The Project Gutenberg eBook of La Vedette

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: La Vedette

Author: Yvette Guilbert

Release date: November 8, 2021 [eBook #66695]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***

YVETTE GUILBERT

La Vedette

ROMAN

Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre.

PARIS
H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR
21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21

1902

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser, pour traiter, à M. H. Simonis Empis.

ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)

Il a été tiré de cet ouvrage :
Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés de I à XXX.

Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits par M. A. Ferroud (Librairie des Amateurs), 127, boulevard Saint-Germain.

Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 70.

AVANT-PROPOS

Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué de la Scala, de l’Eldorado, de l’Olympia et des Folies-Bergère ne connaît guère, avec la Cigale, le Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe parfois, d’autres établissements où la chanson fait florès.

Il ignore que dans les quartiers excentriques, des petites salles de bal, de conférences, de banquets, des sous-sols de cafés et de troquets s’ouvrent à tous les amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés venant là chercher entre eux un semblant de petite gloire.

Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes joyeuses, pourvues d’une clientèle assidue, et plus d’un chanteur connu a commencé sa carrière et pris goût aux bravos dans une de ces petites cases… encouragé par les camarades à lâcher le burin ou le marteau pour les joies du tremplin qui les fait rêver tous ! A Paris, tout le populo chante — mécontents et satisfaits.

Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de cela vingt-huit ans ! (Tu vieillis, ma chère…) avoir demeuré dans une maison voisine d’un café, où, le soir, les gens du quartier se réunissaient et chantaient les romances en vogue, accompagnées au piano par un M. Petit, qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait répéter et chanter les artistes.

Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez donc, il musiquait pour Amiati ! et ses conseils étaient d’or : il chantait d’une façon très correcte, avec méthode, très simplement, et d’une belle voix de baryton, et je me souviens que mon père, amateur de chansons, comme beaucoup d’hommes de son temps, aimait à lui entendre dire le Violoneux

Que ces temps sont loin, mon Dieu ! Ai-je assez travaillé depuis !!! Qui sait ? j’ai peut-être bien cent ans…

Boulevard du Temple… Café Augeol, en face la rue Saintonge… j’avais à peine huit ans, mais comme ces souvenirs sont précis à ma mémoire !… une grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec deux médecins amis, écoutant ravis M. Petit chanter son Violoneux et les Bœufs de Dupont.

Et mademoiselle Marguerite Walin ! La belle blonde à la peau mate, aux yeux clairs, qui ravageait les cœurs, de la Place de la République aux Filles du Calvaire !

(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre).

Celle-là chantait : La Fille d’Auberge, d’une voix voilée, d’un charme étrange. On m’a conté que Petit la fit entrer tout de go à l’Eldorado : le quartier en aurait illuminé de joie ! Malheureusement Amiati avait une place dans le cœur du public, et Marguerite Walin, qui ne savait que la copier, dut se retirer et partir dans des Russies plus ou moins honnêtes — où la phtisie la prit à ses admirateurs… Pauvre belle Walin !

Près du cirque, était un autre temple de la chanson, encore un café où le dimanche se retrouvaient les mêmes personnes. Jamais je n’oublierai un ouvrier ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une voix qui semblait être un tambourin sur lequel on fait sauter des trousseaux de clefs ! une de ces voix de métal, qu’on obtient en mettant du fer et du papier dans les intérieurs de pianos… pour faire danser les Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête… Une chimère chinoise ! (ou japonaise) je ne sais au juste, des yeux qui sortaient comme pour sauter par terre… un nez énorme, large, avec des trous noirs et poilus… une bouche en fente de broc, bref, une telle tête de massacre, que papa, ignorant son nom, l’avait surnommé « Massacro, » et le nom lui resta !

Celui-là, grimacier et comique, chantait :

J’avais dû mou…
J’avais dû mou…rir pour Charlotte !

Je me le rappelle comme si c’était hier !

Dieu ! le vilain ferblantier de chanteur ! Que j’aimais mieux le coiffeur, peigné à la Rochefort, avec son toupet carotte, sa figure de porcelaine, ses yeux éteints, d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur lesquels on a passé la manche : il me semblait du dernier bien !… et puis il chantait la tyrolienne ! et la tyrolienne était mes amours !!! Ah les troulalaïtou de ma jeunesse ! Lebassy ! Qui se souvient de Lebassy ?

« Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i…se »… et les troulalaïtou à n’en plus finir ! C’était superbe ! Qu’est-il devenu ? Et Massacro ? Et mon coiffeur ? Que tout cela est loin, mon Dieu !

Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser le périmètre de leur quartier ; d’autres, mieux doués, se sont envolés vers des horizons plus lointains, mais que de haltes, que de parcours lents et nombreux, avant d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement, je ne dirai pas connu, mais simplement pas tout à fait ignoré !

Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves gens arrive enfin au but de ses voyages, à son entrée dans un « Grand Concert » ! Dame ! c’est pour lui l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur toute la ligne… la France en long et en large à ses pieds, quelquefois même l’étranger ! et pas besoin d’être pour cela une vedette en vogue, non, il suffit — mais cela est indispensable — d’être de la Scala, de l’Eldorado, ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère, c’est l’étiquette passe-partout !

C’est beaucoup de travail, de peines, pour une croûte de pain au bout de la vie… et encore pas toujours !… c’est même rare…

Le public parisien ne se doute pas que le monsieur et la dame qu’il trouve embêtants, et n’écoute même pas, entre huit heures et neuf heures du soir, deviennent, dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille ou à Bordeaux. Pensez donc ! ce sont des « artistes » de Paris, et de la Scala encore !!! Et ce bon accueil réchauffe leur zèle et console ces pauvres gens de ces Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour leurs favoris… Ah ! si on n’avait pas la Province ! on finirait par croire qu’on n’a pas de talent ! Mais, Dieu merci ! les départements sont là qui prouvent le contraire.

Bonne province !!! Bons petits cabots piocheurs, et si souvent découragés, allez, roulez, trottez sur les routes, chantez et ramassez, là où on vous les donne, les bravos que vous quêtez.

Si quatre-vingt-six départements vous font la risette, contre un seul qui vous boude, consolez-vous !… — et dites-vous que déjà du temps d’Henri IV, Paris ne valait qu’une messe ! et que ce sont les quatre-vingt-six départements qui ont raison — et zut pour le reste !

Y. G.

LA VEDETTE

I

— Mademoiselle Edmée va vous chanter les « Coccinelles ! »

Parmi le brouhaha des conversations, le grincement des chaises remuées, le cliquetis des verres sur le marbre des tables, cette annonce ne produisit qu’un silence relatif.

Cependant, émergeant du nuage de fumée qui fanait les papillons des becs de gaz dont s’éclairait la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà sur la caisse d’emballage retournée, figurant la scène, et les premiers accords de la romance de Massenet vagissaient sur le clavier du piano étique accoté à l’estrade.

Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le sous-sol d’une boutique de marchand de vins, temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les autres dimanches, de la société musicale « La Fauvette de Ménilmontant ».

Ce sous-sol était une sorte de carré long, au plafond bas, où l’on accédait par un escalier en colimaçon, sans cesse encombré par les montées et les descentes du garçon qui, irrespectueux du grand art, ne se gênait point pour couper les meilleurs effets des monologues, et les plus brillants traits des chansons, par des retentissants « une grenadine au kirsch ! ça fait deux ! » ou « un litre de blanc ! ça fait trois, » lesquels suivis immanquablement des « chut ! » et des « à la porte ! », vociférés par les auditeurs mélomanes, déchaînaient un charivari plutôt impropre à la parfaite exécution des chefs-d’œuvre…

Mais, n’est-ce pas ? tout le monde ne peut pas louer la salle de l’Opéra, et les virtuoses de la Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire apprécier leurs belles voix, n’y regardaient pas de si près. Qu’est-ce que ça faisait, pourvu qu’on chante !

C’étaient pour la plupart des petits employés, des ouvriers, des commis de magasins ; quelques jeunes filles aussi, qui domptaient leurs timidités et jetaient éperdument à la figure du public tous les chats qu’elles nichaient dans la gorge.

Les familles de ces demoiselles et les copains de ces messieurs venaient assister à leurs triomphes, en sirotant des demi-setiers, des canettes et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption des petits ronds poisseux sur les guéridons de fer, jamais nettoyés — ou si peu !…

Mais ce soir, peste ! c’était bien une autre paire de manches que les soirs ordinaires… Des pancartes, suspendues aux colonnes, proclamaient que le prix des consommations serait, par exception, majoré de dix centimes et qu’une quête serait faite à la fin du concert. C’était au bénéfice d’une infortune que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de tout son gosier !

Même, outre les sociétaires habituels, des artistes des principaux music-halls de Paris avaient consenti à prêter leur concours ! On entendrait, dans leur répertoire, l’incomparable comique Lourbillon et la délicieuse Blanche Mésange, des Ambassadeurs !

Et ce programme n’était pas un leurre ! Ces deux illustrations n’avaient pas fait faux bond. Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en os, assis, non loin du piano, à un petit guéridon, et buvant chacun un bock, comme de simples mortels !

A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon, depuis longtemps, ne daignait plus faire à la capitale l’aumône de son prestigieux génie… et, seuls, les modestes beuglants de province avaient le bonheur et l’honneur de le posséder sur leurs planches.

Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides et les banquettes désertes des levers de rideau avaient été jusqu’ici, aux Ambassadeurs, son unique auditoire.

Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment jeune, fraîche et jolie, blonde et grasse, et si elle n’avait point chanté, elle eût été sans défaut.

Mais allez donc faire comprendre à une femme qui fait « mal » du théâtre qu’elle ferait « mieux » du commerce, ou un métier quelconque ! jamais elle ne vous croira ! Ce lui semblera impossible de fabriquer de la lingerie ou des modes, alors qu’il lui paraît si simple de faire la petite oie sur les planches !

Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points de mire de cent regards admirateurs, et vers eux la reconnaissance de tout un quartier montait en murmure ému.

Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée d’un canotier de paille noire, d’une voix suraiguë et d’un geste sans réplique, affirma :

— Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta du perchoir du haut duquel elle avait sévi.

— Une autre ! une autre ! cria-t-on soudain dans un coin.

— La ferme ! fut-il répondu d’un antre angle de la salle.

Quelques applaudissements assez maigres et des « chut ! » plus énergiques se croisèrent.

Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient une vieille dame, qui dégustait une groseille au vin, et un galopin d’une douzaine d’années qui fouillait dans son nez d’un air pensif. Quant à la personne qui, impoliment, avait réclamé « la ferme ! » c’était une grande bringue en cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle Edmée, dix-huit ans, et à qui celle-ci, sans nul doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas cuire.

Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point. Elle se contenta de grincer entre ses dents un mot que seul, le pianiste put entendre : mot qui évoquait tout le Sahara…

Puis elle déclara :

— Je ne sais plus rien ! et revint s’asseoir sous l’aile de sa mère à côté de son jeune frère, et tous trois entrèrent en conversation vive et animée avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle pas mieux que de se battre ?

Au reste, la guerre évitée en cette partie de l’assistance éclatait brusquement dans une autre.

— Notre camarade Paquet va nous chanter… avait commencé le régisseur.

— … La peau ! c’est pas son tour ! hurla tout à coup une voix furieuse. Et une bagarre eut lieu, au pied de l’estrade, subitement.

Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces boutiquières, en veston court, col droit et cravate Lavallière, venait de se lever à l’appel de son nom, mais une grosse main s’abattit sur son épaule et l’obligea à se rasseoir.

— C’est à mon tour, à moi, Florent dit « Bat d’Af » ! et, ici, c’est chacun son tour, comme au guichet de la poste !

Et l’ivrogne — car Florent, dit « Bat d’Af, » était ivre à rouler — se mit à tonitruer, sans nulle autorisation préalable :

V’là l’Bat d’Af qui passe !
Ohé ! ceux d’la classe !

C’était un grand diable de polisseur aux biceps comme des gigots de mouton. Et c’était en vain que le régisseur tapait sur le bois du piano pour le faire taire :

Qui qui rigol’ra
Quand la classe,
Quand la classe,
Qui qui rigol’ra
Quand la classe partira !

continuait-il avec entrain et férocité.

Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée, toute prête à prendre ses jupes et la fuite. Lourbillon n’en menait pas plus large, mais on est un homme, n’est-ce pas ? il conservait sa place ; seulement il était devenu vert.

Cette double attitude illumina d’une inspiration le cerveau affolé du régisseur. Comme Florent, dit « Bat d’Af », renversait les chaises en la pantomime échevelée dont il accompagnait son refrain :

— Regarde, Florent ! tu fais peur aux dames ! Nos invités vont prendre une drôle d’opinion de la Fauvette.

Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement l’ivrogne. Il se tut, tira sa casquette et s’avançant vers la jeune femme, il bredouilla :

— Respect au sexe ! On boucle sa boîte. Seulement, je ne veux pas que Paquet chante ! Si il chante, je le crève !

— Bon ! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera pas ! Assieds-toi !

— Je ne tiens pas à chanter, moi ! se soumit le camarade Paquet qui tentait, mais en vain, de redresser son faux-col écrasé.

— Mesdames et messieurs ! dit alors le régisseur, qui s’essuyait le front avec soulagement, — la parole est à notre camarade Fernand !

Une triple salve de bravos retentit brusquement, à cette annonce. L’enthousiasme était unanime et Florent, dit « Bat d’Af », lui-même, rugit :

— Oui, oui ! Fernand ! Fernand !

Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable comique Lourbillon en eut une crispation vexée du menton, et chuchota à Blanche Mésange :

— Mâtin ! c’est une étoile, ce Fernand !

— Il est gentil ! répondit Blanche.

Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait d’apparaître sur la scène minuscule et s’y tenait debout, droit et svelte, sans embarras et sans pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée sur une bouche saine et bien meublée, l’œil intelligent, le geste aisé, il n’avait pas encore commencé que déjà tout le monde avait fait silence. Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche du patelin ! Le garçon lui-même, arrêtant ses clameurs barbares, attendait, bouche bée, et sa serviette sous le bras, au bas de l’escalier.

Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à Lourbillon, c’est que cet amateur chantait avec une méthode instinctive et une justesse d’organe naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient déjà, là, à l’instant même, des « artistes professionnels ». L’incomparable comique, au reste, ne cacha pas son impression à sa compagne :

— Il nous jette de la grille, ce crapaud-là ! ronchonna-t-il.

Blanche Mésange lui fit signe de se taire :

— Laisse-moi écouter !

Le fait est que c’était un charme d’écouter ce Fernand.

Ce qu’il chantait ? des machines quelconques, Petits Pavés, Petits Chagrins, et autres balançoires vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une émotion fine et contagieuse. — Sa voix tendre et prenante enrichissait de tous les trésors de l’expression la mollasserie des rimes et l’anémie des mélodies. Quand il eut terminé sa première romance, les applaudissements claquèrent, et Lourbillon, en personne, élevant très haut dans les airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une contre l’autre, ostensiblement.

L’ovation ne fit que grandir, de morceau en morceau ; Lourbillon élevait chaque fois ses mains, mais, à la vérité, il ne produisait pas un effrayant vacarme en les rapprochant… et ce n’était pas elles qu’on entendait le mieux : son geste faisait « semblant » de rapporter quelque chose… il avait le bravo feutré… Les plus grands hommes ont de ces petitesses !

Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme universel, criait franchement « bravo ! » et « bis ! » et comme Lourbillon, à un moment, esquissait une moue de supériorité et sifflait :

— Tout de-même, dix chansons, cela commence à compter !

Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et tressautante de conviction :

— Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute la nuit que toi un quart d’heure !

Ah ! mais !…

C’était la meilleure des bonnes filles, cette Mésange. Et la plus honnête ! Qu’on n’entende point, par là, cette honnêteté physique dont se targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que celle-là : vieilles filles moisies dans le célibat, à qui leur virginité coriace confère, croient-elles, le droit d’être méchantes, improbes, criminelles au besoin ; mégères apprivoisées dont la fierté est de n’avoir aimé personne et de haïr tout le monde.

De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires qu’elles ne considèrent l’acte d’amour que comme une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement mise en éveil que pour les indécences qu’elles imaginent dans les gestes les plus bellement humains !

De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement à leurs maris, non par tendresse amoureuse où par devoir et conscience, mais à cause de l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance (et cela est encore pis !) d’une volupté qu’elles ne ressentent et ne partagent point… Chattes échaudées craignant l’eau chaude…

Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de cette façon-là, mais elle était loyale, fidèle et bonne, et si sûre en amitié !

Et gobeuse !

Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix Montyon qu’à la blanche couronne des rosières ; mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on dit : « Elle aime avec Un Tel. Rien à faire. »

Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement aidée par « un ami », le comte Du Puy, sénateur par hasard et marié idem, elle ne trompait jamais cet heureux législateur, plus généreux d’ailleurs qu’exigeant.

Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait pas chez elle un grand mérite. Grasse, à vingt ans, comme une grosse caille, elle était paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si fatigant ! C’est des tas de tracas, de préoccupations, de pas et de démarches, de précautions à prendre, de lettres à écrire ! Non, décidément, le jeu n’en valait pas la chandelle. Et Blanche Mésange était très sage. — Pourtant, en applaudissant le jeune Fernand, quand celui-ci se décida, enfin, à quitter le tréteau, elle le considéra avec des yeux de sommeil… ou d’amour ; si lourds de Qui sait !… et de Peut-être… et où il y avait un peu moins de sagesse que d’ordinaire.

Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux, s’étaient rencontrés, et qu’elle ressentait tout à coup comme un vif picotement dans le creux du dos, et qu’elle rougit…

C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada l’estrade, et envoya quelques-unes de ses gaudrioles ordinaires : La Puce ; Dis-moi où ça m’démange, et obtint un immense remerciement de politesse. On la rappela, on la redemanda, et elle fut ravie ! car, parfaite cabotine, malgré une certaine intelligence et toutes ses qualités, elle croyait fermement en son talent de cantatrice et de comédienne et en attendait la Gloire ! O naïve bonne petite Mésange aveugle !

En fait, elle avait assez de vinaigre dans la voix pour assaisonner les salades de toute une saison, et articulait à la façon ingénue du phoque.

Mais elle était des Ambassadeurs (vous pensez !) et avait bien voulu se déranger pour la Fauvette de Ménilmontant ! La Fauvette de Ménilmontant fit un gros succès à son bon cœur et à sa jolie figure.

C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable comique, encore que tout ulcéré par le souvenir gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce public ignorant la différence qu’il y a entre un blanc-bec et un maître ! Et, ma foi, comme il avait du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était étrangère, depuis les années et les années qu’il promenait son bâton de rouge et son blanc gras de Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il décrocha, avec son menton bleu, sa bouche sinueuse et lippue, ses grimaces traditionnelles, la timbale, lui aussi, et enleva, dans la gaîté, un triomphe égal à celui que Fernand avait remporté dans le sentiment.

Acclamations, fous rires, trépignements, toute la série des symptômes nerveux, observés, les jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres asiles de louphoquerie humaine.

Et les cuillères choquées contre les verres ! et les soucoupes heurtées en cadence ! Ah ! bon Dieu ! « M’as-tu vu à Ménilmontant ? »

Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès cet instant, il pardonna en son cœur à Fernand !

Bien plus ! il lui vint la fantaisie de le connaître, et, comme la salle se vidait petit à petit, le concert étant fini (car, naturellement, n’est-ce pas ? c’était lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait clôturé), comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le piano, roulaient leur musique et réglaient leurs consommations, l’incomparable comique avisa le jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin, semblait le contempler de tous ses yeux.

Lourbillon prit pour lui cette contemplation qui, de vrai, s’adressait à Blanche Mésange, en train de mettre son collet devant la glace du fond, et flatté :

— Eh bien, monsieur Fernand ! tous mes compliments, vous savez ! lui cria-t-il, avec un signe de la main plein d’une auguste cordialité ! Et il ajouta :

— Montez donc prendre un verre avec nous. On étouffe ici !

Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de mauvais cigares, sans compter les cigarettes, avaient fait rage, l’atmosphère était d’une épaisseur redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait les becs de gaz.

— Volontiers ! acquiesça Fernand, en se levant.

Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon.

— Quelle jolie voix vous avez, monsieur ! dit Blanche Mésange qui montait la première, en se retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres grasses bien ourlées sur les dents claires et les grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur grâce vivante la pensée du jeune homme, vision rapide dans la pénombre de cette ascension tournante.

Trois bocks servis, l’instant d’après :

— Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que vous faites dans la vie, jeune homme ? interrogea Lourbillon affable.

— Sûr ! que vous réussiriez au concert ! et même au théâtre ! appuya Blanche Mésange avec âme.

Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement les épaules et répondit :

— A la vôtre ! Oui, peut-être, si j’étais plus jeune et que j’aie le temps d’apprendre. Ça m’aurait plu vraiment ! Il est trop tard à présent ! Chacun son métier !

— Et quel est le vôtre, sans indiscrétion ?

— Oh ! il n’a rien d’artistique, mon boulot ! Je suis tailleur, ouvrier tailleur, pour être plus exact. Je coupe des culottes, des redingotes et des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin d’un veston, cher monsieur.

Blanche Mésange fit la lippe, oh ! une mignonne lippe d’enfant boudeur, et elle murmura, en tapotant des doigts une valse vague sur le marbre de la table :

— C’est dommage !

— Pourquoi ?

— Pour rien ! si vous êtes heureux comme cela…

— Heureux ! sursauta Fernand qui s’enflamma tout d’un coup : je ne dis pas que je suis heureux ! Est-ce que nous autres, les travailleurs à gages, nous pouvons être heureux ? Toujours à la merci de la sottise des patrons qui nous font payer leurs gaffes commerciales et rognent sur nos salaires quand, par leur faute, leur clientèle diminue ! Heureux ! Est-ce qu’on peut être heureux dans une société où l’injustice règne et où les petits sont éternellement mangés par les gros !

Il s’animait en parlant, le sentimental « romancier » de tout à l’heure. Ses yeux noirs s’aiguisaient de pensée, et sa moustache frémissait sur la ciselure délicate de sa lèvre supérieure.

— Jeune homme ! prononça Lourbillon avec autorité, vous faites de la politique !

— Ah ! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé, et ça n’est pas près de me reprendre !

Il donna un coup de poing sur le guéridon.

— Les hommes sont trop bêtes, aussi ! Vous savez… non, vous ne savez pas, mais enfin vous pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin, ces exploités se révoltaient. Ils demandaient une garantie, leurs places assurées, un minimum de travail et l’abolition du marchandage ! Je peux dire que j’ai été l’organisateur du mouvement et le porte-parole de tous mes camarades. Ah ! bien, oui ! ils m’ont tous lâché au bon moment ! et c’est à grand peine que j’ai pu trouver à me caser, après ! Aussi, ni, ni, c’est fini ! J’ai soupé de l’apostolat !

Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des yeux bleus énormes. C’est qu’il était épatant, ce garçon-là !

— Madame, messieurs, il est l’heure. On ferme ! vint annoncer le garçon rompant le charme.

— Bon, bon ! on s’en va ! Laissez ! fit Fernand, en arrêtant la main de l’incomparable comique qui se préparait à payer. Il continua :

— Je suis trop content de ne pas vous avoir trop ennuyé avec mes chansons pour ne pas vous demander de me laisser en plus le plaisir de vous offrir quelque chose !

Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains de Lourbillon et de Blanche. Un fiacre passait à vide. La jeune femme l’arrêta.

— Au revoir, monsieur Fernand ! jeta-t-elle en montant en voiture. Mais rappelez-vous ce que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour notre camarade à nous ! Où veux-tu que je te dépose, toi, Lourbillon ? Allons ! grimpe ! Au revoir, monsieur ;… et les yeux accrochés sur le sourire éclairé des trente-deux dents blanches de Fernand, Mésange prit dans sa menotte dodue et lisse la main souple et fine du jeune homme qui tressaillit au contact de cette gaîne de chair moite et chaude.

Fernand resté seul regagna vite son logement. Il était une heure du matin, sapristi ! et il lui fallait se lever à six heures.

Dans le fiacre qui emportait les deux « principaux artistes de music-hall, » Lourbillon, goguenard, glissa à Blanche Mésange, en allumant sa cigarette :

— Hé ! hé ! dis donc ! est-ce que ce ne serait pas le fin pépin qui pousse… tu l’as beaucoup regardé, ce Fernand ?

— Tu es fou ! protesta Blanche. Moi ? Tu sais bien qu’il n’y a rien à faire pour personne !

— Il ne faut pas dire : « Fontaine… »

— Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors !

Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du coupé. Mais elle ne dormit pas. Elle rêva.

II

Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg, à deux pas de la porte Ludovico Magno, c’est le Café de la Chartreuse.

Un café ? Sans doute ! puisque des garçons en tablier blanc y servent, quand on les leur commande — rarement ! — des consommations ; puisqu’on y voit une caisse et une caissière, des tables, des chaises, des banquettes et un gérant.

Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots, le dock de la miseloque, la halle aux mentons bleus !

Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres, bouches molles grimaçantes, yeux éraillés, pâleurs et maigreurs, angoisse et famine, odeurs d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant du linge usé et douteux, ce sont les joyeux comiques sans emploi, les rigolos sur le pavé, les chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques, tous ceux qui le soir, aux lumières, demain peut-être, en quelque bouiboui, dispenseront le rire et la joie à un public qui les croit heureux et qui les envie…! Pitres malades, paillasses moribonds, faites les beaux, vous aurez du sucre…! Cabriolez sans cesse et recabriolez… c’est vous la gaîté qui passe !

Et ils viennent là, chaque jour, à la Chartreuse, en quête d’un engagement possible, à l’affût de l’imprésario providentiel qui entre dans la boîte, en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour Saintes ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste, d’un romancier ou d’une gommeuse.

Car il y a les femmes, aussi.

Pauvres filles !

Livides, dans la cruauté du grand jour, le sourire comme obligatoire, fugitif ou figé, rougi au raisin, blafardes de poudre de riz à bon marché, les paupières bleuies, les yeux en lunettes noircies au crayon, elles attendent, elles aussi, debout sur le trottoir, le bon plaisir du barnum qui voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui file et d’une voix qui s’éteint.

En plein hiver couvertes à peine de maigres corsages ou de chemisettes claires, au cœur de l’été étouffant sous des manteaux de vieilles fourrures, souvenirs de jours plus prospères, mais toujours casquées de chapeaux ronds, à plumes tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés sur des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par le fer ; parées d’une bijouterie puérile et désolante !

Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés d’une verroterie blanche, leur donnent l’illusion d’avoir les oreilles égayées de turquoises et cerclées de diamants !… Enfantillages !

Toute cette série de flèches, de losanges, de cœurs Lère-Cathelain s’étale triste et terne sur les poitrines. Les croissants surtout, les croissants sont en faveur… Pauvres croissants de toutes ces Dianes revenues bredouilles et désolées de toutes les chasses, dont l’homme est bien le dernier gibier !

Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur irait mieux que tous ces faux miroirs auxquels ne se prennent plus les alouettes !…

Leurs teints, couleur de dragée violettement rosée, ne cachent pas sous les fards les petits sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse des lendemains : leur maquillage, hélas ! ne sait tromper personne, il n’est que la voilette de leurs peines, il n’en est pas le masque.

Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent sur leurs bouches vermillonnées la pudeur de la souffrance… et c’est pour cette pudeur-là, qu’il faut les estimer et les aimer, les braves cabots, et ne point blaguer aigrement leurs naïves vanités, leurs puérils orgueils, dans lesquels ils se forgent des compensations !

Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de la lèvre, sans hochements de tête et sans haussements d’épaules, raconter, fièvreux, leurs prouesses, imaginer des conquêtes et des triomphes !

Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils croient longtemps, longtemps, à leur gloire, à leur talent, et surtout au bonheur inestimable du succès… Quand ils en auront, ils n’y croiront plus !

Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber une épingle, encombre le trottoir devant la terrasse du café de la Chartreuse. Et ce sont des rires, des papotages et des histoires !

Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au monde leur détresse, et tel qui n’a pas mangé depuis la veille midi, narre avec force détails un souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train, hier, cette nuit, à l’Américain. Avec des femmes ! à la roue ! Tandis qu’une énorme brune, aux chairs croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement lassée et triste, raconte, dans un groupe, qu’elle a refusé, pas plus tard que ce matin, cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait l’embrasser en pleine rue :

— « Tu comprends ! je n’en suis pas encore à cinq louis près, heureusement ! » Et patati et patata…

Mais les conversations ralentissent et tout à coup, une femme crie : « Tiens ! Stellaire qui passe ! on répète à l’Eldorado ! » et toutes de courir et de regarder, ah ! de quels yeux brillants ! les heureuses, les veinardes de la corporation, calées dans leurs victorias, en grand tra la la de toilette tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr. par jour, dépensent 100,000 par an !

… — En a-t-elle, hein ? de la chance, cette Stellaire ! Avec sa figure sabrée, au milieu, d’une fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux fins, longs et étroits d’angora qui guette. — Une tête de jeune chatte égyptienne qui aurait quitté les gouttières d’Égypte pour celles de Montmartre ! — Une Cléopâtre de bastringue ! — Elle a l’air dégringolée d’une pyramide et de poser « le profil » pour illustrations de sarcophages ! Piges-tu, dans cent ans, quelle momie ! — Les quolibets s’arrêtent là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade.

Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense qu’avec l’argent d’une seule robe de Stellaire, elle aurait tout une garde-robe propre et à la mode qui aiderait bigrement à son placement dans une bonne petite boîte… au lieu de cela, elle se crève dans le jour à ses cartonnages, des boîtes à coller à vingt-cinq sous la douzaine.

Heureuse encore de les avoir ! car, lorsque le carton chôme, les gosses manquent de tabliers et de bottines ; c’est pas ses cachets de 8 à 15 francs qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue de Paris qui peuvent faire face à tout ! Son mari, petit employé, ne gagne pas 10,000 francs par an… et, dame, elle est bigrement contente de toucher tous les samedis les 25 ou 30 francs de ses petits cubes. — Le dimanche soir, après la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers les Asnières, ou les Raincy, débiter, avec succès ma foi, les chansons mises à la mode par une paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la Scala. Une vraie brave femme, cette mère Cégain, bûchant, trimant, élevant ses quatre gosses avec joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante comme le faubourg qu’elle personnifie de si amusante façon. Ah ! la digne et brave petite femme ! Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert qui ne vint pas ! Six heures sonnaient à la bedaine du nègre.

Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois chaises, — le derrière sur l’une, le pied allongé sur l’autre et le bras étreignant amoureusement le dossier de la troisième, — Lourbillon voyait la vie en rose, à travers l’absinthe-grenadine de nuance fraise écrasée que le garçon venait de poser devant lui.

Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme un symbole.

Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte, lui sortait de tous les coins du visage en petites pointes bleues et offensives, la face remuée et plissée incessamment d’une infinie quantité de tics, qui donnaient à son masque la perpétuelle agitation d’une figure de singe, il était chaussé d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de forme à bords plats, cavalièrement incliné sur l’oreille.

Une énorme cravate écossaise égayait follement son complet beige à grands damiers. Et, de moment en moment, il laissait de son avaloire édentée tomber quelques récits et apophtegmes que recueillaient d’autres privilégiés, mais de moindre importance apparemment, installés dans ses environs.

— Monsieur ! — proférait-il, en s’adressant à un vieux personnage tout décrépit, qui se trouvait à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait sourd, car il écoutait béatement sans manifester la moindre approbation ni la plus petite opposition, — monsieur ! quand je chante ! c’est un silence : en entendrait pousser le gazon !

— Tenez ! un soir, à Tours, des jeunes gens, — mon Dieu ! je ne leur en veux pas à ces gamins, ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute, ils ne savaient pas que c’était moi qui chantais… — Bref ! des jeunes gens avaient fait quelque bruit pendant que j’étais en scène. Monsieur, on a voulu les jeter à la Loire !

Il fit une pause et ajouta :

— C’est comme cela que se font les révolutions !

Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à considérer quel effet son récit avait pu produire sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses deux grands bras, il imita le télégraphe optique, à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce moment, passait sur le boulevard.

— Eh ! Fernand ! Monsieur Fernand ! hurlait-il, en même temps, de cette criarde voix, dont, à l’entendre, il eût entraîné le peuple à des destinées meilleures.

Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut Lourbillon, sourit, et se dirigea vers le café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de Ménilmontant.

Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête brune. Seulement, il portait le bras droit en écharpe.

— Qu’es à co ? s’enquit Lourbillon en lui faisant une place à son côté.

— Peuh ! rien ! expliqua Fernand, un bras démis, ça n’est pas grave !

— Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler avec ça !

— C’est justement ce qui m’embête, car ce sera encore long à se remettre, m’a dit le médecin. Et dame ! vous pensez, mon patron n’a pas attendu au lendemain pour me rendre à ma belle liberté ! Quand un outil est cassé, on le jette, pas vrai ? Je suis jeté ! Et voilà !

Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit :

— Vous avez de la chance, vous autres ! Un bras démis n’empêche pas de chanter ! Moi, c’est la dèche d’ici quelques jours ! Et la noire, vous savez ! Allez donc tenir les ciseaux de la main gauche !

Lourbillon l’interrompit :

— Avant de vous désespérer, il faudrait voir à voir, jeune homme ! Il n’y a pas que les ciseaux dans le monde, que diable ! Vous rappelez-vous ce que nous disions, Mésange et moi, le mois dernier, à la soirée de la Fauvette, là-bas, à Ménilmontant ?

Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement tressailli… Il frisotta, de sa main libre, sa moustache, comme pour cacher un sourire involontaire, et répondit :

— Bah ! c’était une plaisanterie !

Mais Lourbillon s’emballait :

— Une plaisanterie ? Du tout, mon petit ! Une voix comme la vôtre, ça ne se trouve pas facilement ! Et tenez ! je vais vous faire un aveu. Moi, Lourbillon ! quand je vous ai entendu, j’ai été jaloux de vous ! Ah ! ça vous la coupe, ça !

Et il mit ses pouces dans les entournures de son gilet. Il est certain que l’argument était décisif ! Car on n’en ramassait pas à la pelle, des artistes dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la jalousie de Lourbillon !

Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il avait de la modestie. Et ses triomphes d’amateur ne lui avaient pas monté la tête.

Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait briller, mais devant un public nombreux, sur une vraie scène, dans une grande salle illuminée, du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait tous ses moyens. On le chuterait, on le sifflerait, et alors, il ne répondait plus de lui, il avait le crâne près du bonnet, ça ferait du vilain !

C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable comique, avec beaucoup de franchise.

— Des bêtises !… riposta celui-ci. Les sifflets qui vous siffleront ne sont pas encore fondus, cher ami ! Eh ! mais, en croirai-je mes yeux ! s’interrompit Lourbillon, en se dressant, le chapeau au bout du bras, agité comme un pavillon.

Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant du grelot de son cheval, venait de halter devant la Chartreuse, et il en descendait, empanachée d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie claire sous un collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle Blanche Mésange, des Ambassadeurs.

La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni à droite, ni à gauche, traversa vivement avec des « pardon, monsieur ! » et des « pardon, madame ! » — qui provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions désobligeantes (soyez donc polie !) — la foule des pauvres cabots qui vont à pied, et aborda, comme jadis au palais de Salomon la reine de Saba, au seuil de la terrasse.

Alors seulement, elle aperçut le chapeau de Lourbillon et Lourbillon lui-même, et très vite, sans prêter attention au compagnon de son vieux camarade :

— Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur ?

— Garrigou ? Non. Il est peut-être à l’intérieur !

— Je viens lui demander de faire la musique d’une chanson qu’on m’a apportée. Je vais voir s’il est là !

Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref colloque avec la caissière et revint :

— Il n’est pas arrivé, cet idiot-là ! J’ai soif, mon petit Lourbillon. Je boirais bien quelque chose.

Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du pommeau d’or de son ombrelle.

— Dis donc, Blanche… fit alors Lourbillon, en clignant les yeux, ce qui, croyait-il, lui donnait l’air particulièrement malicieux.

— Quoi !

— Tu ne dis pas bonjour à monsieur !

— Quel monsieur ? Ah ! pardon, monsieur !… monsieur Fernand ! s’empressa la chanteuse qui devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune homme.

— Mademoiselle ! balbutia celui-ci charmé. Et ils n’en dirent pas plus long ni l’un ni l’autre.

L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce silence bébête et joli. Puis il dit :

— Tu ne sais pas ce que j’étais en train de conseiller à notre jeune ami ?

Blanche haussa doucement les épaules en signe d’ignorance et regardant Fernand qui la regardait.

— Oh ! vous êtes blessé ? s’enquit-elle avec vivacité.

— Justement ! poursuivit Lourbillon. Il a le bras démis. Son patron l’a scié. Il va connaître les joies amères de la purée noire et je m’exterminais le tempérament à lui persuader de lâcher son sale truc pour le nôtre !

— Oh, oui ! Monsieur Fernand, dites ! s’écria Blanche Mésange en sautant sur sa chaise et en tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme :

— Ce serait si gentil ! Vous les mettrez dans votre poche, vous verrez !

— Mademoiselle, vous me tentez !

La résistance de Fernand mollissait en effet sous le feu des grands yeux bleus amusés et suppliants.

— Ah ! si… s’exclama-t-il ; mais il s’arrêta dans sa phrase en plein élan.

— Si quoi ?

— Si je pouvais être engagé dans le même établissement que vous !

— Là ! cria Lourbillon triomphant en se frappant violemment sur les genoux, le voilà poussé, le fin pépin ! qu’est-ce que je disais ?

— Est-il bête, hein ? monsieur Fernand ? minauda Blanche qui n’en pensait pas un mot.

— Je veux dire… se troubla Fernand qui cherchait à rattraper son audace.

Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la partie gagnée. L’amour, petit dieu malin, a eu raison de bien d’autres obstacles que la faible volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement :

— Tu veux dire ce que tu as dit et ce que nous avons tous compris ! Et puis, en voilà assez ! Enlevez, c’est pesé ! Enfant, tu es des nôtres ! Garçon ! à boire !

Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant que l’on remplissait les verres, que sa franchise ne déplaisait point.

Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait pensive, la tête un peu baissée sous son grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil attardé vint caresser un instant la blondeur de sa nuque inclinée, et Fernand sentit que le sort en était jeté, et qu’il devenait « artiste lyrique » !

Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient encore à son esprit. Il confia à Lourbillon :

— C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit pour débuter, si je débute. Je possède ce costume-ci et un vieux ! Et je n’ai pas d’argent ! plus un rond !

— Si ce n’est que cela, moi, je… interjeta passionnément Blanche, dans un sursaut adorable d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous ses cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux. Mais elle n’insista pas et se mordit les lèvres, très confuse, car Fernand, avec un recul de protestation, s’effarouchait :

— Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas cela !

— Poire ! professa Lourbillon qui ajouta :

— Ce détail n’a aucune importance. Si tu es engagé quelque part, ce qui est inévitable, tu trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour te nipper comme un prince du sang, si c’est ta fantaisie. Ainsi, c’est entendu, demain…

Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait au Nègre.

Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés, le boulevard redevenait praticable devant la Chartreuse.

Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le marche-pied de sa voiture, s’attardait à serrer la main de Fernand… Ah ! le devoir avant tout ! mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter.

Et Lourbillon poursuivit :

— Demain, rendez-vous ici, à trois heures de relevée. Tu ne chantes pas le même genre que moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave en rien mon admiration pour toi, et que je veux être ton parrain dans la noble carrière des arts !

— Quel bavard ! soupira Blanche. Mais elle ne se plaignait pas trop, car, durant tout ce discours, elle tenait la main de Fernand dans la sienne. Une petite femme si raisonnable ! Fiez-vous donc aux antécédents !

— Je te mènerai — poursuivait Lourbillon — chez un agent lyrique de ma connaissance, Premierdi, faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras un coin en lui donnant une audition et qui te fera subito, j’en mettrais mes dix doigts au feu, engager dans un endroit chic !

Blanche s’était enfin résignée à monter dans sa victoria caoutchoutée. Le cocher rendit la main à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot.

— Tâche que ce soit aux Ambassadeurs ! insista Fernand, prenant congé.

— Oui ! tâche ! cria, de loin déjà, Blanche Mésange emportée — drelin, drelin — au trot de sa belle situation.

Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du trottoir, bon vieux cabot indulgent, revenu de tant de choses, rigola complaisamment :

— Ah ! les petites canailles !

III

Faubourg Saint-Martin, une maison louche, étroite, haute, de ces maisons à deux fenêtres en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines et dont la porte, à un seul battant, s’ouvre sur un couloir lépreux, où s’amorce un escalier humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti de l’odeur des plombs.

Au troisième étage, une pancarte de cuir noir, tenue par des clous, porte en lettres blanches cette double enseigne :

L’ÉTOILE DES CONCERTS
ADMINISTRATION ET RÉDACTION

La Sécurité
Agence lyrique.

A travers les murs de torchis, des tumultes étranges sortent de ce repaire, assourdissant parfois la maison, du rez-de-chaussée aux combles.

Mais la concierge est philosophe et n’en a cure.

Ce sont des hululements pointus de voix de femmes, modulant les notes de quelque scie en vogue, des tonnerres de basses masculines, roulant, comme des cailloux qui tombent d’une charrette, les sonorités d’un grand air d’opéra, et, tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent, sans cesse interrompu, sans trêve repris.

Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des cris, des hurlements, des plaintes. Et la dégringolade brusque jusqu’à la rue de gens qui mâchonnent des injures, tendent le poing, donnent de la canne aux murs du corridor.

Mais la concierge ferme les yeux et se bouche les oreilles. M. Premierdi paye exactement son terme…

M. Premierdi, en effet, directeur de l’Étoile des Concerts, organe hebdomadaire de l’art lyrique et, concurremment, de l’Agence la Sécurité, n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi fut jadis un journaliste de haut vol, propriétaire d’un grand quotidien, habitué des premières, membre de plusieurs cercles, homme politique presque éligible et homme de lettres presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs, qui n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont interdit bien des ambitions. Pris la main dans le sac dans une affaire de chantage et condamné par la justice de son pays, il a dû renoncer aux longs espoirs et aux larges pensées ! Mais, merci, mon Dieu ! il n’y a pas que cela dans la vie !… et sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que pour un an les tribunaux lui avaient assigné pour domicile, il a su se retourner et, plus avisé que Jérôme Paturot, trouver très vite une position sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts, providence des débutants, distributeur de réclame et marchand de gloire ! Et son petit commerce, à part quelques accrocs, marche très bien.

Justement, cet après-midi, il se présentait un accroc. Lourbillon et Fernand, en pénétrant dans le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui tintait à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout de suite, une vague idée.

Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée, lugubre, encombrée de casiers pleins de brochures, sentant la pipe et la vieille poussière et qui servait d’antichambre au bureau de M. le directeur. — Pas de meubles ; aux murs, des affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles représentant les faces et même les piles des chanteuses en vogue, des comiques en vedette, aguichant le public des rues par des œillades, des gestes, des poses engageantes, appels continuels à la foule, qui donnent aux murailles des airs de faire la retape…

Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que le manifeste chambard d’une discussion plutôt orageuse, déchaînée de l’autre côté de la cloison.

Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient avec une autre voix, onctueuse et papelarde. Et de brusques coups de poing appliqués sur des meubles scandaient la conversation.

— Zut ! dit Lourbillon, il nous embête ! Entrons tout de même !

Dans le bureau de M. le Directeur, la scène était épique. Dix Arabes, en burnous, leurs poignets bistrés menaçants hors des linges blancs, vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié derrière sa table, s’essoufflait en explications plutôt confuses.

— Tiens ! les Beni-Ben-Mouctar ! s’exclama Lourbillon. Et il expliqua à Fernand :

— Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi a fait venir de là-bas. Ils n’ont pas fait le sou à Paris, et il est probable que Premierdi a mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour les rapatrier ! Sale histoire ! C’est qu’ils n’ont pas l’air commode !

Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un énorme hercule, dans toute la vigueur de la quarantaine, aux yeux sanglants dans sa figure brune, vociférait, en désignant d’un doigt maigre le coffre-fort :

— Toi pris à nous argent pour retour ! Dans caisse-là argent ! Toi, rendre, voilà et nous partir !

Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent énergiquement d’une approbation du menton l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges différents. Deux avaient trente ans à peu près, trois autres de vingt à vingt-cinq ans, puis c’étaient deux adolescents d’une quinzaine d’années et deux garçonnets de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes regards noirs, fusillaient l’infortuné directeur de la Sécurité, agence de tout repos.

Et Premierdi était dans ses petits souliers.

En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu ! Il l’avait soigneusement retenu sur les premières recettes, médiocres pourtant, hélas ! des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur intérêt, par mesure de précaution, et pour leur assurer un rapatriement facile. Mais il devait être loin, cet argent-là, s’il courait toujours !

— Patron, j’ai une idée ! articula soudain, entre haut et bas, une espèce de colosse blond, qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière une portière, drapée au fond de la pièce.

— Ah bien ! c’est une chance. Dites vite ! suffoqua M. le Directeur de la Sécurité, qui épongeait son front chauve avec une visible inquiétude.

Le colosse blond, le premier commis de la boîte, un Américain du Nord, nommé Smith, cligna de l’œil et répondit :

— Laissez-moi faire !

Et avec une insolence de planteur domptant des nègres, roulant ses larges épaules, et abattant sur la table deux poings gros comme des melons ordinaires, il commanda :

— Un peu de silence, la tribu ! Tâchez de vous coller le long des murs et d’attendre tranquillement. On va s’occuper de vous !

Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre donné. Lourbillon et Fernand, adossés, eux aussi, à la cloison, ne pipaient plus.

Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le plus sourd du bureau directorial, explique de bouche à oreille :

— Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là, au plus juste prix. C’est très simple. Vous allez d’abord expédier les chefs de famille, le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler français, ce qui est fâcheux, et les deux autres gaillards qui en savent peut-être plus qu’ils n’en disent. Trois voyages, quoi ! Ces trois raseurs liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que le diable m’étouffe si les boys livrés à eux-mêmes sont capables de s’y reconnaître ! S’ils nous embêtent, une fois les hommes partis, il y a le Dépôt, by God !

— Parfaitement ! parfaitement ! acquiesça Premierdi qui souriait béatement.

— Seulement, Smith, mon vieux, — objecta-t-il — vous oubliez que le prix de ces trois voyages, nous ne l’avons pas en caisse ! Si on ouvrait en même temps le coffre-fort et la porte, ça ferait un courant d’air !

— Bah ! fit Smith, la mère des poires n’est pas morte ! Tenez, qu’est-ce que je disais !

Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment, glabre et maigre, un jeune homme qui, d’une voix peu assurée, demanda :

— Monsieur Premierdi, s’il vous plaît ?

— C’est moi, monsieur.

— Le Directeur de l’Étoile des Concerts ?

— En personne ! répondit Premierdi à qui Smith venait de pousser le coude avec allégresse.

— Monsieur, je suis Clodomir, de l’Européen, et je viens vous demander la faveur d’une insertion, annonçant mes débuts dans un genre nouveau pour moi. Je vais créer une pantomime et je désirerais vivement…

— Oh ! oh ! une insertion à l’Étoile ! comme vous y allez ! s’exclama Premierdi. C’est que nous sommes pleins, vous savez ! Il n’y a plus une ligne à donner.

— Je serais prêt — déclara le jeune Clodomir avec anxiété — à payer ce qu’il faudrait.

— On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire sauter l’article sur Polin, cette fois-ci. Mais dame ! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut !

— Ça vaudra ce que ça vaudra ! déclara héroïquement Clodomir.

— Smith ! commanda Premierdi, emmenez Monsieur à la caisse et arrangez-vous avec lui. Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent ! déclama-t-il, pendant que l’Américain entraînait le mime de l’Européen derrière la portière du fond.

Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des murs, attendaient avec fatalisme. Ce qui est écrit est écrit ! — il était bien « écrit » sur leurs engagements qu’une somme de… leur serait payée et l’argent n’était pas venu… Mais à cela près, n’empêchait qu’Allah était Allah ! et que Mohammed était son prophète…

Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et Fernand, et, cordial :

— Tiens ! Lourbillon, par quel hasard ! s’écria-t-il.

— Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon en s’avançant, vous présenter un jeune camarade à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis sûr qu’après l’audition, vous me remercierez de vous avoir amené un numéro de cet acabit.

Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de maquignon. Puis, très bref :

— Un comique ?

— Non. Un romancier !

— C’est bien raplapla…

— Une voix délicieuse !

— Monsieur ! — jeta Premierdi à Fernand, c’est vingt francs qu’il faut que vous déposiez !

— Vingt francs ! sursauta Lourbillon.

Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais Lourbillon le rattrapa par la manche.

— C’est à prendre ou à laisser ! prononça Premierdi avec flegme.

Lourbillon tira un louis de sa poche.

— Je prends ! — dit-il, — ou plutôt vous prenez ! C’est égal, vous en avez une santé, mon père Premierdi !

— Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard ! souffla-t-il à Fernand. — Il ne sera pas dit que, faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le boisseau !

Sous la portière soulevée réapparaissaient Smith et Clodomir. Clodomir, le chapeau à la main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut. Smith chuchota, ricanant, à Premierdi :

— Il a payé l’insertion : 50 francs ! plus un abonnement à l’Étoile que je lui ai collé d’autorité : 25 francs. Ça marche !

— Ça marche ! oui ! mais pas encore suffisamment. Il faudrait un appoint sérieux.

Smith se frappa le front :

— Patron ! l’appoint, je l’ai ! seulement, il faut que je vous fasse un aveu pénible.

— Un aveu, Smith ?

— Une confession. Voilà, voilà bien deux ans que je n’ai pas expédié le service de l’Étoile des Concerts !

Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas être volés. Il foudroya Smith de ses yeux furibonds.

— Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron ! car c’est cette circonstance qui vous sauve. Du reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de l’Étoile ont trop le trac de s’y voir éreintés pour protester. Ils achètent le journal, voilà tout. Et c’est encore un bénéfice ! Mais cela n’est rien. L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce papier, je l’ai conservé chez moi ! Et il y en a bien douze mille kilos ! Depuis deux ans, songez donc ! Ça représente de la galette, douze mille kilos de papier ! Paper is money ! C’est le voyage de nos trois Arbicos ! Patron, remerciez-moi.

Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que faiblement. Il dit :

— Positivement, Smith, vous m’épatez ! Enfin, ce qui est fait est fait !

Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer Fernand quelque peu, mais Lourbillon le réconforta. Et d’ailleurs, quoi ! la sagesse était de ne s’étonner de rien ! et c’est pourquoi, quelques instants plus tard, tandis que Smith emmenait les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir expliqué à sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait — le jeune homme, accompagné au piano par l’universel Premierdi (cet honorable industriel possédait tous les talents !) roucoula, de sa voix la plus suave, les meilleures mélodies de son répertoire. L’épreuve réussit à souhait, et, séance tenante, le vieux crocodile lui fit signer un engagement au concert des Bateaux-Fleuris (Auteuil-Point-du-Jour). Dans trois jours, il débuterait.

Ce n’était pas encore les Ambassadeurs ! mais tout vient à point à qui sait attendre… dit-on. Les cent paliers de la gloire se montent marche par marche… et les phénomènes sont rares qui peuvent enjamber plusieurs étages à la fois — si ce n’est pour les descendre !

IV

La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour, sous le viaduc d’Auteuil, n’est peut-être pas un rendez-vous de noble compagnie ; mais elle est, toutes proportions gardées, un charmant séjour, quand même, pour une foule de gens qui, tout comme les gentilshommes de l’auberge du Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à célébrer le litre à seize et l’amour !

Ce paysage nautique et excentrique, Trouville des purotins, plage d’été pour bourses plates, est égayé de mille attractions diverses.

L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme vespéral des absinthes, les rugissements des orgues tournants des manèges de chevaux de bois, le grincement, sous les portiques des gymnases en plein vent, des anneaux où se balancent les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture, tout cela se mêle et se conjugue en un charivari de fracas et de senteurs d’une originalité brutale.

Et puis, il y a les « concerts » !

Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil, des séries de bâtisses aux prétentions de chalets, munies chacune d’une salle de spectacle et d’une scène comportant, s’il vous plaît, rideau, décors, portants, manteau d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des rangées de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien qu’ailleurs, applaudir aux inepties en vogue et aux chahuts les plus nouveaux.

Le concert des Bateaux-Fleuris n’est pas le moindre de ces sanctuaires artistiques ; et, ce lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade et de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes les travées en étaient bondées, du parterre aux galeries !

Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux Premierdi, n’avait, en somme, pas trop à se plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas déporté dans un désert.

Aussi, son trac était-il carabiné ! et, en attendant son tour de paraître, regrettait-il déjà, dans la coulisse poussiéreuse, son établi de tailleur et ses grands ciseaux à étoffes…

Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se trouver là, avait renoncé à un beau cachet pour Mantes (sept francs et le voyage), le réconfortait de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements de son autorité. Peines perdues ! Fernand se sentait les mains moites dans ses gants blancs tout neufs.

— Il me semble, confessait-il piteusement au comique, que je ne pourrai même pas ouvrir la bouche ! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu des joues.

Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur :

— C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu ! Henri IV était comme cela, les matins de bataille ! Seulement, lui, ce n’était pas resserrement, au contraire ! Ah ! Ah ! (on est comique… ou on ne l’est pas !)

Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties… historiques du camarade. Tout à coup, drrring ! drrring ! une sonnerie tinta, la voix de l’avertisseur cria : « A vous, Fernand ! » et légèrement poussé en avant, avec un affectueux : « Vas-y et épate-les ! » le débutant se trouva devant le trou du souffleur, face aux trois cents faces du public, et vit brusquement se lever vers lui, comme pour le battre, le bâton du chef d’orchestre : « Un ! Deux ! Trois ! Partez ! »

Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures de la toile de fond ou aux interstices des châssis du décor, les cabots de la maison, hommes et femmes, guettaient leur nouveau compagnon avec la sympathique attention d’une bande de chats pour une souris égarée dans leur grenier.

Pauvre souris ! Pauvre Fernand ! Avec quelle allégresse eût été accueillie la moindre note fausse ! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs et à ces dames. A la fin du premier morceau, une tempête d’applaudissements éclata dans la salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse, le tonitruant bravo de Lourbillon ravi.

— Qu’est-ce qu’il a, celui-là ? Il est fou ! grogna l’actuel « romancier » de la troupe, en se retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se faisait la tête de Polin, parce qu’il s’appelait Polas, anagramme de son vrai nom qui était Salop, tout bonnement ; et le succès de l’intrus n’était pas sans lui inspirer quelque inquiétude au sujet de la sécurité de sa situation.

Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le talent qu’on jalouse… c’est la place et l’argent qu’on prend. La sympathie va plus volontiers à un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste riche… et pas par compensation ou générosité ! Non ! au contraire ! Il est des gens qui ne peuvent plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils savent qu’il devient riche ! Ce sont de piteux caractères, n’est-ce pas ? Mais les hommes se méfient tellement les uns des autres qu’ils ont inventé des lois et des règlements de police pour se protéger contre leurs réciproques vulgarités ; ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et de petits cerveaux, alors ils ont fait des juges, des commissaires, des huissiers et des sergents de ville ! Quel aveu !

Mademoiselle Azemia, la « fine diseuse » (qui confond toujours alibi avec contretemps et épargne avec épave…), grande fille si plate, si longue, qu’on l’appelle la « chanteuse à rallonge », répondit d’une voix pointue comme ses coudes :

— Tais-toi donc ! Tu vois bien que ce monsieur est de la claque !

— Et toi, de la clique, Bébé ! riposta Lourbillon qui avait entendu.

Mais Fernand avait recommencé à chanter et un « chut ! » du régisseur, gros de menaces d’amende, interrompit ce colloque au verjus.

Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme. Les cannes s’en mêlèrent. Deux, trois rappels ! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la tape n’était pas accordée !

Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et très emmitouflée dans une voilette mystère à grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée, poussait de véritables cris d’extase et avait retiré ses gants pour produire plus de fracas avec ses mains nues. Du délire, quoi !

L’heureux Fernand ne distinguait point ces détails, enivré qu’il était de sa réussite et les yeux brouillés d’émotion.

Quand il rentra dans la coulisse, la froideur glaciale des autres « artistes » put le renseigner, mieux encore que la chaleur du public, sur l’authenticité de sa victoire. Par contre Lourbillon lui ouvrit ses bras, comme un père noble à la grande scène de réconciliation, et le régisseur, le tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau tombé, dut venir annoncer que M. Fernand aurait un deuxième tour de chant, à la fin de la seconde partie du concert.

Bravo ! bravo ! bravo ! Rideau ! nom de Dieu !

— Hein ? mon fils ! la goûtes-tu, la gloire ? la goûtes-tu bien ? s’emballa Lourbillon, tout larmoyant.

Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de sourire d’un petit air dédaigneux ; mais l’annonce du régisseur sembla soudain l’inciter à une détermination farouche. Il cracha violemment sur le plancher, et après avoir presque bousculé Lourbillon et son élève, il s’élança au dehors, en marmonnant :

— Attends un peu ! J’te vas en fiche, moi, un second tour de chant !

Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs. Le baryton Polas, avant de charmer les oreilles des hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la Seine, avait mené la viande aux abattoirs de la Villette. Il avait, avant l’habit noir et le plastron blanc, porté la veste bleue et le tablier rouge, et s’était connu boucher avant qu’on le connût chanteur.

Il avait gardé de nombreuses relations dans son ancien monde, et malgré l’élégance acquise de ses manières et la parfaite aristocratie de son langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à l’aise avec Bubu de Montparnasse qu’avec le comte d’Haussonville et préférait le largonji des loucherbèmes au vain papotage des salons… où les duchesses étaient des poires… dont il n’aurait pas voulu se payer les pommes !… (O virtuosité de la langue française !!) Justement, beaucoup de ses amis — il disait « poteaux » dans l’intimité — exerçaient, à deux pas des Bateaux-Fleuris, sur la berge, une foule de métiers modestes, quoique lucratifs : le bonneteau, la passe anglaise, la rouge et la noire !

D’autres camarades à lui, trop beaux pour faire quelque chose, venaient souvent, le lundi, et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer dans ces parages. Et Polas songeait que ces messieurs n’avaient pas leurs pareils pour organiser un boucan, souffler dans des clefs forées, et chiper aux pattes une réputation naissante.

— Ça sera rare — marmonnait l’ulcéré gentleman, longeant le fleuve, en sifflet, tube et escarpins — si je ne dégote pas par là le gros Victor et sa tierce !

Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou six de ses copains, étaient en effet, non loin du viaduc, dans le fossé des fortifications, allongés le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se laissant vivre !

— Tiens ! ce vieux Salop !

— Polas !

— De cœur !

— Il passe, et repasse !

— Et le voilà !

Le baryton des Bateaux-Fleuris expliqua sans plus tarder « ce qui l’amenait ». Il y avait un sale petit type, avec une voix de grenouille, qui voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait, dare dare, aller lui faire ramasser la pipe — lui, Polas, se chargeait de placer les frères mirontons ! — et chuter ce Fernand de malheur, de façon à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût de montrer sa viande sur les planches !

C’est ainsi (tout se recommence !) que les amis de Pradon montèrent jadis une cabale contre la Phèdre de Racine.

Dix minutes après, les amis de Polas étaient à leur poste, assis en rang d’oignons sur des chaises supplémentaires. La pancarte, à droite de l’orchestre, glissée dans sa rainure par la main experte du contrebassiste, annonça : Fernand ! et un murmure flatteur courut dans l’auditoire.

Fernand parut, on applaudit.

Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette appréciation :

— Oh ! la ! la ! c’tte gueule !

Et derrière lui, la tierce approuva en chœur :

— C’qu’il est moche, c’t’outil-là !

— Assez ! taisez-vous ! la ferme ! protestèrent cependant plusieurs spectateurs furieux et scandalisés.

Mais la plus furieuse et la plus scandalisée, c’était la dame blonde et potelée du cinquième rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux bleus (les yeux bleus de Blanche Mésange en personne) l’impertinent gros Victor.

Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait en goguenardant à ses interpellateurs :

— Quelle ferme ?

— La vôtre, espèce de barbeau ! glapit, exaspérée et toutes griffes en avant, l’admiratrice de Fernand.

Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait grandi à la Villette, la divette Blanche Mésange avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor en prit pour son grade. Soutenue et encouragée par la salle tout entière, la douce enfant lui vida sur la tête une hottée d’épithètes choisies. Et la ritournelle de la chanson de Fernand n’était pas encore terminée, que les cabaleurs, expulsés par l’indignation générale et la menace universelle, étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé quelques bourrades. A la porte ! à la porte ! les marlous !

Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution sommaire, qu’un léger brouhaha et sans avoir vu — l’ingrat ! — la vaillante paludine, championne de sa gloire !

En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien regardée, pour la reconnaître au besoin, et le besoin s’en faisait sentir ! On allait y secouer les puces, à cette paillasse-là ! A-t-on jamais vu une morue pareille ! Et dessalée, oui ! avec ses belles fringues ! Attends un peu !

Ce langage, pour n’être pas celui des cours, est indiscutablement celui des Ponts…

Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche Mésange, discrètement, se dirigea vers l’embarcadère, car il n’entrait pas dans son plan de se faire reconnaître par Fernand, — elle était venue là, est-ce qu’elle savait seulement pourquoi ? et si elle s’en doutait, se l’avouait-elle ? Non, bien sûr ! — il y eut tout à coup une poussée dans la foule, et la chanteuse se trouva instantanément entourée par une dizaine de voyous en tricots marrons, bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles en cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en rien, qu’elles soient du White Chapel de Londres, du Bowery de New-York, ou des Fortifs parisiennes — pour quelle raison se coiffent-elles toutes semblablement…? Est-ce une enseigne internationale ? — gigolettes et gigolos, dont les propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle, dru comme grêlons.

Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant vainement de forcer le cercle de ses persécuteurs. Et déjà les mains devenaient brutales, les yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement, à droite, à gauche ! pan ! pan ! deux coups de poing providentiels abattirent deux des malandrins ; Blanche fut débloquée et vit à ses côtés, s’escrimant vaillamment du biceps et du jarret, Fernand et Lourbillon.

Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau, lorsque ce rassemblement insolite avait attiré leur attention, et qu’à leur immense stupeur, ils avaient d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade. Tous deux s’étaient compris d’un regard et avaient immédiatement couru sinon au canon, du moins aux gnons !

Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient vite remis d’aplomb, et quoique Lourbillon et Fernand fussent assez robustes, l’un, plus très jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient fatalement succomber, malgré l’appui que leur prêtait, à grands coups d’ombrelle dans les figures, Blanche Mésange qui, en même temps, ne cessait de crier : « Au secours ! A l’assassin ! » d’une voix qu’on entendait certainement jusqu’à Grenelle !

Inutile de dire que les badauds, dès les premiers coups, s’étaient héroïquement dispersés, selon le principe du bourgeois parisien « qu’il faut laisser ces gens-là régler leurs affaires entre eux ! »

Heureusement les clameurs de Blanche avaient été entendues sinon à Grenelle, du moins à Auteuil, car, tout à coup, six agents dégringolèrent l’escalier du pont avec un grand bruit de bottes.

— Vingt-deux ! hoqueta un des combattants, et, comme un vol de moineaux, la bande s’éparpilla, pfut ! et disparut. Deux corps restaient pourtant étendus sur le terrain : Fernand, qui au dernier moment de la bataille avait reçu, au côté, un formidable coup d’os de mouton, et le gros Victor, lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout de l’ombrelle de Blanche, s’était évanoui de douleur et n’avait pas repris connaissance.

Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros Victor fut dirigé sur l’infirmerie du Dépôt. Son compte était bon ! Quant à Fernand, il avait une côte enfoncée. État grave nécessitant des soins. « A l’hôpital ! » ordonna le magistrat.

Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit.

— Jamais, monsieur le commissaire ! Si vous m’y autorisez, j’emmènerai monsieur chez moi, voilà tout !

— Hem ! hem ! fit Lourbillon, discrètement.

Le commissaire sourit :

— Si personne ne voit d’inconvénient à cela, mademoiselle, moi, je vous y autorise pleinement.

— Oh ! merci, monsieur le commissaire !

Blanche était dans le ravissement, le rôle d’ange gardien et de sœur hospitalière l’emballa pour la jolie préface qu’il allait mettre au roman d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle et Fernand…

Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris, Lourbillon, assis sur le strapontin et qui regardait la tête pâle de Fernand presque inanimé retomber sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout à coup :

— Ah ! ça ! mais c’est très joli, tout ça ! Mais comment va le prendre ton sénateur ?

Elle réfléchit une minute, et ajouta :

— Il ne le prendra pas… il le laissera !

— Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille, sursauta Lourbillon.

— Eh bien ? Et puis après ? fit lentement Mésange.

V

L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur le profil amaigri de Fernand, couché dans un grand lit aussi large que long, sous une courtepointe de satin et sur des oreillers fanfreluchés de dentelles.

Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds, en peignoir, en pantoufles, et les cheveux défaits. Un petit cartel, sur la cheminée, sonna dix heures.

La soirée était silencieuse. A peine si, à travers les épais rideaux fermés des fenêtres, le bruit d’un roulement de voiture, de loin en loin, montait.

Mésange était là… hypnotisée par les mains de Fernand, qu’il avait telles qu’elle les aimait… longues, moelleuses et fines, les doigts ronds, effilés, les ongles durs, brillants et bombés, dont Mésange avait fait une toilette minutieuse pendant les sommeils profonds du blessé… Que ces mains lui plaisaient ! Comme elle en pressentait la joie sur sa chair d’amoureuse, le frisson sur sa nuque !… Comme elle en devinait les timidités impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes, les souplesses chaudes et moites, les contacts affolants !… Car, il y a des mains d’amour comme il y a des chairs d’amour, des mains si voluptueuses ! et les doigts voluptueux sont les baisers du bout des bras… des mains froides aussi… des mains gaies, tristes, grotesques, comiques, tragiques ! poilues, velues comme des araignées et des pattes ! des mains spirituelles et des mains bêtes, bonnes et chipies, et sympathiques et antipathiques, des mains si tendres !… et des mains si dures ! des frôleuses et des chastes, des mains combattantes, des mains résignées de victimes, dolentes et ouvertes, comme celles de la statue d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg ; des mains de croix, des pauvres mains de martyre qui pressentent le clou, des mains si faibles, si pitoyables qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces, formidables et fermés, les doigts bougeurs des assassins et des marlous…

Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères… leurs attirances… et leurs secrets, et Mésange, immobile et comme fascinée, admirait aussi les lèvres de Fernand, en observait le sourire d’émail, la ligne arquée, ronde et lisse, la muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite moustache. Ah ! la belle bouche ! Jeune et fraîche, aux ivoires intacts, propres et sains !

— Des dents aussi belles que les miennes, pensait Mésange… et sa volupté, latente jusqu’ici, s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette bouche tentatrice, qu’elle pressentait amoureuse et gourmande, éclairant le visage de Fernand d’un étroit soleil d’émail luisant et vivant !… Cette fois, vous êtes amoureuse, Mésange !…

— Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines autres bouches… Celles en biais des ironistes méchants et des voyous, gicleuses de rosseries et de crachats ; bouches lippues et saignantes des fêtards et des impudiques ; bouches cracheuses, postillonneuses ; bouches à tout faire des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques, bouches avachies et puantes des piliers de cafés, mangeurs de fumée et buveurs d’alcools, rappelant le port de Marseille en temps de peste ! Ameublements de gencives, cassés, pourris, noirs, jaunes, nauséabonds ! et qui, c’est inimaginablement vrai, trouvent quand même d’autres bouches de bonne volonté, pour les respirer et les aimer, sans autre charité humaine que le plaisir qu’elles y trouvent ! Amour de la charogne et de la pestilence ! Mais les femmes n’ont ni goût, ni dégoût, a dit Théophile Gautier ! Et les hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire croire qu’ils ont le droit d’être salement laids ! et les bétasses ont gobé cela ! Ah ! les roublards !

Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux.

— Comment vous trouvez-vous ? Avez-vous bien dormi ? interrogea la jeune femme en se penchant tendrement sur lui.

— Ah ! soupira Fernand, avec un sourire de reconnaissance ; mon sommeil a été bon, mais mon réveil est meilleur encore puisque vous voici !

Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis tous deux se turent. Et le tictac de la pendulette, seul bruit vivant dans la chambre, sembla, durant un instant, rythmer le battement de deux cœurs.

Il y avait huit jours que Fernand, recueilli, soigné, dorloté par la chanteuse, vivait là, dans l’appartement où on l’avait transporté après la « bataille-du-Point du Jour », comme disait Lourbillon, volontiers grandiloquent.

Le pauvre garçon avait été sérieusement meurtri. Le médecin, pour réduire la fracture d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier ses visites. Mais, plus que toutes les ordonnances de cet homme de science, la sollicitude passionnée de la garde-malade avait efficacement agi.

Blanche laissait complaisamment sa main sur les lèvres de son blessé, et nulle raison ne militait pour que cette caresse prît fin, quand un léger coup fut frappé à la porte.

— Entrez ! qui est là ?

La tête de la bonne, effarée et sournoisement égayée tout ensemble, se montra dans l’entrebâillement de l’huis.

— Eh bien ! Charlotte, quoi ? qu’est-ce que c’est que cette figure ? Le feu est à la maison ?

Charlotte répondit :

— Madame ! c’est Monsieur !

— Ah ! c’est Monsieur ? Et puis après ! Qu’il entre !

— Monsieur attend madame dans le salon. Il a dit comme ça qu’il ne voulait pas déranger madame !

Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec un soin maternel :

— A tout à l’heure, ami. Soyez sage ! Ne remuez pas, le docteur l’a défendu !

Le sénateur, confortablement écroulé sur un fauteuil crapaud, lisait la dernière heure du Temps, la face bouleversée entre la correction poivre et sel de ses favoris sérieux.

Il se leva galamment à l’apparition de sa bonne amie ; celle-ci, gênée à l’idée qu’elle allait peut-être lui faire une grosse peine à cet homme attentif, correct et respectueux — sait-on bien jamais, après tout, quand un homme vous aime ou ne vous aime pas ? et si c’est quand il le montre ou quand il le cache, qu’il tient le plus à vous ? — Mésange, intimidée, attendait qu’il parlât le premier.

— Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre, ma chère amie… Alors, vous croyez qu’il me suffit de savoir que vous avez généreusement ramené chez nous un jeune homme, blessé dans une rixe au Point-du-Jour, et que, depuis, vous vous révélez une véritable sœur de charité, dosant les juleps, sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant pour que votre hôte soit plus à son aise dans… notre lit ! Je le reconnais, c’est fort beau et je m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce que vous étiez allée faire au Point-du-Jour, qui n’est pas, que je sache, un endroit fréquenté par la meilleure société… ou le monde élégant ? Tant que votre jeune homme a été malade, votre bon cœur a eu raison ; mais, à présent que ce malade est presque bien portant, il me semble que votre cœur exagère… Ce n’est plus de l’assistance publique, ma belle enfant, c’est de l’hospitalité de nuit ! Allez-vous le laisser partir ? Non ! Vous le gardez ? Tout comme le Guritan de Ruy Blas (vous devez connaître cela, chère, c’est du théâtre !) je ne suis plus d’âge ni d’humeur

A disputer le cœur d’aucune Pénélope
Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.

Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de m’obstiner sottement. Je garderai, chère mignonne, un souvenir exquis de votre grâce, et j’espère que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois que je fus pour vous un ami fidèle, affectueux et dévoué, qui…

Blanche ne lui en laissa pas dire davantage ; éclatant en sanglots, elle lui prit les deux mains et gémit : « Pardon, pardon, oui, vous avez été très bon, très tendre… » et dans un grand haussement d’épaules, accablée, elle ajouta : « Mais c’est plus fort que moi, plus fort que tout, j’aime cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je suis hantée par son visage, et puisque la fatalité l’a jeté sur ma route, je veux suivre ma destinée et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit l’aventure qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée à lui étant encore à vous… Je vous rends votre liberté, je reprends la mienne, toute secouée de voir la peine que révèlent vos traits, mon pauvre ami… Séparons-nous… mais loyalement du moins. »

Le vieillard avait la main sur le bouton de la porte. Il répondit doucement : — Un bon baiser, ma petite Blanche… Voulez-vous ? du bonheur je vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie pour une destination inconnue ! Bonne chance ! ménagez votre jeunesse, petite amie… ça part si vite !

Et il disparut, laissant la chanteuse debout, bouleversée, au milieu de son salon, si troublée, si émue, que vaguement inquiète et très certainement peinée, elle murmura : Mon Dieu, ne me punissez pas !

Vivement elle courut vers sa chambre. Mais une stupeur la cloua sur le seuil.

Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement.

Blanche clama :

— Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a ! Vous êtes fou, vous !

— Non, mademoiselle. Et je vous demande pardon de ne pas avoir compris plus tôt l’embarras où je vous mettais ! Les paroles de votre bonne m’ont fixé, et je m’en vais.

— Ah ! non, alors ! pas de bêtises ! sursauta Blanche. Elle se tourna vers la porte, poussa le verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit d’autorité dans un fauteuil et commença à le redéshabiller ; et elle dit, très rouge et les yeux tendres :

— Il n’y a plus d’embarras : les embarras, c’était tout ce qui n’était pas vous ! et tout ce qui n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo, monsieur ! appuyez-vous sur votre garde !

Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans un ravissement anémique, reposait sa tête sur l’oreiller, tout à coup, brusque et presque brutale, dans un élan de toutes les forces jeunes de son cœur et de sa chair, la jeune femme se précipita sur cette tête, sur ces lèvres pâlies et dans un long, un profond baiser :

— Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici à présent que je puis t’aimer de toute mon âme ! prononça-t-elle… Et, son peignoir glissé en rond à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la chambre, d’un bond, comme une grande chatte blonde, elle se mit au lit…

O logique des femmes ! cinq minutes avant elle lui recommandait de ne point bouger !!!

....... .......... ...

Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec une figure extraordinairement rayonnante sous son tube à bords plats. Depuis les changements survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse, il avait contracté la douce habitude de venir, au moins quatre fois par semaine, « picorer chez ses tourtereaux ».

C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur bonheur était son ouvrage et il leur infusait généreusement, à l’un comme à l’autre, son âme de vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés.

La convalescence de Fernand s’allongeait avec délices, dans la paresse des grasses matinées après les nuits amoureuses, la griserie des petits verres de chartreuse et des cigarettes innombrables, après le café, sur la table non desservie, où, parmi les serviettes jamais pliées, les soucoupes servaient de cendriers. Peu à peu, dans cet acagnardement de volupté et de gourmandise, les quelques principes de morale courante que son éducation première avait laissés à Fernand se dissolvaient mollement au fond de lui-même. Après tout, quoi ? Mésange et lui ne faisaient de mal à personne en s’aimant. Et quand les derniers billets bleus du baron se seraient évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs, eh bien ! est-ce qu’il n’avait pas assez de talent, lui, Fernand, pour conquérir les gros cachets et rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait en ce moment ?

Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire comme homme droit et sans détours, ne vivait pas à la lettre « Le Code des considérations puériles et malhonnêtes », à l’usage de ceux qui font pour les moralités, un manuel « Passe-partout », et notre ami pensait que Mésange partageait avec lui ! — et combien généreusement — des choses autrement rares, fines et précieuses, que ce vulgaire argent ! Seulement, voilà : on peut, paraît-il, prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa beauté, sa santé, sa vie même (sait-on jamais où mène l’amour ?…) fondre avec le sien son cœur et son corps ; mais accepter qu’elle partage ses ronds de cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier muflisme ; c’est, du moins, le paragraphe le plus essentiel du catalogue des immoralités sociales édité par une société sévère, qui souvent, du côté des femmes, joue de l’adultère comme de l’éventail, et qui, du côté des hommes, l’accepte comme l’arrangement de tous les arrangements. La vérité, c’est que si les hommes ont décrété mal d’accepter l’argent d’une femme qu’on aime, c’est parce que c’est la seule chose qu’ils pourraient lui rendre…

Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus des hautes destinées qui l’attendaient. Et ce fut sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce jour-là, Lourbillon lui crier dès le vestibule :

— Fils ! je t’apporte la fortune dans les plis de mon veston ! La mère Langlet veut te voir et t’entendre. Je lui ai parlé de toi, je t’ai chauffé à blanc, elle t’attend demain pour une audition !

— La mère Langlet !

— Oui, fils ! rien que cela ! la patronne de la Cella et du Colorado, les deux plus grands concerts de Paris, des boîtes tout en or ! Je te l’avais bien dit, que tu les dégoterais tous !

Fernand sourit sans répondre.

— Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de répéter un peu trois ou quatre chansons. On n’a pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces temps-ci ! hasarda Blanche.

— Peuh ! répondit Lourbillon, est-ce qu’une voix comme la sienne s’abîme ? Pas plus qu’un diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se ternit.

— Ce bon Lourbillon !

— Ah ! et puis, il y a quelque chose d’excellent. Je ne sais pas qui a raconté à la vieille ton histoire avec Mésange, en ajoutant que tu étais joli, joli garçon ! Alors, tu conçois, elle t’attend comme le Messie, sur un gril, et l’eau à la bouche !…

— Ah… demanda Fernand en frisottant sa moustache… est-ce que ?…

— Probable ! Oh ! la chair fraîche ne lui déplaît pas. Au contraire.

— Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste ?

— La mère Langlet ? c’est tout ce qu’on veut. C’est une chose énorme, la baleine de Jonas, une tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui tout réussit ! Et qui connaît son affaire ! Mon petit, ça n’est pas bien sûr qu’elle sache lire, mais elle mettrait tous les auteurs dans sa poche pour son flair de la chose à succès, du machin qui portera, enfin tu la verras ! Tu l’épateras probablement ; mais elle t’épatera aussi. Seulement, ne te laisse pas avaler par la baleine !

— J’irais lui arracher sa perruque ! déclara Blanche.

— Toi ? — Et Lourbillon haussa les épaules avec philosophie ; elle te boufferait par-dessus le marché !

Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit par Lourbillon qui ne le quittait plus, était introduit dans la régie du Colorado, en présence de Madame Langlet.

Celle-ci, tassée derrière une table couverte de papiers, de morceaux de musique et de brochures, accueillit le jeune homme par un :

— Ah oui ! c’est vous, le merle blanc ! qui ne laissa pas que d’interloquer légèrement le débutant. Puis, étendant une main aux doigts énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier, vers un piano qui disparaissait à moitié dans l’ombre de la pièce, mal éclairée par une seule poire électrique :

— Mettez-vous là près de la commode. Vous avez votre musique ? Bon. On va vous accompagner. Allez-y.

Et tandis que Fernand commençait, elle se mit, à gros traits de crayon bleu, à balafrer des manuscrits qu’elle avait devant elle… C’est une manie, connue, des directeurs de théâtre, que de ne pas prêter attention à l’artiste qu’ils brûlent d’engager ; ils comptent l’intimider, et l’avoir à meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs trois mille petits trucs d’habileté malhonnête…

Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa tête bestiale, large, aux cheveux teints au henné, et qu’empanachait un énorme chapeau de paille rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure couleur aubergine.

— Nous signerons le traité quand vous voudrez ! Ça va, prononça-t-elle. Puis le regardant, le détaillant plutôt comme un étalon au Tattersall, elle marmotta :

— C’est vrai que vous êtes beau garçon ! Dites donc ! Elle ne doit pas s’embêter, la petite Mésange. Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les autres, hein ?

Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le congédiait :

— A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre ! Entendu, hein ! Bonsoir.

Deux jours après, Fernand rapportait en poche un double traité engageant Mésange avec lui. Il avait exigé — les prétentions poussant vite aux « vedettes, » — que sa maîtresse fît, à ses côtés, partie de la troupe.

— Bon ! bon ! je cède ! — avait grogné la mère Langlet — mais vous verrez, mon garçon ! Vous avez tort de vous embarrasser d’une femme ! Toutes les femmes, ça n’est quelquefois pas assez, mais une femme, c’est toujours trop !…

VI

Les Langlet avaient une fille, mademoiselle Étiennette Langlet, seize ans, une jolie brunette aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une bouche un peu large dont le sourire en disait long…

Mademoiselle Étiennette était guettée, comme la poule par le renard, par M. Antonin Mariol (le dernier et le plus chic échantillon de la famille Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut.

En était-il, de cette famille, Antonin Mariol ? Mystère !

Neveu ? cousin ? on ne savait. Mais il était né à la grande vie parisienne en même temps que les Langlet, dont il était le factotum obligeant, l’employé indispensable, le successeur fatal, l’allié futur, le cerveau, la main droite — et la main gauche par surcroît.

Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était un exquis garçon, tout de charme et de souplesse, cordial et perfide, d’une intelligence, disons commerciale, avec cela très obstiné. Le coup d’œil juste, l’exécution habile, il était le sens pratique incarné. La prospérité toujours croissante des établissements Langlet était due beaucoup à son initiative. Expert en publicité, artiste en réclame, il eût fait salle comble en plein Sahara !

Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix pareil !

C’est devant Antonin Mariol que Fernand et Blanche Mésange durent comparaître, quelques jours après leur engagement au Colorado. La mère Langlet avait tenu à ce que son confident jugeât par lui-même les nouvelles acquisitions.

Encore une fois, dans le bureau sombre de la régie, l’audition eut lieu.

Blanche Mésange, numéro sans importance, détailla, la première, ses petits couplets. La voix était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et le teint de lait. La mère Langlet fut intéressée.

— Elle est mignonne tout plein, cette petite ! fit-elle.

— Une seringue ! déclara tout bas Mariol, très calme. Puis il écouta Fernand avec attention.

Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux, la diction nette, la grâce personnelle indéniable. Ce garçon-là ferait de l’argent ! Il aurait la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient des fleurs, des lettres, des billets doux et qui perdit sa voix et ses jambes à courir aux rendez-vous de ses admiratrices ! Il avait débuté dans la rue, au pied de la statue de Moncey, place Clichy… chanteur ambulant, à la lueur de six chandelles fichées en terre éclairant un cercle de badauds auditeurs, auxquels il apprenait ses couplets et ses refrains repris en chœur ! Et Mariol savait les belles recettes que, jadis, il avait fait encaisser aux Langlet. Mais maintenant que Denailleul était vieux, fini, usé, sans voix et sans ressources, les directions et les femmes le laissaient crever son petit bonhomme de chemin, et barytonner à la lune… Ah ! s’il avait su ! Naïf petit chanteur qui n’a pas deviné l’avenir ! as-tu par hasard compté sur « le bon souvenir et la fraternité ? » Poire !…

— Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité, je vous remercie, et je félicite madame Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude, la main heureuse ! seulement, il faut vous faire un genre et chanter de l’inédit. Je vous enverrai des auteurs. Je veux que votre apparition sur notre scène soit une révélation retentissante. Nous en recauserons !

Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange, blessée au fond d’elle-même d’une piqûre d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela Mariol dans un coin et tout bas :

— Alors, la gosse ? on la saque ?

— Mais pas le moins du monde ! Elle ne rendra pas de services au concert, c’est entendu ; mais elle tiendra l’homme ! Prenez-la, au contraire, et plutôt deux fois qu’une !

VII

— Deux heures ! on répète la revue. Entrons dans la salle !

Et poussant une porte rouge matelassée, qui du café menait à l’intérieur du concert, Fernand et Mésange pénétrèrent dans le Colorado.

Sous le jour faux qui tombait du plafond et des cintres, les yeux avaient besoin de s’acclimater pour distinguer quelque chose. Partout, des coins d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes ; aux balcons des galeries, de grandes nippes pendaient, housses qui semblaient guenilles ; et le vaste désert de l’orchestre, sous la toile blanche couvrant les fauteuils, avait l’air d’un champ enseveli sous la neige, avec les bosses des dossiers produisant des renflements d’aspect sinistre ; l’aspect des steppes glacées, pendant la retraite de Russie, ou d’un décor au théâtre de Montmartre, représentant les vagues d’un océan fantaisiste.

Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par une des herses abaissées au milieu du décor, plusieurs silhouettes gesticulaient, hommes et femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car un pernicieux courant d’air se faisait sentir, venu des vasistas de ventilation grands ouverts.

Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun sur le bras d’un fauteuil. Ils n’étaient pas de la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés de rangée en rangée, des visages apparaissaient, fantômatiques. Et un chuchotement vague sortait de tous côtés, des ténèbres. Une porte de loge claqua avec bruit.

— Silence ! nom de Dieu ! on ne s’entend pas ! hurla tout à coup un gros petit homme, assis dans l’orchestre des musiciens, devant un piano et qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de la boîte du souffleur.

— Mademoiselle Blanc ! allons, c’est à vous ! C’est-il pour aujourd’hui ? Où est-elle, cette grue-là ? Mademoiselle Blanc ! s’époumonna-t-il. C’était le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien qui n’avait jamais écrit la moindre musique, et dont toute la réussite venait de ce qu’on croyait, et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche avec un académicien.

— Mademoiselle Blanc ! mademoiselle Blanc !

A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs ombres dégingandées derrière eux, des gens couraient. Le père Beuriet continuait à marteler du poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande fille, blonde, l’air très calme, arriva sans se presser et dit :

— Eh ben, quoi ? me v’là ! Qu’est-ce qu’y a ?

— Votre couplet ! vite ! Vous le savez ! allez !

Et le plaquement d’un accord retentit sur le clavier.

La grande fille ouvrit une bouche innocente et entonna à plein gosier :

Moi ! je suis Émapinondas !…

Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet interrompit net son accompagnement :

— Pas : Émapinondas ! Épaminondas !

— Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission.

— Allez ! reprenez.

Elle reprit, sereine :

Moi ! je suis Émapinondas !

Le père Beuriet cria :

— Assez, répétez comme moi : É-pa !

— Épa-

— Mi-non !

— Mi-non !

— Das !

— Das !

— Épaminondas !

— É-pa-mi-non-das !

— C’est très bien. Allez, maintenant !

La grande fille reprit haleine, sourit et chanta :

Moi ! je suis Émapinondas !

— Est-ce que vous vous foutez du monde, à la fin ? vociféra le père Beuriet exaspéré, en élevant vers les cieux des mains frémissantes.

— Oh ! non, monsieur.

— Allons ! encore une fois ! reprenez ! É-pa-mi-non-das !

La grande fille repartit :

Moi, je suis Émapinondas !

Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se cacha la figure de son bras replié, et tout en s’essuyant les yeux avec son coude, gémit :

— Je ne peux pas, là ! Je ne sais pas prononcer l’anglais !

Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la coulisse. On riait. Soudain, du fond d’une loge d’avant-scène, complètement obscure, une voix coupante s’éleva :

— Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution, n’est-pas, Prosper ? Nous avons assez des grues sans les dindes !

— Oui, monsieur Mariol ! répondit le régisseur en s’inclinant.

— A une autre ! et activons, monsieur Beuriet ! commanda Mariol avec impatience.

— Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous, pour le rondeau de la Réclame !

— Je viens !

Et une très jolie femme, admirablement mise, bracelets aux poignets, brillants aux oreilles, bagues aux doigts, se leva dans la salle et gagna la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du lieu. Les journaux retentissaient de sa gloire et on ne lui confiait que des rôles importants. Ses meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait ses directeurs pour ses rôles et quelques journalistes pour sa gloire, mais le monde est si méchant ! Et puis comme si c’était facile ! Et la preuve qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du bien d’elle, c’est qu’ils en disaient souvent du mal.

Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu d’un murmure flatteur, — car elle avait la main large avec ses camarades et n’est-ce pas, un service est toujours bon à demander — quand un monsieur coiffé d’un haut de forme incliné sur l’oreille, qui se promenait de long en large sur le plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement et demanda :

— Pardon, Chéron ; mais j’ai écrit :

Je vends, je vante et j’invente,
Menteuse savante !

Or, vous prononcez, et depuis hier seulement, je l’ai remarqué :

Je vends, je chante et j’invente !

Pourquoi changer le texte ?

Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant les yeux d’un air de petite fille qui va lâcher une énormité, elle dit :

— « Je vante ! » je ne peux pas chanter ça.

— Comment ! vous ne pouvez pas chanter ça ! A cause ?

— Pour sûr que non ! qu’est-ce que diraient mes amis des cercles ? Je vante !

— Eh bien, quoi ? vous vantez ! ça veut dire : vous louangez ! vous célébrez ! vous…

Chérie Chéron murmura, comme un souffle :

— Oh ! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient. Ils comprendraient : « Je vente ! » v-e-n-t-e, vous sentez !

Cette fois le rire fut général. Cette pauvre Chéron ! Ah ! Ah ! Elle vente ! Et l’auteur dut accepter la modification.

— Je le replacerai ! Il vaut le jus ! fit-il simplement.

Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur son bras de fauteuil, glissa à Blanche Mésange :

— A la bonne heure ! elle en a une couche, celle-là ! C’est ça, le café-concert !… C’est ça, leur étoile !

Blanche regarda autour d’elle avec précaution et répondit :

— Tais-toi… c’est la maîtresse de Mariol.

A ce moment, Fernand sentit une main se poser sur son épaule, et une voix murmura à son oreille :

— Viens ! j’ai à te parler.

C’était Lourbillon.

Car Lourbillon, généreusement, avait consenti à renouer avec la Capitale. Il était engagé dans un beuglant du faubourg Saint-Martin et avait renoncé aux tournées en province, la nourriture des hôtels le dégoûtant, prétendait-il, et il voulait bien donner la préférence à la cuisine de ses amis Fernand.

Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui, c’était désormais le ménage Fernand. Fernand tout seul ! dans un fauteuil ! Blanche, quoi ? une petite cabotine, un lever de rideau ! tandis que Fernand ! peste ! matin ! maugrebleu ! une future vedette ! à la bonne heure !

Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange disparaissait dans le rayonnement d’astre du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans lui faire un peu mal au cœur. Enfin !

— Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une minute. Tu viendras nous retrouver chez Zimmer ! acheva très vite Lourbillon en emmenant « son » Fernand, comme une proie.

Et Blanche, restée seule devant les grossières banalités de la répétition qui continuait, seule dans le noir, l’odeur de poussière, dans l’ânonnement des scies du jour, le tapotage du piano et les éclats brefs des observations brutales de Mariol, éclatant d’instants en instants comme des coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse et songea :

— Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment débuté, et je n’existe déjà plus près de lui. Est-ce juste ?

VIII

— Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour toi ! déclara Lourbillon, qui entraînait Fernand sous le bras et qui, royal, sitôt sur le trottoir, arrêta : « Cocher ! psst !… » une voiture.

— Chez Zimmer ! et au trot !

Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur de conscience, le conseiller d’existence, le mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et le chevalier de Fernand. « Tu n’es pas imaginatif, » avait-il pris l’habitude de lui répéter, « et moi je le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en suis plein ; tu ne connais pas le monde où tu vas évoluer ; moi, non seulement je le connais, mais encore, je le pratique. Laisse-toi conduire. » Et Fernand, assez mou de caractère, un peu dénué de volonté, caressé d’ailleurs dans sa vanité par les éloges enthousiastes que lui versait, à pleine bouche et continuellement, le vieux cabot, ravi d’avoir trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer lui-même, Fernand s’abandonnait complètement à la merci de son compagnon. D’ailleurs il n’avait point à se plaindre de la combinaison. Lourbillon choyait son trésor.

— Où allons-nous ? interrogea Fernand.

Le cocher, flatté de conduire des « acteurs », avait enveloppé sa bête — qui souffrit de la faveur grande — d’un coup de fouet plein de fierté.

— Tu vas voir. Tu me remercieras.

Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et les voyageurs descendus :

— Monsieur Solness ! présenta Lourbillon, voici mon ami Fernand dont je vous ai parlé, et à qui vous voulez bien faire la magnifique surprise en question !

Fernand considéra le généreux inconnu qui s’occupait de lui préparer une surprise magnifique. C’était un grand garçon blond, à la bouche hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé et dont la figure, en cet instant, considérablement riante, épanouie et cordiale, devait au repos paraître rusée, close et inquiète.

— Solness, le peintre ! expliqua Lourbillon avec feu ; — tu sais bien ! celui qui fait toutes les grandes affiches qu’on voit sur les colonnes Morris ! et qui veut faire la tienne, pour tes débuts ! hein, mon vieux !

Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand, en extase.

Son affiche ! une affiche ! énorme ! coloriée ! qui serait son portrait, son image à lui, dans la rue ! sur les murs !

Toujours lui ! lui partout !

— Oh ! monsieur !

— Oui ! — confia Solness, d’une voix circonspecte — j’ai entendu parler de vous par M. Lourbillon, et par d’autres personnes aussi, du reste, (ceci fut dit légèrement, en passant, car Solness aurait été fort embarrassé de nommer les dites personnes, et pour cause !) — Il paraît que vous allez, d’ici à quelques jours, révolutionner le concert et faire courir tout Paris. Et je serais vraiment heureux d’être le premier à vous présenter à la foule, dans une épreuve avant la lettre, si j’ose dire, avant le grand tirage de la célébrité !

Il ajouta :

— Maintenant que vous vous appartenez encore, on peut causer avec vous ! Plus tard, demain, quand vous appartiendrez au monde entier, on ne pourra plus. Il faudra vous demander audience.

— Oh ! monsieur, jamais ! protesta naïvement Fernand, projeté au septième ciel, et qui se sentait pousser des ailes.

— Oui, oui, on dit ça ; on le croit même ! et puis, quand la gloire est venue !…

Solness articula cela sans rire, avec un sérieux mélancolique, en homme qui a sondé l’ingratitude humaine et qui sait combien l’ascension du Capitole change les meilleures natures.

— Et ce serait une grande affiche, monsieur ? interrogea Fernand haletant, et donnant libre cours à son unique préoccupation.

— Immense ! hurla Lourbillon, et étendant aussi loin que possible l’envergure de ses longs bras maigres :

— Plus grande que ça !

— Un double colombier ! glissa Solness ; un placard qui tiendrait tout un côté de la colonne ! Et puis, on la ferait balader par les hommes sandwichs et par les voitures réclames !

Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment, le sentiment logique que ce monsieur, si aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa son cerveau, et timidement :

— Mais, monsieur, cela doit vous coûter des frais !

Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant les présents d’Artaxercès.

— Monsieur Fernand, je vous prie ! dit-il, entre artistes, on doit s’entr’aider. Je suis trop heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un de vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma maquette, et mon exécution grandeur nature.

Maintenant, n’est-ce pas ? pour les tirages et les éditions successives, vous vous arrangerez avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais, de grâce, de moi à vous, pas de question d’argent !

Et un tel désintéressement éclatait sur sa face rasée, que Fernand se sentit pénétré de reconnaissance et d’orgueil.

Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais Pantinois renforcé, dessinateur, peintre et homme d’affaires, obligé de gagner sa vie et celle des siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur d’or, trouvé une mine.

Cela ne lui était pas venu en entendant chanter le rossignol, mais bien en écoutant chanter les mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté enfantine de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs de clinquant et de vacarme, collectionneurs de palmes en papier, de coupures de journaux et de portraits phototypiques, lui était apparue comme un terrain riche en minerai pour un exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer toutes leurs vanités et en faire son profit. Et il avait su être cet exploiteur adroit.

Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à sa physionomie les expressions de l’admiration la plus fervente ou de l’émotion la plus profonde devant n’importe quelle singerie du premier pitre venu, il avait pénétré derrière le rideau des music-halls et autres tréteaux. Il y avait récolté des commandes et moissonné une gerbe de documents hilarants.

Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne ses modèles, — toujours honorés et satisfaits, pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs — il faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses albums de croquis des célébrités du concert étaient comme autant de musées des horreurs ; mais aucune de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur de se voir, telle quelle, dans l’apothéose de l’affiche !

Les originaux de Solness se vendaient fort cher. De temps en temps, il organisait une exposition où la collection de ses victimes occupait plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque autre galerie selected. Et les dites victimes, gommeuses aux épaules creusées de salières offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement soulignés, n’étaient pas les dernières à se payer, à beaux deniers comptants, leurs effigies, comme à plaisir déformées.

I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait à la mer, avec sa famille, en se tordant de rire.

Ainsi Fernand allait avoir son affiche par Solness !

Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant déjà — à regarder la Morris bigarrée de réclames de spectacles, plantée devant la terrasse de Zimmer — y voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand, avec ses yeux, ses oreilles et sa coupe de barbe (car il ne se faucherait jamais la moustache, c’était juré ! Il n’était pas de ces cabots ordinaires qu’on emploie à toutes sauces !) enivré, donc, et joyeux, il éprouva quelque étonnement à constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange accueillit la triomphale nouvelle !

Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé, dans son auréole de blondeur douce, dorée encore par le soleil qui demeure assez tardivement à cet angle du boulevard, et quand Fernand avec exaltation se précipita vers elle, la saisit par les mains, l’amena à la table et la présenta à Solness, en criant presque :

— Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va faire une affiche pour moi !

Elle se contenta d’une brève inclination de tête et commanda au garçon un vermouth-grenadine, le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau de son ombrelle, exactement comme s’il ne se préparait pas, sous la calotte des cieux, cette grande chose, cet événement de marque : une affiche de Fernand par I.-K. Solness !

Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de Blanche fut dénuée de tout emballement, et quand Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne, « vous savez bien ! qui était aux Ambassadeurs ! » le peintre répondit :

— Ah ! oui, parfaitement ! avec un visage qui indiquait profondément que jamais le nom de l’amie de Fernand n’avait frappé son oreille.

Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les prurits d’un appétit qui n’était peut-être pas aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et manifesta-t-elle le désir d’aller dîner.

Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs enchanté de voir en face de lui le visage de son futur glorificateur, ne semblait pas aussi pressé de regagner la maison, elle émit un :

— Reste avec tes amis, si tu veux, moi je rentre ! qui n’était plus d’une lune de miel.

— Du tout ! du tout ! rentrons !

Fernand se levait, serrait la main de Solness comme il eût étreint celle d’un père.

— Vous savez, les femmes !

— Mais oui, mais oui, parfaitement !

— Alors, à quand ?

— Mais à demain ! Si vous pouvez. Venez à mon atelier, rue Lepic, 10. Il faut que je vous croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains, je crois.

— Dans quinze jours.

— Raison de plus. Demain, à deux heures de relevée à cause de la lumière. Vous avez des méplats intéressants, là, dans les joues, que je ne voudrais pas rater. Madame !…

Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le salut de Mésange au départ fut ce qu’avait le salut de Mésange, à l’arrivée, très court, très sec.

Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner.

....... .......... ...

Minuit. L’heure des crimes ou des baisers !

Blanche et Fernand, couchés depuis un quart de minute, se regardaient autrement que de coutume. D’ordinaire, cet échange des yeux préludait à une naturelle et charmante ruée de ces deux jeunesses l’une vers l’autre.

Ce soir, Fernand dit :

— Comme tu as été désagréable pour Solness ?

Et Mésange, les mains jointes sous son chignon, nettement étendue sur le dos, et nullement penchée vers son ami, répondit, les yeux maintenant au plafond :

— Est-ce que je connais ce monsieur ?

— Mais il te connaît, lui !

— Ah ! oui ! drôlement ! Est-ce que j’existe, moi ? D’ailleurs il n’y a que toi, tu le sais bien !

— Pour toi, oui, j’espère ! insinua Fernand, qui pressentant vaguement l’imminence d’une scène, coupait au court en insinuant son bras sous la taille nue de Blanche.

Cette manœuvre insidieuse obtint un plein succès. Blanche tressaillit toute et jeta brusquement ses bras autour du cou de son amant. Et bien des griefs furent oubliés.

Pourtant, une heure après, la lampe éteinte, cette simple et triste phrase sonna dans la nuit :

— Tu as de la chance, toi ! on te fait des affiches !

IX

Le grand jour était arrivé.

Celui des débuts « sensationnels » de l’illustre Fernand aux soirées classiques du Colorado.

Car, désormais, Fernand était illustre !

Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs. D’autres s’étaient chargés de ce soin.

L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs pétaradaient sur les colonnes Morris comme les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice, exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens éblouis, le portrait en pied de l’imminent triomphateur.

Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons d’argent, culotte amarante, bas de même et escarpins à boucles, Fernand, moustaches en croc, mèche ondulée et œil en amande, était présenté à l’admiration des foules par le bon faiseur. Il y avait déjà des cocottes à huit-ressorts qui rêvaient de lui.

Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa gloire. Des notes insidieuses, payées cher par la mère Langlet aux courtiers de publicité spéciale, racontaient dans les journaux des histoires attendrissantes.

Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour et d’honneur, courait les rues :

« Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un cabot vulgaire, le baryton professionnel, l’ordinaire numéro des music-halls. — Dernier-né d’une grande famille, noble comme les Montmorency, mais pauvre comme Job, les siens ayant été affligés par des revers de fortune, Fernand, — ce nom cachait un nom devant lequel s’incline tout l’armorial de France ! — était une fois, comme dans les contes de fées, tombé amoureux d’une princesse belle comme le jour…

» Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur de dot, et jouer le personnage du jeune homme pauvre de Feuillet lui semblant d’une littérature un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien qu’à lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie, de conquérir son amante à la pointe de son gosier ! et dzim et boum !!

» Héroïquement, il avait rompu avec son monde, brisé toutes ses relations, fui les salons où l’occasion de rencontrer celle qu’il adorait lui était offerte. Prétextant un exode aux lointains pays, à la recherche de la Toison d’or, il avait disparu, sans hésitation, sinon sans souffrance… (Allons, tant mieux !…)

» Doué, — narraient toujours les gazettes, — d’une voix admirable et d’un talent musical hors ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses paladins comme la guerre !) à vaincre l’adversité sur ce terrain du théâtre, si parisien et si moderne ! »… Plan ! plan ! ra ! ta ! plan ! fermez le ban !

La réclame avait été prestigieusement faite. C’est Antonin Mariol qui s’en était chargé. Et avec quel zèle, Seigneur ! Et d’autant plus de joie que cela fournissait une occasion unique et plausible au démolissage en douce de Petrus, l’étoile masculine de la troupe actuelle — dont le succès énorme et le talent spécial, goûté du public, commençaient à agacer fortement la direction, qui rageusement se voyait dans l’obligation d’avoir pour lui des obligations et des égards… (ce qui est une source inépuisable de rancunes pour un directeur qui se respecte !) Quelle joie pour la mère Langlet et Antonin Mariol, de pouvoir, si Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier et faire trembler le célèbre Petrus qui, depuis huit belles années, leur rapportait environ 80,000 francs de rente ! On allait lui faire voir aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique ; est-ce qu’il allait les obliger encore longtemps à lui être reconnaissants ?… Ces cabots ont tous les toupets ! On avait engagé Fernand, il était là… tout nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A lui nos cœurs. On allait voir ce qu’il avait dans le ventre… (S’il était creux… sait-on jamais ?… ce brave Petrus serait encore salué dans la maison) ; mais si le nouvel arrivé, « l’Espoir », avait du succès, oh ! alors, mon pauvre Petrus, attends-toi à tout ! Pendant toute une saison, on négligera ta publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette maigrira, de petites lettres de rien du tout remplaceront les belles majuscules de jadis ! La claque recevra des ordres formels… tu chanteras à 8 heures et demie, à l’heure solennelle des salles vides… on te défendra de bisser tes couplets… les programmes seront toujours trop longs ; le régisseur, pour prendre l’air de la maison, deviendra insolent ; le chef d’orchestre, par esprit d’imitation, sera maussade, tes camarades seront contents… Bref, on te fera « tomber ». Ce qui en argot de théâtre signifie « étouffer un succès ». Puis on te mettra le marché en main : partir ou rester à meilleur compte !

Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras, ton chagrin deviendra de la révolte pendant cinq minutes… et le soir, après avoir été la dupe et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes, tu chanteras la bouche en cœur, les pouces dans les entournures de ton gilet, le chapeau sur l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras signé tout ce qu’on aura voulu pour rester là… sur ces vieilles planches que tu aimes, ce vieux trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles années tes guiboles ont ressenti les courants d’air glacés. Tu tiens à ta scène, comme d’autres à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et l’idée de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris… Non, mais es-tu assez bête mon pauvre vieux !… Si au moins tu avais secoué fortement la caisse de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux ! Mais non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en te faisant payer de façon à leur rapporter quatre cents pour cent !!! Fallait compter, vieil ami, et tirer d’eux le possible et l’impossible ! fallait compter !! et escompter toutes les rosseries, les ingratitudes et les oublis des lendemains de gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc rien dit ?… rien raconté ?… Comment n’as-tu pas deviné ?… Mais laissons débuter Fernand.

La salle était fort brillante. Le public habituel de ces sortes d’inaugurations était accouru. Il y avait là des chapeaux coûtant plus cher que les femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les prix avaient fait faire un tas de bêtises à celles qui les portaient et auraient suffi à nourrir une famille pendant un an, des souliers et des tubes si luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui étaient en soie ou les tubes qui étaient vernis. La critique était même représentée par quelques « soiristes, » ces entraîneurs des étoiles, et tous les « courriéristes » que la belle Antonia appelait « les valets de cœur »… parce qu’ils ne coûtent rien… et vous servent ! Pour trente lignes de publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia ne refusait rien !

Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les hétaïres notoires de la capitale, la belle Puchera, Lucienne de Nemours, Liane de Sancy, hostiles lune à l’autre chacune, et chacune entourée de sa bande spéciale d’« amis », hauts sur col, plastronnés de blanc et couverts de noir, comme les pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours rouge du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main dédaigneux le menu peuple des hommes à un louis et le fretin des minces ondulées qui ne vont qu’en fiacre.

Au fond de la salle, face à la scène, et debout derrière le dernier rang de fauteuils, Antonin Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever du rideau.

Une explosion de cuivres, de tambours et de grosse caisse, ouverture et introduction, charivari et ritournelle, annonça tout à coup le commencement des réjouissances. Le rideau s’envola jusqu’au cintre, et dans un décor violemment éclairé, un monsieur vêtu d’un complet groseille apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu avaler l’auditoire, et froidement polka, valsa les délices d’être garçon d’honneur, le tout mêlé d’une histoire de camembert remplaçant la fleur d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban arraché traditionnellement sous forme de la « Jarretière de la mariée » ! Qu’est-ce que ce fromage venait faire là-dessous ? N’empêche que la chanson s’était vendue à 50,000 exemplaires, ce qui est le dernier cri littéraire du concert. C’était la première chanson du programme.

Un grand gaillard vint affirmer les sympathies du peuple français pour le peuple ru-u-sse ! Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier, son premier prix de chant de la « Société Chorale de Champigny » lui valut de signer un engagement de cinq ans dans les établissements d’été, et de plein air, à la recherche des coups de gueule capables de couvrir le bruit des pluies sur la toiture, le roulement des voitures, et la sirène des bateaux passant sur la Seine. Tout ça pour 10 francs par soirée !

Ce stentor levait les rideaux des établissements Langlet, du mois d’octobre à fin avril.

Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les hoquets, les haut-le-cœur, et titubant des chevilles — le nez et les pommettes fleuries, le chapeau défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés aux poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages mouillés rythmés par une musique gaie. — Puis ce furent les « Gommeuses, » surmontées de coiffures dont le sommet de plumes époussetait les frises. Une très jeune personne vint, bras nus, jambes nues, gorge nue, et qui, d’un mouvement habile au cours d’un refrain, trouva moyen de faire glisser l’épaulette de son presque pas de corsage, en sorte qu’on put voir son sein gauche qui était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre qu’il était pareil !) Elle chanta qu’elle voulait : « Un p’tit vieux bien pro-o-pe, » et le répéta deux fois… ce qu’elle n’aurait pu faire si elle avait demandé un p’tit vieux bien sa-a-le… Car la censure, qui s’y connaît aux nuances, le lui aurait sévèrement refusé.

Mais la prétention, très légitime après tout, de la jolie fille laissa le public froid comme glace. Ce public n’était pas un public ordinaire ! C’était le public des premières, celui qui la connaît et que rien n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois déjà brûlé ! ah ! mais ! Et il attendait Fernand, ce public. Et nul autre ! Et on eût pu lui montrer la lune à un mètre, et vivante ! qu’il n’eût point bronché !

Il y eut cependant un dégel.

Inattendue, cette détente, mais réelle ! Il s’entr’ouvrit des sourires çà et là, sur des lèvres peintes, des plastrons se penchèrent vers des corsages avec approbation. La belle Puchera daigna choquer l’une contre l’autre ses mains ruisselantes de diamants, et un applaudissement assez vif crépita aux petites places.

— Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là ?

— Elle est gentille ?

— D’un joli blond, n’est-ce pas ?

— On en mettrait sur son lit !

Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez distinctement de l’orchestre aux loges.

Et on rappela la débutante. Parfaitement ! sans nulle rancune pour l’acidulé de sa voix et le léger bafouillis de sa prononciation. Bafouillis ? Bah ! gazouillis, un joujou nouveau ! Bravo !

Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson, elle avait :

Charmé les lapins,
Les p’tits lapins doux et câlins…
Avec une plum’ de paon,
J’leur chatouill’ le tympan !

avait chanté la jolie fille. — Et sa joliesse avait captivé les yeux si fortement qu’elle en avait bouché les oreilles.

Et les bravos de partir !

Blanche Mésange, charmée, mais point trop surprise (car enfin, n’est-il pas vrai qu’on peut être modeste et avoir pourtant conscience de sa valeur ?…) revint saluer et envoyer des baisers reconnaissants, toute émue, toute rose de la réception faite par ce public « de première »,… ma chère, celui qui s’y connaît ! Car c’était Blanche Mésange qui remportait ce succès d’un soir. Un vrai succès, sur le moment ! ses cheveux mousseux, son sourire de bébé, la douceur de ses yeux, tout cela inattendu, inédit et non préparé, avait brusquement allumé le feu de paille.

C’est un axiome au concert, démenti parfois, justifié souvent, qu’un « numéro » qui réussit fiche par terre le numéro suivant. Les gens sont si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes la force de deux enthousiasmes en une seule séance. La veulerie de nos contemporains va des actes aux gestes.

De fait, après la petite ovation accordée à Blanche Mésange, le public redevint froid comme une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack lança vainement par les airs des bouteilles, des guéridons, des poids de dix kilos et des œufs à la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans l’indifférence bruyante et la plus absolue les perles de son répertoire. « Et quand on pense qu’il faut respecter le Public, grogna-t-elle ! Ah ! zut alors ! »

On attendait désormais Fernand.

Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin d’un bois, des détrousseurs espèrent l’imprudent inconnu. Le Tout-Paris des premières ne peut pas s’emballer deux fois ! Voyons ! il faut être juste. Et puis c’est fatigant de se faire une opinion, et difficile ! Demain, quand on aura lu les comptes rendus des journaux, ce sera plus commode…

Et ce furent des bâillements, des conversations particulières, des remuements de petites cuillères dans les verres et une recrudescence de fumées de cigares, tout le temps que défilèrent hommes et femmes, les « types déjà assez vus » du Colorado.

Tout à coup le silence se rétablit : le nom de Fernand venait d’être affiché, tandis que stridait la sonnerie de l’avertisseur. On allait entendre le rossignol annoncé à la porte ! et dans les avant-scènes en vue, la belle Puchera, Liane de Sancy et Lucienne de Nemours daignèrent abandonner les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs, et se retourner du côté de la rampe, avec des claquements secs d’éventails brusquement fermés. — Une loge restée vide jusque-là fut tout à coup occupée par trois hommes très chics, dont le plus gros était l’amant connu de Chérie Chéron, marié et père de grands enfants ; cela ne l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse tous les éditeurs de musique et de l’accompagner dans sa course aux chansons, de surveiller son affichage qu’il payait sans compter, louant les kiosques, les pans de murailles libres pour y faire coller l’affiche coloriée de Chérie Chéron, payant ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant chez le coiffeur quand les frisettes étaient en retard : homme de bourse, il avait de constantes relations avec la haute banque de Paris, pour laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à chaque début de Chérie Chéron. — Ce soir-là, inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le résultat du début de Fernand… Clou d’avenir qui pouvait faire aussi pâlir l’étoile de son amie : un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui ne fut jamais si vrai ! Petrus comme homme, Chérie Chéron comme femme, pouvaient être démolis du coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si la direction mettait sur lui seul ses soins de publicité ! Et déjà il échafaudait tout un plan de défense… des toilettes folles, des bijoux nouveaux et des dîners chers offerts largement à ceux qui la serviraient dans les journaux ; des villégiatures offertes aux auteurs et mille autres sornettes de combat. — Enfin Fernand parut !

Il était, comme sur son affiche, en habit azur à boutons d’argent, culotte amarante, bas et escarpins.

— Tiens ! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai mon domestique comme cela !

— Lou mien, il l’est déjà ! riposta la belle Puchera, de la loge voisine.

Fernand avait entendu ces aimables paroles, le plateau de la scène étant à deux pas, et il sentit tout à coup, en même temps que de la colère, un trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la proie passive de tous ces êtres, en nombre, contre lui tout seul.

Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait le signal. Il s’agissait de vaincre ou de mourir, et il s’élança dans sa chanson comme à Waterloo la garde impériale entra dans la fournaise.

Baryton adoré de la Fauvette de Ménilmontant, demeuré très faubourg populaire, sans relations dans le monde spécial des fabricants pour concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le bain d’admiration où le plongeaient du soir au matin et du matin au soir Blanche Mésange et Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine de s’en donner. Confiant dans le timbre de sa voix, et assuré de ses agréments physiques par le culte passionné que leur rendait dans l’intimité sa bonne amie, il avait simplement choisi, comme morceau de début, une de ces romances goualantes, son triomphe autrefois, une de ces bêleries de rue que les ouvrières, à l’heure du déjeuner, accompagnent, massées en cercle autour d’un violoneux, qui la vend dix centimes, deux sous !

Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les music-halls, ce genre de production ne s’y étant jamais fait entendre, propriété exclusive des virtuoses du pavé.

Il se trompait fortement, car une partie de la salle — si nombreuse qu’elle fût ! — s’amusa à reprendre le refrain en chœur.

A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie. Et la rengaine des carrefours pénètre dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de service — (et comme certains salons n’en ont pas d’autre…) Seul, l’organe véritablement charmant de débutant arrêta les rires prêts à éclater. Même, certains, plus sceptiques, voulurent bien croire à une charge préméditée.

— Il se paye notre tête !

Mais le public ne montra pas une mauvaise humeur excessive, pourtant.

Et on applaudit, mollement ; juste ce qu’il fallait pour laisser au nommé Fernand le prétexte de « repiquer au truc », pour montrer ce qu’il avait « dans le ventre ».

Il y avait les Bœufs ! L’infortuné ! les Bœufs de Pierre Dupont et la Tour-Saint-Jacques de Darcier ! Des chefs-d’œuvre, à ce public de demoiselles de parade, coûteuses et joyeuses, à ces femmes du monde en mal de piments, à ces gentilshommes impatients de retroussés et de littérature au vitriol.

Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était pas un fumiste ! c’était pour de vrai ! nulle galéjade. Un troubadour sincère ! Le Tout-Paris des premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge, se regarda mutuellement dans les yeux.

Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces instants baroques qui tuent ou qui font vivre une réputation entre l’Opéra et le faubourg Saint-Martin. Allait-on siffler ? C’était au bord, comme on dit.

Mais on ne siffla pas ! Ce diable d’organe, prenant, vibrant, délicieux, paralysa les exécuteurs. On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques applaudissements, là-haut, aux galeries, se risquèrent. La poésie de Pierre Dupont, la verve de Darcier réjouissaient encore quelques âmes simples. Et Fernand put saluer et se retirer à reculons, comme un dompteur pas très sûr de ses bêtes… sans encombre et sans trop de honte.

C’est égal ! la chute était rude ! Disparue la vision odieuse, de toutes ces rangées de visages figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir et de dégoût. Il s’appuya à un portant. Ses jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel ! Ah ! pour une tape !… C’était cela, ce public « si bon, si indulgent ! si encourageant ! » Des phrases, des blagues écrites dans les journaux par des cabots adroits et roublards.

Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs de fortune, tous ses orgueils, toute sa sottise ! s’avoua-t-il en une seconde de vérité.

Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait pour l’entrée de Charlin, le tourlourou fantaisiste et pittoresque, idole fêtée du parterre. Seul, le pompier de service, attentif sous son casque de cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y prendre garde du reste, à cette agonie d’une vanité bébête.

Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier des loges d’artistes. Pantin désarticulé, vêtu de bleu clair et d’amarante, il poussa la porte du réduit où une heure auparavant il avait endossé ces oripeaux joyeux.

Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville, était assise sur une chaise, à côté de la planche à maquillage. Elle se leva, quand il entra, bondit vers lui avec un visage d’allégresse et cria :

— Hein ? ça a bien marché ! J’en ai eu un succès !

Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir de cette attitude, Blanche enivrée continua :

— Deux rappels ! mon chéri ! Tu vois, ta petite femme, deux rappels !

Comme il se taisait toujours :

— Figure-toi ! je suis désolée. Il est venu tant de messieurs dans ma loge, avec des fleurs ! Des journalistes, tu sais ! et puis des hommes chics, et les camarades, et tout le monde ; et ils sont gentils ici ! ce n’est pas comme aux Bateaux Fleuris ! Je n’ai pas eu le temps d’ôter mon costume et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir ! Ah ! mon chou ! je suis contente !

Et elle se précipita pour l’embrasser.

Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de la parole. Il repoussa Blanche, et, d’une voix creuse, avec une amertume infinie, il dit :

— M’applaudir !

— Bien sûr !

— Tu aurais été la seule !

— Qu’est-ce que tu chantes ? suffoqua Blanche en arrondissant ses yeux.

— Je chante ! jeta Fernand avec violence, je chante que j’aurais mieux fait de ne jamais chanter de ma vie ! Où est Lourbillon ?

Blanche demeurait effarée. Elle balbutia :

— Lourbillon ? mais il est dans la salle ! il va venir !

— Lui ? ah ! oui, comptes-y ! D’ailleurs il vaut mieux qu’il ne se mette pas sous ma patte ! Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là ! C’est de sa faute, tout ça ! de la tienne aussi, d’ailleurs !

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? que s’est-il passé ? Tu es fou ! gémit Blanche en joignant les mains. Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux grosses larmes commençaient à poindre, aux coins des paupières.

— Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens de ramasser la bûche ! mais là, la vraie ! celle de Noël ! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et à toi, que je dois ça ! car sans vous, le diable m’emporte si je serais jamais monté sur vos sales planches, me faire charrier par votre sale public !

— Toc ! toc ! on peut entrer ? fit à ce moment une voix aimable. Et Antonin Mariol, jeune, souriant et tranquille, apparut au seuil de la loge.

— Ah ! monsieur Mariol ! je suis un homme perdu ! Je vais me jeter à l’eau ! Et quand je pense que vous avez signé avec moi ! hoqueta Fernand qui se mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré comme un petit enfant.

— Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté, mon cher ami, d’avoir signé avec vous, ou du moins, — il se reprit — d’avoir fait signer madame Langlet ! Que vous arrive-t-il ? vous êtes indisposé ?

Fernand le regarda, stupide d’effarement :

— Mais… ma tape de ce soir ?

— Votre tape ? Où prenez-vous une tape ? Vous n’avez peut-être pas décroché tout le succès auquel on pouvait s’attendre. Mais voilà tout. C’est à recommencer simplement. Vous avez été applaudi en somme !

— Oh ! par qui ?

— Par les gens d’en haut ! Ceux qui font durables les carrières d’artistes ! Rassurez-vous ! je vous ai entendu. C’était très bien ! Les petites places vous gobent. Tout est là ! Les autres, ça ira tout seul. On paiera les journalistes qui feront payer les gens du monde !

— Oh ! monsieur Mariol.

— Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre mon conseil. Il faut vous créer un répertoire et un genre à vous ! Que diable ! les auteurs et les musiciens ne manquent pas ! Allez les voir. Montez à Montmartre. C’est le pays qui en produit le plus ! Ces gens-là vous fabriqueront sur mesure des machines originales et c’est vous qui en récolterez tout le bénéfice, la publicité et la galette !

Il s’en allait. Il ajouta :

— Surtout plus de rengaines ! de ponts neufs ! Dégoisez de l’inédit, fût-il stupide ! Ça portera avec votre voix… Voyez Sufreid à Montmartre ; ses chansons passent pour spirituelles, elles sont au-dessous de tout : le tout est de s’imposer. Nous vous imposerons.

Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol, quand Blanche, s’approchant de Fernand, le réconforta un peu :

— Des auteurs ? mon chéri. J’en connais des bottes ! Je t’en indiquerai qui sont épatants, si tu veux ! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son bras de la manche du bel habit azur à boutons d’argent, qui venait d’aller à la peine sans être à l’honneur. Habit de polichinelle cassé et démantibulé, habit confident des troubles et des peines, des espoirs et des défaillances, qui semblez brillant ou piteux selon que vous avez été à la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et jeté dans un coin, si vous pouviez alors nous raconter l’histoire de vos espoirs déçus, quelle leçon pour nos vanités !

X

Le cabaret de la Tarentule montmartroise n’occupait pas, en façade, un espace énorme sur le boulevard Rochechouart, mais il possédait des profondeurs.

Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir… un temple ! sitôt le seuil passé.

Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là l’impression que Fernand ressentit quand Lourbillon l’amena en ce lieu.

Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit, prostré après la défaite de son disciple, à la première soirée classique du Colorado, il avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et de doute, pris la résolution de ne plus connaître Fernand. Et, négligeant de lui apporter en sa loge des condoléances oiseuses, il était parti, à l’anglaise, avec le public.

Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris que la « tape » était considérée comme nulle et non avenue par l’administration, et que son poulain gardait encore des chances, outsider tiré sans doute et réservé pour un grand prix futur !

Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme toute, — car, au fond, qui saura jamais ce qu’il peut entrer de délicatesse invisible dans une muflerie patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié souffrante que Lourbillon avait salement lâché Fernand dans le malheur ? — sincèrement, donc, et tous les sourires aux lèvres, le vieux comique revint déjeuner chez son ami ; la cuisine était excellente, au reste.

Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit Fernand à la Tarentule, pour lui « dégoter » un auteur !

Bistro, café, sanctuaire.

Tel s’offrait, en effet, l’établissement.

A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels stagnaient, fumant leurs pipes, au-dessus de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en chapeaux mous.

A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à Fernand de stopper un peu dans la salle réservée aux buveurs ; on entrerait plus tard dans celle consacrée aux auditions des poètes de la Butte.


Tous deux regardent les habitués de l’endroit. Près d’une petite femme en rouge, c’était Lafoire, le dessinateur connu, qui d’une cravache sûre et cinglante profilait les culbutes morales et physiques de ses contemporains. — On s’arrachait les ventres de ses banquiers et les maigreurs de ses danseuses. A côté de lui c’était le célèbre Will, le Pierrot glabre, Watteau de sacristie, artiste délicieux d’une élégance « interne » et cérébrale. Il causait à un petit homme qui disparaissait presque sous la table, et dont les jambes, quand il était assis, étaient à cinquante centimètres du sol ! De sa hauteur totale de 1 mètre 20, celui-là toisait drôlement l’humanité, et la déformait et la défigurait, avec talent du reste. Tous ses modèles devenaient des monstres, gesticulant à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques et fous.

Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui remontait dans l’œil, qui voyait inexorablement la déformation quand même et pour tous ! On racontait que ce talentueux artiste demandait, durant de longs mois d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table et les plaisirs du soir à certaines demeures chastement closes… et qu’il vivait là, faisant des études de mœurs fort intéressantes, en camarade, en ami, conseiller gratuit des tempêtes sentimentales qui s’élèvent parfois dans les cœurs bas tombés des amoureuses pensionnaires de ces garnis d’amour.

Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu nègre de type. C’est Maurice Prenais, les lèvres épaisses, les dents grosses et longues, les yeux blagueurs (collez-lui une couronne de pampres sur la tête et une peau de bête en guise de redingue… il aura l’air d’un fêtard de la suite de Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de la bande, qui dira peut-être ses « Vieux Marcheurs » tout à l’heure…

Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un peintre ; l’autre à côté c’est un graveur très connu ; et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un talent réel, noyé dans l’absinthe ; il a été l’ami de Verlaine dont il sait les œuvres par cœur, et le soir, là, après la fermeture, entre eux, toutes ces illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire.

Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux et les enthousiasmes se partagent entre les morts et les vivants.

A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé leurs bocks se déplacèrent afin d’entendre les fameux chanteurs de la Butte !

— Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite salle, Hortensia et Paulina du Colorado… vois donc, Fernand…

Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très serrées l’une contre l’autre, avec au bras une énorme couronne mortuaire d’immortelles jaunes ! A ma Mère ! disait la couronne ; et comme Lourbillon, stupéfié, leur demandait le sens de cette plaisanterie macabre…

— Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia et moi sommes parties tantôt au cimetière porter cette couronne sur la tombe de la mère d’Hortensia. Comme le cimetière était fermé, nous l’avons trimballée avec nous… on a dîné au Rat Mort, on est passé au Moulin, on s’en va aux Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des nôtres, venez donc ? — Non, merci, répliquèrent Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules !

Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête… jusqu’au lendemain matin sept heures, où elle arriva piteuse, à sa destination, déposée sur une tombe par deux femmes fatiguées et vannées de leurs folies nocturnes.

Cependant, un petit homme aux cheveux rares, la figure courte et large, pâle et maigre, les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus, abîmé qu’il était par une large taie blanche, monta sur l’estrade où perchait un mauvais piano, et s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter, à blaguer « Les Sergots ». — La chose était fort spirituelle, d’une ironie fine et bon enfant. On applaudit ferme !

— Gamahut !… annonça le chanteur rageur et embêté. Et la chanson macabre et terrifiante fut grincée en mineur, résonnante comme un glas funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons, et d’allures… La salle délirait ! Mais on put trépigner, hurler, l’applaudir et le rappeler, le petit homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit au trot… Il avait gagné ses cinq francs, son bock et sa choucroute.

Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique, dont l’haleine aux relents de produits pharmaceutiques embaumait les alentours… Celui-là articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air de les mordre. Un mouchoir en main épongeant une sueur qui n’en finissait pas, il clamait le martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les déceptions de ses rêves. — Il eut un gros succès.

Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces célébrités vint demander au public de faire un silence absolu, afin que le « bon camarade Sacha puisse se faire entendre ». Alors arriva sur l’estrade un individu pâle, exsangue, d’une blancheur de cire, les yeux mal réveillés, les cheveux de paille, les lèvres violettes et la bouche horrible, démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir entre quelques bouts d’ivoire noircis et pourris, un trou noir, d’où sortait une musique maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles de reproches à une femme aimée, dont les trahisons se multipliaient…

« Te rappelles-tu ses baisers ? » disaient les refrains.

— Flûte alors ! Ta bouche, bébé ! glapit une vieille fille maquillée.

Ce « ta bouche, bébé, » allusion plus qu’exclamation, mit le public en belle humeur, et le chanteur pâle et jaune, vexé et furieux, descendit du tremplin, menaçant et grossier.

A ce moment, entrait dans la salle un journaliste, homme de lettres qui volontiers racontait dans ses livres ses histoires personnelles. Il avait eu la manie de célébrer les femmes androgynes, maigres, osseuses, exsangues, diaphanes, l’amour des formes à l’état d’indication, les seins et les ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il s’en était dégoûté en même temps que de la morphine et de l’éther ; sa santé s’équilibrant et s’assagissant avec l’âge, les bouges et les garçons bouchers le laissaient froid.

Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas, avec des ah ! et des oh ! et des chut ! On dirait simplement et sans commentaires qu’il avait bigrement du talent ! Notre journaliste alla droit au petit coin que cachait le piano et derrière lequel, abrité par un paravent, se tenait, affalé dans un fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc, d’un teint si transparent qu’il en semblait de nacre, une barbe soignée et rousse comme de l’or encadrant son visage de mort. Ce personnage était très connu à Montmartre : morphinomane enragé, on lui donnait partout l’hospitalité d’un coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En apercevant le journaliste, il se remua difficilement, mais lui tendit la main en lui disant, les yeux éteints et comme figés :

— Rendez-moi un service, éreintez donc demain dans votre journal cette garce d’Hortensia qui tout à l’heure m’a ridiculisé ici… devant toutes ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur le front une épouvantable couronne mortuaire et qu’elle a crié tout haut, en chahutant ce paravent : « Mesdames et Messieurs, regardez le coco ! Le Christ au moment des sueurs !!! » Et le morphinomane, ruisselant encore, retomba dans son état comateux.

Le lendemain, Hortensia eut son compte dans une feuille du matin !

Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul petit coin de ce Montmartre, appelé par Salis la mamelle de la France, et qui n’est tout au plus que le biberon des faubourgs, alimentant de ses mots, de ses chansons et de ses modes quelques quartiers excentriques, et jetant le poivre de sa bohème spirituelle sur toute une ville décidée au plaisir et à la fantaisie.

— Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon, j’en ai assez. Mène-moi chez Toni-Truant, le fameux cabaretier.

A peine sur le boulevard Rochechouart depuis dix minutes, les sanglots d’une pierreuse effarée leur firent dresser l’oreille.

— Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de femme, tu sais bien que j’t’aime et t’en abuses, lâche, lâche, vociférait la fille.

Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses occupations nocturnes, en hommes prudents et renseignés.

Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils virent deux dames fort élégantes qui, sautant d’une correcte voiture de maître, leur demandèrent fort gracieusement de les aider de leur présence à entrer dans ce cabaret.

— Nous avons un peu peur d’entrer toutes seules…

— Mais volontiers, répondirent les deux hommes. Et cognant à la porte toujours close, aux volets fermés, ils entrèrent tous quatre… Dès l’apparition des femmes, Toni-Truant cria :

— V’là des peaux ! v’là de la garce ! Puis aux deux hommes : Allez, foutez-vous là… C’est à toi cette marmite-là ? Oh ! qu’elle est pââââle ! Qui qu’c’est qu’est le miché d’vous deux ? C’est toi l’vieux ! Qu’est-ce que vous prenez ? des bocks ? Deux bocks, Eugène !

Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant s’assit sur un coin de table. Fernand s’aperçut alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu d’un complet de velours à côtes, lingé d’une chemise en flanelle et la taille serrée d’une large ceinture rouge de débardeur. La figure était noble et fière malgré l’habitude prise de laisser à la bouche une mollesse faubourienne, très spéciale aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en arrière donnaient au front l’ampleur voulue et cherchée, l’allure générale était celle d’un beau chouan, solide et d’attaque !

— J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux bottes d’égoutier : Serrez vos rangs !

Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable, de foudre, ébranla du pavé au plafond la petite salle enfumée qu’il arpentait mains au dos, d’un pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui, une marche à lui, imitée dans toutes les revues par des cabots qui singeaient ses allures, sa mise et sa terrible voix !

On applaudit férocement, on trépigna, on cria, mais Toni-Truant qui avait entendu une femme d’apparence fort distinguée dire qu’elle préférait ses autres chansons… ses chansons salées… lui cria dans la figure :

— Une pornographie pour la marquise ! et au lieu d’une pornographie (il n’en chantait jamais du reste, son talent réel de poète naturaliste le protégeant contre ces vulgarités), il entonna une satire pouffante des gigolos présents : Les Crevés !

Vos mères avaient donc pas de tétons,
Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules ?…
Allez donc dire qu’on vous finisse !

Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués, claqués, poussèrent des oh ! et des ah ! d’admiration joyeuse, les femmes, émoustillées sous les mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On cria : « bravo ! bravo ! un autographe, une signature ! » et Toni-Truant, jouant de l’engueulade comme de la rime, les fit « casquer du bon pognon » comme il chantait, et ce soir-là, le faubourg Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu et ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus pur de son or et de ses remerciements.

Fernand, lui, semblait médusé ; il examinait la composition de la petite salle et n’en revenait pas ! Des comtes et des marquis s’interpellaient, des femmes entre elles s’appelaient duchesse… et tout ce monde s’asseyait là, serrés les uns contre les autres, avec une aisance qu’une promiscuité douteuse n’effarait pas : des soldats ivres, deux prostituées du quartier, des petits rentiers, des cabots, deux bonnes…

— Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là… ceux de la bonne société, ces gens du monde ne se rendent pas compte… ce n’est pas possible… ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un plaisir semblable à celui qui plaît à ces gigolettes… c’est dans la façon de s’amuser qu’on voit la différence des classes…

— Depuis 93, bouffonna Lourbillon… il n’y a plus de classes ! Toutes les femmes se ressemblent, toutes demandent des piments pour leurs sens ; la pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous les coups et sous les paroles ordurières de son amant ; ces mondaines-là ont aussi besoin d’un dévergondage de langage qui les émoustille : c’est la même chose, la même bête qui les travaille. Le dévergondage les pique toutes au même endroit, leur besoin de s’encanailler est intense, mon petit Fernand, et quand je pense que ces bougres-là nous intimident ! Hein ? crois-tu qu’on est bête ! Ils ne sont pas plus intelligents que nous, pas meilleurs, au contraire, ils sont plus riches, mieux habillés, mieux instruits, mieux élevés, mais nous sommes aussi distingués qu’eux… pas vrai, Fernand ?

— Le fait est, dit Fernand… que la distinction est dans les sentiments et pas dans la coupe de la jaquette… et j’avoue que ni ma mère, ni mon père, ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts crapuleux comme ça : il est vrai que nous n’étions que des ouvriers…

Il était tard.

— Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai pas de chansons ici, on ne les viserait pas et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment le poète Jehan du Brancart gravit l’estrade.

Il était chauve, avec une drôle de petite moustache blonde ébouriffée, et se montrait tout de noir moulé dans un veston en forme de dolman d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes se perdaient dans les flots d’un pantalon à la hussarde à carreaux. Il récita des rondels successifs sur les successives beautés de sa bonne amie : « ses yeux, » « son nez, » « sa bouche, » « ses seins ». Puis, avant d’en entamer un dernier, il s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement le titre : « Son… » avait-il commencé. — Non, fit il, celui-là, je le garde pour moi !

Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à celui de Toni-Truant.

— Tu trouves ça bien, toi ? ça t’amuse ? demanda Fernand à Lourbillon.

— Non, répondit Lourbillon, tout bas : moi, ça me rase, mais c’est la mode, qu’est-ce que tu veux ?

— Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici ! insinua Fernand.

— Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une chaise à soi tout seul !…

Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait :

— La parole est à notre excellent camarade…

Et le désordre occasionné par le mouvement de retraite des deux compagnons ne fut pas sans provoquer de véhémentes protestations.

— Chut !

— Assis !

— On ne s’en va pas au milieu d’un morceau !

— A la porte !

— A la porte ? bon Dieu, mais c’est là que nous allons, riposta Fernand exaspéré !

De fait, ils finirent par se trouver devant la tenture, lisière du « Saint des Saints, » puis dans le café, puis dans la rue. Ouf !!

— Veux-tu un conseil ? professa Lourbillon en avalant un bol d’air ; à Montmartre tu peux te fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs d’ici chantent leurs machines eux-mêmes, et d’ailleurs leurs machines ne porteraient pas au concert. Plante-les moi seulement sur les planches du Colorado et tu verras la gadiche ! Non ! Si j’étais à ta place, je donnerais un coup de pied jusque chez un de ces petits éditeurs lyriques, qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux environs. Là, tu trouveras sûrement inédité, inconnu, enseveli dans les cartons, le merle blanc qu’il te faut !

— Avant, répliqua Fernand, il me faut voir Grandsec. Mariol tient absolument à ce que je lui demande des machines modernes et sentimentales. — Est-ce que vraiment il a du talent ?

— Peuh ! fit Lourbillon, un pochard… qui rime sur toutes les tables des brasseries de Montmartre… Enfin, vois-le toujours !!

XI

La grande salle de l’Abbaye de Thélème, au premier étage, resplendissait de lumières et éclatait de fracas.

Là, c’était la haute noce montmartroise, les fêtards au gousset garni, le dessus du panier du Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart et de la place Pigalle ; danses du ventre des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des almées du Delta. Les bouchons de champagne sautaient à plusieurs tables, et de véritables soupers : caviar, écrevisses, viandes froides et salades russes, mobilisaient des vaisselles.

D’ailleurs, une file de sapins à la porte de l’établissement attestait que, pour rouler, le louis est aussi rond sur la Butte que dans la plaine et qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où l’homme désire en trouver. Agréable constatation, qui prouve que les boulevards « extérieurs » ne sont pas plus « extérieurs » que les « grands » boulevards, puisqu’ils produisent la même denrée pour le cœur que pour l’estomac. Attrape ! l’Américain !

Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés par Grandsec, firent leur entrée, le brouhaha était tel qu’il eût été complètement impossible d’entendre les notes de la Valse Bleue que cependant tapotait d’un doigt sur le piano une jeune personne vêtue en cycliste et complètement ivre, par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes.

Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable, un seul éclat de sa voix calmait les tempêtes et dominait les orages !

Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea droit vers l’instrument, prit délicatement, on eût dit entre le pouce et l’index, la cycliste mélomane, l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une chaise et solennel :

— Tas de veaux et de génisses ! hurla-t-il, avec un agréable sourire, tâchez un peu de boucler vos avaloires, on va vous ficher à l’œil, quoique vous n’en soyez certainement pas dignes, un régal dont vous pourrez vous lécher les doigts, si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos mains.

Il avait prononcé cette harangue d’un organe à ce point dominateur que le tumulte ambiant en fut troué comme une planche par un boulet.

Des gens se fâchaient ; mais d’autres rirent, et surtout le nom de l’interpellateur arrangea tout :

— C’est Grandsec !

— Vous savez bien ! Grandsec !

— Le musicien ?

— Le poivrot !

— Grandsec ! quoi !

— Ah ! bon ! Eh bien ! il en a une santé !

— De fer !

— Et une gueule !

— De bois !

— Bravo ! Grandsec ! continue ! Tu nous intéresses !

Grandsec déposa sur le piano son immuable chapeau haut de forme, agita sa crinière de lion, et poursuivit :

— Ce jeune homme que vous voyez à ma droite (fais risette à ce troupeau, mon fils ; c’est lui que tu tondras demain !) ce jeune homme s’appelle Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du talent comme j’en voudrais avoir si mon génie ne me suffisait pas !

Bâillements de femmes, ricanements d’hommes, tout un tumulte roula vers Grandsec.

— A la bonne heure !

— Voilà qui est grave !

— Tu ne te mouches pas du pied !

— Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer ?

— Viens boire un verre de champagne ! Tu dois avoir la pépie !

— Tu parles, Charles !

Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne, l’entonna comme on embouche une trompette et répondit :

— Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit de grand art. Vous allez entendre mon merle brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La totalisation des délices et des orgues, en un mot !

— Et des amours ?

— Demandez-le lui !

Fernand commençait, lui personnellement, à se demander si son nouvel ami n’était pas un abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir de ridicule.

Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un papier :

— Tu sais lire la musique, pas ? Déchiffre ça en douce. Dans un quart d’heure, tu vas leur dégoiser les trois couplets, paroles et musique ; tu peux y aller carrément, c’est complètement inconnu. Je l’ai fait cet après-midi. Et tu peux être tranquille. Ça leur en bouchera un coin ! C’est des fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé pour moi, si ta gueule ne m’était pas revenue.

Et, face au public, il annonça :

— Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot qui nous accompagne nous allons vider une tasse ! après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes. Garçon, trois demis !

Et il s’assit avec majesté !

Il n’y eut pas à le nier, le public attendit.

Et il fit silence quand Fernand commença.

C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur, aux paroles douloureuses, l’automoquerie de la misère et de la mort.

Et, au martèlement des grands accords dont l’accompagnait Grandsec, l’effet était étrange et frissonnant.

On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même, emballé par la nouveauté originale de l’œuvre, vibrait comme une chanterelle. Il se laissa retomber sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués… Ce fils du peuple avait la fibre sensible et distinguée comme s’il avait eu cent aïeux glorieux en art.

Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait par une pantomime délirante la qualité de son admiration.

C’était, placée précisément à la table la plus proche du piano, une femme d’allure et d’aspect bizarres.

Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter la nature, car ses cheveux ne disaient pas : « Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance ! » ils clamaient : « voyez comme nous sommes teints d’une façon extraordinaire ! » rouge vif plutôt et coiffée en bandeaux qui cachaient les oreilles, après s’être — selon le rite esthétique de saint Botticelli — incarnés sur le front en deux volutes, cette créature, d’une pâleur de linge, ouvrait sous cette crinière pourpre et dans cette face livide, deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant, d’un charme délicat, attendris, profonds, délicieux, inoubliables. Un Rossetti, pour établissements de nuit, une Béatrice de brasserie… Elle était barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité et de désordre. Des bagues à tous les doigts, et un collet déchiré ; un chapeau merveilleux et des franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était malaisé de prononcer si elle était ridicule ou splendide, séduisante ou haïssable, poupée articulée ou personnalité exceptionnelle !

Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement seule, à sa table et buvait de l’absinthe, de l’absinthe blanche à deux heures du matin, ce dernier trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses troublantes et inquiétantes.

La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand ne laissa pas non plus que d’être peu banale.

Dès les premières notes, on la put voir tomber sur la table, tout le buste aplati sur la nappe et les bras étendus, et ainsi elle demeura immobile, comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses obstinément dardée vers le chanteur, sinistrement belle et terrible.

Des sourires amusés coururent de bouche en bouche et un chuchotement léger se moqua. Mais discrètement ! Montmartre respecte ses phénomènes. Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir la particularité de sa population.

Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et elle émettait sourdement une sorte de râle rauque et doux, comme les chattes qu’on caresse à leur gré et qui s’immobilisent sous le plaisir…

Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa à la cloison, alluma une cigarette et sembla se perdre dans un double nuage de fumée et de songerie.

Cependant l’heure passait. Si noctambules que soient les gens, ils se couchent pourtant quelquefois.

Fernand songeait que Mésange devait être inquiète. Elle avait pris la mauvaise habitude de l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères et demandaient les additions.

— Garçon ! payez-vous ! héla Grandsec qui vit le désir de son jeune ami, et de qui la seule voix pouvait déchirer le vacarme grandissant.

Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant, preste comme une anguille, entre Lourbillon et le musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers Fernand, se pressa contre sa poitrine et l’irradiant subitement d’un regard qui fut un véritable accent de volupté et une prière ardente d’amour brutal et de tous risques :

— Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je vous attendrai… Je vous en prie… chuchota-t-elle d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait, presque de force, une carte dans la main. Puis, pft ! plus rien ! elle avait bondi vers l’escalier, et disparu.

Dans la rue :

— Tu la connais !… vous la connaissez, cette femme ? demanda à Grandsec Fernand qui avait, à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur la carte et cette adresse :

LILITH JOCELYN

30, Boulevard de Clichy.

— Oh ! fils ! tu peux me tutoyer ! clama Grandsec. Si je la connais Lilith ? la belle madame Jocelyn ? Certainement.

— Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Tout ! l’amour, de la littérature et de la sculpture, le trottoir et les salons ! La Belle et la Bête ! L’ange et le démon, le bien, le mal et le reste ! Un original qui n’est peut-être qu’une copie ! un type qui n’est peut-être qu’une rengaine. On ne sait pas, je ne sais pas, personne ne sait !

— Alors ?

— Alors ? si elle a un béguin pour toi, vas-y ! Marche ! mais ne t’arrête pas ! Prends-la comme elle te prendra, par curiosité, comme on croque un fruit rare et savoureux, comme on boit une coupe, mais si elle ne t’offre pas une seconde tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours ! fiche le camp ; fuis !

— Elle est si dangereuse que cela ? sourit Fernand incrédule.

— Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à moitié rendu louphoques plusieurs braves garçons qui, sans elle, auraient pu faire quelque chose ! C’est une allumeuse… une dangereuse…

— Mais encore ?

— Encore ? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation ! Essaye. Tu es encore assez jeune pour te tirer des pattes si tu sens la glu te prendre, comme le papier-à-mouches les mouches. Au revoir. Me voici chez moi…

Lourbillon et Fernand redescendaient la côte des Martyrs. Et Lourbillon s’enquit :

— Est-ce que tu iras ?

— Où ça ?

— Chez cette Lilith ?

— Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras que tu n’es pas renseigné.

— Écoute, mon petit, veux-tu un conseil ?

— Non. Du tout.

— Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces femmes-là, ça ne vaut rien pour toi. Tu es tout neuf.

— Un neuf frais ! pouffa Fernand.

— Et Mésange !

— Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse, ne connaissant pas l’histoire !

— Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas !

— Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la rigolade ! Allons, vieux, je t’offre un dernier verre chez Pousset et bonne nuit !

Il est des arguments auxquels on ne résiste pas. Cette fois-là Lourbillon ne discuta point plus avant.

XII

Un peu gauchement, Fernand demandait à la concierge :

— Madame Jocelyn ?

— Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y en à qu’une de porte !

Fernand, muni des renseignements, était déjà arrivé à la hauteur du deuxième palier quand une voix le héla de la loge :

— Mossieur ! eh ! Mossieur !

Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en bas, distingua la concierge qui brandissait un carré de papier.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand ?

— Oui.

— Alors, redescendez ! J’ai une lettre pour vous !

Fernand redescendit.

— C’est une lettre — expliqua la portière avec flegme, que madame Lilith m’a bien recommandé de vous donner, avant que vous ne montiez.

— Merci !

Et Fernand, en réascendant les degrés, prit connaissance du poulet.

Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité, sinon de promesse :

« O mon si beau !

» Car tu es beau ! Je ne suis pas de celles qui prouvent les proverbes ; à la sagesse des nations, j’en préfère la folie. Il est dit : « Frappez et l’on vous ouvrira ! » Moi, je te dis : « Ne frappe pas. Entre sans frapper ! Tourne la bobinette, la chevillette cherra ! »

» Ta déjà Lilith. »

Tudieu ? Fernand sentit son sang lui péter aux joues. Et ses vingt ans escaladèrent les degrés, au pas de charge.

« Tourne la bobinette, la chevillette cherra ! »

En effet, la clef était sur la serrure. Fernand tourna la bobinette et la chevillette chut.

Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très drapé de tentures et envahi de clarté de par une large baie, en façon de vitrail. Au fond, sur un divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue, rousse et blanche, bellement allongée et couchée sur le ventre, avait l’air d’une nymphe de Henner, éclatante et nacrée, attendant son cadre !

Elle dit, en se redressant sur un coude :

— Retire la clef maintenant, mon chéri !

Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés légèrement, si bien que ses deux seins, exquisement pâles et ronds, venaient en parade au devant de l’arrivant, les cuisses longues, grasses, souples, le sourire offert et les yeux flambants, elle marcha vers Fernand totalement hypnotisé, et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une chouette à un volet.

— Eh bien ? c’est tout l’effet que je te produis ? murmura-t-elle, venue à se coller contre lui et lui entourant le cou, mettant à ses oreilles la fraîcheur moite de ses poignets.

Et brusquement :

— Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma statue, qui mettent entre mon désir et ta beauté, une barrière de gêne et de convention !

Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et enlaça ses jambes aux siennes.

Fernand vacillait. Ces manières faunesques alliées à cette phraséologie académique le stupéfiaient au point de l’annihiler, et un instant, il put craindre une solution humiliante à sa bonne fortune.

Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser, sans le battre, refroidir le fer quand il est chaud. Elle se rendit compte, sans doute, que l’effet de son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et elle se tut, subitement.

....... .......... ...

Acta non verba !!! (Petit Larousse, page 805.)

....... .......... ...

A cette heure même, Blanche Mésange, dans sa salle à manger, accoudée en face de Lourbillon, s’inquiétait.

— Où est-il allé ? dis, Lourbillon ? qu’il avait l’air si pressé ! Tu as vu, c’est à peine si il m’a embrassée ! Et puis d’ailleurs c’est de ta faute.

— De ma faute ! ça, par exemple ! rugit Lourbillon, froissé.

— Sans doute ! Tu es tout le temps à l’entraîner, à l’emmener traîner, plutôt !

— Moi !

— Oui ! toi ! au café, dans les brasseries, chez des tas de gens ! Hier, il est rentré à quatre heures du matin !

— Ça ma petite, tu te gourres ! s’il ne fréquentait jamais que moi !…

Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très vivement :

— Alors, il en fréquente d’autres : il a fait de mauvaises connaissances ? Une femme, je parie ! dis-le moi ; je ne le lui répéterai pas !

Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la langue. Satané bavard qu’il était ! Il s’en était fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau.

Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il se collait des gifles plein la figure :

— Mais non, mais non ! qu’est-ce que tu vas imaginer ! une femme ? Fernand ? Ah ! la la ! il t’aime bien trop pour ça, ma fille !

Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi, Lourbillon songea :

— Eh bien ! j’allais en allonger une, de gaffe ! Il ne m’aurait jamais pardonné, le frère ! Pourvu, au moins, qu’il ne revienne pas toqué de chez cette…

Et il se versa un petit verre de chartreuse pour renforcer le mot qui rimait avec « étain ».

Hélas ! ce n’est pas toqué, c’est complètement fou que revint Fernand.

— Ah ! mon vieux ! c’est une fée ! Splendide et magnifique… confia-t-il à Lourbillon, le soir.

— Une sorcière ! grogna Lourbillon, maussade.

Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol n’était pas un aigle. C’était un garçon qui avait plus de notes dans le gosier que d’idées dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne pensait. Et puis quoi, c’était un simple homme ni fort, ni infaillible, convaincu qu’il faut prendre l’amour chaque fois qu’on le trouve.

La belle Lilith l’avait « épaté » considérablement ! Jamais, en ses plus audacieux rêves d’ancien ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études primaires et devenu artiste par la grâce d’un don de nature, il n’aurait osé supposer l’existence d’une femme pareille, qui savait tout, qui parlait de tout, et qui vous enchantait par son esprit, après vous avoir ébloui par sa beauté et grisé par ses caresses. Une muse, un marbre, une bacchante ! Toutes les lyres !

— Les Quat’z’Arts ! quoi ! gouailla Lourbillon dans le sein osseux de qui il s’épanchait.

Cela finit par prendre des proportions désastreuses. La belle madame Jocelyn n’était point riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement pratique et avisé.

Fernand, dont la franchise était naïve et de qui les confidences sortaient comme l’eau des parois poreuses d’un alcarazas, ne lui avait point, après quelques après-midi de baisers, caché sa situation, l’engagement qui liait à lui la direction du Colorado, non plus que son union libre avec Blanche Mésange.

Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli garçon, capable de devenir d’un rapport utile, après avoir été d’un commerce agréable. Il s’agissait de mettre en œuvre le grand jeu !

Elle n’y manqua point.

Huit jours, — jour pour jour, — après celui de la première étreinte, comme Fernand, de plus en plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée, provocante et lascive, sur le large divan, une dame correctement vêtue, de la cheville au menton, d’une robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en lui tendant les bouts de deux doigts :

— Bonjour, cher ! Asseyez-vous. Ne me troublez pas. Je travaille.

Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant une selle de sculpteur, modelait d’un ébauchoir inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment de ses rêves plus que de la réalité, attendu que certains détails de structure indiquaient plus d’ambition voluptueuse que de science anatomique… Nymphe de garçonnière.

Fernand ne venait pas précisément pour regarder sa maîtresse pétrir de la glaise. Il s’assit, pourtant, soumis mais non résigné, dans l’espérance que tout cela n’était qu’un prologue acide aux bonheurs accoutumés. Mais il dut bien vite déchanter.

— Cher ! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait sournoisement dans une glace placée devant elle, et où se reflétait la figure déconfite de l’amant déçu : — Cher ! il faut que je vous parle sérieusement !

Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains dans le bassin d’une fontaine de porcelaine, accrochée en un angle de l’atelier ; puis, revenant vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui, assise sur le divan, lui prit le front dans ses dix doigts, lui caressa les cheveux, lui baisa les yeux, et dit :

— Cher chéri que j’adore, adieu.

— Comment, adieu ? sursauta Fernand, éperdu.

— Oui, soupira-t-elle ; je t’aime trop pour t’aimer si peu ! Je te voudrais trop, tout entier, pour ne t’avoir qu’à demi ! Adieu, mon ange ! que je t’embrasse une fois encore ; et va-t-en.

— Mais…

— Non ! rien ! je t’en prie…

Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la bouche. Ses yeux délicieux agonisaient de langueur triste… Elle murmura :

— Reviens, si tu veux ; tous les jours ; à toute heure ! je serai sans me lasser heureuse de te voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel entre nous ! Sens bien comme j’en souffrirai…

Elle avait saisi la main du jeune homme et l’appliquait sur son sein, rond, ferme et palpitant.

— Le partage me répugne. Je n’y puis plus consentir. Adieu. Cette personne me pardonnera, si elle apprend jamais le sacrifice que je fais en ce moment !

Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand tenta ses plus tendres moyens. Mais rien. Un geste las, un geste infiniment désespéré le repoussait. Il sortit, en proie à une désolation intense.

Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, il revint. Les choses allèrent de même. Toujours avec ce pareil sourire navré, on l’accueillait, on le congédiait. « On l’aimait trop pour l’aimer si peu. »

Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de ses futurs débuts, derechef tambourinés par la presse et célébrés par les affiches « dans un répertoire original et inédit ! » désemparé, désorbité, exaspéré, en perdit peu à peu le manger et le boire, devint quinteux avec Lourbillon, méchant avec Blanche, et insolent avec les journalistes !

C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal de tout le château, en France et non en Espagne, rêvé !

Lourbillon le comprit ; et un soir, comme, à peine la dernière bouchée avalée, Fernand s’était esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers, l’air fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia tout à trac à Mésange :

— Écoute, ma fille ! Il faut que je te dise la vérité ! Voici ce qu’il en est !…

XIII

— Les hommes sont encore plus bêtes que les femmes, décidément ! gémit Blanche Mésange, sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva seule, devant sa table de salle à manger, un reste de cigarette aux doigts, un reste de sourire aux lèvres.

Car elle avait pris, en son amour-propre blessé, la force de sourire, durant que le vieux comique, avec des gestes appropriés et des intonations à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune, tournée en mésaventure, de cet imbécile de Fernand !

Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes plus dans sa tendresse que dans sa vanité. C’est vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle adorait à présent son amant. Et de l’apprendre ainsi, tout d’un coup, infidèle, oublieux et ingrat, la poignait d’une douleur très vive.

Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de ses sentiments, quelque chose qui plus encore que la vilenie du procédé la froissait chez le coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise action commise.

Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au temps de sa liaison avec le sénateur, vu venir mendier des subsides, pour la soi-disant location d’un atelier, chez ce législateur, connu pour n’être pas une île escarpée et sans bords aux abordages du sexe joli.

Elle connaissait le côté d’aventurière et la part de roublardise inclus dans ce caractère de fausse excentrique et de détraquée en simili. Et il lui était arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée directement aux emportements de la donzelle, de plaindre les pauvres bougres « chipés » à cette glu dangereuse.

Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina en elle : Fernand dans les pattes de cette araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de la pitié.

Elle les connaissait les trucs de cette voleuse d’hommes de Lilith ! et dire que Fernand, lui aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de cette femme « Mystère », qu’il avait subi, lui aussi, le charme de cette attirance calculée, bric-à-bracquement capiteuse, dont la volupté, harnachée d’une mise en scène de bazar, mettait aux cerveaux des pauvres hommes des visions d’attitudes nouvelles… des espoirs de frissons inconnus et de perversités superbes…

Et c’était vers ces cheveux teints au henné, cette bouche teinte au carmin, ces yeux peints de Kohl, cette chair tripotée par tous, ces ongles dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme tant d’autres, avait couru !

Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale prostituée ? Non, voyons, ce n’était pas possible, il avait là, follement, bêtement, cherché du gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être hanté par des souvenirs de joies du ventre… mais rien de plus ! Une reconnaissance qui partirait des pieds pour finir à la ceinture, et qui n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour vrai, intense, l’amour perchant plus haut… la Jocelyn n’avait pu l’atteindre !

Ah ! l’amour ! l’amour délicat, dévoué, tendre, affectueux, amoureux et maternel en même temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout ! c’était lui, tout chaudement rayonnant, qui éclairerait de sa bonne sagesse les agissements de Mésange trahie… Il lui dicterait les bonnes paroles d’indulgence et de pardon, et ce serin de Fernand pouvait rentrer… elle lui cacherait son chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait avec des yeux si tendres et des bras si maternellement ouverts qu’il serait bien obligé de s’y réfugier confus et penaud. Car il était bon, Fernand, meilleur — oh ! combien ! — que la moyenne des hommes, et il le lui prouvait constamment, en l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus pour son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui.

Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une élégance qui devait contenter un amour-propre d’homme, une vanité d’amant orgueilleux, heureux que sa maîtresse soit belle pour les autres.

Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver, d’employer les misérables moyens de défense, qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un amour. Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux de la galerie, mais pour la joie des siens propres, et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non, pourvu « qu’Elle » fût à l’aise, à son gré, et heureuse, il était heureux.

Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses amants, qui lui défendaient les bigoudis du soir, susceptibles d’entraver leurs expansions, exigeant au contraire un harnachement soyeux de dessous et de dessus, indispensable à l’excitation de leurs désirs, dont la lingère complice se faisait payer les frais, Mésange se vit tout à coup aimée avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie de soie, aimée pour sa joliesse elle-même, aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et l’élégance de son âme, prise non plus comme un joujou d’amour, mais aimée passionnément, comme une femme ! une vraie femme !

Comme elle en était reconnaissante à Fernand ! Elle était pour lui, elle le sentait bien, plus que la « maîtresse » qu’elle avait eu l’habitude d’être pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était pour elle ce que n’avaient pas été les autres. Oui, pensait Mésange toujours assise, pleurant depuis deux heures silencieuse, oui, il est mon amant, mon mari, mon frère et mon enfant aussi… mon petit enfant, faible et fragile… que je dois guider, aider, pardonner et aimer ! et tout à coup attendrie, fondue dans son amour sincère et si profondément dévoué, elle se raisonna, se calma, se tamponna les yeux, se moucha et se leva très résolue.

Il s’agissait de lui montrer qu’on était une femme supérieure. Pas de scène — au contraire — un grand bon pardon. — Et en avant pour le travail ! C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des considérations. « Je vais lui montrer clairement qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les « femmes fatales » quand on a toute une belle carrière devant soi, à mettre solidement debout », et Mésange échafaudait tout cela, en même temps que son pompon à poudre de riz faisait des bonds de son menton à son front et de ses yeux à son nez tout rouge d’avoir pleuré ! Et, les nerfs domptés, très en ordre, la volonté assise sur une grande chaise, elle attendit patiente la rentrée de l’infidèle adoré.

XIV

Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide. Les yeux, gros de pleurs contenus, se gonflaient dans sa face tirée et crispée. Il venait d’avoir avec Lilith une scène atroce.

— Allez retrouver votre cabotine ! puisque vous n’aimez de l’amour que les sales plaisirs que ces créatures-là peuvent donner ! avait ordonné dédaigneusement l’éthérée péronnelle qui définitivement refusait de redescendre de son nuage.

Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée de sanglots, était parti, sans chapeau, comme un fou.

Vraiment, à revoir la douce figure tendre de Blanche, il éprouva un soulagement reconnaissant ; un remords le saisit, et comme sa maîtresse lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue, il éclata soudain en larmes, se jeta sur les molles mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait et s’en voilant le front où elles mirent, ces mains amies, une fraîcheur d’absolution, il cria :

— Pardon, ma chérie ! pardon ! si tu savais ! si tu savais !

— Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et tu es tout pardonné, sois tranquille ! dit Mésange simplement. Et, lui entourant la tête de ses bras, elle baisa les tristes yeux du criminel repentant.

Fernand murmura :

— Oh ! c’est fini. Tu ne m’aimes plus ; tu n’es même plus jalouse.

— Quand même je serais jalouse, à quoi bon t’ennuyer de ma jalousie, puisque te voilà revenu ? Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce que je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil de la maison. Quand l’enfant prodigue est rentré chez son père, le père a tué le veau gras. Justement, tiens ! ce soir il y a de la blanquette ! Ris donc, puisque je te jure que tout est oublié !!

Elle ajouta, plus sérieuse :

— Tout ça n’est pas de ta faute ! Tu t’es laissé monter le coup ! Tu n’es pas le premier et tu ne seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne pensons plus à tout ce cauchemar !

Fernand considérait Mésange avec de la stupeur. L’infortuné patito de la poétique madame Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences. Il balbutia naïvement :

— Comme tu es gentille !

— N’est-ce pas !

— Oh ! oui !

— Tiens ! proposa Blanche, mets ton chapeau et descendons ! Tu m’offres l’apéritif !

Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait laissé là-bas, chez l’autre. Il dut l’avouer, piteux.

Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore, d’un beau rire de bonne santé amoureuse et de franche gaîté cordiale.

— Ah ! ah ! tu as laissé ton chapeau chez elle ! Tout va bien : nous voilà quittes ! Un chapeau pour un béguin ! Elle est payée !

Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit, triomphante :

— Et encore ! ton chapeau était tout neuf ! tandis que son béguin avait déjà servi. C’est encore elle qui te redoit, va !

Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et dans la rue Fernand confessa qu’il lui semblait qu’il venait d’être fou ; et le blond sincère des cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein jour, au roux truqué de la tignasse de Lilith, acheva sa conversion totale.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis l’homme, il urgeait de réveiller l’artiste et c’est à quoi Blanche se consacra dès le lendemain. Elle déclara :

— Tu n’es pas raisonnable, Fernand ! Voici plus de huit jours que Grandsec a apporté tes six chansons, les six chansons de toi, paroles et musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le premier mot !

Blanche articula cette phrase sans la moindre ironie et Fernand l’entendit avec sérénité. Ni l’un ni l’autre ne savouraient l’intense baroquerie de cette allégation : « Tu ne sais ni un mot ni une note d’une chanson dont tu as fait les vers et la musique ! » L’âme cabotine possède des grâces d’état.

— Ah oui ! c’est vrai ! diable ! mes chansons ! où sont-elles ? se contenta de s’écrier Fernand.

Il devait en effet dans une quinzaine faire un second début et présenter au public un numéro tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et compositeur, interprète de ses propres œuvres. Le providentiel Grandsec avait, est-il besoin de le dire ? fourni rythmes et rimes, à des conditions très sortables de bon marché.

C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour motiver un nouveau début de Fernand, avait suggéré l’idée d’un nouveau répertoire dont on le dirait l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles de publicité la curiosité d’un public si déçu une première fois. Donc on ferait savoir dans les gazettes que le premier four de Fernand ne se devait qu’à la pauvreté de son premier répertoire ; que depuis, il avait eu l’ingénieuse idée de se rimer une série de chansons appelées à faire sensation tant par la forme nouvelle que par l’imprévu des sujets. Un nouveau chansonnier se levait ! Dans quelques jours auraient lieu les auditions des œuvres du « Poète Chanteur » chantées par l’Auteur !

XV

Grandsec, trop bohème pour voir son travail pris au sérieux chez des éditeurs qui ne se souciaient que des écrivains arrivés, plaçait le plus gros de ses élucubrations chez des gens en mal de productions et, d’un bout de l’année à l’autre, il donnait chez Pierre et chez Paul des chroniques, des vers, des pièces de théâtre, des romans qu’on lui payait le prix qu’il demandait, et qui passaient sous les yeux du public signés des noms des différents acheteurs.

Il est probable qu’il y trouvait son compte puisqu’il avait renoncé depuis longtemps à la gloire de ses œuvres ; et cela lui permettait de pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux des lecteurs par le rappel continuel de sa signature dans les feuilles.

Il était « l’ouvrier littéraire » travaillant pour plusieurs patrons, et le petit mépris qu’il avait pour ceux qui, grâce à ses efforts de cerveau, trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie, le faisait encaisser de façon fièrement ironique l’argent que les « geais » payaient pour leurs plumes de « paons ».

Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de laisser à Fernand la gloire de ses rimes et de ses rythmes, moyennant une rétribution payée par Antonin Mariol.

Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie de la Société des Auteurs en sa qualité d’artiste interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre sa signature au bas des couplets dont Fernand allait se dire l’auteur, ce fut Antonin Mariol qui exigea la remise des « droits d’auteur ». — Ainsi il rentrerait dans l’argent déboursé…

Grandsec, quand il apprit les exigences de Mariol, le traita de tous les noms possibles ! Ce salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille balles par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu d’argent qui lui permettrait de manger plus régulièrement ! Ce millionnaire qui le privait de quelque cinquante francs ! il était bon à fusiller, à cambrioler, à étriper. « En voilà un citoyen ! hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense qu’il n’est pas cocu ! C’est une injustice ! » Et ses grands bras de gesticuler. — Pauvre Grandsec !

Non seulement, lui, Grandsec, était privé de ses droits d’auteur, mais aussi privé de ses droits d’artiste, car à force de dire et de répéter « des chansons », — Fernand et Mésange arrivaient à croire vraiment que Grandsec n’y était pour rien ! Et cela tout simplement, tout naturellement… par la force des choses et la faiblesse des êtres, et c’était charmant d’inconscience et de bonne foi.

Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement, déchiffra les petits chefs-d’œuvre et Fernand commença à les étudier.

De temps en temps, ravi, il s’interrompait et disait à son accompagnatrice, après quelque passage plus réussi :

— Hein ? c’est bien, ça ? Quels jolis vers ?

— Oh ! oui, Fernand ! c’est ravissant !

Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A ce moment, ils croyaient à la véracité du « Paroles et musique de Fernand » inscrit en tête de la mélodie. Le plus comique, c’est que l’« auteur » se trouvait soudain, par instants, devant des mots qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec ayant une écriture de chat enragé ; et alors, c’étaient, sur le sens probable de ces caractères mystérieux, des discussions interminables, où en général Mésange finissait par l’emporter, car elle avait été jadis assez studieuse élève à la « Laïque », et détenait sur les mystères de l’orthographe des notions assez précises.

Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze heures et ne se détraquait pas le cerveau à creuser la signification des phrases :

— Pourvu que ça s’articule bien, je me f… du sens ! affirmait-il, non sans fierté ; ce à quoi Mésange répondait doucement :

— Tout de même, mon chéri, il vaut mieux que ça veuille dire quelque chose !

— Peuh ! crois-tu ? concluait Fernand en pirouettant sur les talons.

Et de rire.

Mais cette préoccupation qu’avait la jeune femme des nuances littéraires des textes, fut cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des intonations justes, des inflexions appropriées que l’illustre chanteur n’aurait jamais trouvées tout seul.

— Blanche ! elle m’en remontrerait ! proclamait parfois Fernand avec étonnement.

Et de fait, privée des moyens physiques de l’expression, munie d’une faible voix aigrelette et sans timbre, presque gauche en scène, malgré sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange était, certes, dans son petit doigt rose plus artiste que le mélodieux Fernand dans tout son corps avec ses belles cordes vocales !

Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente que lui, elle avait beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup compris, et les quelques aventures d’amour de sa vie l’avaient toujours mise en contact avec des gens plus que moyennement instruits, auprès desquels elle avait appris à distinguer les différences, les modalités des mille choses de la vie ; il en résultait une petite science d’observation, une habitude de spécifier, de classer, de mettre de l’ordre dans sa compréhension. — Elle ne faisait rien sans le besoin absolu de comprendre et ne se contentait pas des à-peu-près.

Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier tailleur, sorti de l’école à onze ans et réfractaire aux cours du soir, d’une ignorance relative, qui rendait forcément son cerveau malingre ! Il comprenait mal qu’une femme comme Mésange pût lui expliquer le sens du mot : « Saphique », qui se trouvait dans un couplet de Grandsec.

« J’assiste aux amours saphiques, » disait le poète.

Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait des amours illustrées par Sapho, une courtisane de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs que Paulina du Colorado

Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois, que c’était tout de même bizarre que Mésange sût la signification de « mots pareils, » des mots qu’on ne prononce pas tous les jours…

— Saphiques ! répétait Fernand… Saphiques ! comment peux-tu, toi, savoir ce mot-là !

— Ah ! mais dis donc, sursauta Mésange, tu as l’air de dire que j’en suis aussi, de la corporation des Sapho !

— Tu en as peut-être été… sonda Fernand…

Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit en larmes ! Et Fernand, gêné de son ignorance et de sa brutalité, la prit tendrement dans ses bras, et la consola avec des tas de baisers !

Les études reprirent de plus belle.

Et cette femme qui paraissait bébête sur les planches, dont le répertoire faisait hurler les gens sains d’esprit, savait, de très exacte façon, donner un semblant de raffinement, d’élégance élevée, et presque littéraire, à des données de chansons piteuses à la lecture.

Elle savait comprendre, elle utilisait les effets et les indiquait à Fernand, élève soumis et zélé ; mais elle aurait été incapable de les faire valoir elle-même.

Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un professeur remarquable, et Fernand, ainsi préparé, seriné, remis de ses chagrins et de ses fatigues, fut prêt à débuter une seconde fois « dans ses œuvres », mentait l’affiche.

XVI

Il débuta ! et cette fois empoigna la salle, et le succès.

Ça y était ! Et cette fois, c’était la bonne ! rien ne vint troubler sa joie glorieuse. La même salle le revint voir ; les cocottes, les snobs, les journalistes, le populo, la mère Langlet, Lourbillon et Antonin Mariol, tous, tous, crièrent bravo ! Tous venaient de lui ouvrir la voie de la Fortune.

Et pendant des semaines, des mois et des saisons, Fernand allait ne pas se fatiguer des interviews, des journalistes prenant d’assaut sa loge, faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa gloire.

Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux, sous les lampes sinistres des rédactions, pour rédiger avec soin les paroles relatives à des questions saugrenues auxquelles il avait consenti à répondre entre deux changements de gilets de flanelle…

La transpiration du succès…

La sueur de la gloire serait relatée elle aussi… N’était-elle pas la résultante de ses gestes ?

Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et font partie de ses attitudes.

Des années on verrait son nom s’étaler sur des savons, sur des bretelles, sur des cravates ; une liqueur Fernand, un quinquina Fernand seraient lancés, — des commerçants, qui n’auraient pas fait le plus petit cadeau à leurs proches, combleraient Fernand d’envois de toutes sortes : Fernand partout et toujours. — Fernand grand conquérant de Paris, la ville la plus spirituelle du monde ! de Paris, qu’il avait à ses pieds de cabot ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée. Paris, la ville attendue, souhaitée par des milliers de cerveaux savants, en ébullition constante pour la conquérir ; Paris vers qui tous les efforts se tendent, tous les désirs aspirent ; Paris-Reine, Paris-Madone vers qui tant de milliers de mains se joignent ; Paris joyeux, Paris triste, Paris d’Art, Paris de Travail, Tout Paris était à lui ! Il en était le Maître, l’Idole et le Roi.

Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat sérieux et étrangleur, serait dégagée de ses entraves, d’autres millions de gens, fournis par l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et tous les autres coins du monde, accouraient battre des mains. Oui, on pouvait le blaguer, n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût ou non, que les jaloux fussent ou non décidés à reconnaître « son importance », elle existait ! Et ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange, de constater toutes les polémiques que Fernand susciterait, toutes les légendes idiotes qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les lubies baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait : autant de mensonges, d’inventions malveillantes. Et Mésange, du haut de son bon sens, ferait voir à Fernand le grotesque des dessous de son succès… Quels rires à l’arrivée des lettres anonymes ! Ce qu’on s’esclafferait ! C’était la preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries sournoises, faites par des gens qui ne se payaient même pas le luxe de les avouer !

Mais la joie du succès était telle, si intense, si grisante, et l’argent qui en découlerait servirait à s’offrir tant de bien-être, de luxe et de plaisirs ! Qu’il ferait bon vivre et chanter ! Qu’il serait bon d’arriver toujours chez Mésange, les mains, les poches pleines de petits présents qui feraient rougir Mésange de plaisir !

Et des gens pourraient trouver cela excessif, des journalistes pourraient crier au ridicule, et blaguer le chanteur et l’engouement du public, les camarades pourraient déclarer que c’était un succès de passage… Fernand, qui saurait à peu près tout ce qu’on écrirait et raconterait de lui (car il comptait se tenir très au courant), dirait, calme, très souriant : « Laissez faire. N’empêche que des masses d’individus se sont dérangés pour m’entendre… que des foules prennent des dispositions pour arriver à l’heure où je parais… que des dîners se précipitent… que des gens s’endimanchent, que des femmes se font belles, pour venir le soir me fêter… que des cochers sont hélés, et frappent leurs chevaux pour les faire arriver à temps au Colorado… que huit jours à l’avance se projettent, entre amis, des parties du soir pour aller en groupes m’applaudir… que des milliers d’ouvriers lâchent leur travail de meilleure heure, que des aristocrates pressent leurs larbins de les servir.

C’était vrai ! Toute la bureaucratie lâchait ses brasseries pour lui, les boutiquiers fermaient plus tôt ; tout cela, additionné depuis quatre années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs de sa gloire, enthousiastes de sa personne et de son talent ! Que ceux qui le blaguaient essayent un peu pour voir… Il n’était pas breveté… que les autres en fassent autant !

Ah ! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier d’il y a quatre ans ! Et Fernand, gonflé, ivre de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation où la foule l’acclamerait joyeusement, Fernand presserait Mésange dans ses bras, disant : « Tiens, écoute-les… Es-tu contente ? »

Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir…

— Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne calmât pas son enthousiasme du succès. Bien sûr, que je suis heureuse !…

Mais elle ne disait pas la vérité vraie… Quelque chose d’obscur… un petit goût d’amertume lui montait aux lèvres… Non, non, Mésange n’était pas heureuse !

XVII

Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait de costumes d’un anglicanisme et d’une coupe à faire pâlir notre Le Bargy national. Le vieux comique avait enfin trouvé sa voie : ne rien faire en s’agitant beaucoup. Il virevoltait, comme une guêpe enfermée de l’aube au soir, il filait par les rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires d’intérêt. Rendons-lui cette justice : Fernand aurait trouvé difficilement ami plus dévoué et plus désintéressé. Il marchait dans le sillage du jeune triomphateur avec une modestie et un dévouement de postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager comme trompette dans la fanfare de la Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité effective au débutant que tous les réclamistes de la presse parisienne.

Lourbillon allait clamant la gloire de son ami par les cafés et brasseries métropolitains. Son éloquence chaude mobilisait chaque jour plus de spectateurs pour le Colorado que l’apposition sur les colonnes Morris de deux cents quadruples colombiers.

En sus, il était malin comme un ouistiti et de bon conseil. Il savait dénicher les cachets supplémentaires rémunérateurs. Fernand avait du pain cuit d’avance ; grâce à l’ex-comique, on le sollicitait au faubourg Saint-Honoré pour chanter ses œuvres, dans les soirées mondaines.

Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la vieille et ancienne professionnal beauty duchesse de X***, habitant un élégant entresol de l’avenue du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les nombreuses illusions qu’il avait sur « le monde, » le vrai, le grand !

La duchesse recevait le gratin de Paris, ce soir-là, et quelques artistes en vogue avaient été priés de venir assister la maîtresse de maison à distraire un troupeau élégant, ô combien ! de gens cérémonieux et de coupe irréprochable, mais dont les conversations devaient avoir si peu de saveur, qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi, à demander du secours à quelques amuseurs professionnels… afin sans doute de combler les silences, ou de pourvoir à la facilité des échanges de banalités.

C’est beaucoup demander à des gens qui n’en ont point l’habitude de se suffire à eux-mêmes ; aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques hilarants de la Comédie-Française, une série de chansonniers montmartrois suivis de Gilette Norbert (une vieille amie de l’auteur de ce livre), grande femme maigre, assez laide de visage et de forme, dont le chignon rouge sembla ravir l’auditoire.

A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit, les femmes se trémoussèrent, les hommes se calèrent, attentifs… et Fernand, lui aussi, constata que cette chanteuse, car c’en était une, était attendue et désirée. Que chantait-elle donc ? Qu’interprétait-elle ? Des auteurs anciens ? De grands et nobles poètes ? Quelle hauteur avait donc le frisson d’art qu’elle allait donner pour que toutes ces femmes d’un monde fermé, aux relations « d’exception, » de distinction pincée, de tenue hostile, fussent détendues, épanouies à l’avance, pour que tous ces hommes, leurs maris, leurs amants, les vieux, les jeunes, les engageassent par de petits signes des yeux, des gestes, du coude, à bien ouvrir leurs oreilles… leurs nobles oreilles !

Mais la chanteuse, après avoir pris tout son temps, toutes ses aises, s’accota au piano… gainée d’une longue robe de satin vert Nil, couleur voulue, étudiée, pour composer son ensemble à l’instar des affiches gueulardes que sa manie de la réclame quand même avait inspiré à Cab, le dessinateur des « Cent mille Albums ».

D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste qu’il pouvait tapoter…

Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire, fixa le choix du répertoire qu’elle allait leur servir… et du fouet de ses vilains petits yeux, de la blague de sa grande bouche, du flegme de ses longs bras croisés, noirs et tranquilles sur son ventre plat, elle nasilla, follement amusée, les gestes de caricature des « Vernis, » « Leurs adultères, » « Sainte Galette ».

— Je terminerai par la satire bien parisienne du ménage à trois. Et elle annonça : « Les P’tits Cochons ! »

Alors ce fut du délire : « Encore ! Encore ! Bravo Gilette ! » Mais elle avait à filer ailleurs, dit-elle… On l’attendait chez la comtesse de Blaguapart… La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher et n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx !

Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que la grande femme laide et maigre traversa les salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien bonne !

Après le départ de la chanteuse, un entr’acte de quelques minutes permit au noble faubourg d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement servi.

Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait en un argot exquis des vieilles dames qui se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes et rouges, arrivées en retard irréparablement décolletées, enguirlandées de pierreries, de fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages des faux toupets de ces douairières étaient hérissés !

Ah ! les horreurs molles, étalées, ballottées sous les lustres féroces, que leur vieille impudeur exposait aux quolibets des hommes, aux grossièretés de mâles !

Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces nudités pitoyables, devenues impudiques par la laideur ? Est-ce là « la distinction mondaine ? » Zut alors !

Puis venaient les jeunes femmes, poupées de salons que l’oisiveté déprave, luttant d’une façon attristante avec les cocottes qui leur chipent leurs maris, ayant le même couturier que ces joyeuses, — et la même lingère surtout… Procédés sournois d’une galanterie inavouée, si misérable, si pitoyable ! Et ces maris si vains, si naïvement heureux des airs équivoques de leurs femmes, de la tentation qu’elles aiguisent autour d’elles et qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument pour qu’un autre l’entraîne.

Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de courtisanes… qu’un bâton de fard fait tentantes et parées pour l’amour.

Pour qui tous ces frais ? Pour la joie de plaire ? A qui ? à leurs maris ? Rien qu’à leurs maris ?

Hum !

— Il y a des façons moins vulgaires de soigner sa beauté, et on peut rester une femme appétissante, soignée et jolie, sans employer les trucs raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait Fernand, stupéfié de tout ce laisser-aller élégamment pervers.

Alors, c’était ça, le grrrand monde ?

Fernand sortit de cette maison absolument épaté !

Le lendemain Lourbillon intriguait pour que son ami fût prié au ministère de l’Agriculture, où allait se donner une grande fête officielle. Son rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas que « son poulain » n’en bouchât une surface copieuse à Son Excellence et à ses invités.

Et, qui sait ? — Lourbillon avait toutes les audaces, — le ministre remarquerait peut-être que la boutonnière du poète-musicien-interprète était vierge encore de tout ruban violet. Les palmes académiques hallucinaient, bien que discréditées, l’excellent homme.

Peu de jours après qu’il eut conquis le public, l’ancien tailleur socialiste fut averti par son Mentor qu’il allait recevoir, dans la journée même, la visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs du café-concert.

Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux n’avait pas pour habitude de se déranger pour rien. Il fallait qu’il fût bien certain de l’avenir du débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait pas à faire les premiers pas. On allait à lui, humblement, car c’était un lanceur habile. Au moins en avait-il la réputation.

Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche Mésange, où Fernand continuait d’élire domicile.

Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue de la quarantaine. Il était blond, pâlot, effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau du fleuve Seine pendant de longues heures. Il avait l’air humide des personnages silhouettés par Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré ; les vêtements, qui flottaient sur sa chétive carcasse, semblaient émaner de quelque Temple, costumier de la misère faubourienne. Pluvieux suait la déveine et pourtant, à tout coup, il mettait dans le mille du succès. Pluvieux avait l’air stupide et il était très sondeur ; il avait l’air pauvre et était riche. Pluvieux était la contradiction faite homme. Il était retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et passait pour un hardi compère. Il affectait la franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il était avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans des coups de générosité fous, d’acheter très cher des refrains qu’il enterrait dans ses cartons. Il achetait de la musique pas toujours pour en tirer profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât pas de l’aubaine. C’était un drôle de coco que l’olibrius dénommé Pluvieux.

La réussite complète, trop brusque, a pour propriété de troubler les cerveaux les mieux aménagés. Fernand payait son tribut à la vanité. Fermement il s’imaginait être l’auteur des machines qu’il chantait. On commence à mentir aux autres et un jour, pris au trébuchet, on se ment à soi-même, on trompe sa conscience comme une femme qu’on aime encore.

Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le triomphateur. Fernand eut été fort empêtré si on lui avait demandé de jouer Au Clair de la Lune ou J’ai du bon Tabac, mais s’imaginait que cela faisait bien d’avoir l’air de malaxer l’ivoire.

L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était fin comme du papier à cigarettes ambré. Il devina la pose et le mensonge.

— Toi, mon gaillard, tu veux m’épater ; ça ne prend pas, tu sais. Tu connais la musique comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes chansons ? voilà ce qu’il faudrait savoir.

Il sut très vite.

— Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu puéril de vous faire des compliments ; toutes les feuilles publiques débordent d’éloges mérités.

C’est ainsi qu’il préambula.

Fernand prit un air modeste, il eut un sourire idiot, avec la bouche plissée et serrée comme une bourse de roulier.

— Oh ! protesta-t-il, la presse exagère et mon talent et mon succès.

— Mais non, mais non. Surtout gardez-vous bien de dire cela à l’éditeur que je suis : la canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de dire vos charmants confrères en chansons.

— Croyez, monsieur…

— Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin d’argent, heureux veinard ?

— Je ne saisis pas très bien…

— Hypothèse née de ce que je sais que vous n’avez, depuis vos débuts, fait aucun effort pour placer votre marchandise.

— Ma marchandise ? questionna Fernand littéralement abasourdi.

— Pardon, vos œuvres ! rectifia en souriant Pluvieux. Dans la corporation nous ne sommes pas très respectueux.

— Et vous désirez ?

— Acheter votre répertoire, simplement.

— C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations, balbutia le jeune homme.

— Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon. C’est pourquoi j’ai prié M. Pluvieux de venir te voir. Pour que tes créations deviennent populaires, il faut qu’elles soient éditées.

— Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons d’argent. Combien voulez-vous ?

— Vous me prenez sans vert, protesta Fernand.

— Je l’espère bien, si je vous laissais à vos réflexions et aux conseils de vos intimes, demain vous me réclameriez le Pactole ; et j’avoue en toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni dans ma caisse. J’ai peu de temps à perdre, réglons ça vite et bien.

— Mais encore…

— Voilà, je considère que vous serez de vente pendant trois ans.

— Vous dites ?

— Je veux dire, tout au moins, que votre succès a pour trois ans de vitalité dans le ventre et qu’il faut en tirer profit dans ce délai.

Fernand était mortifié, il renacla.

— Je suis tout jeune.

— Heureusement. Dans trois ans, vous aurez certainement plus de talent, si c’est possible, vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous aura assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant est las. Partez de ce principe : le spectateur est un gosse, un sale gosse ; aujourd’hui, il vous fait risette ; demain, il pleurnichera rien qu’à vous voir.

— Vous n’êtes guère réconfortant, protesta avec un peu de tristesse Fernand.

— Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon, et qui ne ne veut pas s’engager pour l’éternité.

— Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous. Aucun éditeur ne vous a fait d’offres fermes.

— Non.

— Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant, vous êtes l’auteur dont les couplets se vendraient comme des petits pains. Nous avons déjà perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne, malade. C’est ce qui explique ma visite un peu tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps perdu ; à l’ouvrage !

Fernand avait les méninges brouillées par la faconde de ce petit bonhomme à mine éteinte qui vibrait, s’agitait comme écureuil en cage.

— Combien avez-vous de créations jusqu’à ce jour ? demanda Pluvieux.

Le chanteur se remémora des titres.

— Une douzaine environ.

— Bon. Tout le paquet doit être en vente dans deux jours.

— Mais vous n’y songez pas, insinua timidement Lourbillon, le temps de graver les planches, de dessiner les couvertures, de tirer les petits et les grands formats, cela m’apparaît comme impossible.

Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade de ses connaissances techniques. Il étonnait Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter ultérieurement la question gros sous avec Pluvieux.

Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur déclara :

— Après-demain, vos douze chansons seront appendues aux vitrines des libraires. Les illustrations seront faites par des maîtres dessinateurs. Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait d’autres tours de force que celui-là. Pour ce qui est de la question pécuniaire, pour qu’elle ne puisse pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer. Voici un traité par lequel vous vous engagez à me céder vos œuvres pendant trois ans consécutifs. Le prix ?

— Dame !

— Je ne veux pas vous ficher dedans ; nous allons introduire une clause restrictive dans le papier qui vous laissera libre de reprendre votre signature et votre parole si je ne vous donne pas la somme qu’on vous offrira par ailleurs. Est-ce entendu ?

Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision d’un généralissime. Il avait un peu l’air d’un Napoléon subalterne, dictant un plan de bataille à son état-major — d’un Napoléon qui aurait été exposé pendant quelques jours sur une dalle de la Morgue, par exemple.

Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition de Pluvieux qui semblait, a priori, fort honorable. Il consulta du regard le fidèle Lourbillon qui, avec une extrême discrétion, opina du chef.

Qu’est-ce qu’on risquait !

Oh ! peu de chose ; être roulé comme un vulgaire chapeau d’auvergnat. Pluvieux possédait plus d’un tour dans son sac. Il avait le génie du traité, des bons petits traités qui ne montrent pas de fissure, qui semblent faits entièrement au profit du bienheureux auteur, charmé, reconnaissant envers ce petit manteau bleu des doubles-croches qui se dépouille, comme un généreux saint Martin, pour enrichir rimeurs et croque-notes.

Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se glissait une clause de rien du tout, semblable au ver dans un fruit, qui permettait au financier Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt.

Il savait « y faire », comme on dit à Pantruche-sur-Seine.

Le minuscule bonhomme sortit de sa poche deux belles feuilles de papier timbrées à un franc vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui contraignaient Pluvieux à payer à son cher auteur des sommes vertigineuses. C’était comme une pluie d’or.

Fernand en était confus. Vraiment c’était trop de générosité. L’éditeur se dépouillait comme un lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. Proportionnalité de droits sur la vente, bénéfice sur l’étranger, prime après dix mille exemplaires vendus, autre prime à cent mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux, l’air convaincu. Et revenant comme un refrain :

— Et le droit de vous dégager si cela vous plaît, si on vous offre davantage.

Car c’était impossible.

L’important, par exemple, c’était de signer de suite. On ne pouvait mobiliser dessinateurs, imprimeurs sans être en règle.

Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau. Un peu de méfiance lui restait dans un coin de bon sens.

L’autre devina.

— Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas ? ou un citoyen qui veut vous ficher dedans ? Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une excellente affaire, et je suis sûr que je vais la faire avec vous. Personne n’est outillé à Paris pour tirer mieux profit de votre talent. Je vous fais bénéficier loyalement de mes connaissances professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance, je vais gagner beaucoup d’argent, je vous en abandonne un peu. C’est simple.

Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand et détruisirent dans son esprit la mauvaise herbe de la méfiance.

Il signa.

XVIII

Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand n’était plus à ses propres yeux le Fernand d’autrefois ! Un singulier phénomène de mirage lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y contemplait, l’image d’un Fernand majestueux, solennel, héroïque et grandiose, sur qui, manifestement, tout l’univers avait les regards fixés. Petit à petit, ainsi que l’a rimé un poète qui avait vu jouer la Périchole, il « devenait Espagnol, et se sentait grandir ». Lui ! Victor Hugo ! Pasteur ! et Napoléon ! Le dix-neuvième siècle pouvait quitter la planche. Il avait eu des hommes !

Fernand eut un hôtel. — Raisonnablement, quelqu’un de son importance ne pouvait pas loger dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un jardin, naturellement. Comme il y avait une écurie et une remise, il fallut bien la voiture et les chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait lui-même, ganté de peau sang de bœuf, les mains basses et les coudes hauts, au grand effroi de Blanche Mésange qui craignait, non sans raison, les accidents… et les engueulades des piétons !

Un billard avait été installé au rez-de-chaussée de l’habitation, et Fernand avait bien spécifié au fournisseur qu’il voulait que les billes en fussent d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de corne de rhinocéros, comme on en fait pour les petites maisons ! Il fallait qu’on pût tâter tout… et qu’on vit que rien n’était de la camelote…

A ce train, d’ailleurs, les gros appointements filaient vite. Fernand gardait table ouverte au déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette ne manquent pas, il pouvait fort aisément se payer l’illusion d’être un roi qui tient sa cour : « entretient » eût été plus exact.

Il venait là des journalistes, des auteurs, agents de publicité, des brasseurs d’affaires, des aigrefins et des inventeurs, des braves gens et des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs.

Des reporters de dixième ordre lui savaient gré des cent mille occasions, qu’il leur fournissait, de relater ses menus faits et gestes et profitaient avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer de la copie à deux sous la ligne. Le bon marché du paiement en nécessitait la quantité. Et comme il était un « homme, » son succès n’excitait pas la jalousie et la rancune des petites théâtreuses amies de ces « messieurs de la Presse », de sorte que rarement une note hypocritement bonne, ou réellement méchante, paraissait à son égard.

Ah ! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût passé avec moins de courtoisie, et les petits reporters obscurs, obligatoirement reconnaissants, n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse des petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour jouer de l’épingle à chapeau vis-à-vis d’une gêneuse, manœuvrent simplement avec la plume de leurs amis.

— C’était bien le moins qu’ils pussent faire pour Elles !

Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne contestait pas son génie. Un marchand de cirage avait obtenu de lui la forte commandite en lui proposant de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui Fernand, et d’intituler le produit inclus : « Cirage à la plus charmante voix du monde. »

Les colonnes Morris, les affiches, les brochures de chansons avaient beau reproduire à l’infini ces traits si publics à présent, Fernand ne pouvait se rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en bronze, sur les murailles ou dans les vitrines. Il n’avait, au tréfonds de lui-même, qu’une contrariété et qu’une envie. Jadis, un autre artiste, moins grand que lui, certes, mais qui avait eu son genre, Petrus, l’illustre Petrus, avait suscité une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion, sous les espèces du général Boulanger et du Boulangisme ! Cela manquait à la gloire de Fernand, qui anxieusement cherchait autour de lui, sans en rien avouer à personne, le général à lancer, le courant politique à déchaîner. Déroulède, le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier ?

Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement de dormir. Lui, Fernand, peut-être ? qui sait ? serait un jour le sauveur attendu ? Et il ne disait pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après tout, l’homme le plus populaire de France ?

Quand il remuait ces pensées, secrètement, il plissait le front, pinçait la bouche, jetait ses deux bras derrière son dos et se mettait à arpenter le parquet d’un pas saccadé.

Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait, légèrement moqueuse :

— Bon ! voilà que tu fais ton Bonaparte !

Elle ne croyait pas si bien dire.

A part cette innocente toquade, Fernand ne se plaignait point de la vie, la petite humiliation de n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne troublant que peu son sommeil et nullement son appétit.

On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et commensal assidu du maître, allait colporter dans les journaux où on les insérait avec gaîté.

Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère venait de louer une avant-scène pour un prince de la puissance qu’il représentait, de passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition, fut salué par le diplomate, qui le prit à part dans un coin, le priant d’intercéder auprès de sa direction afin que le prince ne fût pas le point de mire du public, grâce à la marche nationale qu’on lui servait généralement en pareil cas. On désirait l’incognito le plus absolu.

— Mais certainement, répliqua Fernand… à une condition pourtant.

— Laquelle ?

— C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me jouera pas la Marseillaise !

Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire, membre de l’Académie-française, chargé d’ans et d’honneurs, il avait, désireux d’être aimable et de trouver la phrase et le terme de comparaison les plus propres à chatouiller au bon endroit son interlocuteur, émis ce compliment :

— Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place vous occupez. Vous êtes, si j’ose m’exprimer ainsi, « le Fernand du journalisme ».

Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon :

— S’il n’est pas satisfait avec ça ! Je crois que je lui en passe, de la pommade !

Mais il surgit un événement qui mit le comble à son orgueil, car il allait lui permettre, cet événement inattendu quoique cependant bien à prévoir, d’emplir une fois de plus, de sa personnalité, les échos parisiens.

Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire et toute confuse, lui confia, non sans inquiétude, — car enfin, elle ne l’avait pas fait exprès et on ne sait jamais comment les hommes prendront cela ! — que selon tant de probabilités qu’elles en devenaient une certitude, elle était enceinte ! Voilà !

Blanche avait bien tort de craindre. Fernand fut ravi. Il embrassa la future maman en clamant :

— Il aurait été dommage, en effet, que je m’éteignisse sans postérité !

Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait les journalistes, et même, usait de l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’il n’était nécessaire.

Il ajouta avec élan :

— Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux que la fête soit complète ! Pas de baptême sans noce. Fais venir tes papiers, ma chère ; je t’épouse !

Mésange en resta sans voix, la bouche bée, les yeux écarquillés, avec seulement un « oh ! » de stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse que Fernand dut la prendre dans ses bras, poupée inerte et sanglotante, pour l’empêcher de choir sur le tapis.

Le mariage ! le mariage légitime ! avec le maire et le curé ! l’alliance en or, pour de vrai ! Le « oui » éternel avec l’homme qu’on aime ! Le mariage bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites ou grandes ! ce hâvre de grâce vers lequel cinglent en vain tant de voiles lasses des libres vents du large ! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne « corbeille » aux Ambassadeurs, ex-petite femme de beuglant ! Ce n’était pas un rêve, c’était la réalité, c’était la vie ! sa vie à elle !

— Ah ! mon chéri, mon chéri ! hoqueta-t-elle dans un spasme. Fernand, digne et indulgent, souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève jusqu’à lui une bergère, touché sincèrement, pourtant, dans la partie profonde de son être que n’avait pas encore cuirassée l’induration professionnelle.

— Et tu verras si ce sera chic ! nous aurons nos portraits dans les illustrés ! reprit-il, ressaisi déjà par le métier.

Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien, se redressa :

— Le mien aussi, dis ?

— Parbleu !

Et ce fut en effet « très chic ! »

La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée. Le mariage civil, à la mairie du dixième, fut célébré dans une stricte intimité, devant les quatre témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin pour l’épousée, et Mariol avec Lourbillon pour Fernand ; les deux conjoints n’ayant plus ni pères ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes, ne gâta point l’admirable correction de la cérémonie. Le maire prononça une courte allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus des artistes et les privilèges du talent. Après quoi l’on alla luncher.

Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme : mais, depuis la minute du OUI solennel, à la mairie, une émotion intense la tenaillait… elle aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se trouver seule avec Fernand… Un besoin qu’elle ne s’expliquait pas la poussait à exprimer à Fernand des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient depuis le matin. Enfin les invités partirent et les mariés se trouvèrent seuls, après avoir bien recommandé à leurs témoins de ne pas les faire poser le lendemain, à l’église Saint-Laurent.

Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup :

— C’est drôle comme cette petite cérémonie de ce matin m’a bouleversée. Je me sens tout à coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce drôle ! Demain, après l’église, nous serons tout à fait mariés… tu seras « mon mari ». Non, mais, est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette histoire de mariage ? Moi, j’en suis bouleversée, mon chéri, j’ai en moi une espèce d’impression « sérieuse, » « grave ; » dame, c’est pour toujours, mon chéri… pour toujours… Quel bonheur ! Comme on va être heureux, dis ? Nous aurons un beau petit gosse… tu verras, après la visite à l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse mieux ! Et en avant la bosse !

Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange s’assit à table et servit Fernand, prouva que c’était « madame Fernand » qui donnait ses ordres au valet de chambre, et non plus « Mésange, des Ambassadeurs » ; non pas, grands dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh ! non ! mais une sorte de façon réservée, une dignité correcte dans son maintien de femme très aimante, qui veut faire honneur à « son mari, » et mériter son titre de femme mariée ; épousée au grand jour, choisie devant tous par l’homme qu’elle aime. Ah ! oui ! c’est bon ! Le rêve des rêves !

La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie ! Une vie d’amour certain, une communauté des joies et des peines, un partage de tout !

Fernand serait fier d’elle ; sûr qu’elle serait une femme modèlement fidèle, dévouée à lui et à son enfant ! Et pendant qu’en dînant elle pensait à tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir même reporter des notes dans les journaux afin que nul n’ignorât que c’était bien demain la cérémonie religieuse à Saint-Laurent !…

— Quand on pense, dit tout à coup Mésange, qu’il y a de si mauvais ménages et que nous allons être si heureux ! Nous penserons ensemble, nous travaillerons ensemble, nous voyagerons ensemble, notre métier à tous les deux nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu exiges toujours mon engagement quand tu signes un contrat ? Et, vois-tu, c’est la base solide du bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux, sans aucune raison de séparation ; quand on s’aime bien, comme nous, les séparations, fussent-elles très courtes, sont autant de petites morts. Il faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un, ne pas se quitter… et se donner un tel besoin l’un de l’autre, qu’il semble douloureux de ne pas être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est d’une extrême importance. C’est une sorte de garantie contre l’indifférence tueuse de l’amour.

— Il y a des gens — répondit Fernand — qui trouvent justement la fatigue de l’amour dans le perpétuel tête-à-tête…

— Allons donc ! sursauta Mésange, ce sont des êtres inférieurs, qui aiment mal. Crois-tu que tous les hommes soient capables d’amour ? Alors, pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant de mauvais maris ? C’est un don, un art, aussi difficile sinon plus qu’un autre, et si tout le monde « en fait, » très peu y sont artistes. C’est une science bigrement subtile ! La moitié du monde soigne mieux son commerce que son bonheur ; est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre moins de renseignements sur leurs futurs gendres que sur leurs caissiers ?

— Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus soient créés assez noblement pour vivre ensemble… les égoïsmes séparent tout, on est si piteusement faibles !

— C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on s’aime, bien entendu, il faut vouloir vivre l’un pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à cela, et la joie de rendre heureux vous donne des trésors d’indulgence et de force. Je le sais bien, moi… depuis que je t’aime, dit-elle rieuse. Vois-tu, Fernand, la conquête du bonheur, c’est comme celle de la fortune, il faut la désirer, il faut en être l’artisan : est heureux qui veut !

— Tu vas loin, chérie ; j’ai dans ma famille de braves femmes bien dignes, bien dévouées qui ont été des martyres en ménage, malgré toute leur tendresse et leurs devoirs remplis…

— Possible, répliqua Mésange, mais c’est qu’elles avaient mal fait leur choix. Avaient-elles choisi seulement, les pauvres ! Elles avaient « accepté, » très probablement. Du mauvais choix vient tout le mal !

— N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien difficile, va… Quant à nous… nous verrons !

— Tu verras, tu verras, dit la jeune femme, tu verras qu’on s’aimera de mieux en mieux, mon bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que je suis une brave femme… pas vrai, dis ?

— Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le cou, interrompant sa cigarette pour l’embrasser follement, les larmes aux cils… oui… tu es vraiment une brave petite femme ! et on s’aimera dur !

On quitta la table, après avoir bavardé encore un peu. Fernand proposa d’aller dormir afin d’être frais et dispos pour la grande journée du lendemain ; et puis c’était si rare une soirée sans concert, une soirée de liberté, chez soi, dans l’intimité… que vite ils se mirent au lit. Fernand s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux que tard dans la nuit… émue délicieusement et pourtant inquiète. « Ma fille, se disait-elle, c’est entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un homme, il va falloir être à la hauteur de la tâche… »

A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand un paquet énorme de correspondance. Tout à coup Fernand, qui depuis cinq minutes relisait pour la dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron énergique :

— Salaud ! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis, Mésange.

Le petit bleu « anonyme » disait :

« Mon cher Fernand,

» En ce jour de fête, je viens, au nom d’un groupe d’admirateurs de votre grand talent, féliciter surtout votre femme de l’habileté qu’elle a déployée pour se faire épouser par un homme qui gagne cent mille francs par an… alors qu’elle ne l’a pas pris pour mari quand il était inconnu et pauvre… Nous la croyions simplement jolie, elle est mieux que cela ! Sa roublardise, ses calculs de femme l’ont amenée à faire une excellente affaire. Elle, petite grue sans le sou, va maintenant avoir son avenir assuré. Mais c’est égal, quand on s’appelle Fernand, on épouse une femme riche, comme cela on est certain qu’on n’est pas pris seulement que pour sa galette. Enfin il sera dit que sur la scène, comme dans la vie, vous serez une poire, une vraie poire ! »

Suivait une signature gribouillée, illisiblement barbouillée.

Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait des yeux stupéfiés. Qui, qui pouvait être assez sot, assez vil pour prendre la peine vulgaire d’écrire une pareille chose !

— Nous allons en avoir, des jaloux ! Ça va pleuvoir, dit-elle tranquillement. Ça va être gai ! Si tu veux, on va collectionner toutes les lettres rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en sera venu. J’ai là une petite malle qui fera notre affaire. Tout de même, dit Mésange en se levant, c’est révoltant, hein, de penser qu’un être pauvre, homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle d’un autre, fortuné et heureux, sans que tout le monde le soupçonne de calculs ! Ça devient du courage héroïque pour un homme pauvre, qui aime une femme riche, de l’épouser ! Misère !

— Les deux tiers des gens pensent, respirent et agissent comme des mufles, dit Fernand ; tu ne peux pas demander à l’autre tiers d’être le plus fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être est sain, dévoué, bon, aimant et intelligent comme toi, ma Mésange, il peut se permettre, même sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un amour unique et admirable. — On lui redoit encore, et fameusement ! L’amour, vois-tu, quand il est vraiment honorable, digne et profond, ne s’arrête pas plus devant un porte-monnaie plein qu’il ne passe dédaigneux devant un porte-monnaie vide. Il est avec ou sans argent. Si on est pauvre, tant pis ! Si on est riche, tant mieux ! Et que la bourse soit à homme ou à la femme, quand ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit est bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle moins de précaution que celle de la caisse ? Fi donc ! Fi donc ! Haut les âmes !

Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant, radieuse aussi de lui sentir l’âme au-dessus du vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa dévotement.

— Nous serons de braves gens… articula-t-elle très lentement, et nous laisserons les mufles essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne l’atteindront pas. — Pas vrai, mon grand ?

Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures. Vite, vite, il fallait se dépêcher, la messe était à midi.

XIX

Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le spectacle fut magnifique.

Depuis huit jours, les notes des courriers théâtraux ne tarissaient point sur l’union du délicieux ténor Fernand, « la plus charmante voix du monde, » avec la ravissante divette Blanche Mésange, du Colorado. Des détails de toilette, des indiscrétions intimes habilement ménagés, avaient tenu, toute la semaine, le public en éveil. De sorte que lorsqu’à onze heures du matin, le cortège déboucha du boulevard de Strasbourg, une foule compacte de badauds — tant Paris aime ses guignols ! — était massée devant l’église.

De la première voiture descendit Blanche Mésange, en robe bleu pâle. Son premier témoin, le grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face napoléonienne, lui donnait le bras. Et avant qu’ils eussent pénétré sous le porche, ce furent dans l’agglomération tassée aux alentours des acclamations joyeuses :

— Vive Petrus !

— Bravo, la mariée !

Même, une voix ayant entonné : En revenant de la Revue, cet air connu fut repris en chœur par l’assistance mise en gaieté.

Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment la rotondité somptueuse de Madame Langlet, au bras de Fernand. Plus couverte de panaches blancs et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la grosse dame provoqua sur son passage un silence effaré que rompit seule cette exclamation d’un télégraphiste qui attendait là, depuis une bonne heure, des dépêches plein sa sacoche :

— Mâtin, y en a !

Fernand, élégamment moulé dans une longue redingote grise, l’œil aimable, la moustache en croc, produisit la meilleure impression.

— Il est chic !

— Bonne nuit, hé !

— Il n’a pas l’air d’un cabot !

— C’est un auteur, ma chère !

— T’ennuies pas, ce soir !

Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration du populaire, le défilé de toutes les étoiles des concerts, music-halls, Olympias, Édens et Élysées de la capitale : faces rasées et mentons bleus, le pardessus de demi-saison jeté sur la manche ; le huit-reflets impeccable !

— Mince alors ! dit une voix sonore, on m’étouffe !

Alors s’avança une masse inouïe ! énorme, immense, roulante et débordante en tous les sens. En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair s’entassait en des couches épaisses, inconcevables !

Un épouvantable et gigantesque sac de graisse humaine, duquel dépassait par le haut la tête (relativement restée très petite) d’une femme au teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés…

Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant du nombril, ce qui faisait remonter fortement au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect d’un phénomène monstrueusement enceinte de cinquante enfants !

A sa vue, des oh ! des ah ! prolongés indéfiniment se firent entendre, férocement moqueurs… comme à ses entrées en scène. Alors la chanteuse, hydropiquement comique, eut une fois de plus l’occasion de déchaîner le rire, en précipitant dans son cou, d’un mouvement d’enfoncement, sa tête de naine emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui donnait à son chapeau des airs de reposer sur une orange dorée, en équilibre sur une invraisemblable citrouille ! Bravo, la grosse Cloch ! Bravo, la grosse Cloch ! clama la foule, ahurie et mise en belle humeur par cette bravade de clown affligé.

De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus jeunes, étaient toutes au concert, sous des noms différents. Mais, seul, derrière elle était son frère, mince et brun, la taille encore fine du corset de la veille… il imitait les femmes en vogue, depuis Thérésa, Amiati, jusqu’aux dernières agréées — qu’il chantât les Sapeurs, le mouchoir de l’Empire en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes gants noirs, il était toujours décolleté, poudré et maquillé, si bien que les messieurs en mal d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets doux pour les fossettes de son dos, et la cambrure de ses ceintures… C’était un charmant jeune homme de femme, dont les Cloch étaient fières.

Comme il avait des habits masculins, la foule ne le reconnut pas. A cette minute il aurait donné je ne sais quoi pour être une femme comme tout le monde… saluée et reconnue de la foule… comme venait de l’être sa sœur, sa popularité clochait comme son sexe… dame !

Il en était là de ses réflexions, quand un homme immensément long, et maigre autant qu’il était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement.

C’était Prunin retour d’Amérique, des articles plein ses poches relatant son inimaginable ossature dépouillée ; ami de Fernand et de Mésange, il était venu les féliciter. A sa vue des cris, des hurlements partirent d’un groupe de gamins.

— Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est haut sur pattes !

— C’est un pélican.

— C’est un jeu d’osselets ! — Y doit boutonner ses souliers sans se baisser… quels bras ! — Est-ce que t’as tout long comme ça, dis, Prunin ? hurlèrent les gosses mis en joie. — Fais le fichu avec tes abatis, Prunin, cria un tout petit.

Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très vite devant sa poitrine ses interminables bras qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et gratter ses omoplates ; cela fut fait si vite, avec tant d’aisances, que ce geste passa presque inaperçu de ceux qui n’étaient pas tout près de lui. Il en fut remercié par des bravos joyeux !

— Comment va ta femme ? lui demanda le jeune Cloch.

— Bien, merci.

— Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton entrée en scène ?

— Oui, toujours !

Et Prunin fila se mêler aux autres invités.

Ils passèrent tous avec cette correction et cette raideur officielle qu’ont seuls les queues-rouges quand ils la font au sérieux.

— Tiens, voilà Charlin ! Mets-lui une soutane, il aura l’air d’un curé de campagne avec sa bonne grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il gras l’animal ! il en plisse !

— Et Claudis ! Zut, il a chipé le profil à la Lune !

— Et Cermadier ! C’est sa femme, cette jolie blonde ? Mazette ! il a bon goût, le frère !

— Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de point de Venise qui fait l’admiration des petites couturières venues voir les toilettes des artistes.

— Marguerite Duclore ! sinistre, avec ses cheveux noirs, ses yeux noirs, ses sourcils noirs, ses vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée par une fente sanglante, sa bouche, au milieu d’une figure de cire, blafarde et mate, une tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans une résille de chenille, rappel des Ollé ! Ollé ! des soirs d’été aux Champs-Elysées.

— Willat ! le chanteur classique dont les jambes dansent dans le pantalon noir, l’air croque-mort ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de sang. On crie à son passage : bravo !

Brave Willat ! on chuchote qu’il a bigrement du talent, celui-là ! Plus que Fernand pour sûr…

— Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas payé la presse lui, pour se lancer !… Et aïe donc !

— Stellaire ! oh ! regardez-la donc, quelle toilette ! C’est pas un chapeau, c’est un canapé qu’elle a sur la tête !

Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain qu’elle chante tous les soirs :

P’stt, p’stt… écoutez-moi donc !

— Tas d’idiots ! riposte Stellaire fâchée et froufroutante, la taille guêpée d’une ceinture ciselée et incrustée de turquoises, mais entrant pieuse et recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge la « veine » pour des choses impures…

A sa suite venaient d’autres femmes, toutes plus belles les unes que les autres, des teints un peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux brillants de fard, des bouches en as de cœur saignant, d’un arrangement que la lumière du soir atténue, mais que le jour cru rend d’une inutilité absolue, hélas ! exagérant encore des ans l’irréparable outrage !

L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière les derniers invités, la foule envahit le sanctuaire.

En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles latérales, tout fut plein ! Quel succès ! pensait Fernand, qui d’un coup d’œil avait estimé très vite le nombre des curieux :

— « Une belle salle », murmura-t-il étourdiment à Mésange.

Et en dépit de la destination du lieu, ce fut, à l’instant même, craquetant sous les arceaux, se mêlant aux répons du plain-chant, un caquetage strident, tant de bouches ayant tant de choses à dire à tant d’oreilles. Dames ! toutes les cigales de Paris n’étaient-elles pas rassemblées là ?

A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant. Au seuil de l’église, Fernand et Blanche, entourés de camarades, entourés de la foule, salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement leurs jeunes figures, goûtèrent comme l’impression d’une apothéose royale. Le ciel était bleu ; tout leur souriait, les gens, la saison et l’heure. Fernand, pressant le bras de sa femme, lui murmura tendrement :

— Quel beau jour !

....... .......... ...

Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand ! Emplis-en tes yeux, garde-le dans tes prunelles, afin de t’en faire des souvenirs pour plus tard ! Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le point culminant de tes bonheurs ! La vie n’est pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté ; tu vas descendre. Oui ! c’est un beau jour ! Emplis-en tes yeux ; garde-le bien dans tes prunelles.

XX

Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation de Mariol, avait fait les choses plus que bien !

Jamais dans cette maison, de mémoire du plus vieux lyrique, on n’avait fait une pareille publicité, ni à Petrus ni à Kam-Hill : qu’avait donc la patronne ?

Une sympathie violente pour Fernand, voilà tout !

Faire plus que le maximum ne devenait plus une plaisanterie de courriériste. On refusait du monde, après avoir empilé les spectateurs comme harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des acclamations sans fin.

Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient, se diluaient dans ce cyclone du succès.

Chose étrange : ses camarades, hommes et femmes, hypnotisés, sidérés, trouvaient cela naturel ; ils entraient, d’instinct, dans la grande farandole du succès.

En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude barnum et Grandsec un faiseur d’hommes admirable !

Grandsec ! chaque soir, dans un coin de la salle, la cigarette pendante à la lèvre inférieure, quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa musique comme un mets délicieux. C’est lui qui avait fait cela : les rythmes savants et charmants ; c’est son cerveau d’alcoolique qui avait ourlé ces rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier, dans ce milieu habitué aux assonances à la va-comme-je-te-pousse.

Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe de bouc en frémissait d’aise. Il en resta trois mois sans s’enivrer ! Jamais il n’avait eu conscience de son mérite ; bien entendu il n’ignorait pas son savoir ; mais vrai, là, il s’épatait. C’est que c’était très bien, ses histoires. Il ne se montait pas le bourrichon ! comme avait coutume de dire Courteline, il en avait fichu du joli dans l’existence ! avoir ça dans la peau et crever de misère ; être le poivrot dont on se gausse à Montmartre ! Non, non, minute ! Il allait reprendre du poil de la bête. On allait voir ce qu’on allait voir ! Il en avait des rêves en réserve, il allait leur donner la volée, aux pauvres captifs !

Pour son malheur, un mauvais soir, après la représentation du Colorado, en ascendant la Butte, il se heurta au « Marquis, » un camarade des jours de cuite.

Reproches, amers comme du bitter, de l’ami lâché, révolte du vieil Orphée :

— Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me suis ressaisi, je suis un homme nouveau ; disparais de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme de la cour du roi Misère.

— Ah ! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a versé ça ? questionna avec anxiété le noble poivrot.

— Marquis, tu t’abuses : je ne suis point ivre, ainsi que tu te le vrilles dans l’imaginative. Je suis vierge de Picon et de Pernod depuis trois jours.

— C’est ce qui explique que tu déraisonnes.

— Erreur profonde, monseigneur de la Biture ; je suis l’homme neuf qui va vers de nouvelles destinées. Foin des errements défunts ! J’oblitère d’un trait noir les amitiés anciennes, les relations néfastes. Je vous ai assez vu, ô compagnons de la sainte fainéantise et du levage de coude ! J’ai soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde, marquis de la Mistoufle, comment est architecturé un homme qui va au labeur.

— Je considère surtout avec tristesse un pauvre bougre qui s’achemine vers les pires louphoqueries et imbécillités, fit sur un ton lugubre le descendant des preux. Il acheva sa pensée :

— La vie est une plante rare qui veut être arrosée avec fréquence. Si tu échappes à cette loi, Grandsec, ami de mes nuits et de mes ennuis, tu vogues vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en la parole d’or d’un Coupeau qui se doublerait d’un Chrysostome : tout est vain, hormis la joie qu’un humain peut éprouver à boire : Donc buvons !

Ils burent.

Épouvantablement même, puisque le soir, ils allaient échouer dans un commissariat de police sous l’inculpation de tapage nocturne et d’injures aux agents.

Grandsec était repincé par sa passion et, cette fois, de façon irrémédiable. L’événement n’avait rien de bien extraordinaire en soi. Le cas était prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs comme un assassin sa victime.

XXI

— Et moi, je vous dis que les auteurs récitent leurs vers ou chantent leur musique comme des fourneaux !

Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant de ses longs bras, affirmait ainsi ses convictions sur le coup de deux heures du matin, en plein Rat-Mort. Une aimable société de bohèmes faisait cercle autour de sa table où des piles de soucoupes babélisaient.

Quelqu’un dit :

— Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre des types qui débitent très bien leur camelote.

— Parce que, justement, c’est de la camelote, jeune homme ; vous l’avez déclaré vous-même ! professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de Montmartre, je vous prie ? Des idées volées, sur des airs démarqués ! Des chroniques de journal mises en mauvais vers ! La clef du Caveau devenue rossignol de cambriolage ! Ça n’est pas plus des œuvres que les fabricants ne sont des auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant moi !

— Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur, abandonnons à votre mépris la chanson montmartroise, puisque vous ne l’admettez pas ; il n’en demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui, devant des salles combles, interprètent fort congrûment leurs histoires. Tenez ! pour n’en citer qu’un : le nommé Fernand, du Colorado, par exemple !

Grandsec vida son verre, haussa les épaules et éclata de rire.

— Fernand !

— Eh ! oui, Fernand ! Trouvez-moi beaucoup de cabots professionnels capables de détailler comme lui ce qu’il compose lui-même !

L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec était cloué. Le préopinant, satisfait de son avantage, poursuivit :

— Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau ; et ce qu’il fait est original et joli !

Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à avoir tort, et la contradiction l’exaspérait. A jeun, pourtant, sans doute eût-il mis un bœuf sur sa langue, car la combinaison, soigneusement tenue secrète, qui le liait à Fernand, lui rapportait maintenant de sérieux bénéfices. Malheureusement il avait bu plus que son compte, et il cria :

— Fernand, Fernand ! Vous me désolez par votre stupidité ! Alors, vous coupez dans ce godant-là ? Peuple ! on te trompe ! et on a raison, car tu le mérites !

Et tirant de la poche de sa redingote un papier plié en quatre :

— Mesdames et messieurs, voici le plus récent chef-d’œuvre du poète-musicien Fernand ! Cela s’appelle « les Yeux menteurs » et cela a été créé, il y a une quinzaine, au Colorado, quand l’auteur a eu le loisir d’en prendre connaissance et de l’apprendre par cœur ! Je ne sais pas si je m’abuse, mais il me semble que la calligraphie de ce petit morceau, les mots et les notes sont d’un certain Grandsec, votre serviteur bien humble. Voici l’objet, on peut toucher !

Le manuscrit des « Yeux menteurs » passa de mains en mains. Il n’y avait pas à dire mon bel ami, l’écriture de Grandsec était assez caractéristique pour être reconnue, et de loin.

— Mais alors… Fernand ?

— Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un petit cabot ! Et s’il était auteur, il chanterait comme un fourneau ! Et j’ai raison, comme toujours !

Grandsec était lancé ; et il raconta tout, cédant à une poussée de vanité un peu basse : sa rencontre, voici quatre ans, avec Fernand, tout déconfit d’une première tape, son idée de monter le coup au public en fabriquant de toutes pièces un nouveau joujou parisien, l’auteur-chanteur, numéro sensationnel et inédit ! Stupide, il termina en recommandant aux quinze colporteurs de cancans qui l’avaient écouté religieusement :

— Maintenant, je vous en prie, que ceci reste entre nous ! N’allez répéter ça à personne.

— Comment donc ?

A une table voisine, soupait un jeune homme, qui n’avait pas perdu un mot de cette intéressante communication. Il avait même noté certains détails sur un calepin. Vers trois heures et demie, Grandsec se leva, serra des mains et s’en alla, titubant. Il avait vraiment gagné sa soirée !

Deux jours plus tard, tous les journaux, dans leur revue de la presse, reproduisaient le filet que voici :

« Du Cri de Paris :

» Sait-on qui est le véritable Fernand, du Colorado, le poète-compositeur à la mode ? Le seul, l’authentique auteur, justement applaudi, des Feuilles Sèches, du Dernier Baiser, de la Mort Jolie et de tant d’autres bijoux de grâce légère, s’appelle de son nom Grandsec, et n’a jamais quitté Montmartre.

» Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à moustache agressive, qui chaque soir, nous sert, comme étant de lui, depuis quelques années, ce répertoire à succès ?

» Mystère. »

C’est Mésange qui, levée de meilleure heure que Fernand, lut, la première, ce petit morceau de littérature acide. Consternée, elle courut éveiller son amant et lui poussant le journal sous les yeux :

« Tiens ! regarde un peu, les sales mufles ! »

Elle constatait successivement dans les autres feuilles la présence de la note. Fernand était devenu rouge de colère. Il murmura, entre ses dents serrées :

— Qui donc a pu ?…

Et soudain :

— Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même. Ah ! le gredin, qu’il ne me tombe pas sous la main !

A ce moment, la sonnette de l’appartement tinta. Des portes battirent. Grandsec parut au seuil de la chambre.

— Mon cher Fernand… commença-t-il. Mais Fernand, subitement dressé dans son lit et écrasant d’un poing rageur ses oreillers, lui cria :

— Ah ! vous voilà, vous ! vous arrivez bien ! M’expliquerez-vous ce que signifie l’article que voici ?

Et il brandissait le journal avec fureur.

Grandsec n’avait pas l’air précisément à la noce. Ses interminables cheveux s’agitèrent d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule pleureur secoué par la brise. Il balbutia :

— Mon bon ami, je vais vous expliquer… Je…

— Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter nos affaires à des journalistes ! Me voilà propre !

Blanche regardait le calamiteux musicien avec des yeux farouches. Grandsec protesta :

— Je n’ai rien raconté à des journalistes ! Je ne sais comment cela s’est fait.

— Enfin ! vous avez parlé ! Vous avez dénoncé notre pacte ! pourquoi ? comment ? et comme c’est bête ! Ça vous ennuyait donc bien de gagner beaucoup d’argent ?

— Je ne puis arriver à y rien comprendre ! se défendit Grandsec. C’est vrai ! j’ai eu tort ; j’ai commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que des amis. C’était au Rat-Mort.

— Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est des amis ! Vous étiez saoul ! articula Blanche, durement.

Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure. Il répondit :

— Ce serait en tous cas une circonstance atténuante. Je vous félicite, madame, si vous n’avez jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je le reconnais humblement.

Il reprit, s’adressant à Fernand :

— Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et je vous apporte le moyen de tout réparer. Je vais vous écrire une lettre que je vous autorise à communiquer aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même en faux contre mon stupide bavardage de l’autre nuit ! Je ne peux pas mieux faire, voyons, et la pénitence rachètera le péché.

Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre.

Il cria :

— Hé ! je me fiche de vos lettres ! Vous pouvez les garder pour vous ! La seule chose que je constate, c’est que vous m’avez odieusement trahi, moi qui ai tant fait pour vous, et que vous avez une singulière façon de me remercier de vous avoir tiré de la dèche et de la crotte !

Grandsec, à cette phrase, changea brusquement d’attitude. Ce cabot dépassait vraiment les bornes ! La riposte fut nette :

— Pardon, mon petit ! Je ne sais pas si vous m’avez tiré de la dèche et de la crotte, mais je sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de vous, la nullité même, une manière de personnalité ! Vous n’êtes qu’une baudruche que j’ai gonflée de mon souffle ! Service pour service, vous m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent ; mais c’est grâce à moi que vous en avez gagné beaucoup ! Et maintenant, serviteur ! J’ai assez soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens propres. Je vous souhaite bien du talent et beaucoup de succès !

Et Grandsec sortit sans attendre de réponse.

Mésange et Fernand échangèrent un regard stupéfait. Le dur choc de la vérité leur avait martelé le crâne. Et la première parole prononcée fut celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme :

— Maintenant, il va répandre cela partout !

Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les Russies, en personne, n’aurait pu, après neuf heures, trouver une place dans la salle du Colorado.

— Je n’ai même plus un strapontin ! déclarait d’un visage épanoui la buraliste aux survenants dont se renfrognaient aussitôt les figures.

Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec Antonin Mariol.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu la mèche !

— Vous auriez bien dû savoir si cet homme était sûr, avant de m’engager avec lui, grinça Mariol, cela peut nous faire un tort considérable…

— Mais c’est surtout moi que cela atteint ! sursauta Fernand outré.

— Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli deux excellentes vedettes de la maison… Petrus et Chérie Chéron… pour que rien ne vous gêne… et vous devez, cher ami, comprendre dans quel embarras vous me mettez si vous vous démolissez vous-même… Petrus était encore excellent !!! et pouvait encore aller des années !

— Enfin nous verrons comment cela va tourner, dit Mariol sortant sec, cassant et raide.

Il conclut :

— Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien.

Se bien tenir ! Fernand ne songeait qu’à cela. Déjà, il lui avait fallu composer son attitude pour ses camarades, qui l’un après l’autre, étaient venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes sous lesquelles se percevait parfaitement l’envie de rire. Une grande vedette qui se ramasse, c’est toujours drôle.

L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra, salua et commença à chanter. Comme il finissait sa première romance, les applaudissements crépitèrent.

— Allons ! il avait eu tort de craindre. Tout irait bien. Mais comme il s’inclinait pour remercier, tout à coup, du fond de la salle, une voix demanda :

— L’auteur ?

Et ce fut comme une traînée de poudre. De fauteuil en fauteuil, de loge en loge, en haut, en bas, à droite et à gauche, le même cri fit explosion :

— L’auteur ? l’auteur ? l’auteur ?

Fernand sentit le plancher du plateau tourner sous ses pieds. Pourtant, il espéra que son prestige — le prestige de l’homme le plus populaire de France ! — viendrait peut-être à bout de la cabale et d’un doigt dirigé vers sa poitrine, il se désigna.

Mais alors, une clameur unanime :

— C’est pas vrai ! lui jaillit à la face de tous les points de la salle, et une bordée de sifflets le mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il ne voyait plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait tomber.

— Rideau ! cria le régisseur et le rideau, s’abaissant entre lui et l’affreux tumulte déchaîné, mit fin miséricordieusement à son supplice.

Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que Grandsec s’était vanté en disant être le seul fournisseur mystérieux de Fernand… ils étaient, paraît-il, dix ou douze ! — Oui, ma chère… puisque Machin et Chose déclaraient eux aussi dans les cafés d’artistes, et cela avec des petits airs entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui eût contribué au succès de Fernand.

Hum !… Et les toussottements de marcher… C’était un truc imaginé par Machin et Chose pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement acceptèrent toutes les inepties rimaillées par les deux faiseurs, qui, depuis toujours, voyaient leurs couplets refusés par tout le monde !

Et du moment que Machin et Chose « travaillaient » pour Fernand, c’était réglé : ils devaient « faire bien ». On s’arracha leurs chansons ! Et voilà comment s’équilibrent certaines fortunes et se déforment les légendes… et les vérités.

XXII

Le lendemain matin, arrivait à Fernand une lettre de Mariol :

« Cher Monsieur Fernand,

» Après ce qui s’est passé hier, et craignant qu’un scandale pareil ne se renouvelle aux représentations suivantes, la direction du Colorado a décidé de vous accorder un congé temporaire. Voici bientôt du reste la saison finie et le moment de la clôture annuelle. Il convient, croyons-nous, de laisser l’oubli se faire sur cet incident qui pourrait, si on y insistait à présent, compromettre votre succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre.

» Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause,

» Votre toujours dévoué,
»Antonin Mariol. »

Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit, poste pour poste :

« Cher Monsieur Mariol,

» Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris que j’avais besoin d’un peu de repos. Mais ne vous mettez pas en peine du plus ou moins de succès que je pourrais obtenir chez vous à la rentrée. L’engagement qui me lie à vos établissements prend terme justement cette année et je compte ne point le renouveler. Des propositions autrement avantageuses me sont faites d’autre part, et je vous serais fort obligé d’aviser madame Langlet de ma décision qui est irrévocable.

» Recevez mes salutations.
»Fernand. »

Cette missive expédiée, Fernand se sentit un peu soulagé. Sa colère avait trouvé un exutoire.

— Tas de saligauds ! comme ils le lâchaient tous ! au moins, de cette façon, personne ne pourrait se vanter de l’avoir débarqué ! C’est lui qui repoussait la boîte du pied.

Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce qu’on allait penser ? Que disait-on dans Paris ?

Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle avait usé sa nuit à lui procurer un peu de sommeil en le forçant à avaler une potion au chloral. Et, devant cette inquiétude de la contemption publique, naïvement exprimée, elle le rassura :

— Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout de même à penser à autre chose. Parce qu’une séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas pas te figurer que tout est perdu ! Les plus grands artistes ont été sifflés ! Ils n’en sont pas morts !

Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité fait rentrer l’homme en lui-même et déboulonne les orgueils les plus solides. Fernand hocha la tête et avoua :

— Oui ! mais toute mon affaire à moi reposait sur un mensonge ! C’est drôle, je le reconnais aujourd’hui parfaitement, et je ne m’en rendais pas bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois bien que j’étais en train de devenir un imbécile !

— Toi ? protesta Blanche avec feu, jamais ! D’ailleurs, crois-tu sérieusement, que tu n’aurais pas été capable d’en faire autant que ce Grandsec, cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours saoul et mal embouché ?

— Oh ! oh ! comme tu y vas ! C’est un poète, en somme, et moi…

— Toi ! tu serais aussi poète que lui, si tu voulais ! Penses-tu par exemple que cette chanson que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout seul, au premier temps de nos amours ne valait pas les rengaines de Grandsec ?

— Quelle chanson ?

— Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en souviens encore. Je suis moins ingrate que toi. D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la chercher.

Elle sortit un instant et revint, en agitant triomphalement une feuille de papier jauni qu’elle passa à Fernand :

— Relis-les tout haut. J’aimais tant cela !

Fernand lut les couplets, avec une vague émotion ressurgie du passé. En effet, ils n’étaient pas si mal, ces vers !

— Tu vois bien ! clama Blanche, ravie ; et flattant du doigt le menton de Fernand :

— Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec dans notre poche quand il te plaira !

— Mais la musique ? Je ne sais pas écrire la musique, moi ?

— Mais, moi, je sais ! J’ai étudié mon solfège, moi ! J’ai des diplômes ! Tu me fredonneras tes airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le piano, et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les Belmot, que les Naquet et tous les maîtres du concert écrivent leur musique eux-mêmes ?

Les choses bien convenues ainsi, le couple examina la situation que lui faisait le malheur des temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée.

Elle n’était point trop brillante, la situation ! Habitué à laisser couler sans compter l’argent dont la source paraissait inépuisable, Fernand n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient passé dans la maison. Lourbillon, appelé en conseil, indiqua la solution la plus raisonnable.

— Mes petits enfants, puisque vous avez perdu, il faut payer. Vendez la voiture, vendez les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un appartement dans un quartier pas trop cher ! Quant aux domestiques et aux invités, voici assez longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent vos assiettes ! Du balai ! du balai ! Vous me garderez seulement mon rond de serviette à moi, qui suis un vieux camarade, dont vous auriez mieux fait d’écouter la voix prophétique que les flagorneries de tous vos olibrius qui vous ont rendus à moitié fous !

Lourbillon était devenu grognon, et non sans cause. C’est en vain que durant les trois années d’apothéose, lorsque Fernand planait au firmament des étoiles, il avait, de plus en plus édenté, prodigué les avertissements. Fernand, qui ne touchait plus la terre, ne l’entendait pas, et Mésange, entraînée dans l’orbe du triomphateur, avait, elle aussi, un peu perdu le juste sentiment de la proportion des choses, des êtres et des faits.

L’idée adoptée par Fernand de continuer à chanter des œuvres de lui, n’eut pas l’heur de sourire à Lourbillon.

— Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier ! ronchonna-t-il. Est-ce qu’un bon ténor ne vaut pas mille fois un mauvais poète ? Tu vas encore te faire emboîter !

Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du « sacré délire, » avait acheté un traité de prosodie française, et rimait à tour de bras — le tout, corrigé par Mésange !

L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la suite du bail, et la liquidation des écuries et du mobilier produisit de quoi largement assurer, pour un an ou deux, la tranquillité du ménage.

Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard Poissonnière, dans un appartement de 2,000 francs, au quatrième sur le devant. Ils n’avaient conservé qu’une cuisinière et une femme de chambre, la nécessité prochaine d’une nourrice s’imposant… Pour cette même raison, il avait été décidé que Blanche ne chercherait pas d’engagement cette année, le futur citoyen qu’elle allait offrir à la France lui arrondissant déjà visiblement la taille.

Cependant, le mois d’août touchait à sa fin. Fernand reçut un matin une lettre des frères Yselo, directeurs des deux grands music-halls, Luteciana et Adelphia, qui le mandaient à leur cabinet.

Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé de tout traité avec les établissements Langlet, et, sur sa réponse affirmative, lui proposèrent de signer chez eux, pour une série de trente soirées, renouvelable en cas de réussite.

Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures encore qu’au Colorado (huit cents francs par jour !) et Fernand, enchanté, se mit à bûcher son nouveau répertoire.

Il était certain du succès. Des journalistes, qu’il avait vus, lui avaient affirmé que nul ne songeait plus à sa mésaventure. En outre, et sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre l’éblouissait moins, que le plus sûr atout de son jeu était sa voix, simplement, il avait résolu de n’intercaler qu’avec modération ses romances à lui, entre d’autres numéros demandés aux fournisseurs les plus en vogue.

Toutefois, il eut une légère déception, lorsque quelques jours avant l’ouverture de l’Adelphia, communiquant son programme aux frères Yselo, il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs accueillaient sa prétention d’interpréter quelques-unes de ses œuvres personnelles.

Ces deux messieurs eurent simultanément et parallèlement le même haussement d’épaules et des sourcils et déclarèrent ensemble :

— Oui, l’auteur-chanteur ! c’est bien usé. Et qui est-ce qui vous fabrique vos machines, cette fois-ci ?

Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté, les frères Yselo ; ils parlaient, d’après une conviction faite, inébranlable. Fernand se cabra :

— Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous dites, c’est bien moi qui serai le véritable et unique auteur de ce que je présenterai sous mon nom !

— C’est entendu, concéda Yselo l’aîné ; c’est entendu ! D’ailleurs nous n’avons pas à entrer dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que, désormais, il n’y aura plus d’indiscrétion commise ?

— Mais par qui voulez-vous ?… puisque je vous répète…

— Bon ! bon ! enfin, c’est votre affaire ! l’interrompit Yselo cadet, de l’air de quelqu’un qui préfère ne pas laisser un interlocuteur s’empêtrer dans une imposture.

Fernand les quitta furieux.

C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait charmantes, ces œuvrettes dont il était vraiment le père, et qu’il allait, ce coup-ci, en toute authenticité, jeter au jugement de la foule. D’où sa rage contre les sceptiques.

Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur de manifestes de grève, retrouvé un bout de plume élégant, et telle de ses inspirations intitulée : Feu de paille, et qui commençait par ces vers :

Ton amour est feu de paille,
Tôt allumé, vite éteint…

dépassait certainement la moyenne des poésies de salons littéraires. Et les mélodies, bien à sa voix, valaient, et au-delà, les plus soignés spécimens du genre.

L’Adelphia rouvrait le 1er octobre. Des notes fort élogieuses annonçaient dans les feuilles l’engagement de Fernand, et son nom, de nouveau, éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre incorrigible, il gardait le front plissé d’angoisses. Le matin de la première représentation, il dit à Fernand avec autorité :

— Donne-moi de l’argent.

— Pourquoi ?

— Parce que je vais m’occuper de te faire soigner ton entrée en scène. Aide-toi, le ciel t’aidera, c’est un proverbe. Et un peu de claque fait grand bien !

C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand à la rampe fut saluée d’une salve de bravos d’une énergie toute romaine.

Il commença par chanter, en prenant la précaution de proclamer à l’avance les noms des divers auteurs, trois mélodies inédites.

Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle partait. Le charme vocal opérait.

C’était le tour du quatrième morceau, le dernier. Fernand annonça :

« Feu de paille ! » paroles et musique de moi.

Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure bourdonna et tout à coup, d’un fauteuil d’orchestre, cette exclamation jaillit :

— Ah non ! faut pas nous la faire !

Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit assez vite. On écoutait. En somme, nulle hostilité. Un égaiement plutôt. Hilarité contenue. Ce n’était pas vilain, ce Feu de paille ! Mais quelle santé ils ont, ces cabots !

A la fin, quelques applaudissements se risquèrent, peu nombreux. Seulement, comme à la sortie de Fernand la claque reprenait son exercice de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et crièrent : « Chut ! »

Énigme des destinées ! Les trois quarts des gens qui étaient là avaient oublié l’anicroche de Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand était en pleine forme et n’avait jamais été meilleur, S’il avait jamais mérité les acclamations de jadis, c’était bien maintenant. Et rien ! Faut-il croire qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la chance tourne.

L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut pas renouvelé par les frères Yselo.

XXIII

— Laisse-moi tranquille ! Va te promener. Ça m’agace de te voir tournailler sans rien faire de tes dix doigts. Descends au café, puisqu’il n’y a que là que tu t’amuses !

— C’est bon ! Parfait ! Pas besoin de t’énerver, ma chère. J’y cours !

Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La main sur le loquet de la porte, il cria :

— Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas ! C’est agaçant, à la fin ! La vie n’est plus tenable !

Le ménage passait en effet par une crise. L’échec de l’Adelphia n’avait pas été sans aigrir le caractère du ténor en disponibilité ; d’un autre côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange rendait celle-ci agressive, grincheuse et exigeante, Elle avait sans cesse les « nerfs en pelote, » comme disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent qu’à son tour. L’ennui de se voir devenir laide, le corps déformé, la démarche lourde, la claustration forcée, le régime imposé transformaient momentanément la plus douce des épouses en la plus intraitable des mégères. Chaque jour amenait sa scène de reproches ou de jalousie, terminée invariablement, et noyée dans un flot de larmes charriant pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir.

— Ce n’est pas de ma faute si je suis comme cela. C’est plus fort que moi ! hoquetait Mésange après trois heures de férocité déchaînée.

— Et on appelle ça une position intéressante ! philosophait Lourbillon.

Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère continuelle de tempête, avait, en désespoir de cause, pris l’habitude de sortir le plus possible, et pour tuer le temps, il usait ses journées à changer de cafés, enfilant des chapelets de bocks jusqu’à l’heure de l’absinthe, l’heure verte où

Vénus
S’allume dans le ciel vert-pâle,

De sorte qu’il rentrait généralement juste pour se mettre à table, sinon gris, au moins très surexcité. Et les querelles recommençaient aussitôt, à propos de tout et de rien, pour la soupe trop froide ou le café trop chaud. Là-dessus, mauvaises paroles, cris, menaces, bris de vaisselle. Un enfer !

Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier, au pas de charge, quatre à quatre et bouillant de colère.

Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du monde, presque à Asnières ! Quelle existence, bon Dieu de bon Dieu !

Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette, la rue Fontaine. Il montait, montait toujours, pour fatiguer son exaspération, mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder personne.

Comme il débouchait place Blanche, il tomba tout à coup dans les bras d’un individu qui marchait en sens inverse et dont il venait, tête baissée, de heurter la large poitrine.

— Eh bien quoi ! camarade Fernand ! on veut défoncer les amis, à présent ! tonna une grosse voix gaie.

— Tiens ! ce vieux Galigant ! Ah ! par exemple ! depuis le temps qu’on ne s’est vu ! s’exclama Fernand, cordialement.

Galigant était un ancien compagnon de travail du ténor, au temps où ils étaient ouvriers tailleurs.

Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires, il avait été, autrefois, le plus dévoué des militants, lors de la fameuse grève ; et, à le retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune, Fernand sentit se réveiller en lui tous ses premiers instincts de révolte, endormis depuis par le bien-être et l’opulence égoïstes.

Galigant était un grand diable, aux épaules hautes, à la figure joviale, où se remarquaient deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il portait des cheveux longs sous un feutre mou aux vastes bords.

Fernand lui prit le bras et lui demanda :

— Qu’est-ce que tu deviens ?

— Je deviens, déclama Galigant, je deviens un danger pour cette Société pourrie, et un réconfort pour tous ceux qu’elle exploite ! Je ne coupe plus d’habits ! je tranche dans le vif ! En un mot comme en cent, mon cher, je fais des tournées de conférences, et je porte partout, de villes en villages, de bourgs en hameaux, la bonne parole libertaire par qui lèvera un jour la moisson de la rénovation sociale, fille des grains de vérité que que je sème sur ma route ! Allons boire quelque chose, s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi ?

— Moi aussi, tu m’altères ! confessa Fernand en riant. Comme ils s’étaient attablés devant deux chopes de bière, Galigant, la moustache blanche de mousse, se frappa soudain le front.

— Tu peux rendre un signalé service à la cause, mon petit Fernand ! Ce soir, à la Maison du Peuple, nous organisons une grande soirée familiale, au profit du Groupe révolutionnaire des gars de la Seine et d’ailleurs : Causerie par un camarade, partie de concert, chants et récits, suivie d’une tombola gratuite ; nombreux lots. Entrée : 30 centimes. Les compagnes et leurs enfants ne paieront pas. C’est ça qui serait chic si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose ?

— Ce soir ?

— Oui. Ah ! dame ! c’est à l’œil, et nous ne te donnerons pas huit cents balles pour ton cachet, mais pense ce qu’ils seront contents ! Fernand du Colorado et de l’Adelphia ! Tout le quartier va monter chez nous !

— Moi, je veux bien ! dit Fernand, flatté et ému à la fois. Ainsi, ses anciens camarades ne le considéraient pas comme un cabot vidé, un plagiaire éventé ! Pour eux il était encore quelqu’un dont le dérangement vaut quelque chose ! Et il se promit de leur en jeter, pour rien, plus et mieux qu’il n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux bourgeois, ces gourdes !

— Viens dîner avec moi, proposa brusquement Galigant. Je connais un bistro de cochers avenue Trudaine où le ragoût de mouton est parfait ! Ça te changera des restaurants de la haute ! car, ce que tu dois en becqueter, de ces fins morceaux, espèce d’homme arrivé ?

— Oh ! arrivé ! je ne sais pas si je suis arrivé, mais je crois bien que je m’en retourne ! soupira Fernand, avec une amertume subite.

De fait, une grosse rancœur le poignait, en la compagnie de ce robuste et allègre garçon, resté prolétaire et remueur d’idées généreuses. Qu’était-il devenu, lui ? un pantin richement costumé, un guignol à la mode d’une ou deux saisons, un article de Paris, l’amusement des enfants, la tranquillité des parents, la machine à chanter que les richards se payent pour quelques louis, comme ils commandent des bottes d’asperges chez Potel et Chabot.

De quelle utilité humaine, ou simplement publique était-il ? Pour le bénéfice de quelle grande cause, avait-il utilisé ses forces de mâle solide ? Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient tendues ses ambitions ?

Quelle coopération avait-il apportée dans la lutte généreuse de la défense des petits contre les gros ?

De quelles idées nobles avait été assailli son cerveau depuis ces quatre années de pitreries ?

Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir, d’épouser sa maîtresse, de la rendre mère, de se coller des costumes de singe, de barbouiller sa face de rouge, et de donner tout son temps à un métier inférieur d’amuseur public, payé pour égayer la grossièreté des foules ?

Allons donc ! S’enrichir soi et les siens n’était pas la fonction unique et principale de l’« Être ».

Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée depuis quatre ans…

Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été un « homme » !

Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit, mais ce n’était point tout ce qu’il fallait être !

Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre, obscur et râpé, il prêchait la résistance aux patrons, et se redressait, dans sa libre misère, contre les iniquités du capital, lui rendit douloureuse, l’espace d’une seconde, la sensation très nette de sa dignité abdiquée pour l’argent fugace et la gloriole vaine.

Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton annoncé — et en vérité, les pommes de terre en étaient farineuses à souhait et onctueuse la sauce ! — se dirigèrent, chacun un cigare au bec — oh ! point de havanes, mais de simples deux soustados crapularès ! — vers la Maison du Peuple.

La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse Pers qui donne sur la rue Ramey, au versant de la butte Montmartre, une sorte d’énorme hangar. A gauche, sitôt la porte franchie, une boutique de marchand de vins, avec son comptoir de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout droit devant vous, en entrant, derrière une seconde porte, la salle de spectacle, blanchie à la chaux, nue comme un temple protestant, garnie de bancs.

Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un mètre à peu près. Des drapeaux rouges tendus aux murs sont la seule décoration du lieu.

Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était neuf heures environ) le public était déjà compact, et des nuages de fumée s’échevelaient vers le plafond lambrissé.

Des hommes, des femmes, des enfants, garçons et filles, des blouses et des redingotes, des casquettes et des chapeaux, tout un monde s’entassait, assis et debout, tantôt bruyant, tantôt silencieux.

Sur la scène, installé derrière une table, mais se levant souvent et arpentant l’étroite estrade, un orateur parlait avec des gestes brefs et coupants.

— C’est le camarade Karikine, un Russe ! chuchota Galigant.

La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus interrompus par :

— Des blagues !

— Vive la Commune !

— Vive la Sociale !

Ces interjections éclataient, rugies de différents coins de la salle. L’orateur poursuivit :

— L’histoire, l’économie politique, le simple bon sens…

— A bas Jaurès !! Vive Jaurès !! et le tumulte devint tel que la voix de l’orateur se perdit…

Mais avant de descendre de la tribune, Karikine termina sa harangue par un souhait ironique de les voir un jour heureux, riches, quoi ! les égaux de la bourgeoisie !

Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna.

Une femme cria :

— Nous n’y coupons pas non plus !!!

Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna :

Dansons la carmagnole !
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !!

— Chut !

— Silence !

Au milieu des claquements de mains, des cris d’enthousiasme et des roulements de cannes sur le plancher, le camarade Karikine, un homme maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front dégarni et la longueur de boucles brunes couvrant sa nuque, descendit de la scène et vint s’asseoir sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui faire place.

Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le concert. Une femme apparut sur le théâtre.

— C’est Zulma Porret, une fidèle !

— Je la connais. Elle a chanté chez nous ! répondit Fernand.

Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du Nord, plus très jeune, mais agréable encore, avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques, chanta, d’une voix rauque et passionnée, la Revanche des Gueux, sorte de poème brutal où elle mettait une force de haine extraordinaire. Un piano où manquaient des cordes accompagnait rageusement.

Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire qui rythma, d’une diction lente et sombrée, les stupeurs du Christ revenu sur terre et jugeant les modernes chrétiens.

Ce singulier poète s’appelait : Pierre Larmus ; il était long, long et d’une maigreur qu’il soignait d’un régime éternel, pour garder sa saveur « Purotine » indispensable à l’évocation des « Ventres Creux », ses héros.

Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait en lui l’image exacte de toutes les famines ! Non seulement celles de l’estomac, mais celles aussi de tous les organes…

Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur les autres lamentablement, et d’une voix désolée d’appel à la pitié.

Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile, les jours sans pain, les hivers sans feu et sans logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont autant de bonnes heures… les meilleures.

Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre, et sur lesquels il appelait, à grands cris douloureux, l’amour du prochain, lui aussi, il avait connu les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui font clapoter les gros orteils dans les boues glacées… lui aussi il les avait fuis, les yeux féroces des boutiquiers, marchands de comestibles attablés en famille en des coins de leurs boutiques pleines de bonnes victuailles, qui le chassaient avec des menaces d’agents…

Ah ! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer toutes ces boîtes de haricots verts et de viandes de conserve… en attente… à cambrioler leur cave… à chatouiller leurs filles !

On l’applaudit ferme, celui-là ! Quel succès ! Après lui vinrent d’autres artistes et tandis qu’ils se succédaient, plusieurs petites filles, de bancs en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient les billets de la tombola.

— Camarades ! vociféra tout à coup Galigant, nous avons ici un ami, le camarade Fernand du Colorado et de l’Adelphia, qui veut bien nous apporter le concours de sa bonne volonté et de sa belle voix !

— Bravo ! bravo !

— A la tribune !

— Où qu’il est ?

Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient sur la pointe des pieds pour découvrir l’artiste ! les autres se retournaient sur leurs sièges. Toutes les femmes étaient debout. A grand’peine, Fernand se fraya un chemin jusqu’à l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit.

On applaudit bien davantage encore après qu’il eût chanté. Tout le monde criait. C’était le chaud auditoire des jadis périmés :

— Bis ! bis !

— Encore !

— Une autre !

Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand, qui pour or, ni pour argent, n’aurait, au concert, ajouté une broque à son programme, il se sentait, ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait : Je chante pour le peuple ! je chante pour mes frères !

Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette foule si suffocante, qu’il demanda dix minutes de repos, promettant de leur chanter encore, après, tout ce qu’on voudrait.

On hurla de joie : Bravo ! Bravo !

Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir, il y eut un branle-bas de chaises, de bancs, une bousculade vers une sorte de buffet improvisé.

A ce moment, un petit homme sec, nerveux, l’œil sondeur, finement scrutateur, s’avança vers Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara :

— C’est d’une très véritable amabilité, monsieur, d’être venu parmi nous, et surtout d’avoir mis à votre répertoire de ce soir cette chanson d’Eugène Pottier : « Ce que dit le pain. » Un artiste riche, fêté par les bourgeois et l’aristocratie et qui vient ici… chanter avec nous… Demain, certains journaux vous accuseront d’ingratitude envers ceux qui ont fait votre fortune… Vous n’avez pas peur qu’on interprète mal votre geste ?

— Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le ventre plein, je ne dois pas m’apitoyer sur ceux qui crèvent de faim ! parce que j’ai de l’argent en poche, je dois ignorer les misères d’autrui ! on peut tout de même devenir riche, sans devenir mufle.

— C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et maigre… Il est vrai, continua-t-il, qu’un artiste n’a pas d’opinions… et j’ai lu dernièrement que vous alliez un jour charmer « Les Petits Chapeaux, » « Les Œillets Blancs, » et, le lendemain et les jours suivants, qu’on vous applaudissait chez Drumont, chez les francs-maçons, chez Deschanel… Ce sont les petites courbettes du métier, n’est-ce pas ?

— Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu le valet du public ; nous n’allons pas partout de bon cœur, mais parce que c’est notre fonction.

— Et ce soir ? interrogea le petit vieux.

— Ce soir ? ah ! ce soir, je me sens heureux ! heureux, monsieur, moi qui suis du peuple, comme vous, de me sentir en communion d’idées avec vous tous qui luttez… je sens que je ne suis pas tout à fait gâté… et que mon départ des milieux populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des généreuses révoltes — je me sens toujours des vôtres !

A ce moment, un murmure unanime et grandissant s’éleva. A droite, à gauche, des premiers rangs aux derniers, une même demande convergea vers l’homme à la belle voix :

— L’Internationale ! l’Internationale !

La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la Marseillaise du prolétariat. Et Fernand, vibrant et convaincu, entonna le couplet :

Debout ! les damnés de la terre !
Debout ! les forçats de la faim !
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin.
Du passé, faisons table rase
Foule esclave, debout ! debout !
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien ! soyons tout !

Refrain.

C’est la lutte finale !
Groupons-nous, et demain,
L’Internationale
Sera le genre humain !

Le refrain, repris en chœur par le public, donnait à la chanson une énergie sauvage et vraiment belle.

Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit !

— Vive Fernand !

— Merci, camarade !

— A bientôt !

— A la prochaine !

Fernand, remorqué par Galigant, gagna la sortie, serrant des mains sur son passage. Mais Galigant rentrait pour la tombola :

— Au revoir, vieux !

— A ton service.

— Merci.

Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement, prit un fiacre. Dans les cahots de la voiture, malgré lui, il fredonnait encore :

C’est la lutte finale !
Groupons-nous, et demain,
L’Internationale
Sera le genre humain !

Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura, rencoigné dans son véhicule, glacé par cette nuit de décembre :

— C’est égal, maintenant, il va falloir que je me débrouille.

XXIV

Si les desseins de la Providence sont impénétrables, les voies de la nature sont régulières. Ce qui devait arriver chez les Fernand arriva à la date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un poids normal ; tout rouge comme s’il se fût, depuis neuf mois, impatienté d’avoir tant attendu son exeat, et les yeux hermétiquement clos cependant, comme s’il eût fait vœu de ne point voir le jour !

Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille rides comme un octogénaire en réduction, Fernand le trouva superbe et délicieux, et le premier cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil le cœur de ce père enchanté de son ouvrage !

— Hein ? en a-t-il déjà, une voix ! clama-t-il à Lourbillon, qui admiratif, approuva :

— C’est un gaillard !

Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards de son espèce, à ce moment de leur carrière, confié aux bras d’une nourrice qu’il sembla parfaitement connaître depuis beau temps, car il se jeta immédiatement sur son corsage et avec une familiarité qui paraissait dénoter des relations antérieures, lui empoigna le sein, devant tout le monde.

La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements quotidiens autour du berceau. Le gaillard n’était pas seulement un gaillard de par la vigueur de son organe. Il était également un gaillard de par la finesse et la vivacité de son esprit. Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour le plus marécageux des imbéciles ! Le moindre froncement du front, la plus petite grimace de la bouche, étaient immédiatement interprétés comme les signes d’une volonté bien arrêtée et les indices d’une intelligence déjà avisée.

Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion. Il s’était intronisé l’oncle et la bonne d’enfant, tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait, le promenait par les chambres et lui racontait même des monologues où il prodiguait ses effets les plus sûrs ! En pure perte, du reste, car le gaillard ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore à l’art du théâtre.

Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de Blanche, était revenue dans la maison. Pâle et faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las et d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu l’oubli de toutes ses méchancetés involontaires et ce bon moment avait effacé tous les fichus quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi, au contraire ! et quand elle put se lever, elle constata qu’elle agraferait sans peine son corset au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là remettent du baume au cœur des femmes les plus éprouvées !

Un mois après, ce fut la grande question du baptême. Mésange demanda à Chérie Chéron, du Colorado, d’être la marraine, et celle-ci accepta très gentiment, encore que Mariol et les Langlet, ses directeurs, pussent voir cette complaisance d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se fâchaient ! Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal ! Elle avait sa position faite et elle « enquiquinait les patrons ».

Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des témoins à quiconque aurait voulu lui disputer ce titre !

Tous ces arrangements pris, il ne restait plus qu’à fixer le jour, à commander les dragées et à lancer des invitations et les faire-part. Mésange, rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle éperdu.

Quoique ce fût un peu loin — mais on louerait des voitures — il fut décidé que la cérémonie aurait lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé, qui avait marié les parents, pût baptiser l’enfant, qui s’appellerait Robert comme son parrain. Lourbillon, en effet, se prénommait Robert, « comme le duc de Chartres ! » spécifiait-il. La date choisie fut le 2 février.

Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle, malgré qu’il s’en cachât, eurent une déception très sensible. Ils avaient, comme pour leur noce, invité la plupart des artistes des concerts de Paris, amis, camarades et connaissances. Le plus grand nombre s’excusa, prétextant cent et cent raisons, répétitions, maladies, absences. On les « plaquait » tout doucement. On coupait la corde. Blanche en pleura.

En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé, et que le père et la mère, le parrain, la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent simplement, et sans nul cortège, à l’église.

— Et les dragées, qu’en ferons-nous ? avait soupiré Mésange.

Chérie Chéron répondit en riant :

— Nous les croquerons nous-mêmes, donc ! Crois-tu que nous ne les mangerons pas aussi bien que ces mufles-là !

A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer cette journée à celle de son mariage ! Alors, le soleil d’avril égayait les arbres du boulevard, le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir de félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité partout. A présent, sans engagement, presque oublié, bientôt dans la gêne, il regardait sous le ciel gris de février s’amonceler les nuages de neige. Et il avait suffi de onze mois à peine pour une telle métamorphose !

Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère :

— Ah ! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je sais bien ce qu’il faudrait pour les ramener tous, l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme des chiens couchants qui lèchent le fouet du maître ! Si j’étais seulement monsieur le Directeur, ils empliraient mon antichambre, là, à côté, et en cireraient le parquet avec leurs semelles, à force de révérences ! Tous, tu entends, Lourbillon, tous ! ils viendraient mendier ma signature au bas d’un traité ! Si j’étais monsieur le Directeur ! Et au fait, pourquoi pas ?

— Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas ?

— Parce que je n’ai pas le sou, parbleu ! Que me reste-t-il ? une vingtaine de mille francs pour tout potage. A peine de quoi payer mon électricité ! Ah ! si je trouvais un commanditaire, je ne dis pas !

— Ça se trouve.

— Quand on cherche ! Et je ne veux pas chercher ! Tout ce monde-là me dégoûte !

— Bon, bon ! calme-toi. Ça se passera.

Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien voir, une quinzaine plus tard.

Un matin que Fernand rejoignait Mésange dans la chambre de la nourrice, où elle était allée regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva sa femme en grande conversation avec Chérie Chéron.

Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter Lourbillon, cher ami ? que vous auriez le désir de devenir directeur ?

— Lourbillon est fou ! Donnez-moi de l’argent… répondit Fernand en riant franchement — et j’ouvre demain !

— En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez vos décors.

— Vous dites ?

— Je dis : Ouvrez demain, vous avez l’argent !

— Elle est bonne !

— N’est-ce pas ?

— Non ; mais voyons — reprit Fernand sérieusement — vous blaguez ?

— Mais pas le moins du monde !

— Vous m’avez découvert un commanditaire ?

— Parfaitement !… et je n’ai pas eu besoin de courir bien loin. Il était chez moi !

— Ah ! c’est…

— Oui, monsieur, c’est… justement ! avoua la belle-fille, en pouffant de gaîté et dans un salut révérencieux.

Ce n’était un secret pour personne que Chérie Chéron, depuis nombre d’années, était entretenue richement : M. Oscar Grindot, propriétaire des moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse élégante et décorative, il lui servait une pension royale et tenait sa maison sur un très grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à sa table qu’il donnait ses dîners d’affaires. C’est cette situation bien définie et parfaitement assurée, qui permettait à Chérie Chéron son indépendance vis-à-vis des Mariol, des Langlet et autres « singes ».

— Voilà ! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar : « J’en ai assez de m’égosiller chez les autres. Je voudrais chanter dans une maison où je serais chez moi. Et je crois que l’occasion se présente ! » Oscar a perdu l’habitude de me refuser quoi que ce soit. Seulement, il demande des éclaircissements. Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un de mes camarades, Fernand (d’ailleurs il vous connaît parfaitement, il vous a entendu et il vous gobe beaucoup !) désirait prendre la direction d’un concert ; que ce Fernand était décidé à placer dans cette entreprise toute sa propre galette, mais que cette galette était trop courte ! J’ai ajouté qu’il me serait personnellement agréable à moi, Chérie, de parfaire la somme qu’il faudra ; (avec l’agent d’Oscar, comme de juste), que par ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice, etc., etc. Il est bien entendu, mon petit Fernand, que tout ce dernier arrangement, c’est de la frime ! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar, qui casquera pour moi, ne casquerait pas pour vous ! Le vrai, c’est que vous palperez et que vous marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant mieux ! si tout va mal, tant pis ! Après tout, ce n’est pas de mes économies ! Pourvu que vous me mettiez en grande vedette ! ça, par exemple, c’est sacré ! Sans ça, Oscar débinerait le truc !

Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en jetant à Fernand :

— Demain, à midi ; vous déjeunez chez moi avec Oscar. Vous avez bien saisi l’ordre et la marche ? A demain !

Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à deux pas du parc Monceau, un hôtel somptueux, à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux étages. Au coup de sonnette de Fernand, un domestique en bas et culotte courte vint ouvrir, et sans un mot, conduisit le visiteur au salon.

Ce salon, qui en réalité en formait deux, un grand et un petit, séparés l’un de l’autre par une sorte de portique mauresque, était meublé de façon composite, chaque pièce étant de style différent, et choisie parmi ce que ces styles avaient de plus pur. Un goût parfait avait présidé au choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui était en même temps un lieu confortable.

Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée dans un peignoir flottant, satin rouge et dentelles noires, suivie d’un monsieur en redingote, décoré, à qui elle présenta immédiatement son invité.

— Mon ami ! monsieur Fernand, mon camarade du Colorado, dont je t’ai parlé.

Puis, à Fernand :

— Monsieur Oscar Grindot.

Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot tendit la main à Fernand et très aimable :

— Enchanté, monsieur ! Je serais le seul être au monde à ne point vous connaître ; mais je vous connais et je vous apprécie infiniment !

M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et payant cher ses plaisirs, n’avait rien d’un Dandin ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme, ventru, ayant passé la cinquantaine, à la physionomie un peu vulgaire et un peu dure, brun avec une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du regard était corrigée par le sourire nettement lippu d’une bouche affable et sensuelle. — On sentait qu’il savait assez compter pour pouvoir dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer très généreux sans déséquilibrer son budget.

— Nous causerons mieux les pieds sous la table ! Le déjeuner doit être prêt, ma chère enfant ?

— Il n’attend que nous, mon ami.

— Eh bien, allons !

Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces les plus correctes, et l’on passa dans la salle à manger.

Le service était dirigé par un maître d’hôtel impeccable. Fernand, malgré son désir de paraître acclimaté à toutes les mondanités, se sentait influencé. Mâtin ! il avait eu, lui aussi, des larbins, mais comme celui-là, jamais ! Elle se mettait bien, Chérie Chéron !

— Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître de cette beauté si bien lotie, après que la conversation eut épuisé les banalités préliminaires — je mets à la disposition de mademoiselle Chéron, qui les consacre à commanditer votre affaire, cent mille francs. Votre apport personnel est de…

— Vingt mille ! balbutia Fernand, honteux de la modicité de la somme. Mais M. Grindot ne sourcilla pas ; il poursuivit :

— Vous fournissez, en outre, votre talent, votre expérience, votre notoriété, et la quantité considérable de travail et d’effort que vous aurez à produire dans cette lourde tâche qu’est une direction effective.

— Tout mon zèle, monsieur…

— Bien ! Je vous enverrai donc, dès demain, mon notaire, afin que soient débattues et posées les bases des statuts de la Société que vous allez constituer. Et maintenant, ne parlons plus de chiffres. Votre verre, je vous prie. Un doigt de Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les domestiques n’y touchent pas !

XXV

« C’est décidément samedi prochain, 26 septembre, qu’ouvrira le Nouveau Concert, dans la coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement modifiée et remise à neuf. Le programme, très varié, promet d’être des plus brillants. La troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même, artiste en même temps que directeur, a été triée sur le volet. Gageons que le Nouveau Concert sera, cet hiver, le rendez-vous favori du Tout-Paris qui s’amuse ! »

Cette note tendancieuse, parue le même jour dans tous les quotidiens, était due, l’on n’en doute point, à la plume de Fernand en personne, qui cependant ne pouvait se lasser de la relire dans chaque papier public qui lui tombait sous la main.

Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de sa commandite et qu’il travaillait à mettre debout sa maison, ces quelques lignes, bien plates, étaient pour lui comme la montagne du haut de laquelle Moïse entrevit la terre promise.

Enfin, ça y était !

Et ça n’avait pas été sans peine !

Le choix d’un local, d’abord, avait été une grosse affaire. Il fallait un quartier central, une voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour, dans un cul-de-sac. C’est alors qu’il avait songé à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant, mais qu’il serait certainement facile de rendre à sa destination primitive.

Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le propriétaire, ébouriffa Fernand. Soixante-cinq mille francs ! plus de la moitié de sa mise de fonds ! mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas payer les quatre termes à la fois ; et une diminution de cinq mille ayant été consentie, il se décida.

Les travaux d’aménagement et d’appropriation commencèrent aussitôt. Fernand voulait être prêt pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on tapissa de jour et de nuit. En sorte que dans la première semaine de juillet, le nouveau directeur put s’asseoir devant sa table directoriale, sur son fauteuil directorial, dans son cabinet directorial.

Excellent Fernand ! La première après-midi qu’il passa dans ce sanctuaire, il sentit lui remonter à la tête des bouffées de mégalomanie, et ce fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton de la sonnette électrique pour appeler son garçon de bureau.

Sa joie d’être « quelque chose » après avoir été « quelqu’un » avait dissipé en lui toute rancune contre quiconque ; et certes, à cette heure, il ne se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de cuir uniquement pour tenir sous son sceptre vengeur, en qualité de sujets humiliés, les lyriques de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais procédés l’avaient offensé.

Ils pouvaient venir désormais, hommes et femmes, comiques et romanciers, gommeuses et diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux de se montrer dans sa gloire !

Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut bientôt, faubourg Poissonnière, un défilé de tous les mentons bleus et de tous les museaux roses en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à savourer l’aplatissement des camarades, il aurait eu de quoi être largement satisfait.

— Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir, si je n’ai pas été au baptême de ton gosse ! Sérieusement, j’étais grippé, à ne pas pouvoir quitter la chambre !

— Tu connais ce chameau de Mariol ! Si on manque une répétition, v’lan, vingt francs d’amende ! Et avec ce que la mère Langlet nous paye !

— Oui, oui, c’est bon, ça va bien ! approuvait Fernand épanoui.

Quant au côté des dames, c’étaient chatteries sur gentillesses.

— Donnez-moi donc votre adresse, Fernand ! Je voudrais tant envoyer un joujou à votre petit Robert ! car il s’appelle Robert, n’est-ce pas ?

— Je monterai l’embrasser, cet amour ! Et cette bonne Mésange, donc ! Elle ne m’a pas trop oubliée, au moins ?

Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que miel, baise-main, et tout ce que Fernand aurait voulu !

Le bruit s’était répandu, en effet, que le Nouveau Concert se montait avec une galette énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément dans tous les cafés littéraires ou artistiques. Lourbillon, que ses habitudes de vieux noctambule exposaient à être rencontré par un tas de gens, n’avait pas peu contribué à propager cette légende dorée. Chaque fois qu’on essayait, à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il répondait avec flegme :

— Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme écrite sur le papier que Fernand a signé chez le notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la lire. Il y avait trop de zéros !

Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le monde où l’on se grime. Le Nouveau Concert, c’était la boîte dont il fallait être.

Fernand, tout olympiens que fussent les airs qu’il se donnait, n’était qu’un homme et un homme faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui l’assaillait, et engagea des rossignols qui l’étaient aux deux significations du mot. Des journalistes lui présentèrent d’infâmes petites grues, qu’il agréa dans l’espoir que cette complaisance — un service en vaut un autre — lui serait plus tard payée en publicité reconnaissante. Ces jeunes personnes, d’ailleurs, réclamaient des appointements plus sérieux qu’elles-mêmes ; et, sans complètement obtempérer à leurs exigences fantastiques, Fernand dut toutefois alourdir sa troupe et grever son budget de toutes ces « inutilités » protégées par la presse.

Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré sa promesse formelle de ne se mêler de rien, intervint au contraire, et tyranniquement, sur le point spécial des engagements de femmes. Fernand, pour rehausser la médiocrité de son personnel, médiocrité dont il se rendait parfaitement compte, avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud, la divette des établissements Langlet ; et celle-ci, séduite par les avantages offerts, et d’autre part point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet qui, depuis des années, l’exploitait avec sérénité, la bernant toujours d’un espoir d’augmentation qui ne se réalisait jamais, allait se décider à quitter le Colorado pour le Nouveau Concert, — acquisition excellente, car Anna Bithaud avait son public qui l’aurait suivie — quand Chérie Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement en travers :

— Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors ! déclara-t-elle à Fernand. Elle ou moi, choisissez, mais je doute qu’elle puisse vous rendre les mêmes services que moi !

C’est en vain que l’infortuné directeur essaya de soutenir qu’il avait cependant besoin de quelques sujets de premier ordre, Chérie Chéron riposta :

— Eh bien ! et moi ?

Par politesse elle ajouta, sans grande conviction :

— Et vous ?

Au fond, la crainte de ne plus être la seule et unique étoile du lieu, lui faisait grincer les dents, la nuit.

Anna Bithaud resta donc au Colorado.

Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne sut pas se garantir, ce fut, chaque jour, l’assaut à sa caisse mené par ses pensionnaires, lesquels, sous le prétexte de costumes à commander, de dédits à payer et autres balançoires, venaient lui soutirer des avances.

— Tu comprends, mon vieux, si tu étais un mufle comme les autres, on ne te demanderait rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es douillard comme un Crésus !…

Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait pas à de si honnêtes paroles. Et dans son coffre, à la place des billets bleus, s’entassaient les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer, des sommes déjà importantes.

Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture approchait. On avait répété ! Lourbillon, régisseur et directeur de la scène, se proclamait encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait à apprendre leur métier à toutes ces mazettes « qui ne savent même pas marcher ! » Il n’y avait plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du Nouveau Concert, et en route !

Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes dont il avait assumé les gigolettes, les priant de lui prêter quelque publicité pour subsister. Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs, c’est là leur moindre défaut. Dans toutes les rédactions, la réponse fut la même :

— Nous ne demanderions pas mieux, cher ami, que de vous ficher toute la réclame possible, mais ça ne passerait pas ! Le journal n’insère que les notes des concerts qui ont des traités avec l’administration. Allez donc vous entendre avec l’administrateur !

Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement le portefeuille directorial, et Fernand perdit quelques illusions qui lui restaient encore sur la gratitude et le désintéressement de la gent plumigère.

En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça avec ensemble et en termes cordiaux la naissance du Nouveau Concert. C’était bien le moins !

Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles âmes qui font le chantage au billet de faveur. Ils étaient toute une flopée, menaçante au refus d’un fauteuil d’orchestre ou d’une loge : le plus infime écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison, l’air agressif, quand le contrôleur trouvait vraiment excessif cet assaut d’un théâtre, dont les frais étaient payés par un seul répondant, qui avait le devoir de faire le plus d’argent possible — pour faire honneur à ses affaires.

— Jamais ces bougres-là ne venaient quand il y avait un four… mais seulement, au moment où l’on avait besoin de toute sa salle pour rattraper les mauvaises passes, grognait la buraliste !

Ah ! on pouvait attendre, si l’on comptait sur leur discrétion ! Il fallait leur donner tout ce qu’ils demandaient, sans cela gare la casse !!!

Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs, auxquels on refuse soit une revue, soit sa petite femme, soit un petit acte… Ah ! c’en était une exigence… Quel abus !

Sans compter que dans les mêmes journaux payés, pour lesquels Fernand se ruinait en traités, annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait journellement un monsieur qui démolissait en première page par une chronique de deux colonnes ce qu’avec les efforts de sa publicité payée il avait édifié à la quatrième.

Et Fernand n’avait aucun recours contre le journal malhonnête qui trahissait les intérêts desquels il payait la défense.

Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait en demeure de donner pour le moins 200 francs de places chaque soir ! Les demandes arrivaient sans cesse d’un tas de rédactions de journaux qu’il avait ignorés jusqu’ici. Des feuilles, qu’on reçoit comme prospectus, demandaient un service de première, etc., etc… « Bref, disait Fernand, deux cents francs par jour font six mille balles par mois, soit soixante mille francs pendant les dix mois qu’on joue !… »

C’était fou, inadmissible, monstrueux ! il se renseignerait et verrait si tous ses confrères étaient aussi dupés que lui…

Hélas ! c’était partout le même abus, et il apprit des histoires d’argent sur Pierre et sur Paul, rédacteurs ici et là-bas, qui lui ouvrirent les yeux…

Mais alors, quoi ?… Eh bien ! mon Dieu, il fallait se laisser faire comme les autres ! Zut, c’était tout de même une sale histoire.

Le premier mois, tout alla bien. Encore que le spectacle ne fût pas extraordinaire, ni les artistes stupéfiants, la soirée qu’on passait au Nouveau Concert valait celles qu’on passait ailleurs. Sans emplir des salles, comme autrefois, le nom de Fernand avait encore une certaine influence sur la recette. Puis les habitants du quartier tenaient à se rendre compte de la nouvelle attraction qu’on leur apportait. Tous frais payés, ces premiers trente jours se soldèrent par un bénéfice.

La saison se poursuivit avec des fortunes diverses. On eut des demi-fours et des demi-succès. Rien de décisif. Toutefois, le second semestre du loyer fut perçu recta par le propriétaire. En somme, à la clôture, le résultat était nul. On avait vécu.

Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent les vacances à la mer comme de bons bourgeois.

XXVI

La seconde saison allait ouvrir.

Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui remit une carte :

— « Madame Bonarien, Bruxelles, » disait le bristol.

Madame Bonarien ! Serait-ce la femme ou la mère de Bonarien, le journaliste le plus craint de Belgique et que connaissaient tous les acteurs retour de là-bas ?

Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était, la reçut avec force salutations, en raison des considérations dues… à son fils, car c’était sa mère.

L’aspect de cette femme était sympathique : l’œil était aimable, très fin ; la bouche avait conservé, malgré l’âge, une dentition irréprochable, et toute la personne de cette petite vieille exhalait un parfum de propreté, de netteté méticuleuse qui séduisait très fort.

— Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service, et comme je vous sais « aussi intelligent que bon… » vous allez me comprendre.

— Parlez, madame…

Et elle commença :

— J’ai 76 ans, — oui, je sais ne pas les paraître, mais je les ai tout de même.

» J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans m’arrêter, sans repos, pour subvenir aux besoins de mon fils et aux miens… J’ai perdu mon mari voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs… à vingt-trois ans, j’étais veuve, avec un enfant sur les bras. J’étais riche, je me suis ruinée… Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte pour deux vies : la mienne et celle de mon fils. J’ai passé des nuits à travailler pour payer son collège, ses études et il n’a pas même pu être reçu bachelier… Je l’ai poussé dans toutes les affaires, il a essayé de tout sans succès !

» Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui recevoir même un acte ! Il a écrit des milliers et des milliers de pages, essayé des chroniques, des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style assez bon pour se décider à le publier… Il a essayé d’apprendre la musique, il a dû y renoncer, il ne pouvait pas, il ne comprenait pas… Des amis de notre famille l’ont recommandé à de gros négociants qui le prenaient par amitié pour moi, et régulièrement, deux mois après, mon fils me revenait, remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en pouvaient rien faire, son intelligence étant fermée à tout… Et, pendant ce temps-là, je travaillais toujours…

» Enfin, un beau jour, il eut l’idée, — à cinquante-deux ans ! — de faire du journalisme. J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que je ne m’intéressais plus à ses efforts qui, pour moi, étaient d’éternelles faillites… Bref, un soir, il sort ravi d’une représentation théâtrale de Liège. Un chef d’orchestre de Munich était venu conduire un opéra de Wagner, et la salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son orchestre. Mon fils, sous l’impression toute chaude de cette belle manifestation, écrivit six pages d’enthousiasme lyrique, et porta le tout dans le plus grand journal de la ville, certain qu’on allait lui prendre son article, pour lequel il ne demandait rien que le plaisir de le voir imprimé… Cette fois, le directeur du journal en question le fit venir et lui tint le langage que voici :

— Mon cher monsieur, vous m’avez apporté six pages de copie, qui sont d’un style à la portée de tout le monde… Mon Dieu ! oui… C’est trop facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent aux gens qui en ont… et de le dire et de le répéter… Cela porte d’une façon régulière, simple, sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça ne fait pas monter le tirage, et ne donne aucune personnalité au journal ni au journaliste auteur de l’article.

— Mais que faut-il donc faire, demanda mon fils, pour être une personnalité ?

— Se créer une « spécialité, » répliqua le directeur. Savoir oser, monsieur, tout est là… Tenez, ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le talent de M. X…? Eh bien, démolissez-le avec la même sincérité que vous l’avez encensé, faites-moi un article de critique terrible, trouvez tout mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme !… On prendra cela pour de l’esprit, allez… essayez et revenez me voir…

— Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire le contraire de ce que l’on pense !…

— C’est une affaire d’habitude, monsieur.

— Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien qu’il se créa en six ans une spécialité, comme dit son directeur. Mais une spécialité telle, ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui de toute impossibilité d’écrire deux lignes de vérité sur quelqu’un ou sur quelque chose. Il a pris une telle habitude du démolissage par principe, que, maintenant, il ne fait plus autre chose… et il nous gagne beaucoup d’argent.

— Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame, me fait l’effet de faire un métier de petite crapule !

— Mais non, mais non, répliqua doucement la petite vieille. Vous ne savez pas… J’ai conservé sur lui une telle autorité que c’est moi qui règle sa ligne de conduite… Ainsi, tenez, je lui défends de s’attaquer à ceux qui sont en plein succès… à ceux qui jouissent de la faveur publique. Cela ne servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour un sot. Mais, ceux dont la chance baisse… ceux dont la popularité diminue… ceux qui se débattent…

— Bref, vous êtes les assommeurs des gloires mourantes, c’est charmant, vous êtes une jolie paire d’âmes… Compliments !

La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit :

— Oh ! pas d’ironie, monsieur… On fait le métier qu’on peut… Il les a essayés tous… et il est incapable d’en faire un autre, mon pauvre enfant… C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une habileté méchante à son service, et pour tout don… Le bon Dieu ne favorise pas tout le monde, monsieur… Remerciez-le de vous avoir donné une intelligence suffisamment forte pour vous permettre d’être bon, de vous faire aimer et de faire applaudir vos efforts par des centaines de mille individus, sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif et inférieur ; en un mot, remerciez Dieu de vous avoir doué de plusieurs intelligences, c’est-à-dire de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un seul, lui : celui d’être méchant… Méchant… s’entend, au point de vue productif. S’il avait eu du talent, monsieur, il eût été le meilleur des hommes, alors qu’il n’est que le meilleur des fils… Et c’est pour lui, pour lui, que je viens vous prier de me rendre un immense service, monsieur Fernand ! Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils dans un journal parisien… Vous n’avez pas une spécialité, un journaliste comme mon fils, à Paris.

— Mais si, mais si, nous en avons, s’écria Fernand et plus d’un encore ! Seulement, ils n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est vrai… En revanche, ils sont une bande de petits écrivaillons obscurs… toujours à l’affût…, rôdant dans le sillage des vrais journalistes, écoutant par ci, reportant par là… mentant, inventant, rédigeant des notes d’une méchanceté bête et plate, se faisant les commissionnaires des antipathies, des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant leurs rancunes de ratés ou de guignards par des vengeances sournoises, souvent anonymes, écrites toujours dans la solitude… loin de tous risques, à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs vulgarités de pauvres hommes jaloux et malheureux, ou tout simplement bêtes…

— Ah ! mais… pardon, interrompit madame Bonarien, si mon fils dit du mal de tout et de tout le monde, c’est parce que c’est beaucoup plus facile que d’en dire du bien… et que sa notoriété y gagne. Tandis que vos spécialistes parisiens ne sont guidés que par leur amertume personnelle… soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus quand d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent quand d’autres montent en grade, et surtout qu’ils restent pauvres, alors que d’autres s’enrichissent… Alors, c’est la jalousie haineuse et basse… C’est tout autre chose que ce que fait mon fils !… Il y a une nuance qu’il faut sentir, monsieur… Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une chose si sérieuse qu’on doive prendre souci du mal qu’on y fait…

Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile, elle remit à Fernand le scénario d’une féerie « moderne et satirique », en lui disant :

— Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander mon fils à l’une de vos nombreuses relations dans la Presse, vous pouvez certainement prendre connaissance de ce livret et jouer : Les trois Cheveux de Cadet Rousselle s’ils vous semblent dignes de votre scène…

— La mode est à la rosserie, dit Fernand en riant ; M. Bonarien a, j’en suis certain, réussi à fouetter ses contemporains… je vais lire sa féerie satirique et vous ferai savoir le résultat de ma lecture.

La petite vieille salua, partit, lente et précise comme elle était venue.

Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une surprise le saisit ! cette petite vieille venait de lui apporter l’oiseau rare, les cent représentations du rêve ! C’était épatant ! Bien montée, la pièce tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait ! Ah ! c’en était une veine !

XXVII

La saison commença très heureusement.

Une revuette d’un jeune auteur que Fernand n’avait reçue et montée qu’avec inquiétude, réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif pendant quelques semaines. Tous les Parisiens vinrent voir « ça ». Puis « ça » s’éteignit subitement, et plusieurs soirées durant, on joua devant les banquettes.

Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il, le bon billet, et pas celui de La Châtre, celui du père Bidard ! Avec son espèce de féerie satirique que Bonarien lui avait apportée et où lui-même Fernand abordant la comédie, jouait un rôle de cocu moderne qui le ravissait !

Pour cette pièce : Les trois Cheveux de Cadet Rousselle, la direction du Nouveau Concert n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes de Landolff, décors de Jambon, augmentation de l’orchestre, toute la lyre ! Les frais étaient considérables, et Fernand ne se dissimulait point que si Les trois Cheveux de Cadet Rousselle ramassaient une bûche, il n’avait plus qu’à mettre la clef sous la porte.

Mais, — déclarait-il à qui voulait l’entendre, avec le sourire du vainqueur — cela n’était pas à craindre !

C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche ne fut aussi bûche. Cette féerie bouffe, que Fernand considérait débordante de gaîté et propre à dérider des populations entières, déclancha, dès les premières répliques, autant de bâillements qu’il y avait de bouches dans la salle. Il existait trois actes de cette œuvre géniale et pour leur faire place, on avait supprimé la partie concert. Avant la fin du premier, un bon tiers du public avait déjà pris la porte. A dix heures et quart, comme le rideau tombait sur la fin du deux :

— Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois ? demanda un loustic, à haute et intelligible voix.

C’était le désastre, et c’était la fin.

Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir les oreilles bouchées et les yeux crevés pour ne pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent des colonnes complètes à exterminer Les trois Cheveux de Cadet Rousselle, « cette erreur d’un homme sans esprit ». (A vous, Bonarien !)

Juste au-dessus de l’éreintement du Nouveau Concert, se lisait un paragraphe donnant des nouvelles de la santé de Gilette Norbert : la chanteuse avait été entre la vie et la mort pendant de longs mois et le journal annonçait que, hors de danger, et déjà en convalescence, l’artiste avait fait sa première sortie au Bois. — Aux souhaits de prompt rétablissement envoyés à Gilette se joignaient les vœux de la voir bientôt reparaître en public…

— Tiens ! pensa Fernand, si je lui demandais de faire sa rentrée chez moi ? Qui sait, si elle ne me ramènerait pas la chance ?

Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle voulût bien le recevoir le lendemain.

Fernand était décidé à risquer une dernière séance.


Il était onze heures du matin, quand on remit à Gilette Norbert la lettre implorante de Fernand.

— Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade, qui depuis des mois ne la quittait ni jour ni nuit, je me lèverai encore deux heures aujourd’hui… Cela me repose de cet abominable lit ! En attendant, faites-moi une belle toilette, j’attends la visite d’un camarade.

Avec des précautions inouïes, la garde arrangea, bichonna sa malade, et le médecin étant arrivé au milieu de ces menus soins, permit la levée de Gilette, toute l’après-midi ! « Chic ! Chouette ! Veine ! clama-t-elle comme une vraie gosse. Dans quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte ! »

— En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi le tour de votre lit…

Haletante, toute en nage, les béquilles à portée de sa main, elle s’assit, la figure maigrie, grosse comme un poing, illuminée d’espoir joyeux. — Passez-moi mon peigne, Eugénie ? — Et installée dans un fauteuil bas, avec, devant elle, une chaise encombrée de brosses et d’épingles, elle essaya, pour la première fois depuis des mois, de donner à ses cheveux deux sous d’élégance… Et comme elle était attentive à se peigner devant son miroir, elle aperçut deux petits reflets d’argent dans sa chevelure. Déjà !… soupira-t-elle en arrachant vite ces deux cheveux blancs, cause de son émoi ; et elle se mit à rechercher dans sa mémoire toutes les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles étaient passés ses pauvres cheveux de femme cahotée dans la vie.

Ses cheveux de fillette !… blond châtain avec mille reflets mordorés, si peu abondants, si maigres, si courts, sa petite natte si ridicule, si pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait pendant, très bas dans son dos, pour avoir la sensation d’une chevelure plus longue — que sa coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait parfois mélanger à de faux cheveux de sa mère, des papillotes de l’ancienne mode.

… Les cheveux des temps durs, ses cheveux de misère lissés à la hâte pour ne pas perdre le temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de « trottin » parcourant d’un pas ferme les coins affairés de Paris, son grand carton « tambour » passé au bras.

Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses petits cheveux sans aucune onde, sans la plus petite frange « à la chien, » le plus innocent « accroche-cœur, » ses petits cheveux plats, serrés et sans parure, encadrant d’une ligne sèche et nette sa petite tête pas jolie, pâlotte et anémiée, sans autre séduction que deux yeux intelligents, une bouche fine, meublée de belles petites dents blanches de jeune chien.

Ses pauvres petits cheveux pauvres ! coiffés de petits chapeaux pauvres, couchés sur de pauvres petits oreillers bien ordinaires, bien rudes… comme sa vie !

Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille. Elle se rappelait ses cheveux d’alors. Un peu moins raides, un peu moins tirés, un peu plus brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement toujours simple et sage… Oh ! si sage qu’elle en avait des allures de jeune miss, de sèche gouvernante anglaise ; mais elle les soignait mieux, les brillantait d’une huile parfumée, les lavait, les séchait à l’eau de Cologne.

Les cheveux de l’aisance !… Dame, elle était employée dans une grande maison, quelques pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des reflets dorés comme sa « première », de ces reflets rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux des musées. Elle se le rappelait, ce temps-là, où elle économisait ses appointements de trois mois pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait en arrivant à la maison de couture, pour endosser la robe somptueuse de satin noir fournie par la maison aux jeunes filles dites « mannequins ». Quel temps !… Quelle maison !… Quels patrons ! L’homme et la femme, d’anciens employés parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant jamais ni un sourire, ni un mot d’encouragement, n’étant préoccupés que de vendre beaucoup, toujours, et le plus cher possible. Elle se rappelait ce commissionnaire de New-York venant chaque année acheter des modèles qu’elle faisait valoir sur sa longue et mince personne et qui, un jour, faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue qu’elle était, montrant depuis deux heures sur ses épaules un manteau de fourrure… au mois de juillet !

Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter un brin sa nuque, de poudrer son visage, mais, pour rentrer chez elle, avait soin de relisser ses cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le temps où les placiers lui faisaient la cour… Elle riait gaiement, ni trop libre, ni trop prude, en fille de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés, qui sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue, mais qui tient aussi à ne point se faire d’ennemis dans sa carrière et, à cette époque, elle se figurait « rester dans la couture toute sa vie ! »

Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis, de maladie : son père meurt, elle est anémique, elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses jambes se refusent à rester debout, elle quitte sa maison de robes, patraque, fourbue, désolée, inquiète… Que faire ?


Du théâtre ! Et la voilà mettant sa tête au point, l’eau oxygénée fait son œuvre, les cheveux blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent. C’est la période d’espoirs et de déceptions, la petite tête d’Anglaise a perdu de sa sagesse, elle est dans la fournaise.

Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son charme triste et sérieux, et la poudre et le rouge aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant qu’un semblant de gaieté… tout s’en mêlait pour que tout son être ne fût qu’un maquillage extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient rongés par la décoloration, et les voilà qui tombaient en même temps que son cœur souffrait, que sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse…

Ah ! comme elle avait souffert, comme elle avait pleuré, comme elle avait pris la vie en dégoût, en haine « pendant ses cheveux jaunes ! » Et c’est pendant le temps de ses cheveux jaunes, ses cheveux de douleur, qu’elle eut le plus de courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable de se donner deux années pour arriver à faire quelque chose, à être quelqu’un. Et voilà que petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que rien ne démonte : tout le monde lui tend les mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage redouble, elle sent la veine accourir et, petit à petit, de semaine en semaine, de jaunes qu’ils étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux, flamboyants ; c’est une couronne d’or rouge sur sa tête. Ses cheveux pauvres, d’autrefois, comme ils sont loin ! Les voilà bouffants, soyeux, brillants, ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses cheveux de fortune, ses cheveux de succès, ses cheveux de gloire ! Ils sont l’enseigne de sa vie heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le travail ! Ses cheveux deviennent le drapeau de son œuvre et quelques hivers passent.

Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la maladie la frappe : la réaction s’est faite… Et des semaines et des semaines se passent ; elle va mourir… On l’annonce dans la ville… C’est fini d’elle, plus rien ne restera. Et un soir, toute souillée de sueur et de fièvre, elle demande qu’on la peigne… Et elle aperçoit ses cheveux redevenus brun sombre, ses cheveux de misère d’autrefois… Ah ! comme ils sont revenus à l’heure précise !… Est-ce un avertissement final ?…

Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle prie tout doucement, et, tout doucement, tout lentement, elle revient à la vie après des mois et des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise et s’est peignée devant son miroir… et qu’ayant vu deux cheveux blancs elle est restée muette et pensive… Sont-ils seulement la conséquence de la souffrance passée ou bien l’avertissement de quelque phase nouvelle, ces deux petits fils d’argent ? Qui sait ?

Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être heureuse encore, elle se remet à fouetter son courage et son activité, et les projets marchent, et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète d’une ère nouvelle de bonheur se précise et s’affirme dans son cerveau, et rayonnante, rajeunie, elle se lève joyeuse en murmurant : « C’est bien, j’attends ! J’ai la volonté du bonheur et pour quelque temps encore la vie en poche !!! » Povera donna.

Il était quatre heures quand Fernand fut introduit dans la chambre de Gilette qui, recouchée, l’attendait assise dans son lit.

— Mais, cher ami, c’est impossible ! fut la première parole saluant l’entrée de Fernand. Je suis loin d’être d’aplomb… Je commence seulement à me lever ! Votre lettre est absolument folle !

— Mais cette sortie au Bois ?

— Des blagues, hélas ! Des blagues de journalistes.

Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette, le cerveau vide, la figure décomposée et les yeux fous.

Quoi faire alors, quoi faire ?

S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le surlendemain, les artistes étaient convoqués, faubourg Poissonnière, et Fernand leur exposait la situation. Il restait juste en caisse de quoi leur payer à tous leurs appointements du mois courant, et ceux du mois suivant, en guise d’indemnité. Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il n’en tomberait plus même un grain de poussière !

Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du patron, n’hésitèrent point à donner décharge et Fernand allait les prier de se rendre dans son cabinet pour le règlement en solde de tout compte, quand Chérie Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment rien dit, s’avança vers lui et tout bas :

— Voyons, Fernand, vous êtes fou ! N’est-ce qu’une question d’argent qui vous fait fermer boutique ? Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours là ? Il arrosera, je vous l’affirme !

Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa grande vedette et à son portrait sur les placards de l’entrée ! Mais Fernand répondit fermement :

— Non, ma chère amie, c’est assez comme cela. J’ai été un sot, je ne veux pas être une canaille. J’ai déjà assez coûté à vous et à M. Grindot. Et puis, je suis découragé ; je sens que je ne me relèverai plus. J’ai un remords que je ne tiens pas à augmenter !

Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée, les lèvres tremblantes, les yeux chavirés, il était comme un naufragé qui se noie sans plus même appeler au secours. Il avait dépensé son dernier atome d’énergie dans son explication avec son personnel.

Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné à la miséricorde. Elle était furieuse, et elle cria de façon que nul n’en ignorât :

— Eh bien ! vous êtes un paltoquet, voilà ! Et puis, venez un peu encore me demander des services ! Vous verrez comme vous serez reçu !

Et violente, sans daigner aller toucher ce qui lui revenait, elle sortit, dans un bruit de jupes terrible.

Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le long des joues de Fernand. Muets, hébétés, indécis, les cabots demeuraient tassés devant lui.

— Veuillez me suivre ! je vais vous régler, balbutia-t-il, en prenant le chemin de son bureau.

Il allait lui rester en tout soixante-douze francs et vingt centimes !

XXVIII

Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand avait fait bonne mine en public. Dans l’intimité, il redevint homme ordinaire, et fut lâche et récriminateur. Il pleura comme un enfant à qui on a chipé des billes. Le pauvre pantin avait la ficelle coupée. Il eut la mine d’un ministre qui a glissé sur la fatale et inéluctable pelure d’orange.

Il émit cette phrase maladroite et foncièrement injuste :

— Ah ! si j’avais été seul !

Seul ! Pauvre petit ! La déchéance eut été plus rapide, plus irrémédiable. Il était de ceux-là qui ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils crient très fort, sont autoritaires et brutaux ; au fond ce sont des faibles, qui se brisent au moindre obstacle, aussi fatalement que des pipes au tir de la foire.

Par contre, sa femme se montra armée pour la lutte. Elle n’eût pas une seconde de défaillance. Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux, elle fut la parisienne vaillante et aimante qui sait défendre farouchement son bonheur.

Son bonheur, ô dérision ! Il se constituait de ce rossignol sans voix, qu’était son mari, et de son enfant chétif et fragile, joli et décoloré, semblable à une plante automnale que l’initiale gelée guette.

Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice branlant de ces deux faiblesses. Rien ne la rebutait : démarches pour reconquérir un emploi à Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité, se vengeant sur la pauvre, des triomphes de l’autre. Son courage s’émoussait à des armures de rosserie, à des murs d’hostilité.

Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où, un à un, ses bijoux furent engagés — plus facilement que le chanteur désorbité.

Lui, pendant ce temps, pérorait à la Chartreuse, faisait la roue au milieu d’un état-major de marmiteux, qui écoutaient ses jérémiades, à cause uniquement des apéritifs, soldés sur le maigre argent récolté au jour le jour, par la compagne stoïque et agissante.

Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait pris la même route que la quincaillerie dorée. Encore quelques jours et c’était la famine à la porte.

Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit.

La nécessité de prendre un loyer infiniment moins fort que celui qu’ils avaient au temps de la direction, amena le ménage dans un modeste appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau. C’était laid, c’était sombre, mais ça ne coûtait pas cher ; et là était l’important dans l’instant.

Dans l’immeuble même, était installée une minuscule librairie, tenue par une grosse femme qui portait, en étendard, le nom euphonique de Rouchoux : Eudoxie la baptisait en surplus.

La tenancière de la papeterie était une excellente commère, ayant le cœur sur la main, comme on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux était toute ronde. Tête ronde, yeux ronds, corsage en bols de restaurant à bon marché, reposant sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait solidement sur la mappemonde d’une croupe hottentote. Ronde en affaires, également. Et ses affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait du papier encré, sous forme de journaux, et du papier vierge pour les épistoles des petites gens du quartier. De plus, elle louait des livres, vendait des chansons, et, depuis quelques mois seulement, en « éditait ».

Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame Rouchoux, veuve d’un boucher, n’avait rien trouvé de mieux, étant brouillée mortellement avec la lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que de s’avatarier dans une profession qui, a priori, semble comporter une certaine somme de connaissances littéraires.

Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse devant l’Éternel — le Très-Haut doit être imprimeur. — Elle lisait tout : philosophes chloroformiques, historiens inimaginatifs, romanciers psychologues et Bourgetiques, feuilletonistes de rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués, madame Rouchoux épelait également toutes les feuilles publiques.

C’était, sans conteste, la femme de France ayant le plus lu de bouquins et les ayant le moins compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées, tout cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof.

Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment sa vie : Madame Rouchoux s’intéressait, infiniment plus que le ministre de l’Agriculture, au sport hippique.

On ne vend pas impunément le Jockey et le Paris-Sport sans être, un vilain jour, touché par la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine, c’est trop sot, on sera plus malin à l’avenir.

La très respectable madame veuve Rouchoux jouait aux courses.

Elle y perdait avec une assez grande régularité, d’ailleurs, ce qui ne la stupéfiait pas. Nous avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice aurions-nous à mentir ? Et puis ça n’est pas dans notre caractère.

Donc, elle éditait.

Quoi ?

Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme, jeune encore et musicien par surcroît, était entré en coup de vent dans son humble boutique et lui avait tenu ce langage :

— Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre, un vrai.

— Ah !

Ce fut tout.

— Vous doutez, Madame Rouchoux ?

— Moi ? s’exclama la libraire qui savait, pour l’avoir lu — nécessairement, — qu’il ne faut pas contrarier les monomanes.

— Vous doutez parce que vous ne connaissez pas mon œuvre. Vous allez l’entendre. Et il l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano droit montrait ses dents agressives. L’instrument suppliciaire servait à Mademoiselle Rouchoux, fille de sa mère, que le Conservatoire de musique guignait, d’ores et déjà.

— Écoutez !

La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une marche entraînante et bien française, puisqu’elle était un peu fraîche de réminiscences de Wagner et de Verdi. « C’est que c’est que ça y était ! » Elle avait le sens critique du populo. Quand le musicien eut broyé sous ses doigts puissants et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame Rouchoux savait l’air et le chantait.

— Ah ! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça aura un fier succès ! eut-elle la candeur de dire, naïvement enthousiasmée.

— Cette chanson, je vous la vends.

— Ah ! bah ! à quel titre achèterais-je ? Je ne suis pas éditeur, éditrice, éditeuse… je ne sais pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire.

— Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez éditeur, je n’aurais jamais songé à venir vous trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne. Vous m’auriez offert généreusement deux louis pour les paroles et la musique d’une chanson qui rapportera ses petits dix mille francs. Je veux, il me faut absolument deux billets de cent, l’huissier est à mon huis ; sauvez-moi en vous enrichissant, bonne et exquise, madame Rouchoux !

Cet argument décida la brave femme. Elle allongea la somme, bien décidée à ne considérer ce débours uniquement que comme une avance, un prêt. Le samedi qui suivit, Paulus chanta Le Trombone sentimental. La salle trépigna d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens fredonnaient l’air approximatif de la chanson. Les commissionnaires demandèrent à Madame Rouchoux des exemplaires du succès ; elle se décida à publier la machine. Elle gagna la forte somme. A partir de ce moment, ce fut une ruée, chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui liquidèrent des soldes, les raclures des tiroirs. Elle mangea rapidement le bénéfice de sa première opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui, pour elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon éditorial, elle n’avait plus le temps de lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle devinait madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la gent chantonneuse lui tira une ou plusieurs plumes. Cela devenait douloureux à la fin. Pourtant elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience de rendre service, de loin en loin, à un bon diable, dèchard et talentueux. Parmi ceux qu’elle considérait comme tels, était un nommé Stéphane Griboul. Il possédait un talent très réel ; malheureusement, ce talent ne fleurissait qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il bâcla sur le marbre d’un caboulot six chansons quelconques. Un copain, musicien d’importance, griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté chez la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista et, comme toujours, se laissa attendrir. Le musicien surtout lui en imposait. Il tenait le grand orgue dans une église aristocratique de Paris, ma chère ! L’affaire fut conclue et la bonne femme fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir, quand sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire fut mise en demeure de déchiffrer la musique acquise dans la journée. Horreur ! Six fois de suite elle moulut la Marseillaise ! Jamais on ne s’était offert la tête de l’innocente madame Rouchoux dans de pareilles proportions. Et c’était un homme d’église qui avait fait cela. Donc la libraire devint voltairienne et anticléricale à épouvanter un rédacteur de la Lanterne.

Elle n’eut plus qu’un désir : se débarrasser de son fonds d’édition. Les coquins l’avaient écœurée.

Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter de livres neufs, en louait chez la mère Rouchoux à deux sous le volume. Les deux femmes avaient bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis et aussi leurs espérances. La marchande de papier connaissait Fernand pour l’avoir entendu chanter en ses jours de triomphe au Colorado ; Mésange lui plaisait pour sa distinction et son courage à la lutte pour la vie. Une idée assez ingénieuse germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition de la sextuple Marseillaise. On la bernait parce qu’elle était une pauvre femme illettrée, sans défense devant les fausses larmes et la faconde des astucieux auteurs ; monsieur Fernand était un homme, lui, il savait écrire et composer. Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne national pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un moyen d’obliger ses nouveaux amis, avec discrétion, sans les froisser. Oh ! cœur d’or ! jamais las d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la goualante de Rouget de l’Isle !

Avec une timidité charmante, un matin que Fernand prenait sur une pile son journal préféré, madame Rouchoux l’interpella. Questions sur l’avenir :

— On m’a promis quelque chose de très sérieux pour bientôt, mentit-il avec un peu de rouge au front.

La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle savait par l’intermédiaire de Blanche Mésange que la misère encreuse avait succédé à la gêne.

— Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas avec moi, je connais votre situation, j’adore votre bébé et je veux essayer de vous être agréable. Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui offrit de prendre sa succession en tant qu’éditeur.

— On me roule tous les jours que Dieu fait. Je ne sais pas résister à ces monstres d’auteurs, ils me mettront sur la paille. Vous, vous saurez tirer parti des quelques rares bonnes choses que j’ai en magasin, Oh ! il n’y en a pas lourd ! Avec vos connaissances techniques, vous éditerez d’autres histoires que vous saurez choisir avec discernement. Ça vous tirera peut-être d’un mauvais pas ; moi, ça m’obligera.

Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était tout ému de l’aubaine et, surtout de la façon charmante dont on la lui offrait.

— Et de l’argent ?

— Nul besoin : je ne vends pas, je donne. Si vous réussissez, vous me dédommagerez.

— Soit pour ce qui est édité, mais pour les nouvelles œuvres à acheter et à publier ?

— Mais j’y ai songé, parbleu ! Comme j’étais trompée outrageusement, j’ai eu de la chance ces jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet argent, je le reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez en vous en servant et en le faisant fructifier.

Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista pas à la tentation d’embrasser comme du bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme une éponge.

— Ah ! vrai, vous êtes une brave femme ! mais si je ne réussissais pas ? tout est possible.

— Nous nous consolerons en pensant que j’aurais perdu le double à acheter quelques centaines de « Chant du Départ » et autres « Marseillaises ». Ah ! les monstres, ils vous dégoûteraient du patriotisme ! C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux.

Huit jours après, Fernand était éditeur.

XXIX

En elle-même, la vente des chansons n’était pas mauvaise. Moins bonne pourtant que s’il avait pu faire quelques créations sensationnelles, comme autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On n’allait plus au bois du triomphe.

Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du monde qui payaient bien, mais n’apportaient aucun appoint à la réputation du chansonnier-chanteur. Des soirées aussi à Montmartre, dans des boîtes subalternes qui suaient l’ennui et la faillite. C’était tout. C’était peu.

Blanche Mésange réconfortait Fernand de son mieux.

La comptabilité, chose neuve pour l’ancien tailleur socialiste, le prenait tout entier. Maintenant le « chanteur florentin » bedonnait légèrement, s’embourgeoisait. Son unique rêve était de « faire face à ses affaires ».

Si ses anciens copains de la Maison du Peuple l’avaient entendu, ils en auraient hurlé !

Sans avoir publié de ces très grands succès, qui font riche un éditeur en une année, il constatait, non sans orgueil, que l’avoir et le doit s’équilibraient à peu de chose près. Pourtant, trois mille francs manquaient en caisse pour que sa balance fût tout à fait exacte, mais ce vide allait être comblé par l’appoint des sommes que la Société La Croûte de pain, protégeant les intérêts des auteurs, éditeurs et compositeurs de musique, devait lui payer, au commencement du trimestre.

Il avait édité quarante chansons. Il supputait que cela devait lui donner, au bas mot, cinq mille francs de droits pour sa part d’éditeur.

Une fois de plus le pot au lait des illusions se brisa sur la route.

La veille d’une lourde échéance, on lui notifia de la puissante Société que sa prétention n’avait plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif décidait en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait plus admis à émarger, s’il ne justifiait de la publication de cinquante « œuvres » musicales (paroles, musique, chant et piano).

Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide. Qu’allait-il devenir ? Il se considérait comme déshonoré du fait que des traites, acceptées par lui, allaient rester impayées !…

Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo qui, dix ans auparavant, considérait presque accomplir un acte admirable en « estampant » ses fournisseurs, de pauvres diables de petits commerçants, restaurateurs, hôteliers, cordonniers, tous ceux-là, pitoyables et dèchards, qu’un paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement qu’au figuré.

La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra l’idée de liquider son fonds d’édition.

— A qui ?

— A Drulom, parbleu !

— Jamais à cette fripouille.

— Une fripouille qui a toujours de l’argent libre et qui, seul, peut te tirer d’embarras.

L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait qu’il fallait, stoïquement, attendre la liquidation judiciaire. Ils n’avaient volé personne, tous les auteurs avaient été payés intégralement. Quelques fournisseurs devraient patienter : ils le pouvaient, étant riches. Les sommes dues n’étaient en somme que du profit qui se faisait attendre, voilà tout.

Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette idée le rendait enragé !

Jamais ! Il aimait mieux, cent fois, bazarder tout le fourbi. D’ailleurs la preuve était faite. Il n’était pas commerçant pour un sou. Il se laissait gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer et remonter sur les planches.

Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne se rendait pas compte que sa jolie voix d’antan avait été rejoindre les neiges anciennes.

Ces deux considérations le décidèrent : sauver son honneur commercial et reparaître en public.

— Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon, appelé en consultation, plaque si tu veux, mais garde-toi une poire pour la soif : tu as charge d’âmes. Tu es marié ; de plus, tu es père. Tes créanciers, en admettant qu’ils n’acceptent pas de te donner du temps, ce qui n’est pas du tout probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout de suite ; tu obtiendras ton concordat ; tes livres font la preuve de ta bonne foi ; tu n’as pas fait la fête avec leur argent, n’est-ce pas ? Tu pourras continuer, tu complèteras tes cinquante chansons et, cette fois, les citoyens de La Croûte de pain ne pourront plus te refuser comme sociétaire.

— Oui, mon vieux, tu parles comme un livre doré sur tranche, seulement au moment de mon admission possible, les premières chansons qui constituent mon fond, auront cessé de plaire, elles ne rapporteront plus un rond de droits, et ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le montant des sommes réparties !

— Qu’est-ce que tu me racontes là ? s’exclama le naïf Lourbillon, mais l’argent encaissé par la société t’appartient ! on t’en doit compte !

— Tu crois ? Pauvre ! La Croûte de pain ne doit et ne donne de raisons à personne.

— Je comprends très bien que, ne t’ayant pas encore admis parmi eux, ils se refusent à toucher pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils conservent le tout, voilà qui est raide, par exemple !…

— Oui, mais… qu’est-ce que tu veux y faire ?

— Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble que si tous les intéressés s’avisaient de protester, ils auraient tout de même gain de cause.

— Cela est certain. Seulement les auteurs débutants, les éditeurs peu fortunés se détestent entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui fait que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en prend à son aise et ne paye que contraint.

— Et l’on tolère cela en haut lieu ?

— En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche.

— Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des pauvres diables ; ça vaudrait la peine !

Il y avait beaucoup d’exagération et un peu de vérité dans la diatribe de l’éditeur mécontent.

Fernand prit la résolution d’aller rendre visite à Drulom, bien que le personnage lui inspirât plutôt de la répugnance.

Drulom, agent lyrique et éditeur de musique, habitait rue Paradis-Poissonnière un appartement spacieux, au deuxième étage d’une maison d’apparence cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement, sauf les boutiques louées à un fabricant de porcelaine et un commissionnaire en marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va et vient commercial ; il ne tolérait au-dessus que l’exploitation Drulom. Pourquoi ? Simplement parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux possesseur de ces six étages à gros rapport.

Drulom, ex-comique de café chantant, n’était pas un personnage ordinaire. Ancien élève de l’École des Mines, chassé un jour pour avoir dérobé à ses camarades de menus objets : livres, bijoux, il était allé échouer dans un beuglant de faubourg. Il sut se débrouiller tout de suite. Ses appointements étaient plus que modestes, il les allongea en prêtant sur gage à ses confrères mâles et femelles.

Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa à ce genre d’opérations un assez joli pécule. Loin de le dilapider, il décida de le faire fructifier. Ses succès comme chanteur étaient minces ; il en sécrétait du fiel et de la bile, car il était vaniteux, bien qu’il affectât la simplicité.

Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à la fois agent lyrique et éditeur. — Son principal fournisseur fut lui-même. — Comme ça, il n’eut pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité de la marchandise. Ses chansons en valaient bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au succès. A quoi bon ? les couplets qui lèvent le rideau touchent les mêmes droits que le gros succès.

Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes de revues, des petites femmes qui chantaient comme des portes mal graissées, mais qui possédaient des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé obligeait ses clientes à ne chanter que ses œuvres. A ce trafic il gagna beaucoup d’argent. Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse part sur les engagements. — Jusque-là, rien que de licite ou à peu près. Ça le devint moins du jour où, pour donner plus d’extension à son petit commerce, il fit passer des notes dans des journaux spéciaux, où il demandait des jeunes filles ayant un peu de voix et se destinant à la carrière lyrique. Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales parisiennes et provinciales. En quinze jours, l’habile homme vous confectionnait une gambilleuse, une diseuse, une romancière à l’usage des villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes improvisées n’avaient pas toujours atteint leur quinzième année. Ça, c’était du nanan. Drulom s’en pourléchait les babines.

Il avait des exigences de pacha, et les fillettes des complaisances d’odalisques. Il fallait vivre ! La nécessité n’était pas toujours le moteur de ces vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage, lui amenaient un solide contingent de filles pubères, ou presque.

Drulom avait une face immonde de prêtre défroqué. Rien que sur sa mine on aurait dû l’incarcérer. Le vice transsudait par tous les pores de son sinistre individu. Lèvres minces et décolorées, front bas et fuyant vers un crâne déprimé, tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était l’homme le plus aimé de Paris. Pouah ! des virginités vraies s’offraient à ce monstre pour un engagement dans un bouiboui de chef-lieu d’arrondissement où, neuf fois sur dix, la scène n’était que l’antichambre de la prochaine maison close !

L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne la traite des blanches. Tout le monde le savait, nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom n’était pas uniquement agent lyrique et qu’il rendait des services à la maison du coin du quai.

En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par une vieille dame à mine de « douairière qui a eu des malheurs ». Bonnet de dentelles à rubans, anglaises tirebouchonnantes.

— Vous désirez, monsieur ? questionna l’introductrice aux façons respectables.

— Entretenir M. Drulom d’une opération qui peut l’intéresser.

— M. Drulom, monsieur, est très occupé ; je pourrais peut-être le suppléer ?

— C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du mien, balbutia Fernand, intimidé par les grands airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom.

— Comment vous nommez-vous ?

— Fernand, le chanteur.

— Oh ! parfaitement, monsieur. Je vous connais, de réputation du moins, fit-elle en baissant pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom, il sera très heureux de vous recevoir.

Sortie de la vieille. Quelques minutes après, réapparition de sa figure respectable et prière au visiteur de l’accompagner.

Fernand fut introduit dans un cabinet de travail d’une très belle tenue qui jurait avec la profession proxénétique du maître de céans : large bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement ciselés ; sièges solides et hospitaliers ; bibliothèque garnie de livres modernes, choisis avec discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale, de style scrupuleusement approprié.

Drulom était certainement une canaille, mais sûrement aussi son intellectualité était supérieure à celle des faiseurs de sa profession. Cet ingénieur manqué était ingénieux : il n’ignorait pas que le cadre en impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon qu’il décidait les jouvencelles à entrer dans la carrière lyrique et, par surcroît, quand il était d’humeur galante, dans sa chambre à coucher.

Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement ; une main aux doigts spatulés de chourineur.

— Comment, vous ! Ah ! je suis heureux. Madame m’a dit en deux mots ce qui vous amenait. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable. Dame ! entre confrères !

Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère ! ah ! non ! par exemple ! Enfin, il fallait avaler la couleuvre.

— Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de céder mon fonds d’édition. Êtes-vous disposé à racheter ?

— Pourquoi pas ? Vous avez quelques machinettes qui ne sont pas mauvaises, puisqu’elles sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein de sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées, nous nous entendrons, aisément. Combien avez-vous de chansons éditées ?

— Quarante ?

— Parues depuis combien ?

— Trois mois.

— Et vous lâchez au moment de la répartition ?

— On refuse mon admission à la société.

— Ah ! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui exige cinquante chansons. Pourquoi ne pas publier les dix dernières ? Vous seriez en règle.

— Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité, Fernand. — Ensuite en aurais-je — il avait pressenti le : on en trouve — je suis las, j’ai conscience de ne pas être taillé pour ce métier ; je désire céder.

— Combien ?

— Dix mille francs.

— Eh bien ! mon petit, pour un garçon qui avoue de ne pas être organisé pour le commerce, vous ne vous embêtez pas.

— C’est ce que ça m’a coûté à publier.

— Mauvaise raison. Je vais vous donner cinq mille francs ; et encore, parce que c’est vous !

Drulom fit le geste auguste du financier qui ouvre le tiroir de sa caisse pléthorique.

— Vous m’étranglez.

— Je vous comble. Nous signons demain. Mais en attendant, comme je connais la vie, que, parfois, vingt-quatre heures peuvent être désastreuses, voici votre argent ; donnez-m’en décharge. Et, vous savez, je n’exige pas que vous m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire que je suis une immonde crapule à tout le monde, en sortant d’ici : voilà qui ne me gêne pas dans les entournures.

Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un mot de protestation. Il avait hâte d’en finir. Déjà l’argent en poche, il se retirait, après un salut court, quand Drulom l’arrêta :

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Mon métier, chanter.

— Où ?

— Je trouverai.

— Hum ! Ça sera dur. Voulez-vous faire un tour en province ? Cela vous reposera. Et voyez comme aujourd’hui je suis de bonne composition, je vous engage pour trois mois ; j’engage également votre femme, la petite Mésange.

— Les conditions ?

— Huit cents francs par mois globalement, pour ménager les susceptibilités de chacune des parties.

Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave homme, sans le facies du criminel qui blague ses victimes.

Fernand ne discuta pas, il considérait cette offre comme une aubaine. Il partit réconforté !

Drulom valait décidément mieux que sa réputation.

L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait les paumes en signe de joie. Il venait de faire une fructueuse affaire et de se donner les apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait souvent. Oh ! ça n’était pas un paresseux, celui-là.

XXX

Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas, à Rouen.

Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait toujours d’une façon charmante, phrasant à la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix ne passait plus la rampe, elle était comme « fanée ». Et tout de suite, ce fut une grosse désillusion pour les habitués des Folies-Bergère et de l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait être sensationnel et qui resta en grisaille.

Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue, comme toujours. Infortunée Mésange, c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui sauva la situation : si elle ne décrocha aucun bravo pour son talent, elle obtint un véritable triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors sa trente-cinquième année — avouée — et la plénitude de son charme de blonde grasse. Le manager trouva donc, tout de suite, son profit dans la combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements périmés de l’ex-irrésistible chanteur, la partie masculine de l’assistance s’enflammait fort passionnément devant le décolleté de la divette, savoureuse comme un fruit mûr à point.

Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen traversait la Seine et venait applaudir Mésange. Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à celle qui en était l’objet et qui avait rarement été à pareille fête. Ces applaudissements, au contraire, suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait plus que de moins en moins la douceur pour lui-même.

Juste retour ! Ce qu’autrefois Mésange souffrait dans sa vanité cabotine froissée, l’ancien triomphateur le subissait à présent, endolori à en crier ; chacun son tour ! Mais, lui, fut plus injuste, étant au fond moins aimant, plus gâté aussi, car il sied d’excuser bien des choses. Il se considéra comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes éclatèrent. Le soir, il se plaignait avec fiel et amertume.

Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans hauteur.

— Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre ! déclarait-il.

Elle ripostait :

— Je ne comprends pas bien.

— Tous ces olibrius qui tournent autour de toi, qui t’envoient des bouquets avec leurs cartes et des bonbons avec des billets doux, me donnent l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire, d’un mari complaisant !

Mésange s’emportait :

— Ce que tu dis là est stupide ! Est-ce que je suis cause du succès qui me vient ?

— Sûrement, que tu n’en es pas cause ! Et puis il est propre, ton succès ! Si tu t’imagines, ma petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces imbéciles !

Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la nuit, qui porte conseil, remettait la paix dans le ménage ; mais le lendemain, dès les chandelles allumées, aux premières acclamations saluant le corsage de Mésange, Fernand, de nouveau, entrait dans des rages folles. Quand son tour de chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il jetait à l’orchestre des chansons violentes et récriminatives, des chansons de lui, ses chansons pour l’Idée, socialistes et libertaires, qui n’étaient pas au programme et où il déchargeait son âme ! Les autres, l’ennemi, le public, les gens en habit se sentaient visés. Que diable ! ils avaient payé pour s’amuser et non pour supporter un cours de collectivisme hostile ! Et des scandales se déchaînaient :

— Hou ! hou ! autre chose !

Cependant les galeries supérieures rigolaient.

— Vive la Sociale ! A bas les aristos !

— A la porte, l’anarchiste ! ripostaient ceux des fauteuils.

Grabuge.

Le directeur dut bientôt redouter les conséquences des algarades de ce pensionnaire compromettant. Du commissariat central, il reçut des avertissements motivés ! Le dénouement de tout ceci, fut que la saison suivante, l’engagement de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à Rouen.

Alors, l’existence, pour le couple, se continua pareille, d’année en année, de ville en ville. Pleurs et grincements de dents, décadence, en somme, lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations sur l’oreiller après les querelles dans la coulisse amenèrent, un vilain matin, un double résultat, désastreux dans le précaire de la situation : Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce fut le commencement de la fin de sa beauté. Elle y perdit sa taille et son teint.

Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils ne furent que de la douleur qui passa. La chose s’était produite à Lyon. Les deux petits êtres — qu’est-ce qu’ils étaient venus faire au monde, ceux-là ? — furent enterrés au cimetière des Brotteaux, abandonnés là pour toujours.

Cependant, d’étape en étape, le caractère de Fernand s’aigrissait. Non que la province ne lui payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais tant de théories mal digérées lui restaient sur l’estomac. Il avait mal à son orgueil et la bile en mouvement. Une fois, à Lille, une grève des ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité d’aller « en pousser quelques-unes » dans les meetings, accepta avec frénésie, et au cours d’une manifestation, se fit arrêter, comme il portait le drapeau rouge, en tête d’une colonne de sans-travail.

Le petit Robert, sorti de chez des paysans où on l’avait gardé pendant quelque temps, suivait maintenant ses parents dans leurs pérégrinations, couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en l’amenant par la main — (pauvre mioche, marchant à peine) — au général commandant les troupes mobilisées pour la répression du mouvement émeutier, que Mésange obtint la mise en liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux agents, et toute la lyre !

Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés pour trois mois, un jour d’hiver, une lettre arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont l’adresse avait été tracée par une main défaillante et qui disait :

« Mon petit Fernand,

» Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant pendant quelques minutes, prenez vite le train. Il n’est que temps. Car je meurs. Je vous embrasse. Votre vieux camarade.

» Lourbillon. »

— Nous ne pouvons pas le laisser tout seul ! s’écria Fernand.

— Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon ! s’éplora Blanche.

Le soir même, ils partirent pour Paris.

XXXI

C’était un 12 décembre, le matin, par un froid terrible, et le jour pas encore levé.

Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent, rue saint Vincent, à Montmartre, dormait encore, jeté tout habillé sur le lit pliant disposé dans le bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités furent frappés, du corridor, sur le carreau crasseux de la porte vitrée.

— Qui est là ? interrogea l’homme au tablier, réveillé en sursaut. Et sautant du lit, il atteignit, d’un geste machinal d’habitude, la bougie d’un bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les yeux gros et brouillés du somme interrompu, saisi par la température glaciale ; et tout en tâtonnant de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta :

— Qui est là ?

— C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez bien.

— Ah ! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce qu’il y a de cassé ?

Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le balayeur dit au garçon, apparu au seuil du bureau, la figure fantastiquement éclairée par les sursauts de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes, pendant qu’il claquait des dents :

— Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit être en train de passer. Il râle depuis minuit ; j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas répondu.

— Bon Dieu de bon Dieu ! quelle tuile ! Il ne manquait plus que ça ! C’est le patron qui va faire une poire !

— Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez, il faut que je parte à mon travail !

Le garçon haussa les épaules :

— Vous en avez de bonnes, vous ! Qu’il attende ! Tout à l’heure il fera clair.

— Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous plaît.

Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée de neige et de bise s’allongea dans le couloir.

— Brrr ! fit le garçon, c’est pas un temps à aller chercher le médecin. Je vais finir ma nuit. Tant pis.

Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses paillasses et souffla la bougie.

Vers sept heures et demie pourtant, comme une aube jaunâtre pâlissait à la croisée, le garçon se décida à grimper voir « de quoi il retournait ». Justement le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée, et les deux hommes gravirent de compagnie l’escalier gluant et fétide de l’hôtel.

— Alors, vous croyez que le vieux du 37 va perdre le goût du pain ? demanda l’employé du garni. Le balayeur répondit :

— Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau temps. Voilà bien huit jours qu’il n’est pas sorti. Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine ? Il n’a pas un rond ! C’est malheureux, tout de même !

— Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin, c’est comme ça. On vit de privations jusqu’à ce qu’on en crève.

— Et puis, vous savez, très fier avec ça ! Avant-hier je suis entré dans sa chambre. Il était au pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose : « Oui, qu’il m’a dit, vous seriez bien chic de mettre cette lettre-là à la poste, puisque moi, je garde l’appartement ! » Et il m’a tendu une enveloppe avec les trois sous pour le timbre. Comme je ne voulais pas des trois pétards — n’est-ce pas ! je sentais que c’était le fond de sa bourse ! — il a insisté : « Si, si, mais, eh bien ! quoi donc ? Je ne suis pas un mendigot, moi ! j’ai des économies ! »

— Et c’était pour qui, cette lettre ?

— Pour un nommé Armand, Fernand, quelque chose comme ça, artiste lyrique !

— A Paris ?

— Non ; en province, je ne sais plus la ville ; tout ce que je sais, c’est que c’est parti dans la boîte des départements.

Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble, et s’arrêtaient devant une porte, la dernière au fond d’un boyau sombre et nauséabond.

— Entendez-vous ? fit Gaselin en baissant la voix.

— Oui, mais on dirait qu’il cause ! chuchota le garçon.

On percevait en effet, interrompant le rauque et sinistre soufflet du râle, des éclats de mots, des lambeaux de phrases… des ricanements même. Puis le râle recommençait.

— Il va peut-être mieux ! hasarda le balayeur avec doute. La porte était fermée de l’intérieur, et nulle réponse ne fut faite quand on eut frappé. Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et entra. Gaselin le suivit.

Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé, éclairé par une fenêtre à tabatière dont le châssis en ce moment couvert de neige laissait à peine entrer la lumière ; pour plancher, un carrelage, défoncé en dix endroits, et, pour cloisons, des murailles lépreuses le long desquelles l’humidité avait décollé les restes d’un papier qui retombait en lambeaux déchirés. Pour tout mobilier, une chaise, une malle défoncée et un pot à eau égueulé.

Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer, et dans ce lit un homme, un vieillard, un mourant : Lourbillon !

Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin sans oreiller, Lourbillon, les yeux grand ouverts et fixés au plafond, les mains allongées à plat, prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité inconsciente. Il était d’une maigreur affreuse. Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires décharnés, faisaient plus saillante l’arête du nez, aiguisé et comme transparent. Les rotules de ses genoux et le bout de ses orteils pointaient sous le drap élimé qui semblait recouvrir la rigidité d’un cadavre.

Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le seuil.

— Eh bien ! — tonitrua tout à coup derrière eux une grosse voix cordiale et canaille — est-il transportable, le bonhomme ?

C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable et patenté propriétaire de l’« Hôtel Saint-Vincent ». Il regarda un instant son locataire, haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, puis, prenant son parti, il dit avec la rondeur brutale, non exempte de sensibilité, de l’ancien commis boucher qu’il était :

— Pauvre vieux ! mieux vaut pour lui claquer tranquillement ici que d’être trimballé à l’hôpital par le temps de chien qu’il fait ! Auguste, va chercher un médecin, et au trot !

Le garçon grommela :

— Un médecin, pourquoi faire ?

— Le fait est !…

— Ça serait comme un cautère sur une jambe de bois !

— Il est au bout du rouleau ! appuya le balayeur qui s’était approché du grabat.

— Le médecin des morts suffira bien ! conclut Auguste, ravi de la course épargnée.

Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le râle reprit rythmique.

— Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier, si vous aimez entendre ça, restez ici. Moi, je me tire.

Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste, immédiatement par Gaselin et Auguste.

Lourbillon, en agonie, resta seul.

Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux logeait dans ce garni de dernier ordre, où sa situation, selon les déchéances successives de son destin, avait suivi, comme dans l’immortel roman de Balzac, la même voie descendante que le père Goriot à la pension Vauquer.

Descente qui était une montée en même temps, puisque, à mesure qu’il s’enfonçait d’un degré dans la misère, il gravissait, d’un étage, le calvaire puant qu’était en son ensemble l’« Hôtel Saint-Vincent ».

Au commencement, Lourbillon, vivace encore, jovial et « rigolo », bien qu’attristé de la décadence de plus en plus stupide de la fortune des Fernand, avait loué la plus belle chambre de la maison. Il avait gardé des relations, trouvait de ci, de là, quelques cachets à faire, en banlieue, un camarade pour lui payer la bleue, chaque soir, au « Café Français », et le crédit pour la croustille, chez nombre de marchands de vins qu’égayaient sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces de vieux lutteur de la foire aux chansons.

Puis, Fernand et Mésange travaillaient en province, c’est vrai ; mais dans la bonne province et chez des impresarios sérieux : Lyon, Bordeaux, Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient pas leur ami, les jours de paie. En sorte qu’assez régulièrement un mandat-poste venait égayer l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet pour en signer l’acquit.

Mais le temps coula. Les charges de Fernand, là-bas, aux quatre coins de la carte de France, augmentaient parallèlement à la diminution de ses ressources. Le ménage ne chantait plus que dans des villes moins importantes. De plus en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés. Hélas ! la vie devenait trop dure, et Lourbillon s’installa dans une chambre moins chère.

Il fallait cependant la payer, cette chambre-là. Et Lourbillon tenta des prodiges. Mais en vain. On le revit à la Chartreuse, implorant une matinée de quarante sous, de vingt sous, n’importe où. Personne ne lui tendit la perche. Voûté, catarrheux, édenté et presque chauve, il effrayait les courtiers marrons. Ce comique portait le diable en terre. Au bout de quelques mois, fatigué de n’être point payé, M. Crampart donna le choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement et simplement à la rue ou d’accepter sous les combles — et par charité — la sorte de cellule abjecte qui portait le no 37. Lourbillon accepta.

Encore fallait-il solder le prix misérable de ce taudis, et manger quelquefois. Lourbillon fut celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de loques et chaussé de trous, se présente devant les terrasses des cafés, concurremment aux hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes et aux acrobates du pavé ; celui qui, d’un organe dont on ne sait si l’alcool ou la phtisie ont creusé les cavernes, annonce : « L’Éden-purée » et se hâte aussitôt, vite, vite, avant l’arrivée des sergents de ville, d’érailler une chanson qui lui confère le droit de tendre aux consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière aux gros sous.

Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une soupe de dix centimes aux Halles, et déjeune — déjeuner dînatoire — à neuf heures du matin d’un restant de gamelle à la grille des casernes.

Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse usée ne tenait plus sur ses jambes rompues, et un soir, il se coucha pour ne plus se relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra à affranchir une lettre à Fernand, et ce fut son suprême acte conscient.

Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse, dans la pénombre sale de ce bouge sans air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en agonie.

Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement, cette phrase retentit :

— Mon rasoir ! Voyons, mes enfants. Je ne peux pourtant pas chanter devant le Tsar avec une barbe de huit jours ?

Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses joues creuses, où, en effet, le poil avait poussé depuis peu, et d’un accent irrité le moribond reprit :

— Mon rasoir, voyons ! ma petite Mésange. Vous savez bien que c’est une question d’avenir pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène en Russie ! Vive la joie et les pommes de terre frites ! A nous les troïkas ; mais il faut que je me rase. J’ai la barbe très forte, moi !

Il chanta :

O mon Fernand, tous les biens de la terre…

Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans sa gorge, puis il cria :

— Cette perruque-là ! oui ! celle-là, la noire ! Elle va bien à mon genre de beauté. Mon rouge ! bon Dieu, où est mon rouge ? Lourbillon ? c’est moi, parfaitement ! Ah ! c’est mon tour ! c’est bon, c’est bon ! on y va ! La ritournelle, monsieur le chef d’orchestre, je vous en prie.

Le râle encore. Et soudain :

— Hein ? ça marche ce soir ! Un public en or, je vous dis !

Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement projetés en avant, un sourire crispé sur les lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides, claquèrent tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs reprises.

Il clama :

— Oui ! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais plus rien ! C’était la dernière… la… dernière !… Ah !…

C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon eut un sursaut brusque, puis il retomba en arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet qui vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement, dans un déclanchement hideux, la mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la bouche béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux.

Le râle avait cessé.

....... .......... ...

Vers six heures du soir, Fernand et Mésange, qui, au reçu de la lettre de leur vieux camarade, avaient pris le train, sans rien entendre, ni les objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées de l’agent lyrique, averti, descendirent de voiture à la porte de l’hôtel. Ils s’enquirent bouleversés :

— C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en haut ! Je ne vous accompagne pas, dit le garçon en leur donnant une lumière.

Oh ! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable bâillement du cadavre ! Tout de même, pieusement, et avec des larmes sincères, Fernand et Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes les paupières de l’ami.

Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et amer retour sur eux-mêmes emplit subitement leurs âmes. Et Mésange murmura :

— Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui fermer les yeux, mais nous ?…

Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute, répéta :

— Ah ! nous !…

XXXII

Le lendemain, à la première heure possible, sous la neige fondue qui continuait à tomber du ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi, sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de Saint-Ouen. Avec les pauvres, les formalités ne sont pas longues ! Un gueux de plus à la fosse commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut ! et les sollicitudes sociales ne font pas de zèle pour si peu.

Derrière le corbillard misérable des indigents, Fernand et Mésange, à pied, suivaient seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer cette course peu lucrative, ne jugeait point — pour un mort sans importance — urgent ni nécessaire de marcher à pas comptés. En sorte que, pataugeant dans la boue, les deux derniers amis du trépassé, contraints, par moments, de presque courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur couler sur leurs visages que mouillaient déjà les larmes.

Seuls, Fernand et Mésange ? Non, pourtant, pas tout à fait. Un troisième fidèle escortait Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme, hagard, plaintif, furieux et tout hérissé.

C’était Taupin, un simple chat ! mais dont l’histoire passait en mérite celle de bien des hommes.

Taupin était un matou, tout noir, ras de poil et haut sur pattes, et d’une noblesse de gouttière incontestable. Il était pelé à la nuque, écorché au râble et quelque peu excorié, car son tempérament passionné lui avait valu de nombreuses batailles et maintes blessures au champ d’honneur et d’amour des toits parisiens.

Depuis des années, il partageait le vivre et le couvert, le logis et la table avec Lourbillon, et ne quittait son maître que lorsque le démon de la chair lui tressautait le long de l’échine.

Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent et la moustache en buisson de piques, il s’échappait et ne revenait qu’amaigri, ensanglanté, affamé, mais riche de quelques souvenirs de plus.

Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes, prétendent que les chats n’ont ni attachement de cœur, ni reconnaissance des services rendus. Or, voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon rendit au grand Tout son âme de cigale.

Taupin était « en bombe » depuis près d’une semaine. Cette fois, ce n’était pas seulement à aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort Lourbillon, et là où il n’y a rien, les chats perdent leurs droits, tout comme les rois.

Il y avait une heure à peu près que Fernand et Mésange étaient arrivés — trop tard — et qu’ils veillaient, à la lueur funèbre de la bougie, le corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à coup sur la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit grinça, acharné et volontaire. On eût dit des ongles qui travaillaient à déblayer la couche de neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange, ayant levé les yeux, aperçut bientôt deux pattes noires et entre elles deux points verts, flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour rentrer chez lui.

On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher — le plancher de briques — où il demeura immobile un instant, comme surpris de l’étrangeté de la réception, de la présence de ces intrus, et d’un il ne savait quoi d’inaccoutumé dans la couleur et l’odeur des choses.

Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de son maître et s’étant rendu compte que ces inconnus n’étaient point des inconnus dangereux, il sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna tendrement, non sans lui détacher sur le visage de petits coups de patte de velours affectueux.

Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps, comme inquiet vaguement, il se dressait sur ses quatre pattes, s’étirait, érigeant en bosse son dos souple, et venait flairer de tout près le nez de Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux coups de tête. Et son regard, avant qu’il se recouchât, était soupçonneux, vers Fernand et Mésange, ces deux étrangers installés là. On lui avait changé son patron, si sensible jusqu’ici à ses caresses et si froid maintenant. Mais oui, si froid ! Comme il avait froid !

— Laisse-le ! avait dit Mésange à Fernand, il ne fait pas de mal.

Au matin, quand le médecin des morts arriva pour constater le décès, le chat dérangé gronda, puis se cacha sous le lit, hostile ; mais quand les sombres emballeurs des pompes funèbres, avec leurs chapeaux de cuir bouilli, leurs habits et leurs plaques, prétendirent mettre en bière le cadavre, l’antienne changea. L’animal devint comme fou, bondissant d’un coin à l’autre du taudis, avec un lamento de gorge qui était un sanglot et un rugissement. Les hommes noirs en avaient peur.

— Enfermez votre sale matou ! grogna l’un. Et Mésange put réussir à attraper le pauvre Taupin et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait plus qu’un grand frisson de tout son corps et un petit gémissement, très doux. Il regardait, regardait.

Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher tout au long et lécha le bois.

C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour Saint-Ouen, l’emporta dans ses bras, jusqu’au cimetière.

L’enfouissement de Lourbillon fut une chose rondement conduite. Pas de prières sur la tombe, puisque c’était un enterrement civil. Guère de pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En deux temps, trois mouvements, « oh ! hisse ! attention ! là !… enlevez ! » ce fut pesé ! la bière était au fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent des mains quémandeuses de menue monnaie ; Fernand et Mésange — le corbillard parti, cahotant dans les ornières et les flaques, — se trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de ce trou.

La neige tombait toujours, molle et lente. Les pieds s’engluaient dans un terrain de glaise délayée. A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé, la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et Fernand songea, tout grelottant sous son pardessus de demi-saison (un dernier luxe) et son costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là, entre quatre planches, le bon bohème au menton bleu et aux illusions roses, qui certes était responsable de l’heur et du malheur de son destin, à lui Fernand ! Oui ! Lourbillon avait donné le coup de barre orientant vers les vanités de l’art la vie du modeste ouvrier ! Avait-il à remercier, avait-il à maudire le timonier ? Fernand, dans un éclair, récapitula son existence. Le passé avait été resplendissant, le présent était terne ; qu’allait être l’avenir ? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait être et avoir été. Non, Lourbillon n’avait pas joué les bons génies, et décidément les conseilleurs ne sont pas les payeurs ! Mais il lui pardonnait, ah ! de tout cœur ! A quoi bon se plaindre et réclamer ?

— Tu viens, Blanche ? dit-il doucement. Elle prit son bras.

Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous le collet.

— Enfin ! — marmotta Fernand comme s’il se parlait à lui-même, nous, au moins, nous gagnons encore de quoi manger !

— Demain, il faudra aller chez Drulom, observa vivement Mésange, qu’il nous envoie dans une ville quelconque ! Et tout de suite ! notre voyage de Péronne ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré toutes nos économies. Je suis à sec !

— Nous irons demain, ma chérie ! c’est bien le diable si nous ne sommes pas casés immédiatement !

— Dieu t’entende ! soupira Blanche. Fernand haussa les épaules. Il devenait irritable et nerveux, et tout manque de confiance le souffletait comme une insulte. En tout cas, demain n’était pas loin ; on allait bien voir !

Ce fut vu — assez vite.

La répétition des élèves et interprètes de Drulom battait son plein, quand Fernand et Mésange poussèrent la porte.

Et ce n’était pas un spectacle banal.

Assises sur des chaises, tout autour des quatre cloisons d’une pièce étroite, et comme hypnotisées par le piano où le maître serinait à celle de leurs congénères « dont c’était le tour » la chanson du répertoire patronal qu’elle aurait à promener de l’Est à l’Ouest, et du Midi au Septentrion, une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes jolies, mais toutes vêtues et chapeautées selon une apparence ou pour, au moins, un désir de chic, attendaient, les mains croisées sur des rouleaux de cuir.

Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a observé Franc-Nohain, poète subtil.

En face des jeunes femmes, étaient groupés, en des poses avachies de voyous disloqués, trois gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son élégance au Temple, et dont les cravates rouges accentuaient d’une note criarde la vulgarité de l’ensemble.

Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et luisants d’une pommade qui aidait la frange infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir en ordre au-dessus des sourcils, où elle arrivait, coupée et peignée, en ligne nette et précise.

Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau melon posé en arrière, donnait aux faces de gouapes de ces trois hommes une apparence terriblement indicatrice… précisée par une poudre de riz déposée sur leurs visages de fils soumis.

D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes, grasseyantes de Parigots de Belleville, ils répétaient de tout leur cœur un couplet où les gestes surtout avaient de l’importance, car « leur genre », à ceux-là, était de chanter à l’unisson, et de gesticuler de même, tous trois levaient et baissaient ensemble bras ou jambes : c’était le « Trio Gambilleur ».

Drulom leur serinait depuis trente minutes les vingt-quatre mesures d’un refrain, qu’ils dansaient avec des mouvements d’une grâce… toute « Moulin de la Galette ». Leurs bouches édentées, aux lèvres molles, laissaient passer les paroles, sans les arrêter au passage afin de les formuler ; c’était une débandade de mots inintelligibles, de tons de gosiers gargarisés d’alcools, de grimaces de voyous de barrière, de gestes aux grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs, aux pieds énormes, lourds et laids. Mais Drulom les faisait se ganter et se chausser d’escarpins vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois complets de satin mauve, avec leur haut de forme lilas, leurs trois cannes pareilles, ils entraient en scène, souriant, fardés, frisés, pommadés, des dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de café, et chantaient avec des gestes de marionnettes :

Nous sommes les petits Chéris,
Petits chéris, petits chéris,
De la Vill’ de Paris !

Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la dernière mesure laissait aux trois horribles têtes le temps de saluer, d’un geste brusque et cassé de pantins désignés à la guillotine.

Drulom les avait trouvés chez un troquet du quartier : les deux plus jeunes servaient sur le zinc, et le troisième était « plongeur », c’est-à-dire laveur de vaisselle : ce dernier rinçait les verres et les bouteilles et, connaissant Drulom il avait recommandé ses camarades au maître qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction pour Paris et la Province — et allez donc ! ce n’est pas plus difficile que cela ! et 900 francs par mois !

Ça valait mieux que de sécher les litres, vous savez… et moins long à apprendre !

Trente francs par soirée ! Mazette ! Drulom était épatant !

Après que le « Trio Gambilleur » eut bien en tête l’air de sa chanson, ce fut le tour des dames.

Elles vinrent se placer autour du piano ; toutes celles réunies à cette heure-là étaient des « Romancières ; » et Drulom attaqua :

Au bois de Meudon,
Un jour avec Blaise.

Il battait la mesure sur le plancher avec une énorme canne, et le rythme, scandé de telle façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement qu’avec de la mémoire !

Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait solfier une note ! Toutes ignoraient la plus petite règle musicale. On leur rabâchait l’air pendant une semaine ou deux, et, quand elles savaient les paroles par cœur, en route pour la scène !…

Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du troupeau docile, était une jeune fille de 16 ans à peine.

Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites collées sur les vitres d’une crèmerie de la rue du Temple, afin de trouver une patronne en quête de « petites mains, » elle fut abordée par un monsieur qui stationnait là, depuis un bon bout de temps, dévisageant toutes les jeunes filles venant en nombre chercher des adresses d’ateliers ayant besoin d’ouvrières.

Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la chaussée et, lui tapant sur l’épaule, lui demanda combien elle désirait gagner par jour.

— Deux francs comme toujours.

— Je vous offre cinq francs, mademoiselle !

— Pour quoi faire, monsieur ?

— Pour chanter au café-concert !

— Mais, monsieur, fit timidement la petite, je ne sais pas, je ne saurai jamais !

— Je vous apprendrai…

— Je n’oserai pas, j’aurais trop peur…

— Essayez, vous verrez comme c’est simple, mon enfant… et puis, pensez donc, c’est cent cinquante francs par mois, pour commencer, puis vous gagnerez trois cents !! cinq cents francs !! Vous serez « artiste ».

— Je réfléchirai, monsieur…

Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième fois, la petite carte laissée entre ses jolis doigts de petite fée.

MONSIEUR DRULOM,

Agent lyrique des grands concerts de Paris, Marseille, Bordeaux, Bruxelles.

14, rue de Paradis-Poissonnière.

Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom.

Un mois après on lui avait appris quatre chansons de « Gommeuse ». Drulom ayant constaté, paternellement, que ses jambes valaient la peine d’être vues, avait choisi pour elle, et cela sans hésiter, la tenue qui mettrait le plus en valeur la jeunesse et les beautés de la petite…

— Gommeuse !! C’est-à-dire épaules nues, bras nus, seins nus, jambes nues… on cacherait juste ce qu’on ne pouvait, hélas ! pas montrer…

Drulom lui vendit son premier costume… des bas jusqu’au grand chapeau… pour le prix de six mois de ses appointements !!!

Mais comme il était un brave homme… il lui laisserait la facilité de le payer à raison de 75 francs par mois… il resterait donc à la fillette 75 autres francs pour son entretien, blanchissage, nourriture et son logement !!!

C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée ! Mais elle avait signé… Monsieur Drulom avait d’elle un grand papier… et puis, ce n’était que six mois à patienter ; une fois les premiers frais payés, ça irait mieux… Mais dans six mois, le costume serait fané, il en faudrait un autre, et alors ?

Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui fabriquait les commandes des protégées de Drulom, et lui demanda si elle ne pourrait pas, en cas de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup moins cher… Pensez donc, neuf cents francs pour un costume !

— Je vous donnerai le même pour deux cents, mademoiselle, lui dit la couturière narquoise et renseignée…

— Deux cents francs ! alors, pourquoi est-ce neuf cents, cette fois-ci ?

— Je ne sais pas… moi, je le vends à Drulom deux cents voilà tout…

Alors elle comprit !

Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la petite ouvrière s’imagina que pour le payer et s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être facile d’augmenter ses ressources… Elle allait être au « théâtre, » elle serait jolie dans cette tunique de soie écarlate toute brillante de paillettes… elle était jeune… qui sait ?… Ben oui, quoi !

Elle ne serait pas la première, ni la dernière.

Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot de province, elle fut, la petite malheureuse, la proie du premier gigolo de l’endroit, pris sans amour, sans joie, pour la simple impossibilité de manger, de boire, et de dormir dans du linge propre, avec deux francs cinquante par jour…

Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup de ses prêtresses.

A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître se leva. Non par respect, certes, mais par colère.

Il était furieux, le maître ! et avant que ni l’un ni l’autre des arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir la bouche, il éclata en paroles grossières et comminatoires :

— Ah ! vous voilà ! vous ! eh bien ! vous en avez fait du propre !

— Pardon, Drulom, fit Fernand… Je voudrais…

— Je me moque pas mal de vos pardons et de ce que vous voulez !

Drulom, la main gauche appuyée sur son piano, brandissait férocement dans l’air son poing droit. Les élèves l’admiraient en sa rage. L’exécutante de l’instant en gardait la bouche ouverte de stupeur. Il poursuivit :

— Ah ! vous croyez qu’on lâche comme cela un directeur ! qu’on se bat l’œil des clauses d’un engagement signé ! qu’on prend le train le matin quand on doit travailler le soir ! et qu’on fiche tout le monde dans les choux pour des raisons qui n’existent pas !

— Mais… hasarda Mésange.

— Ah ! je vous conseille de parler ! vous, la grosse ! Vous êtes jolie ! et vous avez du talent ! oui ! comme mon…

Il dit le mot !

— C’est par charité ! vous entendez ! uniquement par charité ! que je m’occupais encore de vous, vous personnellement, la toujours enceinte ! pauvre buveuse d’absinthe ? c’est un vers ! c’en est même deux ! et de Rollinat encore ! Et vos jumeaux de l’année dernière, ils vont bien ?

— Vous savez bien qu’ils sont morts ! répondit Mésange, sombre.

Mais un tel détail n’était pas pour troubler Drulom. Il continua. Il s’exaspérait à mesure :

— En tout cas, vous deux ! c’est fini ! Vous pouvez crever maintenant. Ce n’est pas moi qui vous sortirai de la mouise !

Il se croisa les bras :

— On vous a sifflés à Tours ! on vous a sifflés à Bordeaux ! on vous a sifflés à Bayonne ! Vous n’êtes plus possibles dans les grandes villes ! Et vous vous permettez, par surcroît, de ne pas remplir les conditions que j’ai acceptées pour vous ! Monsieur et madame laissent tout en plan ! Un ami mourant ! Ce n’est pas celui-là qui vous paiera vos cachets, n’est-ce pas ? Ni moi, non plus, du reste, j’en ai assez.

Fernand avança d’un pas et dit :

— Monsieur, vous abusez peut-être de ma patience !

— Moi ? ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne !

— Et celle-ci, comment la trouvez-vous ?

Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater sur la joue blême du mercanti.

Fernand restait en défense, dans l’attente d’une riposte, mais la riposte ne vint pas.

Alors il articula froidement :

— Monsieur, je suis à vos ordres.

Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité :

— Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux vôtres !

Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte et prononça :

— Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur Fernand, ne jamais vous revoir !

Fernand et Mésange sortirent.

Encore une branche qui craquait.

XXXIII

La branche était sèche,
Et l’oiseau tomba.

Les petites filles piaillent cette cantilène, en tournant leurs rondes. Il y est question, dans cette cantilène, d’une catastrophe et d’un malheur ; mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent :

Mon petit oiseau-au,
T’es-tu fait du mal ?

Et le petit oiseau répond, dans la chanson :

Je m’suis cassé l’aile
Et tordu le cou !…

L’histoire lamentable du petit oiseau était celle de Fernand et de Mésange. Ils s’étaient cassé l’aile et tordu le cou.

En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois durant, de retrouver un engagement quelconque pour une ville possible. Les agents lyriques ne voulaient plus entendre parler d’eux :

— Oui ! pour que vous fichiez le camp le jour où la recette est assurée ! Plus souvent ! On vous connaît maintenant.

Ils durent retourner à la Chartreuse, ce hâvre des épaves, cette hotte aux débris, et quémander ce cachet piteux, la tournée de misère.

Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à Coulommiers. D’appartement en logement, de logement en chambre, ils avaient dégringolé, degré à degré, d’année en année, vendant à mesure ce qui devenait un surplus de mobilier. Finalement, le dernier lit porté chez un brocanteur, ils logeaient en garni. Pourquoi garder un domicile à Paris, puisqu’ils couraient continuellement la province ?

Une consolation, qui était une charge de plus, mais qu’ils bénissaient, car elle était désormais l’unique sourire de leur existence, était la présence entre eux de Robert, leur fils, « le présomptif », disait Fernand, aux rares instants où un peu de gaieté lui remontait aux lèvres.

Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de la débine, les jours et les nuits blanches, la mistoufle et la purée, grandissait, pauvre graine chétive aux pousses pâlies.

Ah ! le maigriot gamin souffreteux — qui dînait et soupait en même temps, plus souvent qu’à son tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de bock, dans une brasserie où le garçon consentait à faire crédit — ne se pouvait guère douter qu’il avait été, dans sa première enfance, un poupon riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice somptueuse, aux rubans immenses tombant jusqu’à terre.

Brun de cheveux comme son père, Robert avait les yeux bleus et la bouche tendre de sa mère. Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant encore presque pas, il avait appris, tout seul, à jouer du violon, sur un violon-joujou que son parrain Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes. C’était au moment où l’horizon s’assombrissait pour Fernand et où l’argent plus rare rendait les cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait été le dernier bonheur, en somme, de Robert. Aussi était-il devenu bien cher à l’enfant qui, doué d’un instinct musical remarquable, avait très rapidement acquis une virtuosité surprenante.

A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer avec ses longs cheveux noirs bouclés et ses regards trop expressifs, tant y brûlait une précocité quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du premier coup des concertos et des sonates de Beethoven et de Mendelssohn.

Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la dureté des temps s’aggravant, durent partir extra muros, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux et les sous-préfectures, loin du boulevard et de ce ruisseau de la rue du Bac que tant regrettait madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la botte d’un gendarme, des succès pyramidaux, avec son archet puéril.

Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée et jalouse. Il lui arrivait, si, quelque soir, Mésange, tracassée par les embarras d’argent, oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de pleurer toute la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller personne, mais à grands sanglots muets qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme un mort, vidé de force et de larmes.

D’une sensibilité extrême, il joignait les mains quand Fernand chantait, se gorgeait de musique à s’en rendre malade. Il avait des perceptions spéciales, certains airs lui paraissaient dégager de certains parfums.

— N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la Symphonie pastorale sent la violette ?

Conçu en des jours de prospérité, il était né, certainement, robuste et râblé, avec des reins et des jarrets de jeune lièvre ; mais cette belle santé s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère, et au désarroi de la vie errante. Mal nourri, de gargotes en gargotes, sans cesse secoué dans des trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire, vieilli sans croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée, avec son sourire déjà triste et ses prunelles dilatées, il était comme un tout petit homme que rien n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur.

— Ah ! si nous ne t’avions pas !… lui avait crié, un soir de détresse et d’amertume, Fernand abîmé sur un banc de promenade publique, en un Quimper-Corentin quelconque.

— Eh bien ! que feriez-vous, si vous ne m’aviez pas ? avait interrogé Robert.

Il avait sept ans à cette époque.

Fernand répondit :

— Nous nous tuerions, ta maman et moi ! C’est ce que nous aurions de mieux à faire !

Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles autour du cou de son père, avait murmuré bien bas :

— Oh ! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas heureux, nous trois. Je ne veux pas vous empêcher, si vous avez envie de mourir. Seulement, vous me tuerez avant, dis, n’est-ce pas ?

Robert atteignait à sa dixième année, quand une sorte d’agent marron qui recrutait des troupes lyriques pour les concerts de quarante-neuvième ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières, l’entendit — ce fut l’expression de cet homme distingué — « s’expliquer avec son violon ».

Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc. « Le dab, la daronne et le salé, trois thunes l’un dans l’autre ». Quinze francs par jour. Fernand accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre.

XXXIV

Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville abondamment garnisonnée, estaminet banal pendant le jour, se transformait, le soir, en concert beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs les militaires.

Un piano brèche-dents et une estrade dressée au fond de la salle, entre la porte de la cuisine et celle du closet, suffisaient à effectuer cette métamorphose.

Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir, sur des chaises de paille, trois ou quatre dames chanteuses, bras nus et décolletées autant qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime la chair, chacun sait ça !

Vers six heures, une heure après la sonnerie de la soupe, dans les casernes, l’établissement se remplissait brusquement. Fantassins et dragons, par deux, par trois, par bandes, entraient en foule, casques mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes, tout un fracas de ferraille martiale. Et tout cela s’entassait ; sous-offs, simples cavaliers et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux, tuniques et dolmans, sur les banquettes de cuir râpé, devant des mazagrans un peu plus corsés que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus mousseux que les bières de la cantine.

Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur, un vieux bossu, chauve et glabre, n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur son instrument décrépit, un échange de vociférations professionnelles, dans le heurt des soucoupes, le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde des pipes de mauvais tabac, vite épanouie en nuage opaque au-dessus de cette agglomération de culottes rouges et de boutons de cuivre.

— Eh ben ! mon pays ? ça se tire !

— Encore quatre-vingt-quinze jours !

— La classe ! bon Dieu ! la classe !

Fernand, Mésange et le petit Robert avaient échoué, pour quinze jours, au café Jeanne d’Arc.

Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs, et partiraient ensuite pour Senlis où sont les cuirassiers.

Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la moustache. Rasé comme le commun des queues rouges, il était désormais le pitre à tout faire errant sur les routes départementales. Adieu, l’époque du répertoire personnel et des morceaux choisis ! Costumé le plus souvent en tourlourou grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots énormes, gants blancs en fil de chaussette, et képi défoncé, il interprétait les ahurissements de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la plus grande joie de l’armée nationale. Quelques absinthes pures (très peu d’eau, beaucoup d’absinthe) l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de dégoût les nécessités de cette existence.

Pour l’instant, la troupe de « Jeanne d’Arc » se composait de Mésange, chanteuse égrillarde, — hélas ! — d’une nommée Loulou, danseuse excentrique, dont les dessous, pourtant douteux, allumaient, quand elle levait la jambe, toutes les flammes de la concupiscence dans l’âme collective du public ; d’une énorme dondon, Antonia, romancière patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe ! Le jeune Robert, entre deux numéros, exécutait un solo de violon ; cent sous par jour et pas nourris, tel était le tarif de la maison.

Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres sur le clavier jauni, ce qui fit pousser au piano brusquement attaqué un gémissement de détresse, l’imposante Antonia, une brune aux cheveux gras et mats de teinture noire, se leva et s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des bras comme des cuisses, trois mentons pour le moins, et ses seins monstrueux, comme des mappemondes gélatineuses, tremblaient, à demi sortis d’un corsage très bas, de peluche rouge.

Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse enrouée :

Les turcos, les turcos sont de bons enfants !
Mais il ne faut pas qu’on les gêne !…

A coups de fourreaux de sabres sur le plancher, les cavaliers soulignaient le rythme et les fantassins contrepointaient en choquant leurs verres sur le marbre des tables.

Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau, et, une assiette à la main, commença sa quête dans la salle, se faufilant entre les chaises, égratignant ses biceps nus aux cannelures rugueuses des épaulettes, pincée ici, chatouillée là, saluée au passage, de gros mots ou d’offres obscènes. Mais elle accueillait de la même impassibilité les gravelures et les sous ; au point qu’il eût été impossible de savoir si c’était à ceux-ci ou à celles-là que s’adressait son « merci bien ! » machinal et las.

Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille grêle et bistrée, aux membres de faucheur et aux yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut épileptique, lançant vers le plafond son mollet gaîné de rose-chair.

De toutes parts, l’enthousiasme rugit.

— Plus haut ! Plus haut !

— Encore !

— Hardi, nom de Dieu !

— Je te vois, petit polisson !

Et un trompette de dragons, ayant d’un organe aigu tarataté les paroles d’une sonnerie connue, où il est question, sans pudeur aucune, d’une cantinière, l’assistance, en un chœur forcené, hurla :

— Il est tout noir !

— Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter de gambiller.

— Bravo ! bravo !

Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines, de mains battantes et de bottes trépignant.

La quête de Loulou fut plus fructueuse que celle d’Antonia. Les regards flambaient, les teints étaient rouges, et des décimes plurent dans l’assiette secouée par la danseuse sous les nez excités.

C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange ! La taille épaisse, l’eau bleue de ses yeux devenue trouble, et le blond de sa chevelure passé au henné — car, dans ce blond, tant de gris s’était glissé ! — la bouche détendue et se forçant à sourire, elle gardait pourtant encore un air de douceur jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de la femme-caille, grassouillette et savoureuse, qu’elle avait été, subsistait ; et elle devait se défendre plus que les autres, contre les attouchements trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers étaient amoureux d’elle. Pauvre Mésange !

Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire et ainsi que d’habitude, promena parmi les guerriers jurant, fumant et buvant, l’assiette au billon. Comme elle passait devant un groupe de gradés, un sergent-major mit quarante sous, une pièce blanche ! et lui saisissant le poignet, chuchota avec autorité.

— Je vous attends ce soir, à la sortie !

— Mais, monsieur.

— Suffit, c’est compris ? vous pouvez disposer ! il lui lâcha le poignet et commanda :

— Garçon, une menthe verte !

Pauvre Mésange ! En ce moment, Fernand, un mouchoir de troupier au bout des doigts, dans sa veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval, exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un rat dans sa gamelle. Et l’auditoire se tordait à ses grimaces et à ses contorsions. Ah ! le pain est dur à gagner, même sec !

Cependant l’horloge allait marquer neuf heures. Il y eut soudain un bruyant remue-ménage. De tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce fut un brusque exode de l’assistance presque entière, la salle à peu près vidée en une minute. La rentrée au quartier pour les simples soldats.

Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une heure du matin, conservaient leurs places, étalés sur deux chaises et la cigarette au bec, insolents comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent le troupeau vulgaire, ne sont point faites.

Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et Fernand, deux fois encore par tête, occupèrent la planche. Quelques civils, après le départ de la troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement. Même, le fils d’un des adjoints au maire, un des plus prodigues représentants de la jeunesse dorée du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante Loulou dont les sauts de carpe lui étaient allés droit au cœur.

Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors affalés dans leur coin de salle, c’était, chaque fois que Mésange reparaissait, une manifestation exagérée de bravos et de rappels.

— Bis ! bis !

— Une autre !

Fernand, énervé, finit par demander à Blanche :

— Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là ?

— Rien, mon ami ! ne fais pas attention, je t’en prie ! répondit-elle, avec trouble.

L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait bu, certainement. Pauvre garçon ! Il était excusable après tout, avec cette chienne de vie !

A onze heures, après une ultime bobêcherie de Fernand, le concert prenait fin. Le patron, un petit vieux, obèse et chauve, commença à éteindre ses becs de gaz, les garçons à compter leurs jetons ; le fils de l’adjoint et ses amis sortirent, et les sous-officiers, non sans avoir heurté de leurs fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes, disparurent à leur suite.

Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse, un sac de toile plein de pièces de cent sous, s’assit à son comptoir, au pied duquel se rangèrent pour la paie, les « artistes, » et la distribution de la modique manne allait s’effectuer, quand la porte du café se rouvrit, brusquement poussée du dehors.

— Eh bien, quoi, Mésange ! c’est-il pour aujourd’hui ou pour demain ?

Le sergent-major aux deux francs, blond, avec des moustaches hérissées, la bouche mauvaise et l’œil aviné, se tenait sur le seuil.

Fernand bondit :

— Qu’est-ce que vous dites ?

Il allait s’élancer, mais le patron, vivement sorti de son bastion, le retint par le bras.

L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif, et le sous-officier cria :

— Ah ! tu marches avec le cabot ! Rends les quarante sous, au moins, eh ! traînée !

Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes ricanèrent.

— Et puis non ! tiens ! tu les donneras à ton type ! garde-les !

Le bruit vitré de la porte refermée rageusement et ce fut tout. Fernand écumait. Il regarda Mésange avec des yeux fous. Il balbutia :

— Qu’est-ce que ?… Mais ! non ! tout à l’heure ! se reprit-il avec un geste de menace.

Le patron le raisonnait :

— Voyons, vous êtes toqué ! Vous allez vous mettre à dos toute la garnison. Celui-là, c’est un « chef » rengagé. Il connaît tout le monde. Il ameuterait les deux casernes ! Enfin, quoi ! mademoiselle est votre amie, c’est entendu, mais vous n’êtes pas des bourgeois, que diable ! On n’en meurt pas ! Pour une fois, mon Dieu ! Vous n’êtes pas mariés ensemble !

— Malheureusement, si ! — riposta Fernand, froidement — et madame est ma femme légitime !

— Ah !

Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les bras, comme se désintéressant désormais de tout ce grabuge, et déclara :

— Alors, je ne sais pas, moi ; arrangez-vous ! Mais c’est tout de même une drôle d’idée de faire un métier pareil dans ces conditions.

Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre d’hôtel, Fernand et Mésange n’échangèrent pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert, lourd de fatigue et de grosse peine. Les derniers réverbères se mouraient. C’était la nuit, le deuil, le soir.

Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie sur la table, et Mésange s’écroula sur le canapé pisseux qui servait de lit à l’enfant.

— Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense, cette histoire de quarante sous ?

— Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le jure !

— Allons donc ! va conter ça à d’autres !

Mésange joignit les poings, et très vite :

— Je te le jure ! tiens ! sur la tête de Robert ! c’est un goujat ! Il s’est dit : Voilà une fille comme les autres ! une chanteuse de boîte à soldats ; on a ça pour deux francs ! ça vient quand on la siffle ; ça se couche quand on lui parle ! Est-ce que je le connais, cet homme ? Je ne l’avais jamais vu ! Il paraît que cela a lieu tous les jours ! Nous en sommes arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe qui peut prendre le droit de me cracher à la figure, et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare pas très honorée !

Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit rien. Il songeait que certainement, la malheureuse ne mentait point, et que pourtant il avait des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa un profond soupir et silencieusement, commença à se déshabiller. Ah ! dormir, oublier, s’anéantir !

Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit ; sa colère était tombée. A quoi bon ? Et puis, quoi ! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui pouvait se permettre le luxe d’une jalousie ? ou d’une dignité ?

Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola ; un pli de souffrance barrait son front. Il murmura dans l’inconscience :

— On n’en meurt pas ! pour une fois !…

Mésange, les mains croisées sur un de ses genoux, était restée sur le canapé, les regards fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit Robert qui se rappelait à son cœur. Elle le pressa sur sa poitrine avec passion.

— Attends, mon chéri, je vais te laisser la place pour que tu dormes bien.

L’enfant répondit :

— Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque tu ne dors pas, toi.

— C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin.

Il supplia :

— Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec toi. Je ne te gênerai pas.

Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère, et jusqu’à l’aube, Mésange, la tête de son fils nichée au creux de son épaule, pleura, pleura…

XXXV

....... .......... ...

Et du temps passa !!!

....... .......... ...

XXXVI

Sur la grimpette criblée de soleil qui monte, entre deux talus, de la rive droite du grand Morin au petit hameau de Juche-en-Haut, en Seine-et-Marne, trois êtres, par une brûlante après-midi de juillet, cheminaient, le corps plié en avant, les pieds trébuchant dans les éboulis de pierrailles, trempés de sueur et rendus de fatigue.

C’étaient un homme, une femme et un garçonnet, chargés, l’un, d’une vieille valise, la seconde, d’un paquet noué dans une toilette de couturière, et le troisième, d’une boîte à violon.

— Je n’en peux plus ! déclara tout à coup la femme, en se laissant tomber assise sur le bord de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les verdures roussies des plants de vignes, échelonnées, à perte de vue, à droite et à gauche.

— Encore un peu de courage ! Voilà les premières maisons en vue. Il y à la goutte à boire là-haut ! répondit l’homme en essayant de plaisanter. Il avait une triste figure rasée, sous un chapeau de paille déformé et sali, et la femme, avec un gros soupir, allait se redresser sur ses jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement livide, s’affaissa, à son tour, dans la poussière, en portant la main à sa poitrine, avec ce seul cri :

— Maman !

Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà précipités. Mais l’enfant rouvrit ses yeux qu’il avait fermés un moment. Un peu de couleur revint à ses pommettes, et il dit :

— Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait mal… mais c’est passé !!…

Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient sur lui, et bravement se releva, tout à fait.

— Allons ! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant sa boîte à violon, il reprit l’ascension, le premier, à pas rapides.

Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait dans la grand’rue du village. Un village d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route.

— Il faut maintenant trouver l’auberge à la mère Colin ! émit en soufflant et en tamponnant de son mouchoir ses cheveux défrisés, la femme.

L’homme, qui s’était assis sur la valise, et s’épongeait aussi de son mieux, la rassura :

— Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du diable s’il y a, dans ce patelin-ci, plus d’une auberge ! D’ailleurs, c’est en même temps le bureau de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez au milieu de la figure !

Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des voyageurs, reconnaissable à son fagot de branches et à la carotte de régie, suspendus au-dessus de la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie, vins et liqueurs, tabac, loge à pied et à cheval !) Ouf ! Enfin !

Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas flottants, s’occupait à corriger d’un coup de pouce, la trop juste honnêteté de sa balance, employée, pour l’instant, à peser une demi-livre de vermicelle. Elle leva sur les arrivants des yeux vifs de paysanne madrée et chaude, toisa et jaugea son monde, puis, sans hésitation :

— Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête des moissons, hein ?

— Parfaitement, madame !

— Eh bien ! tout à l’heure, la bonne va vous montrer la salle. C’est là-haut, au fond de la cour. Tâchez d’arranger ça ! Maintenant, si vous voulez vous rafraîchir, passez par ici !…

Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique. Les « acteurs » pénétrèrent dans une grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et des hurlements, une épaisse fumée et une odeur de choux aigres…

Il y avait là, réunie et menant bombance, toute la jeunesse du pays, vautrée sur des bancs autour de trois longues tables de bois. Les litres de vin, les canettes de bière, et les petits verres de liqueur fraternisaient dans un désordre poisseux. Et la bonne, une jeune brune aux clins d’yeux sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades polissonnes, plus attentive à ne point casser la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un solide coup de poing la vengeait seulement, de temps en temps, chaque fois que la galanterie trop empressée d’un client lui faisait un bleu au bras… ou ailleurs.

— Marie ! trois kirschs !

— Une chopine de blanc, Marie !

— Deux marcs !

Les « gas » s’amusaient. Et allez donc ! A la tienne ! Ah ! c’est que les gas de Juche-en-Haut n’en craignent pas pour la rigolade ! Dans toute la région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le mieux, oui, dame ! Ce n’est pas comme ceux de Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier ! ah ! mais non !

Les trois nomades s’étaient installés, comme ils avaient pu, sur un bout de banc, à un coin de table. Et, tout de suite, après un silence subit de quelques secondes, le charivari se déchaîna de nouveau, plus grossier toutefois qu’auparavant et d’intonation nettement injurieuse ! Pensez-donc ! Il y avait une femme qui avait l’air d’une parisienne ! Attends un peu !

Un long jeune homme, conscrit de l’année, en casquette et en sabots, mais adorné d’une cravate sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et avec des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires, entonna un refrain de troupiers en marche, le plus ignoble qu’il put vomir.

Tous les « Juche-en-Haut » applaudirent bruyamment. Ça, c’était tapé, par exemple ! Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne ! Et toutes les faces, mufles de bêtes, museaux de brutes, congestionnées de joie et suantes de gouaillerie haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah ! ah ! qu’est-ce qu’on leur mettrait !

— Fernand ! allons-nous-en, je t’en prie !… suffoqua Blanche. Elle se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces gens-là ? Pourquoi cette férocité gratuite, cette lâcheté sans motifs ? Robert, les traits bouleversés, se bouchait les oreilles de ses deux poings menus. Fernand eut un sursaut de rage.

Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise de pitié, s’approchait d’eux et doucement :

— Venez, monsieur, madame, je vais vous mener dans la salle de bal ; là où vous jouerez ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour de fête. Faut les excuser ! je vous servirai là-haut !

Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout. Leur retraite fut saluée par des vociférations sauvages ; un chœur hurla :

Tu t’en vas et tu nous quittes !
Tu nous quittes et tu t’en vas !

Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir des renseignements.

— Hé, madame Colin !

— Arrivez un peu voir !

— Qu’on vous cause un brin.

— Qui c’est-il que ces paroissiens-là ?

Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans l’esprit avaricieux des ivrognes. Ces Parisiens étaient peut-être des bourgeois, venus pour louer une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à gruger, matière exploitable pour l’habitant ! Peut-être bien qu’on avait eu tort de les charrier !

Mais quand la grosse mère Colin eut exposé la vérité, ce fut un ouragan de ricanements satisfaits et d’allégresse méprisante :

— Ah ! bien ! à c’tte heure ! Y avait pas d’erreur !

— C’est des cabotins !

— Des saltimbanques !

— On peut y aller carrément !

Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes, éjecta entre deux crachats :

— C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là !

— C’est tout catauds et mendigots !

— Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse blonde ! déclara le grand gaillard qui avait chanté, tout fier encore du succès de son ordure.

— Chiche !

Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là.

— Tope !

Les mains claquèrent. Ah ! ah ! on allait rire.

— Quoi ! qu’est-ce qu’y à de drôle ? C’est son métier, à c’tte femme, de causer à tout le monde ! opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte tête du canton. Et les « Juche-en-Haut » se remirent à boire.

Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient leur tréteau. Quatre tonneaux dressés sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant huit planches. On accédait à cette scène rudimentaire par une chaise accostée à l’une des futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce chiffre : Entrée : 25 centimes. Cela devait être affiché à l’entrée de la salle de bal.

Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait été aménagée par la mère Colin, négociante avisée, dans un ancien grenier, indépendant du corps de bâtiment principal. On y arrivait par une sorte d’échelle de meunier, où les filles, en grimpant, montraient leurs jambes. Source de jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions à la campagne !

Un coupon d’andrinople, glissant sur une tringle qu’équipa Fernand, constitua le rideau. D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des couplets bachiques et des querelles entre rustres, montait sans interruption.

— Nous ferons bien une vingtaine de francs, dit Fernand en s’asseyant, ça tient facilement quatre-vingt croquants, ce local !

Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis :

— Heureusement qu’ils ne doivent pas être difficiles par ici ! Car, avec ma laryngite, ils seraient volés !

Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange, morne, murmura :

— J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces paysans ?

— Bah ! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe, une vraie purée… bien épaisse ; ça te remettra le cœur en place. Et le gosse aussi, il aura sa petite mominette ! Pas, Robert ?

— Oui, papa ! c’est bon, ça fait chaud ! répondit l’enfant.

Ils en étaient là !

....... .......... ...

Vers huit heures, la salle commença à se remplir. Balourds dans leurs habits du dimanche, et se balançant sur leurs pieds, dans des dandinements de canard qui voulaient être désinvoltes, les naturels envahissaient peu à peu les bancs, rangés en travées parallèles devant « le théâtre ! »

En dépit de leurs prétentions à la goguenardise, les gars étaient impressionnés par la majesté du rideau rouge, qui leur cachait « la scène ». Tant de mystère, même banal, émeut les âmes les plus épaisses. Cinq sous sont une somme qu’on peut débourser sans hypothéquer son bien, et tout Juche-en-Haut se payait le spectacle.

Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le piétinement des gros souliers faisant trêve et le brouhaha des paroles se calmant, tous les yeux béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui n’avait rien d’humain, un hurlement de bête égorgée, retentit derrière le rideau fermé.

Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle, on vit, échevelée, livide, la bouche ouverte encore par son glapissement sinistre, « l’actrice » à genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis que le « cabotin » sautait comme un fou dans la salle, en appelant : « Au secours ! au secours ! »

Voici ce qui s’était passé.

Au moment où Fernand se préparait à commencer :

— Tu y es ? allons-y ! Place au théâtre, disait-il à Mésange.

Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son violon de sa boîte, poussa un profond soupir, lâcha son instrument, et comme une masse, tomba à la renverse, de tout son haut, sur le plancher. Mésange s’élança. Il ne bougeait plus. Les lèvres crispées, les prunelles fixes, les bras en croix. C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre et que Fernand s’était rué au milieu du public.

Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles. Tout le monde s’était dressé ; les uns escaladaient les bancs, les autres cherchaient la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand qui demandait : « Un médecin ! un médecin ! » nul n’était en état de donner une indication utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit pourtant par lui répondre, en hochant la tête :

— Un médecin ? ah mais non, dame ! y en a point dans le pays !

Hagard, Fernand était remonté sur son estrade. Il prit son fils dans ses bras et le portant, se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de meunier de la « Salle des Fêtes ».

— Avez-vous un lit ? Vite, un lit, de grâce !

Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en démence, à travers l’établissement, heurtant les hommes, se cognant aux chaises, aux tables, sans rien sentir ni rien voir.

— J’nai point d’lit ! déclara la grosse aubergiste, vous comprenez ! c’est la fête des moissons ! à c’tte heure, tout est pris.

— Mais alors… haleta Fernand.

— Alors, tenez ! posez-le là, c’petit ! Y s’ra aussi bien qu’dans un lit. C’est une syncope, c’est rien ! Il va r’grouiller tout à l’heure.

Elle offrait le billard, un vieux billard déteint et râpé, au-dessus duquel elle alluma un bec de gaz, généreusement.

Fernand y déposa Robert. Tout autour, les paysans, muets maintenant, consternés et curieux, regardaient, les bras ballants. Et brusquement, Mésange, amenée là au hasard de ses déambulations inconscientes, s’écroula, d’un bloc, auprès du petit corps toujours immobile. Il allait revenir à lui, n’est-ce pas ?

— Robert ! mon bijou ! mon chéri ! Robert ! Écoute-moi, tu m’entends, voyons !

Elle couvrait de baisers le visage insensible. Fernand pétrissait dans ses mains les doigts fins et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les yeux de Mésange se dilataient graduellement, s’emplissaient d’une horreur grandissante. Subitement, elle chancela, tournoya sur elle-même, et d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange et enrouée, elle balbutia :

— Est-ce que ?… est-ce qu’il est mort ?

A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa tête cogna le bord du billard. Depuis quelques minutes, il sentait bien que le pouls ne battait plus dans le frêle poignet.

Et Mésange comprit aussi. Elle fit : Ah ! et roula sur le parquet, évanouie. Les gens de Juche-en-Haut, se glissant le long des murs, à pas sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le papillon de gaz, au-dessus du petit mort, tremblotait, éclairant par saccades les coins sombres de l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence opaque et la nuit des champs. Un chien aboya, très loin. Fernand ne pensait plus à rien, à rien…

....... .......... ...

Mésange et Fernand vivent encore.

FIN

ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)

A LA MÊME LIBRAIRIE

DERNIÈRES PUBLICATIONS

COLLECTION IN-18 JÉSUS, A 3 FR. 50
Paul Acker A côté de l’Amour
1 vol.
Henri d’Alméras Les Sept Maris de Suzanne
1 vol.
Bertol-Graivil Le Monsieur de Madame
1 vol.
Michel Corday Des Histoires
1 vol.
Alphonse Crozière Le Jeune Marcheur
1 vol.
Lucien S. Empis Fors l’Amour !
1 vol.
Auguste Germain Le Carillon de Paris
1 vol.
Pau Héon Trois Semaines d’Amour
1 vol.
Pierre de Lano L’Ame du Juge
1 vol.
Camille Pert Nos Amours, nos Vices
1 vol.
Saint-Marcet Les Aventures amoureuses de Jean de Saint-Lary
1 vol.
Julien Sermet La Voilette Bleue
1 vol.
Guy de Téramond L’Adoration perpétuelle
1 vol.
Pierre Veber Amour, Amour
1 vol.
Willy Un Vilain Monsieur !
1 vol.
COLLECTION SIMONIS EMPIS ILLUSTRÉE, A 3 FR. 50
F. Bac Des Images 100 dessins
1 vol.
Jacques Ballieu Contes aigrelets (illustrés par Engel)
1 vol.
Gaston Derys Les Amantes (illustré par M. G. Lami)
1 vol.
Henry Gerbault Ach’tez-moi, joli blond ! 100 dessins
1 vol.
Albert Guillaume Madame veut rire 100 dessins
1 vol.
G. Maurevert La Bague de Plomb (avec nombreuses illust.)
1 vol.
Guy de Téramond Schmâm’ha (illustré par Sandy-Hook)
1 vol.
A. Willette Œuvres Choisies 100 dessins
1 vol.
Willy A Manger du foin (illustré par A. Guillaume)
1 vol.
Miguel Zamacoïs Articles de Paris (illustré par A. Guillaume)
1 vol.
COLLECTION D’ALBUMS IN-4o, A 5 FR.
Ferdinant Bac Belles de Nuit
1 album
Henry Gerbault Boum, Voilà !
1 album
Albert Guillaume Mon Sursis
1 album
M. G. Lami Entre Femmes
1 album
Charles Léandre Nocturnes
1 album
Hermann Paul Alphabet pour les Grands Enfants
1 album
COLLECTION D’ALBUMS IN-4o, A 3 FR. 50
Pierre de Lano et Reutlinger Nos Baigneuses
1 album
Jean Darc Léon III et sa Cour
1 album
COLLECTION DES HUMORISTES, A 2 FR.
Maurice Beaubourg La Saison au Bois de Boulogne
1 vol.
Paul Gavault Le Petit Guignol
1 vol.
Gustave Guiches La Femme du Voisin
1 vol.

Paris. — Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 41784.