The Project Gutenberg eBook of L'Arcadie; suivie de La pierre d'Abraham

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Title: L'Arcadie; suivie de La pierre d'Abraham

Author: Bernardin de Saint-Pierre

Release date: November 11, 2021 [eBook #66709]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARCADIE; SUIVIE DE LA PIERRE D'ABRAHAM ***

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

L’ARCADIE

SUIVIE DE
LA PIERRE D’ABRAHAM

ÉDITION REVUE
PAR E. DU CHATENET.

LIMOGES
EUGÈNE ARDANT ET CIE, ÉDITEURS.

Propriété des Éditeurs.

L’ARCADIE

Ce livre n’offre que le commencement d’une sorte d’épopée que Bernardin de Saint-Pierre n’a pas achevée ; ce premier fragment serait mieux nommé les Gaules. Le lecteur remarquera sans peine le rapport de ces pages avec celles du Télémaque, qui les a inspirées. Châteaubriand, dans les Martyrs, a animé de même toute cette mythologie par le contraste de ses peintures admirables des hommes et des choses dont le christianisme se glorifie.

Un peu avant l’équinoxe d’automne, Tirtée, berger d’Arcadie, faisait paître son troupeau sur une croupe du mont Lycée qui s’avance le long du golfe de Messénie. Il était assis sous des pins, au pied d’une roche, d’où il considérait au loin la mer agitée par les vents du midi. Ses flots, couleur d’olive, étaient blanchis d’écume qui jaillissait en gerbes sur toutes ses grèves. Des bateaux de pêcheurs, paraissant et disparaissant tour à tour entre les lames, hasardaient, en s’échouant sur le rivage, d’y chercher leur salut, tandis que de gros vaisseaux à la voile, tout penchés par la violence du vent, s’en éloignaient dans la crainte du naufrage. Au fond du golfe, des troupes de femmes et d’enfants levaient les mains au ciel, et jetaient de grands cris à la vue du danger que couraient ces pauvres mariniers, et des longues vagues qui venaient du large se briser en mugissant sur les rochers de Sténiclaros. Les échos du mont Lycée répétaient de toutes parts leurs bruits rauques et confus avec tant de vérité, que Tirtée parfois tournait la tête, croyant que la tempête était derrière lui, et que la mer brisait au haut de la montagne. Mais les cris des foulques et des mouettes qui venaient, en battant des ailes, s’y réfugier, et les éclairs qui sillonnaient l’horizon, lui faisaient bien voir que la sécurité était sur la terre, et que la tourmente était encore plus grande au loin qu’elle ne paraissait à sa vue. Tirtée plaignait le sort des matelots, et bénissait celui des bergers, semblable en quelque sorte à celui des dieux, puisqu’il mettait le calme dans son cœur et la tempête sous ses pieds. Pendant qu’il se livrait à la reconnaissance envers le ciel, deux hommes d’une belle figure parurent sur le grand chemin qui passait au-dessous de lui, vers le bas de la montagne. L’un était dans la force de l’âge, et l’autre encore dans sa fleur. Ils marchaient à la hâte, comme des voyageurs qui se pressent d’arriver. Dès qu’ils furent à la portée de la voix, le plus âgé demanda à Tirtée s’ils n’étaient pas sur la route d’Argos. Mais le bruit du vent dans les pins l’empêchant de se faire entendre, le plus jeune monta vers ce berger, et lui cria :

« Mon père, ne sommes-nous pas sur la route d’Argos ?

— Mon fils, lui répondit Tirtée, je ne sais point où est Argos. Vous êtes en Arcadie, sur le chemin de Tégée ; et ces tours que vous voyez là-bas, sont celles de Bellémine. »

Pendant qu’ils parlaient, un barbet jeune et folâtre, qui accompagnait cet étranger, ayant aperçu dans le troupeau une chèvre toute blanche, s’en approcha pour jouer avec elle ; mais la chèvre, effrayée à la vue de cet animal dont les yeux étaient tout couverts de poils, s’enfuit vers le haut de la montagne, où le barbet la poursuivit. Ce jeune homme rappela son chien, qui revint aussitôt à ses pieds, baissant la tête et remuant la queue ; il lui passa une laisse autour du cou ; et, priant le berger de l’arrêter, il courut lui-même après la chèvre qui s’enfuyait toujours : mais son chien le voyant partir, donna une si rude secousse à Tirtée, qu’il lui échappa avec la laisse, et se mit à courir si vite sur les pas de son maître, que bientôt on ne vit plus ni la chèvre, ni le voyageur, ni son chien.

L’étranger, resté sur le grand chemin, se disposait à aller vers son compagnon, lorsque le berger lui dit :

« Seigneur, le temps est rude, la nuit s’approche, la forêt et la montagne sont pleines de fondrières où vous pourriez vous égarer. Venez prendre un peu de repos dans ma cabane, qui n’est pas loin d’ici. Je suis bien sûr que ma chèvre, qui est fort privée, y reviendra d’elle-même, et y ramènera votre ami, s’il ne la perd point de vue. »

En même temps, il joua de son chalumeau, et le troupeau se mit à défiler, par un sentier, vers le haut de la montagne. Un grand bélier marchait à la tête de ce troupeau ; il était suivi de six chèvres dont les mamelles pendaient jusqu’à terre ; douze brebis accompagnées de leurs agneaux déjà grands, venaient après ; une ânesse avec son ânon fermaient la marche.

L’étranger suivit Tirtée sans rien dire. Ils montèrent environ six cents pas, par une pelouse découverte, parsemée çà et là de genêts et de romarins ; et comme ils entraient dans la forêt de chênes qui couvre le haut du mont Lycée, ils entendirent les aboiements d’un chien ; bientôt après, ils virent venir au-devant d’eux le barbet, suivi de son maître, qui portait la chèvre blanche sur ses épaules. Tirtée dit à ce jeune homme :

« Mon fils, quoique cette chèvre soit la plus chérie de mon troupeau, j’aimerais mieux l’avoir perdue, que de vous avoir donné la fatigue de la reprendre à la course : mais vous vous reposerez, s’il vous plaît, cette nuit chez moi ; et demain, si vous voulez vous mettre en route, je vous montrerai le chemin de Tégée, d’où on vous enseignera celui d’Argos. Cependant, seigneurs, si vous m’en croyez l’un et l’autre, vous ne partirez point demain d’ici. C’est demain la fête de Jupiter, au mont Lycée. On s’y rassemble de toute l’Arcadie et d’une grande partie de la Grèce. Si vous y venez avec moi, vous me rendrez plus agréable à Jupiter quand je me présenterai à son autel, pour l’adorer, avec des hôtes. »

Le jeune étranger répondit :

« O bon berger ! nous acceptons volontiers votre hospitalité pour cette nuit ; mais demain, dès l’aurore, nous continuerons notre route pour Argos. Depuis longtemps nous luttons contre la mer, pour arriver à cette ville fameuse dans toute la terre, par ses temples, par ses palais, et par la demeure du grand Agamemnon. »

Après avoir ainsi parlé, ils traversèrent une partie de la forêt du mont Lycée vers l’orient, et ils descendirent dans un petit vallon abrité des vents. Une herbe molle et fraîche couvrait les flancs de ses collines. Au fond, coulait un ruisseau appelé Achéloüs, qui allait se jeter dans le fleuve Alphée, dont on apercevait au loin, dans la plaine, les îles couvertes d’aulnes et de tilleuls. Le tronc d’un vieux saule renversé par le temps, servait de pont à l’Achéloüs, et ce pont n’avait pour garde-fous que de grands roseaux, qui s’élevaient à sa droite et à sa gauche : mais le ruisseau, dont le lit était semé de rochers, était si facile à passer à gué, et on faisait si peu d’usage de son pont, que des convolvulus le couvraient presque en entier de leurs festons de feuilles en cœur et de fleurs en cloches blanches.


A quelque distance de ce pont, était l’habitation de Tirtée. C’était une petite maison couverte de chaume, bâtie au milieu d’une pelouse. Deux peupliers l’ombrageaient du côté du couchant. Du côté du midi, une vigne en entourait la porte et les fenêtres de ses grappes pourprées et de ses pampres déjà colorés de feu. Un vieux lierre la tapissait au nord, et couvrait de son feuillage toujours vert une partie de l’escalier qui conduisait par dehors à l’étage supérieur.


Dès que le troupeau s’approcha de la maison, il se mit à bêler, suivant sa coutume. Aussitôt, on vit descendre par l’escalier une jeune fille, qui portait sous son bras un vase à traire le lait. Sa robe était de laine blanche ; ses cheveux châtains étaient retroussés sous un chapeau d’écorce de tilleul ; elle avait les bras et les pieds nus, et pour chaussure, des soques, suivant l’usage des filles d’Arcadie. A sa taille, on l’eût prise pour une nymphe de Diane ; à son vase, pour la naïade du ruisseau ; mais à sa timidité, on voyait bien que c’était une bergère. Dès qu’elle aperçut des étrangers, elle baissa les yeux et se mit à rougir.

Tirtée lui dit :

« Cyanée, ma fille, hâtez-vous de traire vos chèvres et de nous préparer à manger, tandis que je ferai chauffer de l’eau pour laver les pieds de ces voyageurs que Jupiter nous envoie. »

En attendant, il pria ces étrangers de se reposer au pied de la vigne, sur un banc de gazon. Cyanée, s’étant mise à genoux sur la pelouse, tira le lait des chèvres qui s’étaient rassemblées autour d’elle, et quand elle eut fini, elle conduisit le troupeau dans la bergerie, qui était à un bout de la maison. Cependant, Tirtée fit chauffer de l’eau, vint laver les pieds de ses hôtes ; après quoi il les invita d’entrer.

Il faisait déjà nuit : mais une lampe suspendue au plancher, et la flamme du foyer placé, suivant l’usage des Grecs, au milieu de l’habitation, en éclairaient suffisamment l’intérieur. On y voyait accrochées aux murs, des flûtes, des panetières, des houlettes, des formes à faire des fromages ; et sur des planches attachées aux solives, des corbeilles de fruits, et des terrines pleines de lait. Au-dessus de la porte d’entrée, était une petite statue de terre de la bonne Cérès ; et sur celle de la bergerie, la figure du dieu Pan, faite d’une racine d’olivier.

Dès que les voyageurs furent introduits, Cyanée mit la table, et servit des choux verts, des pains de froment, un pot rempli de vin, un fromage à la crème, des œufs frais, et des secondes figues de l’année, blanches et violettes. Elle approcha de la table quatre siéges de bois de chêne. Elle couvrit celui de son père d’une peau de loup, qu’il avait tué lui-même à la chasse. Ensuite, étant montée à l’étage supérieur, elle en descendit avec deux toisons de brebis ; mais pendant qu’elle les étendait sur les siéges des voyageurs, elle se mit à pleurer. Son père lui dit :

« Ma chère fille, serez-vous toujours inconsolable de la perte de votre mère ? et ne pourrez-vous jamais rien toucher de tout ce qui a été à son usage, sans verser des larmes ? »

Cyanée ne répondit rien ; mais se tournant vers la muraille, elle s’essuya les yeux. Tirtée fit une prière et une libation à Jupiter hospitalier ; et faisant asseoir ses hôtes, ils se mirent tous à manger en gardant un profond silence.

Quand les mets furent desservis, Tirtée dit aux deux voyageurs :

« Mes chers hôtes, si vous fussiez descendus chez quelque autre habitant de l’Arcadie, ou si vous fussiez passés ici il y a quelques années, vous eussiez été beaucoup mieux reçus. Mais la main de Jupiter m’a frappé. J’ai eu sur le coteau voisin un jardin qui me fournissait, dans toutes les saisons, des légumes et d’excellents fruits : il est maintenant confondu dans la forêt. Ce vallon solitaire retentissait du mugissement de mes bœufs. Vous n’eussiez entendu, du matin au soir, dans ma maison, que des chants d’allégresse et des cris de joie. J’ai vu, autour de cette table, trois garçons et quatre filles. Le plus jeune de mes fils était en état de conduire un troupeau de brebis. Ma fille Cyanée habillait ses petites sœurs, et leur tenait déjà lieu de mère. Ma femme, laborieuse et encore jeune, entretenait toute l’année, autour de moi, la gaieté, la paix et l’abondance. Mais la perte de mon fils aîné a entraîné celle de presque toute ma famille. Il aimait, comme un jeune homme, à faire preuve de sa légèreté, en montant au haut des plus grands arbres. Sa mère, à qui de pareils exercices causaient une frayeur extrême, l’avait prié plusieurs fois de s’en abstenir. Je lui avais prédit qu’il lui en arriverait quelque malheur. Hélas ! les dieux m’ont puni de mes prédictions indiscrètes, en les accomplissant. Un jour d’été que mon fils était dans la forêt à garder les troupeaux avec ses frères, le plus jeune d’entre eux eut envie de manger des fruits d’un merisier sauvage. Aussitôt, l’aîné monta dans l’arbre pour en cueillir, et quand il fut au sommet, qui était très élevé, il aperçut sa mère aux environs, qui, le voyant à son tour, jeta un cri d’effroi et se trouva mal. A cette vue, la peur ou le repentir saisit mon malheureux fils ; il tomba. Sa mère, revenue à elle aux cris de ses enfants, accourut vers lui : en vain elle essaya de le ranimer dans ses bras ; l’infortuné tourna les yeux vers elle, prononça son nom et le mien, et expira. La douleur dont mon épouse fut saisie la mena en peu de jours au tombeau. La plus tendre union régnait entre mes enfants, et égalait leur affection pour leur mère. Ils moururent tous du regret de sa perte, et de celle les uns des autres. Avec combien de peine n’ai-je pas conservé celle-ci !… »

Ainsi parla Tirtée, et, malgré ses efforts, des pleurs inondèrent ses yeux. Cyanée se jeta au cou de son père, et mêlant ses larmes aux siennes, elle le pressait dans ses bras sans pouvoir parler. Tirtée lui dit :

« Cyanée, ma chère fille, mon unique consolation, cesse de t’affliger. Nous les reverrons un jour : ils sont avec les dieux. »

Il dit, et la sérénité reparut sur son visage et sur celui de sa fille. Elle versa, d’un air tranquille, du vin dans toutes les coupes ; puis, prenant un fuseau avec une quenouille chargée de laine, elle vint s’asseoir auprès de son père, et se mit à filer en le regardant et en s’appuyant sur ses genoux.

Cependant les deux voyageurs fondaient en larmes. Enfin, le plus jeune, prenant la parole, dit à Tirtée :

« Quand nous aurions été reçus dans le palais et à la table d’Agamemnon, au moment où, couvert de gloire, il reverra sa fille Iphigénie et son épouse Clytemnestre, qui soupirent depuis si longtemps après son retour, nous n’aurions pu ni voir ni entendre des choses aussi touchantes que celles dont nous sommes spectateurs. O bon berger ! il faut l’avouer, vous avez éprouvé de grands maux ; mais si Céphas que vous voyez, qui a voyagé, voulait vous entretenir de ceux qui accablent les hommes par toute la terre, vous passeriez la nuit à l’entendre et à bénir votre sort. Que d’inquiétudes vous sont inconnues au milieu de ces retraites paisibles ! Vous y vivez libre ; la nature fournit à tous vos besoins ; l’amour paternel vous rend heureux, et une religion douce vous console de toutes vos peines. »

Céphas, prenant la parole, dit à son jeune ami :

« Mon fils, racontez-nous vos propres malheurs : Tirtée vous écoutera avec plus d’intérêt qu’il ne m’écouterait moi-même. Dans l’âge viril, la vertu est souvent le fruit de la raison ; mais dans la jeunesse, elle est toujours celui du sentiment. »

Tirtée, s’adressant au jeune étranger, lui dit :

« A mon âge, on dort peu. Si vous n’êtes pas trop pressé du sommeil, j’aurai bien du plaisir a vous entendre. Je ne suis jamais sorti de mon pays ; mais j’aime et j’honore les voyageurs. Ils sont sous la protection de Mercure et de Jupiter. On apprend toujours quelque chose d’utile avec eux. Pour vous, il faut que vous ayez éprouvé de grands chagrins dans votre patrie pour avoir quitté si jeune vos parents, avec lesquels il est si doux de vivre et de mourir.

— Quoiqu’il soit difficile, lui répondit ce jeune homme, de parler toujours de soi avec sincérité, vous nous avez fait un si bon accueil, que je vous raconterai volontiers toutes mes aventures, bonnes ou mauvaises. »

Je m’appelle Amasis. Je sois né à Thèbes en Égypte, d’un père riche. Il me fit élever par les prêtres du temple d’Osiris. Ils m’enseignèrent toutes les sciences dont l’Égypte s’honore : la langue sacrée, par laquelle on communique avec les siècles passés ; et la langue grecque, qui nous sert à entretenir des relations avec les peuples de l’Europe. Mais ce qui est au-dessus des sciences et des langues, ils m’apprirent à être juste, à dire la vérité, à ne craindre que les dieux, et à préférer à tout la gloire qui s’acquiert par la vertu.

Ce dernier sentiment crût en moi avec l’âge. On ne parlait depuis longtemps en Égypte que de la guerre de Troie. Les noms d’Achille, d’Hector, et des autres héros, m’empêchaient de dormir. J’aurais acheté un seul jour de leur renommée par le sacrifice de toute ma vie. Je trouvais heureux mon compatriote Memnon, qui avait péri sous les murs de Troie, et pour lequel on construisait à Thèbes un superbe tombeau. Que dis-je ? j’aurais donné volontiers mon corps pour être changé dans la statue d’un héros, pourvu qu’on m’eût exposé sur une colonne à la vénération des peuples.

Je résolus donc de m’arracher aux délices de l’Égypte, et aux douceurs de la maison paternelle, pour acquérir une grande réputation. Toutes les fois que je me présentais devant mon père :

« Envoyez-moi au siége de Troie, lui disais-je, afin que je me fasse un nom illustre parmi les hommes. Vous avez mon frère aîné qui reste auprès de vous. Si vous vous opposez toujours à mes désirs dans la crainte de me perdre, sachez que, si j’échappe à la guerre, je n’échapperai pas au chagrin. »

En effet, je dépérissais à vue d’œil ; je fuyais toute la société, et j’étais si solitaire qu’on m’en avait donné le surnom de Monéros. Mon père voulut en vain combattre un sentiment qui était le fruit de l’éducation qu’il m’avait donnée.

Un jour il me présenta à Céphas, en m’exhortant à suivre ses conseils. Quoique je n’eusse jamais vu Céphas, une sympathie secrète m’attacha d’abord à lui. Ce respectable ami ne chercha point à combattre ma passion favorite ; mais pour l’affaiblir, il lui fit changer d’objet.

« Vous aimez la gloire, me dit-il ; c’est ce qu’il y a de plus doux dans le monde, puisque les dieux en ont fait leur partage. Mais comment comptez-vous l’acquérir au siége de Troie ? Quel parti prendrez-vous, des Grecs ou des Troyens ? la justice est pour la Grèce ; la pitié et le devoir pour Troie. Vous êtes Asiatique[1] : combattrez-vous en faveur de l’Europe contre l’Asie ? Porterez-vous les armes contre Priam, ce père et ce roi infortuné, près de succomber avec sa famille et son empire, sous le fer des Grecs ? D’un autre côté, prendrez-vous la défense du ravisseur Pâris et de la coupable Hélène, contre Ménélas son époux ? Il n’y a point de véritable gloire sans justice. Mais quand un homme libre pourrait démêler dans les querelles des rois le parti le plus juste, croyez-vous que ce serait à le suivre que consiste la plus grande gloire qu’on puisse acquérir ? Quels que soient les applaudissements que les victorieux reçoivent de leurs compatriotes, croyez-moi, le genre humain sait bien les mettre un jour à leur place. Il n’a placé qu’au rang des héros et des demi-dieux ceux qui n’ont exercé que la justice ; comme Thésée, Hercule, Pirithoüs, etc… Mais il a élevé au rang des dieux ceux qui ont été bienfaisants ; tels sont Isis, qui donna des lois aux hommes ; Osiris, qui leur apprit les arts de la navigation ; Apollon, la musique ; Mercure, le commerce ; Pan, à conduire des troupeaux ; Bacchus, à planter la vigne ; Cérès, à faire croître le blé. Je suis né dans les Gaules, continua Céphas ; c’est un pays naturellement bon et fertile, mais qui, faute de civilisation, manque de la plupart des choses nécessaires au bonheur. Allons y porter les arts et les plantes utiles de l’Égypte, une religion humaine et des lois sociales : nous en rapporterons peut-être des choses utiles à votre patrie. Il n’y a point de peuple sauvage qui n’ait quelque industrie dont un peuple policé ne puisse tirer parti, quelque tradition ancienne, quelque production rare et particulière à son climat. C’est ainsi que Jupiter, le père des hommes, a voulu lier par un commerce réciproque de bienfaits tous les peuples de la terre, pauvres ou riches, barbares ou civilisés. Si nous ne trouvons dans les Gaules rien d’utile à l’Égypte, on si nous perdons, par quelque accident, les fruits de notre voyage, il nous en restera un que ni la mort, ni les tempêtes ne sauraient nous enlever ; ce sera le plaisir d’avoir fait du bien. »

[1] Les anciens mettaient l’Égypte en Asie. (Note de l’aut.)

Ce discours éclaira tout-à-coup mon esprit d’une lumière divine. J’embrassai Céphas, les larmes aux yeux.

« Partons, lui dis-je ; allons faire du bien aux hommes ; allons imiter les dieux. »

Mon père approuva notre projet ; et comme je prenais congé de lui, il me dit en me serrant dans ses bras :

« Mon fils, vous allez entreprendre la chose la plus difficile qu’il y ait au monde, puisque vous allez travailler au bonheur des hommes. Mais, si vous pouvez y trouver le vôtre, soyez bien sûr que vous ferez le mien. »

Après avoir fait nos adieux, Céphas et moi, nous nous embarquâmes à Canope, sur un vaisseau phénicien qui allait chercher des pelleteries dans les Gaules, et de l’étain dans les Iles Britanniques. Nous emportâmes avec nous des toiles de lin, des modèles de chariots, de charrues et de divers métiers ; des cruches de vin, des instruments de musique, des graines de toute espèce, entre autres celle du chanvre et du lin. Nous fîmes attacher dans des caisses, autour de la poupe du vaisseau, sur son pont et jusque dans ses cordages, des ceps de vigne qui étaient en fleur, et des arbres fruitiers de plusieurs sortes. On aurait pris notre vaisseau, couvert de pampres et de feuillages, pour celui de Bacchus allant à la conquête des Indes.

Nous mouillâmes d’abord sur les côtes de l’île de Crète, pour y prendre des plantes convenables au climat des Gaules. Cette île nourrit une plus grande quantité de végétaux que l’Égypte, dont elle est voisine, par la variété de ses températures, qui s’étendent depuis les sables chauds de ses rivages, jusqu’au pied des neiges qui couvrent le mont Ida, dont le sommet se perd dans les nues. Mais ce qui doit être encore bien plus cher à ses habitants, elle est gouvernée par les sages lois de Minos.

Un vent favorable nous poussa ensuite de la Crète à la hauteur de Mélite[2]. C’est une petite île dont les collines de pierre blanche paraissent de loin sur la mer, comme des toiles tendues au soleil. Nous y jetâmes l’ancre pour y faire de l’eau, que l’on y conserve très pure dans des citernes. Nous y aurions vainement cherché d’autre secours : cette île manque de tout, quoique par sa situation entre la Sicile et l’Afrique, et par la vaste étendue de son port qui se partage en plusieurs bras, elle dût être le centre du commerce entre les peuples de l’Europe, de l’Afrique, et même de l’Asie. Ses habitants ne vivent que de brigandage. Nous leur fîmes présent de graines de melon et de celles du xylon[3]. C’est une herbe qui se plaît dans les lieux les plus arides, et dont la bourre sert à faire des toiles très blanches et très légères. Quoique Mélite, qui n’est qu’un rocher, ne produise presque rien pour la subsistance des hommes et des animaux, on y prend chaque année, vers l’équinoxe d’automne[4], une quantité prodigieuse de cailles qui s’y reposent en passant d’Europe en Afrique. C’est un spectacle curieux de les voir, toutes pesantes qu’elles sont, traverser la mer en nombre presque infini. Elles attendent que le vent du nord souffle ; et dressant en l’air une de leurs ailes, comme une voile, et battant de l’autre comme d’une rame, elles rasent les flots, de leurs croupions chargés de graisse. Quand elles arrivent dans l’île, elles sont si fatiguées qu’on les prend à la main. Un homme en peut ramasser dans une journée plus qu’il n’en peut manger dans une année.

[2] Malte.

[3] C’est le coton en herbe ; il est originaire d’Égypte ; on en fait maintenant à Malte de très jolis ouvrages qui servent à faire vivre la plupart du peuple, qui y est fort pauvre.

(Note de l’auteur.)

[4] Les cailles passent encore à Malte à jour nommé et marqué sur l’almanach du pays.

(Idem.)

De Mélite, les vents nous poussèrent jusqu’aux îles d’Enosis, qui sont à l’extrémité méridionale de la Sardaigne. Là, ils devinrent contraires, et nous obligèrent de mouiller. Ces îles sont des écueils sablonneux qui ne produisent rien ; mais par une merveille de la providence des dieux, qui dans les lieux les plus stériles sait nourrir les hommes de mille manières différentes, elle a donné des thons à ces sables, comme elle a donné des cailles au rocher de Mélite. Au printemps, les thons qui entrent de l’Océan dans la Méditerranée, passent en si grande quantité entre la Sardaigne et les îles d’Enosis, que leurs habitants sont occupés nuit et jour à les pêcher, à les saler, et à en tirer de l’huile. J’ai vu sur leurs rivages des monceaux d’os brûlés de ces poissons, plus hauts que cette maison. Mais ce présent de la nature ne rend pas les insulaires plus riches. Ils pêchent pour le profit des habitants de la Sardaigne. Ainsi nous ne vîmes que des esclaves aux îles d’Enosis, et des tyrans à Mélite.

Les vents étant devenus favorables, nous partîmes après avoir fait présent aux habitants d’Enosis de quelques ceps de vigne et en avoir reçu de jeunes plants de châtaigniers, qu’ils tirent de la Sardaigne, où les fruits de ces arbres viennent d’une grosseur considérable.

Pendant le voyage, Céphas me faisait remarquer les aspects variés des terres, dont la nature n’a fait aucune semblable en qualité et en forme, afin que diverses plantes, divers animaux pussent trouver, dans le même climat, des températures différentes. Quand nous n’apercevions que le ciel et l’eau, il me faisait observer les hommes. Il me disait :

« Vous voyez ces gens de mer, comme ils sont robustes ! Vous les prendriez pour des Tritons. L’exercice du corps est l’aliment de la santé. Il dissipe une infinité de maladies et de passions qui naissent dans le repos des villes. Les dieux ont planté la vie humaine comme les chênes de mon pays. Plus ils sont battus des vents, plus ils sont vigoureux. La mer, disait-il encore, est une école de toutes les vertus. On y vit dans des privations et dans des dangers de toute espèce. On est forcé d’y être courageux, sobre, chaste, prudent, patient, vigilant, religieux.

— Mais, lui répondis-je, pourquoi la plupart de nos compagnons de voyage n’ont-ils aucune de ces qualités-là ? Ils sont presque tous intempérants, violents, impies, louant ou blâmant sans discernement tout ce qu’ils voient faire.

— Ce n’est point la mer qui les a corrompus, reprit Céphas. Ils y ont apporté leurs passions de la terre. C’est l’amour des richesses, la paresse, le désir de se livrer à toutes sortes de désordres quand ils sont à terre, qui déterminent un grand nombre d’hommes à voyager sur la mer pour s’enrichir ; et comme ils ne trouvent qu’avec beaucoup de peines les moyens de se satisfaire sur cet élément, vous les voyez toujours inquiets, sombres et impatients, parce qu’il n’y a rien de si mauvaise humeur que le vice, quand il se trouve dans le chemin de la vertu. Un vaisseau est le creuset où s’éprouvent les qualités morales. Le méchant y empire et le bon y devient meilleur. Mais la vertu tire parti de tout. Profitez de leurs défauts. Vous apprendrez ici à mépriser également l’injure et les vains applaudissements, à mettre votre contentement en vous-même et à ne prendre que les dieux pour témoins de vos actions. Celui qui veut faire du bien aux hommes, doit s’exercer de bonne heure à en recevoir du mal. C’est par les travaux du corps, et par l’injustice des hommes, que vous fortifierez à la fois votre corps et votre âme. C’est ainsi qu’Hercule a acquis le courage et cette force prodigieuse qui ont porté sa gloire jusqu’aux astres. »

Je suivais donc, autant que je pouvais, les conseils de mon ami, malgré mon extrême jeunesse. Je travaillais à lever les lourdes antennes et à manœuvrer les voiles ; mais à la moindre raillerie de mes compagnons, qui se moquaient de mon inexpérience, j’étais tout déconcerté. Il m’était plus facile de m’exercer contre les tempêtes que contre les mépris des hommes ; tant mon éducation m’avait déjà rendu sensible à l’opinion d’autrui.

Nous passâmes le détroit qui sépare l’Afrique de l’Europe, et nous vîmes, à droite et à gauche, les deux montagnes Calpé et Abila, qui en fortifient l’entrée. Nos matelots phéniciens ne manquèrent pas de nous faire observer que leur nation était la première de toutes celles de la terre qui avait osé pénétrer dans le vaste Océan, et côtoyer ses rivages jusque sous l’Ourse glacée. Ils mirent sa gloire fort au-dessus de celle d’Hercule, qui avait planté, disaient-ils, deux colonnes avec cette inscription : ON NE VA POINT AU-DELA, comme si le terme de ses travaux devait être celui des courses du genre humain. Céphas, qui ne négligeait aucune occasion de rappeler les hommes à la justice, et de rendre hommage à la mémoire des héros, leur disait :

« J’ai toujours ouï dire qu’il fallait respecter les anciens. Les inventeurs en chaque science sont les plus dignes de louange, parce qu’ils en ouvrent la carrière aux autres hommes. Il est peu difficile ensuite à ceux qui viennent après eux d’aller plus avant. Un enfant, monté sur les épaules d’un grand homme, voit plus loin que celui qui le porte. »

Mais Céphas leur parlait en vain : ils ne daignèrent pas rendre le moindre honneur à la mémoire du fils d’Alcmène. Pour nous, nous vénérâmes les rivages de l’Espagne, où il avait tué Géryon à trois corps ; nous couronnâmes nos têtes de branches de peuplier, et nous versâmes, en son honneur, du vin de Thasos dans les flots.

Bientôt nous découvrîmes les profondes et verdoyantes forêts qui couvrent la Gaule Celtique. C’est un fils d’Hercule, appelé Galatès, qui donna à ses habitants le surnom de Galates, ou de Gaulois. Sa mère, fille d’un roi des Celtes, était d’une grandeur prodigieuse. Elle dédaignait de prendre un mari parmi les sujets de son père ; mais quand Hercule passa dans les Gaules, après la défaite de Géryon, elle ne put refuser son cœur et sa main au vainqueur d’un tyran. Nous entrâmes ensuite dans le canal qui sépare la Gaule des Iles Britanniques, et en peu de jours nous parvînmes à l’embouchure de la Seine, dont les eaux vertes se distinguent en tout temps des flots azurés de la mer.

J’étais au comble de la joie. Nous étions près d’arriver. Nos arbres étaient frais et couverts de feuilles. Plusieurs d’entre eux, entre autres les ceps de vigne, avaient des fruits mûrs. Je pensais au bon accueil qu’allaient nous faire des peuples dénués des principaux biens de la nature, lorsqu’ils nous verraient débarquer sur leurs rivages avec les plus douces productions de l’Égypte et de la Crète. Les seuls travaux de l’agriculture suffisent pour fixer les peuples errants et vagabonds, et leur ôter le désir de soutenir, par la violence, la vie humaine que la nature entretient par tant de bienfaits. Il ne faut qu’un grain de blé, me disais-je, pour policer tous les Gaulois par les arts que l’agriculture fait naître. Cette seule graine de lin suffit pour les vêtir un jour. Ce cep de vigne est suffisant pour répandre à perpétuité la gaieté et la joie dans leurs festins. Je sentais alors combien les ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux des hommes. Ceux-ci dépérissent dès qu’ils commencent à paraître ; les autres, au contraire, portent en eux l’esprit de vie qui les propage. Le temps, qui détruit les monuments des arts, ne fait que multiplier ceux de la nature. Je voyais dans une seule semence plus de vrais biens renfermés qu’il n’y en a en Égypte dans les trésors des rois.

Je me livrais à ces divines et humaines spéculations ; et, dans les transports de ma joie, j’embrassais Céphas, qui m’avait donné une si juste idée des biens des peuples et de la véritable gloire. Cependant, mon ami remarqua que le pilote se préparait à remonter la Seine, à l’embouchure de laquelle nous étions alors. La nuit s’approchait ; le vent soufflait de l’occident, et l’horizon était chargé. Céphas dit au pilote :

« Je vous conseille de ne point entrer dans le fleuve ; mais plutôt de jeter l’ancre dans ce port aimé d’Amphitrite que vous voyez sur la gauche. Voici ce que j’ai ouï raconter à ce sujet à nos anciens :

» La Seine, fille de Bacchus et nymphe de Cérès, avait suivi dans les Gaules la déesse des blés, lorsqu’elle cherchait sa fille Proserpine par toute la terre. Quand Cérès eut mis fin à ses courses, la Seine la pria de lui donner, en récompense de ses services, ces prairies que vous voyez là-bas. La déesse y consentit, et accorda de plus à la fille de Bacchus de faire croître des blés partout où elle porterait ses pas. Elle laissa donc la Seine sur ces rivages, et lui donna pour compagne et pour suivante la nymphe Héva, qui devait veiller près d’elle, de peur qu’elle ne fût enlevée par quelque dieu de la mer, comme sa fille Proserpine l’avait été par celui des enfers. Un jour que la Seine s’amusait à courir sur ces sables en cherchant des coquilles, et qu’elle fuyait, en jetant de grands cris, devant les flots de la mer qui quelquefois lui mouillaient la plante des pieds, et quelquefois l’atteignaient jusqu’aux genoux, Héva sa compagne aperçut sous les ondes les cheveux blancs, le visage empourpré et la robe bleue de Neptune. Ce dieu venait des Orcades après un grand tremblement de terre, et il parcourait les rivages de l’Océan, examinant, avec son trident, si leurs fondements n’avaient point été ébranlés. A sa vue, Héva jeta un grand cri, et avertit la Seine, qui s’enfuit aussitôt vers les prairies. Mais le dieu des mers avait aperçu la nymphe de Cérès, et, touché de sa bonne grâce et de sa légèreté, il poussa sur le rivage ses chevaux marins après elle. Déjà il était près de l’atteindre, lorsqu’elle invoqua Bacchus son père et Cérès sa maîtresse. L’un et l’autre l’exaucèrent : dans le temps que Neptune tendait les bras pour la saisir, tout le corps de la Seine se fondit en eau ; son voile et ses vêtements verts, que les vents poussaient devant elle, devinrent des flots couleur d’émeraude ; elle fut changée en un fleuve de cette couleur, qui se plaît encore à parcourir les lieux qu’elle a aimés étant nymphe. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que Neptune, malgré sa métamorphose, n’a cessé d’en être amoureux, comme on dit que le fleuve Alphée l’est encore en Sicile de la fontaine Aréthuse. Mais si le dieu des mers a conservé son amour pour la Seine, la Seine garde encore son aversion pour lui. Deux fois par jour, il la poursuit avec de grands mugissements, et chaque fois la Seine s’enfuit dans les prairies en remontant vers sa source, contre le cours naturel des fleuves. En tout temps, elle sépare ses eaux vertes des eaux azurées de Neptune.

» Héva mourut du regret de la perte de sa maîtresse. Mais les Néréides, pour la récompenser de sa fidélité, lui élevèrent sur le rivage un tombeau de pierres blanches et noires, qu’on aperçoit de fort loin. Par un art céleste, elles y enfermèrent même un écho, afin qu’Héva, après sa mort, prévînt par l’ouïe, et par la vue les marins des dangers de la terre, comme, pendant sa vie, elle avait averti la nymphe de Cérès des dangers de la mer. Vous voyez d’ici son tombeau. C’est cette montagne escarpée, formée de couches funèbres de pierres blanches et noires. Elle porte toujours le nom de Héva[5]. Vous voyez, à ces amas de cailloux dont sa base est couverte, les efforts de Neptune irrité pour en ronger les fondements ; et vous pouvez entendre d’ici les mugissements de la montagne qui avertit les gens de mer de prendre garde à eux. Pour Amphitrite, touchée du malheur de la Seine, elle pria les Néréides de creuser cette petite baie que vous voyez sur votre gauche, à l’embouchure du fleuve ; et elle voulut qu’elle fût en tout temps un havre assuré contre les fureurs de son époux. Entrez-y donc maintenant, si vous m’en croyez, pendant qu’il fait jour. Je puis vous certifier que j’ai vu souvent le dieu des mers poursuivre la Seine bien avant dans les campagnes, et renverser tout ce qui se rencontrait sur son passage. Gardez-vous donc de vous trouver sur le chemin de ce dieu.

[5] Il y a en effet, à l’embouchure de la Seine, sur la rive gauche, une montagne formée de couches de pierres noires et blanches, qui s’appelle la Hève.

(Note de l’auteur.)

— Il faut, répondit le pilote à Céphas, que vous me preniez pour un homme bien stupide, de me faire de pareils contes à mon âge. Il y a quarante ans que je navigue. J’ai mouillé de nuit et de jour dans la Tamise, pleine d’écueils, et dans le Tage, qui est si rapide ; j’ai vu les cataractes du Nil, qui font un bruit affreux ; et jamais je n’ai vu ni ouï rien de semblable à ce que vous venez de me raconter. Je ne serai pas assez fou de m’arrêter ici à l’ancre, tandis que le vent est favorable pour remonter le fleuve. Je passerai la nuit dans son canal, et j’y dormirai bien profondément. »

Il dit, et de concert avec les matelots, il fit une huée, comme les hommes présomptueux et ignorants ont coutume de faire, quand on leur donne des avis dont ils ne comprennent pas le sens.

Céphas alors s’approcha de moi, et me demanda si je savais nager. « Non, lui répondis-je. J’ai appris en Égypte tout ce qui pouvait me faire honneur parmi les hommes, et presque rien de ce qui pouvait m’être utile à moi-même. » Il me dit :

« Ne nous quittons pas : tenons-nous près de ce banc de rameurs, et mettons toute notre confiance dans les dieux. »

Cependant, le vaisseau poussé par le vent, et sans doute aussi par la vengeance d’Hercule, entra dans le fleuve à pleines voiles. Nous évitâmes d’abord trois bancs de sable, qui sont à son embouchure ; ensuite, nous étant engagés dans son canal, nous ne vîmes plus autour de nous qu’une vaste forêt, qui s’étendait jusque sur ses rivages. Nous n’apercevions dans ce pays d’autres marques d’habitation que quelques fumées qui s’élevaient çà et là au-dessus des arbres. Nous voguâmes ainsi jusqu’à ce que, la nuit nous empêchant de rien distinguer, le pilote laissa tomber l’ancre.

Le vaisseau, chassé d’un côté par un vent frais, et de l’autre par le cours du fleuve, vint en travers dans le canal. Mais, malgré cette position dangereuse, nos matelots se mirent à boire et à se réjouir, se croyant à l’abri de tout danger parce qu’ils se voyaient entourés de la terre de toutes parts. Ils furent ensuite se coucher, sans qu’il en restât un seul pour la manœuvre.

Nous étions restés sur le pont, Céphas et moi, assis sur un banc de rameurs. Nous bannissions le sommeil de nos yeux, en nous entretenant du spectacle majestueux des astres qui roulaient sur nos têtes. Déjà la constellation de l’Ourse était au milieu de son cours, lorsque nous entendîmes au loin un bruit sourd, mugissant, semblable à celui d’une cataracte. Je me levai imprudemment, pour voir ce que ce pouvait être. J’aperçus, à la blancheur de son écume, une montagne d’eau[6] qui venait à nous du côté de la mer, en se roulant sur elle-même. Elle occupait toute la largeur du fleuve, et surmontant ses rivages à droite et à gauche, elle se brisait avec un fracas horrible parmi les troncs des arbres de la forêt. Dans l’instant, elle fut sur notre vaisseau, et le rencontrant en travers, elle le coucha sur le côté : ce mouvement me fit tomber dans l’eau. Un moment après, une seconde vague, encore plus élevée que la première, fit tourner le vaisseau tout-à-fait. Je me souviens qu’alors j’entendis sortir une multitude de cris sourds et étouffés de cette carène renversée ; mais, voulant appeler moi-même mon ami à mon secours, ma bouche se remplit d’eau salée, mes oreilles bourdonnèrent, je me sentis emporté avec une extrême rapidité, et bientôt après je perdis toute connaissance.

[6] Cette montagne d’eau se produit par les marées qui entrent de la mer dans la Seine et la font refluer contre son cours. On l’entend venir de fort loin, surtout la nuit. On l’appelle la barre, parce qu’elle barre tout le cours de la Seine. Cette barre est ordinairement suivie d’une seconde barre encore plus élevée, qui la suit à cent toises de distance. Elles courent beaucoup plus vite qu’un cheval au galop.

(Note de l’auteur.)

Je ne sais combien de temps je restai dans l’eau ; mais, quand je revins à moi, j’aperçus, vers l’occident, l’arc d’Iris dans les cieux ; et du côté de l’orient, les premiers feux de l’aurore, qui coloraient les nuages d’argent et de vermillon. Une troupe de jeunes filles fort blanches, demi-vêtues de peaux, m’entouraient. Les unes me présentaient des liqueurs dans des coquilles, d’autres m’essuyaient avec des mousses, d’autres me soutenaient la tête avec leurs mains. Leurs cheveux blonds, leurs joues vermeilles, leurs yeux bleus, et je ne sais quoi de céleste que la piété met sur le visage des femmes, me firent croire que j’étais dans les cieux, et que j’étais servi par les Heures qui en ouvrent chaque jour les portes aux malheureux mortels. Le premier mouvement de mon cœur fut de vous chercher, et le second fut de vous demander, ô Céphas ! Je ne me serais pas cru heureux, même dans l’Olympe, si vous eussiez manqué à mon bonheur. Mais mon illusion se dissipa, quand j’entendis ces jeunes filles prononcer de leurs bouches de rose un langage inconnu et barbare. Je me rappelai alors peu à peu les circonstances de mon naufrage. Je me levai. Je voulus vous chercher ; mais je ne savais où vous retrouver. J’errais aux environs, au milieu des bois. J’ignorais si le fleuve où nous avions fait naufrage était près ou loin, à ma droite ou à ma gauche ; et pour surcroît d’embarras, je ne pouvais interroger personne sur sa position.

Après y avoir un peu réfléchi, je remarquai que les herbes étaient humides, et le feuillage des arbres d’un vert brillant, d’où je conclus qu’il avait plu abondamment la nuit précédente. Je me confirmai dans cette idée à la vue de l’eau qui coulait encore en torrents jaunes le long des chemins. Je pensai que ces eaux devaient se jeter dans quelque ruisseau, et le ruisseau dans le fleuve. J’allais suivre ces indications, lorsque des hommes sortis d’une cabane voisine me forcèrent d’y entrer d’un ton menaçant. Je m’aperçus alors que je n’étais plus libre, et que j’étais esclave chez des peuples où je m’étais flatté d’être honoré comme un dieu.

J’en atteste Jupiter, ô Céphas ! le déplaisir d’avoir fait naufrage au port, de me voir réduit en servitude par ceux que j’étais venu servir de si loin, d’être relégué dans une terre barbare où je ne pouvais me faire entendre de personne, loin du doux pays de l’Égypte et de mes parents, n’égala pas le chagrin de vous avoir perdu. Je me rappelais la sagesse de vos conseils ; votre confiance dans les dieux, dont vous me faisiez sentir la providence au milieu même des plus grands maux ; vos observations sur les ouvrages de la nature, qui la remplissaient pour moi de vie et de bienveillance ; le calme où vous saviez tenir toutes mes passions ; et je sentais, par les nuages qui s’élevaient dans mon cœur, que j’avais perdu en vous le premier des biens, et qu’un ami sage est le plus grand présent que la bonté des dieux puisse accorder à un homme.

Je ne pensais donc qu’au moyen de vous retrouver, et je me flattais d’y réussir en m’enfuyant au milieu de la nuit, si je pouvais seulement me rendre au bord de la mer. Je savais bien que je ne pouvais en être fort éloigné ; mais j’ignorais de quel côté elle était. Il n’y avait point aux environs de hauteur d’où je pusse la découvrir. Quelquefois, je montais au sommet des plus grands arbres ; mais je n’apercevais que la surface de la forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Souvent, j’étais attentif au vol des oiseaux, pour voir si je n’apercevrais pas quelque oiseau de marine venant à terre faire son nid dans la forêt, ou quelque pigeon sauvage allant picorer le sel sur le bord de la mer. J’aurais mieux aimé mille fois entendre les cris perçants des mauves, lorsqu’elles viennent dans les tempêtes se réfugier sur les rochers, que le doux chant des rouges-gorges qui annonçaient déjà, dans les feuilles jaunies des bois, la fin des beaux jours.

Une nuit que j’étais couché, je crus entendre au loin le bruit que font les flots de la mer lorsqu’ils se brisent sur ses rivages ; il me sembla même que je distinguais le tumulte des eaux de la Seine poursuivie par Neptune. Leurs mugissements, qui m’avaient transi d’horreur, me comblèrent alors de joie. Je me levai : je sortis de la cabane, et je prêtai une oreille attentive ; mais bientôt des rumeurs qui venaient de diverses parties de l’horizon confondirent tous mes jugements, et je reconnus que c’étaient les murmures des vents qui agitaient au loin les feuillages des chênes et des hêtres.

Quelquefois j’essayais de faire entendre aux sauvages de ma cabane que j’avais perdu un ami. Je mettais la main sur mes yeux, sur ma bouche et sur mon cœur ; je leur montrais l’horizon ; je levais au ciel mes mains jointes, et je versais des larmes. Ils comprenaient ce langage muet de ma douleur, car ils pleuraient avec moi ; mais, par une contradiction dont je ne pouvais me rendre raison, ils redoublaient de précaution pour m’empêcher de m’éloigner d’eux.

Je m’appliquai donc à apprendre leur langue, afin de les instruire de mon sort et de les y rendre sensibles. Ils s’empressaient eux-mêmes de m’enseigner les noms des objets que je leur montrais. L’esclavage est fort doux chez ces peuples. Ma vie, à la liberté près, ne différait en rien de celle de mes maîtres. Tout était commun entre nous, les vivres, le toit, et la terre sur laquelle nous couchions enveloppés de peaux. Ils avaient même des égards pour ma jeunesse, et ils ne me donnaient à supporter que la moindre partie de leurs travaux. En peu de temps, je parvins à converser avec eux. Voici ce que j’ai connu de leur gouvernement et de leur caractère.

Les Gaules sont peuplées d’un grand nombre de petites nations, dont les unes sont gouvernées par des rois, d’autres par des chefs appelés iarles, mais soumises toutes au pouvoir des druides, qui les réunissent sous une même religion, et les gouvernent avec d’autant plus de facilité que mille coutumes différentes les divisent. Les druides ont persuadé à ces nations qu’elles descendaient de Pluton, dieu des enfers, qu’ils appellent Hæder, ou l’aveugle. C’est pourquoi les Gaulois comptent par nuits, et non point par jours, et ils comptent les heures du jour du milieu de la nuit, contre la coutume de tous les peuples. Ils adorent plusieurs autres dieux aussi terribles que Hæder, tels que Niorder, le maître des vents, qui brise les vaisseaux sur leurs côtes, afin, disent-ils, de leur en procurer le pillage. Ainsi ils croient que tout vaisseau qui périt sur leurs rivages leur est envoyé par Niorder. Ils ont de plus Thor ou Theutatès, le dieu de la guerre, armé d’une massue qu’il lance du haut des airs : ils lui donnent des gants de fer, et un baudrier qui redouble sa fureur quand il en est ceint ; Tir, aussi cruel ; le taciturne Vidar, qui porte des souliers fort épais, avec lesquels il peut marcher dans l’air et sur l’eau sans faire de bruit ; Heimdall à la dent d’or, qui voit le jour et la nuit : il entend le bruit le plus léger, même celui que fait l’herbe ou la laine quand elle croît ; Uller, le dieu de la glace, chaussé de patins ; Loke, qui eut trois enfants de la géante Angherbode, la messagère de douleur, savoir : le loup Fenris, le serpent de Midgard, et l’impitoyable Héla. Héla est la mort. Ils disent que son palais est la misère, sa table la famine, sa porte le précipice, son vestibule la langueur, son lit la consomption. Ils ont encore plusieurs autres dieux, dont les exploits sont aussi féroces que les noms : Hérian, Riflindi Svidur, Svidrer, Salsk, qui veulent dire le guerrier, le bruyant, l’exterminateur, l’incendiaire, le père du carnage. Les druides honorent ces divinités avec des cérémonies lugubres, des chants lamentables, et des sacrifices humains. Ce culte affreux leur donne tant de pouvoir sur les esprits effrayés des Gaulois, qu’ils président à tous leurs conseils, et décident de toutes les affaires. Si quelqu’un s’oppose à leurs jugements, ils le privent de la communion de leurs mystères ; et dès ce moment, il est abandonné de tout le monde, même de sa femme et de ses enfants. Mais il est rare qu’on ose leur résister ; car ils se chargent seuls de l’éducation de la jeunesse, afin de lui imprimer de bonne heure, et d’une manière inaltérable, ces opinions horribles.

Quant aux iarles ou nobles, ils ont droit de vie et de mort sur leurs vassaux. Ceux qui vivent sous des rois leur payent la moitié du tribut qu’ils lèvent sur les peuples. D’autres les gouvernent entièrement à leur profit. Les plus riches donnent des festins aux plus pauvres de leur classe, qui les accompagnent à la guerre, et font vœu de mourir avec eux. Ils sont très braves. S’ils rencontrent à la chasse un ours, le principal d’entre eux met bas ses flèches, attaque seul l’animal, et le tue d’un coup de couteau. Si le feu prend à leur maison, ils ne la quittent point qu’ils ne voient tomber sur eux les solives enflammées. D’autres, sur le bord de la mer, s’opposent, la lance ou l’épée à la main, aux vagues qui se brisent sur le rivage. Ils mettent la valeur à résister, non-seulement aux ennemis et aux bêtes féroces, mais même aux éléments. La valeur leur tient lieu de justice. Ils ne décident leurs différends que par les armes, et regardent la raison comme la ressource de ceux qui n’ont point de courage. Ces deux classes de citoyens, dont l’une emploie la ruse et l’autre la force, pour se faire craindre, se balancent entre elles ; mais elles se réunissent pour tyranniser le peuple, qu’elles traitent avec un souverain mépris. Jamais un homme du peuple ne peut parvenir, chez les Gaulois, à remplir aucune charge publique. Il semble que cette nation n’est faite que pour les prêtres et pour les grands. Au lieu d’être consolée par les uns et protégée par les autres, comme la justice le requiert, les druides ne l’effrayent que pour que les iarles l’oppriment.

On ne trouverait cependant nulle part des hommes qui aient de meilleures qualités que les Gaulois. Ils sont fort ingénieux, et ils excellent dans plusieurs genres d’industrie qu’on ne trouve point ailleurs. Ils couvrent d’étain des plaques de fer, avec tant d’art, qu’on les prendrait pour des plaques d’argent. Ils assemblent des pièces de bois avec une si grande justesse, qu’ils en forment des vases capables de contenir toutes sortes de liqueurs. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ils savent y faire bouillir l’eau sans les brûler. Ils font rougir des cailloux au feu, et les jettent dans l’eau contenue dans le vase de bois, jusqu’à ce qu’elle prenne le degré de chaleur qu’ils veulent lui donner. Ils savent encore allumer du feu sans se servir d’acier ni de caillou, en frottant ensemble du bois de lierre et de laurier. Les qualités de leur cœur surpassent encore celles de leur esprit. Ils sont très hospitaliers. Celui qui a peu, le partage de bon cœur avec celui qui n’a rien. Ils aiment leurs enfants avec tant de passion, que jamais ils ne les maltraitent. Ils se contentent de les ramener à leur devoir par des remontrances. Il résulte de cette conduite qu’en tout temps la plus tendre affection unit tous les membres de leurs familles, et que les jeunes gens y écoutent, avec le plus grand respect, les conseils des vieillards.

Les femmes jouissent en général du plus grand pouvoir. Les chefs n’entreprennent rien sans les consulter. Elles décident de la paix et de la guerre. Elles voient plus sainement qu’eux dans les affaires publiques, et prévoient, avec beaucoup de justesse, les événements futurs. Le peuple, frappé de leur trouver souvent plus de discernement qu’à ses chefs, se plaît à leur attribuer quelque chose de divin.

Ils méprisent les laboureurs, et ils négligent par conséquent l’agriculture, qui est la base de la félicité publique. Quand nous arrivâmes dans leur pays, ils ne cultivaient que les grains qui peuvent croître dans le cours d’un été, comme les fèves, les lentilles, l’avoine, le petit mil, le seigle et l’orge. On n’y trouvait que bien peu de froment. Cependant la terre y est très féconde en productions naturelles. Il y a beaucoup de pâturages excellents le long des rivières. Les forêts y sont élevées, et remplies de toutes sortes d’arbres fruitiers sauvages. Comme ils manquent souvent de vivres, ils m’employaient à en chercher dans les champs et dans les bois. Je trouvais, dans les prairies, des gousses d’ail, des racines de daucus et de filipendule. Je revenais quelquefois tout chargé de baies de myrtilles, de faînes de hêtres, de prunes, de poires, de pommes, que j’avais cueillies dans la forêt. Ils faisaient cuire ces fruits, dont la plupart ne peuvent se manger crus, tant ils sont âpres. Mais il s’y trouve des arbres qui en produisent d’un goût excellent. J’y ai souvent admiré des pommiers chargés de fruits d’une couleur si éclatante, qu’on les eût pris pour les plus belles fleurs.

L’hiver vint, et je ne saurais vous exprimer quel fut mon étonnement, lorsque je vis, pour la première fois de ma vie, le ciel se dissoudre en plumes blanches, comme celles des oiseaux, l’eau des fontaines se changer en pierre, et les arbres se dépouiller entièrement de leurs feuillages. Je n’avais jamais rien vu de semblable en Égypte. Je crus que les Gaulois ne tarderaient pas à mourir, comme les plantes et les éléments de leur pays ; et, sans doute la rigueur de l’air n’aurait pas manqué de me faire mourir moi-même, s’ils n’avaient pris le plus grand soin de me vêtir de fourrures. Mais qu’il est aisé à un homme sans expérience de se tromper ! Je ne connaissais pas les ressources de la nature pour chaque saison, comme pour chaque climat. L’hiver est pour ces peuples septentrionaux le temps des festins et de l’abondance. Les oiseaux de rivière, les élans, les taureaux sauvages, les lièvres, les cerfs, les sangliers abondent alors dans leurs forêts, et s’approchent de leurs cabanes. On en tue des quantités prodigieuses. Je ne fus pas moins surpris quand je vis le printemps revenir, et étaler dans ces lieux désolés une magnificence que je ne lui avais jamais vue sur les bords mêmes du Nil. Les rubus, les framboisiers, les églantiers, les fraisiers, les primevères, les violettes, et beaucoup d’autres fleurs inconnues à l’Égypte, bordaient les lisières verdoyantes des forêts. Quelques-unes, comme les chèvre-feuilles, grimpaient sur les troncs des chênes, et suspendaient à leurs rameaux leurs guirlandes parfumées. Les rivages, les rochers, les montagnes, les bois, tout était revêtu d’une pompe à la fois magnifique et sauvage. Un si touchant spectacle redoubla ma mélancolie. Heureux, me disais-je, si parmi tant de plantes, j’en voyais s’élever une seule de celles que j’ai apportées de l’Égypte ! Ne fût-ce que l’humble plante du lin, elle me rappellerait ma patrie pendant ma vie ; en mourant, je choisirais près d’elle mon tombeau ; elle apprendrait un jour à Céphas où reposent les os de son ami, et aux Gaulois le nom et les voyages d’Amasis.

Un jour, pendant que je cherchais à dissiper ma mélancolie, en voyant danser de jeunes filles sur l’herbe nouvelle, une d’entre elles quitta la troupe des danseuses, et s’en vint pleurer sur moi : puis, tout-à-coup, elle se joignit à ses compagnes, et continua de danser en jouant et folâtrant avec elles. Je pris ce passage subit de la joie à la douleur, et de la douleur à la joie dans cette jeune fille, pour un effet de l’inconstance naturelle à ce peuple, et je ne m’en mettais pas beaucoup en peine, lorsque je vis sortir de la forêt un vieillard à barbe rousse, revêtu d’une robe de peaux de belette. Il portait à sa main une branche de gui, et à sa ceinture un couteau de caillou. Il était suivi d’une troupe de jeunes gens à la fleur de l’âge, vêtus de baudriers faits des mêmes peaux, et tenant dans leurs mains des courges vides, des chalumeaux de fer, des cornes de bœufs, et d’autres instruments de leur musique barbare.

Dès que ce vieillard parut, toutes les danses cessèrent, tous les visages s’attristèrent, et tout le monde s’éloigna de moi. Mon maître même et sa famille se retirèrent dans leur cabane. Ce méchant vieillard alors s’approcha de moi, me passa une corde de cuir autour du cou, et, ses satellites me forçant de le suivre, ils m’entraînèrent tout éperdu, comme des loups qui emportent un mouton. Ils me conduisirent à travers la forêt jusqu’aux bords de la Seine : là, leur chef m’arrosa de l’eau du fleuve ; ensuite, il me fit entrer dans un grand bateau d’écorce de bouleau, où il s’embarqua lui-même avec toute sa troupe.

Nous remontâmes la Seine pendant huit jours, en gardant un profond silence. Le neuvième, nous arrivâmes dans une petite ville bâtie au milieu d’une île. Ils me débarquèrent vis-à-vis, sur la rive droite du fleuve, et ils me conduisirent dans une grande cabane sans fenêtres, qui était éclairée par des torches de sapin. Ils m’attachèrent au milieu de la cabane à un poteau ; et ces jeunes gens, qui me gardaient jour et nuit, armés de haches de caillou, ne cessaient de sauter autour de moi, en soufflant de toutes leurs forces dans leurs cornes de bœufs et leurs fifres de fer.

Ils accompagnaient leur affreuse musique de ces horribles paroles, qu’ils chantaient en chœur :

« O Nioder ! ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô Héla ! dieux du carnage et des tempêtes, nous vous apportons de la chair. Recevez le sang de cette victime, de cet enfant de la mort. O Nioder ! ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô Héla ! »

En prononçant ces mots épouvantables, ils avaient les yeux tournés dans la tête, et la bouche écumante. Enfin, ces fanatiques, accablés de lassitude, s’endormirent, à l’exception de l’un d’entre eux, appelé Omfi. Ce nom, dans la langue celtique, veut dire bienfaisant. Omfi, touché de pitié, s’approcha de moi :

« Jeune infortuné, me dit-il, une guerre cruelle s’est élevée entre les peuples de la Grande-Bretagne et ceux des Gaules. Les Bretons prétendent être les maîtres de la mer qui nous sépare de leur île. Nous avons déjà perdu contre eux deux batailles navales. Le collége des druides de Chartres a décidé qu’il fallait des victimes humaines pour se rendre favorable Mars, dont le temple est près d’ici. Le chef des druides, qui a des espions par toutes les Gaules, a appris que la tempête t’avait jeté sur nos côtes : il a été te chercher lui-même. Il est vieux et sans pitié. Il porte les noms de deux de nos dieux les plus redoutables. Il s’appelle Tor-Tir. Mets donc ta confiance dans les dieux de ton pays, car ceux des Gaules demandent ton sang. »

Il me fut impossible de répondre à Omfi, tant j’étais saisi de frayeur ! je le remerciai seulement en inclinant la tête ; et aussitôt il s’éloigna de moi, de peur d’être aperçu de ses compagnons.

Je me rappelai dans ce moment la raison qui avait obligé les Gaulois qui m’avaient fait esclave de m’empêcher de m’écarter de leur demeure : ils craignaient que je ne tombasse entre les mains des druides ; mais je n’avais pu vaincre ma fatale destinée. Ma perte maintenant me paraissait si certaine que je ne croyais pas que Jupiter même pût me délivrer de la gueule de ces tigres affamés de mon sang. Je ne me rappelais plus, ô Céphas, ce que vous m’aviez dit tant de fois, que les dieux n’abandonnent jamais l’innocence. Je ne me ressouvenais plus même qu’ils m’avaient sauvé du naufrage. Le danger présent fait oublier les délivrances passées. Quelquefois, je pensais qu’ils ne m’avaient préservé des flots que pour me livrer à une mort mille fois plus cruelle.

Cependant, j’adressais mes prières à Jupiter, et je goûtais une sorte de repos à m’abandonner à cette Providence infinie qui gouverne l’univers, lorsque les portes de ma cabane s’ouvrirent tout-à-coup, et une troupe nombreuse de prêtres entra, ayant Tor-Tir à leur tête, tenant toujours à sa main une branche de gui de chêne. Aussitôt, la jeunesse barbare qui m’entourait se réveilla, et recommença ses chansons et ses danses funèbres. Tor-Tir vint à moi, il me posa sur la tête une couronne d’if, et une poignée de farine de fèves ; ensuite, il me mit un bâillon dans la bouche, et m’ayant délié de mon poteau, il m’attacha les mains derrière le dos. Alors, tout son cortége se mit en marche au bruit de ses lugubres instruments, et deux druides, me soutenant par les bras, me conduisirent au lieu du sacrifice.


Ici Tirtée, s’apercevant que le fuseau de Cyanée lui échappait des mains, et qu’elle pâlissait, lui dit :

« Ma fille, il est temps de vous aller reposer. Songez que vous devez vous lever demain avant l’aurore, pour aller à la fête du mont Lycée, où vous devez offrir, avec vos compagnes, les dons des bergers sur les autels de Jupiter. »

Cyanée toute tremblante lui répondit :

« Mon père, j’ai tout préparé pour la fête de demain. Les couronnes de fleurs, les gâteaux de froment, les vases de lait, tout est prêt. Mais il n’est pas tard : la lune n’éclaire pas le fond du vallon ; les coqs n’ont pas encore chanté ; il n’est pas minuit. Permettez-moi, je vous en supplie, de rester jusqu’à la fin de cette histoire. Mon père, je suis auprès de vous ; je n’aurai pas peur. »

Tirtée regarda sa fille en souriant ; et s’excusant à Amasis de l’avoir interrompu, il le pria de continuer.


Nous sortîmes de la cabane, reprit Amasis, au milieu d’une nuit obscure, à la lueur enfumée des torches de sapin. Nous traversâmes d’abord un vaste champ de pierres, où l’on voyait çà et là des squelettes de chevaux et de chiens fichés sur des pieux. De là nous arrivâmes à l’entrée d’une grande caverne, creusée dans le flanc d’un rocher tout blanc[7]. Des caillots d’un sang noir, répandu aux environs, exhalaient une odeur infecte, et annonçaient que c’était le temple de Mars. Dans l’intérieur de cet affreux repaire étaient rangés, le long des murs, des têtes et des ossements humains ; et au milieu, sur une pièce de roc, s’élevait jusqu’à la voûte une statue de fer représentant le dieu Mars. Elle était si difforme, qu’elle ressemblait plutôt à un bloc de fer rouillé qu’au dieu de la guerre. On y distinguait cependant sa massue hérissée de pointes, ses gants garnis de têtes de clou, et son horrible baudrier où était figurée la mort. A ses pieds était assis le roi du pays, ayant autour de lui les principaux de l’État. Une foule immense de peuple répandue au-dedans et au-dehors de la caverne gardait un morne silence saisi de respect, de religion et d’effroi.

[7] C’est Montmartre. (Note de l’auteur.)

Tor-Tir leur adressant la parole à tous, leur dit :

« O roi, et vous, iarles, rassemblés pour la défense des Gaules, ne croyez pas triompher de vos ennemis sans le secours du dieu des batailles. Vos pertes vous ont fait voir ce qu’il en coûte de négliger son culte redoutable. Le sang donné aux dieux épargne celui que versent les mortels. Les dieux ne font naître les hommes que pour les faire mourir. Oh ! que vous êtes heureux que le choix de la victime ne soit pas tombé sur l’un d’entre vous ! Lorsque je cherchais en moi-même quelle tête parmi nous leur serait agréable, prêt à leur offrir la mienne pour le bien de la patrie, Niorder, le dieu des mers, m’apparut dans les sombres forêts de Chartres ; il était tout dégouttant de l’onde marine. Il me dit d’une voix bruyante comme celle des tempêtes : J’envoie, pour le salut des Gaules, un étranger sans parents et sans amis. Je l’ai jeté moi-même sur les rivages de l’Occident. Son sang plaira aux dieux infernaux. Ainsi parla Niorder. Niorder vous aime, ô enfants de Pluton ! »

A peine Tor-Tir avait achevé ces mots effroyables, qu’un Gaulois assis auprès du roi s’élança jusqu’à moi ; c’était Céphas.

« O Amasis ! ô mon cher Amasis ! s’écria-t-il. O cruels compatriotes ! vous allez immoler un homme venu des bords du Nil pour vous apporter les biens les plus précieux de la Grèce et de l’Égypte ? Vous commencerez donc par moi, qui lui en donnai le premier désir, et qui le touchai de pitié pour vous, si cruels envers lui. »

En disant ces mots, il me serrait dans ses bras et me baignait de ses larmes. Pour moi, je pleurais et je sanglotais, sans pouvoir lui exprimer autrement les témoignages de ma joie. Aussitôt la caverne retentit de murmures et de gémissements. Les jeunes druides pleurèrent et laissèrent tomber de leurs mains les instruments de mon sacrifice. Cependant, personne de l’assemblée n’osait encore me délivrer des mains des sacrificateurs, lorsque les femmes se jetant au milieu d’eux, m’arrachèrent mes liens, mon bâillon et ma couronne funèbre. Ainsi ce fut pour la seconde fois que je dus la vie aux femmes dans les Gaules.

Le roi me prenant dans ses bras, me dit :

« Quoi ! c’est vous, malheureux étranger, que Céphas regrettait sans cesse ! O dieux ennemis de ma patrie, ne nous envoyez-vous des bienfaiteurs que pour les immoler ! »

Alors, il s’adressa aux chefs des nations, et leur parla avec tant de force des droits de l’humanité, que d’un commun accord ils jurèrent de ne plus réduire à l’esclavage ceux que les tempêtes jetteraient sur leurs côtes, de ne sacrifier à l’avenir aucun homme innocent, et de n’offrir à Mars que le sang des coupables. Tor-Tir irrité, voulut en vain s’opposer à cette loi : il se retira en menaçant le roi et tous les Gaulois de la vengeance prochaine des dieux.

Cependant le roi, accompagné de mon ami, me conduisit, au milieu des acclamations du peuple, dans sa ville, située dans l’île voisine. Jusqu’au moment de notre arrivée dans l’île, j’avais été si troublé, que je n’avais été capable d’aucune réflexion. Chaque espèce de circonstance nouvelle de mon malheur resserrait mon cœur et obscurcissait mon esprit. Mais dès que j’eus repris l’usage de mes sens, et que je vins à envisager le péril extrême auquel je venais d’échapper, je m’évanouis. Oh ! que l’homme est faible dans la joie ! il n’est fort qu’à la douleur. Céphas me fit revenir, à la manière des Gaulois, en m’agitant la tête et en soufflant sur mon visage.

Dès qu’il vit que j’avais recouvré l’usage de mes sens, il me prit les mains dans les siennes et me dit :

« O mon ami, que vous m’avez coûté de larmes ! Dès que les flots de l’Océan, qui renversèrent notre vaisseau, nous eurent séparés, je me trouvai jeté, je ne sais comment, sur la rive gauche de la Seine. Mon premier soin fut de vous chercher. J’allumai des feux sur le rivage ; je vous appelai ; j’engageai plusieurs de mes compatriotes, accourus à mes cris, de visiter dans leurs barques les bords du fleuve, pour voir s’ils ne vous trouveraient pas : tous nos soins furent inutiles. Le jour vint, et me montra notre vaisseau renversé, la carène en haut, tout près du rivage où j’étais. Jamais il ne me vint dans la pensée que vous eussiez pu aborder sur le rivage opposé, dans le Belgium ma patrie. Ce ne fut que le troisième jour, que vous croyant noyé, je me déterminai à y passer pour y voir mes parents. La plupart étaient morts depuis mon absence : ceux qui restaient me comblèrent d’amitiés ; mais un frère même ne me dédommage pas de la perte d’un ami. Je retournai presque aussitôt de l’autre côté du fleuve. On y déchargeait notre malheureux vaisseau, où rien n’avait péri que les hommes. Je cherchais votre corps sur le rivage de la mer, et je le redemandais le soir, le matin et au milieu de la nuit, aux nymphes de l’Océan, afin de vous élever un tombeau près de celui d’Héva. J’aurais passé, je crois, ma vie dans ces vaines recherches, si le roi qui règne sur les bords de ce fleuve, informé qu’un vaisseau phénicien avait péri dans ses domaines, n’en avait réclamé les effets, qui lui appartenaient suivant les lois des Gaules. Je fis donc rassembler tout ce que nous avions apporté de l’Égypte, jusqu’aux arbres mêmes, qui n’avaient pas été endommagés par l’eau, et je me rendis avec ces débris auprès de ce prince. Bénissons donc la providence des dieux, qui nous a réunis et qui a rendu vos maux encore plus utiles à ma patrie que vos présents. Si vous n’eussiez pas fait naufrage sur nos côtes, on n’y eût pas aboli la coutume barbare de condamner à l’esclavage ceux qui y périssent ; et si vous n’eussiez pas été condamné à être sacrifié, je ne vous aurais peut-être jamais revu, et le sang des innocents fumerait encore sur les autels du dieu Mars. »

Ainsi parla Céphas. Pour le roi, il n’oublia rien de ce qui pouvait me faire oublier le souvenir de mes malheurs. Il s’appelait Bardus. Il était déjà avancé en âge, et il portait, comme son peuple, la barbe et les cheveux longs. Son palais était bâti de troncs de sapins, couchés les uns sur les autres. Il n’y avait pour porte que de grands cuirs de bœufs qui en fermaient les ouvertures. Personne n’y faisait la garde, car il n’avait rien à craindre de ses sujets ; mais il avait employé toute son industrie pour fortifier sa ville contre les ennemis du dehors. Il l’avait entourée de murs faits de troncs d’arbres, entremêlés de mottes de gazon, avec des tours de pierre aux angles et aux portes. Il y avait au haut de ces tours des sentinelles qui veillaient jour et nuit. Le roi Bardus avait eu cette île de la nymphe Lutétia, sa mère, dont elle portait le nom. Elle n’était d’abord couverte que d’arbres, et Bardus n’avait pas un seul sujet. Il s’occupait à tordre, sur le bord de son île, des câbles d’écorce de tilleul, et à creuser des aulnes pour en faire des bateaux. Il vendait les ouvrages de ses mains aux mariniers qui descendaient ou remontaient la Seine. Pendant qu’il travaillait, il chantait les avantages de l’industrie et du commerce, qui lient tous les hommes. Les bateliers s’arrêtaient souvent pour écouter ses chansons. Ils les répétaient et les répandaient dans toutes les Gaules. Bientôt il vint des gens s’établir dans son île, pour l’entendre chanter, et pour y vivre avec plus de sûreté. Ses richesses s’accrurent avec ses sujets. L’île se couvrit de maisons, les forêts voisines se défrichèrent, et des troupeaux nombreux peuplèrent bientôt les deux rivages voisins. C’est ainsi que ce bon roi s’était formé un empire sans violence. Mais lorsque son île n’était pas encore entourée de murs, et qu’il songeait déjà à en faire le centre du commerce dans toutes les Gaules, la guerre pensa en exterminer les habitants.

Un jour, un grand nombre de guerriers qui remontaient la Seine en canots d’écorce d’orme, débarquèrent sur son rivage septentrional, tout vis-à-vis de Lutétia. Ils avaient à leur tête le iarle Carnut, troisième fils de Tendal, prince du Nord. Carnut venait de ravager toutes les côtes de la mer Hyperborée, où il avait jeté l’épouvante et la désolation. Il était favorisé en secret, dans les Gaules, par les druides, qui, comme tous les hommes faibles, inclinent toujours pour ceux qui se rendent redoutables. Dès que Carnut eut mis pied à terre, il vint trouver le roi Bardus et lui dit :

« Combattons, toi et moi, à la tête de nos guerriers : le plus faible obéira au plus fort ; car la première loi de la nature est que tout cède à la force. »

Le roi Bardus lui répondit :

« O Carnut ! s’il ne s’agissait que d’exposer ma vie pour défendre mon peuple, je le ferais très volontiers : mais je n’exposerais pas la vie de mon peuple, quand il s’agirait de sauver la mienne. C’est la bonté et non la force, qui doit choisir les rois. La bonté seule gouverne le monde, et elle emploie, pour le gouverner, l’intelligence et la force, qui lui sont subordonnées, comme toutes les puissances de l’univers. Vaillant fils de Tendal, puisque tu veux gouverner les hommes, voyons qui de toi ou de moi est le plus capable de leur faire du bien. Voilà de pauvres Gaulois tout nus. Sans reproche, je les ai plusieurs fois vêtus et nourris, en me refusant à moi-même des habits et des aliments. Voyons si tu sauras pourvoir à leurs besoins. »

Carnut accepta le défi. C’était en automne. Il fut à la chasse avec ses guerriers ; il tua beaucoup de chevreuils, de cerfs, de sangliers et d’élans. Il donna ensuite, avec la chair de ces animaux, un grand festin à tout le peuple de Lutétia, et vêtit de leurs peaux ceux des habitants qui étaient nus. Le roi Bardus lui dit :

« Fils de Tendal, tu es un grand chasseur : tu nourriras le peuple dans la saison de la chasse ; mais au printemps et en été, il mourra de faim. Pour moi, avec mes blés, la laine de mes brebis et le lait de mes troupeaux, je peux l’entretenir toute l’année. »

Carnut ne répondit rien ; mais il resta campé avec ses guerriers sur le bord du fleuve, sans vouloir se retirer.

Bardus voyant son obstination, fut le trouver à son tour et lui proposa un autre défi.

« La valeur, lui dit-il, convient à un chef de guerre ; mais la patience est encore plus nécessaire aux rois. Puisque tu veux régner, voyons qui de nous deux portera le plus longtemps cette longue solive. »

C’était le tronc d’un chêne de trente ans. Carnut le prit sur son dos ; mais impatient, il le jeta promptement par terre. Bardus le chargea sur ses épaules, et le porta, sans remuer, jusqu’après le coucher du soleil, et bien avant dans la nuit.

Cependant, Carnut et ses guerriers ne s’en allaient point. Ils passèrent ainsi tout l’hiver, occupés de la chasse. Le printemps venu, ils menaçaient de détruire une ville naissante qui refusait de leur obéir ; et ils étaient d’autant plus à craindre, qu’ils manquaient alors de nourriture. Bardus ne savait comment s’en défaire, car ils étaient les plus forts. En vain il consultait les plus anciens de son peuple ; personne ne pouvait lui donner de conseils. Enfin il exposa son embarras à sa mère Lutétia, qui était fort âgée, mais qui avait un grand sens.

Lutétia lui dit :

« Mon fils, vous avez quantité d’histoires anciennes et curieuses que je vous ai apprises dès votre enfance ; vous excellez à les chanter : défiez le fils de Tendal aux chansons. »

Bardus fut trouver Carnut et lui dit :

« Fils de Tendal, il ne suffit pas à un roi de nourrir ses sujets, et d’être ferme et constant dans les travaux ; il doit savoir bannir de leurs pensées les opinions qui les rendent malheureux : car ce sont les opinions qui font agir les hommes, et qui les rendent bons ou méchants. Voyons qui de toi ou de moi régnera sur leurs esprits. Ce ne fut point par des combats qu’Hercule se fit suivre dans les Gaules, mais par des chants divins qui sortaient de sa bouche comme des chaînes d’or, enchaînaient les oreilles de ceux qui l’écoutaient, et les forçaient à le suivre. »

Carnut accepta avec joie ce troisième défi. Il chanta les combats des dieux du Nord sur les glaces ; les tempêtes de Niorder sur les mers ; les ruses de Vidar dans les airs ; les ravages de Thor sur la terre, et l’empire de Hæder dans les enfers. Il y joignit le récit de ses propres victoires ; et ses chants firent passer une grande fureur dans le cœur de ses guerriers, qui paraissaient prêts à tout détruire.

Pour le roi Bardus, voici ce qu’il chanta :

« Je chante l’aube du matin ; les premiers rayons de l’aurore qui ont lui sur les Gaules, empire de Pluton ; les bienfaits de Cérès, et le malheur de l’enfant Loïs. Écoutez mes chants, esprits des fleuves, et répétez-les aux esprits des montagnes bleues.

» Cérès venait de chercher par toute la terre sa fille Proserpine. Elle retournait dans la Sicile, où elle était adorée. Elle traversait les Gaules sauvages, leurs montagnes sans chemins, leurs vallées désertes et leurs sombres forêts, lorsqu’elle se trouva arrêtée par les eaux de la Seine, sa nymphe, changée en fleuve.

» Sur la rive opposée de la Seine se baignait alors un bel enfant aux cheveux blonds, appelé Loïs. Il aimait à nager dans ses eaux transparentes, et à courir tout nu sur ses pelouses solitaires. Dès qu’il aperçut une femme, il fut se cacher sous une touffe de roseaux.

» Mon bel enfant, lui cria Cérès en soupirant, venez à moi, mon bel enfant ! A la voix d’une femme affligée, Loïs sort des roseaux. Il met en rougissant sa peau d’agneau, suspendue à un saule. Il traverse la Seine sur un banc de sable, et, présentant la main à Cérès, il lui montre un chemin au milieu des eaux.

» Cérès, ayant passé le fleuve, donne à l’enfant Loïs un gâteau, une gerbe d’épis et un baiser ; puis lui apprend comme le pain se fait avec le blé, et comment le blé vient dans les champs. Grand merci, belle étrangère, lui dit Loïs ; je vais porter à ma mère vos leçons et vos doux présents.

» La mère de Loïs partage avec son enfant et son époux le gâteau et le baiser. Le père, ravi, cultive un champ, sème le blé. Bientôt la terre se couvre d’une moisson dorée, et le bruit se répand dans les Gaules qu’une déesse a apporté une plante céleste aux Gaulois.

» Près de là, vivait un druide. Il avait l’inspection des forêts. Il distribuait aux Gaulois, pour leur nourriture, les faînes des hêtres et les glands des chênes. Quand il vit une terre labourée et une moisson : Que deviendra ma puissance, dit-il, si les hommes vivent de froment ?

» Il appelle Loïs. Mon bel ami, lui dit-il, où étiez-vous quand vous vîtes l’étrangère aux beaux épis ? Loïs, sans malice, le conduit sur les bords de la Seine. J’étais, dit-il, sous ce saule argenté ; je courais sur ces blanches marguerites ; je fus me cacher sous ces roseaux, car j’étais nu. Le traître druide sourit : il saisit Loïs, et le noie au fond des eaux.

» La mère de Loïs ne revoit plus son fils. Elle s’en va dans les bois et elle s’écrie : Où êtes-vous, Loïs, Loïs, mon cher enfant ? Les seuls échos répètent Loïs, Loïs, mon cher enfant ! Elle court tout éperdue le long de la Seine. Elle aperçoit sur son rivage une blancheur : Il n’est pas loin, dit-elle ; voilà ses fleurs chéries, voilà ses blanches marguerites. Hélas ! c’était Loïs, Loïs son cher enfant !

» Elle pleure, elle gémit, elle soupire ; elle prend dans ses bras tremblants le corps glacé de Loïs ; elle veut le ranimer contre son cœur : mais le cœur de la mère ne peut plus réchauffer le corps du fils, et le corps du fils glace déjà le cœur de la mère : elle est près de mourir. Le druide, monté sur un roc voisin, s’applaudit de sa vengeance.

» Les dieux ne viennent pas toujours à la voix des malheureux ; mais aux cris d’une mère affligée, Cérès apparut. Loïs, dit-elle, sois la plus belle fleur des Gaules. Aussitôt les joues pâles de Loïs se développent en calice plus blanc que la neige ; ses cheveux blonds se changent en filets d’or. Une odeur suave s’en exhale. Sa taille légère s’élève vers le ciel ; mais sa tête se penche encore sur les bords du fleuve qu’il a chéri. Loïs devient lis.

» Le prêtre de Pluton voit ce prodige, et n’en est point touché. Il lève vers les dieux supérieurs un visage et des yeux irrités. Il blasphème, il menace Cérès ; il allait porter sur elle une main impie, lorsqu’elle lui cria : « Tyran cruel et dur, demeure ! »

» A la voix de la déesse, il reste immobile. Mais le roc ému s’entr’ouvre ; les jambes du druide s’y enfoncent ; son visage barbu et enflammé de colère se dresse vers le ciel en pinceau de pourpre ; et les vêtements qui couvraient ses bras meurtriers se hérissent d’épines. Le druide devient chardon.

« Toi, dit la déesse des blés, qui voulais nourrir les hommes comme les bêtes, deviens toi-même la pâture des animaux. Sois l’ennemi des moissons après ta mort, comme tu le fus pendant ta vie. Pour toi, belle fleur de Loïs, sois l’ornement de la Seine ; et que dans la main de ses rois, ta fleur victorieuse l’emporte un jour sur le gui des druides. »

» Braves suivants de Carnut, venez habiter ma ville. La fleur de Loïs parfume mes jardins ; de jeunes filles chantent jour et nuit son aventure dans mes champs. Chacun s’y livre à un travail facile et gai ; et mes greniers, aimés de Cérès, rompent sous l’abondance des blés. »

A peine Bardus avait fini de chanter, que les guerriers du Nord, qui mouraient de faim, abandonnèrent le fils de Tendal, et se firent habitants de Lutétia.

« Oh ! me disait souvent ce bon roi, que n’ai-je ici quelque fameux chantre de la Grèce ou de l’Égypte, pour policer l’esprit de mes sujets ! Rien n’adoucit le cœur des hommes comme de beaux chants. Quand on sait faire des vers et de belles fictions, on n’a pas besoin de sceptre pour régner. »

Il me mena voir, avec Céphas, le lieu où il avait fait planter les arbres et les graines réchappés de notre naufrage. C’était sur les flancs d’une colline exposée au midi. Je fus pénétré de joie quand je vis les arbres que nous avions apportés, pleins de suc et de vigueur. Je reconnus d’abord l’arbre aux coins de Crète, à ses fruits cotonneux et odorants ; le noyer de Jupiter, d’un vert lustré ; l’avelinier, le figuier, le peuplier, le poirier du mont Ida avec ses fruits en pyramide : tous ces arbres venaient de l’île de Crète. Il y avait encore des vignes de Thasos, et de jeunes châtaigniers de l’île de Sardaigne. Je voyais un grand pays dans un petit jardin. Il y avait, parmi ces végétaux, quelques plantes qui étaient mes compatriotes, entre autres le chanvre et le lin. C’étaient celles qui plaisaient le plus au roi, à cause de leur utilité. Il avait admiré les toiles qu’on en faisait en Égypte, plus durables et plus souples que les peaux dont s’habillaient la plupart des Gaulois. Le roi prenait plaisir à arroser lui-même ces plantes, et à en ôter les mauvaises herbes. Déjà le chanvre, d’un beau vert, portait toutes ses têtes égales à la hauteur d’un homme ; et le lin en fleurs couvrait la terre d’un nuage d’azur.

Pendant que nous nous livrions, Céphas et moi, au plaisir d’avoir fait du bien, nous apprîmes que les Bretons, fiers de leurs derniers succès, non contents de disputer aux Gaulois l’empire de la mer qui les sépare, se préparaient à les attaquer par terre, et à remonter la Seine, afin de porter le fer et le feu jusqu’au milieu de leur pays. Ils étaient partis, dans un nombre prodigieux de barques, d’un promontoire de leur île, qui n’est séparé du continent que par un petit détroit. Ils côtoyaient le rivage des Gaules, et ils étaient près d’entrer dans la Seine, dont ils savent franchir les dangers en se mettant dans des anses à l’abri des fureurs de Neptune. L’invasion des Bretons fut sue dans toutes les Gaules, au moment où ils commencèrent à l’exécuter ; car les Gaulois allument des feux sur les montagnes, et, par le nombre de ces feux et l’épaisseur de leur fumée, ils donnent des avis qui volent plus promptement que les oiseaux.

A la nouvelle du départ des Bretons, les troupes confédérées des Gaules se mirent en route, pour défendre l’embouchure de la Seine. Elles marchaient sous les enseignes de leurs chefs : c’étaient des peaux de loup, d’ours, de vautour, d’aigle, ou de quelque autre animal malfaisant, suspendues au bout d’une gaule. Celle du roi Bardus et de son île était la figure d’un vaisseau, symbole du commerce. Céphas et moi, nous accompagnâmes le roi dans cette expédition. En peu de jours, toutes les troupes gauloises se rassemblèrent sur le bord de la mer.

Trois avis furent ouverts pour la défense de son rivage. Le premier fut d’y enfoncer des pieux pour empêcher les Bretons de débarquer : ce qui était d’une facile exécution, attendu que nous étions en grand nombre, et que la forêt était voisine. Le deuxième, fut de les combattre au moment où ils débarqueraient. Le troisième, de ne pas exposer les troupes à découvert à la descente des ennemis, mais de les attaquer lorsqu’ayant mis pied à terre, ils s’engageraient dans les bois et les vallées. Aucun de ces avis ne fut suivi, car la discorde était parmi les chefs des Gaulois. Tous voulaient commander, et aucun d’eux n’était disposé à obéir. Pendant qu’ils délibéraient, l’ennemi parut, et il débarqua au moment où ils se mettaient en ordre.

Nous étions perdus sans Céphas. Avant l’arrivée des Bretons, il avait conseillé au roi Bardus de diviser en deux sa troupe, composée des habitants de Lutétia, et de se mettre en embuscade avec la meilleure partie dans les bois qui couvraient le revers de la montagne d’Héva ; tandis que lui, Céphas, combattrait les ennemis avec l’autre partie jointe au reste des Gaulois. Je priai Céphas de détacher de sa division les jeunes gens qui brûlaient, comme moi, d’en venir aux mains, et de m’en donner le commandement.

« Je ne crains point les dangers, lui disais-je. J’ai passé par toutes les épreuves que les prêtres de Thèbes font subir aux initiés, et je n’ai point eu peur. »

Céphas balança quelques moments. Enfin, il me confia les jeunes gens de sa troupe, en leur recommandant, ainsi qu’à moi, de ne pas s’écarter de sa division.

L’ennemi cependant mit pied à terre. A sa vue, beaucoup de Gaulois s’avancèrent vers lui, en jetant de grands cris ; mais, comme ils l’attaquaient par petites troupes, ils en furent aisément repoussés ; et il aurait été impossible d’en rallier un seul, s’ils n’étaient venus se remettre en ordre derrière nous. Nous aperçûmes bientôt les Bretons qui marchaient pour nous attaquer. Les jeunes gens que je commandais s’ébranlèrent alors, et nous marchâmes aux Bretons sans nous embarrasser si le reste des Gaulois nous suivait. Quand nous fûmes à la portée du trait, nous vîmes que les ennemis ne formaient qu’une seule colonne, longue, grosse et épaisse, qui s’avançait vers nous à petits pas, tandis que leurs barques se hâtaient d’entrer dans le fleuve, pour nous prendre à revers. Je l’avoue, je fus ébranlé à la vue de cette multitude de barbares demi-nus, peints de rouge et de bleu, qui marchaient en silence dans le plus grand ordre. Mais lorsqu’il sortit tout-à-coup de cette colonne silencieuse des nuées de dards, de flèches, de cailloux et de balles de plomb, qui renversèrent plusieurs d’entre nous en les perçant de part en part, alors mes compagnons prirent la fuite. J’allais oublier moi-même que j’avais l’exemple à leur donner, lorsque je vis Céphas à mes côtés ; il était suivi de toute l’armée.

« Invoquons Hercule, me dit-il, et chargeons. »

La présence de mon ami me rendit tout mon courage. Je restai à mon poste, et nous chargeâmes, les piques baissées. Le premier ennemi que je rencontrai, fut un habitant des îles Hébrides. Il était d’une taille gigantesque. L’aspect de ses armes inspirait l’horreur ; ses épaules et sa tête étaient couvertes d’une peau de raie épineuse ; il portait au cou un collier de mâchoires d’hommes, et il avait pour lance le tronc d’un jeune sapin, armé d’une dent de baleine.

« Que demandes-tu à Hercule ? me dit-il. Le voici qui vient à toi. »

En même temps, il me porta un coup de son énorme lance avec tant de furie, que, si elle m’eût atteint, elle m’eût cloué à terre, où elle entra bien avant. Pendant qu’il s’efforçait de la ramener à lui, je lui perçai la gorge de l’épieu dont j’étais armé : il en sortit aussitôt un jet de sang noir et épais ; et ce Breton tomba en mordant la terre, et en blasphémant les dieux.

Cependant, nos troupes réunies en un seul corps étaient aux prises avec la colonne des ennemis. Les massues frappaient les massues, les boucliers poussaient les boucliers, les lances se croisaient avec les lances. Ainsi deux fiers taureaux se disputent l’empire des prairies : leurs cornes sont entrelacées ; leurs fronts se heurtent ; ils se repoussent en mugissant ; et soit qu’ils reculent ou qu’ils avancent, ces deux rivaux ne se séparent point. Ainsi nous combattions corps à corps. Cependant, cette colonne, qui nous surpassait en nombre, nous accablait de son poids, lorsque le roi Bardus vint la charger en queue, à la tête de ses soldats qui jetaient de grands cris. Aussitôt une terreur panique saisit ces barbares, qui avaient cru nous envelopper et qui l’étaient eux-mêmes. Ils abandonnèrent leurs rangs, et s’enfuirent vers les bords de la mer, pour regagner leurs barques qui étaient loin de là. On en fit alors un grand massacre, et l’on en prit beaucoup de prisonniers.

Après la bataille, je dis à Céphas :

« Les Gaulois doivent la victoire au conseil que vous avez donné au roi ; pour moi, je vous dois l’honneur. J’avais demandé un poste que je ne connaissais pas. Il fallait y donner l’exemple, et j’en étais incapable, lorsque votre présence m’a rassuré. Je croyais que les initiations de l’Égypte m’avaient fortifié contre tous les dangers ; mais il est aisé d’être brave dans un péril dont on est sûr de sortir. »

Céphas me répondit :

« O Amasis ! il y a plus de force à avouer ses fautes, qu’il n’y a de faiblesse à les commettre. C’est Hercule qui nous a donné la victoire ; mais après lui, c’est la surprise qui a ôté le courage à nos ennemis, et qui avait ébranlé le vôtre. La valeur militaire s’apprend par l’exercice, comme toutes les autres vertus. Nous devons en tout temps nous méfier de nous-mêmes. En vain nous nous appuyons sur notre expérience ; nous ne devons compter que sur le secours des dieux. Pendant que nous nous cuirassons d’un côté, la fortune nous frappe de l’autre. La seule confiance dans les dieux couvre un homme tout entier. »

On consacra à Hercule une partie des dépouilles des Bretons. Les druides voulaient qu’on brûlât les ennemis prisonniers, parce que ceux-ci en usent de même à l’égard des Gaulois qu’ils ont pris dans les batailles. Mais je me présentai dans l’assemblée des Gaulois, et je leur dis :

« O peuples ! vous voyez par mon exemple si les dieux approuvent les sacrifices humains. Ils ont remis la victoire dans vos mains généreuses : les souillerez-vous dans le sang des malheureux ? N’y a-t-il pas eu assez de sang de versé dans la fureur du combat ? En répandrez-vous maintenant sans colère et dans la joie du triomphe ? Vos ennemis immolent leurs prisonniers : surpassez-les en générosité, comme vous les surpassez en courage. »

Les iarles et tous les guerriers applaudirent à mes paroles. Ils décidèrent que les prisonniers de guerre seraient désormais réduits à l’esclavage.

Je fus donc cause qu’on abolit la loi qui les condamnait au feu. C’était aussi à mon occasion qu’on avait abrogé la coutume de sacrifier des innocents à Mars, et de réduire les naufragés en servitude. Ainsi, je fus trois fois utile aux hommes dans les Gaules ; une fois par mes succès, et deux fois par mes malheurs : tant il est vrai que les dieux tirent le bien du mal quand il leur plaît !

Nous revînmes à Lutétia, comblés par les peuples d’honneurs et d’applaudissements. Le premier soin du roi, à son arrivée, fut de nous mener voir son jardin. La plupart de nos arbres étaient en rapport. Il admira d’abord comment la nature avait préservé leurs fruits de l’attaque des oiseaux. La châtaigne, encore en lait, était couverte de cuir, et d’une coque épineuse. La noix tendre était protégée par une dure coquille et par un brou amer. Les fruits nous étaient défendus avant leur maturité, par leur âpreté, leur acidité ou leur verdeur. Ceux qui étaient mûrs invitaient à les cueillir. Les abricots dorés, les pêches veloutées et les coins cotonneux, exhalaient les plus doux parfums. Les rameaux du prunier étaient couverts de fruits violets, saupoudrés de poudre blanche. Les grappes, déjà vermeilles, pendaient à la vigne ; et sur les larges feuilles du figuier, la figue entr’ouverte laissait couler son suc en gouttes de miel et de cristal.

« On voit bien, dit le roi, que ces fruits sont des présents des dieux. Ils ne sont pas, comme les semences des arbres de nos forêts, à une hauteur où l’on ne puisse atteindre. Ils sont à la portée de la main. Leurs riantes couleurs appellent les yeux, leurs doux parfums l’odorat, et ils semblent formés pour la bouche par leur forme et leur rondeur. »

Mais quand ce bon roi en eut savouré le goût :

« O vrai présent de Jupiter ! dit-il ; aucun mets préparé par la main de l’homme ne leur est comparable : ils surpassent en douceur le miel et la crême. O mes chers amis, mes respectables hôtes ! vous m’avez donné plus que mon royaume : vous avez apporté dans les Gaules sauvages une portion de la délicieuse Égypte. Je préfère un seul de ces arbres à toutes les mines d’étain qui rendent les Bretons si riches et si fiers. »

Il fit appeler les principaux habitants de la cité, et il voulut que chacun d’eux goûtât de ces fruits merveilleux. Il leur recommanda d’en conserver précieusement les semences, et de les mettre en terre dans leur saison. A la joie de ce bon roi et de son peuple, je sentis que le plus grand plaisir de l’homme était de faire du bien à ses semblables.

Céphas me dit :

« Il est temps de montrer à mes compatriotes l’usage des arts de l’Égypte. J’ai sauvé du vaisseau naufragé la plupart de nos machines ; mais jusqu’ici elles sont restées inutiles, sans que j’osasse même les regarder, car elles me rappelaient trop vivement le souvenir de notre perte. Voici le moment de nous en servir. Ces froments sont mûrs ; cette chenevière et ces lins ne tarderont pas à l’être. »

Quand on eut recueilli ces plantes, nous apprîmes au roi et à son peuple l’usage des moulins pour réduire le blé en farine, et les divers apprêts qu’on donne à la pâte pour en faire du pain. Avant notre arrivée, les Gaulois mondaient le blé, l’avoine et l’orge, de leurs écorces, en les battant avec des pilons de bois dans des troncs d’arbres creusés, et ils se contentaient de faire bouillir ces grains pour leur nourriture. Nous leur montrâmes ensuite à faire rouir le chanvre dans l’eau, pour le séparer de son chaume, à le sécher, à le briser, à le teiller, à le peigner, à le filer, et à tordre ensemble plusieurs de ces fils pour en faire des cordes. Nous leur fîmes voir comme ces cordes, par leur force et leur souplesse, deviennent propres à être les nerfs de toutes les machines. Nous leur enseignâmes à tendre les fils du lin sur des métiers, pour en faire de la toile au moyen de la navette ; et comment ces doux travaux font passer aux jeunes filles les longues nuits de l’hiver dans l’innocence et dans la joie.

Nous leur apprîmes l’usage de la tarière, de l’herminette, du rabot et de la scie, inventée par l’ingénieux Dédale ; comment ces outils donnent à l’homme de nouvelles mains, et façonnent à son usage une multitude d’arbres dont les bois se perdent dans les forêts. Nous leur enseignâmes à tirer de leurs troncs noueux de grosses vis et de lourds pressoirs, propres à exprimer le jus d’une infinité de fruits, et à extraire des huiles des plus durs noyaux. Ils ne recueillirent pas beaucoup de raisin de nos vignes ; mais nous leur donnâmes un grand désir d’en multiplier les ceps, non-seulement par l’excellence de leurs fruits, mais en leur faisant goûter des vins de Crète et de l’île de Thasos, que nous avions sauvés dans des urnes.

Après leur avoir montré l’usage d’une infinité de biens que la nature a placés sur la terre à la vue de l’homme, nous leur apprîmes à découvrir ceux qu’elle a mis sous ses pieds : comment on peut trouver de l’eau dans les lieux les plus éloignés des fleuves, au moyen des puits inventés par Danaüs ; de quelle manière on découvre les métaux ensevelis dans le sein de la terre ; comment, après les avoir fait fondre en lingots, on les forge sur l’enclume, pour les diviser en tables et en lames ; comment, par des travaux plus faciles, l’argile se façonne, sur la roue du potier, en figures et en vases de toutes les formes. Nous les surprîmes bien davantage en leur montrant des bouteilles de verre, faites avec du sable et des cailloux. Ils étaient ravis d’étonnement de voir la liqueur qu’elles renfermaient se manifester à la vue, et échapper à la main.

Mais quand nous leur lûmes les livres de Mercure Trismégiste, qui traitent des arts libéraux et des sciences naturelles, ce fut alors que leur admiration n’eut plus de bornes. D’abord, ils ne pouvaient comprendre que la parole pût sortir d’un livre muet, et que les pensées des premiers Égyptiens eussent pu se transmettre jusqu’à eux sur des feuilles fragiles de papyrus. Quand ils entendirent ensuite le récit de nos découvertes, qu’ils virent les prodiges de la mécanique, qui remue avec de petits leviers les plus lourds fardeaux, et ceux de la géométrie, qui mesure des distances inaccessibles, ils étaient hors d’eux-mêmes. Les merveilles de la chimie et de la magie, les divers phénomènes de la physique, les faisaient passer de ravissement en ravissement. Mais lorsque nous leur eûmes prédit une éclipse de lune, qu’ils regardaient avant notre arrivée comme une défaillance accidentelle de cette planète, et qu’ils virent, au moment que nous leur indiquâmes, l’astre de la nuit s’obscurcir dans un ciel serein, ils tombèrent à nos pieds en disant :

« Certainement, vous êtes dieux ! »

Omfi, ce jeune druide qui avait paru si sensible à mes malheurs, assistait à toutes nos instructions.

Il nous dit :

« A vos lumières et à vos bienfaits, je suis tenté de vous prendre pour quelques-uns des dieux supérieurs ; mais aux maux que vous avez soufferts, je vois que vous n’êtes que des hommes comme nous. Sans doute vous avez trouvé quelque moyen de monter dans le ciel, ou les habitants du ciel sont descendus dans l’heureuse Égypte, pour vous communiquer tant de biens et tant de lumières. Vos sciences et vos arts surpassent notre intelligence, et ne peuvent être que les effets d’un pouvoir divin. Vous êtes les enfants chéris des dieux supérieurs ; pour nous, Jupiter nous a abandonnés aux dieux infernaux. Notre pays est couvert de stériles forêts habitées par des génies malfaisants, qui sèment notre vie de discordes, de guerres civiles, de terreurs, d’ignorances et d’opinions malheureuses.

— Les dieux, lui répondit Céphas, n’ont été injustes envers aucun pays, ni à l’égard d’aucun homme. Chaque pays a des biens qui lui sont particuliers, et qui servent à entretenir la communication entre tous les peuples, par des échanges réciproques. La Gaule a des métaux que l’Égypte n’a pas ; ses forêts sont plus belles ; ses troupeaux ont plus de lait, et ses brebis plus de toison. Mais, dans quelque lieu que l’homme habite, son partage est toujours fort supérieur à celui des bêtes, parce qu’il a une raison qui se développe à proportion des obstacles qu’elle surmonte ; qu’il peut, seul des animaux, appliquer à son usage des moyens auxquels rien ne peut résister, tels que le feu. Ainsi Jupiter lui a donné l’empire sur la terre en éclairant sa raison de l’intelligence même de la nature, et en ne confiant qu’à lui l’élément qui en est le premier moteur.

Céphas parla ensuite à Omfi et aux Gaulois des récompenses réservées dans un autre monde à la vertu et à la bienfaisance, et des punitions destinées au vice et à la tyrannie ; de la métempsycose et des autres mystères de la religion de l’Égypte, autant qu’il est permis à un étranger de les connaître. Les Gaulois, consolés par ses discours et par nos présents, nous appelaient leurs bienfaiteurs, leurs pères, les vrais interprètes des dieux. Le roi Bardus nous dit :

« Je ne veux adorer que Jupiter. Puisque Jupiter aime les hommes, il doit protéger particulièrement les rois, qui sont chargés du bonheur des nations. Je veux aussi honorer Isis, qui a apporté ses bienfaits sur la terre, afin qu’elle présente au roi des dieux les vœux de mon peuple. »

En même temps, il ordonna qu’on élevât un temple à Isis, à quelque distance de la ville, au milieu de la forêt ; qu’on y plaçât sa statue, avec l’enfant Orus dans ses bras, telle que nous l’avions apportée dans le vaisseau ; qu’elle fût servie avec toutes les cérémonies de l’Égypte ; que ses prêtresses, vêtues de lin, l’honorassent nuit et jour par des chants, et par une vie pure qui approche l’homme des dieux.

Ensuite il voulut apprendre à connaître et à tracer les caractères ioniques. Il fut si frappé de l’utilité de l’écriture, que dans un transport de sa joie, il chanta ces vers :

« Voici des caractères magiques, qui peuvent évoquer les morts du sein des tombeaux. Ils nous apprendront ce que nos pères ont pensé il y a mille ans ; et dans mille ans, ils instruiront nos enfants de ce que nous pensons aujourd’hui. Il n’y a point de flèche qui aille aussi loin, ni de lance aussi forte. Ils atteindraient un homme retranché au haut d’une montagne ; ils pénètrent dans la tête malgré le casque, et traversent le cœur malgré la cuirasse. Ils calment les séditions ; ils donnent de sages conseils, ils font aimer, ils consolent, ils fortifient ; mais, si quelque homme méchant en fait usage, ils produisent un effet contraire. »

« Mon fils, me dit un jour ce bon roi, les lunes de ton pays sont-elles plus belles que les nôtres ? Te reste-t-il quelque chose à regretter en Égypte ? Tu nous as apporté ce qu’il y a de meilleur : les plantes, les arts et les sciences. L’Égypte tout entière doit être ici pour toi. Reste avec nous, tu régneras après moi sur les Gaulois. Je n’ai d’autre enfant qu’une fille unique, qui s’appelle Gotha : je te la donnerai au mariage. Crois-moi, un peuple vaut mieux qu’une famille ; et une bonne femme, qu’une patrie. Gotha demeure dans cette île là-bas, dont on aperçoit d’ici les arbres : car il convient qu’une jeune fille soit élevée loin des hommes, et surtout loin de la cour des rois. »

Le désir de faire le bonheur d’un peuple suspendit en moi l’amour de la patrie. Je consultai Céphas, qui approuva les vues du roi. Je priai donc ce prince de me faire conduire au lieu qu’habitait sa fille, afin que, suivant la coutume des Égyptiens, je pusse me rendre agréable à celle qui devait être un jour la compagne de mes peines et de mes plaisirs. Le roi chargea une vieille femme, qui venait chaque jour au palais chercher des vivres pour Gotha, de me conduire chez elle. Cette vieille me fit embarquer avec elle, dans un bateau chargé de provisions, et, nous laissant aller au cours du fleuve, nous abordâmes en peu de temps dans l’île où demeurait la fille du roi Bardus. On appelait cette île l’Ile-aux-Cygnes, parce que ces oiseaux venaient au printemps faire leurs nids dans les roseaux qui bordaient ces rivages, et qu’en tout temps ils paissaient l’anserina potentilla, qui y croît abondamment. Nous mîmes pied à terre, et nous aperçûmes la princesse assise sous des aulnes, au milieu d’une pelouse toute jaune des fleurs de l’anserina. Elle était entourée de cygnes, qu’elle appelait à elle en leur jetant des grains d’avoine. Quoiqu’elle fût à l’ombre des arbres, elle surpassait ces oiseaux en blancheur, par l’éclat de son teint, et de sa robe qui était d’hermine. Ses cheveux étaient du plus beau noir ; ils étaient ceints, ainsi que sa robe, d’un ruban rouge. Deux femmes, qui l’accompagnaient à quelque distance, vinrent au-devant de nous. L’une attacha notre bateau aux branches d’un saule ; et l’autre, me prenant par la main, me conduisit vers sa maîtresse. La jeune princesse me fit asseoir sur l’herbe, auprès d’elle ; après quoi, elle me présenta de la farine de millet bouillie, un canard rôti sur des écorces de bouleau, avec du lait de chèvre dans une corne d’élan. Elle attendit ensuite, sans me rien dire, que je m’expliquasse sur le sujet de ma visite.

Quand j’eus goûté, suivant l’usage, aux mets qu’elle m’avait offerts, je lui dis :

« O Gotha ! je désire devenir le gendre du roi votre père ; et je viens, de son consentement, savoir si ma recherche vous sera agréable. »

La fille du roi Bardus baissa les yeux et me répondit :

« O étranger ! je suis demandée en mariage par plusieurs iarles, qui font tous les jours à mon père de grands présents pour m’obtenir ; mais ils ne savent que se battre. Pour toi, je crois, si tu deviens mon époux, que tu feras mon bonheur, puisque tu fais déjà celui de mon peuple. Tu m’apprendras les arts de l’Égypte, et je deviendrai semblable à la bonne Isis de ton pays, dont on dit tant de bien dans les Gaules. »

Après avoir ainsi parlé, elle regarda mes habits, admira la finesse de leur tissu, et les fit examiner à ses femmes, qui levaient les mains au ciel de surprise. Elle ajouta ensuite :

« Quoique tu viennes d’un pays rempli de toute sorte de richesse et d’industrie, il ne faut pas croire que je manque de rien, et que je sois moi-même dépourvue d’intelligence. Mon père m’a élevée dans l’amour du travail, et il me fait vivre dans l’abondance de toutes choses. »

En même temps, elle me fit entrer dans son palais, où vingt de ses femmes étaient occupées à lui plumer des oiseaux de rivière, et à lui faire des parures et des robes de leur plumage. Elle me montra des corbeilles et des nattes de jonc très fin, qu’elle avait elle-même tissues ; des vases d’étain en quantité ; cent peaux de loup, de marte et de renard, avec vingt peaux d’ours.

« Tous ces biens, me dit-elle, t’appartiendront, si tu m’épouses, mais ce sera à condition que tu ne m’obligeras point de travailler à la terre, ni d’aller chercher les peaux des cerfs et des bœufs sauvages que tu auras tués dans les forêts ; car ce sont des usages auxquels les maris assujétissent leurs femmes dans ce pays, et qui ne me plaisent point du tout : que si tu t’ennuies un jour de vivre avec moi, tu me remettras dans cette île où tu es venu me chercher, et où mon plaisir est de nourrir des cygnes, et de chanter les louanges de la Seine, nymphe de Cérès. »

Je souris en moi-même de la naïveté de la fille du roi Bardus, et à la vue de tout ce qu’elle appelait des biens ; mais, comme la véritable richesse d’une femme est l’amour du travail, la simplicité, la franchise, la douceur, et qu’il n’y a aucune dot qui soit comparable à ces vertus, je lui répondis :

« O Gotha ! le mariage chez les Égyptiens est une union égale, un partage commun de biens et de maux. Vous me serez chère comme la moitié de moi-même. »

Je lui fis présent alors d’un écheveau de lin, crû et préparé dans les jardins du roi son père. Elle le prit avec joie, et me dit :

« Mon ami, je filerai ce lin, et j’en ferai une robe pour le jour de mes noces. »

Elle me présenta à son tour ce chien que vous voyez, si couvert de poils qu’à peine on lui voit les yeux. Elle me dit :

« Ce chien s’appelle Gallus ; il descend d’une race très fidèle. Il te suivra partout, sur la terre, sur la neige et dans l’eau. Il t’accompagnera à la chasse, et même dans les combats. Il te sera en tout temps un fidèle compagnon, et un symbole de mon attachement. »

Comme la fin du jour approchait, elle m’avertit de me retirer, de ne point descendre à l’avenir par le fleuve, mais d’aller par terre le long du rivage, jusque vis-à-vis de son île, où ses femmes viendraient me chercher. Je pris congé d’elle, et je m’en revins chez moi en formant dans mon esprit mille projets agréables.

Un jour que j’allais la voir par un des sentiers de la forêt, suivant son conseil, je rencontrai un des principaux iarles, accompagné de quantité de ses vassaux. Ils étaient armés comme s’ils eussent été en guerre. Pour moi, j’étais sans armes, comme un homme qui est en paix avec tout le monde. Cet iarle s’avança vers moi d’un air fier, et me dit :

« Que viens-tu faire dans ce pays de guerriers, avec tes arts de femme ? Prétends-tu nous apprendre à filer le lin, et obtenir, pour ta récompense, Gotha ? Je m’appelle Torstan. J’étais un des compagnons de Carnut. Je me suis trouvé à vingt-deux combats de mer, et à trente duels. J’ai combattu trois fois contre Vittiking, ce fameux roi du Nord. Je veux porter ta chevelure aux pieds du dieu Mars, auquel tu as échappé, et boire dans ton crâne le lait de mes troupeaux. »

Après un discours si brutal, je crus que ce barbare allait m’assassiner ; mais, joignant la loyauté à la férocité, il ôta son casque et sa cuirasse, qui étaient de peau de bœuf, et me présenta deux épées nues, en m’en donnant le choix.

Il était inutile de parler raison à un jaloux et à un furieux. J’invoquai en moi-même Jupiter, le protecteur des étrangers ; et choisissant l’épée la plus courte, mais la plus légère, quoiqu’à peine je pusse la manier, nous commençâmes un combat terrible, tandis que ses vassaux nous environnaient comme témoins, en attendant que la terre rougît du sang de leur chef ou de celui de leur hôte.

Je songeai d’abord à désarmer mon ennemi, pour épargner sa vie ; mais il ne m’en laissa pas le maître : la colère le mettait hors de lui. Le premier coup qu’il voulut me porter fit sauter un grand éclat d’un chêne voisin. J’esquivai l’atteinte de son épée en baissant la tête. Ce mouvement redoubla son insolence.

« Quand tu t’inclinerais, me dit-il, jusqu’aux enfers, tu ne saurais m’échapper. »

Alors, prenant son épée à deux mains, il se précipita sur moi avec fureur ; mais, Jupiter donnant le calme à mes sens, je parai du fort de mon épée le coup dont il voulait m’accabler, et lui en présentant la pointe, il s’en perça lui-même bien avant dans la poitrine. Deux ruisseaux de sang sortirent à la fois de sa blessure et de sa bouche ; il tomba sur le dos ; ses mains lâchèrent son épée, ses yeux se tournèrent vers le ciel, et il expira. Aussitôt ses vassaux environnèrent son corps en jetant de grands cris. Mais ils me laissèrent aller sans me faire aucun mal ; car il règne beaucoup de générosité parmi ces barbares. Je me retirai à la cité en déplorant ma victoire.

Je rendis compte à Céphas et au roi de ce qui venait de m’arriver.

Pendant que je m’entretenais avec eux, nous aperçûmes, sur le bord opposé de la Seine, le corps de Torstan. Il était tout nu, et paraissait sur l’herbe comme un morceau de neige. Ses amis et ses vassaux l’entouraient, et jetaient de temps en temps des cris affreux. Un de ses amis traversa le fleuve dans une barque, et vint dire au roi :

« Le sang se paie par le sang ; que l’Égyptien périsse ! »

Le roi ne répondit rien à cet homme ; mais quand il fut parti, il me dit :

« Votre défense a été légitime ; mais ce serait ma propre injure, que je serais obligé de m’éloigner. Si vous restez, vous serez, par les lois, obligé de vous battre successivement avec tous les parents de Torstan, qui sont nombreux, et vous succomberez tôt ou tard. D’un autre côté, si je vous défends contre eux, ainsi que je le ferai, vous entraînerez cette ville naissante dans votre perte ; car les parents, les amis et les vassaux de Torstan ne manqueront pas de l’assiéger, et il se joindra à eux beaucoup de Gaulois que les druides irrités contre vous excitent à la vengeance. Cependant, soyez sûr que vous trouverez ici des hommes qui ne vous abandonneront pas dans le plus grand danger. »

Aussitôt il donna des ordres pour la sûreté de la ville, et on vit accourir sur ses remparts tous les habitants, disposés à soutenir un siége en ma faveur. Ici, ils faisaient des amas de cailloux ; là, ils plaçaient de grandes arbalètes et de longues poutres armées de pointes de fer. Cependant, nous voyions arriver le long de la Seine une grande foule de peuple. C’étaient les amis, les parents, les vassaux de Torstan, avec leurs esclaves ; les partisans des druides, ceux qui étaient jaloux de l’établissement du roi, et ceux qui, par inconstance, aiment la nouveauté. Les uns descendaient le fleuve en barques ; d’autres traversaient la forêt en longues colonnes. Tous venaient s’établir sur les rivages voisins de Lutétia, et ils étaient en nombre infini. Il m’était impossible désormais de m’échapper. Il ne fallait pas compter d’y réussir à la faveur des ténèbres ; car, dès que la nuit fut venue, les mécontents allumèrent une multitude de feux, dont le fleuve était éclairé jusqu’au fond de son canal.

Dans cette perplexité, je formai en moi-même une résolution qui fut agréable à Jupiter. Comme je n’attendais plus rien des hommes, je résolus de me jeter entre les bras de la vertu, et de sauver cette ville naissante en allant me livrer seul aux ennemis. A peine eus-je mis ma confiance dans les dieux, qu’ils vinrent à mon secours.

Omfi se présenta devant nous, tenant à la main une branche de chêne, sur laquelle avait crû une branche de gui. A la vue de cet arbrisseau qui avait pensé m’être si fatal, je frissonnai ; mais je ne savais pas que l’on doit souvent son salut à qui l’on a dû sa perte, comme aussi l’on doit souvent sa perte à qui l’on a dû son salut.

« O roi ! dit Omfi, ô Céphas ! soyez tranquilles ; j’apporte de quoi sauver votre ami. Jeune étranger, me dit-il, quand toutes les Gaules seraient conjurées contre toi, voici de quoi les traverser sans qu’aucun de tes ennemis ose seulement te regarder en face. C’est ce rameau de gui qui a crû sur cette branche de chêne. Je vais te raconter d’où vient le pouvoir de cette plante, également redoutable aux hommes et aux dieux de ce pays. Un jour Balder raconta à sa mère Friga qu’il avait songé qu’il mourait. Friga conjura le feu, les métaux, les pierres, les maladies, l’eau, les animaux, les serpents de ne faire aucun mal à son fils ; et les conjurations de Friga étaient si puissantes, que rien ne pouvait leur résister. Balder allait donc dans les combats des dieux, au milieu des traits, sans rien craindre. Loke, son ennemi, voulut en savoir la raison. Il prit la forme d’une vieille, et vint trouver Friga. Il lui dit : Dans les combats, les traits et les rochers tombent sur votre fils Balder, sans lui faire de mal. Je le crois bien, dit Friga ; toutes ces choses me l’ont juré. Il n’y a rien dans la nature qui puisse l’offenser. J’ai obtenu cette grâce de tout ce qui a quelque puissance. Il n’y a qu’un petit arbuste à qui je ne l’ai pas demandée, parce qu’il m’a paru trop faible. Il était sur l’écorce d’un chêne ; à peine avait-il une racine. Il vivait sans terre. Il s’appelle Mistiltein. C’était le gui. Ainsi parla Friga. Loke aussitôt courut chercher cet arbuste ; et venant à l’assemblée des dieux pendant qu’ils combattaient contre l’invulnérable Balder, car leurs jeux sont des combats, il s’approcha de l’aveugle Hæder.

« Pourquoi, lui dit-il, ne lances-tu pas aussi des traits à Balder ?

— Je suis aveugle, répondit Hæder, et je n’ai point d’armes. »

» Loke lui présente le gui de chêne, et lui dit :

« Balder est devant toi. »

» L’aveugle Hæder lance le gui : Balder tombe percé et sans vie. Ainsi le fils invulnérable d’une déesse fut tué par une branche de gui lancée par un aveugle.

» Voilà l’origine du respect porté dans les Gaules à cet arbrisseau.

» Plains, ô étranger ! un peuple gouverné par la crainte, au défaut de la raison. J’avais cru, à ton arrivée, que tu en ferais naître l’empire par les arts de l’Égypte, et voir l’accomplissement d’un ancien oracle fameux parmi nous, qui prédit à cette ville les plus grandes destinées ; que ses temples s’élèveront au-dessus des forêts ; qu’elle réunira dans son sein des hommes de toutes les nations ; que l’ignorant viendra y chercher des lumières, l’infortuné des consolations, et que les dieux s’y communiqueront aux hommes comme dans l’heureuse Égypte. Mais ces temps sont encore bien éloignés. »

Le roi nous dit, à Céphas et à moi :

« O mes amis ! profitez promptement du secours qu’Omfi vous apporte. »

En même temps, il nous fit préparer une barque armée de bons rameurs. Il nous donna deux demi-piques de bois de frêne, qu’il avait ferrées lui-même, et deux lingots d’or, qui étaient les premiers fruits de son commerce. Il chargea ensuite des hommes de confiance de nous conduire chez les Armoricains[8].

[8] L’Armorique forme la Bretagne, en France.

(Note des Editeurs.)

« Ce sont, nous dit-il, les meilleurs navigateurs des Gaules. Ils vous donneront les moyens de retourner dans votre pays, car leurs vaisseaux vont dans la Méditerranée. C’est d’ailleurs un bon peuple. Pour vous, ô mes amis ! vos noms seront à jamais célèbres dans les Gaules. Je chanterai Céphas et Amasis ; et pendant que je vivrai, leurs noms retentiront souvent sur ces rivages. »

Ainsi nous prîmes congé de ce bon roi, et d’Omfi mon libérateur. Ils nous accompagnèrent jusqu’au bord de la Seine, en versant des larmes, ainsi que nous. Pendant que nous traversions la ville, une foule de peuple nous suivait en nous donnant les plus tendres marques d’affection. Les femmes portaient leurs petits enfants dans leurs bras et sur leurs épaules, et nous montraient en pleurant les pièces de lin dont ils étaient vêtus. Nous dîmes adieu au roi Bardus et à Omfi, qui ne pouvaient se résoudre à se séparer de nous. Nous les vîmes longtemps sur la tour la plus élevée de la ville, qui nous faisaient signe des mains pour nous dire adieu.

A peine nous avions débordé l’île, que les amis de Torstan se jetèrent dans une multitude de barques et vinrent nous attaquer en poussant des cris effroyables. Mais, à la vue de l’arbrisseau sacré que je portais dans mes mains, et que j’élevais en l’air, ils tombaient prosternés au fond de leurs bateaux, comme s’ils eussent été frappés par un pouvoir divin ; tant la superstition a de force sur des esprits séduits ! Nous passâmes ainsi au milieu d’eux sans courir le moindre risque.

Nous remontâmes le fleuve pendant un jour. Ensuite ayant mis pied à terre, nous nous dirigeâmes vers l’occident à travers des forêts presque impraticables. Leur sol était çà et là couvert d’arbres renversés par le temps. Il était tapissé partout de mousses épaisses et pleines d’eau où nous enfoncions parfois jusqu’aux genoux. Les chemins qui divisent ces forêts, et qui servent de limites à différentes nations des Gaules, étaient si peu fréquentés, que de grands arbres y avaient poussé. Les peuples qui les habitaient étaient encore plus sauvages que leur pays. Ils n’avaient d’autres temples que quelque if frappé de la foudre, ou un vieux chêne dans les branches duquel quelque druide avait placé une tête de bœuf avec ses cornes. Lorsque, la nuit, le feuillage de ces arbres était agité par les vents, et éclairé par la lumière de la lune, ils s’imaginaient voir les esprits et les dieux de ces forêts. Alors, saisis d’une terreur religieuse, ils se prosternaient à terre, et adoraient en tremblant ces vains fantômes de leur imagination. Nos conducteurs mêmes n’auraient jamais osé traverser ces lieux, que la religion leur rendait redoutables, s’ils n’avaient été rassurés bien plus par la branche de gui que je portais, que par nos raisons.

Nous ne trouvâmes, en traversant les Gaules, aucun culte raisonnable de la Divinité, si ce n’est qu’un soir, en arrivant sur le haut d’une montagne couverte de neige, nous y aperçûmes un feu au milieu d’un bois de hêtres et de sapins. Un rocher moussu, taillé en forme d’autel, lui servait de foyer. Il y avait de grands amas de bois sec, et des peaux d’ours et de loup étaient suspendues aux rameaux des arbres voisins. On n’apercevait d’ailleurs autour de cette solitude, dans toute l’étendue de l’horizon, aucune marque du séjour des hommes. Nos guides nous dirent que ce lieu était consacré au dieu des voyageurs.

Alors Céphas se prosterna et fit sa prière ; ensuite, il jeta dans le feu un tronçon de sapin et des branches de genévrier, qui parfumèrent les airs en pétillant. J’imitai son exemple ; après quoi, nous fûmes nous asseoir au pied du rocher, dans un lieu tapissé de mousse et abrité du vent du nord ; et, nous étant couverts des peaux suspendues aux arbres, malgré la rigueur du froid, nous passâmes la nuit fort chaudement. Le matin venu, nos guides nous dirent que nous marcherions jusqu’au soir sur des hauteurs semblables, sans trouver ni bois, ni feu, ni habitation. Nous bénîmes une seconde fois la Providence de l’asile qu’elle nous avait donné ; nous remîmes religieusement nos pelleteries aux rameaux de sapins ; nous jetâmes de nouveau bois dans le foyer, et, avant de nous mettre en route, je gravai ces mots sur l’écorce d’un hêtre :

CÉPHAS ET AMASIS
ONT ADORÉ ICI
LE DIEU QUI PREND SOIN DES VOYAGEURS.

Nous passâmes successivement chez les Carnutes, les Cénomanes, les Diablintes, les Redons, les Curiosolites, les habitants de Darioginum[9], et enfin nous arrivâmes à l’extrémité occidentale de la Gaule, chez les Vénitiens. Les Vénitiens sont les plus habiles navigateurs de ces mers. Ils ont même fondé une colonie de leur nom, au fond du golfe Adriatique. Dès qu’ils surent que nous étions les amis du roi Bardus, ils nous comblèrent d’amitiés. Ils nous offrirent de nous ramener directement en Égypte, où ils ont porté leur commerce ; mais, comme ils trafiquaient aussi dans la Grèce, Céphas me dit :

[9] Anciens noms des pays de notre Bretagne.

(Note des Editeurs.)

« Allons en Grèce, nous y aurons des occasions fréquentes de retourner dans votre patrie. Les Grecs sont amis des Égyptiens. Ils doivent à l’Égypte les fondateurs les plus illustres de leurs villes : Cécrops a donné des lois à Athènes, et Inachus à Argos. C’est à Argos que règne Agamemnon, dont la réputation est répandue par toute la terre. Nous l’y verrons couvert de gloire au sein de sa famille, et entouré de rois et de héros. S’il est encore au siége de Troie, ses vaisseaux nous ramèneront aisément dans votre patrie. Vous avez vu le dernier degré de civilisation en Égypte, la barbarie dans les Gaules ; vous trouverez en Grèce une politesse et une élégance qui vous charmeront. Vous aurez ainsi le spectacle des trois périodes que parcourent la plupart des nations. Dans la première, elles sont au-dessous de la nature ; elles y atteignent dans la seconde ; elles vont au-delà dons la troisième. »

Les vues de Céphas flattaient trop mon ambition pour la gloire, pour ne pas saisir l’occasion de connaître des hommes aussi fameux que les Grecs, et surtout qu’Agamemnon. J’attendis avec impatience le retour des jours favorables à la navigation ; car nous étions arrivés en hiver chez les Vénétiens. Nous passâmes cette saison dans des festins continuels, suivant l’usage de ces peuples. Dès que le printemps fut venu, nous nous embarquâmes pour Argos. Avant de quitter les Gaules, nous apprîmes que notre départ de Lutétia avait fait renaître la tranquillité dans les États du roi Bardus ; mais que sa fille, Gotha, s’était retirée avec ses femmes dans le temple d’Isis, à laquelle elle s’était consacrée, et que nuit et jour elle faisait retentir la forêt de ses chants harmonieux.

Je fus très sensible au chagrin de ce bon roi, qui perdait sa fille par un effet même de notre arrivée dans son pays, qui devait le couvrir un jour de gloire ; et j’éprouvai moi-même la vérité de cette ancienne maxime, que la considération publique ne s’acquiert qu’aux dépens du bonheur domestique.

Après une navigation assez longue, nous rentrâmes dans le détroit d’Hercule. Je sentis une joie vive à la vue du ciel de l’Afrique, qui me rappelait le climat de ma patrie. Nous vîmes les hautes montagnes de la Mauritanie, Abila, située au détroit d’Hercule, et celles qu’on nomme les Sept-Frères, parce qu’elles sont d’une égale hauteur. Elles sont couvertes, depuis leur sommet jusqu’au bord de la mer, de palmiers chargés de dattes. Nous découvrîmes les riches coteaux de la Numidie, qui se couronnent deux fois par an de moissons qui croissent à l’ombre des oliviers, tandis que les haras de superbes chevaux paissent en toute saison dans leurs vallées toujours vertes. Nous côtoyâmes les bords de la Syrte, où croît le fruit délicieux du lotos, qui fait, dit-on, oublier la patrie aux étrangers qui en mangent. Bientôt nous aperçûmes les sables de la Libye, au milieu desquels sont placés les jardins enchantés des Hespérides ; comme si la nature se plaisait à faire contraster les contrées les plus arides avec les plus fécondes. Nous entendions la nuit les rugissements des tigres et des lions qui venaient se baigner dans la mer ; et au lever de l’aurore, nous les voyions se retirer vers les montagnes.

Mais la férocité de ces animaux n’approchait pas de celle des hommes de ces régions. Les uns immolent leurs enfants à Saturne ; d’autres ensevelissent les femmes toutes vives dans les tombeaux de leurs époux. Il y en a qui, à la mort de leurs rois, égorgent tous ceux qui les ont servis. D’autres tâchent d’attirer les étrangers sur leurs rivages, pour les dévorer. Nous pensâmes un jour être la proie de ces anthropophages ; car, pendant que nous étions descendus à terre, et que nous échangions paisiblement avec eux de l’étain et du fer pour divers fruits excellents qui croissent dans leur pays, ils nous dressèrent une embuscade dont nous ne sortîmes qu’avec bien de la peine. Depuis cet événement, nous n’osâmes plus débarquer sur ces côtes inhospitalières, que la nature a placées en vain sous un si beau ciel.

J’étais si irrité des traverses de mon voyage, entrepris pour le bonheur des hommes, et surtout de cette dernière perfidie, que je dis à Céphas :

« Je crois toute la terre, excepté l’Égypte, couverte de barbares. Je crois que des opinions absurdes, des religions inhumaines et des mœurs féroces, sont le partage naturel de tous les peuples ; et sans doute la volonté de Jupiter est qu’ils y soient abandonnés pour toujours ; car il les a divisés en tant de langues différentes, que l’homme le plus bienfaisant, loin de pouvoir les réformer, ne peut pas seulement s’en faire entendre. »

Céphas me répondit :

« N’accusons point Jupiter des maux des hommes. Notre esprit est si borné, que quoique nous sentions quelquefois que nous sommes mal, il nous est impossible d’imaginer comment nous pourrions être mieux. Si nous ôtions un seul des maux naturels qui nous choquent, nous verrions naître de son absence mille autres maux plus dangereux. Les peuples ne s’entendent point ; c’est un mal, selon vous : mais s’ils parlaient tous le même langage, les impostures, les erreurs, les préjugés, les opinions cruelles particulières à chaque nation, se répandraient par toute la terre. La confusion générale qui est dans les paroles serait alors dans les pensées. »

Il me montra une grappe de raisin :

« Jupiter, dit-il, a divisé le genre humain en plusieurs langues, comme il a divisé en plusieurs grains cette grappe, qui renferme un grand nombre de semences, afin que si une partie de ces semences se trouvait attaquée par la corruption, l’autre en fût préservée.

» Jupiter n’a divisé les langages des hommes qu’afin qu’ils pussent toujours entendre celui de la nature. Partout la nature parle à leur cœur, éclaire leur raison, et leur montre le bonheur dans un commerce mutuel de bons offices. Partout, au contraire, les passions des peuples dépravent leur cœur, obscurcissent leurs lumières, les remplissent de haines, de guerres, de discordes et de superstitions, en ne leur montrant le bonheur que dans leur intérêt personnel et dans la ruine d’autrui.

» L’office de la vertu est de détruire ces maux. Sans le vice, la vertu n’aurait guère d’exercice sur la terre. Vous allez arriver chez les Grecs. Si ce qu’on a dit d’eux est véritable, vous trouverez dans leurs mœurs une politesse et une élégance qui vous raviront. Rien ne doit être égal à la vertu de leurs héros, exercés par de longs malheurs. »

Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’alors de la barbarie des nations, redoublait le désir que j’avais d’arriver à Argos, et de voir le grand Agamemnon heureux au milieu de sa famille. Déjà nous apercevions le cap de Ténare, et nous étions près de le doubler, lorsqu’un vent d’Afrique nous jeta sur les Strophades. Nous voyions la mer se briser contre les rochers qui environnent ces îles. Tantôt, en se retirant, elle en découvrait les fondements caverneux ; tantôt, s’élevant tout-à-coup, elle les couvrait, en rugissant, d’une vaste nappe d’écume. Cependant nos matelots s’obstinaient, malgré la tempête, à atteindre le cap de Ténare, lorsqu’un tourbillon de vent déchira nos voiles. Alors, nous avons été forcés de relâcher à Sténiclaros.

De ce port, nous nous sommes mis en route pour nous rendre à Argos par terre. C’est en allant à ce séjour du roi des rois, que nous vous avons rencontré, ô bon berger ! Maintenant nous désirons vous accompagner au mont Lycée, afin de voir l’assemblée d’un peuple dont les bergers ont des mœurs si hospitalières et si polies.


En disant ces dernières paroles, Amasis regarda Céphas, qui les approuva d’un signe de tête.

Tirtée dit à Amasis :

« Mon fils, votre récit nous a beaucoup touchés ; vous avez dû en juger par nos larmes. Les Arcadiens ont été plus malheureux que les Gaulois. Nous n’oublierons jamais le règne de Lycaon, changé jadis en loup, en punition de sa cruauté. Mais, à cette heure, ce sujet nous mènerait trop loin. Je remercie Jupiter de vous avoir disposé, ainsi que votre ami, à passer demain la journée avec nous au mont Lycée. Vous n’y verrez ni palais ni ville royale, et encore moins des sauvages et des druides, mais des gazons, des bois, des ruisseaux, et des bergers qui vous recevront de bon cœur. Puissiez-vous prolonger longtemps votre séjour parmi nous ! Vous trouverez demain, à la fête de Jupiter, des hommes de toutes les parties de la Grèce, et des Arcadiens bien plus instruits que moi, qui connaîtront sans doute la ville d’Argos. Pour moi, je vous l’avoue, je n’ai jamais ouï parler du siége de Troie, ni de la gloire d’Agamemnon, dont on parle, dites-vous, par toute la terre. Je ne me suis occupé que du bonheur de ma famille et de celui de mes voisins. Je ne connais que les prairies et les troupeaux. Jamais je n’ai porté ma curiosité hors de mon pays. La vôtre, qui vous a jeté, si jeune, au milieu des nations étrangères, est digne d’un dieu et d’un roi. »

Alors Tirtée se retournant vers sa fille, lui dit :

« Cyanée, apportez-nous la coupe d’Hercule. »

Cyanée se leva aussitôt, courut la chercher, et la présenta à son père d’un air riant. Tirtée la remplit de vin ; puis s’adressant aux deux voyageurs, il leur dit :

« Hercule a voyagé comme vous, mes chers hôtes. Il est venu dans cette cabane ; il s’y est reposé lorsqu’il poursuivit, pendant un an, la biche aux pieds d’airain du mont Erymanthe. Il a bu dans cette coupe ; vous êtes dignes d’y boire après lui. Aucun étranger n’y a bu avant vous. Je ne m’en sers qu’aux grandes fêtes, et je ne la présente qu’à mes amis. »

Il dit, et il offrit la coupe à Céphas. Elle était de bois de hêtre, et tenait une cyathe de vin. Hercule la vidait d’une seule haleine ; mais Céphas, Amasis et Tirtée eurent assez de peine à la vider, en y buvant deux fois tour à tour.

Tirtée ensuite conduisit ses hôtes dans une chambre voisine. Elle était éclairée par une fenêtre fermée d’une claie de roseaux à travers laquelle on apercevait, au clair de la lune, dans la plaine voisine, les îles de l’Alphée. Il y avait dans cette chambre deux bons lits, avec des couvertures d’une laine chaude et légère. Alors Tirtée prit congé de ses hôtes, en souhaitant que Morphée versât sur eux ses plus doux pavots.

Quand Amasis fut seul avec Céphas, il lui parla avec transport de la tranquillité de ce vallon, de la bonté du berger, de la sensibilité de sa jeune fille, et des plaisirs qu’il se promettait le lendemain à la fête de Jupiter, où il se flattait de voir un peuple entier aussi heureux que cette famille solitaire. Ces agréables entretiens leur auraient fait passer à l’un et à l’autre la nuit sans dormir, malgré les fatigues de leur voyage, s’ils n’avaient été invités au sommeil par la douce clarté de la lune qui luisait à travers la fenêtre, par le murmure du vent dans le feuillage des peupliers, et par le bruit lointain de l’Achéloüs, dont la source se précipite en mugissant du haut du mont Lycée.

LA PIERRE D’ABRAHAM.

Ce conte, que l’auteur affectionnait particulièrement, et qui cependant n’a été publié qu’après sa mort, a été composé vers la fin du règne de Louis XVI. On remarquera que, malgré l’inconsistance de son caractère et de ses opinions politiques, sa reconnaissance envers nos rois, ses bienfaiteurs, ne se dissimulait point. Ce fait est assez extraordinaire chez les voltairiens de ce temps, pour qu’on le mentionne ici.

Maintenant, pourquoi intitulait-il cet opuscule la Pierre d’Abraham ? Il est difficile de le deviner. La seule ligne d’où il le tire et qui en est la dernière, ne nous empêche pas de dire que le vrai titre devrait être : L’Athéisme ne fait pas le bonheur. Combattant le catholicisme, dont la morale le gênait fort, Bernardin de Saint-Pierre avait cependant trop de sentiments pour ne pas détester l’incrédulité absolue.

A l’extrémité de vastes campagnes, dont une partie est labourée et l’autre est en jachère, s’élève un grand château où aboutissent plusieurs avenues : sur le devant, à gauche, est une portion de forêt au milieu de laquelle on voit un défriché, et au milieu de ce défriché une cabane entourée de vergers et de petites cultures : l’entrée du sentier qui y conduit est fermée par une barrière appuyée au tronc de deux saules. Une haie vive et fleurie enclôt cette habitation : un petit ruisseau l’arrose, et coule le long de la forêt, qui fuit en perspective vers l’orient. On distingue au loin, de ce côté-là, à la lueur de l’aube matinale, le cours d’un fleuve qui serpente dans la plaine, et les clochers d’une grande ville à l’horizon. On entend le ramage des oiseaux dans les bois, et le chant d’un coq dans la métairie.

MONDOR, en riche déshabillé du matin.

On périrait d’ennui à la campagne, si on n’y voyait ses amis. Qu’on se récrie tant qu’on voudra sur les beautés de la nature ; pour moi, je n’y trouve rien que de déplaisant. Voulez-vous vous promener pendant le jour, le soleil vous brûle, ou la poussière vous aveugle ; le soir et le matin, les herbes sont humides ; en même temps, les pierres des chemins vous brisent les pieds. Mais pourquoi se promener, après tout ? pour voir les fleurs des champs, qui ne ressemblent à rien ; pour entendre des oiseaux qui chantent sans savoir ce qu’ils disent : et tout cela naît pour mourir, et meurt pour renaître. La vie de la nature n’est, comme celle de l’homme, qu’un cercle perpétuel d’inconséquences, de faiblesses et de misères. Le philosophe de mon château m’a fort bien prouvé que toutes ces prétendues merveilles n’étaient que des combinaisons de la matière et du hasard, sans objets, sans plan, et surtout sans bonté : aussi il ne se soucie guère de les voir, à quelque heure du jour que ce soit. Il ne se lève qu’à midi, et il ne se promène que le soir dans mon parc, avec les femmes.

Cependant personne ne connaît mieux la nature que lui ; c’est un de ces hommes rares qui expliquent tout par la force de leur génie. Il m’a donné dernièrement les moyens de quadrupler mon revenu avec des sels, des nitres, et je ne sais quoi diable encore. Le revenu ! le revenu !… voilà l’essentiel. Cette plaine me rapporte, année commune, douze mille boisseaux de blé ; et ces collines là-bas, cinq cents pièces de vin : voilà ce qui mérite d’être vu, tout le reste n’est rien. Ce sont les poètes qui ont divinisé nos campagnes. Pour moi, je ne vois dans nos forêts, au lieu d’hamadryades, que des cordes de bois ; dans les champs de la blonde Cérès, que des sacs de blé ; et dans les prés où dansent les nymphes, que des bottes de foin. Il en est de même du reste de la nature. Où nos bonnes gens voient-ils donc un Dieu ? Oh ! j’ai eu grand soin de bannir son idée de mon château, encore plus que de mes domaines ; c’est une imagination qui vous effraye nuit et jour. Vous ne pouvez ni ouvrir la bouche de peur de mentir, ni prêter l’oreille de peur d’entendre calomnier, ni ouvrir les yeux de peur d’être surpris par quelque convoitise, ni faire un pas sans craindre d’écraser un voisin : vous êtes aux fers de la tête aux pieds. Dieu merci ! je me suis mis au large, et j’y ai mis tout mon monde. Personne ne croit en Dieu, chez moi, ni mes amis, ni ma femme, ni ma fille, ni même mes laquais. Ayez de la décence, répété-je tous les jours à mes gens ; respectez-vous à cause du public, à cause de vous-mêmes ; aimez l’ordre, aimez la vertu pour votre propre bonheur ; mais d’ailleurs vivez comme vous l’entendrez.

Si l’on pouvait leur persuader qu’il y a un Dieu en n’y croyant pas soi-même, on serait bien à son aise. La religion d’autrui assure notre tranquillité : aussi bien des gens tâchent de l’insinuer à leur voisin, mais personne n’en veut pour soi. Dans le fond, on ne persuade aux autres que ce dont on est soi-même persuadé. Aussi le monde n’a-t-il plus maintenant de discrétion. Par exemple, je veux me borner à ne voir chez moi que quelques bons et anciens amis, comme le comte d’Olban et le chevalier d’Autières, qui sont des gens aimables et pleins de probité ; et il m’en arrive chaque jour une foule de nouveaux, qui me sont insupportables. Ils me prennent la main, ils m’embrassent, ils m’appellent leur cher ami, et ils ne m’ont jamais vu. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que parmi ces bons amis-là, il y a des gens que je hais de tout mon cœur, des gens qui viennent à ma table épier ce que je dis : tout cela me tracasse, et me mange. Il y a à présent, de compte fait, douze carrosses étrangers sous mes remises, vingt valets étrangers sous mes mansardes, et dans mes écuries trente chevaux qui ne sont pas à moi.

Ce n’est cependant qu’en menant une pareille vie, que je soutiens mon crédit. Aujourd’hui, point de réputation dans le monde sans une bonne table ; partant plus de considération. A la vérité, quand je parle chez moi, tout le monde se tait, on m’élève aux nues ; plus d’une fois de beaux esprits ont pris sur leurs tablettes, avec leurs crayons, note de ce que je disais : mais quand Madame parle, c’est à mon tour à me taire. Il faut avouer, au fond, qu’elle parle bien : elle met des grâces et de l’esprit à tout ce qu’elle dit. Je ne connais point de philosophe qui ait une aussi bonne tête. C’est elle qui possède les grands principes, et qui est conséquente dans ses raisonnements et dans sa conduite, ce qui est fort rare parmi les femmes ; elle pousse même sa sévérité sur l’honneur un peu trop loin. Hélas ! son opinion a contribué à la mort de mon fils. Il était à la fleur de son âge, et déjà fort avancé au service par mon crédit et par mon argent. Il n’avait pas encore vu le feu, quoique nous fussions à la fin de la guerre ; c’est au milieu de ses amis qu’il a trouvé l’ennemi. L’honneur !… l’honneur !… lui répète souvent sa mère. Pour la cause la plus futile, mon fils se bat avec son ami, mon fils est tué !… encore, je suis obligé de dévorer mon chagrin devant ma femme. Il est mort avec honneur, dit-elle ; et moi je ne vis plus que dans l’amertume ; depuis ce temps-là, je ne dors plus. J’ai voulu, cette nuit, profiter de mon insomnie et de la clarté de la lune pour parcourir mon bien. La fortune, dit-on, adoucit le regret de toutes les pertes ; pour moi, il me semble qu’elle ne fait qu’accroître celui de la mienne : à qui laisserai-je tout ceci ? (Il soupire.)

Enfin, me voici arrivé au bout de mon domaine. Jamais je n’aurais fait autant de chemin à pied sur le parquet le plus uni ; mais on ne se fatigue pas en marchant sur ses terres. Voici donc la forêt du roi ! Ah ! les beaux arbres ! J’allais en écorner un angle, lorsqu’un quidam s’est venu établir vis-à-vis de moi. Il s’est campé là comme une borne au milieu de mon chemin. Ce sera sans doute par le crédit de quelque garde de la forêt : mais je le ferai bientôt déguerpir avec ce grand mot, le bien public. Ce mot-là m’a déjà valu cinquante mille écus de rente.

Voici encore un autre trait de la Providence : on dit que l’homme qui s’est planté là a bien servi son pays. Le voilà logé au milieu des bois, comme un ours ; il ne voit personne ; il vit dans la pauvreté et la crapule avec une commère et des marmaillons d’enfants. Comment ces gens-là peuvent-ils soutenir, dans la solitude et la misère, le poids de l’existence, qu’on traîne avec tant de peine au milieu des honneurs, de la fortune et du monde ? De quoi peuvent-ils s’entretenir dans un éternel tête-à-tête, sans livres, sans société, sans amis, et sans doute sans argent ? Comment supportent-ils l’affreuse idée de l’avenir qui s’avance pas à pas, et de la vieillesse, qui nous mène, par un chemin de douleur, à un néant d’où nous ne rassortirions jamais ? Hélas ! si je n’étais distrait perpétuellement de ces idées, je deviendrais fou ; ma philosophie est de m’oublier. Après tout, pourquoi m’occuper du sort de ces misérables ? La société ne doit rien à qui ne lui a rien apporté. Que ces gens-là ne se vendent-ils, comme l’a fort bien dit un écrivain de nos amis en parlant des pauvres, dont le nombre augmente tous les jours dans le royaume ? ils seront bien obligés d’en venir là tôt ou tard. Mais celui-ci m’inquiète plus que les autres ; il est dans mon voisinage.

Il faut que je débusque cet aventurier de son repaire ; je vais lui tendre un piége. Je lui proposerai de me vendre un bouquet de bois qu’il a enclos dans sa haie ; je lui en offrirai un bon prix : l’or le tentera ; il abattra ses arbres sans la permission de la Maîtrise des eaux et forêts ; on lui fera un bon procès criminel. Mes amis crieront de leur côté qu’il a dégradé la forêt du roi, que c’est un aventurier sans feu ni lieu ; qu’il se forme là un nid de voleurs, de contrebandiers dans la forêt du roi. Je glisserai quelques pots de vin ; j’aurai le bois et le fonds pour rien. (Il rit.) Ah ! ah ! ah ! Il passera pour un coquin, et moi pour un homme de bien. Il sera même fort heureux s’il en est quitte pour la prison. (Il rit encore.) Ah ! ah ! ah ! Sainte puissance de l’or, vous êtes la seule divinité qui gouvernez ce monde ! Mais contentons-nous de son bien, sans lui faire de mal ; je lui donnerai même de quoi faire sa route, et je vous réponds que cet acte de bienfaisance sera prôné dans Paris. (Il rit.) Ah ! ah ! ah ! Mais si c’était en effet un voleur ! Je suis seul… il est grand matin… il y a loin d’ici au château… retournons-nous-en, ce sera le parti le plus sage ; j’agirai toujours bien par autrui. Mais non, puisque nous voilà arrivé, jugeons de l’état des choses par nos propres yeux : il n’est tel que l’œil de l’acquéreur. Avançons le long de la haie, nous verrons notre acquisition de près, et notre homme de loin. On connaît, dit-on, les gens à la physionomie ; moi je les connais à l’habit : s’il est mal vêtu, c’est un coquin. Cachons-nous entre ces épaisses broussailles ; je l’observerai à mon aise à travers les branches… Comme je suis déchiré par ces ronces ! mais voyez donc leurs crocs recourbés comme des hameçons ! elles ont arraché toutes mes dentelles ! Que maudite soit ma promenade du matin ! j’ai les jambes et les mains en sang. Asseyons-nous donc ici, puisque nous y voilà ! Je lirai, en attendant que mon homme paraisse, le Système de la Nature ; c’est un excellent livre dont madame Mondor fait beaucoup de cas. A la vérité, je n’y entends rien ; mais tous les ouvrages des hommes de génie sont profonds et obscurs… Chut ! chut ! je vois sortir de la fumée de la cabane, et j’entends même un peu de bruit. Nos gens sont levés ; l’indigence est un grand réveille-matin. Pleurez, pleurez, misérables, séquestrés des gens de bien par votre misère ! Commencez votre journée, à l’ordinaire, par des malédictions.

(On voit descendre de l’étage supérieur de la cabane, par un escalier de bois qui s’appuie en dehors sur un vieux cerisier sauvage en fleur, un père de famille avec son épouse ; ils sont suivis d’Antoinette, leur fille, qui porte un vase à traire le lait. Pendant que le père et la mère s’avancent du côté de la barrière, la jeune fille s’enfonce dans le verger.

Mondor est caché sur le bord de la haie.)

ANTOINETTE chante sur un air fort gai :

Tout du long du bois…
Tout du long du bois…

(Elle s’interrompt pour appeler son frère :)

Henri ! mon frère Henri ! quoi ! vous n’êtes pas levé, et les oiseaux chantent ! Venez avec moi cueillir des fraises, pendant que je trairai mes chèvres, car je n’ose aller seule le long du bois. (Elle chante :)

Tout du long du bois…
Tout du long du bois…

(Puis d’un ton triste :) Henri ? où êtes-vous donc, Henri ?

LE PÈRE, à sa femme.

A la gaieté d’Antoinette, à son chapeau d’écorce de tilleul, et au vase qu’elle porte sous le bras, on la prendrait pour la naïade de ce ruisseau ; mais on voit bien, à sa timidité, qu’elle n’est qu’une bergère. Chère épouse, à son âge vous lui ressembliez tout-à-fait, quoique vous fussiez élevée au milieu des espérances d’une grande fortune.

LA MÈRE.

Si elle trouve un jour un époux qui vous ressemble, aucune fortune ne sera comparable à la sienne.

LE PÈRE.

Tendre amie, où voulez-vous que nous fassions aujourd’hui la prière du matin ? Sera-ce au pied de ces vieux sapins qui vous rappellent le souvenir de votre patrie, ou sous ces pommiers en fleurs, à la vue des biens que nous promet pour l’automne la bonté du ciel ? Choisissez, de ces gazons verts, ou bien de ces retraites sombres où les oiseaux, à peine réveillés par les premiers rayons du jour, saluent l’aurore de leurs chansons.

LA MÈRE.

Nous prierons où vous voudrez ; partout où je suis avec vous, le sentiment d’une providence m’accompagne.

LE PÈRE.

Appelons nos enfants… Antoinette !… Henri !… Antoinette !

ANTOINETTE accourant, et d’un air inquiet.

Mon papa, je ne trouve point mon frère ! Je l’ai cherché dans la maison, autour de la maison, dans le verger, et jusque sur le bord de la forêt. Favori même, notre chien, n’y est pas. (Elle appelle :) Henri !… mon frère Henri !

LA MÈRE.

Mon fils est sorti ? et où peut-il être allé si matin ? J’ai cru cette nuit l’entendre se lever bien avant le jour ; le bruit même qu’il a fait, en se levant, m’a réveillée au milieu d’un songe : il me semblait qu’il tuait un hibou qui faisait son nid dans la haie. Mon ami, vous ne croyez pas beaucoup aux songes ?

LE PÈRE.

Chère épouse ! l’enfance a mille projets ; chaque jour votre fils en fait de nouveaux pour vous plaire ; il sera peut-être allé vous cueillir des fraises dans la forêt : vous l’allez voir revenir dans un moment. Quant aux songes, ils ne sont pas toujours trompeurs : le vôtre cache quelque chose de mystérieux. Le ciel, je l’ai éprouvé plus d’une fois, aime à se communiquer à vous, à cause de vos vertus.

ANTOINETTE.

Maman, vous aurez quelque bonne nouvelle, car j’ai vu, hier soir, une étincelle bien brillante dans la lampe. Mon papa, vous vous moquerez de moi.

LE PÈRE.

Non, ma chère fille ! les rois lisent quelquefois leur destinée dans des comètes, et les bergères dans leurs lampes, également bien. Toute la nature est aux ordres de la Providence : ne soyons point inquiets ; faisons ensemble notre prière accoutumée.

(Ils s’agenouillent sur l’herbe, à l’ombre d’un des saules de la barrière, et ils prient en silence.)

MONDOR, caché.

Voilà comment sont faites toutes les femmes. La mienne, qui ne croit pas en Dieu, croit à toutes ces sottises-là. Mais… si j’allais être, moi, le hibou de la haie ! si on allait m’assommer ici ! Il arrive quelquefois des choses plus étranges… Oh ! non, il n’y a rien à craindre. En vérité, ces bonnes gens sont plus contents que je ne le croyais. On est bien heureux d’avoir de la religion ! ils sont inquiets, ils prient, et les voilà tranquilles. Il n’y a rien à faire ici pour moi : je ne veux pas chercher à leur nuire. Je pourrais bien me retirer, mais je veux trouver l’occasion de faire leur connaissance ; d’ailleurs je suis curieux de savoir ce qu’est devenu leur fils : un enfant élevé là, tout seul, et courant la nuit ! L’homme est naturellement porté au mal.

LE PÈRE, achevant sa prière tout haut.

O mon Dieu ! donnez-nous aujourd’hui la volonté et le pouvoir de faire du bien ; que vos bienfaits nous servent d’exemple ! vous avez ouvert la main, et vos bénédictions se sont répandues sur la terre, sur les animaux, sur les plantes et sur vos moindres créatures. N’oubliez pas l’homme, qui est la plus noble et la plus malheureuse portion de votre ouvrage ; répandez-les sur le roi mon bienfaiteur, sur ma patrie dont il est le père, sur tout ce qui vous invoque dans l’univers, sur cette portion ignorée de ma famille, sur mes chers enfants, et sur ma digne épouse, qui est la compagne et la consolation de ma vie. (Ils se lèvent tous, et il embrasse sa femme.)

ANTOINETTE, venant se remettre à genoux devant son père et sa mère.

Chers parents ! donnez-moi dans ce jour votre bénédiction accoutumée.

LE PÈRE.

Fleur de mai ! que la gaieté de ce mois, qui te ressemble, se répande dans ton âme : que les plaisirs purs, que les vertus accompagnent tes projets, tes espérances ; qu’elles embellissent toutes les perspectives de ta vie, comme les fleurs émaillent ces gazons et ces vergers ! Sois en tant semblable à ta mère !

LA MÈRE.

Que la bénédiction de ton père s’accomplisse sur toi et ton frère tous les jours de votre vie ; et quand tous deux vous éprouverez quelques peines, que le doux travail, la religion et l’amitié de vos parents viennent les charmer ! Puissions-nous faire un jour ton bonheur, comme tu fais dès à présent le nôtre ! Mais où est donc Henri ?

(Antoinette émue s’essuie les yeux : elle baise la main de son père et celle de sa mère en les appuyant contre son cœur. Ceux-ci l’embrassent, et pendant cette scène muette,)

MONDOR, toujours caché.

Baiser les mains de son père et de sa mère, leur demander leur bénédiction… Il faut que ces gens-ci soient des Allemands ; voilà une cérémonie qui n’est plus d’usage chez nous, il y a longtemps. Ni ma femme ni ma fille ne voudraient en entendre parler ; cependant elle est attendrissante… elle me fait pleurer, je crois… effectivement… effectivement. Il faut en convenir, dans une maison où il y a de la religion, un père de famille vit comme un dieu.

LE PÈRE, à sa femme.

Où voulez-vous aujourd’hui qu’Antoinette nous serve le déjeuner ?

LA MÈRE.

Mon ami, si vous le trouvez bon, restons ici sous ces saules, à l’entrée de la barrière, d’où l’on découvre la plaine par où je verrai revenir mon fils. Antoinette, apporte-moi mon ouvrage avant de préparer le déjeuner.

ANTOINETTE.

Voulez-vous filer, maman ? ou bien vous apporterai-je le métier où vous avez commencé une toile ? à moins que vous n’aimiez mieux celui qui vous sert à broder.

LA MÈRE.

Je ne brode que quand j’ai l’esprit tranquille. Donne-moi mes aiguilles et mes laines, j’achèverai les bas de ton frère.

LE PÈRE, à Antoinette, qui s’en va à la maison.

Ma chère fille, tu m’apporteras aussi cette corbeille d’osier que j’ai commencée.

LE PÈRE, à sa femme.

Je veux finir cette corbeille près de vous. Vous êtes toujours remplie de goût. Le point de vue de ce lieu est, à cette heure, le plus intéressant de tout le paysage : voyez comme la forêt fuit en perspective du côté de l’orient, et comme l’aurore dore d’argent et de vermillon les sommets de ces vieux hêtres lointains, tandis que le reste de leur feuillage est encore dans l’ombre. Voilà la Seine qui serpente là-bas dans les vertes campagnes ; vous croiriez que ses eaux, qui réfléchissent la couleur matinale des cieux, sont de pourpre. Mais rien n’égale la magnificence de Paris à l’horizon. Voyez ses grands clochers, encore à demi entourés des brouillards de la nuit, qui se dessinent au milieu des gerbes de lumière que répand l’aurore ; vous diriez que cette superbe capitale, à demi couverte de nuages, s’élève de la terre vers les cieux, ou qu’elle descend des cieux pour régner sur la terre. Voilà des tours dont on n’aperçoit que le sommet ; en voilà d’autres dont on ne voit que la base, et dont le couronnement se confond avec les nuages. Voici celles de Saint-Sulpice avec son noble portail. Cette masse blanche, qu’éclaire un rayon de soleil sur la partie la plus haute de la ville, est le péristyle charmant de l’église imparfaite de Sainte-Geneviève, douce patronne des vertus innocentes. Ces deux grosses tours rembrunies, sont celles de Notre-Dame. Ce dôme, à la fois élégant et auguste, qui s’élève en forme d’œuf, est celui des Invalides : c’est là que Louis XIV donna un asile à la vertu militaire. O ville immense ! dans mes malheurs, je n’ai trouvé de repos que dans tes murs. A combien d’infortunes tu donnes des retraites ! Vous auriez pu y passer une partie de la mauvaise saison avec votre fille. Je vous aurais loué une petite chambre aux environs du Louvre ; vous lui auriez fait voir les promenades, les fêtes publiques, le monde, enfin. L’âme s’agrandit par le spectacle d’un grand peuple, et à la vue des temples, et des monuments des rois.

LA MÈRE.

Paris, sans toute, peut offrir des consolations et des asiles aux malheureux ; mais ce spectacle d’un grand peuple, ces édifices, ces palais, ces chefs-d’œuvre des arts nous jettent bien souvent dans la mélancolie, par le sentiment de notre misère, on dans le fanatisme des plaisirs, par de dangereuses illusions. J’ai connu le monde ; croyez qu’une femme peut trouver hors de lui un moyen plus assuré d’être heureuse. Le soin de sa famille suffit pour occuper tour à tour sa prévoyance, sa mémoire, son jugement, ses goûts et toutes les facultés de son âme ; ce seul objet est capable de la remplir.

LE PÈRE.

La sagesse et l’amour s’expriment à la fois par votre bouche. Digne épouse ! tendre mère ! j’ai craint longtemps que vous n’apportassiez avec vous le souvenir du monde dans la solitude, et les regrets de la fortune dans le sein de la pauvreté. Mais votre santé, autrefois si délicate, qui se fortifie de jour en jour, me rassure. Pendant que le temps nous entraîne vers la vieillesse, votre jeunesse se renouvelle : vous remontez le fleuve de la vie.

LA MÈRE.

Les vaines images du monde sont bien loin de moi. La vie champêtre, le calme de l’âme, et plus que tous ces biens, votre tendre et constante amitié ont renouvelé mes jours. Depuis que je me suis rapprochée entièrement de la nature et de la religion, je sens mon bonheur croître chaque jour. Vous ajoutez sans cesse, ainsi que mes chers enfants, quelque chose à ma félicité.

LE PÈRE.

Je craignais seulement que ce séjour ne vous déplût l’hiver, car la nature semble morte dans cette saison. Les glaces pendent aux branches des arbres, la terre est détrempée de pluie, l’eau des ruisseaux toute jaune, l’air humide et froid, et le ciel couleur de plomb ; les nuits sont longues et agitées de tempêtes, les arbres de la forêt gémissent autour de nous, et quelquefois leurs sommets se brisent et tombent avec fracas ; la plupart des oiseaux de nos bocages s’enfuient en d’autres contrées, ceux qui restent autour de notre habitation semblent effrayés et gardent le silence.

LA MÈRE.

J’ai passé ici tous les hivers avec délices : vous m’avez appris à sentir les beautés mélancoliques de cette saison ; ce ne sont pas les plus vives, mais ce sont les plus touchantes. L’herbe humide conserve, le long des sentiers, une verdure plus éclatante que pendant l’été ; à la vérité, il y a peu de fleurs, si ce n’est quelque scabieuse tardive, ou quelque humble marguerite ; mais dans certains jours de gelée, quand les frimas de la nuit s’attachent aux arbres, leurs rameaux tout blancs semblent le matin fleuris comme au printemps. Les mousses brillent alors sur les troncs gris des arbres, ou sur les flancs bruns des roches, d’une verdure plus belle que celle des gazons. Si la plupart des oiseaux s’éloignent de nous dans cette saison rigoureuse, ceux qui restent sont plus familiers. Le pivert vole en silence sous les arbres de la forêt, et s’annonce de temps en temps par des cris éclatants ; il visite souvent les arbres de nos vergers et grimpe tout le long de leurs troncs pour les nettoyer d’insectes. La mésange inquiète parcourt leurs plus petits rameaux, et cherche à glaner quelque fruit oublié. Le rouge-gorge solitaire se perche sur nos murailles, et bien souvent sur ma fenêtre ; j’aime à entendre ses chansons mélancoliques, moins brillantes, mais aussi touchantes que celles du rossignol. Quand tout est couvert de neige, cet aimable oiseau vient se réfugier avec la perdrix jusque dans la maison, demandant à l’homme une part des biens de la terre, sur laquelle le ciel ne leur a rien laissé à recueillir. J’ai pris souvent plaisir à voir mes enfants leur jeter des morceaux de pain.

A la vérité, les soirées d’hiver sont longues ; mais mon travail et celui de mes enfants, joint à vos lectures ou à vos conversations, me les rend bien courtes et bien agréables : vous me transportez dans d’autres climats.

Pendant le temps même du sommeil, quand la lampe est éteinte, je jouis encore mieux de mon asile, et du désordre de la saison. J’aime à entendre le bruit de la pluie qui tombe à verse sur le toit, et celui des chênes et des hêtres que le vent agite au loin autour de nous ; leurs murmures sourds m’invitent au repos : le danger éloigné redouble ma sécurité. Je pense que je n’ai rien à craindre, dans une cabane bien solide, du tumulte que j’entends au loin, et que tout ce que j’ai de cher au monde, mes enfants et mon époux, sont autour de moi ; un doux et profond sommeil s’empare alors de mes sens, en bénissant le ciel de mon bonheur.

LE PÈRE.

Mais quand je suis obligé de m’absenter pendant le jour, vous devez vous ennuyer ; et peut-être avez-vous peur, étant seule avec deux enfants au milieu d’un bois.

LA MÈRE.

Ce bois appartient au roi ; l’ordre et la police y sont bien tenus. D’ailleurs la maison, comme vous me l’avez fait observer, est si forte dans sa simplicité, et si bien disposée, qu’une personne seule s’y défendrait contre une troupe de brigands. Mais que viendraient-ils chercher ici ? il n’y a ni richesses ni argent.

(Antoinette apporte la corbeille d’osier de son père, et le panier à ouvrage de sa mère ; elle les place auprès d’eux en les saluant respectueusement, ensuite elle s’en retourne à la maison. En allant et venant, elle paraît inquiète ; elle regarde de tous côtés pendant cette scène muette.)

MONDOR, toujours caché.

Je sens ma conscience qui se réveille ; je me garderai bien de nuire à ces honnêtes gens-là. Avec tout cela ils sont heureux, et les gens les plus heureux que j’aie vus de ma vie. Je veux les faire peindre tels que je les vois là : la mère tricotant des bas, et le père faisant une corbeille à l’ombre d’un saule ; la petite barrière et le sentier de verdure, au bout duquel on aperçoit une cabane couverte de chaume et de mousse. Je ne veux pas qu’on y oublie l’escalier appuyé sur un vieux cerisier fleuri, et Antoinette aux yeux bleus qui en descend, avec son chapeau d’écorce, ses cheveux blonds et son pot au lait sous le bras. Je ferai mettre ce tableau dans ma chambre à coucher ; il me donnera, dans mes insomnies, des idées de repos, d’innocence et de bonheur, que je ne trouve nulle part.

LA MÈRE.

Ce lieu est enchanté.

LE PÈRE.

Je veux l’embellir pour vous tous les jours de ma vie. Je planterai, au nord de la maison, un lierre qui grimpera sur l’escalier, et viendra entourer vos fenêtres de son feuillage. Les oiseaux d’hiver, que vous aimez parce qu’ils sont malheureux, viendront s’y réfugier ; vous y entendrez hanter votre ami, le rouge-gorge. Je planterai de l’autre côté, au midi, une vigne qui formera un berceau au-dessus de la porte ; j’y élèverai au-dessous un banc de gazon : nos enfants s’y reposeront un jour, et s’y entretiendront de nous lorsque nous ne serons plus. Sur la faîtière du toit, je mettrai des ognons d’iris, dont la fleur vous plaît ; sa couleur, qui imite celle de l’arc-en-ciel, ses feuilles en lames d’un beau vert de mer, accompagneront bien les longues marbrures de mousse qui se détachent, comme des lisières de velours vert sur le chaume fauve de la couverture. Quel autre genre d’embellissement désirez-vous ici ?

LA MÈRE.

Je n’en ai jamais désiré dans vos ouvrages ; je n’aurais jamais cru que ce lieu en fût encore susceptible.

LE PÈRE.

J’aurais bien pu entourer cette possession d’un mur, mais j’ai préféré une haie vive. Chaque année dégrade un mur, et fortifie une haie ; chaque année, un mur consomme des pierres, et une haie produit du bois. D’ailleurs, une haie est une décoration. Une belle haie présente seule le spectacle d’un beau jardin. Voyez ces pruniers sauvages, dont les fruits naissants sont semblables à des olives. Ces sureaux voisins parfument l’air de leurs bouquets de fleurs en ombelles ; ces houx opposent leur vert lustré et leurs grains écarlates aux nuages blancs des fleurs de l’aubépine ; l’églantier jette çà et là ses guirlandes de roses, relevées d’un vert tendre. La ronce même n’est pas sans beauté ; elle accroche d’un arbrisseau à l’autre ses longs sarments garnis de girandoles couleur de chair, et elle se roule autour des troncs des arbres de la forêt, qui sont renfermés dans la haie, et qui s’élèvent de distance en distance, comme autant de colonnes qui la fortifient. Mille petits oiseaux trouvent à la fois de la nourriture et des abris sous ces différents feuillages. Chaque espèce a son étage ; en bas sont les merles, les fauvettes, les tarins ; plus haut, les rossignols ; et au faîte de ces vieux ormes, nous entendons murmurer la tourterelle, et nous voyons voltiger la grive qui y bâtit son nid. La nature a jeté, depuis le sommet de la forêt jusque sur ces gazons, des rideaux de toutes sortes de verdures et de fleurs, pour mettre les nids des oiseaux à l’abri. Vous en faisiez autant, lorsque vous couvriez d’un voile de taffetas vert, brodé de vos mains, le berceau de nos enfants.

LA MÈRE.

Oh oui ! cette forêt et cette haie sont les vrais berceaux des oiseaux. Il n’y a point de mère aussi attentive que la nature.

LE PÈRE.

Vous entouriez le berceau de vos enfants de barrières d’osier, de peur que quelque choc ne troublât leur repos. La nature a de même garni d’épines la partie inférieure de celui-ci, afin d’en écarter les ennemis. Il n’y a dans ce climat que les arbrisseaux qui ont des épines ; les grands arbres n’en ont point : les oiseaux qui y nichent sont défendus par leur élévation. Cependant, beaucoup d’espèces de grands arbres des pays chauds en ont, afin que les oiseaux puissent y faire leurs nids en sûreté ; car il y a dans ces pays-là plusieurs espèces de quadrupèdes qui savent grimper et qui viendraient manger leurs œufs.

LA MÈRE.

O Providence ! qui pourrait méconnaître vos soins variés par toute la terre, suivant le besoin de vos faibles créatures ?

LE PÈRE.

La Providence ramène au plaisir ou à l’utilité de l’homme toutes les attentions qui sont éparses pour le reste des êtres. Par exemple, j’ai parcouru beaucoup de pays au nord et au midi, et je n’ai jamais vu d’arbrisseaux épineux, ni de petits oiseaux de bocage, que dans les lieux habités par l’homme, ou dans ceux du moins qui l’avaient été : je n’en ai jamais trouvé dans l’épaisseur des forêts du Nord, quoique j’y aie fait au moins cinq ou six cents lieues. Quand je voyageais dans les forêts solitaires de la Finlande, et que j’apercevais des moineaux, j’étais sûr de n’être pas loin d’un village. Les petits oiseaux récréent l’homme par leur vol, leur chant et leur plumage ; ils sont utiles à ses cultures ; ils mangent au printemps les insectes qui dévoreraient ses fruits en été.

LA MÈRE.

Quelque charme que le spectacle de la nature offre à mes sens, il disparaît avec les saisons ; mais celui que l’observation présente à l’esprit, entre dans mon âme, et y reste toute l’année. Quoique je sois bien ignorante, vous m’avez ravie cet hiver en me faisant voir sur des cartes les dispositions admirables que l’Auteur de la nature a données aux montagnes, aux fleuves, aux îles, et même aux roches. Vous m’avez encore fait plus de plaisir en me montrant les relations que les plantes ont avec les éléments.

Vous m’avez aussi fait observer les contrastes charmants de couleur et de forme, entre quelques oiseaux et les buissons où ils font leurs nids. Le geai, avec ses ailes piquetées d’azur, me paraît plus beau sur le chêne dont il mange les glands que sur tout autre arbre ; j’aime à voir le roitelet établir son nid dans la cavité moussue de quelque gros rocher, comme s’il craignait que les arbres et la terre n’en pussent supporter les fondements. Chaque arbre, avec ses oiseaux, ses papillons et ses mouches, est un petit monde. Mais ce que je voudrais apprendre, ce sont les relations du pommier avec les divers animaux : cet arbre est si beau dans le pays de ma mère !

LE PÈRE.

Les véritables relations du pommier me sont inconnues pour la plupart. Il en a avec des oiseaux sédentaires, comme la mésange d’un bleu d’ardoise et au collier blanc, qui contraste en automne très-agréablement avec ses fruits jaunes et rouges, qu’elle entame avec ses griffes et son petit bec pointu ; il en a avec plusieurs espèces d’oiseaux voyageurs, qui arrivent dans le temps que les pommes sont en maturité ; avec des quadrupèdes, comme le hérisson, qui quitte les roches pendant la nuit, et vient les recueillir lorsqu’elles tombent à terre ; avec des poissons, lorsqu’elles roulent, entraînées par les pluies, jusqu’aux rivières, et de là dans le sein des mers. Les pommes se conservent fort longtemps dans l’eau, et on les rencontre, comme les cocos des Indes, à de grandes distances du rivage. Dans le nombre des poissons qui peuvent s’en nourrir, je soupçonne une espèce de crabe des côtes de Normandie, auquel la nature a donné deux pattes armées de lancettes pour les entamer ; et un autre poisson du Nord, qu’on ne trouve que vers la fin de l’automne sur les mêmes côtes, et qui vient autour de ces fruits lorsqu’ils entrent en dissolution. Le pommier a encore une multitude d’autres relations avec toutes sortes d’insectes, comme une grande mouche à tête rouge et au corselet rayé de noir et de blanc, qui y dépose ses œufs ; avec des papillons qui voltigent autour de ses fleurs, et servent eux-mêmes de nourriture à plusieurs espèces d’oiseaux du printemps qui font leurs nids dans ce bel arbre. Mais pour le bien connaître, il faudrait l’étudier sur les rivages de la mer, et sous l’haleine des vents d’ouest. Je n’ai donc que des anecdotes à vous raconter à son sujet, et non pas une histoire. Gardons-les pour la mauvaise saison : jouissons au printemps, et raisonnons en hiver. Il est plus doux de parler des fleurs auprès du feu, et des zéphyrs quand Borée ravage les champs.

Quelque éloge que vous fassiez des plaisirs que la raison nous donne, ceux du sentiment me touchent encore davantage. Les ouvrages de la nature sont remplis d’harmonies ravissantes, mais celles que vous avez avec eux m’inspirent un intérêt plus tendre. Quel charme ne répandez-vous pas vous-même dans cette solitude, lorsque vous vous y promenez en tenant vos enfants par la main ! Il n’y a point de prairie qui me paraisse aussi verte et aussi douce que la pelouse où vous reposez ; l’arbre qui vous ombrage me semble plus majestueux que le reste de la forêt. J’ai un plaisir inexprimable à vous voir cueillir pour vos enfants les fruits que j’ai cultivés moi-même, et sourire aux vains efforts qu’ils font pour atteindre aux branches des arbres fruitiers que j’ai plantés à leur naissance. Plus d’une fois vous m’avez alarmé, lorsque je vous ai vue, vers le soir, agitée d’une douce mélancolie, sortir seule du verger, et vous promener parmi les peupliers et les sapins de la forêt. Vous vous croyez alors bien cachée sous leurs ombrages ; mais quand les rayons du soleil couchant viennent teindre de safran et de vermillon le dessous de leurs feuilles, et bronzer jusqu’aux mousses de leurs racines, je vous aperçois alors tout environnée de lumière. Plus d’une fois, je vous ai vue à genoux, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. Ah ! que vous m’avez troublé dans cette attitude ! Je craignais que vous ne nourrissiez quelque chagrin qui me fût inconnu. Est-ce qu’elle regrette l’Ukraine, me disais-je en moi-même ? Peut-être elle prie Dieu pour ses parents ! Ah ! il aurait mieux valu, pour mon bonheur, que j’eusse regretté la France dans son pays, que de la voir désirer son pays dans le mien. Mais vous me rassurez quand j’entends votre voix se joindre au chant des oiseaux qui saluent l’astre du jour par leurs dernières chansons. Vos accents mélodieux, vos paroles, tous les échos qui les répètent au loin, les nuages dorés du soleil couchant, la pompe magnifique des cieux, me remplissent des affections sublimes que vous ressentez, et me transportent par des charmes ineffables dans ces régions éternelles où il n’y aura plus ni inquiétudes ni regrets. Que ne chantez-vous de même à cette heure que les plantes boivent la rosée du matin, et qu’elles exhalent leurs doux parfums vers les cieux !

LA MÈRE.

Ah ! si vous m’avez aperçue quelquefois à genoux dans la forêt, ce n’était point pour me plaindre au ciel de mon sort, mais bien plutôt pour l’en remercier. Vous eussiez fait avec mes enfants mon bonheur dans un désert, et je suis avec vous dans un lieu de délices. Mais comment voulez-vous que je chante maintenant ! je suis inquiète, mon fils ne revient point.

LE PÈRE.

Tendre mère, tranquillisez-vous ; il ne tardera pas à revenir. Les enfants, vous le savez, aiment tout ce qui les met en mouvement ; ils ne peuvent rester en place.

MONDOR, toujours caché.

Il est incroyable que des gens mariés puissent s’aimer à ce point-là : c’est peut-être parce qu’ils vivent seuls. On est trop dissipé, dans le monde ; les amitiés n’y tiennent à rien ; il n’y a que les haines qui y sont durables. Ils ont de la religion, ils sont heureux ! Je voudrais pour beaucoup que mon philosophe fût ici, et même ma femme et ma fille ; je serais curieux d’entendre ce qu’ils penseraient de tout ce que je vois et j’entends là. Cette petite maison est l’asile du bonheur : la mère n’a qu’une seule inquiétude, c’est l’absence de son fils, qui est peut-être à polissonner à quatre pas d’ici. Ma femme, hélas ! n’est pas si sensible : mais elle se pique de force d’esprit.

LE PÈRE, à sa femme.

Si vous aimiez à vous dissiper, nous irions quelquefois nous promener aux environs. Je ne connais point de vue plus magnifique que celle qui est au midi de la forêt ; il y a là une pelouse élevée d’où l’on découvre au loin un grand cercle de coteaux couverts de châteaux, de parcs et de villages ; la Seine, qui passe au pied de cette pelouse, traverse à perte de vue les plaines qui vous séparent de l’horizon, et paraît au milieu de leurs vertes campagnes comme un long serpent d’azur. On voit sur les replis multipliés de son canal, des barques qui remontent à Paris, traînées par de grands attelages de chevaux ; et d’autres qui en descendent, chargées de trains d’artillerie, ou de recrues de soldats qui font retentir les rivages du bruit de leurs trompettes et de leurs tambours. De superbes avenues d’ormes traversent ces vastes plaines, et vont en se divergeant à mesure qu’elles s’éloignent de la capitale. Quoiqu’on n’y aperçoive qu’une petite portion des nombreux rayons qui en partent, on y reconnaît la route d’Espagne, celle de l’Italie, celle de l’Angleterre, et celles qui mènent aux ports de mer d’où l’on s’embarque pour l’Amérique ou pour les Indes orientales ; une foule d’autres conduisent à de riches abbayes ou à des châteaux, et se confondent par leur majesté avec celles qui font communiquer les empires. On y aperçoit sans cesse de grands troupeaux de bœufs, et de longues files de chariots qui s’avancent lentement vers Paris, et lui apportent l’abondance des extrémités du royaume. Des carrosses à quatre et à six chevaux y roulent jour et nuit ; les cris des hommes, les hennissements des chevaux, les mugissements des bestiaux, le bruit des roues de toutes ces voitures, forment dans les airs des murmures semblables à ceux des flots sur les bords de la mer. Derrière la pelouse d’où vous apercevez cette multitude d’objets, sont les avenues royales qui mènent à Versailles à travers la forêt. Rien n’est plus imposant que leur pompe sauvage ; il n’y a point d’arcs de triomphe de marbre qui égalent la majesté de leurs berceaux de verdure. Dans le temps de la chasse, vous y voyez aborder des meutes de chiens accouplés deux à deux, des piqueurs, des gardes du roi, des officiers de la fauconnerie, de brillants équipages, et souvent le roi lui-même, suivi d’une partie de sa cour. En vous tenant à un des carrefours de la forêt, vous auriez le plaisir d’y voir passer et repasser dix fois le prince et son auguste cortége, sans sortir de votre place. Ce noble spectacle pourrait vous amuser.

LA MÈRE.

La présence du roi anime tous les lieux où il se montre : semblable au soleil, il répand autour de lui un esprit de vie ; mais trop d’éclat l’environne pour mes faibles yeux : j’aime les retraites paisibles et ignorées.

LE PÈRE.

Eh bien ! je veux vous en faire connaître une encore plus solitaire que celle que nous habitons ; elle est au nord de la forêt. C’est un bassin de dunes sablonneuses qui a mille pas de large à peu près ; il est entouré de roches et de collines couvertes d’arbres qui s’élèvent les unes derrière les autres en amphithéâtre. On n’aperçoit aux environs d’autres ouvrages de la main des hommes, qu’une petite chapelle qui est sur la crête d’une des collines les plus élevées ; on croirait de loin qu’elle est bâtie sur le sommet des arbres. J’ai été plusieurs fois m’y promener. Le chemin en est difficile ; on y parvient par un sentier caillouteux qui va toujours en montant, et qui vous mène au pied d’un petit plateau de roche rouge, sur lequel elle est construite. Du pied de ce plateau sort une fontaine dont l’eau est très-claire, et qui est ombragée par un bouquet de hêtres et de châtaigniers. La première fois que j’y arrivai, je fus surpris de voir sur l’écorce de ces arbres des caractères qu’il me fut impossible de déchiffrer : la plupart étaient fort anciens, et ils portaient tous les dates des années où ils avaient été gravés. Je montai sur le plateau sur lequel est bâtie la chapelle, par un sentier pratiqué dans le roc, et tout couvert de mousse. Cette chapelle est fort ancienne ; elle est voûtée en dalles de pierre, et il y a sur le fronton, au-dessous de son petit clocher, une inscription en lettres gothiques, qu’on ne peut plus lire ; elle ne reçoit le jour que par une petite fenêtre en arc de cloître, et par la porte, qui est à barreaux. J’aperçus par ces barreaux, sur un autel, une statue de la Vierge, qui tenait l’enfant Jésus dans un de ses bras, et dans l’autre une grosse quenouillée de lin ; je vis aussi à travers les barreaux de la chapelle, sur le pavé, quantité de liards tout couverts de vert-de-gris ; je fis ma prière dévotement, et je m’en retournai, cherchant en moi-même ce que pouvaient signifier les caractères écrits sur l’écorce des arbres autour de la fontaine, et la quenouillée de lin qui était entre les bras de la bonne Vierge. Jamais antiquaire n’a été plus curieux d’interpréter la légende d’une médaille étrusque, ou quelque symbole inconnu d’une statue de Diane.

Enfin, y étant retourné une autre fois dès l’aurore, de jeunes filles qui lavaient du linge à la fontaine satisfirent ma curiosité. La plus âgée d’entre elles, qui n’avait pas vingt ans, me dit :

« Monsieur, cette chapelle est dédiée à Notre-Dame-des-Bois ; elle est desservie par nous autres filles des hameaux voisins. Celle d’entre nous qui doit se marier est tenue de filer la quenouillée de lin qui est au côté de la bonne Vierge, et d’y en remettre une autre de semblable poids, pour la fille qui doit se marier après elle. Avec les fils de ces quenouillées, on fait une toile, et de l’argent de cette toile, ainsi que de celui que les passants jettent par dévotion sur le pavé de la chapelle, nous aidons les pauvres veuves et les orphelins de nos hameaux. On dit ici une messe tous les ans à la Nativité ; et les veilles, ainsi que les jours de fête de la Vierge, les filles s’y assemblent l’après-midi, sonnent la cloche, parent la bonne Vierge de robes blanches et de bouquets de fleurs, et chantent des hymnes en son honneur. Les filles et les garçons qui sont promis l’un à l’autre, écrivent leurs noms ensemble sur l’écorce des hêtres autour de la fontaine de Notre-Dame, afin d’être heureux en mariage ; et ceux et celles qui ne savent point écrire, y mettent seulement leurs marques. »

Voilà ce que me raconta une des jeunes filles qui lavaient du linge à la fontaine de Notre-Dame-des-Bois. Je conjecturai, par le nombre et l’ancienneté de ces marques, que peu de paysans autrefois savaient écrire. Certainement il y a beaucoup de types et de symboles révérés sur les monuments des Romains et dans nos histoires qui n’ont pas des origines si respectables.

LA MÈRE.

Ah ! il faut que nous allions un jour nous promener à Notre-Dame-des-Bois avec nos enfants ; nous y porterons à manger ; nous y dînerons sur l’herbe, auprès de la fontaine.

LE PÈRE.

Ma chère amie, le chemin est rude pour y arriver ; mais la solitude dont je voulais d’abord vous parler n’est qu’à moitié chemin. C’est, comme je vous l’ai dit, une espèce de lande, moitié terre, moitié sable, entourée de roches et de collines couvertes d’arbres, au-dessus desquelles on aperçoit la petite chapelle de Notre-Dame-des-Bois. On y voit çà et là les ouvertures de quelques petits vallons, tapissées de pelouses du plus beau vert. Jamais la bêche n’a remué le terrain de ce lieu solitaire. Des pyramides pourprées de digitales, des touffes jaunes de mélilot parfumé, des girandoles de verbascum, des tapis violets de serpolet, des réseaux tremblants d’anémona-némorosa et de fraisiers, et une foule de plantes champêtres s’entre-mêlent aux lisières vertes de la forêt, aux flancs des roches, et se répandent en longs rayons jusque dans l’intérieur du bassin ; il n’y a que l’embouchure des vallons et les croupes des collines qui soient couvertes d’une herbe fine. Vers une des extrémités du bassin, est une grande flaque d’eau bordée de joncs et de roseaux. La commodité de cette eau et la tranquillité du lieu y attirent, dans toutes les saisons, des oiseaux étrangers et des animaux sauvages qui viennent y vivre en liberté. L’écureuil roux à la queue panachée s’y joue sur le feuillage toujours vert des sapins ; le lapin couleur de sable y trotte parmi le thym et le serpolet ; mais au moindre bruit, il se blottit à l’entrée de son trou : le râle aux longues jambes y court sous l’ombre des genêts jaunes, et on l’apercevrait à peine, s’il ne faisait entendre de temps en temps son cri, semblable au coassement d’une grenouille ; le coq de bruyère, avec ses plumes d’un noir de velours, son chaperon écarlate et son cou d’un vert lustré, se confond avec le pourpre des bruyères lointaines ; mais il se promène souvent sur la mousse, à l’ombre des pins, dont il mange les pommes. Quelquefois, il étend en rond sa belle queue, il abaisse ses ailes, il allonge son cou ; il va et vient sans cesse sur le tronc d’un pin, et il donne à sa voix une forte explosion, suivie d’un bruit semblable à celui d’une faux qu’on aiguise : vous diriez d’un faneur qui se prépare à faucher toutes les herbes du canton. Il n’y a point dans ce lieu de plante qui ne donne des asiles et des fruits hospitaliers à quelque espèce d’animal. Les grives voyageuses y reconnaissent en automne le genévrier du Nord : elles viennent par troupes se percher sur ses branches pour en récolter les graines. Le vanneau solitaire plane au-dessus de la flaque d’eau, en jetant des cris aigus, et la grue descend du haut des airs pour se reposer au milieu de ses roseaux. Les échos des roches répètent les cris de tous ces oiseaux, et les font retentir dans les vallons circonvoisins. Aux jeux et à la tranquillité de ces animaux, vous diriez qu’ils vivent sous la protection de Notre-Dame-des-Bois. Il est bien rare qu’on voie là des hommes, si ce ne sont quelques bergers des hameaux voisins, qui, vers la fin de l’été, y amènent paître leurs troupeaux. Souvent un cerf des Ardennes, venu de forêt en forêt des frontières de l’Allemagne, vient, après de longs détours, y chercher une retraite inconnue aux meutes altérées de son sang ; il renaît à la vie dans ces lieux ignorés des chasseurs ; il fuit le bruit des cors et il s’arrête au son des chalumeaux. Il regarde les bergers sur les collines voisines ; il s’approche d’eux, il soupire ; il oublie que ce sont des hommes, parce qu’ils ne font plus entendre les mêmes voix.

C’est dans ces lieux que je vous montrerai les objets qui m’occupaient loin de vous ; je vous dirai : Ces joncs agités le long des eaux me rappelaient les côtes de la Finlande toujours battues des vents ; ces genévriers et ces sapins, les forêts de votre patrie ; ces primevères et ces violettes, les fleurs dont vous aimiez à vous parer, et jusqu’au son de la petite cloche de Notre-Dame-des-Bois, en me rappelant dans cette solitude le nom de Marie, me rappelaient votre nom et votre souvenir. Je vous redemandais aux forêts, aux prairies, aux oiseaux voyageurs, aux vents et à l’aurore naissante ; mais c’était vous, ô mon Dieu ! à qui je devais redemander mon bonheur : vous seul êtes, sur la terre, l’asile de l’homme malheureux. Délicieuses campagnes, et vous plus touchantes encore, forêts inhabitées, roches moussues, douces fontaines, solitudes profondes, où l’on vit loin des hommes trompeurs et méchants, où le temps nous entraîne d’une course innocente, sans malfaisance, sans crainte et sans remords, ah ! qu’il est doux de vivre dans vos retraites ignorées, et d’entendre vos divins langages ! Vous nous annoncez par mille voix le Dieu qui vous donna l’être : vos lointains nous parlent de son immensité ; le cours de vos eaux, de son éternité ; vos hautes montagnes, de son pouvoir ; vos moissons, vos vergers, vos fleurs, de sa bonté ; vos sauvages habitants, de sa Providence ; et il ne vous a placé dans les cieux, soleil qui éclairez ces ravissants objets, que pour y élever nos yeux et nos espérances !

LA MÈRE, d’un ton attendri.

Toutes les fois que vous me parlez de la nature, vous me jetez dans le ravissement.

MONDOR, toujours caché.

Mon Système de la Nature ne dit pas un mot de tout cela. Certainement une Providence gouverne la nature. (Il regarde son livre et le jette loin de lui.) Va, je ne te veux plus voir, tu éteins à la fois l’intelligence et le sentiment.

LE PÈRE.

Tout ce que je vous ai fait apercevoir, n’est que le coup d’œil d’un homme sujet à l’erreur. Nous ne voyons que la moindre partie des ouvrages de Dieu ; et si toutes les observations des hommes étaient rassemblées sur cette partie, nous n’en aurions encore qu’un faible aperçu, lors même que chacun d’eux observerait avec autant de sagacité que Galien, Newton, Leweenhoek, Linnæus. Mais quelque imparfaites que fussent encore nos lumières, l’esprit le plus fort ne pourrait en soutenir l’ensemble ; il en serait ébloui, comme l’œil par l’éclat du soleil dans un jour serein.

Dieu nous a environnés des nuages de l’ignorance pour notre bonheur ; il nous a mis à une distance infinie de sa gloire, afin que nous n’en fussions pas anéantis. La simple vue de ses ouvrages suffit pour le faire connaître, quand même nous n’en aurions ni la jouissance ni l’intelligence. Il ne prend d’autres titres que celui de son existence propre. Tout passe, et il est seul celui qui est. Quand il a daigné se communiquer aux hommes, il ne s’est point annoncé sous les noms que les Platons et les sages de tous les temps lui ont donnés à l’envi, de grand géomètre, de souverain architecte, de Dieu du jour, d’âme universelle du monde. Il est cela, et il est des millions de fois plus que tout cela. Il a des qualités pour lesquelles nos esprits n’ont point de pensée, ni nos langues d’expression. S’il laisse échapper de temps en temps quelque étincelle de sa lumière au milieu de notre nuit profonde, alors les arts éclosent sur la terre, les sciences fleurissent, les découvertes paraissent de toutes parts ; les peuples sont dans l’admiration. Cependant les hommes de génie qui les éclairent et qui les étonnent, n’ont allumé leur flambeau qu’à un petit rayon de son intelligence : laissons-leur poursuivre cette gloire. Dieu a mis à la portée de tous les hommes des biens plus utiles et plus sublimes que les talents : ce sont les vertus : tâchons d’en faire notre lot. Hommes aveugles et passagers, nous n’avons point été introduits dans cette grande scène de la nature pour assister aux conseils de son auteur, mais pour nous entr’aider et nous secourir. Nous sommes sur la terre pour la cultiver et non pour la connaître… Quels agréments puis-je ajouter pour vous à ceux de cette solitude ?

LA MÈRE.

Il ne m’y reste rien à souhaiter, sinon que la bonté du ciel ne m’y laisse pas vivre après vous.

LE PÈRE.

Vous savez que près de votre bosquet de sapins, il y a un espace vide entouré de grands arbres qui en forment comme un salon de verdure.

LA MÈRE.

Oui, mais cet espace est si rempli de broussailles, d’épines noires et de troncs d’arbres pourris, qu’on ne peut en approcher.

LE PÈRE.

N’avez-vous pas remarqué, au milieu de ce chaos, un jeune chêne qui atteint à la hauteur des grands arbres qui l’environnent, et qui partage déjà sa tête en plusieurs rameaux ?

LA MÈRE.

Oui, il est plein de vigueur, et il est entouré d’un chèvrefeuille chargé de fleurs, qui s’élève jusqu’à sa cime.

LE PÈRE.

J’écarterai les mauvaises plantes tout autour de ce jeune arbre, et je placerai au milieu de son chèvrefeuille les bustes du roi et de la reine. Nous l’appellerons le chêne de la patrie : il servira de monument à nos descendants. Le jour de la fête du roi, nous rassemblerons sous son ombre les pauvres enfants du hameau voisin, et ceux des étrangers qui viennent glaner ici dans le temps de la moisson. Nous leur donnerons un repas champêtre, et nous les ferons danser toute la soirée autour de ce jeune arbre, en chantant des chansons à la louange du roi.

LA MÈRE.

Et moi, à cause de la reine, qui fait le bonheur de notre prince, je suspendrai au chèvrefeuille l’étoffe de laine blanche que j’ai filée cet hiver ; et à la fin de la fête, j’en ferai présent à celle des filles que vous aurez trouvée la plus aimable.

MONDOR, toujours caché, pendant que la mère parle, rêve un peu.

Ils font des projets de bienfaisance dans le sein de la pauvreté ! O charmes de la vertu, vous subjuguez mon cœur !

LA MÈRE.

Si nous faisions de cette étoffe une loterie pour les filles seulement, et si nous y joignions de petits paniers de fruits, des bouquets, des pots pleins de laitage, chaque convive pourrait avoir son lot et s’en retournerait content.

LE PÈRE.

A merveille ! Votre don n’humiliera point celle qui le recevra, et ses enfants attacheront à vos aumônes le prix qu’on attache aux présents.

LA MÈRE.

Ce jour-là, je ferai porter à Henri et à Antoinette des chapeaux de bluets, de coquelicots et d’épis de blé ; ils seront le roi et la reine du bal. Il faut accoutumer nos enfants à vivre avec les malheureux, afin qu’ils apprennent de bonne heure que ce sont des hommes.

(Antoinette apporte sur sa tête un large panier couvert d’un linge blanc.)

ANTOINETTE.

Papa et maman, voici le déjeuner.

LA MÈRE.

Place-le sur l’herbe, mon enfant.

ANTOINETTE arrange le déjeuner sur l’herbe.

Voilà un fromage à la crème tout frais, et des gâteaux sortant du four ; voilà du beurre nouveau, et de belles pommes de l’année passée ; voici des fraises précoces que j’ai trouvées mûres, le long de la maison, du côté où le soleil donne à midi : les gâteaux sont un peu brûlés. Voici, maman, pour votre dîner, un petit panier de champignons que j’ai cueillis au pied d’un rocher, au milieu d’un lit de mousse : ils sont bons à manger, car ils sont couleur de rose, et ils ont une fort bonne odeur. Voici encore des écrevisses toutes vives, que j’ai pêchées sur le bord du ruisseau : j’ai eu beaucoup de peine à les prendre ; il m’a fallu des pincettes ; il y en a une qui m’a bien mordue : j’en ai encore le doigt tout rouge.

LE PÈRE.

Elles sont bien grosses. On n’en sert pas de plus belles à la table des princes.

LA MÈRE, à Antoinette.

Tu veux me faire faire bonne chère aujourd’hui, et je n’ai point d’appétit.

ANTOINETTE.

Cela étant, maman, comme mon papa ne s’en soucie pas, je les remettrai dans le ruisseau.

LA MÈRE.

Non, mon enfant, mets-les plutôt dans une petite corbeille avec du cresson de fontaine : tu les donneras à cette pauvre femme malade, à qui on a ordonné des bouillons pour purifier le sang.

LE PÈRE, à Antoinette.

Assieds-toi là, ma fille, et mangeons.

LA MÈRE, à Antoinette.

Ne m’ôte point la vue de la campagne. Tu es tout interdite aujourd’hui de ne point voir ton frère.

ANTOINETTE.

Oh ! maman, il ne lui arrivera pas de mal ; notre chien est avec lui.

LE PÈRE, à sa femme et à sa fille.

Mangez donc. Ne savons-nous pas qu’une Providence gouverne toutes choses ? Ferons-nous comme ces vains savants qui ne parlent de la Providence que pour en discourir ? Chère épouse, je blâme mon fils de s’éloigner d’ici sans votre consentement et le mien, mais j’aime qu’il s’abandonne de bonne heure à cette puissance surnaturelle. C’est le sentiment de sa protection qui est dans l’homme l’unique source du courage et de la vertu. J’ai éprouvé dans ma vie des inquiétudes bien cruelles et bien vaines pour n’avoir pas conservé cette confiance pure et indépendante des hommes ; car enfin, au milieu de mes malheurs multipliés, j’ai toujours vécu libre, et jamais rien de ce qui m’était nécessaire ne m’a manqué. J’ai vu mes services sans récompenses, et mes actions les plus louables calomniées. Malheureux au-dehors et au-dedans pour m’être fié aux hommes, je tombai malade de déplaisir : enfin, ne comptant plus sur les autres ni sur moi-même, je m’abandonnai tout entier à cette Providence qui m’avait sauvé d’une infinité de dangers. Dès que j’eus tourné mon cœur vers elle, elle vint à mon aide. J’étais sans fortune, et je ne connaissais plus de moyen honnête d’en acquérir, lorsqu’une personne qui m’était inconnue m’obtint du prince des secours dont j’ai subsisté longtemps dans la solitude. J’y jouissais avec délices des contemplations de la nature, et je comptais passer ainsi heureusement le reste de mes jours ; mais la retraite de mon respectable patron, ou peut-être des ennemis secrets, me firent perdre l’unique moyen que j’eusse de vivre. Je n’avais plus rien à espérer dans le monde, et je venais par surcroît d’éprouver les maux domestiques les plus cruels, lorsque la Providence mit dans le cœur de notre jeune monarque de faire lui-même des hommes heureux. Il vint à savoir, je ne sais comment, que je l’avais servi en plusieurs occasions périlleuses, sans que j’eusse recueilli d’autre fruit de mes services que des persécutions. Il fit tomber sur moi un de ses bienfaits ; il me donna ce bouquet de bois que nous habitons ; il combla mes vœux. Je n’avais demandé toute ma vie d’autre bien à la fortune.

LA MÈRE.

Ah ! que le prince est digne de notre reconnaissance ! puisse-t-il trouver la récompense de son bienfait dans l’amour de son épouse et de ses enfants !

ANTOINETTE.

Et aussi dans l’amitié de ses frères !

LE PÈRE.

Un bonheur ne vient pas seul. Il me fallait dans cette solitude une compagne douce, indulgente, sensible, pieuse, assez éclairée pour connaître le monde, et assez sage pour le mépriser. Il fallait qu’elle eût été bien malheureuse, et que son cœur brisé, cherchant un appui, se joignît au mien, comme une main dans le malheur se joint à une autre main. Je me rappelais souvent que lorsque je servais dans le Nord, la Providence me l’avait offerte en vous ; mais séduit alors par de vaines idées de gloire, attiré vers ma patrie par les besoins de mon cœur, je joignais aux autres regrets de ma vie celui d’avoir eu mon bonheur entre les mains et de l’avoir laissé échapper. Vos propres revers vous ramenèrent à moi, plus malheureuse et plus intéressante. J’ai trouvé en vous toutes les convenances que je pouvais désirer ; votre humeur douce et aimante a calmé ma mélancolie ; mes jours sont filés d’or et de soie depuis qu’ils sont mêlés aux vôtres : ne les troublons point par de vaines inquiétudes. Oui, j’aimerais mieux ne vivre qu’un jour dans la pauvreté en me fiant entièrement à la Providence, que de vivre un siècle dans l’opulence en me reposant sur mes propres lumières ; je passerais au moins dans la vie quelques instants purs et sans trouble.

MONDOR, toujours caché.

Le roi les a logés là. Le roi fait du bien sans qu’on le sache. Voyez à quoi j’allais m’exposer !

LA MÈRE.

Oui, la Providence gouverne toutes choses. Souvent, par le malheur, elle nous conduit au bonheur : cher époux, vous en êtes pour moi une preuve toujours nouvelle. Mais excusez ma faiblesse : je suis femme, et je suis mère.

LE PÈRE.

Votre fils ne doit-il pas mourir un jour ? Que serait-ce donc si on vous le rapportait aujourd’hui…

LA MÈRE.

O Dieu ! éloignez de nous un pareil événement ! mais j’aimerais encore mieux que l’on me rapportât mon fils mort que de le savoir libertin. Ne trouvez-vous pas étrange qu’il fasse la nuit de pareilles excursions, à son âge ? Que deviendront ses mœurs ? Vous le savez, les familles forment les hommes avec bien de la peine ; et les sociétés les corrompent dans un moment.

LE PÈRE.

Mais nous ne savons pas s’il est en mauvaise compagnie.

LE PÈRE, à Antoinette.

Ton frère n’a-t-il pas coutume de s’écarter quelquefois de la maison ? Dis-nous-le, si tu le sais ; à moins que tu n’aies promis le secret à ton frère.

ANTOINETTE.

O mon papa ! mon frère n’a point de secrets pour moi, qu’il voulût cacher à vous ou à maman. Je ne l’ai vu s’éloigner d’ici tout seul que deux fois. La première, il me fit bien peur. Vous n’étiez pas à la maison. Il crut voir passer un loup le long de la forêt ; il courut prendre votre fusil, et poursuivit cet animal, mais de bien près : par bonheur ce n’était point un loup, c’était un grand chien de berger.

Une autre fois, comme il déjeunait avec moi dans cet endroit même, il s’écarta bien loin dans la plaine pour voir ce qu’y faisait une pauvre femme qu’il avait vue passer devant nous, portant dans ses bras un enfant à la mamelle. Elle paraissait occupée à fouiller la terre avec ses mains ; il la trouva cherchant pour vivre de petits navets sauvages, qu’elle mangeait tout crus : il lui donna son déjeuner.

LA MÈRE.

Ah ! la charmante action ! Pourquoi ne nous amena-t-il pas cette pauvre mère à la maison !… Mais… qui est-ce qui vient à nous ? c’est une demoiselle. Oh ! mon Dieu ! elle est à peine vêtue ; elle paraît bien fatiguée ; elle semble hésiter si elle s’approchera de nous. Appelons-la, mon ami ; n’est-ce pas ? (Le père y consent d’un mouvement de la tête.) Mademoiselle ! Mademoiselle !

(En ce moment, on voit paraître une pauvre demoiselle vêtue d’une vieille robe de soie en lambeaux, et en mantelet noir tout déchiré. Elle tient d’une main une petite canne, et de l’autre un chapelet. Elle s’approche de la barrière en faisant beaucoup de révérences.)

LA DEMOISELLE.

Je vous salue, Monsieur et Madame, et vous aussi, ma noble demoiselle. Dites-moi, je vous prie, s’il y a quelque auberge près d’ici ; je me sens le cœur faible ; je voudrais trouver un peu de pain bis et de lait, pour de l’argent.

LA MÈRE.

Mademoiselle, je ne sais point s’il y a des auberges aux environs. J’ai ouï dire qu’il y en avait près de ce grand château que vous voyez là-bas ; mais faites-nous le plaisir de vous rafraîchir avec nous ; asseyez-vous là… là, s’il vous plaît, auprès de mon mari.

LA DEMOISELLE s’assied en faisant beaucoup de cérémonies.

Madame, vous êtes bien bonne ; je me reposerai donc un petit moment ici, avec votre permission ; car je suis bien fatiguée. Je m’en vais en pèlerinage à la bonne sainte Anne d’Auray, qui est bien renommée partout. Je suis partie avant-hier au matin de Paris ; j’ai toujours marché depuis ce temps-là ; je ne sais pas combien j’ai fait de lieues.

LE PÈRE.

Mademoiselle, vous avez fait cinq lieues. Et dans quelle province, s’il vous plaît, est la bonne sainte Anne d’Auray ?

LA DEMOISELLE.

Elle est, Monsieur, dans mon pays, en Bretagne. Oh ! mon Dieu ! je n’ai fait que cinq lieues en deux jours, et je ne peux plus marcher.

LE PÈRE, à Antoinette.

Ma fille, apportez-nous une bouteille de vin vieux.

LA MÈRE.

Mangez, je vous prie, Mademoiselle ; prenez des forces ; quelques verres de vin vous rétabliront.

LE PÈRE.

Le vin est le bâton du voyageur.

LA DEMOISELLE.

Ah ! Monsieur, j’en ai été privée si longtemps, que ma tête ni mon estomac ne peuvent plus le supporter.

LE PÈRE.

Pour que le vin fasse du bien, il ne faut pas en user tous les jours ; il faut le prendre non comme un aliment, mais comme un cordial.

LA MÈRE, à son mari, à part.

J’aurais bien le temps, d’ici à la Saint-Louis, de faire une autre pièce d’étoffe : n’est-ce pas, mon ami ?

(Le père applaudit d’un mouvement de tête et d’un sourire. La mère parle à l’oreille d’Antoinette, qui se lève avec empressement, et court à la maison. Pendant l’absence d’Antoinette, le père et la mère servent à manger à cette demoiselle étrangère, qui, à chaque politesse qu’elle reçoit d’eux, fait beaucoup de remercîments muets de la tête et des mains.)

MONDOR, toujours caché.

Quelle étrange créature est celle-là ! elle porte sur elle tout l’attirail de la misère : ces bonnes gens l’accueillent, sans la connaître, avec toute sorte d’humanité.

LE PÈRE, à la demoiselle.

Mais pourquoi, Mademoiselle, vous exposez-vous, avec une santé si faible, à aller si loin ?

LA DEMOISELLE.

Ah ! Monsieur, si vous saviez combien de gens ont été tirés de peine par cette bonne patronne de mon pays, par la bonne sainte Anne d’Auray !

LE PÈRE.

A Dieu ne plaise que j’ébranle le roseau sur lequel le faible s’appuie ! Votre bonne patronne est sans doute toute-puissante ; mais vous allez la chercher bien loin, et la Providence est partout.

(Antoinette apporte une corbeille, qu’elle met aux pieds de sa mère. Celle-ci en tire une pièce d’étoffe de laine blanche, qu’elle présente à l’étrangère, en lui disant :)

LA MÈRE.

Mademoiselle, les personnes délicates comme vous, qui n’ont pas coutume de voyager à pied, oublient souvent des précautions nécessaires dans le voyage. Les jours sont chauds, mais les matinées et les soirées sont encore fraîches ; voici une étoffe à la fois légère et chaude, qui pourra vous être utile sous votre robe. Je vous prie de l’accepter ; je l’ai filée et tissée moi-même ; c’est une bagatelle qui ne me coûte rien ; c’est mon ouvrage.

ANTOINETTE, à sa mère.

Maman, permettez que je présente aussi à Mademoiselle ce chapeau de paille que j’ai fait en me jouant.

(La mère ayant témoigné son consentement d’un signe de tête et en souriant, Antoinette présente ce chapeau à l’étrangère, en lui disant :)

— Mademoiselle, faites-moi, je vous prie, l’amitié d’accepter ce chapeau ; il vous mettra à l’abri du soleil et même de la pluie.

LA DEMOISELLE, pleurant.

Bonnes gens de Dieu !… Les étrangers me secourent, et mes parents m’abandonnent ! Monsieur et Madame… et vous, ma noble demoiselle… je voudrais être assez forte pour vous servir comme servante, toute ma vie ; mais les maladies, les chagrins m’ont trop affaiblie. Telle que vous me voyez, Madame, je suis une fille de condition d’une ancienne famille de Bretagne ; je suis… (pleurant et sanglotant) une pauvre créature bien misérable !

LA MÈRE, à la demoiselle.

Calmez-vous, Mademoiselle, calmez-vous ; nous ne faisons pour vous que ce que vous feriez pour nous en pareil cas. Nous ne pouvons rien ; mais si vous vous étiez arrêtée à ce château là-bas, vous auriez été mieux reçue : c’est la demeure d’un homme riche ; c’est le château de M. Mondor.

LA DEMOISELLE, effrayée, veut se lever.

C’est le château de M. Mondor ! oh ! je m’en vais tout-à-l’heure, Madame, je m’en vais. Si le seigneur de ce château savait que je suis ici, il me ferait enfermer pour le reste de ma vie.

LE PÈRE.

Rassurez-vous, Mademoiselle, vous n’avez rien à craindre ici.

MONDOR, toujours caché.

Que veut dire cette créature-là ? elle parle de moi, et je ne l’ai jamais vue : elle a perdu l’esprit.

LA MÈRE, à la demoiselle qui pleure.

Apaisez-vous, ma chère demoiselle, la Providence vous tirera d’embarras. Vous pouvez reposer ici en sûreté pendant plusieurs jours ; personne ne vous y inquiétera : vous êtes ici sur le terrain du roi.

LA DEMOISELLE.

Sur le terrain du roi ? oh ! je m’en irai tout-à-l’heure, ma respectable dame, car on me ferait arrêter au nom du roi ; vous en jugerez vous-même. Quelque misérable que je paraisse, je suis la cousine du seigneur de ce château, mais cousine germaine, fille du frère de son père : nous avons été élevés ensemble. Lorsque mon cousin fut devenu un peu grand, on trouva l’occasion de l’envoyer à Paris, où, je ne sais comment, il est parvenu à faire une fortune immense. Mon père, qui était son oncle, en conçut pour moi de grandes espérances, d’abord à cause de notre parenté, et ensuite à cause de l’amitié qui nous avait unis dans le premier âge. Il me mit donc au couvent à Rennes, et il m’y donna des maîtres de toute espèce, dans la persuasion qu’il rejaillirait un jour sur moi quelque chose de la fortune de mon cousin, et qu’il fallait m’en rendre digne par mon éducation. Cette éducation consomma une grande partie de mon petit patrimoine ; et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que quand je sortis du couvent, ce qui n’arriva qu’à la mort de mon père, je savais un peu de tout, et je n’étais propre à rien. Je n’étais pas jolie, comme vous voyez ; cependant il se présenta un gentilhomme qui s’offrit de m’épouser pourvu que mon cousin de Paris voulût lui faire avoir un bon emploi. J’écrivis plusieurs fois à ce sujet à mon cousin. Mais mon parent, qui avait oublié depuis longtemps sa famille, refusa de s’employer pour mon prétendu ; et celui-ci, à son tour, m’abandonna lorsqu’il me vit sans crédit et sans dot.

Dans le chagrin de son cruel abandon, je perdis quelque temps la raison. Je quittai mon pays ; ensuite, après avoir erré longtemps de parents en parents, repoussée par chacun d’eux tour à tour, je rassemblai les petits débris de ma fortune pour venir solliciter à Paris la pitié de mon cousin.

La raison m’était tout-à-fait revenue ; néanmoins, quand je me présentai à son hôtel, il refusa de me voir ; il me fit dire par son portier de n’y jamais reparaître. Mes moyens furent bientôt épuisés. Ne sachant aucun métier, je ne trouvai d’autre ressource, pour vivre, que de chercher à être femme de chambre. Que de larmes je me serais épargnées, si j’avais su faire seulement un chapeau de paille ! mais j’étais encore loin de mon compte. Il me fallait des recommandations pour être femme de chambre. Je crus que le nom de mon cousin, auquel on avait sacrifié mon patrimoine, pourrait au moins me donner du pain dans la servitude : je m’annonçai donc auprès de plusieurs femmes de qualité comme la cousine germaine de M. Mondor. Mais dès que sa femme, qui est très-fière, sut que je me disais de ses parentes pour être femme de chambre, elle devint furieuse ; elle me fit dire que si je m’annonçais encore à ce titre, elle me ferait enfermer comme fille. Je passais ma vie dans les larmes, dans un cabinet obscur d’un hôtel garni où j’ai vécu trois hivers sans feu, vendant pour subsister, pièce à pièce, mes robes et mon linge. Enfin, n’ayant plus rien en ma disposition, sans aide, sans crédit, et ne sachant où donner de la tête, avant de retourner dans mon pays, j’ai résolu de faire un pèlerinage à la bonne sainte Anne d’Auray, si je ne meurs pas en chemin.

LA MÈRE.

Ayez bonne espérance, pauvre infortunée ! essuyez vos larmes. La Providence, à laquelle vous vous fiez, ne vous abandonnera pas.

LA DEMOISELLE.

Avant de quitter pour toujours ce pays, sachant que M. Mondor était à son château, j’ai voulu faire une dernière tentative auprès de lui ; d’ailleurs son château était presque sur ma route. J’y suis donc arrivée hier au soir. J’ai vu un grand nombre d’équipages et beaucoup de mouvement dans les cours, comme en un jour de fête, ou, pour mieux dire, comme tous les jours ; car mon cousin est fort riche et fort honorable. Je me suis présentée toute tremblante à la grille ; je craignais encore que les chiens de la basse-cour ne me déchirassent, car ils aboyaient beaucoup après moi. Enfin, un laquais est venu et m’a empêchée d’aller plus loin, en me demandant rudement ce que je voulais. Je lui ai répondu avec beaucoup de douceur que je voulais parler à monsieur Mondor, et je lui ai dit que j’étais sa cousine. Il est allé avertir Madame, et bientôt après il est venu me dire de sa part :

« Retirez-vous, aventurière qui prenez un nom qui ne vous appartient pas ! Sortez avant la nuit de dessus les terres de Monseigneur, sous peine d’être enfermée. »

Je me suis retirée, saisie d’effroi, à l’extrémité du village, chez un pauvre paysan où j’ai passé la nuit à pleurer, couchée sur la paille ; et dès la petite pointe du jour, je me suis mise en route pour perdre de vue ce terrible château. Comment ! j’ai marché si longtemps, et c’est encore là lui ! je m’en croyais bien loin. Oh ! je m’en vais, Madame, ils me feraient enfermer.

LA MÈRE.

Reposez-vous et mangez tranquillement. Prenez ce panier de gâteaux et de fruits ; ils vous feront plaisir sur la route. Je suis fâchée que vous ne buviez pas de vin. Pauvre demoiselle ! fiez-vous à Dieu de tout votre cœur.

LE PÈRE.

Quand les maux sont à leur comble, ils touchent à leur fin. Les Persans disent en proverbe que le plus étroit défilé est à l’entrée de la plaine.

ANTOINETTE, attendrie.

Maman, j’ai un grand mouchoir de cou qui ne m’est pas utile : si j’osais, je prendrais la liberté de l’offrir à Mademoiselle.

LA DEMOISELLE, en soupirant.

Oh ! non, Mademoiselle, je ne souffrirai pas que vous vous dépouilliez de vos hardes pour m’en revêtir. Ah ! puisque des gens de bien entrent avec tant de bonté dans mes peines, il faut que Dieu m’ait prise en pitié. Oui, anges du ciel, vous me donnez plus de consolation aujourd’hui que je n’en ai éprouvé depuis dix ans.

ANTOINETTE se lève en sursaut.

Ah ! maman, voilà Favori, et voilà mon frère qui le suit.

(Elle veut sortir pour aller au-devant de son frère, puis elle revient sur ses pas et se rassied auprès de sa mère.)

LA MÈRE, d’un air joyeux.

Ah ! Dieu soit loué !… Allons, allons, chère demoiselle, tout ira bien.

(Une émotion douce s’empare du père, de la mère et de la sœur, et leur fait garder le silence.)

MONDOR, toujours caché.

Elle a raison ; c’est ma misérable cousine. Elle m’a écrit lettres sur lettres ; ma femme m’a toujours empêché de lui faire du bien. Voilà cependant une chose bien étrange ! ces bonnes gens que je voulais dépouiller font l’aumône à ma parente ; mais ce n’est pas une aumône, ils y mettent plus de délicatesse et de bienséance que je n’en ai mis souvent à faire des cadeaux. Pauvre créature ! ah ! je vais lui faire tenir des secours en secret ; je la tirerai de sa situation sans que ma femme en sache rien… Mais l’enfant de la maison approche, il vient de mon côté ; s’il m’apercevait ici, il me prendrait pour un homme qui écoute aux portes ; je suis bien embarrassé… J’avais envie de faire connaissance avec ces honnêtes gens-là, mais ils auront maintenant mauvaise opinion de moi, depuis que ma cousine s’est plainte de ma dureté… Après tout, je peux garder l’incognito avec eux : ils ne m’ont jamais vu ; et ma cousine, depuis l’enfance, aura sûrement oublié mes traits, comme j’ai oublié les siens. Allons, allons, du courage : allons. (Il s’avance vers le père de famille.)

Je vous salue, heureux voisins : je demeure ici aux environs. En faisant ce matin une promenade sur mes terres, la beauté de votre situation m’a attiré de votre côté. Ce château là-bas semble bâti exprès pour vous donner de la vue.

LE PÈRE.

Asseyez-vous, je vous prie, respectable étranger, et prenez part avec nous à ce repas frugal. (Mondor s’assied sur l’herbe auprès de sa cousine.) Ce château s’aperçoit en effet de fort loin. Il s’annonce avec beaucoup de majesté. Si celui qui en est le maître fait du bien, les malheureux doivent en bénir les combles, de tous les villages de l’horizon ; mais ce n’est pas sa vue qui nous attire ici. Nous avons, je vous assure, de plus douces perspectives, sans sortir de cette petite habitation. (Il regarde son épouse et sa fille.)

MONDOR.

Oh ! je vous crois. La fortune ne donne pas toujours ce qu’elle semble promettre, même aux yeux ; et je ne sais qui est le mieux partagé de ce côté-là, du seigneur d’un château qui a une cabane pour point de vue, ou de l’habitant d’une cabane qui a un château en perspective. La différence qui est dans leur paysage pourrait bien être encore dans leur condition.

(Henri arrive tout essoufflé. Il porte sur sa tête une grosse pierre couverte de mousse ; il la pose à terre aux pieds de sa mère, et se mettant à genoux aux pieds de son père, il lui dit :)

Mon père, donnez-moi aujourd’hui votre bénédiction.

LE PÈRE, d’un ton sérieux.

Monsieur, je l’ai donnée ce matin.

(Henri veut prendre la main de son père pour la baiser, celui-ci la retire ; Henri s’écrie en pleurant :)

Mon père, vous me retirez votre main ! vous ne me l’avez jamais refusée.

ANTOINETTE, les larmes aux yeux et d’un ton suppliant :

Mon père ! mon père ! ah ! mon papa !

LA MÈRE, à Antoinette.

Tu te trouves mal !…

ANTOINETTE, d’une voix oppressée.

Ah ! mon papa !

LE PÈRE, à Henri.

Je ne vous pardonne pas l’inquiétude que vous avez donnée ce matin à votre mère. Vous voyez l’état où vous mettez votre sœur.

HENRI, fondant en larmes.

Que je suis malheureux ! Mon père, écoutez-moi, je vous prie. Maman se plaignait, il y a quelques jours, qu’étant assise à l’ombre de ce saule, ses pieds reposaient dans l’herbe tout humide de rosée. Je me rappelai qu’en me promenant avec vous à la carrière de pierres meulières qui est à une lieue d’ici, j’avais vu des pierres couvertes de mousse. J’ai pensé que j’en pouvais trouver, dans le nombre, une qui serait propre à faire un marchepied pour reposer les pieds de maman ; j’ai rêvé pendant plusieurs nuits au moyen de l’aller chercher sans qu’on s’aperçût de mon absence, car je craignais que vous ne vous opposassiez à mon dessein. Cette nuit, je me suis réveillé au chant du coq, et j’ai trouvé la clarté de la lune si grande, que j’ai cru le moment favorable pour aller chercher ma pierre. Je comptais être de retour ici assez tôt pour que personne ne s’aperçût de mon départ.

LE PÈRE.

Mon fils, il faut se méfier de soi-même à tout âge ; mais au vôtre, vous ne devez pas faire un pas sans consulter vos parents. Si vous les aimez, votre bonheur doit être de faire leur volonté : on pèche également en restant en-deçà, ou en allant au-delà. Mais vous n’avez manqué à la prudence que par un excès de l’amour filial. Embrassez-moi, mon fils ; que le ciel vous éclaire, et qu’il vous conduise dans tout ce que vous entreprendrez ! Sans ses lumières un bon cœur est aveugle. Viens m’embrasser, et va t’asseoir auprès de ta mère.

LA MÈRE, avec émotion.

Essuie tes larmes, que je t’embrasse, mon cher fils ! que Dieu te bénisse, et ne te fasse jamais rencontrer l’imprudence et le repentir dans le chemin de la vertu ! Comment as-tu osé t’exposer pendant la nuit, tout seul, près d’une carrière, pour m’apporter une grosse pierre, généreux et imprudent enfant !…

ANTOINETTE, à Henri, en l’embrassant et en pleurant.

Que je t’embrasse donc aussi, dis, méchant !

HENRI, assis auprès de sa mère.

Chers parents, je ne vous donnerai plus d’inquiétude à l’avenir. Ah ! si vous saviez ce qui m’est arrivé, vous me gronderiez bien davantage !

LA MÈRE.

Oh ! non, non, tu ne seras plus grondé. Te voilà revenu, tu es justifié. Raconte-nous ce qui t’est arrivé.

HENRI.

Je suis descendu d’abord par la fenêtre de ma chambre, de peur de laisser en sortant la porte de la maison ouverte, et pour ne pas faire de bruit. Le chien, qui faisait sa ronde dans le verger, m’ayant aperçu, est venu me reconnaître, puis il a remué sa queue, et il m’a suivi ; j’ai passé par-dessus la barrière, il en a fait autant ; j’ai voulu le chasser, il s’est obstiné à me suivre. Quand nous avons été dans la plaine, j’ai fort bien reconnu le chemin qui mène à la carrière à travers les terres ; j’en ai suivi les ornières jusqu’à ce que j’y fusse arrivé : alors j’ai distingué à merveille les pierres qui avaient de la mousse d’avec celles qui n’en avaient pas. Je voyais même les chardons qui croissaient sur le bord tout autour, et qui, en me piquant, m’avertissaient de ne pas tant m’approcher ; je voyais aussi les grandes ombres que la clarté de la lune faisait paraître au fond du précipice. Cependant je n’apercevais rien aux environs, qu’un petit clocher dont l’ardoise luisait à travers le brouillard. Tout était fort tranquille, si ce n’est qu’on entendait les bruits des criquets, et de temps en temps les cris des hiboux qui volaient au-dessus de la carrière, au haut de laquelle ils font leurs nids. Je me suis donc mis à déterrer une grosse pierre avec mes mains et mon couteau, et pendant que je m’efforçais d’en venir à bout, Favori flairait la terre et tournait tout autour de moi, comme s’il eût voulu faire la garde.

LA MÈRE.

Dépêche-toi donc, tu m’effrayes.

HENRI.

Cette pierre était si grosse, que je n’ai jamais pu la soulever de terre. Pendant que j’en cherchais une plus petite, Favori a aboyé ; je lui ai fait signe avec la main de se taire, et il s’est tu. J’ai prêté l’oreille bien attentivement, et voilà que j’entends au loin un bruit comme celui d’un carrosse qui roule, et de plusieurs chevaux qui galopent. J’ai bientôt aperçu un équipage à six chevaux, précédé de quatre cavaliers qui allaient à toute bride à travers les champs ; ils venaient tout droit de mon côté. Quand ils ont été à la portée de ma voix, je me suis écrié de toutes mes forces : « Arrêtez ! arrêtez !… prenez garde à vous… vous allez vous précipiter dans la carrière. » A mes cris, les cavaliers et le cocher ont retenu leurs chevaux ; alors je me suis approché d’eux pour leur montrer le chemin ; mais, croirez-vous ce que je vais vous dire ? Ces cavaliers, que je distinguais fort bien à la clarté de la lune, avaient des visages comme les faces de ces démons qui portent les gouttières de notre église. Favori s’est mis à aboyer après eux, et s’est caché de peur derrière moi.

LA MÈRE.

Achève donc ; tu me transis de frayeur.

ANTOINETTE.

Ah ! mon pauvre frère !

HENRI.

O mon papa ! ô maman ! j’ai eu grand’peur. Je me suis dit : Dieu vent me punir d’être sorti de la maison aujourd’hui, sans avoir reçu votre bénédiction ; je lui en ai demandé pardon de tout mon cœur ; je me suis recommandé à lui ; j’ai fait le signe de la croix, et je me suis avancé vers ces cavaliers hardiment, quoique je tremblasse bien fort.

Ils étaient armés de pistolets : un d’eux m’a dit d’une voix rude :

« Montre-nous le chemin. »

Je leur ai fait signe de me suivre ; je les ai conduits par un long détour au-delà de la carrière, et je les ai remis sur la grande route. Le carrosse a eu beaucoup de peine à en traverser le fossé, car il était bien lourd. Quand il a été sur le grand chemin, une des personnes qui étaient dedans, laquelle avait le visage noir comme du charbon, m’a dit par la portière :

« Mon petit ami, je vous prie de porter cette lettre au château de Mondor, et de ne l’y remettre que ce soir. »

Sa voix était douce comme la voix d’une femme. J’ai pris sa lettre, et je lui ai promis de la remettre ce soir.

LE PÈRE.

Mon fils, vous avez rencontré des gens masqués : cette aventure cache quelque intrigue. Il ne faudra pas manquer de porter vous-même, ce soir, cette lettre au château de Mondor. Quand on se charge d’une commission, il faut la remplir dans toutes ses circonstances.

MONDOR, agité de différents mouvements, se lève de sa place et se rassied.

Mon hôte, je vais me promener pendant quelques moments ; je ne peux rester longtemps assis, je suis sujet à des maux de nerfs.

LE PÈRE.

Rien n’est meilleur en effet que l’exercice pour les maux de nerfs ; la solitude y est bonne aussi. Si vous voulez vous reposer un instant dans la maison, seul auprès du feu, vos vapeurs se calmeront.

MONDOR.

Non, non, bien obligé ; ne faites pas attention à moi ; l’attention d’autrui redouble mon mal.

(Il va et vient en se promenant hors la barrière, la main appuyée sur le front, et prêtant l’oreille à la conversation.)

LE PÈRE.

Continuez, mon fils.

HENRI.

Je suis revenu à la carrière chercher une autre pierre : il était déjà grand jour. J’y ai trouvé des paysans rassemblés qui y jouaient à un vilain jeu. Ils avaient suspendu par le cou une oie en vie, et pendant que cette pauvre bête se débattait en allongeant les pattes et en agitant les ailes, ils tâchaient de loin de lui rompre le cou à coups de bâton. Un petit Savoyard qui allait à Paris s’est approché d’eux pour les regarder ; un moment après, les écoliers qui allaient à l’école sont venus aussi les considérer. Un d’eux, ayant aperçu ce petit Savoyard, s’est mis à dire en le montrant du doigt :

« Voilà notre oie ! »

Aussitôt tous se sont écriés :

« Voilà notre oie ! voilà notre oie ! »

Ils l’ont entouré, et se sont mis à lui jeter des pierres. Les paysans les regardaient faire, et se mettaient à rire ; je suis accouru au secours de ce pauvre malheureux ; mais ces écoliers étaient en si grand nombre, et leurs pierres me sifflaient d’une telle roideur aux oreilles, que j’aurais sans doute été bien blessé si le maître d’école ne fût venu à passer. Dès qu’ils l’ont aperçu, ils sont restés bien tranquilles ; mais il les avait vus de son côté, et il a dit qu’il les fouetterait pour ça. En vérité, mon papa, ils sont bien méchants ; pendant que je demandais grâce pour eux au maître d’école, il y en avait derrière lui qui me tiraient la langue et qui me montraient le poing.

LE PÈRE.

Mon fils, vous vous êtes très-bien conduit ; c’est une action divine d’aller au secours des misérables et de pardonner à ses ennemis.

HENRI.

Le maître m’a fait bien des compliments ; il m’appelait son petit ange… Mais, mon père, une chose m’a fait bien de la peine ; c’est que quand ce petit Savoyard m’a vu dans le danger où je m’étais mis pour l’en tirer, il m’a laissé et s’est enfui.

LE PÈRE.

Mon fils, voilà à quoi vous devez vous attendre quand vous ferez du bien aux hommes ; mais loin de vous en affliger, vous devez vous en réjouir. Si les hommes l’oublient, Dieu s’en souviendra ; il n’y a pas un seul acte de vertu de perdu pour lui, sur une terre où il n’a pas laissé perdre une seule goutte d’eau.

MONDOR, fort agité, va et vient pendant cette conversation ; il dit à part :

Un carrosse, des masques, des cavaliers armés au milieu de la nuit ! une femme déguisée, et une lettre à mon adresse ! Quelle catastrophe est arrivée chez moi ? Il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure… Mais si j’attends à ce soir à recevoir cette lettre, je redoublerai mon inquiétude… Dès que mes gens me verront arriver au château, n’accourront-ils pas tous pour me raconter ce qui s’est passé dans mon absence ? Oui, mais les raisons secrètes, les motifs, les principaux points de cette manœuvre-là, il ne faut pas les demander à des laquais, surtout à des laquais aussi indifférents sur mes intérêts que les miens. Je ne le saurai que ce soir par cette lettre qui m’est adressée : je mourrai mille fois d’impatience d’ici à ce temps-là… D’un autre côté, si je me fais connaître à ces honnêtes gens, que vont-ils penser de moi ? Ferai-je l’aveu de mes duretés devant des étrangers, en présence même de ma pauvre cousine qui en a été la victime ? Allons, retournons au château… Mais attendre jusqu’à ce soir ! je vivrai jusqu’à ce soir dans les tourments ; chaque instant me paraîtra un siècle : l’appréhension du mal est plus redoutable que le mal même. Allons, on ne cesse de tomber que quand on est dans le fond de l’abîme : achetons la certitude de notre malheur par un peu de confusion. (Il se rapproche de la barrière et dit tout haut :) Mon respectable voisin, je suis le seigneur du château que vous voyez là-bas : c’est à moi qu’est adressée la lettre que votre fils a reçue cette nuit : je m’appelle Mondor.

Toute la compagnie est saisie d’étonnement. Henri le regarde fixement ; la mère rougit et baisse les yeux ; Antoinette effrayée joint ses deux mains, et se presse contre sa mère ; la demoiselle étrangère laisse tomber ses deux bras, et considère Mondor les yeux et la bouche ouverts.)

LE PÈRE.

Vous paraissez, Monsieur, un homme digne de foi ; mais mettez-vous à ma place. L’envoi de cette lettre, comme vous l’avez entendu vous-même, a été accompagné de circonstances extraordinaires ; elle paraît très-importante : puis-je la remettre entre vos mains sans vous connaître ? (A l’étrangère :) Mademoiselle, reconnaissez-vous Monsieur pour votre cousin ?

LA DEMOISELLE.

Oh ! mon cousin ne va point seul à pied ; il ne sort jamais qu’en carrosse. Oh ! sûrement, Monsieur, vous n’êtes pas mon cousin.

LE PÈRE, à Mondor.

Cela étant, Monsieur, trouvez bon que je vous refuse cette lettre pour la conserver à monsieur Mondor.

MONDOR, au père.

J’approuve, Monsieur, vos précautions : cette lettre, en effet, est importante, et je vous suis inconnu. Quel coup de la Providence ! il faut que j’emploie, pour me faire reconnaître par des étrangers, le témoignage de la même personne que j’ai si longtemps méconnue dans ma famille. (A l’étrangère :) Mademoiselle, vous vous appelez Anne Mondor ; vous demeurez à Paris depuis trois ans, à l’hôtel de Bourbon, rue de la Madeleine, où vous avez vécu bien malheureuse par ma dureté : vous en êtes partie depuis trois jours, à pied et sans argent.

LA DEMOISELLE, en soupirant.

Oh ! mes malheurs ont été si longs et si multipliés, qu’ils peuvent bien être connus par d’autres que par mes parents. Non, Monsieur, vous n’êtes pas de ma famille ; vous devenez tout d’un coup trop compatissant.

MONDOR.

Ma pauvre cousine, tu es la fille de Christophe Mondor, de Quimperlé, le septième frère de mon père, Antoine Mondor ; nous descendons d’un Mondor, sénéchal de Vitré sous Charles IX ; je m’appelle Pierre Mondor, le temps et les affaires m’ont vieilli : me connais-tu, à présent ?

LA DEMOISELLE.

Hélas ! oui, Monseigneur, vous êtes mon cousin. (Elle se trouve mal.)

ANTOINETTE, effrayée, pleure et s’écrie :

Ah ! mon Dieu, elle est morte !

LA MÈRE, à sa fille.

Prenez de l’eau, jetez-lui-en sur le visage ; frappez-lui dans les mains ;… allons, elle revient à elle ; ce n’est rien… ce n’est rien. Mademoiselle, appuyez-vous la tête contre moi.

ANTOINETTE.

Je vais vous donner un peu d’air frais avec le mouvement de mon chapeau. Respirez ces fleurs de lavande. Pauvre demoiselle !

LE PÈRE.

Prenez ce verre de vin.

LA DEMOISELLE.

Monsieur, pour vous obéir. (Elle le prend d’une main tremblante, et après y avoir trempé les lèvres, elle le remet sur le gazon.) Je ne saurais le boire en entier ; mais je me sens mieux. (A son cousin :) Monseigneur, je vais me retirer de dessus vos terres ; je m’en vais tout-à-l’heure ; prenez patience.

MONDOR.

N’aie point peur, chère et malheureuse cousine ! attends un moment que j’aie lu ma lettre ; tu seras contente de moi : tu verras ce que je veux faire pour toi.

LA DEMOISELLE.

Monseigneur ! vous me rendez la vie. O bienheureuse sainte Anne !

LE PÈRE prend la lettre des mains de son fils, et la présentant à Mondor, il lui dit :

Monsieur, à la frayeur de votre cousine, je ne doute pas que vous ne soyez le seigneur de ce château ; et à la pitié que vous lui témoignez, que vous ne soyez son cousin. Cette lettre est à vous. (Mondor la prend, et se retire à l’écart pour la lire.)

ANNE MONDOR.

Ah ! mon Dieu ! je ne sais si je rêve ou si je veille… je me sens beaucoup mieux. Madame, comment ! vous aviez tant d’inquiétude pour votre enfant, et vous vous occupiez de mes malheurs ! C’est un beau garçon, il ressemble à sa sœur et à vous, Madame, comme deux gouttes d’eau… Mais, Madame, nous sommes ici sur le terrain du roi, n’est-ce pas ?

LA MÈRE.

Oui, oui, vous y êtes en sûreté ; soyez tranquille. (A sa fille :) Antoinette, fais donc déjeuner ton frère.

ANTOINETTE, à son frère.

Voilà un mouchoir blanc ; viens que je t’essuie le front ; tu es tout en nage. Tiens, voilà ton déjeuner, mon pauvre Henri ; tu es cause que j’ai laissé brûler les gâteaux.

HENRI.

Tu n’as pas touché au tien.

ANTOINETTE.

J’avais perdu l’appétit, ainsi que maman.

HENRI.

Je ne donnerai plus d’inquiétude ; je ne m’écarterai plus jamais.

ANTOINETTE.

Si je t’avais vu avec ces gens masqués, sur le bord d’une carrière, au clair de la lune, je serais morte de peur. Tu as un bon ange qui te garde, comme Tobie.

HENRI.

Je suis plus heureux que Tobie ; il n’avait qu’un bon père et une bonne mère, et moi j’ai encore une bonne sœur. J’ai pensé t’apporter un roitelet.

ANTOINETTE.

Ah ! que tu m’aurais fait de plaisir !

HENRI.

Où l’aurais-tu mis ?

ANTOINETTE.

Je l’aurais mis dans la cage où j’avais un linot.

HENRI.

Il aurait passé à travers les barreaux.

ANTOINETTE.

Je les aurais garnis avec des brins de jonc.

HENRI.

Eh bien ! je n’ai jamais pu le prendre. J’ai eu vingt fois la main dessus ; il semblait se moquer de moi. Je l’ai trouvé sur les pierres de la carrière. Tantôt il sautait de l’une à l’autre, tantôt il passait dessous par des fentes où je n’aurais pas glissé mon doigt.

ANTOINETTE.

Oh ! il en vient souvent ici ; ils aiment notre maison, ils lui portent bonheur.

MONDOR se rapproche avec toutes les marques de l’indignation et de la surprise.

Soyez touchés de mes malheurs, sensibles et compatissants voisins. J’avais une femme et une fille, et je n’en ai plus ; elles sont parties cette nuit, après m’avoir volé. Oh ! je suis bien puni par où j’ai péché. Écoutez, je vous prie, ce que m’écrit ma digne épouse :

« Monsieur,

» J’ai été fidèle aux lois de l’hymen tant que nous avons été liés par des intérêts communs. Aujourd’hui vous êtes vieux, et je suis encore jeune ; vous devenez dur, et je suis sensible : nous ne nous convenons plus. Rompons des nœuds que désavoue la nature ; j’agis conséquemment à ses principes, et aux vôtres. Il n’y a d’autre Dieu dans l’univers que le plaisir. Le plaisir est la souveraine loi de tous les êtres sensibles. Comme il ne peut plus désormais se rencontrer dans notre union, je vais le chercher dans d’autres climats. Je me paye de ma dot par mes diamants et par les vôtres, et de celle de ma fille, qui m’accompagne, par les cent mille écus en or que vous réserviez à de nouvelles acquisitions. Quant à l’opinion publique, si elle me blâme, je ne m’en soucie guère. Je ne manquerai pas de prôneurs, tant que je ne manquerai pas d’argent. Ne soyez pas inquiet de notre sort ni du lieu où nous allons vivre : deux de vos meilleurs amis, le comte d’Olban et le chevalier d’Autières, nous accompagnent avec quatre de vos gens les plus affidés. La patrie est bien là où l’on est bien. » (Mondor déchire la lettre.) Maximes d’enfer ! malédiction sur les infâmes et les perfides !

Mes chers voisins, je ne vous le cèle pas, j’étais venu ici dans l’intention d’accroître mon domaine aux dépens du vôtre. J’étais assis, un livre à la main, au bord de cette haie, d’où j’ai entendu vos touchants entretiens. Vous avez rallumé dans mon esprit un rayon de cette raison universelle qui gouverne toutes choses ; vous m’avez rappelé à la vertu par la sainteté de vos mœurs, et par le calme de vos jours ; j’ai vu dans une heure plus de félicité chez vous, que je n’en ai goûté dans mon château pendant toute ma vie. J’ai entendu vos projets, femme respectable, ainsi que les vôtres, digne père de famille. Je vous fais présent de cette portion de terre qui est devant vous. Satisfaites vos âmes bienfaisantes ; faites-y élever un temple qui serve d’asile aux infortunés : j’en ferai les frais. Apprenez-moi à bien user de la fortune et à mettre à profit ce temps rapide qui s’écoule sans retour et si inutilement dans le monde, au milieu des frivolités, des soucis et des amertumes. Je ne vous demande en récompense que la permission de venir quelquefois soulager mes ennuis par le spectacle de votre bonheur.

LE PÈRE.

Mon voisin, je ne saurais accepter votre offre généreuse : un bienfait de cette nature est une chaîne trop pesante ; la reconnaissance l’attache au cœur de l’obligé, tandis qu’elle ne tient qu’à la main du bienfaiteur.

MONDOR.

Vous avez raison. Eh bien ! trouvez bon que je fasse les frais de la fête du roi, dont je vous ai entendu former le plan. Madame veut y joindre une loterie pour de pauvres enfants ; j’en fournirai les lots, de la même nature que son lot principal. Je ferai faire des habits convenables à leur âge, et ils danseront, vêtus de neuf, autour des bustes du roi et de la reine ; je traiterai de la même manière leurs pères et leurs mères dans la cour de mon château. Vous ordonnerez votre fête comme vous l’entendrez, et, si vous me le permettez, je m’y présenterai sans la moindre prétention.

LE PÈRE.

Chère épouse, cet arrangement vous plaît-il ?

LA MÈRE.

Il me plaira, s’il vous agrée.

MONDOR.

Oh ! je veux employer le reste de ma vie à faire du bien. J’interdirai d’abord dans mes terres les jeux féroces de nos paysans : ils s’accoutument à être cruels envers les hommes par leurs cruautés envers les animaux. Je placerai un autre maître d’école dans le village : je veux y changer entièrement l’éducation des enfants. En vérité, on ne rend les hommes bons qu’en rendant les enfants heureux. Je placerai à la tête de cette école monsieur Gauthier, vicaire du village voisin. C’est un homme simple, plein de religion, et doux envers les enfants comme Jésus-Christ.

LA MÈRE, à son mari.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur Gauthier, mon ami !

LE PÈRE.

C’est un abbé qui ressemble, au premier coup d’œil, à un prêtre italien ; il est de petite taille et assez replet ; il porte des cheveux noirs fort courts et sans poudre ; sa soutane est rapetassée en plus d’un endroit. Il lui est souvent arrivé de retourner chez lui, le soir, sans le linge dont il s’était vêtu le matin. Il est toujours courant à pied de hameaux en hameaux ; il cache sous un extérieur fort simple beaucoup de connaissance des hommes. Sa charité inquiète le promène dans les lieux les plus écartés. Quand je m’établis ici, il y vint d’abord : il m’offrit, sans me connaître, tous les services qui dépendaient de lui. Je lui fis part de mes plans et de mes moyens ; il m’écouta avec beaucoup d’attention, ensuite il prit congé de moi et me dit en me serrant la main : « Si je n’étais pas prêtre, je voudrais vivre comme vous ; mais je me dois aux autres. »

LA MÈRE.

Je voudrais bien le connaître.

LE PÈRE.

On ne le voit jamais que chez les malheureux. Si le feu prenait à notre maison, vous le verriez bientôt accourir pour aider à l’éteindre.

MONDOR.

Oui, je mettrai monsieur Gauthier en état de faire du bien à plus d’un infortuné. Après cela, je diviserai une partie de cette plaine en un grand nombre de petites propriétés que je distribuerai, moyennant une médiocre redevance, à beaucoup de journaliers qui n’ont aucune possession ; et tous les ans, je leur donnerai une fête où vous présiderez l’un et l’autre.

LE PÈRE.

Ah ! je la verrai avec bien de la joie.

MONDOR.

Oh ! oui, je ne veux plus vivre que pour faire du bien ! Allons, ma pauvre cousine, viens demeurer avec moi ! sèche tes larmes ! viens, tu prendras soin de ma maison ; tu n’y manqueras désormais de rien ; tu me consoleras.

HENRI.

Mon papa, voilà un livre que j’ai trouvé en arrivant tout près d’ici. Il a pour titre : Système de la Nature : il doit être bien curieux.

LE PÈRE.

Mon fils, méfiez-vous encore plus des livres inconnus que des hommes que vous ne connaissez pas.

MONDOR.

Oh ! celui-ci est une production d’une cruelle et absurde philosophie ; c’est une vaine déclamation qui détruit à la fois dans l’homme l’intelligence et le sentiment. Rendez-le-moi, mon fils : il ne sera jamais capable de vous donner des lumières ; il n’est propre qu’à corrompre votre innocence. (A sa cousine :) Allons ; viens, ma cousine ; prenons congé de cette heureuse famille.

ANNE MONDOR.

Et mon pèlerinage à la bonne sainte Anne ?

MONDOR.

Tu mourrais en chemin : nous reviendrons le faire ici à la Saint-Louis. L’acte le plus agréable aux saints, c’est le bien qu’on fait aux malheureux.

LE PÈRE.

Nous vous recevrons de bon cœur, mais il faut venir nous voir auparavant.

MONDOR.

Vous ne sauriez me proposer rien qui me fasse plus de plaisir ; mais je jugerai par celui que vous prendrez à venir chez moi, de celui que vous aurez à me recevoir chez vous. Adieu, couple fortuné ! adieu, beaux et heureux enfants, douce retraite, asile de l’innocence et de la foi conjugale ! adieu !

ANNE MONDOR.

Que la bénédiction de Dieu se répande sur vous ! vous avez mis fin à mes peines. Ah ! puisque vous le permettez, Madame, je viendrai vous revoir bientôt. Que le bon Dieu, que la bonne sainte Anne… (Elle pleure.)

LA MÈRE, émue.

Venez bientôt nous revoir, n’y manquez pas, au moins. Adieu, ma bonne demoiselle.

ANTOINETTE, pleurant.

Adieu, ma chère demoiselle, adieu ; soyez maintenant bien heureuse !

LE PÈRE.

Rentrons, mes enfants ; le soleil fatigue les yeux de votre mère, et la chaleur augmente ; allons travailler à l’ombre des arbres fruitiers dans le verger, sur le bord du ruisseau. Antoinette, remporte tes présents et ceux de ta mère ; ils serviront dans une autre occasion. Allons remercier Dieu de l’heureux commencement de cette journée. Dieu, mes enfants, veut beaucoup de bien aux hommes quand il leur donne l’occasion d’en faire.

LA MÈRE.

Voilà mon songe accompli, et voilà la pierre dont mon fils a tué le hibou niché dans la haie.

Ce pauvre seigneur ! son sort me touche. Le fond de son cœur était bon. Dieu l’a rappelé à lui par le malheur. Quelles grâces n’avons-nous pas à rendre à la Providence ! voyez comme elle nous a ménagé le bonheur d’être utile à sa pauvre cousine, et à lui-même ! Il n’y a que la religion de solide, mes enfants ; tout le reste n’est rien.

LE PÈRE.

Mon fils, dépêche-toi de déjeuner ; tu viendras ensuite essarter avec moi la portion de la forêt où nous devons célébrer, cet été, la fête du roi. Fais-toi, par le travail, un corps robuste, afin de servir un jour ta patrie ; et, à la vue de ces coups de la Providence, fortifie ton âme dans la vertu, afin de la rapporter dans cette retraite paisible, toujours pure et exempte des vaines opinions du monde. Tu nous liras ce soir, à la lampe, la vie d’Épaminondas.

HENRI.

Mon père, qu’est-ce que c’était qu’Épaminondas ?

LE PÈRE.

C’était un homme qui disait que la plus grande joie qu’il eût eue dans sa vie était d’avoir servi sa patrie du vivant de son père et de sa mère.

HENRI.

Ah ! mon papa, je voudrais bien vous donner cette joie, quand je devrais mourir à la peine. Trouvez bon maintenant que je place la pierre que j’ai apportée à l’endroit où maman a coutume de poser les pieds.

ANTOINETTE.

Maman, je sèmerai autour de la pierre de mon frère les fleurs que vous aimez le mieux, des violettes, des primevères, des scabieuses et des marguerites.

LA MÈRE.

Ah ! je ne reposerai jamais les pieds sur une pierre qui a foulé si longtemps la tête de mon fils.

LE PÈRE.

Vous avez raison, il en faut faire un autre usage : elle servira d’autel à votre oratoire ; je la placerai sous vos sapins, au haut d’un petit tertre de gazon, et j’y graverai dessus ces passages de l’Évangile : Deus potest ex lapidibus istis suscitare filios Abrahæ. Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham.

EXTRAIT
DES ÉTUDES DE LA NATURE.

En y réfléchissant, il m’a paru que non-seulement la nature avait fait un jardin magnifique du monde entier, mais encore qu’elle en avait, pour ainsi dire, placé plusieurs les uns sur les autres, pour embellir le même sol de ses plus charmantes harmonies.

Dans nos climats tempérés, on voit se développer, dès les premiers jours d’avril, au milieu des sombres forêts, les réseaux de la pervenche et ceux de l’anemona nemorosa, qui recouvrent d’un long tapis vert et lustré les mousses et les feuilles desséchées par l’année précédente. Cependant, à l’orée des bois, on voit déjà fleurir les primevères, les violettes et les marguerites, qui bientôt disparaissent en partie pour faire place, en mai, à la hyacinthe bleue, à la croisette jaune qui sent le miel, au muguet parfumé, au genêt doré, au bassinet doré et vernissé, et aux trèfles rouges et blancs, si bien alliés aux graminées. Bientôt les orties blanches et jaunes, les fleurs du fraisier, celles du sceau de Salomon, sont remplacées par les coquelicots et les bluets, qui éclosent dans des oppositions ravissantes ; les églantiers épanouissent leurs guirlandes fraîches et variées, les fraises se colorent, les chèvrefeuilles parfument les airs ; on voit ensuite les vipérines d’un bleu pourpré, les bouillons blancs avec leurs longues quenouilles de fleurs soufrées et odorantes, les scabieuses battues des vents, les ansérines, les champignons, et les asclépias, qui restent bien avant dans l’hiver, où végètent des mousses de la plus tendre verdure.

Toutes ces fleurs paraissent successivement sur la même scène. Le gazon, dont la couleur est uniforme, sert de fond à ce riche tableau. Quand ces plantes ont fleuri et donné leurs graines, la plupart s’enfoncent et se cachent pour renaître avec d’autres printemps. Il y en a qui durent toute l’année, comme la pâquerette et le pissenlit ; d’autres s’épanouissent pendant cinq jours, après lesquels elles disparaissent entièrement : ce sont les éphémères de la végétation.

Les agréments de nos forêts ne le cèdent pas à ceux de nos champs. Si les bois ne renouvellent point leurs arbres avec les saisons, chaque espèce présente, dans le cours de l’année, les progrès de la prairie. D’abord les buissons donnent leurs fleurs ; les chèvrefeuilles déroulent leur tendre verdure ; l’aubépine parfumée se couronne de nombreux bouquets ; les ronces laissent pendre leurs grappes d’un bleu mourant ; les merisiers sauvages embaument les airs, et semblent couverts de neige au milieu du printemps ; les néfliers entr’ouvrent leurs larges fleurs aux extrémités d’un rameau cotonneux : les ormes donnent leurs fruits ; les hêtres développent leurs superbes feuillages, et enfin le chêne majestueux se couvre le dernier de ces feuilles épaisses qui doivent résister à l’hiver.

Comme dans les vertes prairies les fleurs se détachent du fond par l’éclat de leurs couleurs, de même les rameaux fleuris des arbrisseaux se détachent du feuillage des grands arbres. L’hiver présente de nouveaux accords ; car alors les fruits noirs du troëne, la mûre d’un bleu sombre, le fruit de corail de l’églantier, la baie du myrtille, brillent souvent au sein des neiges, et offrent aux petits oiseaux leur nourriture et un asile pendant la saison rigoureuse. Mais comment exprimer les ravissantes harmonies des vents qui agitent le sommet des graminées, et changent la prairie en une mer de verdure et de fleurs ; et celles des forêts, où les chênes antiques agitent leurs sommets vénérables, le bouleau ses feuilles pendantes, et les sombres sapins leurs longues flèches toujours vertes ? Du sein de ces forêts s’échappent de doux murmures, et s’exhalent mille parfums qui influent sur les qualités de l’air. Le matin, au lever de l’aurore, tout est chargé de gouttes de rosée qui argentent les flancs des collines et les bords des ruisseaux ; tout se meut au gré des vents ; de longs rayons de soleil dorent les cimes des arbres et traversent les forêts. Cependant des êtres d’un autre ordre, des nuées de papillons peints de mille couleurs, volent sans bruit sur les fleurs ; ici l’abeille et le bourdon murmurent ; là des oiseaux font leurs nids ; les airs retentissent de mille chansons. Les notes monotones du coucou et de la tourterelle servent de bases aux ravissants concerts du rossignol et aux accords vifs et gais de la fauvette. La prairie a ses oiseaux : les cailles qui couvent sous les herbes ; les alouettes, qui s’élèvent vers le ciel, au-dessus de leurs nids. On entend de tous côtés les accents maternels, on respire l’amour dans les vallons, dans les bois, dans les prés. Oh ! qu’il est doux alors de quitter les cités, qui ne retentissent que du bruit des marteaux des ouvriers et de celui des lourdes charrettes, ou des carrosses qui menacent l’homme de pied, pour errer dans les bois, sur les collines, au fond des vallons, sur des pelouses plus douces que les tapis de la Savonnerie, et qu’embellissent chaque jour de nouvelles fleurs et de nouveaux parfums.

Mais si nous considérons la nature dans les autres climats, nous verrons que les inondations des fleuves, telles que celles de l’Amazone, de l’Orénoque et de quantité d’autres, sont périodiques : elles fument les terres qu’elles submergent. On sait d’ailleurs que les bords de ces fleuves étaient peuplés de nations, avant les établissements des Européens : elles tiraient beaucoup d’utilité de leurs débordements, soit par l’abondance des pêches, soit par les engrais de leurs champs. Loin de les considérer comme des convulsions de la nature, elles les regardaient comme des bénédictions du ciel, ainsi que les Égyptiens considéraient les inondations du Nil. Était-ce donc un spectacle si déplaisant pour elles, de voir leurs profondes forêts coupées de longues allées d’eau, qu’elles pouvaient parcourir sans peine, en tous sens, dans leurs pirogues, et dont elles recueillaient les fruits avec la plus grande facilité ? Quelques peuplades même, comme celles de l’Orénoque, déterminées par ces avantages, avaient pris l’usage étrange d’habiter le sommet des arbres, et de chercher sous leur feuillage, comme les oiseaux, des logements, des vivres et des forteresses. Quoi qu’il en soit, la plupart d’entre elles n’habitaient que les bords des fleuves, et les préféraient aux vastes déserts qui les environnaient, et qui n’étaient point exposés aux inondations.

Nous ne voyons l’ordre que là où nous voyons notre blé. L’habitude où nous sommes de resserrer dans des digues le canal de nos rivières, de sabler nos grands chemins, d’aligner les allées de nos jardins, de tracer leurs bassins au cordeau, d’équarrir nos parterres et même nos arbres, nous accoutume à considérer tout ce qui s’écarte de notre équerre, comme livré à la confusion. Mais c’est dans les lieux où nous avons mis la main que l’on voit souvent un véritable désordre. Nous faisons jaillir des jets d’eau sur des montagnes ; nous plantons des peupliers et des tilleuls sur des rochers ; nous mettons des vignobles dans les vallées, et des prairies sur des collines. Pour peu que ces travaux soient négligés, tous ces petits nivellements sont bientôt confondus sous le niveau général des continents, et toutes ces cultures humaines disparaissent sous celles de la nature. Les pièces d’eau deviennent des marais, les murs des charmilles se hérissent, tous les berceaux s’obstruent, toutes les avenues se ferment : les végétaux naturels à chaque sol déclarent la guerre aux végétaux étrangers ; les chardons étoilés et les vigoureux verbascum étouffent sous leurs larges feuilles les gazons anglais ; des foules épaisses de graminées et de trèfles se réunissent autour des arbres de Judée ; les ronces de chien y grimpent avec leurs crochets, comme si elles y montaient à l’assaut ; des touffes d’orties s’emparent de l’urne des naïades, et des forêts de roseaux, des forges de Vulcain ; des plaques verdâtres de mnion rongent les visages des Vénus, sans respecter leur beauté. Les arbres mêmes assiégent le château ; les cerisiers sauvages, les ormes, les érables montent sur ses combles, enfoncent leurs longs pivots dans ses frontons élevés, et dominent enfin sur ces coupoles orgueilleuses. Les ruines d’un parc ne sont pas moins dignes des réflexions du sage, que celles des empires : elles montrent également combien le pouvoir de l’homme est faible quand il lutte contre celui de la nature.

Je n’ai pas eu le bonheur, comme les premiers marins qui découvrirent des îles inhabitées, de voir des terres sortir, pour ainsi dire, de ses mains ; mais j’en ai vu des portions assez peu altérées, pour être persuadé que rien alors ne devait égaler leurs beautés virginales. Elles ont influé sur les premières relations qui en ont été faites, et elles y ont répandu une fraîcheur, un coloris, et je ne sais quelle grâce naïve qui les distinguera toujours avantageusement, malgré leur simplicité, des descriptions savantes qu’on en a faites dans les derniers temps. C’est à l’influence de ces premiers aspects que j’attribue les grands talents des premiers écrivains qui ont parlé de la nature, et l’enthousiasme sublime dont Homère et Orphée ont rempli leurs poésies. Parmi les modernes, l’historien de l’amiral Anson, Cook, Banks, Solander et quelques autres, nous ont décrit plusieurs de ces sites naturels dans les îles de Tinian, de Masso, de Juan Fernandès et de Taïti, qui ont ravi tous les gens de goût, quoique ces îles eussent été dégradées en partie par les Indiens et par les Espagnols.

Je n’ai vu que des pays fréquentés par les Européens et désolés par la guerre ou par l’esclavage ; mais je me rappellerai toujours avec plaisir deux de ces sites, l’un en-deçà du tropique du Capricorne, l’autre au-delà du 60e degré nord. Malgré mon insuffisance, je vais essayer d’en tracer une esquisse, afin de donner au moins une idée de la manière dont la nature dispose ses plans dans des climats aussi opposés.

Le premier était une partie, alors inhabitée, de l’île de France, de quatorze lieues d’étendue, qui m’en parut la plus belle portion, quoique les noirs marrons qui s’y réfugient y eussent coupé, sur les rivages de la mer, les lataniers avec lesquels ils fabriquent des ajoupas, et dans les montagnes, des palmistes dont ils mangent les sommités, et des lianes dont ils font des filets pour la pèche. Ils dégradent aussi les bords des ruisseaux en y fouillant les oignons des nymphæa, dont ils vivent, et ceux mêmes de la mer, dont ils mangent sans exception toutes les espèces de coquillages, qu’ils laissent çà et là sur les rivages par grands amas brûlés. Malgré ces désordres, cette portion de l’île avait conservé des traits de son antique beauté. Elle est exposée au vent perpétuel du sud-est, qui empêche les forêts qui la couvrent de s’étendre jusqu’au bord de la mer ; mais une large lisière de gazon d’un beau vert gris, qui l’environne, en facilite la communication tout autour, et s’harmonie, d’un côté, avec la verdure des bois, et, de l’autre, avec l’azur des flots. La vue se trouve ainsi partagée en deux aspects, l’un terrestre, et l’autre maritime. Celui de la terre présente des collines qui fuient les unes derrière les autres, en amphithéâtre, et dont les contours, couverts d’arbres en pyramides, se profilent avec majesté sur la voûte des cieux. Au-dessus de ces forêts s’élève comme une seconde, forêt de palmistes, qui balancent au-dessus des vallées solitaires leurs longues colonnes couronnées d’un panache de palmes et surmontées d’une lance. Les montagnes de l’intérieur présentent au loin des plateaux de rochers, garnis de grands arbres et de lianes pendantes, qui flottent, comme des draperies, au gré des vents. Elles sont surmontées de hauts pitons, autour desquels se rassemblent sans cesse des nuées pluvieuses ; et lorsque les rayons du soleil les éclairent, on voit les couleurs de l’arc-en-ciel se peindre sur leurs escarpements, et les eaux des pluies couler sur leurs flancs bruns, en nappes brillantes de cristal ou en longs filets d’argent. Aucun obstacle n’empêche de parcourir les bords qui tapissent leurs flancs et leurs bases ; car les ruisseaux qui descendent des montagnes présentent, le long de leurs rives, des lisières de sable, ou de larges plateaux de roches qu’ils ont dépouillés de leurs terres. De plus, ils frayent un libre passage depuis leurs sources jusqu’à leurs embouchures, en détruisant les arbres qui croîtraient dans leurs lits, et en fertilisant ceux qui naissent sur leurs bords ; et ils ménagent au-dessus d’eux, dans tout leur cours, de grandes voûtes de verdure qui fuient en perspective, et qu’on aperçoit des bords de la mer. Des lianes s’entrelacent dans les cintres de ces voûtes, assurent leurs arcades contre les vents, et les décorent de la manière la plus agréable, en opposant à leurs feuillages d’autres feuillages, et à leur verdure des guirlandes de fleurs brillantes ou de gousses colorées. Si quelque arbre tombe de vétusté, la nature, qui hâte partout la destruction de tous les êtres inutiles, couvre son tronc de capillaires du plus beau vert, et d’agarics ondés de jaune, d’aurore et de pourpre, qui se nourrissent de ces débris. Du côté de la mer, le gazon qui termine l’île est parsemé çà et là de bosquets de lataniers, dont les palmes, faites en éventail et attachées à des queues souples, rayonnent en l’air comme de soleils de verdure. Ces lataniers s’avancent jusque dans la mer sur les caps de l’île, avec les oiseaux de terre qui les habitent, tandis que de petites baies, où nagent une multitude d’oiseaux de marine, et qui sont, pour ainsi dire, pavées de madrépores couleur de fleur de pêcher, de roches noires couvertes de nérites couleur de rose, et de toutes sortes de coquillages, pénètrent dans l’île, et réfléchissent comme des miroirs tous les objets de la terre et des cieux. Vous croiriez y voir les oiseaux voler dans l’eau et les poissons nager dans les arbres, et vous diriez du mariage de la Terre et de l’Océan qui entrelacent et confondent leurs domaines. Dans la plupart même des îles inhabitées, situées entre les tropiques, on a trouvé, lorsqu’on en a fait la découverte, les bancs de sable qui les environnent remplis de tortues qui y venaient faire leur ponte, et de flamants couleur de rose qui ressemblent, sur leurs nids, à des brandons de feu. Elles étaient encore bordées de mangliers couverts d’huîtres, qui opposaient leurs feuillages flottants à la violence des flots, et de cocotiers chargés de fruits, qui, s’avançant jusque dans la mer, le long des récifs, présentaient aux navigateurs l’aspect d’une ville avec ses remparts, et ses avenues, et leur annonçaient de loin les asiles qui leur étaient préparés par le dieu des mers. Ces divers genres de beauté ont dû être communs à l’île de France comme à beaucoup d’autres îles, et ils auront sans doute été détruits par les besoins des premiers marins qui y ont abordé. Tel est le tableau bien imparfait d’un pays dont les anciens philosophes jugeaient le climat inhabitable, et dont les philosophes modernes regardent le sol comme une écume de l’Océan ou des volcans.

Le second lieu agreste que j’ai vu était dans la Finlande russe, lorsque j’étais employé, en 1764, à la visite de ses places avec les généraux du corps du génie dans lequel je servais. Nous voyagions entre la Suède et la Russie, dans des pays si peu fréquentés que les sapins avaient poussé dans le grand chemin de démarcation qui sépare leur territoire. Il était impossible d’y passer en voiture, et il fallut y envoyer des paysans pour les couper, afin que nos équipages pussent nous suivre. Cependant nous pouvions pénétrer partout à pied et souvent à cheval, quoiqu’il nous fallût visiter les détours, les sommets et les plus petits recoins d’un grand nombre de rochers, pour en examiner les défenses naturelles, et que la Finlande en soit si couverte que les anciens géographes lui ont donné le surnom de Lapidosa. Non-seulement ces rochers y sont répandus en grands blocs à la surface de la terre, mais les vallées et les collines tout entières y sont en beaucoup d’endroits formées d’une seule pièce de roc vif. Ce roc est un granit tendre qui s’exfolie, et dont les débris fertilisent les plantes en même temps que ses grandes masses les abritent contre les vents du nord, et réfléchissent sur elles les rayons du soleil par leur courbure et par les particules de mica dont il est rempli. Les fonds de ces vallées étaient tapissés de longues lisières de prairies qui facilitent partout la communication. Aux endroits où elles étaient de roc tout pur, comme à leur naissance, elles étaient couvertes d’une plante appelée kloukva, qui se plaît sur les rochers. Elle sort de leurs fentes et ne s’élève guère à plus d’un pied et demi de hauteur ; mais elle trace de tous côtés et s’étend fort loin. Ses feuilles et sa verdure ressemblent à celles du buis, et ses rameaux sont parsemés de fruits rouges bons à manger, semblables à des fraises. Des sapins, des bouleaux et des sorbiers végétaient à merveille sur les flancs de ces collines, quoique ils y trouvassent à peine assez de terre pour y enfoncer leurs racines. Les sommets de la plupart de ces collines de roc étaient arrondis en forme de calotte, et rendus tout luisants par des eaux qui suintaient à travers de longues fêlures qui les sillonnaient. Plusieurs de ces calottes étaient toutes nues, et si glissantes qu’à peine pouvait-on y marcher. Elles étaient couronnées, tout autour, d’une large ceinture de mousses d’un vert d’émeraude, d’où sortait çà et là une multitude infinie de champignons de toutes les formes et de toutes les couleurs. Il y en avait de faits comme de gros étuis, couleur d’écarlate, piquetés de points blancs ; d’autres, de couleur d’orange, formés en parasols ; d’autres, jaunes comme du safran et allongés comme des œufs. Il y en avait du plus beau blanc et si bien tournés en rond, qu’on les eût pris pour des dames d’ivoire. Ces mousses et ces champignons se répandaient le long des filets d’eau qui coulaient des sommets de ces collines de roc, s’étendaient en longs rayons jusqu’à travers les bois dont leurs flancs étaient couverts, et venaient border leurs lisières en se confondant avec une multitude de fraisiers et de framboisiers. La nature, pour dédommager ce pays de la rareté des fleurs apparentes qu’il produit en petit nombre, en a donné les parfums à plusieurs plantes, telles qu’au Calamus aromaticus ; au bouleau, qui exhale au printemps une forte odeur de rose ; et au sapin, dont les pommes sont odorantes. Elle a répandu de même les couleurs les plus agréables et les plus brillantes des fleurs sur les végétations les plus communes, telles que sur les cônes du mélèze, qui sont d’un beau violet, sur les baies écarlates du sorbier, sur les mousses, les champignons et même sur les choux-raves…

Rien n’égale, à mon avis, le beau vert des plantes du Nord, au printemps. J’y ai souvent admiré celui des bouleaux, des gazons et des mousses, dont quelques-unes sont glacées de violet et de pourpre. Les sombres sapins mêmes se festonnent alors du vert le plus tendre ; et lorsqu’ils viennent à jeter de l’extrémité de leurs rameaux des touffes jaunes d’étamines, ils paraissent comme de vastes pyramides toutes chargées de lampions. Nous ne trouvions nul obstacle à marcher dans leurs forêts. Quelquefois nous y rencontrions des bouleaux renversés et tout vermoulus ; mais en mettant les pieds sur leur écorce, elle nous supportait comme un cuir épais. Le bois de ces bouleaux pourrit fort vite, et leur écorce, qu’aucune humidité ne peut corrompre, est entraînée à la fonte des neiges, dans les lacs, sur lesquels elle surnage tout d’une pièce. Quant aux sapins, lorsqu’ils tombent, l’humidité et les mousses les détruisent en fort peu de temps. Ce pays est entrecoupé de grands lacs qui présentent partout de nouveaux moyens de communication en pénétrant par leurs longs golfes dans les terres, et offrent un nouveau genre de beauté, en réfléchissant dans leurs eaux tranquilles les orifices des vallées, les collines moussues, et les sapins inclinés sur les promontoires de leurs rivages…

Les plantes ne sont donc pas jetées au hasard sur la terre ; et quoiqu’on n’ait encore rien dit sur leur ordonnance en général dans les divers climats, cette simple esquisse suffit pour faire voir qu’il y a de l’ordre dans leur ensemble. Si nous examinons de même superficiellement leur développement, leur attitude et leur grandeur, nous verrons qu’il y a autant d’harmonie dans l’agrégation de leurs parties que dans celle de leurs espèces. Elles ne peuvent en aucune manière être considérées comme des productions mécaniques du chaud et du froid, de la sécheresse et de l’humidité. Les systèmes de nos sciences nous ont ramenés précisément aux opinions qui jetèrent les peuples barbares dans l’idolâtrie, comme si la fin de nos lumières devait être le commencement et le retour de nos ténèbres. Voici ce que leur reproche l’auteur du livre de la Sagesse : Aut ignem, aut spiritum, aut citatum aerem, aut gyrum stellarum, aut nimiam aquam, aut solem et lunam, rectores orbis terrarum deos putaverunt. « Ils se sont imaginé que le feu, ou le vent, ou l’air le plus subtil, ou l’influence des étoiles, ou la mer, ou le soleil et la lune régissaient la terre et en étaient les dieux. »

Toutes ces causes physiques réunies n’ont pas ordonné le port d’une seule mousse. Pour nous en convaincre, commençons par examiner la circulation des plantes. On a posé comme un principe certain que leurs sèves montaient par leur bois et redescendaient par leur écorce. Je n’opposerai aux expériences qu’on en a rapportées qu’un grand marronnier des Tuileries, voisin de la terrasse des Feuillants, qui, depuis plus de vingt ans, n’a point d’écorce autour de son pied, et qui cependant est plein de vigueur. Plusieurs ormes des boulevards sont dans le même cas. D’un autre côté, on voit de vieux saules caverneux qui n’ont point du tout de bois. D’ailleurs, comment peut-on appliquer ce principe à la végétation d’une multitude de plantes, dont les unes n’ont que des tubes, et d’autres n’ont point du tout d’écorce, et ne sont revêtues que de pellicules sèches ?

Il n’y a pas plus de vérité à supposer qu’elles s’élèvent en ligne perpendiculaire, et qu’elles sont déterminées à cette direction par l’action des colonnes de l’air. Quelques-unes, à la vérité, la suivent, comme le sapin, l’épi de blé, le roseau ; mais un bien plus grand nombre s’en écarte, tels que les volubilis, les vignes, les lianes, les haricots, etc… D’autres montent verticalement, et étant parvenues à une certaine hauteur, en plein air, sans éprouver aucun obstacle, se fourchent en plusieurs tiges, et étendent horizontalement leurs branches, comme les pommiers ; ou les inclinent vers la terre, comme les sapins ; ou les creusent en forme de coupe, comme les sassafras ; ou les arrondissent en tête de champignon, comme les pins ; ou les dressent en obélisque comme les peupliers ; ou les tournent en laine de quenouille, comme les cyprès ; ou les laissent flotter au gré des vents, comme les bouleaux. Toutes ces altitudes se voient sous le même rumb de vent. Il y en a même qui adoptent des formes auxquelles l’art des jardiniers aurait bien de la peine à les assujétir. Tel est le badamier des Indes, qui croît en pyramide, comme le sapin, et la porte divisée par étages, comme un roi d’échecs. Il y a des plantes très-vigoureuses qui, loin de suivre la ligne verticale, s’en écartent au moment même où elles sortent de terre. Telle est la fausse patate des Indes, qui aime à se traîner sur le sable des rivages des pays chauds, dont elle couvre des arpents entiers. Tel est encore le rotin de la Chine, qui croît souvent aux mêmes endroits. Ces plantes ne rampent point par faiblesse. Les scions du rotin sont si forts, qu’on en fait, à la Chine, des câbles pour les vaisseaux ; et lorsqu’ils sont sur la terre, les cerfs s’y prennent tout vivants, sans pouvoir s’en dépêtrer. Ce sont des filets dressés par la nature. Je ne finirais pas si je voulais parcourir ici les différents ports des végétaux ; ce que j’en ai dit suffit pour montrer qu’il n’y en a aucun qui soit érigé par la colonne verticale de l’air. On a été induit à cette erreur, parce qu’on a supposé qu’ils cherchaient le plus grand volume d’air, et cette erreur de physique en a produit une autre en géométrie ; car, dans cette supposition, ils devraient se jeter tous à l’horizon, parce que la colonne d’air y est beaucoup plus considérable qu’au zénith. Il faut de même supprimer les conséquences qu’on en a tirées, et qu’on a posées comme des principes de jurisprudence pour le partage des terres, dans des livres vantés de mathématiques, tels que celui-ci, « qu’il ne croît pas plus de bois ni plus d’herbes sur la pente d’une montagne qu’il n’en croîtrait sur sa base. » Il n’y a pas de bûcheron ni de faneur qui ne vous démontre le contraire par l’expérience.

Les plantes, dit-on, sont des corps mécaniques. Essayez de faire un corps aussi mince, aussi tendre, aussi fragile que celui d’une feuille, qui résiste des années entières aux vents, aux pluies, à la gelée et au soleil le plus ardent. Un esprit de vie, indépendant de toutes les latitudes, régit les plantes, les conserve et les reproduit. Elles réparent leurs blessures, et elles recouvrent leurs plaies de nouvelles écorces. Les pyramides de l’Égypte s’en vont en poudre, et les graminées du temps des Pharaons subsistent encore. Que de tombeaux grecs et romains, dont les pierres étaient ancrées de fer, ont disparu ! Il n’est resté, autour de leurs ruines, que les cyprès qui les ombrageaient. C’est le soleil, dit-on, qui donne l’existence aux végétaux, et qui l’entretient. Mais ce grand agent de la nature, tout puissant qu’il est, n’est pas même la cause unique et déterminante de leur développement. Si la chaleur invite la plupart de ceux de nos climats à ouvrir leurs fleurs, elle en oblige d’autres à les fermer. Tels sont, dans ceux-ci, la belle-de-nuit du Pérou, et l’arbre-triste des Moluques, qui ne fleurissent que la nuit. Son éloignement même de notre hémisphère n’y détruit point la puissance de la nature. C’est alors que végètent la plupart des mousses qui tapissent les rochers d’un vert d’émeraude, et que les troncs des arbres se couvrent, dans des lieux humides, de plantes imperceptibles à la vue, appelées mnions et lichens, qui les font paraître, au milieu des glaces, comme des colonnes de bronze vert. Ces végétations, au plus fort de l’hiver, détruisent tous nos raisonnements sur les effets universels de la chaleur, puisque des plantes d’une organisation si délicate semblent avoir besoin, pour se développer, de la plus douce température. La chute même des feuilles, que nous regardons comme un effet de l’absence du soleil, n’est point occasionnée par le froid. Si les palmiers les conservent toute l’année dans le Midi, les sapins les gardent, au Nord, en tout temps. A la vérité, les bouleaux, les mélèzes et plusieurs autres espèces d’arbres les perdent, dans le Nord, à l’entrée de l’hiver ; mais ce dépouillement arrive aussi à d’autres arbres dans le Midi. Ce sont, dit-on, les résines qui conservent, dans le Nord, celles des sapins ; mais le mélèze, qui est résineux, y laisse tomber les siennes ; et le filaria, le lierre, l’alaterne, et plusieurs autres espèces qui ne le sont point, les gardent chez nous toute l’année. Sans recourir à ces causes mécaniques, dont les effets se contredisent toujours dès qu’on veut les généraliser, pourquoi ne pas reconnaître, dans ces variétés de la végétation, la constance d’une Providence ? Elle a mis, au Midi, des arbres toujours verts, et leur a donné un large feuillage pour abriter les animaux de la chaleur. Elle y est encore venue au secours des animaux en les couvrant de robes à poil ras, afin de les vêtir à la légère ; et elle a tapissé la terre qu’ils habitent de fougères et de lianes vertes, afin de les tenir fraîchement. Elle n’a pas oublié les besoins des animaux du Nord : elle a donné à ceux-ci pour toits les sapins toujours verts, dont les pyramides hautes et touffues écartent les neiges du leurs pieds, et dont les branches sont si garnies de longues mousses grises, qu’à peine on en aperçoit le tronc ; pour litières, les mousses mêmes de la terre, qui y ont en plusieurs endroits plus d’un pied d’épaisseur, et les feuilles molles et sèches de beaucoup d’arbres, qui tombent précisément à l’entrée de la mauvaise saison ; enfin, pour provisions, les fruits de ces mêmes arbres, qui sont alors en pleine maturité. Elle y ajoute çà et là les grappes des sorbiers, qui, brillant au loin sur la blancheur des neiges, invitent les oiseaux à recourir à ces asiles ; en sorte que les perdrix, les coqs de bruyère, les oiseaux de neige, les lièvres, les écureuils, trouvent souvent, à l’abri du même sapin, de quoi se loger, se nourrir et se tenir fort chaudement.

Mais un des plus grands bienfaits de la Providence envers les animaux du Nord, est de les avoir revêtus de robes fourrées, de poils longs et épais, qui croissent précisément en hiver, et qui tombent en été. Les naturalistes, qui regardent les poils des animaux comme des espèces de végétations, ne manquent pas d’expliquer leur accroissement par la chaleur. Ils confirment leur système par l’exemple de la barbe et des cheveux de l’homme, qui croissent rapidement en été. Mais je leur demande pourquoi, dans les pays froids, les chevaux, qui y sont ras en été, se couvrent en hiver d’un poil long et frisé comme la laine des moutons ? A cela ils répondent que c’est la chaleur intérieure de leur corps, augmentée par l’action extérieure du froid, qui produit cette merveille. Fort bien. Je pourrais leur objecter que le froid ne produit pas cet effet sur la barbe et sur les cheveux de l’homme, puisqu’il retarde leur accroissement ; que, de plus, sur les animaux revêtus en hiver par la Providence, les poils sont beaucoup plus longs et plus épais aux endroits de leur corps qui ont le moins de chaleur naturelle, tels qu’à la queue, qui est très-touffue dans les chevaux, les martres, les renards et les loups, et que ces poils sont courts et rares aux endroits où elle est la plus grande, comme au ventre. Leur dos, leurs oreilles, et souvent même leurs pattes sont les parties de leur corps les plus couvertes de poils. Mais je me contente de leur proposer cette dernière objection : la chaleur extérieure et intérieure d’un lion d’Afrique doit être au moins aussi ardente que celle d’un loup de Sibérie ; pourquoi le premier est-il à poil ras, tandis que le second est velu jusqu’aux yeux ?

Le froid, que nous regardons comme un des plus grands obstacles de la végétation, est aussi nécessaire à certaines plantes que la chaleur l’est à d’autres. Si celles du Midi ne sauraient croître au nord, celles du Nord ne réussissent pas mieux au midi…

Il s’en faut beaucoup que le froid soit l’ennemi de toutes les plantes, puisque ce n’est que dans le Nord que l’on trouve les forêts les plus élevées et les plus étendues qu’il y ait sur la terre. Ce n’est qu’au pied des neiges éternelles du mont Liban que le cèdre, le roi des végétaux, s’élève dans toute sa majesté. Le sapin, qui est après lui l’arbre le plus grand de nos forêts, ne vient à une hauteur prodigieuse que dans les montagnes à glaces et dans les climats froids de la Norwége et de la Russie. Pline dit que la plus grande pièce de bois qu’on eût vue à Rome jusqu’à son temps, était une poutre de sapin de cent vingt pieds de long et de deux pieds d’équarrissage aux deux bouts, que Tibère avait fait venir des froides montagnes de la Valteline, du côté du Piémont, et que Néron employa à son amphithéâtre. « Jugez, dit-il, quelle devait être la longueur de l’arbre entier, par ce qu’on en avait coupé. » Cependant, comme je crois que Pline parle de pieds romains, qui sont de la même grandeur que ceux du Rhin, il faut diminuer cette dimension d’un douzième à peu près. Il cite encore le mât de sapin du vaisseau qui apporta d’Égypte l’obélisque que Caligula fit mettre au Vatican ; ce mât avait quatre brasses de tour. Je ne sais d’où on l’avait tiré. Pour moi, j’ai vu en Russie des sapins auprès desquels ceux de nos climats tempérés ne sont que des avortons. J’en ai vu, entre autres, deux tronçons, entre Pétersbourg et Moscou, qui surpassaient en grosseur les plus gros mâts de nos vaisseaux de guerre, quoique ceux-ci soient faits de plusieurs pièces. Ils étaient coupés du même arbre, et servaient de montant à la porte de la basse-cour d’un paysan. Les bateaux qui apportent du lac de Ladoga des provisions à Pétersbourg ne sont guère moins grands que ceux qui remontent de Rouen à Paris. Ils sont construits de planches de sapin de deux à trois pouces d’épaisseur, quelquefois de deux pieds de large, et qui ont de longueur toute celle du bateau. Les charpentiers russes des cantons où on les bâtit ne font d’un arbre qu’une seule planche, le bois y étant si commun qu’ils ne se donnent pas la peine de le scier. Avant que j’eusse voyagé dans les pays du Nord, je me figurais, d’après les lois de notre physique, que la terre devait y être dépouillée de végétaux par la rigueur du froid. Je fus fort étonné d’y voir les plus grands arbres que j’eusse vus de ma vie, et placés si près les uns des autres qu’un écureuil pourrait parcourir une bonne partie de la Russie sans mettre le pied à terre, en sautant de branche en branche. Cette forêt de sapins couvre la Finlande, l’Ingrie, l’Estonie, tout l’espace compris entre Pétersbourg et Moscou, et de là s’étend sur une grande partie de la Pologne, où les chênes commencent à paraître, comme je l’ai observé moi-même en traversant ces pays. Mais ce que j’en ai vu n’en est que la moindre partie, puisqu’on sait qu’elle s’étend depuis la Norwége jusqu’au Kamtschatka, quelques déserts sablonneux exceptés, et depuis Breslau jusqu’aux bords de la mer Glaciale.

Je terminerai cet article par réfuter une erreur, qui est que le froid a diminué dans le Nord parce qu’on y a abattu des forêts. Comme elle a été mise en avant par quelques-uns de nos écrivains les plus célèbres, et répétée ensuite, comme c’est l’usage, par la foule des autres, il est important de la détruire, parce qu’elle est très-nuisible à l’économie rurale. Je l’ai adoptée longtemps, sur la foi historique ; et ce ne sont point des livres qui m’ont fait revenir, ce sont des paysans.

Un jour d’été, sur les deux heures après midi, étant sur le point de traverser la forêt d’Ivry, je vis des bergers avec leurs troupeaux qui s’en tenaient à quelque distance, en se reposant à l’ombre de quelques arbres épars dans la campagne. Je leur demandai pourquoi ils n’entraient pas dans la forêt pour se mettre, eux et leurs troupeaux, à couvert de la chaleur. Ils me répondirent qu’il y faisait trop chaud, et qu’ils n’y menaient leurs moutons que le matin et le soir. Cependant, comme je désirais parcourir en plein jour les bois où Henri IV avait chassé, et arriver de bonne heure à Anet…, j’engageai l’enfant d’un de ces bergers à me servir de guide, ce qui lui fut fort aisé, car le chemin qui mène à Anet traverse la forêt en ligne droite ; il est si peu fréquenté de ce côté-là, que je le trouvai couvert, en beaucoup d’endroits, de gazons et de fraisiers. J’éprouvai, pendant tout le temps que j’y marchai, une chaleur étouffante et beaucoup plus forte que celle qui régnait dans la campagne. Je ne commençai même à respirer que quand j’en fus tout-à-fait sorti, et que je fus éloigné des bords de la forêt de plus de trois portées de fusil…

J’ai depuis réfléchi sur ce que m’avaient dit ces bergers sur la chaleur des bois, et sur celle que j’y avais éprouvée moi-même, et j’ai remarqué, en effet, qu’au printemps toutes les plantes sont plus précoces dans leur voisinage, et qu’on trouve des violettes en fleur sur leurs lisières, bien avant qu’on en cueille dans les plaines et sur les collines découvertes. Les forêts mettent donc les terres à l’abri du froid dans le Nord ; mais ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elles les mettent à l’abri de la chaleur dans les pays chauds. Ces deux effets opposés viennent uniquement des formes et des dispositions différentes de leurs feuilles. Dans le Nord, celles des sapins, des mélèzes, des pins, des cèdres, des genévriers, sont petites, lustrées et vernissées ; leur finesse, leur vernis et la multitude de leurs plans réfléchissent la chaleur autour d’elles en mille manières ; elles produisent à peu près les mêmes effets que les poils des animaux du Nord, dont la fourrure est d’autant plus chaude que leurs poils sont fins et lustrés. D’ailleurs, les feuilles de plusieurs espèces, comme celles des sapins et des bouleaux, sont suspendues perpendiculairement à leurs rameaux par de longues queues mobiles, en sorte qu’au moindre vent elles réfléchissent autour d’elles les rayons du soleil comme des miroirs. Au Midi, au contraire, les palmiers, les talipots, les cocotiers, les bananiers portent de grandes feuilles qui, du côté de la terre, sont plutôt mates que lustrées, et qui, en s’étendant horizontalement, forment au-dessous d’elles de grandes ombres, où il n’y a aucune réflexion de chaleur. Je conviens cependant que le défrichement des forêts dissipe les fraîcheurs occasionnées par l’humidité ; mais il augmente les froids secs et âpres du Nord, comme on l’a éprouvé dans les hautes montagnes de la Norwége, qui étaient autrefois cultivées et qui sont aujourd’hui inhabitables, parce qu’on les a totalement dépouillées de leurs bois. Ces mêmes défrichements augmentent aussi la chaleur dans les pays chauds, comme je l’ai observé à l’île de France, sur plusieurs côtes qui sont devenues si arides depuis qu’on n’y a laissé aucun arbre, qu’elles sont aujourd’hui sans culture. L’herbe même qui y pousse pendant la saison des pluies est en peu de temps rôtie par le soleil. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il est résulté de la sécheresse de ces côtes le dessèchement de quantité de ruisseaux ; car les arbres plantés sur les hauteurs y attirent l’humidité de l’air, et l’y fixent.

FIN.

TABLE

L’Arcadie
5
La Pierre d’Abraham
115
Extrait des Études de la Nature
209

FIN DE LA TABLE.

Limoges. — Imp. E. Ardant et Cie