The Project Gutenberg eBook of Lettres à l'Amazone

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Title: Lettres à l'Amazone

Author: Remy de Gourmont

Illustrator: P.-E. Vibert

Release date: August 30, 2022 [eBook #68871]

Language: French

Original publication: France: Georges Crès, 1914

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES À L'AMAZONE ***

LES MAITRES DU LIVRE

LETTRES
A
L’AMAZONE

PAR
REMY DE GOURMONT

PARIS
GEORGES CRÈS ET Cie

116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116

MCMXIV

LETTRES A L’AMAZONE

EXEMPLAIRE SUR PAPIER DE RIVES
No

REMY DE GOURMONT

LETTRES
A
L’AMAZONE

AVEC UN FRONTISPICE GRAVÉ
SUR BOIS PAR P.-EUG. VIBERT

PARIS
GEORGES CRÈS ET Cie
LES MAITRES DU LIVRE
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116

MCMXIV

At medias inter cædes exultat Amazon.

Virgile.

PRÉFACE

Ces lettres sont des lettres et non des traités. Il y est parlé de tout et même de rien. Les sujets s’y entremêlent comme les brins d’herbe d’une prairie. Il ne faut se fier que fort peu aux titres qui les décorent et qui ne sont là que pour l’ornement. Il sera certainement question de désir dans la lettre intitulée Le Désir, mais aussi de beaucoup d’autres choses.

On ne croirait peut-être pas qu’elles ont été choisies parmi d’autres, ni qu’elles n’aient pas été écrites précisément en vue de l’impression. C’est donc une chose que je ne dirai pas, d’autant plus que cela ne regarde personne, sinon moi et l’Amazone. Mais aucune ne fut préméditée et toutes se ressentent de la couleur de ma sensibilité, le jour que je prenais le morceau de roseau qui me sert de porte-plume.

Beaucoup cependant voudraient savoir si c’est un pur roman ou si l’Amazone a quelque réalité objective. Oh ! Quelque réalité ! Croyez-vous que l’on puisse n’avoir qu’une certaine dose de réalité mêlée à une certaine dose d’irréalité ? Je laisse cette question sans réponse. Nous comptons, l’Amazone et moi, sur la perspicacité des lecteurs.

R. G.

LETTRE PREMIÈRE
LE SOUVENIR

Souvent une idée ou un problème de sentiment surgissent entre nous, mon amie, que les hasards de la conversation nous font trop négliger. Je ne sais si votre esprit impétueux, mais qui aime pourtant à se recueillir, y revient ou non dans la solitude, car nous avons toujours tant de choses à nous dire par la parole ou par le silence, que c’est un point sur lequel je ne trouve jamais l’occasion de vous interroger. Mais moi, qui suis bien plus replié et pour qui la solitude est, presque autant qu’un besoin, une nécessité, je retrouve souvent ces questions dans mon esprit, et comme je les accueille distraitement, leur donnant rendez-vous près de vous, elles ne laissent pas de me hanter, me reprochant mon manque de parole ou le vôtre. C’est que vous m’êtes un tel sujet de distraction ! Près de vous, je ne me souviens plus d’un seul de mes desseins, hormis celui de contempler votre visage. Je me perds dans vos yeux. Ils boivent ma pensée, mon âme et tous mes projets. Ils me conquièrent à la minute présente, qui bientôt sera la minute passée, et dont je regretterais tant de m’être laissé éloigner. Je ne suis pas celui qui peut venir vous entretenir d’un sujet, vous débiter sa petite affaire et vous quitter avec une révérence. En vous retrouvant, je retrouve une partie de mon être, mais je ne sais jamais laquelle va surgir à votre invite et je ne veux pas le savoir. Ce sera ceci ou cela, un souvenir ou un désir, dont votre voix fait toujours une merveille. Vous enrichissez soudain ma sensibilité et mon intelligence, ma sensibilité d’abord, délicieusement remuée, comme, par le vent, un feuillage d’acacia fait sur le ciel des dessins imprévus. L’intellect n’a pas toujours l’agilité de suivre les jolis mouvements rapides des grandes ailes vertes. Il lui faut souvent de sévères méditations, rien que pour délimiter l’objet qu’il veut saisir. J’ai donc résolu de vous écrire ce que je n’ai pas pu dire. Aussi bien, je ne me crois pas l’homme des conversations, je trouve la répartie juste au moment qu’il ne fallait pas et, grâce à cette disposition, je dois le plus souvent me réfugier dans le silence. Mais vous ne croyez plus qu’alors je suis distrait par des pensées qui me transportent hors de votre présence. Elle m’est trop chère pour que je consente à m’en aller même une seconde et vous me faites crédit d’une réponse trop lente en passant à un autre sujet. Ah ! que l’esprit, la présence d’esprit, est une belle chose et comme je l’admire en vous, fière Amazone jamais prise au dépourvu, toujours prête à saisir la crinière, à sauter en selle et à tendre l’arc sur votre sein brûlé !

Vous souvenez-vous du soir où vous me disiez, avec une fougue douloureuse, l’oubli où tombent les heures d’amour ? « Les années, combien en faut-il ? effacent, jusqu’au dernier vestige, le souvenir des plus belles et des plus complètes joies charnelles. Il n’en reste rien, rien, rien ! » Mais vos dents frémissaient encore des anciennes morsures, et je voyais bien que, si mon amie pouvait encore situer ses souvenirs, elle ne pouvait plus les évaluer.

Quand on se souvient d’une sensation, c’est le souvenir d’un souvenir, la sensation elle-même a fui. L’eau a laissé à sec le lit de la rivière ; il n’est même plus humide ; des herbes l’emplissent, qui hantent les terrains desséchés ; l’intelligence peut affirmer que de l’eau coulait là autrefois, mais la reconstruction de l’image n’amène pas le renouvellement de la sensation : la sensation est morte. C’est toute la question de la mémoire affective qui avait surgi dans votre esprit et passé dans le mien. C’est une question, car il y a des nuances dans l’effacement de la sensation, mais nul rapport, probablement, entre son intensité et les traces qu’elle a pu laisser dans le système nerveux et dans le cerveau où tout s’emmagasine.

En examinant avec soin l’état de mes souvenirs, je ne les trouve pas si complètement détruits que je ne puisse en restaurer quelques empreintes. Peut-être sur ce point la psychologie féminine diffère-t-elle un peu de la nôtre ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que la femme a été crue capable de perdre jusqu’à la mémoire du don qu’elle a fait d’elle-même. Le mot est dans La Bruyère : « Une femme oublie d’un homme qu’elle n’aime plus jusques aux faveurs qu’il a reçues d’elle. » Au chapitre suivant, il généralise la proposition : « Les amours meurent par le dégoût et l’oubli les enterre. » Mais cela est d’une observation moins serrée, car le dégoût n’est pas nécessaire pour assurer l’oubli qui vient tout seul, comme un fruit du temps. Nous ne retenons donc que le premier aphorisme. C’est celui qui se rapporte directement à ce mélancolique problème : l’effacement des plus passionnantes sensations. J’ajouterai qu’il est un peu élémentaire et qu’il présente comme un fait ce que vous sentez, vous, dans votre psychologie plus affinée, comme un regret.

C’est presque toujours ce qui arrive à ceux qui pratiquent à l’occasion les vieux auteurs. Ils trouvent dans leurs livres plutôt des sujets de méditation que des méditations véritables. Les pensées nous sont des points de départ plutôt que des accomplissements. A vrai dire, je n’ai cité La Bruyère que par une sorte de superstition ou de déférence, car il est évident qu’il n’a pas considéré les choses du point de vue qui nous intéresse, celui de la persistance, volontaire ou involontaire, des sensations chez l’homme et chez la femme ou chez tous les deux séparément. La femme oublie-t-elle plus facilement ou plus fatalement que l’homme ? La comparaison et le jugement sont délicats et, à dire vrai, impossibles. Les hommes doivent nécessairement accuser la femme, puisque c’est par elle qu’ils souffrent, mais ils se rendent moins bien compte de ce qu’ils font souffrir. Les deux sexes me semblent avoir un don d’oubli à peu près égal, et si la femme était privilégiée à ce sujet, je n’y verrais que le résultat d’une meilleure organisation passionnelle.

L’oubli est nécessaire. Quel fardeau ne serait pas pour nous l’évocation volontaire de nos vieilles sensations d’amour, si nous avions ce pouvoir ! Le passé se mêlerait au présent, au point de souvent l’abolir, et nous serions incapables de nous livrer pleinement aux séductions de l’immédiat. Loin d’en être augmentée, notre vie s’en trouverait écourtée et comme bornée. Les anciens plaisirs, pour permettre le plein exercice de nos sens, doivent s’effacer ou se durcir et ne laisser en nous que l’idée d’un état imprécis, apte à être seulement perçu par l’intelligence. Nous pouvons souffrir parfois, aux heures de rêve, de ne pouvoir reconstituer dans leur plénitude ces réminiscences, mais que nous souffririons davantage si les fantômes revenaient à la vie ! L’oubli du passé est une condition de force, d’aptitude au présent. C’est notre incapacité à le réveiller tout à fait qui nous pousse aux nouvelles expériences où nous espérons toujours nous retrouver tels qu’aux premières, et cette quête mène notre vie et ne la rassasie jamais. Vous connaissez le charme des commencements et quel rajeunissement y puise notre âme. Pour qu’il y ait commencement, il faut qu’il y ait oubli, non pas total sans doute, nous ne serions plus nous-mêmes, mais assez complet pour que la sensation nous paraisse neuve et comme inéprouvée.

L’amazone bondit au milieu du carnage.

Il faut tuer beaucoup d’amours pour arriver à l’amour.

LETTRE DEUXIÈME
ÉLÉVATION

Au moment où l’année se renouvelle, avant et après les fleurs échangées, j’ai pensé à vous, mon amie, à moi, à tous les êtres que nous avons aimés, à ceux qui vivent et à ceux qui sont morts dans les cœurs, et cela a pris la forme d’une Élévation, que je vous envoie. C’est peut-être une suite à ma première lettre. Ainsi le point de départ en serait en vous-même, bien que je ne sois pas sûr que cela soit conforme à vos sentiments, car les femmes, et même les Amazones, sont d’un égoïsme surélevé. Elles ne sortent d’elles-mêmes que pour y retomber avec délices, et l’amour dont elles ne sont point la cause les touche rarement, sinon d’une pitié toute extérieure. Mais il y a des volontés mâles en des corps féminins. C’est sur cela que je compte pour atteindre votre sympathie essentielle. Les rêves que réalisèrent Salomon ou Don Juan sont des rêves amazoniens. Au reste vous savez bien à laquelle de la double nature s’attache la mienne, qui est une dans sa multiplicité. Ayons des âmes mystiques pour mieux comprendre le sens des gestes, et non pour les mépriser, car sans cela les âmes désemparées ne sauraient plus comment communiquer entre elles : tout langage est corporel, c’est-à-dire organique.

ÉLÉVATION
SUR L’ANNÉE NOUVELLE

Sors de ton égoïsme, à cette heure première de l’année, cœur desséché par les étés de la vie, pense avec joie à ce qui n’est pas toi, pense aux corps qui sont l’honneur du monde, à la pureté des courbes emmêlées, à la transparence des contours, à la souplesse des ligatures ;

Pense aux femmes belles qui ont des amants, pense à la dignité de leur chair consacrée par la volupté, pense aux mouvements de leurs doigts vers le désir qu’elles convoitent, aux sursauts de leur poitrine, aux tressaillements de leurs nerfs ;

Pense à leurs têtes sérieuses et à leurs pieds joyeux, à l’humidité de leurs lèvres et à l’éclat de leurs yeux, à leurs gestes qui nagent, à leurs gestes qui s’ouvrent, à leurs bras qui se ferment sur l’amour ;

Pense aux femmes belles et ne les désire pas. Élève ton cœur au-dessus de leur beauté, réjouis-toi qu’elles soient contentes avec leur amant et si elles perdent haleine sur le chemin, tends-leur charitablement une main spirituelle ;

Pense aux abandonnées, sois le proxénète, l’invisible ami, assemble les désunis et souffle à leurs oreilles les paroles qui nouent et renouent les corps ; apparie les amants, forme de nouveaux couples, sois le complice universel ;

Pense aux laides aussi, aux mauvaises, à celles qui n’eurent jamais d’amants, à celles qui rêvent depuis leur adolescence d’un corps proche pour enchanter leurs mains crispées d’être solitaires, à celles qui ne sentirent jamais ces regards qui percent la chair comme un couteau, à celles dont tous les rêves se sont brisés sur un miroir ;

Pense à celles qui portent leur peine comme un cancer, avec la pudeur de la douleur, pense aussi à celles qui pressent avec rage leurs seins, leurs hanches, jouent d’un cœur sombre avec la chevelure de leur sexe ;

Pense aux timides qui ont peur de leurs désirs, et qui tremblent de peur autant que de volupté, aux naïves qui ne soupçonnent pas d’autres plaisirs, aux chastes dont les corps tombent dans le sommeil comme une belle eau pure glisse entre des rives fleuries ;

Pense aussi, je le veux, aux malades que la fièvre leurre, à celles dont la beauté n’est plus qu’une fleur putrescente, à celles dont la vie n’est plus qu’une nuit douloureuse, et refais leur rêve du plaisir perdu, perdu, perdu à tout jamais ;

Pense à la peine de vivre pour un cœur sans espoir, pour un corps sans désir, pour des yeux sans sourire ; pense à l’horreur des heures qui tombent dans le néant des sensations ; pense à celles qui font pitié, mais n’aie pas pitié, pour ne pas augmenter leur détresse ;

Pense plutôt à la justice, cela te réconfortera et tu pourras éclater de rire ; si ton rire est trop amer, respire des roses rouges ou le paquet des lettres de ta maîtresse en exercice : cela te ramènera à la réalité, qui ne s’inquiète pas des idées métaphysiques.

Passe des lettres d’aujourd’hui à celles d’hier, aime le souvenir des femmes que tu as aimées et ramène à ta bouche le goût de leur chair. Par là tu rentreras dans l’égoïsme dont je t’ai fait sortir un instant et tu y reprendras des forces pour de nouvelles expansions de toi-même.

Il y a dans la piété bouddhiste, aux monastères thibétains, une pratique dont j’aime la signification. Les jours d’orage et de neige, quand le vent comble les précipices, efface les sentiers, les fervents découpent des silhouettes de chevaux en papier, vont au point le plus élevé, et les confient à la tempête. Ces images sont recueillies par Bouddha ; il les transforme en animaux véritables, qui aident les pauvres voyageurs à franchir les mauvais pas. Ma rêverie sur les heureuses et les malheureuses n’est pas autre chose. Ce sont des images en papier que je lance à travers leurs songes pour que les unes y trouvent la force d’étreindre leurs chimères et les autres la douceur des anéantissements. Mais c’est surtout la satisfaction d’un renoncement nietzschéen où je tombe quelquefois. Les jours où on sort de l’égoïsme, on sent comme une libération anticipée de la vie. C’est un grand repos, auquel sont propices les jours de fête. Ne plus vivre que juste assez pour goûter les joies du néant, et pour les goûter à peine, à peine, comme une musique lointaine, comme le dernier bruit de la nuit qui s’endort. Jusqu’à ce que tout ressuscite, fleurs plus vives de s’être fermées comme des yeux. Il faut parfois abandonner sa vie, la clore et en mettre la clef dans un trou de mur, comme font les paysans qui s’en vont loin dans les champs. On trouve au retour la ravenelle plus odorante, les hampes du lilas plus larges, et plus luisantes les feuilles du laurier. Mais le voyage au pays du renoncement peut durer moins longtemps encore qu’une brève absence matérielle. Une plongée au gouffre n’est guère, quand on en revient, et avec quelle joie, merveille de simplicité et d’aise, retrouve-t-on la main qui vous y avait jeté et qui ne le savait pas !

LETTRE TROISIÈME
LES DEUX SEXES

Avez-vous lu beaucoup de livres sur l’amour, mon amie ? Je ne le crois pas. Avez-vous même lu les plus fameux ou les plus récents ? Je ne vous entendis jamais y puiser le moindre aphorisme, y faire la moindre allusion. Vous avez mis vos soins à vivre et non à lire. C’est une grande supériorité sur ceux qui, ayant prétendu cumuler les deux occupations, n’ont très bien rempli ni l’une ni l’autre. Il y en a pourtant quelques-uns qui ont eu la double ambition de vouloir vivre et de vouloir apprendre ce que les hommes avaient pensé de la vie. Cela n’a aucun rapport, je le sais bien, mais les livres sont la première porte que la jeunesse trouve ouverte devant elle, elle s’y jette et cela lui crée des habitudes qui ne sont pas sans agrément, surtout quand on a l’esprit de contradiction un peu développé.

Vous pensez bien que c’est pour moi que je dis cela, et pour vous expliquer la formation de mon caractère et mon goût pour la solitude qui, si profond qu’il soit, se veut tout de même à de certaines heures un compagnon de silence. On s’épargne le bruit de la voix humaine et on entend tout de même la pensée qu’elle charrie quelquefois. Puis la vie est si longue, si longue quand on ne fait que ce qui est nécessaire ou que ce qui est agréable ! La lecture, voyez-vous, est une manie comme une autre et qui a cela de bon qu’elle s’exerce par tous les temps, par toutes les saisons, qu’elle est compatible avec presque tous les états corporels et avec presque tous les états d’âme. Montesquieu, homme d’esprit, mais de trop d’esprit, disait qu’il n’avait jamais éprouvé un chagrin qu’une heure de lecture n’eût dissipé. Je trouve au contraire, et c’est encore un de ses mérites, qu’elle renforce la douleur, la prolonge, et la simplifie, en lui communiquant ce caractère de profonde mélancolie par quoi elle devient une compagne digne de nous. Qui voudrait donc se séparer d’une si bonne douleur et consentirait à la voir se dissiper comme une fumée ? La lecture, qui a sur la douleur cet effet durable, n’en a aucun sur la fugitive joie ; la joie se suffit à elle-même. Mais un livre ou un écrit, quel soit-il, n’est bien goûté que dans ces états de parfaite liberté où nous sommes prêts à recevoir toutes les impressions de l’extérieur à mesure qu’elles pleuvent sur notre être indifférent.

Je ne parle pas de la lecture occasionnelle, de la lecture par curiosité, par ennui. Parfois, les jours de pluie, on se met à l’abri sous un livre, comme, à la promenade, sous un arbre. Pour cela on prend le premier venu, celui qui s’offre à la main. Mais ce n’est plus la lecture choisie et voulue, celle qui devient manie, celle qui devient passion, celle à qui l’on sacrifie tout et que pourtant on n’arrive jamais à rassasier. L’ai-je connue, cette passion ? Oui, avec quelques autres, et j’ai trouvé qu’elle leur ressemblait beaucoup. Il s’agit toujours de satisfaire un appétit. Je l’ai dit autrefois et n’y ajouterai qu’un terme en vous le rapportant : « Lire pour lire, apprendre pour apprendre, cela n’est pas supérieur à manger pour manger. » Vous me saurez peut-être gré de ne pas ranger les facultés de l’âme dans les régions hautes et les facultés corporelles dans les régions basses. Il y a encore des gens qui rougissent d’avoir un corps. Ah ! comme on sent bien que notre civilisation a des origines spirituelles ! Elle nous est tombée du ciel sur les épaules comme un manteau magique. C’est une féerie à laquelle il ne m’est plus possible de participer.

Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous écrire. C’était bien plus élémentaire. J’allais vous faire remarquer le plaisir, de contradiction et de critique, peut-être, que vous prendriez à entrevoir parfois les recueils de pensées sur l’amour. C’est une matière qui ne saurait vous déplaire, même si vous étiez agacée de la prétention des philosophes à connaître votre cœur, à l’avoir jaugé, comme un bateau, à l’avoir habité, dirait-on pas ? à avoir estimé ce qu’il peut contenir d’illusions, de désirs, de chimères, de larmes. Pour ma part, je n’ai jamais été entièrement d’accord avec aucun de ces penseurs érotiques, mais il n’en est aucun non plus, presque aucun, qui ne m’ait fait réfléchir sur moi-même et sur mon histoire. C’est-à-dire qu’afin de la mieux comprendre, je confère avec celle d’un autre homme d’expérience ma propre physiologie, car les réflexions sur l’amour comme les réflexions sur la morale sont toujours le produit d’un tempérament. Ériger en lois ses impressions personnelles, c’est le grand effort d’un homme, s’il est sincère. S’il ne l’est pas, il compile, ce qui ne trompe que les novices. Mais parmi ces auteurs qui écrivent sur l’amour avec la sincérité de l’observateur ou de l’expérimentateur, combien y en a-t-il qui se soient mis dans l’état d’ingénuité convenable pour cette besogne, c’est-à-dire qui aient oublié toute littérature ? Nous nous repassons, sur l’amour, un tas d’aphorismes antiques ou scolastiques qui n’ont d’autre mérite que l’antithèse oratoire qu’ils contiennent et qui sont nés tous de la vieille opposition des sexes, thème inépuisable de rhétorique.

En amour, selon les psychologues, si la femme rit, l’homme pleure. Peut-il en être autrement, et comment alors bâtirait-on selon les règles le livre attendu ? « Chez la femme, dit un des plus fameux et des mieux pensés, le désir satisfait provoque la reconnaissance. Chez l’homme, l’antipathie. » Vous voyez le genre. Il est soumis à l’ondulation, comme le mouvement des vagues, ou au balancement, comme l’escarpolette. Chaque fois que l’homme descend, la femme monte, et réciproquement. On se demande même comment ils peuvent bien arriver à se rencontrer. Évidemment il y a entre les sexes, dans la manière de se comporter en amour, des différences qui ne sont pas seulement organiques, mais il y a aussi des ressemblances nées de l’égalité parfaite que met à ce moment-là, et non à un autre, l’amour entre l’homme et la femme. C’est quand les différences corporelles acquièrent leur importance la plus stricte que les dissemblances psychiques perdent de leur acuité au point de s’unifier même en une ressemblance également ressentie par l’un et par l’autre. C’est là un mystère plus difficile à pénétrer que celui de la disparité fondamentale des sexes, de laquelle, avec une pénétration d’esprit spinozienne, on pourrait assurément inférer des différences de caractère et de conduite plus graves encore que celles que nous constatons. La tendance à se ressembler psychiquement est aussi grande chez de jeunes amants que celle à se ressembler physiquement chez de vieux époux. Et on en conclurait très bien, si on a le goût des conclusions, que l’amour apparie les êtres autant par les ressemblances qu’il crée que par les différences qu’il suppose. Aussi les poètes qui insistent sur la parité des désirs, des rêveries, des aspirations, ne sont pas aussi naïfs que le croient les psychologues qui ne portent leurs vues que sur l’antagonisme qui sépare déjà les amants au moment même de l’amour.

Sans doute, c’est plus amusant parce que c’est plus anecdotique, mais le vrai amour, à moins d’accident, n’a pas d’histoire. Ceux dont on parle ont nom caprice ou passion : ils en sont le jeu ou ils en sont la maladie. Si on définissait d’abord la couleur et même la nuance de l’amour dont il va être question, les livres sur ce sujet seraient plus courts ; ils seraient aussi moins confus. Ceux que je connais sont des manuels de jardinage où l’on traite à la fois et pêle-mêle des tulipes et des roses, des belles-de-nuit et du jasmin de Virginie. Oui, toutes ces fleurs ont ceci de commun qu’elles poussent dans la terre, mais pas autre chose. L’amour est physique, tout amour a une base physique, parce que la physique seule existe et que l’âme est une invention de la Sorbonne, mais il se développe selon tant de modes corporels, spirituels et entremêlés, fougueux ou bien tempérés, qu’il faut des chapitres à part. Sans cela, les jardiniers eux-mêmes n’y comprennent plus rien.

LETTRE QUATRIÈME
CHASTETÉ

Je crois bien, mon amie, que jamais un article de revue ne vous amusa autant que celui où l’on accumula, pour l’édification des frères de la vertu, les preuves de la chasteté de deux amis couchés dans le même lit.

O bouche qui ris en songe sur ma bouche
En attendant l’autre rire plus farouche !
Vite éveille-toi. Dis, l’âme est immortelle ?

Cela vous amusait, cela vous indignait aussi, car vous aviez l’impression le long de cette lecture de participer à un morne blasphème. Avoir sous les yeux tant d’aveux de délire érotique et les traduire par des soupirs spirituels vous semblait extravagant. Puis, vous pouvez croire que deux poètes que vous aimez, et l’un plus encore que l’autre, se soient égarés dans la forêt aux sensualités mystiques et formidables, mais non que, tels deux imbéciles d’un genre nouveau (il est vrai), ils soient allés se réfugier dans des chambres d’hôtel uniquement pour chanter matines et convertir M. Claudel. Pour moi, je n’ai été, je vous l’avoue, ni très amusé ni très indigné. Je connais trop la bonne foi familiale de M. Paterne Berrichon. Il croit que la mémoire de Rimbaud gagnerait beaucoup si on pouvait ranger ce jeune homme parmi les coquebins de l’unisexualité. Je veux bien qu’il ait résisté à Verlaine (Elle me résistait, je l’ai assassinée), et je n’essaierai pas de doser cette résistance et de compter ses compromissions. Je ne suis pas de la partie, mais que tout cela soit chaste, ce serait le faire encore pire qu’on ne le rêve.

Chasteté, voilà un mot dont on abuse un peu. Quand deux hommes au cœur tendre ont l’un pour l’autre une amitié violente et chaste (cela se voit : il y a eu Montaigne et La Boétie, pour ne citer qu’un exemple historique), ils ne quittent pas l’un sa famille et l’autre sa femme pour aller vivre ensemble. L’amitié n’a pas de but qu’elle ne puisse satisfaire au milieu de la vie sociale. C’est le type des sentiments stables et permanents. Mais si elle se brise, l’un des amis ne poursuit jamais l’autre de ses fureurs, comme il arrive aux amants qui trouvent dans la violence une dernière et vaine possession. Appliqué à l’amour, le mot chaste n’a aucun sens ou n’en a qu’un conventionnel, que je ne me charge pas de définir. C’est une épithète qu’on accole à certains noms estimés, comme celui d’épouse. Il est admis que les épouses sont toujours chastes, jusqu’à preuve du contraire, comme les jeunes filles, toujours pures. Mais c’est de la littérature, et de bien mauvais goût. Dans les opéras, ces épithètes cumulent et on les applique à n’importe quoi ; exemple :

Demeure chaste et pure !

Mais dans l’amour, de tout ordre qu’il soit, quel emploi peut-on faire du mot chaste qui ne soit suggéré par une impression de repos, par une attitude ? Quand une femme s’endort, la tête sur l’épaule de son amant, elle est toujours chaste, mais si elle avait songé à l’être au milieu de ses manifestations, le serait-elle encore ? Est-ce avec la main des amants, est-ce avec la bouche des amants, est-ce avec le rêve des amants qu’on peut être chaste ? La chasteté en amour n’est qu’une espèce d’avarice, une sorte d’égoïsme. C’est aussi une absurdité. On ne se retire pas du monde à deux pour être chaste, mais on l’est peut-être devenu, du moment qu’on aime, parce que le corps que l’on aime prend une valeur telle qu’on ne peut le qualifier par des mots impudiques.

Allez-vous me pardonner ces divagations ? Il est si difficile d’être raisonnable sur ce sujet, et c’est vous qui m’y avez provoqué ! J’y reviens encore. Qu’est-ce que Verlaine peut bien entendre par la chasteté de son amour pour Rimbaud ? Il avait, malgré son goût de l’imprécis, un sens juste de la langue française appuyée sur la langue latine, mais il aimait à prendre les mots selon des nuances nouvelles. Le sens du mot chaste semble ici évident. Pour Verlaine, les relations sexuelles deviennent chastes quand elles sont dictées par l’amour et il ne confond nullement l’amour avec le besoin physique. L’amour, et c’est précisément ce que je vous expliquais plus haut, est chaste quels que soient ses gestes. Verlaine les oppose aux gestes de la machine obscène, de la machine qui n’est pas mue par l’amour, quoique ce soient les mêmes. Le sentiment est très juste, la sensation étant très réelle. L’amour confère aux gestes qu’il nécessite un pouvoir d’irradiation qu’ils ne possèdent pas quand ils ne sont mus que par le besoin physique. C’est la chaleur rayonnante du fer rouge comparée à la chaleur de la pointe électrique qui meurt où elle est née. L’intensité de la sensation (rappelez-vous le baiser de l’épigramme grecque, le baiser qui arrache les ongles) donne à ce sensuel étonné l’impression qu’une telle volupté est chaste. Cette intensité l’éblouit, l’enlace, le pénètre, l’éternise. Et quelque chose de tant d’émotion physique a passé dans la poésie surgie au souvenir de cet amour, qui ne se retrouve pas dans l’autre poésie de Verlaine.

Je m’explique mal une telle passion, pareil en cela au commun des hommes qui n’y voit qu’aberration. Mais que d’aberrations dans nos prétendues normes ! La géométrie elle-même peut devenir sentiment, disait Pascal. L’intelligence elle-même suggère des passions physiques. Nous ne sommes pas extrêmement choqués du goût d’un Platon pour la beauté d’un Alcibiade. Apprenons à ne pas l’être du goût d’un Verlaine par l’esprit de feu d’un Rimbaud. Des objets dissemblables produisant des effets pareils, cela est commun dans la nature ; ceux-là le savent qui ont l’habitude de regarder autour d’eux avec soin et de ne pas se laisser prendre aux apparences. Et n’est-ce pas heureux pour les hommes que la beauté ne soit pas l’unique cause de l’amour, et pour beaucoup de femmes aussi ? Tous les dons peuvent remplacer celui-là et la mélancolie qui luit tristement, comme de l’eau dans des yeux usés, a pu allumer bien des flammes au cœur compatissant des belles femmes. Desdémone aima le More et l’aimait encore en mourant de ses mains. L’amour, comme l’esprit, souffle où il veut et, là où il a soufflé, il tend à se réaliser corporellement, puisque les attractions sont physiques, c’est-à-dire corporelles.

Soyez louée par moi, âme royale, d’avoir voulu que je réfléchisse sur le mystère des sympathies défendues et des baisers prohibés. Je l’ai fait avec la froideur et avec le détachement d’un physicien ou d’un pur esprit. Quand mon sentiment ne comprend pas, je m’en rapporte à mon intelligence, mais elle s’exprime un peu gauchement dans cette psychologie nouvelle, vous lui serez indulgente ; je sais que cela vous sera facile. Pour moi, si je pouvais aimer encore, et tout amazonienne que vous êtes, je mettrais facilement d’accord les normes de la vie et les inquiétudes de mon sentiment, en vous élisant par-dessus tout ce qui existe. Mais j’ai peur de vos flèches et je dresse mon bouclier, qui est le silence.

LETTRE CINQUIÈME
L’AMOUR NU

Comme vous n’ignorez pas que j’ai autrefois essayé de dissocier les idées, vous m’avez demandé, mon amie, si je ne pouvais pas aussi dissocier les sentiments. J’y ai pensé bien souvent et j’ai longtemps été arrêté par le préjugé qui considère les sentiments comme des phénomènes irréductibles. L’amour, par exemple, est l’amour. On aime ou on n’aime pas. L’amour, dès qu’il est, veut réaliser sa fin. S’il n’y songe pas, c’est qu’il n’est pas l’amour, etc. Cela m’embarrassait beaucoup. A force d’y réfléchir, cependant, je me suis demandé si l’amour, puisque nous prenons l’amour, qui est le sentiment-type, quoique un dans son essence, n’avait pas des manifestations tellement multiples et tellement contradictoires qu’on pouvait pratiquement, dans nos civilisations compliquées, les seules qui nous intéressent, parce que nous y participons avec délices, sinon avec fougue, faire abstraction de son unité d’origine. Relisez ma phrase, qui est un peu surchargée, vous verrez que je veux dire que le philosophe doit considérer l’amour sous la même lumière que les hommes au milieu desquels il vit et ne pas plus se nourrir d’abstractions que ces hommes eux-mêmes.

Or, pour le commun des hommes, il y a évidemment plusieurs sortes d’amour qu’il ne confond jamais et entre lesquelles même il fait des distinctions beaucoup plus essentielles qu’elles ne le sont en réalité. Ce n’est qu’un premier stade. Une analyse clairvoyante nous permet d’aller beaucoup plus loin et de diversifier, jusqu’à l’infini, la notion d’amour, sans pourtant perdre de vue son unité primordiale.

En nous et autour de nous, je cherche l’amour nu et je ne le trouve qu’associé à un sentiment étranger qui est son parasite, mais aussi son excitant, qui le nourrit, l’entretient et l’exalte. L’amour nu doit être extrêmement rare. Il finit tragiquement, ayant toutes ses racines dans la nature et aucune dans la société, qui ne lui est d’aucun secours. Les faits-divers parfois contiennent la brève aventure de l’amour nu, de l’amour à l’état pur. Schopenhauer lisait les faits-divers. Cela lui a permis de comprendre le tragique de la vie. Racine a travaillé sur les faits-divers de l’histoire.

L’amour nu n’a pas de place dans la civilisation, où il est absurde, et dans la nature même, où il travaille à sa propre destruction, il n’a qu’une place momentanée. Au fond, ce n’est peut-être qu’une occupation de l’esprit, une rêverie de poète chimérique. Ne nous en occupons pas davantage. Il n’a d’autre but que lui-même. C’est proprement une aberration. En somme, l’amour est comme le radium, il ne nous est connu que dans l’union qu’il forme avec ses composés. On le suppose. On ne l’a jamais vu.

Dans la société, l’amour est toujours lié à un autre sentiment, qui le supporte ou l’enclave, le fait valoir, en le maintenant, comme le chaton de la bague serre une pierre précieuse. Il est le diamant, l’émeraude ou la perle de l’intérêt, des convenances sociales, de la curiosité, de l’ambition. Les femmes s’éprennent de la célébrité. Du clown au philosophe, tout ce qui est extraordinaire peut faire naître l’amour chez ces êtres qui étonneront toujours leurs mâles. La gaîté les séduit, et l’éloquence, ou seulement l’abondance des paroles. Le More s’est fait aimer de Desdémone en lui racontant ses prouesses. Les femmes, pourtant bien plus près de la nature que l’homme et qui, engagées dans le sentier, vont bien plus fatalement au but, se déterminent rarement à l’amour pour des motifs qui le concernent directement. Chez elles, l’émotion fondamentale est mise en mouvement par une autre émotion qui ne semble avoir aucun rapport avec l’amour même.

Mais ce qui déclenche le plus souvent l’amour, chez l’un comme chez l’autre sexe, c’est la convenance sociale. Nous ne connaissons guère que cet amour-là, l’amour de convenance, et je ne parle pas du mariage, mais de l’amour des amants. De là ce fait qui a été toujours observé, que les liaisons illégitimes ne diffèrent pas beaucoup des autres, dont elles prennent très vite l’allure, les manies, les prérogatives même. La Parisienne, de Becque, illustre cela très bien et mieux encore l’histoire anecdotique du XVIIIe siècle. Les liaisons reposent sur la convenance plus encore que le mariage, où elle n’est souvent qu’une apparence. Plus les amants ont d’expérience, et ils en ont toujours plus que les couples d’époux, plus leurs amours seront basées sur la convenance et moins l’inattendu y prend de part. De sorte que s’il y a encore quelques mariages romanesques, il n’y a presque pas de liaisons romanesques.

Les grandes inégalités de notre état social restreignent beaucoup pour les femmes le choix de leurs amants. Il leur est imposé par le milieu où elles vivent et dont presque jamais elles n’osent sortir. Les convenances qui les emprisonnent seront aussi celles qui disposeront de leur main gauche comme elles ont disposé de leur main droite. Elles ne s’échappent à demi de la médiocrité du mariage que pour tomber dans la médiocrité, plus étroite encore, quelquefois, de la liaison de convenance et, courant après l’amour, elles ne l’atteindront jamais. Les hommes ont une certaine tendance à sortir de leur monde, surtout au cours de leur jeunesse, mais c’est pour tomber régulièrement dans le cercle des courtisanes, où ils demeurent souvent prisonniers, et l’amour aussi leur échappe, mais ils s’en soucient peu et même le redoutent.

Vous voyez que si l’amour ne peut guère être dissocié véritablement, on peut du moins entrevoir quels sont les sentiments, les émotions, les tendances avec lesquels on le rencontre le plus souvent et sans lesquels il ne pourrait vivre. L’état de l’atmosphère civilisée ne convient pas à son développement isolé. Pour vivre, il est obligé d’entrer dans des combinaisons, où, d’ailleurs, il est quelquefois étouffé. Je n’en ai nommé que quelques-unes, et vous me reprocheriez, si je ne l’indiquais pas, d’avoir oublié la vanité, qui lui sert encore très souvent de compagnon, et l’amour-propre, qui entre peut-être dans tous les mélanges où il s’amalgame et où il distille en secret le venin futur de la jalousie.

Vous ne vous êtes peut-être jamais demandé pourquoi tant de bons esprits ont échoué à écrire sur l’amour ou n’ont réussi que de très petites parties de leur sujet ? C’est qu’il est immense, et d’une variété telle que l’esprit ne peut l’embrasser. L’amour se gonfle de toutes les émotions humaines, physiques, intellectuelles, sentimentales, et à chaque combinaison nouvelle, il fait figure d’être nouveau. Un amour né de la curiosité ne se comporte pas comme s’il était né de l’ambition, de l’intérêt ou de la volupté. Il y aurait encore, en toutes ses variétés primordiales, des nuances à étudier séparément, dont l’ensemble ferait un traité fastidieux. On s’y perdrait, comme on se perd dans la vie, et rien ne serait moins utile. On peut décrire l’amour chez les animaux, y compris l’homme considéré comme l’un d’eux, mais on ne peut pas décrire, autrement qu’en esquisses romanesques, l’amour humain. Il est possible de le montrer clairement en ses parties où il est commun à toute la nature ; on ne peut dire clairement en quoi il est différent. On peut l’étudier systématiquement comme instinct, non comme sentiment.

L’amour nu, mais est-ce déjà l’amour ? ne peut se rencontrer que chez les animaux, là seulement où il n’y a pas de préoccupations étrangères à son but. Ce n’est pas possible chez l’homme, du moins l’homme civilisé, où il s’est agrégé trop de sensations, de sentiments, d’états psychologiques qu’il incorpore à son essence. L’homme a trop d’imagination pour se satisfaire d’une émotion nue.

J’ai peur de n’avoir pas été clair, ayant voulu trop condenser ma pensée. Ne croyez pas que je réclame l’amour nu. Pas plus que vous, je ne saurais que faire d’un amour qui ne serait pas multiplié et sensibilisé par toutes les émotions intellectuelles, qui ne serait pas enrichi de tout l’apport mystique de l’inquiétude humaine. Mais vous m’avez dit tant de choses à ce propos que je remets à plus tard la suite de nos controverses. Vous verrez, chère Amazone, que cela fera peut-être un petit traité assez curieux, mais je compte beaucoup sur vous pour cela, sur votre manière amazonienne de considérer les choses et d’en renouveler la vision.

LETTRE SIXIÈME
MYSTICISME

Vous en souvenez-vous, mon amie ? Nous étions d’accord l’autre soir, pendant qu’un éclairage singulier vous permettait de lire et de critiquer ma dernière Lettre, sur ceci que l’amour, avec tout le cortège des sentiments qui s’appuient sur lui et participent à son exaltation, est une religion et la seule que puisse avouer, la seule où puisse se plaire un être délicat. J’entends l’amour humain sous toutes ses formes, même et d’abord peut-être celles que les imbéciles appellent grossières ou anormales, les formes sensuelles, les formes mystiques, qui ne sont pas loin l’une de l’autre, toutes les sympathies profondes jalousement exclusives, toute tendance, quelle que soit son nom, qui fait qu’on a la sensation et le désir de vivre en un autre être, à peu près autant qu’en soi-même, ou parfois davantage. Ceux qui ont cherché l’essence de la religion et qui ont voulu la définir en quelques mots ont trouvé qu’elle impliquait un sentiment de dépendance à l’égard d’une volonté inconnue répandue dans l’univers, d’une volonté que l’homme cherche à deviner, ce qui l’incline à toutes sortes de pratiques mystérieuses, rituelles ou spontanées, dans le but d’y conformer sa vie. A peu de chose près, et en jouant un peu sur les mots, il est vrai, cette définition s’applique très bien à l’amour, où le spontané ne se mêle au rituel que dans certaines proportions et n’en est jamais que le complément. M. Salomon Reinach donne de la religion une définition toute différente : « Un ensemble de scrupules qui met obstacle au libre exercice de nos facultés. » Mais je ne crois pas que les scrupules soient primordiaux, ils rentrent dans les rites, c’est-à-dire dans les moyens. Il a trop pensé à l’anecdote du paradis terrestre, ainsi qu’à toutes les défenses par lesquelles les êtres vénérés exercent leur pouvoir sur les faibles hommes. Les scrupules ne sont venus qu’après la croyance aux dieux, dont l’existence est nécessaire pour les soutenir. Sa définition est plutôt celle des religions organisées que celle du sentiment religieux, à quoi nous voulons rattacher l’amour.

Je sais bien qu’on ne fera jamais comprendre à la masse des hommes qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la prière à un Dieu invisible et la prière à un être humain que l’on voit, que l’on touche, dont on attend des satisfactions précises, mais je ne me soucie de convaincre que ceux qui participent déjà obscurément à de telles idées. Il n’est pas certain d’abord que la prière de l’amant à l’amante demande uniquement des choses précises. Elle demande aussi le bonheur, c’est-à-dire l’infini. Rien n’est moins précis. On ne demande pas autre chose à Dieu et son rôle, dont il s’acquitte assez mal, est de donner à ses dévots ce bonheur infini que seul il détient. S’il y a une supériorité, elle est en faveur de l’amant dont la prière est moins chimérique, parce qu’il n’a la prétention que de se servir de ses sens pour communiquer avec d’autres sens, tandis que l’homme pieux les tend sur le néant, s’efforce de bander sur l’absence du violon la corde qu’il prétend faire vibrer. Mais ce ne sont là que des formes primitives, également décevantes, par l’énormité de leurs requêtes, de l’amour ou de la religion. Si, dans la religion, le cœur est condamné à la prière éternelle, au désir éternel, c’est que ni prière ni désir n’ont d’objet sensible, mais qu’est-ce que deux êtres qui s’aiment peuvent se demander l’un à l’autre qui ne soit déjà accompli dans leurs volontés ? La prière en amour est un sacrilège. Elle supposerait l’inexistence même de l’amour, qui n’est pas s’il y a disparité dans le désir. Mais nous montons peut-être un peu haut ? J’aime cette région où le sentiment devient raison et la raison sentiment, mais j’aime aussi la clarté qui ne se rencontre guère dans l’abstraction.

L’amour répond à ce besoin d’avoir un être qui s’occupe de nous, et pour lequel on est quelque chose d’incomparable et surtout qui accepte nos adorations, auquel nous pouvons reporter toutes nos pensées. J’ai vu un amour qui dura de longues années et dans lequel les amants eurent toujours une vénération corporelle et un respect étonné l’un pour l’autre. Jamais ils ne se quittèrent, et ils se voyaient tous les jours, sans se baiser mutuellement la main. Quelle religion se serait superposée à celle-là ? De quelle utilité aurait été à ces êtres un culte rituel ? Ils auraient été incapables de le comprendre, étant eux-mêmes semblables à des dieux, à la fois, et à des fidèles, portant en soi toutes les valeurs religieuses et réalisant toutes les extases. Cette notion du divin, sur laquelle argumentent les philosophes mystiques, ils l’auraient créée, au-dessus de toutes les philosophies, s’ils avaient été des êtres à métaphysique. On a dit que les animaux cultivés (ceux qui vivent dans notre intimité) avaient sur nous la supériorité de voir, d’entendre et de toucher leurs dieux, qui sont les hommes, et on a vu, dans leur conduite à notre égard, l’origine même du sentiment religieux. A chaque instant, ils nous demandent des miracles et ces miracles s’accomplissent parfois. Quand des oiseaux volent dans le ciel de mes fenêtres, mon chat supplie ma Toute-Puissance de les arrêter, qu’il puisse les abattre d’un coup de patte. Il y eut pendant quelque temps une cage suspendue à une fenêtre voisine ; que de fois ne vint-il pas me demander de la mettre à sa portée. Évidemment, dans son esprit de chat, je n’avais qu’un geste à faire, pas même, je n’avais qu’à vouloir. Je n’ai pas accompli ces miracles, mais j’en fais quotidiennement d’autres, auxquels il est très sensible : quand il a faim, il me le dit et je lui fais apporter à manger. C’est bien là une ébauche de religion, réduite à ses éléments magiques les plus simples, mais aussi les plus essentiels, et dans laquelle l’être communique directement avec le dispensateur de tous les biens. La position des amants ressemble assez à celle-là. Chacun d’eux tient entre ses bras son dieu et le créateur de sa joie. Point n’est besoin pour eux, êtres privilégiés, d’imaginer l’être suprême dont ils dépendent et qui a tout pouvoir sur leur bonheur, même sur leur vie. Ils le sentent autour d’eux, sur eux, en eux, dans une communion précise et pourtant infinie, physique et cependant irréelle. Loin que l’amour soit une imitation des mouvements religieux, c’est lui qui a servi de modèle à toutes les religions à mysticisme et qui en est le prototype.

La religion est son plagiaire et son succédané. Voyez avec quelle facilité, à l’amour humain devenu impossible, succède l’amour divin, qui n’en semble que la transformation naturelle. Dieu, dans le cœur des femmes, remplace l’amant si naturellement ! Voyez comme l’amour spiritualisé des mystiques demeure empreint de ses origines matérielles. Il n’est peut-être pas une phrase dans tous leurs discours qui ne s’applique également bien à Dieu ou aux hommes. Sainte Thérèse et les autres emploient une langue si équivoque qu’on y sent courir parfois comme un frisson de spasmes ! Qu’est-ce autre chose que l’anéantissement en Dieu ? Quand Bossuet veut justifier la communion et le dogme de la présence réelle dans l’eucharistie et dans chacune des hosties que s’assimile le fidèle, il prend pour garant l’amour humain et ses magnifiques frénésies : « Dans le transport de l’amour humain, dit-il, qui ne sait qu’on se mange, qu’on se dévore, qu’on voudrait s’incorporer en toutes manières et enlever jusqu’avec les dents ce qu’on aime, pour s’en nourrir, pour s’y unir, pour en vivre. » Et voilà pourquoi il faut remercier Dieu de s’être donné à nous en pâture dans la sainte communion. Mais combien plus sainte et plus originale et plus savoureuse les amants trouveront-ils la communion qui ne se pratique pas sous des espèces chimériques, mais dans la belle réalité des mutuels repas d’amour.

J’avoue que la religion, sévère imitation des pratiques de l’amour humain, peut avoir des charmes pour les vieillards, les malades, les infirmes auxquels elle peut donner je ne sais quelle apparence, je ne sais quels ressouvenirs. La religion est l’hôpital de l’amour. Vue ainsi, j’apprécie son rôle philanthropique, quoique je trouve aussi plus digne, quand on ne peut plus aimer, de s’enfermer en soi-même que de courir vénérer des simulacres. Don Juan mourut dévot et, comme on dit, « en odeur de sainteté ». Ah ! comme j’aimerais que lui fût revenu aux sens, à l’heure dernière, le bouquet des odeurs féminines qu’il avait si âprement respirées ! Quoique je vous aime, Amazone, je n’aime pas don Juan.

LETTRE SEPTIÈME
L’ABSENCE

« L’absence est le plus grand des maux. » Bien, mais la présence, la présence continuelle ? Qu’en pensez-vous, mon amie ? Je crois, pour moi, que la présence appelle l’absence et que l’absence réclame la présence. Nous ne pouvons supporter aucun état définitif, même celui qui réalise la plénitude de nos désirs. Je parle pour ceux qui ont quelque personnalité, qui ont une vie propre, dont les activités se prolongent de tous les côtés à la fois et qui ne se donnent jamais si bien qu’ils ne réservent une partie d’eux-mêmes pour leur jouissance égoïste. Ceux-là s’accommodent d’un partage égal ou même inégal entre la présence et l’absence, ayant d’ailleurs mille moyens de substituer l’un à l’autre ces deux états contradictoires. L’absence a des complaisances pour la pensée. Elle donne aux images chères l’attitude et la couleur qui sont le mieux faites pour lui plaire, elle les recrée et les façonne librement à son plaisir, ce qui lui concède sur elles un pouvoir presque absolu, dont la présence souvent contrarie l’exercice. L’absence entretient l’espérance, avive le désir et souvent le fait naître, par l’esprit de contradiction qui nous pousse à nous attacher à un dessein que nous négligions quand il était en nos mains.

Vous vous souvenez du joli tour que La Rochefoucauld a donné à une idée analogue ? « L’absence diminue les médiocres passions et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu. » Mais je ne m’occupe pas des grandes passions. Il y a pour les sentiments échevelés une psychologie spéciale où tout est contradiction. Je pense plutôt aux attachements profonds qui se connaissent et qui se raisonnent. Ceci vous plaira, mon amie, car vous êtes si volontaire que vous mettez encore de la volonté dans la plus involontaire (en apparence, pour ne pas vous désobliger) des affections. Plus il y a de volonté dans l’amour, moins le vent de l’absence peut l’éteindre, mais s’il n’était qu’inclination de hasard et de rencontre, comment résisterait-il à un souffle brusque ? Je laisse donc de côté les caprices dont le charme est la fragilité même : un caprice qui ne se briserait pas entre les doigts ou qui ne se fanerait pas d’avoir été touché et respiré n’aurait plus la grâce d’un caprice ou d’une fleur. Revenons donc à ces sentiments qui, pour n’être pas de « grandes passions », n’en ont que des racines plus profondes et plus riches. Elles supportent donc l’absence et même peuvent y prospérer à cause de leurs réserves de vitalité. Cependant, qu’appelle-t-on absence ? Est-ce huit jours, un mois, une saison, ou davantage encore ? Quel est ce vent dont parle La Rochefoucauld ? Est-ce un ouragan on une brise un peu vive ? L’ouragan emporterait le feu avec les bougies. Non, c’est bien le simple courant d’air, mais qui entre soudain par la fenêtre. Il faut savoir mesurer l’absence et se souvenir que les jeux de l’imagination sont d’autant moins durables qu’ils sont plus intenses et que le cœur, après s’y être complu, les délaisse et s’habitue à son délaissement. L’absence à laquelle on s’est habitué demande beaucoup de présence pour être vaincue. C’est surtout avec les êtres qui ont le goût profond de la liberté, qu’il faut craindre les effets prolongés de l’absence, car la liberté n’est guère que la licence qu’on se donne ou qu’on se reconnaît de céder à toutes les curiosités.

L’absence met d’abord une sorte de désarroi dans l’esprit de celui qui reste et qui vérifie bientôt la parole du poète : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Les rues n’ont plus leur aspect accoutumé ; l’air a une autre couleur, les passants s’en vont en fantômes ; les petites habitudes de la vie deviennent plus mécaniques et perdent de leur agrément ; les pensées se coordonnent mal, s’entassent dans l’esprit et s’y livrent à des jeux obscurs et contradictoires. Alors naissent les doutes, où l’on se complaît afin de souffrir. Quand cela devient intolérable, une réaction se produit, plus ou moins lente, qui rend peu à peu aux choses leurs tons accoutumés, si bien qu’au bout d’un certain temps on se trouve établi dans l’absence avec une certaine aisance dont on a honte, mais dont on a toujours la tentation de profiter.

Il faut faire intervenir, cependant, les lettres que l’on reçoit. Des êtres sont presque plus sensibles aux témoignages écrits qu’à tous les autres. Nous vivons beaucoup par l’écriture. Un commerce tendre sans lettres ne se comprend pas, et seuls les êtres d’âme courte sont étonnés que des amants se soient vus quotidiennement et aient quand même senti le besoin de s’écrire tous les jours. C’est que les pensées suggérées par le contact d’un être que l’on aime diffèrent beaucoup de celles qui viennent dès qu’on s’est éloigné de lui. Cela fait deux vies qui s’en vont parallèles, avec chacune leur valeur propre. Si l’une est l’amour, l’autre en est l’expression, et l’expression d’un sentiment nous touche plus encore peut-être que le sentiment lui-même. Les lettres que l’on reçoit (et même celles que l’on écrit, par l’occupation passionnée qu’elles vous donnent) peuvent donc modifier beaucoup l’évolution de l’absence. Fréquentes et presque régulières, elles en détruisent les effets et font même goûter des joies particulières, surtout aux timides qui ne trouvent que dans le silence toute leur présence d’esprit. On voit beaucoup de l’âme dans les lettres rapides et comme versées sur le papier, mais on ne voit pas les yeux par où elle se dévoile le plus ingénuement, car les lettres sont aveugles et il manque toujours quelque chose à leur sourire. Les meilleures sont celles qui arrivent le matin, au premier courrier. Elles facilitent la vie pour toute la journée. Il m’est arrivé d’emporter sur moi, même après l’avoir lue, une lettre particulièrement aimée et d’y puiser une singulière force, comme font les dévots dans un talisman, car l’amour réinvente quotidiennement les vieilles pratiques religieuses, que la religion lui emprunta une fois pour toutes et qu’elle croit avoir accaparées. C’est que l’amour vit de représentations autant que de réalités, et de croyances bien plus encore que de certitudes. Il n’est que selon l’idée que l’on s’en fait, et cette idée varie peu chez le même être selon les êtres sur lesquels il bâtit sa création. Cela veut dire qu’on aime toujours le même être, sous des masques différents, parce que les représentations ne sont jamais que la projection de soi-même dans le champ de l’imagination. Mais comme ceci n’a plus que des rapports lointains avec l’idée d’absence, j’en remets la suite et le commentaire à une prochaine lettre. N’êtes-vous pas disposée à voir dans l’amour un délicieux égoïsme ? Il faut être égoïste et en être fier. Cela seul donne vraiment du prix à la tendresse que l’on dispense et à celle que l’on agrée. On a mieux conscience des sacrifices que l’on fait, et cela augmente la valeur de ceux que l’on vous fait.

Hélas ! Et la neige tombe ! Ceux qui sont absents vont-ils revenir ? L’égoïsme le demande, mais il sent sa cruauté et se replonge en lui-même.

LETTRE HUITIÈME
LA VOLONTÉ

Vous êtes de la race des conquérantes, vous, Amazone. Vous ne souffrez pas que les choses vous résistent, s’opposant à votre volonté de vaincre, et vous ne supportez pas que l’on vous aime malgré vous. Ou bien cela vous fait rire, ou bien cela vous irrite. Rien ne vous récrée comme un sot qui vous fait la cour et rien ne vous fâche comme l’être impudent qui croit encore à votre amour quand vous n’y croyez plus. Mais il y a de la tristesse au fond de ce plaisir aussi bien que de cette mauvaise humeur. Cela m’a touché, moi qui regarde les passions à travers les vitres, à peu près comme on regarde l’éclipse avec des verres fumés et une froideur astronomique. Mais vous me connaissez, ce n’est pas près de vous que je me vanterai d’un état sentimental qui se voudrait encore plus sûr de lui-même. Enfin, je sais que la volonté n’a joué dans ma vie qu’un rôle très modéré ; à la première rébellion des êtres, j’ai toujours envoyé promener tous les désirs et je me suis non pas découragé, mais désintéressé. Mon orgueil s’est toujours mis au-dessus de la révolte, que je trouve un peu plébéienne. Achille se retirait sous sa tente, je me retire dans la solitude de mon silence, où j’ai contre l’ennui, même contre les blessures, d’excellents baumes.

Peut-être penserez-vous que c’est que je n’ai pas rencontré le grand ennemi, l’ennemi digne d’être vaincu. C’est possible. On ne sait jamais qui on a rencontré, et on n’est pas juge de la qualité de l’adversaire, quand on refuse le combat. Mais tout cela n’est que pour dire que, par moi-même, j’ignore tout du rôle de la volonté en amour. Cela a été pour moi un moyen de défense, jamais un moyen d’attaque, mais, comme la fortune, l’amour vient parfaitement vous chercher dans votre lit ou à la table de vos écritures. Il entre à travers les portes closes et les persiennes fermées, ainsi que les musiques et que les odeurs. Je n’ai jamais eu besoin de la volonté active, c’est pour cela que je ne m’en suis jamais servi : comme dans les contes de fées, les palais sont sortis du sol, au moment que je les désirais, les palais ou les maisons de berger, mais pour le sage, c’est la même chose. Depuis que je vous connais, je sais enfin ce que c’est que la volonté en amour. Vous me l’avez dit, et je l’aurais appris, pour peu que je vous aie regardée vivre.

C’est notre plus grande querelle ou plutôt notre sujet le plus vif de conversation.

Vous êtes belle toujours, mais plus que jamais quand vous vous défendez contre la fatalité, que moi, d’un nom plus modeste, j’appelle le hasard. Vous voulez créer tout, de vos propres mains, autour de vous-même, et n’y permettre de fleurir qu’aux fleurs de votre élection. Choisir un être entre tous que l’on croit ou que l’on veut connaître, parce qu’il a montré, en d’autres domaines, qu’il en vaut la peine, et aller à lui franchement et s’imposer à son cœur et faire que cet amour grandisse et vous enveloppe de l’ombre évoquée par vous-même ; cela sans coquetteries, sans petits moyens, sans stratégies à la Stendhal, n’est-ce pas une œuvre magique ? Quelle confiance en soi cela suppose et quelles forces sagement et lointainement mesurées ! Ne pas se soucier de l’état présent de sa propre sensibilité ni de la sensibilité de l’être que l’on attire à soi, parce qu’on a la certitude que tout se transformera selon le gré de la volonté, au moment que l’on a choisi, et réussir ainsi qu’on se l’était juré, c’est ce que je crois possible pour vous et impossible pour moi, mais c’est aussi ce que j’admire. Ma foi, si j’étais plus jeune, j’essaierais de me dresser selon votre méthode et, avec elle, de tenter quelque expérience. Mais que j’aurais à revenir de loin, moi qui me laisse si mal convaincre de la véracité des sentiments dont je puis être l’objet ! Je trouve aussi naturel de résister à la sympathie que d’y céder, et je n’ai jamais été étonné qu’un être ne répondît à ma tendresse que par l’indifférence ou, ce qui est pire, par la politesse. C’est que je respecte dans les autres êtres la liberté qui m’est plus chère que tout, et que je me suis toujours fait un scrupule d’y attenter. Et comme je me comporte envers autrui, j’admets qu’autrui se comporte envers moi.

Pourtant la sympathie est une douce chose et je comprends que l’on tende sa volonté pour la conquérir. Heureux qui est aimé et plus encore celui qui aime avec ingénuité. Il ne raisonne pas, il aime ; il ne se demande pas s’il y a des obstacles, il ne les recherche ni ne les évite, il aime. C’est à peine s’il est inquiet qu’on réponde à sa sympathie ; il ne soupçonne pas qu’on puisse le repousser, il aime avec ingénuité. Il n’est pas donné à tout le monde d’être ingénu et il est possible que l’amour raisonné et volontaire apporte des bonheurs plus grands et plus sensibles à la conscience, des bonheurs plus orgueilleux enfin. Mais n’est-on pas porté, à force de se plaire en ces jeux de la volonté, à mépriser les pauvres amours qui sont venues humblement à vous et qui vous regardent comme des chiens aux yeux doux, et demandent une caresse et la permission de garder un instant la tête sur vos genoux ? Avouez que c’est une grande tristesse d’être obligé de les repousser. C’est de cela que je voulais vous entretenir d’abord, mais les idées se pressent et s’enchevêtrent si rapidement qu’on ne trouve plus dans la foule celle dont on voulait esquisser les traits. J’ai toujours envie de prendre parti (même si c’était à mon détriment, je le ferais peut-être encore) pour les amours dédaignées. C’est que je me mets très bien, et sans nul effort d’imagination, à la place de l’être aimant qui se croit aimé et qui n’est que toléré. Quand je n’avais pas assez des souffrances réelles de la vie, je m’en créais d’imaginaires auxquelles je donnais cette forme-là. Mais le désir vain de la joie prend la place de ces imaginations mauvaises, à mesure que la vie s’avance et tend vers son néant nécessaire. La torture volontaire est peut-être un grand signe de force et de vitalité. Tant qu’on y trouve un bonheur profond, quoique stérile et passager, on n’a pas à désespérer de soi-même, on ne craint pas les attaques traîtresses de la réalité.

Peu d’êtres, je pense, sont capables de se soumettre à un tel régime sentimental, pour fortifiant qu’il soit, et la plupart, faits seulement pour les rêves de douceur, se trouvent atterrés quand la joie où ils tendent naturellement fond sous leurs yeux comme neige au soleil. J’ai pitié d’eux, et vous aussi, cruelle Amazone, à moins qu’ils ne soient vraiment trop ridicules, si l’on peut dire qu’un sentiment soit jamais ridicule. Le ridicule vient de l’esprit, c’est pourquoi le cœur y échappe toujours, quand il est le cœur tout seul, sans prétentions littéraires. Le malheur est que les sentiments simples ne savent pas s’exprimer simplement.

J’aime à considérer une femme indifférente parmi les désirs aux attitudes sentimentales, et qui répond avec une politesse froide ou souriante (cela dépend des natures) à ces désirs qui l’interrogent. Sourire ou froideur ne sont rien. Les yeux seuls parlent et ne parlent qu’aux yeux choisis, s’ils sont là. L’homme est toujours flatté du sourire, il se croit celui dont on attend le bonheur. La femme qui aime ne se prête au jeu qu’à titre de comédienne et pour mieux garder l’intégrité de sa personne. Aussi le monde n’est nullement dangereux pour les amours qui commencent et c’est là que se voit bien la bêtise des hommes de toujours se laisser attirer par la femme qui vient d’accueillir un amant, au lieu de comprendre que, de tous les moments, c’est le plus mauvais qui soit pour eux. Il faut que l’amour soit égoïste, il faut qu’il soit méchant pour tout ce qui voudrait le détourner de soi-même ; c’est sa fatalité. Pourquoi serions-nous affligés de ce qui est fatal, de ce qui tient à l’essence même des choses ?

Et je n’ai à peu près rien dit de ce que je voulais dire. J’ai causé avec vous, voilà tout. Le plaisir que j’y ai pris sera mon excuse. Si je n’écrivais pas pour vous, est-ce que j’écrirais encore ?

LETTRE NEUVIÈME
LA SYMPATHIE

Connaissez-vous la sympathie ? C’est un sentiment que vous éprouvez certainement, Amazone, plus que toute autre heureusement née, je l’ai lu dans vos yeux, mais que vous n’éprouvez pas avec la profondeur désespérée de qui n’en attend plus d’autre et qui le boit comme un rafraîchissement d’été.

Celui même qui ne désire plus rien, dont l’âme s’est repliée comme des antennes fatiguées d’avoir senti et palpé le monde, celui-là désire encore la sympathie. Ainsi que l’amour dont elle est peut-être un des masques, ou l’une des formes, car tous les sentiments actifs se ramènent à l’amour ou à sa négation, la sympathie tombe où elle peut. On la voit installée entre des personnes en apparence fort éloignées l’une de l’autre, rapprocher des caractères faits pour se combattre, des esprits d’essence différente et des cœurs aux aspirations divergentes, on le croyait et ils le croyaient eux-mêmes. La sympathie se prononce à l’improviste et s’affirme aussitôt avec une certaine indiscrétion. Elle connaît la jalousie, les désespoirs et les aveux timides et indirects, cherche à se manifester par de petits dévouements absurdes qui lui semblent autant d’actions d’éclat, et se montre fort dépitée quand elle se voit méconnue. Mais la sympathie ne se décourage pas. Elle invente sans cesse et n’est contente que dans l’activité, car,

La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ?

Or, la sympathie vit dans la foi, comme elle vit dans l’amour. Elle en arrive à considérer l’être auquel elle s’est vouée comme un dieu à l’ombre duquel elle vit et loin duquel elle ne saurait vivre. A force d’aimer et de veiller, elle finit par se croire je ne sais quels droits de réciprocité et elle les implore avec une douceur sévère.

(Vous entendez bien qu’il s’agit de la sympathie profonde, qui n’a aucun rapport que de nom avec la sympathie distinguée qui figure lâchement au bas des lettres mensongères. Pour la préciser et me conformer à un langage plus philosophique, je l’appellerai maintenant amour de sympathie. Aussi bien je ne la veux examiner que dans ses rapports entre des êtres où elle peut devenir de l’amour, ce qui arrive très bien.)

La sympathie, donc, est une variété de l’amour, et qui s’oppose assez bien à l’amour de passion qui a, malgré l’étymologie, des caractères tout différents. Tel qui ne compte plus, s’il y a jamais compté, sur l’amour frénétique, ne désespère pas encore de l’amour de sympathie. C’est lui qui régit les sociétés et qui en permet la vie sentimentale, passé l’âge de la fougue et de l’audace, car l’amour-passion est insociable et sans l’amour de sympathie, aux innombrables nuances, elles ne seraient pas ou ne seraient qu’une bacchanale triste. C’est par lui et pour lui qu’ont été inventés tous les jeux de la vie, les réunions, les spectacles, les parures, les fleurs et les sourires. C’est lui qui a donné un sens à la nature, à la démarche des femmes, aux gestes des hommes, à la pluie, au soleil, à la musique et à tous les arts qui le courtisent et lui tissent les étoffes où il brode. L’amour frénétique ne désire que lui-même, l’amour de sympathie désire le monde entier et ne se désire pas toujours lui-même. Il joue avec les parures de la vie dont il a besoin pour appuyer son désir et le justifier.

Mais souvent il n’a pas d’autres désirs que le désir.

La sympathie, par une de ses antennes, touche à l’amitié violente, par l’autre, à l’amour. Elle oscille, prête à toutes les transformations, elle est apte à devenir la matière de tout sentiment tendre, de toutes les complaisances essentielles. Mais souvent elle reste ce qu’elle est, car, malgré son instabilité, elle existe par elle-même. Elle n’est pas l’amitié, n’étant pas spécialement spirituelle. Elle aime tout de ce qu’elle aime, car elle pardonnerait tout, jusqu’à la trahison, jusqu’à l’indifférence.

A quoi bon chercher pour un sentiment, hybride comme les plus belles fleurs, un nom exact ? La pensée qui ne peut s’exercer clairement dans la parole, intérieure ou extérieure, reçoit cependant des mots qu’elle emploie une précision apparente qui la dépasse. Au fond, sur presque tous les sujets, nous pensons confusément et notre effort pour mettre de la clarté dans ces ténèbres heureuses n’aboutit souvent qu’à une confusion d’un autre genre. Quand nous avons nommé toutes les nuances de la mosaïque, il nous vient une surprise, c’est que nous en sentons moins bien la valeur que lorsque nous les confondions sous des termes généraux. Les analyses les plus strictes ne peuvent faire qu’il n’y ait pas de couleurs fondamentales, où les nuances se fondent et viennent mourir. Une trace de jaune va au jaune ; une trace de rouge va au rouge, et ne va que là. La répartition vaut peut-être mieux que l’analyse. Les obscures puissances du langage en ont jugé ainsi qui ont mis sous un nom tous les sentiments positifs et sous un autre nom tous les sentiments négatifs. C’est la physique des sentiments, entrevue par Spinoza avant même qu’il y eût une physique. Loin de compliquer, comme la psychologie, qui tend à s’y détruire elle-même, elle simplifie. Elle met dans le premier groupe, sous le nom d’amour, tous les sentiments favorables, bienveillants, tendant à la joie et à la conservation de l’individu et de l’espèce ; et dans l’autre, sous le nom de haine, tous les sentiments séparatistes qui tendent à détruire le lien que le premier groupe s’efforce sans cesse de nouer entre les êtres. Et cela n’est pas si simpliste que cela en a l’air, car il est évident que tous les sentiments de l’un ou l’autre groupe peuvent se transformer les uns dans les autres, au moindre choc nerveux, tandis que la transformation d’un groupe à l’autre est excessivement rare et peut être considérée comme une sorte de catastrophisme moral.

Il y a cependant, parmi la classification vulgaire née des habitudes du langage, de singulières confusions, mais c’est la communauté d’origine de tous les sentiments qui en est la cause et le fait qu’ils n’existent pas en eux-mêmes, mais relativement à l’être qui les éprouve, et qui lui-même est complexe et contradictoire. Le langage s’est tiré d’affaire en suivant les apparences. Ainsi veux-je faire ici. Aussi bien, nous vivons sur les apparences. Nul être ne peut savoir ce qui se passe dans le cœur de l’être qui se serre contre sa poitrine. Les sentiments sincères vivent dans l’inquiétude. Peut-être que la planche sur laquelle ils s’engagent va céder et choir dans l’abîme. On est quelquefois sûr de soi, et encore ! On ne l’est jamais de l’être qui s’est accroché à votre cou, peut-être dans le seul but ironique de se faire passer de l’autre côté du fleuve. De là, le tragique de toute expérience sentimentale. Mais cela ne touche pas aux lois de la physique, en lesquelles nous devons avoir confiance, ce sont des lois.

Et puis, mon amie, quand j’admets que l’amour-passion, c’est à cela que je songeais, contient de la haine, en quoi il peut se métamorphoser, je ne parle pas d’après ma courte expérience, mais d’après « ce que l’on dit ». Je n’ai jamais vu, encore moins éprouvé, une telle métamorphose, et je ne crois pas volontiers qu’elle soit soudaine. Il y a un intermédiaire, la jalousie, qui est une maladie de l’amour (la jalousie, c’est de l’amour malade), et les maladies troublent l’évolution physiologique. Puis c’est une exception et on ne fait pas de classifications avec les cas particuliers.

Revenons maintenant à la sympathie que nous appelons maintenant l’amour, parce que c’est plus vrai, plus simple et plus commode. Mais il y a trop de choses dans ce mot

Né pour d’éternels parchemins.

Il contient trop de rêves. Nous sommes trop habitués à y enclore des joies trop précises et trop exaltées, d’un éclat trop intense, trop bref aussi, comme ces fleurs qui ont concentré toute une vie dans les émanations d’une journée d’été. Choisissez-le vous-même, le mot qu’il faut, Penthésilée, en songeant, non à vos conquêtes, mais à vos alliances, et aux moments mélancoliques qui suivent la victoire aussi bien que la défaite. Songez aux cœurs dont vous ne voudriez pas être séparée ni à un moment ni à l’autre, ni dans cet état de royale nonchalance, où l’on médite sa vie.

Moi, je raconte les actions des hommes et des femmes et je les analyse vainement. La sympathie, ou l’amour, dont je suis encore capable, n’a que des occasions rares de s’exercer et je ne les recherche plus. On m’a fait lire l’autre jour une tragédie d’un poète grec moderne construite sur les amours de l’ombre d’Achille. Il aima Polyxène, il aima Médée, il aima Hélène ; elles se sentirent pénétrer en lui comme un songe, et lui sentait qu’il n’était qu’une ombre et sentait l’horreur de son état. Je n’avais pas compris tout d’abord la rénovation de cette légende post-homérique, mais un matin j’en ai senti l’amertume et la beauté triste. Cette vie d’ombre, les hommes ne la mènent plus après, mais avant leur mort, dans la période crépusculaire où ils sont suspendus entre l’être et le néant,

Entre l’horreur de vivre et l’horreur de mourir,

et où ils tentent encore, poussés je ne sais par quelle inutile reviviscence, de pénétrer comme des songes aux cœurs qui ne les songent plus. C’est peut-être pour ceux-là que les dieux ont créé la sympathie. Amazone, qu’en pensez-vous ?

LETTRE DIXIÈME
LE PLAISIR

J’aime la volonté de vie, l’appétit de bonheur qu’il y a en vous, Amazone. On peut vous faire souffrir, on ne détruira pas cet élan qui vous entraîne vers la beauté et vers l’amour. Comme tous les êtres nés pour dominer et en plier d’autres à leur joug, vous ne cédez pas devant la déception, qui ne vous accable qu’un moment, et votre cœur païen de guerrière s’en trouve renouvelé. C’est un spectacle qui m’enchante comme le rajeunissement de l’année, et de quel exemple n’est-il pas pour moi, toujours prêt à désespérer de moi-même et qui n’en trouve que trop de motifs. Vous avez, au contraire, ce qu’Emerson appelait la self reliance et qui fait que le bonheur est toujours devant soi et qu’on sourit éternellement à la mélancolie du passé. Le passé est toujours mélancolique. Il faut savoir le regarder tel qu’un paysage qui s’enfonce dans les brumes du lointain. Il n’est plus qu’un songe. Songe pour songe, tâchons de deviner le point de l’horizon où va s’élever la vision future, avec son cortège de sensations, de sentiments et de rêveries. Si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est selon une telle attitude. Je sais bien que les êtres à imagination forte peuvent évoquer avec une certaine puissance les plaisirs couchés dans le linceul, mais cette nécromancie a toujours quelque chose de funèbre. Si vain que nous sentions l’avenir, il y a en lui une possibilité de réalisation qui fait que les cœurs les plus endurcis tressaillent à son approche, mais il ne tressaille pas en certaines natures comme en d’autres, et tandis que les unes s’opposent de toutes leurs forces à ces mouvements, les autres y cèdent avec joie et se laissent emporter.

Avec l’avenir, il y a le présent. Sans doute il n’est qu’une illusion philosophique. Il n’y a pas de présent. Les moments, à mesure qu’ils se forment, tombent aussitôt sous la meule du passé qui les broie et en fait de la poussière. Mais j’appelle présent, avec tout le monde, le cercle des heures et des jours qui sont le plus à portée de notre main, que nous touchons pour ainsi dire dès que nous étendons le bras, cercle qui se brise et qui se reforme à chaque seconde et qui est comme une spirale vue en perspective. Ce présent est notre domaine propre, celui que notre esprit travaille et retourne, comme un jardinier fait d’un jardin, et il nous appartient d’y semer des fleurs et du gazon ou de le laisser désertique, à la merci des hasards, d’y élever une agréable demeure ou d’y nicher dans un trou de hibou, d’y creuser une grotte ou d’y élever la tour de porcelaine. Ce sont les mêmes natures qui choisissent l’un ou l’autre système. Ceux qui ne vivent pas, au moins un peu dans l’avenir, ne vivent pas non plus dans le présent, sinon en sauvages. Quand on n’a pas confiance dans le bonheur que doit nous apporter l’avenir, on ne peut se plaire à cultiver la plante dont la fleur est le plaisir. C’est ce que Bernier disait à Saint-Évremont : « Je vous dirais en confidence que l’abstinence des plaisirs me paraît un grand péché. » Le plaisir des amours légères mène au bonheur de l’amour. Le dédain des plaisirs dessèche la série des sentiments. Peu d’êtres ont l’intuition du bonheur. Le plaisir est son école. Et quand on en resterait là, on n’aurait pas encore perdu sa vie.

C’est une singulière morale que celle qui fait voir dans le plaisir une diminution de soi-même. Des hommes en sont venus à éprouver une sorte de honte de la joie qu’ils ont tirée de leurs sens secrets. Et ce n’est pas de l’hypocrisie ; ils sont sincères ; leur honte est véritable. Les plus libres l’éprouvent ou l’ont éprouvée, sinon devant eux-mêmes, devant leurs frères. A quelle profondeur les obscures puissances du christianisme n’ont-elles pas ravagé notre conscience naturelle ! On éprouve je ne sais quelle fierté à se sentir capable des plaisirs des yeux, des plaisirs de l’oreille, des plaisirs même de la bouche, mais il est tenu pour cynique, celui qui s’avoue capable ou coupable d’autres jouissances. Elles passent en effet pour grossières. Elles s’exercent, disent-ils, avec le corps et avec les parties du corps les moins honorables, comme s’il y avait autre part que dans la coutume une hiérarchie de bienséances sensuelles, comme si les yeux ou les oreilles n’étaient des organes matériels. D’ailleurs le plaisir sexuel ne fait-il point retentir ces sens supérieurs et crus particulièrement spirituels et ne les confond-il point en un seul d’une magnifique amplitude ? Que seraient les joies de l’amour sans la vue, sans l’odorat, sans l’ouïe, sans le goût, sans l’esprit et le sentiment, sans l’intelligence, et comment peut-on les comprendre, réduites à l’exercice du seul sens génésique ? La volupté naît de l’accord de tous les sens unis sous la maîtrise d’un sens suprême qui les mène tous au même but dans un concert harmonique. Et il n’y a que la volupté qui puisse réaliser une telle union, ce qui permettrait, en dehors de toute expérience, de prédire sa supériorité nécessaire sur tout autre exercice sensuel ou sensoriel, ce qui est tout à fait la même chose.

Mais l’expérience seule permet de s’en donner la preuve à soi-même. On ne la réussit pas toujours, on la réussit même rarement ; de plus, je suis persuadé qu’un très grand nombre d’hommes et un bien plus grand nombre de femmes ne le trouvèrent ou ne le trouveront jamais. La plupart se contentent d’un à peu près qui, quoique très satisfaisant encore, ne détermine en eux qu’une conviction modérée. Les femmes cherchent quelquefois avec passion cette pierre philosophale et se retirent persuadées qu’elle n’est qu’une chimère. L’homme, du moins, l’entrevoit toujours, et sa ferveur en est augmentée. Les écoles de volupté sont si médiocres ! Doué de meilleures aptitudes, l’être prédisposé doit inventer et créer presque tout. Mais c’est en ce genre que le génie est rare et facile à décourager. Je suis obscur à dessein. On m’accuserait de dépravation, moi qui ne pense, comme un bon jardinier, qu’à la culture naturelle des sens ! Du moins dirai-je que je tiens pour un être incomplet celui qui n’a pas tiré de ses organes tout le plaisir qu’ils contiennent. Je trouve, ainsi que le disait Bernier, que c’est un grand péché contre la nature. Ils n’ont vraiment pas le droit de se plaindre d’elle, ceux qui ont négligé ses présents et qui, de tout ce qu’elle offre aux hommes, n’ont choisi que ses fruits amers, n’ont voulu mordre que dans le brou des noix vertes.

Pourtant, pourtant… On peut avoir aimé la vie, en avoir même éprouvé toutes les joies, et n’en garder aux lèvres qu’un goût de verjus et d’amertume. Terrible contradiction, qui fait douter de la joie même, de l’amour et de toutes les vérités naturelles, et qui remplit le cœur de rancune ! C’est (rappelez-vous, Amazone aux yeux de ciel, ce fut le sujet de ma première lettre) que les plaisirs ne laissent pas de traces directes sur la plage que bat sans cesse le tumulte de notre vie quotidienne. On se souvient qu’il s’est passé en nous quelque chose d’heureux, mais le souvenir est incapable d’une reviviscence précise. Des années après et moins encore, le tempo felice n’est plus qu’une fumée qui fait des dessins dans l’air, et cela inquiète. Mais combien plus lourde serait cette inquiétude, si nous n’avions pas usé de toutes les facultés de plaisir mises en nous par la nature ! C’est une grande paix pour la conscience de n’avoir négligé aucune des recherches en cet ordre et d’avoir toujours répondu avec bonne volonté aux invitations de la destinée. Et puis, jusqu’à l’avant-dernière heure, il nous reste la ressource de croire que nous allons enfin rencontrer l’émotion qui ne meurt pas et dont nous emporterons le frisson dans le néant bienheureux. Comme j’aime cette expression surannée, décolorée ainsi qu’une vieille écharpe de soie : « Vider la coupe des plaisirs ! » Qu’on l’ait vidée d’un trait, ou qu’on l’ait vidée goutte à goutte, elle est vidée et quand on la presse sur ses lèvres, il n’en coule plus rien, sans doute, mais quelle est la triste folie qui voudrait nous persuader qu’à n’avoir rien bu nous serions bien mieux désaltérés ?

Douce amie, qui m’écoutez, je n’ai jamais pu me résoudre à mépriser un plaisir, quelle que fût sa nature, et c’est pourquoi j’ai écrit ceci sans nulle hypocrisie. Je connais la vanité de tout, mais je sais aussi que ce qui est ou ce qui fut est moins vain que ce qui n’exista jamais. Puisque notre vie est bornée, puisque nous en connaissons à peu près le terme, puisque nous ne sommes pas des enfants qu’on dupe avec des mots, n’ayons honte ni de notre humanité ni de ses merveilleuses faiblesses. Comme je n’oublie rien de ce que vous dites, je me souviendrai toujours qu’ayant fait je ne sais quelle allusion à ces gens qui veulent paraître « au-dessus des faiblesses humaines », vous me corrigeâtes : « Au-dessous… » La place d’un bel être humain est à leur niveau exactement. C’est même la gloire des hommes de les avoir compliquées, multipliées à l’infini. Non, pas encore à l’infini, hélas !

LETTRE ONZIÈME
L’AMOUR

Parler d’amour avec une jeune femme, c’est un des plaisirs de notre civilisation délicate. Il faudrait vraiment être le dernier des pasteurs méthodistes, pour n’y point trouver d’agrément. Mais il n’est guère de femme qui n’en trouve aussi, même avec le moins séduisant des hommes, même la moins disposée à se laisser séduire, même celle qui par sa nature physiologique ne peut pas être séduite. Je ne dis point que ces discours n’éveillent point chez l’homme qui se donne à ce jeu quelques mouvements confus, ni que la femme, même dont les désirs vont plus loin ou plus près, n’éprouve pas quelque faible et passagère curiosité pour celui qui analyse avec elle les grands secrets. La femme dissocie mal l’émotion intellectuelle de l’émotion physique. C’est même sa plus évidente supériorité naturelle sur l’homme que toutes ses émotions, sans jamais se contrarier ni se contredire, se recueillent plus sûrement en un centre unique, d’où elles irradient dans toutes les directions. Les femmes sont la nature même, qui ignore si profondément la distinction du spirituel et du temporel. Leur attention, dans un entretien sur les choses de la vie, écoute de toutes les parties de leur corps, et c’est ce qui en fait le charme supérieur. Quand l’homme qui converse avec elles sur le ton de l’intimité a, malgré les apparences, à quoi elles s’arrêtent peu, quelque chose de féminin dans la contexture nerveuse, il se fait un accord charmant entre ces deux êtres qui ne se touchent que du bout de leurs antennes et se pénètrent très bien, d’autant même qu’ils réprouvent toute arrière-pensée et ne s’imaginent ni l’un ni l’autre réaliser la grande union. Quand elle doit se faire, elle a lieu d’abord, mais, dénouée, laisse en général peu d’espoir à ces réalisations tendrement intellectuelles.

C’est à vous et de vous que je parle, Amazone, et de moi aussi. Nos esprits ont un sexe, nous le savons, et aussi que c’est la cause de leur plaisir. Il n’est même pas nécessaire que tous les deux en soient également persuadés et ma propre conviction suffit à colorer nos rapports d’âme. Rien ne peut faire, conquérante en d’autres territoires, ceinte du baudrier et l’arc tendu sous votre pied nu, que vous ne soyez pour moi Artémis et que vous ne recéliez en votre cœur toutes les puissances de la femme. Toutes les amitiés d’homme à femme sont ainsi, et toutes ont ce caractère de la ferveur, de la crainte et de la curiosité, quand elles s’établissent entre deux êtres sans hypocrisie et qui veulent jouir de leur valeur naturelle. Les âmes ont un son fondamental qu’elles réservent ou qu’elles donnent selon la manière dont elles sont frappées, et ce son d’harmonie peut être très différent de celui qu’elles ont l’habitude de rendre. Ah ! mon amie, je veux expliquer l’insaisissable et encore je ne veux pas l’expliquer clairement, parce qu’il y est des nuances dont le mystère ne doit être perçu que de ceux qui les portent en eux-mêmes. Qui sait si l’amitié dont je parle n’est pas un désir si profond qu’il en est obscur, comme ces puits où l’on ne voit pas, mais où l’on devine le ciel répercuté. Mais c’est un désir qui se laisse contempler avec sérénité ; loin de troubler les eaux, il les clarifie et, loin de les faire bouillonner, il les apaise. C’est le ferment de la paix, de la joie et de la sérénité.

On a mis en doute ce caractère de sérénité des amitiés d’homme à femme, parce que précisément on a soupçonné que le désir qu’elles contenaient était toujours synonyme d’inquiétude et de bouleversement intérieur. Mais on a oublié que le milieu où il tombe n’est pas favorable à son développement et tend en principe à le maintenir sur les limites de la croissance. Sans doute, on voit des amitiés de ce genre tourner à l’amour, un jour d’absence, un jour de rupture dans les habitudes, un jour d’orage où l’odeur des fleurs monte à la tête, en toute occasion où l’équilibre des sentiments se déplace brusquement. Mais quoi ! De ce que tout est possible dans l’histoire de la vie, on ne peut se refuser à considérer les choses sous leur aspect le plus général et le plus logique. De ce qu’on a vu de tendres amitiés intellectuelles se transformer en amour, on ne peut pas conclure qu’un tel état soit instable et qu’on ne puisse s’y confier de bonne foi. C’est la malignité des hommes, et surtout des femmes, à qui toute affection semble un vol fait à elles-mêmes, qui ont falsifié l’amitié tendre, dont les délices dépassent la conception ordinaire et brutale de la vie. Ils disent que c’est de l’amour qui s’ignore, de la passion indécise et qui tremble devant son ombre, et bien d’autres choses, mais qu’importent les définitions ; les mots peuvent-ils caractériser avec justesse des sentiments si particuliers qu’ils échappent aux mots mêmes qui voudraient les emprisonner ?

Il n’est pas au pouvoir d’un homme de considérer avec indifférence une jeune femme qui lui permet de lire parfois au fond de son âme. Trop d’effluves se dégagent de ce contact spirituel et corporel à la fois, car l’âme, émanation du corps, en est la synthèse et l’essence. On est loin aujourd’hui, malgré les théories antiques des philosophes à la mode, de faire de l’âme et du corps deux forces opposées et, comme on croyait jadis, engagées dans une perpétuelle guerre. Ce qu’on appelle l’âme n’est qu’une odeur, parfum ou poison, où se résument les puissances des organes. Respirer l’âme, c’est respirer le corps sous sa forme la plus pure et la plus assimilable. Il n’est donc pas possible qu’un commerce intellectuel entre un homme et une femme ne soit pas imprégné d’éléments sexuels, lesquels sont les éléments dominants de la constitution des êtres. Ce commerce doit donc aboutir à des plaisirs, qui sont des voluptés, résultat qui différencie absolument l’amitié intersexuelle de l’amitié ordinaire où les éléments sexuels ne sont pas perçus, de même que notre œil, dans l’ordinaire de la vie physique, ne perçoit pas les rayons ultra-violets. Ah ! qu’il est donc difficile de se tirer d’une analyse qui n’a encore jamais été faite ! Et dire que, comme récompense, on ne prévoit guère que la certitude de n’être aucunement compris et de rebuter la paresse des esprits les plus fraternels ! Mais vous comprendrez, vous, mon amie, et cela me suffira.

D’ailleurs, je ne me dissimule pas qu’une analyse psychologique n’a guère de valeur que comme description des mouvements intérieurs de celui qui analyse. Que peut-on observer, en effet, si ce n’est soi-même, et quelle garantie a-t-on que soi-même et les autres soient des êtres pareils ? Nous sommes « proches », du moins, selon un mot de votre langue, si nous sommes dissemblables, et la proximité des âmes permet qu’elles se penchent l’une sur l’autre, comme les sommets de deux grands peupliers que courbe un même vent, mais qui se relèvent d’un effort inégal.

Je ne vous ai presque pas appelée Amazone, au cours de cette Lettre, parce que je me la suis adressée un peu aussi à moi-même, et que je ne vous y ai considérée que dans vos relations avec votre ami. Amazone pour les autres, mais vous ne prétendez pas me faire la guerre, à moi ! Je ne suis pas Achille, que vos sœurs vinrent provoquer sous les murs de Troie. Mais, comme lui, je serais inconsolable si je vous avais blessée. Comme ces vieilles histoires sont commodes pour dire obscurément ce qu’on veut dire tout de même pour son contentement particulier, selon le sens qu’on donne à la vie dans la mélancolie solitaire du matin ou dans le trouble du soir ! Mes jours, où on dirait pourtant qu’il ne se passe rien, sont plus oscillants que les marées de l’océan, car ils subissent des mouvements plus profonds encore et plus irréguliers. Tantôt la mer découvre de longues étendues de sables riants, sous le soleil, tantôt elle s’avance tumultueuse jusqu’au rivage dont elle ensevelit tous les espoirs. Et je ne sais plus lequel de ces états est le plus normal et le meilleur. L’espoir est un grand embarras.

LETTRE DOUZIÈME
SOI-MÊME

N’est-ce pas, mon amie, si volontaire et si égoïste que vous soyez, vous avez senti cela, que nous n’existons vraiment que dans les yeux qui nous aiment ? Mais vous avez senti aussi que, dans ces yeux-là, ce que nous voyons clairement et délicieusement, comme dans un miroir, c’est nous-même remanié et rendu plus beau par l’amour. De sorte que, quand nous croyons aimer un autre être, c’est nous-même que nous aimons. Et comme cet autre être subit la même illusion vis-à-vis de nous, les deux amants, en croyant se donner, en croyant se prendre, ne font que se prendre à eux-mêmes pour se donner à leur propre égoïsme. Découvrons cette vérité méconnue qu’on n’aime que soi, qu’on n’aime que l’idée qu’on se fait de soi vu par l’être que l’on désire. Voulez-vous des termes plus directs, encore ? On ne couche jamais qu’avec soi-même, comme l’obscure Hérodiade de Mallarmé, on se vautre dans son lit en étreignant sa propre image,

O dernier charme, oui, je le sens, je suis seule !

Et le narcissisme serait, du point de vue idéaliste pur, la formule suprême de l’amour. Mais il s’agit d’un narcissisme philosophique dont il faut que le miroir soit des yeux vivants et non pas seulement ceux que peut refléter une fontaine. Pour que nous l’aimions, notre sensibilité veut que l’image soit le reflet d’une pensée, car nous sommes exigeants, nous voulons être pensés, regardés et touchés. L’histoire de Narcisse simplifie un peu trop ces rapports et l’illusion du dédoublement y va un peu loin :

Nous fûmes deux, je le maintiens.

Maintenons-le, car il suffit que cela soit notablement plus amusant.

C’est peut-être la base psychique de l’amour que cette rénovation de soi-même par l’amant. Nous ne nous reconnaissons bien que là, dans ces yeux qui nous désirent, car nous ne pouvons nous connaître directement. Le creux de notre conscience n’est pas un meilleur miroir que le creux de notre main. Mais les yeux, quel miroir ! Et pour que notre image lui revienne favorable, comme l’amant sait la parer, pour qu’elle lui plaise et plaise aux yeux où il la dépose ! Je ne parle pas de la simple image physique, de l’image d’apparence, mais de cette autre image, plus riche et plus totale, qui renferme aussi nos gestes et nos paroles, nos sourires et nos intentions, nos regards et nos rêves, de cette image mobile dont les minutes ne se ressemblent pas. Elle est nous-mêmes et elle est l’image de ce que nous croyons lire dans des yeux qui ont lu notre âme dans nos yeux. Vous voyez le jeu de glaces, Amazone aux regards subtils ! On ne peut savoir où commencent les rayons, ce qu’ils apportent et ce qu’ils remportent, le jeu est inextricable et nous sommes, au même moment, le Pygmalion d’une statue et la statue d’un Pygmalion.

J’ai exposé autrefois que les hommes n’existent guère que dans la mesure où ils sont pensés par les autres hommes, ce qui est la base même de la vie sociale et de la vie unanime, mais je ne sais plus, n’ayant jamais relu cet épilogue d’une philosophie (cela s’appelait la Dernière conséquence de l’idéalisme), si j’y étudiais la répercussion de l’amour sur la personnalité incertaine des hommes. L’amour vient encore compliquer singulièrement la théorie, car il comporte une période où l’amant, tout en ayant conscience d’une vie plus exaltée et plus large et plus profonde, n’existe plus du tout en dehors de l’amant qui le pense et où il se pense. Il a remis le peu d’existence personnelle qu’il possédait aux mains de l’être qu’il aime et vers lequel toutes ses facultés l’attirent, en lequel il souhaite de se perdre et dont il contemple les yeux avec l’espoir d’y être attiré, comme par l’aimant un brin de limaille. On accepte ce don de lui-même, mais c’est pour le rendre aussitôt enrichi de toutes les forces et de toutes les beautés de l’amour, et, se retrouvant ainsi transfiguré, il est heureux à peu près comme les élus croient qu’ils le seront en entrant au ciel. L’amant s’est trouvé, en renonçant à lui-même, paradoxe plus véridique que celui de l’élu qui trouve la vie en renonçant à la vie.

Je viens de vous appeler subtile, amie. Il faudra l’être pour vous retrouver dans ce dédale de nuances et de comparaisons, mais mon excuse est que l’amour, fait pour être senti, n’est pas fait pour être analysé. Ah ! comme on voit bien que je suis un cœur sec ! Est-ce qu’autrement je passerais mon temps à scruter le mécanisme des sentiments qu’il serait si simple de pratiquer ? Nietzsche a appelé terriblement George Sand la vache à écrire. Moi je suis l’ours à écrire. Je le profère d’abord, pour éviter une fatigue aux imaginations. Oui, l’ours à écrire et qui grogne quand on le dérange ; mais j’aime aussi à grimper aux arbres, d’où je regarde danser les hommes, ce qui m’amuse beaucoup. Et, comme ce sont mes écritures qui m’ont révélé à vous, je suis satisfait de mes exercices et je continue.

Nous disions donc que dans l’amour on n’aime peut-être que soi. Ce serait une fatalité du jeu de la pensée. L’amour sert d’abord à nous donner de l’importance vis-à-vis de nous-mêmes. Il est le singulier ferment qui développe tout à coup notre personnalité. Et ceci explique pourquoi, si nombreuses soient les femmes qu’on aima, on a presque toujours la sensation que cela fut toujours la même, que cela fut toujours soi qu’on regardait à travers tous les visages. Je dis l’impression laissée à un amant par des amantes de trop bonne volonté, trop dociles et trop acharnées à plaire, donc à ressembler. Mais des amantes un peu volontaires l’ont éprouvé aussi, l’effroi de retrouver dans l’amant du moment, l’amant du passé. Alors chez certains êtres, lassés d’eux-mêmes, c’est la recherche effrénée de la diversité, avec bientôt la terreur de se retrouver, encore une fois, dans des yeux, différents, mais toujours pareils, seul à seul avec soi. Recherche qu’on sait vaine et dont on ne se lasse pas pourtant, peut-être parce qu’il y a l’illusion des premiers moments et qu’Isis est nouvelle et qu’elle promet l’inattendu, tant qu’elle reste voilée à demi. Mais le voile tombé, on se retrouve voué à l’éternel et lassant narcissisme.

Il en est des femmes comme des paysages dont les plus beaux sont toujours ceux qu’on n’a pas encore vus. Moins on en connaît et plus l’impression qu’on en reçoit est profonde, mais leur variété extrême finit par se dissoudre dans une tonalité moyenne, fatigante comme un néant. Il semble qu’on les ait toujours vus. C’est le mot des commencements d’amour, mot qui marque à la fois la période suprême et le début de la période descendante : « Il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que nous nous aimons. — Il me semble à moi que c’est depuis toujours. — Oui, toujours. » Les malheureux ! Les voiles sont tombés et ils contemplent innocemment leur propre image, dont ils seront bientôt fatigués, car ils se connaissent trop, et ce n’est pas cela qu’ils cherchaient.

Cependant c’est cela même que cherchent quelques-uns, et ils ne le trouvent jamais assez. Pour aimer avec constance, il faut s’aimer soi-même et avoir des motifs de s’aimer. L’égoïsme extrême est pour l’amour un terrain admirable, où il peut s’implanter solidement. Je crois que je n’ai pas besoin de développer ce paragraphe, dont la certitude est suffisamment établie par ce qui précède. Aussi bien je suis lassé, plus encore que vous, Amazone, de cette métaphysique du sentiment. C’est un jeu, comme les mathématiques. La solution est toujours posée dans les termes du problème. Il serait préférable d’y procéder par axiomes. Leur évidence surgit à la moindre réflexion par l’impossibilité même où l’on se trouve d’imaginer des arguments contraires.

Que du moins cela vous confirme dans votre merveilleux égoïsme amazonien, base de la sensibilité et de la bonté. Il faut être d’abord très égoïste pour être bon et très égoïste pour être sensible. De tous les devoirs perceptibles à l’intelligence et acceptables par l’intelligence, c’est le premier, et il comporte peut-être l’exercice de tous les autres, mais c’est celui qui demande à être pratiqué avec le plus d’intelligence. Voilà pourquoi la plupart des hommes, qui en sont assez bien pourvus, en font un si mauvais usage. Mais comme il n’est rien, comme il est même néfaste sans l’intelligence, c’est donc l’intelligence que nous mettrons au-dessus de tout, l’intelligence qui est probablement la forme suprême de l’amour.

Je sais bien que je confonds avec impudence l’intelligence et les sentiments, mais je vous avouerai que c’est exprès, toute faculté intellectuelle étant aussi affective et tout sentiment ayant aussi quelque chose d’intellectuel. Il y a l’être humain qu’il faut savoir considérer dans son intégralité, au lieu de le couper par petits morceaux, comme une préparation à regarder sous le microscope. Je veux la plante tout entière avec ses fleurs, ses feuilles, ses épines et ses racines pleines de terre fraternelle.

LETTRE TREIZIÈME
MÉCANISMES

Mon amie, je viens de passer quinze jours dans une petite ville silencieuse où tout le monde se connaît et où presque tout le monde s’évite. Un homme qui ne serait pas habitué à la solitude s’y ennuierait désespérément, mais la solitude n’y est pas de même qualité que dans une campagne ou dans une grande ville. Même à celui qui l’aime, elle est lourde. Ce n’est pas de cela que j’y fus accablé. J’avais d’autres soucis plus pesants dont vous étiez la cause innocente et courageuse et ce n’est que maintenant, que j’en suis enfin délivré, que je pense, sans rancune, à la vie silencieuse qui passait comme une ombre autour de moi. Cette ville, morne et pittoresque, est libertine avec une telle décence que l’étranger n’y trouve à exercer ni ses soupçons ni sa curiosité. Nous ne connaissons pas l’hypocrisie des mœurs, si nous n’avons point participé à la vie de province qu’elle domine comme un principe inconscient. Et peut-être connaissons-nous mal la passion si nous n’avons su deviner, sous son masque austère, les désordres des cœurs tourmentés, dont les tourments montent là à une intensité douloureuse et voluptueuse, extrême et presque excessive. Là, des amants mettent des mois, des suites de saisons, à combiner des rencontres que le hasard pourra expliquer. Des maisons étroites et des jardins étroits montent des rêves et des désirs qui ne se croisent que dans l’espace, et des femmes y passent leur vie à songer à leurs amours. Comme dans les cloîtres et les harems, la captivité les alourdit. Le rêve inutile les jette dans le romanesque et, le roman étant sans issue, dans la dévotion. Quelques-unes, plus fougueuses, ne se laissent pas vaincre, et il en résulte parfois de belles amours d’une constance et d’une ingéniosité admirables. Il est plus facile de les deviner que de les surprendre. Balzac a bien connu la province. Sa province est toujours vraie, tandis que son Paris n’a plus guère qu’un intérêt historique, Paris pourtant bien plus facile à observer. En province, on ne sait rien, il y faut de la divination. Devant l’étranger tout se ferme et d’abord les visages. Il n’est pas jusqu’aux grandes villes où ne règne une grande défiance de l’homme qui passe.

Mais ces questions ne doivent guère vous intéresser, Amazone. Rassurez-vous, je n’y ai touché que pour vous faire comprendre quelle pouvait être ma vie dans cette ville fermée ; l’esprit s’épuise en vain à en pénétrer le mécanisme sentimental et au bout de quelques jours on renonce à tout, hormis à soi-même. Le sentiment d’être seul, de se mouvoir, ombre parmi les ombres, vous jette bientôt dans une sorte de prostration, ce que ne fait pas la solitude volontaire ou consentie, d’où naît au contraire une sorte d’exaltation égoïste.

C’est donc au milieu de tout cela, ou de tout ce rien, qu’une nouvelle émouvante vint un soir évoquer à mes yeux effarés des images funèbres. Toute mauvaise nouvelle prend dans ces conditions des tons funèbres ; le raisonnement est impuissant à les éclaircir et l’angoisse étreint tout le système nerveux sans en laisser la moindre partie fonctionner librement. C’est une chose certaine et que j’ai heureusement vérifiée depuis, que la condition des êtres, malmenés par une catastrophe physique, est presque toujours bien préférable à celle des êtres qui n’en ressentent que le contre-coup moral. Les premiers n’ont ressenti qu’un choc dont la brutalité soudaine s’est évanouie au coup même qu’il a porté, les autres tombent en proie à l’imagination qui amplifie les douleurs comme les joies. Sans l’imagination, la vie n’est presque rien : une suite de faits diversement ressentis, selon leur retentissement exact, qui est peu de chose, la plupart du temps. C’est l’imagination qui a créé leur valeur. Ainsi, l’on ne sait presque jamais ce qui se passe exactement dans les autres, et surtout dans l’être qu’on aime le plus, parce que, au lieu de ressentir le fait directement, on ne le perçoit qu’à travers un appareil déformateur. Ou plutôt ce n’est pas le fait lui-même qu’on ressent, c’est sa propre sensibilité projetée devant soi comme sur un écran, c’est soi-même dont on regarde les contorsions douloureuses. Et en ce sens, il est vrai qu’on ne souffre pas d’autrui, mais seulement de soi-même.

Quand on a conscience de cet égoïsme fatal, il est plus difficile de se mouvoir dans la vie que lorsque l’on peut avoir l’illusion d’une communion naïve avec la sensibilité même des êtres. On cherche à réprimer, sans y parvenir toujours, les expressions d’une émotion qui dévoile trop un état intérieur dont l’aveu est une satisfaction personnelle. Il est vrai que celui-là même qui n’aime pas à être plaint ne laisse pas d’être sensible aux manifestations douloureuses dont il est la cause. L’égoïsme est presque toujours indulgent à l’égoïsme et accepte volontiers la preuve qu’on lui donne de sa raison d’être, qui est aussi sa justification. Il me plaît de démasquer ainsi le mécanisme de la sensibilité et de ne pas laisser croire qu’elle puisse s’exercer pleinement dans un autre sens que celui qui assure son épanouissement. Il restera toujours assez de naïfs raisonneurs pour opposer l’altruisme à l’égoïsme, incapables, dans leur empressement à confondre la cause et l’effet, de comprendre qu’une sensibilité sans égoïsme est une conception dénuée de signification, puisque, par sa définition même, la sensibilité est la faculté de sentir et qu’on ne peut sentir qu’avec le corps qu’on possède personnellement. Il n’est pas d’amours sans égoïsme et les amours médiocres sont celles qui ne reposent que sur une sensibilité fragile et qui n’a pas assez de stabilité pour qu’un égoïsme parfait ait pu y prendre racine. Mais les mots sont de grands tyrans et il y a si longtemps qu’ils règnent que leur pouvoir est incontesté. Or, il ne faut pas se révolter contre les pouvoirs incontestés. Rien n’est plus inutile. Je ne poursuivrai donc pas plus longtemps une démonstration choquante pour la plupart des esprits, et qu’on ne pourrait leur faire admettre que grâce à des concessions et des distinctions qui en fausseraient la signification fondamentale ; j’attends qu’on me montre un égoïsme sans sensibilité et une sensibilité sans amour.

Et puis, Amazone ressuscitée, je ne tiens sérieusement qu’à une chose, c’est à vous offrir mon égoïsme heureux. Vous l’avez mis à une rude épreuve, par une nuit d’été, sur la route bordée de platanes, mais j’ai revu votre sourire, j’ai revu votre âme toujours rayonnante, je sais bien maintenant que la statuaire grecque avait raison et qu’une Amazone blessée est toujours une Amazone.

LETTRE QUATORZIÈME
UN CONTE

On me contait l’autre jour, mon amie, et je crois que, mise en roman, cela ferait une bien curieuse histoire, l’aventure d’un amant très épris et très heureux qui se détacha de sa maîtresse à la suite d’une grave maladie qu’elle traversa. Cela vous semblera, ainsi résumé, une anecdote assez ordinaire, mais entrez dans le détail.

Il fut d’abord très éprouvé et passa bien des jours et bien des nuits d’angoisse. Comme le mal croissait, son amour et sa peine croissaient du même pas et faisaient de sa vie une épouvante. Sa douleur était portée au plus haut point, quand un revirement subit s’accomplit dans l’état de la malade, que l’on vit bientôt hors de péril. Accablé par la peine, il douta longtemps, mais comme les nouvelles qu’on lui donnait se faisaient toujours de plus en plus rassurantes, il fut pris d’une joie aussi forte qu’une grosse fièvre et qui avait des effets presque pareils. On le vit exubérant et proche de la divagation. Presque muet d’habitude et si longtemps sombre, il racontait des histoires absurdes et quelquefois choquantes où ses amis n’auraient rien compris si son état ne leur en avait fourni d’assez bonnes explications. Il y était toujours question d’un malheur extrême, suivi d’une résurrection et de joies célestes. Esprit assez positif, quoique sentimental, il donnait des signes de mysticisme, et l’on craignit beaucoup pour la première entrevue des deux amants. Elle eut lieu dans un jardin à la campagne et fut, à la vérité, émouvante. C’était bien, en effet, deux ressuscités, l’un du néant, l’autre de la douleur, qui se retrouvaient. Leurs premières paroles et bientôt leurs premières caresses leur donnèrent une telle joie d’imagination que la convalescente pensa se trouver mal et que l’amant avait l’air comme égaré. Mais quand, plus calmes et avertis peut-être d’un danger, ils voulurent reprendre leurs confidences d’autrefois, la malade ne parlait que de son mal et l’amant que de sa douleur. A leur insu, ils s’étaient créé l’un et l’autre un monde nouveau où ils marchaient sans pouvoir en joindre les sentiers au monde ancien de leur amour heureux. Ils ne s’en aperçurent pas, mais le présent leur était une sorte d’au delà où le bonheur règne naturellement, sans qu’on ait besoin, pour le ressentir, de s’attacher à un autre être. Aux visites suivantes, la situation de leurs esprits ne changea guère d’abord ; cependant, la femme, d’une tendresse plus dépendante et plus fidèle, réussit à mettre quelques pas dans les anciens vestiges, le long du sentier des réminiscences. Peu à peu, elle se sentit redevenir la chose aimante qu’elle était naturellement ; la présence de son ami chassait ses souvenirs de solitude et remplaçait en elle les images de convalescence, qui avaient été si longtemps sa grande occupation. Faiblement encore, peut-être plus tôt qu’il n’aurait fallu, elle désira des baisers, et employa sa ruse loyale à les conquérir. Il y eut là une lutte contre l’espionnage domestique qui les occupa quelque temps et leur fit, à tous les deux inégalement, retrouver les premiers plaisirs. Un jour enfin se présenta une occasion plus propice, le désir fut plus fort que la prudence et l’invisible observateur eût pu croire qu’en leur promenade les deux amants avaient définitivement relié aux anciens les nouveaux sentiers de leur amour. C’était imparfaitement vrai cependant et ce nœud incertain devait bientôt montrer sa fragilité.

La convalescente allait tout à fait bien maintenant et n’était pas loin de reprendre son train coutumier. Le mal ne laissait nulles traces dans son corps et moins encore dans son esprit. Elle congédia la garde-malade et fit comprendre au médecin, par quelques absences bien réglées, l’indiscrétion de ses visites. La saison s’avançait d’ailleurs et malgré le charme contradictoire de l’automne pour un cœur ressuscité, elle se disposa à regagner la ville. Il n’y eut d’abord rien de changé. Tout se retrouvait à sa place, meubles, amis et amant : ce cœur docile obéissait facilement à un bonheur si bien ordonné et qui reprenait si bien le cours des saisons. Cependant un travail tout contraire s’était fait dans l’esprit de son amant. N’ayant plus rien à redouter du présent, il se remémorait avec terreur ses peines passées, et c’est en elles qu’il vivait. La longue peur dont il avait souffert encerclait et limitait ses souvenirs. Il ne pouvait remonter aux heures bénies d’avant l’inquiétude et il se prenait à murmurer au moment du rendez-vous : « Dans quel état vais-je la trouver ? » Le présent échappait à son attention ; sa vie restait colorée des teintes qui l’avaient un temps assombrie. Ainsi peu à peu il s’accoutumait à ne discerner dans sa maîtresse que des causes de peine, mais cette peine elle-même devint si monotone qu’il eut l’air de l’accepter comme un compagnon inévitable. Comme on connaissait son aspect sombre et son caractère renfermé, ses amis n’y prenaient point garde, et donnaient au silence dans lequel il était retombé les causes les plus heureuses. Cependant un jour qu’il avait l’air plus gai que d’habitude, il eut lui-même la perception de son ennui et, alors qu’on le félicitait de mettre d’accord ses manières et l’état intérieur de son cœur, il se rendit compte du néant dans lequel il s’agitait. Enfin, quelque temps plus tard, il s’avoua qu’il n’aimait plus et manqua même de le dire tout haut, ce qui le fit rougir comme lorsqu’on s’arrête au bord d’une inconvenance. Du coup il se trouva soulagé. Connaissant la cause de sa tristesse, il pouvait lutter avec elle. N’aimant plus sa maîtresse, il se mit à désirer sans honte toutes les femmes et céda à quelques-uns de ses désirs, qui eurent un accomplissement heureux. Quand son amie s’aperçut de sa froideur, elle n’était déjà plus en plein renouveau. Les roses remontantes sont plus fragiles que les roses d’une seule saison. Elles séchèrent dans le cœur de la maîtresse comme dans celui de l’amant et ainsi se dénoua sans heurt une liaison qui n’était pas faite pour résister aux incidents de la vie. Je trouve une grande tristesse dans ce dénouement. Des cœurs plus valeureux ne l’auraient pas supporté. Mais je vous rapporte l’histoire telle qu’on me l’a contée. C’est un canevas de tapisserie dont j’ai mal rempli les intervalles du dessin tracé par de plus habiles ouvriers. Ses caractères vous en seront déplaisants par leur soumission aux hasards de l’existence. Le destin en fait ce qu’il veut. C’est assez l’ordinaire. Soyez heureuse, vous qui ne lui cédez pas et qui verriez, en de telles circonstances, les sentiments que vous inspirez se resserrer autour de vous et vous enclore d’une tendresse plus agissante.

Je ne sais quelle association d’idées ou quel besoin de tristesse m’ont fait réfléchir assez longuement à cette anecdote qui montre le pouvoir des événements ordinaires de la vie sur la métamorphose des cœurs et la marche des passions. Tous, ou presque tous, sont à la merci de cette sorte d’imprévu intérieur qui serait la chose du monde la plus prévisible, si nous étions capables d’assez d’attention sur nous-mêmes. Mais cette attention même en préviendrait le développement, et la vie y perdrait sans doute ses perspectives où, derrière chaque bouquet d’arbres, si nous y pouvons situer le malheur, nous ne manquons pas d’y rêver, plus souvent encore, à l’enchantement caché.

LETTRE QUINZIÈME
RETOUR

Si vous saviez, mon amie, ce qu’ils ont fait de mon logis où chaque chose vous connaissait et vous aimait ! Elles ne sont plus capables de connaissance, d’amour ni d’aucun sentiment, les pauvres choses. Elles gisent entassées dans les coins, blessées peut-être, sans plus rien de la vie simple que leur conférait l’usage quotidien. Je ne puis penser à autre chose, ni écrire d’autre chose, sur la table de fortune où je forme malaisément des jambages incertains, avec un chat épeuré sur mon épaule, comme on représentait, dans les vieilles gravures sur bois, les alchimistes, nécromans et faiseurs de grimoires. Est-ce que je n’évoque pas les morts, moi aussi ? Est-ce que je ne tente pas de rendre à la vie la première étreinte des pensées, au moment même où leur souvenir se disperse, avec les objets qui en avaient été les témoins ? Je vois encore votre entrée dans ma solitude, mon effroi et ma joie bientôt de voir un être tel que vous se mouvoir en moi avec la simplicité des conquérants. Ils viennent parce qu’ils devaient venir, ils viennent comme une force s’accomplit, par une nécessité de leur nature et il semble tout à coup qu’ils aient toujours été là. Comment les âmes se connaissent-elles d’avance, comment savent-elles qu’il y a une place qu’il leur appartient de combler et qu’on ne leur disputera pas ? Comment apprennent-elles qu’elles sont attendues, et qu’elles trouveront, comme dans les contes de fées, la table mise, parée et chargée de tous les mets de la communion spirituelle ? Je n’en sais rien, ni personne, et je ne veux pas essayer d’analyser un des mystères les plus charmants de la vie. Vous vîntes donc et, sans m’en apercevoir, je m’étais mis en route pour aller à votre rencontre :

Les heures s’en allaient très lentes,
Un soir de brume, un soir d’hiver,
Un soir de mortes et d’absentes,
Où l’on rêve aux rêves d’hier.

Et voilà que, par un soir à peu près pareil, un soir d’été, mais de brume encore, je me trouve seul, dans les déblais

Et les rêves obscurs où s’endorment les choses,
Parmi la poussière et l’odeur des vieilles roses.

Elles gisent à terre, les vieilles roses, et leur odeur ancienne monte d’entre les plâtras, et le bruit de la démolition emporte toute paix, mais je persiste, moi ! sur ces ruines et j’écris de ces choses en attendant qu’elles se reconstituent. On les détruirait toutes, autour de moi, que je garde les éléments de leur résurrection.

La vasque s’est remplie peu à peu de feuilles mortes,
N’y cherchez pas d’eau pure. Celle que la pluie apporte
A été bue goutte à goutte par les oiseaux,
Il n’y reste rien que la mort. C’est un tombeau.
Mais ne regardez pas au fond, parmi les feuilles.
Quelque chose s’agite encore dans ce cercueil,
Des rêves, des tendresses, des troubles, des désirs,
Je ne sais quoi d’absurde qui ne veut pas mourir.

Les choses non plus ne veulent pas mourir. Tant que nous sommes, elles sont. J’ai vu détruire des paysages qui vivent toujours dans ma mémoire. Les arbres, les maisons, les perspectives reviennent prendre leur place dès que je ferme les yeux sur le présent, et leur réalité est aussi vraie pour moi qu’au temps où elle était réelle. J’ouvre la porte de toutes mes demeures successives, même les plus fugitives, et je m’y installe facilement, à la place accoutumée. Les mêmes visions viennent m’y visiter et parfois j’y accomplis des rêves qui étaient restés des rêves. Quand j’aurai quitté ma demeure d’aujourd’hui, je la verrai toujours s’éclairer de votre sourire,

Et vos yeux déchirer la nue

d’où tomba, comme une pluie de printemps, la tendresse des pensées. Et quand les pierres en choieraient une à une dans le néant des pierres, rien ne pourrait faire que vous ne vous soyez assise là, et que votre image ne s’y soit reflétée dans mes yeux et dans mon esprit. Ce qui a été une fois est devenu éternel.

Voilà des imaginations bien compliquées, n’est-ce pas, mon amie, pour accompagner les coups sourds du pic, mais c’est que je les entends moins à mesure que je pense à vous, et de penser à vous, cela me mène toujours très loin, puisque vous contenez toutes les possibilités. La diversité de votre âme satisfait la mienne éprise à la fois de variété et d’unité et j’aime à promener mon visage

Sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens,

paysages de terre et d’eau, d’esprit et de sentiment. Tous les aspects des choses se renouvellent près de vous et prennent un air de franchise et de jeunesse. J’aime les femmes à l’intelligence hardie qui ne se découragent devant rien, mais vraiment j’en ai rencontré bien peu. Elles ne saisissent des choses que le côté pratique, plus encore, que le côté personnel, et ce qui n’est d’aucune utilité à leurs desseins, elles le délaissent comme sans intérêt. Loin que la poésie ait été introduite dans le monde par les femmes, elles ne s’y prêtent qu’au moment de l’amour et sous la pression de l’amant. Les hommes sont si chimériques ! Ils veulent toujours quelque chose au delà du possible, et c’est ce qui fait qu’ils se détachent si facilement de l’être dont ils se sont servi pour accomplir leur destinée. Après celui-là, ils en veulent une autre et toujours de même, jusqu’au delà même de leurs facultés, jusqu’au delà de leurs forces agissantes. La femme, au contraire, s’attarde dans le présent, elle s’y fixe, elle y prend racine et l’arrachement lui est d’autant plus douloureux. C’est qu’elles ont obscurément conscience d’être sur terre pour fonder la vie, et tous leurs gestes concourent à cela, même quand ils ne sont que des simulacres. Le champ où elle a travaillé, la femme veut le moissonner aussi, et la continuité des baisers lui donne quelquefois l’illusion de la fécondité. L’homme passe, sème et chante. Vous ne vous reconnaissez ni dans l’une ni dans l’autre allusion, Amazone aux deux natures si bien emmêlées qu’ayant touché une fibre on ne sait jamais le son qu’elle donnera. Il y a en vous l’odeur de toutes vos conquêtes et, conquérant à son tour (l’homme est si chimérique !), il semble qu’on les respirerait sur vos mains enfin captives. Mais ne croyez pas que cela soit ce qui m’attire à vous. Même, j’en fais abstraction. Je ne vois dans votre nature amazonienne que ce qui fait de vous une femme, mais plus apte qu’une autre à satisfaire la liberté de mon esprit, une femme qui, sans avoir le côté serf des femmes (qui séduit tant les hommes), en possède tous les dons qui me sont chers.

Et voilà pourquoi l’image que les choses d’autour de moi avaient retenue de vous n’est pas brisée, mais seulement suspendue. Elle va se reformer, et votre présence en consolidera la fragilité momentanée. En attendant j’y supplée par la mienne. Où je suis, vous êtes, et puisque je pense, vous êtes pensée et vous surgissez jusque parmi les ruines que des barbares accumulent près de moi.

LETTRE SEIZIÈME
SURVIVANCES

Mon amie, je vous citais l’autre jour, sous les arbres du Bois, et je ne sais plus à quel propos, peut-être sans aucun à-propos, car elle me plaisait par sa belle précision, cette pensée d’une femme du XVIIe siècle : « Les créatures qui ne nous aiment pas assez nous irritent, celles qui nous aiment trop nous importunent. » Elle me revient encore aujourd’hui, au moment de vous écrire, et j’y vois même, à la réflexion, une sorte de thème pour un nouvel art d’aimer, que je ne rédigerai pas, mais dont je pourrais esquisser quelques parties. La dame qui pensait si juste et si clair était une religieuse de Port-Royal-des-Champs, qui mourut en 1660. Elle était la fille d’Arnaud d’Andilly et s’appelait en religion sœur Eugénie. Où cette nonne janséniste a-t-elle pris cette connaissance de l’amour ? C’est ce que je ne vous dirai pas, l’ignorant moi-même, mais cela me fait songer que les meilleures ou les plus saisissantes choses qu’on nous ait dites sur l’amour le furent par des religieuses, sainte Thérèse et les autres mystiques, ou cette Portugaise, qui n’en fit qu’une expérience profane, mais en ressentit toutes les profondeurs et toutes les délicatesses. Cependant laissons-la, puisqu’elle dut à l’amour d’un homme cette science que toute femme est disposée à apprendre à ses propres dépens. Mais les autres, éternelles cloîtrées, éternelles rêveuses, qui ne s’enflammèrent jamais que pour Dieu ou pour leurs sœurs, comment donc s’instruisirent-elles si bien du mécanisme de nos sentiments ? C’est qu’il n’y a, en réalité, sous quelque forme qu’il se déguise, qu’une seule sorte d’amour et qui tend à une satisfaction pareille, malgré la disparité apparente des buts. L’amour va vers la joie et ne peut aller que vers la joie, qui est la plénitude. C’est ce que l’auteur de l’Imitation, moine lui aussi, a exprimé en quatre mots dont l’ensemble donne cette formule admirable de vérité : Amor currit, volat et lætatur. Vous vous souvenez peut-être que je l’ai appliquée au type même de l’amour naturel, au spermatozoïde qui se glisse d’un mouvement ailé vers sa joie, l’ovule. Mais dans l’amour tel que nous l’avons recréé par tant de siècles de civilisation, il n’est plus de distinction possible entre le naturel et l’anormal. Nos centres nerveux secondaires se substituent l’un à l’autre et nous aimons avec celui de nos sens, celui de nos organes qui a le rôle le plus important dans notre physiologie particulière, si bien que, de l’amour mystique à l’amour saphique et à l’amour platonique, s’il y a la différence du moyen, il n’y en a pas dans le but, qui est la conquête de la joie parfaite. Une religieuse ignorante des hommes a donc pu connaître excellemment l’amour, et, ignorante des femmes, le connaître encore. Même, plus dégagée des conséquences de la fonction naturelle, elle a été mieux placée pour en étudier les phases spirituelles. Peut-être que l’amour mystique, sans autre partenaire que l’imagination, est celui dont on peut tirer le plus d’enseignements psychologiques. Les questions et les réponses d’amour faites par le même esprit, par un désir unique, se correspondent plus logiquement, trouvent plus aisément cette unité de volonté que les amants réalisent quelquefois si mal.

Cependant cette digression était peut-être inutile, la clairvoyante pensée de la religieuse de Port-Royal n’ayant pas nécessairement trait à l’amour ni divin ni profane, quoiqu’il puisse fort bien s’y appliquer. A quelque genre de tendresse qu’elle ait songé en écrivant sa maxime, il est également certain qu’elle avait une âme assez sèche et bien digne d’avoir été cultivée dans le jardin janséniste. C’est quand on est soi-même incapable d’amour ou quand on traverse une phase de désenchantement que l’on se sent disposé à s’irriter devant une affection hésitante, comme à craindre les tyrannies de la tendresse excessive. Quand on aime soi-même, quand le cœur se répand, on n’a pas tant de sagacité, on accueille la moindre marque d’amour, on souhaite d’en être à un moment submergé. Mais il y a des phases où les plus ardents sont d’une tiédeur janséniste et où ils redoutent qu’on semble attenter à leur indifférence. Mettons-nous en face de ces êtres impertinents, qui craignent notre amour, peut-être pour ne pas être obligés de nous le rendre. Quel triomphe de le leur imposer malgré eux, de les forcer à regarder nos yeux et de jouir de leur animation !

Mais sœur Eugénie est une personne mesurée qui ne souffre ni le trop ni le trop peu. A sa manière, elle désire la joie parfaite, elle sait que la perfection est ce qui atteint et ce qui ne dépasse pas, elle est d’un siècle qui connaît l’équilibre et qui sait comment on le maintient. Elle est sage, elle déteste le médiocre et déteste aussi l’extrême. Au demeurant, elle semble une personne fort sensée et avec qui on aurait aimé à disputer des affaires de sentiment. Elle aurait eu des répliques piquantes, de celles devant lesquelles l’esprit un instant embarrassé rebondit et trouve à son tour la repartie. Imaginez le joli dialogue d’un libertin et d’une religieuse sur la tiédeur en amour. Je la veux jolie, d’une jeunesse assez avancée pour permettre l’expérience et qu’elle ait les yeux noirs fort vifs et même inquiétants. Je vous serais ainsi moins infidèle, et vous me le pardonneriez plus facilement, car c’est moi-même que je suppose. Mais que cela me lasserait vite. Pour parler de l’amour avec plaisir, il faut avoir de l’amour pour son contradicteur. Cela fait qu’on lui permet tout, et d’abord de n’être point de votre avis. Les opinions adverses prennent dans la bouche d’une femme que l’on aime un air de mystère qui vous inquiète moins qu’il ne vous charme. C’est un sujet de méditation ou de rêverie pour les heures qui suivent. Mon amie, j’ai bien souvent emporté de nos causeries le germe d’une de ces lettres où je vous renvoie votre opinion mêlée à la mienne, comme je voudrais que fussent toujours mêlés nos esprits.

Oui, je crois vraiment que les discours de la nonne, et même de toute autre femme m’ennuieraient assez vite. Ils auraient peut-être du piquant, mais manqueraient de cette liberté d’esprit qui n’est limitée que par la passion. Car l’esprit le plus libre a ses bornes et il est toujours une région qu’il se défend de profaner et qu’il considère avec respect, une région sacrée où l’on n’entre que pieds nus, comme les musulmans dans leurs mosquées. C’est probablement tout ce qui nous reste des vieilles tendances religieuses, mais nous y tenons d’autant plus que nous les avons orientées nous-mêmes. Mais là aussi nous avons des idées communes et nos esprits d’accord s’arrêtent au même seuil, quoique j’aie souvent bien envie de le franchir. C’est que je suis malheureusement plus avancé que vous dans la vie et plus enclin au scepticisme qu’elle développe. Au fond, je ne sais. On se connaît si mal soi-même ! Serais-je vraiment étonné si on me démontrait qu’au lieu d’une seule je me suis créé toutes sortes de régions sacrées ? C’est bien possible. D’ailleurs ce serait encore une conséquence, quoique inattendue, peut-être, du scepticisme. A force de ne plus croire à rien, on admet en soi les croyances les plus contradictoires et cela par nonchalance, autant que par dédain d’une vérité unique.

Vous, Amazone, vous ne croyez qu’à l’amour et ne respectez que l’amour. Sans lui, l’existence n’est rien pour vous. « Plutôt la mort que la mort de mon plaisir ! » Ainsi votre vie est une perpétuelle tragédie avec l’absolu pour alternative. Cela fait que vous n’êtes pas médiocre. Je crains que sœur Eugénie ne l’ait été terriblement. Je l’abandonne, car je ne suis même pas sûr qu’elle eût les yeux noirs, et elle avait certainement la tête rasée. Laissez-moi regarder vos cheveux blonds sur vos épaules. Il n’y a rien de plus beau. C’est ma religion la plus véritable.

LETTRE DIX-SEPTIÈME
INVITATION A L’ENNUI

Mon amie, avant que je n’eusse donné un titre à chacune de ces lettres (j’ai attendu pour le faire qu’elles prissent la forme d’un de ces livres qui vont dans vos armoires ou dans vos coffrets, enfer ou paradis), je voulais déjà appeler celle-ci : Invitation à l’ennui. C’est vous qui me l’avez suggéré indirectement en louant mes pensées sur l’ennui. Vous disiez : que je suis contente que vous ayez réhabilité l’ennui. Je ne sais si quelques petites réflexions innocentes et trop sincères auraient suffi pour cela, mais si je n’ai pas atteint l’esprit du commun des hommes, j’ai touché le vôtre, et cela me suffit. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas insister et m’en tenir à ces modestes exclamations jaillies d’un cœur reconnaissant à l’ennui de lui avoir révélé sa valeur et sa beauté, mais moi qui n’obéis qu’à mon caprice, je veux obéir aussi au plus obscur de vos désirs. Il est difficile de parler de l’ennui sans être ennuyeux, car je n’écris pas que pour vous, hélas ! et peu de gens sans doute partagent notre goût pour cette forme de la vie intérieure et secrète.

L’ennui que je chante n’est pas l’ennui aux yeux morts et à la face sombre. Il est souriant. Il regarde la vie et la vie le regarde. Assis l’un devant l’autre et parfois côte à côte, et parfois la main dans la main, ils écoutent les pensées qu’ils ne profèrent pas, mêlées aux désirs dont le rythme est égal comme celui d’un cœur bien portant. Figurez-vous cette image dessinée par un vieux peintre, du temps où les peintres avaient des idées. Représentez-vous, masculinisée, la Mélancolie d’Albert Dürer, avec des yeux moins égarés, assise près d’une magnifique compagne, dont on devine qu’elle renferme, sous le voile de sa robe et le voile de sa chair, le secret de toutes les joies vaines pour être trop réelles, c’est-à-dire fugitives. Ils resteront ainsi longtemps, non pas toujours, assez pour que l’ennui sourie enfin aux attraits de la vie et pour que, la vision disparue, il conserve l’attitude qu’elle lui imposait. Alors il plonge en lui-même et s’enivre de lui-même quand, descendu au fond du gouffre, il en parcourt les enchantements.

Mais nous ne sommes plus au temps de la peinture allégorique, les esprits trop paresseux n’ont plus la patience de la pénétrer et, ne réfléchissant plus, ne la comprennent pas. Il faut les faire entrer lentement au jardin tout dessiné et les mettre tout d’un coup dans le jeu de la sensation. L’ennui n’est pas un sentiment délicieux. C’est un sentiment nu, tel que je le conçois et tel que j’en aime le contact. On y ressent la vie dépouillée de toute sa parure, réduite à elle-même, à ses seuls charmes qui se réduisent à ceci : être. J’essaie encore d’expliquer cela, qu’il faut savoir goûter la vie pure, dissociée de l’idée de bonheur, chimère qui en gâte les meilleurs moments, qui nous tire à chaque instant hors de nous-mêmes et nous met à la merci de toute ironie qui nous le promet. Ironie dont nous ne sommes même pas dupes plus d’un instant et dont la moindre expérience de vivre nous apprend la cruauté ; elle suffit pourtant à nous masquer la vie véritable qui n’est que le sentiment de nous-mêmes, le sentiment de notre écoulement en face de la permanence des choses.

C’est précisément pour échapper à cette fuite lente et sûre de notre vie que nous nous accrochons aux chevelures du fleuve, mais les branches molles du saule ou cassantes du peuplier cèdent et descendent avec nous, épuisés souvent par l’effort et noyés plus vite. Ah ! qu’il vaut mieux, couchés dans la barque de l’ennui, nous laisser aller au courant et le suivre avec majesté et glisser royalement vers le gouffre, le long des rives d’où monte vers nos yeux un désir, quelquefois un regard, toujours un parfum. Mais, s’il est inutile de lutter volontairement contre l’inéluctable courant, l’ennui profite délicieusement de ses arrêts, de son séjour dans les anses et le long des courbes, pour y cueillir des plaisirs où il s’attarde à des moments imprévus. Rien ne prédispose aux plaisirs profonds comme l’ennui profond, qui n’en veut pas d’autres et qui fuit avec soin les plaisirs médiocres dont la vie est semée. L’ennui n’est pas l’école du suicide, auquel sa pratique constante le mènerait infailliblement. Il accepte les divertissements nécessaires à la nature humaine ; il y trouve de nouvelles forces pour exercer sa rêverie qui sans cela tournerait au marasme. L’homme n’est pas fait pour la continuité et il ne peut jouir qu’un temps de la plénitude.

Mais je m’aperçois, mon amie, qu’en cherchant à vous décrire l’ennui je retombe malgré moi dans la peinture du bonheur, tellement nous en avons le dessin et les couleurs dans la tête. Reconnaissez du moins que l’état que je vous propose (comme si vous ne le connaissiez pas aussi bien que moi) n’a rien de commun ni avec le contentement béat des sots, ni avec le plaisir saccadé des imbéciles. L’ennui se connaît et se connaît comme tel. Il s’avoue même avec fierté. Il ne bâille ni ne soupire. Il ne s’étire pas les bras, mais il les tient fermés et bandés comme des ressorts pour les jeter au cou du plaisir qui passe et qu’il épuisera, si le plaisir est le plus faible. Il a beaucoup d’animalité en lui et, comme les animaux les plus puissants, il sait attendre. C’est que l’ennui ne s’ennuie pas avec soi-même. Il a une activité intérieure énorme qui ne se développe bien que dans la solitude. Il ne se plaît que là d’ailleurs et il s’encolère d’être mené parmi les divertissements vulgaires.

Vous vous souvenez d’un conte de fées où la jeune princesse a reçu de sa marraine une bague dont le chaton lui pique le doigt et s’enfonce dans sa chair quand elle s’avance vers l’action défendue ? Vous portez une pareille bague, une bague à la pierre sombre et bleue, que l’ennui un jour vous passa au doigt et que vous acceptâtes en souriant comme un anneau de fiançailles. Mais il vous avait prévenue que si vous dilapidiez les trésors de solitude amassés par lui dans votre cœur, le chaton piquerait jusqu’au sang votre doigt même. N’avez-vous jamais senti la pointe terrible et miraculeuse ? Cela m’étonnerait bien, car l’ennui est un ami jaloux et qui n’aime pas qu’on le traîne dans des milieux indignes de sa majesté. Non ? Montrez votre doigt que je baise la trace des piqûres, car je sais qu’elles y sont. Oui, l’ennui est un grand tyran. Il ne faut pas toujours lui obéir. Si on l’écoutait, on finirait, par vivre seul avec lui, à l’écart des hommes, et une femme vraiment n’est pas faite pour tant de solitude, puisqu’elle doit plaire, puisqu’elle doit être belle. Il faut qu’une femme sorte de chez elle, et d’elle-même, afin que nous puissions la rencontrer et l’aimer. Ah ! cependant qu’on aime, il n’est plus question de l’ennui. Résigné, il disparaît, il se cache, guettant du coin de l’œil, derrière un rideau, que son heure soit revenue. Elle revient toujours.

La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule…

C’est celle où l’on rêve à tout ce qui n’est pas, à tout ce qui est impossible, à l’absurde, à l’informulé. Comme ses minutes passent doucement ! On les sent vivre, on les sent mourir une à une, on les voit prendre, pour tomber dans le néant, de si jolies poses repliées et résignées. Et l’on meurt un peu avec elles, on meurt avec la conscience de vivre et de vivre inutilement, ce qui est vivre deux fois. A ces moments-là, mon amie, j’ai presque peur de votre pensée. Elle fait dans le silence une musique trop nettement dessinée, trop lumineuse et trop cristalline. A vrai dire, il n’est pas d’ennui compatible avec elle. L’ennui, c’est quand vous n’êtes pas là, présente ou évoquée. Mais si j’ai la faculté d’évoquer les êtres que j’aime, l’incantation ne réussit pas toujours. Ombre rebelle, tu me laisses seul avec moi-même. Ces jours-là peut-être mon ennui est plus profond, trop profond.

LETTRE DIX-HUITIÈME
TIRÉSIAS

Parfois, mon amie, votre philosophie de la vie me déconcerte, c’est-à-dire me fait réfléchir selon un sens auquel je n’avais pas encore pensé, et j’en tire une meilleure connaissance de la sensibilité féminine, car si vous êtes une Amazone, vous êtes une femme d’abord et vous obéissez à votre physiologie particulière. J’ai donc eu beaucoup de peine, non à comprendre peut-être, mais à admettre votre discipline du plaisir, tel que vous l’avez soumis à votre volonté, tel que vous l’avez soustrait au besoin et à l’occasion, tel que vous prétendez le faire rentrer dans le cercle de l’intelligence. Il y a là un mécanisme qui restera toujours pour moi un peu obscur et qui doit le rester, probablement, tant que je n’aurai pas changé de sexe, comme le devin Tirésias, lequel d’ailleurs n’en tira aucun profit, mais encourut au contraire la colère des déesses pour avoir déclaré que, dans l’amour physique, la plus grande part du plaisir revenait aux femmes. Elles cultivaient déjà l’hypocrisie, bien décidées, dès ces temps primitifs, à ne jamais paraître soumises au désir, à s’enfermer dans leur célèbre pudeur, et à ne céder qu’en victimes à la lubricité masculine, tout en se réservant de la partager et de la dépasser au fond de leur cœur.

Voici une digression du genre appelé association passive des idées. Un mot, et se déclenche comme une sonnerie d’horloge la suite des imaginations qu’il commandait. Je ne suis pas cependant tout à fait hors du sujet et d’ailleurs je connais l’art de les joindre, même les plus lointains, et de les faire tous concourir à mon but. Reparlons donc de Tirésias, qui avait froissé la pudeur de Junon et l’avait excitée à une manifestation que l’on peut appeler hypocrite, mais que l’on peut aussi trouver parfaitement conforme à la nature même des femmes, qui ne connaissent le désir que dans la passion et qui sont soustraites, par le mécanisme même de leur organisme, à ce tyran des hommes, le besoin. Le besoin trouble le corps, trouble aussi l’esprit, qui en dépend étroitement, le rend aveugle devant le choix, inapte à se plier à cette discipline du plaisir, qui le rend plus délicat, plus conscient, et, de fonction, le transforme en faculté, donc en quelque chose d’intellectuel et de volontaire. Les femmes peuvent donc, bien mieux que les hommes, discipliner leurs appétits d’amour, et ce qu’il y a en vous d’amazonien ne vous soumet pas cependant à la fureur indiscrète des mâles. De là cette liberté dans le choix, qui donne au plaisir toute sa valeur, en même temps qu’il lui enlève ce qu’il a de trop instinctif et de trop animal. J’y reconnais la supériorité d’une âme profondément païenne, qui entend n’obéir à la nature que dans la mesure de son consentement et qui ne sera esclave qu’autant qu’elle a décidé de l’être, et alors avec délices. Ce que je dis là, que je pense et que vous pensez, plus clairement encore que moi-même, est tellement en dehors de la morale courante, qui est la morale chrétienne, qu’il faut, je crois, quelque courage pour l’exposer tout haut avec cette insistance.

Il est convenu que les plaisirs ont besoin d’une excuse et que la seule qu’ils puissent avoir est qu’ils sont impérieux. On cède à la force d’un désir, à la tentation d’une rencontre, mais choisir, mais avouer que l’on se sert de toute son intelligence et de toute sa volonté pour comprendre son plaisir à l’heure même où il semble que, si on le goûte, ce devrait être au moins avec inconscience et une sorte de honte ! N’est-il pas convenu qu’on doit être triste après l’amour ? On a mis cette pensée sublime en latin, pour ménager la pudeur des femmes, qui en ont très peu. Je crois qu’elle concerne aussi les Amazones, qui devraient par cette attitude manifester le regret d’avoir cédé aux attraits de la chair. C’est un sentiment que pour ma part je n’ai jamais éprouvé et, comme il faut juger de toutes choses d’après soi, je le tiens pour une invention des moralistes qui ont peut-être confondu avec la tristesse la dépression physique qui suit une grande dépense de forces. Mais peut-être aussi une tristesse véritable vient-elle après la joie suprême : éclairer les hommes sur la vanité d’un plaisir qu’ils n’ont pas délibérément choisi d’éprouver et que le hasard du besoin leur imposa. Même en ce cas, cependant, j’estime que l’adage exagère, car moi qui ne m’y conformai pas, je ne puis pourtant, hélas ! me vanter comme vous, mon amie, de n’avoir cédé qu’à des plaisirs volontaires et choisis avec discernement. Je mets hélas ! pour flatter votre philosophie de la volonté, car je ne regretterai jamais le temps où, cédant à mes instincts naïfs, je suivais, comme dit Ronsard, « les poutres hennissantes » et même celles qui ne hennissaient pas. On ne doit pas rougir de ses instincts. Ils ont leur valeur, précisément comme guides du plaisir, encore qu’ils nous trompent la moitié du temps. Mais cela, il ne faut pas le reconnaître ; il faut se dire au contraire que l’instinct assouvi porte en soi sa récompense, même quand on ne l’a pas bien nettement sentie. Pas de remords ! L’action m’a été joie jusqu’au seuil de la plus triste expérience, et que la joie seule demeure.

Mais si votre discipline vous garantit de l’obéissance à l’instinct, je ne crois pas non plus que vous admiriez beaucoup cette maxime de philosophie borgne : vaincre ses passions ! Que deviennent-ils donc, ceux qui ont réussi cette œuvre de destruction ? Vaincre ses passions ! Et pourquoi donc ? Je conçois qu’on veuille les dresser, les assouplir, les dominer, mais que ce soit pour les rendre plus obéissantes, afin d’en jouir plus facilement et avec plus de fruit. Les passions de l’amour seront toujours les sources de la joie, même si elles sont imprégnées de cette amertume ou de cette salure qui en remonte le goût. Loin d’en écarter sa vie, il faut l’y plonger tout entière, en prenant soin, toutefois, de ne pas la noyer, et pour cela je trouve bon que l’on cherche à conserver l’intégrité de sa conscience. Le plaisir, on se mettra toujours face à face avec lui, les yeux dans les yeux, et on ne lui jettera pas de regards langoureux d’esclave, mais des regards de maître : il n’y a que les maîtres qui savent obéir, parce qu’ils savent commander.

Mais laissons aussi le hasard intervenir dans la préparation des bonnes fortunes. Les meilleures auront peut-être été celles que nous fûmes sur le point de dédaigner. On ne sait jamais ce que contient une femme, et nous ne savons pas ce que nous contenons avant d’avoir rencontré celle qui saura émouvoir les derniers secrets de nos nerfs et de notre sang. Elles sont de trois sortes : les femmes qui se prêtent, les femmes qui se donnent, les femmes qui prennent, et celles-ci seules vaudraient la peine d’être aimées, si l’amour était volontaire. Mais comment savoir avant l’expérience ? Il ne faut donc rien rejeter. Les yeux, les gestes, tout est trompeur et surtout la beauté. Une femme n’est pas belle, elle le devient à force d’être aimée, et ne le sera pleinement qu’en la mesure où elle prend part au festin. Ce n’est pas une page de confessions que je vous envoie, mon amie, mais vous comprenez cependant qu’en ces choses on ne peut parler que d’après sa propre expérience et d’après ses propres tendances. Il faut de grandes précautions pour affirmer que les modes d’un acte aussi secret que l’amour sont ou ne sont pas selon la vérité universelle. Je vous dirai, d’ailleurs, que la seule vérité que je reconnaisse, c’est la mienne. Il n’y a pas de science de l’amour, il n’y a qu’une série de faits particuliers qui ne se rejoignent que par ce qu’ils ont de plus général et de plus banal. Par conséquent, il n’y a pas non plus de science de l’homme, ni de science de la femme. On est là dans l’inconnu et dans l’illusion. Même, on erre quand on veut s’analyser soi-même ; on juge ses tendances passées avec son esprit d’aujourd’hui, qui n’est plus le même que celui d’autrefois, actes et jugement ne s’emboîtent plus. Ah ! qu’il serait bien plus sage de vivre, de simplement vivre. Mais la pensée double et décuple la vie : tout de même, réfléchissons et regardons en nous-mêmes.

Je m’y vois bien différent de ce que je fus, tellement que parfois je ne me reconnais plus. Mais je regarde cependant dans mon cœur avec plaisir, car j’y vois une figure nouvelle par laquelle il est illuminé.

LETTRE DIX-NEUVIÈME
LE SATYRE

Vous ne m’avez pas demandé, Amazone, en acceptant la dédicace de cette histoire singulière, ce que j’avais voulu faire par ces Lettres d’un Satyre. Je n’en ai pas été surpris, parce que vous connaissez souvent mes intentions mieux que moi-même et que vous êtes toujours prête à m’attribuer les plus favorables et les plus ingénieuses. Ah ! mon amie, je ne suis pas toujours l’homme des intentions, des plans et des projets, j’aime à obéir à ce que me suggèrent les dieux et à me fier pour l’exécution à cette logique qui permane au fond de mon cerveau et qui me rassure sur la suite de quelques-unes de mes divagations. Quoique l’enchaînement des causes ait mis un espace de plusieurs années entre les deux premières Lettres et les autres, et quoique celles-ci se soient encore suivies à des intervalles fort irréguliers, et aussi, ou d’abord, quoique mon esprit, le long de ce petit roman, ait subi certaines modifications, j’ai tâché qu’elles conservassent dans leur ensemble une assez visible unité de ton. Pourtant je crains encore que tout cela soit bien court, qu’on se sente, vers la fin, un peu de l’ennui que me conférait la monotone psychologie de mon personnage cornu. Rien n’est plus difficile que l’étude d’un être élémentaire, dont la naïveté déroute à chaque pas nos habitudes hypocrites ou civilisées, qui marche de plain-pied dans les vices les plus candides et ne s’étonne même pas de nos étonnements. Ce qui nous amuse le plus dans nos jeux, c’est que ce sont des jeux défendus. Or, c’est une qualité de plaisir dont il ne sent aucunement le sel. L’idée le dépasse, d’un être qui ne tende pas naturellement vers ce qui lui est agréable, quoiqu’il goûte aussi, tout comme un autre, le charme des obstacles surmontés et de la difficulté vaincue. Ce qui m’amusa, en écrivant ces Lettres, ce fut de prendre parti pour la créature instinctive contre la créature raisonnable, dont la raison est si courte, mais quelle que fût ma sympathie pour ce dévergondé, je n’ai pu lui procurer le contentement de vivre dans une société étroite dont il faut comprendre les finesses pour s’en accommoder. Pour faire figure en ce monde, il lui manque trop de choses. Il n’y réussira jamais. Qu’est-ce qu’un être qui ne connaît point la valeur de l’argent, et qui d’abord n’en possède pas ? Je doute que, même s’il vient à fréquenter, plus tard, un monde plus délicat, il en tire de grandes satisfactions. Voyez la simplicité de son cœur ! Il devient amoureux d’une petite gourgandine, et il n’en rougit pas, ne comprenant d’ailleurs rien à son commerce : mais s’il le comprenait, je ne sais pas s’il en rougirait davantage. Il n’a pas encore donné sa mesure. Il lui faudrait un plus vaste théâtre. Antiphilos peut aller loin dans l’inconscience.

Ne croyez pas du reste que j’aie eu, en lui faisant conter le début de ses aventures humaines, de grandes intentions satiriques. Critiquer les mœurs des hommes ! Il y faut plus de naïveté que je n’en possède. A vrai dire, je trouve qu’ils font toujours bien quand ils font leur plaisir : ceux-là seuls ne sont pas dupes de notre extraordinaire organisation morale. Mais ne jugeons pas des hommes et encore moins des femmes d’après nous-mêmes. La plupart sont très satisfaits de leur esclavage, au point que leur bonté souffre devant la condition misérable de ceux qui s’en sont libérés. Ils font tout au monde pour les rattraper et leur passer de force le collier au cou : « Vous ne connaissez pas le bonheur, notre bonheur, venez et nous vous le ferons partager. » Il y a des infortunés qui se laissent prendre à ce discours. D’autres, quand on peut, on les prend de force.

La police, ou de ces âmes charitables comme il y en a trop, découvrit une fois dans un taudis du quartier Saint-Sulpice un nid de bonheur. Il était hanté par un tout jeune couple de passereaux. Le garçon pouvait avoir une quinzaine d’années, moins encore, si je me souviens, et la fille en avait douze. De quoi vivaient-ils, on n’en sait rien, de grappillage sans doute, d’épluchures et d’eau claire ? Quand ils n’en pouvaient plus de vagabonder, ils rentraient dans leur soupente où ils s’endormaient dans les bras l’un de l’autre, car ils étaient amants. Le naïf amour les consolait d’avoir trop souvent faim, et ceux qui les découvrirent découvrirent qu’ils étaient heureux, en leur innocence animale. Ce fut un grand scandale, dont on parle peut-être encore entre dévotes et autres personnes raisonnables. Naturellement on les sépara, quoiqu’ils pleurassent beaucoup, et on mit le garçon aux enfants assistés, cependant que la fille dut suivre la cotte de quelque bonne sœur. Et tout le monde trouva cela très bien. Moi aussi. Je le dois, pour ne pas me faire honnir, et vous ferez ainsi, n’est-ce pas, mon amie, afin de conserver l’estime des gens convenables ? Est-il admissible, en effet, que des enfants se mettent à vivre à l’état de nature, en plein Paris, dans un quartier honorable, à deux pas d’une église, du jardin du Luxembourg et du Sénat ? On eût passé sur le grappillage, mais l’amour ! N’est-il pas vrai que tant de perversité, et si précoce, déconcerte ? Antiphilos eût été ému par cette histoire, mais Antiphilos est bien suspect, et il ne se connaît qu’en morale naturelle. Il la pratique, encore qu’il n’en sache pas la théorie.

Vous ne savez pas, Amazone, comme je vous sais gré d’avoir aimé ce petit livre incertain et de ne pas en avoir réprouvé les tendances ! C’est au point que je serais tenté de dire que vous l’avez aimé plus qu’il ne méritait. C’est, d’ailleurs, ce que je pense à peu près de tous mes écrits dont il n’est guère un seul qui m’ait jamais satisfait complètement. C’est pourquoi j’ai pris le parti de n’y jamais rien corriger, quand on les imprime ou qu’on les réimprime, car je me sens toujours tenté de les remettre sur le chevalet et de faire disparaître, sous de la peinture nouvelle, l’ancienne. Vous le savez bien, vous qui m’en avez arraché un des mains. Je suis hanté par la technique du chef-d’œuvre inconnu. Mais je pratique trop la philosophie du détachement pour jamais céder à de telles naïvetés d’amour-propre et je supporte avec résignation les déplaisirs que me cause ce que j’écrivis, en rêvant aux livres merveilleux que je n’écrirai jamais. Ah ! que j’envie ces auteurs qui se mirent dans leurs ouvrages et qui ne voient pas le néant proche où ils cherront avec eux. Je les envie, mais en souriant avec quelque ironie, peut-être, car tout cela n’a vraiment pas beaucoup d’importance. Il faut vivre, cependant, et pour cela s’attacher fermement à quelque touffe, le long du fleuve qui emporte tout, comme des naufragés que nous sommes. Le sentiment que l’on plaît à ceux-là mêmes qu’on aurait choisis et le sentiment que l’on déplaît à d’autres, qu’on aurait volontiers élus pour cet office, suffisent quelquefois à vous maintenir en équilibre et à vous fortifier le cœur et les mains. L’un de ces réconforts n’agit que sur l’orgueil et n’a que des effets négatifs sur le plaisir de vivre, mais l’autre, qui agite toutes les fibres de la sympathie, peut conférer à lui seul la joie suffisante. Pourquoi, par quelle lâcheté, mettre au pluriel ces termes nécessaires ? Une belle tendresse a fait son œuvre. Amazone, sans vous, je crois bien que je ne m’aimerais plus beaucoup et que je n’aurais plus une extrême confiance ni dans la vie ni dans moi-même. Aussi, je vous remercie encore d’avoir pris Antiphilos sous votre protection. Je suis rassuré sur son destin parmi les humains, puisque vous lui avez souri, amie.

LETTRE VINGTIÈME
LA SENSATION

L’attente alternative de la bonne ou de la mauvaise fortune, entre lesquelles oscillent nos vies troublées, exalte ou déprime à un tel point les gens nerveux, qui sont les gens à imagination, que la réalisation souvent les trouve sinon indifférents, du moins fort déçus. Je dis souvent, parce qu’il y a heur et malheur de telle qualité que leur avènement est encore une surprise pour qui les a fiévreusement escomptés. Il faut même, n’est-ce pas, mon amie, pousser plus loin les exceptions et croire aux privilégiés de la sensation et de l’émotion, à ceux qui, ayant longtemps vécu une chimère, la vivent encore avec une intensité pareille, quand elle devient une réalité. Et c’est à vous que je pense, à moi aussi, peut-être. Il y a là une telle disposition des fibres sensitives et par suite un tel état d’esprit que la durée et l’acuité de telles vies peuvent s’en trouver accrues dans des proportions magiques. Comme, avec délices ou avec horreur, on retrouve le long de ses nerfs et dans son cœur la sensation que l’on attend, l’émotion qui viendra ! Heureux ceux-là qui ne les épuisent pas d’avance et qui cueillent avec une surprise accrue par l’attente la fleur que leur imagination n’a pas décolorée ! Je mets la joie et la douleur sur le même plan émotif, car c’est presque une question de savoir si on ne tire pas de l’une ou de l’autre des sensations quasi équivalentes.

Les passions suprêmes de l’amour physique jaillissent selon un mode équivoque où l’on distingue mal la douleur du plaisir, tant ils y sont unis, mais qui certainement ne monte si haut dans le plaisir que grâce à l’appoint de la douleur. Et comme extrême, dans le moment qui suit, les uns éclatent en un rire nerveux, d’autres éclatent en sanglots. Dans le domaine des émotions, rires et sanglots sont généralement l’expression de la grande joie et l’expression de la grande douleur, à moins que, comprimés par l’effort même de leur excès, ils ne se résolvent en stupeur. Je ne prétends pas, mon amie, avoir mis en cette analyse élémentaire une excessive clarté. C’est que les mots manquent ou que je ne les trouve pas. Cette pénurie ou cette maladresse fait l’obscurité du discours en ces matières. Mettons aussi que je sois abstrait à dessein ou pour ce que je me refuse à l’emploi des mots techniques. Mais n’apporteraient-ils pas une obscurité de plus ?

Le vulgaire, cependant, partage nettement les sensations en deux ordres, le plaisir et la douleur, le bon et le mauvais, et c’est, en somme, très raisonnable et bien suffisant pour l’ordinaire de la vie, quoiqu’il laisse parfois transparaître une certaine hésitation de classement. A tout homme, quel qu’il soit, même le plus simple, il est arrivé de se poser cette question, qui n’est pourtant nullement naïve : « Suis-je heureux ou malheureux ? » Ou bien, s’il s’agit de sensations pures : « Est-elle agréable ou désagréable ? » Et le plus expert en analyse psychologique ne résout pas mieux le problème que le plus simple des hommes. Quand on le résout, c’est au moyen de l’imagination, mais l’imagination n’est pas toujours capable et on demeure perplexe et aussi un peu ridicule. Je crois que ce qu’il y a de plus important pour l’homme, c’est la sensation. Pour vivre, il faut qu’il sente sa sensibilité. La mode n’est qu’une question d’habitude pour la plupart des hommes ou d’imagination pour les êtres au système nerveux très développé. Cela semble si vrai qu’il y a des algophiles, qu’il y a, en amour, des masochistes (ah ! ah ! voilà enfin des mots techniques), c’est-à-dire des amis ou amants de la douleur et des êtres qui ne conçoivent la femme que comme un bourreau dont on recevrait amoureusement des coups, des humiliations, même des blessures. Les hommes de science qui, dans cette partie, s’appellent des psychiatres (encore un bien joli mot) qualifient d’aberration cette recherche des sensations divergentes, mais ils n’ont pas encore vu que nous avons tous, ou presque tous, le germe de ces aberrations, puisque nous nous plaisons souvent autant, pour ne pas dire beaucoup plus, aux imaginations du malheur qu’à celles de la joie. Il faut même considérer comme un être bien vulgaire celui qui ne rêve que de sa pâtée, qui ne s’est jamais plongé avec délices dans l’océan des supplices extravagants, et qui n’y a pas trouvé une affreuse satisfaction. Qu’on se souvienne du vers, peut-être ironique, mais que je cite en son sens direct :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !

Donner ou éprouver de la douleur, donner ou éprouver du plaisir, et que cela soit réel ou que cela soit imaginaire, est donc, dans beaucoup de cas et pour certains êtres trop sensitifs, à peu près équivalent. Un être qui aime préférera toujours la douleur qui lui est départie par son amour même à la sensation, bien plus pénible encore, de l’indifférence. La meilleure manière de le décourager et de le désespérer sera la froideur, ou la politesse parfaite ou encore la camaraderie avec toute sa banalité frivole, tandis qu’une parole intentionnellement cruelle peut être acceptée comme un encouragement, au même titre qu’une caresse. C’est peut-être pourquoi il est si difficile de se défendre contre l’amour, et que le moyen de le vaincre est parfois d’y céder et c’est peut-être aussi pourquoi entre amants la cruauté est souvent un lien plus fort que la volupté : on me fait souffrir, donc l’on m’aime.

Et voilà que je m’étais embarqué sur un sujet et que ma lettre s’est continuée et s’achèvera sur un autre sujet. Comme je sais mal me discipliner ! Mais c’est une lettre, Amazone, qui aimez l’inattendu. Il est convenu qu’il en est des lettres comme de la conversation et qu’il ne faut qu’y effleurer les choses et passer de l’une à l’autre au hasard de l’association des idées et même des mots. C’est un genre qui me convient, car nul ne ressent plus que moi combien toutes les questions s’enchevêtrent et combien il est impossible d’en frôler une seule sans que toutes les autres frémissent et lèvent la tête pour attirer l’attention sur elles. Oui, je crois que n’importe quoi nous mène logiquement vers tout, nous ramène logiquement vers ce qu’on aime le plus. Vous êtes pour moi comme le centre du labyrinthe, où toutes les routes, après mille tours et détours, se retrouvent et d’où elles repartent en quête d’un but où elles vous rencontreront toujours. On m’a reproché d’être devenu trop irréligieux, c’est-à-dire trop incrédule. C’est bien mal me connaître. Mais il est vrai que je ne crois qu’aux divinités que j’ai sculptées moi-même. Je n’ai confiance qu’en celles-là, parce que je sais que mon amour leur a conféré la force magique, sans quoi elles n’auraient ni la puissance de me faire du bien, ni celle de me faire du mal : « Dis-leur qu’elle est bonne, puisque tu l’as faite toi-même. » Ce mot de la petite fille du faux monnayeur, dont un marchand refusait la pièce de monnaie, n’est-il pas beau et bien représentatif de la confiance ? Je suis comme cette petite fille, j’ai foi dans l’œuvre de mon imagination que j’ai vue travailler sous mes yeux et façonner à mon usage un magnifique simulacre auquel je ne demande rien que de ne pas laisser se dessécher trop vite les fleurs que je mets à ses pieds.

LETTRE VINGT ET UNIÈME
L’OUBLI

Amie, vous savez bien, vous, que je n’oublie pas et que votre personne tient toujours et à tous les instants la place dominatrice dans ma pensée, mais je ne veux pas que les autres puissent croire que je n’ai plus rien à vous dire. J’en ai si long même que mes heures n’y suffiraient pas et que je ne ferais que cela volontiers, si je n’avais soumis mes plaisirs à une stricte discipline. J’écrirai à l’Amazone tant que je serai moi-même, tant que je serai tel qu’elle m’a refait en m’incorporant au monde qui tourne autour de son cœur. Vous savez qu’à force de tourner autour de son centre d’attraction une planète finit par tomber vers ce centre, dont elle se rapproche toujours, par s’y perdre, par s’y fondre. Cela se passe ainsi dans le monde des grandeurs infinies et quelquefois je pense que les sentiments qui me meuvent sont de cette qualité. « Face à face avec la profondeur », comme il est dit dans ces Stèles, qui vous enchantèrent. L’amour qu’il me faut côtoie l’absolu (refuge de qui est impropre au relatif) et ce que j’en exprime lui donne l’existence. Si ce sont là des paroles, que les paroles soient belles et qu’elles enchâssent le diamant comme il convient à un diamant. Je ne veux autre chose que la conscience d’être, au delà du possible, le « princier amant » de ta pensée, Amazone invincible. L’oubli n’a pas d’affinité avec un tel sentiment : le désir impossible sculpte la fidélité.

Comment revenir après cela aux formes indistinctes qui confondent un être avec les êtres, à ce pluriel froid de révérence qui dit à l’idole : « Je vous remercie, Madame » ? Il le faut cependant. L’idole froncerait le sourcil et cela ébranle les architectures du temple. J’aime l’anglais, parce qu’il tutoie Dieu ; quoique j’aie peu de rapports avec ce grand personnage, je sais qu’il en est flatté. J’écris pour vous, mais j’écris pour le peuple, qui connaît mal les illogismes secrets de la grammaire et confondrait le respect suprême avec la familiarité. Je ne vous confonds avec rien, Amazone, pas même avec les amazones, dont je vous ai tirée en vous nommant ainsi, et c’est pour cela même que je ne veux pas vous donner à l’oubli, même en apparence.

L’oubli est la grande confusion. Il est aussi la grande tristesse. Et cela se tient. Il n’est pas de pire affliction que de perdre dans la foule ce qu’on a une fois distingué, de rendre au commun l’être dont on attendait tout et qui vous donna tout, en effet, et de se sentir forcé de le semer parmi les autres végétations humaines, pour cela précisément qu’il n’a plus rien à vous donner et qu’il a perdu tout son pouvoir de fascination sur vos yeux. Oublier, c’est regarder mourir. Cela peut-il se faire avec indifférence, fût-ce une bête la plus féroce et la moins sensible ? Et il s’agit peut-être de qui vous a mangé dans la main et dans la bouche, qui flaira vos odeurs, qui a préféré à toutes les nourritures le pain pétri par vos doigts sur le bord de la table, un jour que vous rêviez de son corps sous votre main. L’oubli est affreux comme une injustice, mais, il faut bien l’avouer, comme l’injustice elle-même, il est une libération. L’oubli est un meurtre, mais nous vivons de meurtres ; l’homme le plus doux traverse la vie le poignard à la main. J’ai oublié l’amitié, j’ai oublié la sympathie et le sourire heureux des âmes qui venaient à moi, mais je ne les ai pas oubliés au point que je n’en revoie parfois le fantôme qui troubla Macbeth, mais qui me trouble moins. Après tout, il vaut mieux être entouré de fantômes que de vivants. Les fantômes sont muets et d’ailleurs on les chasse d’une chiquenaude, comme les mouches. Puis qui sait si ceux que je crois avoir poignardés n’ont pas la même impression et si je ne les hante pas aussi dans leur sommeil et dans leurs amours ? Ces tragédies de l’oubli mutuel finissent en quiproquo. Je m’étonne qu’on n’ait pas encore imaginé le dialogue élyséen des anciens amants dont les ombres à l’envi se vantent d’avoir quitté et de n’avoir pas été quittées, les banales victimes de don Juan se flattant de l’avoir mis délibérément à la porte de leur chambre et de leur cœur, au lieu d’assumer la figure ridicule d’éternelles inconsolées. On ne sait pas de qui vient l’oubli, si ce n’est pas de qui aime trop et souffre trop. A force de penser les êtres, on les use, comme la mer use les cailloux qu’elle roule.

C’est le dilemme où nous sommes pris et l’étau où s’écrasent nos sentiments. On oublie par indifférence et on oublie par excès d’amour, quand la présence réelle ne réconforte pas le mécanisme passionnel, mais on peut toujours dire dans ce cas que l’amour manquait de force initiale et d’élan vrai, et puis des causes différentes amènent des résultats pareils : il faut laisser à l’oubli sa véritable signification, et je retourne à l’indication que je vous donnai, il y a une page : on oublie les êtres quand on n’a plus besoin d’eux. Ce n’est qu’un phénomène d’égoïsme et du plus simple. Je vous oublierai donc et vous m’oublierez, Amazone, quand nous n’aurons plus besoin l’un de l’autre, quand nous ne serons plus l’un pour l’autre un miroir, mais je ne vois vraiment pas comment cela pourrait arriver. Pour moi, je suis presque effrayé de voir à quel point j’ai besoin de votre âme et de vos yeux. Il est donc vrai que je ne me suffis pas à moi-même et qu’il me faut un autre être où vivre ? La première fois que j’ai pris conscience de cet état, je dus reconnaître que ce n’était pas celui que j’avais médité. Le plan de mes années futures était fait (j’ai toujours beaucoup aimé les plans dans ma vie et je n’en ai jamais réalisé aucun), je vous l’ai dit ou écrit, quand je luttais encore, monté sur mon orgueil ; d’un mot (d’ailleurs, je n’en sais plus le détail) je me vouais à la solitude et au néant, dans lequel moi seul sais ce que j’y mets. Et maintenant je ne puis supporter l’idée de vous être indifférent, la pensée de ne plus être pensé par vous. Une maison où vous habitez s’est dressée sur le chemin de l’oubli qu’elle rend infranchissable et j’en suis là. Je m’y plais. Il y a un jardin autour de la maison et dans le jardin une source d’où part un ruisseau qui s’écoule sous les arbres. Ce ru, c’est votre vie murmurante, et moi, je suis un des arbres qui la regardent et en respirent la fraîcheur. Mais le genre est trop facile pour que je continue. C’est trop d’avoir cédé à mon amour des images champêtres et d’avoir cru pouvoir exprimer par elles quelque chose de sensé. Puis cela m’induit régulièrement en de longues mélancolies. Je ne pense plus, je rêve. Je reconstruis avec d’autres pierres, et avec de puériles mottes de gazon, ma vie délabrée et vraiment rien n’est plus vain ni plus malsain peut-être.

C’est avec les éléments réels de l’existence, de celle même qui nous a été donnée, qu’il faut jouer. Ce qu’on prend hors de soi-même, hors de sa véracité, n’est bon à rien. Et encore une fois, c’est trop facile. Mais j’ai peur de moi-même, comme du miroir à double face où vous me tentiez hier, et le bon côté du rêve, c’est que l’on confronte qui l’on veut avec le miroir, excepté soi, et l’on veut bien qu’il grossisse et même qu’il déforme. Quand je veux me regarder, c’est en vous. Voyez combien vous m’êtes nécessaire. Quelque image qui m’en revienne, je l’aimerai encore, sans peur, même avec un sourire de complicité. Ce que vous voudrez. Comme vous me penserez, je me penserai. Vous ne savez pas combien j’y gagne. Rien ne suffirait à m’attacher à vous, si j’étais calculateur, mais il n’est pas d’être qui le soit moins et je cherche des motifs à un mouvement qui n’en a pas et qui marche fort bien sans que je les connaisse. Cependant, je sais que c’est sans péril aucun que j’analyse, bien maladroitement, les sentiments qui me viennent de vous. Ce n’est qu’une surface. L’analyse ne touche pas au fond et comme il est inatteignable, il serait inexprimable. On se heurte toujours au mot de Montaigne qui est indécomposable : Parce qu’il était lui, parce que j’étais moi. C’est à quoi aboutissent ces divagations dont je vous fais confidence et que vous lirez loin de moi. Je saurai ce que j’en pense quand vous m’aurez écrit, car ne croyez pas, parce que je les donne à tous, que je m’occupe d’un autre jugement que le vôtre.

LETTRE VINGT-DEUXIÈME
EXALTATION

Voici, mon amie Amazone, la première partie de ce poème que vous n’avez pas désapprouvé. Sonnets en prose, cette manière, non plus, ne vous a pas scandalisée, habituée que vous êtes à la magnifique liberté de la poésie anglaise, qui ne souffre pas d’emprisonner sa pensée derrière les barreaux de la prison syllabique. Ce n’est pas le vers libre, qui suit ses règles particulières, c’est la cadence de la prose, mais soumise à une discipline, qui en fait peut-être une forme nouvelle de poésie. J’ai voulu un rythme où puissent entrer aussi bien les certitudes scientifiques que les rêveries incertaines de l’émotion, un rythme qui admette sans étonnement l’enchevêtrement des connaissances et des sensations, et qui porte la pensée sans attenter à sa fantaisie.

Ou plutôt, mon amie, j’analyse maintenant ce que je n’ai fait tout d’abord que sentir. J’aime à me laisser aller aux forces inconscientes. Elles ont tant de clairvoyance et se font si doucement obéir, avec tant de fermeté et tant de suite dans les idées ! Mais le conscient veut juger l’inconscient : c’est naturel. Il n’y a que les aveugles qui puissent disserter méthodiquement sur les couleurs, et sans rire. Moi, je ris, malgré la tristesse éternelle qui me serre les tempes, je ris quand je vous vois près de moi, je ris comme un enfant qui retrouve la lumière. Le rire est sérieux comme la vie. Le rire est une exaltation.

Cet essai de poème aussi est une exaltation. Elle ne rit pas. On ne rit pas quand on est seul. Mais on est quelquefois ivre de ses pensées.

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

I

Elle a un corps. Je ne m’en étais pas encore aperçu. Pourtant, j’avais regardé ses cheveux, ses yeux, ses yeux surtout, j’avais touché ses mains ; je ne rassemblais pas tout cela en un faisceau vivant. Je ne l’ai découvert qu’hier : elle a un corps.

Mes déductions sont certaines. C’est en regardant sa voix qui sortait de sa bouche et en faisait vibrer les lèvres que cette idée s’est imposée à moi. Comme elle leva la tête, je vis que l’origine des vibrations était dans la gorge,

Qui se gonflait ou se creusait légèrement à leur passage. Et je vis que la gorge se prolongeait et s’affirmait par des mouvements plus amples et plus sensibles ;

La poitrine certainement repose sur le ventre et tout va ainsi jusqu’aux pieds qui sont les siens. Il n’y a plus aucun doute dans mon esprit. Elle a un corps complet, essentiel.

II

Alors je résolus de remonter au commencement, car je sais qu’un corps a un sommet, une base, un milieu, des dimensions, une étendue dans l’espace. Mais quel est le commencement d’un corps ? Le haut, le bas, la droite, la gauche

Ou le milieu ? Le milieu d’un corps est toujours important. Le centre n’est jamais métaphysique. C’est au centre que s’élabore l’équilibre et du centre que partent les radiations. Mais si le milieu n’est pas le centre, ni la mesure,

Ni la genèse ? Si le corps est engendré par une de ses parties hautes ou une de ses parties latérales ? La symétrie des corps vivants et organisés

Est pleine de surprises. Je réfléchis. Si je me construisais d’abord un ensemble, d’un coup de crayon hardi, comme en ont parfois les maîtres ?

III

Je vois une tache lumineuse, irrégulière, semée de couleurs et d’ombres. Elle est d’un blanc nacré où se mêlent le rose et le jaune, et, tout à fait à la surface, velouté d’or, comme les ailes changeantes de ces beaux lépidoptères

De Colombie, qui présentent des tons différents, selon qu’on les regarde penché d’un côté ou de l’autre. Mais le blanc est fondamental, non pas ce blanc livide et sucré de la porcelaine, un blanc d’une apparence vitale, réseau posé sur la chair

Élastique. Cela fait que la surface rebondit çà et là, et non pas au hasard, mais selon des courbes très précises et gui enchantent un regard géométrique.

La nature est géométrique, la beauté est géométrique. J’ai conclu : le corps que ma raison construit est naturel ; il est situé dans l’espace, comme tous les corps.

IV

Comme tous les corps vivants, celui-là est posé sur sa base ; elle est formée de deux colonnes fuselées qui s’épanouissent de deux racines charnues, leur lien avec la terre et le médiateur le plus complaisant de leur connaissance de la terre.

Tous les corps dépendent de la terre, excepté la lumière, cette eau qui vient d’en haut et qui ne tombe pas en bas, mais qui plane sur la vie et l’enveloppe d’un manteau aérien, où elle se blottit un temps contre la mort

Et contre la terre dont elle a peur. Mais il faut que les corps se familiarisent avec la terre et c’est pourquoi la nature a voulu qu’ils s’appuient tendrement sur elle

Par leurs pieds ou par leur ventre, jusqu’à ce que sa bonté se fende et s’ouvre avec une tendresse enfin réciproque et reçoive ses enfants dans son sein.

V

Mais ceci m’indique bien que ce n’est pas le commencement. Le commencement est ce qui est le plus près de la lumière, ce qui sourit d’abord à la lumière, ce qui s’y baigne, y flotte, y nage, s’y épand avec une joie simple.

Je commencerai donc ma topographie par les cheveux. Précisément, ils participent du soleil par leur couleur et de l’air par leur légèreté. On pourrait les respirer comme l’air du matin quand le soleil joue avec les feuilles nouvelles.

Quelle plus magique initiale imaginerait-on pour écrire le mot du poème ? Les cheveux d’air et de lumière, de soie et de soleil ! Et voyez comme ils se lient

Avec aisance aux autres hiéroglyphes qui sont la bouche et toute la face. La chevelure crée la figure et en dessine la limite.

VI

Mais il faut qu’elle flotte comme un jeu, qu’elle tombe comme un rire sur les épaules. Il est barbare de la dresser en architectures. Mais qu’un cercle d’or ou un peigne d’écaille la retienne sur le front, pour empêcher l’interférence

De leur lumière avec la lumière des yeux, la douce lumière des yeux, changeants comme la mer. J’ai plus aimé les yeux que toutes les autres manifestations corporelles de la beauté. Les yeux participent de la lumière

Et participent de l’eau. Ils participent de la pensée et participent de l’amour. Ils disent le degré de pression de la matière cérébrale, et comment sont tendus les nerfs sacrés.

Ils disent l’état du sang, l’étiage du fleuve, les violences soudaines contre ses digues et ses valvules, ou au contraire sa paix. Les yeux sont le manomètre de la machine animale.

VII

Ils sont cela et pas autre chose. Ils n’ont que le pouvoir d’être un signe. En eux passent les ombres du drame. Les yeux regardent les yeux et les comprennent. Les yeux donnent. Les yeux prennent. Les yeux parlent.

Et leurs paroles signifient le désir de l’être ou la placidité de sa volonté. Le langage des yeux est très clair pour les amants et pour ceux qui ne le sont pas encore et pour ceux qui ne le seront jamais. Les yeux se font des discours entre eux.

Près de se ternir, avant de fondre comme un morceau de sucre dans le verre d’eau de la mort, les miens te parleront encore, mais ils n’emporteront pas bien loin ta réponse,

Car on n’emporte rien, on meurt. Laisse-moi donc regarder les yeux que j’ai découverts, les yeux qui me survivront, pour que j’y grave l’image que je fus en rêvant ceci.

LETTRE VINGT-TROISIÈME

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

VIII

Sous les cheveux, au-dessus des yeux et de leurs sourcils, s’étend le front où on dit que s’élabore la pensée. Mais on pense aussi avec les mains, avec les genoux, avec les yeux, avec la bouche et avec le cœur. On pense avec tous les organes, et à vrai dire,

Nous ne sommes peut-être que pensée, que matière pensante et matière électrique. Mais l’invisible convient à l’invisible. Tirons le rideau du front sur le mystère du front. L’apparence seule m’appartient. La plaine du front a une sorte de vie extérieure

Et lumineuse. Elle se plisse comme une surface d’eau et s’éclaire comme une étendue de sable. Inattaquable, le front est sensible. Il est doux de sentir à son front le contact

Des mains fraîches que l’on aime, mais l’amant ne baise pas l’énigme du front. Il cherche des parties plus molles, élastiques et confortables. L’amant s’adresse d’abord à la bouche.

IX

Le baiser sur la bouche ouvre la bouche. Le baiser sur les yeux ferme les yeux. Les yeux veulent encore que je les contemple et que je les écoute, car ils sont inépuisables. Les yeux ont des caprices. Ils jouent à cache-cache. Ils regardent à droite, à gauche, en haut,

En bas et en dedans ou ne regardent pas du tout et fixent dans l’espace le peloton des rêves qui se déroulent. Mais surtout je n’ai pas dit comme les yeux sont pleins d’esthétique. Ils aiment les courbes, les sphères et les colonnes, ce qui monte et ce qui s’enroule,

Les enlacements et la fuite des horizons, l’eau qui coule et le navire qui se balance, les coupes, les croupes et la géométrie subordonnée du corps humain. Ils se reposent sur la mollesse

Des vallons et la mollesse des femmes. Ils s’y attendrissent. C’est là qu’ils construisent des maisons séductrices et déposent l’écheveau enfin démêlé, loin des pattes de velours de la destinée, dans un creux.

X

Les yeux ne sont pas toujours heureux. Ils pleurent, afin d’être plus beaux et d’acquérir la grâce de la tristesse. Ils pleurent pour être consolés, mais il y en a qui ne peuvent pas pleurer et qui pourtant sont tristes, tristes comme la vie éternelle, et ces yeux,

Ainsi qu’un poignard romantique, vous entrent lentement dans le cœur, où ils arrachent du sang et de l’émotion. Cette blessure est moins dangereuse et moins cruelle que celle que font les yeux contents, les yeux innocents, les yeux inconscients,

Les yeux qui répandent l’amour, les yeux qui sont des violettes et qui en dispersent le parfum tout autour de soi, les yeux qui attirent les âmes, comme les fleurs du lin

Attirent les abeilles. Les yeux butinent les âmes en butinant les yeux, car c’est par là que les âmes se penchent à la fenêtre et attirent les yeux et les engluent dans le miel de l’amour.

XI

Je parlerais des yeux, je chanterais les yeux toute ma vie. Je sais toutes leurs couleurs et toutes leurs volontés, leur destinée. Elle est écrite dans leur couleur, dont je n’ignore pas les correspondances, car les signes se répètent et les yeux sont un signe.

J’ai tiré autrefois l’horoscope des yeux, les yeux m’ont dit beaucoup de secrets, qui ne m’intéressent plus, et je cherche en vain celui des yeux que j’ai découverts, un jour d’hiver. Je le cherche et je ne voudrais pas le trouver.

Ni sous les paupières, ni entre leurs cils, dans l’iris clair où se mire le monde des formes, des couleurs et des désirs, je ne voudrais pas le trouver. J’aime mieux le chercher toujours.

Non comme on cherche sous l’herbe une bague tombée du doigt, mais comme on cherche une joie que la vie a façonnée lentement pour vous dans le mystère des choses.

XII

Elle a donc des yeux, un nez, des oreilles, une bouche ; la tête se dessine du front au menton et depuis les joues jusqu’à la nuque et jusqu’à la racine des cheveux. C’est une belle chose qu’une tête de femme, librement inscrite dans le cercle esthétique,

Et qui traverse la vie avec tous ses sens aux aguets vers leurs nourritures naturelles, le front vers le vent mouillé de pluie, les narines vers l’odeur des bourgeons, des lilas et des cœurs, l’ouïe vers les murmures de la vie et les chuchotements des désirs,

Les yeux vers la beauté des choses et de toutes les créatures, vers les couleurs et vers les rousseurs, vers les structures infléchies et celles qui s’étendent en voûtes et en dômes,

Vers les volutes de l’air, des nuages et de la fumée, vers ce qui remue, ce qui joue, ce qui rit, ce qui danse la danse fraternelle. C’est une belle chose qu’une tête de femme.

XIII

Et je n’ai pas dit le monde de la bouche et toutes ses sensualités. La bouche est la bouche avec ses lèvres, ses dents et sa langue, mais les lèvres sont presque toute la bouche ; elles sont la bouche que l’on voit, la bouche qui tente la bouche, quand on a soif

D’amour. Les bouches sont chastes ou ne sont pas chastes, selon l’endroit où elles se posent et elles se posent partout, comme les oiseaux, sur toute branche haute et sur toute branche basse, parmi les graines et parmi les fruits. Toute chair leur est savoureuse

Dans l’être qu’elles aiment. Les bouches sont un plaisir. Les bouches sont créatrices de plaisir. Je ne ferai pas la litanie des sensualités de la bouche. Elle est trop longue et elle est trop secrète.

Les bouches refusent la divulgation de leurs joies. Elles les gardent en leurs plis et les reboivent dans l’ombre. Les baisers sont une chose d’ombre, mais ils éclairent la nuit comme les étoiles.

LETTRE VINGT-QUATRIÈME
UNE ET TOUTES

Vous doutiez-vous, mon amie, que beaucoup de femmes suivent passionnément ces lettres que je vous écris du fond de ma solitude ? Il m’en revient parfois des échos. Même l’une d’elles sembla froissée, l’autre jour, que j’aie eu l’air de mépriser l’opinion des autres et de n’attacher de prix qu’à la vôtre. Elle me semonçait et me rappelait à l’illustre exemple de Dante Alighieri qui conviait les belles femmes de son temps à s’unir à lui pour exalter celle qu’il avait élue. Cette remarque m’a touché, je l’avoue, moins encore comme un reproche que comme un jugement qui nous met à un si haut rang. Si j’avais une critique à me faire, ce serait tout au plus de m’être servi d’une forme sans valeur réelle. Puisque j’écris publiquement, c’est que je désire des approbations ; si je ne voulais plaire à personne qu’à vous, j’aurais ménagé à ces lettres le secret. C’était un axiome dans la littérature d’hier que l’approbation des femmes était un mauvais signe pour un écrivain, et en effet on en vit plus d’un se liquéfier, pour leur agréer, au sentimentalisme le plus sucré et le plus gluant. Mais pouvaient-ils faire autrement et à quelles femmes s’adressaient-ils ? Il y en a bien des couches, il y en a bien des sortes. Celles que je convierais, moi, si c’était encore la mode de telles manifestations, à se grouper sans jalousie autour de l’idée que je me fais et que je veux donner de vous, Amazone, seraient les femmes à qui Dante adresse sa deuxième Canzone :

Donne, ch’avete intelletto d’amore…

Celles qui « savent ce que c’est que l’amour » sont aptes aussi à comprendre tout le reste. C’est par l’amour que les femmes entrent dans l’esprit ; c’est par lui qu’elles sont lavées des préjugés qui voilent leur intelligence et qu’elles se rendent dignes d’entrer dans la troupe des élues. C’est parmi elles que peuvent seulement se rencontrer les lectrices passionnées des Lettres à l’Amazone. Et j’irais les mépriser ? Je ne suis pas si ennemi de moi-même. Quand ce qu’un homme écrit relève de la sensibilité, il ne peut compter que sur la sympathie des femmes ou des hommes doués comme lui d’une âme féminine, mais ceux-là sont si rares et si occupés de leurs propres sensations ! Quant aux autres, les fils de ceux qui ont inventé la raison, ils continuent à être trop raisonnables pour s’occuper longtemps d’un problème de sentiment et, leur sensualité satisfaite en même temps que leur besoin de souveraineté, ils s’en vont à leurs affaires.

Stendhal, qui ne passait pas pour un vulgaire sentimental, n’avait qu’un but, dans son âge mûr aussi bien qu’en la jeunesse de sa vie : capter l’un de ces « animaux terribles » que sont les belles femmes délicates, et s’il écrivit, ce fut dans l’espérance d’être lu par quelques-unes, par quelques femmes pareilles à celles qu’il avait aimées, et dont il avait senti l’âme, plus qu’il ne leur avait demandé le plaisir. Même, les femmes qu’il adora le plus, ou bien il ne pouvait les approcher sans tremblement, ou bien, quand il fut plus hardi, il ne put, trop sincère, les convaincre ni même apprendre d’elles s’il avait touché leur cœur. Il y avait en lui du Pétrarque ou même du Dante, de la Vita Nuova, et comme on comprend bien qu’il se soit déclaré Milanais ! Ce fut par amour pour un pays où l’amour était la chose sérieuse par excellence, position qu’il n’a jamais pu atteindre en France, pays de la gaudriole et de la fade plaisanterie sur le cocuage, fondements de notre littérature, espoirs académiques de tout écrivain ambitieux.

Vous qui connaissez bien mes écrits, Amazone, soyez-moi témoin qu’aucune de mes imaginations n’évolua jamais autour de l’adultère et que pour moi le fait social, comme disent les gens graves, n’eut jamais la moindre importance. Il me semble que j’en ai obscurément perçu la bassesse avant même d’avoir réfléchi sur le sujet et que j’ai toujours conçu l’amour comme un fait naturel dont les développements et les complications ne regardent que les patients qui en sont atteints et dont les autres, fussent-ils maris, et par cela même, doivent se détourner avec pudeur. J’ai entendu dire qu’on prenait cela pour une idée romantique. Cela prouverait seulement que le romantisme a été plus près de la nature que toute autre conception littéraire. Mais ce n’est pas vrai. C’est également une idée classique et celle qui fait la beauté de la tragédie racinienne, que les passions y évoluent au-dessus des lois sans rencontrer d’obstacles que dans les caractères.

Et voilà pourquoi, puisque nous parlons littérature, la moderne tragédie bourgeoise, qu’on appelle une pièce, car c’est bien une chose innommable, se traîne, depuis bientôt cent cinquante ans, dans la plus plate équivoque. Dès qu’on voit entrer le mari jaloux et qui fronce les sourcils, eût-il un revolver au poing, on patauge dans la comédie, et c’est le moment de rire. Comment prendre au sérieux une situation qui est la révolte de l’homme contre lui-même, contre les lois qu’il a faites ? C’est le maladroit pris à son propre piège et cela relève tout au plus de la peur ou de la pitié physiques. Les femmes, qui n’ont pas fait les lois, mais qui les subissent, ont seules le droit de se révolter sans ridicule ; aussi la sympathie va-t-elle toujours instinctivement vers elles, quand, et c’est toujours, elles sont le pivot d’une de ces lugubres farces. Pour qui écrit des œuvres d’imagination, le seul moyen de ne point participer à ces saturnales de la raison est de considérer les lois sociales comme inexistantes et de n’y point mêler les êtres dont on écrit l’histoire. Voyez comme les aventures d’Emma Bovary se déploient librement, comme elles obéissent à la seule loi naturelle des obstacles du caractère, comme le mari est tenu à l’écart. Un maladroit n’eût pas manqué de le faire intervenir, mais Flaubert était au-dessus de telles manœuvres et quand les sentiments du bonhomme éclatent à la fin, c’est de tristesse et non de jalousie ; c’est l’âme d’un homme, l’âme d’un pauvre amant, et non celle d’un propriétaire légal, tout gonflé de ses droits. Car l’homme est le propriétaire de sa femme. Les Anglais admettaient, il n’y a pas encore bien longtemps, qu’il pût la vendre. La femme accepte cette position, quelquefois avec une fierté bizarre. Le christianisme l’a tatouée de la devise des esclaves chrétiens : serviam. Elle sert son maître avec une bonne volonté capricieuse, mais réelle, et lui dispense des plaisirs qu’elle ne partage pas, mais dans lesquels elle trouve ceux du putanisme pour lequel elle est si bien faite. J’aimerais parfois plus de noblesse dans les relations d’amour et que les complaisances mutuelles y fussent des conquêtes et jamais le commandement d’un maître.

Mais c’est vouloir réformer la nature ou les mœurs acquises à l’hérédité et je n’ai point le tempérament d’un réformateur. On peut regarder ce qu’on aime et détourner les yeux de ce qu’on n’aime pas. Je n’aime l’amour que dans la liberté, dans l’être qui se reprend sitôt qu’il s’est donné, mais qui ne se reprend peut-être que pour avoir la joie de se donner encore, et j’aime mieux l’être qui ne se donne pas que celui qui abdique sa volonté. Rien de social. Les conditions de la société ne me conviennent pas comme sujet de méditation. Je ne suis pas versé dans l’économie politique, avec laquelle le monde où je vis habituellement, et où je me plais davantage que dans la réalité quotidienne, n’a que très peu de rapports.

Voilà pourquoi mes romans ne sont pas une peinture de la vie légale et pourquoi aussi ils ne peuvent plaire qu’à ceux qui mettent plus loin leur idéal. Il y a un « plus loin » (très beau mot qui appartient à M. Vielé-Griffin) dans plus d’une direction. Qu’importe celle qu’on a prise, pourvu qu’on trouve au bout ou le long du chemin la liberté de l’esprit et le plein développement de ses facultés !

Mon amie, ceci ressemble moins à une lettre qu’à des pages de mémoires, mais à qui mieux qu’à vous pouvais-je les adresser ? Il faut écrire pour soi ou pour une personne que l’on aime et dont l’affection soit prête à vous suivre dans tous les détails et dans toutes les explications. Ainsi seulement on a quelque entrain. Les autres sympathies viennent par surcroît et mieux, trouvant un noyau autour duquel se cristalliser. Des mémoires ? J’y viendrai peut-être. Il est trop tôt. Je ne m’intéresse pas encore assez à mon passé sans pourtant m’intéresser beaucoup au présent. Mais il est, on y vit et tant que l’on peut il faut suivre le courant et craindre les escales.

LETTRE VINGT-CINQUIÈME
ANALYSE

Vous n’aurez pas encore cette fois, Amazone errante, la deuxième partie de mon poème. Je la garde en moi, pour qu’elle me donne plus longtemps le plaisir des projets inachevés. J’aime l’inachevé, le différé, la promesse, même quand je sais qu’elle ne se réalisera pas, car je sais aussi que la réalisation vous arrache des mains le rêve qu’elles pétrissaient avec amour. Signe de vieillesse, peut-être, ou de paresse grandissante, ou de méfiance tardive ? A force de vivre, d’ailleurs, on s’aperçoit qu’il n’y a pas grande différence entre les rêves et leurs réalisations, sinon que les rêves l’emportaient certainement par la richesse du désir et l’amplitude de l’imagination. Il arrive cependant que les rêves s’éteignent et que l’âme s’en dégoûte, mais c’est une chose qui se produit encore, et d’une façon bien plus assurée, quand l’occasion s’est présentée de les traduire en actes. Ainsi, quoi qu’on fasse, on se retrouve toujours devant le néant ou devant soi-même, ce qui est à peu près la même chose.

Autrefois je ne savais pas résister à un désir, mais j’ai vu que les désirs accomplis et les désirs suspendus mouraient de la même mort, les premiers de saisissement, et les seconds de consomption, ce qui est plus doux, mais ce qui est également la mort. Alors je me suis désintéressé des uns et des autres. Je suis devenu raisonnable. Mais je dis des blasphèmes qui sont aussi des mensonges. L’état de mon esprit n’est tel que par moments, et, quand je suis sain, je dis au contraire : il faut être jusqu’à la fin devant la vie comme un animal aveugle et sans expérience. Tant que nous sommes vivants, c’est pour vivre et il n’est de vie que dans la tendance de l’être à toutes réalisations qui sont en son pouvoir et même à celles qui le dépassent. L’expérience est une grande école de lâcheté : il est vil de s’y courber. Quand on ne se dit pas que tout peut encore advenir, on est digne du royaume des ombres.

Je n’ai que trop de tendances au renoncement par orgueil et s’il est un peu tard pour modifier ma nature, il est toujours temps de la connaître et de l’avouer. Mais j’avouerai aussi que j’ai plus souvent lutté contre mes tendances que je n’y ai cédé. Vous voyez quelles contradictions cela a dû engendrer. Pour moi, je ne les éprouve pas ; philosophiquement, je considère la contradiction comme nécessaire à l’équilibre intellectuel et passionnel. Sans elle, on tomberait dans la manie et de la manie dans la conviction, qui est le dernier degré de l’abêtissement. Quand on appuie toujours sur les mêmes sortes de pensées, les mêmes sortes d’actes, on y enfonce, on s’y enlise. Il faut marcher plus légèrement à la surface des choses. J’ai lutté même contre les tendances du sentiment, ce qui n’est pas une petite affaire, car le sentiment nous enveloppe comme une odeur et souvent paralyse notre intelligence. Mais aussi, quand on est vaincu, après de beaux débats, que de joies ! On est comme celui qui tombe de sommeil, au moment où il s’allonge dans son lit ; il s’endormirait encore quand même il ne devrait pas se réveiller. Cela arrive. Je ne m’en rapporte pas à autrui. C’est mon état, au moment même que je vous parle.

Dans ce sommeil, qui est un peu somnambulique, la lucidité est parfaite et l’on sait très bien que l’on dort, que l’on rêve, qu’on vit dans l’extraordinaire et cela paraît tout naturel. Mais cela est-il tout naturel qu’on s’intéresse à un autre être presque autant qu’à soi-même, sans feintise, sans espoir de faveurs bien particulières (encore que de sa part, tout soit faveur), aux dépens même de paix intérieure, qu’on accepte même qu’il vous fasse souffrir, qu’il vous cause cent inquiétudes et qu’on voie bien qu’il ne s’en soucie pas et qu’il serait même étonné que vous les eussiez éprouvées ? Analysons cela. Il faut faire son métier. Il n’y a pas de doute que ce ne soit une variété d’amour.

L’amour, en se fixant son but, se fixe ses limites. Quand on l’a atteint et qu’on en a joui avec plénitude on s’aperçoit que l’amour a fondu comme fond un cierge et d’autant plus vite qu’on l’a allumé plus souvent. La durée du cierge dépend de son volume. C’est un phénomène physique, comme tous les phénomènes, et l’ébahissement des amants vient de ce qu’ils n’ont pas étudié cette branche de la physique générale qui enseigne que la fin est la conséquence du commencement. Mais, d’un point de vue plus spécial, cette fin nécessaire est aussi la conséquence du but que les amants se sont fixé. Le coureur n’a plus beaucoup de cœur quand il a atteint la borne. Sa tâche est accomplie. Il va se reposer. Son exaltation, qui est tombée en touchant la limite qu’il avait assignée à son effort, ne lui permettrait pas autre chose. En ce sens on peut dire que ce sont les amants eux-mêmes qui ont déterminé la durée de leur amour. Mais un amour qui serait parti sans but déterminé, il n’y aurait pas de raison pour qu’il s’arrêtât jamais. Ne rencontrant jamais sa limite, il tournerait sans cesse dans la prairie du sentiment et se réjouirait sans cesse de voir renaître à chaque pas, comme une fleur enchantée, le motif même de sa course.

Vous pourrez dire, Amazone, que c’est là un raisonnement scolastique qui ne tient pas compte de la nature physique des choses. Sans doute, mais c’est moins un raisonnement qu’une image. Il est rare que je raisonne comme on raisonne dans les manuels de psychologie. Je vois les propositions se dérouler en une suite de tableaux logiques, ou que je crois tels. Il n’y a pas d’abstrait pour moi. Le monde de ma pensée est un vrai monde doué de vie et de mouvement : je ne le différencie pas toujours, ni d’ailleurs celui des rêves, du monde des perceptions. Maintenant, pour achever le diptyque, je ne vous cacherai pas que je vois le second coureur, après une course plus longue, mais plus lente, s’asseoir tout simplement dans l’herbe et s’endormir, comme la nuit tombe. De sorte que le raisonnement par images et le raisonnement par idées nous mènent au même résultat.

Cependant la vie, qui est un accident physique, ne se déroule pas suivant le raisonnement, mais suivant une chaîne de faits qui réagissent les uns sur les autres et c’est pourquoi elle est pleine de contradictions et d’illogismes, qui en découlent et contristent les gens qui la regardent et n’y participent pas. Rien de ce qui doit arriver n’arrive nécessairement. Dans la série, il y a toujours place pour l’imprévu ; cet imprévu qui rend la vie tolérable, en y mettant les attraits d’un jeu suprême où nous sommes perpétuellement les joueurs et les joués.

Voilà. Je serais bien en peine de résumer ma lettre, comme il est de règle dans une bonne composition, par une phrase décisive. Il y a trop de choses disparates. N’y voyez que le désir d’y mettre à nu pour vous quelques-uns de mes mécanismes secrets. C’est un mauvais moyen de plaire, peut-être ; pourtant quel autre but aurais-je ? Je ne vois de sourire que dans vos yeux. Les hommes sont méchants, la nature est morne. Jamais je n’eus tant besoin de vous.

LETTRE VINGT-SIXIÈME
CONTRADICTIONS

Mon amie, je joins encore à ma lettre quelques sonnets. Ils n’achèvent pas encore mon idée, est-il possible de l’achever ? Elle est sur le chantier depuis le commencement du monde et le dernier homme en emportera les derniers murmures sur ses lèvres. Mais chaque homme qui pense ou qui rêve est le dernier, comme il a été le premier. Le monde est son œuvre, il le crée, il le sculpte et il le brise, il l’anéantit et le ressuscite chaque jour de sa vie. Sa vanité est de vouloir que sa création soit éternelle, et même éternelles ses négations. Ah ! qu’il serait plus beau de se coucher seul dans la prairie de ses imaginations et d’écraser l’herbe et les fleurs sous un égoïsme ironique. Mais la vanité est plus forte que l’égoïsme même. Elle parle. Il faut qu’elle parle et qu’elle convie les oreilles à sa chanson. Pourtant nul n’écoute. Les rêves sont parallèles : ils ne se rencontrent jamais. C’est la plus grande douleur, et peut-être n’est-elle pas ridicule, quoique la joie soit plus belle. Seulement, elle ne se réalise jamais qu’en les instants si fugitifs qu’on ne voit pas la déesse, mais seulement l’ombre de sa robe immortelle. Aussi, c’est très justement qu’on a douté si elle n’était pas une illusion. Tant pis pour les maladroits ou les distraits. Il faut les laisser à leur scepticisme. Il est noble d’invoquer le bonheur même quand on sait qu’il n’écoute pas, et ce sera ma dernière strophe. Un peu de lyrisme est amusant.

Voici donc ces deux fragments :

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

XIV

Je ne dévoile pas la beauté de mon rêve, je sculpte une hypothèse dans le marbre de la logique éternelle, je remplis avec de la chair nécessaire la cage du thorax, la courbure épineuse des vertèbres, les ailes rigides des grands papillons iliaques et les cavernes

De l’ischion. Il le faut. Je ne t’oublie pas, ô sacrum ! ni vous, fémurs ! Je dresse l’ossature tout entière et je la lie et je la soude avec le tissu souple des muscles, avec la peau, ce manteau juste qui donne à l’argile la forme extérieure que je veux,

La forme qu’il m’est impossible de ne pas vouloir, car elle est projetée dans mon atelier par les rayons mêmes de tes yeux, le rire de ta bouche et tes plis

Que fait ton cou, quand la tête se tourne vers moi pour m’éblouir. La roue d’un engrenage s’appuie sur une autre roue. Le geste qu’on voit ordonne le geste caché.

XV

Je procède du connu à l’inconnu. La tête est la fleur du cou et le cou sort des épaules comme la tige sort des racines, du monde des racines où le secret de la vie s’élabore, mais le corps de la femme forme des racines

Aériennes, comme les figuiers d’Asie. Elles se promènent sur la terre et quelquefois s’attachent à d’autres racines mâles ou femelles et s’y enlacent, dans un beau frémissement. Alors on voit la plante magique, devenue mandragore,

Connaître l’intensité de la vie humaine. Comment ne parlerais-je pas de ces racines merveilleuses ? Je ne suis pas de ceux qui voudraient les replonger dans la terre

D’où elles sont sorties. Toute la plante ! toute la femme dans son intégrité magnifique, avec toute sa joie, toute sa soie, tout son rêve, toute sa sève, toute sa réalité !

Si j’étais raisonnable, Amazone, errante encore, je cesserais de vous écrire (ah ! sous cette forme). Il le faudra bien. Ce me sera un grand crève-cœur, car je me suis habitué à vous adresser ces menus discours et vous, n’est-ce pas, à les lire ? Vous êtes la cause chère de pensées qui prennent toute leur valeur de l’être qui les inspire. Une tendresse qui ne fléchit pas y trouve un prétexte à se moduler en variations, et il m’est agréable de songer que peut-être un jour nos noms oubliés surgiront tout à coup d’entre les feuillets retrouvés d’un livre. Quelle est donc cette femme, se demandera-t-on, qui fut tant aimée ? Et par la même occasion, on dira sur nos ombres beaucoup de bêtises, car si on connaît mal les êtres vivants, et ceux mêmes auxquels on s’intéresse le plus, que doit-il advenir des disparus ? Aussi, plus agréable peut-être serait-il d’entrer tout entier dans le délicieux néant. Vous savez, comme il est écrit dans les Stèles, que « la Mort est fort habitable ». Cette pensée vous a plu. Elle me plaît également. Comme c’est plus beau que l’emphase chrétienne, cette cabane dans la nuit et dans le silence, et comme on doit y dévorer avec appétit le pain dur des pensées et y boire avec joie l’eau croupie des rêves sans espoir ! Si je ne vous avais plus pour m’écouter et parfois me sourire, c’est là que je me réfugierais. Déjà, j’y fais souvent retraite, comme on disait autrefois. Je suis comme celui qui va essayer une maison de campagne avant de l’habiter définitivement.

Mais voyez comme je suis plein de contradictions, mon amie ! J’écris cela et je sais que je ne devrais pas l’écrire, puisque ce n’est pas conforme à ma raison et puisque ma raison n’admet aucune sympathie avec ce qui n’est pas. Il est vain, il est fat, il est peut-être honteux de penser à la mort. Il y a là je ne sais quel égoïsme bourbeux. Elle pense à nous. C’est bien assez. N’ayons pas l’air de nous en apercevoir et tant qu’il y a à portée de notre main un être qui a besoin de nous, est-ce que la vie n’est pas belle ? Et quand on aime cet être et qu’on retire des émotions de sa présence et de son absence, de mille choses indéterminées qui tiennent à lui, qui émanent de lui, a-t-on le droit de se plaindre ? Et quand même on se ferait des illusions, quand même le sentiment serait plus vif d’un côté et d’une nuance plus accentuée, ce serait encore une source d’occupations fort délectable. Et quand même on serait seul à aimer, quand la vie devrait se replier sur elle-même et devenir tout intérieure, n’y aurait-il pas encore dans ce sentiment solitaire un singulier réconfort ? Il y a eu de telles amours que rien ne découragea jamais, ni l’indifférence, ni le dédain même, qui est pire, car chacun apporte là et son tempérament et son caractère : le masochisme est psychologique avant d’être matériel, délicat avant d’être brutal, amoureux de la mélancolie avant de l’être des coups et des clous.

Mais je m’égare, comme le dit à chaque pas et si comiquement Stendhal. Il est bon de n’analyser que ses propres sentiments, si l’on veut dire des choses valables. Les traités de psychologie me font peur par leur outrecuidance : le contraire de ce qu’ils affirment est aussi vrai que toutes leurs vérités. Il est même si difficile de voir un peu clair en soi-même qu’il vaut peut-être mieux vivre que réfléchir, mais nous ne sommes pas les maîtres de choisir. Nos tendances nous tirent çà et là selon toutes les occasions, mais non sans une certaine logique : à la période d’action succède la période de pensée ; à la vie extérieure, la vie intérieure ; à la conversation, la méditation.

Adieu, mon amie, vous n’aimerez pas cette lettre, ni moi non plus. Elle me déplaît d’abord, parce que vous la lirez loin de moi, si les hasards du voyage vous permettent de la lire. Et voilà que vous m’avez menacé encore d’une plus longue absence ! Mais je résiste à tout. On me retrouve à la même place, celle où vous m’avez vu d’abord et où, depuis cela, je n’ai cessé de penser à vous.

LETTRE VINGT-SEPTIÈME
LE DÉSIR

Au moment encore où j’écris les premiers mots de cette lettre, mon amie, je ne sais nullement ce que je vais vous dire au cours de quatre pages de ma menue écriture, mais ce sont là des choses dont je ne m’inquiète pas beaucoup et précisément l’intérêt d’une lettre est dans son inattendu et dans son désintéressement. Je vous parle et vous écoutez. C’est l’essentiel. Je vous parle même avec bien plus de liberté et de facilité que si je vous tenais devant mes yeux, votre visage me donnant des distractions, ainsi que mon désir de vous plaire sur l’heure. Une lettre, cela est lointain. Le trait qu’elle porte arrive à son but comme un vol d’oiseau longtemps balancé ; la parole est une flèche. Que de fois j’ai suspendu la flèche déjà vibrante sur la corde tendue et l’ai laissée tomber à vos pieds ! Les flèches, c’est bon à faire des blessures. Il faut rester dans le pacte et se servir de traits moins directs, plus lents et comme ouatés, qui vont se poser, oiseaux dociles et très bien dressés, sur les mains qui les attendent. Les paroles écrites m’obéissent mieux que les paroles vibrantes. J’en fais même ce que je veux ; elles me sont une troupe fidèle. Vous avez vu le charmeur d’oiseaux du Luxembourg, immobile comme une ruche autour de laquelle volète l’essaim des oiseaux attentifs : ainsi je domine les mots et j’en fais les messagers de moi-même. Mais jamais je n’ai pu les dresser à porter des mensonges, c’est-à-dire l’expression de ce que je ne suis pas et de ce que je ne pense pas. Ils ne me sont dociles que jusque-là et ils me crèveraient les yeux comme cerises mûres plutôt que de vous transmettre le plus agréable mensonge.

Vraiment, j’ai toujours détesté la feintise. Je trouve que ce n’est pas amusant, je trouve que c’est bien lassant et bien inutile et bien pénible. Il est si simple d’être soi et de se maintenir dans cette position et possession. Je dédaigne jusqu’à l’hypocrisie si nécessaire à l’avancement dans le monde et nous pensons de même sur ce point, comme sur bien d’autres, comme sur tous ceux qui sont essentiels, n’est-ce pas, mon amie ? C’est même pour cela que mon goût pour votre esprit, pour tout ce qui fait que vous êtes vous-même, s’est aggravé jusqu’à devenir l’occupation de ma vie. En d’autres lettres, qui n’étaient pas « à l’Amazone », je vous ai dit que le fait seul de votre existence était un bonheur pour moi. C’est toujours vrai. Je vous remercie d’être, d’aller et venir dans la vie, et si vous me regardez quelquefois et si vous me pensez, je n’ai rien à demander aux dieux. Ah ! Je deviens exigeant ! Peut-être. Mais pas de renoncement sur ce point. Je tiens à mes désirs. Ce sont mes seuls amis. C’est par eux que je reste en communication avec le monde. C’est le désir qui fait qu’une lettre de vous m’est un bienfait, c’est le désir qui me fait sourire tout entier à la nouvelle de votre retour, c’est le désir qui veut que je vous écrive tantôt tout haut, plus souvent tout bas : tous les sentiments naissent du désir. Le désir est l’essence de l’homme, a dit Spinoza. On désire le bonheur quand on ne le possède pas et quand on le possède. On désire toujours, dans tous les états et dans toutes les circonstances, on désire encore quand on ne désire rien, car ne désirer rien c’est vouloir également tout ce qui viendra et tout ce qui ne viendra pas, c’est l’activité dans la passivité, ce qui me convient merveilleusement. Le désir est une joie essentielle parce qu’il est la vie même. Cesser de désirer, ce serait cesser d’être et chaque fois que les désirs s’amoindrissent dans l’âme, la vie diminue.

La jeunesse a des désirs précis. Il lui semble que la possession corporelle va combler délicieusement le vide qu’ils creusent dans son cœur. Mais cela n’arrive pas ; malgré les délices, le vide devient gouffre et le sable qu’on y jette ne fait même pas le bruit de l’eau qui jaillit le long des parois du rocher. On fait là-dessus toute une littérature très poétique qui a encore du charme pour des âmes inquiètes. A regarder la chose plus directement et avec plus de simplicité, il n’y a là que le jeu d’une fonction naturelle qui tient beaucoup plus de la mécanique que de la psychologie. Havelock Ellis a magnifiquement résumé cela en deux mots définitifs, d’une clarté impertinente : tumescence, détumescence. Le désir dont l’essence est d’être un appétit conscient n’y a presque pas de place, et c’est pour anoblir la fonction qu’on l’a inscrite sous ce vocable. Mais le désir de coucher avec une femme, parce qu’elle est jolie, n’est pas le grand désir, qui s’oppose même à la fonction et qui voudrait plutôt violenter la nature que la servir. Le désir vrai ne fait son apparition dans l’être humain que passé l’âge de la grande fougue sensuelle, inconsciente et mécanique, au moment où, au lieu de vouloir fréquemment de très précises intimités, on se met à souhaiter des bonheurs vagues et qui seraient profonds, proches et lointains, doux et acérés, des plaisirs compliqués, chimériques et qui font peur ou qui font rire par leur folie. Si ce désir-là n’était pas une sorte de démence, l’imagination le réaliserait facilement comme les autres, le renouvellerait comme les autres, mais son caractère est de puiser son immortalité dans l’impossible. Qu’il se pose sur un être choisi ou qu’il se partage sur plusieurs têtes, ou n’en préfère aucune, il ne sait que trop qu’il n’est au pouvoir de personne de guérir son inquiétude. Parfois, à force de le remâcher, on s’y empoisonne, et cela devient cette mélancolie morne de ceux qui ont trop vécu et qui ont sans cesse demandé à la vie ce qu’elle ne peut donner. C’est en ce sens qu’on a dit, et c’est probablement très juste, que le bonheur se trouve le plus souvent dans l’accomplissement modéré des fonctions qui passent pour le produire, comme les pommiers produisent les pommes. Sensations modérées, sentiments modérés, vouloirs modérés, ou bien tout l’excessif de la vie renvoyé à plus tard, quand nous ne serons plus, voilà la sagesse. J’aimerais mieux être mis en croix comme un esclave romain, pour jouir au moins d’une douleur sans modération.

Vous comprendrez cela, quand l’heure sera venue, vous le moins nativement modéré des êtres. Mais vous le comprenez déjà, car vous êtes de ceux qui, méprisant la fonction, ont taillé dans la nature la fleur qu’ils voulaient et qui, en violant la logique, ont fécondé l’idéal. Ne croyez pas de ma part à je ne sais quel mépris de la nature et de la loi. Cela vous serait bien égal, mais je tiens, non moins qu’à mes désirs qui sont humains, à l’intégrité de ma raison et de son esthétique. Ma faiblesse pour vous se connaît dans sa cause. Je ne suis pas de ceux qui abattent un arbre pour assurer la rectitude d’une balustrade. La loi est la loi et la fantaisie est la fantaisie. Toutes les deux d’ailleurs sont dans la nature ; la fantaisie aussi est soumise à la loi. Rien de ce qui est n’est anormal ; la passion sous toutes ses formes est œuvre de nature et aussi la curiosité que les gens appellent vice, pour faire croire qu’ils sont vertueux, ce à quoi je ne prends aucun intérêt. J’ai trop médité sur les choses et trop lu Spinoza pour croire qu’il soit sain de considérer le désordre humain tel que hors de l’ordre. On ne lit pas assez l’introduction au livre trois de l’Éthique. Cela n’a qu’une page et demie et cela dévoile le monde. Je veux vous la faire connaître. C’est la froide immoralité (selon les esclaves) du génie pour qui les prodigieux chocs des passions, les agitations des êtres ne sont qu’un mouvement dont il mesure les courbes.

Mais il me semble que je ne me suis pas surveillé. J’ai laissé dévier le ton de cette lettre. Vous me le pardonnerez, Amazone, en considérant que je n’aime pas moins votre esprit que votre cœur et que je crois que rien de ce qui est intellectuel ne doit, non plus, vous être indifférent.

LETTRE VINGT-HUITIÈME
RETOURS

Le plus douloureux, à mesure que l’on vieillit, mon amie, c’est qu’on connaît les lendemains, ce qui fait qu’on n’a plus de confiance dans les journées. On sait d’avance que le voyage a ses retours et que l’amour a ses retours et on désire surtout ne pas partir ni pour l’un ni pour l’autre. Pourtant je m’excite encore à l’idée d’un voyage quand revient la belle saison, mais, dérision ! je sens que je voudrais surtout revivre le passé, mettre mes pas dans les vieux vestiges, mes regards dans les paysages d’autrefois, mon corps dans la mer connue et familière. Alors peu à peu le rêve tourne à l’ironie, et après lui avoir ri, j’en ris. A quoi bon ? Si encore on se retrouvait au même point ! Mais il semble à chaque retour que la route se soit déplacée. C’est à peine si l’on retrouve sa maison. Il faut renouer difficilement sa vie, tant qu’il semble qu’elle en vaille encore la peine. Vraiment, je déteste cette période des voyages. Je n’y eus jamais depuis longtemps que des ennuis, que des surprises mauvaises, dont la dernière me hante encore. Il me semble que la vie va de travers, dès que je cesse de la regarder. Mais l’attention se lasse, il faut savoir un instant fermer les yeux.

Alors, je m’en irai tout comme un autre par les routes et par les hôtelleries vers le bout du monde, qui est le rivage le plus proche. Quand il y avait encore des grèves solitaires, quelles belles journées j’ai vécu près de toi, mer aux vagues monotones ! Je savais marcher pieds nus comme les pêcheurs de la côte et vivre comme eux dans un sac de molleton. On s’en allait très loin dans l’eau, porté comme une épave par le flot descendant et on revenait amené par le montant. Les pêcheurs avaient pêché et je m’étais assis sur une pointe de rocher, heureux d’être un îlot parmi les autres, puis j’errais par les dunes en déclamant des vers de Byron. Que ce tableau doit vous sembler ridicule ! Il est encore émouvant pour moi. Voilà comme j’aime la mer, sans autres jambes que les jambes rouges des pêcheuses de crevettes. Trouville a été comme cela au temps de la jeunesse de Flaubert. La plage où je vivais seul n’est pas devenue un Trouville, mais il n’y a qu’une manière de perdre sa virginité et elle l’a perdue.

Pourquoi est-ce que je vous écris ces choses ? J’ai l’air de regretter ma jeunesse, moi qui ne regrette jamais rien, moi qui n’ai jamais rien avoué ! Peut-être que mes fibres s’amollissent au moment qu’il aurait fallu les durcir contre les derniers chocs de la vie. Mais il faut suivre sa nature et suivre la nature qui font de nous ce qu’elles veulent. Nos métamorphoses ne nous appartiennent pas et nous nous appartenons si peu nous-mêmes ! A peine est-il en notre pouvoir de pacifier l’expression de notre sensibilité ; quant à notre sensibilité elle-même, elle ferait un beau tapage intérieur si on lui refusait toute expansion. Vous comprenez cela, vous qui avez accueilli avec une indulgence délicate les sonnets en prose dont j’ai semé mes dernières lettres. Ah ! qu’on a de plaisir à fréquenter les personnes intelligentes à la fois et sensibles, comme on disait au XVIIIe siècle, mais que cela vous fait paraître dure, ensuite, la rencontre des imbéciles ! Mais leurs propos ne peuvent altérer ni votre sérénité ni la mienne. Ce n’est pas pour eux que j’écris et que vous importe ce qu’ils pensent ! Vous avez confiance en moi pour certaines raisons, dont la meilleure est que vous savez que je vous aime. Je mettrai donc ici les deux derniers sonnets, dont vous avez déjà le manuscrit d’ailleurs, et comme je sais ce que vous en avez pensé, et que vous en avez senti l’amère tendresse, je les livre par surcroît à ceux qui peuvent comprendre aussi et à ceux qui ne comprennent pas :

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

XVI

Les épaules sont des sources d’où descend la fluidité des bras, et les bras se partagent en doigts comme les ruisselets. Les ruisselets ont des cailloux, les doigts ont des bijoux, l’onyx des ongles et les yeux des bagues. Les doigts jasent ainsi que les ruisselets,

Et ainsi que les oiseaux. Les mains sont des oiseaux, les bras sont des roseaux. La nymphe va surgir toute, fleur énorme et soudaine, et nue elle se montre à mes yeux éperdus, avec ses seins purs, double tabernacle du cœur ;

Avec ses flancs, lyre des délires, avec son ventre, avec son ombilic, d’où fut arrachée la chaîne qui lie les femmes aux femmes dans la suite des générations ;

Avec ses jambes : l’édifice se meut vers les délices de ses désirs. Il marche aussi vers la peine, car il marche dans la vie, il est vivant. Je ne me trompais pas. Elle a un corps.

XVII

On peut donc se fier à la logique naturelle. La logique m’a mené à la contemplation de la beauté que j’ai créée strophe à strophe. C’est bien mon œuvre. Je puis la regarder. Mais donnez-moi encore un peu d’argile fraîche, avec mon ébauchoir.

Il faut que je retouche la courbure indécise des hanches et celle des reins gémellés, il faut que je creuse le dos, afin qu’il ressemble à la plage nacrée où la mer se repose. Je veux modeler jusqu’à la merveille les jeux délicats du rhomboïde et ceux du grand psoas,

Qui fait hancher les femmes. Je veux qu’on devine sous l’ombre de la peau la pointe des trochanters et le bâtonnet fragile des clavicules, car la peau roule autour des muscles,

Et les muscles s’appuient sur les os, comme un lierre solide et rouge. Les os sont la roche dont la chair est la mousse. J’aime, ô ma statue, ton squelette immortel.

Méditez ce dernier mot, mon amie, et cultivez le jardin de votre joie. Levez les yeux vers la fenêtre où les branches curieuses voudraient entrer et laissez-les entrer peut-être, car vous ne les aurez pas toujours et les barbares approchent. Où accrocherez-vous votre hamac, à quels arbres, entre quels murs, sous quelles feuilles et quels oiseaux, parmi quels bruits et au-dessus de quelle herbe ? Pour moi, je m’enfonce au cœur cette vision qui semble émaner de vous et que je ne puis plus regarder sans la mélancolie que l’on éprouve devant les choses qui vont finir et que l’on avait crues éternelles. Mais l’Amazone reste et je suis consolé.

LETTRE VINGT-NEUVIÈME
ÉPISODE

Mon amie, vous n’avez pas voulu que j’aille encore voir les jeux monotones de la mer, et je suis resté. Votre douce influence n’a pas eu besoin de beaucoup d’efforts, car j’aime à vous obéir, je vous reconnais la maîtrise dans l’exercice de la volonté. Mais il ne s’agit même pas de volonté, un désir, une réticence ont suffi. Quoique je sois assez têtu sur certains points dont je m’exagère peut-être l’importance, ce qui est bien heureux, car cela m’occupe, j’aime que l’on pèse sur mes décisions et que l’on me donne de bons motifs, et en est-il de meilleurs que ceux qui passent dans votre bouche ? Malheureusement, on commence à le savoir et il me viendrait des inquiétudes pour ma liberté, si je ne savais que vous ne voudrez jamais ce qui peut m’être désagréable.

Ah ! l’amitié ainsi comprise et ainsi sentie est une douce chose ! Elle a tous les charmes des sentiments profonds et rien de la tyrannie des mouvements de vanité. Ce que veut un ami de cette espèce tendre semble si naturel à l’autre qu’il n’a vraiment aucun mérite à obéir. Il veut et cela suffit pour que l’autre volonté se plie à un plaisir qui devient aussitôt le sien ; ou plutôt dès qu’une volonté s’exprime, il n’y en a plus qu’une. Il est vrai qu’il arrive souvent qu’il n’y en a jamais qu’une qui parle, l’autre attendant sans cesse le mot d’ordre, non par subordination, mais parce que le goût de la volonté est beaucoup moins répandu qu’on ne le croit. La plupart des volontés sont fugaces et mobiles, ne résistent pas à l’impression du moment, tournent sur elles-mêmes sans trouver le cran d’arrêt qui est la décision, terrible pour certaines natures. C’est pour elles comme de se jeter à l’eau du haut d’un pont, et parfois ils verraient le courant emporter leur bonheur qu’ils crieraient au secours et n’enjamberaient pas. Mais, au fond, ces êtres qui cultivent si peu leur volonté, qui s’en remettent au destin du soin de broder leur vie, sont-ils plus malheureux que les êtres actifs et volontaires ?

Or, c’est là le grand point, n’est-ce pas ? Il faut donner à sa vie une certaine couleur de bonheur, ne fût-ce que pour éviter la pitié de ses semblables. Eh bien, je ne trouve pas que la volonté soit pour cela d’un grand secours. On peut se donner l’air heureux dans toutes les positions où le hasard nous jette et on peut même presque toujours s’y rendre maître d’un certain bonheur suffisant pour ne pas désirer la mort trois fois par jour. Pour moi, qui n’ai jamais fait grand usage de ma volonté, je ne la désire qu’une fois, le matin à mon réveil, mais dès que je suis debout, ce qui ne tarde pas, cent petits bonheurs se présentent à moi, comme de boire un grand verre d’eau au citron, de fumer des cigarettes, d’aller regarder les arbres et les femmes, parfois même d’écrire, quand j’ai quelque chose en train d’un peu difficile. Quand je me découvre la perspective de passer près de vous quelques instants de la journée, je trouve la vie bonne, comme un enfant qui aperçoit le soleil dans sa chambre. Qu’est-ce que la volonté ferait dans tout cela ? Si les êtres que j’aime se détournaient de moi, la volonté la plus violente ne serait-elle pas impuissante à les arrêter ? Plus on veut être aimé et moins on y réussit. Je sais bien que vous pouvez m’opposer une preuve du contraire, mais en bon logicien je vous rétorquerai qu’un fait n’est qu’un fait et ne peut pas servir à soutenir un raisonnement général.

Cependant, Amazone, je ne conteste pas que la volonté n’ait eu un grand rôle dans votre vie, mais c’est l’histoire de votre nature, cela, et non pas l’histoire de toutes les natures. Une telle vie, au reste, suscite beaucoup plus l’admiration que les vies passives, mais il n’en résulte pas que la volonté soit une nécessité pour toutes les existences. Je suis persuadé qu’elle aurait achevé de gâcher la mienne, en y multipliant les déconvenues, car il ne suffit pas d’avoir de la volonté, il faut que cela soit une volonté adroite et ferme, qui sache lutter contre le destin. Les velléités, qui sont des volontés maladroites, des volontés commençantes, d’avance découragées, ne servent qu’à compliquer la marche des existences ; mieux vaut la passivité pure. D’ailleurs il ne faut pas croire que la volonté soit toujours absente des vies où on ne la voit pas clairement à l’œuvre. Elle peut exister et ne s’appliquer qu’à la domination des forces intérieures de l’esprit. Alors la lutte se passe dans l’ombre et l’on n’en voit les résultats que plus tard, quelquefois même après que toute la vie s’est écoulée sans résultat apparent. Croyez-vous que ces luttes intérieures soient sans beauté ?

Il ne faut pas juger les êtres sur leur nature, mais l’usage qu’ils font de leur nature. Il en est qui se sont entièrement recréés et qui ont fini par rendre la plus ingrate presque agréable. Voilà des victoires qui restent presque toujours inconnues. Ah ! si on pouvait faire un voyage parmi les volontés et parmi les désirs, que de curieuses sensations on en rapporterait, quels êtres on aurait vus, différents de ceux que nous fait connaître la vie ! Mais combien ils seraient désolants et destructeurs du respect que nous avons pour tant de créatures distinguées ! Les désirs surtout, matière sur laquelle s’exerce ou ne s’exerce pas la volonté, selon les natures, nous offriraient bien des surprises, et j’avoue que je ne me soumettrais pas volontiers au bon plaisir de ces caravanes psychologiques venant inspecter mes pensées secrètes comme des Arabes sous leur tente. Je vivrais, oui, presque toujours, dans une cage de verre, mais mon cerveau a besoin du secret. Je ne réponds pas de lui, il a des fantaisies terribles. Il est un être pourtant auquel j’ouvrirais bien la porte, parce que je n’ai pas peur de sa curiosité, parce que je crois qu’il n’y trouverait que des mouvements sympathiques à sa propre nature, une maison où sa pensée fraternelle s’est déjà écrite sur toutes les glaces : « Entre : c’est toi-même. »

Vous vous souvenez, mon amie, de l’épisode de belle sauvagerie qui réveilla l’autre soir vos instincts amazoniens, sous les grands arbres de votre jardin qui faisaient au ciel des dessins de point d’Angleterre ? Je veux mettre ici le sonnet en prose que je vous envoyai le lendemain. Il finira bien cette lettre, encore que le seul rapport qu’il ait avec elle est d’être pareillement tissé dans ma vie et d’être comme elle plein d’énigmes.

ÉPISODE

Le chat, bête blessée, bondit. On entend ses griffes dans l’écorce des arbres. Puis c’est le silence. Puis j’écoute ton rêve d’être sauvage et libre parmi les forêts brutales. Nous sentions l’horreur de vivre

Parmi les hommes, troupeau déchu. Pourtant je regardais ta face lumineuse dans la nuit, ton corps enveloppé d’ombre, plus vivant d’être immobile comme un serpent sous les couvertures. Tu disais

Maintenant des choses menues et qui me faisaient rire. Je songeais que les forêts ne sont peut-être belles qu’au sein des villes

Où les lueurs du gaz ont des airs de clair de lune, où la beauté est spirituelle, où l’amie a toute sa douceur.

LETTRE TRENTIÈME
LE RYTHME

Vous savez, mon amie Amazone, que c’est le désarroi des vacances qui a interrompu ces lettres. C’est une époque où tout semble finir et quelquefois pour ne pas recommencer. Chacun s’en va de son côté, des lettres s’égarent, des adresses sont mal données, on s’accuse mutuellement d’indifférence, même d’oubli. Excellent moment pour les ruptures, moment cruel pour ceux qui ressentent la dureté d’une absence et qui en redoutent les effets, sans pouvoir les conjurer. Je sais bien qu’une amitié, même la plus tendre, n’est pas à la merci d’une lettre égarée, mais ce que l’on sait le mieux n’est pas toujours le plus vrai. Quand on s’est répété cela avec confiance, le démon de l’amour-propre parle à son tour : Il m’oublie ! Cela fait une blessure, qui fera une cicatrice, et une cicatrice peut défigurer un sentiment. Le mot de La Rochefoucauld sur le vent qui éteint les bougies et active les incendies est plus saisissant comme image que comme déduction psychologique. Les grandes passions ne sont pas toujours activées, mais les passions moyennes sont toujours éteintes par le vent de l’absence, car tout n’est pas qu’apparence et il y a telles passions qui ont l’air des plus modérées et qui sont intérieurement fort violentes et fort vigoureuses. Les âmes sont diverses autant que les corps qui leur servent de soutien : les sentiments manifestés avec exaltation ne sont pas toujours les plus résistants.

J’aime mieux La Rochefoucauld quand il donne pour base à nos sentiments l’amour-propre, c’est-à-dire l’amour de soi-même, l’égoïsme. Malgré que nous voudrions bien qu’il ait tort, dès qu’on réfléchit un peu sur ce point, il faut lui donner raison. On n’aime jamais que soi-même, et au moment où on semble s’absorber en autrui et s’y perdre comme en un océan, la joie que l’on éprouve est le signe certain d’un sentiment égoïste. Je vous l’ai écrit, et peut-être plusieurs fois : sans égoïsme, pas d’amour. Ce n’est que parce que l’on tient beaucoup à soi-même qu’on est capable de se donner à autrui, et c’est pour cela que ce don peut acquérir une grande valeur. Si on pouvait sortir de soi, se dépouiller de tout amour-propre, le monde nous apparaîtrait tel qu’une masse informe et indifférente, car c’est notre sensibilité égoïste qui le crée et le recrée sans cesse à notre image. On se demande même si la sensation purement physique pourrait exister dans un être sans égoïsme, et si l’être lui-même ne se dissoudrait pas en une sorte de néant mécanique.

Mais tout cela, c’est de la métaphysique des sentiments, moins claire encore que celle des idées. Qu’importe l’essence des choses ! Il n’est pas besoin, pour aimer, de connaître le mécanisme secret des passions, et, d’ailleurs, les mots ne sont jamais que des mots, ce n’est pas en changeant leur couleur qu’on change leur contenu. Quand je saurai qu’il entre beaucoup d’amour-propre et d’égoïsme dans le tourment de l’absence, cela ne diminuera pas mon chagrin, cela ne fera que m’y renfermer plus étroitement. La fatalité nous aura si longuement éloignés l’un de l’autre cette année qu’il n’y a qu’à en prendre son parti et à rire ironiquement de sa malice. C’est le seul moyen d’humilier la destinée. En s’y conformant, on la désarme, et je crois que la révolte ne fait au contraire que d’augmenter ses rigueurs. La fatalité, la destinée. Nous savons très bien, n’est-ce pas ? ce qu’il y a derrière ces mots qui ne sont que des rideaux tirés par nos caprices ; mais nos caprices étant eux-mêmes déterminés par l’enchaînement invincible des choses, il semble que l’extravagance de ces mots de pourpre ne soit pas tout à fait ridicule. Et puis, leur noblesse nous flatte. N’est-ce pas quelque chose de se sentir poursuivi par une puissance supérieure ?

Cette puissance fit donc que je me crus obligé de quitter Paris avant vous cette saison, et elle fit aussi que vous aviez décidé de vous absenter au moment même que j’allais revenir, et, depuis, nous ne nous sommes plus rencontrés. Quand vous regarderez la mer, près de laquelle vous êtes, observez le rythme auquel elle obéit. Je me confie au rythme. Il nous ramènera l’un vers l’autre, aussi sûrement qu’il nous a éloignés. Très souvent nous percevons mal le grand rythme des choses, parce que les oscillations en sont trop grandes, mais il y a des rythmes à courbes de plus en plus restreintes qui sont davantage à la portée de nos sens, de notre raisonnement et de la brièveté de notre vie. Le rythme des absences et des retours est de ceux-là. Il faut que celui qui est parti revienne à son centre. Il est vrai que la même loi fera que celui qui est revenu reparte à son tour, mais les mouvements sont tels qu’ils ménagent aux deux planètes qui s’y soumettent naïvement de notables conjonctions. Et quand les orbites s’éloignent définitivement l’une de l’autre, quand elles ne doivent plus jamais se rencontrer, c’est que leur destinée est accomplie. Mais cela, nous ne le savons jamais, parce que le rythme a des fantaisies, parce qu’il est influencé par d’autres rythmes, parce qu’il est la vie enfin, et non la mécanique. Vous voyez que mon fatalisme est fort tempéré et qu’il contient beaucoup d’espoir. Je suis comme tous ceux qui n’espèrent plus rien, j’espère toujours et j’attends le miracle que je sais bien qui n’existe pas. J’ai toujours été ainsi, d’ailleurs, ce qui prouve que l’on change moins que l’on n’a l’impression de changer. Vous souvenez-vous de cette petite phrase d’un de mes plus anciens livres : « Et moi j’attends celui qui ne viendra jamais. » Je l’attends toujours.

Ne croyez pas ce qui contredirait ce secret de ma nature. Amazone, je vous persécuterai de ma tendresse jusqu’aux confins de l’existence. C’est une résolution qui me fait supporter, non pas gaiement (je ne suis plus jamais gai), mais fermement, les désordres de cette période de l’année. J’en considère les troubles comme une nécessité quasi astronomique. C’est une éclipse de la vie, à laquelle tout participe. J’y ai cédé. Ne suis-je pas resté caché quinze jours sans penser à rien ? Il est bien juste que je reconnaisse votre droit à la solitude. Je sais que, comme moi-même, vous la prenez au sérieux et que vous avez une pareille horreur des grèves à la mode, où il faut vivre pour les autres bien plus que pour soi-même. J’aime ce que vous m’écrivez que rien ne vous plaît sinon de regarder la lumière et de regarder votre vie. La mienne n’est plus guère qu’une vision de crépuscule. Relayons-nous, comme les Dioscures, mon amie. Vous serez le jour, et moi je serai la nuit qui regarde le jour à travers l’infini, et l’adore mélancoliquement.

LETTRE TRENTE ET UNIÈME
LA NATURE

J’ai été content, mon amie, que vous vous plaisiez à la campagne, le long des chemins creux et des haies vertes, puis roussies, dans les bois, parmi les fougères. La fougère est une plante admirable et je ne connais presque rien de plus séduisant qu’une étendue de fougères, comme on en voit à Compiègne, sous les grands hêtres. Les chansonniers d’autrefois ont fait ce qu’ils ont pu pour déshonorer la fougère, qui en a gardé pour les sots je ne sais quelle odeur de gaudriole, mais il faut savoir recréer les choses à mesure qu’on les voit et en tirer des sensations neuves. Pour moi, je n’ai jamais pu en puiser qu’à la campagne ; presque tout m’y est enchantement. Je n’ai même plus besoin de la voir pour être heureux, je l’évoque à mon gré, je me roule en elle, je détiens ses odeurs et ses saveurs. Autrement, vous ne vous expliqueriez pas comment, avec ce goût décidé pour les choses champêtres, ce besoin de communion avec la nature, je m’en tiens si volontairement éloigné. C’est que la nature que j’ai connue dans ma jeunesse, je ne l’ai plus que bien rarement rencontrée. Je me suis fatigué à la chercher, puis je me suis enfermé avec un certain désespoir dans une cellule de pierre et de bois. Il n’est pas trop juste de dire que l’on n’aime qu’une fois et moins juste encore de dire que c’est la première ; je crois, au contraire, que c’est en aimant qu’on apprend à aimer, mais il est parfaitement juste de dire qu’il y a des circonstances qu’on ne retrouve pas, celles de la jeunesse même des sensations et de l’étonnement ingénu qu’elles déterminent. L’amour que j’ai éprouvé pour la nature était pur de toute autre sensation. Aucun désir ne me détournait du désir d’aimer tout ce qui est vivant, tout ce qui remue, tout ce qui est vert et tout ce qui est doux. J’aimais jusqu’à la mort, jusqu’à la corruption des choses, jusqu’au fourmillement des vers sur les bêtes tombées dans un coin. L’amour ne connaît pas le dégoût. J’aimais jusqu’à la pluie, je puis encore entendre, en y songeant, son bruit menu sur le feuillage des hêtres et moins sonore sur les feuilles plus molles des tilleuls. Je n’étais plus un enfant, mais les femmes ne m’étaient rien : c’est pour cela que j’aimais la nature. Quand on est jeune, on a l’orgueil d’un dieu. On est inconscient. C’est le contact de la femme qui vous révèle la conscience et qui vous fait chercher vainement le bonheur que vous offraient les choses et la jouissance innocente de soi-même. La vie d’un homme serait belle, peut-être, si elle s’écoulait dans l’inconscience.

Ne croyez pas cependant que je regrette de ne pas être demeuré un animal heureux. D’abord, il n’est guère dans mon caractère de regretter, puis je me souviens que je n’étais nullement un pur animal. Je m’étais appris trop de choses qui me disposaient à la vie parmi les hommes et à la vérité je n’étais retombé que par hasard dans cette sorte d’état de nature. Mais c’est une période qui devait exercer sur mes années futures une influence de tous les instants. J’y ai appris du moins à vivre seul et, privé de la nature, j’en ai retrouvé en moi-même les éléments. J’y ai appris aussi à goûter la vie pour elle-même et à en jouir, même dépouillée de tout plaisir, même réduite à ce que les hommes appellent l’ennui. Si la vie m’était plus clémente, je sens que je me retournerais vers cet état ancien, mais elle me tient enchaîné, et c’est peut-être heureux, car on ne vit pas bien ce qu’on a déjà vécu : les années colorent si différemment les choses, à mesure qu’on s’achemine vers le néant !

C’est au point même que l’on doute si on est bien toujours le même personnage. On se cherche morceau par morceau et quand on a fini de se rassembler, ce n’est plus dans le même équilibre ; souvent des parties de soi se sont égarées : se retrouveront-elles jamais ? On l’espère, car si on n’espérait pas, on ne pourrait plus même faire semblant de vivre.

Ah ! mon amie, cet amour des champs, qui vous a prise si vivement, vous rapproche peut-être encore de moi, mais il vous éloigne aussi, et cela fait que mes pensées doivent vous paraître un peu moroses. Elles le sont. Mais comme c’est probablement leur couleur définitive, moi, du moins, j’en prends mon parti. Votre présence en changera-t-elle la nuance ? Je le crois fermement. Telles sont les puissances de la présence. Sa force révulsive est souvent miraculeuse. Voyez les dévots. Ils croient naïvement que Dieu est ici plutôt que là et, quand ils le savent présent, ils oublient leurs peines. Je sens que votre présence agirait de même sur mon âme. Il sort des yeux de l’être que l’on aime une telle lumière, de sa bouche une telle musique ! Ici, il faut bien que je m’arrête et que je rêve un peu à mes idées qui se pressent comme une foule, qui veulent toutes entrer à la fois par la porte entr’ouverte. Je les laisse passer. Ce sera long et je ne vous en ferai pas le dénombrement. Je les ai toutes connues, elles me sont toutes familières et toutes me font un salut et m’envoient un sourire mélancolique, comme à un ami dont on sait la peine secrète.

La dernière n’a pas encore disparu dans l’ombre que voici une diversion. C’est la lettre d’une inconnue qui veut bien de temps à autre m’envoyer un commentaire délicat sur mes propos. Cette fois il s’agit de l’absence, et elle me demande ou se demande pourquoi « j’en parle si bien » ? Moi je demanderais à l’inconnue pourquoi elle a « senti si bien » ma parole et pourquoi la flèche lui est entrée si droit dans le cœur ? Mais sans doute, elle ne voudrait pas me répondre qu’on ne trouve exprimés avec justesse que les sentiments que l’on a éprouvés dans une parité d’âmes et une parité de circonstances. C’est le hasard des rencontres qui nous fait trouver des lecteurs où notre sensibilité pénètre, et souvent ceux que l’on aurait voulu toucher demeurent indifférents. Les sensibilités ne vibrent pas au même diapason et quand cela arrive, ce n’est jamais que pour un moment. On serait plus longtemps d’accord, d’un accord de surface, on le serait toujours, si on pouvait n’être pas sincère, si on pouvait monter à volonté le ton ou le descendre, l’incliner selon les mouvements du cœur que l’on voudrait émouvoir. La sincérité est une cause terrible de malentendus. Pourtant n’est-ce pas le seul plaisir de celui qui écrit et comment celui qui lit n’y trouve-t-il pas le plus grand charme ? Telle est la folie de la plupart des êtres qu’ils préfèrent les vains compliments de la rhétorique. Ah ! comme je comprends les femmes qui « aiment à être battues » ou, pour être romantique, les Desdémone qui adorent encore celui qui les étouffe.

Mon amie, la diversion s’arrête là. Aussi bien j’ai vu au ciel d’heureux présages.

LETTRE TRENTE-DEUXIÈME
PHYSIQUE

Vous le voyez bien, mon amie, que mes suppositions se réalisent presque toujours, puisque vous avez retrouvé dans un bureau de poste le paquet de lettres auquel vous ne vouliez pas croire. Mais rien ne m’a mieux prouvé la solidité de votre amitié et la sûreté de votre caractère. Qu’aurais-je dit, moi, d’un tel silence ? Je vous aurais accusée, j’aurais été fâché. Mais une femme comme vous ne perd jamais confiance en soi-même. Le manque de self-reliance est un de mes plus grands défauts. Il me semble que j’arrive toujours à la vie. Je n’ai aucune expérience. Je crains toujours de perdre ce que j’ai conquis, et cette crainte, au cours de mon existence, m’a rendu très malheureux. Votre Emerson a écrit sur cette maladie de l’esprit quelque chose de très bien ; je ne me le rappelle plus, quoique j’aie, dans le temps, essayé de mettre ses conseils en pratique. Mais c’était bien inutile. Ce n’est pas une lecture qui peut réformer un caractère. Pourquoi ai-je travaillé dans ma vie ? Pas pour l’argent, dont je ne suis pas avide ; pas pour la gloire, de laquelle je ne suis pas dupe. Je n’ai jamais pensé qu’à me faire plaisir et je n’y ai guère réussi. Le doute m’a poursuivi jusqu’en dedans de moi-même.

Mais c’est peut-être une volupté, et une volupté égoïste, car c’est encore une manière de s’occuper de soi. Il y a un mysticisme sadique, qui étonne chez les autres, et dont chacun connaît au moins les éléments, selon la qualité de son âme.

Mon amie, je suis interrompu par le soleil, qui vient me chercher, puisque je ne puis aller à lui sur la route et parmi les clairières. Ce soleil de l’automne, comme ses roses, est plus qu’un autre exquis. Il n’a pas les perfidies de celui du printemps, il n’est pas meurtrier, ainsi que celui de l’été. Il est calme, profond et continu, comme un amour heureux, dont il a la brièveté et le sourire un peu mélancolique. Bien qu’on ait dit cela cent fois et mille fois, peut-être avec les mêmes mots, la matière en est toujours neuve. Pas plus que les cœurs féconds, la nature ne s’épuise pas, mais elle se renouvelle, et les cœurs, si parfois ils se rajeunissent, ce n’est qu’en soubresaut, ils n’ont qu’une saison, et elle a beau se prolonger, elle marche vers la nuit, et elle le sait. Voilà-t-il pas encore des choses bien nouvelles ? Mais redire les choses déjà dites et faire qu’on croie les entendre pour la première fois, c’est tout l’art d’écrire, mon amie, comme tout l’art de vivre est de revivre, comme tout l’art d’aimer est d’aimer encore.

Le miracle est que tous les actes humains se ressemblent et qu’ils soient en même temps différents, qu’une personnalité marque tous ces gestes au fond identiques, qu’il y ait autant de mondes qu’il y a de pensées distinctes et même autant qu’il y a de phases successives dans l’évolution d’une même pensée. Il ne faut pas nous révolter contre cette diversité, mais, au contraire, l’accueillir avec joie et nous plier volontiers à ces changements de nous-mêmes, et il est bon que nous en ayons pleinement conscience, pourvu qu’en même temps nous ayons conscience de notre unité fondamentale. Si peu qu’il en reste, il en reste toujours assez dans un esprit sain pour lui permettre de comparer le présent au passé et de mesurer les modifications de l’âme à travers la vie. Ils me semblent toujours singuliers, et peu attentifs, ceux qui disent de bonne foi : « Je n’ai jamais changé. » Cela signifierait peut-être que, n’étant rien, ils sont devenus rien, la vraie personnalité vivante étant faite de couches successives, à peu près comme un oignon de lis, ou comme ces objets pétrifiés qui se sont recouverts d’un voile de silice, plus épais chaque jour. J’aime assez cette dernière comparaison, car la vie n’est-elle pas nécessairement une lente fontaine pétrifiante ? Voilà ce que je crains, et qu’elle ne dessèche peu à peu nos fibres vitales et qu’un jour vienne où, ayant encore les apparences humaines, nous n’en ayons plus que les apparences.

On s’aperçoit un jour de je ne sais quelle raideur dans les articulations de l’esprit. Le sentiment n’est plus perçu que sous les espèces de l’intelligence. On met à le comprendre tout le génie qu’il faudrait pour le sentir comme un parfum. Oui, il y a un jour où l’on se met à vouloir comprendre les parfums et c’est la fin de la sensibilité, sans laquelle l’homme perd la moitié de son agilité et s’enfonce lentement dans les sables mouvants. D’ailleurs, c’est moins peut-être une question d’âge et de durée qu’une question de construction moléculaire. Il est mauvais d’avoir cherché trop tôt à comprendre la vie. Outre que c’est difficile et qu’on y arrive rarement, on n’en serait pas plus avancé d’avoir résolu le problème, car dans tout problème, ce n’est pas la solution qui est la plus importante, c’est la méthode. Or, la méthode intellectuelle est particulièrement stérile. Elle ne livre que les apparences, elle ne permet d’étreindre que les ombres. La vie est d’abord physique, elle s’appuie sur des puissances physiques, elle se développe par des moyens physiques : elle ne se conquiert que par des armes physiques et ne livre son secret que sous des pressions physiques. Une fois en possession de ce secret, on peut le traiter par des réactifs intellectuels, mais il faut l’avoir arraché d’abord du milieu de l’organisme qui le détient.

Voyez la théorie de l’amour, de Schopenhauer, comme sa base physique lui donne l’odeur même de la vérité. Toute métaphysique doit être physique d’abord pour être autre chose qu’une rêverie. Voyez comme la seule religion qui ait conquis les races intellectuelles s’appuie sur des solidités physiques : virginité, union sexuelle, grossesse, naissance, mort, résurrection et ascension physiques, miracles thérapeutiques, tout le poème naturaliste de la chair, joies et douleurs de la chair. Ce n’est que plus tard qu’on a brodé une métaphysique sur cette physique et quand on y a agrégé des symboles ce furent des symboles physiques et qui se mangent : le poisson, l’agneau ; le dieu même est festin ; il réconforte les corps et saigne dans les bouches ! Essayez de toucher à la physique de la métaphysique chrétienne et tout croule : ce n’est plus qu’un jeu prétentieux et maladroit de vieillards platoniciens.

Où suis-je parvenu, mon amie ? Voilà où conduit la logique, quand on la laisse faire. Vous me direz si cela vous a amusé. Pour moi, j’y ai pris grand plaisir, comme toujours quand je pense à vous, quand j’écris pour vous.

TABLE DES LETTRES
A
L’AMAZONE

  Préface
3
I. Le Souvenir
7
II. Élévation
17
III. Les Deux sexes
27
IV. Chasteté
39
V. L’amour nu
49
VI. Mysticisme
61
VII. L’Absence
73
VIII. La Volonté
83
IX. La Sympathie
95
X. Le Plaisir
107
XI. L’Amour
119
XII. Soi-même
131
XIII. Mécanismes
143
XIV. Un Conte
153
XV. Retour
163
XVI. Survivances
173
XVII. Invitation à l’Ennui
185
XVIII. Tirésias
197
XIX. Le Satyre
209
XX. La Sensation
219
XXI. L’Oubli
229
XXII. Exaltation
241
XXIII. Suite du précédent chapitre
253
XXIV. Une et toutes
263
XXV. Analyse
275
XXVI. Contradictions
285
XXVII. Le Désir
297
XXVIII. Retours
309
XXIX. Épisode
319
XXX. Le Rythme
329
XXXI. La Nature
339
XXXII. Physique
349

CE LIVRE, LE TRENTE-CINQUIÈME DE LA COLLECTION DES MAITRES DU LIVRE, A ÉTÉ ÉTABLI PAR AD. VAN BEVER. TIRÉ A MILLE SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES ; SOIT : 5 EXEMPLAIRES SUR VIEUX JAPON IMPÉRIAL, NUMÉROTÉS DE 1 A 5 ; 8 EXEMPLAIRES SUR CHINE, NUMÉROTÉS DE 6 A 13 ; 50 EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL (DONT 8 HORS-COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 14 A 55 ET DE 56 A 63 ; 112 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERGÉ, VERT CHARTREUSE (DONT 12 HORS-COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 64 A 163 ET DE 164 A 175 ; ET 900 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DES MANUFACTURES DE RIVES (DONT 50 HORS-COMMERCE), NUMÉROTÉS DE 176 A 1 025 ET DE 1 026 A 1 075. LE PRÉSENT OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ DIMPRIMER PAR PAUL HÉRISSEY, A ÉVREUX, LE 30 MARS MCMXIV. LES ORNEMENTS TYPOGRAPHIQUES ONT ÉTÉ DESSINÉS ET GRAVÉS SUR BOIS PAR P.-E. VIBERT.