision le nombre de kilos que pèse ta force vive. Dans la pratique, je conviens que le procédé suffit, mais en théorie, c’est infiniment plus compliqué, et il ne faut pas moins de quatre pages de chiffres pour expliquer la théorie des forces vives mises en action, chez un homme qui tire simplement son mouchoir de sa poche.

J’avoue que je n’étais pas fâché d’avoir sur ce point l’avis de M. Cauchy, qui passe pour un des bons mathématiciens de notre époque, mais ce savant, — comme c’est la coutume, — pour éclairer la discussion, parlait d’autre chose et drapait ses collègues de la belle manière. Il en était en un endroit fort intéressant de la biographie d’un académicien, qu’il éreintait, quand le général Poncelet, non moins robuste mathématicien, se leva avec une force que je ne saurais évaluer en chiffres, et fit retentir les doctes échos de la salle en ces termes :

— Ah ! vous voulez nous faire la biographie de vos collègues !

— Permettez, je n’ai pas fini.

— Eh bien, si chacun de nous en fait autant, l’Académie va en entendre de belles (je frémis à ces mots, je crus que je m’étais trompé de porte et que j’étais tombé au milieu d’une réunion de gens douteux).

M. Cauchy. — Je maintiens ce que j’ai dit.

M. Poncelet. — Très-bien, je vais faire la vôtre, de biographie, et nous allons voir si vous allez rire.

— Permettez.

— D’abord, vous avez été toujours très-malveillant pour les jeunes savants.

— Permettez.

— Quand j’étais à Metz, vous m’avez gardé un mémoire pendant quatre ans sans vouloir me faire de rapport.

— Permettez !

— Vous…

A cet endroit de la discussion, le président agite avec violence une grosse sonnette posée devant lui, de sorte qu’il me fut impossible de rien entendre ; j’étais d’autant plus désolé de ce contre-temps que j’ai l’intention de faire les portraits des membres de l’Institut, et que je comptais bien que tous se prodigueraient, les uns après les autres, des aménités académiques qui m’auraient été d’un grand secours.

On n’entendait plus que la sonnette du président ; mais la pantomime vive et animée de deux orateurs prouvait que l’incident n’était pas vidé ; on put donc espérer que la théorie des forces vives allait recevoir une application aussi directe que démonstrative. Dans ce genre de discussion, je crois que les arguments de M. Poncelet auraient eu beaucoup plus de force que ceux de son adversaire. M. Cauchy est robuste en théorie, c’est incontestable ; seulement, au point de vue pratique, il me paraît peu taillé pour les jeux olympiques. Alors le secrétaire perpétuel se précipita entre eux comme la Sabine du tableau de David, et l’Académie décida que le bulletin de l’Institut ne ferait pas mention de ce regrettable incident.

C’est pour cela que je te le raconte, car enfin, si personne n’en fait mention, il est évident que le futur historien de l’Institut sera obligé de remplacer par des points la partie la plus intéressante de cette séance académique.

Alors commença une longue discussion sur les sinus et les cosinus, peu à peu je sentis mes membres envahis par un engourdissement progressif, mon oreille n’entendait que par intervalle la voix de l’orateur, mes paupières appesanties ne se relevaient qu’avec fatigue. Dieu me pardonne ! j’étais sur le point de succomber à un sacrilége sommeil. Je me levai avec effort et gagnai la salle des pas-perdus pour échapper à cette atmosphère léthargique. Dans mon empressement, je faillis renverser un monsieur dont l’aspect avait quelque chose de remarquable, il portait un habit noir SUR sa redingote bleue, je fis le tour de sa personne avec un profond respect, car il faut être bien savant pour avoir de pareilles distractions ; il se laissa examiner avec beaucoup de douceur, et me rendit le salut que je lui fis en le quittant. Je rencontrai heureusement M. Boutigny d’Évreux qui eut l’obligeance de m’apprendre que ce monsieur si curieux s’appelait André-Jean, et qu’il se livrait, avec un zèle industriellement savant, ou savamment industriel, à la fabrication des vers à soie. Ses élèves ressemblent à de petits serpents boas ; ils produisent, dit-on, moins que les autres, mais ils leur sont incontestablement supérieurs sous le rapport de l’appétit. M. Boutigny d’Évreux fit remarquer à M. André-Jean la superposition anormale de ses vêtements, et l’éleveur ébahi s’empressa de mettre habit bas pour régulariser sa toilette ; mais, par suite d’une nouvelle distraction, la redingote et le gilet rejoignirent l’habit sur la banquette, et M. André-Jean allait quitter son pantalon lorsque l’huissier se précipita vers lui et lui fit observer que s’il était, jusqu’à un certain point, permis de dormir pendant les séances de l’Institut, il était expressément défendu de sortir de ses vêtements pour le faire.

M. André-Jean, toujours distrait, fit un grave salut, mit ses habits sous son bras et partit sans songer à les remettre.

Décidément, mon envie de dormir ne se passe pas ; bonsoir, je vais me coucher.

Le baron d’Éphèse.

P. S. Je me réveille par suite d’un affreux cauchemar. J’ai rêvé que des voleurs venaient m’enlever mon titre de baron ; il est vraiment impossible de garder un pareil titre dans une maison où les portes ferment à peine, et qui est habitée par toute sorte de gens. Je m’enroture donc derechef et te prie de répondre simplement à ton ami.

Le Dr Griffus (D’Éphèse).

Comme le docteur Griffus allait mettre sa lettre à la poste, il rencontra M. Chailly qui venait de causer tout seul et bâillait d’une manière formidable ; notre Grec prit cette ouverture pour une boîte aux lettres et y déposa sa missive. L’illustre et célèbre accoucheur l’avalait sans se douter de rien, lorsque je pus la saisir à temps en plongeant intrépidement mon bras dans ce gouffre, puis je m’empressai de l’étaler dans ma causerie pour la faire sécher.

LETTRE DEUXIÈME

Les grands peuples, mon ami, ressemblent aux grands poëtes et aux femmes sur le retour ; il faut les regarder à distance pour les trouver dignes de leur réputation. En arrivant à Paris, je pensais tomber au milieu du peuple le plus spirituel de la terre ; je m’étais imaginé que la France avait hérité en ligne directe de tout l’atticisme de l’Athènes du temps jadis ; que la Seine était le Pactole du bon sens ; enfin, que les préjugés et la sottise étaient des crimes tellement inouïs que le Code pénal ne les avait même pas prévus.

Ah ! mon ami, quelle déception ! Ces Français tant vantés sont les gens les plus crédules du monde, et il n’est pas de monstrueuse sottise qu’on ne puisse leur faire croire, surtout si on la fait venir de l’étranger. Hier, c’étaient les tables tournantes et les esprits frappeurs ; aujourd’hui, une comète qui doit réduire notre planète en poudre ; M. Hume, médium (lisez escamoteur), Américain, se faisant passer pour un être surnaturel, jonglant avec les esprits, ayant pour pages des génies, évoquant les morts, faisant parler les mânes comme de simples tables, danser les chaises, voyager les meubles ; enfin, pratiquant la magie blanche et noire chez les grands, qui le reçoivent avec tous les honneurs dus à un être si merveilleux. A Paris, on croit à tout cela. Quand un homme a des soupçons de ménage, vite il fait tourner sa table et entonne sa petite invocation à l’esprit frappeur ; ceux qui ont la bosse de la comète font leur testament en faveur d’une planète moins menacée que la nôtre. Les Humistes vont, quand ils peuvent mettre la main sur le médium, évoquer des ombres qui apparaissent comme des simples ombres chinoises, les mains pleines des plus riches promesses. Des badauds, tout de noir habillés, prétendent que le grand diable et ses cornes est mêlé à tous ces mystères, et les journaux, même scientifiques, qui devraient éclairer l’opinion, hochent la tête d’un air profond en disant : Il faut voir.

D’honneur, dans ce diable de pays, on dirait que la moitié des gens a juré d’abrutir et d’enténébrer l’autre.

Il y a quelques jours, dans un salon fréquenté par la fine fleur des pois de la littérature et même de la médecine, on causait des prodiges opérés par le médium américain. Personne n’avait rien vu, mais tout le monde racontait des histoires prodigieuses que chacun tenait, comme toujours, de témoins oculaires. Les dames frissonnaient ; leur crinoline se ballonnait d’horreur ; la situation était tellement tendue que le moindre incident imprévu aurait déterminé un évanouissement général.

Le docteur V…, qui jusque-là n’avait rien dit, prit alors la parole en ces termes : Vous n’avez vu toutes ces merveilleuses choses que par les yeux de vos amis, mais moi, j’ai vu, de mes propres yeux vu. Je suis allé chez M. Hume ; je tenais à causer avec un mort. Comme je n’avais aucun secret d’outre-tombe à demander à Charlemagne ou à Sésostris, je choisis par hasard un de mes clients qui s’était conduit à mon égard avec toute la délicatesse qui caractérise le malade guéri à crédit. Plus tard, il avait mis le comble à ses mauvais procédés en mourant sans me régler sa note ; je n’étais pas fâché d’évoquer son ombre pour lui dire un peu ce que je pensais de feu sa conduite. Le magicien me mit bientôt en présence de mon ex-malade, qui m’apparut dans un déshabillé aussi léger que peu décent ; son costume ne me permettait pas de le prendre au collet, mais la discussion n’en fut pas moins chaude, et je lui dis des choses à le faire rentrer sous terre. Cette ombre déloyale disparut ; il était temps, car j’allais me porter contre elle à des voies de fait regrettables dans notre position réciproque.

Pour calmer mon irritation, je résolus d’évoquer une ombre qui me fut bien chère et que la mort impitoyable avait séparée de moi depuis quelques années ; la puissance magique du médium fit apparaître aussitôt ce nouveau fantôme dans un costume qui prouve que la crinoline ne fait pas partie de la garde-robe de l’éternité.

Je la trouvai belle comme le jour de notre dernier rendez-vous. M. Hume eut la discrétion de nous laisser seuls, et je vous demande la permission de ne point vous faire assister à notre entrevue. Voilà des faits, messieurs, qu’en pensez-vous ?

— J’en pense, dit M. Nestor Roqueplan, qui ne croit plus à rien depuis qu’il a été directeur de l’Opéra, que vous n’êtes qu’un blagueur (le mot a été dit, je le conserve).

— Eh bien ! mon cher…, vous avez parfaitement raison, lui répondit le docteur V…

Puisse cette noble franchise trouver beaucoup d’imitateurs, et souhaitons surtout que les Français en général, et les Parisiens en particulier, n’acceptent comme authentiques que les merveilles et miracles vérifiés, contrôlés et certifiés par une commission de membres de l’Institut.

Comme j’y allais, je rencontrai trois hommes que je reconnus pour des confrères ; l’un d’eux, que je remarquai plus particulièrement, était jeune encore, assez gros, de taille moyenne ; il avait le col court, le front un peu déplumé, la face large, pâle et encadrée de favoris noirs ; il montrait, quand par hasard il riait, ce qui lui arrivait souvent, des dents larges et fortes qui paraissaient d’une solidité remarquable et très-disposées à mordre. Sa physionomie ouverte était celle d’un Gaulois du vieux temps, railleur, mais incapable d’une arrière-pensée méchante ou d’une attaque sournoise.

Je suivis les trois amis qui venaient de disparaître sous le portique d’un édifice semblable à un temple.

C’est, en effet, un temple dédié à Esculape ; cent prêtres, sous le nom d’académiciens, sont chargés d’entretenir le feu sacré sur l’autel du dieu. J’osai suivre mes guides dans ce sanctuaire que les mauvaises passions des hommes ont (probablement) toujours respecté ; qui n’a (sans doute) jamais entendu que le chœur des prêtres dont les voix scientifiques toujours d’accord chantent des louanges qui montent comme un pur encens au pied de leur divinité ; là, pensais-je, doit régner la douce Concorde ; chacun doit faire abnégation de sa personnalité, respecter l’honneur de ses frères, et chercher, dans le bien-être des humains, la douce récompense d’une vie consacrée à la science de guérir les hommes.

L’Académie était en séance. Un orateur occupait la tribune de la manière la plus brillante, mais, hélas ! il vilipendait un de ses collègues ; je n’aime pas qu’on se réfugie derrière une tribune académique pour poignarder la réputation d’un homme d’honneur.

Je me voilai la face et m’éloignai à grands pas de l’Académie, me promettant de la visiter un jour qu’elle serait plus soigneuse de la dignité de ses membres.

Dr Griffus (d’Éphèse).

A l’instant où le bon docteur terminait sa lettre, un domestique, séduit à prix d’or, fit adroitement tomber sous ses yeux la Monographie thérapeutique du quinquina. Cette lecture le plongea immédiatement dans un sommeil léthargique qui me permit de prendre copie de sa lettre ; cependant j’ai des remords, si j’avais été trop loin, si le docteur Griffus ne devait plus s’éveiller !!!

VIII

La grande séance de l’Académie de médecine.
La tuberculose. — Le professeur Robin.
Le Jardin des plantes et ses dynasties. — La statue de Bichat.
Kromluong Vongsa.

L’événement médical de la semaine est la séance solennelle de l’Académie de médecine, et surtout le discours prononcé par M. Béclard, le secrétaire annuel de la savante compagnie. Il avait pour sujet l’éloge du docteur Villermé, que l’Académie a perdu en 1863.

Villermé était un savant statisticien, il a consacré sa vie à chiffer le total des déchets que l’hygiène mal appliquée coûte à l’humanité. Un des premiers, il a fait apprécier toute l’importance de cette science alors nouvelle et qui est devenue la source de réformes considérables dans le régime des prisons ; la durée du travail des enfants dans les manufactures ; la salubrité des habitations où s’entassent les classes pauvres ; l’alimentation du jeune âge, etc. Le résultat de ces réformes a été partout le même : accroissement de la durée moyenne de la vie.

La statistique est la base de l’économie sociale, la pierre de touche des systèmes : elle substitue l’exactitude mathématique aux errements de la routine et aux conceptions, souvent malsaines, des novateurs humanitaires. La statistique est la solution du problème de la vie. Mais il faut bien le reconnaître, si elle fournit un contingent considérable à la science sociale, elle donne peu de gloire aux laborieux pionniers, qui consacrent leur existence à ces arides recherches. On ne voit que le monument, les modestes bases qui le supportent sont enfouies dans le sous-sol, et l’admiration n’arrive pas jusqu’à elles.

C’est un peu là l’histoire de Villermé. Il a péniblement creusé un beau sillon, et ses travaux ont honoré la profession mais sans jeter sur elle un vif éclat ; figure terne et froide comme un chiffre, il lui manque les côtés brillants qui prêtent aux grands effets oratoires, et l’homme disparaît dans l’examen des grandes questions qu’il a contribué à résoudre.

Aussi le nom de Villermé servait de cadre au discours, mais il ne le remplissait pas. L’orateur n’en aurait pu tirer les chaleureux applaudissements qui l’ont souvent interrompu. Il a donc abordé les importantes questions qui ressortent de la statistique, fouillé le problème social, qui touche à l’existence de la classe ouvrière ; et il l’a fait avec une vigueur d’expression, une liberté de pensée qui ont hérissé quelques perruques.

Le jeune secrétaire est déjà un maître dans l’art de bien dire. Son discours est essentiellement académique, les transitions y sont ménagées avec beaucoup d’habileté et son succès a été très-complet.

Il est peu d’héritages plus difficiles à porter qu’un nom célèbre dans les arts ou dans les sciences ; les fils des gens illustres, quand ils valent quelque chose, valent rarement leur père. M. Béclard a porté sans fléchir le nom de son père et lui a donné un lustre nouveau. Modeste et réservé, il passe sans bruit à travers la science, laissant à ses œuvres le soin de faire parler de lui. Il cache sous une physionomie froide et sérieuse de généreux enthousiasmes et l’amour du bien.

M. Bouvier a lu au nom de M. Dubois, d’Amiens, le rapport sur les prix, discours parfaitement soigné, comme tout ce qui sort de la plume du savant secrétaire perpétuel.

Parmi les lauréats couronnés par l’Académie, on a acclamé le nom d’un vieux maître, le docteur Chassaignac, que nous aimons tous, et pour sa vie laborieuse et pour ses aimables qualités. On lui a décerné le prix Barbier (7,000 fr.). Ce prix si bien mérité, est la récompense de l’écraseur linaire, et de la méthode chirurgicale qui lui doit naissance.

L’écraseur linaire est un instrument qui se substitue au bistouri dans l’ablation de certaines tumeurs. Il est composé d’une forte chaîne à maillons articulés comme ceux d’une montre et qui a une grande puissance. Les deux extrémités terminales sont attirées dans une canule en fer par un système de levier qu’on fait mouvoir lentement.

La tumeur qu’on veut enlever, saisie dans l’anneau que forme la chaîne, se trouve bientôt pressée, tassée, étranglée, et enfin divisée, par une section mousse.

L’opération est plus lente que par le bistouri et déterminerait de vives douleurs, si on ne prenait soin d’endormir le malade, mais elle présente cet avantage de couper sans qu’il s’écoule de sang. Ainsi l’opération, bien conduite, permet de pratiquer l’ablation partielle ou même complète de la langue, sans qu’on ait à redouter les hémorrhagies terribles et incoercibles qui ont fait parfois périr le malade à la suite de la section par le bistouri. Les tumeurs hémorrhoïdales, dont l’enlèvement était si redoutable par l’instrument tranchant, à cause de l’hémorrhagie et de l’inflammation des veines de la région, grâce à l’écraseur, sont opérées sans dangers sérieux. Le calibre des vaisseaux écrasés, s’oblitère et ne fournit pas de sang.

Le mieux récompensé des lauréats académiques a reçu un prix de 7,000 fr. Gladiateur, une bête brute dont l’intelligence est dans ses jarrets, a rapporté à son propriétaire plus de 400,000 fr. de prix en un an. On serait vraiment tenté de s’appeler Gladiateur, si la science ne donnait pas à ceux qui la cultivent quelques autres petites compensations.


M. Villemin a présenté à l’Institut un intéressant travail sur la communication de la tuberculose de l’homme au lapin. L’auteur, dans une suite d’expériences, a emprunté de la matière tuberculeuse aux poumons d’hommes morts phthisiques, et il a inséré ce produit morbide dans le tissu cellulaire de lapins, au moyen d’une incision pratiquée derrière l’oreille. Tous ces animaux, sacrifiés au bout de plusieurs mois, ont présenté des masses tuberculeuses dans les poumons et dans d’autres organes. L’auteur en conclut que la phthisie est une affection contagieuse.

Ces résultats sont intéressants et surtout imprévus, mais je repousse comme inadmissible la conclusion de l’auteur. Il faut de la contagion, mais pas trop n’en faut, et je ne suppose pas que les malades atteints de phthisie se soient jamais fait inoculer derrière l’oreille de la matière tuberculeuse.

La phthisie est une maladie souvent héréditaire, qui a d’autant plus de chances de se transmettre aux enfants, qu’ils sont nés à une époque plus voisine de la mort de celui de leurs parents qui en était atteint. Mais des milliers d’observations ont démontré que la doctrine de la contagion des tubercules doit être reléguée parmi les erreurs de la vieille médecine. La cohabitation la plus prolongée avec un phthisique ne développe point la maladie chez un sujet qui n’en porte pas le germe.

Il est impossible d’admettre comme un fait général les résultats d’expériences pratiquées d’une manière spéciale et absolument en dehors des conditions de l’existence normale. Les expériences de M. Villemin prouvent simplement que la matière tuberculeuse inoculée au lapin fait naître chez lui des tubercules, et rien de plus. C’est un résultat à enregistrer, sauf protestation des lapins.


Le savant abbé Moigno, qui devrait depuis longtemps s’asseoir à l’Institut, non pas sur la banquette des journalistes, mais sur un des fauteuils de la maison, nous montrait l’autre jour au stéréoscope des épreuves de la lune qu’il venait de présenter à la savante compagnie. Rien n’est curieux comme ces magnifiques spécimens de l’art photographique, qui ont été obtenus au moment d’une éclipse de cette planète. On voit la surface de la lune progressivement envahie par la projection de l’ombre terrestre qui forme l’éclipse.

Le satellite de la terre n’a plus, dans les épreuves de l’abbé Moigno, la physionomie plate que nous lui connaissons. Au stéréoscope, il prend la forme d’un globe sphérique, on voit les reliefs de ses montagnes, les sinuosités de ses vallées et l’imagination explore ce monde lointain, peuplé pour nous de mystères. On sent que le moment approche où l’art déchirera les voiles derrière lesquels se cachent les vassaux de notre planète.

Il me semble que si on pouvait sensibiliser la glace des épreuves avec une matière suffisamment amorphe, pour ne pas fournir d’éléments propres à l’examen microscopique, on pourrait, avec de forts grossissements, explorer les pays lunaires, que la photographie nous révèle.


M. Ch. Robin se présente à l’Institut pour occuper le fauteuil de Valenciennes. Espérons que cette fois les portes s’ouvriront largement devant le brillant représentant de l’école anatomique. Si M. Ch. Robin pouvait remplacer par un de ses travaux chacun des cheveux qui lui manquent, il serait le plus chevelu des académiciens. En revanche, si M. T. devait payer d’un des cheveux qui lui restent chacun des travaux publiés sous son nom, et dont il n’est pas le père, il serait plus chauve que son genou.


On a jeté une grosse pierre dans le Jardin… des Plantes, on pourrait même dire un pavé, tant la chose a fait de bruit en tombant. Il est vrai que le projectile,

… lancé d’une main sûre,
Lui a fait dans le flanc une large blessure.

Et, bien que sous forme de prospectus, il n’en a pas moins été pris en considération. Dans ce prospectus, où il est question de la Faune française, on accuse les professeurs du Jardin des Plantes de gaspillages scientifiques, et d’être nourris dans un sérail dont ils ne connaissent pas tous les détours. On les accuse d’envoyer de braves gens faire le tour du monde pour courir après des échantillons d’histoire naturelle que, depuis longues années, les mites sont occupées à dévorer dans le vaste chaos de leurs magasins.

L’un des savants qui adressent de pareils reproches a plus que personne le droit de les formuler, car, non-seulement il a mis au service de la science sa plume et la meilleure partie d’une immense fortune avec un dévouement et un zèle que les plus cruelles souffrances ne peuvent ralentir, mais encore, il donne l’exemple d’un désintéressement bien rare parmi les savants de notre époque.

Puisque je suis au Jardin des Plantes, je n’en sortirai pas sans avoir jeté un coup d’œil sur les institutions politiques qui régissent ce microcosme des bêtes.

Pour le vulgaire, le Jardin des Plantes est un petit État dont les plus grosses bêtes forment l’aristocratie, et qui vit en paix sous le régime des grilles, barrières et palissades, seules lois qu’un sage législateur ait promulguées pour empêcher les grosses bêtes de manger les petites.

C’est une erreur, le Jardin des Plantes est une contrée composée de plusieurs petits royaumes habités par des bêtes, il est vrai, mais gouvernés par des rois qui souvent ne le sont pas. Ces souverains, vulgairement connus sous le nom de professeurs, n’ont octroyé à leurs féaux sujets d’autre charte que la loi du bon plaisir ; le sceptre, parmi eux, est héréditaire et se transmet de mâle en mâle et par droit de primogéniture. Cependant, les chroniques de leurs œils-de-bœuf racontent que, parfois, des reines ou princesses sont intervenues dans le règlement des grandes questions politiques qui agitent souvent les États les mieux gouvernés.

Je vous prie de croire que les talents sont héréditaires dans ces augustes familles, et que les dynasties des Brongniart, des Duméril, etc., trouvent dans le bagage de la succession paternelle la science et les aptitudes du papa qui leur a transmis la couronne.

Dernièrement les reptiles et les poissons ont assisté à l’abdication de leur souverain ; je me hâte de dire, pour l’honneur de ces intéressants animaux, que cette abdication n’était nullement le résultat d’une révolution. Le bon et très-savant roi Duméril Ier abdiquait, à l’âge de plus de quatre-vingts ans, en faveur de son digne héritier, Duméril II, qui venait d’atteindre sa majorité scientifique. Je passe sous silence les fêtes et réjouissances inséparables d’un si grand événement et d’un tel avénement.

C’est donc aux pieds de Duméril II, roi d’Erpétologie, que les goujons, les lézards, et autres reptiles déposeront désormais leurs respectueux hommages, comme ils les déposeront un jour aux pieds de Duméril III, si Duméril II ne meurt pas sans postérité. Que le ciel préserve les pauvres bêtes d’un pareil malheur !

Comme vous le voyez, dans ces verts royaumes, le fils du sultan naît sur les marches du trône, et il est aussi certain de l’occuper un jour que le lama né dans la ménagerie peut être sûr de succéder au lama exotique qui lui donna l’existence.

Aussi, ne demandez pas au jeune lama de faire de la laine plus belle que celle de monsieur son père, il vous répondrait avec beaucoup de sens :

— A quoi bon ! ne suis-je pas bien sûr d’être un jour grand lama comme papa ? quel motif ai-je donc de me tourmenter pour changer la toison de la famille ?

Quand un jeune prince du Jardin des Plantes a toutes ses dents scientifiques, quand il est complétement sevré du lait qu’on tette à la Chaumière, sa famille assemble les têtes couronnées du voisinage et leur dit :

— Rois, mes frères, passez-moi la casse, je vous passerai le séné ; j’ai mon fils qui est en âge de porter le sceptre, les zoophytes (ou les mollusques, ou les vertébrés, etc., etc.) ont perdu leur prince ; j’ai plusieurs enfants à pourvoir, ce petit royaume irait comme un gant à mon aîné, avec votre permission, je voudrais l’installer sur ce petit trône.

CHŒUR DES ROIS. Nous vous passons la casse, vous nous passerez le séné ; que votre fils gouverne en paix.

Le nouveau prince est bientôt élu. Et les mites crient comme les autres : Vive le roi ! Car elles savent que le nouveau prince leur permettra, comme par le passé, de ronger les collections qui dorment du sommeil d’Épiménide au fond des greniers ; elles savent que les générations de mites se succèdent sans trouble et sans secousse, comme les dynasties des princes du Jardin des Plantes.

Un jour, je vous dirai l’histoire de Chiendent Ier, prince puissant, qui vivait encore il y a quelques années ; Chiendent n’est pas le nom qu’il reçut de ses aïeux, mais l’histoire confère aux grands rois un surnom qui rappelle leurs plus grandes qualités, et je le surnomme Chiendent, parce que ses racines envahirent le Jardin des Plantes, et que ses héritiers fleurissent ou florissent encore un peu partout. Que la science lui soit légère !

N’allez pas croire pourtant que toutes les dynasties se ressemblent, ce serait commettre une grave erreur ; car, à côté de celle des Chiendent, on rencontre la dynastie des Geoffroy Saint-Hilaire, grande et belle famille de savants qui se perpétue sans s’amoindrir, et qui semble être la famille capétienne de ces royaumes ; il en est bien d’autres encore qui tiennent dignement leur sceptre scientifique, et si le régent n’orne pas leur couronne, on y voit, cependant, quelques bons gros diamants qui jettent assez d’éclat pour briller encore dans un siècle ou deux.


On a inauguré la statue de Bichat, la fête n’est déjà plus qu’un souvenir, les beaux vers, les éloquents discours, les voix harmonieuses résonnent dans le lointain, et si l’on se rapproche de la Faculté pour les entendre encore, on trouve la cour déserte et Bichat tout seul sur son piédestal.

Quoi ! ce bronze serait le portrait du grand physiologiste ? Non, non, ce n’est pas lui, car en le contemplant je ne me sens point saisi de cette respectueuse émotion qu’on éprouve en contemplant les traits d’un homme aussi illustre. Cette face porte-t-elle le sceau du génie ? — Elle ressemble d’une manière si frappante, surtout de profil, à M. Chailly, qu’on pourrait croire qu’il a prêté sa tête à David (d’Angers) pour modeler le bronze. Peut-être le célèbre accoucheur sera-t-il fort humilié de ressembler à Bichat, mais je n’y puis que faire. Cette ressemblance établie, il suffit, pour juger du caractère de la tête, de décider, oui ou non, si M. Chailly a la tête d’un homme de génie ; j’affirme que oui, mais je n’impose mon opinion à personne ; seulement Bichat est mort à 31 ans, et cette ressemblance le vieillit au moins de vingt ans.

L’examen du torse nous révèle une incurvation de la colonne vertébrale très-prononcée à droite. L’articulation scapulo-humérale droite présente un beau cas de tumeur blanche compliquée de luxation spontanée, qui explique parfaitement la pose gênée du bras. De plus, l’ampliation anormale de la cage thoracique du même côté me semble provenir d’une pleurésie chronique, et chacun sait que l’illustre Bichat ne fut jamais atteint de ces diverses affections.

Comme aspect général, la statue paraît guindée, le corps semble fait pour une autre tête, et la tête pour un autre corps. Le savant médite, une plume à la main ; il semble réfléchir profondément au moyen de sortir des affreuses bottes qui grimacent autour de ses jambes. Hélas ! je crains bien que l’ombre du grand Bichat ne vienne plus errer, le soir, dans la cour de la Faculté, de peur de se trouver nez à nez avec la statue de M. Chailly, qu’on a baptisée de son nom.

Heureusement que la gloire de Bichat n’a rien à redouter des erreurs de l’art ; heureusement que David (d’Angers) a créé assez de chefs-d’œuvre pour que l’art ne lui reproche pas la statue de Bichat.


Un de mes amis arrive du royaume de Siam ; il faisait partie de l’ambassade française qui vient de conclure avec le souverain siamois un traité de commerce. Cet ami a joué un petit rôle dans une histoire médico-pharmaceutique qui n’a peut-être pas été sans influence sur le résultat des négociations.

Le prince Kromluong Vongsa, frère du roi, était le meilleur des princes et le plus malheureux des hommes. Voici la cause de ses malheurs : il était atteint d’une de ces incommodités rebelles que les bonbons de Duvigneau ont eu l’impertinente prétention de combattre et même de guérir. Mais la réputation des bonbons Duvigneau n’est pas encore parvenue jusqu’à Siam, et le pauvre prince n’avait d’autres ressources pour calmer ses embarras que de chercher des consolations (qui auraient fait le désespoir de M. de Pourceaugnac) près d’un irrigateur de fabrique française, dont il ne se séparait jamais. Mais, hélas ! par un de ces malheurs qui ne respectent même pas les têtes couronnées habitant un pays humide, cette machine hydraulique se trouva un jour hors d’état de remplir ses devoirs. Les mécaniciens les plus habiles, les savants les plus ingénieux du royaume furent vainement consultés, vainement ils interrogèrent l’organisme de ce sphinx de fer-blanc, il resta impénétrable, aucun d’eux ne parvint à lui arracher le secret de ses troubles fonctionnels ; le docte aréopage déclara à l’unanimité que l’irrigateur était perdu pour la santé du prince, et le condamnèrent à la ferraille à perpétuité. Le dérangement de la machine ne provenait pas de cette nostalgie que l’on éprouve souvent lorsqu’on est exilé à 3,000 lieues de son berceau ; non, la cause en était toute matérielle et produite par une rouille dévorante qui en avait détraqué les ressorts.

Cet accident menaçait de prendre les proportions d’une calamité publique, car le prince était généralissime des armées de terre et de mer et considérait son irrigateur comme la pièce la plus indispensable de son arsenal de bataille. Je n’ai pas besoin de dire que ce n’était pas contre l’ennemi qu’il dirigeait les moyens d’action de la machine, comme jadis le maréchal Lobau ne craignait pas de le faire à la tête d’un bataillon de pompiers ; non, l’usage qu’il en faisait était quotidien, mais tout personnel.

La simple mention de ce fait est le plus bel éloge qu’on puisse faire du courage de Kromluong Vongsa, car chacun sait que le boulet qui siffle sur le champ de bataille aux oreilles d’un homme dépourvu de courage, produit sur son économie troublée l’effet d’une bouteille d’eau de Sedlitz. L’état du prince sur le champ de bataille étant invinciblement et diamétralement opposé, j’en conclus que son courage était indomptable.

A cette époque, l’ambassade française arriva à Bankok, capitale du royaume de Siam. Dès ce moment, le prince n’eut plus qu’une idée : faire réparer son instrument ou s’en procurer un au poids de l’or. Mon ami, homme de précaution, avait un double exemplaire de l’objet de sa convoitise, et se fit un véritable plaisir de combler les vœux du prince, qui put dès lors s’en aller en guerre comme le grand Malbrough.

La reconnaissance de Kromluong était sans bornes ; il fabriquait lui-même pour son nouvel ami des plumes en bois de teck, fort ingénieusement taillées, dont l’une m’a servi à écrire la présente causerie ; le soir, il le reconduisait en palanquin porté par ses esclaves à la case flottante qui lui servait de maison, et il ne le laissa repartir pour la France que sur la promesse formelle qu’il lui rapporterait un jour un vrai chapeau de général ; un vrai, car celui qu’il possédait, et qu’il avait payé comme tel, n’avait jamais eu de si hautes destinées.

A propos de cases flottantes, l’habitation paraîtra peut-être quelque peu mesquine pour loger un secrétaire d’ambassade ; il est certain qu’à Paris on pourrait s’en montrer peu satisfait ; mais à Siam, c’est une autre affaire ; la ville de Bankok, qui renferme environ 600,000 habitants, est composée de cases flottantes et fixées sur le fleuve au moyen de quatre piquets, ce qui permet au propriétaire de remonter ou de descendre le Menam s’il est mécontent de son voisinage. Il est très-peu de maisons, outre les palais, qui soient construites d’une manière plus stable. Cela me fait penser que ces cases qui changent de place si souvent, ces rues que le matin voit naître et le soir évanouir doivent rendre le service de la petite poste très-pénible pour les facteurs du pays.

Kromluong Vongsa est mort au mois de février dernier ; il faut espérer que Bouddha aura fait passer l’âme de ce brave prince dans le corps de quelque éléphant blanc, car, après son chapeau de général, c’est ce qu’il désirait le plus.

Je n’ose croire que le présent de mon ami soit la cause de son trépas, et que cet instrument lénitif soit devenu pour les entrailles du malheureux prince une robe de Nessus brûlante et mortelle.

IX

Ralentissement du mouvement terrestre.
Revaccination. — Coloration des photographies. — M. Montagne.
Des instruments nécessaires à la diagnose.

J’ai une triste nouvelle à vous apprendre. Il paraît que, décidément, la terre fatiguée de son éternel mouvement de manége autour du soleil, témoigne de son besoin de repos en ralentissant sa marche.

Pour le moment, cela n’est pas encore très-sensible, mais quand on est sur la pente de l’oubli des devoirs, on ne tarde pas à les méconnaître tous ; or, à un instant donné, il se pourrait que la terre refusât absolument de se mouvoir. Il serait donc peut-être utile de suspendre pendant quelque temps le forage des puits artésiens, le percement des montagnes et les autres travaux gigantesques qui agitent ses entrailles. On éviterait ainsi tout prétexte à une détermination violente, dont il serait extrêmement difficile de la faire revenir.

Je vous engage à prier le ciel, que, le cas échéant, son immobilité coïncide avec le printemps et avec les heures où le soleil éclaire notre hémisphère ; car si elle s’arrêtait, par exemple, par une froide nuit du mois de janvier, vous subiriez un hiver perpétuel assombri par une nuit éternelle.

Ce n’est pas d’hier seulement que les allures récalcitrantes de la terre nous sont révélées, elles avaient déjà été entrevues par Laplace, et, M. Delaunay, en communiquant à l’Institut un travail sur ce sujet, n’a fait que confirmer nos craintes.

Ce savant a constaté que le jour sidéral, qui est, en astronomie, l’unité de temps fondamentale, n’a pas, comme on le croyait, une durée toujours la même ; elle augmente progressivement. Ce fait ressort de l’étude de la solidarité des mouvements planétaires, et c’est en constatant que la lune accélère sa marche, qu’il a été amené à conclure que la terre retarde la sienne.

La lune marche plus vite, donc la terre est moins agile.

Ce retard provient-il du refroidissement progressif de notre vieille planète, dont le résultat serait la diminution de son diamètre ? ou serait-il dû à la résistance causée par les frottements qu’elle subit de la part du milieu éthéré dans lequel elle se meut ? Voilà ce qu’on ne sait pas au juste. M. Delaunay l’attribue à une réaction des phénomènes des marées, dont le déplacement agit continuellement dans un sens contraire au mouvement de rotation terrestre.

Ma causerie n’est pas un bureau de longitudes, et je vous fais grâce des équations et des chiffres qui ont été entassés pour résoudre ces questions ; il y en a de quoi charger deux voitures de déménagement.

Le travail de M. Delaunay m’a inspiré de sérieuses réflexions ; il expose le phénomène, mais il a négligé d’en faire ressortir les conséquences ; je vais vous en signaler quelques-unes.

Les perturbations qui peuvent survenir dans la vitesse du mouvement de rotation de la terre, actuellement de 470 mètres par seconde, porteront un coup funeste aux lois de la pesanteur. La force centripète est proportionnelle au carré de la vitesse de rotation. Le ralentissement de la vitesse aura donc pour conséquence inévitable d’augmenter la pesanteur des corps ; et, à un moment donné, Hercule lui-même aurait besoin de toutes ses forces pour soulever un poids de cinq kilogrammes. Jugez des perturbations qu’un pareil phénomène apportera dans vos habitudes domestiques ! Je vous laisse le soin de les énumérer.

Si au contraire la terre, voulant rattraper le temps perdu, allongeait le pas de manière à tourner dix-sept fois plus vite, c’est-à-dire avec une vitesse de 7,980 mètres par seconde, la pesanteur des corps serait réduite à zéro. Une pierre lancée en l’air à l’équateur ne retomberait pas, et resterait suspendue dans l’espace. Vous seriez obligé de tirer par les pieds, pour le ramener sur le sol, le danseur imprudent qui oserait s’élancer à la hauteur d’un entrechat.

Mais revenons à notre fâcheuse situation, elle est assez chargée de teintes sombres pour que je ne l’estompe pas avec les dangers simplement probables ; j’en pourrais allonger la liste d’une manière terrifiante.

Je vous berçais tout à l’heure de l’espoir d’un printemps et d’un soleil perpétuels, pour vous préparer doucement au dénouement. Mais la vraie vérité, c’est qu’avant que la terre soit immobilisée, les lois de la gravitation seront rompues et notre planète, entraînée vers le soleil dont elle n’est que le satellite, ira se précipiter sur lui, et se fondra dans ses ardents rayons.

C’est là la fatale, l’inévitable, l’inexorable destinée qu’elle doit subir un jour.

Pour que vous ne soyez pas surpris à l’improviste par le cataclysme, et que vous puissiez mettre ordre à vos affaires, je puis vous dire au juste l’heure de la catastrophe. C’est un calcul que j’ai fait à votre intention.

La durée du jour sidéral s’accroît de six secondes par siècle. Cela paraît peu de chose au premier abord, mais les petites sommes, en s’accumulant, finissent par faire un gros total. L’accroissement sera d’une minute en six mille ans ; d’une heure en trente-six mille années. La terre deviendra donc immobile dans huit cent soixante-quatre mille années : un simple point perdu dans l’éternité.

En y réfléchissant, je crois qu’aucun de vous n’a la prétention d’atteindre cette époque reculée. Vous pouvez donc, sans inconvénient, léguer vos terreurs à vos arrière-petits-neveux et finir l’année gaiement.


Une aimable correspondante me demande si elle doit redouter la variole, qui jadis a déposé sur son berceau sa carte de visite gravée. Certainement oui, la maladie ne donne pas une immunité plus complète que le vaccin.

Si j’étais homœopathe, j’engagerais ma correspondante à s’exposer de toutes ses forces à la contagion.

En vertu de l’axiome : Similia similibus curantur, une nouvelle invasion devrait faire disparaître les désagréables traces de la première. Mais, comme je professe un profond dédain pour les radotages du père de cette doctrine, je conseille une vaccination immédiate.


Tous les lundis, on voit arriver à l’Institut, dans une petite voiture de malade, un vieillard infirme et octogénaire qu’on monte à grand’peine jusqu’à la salle des séances. C’est M. Montagne, un des plus savants botanistes de notre époque. On lui doit la classification de presque tous les cryptogames rapportés des voyages de circumnavigation. Il est le dernier égyptien, c’est-à-dire le dernier survivant de la commission scientifique choisie par Bonaparte pour l’accompagner en Égypte. Berthollet, Monge, Geoffroy, Cordier, Jomard, etc., étaient ses collègues.

M. Montagne a cultivé la science avec amour et ne lui a jamais demandé les moyens de s’enrichir. Sa modeste position de fortune lui rend nécessaire le jeton de présence qu’il touche à l’Institut. C’est donc un peu pour cela qu’il fait tous les lundis ce fatigant voyage.

En 1824, un illustre savant, Lamarck, vieux, infirme et presque dans la misère, se traînait également avec peine à l’Institut, pour y toucher le jeton de présence qui l’aidait à vivre. Cuvier, alors secrétaire perpétuel, demanda à ses collègues que Lamarck fût porté d’office en tête de la liste de présence, et qu’il ne fût pas obligé d’assister aux séances. La savante Compagnie s’associa immédiatement à cette bonne pensée, et Lamarck ne fut pas privé du faible secours qui était devenu pour lui une nécessité.

La même mesure serait une justice rendue à la vie laborieuse de M. Montagne, et s’il voulait encore venir parfois réchauffer ses quatre-vingts ans au foyer de la science, au moins choisirait-il son temps.


M. Piorry occupait la tribune, et, dans un long discours en grec et en français, le savant professeur avait vigoureusement insisté sur l’importance de l’organographie en médecine.

Je quittai donc l’Académie, profondément touché de ce que je venais d’entendre et presque converti à des idées sans lesquelles il est, avait-il dit, impossible de faire de bonne médecine, de la médecine sérieuse et scientifique. Je me pris à songer que depuis longtemps j’avais perdu mon plessimètre, et je résolus de profiter de mon émotion pour le remplacer. Je m’acheminai donc de suite vers le magasin de Robert et Collin, et demandai un plessimètre ; on m’en montra de cinq espèces différentes, sans compter les variétés : il y en avait en écaille, en buis, en ivoire, avec ou sans charnières. J’étais dans une très-grande perplexité ; lequel choisir ? quel était de tous ces plessimètres le plessimètre orthodoxe, celui hors duquel il n’y a point de salut ? Dans mon embarras, j’en pris un de chaque espèce, me réservant de demander à M. Piorry quel était le vrai, celui qu’il avait découvert lui-même, et de détruire immédiatement les autres, qui, peut-être, pourraient être la cause innocente d’irréparables erreurs de diagnostic.

J’allais me retirer lorsque le commis me dit : Vous ne prenez pas de stéthoscope ? — Merci, je crois que j’en ai un. — Un seul ? — A la rigueur, je puis en prendre un pour chaque oreille ; cependant… — Écoutez-moi, monsieur ; je vois que vous sortez de l’Académie et que vous venez de boire au biberon des saines doctrines, je vois à votre air que M. Piorry a parlé et qu’il vous a converti à l’organographisme ; ne faites donc pas les choses à demi, et pendant que vous subissez encore son influence magnétique, munissez-vous de tous les instruments de diagnose nécessaires à un médecin sérieux et organopathe. Laissez-moi vous guider dans la voie nouvelle où vous semblez devoir marcher désormais. J’ai été deux ans roupiou de ce grand homme ; je sais ce qu’il vous faut.

Je m’inclinai et mon obligeant cicérone me présenta quatorze stéthoscopes différents. Il m’expliqua que chacun d’eux possédait des propriétés acoustiques particulières, et pour quels motifs le râle crépitant qu’on entendait avec le stéthoscope de L…, se transformait en râle sibilant avec celui de P…, et en râle sous-crépitant avec celui de G… Il mit à ma disposition le thorax d’un ouvrier asthmatique et chargé de satisfaire dans l’établissement à tous les besoins de l’auscultation ; mais, après une étude de vingt minutes, je m’étais tellement brouillé avec mes différents stéthoscopes, que je ne distinguais plus rien du tout, malgré les efforts de mon sujet qui respirait à se briser les côtes ; mais je pense que cela tenait seulement à mon peu d’habitude et que, lorsque j’aurais étudié ces instruments pendant un certain temps, je me tirerais tout comme un autre de l’auscultation. Cependant je refusai formellement de joindre au paquet un stéthoscope à musique nouvellement inventé, craignant de trop compliquer mes études.

— Avez-vous l’ophthalmoscope de Galesowski ? me dit mon obligeant cicérone. — Non. — Très-bien, je vais vous le donner accompagné de celui d’Anagnostakis et de celui de Desmarres ; de sorte que si l’un vous donne un résultat, et l’autre un autre, le troisième fera immédiatement pencher la majorité de son côté, à moins qu’il ne vous fournisse lui-même un troisième résultat, ce qui n’est pas absolument impossible. Il introduisit donc les trois instruments dans mes poches et continua :

— Avez-vous un instrument pour compter les pouls ? Je tirai triomphalement de mon gousset une montre à secondes de Leroy qui me sert à cet usage. — Ça, fit-il d’un air dédaigneux, ce n’est pas un instrument médical ; c’est tout au plus bon pour établir la diagnose de l’heure quand vous allez en fiacre ; mais la sphygmose demande un instrument spécial, non-seulement classique, mais encore mythologique ; le voici : c’est le sablier. Du reste, il n’est pas convenable de tirer à chaque instant sa montre devant un malade ; il s’imagine que ce n’est pas pour compter son pouls, mais uniquement parce que vous vous ennuyez près de lui, ce qui n’est ni poli ni médical.

Mais ce n’est pas tout, le sablier ne remplit que la moitié de l’indication. Comment appréciez-vous la forme du pouls, son rhythme et son espèce ? — Je lui montrai finement mes trois doigts réunis dans la position classique. Il répondit par un regard de travers à ce langage muet. — Osez-vous, me dit-il, comparer vos doigts à nos instruments de précision ? les croyez-vous assez sensibles pour diagnostiquer d’une manière authentique et formelle les soixante-cinq espèces de pouls découverts par l’illustre Bordeu ? Il vous faut pour cela un instrument spécial qui ne doit jamais vous quitter, pas plus que ceux que vous avez pris et que vous allez prendre ; car un médecin qui se présente chez un malade sans être pourvu de TOUS ses instruments de diagnose, n’est qu’un soldat qui marche sans armes vers l’ennemi.

Je passai involontairement mes mains sur mes poches, elles étaient déjà remplies de tant de choses, que je commençai à craindre que mon galbe médical n’en fût considérablement altéré ; je sentis que j’avais quelque peu l’air d’un brocanteur en habit noir. — Voilà, continua-t-il, l’instrument qui sert de complément indispensable au sablier, c’est le sphygmomètre ; non pas celui qu’inventa Sanctorius, et qu’il appelait pulsiloge, mais bien celui du grand Hérisson ; au moyen de cette petite machine, son seul titre à l’immortalité, cet homme célèbre a pu découvrir et même décrire trente-deux espèces de pouls de plus que Bordeu ! ce qui fait maintenant quatre-vingt-dix-sept espèces connues. Voyez, monsieur, à quels progrès peuvent conduire les instruments de précision appliqués à la diagnose !

Je mis dans la poche de mon gilet le sphygmomètre, que j’avais pris d’abord pour un mirliton. Je me dirigeais vers la caisse, lorsque mon cicérone me barra le passage avec un compas de Baudelocque, et un pelvimètre de Vanhuevel. — Avez-vous cela ? me dit-il. — Non. — Aussitôt, et sans m’en demander l’autorisation, il me plaça les deux instruments sous mon bras gauche ; c’était pour moi une démonstration suffisante de leur utilité ; puis, me saisissant par le bras droit, il me ramena devant son comptoir et trouva le moyen d’introduire dans mes poches un spéculum univalve de son illustre maître, et un à vingt-deux valves de je ne sais pas qui ; il n’en introduisit pas davantage, d’abord parce qu’il n’y avait plus de place, et puis, parce que je lui avais avoué en posséder déjà six de divers modèles.

— Je pense, continua-t-il, que vous avez un microscope, car depuis la grande discussion du cancer, il n’est guère permis à un médecin sérieux de se passer de cet élément de diagnose ? Je fis timidement un signe négatif, et mon obligeant cicérone se mit d’un air furieux à m’emballer un gros microscope dont il me remit la clef.

Enfin, je lui fis observer que si j’étais obligé de transporter tout ce bagage chez chaque malade, je n’aurais plus l’air d’un médecin, mais d’un Auvergnat dans l’exercice d’un déménagement. — Monsieur, me répondit-il, la science ne tient pas compte de ces puérils détails ; elle marche ; c’est aux hommes qui la suivent à consulter leurs forces.

Les miennes commençaient à s’épuiser ; mais je résolus de n’en rien faire paraître pour qu’on ne pût supposer que je n’aimais pas la science. Seulement je me promis in petto de louer à l’année un commissionnaire garni de crochets, qui pût m’accompagner chez mes malades.

Comme je me souriais à l’idée du grotesque domestique qui allait devenir mon ombre, mon cicérone me crut favorablement disposé à collection et introduisit dans ma poche de portefeuille, qui jusque-là avait échappé à l’invasion, une boîte à réactifs pour les urines, un lithomètre, un mètre, une loupe dont il me démontra la puissance sur un ouvrier atteint de la gale, qui me fournit sur-le-champ un acarus ; enfin, un thermomètre. Je lui demandai comment il était possible d’appliquer cet instrument à la diagnose et quelle était son utilité. — Cela est aussi simple qu’ingénieux ; vous introduisez la boule de ce thermomètre dans le rectum ou la cavité buccale de votre malade, et vous constatez immédiatement de combien de degrés il s’éloigne de la température normale.

C’est, en effet, fort ingénieux ; je vous remercie ; mais je pense que je suis maintenant suffisamment équipé. — Pas encore, il vous manque ceci ; et il cherche à placer sous mon bras droit, encore libre, une grosse machine qui me sembla le compteur à gaz de l’établissement. — Merci, dis-je en le repoussant, ceci est un instrument de diagnose applicable à la combustion de l’hydrogène, et comme je ne brûle chez moi que de l’huile… — Comment ! monsieur, me dit-il, pour qui prenez-vous donc notre maison ? Apprenez, monsieur, que cet instrument est un spiromètre, non pas le spiromètre de Sybson, qui se contentait de mesurer le mouvement thoracique ; pas même celui d’Hutchinson, qu’on peut employer au besoin comme cloche à plongeur ; c’est le spiro-gazomètre de M. Bonnet, instrument admirable et indispensable pour la diagnose de la phymie ; on s’en sert en bouchant avec soin les divers orifices de son malade et en le faisant souffler dans ce tube ; alors la respiration met en mouvement des choses que je n’ai pas besoin de vous expliquer, et les aiguilles du cadran indiquent, clair comme le jour, que le sujet est phthisique ; à moins cependant que la machine ne se dérange, ce qui arrive quelquefois, ou que le sujet, par une cause quelconque, ne paraisse phthisique et ne le soit pas. Par la même occasion, vous ferez bien de prendre le spiromètre de Guillet ; au moins, si l’un se détraque, pendant que nous le réparerons, vous pourrez vous servir de l’autre. Je fis l’épreuve de mes instruments sur un ouvrier phthisique attaché pour cela à l’établissement, car cette maison est si bien montée, que, dans l’intérêt des clients, chaque ouvrier doit, en entrant, justifier au moins d’une infirmité utile à l’essai des instruments qu’on y fabrique.

Je replaçai sous mon bras le spiro-compteur et me dirigeai sérieusement vers la caisse, lorsque mon conducteur me mit en face d’un bonhomme d’environ deux pieds de haut, habillé en Turc, et qui avait un cadran sur le ventre. Je supposai que c’était un client postiche, destiné à être placé dans le salon des médecins qui ont peu de clients pour faire tapisserie à l’heure de la consultation. — Monsieur, lui dis-je avec beaucoup de dignité, je méprise de pareilles supercheries ; je ne veux pas de votre client postiche. — Vous le prendrez, dit-il en déchargeant un terrible coup de poing sur la tête du Turc ; aussitôt, chose étrange, je vis l’aiguille du cadran se mettre en mouvement et se fixer sur le chiffre 235. Je restai stupéfait devant un argument de cette puissance ; mais mon étonnement se transforma en admiration quand il m’eut expliqué que c’était un dynamomètre, instrument de diagnose appliqué à l’étude du retour des forces pendant la convalescence. En faisant frapper le malade tous les matins sur cette machine, on peut déterminer d’une manière exacte le régime qui doit être suivi ; on l’augmente et on le diminue, selon que le coup de poing donne un chiffre plus ou moins élevé. Comme on le voit, c’est un des instruments de diagnose les plus nécessaires, et le seul qui permette de conduire une convalescence avec quelque sûreté.

Cependant, ce dernier appareil augmentait de beaucoup mon bagage, et je vis bien que l’Auvergnat le plus robuste ne pourrait pas suffire à la tâche ; je me résignai donc mentalement à en prendre deux ; puis, réfléchissant que deux Auvergnats n’étaient que la monnaie d’un cheval, je me décidai pour ce dernier animal, qui pourrait, étant choisi un peu long, me porter avec tous mes instruments de diagnose.

J’avais le droit de croire ma collection complète et je marchais d’un pas résolu vers la caisse, lorsque mon infatigable cicérone me mit en face d’une grande paire de balances qui (au moyen d’un ingénieux mécanisme, solennellement approuvé par l’Académie) pouvaient se réduire à un volume portatif. Il voulut absolument joindre cette machine au reste de mes achats, sous prétexte qu’elle m’était tout à fait indispensable pour établir d’une manière exacte les variations qui peuvent survenir dans la pesanteur spécifique des malades. Je refusai avec énergie cet instrument de diagnose à l’usage des épiciers, et déclarai que, malgré l’ingratitude et autres agréments qui font du malade un animal insupportable, je ne consentirais jamais à le peser comme un pain de sucre ou un tonneau de raisiné. Malgré ses supplications, je me cramponnai à la caisse et demandai ma facture avec l’énergie d’un homme décidé à résister à toutes les séductions. On se rendit à mon désir ; mais, grand Dieu ! quel fut mon effroi quand je vis un total de 2,427 fr. 50 centimes ! Dans mon émotion, je lâchai le spiro-gazomètre de M. Bonnet, qui rendit en tombant un son déchirant ; je fus contraint de me séparer de tous ces merveilleux instruments, et je partis avec un modeste plessimètre, en maudissant la fortune qui m’empêchait de devenir un grand praticien.

X

La mariée luxée. — Sur l’enroulement des plantes volubles.
Reproduction des organes.
Les Naïades des eaux minérales. — Trains de plaisir et de santé.
Le père Patience.
Grande découverte scientifique.

Samedi dernier, on allait unir un jeune couple ; la mariée, que la cérémonie amusait peut-être médiocrement, fut prise d’un bâillement tellement vigoureux, qu’elle se luxa la mâchoire inférieure : au moment de prononcer le oui sérieux, impossible de finir le mot. Sa bouche largement ouverte, et que rien ne pouvait fermer, ne laissait passer que des cris de terreur inarticulés. Tumulte, émotion, tableau.

Le futur, car il n’en était encore qu’à la préface de la cérémonie, ne perd pas la tête, il entraîne la victime… de l’accident, chez un chirurgien voisin de la municipalité ; la noce le suit.

L’homme de l’art voit tout à coup son salon envahi par une noce touffue, précédée d’un monsieur sans chapeau, portant le costume solennel de l’hyménée, et traînant après lui une jeune fille couronnée d’oranger.

Tout le monde parlait à la fois, excepté la mariée qui continuait, faute de mieux, à pousser des cris désespérés. Le chirurgien se croyait à une répétition de la Mariée du Mardi-Gras. Enfin, il comprit ce qu’on attendait de lui, et la mâchoire, accusée de s’être décrochée, fut remise en place. C’est devant le représentant de la Faculté que la jeune fille acheva son oui interrompu. Mais celui-là était insuffisant, et elle dut le recommencer devant l’adjoint, qui avait dit au cortége : « Ne soyez pas longtemps, ou je quitte mon écharpe. »


Vous connaissez probablement le rôle considérable que joue la lumière dans les phénomènes de la végétation des plantes ? l’ombre, l’obscurité arrêtent leur développement, et c’est d’un rayon de soleil que les fleurs tirent les splendides couleurs que vous admirez et les parfums qu’elles répandent dans l’atmosphère. La lumière est donc essentielle à la vie des plantes.

Cependant quelques-unes, qui représentent la classe indigente du règne végétal, échappent à cette nécessité et peuvent encore traîner une existence maladive et étiolée dans un milieu ténébreux ; mais alors point de fleurs, point de parfums ; leur vie obscure s’éteint sans postérité. Plus heureuses que l’homme, elles ne transmettent pas leurs souffrances et leurs misères à des descendants voués à une impitoyable destinée.

Parmi les plantes grimpantes qui font de leurs gracieuses spirales un rideau de verdure à la fenêtre de l’artisan et aux murailles des serres, il en est qui peuvent se développer dans l’obscurité.

M. Duchâtre a communiqué à l’Institut le résultat de ses expériences pour constater l’action de la lumière sur l’enroulement des plantes à tiges volubles. Il a surtout expérimenté sur l’igname de Chine, qui tire sa nourriture d’un tubercule, et peut végéter plusieurs mois dans les ténèbres.

Le savant botaniste a soumis ces plantes à des alternatives de lumière et d’obscurité complète dans une cave sans soupirail. Invariablement, les tiges exposées au jour se sont enroulées autour des tuteurs destinés à les soutenir ; invariablement aussi, elles ont poussé dans une direction droite et sans former de spirales quand elles ont subi l’influence de l’obscurité. On pouvait donc, sur une même plante reconnaître les parties qui se sont développées dans ces différents milieux.

Cette loi curieuse de la physiologie végétale ne s’applique pas à toutes les plantes volubles ; et il en est qui savent encore trouver dans les ténèbres un appui pour leur faiblesse.


En vous parlant l’autre jour des greffes animales, je vous signalais les propriétés de certains tissus vivants qui se soudent entre eux lorsqu’on les place artificiellement dans des conditions particulières. M. Philippeaux vient de communiquer à l’Institut des expériences d’un autre ordre et qui ont pour sujet la reproduction d’organes enlevés par le bistouri. C’est une application différente de l’activité plastique de la nature, et dont elle doit seule faire tous les frais.

Lorsqu’on examine les êtres qui appartiennent aux échelons inférieurs de la série animale, on note pour quelques-uns d’entre eux une facilité très-grande de reproduction organique quand on les mutile. Chez certains, comme les lombrics terrestres, plus connus sous le nom de vers de terre, non-seulement la portion enlevée se régénère, mais encore le tronçon devient un animal vivant, chez lequel se reproduisent les parties qui lui manquent pour être complet.

La structure de ces vers, qui semble fort simple, présente cependant une certaine complication, et la tête ou le tube intestinal qui doivent pousser, sont constitués par des appareils complexes. Car il n’est pas une fonction, chez un être même élémentaire, qui ne nécessite le concours d’éléments très-divers.

A mesure qu’on monte les degrés de l’échelle animale, cette propriété se limite, et si Bonnet a vu la tête et la queue se reproduire après l’ablation, jusqu’à douze fois chez une nais (annélide de la famille des abranches), les tronçons séparés ne donnent pas naissance à des êtres nouveaux.

Chez les grenouilles, les crapauds, encore jeunes, et les salamandres, les pattes coupées repoussent assez facilement. Il en est de même de la queue des lézards et des orvets. Ces animaux appartiennent à l’embranchement des vertébrés, ce qui indique une organisation supérieure. Les membres de nouvelle formation sont constitués par la peau, des muscles, des vaisseaux, des nerfs, des os, etc. Comme on le voit, la force plastique de la nature accomplit un travail aussi curieux que compliqué.

Les expériences de M. Philippeaux portent sur des animaux d’un ordre encore plus élevé, sur des mammifères ; et il leur a enlevé un organe très-important : la rate. Ses premiers travaux sur ce point remontent à 1859. Il avait pratiqué l’ablation de la rate sur des rats albinos de deux mois. Les animaux sacrifiés, dix-sept mois après l’opération, étaient pourvus d’une rate normale. Ces résultats, contestés par M. Peyrani, ont donné lieu au nouveau travail communiqué par M. Philippeaux, qui a renouvelé avec succès ses expériences sur des rats et des surmulots. Seulement, il a reconnu que la condition essentielle du succès est que l’ablation de l’organe soit incomplète ; il faut, en quelque sorte, laisser de la graine pour qu’il repousse.

L’auteur qui poursuit ses recherches espère obtenir le même résultat sur d’autres organes !!

Sur d’autres organes ! voilà une phrase qui ouvre de larges horizons à l’espérance. Un homme pourrait se remettre à neuf en se faisant extirper successivement tous les organes ! l’archevêque de Grenade donnerait un nouveau lustre à sa fabrique d’homélies en subissant l’ablation du cerveau ! l’invalide qui a laissé une jambe sur les bords de la Bérésina pourrait nourrir l’espoir de la voir repousser un jour !

Mais hélas ! la plus belle médaille, même celle de Sainte-Hélène, a son revers. Voilà le revers de l’invalide. Le membre reproduit aurait naturellement toute la vigueur et l’agilité de la jeunesse : le vieux brave courrait d’une jambe, tandis que l’autre ne pourrait suivre que clopin clopant. Cette allure rappelle trop les zig-zag de l’intempérance et pourrait porter atteinte à sa juste réputation de sobriété.


La saison des eaux va s’ouvrir. Déjà les Naïades des sources minérales sont en campagne pour séduire les baigneurs ; elles se présentent ornées, comme toujours, de fallacieuses promesses, de programmes fabuleux, de concerts fantastiques ; elles cachent enfin, au milieu des roseaux dorés à neuf de leurs lits, les traquenards les plus séduisants. Il ne faut pas trop leur en vouloir de tout cet attirail d’hameçons ; c’est le rouge, le blanc et la crinoline qui constituent la toilette de toute Naïade bien apprise. Il faut séduire les gens, et rien ne coûte pour cela : affiches, prospectus, brochures, dessins, réclames dans les grands et petits journaux, elles prennent toutes les formes et s’accrochent à tous les passants.

Mais c’est une si belle invention que les eaux, que je ne me sens pas le courage d’en dire autre chose que du bien. Que ferait-on, grand Dieu ! de ces goutteux insupportables qui veulent à toute force guérir sans suivre aucun régime ? de ces belles dames qui passent toutes les nuits au bal, et ne veulent point trouver, en rentrant, le sinistre cortége des névroses accroupies à leur porte ? qu’en ferait-on si on n’avait pas les eaux thermales pour s’en débarrasser ?

J’ai encore un autre motif de ne point irriter les Naïades ; dans un moment de colère, elles pourraient ouvrir simultanément tous les robinets de leurs fontaines, ce qui, vu leur nombre prodigieux, pourrait causer un nouveau déluge universel d’eaux minérales ; et franchement, je préférerais encore le premier ; car si quelque chose peut ajouter au désagrément d’être noyé, c’est de l’être dans une eau qui, en général, a un goût détestable.

Les Naïades ont l’air candide, pourtant il ne faut pas trop s’y fier ; en présence du public, elles savent prendre la mine de filles de bonne maison, mais dans la coulisse, elles sont femmes à mettre le poing sur la hanche. J’assistais, il y a peu de temps, dans un petit coin, au dialogue de deux Naïades, l’une bi-carbonatée, l’autre hydro-sulfurée. Voici, entre autres compliments qu’elles échangeaient, ceux qui ont frappé mon oreille :

La Naïade bi-carbonatée. — Vous avez beau dire, les calculs se fondent comme de la neige aux rayons de mon soleil. L’année passée, j’avais un duc ; j’ai oublié son nom, car je reçois tant de ducs qu’il m’est impossible de me rappeler le nom de tous. Ce duc avait donc dans la vessie, je ne dirai pas un calcul, mais un pavé. Les litholabes, les lithoclastes, les lithotribes les plus célèbres y avaient laissé leurs dents. Heurteloup et Guillon y auraient perdu leur latin. Il aurait fallu, pour détruire ce calcul, non pas la pioche d’un maçon, mais la sape et la mine, comme dans les vulgaires carrières de moellons ; en quinze jours, plus rien : le calcul s’était fondu comme un simple morceau de sucre de canne, et j’ai eu toutes les peines du monde à en sauver un tout petit fragment, qui est devenu pour son propriétaire un charmant souvenir monté sur une bague. Aussi ne saurait-on contester que je ne sois la première Naïade du monde.

La Naïade hydro-sulfurée. — La première ! eh bien, et mes dartreux, croyez-vous qu’ils ne me fassent pas un joli rang dans la société ?

— Peuh ! qui est-ce qui n’a pas de dartres ? Je les guérirais bien aussi si je voulais. Croyez-vous que je me contente de l’exploitation des pierres ! Apprenez, ma chère, que je guéris à peu près tout ce qui est guérissable.

— Moi, j’en puis dire autant, et la dartre ne fait point seule bouillir ma marmite.

— Ah ! oui, vous avez vos tables de jeu.

— Impertinente ! il vous sied bien de parler avec votre clientèle demi-monde.

— Et vous, avec votre public de grecs qui font sauter la coupe !

— Et vous, avec vos eaux qui fondent les calculs comme du sucre de canne ! Ah ! ah ! ah ! on les connaît, ma chère, vos calculs !

— Et vos faux dartreux qui viennent faire tapisserie aux frais de l’établissement, pensez-vous qu’on ne les connaisse pas, depuis quinze ans que vous avez toujours les mêmes ?

Les deux Naïades, l’œil en feu, allaient s’attraper aux… roseaux, lorsque je m’enfuis, plein de remords d’avoir souvent envoyé des malades à ces sources trompeuses et perfides comme l’onde, ou plutôt comme de faibles femmes.


TRAINS de SANTÉ et de PLAISIR. — Tel est le titre séduisant d’un prospectus qu’on vient de me remettre. L’administration se charge, au moyen de ce voyage en chemin de fer, de rendre non-seulement la santé à ceux qui l’ont perdue, mais encore de forcer les malades à éprouver les plaisirs les plus variés. Tous les voyageurs seront guéris sans distinction de maladies aiguës, chroniques, graves ou légères, le prospectus ne fait point de réserves, et tous, amusés bon gré mal gré ; tant pis pour ceux dont le seul plaisir serait de ne plus être malade, ils seront forcés de faire comme les autres.

Cependant, je me permettrai de faire observer que les voyageurs en bonne santé n’étant point formellement exclus du voyage, l’administration sera dans la cruelle nécessité de les rendre malades d’abord, pour avoir le droit de les guérir ensuite, conformément au programme. Mais, comme il est beaucoup plus facile de rendre les gens malades que de leur rendre la santé, je crois que mon observation n’est pas de nature à embarrasser la compagnie.

Je ne veux pas formuler une insinuation malveillante, mais si j’étais assez heureux pour posséder une infirmité suffisamment grave pour m’obliger à faire un voyage de trois cents lieues en train de plaisir, je voudrais que l’administration me signât un petit engagement par-devant notaire de me débarrasser de ladite infirmité ; de plus, je me réserverais formellement le droit de ne pas goûter d’autre plaisir. Quand on a été pris une fois aux plaisirs de l’administration, on s’en souvient toute sa vie. Je prendrais cette petite précaution, parce que si j’ai été plus d’une fois à même de constater l’efficacité thérapeutique de la vapeur employée sous forme de bains, j’ai le droit de douter de son efficacité sous forme de train de plaisir, quand même on alimenterait la chaudière avec des eaux minérales.


En face de la Morgue, derrière Notre-Dame, il existe une espèce de place où s’entassent pêle-mêle des marchandes de pommes et des brocanteurs en vieille ferraille. Là, au milieu du pittoresque désordre de ces boutiques en plein vent, je remarquai, en passant l’autre jour, une petite échelle double peinte en bleu, au sommet de laquelle était accrochée une boîte de même couleur dont les faces présentaient les inscriptions suivantes :

(Face antérieure.)
POMMADE

UNIVERSELLE
CAMPHRÉE
DU PÈRE PATIENCE.
(Face latérale gauche.)
BAUME POUR

LES CORS
ET AUTRES.
(Face latérale droite.)
BAUME POUR

LES DENTS
ET AUTRES.

Je restai muet d’admiration devant la boîte du père Patience. Une pommade universelle ! combien un tel prodige a-t-il dû coûter de travaux, de veilles, d’études et de recherches à ce vieux praticien libre ! Je regrettai profondément de ne pas avoir une fortune à déposer à ses pieds pour obtenir le secret de cette merveilleuse pommade. Je serais devenu le bienfaiteur de mon pays, l’arbitre de la santé publique. Il y a deux mille ans, la Grèce m’aurait élevé des statues, des temples, et je passais demi-dieu avec tous les avantages attachés à ce poste lucratif.

En ce moment, j’aperçus les inscriptions latérales. J’avoue qu’elles me firent faire quelques réflexions. Pourquoi, si la pommade est universelle, le père Patience possède-t-il un baume pour les dents et autres, et un baume pour cors et autres ? Ce autres est d’un vague qui frise l’universalité. Or, pourquoi le père Patience a-t-il inventé ces deux nouveaux baumes, puisque la pommade était déjà universelle ? Il faut que la pommade soit un peu moins universelle que la boîte ne l’affirme, ou que le père Patience soit dévoré d’une ardeur scientifique bien inextinguible, d’une ambition de découvertes bien insatiable.

Désirant avoir l’explication exacte de ce mot autres qui restait pour mon esprit dans la pénombre des faits douteux, je demandai à la marchande de pommes la plus voisine où je pourrais trouver le père Patience, car l’imprudent n’était pas là ; il avait laissé son trésor sous la seule garde de l’honnêteté publique. La marchande m’indiqua du geste, dans le lointain, quatre ou cinq marchands de vins où le père Patience faisait probablement sa clinique et où il apaisait son ardeur scientifique. Craignant qu’il n’eût eu ce jour-là de trop grandes ardeurs à éteindre, je préférai repasser un jour où, à cheval sur le sommet de son échelle bleue, jambe de ci, jambe de là, cet homme illustre répandra sur la foule des trésors de son érudition et de ses baumes merveilleux.


Il est de mon devoir d’annoncer aujourd’hui la découverte d’un grand fait scientifique.

Il paraît que l’atmosphère avait, depuis un certain temps, modifié sournoisement sa constitution chimique ; les savants dormaient sur leurs deux oreilles sans se douter de rien. Heureusement un homme veillait ; profond observateur, il se sentait progressivement envahi par le phosphate calcaire, et fixa son œil gris sur le bleu de l’espace ; il avait compris qu’il se passait quelque chose d’étrange dans ces régions mal organisées où les comètes peuvent vagabonder tout à leur aise sans qu’un règlement de police vienne les empêcher de perturber le repos de l’univers.

Comme César, il flaira, sentit, et la découverte fut faite.

Cet homme, dont la postérité gravera le nom en lettres d’or entre ceux de Copernic et de Christophe Colomb, s’appelle Valenciennes.

Donc M. Valenciennes a découvert la nouvelle composition chimique de l’air. Voici comment il s’y est pris pour payer son écot à la science, qui a tant fait pour lui, — hélas ! sans le connaître ; — voici comment il a proclamé cette grande découverte, qui est, j’ose le dire, le plus beau fleuron de sa couronne scientifique :

Un jour qu’il était d’examen à l’École de pharmacie, il demanda à un élève :

— Pourriez-vous me dire, monsieur, quels sont les éléments constituants de l’air atmosphérique ?

— L’air atmosphérique est composé de 21 parties d’oxygène, 79 d’azote, plus quelques traces d’acide carbonique et d’eau.

— Après, monsieur ?

— Voilà tout, monsieur.

— Comment, voilà tout ! Et l’acide phosphorique ! qu’en faites-vous donc, monsieur ? s’écria l’immortel, dont la voix éclata comme un obus chargé des clartés éblouissantes à l’adresse des ignorants.

— L’acide phosphorique, monsieur ! répondit le savant en expectative, complétement ahuri.

— Certainement, monsieur, l’acide phosphorique ! S’il n’y en avait pas dans l’air, où donc les animaux puiseraient-ils les quantités énormes de phosphore et de phosphates qu’ils contiennent ????

Cette réponse à bout portant fit un tel effet sur l’intelligence de notre savant — surnuméraire — que depuis ce jour il se considère comme une allumette et prend le plus grand soin d’éviter tout choc ou frottement de nature à modifier sa composition chimique.

La proclamation de cette nouvelle découverte fut accueillie avec un enthousiasme impossible à décrire. Dix minutes après, les assistants se tenaient encore les côtes, et de douces larmes inondaient leurs frais visages. Ils avaient tant ri !

Les savants officiels n’en purent faire autant, parce que, m’a-t-on dit, les bras leur en tombèrent ; de sorte qu’il leur fut tout à fait impossible d’applaudir.

Depuis cette immense découverte, la circonférence crânienne de l’inventeur paraît entourée le soir d’une auréole phosphorescente : c’est l’auréole du génie, qui ne pouvait couronner un plus majestueux front. Il laisse après lui dans l’espace une traînée lumineuse digne d’être signalée aux astronomes qui n’ont encore découvert que des pseudo-planètes. Ce météore brillant se distingue des autres comètes par l’odeur d’allumette chimique inséparable de sa traînée lumineuse.

L’archevêque de Bologne visitant son diocèse se trouvait, il y a quelques jours, à Cinto ; il témoignait au gonfalonier la joie que lui causait l’état moral de la population : « Quel beau pays ! s’écria-t-il ; quelle admirable ville ! elle est en retard de deux siècles sur le reste du monde ! » Si jamais le monseigneur rencontre M. Valenciennes, bien sûr qu’il dira : « Quel prodigieux savant ; je gage qu’il est de Cinto ! »

XI

Les trichines. — Un gigot immortel.
Pompiers incombustibles.
Face à main. — Nouveau traitement de la diarrhée.
Le dentiste visible nuit et jour.

On dirait que Pandore a cassé le bocal aux épidémies. Le choléra est à peine parti, la variole sévit encore, et déjà les trichines grattent à nos frontières ; sans compter le typhus des bêtes à cornes, qui vient de faire une courte visite au Jardin d’acclimatation.

Les trichines sont à l’ordre du jour, je vais donc vous initier aux mœurs et coutumes de ces redoutables entozoaires.

La trichine (trichina spiralis) est un ver nématoïde, d’un blanc rosé, gros comme un poil de barbe et long de 1 à 2 millimètres, lorsqu’il a atteint tout son développement. Ne souriez pas de la faiblesse de cet ennemi et rappelez-vous le triste sort de Gulliver enchaîné par une armée de Lilliputiens. Les trichines se reproduisent avec une terrible fécondité ; la femelle acquiert en quelques jours ses aptitudes à la reproduction, et donne naissance à la fois à 60 ou 80 petits.

Les nuées d’embryons trichinaires envahissent nos tissus avec une telle rapidité, que Leuckart estimait à quinze millions le nombre de ceux qui étaient contenus dans un morceau de viande de trois livres, qu’il examinait.

Ah ! je vois votre sourire s’effacer. Ce petit être, méprisable comme individu à cause de sa faiblesse, prend les proportions d’un monstre effroyablement horrible, quand il multiplie son individualité par cent millions.

Figurez-vous Prométhée dévoré par cent millions de petits vautours !

L’histoire des trichines est assez moderne ; Hilton, de Londres, est le premier qui les ait entrevus en 1832.

Depuis cette époque, un grand nombre de savants les ont étudiées et maintenant on connaît tout aussi bien leurs habitudes que celles des autres scélérats du règne animal qui vivent à nos dépens de rapine et de carnage.

Les trichines pénètrent dans l’organisme mêlés aux aliments qui les contiennent. Loin de trouver la mort dans l’action des sucs digestifs qui devraient les dissoudre, ils y rencontrent au contraire les éléments de leur développement. Car au moment où ils reçoivent l’hospitalité de l’estomac, ils n’en sont encore qu’à la première phase de leur existence. A peine parvenus dans l’intestin, ils forment deux groupes distincts, et l’étude de ces groupes vous donnera la connaissance exacte de leur mode d’évolution.

Les premiers envahisseurs sont destinés à faire souche et résident dans le tube intestinal. Au bout de quelques jours, leur fécondité donne naissance à une multitude d’embryons, qui forment le second groupe. Ceux-ci, à la faveur de leur volume microscopique, traversent les tuniques de l’intestin, dans lequel ils ne doivent plus revenir, et se répandent dans tout l’organisme. On en trouve dans le cœur, les muscles de l’œil, et surtout dans ceux du tronc et des membres, où on en voit des myriades.

Là leur migration s’arrête, ils se roulent en spirale, peu à peu s’enveloppent d’une petite coque, qu’on appelle kyste, et demeurent immobiles, sans donner naissance à aucune postérité.

Ils sont destinés à périr dans leur immobilité, à moins que la chair qui les renferme ne serve d’aliment à l’homme ou à un autre animal. Alors, sous l’influence de l’incubation de l’estomac, ils achèvent de se développer et deviennent la source de nouvelles générations.

Tel est l’ordre et la marche de l’évolution trichinaire.

Ces entozoaires sont doués d’une résistance vitale très-énergique. Ils supportent sans périr un froid de −13° et résistent également à une chaleur de +75° centigrades. Le fumage et la salaison des viandes qui les recèlent doivent être très-prolongés pour déterminer leur mort.

La résistance des trichines à une haute température mérite de fixer l’attention, car la chaleur des parties centrales d’une grosse pièce rôtie dépasse rarement 40 ou 45° centigrades, limite inférieure à celle que nous venons de fixer comme déterminant la mort de ces entozoaires. Cependant, cette considération est plus théorique que pratique, car dans les relations des faits nombreux qui se rattachent aux épidémies trichinaires, je n’en ai pas rencontré un seul qui ait eu pour point de départ l’ingestion de viandes convenablement cuites.

Il peut vous sembler étrange que jusqu’ici la maladie trichinaire n’ait point encore sévi en France, tandis qu’en Angleterre, et surtout en Allemagne, on en a observé de si nombreuses épidémies. Cela tient à peu près uniquement à la manière dont nos voisins consomment la chair du porc, elle diffère de la nôtre. Les Allemands et les Anglais mangent volontiers du jambon cru, à peine fumé, des saucisses et des cervelas dont la cuisson est à peu près nulle.

En général, en France on y met plus de façons, et on montre une certaine répugnance pour ces procédés culinaires trop sommaires. Le porc n’est accepté sur nos tables qu’après avoir subi un degré de cuisson qui met les trichines hors d’état de nous nuire.

La multiplication prodigieuse de ces entozoaires explique l’extension des épidémies. Un animal malade peut infecter deux cents consommateurs, dont les déjections contiennent des trichines. En Allemagne, les porcs vagabondent dans les villages et ne se montrent pas très-difficiles sur la nature de leurs aliments ; on conçoit fort bien par quels procédés ils peuvent devenir malades à leur tour et comment, de proche en proche, le mal peut s’étendre.

Les deux principaux symptômes de la maladie sont en rapport avec l’évolution des hôtes incommodes qui la déterminent. Dans une première phase, qui correspond à leur migration à travers les tuniques de l’intestin, il survient une diarrhée intense. Dans la seconde phase, le malade est en proie à des douleurs parfois horribles ayant leur siége dans les muscles des membres et du tronc. Ces douleurs sont déterminées par la pénétration et le séjour des trichines au milieu des éléments musculaires.

On ne peut comparer la maladie trichinaire aux épidémies de choléra, de typhus, etc., qui envahissent progressivement de vastes contrées. Ici la cause matérielle et tangible est limitée dans son extension par sa nature, les foyers s’allument spontanément, mais ils s’éteignent aussitôt que la crainte a imposé aux amateurs du petit salé des précautions convenables.

La mortalité est également beaucoup moindre que dans les grandes épidémies que je viens de citer, mais la médecine n’a rien à revendiquer dans cet heureux résultat, car jusqu’à présent on ne connaît aucun moyen d’agir sur les trichines qui ont envahi l’organisme ; lorsque le malade guérit, c’est tout spontanément, et il n’en a d’obligation qu’à lui-même. Son terrain était impropre à la culture des trichines. Cependant la convalescence est toujours fort longue et très-pénible.

Quand il s’agit d’apprécier les résultats funestes d’une maladie développée dans un autre pays, et en dehors de notre observation, il faut se méfier des exagérations. Je ne mentionnerai donc pas les rumeurs vagues qui ont été répandues, mais je vous citerai des chiffres exacts, provenant de quatre des localités envahies par des trichines. Elles ont fourni un ensemble de 362 malades, sur lesquels on compte 58 morts, et 304 guérisons. Ce qui donne une proportion d’environ 1 mort sur 6.

N’oubliez pas pourtant que ces faits malheureux ne doivent faire vibrer chez vous que la corde philanthropique. Vous n’en devez concevoir aucune crainte égoïste. Vous assistez de votre fauteuil au triste spectacle d’un vaisseau battu par la tempête, mais vous êtes à l’abri des flots. Il est encore des frontières du côté de l’Allemagne. Il existe, du reste, un moyen de préservation bien simple, et sans imiter l’horreur des fils de Moïse pour l’ami de saint Antoine, il vous suffira de le faire cuire convenablement pour le mettre à l’abri du soupçon.

Ce procédé est plus simple que celui que recommande Schultz. Ce savant veut qu’on examine la viande de porc au microscope, pour voir si elle ne contient pas de trichines. C’est un bon moyen, seulement il augmenterait un peu le prix d’une saucisse, car un bon microscope coûte environ 1,000 francs.

A ne vous rien celer, je vois cependant poindre un nuage à l’horizon, la foire aux jambons est proche et l’Allemagne va expédier, comme à l’ordinaire, sur notre marché des montagnes de marchandises empruntées à la race porcine.

Est-il bien sûr que les blonds fils de l’Allemagne ne nous apporteront pas quelques trichines dans leurs produits ?

Il y a là une grosse question de salubrité publique, et si l’on me demandait mon avis, je consignerais les jambons allemands à la frontière comme on a consigné les bêtes à cornes de l’Angleterre.

J’ai d’autant moins de confiance dans les envois de l’Allemagne, qu’elle nous a déjà expédié ses oculistes qui jouent le rôle de trichines dans le corps médical.


Il est certaines choses que je voudrais voir à l’abri des progrès de la chimie ; ces choses-là sont les aliments. Que les chimistes épuisent leur génie à trouver une eau qui fasse pousser les cheveux, noircir la barbe et tomber les cors, j’applaudirai de grand cœur quand ils auront réussi ; mais qu’ils s’obstinent à prendre une casserole pour un creuset, à porter leurs savantes mains sur les fourneaux de la cuisine, je prétends qu’ils ont tort, et je repousse avec horreur leur pain fabriqué avec de la sciure de bois, leur vin artificiel et leurs petits fours confectionnés avec des marrons d’Inde, toutes choses qu’ils trouvent délicieuses, nourrissantes et parfaitement hygiéniques, seulement, dont ils ne mangent jamais.

J’ai goûté une fois des légumes conservés par un prodige de chimie ; ces légumes-là résistaient non-seulement aux injures du temps, mais encore aux efforts digestifs de l’estomac le plus vigoureux, de sorte que le consommateur les conserverait à perpétuité, si une indigestion ne l’en débarrassait.

Ces embaumements alimentaires me rappellent un fameux gigot de l’Exposition. En apparence, ce gigot était fait comme un autre ; mais lorsqu’on avait lu son signalement dans certain journal scientifique, on ne pouvait pas douter que cette modeste enveloppe ne cachât d’illustres qualités. Voici le signalement : la merveille des merveilles de l’Exposition universelle, le chef-d’œuvre qui suffirait à en léguer le souvenir aux races futures, est un gigot conservé depuis quinze mois !!

On aurait bien dit quinze siècles, mais l’inventeur, à moins d’être le Juif-Errant en personne, aurait perdu la gloire de cette belle découverte : on se résigna donc à supputer par mois l’antiquité du célèbre gigot, que quarante mille Tantales français et étrangers ont dévoré, hélas ! des yeux seulement, pendant tout le temps qu’il fut exposé à leur convoitise admirative. Enfin, le grand jour de la justice arriva pour lui : une commission fut chargée d’examiner ses titres et droits à l’immortalité.

Cette commission était composée d’un chimiste célèbre, d’un embaumeur illustre, et d’un restaurateur fameux ; trois hommes d’expérience, connaissant tous les inconvénients de la conservation au point de vue de l’acte digestif.

Le chimiste dit au restaurateur :

— Ceci, collègue, rentre exclusivement dans vos attributions, il faut que vous accommodiez de votre mieux ce succulent gigot, que vous en mangiez le plus possible, et que dans deux jours vous nous disiez si nous devons véritablement le placer au-dessus du pré-salé.

— Du tout, du tout, c’est de l’embaumement, dit le restaurateur, en passant le gigot à l’embaumeur, et c’est à vous, collègue, que revient de droit l’honneur de digérer cet immortel produit.

— Mais vous n’y pensez pas, c’est de la chimie pure, et cela rentre dans les attributions de notre collègue le chimiste, qui est bien plus capable que nous d’apprécier l’importance de la découverte et le fumet de la pièce.

— Jamais ! s’écria le chimiste, avec un geste d’horreur.

Chacun des trois commissaires se récusait énergiquement et la discussion menaçait de s’éterniser, ce qui aurait eu de grands inconvénients pour tous, excepté cependant pour le gigot, qui, vu son état, n’avait pas le droit de trouver le temps long. Pour couper court aux débats, il fut convenu qu’il serait mangé par procuration, et le gardien qui le défendait depuis si longtemps contre l’enthousiasme de la foule, fut chargé d’être le Pâris de cette contestation.

Le lendemain, la commission se rendit près de lui pour recevoir la confidence de ses impressions gastronomiques, le gardien n’avait pas paru ; pendant deux jours même absence. Enfin, la commission, qui n’était pas sans inquiétude, peut-être même pas sans remords, se transporta à son domicile. Le malheureux avait mangé une petite tranche du merveilleux gigot, et luttait depuis trois jours et trois nuits contre une insurrection intestinale terrible. Son chien et son chat, qui avaient profité de son indisposition pour ne laisser que le manche, avaient été surpris eux-mêmes subitement par la conservation dont ils s’étaient saturés, et posaient pour l’éternité dans l’attitude classique d’un chien et d’un chat en présence d’un gigot.

La commission enthousiasmée décerna une médaille à l’inventeur, jamais elle n’avait vu un chien, un chat et un manche de gigot si bien conservés.


Le Musée des Sciences dit qu’on a fait dernièrement l’épreuve de vêtements hygiéniques incombustibles, au moyen desquels les pompiers pourront impunément demeurer, pendant un certain temps, au milieu d’un bâtiment incendié, exposés à l’action directe des flammes, saisir à pleines mains et transporter au loin des objets incandescents ou embrasés. Ces vêtements se composent de tissus métalliques, de carton, d’amiante et de drap, rendus incombustibles par le borax, l’alun et le phosphate d’ammoniaque.

Voilà certainement une ingénieuse invention qui donnera à bien des gens le désir d’entrer dans les pompiers. Cependant, pour que cette précieuse découverte soit parfaite, il lui manque deux petites choses que je m’empresse de signaler à l’auteur, bien convaincu qu’il va les imaginer en un tour de main :

1o Il serait bon de joindre à chaque vêtement une paire de poumons incombustibles qui pourraient permettre au pompier de respirer avec facilité dans l’atmosphère de 4 à 500° centigrades des incendies.

2o Il ne serait pas mauvais d’imaginer une solution dans laquelle on tremperait le pompier avant de le vêtir pour le rendre lui-même incombustible, car, sans cette petite précaution, il courrait le risque, au lieu d’être grillé ou rôti, de se trouver cuit à point dans ses vêtements comme une côtelette en papillote. L’invention constitue un progrès évident à ce point de vue ; cependant, si j’étais pompier, je déclare que je le trouverais insuffisant.


— M. Gaimard, l’intrépide voyageur dont la spécialité est de faire le tour du monde, disait, à l’Institut, à mon ami L…, bien connu dans ce temple de la science pour sa verve caustique :

— Je lisais hier dans le journal, qu’on avait trouvé une face-à-main en or, rue Vivienne ; vous qui connaissez tout, dites-moi donc ce que cela peut être ? (En ce moment, passait M. X…, membre de l’Institut, qui jouit de l’antipathie de tous ceux qui ne le connaissent pas, et de la malveillance de tous ceux qui le connaissent.)

— Comment ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une face-à-main ?

— Ma foi, non !

(Désignant M. X…) — Tenez, en voilà une qui passe.


M. Velpeau avait dans son service un pauvre diable atteint d’une tumeur blanche suppurée de l’articulation du genou, qui était pour ce malade la cause d’une diarrhée incoercible. Le membre était perdu, l’amputation fut pratiquée, et en raison de l’axiome sublata causa, etc., l’intestin revint à de meilleurs sentiments et se reposa de ses fatigues passées.

Quelques jours après l’opération, l’éminent chirurgien, en montrant le malade aux élèves qui le suivaient, leur dit avec cette bonhomie narquoise qui le caractérise :

— Voyez, messieurs, comme l’amputation d’un membre coupe net une vieille diarrhée.

Un médecin étranger débarqué de la veille, recueillait religieusement chaque parole du professeur, et fut frappé de ce beau résultat. Après la visite, il s’approcha de M. Velpeau et lui dit avec un sérieux tout britannique :

— Monsieur, j’ai dans mon pays un malade atteint depuis quinze mois d’une diarrhée qui l’épuise ; j’ai inutilement employé bien des moyens pour l’en débarrasser, si je lui coupais un membre ?


En allant il y a quelques jours à Belleville, je remarquai, en passant, une enseigne de dentiste où l’on peut lire, au milieu de choses non moins utiles que judicieusement écrites, les deux renseignements suivants :

FAIT LES OPÉRATIONS ABANDONNÉES.
EST VISIBLE JOUR ET NUIT.

Les opérations abandonnées ! l’indication est un peu vague ; abandonnées !… est-ce que par hasard il y aurait des praticiens trop chargés d’opérations et capables de se conduire à leur égard comme le propriétaire d’un caniche qu’on abandonne sur la voie publique pour ne pas payer la taxe ? Cette enseigne ne me laisse plus le moindre doute à cet égard. Il doit y en avoir.

Mais alors, ce brave dentiste serait donc le saint Vincent de Paul des opérations abandonnées ; son cabinet, une espèce de bureau des objets perdus, un vestiaire comme pour les cannes et parapluies, où chacun aurait le droit de déposer les opérations sans feu ni lieu, rencontrées dans la rue en état de vagabondage. Ah ! c’est très-beau de sa part un pareil dévouement, et je ne sais pas si l’humanité n’est pas obligée d’offrir des remercîments (et quelque chose avec) à ce philanthrope

VISIBLE JOUR ET NUIT.

Jour et nuit, c’est encore un avantage qu’il possède sur le soleil, généralement invisible pendant la nuit, et même, hélas ! parfois pendant le jour.

Cette rédaction laisse quelque chose à désirer. Où et comment peut-on voir ce monsieur la nuit ? Dort-il (ou ne dort-il pas) sur le balcon de sa fenêtre, de manière à ce que tout le monde puisse en jouir ? Le public est-il admis à circuler autour de son lit, comme jadis la chose se pratiqua pour Louis XIV ? (Dans ce cas, je pense qu’il couche seul.)

Je serais enchanté de savoir au juste de quelle manière il est visible ; car moi, vous, le premier venu, dans une nuit d’insomnie, pouvons éprouver le désir bien naturel d’attendre l’aurore en causant avec quelqu’un, et, pour mon compte, je suis disposé à lui accorder la préférence, car un homme qui a des idées si remarquables doit avoir une conversation bien amusante.

XII

Le hanneton considéré comme animal de trait.
Élections académiques. — La chaîne pendante. — L’acide phénique.
M. Bouley. — Les eaux de la Salette.
L’habit de Vauquelin.

L’homme est, en vérité, une singulière créature ; il se met l’esprit à l’envers pour trouver les moyens de produire de la force ; il met à contribution la vapeur, les moteurs hydrauliques, une foule d’engins coûteux et compliqués, et il laisse improductives, il gaspille en les dédaignant, les forces que la nature a placées sous sa main distraite. Demandez plutôt à M. Plateau, qui vient de communiquer à l’Institut un mémoire sur la force musculaire des insectes. Je copie fidèlement l’une de ses conclusions :

« Ainsi, tandis que le cheval de gros trait n’est capable d’exercer pendant quelques instants qu’un effort de traction équivalant aux deux tiers environ de son propre poids, j’ai trouvé que le hanneton commun peut tirer avec une force égale à quatorze fois son poids, et que cette force est considérablement dépassée encore par d’autres coléoptères ; le plus vigoureux parmi tous ceux que j’ai essayés est la donacia nympheæ, qui fait équilibre par sa traction à quarante-deux fois son poids. »

Je trouve que M. Plateau est incomplet. Son génie fatigué s’arrête aux portes de la terre promise. Il nous indique une puissance jusqu’ici méconnue, mais il paraît avoir besoin de souffler un peu avant de nous en signaler les applications pratiques.

Sa comparaison des forces du cheval et du hanneton laisse entrevoir cependant le fond de sa pensée sardonique. C’est un amer sarcasme contre l’humanité. Il semble dire : le cheval produit passagèrement une force égale aux deux tiers de son poids, l’énergie du hanneton lui fait déplacer quatorze fois sa pesanteur ; et pourtant l’homme préfère le cheval au hanneton ; quel est le moins intelligent des trois ?

Il a raison, M. Plateau : l’heure de la réhabilitation a sonné pour ce coléoptère ; on doit lui accorder la place qu’il mérite d’occuper dans l’échelle des puissances. J’ouvre la route à ses applications :

Un hanneton bien constitué, sans vices rédhibitoires, pèse environ 10 grammes ; il peut traîner un poids de 140 grammes. Il suffirait donc d’un attelage de 55,714 hannetons pour faire marcher une de ces lourdes guimbardes à traîner la pierre de taille, qui ébranlent nos maisons sur leur passage, et dont la charge est estimée à cinq mille kilogrammes. Il faudrait peut-être ajouter quelques bêtes de renfort les jours de pluie, à cause du macadam ; mais c’est là un détail de peu d’importance.

Ah ! ce serait un spectacle touchant que l’émulation des coléoptères, quittant leur vie vagabonde pour apporter leur pierre à l’édifice social. Le hanneton serait moralisé par le travail.

Ce lamellicorne à l’état de nature est vorace, libidineux, étourdi, destructeur ; il ronge la feuille après avoir dévoré la racine. Mais, au fond, il a peut-être encore de bons sentiments, qui n’attendent pour naître que le zèle d’un convertisseur.

Au lieu de ravager les cultures, il viendrait s’asseoir au foyer de la civilisation, et le cheval pourrait être définitivement et exclusivement réservé pour les usages culinaires.

En vérité, je vous le dis, il y a là une grande, une noble pensée.

Cependant, si M. Ducoux adoptait ce mode d’attelage pour ses voitures, je me réserverais de ne jamais les prendre à l’heure. A moins que les hannetons ne déployassent leurs ailes, comme les blanches colombes qui traînaient jadis la conque de Vénus.

Il existe encore un autre insecte, un aptère de l’ordre des suceurs, bien jambé aux jarrets solides, que le vulgaire connaît sous le nom de puce. Il serait possible d’utiliser sa puissance musculaire ; mais cet insecte remplit ici-bas une mission spéciale, et il ne faut pas toucher aux décrets de la Providence.


Aujourd’hui la physionomie de l’Institut est un peu plus animée que de coutume ; il s’agit de l’élection, fort disputée, d’un membre dans la section d’anatomie et de zoologie. Deux candidats sont en présence, MM. Ch. Robin et Lacaze-Duthiers. On se parle bas, les tenants des compétiteurs donnent leur dernier coup d’épaule, le moment est solennel, les urnes vont circuler.

Il faut bien le dire, il s’agit moins des titres des candidats que des compagnies savantes qu’ils représentent. M. Ch. Robin appartient à la Faculté de médecine, et M. Lacaze au Jardin des Plantes. Il s’agit de savoir si le Jardin des Plantes va dévorer la Faculté.

Les titres scientifiques de M. Ch. Robin sont considérables, et on en trouverait aussi facilement le catalogue en Allemagne et en Angleterre qu’à Paris, car ses travaux sont devenus européens. Malgré des titres très-recommandables, M. Lacaze-Duthiers lui est donc inférieur sous ce rapport. Mais les professeurs du Muséum, qui siégent à l’Institut, sont plus nombreux que ceux de la Faculté, ils marchent comme un seul homme et soutiennent vigoureusement leur candidat.

Il faut du reste le reconnaître à la louange de ces savants : aussitôt que l’intérêt du Muséum est en jeu, aussitôt qu’un danger menace leurs priviléges, bien qu’ils n’aient pas une vive tendresse les uns pour les autres, ils se groupent et forment un bataillon carré qu’on ne peut entamer. A la Faculté, il n’en est pas de même : au moment du danger, chacun tire de son côté en riant du mal de son voisin, sans songer que le mal de l’un est le mal de tous.

Le comité secret qui a eu lieu la semaine dernière a été fort agité. M. de Quatrefages (du Muséum) a mis en avant cette singulière raison contre M. Robin, qu’il ne fallait pas laisser envahir la section de zoologie par l’élément médical. M. Rayer lui a fait une très-vigoureuse réponse. J’ai trop rarement l’occasion d’être agréable à M. Rayer (qui m’exècre, et auquel je le rends bien) pour ne pas saisir au passage cette circonstance de le féliciter.

M. de Quatrefages a risqué un autre argument qui n’a pas obtenu un succès d’enthousiasme : — M. Robin, dit-il, est encore jeune, laissez passer M. Lacaze, et la première vacance lui reviendra de droit. Tout porte à croire qu’il n’attendra pas longtemps. M. Milne Edwards est d’une mauvaise santé (M. Milne Edwards pâlit visiblement et jette à l’orateur un regard de travers) ; la section possède plusieurs septuagénaires, et dans l’ordre naturel des choses, un nouveau deuil ne saurait tarder à nous affliger.

— Ah ça ! mais il nous tâte le pouls, s’est écrié un peu en colère, M. Serres, l’un des doyens.

Le fait est que M. de Quatrefages, vendait la peau… de ses collègues.

Les urnes ont circulé, le destin va parler, des nuages passent alternativement sur le front du Muséum et de la Faculté, selon les alternatives qui naissent du dépouillement des votes. Tout est dit, M. Ch. Robin est nommé par 34 voix contre 21 données à M. Lacaze. C’est un très-beau succès.


Vous avez sans doute remarqué sur la Seine, au-dessous du Pont-Neuf, une grande machine à palettes, montée sur deux longs bateaux ? Elle se pose comme une charade dont les passants cherchent en vain le mot.

N’allez pas prendre cet engin pour une des persiennes du boudoir des nymphes de la Seine. C’est un moteur d’une grande puissance, qui porte le nom de chaîne hydraulique pendante. Les palettes montées sur une chaîne sont mises en action par le courant de la rivière et transmettent le mouvement à un arbre de couche. La puissance déployée peut être utilisée à élever des masses d’eau destinées à l’irrigation des cultures et à d’autres usages.

Les ingénieurs s’accordent à prédire un grand avenir à cette innovation. Mais l’auteur devrait bien faire travailler sa machine d’une manière utile pour en démontrer la puissance. Il suffirait pour cela d’établir une chute d’eau empruntée à la Seine et élevée à quelques mètres de hauteur, au moyen de corps de pompe d’une force convenable.


Dans ces derniers temps, les applications de l’acide phénique sont devenues tellement nombreuses, que la médecine, l’hygiène, l’histoire naturelle, l’agriculture et même l’économie domestique, sont devenues ses tributaires.

Je crains même qu’il ne devienne un peu trop à la mode et qu’on en fasse un cheval à toute bride. Nonobstant, M. le docteur Lemaire vient de publier sur ce puissant désinfectant un volume ayant pour titre : De l’acide phénique, où se trouve indépendamment des travaux personnels de l’auteur, tout ce qui a été publié d’important sur ce sujet. C’est un bon livre, qui sera surtout utile aux gens qui ont quelque émanation désagréable à dissimuler.

Oh ! tyrannie de l’amitié ! moi qui voudrais pouvoir allonger les jours de cinq ou six heures, j’ai été forcé de lire les 745 pages de cette monographie d’un auteur que je ne connais pas, et cela parce que j’ai le malheur d’être l’ami de l’un de ses amis. Mais, au fond, je n’en suis pas absolument fâché. J’y ai trouvé des choses très-intéressantes.


L’échauffourée épizootique du Jardin d’acclimatation est entièrement éteinte ; on l’a arrêtée par le sacrifice de 43 bêtes malades représentant une valeur de 16 à 18,000 fr. Aucun cas nouveau ne s’est manifesté.

Ce résultat est magnifique si on le compare aux désastres causés en Angleterre par ce typhus, qui a déjà fait périr plus de 70,000 bêtes, représentant une valeur de 5 à 600 millions de francs. Ce sont deux gazelles importées de Londres, qui ont introduit chez nous le typhus, ce qui prouve que l’affection n’est nullement spéciale aux grands ruminants comme on le croyait. En outre, des pécaris en ont été atteints au jardin zoologique.

C’est à M. H. Bouley que la France doit son immunité. Envoyé par le gouvernement en Angleterre pour étudier le fléau, les mesures prohibitives qui nous ont préservés sont dues à son initiative, et si les Anglais avaient suivi ses conseils, ils ne subiraient pas les conséquences de cette terrible épizootie dont on ne peut prévoir le terme. Les distinctions dont le savant professeur vient d’être l’objet peuvent donc être considérées comme une récompense nationale.

M. H. Bouley est le plus brillant représentant de la médecine vétérinaire de notre pays, et l’un des orateurs les plus écoutés de l’Académie de médecine, dont il est membre. Il possède le rare talent d’assaisonner les choses ennuyeuses d’assez d’esprit pour les rendre agréables et de traiter sous une forme légère les sujets graves, sans leur rien faire perdre de leur importance. Ses discours présentent un singulier mélange de pensées élevées et d’idées familières ; il rompt parfois avec les traditions académiques pour donner à son argumentation la forme d’une causerie où le mot trivial éclate sans choquer personne. Intelligence vigoureuse dans un corps robuste, M. H. Bouley ressemble plus à un officier de cavalerie qu’à un paisible professeur ; la tête haute, l’œil hardi, sa figure ouverte et sympathique, exprime la bonhomie additionnée de beaucoup d’esprit gaulois.


Dans une de mes causeries, j’ai commis un oubli, mea culpa ! en parlant des naïades minérales, je n’ai point mentionné les eaux… de la Salette. J’en suis bien puni ; mes nuits sont troublées par le lugubre cortége des infortunés qui sont morts sur le bord de la source en attendant la santé. Il y en a tant, que la procession n’en finit pas, et cette nuit, le dernier, avant de fermer la porte d’ivoire des songes, m’a dit, comme au bas d’un feuilleton : la suite à demain. Cette naïade est par trop funèbre, je m’empresse de régler mon compte avec elle pour m’en débarrasser.

Connaissez-vous l’eau de la Salette ?

Je vous vois sourire ! ah ! lecteur, c’est mal ; voilà un sourire qui sent le fagot ; si M. Veuillot passait près de vous en ce moment, il prendrait de votre personne une triste opinion ; est-ce que vous auriez le malheur d’être incrédule ? Auriez-vous, par hasard, des doutes touchant la valeur thérapeutique de certaines défroques retrouvées miraculeusement dans quelques ventes après décès ? N’auriez-vous pas une foi aveugle dans les bagues de saint Hubert, comme moyen de prévenir, et surtout de guérir la rage ? Est-ce que vous n’auriez pas une confiance absolue dans les vertus thérapeutiques de l’eau de la Salette, comme remède infaillible contre toute espèce d’affection médicale ou chirurgicale ? Ce serait imiter saint Thomas seulement par son mauvais côté. — Vous m’objectez que vous n’avez jamais vu les malades guéris par ce moyen : mais c’est une raison de plus pour y croire ; ces choses prodigieuses ne peuvent pas être appréciées par notre stupide raison comme les vulgaires résultats de la médecine ordinaire, et la démonstration scientifique serait complétement déplacée dans cette question.

Une eau qui n’a pas besoin de l’approbation de l’Académie, qui n’a même pas besoin d’être filtrée pour produire des guérisons comme on n’en voit pas ! Une eau qui fait disparaître non-seulement les infirmités physiques, mais encore les infirmités morales. Ce malheureux pays était à dix lieues à la ronde, — affirme un journal religieux, — l’école d’application du bagne et de l’échafaud, et complétement peuplé par des gredins farouches, impies, avides et paresseux ; il est maintenant le séjour de vertueux montagnards, dont le plus criminel est digne du prix Montyon.

Je dois dire que je décline complétement la responsabilité de cette appréciation ; les gens du pays seront peut-être médiocrement flattés d’être considérés comme des gredins ayant fait peau neuve ; s’ils prennent mal la chose, je les renverrai à qui de droit.

Mais ce n’est pas tout, la nature, comme si elle avait en horreur de nourrir de pareils scélérats, avait répandu partout une sinistre aridité : point de végétation, rien que des rochers sauvages, et quelques ronces destinées par la Providence à arrêter l’imprudent voyageur qui aurait eu l’audace de pénétrer dans ce drame de l’Ambigu. Aux moins coupables, cependant, la terre accordait de temps en temps quelques poignées de sarrasin et quelques vitelottes ; quant aux autres, ils n’eurent jamais la consolation de récolter une seule pomme de terre, même malade.

Depuis dix ans, depuis que l’eau de la Salette a acquis ses propriétés médicales, tout est changé dans le pays ; les noirs rochers se sont couverts de fleurs, les ronces n’ont plus d’épines et les moissons jaunissantes tombent deux fois par an sous la faucille du laboureur devenu vertueux ; enfin, l’âge d’or et son printemps perpétuel n’est plus une fiction de l’antiquité ; les troupeaux paissent sans crainte l’herbe tendre, le loup est devenu un mythe, et si dans quelque coin désert on rencontrait ce brigand au poil fauve, je suis sûr qu’il donnerait la patte.

Comme il n’y a plus de merveilles à accomplir dans les environs, nous avons le légitime espoir que, de proche en proche, l’âge d’or arrivera jusqu’à nous et que la France tout entière en jouira quelque jour.

Dites-moi un peu si les vulgaires naïades des eaux minérales sont capables d’en faire autant ! Cherchez dans la matière médicale un agent thérapeutique d’une efficacité aussi variée, aussi universelle ! Une eau qui guérit tout, même à distance, comme les somnambules ; qui vous blanchit la conscience d’un coquin comme un simple mouchoir de poche, qui fait pousser les arbres à dix lieues à la ronde comme l’eau de Lob n’a jamais fait pousser les cheveux ; qui n’a pas encore fait de centenaire uniquement parce que le temps lui a manqué. Ajoutez à ces propriétés merveilleuses les humbles vertus domestiques de l’eau la plus vulgaire. Elle dissout parfaitement le savon, fait pousser des carottes d’une qualité supérieure, enfin, remplit modestement et sans rougir, la marmite qui bout au coin du feu, et l’abreuvoir des ânes.

On dit, il est vrai, que l’eau de la Salette n’est absolument que de l’eau claire, et que les chimistes (probablement désœuvrés) qui en ont fait l’analyse n’ont rencontré dedans aucun sel minéralisateur. Mais cela est vrai, parfaitement vrai ; il ne doit pas en être autrement : que les eaux de Vichy, de Spa ou d’ailleurs guérissent des maladies, qu’y a-t-il là d’étonnant ? La nature a mis dans l’eau de ces sources des médicaments, il faut bien que ces médicaments guérissent quelque chose. Mais guérir toutes les maladies avec… rien du tout, voilà l’étonnant, voilà le merveilleux de l’affaire. Je dis rien du tout, j’ai peut-être tort, car enfin il est possible qu’il y ait quelque chose ; seulement, ce serait une de ces choses surnaturelles qui échappent à l’examen de tous les sens, à tous les moyens d’investigation.

Ah ! par exemple, ce qui est visible, ce qui est palpable, c’est le résultat qu’on obtient avec cette eau merveilleuse ; vous pensez peut-être que je veux parler des guérisons ? Du tout, les guérisons sont rangées dans les accessoires ; le grand, le vrai résultat est enfermé dans de larges sacoches ventrues, dans de grands coffres bardés de fer dont je vous souhaite la maladie.

Cette source est une Californie, elle roule plus d’or dans ses eaux candides que le Pactole et le Sacramento ; il faut avouer aussi qu’on ne rencontre pas là de ces causes terrestres et ruineuses qui enlèvent tous les bénéfices d’une affaire. Là point n’est besoin de ces grandes affiches qui portent l’estampille du timbre, point de ces réclames coûteuses dont il faut couvrir les grands journaux. Tout se fait sous le manteau ; la réclame est mystérieuse, elle se glisse partout les yeux baissés, la face béate, le pas discret, la bouteille à la main, et on enlève les indécis ou les gens difficiles à convaincre, en fabriquant quelque guérison encore plus surnaturelle que les autres ; après tout quel mal y a-t-il à cela ? Pensez-vous que les gens qu’on dit avoir guéris s’en portent plus mal, surtout s’ils sont morts ?

Un jour, une angoisse mortelle fait battre le cœur de ces dignes marchands de santé. Ils ont pu craindre un instant l’épuisement de la source, par suite de l’expédition toujours croissante en France et à l’étranger ; mais on a bientôt compris qu’un pareil accident ne pourrait avoir aucune action fâcheuse sur… la caisse, l’eau de la Seine étant suffisamment abondante pour remplir toutes les bouteilles et abreuver les innocents de l’univers entier. De sorte que maintenant on s’en moque comme d’une approbation de l’Académie. Ce dédain des approbations académiques constitue encore une supériorité sur les vulgaires naïades minérales, auxquelles il est interdit, sous des peines sévères, de guérir même un simple rhume de cerveau, avant de s’être munies de ladite approbation.

Si quelque abominable voltairien dénonçait à la justice ces bienfaiteurs de l’humanité comme exerçant illégalement la médecine et comme trompant sur la nature de leur marchandise, cela ne servirait qu’à faire éclater la puissance de leur médicament, et voici comment : Je suppose qu’un juge rigoureux et mal initié aux prodiges de la thérapeutique surnaturelle les condamne à la prison, pensez-vous qu’il leur soit plus difficile d’en sortir que de faire revenir un mort ? Moi, je ne le pense pas ; je suis même bien certain que lorsqu’on fait des petits miracles pour autrui, on en peut faire de grands pour soi-même, et qu’un beau matin, on verrait les portes de la prison s’ouvrir toutes seules, et mes gaillards reprendre tranquillement le chemin de leur boutique.

N’oubliez donc jamais les mille indications que l’eau de la Salette peut remplir ; aucun médicament ne présente plus de facilités dans l’application intus et extra ; elle prête à tout : seulement, vu son origine, je crois qu’il ne serait pas convenable de l’employer à l’intérieur autrement que par en haut.


Parfois les héritiers d’un grand homme conservent avec un respect religieux les insignes qui rappellent la gloire du défunt ; parfois aussi, la famille met la gloire sur l’inventaire de la succession, et tire le meilleur parti possible des reliques qui la représentent.

Un jour, on vendit la garde-robe de Vauquelin ; parmi une foule de vêtements dépourvus de caractère officiel, et qui auraient pu, sans se déchirer d’indignation, couvrir les épaules d’un cuistre, il y avait un habit bien digne d’être conservé de génération en génération dans le trésor de la famille, comme les descendants de Bayard se sont transmis sa cuirasse, les héritiers de Dagobert sa culotte, comme les admirateurs du docteur Bouriquet se transmettront ses fameuses bottes. C’était l’habit brodé de membre de l’Institut qu’avait porté l’illustre savant. Les teignes elles-mêmes avaient respecté cette vénérable dépouille, que les marchands d’habits allaient se disputer.

Si vous voulez savoir ce que devient parfois la défroque des immortels tombée entre les mains des Auvergnats, demandez-le à M. Pingard, le chef des bureaux de l’Institut. Il vous dira qu’un jour en allant à sa campagne de Bougival, il a rencontré un habit à palmes vertes, non pas sur le dos d’un charlatan, ce qui n’aurait rien de merveilleux, car cela s’est vu et se verra probablement encore, mais bien sur le dos d’un simple escamoteur qui avalait des sabres en plein vent aux grands applaudissements des Bougivaliens enthousiastes. M. Pingard, ne consultant que son courage, et sans autres armes que son parapluie, allait se précipiter sur l’avaleur de sabres, lorsqu’un gendarme le déroba à sa légitime indignation. L’habit de l’escamoteur avait peut-être appartenu à l’illustre Cuvier.

Parmi les amateurs qui assistaient à la vente de Vauquelin, se trouvait M. Bou…, chimiste aussi savant que modeste, aussi laborieux que débraillé, toujours souriant, toujours satisfait, et qui cache sous ses cheveux mal peignés une mine inépuisable de connaissances solides, bien qu’un peu en désordre. Il vit avec horreur la profanation qui allait s’accomplir. — Quoi ! dit-il, je verrais cette vieille relique tomber entre les mains des barbares ? entre des mains qui n’ont jamais chargé une cornue, luté un appareil, brasqué un creuset ! Elle deviendrait l’enseigne d’un marchand d’habits, comme jadis le manteau de pair du maréchal Moncey ? Jamais ! On verra l’oxygène refuser de se combiner avec les métaux de la première section, on entendra mon collègue X… faire un discours raisonnable à l’Académie, avant qu’un pareil sacrilége s’accomplisse en ma présence. Par l’alambic de Paracelse, j’aurai cet habit, dût-il me coûter les yeux de la tête.

Il n’en eut pas le démenti, et la glorieuse défroque de Vauquelin lui fut adjugée pour la modeste somme de 18 fr. 50 c.

Aussitôt rentré chez lui, M. Bou… s’empressa d’endosser l’habit, qui décrivit autour de son torse de gracieux méandres. Les manches étaient trop courtes, la taille trop longue, le collet trop haut ; enfin, il trouva que cela lui allait comme un gant, car c’est ainsi que toujours notre savant s’habille.

M. Bou… a pendu l’habit de Vauquelin dans un placard secret de son laboratoire, et lorsqu’il se sent près de trébucher contre un des grands problèmes de la chimie transcendante, il endosse la relique sacrée, et, sous l’inspiration du génie qui l’habita jadis, il se joue des difficultés les plus inextricables ; s’il n’a pas encore découvert la pierre philosophale, c’est uniquement pour ne pas humilier la Californie.

Cette bonne action porte avec elle sa récompense. Notre chimiste sera certainement un jour membre de l’Institut, car c’est à peu près la seule place scientifique qu’il lui reste à envier, et le culte des vieux souvenirs lui aura fait économiser cent écus de broderies.

XIII

Les sangsues cholériques.
Hauteur des vagues de la mer. — La commission d’ethnologie.
Un chien oviglotte. — Les hernies du grand monde.
Un homme qui n’a pas d’opinion.
L’acide sulfurique.

Enfin vous connaissez la cause, jusqu’ici introuvable, du choléra. Le fléau s’est démasqué devant Madame de Castelnau. Ce qu’il avait refusé avec obstination aux investigations de la science, il l’a accordé à une dame, on n’est pas plus galant. Vous savez donc maintenant que le choléra est constitué par une nuée de sangsues volantes, microscopiques, nées dans les marais fangeux de l’Inde, et qui de là se répandent urbi et orbi.

Madame de Castelnau, l’auteur de cette grande découverte, en élève dans un aquarium et en tient à la disposition des Académies des sciences et de médecine, car elle a pris soin d’expédier le résultat de son observation à ces deux sociétés savantes, afin que nul n’en ignore.

Je n’aurais rien dit de cette absurde communication, œuvre d’un mystificateur ou d’un cerveau fêlé, si quelques journaux qui font de la science comme M. Jourdain faisait de la prose, tout naturellement et sans l’avoir apprise, ne lui avaient accordé une certaine importance.

Il faut être aussi complétement étranger aux études micrographiques qu’à l’histoire naturelle pour admettre la possibilité des sangsues volantes ; l’organisation des annélides leur interdit absolument l’annexion d’un appareil destiné au vol ; et attribuer une paire d’ailes à un microsaire est un barbarisme beaucoup plus énorme que de les attacher sur les valves d’une huître. Il existe en histoire naturelle des lois générales dont l’auteur ne se doute nullement.

Il lui était, du reste, extrêmement facile de joindre à sa communication quelques échantillons de sangsues volantes. Leur transport n’eût pas été ruineux, car, d’après les dimensions qu’on leur attribue, il serait facile d’en expédier quelques milliers entre deux timbres-poste.

Je n’ai pas fouillé les archives de la noblesse, et j’ignore s’il existe beaucoup de comtes de Castelnau, mais j’en connais au moins un, qui était un des plus brillants écrivains de la presse scientifique avant de se retirer sous sa tente, et je suis bien certain que le nom qui est en bas de cette communication n’appartient pas à sa famille.

A propos de choléra, l’administration vient de publier le nombre des victimes de l’épidémie, la liste est définitivement close ; et les personnes qui sont dans l’intention de mourir sont invitées à choisir un autre genre de trépas. Les plus grandes recommandations seraient insuffisantes pour obtenir même une simple cholérine, le registre est fermé, on n’en fait plus.

Le chiffre total des décès s’est élevé, pour Paris, à 5,838 ; le 20e arrondissement, qui a été le plus épargné, en compte 77, et le 17e, le plus rigoureusement frappé, 423.


M. Coupevent-Desbois vient de présenter à l’Institut un travail sur la hauteur des vagues de la mer. Les navigateurs ne seront pas fâchés de savoir jusqu’où peut aller la colère de l’Océan quand il entre en furie. M. Coupevent-Desbois, qui a fait un peu plus que le tour du monde dans ses voyages d’exploration, a pu s’en rendre un compte exact. Il a donc pris la mesure des plus hautes vagues que les efforts de la tempête lancent vers les cieux. Ce qui est un peu plus difficile que de prendre la mesure d’un gilet ou d’un pantalon.

J’ai souvent entendu parler de lames hautes comme des montagnes, mais j’y croyais sur la foi d’autrui, n’en ayant jamais vu. Il est vrai que j’ai plus fréquenté les bords de la Seine que ceux de la grande mer. Au temps de l’Iliade, Neptune, encore jeune, avait peut-être assez de vigueur pour soulever les flots en montagnes liquides.

Mais il paraît en avoir considérablement rabattu, et, d’après le savant navigateur auquel j’emprunte mes documents, les vagues du calme n’auraient que soixante-dix centimètres de hauteur, et les plus hautes lames de la tempête un maximum de huit mètres soixante-dix, avec une longueur de cinq cents mètres. C’est encore une assez jolie dimension. Mais elle n’a rien d’humiliant pour les Pyrénées et même pour les buttes Montmartre.


M. le ministre d’État a nommé une commission chargée de faire un rapport sur ce qui concerne l’histoire anthropologique et ethnologique des races humaines présentes à l’Exposition. Cette commission est composée de MM. de Quatrefages, Pruner-Bey et Lartet. Voilà des savants chargés d’une lourde besogne, car l’Exposition va nous amener les représentants de tous les pays civilisés et de ceux qui désirent le devenir.

L’ethnologie, c’est-à-dire l’histoire des mœurs et des coutumes des diverses nations modernes, est assez bien connue, et sur cette question on possède des documents considérables, mais l’histoire anthropologique des races, c’est-à-dire leur origine, leurs migrations à travers les siècles, les mélanges qui ont altéré leurs types primitifs, voilà un écheveau terriblement difficile à débrouiller, même si on restreint cette étude à une seule nation.

En général, on sait mieux ce qui se passe dans sa propre maison que dans celle du voisin. Eh bien ! en ce qui concerne la France, on ignore complétement quels furent ses premiers habitants.

Si même on en limite la recherche aux temps historiques, aux époques où la tradition et l’histoire commencent à fournir leurs documents, on ne rencontre que le doute et l’incertitude. Les savants les plus compétents ont longuement discuté sur l’origine des Celtes, qui occupaient notre sol avant l’invasion romaine, et jusqu’ici, ils n’ont pu se mettre d’accord. Les Celtes, les Gaëls, les Kimris et les Gaulois forment une ronde infernale autour de la salle du conseil, et on n’a pas encore déterminé si ces quatre représentants du passé appartiennent à des races différentes, ou à un même peuple, si leur type avait les cheveux bruns, les yeux noirs et la taille petite, ou s’il avait, au contraire, la taille élevée, les cheveux blonds et les yeux bleus. Ce qui constitue en anthropologie des différences fondamentales.

Quant à la race pré-celtique, c’est-à-dire qui a occupé notre sol avant l’arrivée des Celtes, elle se perd dans des brouillards insondables.

Jugez maintenant de l’immensité de la tâche réservée à la commission, si elle doit étendre ses recherches à tous les peuples du globe, dont le passé est encore plus embrouillé que le nôtre.

Je dois dire cependant que, si la tâche est immense, MM. de Quatrefages, Pruner-Bey et Lartet sont assez robustes pour en tirer tout le parti possible. Je crois cependant qu’on aurait pu leur adjoindre très-utilement le docteur Lagneau fils, qui a publié sur l’ethnologie de la France des mémoires très-remarquables.

M. Lartet est un antiquaire dans la plus large acception du mot. Il ne s’amuse pas à collectionner des assiettes fêlées ou des bahuts mangés aux vers, dont l’extrait de naissance remonte à peine à deux ou trois siècles. L’objet de ses recherches a quelque vingt mille ans d’existence, et si son musée ne renferme ni meubles de Boulle, ni vieux Sèvres pâte tendre, il contient des haches et des couteaux en silex, qui sont les premiers vestiges de l’industrie humaine, et qui remontent à l’époque où l’usage du fer et des métaux était inconnu sur la terre.

J’ai dit vingt mille ans, ce n’est, comme vous pourriez le croire, qu’un lapsus de ma plume, cette date s’accorde assez mal, je le sais, avec l’âge du monde inscrit en tête de vos calendriers, qui ne prêtent que cinquante siècles d’existence à notre planète. Fouillez sa vieille enveloppe avec la pioche d’un érudit et vous comprendrez que des milliers de siècles se sont écoulés entre le moment où la terre est devenue habitable et la découverte de la vapeur.

Je ne sais pas d’étude plus attachante que celle des premiers vestiges de l’homme, des premiers rudiments de son industrie. Un jour que les nouvelles scientifiques feront grève, nous causerons des travaux admirables qui sont dus, sur ce point, à la science moderne. Vous verrez par quelles suites d’observations et d’inductions on est arrivé à établir l’antiquité de l’homme, à le retrouver à l’état fossile.


C’est un fait accompli ! Lorsque, désormais, il vous prendra fantaisie de vous faire transfuser, vous aurez le choix entre le sang des mammifères et le sang des oiseaux, car, décidément, les globules elliptiques des ovipares ne sont point pour les mammifères un violent poison, comme des physiologistes malintentionnés à l’endroit des volatiles en avaient fait courir le bruit : M. Brown-Séquard, le célèbre physiologiste, l’a démontré expérimentalement une fois de plus au Cercle des sciences.

Un chien a été rendu exsangue au moyen d’une section de la carotide, puis il a été rappelé à la vie par la transfusion du sang d’un coq, — d’un canard, — d’un perroquet — et d’un pigeon, mélangés ensemble pour les besoins de la cause.

Cette expérience tenait tous les esprits suspendus sous son charme ; chacun se communiquait ses impressions ; l’un parlait de se faire transfuser au sang de corbeau (qui a la réputation de vivre longtemps) ; un autre, professeur particulier, choisissait le sang du perroquet ; d’autres préféraient le merle blanc qui, vu sa rareté, devait être plus distingué et de meilleur ton ; enfin, chacun faisait ses réflexions. Le chien était pensif et semblait en faire de profondément désagréables.

Notre savant ami appelait l’attention du Cercle sur les idées physiologiques qui se rattachent à cette expérience, lorsque le chien sembla vouloir prendre la parole. Peut-être avait-il l’intention de rectifier quelque assertion de M. Brown-Séquard au sujet des sensations qu’il venait d’éprouver, peut-être se proposait-il, mettant de côté toute prétention scientifique, de remercier simplement l’assemblée de la bienveillante curiosité qu’on lui témoignait. Quoi qu’il en soit, il fait un signe, nous prêtons tous l’oreille, le chien hésite, on attribue son hésitation à l’émotion bien légitime d’un débutant qui fait son premier discours par devant une société savante. — Ce n’était pas ça. Tout à coup, sous l’influence de la transfusion, éclate un phénomène physiologique d’autant plus inouï, d’autant plus surprenant, qu’il ne s’était pas reproduit depuis la construction de la tour de Babel. Au lieu des émissions vocales qui forment le langage des chiens, l’animal scientifisé se mit à pousser des kokorico, kokorico ; — koûân, koûân, koûân ; — as-tu déjeuné, Jacot ; — kou kou roûûûe, kou kou roûûûe.

L’infortuné quadrupède avait oublié sa langue maternelle, il avait le langage ovipare, de sorte qu’il nous a été impossible de comprendre son speech.

Ces expériences sont du plus haut intérêt pour les gens qui se privent d’une basse-cour uniquement faute de place. Maintenant, avec un chien bien transfusé, on peut se faire un orchestre animal très-complet et très-portatif.

J’oserai émettre un vœu, s’il était possible d’employer pour la transfusion le sang des insectes parasites, j’en serais heureux, car enfin les puces ne se gênent point pour nous emprunter notre sang ; je ne vois pas pourquoi on se ferait scrupule de le leur reprendre ; de plus, un homme transfusible ou transfusable pourrait tenir à ses poules, mais je suis certain qu’il ne tiendrait nullement à ses puces et qu’il les sacrifierait sans remords pour sauver sa propre existence.

Il est possible que l’ingénieux physiologiste échoue dans la recherche que nous proposons de faire, mais il n’en sera pas moins pour cela un des hommes les plus distingués de notre époque scientifique, et l’Institut, en lui décernant un prix de physiologie ne lui a rendu qu’une justice un peu tardive.


J’ai parlé d’un bandagiste qui reproduisait un certificat écrit la veille par un médecin mort depuis huit ans. Le bandagiste a été fort mal satisfait de l’article qui lui a fait, dit-il, beaucoup de tort dans le grand monde, car c’est là qu’il y a le plus de hernieux. Je prie le grand monde de croire que cette expression saugrenue ne m’appartient nullement ; j’en laisse toute la responsabilité au bandagiste qui en est le père.

Espérant, bien entendu, que Figaro, furieux, lui ferait des réclames par éreintement, le brave homme en a été pour ses frais d’avocat et de procédure de première instance et d’appel.

Au risque d’un nouveau procès, je demanderai au bandagiste pourquoi il annonce que ses bandages ont des pelotes anatomiques. Anatomie vient de ανα, à travers et de τεμνω, je coupe. Voudrait-il dire par là que ses bandages coupent les malades en travers ? Dans ce cas, il est vraiment bien honnête de sa part d’en prévenir les gens. Veut-il faire comprendre que ses bandages doivent être expressément réservés pour l’usage des anatomistes ou même des anatomisés ?

J’ose affirmer que le bonhomme n’a rien voulu dire de tout cela : son bandage est fait comme celui de tout le monde, mais son voisin a imaginé un bandage à pelotes chirurgicales ; vite il a fait le bandage à pelotes anatomiques pour ne pas être dépassé par le progrès, et si on l’ennuie, il en fera un à pelote hygiénico-thérapeutico-chimico-botanico-pathologique. Le mot est peut-être un peu long, mais le public sera bien forcé de convenir que son auteur est un homme terriblement savant ; et cependant, si vous lui demandiez de vous expliquer ce que signifie : Ne sutor ultra crepidam, je suis sûr qu’il serait embarrassé.

Pelotes anatomiques ! voilà de ces tours que la science joue aux Béotiens qui se permettent de batifoler avec elle.


Il y a des gens qui ne peuvent se décider à assumer la responsabilité d’une opinion.

Je fus appelé, il y a quelques jours, près d’un malade âgé d’environ quarante ans, que j’interrogeais devant sa mère. La bonne dame m’aidait autant que possible de ses renseignements ; après plusieurs autres questions, je demandai au malade :

— Êtes-vous constipé ?

— Constipé ?… Répondez donc, ma mère ; monsieur demande si je suis constipé.


Lorsque les grands journaux se mettent à faire preuve d’ignorance, ils ne font pas les choses à demi. J’ai lu dans un journal politique l’histoire qui suit :

« Un incendie dû à une cause singulière s’est manifesté hier chez un parfumeur du faubourg Saint-Martin. »

Singulière ! vous pourriez bien dire une cause merveilleuse, et personne n’aurait trouvé le mot risqué.

« L’on avait emmagasiné dans une remise une certaine quantité de touries remplies d’acide sulfurique. »

Remarquez bien, d’ACIDE SULFURIQUE.

« L’une de ces touries ayant été rompue, son contenu se répandit jusque sur le pavé de la cour, où il se volatilisa promptement. »

Voilà un acide sulfurique d’une légèreté bien coupable ; mais écoutez le plus joli de l’histoire :

« En ce moment passait de ce côté un employé de la maison, tenant une cigarette allumée à la main ; LA VAPEUR du liquide SULFURIQUE ne fut pas plutôt en contact avec la cigarette, QU’ELLE FIT EXPLOSION, et au même instant une immense nappe de feu envahit le magasin et embrasa une partie des marchandises qui y étaient renfermées. Peu après, les autres touries, remplies également d’acide sulfurique et chauffées par les flammes, éclatèrent et fournirent un nouvel et dangereux aliment à l’incendie, qui devint, etc., etc. »

Voyez-vous l’acide sulfurique transformé en un gaz inflammable, qui va chercher une cigarette dans la main de ce brave employé pour mettre le feu à la maison !

Il faut véritablement qu’on lui ait fait des choses bien fâcheuses, pour qu’il se soit porté à des extrémités si éloignées de son caractère.

Il est à regretter qu’on ait éteint un pareil incendie, car, en raison de la cause, on aurait dû le conserver comme une des curiosités les plus merveilleuses qu’il soit possible de voir.

XIV

La pierre philosophale.
Le massacre des gens de noblesse.
Les bottes du père Bourri.

« De l’or ! de l’or !!! » quand ce cri retentit dans l’espace, la foule se lève haletante, comme les naufragés à la voix du matelot qui crie : Terre ! elle écoute si cette clameur part des rives du Sacramento, de la Guyane ou de l’Australie ; puis elle s’élance à travers monts et vallées, à travers les continents ; abandonnant tout, parents, amis, patrie. Dans sa course furieuse, la foule traverse sans les voir les plus admirables sites ; elle passe au pied des chefs-d’œuvre de l’art sans daigner détourner la tête ; elle ne s’arrête même pas pour compter les morts qu’elle sème sur la route, et qui marquent au retour le chemin de la patrie.

Approchez, vous tous dont l’œil brille, dont la main s’ouvre involontairement quand on vous crie : « De l’or ! » je veux combler vos rêves les plus ambitieux. Je vais vous indiquer les moyens de fabriquer vous-mêmes le précieux métal, et lorsque vous aurez pu payer tout ce qui s’achète, tout ce qui est à vendre, lorsque vous aurez cuvé votre satiété sur des monceaux de fantaisies devenues sans saveur, vous pourrez aller faire l’aumône aux placers appauvris de la Californie.

Hâtez-vous de convertir votre vaisselle plate en métal plus précieux. Jetez votre argenterie, comme une maigre épave, à l’anatomiste nocturne dont le crochet dissèque les résidus de la civilisation. L’or va devenir si commun que les Auvergnats s’en serviront pour ferrer leurs chaussures, et que vous n’oserez plus l’employer pour élever une statue à MM. H. Favre et J. Oronte, les auteurs de cette merveilleuse découverte.

Malheureusement, ce n’est pas moi qui l’ai faite, cette découverte ; je n’en suis que le fidèle historien, et j’avoue ingénument que j’en aurais savouré en silence les bienfaits pendant quelque temps avant d’en doter ma patrie, si j’en avais été l’auteur.

La poire n’était pas mûre, ô Raymond Lulle, Paracelse, van Helmont, et vous tous, vieux alchimistes qui avez usé votre vie à souffler sous vos cornues, sans avoir pu en tirer la pierre philosophale ! la poire n’était pas mûre, et la gloire d’accomplir le grand œuvre était réservée à notre époque. Cependant la découverte n’est pas sortie de la famille, et c’est un médecin comme vous qui en est le père. Le ciel vous devait bien cette consolation.

Je n’ai pas été trop surpris d’apprendre que le docteur Favre avait trouvé la pierre philosophale ; il a toujours eu des idées très-philosophiques. Je ne les comprends pas toujours bien, ses idées, mais cela tient à ce que les philosophes modernes ont un langage spécial et qu’il faut être pris tout jeune pour en bien saisir la signification.

Je m’explique maintenant les éternels voyages du docteur Favre. Il apprend que la fièvre jaune décime nos troupes au Mexique, il y court, et naturellement il attrape la fièvre jaune. C’était, du reste, un excellent moyen de savoir à quoi s’en tenir. A son retour, il entend dire que le choléra est en Orient ; il s’embarque pour aller l’étudier sur place, et naturellement il attrape le choléra. Je me disais : Voilà un enragé collectionneur d’épidémies, et il faut véritablement aimer l’humanité beaucoup plus qu’elle ne le mérite, pour s’aller ainsi jeter en pâture à tous les fléaux qui font métier de la décimer. Cet amour de l’humanité était du reste tout platonique, car personne n’a songé à l’en récompenser. Il a probablement perdu quelques boutons de son habit dans ses voyages, mais sa boutonnière n’a reçu aucune compensation.

Je comprends tout, maintenant, il attrapait le choléra et la fièvre jaune pour donner le change, il prodiguait ses soins aux fellahs et aux Mexicains, pour détourner l’attention, mais en cachette il descendait dans le sous-sol des pyramides pour recueillir les traditions hermétiques. En Amérique, il fouillait les ruines des cités des Incas, des Aymaras et des Toltèques, pour arracher au pays de l’or les mystères du grand œuvre.

Je ne veux pas vous faire languir plus longtemps. Voici comment on opère la transmutation des métaux, comment on transforme l’argent en or :

Prenez un lingot d’argent, — faites-le dissoudre dans l’acide azotique, — précipitez l’argent sous forme pulvérulente en plongeant une lame de cuivre dans la solution ; — faites dissoudre ce précipité dans l’acide hydrochloro-nitrique ; — soumettez le liquide à l’action d’une pile ayant un cathode en argent ; — enlevez le dépôt pulvérulent qui se forme sur le cathode. — Faites passer ce dépôt à la coupelle pour opérer le départ. — Traitez par l’acide azotique le bouton de retour resté dans la coupelle, et le résultat de votre opération sera DE L’OR !!!

Comme vous le voyez, c’est excessivement simple : un enfant pourrait jouer le rôle de Midas et transmuter en or l’argent qu’il touche.

O mon pays ! je vois s’avancer l’orgie de la décadence romaine ; tes mœurs si pures vont s’altérer au contact des richesses ; les temps prédits par Dupin sont proches. Que le Seigneur sauve la France ! elle va se noyer dans un bain d’or.

J’ai fait l’imprudent aveu que j’étais étranger à cette découverte, je ne puis donc pas m’en emparer, mais pour obéir à la tradition et me conformer aux usages reçus, je vais la dénigrer, la renverser, et si je ne puis attirer sur la tête de l’auteur les peines sévères réservées aux corrupteurs du peuple, au moins vais-je m’efforcer de prouver que la transmutation alchimique n’a aucune valeur. Du reste, en cherchant un peu, il est probable qu’il me serait facile de démontrer que tout cela a été fait avant lui, non pas par un Français (j’en serais jaloux), mais par quelque étranger, un Allemand ou un Anglais, mort depuis longtemps.

D’abord, l’argent n’est pas soluble dans l’acide hydrochloro-nitrique, que les épiciers appellent de l’eau régale. L’argent, en contact avec cet acide, forme un précipité blanc de chlorure d’argent dont je n’ai pas besoin d’indiquer les réactions. Il ne peut donc être réduit de cette solution par la pile.

Ah ! ah ! monsieur Favre, parez-moi celle-là !

N’allez pas croire, bon public, que tout l’argent employé soit converti en un poids d’or équivalent. L’or obtenu représente la vingt-cinq millième partie de l’argent dissous. Il faut donc sacrifier 25,000 grammes d’argent pour obtenir 1 gramme d’or !

La vingt-cinq millième partie ! donnez-moi une paillasse, dans laquelle on aura caché seulement pendant trois mois quelques économies, et je m’engage, en l’analysant, à faire sortir de ses entrailles plus d’un vingt-cinq millième de son poids d’or.

J’ajouterai que, dans les réactions chimiques de cette nature, le phénomène produit ne s’accomplit pas seulement sur une partie des substances en présence, mais bien sur leur totalité. Les infiniment petits qu’on rencontre dans le creuset de l’analyse proviennent bien plus souvent des réactifs employés que des corps analysés.

Examinons le prix actuel de l’or ; c’est prosaïque, j’en conviens, mais il faut, pour être complet, tenir compte du côté « pot-au-feu » de la question.

Le kilogramme d’or, qui coûte aujourd’hui 3,434 fr., reviendrait à 5,450,000 fr. par le nouveau procédé, si on ne tenait compte ni des déchets, ni des frais de fabrication, car il faudrait employer, pour obtenir un kilogramme d’or, 25,000 kilogrammes d’argent à 218 francs.

Il est vrai que l’auteur n’a pas l’intention de faire entrer sa découverte dans le domaine des faits pratiques, et qu’il la considère seulement comme un contingent dans le système philosophique qu’il édifie en ce moment.

Je ne connais pas ce système, mais comme je n’en suis pas l’inventeur, j’attends qu’il le publie pour prouver qu’il est ancien, inexact, inacceptable, et qu’il serait criminel de s’en montrer partisan.


L’Association des médecins de la Seine a tenu sa séance annuelle dimanche dernier à la Faculté de médecine, sous la présidence du professeur Velpeau. Cette société, exclusivement composée de docteurs, est destinée à venir en aide aux confrères malheureux et à leurs familles. Fondée en 1833 par le savant toxicologiste Orfila, elle a permis de soulager bien des infortunes. Elle est administrée par son bureau et par une commission de quarante-six membres tirés au sort tous les ans, et qui s’enquiert avec une discrétion pleine de délicatesse des besoins inavoués et des misères qui se cachent.

M. le Dr Orfila, secrétaire général, et neveu du fondateur, a exposé, dans un discours fort applaudi, l’état prospère de la société et les travaux accomplis pendant le dernier exercice.

Depuis que M. Velpeau a accepté la présidence, un grand nombre de médecins, attirés par l’estime et l’affection qu’inspire l’éminent professeur, sont venus grossir les rangs de cette association fraternelle.

J’ai tracé il y a quelques années un portrait de mon excellent maître, et je le crois encore assez ressemblant pour n’y point retoucher.


M. Velpeau appartient à cette phalange de médecins célèbres qui, depuis quarante ans environ, ont jeté un si vif éclat sur la science, que notre époque leur devra le nom de Grand Siècle de la Médecine.

M. Velpeau naquit en 1795, à Brèche, petit hameau situé à quelques lieues de Tours, d’un modeste maréchal ferrant un peu vétérinaire ; il sentit peser sur son berceau cette froide pauvreté campagnarde, toute de privations, continue, monotone, sans espoir, qui semble river à la misère inexorable toute l’existence d’un homme. Cette misère-là ne connaît pas de forces improductives, elle veut que chacun gagne son pain noir, et l’enfant qui commence à marcher doit traîner après lui un troupeau vers les champs. Alfred Velpeau n’échappa pas à cette nécessité, et les bestiaux de Brèche eurent l’honneur d’être conduits à la pâture par un futur professeur de la Faculté de Paris, chirurgien des hôpitaux, membre de l’Institut, de l’Académie de Médecine, de la Société de Chirurgie, du Conseil des hôpitaux, Commandeur de la Légion d’honneur, membre de toutes les Sociétés savantes dont il a bien voulu faire partie, et de plus quadri-millionnaire.

Du départ à l’arrivée, la route fut longue et rude, et s’il n’avait eu, pour lui apprendre à lire, le digne curé de sa commune, Dieu sait comment il eût franchi cette première étape intellectuelle ; il perdit à l’âge de six ans son premier précepteur, mais il savait lire, donc il était le plus savant de Brèche, et, faute de maître, il apprit seul à écrire en copiant les lettres d’un livre. C’était le commencement d’un duel gigantesque avec la destinée, duel dans lequel je ne puis le suivre pas à pas. A dix-neuf ans, il profita des leçons de latin qu’un honnête propriétaire des environs faisait donner à ses enfants. Alors son ambition prit une forme, il rêva qu’il pourrait bien un jour être officier de santé ; quel honneur pour la famille ! Ce rêve se réalisa en 1817.

M. Velpeau était entré à l’hôpital de Tours, où, par son ardeur infatigable au travail et son intelligence hors ligne, il avait su se concilier le bienveillant appui de l’illustre Bretonneau. En 1820, sa destinée l’entraîna vers Paris, où il vécut trois mois avec cent francs ; à force de persévérance, il dompta la fortune et obtint successivement, le plus souvent par le concours, les places et les honneurs qui font une si belle couronne à sa verte vieillesse.

Il a dû sa haute position exclusivement à son génie et à son amour du travail ; il marcha fièrement et honnêtement vers son but sans rien demander à l’intrigue ou à la bassesse ; les dignités sont plutôt venues le chercher qu’il ne les a sollicitées, et ses rivaux ont toujours été forcés de lui rendre cette justice, que le mérite chez lui n’a jamais été inférieur à la récompense. M. Velpeau tient en ce moment le sceptre de la chirurgie française, c’est-à-dire celle du monde entier ; il n’a plus rien à espérer de la gloire, et pourtant il travaille encore afin d’ajouter quelques pages à ses œuvres, déjà assez considérables pour remplir la vie de trois hommes laborieux. On lui doit : 1o un Traité d’anatomie chirurgicale, 2 vol. — 2o un Traité d’accouchement, 2 vol. — 3o Médecine opératoire, 3 vol. — 4o l’Ovologie humaine, 1 vol. — 5o Traité de la contusion, 1 vol. — 6o Traité des tumeurs du sein, 1 vol. — 7o Clinique chirurgicale, 3 vol. ; la plupart de ces ouvrages importants ont eu plusieurs éditions. Il a en outre publié environ DEUX CENTS MÉMOIRES sur les différents points de chirurgie. On pourrait ajouter à cela un volume de bons mots, si on voulait recueillir ceux qu’il sème dans ses jours de belle humeur.

L’illustre chirurgien vit fort retiré, il n’admet personne dans son intimité ; son cabinet de travail lui procure les seules distractions qu’il sache goûter. M. Velpeau est d’une exactitude chronométrique : pendant plus de vingt-cinq ans, on l’a vu arriver le matin à son hôpital à huit heures dix minutes ; aussitôt arrivé, il mettait son tablier et prenait la liste de ses internes, externes, roupious, bédouins, etc., pour pointer les absents, car il exige de son personnel une exactitude égale à la sienne ; aussi on chercherait en vain un service d’hôpital mieux fait que le sien.

C’est là que les savants étrangers viennent lui payer leur tribut de justes respects, et se joindre au cortége d’élèves et de maîtres qui suivent le matin la clinique de l’éminent professeur et assistent à ses opérations. Les vieux Turcs avaient jadis construit, non loin de Belgrade, une tour avec les têtes de leurs ennemis vaincus ; M. Velpeau aurait pu se construire un palais avec les bras, les jambes et les tumeurs de toute nature qui sont tombés depuis trente-quatre ans sous son habile couteau.

Il est d’une prudence extrême et ne s’embarque jamais vers l’inconnu sans avoir pris toutes sortes de précautions. Son caractère est ferme et droit ; logicien très-serré, il fait peu de cas des artifices de langage, et dans ses discours il vise peu à l’effet ; mais à l’Académie, lorsque le débat fait fausse route, il excelle à le ramener sur son véritable terrain en débarrassant la discussion des éléments artificiels que les phraseurs ont pu y introduire.

Au physique, M. Velpeau n’a jamais été un Adonis, — et ce n’est probablement pas par les femmes, à défaut de mérite, qu’il eût fait son chemin, — mais sa physionomie est illuminée par un certain rayon qui n’a jamais brillé sur le front des hommes ordinaires. Ses yeux investigateurs sont malicieusement cachés derrière des sourcils broussailleux et de haute futaie. Sa bouche s’éclaire parfois de ce sourire narquois et douteur que notre science accroche aux lèvres de ses véritables élus, et qui semble dire : Est-ce bien prouvé ? M. Velpeau est un libre penseur… qui ne dit sa pensée à personne.

Il porte toujours une redingote noire ; sa haute et puissante cravate blanche est magistralement empesée ; elle est ornée d’un petit nœud, toujours si exactement le même, qu’on pourrait croire que depuis trente ans il n’a pas changé de cravate, n’était son éclatante blancheur, car il a un soin minutieux de sa personne.

De taille moyenne et mince, M. Velpeau a la marche alerte et juvénile ; le geste aussi jeune, la voix aussi vive, la pensée aussi rapide, qu’à l’époque où il mangeait du pain de munition dans une mansarde du quartier latin.

Le temps a jeté des rides sur son front et blanchi ses cheveux, mais là se sont arrêtés ces ravages. Il a complétement respecté cette énergique constitution, cette belle intelligence, qui n’a pas encore dit son dernier mot.


Grand Dieu ! quel désastre ! que de morts ! que de mourants ! Notre-Dame à la rescousse ! une partie de la noblesse de France vient de passer de vie à trépas. Oncques ne fus témoin d’un pareil carnage de titres ; jamais les batailles les plus sanglantes, jamais Pavie, jamais Malplaquet ne virent tomber tant de marquis, de barons et de comtes ; quant aux simples chevaliers, ventre-saint-gris ! si on ramassait les anneaux des simples chevaliers férus en cette occurrence, on en trouverait plus qu’Annibal, qui en récolta, dit-on, trois décalitres après sa victoire de Cannes.

Heureusement que cette terrible mortalité n’est pas causée par une grande bataille ou par une épidémie meurtrière : c’est une simple loi sur les titres de noblesse qui a tué tant de gentilshommes.

Cette impitoyable loi se dresse inflexible devant tout croquant qui s’est permis d’entortiller sa roture dans un parchemin de sa fabrique ; s’il s’est déguisé en duc, elle jette à terre sa couronne à huit fleurons ; s’il s’est créé simple chevalier, elle lui coupe son DE sans plus de cérémonie que Pierre Pitou lorsqu’il coupe la queue d’un chien sur le Pont-Neuf, et de plus elle leur crie :

— Allons, braves gens, votre farce est jouée, cachez votre blason et rentrez dans le néant.

— Hélas ! madame la loi, gémit un croquant désespéré, ne soyez point si dure au pauvre monde ; je porte avec tant de grâce le nom de mon village, qu’il doit être fier de se voir si noblement représenté… Et puis, je fus toujours bon et miséricordieux pour ma commune, je ne l’ai jamais grevée de tailles ni de corvées ; je n’ai jamais obligé personne à battre les étangs pour imposer silence aux grenouilles qui troublaient mon noble sommeil ; je n’ai jamais exigé de mes vassales le droit de jambage et du reste ; et si parfois elles ont bien voulu m’accorder ce joli droit du seigneur, cette faveur s’adressait moins à ma noblesse qu’à mes avantages personnels… Eh quoi ! madame la loi, vous êtes inexorable ? il faut donc tout vous dire ? Eh bien ! j’en conviens… mon père était un manant, un rustre, un pied-plat, dont je rougirais fort de porter le nom… Mais les vaches que gardait madame ma mère, à l’époque de ma naissance, appartenaient à un marquis, et, palsambleu ! elle était si légère, madame ma mère, que je dois avoir du sang de marquis dans les veines.

Éloquence perdue, la loi impitoyable arrache par lambeaux l’habit à paillettes et livre le croquant nu comme un ver aux risées de la foule, qui le montre du doigt.

Il est surtout une classe intéressante de la défunte noblesse qui a été bien cruellement éprouvée. Je veux parler des gentilshommes qui se livraient à l’extraction des dents. Cependant cette noblesse avait du bon : elle manquait de préjugés, elle occupait ses loisirs à extraire des chicots et à fabriquer des osanores ; elle craignait si peu de déroger en faisant du commerce qu’elle avait chargé les murailles de Paris d’annoncer à la plèbe que, pour la modeste somme de cinq ou dix francs, elle réparait les brèches causées par le davier du temps. On n’a vraiment pas moins de préjugés que ces dignes seigneurs ; il en est même qui, pour se mieux faire connaître, faisaient accrocher leur blason au fond des colonnes pudiques du boulevard, sans craindre que son éclat fût terni par les petites inondations qui se succèdent en ces lieux.

Corne de bœuf ! il faut convenir cependant qu’il est bien dur, après s’être fait appeler pendant dix ans M. le comte, ou M. DE, ou M. DU, ou M. D’ par sa cuisinière, son porteur d’eau et son charbonnier, d’avouer à ces braves gens que son propre sang ne contient pas plus de NOBLÉINE que leur sang plébéien (NOBLÉINE ! ô grand Piorry, voilà qui va nous raccommoder ensemble, à moins cependant, ô illustre néologue, que tu ne sois jaloux qu’un autre l’ait trouvé), enfin qu’on est aussi vilain qu’eux. Il est bien dur surtout de payer de ses propres deniers un badigeonneur pour qu’il efface sur les murailles, — qui sont le livre d’or de cette noblesse, — la glorieuse particule et le nom d’emprunt.

Le corps médical, plus qu’aucune autre classe de la société, a su échapper aux tentations de cette vanité qui porte à rougir du nom paternel ou à le trouver trop court. C’est que le médecin, en général, s’entoure d’assez de considération personnelle pour n’avoir pas besoin de se créer des titres, et ce n’est souvent que lorsqu’il sent la considération lui échapper qu’il se fabrique des parchemins.

MM. de Saint-Pierre, de Saint-Boniface, de Saint-Gervais, vont probablement faire des démarches actives pour ne pas passer à l’état de ci-devant.

A propos de M. de Saint-Gervais, je me demande pourquoi il a fait graver un casque sur ses cartes ; aurait-il eu un grade dans le corps des pompiers de Saint-Gervais, et le casque serait-il placé là pour rappeler ses exploits dans ce corps hydraulique ? Mais non, la supposition est invraisemblable, car M. de Saint-Gervais n’appartient pas à la noblesse d’épée, il appartient à la noblesse de Rob.

La nouvelle loi a causé plus d’une surprise aux bonnes gens qui regardent de loin la bascule aux amours-propres. Ainsi, tel DE qu’on croyait bien légitime, depuis quelques jours a fait le plongeon ; tel autre DE, qu’on croyait de pacotille, surnage fièrement au milieu de la débâcle. Surnagera-t-il longtemps, voilà la question.

J’en connais un surtout (un confrère, bien entendu, car je m’occupe seulement ici des choses médicales) que je m’attendais bien à voir plonger ; mais jusqu’à présent il n’a point courbé la tête ; cela suffit pour que je ne discute pas ses quartiers ; j’accepte son nom écrit en trois mots. Cependant, il faut bien en convenir, le nom ne paye pas de mine, et celui de Patouillet répandrait au moins autant de parfum aristocratique si on l’accrochait à une particule que celui du confrère de la M… malgré ses armoiries, car M. de la M… use du droit que possède tout noble et bon gentilhomme d’avoir des armoiries ; c’est même le blason qui m’avait fait douter de la noblesse ; voici pourquoi : dans l’écu se trouve une faute d’orthographe héraldique énorme, un barbarisme capable de faire évanouir d’horreur l’ombre de M. de Jaucourt. Qu’on en juge :

M. de la M… porte d’argent à trois étoiles, deux en chef, une en pointe ; l’écu fascé d’argent (d’argent ! métal sur métal !! ah !!!), timbré d’un casque placé de profil. Pour tenants, deux clefs portant un ruban d’ordres.

Métal sur métal !!! ma plume frémissante se refuse à continuer, et je dois remettre à un autre jour l’examen des armoiries du corps médical de France.


J’ai lu, dans une chronique attribuée à Jean des Entommeures, une légende fantastique intitulée : LES BOTTES DU PÈRE BOURRI, lequel fut médecin en son temps ; je ne saurais dire l’âge de cette légende ni le temps où vivait le père Bourri ; dans le manuscrit, il y a un pâté sur les dates. Je ne saurais non plus affirmer que le héros de cette histoire se nommât véritablement Bourri de père en fils, car l’auteur, dans un court préambule, donne à penser que sa malice sournoise et son entêtement asinal ont bien pu lui servir de parrains. Mais cela nous importe peu, et il suffira, j’en suis sûr, au lecteur, que le père Bourri ait été médecin pour qu’il s’intéresse à ses bottes.

I

Il était une fois un pauvre malheureux médecin qu’on appelait le père Bourri ; au physique, certaines gens lui trouvaient l’aspect crétinoïde, mais il y avait une telle concordance entre son physique et son moral, qu’il eût été véritablement injuste de ne pas admirer un si parfait accord. Ce pauvre homme n’avait pour toutes ressources que cinquante pauvres mille livres de rentes et le produit de sa clientèle ; c’était bien peu de chose pour vivre. Aussi, comme il ne possédait ni enfants, ni chiens, ni chats, ni poules, comme il ne s’était point chargé de nourrir les malheureux de son quartier, on comprend qu’il était obligé de s’imposer les plus grandes privations, et de se refuser même le nécessaire, afin de ne pas être réduit à la besace ; et puis, on a beau avoir cinquante mille livres de rente et une grosse clientèle, on peut tomber malade tout comme un autre, et se trouver dans l’embarras si l’on n’a pas quelques petites économies devant soi.

II

Le pauvre homme se menait donc la vie bien dure ; il s’était habitué de bonne heure à se priver, autant que possible, des choses coûtant de l’argent. Il traitait de dissipateurs et plaignait du fond de son âme les confrères qui ne rougissaient pas de s’acheter une montre, surtout une montre à secondes ; il avait toujours su échapper à la contagion de ce mauvais exemple, et se contentait d’un sablier de quinze sous pour explorer le pouls de ses malades. Jamais il n’avait franchi le marche-pied d’une voiture, jamais il n’avait donné même trois sous au conducteur d’un omnibus.

III

Pour satisfaire aux exigences d’une grande clientèle, il usait, on le comprend, beaucoup de chaussures. C’était pour lui un grand sujet de douleur ; mais, à moins de marcher sur les mains, ce qui n’eût pas été décent pour un médecin, il fallait bien se résigner à user des bottes. Il s’y résignait donc, non sans de gros soupirs, et les achetait AU RENARD BLEU, rue Guérin-Boisseau, établissement connu de Paris à Limoges pour la solidité, sinon pour l’élégance de ses produits. Aussi, qu’elles étaient belles les bottes du père Bourri, comme on les regardait ! comme on les entendait quand elles résonnaient dans le lointain sur le pavé de la rue ! lorsqu’une fois on s’était habitué au bruit de ces bottes-là, on pouvait distinguer le pas d’un cheval de celui d’un Auvergnat.

IV

Un jour, l’interne du père Bourri remarqua, avec une surprise bien légitime, que son patron avait pour chaussures deux bottes du pied droit. Quel mystère ! En ce temps-là, on était en hiver ; le père Bourri avait deux lieues à faire pour se rendre à son hôpital ; il devait, pour arriver à sept heures, se lever longtemps avant le blond Phœbus, et on savait qu’il n’était pas homme à brûler inutilement de la chandelle pour faire sa toilette. On mit ce jour-là l’erreur de bottes sur le compte de l’obscurité.

Mais, se demandait-on, comment a-t-il pu entrer dedans ? il a dû terriblement pousser.

V

Le lendemain et les jours suivants, la stupéfaction fut à son comble, lorsque l’on vit le phénomène passer à l’état chronique et le maître ne plus chausser que des bottes faites pour le pied droit.

— Grand Dieu, disait-on, comme il doit pousser !

Après son départ, internes, externes, roupious, infirmiers et infirmières se réunissaient pour chanter d’un air sombre et sur un air connu :

Quel est donc ce mystère ?
Bientôt, j’espère,
Qu’un dieu prospè-è-re
Nous le révé-é-le-ra.

Les jours passaient et le mystère ne se révélait pas. Enfin…

VI

[Ici le savant Jean des Entommeures entre dans les détails les plus précis sur les cinquante-trois moyens qui furent inutilement mis en œuvre pour pénétrer cet arcane ; je les passerai sous silence, aussi bien que le cinquante-quatrième, qui fut couronné de succès, parce que la narration de ces tentatives forme deux volumes in-folio qui pourraient faire longueur dans notre récit. Je saute donc immédiatement au dernier chapitre de la légende qui donne le mot de la charade.]

VII

… Il fut donc reconnu que le père Bourri, à la suite d’un léger ramollissement cérébral, traînait le pied gauche et usait la botte de ce côté beaucoup plus vite que celle du pied droit, de sorte qu’un jour il se trouva à la tête de quarante-deux bottes du côté droit veuves de leurs sœurs, et… voilà comment il se fait que, pendant huit ans, le père Bourri n’en porta pas d’autres.

XV

Les générations spontanées.
L’acclimatation des crocodiles. — Pharmacie thérapeutique.
La voix du sang.

Dans une des dernières séances de l’Institut, M. Victor Meunier a fait une lecture sur le sujet si controversé des générations spontanées. Comme un coursier fougueux qui pénètre dans un magasin de porcelaines, il a commis de véritables dégâts dans les usages académiques. Prenant à partie M. Pasteur, l’un des maîtres de la maison, il lui a décoché à bout portant des arguments d’une acidité assez énergique pour cautériser l’épiderme naturellement fort sensible des membres de l’Institut. Aussi, des tempêtes partielles ont menacé d’engloutir la communication avant qu’elle fût achevée.

M. V. Meunier a peut-être un peu oublié qu’il parlait devant la plus illustre des sociétés savantes, et qu’il ne faut pas mettre les pieds dans le plat de la maison qui vous donne l’hospitalité.

Le point de départ de la controverse relative aux générations spontanées est déjà si loin de nous, que vous l’avez probablement perdu de vue, en admettant qu’il ait jamais fixé votre attention. C’est un procès qui menace de durer autant que ceux des vieux Parlements.

Je vais donc vous résumer le débat aujourd’hui, pour que vous puissiez conter à vos petits enfants les origines de la querelle scientifique, dont ils verront peut-être un jour le dénouement.

Il s’agit de savoir si des êtres animés peuvent naître spontanément et sans avoir été engendrés par des êtres semblables. Si nous nous occupions de tambours-majors ou d’éléphants, l’affaire serait bientôt vidée, mais il n’est question ici que des infiniment petits, d’animalcules microscopiques dont les armées se livrent bataille dans une goutte d’eau.

La question, réduite à ces proportions, vous semblera futile si vous mesurez vos préoccupations au volume des êtres qui en deviennent l’objet, et il vous importera peu de savoir si une monade ou un vibrion, qui mesurent un centième de millimètre, ont le droit d’invoquer la recherche de la paternité, ou si, méprisant le préjugé des ancêtres, ils se créent de toutes pièces, sans qu’aucun ascendant puisse réclamer ces enfants-trouvés de la nature.

Cependant ne vous y trompez pas, la loi qui préside à la genèse des êtres est une, et ne souffre pas d’exception. Il suffirait donc d’établir la génération spontanée d’une monade et d’un vibrion pour qu’il soit admissible que dans une île déserte, dans quelque solitude sauvage (la nature entoure ses enfantements de mystère), des animaux d’une classe supérieure puissent reconnaître la même origine.

Il est, du reste, absolument hors de doute que la création des êtres n’a point eu lieu d’un même coup, comme on l’a cru si longtemps. Notre globe a été peuplé par séries successives ; la science est en mesure de le démontrer d’une manière indiscutable, et les apparitions de certaines espèces ont été séparées par de longues suites de siècles. Je reprendrai quelque jour, d’une manière spéciale, cet important sujet. Revenons à nos générations.

J’ai placé, il y a un mois, quelques pincées de foin dans un bocal contenant de l’eau filtrée ; j’ai examiné au microscope, presque tous les jours, une goutte de ce liquide, et j’ai vu apparaître successivement ou simultanément, en quantité prodigieuse, des monades, des vibrions, des enchelys, des volvox, des cyclidums, des kolpodes, des leucophrys, et bien d’autres petits êtres dont les formes sont assez différentes pour qu’on ait pu les classer en familles distinctes.

Cette foule est plus amusante à observer que celle qui encombre les boulevards ; elle a aussi ses affaires, ses besoins, ses passions, et si je vous racontais les mystères d’une goutte d’eau, je serais forcé de gazer plus d’un chapitre. Il est rare, lorsque l’œil s’attache au microscope, qu’on ne perde pas plus de temps qu’on n’avait l’intention de le faire, à regarder ces animalcules qui se cherchent, s’évitent, se heurtent et même se mangent ; car, dans le monde microscopique, c’est exactement comme chez nous : les gros vivent des petits et les dévorent à belles dents.

D’où proviennent ces myriades de microzoaires, dans un liquide qui n’en contenait pas un seul au début ?


Voilà toute la question. L’expérience élémentaire dont je viens de vous parler est celle qui a donné lieu au premier conflit des opinions.

— Ils sont nés spontanément dans le liquide, s’écrient les hétérogénistes, dont le chef est le savant professeur Pouchet, de Rouen.

— Ils existaient à l’état de germes ou d’œufs sur les végétaux de la macération, répondent les panspermistes, qui marchent sous le drapeau de M. Pasteur, de l’Institut.

De part et d’autre, on multiplia les expériences pour obtenir une solution certaine ; je ne les rapporterai pas toutes, car leur nombre est prodigieux. Je vous signalerai seulement les principales.

Pour écarter cette objection, que les végétaux des macérations contenaient préalablement les germes, les hétérogénistes portèrent par l’ébullition les liquides à une température telle que tout germe devait être nécessairement détruit. De plus, ils substituèrent aux macérations végétales des décoctions de viande, des solutions albumineuses, etc., et, cependant, les infusoires se reproduisirent comme par le passé.

— Vos germes ne proviennent pas des décoctions, dirent alors les panspermistes, mais ils sont apportés par l’air atmosphérique, qui les tient en suspension.

Cette objection était assez fondée, car les poussières de l’air, qui deviennent si apparentes lorsqu’un rayon de soleil traverse une pièce un peu sombre, contiennent un monde de débris organiques et inorganiques : des parcelles de substances filamenteuses, laine, coton, soie, lin ; des grains de diverses fécules ; des molécules de suie ; des fragments de toutes sortes d’insectes, des spores de végétaux microscopiques, des œufs d’une multitude d’infusoires, etc.

J’arrête ici ma nomenclature pour ne pas vous dégoûter de l’air que vous respirez, car si vous demandiez au microscope la révélation des immondices qui traversent vos bronches, vous seriez capables de vous soustraire par l’asphyxie au contact de ces impuretés.

La neige elle-même, dont on a tant vanté la blancheur immaculée, n’est point exempte de ces souillures : les flocons en traversant l’atmosphère logent dans leurs interstices les débris que je viens d’énumérer.

Vous connaissez donc maintenant la constitution des nuages de poussière qui se condensent en se déposant sur les meubles.

Il était assez naturel de croire que l’air en contact avec des liquides d’expérimentation déposait à leur surface quelques germes. Ceux-ci, une fois éclos, ne tardaient pas, en raison de la rapidité de leur reproduction, à donner naissance à des myriades d’individus de la même espèce.

— Et la preuve qu’il en est ainsi, dirent les panspermistes, c’est que si nous chassons, au moyen de l’ébullition, tout l’air que contiennent nos matras ; si dans cet état de vide aérien nous les soudons à la lampe, aucun organisme ne se développe.

— Arrêtez ! vous vous placez dans des conditions anormales ; pour que les générations spontanées se manifestent, il faut non-seulement un liquide complexe, mais encore le contact de l’air, nécessaire au développement de tous les êtres.

— Fort bien ! nous irons donc chercher de l’air sur les hauteurs, là où les poussières organiques n’existent plus.

Et M. Pasteur transporta, comme Moïse, son laboratoire sur le sommet de la montagne. Seulement son Sinaï était le Montanvert. Il remplit ses matras (dans lesquels il avait fait le vide), avec de l’air exempt de poussière. Le liquide ne donna naissance à aucun infusoire.

— Attendez, dit M. Pouchet, je veux aussi affronter les pics arides, et, à mon retour, je vous dirai si mes matras recèlent ou non la vie dans leurs flancs.

Le savant professeur escalada les Pyrénées et se hissa jusqu’aux glaciers de la Maladetta, en compagnie de MM. Jolly et Musset. Il fit sa prise d’air à mille pieds au-dessus de l’altitude choisie par son adversaire, c’est-à-dire en un point où les poussières aériennes étaient encore moins à redouter, et cependant ses matras devinrent le siége de générations spontanées.

Ce résultat infirmait celui obtenu par M. Pasteur. L’Institut nomma une commission pour juger de quel côté étaient les résultats exacts. MM. Pouchet, Jolly et Musset ne crurent pas devoir accepter le programme posé, et se retirèrent du débat. La commission opéra donc en leur absence, et donna raison aux expériences de M. Pasteur.

Parmi les faits présentés par ce savant, il en est un très-remarquable, et qui semble avoir une grande valeur. Il opère sur un liquide fermencestible dans un matras à col extrêmement étroit et plusieurs fois recourbé. L’air normal chassé de l’appareil, par l’ébullition, y rentre lentement pendant son refroidissement. Mais les poussières et les germes qu’il tient en suspension sont arrêtés par les sinuosités du tube, sur les parois duquel ils se déposent, et le liquide reste infécond.

Au moyen de cette disposition, la communication avec l’atmosphère est continue et ne subit aucune interruption, car, sous l’influence des changements de température, l’air contenu dans le matras se dilate, se contracte et se renouvelle ainsi peu à peu. Lorsqu’on soumet à l’analyse les poussières contenues dans le col, on y trouve des germes, qui, introduits dans le liquide, ne tardent pas à se développer.

Il est vrai que ces résultats ne sont pas absolument constants, mais leur fréquence est un argument très-sérieux en faveur de l’opinion qui consiste à admettre que le développement des organismes est dû aux germes transportés par l’air.

C’est contre cette expérience que M. V. Meunier a lancé sa dernière philippique ; en substituant plusieurs cols sinueux au col unique de M. Pasteur, il a vu ses matras envahis par les infusoires.

Tel est l’état de la question. Mes sympathies sont pour les hétérogénistes, leur philosophie est la mienne, et je crois que la nature créatrice n’a déposé sa démission entre les mains de personne ; cependant jusqu’ici j’avoue que les faits sont un peu plus favorables à M. Pasteur qu’à M. Pouchet.


Les naturalistes semblent agités de cette ardeur fiévreuse de découvertes qui prélude aux grandes époques scientifiques ; leurs travaux, plus nombreux que ceux d’Hercule, s’élancent complets de leurs cerveaux féconds, comme jadis Minerve sortit de celui de Jupiter ; ou comme les diables à ressorts s’élancent de leur boîte au nez des passants.

Il y a surtout un petit projet d’acclimatation des crocodiles qui me paraît plein d’originalité ; cette idée ingénieuse est partie du Jardin des Plantes, et, franchement, elle devait bien venir de là.

Le savant qui a consacré sa vie à l’acclimatation et à la reproduction de ces sauriens, trouve probablement que la pêche du goujon n’est pas assez dramatique, et que le cours des fleuves, rivières et ruisseaux, serait infiniment plus pittoresque, s’il était émaillé de crocodiles et de caïmans qui viendraient l’été folâtrer dans les jambes des baigneurs et baigneuses.

Cependant, s’il veut faire participer les crocodiles aux jouissances de la vie civilisée, il faut bien lui rendre justice : ce n’est pas exclusivement pour l’agrément du coup d’œil et pour la satisfaction personnelle de ces reptiles qu’il s’est mis en de tels frais d’imagination ; le but de ce savant est beaucoup plus sérieux : il veut faire du crocodile un succédané du bœuf ou du mouton, il veut le transformer en VIANDE DE BOUCHERIE !!!

Il était écrit, dans le livre de la destinée, que tous les dieux dégommés de l’antique Égypte finiraient par être plongés dans le Tartare du pot-au-feu. Jusqu’ici le crocodile, seul entre tous, avait échappé à la fourchette des gastronomes, mais il paraît que l’heure fatale a sonné pour lui.

Espérons, grand Dieu ! que l’ombre de Sésostris viendra la nuit tirer par les pieds l’audacieux qui osera porter la main sur l’animal sacré ! espérons que les pyramides lui jetteront leurs pierres à la tête pour protéger leur dernier dieu.

Mais, au fait, je n’ai point d’aïeux parmi les momies d’Égypte ; je ne vois pas pourquoi je m’attendrirais sur les destinées des divinités du Nil, et même, en y réfléchissant, je trouve à ce projet quelque chose de hardi qui me touche, surtout si son auteur a, comme je n’en doute pas, l’intention d’attraper lui-même les sauriens dont il veut doter sa patrie.

Cependant, je l’avouerai tout bas, cette idée a bien ses petits inconvénients, et jusqu’à ce que les crocodiles soient complétement civilisés, ce qui ne saurait tarder, car l’auteur du projet a certainement en réserve de petits moyens pour cela, je conseillerai aux baigneurs de substituer au modeste caleçon de bain une armure complète moyen âge. Ce vêtement serait, pour nager, peut-être moins commode que le caleçon, mais il serait plus sûr. Je donnerai le même conseil aux pêcheurs à la ligne, car il se pourrait qu’un beau jour un pêcheur ramenât au bout de son crin un alligator au lieu d’une ablette, et des deux bêtes, il est probable que celle qui tiendrait la ligne serait la plus embarrassée.

Vous dirai-je le nom du savant qui a consacré sa vie à l’acclimatation de ces aimables bêtes ? Je n’ose, je craindrais d’effaroucher sa modestie ; car il est modeste comme tous les gens d’un génie hors ligne. Cependant, pour ne priver personne du plaisir de contempler un zoophile aussi distingué, je préviens mes lecteurs qu’il est visible tous les jours, de dix heures à quatre heures, au Jardin des Plantes ; mais je les prie de croire qu’il ne fait pas du tout partie des collections, et que c’est uniquement en qualité de préparateur qu’il appartient à l’établissement. Lorsque l’empaillage des poissons et le vernissage des reptiles lui laissent quelques loisirs, on le trouve le plus souvent entre la quatrième et la cinquième côte de la baleine, dans une pose gracieuse et méditative, l’œil perdu dans le bleu de l’espace, songeant à la perfectibilité des bêtes, rêvant qu’un crocodile a trouvé le portefeuille de M. de Rothschild, et qu’il refuse avec énergie la récompense honnête que le banquier veut octroyer à sa probité.

Le naturaliste du Jardin des Plantes a dû étudier avec soin les habitudes, inclinations et passions de l’animal qu’il veut acclimater ; qu’il me permette cependant de lui signaler un trait de ses mœurs qui lui a probablement échappé, car il n’en fait pas mention.

Lorsque le crocodile fait sa digestion, il dort sur le rivage, la gueule ouverte, comme un simple épicier enrhumé du cerveau. Alors un échassier de la famille des pluviers s’installe devant cette redoutable gueule et procède au nettoyage des dents du reptile, qu’il débarrasse des matières organiques et des insectes qui font élection de domicile entre ses organes masticateurs ; le volatile exécute ce nettoyage avec une habileté d’autant plus remarquable que les instruments usités en pareil cas sont totalement inconnus sur les bords du Nil.

Il faut donc, sous peine de rendre le crocodile très-malheureux, acclimater en même temps que lui le pluvier, que la nature a fait son cure-dents, ou créer une chaire d’hygiène dentaire en faveur des crocodiles ; car il paraît complétement avéré que ces intéressants animaux n’ont jamais su jusqu’à présent exécuter eux-mêmes cette partie de leur toilette.

Puisque les crocodiles doivent remplacer le bœuf, je désirerais qu’on les mît à même, au moyen d’une éducation convenable, de rendre quelques petits services à la société. Je ne demande pas qu’on les fasse pincer de la guitare ou jouer aux dominos ; mais, enfin, je voudrais qu’on tirât parti de leur civilisation.

Ne pourrait-on pas en faire un succédané du Terre-Neuve en les exerçant à rapporter — complets — les gens en train de se noyer ? On ferait bien, dans ce cas, de décerner des médailles de sauvetage aux plus zélés pour encourager les autres.

Je possède des amis et confrères qui cultivent avec bonheur le canotage dans l’archipel de Neuilly. Ces marins, malgré leur expérience nautique, trouvent que les raidillons sont trop durs à remonter. Ne serait-il pas possible d’utiliser les crocodiles au remontage des canots dans les raidillons et autres endroits où le canotage devient un métier de galère ? Il suffirait pour cela d’imiter les omnibus qui mettent un cheval au bas des côtes.

Je signalerais bien d’autres moyens d’utiliser le crocodile à l’ingénieux naturaliste du Jardin des Plantes, mais j’attendrai pour cela qu’il ait résolu le problème qui fait le tourment de ses jours et le cauchemar de ses nuits.

Un doute terrible lui déchire le cœur : Les crocodiles pourront-ils se reproduire en France !!!!! Tout l’avenir de son projet repose sur la solution de cette question. En effet, dans le cas où ces sauriens ne pourraient pas se reproduire, il est douteux que le gouvernement établisse un service spécial de bâtiments destinés à l’importation de cette denrée.

Pour résoudre ce problème, le savant naturaliste fait en ce moment une expérience qui n’aboutit pas ; il couve, depuis sept mois, sous son gilet de flanelle, trois œufs de crocodile, dont un rouge ; la couleur de ce dernier l’a d’abord un peu surpris ; mais en réfléchissant que, pendant le carême, les poules en France produisent des œufs rouges, il a supposé que l’œuf avait été pondu vers Pâques, ou qu’il appartenait à une espèce rare et non encore décrite.

Tous les matins depuis sept mois, il regarde les œufs qu’il porte, non dans, mais sur son sein, et chaque jour il s’écrie avec désespoir :

— Ils n’écloront donc pas !

Hélas ! je le crains, car ces trois œufs de crocodile (dont un rouge), achetés au poids de l’or à un faux nègre des sources du Nil, ne sont que des billes de réforme dont l’existence, bouleversée par les carambolages, s’est usée sur le tapis vert d’un estaminet de la place du Caire.


La France est un vrai pays de Cocagne pour messieurs les charlatans ; tout le monde peut y faire de la médecine, excepté pourtant les pauvres médecins, qui n’en font pas toujours autant qu’il le faudrait pour vivre.

Les parfumeurs ont planté leur drapeau sur notre domaine en créant la parfumerie hygiénique ; si je ne m’abuse, l’hygiène est bien une des branches de l’art de guérir. Des forbans vulgaires se seraient contentés de cette usurpation, et le titre d’hygiénistes aurait suffi à leur ambition. L’appétit vient en mangeant, et les parfumeurs, qui ressemblent à des chimistes comme les escamoteurs ressemblent à des physiciens, ont mis les deux pieds dans la science en imaginant la PARFUMERIE THÉRAPEUTIQUE. On peut voir la chose en grandes lettres d’or sur une enseigne de la rue Neuve des Petits-Champs.

Dieu ! la belle thérapeutique qu’on doit faire avec des pommades à la rose et des savons au jasmin !

Espérons que ce bon exemple sera bientôt contagieux, que MM. les tailleurs vont confectionner des habits thérapeutiques ; MM. les cordonniers des bottes chirurgicales (pas celles de Junod), et MM. les épiciers des denrées médico-coloniales. Alors, les médecins seront réduits à la cruelle nécessité de faire des culottes et des bottes ordinaires pour ne pas mourir de faim.


O nature ! tu n’abdiques jamais tes droits, et les cœurs les plus stoïques, les roués les plus régence, les diplomates les plus impassibles, finissent, — lorsqu’ils sont encore jeunes, — par obéir à ta voix, si elle se fait entendre.

Il était une fois, à la Salpêtrière, un interne en pharmacie nommé C…; depuis, il a quitté le tablier officinal pour la trousse de docteur. Jeune, possédant un cœur de son âge, il avait épousé… de la main gauche, une cuisinière de l’établissement. Ce mariage morganatique eut un résultat imprévu, mais dont il aurait dû se méfier ; la taille de Margot s’arrondit ; inutile de dire que la crinoline était totalement étrangère à cet arrondissement.

Le jeune C… examinait avec une émotion cachée cette modification physiologique. Son œil pseudo-paternel interrogeait l’avenir ; il voyait déjà son fils futur (il comptait sur un fils) orné du tablier de l’interne ; il rêvait pour lui un avenir plein de gloire. Mais hélas ! un accident imprévu vint arrêter cet avenir dans son germe ; Margot fit un faux pas, ce n’était pas le premier, il est vrai, mais celui-ci fut suivi d’une chute en bas d’un escalier, et le jeune C… goûta les douceurs de la paternité six mois avant l’époque fixée par la nature. Paternité d’autant plus douce, qu’elle était exempte des inconvénients généralement attachés au titre de père.

Adieu rêves d’avenir ! il ne devait plus songer aux mois de nourrice, à l’éducation de ce fils né posthume, mais au moins le destin barbare ne pouvait l’empêcher de pourvoir à sa conservation ; il l’emporta donc dans les profondeurs de la pharmacie, et se mit à chercher un bocal suffisant pour loger sa progéniture. Il se bornait à employer simplement les procédés alcooliques de conservation usités par la mère Moreaux à l’égard de ses prunes et chinois.

C… avait entouré ses amours d’un manteau couleur de muraille, et il repoussait avec force les allusions dénuées de preuves que ses collègues se permettaient sur ce sujet.

Lorsque l’accident survint, on commenta l’intérêt que notre héros semblait prendre à ce fruit d’une union discrète. Mais C… repoussait, avec toute l’énergie d’un interne en colère, l’interprétation dont il était victime. Il prétendait jouer envers cet embryon, non pas le rôle d’un père, mais celui d’un simple bienfaiteur.

Hélas ! pendant qu’il cherchait l’alcool conservateur qui devait assurer une existence indéfinie à cet enfant de l’amour et du hasard, Seringua, le chat de la pharmacie, sauta sournoisement sur la table du laboratoire. Un chat d’hôpital mange de tout ; il vit le fils de C… déposé près du bocal qui devait être son mausolée, il s’en saisit et opéra une retraite aussi rapide qu’imprévue.

A ce spectacle horrible, C… sentit vibrer dans son cœur toutes les cordes de la paternité ; il oublie que sa devise fut : Amour et mystère ! il pousse un cri de désespoir et s’élance à la poursuite de Seringua en s’écriant :

— Arrêtez !… arrêtez !… arrêtez le chat qui emporte mon fils !…

L’histoire raconte qu’à Florence, en pareil cas, une mère put arracher son enfant à la gueule d un lion ; C… fut moins heureux, il arriva trop tard… Seringua avait terminé son horrible festin… Feu le jeune C… était consommé. Pour conserver un souvenir de sa paternité éphémère, l’interne infortuné fut contraint d’enfermer dans un bocal l’infâme Seringua qui avait servi de tombeau à son fils.

XVI

L’homme n’est-il qu’un singe ?
La peine de mort. — Le pharmacien drogueur.
Le docteur Hénoque.

L’homme primitif n’était-il qu’un sous-officier d’avenir, dans l’armée des singes, ou faut-il admettre qu’il a toujours eu un compte courant spécial sur le grand-livre de la nature ?

Cette supposition vous semble peut-être impertinente en raison de la haute opinion que l’homme moderne professe pour ses mérites. Il se croit fabriqué d’une autre pâte que le reste des bêtes, et il semble ignorer que les éléments anatomiques, dont le groupement constitue son être, sont identiques chez le plus idiot des quadrupèdes et chez le plus illustre des humains.

Les fibres musculaires sont les mêmes, le système osseux est semblable, les vaisseaux ont la même texture, les éléments du sang sont identiques et non-seulement les fibres nerveuses ne diffèrent en rien, mais encore les dispositions des cellules cérébrales qui sécrètent la pensée sont exactement semblables. De plus, les propriétés physiologiques de tous ces tissus ne présentent aucune différence chez l’homme et les animaux.

Seulement, comme chacun a son rôle ici-bas, la disposition particulière de ces éléments diffère selon les aptitudes et l’emploi de chaque individu, ce qui produit la diversité des formes. Cette diversité permet au naturaliste de grouper les êtres en ordres, en familles et en tribus ; elle vous permet, à vous, de distinguer le gandin bien peigné, qui broute son blé en herbe, du baudet sans prétentions qui attend pour manger son avoine qu’elle soit mûre.

Lorsque des animaux diffèrent dans leurs parties essentielles, on les parque dans des catégories spéciales ; mais lorsque les points de contact qui les rapprochent sont nombreux, on les attache sous la même étiquette.

C’est ce qui a été tenté, en faveur de l’homme et du singe, par des savants d’un grand mérite.

Darwin et quelques philosophes naturalistes considèrent l’homme comme un singe perfectionné, ou le singe comme un homme ébauché. Si leur conviction est robuste, il lui manque pour s’imposer l’autorité de l’exemple. Aucun d’eux n’a encore voulu accepter pour gendre un gorille, fût-il prince en son pays. Et si quelque grand singe du Gabon venait, sous prétexte de parenté éloignée, réclamer une place à leur foyer domestique ou une part d’héritage, il serait très-probablement fort mal accueilli.

Si certains hommes font tous leurs efforts pour se rapprocher du singe, il n’en est pas moins vrai que leur espèce en diffère, et qu’il n’existe aucun lien de parenté entre nous et les quadrumanes.

Les animaux forment une chaîne non interrompue, mais la contiguïté de ses anneaux n’implique nullement l’identité de leur forme ou de leur composition ; et entre l’homme et le polypier, qui constituent les deux extrémités de la chaîne, les espèces sont reliées par des nuances, par des transitions parfois insensibles. Ces gradations qu’on peut observer, même dans les diverses tribus d’une seule famille (chez les quadrumanes, par exemple), mettent en présence des individus appartenant à des ordres différents. Ainsi le gorille, qui de tous les quadrumanes est celui qui se rapproche le plus de l’homme par sa stature et ses apparences physiques, lui est contigu sans intermédiaire dans la chaîne des êtres. Seulement ce n’est pas par l’homme blanc de la race caucasienne que ce singe anthropomorphe se soude à l’humanité, mais par le noir de l’Australie, le plus stupide, le plus inférieur, le moins civilisable de tous les sauvages.

Puis la gradation se continue par des familles nègres de plus en plus élevées dans l’échelle intellectuelle, pour arriver, en passant par le Mongol, au blanc européen, qui, pour le moment, est le roi de la création.

Je dis : pour le moment ; car rien n’indique d’une manière certaine que la nature ait édité en nous sa dernière série de dominateurs. Il se pourrait fort bien que l’ère des générations ne fût pas close, et qu’une nouvelle espèce très-supérieure à la nôtre en force, en puissance, en intelligence et fabriquée sur un autre modèle, surgît à son tour sur notre planète et vînt nous précipiter du trône que nous occupons. Alors, race déchue, dociles esclaves, nous serions peut-être condamnés à porter la farine au moulin.

Les différences les plus caractéristiques permettant d’établir nettement la ligne de démarcation qui sépare l’homme des animaux qui lui sont le plus semblables, ne sont point surtout tirées des aptitudes intellectuelles ; car, sous le rapport de l’intelligence, l’Australien se rapproche plus du singe que de nous. Mais les différences s’accusent nettement quand l’examen porte sur les caractères anatomiques.

Gratiolet, qui a étudié l’anatomie comparée du cerveau, avec cette supériorité de vues qui caractérise les travaux de ce regrettable et illustre savant, a montré que le cerveau du singe diffère assez complétement de celui de l’homme, pour qu’on ne puisse pas les confondre. Les circonvolutions cérébrales sont moins nombreuses, leurs plis moins profonds, et le cerveau recouvre entièrement le cervelet, ce qui ne s’observe que chez quelques idiots microcéphales de notre espèce. Chez les grands singes, le cerveau cesse de croître dans la période de la jeunesse, à l’époque où l’animal fait sa seconde dentition.

De sorte que si l’on compare le cerveau de trois gorilles, l’un jeune, l’autre adulte, et le troisième déjà vieux, ces organes sont d’un volume égal. Les os du crâne qui continuent à se développer s’adossent par leur face profonde, et s’élèvent sur le sommet de la tête en formant une crête haute et épaisse, au lieu de s’étendre, comme chez l’homme, pour protéger un organe dont le volume ne cesse de croître que lorsque les autres parties du corps ont atteint tout leur développement.

J’ai démontré[3] que le bassin de la femme diffère essentiellement de celui des singes, et, que, dans les deux espèces, la parturition s’accomplit d’une manière spéciale, qui ne permet pas d’établir entre elles la moindre analogie.

[3] Anatomie et physiologie comparée du bassin des mammifères, in-8. Paris, 1864. — Mémoire sur le bassin des races humaines, in-8. Paris, 1864.

M. le docteur Alix a mis en évidence des différences extrêmement importantes dans la disposition des muscles de la main de l’homme et du gorille ; enfin le docteur Auzoux, dans la reproduction plastique, si exacte, qu’il a faite de ce singe, en révèle qui sont encore bien plus considérables.

Les muscles de la région postérieure et inférieure du tronc sont extrêmement faibles, comparés à ceux de notre espèce ; les mollets sont rudimentaires, et il serait fort mal à son aise s’il devait faire un long voyage assis sur les banquettes de bois de nos chemins de fer. L’animal n’est pas fait pour la station bipède ; l’appareil destiné à porter le corps dans la rectitude normale est insuffisant. Lorsqu’au contraire on examine les muscles destinés à mouvoir le corps dans l’action de grimper, on les trouve d’une puissance immense, et il devient évident que le gorille est un grimpeur et non un marcheur. Dépourvu d’armes naturelles pour la défense, il trouve sur les arbres qu’il escalade un refuge contre le tigre et les autres carnassiers qui lui donnent la chasse.

Je passe sous silence quelques caractères également importants. Ceux que je viens de signaler me suffisent pour prouver que nous ne sommes point des quadrumanes, et si quelque philosophe vous soutenait le contraire, vous pourriez lui répondre : Soyez singe si telle est votre ambition ; moi, je suis plus modeste, et me contente d’appartenir à l’humanité.


Puisque j’ai prononcé le nom du docteur Auzoux, je veux vous faire connaître les efforts qu’il fait depuis quarante ans, pour imiter la nature au profit de la science ; non pas la nature vivante et frétillante que l’étudiant poursuit à la Closerie des Lilas, mais celle qu’il rencontre sur la table de l’amphithéâtre. Ses sujets peuvent être disséqués sans l’aide du scalpel ; ils représentent aussi exactement que possible tous les organes de l’économie. L’auteur a mis à contribution les substances les plus diverses pour donner une étonnante vérité d’aspect à ses fantômes. Toutes les parties s’ajustent exactement et s’enlèvent par pièces et par morceaux jusqu’aux os en carton durci qui forment la charpente de ses sujets.

Il est évident que les pièces artificielles du docteur Auzoux sont insuffisantes pour des études sérieuses, mais elles fournissent une excellente introduction à l’anatomie réelle, et dans beaucoup d’universités étrangères, car il en expédie jusqu’en Chine ; les élèves (hélas !) trouvent que l’art a moins d’inconvénients, à ce point de vue, que la nature, et ils respectent religieusement les secrets de la tombe.

Indépendamment de ses préparations d’anatomie humaine, M. Auzoux a reproduit, de grandeur naturelle, le cheval et le gorille.

Il a choisi dans chaque ordre d’animaux : oiseaux, poissons, reptiles, insectes, un sujet comme type de l’espèce ; tout cela se démonte en morceaux, pour qu’on puisse interroger les détails de l’organisation. Son hanneton considérablement amplifié est un véritable chef-d’œuvre ; les végétaux ont fourni leur contingent à ce musée de l’histoire des êtres organisés.

Depuis de longues années M. Auzoux fait le dimanche un cours gratuit destiné aux gens du monde. Là il expose les phénomènes de la vie animale et végétale. Cette science vulgarisée est autrement intéressante que les conférences où vous allez parfois vous endormir.


Chaque fois que la justice humaine applique la peine du talion à un meurtrier, on entend de plaintives élégies contre la peine de mort. Et cependant, on applaudit à un brillant fait d’armes, qui coûte la vie à quelques milliers de braves gens. La fumée de la gloire cache les morts, et la douleur des familles qui pleurent un fils ou un frère, n’a qu’un bien faible écho dans l’allégresse générale.

Singulier caractère que le nôtre ! il faut avoir un grand fond de sensibilité à gaspiller pour s’attendrir sur les quelques secondes de souffrance que subissent des gredins qui n’ont pas l’habitude de ménager les tortures à leurs victimes.

Si un honnête homme, qu’on ne connaît pas, succombe dans son lit à une fluxion de poitrine, on en accueille la nouvelle avec une parfaite indifférence ; on semble dire :

— Qu’est-ce que cela me fait ?

S’il est écrasé sous une voiture, on le plaint très-sincèrement.

— Ah ! quel malheur ; c’est affreux !

Quand il s’agit d’un scélérat frappé par la justice, l’émotion est complète : on pétitionnerait volontiers pour lui fournir du chloroforme.

C’est donc plutôt la mise en scène de la mort que la mort elle-même qui fait gémir la fibre sensible.

Pour adoucir les regrets des âmes tendres, je puis les rassurer sur la durée de la souffrance des suppliciés. A défaut des renseignements personnels que je ne suis pas en mesure de fournir, je m’appuierai sur des lois physiologiques qui ont la valeur d’une certitude.

Il est absolument nécessaire, pour que le cerveau reçoive l’impression douleur, qu’il soit animé d’une quantité de sang suffisante. Or, après la section de la tête, ce liquide s’écoule immédiatement par tous les vaisseaux béants. En quelques secondes, une minute au plus, la circulation cérébrale est anéantie et le cerveau meurt par syncope.

La douleur dure donc une minute, en admettant que la commotion ne l’ait pas supprimée entièrement.

En 1851, j’assistais le professeur Gerdy dans une double amputation de cuisse chez un blessé par arme à feu, qui avait perdu beaucoup de sang avant l’opération. — Cet homme est exsangue, nous disait le professeur ; si vous ne le maintenez pas dans une position rigoureusement horizontale, il perdra de suite connaissance, car la masse de sang qui lui reste est insuffisante pour animer le cerveau.

En effet, lorsque nous soulevions le haut du corps du blessé, qui avait toute sa présence d’esprit, il était pris immédiatement de syncope, sa phrase restait inachevée. Quand on le recouchait sur la table d’opération, la vie revenait de suite, et il répondait avec beaucoup de précision aux questions qui lui étaient adressées.

Le fait si souvent cité et relatif à Charlotte Corday, dont la face rougit d’indignation sous le soufflet du bourreau, est un conte, et ceux qui l’ont imaginé ignoraient que la rougeur de la face causée par une émotion se trouve sous la dépendance de l’action des nerfs vasculomoteurs, qui sont détruits par la section du cou. Le phénomène est donc physiologiquement impossible, même en admettant l’arrêt de l’hémorrhagie.

Les mouvements qu’on observe sur la face des suppliciés ne sont nullement des manifestations de sensations perçues. Ils sont dus à des actions réflexes absolument indépendantes de la volonté du sujet. Et on peut les faire naître artificiellement pendant un certain temps après la mort.

J’ose espérer que cet éclaircissement ne fera pas naître en vous le désir de tenter l’aventure, car il lui reste encore assez de vilains côtés pour vous en dégoûter.


LE PHARMACIEN DROGUEUR

APOTHICARIUS VENENOSUS SEU TORMINOSUS (Lacépède).
APOTHICARIUS CLYSOFERRENS (Buffon).

The death dwels in your jugs.

(W. Arden, the Gift.)

La mort habite dans vos bocaux.

Nota. — Ne pas confondre avec le pharmaceuticus honorabilis de Linné. Ces deux espèces, quoique également de la famille des Apothicariées, forment deux genres complétement distincts dont les propriétés sont très-différentes. Cependant, je dois avouer que certains individus de la première espèce se rapprochent assez de la seconde pour donner un moment d’hésitation à l’amateur qui n’est point familiarisé avec cette étude. C’est exclusivement de l’apothicarius torminosus que nous traitons ici. Ce qui pourrait sembler des généralités sur la famille des Apothicariées ne concerne que ce dernier genre. Nous consacrerons un article spécial au genre Pharmaceuticus honorabilis. Cependant, afin d’éviter toute erreur fâcheuse pour la santé publique, nous donnerons sommairement les caractères différentiels les plus tranchés des deux espèces.

APOTHICARIUS CLYSOFERRENS, SEU VENENOSUS, SEU TORMINOSUS.
PHARMACEUTICUS HONORABILIS.
Boutique mal tenue ; maître mal peigné ; bocaux malpropres, quelques-uns raccommodés avec des bandes de papier ; odeur vireuse ; peu de laboratoire ; point de science ; produits altérés. — Il donne des consultations Raspail, vend des médicaments Raspail, des liqueurs Raspail, et se ferait passer pour Raspail lui-même, n’était le respect qu’il lui porte. Son instinct dominant est d’amasser de l’or à tout prix. — Mauvais citoyen, il monte sa garde en rechignant (quand il la monte) et cabale pour obtenir les galons de sergent-major (on verra pourquoi). — Cette espèce s’épanouit de préférence dans les lieux froids et humides, dans les rues borgnes et malsaines, où le soleil pénètre peu ; à Paris, on la trouve plus spécialement aux environs des Halles. Cependant, ses tiges rampantes, souterraines, fort analogues à celles du chiendent, lui permettent de croître un peu partout. Pharmacie bien tenue, propre, luisante ; laboratoire bien installé, muni de tous ses appareils en bon état ; maître plus ou moins élégant, au courant de la science, recevant même des journaux de médecine. — Il fabrique ses sirops lui-même ; ne fait jamais les bruns avec du caramel ; ne change rien aux ordonnances qu’il exécute ; ne délivre jamais de médicaments sans prescription ; ne consulte pas ses clients ; tient ses poisons sous clef, et ignore jusqu’au nom de Raspail. — Considéré dans son quartier, dont il est l’un des ornements, il devient souvent officier de la garde nationale, membre du conseil municipal, adjoint au maire et même premier magistrat de sa commune ou de son arrondissement. Les plus ambitieux parviennent à l’Académie de médecine. — Cette espèce se développe plus particulièrement dans les lieux bien aérés et où le soleil n’est pas inconnu. A Paris, on la trouve surtout dans les beaux quartiers ; cependant les quartiers pauvres n’en sont pas entièrement privés.

Je n’ai pas l’intention de faire la monographie complète de cette espèce. Je veux simplement ajouter quelques lignes au chapitre des lamentations qu’elle arrache au corps médical. Comme classification, le pharmacien-drogueur nous paraît devoir être considéré comme une simple variété de la tribu des Artifex. Son rôle dans la société devrait exclusivement consister à mélanger, triturer, piler et piluler tout ce qu’il peut nous convenir de faire entrer dans une formule ; et cela proprement, loyalement, fidèlement, promptement, sans rien y ajouter ni retrancher, sans se permettre aucune observation ni réflexion qui puisse faire soupçonner que son pilon ou sa spatule soient dirigés par un être intelligent. Voilà le vrai type, le beau idéal du clysoferrens, que chacun de nous a rêvé dans ses jours d’illusion. Tel était l’antique apothicaire, ignorant, mais fidèle, qui se serait cru déshonoré si, dans un accès de coupable audace, il avait osé administrer un clystère à l’eau de son au lieu de le donner à l’eau de guimauve. Si, dans cet heureux temps (âge d’or des apothicaires), un membre de cette estimable corporation s’était permis d’inventer de son propre chef, et sans l’ordonnance expresse de son seigneur et maître le médecin, un sirop lénitif, incisif, béchique ou céphalique, ou bien même une simple pilule purgative, le corps tout entier se serait soulevé pour l’expulser de son sein.

Malheureusement, ce temps est loin de nous. On a mis l’apothicarius venenosus sur le même pied que le pharmaceuticus honorabilis ; des gens qui se mêlent de tout lui ont appris un peu de latin, un peu de botanique ; ils en ont fait un quart de savant qui s’est permis d’oser penser par lui-même ! Aussitôt qu’il a pu comprendre le latin de cuisine de ses bocaux, la tête lui a tourné ; il a été pris du vertige de l’ambition. Lui, qui jadis se tenait toujours modestement par derrière, il voulut passer par devant à son tour ; foulant aux pieds les traditions laissées par ses honnêtes aïeux, il se révolta contre son seigneur et maître et voulut l’absorber à son profit. D’abord, il hasarda quelques timides observations sur les ordonnances ! puis il osa les discuter !! enfin, il les altéra !!!

De là à capter la confiance des malades, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut franchi. Il représenta le médecin comme une superfétation scientifique, comme un ignorant incapable de confectionner la moindre pocilokémie, incapable de discerner une préparation phytobasique d’une polybasique ; enfin, comme un être incomplet, qui est forcé de recourir à chaque instant à lui, pharmacien-drogueur, qui, non-seulement sait la médecine aussi bien que la pharmacie, mais encore, en vendant ses drogues, donne sa consultation généreusement par-dessus le marché, ce qui tente singulièrement le malade. Alors il se crut un savant complet, se drapa dans sa gloire et se tressa des couronnes de chiendent ; puis, lâchant la bride à son génie, il inventa des médicaments nouveaux doués de propriétés véritablement extraordinaires (au moins selon lui) ; il confectionna des sirops qui guérissent en deux heures la phthisie et la coqueluche, et bien d’autres maladies ; des pommades qui font disparaître instantanément les durillons et les cancers, aussi bien qu’une grande quantité d’infirmités les plus variées ; des pilules tellement merveilleuses, qu’il suffit de ne pas les prendre pour être guéri. Enfin, ils ont tout prévu ; ils ont remède à tout ; l’indisposition la plus légère, comme l’affection la plus terrible, trouveront dans leur boutique un remède tout prêt, ficelé, étiqueté, emballé d’avance ; on n’a plus qu’à s’en aller avec, après avoir passé à la caisse bien entendu. On a bien raison de dire que le médecin est une superfétation scientifique, un rouage de trop dans la société ; car, enfin, il avoue qu’il n’est point sûr de guérir, et il se fait payer malgré cela ; tandis que l’apothicarius venenosus est toujours sûr de la guérison et consulte gratis ; il est certain que tout l’avantage est de son côté, et qu’auprès du sien notre rôle est un peu terne.

Il y a bien une vieille loi qui défend absolument à l’apothicarius clysoferrens de rien vendre ni préparer sans notre ordonnance, c’est-à-dire sans notre commandement ; mais il est bien probable que cette loi a été abrogée, et puis elle avait été faite pour des gens qui ne savaient même pas le français, et non pas pour des gens qui pourraient, s’ils voulaient, vous dire bonjour en latin. Il est donc bien probable, puisque personne ne s’y oppose, que ces messieurs ont parfaitement le droit de contrôler, même de modifier nos ordonnances, comme de droguer, purger et dévaliser à discrétion les malheureux qui leur tombent entre les mains.

Vous pourriez supposer que le pharmacien-drogueur se trouve satisfait de la part qu’il s’est taillée dans notre domaine ; vous seriez dans une erreur très-grande. Il s’est dit : Je vends cinq francs ce qui me coûte dix sous ; c’est assez joli ; mais si je vendais à la place de ce qui me coûte dix sous quelque chose qui ne me coûterait rien du tout, le bénéfice serait encore bien plus clair ! Dès lors, il mélangea, falsifia, altéra, sophistiqua, de manière à transformer en produits complétement inertes ou en poisons dangereux les médicaments qui dans un cas pressant auraient pu arracher un homme à la mort. De sorte que le médecin qui a annoncé à la famille un résultat sur lequel il croyait pouvoir compter, reste tout penaud quand il voit justement survenir le contraire, quand il voit, surtout, le visage de ses clients exprimer dans un langage aussi muet qu’énergique : Voilà un médecin qui ne sait pas du tout ce qu’il fait ; si nous allions en chercher un autre ?

Puis, les gens du monde viennent vous dire de cet air goguenard que vous savez : Vraiment, la médecine ne fait aucun progrès ; on meurt tout autant qu’il y a un siècle. Mais certainement qu’on meurt tout autant ; si une chose a le droit de surprendre, c’est qu’on ne meure pas davantage ; pour qu’il en fût autrement, il faudrait que la médecine, dans sa marche vers le bien, pût surpasser l’apothicarius venenosus dans sa course vers la fraude et la sophistication, ce qui semble impossible. Faites donc vivre les gens cent cinquante ans avec des auxiliaires qui n’ont même pas respecté l’innocence de la farine de moutarde !

Ah ! l’Univers a bien raison : l’éducation est la mère de tous les vices.

Nous avons dit qu’il intriguait pour obtenir le sergent-majorat ; ce n’est point orgueil de sa part, car il méprise les vains hochets qui ne rapportent rien ; c’est uniquement comme moyen de conquérir par la terreur les gardes nationaux de sa compagnie.

Malheur à l’imprudent atteint d’engelures ou de rhume de cerveau qui irait acheter autre part que chez son sergent-major la pommade ou la pâte de réglisse qui doivent ne pas le guérir ! Il peut compter sur des gardes hors tour, sur des corvées de faveur et sur le conseil de discipline s’il est en retard de cinq minutes.

Lorsqu’on est son client, on est sûr, au contraire, de ne jamais passer la nuit au poste ; il suffit même du prétexte d’une légère indisposition personnelle ou d’un membre de sa famille pour qu’il reprenne immédiatement votre billet de garde. Seulement, il est nécessaire de lui prendre une certaine quantité de médicaments (le plus possible) qui servent à certifier la maladie. On peut abuser de cette manière d’être malade sans qu’il ait jamais l’indiscrétion de vous en faire le moindre reproche.

Donc, si ce n’était pas par considération pour le pharmaceuticus honorabilis, qui ferme la porte de sa vertueuse officine à la fraude et à la consultation, je crois qu’on rendrait justice à la pharmacie en la classant parmi les industries insalubres qui sont placées sous la juridiction du conseil de salubrité et de l’administration de la police. Quelle horreur ! va s’écrier un pharmacien-drogueur de la rue des Lombards qui oublie de mettre du safran dans son laudanum de Syd, mais nous avons nos inspecteurs qui sont chargés de contrôler la pureté de nos produits et l’étamage de nos casseroles pharmaceutiques.

Et il aurait raison, cet honnête industriel.

L’inspection des garnis, des épiciers, des maisons de filles et de tout ce qui peut faire courir un danger à la société est faite avec une admirable exactitude, parce qu’elle est faite directement par les agents de l’administration ; l’inspection de la pharmacie est à peu près nulle. Il est cependant clair que la santé publique, qui se trouve livrée presque sans contrôle au mercantilisme effréné de l’apothicarius venenosus, court des dangers bien autrement sérieux, car il ne s’agit point ici d’un foulard volé, d’une gonorrhée attrapée ou de lait étendu d’eau ; il s’agit à chaque instant de vies humaines qui nous échappent, parce qu’un pharmacien-drogueur économise dix centimes sur une potion qu’il vend deux francs.

Les inspecteurs, membres de l’École de pharmacie et de médecine, sont beaucoup trop savants pour faire une pareille besogne ; aussi ils ne la font sérieusement que lorsqu’une dénonciation formelle vient les réveiller. Au lieu d’être le Mané, Thecel, etc. des pharmaciens, au lieu de les aborder avec l’aspect terrible de Minos, ils empruntent l’air gracieux de Grassot dans le Gendre de M. Pommier, ils entr’ouvrent la porte, jettent un regard circulaire dans la boutique et s’en vont en adressant au pharmacien un sourire qui semble dire : « Allons, c’est parfait ; vos bocaux sont parfaitement alignés, nous sommes satisfaits ! Au plaisir ! à l’année prochaine ! » Il est des cas cependant où ils déploient une sévérité terrible, c’est quand un de leurs vassaux manque de respect à l’École de pharmacie (ne pas la saluer est un grave délit, la traiter de perruque est un crime) ; ou quand un imprudent s’écarte du vieux sentier des us et coutumes de l’art ; oh ! alors ils envahissent l’officine comme une trombe, ils bouleversent tout, fouillent partout, ils porteraient même, s’ils l’osaient, leurs mains investigatrices jusque sur madame la pharmacienne pour s’assurer qu’elle ne recèle rien de falsifié, altéré ou sophistiqué. Cependant il n’est jamais nécessaire d’en venir à une telle extrémité, le premier bocal qui leur tombe sous la main renferme ordinairement la matière au moins d’un procès-verbal. A moins que l’apothicarius clysoferrens, prévenu à propos, n’ait eu le temps de déposer au coin de la borne la moitié de ses marchandises ; oh ! alors tout est retourné dans la maison de la cave au grenier, il faut absolument une contravention, on n’en démordra pas. Un jour même, en désespoir de cause, on a saisi le pot de colle à étiquettes parce que la colle était moisie. La Commission déclara que jusqu’à ce qu’on ait étudié suffisamment l’action que des étiquettes ainsi collées pourraient avoir sur la conservation des médicaments, elle devait considérer ladite colle comme présentant un danger sérieux pour la santé publique. La colle criminelle fut donc saisie et procès-verbalisée. Dans la même visite, on avait eu beaucoup de peine à leur arracher un vase intime qu’ils s’obstinaient à considérer comme un ustensile de laboratoire malpropre.

Le seul remède à cela consiste à changer le mode d’inspection et à le confier exclusivement à l’administration de la police, qui traquera les pharmaciens-drogueurs comme elle le fait pour les autres marchands qui trompent sur la nature de la marchandise. Le pharmaceuticus honorabilis ne pourrait qu’y gagner, car il serait bientôt débarrassé de cette honteuse concurrence.

Ceci nous prouve que parmi les ennemis naturels du médecin, et j’entends par ennemi naturel tout individu qui, volontairement ou involontairement, lui porte préjudice parce qu’il y trouve son intérêt, l’apothicarius venenosus peut hardiment revendiquer la première place.

Ceci nous prouve encore que dans toute la création il n’existe pas un être aussi doux, aussi bon, aussi patient que le médecin, qui se laisse gruger, piller et dévaliser sans rien dire par les pharmaciens-drogueurs, rebouteurs, consultants sans diplôme et autres corsaires qui vivent de son bien et en vivent mieux que lui.

Il ressemble à ces vieux brahmines qui se laissent dévorer par la vermine sans vouloir, par scrupule de conscience, s’en débarrasser.


HOMMAGE AU DOCTEUR HÉNOQUE.

Honneur et gloire à toi, praticien habile !
Espoir de l’affligé dont tu taris les pleurs !
N’en déplaise aux Midas, dont pullule la ville,
On trouve en ton savoir la fin de ses douleurs !
Que ton talent est grand ! il n’est point équivoque ;
Un succès de quinze ans le rend exempt d’erreurs,
Et pour premier Dentiste, au loin, proclame Hénoque.

Je n’ai pas emprunté, comme on pourrait le croire, cet acrostiche à la circonférence d’un mirliton ; il a été publié dans un journal (section des annonces). J’ai cru d’abord que le sieur Hénoque avait extrait un chicot à Apollon, et que le dieu des vers, par reconnaissance, avait confectionné lui-même et déposé respectueusement aux pieds de l’

Espoir des affligés dont il tarit les pleurs,

cet HOMMAGE bien senti. Après avoir été aux renseignements, je suis porté à croire qu’Apollon est totalement étranger à la chose. Il paraît que ce fabricant d’osanores, plein de reconnaissance pour les services qu’il a rendus à la société, n’a point hésité, malgré un grand fonds de modestie, à s’adresser le présent HOMMAGE. Un homme doit être fier de lui quand il peut se dire :

Honneur et gloire à toi, praticien habile,

et qu’il ajoute :

Que ton talent est grand ! il n’est point équivoque.

Nota. Ne pas confondre le sieur Hénoque avec son homonyme, père de Mathusalem, qui vivait l’an 3412 av. J. C. Ces deux hommes célèbres n’ont de commun que le nom ; Hénoch l’ancien n’était même pas dentiste.

XVII

La grêle. Les chimistes. — Mac Clintock et sa clinique.
Un professeur zélé. — Les invalides de la pharmacie.
Lamentations de M. Valenciennes.

M. Becquerel père a fait une longue communication à l’Institut sur la grêle. Mais de quelle grêle est-il question ? car avec notre élasticité de langage, il semblerait que les mots sont entrés au service du dictionnaire pour tout faire. Il en est qui subissent trois ou quatre significations, sans avoir droit pour cela à une ration d’égards supplémentaire.

Est-ce de la grêle qui lustre les coudes, blanchit les coutures, roussit le chapeau, écule les chaussures des pauvres diables ? Non.

Est-ce de la grêle qui laboure la face humaine pour y semer la laideur ? Non.

Il s’agit de cette mitraille dévastatrice que les nuages laissent tomber sur la terre quand ils se battent entre eux.

J’avais toujours cru que la grêle des orages n’avait de préférence pour personne, et qu’elle tombait impartialement à tort et à travers sans choisir sa place. Il n’en est rien. Encore une illusion qui s’envole. La grêle a ses préférés ; n’en a pas qui veut, elle ne tombe pas pour tout le monde.

Ah ! alors ! si là-haut on fait des injustices, je n’ai plus le droit de me plaindre de celles qu’on commet ici-bas.

M. Becquerel a suivi les grêlons à la piste pendant trente ans, principalement dans les départements de Loir-et-Cher, du Loiret et de Seine-et-Marne. Il a pointé sur des cartes spéciales les orages à grêle et leurs dégâts. Il résulte de ce travail considérable que les orages à grêle suivent, dans les trois départements que nous venons de signaler, un courant dirigé à peu près de l’ouest à l’est. Le courant semble se limiter dans une certaine zone, qui occupe, dans le Loir-et-Cher, tout l’espace compris entre la Loire et une ligne parallèle à son cours, qui passerait par Vendôme. Elle traverse le Loiret jusqu’à la forêt d’Orléans. Les propriétés situées dans cette zone souffrent périodiquement les atteintes du fléau, tandis que les régions voisines jouissent d’une immunité presque complète.

Le savant auteur de cette communication a cependant noté des exceptions très-curieuses à cette espèce de règle. Quelques pays, la commune de Pouillé, par exemple, qui ont joui pendant vingt ans d’une immunité complète, ont été ravagés pendant cinq ou six années consécutives sans qu’on puisse expliquer l’opiniâtreté de ces dévastations.

Autre remarque. Le courant des orages à grêle qui traversent le Loir-et-Cher et le Loiret vient se briser sur la forêt d’Orléans, et de là se divise en deux colonnes, marchant l’une vers le sud et l’autre vers le nord ; car les forêts sont toujours épargnées. Les grêlons semblent craindre de s’engager dans ces océans de verdure où il n’y a rien à détruire.

Voici ce qu’il faut conclure de ces intéressantes recherches, malheureusement encore trop limitées :

Si vous désirez couler des jours tranquilles, à l’ombre de vos vergers, avant d’acheter une propriété, allez trouver le directeur de la Compagnie d’assurances contre la grêle ; il est parfaitement renseigné : l’habitude de payer des indemnités l’a rendu presque aussi fort que M. Becquerel sur la question. S’il fait la grimace à votre proposition d’assurance, vous pouvez être certain de votre affaire : cette grimace est pleine d’orages. Fuyez la tempête, emportez vos pénates dans un autre canton.

Si votre mauvais destin vous a fixé dans un pays à grêle, ne comptez pas sur la clémence du ciel. Le baromètre baisse, le nuage sombre et irrité s’avance en grondant, il va ouvrir ses flancs chargés de dévastation. Adieu, douces moissons ! adieu, plantureuses vendanges ! dans une heure vous n’existerez plus, et le soleil viendra perdre ses rayons sur une terre désolée, qui a besoin d’ombre pour cacher sa tristesse.

Séchez vos larmes, j’ai un moyen d’enrayer la catastrophe ; il est peut-être un peu difficile à appliquer, mais il est certain.

Aussitôt que vous verrez le baromètre baisser, hâtez-vous de transporter vos vergers, vos vignes et vos moissons à l’ombre de la forêt voisine, et, si le nuage crève, ne vous en inquiétez pas, la grêle respecte toujours les forêts.

M. Becquerel est un vieillard, en apparence sec et ratatiné, mais qui ne manque ni de séve ni de verdeur. Les ans n’ont point refroidi son ardeur scientifique. Il a vieilli paisiblement sous ses rides sans qu’on s’en soit aperçu, il a soixante-dix-huit ans et paraît fort disposé à ajouter encore un grand nombre d’unités à ce total respectable.

M. Becquerel est certainement un des plus savants physiciens de l’époque actuelle ; le nombre de ses travaux est considérable, et beaucoup sont fort estimés. Parmi ses ouvrages les mieux réussis, on peut compter son fils, qui siége près de lui à l’Institut.

Je ne vous dirai pas que M. Becquerel est aussi éloquent que Démosthène, lui-même ne voudrait pas le croire, mais ses explications confuses enveloppent toujours quelque chose d’utile. Quand on a la patience de découdre l’emballage, on trouve au fond du colis quelque primeur scientifique de bon aloi.

Le système capillaire qui orne la tête de ce savant et la protége contre les courants d’air est divisé en deux étages superposés à stratification régulière et concordante. L’étage inférieur qui représente le terrain primitif est d’un gris tirant sur le blanc. Ses éléments adhèrent fortement à leur base d’implantation. L’étage supérieur, d’une épaisseur plus notable et d’une teinte plus foncée, semble constitué par des cheveux d’alluvion artificiellement condensés sur une surface mobile par la main d’un artiste capillaire.


La semaine dernière, je rencontrai, rue Lacépède, un groupe égrené de gens bien couverts, qui se dirigeaient péniblement du côté du Jardin des Plantes dans un singulier accoutrement. L’un portait sur son épaule un fourneau à réverbère ; son torse était enguirlandé d’un chapelet de cornues. Un autre était chargé de creusets réfractaires et tenait à la main un panier de charbon.

Un troisième ployait sous une charge de matras et de ballons de toutes dimensions. Deux d’entre eux avaient cotisé leurs forces pour traîner une charrette à bras garnie d’une foule d’instruments de laboratoire.

Le quatrième page de Malbrough n’était pas de la partie, car chacun portait son fardeau.

Je crus assister au défilé d’un congrès de chimistes ambulants, je les suivis, espérant les voir installer leurs fourneaux au premier coin de rue, comme les étameurs non patentés ; et je m’apprêtais à entendre le cri de guerre de cette nouvelle tribu : Voi-là l’chimis-te ! faites analyser votre lait mélangé, votre vin frelaté, vos médicaments sophistiqués, vos denrées alimentaires adultérées. Voi-là l’chimis-te !

J’applaudissais déjà de grand cœur à cette institution naissante, à cette vulgarisation de la science, qui me semblait destinée à guérir la plaie honteuse des fraudes commerciales qui nous ronge. Cependant je suivais toujours et j’eus bientôt la mortification de reconnaître mon défaut de perspicacité. Je vis mes chimistes disparaître, l’un après l’autre, par la porte béante du Muséum.

Je résolus d’en avoir le cœur net, et je me permis d’arrêter le dernier au passage. Il était coiffé d’une capsule, portait sous ses bras un soufflet de laboratoire, des flacons tubulés, et dans une hotte très-propre, étaient entassés sur son dos des sacs de produits chimiques. Comme il était fort embarrassé, je tirai de ma poche mon mouchoir pour essuyer la sueur qui baignait son visage.

Cette attention délicate parut le toucher et le disposa favorablement à répondre à mes questions.

— Pardon, monsieur, serait-il indiscret de vous demander quel est le but de votre pénible voyage ?

— Je vais au cours gratuit de manipulations chimiques de MM. Chevreul et Fremy.

— Bonne affaire ! monsieur ; voilà de savants maîtres qui vous montreront le fin du métier.

— Certainement ; mais ils sont un peu occupés, et ils délèguent leur science à leur préparateur.

— Un habile homme, et qui sait bien des choses.

— Sans doute. Mais son petit dernier fait ses dents, et il est forcé de se faire remplacer par le sous-préparateur.

— Et si le sous-préparateur tombait malade ?

— Oh ! il y a un garçon d’amphithéâtre qui est très au courant de la maison.

— Puisque le cours est gratuit, je ne comprends pas bien pourquoi vous chargez vos épaules d’un si lourd fardeau, à moins cependant que vous n’ayez l’intention de vous faire maigrir.

— Gratuit, il est vrai, mais nous devons apporter les appareils, les produits et les réactifs.

— On vous invite à dîner, à la condition que vous fournirez les plats du festin, la vaisselle et la batterie de cuisine qui sert à la faire cuire.

— On nous montre à faire la sauce. Mais pardon, le peroxyde de manganèse est dans ma hotte, et on m’attend pour fabriquer de l’oxygène.

Très-sérieusement, ce cours est extrêmement utile aux élèves qui ont l’intention de devenir des Lavoisier ; mais les ustensiles sont coûteux. Ne pourrait-on pas au moins fournir la batterie de cuisine à ces affamés de la science ?


Nous empruntons à un journal médical les principes obstétricaux qui suivent. Nous commençons par déclarer qu’ils ne sont point dus à feu le célèbre M. de la Palice, ni à aucun de ses descendants ; ils sont la propriété (garantie par les traités internationaux) de M. McClintock de Dublin. Je copie :

« La clinique d’accouchements diffère tellement des autres cliniques, que je crois de mon devoir de vous indiquer comment vous devez vous y comporter. »

Il paraît qu’en Irlande, dans les autres cliniques, l’usage exige qu’on se livre à des excentricités très-décolletées. C’est un renseignement que je suis heureux de transmettre à nos compatriotes disposés à visiter the green Ireland, car, s’ils affectaient une tenue pleine de réserve et de convenance, autre part que dans la clinique d’accouchements, ils pourraient s’exposer à être flanqués à la porte par M. McClintock.

Nous engageons donc nos confrères, désireux de se trouver à la hauteur des circonstances, à prendre quelques leçons de cancan et de débraillé avant de traverser la Manche.

« Je le fais d’autant plus volontiers que les préceptes que je vais formuler pourront et devront vous guider encore, quand, sortis de cette école, vous vous livrerez à la pratique civile. »

De sorte qu’il est bien entendu qu’il ne s’agit ici que de la conduite à tenir dans la pratique des accouchements civils ; quant aux accouchements militaires, l’auteur en fera probablement l’objet d’un chapitre à part.

« N’oubliez jamais que vous avez à faire au sexe le plus faible. »

Évidemment, dans la pratique civile, on ne pourra pas s’y tromper, et le médecin qui prendrait, en pareil cas, sa cliente pour un homme, ferait preuve d’un esprit d’observation vraiment trop superficiel, et on ne saurait trop lui recommander de mettre ces jours-là des lunettes.

« Comme tous les autres malades, la femme a droit à votre humanité et à votre bienveillance. »

Si le professeur admet que tous les autres malades ont droit à l’humanité et à la bienveillance, la recommandation est inutile, à moins cependant qu’il n’ait parmi ses élèves un certain nombre de Hottentots, de Hurons et d’Iroquois.

« Mais ce n’est pas assez, vous devez être prévenants et retenus. »

Comment ! monsieur, vous êtes obligé en pareil cas de prêcher la retenue à vos élèves ! vraiment j’en frissonne : ce sont donc des cipayes capables de tout ?

« Il arrive parfois que provoquée par l’intensité de ses douleurs, la femme en travail laisse échapper des reproches. »

Ah ! monsieur, si elle ne laissait jamais rien échapper de plus désagréable, il n’y aurait que des compliments à lui faire.

« N’entreprenez jamais un accouchement sans vous être, au préalable, lavé soigneusement les mains. »

Tous les goûts sont dans la nature, il y a des gens qui préfèrent se les laver après ; M. McClintock n’est point de cet avis, il a peut-être des raisons qu’il ne fait pas connaître pour ne se les laver que dans les grandes occasions et en cas d’absolue nécessité, car il semble ne pas le faire après s’être exposé au contact des choses fâcheuses que la main du médecin est exposée à subir ; ce qui le prouve, c’est qu’il dit :

« Je vous fais cette recommandation parce que les faits ont démontré que la fièvre puerpérale peut être produite par l’inoculation de parcelles purulentes provenant d’ulcères, d’abcès, et transportées par les doigts de l’accoucheur. »

Il est clair que s’il se lavait les mains après avoir touché des ulcères, des abcès, etc., il les aurait propres lorsqu’il aurait un accouchement à faire.

Drôle de clinique ! singulier professeur !


Certains professeurs officiels in partibus font parfois leurs cours (lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire). Un esprit superficiel pourrait en conclure que si les professeurs qui sont payés pour faire des cours en font peu, les professeurs particuliers, qui ne reçoivent rien pour cela, n’en font pas du tout.

Ce serait une erreur capitale ; les professeurs sont d’autant plus zélés qu’ils sont moins rétribués. En voici la preuve :

M. le docteur Salmon, praticien fort instruit de Chartres, ayant appris que la chaire d’accouchements de la Faculté ne retentissait pas tous les jours de la parole du maître, résolut de venir en aide à l’enseignement officiel. Ce digne confrère s’empressa de prendre le chemin de fer et de venir à Paris, deux fois par semaine, faire une leçon sur les accouchements ; puis, comme il est médecin de l’hôpital de Chartres, sa leçon faite, il retourne dans cette patrie de l’aristocratie des pâtés. Total, 144 kilom. par leçon, 288 par semaine et 14,400 kilom. par an. Supposons qu’il fasse son cours seulement pendant cinquante ans, nous arrivons à un total de 720,000 kilom., vingt fois le tour de la terre !

Voilà la route que la science peut faire parcourir à un professeur zélé.

On dira peut-être : Pourquoi M. Salmon ne fait-il pas son cours à Chartres au lieu de le faire à Paris ? il économiserait 14,000 kilom. par an.

Le professeur chartrain ne doute pas du zèle de ses auditeurs de Paris ; cependant il craindrait peut-être d’être indiscret en les obligeant à faire 88 lieues par semaine pour venir l’entendre dans son pays ; de plus, il a compris que les vrais talents ont besoin de se faire consacrer à Paris.

Voilà certainement les seules raisons qui l’entraînent vers la capitale, car, à la rigueur, il pourrait bien rassembler à Chartres un auditoire aussi compacte que celui de certains professeurs du Jardin des Plantes, qui font leur cours, d’un bout à l’autre de l’année, devant deux personnes (y compris leur secrétaire et leur préparateur). Et lorsqu’on voit des professeurs très-savants, si on les juge d’après les traitements qu’ils touchent, se contenter d’un auditoire aussi exigu, il n’y a pas de raison pour qu’un professeur de province se montre plus difficile.

De plus, le vil appât du gain ne saurait être son mobile, car il est peu probable que, résidant à Chartres, on vienne le chercher de Paris pour les accouchements pressés ; à moins que ses clientes ne se soient d’abord formellement engagées à l’attendre. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que féliciter, et très-sincèrement, M. Salmon du zèle qui lui fait exécuter de pareils voyages.

Ah ! grand Dieu ! si nos professeurs étaient forcés de parcourir 144 kilomètres pour faire une leçon, je crois qu’on pourrait bien mettre en location les amphithéâtres de la Faculté.


La ville de Lyon vient d’être le théâtre d’un petit concile pharmaceutique, provoqué, dit-on, pour discuter les intérêts professionnels des pharmaciens. Rien de mieux ; cependant, en prêtant un peu l’oreille, j’entends dans le lointain des mauvaises langues qui murmurent : que les seuls intérêts véritablement engagés dans l’affaire sont les intérêts de la maison Dorvault. Ces mauvaises langues en donnent pour preuve que les échos du concile ont surtout retenti des louanges de la maison Dorvault qui ont été servies à toutes les sauces ; on ajoute de plus qu’on a fait signer aux membres présents une pétition pour que la boutonnière de la maison Dorvault reçoive un petit bout de ruban.

Eh bien ! après, langues de vipères ! quand la maison Dorvault aimerait les bouts de ruban, où serait le mal ! quand même elle voudrait se faire couronner rosière par M. le bailli de Nanterre, qu’avez-vous à y voir ? S’il faut absolument que quelqu’un soit décoré, autant que ce soit la maison Dorvault qu’une autre.

D’abord, elle a des titres : 1o elle a entrepris le bonheur général de la pharmacie et celui des pharmaciens en particulier ; 2o pour édulcorer, au moins, les vieux jours des confrères dont il lui aurait été impossible de faire le bonheur, elle a inventé la MAISON DE RETRAITE DES PHARMACIENS. — Je sais bien que vous allez me dire que depuis la glorieuse de 48, on a imaginé pour toutes les professions, et sous le nom de maisons de retraite, des petits dépôts de mendicité si séduisants, que tout le monde se serait empressé de se ruiner pour avoir le droit d’y finir ses jours. C’est parfaitement vrai ; mais la maison Dorvault a perfectionné cette institution banale au moyen d’une idée pyramidale et cocasse.

Cette maison, non moins philanthropique qu’ingénieuse, s’est dit :

Un pharmacien malheureux comme les pierres (car c’est la première condition à remplir), et parvenu à cet âge infortuné où on n’est plus bon à rien (seconde condition essentielle), ne doit pas avoir le caractère extrêmement jovial. Quarante ou cinquante pharmaciens hors d’âge et malheureux comme les pierres, vont être saisis par un embêtement général, multiplié par la racine carrée de leur nombre ; si l’on ne met pas des gendarmes à la porte, au bout de huit jours, il ne restera pas un seul pharmacien dans l’établissement.

Il faut trouver un moyen héroïque et économique de les enchaîner au sol.

La maison Dorvault se rappela ces petits jardins de l’hôtel des Invalides, où les braves débris de nos victoires et conquêtes trouvent le moyen, avec une douzaine de soldats de plomb et quelques fortifications microscopiques, de se représenter le grand drame de l’empire où ils jouèrent un rôle.

Ce souvenir fut un trait de lumière pour la maison Dorvault ; elle résolut de placer les invalides de la pharmacie au milieu du champ de bataille où s’était écoulée leur jeunesse.

Elle résolut de fournir à chaque pensionnaire de la Maison de retraite un laboratoire microscopique garni de petits ustensiles où on confectionnerait de petites potions, de petites pilules. A ces laboratoires seraient annexés de petits jardins botaniques, où l’on cultiverait de petites plantes médicinales propres à être transformées en apozèmes, extraits, etc. De plus, l’administration aurait des employés spéciaux chargés de consommer les produits pharmaceutiques des pensionnaires, et obligés d’éprouver tous les effets qu’on a le droit d’en attendre. Avec d’aussi puissants moyens de distraction, il faudrait être atteint des accidents tertiaires d’un spleen constitutionnel pour ne pas être dans un état perpétuel de jubilation.

La maison renfermerait un vivier de retraite pour les sangsues hors de service ; les pensionnaires qui voudraient varier leurs plaisirs, auraient le droit de s’en appliquer comme distraction, mais il leur serait expressément interdit de les consommer sous forme de friture.

Voilà le projet que j’ose qualifier de sublime, et si les pharmaciens ne se soulèvent pas comme un seul homme pour offrir à la maison Dorvault une statue en pâte de guimauve, je déclare que je ne croirai plus à la reconnaissance des hommes, et que j’aurai plus d’éloignement que jamais pour le métier de philanthrope.


Entendez-vous ces gémissements sourds, entrecoupés de sanglots désespérés, qui partent du Jardin des plantes ? Cependant la lionne n’a pas perdu ses petits, l’hippopotame n’a point à regretter sa belle compagne, les carnassiers sont calmes, les solipèdes souriants, les ruminants paisibles, les reptiles dorment, les oiseaux se taisent. Ces accents déchirants sortent de la poitrine d’un bimane. Ce bimane, c’est M. Valenciennes, qui, ne pouvant faire oublier Cuvier, veut au moins éclipser Jérémie, de lamentable mémoire.

Il paraît qu’il est question de retirer aux professeurs du Jardin des plantes le logement qu’ils occupent dans cet établissement et de les exproprier pour cause d’inutilité scientifique. Bien entendu que tous ne sont pas inutiles à la science ; mais on ne veut pas faire de jaloux. On destine, dit-on, ces logements aux bêtes du jardin. M. Valenciennes prétend que le motif est insuffisant pour le priver de sa maison ; qu’il appartient à l’établissement (section des professeurs), et que l’en chasser, c’est faire une brèche dans les collections. Il chante du matin au soir en s’accrochant aux portes :

Air du Juif errant.

Que mon sort malheureux
Est donc triste et fâcheux !

Eh bien ! oui, il est triste et fâcheux, le sort de M. Valenciennes ; un professeur qui a six ou sept places ne peut pas se loger comme le premier croquant venu. Maître Jacques mettait sa souquenille quand Harpagon lui parlait de ses fonctions de cocher, et la quittait pour prendre le tablier blanc aussitôt qu’on lui parlait de ses fonctions de cuisinier. M. Valenciennes est comme maître Jacques, il veut faire les choses en règle et loger chacune des sciences qu’il professe dans une pièce à part, parce qu’il désespère d’en trouver une assez grande pour placer tout son savoir dans la même.

Quand on viendra visiter M. le professeur de conchyliologie et zoophytologie, on le trouvera dans un cabinet spécial, où il pourra parler de coquillages et de zoophytes pendant quatre minutes sans commettre d’erreurs de classification. Vite, vite, c’est le professeur de l’École de pharmacie qu’on veut voir ; il passe dans un cabinet, où tout à coup il devient aussi savant pharmacien que l’illustre Diafoirus. — Qui demandez-vous ? M. le professeur du collége Rollin ? Entrez dans ce cabinet à gauche. — Non ? C’est M. le professeur de l’École normale ? — Alors, attendez dans ce cabinet à droite. — Quoi ! c’est M. le membre de l’Institut ? Que ne le disiez-vous : c’est la porte au fond du corridor, vous verrez son portrait en costume d’Hermès, le doigt sur les lèvres, emblème du prudent silence qu’il garde perpétuellement à l’Institut. Il fallait aussi une pièce pour les livres et les collections, mais ce chapitre a subi depuis peu de temps de grandes pertes, de sorte qu’on logera assez facilement ce qu’il en reste.

Une buse qui convoite la maison de M. Valenciennes a le cruel courage de rire de ses larmes et l’impudence de prétendre que toute sa science tiendrait à l’aise dans moins de place que cela. Mais ce propos léger, et peut-être dicté par l’envie, ne doit être accepté que sous toutes réserves.

Ce congé intempestif, signifié au commencement de la saison rigoureuse, refroidirait considérablement le zèle scientifique de M. Valenciennes. Il serait possible, pour punir la société de son déménagement, qu’il brûlât la magnifique classification qu’il vient d’imaginer ; je le crois incapable de porter une main farouche et barbare sur ses propres lauriers ; mais comme, à la rigueur, il pourrait, sous prétexte qu’on le chasse de son nid, refuser de couver cet œuf pondu par son noble génie, je vais dévoiler cette magnifique conception ; au moins la science ne perdra pas tout. Voici la chose :

On sait que Cuvier a divisé le règne animal en quatre embranchements : les vertébrés, les mollusques, les articulés et les rayonnés. M. Valenciennes divise également son affaire en quatre sections :

Les animaux qui sécrètent :

1o Du phosphate de chaux ;

2o Du carbonate de chaux ;

3o De la silice ;

4o Enfin, ceux qui ne sécrètent rien du tout.

Je crois que, pour imaginer cette classification, l’illustre professeur s’est inspiré de la romance de Malborough : « L’un portait sa cuirasse, l’autre portait son grand sabre, l’autre son bouclier, et l’autre ne portait rien du tout. »

Jusqu’à présent, il n’applique cette idée neuve et originale qu’aux mollusques et zoophytes qui vivent sous sa noble tutelle et qu’il traite en enfants gâtés, mais il espère l’étendre prochainement à toute la série animale. Rien n’est impossible à l’homme illustre qui a découvert que les animaux empruntent leur phosphate calcaire à l’acide phosphorique de l’atmosphère.

Dans quel embranchement les historiens futurs classeront-ils les professeurs qui sécrètent de pareilles classifications ?

XVIII

La naissance d’une île.
A la recherche d’un père.

J’ai l’honneur de vous faire part de la naissance d’une île nouvelle. La mer et l’enfant se portent bien.

Le calme plat de la félicité a succédé aux tempêtes de la parturition, aux convulsions de l’enfantement.

La mer, comme toutes les mères, semble frappée par la malédiction biblique :

In dolore paries.

et c’est au milieu de gémissements terribles, de lamentations formidables, que la mer laisse échapper de son sein le lambeau de terre qui doit fournir à l’homme un nouveau domaine.

Il est probable que vous n’avez jamais assisté à la naissance d’une île. Ce spectacle un peu émouvant est assez rare ; voilà la troisième fois seulement qu’on l’observe depuis quatre siècles. Il n’est donc pas surprenant que la nature fasse quelques frais pour célébrer un tel phénomène.

Lorsqu’un prince daigne augmenter le nombre des vivants, on entoure son berceau de tout le tapage et l’éclat dont les faibles humains peuvent disposer : le canon, les feux d’artifices annoncent aux populations qu’elles possèdent un nouveau maître.

Le programme est le même pour la naissance d’une île. Seulement la nature est plus grandiose dans ses réjouissances, et ses manifestations, au lieu de répandre l’allégresse, sèment l’angoisse et l’épouvante.

On dirait le prologue de la fin du monde.

Dans la partie sud de l’archipel grec, à quelques milles de l’île Santorin, existent deux îlots de formation volcanique : l’aîné surgit l’an 186 avant notre ère ; le cadet, nommé Néa Kammeni, vit le jour en 1707.

Le 29 janvier dernier, l’employé de l’état civil préposé à l’enregistrement des naissances iliaques, dormait sur son répertoire, du sommeil d’un fonctionnaire qui a des loisirs, lorsqu’il fut brusquement réveillé par des bruits tonitruants qui ébranlaient le sol.

L’artillerie souterraine des volcans tirait ses premières volées. La mer bouillonnait, se couvrait d’écume, et semblait frémir sous la main d’une puissance plus forte qu’elle ; l’eau prit une teinte rougeâtre et sinistre, il s’en échappait des masses de vapeurs blanches, sulfureuses, qui flottaient lourdement à sa surface. L’îlot de Néa Kammeni secoué sur sa base par des tremblements de terre se fendait en deux morceaux.

Les habitants, affolés de terreur, construisaient à la hâte un ballon avec toutes les crinolines du pays, pour échapper au naufrage de l’île, qui menaçait de s’engloutir ; elle s’est déjà enfoncée un peu dans l’eau qui bouillonne à ses pieds. L’air calme et pur était la seule route praticable à travers ce cataclysme.

Tout à coup, de longues flammes rouges, hautes de quatre ou cinq mètres, sortirent du sein des flots. C’était le vieux Neptune qui allumait ses feux de Bengale. Les tremblements de terre se succédaient ; les tonnerres souterrains jouaient l’air du jugement dernier avec un formidable ensemble. Tout craquait, la nature semblait disloquée et hors d’haleine.

La mer était toujours rouge, toujours frémissante, toujours couverte de blanches vapeurs.

Alors on vit surgir du milieu des flots, entre Néa Kammeni et son frère aîné, un piton pelé et aride qui s’élevait et croissait à vue d’œil, pour former une terre.

Quelque Titan, mal écrasé, grouillait probablement encore sous les roches profondes, et lançait dans un dernier défi la nouvelle île vers le ciel.

Vingt-quatre heures après elle mesurait cinquante mètres de longueur, douze de largeur et quarante-cinq de hauteur. Elle se fendille, et laisse passer les flammes à travers ses fissures. La nuit, on dirait qu’une légion de follets s’échappe par ses fêlures pour courir le monde.

Avec une telle faculté de croissance, si la nouvelle île avait l’ambition des grandeurs, elle transformerait bientôt, en poussant de la sorte, l’archipel grec en continent, et la Méditerranée en marais desséché.

Les pirates de la mer Égée seraient obligés d’exercer la flibuste en patache, et les gracieuses tartanes céderaient la place aux âniers du Péloponnèse. C’est impossible : une île n’a pas le droit de bouleverser ainsi les mœurs et coutumes d’un peuple.

Quel nom va-t-on imposer à ce gigantesque nouveau-né ? Il lui faut au moins pour parrain une des pyramides d’Égypte, et les dragées du baptême auront la taille des citrouilles.

La terre appartient au premier occupant ; si M. Lenormand, auquel on doit l’observation de ce phénomène géologique dont il a été témoin, avait eu la présence d’esprit de s’asseoir sur ce pic aride, au moment où il sortait du sein de l’onde, il en serait devenu le propriétaire, et même le monarque absolu. Voilà une occasion de monter sur un trône qu’il ne retrouvera peut-être jamais.

Il est vrai, que si cette île au tempérament tropical est pittoresque, elle est un peu sauvage ; exclusivement constituée par de la pierre ponce (j’en ai vu un morceau), ce terrain n’est pas très-favorable à la culture des plantes potagères. M. Lenormand a pu être arrêté par la crainte d’avoir un peuple à nourrir — et de roussir son pantalon.

Ces convulsions, qui accompagnent la naissance d’une petite île perdue dans l’immensité des mers, vous représentent sur une échelle au dix-millième l’histoire des soulèvements du globe. C’est par un mécanisme semblable qu’ont surgi les chaînes de montagnes qui constituent l’épine dorsale de la terre.

Notre planète n’était d’abord qu’une masse incandescente ; le refroidissement de sa superficie a permis aux matières en fusion de s’y déposer progressivement sous forme d’écorce, d’enveloppe solide. On estime que cette enveloppe a 40 ou 50 kilomètres d’épaisseur. Mais le reste de la masse, le noyau central, est toujours en ignition et représente sous nos pieds un globe de feu d’à peu près 13,300 kilomètres de diamètre : une jolie chaufferette.

Cette fournaise communique avec l’extérieur par quelque 200 volcans, qui lui servent de cheminées, en jouant pour nous le rôle de soupapes de sûreté. Mais les volcans sont d’une formation relativement assez récente. Avant leur apparition, lorsque le feu central fabriquait tout à coup de grandes masses de vapeur, l’enveloppe solide se déformait sous leur immense pression.

La terre se trouvait prise de frissons et de tremblements, comme un malade atteint de fièvre ; le sol devenait houleux et vacillant, des détonations souterraines accompagnaient les déchirements de ses entrailles ; les montagnes s’élevaient comme d’immenses pustules qui suppuraient une lave brûlante et des torrents de feu ; des pays s’éventraient et disparaissaient sous les eaux ; les eaux étaient refoulées dans les bassins des mers.

Puis tout rentrait dans le silence, jusqu’à ce qu’une nouvelle convulsion vînt apporter de nouveaux changements à la configuration du globe.

Cette période de révolutions est close ; la terre a pris des cheveux blancs, elle est revenue des folies de sa jeunesse, et si parfois, songeant à son passé grandiose, elle se permet la petite débauche de fabriquer une île nouvelle, c’est une simple plaisanterie, sans conséquence, et qui n’a d’autre but que d’effrayer les gens.

Elle a dû bien s’amuser des folles terreurs des Néa Kamméniens. Les craquements souterrains qu’on entendait étaient peut-être les manifestations de sa gaieté : c’est sa manière de rire, à elle.


A l’heure solennelle où le potage fumant va subir sa triste destinée sur la table du praticien, il y a quelques jours, une main fiévreuse fit palpiter ma sonnette et un inconnu effaré se précipita dans mon cabinet en bousculant ma servante qui avait envie de crier au voleur.

L’inconnu n’était point un voleur, mais un homme haletant et bien pressé.

— Venez, docteur, me cria-t-il d’une voie entrecoupée, venez de suite… avec moi… sauver la vie… à une jeune fille… hydropique… qui va mourir… elle perd son eau… et pousse des cris… à fendre l’âme…

— Et depuis combien de temps a-t-elle cette… fuite ?

— Depuis midi, mais elle souffrait moins que maintenant.

Je suis peu crédule à l’endroit des jeunes filles hydropiques, cependant je compris que mon intervention pourrait être dans ce cas très-promptement nécessaire, et je suivis l’inconnu rue X…, no 23.

Je trouvai une jeune fille de 16 ans qui se tordait sur son lit en proie à de vives douleurs ; une brave femme de mère en pleurs, un grand frère barbu, un autre moustachu formaient le fond du tableau.

Je ne m’étais pas trompé dans ma supposition. Après examen, je reconnus une hydropisie… âgée de neuf mois… et à terme. La présence de la mère m’inquiétait peu, une mère qui croit que son enfant va mourir, a le pardon facile ; les frères me gênaient davantage. Il y avait de l’émotion sur leurs figures énergiques, mais l’émotion pouvait, en pareille circonstance, céder la place à la colère, et je ne me souciais nullement de les avoir pour collaborateurs dans la petite opération que la nature semblait vouloir mener à bien toute seule.

La famille attendait pleine d’angoisses l’oracle que j’allais rendre. J’avais besoin de faire un prologue à la comédie qui allait se jouer ; il fallait, avant tout, me débarrasser de la famille.

— Je réponds de la vie de cette malade, mais j’ai besoin de rester seul avec elle ; veuillez vous retirer dans une autre pièce.

Un soupir de soulagement agita l’atmosphère ; le frère moustachu ouvrit la marche un flambeau à la main, la mère prit une lampe pour le suivre, et le barbu armé du bougeoir, forma l’arrière-garde. Dans leur trouble, ils me laissèrent à tâtons.

Aussitôt que nous fûmes seuls, la jeune fille me dit :

— Vous croyez, Monsieur, que je n’en mourrai pas ?

— Mais non, l’enfant se présente bien.

— Quel enfant ?

— Parbleu, le vôtre, celui qui vous devra le jour avant une demi-heure !

— (Avec une indignation bien sentie.) Quelle horreur ! mais je ne suis pas enceinte ! vous vous trompez, Monsieur, c’est indigne de m’accuser de pareilles choses.

Comme circonstance atténuante, je dois dire qu’elle avait été soignée pendant cinq mois pour une hydropisie par un prétendu médecin. Inutile d’ajouter que je cherchai en vain le nom du pseudo-docteur dans l’annuaire médical.

— Mon enfant, nous n’avons pas du temps à perdre à dire des choses inutiles, il faut vite arranger un petit roman pour éviter le premier choc de la famille.

— Mais c’est donc bien vrai !

— Avant vingt-cinq minutes vous en aurez probablement la preuve vivante.

— Oh ! mais alors… tuez-moi !… c’est impossible… je veux mourir…, etc., etc.

— Je dois vous dire, Mademoiselle, que je suis crédule comme un bistouri, et que vous prodiguez en vain des talents dramatiques très-remarquables. Le temps se passe et toutes vos dénégations seront étouffées par les cris de votre enfant… Vite au roman… Voici comment les choses se sont passées. C’était un soir, l’escalier était sombre, un homme vous a saisie.

— C’est vrai.

— Vous avez eu peur, la peur paralyse les forces ; il a porté sur vous une main coupable.

— Oh ! c’est bien vrai !

— Vous n’avez pas su vous défendre, vous vous êtes évanouie.

— C’est bien cela.

— En revenant à vous vous étiez déshonorée !

— Oh ! oui, Monsieur, c’est bien vrai tout cela.

— Eh ! non, ce n’est pas vrai, mais il est nécessaire dans votre intérêt que vos frères croient à cette histoire ; ils n’ont pas l’air d’entendre la plaisanterie, et le premier mouvement pourrait être difficile à arrêter.

La jeune fille comprit que la crédulité n’était pas ma vertu dominante, elle prit le parti de se taire et je fis rentrer la famille. Je débitai mon petit speech. Je racontai la chose avec tous les ménagements imaginables, avec toutes les précautions oratoires capables de faire naître l’attendrissement ; la pauvre mère était prise, elle pleurait en embrassant sa fille. Les frères étaient immobiles et sombres ; mon roman n’avait pas près d’eux un succès d’enthousiasme. L’aîné, le moustachu, un ex-lieutenant de spahis, poussa un effroyable juron.

— C’est X…, j’en suis sûr… le misérable, il faut que je le trouve.

— Partons, dit le barbu.

Et ils s’élancèrent comme une trombe à la recherche de X…

Le sieur X… ne m’inspirait qu’une médiocre commisération. Je devinai une séduction accomplie à la faveur de relations amicales avec la famille. Les frères étaient partis, mon but rempli, je me préoccupai beaucoup moins du reste. J’envoyai la mère à la recherche d’une layette et je restai seul avec la servante qui me parut être de moitié dans la confidence.

Une demi-heure après, on pouvait recommencer le mot de Charles X, il y avait un petit Français de plus. La mère et l’enfant se portaient bien. Je procédais dans une pièce voisine aux premiers soins que réclamait cet enfant de l’amour, tout à coup je vis apparaître par la porte entrebâillée, le profil d’une figure longue, blême et effarée. — Je sentis que cette tête appartenait au séducteur, il jeta autour de la chambre un regard timide, qui en sonda tous les recoins en un instant. Il n’était pas prévenu de l’événement et cependant il n’en parut pas surpris ; il savait à quoi s’en tenir sur l’hydropisie et ses suites, peut-être un de ces zéphirs amoureux qui sont chargés de transporter sur leurs ailes le pollen des fleurs, lui avait-il porté à travers l’espace les premiers vagissements de son fils.

Le jeune homme blême fit deux pas en avant, son œil d’un bleu pâle et terne s’arrêta sur moi, je compris qu’il avait peur et qu’au moindre mouvement il disparaîtrait au plus vite. Il est des gens que malgré soi, à la première vue, on compare à quelque chose : ce jeune Lovelace, qui ressemblait à un pierrot mal désenfariné, devint pour moi le sujet d’une comparaison fort triviale. J’en demande pardon au lecteur, mais je ne trouvais pas autre chose ; il me fit l’effet d’un lapin vidé.

— Entrez, Monsieur, lui dis-je, je crois que vous n’êtes pas de trop ici, et que vous êtes pour quelque chose dans ce qui s’y passe.

— Hélas, oui ! Monsieur, mais je vous assure…

— Quoi ?

— Que ce n’est pas ma faute…

— Parbleu ! c’est la mienne, peut-être ? Enfin, ce qui est fait est fait ; voilà un enfant qui a besoin d’un père, j’aime à croire que vous remplirez votre devoir en galant homme.

— Oh ! Monsieur, c’est bien mon intention.

— L’enfer est pavé d’intentions excellentes ; à votre place, pour qu’on n’en doute pas, je m’exécuterais sur-le-champ.

— Comment faire aujourd’hui ? Il est trop tard, la mairie est fermée.

— On n’a pas besoin de tant de cérémonies pour reconnaître son enfant, si vos intentions sont bonnes. Asseyez-vous là, prenez une plume, et écrivez ce que je vais vous dicter.

— Dictez.

— Je déclare être le père de l’enfant du sexe masculin que mademoiselle Z… a mis au monde aujourd’hui, 5 mars 1860. — Très-bien, signez maintenant ; cela suffit. Embrassez votre fils, embrassez la mère, et courez sans vous arrêter au chemin de fer le plus voisin.

— Pourquoi cela ?

— Parce que les frères sont à vos trousses, et si le barbu a l’air furieux, le moustachu me semble exaspéré.

— Les frères le savent !!! (de pâle il devint vert) alors je suis perdu !

— Le fait est que la situation est tendue. C’est un motif de ne plus perdre de temps ; partez.

— Je n’ai plus de jambes, docteur.

— Eh ! eh ! Voilà le quart d’heure de Rabelais qui va sonner ; il faut solder la carte à payer du sentiment. — Eh ! eh ! jeune gandin, vous vous introduisez dans une famille d’honnêtes gens, vous séduisez une jeune fille bien élevée, histoire de passer le temps, et vous croyez que l’accident n’aura pas de suites ! Pardieu ! la chose serait commode, vous n’avez donc jamais vu les drames de l’Ambigu ! Vous ne savez donc pas qu’il faut toujours à la fin des pièces que la vertu triomphe. Eh ! eh ! si je ne me trompe, la vertu ce n’est pas ici le gandin, vous avez deux remords, l’un barbu et l’autre moustachu qui courent après vous pour vous faire un mauvais parti, car ils vous massacreront, mon jeune monsieur. Je me connais en physionomie, et les deux frères ont la mine de gens qui vont tuer quelqu’un : au fait pourquoi se gêneraient-ils ? Que voulez-vous qu’on fasse à des gens qui tuent l’homme qui a tué l’honneur de leur sœur ? Eh ! eh ! eh ! vous avez en ce moment une drôle de figure, et si les autres gandins vos amis pouvaient vous voir, ils seraient, pour quelque temps au moins, dégoûtés de courir la fillette, autrement que pour le bon motif.

— Ah ! Monsieur, je vous en supplie, aidez-moi à sortir de ce mauvais pas.

— Il n’y a qu’un moyen, je vous l’ai indiqué, c’était le chemin de fer, mais vous avez perdu vos jambes, je ne puis cependant pas vous emporter sur mon dos. Eh ! eh ! eh !

— Mais j’épouserai, j’épouserai, tout de suite si on veut.

— Il est un peu tard pour épouser tout de suite, la mairie est fermée, comme vous disiez tout à l’heure, et j’avoue que je n’ai pas qualité pour remplacer monsieur le maire et ses adjoints.

— Si je m’y engageais par écrit !

— C’est une idée, je ne sais trop ce que vaudra votre engagement, mais enfin ce sera toujours mieux que rien.

Il ajouta sur le papier qu’il venait de signer : Et je m’engage à épouser la demoiselle Z… aussitôt que les formalités nécessaires seront remplies.

Il était temps, des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, la retraite était coupée. Je me préparai à sauver au moins une des oreilles du Lovelace. Lorsque la porte s’ouvrit, il avait disparu. L’agitation d’un rideau m’indiqua dans quel terrier il avait cherché un gîte. Les frères jetèrent un regard de colère sur l’enfant.

— Nous ne l’avons pas trouvé, mais il viendra ici bien sûr, nous le prendrons à la souricière, et nos comptes seront réglés en famille.

— Quand vous l’aurez tué, pensez-vous qu’il épousera votre sœur ?

— Lui, épouser ! allons donc.

— Qui sait ?

— Quand on veut épouser, on n’agit pas comme un gredin ; on parle à la famille.

— Tenez, lui dis-je, en lui tendant le papier, s’il ne parle pas, il écrit. Lisez.

— A tout péché miséricorde, dit la mère qui rentrait avec la layette.

Ils passèrent dans la chambre de la jeune mère que je n’avais point voulu rendre témoin de ces péripéties dramatiques.

— Docteur, me dit le moustachu, c’est vous qui avez arrangé cela, je vous en remercie pour ma sœur. X… vous doit un beau cierge, car si je l’avais rencontré, je l’éventrais comme un lapin.

Ma comparaison me revint donc à l’esprit et je me pris à rire. J’avais grand appétit et je partis retrouver mon potage en songeant que Lovelace était tombé sur une Clarisse beaucoup plus rusée que lui. X… m’attendait dans la rue ; il me remercia avec effusion.

— Jeune homme, la leçon a été rude, racontez-la à vos amis pour qu’ils en profitent. — Et ne placez jamais votre fils dans les zouaves, s’il ressemble à son père il ne ferait pas son chemin dans cette partie-là.

Un mois après, je recevais une lettre qui m’annonçait le mariage de M. X. avec mademoiselle Z.

XIX

Séance annuelle de l’Institut.
La science vulgarisée. — Feu le marquis d’Argenteuil.
L’enfant gâté. — La fontaine Saint-Michel.

Hier lundi, l’Académie des sciences a tenu sa grande séance annuelle. C’était le jour des récompenses, la fête des lauriers.

Ces réunions solennelles ont lieu sous la coupole du palais Mazarin. Pour ce jour-là, le public ordinaire de la savante compagnie cède sa place aux gens du monde, qui profitent de cette circonstance pour voir de près la réunion des illustrations représentant la plus haute expression de la science moderne.

Les étrangers peuvent bâtir des palais plus somptueux que les nôtres, leur industrie peut égaler notre industrie, mais ils seront encore longtemps réduits à nous envier notre Institut. Une des grandes ambitions des savants exotiques est d’obtenir le titre de membres correspondants, et ils ne se plaignent pas de faire longtemps antichambre avant d’obtenir un fauteuil.

Le programme de ces séances est le même pour toutes les Académies : d’abord le rapport sur les prix ; ensuite l’éloge d’un académicien qui n’existe plus que dans le souvenir de ceux qui n’oublient pas les nobles découvertes.

Le rapport sur les prix, fort savamment rédigé, a été lu par M. Élie de Beaumont, d’une voix presque retentissante qui a surpris et charmé les auditeurs ordinaires de l’éminent secrétaire perpétuel. Parmi les lauréats, les médecins de la France et de l’étranger, étaient en grande majorité, j’en ai compté plus de quinze ; ce qui n’a rien de surprenant pour ceux qui savent que l’art de guérir emprunte un contingent à presque toutes les sciences que couronne l’Institut.

M. Élie de Beaumont a proclamé les noms des docteurs : Chenu, Poulet, Sistach, Saint-Pierre, Hollard, Bert, Réveille, Viennois, Meynet, Desormeaux, Suquet, Legrand de Saulle, Vanzetti, Davaine, Grimaud de Caux, Hellie, etc.


M. Coste a lu ensuite un excellent discours élégamment écrit et surtout parfaitement dit sur Dutrochet. L’orateur a exposé avec beaucoup d’art la vie laborieuse et modeste du célèbre auteur de la Théorie de l’endosmose. En rappelant ses remarquables travaux sur l’embryologie, M. Coste était sur son terrain, et j’énumérais en silence les découvertes que nous lui devons sur cette branche presque nouvelle de la science, elles effacent celles du savant dont il nous disait l’histoire.

L’accent méridional de M. Coste prête un certain charme à sa diction. C’est pour moi la gousse d’ail qui parfume et relève la saveur de l’excellent gigot de présalé.

Les applaudissements du public et les félicitations de ses collègues lui ont assuré le fauteuil de secrétaire perpétuel, qu’il n’occupe que par interim. Les comptes rendus et les journalistes ne pourront qu’y gagner.


Le cri des Romains était : du pain et des spectacles ! Sous leur beau ciel, le reste pouvait leur paraître accessoire. Notre civilisation se montre plus exigeante : nous aimons aussi les spectacles, mais ils sont insuffisants pour charmer les loisirs de notre imagination. L’école primaire, que les Romains fréquentaient peu, a fait naître un besoin général de lecture dans toutes les classes de la société, et tout ce qui s’imprime trouve des lecteurs, depuis le chef-d’œuvre de l’esprit humain jusqu’à ces romans au vert-de-gris qui couvent l’assassinat des marchandes à la toilette ; en passant par l’histoire des victoires et conquêtes des cocottes, ce macadam social, qui salit les chaussures des gens qui le traversent.

Permettez-moi de croire que vous ne trouvez guère de charme à lire l’apothéose des gredins, et que vous vous intéressez peu aux efforts gigantesques des héros de roman qui déracinent l’obélisque pour écraser une puce. Vous êtes certainement de mon avis, que cette littérature est aussi malsaine pour l’intelligence que les jouets peints à l’arsenic sont dangereux pour les enfants qui s’en amusent.

Cependant vous aimez la lecture, et je vous en félicite de tout mon cœur. Permettez-moi donc d’attirer votre attention sur une série d’ouvrages scientifiques qui viennent frapper discrètement à la porte de votre bibliothèque.

Il y a dix ans, un livre scientifique était aussi amusant pour vous que la contemplation du tombeau d’un Pharaon. Il parlait une langue qui vous était inconnue, et son écorce hérissée vous empêchait d’en goûter les fruits.

Quelques jeunes auteurs, disciples fervents et éclairés des Académies, ont pris la peine, à votre intention, de faire descendre la science des hauts sommets où elle perche, et d’en vulgariser les questions les plus intéressantes. La cosmologie, la physique, la chimie, l’histoire naturelle et les progrès de la haute industrie forment la matière de ces volumes. Ils sont écrits d’une manière claire, élégante, précise et exacte, par des hommes du métier, dont l’ambition est d’être parfaitement compris de vous. Ces ouvrages sont déjà assez nombreux. Je me bornerai à vous signaler seulement ceux qui sont fraîchement éclos.


La science populaire, de P. Rambosson, qui en est à sa quatrième année. L’auteur a été chercher dans la mer des Indes les premières notions de la carte routière des orages, qui jouera désormais un si grand rôle dans la navigation. M. Rambosson doit être né dans le rez-de-chaussée d’un journal scientifique. Il paraît tout jeune encore, et il me semble que j’ai toujours lu ses articles. C’est un écrivain modeste et fort méritant.


Les Causeries scientifiques (5e année), de M. de Parville, vulgarisateur très-fin et très-élégant, qui fournit de la science à trois ou quatre journaux politiques.


Les Semaines scientifiques, d’A. Sanson, que les lecteurs de la Presse n’ont point encore oublié.

Écrivain oseur ne détestant ni la polémique ni la bataille, M. Sanson est un positiviste avancé ; il s’en défend, parce qu’il aime la contradiction ; mais je le connais bien, et je puis vous répondre qu’il l’est autant que moi.

Ces trois livres ont un grand air de famille, et cependant ils constituent des individualités différentes. Je vous assure que, lorsque vous les aurez lus, vous pourrez introduire dans la conversation des salons un élément qui fait là trop souvent défaut : l’intérêt.

Ceci dit, je ne veux pas laisser passer sans les arrêter au collet certains chapitres du livre de mon ami Sanson, où il est question de ces pauvres médecins, sur le compte desquels il aime assez à s’égayer. Comme si après Molière quelqu’un devait oser toucher à sa guitare ! M. Sanson poursuit partout le monopole avec l’ardeur d’un chasseur de chevelures.

S’il rencontre sur sa route un diplôme de docteur, il s’empresse de brandir son scalpel en s’écriant : A bas le monopole médical, vive l’exercice libre de la médecine que le premier venu doit pratiquer sans jamais l’avoir apprise. Il faut que le malade soit absolument libre d’appeler, pour le soigner, qui bon lui semble : tant pis s’il se trompe.

Cela me rappelle le mot d’un fameux massacreur de la Saint-Barthélemy qui frappait impartialement sur les huguenots et les catholiques en criant : — Tue ! tue tout ! Dieu saura bien reconnaître les siens. Il est certain que, dans cette circonstance, Dieu n’a pas commis d’erreur de répartition. Mais le public, qui n’a pas le même discernement, serait exposé à confier sa vie et celle des siens à un domestique sans place, à un déclassé de la société qui s’intitulerait médecin ; car rien n’est facile comme de faire tirer la langue du prochain, de lui tâter le pouls, et de prendre un air grave en signant, sous prétexte d’ordonnance, un passe-port pour l’éternité.

J’ajouterai que le public a toujours eu le droit, et il en use, de se faire estropier par les charlatans. Il peut faire mutiler ses doigts par le marchand de vin qui soigne les panaris ; graisser ses douleurs par la pommade Bossu ; traiter ses cancers par le Javanais au museau bronzé ; disloquer ses articulations par les rebouteurs et voler son argent par les somnambules. La justice trouve le malade assez puni de sa sottise et ne s’occupe pas de lui, elle se contente d’infliger aux charlatans une petite amende qu’ils savent habilement transformer en grosse réclame.

M. Sanson, pour être conséquent avec ses principes, devrait également demander la suppression des lampions qui éclairent les gouffres béants sous les pieds des passants attardés : chacun doit être libre de se tuer dans les ornières de la voie publique. Tant pis pour ceux qui ont la vue basse.

Il doit demander la démolition des parapets et des garde-fous : chacun doit être libre de prendre la rivière pour une grande route, tant pis pour ceux qui ne savent pas nager. Il doit solliciter aussi la suppression des gendarmes qui gênent l’industrie des fabricants artificiels de billets de banque ; les gens qui les reçoivent doivent savoir distinguer les faux de ceux-là qui sont authentiques.

Il y a trois ans, un de mes amis, homme intelligent, était, ainsi que son fils, jeune enfant d’avenir, cloué sur le lit par une fièvre typhoïde d’une méchante espèce. Les ordonnances de son médecin ordinaire étaient suivies avec une religieuse exactitude, et il remerciait avec effusion la science qui lui rendait la santé, qui lui conservait son fils.

Il se gardait bien d’évoquer les souvenirs de Molière, et si quelque athée eût dit devant lui qu’il n’y a point de science médicale, il eût rassemblé le peu de forces que la maladie lui avait laissées pour assommer le blasphémateur.

Puis la santé est revenue, et avec la santé le souvenir des railleries de Molière. Car cet ingrat se nomme… A. Sanson.

Admettons que l’exercice de la médecine ait été aussi complétement libre que le commerce des pommes de terre frites. Admettons aussi que M. Sanson, entièrement isolé du mouvement scientifique, et simplement guidé par la plaque professionnelle qui indique la demeure d’un médecin, ait réclamé les soins d’un sonneur de cloches ou d’un clerc d’huissier, subitement convertis au culte d’Esculape.

Admettons enfin, ce qui n’a rien d’improbable, que, le guérisseur improvisé, aidant la maladie, ait laissé mourir le fils de mon ami. Je me demande si M. Sanson serait aussi partisan de la suppression du diplôme.

J’avoue que personnellement il m’est absolument indifférent qu’on fasse disparaître les garanties qui protégent la santé publique ; et si vous, qui avez des enfants ou des êtres chéris que la maladie peut atteindre, vous êtes de cet avis, je suis prêt à me faire l’écho de vos vœux. Cependant, je vous ferai remarquer qu’en Angleterre, où la vente des poisons n’est soumise à aucun contrôle, on a jugé que la médecine libre était plus dangereuse encore, car on l’a supprimée déjà depuis plusieurs années.


Je fus appelé, il y a quelques jours, pour donner des soins à un jeune enfant volontaire et gâté, atteint d’une maladie grave.

J’ordonnai une potion sur laquelle je fondais un légitime espoir.

Le lendemain, je trouvai la potion intacte et l’enfant plus malade.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait prendre à l’enfant le médicament que j’ai prescrit ?

— Il n’en a pas voulu, répondit la mère désolée.

— Votre faiblesse aura un triste résultat.

— Comment ! c’est aussi grave ! Il le prendra, monsieur, je vous en réponds, je l’assommerai plutôt.


Le 11 décembre, jour de la distribution des prix académiques, l’ombre du marquis d’Argenteuil, tourmentée par cet éternel besoin de vider sa vessie, qui fit le désespoir de son existence, sortit de la froide demeure où elle repose, et vint, naturellement, soulager ses douleurs vers les murs de l’Académie de médecine. Elle espérait, en ce jour solennel, être débarrassée de son infirmité par le lauréat, gratifié du prix de 12,000 fr. que lui, feu marquis, légua ad hoc à cette illustre société… L’ombre rôdait donc entre chien et loup, attendant son lauréat, prêt à le saisir au passage. Quantité de silhouettes médicales défilèrent à travers une pluie fine et glaciale ; de jeunes savants au front chauve, de vieux professeurs au front couronné d’une noire chevelure, de petits lauréats ayant à la main quelques bourgeons de lauriers ; enfin, des femmes jeunes et belles, formant la plus belle moitié des académiciens, défilèrent devant elle. L’ombre demeura, vu ses douleurs, insensible à la majesté du spectacle ; c’est que pas une de ces silhouettes n’avait l’air de jubilation qui éclaire comme un lampion le faciès d’un triomphateur ; la foule défilait toujours.

Enfin, M. Mercier parut, il portait écrit sur son chapeau : J’ai le gros lot. Un instant l’ombre émue voulut s’élancer vers lui, mais elle s’arrêta bientôt triste et morne en murmurant : « Non, non, ce n’est pas encore celui-là qui doit me guérir ; il n’a pas pour 12,000 fr. de jubilation dans l’œil, attendons, attendons encore. » Et son regard aigu se replongea dans la foule, à la recherche du lauréat, comme la sonde du gabelou impassible se plonge dans les bottes de paille à la recherche de la contrebande.

La brise glaciale vibrait en folâtrant à travers les côtes de la cage thoracique du feu marquis, les faisait résonner comme les cordes d’une harpe éolienne, et lui murmurait des noms de lauréats que l’écho ne répéta jamais, de ces noms illustrés pour un instant par l’Académie que oncques n’entendit plus prononcer. Elle vit même passer M. Charrière, portant sous son bras un sac d’écus estampillé au timbre de l’Académie ; puis les bruits s’éteignirent un à un, les bougies de la fête passèrent une à une de vie à trépas, et l’obscurité étendit de nouveau son sceptre sur la docte enceinte de l’Académie.

L’ombre du marquis poussa un de ces lugubres soupirs d’âme en peine qui passent dans l’air comme une rafale, qui font mugir les cheminées comme des tuyaux d’un orgue gigantesque, et glacent d’effroi les gens simples et frileux accroupis autour du foyer ; elle s’apprêtait à regagner sa froide demeure en grommelant : me voilà encore condamné à six ans de rétrécissement forcé. Ah ! si c’était à refaire, je sais bien qui n’aurait pas mes 30,000 fr. J’aurais mieux fait de les donner au curé de ma paroisse : il aurait peut-être obtenu quelque chose pour moi.

Comme il allait partir, un pas lourd retentit sous les doctes voûtes, puis un homme apparut. A son encolure, l’ombre du marquis le prit tout d’abord pour le porteur d’eau de l’Académie ; mais un examen plus attentif lui fit reconnaître un fabricant de lauréats.

L’ombre s’avança digne et froide, et posa sur l’homme au pas lourd une main décharnée, qui le glaça d’horreur. Ses cheveux se hérissèrent, une sueur froide inonda son front, son œil rond s’agrandit plein de terreur, et un fouchtra étouffé s’éteignit dans son gosier, paralysé par la peur.

L’homme voulut fuir, mais la main du spectre s’allongea, s’allongea à sa poursuite, et le ramena titubant aux lieux qu’il venait de quitter.

L’OMBRE. — Bonjour, compère.

L’HOMME, claquant des dents. — Bonjour, monsieur le marquis.

L’OMBRE. — Où courez-vous donc si fort, compère ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, j’allais voir si Catherine a préparé le dîner pour les membres d’une commission que je reçois ce soir.

L’OMBRE, avec amertume. — La cuiller à pot est donc toujours le drapeau qui guide les savants dans le sentier de la camaraderie. Dites-moi, compère, qu’avez-vous fait de mes 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Je l’ignore, monsieur le marquis, je ne m’en suis pas du tout occupé.

L’OMBRE. — Vous êtes un finot, compère, holà ! dépêchons, qu’avez-vous fait de mes 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Mais, monsieur le marquis, on les a donnés aujourd’hui même à six lauréats.

L’OMBRE. — Eh ! qui donc s’est permis de substituer sa volonté à ma volonté de mourant ? Quoi ! j’ai voulu donner à un savant une récompense qui n’eût pas l’air d’une aumône, et on se permet de briser mon offrande pour en répandre les miettes autour de soi ! Quel est donc ce dépositaire infidèle que j’aille le tirer la nuit par les pieds ?

L’HOMME, claquant des dents. — Ah ! monsieur le marquis, pardonnez à notre zèle, on a cru que vous seriez heureux de voir l’esprit supérieur de l’Académie se substituer à votre intelligence un peu obtuse.

L’OMBRE. — Assez, compère, j’ai ouï dire que l’Académie s’était fort peu mêlée de l’affaire et qu’elle avait laissé commettre cette ingratitude aussi noire qu’incroyable à quelques mains habiles en intrigues qui ont déjà forcé mes héritiers à faire un procès à l’Académie.

L’HOMME. — Je vous jure, monsieur le marquis, qu’on a fait pour le mieux.

L’OMBRE. — Dites-moi, compère, je suppose que vous donniez à votre tailleur du drap pour vous faire un pantalon, je suppose aussi que votre tailleur, voulant substituer son intelligence supérieure à votre lourde raison, sous prétexte de faire pour le mieux, vous rapporte une dizaine de petits pantalons très-propres à habiller des poupées, que feriez-vous, compère ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, si le gredin me jouait un pareil tour, je lui ferais payer mon drap.

L’OMBRE. — Que diriez-vous, compère, si, moi, je faisais rendre l’argent ? Que diriez-vous, si M. Mercier, mon testament à la main, forçait l’Académie, qui l’a reconnu comme auteur du plus grand perfectionnement, à lui donner à lui tout seul le prix de 12,000 fr. ?

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, ne me parlez pas de ces affreuses choses, vous allez me couper l’appétit. M. Mercier a inventé si peu que ce serait de sa part une bien noire ingratitude.

L’OMBRE. — Savez-vous, compère, qu’il court de vilains bruits à propos de mon prix ? On dit que vous ne le donnerez jamais tout entier à un seul médecin, de peur que sa boutique ne devienne mieux achalandée que la vôtre.

L’HOMME. — Ah ! monsieur le marquis, quelle horrible calomnie ! N’a-t-on pas donné déjà 12,000 francs à M. Reybard ?

L’OMBRE. — Compère, je vous le répète, vous êtes un finot. Vous savez que M. Reybard, qui a inventé un instrument capable de fendre du bois avec autant de facilité qu’un canal de l’urètre, demeure à Lyon, et que vos malades n’iront pas le chercher là. Si M. Mercier habitait Pékin, vous lui auriez décerné le prix avec enthousiasme. Mais, à propos, n’est-ce pas un certain docteur Guillon qui a inventé l’urétrotomie ?

L’homme lourd fait la grimace et ne répond pas.

L’OMBRE. — Je ne l’ai pas vu parmi les lauréats ; aurait-il refusé de se présenter au concours ?

L’homme lourd devient rouge et reste muet.

L’OMBRE. — J’ai ouï dire que vous aviez trouvé le moyen de le ballotter de commissions en commissions et de l’exclure à perpétuité de la liste des prix.

Les larges oreilles de l’homme lourd deviennent écarlates, mais il reste toujours muet.

L’OMBRE. — Allez, allez, compère, tremper votre soupe, je vois que vous êtes de ceux qui font de la science un pressoir à gros sous ; l’Académie, qui renferme tant d’hommes honnêtes et véritablement savants, a bien tort de vous laisser faire ses affaires. Et les gens étrangers à la science sont bien fous lorsqu’ils croient récompenser les travailleurs par les mains des sociétés savantes. Leur argent devient trop souvent la proie des coteries, et les vrais travailleurs qui devraient en profiter mangent leur pain à la fumée. Dites-moi, savez-vous maintenant signer votre nom ?

L’HOMME, avec un sourire de satisfaction. — Ah ! monsieur le marquis, depuis mon dernier ouvrage, je commence à l’écrire d’une manière assez lisible.

L’OMBRE. — Allez tremper votre soupe. J’entends la cloche des trépassés ; il faut que je rentre.

(Bruit lugubre de cloches dans le lointain. L’ombre s’évanouit et l’homme lourd s’enfuit d’un pas léger.)


On a déposé au coin du boulevard de Sébastopol (rive gauche), sous prétexte de monument public, une espèce de bâtisse hydraulique portant à un haut degré le cachet de ce mauvais goût bourgeois qui remplace chez nous l’art architectural, tombé en complète décadence. Cette fontaine a dû être inventée et dessinée par l’illustre Joseph Prudhomme, — élève de Brard et Saint-Omere — et exécutée par un marbrier. Elle peut prendre place à côté du fort de la halle, de l’hôtel du timbre, du nouveau Louvre, de la mairie du 1er arrondissement, qu’on a placé comme pendant de Saint-Germain-l’Auxerrois, comme si le bloc informe pouvait servir de pendant aux guipures de l’ogive. Je n’ai point à m’occuper de toutes ces constructions que Joseph Prudhomme, dans sa mâle candeur, appelle des monuments, et je ne m’indigne guère lorsque le chien mingens ad parietem s’abrite un instant sous leur ombre ; mais la fontaine Saint-Michel appartient au pays latin, appartient presque aux choses médicales, et il est de mon devoir de rectifier les idées que les étudiants de première année pourraient puiser, en la voyant sur la manière dont on peut utiliser les pierres de taille.

Le sujet principal de l’œuvre représente l’archange saint Michel terrassant Satan. Cette touchante légende — ou plutôt cette aspiration, car jusqu’à présent le principe du bien n’a pas encore définitivement terrassé le principe du mal — appartient à presque toutes les anciennes théogonies, et, qu’on emprunte le sujet à la religion chrétienne ou aux cultes païens, que le bon principe se nomme saint Michel ou Osiris, Emoun, Tamagisanoch, Ormuzd, Opoiam ; que le mauvais esprit se nomme Satan ou Typhon, Moloch, Sariafing, Ahriman ou Maboïa, l’artiste se trouvera aux prises avec des personnalités puissantes qui ne peuvent être animées que par le souffle du génie, et Joseph Prudhomme ne tient pas cet article-là.

Le principe du bien doit terrasser son ennemi, non pas par la force brutale de son glaive, mais par la splendide majesté de son regard. Son front doit rayonner ; c’est la vertu, la force morale qui lui fournit ses armes.

Au lieu de cela, M. Duret — ici Joseph Prudhomme se nomme M. Duret — a fait comme bon principe, un bonhomme ailé. A la place du génie du mal, une espèce d’Hercule à plat ventre qui fait la grimace.

Le bonhomme ailé, une serviette sur l’épaule, lève les bras en l’air en tenant son sabre d’une manière si malheureuse qu’il se pratiquera, s’il n’y prend garde, une amputation du bras, qu’on pourrait bien trouver un beau matin dans la fontaine ; du bout de son aile il chatouille la plante du pied droit de Satan, qui a l’air de dire : je m’en fiche pas mal, je ne suis pas chatouilleux. Cependant, au fond, on voit bien à sa grimace qu’il éprouve une sensation désagréable. — Je préfère la pause de M. Fauvel dans la peinture murale de la salle de garde à la Charité. En voilà un gaillard qui terrasse bien, le cheveu au vent, l’œil arrondi, le bras armé d’un terrible fouet vengeur ; il est superbe d’audace et de fougue ; seulement je n’aime pas le costume romain dont il se drape ; il me semble que si on l’avait fourré sous — la peau du lion, — il eût été beaucoup mieux dans son rôle. Mais revenons à la fontaine.

Messire Satan pose dans la situation de feu Boswel, le clown du Cirque, faisant la perche ; seulement, au lieu d’avoir le ventre soutenu par une perche, il est appuyé sur un de ces petits rochers que les bergers suisses taillent avec leur couteau dans un morceau de bois blanc. En bas, deux grosses bêtes, d’une espèce inconnue, vomissent de l’eau qui pourrait bien être une solution de tartre stibié, si l’on s’en rapporte aux efforts qu’ils font pour la rendre. Tout cela est accompagné de statues, de colonnes, d’écussons, d’incrustations de trente-six couleurs qui font ressembler cette bâtisse plutôt à une carte d’échantillons géologiques qu’à une œuvre d’art.

MM. les porteurs d’eau enthousiastes proclament peut-être M. Duret un grand homme ; moi je le voue à la postérité.

XX

Les trichines.
L’hygiène des hôpitaux. — Un oculiste. — La marée Babinet.
La Médaille et ses revers.

Enfin ! nous avons donc des trichines à Paris, on ne sera plus réduit à traiter ce sujet, qui passionne la peur du public, d’après le récit des blonds fils de l’Allemagne ; nous pourrons tout à notre aise étudier les habitudes de ces nématoïdes.

Si vous êtes désireux de vous en procurer n’allez pas en demander aux charcutiers, ils n’en tiennent pas, le produit est encore rare et ne se trouve pas dans le commerce. J’avais l’intention de les proposer en prime aux lecteurs de l’Événement, mais, en ce moment, il n’y en aurait pas pour tout le monde.

J’attends qu’un abonné se dévoue à leur reproduction. Car, je vous l’ai déjà dit, ils ne multiplient que dans l’être vivant ; il est vrai que leur vertu prolifique est telle qu’un seul abonné fournira de la graine à tous nos lecteurs.

Mes trichines ont été expédiées directement de Berlin par le savant professeur Virchow, au professeur Ch. Robin, lequel a bien voulu me céder un morceau d’un pauvre Allemand qui ne faisait pas assez cuire ses saucisses. Je possède également une portion du porc trichiné qui a été son bourreau.

J’ignore si cela tient aux fatigues du voyage, à un commencement de nostalgie, ou si elles proviennent de sujets enclins aux idées tristes, mais ces trichines ont une physionomie toute mélancolique. Elles se prêtent de mauvaise grâce à l’observation et semblent bouder le microscope. Je puis cependant vous assurer que j’ai fait tous mes efforts pour leur faire oublier leur patrie.

Véritablement, il est impossible de reconnaître à l’œil nu la viande trichinée si l’on n’est pas prévenu.

Avec beaucoup d’attention, on aperçoit un semis de petits grains blanchâtres ovoïdes, d’un demi-millimètre de diamètre : ce sont les kystes qui renferment l’animalcule. Lorsque l’enkystement n’est pas encore opéré et que les trichines sont libres dans le tissu, on ne peut les voir sans l’aide d’un instrument amplifiant.

Jusqu’à présent je n’ai point à modifier ce que j’ai dit dans ma causerie consacrée aux trichines (et qui a été déjà mise bien des fois à contribution, sans indication d’origine), si ce n’est, qu’après avoir isolé et brisé l’enveloppe calcaire de l’un de ces kystes je l’ai trouvé vide, ce qui est fort rare.

Cependant j’espère avoir trouvé un procédé de trichinoculture qui permettra d’obtenir la reproduction des trichines dans un autre milieu que l’intestin d’un animal vivant.

— A quoi bon ?

— Il est de principe, en stratégie, d’étudier les mouvements de son ennemi, et jusqu’à présent nous n’avons jamais saisi sur le fait le mécanisme intime de la reproduction trichinaire. Ce que nous en savons repose sur des inductions que je crois rigoureusement exactes, mais dont l’évidence sera bien plus manifeste quand elle aura subi le contrôle de l’examen direct.

Voici mon procédé d’expérimentation, et j’espère que quelques-uns de mes confrères en tireront parti : de la multiplicité des expériences jaillissent les faits nouveaux.

Nous possédons en médecine deux agents de digestion artificielle, la diastase et la pepsine. Si on place un morceau de viande en contact avec la pepsine dans un vase maintenu à une température de 40° centigrades, on le voit se dissoudre en vingt-quatre heures et se transformer en peptone, comme dans la digestion stomacale d’un animal vivant. Cette propriété est journellement utilisée chez les individus atteints de dyspepsie. La pepsine alors détermine une digestion artificielle que l’estomac malade ne peut accomplir seul.

En plaçant de la viande trichinée dans ces conditions, elle est bientôt digérée artificiellement. L’enveloppe kystique se dissout et les animalcules, mis en liberté, se trouvent exactement dans les mêmes conditions que dans l’intestin d’un animal et ils acquièrent leur aptitude à la reproduction. J’ai déjà exécuté cette partie du programme.

En continuant l’expérience, les embryons trichinaires ne peuvent naturellement opérer leur migration en dehors du milieu qui les contient. Ils doivent devenir adultes sous l’œil de l’observateur, sans passer par la période d’enkystement, et donner lieu à une nouvelle génération d’animaux semblables. Le résultat exige, pour se produire, un temps qu’il m’est difficile de déterminer d’avance. Mais j’espère qu’en suivant cette voie on verra surgir des faits de nature à éclairer quelques points encore obscurs de l’histoire des trichines.

Puisque l’infortuné porc est en ce moment chargé de malédictions comme au temps d’Israël, je n’ajouterai guère à l’horreur qu’on lui témoigne, en vous révélant que nous lui devons également le ver solitaire. Je lui jette donc sans remords cette dernière pierre.

Le porc est souvent atteint d’une maladie nommée ladrerie. Elle est caractérisée par la dissémination dans ses tissus de vers ayant l’apparence de petites vésicules et qui portent le nom de cysticerques.

Küchenmeister a récemment démontré que les cysticerques ne sont que les embryons d’un ver plus redoutable, et, qu’avalés par un animal, ils subissent, dans l’intestin, des transformations analogues à celles des trichines ; ils s’allongent, se développent et deviennent ces interminables ténias qui ont dix fois la longueur de l’homme qui les nourrit dans ses entrailles. Le cysticerque est plus volumineux que le kyste des trichines, et sa vitalité est également détruite par la cuisson.

Malgré ces inconvénients, je mange du porc plus souvent que jadis, seulement j’ai soin qu’il soit bien cuit. Ce n’est pas que je l’aime, mais j’ai vraiment pitié de ces pauvres charcutiers, dont la boutique est tombée dans le marasme. Lorsque je les vois les bras croisés, accoudés sur leur porte, implorant d’un œil triste le passant qui fuit épouvanté, je me dis : Il faut encourager les arts et faire vivre les charcutiers.

En vérité, le Français n’est pas poltron, mais quand il s’y met il fait bien les choses, surtout lorsqu’il s’agit de maladie. Sur quelque quarante millions de citoyens on n’a pas encore observé chez nous un seul cas de trichinose, cependant depuis trois mois on voit des trichines partout et on se laisserait mourir de faim devant un plat de jambon.


La question de l’hygiène hospitalière a été vivement agitée dans ces derniers temps. La reconstruction de l’Hôtel-Dieu l’a mise à l’ordre du jour. Son importance est considérable, et l’humanité exige que les malheureux qui viennent réclamer un lit à l’hôpital reçoivent des secours aussi efficaces que possible.

Vous ne pouvez vous faire une idée de l’immense complication du service de l’assistance publique, et de l’ordre admirable qui règne dans l’administration des secours ; de la propreté, des soins minutieux que les malades reçoivent dans nos hôpitaux. Le service médical est fait par l’élite des praticiens, et le titre seul de médecin d’hôpital est un brevet de capacité hors ligne, car on ne l’obtient qu’après de pénibles concours, et vingt compétiteurs se disputent une place.

Le zèle et les soins les mieux dirigés, échouent devant certaines conditions matérielles, et la construction, la disposition du bâtiment jouent un grand rôle dans les succès qu’on y obtient.

Depuis bien longtemps on était attristé par la mortalité terrible qui sévit sur nos Maternités. La parturition est une fonction physiologique, et cependant la fièvre puerpérale tue dans les hôpitaux une femme sur dix-neuf. Dans la pratique de ville au contraire, malgré la misère trop fréquente, les privations, et les plus mauvaises conditions hygiéniques, on ne perd qu’une femme sur cent soixante-dix environ.

Le directeur de l’Assistance publique, dans l’espoir d’améliorer cette triste situation, a chargé le docteur J. Le Fort d’aller étudier les Maternités de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Russie. M. Le Fort vient de publier, sous le titre : les Maternités, le résultat de cette vaste enquête. Ce travail considérable, lamentable histoire des misères humaines, ajoute à des faits connus des documents nouveaux qui intéressent et les médecins et les esprits sérieux préoccupés des hautes questions sociales. Il met en évidence la nécessité, déjà entrevue, d’encourager le développement des secours à domicile pour soustraire les femmes à cette horrible fièvre puerpérale qui envahit les Maternités.

M. U. Trélat, chirurgien en chef de la Maternité de Paris, a publié sur le même sujet un vigoureux mémoire ayant pour titre : les Hôpitaux ; assistance et hygiène, que je recommande à votre attention.

L’administration s’efforce de suivre la voie que lui tracent les médecins, qui sont les meilleurs juges en ces matières, et tout nous fait espérer que bientôt nous n’aurons plus rien à envier, sous ce rapport, aux étrangers.


La pioche municipale démolit en ce moment une maison sordide et rachitique située rue de la Monnaie. C’est là que le docteur D… avait jadis son dispensaire.

Les commencements du savant oculiste, maintenant millionnaire, furent assez pénibles ; il soignait plus de gens malpropres que de têtes couronnées, car son propriétaire avait fait peindre dans l’escalier cette légende :

Les malades sont priés de ne pas faire leurs ordures dans l’escalier.


M. Babinet, beau comme Socrate, possède comme Socrate un démon familier : c’est le démon des tireuses de cartes et de la pronostication. Démon de M. Babinet ! tu as dû longtemps habiter le corps d’un homme, car tu es diablement sujet à l’erreur.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Un jour M. Babinet se sentit secoué par son diable ; il monta sur son fauteuil à trois pieds, agita dans l’air son inculte chevelure, s’essuya les yeux avec son mouchoir à carreaux bleus, et, d’une voix enrouée, imita de son mieux la sibylle de Cumes.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Il prophétisa ! il voyait l’Océan soulevé par une marée comme on en voit peu, comme on n’en voit guère, comme on n’en voit que tous les cent ans : des vagues plus hautes que les Pyrénées, des maisons roulant dans les flots écumeux, des navires lancés à travers les nuages, des hommes noyés, des femmes noyées, des bêtes noyées : un vrai passage de la mer Rouge. Cela devait être drôle.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Je me dis : On ne sait ni qui vit ni qui meurt ; dans cent ans je ne serai peut-être plus de ce monde. Il faut que j’aille voir la marée Babinet. — Je me dirigeai vers le train de plaisir, muni des provisions et vivres nécessaires à un homme qui va visiter des villes tout à fait submergées. Mais, hélas ! le train de plaisir était complet ; les badauds qui croient encore aux prédictions de Babinet-Lænsberg ne m’avaient point gardé une place.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Il est parti le convoi… funèbre de mes espérances ; me faudra-t-il attendre cent ans la marée Babinet ? Hirondelle légère, prends-moi sur tes ailes et ne t’arrête qu’aux rives de l’Océan ! Mais le convoi était parti et les hirondelles n’étaient pas encore venues. Le train express entendit mes lamentations, eut pitié de mes larmes et me reçut dans son sein.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Nous partons, mais sans dévorer l’espace. La machine se traînait nonchalamment sur les rails et s’arrêtait à chaque instant pour regarder l’heure à l’horloge du ciel. Mon cœur bouillonnant s’élançait à travers la portière au-devant de la marée Babinet : il me semblait par moments entendre le bruit de la mer, je croyais voir les flots impatients accourir au-devant de nous… Erreur ! les ronflements des bourgeois qui m’entouraient troublaient seuls le silence de la nature. Ah ! m’écriai-je dans mon désespoir, nous arriverons quand la marée Babinet sera couchée.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Je pus enfin contempler les palais de marbre, les monuments merveilleux, les chefs-d’œuvre des arts qui font de la noble cité de Dieppe la reine des bords de l’Océan. Je pus fouler enfin les galets de sa plage, si admirablement ronds qu’on les prendrait pour des œufs de dinde ou pour les billes réformées du billard de Neptune : des galets qui dévorent une paire de bottes par kilomètre de promenade ! J’admirai tout, — excepté la marée Babinet. J’étais dans la situation de Vatel : la marée était en retard, la marée n’arrivait pas.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Je vis là un artiste qui couvrait une toile presque aussi rapidement que la lame vient couvrir la plage. Son pinceau pétrissait la mer avec une fougue énergique. La vague écumeuse semblait exaspérée de se voir dompter par cette main magistrale, qui la saisissait au passage avant qu’elle ait eu le temps de retomber dans l’Océan. Je reculai involontairement devant ces flots si parfaits qu’ils semblaient vouloir s’élancer sur moi, pour me punir d’avoir douté de Babinet[4].

[4] J’appris plus tard que cet artiste était M. Jugelet, un des beaux talents de notre époque, et qui a conquis aux expositions toutes les distinctions qui honorent le mérite hors ligne.

Après avoir admiré ces efforts de l’art, je voulus admirer aussi l’établissement des bains de mer, qu’on appelle Frascati dans le pays. Je lui trouvai d’abord, il est vrai, l’aspect délabré d’un cirque de province ; les planches bariolées qui forment les murailles me rappelaient ces Turcs qu’on rencontre, le mardi gras, dans la rue Mouffetard ; mais il faut attribuer cette illusion d’optique aux rafales de la tempête et aux tourbillons de neige qui vinrent aveugler mes yeux et obscurcir mon jugement.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Enfin, vers le milieu du jour, le soleil, honteux de se faire, par son absence, le complice d’un pareil guet-apens, le soleil nous envoya quelques-uns de ses plus pâles rayons sur le dos d’un vent nord-ouest, qui n’eut pas même l’intelligence de s’en réchauffer pour passer moins glacial sur nos fronts. — Je guettai jusqu’au soir sur la jetée, en compagnie de beaucoup d’autres badauds, les yeux braqués sur l’horizon, attendant la marée, la tempête, les catastrophes. Nous ne vîmes rien venir ; la mer était calme, mais la tempête était dans nos cœurs, et le nom de Babinet, fabricant d’almanachs, ne sortait de nos lèvres violettes et frémissantes qu’escorté d’un cortége d’imprécations.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

Vers le coucher du soleil, un digne naturel du pays eut pitié de moi, il m’emporta au chemin de fer avec les plus grandes précautions : le froid m’avait rendu fragile ; alors je repris mes sens — et la route de la capitale, que je n’aurais pas dû quitter.

Pendant le voyage j’eus un sommeil accidenté par un songe affreux. Je vis M. Babinet dans son costume de membre de l’Institut ; il avait à la main une corbeille pleine de petits horoscopes renfermés dans des coquilles de noix dorées. Il disait : « Approchez-vous tous qui voulez connaître le passé, le présent et l’avenir ; achetez mes horoscopes ; vous y trouverez votre âge, le lieu de votre naissance, la manière de vous conduire en société, les héritages, pertes, malheurs, procès qui vous arriveront jusqu’à votre mort, et même encore après. Je les vends dix centimes, et je donne en prime aux amateurs : un passe-lacet, une pelote de ficelle et un exemplaire de l’almanach prophétique dont je suis l’auteur. »

Par bonheur, je reçus d’un voisin un coup de pied qui m’éveilla au moment où j’allais acheter un horoscope.

Ah ! que je les regrette, mes quarante-cinq francs !!!

En vérité, je vous le dis, monsieur Babinet, vos erreurs météorologiques vous rendent digne de collaborer à l’Annuaire du Bureau des longitudes. Si vous désirez mourir en paix avec vos semblables, ne pronostiquez plus. Si vous voulez qu’à votre lit de mort je vous pardonne mon voyage à Dieppe,

Ah ! Babinet, rends-moi mes quarante-cinq francs !!!

Il existe de par le monde un monsieur de science, — (je ne dis pas un homme, cela sent la plèbe et il appartient à l’aristocratie de la chose), — que la destinée a favorisé d’environ deux millions de fortune. M’est avis qu’il pourrait, sans compromettre l’avenir de ses héritiers, dépenser un peu plus de dix-huit cents francs par an pour le vivre, le couvert, etc., etc., et ne pas se condamner à perpétuité à la tasse de lait et au pain d’un sou, lorsqu’il ne mange pas en ville. Mais, après tout, c’est son affaire ; il a droit de penser le contraire et de placer la ladrerie au nombre des vertus qui doivent orner le cœur de l’homme. Or, il advint qu’un jour, une société savante lui décerna un prix de dix mille francs — un joli denier.

Cette couronne aurait pu tout aussi bien tomber sur un autre front, sans que dame Justice s’en montrât trop scandalisée. Mais la sagesse des nations l’a dit : L’eau va toujours à la rivière et les écus vers les grands sacs. Je suis pourtant très-disposé à reconnaître que notre deuto-millionnaire n’est pas sans mérite, il a fait jadis des travaux très-estimés, et si ses découvertes n’ont pas été plus nombreuses, cela tient uniquement à ce que le charbon est coûteux et qu’il n’est pas homme à se ruiner en combustible pour faire des expériences qui, peut-être, ne lui auraient rapporté aucun profit.

Le grand jour de la distribution des prix arriva. Mais le ciel qui parfois proteste à sa manière contre les sottises humaines, le ciel se voila d’épais nuages, ouvrit ses cataractes sur le dos du lauréat et le transperça jusqu’à la peau. Situation cruelle, car la route était longue et le pauvre deuto-millionnaire n’a jamais connu, à ses frais, les douceurs du véhicule ; il a même supprimé depuis longtemps de son budget le chapitre relatif aux parapluies, comme constituant une dépense folle, ruineuse et inutile.

C’est donc trempé jusqu’aux os, et crotté jusqu’au collet de son habit (historique), qu’à l’appel de son nom, il se précipita dans les bras de papa Soleil, le président, pour recevoir l’accolade sacramentelle qui forme l’accompagnement inéluctable de la médaille. Le président mouillé fut immédiatement pris d’un rhume de cerveau.

Papa Soleil a un autre nom qu’il daigne apposer au bas des travaux de ses aides, mais je le tairai pour ne pas lui rappeler le faible point de contact qui le rattache à l’humanité ; il est Soleil du haut en bas, jamais cheval de corbillard de première classe n’a porté si haut sa tête empanachée, jamais Jupiter olympien n’a abaissé un regard plus superbe sur les humbles mortels ; jamais paon faisant la roue n’a eu pour sa rayonnante personne une plus légitime admiration. Lorsqu’il daigne se mêler à la foule, son air, sa voix, son geste, toute sa personne semble dire : Inclinez-vous, faibles humains, c’est moi le papa Soleil, non cet astre vulgaire qui fait pousser les choux et les carottes, mais le grand soleil resplendissant qui vivifie la science et fait pousser les savants.

Notre deuto-millionnaire éprouva une vive satisfaction à sécher un peu son habit sur le cœur de papa Soleil ; mais cette satisfaction était mêlée d’impatience, il avait hâte d’accomplir la deuxième partie du programme et de passer à la caisse pour toucher les dix mille francs.

Le caissier le prit non pour un lauréat, mais bien pour un sauveteur qui vient de repêcher un noyé dans le macadam. Notre héros finit par établir son identité, et on lui compta neuf mille cinq cents francs.

— Vous faites erreur, monsieur le caissier, mon prix est de dix mille francs.

— Il est vrai, monsieur ; mais on vous a remis une médaille d’or de cinq cents francs qui forme l’appoint.

— (Tirant la médaille de sa poche et la tournant en tous sens.) Alors elle vaut cinq cents francs ?

— Oui, monsieur.

— Diable ! diable ! cela me contrarie beaucoup ; j’avais compté sur dix mille ! Vous comprenez, c’est fort désagréable. Diable ! diable !… Mais au fait, puisqu’elle vaut cinq cents francs, ne pourriez-vous pas me la reprendre et m’en donner la valeur ? (Rigoureusement historique.)

Le caissier, en rougissant beaucoup — pas pour son compte, — remit quatre cent cinquante francs au deuto-millionnaire.

— Ah ! permettez, cette fois vous vous trompez ! Vous avez dit cinq cents, il manque cinquante francs.

— C’est le prix de la gravure et de la façon, votre nom est sur la médaille, on ne peut pas la donner à un autre.

— (Le lauréat sort furieux.) Cinquante francs ! cinquante francs de gravure ! c’est horrible ! moi qui comptais sur dix mille francs.

Vers la même époque, une pauvre femme avait reçu de l’Académie la médaille d’un prix Montyon. Un jour, la maladie, le malheur s’abattirent de compagnie sur son humble toit ; le ménage fut vendu pièce à pièce ; la pauvre femme supporta la misère en silence ; elle eût rougi de tendre la main à la société, de lui demander un secours, juste et faible rémunération d’une longue existence pouvant se résumer en deux mots : vertu et dévouement.

Cependant cette misère silencieuse fut devinée par d’honorables protecteurs, qui organisèrent une souscription afin de lui venir en aide. Un ami lui en porta le montant et la trouva assise sur son lit, unique meuble échappé au naufrage.

— Ah ! pauvre dame, j’arrive bien tard ; que vous avez dû souffrir !

— Vous le voyez, monsieur, tout y a passé (tirant la médaille de son sein), excepté cela, pourtant ; on meurt de faim, mais on ne vend pas cela, c’est de l’honneur.

XXI

L’anthrax.
Un vase sourd comme un pot.
Internes et directeur. — Le taureau savant.
Impressions de voyage.

L’Académie de médecine vient de terminer, sur l’anthrax, une discussion qui n’a pas duré moins de quatre séances.

L’anthrax est un furoncle à proportions gigantesques qui contient, comme bourbillon, une certaine quantité du tissu cellulaire gangrené. Il peut acquérir le volume d’un œuf. Parfois il s’étale en plaques et devient aussi large que le fond d’un chapeau. Les grands anthrax causent de la fièvre et de vives douleurs, mais en général ils ne constituent un danger sérieux que pour les vieillards ou les malades déjà affaiblis par des affections débilitantes.

Je viens d’écrire un mot bien effrayant pour vous : la gangrène ! Vous partagez peut-être l’opinion vulgaire que la gangrène est une affection mortelle qui dévore le malade sans rémission. C’est une erreur, la gangrène est simplement la mortification, en général très-limitée, d’un tissu dont l’inflammation a entravé la circulation. Bien loin de s’étendre indéfiniment, elle se circonscrit au contraire et se limite à une région peu étendue (excepté lorsqu’elle se développe sous l’influence de l’âge sénile). Au bout de peu de jours, l’eschare tombe et la plaie qui en résulte prend la physionomie d’une plaie ordinaire. Le bourbillon d’un simple furoncle est une petite gangrène qui a détruit quelques millimètres de tissu cellulaire.

Dans cette discussion, les orateurs ont conservé, bien entendu, leurs opinions personnelles, et aucun d’eux ne s’est converti à l’opinion de son voisin : résultat assez habituel dans les discussions académiques. Je le constate sans arrière-pensée de critique et en reconnaissant volontiers que cette immobilité apparente ne diminue en rien les importantes acquisitions dont bénéficie la science.

Dans ces conflits, les questions sont approfondies, présentées sous toutes leurs faces, sous les aspects les plus divers ; et le public médical, qui n’a pas de parti pris, fait de l’éclectisme, et prend à droite et à gauche ses éléments de conviction parmi ce qui paraît le mieux démontré.

Les savants académiciens qui entrent dans la discussion ont une manière de voir basée sur une longue expérience. Ils interprètent les faits qu’ils observent selon le courant de leurs idées générales. Mais s’ils sont divisés sur des points secondaires, ils sont parfaitement d’accord sur le fond des choses.

C’est ce que ne comprennent pas les gens du monde étrangers à ces matières. Il leur paraît tout simple que deux peintres, deux musiciens, deux littérateurs diffèrent d’opinion sur une question d’art. Mais si deux médecins ne sont pas rigoureusement du même avis sur l’appréciation d’un état morbide, on crie à la contradiction, même à l’ignorance, en répétant cette vieille plaisanterie : Hippocrate dit oui, et Galien dit non.

Il est vrai que tous les praticiens n’ont pas la même valeur scientifique, et que parfois il se commet des erreurs. Mais il ne faut pas rendre l’art responsable de l’insuffisance de l’artiste, et vous pouvez être certain que lorsque deux médecins instruits manifestent des opinions différentes sur un même sujet, il s’agit en général de nuances fort peu importantes, que votre défaut de compétence vous fait paraître considérables.

Ainsi, dans la discussion qui vient d’avoir lieu, la nature et le mode d’évolution de l’anthrax n’étaient nullement mis en question ; il s’agissait en général de déterminer le nombre, les formes et l’étendue des incisions qu’on doit pratiquer pour activer la guérison.

Il résulte des faits observés que l’incision n’est pas rigoureusement nécessaire pour guérir les petits anthrax. Quelques sangsues et les émollients suffisent pour les faire avorter. Ceux d’un volume plus notable peuvent être attaqués par un petit débridement ou par la méthode sous-cutanée. Enfin lorsque le mal a atteint de vastes proportions, les incisions doivent être larges et profondes pour favoriser le dégorgement des tissus et l’élimination des parties mortifiées.

Le point de départ de la discussion était le rapport du professeur Gosselin sur un mémoire de M. Adolphe Guérin qui proposait l’incision sous-cutanée comme unique traitement.

L’auteur du mémoire signalait ainsi une nouvelle application d’une grande méthode chirurgicale, dont le promoteur est un de ses homonymes, le docteur Jules Guérin.

M. J. Guérin est un remueur d’idées ; on peut ne pas accepter toutes celles qu’il a émises, et pour mon compte, je fais sur ce sujet mes réserves, mais il est impossible de lui refuser une grande place dans le mouvement médico-chirurgical de notre époque. La méthode sous-cutanée est une belle conquête de la science médicale. C’est à lui qu’on en doit l’étude scientifique et la vulgarisation.

La méthode repose sur ce principe : une plaie, soustraite au contact de l’air, subit une organisation rapide, sinon immédiate, sans passer par les phases de la suppuration, sans faire subir au malade les risques d’infection purulente, d’érysipèle, etc., qui peuvent survenir dans les plaies en contact avec l’atmosphère.

L’application de la méthode consiste à soulever la peau sous forme de pli ; on introduit, par une ponction pratiquée à la base de ce pli, un bistouri extrêmement étroit qui chemine sous la peau dans les tissus, et va chercher, à une certaine distance de son point d’introduction, l’élément anatomique qu’il doit diviser.

L’ouverture d’entrée n’est pas située directement au-dessus de la division ; il n’existe donc pas de parallélisme entre ces deux points ; la plaie sous-cutanée échappe ainsi au contact de l’air.

Cette méthode reçoit de nombreuses applications ; elle permet de pratiquer sans danger les sections tendineuses de l’orthopédie, de vider, en modifiant l’appareil instrumental, certains abcès profonds dont le foyer doit être soustrait au contact de l’air ; d’évacuer les collections purulentes des membranes séreuses, etc.

M. J. Guérin vient de donner une nouvelle extension à la méthode sous-cutanée, en communiquant il y a quelques jours à l’Académie de médecine, dont il est membre, un mémoire sur l’occlusion pneumatique des plaies exposées à l’air. Dans les blessures accidentelles, la méthode sous-cutanée semblait inapplicable ; le tégument est détruit, le chirurgien n’a plus à intervenir que pour régulariser la plaie et pour en écarter les complications au moyen d’un pansement méthodique. Il doit subir les conséquences défavorables résultant de l’action du projectile ou du corps vulnérant.

Les nouvelles recherches de M. J. Guérin ont pour but de créer un tégument artificiel, qui place la blessure à ciel ouvert dans des conditions sous-cutanées. Il enveloppe la région blessée d’un manchon de caoutchouc mince dans lequel il pratique le vide au moyen d’un appareil spécial.

Sous l’influence du vide, la membrane de caoutchouc se moule intimement sur les surfaces qu’elle enveloppe, et les place à l’abri du contact de l’air.

Les résultats favorables obtenus par le savant chirurgien, ont fait passer dans le domaine des faits les idées théoriques qui ont servi de point de départ à la nouvelle méthode.


Pour finir sans sortir de la chirurgie, je vais vous offrir le dernier calembour de M. Velpeau. Le célèbre professeur nous disait hier : « Je ne comprends plus rien à la politique, la Chambre veut l’amélioration de l’agriculture, et elle repousse tous les amendements. »

Voilà comment on les fait à la Faculté.


ASPERGES. Pendant la saison de ce légume, le Vase hygiénique, sourd et inodore, est indispensable. Dépôt rue du…, no 00.

Ce vase, d’après l’inventeur, est sourd comme un pot ; tant mieux pour lui, il n’aura pas à se préoccuper des bruits qui peuvent se produire dans son voisinage ; mais qu’est-ce que cela fait à son propriétaire ? et aux asperges ?… — Il y a des gens qui prennent de la pepsine ou de la diastase lorsqu’ils digèrent mal. Désormais, ils seront forcés de prendre au lieu de diastase ou de pepsine… le vase de ce monsieur pour manger leurs asperges ! — O béotisme industriel qui fourre l’hygiène jusque dans des vases sourds et inodores !


Les internes ne sont pas toujours au mieux avec la bureaucratie hospitalière, et les conflits qui surviennent sont des événements pour la salle de garde. Il y a quelques années, l’hôpital de la Pitié avait pour directeur un brave homme, très-jaloux de son autorité et fort disposé à faire courber sous sa plume de comptable le front audacieux de l’internat. Un beau matin, qu’il avait mal dormi, il proclama un ordre du jour par lequel il défendait aux internes de l’hôpital de recevoir d’urgence aucun malade à moins d’établir sur le bulletin d’entrée le diagnostic précis de la maladie.

Grand émoi dans la salle de garde : on tonne, on vocifère même contre cette grotesque prétention qui obligeait les internes à porter un diagnostic précis, lorsque les chefs de service, eux-mêmes, étaient souvent embarrassés pour le faire — quand ils en venaient à bout. On tint conseil, et un d’entre eux, P…, qui professe aujourd’hui avec succès la syphiliologie, émit l’avis de protester contre l’ordre directorial, en portant, dans tous les cas, un diagnostic extravagant et uniforme. — A partir de ce moment, tous les malades admis d’urgence furent déclarés anencéphales[5] !

[5] Ce qui signifie privé de cerveau et de moelle épinière. — Je n’ai pas besoin de dire que ce vice de conformation ne s’observe que chez des fœtus monstrueux, qui n’ont pas la prétention de continuer à vivre après leur naissance.

Le brave directeur, qui lisait avec soin tous les bulletins d’admission, se félicitait sincèrement et disait en se rengorgeant :

— Voilà ce que c’est que d’exiger de l’exactitude de ces messieurs ! ils recevaient des anencéphales, sans s’en douter ; ils étiquetaient leurs malades : fluxion de poitrine, rhumatisme, etc., et les malades entraient sans qu’on reconnût la maladie. Quel progrès j’imprime à la science !!!

Mais bientôt l’autocrate fut saisi d’effroi.

Toujours des anencéphales, c’est une épouvantable épidémie qui sévit avec rage sur la capitale.

Il convoqua ses plumitifs subalternes et leur ordonna de prendre les mesures hygiéniques les plus sévères afin d’échapper, eux et leurs petits, au fléau destructeur.

L’épidémie suivait son cours et les anencéphales continuaient à envahir les registres de l’hôpital, lorsqu’un statisticien eut besoin de les compulser pour établir les rapports qui existent entre l’anévrysme de l’artère centrale de la rétine et les fractures du péroné. Tout statisticien qu’il était, il fut frappé de lire sur les registres :

Philippe Courtois, tailleur de pierres, 65 ans, anencéphale.

Marie Pregnard, blanchisseuse, 42 ans, anencéphale.

Il en compta cent trente. Le statisticien effaré n’avait jamais vu une collection d’anencéphales aussi âgés ; il courut chez le directeur et eut avec lui une conférence qui plongea ce dernier dans une rage épouvantable, il se sentit mystifié et bondit jusqu’à la rue Neuve-Notre-Dame, d’où un orage administratif fondit sur la tête coupable de l’interne, qui s’en moqua.

A partir de ce moment, les internes purent, comme par le passé, poser des diagnostics ad libitum.


Le directeur, plein de rancune de ce tour pendable, voulut prendre sa revanche, et, par un nouvel ordre du jour, il interdit les autopsies à l’hôpital. — Nouveau conciliabule à la salle de garde, nouvelle décision : dès ce moment, tous les bulletins de décès portèrent : soupçons d’empoisonnement. Or, en pareil cas, l’autopsie est de rigueur et doit se faire en présence du directeur, d’un commissaire de police et d’un médecin étranger à l’hôpital.

L’infortuné directeur passait son existence dans la salle des morts. A peine l’aurore aux doigts de rose avait-elle ouvert les portes de l’Orient, qu’un interne se pendait à sa sonnette et lui criait : « Monsieur le directeur, nous avons à faire une autopsie avec soupçons d’empoisonnement. » A peine était-il dans sa salle à manger qu’un autre interne réclamait sa présence pour une nouvelle autopsie, toujours avec soupçons d’empoisonnement ; le commissaire, qui partageait ses tribulations, envoyait au diable l’hôpital et la direction, et ne voulait plus se déranger, car, bien entendu, on ne trouvait jamais aucune trace d’empoisonnement.

Encore un mois de ce régime et on aurait pu faire l’autopsie du directeur, mort des suites… de tous ces empoisonnements.

Il fit à sa santé le sacrifice de son entêtement bureaucratique, et les autopsies comme les diagnostics se firent désormais ad libitum.


Il faut en prendre son parti, l’éducation envahit toutes les classes de la société ; elle monte, monte comme la marée, — pas la grande, — et bientôt, on cherchera en vain dans la nature entière un animal qui ne sache pas quelque chose. Le cirque annonçait l’exhibition d’un taureau savant, et je m’empressai d’aller constater son mérite. Jusqu’à présent, l’histoire des célébrités de l’espèce bovine était tout entière à faire ; on connaissait les chevaux savants, les chiens qui jouent au loto, les lapins perspicaces et signalant la personne la plus amoureuse de la société, les araignées mélomanes, les puces travailleuses, etc., etc. ; mais les taureaux qu’on rencontre dans l’histoire sacrée ou profane ne remplirent qu’un rôle tout à fait sacrifié ; ils jouent les personnages muets, les comparses, et appartiennent plutôt au décor qu’à l’action… Le bœuf Apis lui-même était bête comme son culte, et, à part le taureau qui enleva Europe, — ce qui n’était pas trop maladroit, car la fille d’Agénor était, dit-on, fort belle, — la race bovine n’a fourni aucun personnage notable, et il n’en était question qu’à propos de comparaisons déshonnêtes.

C’est à M. Mac-Ray qu’appartient la première illustration ; et la Société protectrice des animaux lui doit une médaille pour avoir tenté la réhabilitation scientifique et intellectuelle de la race bovine.

Le taureau savant de M. Mac-Ray se nomme Don-Juan. Mais ici je suis un peu embarrassé ; l’animal est-il véritablement savant ? Comme candidat à l’Institut, on le trouvera probablement insuffisant. Il ne sait peut-être pas beaucoup de grec ; au moins il n’en a rien fait paraître, et il est possible qu’il ne puisse faire une équation au deuxième degré à deux inconnues sans consulter le père Babinet. Ce n’est pas un savant à la manière d’Arago, mais il sait bien des petites choses que ses confrères privés d’éducation ignorent absolument. Et puis, il est le premier de la dynastie des taureaux savants, et l’histoire nous enseigne qu’il ne faut pas être trop exigeant pour les fondateurs de dynasties.

Don-Juan, mon ami, tu n’es pas fort, mais c’est toi le Pharamond des taureaux illustres. Saute en paix tes haies de balais, passe tranquillement dans tes cerceaux, rampe aux pieds de ton maître, je ne veux pas te taquiner de peur de dégoûter tes frères de la science. Seulement, brave taureau aux cornes dorées, au pelage blanc et noir, à l’échine un peu maigre, tu as eu tort de venir après Léotard ; c’est un peu tard.

Une petite dame très-décolletée, qui se trouvait près de moi, assurait que ce taureau n’était qu’un bœuf. Je lui demandai sur quoi elle basait cette opinion. Elle me répondit en me riant au nez. Si j’avais été moins blessé de son impertinente réponse, je me serais mieux renseigné sur la bête, car elle avait l’air de s’y connaître. C’était probablement une Pénélope normande qui avait beaucoup pratiqué les bêtes à cornes.

Décidément la petite dame avait tort : il s’appelle Don-Juan ; c’est le nom d’un coureur de ruelles ; il convient à un taureau, mais ne saurait s’appliquer à un bœuf.


M. le docteur Mallez est l’espoir des rétrécis et le refuge des vessies malades ; nonobstant, si sa réputation d’urologiste n’est pas arrivée encore à son apogée, elle a au moins franchi la frontière vers le nord-nord-est. Il y a quelques jours, M. Mallez revenait de la Belgique, où il avait été appelé pour sonder, non pas le canal de… Gand, qui est, je dois le dire, parfaitement navigable, mais celui d’un bourgeois de Bruxelles (en Brabant), lequel se plaignait que sa naïade vésicale ne vidait son urne que goutte à goutte… Notre confrère revenait donc de Bruxelles (en Brabant) lorsque son convoi se heurta aux environs de Douai contre un train de marchandises qui lui barrait la route. Ces terribles collisions sont trop fréquentes pour que j’aie besoin d’entrer dans de tristes détails ; elles se ressemblent toutes à peu près ; seulement, dans celle-ci, les contusions furent en majorité, et, très-heureusement, on n’eut à déplorer la mort d’aucun voyageur. Dans le train défoncé, on avait attelé un wagon d’alcool à un wagon de sucre, comme si le hasard avait voulu offrir aux voyageurs un punch de consolation. Cette attention délicate de la destinée eut un plein succès : le bol de punch flamboya sur une centaine de mètres d’étendue, et sa flamme monta assez haut pour boire quelques petits nuages qui flânaient dans les basses régions de l’atmosphère.

Au premier bruit de l’accident, on s’est dit à l’oreille que des lithotriteurs jaloux avaient placé sur la voie un gros calcul qu’ils n’avaient pu broyer, de manière à terminer par un déraillement l’histoire des succès de M. Mallez avant la fin du premier volume (l’ouvrage doit en avoir plusieurs). Quant à moi, j’ai refusé de croire à un si horrible calcul.

Notre confrère avait attrapé sa part de contusions, et il était en droit de se renfermer dans cet égoïste adage : chacun panse pour soi ; mais lui, plein de ce feu sacré qui fait le plus bel ornement du praticien, ne songea qu’à secourir ses compagnons d’infortune ; c’est tout simplement sublime (il est vrai que M. Mallez n’avait qu’une égratignure à la jambe).

L’aiguille des minutes avait déjà fait une fois et demie le tour du cadran depuis l’accident, lorsque survint le docteur T…, médecin de la compagnie. Ne trouvant plus de blessés à panser, et désireux de montrer la science qu’il aurait mise à leur service, désireux de leur faire regretter de ne pas l’avoir attendu, le confrère n’ayant pas d’autre moyen à sa disposition, se mit à faire subir à notre confrère de Paris un petit examen médico-chirurgical.

M. Mallez prenait déjà, pour répondre, l’air olympien qu’il réserve pour les cas où il aura de grands seigneurs à sonder, lorsque la foule reconnaissante et indignée se rua sur le docteur T…, en l’accablant des qualifications les plus désagréables, pour venger celui qu’elle appelait son sauveur ; des mots on allait passer aux gestes ; le docteur T… devint pâle, il se sentit perdu ; la triste destinée d’Orphée, mis en pièces par les dames de Thrace, lui revint à la mémoire. Il ferma les yeux pour ne pas se voir mourir.

En cet instant critique, on vit M. Mallez s’élancer pour protéger son infortuné rival.

« Messieurs et dames, s’écria-t-il, si je suis votre sauveur, si vous êtes reconnaissants de mes soins, je vous en prie, n’abîmez pas monsieur ; ne m’obligez pas à faire encore un pansement. »

La foule, docile et reconnaissante, s’éloigna en silence et sans murmurer.

Voilà donc, enfin, des malades reconnaissants et disposés à assommer quelqu’un pour venger leur sauveur ; il est vrai que c’était un médecin qu’ils voulaient assommer. Si M. Mallez avait eu pour adversaire un épicier ou un marchand de mort-aux-rats, peut-être personne n’eût pris son parti. Mais n’allons point gâter par des peut-être le mouvement si beau, si rare de ces bons voyageurs : éternisons-le, au contraire ; ouvrons une souscription pour élever sur le lieu de l’accident une pyramide sur laquelle on gravera en lettres d’or :

ICI DES MALADES
FURENT RECONNAISSANTS.

Quelques jours après, le journal de Douai publiait un récit de l’événement, avec des détails médicaux assez circonstanciés, se terminant ainsi : « Les premiers soins ont été donnés par le docteur T…, médecin de la compagnie. »

Qu’un médecin choisisse un train qui culbute, afin de donner des secours aux blessés, et de se faire faire une petite réclame, c’est très-ingénieux. Mais il est bien plus ingénieux encore de ne pas se faire écraser, de ne pas se fatiguer à panser des blessés, et, nonobstant, de souffler au confrère la petite réclame.

C’est égal, si on élève la pyramide, je demande qu’on mette au bas de l’inscription :

ET LE DOCTEUR T…
N’A PAS SOIGNÉ LES BLESSÉS.

XXII

Le français de l’Académie.
Hôpital modèle. — M. Flourens.

Longtemps j’ai cru que l’Académie française était un temple fondé par Richelieu et desservi par quarante vestales mâles, qui devaient, sous le nom d’académiciens, veiller jour et nuit sur la pureté de la langue et la protéger contre les tentatives, parfois un peu lestes, des néologistes, des romantiques, des réalistes et des charabias ; je croyais aussi que les académiciens travaillaient depuis plus de deux cents ans à une espèce de toile de Pénélope nommée : le Dictionnaire ; et qu’au premier jour ils mettraient d’accord les grammairiens qui ont la mauvaise habitude de ne pas être toujours du même avis. J’avoue que je croyais à tout cela. Aussi, la première fois que je vis publier les pataquès de M. Scribe et les fautes de français de M. Ponsard, j’éprouvai la sensation désagréable qui se manifeste lorsqu’on vous arrache… une illusion.

Je me disais pour me consoler : Tout n’est pas perdu, il en reste encore trente-huit pour faire le bonheur de la langue française, et parmi eux brille l’illustre Sainte-Beuve, plus spécialement chargé de cette besogne en sa qualité de commissaire historiographe de ladite langue. Mais, hélas ! il était écrit là-haut que M. Sainte-Beuve lui-même, de ses propres mains d’académicien, foulerait aux pieds ma dernière illusion, en prononçant un discours qu’on pourrait intituler :

ORAISON FUNÈBRE, EN FRANÇAIS LAMENTABLE,
PAR M. SAINTE-BEUVE
UN DES QUARANTE FAUTEUILS DE L’ACADÉMIE.

On a eu la douleur de l’entendre, ce discours, aux obsèques d’un honorable médecin qui ne méritait pas qu’on jetât de pareil français sur sa tombe. Notez bien qu’il n’a pas été prononcé entre chien et loup, dans le coin obscur d’un cimetière, devant trois amis et quatre croque-morts ; non pas, il y avait une foule choisie ce jour-là ; de plus, M. Sainte-Beuve s’est empressé de le publier dans le Moniteur universel (no 253), qu’il rédige, et dans deux ou trois journaux scientifiques. Je fus tellement exaspéré par ce charabia, que, dans un premier mouvement que je regrette, j’osai, — je demande bien pardon à ces messieurs du blasphème, — j’osai, dis-je, comparer les académiciens aux palefreniers d’Augias, tant ils tiennent mal leur… syntaxe.

La nature funèbre de cet impayable morceau d’éloquence ne m’a pas permis de le publier plus tôt, j’ai voulu laisser pousser un peu de gazon sur la tombe du défunt ; l’herbe pousse vite sur les tombes, à notre époque, et je crois le moment venu de livrer à l’admiration publique ce speech d’académicien. Si j’attendais plus longtemps, il pourrait se couvrir de moisissures, ce gazon funèbre des articles hors d’âge.

Je me suis permis de l’accompagner d’annotations grammaticales et autres, non pas, grand Dieu ! à l’adresse de mes lecteurs, qui parlent tous le français comme MM. Noël et Chapsal, mais uniquement pour ces messieurs de l’Académie qui voudraient se mettre un peu au courant de leur langue.

Voici ce discours tel qu’il a été LU (car il n’emprunte aucune de ses beautés au pittoresque de l’improvisation), tel que M. Sainte-Beuve l’a remis au Moniteur universel, après en avoir corrigé LUI-MÊME les épreuves.

« Messieurs,

« Vous avez désiré que nous ne QUITTIONS pas… » — Mon portier dirait : QUITTASSIONS ; il est vrai qu’il n’est pas de l’Académie, — « sans LUI adresser un dernier adieu, LES restes » —  !!!! — « du médecin habile, de l’ami excellent, du cœur dévoué que nous perdons. C’est pour obéir à ce vœu de l’amitié que je me hasarde à élever la voix dans un lieu et dans une circonstance où le silence ému est encore la plus éloquente des paroles. »

Un silence ému qui est une parole éloquente ! voilà un genre d’éloquence à la portée de tous les orateurs. Quel malheur que M. Sainte-Beuve ne s’en soit pas contenté ce jour-là !

« Ce qu’était Armand X…, qui nous est si soudainement enlevé, nous le savons tous ! » — Alors, pourquoi le dire, si tout le monde le sait ? — « Né en 1792, enfant d’une génération qui produit des hommes supérieurs et distingués en tout genre… » — Un cordonnier fait des bottes en tout genre ; une génération produit des hommes supérieurs dans tous les genres. — « … élève de l’École normale dans la première ferveur de la création… » — La première ferveur de la création —  ? — « … il eut aussi à sa manière » — manière à lui tout seul — « le souffle et le feu sacré. » — De sorte qu’il pouvait lui-même, avec son propre souffle, souffler son feu sacré ; pensée de haut style, aussi ingénieuse que sublime. Quoi qu’il en soit, à la place de l’auteur, j’aurais mis sacré au pluriel. « Il marqua de bonne heure entre ses jeunes camarades… » — Entre se dit seulement quand il est question de deux personnes ou choses ; ici entre est une faute ; la grammaire exige parmi, — « par des qualités bien à lui. » — Des qualités brevetées, que lui seul avait le droit de posséder.

« Destiné d’abord à l’enseignement des sciences, chargé de professer la physique au lycée de Metz, il reçut, dans cette cité patriotique et guerrière… » — Rengaîne civico-militaire. — « le coup direct des événements de 1814 et de l’invasion. » — Dans quelle région reçut-il ce coup des événements ? On n’a jamais su. — « Son cœur saigna. » — Infirmité désagréable, mais difficile à constater sur le vivant. — « Et il commença par faire ce qu’il fit ensuite toute sa vie : il se dévoua. Son zèle à servir nos braves soldats atteints de typhus faillit lui devenir funeste ; saisi lui-même par le fléau, il fut près de payer de sa vie son humanité. » — Du moment qu’il s’était laissé saisir, il ne lui restait d’autre ressource que de payer, c’est clair comme un exploit d’huissier. Je ferai cependant observer à l’auteur qu’un fléau n’est pas un gendarme, il vous atteint, mais ne vous saisit pas. — « Et Metz, qui avait été témoin de ce dévouement du jeune professeur, s’en est ressouvenu toujours. » — On ne peut se ressouvenir que des choses qu’on a oubliées ; il faut : s’en est souvenu toujours.

« Cette noble cité, » — rengaîne civico-prudhommique, — « était devenue, pour Armand X…, une seconde patrie ; ses amis de Metz sont restés fidèles jusqu’à la fin, » — La fin de quoi ? — « à cet enfant adoptif, à ce cœur généreux dont ils avaient vu le premier élan. »

« Trop impatient pour dissimuler ses sentiments nationaux, » — rengaîne libérale — « et frappé » — encore des coups ! — « dans sa position universitaire, il se tourna vers une profession indépendante. » — Il se tourna, ceci indique clairement que cette fois il n’a pas été frappé par devant — « et vers celle en même temps QUI permettait » — Qui permettait à qui ? Il faut : qui lui permettait — « le mieux d’appliquer les inspirations humaines QUI faisaient le fond de sa nature. » — Figurez-vous une nature dont le fond est rembourré d’inspirations humaines ! — « Il se fit médecin. C’EST à d’autres QU’IL APPARTIENDRAIT de dire » — Si l’auteur veut c’est, il doit mettre appartient ; s’il tient à conserver appartiendrait, il est nécessaire qu’il écrive : ce serait — « les qualités essentielles QU’IL porta dans cette profession délicate et sacrée. » — On porte des choux dans une hotte, mais on ne porte pas des qualités délicates DANS une profession. — Sacrée, pourquoi sacrée ? Rengaîne baudruche ; les médecins n’ont jamais eu la prétention de passer pour sacrés. — « Elle était telle pour lui. » — Telle, quoi ? sacrée ou délicate ?

« Messieurs, vous le savez ; il n’écrivit pas, il s’adonna tout entier à guérir. » — On ne s’adonne pas à guérir, mais à l’art de guérir. — « On s’accordait à reconnaître dans Armand X… (et les maîtres de l’art, QUI furent presque tous ses amis, ne me démentiront pas) un diagnostic prompt, fin et sûr, un tact médical QUI est le premier talent du praticien. » — Ces six QUI à la queue leu leu font un superbe effet.

« Pendant des années, on l’a vu mener de front toutes les activités généreuses, » — Un attelage d’activités généreuses ! — « secourir TOUS les malades, TOUS les vaincus, TOUS les souffrants, applaudir à TOUS les succès de ses amis et les propager par ses sympathies ardentes. » — Une sympathie ne peut rien propager, même quand elle est très-ardente, elle peut tout au plus exciter les gens à propager quelque chose.

« Chaque succès d’un ami était véritablement une de ses fêtes. » — Ce qui signifie : qu’à chacun de leurs succès, ses amis lui souhaitaient sa fête. Ah ! si l’auteur avait dit : était véritablement une fête pour lui, ce serait différent, mais il s’est bien gardé de le dire. — « Durant ses années heureuses où sa franche nature se déployait avec expansion, » — Durant exprime une idée non interrompue, on verra tout à l’heure qu’il n’y a pas eu permanence dans : les réunions, qui sont l’objet principal de la phrase ; il faut donc dire : pendant ses, etc., — « et avant les mécomptes, » — Quels mécomptes ? — « il fut admirablement secondé, par une femme distinguée, son égale par le cœur QUI réunissait » — Le cœur ? — « à son modeste foyer, dans des conversations vives, bien des hommes » — Pour exprimer l’augmentation, on peut dire bien au lieu de beaucoup : je l’aime bien mieux ; pour exprimer la quantité, beaucoup est plus correct ; beaucoup d’hommes ! — « alors jeunes, et dont plusieurs étaient déjà, ou sont devenus célèbres. Elle lui donna successivement deux filles, mortes trop tôt pour le bonheur de tous deux. Son dernier bonheur à LUI s’éteignit avec l’épouse à jamais regrettée dont les restes sont ensevelis ici.

« Depuis qu’il l’eut perdue, il continua de faire le bien comme auparavant, avec le même zèle, avec plus d’empressement encore, s’il se pouvait. Vous l’avez vu souvent, soit au sortir de la chambre d’un malade que ses soins avaient mis hors de péril, soit dans les heures d’entretien de l’amitié, INQUIET CEPENDANT, AGITÉ TOUJOURS, et le devoir accompli, ayant comme hâte de se dérober. » — De se dérober quoi ? ou de se dérober à quoi ? — « Il y avait une partie de lui-même qui était ailleurs. » — Qu’est-ce qu’une partie de lui-même pouvait faire ailleurs ? où était cette partie ? quelle était cette partie ? Problème ! problème !!! « Il semblait que quelqu’un au dehors l’attendait. Le QUELQU’UN qui l’attendait, c’était CELLE même, CETTE compagne de toute sa vie, qui le reçoit aujourd’hui dans cette tombe.

« Digne et excellent ami ! il avait ce qui aurait pu consoler, » — Consoler qui ? il faudrait au moins : le consoler. — « l’estime de tous, la chaleureuse amitié de quelques-uns. Rattaché en qualité de médecin à cette École normale dont le seul nom lui était cher, » — On rattache un cheval qui a cassé son licou ; on ne rattache que ce qui est détaché ; on attache ce qui ne l’a pas été. — « il y retrouvait les souvenirs qu’il affectionnait ; honoré d’une distinction tardive, mais si méritée, qu’il avait gagnée aussi sur ses champs de bataille à LUI, » — A lui tout seul ! Champs de bataille brevetés à l’usage d’un homme seul. — « Il y avait été sensible de la part du gouvernement qui réalisait l’un des vœux de son cœur national, » — rengaîne déjà notée — « et qui réparait la douleur de 1814. » — Ici M. Sainte-Beuve dit tout le contraire de ce qu’il veut exprimer. Réparer une douleur serait la remettre à neuf et non la faire oublier ; de plus, l’auteur devrait au moins donner l’adresse de l’artiste en vieux qui se charge de réparer les douleurs endommagées et d’en faire des douleurs toutes neuves.

« Mais il y avait en lui un vide QUE rien désormais ne pouvait combler. Homme excellent, QUI a beaucoup aimé, beaucoup souffert, QUI a de tout temps servi ses semblables jusqu’à en vouloir mourir, » — Voilà peut-être l’origine du fameux : Il s’en ferait mourir. — « le repos enfin lui est venu. Cher X…, repose en paix ! le souvenir de tes vertus pratiques, de ta prodigue bonté, de ta délicatesse de sentiments, vivra à jamais… » — rengaîne funèbre. — « chez tous ceux qui t’ont connu et ne mourra qu’avec eux. »

Dans le dernier alinéa, on trouve neuf fois le mot QUI.

TOTAL : plus de 53 FAUTES graves ou légères contre les règles de la langue, le goût et le style, dans un discours académique de soixante-sept lignes.

On raconte que Malherbe mourant mit son confesseur à la porte parce qu’il écorchait le français ; si l’on avait prononcé une pareille oraison funèbre sur sa tombe, le régénérateur de la langue française eût été capable de ressusciter pour cause d’indignation. On me dira peut-être que M. Sainte-Beuve a écrit des choses correctes et même charmantes ; je le sais fort bien.

Voiture, aussi, écrivait des choses charmantes ; seulement, il mettait parfois quinze jours à composer une simple lettre ; Voiture, forcé d’écrire une oraison funèbre en vingt-quatre heures, l’aurait peut-être fait en aussi mauvais français, mais il se serait passé sa plume au travers du corps après l’avoir prononcée.

Malgré l’emphase, les rengaînes et les erreurs grammaticales qui font l’ornement du discours de M. Sainte-Beuve, on doit cependant lui rendre la justice de convenir que les éloges donnés à la vie d’Armand X… ont été mérités ; c’était un digne homme : mais pourquoi étaler sur sa tombe ces loques de rhétorique ? Quelques mots simples et partis du cœur sont plus doux pour l’ombre d’un ami que des éloges en pompeux galimatias.

L’homme de bien serait capable de mourir en canaille, pour échapper à des oraisons funèbres écrites en aussi mauvais français.

Je demande bien pardon à MM. les pédants d’avoir empiété sur leur domaine en accomplissant cette besogne de cuistre ; mais il est possible qu’un jour je sois pris du désir de devenir académicien, et je ne suis pas fâché de me créer un titre dont, ce jour-là, MM. de l’Académie voudront bien me tenir compte.


Un homme qui s’est distingué dans tous les genres, et dont le monde connaît l’effrayante fécondité intellectuelle, a juré de cueillir une palme dans chacun des arrondissements de la gloire ; il s’est illustré comme organicien, — comme Hercule chez Danaüs, — comme néologiste, — comme favori des muses qu’il a mises sur les dents ; hélas ! elles n’étaient que neuf ; — il s’est enivré à cette coupe d’ambroisie que la foule enthousiaste remplit pour les grands hommes qu’elle admire ; eh bien, cette gloire ne lui suffit pas, son génie, plus opulent que le Juif errant, mais aussi infatigable que lui, marche, marche sans s’arrêter à la conquête de nouveaux lauriers. Hier il s’est réveillé architecte, il veut faire oublier Michel-Ange et Visconti ; il s’est réveillé avec le plan complet d’un hôpital dans la tête ; ses lobes cérébraux sont si vastes, qu’il n’en est nullement incommodé.

Son plan est grandiose comme le Champ de Mars, et beau comme l’antique. Tout fonctionnerait par le moyen de la vapeur, le service serait fait sur des petits chemins de fer ; les ordres transmis télégraphiquement. Les médecins seraient en ébène, les internes en acajou, les externes en noyer, les roupious en sapin du Nord ; les infirmiers seraient remplacés par d’ingénieuses machines qui ne boiraient plus l’alcool des préparations anatomiques.

Le matériel occuperait tout le rez-de-chaussée, l’administration, tout le premier. (Nota : il n’y aurait pas de second étage.) Ce serait admirable. Les élèves du grand homme passent nuit et jour à copier, dessiner et corriger les plans du maître. C’est tout une révolution dans l’architecture hospitalière. Il est probable que l’hôpital portera son nom.

Lorsque je subirai moins complétement l’enthousiasme que ce projet m’inspire, je crois que je ferai la réflexion suivante : C’est bien hardi, même pour un homme de génie, de débuter par un si grand monument : à sa place, j’essayerais mes forces en construisant d’abord des petites-maisons : on ne sait pas ce qui peut arriver.


M. Flourens est membre de l’Institut depuis trente-huit ans. C’est un savant laborieux qui remplit souvent son écritoire. Je ne puis comparer les produits de son génie à ces torrents impétueux qui bouleversent la physionomie d’une contrée et lui donnent un nouvel aspect. Oh non ! Le torrent est un petit ruisseau clapotant doucement sur des cailloux proprets ; onde limpide, du reste, et que les moutons peuvent boire sans crainte, elle ne porte pas à la tête.

M. Flourens a donc beaucoup écrit, surtout sur la physiologie, qui est sa spécialité. De son commerce avec la science, il est né toute une famille de petits mémoires, de petites brochures, de petites notes, mais pas de gros livres. A quoi bon ? Un diamant a plus de prix qu’un tombereau de pavés, et il ne procrée que des diamants. Aussi se découvre-t-il avec une respectueuse émotion lorsqu’il parle de ses travaux.

Le savant professeur présente, aussitôt éclos, ses petits mémoires à l’Académie ; il prend soin d’en faire lui-même l’éloge ; il les caresse de la voix, du regard, du geste et semble dire à ses pairs : Chers collègues, permettez-moi de jeter un nouvel éclat sur notre illustre compagnie. Dans ces quelques pages, j’ai condensé la quintessence de la lumière : osez lever les yeux. J’ai entouré ce nouvel astre d’un verre dépoli pour vous éviter les éblouissements.

On est bien à son aise pour louer M. Flourens ; on n’a pas à redouter qu’il vous crie : Assez, vous m’étouffez. Il vous pousse du coude, vous encourage du geste ; son regard vous dit : « Allez, montez encore, vous ne direz jamais tout le bien que je pense de moi. » Il est inébranlablement convaincu que sa gloire appartient aux archives du monde. Lorsque notre planète, poudroyée par la main du temps, retournera à l’état de chaos, il compte que son nom surnagera seul au-dessus du grand effondrement.

Parmi les œuvres de M. Flourens, il en est qui constituent le dessus du panier, et qui soutiennent, comme les colonnes de granit d’un temple, l’édifice de sa réputation. Je n’en puis faire la longue nomenclature. Je me bornerai à rappeler les travaux qui ont répandu son nom dans la foule.

L’un a pour sujet l’étude de la phthisie des canards. On peut conclure des profondes recherches de l’auteur que les volailles poitrinaires doivent rechercher les climats de l’Italie. Les canards ont contribué à faire entrer M. Flourens à l’Institut, et même à l’Académie française, dont il fut élu membre en 1840. Son compétiteur était un nommé Victor Hugo, qui dut s’effacer et attendre des jours meilleurs.

Dans un autre ouvrage, le savant physiologiste démontre que la garance mélangée aux aliments, colore en rouge les os des animaux victimes de cet abus de confiance. Un certain Duhamel avait déjà trouvé cela, il y a une centaine d’années, mais il est mort depuis si longtemps qu’on a bien pu l’oublier.

J’en dois faire ici le pénible aveu, mais notre siècle n’a pas su tirer parti de cette nouvelle application de la garance, c’était cependant un moyen aussi simple qu’ingénieux de fournir à la troupe des boutons de culotte pareils aux pantalons. On n’a pas saisi toute l’importance qu’une pareille modification pourrait avoir sur la tenue du troupier français.

Un autre grand travail de M. Flourens a pour sujet la longévité humaine. L’ingénieux savant s’est dit : La moyenne de la vie est de 37 ans. Avec l’aide de l’histoire, de la statistique et d’une main de papier, je vais faire un ouvrage qui portera cette moyenne à 120 ans et même à 160 pour ceux qui en achèteront deux exemplaires. Il est entendu que cette longévité sera exclusivement réservée aux souscripteurs.

On a considéré la femme de trente ans comme une hardiesse de Balzac ; grâce à l’eau de Jouvence de M. Flourens, la femme de trente ans pourra encore habiller des poupées. Cet illustre savant a ouvert aux cœurs tendres des horizons à perte de vue, et les bisaïeules devront se cacher de leurs arrière-petits-enfants pour recevoir des billets doux.

Il ne faut pas se le dissimuler, mais l’ouvrage de M. Flourens a produit un terrible effet au point de vue de la morale. Beaucoup de gens qui avaient pris leur retraite, se sont crus capables de gambader encore sur la corde du sentiment. Mais, hélas ! l’illusion fut courte, et les imprudents durent reprendre au plus vite la route vertueuse et monotone du régime, bornée au couchant par un garde-malade et au levant par l’habit noir d’un médecin.

Cependant un homme a pris ce livre au sérieux. C’est M. Flourens. Il a compris que c’était pour lui une affaire de postérité, et que sous peine de perdre la confiance des races futures, il était obligé de vivre 160 ans. Il s’est donc incliné devant la nécessité en se disant : Je vivrai cent soixante ans, pas une semaine de moins.

Avez-vous parfois rencontré de ces avares qui fuient la foule, parce que son frottement use les habits, qui ne saluent jamais de peur d’user leurs chapeaux ? M. Flourens n’a pas ce vilain défaut pour les choses que l’argent peut remplacer ; mais il porte l’avarice de la vitalité jusqu’aux limites du possible.

Quand il néglige de saluer les gens, c’est qu’il ne les voit pas : regarder use les yeux ; s’il les voyait, ce serait peut-être la même chose ; lever les bras use les articulations. Il ne fait jamais par minute plus de dix-sept pas de soixante-quatre centimètres, et supprime de son existence tout ce qui peut augmenter de trois pulsations les battements de son cœur. Il n’élève jamais sa voix douce et lente, et ménage ses poumons pour prononcer les discours des séances annuelles qu’il dit d’une manière fort élégante en qualité de secrétaire perpétuel.

L’existence de M. Flourens est brodée de toutes les distinctions que peut désirer un savant. Membre de l’Institut, de l’Académie française, professeur au Muséum, au Collége de France, ancien pair de France, sénateur, commandeur de la Légion d’honneur (et j’en passe), sa vie laborieuse a été richement récompensée.

Il n’envie la gloire de personne, pour cette raison qu’il n’en connaît pas qui vaille la sienne. Cependant, il est poursuivi par la petite préoccupation de continuer, en l’effaçant, Fontenelle, qui jadis occupa avec un certain éclat sa place de secrétaire perpétuel.

On prétend que M. Flourens collectionne avec passion tout ce qui a appartenu à son prédécesseur. Tout devient pour lui, depuis la perruque jusqu’aux pantoufles, une relique historique et sacrée. Il écrit ses discours dans un fauteuil de Fontenelle, enveloppé dans une robe de chambre de Fontenelle, et avec une plume de Fontenelle, qui, malheureusement, n’avait pas à sa disposition les plumes de M. Flourens.

Je ne sais si cela tient à la défroque ou à une coïncidence, mais M. Flourens a de grands rapports avec l’auteur de la Pluralité des mondes. Il possède son esprit exact et géométrique, son style élégant, un peu limé, auquel on peut parfois reprocher trop de raffinement dans les idées et de recherche dans les ornements. L’ensemble en présente pourtant des qualités éminentes et solides.

Ces qualités se retrouvent dans les éloges académiques consacrés à la mémoire de feu ses collègues. Ses portraits sont ressemblants, bien qu’un peu flattés. On ne saurait cependant adresser ce petit reproche à son éloge de Blainville, qui peut passer pour un éreintement.

Il est vrai que Blainville avait pris le soin de se venger de son vivant de l’éloge qui l’attendait après sa mort. Il avait osé dire que M. Flourens n’est ni anatomiste, ni physiologiste, ni zoologiste, ni même écrivain. Voilà des énormités que personne ne voudra croire.

M. Flourens est d’un naturel affable, plein de douceur, d’urbanité et même d’obligeance, surtout si ce qu’on lui demande n’est pas de nature à lui occasionner beaucoup de mouvements. Lorsqu’il marche, il penche un peu la tête, comme pour mieux recueillir les murmures d’admiration qui doivent s’élever sur son passage. Sa figure bienveillante est toujours illuminée d’un sourire de profonde satisfaction.

Son front, que la science, cette grande épileuse, a depuis longtemps dégarni, est cependant tapissé par une mèche napoléonienne en virgule, toujours rigoureusement composée du même nombre de cheveux, dont aucun n’est blanc : M. Flourens n’a encore, il est vrai, que 72 ans. Son nez, fortement charpenté, ombrage une bouche assez fendue pour n’arrêter aucun mot au passage.

Il faut tout prévoir, surtout l’imprévu : le système de conservation adopté par le savant physiologiste ne le met pas à l’abri des tremblements de terre, des chutes de comètes ou des éclats du tonnerre (les hauts sommets attirent la foudre). Il a exprimé la volonté formelle, en cas d’un pareil accident, d’être secrètement embaumé et placé à demeure dans son fauteuil de secrétaire perpétuel, qu’il habiterait jusqu’au 12 avril 1950, onze heures vingt-cinq minutes du matin.

Ce jour-là seulement il aura atteint la cent soixantaine. Alors il sera enterré officiellement selon les rites et coutumes de l’Institut, si la célèbre compagnie existe encore.

M. Flourens a tort de croire que le public et ses collègues ne s’apercevront de rien.

Il a pris soin de constituer une rente en faveur de l’huissier qui serait chargé de lisser sa mèche, de l’épousseter et de le protéger contre les toiles d’araignées.

XXIII

Le nouveau promontoire.
M. Baillon. — Anesthésie locale. — M. Duchartre. — M. Longet.

Qui donc oserait sur le berceau d’un nouveau-né prédire sa destinée ? Sait-on l’avenir de cette frêle créature ; l’enfant dépassera-t-il le niveau des grandes intelligences, ou traînera-t-il une vie obscure, au milieu de la cohue des petits et des bornés qui sont les simples soldats de la vie humaine ?

Nul n’est en mesure de le dire depuis que les fées ont perdu leurs ailes, depuis que les sorcières en sont réduites à faire le grand jeu, ou à s’endormir sous les mains crasseuses d’un magnétiseur.

Il est tout aussi hasardeux de prédire les destinées d’une île encore au berceau. Les Grecs n’ont pas encore eu le temps de se souvenir de la sagesse de leurs illustres aïeux, ils jugent des fruits de l’arbre en voyant pousser une graine nouvelle ; ils écrivent l’histoire du nouvel être sur l’œuf qui le contient.

Une végétation géologique surgit dans la rade de Santorin ; l’aréopage s’assemble et dit à la végétation : Tu seras une île, et tu porteras le nom du roi Georges.

Mais au milieu des tremblements de terre, des tonnerres et des flammes volcaniques, l’ouvrier souterrain qui fait mouvoir ce nouveau truc, n’a pas entendu l’arrêt de la science ; il continue à tourner sa manivelle ; le monstre rocailleux monte toujours, et sa croupe informe vient se souder à l’île de Néa Kammeni.

Depuis le récit de Théramène, le rivage grec n’avait rien vu d’aussi terrible.

Le roi Georges y perd son île qui s’est changée en promontoire. Franchement ce monarque aurait tort de beaucoup le regretter ; il est difficile d’imaginer rien de plus aridement sauvage, M. Sainte-Claire-Deville a présenté à l’Institut deux grandes photographies du nouveau promontoire. Examinez à travers un fort télescope, un de ces tas de cailloux en granit sombre, destinés à ressemeler le macadam, et vous aurez une idée très-exacte du nouveau promontoire. C’est le même entassement irrégulier de roches anguleuses, qui semblent n’avoir d’autre lien que l’engrènement de leurs aspérités.

Et le tas de pierres grossit toujours ; île hier, promontoire aujourd’hui, peut-être demain continent ; je commence à craindre la transformation de la Méditerranée en marais desséché, que j’avais indiquée comme possible par l’exhaussement du sol.

Cependant, comme compensation, certaines parties de l’île s’enfoncent. On voit, à gauche du promontoire, le sommet d’une maison qui surnage encore. Le propriétaire est très-favorisé, il lui reste au moins un toit pour… s’asseoir. Les autres, expropriés par les tritons et les néréides, ne pourraient habiter leurs immeubles que dans un appareil à plongeur.

Du reste, les maisons étaient devenues inutiles, la terreur ayant chassé tous les habitants. On n’y voit plus ni hommes ni femmes, il ne reste que des savants stoïques et fermes sous la pluie de rochers inintelligents qui les assomment. Car c’est là une nouvelle complication, l’île au début était assez inoffensive ; maintenant qu’elle s’est élevée au grade de promontoire, elle est devenue agressive, rageuse, et se défend avec ses armes naturelles comme si on en voulait faire le siége.

Le phénomène qui bouleverse la rade de Santorin n’est point isolé ; le cataclysme donne des représentations en province, en faveur des Grecs qui ne peuvent pas se déplacer. L’Arcadie et la Laconie ont eu leurs petits tremblements de terre, et les habitants de Patras, Chio et autres lieux, ont été réveillés par des bruits souterrains, et des secousses fertiles en lézardes et en démolitions. Un îlot nouveau a pointé dans la rade de Santorin, et un écueil a surgi près de l’île de Cérigo.

Toutes ces convulsions semblent avoir pour point de départ le mont Etna, qui est depuis la même époque en éruption. Les ondulations suivent un trajet déterminé, une ligne droite qui relie le vieux volcan aux parages de Santorin.


Je vous ai parlé, il y a quelques semaines, de M. Montagne, le vénérable et dernier survivant de la commission scientifique qui accompagna Bonaparte en Égypte ; quelques jours après cette causerie, le vieux savant s’éteignit doucement. L’Institut, dans sa dernière séance, a élu son remplaçant.

La section avait porté sur la liste de présentation en première ligne, M. Trécul, botaniste acharné, qui méritait d’être élu ; il a été, en effet, nommé à une belle majorité. En seconde ligne, M. Chatin, professeur à l’École de pharmacie. Les travaux de M. Chatin sont très-importants et fort estimés. Son dernier ouvrage est une monographie du cresson (la santé du corps !) dont je recommande la lecture à ceux qui veulent étudier cette crucifère autrement qu’en salade.

Enfin, en troisième ligne, M. Gris, poussé par le Muséum, et en quatrième, M. Baillon, professeur à la Faculté de médecine.

Ici, l’opinion publique n’était pas tout à fait d’accord avec la liste de présentation, et sans avoir l’intention d’amoindrir le mérite de M. Gris, je crois que s’il voulait placer ses titres dans une balance, il serait obligé de s’asseoir dessus, pour enlever ceux que son compétiteur déposerait dans l’autre plateau. Du reste, M. Baillon est encore jeune, et en se présentant il venait simplement attacher son mouchoir sur un des fauteuils et marquer une place qui ne saurait lui échapper.


Depuis la découverte des propriétés anesthésiques du chloroforme, les malades en font la condition préalable de toutes les opérations. Hélas : s’ils connaissaient les inconvénients de ce sommeil artificiel ! D’abord, on en a vu ne plus se réveiller ; c’est une chance infiniment rare, mais on peut mettre la main sur le mauvais numéro. Parfois le sommeil anesthésique délie les langues les plus discrètes. Les épanchements risqués, les confidences les plus compromettantes voltigent dans l’air et se trompent d’adresse. On vide le sac aux péchés, on raconte même les gros, qui ne sont confiés qu’à un confesseur bien sourd pour qu’il ne les entende pas.

Si le praticien était seul, l’inconvénient serait mince, l’homme de l’art est le tombeau des secrets. Mais il se trouve toujours là, à point, des oreilles intéressées à ne rien perdre. Je vous assure qu’il serait parfois prudent d’endormir les deux conjoints pour que l’opération n’ait aucune suite sérieuse.

M. M… qui connaissait les dangers des épanchements intempestifs, avait à pratiquer la section du nerf sous-orbitaire du côté gauche, chez une dame de Montrouge, pour une névralgie faciale horriblement douloureuse.

Cette affection ne laisse sur le visage aucun phénomène appréciable. Il expulse le mari, et opère la malade chloroformée.

— Eh bien ! dit-il au réveil, souffrez-vous encore ?

— Autant qu’avant, vous ne m’avez pas opérée… Ah ! mon Dieu ! mais si (avec explosion) vous vous êtes trompé de côté.

En effet, M. M… avait opéré le côté droit qui n’était pas malade. Il en fut quitte pour recommencer la besogne.

Il est évident que les inconvénients du chloroforme sont infiniment loin de compenser ses avantages. Cependant, pour les opérations légères ou superficielles, on a tenté différents moyens afin de déterminer l’insensibilité totale de la région qu’on doit entamer. Nous possédons pour cela un excellent moyen, qui consiste à employer la glace pilée additionnée d’un cinquième de gros sel. Le mélange réfrigérant, renfermé dans un nouet de mousseline, est appliqué sur la peau ; il produit une congélation superficielle, et au bout de quelques minutes, le bistouri peut labourer les tissus sans faire naître la douleur, à la condition, cependant, de ne pas pénétrer trop profondément.

On ouvre ainsi les anthrax, les abcès sous-cutanés, on arrache les ongles incarnés, etc.

Les Anglais essayent en ce moment de réhabiliter l’anesthésie locale par l’éther. Les liquides volatiles ont la propriété, lorsqu’ils subissent une évaporation rapide, de déterminer un froid intense et inférieur à zéro.

Ils projettent un courant vif d’éther au moyen d’un pulvérisateur, sur la région justiciable du bistouri, et ils opèrent quand la congélation est suffisante.

Ce procédé était déjà connu en France, seulement il était moins perfectionné. On laissait tomber l’éther goutte à goutte, et on obtenait sa vaporisation avec un courant d’air produit par un soufflet.

On a fait ces jours derniers l’application du procédé anglais, et M. D… qui l’employait, a obtenu un résultat assez imprévu. Tout en manœuvrant son appareil, il respirait l’éther volatilisé. Peu à peu il s’engourdit, puis tout à coup tombe profondément endormi sur son malade.

Heureusement que ce dernier n’a pas abusé de la situation et qu’il s’est abstenu d’opérer le chirurgien. Ce résultat n’est pas assez satisfaisant pour m’engager à renoncer à la glace pilée, dont l’action locale est plus constante et plus efficace.


M. Duchartre s’est voué à l’étude de la pousse des plantes. Il a voulu savoir au juste si elles grandissent plus vite pendant le jour que pendant la nuit.

Voilà un problème intéressant que je voudrais voir résoudre en faveur de l’espèce humaine. Cela n’aurait aucune espèce d’utilité, mais on n’est pas fâché de connaître les choses même inutiles.

M. Duchartre s’est donc constitué le gardien de la végétation, il l’a fait passer nuit et jour sous la toise, comme les jeunes conscrits destinés à sauver la patrie.

Le jour cela va encore, et on peut, en se livrant à ses petites occupations, promener le mètre et le compas sur les têtes végétales ; la nuit il n’en est pas de même, le service est pénible.

Pour la période nocturne, le savant botaniste a délégué ses facultés d’observation au fidèle Baptiste, qui monte la garde avec une lanterne au pied des espaliers. Mais Baptiste est un garçon consciencieux qui ne veut pas assumer tout seul une si grande responsabilité. Lorsque son attention est trop fortement surexcitée, il court réveiller son patron.

— Monsieur, monsieur ?

— Hein ! quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

— Monsieur, je crois que, depuis minuit, l’humulus lupulus a poussé de trois millimètres.

— Pas possible, Baptiste, quelle heure est-il ?

— Deux heures trente-cinq.

— Trois millimètres en deux heures trente-cinq ! Allons voir cela, Baptiste. Diable, mais il pleut ?

— A verse, monsieur.

— Donne-moi mes socques articulés, Baptiste, mes pantoufles prennent l’eau.

Après avoir longuement examiné et constaté son phénomène végétal, le savant vient se recoucher. Une heure après Baptiste se pend de nouveau à la couverture de son maître.

— Monsieur, monsieur !

— Hein ! qu’est-ce qu’il y a, Baptiste ?

— J’ai entendu des craquements dans la tige du gladiolus gandavensis rubens, je crois qu’il va donner un coup de collier.

— Diable ! Tombe-t-il encore de l’eau, Baptiste ?

— Pas une goutte, monsieur.

— Ah ! tant mieux.

— Seulement il neige à plein temps.

Voilà l’existence nocturne de M. Duchartre ; quand il en est quitte pour deux fluxions de poitrine dans sa saison, il trouve qu’il est né sous une heureuse étoile. Son domestique a moins de chance, il ne dure jamais plus d’un an. On l’appelle toujours Baptiste, mais ce n’est pas le même. On voit sur les plates-bandes quatorze petites croix noires, indiquant que du haut des cieux (leur demeure dernière) quatorze domestiques de M. Duchartre surveillent encore sa végétation.

Le savant botaniste parcourant la nuit son jardin de Meudon en robe de chambre et un bougeoir à la main effrayait un peu le voisinage dans les commencements.

On ne savait trop à quelle maladie attribuer ce noctambulisme aux bougies. Un vieux mythologue prétendit que M. Duchartre était un amant de Flore, jaloux, et qu’il s’assurait simplement que la déesse n’avait pas découché.

Les pénibles recherches de M. Duchartre sont pour le moment terminées, et il en a communiqué le résultat à l’Institut. Après avoir suivi pas à pas le développement des six plantes : Fragaria, Humulus lupulus, Althæa rosea, Vitis, Gladiolus gandavensis rubens, et Rabourdin (noms de cérémonie du fraisier, du houblon, du passerose, de la vigne et des glaïeuls), il a constaté que l’accroissement nocturne est plus rapide que celui qui se manifeste pendant le jour.

Mais, hélas ! des recherches semblables accomplies par d’autres botanistes ont donné des résultats différents. Ventenat, sur le Fourcroya gigantea ; Meyer, sur l’Amaryllis belladone ; Meyen, sur le Cannabis ; Harting, sur le houblon, ont constaté que l’accroissement pendant le jour était, au contraire, plus rapide que pendant la nuit.

On ne peut donc formuler sur ce point de règles générales.

M. Duchartre aurait-il perdu son bel âge mûr et ses quatorze domestiques à des recherches vaines ? Le voilà contraint à mesurer individuellement toutes les plantes de la création, ce qui va lui prendre un certain temps, surtout pour celles qui ont besoin de pousser pendant une quarantaine d’années avant d’atteindre leur entier développement.


Il y a quelques jours j’entrais par hasard à la Faculté de médecine à l’heure du cours de physiologie. Le grand amphithéâtre, trop souvent vide, était rempli par une foule studieuse qui suit avec assiduité les leçons de l’éloquent professeur.

A quoi tiennent les destinées humaines ! il s’en est fallu de bien peu que M. Longet ne se démît de cette chaire avant de l’avoir occupée. Elle était devenue vacante par la mort de M. Bérard. M. Longet, que ses travaux placent au rang des premiers physiologistes de notre époque, fut appelé à le remplacer par l’unanimité des autres professeurs.

Quelques gens que le succès de M. Longet empêchait de dormir, répandirent dans le public médical le bruit que M. Longet ne se souciait probablement pas d’être professeur, car l’époque de son cours était reculée ; on murmurait : qu’on n’aurait pas cru qu’il se serait présenté ; qu’il avait dit autrefois à M. Béclard, son compétiteur, que son intention n’était pas de le faire. On transforma enfin cette assertion en une parole formelle.

Je n’ai pas besoin de déclarer que M. Béclard, dont la délicatesse est bien connue, était étranger à ces rumeurs.

Tous ces bruits grouillaient autour du nouveau professeur, qui les sentait monter vers lui sans en connaître l’origine. Il s’en affligeait ; on y comptait bien.

On espérait exploiter la loyauté chevaleresque d’un homme qui n’admet pas de composition avec l’honneur.

M. Longet n’avait pas donné sa parole ; mais dans la crainte qu’on le soupçonnât d’y avoir manqué, il envoya à la Faculté sa démission de professeur, et disparut pour échapper aux reproches et aux sollicitations de ses amis. Mais, ni la Faculté, ni le ministre ne voulurent accepter la démission, et M. Longet a repris la place qu’il était si digne d’occuper.

Conclusion et morale : la chaire de professeur est inamovible et rapporte à son titulaire plus de 10,000 fr. par an ; de plus, M. Longet est sans fortune personnelle. Cherchez, parmi les raffinés d’honneur, si vous rencontrez beaucoup de gens qui jettent une place de 10,000 fr. par la fenêtre parce qu’on a douté de leur parole.

XXIV

Réponse à M. Sainte-Beuve.
Illumination de l’intestin. — Le zouave guérisseur.
Les étoiles filantes.

Je regrette, monsieur, que vous ayez exclusivement réservé pour les fidèles de votre petite Église la critique[6] que vous avez bien voulu m’adresser, et que j’ignorerais encore, si une main bienveillante n’en avait fait jouir les lecteurs de l’Événement.

[6] Cette critique assez brutale était enfouie dans un volume des Causeries de M. Sainte-Beuve.

Vous avez, monsieur, l’exquise sensibilité épidermique des critiques de profession : ils écorchent volontiers leur prochain tout vivant, mais ils ne souffrent pas qu’on les discute.

Je vous ai imputé cinquante-trois fautes de langage et de goût dans un seul discours de soixante-sept lignes, et vous avez tenté d’en justifier trois ! C’était vraiment bien la peine ! Et les cinquante autres qui restent à votre passif, qu’en ferons-nous ?

Il est vrai que vous traitez l’article de diatribe bruyante, ayant le ton grossier de la plaisanterie, visant au grotesque et affectant des airs de mascarade. Je suis, selon vous, un étrange docteur, un pédant, un demi-savant, un magister et même un grammairien, ce que vous semblez considérer comme une grosse injure.

Ce sont là, j’en conviens, des arguments pleins d’atticisme et fort capables de paraître sans réplique à beaucoup de gens ; mais, pour mon compte, la moindre démonstration ferait bien mieux mon affaire.

Je ne voudrais pas de nouveau troubler votre sérénité en commentant votre réponse, et Dieu sait si je me fais violence. Cependant, avec tous les égards que je dois à la haute opinion que vous professez pour votre mérite, permettez-moi, monsieur, de vous adresser une simple observation : Vous semblez confondre le magister avec le grammairien ; ces deux êtres sont distincts.

Le magister est un modeste vulgarisateur qui donne des leçons de langage à ceux qui en ont besoin. Cette qualification ne saurait me convenir, et, au risque de vous désobliger, ma modestie m’empêche d’accepter, relativement à vous, le titre que vous voulez bien m’octroyer.

Le grammairien est celui qui fabrique des grammaires, et je vous jure que je ne suis pas plus grammairien que vous ; si je l’étais, j’aurais le courage d’en convenir, bien que, par le temps qui court, il ne soit pas toujours prudent de faire un pareil aveu à certains académiciens.

Vous êtes, monsieur, un de ces heureux que la fortune saisit au collet, et porte sur les sommets où ne vont point les foules. La fortune a de ces caprices. Mais là-haut, sur les pics élevés, le vertige saisit les hommes, et, dans leur majesté comique, ils se croient inaccessibles. Ma critique vous paraît un étrange solécisme de conduite, quelque chose sans doute d’énorme et de monstrueux capable de troubler l’ordre et la marche de la nature. Ah ! monsieur, laissez-moi rire un peu.

Votre talent incontestable, mais trop souvent fort incorrect, ne vous autorise pas à traiter la syntaxe en fille mineure qu’on gouverne à sa guise ; et lorsque vous considérez les fautes qui vous échappent comme la marque et le caractère de votre style, vous me faites vraiment la partie trop belle.

Au temps où nous vivons, un écrivain à la mode doit se soumettre aux règles du langage et aux prescriptions de la civilité puérile et honnête. Il doit bannir avec soin de son écritoire les fautes de français ou tout au moins… les injures. La polémique peut avoir des griffes, mais cela ne l’empêche pas de mettre des gants.

Vous me témoignez tant de colère pour avoir innocemment échenillé un seul de vos discours, que je me demande ce que vous feriez si j’appliquais à toute votre œuvre le même procédé d’analyse. Rassurez-vous, je n’ai ni l’intention ni le loisir de le faire, et j’aurais laissé passer votre réplique sans mot dire, si elle ne contenait cette phrase : « Car je ne considère pas comme un texte loyal et sincère le texte déchiqueté et entrecoupé, à chaque mot, de lazzi grossiers qui lui a été présenté (au public) par cet étrange docteur. » (Étrange, qu’en savez-vous ?)

Je vous mets au défi, monsieur, de citer le changement ou l’omission d’un seul mot de votre étrange discours (étrange, je l’ai prouvé).

Il n’est pas honnête de mettre en doute la loyauté et la sincérité d’un homme quand on n’a aucune raison pour cela.

Vous accusez l’Événement d’avoir manqué à ses habitudes d’actualité, en publiant un discours âgé de neuf ans. J’admets que vous croyez sincèrement à la loyauté de ce reproche. Cependant, votre irritation vous fait oublier qu’on a pris soin, en tête de l’article, d’avertir le public que votre discours était extrait d’un livre que je publiais sous ce titre : les Causeries du docteur, et où vous êtes en très-bonne compagnie. C’était donc une réimpression, comme votre colère est une réédition ; car lorsque mon article parut, en 1857, dans le Moniteur des hôpitaux, vous n’étiez pas de meilleure humeur qu’aujourd’hui.

Neuf années ! j’étais si jeune alors, semblez-vous dire, il y a prescription. La prescription n’existe pas dans le code pénal, pour les crimes et délits contre la syntaxe, surtout quand le coupable est de l’Académie.

Je vous assure, monsieur, que je ne suis ni un pédant, ni un grammairien ; seulement j’avoue que je n’ai aucun fétichisme pour l’autorité des noms. Je n’accepte pas tous les saints dans mon calendrier. J’aime à rire à mes heures, et je secoue volontiers, en passant, le piédestal de nos réputations surfaites, simplement pour prouver à nos petits grands hommes que leur gloire n’est pas solide sur ses jambes.

Veuillez agréer, etc.


Le docteur Milliot de Kriow a imaginé d’éclairer l’intérieur du corps humain à la manière des lanternes. Son procédé consiste à introduire un tube de verre par l’œsophage jusque dans l’estomac — comme l’avaleur de sabre chinois. Ce tube est muni de fils métalliques rendus incandescents par l’électricité. L’estomac, éclairé, devient alors transparent. On illumine l’intestin par le même procédé, en introduisant un autre tube par le rectum. Lorsqu’on est désireux de s’éclairer à giorno, on emploie les deux tubes à la fois. L’auteur a fait son expérience sur un chien et sur un chat, préalablement chloroformés. Le chien a pris la chose assez philosophiquement : mais le chat, auquel on avait peut-être dissimulé une partie de la vérité, n’a consenti à devenir lumineux qu’après avoir administré plusieurs coups de dent à son opérateur.

Vous désirez probablement savoir en quoi cela peut être utile à la médecine. Franchement, j’avoue que, pour le moment, il serait difficile de trouver le placement de cette découverte. En Amérique, on pourrait s’en servir pour éclairer les corps des pendus, de façon à ce que les passants ne les heurtent pas la nuit. En France, cela n’est applicable que pour les réjouissances. Un monsieur, qui désirerait, le 15 août, économiser les lampions, pourrait, après s’être introduit dans le corps les deux tubes lumineux, passer la soirée à sa fenêtre. Cette illumination pittoresque ferait un fort bel effet.


Parlons un peu du zouave, qui est le lion du moment[7]. Je lui offre cinq cents francs pour chaque malade choisi par moi et atteint de paralysie, qu’il guérira ; mais il me donnera cent francs (je lui fais la part belle), pour chacun de ses malades qu’il ne guérira pas. On m’objectera peut-être qu’un zouave ne peut pas prélever tous les jours cent francs sur le sou de poche de sa solde. Cela est vrai pour tout autre, mais celui-là fait des choses si extraordinaires, qu’un miracle de plus ou de moins ne doit pas lui coûter beaucoup. Dans tous les cas, je compte sur l’enthousiasme de ses prôneurs et admirateurs pour faire son jeu.

[7] Comme les gloires passent ! qui se souvient aujourd’hui du zouave guérisseur ?

Les guérisseurs improvisés ont, en général, une pommade, un onguent, des pilules qui guérissent tout. Notre zouave a perfectionné et simplifié la thérapeutique ; il semble vouloir porter un coup funeste à la pharmacie : son mépris pour les médicaments est complet. Il répand autour de lui la santé gratis et sans efforts, comme la rose répand son parfum. Gratis ! c’est d’une belle âme, mais lorsque ses clients reconnaissants lui offrent des tabatières enrichies de diamants, ou d’autres témoignages palpables de leur gratitude, les repousse-t-il avec indignation ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.

S’il guérissait les malades en leur jouant de son trombone, je serais moins incrédule. Jadis Josué a renversé les murs de Jéricho au son de la trompette, et un trombone vigoureusement embouché pourrait peut-être mettre les infirmités en fuite. Mais il dédaigne de pareils moyens et tire sa puissance d’une vertu qui est en lui.

En fait de vertus, je savais les zouaves richement dotés de vertus guerrières ; mais je ne serais jamais allé chercher sous leur fez des vertus thérapeutiques ou théologales. S’il était seulement zouave pontifical, je me dirais : le rayonnement du trône de saint Pierre peut faire naître de pareilles aptitudes.

Non ! j’ai beau chercher des explications terrestres, toutes me craquent dans la main, et je suis malgré moi forcément ramené à confesser l’évidence des miracles. Mais je tombe dans une autre perplexité, leur quantité m’épouvante. Aujourd’hui il guérit les malades, demain il ressuscitera les morts, n’en doutez pas ; que les agonisants prennent leurs numéros.

Les saints les plus fameux ont bien fait par-ci par-là quelques petits miracles, mais pas un n’en a contracté l’habitude, et si l’on eût exigé de l’un d’eux la corvée de guérir une trentaine de malades par jour, rien qu’en les regardant dans le blanc des yeux, il aurait immédiatement donné sa démission.

Je commence à croire que l’administration commet un véritable sacrilége en obligeant M. Jacob à souffler dans un trombone au lieu de lui élever des autels. Quand on fait des miracles à remuer à la pelle, on doit dédaigner même une place dans le calendrier, et si le célèbre zouave possède la moindre ambition religieuse, à l’expiration de son congé il se fera dieu. Eh ! pourquoi pas ? Le dieu Jacob, avec sa grande barbe et des rayons bien dorés fera aussi bonne figure qu’un autre. Soyez tranquilles, les disciples et les adorateurs ne lui feront pas défaut. Un dieu qui fait des miracles du matin au soir, on n’en rencontre pas tous les jours.

Remercions avec effusion le ministre de la guerre qui permet à son zouave de répandre la santé sur nous autres pékins des deux sexes, au lieu de réserver ses vertus thérapeutiques pour les braves troupiers qui peuplent les hôpitaux militaires. Ce serait pourtant pour le budget une économie de quelques millions. Vous êtes peut-être incrédule, monsieur le ministre ? vous méprisez les talents de Jacob ? Ah ! prenez garde, il s’en souviendra quand il sera passé dieu.

Heureusement que notre zouave est d’un naturel doux et humain ; la puissance pour le bien implique la puissance pour le mal. Quand on guérit les gens d’un regard, il doit suffire de lever le doigt pour les rendre malades, car il est plus facile encore d’estropier que de rendre la santé. S’il était méchant, ce ne serait plus un homme, mais une véritable épidémie. Il pourrait jeter des sorts, envoûter les gens, nouer l’aiguillette et répandre des maléfices sur les bestiaux. C’est à faire frémir.

Mais j’y pense, monsieur le ministre, si vous ne voulez pas l’employer contre vos soldats malades, vous pourriez l’utiliser contre l’ennemi.

Je le crois incapable de foudroyer une armée d’un rayon de sa prunelle ; n’ayant encore ressuscité personne, il ne doit pouvoir disposer de la mort subite, mais en limitant la puissance aux simples indispositions, il peut encore rendre de grands services à l’État.

Deux armées sont en présence, et les trois coups retentissent pour le lever du rideau. Tout à coup, le zouave intervient et envoie à l’ennemi une colique carabinée. Voyez d’ici le tableau : généraux et soldats oublient la charge en douze temps pour songer au plus pressé ; la bretelle qu’ils saisissent n’est pas celle de leur fusil. C’est alors que nos chassepots seraient parfaitement en situation, ils nous procureraient une victoire éclatante.


Sommes-nous bien vraiment dans la capitale de l’intelligence, ou plutôt un songe ne nous a-t-il pas rejetés en arrière de deux siècles au fond de la Bretagne, au milieu des superstitions les plus épaisses, au milieu des farfadets, des meneurs de loups et de toutes les crasses intellectuelles ? Qu’est-ce donc que l’intelligence humaine, si des écrivains spirituels et distingués, que leur éducation place au-dessus du vulgaire, viennent s’empêtrer dans la glu de pareils miracles ? Celui qui tient une plume a la mission d’éclairer et non d’enténébrer la foule.

On me dira : J’ai vu. Vous avez vu quoi ? Pensez-vous qu’il suffise d’un instant pour affirmer la guérison d’un malade, et connaissez-vous les lendemains de vos prétendus guéris ?

Je sais parfaitement que, dans certains cas d’affections nerveuses, quelquefois une secousse morale, une mise en scène habilement ménagée, peuvent déterminer des phénomènes passagers. C’est une affaire d’imagination, dont le résultat n’est pas durable.

Il y a quinze ans, Trousseau, le grand médecin que la science pleure encore, pour nous prouver l’effet de l’imagination, administrait devant nous à des malades des pilules de mie de pain, en leur disant : « Cette pilule est un vomitif énergique, elle fera de l’effet avant une heure d’ici. » Souvent le malade vomissait, et Trousseau ne faisait pas de miracle. Seulement il possédait à fond une science dont les ressources ne sont pas dans les domaines de la révélation, elle ne s’acquiert que par de longues études.

O sottise humaine ! si jamais on t’érige un temple, combien sera grande la foule des paroissiens qui viendront tremper leurs doigts dans ton bénitier !


Le ciel nous jette des pierres. Il est encore tombé le mois dernier un aérolithe qui est arrivé (par ricochet) jusqu’à l’Institut. La police de la voirie semble assez mal faite dans les régions éthérées. Nous avons cependant assez de tuiles que nos maisons nous lancent à la tête, sans nous trouver encore exposés à recevoir les morceaux des vieilles planètes qui se brisent dans l’espace.

Le soir, lorsque votre regard interroge la voûte constellée, en quête d’un souvenir ou d’une espérance, vous avez parfois suivi d’un œil curieux les étoiles filantes qui se décrochent du ciel en rayant l’obscurité d’une traînée lumineuse. On dirait des âmes en peine à la recherche d’une nouvelle patrie. Elles s’en vont au delà de notre horizon tomber dans l’immensité ; mais quelques-unes, fatiguées de leur course échevelée, se laissent prendre dans notre atmosphère, subissent les lois de l’attraction et se précipitent sur la terre avec une vitesse d’environ 40 kilomètres par seconde.

La terrible vitesse de leur mouvement de translation les échauffe, les rend lumineuses et incandescentes au contact de l’atmosphère terrestre. Sur ses confins, parfois elles éclatent comme des bombes, et c’est à l’état de nombreux fragments qu’elles touchent le sol. Je pourrais même dire qu’elles le défoncent, car elles se creusent parfois un trou de 2 à 3 mètres de profondeur.

Les étoiles filantes prennent dans le langage scientifique le nom de bolides, aérolithes ou météorites. Leur constitution chimique est à peu de choses près toujours la même : elles sont composées de soufre, de silice, de magnésie, de fer et de nickel à l’état métallique, de chrome, etc. Parfois elles contiennent un peu de charbon ou de matière bitumineuse.

Leur physionomie est celle d’un fragment de roche irrégulier, et la surface est recouverte par une vitrification due à la fusion de leurs éléments superficiels, déterminée par la haute température qu’elles ont subie dans leur voyage.

Le volume des aérolithes est variable comme leur poids, qui oscille entre 250 grammes et 50,000 kilogr. On les a vus tomber avec tant de profusion, qu’ils étaient innombrables. On estime à plusieurs centaines de mille ceux qui sont tombés entre le golfe du Mexique et Halifax dans la nuit du 12 au 13 novembre 1823.

Heureusement que ces averses de feu sont inconnues dans nos contrées. Les bolides deviennent assez rares chez nous pour qu’on signale leur chute comme un phénomène. Une pluie de grenouilles est désagréable, et encore, on peut en tirer un certain parti ; mais une giboulée de pavés brûlants, même venant du ciel, serait une chose détestable à tous les points de vue.

L’illustre Laplace considérait les bolides comme des débris lancés par les volcans de la lune. Cette hypothèse, abandonnée maintenant, n’avait rien d’impossible.

La lune n’a pas d’atmosphère, elle n’est point, comme notre planète, enveloppée par un milieu aérien présentant une certaine résistance. Une pierre lancée de la lune avec une vitesse égale à cinq fois et demie celle d’un boulet, sortirait de la sphère d’attraction de notre satellite pour tomber dans celle de la terre. J’ajouterai que la constitution des bolides leur donne une grande ressemblance avec certaines de nos roches volcaniques.

Il est admis actuellement que les astéroïdes dont nous nous occupons forment deux grands courants distincts se mouvant autour du soleil, en dehors de l’atmosphère de la terre. Il en existe des myriades qui parcourent les deux zones. Celles qui font l’école buissonnière, ou que leur humeur quinteuse écarte du troupeau, subissent l’attraction des planètes dont elles s’approchent, et contre lesquelles elles viennent se heurter ; car chaque corps céleste a une activité d’attraction qui rayonne dans une certaine étendue, et tout ce qui passe à la portée de ce rayonnement est immédiatement attiré de la circonférence au centre.

M. Daubrée a communiqué à l’Institut l’histoire des efforts qu’il a faits pour fabriquer des aérolithes artificiels. S’il a l’intention de lancer ses contrefaçons sur les autres planètes, ce sera bien fait : il y a assez longtemps que nous en recevons, il ne serait pas mauvais de leur en envoyer un peu.

XXV

L’épopée Le Verrier. — Le docteur Rayer.

M. Le Verrier est ce qu’on appelle une Figure, un Caractère ; seulement, c’est une figure désagréable et un mauvais caractère. Grand et vigoureusement charpenté, son chef est couronné de cheveux jaunes qui semblent avoir déteint sur sa physionomie ; ses petits yeux myopes sont d’un bleu faïence, véritables yeux d’astronome, faits pour regarder la lune, mais qui clignotent au grand jour. La bouche grande et légèrement lippue est toujours tourmentée par un sourire que les uns trouvent sardonique et les autres cynique.

M. Le Verrier est depuis 1854 directeur de l’Observatoire de Paris. Né de parents pauvres (mais honnêtes), il dut sa haute position à son amour du travail et surtout à de généreux protecteurs. Le premier fut l’École polytechnique dont les élèves payèrent sa pension ; il trouva ensuite de puissants appuis dans la bonté d’Arago, de Liouville et de beaucoup d’autres.

M. Le Verrier est non-seulement un travailleur infatigable, mais encore un esprit plein de ressources, d’audace et d’une habileté prodigieuse. Il traverserait du Panthéon aux Invalides sur un fil, sans se casser le cou. Il sait admirablement s’accrocher à toutes les aspérités qui offrent un point d’appui à l’ambition. Sa parole, au besoin mielleuse ou brutale, enveloppe et terrasse à distance comme le lasso du Guaranien.

M. Le Verrier a la rancune tenace et terriblement active ; il marque en noir les gens sur ses tablettes avec une encre qui ne s’efface jamais. En feuilletant ces petites archives du sentiment, on y trouverait les noms de : l’École polytechnique, d’Arago, de Liouville et de bien d’autres qui ne devraient pas s’y rencontrer. M. le directeur de l’Observatoire est fort au-dessus des faiblesses sentimentales du vulgaire, et il possède à un haut degré l’indépendance du cœur.

M. Le Verrier est doué d’un orgueil inouï, immense, incommensurable. Il fait probablement encenser son buste par ses garçons de bureau. L’Observatoire, c’est lui ; l’Astronomie, c’est lui. Un peu moins qu’un dieu, beaucoup plus qu’un homme, il considère les astronomes qu’il dirige comme une caste inférieure à la sienne, et parfois, quand il fait chaud, il les reçoit dans un déshabillé si complet, qu’on serait tenté de prier ce demi-dieu de se couvrir au moins d’un morceau de nuage. Un jour même, il donna audience à M. Lucas sur une lunette qui n’a jamais servi à observer les astres.

M. Le Verrier, malgré son mérite incontestable, n’est pas un astronome complet. Calculateur hors ligne, il est médiocre dans les travaux d’observation au moyen des instruments. Il a repris les observations sidérales exécutées au temps d’Arago le Grand, les a discutées, calculées et publiées. C’est là un travail considérable qui comprend un certain nombre de volumes, et qui fera pardonner bien des choses à M. Le Verrier, parmi celles qui sont pardonnables.


Mais lorsqu’il a voulu aborder pour son propre compte le travail d’observation, c’est-à-dire déterminer, au moyen des instruments, la situation relative des corps célestes, il est tombé dans un gâchis à faire rire les comètes. Les observations furent données à l’entreprise, comme les fournitures militaires ; il inventa l’astronome à ses pièces. Chaque étoile observée était cotée de trois à sept sous, selon sa grandeur. La découverte des planètes était payée à part ; seulement ce dernier chapitre n’était pas ruineux pour l’Observatoire ; les planètes fuyaient avec persistance les lunettes officielles et se laissaient dénicher sans résistance par Goldsmith, Chacornac et autres savants qui ne font point leur purgatoire avec M. Le Verrier.

La conséquence de ce travail aux pièces est facile à deviner ; les astronomes à façon tenaient plus à la quantité qu’à la qualité de leurs produits ; de sorte que toutes les observations opérées au moyen de l’équatorial, depuis 1854 jusqu’à 1860, plongèrent dans une profonde stupeur les observatoires étrangers. M. Le Verrier brisait le fil qui les guidait dans le dédale céleste. On commençait à croire que le grand ressort de la gravitation était cassé et que la machine sidérale battait la breloque. Mais on s’aperçut bientôt que la mécanique céleste était en bon état, et que c’était seulement l’Observatoire de Paris qui était détraqué. On fut bien obligé de reprendre tous les calculs de cet immense travail de six années.


M. Le Verrier, pour absorber au profit de son orgueil tous les produits scientifiques de l’Observatoire, morcelle le travail de façon à ce que la concentration définitive s’en fasse entre ses mains. Ce système est absolument vicieux au point de vue de la production des grandes choses, et a puissamment contribué à la décadence de notre Observatoire. Les astronomes réfractaires à l’absorption directoriale sont abreuvés de tant d’ennuis et de dégoûts, qu’ils échappent par la fuite au knout de M. Le Verrier. Exemple : MM. Faye, membre de l’Institut ; Liais, Puiseux, Desains, Chacornac ; Serret, membre de l’Institut ; Babinet, membre de l’Institut, Lepissier, etc., etc.


Si les astronomes rebelles à l’absorption résistent au désir de briser leur carrière, on leur enlève la clef de leur laboratoire, et leur traitement est supprimé. C’est ce qui est arrivé à M. Foucault, membre de l’Institut, le plus illustre de nos physiciens. Pendant deux ans M. Le Verrier l’a exclu arbitrairement de l’Observatoire, contre la volonté de S. Exc. le ministre de l’instruction publique, qui ordonnançait le traitement supprimé que M. Foucault allait toucher au Trésor. M. Lucas fut de même privé pendant cinq mois de son laboratoire et de son traitement, qui fut également payé par le ministre. M. Lepissier eut le même sort. La suppression de traitement fut infligée à VINGT-HUIT employés dans l’espace de quinze mois, dont sept dans le mois dernier !!! Les traitements impayés furent tous réglés par le ministre.

M. le directeur donne pour raison de ces retenues arbitraires, qu’il a le droit d’en agir ainsi avec des employés sans conscience qui ne remplissent pas leurs devoirs. Si cette allégation était vraie, on ne pourrait qu’approuver l’administrateur intègre qui ne veut pas qu’on gaspille les deniers de l’État. Mais alors pourquoi M. le directeur empoche-t-il régulièrement un traitement de 6,000 fr. comme membre du Bureau des longitudes, dont il a cessé depuis plus de quinze ans de remplir les fonctions et où il ne met jamais les pieds ???

A quelle somme d’appointements le fonctionnaire commence-t-il à être classé parmi ceux qui manquent de conscience ?

M. Le Verrier possède encore d’autres moyens d’anéantir le zèle des savants. Exemple : M. Marié Davy a créé de toutes pièces à l’Observatoire le bureau météorologique de la prévision des orages, qui a rendu d’immenses services à la marine. Ce jeune savant s’est vu enlever les aides et les adjoints de son bureau. Les portes de communication ont été cadenassées et condamnées par M. Le Verrier, et M. Marié Davy est contraint depuis un an, pour conférer à chaque instant avec ses employés, de traverser les cours et les bâtiments de l’Observatoire. Ce n’est pas tout : depuis deux hivers, les garçons de bureau ont reçu l’ordre absolu de ne point faire de feu dans le cabinet de M. Marié Davy, de sorte que ce fonctionnaire, qui a le grade de chef de division, est obligé, pour ne pas geler, d’apporter à l’Observatoire son bois dans ses poches ou sous son bras.

Voilà comment cet autocrate traite les savants. Est-il possible que les basses œuvres d’une pareille tyrannie aient pu s’accomplir impunément jusqu’ici et dans un semblable milieu ? L’Observatoire devrait être calme et tranquille comme les hautes régions du firmament ; depuis la création de ce temple on y entrait jeune et on en sortait vieillard ou mort. M. Le Verrier a changé tout cela ; on pourra bientôt écrire sur le fronton de l’établissement qu’il dirige : Ici on loge au mois où à la journée. C’est un passage, une lanterne magique que les silhouettes des astronomes traversent sans s’y arrêter. Depuis l’année 1854, CENT DEUX fonctionnaires de tout ordre ont quitté ce séjour enchanteur, où l’on voit voltiger plus de coups de poing que de papillons.


L’expérience d’un astronome croît lentement, et quand on a regardé le ciel une partie de sa vie, on n’est guère propre aux choses de la terre. Lorsqu’un homme quitte l’Observatoire, sa carrière est brisée, car il ne peut pas s’établir astronome en chambre. Parmi ces cent deux fonctionnaires qui ont quitté l’Observatoire, il en est dont l’histoire est bien lugubre.

M. le ministre, justement ému de toutes ces plaintes mal écrasées qui s’échappent de l’Observatoire, a nommé une commission d’enquête composée de MM. l’amiral Fourichon et Robiou de la Vrignais, membre du conseil de l’amirauté ; Delaunay, Liouville, Serret et Balard, membres de l’Institut. M. Le Verrier comprend que le quart d’heure de Rabelais approche, que son omnipotence néfaste aborde la phase du dernier quartier ; cependant il se reconnaît encore supérieur à la hiérarchie, aux règlements et aux décrets ; il résiste, s’accroche aux meubles, aux portes, aux instruments de l’Observatoire ; il déclare fièrement qu’il n’assistera pas aux séances de la commission.

Moi, je suis convaincu qu’il la mettra à la porte. Il me semble déjà le voir charger à mitraille toutes les lunettes de l’établissement et soutenir un siége contre les commissaires.


J’ai dit que M. Le Verrier avait un esprit subtil, et j’ajouterai plein de ressources dans ses explications. A propos de son procès avec M. J…, l’entrepreneur de menuiserie, procès dont on a justement dit qu’il eût mieux fait de n’en jamais parler, M. le directeur affirmait, il y a quelques jours, dans le Figaro, que M. J… réclamait à l’État 61,970 fr., et que l’État, plaidant avec raison, avait fait un bénéfice de 20,294 fr., puisqu’il n’avait été condamné qu’à en payer 41,676.

M. Le Verrier a fait durer ce règlement si longtemps, que sa mémoire le sert mal ; voici la vraie vérité : M. J… réclamait 61,970 fr. ; sur cette somme, on a distrait du compte environ 10,000 francs pour la coupole ; cette somme a été payée à un sous-entrepreneur qui avait concouru à ce travail. On a réduit en outre des surcharges demandées pour dissimuler des travaux mal à propos commandés et qu’on ne voulait pas voir figurer en double sur le compte. Bref, le conseil de préfecture a réglé la note à 41,676 francs.

M. J… accepta, mais M. Le Verrier refusa d’approuver ce règlement, et le malheureux entrepreneur dut subir toutes les lenteurs administratives et judiciaires qui amenèrent sa faillite. L’État fut condamné à payer 41,676 fr., somme réclamée, plus environ 50,000 fr. pour intérêts, frais judiciaires, d’expertise, de séquestre, etc. L’État a donc, grâce à M. Le Verrier, perdu 50,000 fr. au lieu d’en gagner 20,000, comme M. le directeur l’affirmait, différence 50,000 fr. De plus un honnête homme a été complétement ruiné ; voilà de quelle façon on écrit l’histoire.


Comme homme politique, M. Le Verrier fut un peu volage dans ses sympathies ; ainsi que Joconde, il courtisa la brune et la blonde avant de donner entièrement son cœur. En 1832, l’École polytechnique, dont il faisait partie, était un peu républicaine, et la poitrine démocratique de M. Le Verrier poussait d’ardents soupirs accompagnés de speechs entraînants en faveur des barricadeurs ; vraiment s’il ne suivit pas ses camarades qui allèrent à l’émeute en passant par-dessus les murs de l’école, c’est uniquement parce qu’il craignait de déchirer son pantalon.

Au fond, il était plus conservateur qu’il ne le croyait lui-même ; et plus tard il devint le commensal assidu de Louis-Philippe et de la famille d’Orléans, dont il recevait avec une touchante effusion les dîners et les petits cadeaux. On a bien tort de dire que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, car son amitié pour la famille déchue se trouva brisée par un pavé de Février.

Son âme libre et fière se laissa de nouveau envahir par des idées démocratiques, et pour rattraper le temps où son libéralisme était en disponibilité, son enthousiasme dépassa de beaucoup celui des républicains de la veille. Le club des Écoles, qu’il honorait de sa présence, dut se priver de ses lumières qui ressemblaient trop à des torches ; ce fut la dernière erreur de son bel âge. Il apprécia bientôt à sa juste valeur l’avenir de la république et lui tourna vigoureusement le dos pour se donner tout entier à l’empire, avec une loyauté, un dévouement et un désintéressement qui seront, je l’espère, inaltérables.

M. Le Verrier émarge cinquante mille francs par an.


M. Le Verrier veut démolir le deuxième étage de l’Observatoire. Pourquoi cette dernière invocation à la pioche ? N’a-t-il pas fait tomber assez de plâtras sur le cercueil d’Arago ? M. le directeur a pour cela deux motifs. Le premier, qu’il avoue, est intitulé : besoin du service ; le second, qu’il n’avoue pas, et c’est pour lui le meilleur, est le désir de mettre à la porte de l’Observatoire le Bureau des longitudes, qui tient ses séances dans ce second étage. C’est un de ces désirs tenaces qu’on poursuit pendant quinze ans et qui finissent par passer dans la section des idées fixes.

M. Le Verrier est membre du Bureau des longitudes, il est vrai ; mais vous savez qu’il ne s’en souvient que le jour des émargements et bien qu’exerçant in partibus, le voisinage de ses collègues lui est horriblement désagréable. La cause de cette répugnance se perd dans la nuit des temps et remonte à une de ces scènes qu’on oublie difficilement, même quand on est un fervent longitudinaire. Un jour de séance, MM. Biot, l’amiral Roussin, l’amiral Baudin, Beautemps-Beaupré, Poinsot, Arago, Mathieu, Liouville, Laugier, etc., entonnèrent en son honneur un chœur si désagréable, mais si désagréable ! qu’il évita, par une retraite aussi prudente que précipitée, un post-scriptum lancé par Arago ; on dit même qu’il ne l’évita qu’à moitié.

On conçoit qu’il aurait un véritable plaisir à démolir son second étage, surtout sur la tête de ses collègues.

En attendant la réalisation de ce vœu, M. Le Verrier se donne la satisfaction de laisser les membres du Bureau des longitudes compter les clous de la porte de la salle des séances, car il en garde la clef dans sa poche, aussi bien que celle de leur bibliothèque. De sorte que ces illustres savants ne peuvent consulter un de leurs livres sans lui en demander la permission. Il est vrai qu’ils ne la lui demandent jamais. Un jour de l’hiver dernier, la bise soufflait et le froid était rude ; les membres du Bureau des longitudes en arrivant trouvèrent la porte fermée.

Du coin de son feu, M. Le Verrier, qui entendait ses collègues battre la semelle, mit une bûche de plus dans sa cheminée. Comme le but de la réunion n’était pas de battre la semelle et que cet exercice n’appartient pas au programme des séances, M. le maréchal Vaillant finit par envoyer chercher un serrurier qui enfonça la porte. On entra par la brèche, mais l’âtre était vide, le foyer glacé, et la bise soufflait toujours. Les savants durent se réchauffer au feu… sacré de la science.

— Messieurs, dit le maréchal, la prochaine fois nous ferons comme Marié Davy, nous apporterons des bûches dans nos poches.


En ce temps-là, on faisait beaucoup de conférences, et les savants étaient gracieusement invités à conférencier aux Tuileries. Une très-haute dame manifestait devant M. Le Verrier le plaisir qu’elle avait éprouvé à une séance fort intéressante de M. Delaunay, de l’Institut.

— Comment ! madame, dit M. le Verrier avec l’aimable courtoisie qui le caractérise, vous avez écouté ces bêtises-là ?

— N’en soyez pas surpris, monsieur, j’ai eu le courage d’écouter les vôtres.


Avant l’arrivée de M. Le Verrier à l’Observatoire, le budget était de 45,000 francs. Maintenant il s’élève à 152,000. En quatorze années, la somme du budget ordinaire atteint 1,416,000 francs ; ajoutez à cela 1,000,000 pour le budget extraordinaire ou complémentaire, plus 78,000 fr. provenant de reliquats de tous les établissements de même chapitre, et nous arrivons au chiffre de 2,500,000 francs, ce qui donne une moyenne de 182,000 francs par an. Jamais, sous aucun gouvernement, l’Observatoire n’a été traité aussi largement.

Si un autre astronome que M. Le Verrier m’affirmait que l’État a reçu de la science pour son argent, je n’en croirais pas un mot, ni lui non plus.

On accorde à l’Observatoire de Marseille une subvention de 7,000 fr. M. Le Verrier en distrait au moins 5,000, qu’il applique aux besoins de l’Observatoire de Paris. Oh ! si les Phocéens savaient cela ! Et pourtant ils découvrent des planètes. La dernière a été signalée par M. Stéphan.

Mais il eut l’imprudence de laisser transpirer la chose dans les journaux de la localité. Cela lui a attiré de M. Le Verrier un de ces ouragans qui font pâlir le mistral. Apprenez, monsieur, qu’à l’Observatoire il n’y a pas de découvertes personnelles, il n’y a que des découvertes ADMINISTRATIVES !

Je pense depuis longtemps que l’astronome qui montre la lune sur le pont Neuf, serait moins désastreux que M. Le Verrier à l’Observatoire ; il n’y brillerait certainement pas d’un aussi vif éclat, mais il coûterait moins cher et laisserait peut-être ses collègues travailler en paix.

A l’époque où M. Le Verrier n’était encore qu’astronome-adjoint, il avait à l’Observatoire un collègue extrêmement distingué, membre de l’Institut, et qui se nommait Mauvais ; il valait mieux que son nom. Un jour que M. Le Verrier l’avait tracassé plus que de coutume, ce bon Mauvais sortit furieux du terrain scientifique, et entama la litanie des apostrophes, non pas de ces petites apostrophes que l’on se dit en famille : c’était énorme, écrasant.

— Monsieur, vous m’en rendrez raison ! s’écria M. Le Verrier.

Vous savez, on propose parfois un duel à un ami, — comme on lui offre un cigare quand on n’en a qu’un, — avec l’espérance qu’il aura la discrétion de ne pas accepter.

— Je suis complétement à vos ordres, répondit Mauvais.

Alors les intestins de M. Le Verrier lui crièrent énergiquement que c’était bien mal de répandre le sang humain. Malgré son courage, l’astronome se rendit à l’éloquence insurrectionnelle de ses entrailles, et courut chez MM. Dumas et le général Poncelet pour les prier d’arranger l’affaire. Ces deux honorables membres de l’Institut se rendirent chez leur collègue.

— Ah çà ! dit le général, y pensez-vous, Mauvais ? Comment ! vous voulez massacrer ce pauvre Le Verrier ?

— Moi ! nullement. Il est vrai que je lui ai dit ceci et cela ; mais, dès qu’il s’en montre satisfait, je n’ai point de raison pour refuser ses excuses.

M. Le Verrier prit sa revanche, et, aussitôt nommé directeur, il mit Mauvais à la porte de l’Observatoire. Pauvre Mauvais ! il devint bien triste ; ce n’est pas son directeur qu’il regrettait, oh ! non ! mais il aimait les fleurs et cultivait avec passion dans son jardin de l’Observatoire une magnifique collection de rosiers qui étaient la moitié de sa vie.

Le désespoir s’empara du pauvre astronome, et il se fit sauter le crâne d’un coup de fusil, le seul qu’il ait tiré de sa vie.


M. Le Verrier a parfois un laisser-aller, d’un sans-façon adorable. Un jour, il se promenait dans le jardin de l’Observatoire, avec M. Mesnard, chef de division au ministère de l’instruction publique. Brusquement et sans rien dire, il saisit le poignet de son visiteur, fait un quart de conversion sur ses talons, et se met à inonder les plates-bandes. M. Mesnard, stupéfait et indigné du sans-gêne de M. le directeur, reste un instant immobile et cherche à son adresse une épithète salée. Tout à coup, il prend un grand parti, s’adosse à M. le Verrier et imite du mieux qu’il peut son épanchement humide. — Tableau ! Il manquait un troisième pour compléter le groupe de la fontaine Louvois.

ÉPILOGUE.

L’Observatoire est réorganisé. Aux prodigues qui dissipent leur fortune, on donne un conseil judiciaire ; à M. Le Verrier, qui gaspillait l’intelligence des astronomes, M. le ministre de l’instruction publique a nommé un conseil… de famille. L’arbitraire est mort à l’Observatoire, et Dieu sait s’il avait la vie dure ! Tout en conservant le titre de directeur, l’autocrate devient constitutionnel ; il ne pourra même pas rosser un domestique sans la permission de son conseil.

Voici les noms des huit nouveaux régents de l’Observatoire. Ce sont : MM. Marié Davy, Lœvy, Wolff, Yvon Villarceaux, astronomes ; membres choisis en dehors de l’établissement : MM. Briaud, Faye, Serret et l’amiral Dieudonné.

Les gens qui connaissent mal M. Le Verrier s’imaginent que l’ère de la paix vient enfin de commencer pour les astronomes ; ceux qui le connaissent mieux sont persuadés que le savant calculateur va faire d’incessants efforts pour absorber son conseil, et s’il n’y parvient pas (chose probable), après des luttes acharnées, il secouera la poussière de ses pantoufles sur le seuil de l’Observatoire, ce qui sera certainement une chose très-fâcheuse, car M. Le Verrier possède d’éminentes facultés, et rendrait à l’astronomie de grands services, s’il voulait modifier les côtés grincheux et envahisseurs de son caractère.


Le docteur Rayer était un grand et beau vieillard, un peu épais dans ses derniers temps, mais que la vieillesse n’avait pas courbé. Une tête superbe, qui ne manquait pas de majesté ; un front haut et large, dominé par des cheveux gris touffus et rejetés en arrière, un nez bien coupé, la bouche sérieuse, peu de rides, l’œil fin et quêteur du Normand ; il était né à Saint-Silvain (Calvados).

M. Rayer a joué un rôle important dans le monde médical de notre époque. C’était un homme d’une remarquable intelligence et d’un véritable mérite ; il a poussé l’esprit des affaires au plus haut degré de perfection, et on lui a justement reproché d’appliquer trop exclusivement ses grandes facultés à des vues personnelles. Il a fourni un exemple frappant de ce que peut la volonté ferme d’un homme, mise au service d’une ambition sans limites.

M. Rayer mérite certainement une belle place dans la science ; cependant ses travaux et ses titres scientifiques sont bien pâles si on les compare à ceux des Bouillaud, des Velpeau, des Trousseau, des Jobert, etc.

A part ses deux ouvrages, fort estimables du reste, sur les maladies de la peau et sur les affections des reins, il n’a produit que quelques brochures peu importantes, et pourtant il a dépassé tous ses illustres rivaux dans la carrière des honneurs et des dignités ; il en a été littéralement écrasé : ancien doyen et professeur honoraire de la Faculté de médecine, membre de l’Institut, de l’Académie de médecine, grand officier de la Légion d’honneur, ex-médecin du roi Louis-Philippe, médecin de l’Empereur, président ou membre d’une multitude de conseils, de commissions, de sociétés, etc., il me faudrait une colonne entière pour donner la liste des fonctions que M. Rayer s’est fait attribuer. Il est probable qu’il a fini lui-même par ne plus s’y reconnaître.

Je dois dire que les moyens qu’il a mis en œuvre pour atteindre le but de ses désirs ne sont point ceux qu’emploient les gens vulgaires qui veulent arriver à tout prix. Sa suprême habileté consistait à se faire offrir ce qu’il convoitait ardemment. Il faisait mouvoir les rouages de son ambition avec une telle expérience, que tout lui arrivait sans secousses et sans qu’il eût l’air d’avoir rien sollicité.

La grande réputation de M. Rayer avait des côtés artificiels, elle fut véritablement exagérée, mais là encore il s’était laissé faire sans paraître y mettre la main. Il s’est trouvé entouré de quelques-uns de ces gens serviles qui ont toujours besoin de servir de tapis de pied à quelqu’un. — Il ne faut pas leur en vouloir, c’est de naissance. — Ils placèrent M. Rayer sur une espèce d’autel et en firent le pontife d’une petite Église. On exaltait son génie, son illustration, sa célébrité sur tous les tons. Quand il éternuait, on aurait volontiers sonné les cloches et chanté : Dieu vous bénisse ! en faux bourdon.

M. Rayer n’était probablement pas entièrement dupe de ces flagorneries parlées ou imprimées, de cette dépense d’admiration qu’il devait rembourser d’une manière ou d’une autre. Mais il est difficile d’imposer silence ou de se fâcher contre ceux qui vous trouvent du génie. Aussi laissait-il dire et écrire, de sorte que peu à peu les gens le considéraient comme véritablement illustre, sans discuter ses titres à l’illustration.

En 1843, M. Rayer entra à l’Institut, et sa nomination montra toute l’habileté de sa politique. Il ne pouvait songer à se présenter dans la section de médecine et de chirurgie. Il y avait, à cette époque, des compétiteurs assez supérieurs pour lui barrer absolument la route. Il se présenta donc dans la section d’économie rurale, mais il n’avait d’autres titres qu’un mémoire sur la communication de la rage canine à l’homme.

Ce modeste trait d’union entre la médecine humaine et l’art vétérinaire était un bien petit pont pour franchir un si grand vide.

M. Rayer, sans se décourager, créa les Archives de médecine comparée. Cette publication enleva la nomination, mais aussitôt après, le journal cessa de paraître, il vécut cinq numéros.

M. Rayer a été le fondateur de la Société de biologie ; c’est là un titre sérieux qui s’attache à son nom. Cette réunion de savants, jeunes, actifs, et désireux de montrer leur valeur, a fait d’excellents travaux. Mais elle a beaucoup fait aussi pour M. Rayer ; il protégeait ses membres avec ardeur, et de leur côté, ils soutenaient le maître vigoureusement, sans bassesse, mais avec l’entraînement de gens reconnaissants.

Des amis de M. Rayer ont voulu exagérer à son profit le mérite de cette création, et l’ont posé en Mécène de la science. N’exagérons rien ; si quelques hommes qui touchent ou qui ont atteint la célébrité appartiennent à la Société de biologie, ce n’est pas elle qui a créé leur force. On ne fait pas sortir un chêne d’une graine de moutarde, quand bien même on l’arroserait d’un engrais céleste. Claude Bernard et d’autres sont peut-être arrivés un peu plus facilement, mais ils n’auraient pas fait une découverte de moins s’ils n’avaient pas été de la Biologique ; d’un autre côté, la protection infatigable accordée par M. Rayer à quelques médiocrités n’a rien fait sortir de leur cerveau stérile.

Ses élèves et ses amis pouvaient compter sur lui quand même. Malheureusement, ce qu’il obtenait en leur faveur était refusé à des gens qui parfois en étaient beaucoup plus dignes. Ce qu’il a fait décorer de ses amis est inimaginable ; pour eux, sa main était une corne d’abondance qui laissait échapper des croix. Je me suis parfois demandé s’il n’en avait pas découvert une mine.

M. Rayer n’était pas professeur de la Faculté, et il est bien probable que ce fut une des amertumes de sa vie, lorsqu’en 1863, il avait alors soixante-dix ans, il fut nommé du même coup doyen et professeur de médecine comparée. Cette couronne fut pour lui une couronne d’épines. Les professeurs étaient pleins de mauvais vouloir pour le doyen et le collègue qui leur était imposé en dehors des conditions normales ; les élèves lui manifestaient leur antipathie avec la plus grande violence. Enfin, après moins de deux ans d’une administration assez médiocre, car le poste de doyen n’est pas facile à bien remplir, il donna sa démission sans avoir fait une seule leçon du cours pour lequel on l’avait nommé.

Sa clientèle était considérable et il laisse une très-grande fortune. Excellent clinicien, ses qualités professionnelles étaient fort estimées de ses confrères.

XXVI

Le docteur Ganne et l’affaire Texier.
La pétition cléricale au sénat. — La mer Morte.

Le docteur Ganne est un rude compère, et il ne fait pas bon, pour les autres médecins, de rôder autour de ses malades ; ils lui appartiennent comme son cheval ou son paletot, il les étreint, il se cramponne à eux, et l’idée de la mort les effraye moins que l’idée d’encourir sa colère.

Il traite ses confrères d’imbéciles, les flanque à la porte quand ils franchissent le seuil du client et désire vivement les tenir par la peau du ventre. J’ose espérer qu’il laisse un certain intervalle de temps entre le dernier repas et l’exécution de cette petite fantaisie ; nul n’a le droit de troubler la digestion d’un médecin.

Je me demande ce que le docteur Ganne peut faire de la peau du ventre de ses confrères. Est-ce une manière de scalper particulière à sa localité ? Leur frotte-t-il un solo de tambour de basque ou un air de grosse caisse sur l’abdomen ?

Bons lecteurs que le procès de la Meilleraye fait frémir, n’allez point supposer que M. Ganne soit le représentant type des mœurs médicales de notre époque. Oh ! non. Nous n’avons pas l’habitude, dans le corps médical, de nous attraper par la peau du ventre pour conserver les malades qui désirent nous quitter. Quand ils veulent fuir, on leur ouvre la porte.

Lorsqu’il s’agit d’une maladie grave, au lieu de faire le moulinet pour écarter les confrères, nous sollicitons avec empressement leur concours, et ils sont invités à partager la responsabilité morale qui surgit quand la question de vie ou de mort se pose.

Lorsqu’un hasard malheureux nous jette au milieu de ces ténébreuses affaires où l’on soupçonne un crime, nous protégeons la victime en écartant les mains que l’on croit coupables, et il suffit pour cela d’un mot, d’un regard. Aussitôt qu’il se croit découvert, l’assassin tremblant détruit ses poisons. Mais nous ne dénonçons personne, pouah ! Nous laissons cette triste mission à qui veut la ramasser. Notre devoir est de donner des soins et non pas d’aller chercher les gendarmes.


Je ne veux pas aller au fond de ce drame. M. Malapert, un savant professeur, à la hauteur de sa mission, a trouvé de l’arsenic. L’empoisonnement me paraît un fait indiscutable ; mais je veux passer auprès du crime sans me demander qui l’a commis. Je veux simplement signaler quelques théories scientifiques, des inepties (le mot n’est point trop fort), qui ont pu faire frémir une cour d’assises, et qui feraient pouffer de rire une réunion de médecins sérieux.

Il faut parfois se méfier des affirmations de la vraie science, quand il s’agit de la vie d’un accusé ; car la vérité d’aujourd’hui peut devenir demain une erreur (et que d’erreurs ont été commises en médecine légale) ! Mais encore faut-il qu’un médecin légiste, dont la tâche est si délicate, n’ignore rien de son métier ; s’il n’est pas suffisamment pénétré des choses qu’il doit savoir, s’il omet certains détails de son rôle, il peut mal à propos prêter à l’accusation un secours terrible contre un innocent. L’expert doit être avant tout l’esclave de son observation ; s’il se passionne pour ou contre l’accusé, ce n’est plus un expert, c’est un accusateur ou un avocat.

Examinons si M. Ganne a rempli toutes les conditions de son emploi. D’abord, une chose me frappe : il assiste Texier dès le début de sa maladie ; pendant plus d’un mois, il laisse défiler le cortége des symptômes de l’empoisonnement sans les reconnaître ; aussitôt que sa perspicacité a mis des lunettes, il dénonce lui-même le crime, et c’est lui qui se trouve chargé de l’autopsie ! Je sais que M. Ganne ne lâche pas facilement ses malades, mais une fois morts, il pourrait en faire le sacrifice.

N’existe-t-il pas une profonde incompatibilité morale entre les différentes phases de son intervention ? et lui, dénonciateur du fait qu’il avait beaucoup trop longtemps méconnu, possédait-il toute l’impartialité nécessaire à l’expert ? Non, il ne la possédait pas, car il a prononcé aux débats cette phrase, étrange dans sa bouche : « N’eussions-nous pas trouvé le poison, que M. Ledain et moi n’en serions pas moins restés convaincus qu’il y avait eu un empoisonnement ! »

Il aurait conclu à l’empoisonnement en l’absence de tout agent toxique, et il assiste pendant six semaines à des phénomènes d’intoxication sans les reconnaître ! Pour un médecin légiste, c’est roide.

M. Ganne demande à tous les échos des déjections du malade, et il se plaint amèrement qu’on lui en refuse. Mais M. Ganne, médecin légiste, ne devrait pas ignorer que, pendant la vie, les poisons sont éliminés d’une manière continue par la voie rénale, et que leur recherche est beaucoup plus facile dans les urines que dans les autres déjections. Il aurait donc dû, le 25 juillet, date de ses premiers soupçons, emporter des urines du malade, les analyser pour savoir s’il y avait poison et quelle était sa nature. Alors le malade, qui n’est mort que quinze jours après, aurait pu être sauvé.

Au lieu de cela, M. Ganne nous dit : « En prévision d’accidents sérieux, je prescrivis des antidotes : de l’eau albuminée, de l’eau de Vichy, du chiendent nitré. » Notez qu’il ne connaît pas la nature du poison ; cela n’y fait rien, il donne des ANTIDOTES, c’est-à-dire de l’eau de Vichy et du chiendent ! O Molière ! du chiendent et de l’eau de Vichy, pour combattre un empoisonnement dont on ignore la cause !

Plus loin, M. Ganne ajoute : « Mais comme par mes antidotes j’aidais la nature à expulser les substances nuisibles. » Est-ce de la candeur ou du toupet ? Laissez-moi admettre que c’est de la candeur.

On croit encore aux antidotes, c’est-à-dire aux contre-poisons à Parthenay. Douce illusion que je respecte chez M. Ganne, envisagé comme magistrat municipal, mais que je déplore chez M. Ganne, médecin légiste. Dans le temps, il est vrai, on croyait volontiers que l’eau fortement albuminée agissait sur le mercure introduit dans l’estomac, — ce qui n’était pas le cas pour Texier ; — que l’hydrate de peroxyde de fer agissait de même sur l’arsenic ; mais seulement lorsque le médecin est appelé immédiatement, au moment de l’accident. Une panade épaisse, ou toute autre substance de nature à englober, en quelque sorte, l’agent toxique, et dont on provoque aussitôt l’expulsion au moyen d’un vomitif, produisent exactement le même résultat : voilà les véritables antidotes sur lesquels on peut compter. L’estomac se trouve débarrassé mécaniquement du poison qui n’est pas absorbé.

Compter sur les ANTIDOTES, dans les empoisonnements lents et lorsque le toxique a pénétré dans la circulation et imprégné l’organisme, c’est par trop candide. Et cependant M. Ganne est un habile homme, car il parvient à trouver du mercure, au moyen de la pile de Smithson, quand le malade a succombé à l’arsenic et n’a point absorbé de mercure !… Il aurait peut-être trouvé de l’arsenic si Texier avait succombé à un empoisonnement mercuriel.

On a légèrement frémi en entendant M. Ganne dire à propos des antidotes : « La première des conditions est de ne pas mêler dans l’estomac des substances susceptibles de nuire aux analyses chimiques. » Autant dire en bon français : périsse le malade, mais sauvons l’autopsie !

Cette monstrueuse doctrine, qu’il prête gratuitement aux médecins légistes, est absolument inepte, et jamais elle n’a pu entrer dans la pensée d’un médecin instruit. La vraie vérité (qu’il ignore peut-être) est que, parmi les médicaments qu’on peut administrer en pareil cas, IL N’EN EST PAS UN SEUL qui puisse gêner l’analyse d’un expert digne de ce nom.

C’était là une niche que M. Ganne faisait à l’émotion de l’auditoire ; il voulait produire de l’effet.

Lorsque M. Ganne affirme que l’albumine agit, en isolant l’arsenic, comme cela a lieu pour le mercure, il émet une théorie de fantaisie, qui lui est toute personnelle et que personne ne lui disputera.

Je m’arrête à regret dans mon examen de la science de M. Ganne, car il ne faut pas abuser des meilleures choses ; mais si jamais je suis empoisonné, je le supplie de ne pas se mêler de mon autopsie.

Il faut bien avouer que le docteur Morin ne s’est pas montré plus fort que son confrère. Mais au moins lui n’était pas dangereux. Il a surtout émis une théorie bien amusante sur la migration du poison dans l’économie, avec stations prolongées dans certains organes comme s’il exécutait un voyage d’agrément.

La conclusion que l’on peut tirer de ces débats, qui sont aujourd’hui terminés, est profondément triste. On frémit de penser que la tête d’un accusé peut tomber, parce que le mandat terrible d’arbitre a été confié à des mains incapables de le remplir.


Est-ce bien possible, mon bon Giraud ! c’est vous le chef de file des deux mille séraphins qui veulent jeter le Sénat sur la Faculté de médecine pour la démolir. Montjoie et Saint-Denis ! quelle fortune ennemie m’oblige à vous traiter en adversaire ?

L’épithète de dénonciateur a fait hérisser votre moustache, et vous murmurez à mon adresse des frou frou de chat en colère. Aussi je m’empresse de retirer cette expression désobligeante. Mais si vous n’étiez pas un ami, je ne me gênerais point pour vous dire : Ah çà, monsieur, vous nous la contez belle ! vous prétendez ne pas dénoncer parce que vous ne prononcez pas les noms des professeurs dont vous citez les ouvrages, dont vous indiquez les cours ! Autant vaudrait nous dire : Je les ai nommés, c’est vrai, mais je n’ai point donné leur adresse, donc je ne les ai point dénoncés. C’est là une subtilité… cléricale au premier chef. J’ajouterais que si le Sénat avait besoin de vous demander les noms et même les adresses, vous ne pourriez avoir la cruauté de les lui refuser, car ce sont là des preuves à l’appui, absolument indispensables pour que la pétition soit prise au sérieux. Mais vous êtes un ami, et je ne vous dirai rien de tout cela.

Une simple observation sur le nombre de vos adhérents : j’ai ouï dire que vos deux mille signatures appartenaient à des pères de famille, alors vous en cachez ; car il paraît que huit à neuf cents prêtres l’ont signée, et vous ne les rangez certainement pas parmi les pères de famille.


Je suis bien convaincu, mon bon Giraud, que vous n’êtes pas homme à jouer une partie avec des dés pipés et des cartes biseautées ; vous éprouverez donc une douloureuse surprise en apprenant que les documents qui servent de base à votre dénonci… non, à votre pétition, sont absolument faux.

Ils seraient vrais que je n’y trouverais pas de quoi faire pendre un homme ; mais comme ils sont faux, vous voilà obligé de chercher autre chose.

En votre qualité de général, vous n’avez pu descendre vous-même aux infimes détails qui sont du domaine des subalternes, vous vous êtes borné probablement au rôle de collecteur. Quand le préfet de police désire savoir ce qui se passe dans une réunion, il n’y va pas lui-même, il s’y fait représenter par des agents qu’on nomme, je ne sais pourquoi, des mouchards, lesquels se faufilent dans les groupes et enregistrent, en général, avec fidélité les faits et gestes des ennemis de l’ordre public.

Vos agents de la police cléricale ont procédé de même, en se faufilant dans les hôpitaux et dans les cours de la Faculté. Seulement ils se distinguent de leurs confrères de la préfecture, en ce qu’ils inventent des faits divers matérialistes, quand le sort trahit leurs oreilles ; la faim sanctifie les moyens. Si vos agents de police ne travaillent pas pour la gloire, ils vous ont volé votre argent ou celui des fidèles.

Ainsi :

Dans votre pétition, vous parlez avec une chaleureuse indignation d’un médecin de la Salpêtrière, qui aurait plaisanté sur les amulettes d’une vieille femme. Eh bien ! mon bon Giraud, l’agent qui vous a conté cette bourde l’a entièrement fabriquée. On vient encore de faire une enquête à la Salpêtrière ; tout le monde a été interrogé, depuis le concierge jusqu’au directeur ; on a même exhumé deux pensionnaires qui vivaient l’an passé. Vous pouvez vous en rapporter à M. Husson, pour faire une enquête, quand il s’agit d’être désagréable aux médecins ; et l’on n’a pu trouver la moindre trace réelle de cet odieux cancan.

Renvoyez votre agent lire l’enquête ; il y trouvera de la main du docteur Moreau (de Tours), médecin de cet établissement, l’apostrophe de Blaise Pascal aux jésuites : MENTIRIS IMPUDENTISSIME ; ce sera sa punition.

Mais vous-même, mon cher Giraud, êtes-vous exempt de blâme, lorsque vous ajoutez dans votre pétition : Et des faits semblables se produisent SOUVENT dans les hopitaux. Qu’en savez-vous ? Si le fait est démontré faux lorsqu’on précise le lieu où il serait arrivé, la logique permet d’admettre qu’il est archifaux quand on l’indique dans les vapeurs du vague. J’ose vous dire, mon bon Giraud, malgré tout le respect que j’ai pour votre aimable caractère et vos fortes convictions, que vous avez ici manqué de la prudence que recommandent les auteurs sacrés dont vous suivez les traces.


Si la police cléricale compte des romanciers, elle compte aussi des faussaires habiles à altérer les textes.

Je lis dans la pétition : « Un autre professeur quelques jours après faisait en ces termes l’apologie de Malthus : « Là où croît l’aisance, s’accroît aussi la sollicitude paternelle en vertu de laquelle on ménage le nombre de ses enfants. »

Autant de faussetés que de mots, et votre estafier mérite au moins quinze jours d’in pace. Il ne s’agit plus de paroles qui s’envolent sans qu’on en puisse retrouver la trace ; le discours a, par hasard, été imprimé, et les écrits restent pour la condamnation des falsificateurs.

1o L’orateur, le docteur Broca, l’éminent savant, n’était pas professeur à l’époque où ce discours a été prononcé ;

2o Ce n’est point à la Faculté, mais à l’Académie de médecine, que ce discours a été prononcé ;

3o Il n’était nullement question de Malthus dans l’affaire, et M. Broca est l’adversaire et non l’apologiste dudit Malthus ;

4o La phrase GUILLEMETÉE dans la pétition (c’est-à-dire qui devrait être rigoureusement copiée) a été fabriquée au moyen de deux membres de phrases tronqués, dont l’un se trouve à la page 11, et l’autre à la page 12 du texte imprimé ;

5o Voici le texte exact du discours.

« Le phénomène qui nous occupe est la conséquence naturelle d’une loi que les économistes ont proclamée, savoir que, dans une population quelque peu serrée, tout ce qui tend à diminuer le nombre des prolétaires tend par cela même à ralentir la natalité. (P. 11.) »

Puis à la page suivante :

« La jeunesse est moins prévoyante que l’âge mûr, et les jeunes maris n’ont pas la prudence (pour employer une expression euphémique) qui porte les hommes plus mûrs, je ne dis pas plus sages, à ménager le nombre de leurs enfants. »

Est-ce clair ? Votre homme est-il bien pris la main dans le sac, et n’a-t-il point attribué à M. Broca, et cela en altérant son texte, une opinion tout à fait contraire de celle qu’il a exprimée ?

Je ne dirai rien de cet autre professeur qui aurait proclamé que la matière est le Dieu des savants. L’enquête du vice-recteur a prouvé que c’était encore un cancan inventé.

Quand on attaque, avec autant de violence que vous le faites, des gens qui ont bec et ongles, il ne faut pas aller à la bataille avec des fusils de carton.

J’espère, mon bon Giraud, que vous allez sans retard prévenir MM. les cardinaux que vous avez été indignement induit en erreur ; car si vous les laissiez s’engager dans une discussion basée sur de pareilles faussetés, vous vous exposeriez à perdre leur confiance et leurs bénédictions.


Passons, si vous le voulez bien, mon cher Giraud, à la partie annexe de votre pétition, et que vous adressez au Sénat par la voie de votre Journal des Villes et Campagnes. Vous déclamez, en citant des phrases, contre les doctrines des professeurs Vulpian et Axenfeld, jeunes savants qui honorent autant la Faculté par leur caractère que par leur science. Vous leur reprochez surtout de dire sous des formes diverses que le cerveau est l’organe producteur de la pensée. Je dois vous confier, mon bon Giraud, qu’il y a de longues années que le fait n’est plus discutable, et si la science venait toute seule aux gens, comme la grâce efficace, vous n’ignoreriez pas cette vérité élémentaire.

Sauriez-vous par hasard, de source certaine et par révélation, que la pensée se forme dans l’intestin grêle ou la rate ? Si vous le savez, ne craignez pas de répandre cette nouvelle doctrine, et la liberté de l’enseignement que vous réclamez est tellement complète, tellement grande, que la Faculté vous accordera, pour peu que vous le désiriez, un amphithéâtre à l’École pratique, pour enseigner ces vérités nouvelles. Seulement, si les élèves ne vous portent pas en triomphe, il ne faudra point trop leur en vouloir.

Vous êtes allé visiter le décapité qui parle, il vous a répondu, donc son cerveau émet la pensée ; vous interrogeriez vainement le reste de son corps, il ne vous répondrait rien du tout.

Allons sérieusement au fond des choses, mon bon Giraud : ce n’est pas la liberté de l’enseignement que vous demandez, car nous la possédons, et chacun a le droit de professer toutes les sottises qui lui passent par la tête, pourvu qu’il respecte le code. Ce que vous rêvez, c’est la faculté de recevoir des bacheliers voués au blanc, des licenciés porte-cierges, des docteurs ad majorem Dei gloriam. Il vous faudrait aussi jeter bas M. Duruy, ce qui serait un très-grand et très-véritable malheur, car il est le seul ministre de l’instruction publique sincèrement libéral et progressiste que nous ayons eu depuis longtemps, et j’espère que vous n’obtiendrez rien de tout cela.

Livrer le haut enseignement au parti clérical serait la ruine de la science en France. Le fait est démontré par les échecs que subissent vos candidats aux concours des écoles spéciales du gouvernement.

L’école de Paris n’est ni athée ni matérialiste, elle est positiviste, elle examine les faits sans se laisser enchaîner par la révélation.

L’école cléricale, pour être conséquente avec ses principes, serait obligée de courber la science sous ses doctrines immuables. Elle enseignerait par exemple :

En anatomie : que la femme est tirée de la côte de l’homme.

En histologie : que l’homme est composé de boue.

En thérapeutique : que l’eau de la Salette guérit tous les maux.

En hygiène : que la crasse et la vermine sont les apanages de la perfection : l’empire appartient aux peuples malpropres.

En botanique : qu’il existe des raisins dont une grappe forme la charge d’un homme.

En histoire naturelle : que la baleine peut avaler un homme d’un seul coup.

En chimie : qu’une femme qui se retourne peut être transformée en sel de cuisine.

En physique : que l’eau peut former des murailles verticales.

En cosmologie : que le soleil tourne autour de la terre, et qu’on peut l’arrêter dans sa course.

En géologie : que les montagnes dansent comme des chèvres, et que les collines sautent comme des béliers, etc., etc.

Ces doctrines sont plus rigoureusement orthodoxes que celles professées à la Faculté ; cependant, si on les exposait aux étudiants, je suis certain qu’ils danseraient comme des chèvres, sauteraient comme des béliers, mugiraient comme la mer en furie, et lanceraient des projectiles comme des volcans en éruption.

En résumé, mon bon Giraud, supposons que la majorité du Sénat accepte comme des vérités les inexactitudes, les balivernes et les cancans contenus dans votre pétition : la prise en considération la fera renvoyer à M. Duruy ; et savez-vous ce qu’il en fera ? Je n’ose pas vous le dire, et cependant c’est le seul service qu’elle aura rendu à l’humanité.

Méditez la fable du serpent et de la lime. La lime, c’est la science lentement forgée par les efforts du génie humain ; le serpent, si vous allez parfois à la messe, vous en rencontrerez au moins un dans les environs du lutrin.


En fouillant dans vos souvenirs bibliques, vous retrouvez en Judée un grand lac triste, morne et immobile, dont les émanations méphitiques éloignent les êtres vivants : c’est le lac Asphaltique, la mer Morte.

Ses flots sombres et lourds laissent passer la brise sans daigner se soulever ; il faut, pour blanchir leur crête, le souffle puissant de la tempête. Ces eaux funèbres n’ont de tressaillements que lorsque les ouragans fouettent la terre de leurs dévastations.

La tradition nous enseigne que la mer Morte, qui a une trentaine de lieues de longueur, a été brusquement créée pour punir les crimes de Sodome et de Gomorrhe. C’est beaucoup d’eau pour laver les souillures de quelques douzaines de crasseux Bédouins, qui n’étaient probablement guère plus coupables que leurs contemporains échappés à l’engloutissement.

Lorsque la science passe auprès de traditions aussi vénérables, elle tire son chapeau, mais elle se permet cependant d’expliquer les choses à sa manière.


L’entourage géologique du bassin de la mer Morte nous démontre très-clairement qu’elle doit son origine à des phénomènes volcaniques analogues à ceux que nous avons signalés dernièrement à propos de Néa Kammeni. Les soulèvements des chaînes montagneuses environnantes ont déterminé une vaste dépression centrale, et le Jourdain, qui selon toute probabilité, s’allait jeter dans la mer Rouge, s’est trouvé arrêté par cet infranchissable barrage et s’est résigné à combler l’immense entonnoir.

On sait que l’eau de l’Océan est plus lourde que celle de nos rivières ; elle porte mieux le nageur qui vient s’y plonger. Sous ce rapport, la mer Morte rend des points à l’Océan ; les baigneurs pourraient y périr asphyxiés par les gaz qui s’en dégagent, mais ils auraient toutes les peines du monde à s’y noyer.

L’empereur Vespasien avait parfois des idées assez originales : il fit jeter un jour dans la mer Morte des prisonniers garrottés ; ils surnagèrent avec un entêtement invincible, et l’excellent prince fut obligé de chercher un autre moyen de s’en débarrasser. La mer Morte semble avoir tant d’horreur pour les vivants, qu’elle les repousse de son sein lorsqu’on les lui jette en pâture.

La densité considérable que je signale tient à une proportion énorme de sels en dissolution ; ce n’est plus de l’eau, c’est de la saumure. Si un jour on exécute, pour les villages arabes engloutis, les recherches faites à Pompéi, cette autre victime des volcans, il se pourrait qu’on rencontre d’antiques Gomorrhéens parfaitement conservés à la manière des anchois.

Il me semble qu’un coureur habile pourrait traverser cette solitude liquide sans trop se mouiller les pieds ; cette tentative mérite d’être encouragée. M. Lartet, qui vient d’adresser à l’Institut le résultat de seize analyses de la mer Morte, a préféré exécuter ses recherches en bateau.

Il peut vous paraître étrange qu’on soit obligé de faire des analyses aussi nombreuses sur un liquide dont la composition semble devoir être la même dans toute la masse. C’est là encore un caractère qui distingue cette mer des autres amas d’eau.

Le liquide pris sur des points et à des profondeurs distinctes a donné, à l’analyse, des résultats différents ; les variations sont parfois considérables. L’eau puisée à une profondeur de 300 mètres est beaucoup plus chargée de sels que l’eau de la surface, et sa densité augmente à mesure que les instruments descendent plus bas pour faire leur prise. Sur les bords, et près de l’embouchure du Jourdain, ou de petites rivières qui viennent se jeter dans le lac, la salure est moins prononcée en raison du mélange avec les eaux douces, et là, on peut observer quelques petits poissons, qui meurent immédiatement quand on les transporte au large.

Les recherches de M. Lartet, complétées dans leur partie analytique par M. Terreil, présentent, en dehors de leur valeur purement scientifique, un intérêt industriel assez notable. Parmi les agents minéralisateurs qui saturent les eaux du lac Asphaltique, on trouve une proportion de potasse qui dépasse, sur certains points, 5 pour 100. L’industrie pourrait donc largement s’approvisionner à cette source inépuisable.

La différence de composition chimique qu’on observe entre les eaux de la mer Morte et celles de l’Océan, prouve qu’il n’existe entre elles aucune communication de nature à expliquer la présence des sels minéralisateurs.

M. Lartet pense que ces sels proviennent d’origines diverses. Ils sont probablement fournis en grande partie par des sources thermales qui s’ouvrent au fond du bassin. Il en existe de nombreuses sur ses bords et qui sont très-chargés de principes minéralisateurs. Le Jourdain fournit aussi son contingent. Enfin, d’après Volney, il existe près du rivage méridional des masses salines intercalées dans des couches de terrains crétacés qui contribuent à renforcer cette saumure.

Il n’est pas tout à fait aussi facile de déterminer les causes qui font que l’Océan contient tant de sel.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES

I.
La rentrée de la Faculté de médecine. — La physiologie expérimentale à un point de vue spécial. — L’oculiste d’Azor
1
II.
Le choléra. — Un candidat perdu, récompense honnête
14
III.
Le professeur Jobert de Lamballe. — La transfusion. — Un phénomène adipeux. — Une carte comme on en voit peu
26
IV.
La médecine des gens qui ne sont pas médecins. — Le docteur Duval. — Les biftecks de la rue Saint-Victor
39
V.
La correspondance de l’Institut. — M. Élie de Beaumont. — Les oculistes allemands. — Les candidats académiques
52
VI.
Les greffes animales. — M. Maisonneuve. — Variole et vaccine
65
VII.
Le docteur Griffus (d’Éphèse) au docteur Alcibiade, Agamemnon Kostorinopoulo
79
VIII.
La grande séance de l’Académie de médecine. — La tuberculose. — Le professeur Robin. — Le Jardin des plantes et ses dynasties. — La statue de Bichat. — Kromluong Vongsa
95
IX.
Ralentissement du mouvement terrestre. — Revaccination. — Coloration des photographies. — M. Montagne. — Des instruments nécessaires à la diagnose
111
X.
La mariée luxée. — Sur l’enroulement des plantes volubles. — Reproduction des organes. — Trains de plaisir et de santé. — Le père Patience. — Grande découverte scientifique
126
XI.
Les trichines. — Un gigot immortel. — Pompiers incombustibles. — Face à main. — Nouveau traitement de la diarrhée. — Le dentiste visible nuit et jour
141
XII.
Le hanneton considéré comme animal de trait. — Élections académiques. — La chaîne pendante. — L’acide phénique. — M. Bouley. — Les eaux de la Salette. — L’habit de Vauquelin
155
XIII.
Les sangsues cholériques. — Hauteur des vagues de la mer. — La commission d’ethnologie. — Un chien oviglotte. — Les hernies du grand monde. — Un homme qui n’a pas d’opinion. — L’acide sulfurique
172
XIV.
La pierre philosophale. — Le massacre des gens de noblesse. — Les bottes du père Bourri
184
XV.
Les générations spontanées. — L’acclimatation des crocodiles. — Pharmacie thérapeutique. — La voix du sang
204
XVI.
L’homme n’est-il qu’un singe ? — La peine de mort. — Le Pharmacien drogueur. — Le docteur Hénoque
220
XVII.
La grêle. — Les chimistes. — Mac Clintock et sa clinique. — Un professeur zélé. — Les invalides de la pharmacie. — Lamentations de M. Valenciennes
241
XVIII.
La naissance d’une île. — A la recherche d’un père
259
XIX.
Séance annuelle de l’Institut. — La science vulgarisée. — Feu le marquis d’Argenteuil. — L’enfant gâté. — La fontaine Saint-Michel
273
XX.
Les trichines. — L’hygiène des hôpitaux. — Un oculiste. — La marée Babinet. — La médaille et ses revers
290
XXI.
L’anthrax. — Un vase sourd comme un pot. — Internes et directeur. — Le taureau savant. — Impressions de voyage
306
XXII.
Le français de l’Académie. — Hôpital modèle. — M. Flourens
321
XXIII.
Le nouveau promontoire. — Baillon. — Anesthésie locale. — M. Duchartre. — M. Longet
339
XXIV.
Réponse à M. Sainte-Beuve. — Illumination de l’intestin. — Le zouave guérisseur. — Les étoiles filantes
351
XXV.
L’épopée Le Verrier. — M. Rayer
364
XXVI.
Le docteur Ganne et l’affaire Texier. — La pétition cléricale au Sénat. — La mer Morte
383

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