The Project Gutenberg eBook of Histoire des légumes

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Title: Histoire des légumes

Author: Georges Gibault

Release date: November 12, 2021 [eBook #66715]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES LÉGUMES ***

HISTOIRE
DES
LÉGUMES

PAR
M. Georges GIBAULT
BIBLIOTHÉCAIRE
DE LA SOCIÉTÉ NATIONALE D’HORTICULTURE DE FRANCE

Ouvrage honoré d’une Médaille d’or de la Société nationale d’Horticulture de France.

PARIS
LIBRAIRIE HORTICOLE
84BIS, RUE DE GRENELLE

1912

AVANT-PROPOS

On connaît maintenant la patrie primitive de presque toutes les plantes cultivées. Les botanistes ont retrouvé, à l’état spontané, c’est-à-dire sauvage, le plus grand nombre des espèces végétales utiles à l’homme. Mais, depuis le point initial de leur mise en culture jusqu’au moment présent, combien d’étapes parcourues dont le souvenir est à jamais perdu ! On aurait désiré pouvoir les suivre dans leurs migrations chez les différents peuples, voir leurs transformations successives sous l’influence du changement de milieu, assister à la naissance des variétés de plus en plus améliorées par l’effet de la sélection naturelle ou par la main intelligente de l’homme. Une telle histoire complète des végétaux cultivés, si elle était possible, serait en même temps une véritable histoire de la civilisation.

Malheureusement, notre curiosité sur ce point ne sera jamais entièrement satisfaite. L’archéologie, qui permet à l’historien de reconstituer une époque avec les restes matériels échappés à la destruction, ne peut être, dans le cas présent, que d’un faible secours.

Ici, on le comprend, tout a disparu. Les documents archéologiques se bornent aux fruits, graines et fragments de plantes trouvés dans les tombeaux de l’Ancienne Egypte, débris végétaux des cités lacustres de la Suisse, de la Savoie et de la Lombardie, peintures et autres représentations figurées sur les monuments et certains manuscrits. Nous devons nous contenter surtout des précieuses mais trop rares indications éparses dans les œuvres littéraires des temps passés.


Nous nous sommes proposé de réunir et d’étudier ces renseignements en limitant nos recherches aux plantes potagères cultivées sous les climats tempérés européens. Des Essais que nous avons publiés jadis sur l’histoire de quelques légumes dans plusieurs publications horticoles comme le Moniteur d’Horticulture, la Revue horticole, le Petit Jardin, la Revue d’Horticulture pratique, ont été favorablement accueillis. Ce sont ces études, plus développées, et étendues à toutes les plantes potagères de nos jardins, que nous présentons aujourd’hui au public. Les plantes sont rangées par catégories et classées selon l’ordre alphabétique.


Le présent ouvrage a été honoré d’une médaille d’or par la Société nationale d’Horticulture de France sur le rapport de M. Philippe L. de Vilmorin, qui nous a très aimablement autorisé à le reproduire ci-dessous :

Si la métaphore n’était pas si osée, je dirais qu’un rapport sur le livre de M. Gibault peut s’écrire « les yeux fermés ». Pour qui connaît l’auteur, son érudition profonde, sa documentation précise et sa méthode consciencieuse de travail, aucun doute ne peut exister sur la valeur intrinsèque de l’ouvrage. Pour qui a lu les Monographies de divers légumes, publiées par le bibliothécaire de la Société nationale d’Horticulture, dans les journaux horticoles, et qui forment pour ainsi dire l’avant-garde de l’œuvre complète où sont enrégimentées toutes les plantes potagères usuelles, il est certain que M. Gibault sait donner à une étude, en apparence aride et technique, une tournure littéraire et un charme captivant. Puisque je vais conclure en demandant que le manuscrit soit renvoyé à la commission des récompenses, il m’est sans doute permis de dire le bien que j’en pense, et d’estimer que l’ouvrage de M. Gibault peut sur bien des points être comparé à celui d’Alphonse de Candolle, sur l’« origine des plantes cultivées ».

Privilégié, puisque j’ai été chargé de ce rapport, j’ai pu avant beaucoup d’autres lire cette suite de monographies qui sont autant de « nouvelles » reliées entre elles par l’intérêt commun du potager. L’auteur a trouvé le moyen d’éviter l’énumération sèche, les citations fatigantes et le didactisme absolu, sans tomber dans le développement littéraire et vague et la phraséologie superflue. Chacun de ses chapitres est un petit roman étudié, précis, par moment presque palpitant, comme si celui qui les a écrits avait vécu dans l’intimité des plantes dont il parle, et que celles-ci lui aient spontanément apporté leurs impressions et indiqué les sources historiques à consulter. C’est un tout, c’est une suite, et avec M. Gibault nous nous intéressons à l’histoire des légumes comme à celle d’êtres pensant et agissant. Il est donc certain qu’elle sera appréciée de ceux — et de celles — mêmes qui ne sont pas professionnellement ou théoriquement initiés à l’étude des plantes et leur origine.

Et pour ceux qui observent journellement l’évolution des êtres vivants, que ce soit au point de vue pratique ou au point de vue purement scientifique, le livre de M. Gibault sera d’une lecture non moins attrayante, et en même temps d’une utilité immédiate. Il leur apportera des documents précis, indiscutables, pris aux meilleures sources, sur les modifications qu’ont subies un grand nombre de plantes au cours des temps historiques.

Nous verrons, par exemple, comment l’Asperge et le Céleri ont peu varié depuis l’état sauvage, leurs qualités potagères provenant des conditions auxquelles ils sont soumis, tandis que le Chou est d’un polymorphisme déconcertant et héréditaire.

Il est inutile d’insister sur l’importance de telles constatations, ni surtout sur celle des conclusions qu’on en peut déduire. Si le problème de l’influence de la culture sur la variation est de nouveau posé, nous aurons des documents sérieux pour le résoudre.

Au point de vue historique, M. Gibault, qui n’a négligé aucune source de documentation, précise beaucoup de faits et réduit nombre de légendes à leur juste valeur. Avec une grande impartialité, parfois, comme pour la Pomme de terre, à l’encontre des opinions généralement admises, il cherche à faire la lumière, et il la fait. Dans le champ un peu épineux qu’il a moissonné, il restera peu à glaner pour ceux qui, après lui, s’occuperont de l’histoire des légumes. Tout ce qui peut intéresser cette histoire est englobé dans son livre : fossiles, végétaux des cités lacustres ou des tombes antiques ; preuves ou probabilités tirées de l’étymologie sanscrite, grecque, arabe ou gothique — herbiers anciens — allusions, citations, descriptions des anciens auteurs, naturalistes, historiens, géographes, littérateurs et même poètes — et des économistes en ce qui concerne la valeur vénale ou le prix de revient des denrées alimentaires — dans tous les temps et dans tous les pays ; iconographie, renseignements tirés des journaux horticoles, depuis qu’ils existent et des catalogues des horticulteurs, depuis qu’il en paraît… tout est réuni, analysé, classé, interprété et présenté au public sous une forme aussi substantielle qu’agréable.

TABLE DES DIVISIONS[1]

[1] Cette nomenclature n’est point rigoureusement scientifique : elle a été envisagée seulement au point de vue alimentaire et établie en ne considérant que la partie comestible de la plante.

HISTOIRE DES LÉGUMES

Légumes proprement dits

ASPERGE

(Asparagus officinalis L.)

En quelques contrées on recherche, pour la table, les jeunes pousses de certaines plantes cueillies au moment où elles sortent de terre naturellement étiolées, tendres et sans trop d’amertume : celles des Asperges sauvages, du Houblon, de l’Ornithogale (Ornithogalum pyrenaicum), de l’Orobanche (Orobanche cruenta), du Fragon épineux (Ruscus aculeatus), du Tamier (Tamus communis), de la Bryone, etc. ; mais, tandis que l’on se contente de récolter ces espèces indigènes dans les champs ou le long des haies, l’Asperge a obtenu les honneurs de la culture potagère. Ce que l’on appelle vulgairement une Asperge n’est donc, à proprement parler, qu’un « turion » c’est-à-dire une jeune pousse d’Asperge non ramifiée, seule partie de la plante susceptible de servir d’aliment.

L’Asperge est le type de la famille des Asparaginées qui comprend plusieurs espèces du genre Asparagus, plantes vivaces à tige ligneuse ou semi-ligneuse, d’un aspect fort gracieux. Plusieurs sont alimentaires à l’état jeune. L’Asperge à menues feuilles (Asparagus tenuifolius L.) des lieux boisés ou montagneux de l’Europe, l’Asperge à feuilles aiguës (A. acutifolius L.) de l’Europe méridionale et de l’Afrique septentrionale, récoltées à l’état sauvage, sont admises même sur les bonnes tables en Italie, en Espagne, en Algérie, bien que leurs turions soient très grêles, verts et moins savoureux que ceux de l’Asperge cultivée.

Ces Asperges botaniques n’ont aucune part dans la paternité de l’Asperge de nos jardins laquelle descend d’une autre espèce indigène : l’Asperge officinale (Asparagus officinalis L.) qui se plaît particulièrement dans les terrains sablonneux et incultes. On la trouve, en France, sur les bords et dans les îlots du Rhône et de la Loire ; elle existe spontanément en Pologne, en Angleterre, en Suède, sur les rives du Volga et jusqu’en Sibérie.

La culture de l’Asperge est ancienne ; elle date de plus de 2000 ans.

Les anciens Egyptiens l’ont peut-être cultivée. En tout cas les égyptologues ont cru reconnaître l’Asperge dans plusieurs représentations, bas-reliefs ou peintures. M. V. Loret dit que les Asperges sont figurées sur les monuments égyptiens sous la forme de corps droits, assez minces et allongés, coupés carrément à une extrémité et arrondis à l’autre, peints en vert clair et ordinairement attachés en bottes au moyen de deux ou trois liens. On trouve ces représentations dès l’époque des dynasties memphites (3000 ans avant Jésus-Christ). M. Loret ne connaît pas de textes hiéroglyphiques représentant l’Asparagus officinalis. Dans les lexiques copto-arabes, le nom de l’Asperge est Krikonalia ou simplement Alia. C’est là, sans doute, l’ancien nom égyptien[2].

[2] Flore pharaonique, 2e éd. no 48.

Les Grecs récoltaient les turions d’une Asperge sauvage, l’A. acutifolius, grande espèce ligneuse, à feuilles persistantes épineuses. Ils semblent avoir connu l’Asperge officinale sans faire aucun essai de culture de cette plante qui était peut-être pour eux plus médicinale qu’alimentaire.

Le nom de l’Asperge vient des Grecs. Théophraste (300 avant Jésus-Christ) parle d’une plante nommée Asparagos d’où est venu le latin Asparagus et le français Asperge. Les Athéniens, paraît-il, prononçaient Aspharagos ou Phaspharagos[3]. Avant de désigner exclusivement le plus délicat de tous les légumes, le mot Asperge avait le sens plus général de jeune pousse tendre d’un végétal quelconque. Les Grecs, dit le médecin Galien, appellent Asperges presque tous les jets tendres des herbes potagères comme ceux des Choux, des Laitues, des Bettes, des Mauves, etc.

[3] Athénée, Deipn. l. II.

Chez les Romains, les jeunes bourgeons comestibles du Fragon épineux vendus sur les marchés portaient aussi le nom d’Asparagi.

L’étymologie de l’Asperge tirée du mot asperitas est donc inacceptable. Il est vrai que plusieurs espèces d’Asperges sauvages ont les tiges épineuses. C’est pourquoi Nonnius dit : « Asparagus ab asperitate dicitur[4]. »

[4] De re cibaria, cap. 16. éd. 1645.

Les exemples anciens du mot Asperge, pris dans la littérature française des XVe et XVIe siècles, offrent de nombreuses variantes orthographiques. La forme primitive est le plus souvent Esperge ou Esparge. On trouve aussi Asperague, Anasperague (Grant Herbier, no 453), Sperage (Jardin de santé), Spergue, Sparage ; ces dernières formes se rapprochent de l’allemand moderne Spargel. Rabelais et Matthiole font « esperge » du genre masculin comme l’Asparagus latin.

Vers l’an 200 avant notre ère, Caton, dans son ouvrage sur l’économie rurale, enseigne très clairement la manière de cultiver l’Asperge[5].

[5] De re rustica, c. 161.

Le vieux Romain recommande de propager ce végétal par semis, de transplanter les griffes — les jardiniers d’alors appelaient la racine enchevêtrée de l’Asperge spongia, éponge — dans de petites fosses. Jusqu’au milieu du siècle dernier, moment où les asparagiculteurs d’Argenteuil imaginèrent la culture en taupinière ou sur butte, on n’a connu que la plantation en fosses décrite pour la première fois par Caton.

Au commencement de l’Empire romain, l’Asperge était devenue un mets recherché auquel les pauvres gens ne pouvaient prétendre. De toutes les herbes potagères, dit Pline, c’est la plus délicate à manger et celle que l’on cultive avec le plus de soins[6].

[6] Histoire naturelle, l. XIX, c. 8.

On estimait surtout les Asperges de Ravenne qui pesaient jusqu’à ⅓ de livre. Nos cultivateurs font mieux. On a vu quelquefois des Asperges d’Argenteuil de 0,20 centimètres de circonférence et pesant 600 grammes. Plus tard les Asperges deviennent bon marché. D’après l’Edit du maximum, promulgué en l’an 301 après Jésus-Christ par Dioclétien, 25 Asperges en branches cultivées se vendaient 6 deniers, soit 0,12 centimes. Les gourmets mangeaient alors l’Asperge très peu cuite. Ils préparaient ce légume au moyen d’une ébullition si rapide qu’elle était passée en proverbe. Suétone, dans sa Vie d’Auguste, nous apprend que cet empereur était friand d’Asperges et disait volontiers : Citius quam asparagi coquantur, pour indiquer une action plus rapidement exécutée que la coction de l’Asperge. Divers passages des satiristes latins Juvénal[7] et Martial[8] montrent que la vogue de l’Asperge cultivée (altilis) n’empêchait pas l’Asperge sauvage (corruda) d’être recherchée même par les citadins. Le poète Martial avoue n’aimer ni les unes ni les autres.

[7] Satires, XI, vers no 68.

[8] Epigrammes, l. XIII, 21.

Pendant le moyen âge, les légumes de luxe cultivés par les Romains disparaissent, ou, s’ils se conservent dans quelques cloîtres, les auteurs n’en font plus mention. Seuls, les habiles horticulteurs qu’étaient les Arabes d’Espagne les cultivaient. De même les Musulmans de l’Egypte et de la Syrie. Helyoun (Asperge en arabe), c’est l’Aspharadj des Espagnols, dit Ibn-el-Beïthar, botaniste arabe au XIIIe siècle. Un roman persan, Maçoudi, écrit en l’an 336 de l’hégyre (IXe siècle), vante l’Asperge de Damas comme un mets exquis[9].

[9] Texte et traduct. par Barbier de Meynard, t. VIII, p. 395.

En Europe la culture de l’Asperge a dû commencer assez tard, peut-être dans les alluvions sablonneuses et fertiles des vallées du Rhin et de l’Escaut, comme le témoignent les noms des vieilles races perfectionnées : Asperge de Hollande, d’Allemagne, de Pologne, d’Ulm, de Darmstadt, etc. En France, l’importation des bonnes races s’est probablement faite par la Flandre française. La ville de Marchiennes (Nord), autrefois centre important de culture de l’Asperge et qui a donné son nom à une race locale issue de la variété de Hollande, a sans doute reçu ce légume de la Belgique.

Le plus ancien texte que nous connaissions, mentionnant l’Asperge dans les temps modernes, remonte au XVe siècle et le document appartient justement à la région nord de la France. D’après un inventaire fait vers 1469 à la suite d’un procès, le potager des chanoines de la collégiale de Saint-Amé, de Douai (Nord), comprenait, entre autres légumes, des « esperges ».

Le midi cultivait l’Asperge au commencement du XVIe siècle. Un compte de dépenses de l’Hôtel de Ville d’Agen constate qu’au dîner des Consuls le jour de la Pentecôte de l’année 1503, on mangea des Asperges (espergos) qui coûtèrent à la municipalité la somme de 40 sols tournois.

Ruellius, auteur français, cite l’Asperge en 1536 comme un légume connu. En Angleterre, la plante est mentionnée par Turner en 1538.

Dans le courant du XVIe siècle, ce légume se répand de plus en plus. La province allait chercher des griffes ou des graines d’Asperges à Paris. Dans un compte de dépenses de 1534 : « à un homme qui travailla une journée à planter des esperges que Olivier apporta de Paris »[10].

[10] Arch. Aube, D. 398.

Pantagruel de Rabelais aimait beaucoup les « esperges ». D’autres auteurs regardent l’Asperge comme un mets raffiné. User de cette délicatesse excitait l’indignation des gens atrabilaires. Un pamphlet politique du temps de la Ligue montre que les ligueurs, parmi d’autres griefs mieux fondés, reprochaient à Henri III de faire servir des Asperges et des Artichauts dans les somptueux banquets qu’il offrait à ses mignons[11]. Gourmandise fort excusable pourtant !

[11] D’Embry, L’Isle des Hermaphrodites, éd. 1605, p. 162.

Si nous en jugeons par les descriptions de deux contemporains, Dalechamps[12] et l’anglais Gerarde, l’Asperge cultivée, au XVIe siècle, n’atteignait que la dimension d’une grosse plume de cygne. Nous reproduisons ici la gravure sur bois que donne Dalechamps de l’Asperge cultivée de son temps, bien peu différente de la forme sauvage. C’est cette Asperge commune ou Asperge verte, fluette et souvent amère, qui a été cultivée en France jusqu’à la vulgarisation assez tardive dans nos contrées de la grosse Asperge de Hollande.

[12] Hist. des plantes, t. I, p. 517, éd. 1615.

La culture ancienne de l’Asperge, longuement décrite par Olivier de Serres et Ch. Estienne, était très défectueuse.

De Serres (1600) déplante ses Asperges au bout de 2 ou 3 ans pour les replanter plus profondément ; mauvaise opération puisqu’il retardait inutilement la jouissance de son aspergerie. Sa coutume absurde de « châtrer » l’aspergerie est également un procédé inadmissible, l’intérêt du cultivateur n’étant pas d’affaiblir, en retranchant une partie des yeux, son plant d’Asperges qu’il doit au contraire désirer très productif. « L’on chastre l’aspergerie, ostant des tiges ce qui est treuvé de superflu, comme pour les artichaux, dont les restantes estant deschargées en fructifient copieusement. »

Plus loin : « Est remarquable la naturelle amitié de l’asperge avec les cornes de la moutonnaille, pour s’accroistre gaiement près d’elles : qui a fait croire à aucuns, les asperges procéder immédiatement des cornes. Pour laquelle cause, au fond de la fosse, met-on un lict de cornes, qu’on couvre de quatre doigts ou demi-pied de terre et par dessus les asperges sont plantées. »

ASPERGE (XVIe siècle) d’après l’Histoire des Plantes de Dalechamps.

Ici nous sommes en présence d’un préjugé qui remonte aux premiers âges du jardinage. Les Géoponiques grecs admettent que les Asperges sont le produit de cornes de bélier mises en terre. Pline, rapportant cette fable, semble y ajouter foi. Au XVIe siècle, et jusqu’au milieu du XVIIe, nombre d’auteurs font allusion à cette prétendue propriété des cornes d’animaux de la race ovine d’engendrer des Asperges.

Certains y voyaient surtout un prétexte à des plaisanteries rabelaisiennes. Noël du Fail dit que les Asperges ne pouvaient être rares à Paris « où il y a abondance de cornes »[13]. Rabelais lui-même n’a pas manqué de s’en égayer[14].

[13] Contes d’Eutrapel, 1585, éd. elzévir. t. II, p. 267.

[14] Œuvres, l. IV, chap. VII.

Dans ce préjugé si ancien, il y avait une part de vérité. La « dominante » de l’Asperge paraît être l’azote. D’après des recherches récentes, la fumure azotée détermine un surcroît de rendement considérable[15]. Or la corne concassée, engrais à décomposition lente, sans faire naître des Asperges, devait favoriser puissamment la végétation des aspergeries. La constatation de ce phénomène aura donné lieu à ce curieux préjugé.

[15] Voyez Vercier, Jal Soc. nat. d’Hortic., 1907, p. 369. — Rousseaux et Brioux, Bull. Soc. nat. d’Agric., 1907, p. 33.

Le choix des porte-graines, c’est-à-dire la sélection pratiquée par les cultivateurs n’a pas été sans améliorer cette plante potagère, quoiqu’elle soit peu modifiée au fond. Les consommateurs désiraient de très gros turions à extrémité arrondie, d’une jolie teinte rosée ou violacée. Quant à la longueur de la partie blanche comestible, on sait qu’elle provient du mode de culture, c’est-à-dire de l’épaisseur plus ou moins grande du rechargement annuel.

De l’Asperge commune, peu éloignée de l’état sauvage, est donc née la grosse Asperge, dont il n’existe que deux races principales : l’Asperge violette de Hollande, dite aussi d’Allemagne ou de Pologne et l’Asperge d’Argenteuil hâtive ou tardive. La première, comme ses différents noms l’indiquent, est cultivée depuis un temps immémorial dans le Nord de l’Europe. Les races locales de Darmstadt, d’Ulm, de Marchiennes, de Vendôme, de Strasbourg, etc., issues de la variété de Hollande, n’en sont pas distinctes.

La grosse Asperge n’a été introduite en France qu’au commencement du XVIIIe siècle, et elle ne s’est vulgarisée que plus tard. Cl. Mollet, dans son Théâtre des plans et jardinages écrit en 1610-1615, dit que de son temps il y avait plusieurs sortes d’Asperges, que les meilleures et les plus grosses venaient de Milan. Nous ne connaissons rien autre chose sur cette Asperge italienne. De Combles signale la grosse Asperge en ces termes : « L’Asperge de Pologne ou de Hollande ne s’est point encore multipliée au point d’en voir paroître dans les marchés publics ; il n’y a que les gens qui en élèvent pour eux-mêmes qui en jouissent et comme la plantation en est très coûteuse, il se pourroit qu’elle ne devînt jamais marchande »[16].

[16] Ecole du Potager, 1749, t. I, p. 206.

En effet, à cette époque, et même bien plus tard, le village d’Aubervilliers qui fournissait la presque totalité de la consommation parisienne ne cultivait que l’Asperge commune.

L’Asperge rose hâtive d’Argenteuil, voisine de la race de Hollande, mais supérieure en poids et plus précoce de dix jours, est une obtention des cultivateurs de ce village dont elle a fait la fortune[17].

[17] Voyez Revue horticole, 1867, p. 153, 426 ; 1868, p. 87 ; 1888, p. 101.

La culture de l’Asperge dans les villages d’Epinay, Bezons et Argenteuil est très ancienne. Mais ce n’est que vers 1800 qu’elle prit une grande extension. MM. Levesque, dit Charlemagne, et Lescot père furent les premiers habitants d’Argenteuil qui, vers 1805, introduisirent la culture en grand de l’Asperge dans les Vignes, puis sur tout le territoire de la commune. Deux membres d’une famille Lhérault ont beaucoup contribué aux progrès de l’asparagiculture à Argenteuil. M. Lhérault-Salbœuf, décédé en 1888, à l’âge de 85 ans, commença la culture de l’Asperge dans cette localité vers 1830 et y apporta beaucoup de perfectionnements. Il est en outre l’obtenteur d’une race sélectionnée, l’Asperge améliorée tardive d’Argenteuil remarquable par ses énormes turions et sa productivité (lorsqu’elle se trouve dans les conditions voulues). Il présenta ce gain à la Société impériale d’Horticulture le 25 avril 1861. En 1862, M. Louis Lhérault fit connaître sa variété rose hâtive qui ne diffère de la précédente que par sa précocité. Mais déjà, en 1845, un cultivateur nommé Lescot-Bast possédait des Asperges hâtives qui lui valurent une récompense de premier ordre d’une exposition horticole de Versailles. Un autre cultivateur d’Argenteuil, M. Dingremont, a aussi disputé à Louis Lhérault l’honneur d’avoir créé une race hâtive[18]. En même temps, les asparagiculteurs d’Argenteuil substituaient à l’ancien mode de culture en fosses la culture à plat avec le buttage des touffes, ce qui permettait l’introduction de l’Asperge dans la grande culture. Des centres de production furent alors fondés dans certaines régions et le voisinage des grandes villes. C’est une culture des plus rémunératrices. La grande culture de l’Asperge en France occupe actuellement une superficie de 7000 hectares dans 42 départements principalement : Seine-et-Oise, Seine, Loir-et-Cher, Yonne, Côte-d’Or, Aisne, Creuse, Vienne, Charente, Pyrénées-Orientales. Biskra en Algérie, Lauris et Cavaillon dans le Vaucluse, l’Auxerrois, Dombasles-sur-Meurthe, le canton de Ribécourt, Montmacq, le département des Côtes-du-Nord du côté d’Issignac, etc., sont des centres de production très importants qui ont fait entrer l’Asperge, autrefois légume de luxe, dans la consommation courante.

[18] Journ. Soc. d’Hortic. de Fr. 1863, p. 447 ; 1879, p. 289.

La Quintinie paraît être le premier qui ait cultivé l’Asperge artificiellement hors de sa saison, pour la table de Louis XIV. Il pratiquait le forçage sur couche et sous châssis et servait l’Asperge au grand roi dès le mois de décembre. La culture maraîchère a commencé à chauffer l’Asperge blanche seulement vers l’époque de la Révolution. Tamponet, fameux horticulteur de Reuilly, aurait été un des premiers à s’en occuper[19]. Nous savons que Quentin père, maraîcher à Saint-Ouen, forçait l’Asperge blanche en 1792[20]. Ce même Quentin et son beau-frère Marie ont introduit dans cette localité, vers 1800, la culture de l’Asperge verte, très recherchée par l’art culinaire sous le nom d’Asperge aux petits pois. C’est une spécialité qui est aujourd’hui, avec l’éducation des griffes d’Asperges, en vue du forçage, une source de richesse pour la commune de Saint-Ouen[21]. L’art culinaire réclamant des turions de 6 à 7 millimètres de diamètre seulement, c’est-à-dire minces et allongés, on emploie une race qui se rapproche de l’Asperge sauvage et les turions sont récoltés verdis à la lumière lorsque les feuilles commencent à se développer.

[19] Ann. Soc. roy. d’Hortic., 1843, p. 403.

[20] Moreau et Daverne, Manuel, p. 4.

[21] Revue horticole, 1897, p. 136.

En somme, quoique cultivée depuis plus de 2000 ans, l’Asperge est une plante qui n’a pas varié notablement. L’Asperge cultivée diffère peu du type sauvage. Le volume du turion, chez la plante cultivée, résulte surtout de la culture dans un sol ameubli et très fertile. Bossin, grainier-fleuriste à Paris, dans un opuscule publié en 1845[22], dit que son père, sans posséder la grosse Asperge de Hollande, obtenait néanmoins des turions de 15 centimètres de circonférence au moyen de fumures appropriées et de soins culturaux.

[22] Instruction pratique sur la plantation des Asperges.

CARDON ET ARTICHAUT

(Cynara Cardunculus L. — C. Scolymus L.)

Entre ces deux Chardons élevés au rang de plantes potagères de premier ordre, il n’y a pas la moindre différence sous le rapport des caractères botaniques. Ce sont deux variétés formées par la culture et issues du Cardon sauvage (Cynara Cardunculus L.), Cynarocéphale très épineuse, indigène dans le Midi de la France, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, le Nord de l’Afrique, les îles de la Méditerranée. Ces plantes ne forment donc qu’une seule espèce bien que Linné ait cru devoir les classer comme espèces distinctes parce que le Cardon a les feuilles épineuses et son cousin germain l’Artichaut les feuilles peu ou pas épineuses. Or, ce caractère de mince importance, est même inconstant. Depuis Linné, l’Horticulture s’est enrichie de variétés de Cardons sans épines, dits inermes.

A la suite d’une longue culture, les deux plantes ont subi de grandes modifications dans leurs parties utiles. Chez le Cardon, la variation s’est portée sur les côtes ou nervures médianes des feuilles qui se sont épaissies et fournissent un mets des plus recherchés après avoir été « blanchies », c’est-à-dire étiolées. Les feuilles ont aussi perdu tout ou partie de leurs épines, selon les variétés. La différenciation de l’Artichaut s’est faite sur le capitule floral (tête) en épaississant le réceptacle (fond) et la base des bractées ou écailles de l’involucre (feuilles). Dans la plupart des variétés, la plante n’est plus du tout spinescente.

Le Cardon sauvage, fréquent dans le Midi sur les coteaux secs, sablonneux ou calcaires, est assurément le type de l’espèce. Ce ne peut être l’Artichaut, ce dernier n’ayant jamais été trouvé hors des jardins. Selon la remarque de A. de Candolle, comme la région de la Méditerranée, patrie de tous les Cynara, a été explorée à fond par les botanistes, on peut affirmer qu’il n’existe nulle part à l’état spontané.

L’Artichaut est donc une forme obtenue par la culture. Il retourne d’ailleurs facilement au type commun de Cardon sauvage. On voit ce phénomène se produire, tantôt par atavisme chez certains sujets issus de graines, tantôt par dégénérescence chez des plantes qui végètent dans de mauvaises conditions de culture. Nous avons vu, nous-même, dans un jardin du Limousin, un malheureux pied d’Artichaut cultivé dans un terrain stérile. Il était retourné à l’état de Chardon épineux. Depuis de longues années, il épanouissait ses jolis capitules bleu d’azur, à la satisfaction du propriétaire du lieu, lequel ne se doutait pas que son « bouquet », pour employer son expression, était comestible.

De ces deux plantes produites par l’industrie des jardiniers, la forme Cardon est la plus ancienne. Ceci est démontré par les variations nombreuses des races de Cardons cultivés qui diffèrent beaucoup au point de vue de la division des feuilles, du nombre des épines et de la taille, diversités qui indiquent une culture ancienne. Nous avons aussi des indices historiques.

Il est certain que l’Antiquité a connu le Cardon cultivé et sauvage sous les noms de Cactos, Scolymus, Cynara, Carduus. Au contraire des Modernes qui mangent seulement la partie charnue des feuilles de cette plante, les Anciens, tout en appréciant les Cardes blanchies par enfouissement, consommaient aussi les têtes que nous trouvons dures et trop petites. On mangeait alors toutes les Carduacées indigènes, comestibles pour des populations pauvres et peu difficiles, ce que font encore les Arabes de l’Algérie.

Théophraste (300 ans avant Jésus-Christ) mentionne le Cardon dans son Traité des plantes, sous le nom de Cactos, plante épineuse qui vient, dit-il, de Sicile, et dont on mange les pétioles écorcés et le fruit appelé Ascalia. Le Cardon sauvage croît aujourd’hui en Grèce, mais peut-être à la suite d’une naturalisation postérieure à Théophraste.

Après ce naturaliste, d’autres auteurs grecs parlent du Cardon comme d’une plante comestible. Athénée dit que le Cactos est analogue à ce que les Romains nomment Carduus et les Grecs Cynara. Sophocle écrit Kynara et Kynaros. Le Scolymos paraît être le Cardon sauvage, cependant E. Fournier donne le Scolumos de Dioscoride comme une autre Composée alimentaire le Scolyme, nommé aussi Cardousse ou Cardouille (Scolymus hispanicus).

Tous ces noms ont été conservés dans la nomenclature botanique par les botanistes de la Renaissance et appliqués à peu près justement sauf pour le Cactos. Croyant reconnaître la plante épineuse de Théophraste dans un végétal américain, ils ont donné par erreur le nom de Cactus à un genre de plante parfaitement inconnu aux anciens Grecs.

Que devient le Cardon — Cinara de Columelle et Carduus de Pline — dans les mains des horticulteurs romains ? Certes il a fait de grands progrès. Les gourmets, qui ne manquaient pas, commencent à s’en délecter. Le voilà cité par Pline le naturaliste comme un légume de luxe réservé aux riches. Carthage la Grande et Cordoue en Andalousie se livrent à la culture du Cardon pour l’approvisionnement de Rome ; culture si lucrative, selon Pline, qu’on voyait des planches de ce légume rapporter 6000 sesterces par an (un sesterce, 15 à 20 centimes de notre monnaie). Loin de se réjouir de ce mouvement commercial, le philosophe stoïcien qu’est Pline, ennemi du luxe et du bien-être, déclare ne rapporter ce fait qu’avec honte pour montrer la dépravation de ses concitoyens qui poussent la sensualité jusqu’à manger des Chardons perfectionnés[23].

[23] Hist. nat., l. XIX, 43.

Avant lui, Varron avait déjà écrit une satire contre la recherche et les délices des mets servis dans les repas. Parmi les productions recherchées par les gastronomes, et que Varron voue au mépris, figurent, avec de nombreux oiseaux et poissons, les Noix de Thasos, les Dattes de l’Egypte et même les Glands doux de l’Espagne[24].

[24] Aulu-Gelle, Nuits attiques, VII, 16.

A coup sûr, ce rigoriste aurait proscrit les Cardons et les Artichauts s’il les avait connus !

La culture perfectionnée de ce légume semble donc avoir commencé à Cordoue et en Afrique vers le IIe siècle de notre ère. Une variété ancienne s’appelle encore aujourd’hui Cardon d’Espagne. La culture du Cardon s’est maintenue en Italie durant le moyen âge. Pierre de Crescenzi, agronome qui vivait à Bologne au XIIIe siècle, en parle dans son Traité d’Agriculture.

De tout ceci il appert que les Anciens ont connu seulement le Cardon et non l’Artichaut. Comment ce dernier légume fut-il produit et à quelle époque ? L’Artichaut résulte probablement d’une modification survenue à certains sujets dans les cultures de Cardons et cette amélioration serait due aux talents des jardiniers italiens du XVe siècle. Ici nous avons des dates d’introduction.

Selon Targioni-Tozetti, un nommé Filippo Strozzi aurait apporté, de Naples à Florence, quelques pieds d’Artichauts en l’année 1466[25]. Vers la même époque, l’auteur du curieux roman italien Le songe de Poliphile cite l’Artichaut « cher à Vénus ». D’autre part, Ermolao Barbaro, patriarche de Venise, qui mourut en 1495, raconte dans un de ses ouvrages avoir vu un pied unique d’Artichaut cultivé comme une nouveauté dans un jardin particulier à Venise.

[25] Cenni storici, 2e éd. p. 43.

ARTICHAUT (XVIe siècle) d’après l’Histoire des Plantes de Dalechamps.

Cinquante ans plus tard, en 1557, Matthiole dit que l’Artichaut est abondant en Toscane, qu’il vient de Naples et est originaire de Sicile. Peut-être les Arabes, longtemps maîtres de la Sicile, ont-ils apporté d’Espagne quelques variétés de Cardons spécialement cultivés pour la délicatesse de leurs capitules à fonds plus ou moins charnus. C’est possible. Déjà Ibn-el-Awam, écrivain de l’Espagne musulmane au moyen âge, indique dans son Traité d’Agriculture la culture du Kinaria auquel il faut donner beaucoup d’eau pour obtenir de gros fruits, phrase qui convient bien à notre Artichaut.

En France, l’Artichaut était en grande vogue dès la première moitié du XVIe siècle. Il a été introduit en Angleterre vers 1548, sous Henri VIII qui les aimait beaucoup[26].

[26] Phillips, History of cultivated vegetables, II, p. 23.

Alors, de tous côtés, divers auteurs parlent de ce nouveau légume et le nomment avec de nombreuses variantes orthographiques. Les plus anciens botanistes tels que Ruel, Lonicer, l’appellent Articol, du mot néo-latin Articacton ou plutôt Articalctum. Rabelais, dans son Pantagruel (livre IV, chap. 59), fait figurer les « Artichaulx » parmi les mets recherchés par les Gastrolâtres. Le médecin anversois Nonnius prononçait Artachoche. Voici l’orthographe adoptée par le poète Ronsard dans une ode à son valet[27].

« Achète des abricôs,
Des pompons, des artichôs,
Des fraises et de la crême,
C’est en esté ce que j’ayme. »

[27] Odes, I. 11, 18.

L’orthographe avec le T final ne paraît définitivement fixée que vers le XVIIIe siècle.

Pendant longtemps l’Artichaut fut un légume rare et cher. Il ne va pas sur la table des pauvres, dit Bruyerin-Champier (XVIe siècle). On ne le trouvait que dans les jardins de bonnes maisons. D’après Dalechamps : « il ne se fait pas de banquets somptueux où l’on ne serve de cette « viande » pourvu que c’en soit la saison ». Mais, gros scandale ! Comme autrefois, ceux qui mangeaient des Artichauts et des Asperges devaient subir les invectives des gens qui ont toujours voulu, sans beaucoup de succès, réformer les mœurs… des autres. Nous pouvons donner un échantillon de la prose d’un de ces esprits chagrins, le sieur Daigue, auteur en 1530, du rare opuscule Singulier traicté contenant les propriétés, etc. : « Nous, comme brutes, dévorons eschardons, viande (nourriture) naturelle des asnes. O nous, par trop voluptueux, nous par trop sujets à gulositez ! O prodigues de ventre, ce seroit merveille n’estre permys aux asnes manger Artichaultz. »

On retrouve les mêmes récriminations dans les ouvrages du médecin Mizault et dans le De re Cibaria de Bruyerin-Champier.

Ces préjugés contre les légumes de luxe ont été fort tenaces dans certains milieux. Le Roman bourgeois, de Furetières, écrit en 1666, dépeint très bien les mœurs et l’étroitesse d’esprit de la bourgeoisie au XVIIe siècle.

C’est une grand’mère qui parle : « Quand nous estions fille, dit-elle, il nous falloit vivre avec tant de retenue, que la plus hardie n’auroit pas osé lever les yeux sur un garçon. Si quelqu’une de nous eust mangé des asperges ou des artichaux, on l’auroit monstrée au doigt, mais aujourd’hui les jeunes filles sont plus effrontées que des pages de cour[28]. »

[28] Tome I, éd. Jeannet, p. 181.

Malgré tout, le grand monde mangeait beaucoup d’Artichauts, et d’autant plus que la médecine du temps attribuait à ce légume des propriétés « réchauffantes », selon l’expression de Brantôme, qui devait s’y connaître[29]. L’Artichaut était considéré comme un succédané des Truffes, Morilles et autres mets stimulants. A ce propos, La Framboisière, médecin de Louis XIII, est très explicite dans son vieux français qui, comme le latin, brave dans les mots l’honnêteté ![30]

[29] Œuvres, t. IX, p. 221.

[30] Œuvres, 1613. p. 95.

La reine Catherine de Médicis, de voluptueuse mémoire, adorait les fonds d’Artichauts. Le chroniqueur L’Estoile, dans son Journal, à la date du 19 juin 1575, raconte que la Reine-mère se trouvant au repas de noces de Mlle d’Artigues, mangea tant de fonds d’Artichauts qu’elle « cuida crever », dit-il peu respectueusement. Connaissant son faible on a dû lui servir souvent son mets favori. Deux menus de grands festins que la reine Catherine a honorés de sa présence nous en donnent la preuve. En juin 1549, les échevins de la Ville de Paris lui offrirent un splendide repas dans le Parloir-aux-Bourgeois ; on y consomma douze douzaines d’Artichauts, à 6 livres la douzaine[31]. Le 28 août 1563, la reine visitait Falaise, on lui servit un grand dîner maigre et le compte de dépenses marque pour légumes et fruits : Artichauts 6 sols, Pois chiches 4 sols, Oranges 5 sols[32].

[31] Cimber et Danjou, Archives curieuses, t. III, p. 418.

[32] Ferrière-Percy (de la), Journal de la Comtesse de Sanzay, p. 125.

L’origine des variétés de Cardons et d’Artichauts est obscure et incertaine. Il en est de même d’ailleurs pour toutes les anciennes variétés de plantes horticoles et l’usage de les distinguer par des noms particuliers est assez moderne.

La variété dite Cardon de Tours est très ancienne. Quoique épineuse, elle était déjà préférée, au XVIIe siècle, au Cardon d’Espagne.

Le Cardon inerme ou sans épines a fait son apparition vers 1800. Le Bon Jardinier de 1801 le cite pour la première fois comme une nouveauté due à un jardinier français.

Le Cardon plein sans épines, à côtes rougeâtres a été mis au commerce vers 1819 par Vilmorin qui l’avait reçu de M. de Lacour-Gouffé, directeur du Jardin botanique de Marseille. Le Cardon Puvis, introduit dans les cultures parisiennes en 1841, fut communiqué à M. de Vilmorin par le savant agronome qui lui a donné son nom.

Bauhin, au commencement du XVIIe siècle, se contentait de distinguer les races d’Artichauts par la forme conique ou globuleuse des têtes ou par le coloris vert ou violet des écailles. Il y avait déjà des races précoces. Le Jardinier françois (1651) ne connaît que deux sortes : le vert et le violet. La Quintinie cultivait, en plus, le rouge.

L’Ecole du Potager, par de Combles (1749), qui est le plus ancien ouvrage spécial sur la culture potagère, admet cinq variétés : le blanc, le vert, le violet, le rouge et le Sucré de Gênes. Le vert, dit-il, a les têtes très grosses et est le plus répandu sur les marchés. Cette variété était sans doute analogue à l’Artichaut gros vert de Laon, l’Artichaut français par excellence dont le nom paraît vers la fin du XVIIIe siècle[33]. Gerarde, auteur anglais (1596), connaissait deux variétés, une d’origine française, à capitule conique et la variété Globe, la plus populaire en Angleterre. Miller, en 1732, ne cite encore que ces mêmes variétés : L’Artichaut de France, à tête conique, à écailles étroites, vertes et tournées en dehors et l’Artichaut rond, à écailles larges, tournées en dedans et dont la partie charnue est très épaisse. On la préfère beaucoup à l’autre, dit-il.

[33] Soupers de la Cour (1778), t. II, p. 210.

L’Artichaut gros camus de Bretagne a été introduit dans les environs de Paris vers 1810 par M. Féburier, agronome de Versailles, et propagé par les maisons Tollard et Vilmorin.

La culture ancienne du Cardon différait beaucoup de celle pratiquée de nos jours. Olivier de Serres, au XVIe siècle, ne connaissait d’autre méthode que celle des Anciens : « La plante qu’on veut blanchir est premièrement deschargée du superflu de son ramage (feuillage), coupant ses summitez à la serpe et du reste faict un botteau, lié estroitement avec des oziers en trois endroits.

« Après creusera-on une fossette, longue, estroite, profonde d’environ un pied et demi, au devant de la plante d’icelle, où sans aucunes en arracher, le botteau sera couché et couvert des rognures du ramage ; finalement la terre est remise sur le botteau et la pressant avec les pieds, par ce moyen se blanchira en trois semaines ou un mois. »

La méthode moderne est plus commode, on obtient le même résultat avec l’empaillage des pieds sur place. Ch. Estienne a reproduit, dans sa Maison rustique, tous les préjugés ridicules sur la culture des plantes et les erreurs des agronomes latins Columelle et Palladius : « Si l’on veut, dit-il, que l’Artichaut (ou Cardon) vienne sans épines, il faut frotter contre une pierre et rompre l’extrémité de la graine qui est pointue, ou mettre la graine en manière d’ente dans la racine de la Laitue. Vous aurez Artichaut de bonne senteur si vous mettez tremper la graine trois jours en jus de rose ou de lis, huile de laurier ou lavande. »

L’intéressante question de l’étymologie du mot Artichaut est incertaine. Les anciens botanistes le donnent comme dérivé de Cocalum, cône ou strobile de Pin, par allusion aux écailles imbriquées du capitule. Littré dit qu’Artichaut vient de l’arabe ardhi terre et schoki, épine.

Le mot arabe pour Artichaut : Harshaf ou Kharchioff, a été aussi mis en ligne.

Autre solution proposée par un éminent linguiste :

On peut admettre deux mots types pour les différents noms de l’Artichaut dans les langues européennes, le français Artichaut et l’italien Carciofo.

Artichaut dérive d’un mot bas-latin créé par les herboristes au XVe siècle, pour désigner le nouveau légume dont on mangeait les capitules. Ce mot néo-latin se présente chez les botanistes de la Renaissance sous les diverses formes : Articoctus, Articactus, Articoccalus, Alcocalus et autres.

Comme le montre le T final, Artichaut est sorti de la forme correcte Articoctus.

Articoctus ou Articactus peut s’expliquer par l’adverbe grec Arti préfixé au mot Cactos ou Cactus qui désignait le Chardon cultivé chez les Anciens. Le mot composé Articoctus aurait le sens de fruit de Chardon nouvellement développé, comme nous disons tête d’Artichaut.

Sont dérivés du néo-latin Articoctus tous les noms de l’Artichaut dans les langues du Nord de l’Europe : français, anglais, allemand, flamand, polonais, etc. ; le provençal Artichaou, le limousin Artijaou, le vénitien Articioco, le génois Articiocca, etc., par suite de l’influence française dans la haute Italie.

Les variantes orthographiques résultent des prononciations locales.

Le second mot type, l’italien Carciofo (qui se prononce Khartchoffo, avec l’o final presque muet), est sûrement dérivé de l’arabe Harshaf (Artichaut) qui aurait formé le nom de ce légume dans les dialectes de l’Italie centrale et méridionale, dans ceux de la Péninsule hispanique :

L’italien Carciofo ; le romain Carciofano ; le napolitain Carcioffa ; le catalan Carxofa ; la langue franque d’Alger Carchouf ; le languedocien Carchoflo. L’espagnol Alcachofa dérive aussi de Harshaf précédé de l’article arabe al. De même le portugais Alcachofra ; l’andalou Alcarcil ; le sarde, Iscarzoffa, etc.

Par exception, le sicilien Cacocciula semble dérivé directement du grec. Il serait alors un diminutif du mot Cactos[34].

[34] Bonaparte (Louis Lucien), Neo-Latin Names for « artichoke » ; London, 1885, in-8 de 7 p. (Extrait de Philosophic. Trans.).

CÉLERI

(Apium graveolens L.)

Les Céleris cultivés sont des races jardinières issues de l’Ache odorante (Apium graveolens L.), Ombellifère semi-aquatique, peut-être vénéneuse, botaniquement apparentée aux genres Persil, Berle, Ciguë, Œnanthe et autres de la tribu des Cicutées.

Parmi nos plantes potagères on ne saurait donc trouver un plus remarquable exemple des changements avantageux que peut produire la culture sur une plante sauvage dangereuse qu’elle a transformée ici en légume savoureux, très sain, quoique de digestion un peu difficile.

L’Ache ou Céleri sauvage est une herbe bisannuelle, à odeur aromatique forte et désagréable, d’une saveur âcre et brûlante ; ses feuilles luisantes, très découpées, rappellent bien l’aspect du Céleri cultivé, mais la plante sauvage est plus drageonnante, se rapprochant par là des variétés de Céleris dits à couper ; en outre, les feuilles de l’Ache ne présentent pas les côtes larges et épaisses qui rendent comestible le Céleri cultivé ni surtout le renflement bulbeux de la base de la tige du Céleri-Rave.

L’Ache odorante croît abondamment dans les endroits marécageux du littoral des mers européennes. Son aire de dispersion est très étendue comme il arrive fréquemment chez les plantes aquatiques ou semi-aquatiques qui ont une aire moyenne plus grande que les autres. L’Ache se trouve depuis la Suède au Nord jusqu’à l’Algérie au Sud ; en Egypte, en Abyssinie ; en Asie depuis le Bélouchistan jusqu’aux montagnes de l’Inde anglaise[35]. Des botanistes l’ont rencontrée en Fuégie, en Californie et dans la Nouvelle-Zélande. Elle manque à la flore parisienne.

[35] De Candolle, Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 71.

On peut suivre l’histoire du Céleri sauvage et cultivé à travers les âges.

Quoique la culture du Céleri, comme plante alimentaire, ne soit pas ancienne, l’Ache des marais qui en est incontestablement la forme sauvage avait été remarquée dès la haute antiquité et servait à divers usages. Les Grecs et les Romains l’employaient comme plante funéraire. Le moyen âge en fit une plante médicinale importante.

Enfin, au XVIe siècle, l’Ache, sous le nom italien de Céleri, devint légume.

Les commentateurs admettent que la plante nommée Selinon dont il est déjà parlé dans l’Odyssée d’Homère et plus tard chez les poètes grecs Pindare, Aristophane, Anacréon, Théocrite, est l’Ache odorante, de même que l’Eleioselinon de Théophraste et de Dioscoride. Le Céleri sauvage jouait alors un rôle dans les cérémonies funèbres. On en couronnait les morts, on en plantait sur les tombeaux, d’où le dicton « il ne lui manque plus que l’Ache » pour indiquer l’état désespéré d’un malade. Cet usage s’étendait même en dehors du monde gréco-romain. On a trouvé dans des tombeaux de l’ancienne Egypte des guirlandes composées de rameaux de Céleri entrelacés avec des pétales de Lotus bleu[36].

[36] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 78.

Dans Virgile et Horace, l’Ache porte le nom latin d’Apium. Un vers d’Horace nous apprend que l’Ache associée aux Roses et aux Lis faisait l’ornement des repas. Mais cet Apium pourrait bien être le Persil, de même que l’Ache verte donnée comme récompense en Grèce, sous forme de couronnes, aux vainqueurs des jeux Néméens.

Il est bien difficile d’identifier certains noms donnés aux plantes par les Anciens et d’en établir la concordance avec les dénominations modernes des végétaux. Les mots Selinon et Apium désignent en grec et en latin tantôt l’Ache, tantôt le Persil, autre espèce du genre Apium que nous distinguons par un nom particulier. Les Romains, si superstitieux, auraient-ils admis dans leurs festins une plante funéraire d’ailleurs malodorante et de mauvais présage ? C’est assez douteux, tandis que le Persil par son gai feuillage et son arome pouvait remplir plus agréablement le rôle de plante décorative des festins. La coutume d’orner les plats et certains mets de branches de Persil ne serait-elle pas une tradition perpétuée d’un usage antique ?

Pline et Palladius emploient encore le nom d’origine grecque Helioselinum qui veut dire Ache ou Persil de marais. Il s’agit bien du Céleri cette fois. Pline distingue l’Ache sauvage et la variété cultivée dont on fait blanchir les feuilles, dit-il, ce qui diminue beaucoup l’amertume. On ne peut cependant conclure de cette phrase que l’Ache était largement cultivée pour l’alimentation. L’Edit du maximum promulgué en 301, sous Dioclétien, qui tarifie toutes les plantes légumières mises en vente sur les marchés de l’empire romain, ne mentionne pas le Céleri. L’antiquité avait d’ailleurs une autre Ombellifère très voisine pour remplacer l’Ache des jardins, c’était le Maceron (Smyrnium Olus-atrum L.), plante aujourd’hui disparue des jardins. Bien qu’inférieur en qualité au Céleri, le Maceron a été pendant plus de quinze siècles l’objet d’une culture importante. On a consommé, jusqu’au XVIe siècle, ses feuilles, ses pétioles blanchis à la façon du Céleri et ses racines volumineuses en guise de Céleri-Rave. Toutefois l’art culinaire a pu se servir très anciennement, comme condiment, de quelques variétés d’Ache adoucies par la culture ou naturellement dépourvues d’âcreté, car on a remarqué une grande diversité de saveur dans l’Ache sauvage. Le botaniste Forster dit que les matelots du capitaine Cook ont employé l’Ache comme plante antiscorbutique lorsque ce navigateur explora la Nouvelle-Zélande, ce qui indique qu’elle n’est pas toujours vénéneuse.

L’Ache reparaît au moyen âge sous la forme de plante médicinale très estimée. On lui reconnaît des propriétés médicamenteuses contre les opilations, c’est-à-dire les obstructions des conduits naturels. Jusqu’à une époque assez rapprochée de nous, le Céleri sauvage a passé pour être un fondant et un diurétique. D’après l’Hortulus du moine Strabo (IXe siècle), P. de Crescence (XIIIe siècle), Barthélemy de Glanville (XIVe siècle), le Jardin de Santé, le Grant Herbier (XVe siècle) : la commune Ache ouvre les conduits du foie et de la rate, fait bien uriner, brise la pierre et la gravelle, vaut contre jaunisse, hydropisie, morsure de bêtes venimeuses, etc.

Avec tant de qualités il n’est pas étonnant que l’on ait planté l’Ache dans tous les jardins. Toutefois, personne ne paraît l’avoir cultivée comme plante potagère avant le milieu du XVIe siècle, et encore tous les botanistes de la Renaissance : Fuchs (1542), Tragus (1552), Matthiole (1558), Dodoens (1583), Dalechamps (1587), Camerarius (1588), Pena et Lobel (1570), Gerarde (1591), Clusius (1601), ne connaissent que l’Ache médicinale. Même le nom donné par Bauhin au Céleri : Apium vulgare ingratus (sic) n’indique pas que l’on en faisait grand cas pour la cuisine au commencement du XVIIe siècle.

Pendant ces mille ans de culture à titre de plante médicinale, le type varia peu sans doute, cependant l’« ébranlement » finit par se produire et donna naissance aux variétés de Céleris alimentaires.

Le Céleri creux ou Céleri à couper, encore très voisin de la forme sauvage, est la première amélioration obtenue par la culture. Dans cet état, la plante a perdu l’odeur repoussante et l’âcreté qui la rendaient suspecte, mais les tiges sont creuses et filandreuses. On utilise seulement les feuilles et les tendres sommités pour assaisonner les bouillons, ragoûts et comme fourniture de salade.

Bruyerin-Champier (De re Cibaria, 1562), signale l’emploi du Céleri creux dans la cuisine comme plante condimentaire aromatique. Les différentes éditions de la Maison rustique, de Ch. Estienne, mentionnent aussi le Céleri creux, non au chapitre des plantes potagères, mais avec les fines herbes. Olivier de Serres (1600) ne connaissait pas davantage les grandes variétés à côtes, c’est-à-dire à pétioles devenus charnus et tendres après blanchiment. Il cite l’Ache des jardins avec le Persil, Cerfeuil et autres herbes destinées aux assaisonnements.

L’apparition du mot Céleri dans la langue horticole ou culinaire coïncide justement avec l’introduction des variétés de Céleri à côtes pleines, originaires d’Italie, et les seules véritablement comestibles.

Dans ce nouveau perfectionnement du Céleri creux ou à couper, ce sont les pétioles creusés en gouttières qui ont pris un développement anormal et constituent les « côtes » de Céleris ; en même temps, la partie inférieure de la tige sur laquelle s’insèrent ces pétioles modifiés a grossi proportionnellement de manière à former ce qu’on appelle le « cœur » du Céleri[37].

[37] Duchartre, Journ. Soc. nat. Hortic. Fr. 1885, p. 674.

Selon Targioni-Tozetti, auteur autorisé, on cultivait le Céleri en Italie, pour la table, dès le XVIe siècle. Comme tous les méridionaux, les Italiens ont toujours eu un goût prononcé pour les herbes à forte saveur. La longue culture de l’Ache pour usages médicinaux a pu leur suggérer l’idée d’employer dans la cuisine une plante aussi fortement aromatique, mais on va voir que, même au XVIe siècle, le Céleri était loin d’être un légume populaire en Italie. Le poète Alamanni (chant V de sa Cultivazione, qu’il termina en 1546) note l’Apium comme plante médicinale et adresse des louanges à un autre végétal Ombellifère de genre voisin, au Macerone. Ainsi le Maceron était alors cultivé en Toscane de préférence au Céleri. Vers le même temps, Soderini et Agostino Riccio (1596) disent : « Le Céleri (Sedano) n’est guère en usage dans la cité de Florence ».[38] En Angleterre, Parkinson (1629) considère le « Sellery » comme une rareté. Mais du temps de Ray (1686) il était bien connu. Cet auteur montre que la culture du Céleri a commencé en Italie et s’est étendue graduellement à la France et à l’Angleterre. Selon Van den Groen, le « Seleri » était assez répandu en 1669 dans le Brabant.

[38] Cenni storici, 2e éd., p. 50.

En France, d’après le Catalogue de Guy de la Brosse, on cultivait en 1641 au Jardin royal des plantes de Paris, en même temps que l’Ache sauvage, l’Apium Italorum seu Celerum c’est-à-dire l’Ache des Italiens ou Céleri. Le Jardinier françois (1651) cite le « Sceleri » d’Italie parmi les salades. Mais, mieux que les auteurs horticoles, les livres de cuisine nous renseignent sur l’emploi alimentaire des variétés primitives de Céleris à côtes qui paraissent avoir été recherchées d’abord comme friandise, après préparation spéciale.

Le fameux Cuisinier françois de La Varenne (1651) attache peu d’importance au Céleri ; c’est pour lui un entremets de carême qui se mange cru ou cuit avec huile, poivre et sel. Un autre traité très estimé : Le Maître d’Hôtel (1659) s’étend plus longuement sur le « Sellery » des Italiens, qu’il appelle aussi Apuy, nom évidemment dérivé de l’Apium latin.

Il donne une seule recette qui est très curieuse : « Prenez des cottons (côtes) d’Apuy bien blancs, ratissez-les comme des raves et coupez-les en longueur environ de six doigts. Liez-les par petites bottes et faites-les cuire dans l’eau avec un peu de sel. Lorsqu’ils seront cuits tirez et égouttez. Faites-les ensuite sécher entre deux serviettes : étant secs, dressez-les sur une assiette et garnissez-la de citrons, de grenades et betteraves cuites. »

Comme on le voit, le Céleri n’avait pas dans la cuisine ancienne l’importance qu’il a prise de nos jours. Il a fallu qu’une sélection prolongée perfectionnât les variétés primitives, à côtes trop maigres et à cœurs peu fournis pour que ce légume puisse entrer dans les préparations culinaires sérieuses.

L’idéal était d’obtenir des races non drageonnantes, à côtes nombreuses, serrées, épaisses, à chair ferme et cassante, non filandreuse et à cœur très plein.

Ces améliorations, qui se poursuivent encore aujourd’hui, commencèrent vers le XVIIIe siècle.

Alors on ne se contenta plus de manger le Céleri en hors-d’œuvre ou en salade ; les cuisiniers purent l’accommoder au jus, en ragoût, à la sauce blanche.

Dès l’époque de La Quintinie, qui décéda en 1690, on connaissait les divers procédés destinés à attendrir ce légume par l’étiolat : buttage, empaillage. Le jardinier de Louis XIV pratiquait déjà la culture en tranchées. Il ne connaissait qu’une sorte de Céleri. Nous sommes plus riches. En 1904, la 3e édition des Plantes potagères de Vilmorin-Andrieux décrivait plus de 30 variétés suffisamment distinctes ; les différences portant surtout sur les découpures des feuilles, la grosseur et la couleur des pétioles, la taille et la vigueur de la plante.

Les variétés anglaises et américaines sont innombrables.

Nous n’avons pas trouvé de noms ni de représentations iconographiques des variétés primitives de Céleri à côtes. De Combles cite le Céleri long ou tendre, le Céleri court ou dur, enfin le Céleri plein qui ne différait du long que par sa côte pleine et charnue. Les deux premières sortes avaient leurs côtes creuses[39].

[39] Ecole du Jardin Potager, 1749, t. I, p. 321.

Malgré ce défaut, c’est le Céleri long qui a été le plus cultivé, à cause de sa grandeur, du moins jusqu’aux premières années du XIXe siècle. On reprochait au Céleri plein, mal fixé et dur, de dégénérer facilement. Pourtant le catalogue d’Andrieux pour 1778 annonce d’abord le Céleri plein, ensuite le panaché rose. Toutes ces sortes, éliminées par d’autres plus perfectionnées, furent remplacées par un C. plein blanc qu’on améliora encore et qui fut le plus généralement cultivé dans la région parisienne pendant le cours du siècle dernier. Le Bon Jardinier de 1812 signale un C. turc, variété nouvelle originaire de Prusse. C’était une sous-variété du plein commun mais à côtes plus charnues, plus tendres, d’une saveur moins aromatique ; elle figurait sur les catalogues de Vilmorin depuis 20 ans. Le C. turc a été beaucoup cultivé ; vers 1890 on le disait à peu près disparu.

D’après les ouvrages horticoles du temps, on cultivait, vers 1825, le grand Céleri long, le plein blanc, le turc, le nain frisé. Le Bon Jardinier de 1825, place au premier rang le plein blanc, puis le turc, le frisé et quelques variétés nouvelles à côtes colorées ; le plein rouge, le plein rose, le gros violet de Touraine. Ce dernier est resté dans les cultures ; il a produit une multitude de sous-variétés colorées. Vers 1830, il passait pour le plus remarquable des Céleris par l’épaisseur de ses côtes et le volume entier de la plante. Nous avons maintenant un Céleri violet à grosse côte (Vilmorin 1895), issu du Céleri Pascal ; un Céleri plein doré à côte rose (Vilm. 1896) et beaucoup d’autres Céleris colorés d’origine anglaise. Il est à noter que l’Ache sauvage des terrains salés des bords de la mer, son habitat préféré, présente souvent aussi un coloris intense rouge ou violet.

Dans la seconde moitié du siècle dernier, les maraîchers parisiens avaient adopté et estimaient beaucoup le C. court hâtif, à cœur très plein, qu’ils appelaient à tort Céleri turc, nom qui doit être réservé à une forte variété du C. plein blanc.

Les anciennes variétés de Céleris avaient gardé de l’état sauvage une fâcheuse tendance à émettre des rejets ou bourgeons adventifs, au grand détriment de la grosseur des parties comestibles : le cœur et les côtes ; aussi les semeurs s’appliquèrent-ils à produire des races sans drageons. Vilmorin annonçait en 1877, comme une amélioration notable, son C. plein blanc court à grosse côte ne drageonnant pas.

Un autre desideratum était d’obtenir l’étiolat naturel du Céleri, car le blanchiment a l’inconvénient de faire souvent pourrir les plantes.

On doit à un habile maraîcher d’Issy (Seine), M. G. Chemin, un C. plein blanc doré Chemin dont les côtes prennent naturellement une teinte jaune pâle de sorte que ce Céleri n’a besoin d’être soumis que peu de temps à l’étiolat. Cette nouvelle race, trouvée et sélectionnée par M. Chemin en 1875, fut mise au commerce en 1885, date de l’introduction d’un Céleri analogue, le C. plein blanc d’Amérique à côtes naturellement blanches et intéressant par la teinte argentée de son feuillage.

Une nouveauté de 1890, le C. Pascal, à côtes vertes, mais très tendres et blanchissant facilement, réunit peut-être toutes les conditions requises pour un Céleri parfait : étiolat rapide, côtes épaisses et charnues, longue conservation.

Quelle piteuse figure ferait le Céleri cultivé il y a 200 ans par La Quintinie à côté de ce produit perfectionné !

Chez d’autres sortes, la variation a modifié aussi le feuillage qui est devenu curieusement découpé comme dans le C. Corne de Cerf (1891), le C. plein à feuille de Fougère (Vilm. 1894) ; ou bien frisé dans le C. plein blanc doré et frisé (Rivoire, 1906).

Il y a des races géantes, moyennes, courtes et naines. Parmi ces dernières, citons un Céleri de fantaisie, le C. Scarole (Forgeot, 1886) qui ne dépasse pas 10 à 12 centimètres de hauteur.

Céleri-Rave.

Un second type de Céleri, dont l’importance n’est pas moindre pour l’art culinaire, le Céleri-Rave, est celui qui a été le plus profondément modifié par cette mystérieuse faculté qu’ont les plantes de varier sous l’influence de la culture. Ici, les pétioles creux et amers, comme à l’état sauvage, sont inutilisables. La variation s’est portée sur la base de la tige et le haut de la racine amenant un développement anormal de ces parties de la plante qui se sont réunies pour former une tubérosité à chair moelleuse constituant un mets très fin.

Contrairement à l’opinion généralement admise, le Céleri-Rave est plus ancien que le Céleri à côte. Ce qui l’a fait croire d’origine récente, c’est que sa culture a toujours été localisée et peu étendue. Les marchés ne le reçoivent que depuis un petit nombre d’années.

Les Anciens, qui consommaient les racines moins succulentes du Maceron, n’ont pas eu l’idée de développer la souche déjà volumineuse du Céleri sauvage pour la rendre comestible. Qui pourra jamais dire où et quand s’est fait ce perfectionnement ?

Quelques botanistes de la Renaissance, en particulier Ruellius (De naturâ stirpium, 1536) témoignent que l’on mangeait de leur temps la racine de l’Ache soit crue, soit cuite. L’Italie a probablement commencé la culture de ce légume. Le savant Porta dit avoir vu le Céleri-Rave qu’il appelle Apium capitatum dans les jardins de Theano, Santa-Agatha et autres lieux en Apulie. Il décrit le bulbe comme étant de la grosseur de la tête d’un homme, et d’un goût doux, agréable et parfumé[40].

[40] Villæ libri XII, 1592.

Le botaniste Rauwolf, qui voyageait en Orient en 1573, parle de l’Eppich — nom germanique de l’Ache — dont on mangeait les racines après cuisson, avec sel et poivre, à Tripoli, et à Alep en Syrie[41].

[41] Gronowius, Orient. 1755, p. 35.

Bauhin cite un Selinum tuberosum qui est incontestablement le Céleri-Rave. Au milieu du XVIIe siècle, le Cuisinier françois de La Varenne et les autres traités similaires donnent des recettes culinaires pour la préparation de la racine de Céleri. On la mangeait surtout en salade. Puis ce légume passe de mode et s’éclipse au point que De Combles parlant en 1749 du Céleri à grosse racine, pouvait dire : « Ce Céleri n’est guère cultivé en France, mais on en fait grand cas en Allemagne et on a raison ; il n’y a point de soupe, ni presque de ragoût où on ne l’emploie ». Cependant la culture du Céleri-Rave n’a jamais été abandonnée dans le Nord et l’Est de la France. Il y a 60 ans, Victor Pâquet, publiciste horticole, d’origine normande, affirmait que le Céleri-Rave a été très anciennement cultivé dans le Bessin normand où on le connaissait sous les vieux noms de Persil de marais ou de Sellery-Navet[42].

[42] Traité, 1846, p. 208.

En Angleterre, le Céleri-Rave (Celeriac) a été introduit très tard. Switzer, auteur horticole qui écrivait en 1729, ne le connaissait que par ouï dire. Plus tard encore, Miller le disait peu répandu. Comme en France, ce légume n’a fait son apparition sur les marchés anglais que depuis peu de temps.

Le Céleri-Rave était si peu cultivé, vers la fin du XVIIIe siècle, que les catalogues de Vilmorin, le Bon Jardinier, etc. le considèrent comme à peu près nouveau. Le grainier Tollard disait en 1805 : « Le Céleri à grosse racine est un excellent légume trop peu connu en France »[43]. C’était alors ce que nous appelons un légume de fantaisie ; quelques amateurs recherchaient les sous-variétés à bulbes veinés de rouge et de violet. Il faut dire que la masse charnue comestible du Céleri-Rave ancien était racineuse, irrégulière, branchue ou fourchue. A la longue on est arrivé à former des races à bulbes réguliers ou sphériques, lisses et nets, peu feuillus.

[43] Traité des végétaux, 1re éd. (1805).

Ce sont les Allemands qui ont perfectionné le Céleri-Rave, que Tollard croyait même né dans leur pays. Le Céleri-Rave d’Erfurt, à souche beaucoup plus nette et régulière que celle de la race commune, est mentionné pour la première fois dans le Bon Jardinier de 1857. Une autre sorte d’origine allemande, s’appelle Céleri-Rave Géant de Prague, à cause de sa pomme énorme. La variété Lisse amélioré de Paris est une obtention des habiles maraîchers parisiens.

Nous avons dit plus haut que le mot Céleri ne se rencontrait pas avant le XVIIe siècle. Pourtant M. Léopold Delisles a trouvé un exemple unique fort ancien dans ses recherches sur la condition de la classe agricole en Normandie au moyen âge.

L’Ache figure dans un compte de l’Hôtel-Dieu d’Evreux, en 1419 ; elle y est appelée Scellerin[44].

[44] Etudes sur la condition de la classe agricole, éd. 1903, p. 496.

Céleri paraît bien dérivé par altération de Selinon, le mot grec pour Ache ou Persil, latinisé en Selinum, puis Selina, Seleni et enfin Céleri emprunté de l’italien. D’après les anciens glossaires latin-roman : Selinum id est Apium (Selinum c’est l’Ache). Le radical est d’ailleurs toujours conservé dans l’orthographe ancienne : Sellery, Scelleri, etc.

Quant au mot Ache, il vient de l’Apium latin ou plutôt celte dont l’étymologie est tirée des lieux aquatiques que cette plante préfère : apon, eau en celte (même racine que aqua, eau en latin). Apium a fait Ache après avoir passé par les intermédiaires Apcha, Apche, Ache.

La grande diversité des noms de l’Ache odorante : grec Selinon, latin Apium, anglais Smallage, arabe Asalis, égyptien Kerafs, chinois Ch’intsaï, etc., indique que cette plante a été cultivée ou employée isolément, à une date très ancienne, dans des contrées différentes, tandis que le mot Céleri à peine modifié, comme dans la plupart des langues européennes, démontre l’extension récente d’une variété comestible.

L’aptitude à la variation paraît être faible chez l’Ache devenue si tard plante potagère. En somme, sauf chez le Céleri-Rave qui a subi une transformation remarquable, les modifications du type n’ont pas été profondes dans les Céleris à côtes. Miller a essayé autrefois, en Angleterre, de transformer l’Ache sauvage en Céleri comestible. Il lui a été impossible de déterminer l’ébranlement nécessaire à la production des variétés. Sa culture en terreau pur tenu constamment humide et ses semis successifs pendant de longues années ne lui ont jamais donné que de l’Ache d’un superbe développement.

CHAMPIGNON DE COUCHE

(Agaricus campestris L.)

Le Champignon de couche est devenu depuis une centaine d’années surtout un condiment indispensable dans la cuisine moderne pour les ragoûts et autres préparations culinaires auxquels il communique son arome spécial très apprécié.

Ce Champignon, le seul que l’on puisse produire artificiellement d’une manière régulière, appartient au genre Agaric. On l’appelle Agaric champêtre, Pratelle, Potiron, Mousseron, etc., lorsqu’il est à l’état sauvage. Comme beaucoup de Cryptogames, il vit sur les matières végétales en décomposition. On le trouve, à l’état spontané, dans les prairies sèches où paît le bétail, sur les accotements gazonnés des routes et il est probable que de temps immémorial les gens de la campagne ont connu ses qualités alimentaires. Horace vantant les Fungi patenses[45], à son avis les meilleurs Champignons, entendait évidemment parler de l’Agaric champêtre récolté à l’état naturel, car l’origine de la production artificielle de ce Champignon est relativement récente.

[45] Satires, II, 5, 20.

Nous n’avons pas trouvé trace d’une culture de Champignon de couche avant le commencement du XVIIe siècle. Olivier de Serres (1600) doit être, ce nous semble, le premier auteur qui en ait parlé[46].

[46] Théâtre d’Agriculture, 1600, p. 563.

Ce sont les maraîchers parisiens qui l’ont commencée et, bien qu’elle se soit beaucoup étendue depuis un siècle, Paris est resté le centre de l’industrie essentiellement française du Champignon de couche.

Le point de départ peut se deviner : les maraîchers primeuristes voyaient fréquemment leurs couches à Melons envahies, à l’automne, par des « volées » d’excellents Champignons comestibles nés spontanément dans le fumier à demi décomposé, qui est le substratum préféré de l’Agaric champêtre. L’intelligence des cultivateurs parisiens devait tirer parti de cette bonne aubaine. Les maraîchers s’ingénièrent à reproduire d’une manière régulière ce qui n’était qu’un accident heureux. Néanmoins le mode de reproduction du Champignon étant demeuré longtemps inconnu, il se passa un certain laps de temps avant qu’une culture sérieuse fût établie.

Les opinions anciennes sur la nature des Champignons étaient fort erronées. On croyait que ces végétaux naissaient sans semences, résultat de la putréfaction de substances animales et végétales ou mis au monde par les tonnerres d’automne, comme le disait le savant anglais Evelyn au XVIIe siècle. Aussi semble-t-il que la culture primitive attendait surtout du hasard la production du Champignon de couche.

C’est ce que l’on voit au XVIIe siècle, dans les ouvrages horticoles qui parlent incidemment des couches à Champignons de plein air, dressées en tranchées à l’automne, recouvertes de deux ou trois doigts d’épaisseur de terre fine et sur lesquelles on pouvait espérer récolter quelques volées de Champignons plusieurs mois après leur établissement.

Les cultivateurs qui avaient l’habitude de jeter sur les couches « les épluchures de Champignons et l’eau dans laquelle ont été lavés ceux qu’on apprête à la cuisine » montraient déjà un certain esprit scientifique. C’est la culture enseignée par le Jardinier françois (1651).

A la fin du XVIIe siècle, la consommation du Champignon de couche était déjà assez grande dans la ville de Paris pour que le voyageur anglais Lister qui visita notre capitale en 1698, consacre un long passage de son Journal à cette culture inconnue en Angleterre : « Il n’y a rien que les François aiment autant que les Champignons. On en a tous les jours et tant que dure l’hiver, en abondance et de tout frais. J’en fus surpris, et je ne me figurois pas d’où ils venoient, jusqu’à ce que je sçusse qu’on les faisoit venir sur couche dans les jardins.

« De ces Champignons forcés, on en a nombre de récoltes dans l’année ; mais pour les mois d’août, de septembre et d’octobre, où ils poussent naturellement en pleine terre, on n’en fait pas sur couches.

« En dehors de la barrière de Vaugirard, et je l’ai vu, on creuse dans les champs et les jardins des tranchées que l’on remplit de fumier de cheval, à deux ou trois pieds de profondeur ; on rejette dessus la terre qu’on en a tirée, qu’on dispose en talus élevé et l’on recouvre le tout de fumier pailleux de cheval. Les Champignons poussent là-dessus après la pluie, et si la pluie ne tombe pas, on arrose ces couches tous les jours même en hiver.

« Six jours après qu’ils ont commencé à se montrer on les récolte pour le marché. Il y a des couches qui en donnent beaucoup et d’autres qui n’en donnent guère, ce qui prouve qu’ils proviennent de semences dans le terrain, car toutes ces couches sont faites de même.

« Un jardinier me disoit que l’année précédente un arpent de terrain ainsi cultivé lui avoit fait perdre cent écus ; mais ordinairement cette culture est aussi profitable qu’aucune autre[47]. »

[47] Voyage de Lister, trad. Sermizelles, p. 139.

Quelques années plus tard, la culture parisienne du Champignon de couche paraît singulièrement perfectionnée. En 1707, le botaniste Tournefort présenta à l’Académie royale des Sciences un remarquable mémoire sur cette spécialité horticole[48]. Nous y voyons que déjà les expressions techniques du métier de champignonniste sont en usage. La préparation assez compliquée du fumier se fait à peu près comme de nos jours. On sait alors que le blanc peut reproduire le végétal Cryptogame dont le Champignon n’est que la fructification. Le botaniste Marchant père avait démontré en 1678 devant l’Académie des Sciences que les filaments blancs qui se développent dans le fumier sont les germes reproducteurs du Champignon. Dès ce moment on pratiquait le lardage des meules au moyen de mises de blanc en galettes et on connaissait aussi sous son nom actuel l’opération du gobetage qui consiste à recouvrir la meule lardée d’une mince couche de terre maigre et salpétrée que l’on bat ensuite avec le dos d’une petite pelle de bois nommée taloche.

[48] Mém. Acad. roy. des Sciences, 1707, pp. 58-66.

Les champignonnistes, qui prononcent goptage, ont emprunté ce terme à l’art du maçon : gobeter, c’est crépir en faisant entrer le plâtre, le mortier, dans les joints avec le plat de la truelle.

Cinquante ans plus tard on constate encore de nouveaux progrès[49]. Les couches montées par les champignonnistes s’appellent meules. A la culture du Champignon de couche à l’air libre s’adjoint alors celle pratiquée dans les caves ou celliers ; ensuite dans les carrières souterraines de Paris. La consommation du Champignon n’est devenue considérable que depuis cette dernière innovation qui a transformé en véritable industrie la culture relativement peu importante des maraîchers.

[49] De Combles, L’Ecole du Potager (1749), t. I, p. 351.

Ceux qui se spécialisèrent devinrent des champignonnistes. Ils s’installèrent dans les carrières abandonnées creusées dans le calcaire grossier du bassin parisien. Ces carrières souterraines, nombreuses sur la rive gauche de la Seine, ont été creusées à des époques indéterminées pour la construction de Paris. Elles offraient les meilleures conditions d’égalité de température et d’obscurité requises pour la culture commerciale du Champignon.

Victor Pâquet, auteur horticole en général bien informé, semble attribuer l’invention de la culture du Champignon en carrière à un jardinier parisien nommé Chambry lequel aurait vécu au commencement du XIXe siècle[50]. Dans un autre ouvrage, le même écrivain dit qu’un réfractaire, vers 1812 ou 1813, cultiva le premier des Champignons dans une carrière parisienne où il s’était réfugié pour se soustraire au service militaire[51]. Nous ignorons si cet innovateur est le Chambry précédemment nommé. Les champignonnistes que nous avons consultés n’ont pas conservé de souvenirs traditionnels sur l’événement rapporté par Victor Pâquet. Ils n’ont pas oublié cependant les noms des premiers spécialistes qui s’établirent dans les carrières à ciel couvert de Paris. D’ailleurs, parmi les principaux champignonnistes parisiens actuels, un certain nombre sont les descendants des fondateurs de cette industrie.

[50] Traité de culture potagère (1846), p. 211.

[51] Traité de culture des Champignons (1847), p. 165.

D’après des renseignements que nous devons à l’obligeante amitié de M. Curé, secrétaire général du Syndicat des maraîchers parisiens, les premières carrières où cette culture fut établie sont celles de Passy, probablement même sous l’emplacement du Palais du Trocadéro, et celles de Montrouge dans les Catacombes (13e et 14e arrondissements). Cela remonterait au premier quart du XIXe siècle.

Les premiers spécialistes qui ont réussi, tant à Passy qu’à Montrouge, appartiennent aux familles Heurtot et Legrain ; Marchand dans le XIIIe arrondissement du côté de la Maison-Blanche ; à Vaugirard un nommé Daniel, dont la famille n’existe plus dans la corporation. Il en est de même pour Arbot, des carrières de Montrouge et de Châtillon.

On peut citer comme ayant suivi ces précurseurs les noms des Moulin, Buvin, Gérard, Brique, Souland, Tarenne.

Depuis, beaucoup de familles nouvelles ont créé d’autres exploitations dans la banlieue parisienne. Celles de Nanterre, Houilles, Carrières Saint-Denis, Livry, Montesson, Romainville, Noisy-le-Sec, Bagneux, Vaux, Triel, etc., sont plus récentes ; de même les champignonnières de la grande banlieue : celles de la vallée de l’Oise, à Méry, aux environs de Creil et de Méru (Oise). La région Nord comprend de nombreuses champignonnières installées dans les anciennes carrières à plâtre de Franconville, d’Ecouen, de Montmorency. D’autres, enfin, sur la rive gauche de la Seine, dans la craie blanche qui fournit le blanc de Meudon.

La vente du Champignon de couche à Paris et la fabrication des conserves destinées à l’étranger ont pris de nos jours une considérable extension.

La production quotidienne des champignonnières parisiennes atteindrait 25.000 kilogrammes, en pleine saison. On estime à dix millions de francs le produit annuel de la vente du Champignon de couche cultivé à Paris et aux environs. Dans le seul département de la Seine, la corporation des champignonnistes compte 250 patrons qui emploient plus de mille ouvriers. Il en résulte que toutes les carrières souterraines de la région parisienne où l’extraction de la pierre a cessé, et même celles en état d’exploitation, sont occupées par des champignonnistes, ces hommes étant parfois autant carriers que champignonnistes.

Appartient à l’histoire du Champignon de couche, la production scientifique du blanc par le semis des spores effectuée à l’Institut Pasteur. Ce procédé permet de livrer au champignonniste le blanc vierge stérilisé en tubes bouchés ou en plaques comprimées.

C’est M. le Dr Répin, de l’Institut Pasteur, qui a trouvé le moyen pratique de faire des semis et du blanc vierge. Vers 1893 le Dr Répin céda à la maison Vilmorin son procédé de culture en tablettes de fumier comprimé. Dans les cultures de Reuilly on sélectionne et on isole trois types principaux : le blanc, le blond, le gris. On peut donc aujourd’hui semer, planter, sélectionner le Champignon de couche comme tous les autres végétaux.

CHOU

(Brassica oleracea L.)

Cette plante potagère si vulgaire appartient à la végétation indigène. On trouve le Chou, à l’état sauvage, sur les rivages maritimes de la Normandie, à Jersey, dans la Charente-Inférieure, sur les côtes de l’Angleterre méridionale et de l’Irlande, en Danemark. Il existe encore près de Nice, de Gênes et de Lucques. Trois autres formes voisines, vivaces et presque ligneuses, habitent aussi la région méditerranéenne ; le Brassica balearica Pers. des Iles Baléares ; le B. insularis Moris, de la Sardaigne ; le B. cretica Lamk. de la Grèce, qui ont pu contribuer, par l’hybridation, à la formation des variétés actuellement existantes.

Le type sauvage, d’où sont issues les nombreuses variétés et sous-variétés de Choux cultivés est une plante herbacée, vivace, bisannuelle ou trisannuelle, de 60 centimètres à 1 mètre de hauteur, rameuse, à feuilles épaisses, glauques, lobées, sinuées-ondulées. La fleur, qui est blanche ou jaune pâle, la silique et les graines présentent exactement les mêmes caractères dans le Chou sauvage et les variétés de Choux cultivés, mais là se borne la ressemblance. Plus de 4000 ans de culture et l’influence de la sélection, ont singulièrement modifié la descendance du type primitif : aussi le touriste peu familier avec la botanique ne saurait reconnaître l’ancêtre des Choux potagers dans l’herbe Crucifère qui végète sur les falaises normandes et les rochers calcaires de la Méditerranée.

Comment cette plante assez peu remarquable a-t-elle pu donner naissance aux nombreuses races de Choux cultivés : Choux pommés, Choux de Bruxelles, Choux-fleurs, Choux-Raves, Choux rouges, Choux fourragers et autres, si éloignés du type sauvage, si différentes entre elles par le mode de disposition des tiges et des feuilles, par la forme, la couleur, la taille, l’aspect général ?

La variabilité a produit ce phénomène.

Il n’y a peut-être pas d’espèce végétale qui possède autant de tendance à la variation que le Brassica oleracea, d’où le grand nombre des races et sous-variétés de Choux potagers et leur polymorphisme.

Dans les Choux pommés, la tige a été atrophiée ; les feuilles se sont imbriquées pour former une tête ou « pomme » plus ou moins serrée. D’autres races, au contraire, ne pomment pas : ce sont les Choux verts ou Choux fourragers, aux feuilles amples et détachées et les Choux frisés. Le développement des bourgeons latéraux, situés à l’aisselle des feuilles, a donné naissance au Chou de Bruxelles. Dans les Choux-Raves ou Choux de Siam, la partie inférieure de la tige s’est renflée au-dessus du sol, en bulbe volumineux et comestible. Les Choux-fleurs et les Brocolis sont le produit du développement anormal des organes floraux gorgés de sucs et de la fasciation qui a élargi les rameaux. Et combien d’autres modifications curieuses : Chou moëllier, Chou à grosses côtes, Chou rouge, etc.

Cette faculté de variation du B. oleracea n’est pas encore épuisée. Le Chou de Bruxelles n’est connu que depuis une centaine d’années. En 1885, Carrière signalait l’apparition d’une forme nouvelle de ce Chou, à feuilles et à pommes rouge-violet, trouvée dans une culture de Choux de Bruxelles, à Rosny-sous-Bois, localité des environs de Paris où l’on cultive en grand cette race si originale[52].

[52] Rev. hortic., 1885, p. 477 ; 1896, p. 259.

La culture du Chou remonte à l’époque préhistorique. L’homme primitif, dont la principale occupation était la recherche des aliments, sut découvrir les qualités nutritives de ce végétal. Naturellement, la cueillette des feuilles de la plante sauvage précéda sa domestication. Cultivé ensuite dans le voisinage des habitations, où le sol est toujours saturé de détritus organiques, le Chou, auquel les engrais azotés sont favorables, ne tarda pas à s’améliorer.

D’après la distribution géographique de l’espèce et les données linguistiques, c’est en Europe que les innombrables variétés de Choux se sont formées. En effet, les noms du Chou sont nombreux dans les langues européennes, et rares ou modernes dans les asiatiques[53]. Les noms européens se rattachent à quatre racines distinctes et anciennes :

[53] Alph. de Candolle, Orig. des pl. cultivées, 4e éd., p. 67.

Caulos, en grec, tige de légume, Caulis, tige et Chou, chez les Latins. De là viennent le Chou des Français, le Cavolo des Italiens, Col des Espagnols, Kohl des Allemands, Kale des Anglais, etc.

Kap, Cab, qui signifie tête dans les langues celtiques comme caput en latin ; cette racine a donné Chou Cabus, Cabbage des Anglais.

Bresic, Brassic, dont l’origine est celte et latine ; ce nom est conservé dans le Brassica latin, et sans doute dans les Berza et Verza des Espagnols et des Portugais.

Krambai et Crambe des Grecs et des Latins. Ce nom a été appliqué au Chou marin (Crambe maritima L.) qui n’est pas un Chou, mais une autre Crucifère comestible.

Théophraste (300 ans avant Jésus-Christ) distinguait trois sortes de Choux : les pommés, les frisés et les verts.

Mais ce légume ne paraît pas avoir été fort apprécié des Grecs. Il en était autrement chez les Romains qui le considéraient comme le premier de tous les légumes ; de là son nom latin olus, légume par excellence.

L’éloge enthousiaste du Chou, dans le De re rustica, de Caton, est à lire. L’ancien agronome latin expose que le Chou favorise la digestion et dissipe l’ivresse. Si, dit-il, dans un repas, vous désirez boire largement, et manger avec appétit, mangez auparavant des Choux crus confits dans du vinaigre, et autant que bon vous semblera. Mangez-en encore après le repas. Le Chou entretient la santé. On l’applique pilé sur les plaies et tumeurs. Il guérit la mélancolie ; il chasse tout, il guérit tout !

Pourquoi faut-il que le Chou ait aujourd’hui perdu tant de précieuses qualités ?

Laissons l’histoire légendaire et quelquefois amusante du Chou, pour examiner sous quelles formes se présentaient les races cultivées à l’époque romaine. Caton, Pline et Columelle citent les noms de huit ou dix variétés, mais l’insuffisance des descriptions rend leur identification à peu près impossible. Très vraisemblablement, ces variétés primitives ont depuis longtemps disparu. Elles ont dû céder la place aux races améliorées. Qui sait si les hommes d’il y a deux mille ans ne reconnaîtraient pas un de leurs bons légumes dans le Chou gros comme le poing et à peine pommé que l’on voit de nos jours chez les Arabes ?

Les Romains ont-ils connu, comme le prétendent certains commentateurs, les Choux-fleurs hâtifs et tardifs sous les noms d’Olus Pompeianum et Cyprianum ? Le Brassica Apiana de Pline, Selinousia d’Athénée, est-il un Chou frisé et le B. Lacuturrica un Chou-Rave ? Tout cela est très incertain. Incontestablement, ils ont cultivé plusieurs Choux verts, ceux-ci s’écartant le moins du Chou sauvage. Leur Olus Halmyridianum était peut-être le Crambé ou Chou marin.

Le Chou de Cumes, un des plus estimés, était un Chou pommé, comme l’indiquent les expressions folio sessili « à feuilles sessiles » et capite patulum « à tête étalée ».

Sous les noms d’Ormenos, de Cymæ ou Cymata, ils paraissent avoir recherché, comme une friandise, les jeunes pousses ou les rameaux encore tendres de certains Choux, ce qui a donné lieu de croire que les Romains mangeaient les bourgeons axillaires appelés aujourd’hui Choux de Bruxelles. Il est probable que les pousses désignées sous le nom de Cymæ étaient plutôt recueillies sur une forme à jets du Brocoli, c’est-à-dire sur un Brocoli-Asperge. Apicius, fameux gourmet, a donné plusieurs modes de préparations culinaires de ces produits qui comprennent aussi les rejets et jeunes tendrons poussés sur les Choux après qu’on a coupé la tête[54]. Ce genre d’aliment est encore apprécié en France et surtout en Italie et en Angleterre.

[54] De re culinaria, lib. III, cap. IX.

Au moyen âge le Chou entrait pour une large part dans l’alimentation du peuple. On vendait force Choux dans les rues de Paris, et les poètes qui ont mis en vers, voire même en musique, les différents Cris de Paris, n’oublient pas la mélopée spéciale du crieur de Choux :

Choux gelez, les bons choux gelez !
Ilz sont plus tendres que rosées.
Ilz ont cru parmi les poirées,
Et n’ont jamais été greslez[55].

[55] Anthoine Truquet, Les cent et sept cris de Paris, 1545.

D’après le Ménagier de Paris, sorte de « Maison rustique » du XIVe siècle, « les meilleurs choulx sont ceulx qui ont été férus de la gelée ».

Le Chou est quelquefois mentionné dans les vieilles chroniques françaises. « L’année fut moult bonne », disent-elles avec satisfaction, lorsque, dans les années d’abondance les légumes et surtout les Choux sont à bas prix. Citons un texte naïf et singulièrement suggestif : « Cet an 1438, grande année de choux et de navets ; car le boissel ne coûtoit que 6 deniers parisis, par quoi les gens appaisoient leur faim, et à leurs enfans » (sic)[56].

[56] Dupré de Saint-Maur, Variations dans le prix des denrées, p. 59.

Nous ferons remarquer que, depuis le moyen âge, la valeur des denrées alimentaires a monté régulièrement. Toutes proportions gardées, la nourriture est plus coûteuse qu’autrefois. La comparaison des prix de vente, évalués en monnaie moderne, des Choux vendus sur les marchés, à différentes époques, permettra de constater ce phénomène économique.

Un édit de Dioclétien réglementant la vente des denrées, en l’an 301 de notre ère, fixe ainsi qu’il suit le prix maximum des Choux vendus sur les marchés de l’empire romain : 5 Choux de premier choix 0 fr. 08 ; 10 choux de deuxième choix 0 fr. 08. A Strasbourg, pendant les XVe et XVIe siècles, les prix des Choux varient de 0 fr. 02 à 0 fr. 08 pièce. Ils valent, au siècle suivant, de 0 fr. 04 à 0 fr. 09 et se tiennent pendant tout le XVIIIe siècle entre 0 fr. 04 et 0 fr. 08[57].

[57] Hanauer, Etude économique sur l’Alsace ancienne, t. II, p. 245.

Pendant la période révolutionnaire, en 1790, les Choux pommés sont vendus 0 fr. 05 pièce, à Soissons ; 0 fr. 09 à Verdun ; 0 fr. 24 à Arras ; 0 fr. 17 à Rennes et à Blois ; 0 fr. 12 à Melun ; 0 fr. 24 à Clermont-Ferrand[58]. De nos jours, à Paris, les prix minima et maxima de la « marchandise » paraissent varier entre 0 fr. 10 et 0 fr. 40 pièce.

[58] Biolley, Les prix en 1790, p. 242.

Au XIIIe siècle, d’après le médecin Arnaud de Villeneuve, on ne connaissait encore, en France, que trois sortes de Choux : les blancs, les verts et les frisés. « Choulx blans et Choulx cabus est tout un », dit le Ménagier de Paris, qui ajoute à cette liste les Choux romains, sortes à tête moins serrée, d’origine italienne. Notre gros Chou de Saint-Denis, dit aussi de Bonneuil ou d’Aubervilliers, représente le Chou blanc du moyen âge. Cette variété locale est peut-être, avec le Chou Quintal, la plus ancienne variété de Chou potager. Au XVIe siècle, arrivent d’Italie les Choux de Milan ou de Savoie (Savoy Cabbage des Anglais), sans doute peu différents des Choux romains ; les Pancaliers (Pancalieri, ville de Piémont), toutes variétés de Choux plus ou moins pommés à feuilles bullées et crispées, qui ont supplanté fort vite, et à juste titre, pour la cuisine bourgeoise, les anciens gros Choux cabus à feuilles lisses et à senteur par trop prononcée. « Ils ne s’arrondissent pas si fort comme le Chou cabus, dit Dalechamps, botaniste lyonnais au XVIe siècle, et n’ont pas la feuille si bien enroulée au milieu, toutefois elles y sont blanches. Au reste, ils sont forts tendres et doux et sont tenus pour les meilleurs aujourd’hui[59]. »

[59] Hist. des plantes, éd. 1615, t. I, p. 438.

A ce moment sont également connus le Chou-fleur, le Brocoli-Asperge, le Chou rouge, le Chou-Rave, divers Choux frisés, décrits et figurés, pour la plupart, dans les grands in-folios des botanistes de la Renaissance : Fuchs, Dodoens, Dalechamps, Clusius.

Le Chou-Rave, à tige renflée au-dessus du sol, paraît ancien. On est tenté d’identifier ravacaulos du capitulaire de Villis, de Charlemagne, avec le Chou-Rave. Targioni-Tozetti dit avoir vu ce Chou figuré dans un Livre des Simples, manuscrit de 1415, conservé à la Bibliothèque de Saint-Marc de Venise[60]. Cependant Matthiole, en 1558, parle du Chou-Rave comme étant récemment introduit en Allemagne, de l’Italie. Il est décrit et figuré par Camerarius (1586), Dalechamps (1587) et autres.

[60] Cenni storici sulla introduzione di varie piante, 2e éd., p. 55.

La première mention du Chou rouge est dans Pena et Lobel (1570). Gerarde (1597) et Dodoens (1616) en donnent les figures. La pomme sphérique et dure du Chou rouge indique, pour cette classe de Choux, une origine ancienne. Au XVIIe siècle, on a commencé à utiliser certaines variétés de Choux frisés et colorés pour l’ornementation des jardins. Parkinson, auteur anglais, les signale en 1629.

Les anciens botanistes n’ont figuré que le Chou à pomme ronde (cabus). Le Chou précoce à pomme conique est donc relativement récent. En effet, les Choux d’York et Cœur de Bœuf, d’origine anglaise ou flamande, ne paraissent qu’au XVIIIe siècle.

Maintenant, les variétés de Choux potagers sont innombrables. De Candolle, dans un Mémoire sur les différentes espèces et variétés de Choux cultivés en Europe, publié en 1822, décrit 30 variétés environ. Mais si nous consultons un ouvrage moderne, par exemple Les Plantes potagères, de Vilmorin-Andrieux, nous pourrons voir que le nombre des variétés de Choux cultivés de nos jours s’élève à une centaine au moins.

Du XIIIe au XVe siècle, les formes ordinaires françaises dérivées du latin caulis, Chou, sont chol, col, au pluriel chos, choz. Ces mots ont donné naissance à plusieurs noms patronymiques : Cholet, Chollet, Caulier, Caulet, Colet. Le diminutif Caulet a été conservé par le patois picard.

La Bretagne et la Normandie expédient aux Halles de Paris les premiers arrivages de Choux printaniers. Viennent ensuite les Choux hâtifs appartenant à la section des Cœur-de-Bœuf, produits par les primeuristes de Malakoff, Montrouge, Vaugirard, Vincennes, Bobigny, Vitry, etc.

Pour la consommation ordinaire, Gennevilliers, Versailles, Palaiseau, Pontoise, Le Bourget, Saint-Denis, La Courneuve, sont les principales localités de la banlieue qui alimentent les marchés parisiens.

CHOU DE BRUXELLES

(Brassica oleracea gemmifera Hort.)

Dans l’histoire du Chou de Bruxelles, tout est mystérieux. D’abord son origine est mal définie. Est-ce un « sport » sélectionné d’un Chou de Milan ou d’un Chou pommé quelconque ? Ne serait-il pas un métis d’un Chou vert ? Par ses caractères généraux, le Chou de Bruxelles se rapproche beaucoup de la forme Milan. D’autre part, comme chez les Choux verts, sa rosette terminale ne pomme pas et sa tige ne présente pas l’atrophie qui existe toujours chez les Choux pommés. Dans les variétés primitives de Chou de Bruxelles, la tige était même très élevée ; l’obtention des races naines est relativement récente (Chou de Bruxelles nain, Vilmorin, 1866).

Pour P. Joigneaux, sans aucun doute, le Chou de Bruxelles est issu d’un Chou de Milan : « Le Spruyt de Bruxelles, dit-il, dans le Livre de la Ferme, est bien certainement une variété de ce que nous appelons en France le petit Chou Milan. Pour s’en convaincre il suffit de semer de la graine prise au-dessus de la tige du Chou à jets ; les plantes qui en proviennent donnent peu de rosettes et se couronnent d’une tête de Chou de Milan qui accuse parfaitement l’origine. »

L’opinion de P. Joigneaux est généralement admise. Les praticiens disent avoir vu maintes fois dans les cultures de Choux de Bruxelles des sujets « dégénérés » retournant par atavisme au type primitif supposé, c’est-à-dire à la forme Milan.

Les observations de M. Carrière donnent lieu à des conclusions différentes. Pour l’ancien Directeur de la Revue horticole « ce qui est à peu près hors de doute, c’est que le Chou de Bruxelles n’est autre qu’une variété de Chou pommé quelconque. Nous disons quelconque, parce que là où on cultive le Chou de Bruxelles sur des étendues considérables, par exemple aux environs de Paris, à Bagnolet, Montreuil, Villemomble, Nogent, Fontenay et surtout Rosny-sous-Bois, l’on voit chaque année, dans les semis provenant de graines pourtant bien épurées, sortir des individus qui diffèrent plus ou moins de la mère, parfois même du tout au tout, lesquels non plus n’ont entre eux rien de commun. On y voit des Choux blancs, des Cœur de Bœuf, des frisés et même des Choux de Milan ».

Ailleurs, Carrière est encore plus explicite : « Il y a toujours dans les plantations de Choux de Bruxelles des individus plus ou moins dégénérés qui, parfois même, changent complètement de nature et, par une sorte d’atavisme, semblent indiquer leur origine. En effet, il se rencontre presque toujours, dans les plantations, des formes intermédiaires qui semblent se rattacher à diverses races, surtout aux Choux cabus blancs ou à grosses côtes. La forme Milan est une rare exception et encore, lorsqu’elle se montre, n’est-elle jamais franche[61]. »

[61] Revue horticole, 1880, p. 595 ; 1885, p. 324.

Sommes-nous mieux renseignés sur un autre problème des plus intéressants : d’où vient le Chou de Bruxelles ?

Son nom semble indiquer une origine brabançonne et, d’ailleurs, certains écrivains belges revendiquent le Spruyt de Bruxelles comme une propriété nationale. D’après ces auteurs, ce Chou, produit du sol, serait cultivé dans le Brabant depuis un temps immémorial. Ed. Morren dit qu’il a été importé en Belgique par les légions romaines de Jules César[62]. Mais, pour appuyer sa thèse, l’éminent journaliste belge n’a pu trouver aucun document dans les annales de l’Horticulture de son pays. Il s’est inspiré d’un article intitulé Jules César et les Choux de Bruxelles, publié dans l’Indépendance belge du 1er mai 1845, lequel article a tout simplement, au point de vue historique, la valeur d’un pur roman.

[62] Annales de Gand, 1848, p. 37.

Le Chou de Bruxelles paraît néanmoins une variété « endémique ». Un mémoire de Jean-Baptiste Van Mons, professeur de chimie et d’économie rurale à l’Université de Louvain et présenté à la Société royale d’Horticulture de Londres le 7 juillet 1818, dit ceci :

« Nous n’avons aucune information sur l’origine de ce légume, mais il se trouve depuis très longtemps dans nos jardins car il est mentionné dans les règlements de nos marchés en 1213, sous le nom de Spruyten, qu’il porte encore aujourd’hui »[63].

[63] Horticultural Transactions, t. III (1re série), p. 197.

Deux pièces de comptabilité des archives du département du Nord donnent encore une indication sur ce problème horticole.

Les archives de Lille conservent un grand nombre de registres de dépenses, remontant aux XVe et XVIe siècles, des différents princes de la Maison de Bourgogne. Dans un « état journalier » de la dépense du duc de Bourgogne, Charles Le Téméraire, en date du 10 février 1472, au château de Male, nous trouvons ce détail intéressant : « Pour les noces de Messire Bauduin de Lannoy et de Michielle Denne, l’une des Demoiselles de ma ditte Dame : un cent de sprocq ». Dans un autre « état journalier » de la dépense de l’hôtel de l’archiduc Maximilien, duc de Bourgogne et comte de Flandre, à Bruges, nous voyons encore à la date du 4 mars 1481 : « dépenses pour les noces d’Alcande de Brébérode qui fut épousée à l’Hôtel : un demi-cent de sprot »[64].

[64] Archives Nord, série B. 3436, 3444.

Que peut signifier le mot sprocq ou sprot s’il n’indique pas les petites pommes du Chou de Bruxelles ? D’après le dictionnaire rouchi-français de Hécart, sprot ou sprout sont les mots flamands du Nord de la France pour Chou de Bruxelles. En Belgique, ce Chou, en quelque sorte national, s’appelle spruyt, et sprout en anglais. Dans les langues germaniques ce mot a le sens de jeune bourgeon ou rejet.

Les documents cités plus haut peuvent faire admettre que la culture du Chou de Bruxelles est très ancienne dans les pays flamands et que probablement cette race de Chou est un produit du sol de la Belgique.

Il est toutefois difficile d’expliquer le silence de tous les anciens livres de jardinage sur un légume aussi précieux pour l’art culinaire. Il est encore étrange qu’une race si particulière n’ait pas attiré l’attention des anciens botanistes. Fuchs, Dodoens, Clusius, Bauhin, Dalechamps, ont décrit ou figuré tous les Choux connus. Aucun d’eux n’a parlé du Chou de Bruxelles.

Seul, Dalechamps figure un Chou à plusieurs têtes, sous le nom de Brassica capitata polycephalos, qu’il note comme une espèce rare et sans usage[65]. Nous avons reproduit le bois gravé de ce Chou curieux qui paraît avoir été cultivé pendant longtemps dans les jardins botaniques. Bauhin connaissait le Chou à plusieurs têtes[66]. On le voit aussi figurer dans l’ouvrage de Morison[67].

[65] Historia plantarum (1587), t. I, p. 521.

[66] Pinax (1623), III.

[67] Plantarum Historia (1715), part. 11. liv. III, tab. I, fol. 3.

Cette production de bourgeons caulinaires qui forment ensuite des pommes de diverses grosseurs est due à la variabilité de l’espèce. Dans notre Chou de Bruxelles, qui doit être sorti d’un sport analogue, les rosettes sont d’égale grosseur, étagées le long de la tige et non groupées au sommet comme dans le Chou de Dalechamps.

BRASSICA CAPITATA POLYCEPHALOS (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Dans tous les cas, la fin du XVIIIe siècle est l’époque la plus ancienne où l’on constate avec certitude l’existence du Chou de Bruxelles qui portait alors le nom de Chou frangé ou frisé d’Allemagne.

A partir de 1820 seulement, on le trouve appelé généralement Chou de Bruxelles, appellation qui dénote une grande extension de la culture de ce Chou dans le Brabant vers le commencement du siècle dernier.

En 1845, les cultivateurs français étaient encore tributaires, pour la semence de Chou de Bruxelles, de M. Rampelberg, grainetier du roi Léopold, au Grand-Marché de Bruxelles. Aujourd’hui on récolte partout d’excellentes graines de Chou de Bruxelles, moyennant certains soins donnés aux porte-graines.

Le Traité des Jardins, par Le Berryais, paraît être le premier ouvrage horticole qui ait mentionné le Chou de Bruxelles sous le nom primitif de Chou frisé d’Allemagne[68]. Le Dictionnaire des Jardiniers françois de Fillassier, édition de 1789, décrit aussi cette race nouvelle, qu’il appelle encore Chou des Samnites. En 1804, nous trouvons pour la première fois le synonyme Chou à jets du Brabant, dans une note de la dernière édition du Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres (éd. 1804, t. II, p. 455). A partir de 1805, le Bon Jardinier consacre chaque année quelques lignes au « Chou frangé ou frisé d’Allemagne ou à rejets du Brabant ». Le nouveau Chou figure aussi dans le Calendrier du Jardinier, de Bastien (1807). Ceci indique qu’il était déjà populaire. Cependant d’importants ouvrages de l’époque tels que l’Encyclopédie méthodique de Lamarck, le Botaniste cultivateur, de Dumont-Courset, etc., qui ont traité le chapitre des Choux d’une manière étendue, ne le connaissent pas encore.

[68] Traité des jardins ou Le Nouveau de la Quintinie (1785), t. II, p. 139.

Dans une causerie faite en 1863 à la Société impériale d’Horticulture, le grainier Bossin et un autre membre de la Société, rappelant leurs souvenirs de jeunesse, fixaient les débuts de la culture bourgeoise du Chou de Bruxelles, aux environs de Paris, entre 1808 et 1815[69]. En 1828, le maraîcher-primeuriste Découflé cultivait le Chou de Bruxelles dans ses jardins de la rue de la Santé comme légume de luxe qu’il vendait à la Halle au prix de 1 franc 20 la livre.

[69] Jal Soc. imp. d’Hortic., 1863, p. 321.

Nous n’avons pas trouvé le nom de Chou de Bruxelles, avant 1818. L’édition de 1818 du Bon Jardinier et celles postérieures abandonnent les anciens synonymes et emploient désormais les noms : Chou de Bruxelles, Chou à jets, Chou rosette.

De Candolle père écrivait en 1822 : « Le Chou à jets est remarquable ; ce Chou se cultive en abondance dans la Belgique et est fort recherché pour sa délicatesse : il est connu sous les noms de Chou à jets, à rejets, Chou de Bruxelles, Chou à mille têtes, etc. Il serait possible que le Brassica capitata polycephalos de Dalechamps se rapportât à cette variété »[70].

[70] Mémoire sur les différentes espèces et variétés de Choux, p. 18.

En France, la culture maraîchère du Chou de Bruxelles n’est pas ancienne. MM. Gardebled et Godinot, de Rosny-sous-Bois, auraient commencé à cultiver ce Chou vers 1838 en petite quantité, car la vente était très limitée ; seuls quelques marchands à la Halle et au marché Saint-Honoré leur achetaient. Ce n’est guère que vers 1842 ou 1843 que la culture du Chou de Bruxelles a pris une grande extension à Rosny-sous-Bois, puis à Fontenay, Nogent, etc.[71].

[71] Revue horticole, 1880, p. 295 ; 1885, p. 323.

CHOU-FLEUR

(Brassica oleracea botrytis cauliflora D. C.)

Le Chou-fleur et le Brocoli, qui est un Chou-fleur tardif, constituent une division très distincte parmi les races de Choux potagers.

Ici, la partie comestible du végétal est formée par l’inflorescence tout entière. Ce sont les fleurs plus ou moins avortées qui se mangent, avec les pédicelles hypertrophiés par l’accumulation passagère des sucs nourriciers. Le nom vieux français de Chou flory, aujourd’hui Chou-fleur, est fondé sur ce caractère particulier.

L’introduction du Chou-fleur en France ne remonte guère au-delà du milieu du XVIe siècle.

La région du Levant est probablement la patrie primitive de cet excellent légume, qui s’appelait encore autrefois Chou de Chypre, la tradition lui assignant l’île de Chypre pour pays d’origine, peut-être parce qu’alors les jardiniers se croyaient obligés de faire venir la semence de cette île ; celle récoltée en France était, soi-disant, de mauvaise qualité, ou n’arrivait pas à maturité. La lecture des vieux livres de jardinage nous apprend que pendant plus de deux siècles on a tiré la graine de Chou-fleur de Malte, de Candie et de l’Italie. A un certain moment, il fut même de mode d’aller chercher la semence en Angleterre ou en Hollande. Moreau et Daverne, qui écrivaient en 1845 disent : « Il y a 50 ans, on croyait que la graine de Chou-fleur récoltée en France ne pouvait donner de beaux produits, et on la tirait toute d’Angleterre. A présent, chaque maraîcher récolte sa graine[72]. »

[72] Manuel de culture maraîchère, p. 115.

Les anciens ont-ils connu le Chou-fleur ? Leur Chou de Chypre et surtout le Chou de Pompéi des auteurs latins (Brassica cypria et B. pompeiana) dont Pline dit que « la tige grossit en atteignant les feuilles » peuvent se rapporter au Chou-fleur ou au moins à un Brocoli branchu analogue à notre Brocoli-Asperge, que l’on doit considérer comme la forme primitive du Chou-fleur. Sur ce Chou à jets, les Romains récoltaient les cymæ, ou pousses charnues, très recherchées des gourmets de l’ancienne Rome.

Il est fait mention pour la première fois du Chou-fleur dans les ouvrages des botanistes arabes de l’Espagne. Ibn-el-Awam, auteur d’un Traité de l’Agriculture, au XIIe siècle, en connaissait trois variétés. Il l’appelle Chou de Syrie, ce qui est une indication pour son origine. Ibn-el-Beïthar, botaniste de Malaga, mort à Damas en 1248, décrit le Chou-fleur dans son Traité des Simples, sous le nom de Quonnabit, nom arabe qu’on lui donne encore aujourd’hui. Les Musulmans d’Espagne ont pu importer le Chou-fleur de la Syrie plusieurs siècles avant les contrées du nord de l’Europe, grâce aux relations fréquentes qu’ils avaient avec leurs coreligionnaires de l’Asie-Mineure. Cependant, ce n’est pas par la voie espagnole que ce légume a été introduit en France. Les Génois passent pour l’avoir reçu du Levant et cultivé les premiers, tradition vraisemblable, car la République génoise avait au XVIe siècle le monopole du commerce maritime européen avec l’Orient. De là, le nouveau légume se serait lentement propagé en France, en Allemagne, dans les Flandres.

Au milieu du XVIe siècle, il semble encore bien peu cultivé : Ruel n’en fait pas mention (1536), ni Léonard Fuchs, qui figure pourtant quelques autres Choux dans son Stirpium Imagines (1545), pas plus que Tragus (1552) et Matthiole (1558).

Nous trouvons une première et assez bonne figure du Chou-fleur, en 1554, dans le Stirpium Historia de Dodoens. Le botaniste flamand dit que la graine de ce Chou, appelé par les Italiens cauliflores, vient de Chypre, « car elle ne mûrit nulle part ailleurs, cette espèce étant très sensible au froid ». Quelques années plus tard, en 1557, de l’Escluse, dans sa traduction française de l’Histoire des plantes de Dodoens, avec le même bois gravé, donne cette description du Chou-fleur : « La tierce espèce de Chou blanc est fort estrange et s’appelle Chou-flory. Il a au commencement les feuilles grisâtres comme le Chou blanc et puis après au milieu d’icelles, au lieu de feuilles amassées ensemble, produict plusieurs tigettes blanches, grosses et douces… ces tiges ainsi croissant sont appelées la fleur de ce Chou ».

CHOU-FLEUR (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dodoens.

En 1600, Olivier de Serres mentionne rapidement le Chou-fleur qu’il paraît connaître seulement sous son nom italien : « Cauli-fiori, ainsi dicts des Italiens, encore assés rares en France, tiendront rang honorable au jardin pour leur délicatesse[73] ». Sous Henri IV, le Chou-fleur commençait à entrer dans l’alimentation. Le Pourtraict de la santé, de Joseph du Chesne, nous apprend qu’en 1606 « parmi les Choux, les Choux-fleurs sont les plus rares et les meilleurs ; on s’en sert en potage et en salade avec l’huile et le vinaigre ».

[73] Théâtre d’agriculture, éd. 1804, tom. II, p. 249.

Chose curieuse, le Chou-fleur a été importé dans le Nouveau Monde à une date ancienne ; on le trouvait abondamment à Haïti, dès 1565, à une époque où il était si rare en France[74].

[74] American Naturalist, vol. XXI, p. 702.

En Angleterre, il a été figuré par Gerarde en 1597, mais Parkinson dit que de son temps (1629) il était peu connu. D’après Miller, le Chou-fleur n’a commencé à acquérir une certaine perfection et à être vendu sur les marchés de Londres qu’en 1680. Au XVIIIe siècle, les Anglais, jusqu’alors tributaires de la Hollande pour ce légume, devinrent maîtres dans la culture du Chou-fleur. Quant à l’Allemagne, Gaspard Bauhin qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, indique expressément les jardins, en petit nombre, dans lesquels on le cultivait. Henri Hesse rapporte que du temps de sa jeunesse les souverains en avaient seuls dans leurs jardins, et qu’en 1660, la graine qu’on faisait venir de Chypre, de Candie et de Constantinople coûtait deux thalers (7 francs 50) la demi-once. A Erfurt, célèbre localité horticole qui a donné naissance à une race recommandable, le Chou-fleur d’Erfurt, la culture remonte à 1660 ; elle a été perfectionnée, au siècle suivant, par Reichart, qui commença à cultiver le Chou-fleur en vue de la production des graines. La ville d’Erfurt est restée depuis cette époque, le grand centre, pour l’Allemagne, de la culture du Chou-fleur.

Les maraîchers parisiens sont très habiles dans la production de ce légume ; ils obtiennent des pommes d’un gros volume, serrées, bien arrondies, absolument incomparables.

Chambourcy, village de Seine-et-Oise, près Saint-Germain-en-Laye, est renommé pour ses cultures de Choux-fleurs. Les habitants de ce village cultivent près de 3 millions de plants sur une étendue de 250 à 300 hectares. M. Hippolyte Jamet, maraîcher, commença en 1850 la culture en grand du Chou-fleur à Chambourcy pour l’alimentation des marchés parisiens. Gennevilliers, Nogent-sur-Marne, Sarcelles et Groslay sont aussi des centres de production fortement concurrencés d’ailleurs par Roscoff, Saint-Pol-de-Léon, Saint-Malo, Saint-Omer et Angers qui élèvent aussi le Chou-fleur en grand pour Paris et l’exportation.

De Combles, au XVIIIe siècle, nomme les Choux-fleurs tendre, dur et demi-dur. Vers 1835, les maraîchers parisiens adoptèrent une race supérieure, plus précoce, le Gros-Salomon, trouvée par l’un d’eux. Quelques années plus tard, on apprécia aussi le Petit-Salomon. Puis Lenormand, maraîcher, établi rue de Reuilly, propagea en 1849 un de ses gains issu du Gros-Salomon, le Chou-fleur Lenormand. Nous citerons encore parmi les races modernes les plus estimables : Chou-fleur d’Erfurt (nouveauté de 1856) ; Lenormand à pied court (1865) ; Alléaume (Vilmorin, 1882-83) ; Picpus (Vilmorin, 1884-85) ; Trocadéro (Forgeot, 1891).

CRAMBÉ OU CHOU MARIN

(Crambe maritima L.)

Le Crambé, Seakale des Anglais, c’est-à-dire Chou marin, n’est pas un Chou. Il est très distinct du genre Brassica, bien que son aspect général soit celui d’un Chou. C’est une plante indigène, vivace, à feuilles ovales, amples, épaisses, d’un vert glauque, sinuées-frangées, appartenant à la famille des Crucifères. Son fruit est une silicule presque sphérique, ne renfermant qu’une seule graine, très différente par conséquent de la silique allongée et polysperme du genre Chou.

On trouve le Chou marin, à l’état sauvage, sur toutes les plages maritimes de l’Europe occidentale, sur le littoral de la Baltique et de la Mer du Nord, sur quelques points des côtes de France et d’Italie. Il est particulièrement abondant sur les rivages de la Grande-Bretagne ; on le rencontre entre Folkstone et Douvres, dans le Cornouailles, le Cumberland, Kent, Sussex, Essex, Devonshire, etc. Son habitat naturel est le gravier des plages, les endroits secs et caillouteux riches en humus, mais il paraît encore préférer les crevasses des hautes falaises inaccessibles.

Au point de vue culinaire, le Chou marin rentre dans le groupe de légumes que l’on consomme seulement blanchis comme le Cardon, le Fenouil doux, la Poirée à Cardes, l’Asperge et même la Rhubarbe. On mange, au printemps, les jeunes pétioles des feuilles étiolés, d’un blanc rosé, d’un goût très fin intermédiaire entre l’Asperge et le Chou-fleur, accommodés au beurre ou à la sauce blanche.

L’usage culinaire des pétioles épais et charnus de cette plante Crucifère a commencé en Angleterre. Dans ce pays, on goûte le Chou marin plus que partout ailleurs. Le Seakale est un légume national anglais.

Plusieurs siècles avant de figurer sur les tables à titre de légume fin, les pousses étiolées du Chou marin enfouies sous le sable apporté par le flot, devaient être cueillies, au sortir de l’hiver, par les femmes des pêcheurs, pour être mangées comme des Choux.

Il est même assez vraisemblable que cette plante a servi à l’alimentation des Anciens. Crambe était l’un des noms donnés par les Grecs à diverses sortes de Choux. Pourtant on ne peut affirmer avec certitude que le Krambe agria de Dioscoride, de même que l’Almurys cité par Eudème dans le Banquet des Savants d’Athénée, se rapportent bien à notre Chou marin mais les commentateurs veulent reconnaître ce légume dans l’Olus Halmyridianum dont Pline dit : « Il est une autre espèce de Chou qui a aussi son mérite. On les appelle Halmyrides parce qu’ils ne croissent que sur les côtes. Ils se conservent toujours verts et on en fait des provisions pour les voyages de long-cours sur mer »[75]. Si l’on admet cette interprétation, les Anciens auraient conservé dans l’huile ou la saumure le Chou marin récolté à l’état sauvage.

[75] Hist. nat. l. XIX, c. 41. — Athénée, l. IX, p. 369.

Au XVIe siècle, le Chou marin était parfaitement connu des botanistes sous le nom de Brassica marina, mais non cultivé. Lobel et Turner en envoyèrent des graines sur le continent. Dalechamps (1587) donne une figure exacte du Chou marin lequel, dit-il, « croît ès lieux maritimes d’Angleterre, mais pour ce qu’il n’est pas cultivé et qu’on n’en tient compte, la plante est rude et fort dure et ses bourgeons mal plaisants ; et néanmoins on en pourrait bien manger[76] ». Ce botaniste ignorait que le Chou marin n’est comestible qu’après avoir été complètement privé d’air et de lumière. Le buttage même est insuffisant pour lui enlever son âcreté naturelle. On n’obtient des pousses tendres et savoureuses que depuis l’emploi des pots spéciaux à blanchir et des cloches de bois.

[76] Histoire des plantes, trad. Desmoulin, éd. 1653, t. II, p. 281.

La culture anglaise du Chou marin a dû commencer au XVIIe siècle. Parkinson, pourtant plus horticulteur que botaniste, ne connaît pas encore ce légume en 1629, date de la publication de son Paradisus terrestris, mais son dernier ouvrage (1640), sous le vieux nom anglo-saxon de Sea Colewort, montre le Crambé déjà cultivé dans les jardins pour aliment[77].

[77] Theatrum botanicum, p. 270.

Miller écrivit le premier en praticien sur la culture de ce légume. L’édition de 1731 de son Dictionnaire de jardinage donne seulement des indications culturales très succinctes. Le chapitre du Chou marin, plus développé dans l’édition de 1758, nous apprend que l’on se contentait, chaque automne, de recouvrir les planches de Crambé d’une couche de sable ou de gravier de 4 à 5 pouces d’épaisseur pour favoriser l’étiolement des bourgeons au printemps.

On vendait déjà le Chou marin sur les marchés des grandes villes. William Curtis, fondateur du Botanical Magazine, dans une brochure de propagande publiée à la fin du XVIIIe siècle en faveur de ce légume, dit que M. Jones, de Chelsea, vit des bottes de Seakale, à l’état cultivé, exposées en vente au marché de Chichester, en l’année 1753.

A Dublin (Irlande), où la plante croît à l’état sauvage sur la côte, on la voit cultivée au moins depuis 1764. Loudon dit que le Dr Lettsom cultivait le Seakale vers 1767, à Grove Hill, et que, par lui, le Chou marin a été propagé autour de Londres.

La grande extension de ce légume en Angleterre paraît dater de la fin du XVIIIe siècle et coïncide avec le perfectionnement des méthodes de culture.

Au buttage primitif, s’adjoint alors l’emploi des pots à blanchir spécialement fabriqués à cette intention et des cloches ou caisses carrées en bois munies d’un couvercle, pour faire produire la plante hors de sa saison[78]. Ces appareils, mis en place à l’automne et recouverts de fumier chaud permettaient de récolter les pousses blanchies pendant près de la moitié de l’année.

[78] Horticultural Transactions, vol. I, p. 13 ; vol. IV, p. 63.

En France, le Crambé maritime était cultivé au Jardin du Roi avant la Révolution. Lamarck, qui le cite (Encyclopédie méthodique) ne parle pas de ses propriétés alimentaires. Le Chou marin n’est mentionné, comme plante économique, qu’au commencement du XIXe siècle, d’abord par Vilmorin dans une note de l’édition de 1804, d’Olivier de Serres, puis par Bastien, le grainier Tollard, etc. Le Bon Jardinier en parle à partir de 1810. Thouin le recommandait aussi dans les Annales du Muséum.

En 1825, Noisette remarque que cette nouveauté horticole ne s’est pas beaucoup répandue en France depuis son introduction[79]. Cependant Découflé, grand maraîcher primeuriste, établi rue de la Santé, qui cultivait spécialement les légumes de luxe, forçait le Crambé depuis quelques années pour les marchands de comestibles et quelques restaurants parisiens. La Société royale d’Horticulture de Paris lui décerna en 1828 une médaille d’encouragement pour ses belles cultures forcées de Chou marin[80]. Un peu plus tard, Gontier, le premier maraîcher qui appliqua le thermosiphon à la culture maraîchère, élevait aussi ce légume pour la vente.

[79] Manuel du Jardinier, t. III, p. 357.

[80] Annales, t. III (1828), p. 259.

Une notice sur le Chou marin, de M. Soulange-Bodin (1828), dit que M. de Vilmorin en a fait, dès l’année 1825, un premier essai de vente à Paris et que le Crambé est cultivé depuis 10 ans au Potager de Versailles. « Mais ce n’est que depuis 4 ans qu’on l’a suffisamment multiplié. Maintenant, on en fournit continuellement à la « Bouche du Roi » depuis le 1er novembre jusqu’au 1er avril. »[81] Sous Louis-Philippe, M. Massey, directeur du Potager, mettait tous ses soins à la culture de ce légume[82].

[81] Annales Soc. d’Hortic., t. II (1828), p. 176.

[82] Journal Soc. d’Hortic. de Seine-et-Oise, 1846-47, p. 128.

Depuis cette époque, maintes fois les périodiques horticoles français ont recommandé le Chou marin, excellent légume, d’un goût plus fin que le Chou-fleur et qui a l’avantage d’arriver avant l’Asperge. Le Crambé n’est cependant pas devenu populaire. Un petit nombre d’amateurs le cultivent en France. C’est de Londres que les marchands de comestibles font venir ceux que l’on consomme à Paris[83].

[83] Paillieux et Bois, Nouveaux légumes d’hiver, p. 101.

M. de Vilmorin faisait observer, en 1840, que le Chou marin cultivé en Angleterre d’une façon intensive depuis au moins 50 ans n’avait subi aucun changement sensible dans sa forme ou ses dimensions. La 3e édition des Plantes potagères de Vilmorin-Andrieux (1904) dit que les Anglais possèdent maintenant plusieurs variétés horticoles du Crambé ; celle que l’on désigne sous le nom de Feltham white serait la plus perfectionnée.

FENOUIL DOUX

(Anethum dulce D. C.)

Le Fenouil doux, dit aussi Fenouil de Florence ou de Bologne, est une plante potagère très estimable, dont parlent tous les ouvrages d’Horticulture, mais que l’on s’obstine en France à ne pas cultiver. La plante appartient à la famille des Ombellifères ; elle n’est qu’une variété modifiée du Fenouil officinal indigène dans l’Europe méridionale.

Ce sont les pétioles foliaires renflés à la base et devenus succulents qui forment la partie comestible du Fenouil doux. Par le buttage, on obtient de ces pétioles étiolés et agglomérés une sorte de « pomme » d’un goût sucré et aromatique, que l’on mange soit cru comme un hors-d’œuvre, soit cuit à l’étuvée et associée aux viandes, soit en salade comme le Céleri avec lequel le Fenouil a d’ailleurs les plus grands rapports.

Le Fenouil doux est un légume relativement moderne. Selon quelques auteurs il aurait été apporté des Açores. Il serait plutôt d’origine syrienne. Dans tous les cas, les auteurs grecs et latins l’ont ignoré. Crescenzi, agronome italien au XIIIe siècle, ne parle que du Fenouil commun. La première mention certaine est dans Agostino del Riccio, lequel dit qu’au milieu du XVIe siècle, le Fenouil doux — Finocchio dolce — était cultivé en Italie comme plante étrangère et nouvelle dans quelques jardins qu’il cite. Vers cette époque, il aurait été apporté de Bologne à Florence. Les frères Bauhin et Gesner l’appellent Fenouil de Florence ou romain[84].

[84] Targioni-Tozetti. Cenni storici, 2e éd., p. 52.

En effet, pour les Italiens, c’est un légume favori. On le trouve chez eux sur toutes les tables pendant six mois de l’année. Finocchio e pane mi bastua ! Il me suffit d’avoir du Fenouil et du pain. C’est un dicton populaire du dialecte vénitien.

En France, sans être généralisée, la culture du Fenouil doux était autrefois plus en honneur. Cl. Mollet, jardinier de Henri IV et de Louis XIII, le cultivait au potager royal[85]. Ici on sent l’influence de la cour italienne des Médicis. Van der Groen, jardinier du Prince d’Orange, le dit cultivé dans le Brabant en 1669. L’abbé Rozier (Cours d’Agriculture, 1786) constate qu’il était assez répandu dans le Nord de la France où on ne le trouve plus assurément.

[85] Théâtre des plans et jardinages, p. 159.

Dans les temps modernes, M. Audot, éditeur horticole, appela l’attention sur cette plante potagère d’un usage général en Italie et qu’il avait remarquée pendant un voyage qu’il fit en 1839-40[86]. Sous le second Empire M. Vavin, à Bessancourt, grand amateur de plantes potagères curieuses, présenta plusieurs fois des échantillons de Fenouil doux aux séances de la Société impériale d’Horticulture et en recommanda la culture dans le Journal de cette Société[87]. Nous n’aurions garde d’oublier, parmi les propagateurs du Fenouil doux, MM. Paillieux et Bois. Leur Potager d’un Curieux contient un long chapitre sur cette plante potagère négligée qui serait une excellente addition à nos légumes d’hiver.

[86] Rev. hortic. t. V, (1re série) p. 16.

[87] Jal Soc. imp. d’Hortic. 1862, p. 222 ; 1870, p. 492.

OVIDIUS

(Crambe Tataria Jacq. — C. Tatarica Willd.)

Sous le nom d’Ovidius, on a tenté d’introduire, il y a quelques années, comme nouveau légume, une plante dont les jeunes pousses rappellent tout à fait celles du Crambé maritime. C’était en effet une espèce Crucifère voisine, le Crambe Tataria, qui vit à l’état sauvage en Hongrie, Moravie, Valachie, Russie méridionale.

D’après M. Grignan, ledit légume aurait été introduit par un « chef » distingué, M. Ovide Bichot, ex-président de l’Académie de cuisine de Paris, lequel ayant occupé des postes très importants à l’étranger avait su découvrir les mérites de ce Crambé. Il se procura des graines et, de retour en France, résolut d’en faire profiter ses compatriotes. Grâce à M. Ovide Bichot, la plante fut mise au commerce en 1904 par la maison Thiébaut-Legendre qui lui avait donné le nom d’Ovidius, en souvenir de son introducteur[88].

[88] Rev. hortic., 1904, p. 177.

Le Crambe Tataria n’est pas précisément une plante nouvelle. M. Rodigas l’a mentionné autrefois comme étant alimentaire dans son pays d’origine[89]. Antérieurement, il a été l’objet de dissertations archéologiques de la part de Cuvier et de Thiébaud de Berneaud qui ont cru reconnaître dans cette plante le Chara des Anciens. Enfin MM. Paillieux et Bois, après avoir cultivé l’Ovidius à Crosnes, sous le nom de Crambé de Tartarie, lui ont consacré une longue notice dans leur Potager d’un Curieux. Ils reproduisent in extenso la traduction d’une thèse inaugurale médicale d’un noble hongrois, publiée en 1779 par Jacquin dans ses Miscellanea austriaca et contenant des détails intéressants sur l’histoire de cette plante[90].

[89] Culture potagère, 3e éd. (1865), p. 253.

[90] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 129.

Nous y voyons que Clusius, imité en ceci par Bauhin, appelle la plante Tataria ungarica et la range à tort dans la famille des Ombellifères. L’illustre chercheur de plantes avait obtenu des racines de la Hongrie transdanubienne. Il la cultiva pendant deux années dans son jardin de Vienne. Les Hongrois voisins d’Erlau, dit-il, de même que ceux qui habitent immédiatement au-delà des frontières de la Dacie s’en nourrissent dans les années de disette et de misère à la place de pain. Ils furent instruits par hasard de l’usage de cette racine par les Tartares, d’où ils lui donnèrent le nom de Tataria, parce que, comme les Allemands, ils appellent communément Tatars ceux que nous nommons Tartares[91].

[91] Clusius, Hist. pl. l. VI, c. XIV.

En 1777, Jacquin parvenait à acquérir quelques racines vivantes pour le jardin botanique de Vienne et, sur sa demande, le savant Pallas lui adressait, de Saint-Pétersbourg, les renseignements qu’il possédait sur la plante appelée Tataria par les Hongrois. Ce Crambé, disait-il, croît dans cette vaste plaine méridionale, qui s’étend du Dnieper au Jaïk, le Rymnus des anciens. Dans les terrains secs, il acquiert le goût de Navet ; les cosaques qui habitent les déserts du Don le mangent avidement cru et cuit[92]. Selon le Dr Regel, la plante se trouve à l’état sauvage dans la Russie méridionale ; on ne la cultive nulle part.

[92] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 136.

Les auteurs du Potager d’un Curieux doutaient fort que ce soit jamais un légume à introduire dans nos potagers, mais, disent-ils, on pourrait peut-être en obtenir une de ces fécules légères propres à l’alimentation analogues à celles qui portent le nom d’Arrow-root, et qui sont tirées du Maranta arundinacea, du Tacca pinnatifida, de divers Canna, etc.

Toutefois nous ferons remarquer que l’Ovidius n’a pas été introduit en vue d’une utilisation de ses racines féculentes. Dans la notice qu’il a consacrée aux usages culinaires de sa plante, M. Bichot conseille seulement l’emploi des jeunes pousses blanchies, coupées avant qu’elles n’aient traversé la couche de terre ou de sable dont elles ont été recouvertes. C’est, en somme, un succédané du Chou marin, avec la même culture et les mêmes usages économiques. Les pousses, dit l’introducteur, n’ont pas l’âcreté du Crambé maritime ni l’amertume de l’Endive.

Malgré ces avantages, nous ne croyons pas que depuis 1904 l’Ovidius se soit beaucoup propagé dans les jardins potagers.

Clusius se demandait déjà, au XVIe siècle, si le Crambe Tataria n’était pas la racine Chara qui servit de pain aux soldats de Jules César assiégeant Dyrrachium en Albanie pendant sa lutte contre Pompée[93].

[93] César, De Bello civ., l. III, 48. — Suétone, Jules César, 68. — Pline, Hist. nat. l. XIX, 41.

Cuvier, Thiébaud de Berneaud, dans une savante dissertation, Martens, sont d’avis que la plante Chara se rapporte à ce Crambé.

M. Fée a longuement examiné ce problème historique et botanique dans ses commentaires de l’édition latine-française de Pline, de Panckoucke (vol. XII, p. 364). Selon ce savant, le Chara de César, Lapsana et Cyma sylvestris de Pline, qui seraient une seule et même plante, doivent plutôt se rapporter à un Brassica à racine charnue. Mais les objections très justes qu’il oppose à l’identification proposée par Thiébaud de Berneaud peuvent s’appliquer également au Chou-Rave ou au Chou-Navet. Comme toujours, la détermination exacte des plantes des anciens est, dans certains cas, bien difficile, voire même impossible.

PÉ-TSAÏ OU CHOU DE CHINE

(Brassica chinensis L.)

Pé-tsaï, mot chinois qui peut se traduire par légume blanc. Le Pé-tsaï est une plante potagère annuelle d’un grand usage dans tout l’Extrême-Orient, Chine, Japon, Indo-Chine. Il est mentionné dans les ouvrages chinois sur l’agriculture des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles[94].

[94] Bretschneider, Bot. Sin. 59, 78, 83, 85.

Quoique appartenant au genre Brassica, de la famille des Crucifères, le Chou de Chine diffère beaucoup de nos Choux européens. Il se rapproche des Moutardes (Sinapis). Des deux variétés principales introduites dans les cultures européennes, l’une, le Pé-tsaï a plutôt l’aspect d’une Laitue romaine. Le Pak-Choï ressemble à une Carde-Poirée. La saveur douce de ce légume rappelle un peu celle de la Chicorée cuite.

Le Chou de Chine n’a guère d’histoire ; son introduction en Europe est récente.

Dès le XVIIIe siècle, les missionnaires avaient signalé l’importance de sa culture dans l’Empire chinois. Il figurait depuis une dizaine d’années au Jardin du Roi, à titre de plante botanique, lorsqu’en 1836 les missionnaires envoyèrent des graines de Pé-tsaï au R. P. Voisin, supérieur des Missions étrangères à Paris, qui s’empressa de les communiquer à M. Vilmorin.

Le 22 novembre 1837, à la séance de la Société royale d’Horticulture, M. Vilmorin déposa sur le Bureau deux premiers pieds de Pé-tsaï provenant de ses cultures.

De 1837 à 1840, une notice de M. Ducros de Sixt, avocat à la cour royale, plusieurs notes ou rapports de Pépin, Bossin, Poiteau, Mérat[95], montrent que l’on expérimentait le Pé-tsaï comme plante culinaire nouvelle et que les résultats de la culture étaient peu satisfaisants. Semée au printemps ou en été, la plante montait à graines à la troisième ou quatrième feuille. Le semis au mois d’août, grâce à la végétation extraordinairement rapide du Chou de Chine, permettait d’obtenir une plante bien développée en octobre et novembre, à un moment où d’autres légumes préférables sont abondants. Pour plier le Pé-tsaï à nos exigences, Pépin, jardinier-chef du Jardin du Roi, fit de nombreuses tentatives infructueuses qu’il a consignées dans un intéressant mémoire[96].

[95] Annales Soc. roy. d’Hortic. vol. XXIII, pp. 105, 154, 156, 159, 229.

[96] Loc. cit., t. XXVI, p. 18.

En 1847, le Pé-tsaï était encore en observation au Jardin d’expériences de la Société royale d’Horticulture. Un rapport dit : « Nous continuons à essayer de faire pommer le Pé-tsaï, ce Chou blond apporté de Chine il y a quelques années quoiqu’il ne paraisse guère se prêter à acquérir cette propriété[97] ».

[97] Annales Soc. roy. d’Hortic. 1847, p. 677.

Comme on le voit, dix ans après son introduction, le Chou de Chine n’était pas encore devenu un légume de marché, contrairement aux espérances qu’il avait fait naître d’abord. Finalement on abandonna à peu près cette plante exotique. Quelques amateurs, sous le second Empire, M. Vavin, de Bessancourt, notamment, présentaient parfois comme légume curieux, à la Société centrale d’Horticulture, des échantillons de Pé-tsaï et de Chou de Chang-ton, autre variété du Chou de Chine. Ce Chou rentrait dans la catégorie des plantes alimentaires qu’expérimentèrent à Crosnes, MM. Paillieux et Bois, de 1875 à 1899. Déconseillant la culture estivale qui ne pouvait donner aucun résultat sous le ciel européen, ils estimaient que Roscoff, Cavaillon, Hyères, se prêteraient à la production hivernale du Chou de Chine qui pourrait peut-être prendre à Paris une place importante dans l’alimentation à un moment où l’on manque de légumes frais[98].

[98] Potager d’un Curieux, 3e éd. p. 475.

L’un des auteurs du Potager d’un Curieux, M. D. Bois, assistant au Muséum, devait faire une réintroduction du Pé-tsaï, à son retour d’une mission scientifique en Extrême-Orient (1902-1903). Ayant rapporté des graines choisies parmi les meilleures variétés de Pé-tsaï cultivées au Tonkin, il pensa que l’on ferait bien, malgré les échecs antérieurs, de tenter une fois de plus la domestication de ce légume méritant. Il confia dans ce but des graines à un intelligent maraîcher parisien, M. Curé, lequel employa les procédés connus des praticiens pour empêcher ou retarder la montée à graines de certains légumes et qui consistent principalement à semer sur couche très chaude.

A la séance du 13 octobre 1904, de la Société nationale d’Horticulture de France, M. Curé présentait un pied de Pé-tsaï pesant 3 kil. 500, très bien pommé, provenant d’un semis fait le 10 juillet. La plante eut un commencement de vogue à la suite d’articles élogieux parus dans la presse horticole et dans la grande presse. Pendant quelque temps des maraîchers en apportèrent aux Halles, mais la faveur d’un début heureux ne s’est pas continuée pour le Pé-tsaï. Le moment où ce légume sera recherché par le public français n’est pas encore venu.

RHUBARBE

(Rheum sp.)

Des goûts et des couleurs mieux vaut ne pas discuter. Tel ou tel légume, très recherché par certains peuples, peut être parfaitement inconnu ou dédaigné chez leurs voisins. Le Fenouil doux, par exemple, se trouve sur toutes les tables en Italie ; il ne paraît guère usité ailleurs. Les Français ont un goût spécial pour la Carotte et l’Oseille, légumes beaucoup moins appréciés à l’étranger. De même, le Chou marin et la Rhubarbe comestible sont des légumes anglais.

La Rhubarbe est une superbe plante vivace de la famille des Polygonées, à la fois médicinale, ornementale et alimentaire, mais les parties de la plante employées par l’art culinaire ne participent en rien aux propriétés laxatives de la racine. Les espèces du genre Rheum ont exactement le facies des Patiences et des Oseilles ; elles ont aussi l’acidité de ces herbes sures.

La Rhubarbe alimentaire est l’objet d’une culture très étendue en Angleterre et aux Etats-Unis. Autour des villes on en voit des champs entiers. Dans ce pays, au printemps surtout, on consomme une prodigieuse quantité de pétioles de Rhubarbe accommodés en tartes, confitures ou marmelades. Ce légume rafraîchissant est encore assez apprécié en Allemagne, Russie, Hollande, et même dans le Nord de la France.

Les énormes pétioles et les grosses nervures des feuilles de la Rhubarbe pelés, coupés en tronçons, cuits à l’eau bouillante et sucrés, fournissent une pulpe agréablement acidulée qui peut remplacer les Groseilles et les Pommes dans les puddings, tourtes et autres préparations culinaires dont sont friands les peuples anglo-saxons. Les acides citrique et malique que la plante contient lui donnent une saveur approchant celle des fruits qui entrent ordinairement dans la confection des pâtisseries. On fait encore blanchir les jeunes pousses de Rhubarbe sous de larges pots renversés ou sous des boîtes ad hoc et on les mange apprêtées comme des Cardons.

C’est, néanmoins, un légume récent. La culture intensive de la Rhubarbe pour l’alimentation ne remonte pas à plus de cent ans.

Les Rhubarbes, car on en cultive un certain nombre d’espèces distinctes, sont originaires des régions septentrionales et moyennes du continent asiatique ; elles habitent la Sibérie méridionale, la Mongolie, la Tartarie chinoise, le Thibet, l’Himalaya, la Perse, la Syrie, la région du Volga.

La Rhubarbe entrait déjà dans la matière médicale des anciens Grecs et des Arabes comme drogue purgative et tonique. Dioscoride parlant de la plus ancienne espèce connue des Européens, la Rhubarbe Rhapontique, dit : « le Rhapontique que les Grecs nomment Rha ou Rheon croît dans les pays qui sont par delà le Bosphore », c’est-à-dire dans les régions alors barbares de la Russie. Ammien Marcellin, qui écrivait au IVe siècle de notre ère, précise que le Rha est un fleuve (aujourd’hui le Volga) sur les bords duquel croît une racine qui en porte le nom et qui est très renommée en médecine.

Vers la fin du moyen âge, les racines mondées de la Rhubarbe médicinale arrivaient déjà en Europe du centre de l’Asie, soit par la Russie, soit par la Méditerranée. On croyait naguère que toutes ces racines appartenaient au Rheum palmatum, dite Rhubarbe des boutiques ou Rhubarbe de Chine, cependant la Rhubarbe commerciale la plus estimée n’a été déterminée par M. Baillon qu’en 1870 sous le nom de R. officinale. Mais nous nous occupons seulement des Rhubarbes cultivées pour leurs pétioles charnus et alimentaires.

La Rhubarbe Rhapontique, originaire de la région du Volga et de la Sibérie méridionale, a été la première espèce importée à l’état de plante vivante dans nos pays. Les auteurs horticoles indiquent l’année 1573 comme date de son introduction. Morren nomme l’introducteur : ce serait Adolphe Occo, médecin à Augsbourg, auteur d’une pharmacopée célèbre en Allemagne qui l’aurait introduite en 1570.

L’Anglais Lyte, traducteur de Dodoens (1578) parle d’une manière vague de la Rhubarbe « plante étrange cultivée dans les jardins de quelques curieux herboristes », et qu’il ne paraît pas bien connaître. Gérarde, dans son Herball (1597) mentionne la Rhubarbe et dit qu’on peut manger les feuilles comme la Poirée et les Epinards.

Prosper Alpin cultivait la Rhapontique au commencement du XVIIe siècle, au jardin botanique de Padoue. Il en donne une figure et une description[99].

[99] De plantis exoticis, p. 188.

Parkinson en aurait obtenu des graines avant 1629, date de la publication de son ouvrage. Cet auteur ne semble pas soupçonner encore les qualités alimentaires de la Rhubarbe, observant cependant que les feuilles ont une saveur acide très fine[100].

[100] Paradisus terrestris, p. 485.

D’autres espèces furent successivement introduites : en 1732 le R. undulatum L., vulgairement Rhubarbe de Moscovie. Cette espèce fut envoyée à Jussieu, à Paris, et au Jardin des Apothicaires de Chelsea comme fournissant la véritable Rhubarbe du commerce. Boerhaave, directeur du Jardin botanique de Leyde en avait aussi reçu des graines en 1750. R. compactum L. a été introduit de la Sibérie et de la Tartarie chinoise en 1758. R. palmatum L., originaire de la Tartarie chinoise, de la Mongolie, du Népaul, était nouveau en Europe en 1763.

La Rhubarbe hybride (R. hybridum L.) d’origine inconnue est cultivée depuis 1780. Plusieurs botanistes l’ont considérée comme une hybride du R. palmatum et du R. Rhaponticum. La Rhubarbe Groseille (R. Ribes L.) fut apportée d’Orient en 1724. La plante croît sur le Liban et dans les parties montagneuses de la Perse. R. australe Don et R. Emodi Wall. furent importés du Népaul par Wallich en 1828.

On ne voit pas bien quand la Rhubarbe a commencé à entrer dans les habitudes culinaires anglaises.

Les premières éditions du Dictionnaire de jardinage de Miller (1724, 1731) ne parlent pas de l’usage alimentaire de la Rhubarbe, mais nous trouvons une première référence dans la traduction française de cet ouvrage faite en 1765 et l’édition anglaise de 1768 dit aussi que l’on cultive la Rhubarbe pour les pétioles de ses feuilles dont on fait des tourtes au printemps, ce qui est encore confirmé par Mawe, auteur horticole qui écrivait en 1778.

Enfin, en 1822, Phillips nous apprend que, si les cuisinières ne mettent plus comme autrefois les feuilles de Rhubarbe dans les soupes, la plante tient son rang dans le potager pour les tourtes printanières[101].

[101] History of Garden vegetables, t. II, p. 119.

Vers 1815, les jardiniers commencèrent à apporter les bottes de pétioles de Rhubarbe sur les marchés de Londres. En 1830, la culture de ce nouveau légume s’était généralisée. Autour de Londres plus de 100 acres de terre étaient consacrées à la Rhubarbe. M. Wilmot, célèbre cultivateur de Fraises, envoyait sur la place de Londres la Rhubarbe par charretées. A la même date, les Etats-Unis prenaient goût à ce légume. On peut lire cette note dans les publications horticoles du temps : « La culture s’est si fort accrue autour d’Edimbourg qu’un jardinier commerçant qui avait beaucoup de peine, il y a peu d’années à en vendre 4 ou 5 douzaines de bottes de pétioles dans la matinée, en débite 3 ou 400 bottes[102]. »

[102] Annales Soc. d’Hortic. de Paris, 1832, p. 35.

Le blanchiment de la Rhubarbe dans le but de manger les jeunes pousses comme le Chou marin ne remonte pas au delà de 1816. Le 7 mai de cette année, Thomas Hare lut en effet un mémoire devant la Société royale de Londres dans lequel il signala les avantages de ce mode de culture trouvé par hasard l’année précédente au jardin botanique de Chelsea[103].

[103] Hortic. Transact., vol. II, p. 258.

Knight, président de la Société royale d’Horticulture de Londres, a relaté dans le recueil des actes de cette Société ses expériences faites pour perfectionner le forçage de la Rhubarbe, en employant à peu près les mêmes procédés que pour le Chou marin[104].

[104] Hortic. Transactions, vol. III, pp. 143, 154.

Tous les Rheum ne sont pas également propres à l’alimentation. La Rhubarbe Rhapontique possède une trop grande acidité. Le R. palmatum aurait une saveur fade plutôt désagréable. Ce sont les R. hybridum, compactum et undulatum qui ont la plus grande valeur alimentaire et surtout les variétés d’origine anglaise issues de divers croisements entre ces dernières espèces. Les variétés horticoles préférées sont celles qui se distinguent par la coloration rouge des pétioles et leur saveur aromatique après cuisson.

La Rhubarbe Groseille (R. Ribes L.) est aussi une sorte très recommandable. En Orient, où elle porte le nom arabe ou persan de Rîbâs, elle est alimentaire de temps immémorial. Ibn-el-Beïthar disait, au XIIIe siècle : « plante très commune dans la Syrie et dans la Perse ; à l’instar de la Bette, elle fournit des côtes d’une certaine grosseur »[105]. Rauwolf avait remarqué cette plante dans un voyage en Orient en 1573 ; il l’appelle Arebum[106]. Ce Rheum a exactement le goût de Groseille. Pour cette cause, et sans doute par suite de la ressemblance du nom, Linné l’a appelé Ribes, nom générique du Groseillier.

[105] Extraits des Manuscrits, t. XXV (1) p. 190

[106] Gronowius, Orient. p. 49.

R. Rhaponticum a été la première sorte employée en Angleterre pour usage culinaire. Sa vogue a duré jusqu’en 1820 moment où cette Rhubarbe a été remplacée dans les jardins par des variétés issues de semis des R. undulatum, compactum et palmatum. C’est en 1820 que Myatt, fameux semeur, commença à envoyer ses produits au marché de Covent-Garden, à Londres. Vers 1825 l’amélioration était remarquable, la saveur plus douce, les pétioles plus gros et plus nombreux. William Buck, jardinier de l’honorable Fulke Greville Howard, à Elford, produisit de belles races : Elford et Buck. Viennent ensuite les variétés Wilmott, Queen Victoria ; cette dernière variété obtenue par Myatt ; elle est encore cultivée. Prince Albert, Linneus, Mitchell’s royal Albert, rouge hâtive de Tobolsk, race très précoce, etc. On a créé depuis bien d’autres formes nouvelles.

La Rhubarbe alimentaire est peu usitée en France et encore moins cultivée. Dès 1805 le Bon Jardinier recommandait la Rhubarbe aux amateurs de plantes potagères nouvelles. A partir de 1830, la Revue horticole a donné de bons articles sur l’emploi de la Rhubarbe comme plante alimentaire. Jacques, jardinier de Louis-Philippe, au château de Neuilly, a été aussi un zélé propagateur de ce légume. Malgré cela, sauf en Picardie et en Flandre, la plante n’est pas entrée dans les mœurs françaises.

Rhubarbe est un mot composé, quoique Linné, d’après Pline, le fasse venir du grec rheo, je coule, à cause de l’effet purgatif de la racine de cette plante.

L’étymologie la plus probable est celle-ci : Rha, ancien nom du Volga, devenu le nom d’une racine employée en médecine, et barbarum, barbare : plante qui croît sur les bords du Volga dont les riverains étaient barbares.

D’après Littré, Isidore de Séville, dans ses Etymologies, interprète Rheu par racine ; le latin dit Rhabarbarum et aussi Rheubarbarum : racine barbare ou du pays des barbares.

Le mot français Rhubarbe se montre dès le XIIIe siècle sous la forme Rheubarbe[107].

[107] Livre des Remèdes. Ms. Bibl. Sainte-Geneviève, no 3113, fo 63, verso.

Herbages légumiers

ARROCHE

(Atriplex hortensis L.)

Nombreuses sont les plantes herbacées qui peuvent fournir un aliment rafraîchissant et hygiénique, employées tantôt dans les potages aux herbes, tantôt hachées et tamisées après ébullition, avec un assaisonnement convenable.

On a consommé jadis une foule de plantes sauvages dans les soupes aux légumes, ou préparées à la manière des Epinards : l’Ortie, la Morelle, les Amarantes, la Mercuriale, etc. Mais parlons seulement des plantes admises au potager.

Parmi celles-ci, l’Arroche est peut-être le plus anciennement cultivé de tous les légumes herbacés. Cette Chénopodée annuelle, originaire de l’Europe septentrionale et de la Sibérie, s’appelait chez les Grecs Atraphaxis et chez les Romains Atriplex, nom qui équivaut à « qui n’est pas nourrissant » et, en effet, tous les légumes de ce genre contiennent peu de matières alibiles.

La grande variété des noms de l’Arroche montre combien cette plante a été populaire autrefois.

Un glossaire du XIIe siècle donne à l’Arroche ou Atriplex plusieurs synonymes barbares : « grisolocanna, atrofaxos, viniscus, cato ; en langue romane : arepe »[108].

[108] Glossaire de Tours (Bibl. Ecole des Chartes, 1869, p. 334).

Les noms vulgaires du français moderne sont aussi très nombreux : arrode, arrouse, érode, belle-dame, bonne-dame, poule grasse, irible, follette, preudefemme, etc.

Cette plante était en honneur dans les potagers au moyen âge et à l’époque de la Renaissance. « Les Italiens, dit Ch. Estienne, dans sa Maison rustique (XVIe siècle), font une sorte de tartre (sic) des Arroches : ils hachent menu leurs feuilles, les pislent avec formage, beurre frais et jaune d’œufs, puis avec paste les incorporent et font cuire au four. »

Il est fait mention de la variété à feuilles rouges, sous le nom d’arose rouge, dans plusieurs comptes de dépenses concernant les jardins des ducs de Bourgogne au XIVe siècle[109]. L’Arroche rouge, qui peut servir de plante d’ornement, était connue de Turner en Angleterre en 1538.

[109] Arch. Côte-d’Or, série B. 5756.

L’Arroche a beaucoup perdu de son antique réputation, cependant elle est encore estimée par quelques personnes. On en trouve sur les marchés, en petite quantité.

BASELLE

(Basella rubra L. — Basella cordifolia Lamarck)

L’Asie tropicale est la patrie des Baselles. Ce sont des plantes sarmenteuses appartenant à la famille des Salsolacées. Elles peuvent s’élever à 1 m. 50 ou 2 mètres de hauteur et leurs feuilles épaisses et succulentes s’emploient largement comme Epinard dans tous les pays chauds.

Le hollandais Van Rheede, gouverneur de Malabar, fit le premier connaître la Baselle blanche en 1688[110]. Les indigènes consommaient cette plante sous le nom indien de Basella, que l’on a conservé. Van Rheede envoya des graines au jardin botanique d’Amsterdam. Ray, en 1704, décrit la Baselle comme cultivée dans les jardins anglais. La variété blanche a été introduite en Europe en 1731.

[110] Hortus Malabaricus, V, p. 45.

Au milieu du XVIIIe siècle, l’écrivain horticole de Combles signale la Baselle en ces termes : « Il nous est venu depuis peu de l’Amérique une nouvelle espèce d’Epinard sous le nom de Basella, dont les Américains font grand usage ; mais il faudra encore du temps avant qu’elle puisse être répandue. C’est au Jardin du Roi que je l’ai vue, et peut-être n’est-elle que là[111] ».

[111] Ecole du Potager, 1749, t. II, p. 31.

De Combles avait expérimenté les qualités culinaires de la plante et il en conseillait l’usage. Nous trouvons mention de la Baselle dans le Bon Jardinier de 1797 ; elle était certainement très peu connue.

La Baselle de Chine à très larges feuilles (Basella cordifolia) a été importée de Chine en 1839, par le capitaine Geoffroy. MM. Vilmorin-Andrieux disent que cette plante serait certainement préférable aux autres espèces de Baselle à cause de l’ampleur de ses feuilles et de l’abondance de leur produit[112].

[112] Plantes potagères, 3e éd., p. 33.

En 1846, la Société royale d’Horticulture de Paris cultivait toutes les Baselles dans son Jardin d’expériences. Un rapport de Poiteau n’est guère élogieux pour ce légume[113]. MM. Paillieux et Bois sont plus indulgents : « La nécessité de palisser la Baselle sur un treillage ne permet pas aux maraîchers de s’en occuper, mais les jardiniers peuvent l’admettre dans le potager. C’est un assez bon légume[114]. »

[113] Annales Soc. roy. d’Hortic. 1846, p. 296.

[114] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 51.

En somme, comme succédané de l’Epinard, la Baselle vient après la Tétragone.

BLÈTE

(Blitum rubrum Rchb. — B. virgatum L. — B. capitatum L.)

Herbe fade, sans valeur, quoique émolliente et rafraîchissante comme toutes les Chénopodées.

La Blète rouge est une herbe annuelle, commune en France aux abords des habitations, sur les berges des rivières, etc. Les deux autres espèces sont naturalisées un peu partout. On trouve quelquefois le Blitum capitatum ou Epinard-Fraise cultivé dans les jardins à cause de ses fruits charnus rouge vif ressemblant à une petite Fraise. La Blète ou Blite a été cultivée comme alimentaire ou récoltée à l’état sauvage à une date très ancienne. C’était le seul Epinard des Anciens. Hippocrate, Théophraste et Dioscoride, chez les Grecs, mentionnent la Blète, en grec Bliton et en latin Blitum, dont le nom paraît signifier plante insipide et sans goût, d’où l’adjectif latin bliteus, sot, vil, méprisable.

A propos de la Blète, Pline rappelle que le poète comique grec Ménandre met en scène des maris qui, pour se moquer de leurs femmes, les appellent du nom de cette plante. Plaute se sert aussi de l’expression blitea comme terme de mépris.

La Blète était largement cultivée au moyen âge. Le Dictionnaire d’Histoire naturelle de Bomare (éd. 1800) dit la plante commune dans les jardins et nous savons que dans nos provinces du Sud-Ouest on la mange encore avec plaisir.

Le mot espagnol ou portugais bredos est une altération de Blitum. Aux Antilles et dans les colonies on mange beaucoup de brèdes, mélange de légumes verts consommés cuits : Morelle, Epinards, Amarante, Pourpier, etc.

CLAYTONE PERFOLIÉE

(Claytonia perfoliata Willd.)

La Claytone à feuilles perfoliées ou Pourpier d’hiver est une herbe annuelle dont les jeunes tiges et les feuilles en forme de cornet, un peu charnues, sont comestibles, comme tous les Pourpiers.

Cette Portulacée, originaire de Cuba, du Mexique, de l’Amérique du Nord-Ouest a été introduite de Vancouver par Menzies en 1796. Trouvée par Humboldt et Bonpland à Cuba, près du port de Batano, ces naturalistes la rapportèrent en Europe et la donnèrent au Jardin des Plantes de Paris en 1804.

En 1831 seulement, la Revue horticole attira l’attention sur cette plante succulente, à la suite d’une lettre de M. Madiot, directeur de la Pépinière de naturalisation du département du Rhône, à Lyon, lequel avait expérimenté que la Claytone, jusqu’alors cultivée dans les jardins botaniques et considérée comme une herbe inutile, était bonne à manger crue en salade ou cuite comme l’Oseille ou les Epinards sous un fricandeau[115].

[115] Revue horticole, 1831, p. 357.

Vilmorin recommanda la Claytone en 1833 dans le Bon Jardinier, puis d’autres périodiques horticoles lui firent quelque réclame durant le cours du XIXe siècle. Bien que l’on puisse faire quelques coupes annuelles, la faible production foliacée de cette plante ne lui a pas permis de devenir un légume utile. Selon les auteurs du Potager d’un Curieux, la Claytone est un bon succédané de l’Epinard, mais elle restera légume de fantaisie occasionnellement cultivée. En Californie, la variété indigène exigua est d’un usage fréquent pour les soupes aux herbes.

EPINARD

(Spinacia oleracea L.)

L’Epinard a été inconnu aux Anciens. En fait de plantes légumières de ce genre, ils avaient l’Arroche et la Blète, herbes fades dont les écrivains grecs et latins parlent d’une façon assez méprisante.

Ce sont les Musulmans de la Perse, par l’intermédiaire des Arabes, qui nous ont gratifié de ce légume sain et agréable. Peut-être est-il une conquête des Croisades, car il s’est montré en Europe en plein moyen âge.

L’Epinard était très populaire en Orient ; les écrivains arabes, dans leur langage toujours hyperbolique, le qualifiaient de « Prince des légumes ». Nos médecins l’appellent, moins poétiquement, le balai de l’estomac, en raison de ses propriétés laxatives.

Comme on n’a pas trouvé l’Epinard à l’état sauvage, au moins d’une manière certaine et qu’il est indubitablement originaire de la région comprise entre le Caucase et le golfe Persique, ou de l’Asie-Mineure, les botanistes sont tentés de croire que l’Epinard de nos jardins n’est qu’une modification cultivée du Spinacia tetrandra Roxbg., Epinard qui vit à l’état sauvage au Midi du Caucase, dans le Turkestan, en Perse et dans l’Afghanistan où on l’emploie aussi comme légume. Cette autre espèce asiatique est peu différente de notre ancien Epinard à feuilles triangulaires, allongées, à fruits épineux, lequel devait se rapprocher de la forme sauvage.

Le nom de l’Epinard vient de l’Arabe Isfânâdsch, Esbanach ou Sebanach, suivant les auteurs et il est probablement dérivé du persan Ispany ou Ispanai[116].

[116] De Candolle, Orig. des pl. cultivées, 4e éd., p. 78.

La connaissance des livres orientaux, qui nous ont appris la véritable origine du mot Epinard, ne remonte pas bien loin. C’est pourquoi on voit toujours reproduites, dans les ouvrages populaires, les étymologies imaginées à l’époque de la Renaissance pour expliquer ce nom de légume. Epinard, en latin Spinacia, dérivé de spina, épine, pouvait, avec quelque raison, s’appliquer à une plante dont le fruit est muni de cornes ou de pointes. De même, la forme ancienne Spanachia paraissait indiquer un légume venu d’Espagne.

Dans la croyance nullement démontrée que l’Epinard nous avait été transmis par les Arabes d’Espagne, Tragus et d’autres anciens botanistes appelaient ce légume Hispanicum olus, légume espagnol.

Il est probable, dit Alph. de Candolle, que la culture a commencé dans l’ancien empire des Mèdes et des Perses depuis la civilisation gréco-romaine, ou qu’elle ne s’est pas répandue promptement à l’est ni à l’ouest de son origine persane. Le Dr Bretschneider nous apprend que le nom chinois de l’Epinard est Po-sso-ts’ao, ce qui signifie Herbe de Perse, et que les légumes occidentaux ont été introduits ordinairement en Chine un siècle avant notre ère. Comme on ne connaît pas de nom hébreu, les Arabes doivent avoir reçu des Persans la plante et le nom[117].

[117] Loc. cit., p. 79.

L’Agriculture Nabathéenne, compilation faite en Syrie vers le IVe siècle de l’ère chrétienne, connaît l’Epinard. Les médecins persans et arabes : Avicenne, Serapion, Razès en parlent vers le Xe siècle. L’un d’eux dit que les gens de Ninive et de Babylone sèment l’Epinard hiver et été et en font grand usage[118].

[118] Ibn-el-Beïthar, Notices et Extraits des manuscrits, t. XXIII, p. 60.

La culture est ancienne en Espagne, car les Maures avaient de fréquentes relations avec les Musulmans de l’Asie-Mineure et de la Perse. Au XIe siècle, un auteur arabe d’Espagne, Ibn-Had-Jadj, rapporté par Ibn-el-Awam, aurait composé un Traité de l’Epinard où il dit qu’à Séville on en semait de précoces en janvier[119].

[119] Ibn-el-Awam, traduct. Clément-Mullet, tome II, p. 154.

En France et en Italie, l’introduction de l’Epinard doit remonter au temps des Croisades, quoique Matthiole et Brassavola le disent nouveau en Italie au XVIe siècle. Ruellius (1536) paraît aussi le connaître en France depuis peu de temps. Sur la foi sans doute de ces auteurs mal informés, A. de Candolle pense que l’introduction de l’Epinard en Europe a dû se faire vers le XVe siècle. C’est une date qu’il faut reculer de trois siècles au moins.

Albert le Grand, moine qui vivait en Bavière au XIIIe siècle, décrit l’Epinard (Spinachia), qui a, dit-il, les semences épineuses. Un de ses contemporains, le médecin français Arnauld de Villeneuve, cite cette plante parmi les aliments usuels[120]. Crescenzi, agronome italien, né à Bologne en 1230, dit que l’Epinard (Spinacia) est supérieur en qualité à l’Arroche et qu’on le sème avec profit à l’automne pour le carême suivant[121].

[120] Opera, éd. Bâle, 1585, p. 801.

[121] Ruralium commodorum, l. VI, c. 55.

Cette plante potagère, qui était une très utile ressource en temps de carême, avait été accueillie avec faveur, à cause de sa précocité ; on la voit déjà très vulgaire au XIIIe siècle.

Nous avons relevé de nombreuses mentions de l’Epinard, dès le commencement du XIVe siècle, dans les comptes de dépenses des maisons princières conservés aux archives départementales. Nous citerons quelques-uns de ces documents :

1302-1329. Achat de semences pour les jardins du château de Hesdin, à la comtesse Mahaut d’Artois : « 1 lb. d’espinarde XII deniers[122] ».

[122] Richard, Mahaut d’Artois, p. 142.

1378-1379. Dépenses faites pour les jardins du château de Rouvre-lès-Dijon, à Mgr le Duc de Bourgogne où il y a « 16 quartiers de terre pour semer choux, pourotes (Poireaux), persin (Persil), blettes, bourace (Bourrache), espinaces… »

1388-1389. Comptes de dépenses pour le château de Guermoles au même duc de Bourgogne : « acheté pour le curtil (jardin) : perrecy, espinoiches, lattues (Laitues), bouroiches, graines d’oignons[123] ».

[123] Arch. Côte-d’Or, série B. 5756, 4784.

D’après le Ménagier de Paris, ouvrage rédigé en 1393 : « il y a une espèce de porée qu’on appelle espinoche, et qui se mange au commencement du karesme. »

L’ancien français espinoiche, espinoche était encore en usage au XVIe siècle, conjointement avec le mot espinard. La terminaison ard, selon Darmesteter, provient d’une étymologie populaire qui a rattaché le mot à épine, à cause des graines piquantes de la plante (latin ardere, brûler, piquer) ; espinoche s’est conservé dans le patois Messin. Dans le Jura on dit aussi espenoche pour Epinard.

EPINARD (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Au XVIe siècle, Olivier de Serres et Liébault décrivent la culture de l’Epinard. Ce dernier dit, dans sa Maison rustique : « Les Parisiens savent assez combien sont utiles les épinards pour la nourriture en temps de caresme, lesquels en font divers appareils pour leurs banquets : maintenant les fricassent avec beurre et verjus ; maintenant les confisent à petit feu avec beurre en pots de terre ; maintenant en font des tourtes et plusieurs autres manières. »

Il entrait beaucoup d’ingrédients dans les pâtisseries appelées tourtes. En fait de substances végétales, une recette de Taillevent, maître-queux de Charles V, qui a laissé un petit traité culinaire, montre qu’il entrait dans les tourtes des Bettes, des Epinards et des Laitues hachés et broyés dans un mortier, avec des fournitures aromatiques :

« Pour faire une tourte : prenez perressi, mente, bedtes, espinoches, letuces, marjolienne (Marjolaine), basilique, pilieu (Pouliot)[124]… »

[124] Le Viandier, éd. Pichon, 1892, p. 41. Cf. Ménagier de Paris, t. II, p. 218.

D’après Bruyerin-Champier, au XVIe siècle, les pâtissiers parisiens employaient l’Epinard pour la fabrication de petits pâtés ou boulettes qu’ils vendaient surtout aux étudiants.

L’Epinard est une plante dioïque, c’est-à-dire que les fleurs mâles et femelles se trouvent sur des pieds différents. Tous les anciens auteurs prenant l’Epinard mâle pour la plante femelle, et réciproquement, disent que l’Epinard mâle, seul, produit la graine. Au milieu du XVIIIe siècle, de Combles tombe dans la même erreur, alors pourtant que les sexes des plantes étaient mieux connus.

Une recette de culture d’Olivier de Serres est encore un de ces préjugés comme il y en avait tant dans l’ancien jardinage : Pour avoir des Epinards de monstrueuse grandeur, il faut tremper la graine 24 heures dans de l’eau en laquelle du bon fumier aurait été dissout.

Il eût été préférable de chercher à rendre l’Epinard primitif plus alimentaire en créant des races à feuilles nombreuses, amples, arrondies et succulentes.

Ce sont les caractères que présentent nos variétés actuelles. Comme point de comparaison, nous reproduisons le maigre feuillage hasté de l’Epinard contemporain d’Olivier de Serres, d’après une gravure sur bois de l’Histoire des Plantes de Dalechamps (1587).

Dès le milieu du XVIe siècle, le botaniste Tragus avait signalé une race à graine ronde non épineuse, souche probable du gros Epinard, ou Epinard de Hollande, qui est certainement un produit de la culture. Il n’y a aucune bonne raison de croire que le gros Epinard à graine ronde est une espèce distincte. C’est une variété fixée : l’augmentation du volume de la plante, l’ampleur des feuilles qui, de pointues deviennent rondes et charnues, la disparition des piquants, sont des modifications très ordinaires chez les plantes sous l’influence de la bonne culture.

Olivier de Serres (1600) connaissait un Epinard « sans piquerons ». Le Jardinier françois (1651) cultivait, avec l’Epinard commun, un Epinard blond, à graine sans piquants, plus délicat que l’autre.

Vers la fin du XVIIIe siècle, commencent à se montrer deux races supérieures dénommées Epinard d’Angleterre et Epinard de Hollande, toutes deux probablement originaires des Pays-Bas.

L’Epinard d’Angleterre, issu de l’Epinard commun, s’en distingue par ses feuilles plus grandes et nombreuses mais toujours sagittées. Il a gardé de son origine les graines piquantes et la rusticité que perdent toujours les races très améliorées. La résistance de l’Epinard d’Angleterre à la chaleur le fait rechercher pour les semis printaniers, car le grand défaut de cette herbe potagère est de monter à graine aussitôt que la température commence à s’élever.

L’Epinard de Hollande peut passer pour le point de départ de nos races à graines rondes qui en sont des sous-variétés améliorées[125].

[125] Vilmorin, Plantes potagères, 3e éd., p. 235.

Parmi celles-ci l’Epinard de Flandre, nouveauté de 1829 (Vilmorin), a été en vogue pendant longtemps. Il est sensiblement amélioré sous le rapport du feuillage plus grand, plus arrondi que celui de la race-mère.

De l’Epinard de Flandre, sont issues les sous-variétés d’Esquernes, à feuille de Laitue, Gaudry, formes à peine distinctes, à feuilles ovales, étalées. L’Epinard Gaudry a été trouvé en 1842, par un propriétaire de ce nom, à Presles, près Beaumont-sur-Oise. C’était l’Epinard supérieur au milieu du siècle dernier.

En 1869, M. Lambin, directeur du Jardin-Ecole de Soissons, fit connaître l’Epinard lent à monter, qui forme des touffes compactes et ramassées.

L’Epinard monstrueux de Viroflay a été mis au commerce par Vilmorin en 1880. L’Epinard paresseux de Castillon, nouveauté de 1889, est encore, comme son nom l’indique, un « lent à monter ».

En Angleterre, l’Epinard favori est le Victoria, d’obtention assez récente et déjà en voie d’être remplacé par The Carter et autres. Comme il est arrivé pour beaucoup de légumes, l’Angleterre a connu l’Epinard longtemps après son introduction en France. Dans son Herball de 1568, Turner dit que cette plante potagère est introduite récemment et peu employée.

OSEILLE

(Rumex acetosa L.)

Il est peu de pays où l’on aime l’Oseille autant qu’en France. On recherche cette herbe potagère à cause de l’acidité des feuilles, due à la présence en quantité notable d’oxalate acide de potasse, soit pour la préparation des soupes, soit pour les sauces et assaisonnements, et souvent comme plat spécial.

Les fermes à légumes et les maraîchers de la banlieue parisienne produisent abondamment l’Oseille en grande culture. Vers 1895, l’approvisionnement annuel des Halles de Paris, d’après une statistique officielle, n’exigeait pas moins de 20 millions de kilogrammes de feuilles d’Oseille.

Mais en Angleterre et dans les pays où l’on parle anglais, ce légume ne semble pas populaire.

Les diverses Oseilles cultivées appartiennent au genre Rumex de la famille des Polygonées dont la plupart des espèces sont spontanées en Europe.

L’Oseille commune descend du Rumex acetosa, plante vivace à feuilles hastées ou sagittées, très répandue en France dans les prairies, pâturages, lisières et clairières des bois. D’autres espèces également cultivées : R. montanus ou arifolius (Oseille vierge) et R. scutatus (Oseille ronde) sont indigènes dans les parties montagneuses de l’Europe.

Les Anciens cultivaient les Oseilles pour usage culinaire. Autant que l’on peut s’en rendre compte, l’importance de cette herbe potagère devait être très secondaire. Un Lapathum cité par Plaute et Horace est sans doute une Oseille.

En général, le Lapathum des Anciens semble être la Patience dont on mangeait les feuilles cuites et la racine douée de quelques vertus médicinales, tandis que l’Oxalis de Dioscoride, l’Oxulapathon de Galien, qui servait à ranimer l’appétit, le Rumex de Pline et de Virgile[126] doivent plutôt comprendre les espèces à feuilles acides du genre Rumex et par conséquent notre Oseille.

[126] Hist. nat. l. XX, 85, 86. — Moretum, vers no 72.

Au XIIe siècle seulement, les glossaires latin-roman commencent à citer son nom : « Acidula, acetosa, acida, en langue romane surele »[127]. Surelle, qui se rattache à l’adjectif sur, sure, est encore un nom vulgaire de l’Oseille à notre époque et il s’est conservé dans l’anglais Sorrel.

[127] Langue romane est ici synonyme de langue vulgaire.

Neckam, moine anglais au XIIe siècle, appelle l’Oseille acidularum dans son ouvrage De naturis rerum. Dans les Herbollaires du moyen âge, le nom latin est toujours acetosa (acide, aigre), qui convient à la saveur de la plante.

Au XIVe siècle, l’Oseille paraît jouer un certain rôle culinaire. Cette herbe formait la base des différentes sauces vertes non bouillies et très usitées, dont le Ménagier de Paris donne quelques recettes[128]. Un passage d’une poésie d’Eustache Deschamps (XVe siècle) fait allusion à cet emploi de l’Oseille :

« Vinaigre usez, osille a vo povoir
« En voz sausses[129] ».

[128] Ménagier, t. II, p. 229, 231.

[129] Œuvres VII, 40.

Le Ménagier de Paris donne aussi quelques détails de culture ; il recommande de cueillir toujours les grandes feuilles et de laisser croître les petites.

Maints comptes de dépenses des XIVe et XVe siècles citent l’Oseille :

Avril 1385. Compte de dépenses de l’hôtel de Marguerite de Flandre :

« Pour oisille (Oseille) et perressin (Persil), XVI deniers[130] ».

[130] Mém. Acad. Dijon, t. VIII, p. 275.

30 mai 1412. Dépenses pour un dîner : « Pour persil, ozaille et autres herbes 9 deniers[131] ».

[131] Bibl. Ecole des Chartes, 1860, p. 225.

Nous avons trouvé aussi mention de l’Oseille dans les comptes de dépenses de l’hôtel de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et de Charles Quint (XVe et XVIe siècles) sous le nom d’aigret ou esgret[132], terme encore employé aujourd’hui dans le Nord de la France.

[132] Archives Nord, série B. 3429, 3469, 3477.

Une miniature du célèbre livre d’Heures d’Anne de Bretagne figure une herbe dite vinnete, qui est l’Oseille. Vinette est synonyme d’Oseille dans le Poitou, le Centre, la Bretagne et la Normandie. Brantôme, qui cite ce nom, orthographie vignette.

En présence de ces témoignages, on est assez surpris d’entendre Bruyerin-Champier déclarer qu’il avait vu commencer l’usage de l’Oseille de son temps, c’est-à-dire au XVIe siècle.

Au XVIIe siècle, l’Oseille était abondamment cultivée aux environs de Paris. Le voyageur anglais Lister le constate avec quelque étonnement, car cette herbe n’était guère usitée en Angleterre : « On a un tel goût pour l’oseille que j’en vis des arpens tout entiers. Rien au reste n’est plus sain et cela peut très bien remplacer le citron dans le scorbut ou les affections qui s’y rattachent »[133].

[133] Voyage à Paris en 1698, traduct. par de Sermizelles, p. 139.

Olivier de Serres (1600) connaissait deux Oseilles : la longue et la ronde. Le Jardinier françois (1651) cultivait plusieurs sortes dont une qui ne grainait pas. La Quintinie (1690) cite l’Oseille commune, la ronde et la grande qui était probablement une variété améliorée.

Sans avoir beaucoup modifié la plante, la culture a cependant produit une variété fixée, l’Oseille de Belleville, à feuilles moins acides, plus blondes et plus amples que celles du type. Nous trouvons pour la première fois le nom de cette variété dans l’Ecole du Potager par de Combles (1749).

C’est aujourd’hui la sorte la plus communément cultivée. L’Oseille de Lyon, de création récente, est une amélioration sensible de l’Oseille de Belleville. L’Oseille vierge était connue sous ce nom dès le XVIIIe siècle. Les botanistes admettent qu’elle dérive du Rumex montanus. Cette espèce est plus ou moins stérile, par conséquent, la cueillette des feuilles peut se poursuivre sans interruption.

D’après Pictet, la plupart des noms européens de l’Oseille sont tirés de l’acidité des feuilles de cette plante, cependant ils n’offrent pas entre eux d’affinités radicales. Le sanscrit amla désigne l’Oxalis corniculata et signifie acide. L’allemand moderne a conservé une trace du terme sanscrit dans sauerampfer, Oseille.

Quant à notre mot français Oseille, le Dictionnaire étymologique de Darmesteter le dit d’origine inconnue. Littré admet qu’il est dérivé du grec et du latin Oxalis (Oxus, acide) par l’intermédiaire d’une forme non latine : Oxalia. Dalechamps, au XVIe siècle, dit bien « Oxaille » synonyme d’« Ozeile » et il donne aussi le mot comme venant d’Oxalis ; mais, comme on l’a vu plus haut, la forme primitive n’est pas Oxaille. Nous trouvons dans un glossaire du XIIIe siècle : « hec accidula, Osile », puis d’autres textes montrent les variantes Osille, Oisille et enfin Ozaille, Ozeille, Oseille.

Les Oseilles cultivées sont au nombre des plantes les moins modifiées par la culture. Les semis de graines provenant de variétés améliorées retournent facilement au type sauvage à feuilles hastées, et la plante cultivée se distingue à peine de la plante sauvage lorsque celle-ci s’est développée dans des conditions favorables à sa végétation[134].

[134] Vilmorin, Plantes potagères, 3e éd., p. 477.

OXALIDE

(Oxalis crenata Jacq. — O. Deppei Sweet)

Quoique possédant presque la saveur acidulée de l’Oseille, les feuilles des Oxalis ne peuvent être que des succédanés insignifiants et inutiles de cette plante potagère.

Nous possédons une espèce indigène qui croît dans les bois frais, l’Oxalis acetosella, en français : Alleluia, Surelle, Pain de coucou, aujourd’hui inusitée, mais qui a été cultivée autrefois pour manger en salade.

Dans les jardins modernes, les curieux cultivent deux espèces américaines : l’Oxalide crénelée, principalement pour ses racines, et l’Oxalide de Deppe pour ses jolies fleurs ornementales. Toutes deux sont des plantes vivaces à racines tubéreuses arrondies ou napiformes, plus ou moins alimentaires.

L’Oxalide crénelée est indigène dans les montagnes du Pérou et du Chili. Il semble que de temps immémorial, sous le nom d’Oca, les tubercules de l’Oxalide crénelée ont été l’objet d’une grande consommation dans les régions froides de l’Amérique du Sud et du Mexique.

Vers 1829, la plante fut importée en Angleterre et en Allemagne. En 1833, les publications horticoles françaises commencent à la préconiser comme une nouveauté précieuse par ses racines alimentaires[135]. D’après le Bon jardinier de 1840, quelques amateurs cultivaient déjà en grand l’Oxalide crénelée dans le Finistère.

[135] Revue hortic. 1833-1838. — Ann. Soc. roy. d’Hort., t. XVI, XIX, XXII, XXIII. — Bon Jardinier, 1838.

Jacquin aîné, grainier, quai de la Mégisserie, Jacques, jardinier du roi, à Neuilly, Utérart, pépiniériste à Farcy-les-Lys (S.-et-M.), furent, par leurs articles élogieux, de zélés propagateurs du nouveau légume. La maladie des Pommes de terre, qui, depuis 1845, détruisit en partie les récoltes, pendant plusieurs années, attira aussi l’attention sur l’Oca. On espérait, bien à tort, grâce à la grande fécondité de la plante, trouver un excellent succédané de la Pomme de terre. Dans leur pays d’origine, les tubercules subissent une dessication spéciale pour enlever l’acidité qui les rend, surtout sous nos climats, peu avantageux à déguster. Une intéressante note de Weddell donne de curieux renseignements sur les différents modes de préparation que nécessitent les tubercules pour devenir comestibles[136].

[136] Rev. hort. 1852, p. 148.

En 1850, le Muséum reçut de M. Boursier, consul de France à Quito, un Oca rouge à peau carminé vif, considéré au Pérou comme de qualité supérieure.

Depuis 1835 jusqu’en 1850, on s’est beaucoup occupé de l’Oxalide crénelée, puis le silence s’est fait sur cette plante. Cependant, en dernier lieu, MM. Paillieux et Bois ont consacré aux Ocas un intéressant chapitre de leur Potager d’un Curieux, résumant et leurs propres expériences et les observations des premiers propagateurs de l’Oxalide crénelée. Ils nous apprennent qu’on voit chaque année quelques tubercules d’Oca dans les étalages des marchands de produits exotiques et de quelques grands épiciers. C’est la variété rouge qui est ainsi offerte comme un excellent légume de fantaisie, dont la consommation ne s’étendra jamais beaucoup.

L’Oxalide de Deppe vient du Mexique. M. Barclay l’apporta en Angleterre en 1827 et, six ans plus tard, vers la fin de 1833, Jacquin aîné l’introduisit en France et la vit fleurir, pour la première fois en 1836[137]. En même temps que Morren, Directeur du Jardin de l’Université de Liège, vantait l’Oxalide de Deppe, trouvant les tubercules d’un goût plus délicat que celui de l’Asperge ou de la jeune Carotte[138], Poiteau qui expérimentait la plante, la déclarait immangeable[139]. Un rapport du Dr Mérat dit aussi : « Au total c’est un légume nouveau, mais qui ne paraît pas devoir faire fortune ». La vérité est que les tubercules napiformes de cet Oxalis sont très tendres, aqueux et très fades. L’Oxalide de Deppe est plutôt considérée aujourd’hui comme une jolie plante d’ornement.

[137] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 459.

[138] Revue horticole, 1845, p. 277.

[139] Ann. Soc. roy. d’Hortic., 1846, p. 298.

POIRÉE OU BETTE

(Beta vulgaris L. et Beta Cicla L.)

Dans l’alimentation ancienne, la consommation des soupes aux légumes, des porées, comme on disait, était très grande, d’après le témoignage de la littérature du moyen âge qui en fait constamment mention.

La Bette étant autrefois la principale et la plus employée des herbes à potages, pour cette raison on l’appela vulgairement Poirée, altération de porée ; le mot ayant subi la même déformation que Poireau au lieu de la forme correcte Porreau (de porrum).

Le terme culinaire porée est donc dérivé de porrum, nom latin du Poireau, lequel entrait pour une large part, avec la Bette, l’Arroche, le Pourpier, l’Oseille et autres herbes dans la confection des soupes aux légumes.

Poirée prit même le sens plus étendu de légume vert en général. Avant l’établissement des Halles centrales, le premier marché aux légumes du vieux Paris n’était qu’une simple voie publique répondant au nom de rue du Marché à la Poirée[140].

[140] Cette rue a été détruite lors de la création des Halles centrales.

Dans le Nord de la France et en Belgique, où les soupes aux légumes sont restées traditionnelles, presque chaque ville possède une rue à la Poirée ou une place aux Herbes potagères consacrées, de temps immémorial, à la vente des légumes.

La Bette ou Jotte des Tourangeaux et des Bretons appartient à la famille des Chénopodées comme tant d’autres plantes potagères fort utiles au point de vue hygiénique, quoique faiblement nutritives.

Selon le dire des botanistes, on doit rapporter au Beta maritima, plante bisannuelle à racine fusiforme-fibreuse de la grosseur du petit doigt, l’origine de nos Poirées, Cardes et Betteraves cultivées qui en seraient des variétés grandement modifiées par la culture.

La Bette sauvage est commune dans les terrains sablonneux maritimes des contrées méridionales de l’Europe ; en Perse, dans l’Inde, peut-être en Amérique.

La culture a produit sur l’espèce type deux sortes de modifications qui ont créé deux catégories de plantes très différentes par leur aspect et leurs usages, tout en possédant les mêmes caractères botaniques : les Betteraves et les Poirées.

Dans le premier cas, le développement considérable de la racine de la Betterave a donné naissance aux Betteraves de table, fourragères et sucrières. Nous parlerons des Betteraves potagères au chapitre des légumes-racines.

Mais, tandis que le pivot restait grêle, la modification s’est aussi portée sur les feuilles qui ont pris de l’ampleur et sont devenues alimentaires. On consomme les feuilles de la Poirée blonde et en général celles des variétés à pétioles étroits cuites et mêlées à l’Oseille pour en adoucir l’acidité, ou bien hachées à la manière des Epinards, avec un assaisonnement relevé d’épices.

Enfin, de l’hypertrophie considérable des pétioles et des nervures résultent les Poirées à Cardes dont le nom rappelle le Cardon de la famille des Composées, parce que les côtes larges, tendres et charnues des feuilles de ces variétés servent aux mêmes usages culinaires que le Cardon.

Les plus anciens auteurs grecs mentionnent la Bette sous le nom de Teutlon. Aristophane en parlait déjà dans sa pièce des Grenouilles au Ve siècle avant l’ère chrétienne. Aristote, environ 350 ans avant Jésus-Christ connaissait la Bette rouge. Théophraste nomme deux sortes : la noire et la blanche, cette dernière dite Sicula, c’est-à-dire sicilienne.

Selon quelques auteurs, le nom scientifique actuel de la Poirée : Beta Cicla ou Cycla serait une altération de Sicula, mais d’autres le font dériver du grec Kuklos, cercle, parce que la coupe transversale d’une racine montre des cercles concentriques. Cependant cette dénomination ancienne Sicula se retrouve dans plusieurs noms modernes de la Poirée : grec sescoula, arabe selq, espagnol acelga, portugais selga.

Chez les Romains, les classes pauvres faisaient un grand usage alimentaire des feuilles de la Bette (Beta). Columelle, Pline et Palladius connaissaient les variétés blanche et noire des Grecs. Le botaniste Fée remarque avec raison qu’aucune partie de la Bette n’a cette nuance noire, et que, vraisemblablement, les adjectifs latin et grec niger et melanos ne correspondent pas avec notre mot noir. Il s’agissait d’une variété à feuilles rouge foncé.

La Poirée, légume fade et indigeste, n’était pas estimée. C’était un aliment pour les artisans aux robustes estomacs. Le médecin Galien, chez les Grecs, disait que la Poirée ne peut être mangée impunément en grande quantité. Pline n’en avait probablement jamais mangé ; il fait cette réflexion : « Les médecins croient la Bette plus malsaine que le Chou ; aussi ne me rappelé-je pas en avoir vu servir »[141]. Il ajoute que la Bette à large côte passe pour la meilleure, et que l’on voit des Poirées de deux pieds d’étendue. La plante était donc grandement améliorée.

[141] Hist. nat., l. XIX, c. 40.

Bien qu’Apicius ait donné une recette culinaire pour la Bette, les satiristes Juvénal[142] et Perse[143] témoignent de leur côté que la fade Bette était une nourriture de pauvres gens et que, pour être mangeable, elle exigeait un fort assaisonnement de vin et de poivre.

[142] Satires, XIII, 13.

[143] Œuvres, III, vers no 113.

La Bette ne devait conquérir la popularité qu’au moyen âge. Charlemagne faisait cultiver la Poirée dans ses jardins. Son fameux capitulaire de Villis lui conserve le nom correct Beta, pendant que ce même document affuble l’Arroche et la Blette de noms barbares : adripia et bleda. Albert le Grand, au XIIIe siècle, emploie le mot acelga, qui s’est conservé dans l’espagnol.

Au moyen âge, il n’y avait pas de repas sans porée et, dit le Ménagier de Paris, la vraie porée est la porée de Bette. Il y avait aussi des porées de Choux, d’Epinards, de Cresson, de Poireaux et d’autres herbes bouillies. Autant qu’on peut en juger par les textes, c’était une purée très claire, une sorte de bouillon de légumes[144]. Voici, d’ailleurs, une recette datant du XIVe siècle, et prise à bonne source puisqu’elle émane d’un cuisinier royal : « Pour faire porée, soit bourboulye (bouillie) en eaue boulant (bouillante) et puis la mettés sur une ays (planche) et hâchés menu, et purés (pressez) entre voz mains et puis broyés au mortier[145]. »

[144] Ménagier de Paris, t. II, p. 137.

[145] Taillevent, Le Viandier, éd. Pichon, p. 82.

Au XVIIe siècle, le peuple parisien consommait encore beaucoup de Poirées. Ce légume abondait sur les marchés. D’après le voyageur anglais Lister (1698) : « En avril et mai, on trouve une quantité de Bette blanche, légume dont nous n’usons guère, et jamais, que je sache, pour en faire des ragoûts. Les feuilles en sont longues et larges, et on les lie, comme nous faisons à nos Laitues, pour les blanchir, après quoi on les coupe sur le pied. Les côtes en sont larges et tendres, et c’est de cela seulement que l’on se sert après en avoir jeté les feuilles vertes, et on les accommode de diverses façons[146]. »

[146] Voyage à Paris, trad. Sermizelles. p. 139.

La Poirée n’a pas de nom sanscrit. La plante a dû se répandre assez tard en dehors du bassin méditerranéen où la culture a d’abord commencé. En Chine, la Poirée — Tien-ts’aï — est citée dans les écrits du VIIe et du VIIIe siècle de notre ère, puis aux XIVe, XVIe et XVIIe siècles[147].

[147] Bretschneider, Bot. Sin., 53, 59, 79, 83.

Il est possible que la variété maritima du Beta vulgaris soit la souche des Poirées anciennes à pétioles étroits. Dans nos cultures, la Poirée blonde à cardes vertes, peu cultivée, doit représenter la Poirée primitive. La variété Cicla, abondante dans la région méditerranéenne, en Espagne, Portugal, etc. a pu produire les formes à très grosses côtes, d’origine plus moderne.

La Poirée du Chili, également alimentaire, est surtout cultivée pour l’ornementation des jardins à cause de son beau coloris rouge et jaune. Le Gardeners’ Chronicle (1844, p. 591) disait que la Bette du Chili à feuilles colorées avait été introduite de la Belgique en Angleterre 10 ou 12 ans auparavant. Pourtant, nous trouvons dans Gérarde (1597) mention d’une Poirée colorée. Lobel décrit aussi une Poirée à tige jaune panachée de rouge et Bauhin (1651) cite deux sortes de Poirées nouvelles, une rouge et l’autre jaune.

Carrière dit que la Poirée du Chili a été introduite dans les jardins français vers 1866.

La Poirée blonde se trouve encore sur les marchés mais les consommateurs délaissent de plus en plus ce légume. Nous l’avons rarement vue dans les potagers bourgeois. Le bon estomac des campagnards, qui ne craint pas les aliments un peu indigestes, fait toujours honneur à cette vieille plante potagère de nos pères, au moins dans l’Est et l’Ouest de la France.

POURPIER

(Portulaca oleracea L.)

On emploie les feuilles et les tendres sommités du Pourpier comme légume cuit, succédané de l’Oseille et de l’Epinard, ou pour manger cru en salade, mais c’est une herbe potagère de plus en plus délaissée.

Cette plante, à tiges et à feuilles très charnues, est répandue dans le monde entier. Naturalisée autour des lieux habités, elle pullule partout comme une mauvaise herbe. Son habitat primitif paraît être les régions orientales. De Candolle dit que les documents linguistiques et botaniques concourent à faire regarder l’espèce comme originaire de toute la région qui s’étend de l’Himalaya occidental à la Russie méridionale et à la Grèce[148]. Le Pourpier paraît aussi spontané en Amérique. Du moins les premiers explorateurs ont vu cette herbe sur les côtes américaines dès les premiers temps de la découverte du Nouveau Monde[149]. La culture, ou au moins l’emploi alimentaire du Pourpier, remonte aux temps les plus reculés. C’était l’Andrachne des Grecs[150]. La plante était connue d’Hippocrate, de Théophraste et de Dioscoride. Galien, médecin grec, ne l’estimait pas. Les Romains cultivaient le Pourpier qu’ils appelaient Portulaca[151].

[148] Orig. des pl. cultivées, 4e éd., p. 70.

[149] Am. Journal of Sciences, 1883, p. 253.

[150] Fraas, Synopsis, p. 109.

[151] Pline XIX, 56. — Columelle X, 351.

Au moyen âge on voit cette herbe très en faveur auprès des Arabes. Légume béni, légume émollient, tels sont les qualificatifs que lui donne Ibn-el-Beïthar[152].

[152] Notices et Extraits des Manuscrits, t. XXIII, p. 224.

Albert le Grand, au XIIIe siècle, mentionne seulement la plante sauvage, qui a les tiges rampantes. Au XIVe siècle les textes des archives montrent le Pourpier cultivé même dans les jardins princiers[153]. Les paysans se contentaient sans doute de le ramasser autour de leurs demeures comme ils le font encore aujourd’hui. On le connaissait alors sous les noms de porcelaine, pourcelaine, porchaille, poulpié, porpié. Porcelaine a été conservé dans l’anglais purslane. Porchaille peut venir de ce que la plante est un excellent aliment pour les porcs. Poulpié ou Poulpied équivaut à pied de poulet, en latin pullipedem. En Anjou, piépou, parce que les organes de la fleur rappellent la trace laissée sur le sable par la patte du poulet. D’après le Glossaire de Tours, piethpuel était le nom roman ou vulgaire du Pourpier au XIIe siècle.

[153] Arch. Côte-d’Or, série B. 5756.

Le Pourpier, à l’état sauvage ou subspontané a les tiges rampantes ; la plante cultivée diffère en ce qu’elle a les tiges érigées. Ruellius, au XVIe siècle, connaissait une variété améliorée à tiges érigées. Dalechamps cite également le Pourpier sauvage et la race des jardins et ces deux botanistes signalent la coutume de mettre le Pourpier en compote pour en faire une salade d’hiver. Ce Pourpier confit se préparait dans un baril avec du verjus, sel, vinaigre et Fenouil vert.

Ecoutez ce cri de Paris que nous trouvons dans une plaquette intitulée : Les cent et sept cris que l’on crie journellement à Paris, par Antoine Truquet (1545) :

A mon beau pourpié !
Ne trouveray-je point quelque sire
Pour en acheter pour confire ?
Tout en est beau jusques aux piedz.

D’après le médecin Andry, c’était un plat de carême : « On fait avec le pourpier et la percepierre des compotes au sel et au vinaigre, fort usitées en carême »[154].

[154] Traité des aliments de Caresme (1713), t. I, p. 175.

Au XVIIe siècle, le Pourpier était une plante potagère de premier ordre. Le Jardinier françois (1651) recommande d’en faire des semis tous les mois afin d’avoir toujours ce légume jeune et tendre. La Quintinie forçait le Pourpier pour la table de Louis XIV, et si Boileau a fait figurer cette herbe dans son Repas ridicule, c’est sans doute parce que la salade de Pourpier était très usuelle[155].

[155] Satire III (1665).

Nous cultivons dans les jardins modernes deux variétés de Pourpier : une variété verte, évidemment la plus ancienne, et un Pourpier doré à larges feuilles. Cette race à feuilles jaunâtres, préférables pour l’usage culinaire, était inconnue à Bauhin qui n’en parle ni dans le Phytopinax de 1596, ni dans le Pinax de 1623. Le Jardinier françois (1651) cite pour la première fois, croyons-nous, le nom du Pourpier doré « qui est, dit-il, le plus délicat, naguère apporté des îles de Saint-Christophe ». L’amphitryon, dont Boileau dans sa troisième satire, critique si agréablement le luxe mesquin et les prétentions ridicules, avait cru devoir offrir à ses hôtes une salade de Pourpier jaune, c’est-à-dire de Pourpier doré, seule variété digne de figurer dans un repas d’apparat.

En 1840, les maraîchers apportaient encore aux Halles de Paris une petite quantité de Pourpier « pour agrémenter la salade[156] ». Ils ont aujourd’hui complètement abandonné cette culture. Il arrive seulement aux Halles un peu de Pourpier sauvage ramassé par de pauvres gens dans les vignes ou les champs cultivés de la banlieue parisienne.

[156] Moreau et Daverne, Manuel, p. 273.

Dans le Nord de la France, on utilise encore assez cette herbe en potages ou comme légume cuit au jus. Le Centre et le Midi paraissent plutôt consommer le Pourpier en salade.

QUINOA

(Chenopodium Quinoa Wild.)

Légume d’amateur, d’introduction peu ancienne. La plante est originaire du Chili. Au moment de la découverte de l’Amérique, les Espagnols la trouvèrent cultivée, à titre de Céréale, sur les hauts plateaux de la Nouvelle-Grenade, du Pérou et du Chili.

Les indigènes mangeaient les feuilles cuites et les graines farineuses de cette Chénopodée annuelle qu’ils appelaient Quinua ou Quinoa[157]. En Europe, on consomme seulement le feuillage en guise d’Epinard.

[157] Clusius, Hist. pl. l. IV, cap. LIII.

Le R. P. Feuillée, religieux Minime, a décrit et figuré pour la première fois le Quinoa dans son Histoire des Plantes médicinales du Pérou, qui parut de 1709 à 1711. Plus tard, le voyageur botaniste Dombey en fit un grand éloge comme plante alimentaire et en rapporta des semences à son retour du Pérou en 1779. Alexandre de Humboldt et Bonpland firent aussi des distributions de graines de Quinoa. En Angleterre et en France, les premiers essais de culture ne donnèrent aucun résultat.

Ce fut Loudon, écrivain horticole anglais, qui appela l’attention sur le Quinoa en publiant dans son journal un long article sur cette plante nouvelle[158].

[158] Gardeners’ Magazine, décembre 1834. — Ann. Soc. roy. d’Hortic., tome XVII, p. 197.

M. de Vilmorin essaya la plante en 1835 et 1836 ; il distribua des graines qu’il avait reçues de M. Lambert vice-président de la Société Linnéenne de Londres et de M. Buchet de Martigny, consul de France près la République bolivienne. La Revue horticole parle ensuite du Quinoa[159], définitivement classé parmi les plantes potagères dans le Bon Jardinier de 1839, où M. de Vilmorin donne un bon article résumant à peu près tout ce que l’on peut dire du Quinoa.

[159] Rev. hortic., tome III (1835-37), p. 69 ; tome IV (1838-41), p. 159.

Après avoir été vantée à l’excès, cette plante est aujourd’hui bien oubliée. En Angleterre, elle est plus appréciée qu’en France.

Les cuisinières, paraît-il, sont hostiles au Quinoa : les feuilles sont plus petites que celles de l’Epinard et l’efflorescence gommeuse qui les recouvre en rend la manipulation désagréable.

Selon les auteurs du Potager d’un Curieux, le Quinoa supplée passablement l’Epinard.

TÉTRAGONE CORNUE

(Tetragonia expansa Murray)

La Tétragone ou Epinard de la Nouvelle-Zélande occupe assurément la première place parmi les succédanés de l’Epinard. C’est le véritable Epinard d’été puisqu’il peut végéter en sol sec pendant les grandes chaleurs qui rendent impossible la culture de l’Epinard.

Au point de vue culinaire, la Tétragone fournit une pulpe moins sèche, plus onctueuse que celle de l’Epinard, qualité pour les uns, défaut pour les autres.

La plante est indigène dans les grandes îles de l’Océanie : Australie, Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie ; on la trouve en Chine, au Japon, au Chili, mais peut-être est-elle naturalisée dans ces derniers pays. C’est la seule plante potagère que l’européen ait tirée de l’Australasie ; c’est aussi l’unique végétal alimentaire appartenant à la famille des Ficoïdes.

L’introduction de la Tétragone en Europe n’est pas ancienne. Sir Joseph Banks découvrit cette plante en 1770, à la Nouvelle-Zélande pendant le premier voyage autour du monde du capitaine Cook. Le naturaliste anglais remarqua cette herbe succulente qui étalait sur le sol ses longues ramifications. Il en rapporta des graines qui furent semées aux jardins de Kew, au retour de l’expédition en 1772.

Au second voyage de Cook, le botaniste Forster, qui accompagnait l’expédition, retrouva la plante en abondance au même endroit appelé le détroit de la Reine Charlotte. Forster eut l’intuition que la Tétragone, dont les feuilles épaisses et charnues lui rappelaient celles des Arroches comestibles de nos pays, pouvait offrir une précieuse ressource à l’équipage du capitaine Cook menacé du scorbut par suite de manque de légumes frais. Un nouveau légume, qui n’est pas sans valeur, était trouvé !

Ce botaniste reconnut encore la plante sur les côtes de Tonga-Tabou, une des îles de l’Archipel des Amis. Les Polynésiens ignoraient qu’elle fût alimentaire après cuisson.

La Tétragone fut nommée par le professeur Murray, de Göttingen, qui en publia, en 1783, une figure et une description comme plante nouvelle. Le professeur Pallas, vers la même époque, donna aussi une description de la Tétragone à laquelle il imposa le nom spécifique de cornuta, cornue, l’ayant trouvée sous ce nom dans le jardin du comte Demidoff, à Moscou, où elle avait été reçue du botaniste Jacquin, de Vienne.

La Tétragone resta pendant un certain temps cultivée seulement dans les jardins botaniques.

En France, le grainier Tollard signala le premier à l’attention la Tétragone dans la première édition de son Traité des végétaux (1805). Il constate d’ailleurs qu’elle était connue d’un petit nombre de personnes qui la mangeaient comme Epinard.

Vers 1820, l’Epinard de la Nouvelle-Zélande commençait à se répandre dans les cultures anglaises. Au printemps de 1820, M. Vilmorin adressa, comme nouveauté, à la Société royale d’Horticulture de Londres des graines de Tétragone qui furent semées au jardin de la société à Kensington. Le 16 octobre 1821, John Anderson, jardinier du comte d’Essex, lisait devant la Société Linnéenne de Londres un intéressant historique de l’introduction de la plante en Europe[160].

[160] Transact. of the hortic. Soc. t. IV, p. 488.

Enfin le nouveau légume fut compris dans les distributions de graines faites par le Jardin royal des Plantes, de Paris. A partir de 1819, le comte d’Ourches, grand agronome et propagateur de plantes utiles, commença une active propagande en faveur de la Tétragone. Il publia plusieurs notes dans lesquelles il donnait les résultats de ses expériences sur la culture de cette plante nouvelle[161].

[161] Annales d’Agric., 1819, p. 391. — Bon Jardinier, 1821.

Cependant, l’Epinard de la Nouvelle-Zélande devait rester confiné pendant longtemps encore dans quelques jardins d’amateurs. Une note de Poiteau constate qu’en 1846 la Tétragone est toujours délaissée par la consommation et qu’on n’en voit presque jamais sur les marchés[162]. L’auteur ajoute judicieusement : « Est-ce la faute des horticulteurs ? Est-ce la faute des consommateurs ? Non, c’est la faute du goût et de la routine ».

[162] Ann. Soc. roy. d’Hortic, 1846, p. 296.

La culture de la Tétragone s’est répandue plus vite en Angleterre et aux Etats-Unis où on la voit largement employée dans l’alimentation dès 1828. En Belgique, selon Morren, l’Epinard de la Nouvelle-Zélande ne serait sorti des jardins botaniques pour entrer au potager que vers 1830.

Aujourd’hui, tous les jardiniers de châteaux et de bonnes maisons bourgeoises cultivent la Tétragone pour remplacer l’Epinard pendant les grandes chaleurs, mais cette denrée horticole ne se voit jamais sur les marchés, ni chez les grands marchands de comestibles.

Quoique cultivée intensivement depuis une centaine d’années, la Tétragone n’a pas encore varié ; la plante est restée telle qu’elle était à l’état sauvage.

MM. Paillieux et Bois ont cité comme un bon légume de fantaisie une autre Ficoïde, la Glaciale, l’herbe à la glace, (Mesembrianthemum crystallinum L.), admirable plante d’ornement des jardins qui peut fournir un délicat légume pendant l’été.

L’herbe à la glace est une herbe annuelle, originaire du Cap, des Canaries, etc. et cultivée depuis longtemps.

D’après Duchesne (Répertoire des plantes utiles), on mange très souvent les feuilles de la Glaciale comme légume, à l’île Bourbon. MM. Paillieux et Bois citent dans leur ouvrage des lettres de leurs correspondants qui recommandent l’emploi de cette Ficoïde en guise d’Epinards[163].

[163] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 199.

Légumes-Salades

CHICORÉE ENDIVE

(Cichorium Endivia L.)

Toutes les parties des plantes peuvent se consommer à l’état cru ou cuit, préparées avec un assaisonnement de sel, poivre, huile et vinaigre : des racines (Betterave, Céleri, Raiponce) ; des bulbes et des rhizomes (Oignon et Crosne) ; des réceptacles charnus (Artichaut) ; des fruits (Tomate, Concombre) ; des feuilles principalement. Ce sont les salades ; mets très hygiéniques qui ont une influence bienfaisante sur la santé. Dans l’ordre du repas, la salade se mange ordinairement en guise d’entremets.

En France et en Italie, sont considérées seulement comme de vraies salades les parties foliacées, à l’état vert ou demi-blanchi, additionnées de fournitures aromatiques pour relever l’insipidité naturelle aux herbes à salade. Nous ne parlerons ici que des salades potagères, mais il existe d’innombrables salades rustiques abandonnées aux campagnards.

Sous le nom d’Endives, on distingue les Chicorées frisées et les Scaroles, plantes annuelles de la famille des Composées-Chicoracées qui comptent parmi nos bonnes salades. Par ordre d’importance, elles viennent après la Laitue. Ce sont des races fixées, les premières à feuilles très divisées, les autres à feuilles presque entières du Cichorium Endivia, qu’il ne faut pas confondre avec une espèce voisine, le Cichorium Intybus ou Chicorée sauvage. Celle-ci est vivace, beaucoup plus amère, elle fournit à nos tables la Barbe de Capucin, la Chicorée amère améliorée et la Chicorée Witloof improprement appelée Endive de Bruxelles.

L’origine des Endives était encore incertaine il y a peu d’années. Tous les anciens ouvrages attribuent à l’Endive une origine indienne. De Candolle et plusieurs botanistes ont éclairé cette question d’une manière satisfaisante. Ils ont eu l’idée de comparer les Endives cultivées avec une espèce annuelle spontanée dans la région méditerranéenne, le Cichorium pumilum Jacquin, et les différences ont été trouvées si légères que l’identité spécifique a pu être soupçonnée par quelques-uns, affirmée par le plus grand nombre. M. de Candolle admet que nos Chicorées frisées et nos Scaroles résultent d’une culture soignée de cette espèce sauvage qui existe, dit-il, dans toute la région dont la Méditerranée est le centre, depuis Madère, le Maroc et l’Algérie, jusqu’à la Palestine, le Caucase et le Turkestan. Elle est commune surtout dans les îles de la Méditerranée et de la Grèce[164].

[164] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 78.

En raison de l’habitat du C. pumilum il est probable que la plante améliorée est sortie du milieu gréco-romain.

Nous en trouvons la preuve dans la linguistique. Endive dérive du latin Intybus, Intubum, Intiba, selon les auteurs. L’évolution du mot se poursuit, passant par le grec Entubon, l’arabe Indubâ, le grec bysantin Endibon lequel rétablit la dentale d. Le b grec se prononçant comme le v français prépare la voie au bas-latin Endivia et au français Endive.

Cependant on ne possède aucune preuve certaine que l’Endive ait été servie sur les tables des Anciens. Horace dit bien qu’il ne désire, pour assurer son bonheur, que des Olives, de la Chicorée et de la Mauve[165]. Il se peut que son cicorea représente l’Endive. De même l’Intiba du décret de Dioclétien qui devait être une plante potagère importante puisqu’elle figure dans un tarif officiel des denrées alimentaires.

[165] Horace, l. I. Ode 31.

Le mot Chicorée vient directement du latin cicorea, lequel est lui-même d’origine orientale. Durant tout le moyen âge et jusqu’au XVIIe siècle, il fut écrit et prononcé cicorée. Nous avons emprunté à l’italien la prononciation de la première syllabe ci assimilé à chi (prononcé tchi par les Italiens). L’influence de l’italien sur le mot cicorée a pénétré en France vers le milieu du XVIe siècle, avec la cour des Médicis.

Induba du capitulaire de Villis de Charlemagne peut désigner l’Endive et aussi la Chicorée sauvage. Les Arabes employaient couramment l’Endive sous le nom d’Induba ou d’Hindâbâ. La plante est indiquée dans le Tacuin, matière médicale arabe du XIIe siècle, traduite en latin au XIVe siècle[166].

[166] Bonnet (Dr Ed.), Etude sur deux manuscrits médicaux-botaniques, p. 10.

Crescenzi, en Italie, Albert-le-Grand, en Allemagne paraissent avoir connu l’Endive dans le XIIIe siècle. Au XVe siècle, on voit paraître l’Endive en France dans certains comptes de dépenses mais plutôt pour usage économique (eau de toilette) : « Année 1413 : A Meigret, épicier, pour eaue d’Andive (sic), pour Mlle la Comtesse »[167]. En Italie, on la voit entrée dans les cultures tout récemment. D’après Platine (XVe siècle), auteur italien d’un traité de cuisine et d’hygiène : « Je dirai toujours que l’Endive est une espèce de Laitue, nonobstant que d’elle et de son nom nos anciens prédécesseurs n’en fasse aucunement mention »[168].

[167] Godefroy, Dict. de l’anc. langue française.

[168] De l’honnête volupté, éd. 1539, p. 96.

Au XVIe siècle enfin on s’aperçut que l’Endive était mangeable après avoir été blanchie. « L’Endive, dit Ch. Estienne, autrement nommée Scariole ou Laitue aigre ou sauvage sert plus en médecine qu’autrement, et ne se cultive au jardin parce qu’elle est toujours amère. Pourtant, étant liée et couverte dans le sablon durant l’hiver, peut devenir tendre et blanche et se garde ainsi tout l’hiver. » Olivier de Serres (1600) donne des détails de culture plus précis. De son temps, pour étioler cette salade, on l’enterrait pendant 12 à 15 jours après l’avoir liée. Les modernes se contentent de la lier sur place sans l’enterrer.

Les botanistes de la Renaissance tels que Camerarius, Dalechamps, Gerarde, Pena et Lobel ont figuré des Endives aux feuilles larges et crépues, presque entières, types primitifs de nos Scaroles et de la Batavian Endive des Anglais. Les formes finement frisées, beaucoup plus recherchées aujourd’hui, parce qu’elles sont plus tendres, sont plus récentes.

D’ailleurs c’est par le mot Scarole et non par Chicorée que les « herbalistes » désignent ces anciennes variétés d’Endives. Nous ne voyons pas avant le XVe siècle ce terme Scarole ou Scariole emprunté de l’italien Scariola, qui devait être un nom populaire pour toutes les Laitues sauvages en général. Pour cette raison sans doute le mot a été conservé comme nom spécifique du Lactuca Scariola, herbe indigène dont nos Laitues cultivées sont des modifications. L’étymologie de Scariola est inconnue. Il n’est pas probable qu’il soit une corruption du mot cicorea. Est-il un dérivé du grec Seris par l’intermédiaire d’une forme Seriola indiquée par les botanistes de la Renaissance ? Seris de Pline, Chicoracée cultivée et qui était mangée en salade a été assimilé à l’Endive par Matthiole, Dodoens et Dalechamps.

Cl. Mollet, au commencement du XVIIe siècle, distinguait deux Chicorées : « une qui est frisonnée et l’autre qui ne l’est pas » (Scarole). La plus ancienne variété de ces Chicorées « frisonnées » est la fine d’Italie. La Chicorée frisée de Meaux en est une sous-variété locale qui était presque la seule cultivée au XVIIIe siècle et au commencement du XIXe. La ville de Meaux, centre très important de culture maraîchère, fournissait autrefois la majeure partie de la consommation parisienne en salades diverses. D’autres localités, telles que Versailles, Palaiseau, Gonesse, Chevreuse contribuent maintenant, avec Meaux, à l’approvisionnement des marchés, pour cette sorte de denrée horticole.

La Chicorée fine de Rouen ou Corne de Cerf, qui est une des plus appréciées aujourd’hui, parut comme nouveauté dans le Bon Jardinier de 1832. La Chicorée Mousse, si finement découpée, a été obtenue par le grainier Jacquin, en 1847. La Chicorée de la Passion a figuré pour la première fois à l’Exposition de 1867, exposée par le grainier Courtois-Gérard. La Chicorée fine de Louviers paraît sortie de la Chicorée fine de Rouen (Catalogue Vilmorin, 1871-72). D’ailleurs, entre les mains des maraîchers, toutes ces races de Chicorées se transforment successivement ; aussi serait-il téméraire d’affirmer que la Chicorée fine de Meaux actuelle est tout à fait identique à l’ancienne variété mère, et cette observation peut s’appliquer à bien d’autres plantes potagères qui s’améliorent incessamment par le choix des porte-graines.

Stainville, maraîcher aux Champs-Elysées, a été le premier qui força la Chicorée fine d’Italie en 1791. Vilmorin décrit une vingtaine de Chicorées frisées et 4 ou 5 Scaroles seulement.

CHICORÉE SAUVAGE, BARBE DE CAPUCIN

(Cichorium Intybus L.)

La Chicorée sauvage ou Chicorée amère intéresse la grande culture comme plante fourragère et comme plante industrielle (Chicorée à café). Non moins précieuse au point de vue horticole, elle fournit à l’alimentation, outre les salades de Chicorée sauvage, améliorée et panachée, un produit étiolé très estimé en France sous le nom de Barbe de Capucin et un excellent légume de création récente, le Witloof, improprement appelé Endive.

Le type sauvage est une herbe vivace, d’une saveur très amère, appartenant à la famille des Composées, dont l’habitat, très vaste, s’étend sur toute l’Europe et sur une partie de l’Asie. Sa fréquence sur le bord des chemins et des champs indique que la dissémination de l’espèce a été inconsciemment favorisée par l’homme. La Chicorée sauvage est assez commune en France sur les chemins, dans les lieux secs, incultes et arides.

Sans étioler la Chicorée sauvage, les Anciens l’ont néanmoins cultivée comme légume et plante médicinale. Pline connaissait déjà ses propriétés dépuratives ; il la préconisait pour le foie, la rate et la vessie.

La synonymie ancienne de la plante comprendrait des noms d’origine latine, égyptienne et peut-être syrienne. Intubus ou Intubum, Cichorium, Ambubeja ou Ambubaia désignaient sans doute chez les Anciens la Chicorée sauvage[169]. Seris et Picrida seraient plutôt des Chicorées cultivées. Les opinions des commentateurs sont contradictoires en ce qui concerne l’application de ces différents noms communs probablement à la Chicorée et aux Endives. Selon Pline, le mot latinisé Cichorium viendrait d’Egypte où l’on a toujours fait grand usage des Chicorées[170]. A propos des noms orientaux de la Chicorée sauvage, Ed. Fournier observe que les meilleures variétés alimentaires de ce légume paraissent être venues successivement de l’Orient : « témoins les noms de la plante : son nom syrien qui rappelle la cavité de la tige, creuse comme une flûte et que les Romains transcrivirent par Ambubaia et traduisirent par Intubus et Intubum ; son nom copte qui devint en grec Kikorè et Kikorion ; enfin son nom arabe (Induba ou Hindabâ) qui fournit le terme Endivia au latin barbare du moyen âge »[171].

[169] Pline XIX, 39 ; XX, 29, 30. — Virg. Georg. 1 vers no 120, 4 vers no 120.

[170] Maillet, Descript. de l’Egypte, éd. 1735, p. 12.

[171] Daremberg, Dictionnaire des Antiquités, article Cibaria.

Intiba du décret de Dioclétien sur le prix des denrées, Intubas du capitulaire de Villis de Charlemagne n’ont pas de signification bien précise ; ces noms devaient s’appliquer à la fois à la Chicorée sauvage et aux Endives.

Au XIVe siècle, la forme française du nom était Cicorée ou Cycorée. D’après Crescence, Platéaire, le Jardin de Santé, la Chicorée avait au moyen âge une synonymie très embrouillée ; on l’appelait encore Cucubine, Solsequium, Verrucaria, Sponsa Solis, Dyonisia, Heliotropium qui étaient également les noms du Souci.

Les botanistes de la Renaissance décrivent et figurent la Chicorée sauvage sans dire si elle est cultivée. L’un d’eux, Camerarius (1586), représente une variété à grosse racine, celle qui est aujourd’hui l’objet d’une grande culture dans le Nord de la France comme succédané du café[172].

[172] Epitome, p. 285.

Jusqu’au XVIIe siècle, sans doute, la Chicorée sauvage n’a été qu’une plante médicinale très employée. Saint-Simon, racontant la mort d’Henriette d’Angleterre qui a inspiré à Bossuet une oraison funèbre des plus pathétiques, dit que cette princesse décéda subitement à Saint-Cloud, en 1670, après avoir pris son infusion habituelle de Chicorée rafraîchissante.

L’étiolement a pour effet de développer les feuilles de la Chicorée sauvage en lanières d’un blanc jaunâtre, de 20 centimètres et plus de longueur, plus ou moins étroites, selon le mode de forçage et la variété employée. On appelle Barbe de Capucin ce produit qui fait une salade d’hiver estimée principalement en France et dans les régions septentrionales de l’Europe, malgré une amertume assez marquée.

Nous trouvons une première mention de la Chicorée sauvage étiolée dans un ouvrage de Cl. Mollet, rédigé vers 1610-1615 : « La Chicorée sauvage est fort excellente, la feuille sert en salade, la faisant blanchir[173]. » Le botaniste belge Dodoens dit, vers la même époque, que cette plante sauvage et commune en Germanie est aussi cultivée dans les jardins[174].

[173] Théâtre des plans et jardinages, p. 15.

[174] Pemptades (1616), p. 633.

Au milieu du XVIIIe siècle, on voit la Barbe de Capucin entrée dans la culture maraîchère. Le Dictionnaire d’Agriculture de La Chesnaye (1751) nous apprend que les maraîchers portent du fumier chaud dans les caves dont ils font une couche de la hauteur d’un pied et qu’ils y enterrent leur Chicorée par grosses bottes.

Le Catalogue d’Andrieux-Vilmorin de 1773, le Bon Jardinier de 1797, décrivent la manière de faire blanchir la Chicorée sauvage. C’est qu’alors la culture de la Barbe de Capucin était généralisée en France. Il paraît que l’usage de cette salade a été introduit en Angleterre par les réfugiés français durant la Révolution.

La culture industrielle de la Barbe de Capucin pour les marchés parisiens a commencé à Montreuil-sous-Bois (Seine) sans que l’on puisse dire exactement vers quelle époque. Mais cette culture n’a pris une grande importance qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, moment où les maraîchers adoptèrent la Chicorée à grosse racine ou Chicorée à café qui produit des lanières étiolées plus abondantes, plus tendres et un peu moins amères. Pour la confection des bottes destinées au forçage, cette race est en outre plus avantageuse que la Chicorée ordinaire à cause de ses racines fusiformes, droites et régulières, au lieu d’être fourchues et malformées comme le sont celles de la variété commune.

M. Lepère, le célèbre arboriculteur de Montreuil, a raconté autrefois l’origine de cette amélioration[175]. En 1853, un employé de l’établissement de M. Louesse, grainetier parisien, livra par erreur à un cultivateur de Montreuil de la graine de Chicorée à café en place de celle de Chicorée sauvage ordinaire qui lui avait été demandée. Les plantes venues de cette semence produisirent si abondamment des feuilles bonnes à blanchir que la personne qui les cultivait eut le soin d’en garder de la semence. Ce fait ouvrit les yeux de ses voisins et c’est de là que, de proche en proche, la culture de la même variété s’est étendue dans la commune de Montreuil.

[175] Journ. Soc. imp. d’Hortic. 1869, p. 146.

La méthode de culture ancienne de Montreuil consistait à réunir en grosses bottes les racines de Chicorée arrachées à partir d’octobre. Ces bottes étaient descendues dans une cave privée d’air et de lumière, placées debout, serrées les unes contre les autres sur une couche de fumier chaud de 25 à 30 centimètres d’épaisseur. On bassinait une ou deux fois par jour avec de l’eau tiède. Il fallait 25 jours environ pour faire venir une « cavée » de Barbe de Capucin. C’est à peu près le système actuel, sauf qu’aujourd’hui l’emploi de la chaleur artificielle permet de réduire les apports de fumiers dans les caves et au besoin de s’en passer, d’où économie de temps, de main-d’œuvre, etc.

En 1869, Montreuil possédait 100 maraîchers étioleurs de Chicorée sauvage lesquels consacraient 35 hectares de terrain à la production des racines. A ce moment, un cultivateur, M. Charton (Louis) imagina, le premier, d’introduire un poêle dans sa cave pour activer la végétation des racines ; par ce moyen, il pouvait livrer sa salade au bout de 14 jours seulement. Un autre, M. Charles Pezeril utilisa le thermosiphon pour le forçage, perfectionnements qui rendirent la culture de la Barbe de Capucin plus lucrative[176].

[176] Journ. Soc. imp. d’Hortic. 1869, p. 232 ; 1870, p. 237.

Actuellement, plus de 600 maraîchers ou étioleurs pratiquent le forçage de la Chicorée dans la région Est parisienne, principalement à Montreuil, Vincennes, Saint-Mandé, Maisons-Alfort, Créteil, Rosny, Bobigny. Pour la seule commune de Montreuil, on en compte trois cents. Les uns sont des maraîchers qui utilisent ainsi leur personnel pendant la mauvaise saison. Beaucoup sont des jeunes gens employés chez les arboriculteurs. Ils s’occupent pendant l’hiver à ce travail très rémunérateur qui leur permet au bout de quelques années de s’établir à leur compte. La production de cette salade représente pour le seul département de la Seine, une valeur marchande annuelle qui dépasse 1.150.000 francs, sur le marché des Halles centrales[177].

[177] Rev. hortic. 1908, p. 16.

L’élevage des racines de Chicorée destinées au forçage se fait au loin et non sur les terres des cultivateurs de Montreuil. Pour les petits industriels que sont les étioleurs de Chicorée le loyer des terres de la banlieue serait d’un prix trop élevé ; en outre, pour éviter le pourridié, maladie cryptogamique dangereuse, il est indispensable de cultiver la Chicorée dans un sol non fumé et qui n’ait pas été emblavé récemment avec cette même plante.

Mais la Chicorée se mange aussi à l’état naturel sous le nom de Chicorée à couper. On consomme les feuilles très jeunes comme salade passablement amère que les maraîchers savent protéger à l’aide de petits abris et d’un buttage et qu’ils livrent aux marchés en mars et en avril.

La variation de la Chicorée sauvage dans la nature est assez fréquente. On trouve à l’état sauvage des plantes à feuilles courtes et entières comme celles de nos Chicorées améliorées, d’autres à nervures rouges, prototype des Chicorées à feuilles colorées.

Le grainier Jacquin aîné qui a poursuivi de 1825 à 1850 l’amélioration de la Chicorée sauvage avait obtenu de semis dans ses cultures d’Ollainville, près Arpajon, plusieurs variétés bien fixées. Il possédait, entre autres, une race à feuilles larges, courtes, et rapprochées comme une Scarole, des Chicorées améliorées frisées, peut-être hybrides, d’autres à feuillage maculé et tacheté de brun pourpre, analogues aux Chicorées italiennes. Cependant les races obtenues par Jacquin étaient restées vivaces et non annuelles comme est l’Endive, ce qui ne permet pas de croire que la Chicorée frisée et la Scarole sont des variétés anciennes obtenues du C. Intybus.

En Lombardie, dans la région de Trévise, les Chicorées à feuilles colorées sont très en usage. Elles ont été introduites en France à différentes reprises, en 1869, par Courtois-Gérard, grainier à Paris ; en 1886, par Vilmorin ; en 1906 par Cayeux.

CHICORÉE WITLOOF OU ENDIVE DE BRUXELLES

La Chicorée sauvage amère nous avait déjà donné la Barbe de Capucin ; nous lui devons un autre produit étiolé, le Witloof, qui n’est autre chose qu’une Barbe de Capucin pommée obtenue par un procédé de culture spécial, c’est-à-dire par le forçage en terre, à l’abri de l’air, tandis que la Barbe de Capucin subit seulement le forçage en cave, mais à l’air libre.

A Paris, on appelle ce légume Endive, improprement car la véritable Endive est le Cichorium Endivia, Chicoracée annuelle originaire du Midi de l’Europe et d’où proviennent par variations les Chicorées frisées et les Scaroles.

De création récente, le Witloof est une obtention belge, ce qui explique son nom flamand dérivé de wit, blanc et loof, feuillage. Dans la Belgique flamande, le nom Witloof, feuille blanche, était donné depuis longtemps à la Barbe de Capucin.

Pour produire le Witloof, il importe de se servir de la Chicorée à grosse racine de Bruxelles, sous-variété d’une Chicorée à café dite Chicorée à grosse racine de Magdebourg, caractérisée par la largeur de ses feuilles entières et dressées.

On ouvre une tranchée de 70 c. à 80 centimètres de profondeur. Les racines de la Chicorée, après préparation, sont placées au fond, debout, serrées et recouvertes de terreau tamisé. Sur le tout on établit une couche de fumier de cheval de 0,60 à 1 mètre d’épaisseur dont la chaleur, au bout d’un laps de temps assez court, doit développer les feuilles de la Chicorée sous forme de petites pommes blanches et allongées ressemblant à un cœur de Laitue Romaine. Ces pommes, accommodées au jus, à la sauce blanche, ou en salade à l’état cru, constituent un délicieux légume d’hiver et de premier printemps, tendre et succulent, moins amer que la Barbe de Capucin par suite d’un étiolement plus complet et dont la saveur se rapproche assez de celle du Chou marin.

Un phénomène qui se reproduit chez toutes les plantes légumières développées dans l’obscurité, c’est la diminution du limbe de la feuille, réduite alors presque à la nervure médiane qui atteint sa taille normale ou prend même un notable accroissement. Nous pourrions citer comme exemples les côtes du Cardon ou de la Poirée à Cardes, les lanières étroites et allongées de la Barbe de Capucin et surtout le Witloof dont la pomme est entièrement formée par les larges nervures médianes épaissies des feuilles radicales de la Chicorée à grosse racine de Bruxelles.

Tout en admettant une tendance à pommer chez cette variété, il est bien démontré que la pression du fumier et la résistance qu’il oppose au développement des jeunes feuilles de Chicorée oblige celles-ci à demeurer serrées et imbriquées en manière de pomme. Les cultivateurs qui ne suivent pas la méthode de culture belge, sommairement indiquée plus haut, n’obtiennent que des pommes plus ou moins étalées.

Il semble que la découverte du forçage en terre de la Chicorée à grosse racine soit due au hasard. M. le Professeur Rodigas en a donné l’historique suivant :

« Il y a 60 ans environ, le Jardin botanique de Bruxelles, aujourd’hui établissement de l’Etat, était le siège et la propriété de la Société d’Horticulture de Belgique. Les vastes souterrains de ce jardin botanique étaient loués à des particuliers et servaient en grande partie à la culture des Champignons. Vers les années 1850 et 1851, le jardinier en chef, M. Bresiers profitait de l’établissement de ces champignonnières pour blanchir quelques légumes et produire entre autre la salade d’hiver offerte par les feuilles blanchies, tendres, longues et minces de la Chicorée sauvage. Un jour, M. Bresiers remarqua que sa Chicorée, au lieu de former ces longues lanières habituelles, avait produit une sorte de pomme relativement serrée, rappelant pour la forme le milieu durci et blanc d’une Laitue Romaine.

« Ce résultat frappa vivement le chef de culture ; il dut utiliser, en grande partie, lui-même, ce produit sans pouvoir le vendre à la verdurière à qui il cédait le trop plein de ses cultures. L’année suivante, le même effet se produisit et la cause en fut attribuée à la nature du fumier employé pour les couches, ce qui était une erreur. Une meule spéciale fut montée avec soin dans les conditions antérieures : le même ouvrier plaça les bottes de Chicorée et les couvrit de terre fine comme auparavant ; de nouveau il y eut formation de pommes sur la moitié environ de la meule et production de Barbe de Capucin sur l’autre moitié. Alors on remarqua que les chicons étaient produits à l’endroit où l’on avait mis le plus de terre. Le Witloof était trouvé, mais il demeura le secret de quelques ouvriers du Jardin botanique.

« M. Bresiers vint à mourir ; sa veuve se retira à Merxem, village important de la banlieue d’Anvers ; elle porta avec elle le secret de la culture du Witloof ; ce secret devint le secret de son jardinier ; celui-ci le passa au jardinier de la famille Moretus et c’est ainsi que peu à peu l’invention de Bresiers devint le secret de tout le monde[178]. »

[178] Lyon hortic., 1904, p. 86.

Répandu fort vite et très populaire dans son pays d’origine, le Witloof resta néanmoins légume local pendant plus de vingt ans. Il était primitivement produit par les maraîchers de Schaerbeek lès Bruxelles et de Saint-Gilles ; puis, quand à la suite de la demande étrangère la Belgique se fit exportatrice du nouveau légume, la culture s’étendit dans toutes les autres communes de la banlieue de Bruxelles.

Le Witloof a été introduit en France par M. Henri de Vilmorin qui eut l’occasion de voir ce produit maraîcher inconnu en France à l’Exposition horticole de Gand en 1873. Il fit connaître la plante et indiqua sa culture en publiant quelques notes dans les journaux spéciaux[179]. On vit pour la première fois le Witloof à Paris en 1875, présenté, cette année, par l’introducteur, à la Société nationale d’Horticulture.

[179] Rev. hortic., 1813, p. 167. — Jal Soc. nat. d’Hortic. 1875, p. 56.

L’entrée rapide du Witloof dans la consommation ordinaire est un fait rare dans l’histoire des nouveaux légumes ; les meilleurs doivent lutter longtemps contre la routine et l’indifférence du public avant d’être appréciés.

Peu d’années après les articles de M. H. de Vilmorin, on vendait le Witloof aux Halles sous le nom d’Endive de Bruxelles et les petites marchandes le voituraient dans les rues de Paris : il avait atteint le faîte de la renommée !

Bruxelles est demeuré jusqu’à ce jour le grand centre de la production du Witloof qui a pris depuis une quinzaine d’années une importance considérable. Quelques cultivateurs français ont essayé de concurrencer leurs voisins belges. Vincent Berthault, jardinier à Rungis (Seine-et-Oise), aurait commencé en 1881 des essais de culture du Witloof, mais M. Berthault-Cottard, horticulteur à Saint-Mard (Seine-et-Marne), a été le premier dans les environs de Paris à cultiver en grand l’Endive de Bruxelles.

En employant la méthode belge avec de légères modifications, il obtenait de très beaux résultats. Vers 1892, le nouveau légume tendait même à entrer dans la grande culture. M. Besnard, fermier à Coupvray (Seine-et-Marne), pratiquait à cette époque la culture de la Chicorée à grosse racine pour le forçage sur une étendue de plus de deux hectares.

Pendant les 4 mois de l’hiver 1883-84, il serait venu de Belgique aux Halles de Paris environ 1500 kilogrammes de Witloof par jour, vendu en moyenne 80 c. le kilogramme. En 1897, on évaluait à 1.500.000 kilogrammes la quantité d’Endives de Bruxelles importées de la Belgique. Aux Halles de Paris, il s’en débitait environ 1 million de kilogrammes dont les trois quarts de provenance étrangère.

L’exportation belge du Witloof s’étend jusqu’aux Etats-Unis. Pour répondre à cette immense consommation, les cultivateurs des communes limitrophes de Bruxelles, qui pratiquent la fabrication de cette denrée horticole, emploient de plus en plus le forçage par le feu qui leur permet de livrer au commerce des pommes de Witloof après un forçage de 13 jours seulement. Avec l’ancienne méthode de forçage par le fumier, on n’obtenait un produit marchand qu’au bout de 20 jours ou même davantage.

CRESSON DE FONTAINE

(Nasturtium officinale R. Br. — Sisymbrium Nasturtium L.)

Le Cresson de fontaine, à la saveur agréablement piquante, plaît beaucoup aux Français, grands mangeurs de salade. Il ne constitue pas cependant une salade proprement dite. C’est presque un condiment. On emploie ordinairement le Cresson comme garniture de plats ou accompagnement des viandes rôties et grillées. Plus rarement on le mange cuit en guise d’Epinards. Dans ce cas, il perd par la coction les principes sulfureux et azotés qui lui donnent ses propriétés thérapeutiques. Ce n’est plus alors qu’un légume vert. A l’état cru, les huiles essentielles sulfo-azotées, l’iode que le Cresson contient en font un aliment hygiénique très populaire sous le nom pittoresque de « Santé du corps ».

Le Cresson de fontaine, plante vivace aquatique de la famille des Crucifères, est répandu dans les eaux vives et les lieux à demi inondés de l’Europe, en Orient, en Amérique, dans l’Asie-Méridionale, en somme, dans toutes les régions froides, tempérées ou tempérées-chaudes du globe.

Nous passerons rapidement en revue l’histoire ancienne du Cresson de fontaine : il semble avoir été connu des Grecs sous le nom de Kardamon. Sium et Sisymbrium sont les noms en usage chez les Latins ; Nasturtium étant le mot réservé au Cresson alénois. Mais le Cresson Sisymbre mentionné dans le tarif des denrées établi par Dioclétien peut ne pas être le Cresson de fontaine, car on a consommé jadis plusieurs Crucifères possédant à peu près la même saveur piquante que le Cresson : l’herbe de Sainte-Barbe (Barbarea præcox), le Cresson des prés (Cardamine pratensis) etc. Autre exemple de la confusion des noms anciens du Cresson : le Sisymbrium du capitulaire de Villis de Charlemagne n’est autre que la Menthe aquatique, de la famille des Labiées, tandis que le Nasturtium du même document est bien le Cresson de fontaine appelé également par les botanistes de la Renaissance Nasturtium aquaticum. Matthiole, Camerarius et Césalpin le nomment Sisymbrium aquaticum. Linné a réuni les deux noms sous lesquels le Cresson de fontaine était connu de son temps pour en faire son Sisymbrium Nasturtium.

Tous les vieux botanistes parlent du Cresson comme d’une plante sauvage que l’on mange tant crue que cuite à l’entrée du repas. Cependant, à une époque ancienne, il a été l’objet d’une certaine culture, au moins dans les établissements religieux. Quelques pièces des Archives nationales et départementales établissent l’existence de cressonnières dès le XIIIe siècle sur divers points du Pas-de-Calais, de l’Oise, de la Loire, etc. Au XIVe siècle, le Cresson paraît beaucoup cultivé dans la province d’Artois, aux environs de Douai, de Lens, à l’abbaye de Saint-Bertin, en Picardie[180].

[180] Bull. Soc. bot. Fr. t. V. p. 743. — Dictionnaire Godefroy, au mot Cresson.

La culture commerciale du Cresson pour l’alimentation des grandes villes n’est pas aussi ancienne. Nous savons par le témoignage d’Héricart de Thury, de Mérat et de Loiseleur-Deslongchamps qu’au commencement du XIXe siècle on allait jusqu’à 30 ou 40 lieues de Paris chercher dans les ruisseaux et les fossés le Cresson sauvage pour l’approvisionnement de la capitale. Il était revendu dans les rues de Paris par les cressonniers, gens vêtus d’un costume spécial.

C’est que la « Santé du corps » a toujours été un régal pour les Parisiens. Le Cresson de fontaine figure en bonne place dans les Cris de Paris sous le nom de Cresson de Calier ou de Cailly.

En quelques endroits, on appelle simplement Cailli ou Cailly le Cresson de fontaine, probablement parce que cette herbe était en partie tirée de la Normandie. Il y a deux Cailly en Normandie, l’un près de Louviers, l’autre à cinq lieues de Rouen. Ces localités devaient autrefois fournir un Cresson renommé.

Voici un Cri de Paris au XVIe siècle où il est question du Cresson de Calier :

« Pour gens desgoutez, non malades,
« J’ay du bon Cresson de Calier,
« Pour un peu vos cœurs écailler (égayer),
« Il n’est rien meilleur pour salades[181]. »

[181] Les cent et sept cris que l’on crie journellement à Paris, par Anthoine Truquet (1545).

La Chambrière à louer est le titre d’une pièce satirique du milieu du XVIe siècle ; on voit là une servante qui énumère ses talents culinaires[182] :

« Avec du Cresson de Cailly
« Et puis quelques herbettes fades,
« Feray cent sortes de salades ».

[182] Montaiglon, Recueil d’anciennes poésies françoises, t. I, p. 94.

La culture en grand du Cresson a commencé en Allemagne, autour d’Erfurt, dans le district bien arrosé de Dreienbrünnen. On dit qu’elle fut inventée au XVIIe siècle par Nicolas Meissner qui imagina de cultiver le Cresson en larges fossés remplis d’eau courante. Reichart, fameux maraîcher et cultivateur de graines, d’Erfurt, aurait ensuite introduit, au XVIIIe siècle, de grandes améliorations dans la cressiculture allemande[183].

[183] Loudon, Encyclopedia, p. 219.

Personne n’a cultivé le Cresson de fontaine en Angleterre avant William Bradbery qui fit ses premiers essais en février 1808, à Springhead près Northfleet, dans le Kent. Il put bientôt en envoyer régulièrement au marché de Londres, puis il étendit cette culture lucrative et fonda à grands frais de vastes cressonnières à West Hyde, dans le Hertfordshire, pour l’approvisionnement des marchés de la capitale anglaise. En 1821, les fosses à Cresson de M. Bradbery couvraient une étendue de 5 acres. Tous les jours de l’année, excepté le samedi, il envoyait, tantôt au marché de Covent-Garden, tantôt à celui de Newgate de nombreuses mannes de Cresson contenant chacune huit douzaines de bottes[184].

[184] Hortic. Trans., 1re série, t. IV, p. 537.

L’industrie du Cresson de fontaine a fait son apparition en France en 1811, dans la vallée de la Nonette, près Senlis (Oise). C’est à un officier d’administration de la grande Armée, M. Cardon, que l’on doit la création de cette culture spéciale si importante aujourd’hui. M. Héricart de Thury en a raconté l’origine lorsqu’en 1835 la Société royale d’Horticulture décerna à M. Cardon une grande médaille d’argent pour les grands services qu’il avait rendus à l’Horticulture française.

« Dans l’hiver de 1809 à 1810, après la paix qui suivit la seconde campagne d’Autriche, M. Cardon, alors directeur principal de la caisse des Hôpitaux de la grande Armée, se trouvait au quartier général, à Erfurt, capitale de la Haute-Thuringe. En se promenant aux environs de cette ville, et la terre étant couverte de neige, il fut étonné de voir de longs fossés, de 3 à 4 mètres environ de largeur, présentant la plus brillante verdure. Il se dirigea vers ces fossés, curieux de connaître la cause de cette espèce de phénomène qui lui semblait étrange pour la saison, et il reconnut avec étonnement que ces fossés étaient une immense culture de Cresson de fontaine, présentant l’aspect des plus beaux tapis de verdure sur une terre alors couverte de neige.

« M. Cardon apprit que cette culture était établie depuis plusieurs années sur des sources d’eau jaillissantes, et que le fonds appartenait à la ville d’Erfurt qui le louait alors plus de 60.000 francs.

« Dès qu’il eut recueilli les premiers renseignements sur cette culture du Cresson, M. Cardon sentit de quelle importance serait, aux environs de Paris, l’introduction d’une telle branche d’industrie horticole. Il chercha dans les environs de Paris un terrain convenable constamment arrosé de sources d’eau vive, et après de longues recherches, il trouva en 1811, à Saint-Léonard, dans la vallée de la Nonette, entre Senlis et Chantilly, un terrain régulier de 12 arpents environ, qui lui paraissait offrir toutes les conditions nécessaires. Il fit venir deux chefs ouvriers des cressonnières d’Erfurt pour diriger ses travaux[185]. »

[185] Ann. Soc. roy. d’Hortic. (1825), t. XXII, pp. 77-88.

M. Cardon fut bientôt en état d’envoyer par voitures aux Halles de Paris du superbe Cresson qui ne ressemblait en rien au Cresson sauvage furtivement récolté par les anciens cressonniers lesquels ne se faisaient pas faute, paraît-il, de livrer au public des bottes composées d’herbes de marécages, Renoncules et surtout Véronique Beccabonga entourées de quelques feuilles de Cresson. Aussi les dames de la Halle achetaient une fois plus cher celui de M. Cardon, sous le nom de Cresson de Monseigneur, ce produit de choix étant considéré comme provenant du domaine du prince de Condé, à Chantilly.

Dès 1815, M. Faussier, s’associant avec un des allemands amenés d’Erfurt par M. Cardon, fonda un établissement rival à Saint-Firmin, autre localité voisine de Chantilly. En 1833, il transporta son industrie à Saint-Gratien (Seine-et-Oise), vers la queue de l’étang, sur un terrain de 12 arpents. Les cressonnières se composaient quelques années plus tard d’au moins 40 fossés alimentés d’eau courante par des puits artésiens forés pour suppléer à l’insuffisance des sources naturelles. Vers le même moment, M. Billet père créait des cressonnières plus vastes encore dans la vallée de la Nonette, à Senlis et à Baron (Oise). Puis d’autres cultivateurs, tentés par le succès des précédents, en établirent un peu partout dans la même région : à Borest, Fontaines, Saint-Denis, Luzarches, Pontarmé, etc. En 1843, M. Billet fils fondait à Gonesse (Seine) des cressonnières ne comptant pas moins de 190 fossés et d’autres à Duvy (Oise) de 150 fossés. Ces chiffres sont infiniment dépassés aujourd’hui. D’après les statistiques officielles, les cressonnières de Gonesse fournissaient, en 1899, avec leurs 4.300 fossés, 60 paniers de Cresson par jour au printemps. (Le panier contient généralement 240 bottes, soit 50 kilogrammes.)

La plus grande partie du Cresson vendu aux Halles de Paris vient des départements de l’Oise, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Eure, Eure-et-Loir. Les environs de Senlis fournissent le quart de l’arrivage. Crépy-en-Valois, Duvy, Nanteuil-le-Haudouin (Oise), Provins (Seine-et-Marne), Saint-Gratien (Seine-et-Oise), sont les principaux centres qui approvisionnent le carreau des Halles.

Depuis le commencement de la culture en grand, d’intelligents cressiculteurs ont créé par semis et sélection des races améliorées qui diffèrent du type sauvage par le raccourcissement de la tige, l’accroissement du nombre des feuilles plus rapprochées les unes des autres et dont les folioles sont plus amples et arrondies. Souvent, le lobe terminal seul (ovale-cordiforme) augmente d’étendue, tandis que les lobes latéraux (ovales ou oblongs), ou restent stationnaires, ou diminuent d’étendue ou même avortent tout à fait[186]. Chez ces races perfectionnées, l’épaississement de la lame de la feuille devenue plus consistante, est une autre modification fort utile pour un Cresson commercial auquel on demande de se conserver frais le plus longtemps possible.

[186] Ad. Chatin, Le Cresson (1865), p. 7.

De nos jours le commerce du Cresson a une très grande importance. D’après les statistiques officielles, le montant de la vente à la criée aux Halles de Paris, en 1899, a été de 1.031.741 francs pour 5.973.750 kilogr. En 1901, le panier de 240 bottes de Cresson s’est vendu, au maximum 23 fr. 79 ; au minimum 8 fr. 34. Les prix sont très élevés pendant les fortes gelées. Une ancienne mercuriale des Halles de Paris montre que le Cresson s’obtenait en février 1828, pour 1 fr. 40 les 12 bottes de 1re qualité. Héricart de Thury évaluait, en 1835, à 1 franc 30 le prix moyen de la douzaine de bottes. En 1842, Poiteau donnait le chiffre de 0,80 c. Dans sa magistrale étude sur le Cresson, M. Ad. Chatin dit, en 1865, que le prix moyen n’est pas inférieur à 0,45 c.

Une étymologie classique fait venir le mot Cresson du latin crescere, croître, en raison de la rapidité de la croissance de cette plante, qui est si grande que, dans certaines cressonnières, on peut couper le Cresson tous les 10 à 15 jours en été. Littré admet cette étymologie, mais le Dictionnaire de Hatzfeld et Darmesteter se prononce pour l’origine germanique du mot Cresson dérivé du verbe haut allemand chresan, ramper, d’où Chresso ou Kressa, allemand moderne Kresse. Cette étymologie est admissible. Les formes primitives françaises du mot Cresson s’éloignent beaucoup de la construction du verbe latin crescere. Dans un manuscrit du IXe siècle, on voit le bas-latin crissonus qui ne semble pas en dériver[187]. Le Dictionnaire de Jean de Garlande (XIIe siècle) dit : « Nasturcium dicitur gallice creson ». Dans le Glossaire de Tours (XIIe siècle) « Nasturcium aquaticum id est cressaienz ». Dès les XIIe et XIIIe siècles existe le terme cressonaria, lieux où croît le Cresson ; puis on rencontre dans divers documents : crexon et kerson, par métathèse (Picardie et Nord de la France) ; creison, croyson, creçon, etc.

[187] Bibl. nat. Ms. suppl. latin 1319 fo 178.

LAITUE

(Lactuca sativa L.)

Comme les Chicorées et les Endives, la Laitue appartient à la grande famille des Composées-Chicoracées. C’est la plus importante, la plus employée et la meilleure des salades. Les Laitues sont des plantes estimées à juste titre ; elles exercent sur l’économie humaine une action rafraîchissante, tempérante, très légèrement narcotique.

On en distingue deux catégories bien tranchées : les Laitues pommées dont les feuilles orbiculaires, très concaves, ondulées, s’appliquent l’une contre l’autre de manière à former une pomme globuleuse ou aplatie, renouvelant dans une autre famille de plantes le phénomène qui se produit chez le Chou Cabus ; les Laitues romaines ont les feuilles concaves, droites, peu ondulées ; celles-ci forment une pomme haute, ovoïde-allongée que l’on pourrait rapprocher de la pomme similaire du Chou Cœur de Bœuf. Quelques-uns font encore une classe distincte des Laitues frisées dont les feuilles sont fortement ondulées-crispées.

Ces catégories de Laitues comprennent plusieurs centaines de variétés qui ont, pour la plupart, leurs qualités spéciales ; elles diffèrent par la saveur, la forme, le coloris et l’ampleur des feuilles. Les unes sont propres à la culture d’été ou d’automne ; d’autres réussissent mieux au printemps ; plusieurs sont assez rustiques pour passer l’hiver sous nos climats sans autre protection qu’un abri léger.

Les principales variétés de Laitues cultivées sont bien fixées, s’hybrident peu par conséquent, ce qui indique une culture ancienne. L’antiquité a dû connaître tous nos principaux types de Laitues. L’époque moderne ne paraît pas avoir produit des variétés possédant des caractères nouveaux. Un certain nombre, parmi les meilleures que nous cultivons, étaient déjà en usage sous leur nom actuel au XVIIe ou au moins au XVIIIe siècle. Cependant la rigoureuse sélection pratiquée à l’époque moderne par les maraîchers parisiens n’a pas été sans apporter quelques améliorations à ces salades. L’amertume naturelle aux anciennes variétés de Laitues cultivées, sans doute issues d’une herbe sauvage vireuse, le Lactuca Scariola, a dû notablement diminuer. Nous pouvons croire en outre que les pommes sont aujourd’hui plus serrées, les feuilles plus tendres et plus succulentes.

Cette plante potagère est probablement une variété obtenue par la culture du Lactuca Scariola, Laitue sauvage annuelle ou bisannuelle, à fleurs jaunes, commune en France dans les lieux incultes et pierreux, les terres remuées, le bord des chemins.

Son habitat s’étend sur toute l’Europe tempérée et méridionale, aux îles Canaries et Madère, en Algérie, en Abyssinie et dans l’Asie occidentale tempérée.

Le botaniste Boissier en a cité des échantillons de l’Arabie Pétrée jusqu’à la Mésopotamie et le Caucase. Il mentionne une variété à feuilles crispées, par conséquent analogue à certaines Laitues de nos jardins, apportée d’une montagne du Kurdistan. D’après de Candolle, l’espèce croît encore en Sibérie, dans l’Inde septentrionale du Cachemir au Népaul[188]. Dans nos régions, le Lactuca Scariola pourrait bien être fort souvent le Lactuca sativa retourné à l’état sauvage, cette plante se présentant avec une apparence subspontanée.

[188] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 76.

La Laitue vireuse (Lactuca virosa L.), variété de la même espèce, croît en Europe le long des haies, sur les vieux murs et au bord des champs ; elle a toujours été considérée comme vénéneuse. On a supposé que cette forme sauvage se serait adaptée à nos besoins à la suite d’une culture prolongée et, comme l’Ache des marais devenu Céleri, aurait perdu ses propriétés vénéneuses.

Une autre Laitue indigène, le Lactuca perennis, ou Laitue vivace, habite les coteaux pierreux, les terrains calcaires en friche, les moissons. Dans le midi et le centre de la France, les paysans la mangent comme le Pissenlit. Vilmorin père l’a recommandée comme plante potagère à introduire dans les jardins. Etant vivace, cette Laitue sauvage à fleurs bleues ou violacées s’éloigne trop sensiblement de notre Laitue annuelle à fleurs jaunes pour être son type primitif.

Comme on le voit, l’origine des Laitues cultivées est incertaine. Les différences qui existent entre les Laitues pommées et les Laitues romaines sont plutôt d’ordre horticole ; les caractères identiques de la fleur et du fruit ne permettent pas de croire qu’elles appartiennent à deux types botaniques distincts d’autant plus que ces deux principales classes de Laitues sont reliées entre elles par une série de variétés qui forment la transition. Cependant, en raison de la diversité de la couleur des semences, blanches, noires ou jaunes des Laitues actuelles, une origine hybride peut toujours être soupçonnée. N’est-ce pas le cas pour le plus grand nombre de nos plantes domestiques ?

Vilmorin fait cette remarque que, d’après certaines formes chinoises non pommées, on peut supposer que la Laitue, à son état naturel, doit se composer d’une rosette de grandes feuilles allongées, un peu spatulées, plus ou moins ondulées et dentées sur les bords[189]. Dans nos cultures, les Laitues dites à couper se rapprochent certainement de la forme primitive.

[189] Plantes potagères, 3e éd., p. 349.

La culture a dû prendre naissance en Orient de formes asiatiques du Lactuca Scariola. Le botaniste Boissier, cité plus haut, signalant une Laitue sauvage à feuilles crispées originaire des montagnes du Kurdistan, montre que l’on trouve dans la nature des prototypes d’où proviennent vraisemblablement nos Laitues cultivées.

Quant à l’antiquité de la culture de cette plante potagère, nous ne pouvons que reproduire les déductions que de Candolle a tirées de la linguistique. « Les anciens Grecs et les Romains, dit-il, cultivaient la Laitue, surtout comme salade. En Orient la culture remonte peut-être à une époque plus ancienne. Cependant, d’après les noms vulgaires originaux, soit en Asie, soit en Europe, il ne semble pas que cette plante ait été généralement et très anciennement cultivée. On ne cite pas de nom sanscrit ni hébreu, ni de la langue reconstruite des Aryens. Il existe un nom grec Tridax ; latin, Lactuca ; persan et hindoustani, Kahu et l’analogue arabe Chuss ou Chass. Le nom latin existe aussi légèrement modifié, dans plusieurs langues slaves et germaniques, ce qui peut signifier, ou que les Aryens occidentaux l’ont répandu, ou que la culture s’est propagée plus tard, avec le nom, du midi au nord de l’Europe. Le Dr Bretschneider dit que la Laitue n’est pas très ancienne en Chine et qu’elle y a été introduite de l’ouest. Le premier ouvrage où elle est mentionnée date de 600 à 900 de notre ère »[190].

[190] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 76.

Loret admet la Laitue parmi les plantes des temps pharaoniques d’après plusieurs dessins qu’il a relevés sur place. La plante a la forme d’une Laitue allongée, aux feuilles sinuées et longuement lancéolées. Braun a trouvé des graines antiques en étudiant les restes de végétaux égyptiens du Musée de Berlin[191]. D’ailleurs le Lactuca Scariola est indigène en Egypte. Il a été découvert en 1875 dans la Haute-Egypte par le Dr E. Sickenberger. Dans le Delta on trouve aussi en abondance des Laitues sauvages. La Laitue faisait partie des Herbes amères que les Hébreux étaient tenus de manger dans le festin religieux de la Pâque. Les rabbins commentateurs de la Bible désignent cinq espèces de plantes que l’on pouvait manger avec l’agneau pascal : Laitue, Endive et Chicorée sauvage, puis des herbes condimentaires qui ont dû varier selon les temps et les lieux : Roquette, Cresson, Persil, Marrube, etc. La traduction grecque des Septante appelle ces plantes picrides, c’est-à-dire Laitues sauvages. La Vulgate, traduction latine de la Bible par saint Jérôme, rend par Lactucæ agrestes le mot hébreu merôrîm qui désigne les Herbes amères. Lactucæ agrestes est un terme général qui comprend la Laitue cultivée, la Laitue vivace, Lactuca Scariola, les Endives et la Chicorée sauvage[192].

[191] Flore pharaonique, 2e éd., p. 68.

[192] Vigouroux, Dict. de la Bible, article Herbes amères.

D’après une anecdote racontée par Hérodote, la Laitue paraissait sur la table des rois de Perse environ 550 ans avant notre ère. Vers l’an 300, Théophraste, chez les Grecs, connaissait trois variétés. Aux environs de l’ère chrétienne, Pline et Columelle en énumèrent un plus grand nombre qu’ils distinguent, comme le font les modernes, par la couleur et la forme des feuilles. Beaucoup sont aussi désignées par le nom de leur pays d’origine. En lisant ces auteurs, nous voyons défiler des Laitues précoces, frisées, sessiles, c’est-à-dire pommées ; puis la Cyprienne, veinée de rouge, très estimée ; la Cécilienne, purpurine, ainsi nommée de Cecilius Metellus qui fut consul durant la première guerre punique ; la Bétique, d’origine espagnole, la Laconienne, la Cappadocienne, de forme allongée, qui paraît rentrer dans la catégorie des Romaines[193]. Martial décerne à cette dernière variété l’épithète de vile qu’il faut traduire par commune ou bon marché. La Laitue était très goûtée à Rome. Une branche de la famille patricienne des Valerius se fit honneur de porter le surnom de Lactucini, de même que les Fabius tiraient leur nom des Fèves ; les Lentuli, des Lentilles ; les Pisoni, des Pois ; les Ciceroni, des Pois chiches.

[193] Columelle, l. X. — Pline, l. XIX, c. 38.

Les médecins reconnaissaient à la Laitue des vertus calmantes et émollientes. C’était la principale des salades. On relevait sa fadeur avec un assaisonnement de Roquette, herbe Crucifère âcre et stimulante. Les Romains terminaient le souper par une salade de Laitue, sans doute pour disposer au sommeil. Il est possible que le suc blanc et amer de la Laitue soit légèrement soporifique ; cependant il n’est pas analogue à l’opium bien qu’on l’ait introduit dans la matière médicale sous les noms de Lactucarium et de Thridace. A partir de Domitien, il se fit un changement dans les mœurs épulaires. L’ordre fut interverti et l’on mangea désormais la salade au commencement du repas, avec les Radis et crudités, pour exciter l’appétit[194].

[194] Martial, Epigr. l. XIII, 2.

La Laitue est en relation avec le mythe d’Adonis, dieu phénicien et syrien que la Bible appelle Thammuz (Ezéchiel VIII, 14) mais que les Grecs n’ont connu que par la formule orientale d’invocation Adonaï qui signifie « mon seigneur ». Les fêtes de ce dieu ont occupé une place considérable dans le monde antique grec et romain. La Laitue avait un rôle dans son culte parce que Vénus, d’après la fable, aurait couché sur un lit de Laitue le corps d’Adonis, son favori, tué à la chasse par un sanglier. Au solstice d’été les femmes semaient dans des vases d’argent, des pots de terre ou des paniers toutes sortes de plantes qui germent et croissent rapidement, surtout des Laitues. Ces plantes levaient en quelques jours, puis se flétrissaient aussitôt ; image de l’existence éphémère d’Adonis, personnification des forces de la nature et des vicissitudes des saisons. Les Jardins d’Adonis, c’est ainsi qu’on appelait les vases remplis de Laitues, étaient solennellement portés avec les images du dieu dans la pompe des Adonies[195]. La légende d’Adonis a été beaucoup développée par les poètes. Ils ont fait naître l’Anémone du sang d’Adonis et la Rose des pleurs de Vénus sur la mort de son favori.

[195] Daremberg, Dict. des Antiquités, article Adonis.

Les auteurs du moyen âge et de la Renaissance n’ont connu qu’un nombre très restreint de variétés. Le Ménagier de Paris indique au XIVe siècle les Laitues de France et d’Avignon. Ch. Estienne, l’auteur de la Maison rustique, dans la seconde moitié du XVIe siècle, dit que l’on cultive en France quatre sortes de Laitues, savoir : la crépue, la têtue, la pommée, la blanche. Gérarde (1597), en Angleterre, énumère huit variétés. Olivier de Serres (1600) ne parle que de trois ou quatre sortes seulement. Il en existait un plus grand nombre, mais nos prédécesseurs ne savaient pas distinguer les différences, trop minimes pour eux, sur lesquelles nous établissons les variétés de plantes cultivées.

Au XVIe siècle, on recevait de l’Italie les bonnes variétés de salade. Nous savons par les lettres de Maître Rabelais que pendant ses voyages à Rome en 1534 et en 1537, il envoya des graines de Laitues à son ami Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, entre autres des graines de Naples « desquelles le Saint-Père fait semer en son jardin secret du Belvédère ». On a supposé que cette salade était la Romaine et on fait généralement honneur à Rabelais de son introduction en France. C’est une erreur. Déjà les Romains possédaient dans la Cappadocienne un type de Laitue à pomme très allongée semblable à la Romaine. Au moyen âge, les Arabes d’Espagne cultivaient une Laitue pommée, la Laitue de Cordoue ; une autre, nommée Laitue de Séville, rappelle notre Romaine, d’après la description d’Ibn-el-Beïthar (XIIIe siècle).

La première mention positive de cette sorte se trouve dans l’ouvrage de Crescenzi, agronome italien au XIIIe siècle. On lit, au livre VI de son Traité d’Agriculture : « mais les grandes laitues qu’on appelle romaines, qui ont les semences blanches, doivent être transplantées afin qu’elles deviennent douces ».

Cette Laitue fut apportée par les Papes à Avignon. De là son nom de Romaine. L’introduction à Paris serait due à Bureau de la Rivière, ministre de Charles V, lequel aurait rapporté cette salade d’un voyage diplomatique qu’il fit à Avignon en 1389, selon le témoignage formel d’un ouvrage du temps : « Et nota que la semence des laictues de France est noire, et la semence des laitues d’Avignon est plus blanche, et en fit apporter Mgr de la Rivière et sont les laictues trop moilleures et plus tendres assez que celles de France »[196]. La Laitue d’Avignon ne peut être que la Romaine puisque Ch. Estienne (Maison rustique) constate que la Romaine est la seule espèce de Laitue à graines blanches qu’on connût encore au XVIe siècle. Le nom donné en Angleterre à la Romaine Cos Lettuce, de l’île de Cos dans l’Archipel grec, patrie d’Hippocrate, paraît indiquer une croyance à une origine orientale de cette variété. Selon Parkinson, John Tradescant, jardinier de Charles Ier, l’apporta en Angleterre.

[196] Ménagier de Paris, t. II, p. 46.

Dans les temps modernes, les Laitues ont été améliorées surtout en France, en Hollande et en Allemagne.

Beaucoup de variétés parmi celles qui étaient déjà dénommées au XVIIe siècle sont encore en usage et particulièrement les Laitues destinées aux cultures de primeurs : Crêpe, à coquille, Passion, Gotte ou Gau. Claude Mollet nomme vers 1610-1615 : la Laitue Crêpe, la Laitue pommée ; la Romaine qu’il appelle Laitue de Lombardie. Surviennent, dans le Jardinier françois (1651) : Laitue de Gênes, à coquille, capucine ou rouge ; la Royale, les Chicons. Chicon, comme synonyme de Romaine, est à peu près tombé en désuétude ; le mot signifie plutôt la pomme d’une salade : un chicon de Witloof. La Quintinie cultivait en 1690 : Laitue Romaine, à coquille, Passion, Crêpe blonde et verte, Royale, Bellegarde, Capucine, de Gênes, Perpignane, Impériale, d’Aubervilliers, George. De Combles (Ecole du Potager, 1749) énumère 25 variétés de Laitues pommées. Outre les précédentes, il nomme la Batavia, la Versailles, la Sanguine, la Dauphine, la Grosse blonde. La Laitue préférée à cette époque était l’Impériale ou Laitue d’Autriche. De Combles connaissait sept variétés de Romaines. A la fin du XVIIIe siècle et pendant une partie du XIXe, la Laitue Cocasse a été la favorite des marchés parisiens. La vogue de la Palatine, qui est aussi ancienne, dure toujours. C’est une des plus cultivées par les maraîchers pour la consommation d’été et d’automne. Sont des gains plus récents : Laitue Semoroz obtenue par un jardinier genevois vers 1850 ; Laitue Bossin, amélioration de la L. Chou de Naples (vers 1865) ; Merveille des 4 Saisons, la reine des Laitues (Catalogue Vilmorin 1880-1881) ; Romaine Ballon (1881-83) ; Laitue Trocadéro (1883-84) ; Laitue blonde du Cazard (1898-1900).

Ces dernières années, M. Paillieux a appelé l’attention sur deux Laitues curieuses : la Laitue Gigogne, forme non pommée, originaire du Pamir et la Laitue Asperge, variation de la Laitue commune dont on mange les tiges lorsqu’elle est jeune[197].

[197] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 536.

L’origine du forçage des Laitues paraît remonter au jardinier de Louis XIV, La Quintinie, qui fournissait des salades en janvier à la table royale.

Dulac et Chemin ont commencé à forcer la Romaine en 1812. Les maraîchers parisiens sont d’excellents spécialistes dans la culture hâtée des salades. Leurs produits ne sont jamais égalés dans les concours internationaux ; cette culture des Laitues sous cloches et sous châssis est pour eux une des plus lucratives.

Le mot Laitue vient du latin Lactuca (radical lac, lait) car toutes les Laitues sont des plantes lactescentes. Dans toutes les langues de l’Europe, le nom de cette plante potagère dérive du latin Lactuca : anglais, lettuce ; allemand, lattich ; italien, lattuga ; espagnol, lachucha ; hollandais, latuw ; russe, laktuk, etc.

D’après cet indice linguistique, l’introduction de la Laitue en Europe ne date que de la domination romaine.

MACHE

(Valerianella olitoria Mœnch)

Bien qu’on cite la Mâche çà et là dans les jardins à l’époque de la Renaissance, la culture potagère de cette plante ne paraît pas remonter en France au-delà de la seconde moitié du XVIIe siècle.

Autrefois simple salade de paysan, on se contentait de la récolter dans la campagne avec le Pissenlit et autres herbes rustiques.

C’est ainsi que le poète Ronsard s’en allait par les champs, en compagnie de son valet, pour cueillir la Mâche sous le nom de Boursette qu’elle porte encore aujourd’hui en certains lieux :

« Tu t’en iras, Jamyn, d’une autre part
Chercher soigneux la boursette toffue,
La pasquerette à la feuille menue,
La pimprenelle heureuse pour le sang
Et pour la ratte, et pour le mal de flanc ;
Je cueilleray, compagne de la mousse,
La responsette à la racine douce
Et le bouton des nouveaux groiseliers
Qui le printemps annoncent les premiers[198]. »

[198] Œuvres, éd. Blanchemain, t. VI, p. 87.

Si le poète, avec ses goûts champêtres, s’accommodait de cette salade vulgaire, au siècle de Louis XIV il eût été presque impoli d’en servir sur une table bourgeoise. Là-dessus nous devons croire La Quintinie qui s’exprime ainsi : « Mâche, salade sauvage et rustique, aussi la fait-on rarement paroître en bonne compagnie »[199].

[199] Traité des Jardins, éd. 1690, t. II, p. 393.

Pourtant on commençait à l’estimer puisqu’un de ses contemporains, Aristote, jardinier de Puteaux, la semait dans les jardins[200].

[200] Instruction ou Art de cultiver les fleurs, 1674.

Le Jardinier solitaire (1704) ne paraît pas la dédaigner : « Mâche, c’est une légume (sic)[201] pour la salade ». Enfin, au XVIIIe siècle, elle est universellement acceptée comme plante potagère.

[201] Légume était au XVIIe et même au XVIIIe siècle du genre féminin.

C’est une petite Valérianée annuelle indigène, peut-être naturalisée, commune dans les champs cultivés, dans les vignes, aux abords des villages ; elle germe à l’automne pour fleurir et fructifier l’année suivante ; ses rosettes de feuilles radicales comestibles fournissent une bonne salade d’hiver avec son accompagnement habituel de Betterave à chair rouge.

La Mâche est répandue dans toute l’Europe tempérée et méridionale, dans le Nord de l’Afrique, l’Asie-Mineure, et les environs du Caucase. Commune en France, elle affectionne exclusivement les terres remuées, le voisinage des habitations, ce qui fait douter de son indigénat. Serait-elle une de ces plantes adventices comme le Bluet, le Coquelicot, la Nielle des Blés, le Miroir de Vénus, qui ont été introduites chez nous avec les Céréales à l’époque préhistorique ?

Les flores italiennes citent la Mâche en Sardaigne et en Sicile dans les prés et pâturages de montagnes, c’est-à-dire à l’état bien spontané. De Candolle soupçonne qu’elle est originaire de ces îles seulement et que partout ailleurs elle est adventive ou naturalisée. Ce qui lui fait penser, dit-il, c’est qu’on n’a découvert chez les auteurs grecs ou latins aucun nom qui paraisse pouvoir lui être attribué ; il ajoute qu’on ne peut citer d’une manière certaine aucun botaniste qui en ait parlé et qu’il n’en est pas question non plus parmi les légumes usités en France au XVIIe siècle, d’après le Jardinier françois de 1651 et l’ouvrage de Lauremberg Horticultura (Francfort, 1632)[202].

[202] Orig. des pl. cultivées, 4e éd., p. 73.

La vérité est que la culture de la Mâche commençait seulement à cette époque. Quant aux anciens botanistes, tous décrivent la Mâche à l’état sauvage ; quelques-uns l’indiquent dans les jardins sous des noms divers qui ont pu tromper A. de Candolle. Cependant Lobel (Observationes, 1576, p. 412), Camerarius (Hort. med., 1588, p. 175), ont donné des figures sur bois représentant la plante qui est parfaitement reconnaissable.

On trouve dans le Pinax, de Bauhin, la synonymie suivante pour la Mâche :

L’auteur anglais Gerarde (1597) dit que cette salade est usitée par les Français et les Hollandais qui habitent l’Angleterre et qu’on la sème dans les jardins[203]. Il figure deux variétés. L’édition de Dodoens (1616) figure aussi une variété améliorée des jardins, à feuilles rondes, sous le nom d’Album Olus[204]. J. Bauhin décrit deux sortes de Mâches et dit, d’après Tabernæmontanus, qu’on la trouve dans les jardins aussi bien que dans les champs et les vignes[205].

[203] Herball, XXXV, 242.

[204] Pemptades (1616), p. 647.

[205] Hist. pl. (1651), t. III, p. 324.

D’autre part, la multiplicité des noms vulgaires de cette plante témoigne aussi en faveur, sinon de la spontanéité de l’espèce, au moins de son usage alimentaire ancien, car, en général, les légumes indigènes sont seuls pourvus d’une riche synonymie.

La Mâche s’appelle encore doucette, boursette, blanchette, éclairette, pommette, chuquette, orillette, gallinette, poule grasse, coquille, rampon, accroupie, laitue d’agneau, salade de blé, salade royale, salade de chanoine, barbe de chanoine, et autres.

Le mot Mâche est d’origine inconnue. Il ne semble pas entré dans la langue française avant le XVIIe siècle. Le vieux Dictionnaire de Jean Nicot (1606) ne le connaît pas. Le Dictionnaire de Cotgrave (1611) le montre probablement pour la première fois « Mache… une herbe ». La forme primitive étant Mache, le mot ne semble pas dériver du verbe mâcher qui s’écrivait autrefois mascher.

Doucette s’explique par la saveur douceâtre de la plante. On mange la Mâche en salade pendant le carême, d’où salade de chanoine. Laitue d’agneau, parce que la plante est recherchée par les brebis, etc. La plupart des noms étrangers sont des traductions de ces noms vulgaires qui ont aussi formé les dénominations scientifiques de Tabernæmontanus et de Dodoens : Lactuca agnina et Album Olus.

Locusta, nom donné par Gesner, a été conservé par Linné comme nom spécifique dans Valerianella Locusta. Ce nom aurait été donné à la Mâche par les commentateurs de Pline au XVe siècle.

D’après les Ecritures, saint Jean-Baptiste, réfugié au désert, se nourrissait principalement de sauterelles. Les anciens naturalistes interprétant le mot latin locusta, sauterelle, par herbe sauvage, la Mâche leur semblait être la plante alimentaire dont saint Jean-Baptiste avait dû vivre pendant cette période de son existence. Bupleuron de Césalpin, qu’on a appliqué depuis au genre Bupleurum de la famille des Ombellifères, est une plante alimentaire de Pline, absolument indéterminable.

Les botanistes admettent plusieurs espèces de Mâches indigènes, différenciées par certains caractères tirés du fruit, mais rien ne les distingue au point de vue de l’aspect général. Toutes ces espèces ont des feuilles ovales-oblongues disposées en rosette.

La Mâche a été beaucoup améliorée par la culture. Les petites touffes à feuilles étroites, pointues et peu nombreuses du type sauvage sont devenues beaucoup plus volumineuses par suite du développement précoce des bourgeons axillaires, de sorte que, dans les variétés horticoles, la rosette de feuilles radicales se complique des ramifications de la plante à l’état foliacé. La feuille a pris également, avec plus d’ampleur, une forme arrondie, plus spatulée que celle du type.

Vilmorin admet six variétés distinctes. Les maraîchers cultivent surtout les Mâches ronde, verte d’Etampes, verte à cœur plein, dont les feuilles très charnues supportent mieux le transport que les autres sortes à feuilles moins résistantes.

La Mâche d’Italie, dite aussi Régence, grosse Mâche, est une espèce distincte (Valerianella eriocarpa Desv.), originaire de la région méditerranéenne, à touffe volumineuse, à feuilles légèrement velues. Pendant le XIXe siècle, les maraîchers ont beaucoup cultivé la Mâche d’Italie pour les marchés, à cause de son volume et parce qu’elle est lente à monter. Ils préfèrent aujourd’hui la Mâche verte d’Etampes, variété améliorée mise au commerce en 1873.

PISSENLIT

(Leontodon Taraxacum L.)

Dans les campagnes on a dû de tout temps manger les feuilles du Pissenlit, quoiqu’il ne soit pas cité par Pline et les agronomes latins, ni au moyen âge.

Ruellius et Dalechamps, à l’époque de la Renaissance, notent cette plante comme herbe médicinale dépurative pouvant aussi se consommer en salade ou cuite en manière de légume, mais sans mention de culture. Pour Olivier de Serres, le « Pisse-en-lict » ou Œil de Bœuf, bon en décoction contre la jaunisse et diverses obstructions, entre seulement au jardin des Simples.

Depuis deux siècles au moins, le Pissenlit sauvage récolté par les enfants et les bonnes femmes de la campagne, arrivait en abondance aux Halles de Paris, comme salade de premier printemps[206].

[206] Lamarre, Traité de la Police, 1719, t. III.

La culture est toute moderne. Ceux d’entre nous qui ont atteint le demi-siècle ont vu cette herbe indigène, assez méprisée autrefois, passer au rang de plante potagère.

Selon Fraas, l’Aphake, dont parle Théophraste, serait le Pissenlit, appelé par les Grecs modernes Picraphake. Les Latins ne semblent pas avoir bien distingué le Pissenlit de la Chicorée sauvage. Déjà semblables par le suc lactescent et amer, certaines formes de Pissenlit à feuilles presque entières ont pu être confondues avec la Chicorée sauvage.

Au XVIe siècle, le Pissenlit a été décrit et figuré par plusieurs botanistes. Selon la coutume des érudits du temps, ils ont recherché si la plante avait été connue des Anciens. Dalechamps et Fuchs, qui ont pris l’Hedypnois de Pline pour le Pissenlit, se sont probablement trompés. Fée, dans son commentaire de Pline, suppose que l’Hedypnois est le Pissenlit des marais (Leontodon palustre). Ce peut être aussi la Picridie, autre Chicoracée que l’on mange en salade et très appréciée en Italie. Camerarius identifie le Pissenlit à l’Ambubeia, plante des anciens qui est la Chicorée sauvage, d’après la plupart des commentateurs.

Le Pissenlit est une Composée-Chicoracée vivace, à racine pivotante, à feuilles toutes radicales, disposées en rosette. La plante est très commune en Europe et répandue partout : dans les prairies, les jardins, les lieux cultivés et incultes, surtout au voisinage des habitations, enfin dans les stations les plus diverses, attendu que la dissémination des semences est remarquablement favorisée par l’aigrette plumeuse qui surmonte le fruit et que le vent transporte au loin.

Dans la nature la forme des feuilles du Pissenlit est extrêmement variable. Selon l’habitat, deux modifications principales se présentent :

En terrain très sec et aride, la plante émet des rosettes de feuilles apprimées contre le sol, à lobes étroits, profondément roncinés, c’est-à-dire arqués en crochet. Les feuilles de certaines formes appauvries peuvent être encore finement découpées ou réduites à la nervure médiane.

En terre substantielle et surtout en station humide ou ombragée, le Pissenlit aura des feuilles érigées, longues et larges, presque entières, semblables à celles de la Chicorée sauvage cultivée.

Entre ces deux types de Pissenlits sauvages, existe une multitude de formes intermédiaires : des plantes à feuilles longues, minces, entières ; d’autres à feuilles courtes, épaisses, très divisées ; des Pissenlits à rosette maigre ; d’autres forment des touffes bien fournies et même une sorte de cœur. Il y a longtemps que les botanistes ont reconnu ces distinctions. Bauhin, dans son Pinax (1623), cite les deux variations principales : celle à feuilles larges et entières et celle à feuilles étroites et roncinées.

Si la culture en grand du Pissenlit pour l’approvisionnement des marchés remonte à 50 ans seulement, auparavant il y a eu des essais de culture isolés. Au XVIIIe siècle, le Dictionnaire de Miller dit que quelques personnes font blanchir le Pissenlit, ce qui implique une culture. D’après Bomare, cette salade se cultive dans les jardins et paraît sur les meilleures tables[207]. Bosc écrivait ceci en 1809 : « quelques amateurs sèment le Pissenlit dans leurs jardins et le font blanchir en le couvrant de paille »[208].

[207] Dictionnaire d’Hist. nat., 1768, t. II.

[208] Joignaux, Le Livre de la Ferme, t. II, p. 636.

En Amérique, on voit qu’un M. Corey, de Brookline, Massachusetts, apporta en 1836 au marché de Boston des Pissenlits cultivés dont les semences avaient été récoltées sur des pieds à larges feuilles à l’état sauvage[209].

[209] Mass. Hort. Soc. Trans. 1884, p. 128.

En France, Noisette donne quelques indications sur la culture du Pissenlit en 1829[210]. Enfin, en novembre 1839, M. Ponsard, de Châlons-sur-Marne, adressait à M. Vilmorin une lettre dans laquelle il décrivait sa culture nouvelle alors du Pissenlit : « Voulant remplacer, dit-il, la Chicorée sauvage ou Barbe de Capucin par quelque chose de moins amer et de plus savoureux, j’ai choisi le Pissenlit Dent de Lion. Je l’ai semé sur une terre bien amendée ; au mois d’octobre, je l’ai recouvert de 6 pouces de sable gras et, à 15 jours de là, j’ai commencé à obtenir des Pissenlits perçant à travers la couche de sable… » Deux autres amateurs, M. Audot, éditeur de l’Almanach du Bon Jardinier et M. Duplessis, propriétaire à Chartrettes, près Melun, cultivaient aussi le Pissenlit vers 1840[211]. Le 11 avril 1855, M. Nadault de Buffon déposait sur le bureau de la Société impériale d’Horticulture plusieurs pieds de Pissenlits très remarquables par le développement de leur partie charnue et par la blancheur de leurs pétioles, provenant des cultures de Mme Poirel habitant la commune de Trilport (S.-et-M.).

[210] Manuel du Jardinier, t. II, p. 367.

[211] Le Bon Jardinier, 1840, p. 27.

C’est à Montmagny (Seine-et-Oise) que la culture maraîchère du Pissenlit pour les marchés a commencé. « En 1857, raconte Carrière, un nommé Joseph Châtelain, de Montmagny, a eu l’idée de tenter cette culture pour la première fois. Cette pensée lui est venue en voyant certaines gens aller chercher des Pissenlits dans les champs, principalement dans ceux de Luzerne, où, par suite des labours, les plantes avaient été enterrées et sortaient du sol où elles avaient poussé et acquis une couleur blanche due à l’étiolement qu’elles avaient subi à l’abri de la lumière. Ce cultivateur fit recueillir des graines dans les champs et les sema dans son jardin. Bientôt l’attention fut appelée sur cette plante dont la réputation s’établissait. Cependant, ce n’est que quelques années plus tard, vers 1865, que deux autres cultivateurs, M. Guinier (Louis-Ange) et M. Jean-Louis Ledru, se livrèrent à cette culture qui déjà se pratiquait en divers endroits, notamment au Potager de Versailles, où le Pissenlit est cultivé depuis 1862. A partir de cette époque, l’élan était donné ; les cultivateurs allèrent progressivement en augmentant, et il en fut de même des surfaces cultivées qui s’étendirent constamment. Aujourd’hui, c’est par centaines d’arpents que, dans la commune de Montmagny sont cultivés les Pissenlits. Une progression analogue se produisit dans les communes voisines qui ont suivi cet exemple[212]. »

[212] Rev. Hortic. 1886, p. 142.

Nancy paraît avoir été la première ville de France approvisionnée de Pissenlits par les maraîchers. Le Bon Cultivateur, recueil agronomique publié par la Société centrale d’Agriculture de Nancy, constate en 1845 que dans cette ville existe une superbe culture maraîchère inconnue à Paris : celle du Pissenlit Dent de Lion, « excellente salade, semée sur place, ou mieux repiquée en automne, recouverte pendant l’hiver d’une terre légère ou de sable gras. Aussitôt que les grands froids cessent, elle est livrée à la consommation. Un rapport sur la culture du Pissenlit ou Chicorée des prés par MM. Martin et Patenotte fut lu à la Section d’Horticulture de la Société centrale d’Agriculture de Nancy le 10 septembre 1846. Nous y relevons les détails suivants : « Avant 1828, on ne s’était pas encore occupé d’essayer la culture de cette espèce de salade dans nos jardins, quoiqu’elle fût d’un usage général dans notre ville et ses environs. Cette plante se cueillait dans les prés à l’état sauvage. On ne se préoccupait nullement de la pensée que transplantée dans de bons terrains elle pourrait arriver à donner une salade fort agréable. C’est en 1828 qu’un pépiniériste de notre ville, M. Adrien, fit le premier l’essai de la culture de cette salade et c’est à lui que nous en devons la connaissance. Deux variétés se distinguent, l’une à feuilles lisses et larges, et l’autre à feuilles frisées[213]. »

[213] Le Bon Cultivateur de Nancy, 1845 et 1846.

Actuellement, outre Montmagny, les villages de Deuil et Sarcelles (Seine-et-Oise), Meaux (Seine-et-Marne), sont les principaux centres qui livrent aux marchés de la capitale la plante blanchie par les procédés dont on se sert pour produire la Barbe de Capucin, ou demi-blanchie au moyen du buttage. Le Pissenlit vert, plus savoureux, est recherché par un grand nombre de personnes. Les départements de l’Ouest : Vendée, Deux-Sèvres, Mayenne et la Nièvre en expédient une quantité considérable. Le Pissenlit vert se vend toute l’année. Février et mars sont les mois des grands arrivages. La saison du Pissenlit blanchi va de décembre à avril. Le demi-blanchi se vend de mars à mai.

Deux variations principales du Pissenlit sauvage sont cultivées dans les jardins : celle à cœur plein, c’est-à-dire pommée comme nos salades Laitues et Romaines, et celle à feuillage dentelé et frisé rappelant la Chicorée mousse. Les variétés de Pissenlit admises dans les jardins sont tout à fait fixées, ce qui est remarquable pour une plante soumise à la culture depuis si peu de temps. Nous avons vu plus haut que le Pissenlit à l’état spontané subissait grandement l’influence du milieu, qu’il se modifiait selon la station sèche ou humide. Aussi peut-on admettre que nos variétés cultivées résultent d’une sélection de variations naturelles, puisqu’elles ont toutes leurs prototypes dans la nature, et nous savons que les premiers semeurs ne manquaient pas de choisir des graines de Pissenlit sur les pieds sauvages offrant les caractères les plus avantageux pour la culture potagère.

Presque au début de la culture, on présentait à la Société impériale d’Horticulture des pieds de Pissenlit amélioré à cœur déjà plein et formant des touffes volumineuses[214].

[214] Journ. Soc. imp. d’Hortic., 1868, p. 505.

En 1869, Vilmorin mit au commerce le Pissenlit amélioré à cœur plein, et un autre amélioré à large feuille. M. Vincent Cauchin, cultivateur à Montmagny, obtenait en 1877 un Pissenlit amélioré frisé, variation intéressante, encore accentuée dans le Pissenlit mousse obtenu dans les cultures de M. Vilmorin (1885). Nous citerons encore le Pissenlit Chicorée, nouveauté de 1891, à feuilles longues et dressées, convenable pour le forçage en cave comme Barbe de Capucin.

Dans toutes les langues de l’Europe, les noms vernaculaires du Pissenlit sont fondés sur certaines particularités plus ou moins frappantes de la plante. Le plus ancien et le plus répandu se rapporte à la forme recourbée des lobes de la feuille qui ressemblent à la dent canine des grands félins, d’où le nom Dent de lion. Leontodon est la forme grecque de ce nom. En Angleterre, on trouve, dans un document gallois, le Pissenlit mentionné, au XIIIe siècle, sous le nom Dant-y-Llew[215]. Les Anglais ont gardé le mot français, corrompu en Dandelion.

[215] Sturtevant, Americ. Naturalist, 1886, p. 5.

Pissenlit se rapporte à l’action diurétique exercée par la plante sur les jeunes enfants. Le mot était en usage dès le XVIe siècle. Ruellius (1536) dit : « Galli pueruli florem pissanlitum vocant », c’est-à-dire : les petits enfants français appellent cette plante Pissenlit. L’auteur explique ensuite ingénument l’origine de cette locution vulgaire : « Les enfants qui en mangent, dit-il, sont exposés à un fâcheux accident nocturne… »[216]. Pena et Lobel ont consacré un chapitre au Pissenlit. Ils traduisent le mot par Urinaria[217]. Le latin Taraxacum, du grec tarasso, je trouble, fait allusion au même effet diurétique.

[216] De naturâ stirpium, p. 581.

[217] Adversaria (1570), p. 84.

Tête de moine, autre nom populaire, s’explique par l’aspect du réceptacle dénudé après la chute des achaines (fruits), et qui ressemble alors à la tête tonsurée de certains moines. Groin de porc a peut-être une origine analogue. Salade de chien, Salade de taupe montrent le peu d’estime que l’on avait autrefois pour cette salade de campagnards. De tous ces noms vulgaires, en France, c’est le plus trivial qui a prévalu. Au XVIIIe siècle, on l’orthographiait encore Pisse-en-lit, conformément à sa signification. Lamarre, dans son Traité, dit Pissant-Lit (sic).

RAIPONCE

(Campanula Rapunculus L.)

La Campanule Raiponce a été autrefois beaucoup plus cultivée qu’aujourd’hui pour sa blanche racine à chair croquante mangée en salade crue ou cuite. Pourquoi cette excellente salade de nos pères est-elle délaissée maintenant au point que sa culture est réduite à peu de chose ? Admettons un changement dans les goûts culinaires qui, par contre, a fait admettre sur les meilleures tables des salades anciennement abandonnées aux pauvres gens, comme le Pissenlit et la Mâche.

Cette Campanule bisannuelle à racine pivotante et charnue croît à l’état sauvage en Allemagne, Angleterre, Suisse, Nord de l’Italie ; elle est particulièrement commune en France sur la lisière des bois humides, au bord des chemins, dans les prairies et pâturages. La racine, déjà mangeable, mais assez maigre de la plante sauvage, a subi sous l’influence de la culture l’accroissement en taille et en grosseur que donne toujours un sol riche et meuble.

Cette culture peut remonter à quelques siècles. Il n’en est pas question durant le moyen âge. Nous ignorons aussi si les Anciens ont fait usage de la Raiponce que Fée assimile avec doute à une plante de Pline, l’Erineon[218].

[218] Hist. nat., XXIII, 65.

A partir du XVe siècle on voit la Raiponce assez fréquemment citée dans les poésies du temps.

Un poème du roi René d’Anjou, Les Amours du bergier et de la bergeronne, donne la description d’un repas rustique où figure la Raiponce sauvage :

« Du sel et aussi des noisetes,
Et foison sauvages pommetes,
Des responses et des herbetes,
Des champignons[219] ».

[219] Œuvres du roi René, tome II, p. 121.

L’auteur d’un curieux et rare traité sur l’enfer et les démons, daté de 1508, explique que les gourmands, s’ils sont damnés, seront punis par où ils ont péché. Pour eux plus de mets délectables, plus de ces bonnes salades de Cresson, de Laitue et de Raiponce assaisonnées de Cerfeuil :

« Serfueil n’y aura ne cresson
Ne lettue aussi ne responce[220]. »

[220] Le Livre de la Déablerie, l. II, ch. 22.

On peut inférer de ce document que la salade de Raiponce était un aliment recherché dès le XVe siècle. Rabelais, au milieu du XVIe siècle, classe la Raiponce parmi les mets usités[221]. Pena et Lobel, Matthiole, l’indiquent cultivée dans les jardins. Dalechamps dit : « on la sème aux jardins pour avoir une racine plus grande. » Pour voir l’importance de la Raiponce dans l’alimentation ancienne, il faut lire un passage d’Olivier de Serres (1600) qui en fait grand éloge :

[221] Pantagruel, l. IV.

« Il sera bien à propos d’en apprivoiser au jardin pour en avoir de réserve, à cause de la bonté de telle plante désirable avec raison, se mangeant avec appétit, tout ce qu’elle produit et de racine et de feuille et crud et cuit[222]. »

[222] Théâtre d’Agriculture, 1re éd., p. 531.

Au XVIIe siècle, la Raiponce, salade d’automne et d’hiver, était très en vogue. D’après le cuisinier La Varenne, on la servait dans les repas d’apparat. La culture a diminué à partir du XVIIIe siècle. Pourtant, il y a une centaine d’années, elle était encore commune sur les marchés et largement cultivée au moins en France[223]. D’ailleurs Raiponce, Mâche et Pissenlit ont toujours été des salades françaises appréciées surtout par nos compatriotes.

[223] Hortic. Trans. t. III (1820), p. 19.

Raiponce est en France le nom le plus répandu. Il y a d’autres synonymes moins connus : bâton de Jacob, cheveux d’évêque, pied de sauterelle, rampon ; ce dernier, analogue à l’anglais rampion, viendrait de l’italien ramponzo-olo. Selon le Dictionnaire étymologique de Hatzfeld et Darmesteter, il n’est pas probable que le radical du mot Raiponce soit le latin rapum, rave, car l’orthographe primitive est toujours responce. Au commencement du XIXe siècle, on écrivait encore reponce. Les noms latins ou néo-latins donnés à la Raiponce par les botanistes de la Renaissance : rapunculus (rapontium parvum de Gerarde) auront été forgés par analogie d’après le mot français et, effectivement, la racine de la plante ressemble bien à une petite Rave.

En somme, Raiponce, écrit aussi responce et reponce, est le même mot que Rhapontic, racine d’une Rhubarbe originaire des bords du Pont-Euxin. La syllabe rai représente le latin Rha de Rhaponticum ; la syllabe représente le Rhe de Rheum (Rhubarbe) ; res est l’équivalent graphique de re et ponce découle régulièrement de pontic[224].

[224] Communication due à l’obligeance de M. J.-A. Leriche, professeur honoraire de l’Université.

Sans aucun doute, on peut attribuer à l’entrée de la Pomme de terre dans l’alimentation générale la disparition plus ou moins complète de nos jardins de trois racines comestibles des plus usitées autrefois : Chervis, Panais, Raiponce.

Plantes bulbeuses

AIL

(Allium sativum L.)

Toutes nos plantes à bulbes comestibles appartiennent à la famille des Liliacées et au seul genre Allium.

La plupart des espèces de ce genre contiennent une matière mucilagineuse nutritive associée à une huile volatile sulfurée âcre et irritante qui leur donne des propriétés alimentaires et principalement condimentaires.

L’Oignon et le Poireau, à la fois aliments et condiments, sont des légumes d’une importance capitale au jardin potager. Ail, Echalote, Ciboule et Ciboulette fournissent des assaisonnements à l’art culinaire, soit par leurs bulbes à saveur très forte, soit par leurs feuilles à odeur pénétrante qui possèdent les mêmes propriétés.

Chez nos Alliacées potagères, les Cives exceptées, la partie utilisée est le bulbe, souche souterraine arrondie composée d’une base nommée plateau et de tuniques charnues concentriques contenant les matières de réserve de la plante. Le bulbe de l’Ail s’appelle vulgairement gousse. En terme de jardinage on dit aussi caïeu.

L’Ail est un stimulant très énergique des voies digestives. Il forme le condiment habituel des peuples méridionaux qui ont besoin d’exciter fortement l’estomac affaibli par la chaleur. Les habitants du midi de la France, les Italiens et les Espagnols ont pour l’Ail le goût que l’on sait. On prétend même que le nom de l’Ail entre dans le juron Carajo ! si familier aux Espagnols. D’après une anecdote dont nous ne garantissons pas l’authenticité, Jayme Ier roi d’Aragon, assiégeait Valence, en 1238, lorsque la cueillette de l’Ail pour la soupe coûta la vie à deux seigneurs, sous les murs de la ville, et lui inspira l’exclamation caro ajo ! (cher ail !), laquelle, par l’élision de l’o, serait devenue l’origine de ce juron national.

Dans le Nord de l’Europe, on fait de l’Ail un usage plus discret. D’ailleurs, de tout temps, la classe pauvre, seule, qui se nourrit d’aliments grossiers, a fait un grand emploi de ce condiment excitant dont les gens délicats ont toujours redouté l’acrimonie et la senteur incommode. Dans la Rome ancienne, l’Ail était surtout le condiment du bas peuple. Il formait la base du moretum, mets ordinaire des paysans et des soldats dans lequel entrait l’Ail broyé avec de l’huile[225], du vinaigre, du fromage et des herbes aromatiques. Les Latins nommaient Ulpicum l’Ail d’Orient (Allium Ampeloprasum) qui fournissait en général ce mets rustique. Cette espèce vit à l’état sauvage dans tout le Midi de l’Europe et en Orient. C’est probablement la souche du Poireau.

[225] C’est l’Aïoli des Méridionaux.

L’Ail d’Orient produit des gousses très grosses et à saveur moins forte que celle de l’Ail ordinaire.

Les moissonneurs et les soldats romains employaient beaucoup l’Ail dans leur alimentation, car on croyait alors que cette plante donne des forces aux travailleurs et du courage aux guerriers par sa vertu stimulante. Pour cette raison aussi, les Romains en nourrissaient les coqs qu’ils dressaient pour les combats.

Mais les raffinés avaient l’Ail en horreur. Le poète Horace a déversé ses invectives contre cette plante dans une ode tout entière demeurée célèbre[226].

[226] Epodes III.

L’Ail paraît avoir été estimé chez les Grecs. Hippocrate le préférait à l’Oignon. Cependant l’Ail figurait parmi les plantes auxquelles étaient attachées certaines superstitions religieuses. Il n’était pas permis à ceux qui avaient mangé de l’Ail d’entrer dans le temple de Cybèle. Perse raconte que les criminels en mangeaient pendant plusieurs jours pour se purifier de leurs crimes. Ne serait-ce pas par suite de ces traditions antiques que l’Ail était plante magique au moyen âge ?

Hérodote, auteur très véridique, dit que les Egyptiens consommaient beaucoup d’Ail. C’est, à la vérité, la seule autorité que l’on puisse invoquer, avec la Bible qui nomme l’Ail une seule fois dans le Livre des Nombres. Pourtant la figure de l’Ail n’est pas représentée sur les monuments égyptiens et son nom, Sagin ou Shagin, n’a jamais été rencontré dans les textes hiéroglyphiques[227]. Il est possible que l’on ait évité de représenter l’Ail, parce que, comme en Grèce, les prêtres considéraient cette plante comme impure.

[227] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 37.

Au moyen âge, on faisait une prodigieuse consommation de ce bulbe, même dans le Nord de la France, sous forme de sauce piquante nommée aillée ou aillie. D’après les Cris de Paris mis en vers, les ailliers ou marchands de sauces ambulants criaient dans les rues de Paris cette sauce à l’Ail d’un usage général au XIIIe siècle. L’aillée se composait d’Ail, d’Amandes, et de mie de pain pilés ensemble et détrempés avec un peu de bouillon ; cette sauce à l’Ail avait la consistance de la moutarde et se gardait de même. Au XVIe siècle, Charles Estienne parle encore de ce condiment alors relégué dans la classe du bas peuple. Champier, à la même époque, donne une autre recette fort usitée à Bordeaux et à Toulouse dans laquelle il n’entrait que de l’Ail pilé avec des Noix[228]. En somme, l’aillée était identique au moretum des Latins et devait en descendre par tradition culinaire.

[228] Le Grand d’Aussy, Vie privée des François, t. I, p. 17 ; t. II, p. 251.

Dans les titres du moyen âge concernant les redevances féodales et les dîmes, les mentions de l’Ail sont communes. Pour la Normandie, M. Léopold Delisles en a relevé de nombreux exemples : l’Ail est cité plusieurs fois dans l’acte de reconnaissance des droits de l’évêque de Bayeux à Isigny, au XIIe siècle. Parmi les conditions d’une fieffe consentie par Robert de Bailleul, est l’obligation de rendre cent têtes d’Aulx en septembre. Le seigneur d’Estellant, d’après le Coutumier des forêts, s’il ne gardait pas bien la rivière pendant la chasse du fils du roi, était condamné à une amende d’une touffe d’Aulx, etc.[229]

[229] Etudes sur la condition de la classe agricole en Normandie au moyen âge, 2e éd., p. 494.

Avant la Révolution, la dîme de l’Ail rapportait annuellement plus de 3000 francs à l’Archevêché d’Albi. Il fallait, pour arriver à ce chiffre, une culture singulièrement étendue autour de cette ville pour cette seule plante.

L’Ail n’est plus qu’une plante culinaire. Il a joué autrefois un rôle dans la matière médicale. Galien, médecin grec, l’appelle la thériaque des pauvres. C’était un médicament à la portée de tous. Ceux qui l’employaient naguère contre les maux de dents et comme préservatif contre les maladies pestilentielles suivaient en cela une opinion fort ancienne qui remonte à Pline. Cet auteur parle de l’Ail comme du principal médicament que l’on connaisse : l’Ail neutralise tous les venins, guérit la lèpre, l’asthme, la toux. C’est un vermifuge, un odontalgique, un diurétique, le meilleur préservatif contré la peste[230]. L’ancienne médecine l’a beaucoup employé. Le grand médecin Sydenham le recommandait dans l’hydropisie. L’Ail entrait dans la composition du vinaigre « des quatre voleurs », longtemps regardé comme anti-pestilentiel.

[230] Hist. nat., l. XIX, 32, XX, 23. — Notes de Fée dans l’éd. de Panckoucke, t. XII, p. 346.

D’après Alph. de Candolle, l’Ail n’est pas indigène en Europe, quoique çà et là on en ait recueilli des échantillons qui avaient plus ou moins l’apparence de l’être. Une plante aussi habituellement cultivée et qui se propage si aisément peut se répandre hors des jardins et durer quelque temps, sans être d’origine spontanée. Le seul pays où l’Ail ait été trouvé à l’état sauvage, d’une manière bien certaine, est le désert des Kirghis de Sooungarie[231].

[231] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 51.

Les documents historiques et linguistiques confirment-ils une origine uniquement du Sud-Ouest de la Sibérie ?

L’Ail est cultivé depuis longtemps en Chine sous le nom de Suan. On l’écrit en chinois par un signe unique, ce qui est ordinairement l’indice d’une espèce très anciennement connue et même spontanée. M. de Candolle présume, puisque les flores du Japon n’en parlent pas, que l’espèce n’était pas sauvage dans la Sibérie orientale, mais que les Mongols l’ont apportée en Chine.

Il existe un nom sanscrit, Mahoushouda, devenu Loshoun en bengali, et dont le nom hébreu Schoum, Schumin qui a produit le Thoum ou Toum des Arabes, ne paraît pas éloigné. L’allemand Knoblauch, Ail, paraît dérivé de l’esthonien Krunslauk. L’ancien nom grec est Scorodon, en grec moderne Scordon. L’Allium des Latins a passé dans les langues d’origine latine. « Or il y a là un problème difficile à expliquer. Si l’Ail a été transporté par les Aryas du seul pays des Kirghis, pourquoi tant de noms celtiques, slaves, grecs, latins, différents du sanscrit ? Pour expliquer cette diversité, il faudrait supposer une extension de la patrie primitive vers l’ouest de l’habitation connue aujourd’hui, extension qui aurait été antérieure aux migrations des Aryas, ou bien admettre, ce qui est possible, que certaines formes spontanées en Europe ne sont que des variétés de l’Allium sativum. Alors tout concorderait : les peuples les plus anciens d’Europe et de l’Asie occidentale auraient cultivé l’espèce telle qu’ils la trouvaient depuis la Tartarie jusqu’en Espagne, en lui donnant des noms plus ou moins différents »[232].

[232] Loc. cit., p. 52.

Dans toutes les langues, la signification du mot qui sert à désigner cette plante paraît se rattacher aux diverses propriétés de l’Ail.

D’après Pictet, l’Allium des Latins rappelle le sanscrit âlu qui indique une racine alimentaire. Le Scorodon des Grecs peut se lier au sanscrit ehard analogue à vomere des Latins à cause des éructations qu’occasionne l’usage de cette Alliacée. D’autres noms sont des appellations laudatives exprimant la satisfaction, le plaisir gastronomique que donnait ce condiment aux anciens peuples, ou bien encore rappellent diverses propriétés de l’Ail ; son action vermifuge, son odeur forte, etc.[233].

[233] Pictet, Origines, t. I, p. 377.

L’Ail d’Espagne ou Rocambole (Allium Scorodoprasum L.) paraît être une simple variété de l’Ail commun. Il est spontané en Russie depuis la Finlande jusqu’en Crimée. Sa culture ne paraît pas ancienne. Il semble avoir été inconnu aux auteurs grecs et latins et même à Olivier de Serres. Aujourd’hui les Génois le cultivent en grand sous le nom d’Ail rose.

Malgré sa physionomie française, le mot Rocambole vient de l’allemand ; quoique Littré donne une autre étymologie négligeable, Rocambole dérive de Bolle, Oignon, croissant parmi les rochers, Rocken.

CIBOULE ET CIBOULETTE

(Allium fistulosum L. — Allium Schœnoprasum L.)

A côté des Alliacées potagères bulbeuses se placent les Cives qui ne forment pas de bulbes : la Ciboule dont les feuilles hachées peuvent remplacer l’Oignon ; la Ciboulette à la fine odeur, agréable assaisonnement des salades. Les Cives ont donné leur nom à une préparation culinaire, le civet, primitivement ragoût cuit avec des Cives.

La Ciboule est une plante vivace d’origine sibérienne. Dans les temps modernes seulement, les botanistes russes l’ont trouvée sauvage vers les Monts Altaï, du pays des Kirghis au lac Baïkal.

Les Anciens n’ont peut-être pas connu cette plante condimentaire. A moins que le Cepola de Columelle — diminutif de Cepa, Oignon — ne soit la Ciboule ? Au moyen âge on appelait aussi la Ciboule ognonnette. Mais Alph. de Candolle croit que les Anciens ne cultivaient pas cette plante. Elle doit être arrivée de Russie en Europe, dit-il, dans le moyen âge ou à peu près.

Son existence en Europe dans le haut moyen âge est certaine. Cepa du capitulaire de Villis de Charlemagne, placé sur cette liste de plantes entre l’Ail et l’Echalote, ne peut être que la Ciboule, attendu que l’Oignon y figure dans un autre endroit sous le nom vulgaire unio. Plus tard nous trouvons dans les textes depuis le XIIe jusqu’au XVIe siècle des formes latines et françaises anciennes du mot Ciboule dérivé de Cepa : Cepula, Civollo, Civolli, Cibolle, Cibor, Cibot, Civolle, Chive[234], Sipoulle[235]. Dodoens et d’autres botanistes au XVIe siècle ont figuré la Ciboule qu’ils appellent Cepa oblonga.

[234] Arch. Nord, série B. 3249.

[235] Ch. Estienne, Maison rustique.

La Cive de Portugal est citée par de Combles en 1749. Il est possible que la « Cibolle d’Espaigne », d’un compte de dépenses de cuisine de 1369-1373, soit cette espèce de Ciboule[236].

[236] Arch. Nord, série B. 3257.

La Ciboule ou Oignon Catawissa est une grande Ciboule vivace prolifère, c’est-à-dire produisant au lieu de fleurs des petits bulbes excellents pour confire au vinaigre. Les Anglais l’ont beaucoup cultivée au commencement du XIXe siècle pour faire des pickles, sous le nom de Tree or Bulb-bearing Onion (Allium canadense)[237]. Cette variété d’Allium fistulosum a été importée d’Amérique en France par M. Lanthilhac et mise en vente par M. Gagneire aîné, horticulteur à Bergerac[238].

[237] Hort. Trans. t. III (1re série), p. 378.

[238] Rev. hort., 1875, p. 57.

On croyait la Ciboule Catawissa d’origine canadienne, mais les auteurs du Potager d’un Curieux, d’après le Dr Bretschneider, la présentent comme une plante chinoise. Un Français, nommé Louis Le Comte, jésuite, missionnaire en Chine en 1687, publia à Paris en 1696 un ouvrage intitulé Nouveaux mémoires sur l’état de la Chine, dans lequel il parle d’un Oignon chinois produisant des bulbes au lieu de fleurs. Cet Oignon paraît être celui qu’un ouvrage chinois a décrit et figuré au XIVe siècle. Le dessin, très reconnaissable, se rapporte bien à la Ciboule Catawissa[239].

[239] Potager d’un Curieux, 3e éd. p. 92.

La Ciboule est peu employée dans la région parisienne. Dans l’Anjou, en Touraine, on mange quelquefois des soupes à la Cive.

La Ciboulette, Civette ou Appétit, est une petite herbe aux feuilles fistuleuses, menues et pointues d’où son nom tiré du grec Schœnoprasum, Ail en forme de jonc. Cette petite plante à la fine odeur est cultivée depuis les temps les plus reculés pour condiment. Elle occupe une aire d’une immense étendue dans l’hémisphère nord de l’Ancien et du Nouveau Monde. Une variété rencontrée dans les Alpes paraît la plus voisine de la Civette cultivée.

La plante étant sauvage et commune en Italie et en Grèce, il est évident que les Anciens ont dû l’utiliser.

Est-ce, comme on l’a dit, le Scorodon Schiston de Théophraste ou le Gethillis d’Athénée ? On ne peut l’affirmer. Mais Britlas, du capitulaire de Villis de Charlemagne, peut être pleinement identifié avec la Ciboulette ; cette plante, en vieil allemand, ayant porté le nom de Brislauch. Au 16e siècle, la Ciboulette se trouvait dans tous les jardins d’Europe.

ECHALOTE

(Allium Ascalonicum L.)

Pour la cuisine du Nord de l’Europe, c’est un précieux assaisonnement ; car cette Alliacée n’est que peu ou pas cultivée dans les régions méridionales, comme l’Egypte, la Grèce, la Syrie, où l’on place pourtant, mais à tort, son habitat naturel.

Ici, ouvrons une petite parenthèse. — On prétend, et tous, les ouvrages populaires l’enseignent, que l’Echalote vient d’Ascalon, ville ancienne de Palestine qui serait son pays d’origine — .

Cette opinion repose sur une bévue de Pline. Reproduisant, dans son Histoire naturelle, une phrase de Théophraste qui parle d’une plante nommée Askalônion, il a ajouté ce malheureux commentaire : « ainsi appelée d’Ascalon, ville de Judée ». Que pouvait être au juste l’Askalônion ? Il serait difficile de le dire. Selon Ed. Fournier, l’Echalote ne présente pas les caractères de la plante décrite par Théophraste ; cette dernière, qui est le Cepina de Columelle, ne donnait pas de caïeux ; elle ne peut être, par conséquent, l’Allium Ascalonicum[240].

[240] Daremberg, Dict. des Antiquités, article Cibaria.

Autre argument. Pas plus en Palestine qu’ailleurs, l’Echalote n’a été trouvée à l’état sauvage. Alph. de Candolle n’a relevé dans les flores et les herbiers aucune trace de sa spontanéité. Aussi ce botaniste pense-t-il qu’elle n’est pas une espèce, mais une variété de l’Oignon commun, modification amenée par la culture et survenue à peu près au commencement de l’ère chrétienne[241].

[241] Orig. des pl. cultivées, 4e éd. p. 56.

A cette date, les Anciens s’en servaient dans la cuisine presque autant que nous. Cela n’empêche pas tous les dictionnaires de noter l’Echalote comme rapportée d’Ascalon en Europe par les Croisés, tradition fantaisiste vraisemblablement née de sa prétendue origine syrienne. Au temps des Croisades, on parlait beaucoup d’Ascalon. Cette petite ville sur la Méditerranée a été témoin d’une grande victoire remportée par les chrétiens sur les musulmans lors de la première Croisade. Elle fut prise, reprise, finalement détruite. Tout cela était suffisant pour créer une légende !

Grâce à Pline, Askalônion s’est conservé dans toutes les langues européennes pour désigner une Alliacée non botaniquement distincte de l’Oignon, mais très différente de ce légume au double point de vue culinaire et horticole et qui s’appelle en France Echalote, en Angleterre Shalot, en Italie Scalogno, en Espagne Chalote, etc.

Charlemagne possédait l’Echalote dans ses jardins. Son capitulaire de Villis nomme Ascalonica l’Echalote placée à côté de la Ciboule (Cepa) et de l’Ail (Alia) — l’Oignon étant désigné dans une autre partie de ce document sous son nom latin trivial Unio.

Au XIIe siècle, le Dictionnaire de Jean de Garlande donne, croyons-nous, la première forme française du mot Echalote : « Inula gallice dicitur Eschaloigne ». D’après les Cris de Paris de Guillaume de la Villeneuve, c’était exactement, au XIIIe siècle, la clameur que lançaient dans les rues les petits marchands ambulants : Bonnes eschaloingnes d’Etampes !

Au moyen âge, Etampes et ses environs cultivaient en grand l’Echalote et l’Oignon pour la consommation parisienne.

Inula (mis pour Ascalonica), qui a toujours été appliqué à la grande Aunée (Inula Helenium), est difficilement explicable et pourtant nous retrouvons ce nom sous la forme hinnulis, par graphie vicieuse sans doute, dans un autre document du XIIe siècle, le De naturis rerum, de l’anglais Neckam[242]. Godefroy cite ce mot hinnula, d’après le Glossaire de Glascow : « hec hinnula, escalone » et enregistre en même temps jusqu’à 12 variantes du mot eschaloigne, d’où sort notre terme actuel Echalote.

[242] Rerum britannicarum Medii Ævi scriptores, t. V. c. 166.

La culture de cette Alliacée, comme celle de l’Ail et de l’Oignon, était très étendue en Normandie au moyen âge. M. Léopold Delisle cite deux actes féodaux qui mentionnent l’Echalote : Tarif de la prévôté de Caen au XIIe siècle : « De summa ceparum, vel aliorum, vel caloniorum iiij denarios. » — Accord fait sur les dîmes entre le curé de Chars (Vexin) et les moines de l’abbaye de Saint Denis, en 1261 : « Decime ortorum, linorum, cannaborum, alliorum, scalonniarum[243] ».

[243] Loc. cit., p. 495.

OIGNON

(Allium Cepa L.)

L’Oignon est un de nos légumes le plus anciennement cultivé. Son emploi remonte à la période préhistorique. Comme pour nos principales espèces légumières, pour l’Oignon certainement, le régime de la cueillette a précédé de longtemps son amélioration par la culture.

Le bulbe de l’Oignon est alimentaire ; il contient des matières nutritives par son mucilage abondant, riche en sucre et en fécule ; son odeur et sa saveur ont dû, en outre, le faire rechercher, à titre de condiment, par les anciens peuples de l’Asie centrale qui paraît être le pays d’origine de l’Oignon.

Des documents historiques montrent cette plante déjà cultivée et usitée dans la magie chez les Chaldéens, plusieurs milliers d’années avant notre ère.

Originaire du plateau de l’Iran, l’Oignon avait déjà été importé en Egypte dès les premières dynasties. Les Egyptiens en faisaient une grande consommation.

D’ailleurs l’Oignon d’Egypte est remarquablement gros, doux et sucré. Nous le savions par la Bible. Le Livre sacré dit que les Hébreux regrettaient amèrement dans le désert Arabique les Oignons et les légumes d’Egypte[244]. Du temps d’Hérodote (500 ans av. Jésus-Christ), il existait encore une inscription lapidaire sur la grande pyramide relatant qu’on avait dépensé 1 600 talents d’argent (environ 7 à 8 millions) pour les Oignons, Aulx et Poireaux fournis aux ouvriers qui érigèrent ce monument.

[244] Nombres, XI, 5.

Nulle plante n’a été plus fréquemment représentée dans les peintures des tombeaux égyptiens. Un prêtre à l’attitude hiératique est souvent figuré déposant une glane d’Oignons sur un autel comme offrande funéraire[245]. On en a même trouvé dans la main d’une momie[246]. Symbolisme religieux ; c’est possible. Toutefois il ne paraît pas douteux que ce bulbe était l’un des aliments les plus estimés du peuple égyptien qui avait pour l’Oignon et les autres Alliacées une vénération singulière. De là naquit l’idée d’un prétendu culte rendu par les Egyptiens à certains légumes. Ce sont les satiristes romains, gens assez malveillants en général, et de plus étrangers aux religions de cette nation qui ont commencé à attirer par leurs moqueries l’attention sur le culte « hortulaire » des anciens Egyptiens.

[245] Wilkinson, Ancient Egyptians, t. I, p. 168.

[246] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 37.

Ne donne-t-on pas comme une preuve irréfutable de cette adoration ridicule les vers suivants de Juvénal :

Porrum et cœpa nefas violare et frangere morsu.
O sanctas gentes quibus hæc nascuntur in hortis Numina ![247]

[247] Satires, XV, 9.

« C’est un sacrilège que de presser sous sa dent le poireau ou l’oignon. Oh ! la sainte nation qui voit naître dans ses jardins de pareilles divinités ! »

Or ce passage est tiré d’une satire destinée à ridiculiser les religions et les animaux sacrés des anciens Egyptiens. Ce document n’est, par son exagération même, qu’un témoignage historique de faible valeur.

Le satiriste Lucien dit que l’Oignon était la divinité des Pélusiotes. Les habitants de Péluse semblent en effet s’être abstenus de l’Oignon comme aliment par pratique religieuse. Pline relate que les Egyptiens juraient par l’Ail et l’Oignon, ainsi qu’ils avaient coutume de le faire par les noms de leurs dieux. Plus tard les apologistes chrétiens ont consacré de bonne foi l’opinion, admise aujourd’hui, que les Egyptiens adoraient l’Oignon et d’autres légumes en citant les écrivains de la Grèce et de Rome pour les besoins de leur polémique avec les payens.

Le culte des légumes, s’il a jamais existé, se trouvait sans doute limité à quelques localités, comme Péluse, dont les habitants auraient été fétichistes. Il se peut aussi que l’Oignon ait été simplement l’attribut spécial d’une divinité (de la déesse Isis, par exemple, cette divinité solaire représentant la lune) et alors le culte rendu à ce bulbe ne serait que symbolique. C’est assez l’opinion de quelques mythologues[248].

[248] Voir Mém. Soc. Acad. Savoie, t. XI, p. 325. — De Paw, Recherches sur les Egyptiens et les Chinois.

Les Grecs connaissaient l’Oignon du temps d’Homère. La cuisine romaine l’employait beaucoup ; il semble, d’après Apicius qui en donne de nombreuses recettes culinaires, que l’Oignon servait surtout d’assaisonnements. Columelle, Pallade et autres, qui ont écrit de re rustica, donnent des détails sur sa culture en Italie.

La transplantation était pratiquée. Au XVIe siècle, Ch. Estienne et Olivier de Serres suivaient encore ces vieux errements. Nulle part on ne voit le semis en place comme cela se fait de nos jours.

Au moyen âge, l’Oignon paraît avoir été un légume de grande consommation. Les regrattiers qui alors remplaçaient à la fois les épiciers et les fruitiers d’aujourd’hui vendaient l’Oignon avec les Aulx, Oranges, Citrons, Châtaignes, sous le nom commercial d’aigrun (légumes aigres ou âcres). Sur la voie publique on débitait aussi force Oignons. D’après les Cris de Paris et le Dit de l’Apostoile, au XIIIe siècle, on tirait l’Oignon de Corbeil, l’Echalote d’Etampes, et l’Ail de Gandelus (Aisne). « Rouge comme un Oingnon de Corbeil ». C’était un dicton de l’Ile-de-France. Ch. Estienne écrivait au XVIe siècle : « Les meilleurs de France viennent à la Ferté l’Oignon, petite ville près d’Etampes. »

Les cultures d’Oignons étaient considérables en Normandie et on exigeait la dîme de ce légume. Dans les titres féodaux, l’Oignon est encore plus souvent cité que l’Ail. On voit des rentes annuelles d’une glane d’Oignons[249]. Cela rappelle les redevances d’un bouquet ou d’un chapeau de Roses !

[249] Lechaudé, Extrait des Chartes, t. I, p. 349.

La si ancienne culture de l’Oignon a produit d’innombrables variétés qui diffèrent par la dimension et la forme du bulbe. Il en est de plats, de sphériques, de piriformes, d’allongés, comme ceux d’une variété japonaise qui atteindraient un pied de long. La couleur des tuniques est aussi très variée.

Les anciens connaissaient un grand nombre de variétés qu’ils désignaient par le nom de leur pays d’origine.

Théophraste en nomme plusieurs. Pline distingue l’Oignon d’Afrique, des Gaules, de Tusculum, d’Amiterne[250]. Columelle indique l’Oignon des Marses sous le nom populaire d’unio.

[250] Hist. nat. XIX, 32.

A l’époque de la Renaissance, toutes nos formes actuelles d’Oignon, depuis celle classique discoïde, sont figurées par Camerarius, Fuchs, Lobel, Dodoens et Matthiole. Miller, au XVIIIe siècle, connaissait trois variétés principales : l’Oignon de Strasbourg, celui d’Espagne et l’Oignon blanc d’Egypte. De Combles (1749) admet 9 sortes distinctes : « rouge rond, le pâle, le blanc, rond dont il y a deux espèces, le hâtif et le tardif, le long rouge et blanc, l’Oignon d’Espagne, le petit Oignon de Florence. » Il fait la remarque que le rouge est le plus cultivé. Le pâle est le plus estimé parce que c’est le plus doux. Les écrivains horticoles de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siècle ne citent pas d’autres variétés que celles désignées ci-dessus le plus souvent par de simples adjectifs qualificatifs.

Les diverses races anciennes sont des races locales qui se sont lentement adaptées au sol et au climat de l’endroit où elles étaient cultivées de temps immémorial. L’on conçoit que les noms des obtenteurs et l’époque de leur création seront à jamais ignorés. Ainsi s’expliquent les noms : Oignon jaune de Mulhouse, de Cambrai, de Zittau, gros plat d’Italie, pâle de Niort, de Madère, blond d’Aubervilliers, etc. Jaune paille des Vertus, la variété la plus répandue dans la grande culture aux environs de Paris, n’est évidemment que l’ancien Oignon jaune pâle cité par de Combles, sélectionné par les maraîchers de la banlieue nord parisienne.

Le petit Oignon blanc hâtif de Florence fut réintroduit sous le nom d’Oignon de Nocera par M. Audot, éditeur, qui en rapporta des semences en l’année 1840, de Nocera, petite ville voisine du Vésuve.

D’après un rapport du jardinier-chef de la Société royale d’Horticulture de Londres, en 1819, les jardins anglais possédaient : le gros Oignon blanc des Français, un Oignon blanc hâtif, Oignon de Portugal ; The Eversham ou Reading Onion ; l’Oignon de Strasbourg ; The Deptford Onion, la sorte principalement cultivée dans le voisinage de Londres et le plus usité après l’Oignon de Strasbourg ; James’ Keeping Onion, sorte très populaire ; l’Oignon Patate, etc.[251]

[251] Hortic. Trans. t. III (1re série), p. 369.

The Reading mis au commerce par Sutton avant 1845 a été pendant longtemps un Oignon favori des potagers anglais. C’était une remarquable sélection des races espagnoles. Il fut suivi par Improved Banbury, du nom d’une ville renommée pour ses Oignons.

L’Oignon jaune de Danvers, d’origine américaine, fut importé en France par Vilmorin en 1856. Paraît être une sélection du jaune de Danvers, la célèbre variété anglaise Ailsa Craig, obtenue vers 1875 par le jardinier du Mis d’Ailsa. De même, Cranston’s Excelsior obtenu par Cranston, de Hereford, en 1880.

Si, avec Pictet et Alph. de Candolle, nous examinons la question de l’origine de l’Oignon, nous devons reconnaître que les divergences de ses noms chez les différents peuples indiquent que la plante ne s’est pas propagée d’un centre unique et que, dès l’origine, elle a dû se rencontrer spontanée dans une grande partie de l’Asie occidentale. En effet, d’après les données botaniques, l’habitation de l’Oignon peut s’étendre de la Palestine à l’Inde. Stokes a découvert l’Allium Cepa dans le Béloutchistan. Griffith l’a rapporté de l’Afghanistan et Thomson, de Lahore (Inde). L’herbier Boissier possède un échantillon recueilli dans les régions montagneuses du Korassan. Le Dr Regel fils a trouvé l’Oignon sauvage au nord de Kuldscha, Turkestan occidental[252].

[252] De Candolle, Orig. des pl., 4e éd., p. 54.

Nous avons tiré d’unio, latin populaire des paysans de l’Italie et de la Gaule, l’expression française Oignon, tandis que du mot littéraire Cepa est dérivé le terme Ciboule, autre sorte d’Oignon. Unio viendrait, selon les anciens étymologistes, de ce que le bulbe de l’Oignon est unique contrairement à d’autres Allium, comme l’Ail et l’Echalote, dont les bulbes sont groupés. C’est une explication un peu forcée, dit M. Pictet, car jamais un objet naturel n’a été désigné par un substantif abstrait. Il rattache unio (pour usnio) à la racine ush ; en sancrit ushna, Oignon, littéralement chaud, brûlant, piquant, de l’âcreté du suc[253].

[253] Origines indo-européennes, t. I, p. 370.

M. Léopold Delisle a signalé l’emploi du français Oignon dans un texte latin de 1131 : « Et in hareng et ungeons et oleo et nucibus… »[254]. Au XIIIe siècle, nous voyons la forme Oingnon dans le Livre des Mestiers d’Etienne Boileau : « Oingnons, poiriauz, naviaus, civos qui viennent par eaue ». Au XVe siècle la forme Ongnon était habituelle[255].

[254] Etudes sur la condition, etc. 2e éd., p. 494.

[255] Montaiglon, Recueil, t. I, p. 204.

POIREAU

(Allium Porrum L.)

Au jardin, le Poireau ou Porreau se place au premier rang parmi les légumes. A la cuisine on l’apprécie comme il le mérite : il fait des soupes délicieuses ; mangé comme l’Asperge, c’est un plat économique et sain, non à dédaigner ; enfin, de tous les ingrédients qui entrent dans la composition du pot-au-feu, il est un de ceux que la cuisinière prise le plus.

Le Poireau n’a pas été rencontré à l’état sauvage ; c’est pourquoi la plupart des botanistes le considèrent comme une forme cultivée de l’Allium Ampeloprasum, vulgairement Ail d’Orient, Ail faux-Poireau, Poireau des vignes ; herbe spontanée et fort commune dans la région méditerranéenne, l’Europe centrale, l’Orient et l’Algérie. La description de l’Ulpicum des Romains semble se rapporter à cette plante. Les deux formes sont d’ailleurs très voisines.

La souche probable du Poireau possède un gros bulbe divisé en plusieurs caïeux à saveur et odeur d’Ail et de Poireau ; ses feuilles sont plus étroites que celle du Poireau et son ombelle de fleurs est moins dense. Il ne semble pas que le bulbe unique et si peu prononcé du Poireau infirme l’opinion des botanistes qui voient dans cette plante potagère une simple variété de l’Allium Ampeloprasum, attendu que le Poireau, essentiellement polymorphe, peut, sous l’influence d’un traitement spécial, produire des caïeux, devenir vivace et gazonnant comme la Ciboulette. Le Poireau perpétuel ou vivace, qui produit des drageons ou rejets, ne serait-il pas un retour au type primitif ? En plus, c’est justement sous l’influence de la culture que l’on constate la disparition du renflement bulbeux du Poireau au bénéfice de la portion inférieure de ses feuilles engainantes. Ces gaines, emboîtées les unes dans les autres, étiolées par leur séjour en terre, forment la seule partie comestible de la plante. Les formes anciennes étaient bulbeuses. Camerarius (1586) donne deux figures de Poireaux avec bulbe très prononcé. L’anglais Gerarde (1597) a figuré aussi un Poireau à bulbe. Quant aux Romains, ils tenaient beaucoup à développer la base de la plante qu’ils appelaient la tête ; nous disons aussi une tête d’Ail. Pour cela, ils employaient divers procédés culturaux que Pline relate. Une coutume des Anciens pour obtenir une soi-disant grosse tête consistait à placer au-dessous du bulbe une pierre ou une tuile.

Les Anciens distinguaient deux sortes de Poireaux : le Porrum capitatum ou Poireau à tête, qui est notre Poireau cultivé mais bulbeux, et le Porrum sectile, c’est-à-dire le Poireau à couper dont les Anciens ont souvent parlé[256]. De ce dernier légume, on consommait seulement les feuilles. Aussi doit-on penser qu’il s’agit d’un Poireau vivace ou perpétuel, dont on tondait les feuilles après l’avoir semé très dru pour cet usage. En Normandie, on mange les feuilles du Poireau perpétuel coupées menu dans une soupe qui a gardé le vieux nom français de « porée ».

[256] Juvénal, Satires, III, v. 253. — Martial, Epigr. X. v. 48, etc.

C’est de ce Poireau que l’empereur Néron mangeait à l’huile pour améliorer sa voix. Ceux qui raillaient les prétentions musicales de Néron l’avaient surnommé porrophage. On croyait que le Poireau donne de la netteté à la voix et, dit-on, ce préjugé se serait perpétué presque jusqu’à nos jours.

Les textes bibliques mentionnent le Poireau, Chatsir, en hébreu. « Il nous souvient, disaient à Moïse les enfants d’Israël en route vers la Terre promise, des poissons que nous mangions en Egypte sans qu’il nous en coûtât rien, ainsi que des concombres, des pastèques, des poireaux, des oignons et des aulx »[257].

[257] Nombres XI, 5.

Pline, sous l’empire romain, célébrait encore l’excellence des Poireaux d’Egypte.

Le savant égyptologue M. V. Loret a découvert des documents qui confirment la Bible. L’examen des textes hiéroglyphiques l’a amené à identifier le mot aaqi avec le Poireau, par ce fait que la plante aaqi est mentionnée comme un légume ordinairement attaché en botte. Il est vrai, dit-il, que d’autres légumes peuvent être attachés en bottes, par exemple les Radis, les Navets et les Carottes, mais jamais ces dernières espèces n’ont été figurées dans les tombeaux parmi les objets comestibles, tandis qu’au contraire la représentation de bottes d’Oignons, d’Aulx ou de Poireaux, tombe si naturellement sous le pinceau des peintres chargés de dessiner des victuailles, qu’il n’est presque pas de monument funéraire qui n’ait sa botte d’Oignons ou de Poireaux étalée sur une table d’offrande[258].

[258] Recueil de Travaux relatifs à la Philologie et à l’Archéologie égyptiennes et assyriennes, t. XVI, p. 1.

Le Papyrus des métiers, cité par M. Loret, montre, en décrivant le labeur du maraîcher, que le légume aaqi était communément cultivé sous les Ramessides : « Il se lève le matin pour arroser les poireaux ; il se couche tard pour les choux ». Dans un autre papyrus, et celui-là d’une antiquité beaucoup plus reculée, le roi Chéops, pour récompenser un magicien habile, lui accorde un traitement de mille poires, cent cruches de bière, un bœuf et cent bottes de poireaux.

C’est le Poireau qui a donné son nom à un mets extrêmement populaire au moyen âge, la porée, bien que ce mets ait été souvent confectionné avec d’autres herbes : Chou, Bette, Epinard, Pourpier. La porée était en général une soupe aux légumes, parfois un plat de légumes hachés. Les Anglais appellent toujours porridge le potage aux légumes. Actuellement, dans le Tournaisis, la porée est un plat de Choux hachés et accommodés avec du beurre. Arras était réputé au moyen âge pour ses délicieuses porées, d’où le dicton caractéristique du Dit des Pays :

« Bonne porée à Arras »

Les habitants de la Picardie et de l’Artois ont gardé un goût très vif pour le Poireau, car les porées d’Arras étaient faites surtout de Poireaux. On mange en Picardie des pâtisseries spéciales, de la tarte à porjon (porjon, porion, nom local du Poireau). Bref c’était autrefois un légume si utile qu’il serait bien étonnant de ne pas le voir figurer dans les Cris de Paris :

A mes beaux poireaux
Qui cuysent en eaue !
C’est un bon potage
Avec du laictage ![259]

[259] Les cent et sept cris de Paris (1545).

Au temps d’Olivier de Serres, la culture compliquée du Poireau est à noter :

« Semer vers la Sainte Agathe, dit le célèbre agronome, et en lune nouvelle, selon l’observation des jardiniers ; seront bien sarclés afin que les herbes malignes ne les oppriment. Jusques à la mi-juin, ils demeureront au séminaire (pépinière), puis seront plantés en planches pour y achever leur service.

« Ce sera lune croissant, leur ayant auparavant roigné les bouts de l’herbe (du feuillage) et des racines. L’on les recourbe dans terre en les plantant : puis, au bout de quelques mois, comme si on les voulait replanter, rouvert le rayon, l’on les y enfonce plus profondément qu’auparavant, à la mode du provigner, afin de blanchir beaucoup de leur racine »[260].

[260] Théâtre d’agriculture, éd. 1600, l. VI, p. 510.

Aujourd’hui on plante droit et, pour obtenir beaucoup de blanc, il suffit, une fois pour toutes, d’enfoncer le plant assez profondément.

Les anciens distinguaient-ils des races de Poireaux ? Nous l’ignorons. Dans tous les cas, au dire de Pline, les gourmets savaient bien apprécier d’abord ceux d’Egypte, puis ceux d’Ostie et d’Aricie, centres de la culture pour la consommation de Rome.

Les Poireaux d’Aricie, aujourd’hui Riccia, ont été célébrés par les poètes. Martial s’écrie : « Aricie, célèbre par sa forêt, nous envoie les plus beaux Poireaux ; voyez la verdure de leurs tiges et la blancheur de leurs têtes »[261] !

[261] Epigrammes, XIII, 19.

Columelle renchérit encore. Pour lui, Aricie est la mère des Poireaux !

« Et mater Aricia porri »[262]

[262] De re rustica, X, vers no 202.

Nos races de Poireaux sont peu distinctes. Il existe seulement des variétés plus ou moins rustiques. Le développement de l’appareil foliaire de cette plante potagère dépend surtout de l’abondance des engrais. Le Poireau monstrueux de Carentan, lui-même, cultivé en sol non fumé, donnerait un piètre résultat. Cependant, de longue date, on a distingué des Poireaux dits longs et d’autres courts ; ces derniers plus gros, mais les autres plus profitables, possédant plus de matière blanche étiolée. Les botanistes du XVIe siècle figuraient ces deux formes. De Combles (1749) connaît deux Poireaux, le long, qui est le plus cultivé ; le court est le plus rustique[263].

[263] Ecole du Potager, t. II, p. 399.

Le long de Paris actuel doit être une sélection de la première variété.

Rouen a toujours réussi dans la culture du Poireau. Son territoire a produit une race estimée. Vers 1830, on commençait à parler d’un Poireau gros court de Rouen, remarquable par sa grosseur. Un premier échantillon fut présenté en 1833 à la Société royale d’Horticulture de Paris. Les années suivantes, Pépin, jardinier-chef du Muséum, expérimentait cette variété nouvelle que les maraîchers adoptèrent ensuite pour la culture sous châssis[264].

[264] Ann. Soc. roy. d’Hortic. (1833), t. XIII, p. 332. — (1838), t. XXII, p. 129. — (1839), t. XXIV, p. 207.

Le Poireau monstrueux de Carentan, le roi des Poireaux, mis au commerce en 1874, est une forme améliorée du gros court de Rouen.

Le prosaïque Poireau jouit en certains endroits d’une véritable considération. A Peebles (Angleterre), existe une société horticole qui a pour objet l’amélioration de ce légume. Le Peebles Leek Club organise chaque année une exposition et, naturellement, le premier prix est décerné à l’heureux propriétaire du Poireau le plus phénoménal.

Même en France, on a vu des Poireaux atteignant le poids de 2 kilogr. et demi. Malgré ce beau résultat, n’attendons pas, dans notre pays, la création prochaine d’un club des Poireaux. Les membres auraient à supporter trop de plaisanteries très usées et très peu spirituelles…

Où il y aurait lieu de s’étonner, c’est lorsqu’on voit une plante aussi vulgaire servir d’emblème national. Le Poireau symbolise le Pays de Galles en Angleterre depuis la victoire de Cressy, gagnée en 640 par les Gallois sur les Saxons, envahisseurs des Iles Britanniques. Shakespeare nous apprend que pour se distinguer dans la bataille les Gallois avaient arboré sur leurs casques cette plante potagère. Naguère, les habitants du pays de Galles portaient le Poireau, comme un emblème national, le jour de la fête de leur patron saint David, ancien roi des Gallois.

Actuellement, le centre de la culture du Poireau dans la région parisienne est Mézières, près Mantes. Ce village a produit une race locale estimée depuis quelques années, le Poireau long de Mézières. Les apports aux Halles de Paris viennent ensuite de Croissy, Montesson, La Courneuve, Villejuif.

Légumes-racines

BETTERAVE POTAGÈRE

(Beta vulgaris L. var. rapacea)

Comme plantes alimentaires, les légumes-racines viennent par ordre d’importance après les Céréales et les Légumineuses. Ils forment le fond de l’alimentation populaire dans les pays du Nord de l’Europe, justement appréciés en Pologne, Russie, Suède, Allemagne, Alsace, etc. pour l’abondance des matières nutritives qu’ils contiennent et pour la facilité de leur préparation culinaire : une simple cuisson à l’eau, au four ou sous la cendre.

En France, où l’importance des légumes-racines est moindre, Carottes, Navets, Céleri-Rave, Betteraves et autres tiennent néanmoins une place notable au jardin potager.

La Betterave de table, en particulier, appartient, au point de vue culinaire, à la catégorie des salades d’hiver ; on la mange cuite, découpée en rondelles et associée à la Mâche, à la Barbe de Capucin ou aux Pommes de terre. La Betterave s’emploie encore comme hors-d’œuvre ou comme légume.

Le type spontané des Betteraves, et aussi des Bettes et Poirées à Carde, est la Bette maritime (Beta maritima L.), plante vivace ou bisannuelle de la famille des Chénopodées, quelquefois sous-frutescente, à racine fusiforme, grêle, commune sur les bords de l’Océan et de la Méditerranée, jusqu’à la mer Caspienne, la Perse et l’Inde.

L’influence de la culture et les conditions climatériques différentes ont produit sur cette plante déjà très polymorphe des terrains sablonneux maritimes, des modifications de deux sortes :

1o Beta Cicla : l’accroissement s’est porté sur les feuilles, pétioles et nervures des feuilles, tandis que la racine restait grêle, ce qui a donné naissance aux Bettes et aux Poirées à Cardes.

2o Beta vulgaris var. rapacea : la variation a été limitée à la racine qui est devenue volumineuse, charnue, tendre et sucrée, semblable à celle de la Rave, aussi l’appelle-t-on Betterave, Bette en forme de Rave.

Nous ne parlerons ici que des Betteraves de table chez lesquelles la culture a développé, avec la matière saccharine, les principes colorés. Les Betteraves fourragères et sucrières ont la même origine et ne diffèrent des Betteraves potagères que par certaines qualités spéciales.

La Betterave est sortie des Bettes, plus récemment que les Poirées et par l’intermédiaire de ces variétés déjà améliorées auxquelles de Candolle assigne une antiquité de 4 à 6 siècles avant l’ère chrétienne. Le type primitif de l’espèce, la Bette maritime, est une plante couchée, traçante, à racine fibreuse. Les Poirées, au contraire, ont tous les caractères généraux de la Betterave. La faculté de variation est grande chez cette plante. Carrière a plusieurs fois remarqué dans les cultures de Poirées des pieds à racine principale charnue, plus ou moins renflée ; il estime avec raison que ces individus forment le passage entre les Bettes et les Betteraves[265]. Vilmorin a aussi démontré par ses expériences sur l’amélioration des Betteraves sucrières et fourragères que les modifications acquises deviennent très vite héréditaires.

[265] Revue horticole, 1886, p. 224.

Nous avons dit plus haut que dans l’Antiquité on mangeait beaucoup les feuilles passablement indigestes de la Bette, Teutlon des Grecs, Beta des Latins. Des variétés aux racines quelque peu charnues existaient, puisque Théophraste, Dioscoride et Galien les mentionnent, bien que ce soit seulement pour usage médicinal. On mangeait quelquefois ces racines. Athénée les trouve agréables au goût. Apicius donne des recettes culinaires. Cependant, comme ni Columelle, ni Pline, ni Palladius n’indiquent une culture de Betterave, on peut dire qu’elle a été à peu près inconnue aux Anciens. En somme, la Betterave est un légume moderne. Au XIIIe siècle, Albert le Grand ne mentionne pas cette racine alimentaire. Crescenzi, en Italie, ne la connaît pas non plus.

La Betterave semble originaire de Germanie. De là elle serait venue en Toscane vers le commencement du XVIe siècle, selon le témoignage de Soderini et du Père Agostino del Riccio[266]. Le nom Beta romana, Bette romaine, qui lui est donné par Dodoens, Gérarde, Parkinson, implique l’importation d’Italie dans les autres pays d’Europe de variétés améliorées italiennes.

[266] Targioni, Cenni storici, 1re. éd., p. 64.

Ermolao Barbaro, patriarche de Venise, qui mourut en 1495, auteur d’un Commentaire sur Dioscoride, a probablement parlé le premier des Bettes à racines charnues. Il représente la Betterave comme une racine simple, droite, longue, charnue, douce au goût[267]. Ruellius s’est approprié cette description, ajoutant que cette racine n’est pas désagréable à manger et plaît à quelques-uns[268]. La première édition de l’Histoire des Plantes de Fuchs donne la figure d’une Bette rouge à racine maigre, fibreuse[269]. Une édition française de 1549 signale la Betterave comme un légume encore rare dans son pays d’origine : « La race rouge est cultivée par excellence ès jardins des seigneurs ; car elle n’est pas encore cognue de tous les jardiniers »[270]. L’italien Matthiole, qui écrivait en 1558, est l’auteur qui donne le plus de renseignements sur l’origine de la Betterave :

[267] Ruellius, Dioscoride (1529), p. 124.

[268] De naturâ stirpium (1536), p. 481.

[269] De stirpium (1542), p. 807.

[270] Hist. des plantes (1549), p. 120.

« En Allemagne il y en a de rouges et feuilles et racines lesquelles sont grosses comme des raves et sont si rouges qu’on estimeroit leur jus être du sang. Les Allemands mangent leurs racines en hyver, cuites entre deux cendres : et les dépouillant de leur pelure, petit à petit ils les mangent en salade avec un peu de poivre tout ainsi qu’on fait des carottes et y trouvent meilleur goût qu’aux carottes. Ils en usent aussi avec le rôty les ayans fait un peu cuire et couppé de travers en pièces et mises en composte, y mêlant du reffort sauvage découpé auparavant »[271].

[271] Commentaires, éd. Lyon, 1680, p. 200.

Le point de départ de toutes nos races actuelles se retrouve dans les bois gravés où les botanistes de la Renaissance ont figuré les types de Betteraves connus de leur temps :

I

Beta rubra, Lobel, Matthiole.
rubra romana, Dodoens.
Rapum alterum, Tragus.
Rapum rubrum, Fuchs.
Beta nigra, Matthiole, Dodoens, etc.

La Bette rouge romaine, à la racine grosse et longue, doit être considérée comme le prototype de la variété actuelle rouge longue, la plus répandue sur les marchés.

II

Beta rubra, Matthiole, Camerarius, Dalechamps.

Matthiole figurait cette première forme améliorée dès 1558. Racine assez volumineuse, napiforme ; ancêtre probable de la variété rouge naine et des races demi-longues.

III

Beta Erythrorhizos, Dodoens, Dalechamps.
Beta rubra radice crassa, J. Bauhin.

Racine globuleuse ; type primitif des sortes rondes, précoces.

IV

Beta quarta radice buxea, Césalpin.

La plus ancienne des variétés à chair jaune. La couleur rouge intense de la chair de la Betterave, plus agréable à l’œil, est aujourd’hui la condition exigée d’une Betterave à salade. Au commencement du XIXe siècle on semble avoir préféré à la cuisine les sortes à chair jaune foncé beaucoup plus sucrées, comme la jaune de Castelnaudary, au moins pour la préparation de la fricassée de Betteraves, peu usitée de nos jours. Les cordons bleus que nous avons consultés ne paraissent pas connaître cet ancien mets dont voici la recette : Coupez les racines cuites en rondelles ; mettez dans une casserole avec du beurre, du Persil, de la Ciboule hachée, un peu d’Ail, une pincée de farine, du sel, du poivre et faites bouillir un quart d’heure.

Le naturaliste Belon, du Mans, assure que les Orientaux faisaient usage de la Betterave au commencement du XVIe siècle : « Les Turcs ont de moult bonnes inventions de confitures en saulmures, qui sont de petite valeur, qu’on vend par les villes de Turquie : car ils confisent les racines des Bettes, qui sont grosses comme les deux poings, dont les unes sont blanches ou jaunâtres, et les autres sont rouges, qui sont celles que plusieurs ont estimé être des Raves, mais cela est faux »[272].

[272] Singularitez, p. 423.

Olivier de Serres (1600) est le premier auteur français qui ait parlé de la Betterave : « Une espèce de pastenade (ancien nom de la Carotte et du Panais) est la betterave ; laquelle nous est venue d’Italie n’a pas longtemps. C’est une racine fort rouge, assés grosse, dont les feuilles sont des bettes et tout cela est bon à manger : le jus que la racine rend en cuisant semble à syrop au sucre, et est très beau à voir pour sa vermeille couleur »[273].

[273] Théâtre d’Agriculture (1re éd.), p. 530.

Claude Mollet, jardinier de Henri IV et de Louis XIII, avait bonne opinion de la Betterave : « C’est une racine grandement excellente ; elle peut servir en fricassée et aussi en salade »[274].

[274] Théâtre des plans et jardinages, p. 147.

Cinquante ans après Olivier de Serres, ce légume était vulgarisé. Les menus du cuisinier La Varenne (1651) montrent la Betterave en fricassée, en hors-d’œuvre et en salade.

En 1629, l’anglais Parkinson connaissait la Betterave rouge romaine ; elle est en usage, dit-il, pour ses feuilles et sa racine qui est de la taille de la plus grande Carotte, très rouge en dedans et en dehors, quelquefois courte comme un Navet, d’autrefois large comme une Rave[275].

[275] Paradisus, p. 488.

Nombreuses sont les variations de la Betterave qui portent sur la forme de la racine, le coloris de la chair et la précocité plus ou moins grande. Vilmorin, dans la 3e éd. de ses Plantes potagères, décrit 17 variétés principales de Betterave de table à chair rouge et 2 variétés à chair jaune. Il nomme, en outre, un grand nombre de races cultivées à l’étranger.

Les plus anciennes variétés françaises sont des sortes fusiformes : la grosse rouge, encore aujourd’hui la principale variété commerciale ; la petite rouge de Castelnaudary, bonne race languedocienne ; on la dit peu cultivée à présent, mais il y a un siècle elle était la première des Betteraves de table ; la Crapaudine, sous-variété de la précédente, à écorce noire et fendillée, encore très goûtée ; la jaune de Castelnaudary, réputée pour sa forte teneur en sucre.

De Combles, en 1749, connaissait trois sortes seulement : la grosse rouge, la rouge de Castelnaudary, la blanche[276] ; vers 1800 les auteurs horticoles n’en citeront pas d’autres.

[276] Ecole du Potager, 1749, t. I, p. 254.

En 1818, on cultivait au jardin de la Société royale d’Horticulture de Londres : rouge grosse de France ; longue rouge, d’origine anglaise ; une rouge naine ; la rouge ronde précoce des Français ; une autre petite Betterave rouge française « singulièrement estimable » ; la rouge de Castelnaudary ; la jaune de Castelnaudary « la plus exquise variété qui puisse être cultivée pour la table ».

Enfin les races hâtives paraissent avec les Betteraves à racine petite, arrondie ou aplatie, végétant en partie hors du sol, particularités physiologiques qui expliquent leur précocité. Pour les usages culinaires, ces racines sont meilleures que les grosses Betteraves ordinaires et préférables pour le potager ; cependant les races à racines longues seront toujours cultivées pour la consommation hivernale.

La rouge ronde précoce, variété à racine arrondie, un peu aplatie, à peine à moitié enterrée, a été obtenue dans les cultures de Tollard aîné en 1810 ; elle n’est pas abandonnée.

Une amélioration des Betteraves rondes précoces amena le type plat, déprimé, en forme de Navet de Milan, dit « égyptien ». En dépit de leur nom, les Betteraves égyptiennes sont d’origine lombarde. La variété Bassano, à racine large, aplatie, à chair sucrée, zonée de blanc et de rose fut une des premières introductions. Poiteau, en 1841, en présentait quelques spécimens à la Société royale d’Horticulture de Paris, issus de graines données par M. Maupoil, horticulteur au Dolo, près Venise, à M. Audot, éditeur horticole. A cette époque la Bassano était abondamment répandue sur tous les marchés de l’Italie du Nord. La Betterave rouge noir plate d’Egypte se montre en 1879. C’est une race extrêmement précoce et peut-être la meilleure des variétés potagères hâtives. Rouge plate de Trévise, également napiforme, est une nouveauté de 1883. Reine des noires, celle-ci piriforme, à chair d’un rouge tellement foncé qu’elle est presque noire, mise au commerce par Vilmorin en 1889. Les Anglais et les Américains ont beaucoup amélioré le type égyptien. Il y a 20 ou 25 ans nous est venue d’Amérique la Betterave Eclipse obtenue par Gregory. C’est une Betterave égyptienne absolument sphérique, dont Sutton’s Globe (1891) est une amélioration.

Les potagers anglais avaient en 1837 : Dwarf red, que nous appelons Betterave rouge de Covent-Garden ; large red qui équivaut à notre grosse rouge et Turnip rooted, c’est-à-dire notre rouge ronde en forme de Navet plat. En 1841 fut introduit Whyte Black, variété à chair presque noire. Plus tard arriva Pine Apple, puis Dell’s Crimson que le Bon Jardinier présente en 1883 comme nouveauté sous le nom de rouge naine de Dell mais connue en Angleterre dès 1869. Dans ces dernières années : Cheltenham green top (1893) et enfin le type Globe très voisin de la Betterave Eclipse, mais encore plus parfait de forme.

CAROTTE

(Daucus Carota L.)

Voilà un légume éminemment national. De toutes les contrées d’Europe, la France est, en effet, le pays où l’on mange le plus de Carottes, et il semble que nous ayons hérité ce goût de lointains aïeux, puisque Pline, au premier siècle de notre ère, appelle cette racine « pastinaca gallica »[277]. L’épithète gallica, gauloise, indiquerait l’importation en Italie d’une race de Carottes améliorées par nos ancêtres gaulois, si toutefois Pline a voulu désigner par ce mot la Carotte domestique, ce qui est probable. Mais il est difficile de déterminer avec une entière certitude l’identité des plantes nommées par les Anciens Pastinaca, Daucus, Siser, Staphylinos que les commentateurs rapportent à la Carotte ou à d’autres plantes.

[277] Hist. nat. XIX, 5.

Le terme pastinaca, dérivé de pastus, aliment, nourriture, comprenait, chez les Latins, non seulement la Carotte, mais encore des plantes qui n’ont de commun avec la Carotte que leur racine pivotante et charnue, comme la Guimauve. Le Panais, autre genre de la famille des Ombellifères, devint aussi un Pastinaca, et il a gardé ce nom latin dans la nomenclature scientifique. Il en est résulté que la Carotte et le Panais ont été longtemps confondus sous le nom de pastenade. Les patois du midi, du centre et de l’est de la France appellent toujours la Carotte pastenade, pastonade, pastenague, patenaille, selon les lieux.

Le Daucus des Latins, le Daucos des Grecs, représentent la Carotte sauvage, alors plante médicinale. A l’époque de la Renaissance, le Daucus des officines était aussi la Carotte sauvage, dont les graines aromatiques, très employées par les apothicaires, faisaient partie des quatre semences chaudes et figurent, à ce titre, dans une foule de récipés.

Certains commentateurs pensent que le Siser est le Chervis (Sium Sisarum L.), Ombellifère à racines comestibles groupées et divergentes. Sprengel voit la Carotte dans le Siser de Columelle. Siser était peut-être le nom spécial d’une race de Carottes courtes analogues à nos appétissantes Carottes à châssis. A l’appui de cette opinion, on peut faire remarquer que les botanistes de la Renaissance appelaient Siser la forme courte de la Carotte cultivée.

Le Staphylinos des Grecs est sans doute la Carotte domestique, peut-être le Panais.

Les Grecs avaient aussi le nom Karoton[278], en latin Carota, d’où vient notre mot Carotte. M. Pictet, savant linguiste, en retrouve l’étymologie dans le sanscrit. Il est très probable, dit-il, que l’irlandais curran, racine pivotante en général, a la même origine étymologique, de même que le mot Cran pour Raifort, qui n’en est qu’une forme contractée[279].

[278] Athénée, l. IX.

[279] Origines indo-européennes, t. I, p. 374.

Cet indice linguistique ne prouve pas que la culture de la Carotte remonte aux Aryas primitifs. On peut toutefois lui assigner une antiquité de plus de 2000 ans.

La Carotte cultivée est une amélioration de la Carotte sauvage, plante indigène extrêmement commune, qui a subi du fait de la culture une telle transformation qu’on aurait peine à reconnaître notre Carotte dans la racine sèche, grêle, ramifiée et presque ligneuse, âcre au goût et à forte senteur de la Carotte sauvage son prototype, que la culture a rendue charnue, tendre, douce et sucrée. La Carotte cultivée est toutefois un légume très peu nourrissant ; elle contient une matière féculente unie à un suc aqueux sucré, un principe aromatique et une substance colorante.

La Carotte sauvage est une plante Ombellifère, bisannuelle, spontanée dans toute l’Europe, à Madère, Alger, dans la région du Caucase, en Chine. Il y a plusieurs noms sanscrits et persans, ce qui prouve son existence dans l’Asie occidentale tempérée.

En France, on rencontre cette plante sur le bord des chemins, dans les prés secs, les terres cultivées et incultes mais profondes et fertiles.

D’une manière générale, la Carotte paraît avoir été beaucoup moins usitée autrefois dans la cuisine qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il est vrai que les bonnes races, telles que les Carottes dites « sans cœur », les Carottes à bout obtus, les petites Carottes à forcer, si savoureuses et tendres, sont de création récente.

CAROTTE (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Les Romains et surtout les Grecs ont fait peu de cas de cette racine alimentaire, sans doute parce que les pays du Midi ne produisent que des Carottes fibreuses, de qualité médiocre. Ce légume a été surtout cultivé et amélioré dans la zone moyenne de l’Europe. Pourtant Apicius, écrivain culinaire latin du IIIe siècle, donne des recettes pour la préparation du légume nommé Carota (seu pastinaca). Une botte de Carottes est figurée dans une peinture d’Herculanum[280]. Ce sont des racines semblables à celles de notre variété demi-longue pointue mais un peu plus effilées. On croit reconnaître la Carotte dans le fameux capitulaire de Villis, de Charlemagne, sous le nom barbare de Caruitas. Le Pastenaca du même document serait le Panais. Pierre de Crescenzi, agronome italien du XIIIe siècle, cite un Pastinaca rouge qui est certainement la Carotte. Enfin, au XIVe siècle, l’auteur anonyme du Ménagier de Paris, montre que la Carotte était alors un légume vulgaire qui se vendait par bottes pour une minime piécette : « Garroites sont racines rouges que l’on vent ès halles par pongnées, et chascune pongnée un blanc[281]. » C’est, croyons-nous, le plus ancien exemple littéraire du mot français Carotte et il faut avouer qu’il paraît pour la première fois sous une forme plutôt bizarre.

[280] Pitture d’Ercolano, II, p. 52.

[281] Ménagier, t. II, p. 244.

Le Traité sur l’hygiène et les aliments de l’italien Platine (XVe siècle) consacre un chapitre aux « pastenades et cariotes ». Nous reproduisons sa recette culinaire dans le vieux français naïf d’un traducteur du XVIe siècle : « … Si les cariotes sont bien cuites sous les cendres et charbons, les laisser un peu refroidir ; puis les plumer (sic) et nettoyer les cendres, après les mettre par petits morceaux dedans un plat avec sel, huile et vinaigre, et si tu y veux mettre un peu de vin cuit, puis répandre par dessus des épices douces, n’y a rien à manger qui soit plus délectable. »

C’est possible, après tout. Cependant cette préparation sort un peu de nos habitudes culinaires. Au XVIIe siècle, il y a progrès dans la manière d’accommoder ce légume. Pour le Cuisinier françois de La Varenne (1631), la Carotte est un plat de carême. Il donne comme entrées pour le Vendredi-Saint : Carottes rouges frites avec une sauce rousse par-dessus. Carottes blanches fricassées et ailleurs Carottes rouges en rouelles à la sauce blanche. Un autre auteur culinaire prépare les Carottes jaunes au beurre roux de la manière suivante : « Estant boüillies, coupez-les par tranches et les fricassez en beurre roux ; assaisonnez de sel, poivre, fines herbes, un peu de farine frite et vinaigre »[282].

[282] P. de Lune, Le nouveau et parfaict Cuisinier (1680), p. 347.

Jusqu’ici on ne voit pas que la Carotte fût très recherchée. Ce sont, paraît-il, les fameux « petits soupers » du Régent qui auraient, sous Louis XV, mis ce légume à la mode. Puis le premier Empire, brillante époque pour la gastronomie, continua la vogue de la Carotte, servie désormais plutôt avec les viandes.

Comme chez toutes les plantes anciennement cultivées, la Carotte a produit beaucoup de variétés qui diffèrent par la couleur, la grosseur et la forme des racines. Que l’on compare les minuscules Carottes à châssis et les énormes Carottes « à vaches » de la grande culture, les sortes coniques ou fusiformes, les cylindriques à bout obtus, dont l’extrémité se termine abruptement ! Depuis la forme presque sphérique de la Carotte à forcer parisienne jusqu’à celle longuement effilée de la Carotte rouge longue d’Altringham, qui peut atteindre plus de 0,50 centimètres de longueur, combien de variétés intermédiaires toutes très distinctes !

Au XVIe siècle, on cultivait des variétés rouges, jaunes, blanches, que les auteurs appellent indifféremment Carottes ou Pastenades, le terme Carottes paraissant toutefois réservé de préférence aux racines rouges. Cependant Olivier de Serres donne le nom de Pastenade à la variété rouge, et ce nom de Pastenade est encore celui dont on se sert en Provence pour désigner les Carottes. Bruyerin-Champier (1560) signale une variété jaune fort appréciée en Lorraine. Une variété à peau et à chair d’un violet foncé, spéciale au Midi, est ancienne. Dès 1815, M. Vilmorin la cultivait, l’ayant reçue d’Espagne de M. le Marquis de la Bendenna. Cette Carotte noire a été récemment réintroduite comme une nouveauté horticole[283].

[283] Journal Soc. nat. Hortic. Fr., 1907, p. 185.

Les plus anciennes variétés sont celles à racines longues et pointues ; ce qui le démontre bien, c’est que dans les semis elles ont le plus de tendance à retourner au type sauvage ; c’est-à-dire à dégénérer.

Quelques-unes de ces sortes anciennes, démodées aujourd’hui, ont eu leur moment de célébrité, telles les Carottes blanche des Vosges, blanche de Breteuil, rouge pâle de Flandre, jaune longue d’Achicourt. Vers 1830, la Picardie et le Nord de la France expédiaient à Paris une énorme quantité de ces deux dernières variétés.

Avant l’introduction, en France, de l’excellente Carotte rouge courte de Hollande, les Carottes blanches et jaunes, dédaignées aujourd’hui, ont été très employées dans la cuisine à cause de leur douceur. L’infériorité culinaire des anciennes Carottes rouges, d’un coloris pourtant si avantageux, tenait à leur saveur trop prononcée et probablement aussi à la prédominance de la partie centrale fibro-ligneuse qu’on appelle le « cœur ». Ainsi de Combles (1749) n’admet comme variétés potagères que la Carotte jaune longue ou ronde et la Carotte blanche[284]. Selon Le Berryais (1789) : « La Carotte jaune longue est la plus commune dans les jardins ; la rouge devient à la mode, elle est fort bonne, mais son goût fort ne plaît pas à tout le monde[285]. » En 1825, Noisette, dans son Manuel des Jardins, regarde encore la Carotte jaune longue ou ronde comme la meilleure de toutes « malgré les nouvelles acquisitions qu’on a faites depuis quelques années ».

[284] L’Ecole du Potager, t. I, p. 305.

[285] Traité des Jardins, t. II, p. 88.

La Carotte rouge courte de Hollande s’est répandue en France vers 1800. Le catalogue du grainier Andrieux la notait déjà en 1778. Le Père d’Ardenne connaissait avant 1770 une Carotte orangée « plus tendre, gracieuse à voir, plus délicate et plus douce » qu’il tirait de la Hollande[286]. Les maraîchers parisiens adoptèrent et perfectionnèrent cette précieuse race hâtive d’où sont sorties les Carottes très courtes spécialement employées pour forcer. Vers le milieu du XIXe siècle, ils commençaient la culture de la Carotte en primeurs. Il importait pour eux de posséder une race s’adaptant à la culture sous châssis, c’est-à-dire très courte, à végétation ultra rapide, à feuillage peu abondant. On sait que les légumes-racines se rapprochant le plus de la forme sphérique sont les plus précoces. C’est le cas pour les variétés rondes de Carottes, Navets, Oignons, Radis ; aussi la Carotte Grelot, en forme de toupie, dont le nom paraît dans le Bon Jardinier de 1850, était déjà un perfectionnement notable de la Carotte ronde hâtive. Elle fut supplantée par la Carotte à forcer parisienne, (Vilmorin, 1888-89), qui présente une forme ronde déprimée, plus large que longue, analogue à celle de certains Navets plats.

[286] Année champêtre, 1770, t. II, p. 236.

Les maraîchers ont encore gagné quelques autres sous-variétés issues de la race de Hollande : la Carotte courte de Croissy, obtenue dans le village de Croissy (Seine-et-Oise), principal centre de la culture de la Carotte pour l’approvisionnement des marchés de Paris ; la Carotte demi-courte de Guérande, nouvelle en 1884, originaire de Basse-Bretagne.

Les Carottes cylindriques à bout obtus sont encore des races très perfectionnées, d’obtention récente : Carotte rouge demi-longue nantaise (1864) ; C. demi-longue de Carentan sans cœur (1877), demi-longue de Luc (Vilmorin 1873), courte hâtive de Saint-Fiacre, longue obtuse sans cœur des Ardennes (Denaiffe 1893), etc. Avec une racine à extrémité arrondie, ces variétés ont une forme cylindrique impeccablement régulière, une peau lisse, nette, sans radicelles, un feuillage fin, peu abondant. Nous sommes loin, on le voit, de la Carotte sauvage et des grossières racines des variétés primitives.

Une dernière amélioration était désirable : la disparition du cœur, c’est-à-dire de l’axe fibreux, lequel est peu apparent à l’état jeune, mais dont l’épaississement progressif finit, à la maturité, par rendre la Carotte moins propre à l’alimentation. Il faut savoir que la chair de la Carotte n’est autre chose que la réserve de matières nutritives accumulées par cette plante bisannuelle pour sa floraison et sa fructification ; le siège de son appareil de réserve résidant dans l’écorce. Chez les races sans cœur, cette hypertrophie des parties corticales est encore plus marquée ; elle se fait au détriment de la partie ligneuse de la racine, alors extrêmement réduite, de sorte que la chair devient tendre, rouge, enfin homogène depuis la périphérie jusqu’au centre.

Il y a déjà plusieurs types de Carotte sans cœur : rouge longue obtuse sans cœur, demi-longue nantaise, demi-longue de Carentan, etc., toutes caractérisées en outre par le peu d’abondance du feuillage, car il existe une étroite corrélation entre le développement de l’appareil foliaire et celui du corps ligneux ou cœur de la Carotte.

Nous avons montré plus haut que la culture de la Carotte était très ancienne en Europe.

Le Dr Bretschneider dit qu’en Chine la Carotte est signalée sous la dynastie des Yuan (1280-1368) comme ayant été apportée de l’Asie occidentale. Dans l’Inde, cette plante potagère passe pour être venue de la Perse. Les Arabes d’Espagne possédaient au XIIIe siècle une Carotte rouge et une autre jaunâtre. Ibn-el-Awam dit que tous les musulmans font usage de cette racine, mais que dans les pays chauds la chaleur lui fait perdre son bon goût et la rend âcre[287].

[287] Trad. Clément-Mullet, t. II, p. 176.

En Angleterre, Gérarde, à la fin du XVIe siècle, connaissait deux variétés, une jaune et une rouge, toutes deux de forme longue.

Divers auteurs ont prétendu que la Carotte avait été introduite en Angleterre par les Flamands, sous le règne d’Elisabeth, vers 1558. Il s’agit là, évidemment, d’une simple introduction de variétés étrangères ; d’ailleurs ce pays était encore, dans les temps modernes, très en retard sous le rapport de la culture des bonnes variétés de Carottes. Un auteur horticole, M. Guihéneuf, disait en 1875, que le marché de Londres était principalement approvisionné avec la Carotte du Surrey « grossière, sans saveur, avec un cœur suffisamment développé pour faire une canne ». Pourtant il existe deux variétés anglaises de bonne qualité : la Carotte intermédiaire de James et la Carotte rouge longue d’Altringham, race née dans le village de ce nom près de Chester et qui date déjà d’une centaine d’années.

Vers 1830, M. Vilmorin entreprit, à Verrières, des expériences pour améliorer la Carotte sauvage. Miller dit qu’il a cultivé pendant plus de 20 ans la Carotte sauvage de la même manière que la Carotte des jardins sans avoir pu jamais améliorer leurs racines qui ont toujours continué à être petites, gluantes, d’un goût chaud et piquant. Van Mons, M. Beckman ont vainement essayé, à leur tour, de faire varier la Carotte sauvage.

A la quatrième génération seulement, M. Vilmorin aurait pu récolter des racines à peu près mangeables[288]. M. Decaisne a démontré, plus tard, que ces Carottes sauvages améliorées ne pouvaient être que des hybrides produits par le voisinage de Carottes cultivées. En effet, d’autres expériences tentées par M. Vilmorin, aux Barres (Loiret), dans un milieu sans doute moins favorable aux croisements accidentels ne donnèrent aucun résultat. Dans la nature, on n’a jamais constaté aucune amélioration de la Carotte sauvage. Si cette plante indigène très commune possédait une grande faculté de variation, on ne manquerait pas de trouver à l’état sauvage des prototypes se rapportant par la forme ou la couleur à nos diverses variétés cultivées. Il a donc fallu l’intervention de l’homme pour produire nos Carottes perfectionnées et un laps de temps de plus de 2000 ans ![289]

[288] Horticultural Transactions of London vol. II, 2e série, p. 348. — Le Bon Jardinier, 1838, p. 16 ; 1840, p. 195. — Ann. Soc. d’Hortic. de Paris t. XVIII, p. 85.

[289] Revue horticole 1860, p. 316 ; 1861, p. 383. — L’Horticulteur français, 1869, pp. 101, 142, 171, 213.

CERFEUIL BULBEUX

(Chærophyllum bulbosum L.)

Une des meilleures introductions de plantes culinaires parmi celles qui ont été faites au XIXe siècle. Mais, comme on l’a dit souvent, rien n’est plus difficile à vulgariser qu’un bon légume. Le Cerfeuil bulbeux figure bien aux étalages de certains fruitiers, néanmoins on le rencontre trop rarement dans les potagers bourgeois, malgré la réclame que lui ont mainte et mainte fois donnée les journaux horticoles. D’autre part les maraîchers ne peuvent entreprendre que la culture de légumes d’une vente courante. Or le faible rendement de la plante, l’exiguïté de ses racines comparativement à la taille des autres racines ou tubercules alimentaires, et qui rend leur préparation plus laborieuse pour les cuisinières, sont des inconvénients qui nuiront toujours à la popularité de cet excellent légume. Il ne sortira pas, sans doute, du potager de l’amateur.

Le Cerfeuil bulbeux ou tubéreux — nom impropre, puisqu’il ne produit qu’une simple racine de la forme et du volume d’une petite Carotte courte de Hollande — appartient à la famille des Ombellifères. La partie comestible est sa racine féculente, à chair un peu sucrée, rappelant le goût de la Châtaigne, et que l’on accommode au beurre à la façon des Carottes nouvelles ou des Pommes de terre. La plante est bisannuelle. Elle serait indigène en Russie, Sibérie, Perse, Allemagne, Prusse, Autriche et même, selon la flore de Godron et Grenier, en Alsace et en Lorraine. A l’état sauvage, le Cerfeuil bulbeux a des racines fibreuses et filandreuses, de la grosseur d’une Noisette. De toute antiquité il paraît avoir été consommé dans l’Europe septentrionale. Sa culture doit être ancienne en Allemagne.

Au XVIe siècle, Tabernæmontanus et Camerarius, botanistes allemands, décrivent le Cerfeuil bulbeux sauvage que Ch. de l’Escluse devait, le premier, faire connaître complètement en 1601, dans son Histoire des plantes rares[290]. Les vieux auteurs ont employé différents noms pour décrire cette plante dont voici la synonymie :

[290] Hist. pl. II, 200.

Charles de l’Escluse est donc le premier botaniste qui ait appelé l’attention sur cette plante Ombellifère qu’il avait remarquée pendant son séjour dans les Etats-Autrichiens (1574-1588). Par suite d’une certaine ressemblance du Cerfeuil bulbeux avec la Grande Ciguë (Conium maculatum L.), cependant très différente au point de vue botanique, il avait réuni les deux plantes dans son genre Cicutaria. Nous empruntons à une notice historique de l’érudit M. E. Roze la traduction suivante de de l’Escluse au sujet du Cicutaria pannonica qui est notre Cerfeuil bulbeux[291] :

[291] Journal. Soc. nat. d’Hortic. 1899, p. 75.

« Le Cicutaria pannonica émet de sa racine cinq à six feuilles, ou davantage : elles sont ramifiées comme celles du Persil, toutefois plus petites et plus finement découpées, se rapprochant beaucoup des feuilles de la plante appelée Bulbocastanum mais avec une saveur tant soit peu âcre. La tige a d’ordinaire un pied de haut, et quelquefois même (lorsque la plante croît dans un sol fertile) une coudée : cette tige s’épaissit autour des nœuds et porte une ombelle de petites fleurs blanches, auxquelles succède une graine oblongue, qui ressemble assez bien à celle du Cerfeuil. La racine est tubéreuse, presque pareille à celle du Bulbocastanum, mais arrondie et quelque peu turbinée à sa partie inférieure… Elle est intérieurement blanche et a la saveur et l’odeur de la Carotte ou presque du Panais ; elle est recouverte d’une écorce brune ou noirâtre, et, lorsque la tige s’élève, cette racine s’allonge comme un Navet, devient plus turbinée, puis se flétrit en se plissant et se détruit. Une fois la semence mûre, la plante meurt, pour renaître toutefois chaque année de cette semence qui se sème d’elle-même.

« Au retour du printemps, cette plante se montre dans les jardins et dans les lieux herbeux de la campagne de Vienne (Autriche) ; elle croît aussi dans des localités semblables en Hongrie. A cette époque, ses racines très fermes et succulentes, couronnées de leurs premières feuilles, sont apportées pour être vendues sur le marché de Vienne. En effet, on les fait cuire, puis avec de l’huile, du vinaigre et du sel, on les sert habituellement sur les premières tables. Est-ce une nourriture saine ? Je ne sais.

« La plante fleurit en avril et mai, et en juin la semence est parvenue à sa pleine maturité.

« J’ai été longtemps dans le doute de savoir sous quel nom je ferais connaître cette plante. Enfin, après avoir examiné avec soin ses caractères, il m’a paru que je ne pouvais lui donner un nom plus convenable (du moins c’est mon opinion) que celui de Cicutaria parce que sa consommation fréquente n’est pas sans danger et qu’elle peut causer une certaine pesanteur ou douleur de tête, comme je l’ai déjà éprouvé.

« En Autriche, on l’appelle vulgairement Peperlin, et en Hongrie Magiaro Salata, de ce que l’on mange sa racine avec ses premières feuilles en vinaigrettes ».

Avant de se répandre dans les autres pays d’Europe, le Cerfeuil bulbeux a été longtemps légume local en Allemagne et en Hollande. Un des principaux propagateurs en France du Cerfeuil bulbeux, M. Vavin, disait naguère qu’à Munich il abonde sur les marchés, mais que les maraîchers de ce pays ne sont pas parvenus à en obtenir des racines aussi belles que les nôtres. Cela tient, dit-il, probablement au climat et à la nature du sol[292]. Nous croyons plutôt que la supériorité de nos produits tenait au soin apporté par les cultivateurs français dans le choix des porte-graines.

[292] Journal Soc. imp. d’Hortic., 1870, p. 488.

En effet, le Cerfeuil bulbeux pourrait être cité comme un nouvel exemple des améliorations parfois rapides que produit la culture sur une plante sauvage. Actuellement au bout d’un demi-siècle de culture, les racines améliorées atteignent la grosseur d’une petite Carotte et on n’a jamais constaté sur elles la toxicité signalée autrefois par de l’Escluse. Il est vrai que l’on ne consomme plus les feuilles du Cerfeuil bulbeux qui peuvent après tout contenir des sucs vénéneux comme il y en a chez tant d’autres plantes de la famille des Ombellifères.

La première apparition du Cerfeuil bulbeux en France remonte à l’année 1840. A cette date, M. Lissa, négociant, répandit dans le commerce des graines ou des racines de Cerfeuil bulbeux sous le nom de Scandix bulbosa, plante légumière, disait-il, très usitée en Allemagne. Le 16 février 1842, il en présenta des graines et des racines à la Société royale d’Horticulture de Paris et, à la suite de cette présentation, le Scandix bulbosa fut expérimenté par Jacques, jardinier de Louis-Philippe, à Neuilly, par les grainiers Courtois-Gérard et Bossin, et Pépin au Jardin des Plantes.

Vilmorin l’annonce comme nouveauté dans le Bon Jardinier de 1843 ; il dit qu’il en a fait l’essai et a reconnu que la plante produit à son pied un petit nombre de tubercules de la grosseur d’une Noix et au-dessous.

Le Cerfeuil bulbeux n’eut pas positivement à ses débuts une « bonne presse ». On rappelait de tous côtés sa parenté avec la Grande Ciguë ; il était au moins suspect. Un rapport signé par Loiseleur-Deslongchamps et Pépin regarde cette plante comme douteuse pour être employée dans la section des plantes alimentaires[293].

[293] Annales Soc. roy. d’Hortic. t. XXX, p. 79 ; t. XXXII, p. 252.

Au bout de quelques années, Jacques, de Neuilly, découragé par le faible produit de la plante et le volume insignifiant des racines obtenues, abandonna la culture du Cerfeuil bulbeux. Il avait donné des graines à M. Vivet, jardinier chef, chez M. Parent, au château de Coubert (Seine-et-Marne). C’est à ce simple jardinier que nous sommes redevables d’un nouveau légume qu’il améliora progressivement en pratiquant la sélection des porte-graines d’après le procédé recommandé par le chimiste Payen et qui consiste à choisir chaque année pour porte-graines les plantes qui ont le poids spécifique le plus fort. On s’en assure en plongeant successivement les racines dans des solutions graduellement plus salées et on conserve seulement celles qui sont tombées au fond du vase dans la solution la plus dense.

M. Vivet commença ses semis de Cerfeuil bulbeux en septembre 1848. La récolte qu’il obtint l’année suivante lui donna des racines dont la grosseur était à peu près celle d’une Noisette. En 1855 il pouvait présenter à la Société impériale d’Horticulture 8 échantillons de Cerfeuil bulbeux qui avaient un poids total de 335 grammes ce qui donnait pour chacun d’eux une moyenne de 41 grammes. En 1856 il en déposait 8 autres qui pesaient tous ensemble 1 kilogramme 40 grammes, c’est-à-dire qui avaient un poids moyen de 130 grammes. Dans la suite, le poids moyen de ses obtentions atteignait 169 grammes[294].

[294] Journal Soc. Imp. d’Hortic. 1856, p. 593 ; 1857, p. 544.

Dès cette époque, la Société zoologique d’Acclimatation se préoccupait de la vulgarisation du Cerfeuil bulbeux. En 1865, elle proposa un prix pour l’horticulteur qui aurait obtenu les cent plus beaux tubercules de cette plante alimentaire. M. Baptiste Fromont, jardinier chez M. Vavin, amateur à Bessancourt, et M. Vivet, furent récompensés à ce concours. En 1856, on vit pour la première fois le Cerfeuil bulbeux exposé à une Exposition horticole. Il y eut, cette année, 4 lots de ce produit, présentés à l’Exposition d’automne de la Société impériale d’Horticulture. Un tubercule pesait 215 grammes. Vers cette époque le chimiste Payen faisait aussi connaître le résultat de ses recherches sur la valeur nutritive du nouveau légume. D’après ses analyses chimiques, à poids égal, le Cerfeuil bulbeux est le plus riche de tous nos produits en substance alimentaire. Il serait une fois plus nutritif que la Pomme de terre. On peut donc s’étonner à bon droit qu’à l’heure actuelle ce légume ne soit pas plus généralement cultivé.

Le Bon Jardinier de 1884 annonçait une nouvelle variété de Cerfeuil bulbeux à racine ronde, très courte. Comme le fait remarquer M. Vilmorin, ce n’est pas un progrès, puisque cette racine n’a pas une longueur démesurée.

CERFEUIL DE PRESCOTT

(Chærophyllum Prescottii D. C.)

Il ne semble pas que le Cerfeuil de Prescott soit autre chose qu’une variété améliorée de Cerfeuil bulbeux, à racine beaucoup plus volumineuse, jaune d’or à l’extérieur, quoique la chair soit également délicate et blanche, d’un goût différent et préférable à la variété ordinaire.

Le Journal de la Société impériale d’Horticulture a donné jadis de cette variété de Cerfeuil bulbeux l’historique que nous reproduisons ici :

« Depuis très longtemps les habitants de l’Oural et de l’Altaï ramassent pour s’en nourrir les parties souterraines tubériformes d’une plante de la famille des Ombellifères qui croît naturellement dans ces contrées. Cette plante ressemble à notre Cerfeuil bulbeux au point que les anciens voyageurs qui l’ont vue en Sibérie, notamment Folk et Georgi, l’ont confondue avec celui-ci ; cependant Gmelin, dans sa Flore de Sibérie, l’avait très bien distinguée et lui avait donné le nom de Cerfeuil à racine turbinée, charnue.

« C’est au Jardin botanique de Saint-Pétersbourg que revient le mérite d’avoir introduit le Cerfeuil de Prescott ou de Sibérie ; mais les botanistes de ce grand établissement n’ont pas fait attention au mérite qu’il pouvait avoir comme plante alimentaire. De l’herbier de Saint-Pétersbourg, un échantillon en fleur et en fruit de cette espèce arriva entre les mains de M. Prescott, botaniste anglais établi à Berne, qui le communiqua à de Candolle, lorsqu’il s’occupait, pour son Prodromus, de la famille des Ombellifères. Aussi le célèbre botaniste genevois a-t-il donné à l’espèce le nom de Chærophyllum Prescottii.

« C’est seulement en 1852 que des graines de cette plante ont été envoyées de Pétersbourg au jardin botanique d’Upsal. M. Daniel Mueller, jardinier de cet établissement, ayant remarqué, en automne, qu’elle avait produit des racines tubéreuses, eut l’idée de faire cuire celles-ci pour les goûter. Ces tubercules se montrèrent faciles à cuire et de bon goût. Alors M. Mueller fit connaître cette découverte dans le Journal d’Horticulture de Hamboury, recommanda de cultiver ce Cerfeuil comme plante alimentaire et en distribua libéralement des graines[295]. »

[295] Journal Soc. imp. d’Hortic., 1855, p. 41 ; 1857, p. 130 ; 1859, pp. 583, 696.

CHERVIS

(Sium Sisarum L.)

Nous aurions pu classer le Chervis, appelé aussi Girole, parmi les légumes oubliés. C’est une Ombellifère vivace, généralement considérée comme originaire de l’Asie orientale ; mais, d’après le botaniste Maximowicz, elle serait seulement spontanée dans la Sibérie altaïque et la Perse septentrionale. La plante produit des tiges cannelées, hautes d’un pied ou deux, rappelant celles du Panais. Les racines sont nombreuses, comestibles, disposées en faisceau comme celles du Dahlia, blanches en dedans, d’un goût sucré et agréable.

C’est du moins l’avis de tous les anciens auteurs qui représentent le Chervis comme un manger délicat et friand. Olivier de Serres, le Jardinier françois et bien d’autres en ont fait l’éloge. On faisait subir à ce légume toutes les préparations culinaires en usage pour la Scorsonère : en friture, au beurre, à la sauce ou à l’huile. Le Cuisinier françois (1651) de La Varenne dit que le Chervis se sert sur les meilleures tables.

CHERVIS (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Il paraît très en faveur dès le XVIe siècle et il était encore un peu cultivé au milieu du XVIIIe. Pourquoi a-t-il disparu des jardins modernes ?

On a généralement identifié le Chervis avec le Sisaron de Dioscoride et avec le Siser des Romains dont Tibère était si friand. Nous savons que cet empereur imposait aux Germains des bords du Rhin un tribut de racines nommées Siser, cette plante ne pouvant acquérir ses qualités que sous les climats froids.

De Candolle a examiné ce problème botanique avec son érudition habituelle et sans le résoudre. Il doute toutefois que les Grecs et les Romains aient connu le Chervis. La plante de l’empereur était peut-être le Panais. Pline dit que le Siser possède une mèche centrale ligneuse qu’on enlève quand il est cuit, ce qui se rapporterait bien au Chervis, mais aussi au Panais à sa deuxième année. D’autres botanistes proposent, comme équivalents du Siser, la Carotte et la Betterave. Au XVIe siècle, le nom Siser était appliqué au Chervis, à la Carotte et même au Panais.

Dans tous les cas, le Chervis ne paraît pas avoir été connu dans le haut moyen âge. Il est probablement venu vers le XVe siècle par l’Allemagne et la Russie.

Jacques et Hérincq, auteurs souvent cités, quoique sujets à caution pour leurs indications historiques, font remonter l’introduction du Chervis en Europe au milieu du XVIe siècle. Or Rabelais, dans le livre IV de son Pantagruel, nous a transmis une longue nomenclature des mets que préféraient ses contemporains. Ce livre a bien paru, en 1552, mais Rabelais, citant l’escherviz parmi les plantes potagères les plus vulgaires, indique assez qu’il était répandu et connu depuis longtemps déjà.

Dans les temps modernes, on a essayé de réhabiliter cette plante intéressante qui n’est plus que très rarement cultivée. Les auteurs du XVIIe siècle n’ont pas signalé cette « corde » qui existe dans la racine du Chervis et est un inconvénient pour l’art culinaire. N’étant plus cultivée depuis longtemps, la plante a dû retourner à l’état sauvage. Il serait facile de l’améliorer à nouveau.

Le Chervis figure dans le calendrier républicain en brumaire an II (1794 vieux style) à la place d’un saint, ce qui indique qu’il n’était pas encore oublié à la fin du XVIIIe siècle.

Le mot Chervis a une origine obscure. Godefroy et Darmesteter voient dans Chervis, ou Chirouis, une autre forme de Carvi, plante Ombellifère. Faut-il y voir une déformation de Siser, par l’intermédiaire d’un diminutif : serullum, servillum et chervillum ?

NAVET

(Brassica Napus L.)

Le Navet appartient au genre Brassica de la famille des Crucifères. Botaniquement c’est un Chou. Toutefois, le Chou proprement dit et le Navet sont deux espèces distinctes puisqu’elles n’ont jamais produit d’hybrides entre elles.

Les distinctions assez arbitraires et contradictoires imaginées par les botanistes pour classer les plantes alimentaires et économiques qui composent le genre Brassica montrent combien il est difficile de remonter à l’origine du Navet. C’est ainsi que Linné a établi quatre espèces de ces plantes très proches parentes : Brassica oleracea, campestris, Napus et Rapa, c’est-à-dire le Chou, le Colza, le Navet et la Rave. Mais Lamarck rangeait parmi les Choux le Colza qui lui semblait être son type originel. Il constituait avec le Navet et la Rave, trop semblables pour être séparés, son Brassica asperifolia. Selon Lamarck, le type primitif du Navet était la Navette, Crucifère à racines grêles, cultivée pour ses graines oléagineuses. La Flore de Grenier et Godron considère, au contraire, la Navette comme une simple variété oléifère à racine non charnue du B. Napus.

Quoi qu’il en soit, la plante qui se rapproche le plus du Navet est le B. campestris de Linné (B. asperifolia Lamarck) qui ne diffère que peu ou pas de la Navette ou du Colza. Linné a indiqué cette plante dans les sables du bord de la mer, en Suède (Gothland), en Hollande et en Angleterre, ce qui est confirmé pour la Suède méridionale par Fries, lequel mentionne le B. campestris (type du Rapa avec racines grêles) comme vraiment spontané dans toute la péninsule scandinave, la Finlande et le Danemarck. Ledebour l’indique dans toute la Russie, la Sibérie et sur les bords de la mer Caspienne[296].

[296] De Candolle, Orig. des pl. cultivées, 4e éd. p. 29.

Mais la spontanéité de ce Chou champêtre, type primitif présumé du Navet, n’est pas certaine. Comme il ne diffère pas sensiblement des variétés cultivées pour la production de l’huile (Navette et Colza) et que son habitat est vaguement indiqué par les flores au voisinage des champs, on peut croire que les individus réputés sauvages sont seulement subspontanés et descendent d’individus cultivés.

M. Blanchard, jardinier en chef du Jardin botanique de la Marine à Brest, est le seul botaniste qui ait indiqué avec précision une localité où croît le Navet sauvage. Lors d’une herborisation à l’île d’Ouessant, le 6 septembre 1874, il récolta des graines d’une plante Crucifère paraissant bien spontanée, qui furent semées au printemps de l’année suivante au Jardin botanique, où, étudiée avec soin, la plante fut reconnue pour être le B. Napus. Des informations prises sur les lieux montrèrent que le Navet cultivé, la Navette et le Colza étaient inconnus dans l’île d’Ouessant, par conséquent l’indigénat du Navet sauvage parut certaine à M. Blanchard. Les botanistes avaient d’ailleurs signalé ce légume comme devant être originaire des régions maritimes. Il réussit particulièrement bien sous les cieux humides et brumeux des pays du Nord de l’Europe. Le Turnep[297] est la principale richesse agricole de l’Angleterre.

[297] Navet, en anglais.

Le Navet sauvage de l’île d’Ouessant différait beaucoup du Navet cultivé, non seulement par sa mince racine pivotante, mais encore par les autres caractères de sa végétation. Cultivé avec soin au Jardin botanique, au bout de 14 années et des sélections successives, on réussit à développer quelque peu sa racine. On obtint de ses graines un mauvais Navet dont le plus bel échantillon mesurait 12 centimètres de longueur ; sa grosseur était à peu près celle du doigt à la partie supérieure[298].

[298] Rev. hortic. 1891, p. 456, 481, 498.

On peut juger par là du laps de temps qui a été nécessaire pour amener cette herbe sauvage à l’état de plante comestible. Rien ne la désignait pour un usage alimentaire. Il faut admettre qu’une variation spontanée survenue dans la nature aura transformé sa racine grêle qui s’est augmentée d’une masse de tissu cellulaire aqueux et a pris une forme conique ou turbinée. Cet accident tératologique survenu sans doute à des Brassica Napus placés en terre fortement fumée aura attiré l’attention des hommes primitifs, toujours à la recherche de substances alimentaires.

En somme, c’est l’histoire de toutes nos plantes potagères, qui ne sont que des monstruosités héréditaires soigneusement conservées, augmentées par la sélection et propagées par la culture.

Loin d’être, comme on le croyait, son type primitif, la Navette ne serait qu’une variété de B. Napus à graines oléagineuses. Les deux plantes sont semblables ou à peu près par l’organisation de la fleur et du fruit. Si leurs usages économiques diffèrent, c’est que chez l’une — la Navette — les matières de réserve de la plante se sont déposées dans les graines. Par compensation, en vertu de la loi de balancement organique, sa racine doit rester grêle ; tandis que chez le Navet, par suite de l’hypertrophie considérable de la racine, devenue le réservoir alimentaire de la plante, les graines ne sont plus que faiblement oléagineuses.

On ne peut accepter les deux espèces : Brassica Napus et B. Rapa fondées par Linné uniquement sur la forme de la racine du Navet et de la Rave. Le type de la Rave étant considéré par ce botaniste comme une racine orbiculaire et aplatie, par opposition au Navet conique ou fusiforme. Mais il y a des Navets ronds et des Raves allongées. La saveur différente de ces deux variétés de B. Napus est peut-être le seul caractère qui les distingue. Ce qu’on appelle Rave est un gros Navet rond, plus ou moins plat, employé dans la grande culture pour l’alimentation du bétail. Tout porte à croire que le Navet est une variété de Rave perfectionnée, que sa saveur douce et sucrée rend plus propre à la cuisine.

L’emploi par l’homme de ce Chou à racine renflée doit remonter aux temps préhistoriques. La Rave cuite sous la cendre paraît avoir eu une large part dans l’alimentation des anciens habitants du Nord de l’Europe. Raves et Navets originaires, comme nous l’avons dit, des rivages maritimes, n’acquièrent leurs qualités que dans les contrées froides ou tempérées-froides, au ciel brumeux. En Belgique, selon Morren, la végétation du Navet devient de plus en plus belle à mesure qu’il se rapproche de la mer. Le Midi ne produit que de mauvais Navets.

La Rave a été la ressource des pays pauvres, au sol ingrat ; elle croît dans les sols sablonneux et graveleux où nulle autre plante ne saurait prospérer. C’était, avec le Chou, le principal légume des peuples germains et gaulois[299]. Il est bon de rappeler que, de nos jours, les habitants du Lyonnais, de la Savoie, de l’Auvergne et du Limousin — ces derniers sont de souche purement celtique — consomment toujours beaucoup de Raves dans les soupes, par nécessité peut-être, mais surtout par tradition, car ce végétal est fort peu nourrissant. La Rave est chose si commune en Limousin qu’on a appelé plaisamment la Rabioule ou Rave du Limousin la « denrée de Limoges ». Des vers épigrammatiques que nous citerons dans ce charmant dialecte de la langue d’Oc, soulignent encore ironiquement la pauvreté proverbiale du pays des « mâche-rabes » comme disait Rabelais :

Se la Rabiola et la Castagna
Venount a manqua
Lou païs es rouina.

[299] Reynier, Economie rurale des Celtes, p. 438.

C’est-à-dire : si la Rabioule et la Châtaigne viennent à manquer, tout le pays est ruiné !

Les Grecs et les Romains ont connu la Rave et le Navet. Le grec goggulos ou goggulis (chose ronde) se traduit en latin par rapa, Rave ou napus, Navet. Bunias étant plus particulièrement le nom grec du Navet.

La littérature latine classique montre le rôle important qu’avait la Rave dans l’alimentation des anciens Romains. Qui ne connaît l’anecdote historique de Curius Dentatus, ce caractère antique qui fut trois fois consul et reçut deux fois les honneurs du triomphe ? Après ses victoires il retournait à sa chaumière vivre de sa vie simple et rude de paysan latin. Les Samnites, ennemis de Rome, vinrent un jour lui offrir des présents pour l’amener à soutenir leur cause. A ce moment, l’ancien dictateur faisait cuire sous la cendre les Raves de son repas rustique. Un tel homme pouvait dédaigner l’or des Samnites !

Plus tard, la Rave perdit beaucoup de son importance alimentaire. On jetait des Raves sur quelqu’un en signe de mépris. Et pourtant, aux beaux temps de l’Empire, on en mangeait encore, si l’on en croit le poète Martial qui adresse cette épigramme à propos d’un présent de Raves : « Ces Raves, amies de l’hiver et des frimas, je vous les donne ; Romulus en mange à la table des dieux »[300]. Pline connaissait plusieurs sortes de Navets-Raves, mais n’a-t-il pas compris sous le terme général Napus, le Raifort, le Radis noir et même la Betterave ? Il mentionne que la Rave atteint quelquefois le poids de 40 livres. Dans les pays au-delà du Pô, dit-il, c’est la meilleure récolte après le vin et le blé[301]. On appréciait beaucoup à Rome les Navets d’Amiterne, ville d’Italie voisine d’Aquilée ; ceux-ci paraissent être de vrais Navets, puis les Navets ronds de Nurcie, aujourd’hui Nurza, qui étaient sans doute des Raves, que les Anciens ne distinguaient pas mieux que nous des Navets. L’Edit de Dioclétien sur le prix maximum des denrées (vers 300) mentionne des radices que l’on a pris pour des Radis, mais qui sont des Raves, puisque la traduction grecque rend le mot par gogguloi. Aucun Navet n’est représenté dans les peintures pompéiennes si riches en légumes. Ed. Fournier a reproduit une peinture découverte à Rome en 1783 qui représente, dit-il, des Raves servies crues sur un plateau ; au milieu du plateau se trouve un petit vase destiné à l’assaisonnement[302]. Sur un vase d’argent du trésor de Boscoréale (Musée du Louvre) provenant du service de table d’un riche affranchi romain et trouvé sous les cendres du Vésuve, l’artiste a ciselé une botte de Navets (coupe dite au sanglier). M. le Dr Ed. Bonnet regarde ces légumes comme appartenant à nos races de Navets ronds. La racine en est subsphérique, un peu turbinée et les feuilles radicales allongées, très légèrement ondulées sur les bords[303].

[300] Epigrammes, l. XIII, 16, 20.

[301] Hist. nat. l. XVIII, 34, 35.

[302] Dict. des Antiquités, article Cibaria.

[303] Association pour l’Avancement des Sciences, 1899.

Apicius a indiqué plusieurs préparations culinaires pour les Raves et les Navets. Les cuisiniers romains n’ont pas ignoré l’art de « parer » les aliments. Ils savaient donner aux Raves jusqu’à seize couleurs différentes. On préférait la couleur pourpre. C’est, dit Pline, le seul aliment que l’on teigne[304].

[304] Hist. nat. l. XVIII, 34, 35.

Au moyen âge le Navet a été une nourriture des plus ordinaires. Comme ce légume se marie bien avec les viandes, surtout le mouton, avant l’introduction de la Pomme de terre et du Haricot, il entrait dans tous les ragoûts et fricassées. Charles Estienne, au XVIe siècle, fait la remarque que les Parisiens aiment beaucoup les Navets et qu’ils estiment ceux de Maisons, de Saint-Germain, de Vaugirard et d’Aubervilliers.

De là le dicton du Dit des Pays : A Aubervilliers les Naveaulx ! qu’une variante applique aussi à Vaugirard, car à cette date ancienne les terres de ces villages de la banlieue parisienne étaient déjà consacrées à la culture maraîchère.

Champier (XVIe siècle) met au premier rang les Navets d’Orléans. Pour la table du roi on en faisait venir de Saulieu en Bourgogne. Le Navet était donc d’un grand débit et devait se vendre avec avantage. Aussi comprend-on le joyeux Cri de Paris de la marchande de Navets :

Quand je fus mariée rien n’avois ;
Mais (Dieu mercy) j’en ai pour l’heure,
Que j’ai gaigné a mes Navetz.
Qui veut vivre, il faut qu’il labeure[305].

[305] Pour laboure : travaille.

Au XVIIIe siècle, le Navet le plus réputé pour la table est celui de Freneuse, de forme allongée et petit comme tous les Navets très fins qui s’obtiennent seulement dans les terres sablonneuses et douces.

Le mérite culinaire du Navet est moins apprécié aujourd’hui qu’au moyen âge. Avec les viandes, on accommode de préférence au Navet les Pommes de terre, les Haricots et d’autres légumes. Quoique les livres de cuisine donnent toujours des recettes pour la préparation des Navets au sucre, Navets glacés, à la sauce blanche, purée de Navets, on l’emploie plutôt comme assaisonnement dans les potages, comme garniture surtout avec le canard. Sans le Canard aux Navets combien de gens ignoreraient le goût de ce vieux légume !

Les Anglais sont si conservateurs qu’ils ont gardé même les anciennes habitudes culinaires. Ce sont aujourd’hui les plus grands mangeurs de Navets du monde. Mais combien leur Turnep est inférieur au fin Navet français !

Nous extrayons les passages suivants de la relation du voyage en France à la fin du XVIIe siècle de l’anglais Martin Lister : « Les racines de ce pays diffèrent beaucoup des nôtres. Ici il n’y a point de turneps ronds, mais ils sont tous longs et minces et d’excellent goût d’ailleurs et propres à assaisonner les potages ou les ragoûts, pour lesquels les nôtres sont trop forts. On a récemment introduit cette espèce en Angleterre, mais nos jardiniers ne savent pas la gouverner. Les plaines sablonneuses de Vaugirard, auprès de Paris, sont fameuses par cet excellent légume. Après nous être avancés en France l’espace de 2 ou 3 journées, nous ne trouvâmes plus d’autres turneps que les navets ; et ils étaient meilleurs à mesure que nous approchions de Paris. Ils ne sont pas plus gros qu’un manche de couteau et excellents comme je viens de le dire, soit dans le potage soit avec du mouton[306]. »

[306] Voyage de Lister à Paris, Trad. Sermizelles, p. 134.

Il y a une centaine d’années, Phillips faisait la même observation : « Nous avons remarqué que Paris est approvisionné par un navet long, fusiforme, de la forme d’une carotte et qu’on appelle navet des Vertus. Ils sont certainement plus doux que nos turneps et bien supérieurs pour potages et autres préparations culinaires[307]. »

[307] History of cultivated vegetables (1828), t. II, p. 366.

Comme toutes les plantes très anciennement cultivées, l’espèce Napus du genre Brassica a produit beaucoup de variétés dissemblables, les unes de forme sphérique, d’autres fusiformes, turbinées ou très effilées ; elles diffèrent encore par la grosseur, la couleur blanche, jaune, grise, parfois rouge (rouge plat hâtif), ou noire (noir rond sucré).

Chez le Navet, l’influence du milieu cultural est plus remarquable que chez tout autre légume. De là le grand nombre de races localisées dont beaucoup dégénèrent facilement, et perdent leurs qualités spéciales lorsqu’elles ne sont plus soumises à l’influence du climat et des propriétés physiques et chimiques de leur sol natal.

Dans les temps modernes, les Français ont perfectionné le Navet. Nous citions plus haut le Navet d’Aubervilliers ou des Vertus. La plaine des Vertus est constituée par le territoire d’Aubervilliers, ce village parisien renommé depuis plus de quatre siècles pour ses cultures de gros légumes. Les maraîchers de cette région ont créé les races commerciales les plus cultivées en France. Le beau Navet Marteau est issu de l’ancien Navet long des Vertus ou plutôt de sa sous-variété hâtif des Vertus. La race Marteau, caractérisée par sa forme renflée en massue, s’est montrée entre 1850 et 1860. Nous n’avons pas rencontré ce nom avant 1858. C’est alors que le grainier Louesse cite avec l’orthographe Martot, ce Navet que l’on préfère, dit-il, à cause de sa belle forme obtuse et arrondie à l’extrémité[308]. La 3e édition du Manuel de Culture potagère de Courtois-Gérard (1858) mentionne la sous-variété du Navet hâtif des Vertus nommée Marteau que sa deuxième édition (1853) ne connaissait pas. Est-ce le renflement de la partie inférieure qui lui a valu ce nom ? Peut-être. On pourrait aussi soupçonner, à cause de cette particularité, un transfert du nom d’un vieux Navet normand le N. Martot ou Maltot. Le Traité des plantes potagères de Vilmorin admet Martot ou Maltot comme synonymes de N. gris de Morigny. Le véritable Navet Maltot est populaire dans le Calvados d’où il est vraisemblablement sorti. Il existe un village du nom Maltôt dans ce département et aussi une localité dénommée Martot dans le département de l’Eure.

[308] L’Hortic. français, 1857, p. 183.

Une sélection de la race Marteau des Vertus est le N. à forcer demi-long obtenu vers 1890, obtus, mais non renflé à l’extrémité, que l’on cultive sur une grande échelle pour l’exportation. Les feuilles, réduites en nombre et en dimension, la rapidité de sa croissance, en font le Navet idéal pour la culture sous châssis.

A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, les maraîchers parisiens faisaient en petite quantité une culture forcée d’une variété hâtive, mais au fur et à mesure que la Pomme de terre nouvellement introduite fut plus recherchée, la culture du Navet forcé devint moins lucrative ; elle fut finalement abandonnée. Après la guerre de 1870, nous dit M. Curé, secrétaire du Syndicat des maraîchers parisiens, quelques jeunes maraîchers eurent l’idée d’entreprendre la culture forcée du Navet blanc hâtif race Marteau. Ce Navet, d’une croissance extra-rapide, n’occupe pas la terre longtemps, ce qui diminue son prix de revient.

D’autre part, sa qualité est très supérieure à celle des Navets cultivés dans le Midi pour primeurs. Aussi l’industrie du Navet forcé a pris depuis cette époque une grande place dans la culture maraîchère des environs de Paris et son exportation en Angleterre, Belgique, Allemagne, Russie pendant les mois de mars et d’avril de chaque année atteindrait le taux respectable de trois millions de francs[309]. Les races anglaises Early Milan, Snow Ball, Red Globe, etc., ont aussi une aptitude spéciale à réussir sur couche.

[309] Rev. hortic., 1902, p. 165.

Le Navet rond des Vertus encore appelé N. de Croissy est très commun sur les marchés. Croissy, village situé non loin de la machine de Marly, s’est spécialisé depuis plus d’un siècle dans la culture du Navet et de la Carotte ; il fournit les premiers Navets de pleine terre envoyés aux Halles de Paris au commencement de mai et alimente les marchés parisiens pendant la plus grande partie de l’année. Montesson, Palaiseau, Flins et Viarmes sont des centres de production du Navet très importants.

Les Navets dits secs diffèrent de ces races maraîchères par leur chair plus sucrée et qui reste ferme après cuisson au lieu d’être aqueuse et fondante. Les variétés anciennes de Saulieu, de Meaux, de Teltau, de Freneuse appartiennent à cette catégorie de Navets fins.

Le Navet réputé de Freneuse a fait connaître le nom de ce charmant village situé sur les bords de la Seine, près de Mantes. Entre 1600 et 1650 les habitants de Freneuse commencèrent à consacrer la plus grande partie de leur territoire très sableux à la production du Navet ordinaire qu’ils allaient ensuite exporter dans la région normande sur les marchés de Gisors, La Roche-Guyon, Magny, Vernon. Quelques cultivateurs amenaient leur voiture jusqu’à Rouen, Beauvais et Paris.

La culture plus lucrative de l’Asperge, qui a pris une grande extension à Freneuse à partir de 1865, a fait disparaître l’industrie du Navet. Le cultivateur freneusier sème toujours quelques ares de « petite graine » pour les besoins de sa maison. Celui-là est le vrai Navet de Freneuse qui n’est jamais venu à Paris. Le Navet vendu autrefois sous ce nom provenait du territoire de Flins, près Poissy[310].

[310] Communication due à l’obligeance de M. Renout, maire de Freneuse.

Il existe en France une certaine prévention contre les Navets à chair jaune, d’ailleurs excellents. Sont cependant assez cultivés le N. Boule d’or, jolie variété sphérique, importée d’Angleterre en 1844 par le comte de Gourcy, agronome, et issu du N. jaune de Malte, le Navet jaune de Montmagny, nouveauté de 1875.

Selon Littré, le mot français Navet est dérivé du latin Napus par l’intermédiaire d’un diminutif Napetus et par suite de la tendance à changer le p en b ou en v. Dans les lois saliques nous voyons déjà nabina et navina, lieux cultivés en Navets. Les textes du moyen âge présentent les formes : naviet, navez ; navel et naveau sont les dérivés les plus fréquents ; ce dernier a été usité jusqu’au XVIIe siècle. Les patois berrichons et picards ont gardé naviau et naveau.

Quant à la Rave, toutes les langues européennes ont un nom commun : grec, rapus et raphus ; latin rapa ; irlandais raîb, raibe ; ancien allemand raba, ruoba ; scandinave rôfa ; ancien slave repa ; russe rjepa, etc. La racine sanscrite rap, paraît exprimer une idée de gonflement, de plénitude qui s’appliquerait fort bien aux formes des racines en question[311].

[311] Pictet, Orig. indo-européennes, t. I, p. 376.

PANAIS

(Pastinaca sativa L.)

Le Panais est un légume bien déchu de son ancienne popularité. Ils sont rares aujourd’hui ceux qui aiment la chair pâteuse et le goût aromatique de cette racine qui n’entre plus guère dans les cuisines que pour servir à l’assaisonnement des potages.

Avant l’introduction de la Pomme de terre, la chair du Panais, reconnue plus nourrissante que celle de la Carotte, était un aliment estimé pour les jours maigres. Contrairement à l’usage actuel, on mangeait beaucoup de Panais et peu de Carottes.

Le botaniste allemand Tragus (1552) dit que le Panais et le Phaseolus forment le fond de la nourriture pendant le Carême. Avant la Réforme, on cultivait en grand le Panais, en Angleterre, pour la nourriture de l’homme, car c’était l’accompagnement favori du poisson séché consommé en temps de carême.

Dans toute l’Europe, cette racine devait être autrefois une importante denrée pour les classes pauvres. D’après Dalechamps (XVIe siècle), Pastinaca (Panais) vient de pascere, paître[312] « parce que la populace en mange souvent et s’en repaît ». De son emploi alimentaire si fréquent le Panais a gardé le nom de Pastinaca, en français Pastenade, qui lui était d’abord commun avec la Carotte. Les déformations successives du mot Pastinaca ont donné : pastenaie, patenais, pasnaie, panais.

[312] Ou mieux de pastus, aliment.

Le Panais cultivé descend du Panais sauvage, Ombellifère bisannuelle indigène. Cette plante est commune dans l’Europe méridionale et tempérée ; on la trouve en France dans les champs, les pâturages secs, les terres incultes.

Le Panais sauvage a une racine fusiforme, blanchâtre, très coriace, enfin immangeable, mais la culture l’a rendue charnue et plus volumineuse. On a vu des Panais ronds pesant 1 kilogramme 175 grammes.

Les commentateurs ne sont pas bien d’accord sur la question de savoir si le Panais a été connu des Anciens. On croit voir le Panais dans une racine comestible nommée par Pline et Dioscoride Elaphoboscon[313]. C’est du moins l’opinion de Sprengel, de Fée, de Sibthorp. Le Staphylinos des Grecs est peut-être le Panais sauvage. Il est possible que les divers Pastinaca des auteurs latins comprennent le Panais[314]. Dans tous les cas, la culture du Panais dès le haut moyen âge n’est pas douteuse.

[313] Hist. nat. l. XXII, chap. 37.

[314] Ed. Fournier, Dict. des Antiquités, article Cibaria.

Le capitulaire de Villis, de Charlemagne, distingue bien le Panais et la Carotte : Pastenaca et Caruitas.

Deux vers de Gauthier de Coinci, poète au XIIIe siècle, montrent que le Panais était alors chose vulgaire :

« Car une truie une basnaie
« Aime assez mielx c’un marc d’argent. »

(Miracles de la Vierge)

C’est là sans doute le plus ancien exemple du mot français Panais (avec la forme basnaie pour pasnaie).

Le Traité de Courtillage, inséré dans le Ménagier de Paris (1393), donne une indication culturale : « Panoit soit semé large à large ».

En l’an 1473, il y eut si grande disette de Navets et de Panais qu’un chroniqueur en fit la remarque : « Les navets, les pastenées et racines estoient sy chières con vendoit IIII navels II deniers, III pastenées I denier[315]. »

[315] Larchey, Journal de Jehan Aubrion, p. 53.

Au XVIe siècle, les botanistes ; Tragus, Camerarius, Lobel, Dalechamps, Gérarde, décrivent ou figurent un grand Panais long, race primitive qui se rapproche de la forme sauvage, le nommant Pastinaca sativa ou domestica. Fuchs l’appelle Sisarum sativum magnum et Clusius, dans sa traduction de Dodoens : grand Chervis cultivé. Pour Dalechamps et Lobel, c’est la Pastenade des jardins.

On voit déjà poindre une race supérieure, à couronne creuse, qui est représentée à notre époque par le Panais long ou demi-long de Guernesey, lequel est caractérisé par une rigole circulaire du collet, d’où partent les feuilles[316].

[316] Camerarius, Epitome (1586), p. 507.

Au XVIIe siècle, apparaissent les Panais ronds, plus larges que hauts, à développement plus rapide, à feuillage peu abondant, par conséquent appropriés à la culture bourgeoise. Ce sont aujourd’hui les plus recherchés pour le potager ; ils sont précoces comme tous les légumes-racines de forme sphérique et leur feuillage réduit les rend moins encombrants.

Le Panais rond s’est aussi appelé Panais de Siam[317].

[317] De Combles, L’Ecole du Potager (1749), t. II, p. 693.

Jusqu’à ce qu’il fut détrôné par la Pomme de terre, le Panais a été en honneur dans la cuisine. Le grand cuisinier La Varenne servait sur les tables princières des plats de Panais à la sauce, blanche. Le mode de préparation le plus fréquent, au XVIIe siècle, était le Panais bouilli, frit et passé dans la pâte, à la manière de nos Salsifis.

PERSIL DE HAMBOURG OU A GROSSES RACINES

Comme le Céleri-Rave, le Cerfeuil bulbeux, et quelques autres plantes à parties souterraines alimentaires, le Persil à grosses racines semble avoir été usité de longue date en Hollande, Allemagne, Pologne ; les légumes-racines en général sont toujours entrés pour une large part dans l’alimentation des peuples du Nord de l’Europe.

Simple variété du Persil commun, le Persil tubéreux est cultivé pour sa racine fusiforme, renflée, devenue succulente, qui constitue un bon légume d’hiver au goût de Céleri-Rave, s’accommodant comme les jeunes Carottes ou les Salsifis ; le feuillage conservant d’ailleurs ses propriétés condimentaires.

M. Margueritte, jardinier en chef de l’Institut des nobles à Varsovie, lorsqu’il introduisit il y a cinquante ans ce légume alors inconnu en France, ne se doutait pas qu’aux derniers siècles le Persil à grosses racines était admis dans la cuisine française : il arrive parfois que des nouveautés horticoles ne sont que des réintroductions. C’est le cas pour le Persil de Hambourg.

Fuchs connaissait la plante à l’état cultivé en Allemagne en 1542[318]. On l’indiquait alors comme originaire de Hollande avec le nom de Persil hollandais. Au commencement du XVIIe siècle on voit ce Persil en France. D’après Cl. Mollet : « Les racines de gros Persil sont aussi fort excellentes[319]. » Son fils André, jardinier de la reine de Suède, dit dans son Jardin de plaisir (1651) que les racines du gros Persil sont mangées en Suède. La plante figure dans certains traités de cuisine français du XVIIIe siècle. De Combles en parle en 1749 : « Le Persil à grosses racines n’est pas assez connu en France et mal à propos on néglige de le cultiver ; les Allemands en font grand cas avec justice et c’est l’espèce à laquelle ils sont le plus attachés[320]. » On voit encore le Persil de Hambourg dans un catalogue d’Andrieux-Vilmorin (1783).

[318] De Stirpium (1542), p. 573.

[319] Théâtre des plans et jardinages, p. 150.

[320] L’Ecole du Potager (1749), t. II, p. 390.

En 1726 le grainier anglais Towsend, auteur d’un ouvrage intitulé Seedsman, dit qu’en Hollande le peuple fait cuire les racines du gros Persil et les mange comme un bon plat. Miller prétend l’avoir introduit en Angleterre en 1727.

En 1860, M. Margueritte, le réintroducteur du Persil de Hambourg en France, publia une note destinée à appeler l’attention sur cette plante alimentaire qui, disait-il, « se vend en abondance sur les marchés de Varsovie »[321].

[321] Journal Soc. imp. d’Hortic., 1860, p. 343.

Vers 1865-1868, M. Vavin, amateur à Bessancourt, cultivait le Persil à grosses racines. Dans les communications qu’il fit à la Société impériale d’Horticulture sur cette plante nouvelle, il ne lui reconnaît qu’une qualité médiocre. Depuis, le Persil de Hambourg a sans doute été amélioré. Il semble peu cultivé. La Revue horticole l’a signalé plusieurs fois à partir de 1882. On en connaît deux variétés, l’une à racines très longues ; une autre à racines plus courtes et plus grosses.

RADIS

(Raphanus sativus L.)

Evidemment ce n’est pas pour leur valeur alimentaire que sont cultivés les jolis petits Radis au frais coloris rose ou écarlate. L’art culinaire les accepte comme un hors-d’œuvre appétissant en même temps qu’une décoration pour les tables. Gros Radis d’été, Radis noir d’hiver, à la chair ferme et piquante, ne sont aussi que des condiments apéritifs… pour ceux qui possèdent l’intégrité de leurs facultés digestives.

Les Radis appartiennent au genre Raphanus de la famille des Crucifères, voisin des Sinapis (Moutarde) et des Brassica (Choux, Colza, Navets-Raves). Comme ces dernières plantes, il comprend deux classes de variétés : des Radis à graines nombreuses et oléagineuses, mais dont la racine n’est pas charnue. On les cultive en Chine, en Orient, pour extraire l’huile des graines. Nos Radis ne sont que des plantes potagères ; chez ceux-ci, la base de la tige renflée se confond avec la racine pivotante pour former une sorte de tubercule comestible globuleux, ovoïde ou allongé.

L’origine du Radis est incertaine. On peut soupçonner le Raphanus maritimus d’être son type primitif. Dans tous les cas, cette espèce sauvage commune dans la région méditerranéenne est la plante la plus voisine de notre Radis, tant par sa racine vivace qui produit la seconde année un pivot assez gros, allongé, que par l’important caractère de son fruit, presque semblable à la silique ventrue et subéreuse du Radis cultivé.

Pour le botaniste J. Gay, le Radis des anciens Grecs n’est autre que le Raphanus maritimus dont l’habitat s’étend de Gibraltar à la Mer Caspienne[322]. L’origine géographique de la plante concorde avec les données des anciens auteurs. Ce serait le Raphanis agria de Dioscoride, lequel, selon Pline, se nommait Armon ou Armor dans le Pont, d’où l’Armoracia des Latins, nom qui a été abusivement appliqué par Pline au grand Raifort (Cochlearia Armoracia). La linguistique reconnaît une origine arienne au terme Armoracia. Le mot existe dans l’arménien et le cymrique avec le sens de racine. L’identification de l’Armoracia avec notre Radis paraît d’autant plus juste que les Italiens ont conservé le mot Ramoraccio pour désigner cette plante potagère, tandis qu’ils ne connaissent le Raifort que sous le nom de Raffano.

[322] De Candolle, Géographie botanique, II, p. 826.

D’après Linné, beaucoup d’auteurs ont indiqué le Radis comme originaire de l’Extrême-Orient. Il est vrai que la Chine et le Japon possèdent depuis la plus haute antiquité de nombreuses races de Radis, les unes oléifères, d’autres comestibles, quelques-unes à racines énormes. Une telle abondance de formes n’a pu se produire qu’à la suite d’une longue culture. En effet, le Radis est mentionné dans le Rhya, ouvrage chinois de l’an 1100 avant notre ère[323].

[323] Bretschneider, Botanicon Sinicum, t. II, p. 39.

Si la culture du Radis est aussi très ancienne dans l’Europe méridionale, où doit-on placer le point de départ de sa transformation en plante potagère ? Le transport du Radis cultivé du midi de l’Europe en Chine au travers toute l’Asie, dans les temps non civilisés, serait une exception peu probable à une certaine loi historique : les apports de plantes cultivées se sont faits généralement en sens contraire. Ils ont marché de l’est à l’ouest comme les invasions humaines. L’habitat du R. maritimus paraissant s’étendre à l’est peut-être jusqu’à l’Inde ou à la Chine, certains sujets venus en terre très fertile ont pu devenir accidentellement comestibles à la fois en Extrême-Orient et dans l’Europe méridionale.

Plusieurs botanistes soupçonnent que le Raphanus sativas ou Radis cultivé est simplement un état particulier, à grosse racine et à fruit non articulé du Raphanus Raphanistrum, Ravenelle ou Raveluche, plante très commune de nos moissons, souvent confondue avec la Moutarde sauvage ou Sanve, et qu’on trouve à l’état spontané dans toute l’Europe et l’Asie tempérées[324].

[324] De Candolle, Orig. des pl. cultivées, p. 25.

Certaines expériences de M. Carrière paraissent donner quelque créance à cette hypothèse. Vers 1865, M. Carrière, alors chef des pépinières au Muséum, entreprit la transformation du R. Raphanistrum en plante potagère. A la quatrième génération seulement, il aurait obtenu des Radis à racine charnue, de forme, de grosseur et de coloris variés, dont il a donné des figures bien faites pour étonner[325]. Mais il y a tout lieu de croire que les Radis de M. Carrière naïvement baptisés du nom de Radis de famille, à cause de leur grosseur, étaient des produits hybrides et le résultat d’un pollen étranger de hasard transmis par la voie éolienne ou mieux par les nombreux insectes qui butinent sur les fleurs des Crucifères. On eût aimé que l’expérimentateur montrât en même temps les états successifs par lesquels ses semis ont dû passer, s’il y a eu véritablement amélioration progressive. Une contre-expérience tentée par M. Decaisne, professeur au Muséum, et conduite avec tout le soin désirable, a été suivie pendant plusieurs années par M. D. Bois, aujourd’hui assistant de la chaire de culture au Muséum, de qui nous tenons ce détail ; elle n’a donné que des résultats négatifs.

[325] Journal Soc. imp. d’Hort. 1869, p. 253, 329.

La déviation accidentelle du type obtenue par M. Carrière n’a pas été remarquée dans la nature. Pourtant le Raphanus Raphanistrum habite les champs cultivés, en terrain fumé, labouré, travaillé, c’est-à-dire que la Ravenelle croît naturellement dans des conditions très favorables aux variations spontanées et identiques à celles créées par le chef des pépinières du Muséum pour ses expériences culturales.

Deux caractères botaniques de premier ordre contredisent en outre la filiation présumée du Radis dans l’hypothèse de M. Carrière. Le Radis cultivé diffère du R. Raphanistrum par sa silique ventrue, non articulée, par la couleur de ses fleurs blanches ou violettes, jamais jaunes. A ces arguments s’ajoute un caractère physiologique : la délicatesse du Radis sous nos climats indique qu’il doit procéder plutôt d’une forme méridionale que d’une plante indigène aussi rustique qu’est la Ravenelle sauvage. Comme tant d’autres plantes domestiques, le Radis serait-il un produit hybride et le résultat d’un croisement entre R. maritimus et R. Raphanistrum ? ou bien serait-il dérivé d’une forme asiatique aujourd’hui disparue de la nature sauvage ? La grande analogie qui existe entre le Radis cultivé, le Mougri de Java, les Radis oléifères d’Extrême-Orient et de l’Inde donnerait créance à cette dernière hypothèse.

Les Anciens ont possédé plusieurs sortes de Radis qu’il n’est guère possible d’identifier. Hérodote, au Ve siècle avant notre ère, appelle surmaia un Radis dont les constructeurs de la grande pyramide d’Egypte ont fait une énorme consommation constatée par une inscription lapidaire qui se voyait encore de son temps.

Des archéologues ont signalé le Radis figuré sur les murs du temple de Karnak, dans l’Ile de Philæ (Haute-Egypte). Une peinture de Pompéi représente une botte de Radis ronds en compagnie d’autres légumes[326].

[326] Pitture d’Ercolano, t. II, p. 52.

On suppose que radicula et syriaca radix de Columelle et de Pline, à chair tendre et douce, sont nos petits Radis roses à forme globuleuse, pendant que la Rave du Mont-Algide (algidense), très allongée, à chair translucide, serait la forme longue de nos Radis[327]. Il est prudent de faire des réserves sur ces identifications, vu la brièveté et l’insuffisance des descriptions anciennes.

[327] Columelle, l. X, c. 114 ; l. XI, c. 3. — Pline, l. XIX, 26.

Le Radis ne paraît pas avoir été largement répandu au moyen âge dans le Nord de l’Europe. En Italie et en général dans le Midi, il devait être plus apprécié. Au XVIIIe siècle, les variétés italiennes étaient réputées les plus délicates pour la table. Nous constaterons, à ce propos, que les légumes aqueux rafraîchissants, les salades et les plantes condimentaires destinées à exciter les fonctions digestives sont entrés de préférence au potager des méridionaux, tandis que le besoin d’une alimentation azotée a obligé les habitants des climats froids à cultiver principalement les légumes très nourrissants, les racines féculentes, les Légumineuses.

Il faut arriver au XVIe siècle pour voir distinctement le Radis dans les Histoires des Plantes des premiers botanistes qui l’ont décrit et figuré. Comme de nos jours, il était mangé avant le repas pour stimuler l’appétit. C’est le Raphanus longus de Tragus, Matthiole, Lonicer et Camerarius ; le R. purpureus minor de Lobel ; le Radicula sativa minor de Dodoens. Ruel, ancien botaniste français (1536), dit que l’on sert quotidiennement cette racine sur les tables sous le nom vulgaire de Radis. Cependant l’appellation usuelle était Raifort cultivé ; le Cran (Cochlearia Armoracia), qui est le véritable Raifort, portait le nom de Raifort sauvage. Entre ces plantes Crucifères voisines : Raifort, Radis et Raves, il y a eu une perpétuelle confusion de noms.

Actuellement le Raifort des Parisiens n’est autre chose que le Radis noir. Les Radis longs sont encore nommés Raves de jardin par les jardiniers.

RADIS (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Au XVIIe siècle le Radis de tous les mois commençait à être largement cultivé. Le Jardinier françois (1651), La Quintinie (1690), le Jardinier solitaire (1704) le sèment sur couche à chaque décours de la lune. Tous l’appellent Raifort ou petite Rave. Plus tard le terme Radis fut réservé aux petits Radis ronds.

L’Italie semble avoir fourni les premiers Radis rouges, tel le Raifort purpuré de Lobel, figuré aussi par Matthiole et Dalechamps. Gérarde, auteur anglais (1597), représente deux variétés de Radis, une à racine globuleuse ; l’autre à racine oblongue. Parkinson (1629) ne connaissait que le Radis noir d’hiver et un Radis blanc dont il existait plusieurs formes.

C’est que nos jolies variétés si agréables à l’œil, appétissants Radis tendres, croquants, à l’eau savoureuse, sont des conquêtes modernes du jardinage, et surtout du jardinage français. L’abbé Rozier, à l’article Rave de son Cours d’Agriculture qui parut en 1789, fixait à 30 années en arrière l’apparition des variétés perfectionnées de Radis. Le Radis typique de l’ancien temps paraissant avoir été un long Radis blanc, gris ou rougeâtre, médiocre au point de vue culinaire.

D’après Miller, le Radis rouge rond ou rose n’aurait été introduit de France en Angleterre qu’en 1802.

De Combles, en 1749, connaissait trois variétés de petites Raves, c’est-à-dire de Radis longs blancs ou rouges et huit sortes de radix, comprenant sous ce terme les petits Radis ronds, les gros Radis d’été et les Radis noirs d’hiver. Des Radis de table, il existe aujourd’hui des variétés sans nombre dont les noms remplissent les catalogues des grainiers. Le petit saumoné, le rose demi-long, le rose à bout blanc, le long écarlate, le rond écarlate et autres ont été tour à tour les favoris de la mode. Nous ne connaissons pas de plus ravissant tableau que la collection des Radis modernes figurée dans une planche coloriée qui accompagne un article sur ce légume dû à la plume autorisée de M. Henri de Vilmorin[328]. Quelles merveilleuses nuances dans les frais coloris ! Quelle diversité dans les formes, depuis le long écarlate, Rave en miniature, jusqu’au rose à bout blanc terminé par une fine queue de rat qui est la véritable racine.

[328] Revue hortic. 1898, p. 84.

Aujourd’hui, le type recherché serait le demi-long, à bout en massue, semblable à un petit Navet Marteau. Les maraîchers connaissent le peu de fixité de ces sous-variétés qu’ils maintiennent difficilement pures, le double jeu de la fécondation croisée et de la variation naturelle les transformant sans cesse.

Quelques Radis d’agrément, sans importance économique, méritent d’être signalés. Ce sont des introductions récentes.

Le Radis rose d’hiver de Chine a été introduit par les missionnaires en 1837 et propagé par les soins de M. l’abbé Voisin. Il figure comme nouveauté dans le Bon Jardinier de 1840.

Le Radis rouge monstrueux de Kashgar, originaire de l’Asie Centrale, a été réintroduit par M. Paillieux en 1890.

En 1874 fut mis au commerce sous le nom de Raphanus acanthiformis un énorme Radis blanc plus tendre que le Radis noir, simple variété du R. sativus cultivée au Japon sous le nom de Daïkon. Dans ce pays on le consomme cru, cuit ou confit dans le sel et il s’en fait une énorme consommation. La presse horticole a beaucoup parlé de ces Radis exotiques que l’on peut manger en guise de Navets dont ils ont assez le goût. MM. Paillieux et Bois ont consacré aux diverses variétés de Radis du Japon ou Daïkon un substantiel chapitre de leur Potager d’un Curieux.

C’est encore à M. Paillieux que l’on doit la réintroduction du Radis serpent (R. caudatus L.) dans nos cultures. C’est une espèce distincte dont les siliques, extraordinairement longues, sont comestibles ; elles se consomment à la croque au sel comme nos Radis dont elles ont le goût. La plante est cultivée dans l’Inde et surtout à Java où elle paraît spontanée. Le nom local est Mougri. Le Radis serpent a été signalé pour la première fois par Linné en 1767 dans son premier Mantissa (p. 95).

Raphanus, le nom latin scientifique du Radis, vient du grec ; ce nom fait allusion à la rapidité de la croissance de la plante. Dans toutes les langues européennes le nom du Radis est dérivé du latin radix, racine. L’ancien français présente les formes suivantes, depuis le XIIe siècle : raïs, raïz, rait, raix, radix.

SALSIFIS

(Tragopogon porrifolium L.)

Plante bisannuelle à racine comestible, fusiforme, blanche, charnue, d’un goût très doux, que l’on confond parfois avec la Scorsonère ou Salsifis noir qui a la racine noire extérieurement et les fleurs jaunes, tandis que le Salsifis a la racine blanche et les fleurs d’un pourpre violet. Les deux plantes se ressemblent et appartiennent à la même famille des Composées-Chicoracées, mais elles sont botaniquement distinctes.

Le Salsifis se trouve spontané dans les départements méridionaux de la France, en Suisse, Grèce, Italie, Dalmatie et Algérie. Le Salsifis des prés (Tragopogon pratense L.), commun aux environs de Paris, est une autre espèce non cultivée et différente du Salsifis des jardins.

Le nom grec Tragopogon, qui veut dire barbe de bouc (à cause des aigrettes plumeuses des semences), s’appliquait dans l’Antiquité soit à notre Salsifis cultivé, soit au Tragopogon crocifolium, qui appartient aussi à la flore grecque. De la culture du Salsifis chez les Anciens, nous ne connaissons rien. Peut-être se contentaient-ils de le recueillir à l’état sauvage ? D’aucuns ont vu dans une peinture de Pompéi une botte d’Asperges en compagnie de Carottes et peut-être de Radis[329]. Nous reconnaissons très distinctement dans ces prétendues Asperges les racines fusiformes du Salsifis préparées pour le marché.

[329] Pitture d’Ercolano, t. II, pl. VIII, p. 52.

Le moyen âge paraît ignorer le Salsifis qu’Olivier de Serres signale comme une plante nouvelle : « Une autre racine de valeur, dit-il, est aussi arrivée en nostre cognoissance depuis peu de temps en çà, tenant rang honorable au jardin ; c’est le Sercifi »[330].

[330] Théâtre d’Agriculture, l. VI, p. 531.

La culture doit être plus ancienne en Italie. Selon Césalpin : « Tragopogon s’appelle vulgairement chez nous sassefrica ; on vend ses racines comme légume »[331]. Salsifis semblerait donc emprunté à l’italien sassefrica — qui frotte les pierres — mot peu explicable. Le Tragopogon porrifolium de l’Europe méridionale, forme sauvage de notre Salsifis, habite souvent les endroits pierreux. Sassefrica peut être un mot identique à Saxifrage — qui brise les pierres — toutes les Saxifrages étant des plantes saxatiles. Perce-pierre se rapporte aussi à cette station habituelle dans les lieux pierreux.

[331] De plantis (1583), p. 517.

Ruellius (1536) donne la forme latine saxifica et indique le mot comme venant de l’Etrurie. L’orthographe actuelle est assez récente. On écrivait autrefois : sassefigue, sassafy, serquifie, selsifie, cercifix, salcifix.

Le Salsifis blanc a été amélioré. Les plantes non sélectionnées produisent souvent des racines petites et fourchues. Les variétés sont peu nombreuses : Mammouth, variété anglaise, Sutton’s Giant, Salsifis amélioré à grosse racine.

Il y a un siècle ou deux le Salsifis était beaucoup plus cultivé qu’aujourd’hui. On a remplacé en grande partie ce légume par la Scorsonère d’Espagne.

SCOLYME

(Scolymus hispanicus L.)

Le Scolyme est une plante bisannuelle, de la famille des Composées, à feuilles très épineuses, ayant le port et l’aspect d’un Chardon. Analogue au Salsifis et à la Scorsonère, il serait, selon quelques dégustateurs, supérieur en qualité à ces derniers légumes.

Le Scolyme croît à l’état sauvage dans tout le midi de l’Europe : Iles Canaries, Madère, Italie, Grèce, Espagne, Provence, Languedoc, Mauritanie. Jusqu’à présent il n’a été que peu ou pas cultivé, mais de tout temps les paysans de la région de l’Olivier ont récolté la racine pivotante, blanche et assez charnue du Scolyme sauvage pour la manger en guise de Salsifis ou de Scorsonère.

Chez les anciens Grecs, il est déjà question d’un Scolumos, Chicoracée ou Carduacée dont on mangeait la racine cuite. Le Scolumos de Théophraste a été identifié au Scolymus hispanicus de Linné par Clusius, Lobel, Tabernæmontanus, Camerarius, mais Dalechamps ne sait pas si ce nom doit s’appliquer au Scolyme, au Cardon ou même au Panicaut ou Chardon-Roland (Eryngium campestre L.) dont les tiges et les racines étaient alimentaires chez les Grecs, d’après Pline qui l’appelle Centum capita.

Le Scolumos de Dioscoride serait le Cactos de Théophraste, c’est-à-dire le Cardon. L’Artichaut, qui est une variété de Cardon, rappelle par son nom linnéen, Cynara Scolymus, cette confusion de noms entre deux Composées également épineuses et dont on mangeait la racine chez les Anciens.

Le Scolyme a été décrit et figuré par les botanistes de la Renaissance sous les noms suivants :

Ch. de l’Escluse signale l’usage de la racine de Scolyme à Salamanque et en Castille. La plante est très commune en Espagne. Le naturaliste Belon en parle dans ses Singularitez, l’ayant observé dans les Iles de l’Archipel. Les Grecs modernes l’appellent Scolumbros.

Aucun auteur ancien de jardinage ne mentionne le Scolyme. L’initiative de sa culture jardinière revient à M. Robert, directeur du Jardin botanique de la Marine, à Toulon. Lors de ses herborisations autour de cette ville, il rencontrait souvent le Scolymus hispanicus à l’état sauvage.

Connaissant par expérience les bienfaits de la culture, vers 1835 il eut l’idée d’améliorer le Scolyme pour en faire un succédané du Salsifis et de la Scorsonère. Ses essais ayant réussi, il montra, par une notice publiée dans les Mémoires de la Société des Sciences, Belles-Lettres et Arts du département du Var, que le Scolyme sélectionné offrait des racines grosses, blanches, charnues, agréables au goût, dignes de figurer à côté de la Scorsonère. En 1838, M. Robert envoya des graines à Paris et la Société royale d’Horticulture lui décerna une médaille d’argent pour introduction d’un nouveau légume[332].

[332] Ann. Soc. roy. d’Hortic., t. XXV (1839), p. 153.

Jacques, de Neuilly, Bossin, Battereau, d’Anet, et quelques autres, expérimentèrent le Scolyme et l’on vit paraître le nouveau légume aux séances de la Société royale d’Horticulture. M. Vilmorin commença la culture du Scolyme en 1836. A partir de l’année 1840, il le classe parmi les plantes potagères dans les éditions successives du Bon jardinier, attestant que le Scolyme constitue une acquisition de valeur pour les jardins. La presse horticole l’a également recommandé à différentes reprises.

Le Scolyme paraît avoir été l’objet d’une certaine culture locale dans le Lyonnais et le Vivarais, à une date assez ancienne, si nous en croyons une note de M. G. Bravy publiée en 1866 : « Le Scolyme d’Espagne est depuis longtemps reconnu comme un bon légume et cultivé dans plusieurs départements. En 1830, sur le conseil de M. Jacquemet-Bonnefont, habile horticulteur d’Annonay, j’avais essayé dans le Puy-de-Dôme la culture de cette plante, et je fus tellement satisfait du résultat que non seulement je l’ai continuée depuis, mais que je m’empressai de la conseiller à mon tour à mes voisins. La supériorité de sa racine sur celle du Salsifis et de la Scorsonère comme finesse de chair et délicatesse de goût, la fit admettre dans beaucoup de jardins. Le même M. Jacquemet, que je crois être le premier promoteur de cette culture, répandit le Scolyme dans le Rhône, l’Ardèche et les départements voisins. En 1845 et 1846, je l’ai trouvé abondamment cultivé dans les potagers de Lyon, de Vienne, etc. »[333].

[333] Bull. Soc. d’Hortic. et de Bot. de l’Hérault, 1866, p. 210.

Cependant, malgré quelques cultures locales et malgré les tentatives de M. Vilmorin pour faire accepter ce légume, il était si peu vulgarisé à la fin du XIXe siècle que MM. Paillieux et Bois ont cru devoir l’expérimenter à Crosnes parmi leurs plantes potagères nouvelles ou peu connues. D’après les auteurs du Potager d’un Curieux « la saveur des racines du Scolyme est infiniment plus agréable que celle des Scorsonères et des Salsifis[334] ».

[334] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 555.

Aujourd’hui la plante est sensiblement améliorée. On obtient des pivots beaucoup plus charnus et d’une forme plus régulière que ceux du Scolyme sauvage.

Il existe bien un inconvénient : la présence d’une « corde » qui a été probablement un obstacle au succès de ce légume, car sa racine partage avec celle du Chervis le défaut de posséder un axe central fibreux immangeable que l’on doit enlever avant ou après la cuisson.

Dans le Midi on mange beaucoup de Scolymes, mais la plante n’y est que peu ou pas cultivée. A Montpellier, on vend sous le nom de Cardousse ou Cardouille (diminutif de Chardon) les racines de Scolyme débarrassées de leur mèche ligneuse, c’est-à-dire réduites à la partie corticale. Il se fait aussi une grande consommation de Scolymes en Espagne. La plante se vend sur les marchés pendant cinq mois de l’année. En France, on devrait cultiver davantage le Scolyme ; cette racine alimentaire mérite de devenir autre chose qu’un légume de fantaisie.

SCORSONÈRE D’ESPAGNE

(Scorzonera hispanica L.)

L’introduction dans nos jardins de la Scorsonère d’Espagne, Salsifis noir, Ecorce noire, remonte à 200 ou 250 ans. La culture de cette plante s’est peu à peu substituée à celle du véritable Salsifis auquel elle ressemble, mais sa racine est brune à l’extérieur. Comme elle jouit des mêmes propriétés alimentaires, on la cultive de préférence à ce dernier légume pour l’approvisionnement des marchés.

La racine pivotante de la Scorsonère est plus cylindrique et régulière, plus tendre que celle du Salsifis blanc ; la plante est aussi d’un meilleur rendement et la racine offre la particularité avantageuse de ne jamais devenir filandreuse, demeurant comestible même après la floraison.

La Scorsonère est spontanée en Europe, depuis l’Espagne où elle est commune, le midi de la France et l’Allemagne jusqu’à la région du Caucase et peut-être jusqu’en Sibérie, mais elle manque à la Sicile et à la Grèce[335].

[335] De Candolle, Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 35.

Son histoire commence au XVIe siècle.

Le botaniste italien Matthiole donna, le premier, dans ses Commentaires sur Dioscoride, la figure et la description de la plante accompagnées du récit légendaire suivant :

« Nous pouvons mettre sous l’espèce de la plante Barbe de bouc (Salsifis), celle que les Espagnols nomment scurzonera ou scorzonera, d’autant qu’elle est fort souveraine contre la morsure de la vipère qu’ils nomment en leur langue scurzo. Or c’est une plante nouvellement trouvée, et je m’asseure qu’il ne se trouvera personne auparavant qui l’ait décrite. Un serf africain acheté par le seigneur Cerverus Leridanus la trouva premièrement en Catalogne d’Espagne. Car, comme il voyait plusieurs moissonneurs parmy les champs, mordus de vipères, en extrême danger de leur vie, se souvenant de l’herbe qu’il avoit vû en Afrique, et même du remède, l’ayant trouvée, il leur donnoit en brevage le jus de la racine de cette herbe et les guérissoit tous, ne voulant enseigner cette recepte à personne de peur de perdre telle pratique. Qui fut cause que plusieurs y prenant garde, et observant par succession de tems le lieu d’où il l’apportoit, enfin le trouvèrent et même les reliques (restes) des herbes qu’il avoit couppées. Ainsi on en arracha, et on en fit l’expérience, et fut de rechef confirmé qu’elle était singulière à tel accident, et pour ce aussi à cause de son effet la nommèrent scurzonera, comme qui diroit vipérine. La première que je vis jamais fut celle qui me fut envoyée par le seigneur Jean Odoric Melchior, médecin de la reine des Romains. Depuis j’en vis une toute verdoyante et en fleur, étant à la cour de l’Empereur Ferdinand, qu’on luy avoit envoyée d’Espagne par rareté[336]. »

[336] Commentaires, éd. 1688, p. 226.

C’est donc comme plante médicinale que la Scorsonère a été introduite dans les jardins des grands vers le milieu du XVIe siècle. Elle fut décrite par tous les anciens botanistes. Nous donnons ci-après sa synonymie :

Scorzonera hispanica, Matthiole, Dodoens, Lonicer, Camerarius, Cæsalpinus.

Scorzonera germanica, Gesner, Tabernæmontanus.

Scorzonera major hispanica, Clusius.

Viperaria humilis, V. hispanica, Gerarde.

Scorzonera illirica, Alpinus.

Scorzonera latifolia sinuata, C. Bauhin.

Aucun de ces écrivains n’a songé à faire de la Scorsonère une plante alimentaire. Matthiole et Dodoens conseillaient bien d’en manger la racine, mais comme préservatif contre les poisons et la peste. Cette racine, disaient-ils, possède encore une autre vertu merveilleuse : elle est incomparable pour égayer l’homme, pour chasser la tristesse et les chagrins : elle provoque le rire !

Dalechamps, au XVIe siècle, en parle aussi seulement comme d’une plante médicinale. Clusius, qui a publié en 1571 un ouvrage sur les plantes d’Espagne, reste muet sur la Scorsonère si commune en ce pays. Dans son Histoire des plantes rares (1601) il en donne une description et une excellente figure sur bois, sans parler des fabuleux mérites que les gens de son temps lui reconnaissaient.

Les Napolitains, au XVIe siècle, faisaient confire au sucre les racines d’une Scorsonère à racine tubéreuse, originaire de Sicile, le Scorzonera deliciosa, qu’ils mangeaient pour se garantir de la peste.

Boerhaave, fameux médecin hollandais, qui jouissait d’une réputation européenne, contribua beaucoup à faire connaître la Scorsonère que l’on supposait douée de vertus miraculeuses. Il l’employait contre les maladies hypocondriaques et les obstructions, administrant à ses malades le suc de la racine pris le matin à jeun à la dose de trois onces. La Scorsonère passait encore pour augmenter le lait des nourrices. Alors, dans toute l’Europe, on s’empressa de faire boire aux nourrices l’eau dans laquelle avaient bouilli des racines de Scorsonère.

Avant la découverte de la vaccine, cette plante était aussi un préservatif contre la petite vérole.

La grande similitude de la Scorsonère et du Salsifis, celui-ci plus anciennement cultivé, la fit néanmoins entrer au potager, lorsque sa vogue de plante guérissante fut épuisée.

Olivier de Serres (1600) ne connaissait pas la Scorsonère. L’auteur du Jardinier françois (1651) prétend avoir cultivé un des premiers ce légume en France[337]. Van der Groen, jardinier du Prince d’Orange, qui écrivait son Jardin des Pays-Bas en 1669, dit que les Brabançons mangeaient beaucoup de Scorsonères.

[337] Le Jardinier françois, éd. 1665, p. 113.

La Quintinie (1690) l’estimait « une de nos principales racines, qui est admirable cuite, soit pour le plaisir du goût, soit pour la santé du corps ». En Allemagne sa culture ne serait devenue générale que vers 1770.

Scorsonère signifie simplement écorce noire, et quelques-uns l’appellent ainsi sans qu’il soit besoin de faire intervenir le catalan scorzo, vipère. Clusius écrit scorsonera, comme s’il dérivait ce nom de escorsa, écorce. Il devait être fixé sur les prétendues propriétés de la plante antidote du venin de la vipère, fable propagée par le récit de Matthiole et qui a donné lieu à une fausse étymologie du nom de la Scorsonère. Le vieux français écrivait logiquement escorsonnère.

Plantes Tuberculeuses ou Rhizomateuses

CROSNE DU JAPON

(Stachys affinis Bunge. — S. tuberifera Naudin)

Une des meilleures introductions du XIXe siècle. Le Crosne est une Labiée vivace pourvue de nombreux rhizomes traçants où se trouvent les matières de réserve de la plante et qui forment comme des chapelets de petits tubercules féculents, blancs, très tendres, d’un goût agréable. La préparation culinaire de ces petits tubercules est facile et leur valeur alimentaire assez riche lorsqu’ils sont consommés frais.

On pourrait croire que la plante est originaire du Japon. Or, l’introducteur de ce nouveau légume, M. Paillieux, en le qualifiant de Crosne du Japon, avait simplement voulu lui donner un cachet d’exotisme qui plaît toujours. Mais le Stachys affinis paraît plutôt originaire de la Chine septentrionale où il est employé dans l’alimentation depuis un temps immémorial.

Selon Bretschneider, les tubercules du Stachys sont décrits comme alimentaires dans les écrits chinois des XIVe, XVIe et XVIIe siècles[338]. Au Japon, on connaît aussi la plante de longue date sous le nom de Choro-gi. Le Crosne fut introduit en France et vulgarisé à la fin du XIXe siècle par M. Paillieux, amateur qui s’occupa si ardemment de l’acclimatation des plantes utiles étrangères à notre pays, avec l’aide de M. D. Bois, assistant au Muséum.

[338] Bot. Sin. 53, 59, 83, 85.

Le Stachys affinis ou Crosne est entré dans l’alimentation avec une rapidité tout à fait exceptionnelle. M. D. Bois a raconté jadis les phases de cette vulgarisation et l’adresse que déploya l’introducteur, ancien négociant, pour « lancer » sa plante alimentaire nouvelle, à l’instar d’un article commercial. Nous laissons la parole au collaborateur de M. Paillieux :

« C’est en 1882 que M. Paillieux reçut quelques tubercules d’une plante qui figurait depuis longtemps sur ses listes de desiderata, le Stachys affinis, et qui étaient envoyés par M. le Dr Bretschneider, médecin de la légation russe à Pékin, à la Société nationale d’acclimatation. Sauf cinq ou six, ces tubercules avaient pourri pendant le voyage, et ce n’est pas sans quelques doutes dans le succès que M. Paillieux mit en culture les débris les moins endommagés de cet envoi. Mais la puissance de végétation de la plante fut telle que chaque tubercule planté donna, dès la première année, une récolte satisfaisante. La deuxième année des touffes plantées sur vieilles couches produisirent plus de cent pour un.

« C’eût été le moment de mettre le légume au commerce, si M. Paillieux avait eu en vue un bénéfice quelconque à retirer de sa culture. Il se garda de procéder ainsi, voulant, au contraire, que le jour où le Crosne ferait son apparition en public, il pût être livré à bon marché à la consommation.

« Pour être sûr que le nouveau légume serait tout de suite vendu bon marché, de façon à ne pas décourager les consommateurs désireux de le connaître, M. Paillieux prit le parti de se faire lui-même producteur et vendeur. Il loua quelques pièces de terre auprès de son jardin, y planta des Stachys et s’assura ainsi une récolte qui, à la fin de l’hiver 1886-1887, put être évaluée à environ 3000 kilogrammes.

« Tout d’abord convaincu que le nom de Stachys serait difficilement adopté par le public, il donna au tubercule le nom de Crosne qui était celui de son village, pour rappeler le lieu où la plante avait été cultivée pour la première fois en Europe. En même temps, il fit imprimer des milliers de prospectus qui, non seulement faisaient connaître le légume, mais donnaient les indications les plus précises sur ses principaux modes de préparation culinaire. En outre, M. Paillieux fit la place, cherchant partout des acheteurs, vantant sa marchandise comme aurait pu le faire le plus habile commis voyageur, et finissant toujours par la placer, par cette raison toute simple que, s’il n’arrivait pas à la vendre, il finissait par la donner.

« L’opération ainsi conduite devait réussir. Peu à peu, M. Paillieux vit arriver les commandes non seulement de Paris, mais de Lille, Lyon, Roubaix, Amiens, Reims, Marseille, etc. Puis le Crosne se répandit à l’étranger et M. Paillieux reçut des commandes de Bruxelles, de Strasbourg, de Londres et de Berlin. La vente augmenta chaque jour, et, dès la première année, le légume était lancé et le succès assuré.

« Enfin M. Paillieux s’adressa à Brébant, le restaurateur bien connu, qui reconnut les mérites du nouveau légume et l’admit sur sa carte du jour en le faisant entrer dans la salade japonaise, mets à la mode, dont la recette venait d’être plaisamment donnée au théâtre dans une pièce d’Alexandre Dumas fils, Francillon.

« Les amateurs devinrent de plus en plus nombreux, et, en 1888, les récoltes furent insuffisantes pour répondre aux demandes qui parvenaient à Crosne de tous côtés. M. Paillieux étendit ses cultures. Des centaines de publications françaises et étrangères, horticoles et scientifiques, célébrèrent à l’envi la nouvelle plante, et en 1889, les commissionnaires des Halles à Paris, commencèrent à recevoir et à vendre une grande quantité de tubercules, quantité qui, depuis cette année, alla en augmentant chaque hiver[339]. »

[339] Revue horticole, 1898, p. 215.

Une espèce indigène voisine du Stachys affinis, l’Epiaire à chapelets, Ortie morte (Stachys palustris), est commune en Europe sur le bord des mares et des fossés inondés ; elle possède aussi des rhizomes ou tiges souterraines contenant une fécule amylacée qui l’a fait employer autrefois dans l’alimentation en temps de disette, principalement en Angleterre. Dans ce pays, on mêlait cette fécule à la farine de Blé. La culture a même été essayée. En 1830, M. J. Houlton, professeur de botanique en Angleterre, préconisa la plante, disant que ses racines tuberculeuses contenaient une matière farineuse alimentaire depuis octobre jusqu’à la fin de l’hiver. C’est alors, disait-il, qu’elles peuvent être employées comme légume. L’examen des qualités culinaires de l’Epiaire à chapelets laissa à Jacques, jardinier du roi et à Poiteau, l’impression que ce nouveau légume manquait de saveur, « que c’était un aliment doux et fade qui laisse échapper cependant un peu d’amertume dont le siège est dans l’écorce »[340].

[340] Ann. Soc. roy. d’Hort. de Paris, t. VI (1830), p. 224. — t. VII (1830), p. 219.

Le Crosne du Japon a une supériorité considérable sur son congénère européen, comme grosseur et surtout comme saveur. Epiaire est la traduction française du mot grec Stachys, épi.

HELIANTI

(Helianthus decapetalus L.)

Sous le nom d’Hélianti — dérivé d’Helianthus — on a tenté, ces dernières années, d’introduire dans les cultures un Soleil vivace, voisin du Topinambour et originaire de l’Amérique du Nord, qui possède comme tous ses congénères des rhizomes charnus et au besoin comestibles. L’Helianthus decapetalus a bien l’aspect du Topinambour, mais ses rhizomes sont allongés, lisses, de la grosseur du doigt ou au-dessous.

La plante était cultivée depuis longtemps sans autre usage dans les jardins botaniques lorsqu’en 1905 M. Raphaël de Noter, publiciste horticole, essaya d’en faire une plante potagère et fourragère. Une brochurette sensationnelle qu’il publia sur ce Topinambour méconnu lui donne le nom d’Hélianti ou Salsifis d’Amérique. D’après le dire du propagateur, l’Hélianti produirait à l’hectare 100.000 kilogr. de tubercules délicieux, convenant aussi bien à la nourriture de l’homme qu’à celle des animaux domestiques ; enfin ce nouveau légume serait « une des découvertes les plus intéressantes du XXe siècle dans le règne végétal », ce qui est un peu exagéré.

Les expériences récentes ne donnent pas tout à fait les mêmes résultats que ceux énumérés par les nombreuses réclames commerciales publiées en faveur de l’Hélianti. Les cultivateurs indépendants disent qu’il est inférieur au Topinambour comme rendement aussi bien qu’au point de vue culinaire. Ce serait un légume mou, sans consistance, peu relevé comme goût et inférieur au Salsifis auquel on a voulu le comparer. Il n’est pas probable que l’Hélianti détrône jamais le Topinambour, qui est déjà lui-même un légume médiocre. La plante, toutefois, pourrait rendre des services comme fourrage vert.

IGNAME DE CHINE

(Dioscorea Batatas Dcn.)

Les Ignames sont des plantes grimpantes monocotylédones de la famille des Dioscorées, voisine des Amaryllidées.

Leur rhizome tuberculeux, souvent très gros, est alimentaire. Ces plantes appartiennent au genre Dioscorea, dont il existe 15 ou 20 espèces comestibles très différentes et beaucoup cultivées dans l’Inde, la Chine, l’Afrique, l’Archipel malais, l’Amérique intertropicale. Dans toutes ces régions, les tubercules féculents des Ignames rendent les mêmes services que la Pomme de terre. Outre la fécule, ils contiennent une substance mucilagineuse azotée qui les rend très nutritifs.

Une seule espèce, suffisamment rustique sous nos climats, est cultivée en France à titre de légume de luxe par des amateurs peu nombreux. C’est l’Igname de Chine, à rhizome très allongé, en forme de massue. L’espèce, largement cultivée pour l’alimentation dans le Nord de la Chine, n’a jamais été trouvée à l’état sauvage, mais le Dioscorea japonica de Thunberg pourrait bien être son type sauvage.

L’introduction de l’Igname de Chine en France est assez récente. En 1846, le vice-amiral Cécile avait rapporté d’un voyage en Chine un tubercule qu’il remit au Muséum. Le dit rhizome fut cultivé en pot et rentré en serre pendant l’hiver jusqu’en 1850, époque où l’on reconnut la plante nommée par Thunberg Dioscorea japonica. En 1850, M. de Montigny, consul de France à Shang-Haï, fit une seconde introduction qui donna des résultats pratiques. On apprit de l’introducteur que le tubercule de l’Igname était aussi apprécié en Chine que la Pomme de terre l’est en Europe. La maladie qui sévissait depuis quelques années sur le précieux tubercule faisait craindre sa disparition dans nos pays ; aussi l’Igname, présentée comme un succédané de la Pomme de terre, parut d’abord appelée à un grand avenir. M. Decaisne, professeur de culture au Muséum, et Pépin, jardinier-chef, firent connaître la nouvelle racine alimentaire par des articles de la presse horticole. Puis l’horticulteur-pépiniériste Paillet la propagea pour le commerce dans son établissement. En 1855, M. Naudin prédisait qu’avant un demi-siècle l’Igname serait devenue aussi populaire, dans une moitié de l’Europe, que l’est la Pomme de terre elle-même. Mais la difficulté de l’arrachage a été un obstacle à la vulgarisation de cette plante utile : le rhizome plonge dans le sol à une profondeur qui atteint un mètre et plus et sa nature cassante rend l’extraction encore plus difficile. La plantation de l’Igname en billon, qui se pratique en Chine, fut bien souvent recommandée dans la dernière moitié du XIXe siècle comme supprimant ou atténuant ces inconvénients, cependant la plante n’est pas devenue une production jardinière.

M. Hardy, au Jardin du Hamman à Alger, M. Quihou, au Jardin d’Acclimatation de Paris, cherchèrent vainement à obtenir une variété de ce légume à tubercules arrondis. Un amateur, M. P. Chappellier, s’est efforcé de rendre la culture de l’Igname pratique en effectuant des semis. Après de nombreux insuccès, M. Chappellier est arrivé récemment à obtenir une Igname améliorée que la maison Vilmorin mettait en vente en 1906. Les tubercules de cette Igname sont de moitié moins longs que ceux du type ordinaire pour un poids sensiblement égal variant entre 450 et 500 grammes. Leur longueur ne dépasse pas 40 centimètres ; cette Igname est femelle. Grâce à cette amélioration, l’arrachage ne nécessite désormais que la levée de deux fers de bêche au lieu d’exiger comme jadis l’enlèvement de plus d’un mètre de terre[341].

[341] Jal Soc. nat. Hortic. Fr., 1907, p. 727. — Le Jardin, 1908, p. 38.

Cette amélioration aura-t-elle pour effet de rendre potagère l’Igname de Chine ? Il ne semble pas que ce tubercule dont la chair est cependant supérieure à celle de la Pomme de terre, puisse se répandre beaucoup en dehors des jardins d’amateurs de légumes curieux et rares.

L’introduction, en 1862, de l’Igname plate (Dioscorea Decaisneana), à tubercules petits et arrondis, n’a pas produit de résultat appréciable et pas davantage celle de l’Igname de Farges (Dioscorea Fargesi), envoyée en France en 1894 par le P. Farges, missionnaire au Se-tchuen (Chine occidentale), qui est comestible, produisant des tubercules de la grosseur d’une petite Orange, lesquels se développent presque à la surface du sol[342].

[342] Paillieux et Bois, Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 248.

Les Egyptiens, ni l’Antiquité classique n’ont pas connu l’Igname. Il n’y a pas de noms sanscrits. On peut se baser sur ces faits pour dire que l’Ancien et le Nouveau Monde ont cultivé simultanément les Ignames depuis des époques probablement moins reculées que beaucoup de plantes alimentaires. Les Caraïbes des Antilles possédaient une espèce qu’ils appelaient ages ou ajes et, bien que plusieurs espèces du genre Dioscorea croissent spontanément au Brésil et à la Guyane, il semble que les formes cultivées en Amérique ont été plutôt introduites de l’Ancien Monde. A quelle date et par quelle voie a pu se faire cette introduction qui soulève un problème très intéressant : celui des relations qui ont existé entre les deux mondes avant Colomb ?

L’Igname n’est donc connue en Europe que depuis la découverte de l’Amérique. Au XVIe siècle les botanistes en ont parlé. Dalechamps et Clusius la figurent comme une variété de Patate. D’ailleurs, entre ces plantes, la confusion des noms est continuelle chez les anciens botanistes. Selon Morison, en Amérique, la Patate était aussi désignée sous le nom d’Inhame. Dans l’Inde, d’après Petiver, une espèce de Dioscorea s’appelait Inhame. Bien que ce nom, aujourd’hui fixé sous la forme Igname, nous soit parvenu de l’Amérique, il paraît bien dériver du verbe yam, manger, qui appartient aux dialectes des nègres de la Guinée. L’Escluse qui avait voyagé dans le sud de l’Espagne et dans le Portugal, en 1563, nous apprend que la Colocase (Colocasia antiquorum), plante à souche alimentaire, originaire d’Afrique et naturalisée dans tous les pays chauds, était recherchée par les esclaves nègres qui la mangeaient crue ou cuite sous le nom d’Inhame. Les Espagnols qui avaient vu la Colocase étaient prêts, dans le début de la découverte, à transporter son nom africain à la première racine cultivée qu’ils virent en Amérique. De là les noms de yam, niame, inhame appliqués à la plante que les Caraïbes appelaient ajes et qui est certainement un Dioscorea[343]. Igname aurait donc eu primitivement le sens de grosse racine, ou mieux de racine nourrissante.

[343] Asa Gray, Am. Journal of Sciences, t. XXV, p. 250.

PATATE DOUCE OU BATATE

(Batatas edulis Choisy)

Dans toutes les régions chaudes du globe : l’Amérique du Sud et même tempérée du Nord, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Patate douce est l’une des bases de l’alimentation ; elle remplace la Pomme de terre des pays tempérés. Les Américains, en particulier, en font une énorme consommation.

Dans le nord de la France, la Patate est cultivée par un petit nombre d’amateurs, quoiqu’elle soit connue depuis la découverte de l’Amérique et qu’elle ait été en vogue à certain moment dans le cours du siècle dernier ; mais sa culture qui exige des soins, l’emploi des couches et des châssis, enfin la conservation difficile du tubercule, lequel a un goût sucré qui ne plaît pas aux personnes habituées à la Pomme de terre, ont empêché la vulgarisation, sous nos climats, de cet excellent légume.

La Patate appartient à la famille des Convolvulacées, dont presque toutes les espèces sont rhizomateuses ; elle produit des renflements tuberculeux plus ou moins volumineux et de forme variable, selon les variétés, qui sont groupés à la base de la tige rampante ou volubile. La Patate est plus féculente que l’Igname et sa fécule, différente de celle de la Pomme de terre, a un goût sucré qu’elle doit au saccharose qui constitue avec l’amidon les matières de réserve de la plante.

L’origine de la Patate est douteuse. Les botanistes ne l’ont pas trouvée à l’état spontané. Chose bien étonnante, on a pu constater son existence, à l’état cultivé, dans beaucoup de régions tropicales qui n’ont jamais eu entre elles de communications connues. La diffusion de la plante a pu commencer dès l’époque préhistorique avec les premières migrations humaines. Ainsi la Patate était cultivée simultanément en Asie, dans le Nouveau Monde et les grandes îles de la Polynésie, séparées des continents par d’immenses espaces. Comment se fit la dispersion de l’espèce et quel est son point de départ ?

L’hypothèse de l’origine américaine est soutenue par de Candolle et d’autres éminents botanistes. La Chine connaît la Patate seulement depuis le IIe ou le IIIe siècle de l’ère chrétienne. Il est évident, dit de Candolle, que si la plante avait été connue dans l’Inde à l’époque de la langue sanscrite, elle se serait répandue dans l’Ancien Monde, car sa propagation est aisée et son utilité évidente[344]. L’Egypte, le monde gréco-romain, les Arabes du moyen âge ont en effet ignoré la Patate. D’autre part, les 15 espèces connues du genre Batatas se trouvent toutes en Amérique, savoir 11 dans ce continent seul et 4 à la fois en Amérique et dans l’Ancien Monde, avec possibilité ou probabilité de transports[345].

[344] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 45.

[345] Loc. cit., p. 43.

Les partisans de l’origine asiatique de la Patate objectent que le transport de la plante dans les îles polynésiennes est plus concevable, si l’on admet comme point de départ l’Asie méridionale, qu’une importation américaine. Les îles de l’Océanie furent peuplées primitivement par une race nègre, par les ancêtres des Papous actuels, subjugués plus tard par les migrations malaises. Or le mot péruvien Cumar, pour Patate, est analogue aux noms employés par les races polynésiennes, de la Nouvelle-Zélande à Tahiti : kumala, kumara, umara, etc. « La Patate nous vient de Hawaiki, ont dit les Maoris de la Nouvelle-Zélande. Or, pour les Polynésiens, qu’est-ce que Hawaiki ? C’est le Pays des Ancêtres. » La race conquérante qui s’est répandue en Malaisie et en Océanie a pour berceau la presqu’île de Malacca, Java, Sumatra. Ce fait expliquerait le passage de la Patate des contrées méridionales de l’Asie en Malaisie et ensuite dans toute la Polynésie[346].

[346] Courtet, La Patate douce et les Polynésiens. (Bull. Soc. d’acclim. de Fr. 1909, p. 186.)]

Il resterait à expliquer comment la Patate est arrivée en Amérique d’où elle nous est parvenue avec le premier voyage de Colomb qui offrit à la Reine Isabelle des Patates avec d’autres produits du Nouveau Monde. Peter Martyr, dans le 9e livre de sa seconde Décade (1514), donne le nom de Batata, plante cultivée dans le Honduras. Les premiers navigateurs nommaient aussi la plante camote, amote, ajes (ajes est également le nom caraïbe de l’Igname). Oviedo qui écrivait en 1525-35 décrit 5 variétés de cette plante généralement cultivée à Cuba et ailleurs et grandement estimée. Garcilasso de Vega, contemporain de la conquête, mentionne le nom péruvien apichu. Camote, qui a été conservé par les Espagnols, est le nom du Yucatan. Les Caraïbes appelaient la Patate maby. Le grand nombre de noms employés par les aborigènes indique une culture très ancienne. Batata, d’où l’on a fait Patate, est aussi un nom américain. La grande similitude des tubercules de la Patate et de la Pomme de terre a été la cause d’une confusion de noms entre les deux plantes pourtant bien différentes par leurs autres caractères. De là vient que les Anglais nomment la Pomme de terre Potato. En Belgique, dans le midi de la France, Patate est synonyme de Pomme de terre.

Dès la seconde moitié du XVIe siècle, la culture de la Patate était largement répandue en Espagne, en Portugal et en Italie. Clusius, en 1566, décrit 3 variétés encore cultivées : la rouge, la rose et la blanche. Il note, en 1576, que l’on essayait sa culture en Belgique.

La Patate a fait son apparition en France beaucoup plus tard. Poiteau a écrit jadis une notice historique sur son introduction dans notre pays[347]. Nous lui empruntons les détails suivants :

[347] Annales Soc. roy. d’Hortic. de Paris, 1835, tome XVI, p. 73.

« Il n’est pas probable que la Patate ait été connue en France du temps de Louis XIV, puisque ni La Quintinie, ni Tournefort n’en parlent. Elle n’est pas mentionnée dans le catalogue du jardin botanique de Montpellier, publié par Gouan, de 1762 à 1765, mais il est certain, d’après ce qu’en ont dit Richard et Gondoin, tous deux jardiniers de Louis XV, le premier à Trianon et le second à Choisy, qu’ils ont cultivé la Patate pour la table de ce roi, qui, assuraient-ils, l’aimait beaucoup. Or, ce fut vers 1750 que les jardins de Trianon, dirigés par Richard, ont commencé à avoir de la célébrité pour la grande quantité de plantes étrangères qu’ils renfermaient. On peut donc dire que la culture de la Patate, comme plante alimentaire, a commencé en France vers 1750.

« Depuis la mort de Louis XV jusque vers 1800, la Patate fut reléguée dans les serres chaudes des jardins botaniques. La culture pour l’alimentation reprit par suite d’une circonstance fortuite, c’est-à-dire lorsque le général Bonaparte épousa en 1794, Joséphine, qui était créole et en cette qualité aimait beaucoup les Patates. Quand Bonaparte fut parti pour l’Egypte en 1798, sa femme s’établit à la Malmaison. L’humble Patate osa se montrer parmi les plantes somptueuses qui abondaient à la Malmaison, et Joséphine, fidèle à son goût créole, la fit cultiver pour sa table. En 1804, Joséphine devint impératrice, et bientôt M. le comte Lelieur de Ville-sur-Arce fut nommé administrateur des Jardins de la Couronne. Eclairé sur la culture de la Patate par son précédent séjour en Amérique et par ses essais sous le Consulat, il en fit cultiver à Saint-Cloud avec un succès et une abondance jusqu’alors inconnus en France, et Joséphine put en régaler toute sa cour.

« Alors la Patate devint à la mode chez les courtisans ; ils en firent cultiver pour eux-mêmes et beaucoup de personnes purent, sinon manger, du moins goûter de la Patate. Bientôt les restaurateurs, instruits des bonnes qualités de la Patate par les bruits venant de la Cour, voulurent en servir sur leurs tables et ils en demandèrent aux jardiniers. Quelques-uns de ceux-ci essayèrent de la cultiver comme des Melons, réussirent plus ou moins bien, et en vendirent un peu d’abord à 5 francs la livre ; ce prix descendit vite à 2 francs et au-dessous ; et, malgré cette diminution, les restaurateurs n’en consommèrent pas davantage, aussi les jardiniers, qui ne pouvaient vendre toute leur récolte, renoncèrent à la culture de cette plante. Après l’Empire, il ne s’est trouvé aucun personnage auguste à la Cour des Bourbons qui aimât la Patate avec prédilection ; et, comme les courtisans n’ont jamais d’autre goût que celui du souverain, la Patate a été peu à peu délaissée. »

Il convient de citer ici les noms des quelques auteurs ou agronomes qui ont essayé d’attirer l’attention du public sur ce légume ; d’abord l’abbé Rozier et Parmentier, vers 1780. M. Vallet de Villeneuve, grand propriétaire dans le Var, Vilmorin et M. Tougard, vers 1830, ont tenté d’en propager la culture. Puis la maladie de la Pomme de terre, en 1845, qui fit chercher partout des succédanés au précieux tubercule, provoqua quelques mémoires sur la culture de la Patate dus à MM. de Gasparin, Reynier, Sageret[348].

[348] Ann. Soc. roy. d’Hortic., 1847, p. 194. — Mém. Soc. nat. d’Agric., t. L, (1842), p. 69. — id. t. LXII, p. 449.

POMME DE TERRE

(Solanum tuberosum L.)

Pour tous les peuples de race blanche habitant les pays tempérés de l’Europe et de l’Amérique, la Pomme de terre est certainement, avec le Blé, la principale ressource alimentaire d’origine végétale. C’est le cadeau le plus utile que nous ait fait le Nouveau Monde. Cultivée sur une faible étendue à la fin du XVIIIe siècle, son expansion a été prodigieuse durant le cours du XIXe siècle et, de nos jours, les emblavures en Pommes de terre s’accroissent encore chaque année. Est-il nécessaire de rappeler ici les services que rend ce tubercule aux classes laborieuses ? L’entrée de la Pomme de terre dans l’alimentation a éloigné pour toujours le spectre des famines qui désolaient périodiquement l’Europe autrefois. Plante agricole et horticole, on la cultive aussi bien au potager qu’en grande culture pour la table, pour la nourriture des animaux domestiques, pour l’industrie féculière et la distillerie.

La Pomme de terre appartient à la famille des Solanées et au genre Morelle (Solanum). Elle est caractérisée par la production de tubercules souterrains qui sont les seules parties alimentaires de la plante. En réalité ces tubercules sont des portions de rhizomes renflés ou mieux des bourgeons souterrains presqu’entièrement constitués par de l’amidon très riche en hydrate de carbone, substance de réserve qu’on nomme fécule dans le langage industriel ou commercial. Peut-être la tubérisation de la Pomme de terre n’est-elle pas un caractère naturel de la plante. Il est possible que ce soit un fait acquis par l’effet de diverses causes extérieures. M. Noël Bernard a émis l’hypothèse que la tubérisation serait produite par l’action d’un Champignon vivant en parasite sur les tiges souterraines ou rhizomes. Et, en effet, l’amélioration de la Pomme de terre qui consiste dans l’accroissement du volume des tubercules se produit surtout dans les milieux cultivés riches en microorganismes par suite des fumures. Chez les Solanum tubérifères sauvages, les tubercules sont très petits. Ils peuvent même manquer, ce qui montre que le tubercule n’est pas indispensable à la vie de la plante. Les Solanum tubérifères sont tous américains. On en connaît 6 ou 7 espèces[349]. Mais l’origine de la plante est entourée d’incertitudes. Là-dessus les opinions des botanistes sont très partagées. Pour Linné, Humboldt et les anciens auteurs, toutes les formes variées de la Pomme de terre cultivée dérivent d’une seule espèce, le S. tuberosum, que l’on trouverait, au dire des voyageurs, dans la Cordillière des Andes, au Chili, etc. Sans doute les naturalistes ont rencontré dans toute l’Amérique du Sud et au Mexique, des S. tubérifères avec les apparences de la spontanéité. Or toutes ces Pommes de terre sauvages ont été prises pour le type spécifique, dont notre S. tuberosum ne serait qu’un perfectionnement dû à la culture. Aujourd’hui, au lieu de reconnaître un type unique dans ces plantes spontanées, on admet qu’elles appartiennent à des espèces distinctes quoique très voisines, et on est de plus en plus persuadé que notre Pomme de terre, qui était cultivée par les aborigènes de l’Amérique du Sud plusieurs siècles avant l’arrivée des Européens, résulte de croisements antérieurs à la découverte de Colomb, entre plusieurs espèces indigènes américaines. Les parents peuvent être : S. etuberosum, Maglia, Commersoni. D’ailleurs la Pomme de terre, telle que nous la possédons en Europe, n’existe qu’à l’état cultivé et il ne faut pas oublier que des échantillons trouvés sur les pentes les plus escarpées des Andes peuvent être des restes de la culture des anciens Péruviens.

[349] Baker, Journal of the Linnean Society, t. XV (1884), p. 489, 507.

M. Ed. André nous paraît avoir, le premier, émis des doutes sur l’unité spécifique du S. tuberosum. Il a donné d’excellentes raisons de croire que l’introduction de ce nouveau tubercule dans l’Amérique du Nord et en Europe a porté sur des formes d’espèces déjà mêlées depuis longtemps[350].

[350] Rev. hortic. 1900, p. 322.

M. Sutton, qui a expérimenté et cultivé pendant plus de 20 ans tous les types de Pommes de terre sauvages, croit que l’espèce etuberosum est celle qui se rapproche le plus de la Pomme de terre cultivée[351]. Mais le S. etuberosum est si voisin de notre plante agricole que d’aucuns le considèrent comme une variété du S. tuberosum.

[351] Notes sur les types ou espèces sauvages de Solanum tubéreux, Gand, 1908.

Actuellement, on fait grand bruit des transformations par variations brusques constatées sur le S. Commersoni par un cultivateur, M. Labergerie, et des professeurs, tels que MM. Heckel, Planchon, Bonnier. Cette espèce de Solanum vit à l’état sauvage dans une partie de l’Amérique du Sud, au Mexique. Ses tubercules sont très amers, immangeables et cependant lesdits observateurs les auraient vus se transformer, dans leurs cultures expérimentales, sans semis, en 3 ou 4 années, en tubercules analogues à ceux de nos bonnes variétés. Le même phénomène se serait produit avec le S. Maglia, espèce chilienne. Cette amélioration, par mutation gemmaire, des Solanum tubérifères sauvages serait due, selon lesdits observateurs, à l’influence du milieu cultural, c’est-à-dire à l’action des fumures intensives de nos jardins. La variation par bourgeon est contestée par M. Sutton et par beaucoup d’autres cultivateurs ou savants. Il n’est donc pas permis d’établir actuellement des conclusions définitives : l’origine de la Pomme de terre reste incertaine.

Au moment de la découverte du Nouveau Monde, la Pomme de terre était répandue dans toute l’Amérique du Sud. Avec le Maïs, elle formait la base de l’alimentation végétale des Chiliens et des Péruviens. Ceux-ci l’appelaient Papas. Ils possédaient des tubercules rouges, jaunes, blancs et même violets, ronds ou oblongs.

La grande extension de la plante est démontrée par l’abondance des dénominations appartenant aux langues aujourd’hui éteintes de l’Amérique du Sud.

Ainsi Garcilasso dit qu’il existait 9 noms de variétés de Papas dans l’idiome Chibcha.

Un dictionnaire de la langue Aymara, compilé par Bertonio, donne les noms de 11 variétés de Pommes de terre. Les indigènes de la région des Andes consommaient le tubercule après une préparation spéciale. Ils faisaient geler et macérer ensuite leurs Pommes de terre dans une eau courante afin de transformer l’amidon en saccharine. Le tubercule était ensuite piétiné, puis séché et conservé pour l’usage. Cette denrée alimentaire, encore employée dans les Andes, prenant alors le nom de Chuño ou Chumo.

Les Espagnols qui avaient conquis le Pérou avec Pizarre vers 1530, connurent la Pomme de terre aux environs de Quito. Le premier en date qui en fait mention est Pietro Cieza de Léon qui voyagea au Pérou en 1532-1535. Plusieurs écrivains espagnols mentionnent ensuite parmi les productions naturelles et économiques du pays ce tubercule qui n’excitait pas autrement la curiosité des conquistadores : Lopez de Gomara (1554) et Auguste Zarate (1555). C’est vers cette époque que les Espagnols introduisirent la Pomme de terre en Espagne, d’où elle se répandit assez vite en Italie, mais il ne reste aucune trace écrite de ces importations qui passèrent inaperçues des contemporains. Les importations de la Pomme de terre en Europe se sont faites par deux voies différentes, par les Espagnols d’abord, par les Anglais ensuite à la fin du XVIe siècle qui la tirèrent sans doute de l’Amérique du Nord où les Espagnols l’avaient déjà acclimatée. La variété reçue en Espagne était rougeâtre, à fleurs violettes. C’est celle que l’on a si longtemps appelée Truffe rouge et que Clusius a popularisée. La variété introduite en Irlande par les Anglais était jaunâtre, à fleurs blanches ou violacées. Le P. jésuite Acosta, en 1591, dans Historia natural y moral de las Indias, donne des détails plus circonstanciés sur la Pomme de terre, puis le Français Frézier, le R. P. Feuillée, etc. M. Roze a groupé toutes les narrations de ces voyageurs avec d’intéressants commentaires auxquels nous renvoyons le lecteur[352]. Les observations des explorateurs plus modernes s’attaquent enfin à l’origine botanique de la plante, tel Molina qui a cité la Pomme de terre Maglia du Chili, que plus tard Darwin et Sabine ont prise pour le type sauvage du S. tuberosum. Humboldt et Bonpland, dans leur Voyage en Amérique (1807), ont envisagé la plante sous le rapport historique. Ils admettent que la Pomme de terre n’avait pas pénétré dans l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens. Cela paraît probable, d’après les recherches des naturalistes américains Asa Gray, Trumbull et Harris.

[352] Histoire de la Pomme de terre, p. 5, et suivantes.

D’après les récits accrédités en Angleterre, Sir Raleigh, favori de la reine Elisabeth, chargé de coloniser les côtes de l’Amérique du Nord aurait rapporté, en 1586, la Pomme de terre de la Caroline, où il n’a jamais été, d’après les Raleghana, de Brusfield et les Chroniques du jardinier de R. Daydon Jackson. C’est une pure légende qui fait le pendant à celle de Parmentier en France. Son compagnon de voyage, Herriott ou Hariot, a bien cité parmi les productions naturelles de la Virginie un tubercule comestible nommé Openauk probablement dans la langue des Algonquins et dont il a donné une description très vague. La plupart des auteurs ont admis qu’il s’agissait de la Pomme de terre et même du S. Commersoni. Mais Herriot ne mentionne aucunement l’introduction en Angleterre de l’Openhauk dont le signalement convient aussi bien à l’Apios tuberosa, Légumineuse à tubérosités farineuses, que les Peaux-Rouges consommaient volontiers, sans la cultiver : « Une sorte de racine de forme ronde, quelquefois de la grosseur d’une noix, quelquefois plus grosse, que l’on trouve dans les terrains humides ou marécageux ; les tubercules sont liés les uns aux autres comme avec une corde (stolons) ».

L’amiral Drake qui guerroya longtemps contre les Espagnols, le corsaire Hawkings, auraient aussi joué un rôle d’introducteurs de la Pomme de terre. On peut tirer de ces récits légendaires une déduction très raisonnable : que la Pomme de terre a été introduite en Angleterre par des corsaires anglais à la suite de « prises » faites sur les Espagnols qui transportaient la Pomme de terre à bord de leurs navires, à titre de provision de bouche.

En somme, il n’y a pas de preuve absolue de l’existence de la Pomme de terre en Angleterre avant la mention de l’apothicaire Gerarde qui la cultivait dans son jardin d’Holborn en 1586 ou peu après. Il en faisait très grand cas, puisqu’il est représenté au frontispice de son Herball tenant à la main un rameau fleuri de Pomme de terre.

Cependant Ch. de l’Escluse, d’Arras, est le véritable vulgarisateur de la plante en Europe. La culture de la Pomme de terre, à la fin du XVIe siècle, était déjà populaire en Italie. Le légat du Pape apporta en Belgique quelques tubercules en 1586. Une personne de sa suite en donna à Philippe de Sivry, gouverneur de Mons qui cultiva cette rareté, et en envoya à son tour en 1588 deux tubercules à L’Escluse, alors à Vienne où il dirigeait les jardins de l’empereur Maximilien. L’année suivante, ce botaniste reçut encore du même Sivry le dessin colorié de la Pomme de terre qui se voit aujourd’hui au Musée Plantin, à Anvers. L’Escluse est donc le premier botaniste qui ait scientifiquement décrit la plante dans son Histoire des plantes qui parut en 1601[353]. Il a répandu la Pomme de terre en Allemagne, en France, où elle arriva dans l’Est par la Suisse. Gaspar Bauhin paraît l’avoir reçue à Bâle vers 1590. D’après des documents authentiques, on la voit cultivée en Angleterre dans le Lancashire depuis 1634. En 1663 M. Buckland, du Somersetshire, attira l’attention de la Société royale d’Angleterre sur la valeur alimentaire de la Pomme de terre et en recommanda chaleureusement la culture dans tout le royaume. Un passage du Voyage de Lister en France en 1698, l’indique comme un aliment des plus vulgaires dans toute l’Angleterre. Elle était connue en Saxe en 1680. La culture en grand date de 1728 en Ecosse, en Prusse 1738, en Bohême 1716, etc. Dès la première moitié du XVIIIe siècle, les cultivateurs du Luxembourg, du pays de Liège, de Trèves en Allemagne, payaient la dîme des Pommes de terre, ce qui indique une culture des plus étendues, égale au moins à celle du Seigle ou de l’Avoine. La Suède n’a reçu la Pomme de terre qu’en 1766. En Alsace elle paraît connue depuis 1709. Vers 1770 on la cultivait en grand dans toute l’Alsace[354].

[353] Hist. pl. lib. IV, cap. LII.

[354] Dietz, Le Climat du Ban de la Roche (Bull. Soc. Sc. Agric. et Arts de la Basse-Alsace, 1887).

L’histoire de l’introduction de la Pomme de terre en France est peu connue. C’est ce qui a peut-être aidé à créer ce que nous appellerons la légende de Parmentier.

Parmentier — agronome et philanthrope — telles sont les épithètes généralement accolées à son nom, a la réputation aujourd’hui bien établie d’avoir introduit en France la culture de la Pomme de terre. C’est là une croyance des plus répandues, même chez les personnes qui appartiennent à la classe instruite. Et pourtant l’erreur est manifeste pour quiconque étudie d’assez près l’histoire de l’introduction du précieux tubercule en France.

D’où vient cette grave méprise ?

Cela s’explique aisément.

Les connaissances forcément superficielles du public sont puisées dans les manuels de l’enseignement scolaire et dans les dictionnaires usuels dont les notions déjà trop sommaires ne sont pas toujours très justes. Nous pouvons citer, entre autres, le dictionnaire le plus populaire, celui qui se trouve dans toutes les mains : « Parmentier, agronome et philanthrope, né à Montdidier, a introduit en France la culture de la Pomme de terre. » Voilà qui est clair et net. Prenons maintenant un ouvrage d’un genre tout différent. Ici l’auteur devient dithyrambique : « Qui ne connaît le nom de Parmentier, l’agronome et le philanthrope, celui à qui la France est redevable de la culture de la Pomme de terre, celui qui fit d’un légume ignoré une source d’alimentation pour les populations pauvres ! »

Dans un recueil scientifique, un vulgarisateur, dont l’érudition était cette fois en défaut, écrivait encore récemment que « Parmentier, pharmacien militaire du temps de Louis XVI, rapporta d’Allemagne la Pomme de terre en France. » Est-il utile de poursuivre des citations banales qui se trouvent partout ?

Ces affirmations répétées ont néanmoins créé un état d’esprit tel qu’il semble bien paradoxal de contester à cet homme célèbre son titre de « bienfaiteur de l’humanité ». Cependant l’histoire n’a-t-elle pas modifié quelquefois l’opinion légendaire que l’on se formait sur la valeur de tel ou tel personnage célèbre ?

Sans doute on ne saurait donner trop de louanges à un bienfaiteur de l’humanité ; mais d’abord, Parmentier a-t-il mérité ce titre ? A-t-il, nous ne dirons pas introduit, mais simplement vulgarisé, une plante alimentaire précieuse méconnue de son temps ?

Laissons les faits et les dates répondre à cette interrogation, en rappelant que Parmentier, né en 1737, ne commença sa campagne effective en faveur de la Pomme de terre qu’en 1783, moment où il entreprit, avec l’appui de Louis XVI, ses fameuses expériences de la plaine des Sablons et de la plaine de Grenelle organisées avec la mise en scène que l’on sait : fossés creusés pour isoler ses champs de Pommes de terre ; pseudo-gardes ayant pour mission de favoriser les larcins provoqués par l’attrait du fruit défendu. Or c’était faire à la Solanée américaine une réclame bien inutile. Avant cette date, la Pomme de terre était cultivée et servait à l’alimentation dans toutes les provinces françaises ; elle n’avait eu nullement besoin de Parmentier, ni du roi de France, pour faire son chemin dans le monde. Louis XVI, en autorisant l’expérience de la plaine des Sablons, avait voulu simplement marquer l’intérêt qu’il prenait à une plus grande extension de la culture d’un tubercule si utile au peuple. Il avait sans doute la même intention lorsqu’il parut en 1781 à une fête de la cour avec une fleur de Pomme de terre à la boutonnière. Ces anecdotes ont été souvent racontées dans les ouvrages populaires et, comme on attache une importance en général exagérée à tous les actes royaux, on a interprété plus tard ces faits insignifiants en leur donnant une conséquence fausse : savoir, que Parmentier, avec la collaboration de Louis XVI, avait pris l’initiative de la culture de la Pomme de terre en France. M. Labourasse qui a attiré, le premier, l’attention sur la légende de Parmentier, fait remarquer, avec raison, qu’en citant toujours la fameuse plantation de 50 arpents de Pommes de terre dans la plaine des Sablons on allait à l’encontre du but proposé : « Peut-être a-t-on pensé, dit-il, que planter 50 arpents en une seule fois, d’un tubercule peu répandu était chose difficile, et qu’en confirmant ainsi la légende, on risquait fort de l’ébranler »[355].

[355] Labourasse, La Légende de Parmentier. (Mém. Soc. des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc), 2e série, tome IX (1891).

Quelques-uns, obligés de reconnaître l’existence d’une culture en grand de la Pomme de terre, longtemps avant la naissance de Parmentier, dans les Vosges, en Franche-Comté, en Lorraine, dans le Dauphiné, les Ardennes, la Bourgogne, etc., limitent son intervention bienfaisante à la région parisienne et au Nord de la France. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de cette assertion.

Le plus curieux, c’est que Parmentier n’a jamais prétendu faire connaître les qualités nutritives de la Pomme de terre à la France, ni même à l’Ile-de-France, ce qui eût été absolument ridicule. Les auteurs de panégyriques sur Parmentier n’ont donc jamais lu son ouvrage fondamental : l’Examen chymique des Pommes de terre (Paris, in-12, 1773), dans lequel il dit expressément (page 1) que « l’usage de cette plante alimentaire est adopté depuis un siècle », et plus loin (page 5) : « Elle s’est tellement répandue qu’il y a des provinces où les Pommes de terre sont devenues une partie de la nourriture des pauvres gens ; on en voit depuis quelques années des champs entiers couverts dans le voisinage de la capitale, où elles sont si communes que tous ses marchés en sont remplis et qu’elles se vendent au coin des rues, cuites ou crues, comme on y vend depuis longtemps des châtaignes. » Parmentier constate encore (p. 201) que des établissements charitables de Lyon et de Paris l’emploient pour la nourriture des pauvres. Ces arguments qui sortent de la bouche même de Parmentier paraissent pourtant décisifs. Et cette extension considérable de la culture du tubercule n’est pas l’œuvre de Parmentier puisque l’Examen chymique, qui parut en 1773, marque le commencement de la propagande écrite du prétendu vulgarisateur de la Pomme de terre en France. Mais, dira-t-on, pourquoi cette campagne inutile et insensée si la Pomme de terre était devenue plante des plus vulgaires ? L’erreur vient de ce que l’on croit, de nos jours, que Parmentier préconisait la Pomme de terre à titre de légume, tandis qu’il se proposait seulement d’en extraire la fécule pour faire du pain et c’était là d’abord son unique point de vue. Il croyait que l’amidon de la Pomme de terre, plus connu sous le nom de fécule, pouvait être substitué à la farine de Blé, ignorant l’importance dans la nutrition, du gluten, découvert par Beccaria, en 1727, dans la farine de Froment. Le Blé et les Céréales renferment à la fois de l’amidon et du gluten, substance azotée très nutritive. La présence du gluten est en outre indispensable à la panification. La Pomme de terre ne contient que de l’amidon ; on n’obtient de sa fécule que des gâteaux, biscuits de Savoie ou autres analogues, et non un pain ayant subi la fermentation qui le rend digestible et agréable au goût.

Parmentier fut amené d’une manière fortuite à s’occuper de la Pomme de terre qu’il avait vue largement cultivée en Alsace et en Allemagne pendant son séjour à l’armée du Rhin où il était employé en qualité d’apothicaire. A la suite de la disette de 1770, l’Académie de Besançon mit au concours la question des substances alimentaires qui pourraient atténuer les calamités des fréquentes famines causées par les mauvaises récoltes de Céréales dans les années froides et pluvieuses. Parmentier obtint le prix ; il signala particulièrement le tubercule en question et son mémoire fut imprimé en 1771. Cet événement l’engagea à persévérer dans une voie où il avait trouvé un succès flatteur. Il est juste de dire que la plupart des six concurrents de Parmentier avaient également signalé la Pomme de terre parmi les substances alimentaires les plus propres à suppléer à l’insuffisance des Céréales.

Parmentier publia en 1773 son Examen chymique des Pommes de terre dans lequel il indiquait divers procédés pour faire du pain avec la fécule de cette Solanée, avec ou sans mélange de farine de Blé. Même dans cette circonstance, Parmentier n’était pas un innovateur. On employait déjà la fécule de Pomme de terre pour faire des biscuits de Savoie et dans d’autres préparations culinaires. Quant au pain de Pomme de terre, on l’essayait dix ans avant la publication du mémoire qui valut à Parmentier le prix de l’Académie de Besançon. En 1761, M. Faiguet (cité dans l’ouvrage de Parmentier, page 44, sous le nom de Falguet) avait présenté à l’Académie des Sciences un pain de Pomme de terre, en s’associant au sieur Malouin, selon le témoignage de Legrand d’Aussy (Histoire de la Vie privée des François, t. Ier, p. 113, éd. 1815), qui ajoute : « Parmentier a repris en sous-œuvre les travaux des deux associés ». D’autre part Hirzel, médecin suisse, avait publié à Zurich, en 1761 : Die Wirthschaft eines philosophischen Bauers, ouvrage d’économie rurale et domestique, qui fut traduit plus tard en français sous le titre de Le Socrate rustique (Lausanne, 1777), lequel contient onze pages concernant la Pomme de terre, la façon de la cultiver, de la conserver, ses préparations culinaires et la manière d’en faire du pain. Enfin le chevalier Mustel, savant normand, avait devancé en France Parmentier. Il a écrit sur la Pomme de terre et traité, avant lui, d’une manière détaillée, la fabrication du pain de Pomme de terre, imaginé une machine pour séparer la fécule par le râpage et le lavage. Le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, année 1767 contient un premier article de 28 pages sur ce sujet, du chevalier Mustel. Il est intitulé : Mémoire sur les Pommes de terre et le pain économique, lu à la Société royale d’Agriculture de Rouen. Ce travail, amplifié, parut en volume en 1769 et Parmentier dut en prendre quelque peu la substance, puisqu’en 1779 Mustel réclama la priorité de l’invention et accusa formellement Parmentier de plagiat, dans une lettre que nous reproduirons plus loin. M. Réville, curé de Saint-Aubin de Scello, cité par Parmentier (Examen chymique, page 44), le savant Duhamel et autres encore ont donné, avant Parmentier, des recettes pour la fabrication du pain avec la pulpe de la Pomme de terre.

Parmentier était un publiciste et non un agronome, comme on l’a dit trop souvent. Sauf l’expérience pratique de la plaine des Sablons, sa propagande a été faite uniquement par des écrits. Les partisans de la légende de Parmentier s’appuient sur l’influence de ses livres et articles de vulgarisation, insérés dans certains journaux du temps, qui auraient réussi à triompher des préjugés hostiles à la culture de la Pomme de terre. Or le paysan, qui lit si peu aujourd’hui, ne lisait pas du tout il y a 130 ans. Il est évident que pas un seul cultivateur n’a lu son livre capital, l’Examen chymique des Pommes de terre. Parmentier a prêché les mérites de la Pomme de terre à des convertis, aux abonnés du Journal de Paris et de la Feuille du cultivateur, grands seigneurs propriétaires, ou bourgeois lettrés qui vantaient bien la Pomme de terre comme aliment pour le peuple, mais qui n’en usaient guère pour eux-mêmes, comme nous le verrons par la suite. La propagande très tardive de Parmentier n’a pas pénétré dans les milieux où elle aurait pu être de quelque utilité, c’est-à-dire chez les gens arriérés qui avaient encore contre la culture de la Pomme de terre diverses préventions.

D’ailleurs, depuis longtemps, les philanthropes s’occupaient beaucoup de la Pomme de terre. Vers le milieu du XVIIIe siècle, l’Agriculture, si longtemps méprisée et délaissée par le gouvernement et les classes dirigeantes, devint à la mode sous l’influence des Economistes, de l’Encyclopédie et des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau qui exaltaient la nature et la vie des champs. De grands seigneurs se firent agronomes, tels les ducs d’Harcourt, de Choiseul, de la Rochefoucauld-Liancourt, de Béthune-Charost, le marquis de Turbilly et autres, tous ardents propagateurs de la Pomme de terre dans leurs domaines et chez leurs voisins. A ce moment, les Economistes Vincent de Gournay, Quesnay et Trudaine, se préoccupaient des intérêts agricoles et parlaient sur l’Agriculture dans le salon de Mme Geoffrin. Les âmes sensibles cherchaient les moyens d’améliorer le sort des campagnards et l’on ne trouvait pas d’autres remèdes à la misère que le conseil de cultiver des Pommes de terre. C’était une philanthropie facile et peu dispendieuse, celle qui consistait à dire aux pauvres gens : « Mangez des Pommes de terre puisque le pain fait défaut. »

Voltaire, avec son grand bon sens, avait vu l’inutilité de tous ces bavardages. Dans l’Encyclopédie, à l’article Blé, il a écrit ceci :

« Vers 1750, la nation française, rassasiée de vers, de tragédies, de romans, de réflexions plus ou moins romanesques et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On oublia même les bergers pour ne parler que du froment et du seigle. On écrivit des choses utiles sur l’Agriculture ; tout le monde les lut, excepté les laboureurs. »

Avant Parmentier, les ministres Turgot et Bertin, les Bureaux (Sociétés) d’Agriculture qui, d’après leurs statuts, devaient travailler à « favoriser les progrès de l’Agriculture, faire des expériences et découvertes utiles, instruire le public et exciter le zèle des cultivateurs », s’occupèrent beaucoup de la Pomme de terre. La Société d’Agriculture de Paris fut établie par un arrêt du Conseil royal en mars 1761, à la requête du ministre Bertin. De 1755 à 1763, d’autres sociétés furent créées dans tous les grands centres agricoles. Elles firent de louables efforts pour favoriser l’Agriculture, surtout en livrant gratuitement aux paysans de bonnes semences. Ces sociétés, qui avaient au moins un but pratique, ont certainement contribué à la propagation de la Pomme de terre beaucoup plus que tous les écrits des agriculteurs en chambre.

Voici une autre appréciation tirée du Bon Jardinier (année 1785, p. 62) et due à la plume de l’un des rédacteurs : de Grâce ou Vilmorin, hommes qu’on ne peut soupçonner de malveillance vis-à-vis de Parmentier qui paraît implicitement désigné dans l’article Pomme de terre : « Il n’y a pas de légume sur lequel on ait tant écrit et pour lequel on ait montré tant d’enthousiasme. On en a fait du pain trouvé excellent par les riches, des biscuits de Savoie, des gâteaux, des ragoûts de toutes les sortes, et puis on a dit : « Le pauvre doit être fort content de cette nourriture. » Notez que les premiers pains faits avec la pulpe de ce tubercule étaient mêlés de bonne farine, que les ragoûts étaient bien assaisonnés, etc. Les têtes échauffées par les publications des Economistes ont employé les terres à froment à la culture de ce légume, qui, anciennement était à bas prix, et qui est devenu cher pour le peuple, surtout à Paris et aux environs. Ce n’est pas ici le lieu de réfuter tous les systèmes imaginés sur cette matière. D’ailleurs l’enthousiasme tombe et en même temps le prix de la denrée ; avant qu’on l’eût tant prônée, elle était d’un très grand usage dans plusieurs provinces et le pauvre en avait toujours fait sa nourriture ; aussi il était inutile de tant écrire sur ce sujet ».

Remarquons que cette critique de l’œuvre du « propagateur philanthropique » de la Pomme de terre et des publicistes en général, a été faite au moment où la propagande de Parmentier battait son plein, et par les hommes les plus compétents de l’époque en agriculture. L’un d’eux, Vilmorin, devait devenir conseiller de l’Agriculture sous le Directoire.

Ceci nous amène à expliquer pourquoi Parmentier ne fut pas populaire de son vivant. Il n’a joui d’une certaine notoriété dans le monde savant que dans les dernières années de son existence et sa grande célébrité ne survint qu’après sa mort.

Les biographes de Parmentier insistent beaucoup sur ce fait qu’il n’a connu de son vivant que des détracteurs, que l’on a méconnu les services qu’il avait rendus, qu’il a été ridiculisé à cause de ses efforts humanitaires. En effet, Parmentier a pu être ridiculisé justement à cause de l’insistance qu’il mettait à démontrer les mérites nullement contestés de la Pomme de terre. Dans les milieux populaires, comme le montrent certaines anecdotes, il a pu être mal noté en voulant imposer un pain de Pomme de terre reconnu mauvais.

L’enthousiasme de Parmentier pour sa Pomme de terre l’entraînait encore peu de temps avant sa mort survenue en 1813, à continuer sa propagande habituelle, alors qu’en 1802, année de disette, on avait dépavé les cours et labouré les allées des jardins pour les planter en Pommes de terre. En 1793, à la suite d’une ridicule motion de la Convention nationale, on avait même converti le Jardin des Tuileries en champ de Pommes de terre ! Le tubercule, semble-t-il, était suffisamment connu. Les contemporains de Parmentier ont donc pu sans trop d’injustice méconnaître les services de ce fécond publiciste agricole et considérer comme une sorte de monomanie le zèle qui le porta à écrire une centaine de mémoires sur un sujet si rebattu. Mais, jamais axiome ne fut plus vrai : Verba volant, scripta manent « les paroles volent et les écrits restent ». En effet, ce sont diverses circonstances heureuses qui ont mis Parmentier en vedette et lui ont donné sa gloire posthume : la faveur royale, surtout ses livres et ses nombreux articles parsemés dans la Feuille du cultivateur et dans le Journal de Paris qui ont fait illusion sur son rôle lorsque les gens de son temps furent disparus. Ouvrier de la dernière heure, Parmentier a recueilli le bénéfice des efforts de ceux qui l’ont précédé et qui sont demeurés ignorés. Ce sont les hommes de la deuxième génération, ceux qui n’ont connu Parmentier qu’à travers ses écrits, qui ont fait valoir ses titres à la reconnaissance de l’humanité. Serait-il logique de prétendre qu’ils connaissaient mieux que les précédents les conditions dans lesquelles s’est faite la vulgarisation de la Pomme de terre ?

Dès le début de la campagne de Parmentier il y eut des protestations contre les prétentions de certaines personnes qui l’érigeaient en promoteur de la culture de la Pomme de terre. Dans une brochure rarissime intitulée Lettre d’un garçon apothicaire à M. Cadet, maître apothicaire dans la rue Saint-Antoine (Paris, 1777, in-12), nous trouvons ce passage qui remet la chose au point :

« Vous voulez attribuer à M. Parmentier, apothicaire, les notions que nous avons aujourd’hui sur les qualités nutritives de la Pomme de terre : vous supposez qu’avant lui on la regardait comme nuisible… mais ce chimiste lui-même a convenu que les qualités nutritives de ce végétal étaient connues avant lui… il a cité Ellis, M. Tissot, M. Falguet, M. Réville, le chevalier Mustel, etc. Il a convenu que la Pomme de terre avait été d’un grand secours en Irlande pendant la famine de 1740, qu’elles entrent dans la soupe des pauvres de la Charité de Lyon et qu’elles sont la base du riz économique qu’on distribue aux pauvres chez les sœurs de la Charité de la paroisse de Saint-Roch (à Paris).

« … Mais il en est encore beaucoup d’autres qui ont précédé M. Parmentier dans la même carrière, tels sont Venel (mis pour Engel) (Dictionnaire encyclopédique t. XIII, p. 4) qui a présenté la Pomme de terre comme un aliment assez abondant et assez salutaire, M. Geoffroy (Mat. médicale, 1743, t. VI, p. 451) qui a indiqué différentes manières de les préparer comme aliment et M. Lemery qui, dans son Traité des drogues simples (1699, p. 348), nous apprend que de son temps on s’en servait déjà comme aliment[356]. »

[356] Intermédiaire des Curieux, t. XXV, p. 84.

L’auteur de cette brochure aurait pu citer encore l’illustre Duhamel qui a longuement parlé de la Pomme de terre dans son Traité de la culture des terres (1755). Ce ne sont pas les Instructions qui ont manqué aux cultivateurs. A partir de 1765 jusqu’à la Révolution, on trouve dans les Archives départementales quantité de pièces imprimées, mémoires sur la Luzerne, la Garance, le Tabac et le Mûrier et sur la Pomme de terre. Citons parmi ces tracts : Manière de cultiver les Pommes de terre et les avantages qu’on en retire. Présenté à Monseigneur l’Intendant de Picardie (XVIIIe siècle). — Mémoire sur la culture des Pommes de terre et la manière d’en faire du pain (XVIIIe siècle). — Instruction sur la culture des Pommes de terre, par MM. Delporte frères, de Boulogne-sur-Mer.Extrait d’un mémoire adressé par le sieur Dottin maître de poste à Villers-Bretonneux, à M. Dupleix, intendant de Picardie (Amiens, 1768, 8 p. in-4o)[357]. — Rapport de la Faculté de Médecine sur l’usage des Pommes de terre (Paris, 1771, in-4o) etc.

[357] Toutes ces notices sont antérieures à 1768.

Nous avons fait allusion à une protestation du chevalier Mustel, de Rouen, contre les agissements de Parmentier. C’est une lettre adressée à l’intendant de la généralité de Rouen. Ce curieux document semble avoir été inconnu aux biographes de Parmentier :

« Rouen, faubourg Saint-Sever, 1779.

J’ay sçu qu’un M. Parmentier sonne le tocsin à Paris, pour se dire le seul, l’unique auteur du pain de Pommes de terre, et cela, dit-il, parce qu’il fait du pain avec la Pomme de terre sans farine. Cet homme m’a écrit annuellement depuis dix ans pour me demander différents éclaircissements sur mes opérations. Je luy ay mandé que j’avais fait du pain de Pommes de terre avec et sans mixtion de farine, que l’un a été trouvé très bon, et l’autre, purement de Pommes de terre, insipide et pâteux, tel que celuy que M. Parmentier nous envoie icy, quoyqu’il l’ait relevé par le sel. Cet homme me met donc dans la nécessité de le juger de mauvaise foy et de le regarder comme un intrigant qui veut s’approprier mon travail et surprendre le gouvernement pour en tirer quelque avantage. On sçait combien j’ay travaillé à ce sujet et tout le zèle que j’y ai mis. Il le sçait mieux qu’un aultre, puisque je luy ay communiqué des détails particuliers dont il profite aujourd’hui[358] ».

[358] Arch. Seine-Inférieure, C. 118.

Nous avons dit qu’au moment où Parmentier écrivit son premier ouvrage, en 1773, la Pomme de terre était largement cultivée dans toutes les provinces françaises pour la nourriture des pauvres gens et des animaux domestiques.

Depuis quelques années il a été tiré des archives locales certains documents qui fournissent des indications positives sur les dates de la culture en grand de la plante américaine dans les diverses régions françaises. Souvent ce sont des pièces de procédure concernant les luttes soutenues par les curés décimateurs contre leurs paroissiens qui refusaient de leur payer la dîme des Pommes de terre. Or, il est de toute évidence que les curés ont dû réclamer cette redevance seulement lorsque l’extension de la Pomme de terre réduisait considérablement les emblavures de Blé, Orge, Avoine, Pois, Fèves, etc., et diminuait, par cela même, leurs revenus fondés en partie sur les grandes et petites dîmes.

L’introduction de la Pomme de terre dans les localités est certainement plus ancienne que les dates données ci-après, car la plante a dû faire un stage dans les jardins avant d’avoir les honneurs de la grande culture.

Des pièces de procédure relatives à un certain nombre de villages des Ardennes, nous apprennent que la Pomme de terre était cultivée à Pure en 1749 ; à Raucennes, le tubercule était connu de 1750 à 1760 ; à Chemery, les décimateurs réclament la dîme des « crompires » en 1772 ; elle est payée, disent-ils, par les habitants depuis vingt ans. Plusieurs témoins qui déposent dans ces procès, font remonter, pour certains villages, la culture de la Pomme de terre à des dates plus anciennes ; 1733, 1744, etc.[359]

[359] Laurent, La Pomme de terre dans les Ardennes, broch. in-8o, 1899.

Des documents analogues établissent l’ancienneté de la culture de la Pomme de terre en Lorraine, c’est-à-dire dans les Vosges, la Meuse et la Meurthe-et-Moselle. Le Val de Saint-Dié cultivait la Pomme de terre dès le XVIIe siècle. Les Suédois l’avait apportée en Lorraine pendant les guerres sous le duc Charles IV. D’après Gravier (Histoire de Saint-Dié), ce fut le curé de La Broque, Louis Piat, qui, le premier, exigea de ses paroissiens la dîme des Pommes de terre. Sur leur refus, une sentence du prévost de Badonvillers, en date du 19 octobre 1693, les condamna à livrer à leur curé le cinquantième du produit pour tenir lieu de dîme. Cette sentence déclarait les habitants de la vallée de la Celle soumis à la même servitude. En 1715, un laboureur de Saint-Dié, nommé Jacques Finance, refusa de payer la dîme des Pommes de terre au chapitre de cette ville, soutenu dans son refus par le maire et les habitants du Val, se fondant sur ce qu’ils cultivaient « ce fruit » depuis plus de 40 ans sans en payer la dîme[360]. Les habitants de Schirmeck et de La Broque invoquaient aussi la prescription.

[360] Charton (Ch.), Histoire de l’introduction de la Pomme de terre dans les Vosges (Annales Soc. d’Em. des Vosges (1868, p. 159).

A la suite d’interminables procès de ce genre (Voir pièces G. 124, années 1711-1773, Arch. des Vosges), Léopold, duc de Lorraine, établit officiellement la dîme des Pommes de terre, par arrêts du 28 juin 1715 et du 6 mars 1719, dans tous les héritages soumis à la grosse ou menue dîme[361]. L’arrêt de 1715 constate expressément l’ancienneté de la culture en Lorraine : « Il est vrai que ce fruit qui est connu dans la Vosge depuis 50 ans se plante vers les mois de mars ou d’avril… »

[361] Recueil des Edits de Léopold Ier, duc de Lorraine, t. II, Nancy, 1733.

Dans le Dictionnaire du département de la Moselle (1817, tome II, p. 10), Viville dit : « La Pomme de terre se cultive en grand à la charrue depuis plus de 80 ans dans le département de la Moselle. » Le Traité du département de Metz, de Stemer, imprimé en 1796, signale fréquemment les cultures de « cronpires », nom de la Pomme de terre dans la Lorraine allemande. D’autres documents établissent que dans la Meuse la Pomme de terre était connue avant 1740 dans l’arrondissement de Commercy.

D’après les archives provenant de l’Intendance de Lorraine, la récolte dans la subdélégation de Saint-Dié a été, en 1758, de 1.270 résaux de Froment (le résal équivaut à 120 litres) ; 9.106 résaux de Seigle ; 7.087 d’Avoine et enfin 18.829 résaux de Pommes de terre[362]. Or c’est justement François de Neufchâteau, académicien et agronome, né en Lorraine, pays où la Pomme de terre était connue au XVIIe siècle, élevé à Neufchâteau, dans une région où on la cultivait en 1758 plus que les Céréales, qui proposait de donner à la Pomme de terre le nom de Parmentière « en l’honneur de son inventeur » (sic) ! François de Neufchâteau était l’ami de Parmentier : c’est là une sorte d’excuse. Cependant, en cette circonstance, il aurait dû se remémorer l’adage antique : « amicus Plato, magis… »

[362] Voir Archives des Vosges, C. 83, 84, 85, 87. — G. 1973 et G. 1974.

En somme, tout l’Est de la France a connu la Pomme de terre 100 ou 150 ans avant la naissance de Parmentier. Des baux provenant de l’ancienne abbaye de Remiremont mentionnent des redevances de sacs de Pommes de terre sous le règne de Louis XIII. Le nom que la plante porte dans le patois vosgien, où elle s’appelle quémote, montre qu’elle est entrée en France au temps de la domination espagnole en Franche-Comté. Camote était le nom mexicain de la Patate. Les Espagnols l’ont conservé pour désigner la Pomme de terre.

Les frères Bauhin, botanistes suisses, qui possédaient la Pomme de terre à Bâle, dès 1592, sont peut-être les introducteurs du précieux tubercule dans l’Est de la France. Gaspard Bauhin dit en 1620, dans son Prodromus Theatri botanici, que la Pomme de terre est cultivée en Bourgogne, qui est devenue plus tard la Franche-Comté, et que les Bourguignons ont l’habitude de provigner les rameaux de la plante pour augmenter la production des tubercules. On remarque en effet chez les espèces ou races de Pommes de terre sauvages ou à demi-sauvages la naissance en grand nombre de petits tubercules à l’aisselle des feuilles. D’après un historien local, ce sont les comtes de Montbéliard qui ont introduit la Pomme de terre dans ce pays avant 1772[363]. Un Catalogue des plantes de la Principauté de Montbéliard, composé en 1759 par le Dr Berdot, indique la Pomme de terre comme cultivée en plein champ : « S. tuberosum esculentum C. B. In agris colitur. »

[363] Suchet (l’abbé), La Pomme de terre en Franche-Comté (Annuaire du Doubs et de la Franche-Comté pour 1870, pp. 177-195).

Notre grand agronome Olivier de Serres cultivait la Pomme de terre dans sa terre du Pradel située près de Villeneuve-de-Berg, petite ville du Vivarais qui fait aujourd’hui partie du département de l’Ardèche. Il connaissait les qualités nutritives de la Pomme de terre qu’il appelle cartoufle ou truffe, à laquelle il a consacré un chapitre de son Théâtre d’Agriculture (Chap. X, liv. VI). Or la 1re édition de cet ouvrage date de 1600. La plante était d’ailleurs nouvelle et venait de Suisse ce qui explique le nom Cartoufle dénaturé de Tarteuffel, modification germanique du terme italien Tartuffoli (Truffe) dont se sont servis les premiers descripteurs de la Pomme de terre : Ch. de l’Escluse et les Bauhin. « Cest arbuste, dict Cartoufle, porte fruict (tubercule) de même nom, semblable à Truffes et par d’aucuns ainsi appellé. Il est venu de Suisse en Dauphiné depuis peu de temps en çà. »

La description assez confuse d’Olivier de Serres a fait naître des doutes sur l’identité de la plante. On a pensé qu’il s’agissait du Topinambour et Parmentier a propagé cette erreur. L’édition du Théâtre d’Agriculture publiée en 1804 par la Société d’Agriculture de la Seine contient de nombreuses notes explicatives dues aux principaux agronomes du temps. Parmentier chargé, en raison de sa compétence spéciale, de commenter le chapitre de la Cartoufle n’a pas reconnu le tubercule américain qu’il a pris pour le Topinambour. Cependant Olivier de Serres parle de la plante comme ayant des « jettons (rameaux) faisant des fleurs blanches » tandis que les fleurs du Topinambour sont invariablement jaunes. Olivier de Serres signale aussi ce provignage des tiges de la Pomme de terre pratiqué en Bourgogne et ailleurs, opération qui ne conviendrait en aucune façon au Topinambour qui ne produit aucun tubercule axillaire et dont les tiges sont droites et rigides. Il s’agit donc bien de la Pomme de terre et c’est aussi l’avis de M. le Dr Clos[364] et de M. Roze[365] qui ont soumis à une critique plus sévère le texte de l’agronome vivarais.

[364] Journal d’Agric. pratique pour le Midi de la France, 1875, p. 285.

[365] Histoire de la Pomme de terre, p. 119-120.

Dans une région cévenole voisine, le Velay, nous constatons l’existence de la Pomme de terre à partir de 1735, quoique sa culture soit évidemment plus ancienne. Les registres des insinuations de la Sénéchaussée du Puy conservés aux Archives de la Haute-Loire contiennent un certain nombre de donations entre vifs depuis 1735 jusqu’en 1778. Ces donations de biens sont faites sous réserves par les donateurs d’être logés, nourris et entretenus par les bénéficiaires et, en cas d’incompatibilité, de recevoir, outre une pension viagère, des habits, du linge, du bois, diverses productions agricoles comme le droit de prendre « des raves en la ravière, des truffes en la truffière ». A partir de 1767, on emploie dans ces actes, concurremment avec le terme Truffe, le mot Pomme de terre. Il y avait deux variétés également cultivées : la Truffe rouge, et la Truffe blanche[366].

[366] Voir toute la série B des Arch. de la Haute-Loire et Annales de la Soc. d’Agric. Sciences et Arts du Puy, t. XXVII (1864-65), p. 67.

Dans la région de Saint-Etienne on consommait habituellement la Pomme de terre sous Louis XIV. Un poète stéphanois du XVIIe siècle, messire Jean Chapelon, prêtre, décédé en 1695, a chanté en vers patois le tupinanbo, précieux en temps de famine[367]. Le terme Topinambour n’est ici qu’un synonyme de Truffe. Il a été donné parfois à la Pomme de terre, notamment par l’arrêt de 1715, du duc de Lorraine, cité plus haut.

[367] Œuvres, éd. 1820, Saint-Etienne, in-8o.

Le précieux tubercule n’était pas davantage inconnu en Auvergne avant la campagne de Parmentier. Voici une note du curé de Vallore (Auvergne) relevée dans ses registres de catholicité : « Depuis 1766 jusqu’en 1773, il y a eu la plus grande misère. La famine a été grande : il n’est pourtant mort personne de faim. Les truffes ou pommes de terre ont été d’un grand secours. On en mettait dans le pain à moitié truffes et moitié blé et le pain était passable. Elles ont valu 25 sols le quarteron en 68 et 69. » Le quarteron équivaut à 16 litres environ[368].

[368] Intermédiaire des Curieux, t. XXVI, p. 131.

Pour le Beaujolais nous avons un document imprimé de la même époque. L’auteur d’un Mémoire historique et économique sur le Beaujolais (Paris, in-8, 1770, p. 139) nommé Brisson, a discuté le pour et le contre de la culture de la Pomme de terre. Il constate que « les gens bien pauvres en consomment plus que de pain » et, après cela, il n’en dit pas de bien : « On n’a pas à se féliciter de l’introduction de la Truffe en Beaujolais », probablement parce que l’on consacrait à cette culture les bonnes terres à Blé, ce qui faisait augmenter le prix du pain.

Dans les Archives de l’Isère (Dauphiné), quelques pièces mentionnent les Pommes de terre : année 1762, l’hôpital de Grenoble achète des Truffes à 22 s. le quintal[369]. Passons dans le Lyonnais. Un ouvrage qui date de 1713 nous apprend que « l’on mange aussi à Lyon et en plusieurs autres pays une sorte de truffe nommée en latin Solanum esculentum et en français truffes rouges. Elles approchent assez de la qualité des topinambours »[370]. La culture de ce tubercule devait être encore plus répandue en 1771, d’après le Voyage au Mont-Pilat, de La Tourette (page 130) qui fut publié cette année : « Cette plante se cultive à Pilat (Forez) et dans tout le Lyonnais ; sa racine tubéreuse fournit un aliment abondant et sain ; son goût est préférable à la truffe du Taupinambour des Anglais. »

[369] Arch. Isère, série E. 141. E. I, 169.

[370] Andry, Traité des aliments de Caresme, t. Ier, p. 150.

Voici un document provenant du Bourbonnais : Acte reçu par Bonnet, notaire, dans un village très retiré de cette province, le 27 janvier 1771. La récolte des Pommes de terre était abondante puisqu’un nommé Jean Parout, laboureur de la paroisse de Loddes, achetait de Pierre Gacon, demeurant à Laust : « Cent poinçons de Pommes de terre dites communément Tartoufles » à raison de six francs le poinçon de 200 litres environ, ce qui était bon marché[371].

[371] Cabinet historique, Recherches historiques dans les études de notariat, t. XIV (1868), p. 292.

La Pomme de terre est ancienne dans le Morvan. Un manuscrit écrit à Tazilly (Nièvre), de 1715 à 1760, contient une indication culturale : « Il ne faut pas arracher les treffes (corruption de truffe qu’on emploie encore aujourd’hui pour Pomme de terre) avant qu’elles ne soient bien en maturité ». Ce passage a été écrit vers 1740[372]. Une monographie de la commune d’Auxy (arrondissement d’Autun) faite en 1890 par M. Trenay, instituteur, relate la mention suivante inscrite à la fin du registre de 1770 de l’état civil tenu par le curé : « Les Pommes de terre, qui furent d’un très grand secours pour le peuple, se vendirent jusqu’à 9 francs le poinçon »[373]. C’était une année de famine.

[372] Intermédiaire des Curieux, t. XXVI, p. 53.

[373] Revue Scientifique, 19 décembre 1896.

La Pomme de terre avait pénétré dans les Alpes avant la naissance de Parmentier. Nous trouvons dans les archives des Hautes-Alpes un paiement fait par l’hôpital de Gap, le 20 février 1730, pour 2 quintaux et 22 livres de Pommes de terre payés 5 l. 17 s. 6 d. En septembre 1773 le quintal valait 2 l. 13 s.[374] Pièces relatives à une enquête faite dans l’arrondissement d’Embrun : la réponse des communautés aux questions posées par les procureurs généraux des Etats du Dauphiné, le 28 février 1789, est partout la même : « Les Pommes de terre ou Truffes, avec le laitage, forment le fond de la nourriture des habitants[375] ».

[374] Arch. Hautes-Alpes, série H. suppl. nos 619, 582.

[375] Arch. Hautes-Alpes, Voir toute la série C. — Arch. Drôme, série E. no 12374.

En Languedoc, la culture de la Pomme de terre est très ancienne. La récolte de 1782 ayant été perdue par suite des intempéries, la consternation fut générale, ce tubercule entrant pour une large part dans l’alimentation du pays.

Le P. d’Ardenne, amateur et auteur distingué, qui habitait la Provence, avait vu les débuts de la culture de la Pomme de terre dans sa région, mais elle se répandait beaucoup avant 1769. Il écrit dans son Année champêtre (1769), t. II, p. 300 :

« Et ici, quoique je l’aie vue, pour ainsi dire, naître parmi nous, je la vois se multiplier dans les champs, l’on ne dédaigne pas non plus de la cultiver dans les jardins, et elle paroît à table sous différentes métamorphoses qui la rendent agréable. »

L’introduction de la Pomme de terre dans le pays toulousain date de 1765. Sous Louis XV, le diocèse de Castres était administré par Mgr du Barral, évêque qui prenait grand souci du bien-être de ses ouailles. Ce prélat distribua des tubercules de la précieuse Solanée aux curés de toutes les paroisses de son diocèse et leur imposa comme un devoir sacré d’en propager la culture[376]. De grands propriétaires ont donné une forte impulsion à cette culture dans le département de la Haute-Garonne. M. Picot de Lapeyrouse, dans sa Topographie rurale du canton de Montastruc, écrite en 1814, dit qu’ayant vu la Pomme de terre (patane) dans les Pyrénées « où on la cultive depuis plus de 50 ans », en fit venir quelques hectolitres en 1776, qu’il distribua aux paysans, après en avoir planté lui-même dans ses domaines pour donner le bon exemple.

[376] Théron de Montaugé, L’Agriculture et les classes rurales dans le pays toulousain depuis le milieu du XVIIIe siècle. Paris, in-8, p. 13.

Un Mémoire de Raymond de Saint-Sauveur, daté de 1778, dit que les Pommes de terre sont cultivées dans deux ou trois cantons élevés du Roussillon. On mêlait la fécule au Seigle pour en faire du pain en temps de disette[377].

[377] Brutails, Notes sur l’économie rurale du Roussillon à la fin de l’ancien régime (Soc. agric. scientif. et litt. des Pyrénées-Orientales), t. XXX (1889), p. 312.

Pour le Limousin, nous avons une intéressante thèse pour le doctorat de M. René Lafarge, qui nous renseigne sur l’introduction de la Pomme de terre. C’est Turgot, intendant de Limoges en 1762-1774 qui l’a généralisée, mais on la voyait déjà aux environs des grandes villes comme Limoges et Brive. « Vers 1750 un mystérieux inconnu arrivait dans cette dernière ville. Tout ce qu’on put savoir sur sa personnalité, c’est qu’il était anglais, il disait s’appeler le chevalier Binet. Plus tard on apprit qu’il était duc d’Hamilton. S’étant lié avec Treilhard et plusieurs autres personnages de conséquence de Brive, il les invitait parfois à dîner. Un jour il fit manger à ses hôtes un mets inconnu en Limousin, de la morue avec des Pommes de terre. Treilhard raconte même plus tard à la Société d’Agriculture que ce mélange n’avait excité en lui aucune sensation bien flatteuse. Cependant, sur les instances du chevalier Binet, il fit semer quelques Pommes de terre. C’est la trace la plus ancienne que j’aie trouvée de l’existence de la Pomme de terre en Limousin. Aussi lorsque Turgot en 1764 proposa d’envoyer des Patates au Bureau d’Agriculture de Brive, il lui fut répondu qu’elles existaient déjà ». Mais c’est seulement pendant l’intendance de Turgot et sous l’influence active et continue de la Société d’Agriculture de Limoges que la Pomme de terre prit de l’extension et devint une culture générale[378]. En 1763, les membres de cette société d’Agriculture commencent à présenter aux séances des Patates recueillies dans leurs domaines. Le 11 février 1764, d’après les procès-verbaux, « le secrétaire a aussy fait remettre un sac assez considérable de Patates, dont partie sera envoyée au Bureau d’Angoulême, et l’autre partie à M. l’évêque de Tulle. Tous les associés présents ont assuré que leurs voisins en établissaient dans leurs terres et qu’on devait espérer de voir en peu d’années ce fruit abondant et utile aussy commun dans cette province qu’en Allemagne »[379]. De ce moment date l’introduction de la Pomme de terre dans le Poitou, dans l’arrondissement de Rochechouart (Vienne), par l’intermédiaire de M. de Saint-Laurent[380].

[378] Lafarge, L’Agriculture en Limousin au XVIIIe siècle. Paris, 1902, in-8, p. 203.

[379] Leroux (Alfr.), Choix de Doc. hist. sur le Limousin, t. III, pp. 157, 223, etc.

[380] Bull. Soc. des Amis des Sc. des Rochechouart, t. VIII, no 1, p. 5.

Turgot la mentionne en 1766 dans l’Etat des productions du sol : « On doit mettre au nombre des légumes les Pommes de terre dont la culture commence à s’étendre dans les élections de Limoges et d’Angoulême »[381]. En 1770, elle était très répandue et contribua pour une grande part à éviter la famine.

[381] Turgot, Œuvres I, p. 538.

C’est à Marguerite de Bertin, demoiselle de Belle-Isle, sœur du contrôleur général des Finances, Henri Bertin, que l’on doit l’introduction de la Pomme de terre en Périgord. Mlle de Bertin écrivait en 1771 à M. Gravier, régisseur des domaines qu’elle possédait aux environs de Périgueux : « Je recommande à votre fils les Pommes de terre… Petit Jean en a vu travailler l’année dernière. C’est le temps (5 avril) de les semer si elles ne le sont déjà. » Mlle de Bertin écrivait encore le 14 janvier 1774 : « Peut-être que votre exemple pour la Pomme de terre donnera envie aux métayers d’en user pour l’année prochaine. On en tire grand parti dans ce pays », c’est-à-dire à Paris[382].

[382] Bussière (G.), Esquisses historiques sur la Révolution en Périgord, 1re partie, Paris, 1877.

La Pomme de terre prospérait à Belle-Ile en 1770[383]. Selon le P. d’Ardenne, un certain Moreau Kerlidu, près Lorient, prétendait en avoir cultivé un des premiers en Bretagne. Il avait reçu la Truffe rouge d’Irlande[384]. Elle devait être cultivée çà et là à une date ancienne puisqu’une lettre communiquée au Journal de Paris, année 1779, est adressée à Parmentier ; l’auteur fait connaître qu’il cultive la Pomme de terre à la charrue en Bretagne depuis 1741. En 1760, la Société d’Agriculture de Rennes s’efforçait d’en répandre l’usage pour la nourriture de l’homme car elle excitait des défiances dans cette province et on la donnait plutôt aux animaux[385]. Pour combattre ce préjugé, le contrôleur général Terray expédia partout un placard de l’Académie de médecine[386].

[383] Dupuy, l’Agric. et les classes agric. en Bretagne au XVIIIe s. (Ann. de Bretagne, t. VI (1890) p. 20). — Sée, Les Classes rurales en Bretagne, p. 419.

[384] P. d’Ardenne, Année Champêtre, 1769, t. II, p. 299. — t. III, p. 287.

[385] Corps d’Observations de la Soc. d’Agric. de Bretagne, t. II, p. 102, 105.

[386] Arch. Ille-et-Vilaine, série C. 81.

C’est le maréchal d’Harcourt et M. John de Crevecœur qui ont répandu la Pomme de terre dans le Calvados. Mustel, précurseur peu connu de Parmentier, l’a propagée dans toute la Normandie. Une lettre de Mustel à M. de Crosne, intendant de Normandie, en date du 12 septembre 1770, prie ce personnage de déterminer le ministre à affecter une somme suffisante pour la distribution gratuite de semences de Pomme de terre aux cultivateurs[387].

[387] Arch. Seine-Inférieure, série C. 118.

Dans le Beauvaisis, c’est M. le duc de Larochefoucauld-Liancourt qui a popularisé la Pomme de terre[388]. M. Dottin, grand agriculteur de Villers-Bretonneux, a été un zélé propagateur de la Pomme de terre en Picardie vers 1766.

[388] Mém. Soc. d’Agric. de la Seine, t. XII, p. 73. — Grare, Le canton d’Auneuil.

Le Patriote artésien, publication qui date de 1761, énumère la Pomme de terre parmi les productions naturelles de la province d’Artois[389]. En 1768, Le Bon Fermier, ouvrage publié par Bosc, indique (p. 268) la Pomme de terre comme une plante des plus communes et des plus vulgaires en grande culture dans l’Artois, « d’un usage général pour les hommes et les animaux ».

[389] Calonne (de), La Vie agricole sous l’ancien régime, p. 84, 304.

L’introduction de la Pomme de terre dans le Boulonnais date de 1763. « Cette année, M. de Boyne, ministre de la marine, avait chargé M. Chanlaire, commissaire de la marine à Boulogne, de recevoir d’Angleterre une certaine quantité de tubercules afin d’en essayer la culture dans une de ses terres.

« Ces tubercules arrivèrent en assez mauvais état. M. Chanlair fit faire un triage de ces racines et il s’en trouva un petit nombre de boisseaux de bonne qualité qu’il fit planter et qui réussirent parfaitement. Elles étaient de l’espèce jaune. L’année suivante, toute la récolte fut mise en terre, et la vente du produit qui en résulta s’éleva à 1500 francs. Depuis cette époque la culture s’en est chaque jour étendue davantage »[390].

[390] Mém. Soc. d’Agric. de la Seine, t. XV (1812), p. 423.

L’usage de la Pomme de terre a été tardif dans la Brie, comme dans tous les pays riches. On la cultivait toutefois sur de petites surfaces dès les premières années du règne de Louis XVI[391]. En 1785, la Pomme de terre était cultivée dans l’arrondissement de Montereau pour la nourriture des bestiaux. En 1790, on commença à la cultiver plus en grand pour la nourriture des habitants[392].

[391] Leroy (G.), Recherches sur l’Agric. de S.-et-Marne (Bull. Soc. d’Arch. Sc. et Lettres de S.-et-M., 1868, p. 404). — Arch. S.-et-M., série G. no 250.

[392] Delettre, Histoire de la Province du Montois, t. I, p. 267.

La Pomme de terre a été vulgarisée dans le Berry vers 1765 par le duc de Béthune-Charost, homme instruit, au courant de tous les progrès agricoles et grand propriétaire dans l’arrondissement de Bourges[393]. Le marquis de Turbilly, noble angevin né en 1717, décédé en 1776, a consacré sa fortune à des améliorations agricoles. Il a répandu l’usage de la Pomme de terre dans l’Anjou et l’Orléanais[394]. Mais combien de cultivateurs distingués comme Duhamel, M. de Villiers, en Champagne, et beaucoup d’autres, ont su, avant Parmentier, donner dans diverses provinces une impulsion à la culture de cette plante utile !

[393] Menault, Histoire agricole du Berry, pp. 103-104, 309.

[394] Guillory, Notice sur le marquis de Turbilly (Bull. Soc. Industr. d’Angers (1849), p. 173 ; 1859, p. 54).

On a vu plus haut que Parmentier, dans son premier ouvrage, reconnaissait que de son temps la Pomme de terre couvrait des champs entiers dans le voisinage de la capitale. La consommation de cette denrée était toutefois restreinte à la classe pauvre et à une partie seulement de la classe aisée.

Mais la région parisienne a connu la Pomme de terre à une date beaucoup plus ancienne. En 1613, on la servit sur la table du jeune roi Louis XIII. On ne dit pas si ce légume y fit une seconde apparition. La Pomme de terre figure, comme plante botanique, dans les catalogues du Jardin royal des Plantes sous le nom de Solanum tuberosum esculentum[395]. Le Traité des Drogues simples de Lemery (1699) la note déjà comme plante culinaire usitée, fait confirmé par le Dr Lister, savant anglais qui accompagna le duc de Portland dans son ambassade à Paris, en 1698, pour la ratification du traité de Riswick. Lister a laissé une intéressante relation de son passage dans la capitale de Louis XIV. A propos des denrées alimentaires consommées par les Parisiens, il constate avec surprise que l’on a quelque peine à trouver sur les marchés des Pommes de terre, « ces tubercules qui sont d’un si grand usage en Angleterre[396] ». Il s’ensuit que, sous Louis XIV, la Pomme de terre n’était pas inconnue à Paris, quoique rare. Trouverait-on aujourd’hui facilement sur les marchés parisiens ou chez les marchands de comestibles le Cerfeuil bulbeux, la Tétragone, le Chou marin et autres légumes assez cultivés pourtant dans les jardins bourgeois ?

[395] Denys Joncquet, Hortus, 1658.

[396] Voyage de Lister à Paris en 1698, trad. par M. de Sermizelles ; Paris, 1873, in-8.

Une vingtaine d’années plus tard, la plante paraît cultivée en plein champ aux environs de Paris. Elle figure dans la plus ancienne Flore parisienne, le Botanicon parisiense de Sébastien Vaillant, paru en 1723, sous les noms vulgaires de Patate ou Truffe rouge, qui sont les noms primitifs de la Pomme de terre en France. Une seconde édition du même ouvrage, publiée en 1727 par Boerhaave, porte la même mention et, cette fois, avec le signe abréviatif us ce qui signifie que la Pomme de terre était cultivée et en usage, enfin qu’elle pouvait se rencontrer dans les champs aux environs de Paris. Au milieu du XVIIIe siècle, la Pomme de terre était entrée, à Paris même, sous le nom de Truffe, dans les habitudes culinaires du bas peuple. Ici nous avons une attestation concluante. En 1749, alors que Parmentier n’avait que 13 ans, de Combles publia son Ecole du Potager. Il a consacré le dernier chapitre de cet ouvrage à la description de la Truffe, ses différentes espèces, ses propriétés, sa culture[397]. Nous en donnons ci-après quelques passages :

[397] Ecole du Potager, chap. LXXIX, éd. 1749.

« Voici une plante dont aucun auteur n’a parlé, et vraisemblablement c’est par mépris pour elle qu’on l’a exclue de la classe des plantes potagères, car elle est trop anciennement connue et trop répandue pour qu’elle ait pu échapper à leur connaissance ; cependant il y a de l’injustice à omettre un fruit qui sert de nourriture à une grande partie des hommes de toutes les nations ; je ne veux pas l’élever plus qu’il ne mérite, car je connais tous ses défauts dont je parlerai ; mais j’estime qu’il doit avoir place avec les autres, puisqu’il sert utilement et qu’il a ses amateurs ; ce n’est pas seulement le bas peuple et les gens de la campagne qui en vivent dans la plupart de nos provinces ; ce sont les personnes même les plus aisées des villes, et je puis avancer de plus par la connaissance que j’en ai, que beaucoup de gens l’aiment par passion : je mets à part si c’est affectation bien placée, ou dépravation de goût ; il a ses partisans, cela me suffit.

« … Un fait certain, c’est que ce fruit nourrit et que par la force de l’habitude il n’incommode point ceux qui y sont accoutumés de jeunesse ; d’ailleurs il est d’un grand rapport et d’une grande économie pour les gens du bas état ; ces avantages peuvent bien balancer ses défauts. Il n’est pas inconnu à Paris, mais il est vrai qu’il est abandonné au petit peuple et que les gens d’un certain ordre mettent au-dessous d’eux de le voir paroître sur leur table ; je ne veux point leur en inspirer le goût que je n’ai pas moi-même ; mais on ne doit pas condamner ceux à qui il plaît et à qui il est profitable. »

En 1771, la Faculté de Médecine avait répandu à profusion un Rapport sur l’usage des Pommes de terre afin de détruire les derniers préjugés qui empêchaient certaines personnes de consommer ces tubercules. Nous lisons à la page 2 de cette plaquette : « Vous savez, Messieurs, qu’elles sont communes à Paris, surtout parmi les gens que leur pauvreté met hors d’état de se procurer des aliments de bonne qualité, et cependant il y a peu d’années que la Pomme de terre se voit dans nos marchés assez communément pour dire qu’elles font partie de la nourriture du peuple ».

Une pièce de procédure des Archives départementales va éclairer mieux encore notre religion sur la question de savoir si la Pomme de terre était vulgaire ou non dans les environs de Paris avant la propagande de Parmentier :

(Archives de Seine-et-Oise, série E. 1667, liasse) : Plainte en date du 19 septembre 1772 contre la fille de la veuve Riquet et la fille Claude Hamelin pour avoir volé des Truffes ou Pommes de terre à Marly-la-Ville (Seine-et-Oise), dans un champ appartenant à M. de Nantouillet. A la date du 22 septembre, sentence rendue contre les délinquantes qui avaient avoué sans vergogne avoir volé ces Pommes de terre et avaient en outre eu l’impudence de se moquer du garde-champêtre. Ce M. de Nantouillet n’était pas philanthrope à la façon de Parmentier, dont le seul rôle de vulgarisateur a été la plantation d’un immense champ de Pommes de terre qui devait être à dessein livré au pillage ; et cela pour convaincre le bas peuple de l’innocuité d’un légume… que l’on volait couramment en plein champ, douze ans auparavant, aux portes de la capitale et que les pauvres gens, on le voit, mangeaient sans crainte de devenir lépreux.

C’est pourquoi il ne faut pas chercher la cause de la lenteur de la propagation de la Pomme de terre dans de vains préjugés comme l’ont répété à satiété les Economistes et Parmentier. L’importance de ces préjugés a d’ailleurs été notablement exagérée par les écrivains. La plante n’était nullement tenue pour malsaine par la majorité des gens.

La première et la principale cause de la défaveur de la Pomme de terre, avant le XIXe siècle, réside dans la mauvaise qualité des tubercules des variétés primitives. Avant leur amélioration par la culture et surtout par les semis, les Pommes de terre étaient indigestes, aqueuses, âcres ou amères, comme le sont les Pommes de terre sauvages du Chili, enfin immangeables, au moins pour les personnes habituées à une bonne nourriture. Là-dessus tous les auteurs sont unanimes. C’était, disent-ils, une nourriture grossière, indigeste, « bonne pour le peuple ». La Pomme de terre ancienne ne ressemblait en rien à la nôtre qui est douce, farineuse, légère, digestible au point qu’elle est employée dans toutes les maladies chroniques de l’estomac et des intestins. La purée de Pomme de terre est même le seul aliment que peuvent digérer certains dyspeptiques. La Pomme de terre ancienne conservait une quantité appréciable de solanine, la substance vénéneuse des Solanées, que la culture a fait presque entièrement disparaître.

On raconte que la reine Elisabeth, d’Angleterre, sur le conseil d’un philanthrope, invita un grand nombre de seigneurs à prendre part à un repas composé de mets uniquement préparés avec la Pomme de terre ; elle-même n’y voulut pas toucher et bien lui en advint, car ces Pommes de terre étaient encore peu comestibles ; les convives en eurent les entrailles tellement impressionnées qu’à la fin du banquet la reine se trouva seule à table[398].

[398] Intermédiaire des Curieux, t. XXV, p. 314.

La solanine est un poison très violent même pris en petite quantité. Les tubercules de Pomme de terre verdis à la lumière deviennent vénéneux. On a constaté des cas d’empoisonnement par l’ingestion de Pommes de terre avec leurs germes. Dans la croyance que la Pomme de terre était un fruit souterrain, on a dû autrefois la consommer dans tous ces états et même à l’état cru. On voit d’ici les résultats désastreux dus à l’ignorance et la défaveur jetée sur la Pomme de terre s’explique fort bien, car il est rare qu’un préjugé ne soit pas fondé sur une chose vraie. Ainsi on a constaté des éruptions eczémateuses chez des animaux nourris avec la pulpe de Pomme de terre. L’opinion ancienne que ce tubercule peut donner des maladies de peau, et même la lèpre, trouve sa justification : des cas pathologiques semblables ont été certainement observés autrefois sur l’homme et sur les animaux domestiques.

Pour appuyer la légende de Parmentier, les ouvrages populaires font état d’un prétendu arrêt du Parlement de Besançon, daté de 1630, qui aurait interdit la culture de cette plante : « Attendu que la Pomme de terre est une substance pernicieuse et que son usage peut donner la lèpre, défense est faite, sous peine d’une amende arbitraire, de la cultiver dans le territoire de Salins. » Or cet arrêt est controuvé. En 1630, le Parlement de Besançon n’existait pas. Il était à Dôle et fut supprimé en 1668 par le roi d’Espagne. M. Roze, auteur consciencieux, a recherché ce document dont les Edits généraux ne font pas mention. « On comprend, dit-il, qu’un édit sur la culture de la Pomme de terre devait appartenir à cette catégorie. Il n’a donc pas existé[399] ».

[399] Histoire de la Pomme de terre, p. 123.

Nos pères, routiniers, certes, et ayant plus que nous une répugnance pour les choses nouvelles, avaient néanmoins trop de bon sens pour rejeter sans motifs sérieux une plante qui est aujourd’hui une des bases de l’alimentation. La Pomme de terre ancienne ne valait rien, c’est un fait incontestable. Autrement elle aurait été introduite dans la consommation aussi vite que l’a été le Topinambour dont les qualités culinaires ne sont pas comparables à celles de la Pomme de terre.

La Pomme de terre non améliorée ne valait pas le Topinambour qui a figuré dans les menus de grands repas jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les traités de cuisine montrent la Pomme de terre culinaire seulement vers le règne de Louis XVI[400], car, même à la fin du XVIIIe siècle, on n’avait pas encore amélioré suffisamment son tubercule au point de le rendre comestible pour les classes aisées. Nous avons cité plus haut de Combles et vu le peu d’estime qu’il avait pour la « truffe ». Voici ce que dit de la Pomme de terre la grande Encyclopédie (vol. XIII, p. 4, imprimé en 1774) :

[400] Les Soupers de la Cour, éd. 1778, t. III, p. 207.

« Cette racine, de quelque manière qu’on l’apprête, est fade et farineuse. Elle ne saurait passer pour un aliment agréable ; mais elle fournit un aliment assez abondant et assez salutaire aux hommes qui ne demandent qu’à se sustenter. On reproche avec raison à la Pomme de terre d’être venteuse, mais qu’est-ce que des vents pour les organes vigoureux des paysans et des manœuvres ? ».

Cette citation méritait d’être reproduite, malgré ce qu’elle a d’assez rabelaisien. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert n’a pas précisément la réputation d’avoir donné asile aux préjugés. L’article Pomme de terre est dû à la plume d’Engel, agronome distingué. On peut croire que son appréciation est l’expression de la vérité.

Nous reconnaissons maintenant pourquoi la culture de la Pomme de terre s’est généralisée si tard dans les pays riches, comme l’Ile-de-France, la Brie, la Beauce et autres terres à Froment, tandis qu’elle était acceptée à une date bien antérieure en Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, Morvan, Cévennes, etc., pays très pauvres où les pauvres gens n’avaient pas le choix des aliments.

On ne songeait pas autrefois à semer des graines de plantes potagères et économiques, comme on le fait aujourd’hui, dans le but d’en obtenir de nouvelles races plus avantageuses que les anciennes. Depuis son introduction en Europe, on avait constamment reproduit la Pomme de terre par plantation de tubercules. Tant que le mode de reproduction asexuée a été employé, la plante n’a pu varier et s’améliorer.

Les améliorations brusques par mutations gemmaires que l’on dit avoir constatées récemment ne se produisaient pas sans doute dans les anciennes cultures, puisque de Combles, en 1749, reprochait à la vieille variété rouge son âcreté qui lui faisait préférer pour la table la variété blanche ou la jaune : elle était demeurée à peu près ce qu’elle était, lorsqu’elle fut apportée à demi-sauvage du Nouveau Monde, à la fin du XVIe siècle !

Le comte Lelieur de Ville-sur-Arce, écrivain horticole distingué et directeur des jardins royaux, écrivait en 1837 :

« Il y a 60 ans que nous ne possédions encore que les deux variétés primitives : la rouge et la jaune, toutes les deux rondes ; ces variétés étaient âcres et d’un goût si désagréable que les habitants de nos campagnes ont été naturellement portés à croire que les tubercules de cette plante étaient plutôt destinés à la nourriture des bestiaux qu’à celle de l’homme… les écrits qui parurent alors, loin d’indiquer les moyens d’y remédier, accusèrent la population de se laisser dominer par de vains préjugés qui l’exposaient à souffrir la famine. Ces écrits, vantés encore de nos jours, furent tout à fait inutiles au perfectionnement de la Pomme de terre, mais ne purent même atteindre le but qu’ils se proposaient, celui de convaincre les intéressés, qui alors ne lisaient point[401] ».

[401] Maison rustique du XIXe siècle, 1837, p. 397.

Les semis et la culture nous ont donc donné nos excellentes Pommes de terre actuelles et ceci viendrait appuyer l’hypothèse de ceux qui admettent que la tubérisation est le résultat de l’action de microorganismes sur les tiges souterraines de la Pomme de terre.

A une séance de la Société nationale d’Horticulture de France, en 1874, un membre rappela qu’à la date de 40 ou 50 ans auparavant, la Pomme de terre de Hollande, si farineuse, était sensiblement aqueuse ; « une culture continue, observa M. Laizier, président du Comité de culture potagère, en a beaucoup amélioré la qualité et l’a rendue telle que nous la voyons aujourd’hui[402] ».

[402] Jal Soc. nat. d’Horic. Fr. 1874, p. 27.

Consultons maintenant les écrivains horticoles anglais les plus éminents et nous verrons que leur appréciation des qualités culinaires de la Pomme de terre ancienne n’est guère favorable. Mortimer, dans Gardener’s Kalendar (1708) dit que la Pomme de terre n’est pas aussi bonne ni aussi saine que le Topinambour, mais qu’elle peut être bonne pour les porcs. Bradley constate, vers 1719, qu’elle est inférieure en qualité au Salsifis, à la Betterave ou au Chervis. Enfin le Dictionnaire de jardinage de Miller (éd. 1754) dit que les Pommes de terre sont méprisées par les riches qui les regardent comme une nourriture bonne seulement pour les pauvres gens.

Une autre cause du peu d’empressement que la classe bourgeoise, pour qui les raisons d’économie sont secondaires, a mis à consommer la Pomme de terre, c’est que l’éducation du goût, l’accoutumance vis-à-vis de cet aliment n’était pas faite. La Pomme de terre semblait un mets fade, insipide ou pâteux à toutes les personnes qui n’en avaient pas mangé dès leur enfance. Plusieurs de nos correspondants, qui aiment beaucoup la Pomme de terre, nous ont affirmé que leurs grands parents, nés vers la fin du XVIIIe siècle, avaient une sorte de répugnance pour ce tubercule et n’en mangeaient jamais. Ceci est confirmé par une observation que fit Pépin, ancien jardinier-chef du Muséum, à une séance de la Société impériale d’Agriculture (2 février 1870) : « Au commencement du XIXe siècle, dit-il, on comptait peu de variétés de Pomme de terre ; on les cultivait seulement pour les animaux. Ce n’est que depuis 1820 que l’usage en a été introduit dans les classes aisées ».

Dans une Notice sur les tubercules proposés pour remplacer la Pomme de terre, écrite en 1850, le Dr F. Mérat, savant botaniste, vient encore corroborer les appréciations de tous les auteurs précités :

« Il paraît qu’à son introduction en Europe, la Pomme de terre produisait peu de tubercules, qu’ils étaient petits et de chétive qualité, et comme on les goûtait crus, on ne pouvait que répugner à leur usage…

« Cela explique pourquoi on fut si longtemps avant de s’en nourrir, et pourquoi on les donnait alors aux animaux plutôt que pour une prétendue répugnance pour une plante qui plaisait tant aux pourceaux ; car nos pères n’étaient pas plus indifférents que nous pour ce qui est bon, et on les calomnie quand on prétend que les animaux que nous venons de nommer avaient plus d’esprit qu’eux en ne refusant pas de s’en nourrir… Il a fallu une longue culture et des soins appropriés pour amener cette plante à l’état d’être appétée par l’homme… Mais lorsqu’on s’est avisé d’en faire des semis, ce qui ne remonte guère qu’à soixante-dix ou quatre-vingts ans, on a obtenu des variétés diverses parmi lesquelles il s’en est trouvé de plus délicates qui ont été plus goûtées. »

C’est, en effet, à partir de 1760 que des cultivateurs eurent l’idée de faire des semis de graines de Pommes de terre. La plante était préparée à varier par une culture déjà ancienne. Des variétés nouvelles naquirent aussitôt ; les tubercules plus gros, plus féculents, perdirent leur âcreté native et cette amélioration de la qualité de la Pomme de terre coïncida exactement avec la campagne de Parmentier. Ce facteur, si gros de conséquences pour la diffusion de la Pomme de terre dans les milieux bourgeois, a passé inaperçu de tous les auteurs qui se sont occupés de l’historique du précieux tubercule.

Nous ne saurions donc trop répéter que Parmentier n’a ni introduit, ni vulgarisé la Pomme de terre en France. L’amélioration de la qualité de la Pomme de terre, l’habitude prise par la jeune génération d’user de ce nouvel aliment, ont été les seules causes de la propagation plus rapide de ce tubercule à la fin du XVIIIe siècle, et, sur ces causes, Parmentier ne pouvait avoir aucune influence. A-t-il seulement accéléré l’adoption de la Pomme de terre par les cultivateurs ? C’est peu probable, et nous croyons avoir donné dans cette notice de bonnes raisons d’en douter. Aussi nous rééditerons à propos de la propagande tardive de Parmentier en faveur de la Pomme de terre, le mot très juste d’un de ses contemporains :

M. Paton, directeur de l’Ecole forestière de Nancy, rappelait jadis un souvenir de famille dans une lettre écrite à propos de la brochure de M. Labourasse citée plus haut :

« Mon grand-père maternel, dit-il, était pharmacien à l’armée de Moreau, sous les ordres de Parmentier, et je lui ai entendu souvent se moquer de son chef et de son invention, en disant qu’il n’était qu’un vulgarisateur d’une chose déjà vulgaire ».

Le rôle de Parmentier dans la propagation de la Pomme de terre fut en réalité très modeste. Concédons qu’il a, le premier, fait l’analyse chimique de la Pomme de terre, qu’il a montré la place de cette plante dans les assolements et indiqué quelques bonnes méthodes de culture. Il a été en outre un chimiste remarquable qui a rendu de grands services en perfectionnant la mouture du Blé, la fabrication des eaux-de-vie, des vinaigres, du sucre, etc. Il a découvert le sucre de fécule ou glucose et ses propriétés. Cela suffit pour que Parmentier conserve des droits à la reconnaissance de l’humanité.

Quelques mots sur la synonymie de la Pomme de terre peuvent compléter utilement l’historique de l’introduction de ce tubercule en France.

Les botanistes de la Renaissance, sans se soucier de l’invraisemblance de leurs déterminations, ont voulu reconnaître dans la Pomme de terre américaine une plante des Anciens. Pour Clusius, ce devait être l’Arachidna de Théophraste, tandis que Cortusus reconnaissait dans la plante nouvelle le Picnocomon de Dioscoride. L’espagnol Acosta a donné, le premier, à la Pomme de terre son nom péruvien papas (Papas radix). Besler, dans son Hortus Eystettensis (1613), l’appelle papas Peruanorum. (Papas des Péruviens). On pourrait rapprocher du celtique papa bouillie, purée (vieux français de la pape), ce mot papas qui paraît signifier chez les Péruviens racine alimentaire. Mais c’est là, sans doute, une pure coïncidence. Parkinson (1629) a nommé la Pomme de terre Battata Virginianorum (Batate de Virginie), pour la distinguer de la vraie Patate des Espagnols connue depuis longtemps. La Patate, tubercule d’une plante de la famille des Convolvulacées ou des Liserons, se dit en anglais Batata qui est le nom espagnol et portugais de cette plante emprunté à la langue des indigènes de l’île d’Haïti (Saint-Domingue), sur le témoignage de Peter Martyr (1511-16) et de Navagerio (1526).

L’analogie qui existe entre les deux tubercules a produit une confusion de noms dont on retrouve les traces aujourd’hui, puisque la Pomme de terre s’appelle encore Patate dans le midi de la France, principalement dans le Bordelais, quelques parties de la Normandie et de la Bretagne. Dans la Vendée et le Bocage on prononce pataque et patache dans l’Anjou. Patraque jaune est le nom d’une très ancienne variété de Pomme de terre. Potato des Anglais n’est qu’une corruption du terme caraïbe Batata ou Patata. Bauhin, au XVIIe siècle, reconnaissant une Solanée dans la plante nouvelle, lui donna le nom scientifique de Solanum tuberosum esculentum.

C’est Duhamel, dans son Traité de la culture des terres (1755) qui a consacré le nom de Pomme de terre et cette dénomination a prévalu en France sur les anciens synonymes : Truffe, Cartoufle, Patate, mais Furetière, dans son dictionnaire, imprimé à la fin du XVIIe siècle, donnait déjà ce nom comme synonyme de Truffe rouge.

Truffe est le nom primitif de la Pomme de terre en Italie et en France. En italien moderne Tartufo bianco ou Patata. Truffe se dit encore pour Pomme de terre dans le Lyonnais et le Forez. Dans les patois savoyard et genevois, Pomme de terre se dit tufelle. En Languedoc tufère ou tufène. Dans tout le Comtat, province qui appartenait au Pape avant la Révolution, la Pomme de terre porte en langage vulgaire le nom de tartifle, de l’italien tartufo, Truffe, dont le radical se trouve dans trufa, tromperie[403] parce que la Truffe, Champignon, se cache sous terre. Ainsi fait la Pomme de terre, que l’on prenait pour un fruit souterrain, d’où le nom Truffe rouge, parce que la variété rouge était la plus commune autrefois. Ainsi fait, au figuré, Tartufe l’hypocrite, qui dissimule ses sentiments pour mieux tromper[404]. Le Kartoffel des Allemands — c’est chez eux le nom de la Pomme de terre — est une corruption de l’italien taratouffli, Truffe de terre. Cartoufle, qui s’emploie dans quelques pays français, dérive du mot allemand. Nous avons vu qu’Olivier de Serres, au XVIe siècle, connaissait sous ce nom la Pomme de terre que l’Est de la France a vraisemblablement reçue de la Suisse allemande. Cependant, pour quelques lieux français (Anjou et Maine), il est possible que ce terme ne remonte qu’à l’invasion de 1815. Les soldats allemands demandaient souvent des Kartoffen ; les paysans adoptèrent ce nom d’abord en plaisantant, puis par habitude. Crompire, employé pour Pomme de terre, dans la Lorraine allemande, en Alsace, dans quelques parties de la Belgique, est un mot flamand dénaturé de grund birn ou grond peer, poire de terre[405].

[403] Le vieux français possédait le verbe trufer, tromper.

[404] De l’origine du mot Tartufe (Revue des Provinces, 1865, p. 322).

[405] Voir Intermédiaire des Curieux, I, p. 154 ; XXI, p. 91, 172, 251, 410 ; XXV, p. 409 ; XXVI, p. 70.

Les variétés de Pommes de terre sont aujourd’hui fort nombreuses. Limitées aux deux races primitives pendant plus de 200 ans, l’agronome Engel en comptait déjà 40 sortes en 1777 que Parmentier réduit à 12 en 1789. Lorsque la Société d’Agriculture de la Seine réunit en 1815 les variétés en usage, il s’en trouva 120 environ qui furent confiées à M. de Vilmorin. C’est l’origine de la collection actuelle de Verrières qui en comprend plus de 800[406]. La plupart des variétés anciennes sont disparues par caducité. Une douzaine vivotent péniblement, mais la Chave, la Marjolin et la Vitelotte sont toujours largement cultivées. La Schaw ou Chave, ou Patraque jaune, avait été rapportée d’Angleterre en 1810. Segonzac ou Saint Jean, lancée en 1839 par Morel de Vindé, ne paraît guère différente.

[406] Vilmorin (Henri de), Catalogue méthodique et synonymique des principales variétés de Pommes de terre. 3e éd., 1902.

La Marjolin est d’origine anglaise. C’était l’Early Kidney ou rognon hâtif. Dès 1815 on avait en France la variété Cornichon jaune, sorte analogue. M. Hardy la cultive au Potager de Versailles, en 1824, sous le nom de Pomme de terre hâtive. On doit le nom de Marjolin, féminisé quelquefois en Marjolaine, au comte Lelieur[407]. Poiteau paraît l’avoir appelée Pomme de terre hétéroclite[408].

[407] Maison rustique du XIXe siècle, 1837, p. 396.

[408] Ann. Soc. d’Hortic. 1831 (t. IX, p. 204).

Rentrent dans la catégorie des Pommes de terre oblongues, lisses, à chair jaune, aux yeux peu marqués : Marjolin Tétard (H. Rigaud avant 1870) obtenue par Tétart, cultivateur à Groslay[409] ; Royale ou Royal ash-leaved Kidney, obtenue en 1864 par Thomas Rivers dont l’établissement était à Sawbridgeworth (Angleterre) ; Belle-de-Fontenay (H. Rigaud, 1893) ; Belle de Juillet, semis de Paulsen qui l’a nommée en allemand Juli, d’où l’on a fait en France Belle de Juillet (Vilmorin, 1898) ; Joseph Rigault obtenue en 1879 par J. Rigault, cultivateur de Pommes de terre à Groslay, mise au commerce en 1884 ; à feuilles d’ortie (Courtois-Gérard, 1864). La variété Jaune de Hollande ou Parmentière a une histoire obscure que M. Mottet a essayé d’éclaircir[410]. Elle a été pendant plus d’un siècle la première pour la table. Elle paraît connue maintenant sous les noms de Quarantaine de la Halle, ou de Noisy, Marjolin tardive Hollande est un nom commercial qui s’applique à beaucoup de variétés à chair jaune et à peau lisse. Pousse debout (Thierry-Tollard vers 1847) a remplacé l’ancienne Rouge longue de Hollande. Victor, encore plus hâtive que la Marjolin, est une variété peu ancienne. Obtenue en Angleterre, elle était encore rare en 1887. Reine des Polders (Vilmorin, 1893) paraît avoir été cultivée d’abord dans les polders de la baie du Mont Saint-Michel vers 1890 ; mise au commerce par Vilmorin en 1892-93, mais il y a une autre race Des polders (Van Geert 1852). Magnum Bonum variété obtenue par James Clark, de Christchurch (Hampshire) vers 1878, mise au commerce par Sutton ; Institut de Beauvais, nouvelle en 1886, a été obtenue dans l’établissement de ce nom ; Saucisse ou Généreuse, commençait à se répandre vers 1867. Early rose, ou Rose hâtive, aurait été obtenue aux Etats-Unis en 1867 par M. Bressee, de Brandon. On la vendait alors 60 dollars le boisseau. Gloède, horticulteur à Beauvais, l’a figurée dans son catalogue dès 1869, mais elle n’a guère été connue en France qu’en 1871.

[409] Rapport Jal Soc. nat. d’Hortic. Fr. 1876, p. 124.

[410] Revue Horticole, 1899, p. 389.

Il se fait un grand commerce de Pommes de terre hâtées à Roscoff, et dans le Finistère, à Saint-Pol-de-Léon, à Jersey. La plus grande partie est destinée à l’Angleterre. Les premières Pommes de terre hâtives arrivent d’Algérie, puis du Vaucluse, surtout de Barbentane.

Serait-il possible de remplacer la Pomme de terre par d’autres tubercules féculents qui rendraient les mêmes services ? L’expérience en a été faite. A partir de 1845, pendant plusieurs années, à la suite de l’invasion de la maladie de la Pomme de terre causée par le Phytophtora infestans, on craignit la disparition complète du précieux tubercule. On expérimenta diverses plantes américaines à racines féculentes alimentaires consommées par les aborigènes, entre autres l’Apios tuberosa, l’Arracacha, l’Ulluco et d’autres encore. Tous ces essais de culture sont restés infructueux : la Pomme de terre n’a pas de succédanés.

TOPINAMBOUR

(Helianthus tuberosus L.)

Le Soleil vivace, à tiges annuelles, à rhizomes renflés en forme de tubercules, qui a nom Topinambour, est originaire du Nouveau Monde, comme toutes les autres espèces du genre Helianthus, plantes de la famille des Composées répandues en grand nombre dans les régions tempérées et froides de l’Amérique du nord.

L’histoire du Topinambour ne commence qu’au XVIIe siècle avec la colonisation française du Canada. La côte du Canada fut découverte en 1497 par Sébastien Cabot. François Ier prit possession de ce pays qu’on appela la Nouvelle-France. En 1534, Jacques Cartier explora le golfe du Saint-Laurent et fonda le port de Sainte-Croix, premier établissement français au Canada. Le navigateur Champlain, envoyé en mission par Henri IV, fonda plus tard Québec et, dès lors, les colons affluèrent à la Nouvelle-France.

Nous savons par les Relations des anciens voyageurs que les premiers émigrés dans ces contrées inhospitalières subirent de grandes privations. Pour échapper à de fréquentes famines, ils durent apprendre des Hurons et des Algonquins la recherche des racines sauvages comestibles. Mais il n’est pas facile de distinguer sous le nom de noix de terre ou autres appellations comme truffes, poires de terre ou pommes de terre, que les voyageurs leur donnaient, les trois ou quatre tubercules mangés par les Indiens d’Amérique : Solanum tuberosum, Apios, Topinambour, Aralia trifolia et un Cyperus. Leurs descriptions, brèves et vagues, prêtent à confusion surtout entre les tubercules de l’Apios et ceux du Topinambour. Il ne paraît pas douteux, cependant, que Champlain, dès 1603, avait réellement vu entre les mains des indigènes du Nord des Etats-Unis actuels « des racines qu’ils cultivent, lesquelles ont le goût d’Artichaut »[411]. Des botanistes comme Asa Gray et Decaisne auxquels nous devons beaucoup de nos renseignements sur l’histoire du Topinambour admettent que Champlain parle de l’Helianthus tuberosus[412]. Lescarbot, un des colonisateurs du Canada, fait allusion à cette même plante dans la 3e éd. de son Histoire de la Nouvelle-France : « Il y a encore en cette terre certaine sorte de racines grosses comme naveaux ou truffes, très excellentes à manger, ayant un goût retirant aux cardes (Cardons), voire plus agréable, lesquelles, plantées, multiplient comme par dépit en telle façon que c’est merveille »[413]. Lescarbot ajoute que ces racines sont bonnes cuites sous la cendre ou mangées crues avec du poivre, sel et huile. « Nous avons apporté quelques-unes de ces racines en France lesquelles ont tellement multiplié, que les jardins en sont maintenant garnis, mais j’en veux mal à ceux qui les font nommer Topinambaux aux crieurs des rues ; les sauvages les appellent chiquebi ». Sur ce point, Lescarbot se trompe : chiquebi était le nom sous lequel les Algonquins désignaient les tubercules de l’Apios.

[411] Voyage de Champlain, réimpression 1830, t. I, p. 110.

[412] Voir American Journal of Science, 1877 (XIII) ; 1883 (XXVI). — Flore des Serres, t. XXIII, p. 112.

[413] Hist. de la Nouvelle-France, l. VI, p. 931 (3e éd. 1618).

Dans tous les cas, il est intéressant de constater que le Topinambour, introduit en France quelques années plus tôt, était répandu en 1618 dans les jardins et déjà denrée populaire ; ce qui s’explique par la prodigieuse multiplication de la plante et la facilité de sa culture.

Claude Mollet, jardinier royal, confirme l’extension de la plante nouvelle en France vers 1610-1615, époque de la rédaction de son Traité de jardinage : « Les gros Treufles (Truffes), dit-il, sont fort bonnes (sic) à manger en Caresme, les faisant cuire dans la braise comme les poires, et après qu’ils sont cuits, les peler, et leur faire une saulce comme à des Artichaux ; en les mangeant, ils ont le même goût d’Artichaux »[414].

[414] Théâtre des plans et jardinages, p. 150.

Decaisne cite encore le passage suivant d’un auteur contemporain de Mollet et de Lescarbot : « Depuis quelques années en çà, nous avons recouvert une plante qui, à bon droit, doit être mise au rang des herbes du Soleil ; le vulgaire l’appelle Truffe du Canada. Cette racine est si bonne à manger bouillie dans de l’eau avec du sel ou cuite sous la cendre, qu’il semble que l’on mange des cardes (Cardons). Nous l’appellerons doncques Herba Solis radice et flore prolifero[415]. »

[415] Ant. Colin, Histoire des Drogues, Epiceries, etc. qui naissent aux Indes, Lyon (1619).

Gabriel Sagard, missionnaire Récollet de saint François, parlant des racines consommées par les sauvages des Etats-Unis et du Canada indique aussi les noms vulgaires portés en France par le Topinambour au début de sa vulgarisation : « Les racines que nous appelons canadiennes ou pommes de Canada… dit-il dans le Grand voyage du pays des Hurons (1632).

Pommes de Canada, du nom de son pays d’origine, et Truffes du Canada ont donc été les noms primitifs du Topinambour qui a encore eu les synonymes suivants : Artichaut du Canada, ou simplement Canada, Tartifle, qui ont été aussi les noms de la Pomme de terre.

Les Flamands et les Wallons adoptèrent le nom de poire de terre (grond-peer), d’où est venu cronpire, réservé plutôt aujourd’hui à la Pomme de terre. Le nom anglais du Topinambour : Jerusalem Artichoke, Artichaut de Jérusalem, est une corruption de l’italien Girasole (Tournesol ou Soleil) combiné avec le goût de fond d’Artichaut des tubercules du Topinambour.

La plante appelée Cartoufle, de l’italien Tartuffi, truffe, si peu clairement décrite par Olivier de Serres en 1600, n’est pas le Topinambour comme Parmentier l’a cru et comme on le voit dans une note de la belle édition de 1804 du Théâtre d’Agriculture. C’est la Pomme de terre.

Le mot Topinambour, qui a prévalu en France, a une origine populaire due à une circonstance particulière. Un événement de l’année 1613 qui amusa tous les Parisiens fut l’arrivée de six sauvages Tupinambas de la côte du Brésil. Ces Indiens, de la grande famille des Caraïbes, avaient été les alliés de la France au XVIe siècle.

Malherbe écrit, à la date du 15 avril 1613, au célèbre Peiresc : « Aujourd’hui, le sieur de Razilly qui depuis quelques jours est de retour de l’île de Maragnon, (ou Maragnan, île du Brésil) a fait voir à la Reine six Toupinamboux qu’il a amenés de ce pays-là. En passant par Rouen, il les fit habiller à la française : car, selon la coutume du pays, ils vont tout nus, hormis quelque haillon noir qu’ils mettent devant leurs parties honteuses ; les femmes ne portent du tout rien. Ils ont dansé une espèce de branle sans se tenir par les mains et sans bouger d’une place ; leurs violons étoient une courge comme celles dont les pèlerins se servent pour boire, et dedans il y avoit comme des clous ou des épingles[416]. »

[416] Lettres de Malherbe, éd. Lalanne, t. III p. 297, 314, etc.

A l’exemple de la Cour, tout Paris voulut voir danser la « sarabande » des pauvres sauvages. Mais, deux mois après leur arrivée, trois Toupinamboux étaient déjà morts. On se hâta de baptiser les survivants et le roi fut leur parrain, ce qui porta à son comble la popularité des Toupinamboux[417]. Il est probable que les tribus des Tupi-Guarani du Brésil cultivaient le nouveau tubercule qui commençait à se répandre en France vers 1613. Par suite de cette coïncidence, la langue vulgaire adopta pour le légume exotique le nom des Toupinamboux en le modifiant légèrement.

[417] Mercure de France, 1613, p. 175.

De là vint aussi la croyance à l’origine brésilienne du Topinambour que Linné a consacrée dans son Species ; mais dans son Hortus Cliffortianus, où il est d’ordinaire plus exact au point de vue de la géographie botanique, il donne à la plante sa véritable origine nord-américaine. Plusieurs botanistes éminents suivaient naguère la première référence linnéenne sans songer à l’impossibilité de la naturalisation d’une plante des pays équatoriaux sous le dur climat du Canada.

Le Phytopinax de Bauhin (1596) ne connaît pas encore le Topinambour, mais le Pinax de 1623 l’appelle Chrysanthemum Canada quibusdam, Canada et Artichoki sub terra aliis.

Le botaniste italien Fabio Colonna qui avait vu la plante dans le jardin du cardinal Farnèse, à Rome, est le premier qui ait décrit scientifiquement le Topinambour, en 1616, sous le nom de Flos Solis ou Aster Peruanus. Il a donné aussi la première figure de cette Composée dont l’aspect ancien est assez différent de ce que nous voyons dans nos jardins : la plante est très rameuse et de port pyramidal[418].

[418] Ecphasis, l. II, p. 13, et Botanical Mag. t. 7545.

Le Topinambour a été introduit en Angleterre en 1617. A cette date, John Goodyer, de Maple Durham, Hampshire, reçut d’un Français, M. Franqueville, de Londres, deux petits tubercules qu’il planta et soigna si bien qu’avant 1621 il aurait pu approvisionner de tubercules la ville d’Hampshire. Goodyer écrivit une notice sur la culture de cette plante et l’adressa à T. Johnson qui l’inséra dans sa 2e édition de l’Herball de Gérarde (1636). Auparavant, Parkinson avait figuré le Topinambour sous le nom de Battatas of Canada dans son Paradisus (1629). Dans son Theater of Plants (1640), il l’appelle Artichaut de Jérusalem, nom qui a prévalu en Angleterre.

Dès le temps de Parkinson, le Topinambour entrait dans la confection des pâtisseries anglaises, avec les Marrons, Dattes et Raisins secs ; il était cultivé en si grande quantité que le bas peuple commençait à le mépriser, ce qui s’explique assez : le Topinambour répugne vite si l’on en mange souvent.

L’Italie semble avoir reçu le Topinambour du Pérou avant 1616.

Pierre Hondt fit connaître le Topinambour à la Belgique. Il donna une description détaillée de ce végétal qu’il désignait sous le nom d’Artichaut souterrain.

Van Ravelingen, continuateur de Dodoens, nous apprend qu’on cultivait les « Canadas » en grand en Belgique et en France dès 1613[419]. C’était, disait-il, une nourriture commune. En France, et dans les Pays-Bas, on mangeait les racines cuites, assaisonnées de poivre. En Zélande, c’était un aliment quotidien de novembre à Pâques. On pelait les tubercules et on les passait dans la farine, puis on les mangeait frits au beurre. D’autres fois on les coupait en tranches, on les rôtissait sur la poële et on les saupoudrait de sucre ; on les mangeait en guise de Panais sucré. Ou bien encore on cuisait les tubercules entre deux plats avec du beurre et de l’huile fine et un assaisonnement de sel, poivre, gingembre, muscade, cannelle, clous de girofle.

[419] Jal d’Agric. de Belgique, t. I (1848), p. 49 et suiv.

Le savant auteur Van Sterbeeck fut un grand admirateur du Topinambour ; il en avait compris l’importance pour l’Agriculture. Il nous apprend qu’en 1658 le Topinambour, connu sous le nom de Canada, était cultivé en grand sur les digues près d’Anvers, que de son temps, l’homme mangeait les jeunes feuilles de cette plante, cuites et mélangées avec des Choux. On les mangeait en guise d’Epinards, bref ces feuilles étaient un vrai légume[420]. En Virginie, on mentionne le Topinambour comme cultivé sous le nom d’Hartichoke en 1648 par les colons anglo-américains. Aujourd’hui on le rencontre dans les contrées les plus reculées, en Perse, dans l’Inde, Afghanistan, etc.

[420] Jal d’Agric. pratique de la Belgique, t. I (1848), p. 47.

En France, ce tubercule a été beaucoup cultivé au XVIIe siècle pour la table alors que la Pomme de terre était pour ainsi dire inconnue. On le considérait comme un mets délicat quoique ordinaire et tous les livres de cuisine le font figurer sur les menus. D’ailleurs il était connu sous le nom de Pomme de terre autant que sous celui de Topinambour. Le Jardinier françois, de Bonnefons (1651), dit : « Taupinambours ou Pommes de terre, ce sont des racines rondes qui viennent par nœuds et que l’on mange dans le caresme en forme de fonds d’Artichaux ». Lemery (Traité des aliments, 1709), de Combles, la Nlle Maison rustique, au XVIIIe siècle, appellent ce légume Pomme de terre. C’est le synonyme que donnent aussi les grands dictionnaires du XVIIe siècle. Furetière (1690) dit à l’article « Taupinambour » : « racine ronde que les pauvres gens mangent cuite avec du sel, du beurre et du vinaigre. On l’appelle autrement Pomme de terre. »

Au XVIIIe siècle, la culture du Topinambour périclita au fur et à mesure que s’étendit celle de la Pomme de terre véritable. De Combles (1749) donne une appréciation peu favorable au Topinambour : « Voici le plus mauvais légume dans l’opinion générale ; cependant le peuple qui est la partie la plus nombreuse de l’humanité s’en nourrit, je dois par conséquent placer ce légume avec les autres. Les fruits (tubercules) sont de la grosseur d’un œuf ; cette plante est venue d’Amérique, du pays des Topinambours, d’où elle tire son nom[421].

[421] Ecole du Potager (1749), t. II, p. 573.

En effet, si l’on n’admettait plus de son temps le Topinambour sur les tables bourgeoises, comme on le faisait au XVIIe siècle, sa culture prospérait dans tous les pays pauvres de l’Europe. Nous voyons que, sur la réclamation du clergé du comté de Namur, le prince Charles de Lorraine établit en Belgique des dîmes sur les Topinambours par décret en date du 7 février 1763[422].

[422] Recueil des Ordonnances des Pays-Bas Autrichiens, IX, p. 2.

Il est assez inexplicable que, pour une plante aussi largement cultivée depuis 250 ans et répandue à l’état sauvage sur une grande partie des Etats-Unis, l’identité spécifique de l’Helianthus tuberosus soit restée si longtemps douteuse, et son pays d’origine méconnu. Depuis 1884 seulement, on est fixé sur ces différents points. L’Helianthus doronicoides Lamk. n’est pas, comme on le croyait, la souche de nos Topinambours cultivés. L’Helianthus tuberosus est une espèce distincte, reconnue bien spontanée dans le Bas-Canada où Champlain l’avait vue autrefois ; il existe aussi au Sud de l’Arkansas, dans la Géorgie centrale, sur le territoire d’Indiana. L’espèce doronicoides, de Lamarck, fort différente, a les feuilles opposées, sessiles, jamais cordiformes et les rhizomes non renflés. Le Botanical Magazine, tab. 7545, a donné la figure du Topinambour sauvage.

Le Topinambour n’est guère cultivé dans les potagers français. En employant pour l’usage culinaire certaines variétés améliorées à saveur plus fine, il formerait un légume de second ordre. Un auteur dit que le Topinambour frit est une véritable friandise.

Victor Yvart, fameux agronome, a introduit le Topinambour dans la grande culture en 1790. Là on en tire un parti avantageux pour la nourriture du bétail. L’inuline, matière amylacée liquide qui remplace la fécule dans les tubercules de Topinambours et qui se trouve aussi chez d’autres plantes : Grande Aunée (Inula Helenium), Dahlia, etc. fut découverte en 1804 par Valentine Rose.

Les tubercules des variétés améliorées sont plus arrondis, moins mamelonnés que ceux du type ordinaire. Nous citerons : Topinambour Patate (Vilmorin 1895) ; T. blanc amélioré (Vilmorin 1908). Les tubercules épais, de forme régulière, de ces variétés sont recherchés, paraît-il, par quelques fabricants de conserves qui savent très bien les convertir en fonds d’Artichaut de « qualité supérieure ». Voilà, souvent, à quoi sert le progrès !

Légumineuses

FÈVE

(Faba vulgaris Mœnch)

Parmi les substances comestibles d’origine végétale, les graines des Légumineuses se placent au premier rang. Il n’est pas d’aliments végétaux plus riches en matières azotées, et par conséquent plus nutritifs, que la fécule de la Fève, de la Lentille, du Pois et du Haricot.

Cultivées dès les temps préhistoriques, les Légumineuses ont dû suppléer bien souvent à l’insuffisance des Céréales. Nous savons que chez les Hébreux, en Grèce, à Rome, dans l’ancienne France, on mélangeait, en temps de famine, à la farine de Froment celle de la Fève ou de la Lentille pour en faire un pain grossier, indigeste, mais très nourrissant.

L’origine de la Fève est incertaine. On l’a vaguement indiquée autrefois comme étant spontanée au midi de la mer Caspienne, en Perse, en Mauritanie. Ces indications n’ont pas été confirmées par les voyageurs modernes. D’ailleurs de Candolle a reconnu erronés les renseignements donnés sur ce sujet par quelques anciens botanistes ; leurs herbiers ne présentent pas non plus aucun échantillon de Fève à l’état spontané. Pour l’Afrique du Nord, dit de Candolle, le botaniste Cosson, qui a le mieux exploré cette région, n’a vu nulle part la Fève sauvage. Munby a mentionné la Fève comme spontanée en Algérie, à Oran ; mais comme les Arabes cultivent beaucoup la Fève, elle se rencontre peut-être accidentellement hors des cultures. Il ne faut pas oublier cependant que Pline (l. XVIII, c. 12) parle d’une Fève sauvage en Mauritanie ; il ajoute qu’elle est dure et qu’on ne peut pas la cuire, ce qui fait douter de l’espèce. Les botanistes qui ont écrit sur l’Egypte et la Cyrénaïque, en particulier les plus récents, donnent la Fève pour cultivée[423].

[423] Origine des pl. cultivées, 4e éd. p. 253.

En somme, on n’a jamais vu la Fève sauvage et pourtant les régions d’où la plante sort indubitablement ont été explorées par maints botanistes.

Ici nous citons textuellement de Candolle : « Quant à l’habitation spontanée de la Fève, il est possible qu’elle ait été double il y a quelques milliers d’années, l’un des centres étant au midi de la mer Caspienne, l’autre dans l’Afrique septentrionale. Ces sortes d’habitations que j’ai appelées disjointes sont rares dans les plantes dicotylédones, mais il en existe des exemples précisément dans les contrées dont je viens de parler. Il est probable que l’habitation de la Fève est depuis longtemps en voie de diminution et d’extinction. La nature de la plante appuie cette hypothèse, car ses graines n’ont aucun moyen de dispersion et les rongeurs et autres animaux peuvent s’en emparer avec facilité. L’habitation dans l’Asie occidentale était peut-être moins limitée jadis que maintenant et celle en Afrique à l’époque de Pline, s’étendait peut-être plus ou moins. La lutte pour l’existence, défavorable à cette plante, comme au Maïs, l’aurait cantonnée peu à peu et l’aurait fait disparaître, si l’homme ne l’avait sauvée en la cultivant »[424].

[424] Loc. cit., p. 256.

Un article récent de M. le Dr Trabut vient appuyer les observations si judicieuses d’A. de Candolle. Ce botaniste a trouvé la Fève spontanée en Algérie dans les jachères indigènes de la région dite le Sersou. Les femmes arabes récoltent ces Fèves, de taille très réduite, qui présentent une grande analogie avec certaines Féverolles. La graine est beaucoup plus dure que celle des races cultivées ; elle gonfle plus difficilement dans l’eau et cuit très mal ; ce qui confirme l’observation de Pline sur la Fève de Mauritanie. C’est avec le Faba celtica nana récolté par Heer dans les débris des habitations lacustres de la Suisse, que la Fève de Sersou a le plus d’analogie. Les dimensions de 6 à 9 m/m qui sont celles des graines du Sersou, comme des graines des palafittes, sont dépassées par toutes les races actuellement cultivées[425].

[425] Dr Trabut, L’indigènat de la Fève en Algérie (Bull. Soc. bot. de Fr., 1910, no 5, p. 424 et 1911, p. 3).

La culture de la Fève est préhistorique en Europe, en Asie-Mineure, en Egypte, d’après les découvertes archéologiques modernes. Elle paraît en compagnie des Céréales et d’autres Légumineuses, dès l’âge de la pierre, dans les souterrains d’Aggetelek, en Hongrie. Une variété de Fève, à graines beaucoup plus petites que celles de la Féverolle, sans doute très voisine de la forme sauvage, et que M. Heer a nommée Faba celtica, était cultivée à l’époque de l’âge du bronze par les habitants des cités lacustres de la Suisse, de la Lombardie et de la Savoie[426]. Schliemann a recueilli quantité de Fèves carbonisées dans les ruines de la seconde ville préhistorique de la colline d’Hissarlik qu’il suppose être la Troie célébrée par l’Iliade[427]. En Egypte, des semences ont été trouvées dans des tombes de la XIIe dynastie (2.200 à 2.400 av. J.-C.)[428].

[426] Heer, Pflanzen der Pfahlbauten, p. 22.

[427] Ilios, éd. française (1885), p. 6.

[428] Schweinfurth, Nature, 1883, p. 314.

La Bible cite deux fois ce légume sous le nom sémitique pol ou phul, conservé par l’arabe ful ou foul ; en égyptien aour ou wour qui équivaut à four, foul, nom assez fréquent dans les listes d’offrandes funéraires[429]. D’après le Livre des Rois, qui date de mille ans environ avant notre ère, le roi David, fuyant devant son fils Absalon révolté, fut accueilli par les habitants de Mahanaïm qui lui offrirent du Blé, de l’Orge, des Fèves et des Lentilles. D’autre part, dans le Livre d’Ezéchiel, nous voyons que ce prophète reçut de Jéhovah l’ordre de se nourrir, pendant 390 jours, en signe d’affliction, d’un pain formé de Froment, d’Orge, de Fève, de Millet et d’Epeautre, parce que ce pain était celui que l’on mangeait en temps de disette.

[429] Vigouroux, Dict. de la Bible, art. Fève.

La culture de la Fève doit être très ancienne dans l’Afrique septentrionale, car les Berbers possèdent un nom vernaculaire, Ibiou, qu’ils n’ont pas emprunté aux Sémites. Les Chinois ne possèdent la Fève que depuis le premier siècle avant l’ère chrétienne. Le général Chang-Kien la rapporta de l’Asie occidentale sous le règne de Wuti[430].

[430] Bretschneider, On the Study, p. 15.

Dans les temps historiques, on voit la Fève légume des plus cultivés. Les écrivains classiques la mentionnent assez souvent, ce qui montre qu’elle a été largement consommée par les Grecs, les Romains et autres peuples de l’antiquité, bien que certaines superstitions semblent avoir restreint l’usage de ce légume à la classe pauvre.

Les préjugés relatifs à l’interdiction des Fèves comme aliment ont peut-être commencé en Egypte. Hérodote dit que les prêtres de ce pays ont tellement les Fèves en horreur qu’on n’en sème point dans toute l’Egypte et, si par hasard il en survient quelque plante, ils en détournent les yeux comme de quelque chose d’immonde. Ceci est manifestement exagéré. On semait des Fèves en Egypte. En dehors des prêtres, qui ont pu s’abstenir de cet aliment par pratique religieuse, la masse du peuple n’a jamais dédaigné la Fève, témoin la présence fréquente de ce Légumineux parmi les offrandes funéraires[431].

[431] Bulletin de l’Institut égyptien, 1884, p. 7.

La Fève a été un aliment populaire chez les anciens Grecs. L’Iliade d’Homère fait déjà allusion à la Fève, puis Théocrite, sous le nom de Kuamos ; ce terme paraissant avoir le sens de graine comestible en général. C’est pourquoi Théophraste appelle la Fève Kuamos ellenikos, Fève grecque, pour la distinguer de la Fève d’Egypte qui est le fruit du Nélombo. On offrait des gâteaux de Fèves à certains dieux et déesses. Dans les fêtes que les Athéniens célébraient chaque année sous le nom de Pyanésies, en l’honneur d’Apollon, tout le monde devait manger des Fèves.

Pythagore, fondateur d’une secte célèbre dans l’antiquité, et qui avait puisé ses idées philosophiques en Egypte, introduisit en Grèce les superstitions égyptiennes relatives à la Fève. Ses disciples considéraient la Fève comme quelque chose d’impur. Quoique végétariens, ils n’en mangeaient pas et refusaient même d’y toucher. L’histoire raconte que des pythagoriciens poursuivis par les soldats de Denys, tyran de Syracuse, arrivés devant un champ de Fèves, n’osèrent le traverser et se firent massacrer. Mais cette aversion pour la Fève, dont les motifs sont mal connus, car les pythagoriciens en faisaient un secret, remonte plus loin que Pythagore. La mythologie en porte une trace évidente. D’après la fable grecque, lorsque Cérès vint à Phénéos, en Arcadie, la déesse fit don aux habitants de cette ville de plusieurs graines Légumineuses, mais elle exclut la Fève du nombre de ses dons[432].

[432] Gubernatis, Mythologie des plantes, t. II, p. 132.

Il est probable que les croyances superstitieuses relatives aux Fèves se rattachent au dogme de la métempsycose. D’après le témoignage de quelques auteurs, les Anciens, ou du moins un certain nombre de personnes, ont cru à la transmigration des âmes dans les Fèves. De là le caractère funèbre attribué à la plante. On mangeait ordinairement des Fèves dans les festins qui suivent les funérailles. Elles jouaient un rôle dans les lémurales, fêtes instituées pour conjurer les visites nocturnes des lémures, âmes errantes de ceux qui avaient mal vécu. On supposait ces esprits malfaisants enclins à s’approcher des maisons pour tourmenter les vivants. Pendant les fêtes lémurales, le père de famille se levait à minuit, accomplissait un rite religieux qui consistait à emplir sa bouche de Fèves et à les rejeter une à une derrière lui en prononçant neuf fois ces paroles : « Par ces Fèves, je me débarrasse de vous, moi et les miens ».

Les Romains, qui mangeaient les graines amères ou coriaces du Lupin et du Pois chiche et même d’autres Légumineuses de moindre valeur, comme l’Ers, la Gesse et la Vesce, faisaient grand cas des Fèves. Les candidats aux charges publiques n’oubliaient pas, au moment des élections, les distributions de Fèves parmi les largesses qu’ils faisaient au peuple. Une des plus grandes familles patriciennes de Rome, la gens Fabia, tirait son nom patronymique des Fèves. Cependant, toujours parce que la Fève était plante funèbre, le grand Pontife de la religion officielle, le flamine Dial, ne pouvait en manger ; il lui était même interdit de nommer ce légume. Pline donne pour raison de cette interdiction que la fleur papillonacée de cette plante porte des « lettres lugubres ». Il entendait par ces mots les macules noires des pétales latéraux (ailes) qui semblaient être, aux yeux des Romains superstitieux, des marques infernales.

Le moyen âge n’a pas connu ces préjugés. A aucune époque, la consommation des Légumineuses : Fèves, Pois et Lentilles n’a été aussi grande. Un article des lois saliques, renouvelé dans les capitulaires de Charlemagne, punit d’une forte amende le vol de ces légumes cultivés en plein champ.

Au XIIIe siècle, d’après les Cris de Paris, la Fève en cosse ou en purée chaude se vendait abondamment dans les rues de Paris. On appréciait alors les Fèves frasées (écorcées). En hiver, les moines, dans leurs abbayes, mangeaient le plus souvent le pulmentum, potage fait de pain et de Fèves sèches. Enfin la Fève paraît avoir été, au moyen âge, avec Choux, Raves, Aulx, Poireaux et Oignons, un des principaux légumes du paysan français, si l’on en croit le Dit de l’Oustillement au villain qui énumère toutes les choses nécessaires au ménage :

Se li covient les feves
Et les chols et les reves
Et aus et porions
Et civos et oignons[433].

[433] Montaiglon, Recueil de poésies, t. II, p. 149.

Les rues aux Fèves que l’on voit dans les grandes villes de province témoignent assez de l’importance du commerce des graines Légumineuses au moyen âge. Les grainiers se trouvaient groupés dans ces rues selon les habitudes corporatives de l’ancien temps.

L’historien Monteil dit que dans tous les temps le prix des Fèves a été le même que celui du pain. Mais depuis l’introduction de la Pomme de terre et du Haricot, on a considérablement diminué les emblavures de cette Légumineuse.

De nos jours, les Orientaux, les Arabes surtout, sont ceux qui mangent le plus de Fèves. A Paris elles sont peu estimées.

Vilmorin cite quelques variétés dignes de figurer au potager. Quant à la Féverolle ou Gourgane, qui doit représenter la plante avant son amélioration, c’est une Fève purement agricole.

D’après Pictet le mot Fève nous est parvenu du latin faba, lequel correspond à l’ancien prussien babo, à l’ancien slave bobu, au celte fa, fav, fao, selon les dialectes. Faba et bobu se rattachent probablement au sanscrit bhag manger et au grec phago qui a la même signification.

Faba, Fève et fabaria, févière, ont servi à dénommer plusieurs villages français : Favières, Faverolles, Favelles, Favols, Favril, Favèdes, Faverage, Bezu-les-Fèves, etc.

HARICOT COMMUN

(Phaseolus vulgaris L.)

Il est curieux de constater les changements survenus en peu de temps dans la cuisine française par suite de l’introduction de certains légumes de grande valeur : le Haricot et la Pomme de terre. Introduit d’Amérique au XVIe siècle, la vulgarisation du Haricot commun ne remonte qu’au milieu du XVIIe siècle. La Pomme de terre est entrée plus tard encore dans l’alimentation et cependant ces deux légumes, pour ainsi dire récents, ont modifié des habitudes gastronomiques séculaires. Ils ont remplacé, dans les ragoûts et autres préparations culinaires, le Navet et la Fève qui jouaient autrefois le principal rôle comme accompagnement des viandes. Ils ont produit une diminution considérable dans la consommation du Pois sec et de la Lentille, peut-être fait disparaître le Chervis et réduit le Panais à n’être désormais qu’une simple plante condimentaire.

L’origine américaine du Haricot commun est généralement admise aujourd’hui depuis qu’elle a été démontrée par les travaux de MM. Asa Gray et Trumbull, Körnicke, Wittmack et autres[434].

[434] American Journal of Sciences, 3e série, t. XXVI, p. 130 (1883). — Verhandlungen des Naturhist. Ver. der Rheinlande Westphalens, 1885, 4e série, XI, p. 136.

Les botanistes, et avec eux les auteurs horticoles, ont longtemps tenu ce légume pour une plante indienne parfaitement connue des Grecs, des Romains et du moyen âge sous les noms de phaseolus, fasiolos, faselus, lobos, smilax et faséole.

Cette croyance à l’origine asiatique du Haricot commun, traditionnelle autrefois, et que nous avons nous-même partagée[435], s’explique par la grande ressemblance de la graine et des caractères de la végétation qui existe entre un genre de Légumineuses, les Doliques — qui sont les Haricots de l’Ancien Monde — et les Phaséolées américaines. Les Grecs et les Romains ont en effet cultivé pour l’alimentation le Dolichos (Vigna sinensis) et ses variétés, principalement le Dolique à œil noir (D. melanophthalmus) et comme les descriptions vagues de Dioscoride, de Galien, de Pline et des agronomes latins s’adaptent aussi bien au genre Dolichos qu’au Phaseolus, les commentateurs ont identifié les espèces des Anciens avec les Légumineuses nouvelles importées d’Amérique auxquelles ils ont transporté le nom classique de faséole. En somme, la principale preuve de l’existence du Haricot dans l’Ancien Monde, c’est qu’il porte un nom dérivé du grec fasiolos ou du latin Phaseolus.

[435] Gibault, Etude historique sur le Haricot commun (Journal S. N. H. F. 1896, p. 658). — Bonnet (Docteur Ed.), Le Haricot avant la découverte de l’Amérique (Journal de Botanique, XI, 1897). — Wittmack (Docteur), De l’origine du Haricot commun (Journal S. N. H. F. 1897, p. 155).

Nous allons exposer les arguments historiques, archéologiques, et philologiques, extraits des divers auteurs nommés plus haut et qui militent victorieusement en faveur de l’autre opinion.

D’abord, la plante Légumineuse des Anciens est-elle identique au Haricot commun ? Théophraste (300 ans avant Jésus-Christ), dans une description insuffisante qui ne permet pas de reconnaître la plante dont il s’agit, est le premier naturaliste qui parle du Dolichos. Dioscoride a consacré deux chapitres différents à deux formes d’une même Légumineuse. Son Smilax keraea (Smilax des jardins), est une plante grimpante à graine réniforme, à très longue gousse appelée lobos ; ce dernier caractère se rapporte tout particulièrement au Dolique. Le second phasiolos de Dioscoride est une forme naine, non volubile, de la même plante. Le nom de la gousse, lobos, fut transféré à la plante parce qu’on mangeait les graines avec la gousse comme on le fait pour certains Haricots. Le mot a passé du grec aux arabes qui l’appliquent au Dolichos Lubia ou autres variétés, sous la forme Loubiâ. Galien, au IIe siècle de notre ère, dit positivement que Lobos, Phasiolos et Dolichos sont une même plante, ce qui est confirmé par Aetius au VIe siècle. Cet auteur dit que de son temps le Dolichos et le Phasiolos des Anciens sont appelés par les uns lobos, par quelques autres smilax. L’identification de la Légumineuse des Anciens est confirmée par les peintures de deux manuscrits grecs datant du Ve siècle, conservés à la Bibliothèque impériale de Vienne. M. Körnicke a reconnu la variété naine du D. melanophthalmus, figurée sous le nom de phasiolos, dans une miniature de chacun de ces manuscrits, ce qui concorde avec les indications des auteurs qui ont signalé deux formes de Doliques cultivés par les Anciens.

Un fait qui a une très grande importance dans la question controversée, c’est qu’on n’a pas trouvé le Haricot commun dans les cités lacustres, ni dans les fouilles de la Troade qui ont fourni le Pois et la Fève. Le Haricot est absent des sépultures de l’Egypte ancienne. On peut aussi tirer des conclusions de certains détails culturaux donnés par les agronomes latins qui plantaient leur faselus à l’automne, époque de semis qui ne convient pas à notre Haricot. Le longa faselus de Columelle est sans doute un Dolique ; cette épithète s’applique bien à la longue cosse du Dolique. On pense que parfois le faselus des Latins a pu être la Féverolle ou la Jarosse (Lathyrus Cicera) ; ce sont d’ailleurs les seules Légumineuses recueillies dans les ruines de Pompei. Des commentateurs croient reconnaître le Pois des champs dans le faselum vile de Virgile ; l’adjectif vile désignant évidemment une graine commune, sans valeur.

Le Faséole du moyen âge est une plante au moins aussi incertaine que le Faseolus des Latins. Ce doit être tantôt un Pois, ou une Gesse ou un Lupin. Les Faseoli de Pierre de Crescenzi et d’Albert le Grand (XIIIe siècle) caractérisés par une tache noire à l’ombilic, sont bien les Doliques à œil noir, toujours très cultivés en Italie.

Jusqu’à présent rien dans les textes anciens n’indique l’existence du Haricot commun. Mais, avec la découverte de l’Amérique, les renseignements sur ce légume deviennent nombreux et précis. A partir du XVIe siècle, les botanistes décrivent et figurent les espèces du genre Phaseolus spontanées dans l’Amérique méridionale (Ph. lunatus, multiflorus, etc.), et enfin l’on commence à parler de ce légume.

Lorsque les Européens débarquèrent en Amérique, le Haricot était cultivé d’un bout à l’autre du Nouveau Monde par les indigènes. Le fait a été très remarqué par les premiers explorateurs. Pas un seul n’a manqué de parler de ces « fèves » différentes de celles d’Europe, récoltées par les tribus indiennes.

Asa Gray a recueilli tous les récits des voyageurs qui ont fait allusion à cette Fève étrangère à l’Europe et les mots employés pour désigner ce légume indiquent assez qu’ils ne connaissaient pas la plante.

Trois semaines après son débarquement dans le Nouveau Monde, Colomb vit, près de Nuevitas, à Cuba, des champs plantés avec « faxones et fabas », très différents de ceux d’Espagne, et deux jours après il trouva encore une terre bien cultivée « avec fexoes et habas très différents des nôtres ». Fexoes ou faxones, synonymes de frejoles, sont les noms espagnols du Phaseolus vulgaris et c’est par hasard que ces noms ressemblent au Phaséole, car ils appartiennent aux langues caraïbes. Cabeça de Vaca trouva les « Fèves » cultivées par les Indiens de la Floride en 1528. De Soto, en 1539, vit aussi en Floride et à l’ouest du Mississipi des champs de Maïs, de Haricots et de Courges. Oviedo (1525-35) parle des fésoles « dont il y a plusieurs espèces dans les Indes Occidentales ». Il les cite à Saint-Domingue, sur les autres îles et plus abondamment encore sur le continent.

« Dans la province de Nagranda (Nicaragua), dit-il, j’ai vu recueillir des centaines de boisseaux de ces fésoles. » Lescarbot constate en 1608 que les Indiens du Maine, comme ceux de la Virginie et de la Floride, plantent leur Maïs sur billons et qu’entre les intervalles ils sèment des Fèves de couleurs variées et d’un goût délicat. Jacques Cartier, qui découvrit le Saint-Laurent en 1535, trouva à l’embouchure de ce fleuve, chez les Indiens, beaucoup de Maïs et de « fèbves ».

Les trouvailles archéologiques établissent aussi que la culture du Haricot était générale en Amérique avant l’arrivée des Européens. Le docteur Wittmack a eu à déterminer des graines de Phaseolus vulgaris trouvées dans les anciens tombeaux d’Ancon près Lima (Pérou)[436]. En 1869, le capitaine F. Burton exhuma des Haricots de sépultures péruviennes antérieures à la découverte de l’Amérique. M. Wittmack a encore identifié d’autres Haricots préhistoriques recueillis dans les tombeaux de l’Arizona, de l’Utah et des Cliffs-Ruins aux Etats-Unis.

[436] Journal Soc. N. H. F. 1897, p. 155. — De Rochebrune, Recherches d’ethnographie botanique sur la Flore des sépultures péruviennes d’Ancon, 1879, in-8.

Devant l’ensemble de ces faits, on est obligé d’admettre que la culture du Haricot est préhistorique dans le Nouveau Monde. Les indigènes possédaient de nombreuses variétés et chaque peuple américain avait un nom particulier pour désigner cette plante alimentaire, indices d’une culture antique ; et d’ailleurs, on n’a pas trouvé le Haricot à l’état sauvage, ni en Amérique ni dans l’Ancien Monde comme c’est le cas pour le Pois, la Fève et la Lentille, Légumineuses employées par l’homme depuis les temps les plus reculés.

La linguistique appuie par diverses considérations l’origine récente et étrangère à l’Europe du Haricot commun. « Dans la plupart des idiomes de l’Europe, dit M. de Charencey, le nom de ce végétal est formé par voie de composition plutôt que par voie de dérivation, comme c’est le cas pour les plantes dont l’introduction est relativement récente, la Pomme de terre, par exemple »[437].

[437] De l’origine américaine du Phaseolus vulg. Paris, 1904, broch. de 3 p. in-8.

Il n’existe en effet de noms primitifs du Haricot que dans les langues américaines. En France, avant l’emploi du mot Haricot, qui est un ancien terme culinaire, on a appelé ce légume Fève de Rome, Fève peinte (variétés à graines colorées). En Normandie on dit encore Fève ou « feuve » pour Haricot. Kidney-bean signifie en anglais Fève-rognon, en raison de la forme du grain de Haricot. L’allemand a appelé ce légume Welsh-Bohne, Fève italienne, ou mieux étrangère. Klinboome, Fève-lierre, est le nom hollandais, parce que la plante est souvent grimpante. Le basque dit India Baba, Fève d’Inde. Le castillan Arvejas luengas est tiré du nom de la Gesse. A ces noms s’ajoutent Fève turque, et l’espagnol Judias, littéralement plante juive, allusions claires à l’origine du Haricot venu de pays non chrétiens.

D’après M. Hamy, l’éminent professeur d’anthropologie au Muséum, notre mot actuel dériverait d’Ayacotl, nom du Haricot dans la langue nahuatl parlée par les anciens Mexicains. Ce nom américain se serait confondu avec le mot Haricot qui existait dans l’ancienne langue française pour désigner un ragoût soit de mouton ou d’autre viande accommodé avec des légumes, Fèves et Navets principalement.

Haricot se rattache au vieux français haligote, morceau, pièce ; haligoter, haricoter mettre en pièces. On sait que le ragoût connu sous le nom de « haricot de mouton » se compose de morceaux de viande coupés assez menus. Ayacotl se transforma par analogie de consonnance en Haricot, d’autant mieux que le nouveau légume fut bientôt substitué, avec avantage, aux Fèves et aux Navets dans la préparation dudit mets.

Haricot paraît pour la première fois avec le sens de légume dans le lexique de Oudin (1640). Le premier ouvrage horticole qui le signale est le Jardinier françois de Bonnefons (1651). On y voit un chapitre consacré aux petites fèves de Haricot, ou Callicot (sic) ou Féverotte. La Quintinie disait encore, en 1690, Fève de Haricot et Liger (1708) Pois d’Haricot. Le Haricot légume n’est devenu véritablement populaire qu’au XVIIIe siècle. Le Cuisinier françois de La Varenne (1651), et même d’autres traités de cuisine postérieurs, ne le mentionnent pas encore dans leurs menus interminables où paraissent pourtant des légumes peu distingués, comme la Fève, la Lentille, le Topinambour.

Le Haricot est pour la première fois décrit et figuré en 1542 par les botanistes allemands Tragus et Fuchs, puis successivement dans les recueils botaniques de Lonicer, Matthiole, Césalpin, Dodoens, Dalechamps, Clusius. La plupart signalent son origine étrangère et lui donnent le nom scientifique de Smilax hortensis, l’assimilant au Dolique grimpant des Anciens. Les noms vulgaires français, au XVIe siècle, étaient phaséole, fazol de Turquie, fèbve peinte, etc.

Olivier de Serres (1600) fait une très brève mention du « faziol ». Vraisemblablement ce légume si commun aujourd’hui ne jouait encore aucun rôle dans l’agriculture du temps.

En Angleterre, Barnaby Googe a commencé à parler du Haricot en 1572, sous le nom de French bean qui indique une importation française. Gerarde a figuré plusieurs variétés dans son Herball (1597). A cette date, le Haricot ne paraissait en Angleterre que sur les tables des riches. L’agronome Giovanni Tatti, rapporté par le docteur Ed. Bonnet, aurait le premier, en Italie, à la date de 1560, recommandé la culture du Haricot.

Le Haricot commun doit appartenir à la flore de l’Amérique tropicale, attendu que la plus grande partie des espèces du genre Phaseolus est spontanée dans l’Amérique méridionale.

La variabilité du Ph. vulgaris est très grande. Une monographie récente énumère 472 races ou variétés cultivées de Haricot, dues pour la plupart à la variation naturelle ou à la sélection[438]. Les variétés de Haricot à rames à grain noir doivent se rapprocher le plus du Haricot primitif. La variation a produit sur l’espèce type volubile deux modifications très importantes au point de vue économique : les Haricots sans parchemin ou Mange-tout, dont la cosse est comestible, et les Haricots nains. Le nanisme, chez les plantes, est une dégénérescence du type normal. Cependant cette variation pathologique est considérée au point de vue horticole comme un perfectionnement, parce qu’elle est avantageuse dans certains cas.

[438] Comes (Orazio), Del Fagiuolo comune, Napoli, 1909, in-8.

Remontent au XVIIIe siècle les races suivantes qui ont donné de nombreuses sous-variétés : Soissons, de Prague, Riz, Sabre, Princesse, Prédome, Rognon de Caux, Rouge d’Orléans, nain hâtif de Laon, aujourd’hui Flageolet.

Le Haricot de Soissons est une variété locale des plus estimées pour la consommation du grain à l’état sec. A notre connaissance, de Combles (1749) a cité pour la première fois le nom de cette variété cultivée en grand depuis environ 200 ans dans les communes voisines de Soissons. A l’époque de la Révolution, la culture du Haricot de Soissons donnait déjà lieu à un grand commerce d’exportation, menacé aujourd’hui de disparition par suite de la concurrence d’autres régions. Cette variété est abondamment produite maintenant dans les Landes et les départements du Sud-Ouest.

Le Haricot nain hâtif de Laon s’appelle Flageolet depuis une centaine d’années. Le mot Flageolet est une dernière corruption de faziol, faséole, fageole, dérivés de Phaseolus. La forme flagot se trouve dans une liste de mets d’un compte de dépenses de la fin du XVIe siècle[439]. La ressemblance phonétique de flageolet, instrument de musique connu, a pu donner lieu à la dernière variante.

[439] Archives Nord, t. IX, série B. 96.

Parmi les variétés d’obtention moderne, il en est quelques-unes dont l’historique mérite d’être fixé. M. Chevrier, cultivateur à Brétigny, près Montlhéry, a inauguré la série des Haricots à grain vert. La coloration verte du grain de Haricot pour la consommation d’hiver, obtenue d’ordinaire par l’addition de sels de cuivre, au grand détriment de la santé publique, est recherchée. Le Haricot Chevrier, sous-variété du Flageolet, mis au commerce par Forgeot vers 1878, possède naturellement un coloris verdâtre moyennant un traitement spécial : l’arrachage des plantes un peu avant maturité du grain et le séchage des cosses à l’ombre. Ce type a été perfectionné par Bonnemain, l’heureux semeur d’Etampes. On lui doit plusieurs variétés rustiques et à grand rendement : Merveille de France (1883), Roi des Verts (1884), Triomphe des châssis (1892), Roi des noirs (1893), etc. Pour la production du Haricot vert, le Bagnolet, déjà ancien, est très employé. Le Haricot de Chalandray se cultive ordinairement sous châssis ; il a été obtenu vers 1889 par M. Bez, amateur au château de Chalandray, près Montgeron (Seine-et-Oise). Le Haricot Intestin est un gain de M. Perrier de la Bathie (1870), propriétaire à Albertville (Savoie). Le Haricot d’Alger paraît être le plus ancien de la série des Haricots « beurre », ainsi dits de la couleur de la cosse. D’après le grainier Bossin, les Haricots beurre auraient été introduits en France vers 1840.

L’Algérie, Valence, Grenade et Malaga font une exportation importante de Haricots de primeur. Le Haricot de saison est cultivé en grand dans la banlieue sud de Paris, à Limours, Arpajon, Montlhéry, Dourdan, Etampes, Massy.

LENTILLE

(Ervum Lens L.)

La Lentille a toujours été cultivée dans les champs plutôt que dans les jardins ; cependant cette plante à la graine farineuse, saine, agréable, très riche en matière azotée, a joué un rôle si important dans l’alimentation humaine qu’on ne peut l’omettre, pour ce motif, d’une Histoire des légumes.

La Lentille est une espèce végétale éteinte hors des cultures. Comme la Fève, le Pois chiche, le Haricot, le Maïs, le Tabac, elle n’existe plus à l’état sauvage. Si l’homme cessait de propager ces plantes utiles ou agréables, leur disparition complète ne serait plus qu’une affaire de temps. D’après de Candolle, les espèces ci-dessus mentionnées, excepté le Tabac, ont des graines remplies de fécule, qui sont recherchées par les oiseaux, les rongeurs et divers insectes, sans pouvoir traverser intactes leurs voies digestives. C’est probablement la cause, unique ou principale, de leur infériorité dans la lutte pour l’existence[440].

[440] Origine des plantes cultivées, 4e éd., p. 370.

L’emploi de la Lentille remonte à la période préhistorique. Cette plante était cultivée en Hongrie à l’époque de l’âge de pierre, d’après les graines trouvées dans les souterrains d’Aggetelek[441]. Les Lacustres de l’âge du bronze des îles Saint-Pierre et de Bienne (Suisse) possédaient une petite Lentille qu’ils ont dû recevoir de l’Italie, comme la plupart de leurs végétaux cultivés[442].

[441] Loc. cit., p. 378.

[442] Heer, Pflanzen der Pfahlbauten, p. 23.

En Egypte, d’après Schweinfurth, la Lentille a été trouvée dans des tombes de la XIIe dynastie, c’est-à-dire vers 2200 ou 2400 avant notre ère, sous la forme d’une boule de bouillie de la grosseur du poing dans laquelle on a pu isoler et reconnaître quelques graines entières. Ces graines ne diffèrent en rien de l’espèce que l’on vend communément de nos jours sur les marchés d’Egypte.

Le Musée du Louvre possède trois Lentilles non cuites, et par conséquent intactes, provenant des tombeaux égyptiens ; elles sont absolument analogues à la variété de petite taille actuellement cultivée dans le Nord et l’Est de la France, que l’on nomme Lentille rouge, Lentillon ou Lentille à la Reine.

La plus ancienne mention hiéroglyphique de cette plante date de la XIXe dynastie, sous le nom Arshana, qui ne paraît pas égyptien et peut être une altération, par graphie vicieuse, du nom sémitique de la Lentille[443].

[443] Recueil de travaux relatifs à la Philologie et à l’Archéologie égyptiennes, t. XVII (1895), p. 192. — Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 97.

La Bible cite 3 ou 4 fois ce nom : Adashum, pluriel Adashim ou Adâsîm[444]. Il ne saurait y avoir de doute sur l’identification de la plante, car l’arabe a conservé le mot Adas pour Lentille. Ce nom sémitique est même passé aux Berbères du Nord de l’Afrique sous la forme Adès. D’après la Genèse, Esaü vendit son droit d’aînesse pour un plat de Lentilles. L’ancêtre des Arabes, arrivant des champs affamé, aperçut son frère Jacob en train de préparer de la bouillie d’Adâsîm. Il lui dit : « Laisse-moi manger de cette chose rougeâtre ». Or la couleur attribuée par le récit de la Genèse à ce mets convient bien à la purée ou bouillie de Lentilles faite avec les graines séparées de leur écorce, et qui est rouge pâle[445].

[444] Gen. XXV, 34. — II Reg. XVII, 28. — Ezech. IV, 9.

[445] Vigouroux, Dict. de la Bible, article Lentille.

Pour les Orientaux actuels, la bouillie de Lentilles mondées préparée avec de l’huile et de l’Ail, est toujours un plat recherché. Des peintures du tombeau de Ramsès III font assister à la préparation de ce mets chez les anciens Egyptiens[446]. La Lentille de Péluse, port de mer sur le Delta, était renommée même à Rome[447]. Les Grecs faisaient aussi grand cas de la Lentille, Phacos[448]. Dans toute l’antiquité, on a introduit la Lentille, en temps de disette, dans la fabrication du pain. C’est probablement pour cette raison et à cause de la vulgarité de cette nourriture que, d’après les rabbins juifs du moyen âge, la Lentille est la première nourriture que les Juifs doivent prendre dans le deuil.

[446] Wilkinson, Manners and customs, 1878, t. II, p. 32.

[447] Martial, Epigr. l. XIII, 9. — Pline, XVIII, c. 31.

[448] Athénée, Banquet des savants, l. IV.

La culture de la Lentille est beaucoup plus importante dans les pays chauds que dans nos régions. D’après une communication qui nous a été obligeamment fournie par M. H. Dauthenay : « avant 1870 la plus grande partie des Lentilles consommées en France était cultivée en Beauce (Eure-et-Loire, Loiret) ; cette Légumineuse faisait partie des assolements comme plante reposante. C’est de 1850 à 1860 que le principal marché aux Lentilles, qui se tenait à Gallardon (Eure-et-Loire), fut le plus florissant. Paris, à lui seul, consommait alors chaque année quatre millions de litres de Lentilles. Les autres centres de culture étaient, en France, la Provence pour la Lentille à la Reine, petite et rougeâtre. La Lentille d’Auvergne, très petite et vert sombre, était cultivée aux environs du Puy, sur des terrains volcaniques, à une altitude de 600 m. environ.

« De 1860 à 1870, la culture de la belle Lentille, celle de Gallardon, commença à émigrer en Lorraine, où le climat plus froid que celui de la Beauce contrariait l’existence du puceron ou de la « Bruche » de la Lentille. Si les Lentilles de Provence et d’Auvergne ne sont guère attaquées par cet insecte nuisible, c’est grâce à la culture hivernale des premières et à la haute altitude des cultures des secondes. Mais lorsque le commerce, depuis longtemps désolé de vendre des Lentilles blondes de Beauce contenant chacune une Bruche, vit que celles de Lorraine n’en présentaient pas, ces dernières firent prime sur le marché. Survint la guerre de 1870. La masse des cultivateurs que renfermait l’armée allemande ayant discerné la situation, et ayant compris que nul climat et nulles terres, à la fois légères et fertiles, ne pouvaient mieux convenir que dans certaines parties de l’Allemagne, où la propriété est peu divisée, à la culture en grand de la Lentille, y transportèrent ensuite cette culture. Le Mecklembourg, le Brandebourg, puis tout le nord de la Prusse, y compris les environs de Kœnigsberg, l’entreprirent avec le plus grand succès et l’on ne consomme plus guère en France d’autres Lentilles que celles d’Allemagne, exemptes de Bruche. Il vient toujours sur les marchés un peu de Lentilles à la Reine du Midi et de l’Est, un peu de celles d’Auvergne. Dans l’Est, en Champagne, en Picardie et dans le Doubs, on cultive encore un peu la Lentille blonde. Le produit de cette plante est faible : 10 à 25 hectolitres à l’hectare ».

D’après le botaniste Engler, la Lentille paraît venue de l’Asie-Mineure. Cependant la diversité des noms aryens, grec et latin, peut faire supposer que la patrie primitive de la Lentille s’étendait de l’Asie occidentale au Sud de l’Europe, à l’époque où les premiers hommes ont commencé à recueillir cette graine alimentaire.

Le mot français Lentille vient du latin Lens, de signification inconnue, mais évidemment apparenté au nom ancien slave Lesha, ainsi qu’aux noms actuels russe, illyrien, lithuanien et à l’ancien allemand Linsi.

Pictet cite plusieurs noms sanscrits tels que Masura, Rênuka, Mangalya, etc. Mangalya, de Mangala, bonheur, salut, est un de ces termes laudatifs, dit-il, que l’ancienne langue aimait à appliquer aux plantes estimées pour leur utilité ou leur agrément. Ce nom se retrouve dans le persan Mangâ[449].

[449] Pictet, Les Origines indo-européennes, t. I, p. 363.

On vend aujourd’hui, comme un produit oriental, la farine légèrement aromatisée de la Lentille sous le nom de Revalescière ou Revalenta. Ce nom n’est qu’un simple anagramme du nom latin de la plante Ervum Lens, au pluriel Erva Lenta, dont on a fait, en renversant la première syllabe, Revalenta[450].

[450] Hamilton, Les plantes de la Bible, p. 57.

POIS

(Pisum sativum L.)

Plusieurs espèces végétales très anciennement cultivées ont une origine incertaine. C’est le cas pour le Pois des jardins, dont le grain alimentaire est consommé depuis la plus haute antiquité et qu’on ne trouve pas à l’état sauvage.

Alph. de Candolle, si bien informé d’ordinaire sur l’origine et la patrie de nos plantes domestiques, ne se prononce pas sur cette Légumineuse. Il se peut que le Pois potager soit une forme dérivée du Pois des champs (Pisum arvense), appelé aussi Pois gris, bisaille, pisaille, cultivé en grande culture surtout comme fourrage. Le Pois des champs existe à l’état spontané en Italie et étend de là son habitat vers la région orientale de l’Europe. Il diffère du Pisum sativum par ses fleurs solitaires sur les pédoncules, toujours rougeâtres au lieu d’être blanches et par ses graines anguleuses par suite de leur compression dans la cosse, au lieu d’être rondes. La plante n’est donc pas très distincte spécifiquement du Pois des jardins, qui a bien les fleurs groupées par deux sur les pédoncules, mais parfois elles sont solitaires. En outre, certaines variétés de Pois potagers, particulièrement dans les classes des Pois sans parchemin (Mange-tout) et des Pois ridés ont, les unes des fleurs violettes, d’un coloris plus foncé sur les ailes et la carène ; d’autres ont les graines anguleuses. Ces variétés forment le passage entre les deux types de Pois ; leurs caractères annoncent une étroite parenté. Peut-être un ancêtre commun a-t-il existé ?

En ce qui concerne le Pois potager, le fait qu’il n’est pas complètement rustique sous nos climats indique qu’il procède d’une forme méridionale.

La culture du Pois potager est préhistorique en Europe. Des Pois à grains sphériques, différents par conséquent de ceux du Pois des champs, datant de l’époque de l’âge de la pierre, ont été découverts dans les souterrains d’Aggetelek en Hongrie[451]. M. Heer aurait trouvé le petit Pois rond dans les restes des cités lacustres de la Suisse, à la station de Moosseedorf qui date de l’âge de la pierre, mais il n’a donné des figures que du Pois de l’île de Saint-Pierre, station qui remonte seulement à l’âge du bronze. Les petits Pois exhumés par M. Perrin des palafittes du lac du Bourget sont aussi de l’époque du bronze (1000 à 2000 avant notre ère). Ceux-ci peuvent avoir été cultivés par les peuples aryens. En Asie-Mineure, les professeurs Virchow et Wittmack ont reconnu le Pisum sativum dans les grains carbonisés de la Cité brûlée d’Hissarlik, qui est peut être la Troie d’Homère[452]. Ces graines préhistoriques appartiennent à des races particulières ; elles se distinguent par leur petitesse de celles actuellement cultivées.

[451] De Candolle, Origine, p. 378.

[452] Schliemann, Ilios, éd. 1885, p. 368.

L’Inde a possédé le petit Pois à une époque ancienne, s’il existe, comme le dit Piddington, un nom sanscrit : Harenso, et plusieurs autres noms dans les langues indiennes actuelles. Chez les Hébreux et en Egypte, on n’a pas trouvé le Pois des jardins d’une façon certaine. Dans la Vulgate, traduction latine de la Bible par saint Jérôme, le Pois se montre pour traduire le mot hébreu qâli répété deux fois dans les Saintes Ecritures. Lorsque le roi David fugitif arriva à Mahanaïm, les habitants lui offrirent du Froment, de l’Orge, puis des Fèves, des Lentilles et des Pois grillés. Les graine grillés sont une nourriture très usitée en Orient, ce que voudrait dire qâli[453]. Comme les Arabes et les Orientaux en général ont toujours cultivé, non le Pois des jardins, mais le Pois chiche, on peut supposer que les grains grillés dont parle la Bible appartenaient à cette dernière espèce.

[453] Vigouroux, Dict. de la Bible, article Pois.

En Egypte, le botaniste Newberry a reconnu parmi les grains mêlés accidentellement à l’Orge d’une tombe de la XIIe dynastie, six grains d’un Pisum qui n’est ni le P. sativum, ni le P. arvense. Il ne reste que le Pisum elatius Bieb., spontané dans le Delta[454]. Ce Pois est une espèce distincte, indigène dans la région méditerranéenne. On le cultive en Algérie.

[454] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 93.

Les Grecs possédaient une Légumineuse qu’ils appelaient Pisos ou Pison, que l’on est porté, dit Ed. Fournier, à identifier avec notre Pois actuel, mais il y a longtemps déjà que Link a reconnu combien différait du Pois ce légume qui souffrait du froid dans la région méditerranéenne (Pline XVIII, 31), que l’on ne pouvait semer qu’au printemps dans l’Italie méridionale. C’était probablement aussi le Pisum elatius[455].

[455] Daremberg, Dictionnaire, article Cibaria.

On a introduit le Pois en Chine de l’Asie occidentale. Le Pent-sao, rédigé à la fin du XVIe siècle de notre ère, le nomme Pois mahométan. Ces considérations et quelques données linguistiques amènent de Candolle à dire, à propos de l’origine géographique du Pois des jardins, que « l’espèce paraît avoir existé dans l’Asie occidentale, peut-être du midi du Caucase à la Perse, avant d’être cultivée »[456].

[456] Origine des plantes cultivées, 4e éd., p. 264.

Les agronomes latins Columelle et Palladius connaissaient le Pois des jardins qui devait être tenu en médiocre estime, si l’on en juge par la sécheresse de leurs descriptions. Ces auteurs attachent certainement plus d’importance aux autres Légumineuses alimentaires : Lupin, Pois chiche et Gesse. Au reste, de nos jours encore, le Pois potager est un légume de la région tempérée ou tempérée froide plutôt que du Midi de l’Europe.

Au contraire, la consommation du Pois à l’état sec, dans l’ancienne France, devait être extrêmement importante. Un article des lois saliques, que nous avons déjà citées à propos des Fèves et des Lentilles, protégeait les nombreux champs de Pois de l’époque franque contre les déprédations. Au moyen âge, Pois, Fèves et Lentilles, ressources contre les fréquentes famines, ont été cultivés presque autant que le Blé. Ces légumes secs sont remplacés aujourd’hui, en partie, par la Pomme de terre et le Haricot d’origine américaine.

On voit dans une Vie de Charles le Bon, comte de Flandre (1119-1127), que ce personnage ordonna de semer des Fèves et des Pois en vue d’une famine[457].

[457] Collection de Mémoires (Guisot), t. VIII, p. 245.

Aussi riche en matières nutritives, le Pois sec était plus apprécié que la Fève et la Lentille. Les textes abondent qui montrent son rôle dans l’alimentation ancienne. Tout d’abord il fallait s’attendre à trouver le Pois dans les Cris de Paris :

« J’ay pois en cosse touz noviaus » (nouveaux), dit le poète Guillaume de la Villeneuve au XIIIe siècle. Comme de nos jours, le cri de Pois vert ! retentissait dans les rues, mais on le vendait aussi sous forme de purée chaude (pois pilés). Cette purée composait la « pitance » ordinaire donnée aux pauvres à la porte des couvents. Dans les règlements des hôpitaux, il est spécifié qu’on doit délivrer à chaque pauvre une écuelle de soupe aux Pois, dite Pois-potaige. A l’Hôtel-Dieu de Paris, on comptait 150 jours maigres par an pendant lesquels les légumes secs formaient le fond de la nourriture. Aussi, dans les comptes de dépenses de nos Archives, reviennent fort souvent les mentions de boisseaux, setiers, minots et bichets de Pois et de Fèves lesquels payaient la petite dîme.

Les fabliaux et poésies badines nous apprennent que l’on accommodait ces Légumineuses de différentes manières :

Pois à l’huile et fèves pilées,
Fèves frasées (écorcées) et blancs pois,
Pois chaus, pois tèves (tièdes) et pois frois,
Pois conraés (préparés) et civotés (assaisonnés)[458].

[458] Barbazan, Fabliaux, t. IV, p. 93.

Dans la cuisine ancienne, le Pois au lard était fort goûté. Il semble, d’après la fréquence des citations, que le Pois sec, dit Pois blanc, cuit avec du porc salé, a été, jusqu’au XVIe siècle, un mets de prédilection pour toutes les classes de la société. On le servait comme entrée, témoins les descriptions de repas de maints romans de chevalerie ou poésies : « Au premier mets eurent pois au lard. »

Dalechamps (XVIe siècle) dit au chapitre Pois de son Histoire des plantes : « Mesme les riches les font cuire avec de la chair salée ou lard et s’en font une fort bonne viande (nourriture) qui ose mesme comparoir aux grands banquets. »

Le goût des petits Pois verts semble assez moderne. On le vit naître au XVIIe siècle, quand le jardinage put mettre à la disposition des gourmets les variétés de Pois à écosser perfectionnées en Hollande et lorsque l’invention des primeurs due à l’introduction dans le matériel horticole des châssis et des bâches chauffées, permit de récolter ce légume quelques semaines avant l’apparition des produits de la pleine terre.

Manger des petits Pois de primeur était une mode de bon ton à la cour de Louis XIV. On lit dans une lettre de Mme de Maintenon, datée du 16 mai 1696 : « Le chapitre des Pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le roi, et bien soupé, trouvent des Pois chez elles avant de se coucher, au risque d’une indigestion. C’est une mode, une fureur et l’une suit l’autre. »

Le grand roi donnait l’exemple et son amour immodéré des petits Pois lui valut de nombreuses indispositions que relate d’une façon très réaliste le Journal de la santé du roi Louis XIV, rédigé par son médecin Fagon.

Cet engouement pour les petits Pois de primeur a laissé des traces dans la littérature du temps. Une comédie écrite en 1665 par Villiers, intitulée Les Costeaux ou les friands Marquis, roule entièrement sur la bonne chère. On y voit un certain marquis qui ne veut manger des Pois que dans leur nouveauté, lorsqu’ils coûtent 100 francs le litron[459]. Par contre, un autre estime que les Pois « précipités » sont certainement malsains, étant nés de la pourriture du fumier[460].

[459] Mesure qui contenait 3½ setiers ou ¾ de pinte.

[460] Gibault. Origines de la culture forcée (Journal S. N. H. F. 1898, p. 1109).

Des races de Pois cultivés au moyen âge nous ne connaissons rien. Le capitulaire de Villis note un Pois mauresque (Pisum mauriscum) qu’il n’est pas possible d’identifier. Jean Ruel (De naturâ stirpium, 1536) connaissait un Pois dont on mangeait les gousses jeunes avec les grains (Pois Mange-tout). De son temps les botanistes distinguaient bien les Pois ramés (Pisum majus) et les variétés naines (P. minus). Ces dernières dues à la culture et à la sélection. Comme on le voit, la variation a produit chez cette Légumineuse alimentaire exactement les mêmes phénomènes que nous avons signalés à propos du Haricot.

C’est en Angleterre, à l’époque de la Renaissance, que nous trouvons les premières variétés dénommées. Le Pois a été et est encore un légume favori des peuples anglo-saxons. Vers le moment de la conquête normande, c’était déjà, d’après les vieilles chroniques, une des principales récoltes des campagnes anglaises ; aussi les mentions du Pois dans les archives anglaises sont aussi fréquentes qu’en France[461].

[461] Sherwood, Garden Peas (J. R. H. S.) vol. XXII, 1898-99, p. 289.

Turner, dans un poème sur les travaux des champs[462], a consacré quelques lignes au Pois Rouncival. Ce devait être un Pois français importé en Angleterre au moyen âge. Rouncival ou Ronceval est une traduction anglaise de Roncevaux, village pyrénéen rendu célèbre par la Chanson de Roland. Au XVIIe siècle, les ouvrages horticoles indiquent plusieurs types de Pois anglais : les Hotspurs ; les Sugar Pease dont il y avait trois variétés ; ceux-ci sont des Pois Mange-tout presque inconnus aujourd’hui dans la cuisine anglaise ; un Pois hâtif, le Fulham Pease ou Pois français. Il y avait cinq variétés de Ronceval ou Hastings, probablement sorte de Pois ridé primitif, le plus goûté des Anglais.

[462] A hundred Good Points of Husbandry, 1557.

Il semble, d’après un passage de Fuller, écrivain qui vivait sous le règne d’Elisabeth, que la qualité de ces anciens Pois, peut-être excellente pour purée, laissait à désirer pour la consommation à l’état vert. Il dit qu’on avait l’habitude de demander à la Hollande des Pois regardés par les dames comme une friandise, car « ils venaient de si loin et coûtaient si chers. »

En France, au XVIIe siècle, on avait des Pois à rames, nains, hâtifs, à couronne. Selon le Jardinier françois (1651), « il y a une espèce qui peut se manger en vert et qu’on appelle Pois de Hollande, elle était fort rare il n’y a pas longtemps. » Vers 1600, M. de Buhy, ambassadeur de France en Hollande, avait apporté un Pois sans parchemin (Mange-tout) très estimé. Un Pois à œil noir, caractérisé par une tache noire à l’ombilic, était populaire sur les marchés parisiens.

Au XVIIIe siècle, les Pois favoris étaient le Michaux, variété hâtive du Pois de Hollande, le Baron, le Dominé, ainsi nommés, selon de Combles, du nom des paysans qui les ont obtenus, le carré vert et blanc, le Marly, etc. Le village de Clamart fournissait aux marchés parisiens une variété locale estimée.

Enfin se firent les premiers essais de fécondation artificielle entre sortes différentes. Il en résulta la création d’un type nouveau — le Pois ridé — à grains anguleux, de qualité plus sucrée et moëlleuse que le Pois rond, dû à M. Thomas Knight, d’Elton, président de la Société royale d’Horticulture de Londres, qui commença ses croisements méthodiques en 1787. Il a relaté en 1799 dans les Philosophical Transactions les procédés qu’il employait et les résultats obtenus. Le Pois ridé de Knight a été introduit en France en 1810 par M. de Vilmorin.

En 1842, parut le Pois Prince-Albert, dédié au prince Albert de Saxe-Cobourg, amélioration sous le rapport de la précocité des races hâtives. Mis au commerce par la maison Cormack, de Londres, il fut introduit la même année à Paris par le grainier Bossin.

L’amélioration des Pois potagers a été considérable depuis 60 ans. Elle est due, pour la plus grande part, aux croisements raisonnés des semeurs anglais qui ont cherché à obtenir tantôt la précocité de la race, tantôt, avec la qualité du grain, l’accroissement de taille de la cosse, l’augmentation des grains en nombre et en grosseur. De leurs obtentions si nombreuses, nous ne pouvons citer que les plus remarquables.

Un catalogue du grainier James Carter notait encore en 1842 le Ronceval blanc et autres ; mais, dix ans plus tard, les variétés aux noms moyenageux avaient été retirées du commerce, remplacées par Victoria, de J. Carter (1847), Champion of England, propagé par Fairbeard, le grand maraîcher de Camberwell (1853), British Queen, obtenu par Cormack, célèbre grainier et cultivateur à Lewisham. Le populaire Nec plus ultra aurait été obtenu par Fairbeard en 1840 ; mais ce Pois a une histoire très embrouillée. On le donne aussi comme une obtention d’un nommé Payne, de Northampton. Connu d’abord sous le nom de Payne’s Conqueror, il fut acheté par le grainier Jeyes, devint Jeyes’ Conqueror et ne prit que plus tard vers 1853 son nom définitif[463]. Veitch Perfection date de 1859. Caractacus, variété américaine, a été obtenu par Waite vers 1851.

[463] Gardeners’ Chronicle, 1889, II, p. 417.

De 1860 à 1880, le Dr MacLean, de Colchester, a contribué par ses semis heureux au perfectionnement du Pois ridé. Thomas Laxton, décédé en 1893, est le plus célèbre des semeurs de Pois. Il commença ses expériences vers 1865. On lui doit William the First, Fillbasket, Dr Hogg, William Hurst que nous appelons Serpette vert, Alpha, Gradus ; ce dernier considéré comme sa plus belle conquête. Téléphone, Télégraphe, Stratagème sont des gains de Culverwell, jardinier à Thorpe Perrow. Henry Eckford, jardinier fleuriste, très connu par ses cultures de Pois de senteur, a aussi obtenu quelques beaux Pois culinaires. De Sutton, nous citerons les Pois Emeraude, Bijou, etc.

Les variétés à gros rendement : Téléphone et Fillbasket (plein le panier) sont largement cultivés aux environs de Paris pour l’approvisionnement des marchés. Les centres de production du Pois pour la consommation parisienne sont : Meulan, Vaux, Triel, Ivry, Rueil, Puteaux, Nanterre, Marcoussis, pour les environs de Paris ; puis Hyères (Var), Brive, Agen, Bordeaux. Les petits Pois sont envoyés d’Hyères, à partir du 15 mars ; puis d’autres localités du Var et du Vaucluse. Ensuite viennent ceux de Villeneuve-sur-Lot, d’Agen et de Bordeaux, à la fin du mois d’avril. Brive et Tours font leurs expéditions dans le courant du mois de mai. Les petits Pois des environs de Paris ne sont amenés sur le carreau des Halles que vers la fin du mois de mai.

Le mot Pois vient du latin Pisum, lequel se rattache à une racine sanscrite piç, pis, être divisé, être décomposé. Le sanscrit pêci désigne le Pois séparé de sa gousse. L’irlandais a le mot piosa, morceau, miette[464]. Le mot Pois, avant d’arriver à cette forme moderne, a passé par les formes pis, pes, peis. Peis est resté dans la région normanno-picarde, mais dans le dialecte bourguignon et dans celui de l’Ile-de-France il s’est élargi en Pois ; c’est le français moderne. Le Pisum latin a fourni quelques noms patronymiques. Citons le nom de l’illustre famille romaine des Pisons à laquelle Horace a dédié son Art poétique ; le botaniste hollandais Pison qui, au milieu du XVIIe siècle, a décrit les productions naturelles du Brésil.

[464] Pictet, Origines indo-européennes, t. II, p. 359.

Pisum, Pois et pissaria, de la basse latinité, lieux abondants en Pois, ont contribué à la formation de certains noms de lieux habités comme Pis (Gironde), La Pise (Allier), Pizou (Dordogne), Pizeux (Jura), Pizieux (Sarthe), Pisy (Yonne), etc.

Fruits légumiers

ANANAS

(Bromelia Ananas L.)

La culture de l’Ananas en France était à son apogée entre les années 1840 et 1850 ; culture de grand luxe s’entend, car elle n’a jamais été pratiquée que dans les jardins des maisons princières et des châteaux, là où le jardinier pouvait disposer d’un matériel et des moyens de chauffage qu’exige une plante tropicale pour la maturation de son fruit. La mode s’étant mise de la partie, il n’était pas possible de présenter décemment un dessert sans un bel Ananas comme pièce triomphale. Beaucoup de châteaux possédaient alors leurs serres spéciales, bâches et châssis à Ananas. Savoir amener à bien les Ananas était la pierre de touche du jardinier habile dans son art. Une culture commerciale existait aussi, lorsque le primeuriste pouvait vendre 20 ou 25 francs un fruit d’une préparation longue et dispendieuse : il faut un an et demi à trois ans pour obtenir des fruits et la plante ne fructifie qu’une fois.

Mais où sont les neiges d’antan ? La disparition de l’Ananas, comme fruit forcé, commença avec l’invention des conserves par Fr. Appert en 1804 et se poursuivit au fur et à mesure que la rapidité des moyens de communication facilita l’importation en Europe des fruits exotiques à l’état frais. Quoique produisant des fruits supérieurs à tous points de vue, il était impossible au forceur de lutter contre la concurrence des Ananas cultivés en plein air aux Iles Canaries et aux Açores qui arrivent en abondance sur nos marchés où ils sont vendus à très bas prix. Et puis, est-il utile de dire que ce fruit, autrefois aristocratique, ne fut plus aussi recherché lorsqu’il se trouva à la portée de toutes les bourses ? C’est assez dans l’ordre des choses.

L’Ananas est une plante américaine. L’espèce a été trouvée sauvage au Mexique, au Brésil, dans l’Amérique centrale, à la Guyane. Avant la découverte du Nouveau Monde, aucun écrivain n’a parlé de cette Broméliacée qui a été transportée de bonne heure dans tous les pays tropicaux où elle s’est aisément naturalisée. La plante n’a pas de nom asiatique original. L’Inde aurait reçu l’Ananas, dès le XVIe siècle, importé d’Amérique par les jésuites. Rheede, gouverneur de Malabar au XVIIe siècle, regardait l’Ananas comme une plante étrangère, quoique largement cultivée de son temps dans toutes les parties de l’Inde et bien qu’on la trouvât sauvage aux Célèbes et ailleurs. D’après le P. Kircher, les Chinois cultivaient l’Ananas au XVIIe siècle, mais on pensait qu’il leur avait été apporté du Pérou[465].

[465] De Candolle, Origine des plantes cultivées, 4e éd., p. 249.

Tous les premiers voyageurs qui ont laissé des Relations sur l’Amérique ont parlé d’un fruit délicieux nommé Nana, rappelant à la fois le goût du Melon, de la Fraise ou de la Framboise. Nana était le nom brésilien ; en langue caraïbe : fleur ou parfum, par redoublement ana-ana, parfum des parfums. L’élision d’un a aura produit le nom définitif propagé par les Portugais et qui se trouve employé par Jean de Lery, voyageur français, ministre protestant à Genève, dans son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, dite Amérique, 1578. André Thevet décrit et figure les Nanas dans son ouvrage publié en 1558 : Les Singularitez de la France antarctique autrement nommée Amérique. Le milanais Benzoni (Histoire du Nouveau-Monde, 1565) appelle ce fruit Pina, du nom que lui donnaient les Espagnols frappés de sa ressemblance avec le cône du Pin. Les Anglais appellent aussi l’Ananas Pine-Apple, Pomme de Pin.

Hernandez indique l’Ananas cultivé à Haïti et au Mexique sous le nom indigène de Matzatli. Acosta, auteur espagnol (Histoire naturelle et morale des Indes, 1616) remarque que les Ananas ont été transportés de Santa Cruz aux Indes-Orientales et de là en Chine. Les hollandais Pison et Marcgraf, qui ont accompagné le prince de Nassau au Brésil, ont laissé une description des productions naturelles de ce pays (Historia naturalis brasiliensis, 1646). Ils ont donné une bonne figure de l’Ananas. Mais Hernandez de Oviedo, gouverneur de Saint-Domingue, est le premier qui ait figuré, décrit la plante et donné sur elle d’intéressants détails dans Historia de la Indias, éditions de 1535 et de 1546. Il connaissait trois variétés : yayama, boniama et yagagua.

Dalechamps, reproduisant les figures de l’Ananas d’Oviedo et d’Acosta, a cité les passages les plus caractéristiques de ces auteurs : « Il pousse en l’île espagnole (Saint-Domingue) et autres d’alentour, un fruit que les Espagnols appellent Pinas, parce qu’il ressemble à une Pomme de Pin, non pas qu’il ait les écailles si dures, mais parce que son écorce semble être compartie par écailles quoique elle s’enlève entière avec le couteau, comme celle d’un Melon. Or, comme ce fruit surpasse en délicatesse tous les autres fruits a-t-il la couleur fort belle étant jaune vert… »

« Le fruit est de la grosseur d’un Melon, de fort belle couleur rouge qui réjouit la veuë, tout séparé par partie, comme les pommes de Cyprès, mais il est plein de durillons par dehors, tellement qu’à voir ces fruicts de loin on dirait que ce sont de grosses Pommes de Pin. Le fruict (combien que peu de gens en mangent) a un goût assez plaisant, toutefois il est astringent avec une âpreté mal plaisante[466]. »

[466] Histoire des plantes, éd. 1615, t. II, pp. 604, 737.

En 1703, le P. Plumier, prenant l’Ananas pour type d’une nouvelle famille, fonda le genre Bromelia, en l’honneur d’un botaniste suédois nommé Olaf Bromelius.

Pendant longtemps il fut difficile d’expédier en Europe des fruits d’Ananas que la pourriture détruisait avant leur arrivée. En 1559, des voyageurs hollandais rapportèrent dans leur patrie des fruits originaires de Java et confits dans du sucre. Peut-être a-t-on pu introduire accidentellement quelques spécimens en pots ? Nous savons qu’un Ananas fut offert à Charles-Quint, lequel refusa très prudemment d’y goûter dans la crainte de s’empoisonner. La présentation d’un Ananas à Charles II, roi d’Angleterre, qui mourut en 1685, parut si remarquable, qu’une peinture a conservé le souvenir de cet événement.

Nous soupçonnons toutefois que cet Ananas fut le premier produit par les serres anglaises, car c’est à ce moment que la plante fit son apparition en Europe. Miller en attribue l’importation à un réfugié français protestant, nommé Le Court, horticulteur ou amateur d’horticulture à Leyde (Hollande), vers la fin du XVIIe siècle. Ce Le Court (orthographié aussi Lacour) a traduit en français un traité de jardinage hollandais, de Groot, sous le titre Les Agréments de la campagne, ouvrage qui a eu plusieurs éditions. On y voit déjà traité le forçage de l’Ananas. Le Court aurait fait venir des Antilles des œilletons d’Ananas emballés dans de la mousse. Après plusieurs essais plus ou moins heureux, il parvint à trouver le traitement convenable à cette plante sous nos climats froids. De la Hollande, l’Ananas aurait été introduit en Angleterre par un M. Bentinck. Il paraît que Rose, un des jardiniers les plus distingués sous le règne de Charles II, le cultivait déjà.

A ce moment, on connaissait fort peu l’Ananas en France. Voici ce qu’en dit l’article « Anana » du Dictionnaire de Furetière, édition 1690 : « Fruit des Indes qui a une telle vertu que si on laisse un clou dedans pendant une nuict, il en consumera tout l’acier. Ce fruit a un goût sucré et vineux qui tient quelque peu du jus de cerise. Ce fruit se cueille vert et jaunit en meurissant et vient à un arbre qui est une espèce de platane (sic). »

On était un peu plus familier avec l’Ananas vers 1723. Nous prenons ceci dans les souvenirs du littérateur Segrais : « On nous apporte présentement quantité d’Ananas confits des îles de l’Amérique. L’on en mange en Europe tels qu’ils sont en ces pays-là. Un vice-roi du Brésil en ayant envoyé au roi de Portugal dans une conjoncture favorable et le bâtiment étant arrivé à Lisbonne avant qu’ils fussent corrompus. Mme de Maintenon, qui en a mangé à la Martinique dans sa jeunesse, m’a dit que l’Ananas a le goût entre l’Abricot et le Melon[467]. »

[467] Segraisiana (1723), t. I, p. 202.

En France, la culture a commencé au Potager de Versailles ou au château royal de Choisy-le-Roi. Le roi Louis XV, qui s’intéressait beaucoup au jardinage, reçut en 1730, probablement de missionnaires jésuites, deux œilletons d’Ananas. Il les confia à Lenormand fils, directeur des cultures royales. Cette plante nouvelle donna en 1733 deux fruits qui attirèrent l’attention des curieux. Le roi fit l’essai d’un de ces fruits le 28 décembre et le trouva très bon[468].

[468] Pluche, Spectacle de la nature (1735), t. II, p. 211.

La culture ayant réussi, on voit s’établir au Potager de Versailles, d’après les comptes des bâtiments du Roi, des serres spéciales à Ananas en 1738 et plus tard en 1752. Au milieu du XVIIIe siècle on citait plusieurs châteaux où la culture de l’Ananas se faisait sur une large échelle, entre autres chez le duc de Luxembourg. Mercier dit en 1782 : « J’ai vu 4000 pots d’Ananas chez le duc de Bouillon, à Navarre, près Evreux ; le duc en a tous les jours 8 à 10 sur sa table. C’est un jardinier anglais qui dirige ses cultures[469]. » A la veille de la Révolution, le château royal de Choisy-le-Roi était réputé pour ses Ananas et Edy, jardinier-chef, passait pour le plus habile spécialiste du temps.

[469] Tableau de Paris (éd. 1782), t. II, p. 292.

La Révolution fit disparaître la culture aristocratique et coûteuse de l’Ananas qui ne fut reprise qu’à la rentrée des Bourbons. Louis XVIII rappela Edy, qui avait gardé la tradition, à la direction du Potager de Versailles. Ce praticien, en simplifiant la culture de l’Ananas, la rendit plus accessible aux moyens propriétaires. Il forma de nombreux et excellents élèves, parmi lesquels Gontier, l’horticulteur à qui l’on doit la vulgarisation de la culture de l’Ananas. Celui-ci fonda en 1819, à ses risques et périls, un établissement modèle de forçage, à Montsouris, rue de la Fontaine-Issoire, où les jardiniers de la France entière vinrent s’initier aux petits secrets du métier.

A partir de ce moment, les jardiniers français passèrent maîtres dans la culture des Ananas qui prit, de ce fait, une plus grande extension.

Le fameux Tamponet, horticulteur dont l’établissement était situé 16, rue de la Muette au faubourg Saint-Antoine, avant d’être fleuriste, se fit une réputation dans la production des primeurs. Il fut l’un des premiers qui cultivèrent l’Ananas en pleine terre.

Nicolas Lémon, établi en 1815, 3, rue Desnoyer, près la Barrière de Belleville, avait formé la collection d’Ananas la plus complète qui existât, puisqu’en 1834 elle comptait 35 variétés dont il avait reconnu les mérites. C’est chez lui que plusieurs variétés nouvelles ont fructifié pour la première fois[470]. Avec Gontier et Lémon, Pelvilain mérite d’être cité comme semeur et grand cultivateur d’Ananas. Ces praticiens enrichirent l’horticulture de plusieurs variétés hâtives ou à gros fruits, avantageuses par conséquent pour le commerce. Ont cultivé aussi l’Ananas avec supériorité, Grison et Massé qui succédèrent à Edy au Potager du roi, David, jardinier du célèbre amateur Boursault.

[470] Le Jardin, 1908, p. 268.

L’introduction par Gontier, vers 1830, du thermosiphon dans le matériel horticole, favorisa la culture de cette plante tropicale qui prit, de ce fait, et avec la faveur de la mode, un nouvel essor. Le déclin était proche. Courtois-Gérard constate en 1867 que l’on commençait à recevoir des Antilles des Ananas dont le prix ne dépassait pas deux francs[471]. Vers 1872, Londres en recevait des cargaisons entières au prix de 1 schilling la pièce. L’Amérique du Sud en expédiait aussi à Paris que l’on vendait 1 fr. 25 à 1 fr. 50. Gustave Crémont, primeuriste à Sarcelles (Seine-et-Oise), a été un des derniers cultivateurs d’Ananas. Il a cessé cette culture en 1900 et, cependant, cette année encore, il vendit des Ananas 12 et 15 francs la pièce, ce qui démontre la supériorité écrasante de l’Ananas obtenu sous nos climats par la culture forcée. Actuellement, la production locale en France et en Angleterre est remplacée par les importations des Antilles, des îles Canaries, de l’Afrique du Sud, etc. Les serres de la Mariette, fondées à Paramé (Bretagne), fournissent cependant beaucoup de fruits forcés aux marchands de comestibles.

[471] Rapport du Jury international. Exposition de 1867. Plantes Potagères, Paris, 21 p. in-8.

AUBERGINE OU MELONGÈNE

(Solanum Melongena L.)

L’Aubergine appartient à la famille des Solanées. Cette plante annuelle produit une baie comestible qui est, selon les variétés, allongée ou piriforme, globuleuse ou en forme d’œuf, d’où le nom anglais Egg-Plant. En France on l’appelle aussi Poule pondeuse, Vérangène, Méringeanne (Provence), Viédaze (Languedoc).

Dans le Nord de la France, ce fruit légumier est d’une consommation restreinte, si on la compare à celle de la Tomate sa congénère ; mais dans le Midi, en Italie et dans les pays tropicaux, l’Aubergine est très recherchée et beaucoup cultivée.

L’origine indienne de la plante est très probable. En effet, on trouve à l’état spontané dans la province de Madras et en Birmanie un Solanum insanum (Roxburgh), rattaché par ses caractères botaniques à l’espèce linnéenne Solanum Melongena, quoiqu’il s’éloigne sensiblement de notre Aubergine, laquelle n’a jamais été rencontrée à l’état sauvage et doit être une forme obtenue par la culture.

La plante possède, en outre, plusieurs noms sanscrits. On ne peut douter, par conséquent, qu’elle ne fût connue dans l’Inde depuis un temps très reculé. Le nom original qu’elle porte dans l’Afrique du Nord indique un transport ancien, antérieur au moyen âge[472]. Pourtant les Anciens ne l’ont pas mentionnée. L’Aubergine fut connue d’abord par les Arabes. L’écrivain musulman Ibn-el-Beïthar, qui habitait l’Espagne au XIIIe siècle, cite tous les auteurs arabes qui en ont parlé : L’Agriculture Nabathéenne (IVe siècle), les médecins Avicenne (VIIe siècle) et Rhazès (IXe siècle). Ces auteurs emploient, pour désigner la plante, les mots badingan, badenjân, badendjâl[473]. Ces noms, peu modifiés, sont encore ceux de l’Aubergine, en Perse, à Sumatra, etc.

[472] De Candolle, Origine, 4e éd. p. 229.

[473] Notices et Extraits des Ms., t. 23, p. 91.

Les linguistes expliquent par suite de quels changements phonétiques notre mot Aubergine est venu, par l’intermédiaire de l’espagnol alberengena, de l’arabe albadinjan (al article arabe) qui lui-même vient du persan badin-gan, très voisin du sanscrit vatin-gana ; ce nom paraissant faire allusion à de prétendues propriétés carminatives qu’aurait le fruit de l’Aubergine.

Quant au synonyme Melongène, plusieurs étymologistes le font dériver, à tort, de mala insana, par l’intermédiaire de l’italien Melanzana. Mala insana, pomme malsaine, est un nom assez moderne donné à la plante par les savants, au XVe siècle, parce qu’on attribuait à l’Aubergine les propriétés en général nocives des plantes de la famille des Solanées. En réalité, Melongène, Vérangène, Méringeanne, sont d’autres altérations du mot persan arabisé Badinjân.

L’introduction de la plante vivante en Europe ne remonte guère qu’à la fin du moyen âge (XVe siècle) et sa vulgarisation coïncide avec la découverte de l’Amérique. Cependant plusieurs auteurs l’ont nommée auparavant. Le moine Albert le Grand et le médecin Arnauld de Villeneuve, qui vivaient au XIIIe siècle, connaissaient le fruit de l’Aubergine qu’ils appellent Melongena. Plus anciennement, l’abbesse de Bingen, sainte Hildegarde, qui mourut en 1180, dans son ouvrage posthume, publié seulement en 1544, sous le nom de Physica, mentionne le megilana que Sprengel a assimilé à notre Melongène, mais on peut avoir des doutes sur cette identification.

Un manuscrit du Tacuinum sanitatis, exécuté en Italie et examiné par M. le docteur Ed. Bonnet, a représenté le fruit de l’Aubergine, ce qui semble prouver que ce fruit était connu, dès la fin du XIVe siècle, en Italie où il devait être apporté, de temps à autre, par les vaisseaux Gênois, Pisans ou Vénitiens qui allaient trafiquer sur les côtes de Barbarie et d’Egypte[474]. Le Tacuin, qui est une version latine d’un ouvrage arabe, a rendu le nom oriental de l’Aubergine par Melongiane. Le Jardin de Santé et le Grant Herbier (XVe siècle) appellent aussi le fruit Melonge.

[474] Bonnet (Dr), Etude sur deux manuscrits médico-botaniques exécutés en Italie aux XIVe et XVe siècles, 1898, p. 21.

En Italie, dès la fin du XVe siècle, on mangeait les fruits de l’Aubergine cuits à la manière des Champignons avec huile, sel et poivre, selon Ermolao Barbaro, qui appelle la plante Petonciana. C’est encore en Italie un des noms de l’Aubergine. Le même auteur emploie aussi l’appellation Mala insana, pomme malsaine, qui semble montrer que ce fruit était tenu en réelle mésestime. D’après le Jardin de Santé et le Grant Herbier, encyclopédies médicales du XVe siècle : « Melonges, ce sont fruitz d’une herbe ainsi appelée qui porte fruitz grands comme poires. Ils valent plus pour mangier que comme médecine, toutefois ont qualité mauvaise ».

Malgré ces appréciations livresques, qui n’ont jamais eu beaucoup de portée, au milieu du XVIe siècle, on consommait largement l’Aubergine en Italie et en Espagne. Alors on nommait fréquemment le fruit de l’Aubergine Pomme d’or ou Pomme d’amour, quoique ces derniers noms aient été plutôt réservés à la Tomate.

Soderini, auteur italien (XVIe siècle), donne le nom de Pomme d’or à la melanzane et après il en parle comme d’une chose très commune dont on mangeait les fruits de son temps[475].

[475] Targioni, Cenni storici, 2e éd., p. 37.

L’Aubergine fut introduite de bonne heure dans le Nouveau Monde et y prospéra de telle façon que le voyageur Pison (1658) l’indique comme une plante brésilienne sous le nom portugais de Belingela.

Dans le nord de l’Europe, on connut d’abord les variétés oviformes. Pendant longtemps, la plante fut cultivée par curiosité ou pour l’ornement.

D’après Fuchs : « on plante les pommiers d’Amours es jardins, mais le plus souvent on les tient aux fenestres dedens des pots de terre[476]. » Fuchs connaissait les variétés pourpre et jaune. Tragus (1552) dit la plante récemment importée de Naples en Allemagne. Le flamand Dodoens dit que les herboristes plantent la Verangène en leurs jardins ; « les fruits apportent peu de nourriture au corps et sont même mauvais, malfaisants[477]. » Dalechamps (1587) figure trois sortes : une longue, une ronde, une un peu piriforme. Dodoens connaissait les formes ronde et oblongue, les couleurs pourpre et blanche. J. Bauhin (1651) nomme la plante Solanum pomiferum ; il mentionne plusieurs variétés.

[476] Hist. des plantes, éd. 1549, p. 301. fig.

[477] Hist. des pl., éd. 1616, p. 458.

On voit que tous nos types d’Aubergine sont anciens. Les formes ovales, rondes, oblongues, piriformes de nos variétés actuelles ont été décrites et figurées par les anciens écrivains ; elles sont demeurées sans changement, avec leurs coloris divers, à travers une culture de plusieurs siècles sous des climats variés. M. Sturtevant, qui fait ces réflexions, croit que les types de nos variétés, qui ont une grande fixité, ne sont point produits par la culture et la sélection de l’homme, mais doivent descendre directement de prototypes sauvages[478].

[478] American Naturalist, t. XXI, p. 979.

La culture de l’Aubergine pour usage alimentaire est ancienne en Provence et dans le Languedoc ; à Paris elle date seulement du commencement du XIXe siècle. Le Traité de culture potagère de de Combles (1749) dit : « on n’en cultive dans ce climat que pour la curiosité ». Un catalogue de la maison Andrieux-Vilmorin de 1760 classe l’Aubergine parmi les plantes annuelles ornementales. Le Bon Jardinier de 1809 signale enfin l’Aubergine pour usage culinaire : « on les sert en entremets : c’est un ragoût de fantaisie ». Decouflé, maraîcher primeuriste de la rue de la Santé, introduisit, vers 1825, la vente de l’Aubergine sur les marchés parisiens.

CONCOMBRE

(Cucumis sativus L.)

En France on mange peu de Concombres à l’état adulte. Ce fruit légumier est plutôt cultivé chez nous en vue de la production du « Cornichon ». Dans d’autres pays on le recherche assez et on s’en sert en guise de hors-d’œuvre. Le Concombre, légume sans valeur nutritive, mais laxatif et rafraîchissant, convient bien dans les climats chauds et secs. Il est entré dans l’alimentation des Orientaux qui le mangent cru, bouilli ou cuit avec les viandes, depuis un temps immémorial ; depuis 3000 ans au moins dans l’Inde, comme le prouve l’existence d’un nom sanscrit Soukasa. L’Europe orientale l’a reçu à l’époque préhistorique. A propos de son ancienneté, de Candolle dit que des graines de Concombre ont été trouvées dans des cendres préhistoriques, à Szilahom (Hongrie).

Cependant ce savant botaniste n’admet pas la croyance à la présence du Concombre chez les anciens Egyptiens. Il est ici manifestement dans l’erreur. Flanders Petrie a retrouvé des Concombres et des parties de plantes au Fayoum, à partir de la XIIe dynastie jusqu’à l’époque gréco-romaine des tombes de Hawara. Un des noms coptes : Shop, Shopi répond au grec Sikuos de la traduction de la Bible par les Septante. Le Concombre est d’ailleurs très souvent représenté sur les parois des tombes parmi les offrandes funéraires[479].

[479] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 75.

La Bible est donc le plus ancien monument littéraire qui parle de ce fruit. Dans le désert Sinaïque, les Israélites regrettaient les Concombres (qissuim) de l’Egypte[480]. Et il est à remarquer que le Concombre est encore maintenant un légume des plus cultivés par les Egyptiens modernes. Lorsque les Juifs furent établis dans la Terre promise, cette Cucurbitacée devint une nourriture ordinaire et préférée de ce peuple. On en voyait des champs entiers au milieu desquels le cultivateur construisait des cabanes de branchages, où il demeurait pour éloigner les chacals et autres animaux sauvages friands de ce fruit. Les Concombres une fois recueillis, on abandonnait et on laissait tomber ces misérables abris[481]. De là cette allusion du prophète Isaïe, à propos de Jérusalem devenue déserte : « La fille de Sion reste comme une cabane dans une vigne, comme une hutte dans un champ de concombres[482]. »

[480] Nombres, XI, 5.

[481] Vigouroux, Dict. de la Bible. — Hamilton, Les plantes de la Bible, p. 34.

[482] Isaïe, I, 8.

Les Anciens ont eu pour le Concombre une estime supérieure à celle que nous avons pour ce légume. Les Grecs le cultivaient sous le nom que lui donne Théophraste : Sikuos, nom assez vague qui paraît un terme général pour désigner les Cucurbitacées. Sikuos hemeros de Dioscoride désigne particulièrement le Concombre. Columelle, chez les Latins, a décrit sa culture[483]. Pline, qui semble avoir emprunté à Columelle ses renseignements, dit que l’empereur Tibère aimait les Concombres avec passion ; aussi lui en servait-on tous les jours à sa table. On les cultivait dans des caisses suspendues sur des roues, afin de pouvoir facilement les exposer au soleil et les garantir du froid en les retirant dans des serres garnies de vitrages[484].

[483] De re rustica, lib. X, cap. III.

[484] Hist. nat. l. XIX, 24 ; l. XXIII, 5.

Ce passage a été cité pour montrer que les Anciens savaient hâter la maturation des fruits à l’aide de couches mobiles ou de serres garnies de pierres transparentes en guise de vitres. Martial a écrit aussi une épigramme sur ce sujet[485]. Parmi les renseignements qu’il a compilés sur le Concombre, Pline n’a pas oublié le côté du merveilleux. Il affirme que le Concombre a une véritable horreur de l’huile et une grande affection pour l’eau. « De ce fait, dit-il, on peut se procurer une preuve évidente, car si vous placez un vase rempli d’eau à quatre doigts de distance d’un Concombre, dans l’espace d’une nuit, l’eau aura été absorbée par ce fruit, et, d’autre part, si vous placez dans les mêmes conditions un vase d’huile, le Concombre aura pris une forme recourbée pour se détourner autant que possible de son objet d’aversion. »

[485] Epigrammes, l. VII, 14.

On s’explique difficilement le grand nombre de préjugés concernant les Cucurbitacées que l’on trouve chez les anciens auteurs sur les choses rustiques. On conseillait, par exemple, de battre du tambour et de jouer de la flûte auprès des Melons et des Citrouilles pour les faire grossir. Un peu partout, on interdisait l’accès des melonnières à certaines personnes que l’on supposait devoir exercer une mauvaise influence sur les jeunes fruits et en provoquer le flétrissement. Et combien d’autres sottises semblables que l’on retrouve enseignées dans des livres sérieux presque jusqu’au XVIIIe siècle !

Les botanistes de la Renaissance ont décrit et figuré le Concombre : Fuchsius (1542), Tragus (1552), Camerarius (1586), Dalechamps (1587), Gerarde (1597). Ils connaissaient plusieurs variétés et deux principales formes : celle allongée et l’autre plus arrondie. Le fruit, rugueux et irrégulier, paraît très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui.

De nos jours la culture du Concombre est importante en Angleterre, en Amérique et en Russie. Les Hollandais sont aussi grands producteurs de Concombres. Sur les bords de la Meuse, des centaines d’hectares sont consacrés à cette culture très rémunératrice. En Angleterre, le forçage en serre du Concombre pendant l’hiver est devenu une industrie prospère et lucrative, depuis que ce fruit s’est démocratisé et paraît sur toutes les tables. Dans le Bedfordshire, on élève aussi le Concombre à l’air libre pour la production du Cornichon.

Le Cornichon n’est pas différent du Concombre. On appelle de ce nom, parce qu’il affecte l’apparence d’une petite corne, le Concombre à fruits verts, récolté très jeune, de la grosseur du doigt, et mariné avec des assaisonnements spéciaux pour en faire un condiment.

Mais pourquoi ce mot « Cornichon » a-t-il pris le sens moral figuré de niais un peu présomptueux, quelquefois celui d’ignorant ?

Le sens ironique du mot Cornichon provient-il de ce que ce fruit de Concombre n’a pas atteint tout son développement et n’est, en somme, qu’un avorton de Concombre bon seulement à figurer dans un bocal ? C’est très probable. Littré donne une autre explication. Il dit que c’est le Cornichon, petit Concombre, qui a peut-être introduit le sens de niais, le Concombre étant un fruit insipide et plat. C’est ainsi que Louis Veuillot, grand polémiste sous le second Empire, appelait ses adversaires Navets.

CONCOMBRE (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dalechamps.

Cornichon, au sens figuré, se dit en anglais greenhorn (corne verte). Cela concorde avec la définition donnée plus haut — avorton de Concombre — et rappelle la qualification verdant green attribuée plaisamment aux jeunes universitaires d’Oxford. Dans l’argot de nos grandes écoles militaires, la dénomination burlesque de « Melons » s’applique aux élèves de première année. Tous ces sobriquets symbolisent l’ignorance du débutant. Quoi qu’il en soit, Cornichon est un terme de dérision spécial aux Français. Il doit sortir de la langue des halles.

Mais les autres plantes Cucurbitacées ont aussi fourni leur contingent aux appellations injurieuses de la rhétorique populaire : Gourde indique la stupidité ou l’indolence. Melon et Citrouille ont le sens d’homme mou, lâche ou inintelligent. En Languedoc, dit le Dictionnaire Borel, on appelle Courges les hébétés ou les fous. En Angleterre, les équivalents de Gourde, Melon, Citrouille, sont employés comme termes injurieux pour marquer la sottise présomptueuse. Dans la langue italienne on retrouve les mêmes expressions. De Zucca, Courge, dérive zuccone, c’est-à-dire tête vide, imbécile. A Citruollo, Citrouille, se rattache citrullo, sot. De même on dit mellone, Melon, de quelqu’un qui est peu intelligent.

De telles habitudes de langage remontent à la plus haute antiquité. Les Anciens se servaient de ces injures : Thersite, un des héros d’Homère, devant Troie, reprochant aux Grecs leur manque de courage, les appelle pepones. Traduisons par Calebasses, Citrouilles ou Potirons[486]. Dans un texte plus récent que l’Iliade, nous trouvons l’expression Cucurbitæ caput, tête de Citrouille (Apulée). Les comédies de Plaute fournissent des mots analogues.

[486] Voir Intermédiaire des Curieux, VII, 395, 479 ; IX, 450, 537, 596, 621 ; X, 54.

Vraisemblablement, les caractères physiques du fruit des Cucurbitacées qui est gonflé, bouffi, quelquefois insipide, le plus souvent creux à l’intérieur, ont déterminé la naissance de ces appellations. N’est-ce pas ainsi que se présentent nos ignorants prétentieux, suffisants ? Il n’y a en eux rien de substantiel !

Le pays d’origine du Concombre était inconnu à Linné et à Lamarck au XVIIIe siècle. Au milieu du XIXe siècle on n’avait trouvé l’espèce sauvage nulle part. Alph. de Candolle soupçonnait avec raison une origine indienne pour divers motifs tirés de son ancienneté en Asie et en Europe et surtout de l’existence d’un nom sanscrit. Il écrivait en 1855 dans sa Géographie botanique : « La patrie est probablement le Nord-Ouest de l’Inde, par exemple le Caboul ou quelque pays adjacent. Tout fait présumer qu’on le découvrira un jour dans ces régions encore mal connues. »

En effet, selon les botanistes actuels, la forme sauvage du Concombre existe dans l’Inde. Sir Joseph Hooker, après avoir décrit la variété remarquable de Concombre dite de Sikkim, ajoute que la forme Hardwickii, spontanée dans la région himalayenne, de Kumaon à Sikkim, ne diffère pas du C. sativus par ses caractères essentiels[487].

[487] De Candolle, Origine, 4e éd., p. 211.

Une plante cultivée depuis si longtemps a naturellement beaucoup varié sous tous les rapports : forme, couleur et grosseur du fruit. Les maraîchers de Paris obtiennent le Cornichon du Concombre vert petit parisien. Le Concombre blanc long parisien est une variété grandement améliorée par ces habiles cultivateurs (Vilmorin, 1889-90). On cultive, spécialement pour la parfumerie, le Concombre de Bonneuil.

Les Anglais possèdent plusieurs races très perfectionnées. Leur variété Télégraphe, excellente pour le forçage, obtenue par Rollisson, à Tooting, est populaire en France. Créée vers 1850, la variété Rollisson’s Telegraph a plusieurs fois changé de nom (Vilmorin, 1873-74).

Selon Bretschneider, le Concombre n’a été apporté de l’Occident en Chine que vers 140-86 avant J.-C., lors du retour de Chang-Kien envoyé en Bactriane par un souverain chinois. Mais du côté de l’Asie et l’Europe, la diversité des noms de cette Cucurbitacée indique une grande extension à des époques très reculées. « Avec le Kischuim des Hébreux, nous avons cité le Sikuos des Grecs qui pourrait avoir une parenté avec le terme sémitique. Sikua dans le grec moderne et aussi Aggouria, d’une ancienne racine des langues aryennes et qui se retrouve dans le bohême Agurka, l’allemand Gurke. Les Albanais (descendants des Pélasges ?) ont un tout autre nom : Kratsavets qu’on reconnaît dans le slave Krastavak. En tartare Kiar. Le nom Chiar existe aussi en arabe pour quelque variété de Concombre. Ce serait un nom touranien, antérieur au sanscrit, par où la culture dans l’Asie aurait plus de 3000 ans[488]. »

[488] De Candolle, loc. cit., p. 211.

Le mot français Concombre dérive du latin Cucumis, Cucumeres. Il existait dès le XIIIe siècle. Ruel (1536), Dalechamps (1587), donnent la forme Cocombre. L’orthographe actuelle date du XVIIe siècle.

COURGES

(Cucurbita maxima Duch. ; C. Pepo L. ; C. moschata Duch.)

Outre le Melon et le Concombre, la famille des Cucurbitacées fournit à la culture potagère un certain nombre de plantes dont le fruit à chair pulpeuse, plus ou moins farineuse et sucrée, se mange sous forme de soupes, purées ou potages. Ce sont les Courges, Potirons, Giraumons, Citrouilles, mots qui sont à peu près synonymes dans la langue des jardiniers. Ainsi le Manuel de jardinage de Noisette (1825) les a employés indifféremment. Si nous cherchons à leur donner quelque précision, nous trouvons que le mot Courge, d’origine méridionale, réduction et condensation du latin Cucurbita[489], est un terme général employé pour désigner toutes les sortes de Cucurbitacées alimentaires ou d’ornement qui se rapportent à trois espèces botaniques distinctes appartenant au genre Cucurbita : les C. maxima, C. Pepo et C. moschata.

[489] Forme redoublée de curvus (courbe), pour exprimer la plante qui serpente et s’enroule.

Les Potirons sont des variétés du C. maxima. Ce groupe comprend les plus grosses Courges. On a vu des Potirons de 2 m. 50 de circonférence pesant plus de 100 kilogr. La chair est homogène, peu filandreuse, supérieure en qualité à celle des Citrouilles vraies. La forme typique des fruits est celle d’une sphère déprimée aux deux pôles. Qui ne s’est arrêté un instant devant le monstrueux Potiron gros jaune de Hollande qui figure, à l’automne, à l’étalage de tous les fruitiers ? Il semble que ce nom de Potiron ne s’applique que depuis peu de temps, par analogie de forme sans doute, à ces fruits globuleux et ventrus. C’était autrefois l’un des noms vulgaires de l’Agaric champêtre ou Champignon de couche sauvage. Camerarius, au XVIe siècle, appelle notre Champignon Potyron ou Capignon. Duchesne, auteur horticole qui écrivait à la fin du XVIIIe siècle et qui, avant Naudin, a contribué à classer scientifiquement les Courges, fait cette remarque à propos du Potiron : « Je ne sais comment on a pu lui transporter le nom de Potiron qui jusqu’au commencement de ce siècle se donnait à Paris à ce qu’on y nomme aujourd’hui des Champignons[490]. »

[490] Manuscrit fr. 12333, p. 25 (Bibl. Nat.).

Les Giraumons, dont les fruits très sucrés font d’excellents potages, sont des Potirons à œil hypertrophié par suite de la saillie des carpelles qui forment 3 ou 4 lobes arrondis au sommet du fruit, tels les Potirons Turbans ou Bonnets turcs, ainsi nommés à cause de leur physionomie spéciale. De Combles, dans son Ecole du Potager (1749), a signalé en ces termes l’introduction du mot Giraumon dans la langue horticole : « Il nous est venu depuis peu une nouvelle espèce (de Citrouille) qu’on appelle giromon » (sic). Il est difficile de déterminer la Cucurbitacée qui portait ce nouveau nom. Les groupes des Giraumons et des Patissons sont si mal définis que Naudin, il y a 50 ans, appelait Giraumons des Courges longues, comme la C. des Patagons et la Courge d’Italie classées aujourd’hui dans les Citrouilles vraies. Seringe, qui donna en 1847 la liste des Courges cultivées qu’il connaissait, appelle Patisson la Courge Turban, réservant le nom de Giraumon au vrai Patisson des jardiniers actuels, qui se rapporte au Cucurbita Pepo. Suivant un étymologiste, Duchesne, le Giraumon aurait pris ce nom à cause : 1o de sa rondeur, du latin gyrus ou girus, tour, rond, comme girasol (italien girasole) dit aussi tournesol ; 2o de la grosseur souvent extraordinaire de ce fruit et c’est cette grosseur qui a suggéré apparemment le second élément du mot français giro-mont. Duchesne croit que ce nom a été formé aux Antilles. On définit la plante, dit-il, Courge d’Amérique.

Les formes si nombreuses et si variées du Cucurbita Pepo composent le groupe des Citrouilles vraies ou Pépons. Le fruit, à chair filandreuse, est ovoïde, cylindrique ou prismatique, déprimé dans les Patissons. Nous citerons, parmi les Citrouilles vraies, la C. de Touraine, la C. sucrière du Brésil, la Courge à la moëlle, la C. des Patagons, la C. Cou tors, la Coucourzelle d’Italie, etc. La Citrouille, dit Naudin, est la moins recommandable des Courges comme plante potagère, mais la plus riche en plantes ornementales. Le C. Pepo possède, en effet, au plus haut degré, le caractère saillant de la famille des Cucurbitacées c’est-à-dire le polymorphisme des fruits, très décoratifs, qui trouvent leur emploi dans l’ornementation des jardins aussi bien que dans l’art culinaire. Comme le dit excellemment Naudin, « ce qui frappe surtout dans ces altérations communes des trois types de Cucurbita, c’est la prodigieuse variabilité de la forme, du volume et de la couleur des fruits, qui, véritables protées, se montrent indifféremment tantôt allongés en massue, tantôt sphériques ou tout à fait déprimés, les uns à peau molle, les autres à coque dure et ligneuse[491]. »

[491] Naudin, Ann. Sc. Nat. série IV, t. VI, p. 16.

Dans la catégorie des Pépons alimentaires se placent encore les Patissons ou Bonnets d’électeur, objets de curiosité et assez estimés comme aliment pour leur chair fine. Ils sont ainsi nommés par allusion à la forme très déprimée des fruits qui se prolongent sur les côtés en 8 ou 10 cornes (lobes) plus ou moins saillantes, de manière à simuler la toque des magistrats ou certaines pâtisseries.

La troisième espèce de Cucurbita, le C. moschata ou Courge musquée, à cause de la saveur relevée de la chair, a peu de représentants sous nos climats tempérés ; elle exige plus de chaleur que les deux précédentes, aussi est-elle surtout cultivée dans les pays chauds. La Courge pleine de Naples ou C. porte-manteau est une variété de Courge musquée.

La grande diversité des Courges alimentaires, le polymorphisme de leurs fruits, sont autant de preuves de l’ancienneté de la culture de ces plantes potagères. Leur patrie première était naguère inconnue. Dans les temps plutôt modernes, on a attribué une origine indienne à toutes les Courges cultivées. On se fondait peut-être sur des noms sans valeur, tels que Courge d’Inde donné par les botanistes du XVIe siècle. Lobel a figuré un Pepo maximus indicus, qui se rapporte bien à l’espèce Cucurbita Pepo, mais il ne faut pas oublier que l’Amérique s’appelait alors les Indes Occidentales. Le fait que les Anciens ont cultivé des Cucurbitacées alimentaires assimilées par les modernes à nos espèces actuelles, à cause de leurs noms : pepones et cucurbitæ, a pu amener l’idée que ces plantes étaient originaires des contrées chaudes de l’Ancien Monde ; de l’Inde, comme le Concombre et la Gourde. Tous les botanistes qui ont étudié les Cucurbitacées, comme de Candolle, Naudin, Cogniaux, ont pensé ainsi. Dans son Origine des plantes cultivées (4e éd. p. 803), de Candolle admettait cependant la possibilité d’une origine américaine seulement pour le groupe des Citrouilles (Cucurbita Pepo), se basant sur la découverte d’une variété texana, rapportée avec certitude au C. Pepo, et trouvée à l’état très probablement sauvage sur les rives du Guadalupe supérieur. Mais les naturalistes américains : docteur Harris, Asa Gray, Trumbull et aussi Fisher-Benzon, ont démontré, plus récemment, l’origine américaine de toutes les Courges.

Les preuves archéologiques, historiques et philologiques paraissent décisives. Potirons et Patissons n’ont certainement été connus en Europe qu’après la découverte de l’Amérique. Les Cucurbitacées des Anciens et du moyen âge étaient des Gourdes ou Calebasses (Lagenaria) qui viennent de l’Inde. On s’imagine généralement que les Gourdes, plantes curieuses ou décoratives de nos jardins, ne sont pas comestibles. C’est une erreur. Certaines variétés peuvent servir à l’alimentation, aussi bien que la Courge à la moëlle, par exemple. Duchesne dit que la Gourde trompette est mangeable. Apicius, chez les Romains, a donné des recettes culinaires pour la Gourde. Pline en parle comme d’une plante comestible. Albert le Grand, également, durant le moyen âge. Bauhin a cité deux variétés de Calebasses alimentaires. D’autre part, on n’a jamais trouvé, en Asie, de Potiron (ou autre Courge) à l’état sauvage. Il n’existe aucun nom sanscrit pour cette plante. Aucune espèce semblable ou analogue n’est indiquée dans les ouvrages chinois et les noms modernes des Courges et des Potirons cultivés actuellement montrent une origine étrangère méridionale. On n’a pas constaté la présence d’un Potiron dans l’ancienne Egypte[492]. La Bible ne mentionne, en fait de Cucurbitacées, que le Concombre et la Pastèque.

[492] De Candolle, Origine des plantes, p. 200.

Mais en Amérique il en est tout autrement. Les premiers voyageurs qui visitèrent le Nouveau Monde trouvèrent des Courges dans les Antilles, au Pérou, dans la Floride et aux Etats-Unis avant que les Européens ne vinssent s’y établir. Leur présence est signalée dès Colomb. On lit dans la Relation de son premier voyage, que le 3 décembre 1492, entrant dans une petite rivière (Rio Boma) près l’extrémité orientale de l’île de Cuba, il rencontra un populeux village d’Indiens et vit d’immenses champs « plantés avec plusieurs choses du pays et des calebazzas ». Or ces Calebasses n’étaient certainement pas des Gourdes de pèlerin, mais des Courges. En juillet 1528, Cabeça de Vaca trouva près de Tampa Bay en Floride : « maïs, fèbves et pumpkins en abondance ». Pumpkin est un mot dérivé du Pepo latin et employé dans les langues anglo-saxonnes pour Courge. Dans l’été et l’automne de 1539, de Soto trouve la Floride occidentale, « bien fournie de maïs, beans (Haricots) et pumpkins ». Ces pumpkins étaient meilleurs et plus savoureux que ceux d’Espagne, c’est-à-dire que les Calebasses cultivées en Europe. En 1535, Jacques Cartier, le premier explorateur du Saint-Laurent, vit chez les Indiens du Canada « grand quantité de gros Melons, Concombres et Courges ».

Enfin aucune Courge n’est figurée dans l’Herbarius Pataviæ impressus de 1485, antérieur à la découverte de l’Amérique, tandis que des Potirons se rencontrent dans les œuvres des botanistes de la Renaissance, particulièrement chez Dodoens et Lobel. « Les noms qu’ils donnent à ces plantes indiquent une origine étrangère ; mais les auteurs ne pouvaient rien affirmer à cet égard, d’autant plus que le nom Inde signifiait ou l’Amérique ou l’Asie méridionale[493]. »

[493] De Candolle, loc. cit., p. 202.

Si l’on ajoute à ces preuves historiques, les indices tirés de la linguistique, ceux que présentent le folklore et l’archéologie, on verra que les arguments sont décisifs en faveur de l’origine américaine de nos Courges cultivées.

Les premiers explorateurs ont désigné les Courges américaines par les noms qui étaient en usage chez les indigènes, montrant par là qu’ils les reconnaissaient différentes des Cucurbitacées alimentaires européennes. Ainsi le mot Squash qui a survécu dans les langues anglo-saxonnes est un terme dénaturé de la langue des aborigènes de l’Amérique du Nord. D’après Pierre Martyr, un des premiers historiens de l’Amérique, la Citrouille joue un rôle essentiel dans les fables mythologiques indiennes des peuples Peaux-Rouges, analogue à celui de l’œuf cosmique orphique et brahmanique. Dans le folklore des races européennes, les Cucurbitacées symbolisent la fécondité et l’abondance, en raison du grand nombre de leurs graines et de l’opulence de leurs formes[494].

[494] Gubernatis, Mythologie des plantes, t. II, p. 98.

Des graines de Cucurbita maxima et de C. moschata ont été trouvées dans les tombes péruviennes du cimetière d’Ancon, près Lima, et déterminées par MM. Wittmack et Naudin. Les doutes que l’on pouvait avoir autrefois sur l’époque des tombeaux d’Ancon, sont aujourd’hui tranchés ; ils sont certainement pré-colombiens et correspondent à la période incasique s’étendant du XIIe au XVe siècle.

Malgré la présence de graines de Courge musquée dans les tombes d’Ancon, cette Cucurbitacée peut appartenir à l’Ancien Monde et avoir été transportée en Amérique, comme la Gourde, à une époque inconnue et antérieure à la découverte de Colomb. Un manuscrit du XIVe siècle, d’un Tacuin, traduction latine d’un ouvrage arabe, représente une Courge. On reconnaît, selon le docteur Bonnet, la forme très caractérisée de la Courge d’Afrique ou C. de Naples. Dans le fameux Livre d’heures d’Anne de Bretagne, une figure de Courge est qualifiée de « Quegourde de Turquie » (en latin Colloquintidæ). Decaisne en fait la Citrouille (C. Pepo) et M. le Dr Bonnet dit qu’il est plus probable que c’est le C. moschata, appelé Courge d’Afrique ou C. des Bédouins. Le Livre d’heures d’Anne de Bretagne a été exécuté vers 1508, quelques années seulement après la découverte de l’Amérique.

Potirons et Giraumons exceptés, les Courges sont peu en faveur en France. En Angleterre, la Courge à la moëlle (Vegetable marrow) qui est une variété de la Courge des Patagons, est un légume des plus populaires et très bon marché. La Courge à la moëlle n’est mangée qu’à l’état très jeune ; elle aurait été introduite en Angleterre vers 1700, selon les uns. Cependant Sabine dit que la plante était expérimentée en 1816 dans le jardin de la Société d’Horticulture de Londres. « Je n’ai pu obtenir, dit-il, que des renseignements incertains au sujet de cette Gourde ; elle est certainement nouvelle dans ce pays et je crois qu’elle a été introduite de semences apportées par un moine de l’Inde ou probablement de la Perse où elle est appelée Cicader[495]. » Les Anglais font une grande consommation de cette « moëlle végétale ».

[495] Hortic. Trans. t. II (1re série), p. 255.

La Coucourzelle ou Courge d’Italie, envoyée d’Italie à M. le duc d’Orléans en 1820, fut d’abord cultivée au Potager de Versailles. Un certain nombre de Courges, qui peuvent être rangées dans la classe des Potirons, viennent d’Amérique. La Courge de l’Ohio a été importée des Etats-Unis vers 1820 et reçue en France, d’Angleterre, en 1845. Le Bon Jardinier de 1840 note comme nouveauté la Courge sucrière du Brésil. Cette Courge fut donnée à M. Vilmorin en 1839, par M. Quetel, de Caen. La Courge de Hubbard, introduite en 1857 par Grégory, figure en 1868 dans le catalogue Vilmorin comme originaire des Etats-Unis. Parmi les races très modernes, nous voyons le Potiron rouge vif d’Etampes (Vilmorin, 1873-74) ; le Potiron Mammouth (Vilmorin, 1894-95), à chair supérieure à celle du P. jaune gros qui est la variété la plus populaire aux environs de Paris. Le Potiron bronzé de Montlhéry, nouveauté de 1895, etc. D’après Naudin, le Potiron Turban (ou Giraumon) est probablement d’origine américaine.

FRAISIER

(Fragaria vesca L. — Fr. elatior Ehrh. — Fr. collina Ehrh. — Fr. chiloensis Duch. — Fr. virginiana Mill.)

La Fraise est-elle un fruit ou un légume ? La question a été controversée. Evidemment, au point de vue botanique, la Fraise serait même une agrégation de fruits (achaines) placés sur un réceptacle accru. Car ce que l’on mange, c’est le réceptacle devenu charnu, succulent, rempli d’un suc acidulé et sucré, agréablement parfumé.

On mange la Fraise au dessert comme l’Ananas : c’est donc un fruit. Aussi l’Arboriculture fruitière l’a-t-elle revendiquée comme rentrant dans ses attributions. Mais, pour les jardiniers et le grand public, ce fruit sera toujours un légume, parce qu’il provient d’une plante herbacée se cultivant au jardin potager.

La Fraise est considérée de nos jours comme une délicatesse de la table dont il serait superflu de faire l’éloge. On se demande pourquoi ce fruit si réputé n’a pas joui de la même faveur chez les Anciens.

Les Grecs n’ont pas connu la Fraise. Le Komaron désignait, chez eux, l’Arbousier, arbuste de la région méditerranéenne dont le fruit, de qualité médiocre, a l’apparence d’une Fraise, ressemblance qui explique comment des auteurs anciens ont pu confondre les deux fruits. Nicolas Myrepsus, médecin d’Alexandrie qui vivait au XIIIe siècle à la cour des empereurs byzantins de Nicée, fit le premier mention du fragoula, nom grec de la Fraise véritable.

Les Romains distinguaient bien la Fraise (Fragum) de l’Arbouse (Arbutus) ; cependant, tout en lui reconnaissant une saveur et un parfum agréables, puisque fragum dérive de fragrans, odorant, suave, ils se sont contentés de la recueillir dans les bois comme un fruit champêtre, indigne de la culture. Ce que montrent différents textes de la littérature latine.

Virgile a écrit là-dessus des vers charmants :

Qui legitis flores et humi nascentia fraga,
Frigidus, o pueri, fugite hinc, latet anguis in herba !

« Jeunes gens qui cueillez les fleurs et la fraise naissante, fuyez ce lieu : un froid serpent se cache sous l’herbe[496] ! »

[496] Eglogues III, vers no 92.

Pline le naturaliste remarque que les Fraises de terre ont la chair très différente de l’Arbouse (considérée comme la Fraise en arbre) qui d’ailleurs, dit-il, est de la même famille. Cette erreur grossière avait sa source dans l’ignorance des Anciens sur la nature des plantes et leurs affinités. « C’est la seule plante, dit-il encore, qui rampe à terre dont le fruit ressemble à celui des arbrisseaux… quant à l’unedon (fruit de l’Arbousier), c’est un fruit peu estimé[497]. » Ailleurs, Pline cite les plantes sauvages que l’on consommait de son temps en Italie comme les Fraises, le Panais, le Houblon « encore ces différentes espèces sont-elles plutôt d’agrestes hors-d’œuvre que des aliments proprement dits. » Le même naturaliste ne mentionne pas la Fraise dans les chapitres qu’il a consacrés aux plantes cultivées.

[497] Pline, Hist. nat. XV, 18, 28 ; XXI, 50.

Ovide a donné, comme l’on sait, une ravissante description de l’âge d’or. Il énumère, parmi les fruits rustiques dont les mortels se nourrissaient en ces temps heureux : « la Fraise des montagnes, les fruits du Cornouiller et de l’Arbousier, ceux de la Mûre des buissons et les Glands tombés de l’arbre de Jupiter[498]. »

[498] Ovide, Métamorphoses, l. 1, vers no 110.

Les agronomes latins Caton, Varron, Columelle et Palladius n’ont pas mentionné la Fraise. Ce fruit ne paraît pas avoir été davantage cultivé dans le haut moyen âge, puisque la fameuse liste des plantes de Charlemagne, que nous avons souvent citée, ne le comprend pas.

Bruyerin-Champier écrivait en 1560, dans son De re Cibariâ, que la Fraise était un fruit nouvellement transplanté des bois dans les jardins. Tous les auteurs modernes se sont appuyés sur l’autorité quelquefois trompeuse de Champier pour fixer les commencements de la culture du Fraisier au XVe ou même au XVIe siècle. Or nous trouvons des textes qui montrent sa présence dans les jardins au XIVe siècle et sans doute il n’y était pas tout à fait récent. Dans les comptes de dépenses, on voit la Fraise aussi bien dans les modestes maisons que chez les princes, par conséquent sa culture était déjà vulgaire.

Prenons, par exemple, les comptes d’un hôpital du Nord de la France : « année 1324 : pour frasiers a planter en le montaigne, acatés (achetés) à Pierot Paillet et Aelis Paiele XII d.[499] »

[499] J. M. Richard, Cartulaire de l’hôpital Saint-Jean en l’Estrée d’Arras. Paris, 1888.

Sous Charles V, pendant la saison 1368, le jardinier Jean Dudoy n’en planta pas moins de 12 milliers de pieds dans les jardins royaux du Louvre[500].

[500] Le Roux de Lincy, Comptes de dépenses de Charles V, p. 12.

Au château de Rouvres, près de Dijon, appartenant aux ducs de Bourgogne, la culture des Fraisiers s’étendait vers 1375 sur quatre quartiers du jardin dit de la Duchesse. D’après les comptes, ces plantes étaient particulièrement soignées, bien fumées, et on perpétuait les plants en repiquant des coulants dans les vides[501]. C’était là, sans doute, une culture à l’état embryonnaire, mais enfin elle existait. La Fraise était si appréciée de la duchesse de Bourgogne qu’on lui en expédiait lorsqu’elle séjournait dans les Flandres. La Fraise figurait déjà dans les menus de repas[502]. Enfin, au XVIe siècle, on la vendait couramment dans les rues comme le témoigne ce quatrain des Cris de Paris :

Fraize, fraize, douce fraize !
Approchez, petite bouche,
Gardez-bien qu’on ne les froisse,
Et gardez qu’on ne vous touche.

[501] Picard, Les jardins du château de Rouvres, broch. s. d. p. 168.

[502] Bibl. Ecole des Chartes, 1860, pp. 216-224.

Il s’agissait, naturellement, de la Fraise des bois cultivée au potager, cette Fraise si commune en France dans les clairières des bois sablonneux et sur le gazon des coteaux découverts.

Le genre Fragaria a été étudié avec beaucoup de soin, d’abord par Miller, qui a donné dans son Dictionnaire des jardiniers d’excellentes instructions sur la culture de ce fruit ; par Duchesne fils, auteur d’une remarquable monographie du Fraisier (1766) ; M. de Lambertye a écrit sur le Fraisier le livre le plus complet qui existe ; puis le botaniste G. Gay a donné une étude sur le genre Fraisier, cherchant à débrouiller l’inextricable problème de l’origine des espèces et des hybrides. De Madame Elisa de Vilmorin, d’excellentes descriptions, avec de belles planches coloriées, dans le Jardin fruitier du Muséum, par M. Decaisne. Nous avons emprunté à ces divers auteurs une bonne partie de nos renseignements.

Avant le XVIIIe siècle, on ne voit pas que le Fraisier ait été l’objet d’une grande culture. Les premiers botanistes, au XVIe siècle, n’ont parlé que du Fraisier des bois à peine introduit dans les jardins. L’édition de la Maison rustique, de 1570, donne quelques détails intéressants parmi beaucoup de préjugés. Olivier de Serres et Cl. Mollet, au commencement du XVIIe siècle, tirent parti du Fraisier comme plante à fleurs pour orner les compartiments. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en consommaient pas les fruits. Dans le Jardinier françois (1651), il est un peu question du Fraisier : « Les fraises sont de 4 sortes, des blanches, des grosses rouges, des copprons et des petites rouges ou sauvages ». Ces espèces se réduisent, en somme, à deux : le Capron et des variétés du Fragaria vesca. La Quintinie (1690) n’en connaissait pas d’autres. Mais le jardinier de Louis XIV commençait à forcer la plante pour la table royale.

Le genre Fragaria comprend trois espèces indigènes en Europe. Le Fragaria vesca ou Fraisier des bois, plante rosacée des régions boisées ou montagneuses de presque tout l’hémisphère boréal a été le premier cultivé. D’ailleurs, parmi les Fraisiers, c’est celui qui produit les fruits les plus exquis.

Depuis longtemps, le Fraisier des bois a disparu des jardins, remplacé par des variétés améliorées issues de lui. Nous indiquerons d’abord une race sans coulants que Furetière mentionnait en 1690 dans, son Dictionnaire. Formant de très grosses touffes, on l’employait naguère pour faire des bordures sous le nom de Fraisier-buisson. Une amélioration avantageuse est la forme remontante.

Normalement, le Fraisier des bois fructifie une seule fois, au printemps, tandis que le Fraisier des Quatre-Saisons, appelé peut-être improprement Fraisier des Alpes, donne aussi des fruits à l’automne. L’origine de cette race est incertaine. Elle n’est sans doute qu’une simple variation fixée du Fragaria vesca, dont elle ne diffère que par son caractère remontant, ses fruits plus gros et allongés au lieu d’être arrondis. Dès le XVIe siècle, des botanistes avaient signalé dans les Alpes des Fraisiers à floraison continue et la tradition — rapportée par Duchesne — veut que Fougeroux de Bondaroy, neveu du physiologiste Duhamel, en ait rapporté les premières graines du Mont-Cenis vers 1760. Phillips, cependant, assure que les Anglais avaient reçu de Hollande le Fraisier des Alpes avant cette époque. Ils en auraient envoyé des plants au Jardin royal de Trianon où Duchesne le vit en 1766. M. de Lambertye et d’autres écrivains fraisiéristes, se basant sur les dires de botanistes modernes qui n’auraient jamais rencontré ce Fraisier dans leurs herborisations alpines, inclinent à croire que la variété remontante est née dans les cultures. Quoi qu’il en soit, le Fraisier des Quatre-Saisons nous est connu depuis 150 ans environ. Il a peu varié si on le compare aux Fraisiers hybrides des espèces américaines qui, en moins de 50 ans, ont donné naissance à tant de races si différentes comme saveur, couleur du fruit, précocité ou tardivité.

La race sans coulants, connue sous le nom de Fraisier de Gaillon, a été obtenue dans le premier quart du XIXe siècle, à Gaillon, par M. Lebaube, conservateur des forêts. Une variété à fruits blancs, sans coulants, est due à Morel de Vindé, agronome.

Le Fraisier de Montreuil ou Fr. Fressant est encore un descendant du Fr. des bois. Un nommé Fressant, le cultiva le premier dans les environs de Paris, au commencement du XVIIIe siècle. Vers 1800 ce Fraisier était le seul cultivé pour l’approvisionnement de Paris à Montreuil, Montlhéry, Bagnolet, Romainville et autres localités de la banlieue où l’on se livre à la culture commerciale de ce fruit depuis plus de deux siècles. D’autres variétés du Fr. des bois ont été successivement à la mode : Reine des Quatre-Saisons (Gauthier, vers 1866), James (Bruant, 1878), Belle de Meaux (Ed. Lefort, 1885), Quatre-Saisons améliorée (Lapierre, 1896), etc. De nos jours, la culture commerciale de ces variétés qui ont une supériorité incontestable, mais dont la cueillette est dispendieuse pour le producteur, tend à diminuer, tandis que celle des gros fruits augmente de plus en plus.

Les Caprons, ces précurseurs de la Fraise à gros fruits, ont été beaucoup cultivés autrefois ; ils dérivent d’une autre espèce indigène le Fr. elatior qui est assez rare dans les bois montueux de la région parisienne. Le Capron est le Fraisier Hautbois des Anglais. Parkinson, l’appelait en 1629 Fraisier de Bohême et Hautbois ; ce dernier nom, dit-il, est une corruption de l’allemand haarbeere. Duchesne dit que le mot est français et l’explique avec vraisemblance par une allusion à la grande taille de ce Fraisier et à ses hampes élevées.

Le Fragaria collina, assez rare sur les coteaux arides, dans les forêts de Saint-Germain, de Compiègne, à Malesherbes, aux environs de Provins, a donné naissance au Fraisier étoilé qui possède encore les synonymes suivants : Breslinge, Craquelin, Fraisier vineux de Champagne, etc. Le Fraisier de Bargemont, Majaufe de Provence serait, d’après le botaniste J. Gay, soit une forme du Fr. collina soit un hybride du Fr. vesca et du Fr. collina. Ce type est originaire de Bargemont, dans le Var. Il est entré dans les cultures vers 1760.

Ces Fraisiers, ainsi que les Caprons, ne se rencontrent plus guère que dans les collections. Avec les variétés de Fraisiers des bois améliorés, ils ont été les seuls cultivés, avant la vogue des gros fruits issus des espèces introduites d’Amérique au XVIIe et au XVIIIe siècle.

Comme l’Europe, les pays tempérés du Nouveau Monde possédaient deux ou trois représentants du genre Fragaria : Le Fr. du Chili, Fr. chiloensis, le Fr. de Virginie, Fr. virginiana et le Fr. grandiflora, Fr. de Caroline ou Fr. Ananas. Les deux premiers sont généralement considérés comme des espèces bien distinctes. Le troisième peut être une variété du Fraisier de Virginie ou un hybride. D’ailleurs l’extrême variabilité des Fraisiers américains rend très probable l’existence en Amérique d’un seul type primitif d’où seraient sorties toutes les formes actuelles.

Le Fraisier écarlate de Virginie a fait son apparition en Europe au commencement du XVIIe siècle, mais on ne possède aucun renseignement sur son introduction. La Fraise écarlate de Virginie se trouve sur les catalogues de Jean Robin, botaniste de Louis XIII en 1624 et de l’anglais Tradescant vers le même temps (1629). Miller l’a décrit dans son Dictionnaire, et dans la Pomona de Langley imprimée à Londres en 1729, on trouve une bonne figure gravée et la description du Fr. virginiana. Cependant ni le Jardinier françois, ni la Quintinie n’ont cultivé ce Fraisier.

Le Fraisier du Chili a été introduit en Europe en 1715 par un voyageur français, lequel, par une coïncidence singulière, s’appelait Frézier. Sur cette introduction, nous extrayons les renseignements qui suivent d’un petit travail de M. Blanchard, jardinier-chef du Jardin botanique de la Marine qui a contribué à faire connaître le nom de ce Frézier, ingénieur et voyageur, né à Chambéry, en 1682, d’une famille écossaise qui émigra en France à la fin du XVIe siècle. La réputation que Frézier s’était acquise dans le corps du génie ayant attiré sur lui les regards, vers 1711, on l’envoya prendre connaissance des colonies espagnoles de l’Amérique méridionale. Il s’embarqua le 23 novembre 1711 à Saint-Malo. Le 18 juin 1712, il se trouvait à La Conception. Il visita la ville, en donna l’histoire ainsi que celle des productions minérales et végétales du Chili et en particulier d’un Fraisier vivant à l’état sauvage et recherché par les colons espagnols. A son retour à Paris en 1715, il présenta à Louis XIV le résultat de son voyage dont il publia en 1716 la première édition, sous le titre de : Relation du voyage de la mer du Sud, des côtes du Chili et du Pérou, fait pendant les années 1712, 1713 et 1714. A titre de curiosité, il rapporta des plantes vivantes de Fraisier du Chili.

Frézier, en 1740, vint à Brest en qualité de directeur des fortifications ; il mourut dans cette ville en 1773[503]. C’est évidemment à ce personnage que l’on doit l’introduction dans les environs de Brest, du Fraisier du Chili. Il s’en fait à Plougastel une culture des plus importantes pour l’exportation et la consommation des villes bretonnes. Là seulement, de nos jours, on rencontre le Fraisier du Chili pur type, auquel l’air humide du climat marin est indispensable. Plougastel était déjà célèbre par ses Fraises vers la fin du XVIIIe siècle. En 1720 le Fraisier du Chili était en Hollande ; il fut transporté en Angleterre en 1727. Malgré l’introduction réelle faite par Frézier, l’origine du Fraisier du Chili reste discutable. Quelques-uns pensent qu’il peut être né d’un Capronnier européen transporté en Amérique par les Espagnols pour qui la Fraise, paraît-il, est une friandise recherchée[504]. La plante rapportée par Frézier était hermaphrodite-femelle et serait par conséquent demeurée stérile si elle n’avait été fécondée en Europe par une espèce préexistante à gros fruits. Le Capronnier mâle ou le Fraisier de Virginie ont-ils joué un rôle dans cette fécondation ?

[503] Blanchard, le Fraisier de Plougastel, Jal S. N. H. F., 1878, p. 624, 712 ; 1879, p. 48, 99.

[504] Millet, Les Fraisiers, p. 30.

Dans tous les cas, il est certain que nos Fraisiers à gros fruits doivent sortir par variation ou hybridation des Fraisiers américains. Hybrides probables des espèces précédentes, les Fraisiers de Caroline, de Bath et Ananas, qui constituent la plus ancienne amélioration du groupe des Fraisiers à gros fruits, ont une origine problématique sur laquelle nous ne nous étendrons pas. Ils ont été souvent confondus et paraissent peu distincts. Le Fraisier Ananas a paru en Allemagne, d’aucuns disent en Hollande, vers 1760 ; de là il s’est répandu en France, en Suisse et en Angleterre. Vers cette époque deux Fraisiers très distincts ont été cultivés dans les jardins sous le nom de Fr. Ananas, à cause du goût et du parfum de leurs fruits. L’un était le Fraisier Ananas de Miller et des catalogues hollandais[505]. De cette sorte paraissent descendues toutes les grosses Fraises dites Anglaises. Un autre Fraisier Ananas introduit à Trianon sous Louis XV a été décrit par Poiteau. C’est ce Fr. Ananas, type français, qui a approvisionné de gros fruits la ville de Paris pendant plus d’un demi-siècle. Il a disparu seulement devant les introductions anglaises.

[505] Mme de Vilmorin, Jardin fruitier du Muséum, t. V, p. 15.

Le premier essai de la culture de la Fraise remonte à 1760, date mémorable dans l’histoire du Fraisier. Le roi Louis XV avait une véritable passion pour la Fraise. Duchesne a fait allusion à cette gourmandise royale : « La Fraise, dit-il, est un de nos fruits les plus agréables. Notre Roi la chérit. On vient de rassembler par son ordre au Petit-Trianon les différentes sortes existantes en Europe : la fortune du Fraisier est faite. »

Toutefois, malgré l’introduction de tant d’espèces et de variétés nouvelles du genre Fraisier dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il faut arriver en 1820, date de l’apparition des premières Fraises anglaises, pour rencontrer des gains remarquables. Ce sont les Anglais qui ont enrichi les jardins, par le moyen des semis, des premières sortes à gros fruits, les plus délicates pour la table. Les Fraises Elton (1809) et Downton dues à des fécondations croisées de l’éminent président de la Société royale d’horticulture de Londres, M. Andrew Knight, ont été le point de départ des améliorations de la Fraise à gros fruits. Myatt, fameux semeur, de Deptford, paraît avoir opéré sur des hybrides de Knight pour obtenir British Queen, si longtemps réputée. De Keen, maraîcher à Isleworth, on connaît surtout Keen’s Seedling (1821). Ont eu leur moment de vogue Wilmot’s Superb (1823), Myatt, Admiral Dundas, Eleanor (Myatt 1847), Sir Harris, Victoria (Trollop 1852), Jucunda (Salter 1854). La Fraise de Barnes supplante l’ancienne Fraise de Bath ou Ananas. Avant 1837, Lindley énumérait 62 variétés cultivées en Angleterre. Elton fut propagée par Truffaut, de Versailles, vers 1830, mais l’entrée en France des Fraises anglaises a été lente et tardive. Entre 1840 et 1850, Jamin et Durand, horticulteurs à Paris, rue de Buffon, et ensuite à Bourg-la-Reine, avaient une collection de Fraises anglaises encore très peu répandues. En France, les améliorations de la grosse Fraise commencèrent avec Gabriel Pelvilain, jardinier-chef du château royal de Meudon, qui obtint en 1844, d’un semis de Fraise Elton, un gain supérieur en qualité à la plupart des Fraises anglaises connues par leur extrême acidité, et qu’il nomma Princesse royale en l’honneur de la Duchesse d’Orléans. Ce fut la première Fraise à gros fruit de grande culture. Sa grande productivité en permettait la vente à bas prix. La grosse Fraise commença vers cette époque à entrer dans la consommation populaire.

Princesse royale, à qui l’on pouvait reprocher une mèche centrale ligneuse, fut vite détrônée par d’autres variétés à gros rendement, comme Marguerite, issue d’un semis effectué en 1858 à Châlons-sur-Marne, par Lebreton. Vicomtesse Héricart de Thury obtenue par Jean-Laurent Jamin et mise au commerce en 1852. C’est encore la Fraise la plus populaire des rues sous le nom dénaturé de « Ricart ». Dr Morère, variété élevée par Berger, de Verrières (S.-et-O.), qui l’obtint dans un semis en 1865. Mise au commerce par Durand en 1871. Sir Joseph Paxton, gain anglais de Bradley, la principale Fraise des marchés anglais. Noble, variété anglaise de Laxton (vers 1896) ; Général Chanzy, de Riffaud ; Jarles, type perfectionné de Dr Morère (1899) et d’autres encore. Les unes se faisant remarquer par leur précocité, leur productivité, leur fermeté, et propres à la culture commerciale ; d’autres variétés à la chair délicatement parfumée, au beau coloris, avantageuses pour le jardin de l’amateur.

Le règne de Napoléon III a vu plusieurs semeurs-fraisiéristes qui ont produit une série de variétés de ces Fraisiers issus de types américains. Les noms de leurs obtentions, pour la plupart oubliées aujourd’hui, remplissent les catalogues et les périodiques horticoles du temps. Ce sont Graindorge, à Bagnolet ; Robine, à Sceaux ; Gloëde, à Moret et ensuite à Beauvais. Celui-ci, qui cultivait jusqu’à 300 sortes de Fraisiers, a mis au commerce beaucoup de Fraises anglaises et les gains de certains amateurs français comme ceux du Dr Nicaise, à Châlons-sur-Marne. La première obtention de cet ancien chirurgien des Hôpitaux militaires devenu amateur de Fraises, fut La Châlonnaise (1852). On a beaucoup parlé de sa Fraise Dr Nicaise (1863), un fruit énorme, de forme irrégulière. Parmi les semeurs étrangers on remarque Ingram, jardinier-chef des jardins royaux de Frogmore et le capitaine Laxton, en Angleterre. De Jonghe, en Belgique, est l’obtenteur de La Constante.

Parmi les fraisiculteurs plus modernes, il faut noter Gauthier, à Caen, François Lapierre, pépiniériste au Grand-Montrouge, obtenteur de La France (1885) ; il a beaucoup contribué à la vulgarisation des bonnes variétés dans les environs de Paris. Ed. Lefort, de Meaux, s’est particulièrement consacré à l’amélioration des Fraisiers. Semeur heureux, il a obtenu Belle de Meaux, Ed. Lefort, Le Czar et autres.

Une amélioration très avantageuse survenue récemment dans le groupe des hybrides à gros fruits est la qualité remontante qui appartenait jusqu’ici au seul Fraisier des Alpes issu de notre principale espèce indigène. Cependant les Fraisiers américains ont assez souvent la faculté de remonter dans le Midi. Même sous le climat parisien, on a pu voir quelquefois des fruits en août et septembre sous l’influence de certaines causes atmosphériques. Dans des conditions exceptionnelles de culture, Vicomtesse Héricart et Marguerite donnent aussi une 2e récolte de fruits, sans être, malgré cette particularité, franchement remontantes. C’est à M. l’abbé Thivolet, curé de Chanoves (Saône-et-Loire), que revient le mérite de la création du premier Fraisier remontant : le Saint-Joseph obtenu de semis en 1893 (Synonymes : Rubicunda, Léon XIII), et dont l’amélioration a été rapide. Déjà Jeanne-d’Arc due à Ed. Lefort (1897) était un fruit de qualité supérieure. Puis vint Saint-Antoine de Padoue, autre obtention de M. l’abbé Thivolet, mise au commerce en 1899 par la maison Vilmorin. Cette série nouvelle de formes remontantes dans le genre Fraisier permet à la grosse Fraise de figurer sur les tables à la fin de l’été et à l’automne concurremment avec la Fraise des Quatre-Saisons.

Comme nous l’avons dit, la vulgarisation de la Fraise due au bas prix des sortes à gros rendement, ne remonte qu’au milieu du XIXe siècle. Elle a eu d’heureuses conséquences économiques en mettant un fruit excellent à la portée de la classe ouvrière presqu’entièrement privée de ces aliments agréables et hygiéniques. Les Annales de la Société royale d’Horticulture constatent en 1845 que l’on commence à Paris la vente des Fraises sur les petites voitures. C’étaient encore des Fraises Capron et des Quatre-Saisons. En 1854, Hérincq signale dans son Horticulteur français qu’il se vend dans les rues de Paris des Fraises à 0,20 c. la livre, « ce qui, dit-il, ne s’était pas encore vu dans la capitale où la Fraise était jadis considérée comme fruit de luxe ».

La culture de la Fraise a pris de nos jours une extension incroyable autour de toutes les grandes villes. Dans certains départements, il s’est créé des exploitations spéciales pour l’exportation. Les plus grandes fraiseraies du monde se trouvent en Angleterre et aux Etats-Unis. Moins vastes, les cultures françaises sont aussi plus nombreuses. Vaucluse, Var, Alpes-Maritimes, Rhône, Maine-et-Loire, Tarn-et-Garonne produisent beaucoup de Fraises. Dans le département du Nord, la Fraise donne lieu à une importante culture sous verre. Les cultures spéciales de Plougastel (Finistère) sont célèbres. L’exportation se fait surtout sur Paris et en Angleterre. Le commerce de la Fraise est très important à Carpentras, Toulon, Hyères, Orange, Avignon, etc. L’initiative de la culture de la Fraise en Vaucluse revient à M. François Martin, né à Carpentras en 1844. L’approvisionnement de Paris en Fraises de saison est tiré principalement des départements de la Seine et de Seine-et-Oise. La région classique de la Fraise autour de Paris est constituée par la vallée de l’Yvette entre Chevreuse et Palaiseau et la vallée de la Bièvre. La commune de Palaiseau, seule, a environ 100 hectares de fraiseraies. Le canton en a 700. C’est une culture récente[506].

[506] Ardouin-Dumazet, Voyage en France, 45e série, p. 208.

Au XVIIe siècle, selon Tallemand des Réaux, le village de Bagnolet, près Paris, fournissait de Fraises les tables luxueuses. Un siècle plus tard, Montreuil paraît être le principal centre de culture des environs de Paris. Roger Shabol disait en 1770 : « il se vend annuellement pour dix mille écus de Fraises dans cette localité ». Nous citerons, pour l’époque actuelle, parmi les principaux centres producteurs de Fraises commerciales : Sceaux, Antony, Marcoussis, Orsay, Fontenay-aux-Roses, Clamart, Groslay, Montlhéry, Argenteuil.

M. Georges Villain a donné des détails intéressants sur les cultures de Fraises des autres régions françaises :

« La Fraise est cultivée dans cinq groupes principaux : Carpentras, Plougastel, Hyères, Saumur et Montauban. Les expéditions de Carpentras ont doublé depuis dix ans (1900-1910). La variété Marguerite qui ne peut supporter les longs parcours a été remplacée par la Héricart, la Paxton, la May-Queen. Cette culture est très rémunératrice ; on cite un cultivateur qui, sur un hectare, a récolté 5.280 francs, laissant un bénéfice net de 2.400 francs.

« A Plougastel, même progression : la surface cultivée en Fraises est de 600 hectares ; on en vend actuellement pour près de 1.500.000 francs. Entre deux rangs de Fraises est intercalée une rangée de petits Pois. La plus grande partie de ces deux récoltes va en Angleterre. Angers et Saumur expédient, durant un mois, dix wagons de 5.000 kilogr. de Fraises par jour vendues à Paris de 45 à 100 francs les 100 kilogr.[507]. »

[507] Bull. Soc. nat. d’Agric., 1910, p. 268.

Hyères et Toulon expédient sur Paris, dès le 1er avril, par wagons pleins, la petite Fraise des bois améliorée. Fin avril et en mai arrivent de Carpentras et environs les grosses Fraises cultivées sous verre. C’est une culture très lucrative. En avril-mai des fruits extra-gros provenant de la culture sous verre, peuvent atteindre le prix de 0,75 c. à 2 fr. pièce, selon la rareté ou la demande de la marchandise.

MELON

(Cucumis Melo L.)

De tous les fruits qu’obtient l’art du jardinier, le Melon est celui qui a le plus excité la gourmandise des hommes. Il n’est rien de tel, en effet, qu’un bon Melon à la chair tendre, fondante, sucrée, vineuse, pour délecter le palais d’un gourmet.

Le Melon a été le fruit préféré d’une foule de personnages illustres, depuis Claudius Albinus, cet empereur romain célèbre par sa voracité, qui mangea un jour dix Melons en un seul repas, jusqu’au maréchal de Belle-Isle, au XVIIIe siècle, qui se contentait d’en manger trois par jour régulièrement.

Si l’on en croit certaines anecdotes historiques, ce fruit, mangé sans modération, aurait causé la mort de quatre empereurs, d’un pape et de beaucoup d’autres personnages de moindre importance. Il y a peut-être quelque exagération. Cependant, d’après l’historien Mathieu, dans sa Vie de Louis XI, le pape Paul II serait bien mort d’apoplexie, à 54 ans, pour avoir mangé à son dîner une trop grande quantité de Melon. Cet événement arriva en 1471. On peut encore citer parmi ces amateurs de Melon qui s’exposèrent pour lui à la mort, Albert II, empereur d’Autriche, lequel décéda en Hongrie en 1439, « parce que comme disoient aucuns, il avoit mangé trop de pompons »[508].

[508] N. Gilles, Annales, t. II, éd. 1492.

Chez les auteurs du XVIe siècle, pompon, poupon, popon, traduction du latin pepo, est synonyme de Melon. C’est même le mot qu’emploient habituellement les poètes :

L’artichaut et la salade,
L’asperge et la pastenade,
Et les pompons tourangeaux,
Me sont herbes plus friandes,
Que les royales viandes
Qui se servent à monceaux[509].

[509] Ronsard, Odes III, XXI. Bibl. Elz.

Le vieux dictionnaire anglo-français de Cotgrave dit : « A pompion or melon ». Le terme « pompon » s’appliquait aux races à très gros fruits oblongs, sans beaucoup de saveur, comme on en cultive encore en plein air dans le Midi, tandis que les Melons étaient ronds, à chair sucrée et supérieurs en qualité aux pompons.

Le Melon n’a pas été connu de la haute antiquité. Il est arrivé en Europe au premier siècle de l’ère chrétienne. L’ancienne Egypte ne le possédait pas, autrement un fruit aussi savoureux eût été répandu plus tôt dans le monde gréco-romain où les gourmets abondaient. On a dit que les Hébreux, sortis de la terre de Gessen, et affamés pendant leur séjour au désert regrettaient les Melons d’Egypte. Les Abattishim du texte biblique[510], Pepones de la traduction des Septante et de la Vulgate, placés aussitôt après les Kissuim, qui désignent certainement les Concombres, sont seulement des Pastèques ou Melons d’eau, autre Cucurbitacée originaire de l’Afrique australe, très cultivée par les Egyptiens modernes et par ceux des temps pharaoniques. On voit le Melon d’eau fréquemment figuré sur les peintures des tombes parmi les offrandes funéraires. La linguistique montre qu’Abattishi est bien le Melon d’eau, puisque l’arabe battikh, d’où vient notre mot Pastèque, descend évidemment du terme hébraïque. Les traductions qui rendent Abattishim par Pepones, n’indiquent qu’une Cucurbitacée vague, car il n’est pas possible de savoir exactement à quelles espèces se rapportent les Pepones, Cucumeres et Cucurbitæ des Anciens.

[510] Nombres XI, 5.

Unger a cru avoir trouvé la représentation du Melon ordinaire dans une tombe de Saqqarah, nécropole de l’ancienne Memphis, mais cette identification n’est pas admise par les botanistes qui ont examiné le dessin publié par l’archéologue allemand.

Les preuves historiques de l’existence du Melon chez les Anciens ne se rencontrent qu’aux environs de l’ère chrétienne. Columelle a décrit dans son poème des Jardins un Cucumis à fruits très allongés et contournés dont les caractères conviennent au Melon serpent[511]. Pline a signalé en ces termes la découverte de notre Melon cultivé : « Au moment où j’écris, on vient de découvrir en Campanie (environs de Naples) une variété (de Concombre) qui a la forme d’un Coing ; on m’apprend qu’un premier individu naquit ainsi par hasard et qu’ensuite la graine en a fait une espèce. On nomme ces Concombres mélopépons (melopepones). Ils ne sont pas suspendus, mais ils s’arrondissent sur le sol. Ce qu’ils offrent de singulier, outre la figure, la couleur et l’odeur, c’est que, devenus mûrs, ils se séparent de leur queue, bien qu’ils ne soient pas suspendus »[512]. Naudin, dans son Mémoire sur les Cucurbitacées, a commenté ainsi ce passage : « On reconnaît aisément, aux incohérences de son récit, que Pline n’avait pas observé lui-même les plantes dont il parle, et qu’il se bornait à rapporter les dires d’autrui ; néanmoins il précise bien, dans ce passage, les caractères du Melon, sa forme obovoïde, sa couleur jaune, son odeur et sa séparation spontanée d’avec le pédoncule, bien qu’il s’arrondisse à terre et ne soit pas suspendu. Ces deux derniers caractères suffiraient à caractériser le Melon, à l’exclusion de toute autre espèce »[513].

[511] De Re rustica, l. X.

[512] Histoire naturelle, l. XIX. C. 23.

[513] Ann. Sc. Nat. série IV, t. XII, p. 33-34.

Pline nomme ce fruit, nouveau pour lui, melopepo, parce qu’il ressemblait à un Coing ou à une Pomme, comme l’indique le radical mélon. Nous avons encore des races à fruits obovoïdes, de la grosseur d’une orange et qui doivent se rapprocher de ce type primitif. Palladius, au IVe ou Ve siècle, le nomme simplement Melo, terme qui a fourni le français Melon. Tous les autres écrivains de la basse époque, comme Vopiscus, Julius Capitolinus, historien de l’empereur Claudius Albinus cité plus haut, nomment les Melones, alors très répandus en Italie. Le bon marché des Melons indique un fruit très vulgaire, car l’Edit de Dioclétien (300 après J.-C.) établit le tarif maximum de 4 centimes pièce de notre monnaie pour deux beaux Melons (melopepones major).

Les documents archéologiques concernant le Melon ne remontent pas non plus au-delà de l’ère chrétienne. Une peinture d’Herculanum, trouvée en 1757 (Musée de Naples), montre la moitié d’un Melon fidèlement dessiné[514]. Une autre figure du Melon existe dans la célèbre mosaïque des fruits au Musée du Vatican. Flanders Petrie a découvert plusieurs spécimens au Fayoum, dans les tombes d’Hawara, qui datent de l’époque gréco-romaine. M. le Dr Ed. Bonnet a examiné les plantes représentées sur les vases du trésor de Boscoreale, (Musée du Louvre) remarquable collection d’orfèvrerie qui peut remonter au Ier siècle : « un Melon, dit-il, complète, avec les Raisins et la Grenade, la série des fruits que la femme symbolisant la ville d’Alexandrie porte dans une corne d’abondance ; c’est une sorte de petit Cantaloup à ombilic déprimé et à côtes assez saillantes ; sa taille, à en juger par les proportions respectives des autres fruits, égalait une fois et demie celle de la Grenade, ce qui concorde assez bien avec les dimensions que Pline attribue à ses Melons. Si, comme cela paraît assez probable, la plante d’où dérivent nos Melons cultivés est originaire de l’Afrique centrale, rien d’étonnant qu’elle se soit d’abord répandue dans la vallée du Nil et que l’artiste alexandrin l’ait fait figurer parmi les productions de la Basse-Egypte[515] ».

[514] Pitture di Ercolano, vol. III, tav. 4.

[515] Extrait des comptes rendus de l’Association Française pour l’avancement des Sciences. Congrès de Boulogne-sur-Mer, 1899.

Sauf chez les musulmans, le Melon ne paraît plus cultivé en Europe au moyen âge. Les Pepones et les Cucurbitæ des jardins de Charlemagne étaient des Gourdes ou Calebasses. On n’a sans doute jamais cultivé le Melon en Gaule sous l’empire romain. Dans les pays froids ou tempérés, cette Cucurbitacée ne peut réussir qu’au moyen des couches, des châssis, des paillassons et de la taille. Ces conditions, qui en font sous nos climats un légume de luxe, sont l’apanage d’un jardinage très avancé.

Introduit d’Orient ou d’Espagne en Italie, le Melon reparaît au XVe siècle. Les conquêtes de Charles VIII le firent connaître à la France. Selon la tradition, ce roi l’aurait rapporté de Naples en 1495, au retour de son expédition d’Italie. La culture des Melons fut d’abord pratiquée dans le Midi ; ils remontèrent assez tard dans le Nord de la France parce que l’on ignorait l’art de les protéger contre le froid. Bruyerin-Champier, au milieu du XVIe siècle, vante les excellents Melons sucrins des environs de Narbonne. Au XVIIe siècle, on amenait à grands frais les Melons de la Touraine et de l’Anjou pour la consommation parisienne. Ceux de Langeais, à 5 lieues de Tours, étaient réputés. Les Melons se vendaient alors sur le Pont-Neuf, comme les denrées de luxe en général et Tallemand des Réaux nous apprend, dans une de ses Historiettes, que les marchandes s’écriaient, pour amorcer les acheteurs : « Voicy de vrais Langeys ! » Au reste, les anecdotes fourmillent à propos du goût des personnages distingués pour ce fruit alors dans sa nouveauté. Depuis Henri IV, l’amour du Melon paraît avoir été héréditaire dans la famille des Bourbons. Un passage des Mémoires de Sully (chap. 148) contient à ce sujet un tableau de mœurs curieux. Le grand ministre de Henri IV narre que le roi, au retour de la chasse, rencontre Parfait, son maître d’Hôtel, qui lui apportait des Melons : « Parfait qui portait un grand bassin doré, couvert d’une belle serviette, lequel de loing commença de crier fort haut : Sire, embrassez-moy la cuisse[516] ; Sire, embrassez-moi la cuisse, car j’en ai quantité, et de fort bons. Ce qu’entendant le Roy, il dit à ceux qui estoient auprès de luy : Voilà Parfait bien réjouy, cela luy fera faire un doigt de lard sur les costes ; et voy bien qu’il m’apporte de bons melons, dont je suis bien aise, car j’en veux manger aujourd’hui tout mon saoul, d’autant qu’ils ne me font jamais mal quand ils sont bons, que je les mange quand j’ay bien faim et avant la viande, comme l’ordonnent mes médecins. » Henri IV eut cependant, par le fait de son fruit de prédilection, une indigestion mémorable relatée en ces termes par le chroniqueur l’Estoile : « Au mois d’août 1607, le roi de France se trouva malade d’un melon. Un docteur en Sorbonne fit en ce temps le procès du Melon à cause du mal qu’il avoit fait au roi. » Nous avons lu une plaquette en vers, aujourd’hui rarissime, du sieur Le Maistre, intitulée Le Procès du Melon. L’auteur de ce plaisant poème voue sérieusement à l’exécration publique la Cucurbitacée coupable, dit-il, du crime de lèse-majesté (sic).

[516] Expression en usage pour dire « remerciez-moi ».

La Quintinie ne pouvait servir des Melons à Louis XIV qu’en juin. Ce roi les appréciait fort. Louis XV en était encore plus friand. Son château de Choisy-le-Roi possédait de belles melonnières que dirigeait le jardinier Gondouin, lequel ne manquait jamais d’envoyer à la cour des Melons bien mûrs le Jeudi-Saint, c’est-à-dire au plus tôt le 20 mars et le 22 avril au plus tard. Nous savons aussi que Noisette, fameux horticulteur, continuant cette tradition, présentait chaque année à Louis XVIII les Cantaloups les plus précoces provenant de ses cultures de Fontenay-aux-Roses.

Sous l’ancienne monarchie, certaines personnes témoignaient leur loyalisme envers le souverain en lui présentant les plus belles productions de leurs jardins, et en particulier des primeurs, toujours bien accueillies. Il faut croire que ce fut une coutume aussi ancienne que durable, car nous trouvons dans les œuvres de Ronsard un sonnet adressé à Charles IX à propos d’un présent de pompons de son jardin que le poète envoya en 1567, au roi son protecteur.

Comme pour montrer le grand cas que l’on faisait de ce fruit délectable, des opuscules sur le Melon ont été publiés à une époque où les auteurs n’écrivaient pas d’ordinaire sur une plante potagère. Jacques Pons, médecin lyonnais, fit paraître une brochure intitulée : Sommaire Traité des Melons, dont les deux éditions (1583 et 1586) sont devenues extrêmement rares. Un peu plus tard, le Théâtre d’agriculture, d’Olivier de Serres (1600), les éditions successives de la Maison rustique de Ch. Estienne décrivent minutieusement la culture primitive du Melon. On remarque chez ces auteurs les préventions des anciens agronomes contre l’emploi du fumier frais dans la construction des couches, qu’ils considèrent comme pouvant gâter la bonté et odeur du Melon et nuire à la santé. Leur taille consiste à « chastrer la poincte des jects de l’herbe ». C’est le pincement réitéré à deux yeux qu’ont pratiqué tous les jardiniers d’autrefois. Parmi d’autres opérations très arriérées, il faut signaler celle complètement inefficace de tremper les graines à semer dans des liquides aromatisés, afin de communiquer aux Melons la saveur et le parfum de ces liqueurs ; enfin l’habitude de « couper les oreilles », expression en usage pour désigner l’ablation des cotylédons ; puis la suppression inutile ou nuisible des fleurs mâles dites « fausses fleurs ».

Dans la culture primitive, on abritait les plantes au moyen de planches ou de nattes soutenues sur des piquets. Cl. Mollet, jardinier de Louis XIII, qui, le premier, a signalé l’emploi des châssis, donne déjà d’excellents conseils sur la conduite du Melon. De ce moment date la culture perfectionnée de cette plante potagère.

L’origine du Melon était demeurée incertaine à de Candolle et à Naudin. Ils admettaient que toutes les variétés de Melons cultivés semblaient dériver soit d’une race sauvage de l’Inde, le Cucumis pubescens, soit d’une race africaine, le C. arenarius des bords du Niger.

Cette dernière forme, de la grosseur d’une Prune, obovoïde, n’offrant que peu de côtes, mais des bariolures plus foncées, semble bien être le type primitif du Melon cultivé. On n’en connaissait précédemment que des échantillons découverts par Cosson à Port-Juvénal, parmi d’autres plantes exotiques introduites dans cette localité du littoral de la Méditerranée par le lavage des laines de provenance étrangère. Naudin nomma cette forme Cucumis Melo var. Cossonianus. Récemment, M. Auguste Chevalier, botaniste-explorateur, a recueilli, au cours de son voyage au Soudan des échantillons d’un Cucumis, véritable Melon en miniature, qui présente tous les caractères botaniques du Melon cultivé. Comparé avec les aquarelles de Naudin conservées au Muséum, ce Melon a été reconnu identique à la variété de Cosson, certainement d’origine africaine[517].

[517] Bull. du Muséum, 1901, p. 284.

Comme on le voit, le type primitif n’est plus reconnaissable dans nos variétés cultivées, tant l’espèce est mutable sous l’influence de la sélection. Le Melon est l’un des fruits que les horticulteurs ont le plus transformé au point de vue de la grosseur et de la qualité. Naudin, qui a cultivé au Muséum le Melon sauvage de Cosson, l’avait si bien amélioré dans le court espace de deux ans, par la sélection ou plutôt par l’hybridation, que les produits n’étaient presque pas différents des petites races de Melons domestiques.

Au commencement du XVIe siècle, Amatus Lusitanus dit qu’il y avait de nombreuses variétés de Melons, les unes à peau mince, d’autres à écorce épaisse, certaines à chair rouge ou blanche. Ruellius (1536) cite les sucrins ou succrobes. Gerarde connaissait les formes ronde, longue, ovale, piriforme. Camerarius a parlé du Melon à côtes et du Melon brodé dont l’écorce est recouverte d’un réseau subéreux blanchâtre. C’est l’ancien Melon maraîcher, qui fut à peu près le seul cultivé pour le marché jusqu’à ce que le Cantaloup l’eût supplanté. Les maraîchers élevaient encore des Melons brodés il y a 50 ans, car il a fallu beaucoup de temps pour habituer le public à consommer un produit cependant bien supérieur. Et pourtant nous pouvons croire que les anciens Melons maraîchers étaient rarement bons. Autrement comment expliquer les continuelles doléances sur la difficulté de trouver un bon Melon ?

Un poëte a dit de ces Melons :

Les amis de l’heure présente
Ont le naturel du Melon :
Il faut en essayer plus de trente
Avant d’en trouver un bon[518].

[518] Claude Mermet (XVIe siècle).

Le Cantaloup est le meilleur des Melons. Il serait venu d’Arménie dans le XVe siècle, apporté par les missionnaires et élevé d’abord à Cantalupi, maison de plaisance des Papes, à sept lieues de Rome, d’où il s’est répandu dans les autres pays d’Europe en retenant le nom du lieu où les papes l’avaient fait cultiver. L’introduction en France du Cantaloup, plus sucré, plus fin que le Melon brodé, ne remonte pas au-delà du milieu du XVIIIe siècle. De Combles, dans son Ecole du Potager (1749) nous semble avoir parlé le premier du Melon de Florence ou Cantalupi. Les Hollandais l’ont cultivé plus anciennement[519].

[519] Lacourt, Les Agréments de la Campagne, (1752) tome III, p. 181.

Le catalogue d’Andrieux-Vilmorin pour 1778 note déjà plusieurs sous-variétés de cette race. C’est Fournier, le premier maraîcher qui, vers 1780, a fait usage des châssis dans sa culture, qui a introduit quelques années après le Cantaloup dans la culture maraîchère[520].

[520] Moreau et Daverne, Traité, p. 4.

L’ancien Cantaloup a été perfectionné sans cesse par les maraîchers parisiens. Le Melon actuel est plus lourd, plus plein, l’écorce est mince et lisse, les côtes peu marquées, tandis que le Cantaloup d’autrefois montrait une écorce épaisse, verruqueuse ou galeuse avec des côtes très saillantes. Etait-ce un Cantaloup auquel Bernardin de Saint-Pierre faisait allusion, lorsqu’il nous apprend si naïvement dans ses Etudes de la Nature, que le Melon est un fruit « destiné à être mangé en famille », la nature l’ayant elle-même partagé en tranches ?

Deux sous-variétés de Cantaloup paraissent actuellement beaucoup cultivées : le noir des Carmes et le Prescott à fond blanc. Le Cantaloup noir des Carmes a été cultivé d’abord au Potager de Versailles, puis propagé vers la fin du XVIIIe siècle par M. Béville, amateur de jardinage. Le C. Prescott doit son nom à un jardinier anglais nommé Prescott qui l’apporta à Paris vers 1800.

La culture maraîchère du Melon est importante en France. Les mauvais Melons sont devenus rares et les prix abordables. Nous avons constaté, d’après d’anciennes mercuriales des Halles de Paris, que vers 1830 un beau Melon ne se vendait pas moins de 4, 6, et 8 francs, même dans la saison d’abondance. Ces prix ont considérablement diminué depuis que la facilité des communications permet l’apport des Melons cultivés en grand et en pleine terre dans l’Anjou, l’Angoumois, la Normandie et surtout la Provence. Cavaillon, dans le Comtat, est à citer comme un des principaux centres de production.

TOMATE

(Lycopersicum esculentum Miller)

Après avoir été longtemps cultivée pour la seule curiosité ou l’agrément, la Tomate est devenue presque de nos jours une plante potagère. On en fait une consommation surprenante en Angleterre, plus encore aux Etats-Unis. En France, depuis 40 ans surtout, le fruit de cette Solanée annuelle est entré largement dans l’alimentation qui l’utilise pour les sauces et les assaisonnements. On la mange aussi farcie.

La Tomate était inconnue avant la découverte de l’Amérique. On ne la trouve pas cependant à l’état sauvage sur le Nouveau Continent, au moins sous la forme que nous lui connaissons ; mais le genre de Solanées auquel Tournefort a attribué le nom de Lycopersicum est exclusivement américain. L’on rencontre seulement à l’état spontané sur le littoral du Pérou, dans le Pérou oriental, aux Antilles, au Sud du Texas, etc., la forme à très petits fruits sphériques connue sous le nom de Tomate Cerise (L. cerasiforme) qui paraît être le type normal de la plante. Les sortes à fruits gros ou côtelés ne se voient qu’à l’état cultivé.

Selon la remarque de Candolle, la plante n’a point de nom dans les langues anciennes de l’Asie, ni même dans les langues modernes indiennes. Elle n’était pas encore cultivée au Japon au temps de Thunberg, c’est-à-dire il y a un siècle, et le silence des anciens auteurs sur la Chine montre qu’elle y est moderne[521].

[521] Origine des pl. cultivées, 4e éd. p. 231.

Il est vrai que le genre dont la Tomate est le type porte le nom d’une plante citée par les auteurs de l’antiquité classique : Lycopersicum, de lycos, loup et persicum, pêche — Pêche de loup — en raison de ses propriétés toxiques. Ce pouvait être la Mandragore ou autre Solanée vénéneuse, dont le nom n’a été transféré à une plante américaine que par suite d’une de ces fausses identifications, si habituelles aux botanistes de la Renaissance.

L’origine américaine de la Tomate est donc incontestable. Le centre de l’habitation de l’espèce doit être le Pérou où la culture paraît ancienne. Au commencement du XIXe siècle, le naturaliste de Martius dit avoir vu la Tomate sauvage aux alentours de Rio-de-Janeiro et de Para. Humboldt l’aurait trouvée sauvage au Venezuela où elle était peut-être aussi seulement naturalisée. Unger l’a vue subspontanée aux îles Galapagos, Wilks aux îles Fidji et à l’île de l’Ascension, Grant au centre de l’Afrique. Dans les pays tropicaux, la plante échappée des jardins se propage aisément et finit par retourner à son état primitif. C’est ainsi probablement, dit de Candolle, que l’habitation s’est étendue du Pérou au Brésil et au nord jusqu’au Mexique[522].

[522] Loc. cit., p. 232.

La plante fut apportée de bonne heure en Europe, bien avant la Pomme de terre, le Topinambour, le Maïs et le Tabac. Elle venait du Pérou, d’après le nom adopté par les premiers botanistes descripteurs : Mala peruviana, Pomme du Pérou ; en espagnol Pomi del Peru.

Pomme d’amour est aussi un nom contemporain de l’introduction de cette plante exotique, la Tomate ayant été considérée, à l’origine, comme une sorte de Melongène qui portait ce nom. Love-apple, Liebesapfel ou Pomme d’amour sont encore les noms usuels de la Tomate en Angleterre et en Allemagne. Pomme d’or, qui était également un des synonymes de la Tomate, fait supposer que telle était la couleur du fruit des premières plantes importées (variétés à fruits jaunes).

En France, le nom de Tomate a généralement prévalu sur ces synonymes poétiques. Ce mot appartient sous la forme Tomatl à la langue nahuatl parlée par les anciens Mexicains. Il serait composé d’un radical toma, de signification obscure — peut-être veut-il dire fruit — combiné avec le suffixe tl employé dans le langage des Aztèques pour former les substantifs. Nous avons reçu le mot des Espagnols qui l’écrivaient Tomata ou Tomate.

Les anciens Mexicains faisaient grand cas de la Tomate[523]. C’était, avec le Maïs, le Haricot et le Piment annuel, une de leurs principales cultures. Hernandez, dans son Histoire de la Nouvelle Espagne, a un chapitre de Tomatl, seu planta acinosa vel solano et il a décrit plusieurs sortes sous leurs noms mexicains (éd. 1651, p. 295). C’est Guillandinus, de Padoue, qui a introduit pour la première fois le nom de Tomate dans la nomenclature scientifique. Dans son traité De Papyro (1572), il décrit cette plante comme une espèce de Pomme d’amour, sous le nom de Tomatle Americanorum. Auparavant, Matthiole (1554), qui l’appelle Pomo d’oro, l’avait représentée comme une sorte de Mala insana, c’est-à-dire d’Aubergine. Il dit qu’elle était apparue récemment en Italie.

[523] Bancroft, Native races, t. I, p. 653 ; t. II, p. 356.

La Tomate fut employée culinairement dès son introduction par les Espagnols et les Portugais. Son usage est relativement ancien en Italie et en Provence, car les fruits aqueux et pulpeux ont toujours été très goûtés des méridionaux. Dans le Nord, au contraire, tenue en suspicion à cause de sa parenté avec les Solanées dangereuses, elle a été plante d’ornement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Les appréciations des anciens botanistes sont en effet peu favorables à la Tomate. Dalechamps, qui la prenait sans doute pour un Piment doux, a donné une figure de la plante et de son fruit au chapitre Poivre d’Inde de son ouvrage. Il connaissait deux variétés de Pommes d’amour : une à fruit rouge avec de profondes cannelures ; une à fruit jaune sans côtelage. « Ces Pommes, dit-il, comme aussi toute la plante refroidissent, toutefois un peu moins que la Mandragore ; parquoy il est dangereux d’en user. Toutefois aucuns en mangent les Pommes cuites, avec huile, sel et poivre. Elles donnent peu de nourriture au corps, laquelle est mauvaise et corrompue. Aucuns tiennent que c’est le Lycopersion (sic) de Galien »[524]. D’après Dodoens, botaniste belge : « Cette herbe est une plante étrangère et ne se trouve point en ce païs sinon ès jardins de quelques herboristes. Les feuilles sont semblables à celles de la Mandragore, par conséquent il est dangereux d’en user[525] ».

[524] Hist. des plantes, éd. 1653, t. I, p. 533.

[525] Hist. des pl. trad. par Clusius, p. 298.

Les anciens auteurs ont noté plusieurs variétés différenciées par le coloris rouge, jaune, orange et blanc, mais jusqu’au milieu du XIXe siècle, c’est la Tomate grosse rouge, très côtelée, type commercial bien connu des maraîchers, qui a été la plus cultivée.

Comme nous l’avons dit plus haut, la culture maraîchère et potagère de la Tomate est moderne. Le plus ancien catalogue de la maison Andrieux-Vilmorin, que nous connaissions, date de 1760. La Pomme d’amour est encore classée, dans ce catalogue, parmi les plantes ornementales annuelles. Dans un autre catalogue d’Andrieux, daté de 1778, la Tomate figure, cette fois, parmi les plantes potagères. Le Bon Jardinier de 1785 l’admet aussi parmi les légumes : « On fait des sauces avec le fruit qui en provient ». La culture devait être bien peu répandue car Rozier, dans son Cours d’Agriculture (1789), dit ceci : « Cette plante n’est pas connue par les jardiniers dans les provinces du nord, et, s’ils la cultivent, c’est plus par curiosité que par intérêt ; mais en Italie, en Espagne, en Provence, en Languedoc, ce fruit est très recherché ».

En 1805, le grainier Tollard constate les progrès de la culture de cette Solanée : « Thomate (sic) ; ce fruit pulpeux qu’on appelle aussi Pomme d’Amour s’est beaucoup multiplié depuis quelques années. » Il s’agissait simplement de la culture bourgeoise, car les maraîchers parisiens n’ont commencé à élever la Tomate pour le marché que vers 1830.

L’usage de la Tomate se généralisa d’abord chez les nations de l’Europe méridionale et les races anglo-saxonnes furent les dernières à la recevoir dans leurs potagers. D’après Sturtevant, Châteauvieux (1812) mentionne leur culture en Italie sur une large échelle pour les marchés de Naples et de Rome. L’usage de la Tomate n’est devenu général aux Etats-Unis que vers 1835 ou 1840. Or il y a aujourd’hui plus de 60 variétés nommées dans les catalogues des grainiers américains[526].

[526] The American Naturalist, t. XXV.

TOMATE (XVIe siècle) d’après l’Histoire des plantes de Dodoens.

L’amélioration de cette plante potagère et la création de types nouveaux par l’hybridation ne remonte qu’au dernier quart du XIXe siècle, à la suite de l’énorme extension des cultures de Tomates dans tous les pays du monde. La plus grande partie des races améliorées vient de l’Amérique ou de l’Angleterre.

Vers 1850, la Tomate grosse rouge maraîchère était à peu près la seule cultivée. La Tomate Trophy, obtenue vers 1850, est un des premiers résultats des hybridations américaines. Frogmore selected est une amélioration due à M. Thomas, jardinier de la reine Victoria ; puis vinrent Earliest of all, Golden Queen, variété jaune. Perfection a été obtenue par Livingstone à Columbus, Ohio (U. S. A.) vers 1883. La Tomate Chemin est une amélioration de la Tomate Perfection et un gain de M. Chemin, habile maraîcher à Issy[527]. Elle fut mise au commerce par Vilmorin en 1888. Du grainier James Carter, nous citerons Duke of York (1892), Sunrise (1905). Conférence a paru en 1889 pendant le Congrès tenu à Chiswick. La Tomate Champion a été importée d’Amérique par Vilmorin vers 1889. Mikado est aussi une sorte américaine. De même ponderosa, à fruit énorme, qui peut peser plus de 800 grammes.

[527] Rapport (Jal S. N. H. F. 1888, p. 526.)

Le goût général paraît préférer maintenant les Tomates très grosses, rouge écarlate et non côtelées. Les Tomates de primeur viennent des Iles Canaries, de l’Algérie, de quelques départements méridionaux : Vaucluse, Bouches-du-Rhône, Lot-et-Garonne.

Plantes condimentaires

CERFEUIL

(Anthriscus Cerefolium Hoffm.)

Les condiments jouent un rôle de première importance dans l’art culinaire. Ils sont même indispensables pour assurer la digestibilité des aliments, sans parler du point de vue purement gastronomique, car des mets non assaisonnés seraient peu appétissants. De là vient que, pour augmenter le nombre des épices employées par les « cordons bleus », nous cultivons dans les jardins potagers quelques plantes condimentaires. Nous citerons le Persil, le Cerfeuil, l’Estragon, l’Ail et les Cives, le Cresson alénois, le Thym et la Sarriette. Comme on le voit, les fines herbes sont surtout des plantes aromatiques et excitantes. Les unes donnent du goût aux sauces et aux aliments ; d’autres, sous le nom de fournitures, servent à relever la fadeur des salades.

On n’ignore pas que les habitudes culinaires varient selon les temps et les lieux. Chaque peuple a ses mets et ses condiments préférés.

La cuisine ancienne, beaucoup plus épicée que la nôtre, admettait l’emploi d’une foule d’aromates et de plantes condimentaires inusités de nos jours. De celles-ci nous parlerons plus longuement au chapitre des plantes potagères abandonnées.

Chez les anciens Grecs, par exemple, les principaux assaisonnements de ce genre étaient les Câpres, l’Origan, la Ciboulette, la Sauge, l’Ail, la Rue, le Thym, le Seseli, le Cumin et le Silphion qui paraît être une Ombellifère voisine des Férules[528].

[528] Athénée, Banquet des Savants, l. 4, p. 148.

Les Romains employaient le Gingembre de l’Arabie, le Cumin d’Egypte, l’Anis et l’Aneth, Coriandre, Menthe, Origan, Carvi, Câpres, Thym, Ciboulette, Rue, Sauge, Persil, Cerfeuil, Ache, Basilic, Serpolet, Cresson alénois, Pouliot.

Une liste des plantes condimentaires employées au moyen âge comprendrait : Baume-Coq, Sarriette, Pouliot, Basilic, Hysope, Marjolaine, Menthe, Souci, Oseille, Sauge, Orvale ou Toute-bonne, Persil, Romarin, Lavande, Fenouil[529].

[529] Ménagier de Paris, t. II, pp. 126, 231.

Il n’est si petit jardin qui ne contienne du Cerfeuil, cette Ombellifère annuelle à l’odeur fine et agréable. C’est l’une des herbes condimentaires les plus usitées pour l’assaisonnement des salades, omelettes, vinaigrettes et pour aromatiser les potages.

Selon Alph. de Candolle, le Cerfeuil paraît indigène dans le Sud-Est de la Russie et dans l’Asie méridionale tempérée. Des botanistes l’ont rencontré spontané en Crimée, au midi du Caucase, dans les montagnes septentrionales de la Perse.

L’espèce a dû se propager d’Orient dans le monde gréco-romain pendant les trois siècles qui ont précédé l’ère actuelle[530].

[530] Origine des pl. cultivées, 4e éd. p. 72.

Les Anciens ont employé le Cerfeuil comme plante condimentaire, mais il n’a dû acquérir une véritable importance culinaire qu’à partir du moyen âge. Pline et Palladius connaissaient le Cærefolium, herbe, dit le premier auteur, que les Grecs appellent Pœderos et que l’on mange cuite comme les autres légumes[531]. Columelle a grécisé le nom de la plante en Chærophyllum, mot conservé par les botanistes pour désigner le Cerfeuil bulbeux.

[531] Pline, l. XIX, 54. — Palladius, l. III, 24.

Le Cerefolium latin est la source du mot français Cerfeuil et du nom de cette plante dans la plupart des langues européennes : italien, Cerefoglio ; anglais, Chervil ; allemand, Korffol ; flamand, Kervell, etc.

Au XIIe siècle, le Glossaire de Tours donne les synonymes suivants : « Cerfolium, Sermenna, en langue romane : Cerfoiz. » Quelques livres de recettes médicales du XIIIe siècle orthographient cierfuel, cierfieul, li cierfieus[532]. Au XVIe siècle, on rencontre les formes cherfeult, cerfueil, serfueil, etc.

[532] Bibl. nat. Ms. f. fr. no 2039 et Romania, t. XVIII, p. 573.

CRESSON ALÉNOIS

(Lepidium sativum L.)

Petite Crucifère annuelle à saveur âcre et piquante employée comme plante condimentaire depuis les temps les plus reculés. On la mêle aux salades ; on en garnit les viandes rôties.

Son origine est incertaine. De Candolle cite de nombreux botanistes qui l’ont recueillie dans l’Europe orientale, en Afrique et surtout en Asie, mais ils ne paraît pas qu’ils l’aient trouvée à l’état franchement spontané. Le Cresson alénois, très rustique, s’est naturalisé partout ; il se ressème de lui-même et s’échappe des cultures. De Candolle est porté à croire que la plante est originaire de Perse, d’où elle a pu se répandre à une époque ancienne dans les jardins de l’Inde, de la Syrie, de la Grèce, de l’Egypte et jusqu’en Abyssinie[533].

[533] Origine des pl. cultivées, 4e éd. p. 69.

Il semble bien que ce soit le Kardamon de Théophraste et de Dioscoride, puisque Kardamon est le nom vulgaire du Cresson alénois dans la Grèce moderne. Cette herbe, au goût acre et brûlant, a été souvent mentionnée par les auteurs grecs et latins ; ces derniers l’appelaient Nasturtium.

Pline explique que Nasturtium vient de nasus torsus, c’est-à-dire plante qui fait tordre le nez par son acrimonie[534]. Dans le Languedoc, on appelle le Cresson alénois Nasitor. A cause de ses propriétés excitantes, cette Crucifère passait, chez les Anciens, pour donner de la subtilité d’esprit aux sots et aussi du courage : « Mange du Nasturtium », disait-on ironiquement au paresseux ou au lâche.

[534] Pline, Hist. nat. l. XX, 42.

Au moyen âge, le Cresson alénois devait être un condiment populaire. Guillaume de la Villeneuve, poète qui a mis en vers les Cris de Paris, nous apprend qu’on le vendait couramment dans les rues au XIIIe siècle :

« Vey ci bon cresson orlenois »

L’ancienne forme française du mot alénois a été diversement expliquée. La plupart des dictionnaires étymologiques font venir orlenois d’Orléans, comme signifiant Cresson d’Orléans, ce qui n’est guère probable, attendu que le Cresson alénois se trouvait partout. Pour d’aucuns, ce serait plutôt un dérivé par barbarisme de l’adjectif latin hortense, soit Cresson de jardin, de même qu’ortulane, adjectif analogue employé jusqu’au XVIe siècle, mais celui-ci a une formation régulière. Il est vrai que la plante s’appelait en latin Nasturtium hortense, Cresson de jardin, pour la distinguer du Cresson de fontaine. Les Anglais et les Allemands disent toujours Garden Cress, Garten-Kresse, c’est-à-dire Cresson de jardin.

Nous admettrons plutôt qu’alénois dérive du vieux français alenaz, aleinas, petit poignard, poinçon, petite alène, allusion à la saveur extrêmement piquante de la plante.

Par suite de sa culture très ancienne, le Cresson alénois cultivé présente quelque différence avec la plante sauvage ; ses feuilles sont plus larges et d’un vert plus foncé. La jolie variété à feuilles frisées est ancienne ; elle est mentionnée par Bauhin, de même celle à larges feuilles[535]. Le Cresson alénois doré, sous-variété du Cresson à larges feuilles et qui se distingue par la teinte jaunâtre de son feuillage, est moderne. Les ouvrages horticoles n’en parlent qu’à partir du premier quart du XIXe siècle.

[535] Phytopinax (1596), pp. 160, 161 ; — Pinax (1623), pp. 103, 104.

ESTRAGON

(Artemisia Dracunculus L.)

Armoise aromatique à odeur pénétrante qui se trouve dans les plus modestes potagers. Une « pointe » d’Estragon ajoutée à la salade la rend exquise et de plus facile digestion en raison des propriétés stimulantes de la plante. On s’en sert encore comme condiment pour les ragoûts et pour aromatiser le vinaigre.

C’est une plante herbacée, vivace, spontanée dans la Russie méridionale, la Sibérie, la Tartarie. Les Anciens ne l’ont pas connue, quoique Dalechamps veuille l’identifier a une herbe nommée Chrysocome par Dioscoride.

L’Estragon a été introduit au moyen âge et n’est devenu vulgaire qu’au XVIe siècle. Les Orientaux nous ont transmis la plante et son nom dans lequel on retrouve sans peine, malgré la déformation qu’il devait subir en passant par les langues européennes, le vocable arabe Tarkhoun, qui devint d’abord Tarchon, Targon ; puis, afin que ce mot barbare eût au moins le sens d’un nom connu, il fut converti en Dragon. Le nom linnéen Artemisia Dracunculus a conservé le souvenir de cette transformation d’origine populaire. Les Allemands ont Dracon, en Italie Draconcello. Les Anglais ont gardé une forme très ancienne avec leur Tarragon.

De là vient que Sprengel et plusieurs commentateurs ont cru reconnaître l’Estragon dans le Dragantea du capitulaire de Villis de Charlemagne ; mais, d’après les herbollaires du moyen âge, il est certain que l’Herba Dragontea, Dracontia ou Colubrina, est une Aroïdée qu’on appelle aujourd’hui la Serpentaire (Dracunculus polyphyllus L.). D’après un manuscrit du XIIIe siècle : « Serpentaire, dragontée, colebrine, tot est un »[536].

[536] Bibl. Sainte Geneviève, Ms. no 3113. fo 70. verso.

La compilation arabe d’Ibn-el-Beïthar (XIIIe siècle) cite tous les écrivains musulmans, y compris les médecins Rhazès et Avicenne, qui ont parlé de l’Estragon sous le nom de Tarkhoun bien avant que la plante fut connue en Europe. L’Estragon porte encore ce même nom — Tarkhoun — en Orient. D’après Ibn-el-Beïthar : « C’est un légume bien connu en Syrie, mais que l’on trouve rarement en Egypte ». « C’est un légume de table, dit Ali-Ibn-Mohammed, et on y sert ses pousses encore tendres avec la menthe et autres herbes pour exciter l’appétit et parfumer l’haleine »[537].

[537] Traité des Simples, no 1459.

La première mention en Europe est dans Siméon Sethi, médecin qui vivait au milieu du XIIe siècle. Il l’appelle Tarchon[538]. En Italie, Pietro de Crescenzi, au XIIIe siècle, ne fait pas mention de l’Estragon, mais Agostino Gallo (XVIe siècle) en parle comme d’une herbe condimentaire pour la salade et enseigne la manière de la cultiver[539].

[538] Syntagma de Cib. facult. Basilæ. 1538.

[539] Targioni, Cenni storici, 2e éd. p. 70.

En Angleterre, Gerarde connaissait la plante en 1597[540].

[540] Herball, 193.

Toutefois, à l’époque de la Renaissance, l’Estragon ne paraît pas universellement répandu. D’après Dodoens : « l’herbe dragon n’a esté descrite de personne que de Ruellius (1536) et n’est encore cognue sinon dans aucunes villes de ce païs, comme Anvers, Bruxelles, Malines et là où ceste herbe a esté premièrement apportée de France »[541].

[541] Hist. des plantes, trad. De l’Escluse (1557), p. 433.

Le mot actuel « Estragon » doit être issu, par prosthèse, de la langue vulgaire. La Maison rustique de Jean Liébault (XVIe siècle) dit ceci : « Targon, que les jardiniers appellent estragon ».

PERSIL

(Petroselinum sativum L.)

Dans la cuisine moderne, le Persil est la principale des fines herbes. La plante est excitante et stomachique comme toutes les herbes condimentaires. On en fait usage pour l’assaisonnement des viandes, pour aromatiser les potages. Quelquefois le Persil n’est plus qu’une garniture destinée simplement à orner certains plats et, plus haut, au chapitre Céleri, nous avons émis l’idée que l’emploi décoratif de l’Ache ou Céleri sauvage dans l’Antiquité a dû contribuer à cette coutume culinaire moderne.

Les auteurs anciens ont beaucoup parlé de l’Ache — Selinon des grecs, Apium des Latins, — tantôt plante funéraire que l’on plantait sur les tombeaux ; d’autrefois l’Ache entrait dans la confection des couronnes. Les Grecs couronnaient d’Ache verte les vainqueurs aux jeux olympiques. L’Ache faisait encore l’ornement des repas. On le voit par les vers de Virgile et d’Horace :

Neu desint epulis rosæ
Neu vivax apium, neu breve lilium[542].

[542] Horace, Odes 36, livre I.

« Que les Roses, l’Ache toujours verte et le Lis éphémère ne manquent jamais à vos festins. »

Sous le nom d’Ache, les Anciens ont compris le Céleri sauvage ou Ache des marais (Apium graveolens) et le Persil, autre espèce du genre Apium, qu’ils ont employé comme assaisonnement, mais beaucoup moins que nous. La plante servait surtout à couronner les vainqueurs aux jeux ou les convives dans les banquets, tandis que le Céleri sauvage ou Ache des marais a été seulement plante funéraire. C’était l’Ache véritable. Le Persil doit être l’Apium amarum et l’Apium viride de Virgile[543] et celui qu’Horace qualifiait de vivace.

[543] Eglogues VI, 68 ; — Géorgiques, IV, 121.

Théophraste (300 ans avant J.-C.) devait distinguer le Persil du Céleri, puisqu’il parle d’une variété d’Ache à feuilles frisées. Or il existe une variété de Persil dont le feuillage frisé est fort élégant. Toutefois la plante possédait déjà son nom spécial dans l’Antiquité. Dioscoride et Pline[544] ont parlé, l’un du petroselinon, l’autre du petroselinum, nom qui signifie selinon (Ache) des pierres, à cause d’une circonstance naturelle d’habitation. Le Persil sauvage se plaisant dans les endroits rocailleux. Ces auteurs ont considéré le Persil comme une plante officinale et quelquefois condimentaire. Galien, médecin grec, (164 après J.-C.), dit que le Persil est fort bon à la bouche et à l’estomac et que quelques-uns le mangent avec le Maceron et la Laitue. Apicius l’a aussi noté dans son traité culinaire sous le nom d’Apium viride (Ache verte).

[544] Hist. nat., l. XIX c. 37, 46 ; l. XX, c. 11.

Le Persil paraît cultivé chez les Romains. Columelle (Ier siècle de l’ère chrétienne) a connu une variété à feuilles larges et une à feuillage frisé. Palladius a observé, ce qui est vrai, que les vieilles graines de Persil germent mieux que les semences récentes.

A l’époque de Charlemagne, le Persil n’était plus que plante culinaire. Cet empereur le cultivait dans ses jardins. Albert le Grand, au XIIIe siècle, parle de l’Ache ou Petroselinum comme d’une plante très usuelle. Le Grant Herbier, encyclopédie du XVe siècle, en fait l’éloge : « l’herbe aussi mise cuyte avec les viandes conforte la digestion et oste les ventosités du ventre. »

L’Anglais Phillips dit que les jardiniers anglais ont reçu le Persil en 1548. Peut-on, raisonnablement, fixer une date d’introduction pour une plante aussi anciennement connue sur le continent ? Et pourtant, pour le Persil et d’autres plantes, de Candolle, Jacques et Hérincq, etc. ont cité les dates fantaisistes de Phillips comme articles de foi.

Le Persil passe pour être originaire de l’île de Sardaigne. Il est certain que cette Ombellifère est sauvage dans tout le Midi de l’Europe, depuis l’Espagne jusqu’en Macédoine. On l’a trouvée aussi à Tlemcen, en Algérie, et dans le Liban[545].

[545] De Candolle, Origine des plantes cultivées, 4e éd. p. 72.

Les modifications produites par la culture sur cette espèce végétale ont porté sur les feuilles et les racines. La variété commune ne diffère de la plante sauvage que par ses feuilles plus larges. La variété à feuilles frisées est très ancienne. Celle à feuilles de Fougère dont le feuillage est, non plus crispé, mais découpé en nombreux segments, indiquée comme nouveauté par les catalogues modernes des grainiers, était connue de Bauhin, au XVIIe siècle. Le Persil de Naples est une grande forme branchue ; comme le Céleri, on peut le faire blanchir. Ce doit être l’Apium hortense maximum de Bauhin. Nous avons parlé ailleurs du Persil dont la racine charnue est comestible.

Le mot Persil dérive du latin petroselinum par l’intermédiaire, du bas-latin petrosilium. On rencontre cette forme corrompue dans les textes du XIIe siècle. D’après le Glossaire de Tours : « Petrosilium, c’est en langue romane le perresit »[546]. Au XIIIe siècle, on trouve la forme presin[547]. Dans un traité de cuisine de l’an 1306, nous voyons perresil[548].

[546] Bibl. Ecole des Chartes, 1869, p. 327.

[547] Etudes Romanes. Remèdes populaires, p. 259.

[548] Bibl. Ecole des Chartes, 1860, pp. 216, 224.

Au XIVe siècle on écrivait présin et perrecin. Pércil se voit dans le Ménagier de Paris, qui date de la fin du XIVe siècle.

PIMENT ANNUEL

(Capsicum annuum L.)

Plante herbacée annuelle appartenant à la famille des Solanées. Le fruit, qui est une baie, tantôt sèche, tantôt un peu pulpeuse, fournit un condiment usité en certains pays. On ne fait une grande consommation des Piments que dans les pays chauds, en Italie, en Espagne, dans les deux Amériques. Chez nous, c’est un assaisonnement peu employé. On voit quelques pieds de Capsicum dans les potagers bourgeois plutôt comme plante curieuse, à cause de ses jolis fruits.

Il existe pour cette plante plusieurs synonymes comme Poivre d’Inde, Poivre du Brésil ou de Guinée, Poivre long, Poivron, qui indiquent une origine étrangère peu ancienne et surtout la ressemblance de saveur avec le Poivre. Corail des jardins rappelle le coloris des baies reluisantes des variétés les plus cultivées.

Les variétés de Piment sont innombrables. Il en est à fruits rouges, jaunes, violets, de forme très variable. Certaines contiennent un principe actif spécial, de nature chimique, nommé capsicine, dont l’action sur l’estomac est fort stimulante. Ce sont les Piments condimentaires. Quant aux Piments doux, variétés horticoles à gros fruits un peu charnus, la disparition de la capsicine, résultat de la culture, permet de les employer comme fruits légumiers, au même titre que les Tomates et les Aubergines.

Le Capsicum annuum était inconnu dans l’Ancien Monde avant la découverte de l’Amérique. La Guyane est probablement son pays d’origine, car à l’époque de la découverte, les Indiens d’Amérique cultivaient les Piments, depuis le Chili jusqu’au Mexique, sous des noms dont les radicaux se retrouvent dans les langues caraïbes. Toutefois la plante n’a pas été trouvée à l’état sauvage. C’est là un indice d’une culture très ancienne.

Les Piments étaient d’un usage général chez les Indiens, comme le constate Bancroft, l’historien des races humaines du Nouveau Monde[549]. Un ancien auteur, Sahagun, cite chez les Aztèques, le Chili, un des noms vernaculaires du Piment, plus fréquemment que les autres herbes comestibles[550]. Veytia dit que les Olmèques cultivaient le Chili ou Chilli plus anciennement que les Toltèques et l’on sait que ces peuples ont précédé les Aztèques au Mexique. Le jésuite espagnol d’Acosta dit dans son Histoire naturelle et morale des Indes (1590) que le Piment est le principal assaisonnement des Indiens et leur seule épice. Ceci explique pourquoi les Espagnols, frappés de ce fait, ont signalé cette plante condimentaire dès le premier moment de la découverte du Nouveau Monde, témoins une lettre de Peter Martyr, de septembre 1493, dans laquelle il dit que Colomb rapporta en Europe un Poivre d’une saveur plus brûlante que le Poivre ordinaire. Le Piment est encore mentionné comme condiment par Chanca, médecin de la flotte de Colomb, lorsqu’il fit son second voyage aux Indes occidentales, dans une lettre adressée en 1494 au Chapitre de Séville[551].

[549] Native races, t. I, p. 624, 653 ; t. II, p. 455.

[550] Historia general de las cosas de nueva España.

[551] Sturtevant, The American Naturalist, t. XXIV, p. 151.

Déjà, en 1506, le botaniste Valerius Cordus (Hist. plant. lib. I, c. VII) décrivait très exactement le Capsicum, mais sans indiquer le pays d’origine de la plante. Les Piments sont ensuite particulièrement décrits par Oviedo qui arriva dans l’Amérique tropicale espagnole en 1514. La plante fut importée en Europe vers cette date.

Au milieu du XVIe siècle, le Piment était cultivé comme plante curieuse un peu partout. Dodoens dit qu’en Belgique on le voit aux jardins des herboristes qui le tiennent dans des pots de terre.

L’allemand Tragus prétend que le Piment pousse en Portugal, dans l’Inde et en Afrique et qu’il a été importé en Europe par des navigateurs. Il ajoute que les fruits sont des siliques[552] à couleur d’abord verte finissant par devenir rouge comme du corail. Il dit qu’on a dénommé cette plante Poivre d’Allemagne (Piper Germaniæ) et que ce n’est ni le Poivre blanc, ni le Poivre noir, mais une variété de végétal dont les fruits possèdent la forte saveur du Poivre[553].

[552] D’où le nom Capsicum, capsa, boîte.

[553] Guillard, Les Piments des Solanées, p. 5.

Léonard Fuchs assimile la plante nouvelle à un Poivre indéterminable des Anciens, nommé Piperitis et par Pline Siliquastrum, en raison des grandes siliques qu’il produit. Ce botaniste dit qu’on trouvait le Siliquastre (c’est-à-dire le Piment) dans toute l’Allemagne où il était d’importation récente et peu répandu. Lui-même ne devait pas connaître la plante, puisqu’il a figuré le fruit comme une capsule déhiscente à l’extrémité. Il nous apprend que de son temps (1542) on connaissait quatre espèces de Siliquastre : le grand, le petit, le long et le large Siliquastre. Or ces quatre espèces constituaient déjà quatre des principales variétés de Piments actuellement connus[554].

[554] loc. cit. p. 6.

Le Portugal, l’Espagne et l’Italie ont cultivé le Piment beaucoup plus tôt. En effet, Matthiole, au milieu du XVIe siècle, parlant du Poivre d’Inde, dit que de son temps il était commun partout en Italie ; il indique trois variétés. Soderini également en parle comme d’une chose vulgaire[555].

[555] Targioni, Cenni storici, 2e éd. p. 39.

On trouve le Piment dans l’ouvrage de Camerarius (1586) sous le nom de Piper indicum. Dalechamps (1587) a donné 4 figures de Poivre d’Inde, puis vint Clusius (1600) qui donne aussi la description de plusieurs Poivres américains. Il dit que la plante a été transportée du Brésil aux Indes par les Portugais, qu’elle est arrivée en Angleterre en 1548. Hortus Eystettensis, de Besler (1613), montre quelques variétés nouvellement introduites, entre autres le Piment Cerise (Capsicum cerasiforme).

En somme, comme nous l’avons fait entrevoir plus haut, aucune forme actuelle ne paraît être de création récente. Tous nos types de Piments devaient exister dans les anciennes cultures américaines.

Les Portugais et les Espagnols, propagateurs des Capsicum, ont les premiers appelé ces plantes Pimento, Pimiento du Brésil, c’est-à-dire Poivre du Brésil. D’après le Glossaire de Ducange, Pimienta, chez les Espagnols, c’est le Poivre.

Piment dérive du latin pigmentum, matière colorante, et nous avons conservé le sens primitif dans le français pigment, orpiment (sulfure jaune d’arsenic ou réalgar), Orpin, plante de la famille des Crassulacées (Sedum Telephium). Certains Sedum ont les fleurs d’un jaune superbe.

Dans le latin médiéval, avec les formes pigment, piument, piement, pyment, le mot se présente avec le sens de boisson stimulante faite de vin et de miel dans laquelle entraient force épices et aromates. Le Glossaire de Ducange, le Dictionnaire de l’ancienne langue française de La Curne, et celui de Godefroy, donnent du mot piment de nombreux exemples tirés de la littérature du moyen âge. Une phrase d’un roman de chevalerie montre que, dès le XIIe siècle, on servait dans les repas d’apparat, sous le nom de piment, une boisson épicée, suave et odoriférante :

Je vos vuel commander
Que del piument me servez au disner.

(Raoul de Cambrai, v. 570)

Cette composition aromatique s’employait même dans les embaumements :

D’après la Chanson de Roland, v. 2969, les corps des héros morts à Roncevaux « ben sunt lavez de piment et de vin ».

On comprend maintenant pourquoi le mot piment s’est appliqué au Poivre du Brésil, après son introduction en Europe, et aussi à diverses plantes dont l’action est excitante comme la Mélisse (Piment des abeilles), la Persicaire (Piment d’eau), le Myrica Galé (Piment royal), etc.

Le Piment de la Jamaïque est fourni par les Pimenta, genre de Myrtacées, très différents des Capsicum. On vendait autrefois le fruit condimentaire dans les épiceries sous le nom de Quatre-Epices. Le Piment ou Poivre de Cayenne est fourni par le Capsicum frutescens, espèce presque arborescente, dont le fruit à saveur âcre et brûlante s’emploie pulvérisé. Comme les Pimenta, le Poivre de Cayenne n’est cultivé que sous les tropiques.

PIMPRENELLE

(Poterium Sanguisorba L.)

Herbe condimentaire qui a été beaucoup usitée autrefois. On mêlait aux salades, principalement aux Laitues, ses jeunes et tendres feuilles au goût agréable de Concombre. Elle n’est plus à présent que rarement cultivée dans les jardins potagers.

La plante est indigène, vivace et commune dans les prairies sèches. C’est le Sanguisorba de Fuchs, le Pimpinella de Dalechamps (XVIe siècle). La Maison rustique de Ch. Estienne compte la Pimprenelle parmi les bonne fournitures. Un siècle plus tard, La Quintinie tenait cette herbe en haute estime au Potager de Versailles.

Le nom de la plante ne se trouve pas chez les écrivains grecs ou latins. Il paraît au moyen âge seulement. Le Glossaire de Tours (XIIe siècle) dit : « Pipinella, en langue romane, piprenelle ». On prononça ensuite pimpernelle, forme ancienne qu’ont gardée les langues anglaise et flamande, ainsi que les dialectes provinciaux français. L’anglais dit aussi Burnet, à cause de la couleur brune des fleurs de la plante.

Le nom de la Pimprenelle est assez souvent cité dans les vieilles poésies sous cette forme démodée :

« Herbes agréables à l’œil,
« Délicatesse bien sucrée
« De ciboulette et de cerfeüil,
« De pimpernelle et chicorée »[556].

[556] Dufour, Divertissements d’amour (1667), p. 263.

Par cette description poétique d’une salade, on voit que la forme moderne Pimprenelle n’existait pas encore à la fin du XVIIe siècle et qu’elle est due à une nouvelle métathèse, c’est-à-dire à une transposition de lettres.

Quant au nom lui-même, il peut s’expliquer par une corruption du latin bipinella, bipinnula (bipennis ou à deux ailes), ce qui s’accorde parfaitement avec la disposition des feuilles bipennées de la Pimprenelle.

RAIFORT SAUVAGE, CRAN, CRANSON, RAIFORT

(Cochlearia Armoracia L.)

Plante potagère peu cultivée en France mais populaire dans les pays du Nord, en Angleterre, Allemagne, Alsace surtout. Sa racine, grosse et longue, de consistance ferme, est condimentaire. Le Raifort possède au plus haut degré les propriétés stimulantes et stomachiques de certaines Crucifères ; une fois râpée, la racine de Raifort peut remplacer la moutarde dont elle a le goût. En Alsace, on considère la plante comme un légume, un remède et un apéritif. Le Raifort figure à presque tous les repas soit cru, soit cuit, et il est rare qu’un Alsacien méprise ce mets[557].

[557] Wagner, Culture du Raifort en Alsace. (Journal Soc. nat. d’Hortic. de Fr. 1902, p. 803).

Les noms employés en France pour désigner ce végétal indiquent une origine étrangère et relativement récente. Cran de Bretagne est dû au nom botanique Armoracia imposé à la plante par Linné. Or ce nom n’a rien de commun avec l’Armorique, ancien nom de la Bretagne. L’adjectif dérivé d’Armorique serait armoricus, ica et non armoracia ; en outre, au dire de tous les botanistes qui ont exploré la région, le Cochlearia Armoracia n’existe pas à l’état sauvage en Bretagne. Ce dernier nom viendrait d’une plante Crucifère du Pont mentionnée par Pline et qu’il appelle Armoracia, Armoracium de Columelle, laquelle est plutôt un Radis. La description de Pline ne convient pas au Raifort : « Il y a une espèce de raphanus sauvage nommée par les Grecs agrion, par les nations pontiques armon, par les Latins armoracia ; elle a beaucoup de feuilles et peu de racines ». Et Pline ne parle pas de la saveur piquante qui caractérise le Raifort. D’autre part, le Raifort n’existe en Grèce ni sauvage ni cultivé. C’est aussi une plante peu connue en Italie où ses noms ne dérivent pas de l’Armoracia latin. En Angleterre, le botaniste Watson regarde le Cran comme introduit. On le rencontre çà et là en divers endroits ; mais une plante vivace qui repullule si aisément par le moindre tronçon de racine peut paraître indigène dans des lieux où elle n’est que naturalisée.

Alphonse de Candolle a exposé d’excellents arguments tirés de la géographie botanique et de la linguistique qui démontrent que le pays d’origine du Cran n’est pas l’Ouest ni le Midi de l’Europe.

« Le Cochlearia Armoracia, dit-il, est une plante de l’Europe tempérée, orientale principalement. Elle est répandue de la Finlande à Astrakhan et au désert de Cuman, Grisebach l’indique aussi dans plusieurs localités de la Turquie d’Europe. Plus on avance vers l’Ouest de l’Europe, moins les auteurs de Flores paraissent certains de la qualité indigène, plus les localités sont éparses et suspectes. L’espèce est plus rare en Norwège qu’en Suède, et dans les îles Britanniques plus qu’en Hollande, où l’on ne soupçonne pas une origine étrangère.

« Les noms de l’espèce confirment une habitation primitive à l’Est plutôt qu’à l’Ouest de l’Europe ; ainsi le nom Chren, en russe, se retrouve dans toutes les langues slaves. Il s’est introduit dans quelques dialectes allemands, par exemple autour de Vienne, ou bien il a persisté dans ce pays, malgré la superposition de la langue allemande. Nous lui devons aussi le mot français Cran ou Cranson. Le mot usité en Allemagne Merretig, et en Hollande Meerradys, d’où le dialecte de la Suisse romande a tiré le mot Méridi ou Mérédi, signifie radis de mer et n’a pas quelque chose de primitif comme le mot Chren. Il résulte probablement de ce que l’espèce réussit près de la mer, circonstance commune avec beaucoup de Crucifères. Le nom suédois Pepparrot peut faire penser que l’espèce est plus récente en Suède que l’introduction du poivre dans le commerce du Nord de l’Europe. Toutefois ce nom pourrait avoir succédé à un nom plus ancien demeuré inconnu. Le nom anglais Horse radish (radis de cheval) n’est pas d’une nature originale, qui puisse faire croire à l’existence de l’espèce dans le pays avant la domination anglo-saxonne. Il veut dire radis très fort. Dans la France occidentale, le nom de Raifort, qui est le plus usité, signifie simplement racine forte. On disait autrefois en France Moutarde des Allemands, Moutarde des Capucins, ce qui montre une origine étrangère et peu ancienne. Au contraire, le mot Chren de toutes les langues slaves, mot qui a pénétré dans quelques dialectes allemands et français sous la forme de Kreen et Cran ou Cranson, est bien d’une nature primitive, montrant l’antiquité de l’espèce dans l’Europe orientale tempérée. Il est donc infiniment probable que la culture a propagé et naturalisé la plante de l’Est à l’Ouest depuis environ un millier d’années[558] ».

[558] Géographie botanique raisonnée, p. 654.

En effet, nous ne voyons pas le Raifort, ni dans la liste des plantes du capitulaire de Villis de Charlemagne, ni dans les herbollaires du XVe siècle. Ruellius (1536) indique sa culture en Italie sous le nom Armoracia. D’après Fuchs, c’était au XVIe siècle une plante condimentaire en Germanie[559], ce qui est confirmé par Camerarius, lequel, parlant du Raphanus rusticanus montanus qui s’appelle en Allemagne Kren, en France Raifort sauvage, dit que les Allemands, les Hongrois et les Polonais assaisonnent leurs aliments avec sa racine[560]. Dalechamps (1587), qui établit aussi sa culture dans l’Europe orientale, ne la mentionne pas en France. En Angleterre, Gerarde, en 1597, note la plante comme étant dans les jardins. Rauwolf, en 1573, l’avait observée cultivée à Alep, dans son voyage en Orient.

[559] Hist. pl. (1542), p. 660.

[560] Epitome (1586), p. 225.

Le Dictionnaire étymologique de Hatzfeld et Darmesteter dit que le mot Cran a été introduit dans la langue française au XVIIIe siècle, de l’allemand moderne. Nous avons relevé ce mot dans un compte de dépenses du XVIe siècle : Etats journaliers de la dépense de l’hôtel de l’empereur Charles-Quint, années 1530-1533 : « Cabus, Porées, Epinards, Oignons, Pois, Fèves, Cran, Naveaulx, etc. »[561].

[561] Arch. Nord, série B. 3477.

Le Raifort est beaucoup cultivé en Bavière (Franconie). Une bonne partie du Raifort qui se consomme en France provient de la région franconienne.

Plantes potagères abandonnées

Après avoir servi aux usages culinaires pendant plusieurs siècles, certaines plantes potagères sont aujourd’hui plus ou moins délaissées, voire même complètement abandonnées. On ne rencontre plus, par exemple, dans les jardins modernes, le Chervis, le Maceron, la Livèche, l’Anserine Bon-Henri, la Patience et quelques autres légumes tombés en défaveur seulement vers le XVIIe ou le XVIIIe siècle. Quelle cuisinière connaît, de nos jours, la Rue, la Sauge, la Marjolaine, le Baume-Coq, la Trippe-Madame, la Roquette, la Corne-de-Cerf, fournitures très employées autrefois pour assaisonner les mets et les salades ?

Pour expliquer cet abandon, on ne saurait ici accuser les caprices de la mode. Il faudrait plutôt en rechercher les causes dans les progrès de l’Horticulture. C’est l’introduction du Céleri, au XVIe siècle, qui a fait disparaître des jardins le Maceron et la Livèche, ses anciens succédanés. L’Oseille a remplacé, pour les potages aux herbes, les feuilles du Souci, de la Bourrache et de la Buglosse. Quant à ces nombreuses plantes aromatiques destinées aux assaisonnements et devenues introuvables à l’heure présente dans nos cultures, leur disparition tient tout simplement à ce qu’on n’aime plus autant la cuisine très épicée dont se délectaient nos arrière-grands-pères.

La perte de quelques herbes potagères a été largement compensée par d’autres introductions. Une disparition est toutefois regrettable : celle du Chervis. Nous en avons parlé au chapitre des légumes-racines. Qui sait si nous ne verrons pas, tôt ou tard, un revirement s’opérer en sa faveur ?


Les Anciens n’ont pas cultivé le Céleri, et pourtant ils employaient l’Ache, qui est le Céleri à l’état sauvage, comme plante funéraire. Ils remplaçaient ce légume par une autre Ombellifère voisine, le Maceron (Smyrnium Olusatrum L.) c’est-à-dire légume noir, à cause de la couleur foncée du beau feuillage très découpé de cette plante presque ornementale. Le Maceron ou grande Ache est indigène dans les pâturages humides des contrées méridionales de l’Europe. En France, on le trouve en quelques endroits dans l’Ouest sur les rivages maritimes. On le voit aussi subspontané autour des vieux châteaux et anciens monastères. C’est une plante bisannuelle, à racine grosse et blanche, à odeur forte. La saveur se rapproche de celle du Persil.

Cette plante est aujourd’hui complètement abandonnée après quinze siècles et plus de culture générale. Il est facile de suivre son histoire, peu de plantes ayant été plus répandues dans les anciens jardins. Théophraste, chez les Grecs, la connaissait sous le nom d’Ipposelinum (Hipposelinum est le nom correct de Dioscoride et de Galien).

Au commencement de l’ère chrétienne, Dioscoride, médecin grec, dit qu’on en mangeait la racine ou les feuilles à volonté. Pline et Columelle décrivent sa culture. Apicius donne une recette pour sa préparation culinaire. Dans le haut moyen âge c’était un légume ordinaire, puisqu’il figure dans le capitulaire de Villis, de Charlemagne. Son nom Maceron, d’origine inconnue, vient d’Italie, où l’on appréciait beaucoup le Macerone. On le voit largement cultivé en Angleterre, d’après Pena et Lobel (1570). Au XVIIe siècle, on l’appelait souvent Persil de Macédoine (en anglais Alexander). Parkinson (1629) dit qu’on mange les sommités et les racines crues ou bouillies avec huile et vinaigre. La Quintinie (1690) ne se servait plus du Maceron qu’en guise de fourniture de salade, après l’avoir fait blanchir. De Combles cite encore le Maceron en 1749, mais il a dû disparaître des jardins vers le XVIIe siècle.

La plante a néanmoins quelques qualités culinaires. On peut consommer la racine, comme celle du Céleri-Rave, après l’avoir conservée à la cave, dans le sable, durant l’hiver, pour l’attendrir.


La Livèche, plante médicinale très en vogue au moyen âge, a été aussi cultivée pour les mêmes usages culinaires que le Maceron. On l’appelle aussi Ache de montagne. C’est une Ombellifère à odeur fortement aromatique.


Les Romains ont admis dans leurs potagers la Mauve commune. Ils faisaient grand cas des jeunes pousses et des sommités bouillies et assaisonnées avec du sel, de l’huile et du vinaigre. Dans le Midi, on fait encore entrer la Mauve dans les brèdes, sorte de pot-pourri composé de légumes. La plante est nourrissante, car les Malvacées contiennent un mucilage azoté nutritif. La Mauve est en outre laxative par son suc émollient.


On ignore aujourd’hui que le Souci, la Bourrache et la Buglosse ont été herbes potagères. Les feuilles, jeunes et tendres, s’employaient dans les soupes maigres et bouillons rafraîchissants, comme notre Oseille.


L’Ansérine Bon-Henri ou Epinard sauvage est une Chénopodée vivace indigène qui a été cultivée comme plante alimentaire. Cette herbe est commune au voisinage des habitations ; on l’appelle encore Sarron, Serron, Toute-bonne, à cause de ses propriétés antiscorbutiques. Par ses feuilles hastées, triangulaires, le Bon-Henri ressemble assez à l’Epinard ; il peut servir aux mêmes usages, mais il est inférieur en qualité.


La Patience, Parelle, Epinard perpétuel ou Dogue, Polygonée vivace, originaire de la Turquie d’Europe et de la Perse, a été beaucoup cultivée comme herbe potagère et on l’utilise encore dans les provinces. Au XVIIIe siècle, on la voyait dans tous les jardins. Cette plante est très voisine de l’Oseille, mais ses feuilles sont moins acides. Les Grecs et les Romains ont employé la Patience sous le nom de Lapathon ou Lapathum. Fraas conjecture que le Rumex sativus de Pline est aussi la Patience. Le nom de la plante Patience n’a aucun rapport de sens avec le sentiment qui consiste à souffrir : latin pati, patientia ; mais sa forme primitive a certainement subi des modifications qui l’ont peu à peu identifié avec ce dernier. Nous trouvons dans Varron et Isidore de Séville la variante Lapathium. C’est cette forme qui, scindée en deux parties : La et pathium conduisit apparemment au français la (article) et Patience (substantif)[562].

[562] Communication obligeamment fournie par M. J.-A. Leriche.


Le Fenouil officinal, qui exhale une suave odeur anisée, a été très usité dans la cuisine au moyen âge, dans le Nord de l’Europe surtout.

La plante était cultivée autant pour ses usages condimentaires que médicinaux. A ce dernier point de vue, les fruits aromatiques du Fenouil faisaient partie des quatre semences chaudes de l’ancienne médecine. On enveloppait de Fenouil vert les poissons frits, afin de les imprégner de son agréable odeur. Il y a un témoignage de la grande extension de la culture ancienne de cette plante et des autres que nous mentionnons ici : on les rencontre presque toujours, à l’état subspontané, près des ruines de vieux châteaux ou d’anciens monastères. Combien de fois avons-nous trouvé, dans le voisinage des ruines, avec le Fenouil commun, la Mélisse, l’Hysope, la Rue, la Livèche, l’Epurge, la Podagraire et autres plantes conservées des cultures du moyen âge !


Il est une catégorie de plantes potagères de second ordre, celles destinées aux assaisonnements, qui a eu une grande importance dans les anciens jardins, la cuisine très épicée ayant été de mode depuis l’époque romaine jusqu’au XVIe siècle.

Pour assaisonner les mets, on a cultivé les plantes suivantes :


La Rue (Ruta graveolens L.), petit sous-arbrisseau à feuilles persistantes, d’une odeur forte et désagréable. C’est une plante vénéneuse. Sans doute devait-on l’employer avec modération et d’ailleurs la cuisson peut atténuer, dans une certaine mesure, ses effets dangereux. Chez les Romains, la Rue était le condiment nécessaire du moretum, ce plat national du paysan, fait avec de l’Ail, de l’Oignon, de l’Ache, de la Rue et du fromage broyés dans un mortier. L’usage de cette plante à odeur nauséabonde était général, comme on le voit par maints exemples : Cornelius Cethegus, ayant été élu consul l’an de Rome 420, fit au peuple des largesses de vin aromatisé avec de la Rue. Le poète Martial, invitant à dîner son ami Julius Cerealis, lui promet un mets assaisonné de Rue : « Il y aura, dit-il, la laitue qui tient le ventre libre, avec les filets qui se détachent des poireaux, enfin une tranche de thon où les feuilles de la rue ne seront pas oubliées ».


Les Romains faisaient aussi grand cas de l’Aunée (Inula Helenium L.), Composée vivace indigène, à racines charnues fort âcres et amères. Comme la culture n’enlève pas à la Grande Aunée sa saveur désagréable, il y a lieu de croire que la racine de la plante n’a été usitée que comme condiment ou médicament. Pline dit qu’on l’accommodait de diverses manières pour en vaincre l’âcreté : bouillie, confite dans du miel, etc.[563] Julie, fille d’Auguste, affligée d’une maladie d’estomac, en mangeait tous les jours, l’Aunée passant pour salutaire dans ce cas pathologique. La médecine empirique du temps n’avait pas trop fait fausse route : c’est en effet un amer aromatique, tonique de l’estomac, comme la Gentiane. Au moyen âge, l’Ecole de médecine de Salerne a beaucoup vanté l’Aunée sous le nom d’Enula Campana.

[563] Hist. nat. l. XXIX, 29.


Une foule de Labiées aromatiques, qui rentrent aujourd’hui plutôt dans la matière médicale, ont été plantes culinaires. On a cultivé pour assaisonnements dans les anciens jardins, la Sauge officinale, la Sclarée ou Toute-bonne, les Menthes, la Mélisse, l’Hysope, la Marjolaine, la Cataire, toutes plantes employées dans les mets après avoir été séchées et pulvérisées, afin d’économiser les épices vraies qui étaient d’un prix inabordable pour les bourses petites et moyennes.

L’Ecole de médecine de Salerne a consacré les vertus de la Sauge par un dicton peut-être un peu hyperbolique : Cur moriatur homo cui salvia crescit in horto ? « Comment pourrait-il mourir celui qui possède la Sauge dans son jardin ? »


Peu de plantes ont été plus populaires que la Marjolaine et, si la plante n’est plus culinaire, son nom est encore poétiquement connu. Toutes les Menthes étaient autrefois employées dans la cuisine, surtout la Menthe Pouliot. Chez les Juifs, la Menthe payait la dîme comme l’Aneth et le Cumin et l’on voit par l’Evangile que les Pharisiens payaient cette petite dîme avec ostentation.

Le Coq des jardins (Balsamita suaveolens), Balsamite, Baume-Coq, Menthe-Coq, Composée vivace, originaire des Alpes, à feuilles dentées en scie, fortement aromatiques, s’est beaucoup mis dans les sauces. La Quintinie en faisait encore blanchir pour la table du roi, comme fourniture de salade. Le mot Coq est une corruption de Cost, la plante ayant été nommée par les herboristes Costus hortensis, par analogie avec le Costus arabicus, plante indienne qui fournissait des aromates.

La Tanaisie elle-même a joué un rôle culinaire.


La Nigelle de Damas, Nielle ou Toute-épice, jolie Renonculacée, a fourni longtemps un condiment estimé pour ses graines carminatives, chaudes et aromatiques. Les semences de la Nigelle remplaçaient le Poivre, les clous de Girofle et la Noix de Muscade. Les Orientaux en ont conservé l’usage. C’est le Gith du capitulaire de Villis de Charlemagne, mot dérivé de l’hébreu Gesah. La plante est citée dans la Bible. Nigella est une allusion à la couleur noire des graines.


Pour assaisonner les salades, on a cultivé quelques plantes condimentaires sans usage aujourd’hui : le Plantain Corne-de-Cerf (Plantago Coronopus L.), plante annuelle commune dans les lieux sablonneux. Les feuilles sont longues, étroites et découpées comme de petits bois de cerf, d’un goût astringent assez agréable.


La Trippe-Madame (Sedum album L.), est une petite herbe indigène, à feuilles cylindriques très succulentes. La plante est astringente, âcre et caustique ; elle est très commune sur les vieux murs, sur les toits de chaume, dans les lieux secs ; néanmoins, comme le Plantain Corne-de-Cerf, on en semait beaucoup sur couche au XVIIe siècle, pour agrémenter les salades. Souvent le nom est orthographié Trique-Madame, mais la vraie leçon est Trippe-Madame. Ce nom grotesque peut s’expliquer par le vieux français trippe, sorte de danse ; tripper, danser en trépignant, probablement en raison des propriétés excitantes de la plante.


La Roquette (Eruca sativa L.), herbe Crucifère annuelle ou bisannuelle, d’une odeur forte et désagréable, a joui d’une grande faveur. Chez les Romains, c’était l’unique assaisonnement des Laitues, du Pourpier, des Endives. Columelle et Martial ont chanté les propriétés stimulantes qu’on attribuait à la Roquette. Le Midi de la France et l’Italie, qui aiment les plantes condimentaires à forte saveur, font toujours entrer la Roquette dans les salades. Nous n’aurions garde d’oublier la Sanemonde (Geum urbanum L.), herbe Rosacée indigène qu’on appelle aujourd’hui Benoite, et dont on mêlait aussi les jeunes feuilles aux salades.


Le Cerfeuil musqué (Myrrhis odorata), inusité maintenant, a été en vogue au XVIe et au XVIIe siècle. C’est l’Alexandre Myrrhis de Cl. Mollet, le Cerefolium majus de Parkinson.


Comme succédanés du Cresson ont été cultivées, avec la grande Passerage, d’autres Crucifères très vulgaires, possédant à peu près la même saveur : le Cresson des prés (Cardamine pratensis L.), et le Vélar ou Barbarée précoce (Erysimum præcox L.).

TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIÈRES

 
Pages
Ail
151
Ananas
323
Anserine Bon-Henri
397
Arroche
77
Artichaut
13
Asperge
3
Aubergine
329
Aunée
399
Barbe de Capucin
111
Baselle
78
Batate
239
Bette
94
Betterave potagère
173
Blète
79
Cardon
13
Carotte
180
Céleri
23
Céleri-Rave
32
Cerfeuil
377
Cerfeuil bulbeux
189
Cerfeuil de Prescott
195
Champignon de couche
35
Chervis
196
Chicorée Endive
107
Chicorée sauvage
111
Chou
41
Chou de Bruxelles
48
Chou de Chine
68
Chou-fleur
54
Chou-marin
59
Ciboule
156
Ciboulette
156
Claytone perfoliée
80
Concombre
333
Coq des jardins
400
Courges
340
Crambé
59
Cran de Bretagne
391
Cresson alénois
379
Cresson de fontaine
121
Crosne du Japon
231
Echalote
159
Endive de Bruxelles
116
Epinard
81
Estragon
381
Fenouil doux
64
Fenouil officinal
398
Fève
295
Fraisier
347
Haricot
301
Hélianti
234
Igname de Chine
235
Laitue
127
Lentille
310
Livèche
397
Maceron
396
Mâche
136
Melon
361
Melongène
329
Navet
199
Nigelle de Damas
400
Oignon
161
Oseille
88
Ovidius
65
Oxalide
92
Panais
210
Patate douce
239
Patience
397
Persil
383
Persil de Hambourg
212
Pé-tsaï
68
Piment annuel
385
Pimprenelle
390
Pissenlit
141
Plantain Corne-de-Cerf
401
Poireau
167
Poirée
94
Pois
314
Pomme de terre
243
Pourpier
99
Quinoa
102
Radis
214
Raifort
391
Raiponce
147
Rhubarbe
71
Roquette
401
Rue
399
Salsifis
222
Scolyme
223
Scorsonère d’Espagne
227
Tétragone
103
Tomate
370
Topinambour
286
Trippe-Madame
401
Witloof
116

Vannes. — Imp. LAFOLYE Frères.