The Project Gutenberg eBook of Keetje Trottin

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Title: Keetje Trottin

Author: Neel Doff

Illustrator: Albert Marquet

Release date: April 18, 2021 [eBook #65105]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK KEETJE TROTTIN ***

NEEL DOFF

Keetje
trottin

Roman

croquis
d’Albert Marquet

PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS et Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE, VIe

1921

KEETJE TROTTIN

DU MÊME AUTEUR :

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays

NEEL DOFF

Keetje
trottin

Le pêcheur de perles ne craint pas la boue.

Multatuli.

PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, rue Hautefeuille

1921

KEETJE TROTTIN

A QUATRE ANS

— Ote-toi de là, petite, je veux m’y mettre. Tu peux bien rester debout.

— Non, laisse-la avec son petit dos au soleil. Hier, elle a encore eu la fièvre, et le soleil lui fait du bien, dit une autre grande.

Combien de fois, depuis, ne me suis-je souvenue de la voix douce et ferme de cette fillette, et combien de fois n’ai-je pas senti, vivante encore, la caresse de cette exquise commisération !

A CINQ ANS

Ma mère m’avait prise avec elle pour rapporter un col de dentelle chez une dame. Le petit garçon de la dame voulait m’embrasser. Je refusais obstinément : j’avais entendu dire par des grandes qu’on ne pouvait pas embrasser les garçons. Je poussais cela jusqu’à ne plus embrasser mes petits frères. Quelques gifles m’en guérirent.

*
*  *

— Je ne les trouve plus !

Ma mère fouilla fiévreusement tous les tiroirs.

— Mes beaux rubans bleus !… C’est toi, Keetje, qui les a troqués contre des chiffons pour tes poupées ! De qui tiens-tu la loque dont tu habilles ta poupée ?

— De la demoiselle d’en bas.

— Tu vois, tu lui as donné mes rubans en échange, avoue !

— Mais non, ce n’est pas moi.

— Si, c’est toi ! si, c’est toi !

Et je reçus une bonne raclée.

Cette injustice ne m’est jamais sortie de la mémoire : c’est la première rancune qui a aigri mon âme d’enfant.

A SIX ANS

Je jouais seule dans notre rue, quand Tom, le chien du voisin, s’approcha de moi et me flaira de tous côtés. Il se dressa sur ses pattes de derrière, m’enlaça de celles de devant et, la gueule ouverte, la langue dehors, il me serra en des mouvements rythmés.

— Tom, tu m’aimes, fis-je ; Tom, tu me prends dans tes pattes… Moi aussi, je t’aime, car tu es toujours gentil avec moi.

Et je mis ma figure contre la sienne. Il me donna des tours de langue et me serra de plus en plus. Une femme envoya un coup de pied à Tom qui me lâcha… Pourquoi fait-elle cela ? Tom m’aime. Tom est content chaque fois qu’il me voit, et moi aussi…

Je me couchai sur notre perron. Tom se rapprocha à nouveau de moi et m’enlaça complètement. J’avais entouré sa grosse tête de mes bras et le tenais serré contre ma poitrine. Tout d’un coup il se sauva en hurlant : mon père l’avait cinglé d’un coup de fouet. Il dit à la femme qui avait chassé Tom :

— La petite joue tout le temps avec notre chienne qui est en folie ; le bougre sent cela…

Et ils se mirent à rire. Mou père me fit monter devant lui.

Comment ! père non plus ne veut pas que Tom me prenne dans ses bras et me lèche ! Il ne veut pas non plus qu’il me câline ! Pourquoi pas ? Lui et mère n’ont pas le temps de m’embrasser. Jamais ils ne me prennent dans leurs bras. Alors personne ne peut m’aimer ? Personne ne peut me caresser ? Je voudrais tant être toute la journée sur les genoux de père ou de mère, mais mère porte toujours le bébé, et père s’endort aussitôt qu’il rentre, et jamais, jamais on ne m’embrasse…

Je me collai dans un coin, la figure contre le mur, les bras levés, les mains crispées au mur, et pleurai éperdument.

— Pourquoi se met-elle à braire ? demanda mon père.

— Que sais-je ? fit ma mère ; le sait-elle ? Elle braie pour braire.

Et on me laissa braire.

*
*  *

— Pourquoi ne veut-elle pas que je me mette sur leur planche d’égout pour jeter mes billes dans les tuyaux de pipe ? Cela ne peut rien lui faire.

Non, je ne le voulais pas, qu’il se mît sur notre planche d’égout. Sa grosse tête rouge, aux cheveux drus et raides et ses énormes genoux s’entrechoquant dans son pantalon quand il courait, me révoltaient.

*
*  *

Je n’aurais pour rien joué avec cette petite fille, parce qu’elle avait la peau jaune et les yeux noirs. Je n’aurais su dire pourquoi, cette peau me donnait des haut-le-cœur. Quant aux yeux noirs, c’était la première fois que je remarquais cette couleur ; elle me semblait une anomalie intolérable : mes frères et sœurs avaient la peau rose et les yeux bleus.

*
*  *

Une dame m’avait donné des friandises. Je ne voulus les manger qu’après que ma mère les eût retournées à plusieurs reprises dans ses mains rouges pour les purifier : les mains fines et blanches de la dame me semblaient des mains malades.

A SEPT ANS

J’étais allée toute seule dans les champs hors de la Weesperpoort. Je m’étais tressé des guirlandes de pâquerettes et de pissenlits. Je m’en fis une couronne, un collier, des bracelets, une ceinture, et mis une guirlande en sautoir. Sur mon chemin vers chez nous, les femmes riaient en se tapant la cuisse ; les enfants me poursuivaient et se moquaient. Mais, sur l’Amstel, un monsieur me montra à la dame qui l’accompagnait ; tous les deux me saluèrent en souriant et me dirent :

— C’est bien, jolie enfant.

Je baissai la tête, la bouche épanouie, et les regardai d’en dessous. Maintenant, je poursuivais mon chemin, radieuse, la tête levée, ne m’occupant plus des quolibets.

*
*  *

C’était un lundi. J’étais vibrante de fierté : j’avais pu mettre ma robe de dimanche en mousseline blanche, ramagée de fleurs de glycines mauves. Nous revenions de l’école ; les rangs étaient rompus ; deux grandes me toléraient avec elles. Nous combinions une escapade.

— Nous irons à l’Exposition, disait Daatje. Nous regarderons d’abord par les portes et les fenêtres, et, quand l’homme de la porte s’absentera pour boire, nous nous glisserons à l’intérieur. Alors nous n’aurons qu’à être sages pour ne pas être remarquées. Nous irons voir le long des vitrines. On dit qu’il y en a qui sont remplies d’or ; d’autres, de plumes et de fleurs. Au fond de la salle sont les joujoux : on les aperçoit un peu de l’extérieur.

— Que je suis en joie, que je suis en joie que vous me preniez avec vous ! Je me tiendrai bien tranquille.

— Oui, tu peux venir. Une fois à l’intérieur, on ne nous jettera pas dehors : nous avons nos robes de dimanche.

Elle nous toisa de haut en bas.

— Ah mais, tourne-toi donc, Keetje… Oh ! elle a… elle a du caca sur sa robe… Nous n’irons qu’à nous deux.

Je rentrai en pleurant.

— Mais pourquoi braie-t-elle encore une fois ?

— Mais elle braie pour braire, comme toujours…

*
*  *

Sur le canal, des petits garçons couraient après moi pour m’embrasser. Un d’eux m’attrapa. Je me mis à crier à tue-tête, en rejetant la tête en arrière. Une servante me dégagea : j’en eus un vif déplaisir. Je m’encourus. Quand le petit garçon me rattrapa, je rejetai encore la tête en arrière, mais je ne criais plus : je me laissais embrasser, en un long frisson de crainte et de volupté.

A HUIT ANS

— Je ne peux pas laisser mon bébé de trois mois seul : porter la casserole et l’enfant est impossible, je l’ai essayé. Alors si votre Keetje pouvait porter tous les jours le manger à mon homme, je lui donnerais dix-sept cents et demi par semaine. Elle n’a qu’à traverser la Haute-Ecluse, les remparts : la fabrique est au bout à gauche.

Ma mère me retenait de l’école pour ce beau gain. Je partais, portant la casserole de terre nouée dans un lange d’enfant : elle penchait à droite et à gauche, laissant écouler la sauce. Les remparts bordés de bois donnaient sur des canaux. J’y poursuivais les rats et me penchais longuement sur l’eau pour voir où ils avaient passé ; j’étais très étonnée qu’ils pussent respirer sous l’eau… « Ce ne sont pas des harengs, voyons… » et, avec une branche, je remuais l’eau pour voir si je ne repêcherais pas des rats noyés. Puis, les coquelicots qui s’épanouissaient sur les bords me tentaient…

J’arrivais souvent à la fabrique quand l’homme avait déjà repris son travail, le bras gauche embrassant un bouquet, le bras droit engourdi par la casserole. L’homme me regardait. Je sentais qu’il me pardonnait, mais qu’il était triste, et je me disais que le lendemain j’irais tout droit porter le manger et regarderais au retour ce que les rats devenaient dans l’eau.

Il mangeait hâtivement pendant que je tressais les coquelicots en couronnes.

— C’est froid, n… de D… et sec : toute la sauce est dans le lange. Voilà la casserole.

— Voulez-vous une fleur, oncle ?

— Non !… Oui, donne.

Et il piquait la fleur à son vêtement maculé de sucre gluant.

Cela dura quinze jours. La femme dit alors à ma mère qu’elle avait mis la veille deux tranches de viande hachée sur les pommes de terre de son homme et qu’elles avaient disparu, que je les avais mangées. Ma mère me gronda ; je protestai ; elles n’en démordirent point.

Je refusai de porter encore le manger, et pleurai et tapai des pieds de colère. Chaque fois que je voyais la femme, je rougissais et allais me cacher de honte, parce qu’elle avait osé m’accuser faussement.

Ma mère avait passé la matinée à nous laver et nous habiller et n’avait pas eu le temps de cuire les pommes de terre : nous dinâmes avec du pain et du café. A deux heures, la vieille Dien, une voisine, viendrait nous chercher pour aller à la Kermesse, au Nieuwe Markt. Nous partîmes, ma mère portant le bébé, Dien avec Naatje sur le bras ; nous les grands, deux garçons et deux filles, marchions devant, en nous tenant par la main.

Je ne me rappelle plus comment nous arrivâmes au Nieuwe Markt, qui était très loin de chez nous. Je sais que nous nous trouvâmes tout d’un coup au milieu de la foule ; que, devant les baraques, des dames, en costumes d’ange, étaient assises sur des chevaux harnachés de soie brodée ; qu’un homme qu’on avait roulé dans de la farine riait d’une voix de scie ; que les carrousels, tout enguirlandés d’étoffes à fleurs, tournaient, pendant que des hommes et des femmes, se tenant par les mains, dansaient et chantaient devant l’orgue, d’où la musique sortait par des trompettes : « Plus haute, ta jambe, ce n’est pas une meule… »

Des théories de servantes, le chapeau sur la cornette et le châle tordu autour des épaules, donnaient le bras à des ouvriers, et chantaient et tapaient des pieds en cadence :

« Hosse. Hosse, Hosse… »

Ma mère, affolée, me poussa rudement en avant.

— Viens donc, méchante gamine, tu nous ferais piétiner.

Je fus si humiliée que je lâchai la main de Hein et m’enfuis par un canal. Tout d’un coup, je m’effrayai de me sentir seule, et je ne savais pas le chemin vers chez nous : je le demandai à un homme.

— Continue par le canal, tu arriveras à l’Amstel. Puis tu tourneras à gauche, et tu trouveras bien ta rue.

En effet, une fois sur l’Amstel, je me reconnus.

De notre petit perron, je poussai l’imposte, tirai le verrou et entrai dans notre cave. En la voyant vide, sans aucun de nos enfants, j’eus peur et un si gros chagrin de ce que j’avais fait que je me jetai par terre, pleurant et appelant éperdument ma mère.

— Mère chérie, où es-tu maintenant ? Mère chérie, reviens, je ne le ferai plus jamais. Mère à moi, que j’aime au-dessus de tout, reviens. Je suis ta petite fille, je t’appelle. Tu ne reviendras sans doute jamais, ni Hein, ni Naatje. Mère, où es-tu ? Mère, reviens ! J’en veux mourir, si tu ne reviens pas.

Je me lamentais ainsi depuis longtemps, quand ma mère, hagarde, en sueur, traînant après elle les enfants qui pleuraient, rentra. Je sautai sur mes pieds ; elle fonça sur moi pour me battre. Je lui jetai mes bras autour du cou ; elle m’enlaça, et toutes les deux, en bégayant des mots d’amour, nous nous mangeâmes de baisers. Elle haletait.

— Les saltimbanques ne t’ont pas volée, ma Keetje adorée, ma perle, ma pigeonnette de velours.

Le bébé criait ; Dirk voulait faire pipi ; tous braillaient pour avoir à manger. Ma mère n’écoutait pas et, quand elle se mit à la besogne, ce fut en me tenant enlacée autour du cou, et moi la serrant, les deux bras autour de ses jupes. Toute la soirée, avec le bébé au sein, elle me garda assise sur un de ses genoux, et, malgré mon père qui bougonnait, elle voulut que je couchasse entre eux deux.

A NEUF ANS

— Quand Adam et Eve eurent péché, Dieu les chassa du paradis, et ils durent gagner leur pain à la sueur de leur front. Ils eurent trois enfants : Caïn, Abel et Seth. Dieu n’aimait pas Caïn. Quand Caïn et Abel lui faisaient des offrandes, Abel choisissait la plus belle de ses brebis, tandis que Caïn se contentait d’offrir des fruits de la terre. Caïn sans doute ne choisissait pas les plus beaux de ses produits — dame, pensais-je, Dieu n’en avait tout de même rien, puisqu’on les brûlait — car Dieu n’était pas content de lui.

« Dieu fit monter la fumée des offrandes d’Abel vers le ciel, en signe de satisfaction, et, pour montrer sa colère à Caïn, il fit se dissiper par terre la fumée de ses offrandes. Caïn fut humilié de cette préférence de Dieu et dit : « Je fais ce que je peux, et Dieu n’est jamais content de moi. » Il en conçut une haine pour son frère. Il lui dit de sortir avec lui et le tua. Alors il eut très peur et quand Dieu lui demanda : « Où est votre frère ? » il répondit : « Je ne sais pas : suis-je le gardien de mon frère ? » Dieu le maudit. Caïn s’enfuit dans un autre pays, où il épousa une femme d’un autre peuple.

Je levai le doigt.

— Maître, puisqu’il n’y avait que cinq personnes sur la terre, d’où venait cette femme ?

Le maître se tut un instant. Les enfants le regardaient tous, les yeux écarquillés.

— Oldema, tais-toi, tu embrouilles toujours tout.

Il se fit un remue-ménage de mécontentement de mon côté. En sortant, les enfants me tirèrent par les cheveux, raillant : « D’où venait cette femme ? »

Le service protestant se donnait le dimanche à l’école. Le maître me montra au prédicateur.

— C’est celle-là qui a demandé d’où venait cette femme…

*
*  *

Nous habitions dans les bruyères de Holland op zijn smalst.

A plusieurs fillettes, nous revenions du catéchisme à travers la campagne. Une des petites filles, pour nous faire peur, s’assit au milieu de la voie ferrée. Un train était en vue : je me mis à crier, à la supplier de se lever. Elle chanta. Je m’encourais, puis revenais, criant follement. Quand le train fut tout près, elle se leva.

Je fus tremblante et anéantie de l’émotion, et ne pus parler le reste du chemin. Les autres enfants n’avaient rien.

— Ole Moe est morte. Mine Ole Moe est morte ! Et ils ne nous ont rien fait savoir. Voilà déjà six mois qu’Ole Moe est morte. Les salauds ! Parce qu’eux l’entretenaient, ils croyaient avoir tous les droits.

— Dame ! ils ne se sont pas mariés, n’ont pas, comme nous, une charge de jeunes : ils pouvaient faire quelque chose pour leur Ole Moe. Mine Ole Moe ! Mine Ole Moe !

Ainsi se lamentaient mon père et mon oncle Klaas. Mon père revenait d’Amsterdam, où il était allé chercher de l’ouvrage. Il avait poussé jusqu’aux confins de la ville, où habitait sa vieille mère. Les voisins lui avaient dit qu’elle était morte depuis six mois. Il avait alors cherché toute la journée à rencontrer son frère et ses sœurs, qui lui avaient, à lui et à son frère Klaas, joué ce sale tour de ne pas les prévenir. Il leur aurait cassé les côtes, à ces pierres de tonnerre sans cœur.

— Les meubles, c’est eux qui les ont achetés, ils pouvaient donc les garder ; mais, quand Ole Moe est arrivée de la Frise, elle possédait encore des souvenirs de famille : le fouet du père, l’alliance de la grand’mère, les joujoux avec lesquels nous avons joué quand nous étions petits, et les livres d’oncle Freerik.

— Oh ! quant à ces livres, vociféra oncle Klaas, ils ne les auront pas tous : il nous en faut notre part.

— Et l’alliance en orfèvrerie d’or massif, votre mère me l’a montrée, elle valait beaucoup ; ils l’ont aussi gardée, ajouta ma mère.

— Oui, Cato, fit mon père, qui s’amadouait déjà, mais ils ont fait venir de Frise la mère et les deux plus jeunes, qui étaient sans ressources, et, depuis cinq ans, ils ont soigné pour eux. Aafke n’est tout de même qu’une servante, et Ary que maître d’hôtel sur un petit bateau. Ils les ont entretenus, et ils ont mis Seerp au métier, et Trientje en service sur le bateau. Qu’ils aient gardé ces quelques objets, enfin ! Mais ne rien nous faire savoir, et je suis l’aîné !

Et les deux hommes se remirent à se lamenter :

— Mine Ole Moe, Mine Ole Moe…

Oncle Klaas voulait mordicus savoir ce que les livres et les joujoux étaient devenus, et il fut convenu qu’ils iraient, le dimanche, tous les deux à pied à Amsterdam donner une raclée à leurs frère et sœurs et se faire remettre leur part des livres et des joujoux.

Ils revinrent le mardi, chargés de deux paquets. Les autres avaient coulé doux, les avaient bien reçus, les avaient invités à dîner, et leur avaient donné tous les livres et les joujoux, qu’ils disaient avoir conservés pour eux. L’alliance de la grand’mère avait été vendue pour payer le médecin. Quant au fouet, oncle Ary avait demandé à père, comme étant l’aîné, s’il pouvait le garder, et il l’avait pendu entre les portraits du père et de la mère. La raclée ne fut donc pas donnée.

Les joujoux furent partagés entre les enfants de mon oncle et nous. C’étaient des petits œufs de bois, violets, rouges et bleus, enfilés à une cordelette ; des perles de verre et de faïence ; d’effroyables poupées de bois, avec lesquelles mes tantes avaient joué ; un sac, rempli de petits morceaux de porcelaine à fleurettes, de ma tante Trientje. Quand elle était petite, elle allait dans toutes les maisons du village demander les tasses et les assiettes cassées, et trouvait moyen d’en briser les morceaux de manière qu’il lui en restait des petits carrés avec les fleurettes. Elle les conservait dans ce sac et criait tellement, quand on voulait y toucher, que sa sœur Aafke le lui passait au bout des grandes pinces de l’âtre.

Il y avait aussi une boîte remplie de billes de verre de toutes grandeurs, devenues mates à force de les avoir fait sauter sur les pierres ; des osselets à pores ouverts de vieillesse ; puis un gros rouleau d’images, avec tous les contes de Perrault. Les livres, c’étaient les Mille et une Nuits, de gros bouquins avec des bêtes, puis des livres en parchemin, sur lesquels étaient écrites à la main, disait mon père, les inscriptions des enseignes de la Frise, ainsi que des sentences et des maximes gravées sur les tombes.

Mon père nous racontait comment, petits, le soir, ils écoutaient l’oncle Freerik lire les enseignes, et comment ils se tordaient des drôleries que les gens, à ces époques éloignées, y inscrivaient pour attirer la clientèle. Il essaya, pendant quelques soirs, de nous en lire. Mais ma mère ne goûtait pas ces choses, nous étions trop jeunes pour les comprendre, et les livres furent relégués dans un placard. Moi cependant, j’ai commencé à lire ainsi, à neuf ans, les Mille et une Nuits et tous les contes de Perrault. Lors d’un déménagement, ma mère oublia ces livres en même temps que notre chien.

Les joujoux que ma mère nous avait donnés furent vite saccagés et détruits par nos enfants indisciplinés. Je voyais mon père jeter des regards tristes sur ces objets, qui avaient fait les délices de son enfance et que son Ole Moe lui apprenait à ranger après le jeu : il ramassait alors une bille qu’il mettait en poche ou repliait une image dans les anciens plis.

Chez mon oncle Klaas, ma tante soignait les joujoux, comme notre grand’mère ; ils étaient dans des boîtes, sur une petite table devant laquelle se trouvaient deux petites chaises basses, et mes cousines, après le repas principal, jouaient, sagement assises, à enfiler les perles de faïence ou à étaler les petits carrés de porcelaine à fleurettes, pendant que ma tante lisait à haute voix un chapitre de la Bible. Mon oncle aurait dû lire ce chapitre après le repas, comme dans chaque famille calviniste qui se respecte, mais il avait perdu la religion et faisait un petit somme.

Vingt ans après, les enfants de ma cousine, assis sur les chaises basses devant la petite table, enfilaient ces mêmes perles de faïence, que leurs grand’tantes avaient enfilées cinquante ans auparavant, là bas à Lopersum, en Frise.

Hein et moi, nous revenions de l’écurie. Nous étions dans la joie : mon père nous avait acheté à chacun une paire de bottines, en cuir gros et gras, et de deux numéros trop grandes, pour la croissance. Nous cheminions le long du Nieuwendyk, enfiévrés de contentement et ne parlant que de nos bottines. Nos pieds en sortaient et y rentraient à chaque pas. Nous nous asseyions sur le bord du trottoir pour resserrer les lacets.

En rentrant chez nous, je suais de malaise. J’ôtai mes bottines ; mes deux talons étaient écorchés. Mais quoi ! elles me dureraient trois années, avait dit la femme : alors, la peau des talons, qu’est-ce que cela fait ? Je préfère tout à porter les sabots de mère, qui font qu’on se moque de moi et qui me font aussi tomber.

Hein également inspectait ses pieds : lui, c’étaient ses orteils qui saignaient.

— Mais n’importe, ce sont de fameuses bottines : du cuir épais comme le doigt, et dur… et elles ont du poids, et, à moi aussi, elles dureront trois ans : la femme l’a dit pour les deux paires, pas seulement pour les tiennes.

Et nous fourrâmes un tampon de papier dans les bouts, et les remîmes vite aux pieds pour aller les montrer à nos amis de la rue.

Le soir, Hein et moi geignions au lit, du mal de nos pieds écorchés. Mon père était furieux. Des jeunes semblables ! Lui était tellement content quand sa mère lui achetait une paire de sabots, que ses pieds auraient pu tomber avant qu’il se plaignît.

— Je vais les rendre : cela leur apprendra !

Nous sautâmes du lit.

— Non, père, non, père chéri, ne rendez pas nos belles bottines, elles ne nous font pas mal.

Et Hein et moi, nous cachâmes nos bottines sous notre paillasson. Et, à chaque réveil, nous tâtions si elles étaient toujours là…

— Tu mangeras tout à l’heure, cours porter le manger de père, il est tard.

Les pieds nus dans des sabots, les cheveux en broussaille et la figure en feu, je galopai le long du Haarlemmerdyk, portant, tantôt de l’une, tantôt de l’autre main, le dîner de mon père. Le nœud du lange qui entourait la casserole était si gros que je ne pus l’étreindre et dus prendre le lange à côté du nœud.

Je devais être là à midi, et il était midi et demi : mère était restée bavarder chez le marchand de pommes de terre. Je courus donc par ce soleil torride qui dardait juste au dessus de ma tête nue, ne laissant aucune ombre dans la rue. Mon père, de loin, m’attendait. Dès qu’il me vit, il courut vers moi, m’arracha la casserole, me donna un coup de pied en jurant :

— Sale jeune, pas lavée et toujours en retard !

Je tombai sur un perron, pleurai tout mon saoul, puis retournai par le soleil. J’étais affolée par la chaleur, mais marchais cependant au milieu de la rue, pour éviter la puanteur d’égout et de poisson pourri qui sortait des impasses et des caves.

Ah ! si je pouvais être au milieu des bruyères maintenant, et marcher avec cousine Kaatje, jusqu’au-dessus les hanches, dans les ruisseaux, et chercher des mûres dans les dunes, ou me coucher toute nue sur la plage et laisser les vagues déferler sur moi ! Mais voilà, quand on est bien à l’aise, avec de l’espace autour de soi, mère n’est pas contente d’habiter une maison de chaume : il lui faut la ville et les magasins, et alors elle scie, et nous devons revenir à Amsterdam… Là-bas, on ne m’insultait pas pour ma saleté ; puis, dans la mer et le ruisseau, l’on devient propre quand on s’y lave sans savon, tandis qu’ici, avec un peu d’eau dans un petit pot, l’on reste noir…

Je m’engouffrai dans notre cave. Ah ! quelle délivrance ! On eût dit que tout se remettait en place dans ma tête. Je me jetai sur le dos, jambes de-ci, tête de-là, sur une chaise : ainsi couchée, les membres pendants, le calme et le bien-être me revenaient.

Dieu, quel délice d’être hors de ce soleil ! Ici, il ne pénètre jamais ; il y fait noir et frais, c’est exquis ; l’eau coule des murs ; le plancher est mouillé… Et j’y frottai avec volupté mes pieds enflammés… Si je pouvais boire et manger, couchée ainsi…

— Mère, où sont mes pommes de terre au vinaigre ?

— Oh ! tu comprends, je ne pouvais pas garder l’âtre allumé pour te les tenir chaudes.

— Mais je les préfère froides, avec beaucoup de vinaigre.

— Ah je ne savais pas !…

— Où sont-elles, mère ?

— Nous les avons mangées : je croyais que tu les aurais voulues chaudes. Voici une tartine.

Je la mangeai en maugréant.

Ma mère alla vers l’armoire et versa quelque chose dans une tasse.

— Tiens, ne le dis pas aux autres, ils me le boiraient.

C’était du bas beurre. Jamais, ni avant ni après, je n’ai bu quelque chose qui m’ait soulagée autant. Je le bus à toutes petites gorgées pour le faire durer. Puis je me recouchai dans ma pose favorite, sur la chaise, et ruminai d’un monde où il n’y aurait que de l’ombre, et du bas beurre à boire, mais à boire là à pleins pots… Et j’incrustai mes pieds sur le plancher humide, et glissai mes mains le long des murs suintants…

Pour aller chez mon père, à la Weesper Esplanade, où il travailla tout un temps, le chemin le plus court était par le Zeedyk, où je voyais, sur les perrons des estaminets, des femmes en crinoline, décolletées, fumant des pipes en écume et allaitant des enfants par-dessus leur décolletage. Les garçons autour de moi disaient que c’étaient des putains.

Quand mon père eut changé de patron, il me fallut aller à l’Utrechtschedwarsstraat. Sur l’Amstel, juste au tournant de la Regulierbreestraat, il y avait une maison entourée de barres de fer barbelées. Je grimpais sur ces barres pour regarder dans la chambre du rez-de-chaussée : quatre dames décolletées, en robes de soie et hautes coiffures, s’y trouvaient assises autour d’une table, faisant des ouvrages de main. Une ou deux autres dames allaient continuellement à la porte, et souvent alors des messieurs entraient, appelés par leurs signes et leurs mouvements de tête. Un jour, une femme qui passait me demanda pourquoi je regardais ces putains.

Dans la Kerkstraat, à côté d’une autre écurie où travaillait mon père, une maison était aussi habitée par des dames : elles étaient toujours sur le perron, en blouses violettes. Les cochers les appelaient des putains.

Nous étions allés habiter une impasse de la Regulierdwarsstraat. Au sortir de notre impasse, dans chaque maison des coins, il y avait plusieurs femmes coiffées à la huppe, en robes d’indienne claire, très empesées. Elles achetaient aux colporteuses des bourses de soie, des épingles à cheveux et des parfums. Les colporteuses, entre elles, les traitaient de putains.

Je les voyais dans les quartiers les plus convenables, comme l’Amstel. Je regardais leurs manigances et n’y trouvais rien de curieux. Je croyais qu’elles avaient de l’amitié pour les hommes qu’elles appelaient ou que je voyais entrer. Des putains, mon Dieu ! c’était comme d’autres étaient modistes ou repasseuses… Plus tard, j’ai compris que leur métier avait quelque chose d’illicite, mais dont tous les hommes usaient. Cependant, le vrai, je ne l’ai débrouillé qu’en grandissant et par les réflexions des adultes.

A ONZE ANS

Je rentrais de l’école. Ma mère gémissait dans l’alcôve. Deux voisines affairées s’agitaient autour d’elle. On avait fourré les petits dans le compartiment du haut. Dirk se penchait par-dessus le bord chaque fois que sa mère poussait un cri, et essayait anxieusement de voir.

— Mère, qu’est-ce qu’on te fait ? Pourquoi cries-tu ?

— Retire ta tête, vilain gosse, lui disait une des femmes.

Mon père rentra. Il m’aperçut devant l’alcôve, observant curieusement. Il m’empoigna.

— Toi, déguerpis, et que je ne te voie pas de la soirée.

Et il me jeta dans l’impasse.

Na ! comme si je ne savais pas que mère allait venir dans l’échoppe ! Je sais très bien que les enfants sortent du ventre. Mais comment ? Est-ce par le nombril, ou est-ce qu’on éclate ? Les chiens et les chats, c’est par leur « pissie ». Ce n’est pas possible chez nous… Enfin, la prochaine fois, je me cacherai d’avance sous le lit, et alors je saurai bien.

J’allai errer sur le Nieuwendyk. Bientôt je rencontrai des petites voisines. Nous nous mîmes à chanter des tyroliennes, puis à raconter des contes. Après, nous allâmes sur le Spui sonner aux portes ; mais, une à une, mes camarades rentraient chez elles. Moi, je n’osais pas. Je m’assis sur le banc du perron de la marchande de friture. Je toussais fort. Bientôt la femme sortit pour voir qui toussait ainsi devant sa porte.

— Que fais-tu là, petite ? pourquoi ne retournes-tu pas chez toi ?

— Mère doit acheter un petit enfant.

— Ah ! ah ! Eh bien, viens un peu chez nous.

Elle m’amena au fond de la salle, devant la porte ouverte de la cuisine. Elle murmura quelque chose dans l’oreille d’une autre femme, puis dit :

— Ils habitent bien l’impasse, mais elle est proprement habillée.

Elle se rassit devant l’âtre, où un énorme feu de tourbe faisait bouillir de l’huile dans une marmite de fer suspendue à la chaîne, et continua sa friture de poissons pour le lendemain. Je la regardai longtemps, à moitié assoupie par la chaleur.

— Ma fille est couchée, sans cela tu pourrais jouer avec elle, mais tu reviendras le jour. Maintenant retourne chez toi, je crois que tu peux rentrer, et reviens demain.

Elle me poussa doucement devant elle.

J’entrai dans l’impasse et regardai d’abord par la fenêtre. Mon père était assis près de l’âtre, fumant sa pipe. La lampe morveuse se trouvait derrière lui sur la table et éclairait l’alcôve. Tout y était tranquille. J’ouvris la porte et restai sur le seuil.

— Ah ! Keetje, c’est toi, ma Poeske, viens te chauffer.

Il me donna un peu de café ; il ne me parla pas de l’événement ; je n’osais rien demander.

— Keetje, fit ma mère, de l’alcôve, c’est une petite sœur.

Je sautai vers le lit et ma mère me remit un petit paquet fortement emmaillotté.

Je m’approchai de la lampe. Une petite tête rouge en sortait, mais tellement achevée et fine que j’en fus tremblante de tendresse.

— Mère, comme tu as bien fait d’acheter encore un enfant ! elle est si jolie, si jolie ! nous allons tous l’aimer très fort.

— Rends-la vite, elle pourrait se refroidir.

Mon père nous regarda. Je me déshabillai, il me prit des deux côtés des reins pour me hisser dans l’alcôve.

— Toi ! fit-il, toi !

Et il me donna un gros baiser.

Quand je me fus rangée à côté des autres enfants, je pensai : « C’est amusant tout de même qu’on peut faire sortir de son ventre autant de jolis enfants que l’on veut ! Quand je serai grande, j’en aurai un tas ! »

A DOUZE ANS

En parlant avec un apprenti tonnelier de nos voisins, il me raconta que son patron perdait beaucoup de clients parce que les transports se faisaient maintenant surtout par sac. J’en fus très inquiète : je me figurais déjà le voisin affamé par le manque de commandes. Et, chaque fois que je passais par chez lui, je regardais avec angoisse, je me penchais vers la cave pour voir s’il y avait beaucoup de tonneaux et, quand il se démenait en marchant en rond et en tapant le cercle autour des douves, j’étais contente ou je soupirais : « Ah ! Dieu, bientôt il n’aura plus à taper, et il sera assis tristement sur l’un des tonneaux qu’il n’aura pas vendus, et chaque personne qui entrera dans sa cave, il la prendra pour un client, et il jurera ou se lamentera quand ce sera pour autre chose que pour commander ou acheter des tonneaux… » Et ma gorge se serrait d’émotion.

Un jour, nous avions fait réparer notre petit seau de bois. L’apprenti le rapporte avec, dessus, la couleur verte encore mouillée. Mon père le prend et a les mains remplies de couleur.

— Enlève ce seau ou je le jette dans le canal, et rapporte-le quand il sera sec.

L’apprenti le reprend, effrayé.

— Oh ! père, le voisin l’a fait rapporter mouillé pour avoir plus vite l’argent, parce qu’il n’a presque plus de commandes.

J’allai chez le tonnelier dire de revenir avec le seau aussitôt qu’il serait sec.

— Père a mal à la tête et l’odeur de couleur le dérange.

C’est moi que l’odeur de couleur dérangeait, mais je voulais excuser mon père.

Porter des petites bouteilles couvertes, au bouchon, d’un papier doré, et des petites boîtes rouges, bleues, pourpres, dans un coquet panier, pour ne pas casser les bouteilles, c’est un joli travail. Quand j’aurai remis les médicaments chez les clients, je devrai garder un peu la petite fille de deux ans. Elle est jolie, la petite fille : heureusement, car les enfants laids, non, je ne peux pas…

Je serai très polie. Après avoir sonné, j’attendrai longtemps avant de sonner une seconde fois, si l’on n’ouvre pas. Quand la servante ouvrira, je dirai : « Vryster[1], avec les compliments du pharmacien, j’apporte une bouteille… ou une boîte… » Oui, ce sera bien : « avec les compliments », et « Vryster » sera bien aussi. J’entends toujours les bouchers dire cela aux servantes, et elles rient : donc c’est bien…

[1] Bonne amie.

Et je serai employée dans une grande maison. Il est vrai que c’est au Zeedyk, mais près du Nieuwe Markt : les « boîtes » sont beaucoup plus loin. Il y a un aide-pharmacien ; je dois l’appeler Monsieur : alors ce n’est pas un domestique, comme les deux servantes. Voyez un peu : deux servantes, et moi, le trottin… Puis il y a huit enfants : six garçons et deux petites filles. L’aîné des garçons a vingt-deux ans et est étudiant, donc tout à fait un Monsieur, et la plus petite fille a deux ans ; l’autre, quatre. Le deuxième grand fils est à l’Ecole militaire : aussi un Monsieur. Encore un autre apprend la pharmacie ; puis trois plus jeunes.

Bette, la cuisinière, nous a raconté tout cela, pendant que mère et moi, nous attendions le retour de « Madame », le jour où je suis allée m’engager. « Madame », parfaitement : c’est une « madame », la femme d’un pharmacien, et non une « mademoiselle », comme la femme de l’épicier d’à côté.

Je dois être là à huit heures du matin. J’aurai soixante « cents » par semaine, une tartine à midi, et j’aurai fini à quatre heures. Huhu ! ce n’est pas si mal pour commencer : j’ai déjà douze ans, c’est vrai…

En m’y rendant, un mouvement à l’intérieur du corps me parcourait depuis les cheveux jusqu’aux orteils et me rendait toute frissonnante. Il me fallut de suite porter une assez grande bouteille tout près, au Kloveniersburgwal, à côté du Trippenhuis.

— C’est pour l’appartement, me dit l’aide-pharmacien.

Je sonnai à la porte qui me semblait être celle de l’appartement.

— Vryster, c’est pour Mlle X…, fis-je.

— C’est à l’autre porte pour l’appartement : ici, c’est la maison.

Et la Vryster me claque la porte au nez.

Je sonne de l’autre côté. D’en haut, l’on tire le cordon. Une dame furibonde me crie :

— Tu as encore sonné à la maison. C’est ainsi chaque fois qu’on vient de chez l’apothicaire. Dis-lui que, si cela arrive encore, je me fournirai ailleurs… Quel besoin ont les voisins de savoir qu’on m’apporte des médicaments ? Dépose la bouteille sur l’escalier et dis bien que je changerai d’apothicaire s’il ne peut m’envoyer des gens capables de distinguer la maison de l’appartement.

Na ! si ç’avait été dans mon quartier, comme je vous l’aurais engueulée, cette vieille tuméfiée… S’il vous faut toujours des médicaments, c’est que vous êtes pourrie…

Je ne répondis pas et eus soin de ne rien dire à la pharmacie non plus. La porte de l’appartement était mal placée, mais c’est égal, c’est moi qu’on aurait accusée. J’étais toute défrisée.

En rentrant, je dus aller dans une ruelle du Nieuwendyk, chez un boucher de viande jeune, acheter trois livres de poitrine de veau. Trois livres ! on verra bien que je ne suis pas employée dans une petite maison… Chez ce boucher, il y n’avait que de pauvres gens des ruelles environnantes, qui achetaient quelques ragotons de viande gélatineuse, et je fis parfaitement l’effet que j’avais escompté, et tous les jours je produisis ce même effet. Eh bien, je devais, moi qui en étais fière, aller chercher cette viande, parce que Bette, la cuisinière, avec sa robe d’indienne empesée, son tablier blanc et sa cornette finement plissée, n’osait entrer chez ce boucher de viande jeune, de peu d’apparence : j’ai su cela plus tard. Tout le reste, elle l’achetait elle-même, parce qu’elle chipait des « cents » sur chaque article ; elle m’avait même recommandé de retenir cinq « cents » sur la viande : nous les aurions partagés. Mais, me regardant bien dans les yeux, elle avait ajouté :

— J’ai dit cela pour rire, car tu l’avouerais si Madame t’interrogeait.

Lina, la bonne d’enfant, était dans la maison depuis cinq ans. Elle ne sortait pas de la chambre d’enfants au second : elle surveillait là les deux petites filles, pendant que je portais les bouteilles, raccommodait continuellement le linge et repassait le linge lavé à la campagne, qui était rendu sans être repassé. Elle ne descendait qu’aux heures des repas, et alors c’était des récriminations contre les patrons, les fils, l’excès de travail, et contre l’aide-pharmacien qui, lui, mangeait à table et recevait de tout.

— Dans la semaine, au déjeuner du matin, il doit manger des tartines, mais le dimanche il reçoit tout de même des petits pains, du boudin de foie et du pain d’épice. Nous n’avons jamais que de grosses tartines de pain blanc et de pain noir. A midi, il reçoit aussi de tout, et nous seulement du fromage : allez donc avec ça jusqu’au dîner de cinq heures… et pour ce qu’il descend alors de viande ! et ces éternelles pommes de terre étuvées aux oignons… j’en ai le ventre comme un tambour.

— Mais moi, à midi, je n’ai même pas de fromage, fis-je.

— Oh ! toi, tu n’es que le trottin : tu n’es pas de la maison et il ne te revient pas plus.

Je devais souvent jouer avec les petites filles à l’entresol, là où se tenait la famille. Madame était presque toujours occupée à une broderie pour les robes des petites. Elles n’étaient jamais qu’en blanc et Madame confectionnait elle-même ces robes d’enfant ; elle tricotait aussi des chaussettes blanches ou bleues, très fines, que les fillettes portaient dans des petits souliers laqués, blancs ou bleus. Moi, pendant que je promenais la plus jeune sur mes bras, je regardais travailler les mains de Madame : comment faisait-elle ces trous de broderie ?… J’aurais donné tout au monde rien que pour pouvoir essayer de broder. Seulement Madame me disait tout le temps de m’occuper de l’enfant.

Mais ma joie, mon extase, dans cette chambre, était une des deux alcôves à double battant, remplie de rayons avec des livres, et aussi un monceau de livres jetés pêle-mêle à terre. C’étaient des livres pour les jeunes garçons : des livres d’étude, auxquels je ne comprenais rien, mais surtout des livres à images et pour la jeunesse, qui me délectaient chaque fois que Madame quittait la chambre, quand une visite l’appelait au salon ou qu’elle allait arranger les tiroirs et les armoires de sa chambre à coucher. Alors Willem, un des fils, qui avait onze ans, me laissait lire et faisait « ssst ! » dès qu’il entendait revenir sa mère.

— Si tu me laisses t’embrasser, tu peux lire tous les livres, et je t’expliquerai.

Na ! m’embrasser, il le pouvait pour rien, parce qu’il avait de beaux cheveux blonds en touffe sur la tête, et une peau propre et rose, et une voix claire, comme tous les enfants riches…

« Joost van den Vondel », lisais-je sur le dos d’un livre.

— Qui est-ce ça ? demandai-je. Est-ce lui qui a fait le Vondelpark ?

— Oh ! non, dit Willem, c’est notre plus grand poète. Ce livre raconte sa vie. Tu peux le lire, ou veux-tu que je te le raconte ?

— Oui, raconte, je ne pourrai quand même pas le lire en entier.

— Eh bien, Joost van den Vondel vivait de 1500 à 1600 : tu vois, il y a trois cents ans. Il était né à Cologne, mais habitait ici dans la Warmoesstraat, où il avait un commerce de bas. Il faisait surtout des vers et des pièces de théâtre en vers : Ghysbrecht van Amstel, Lucifer, Adam en Eva. Son commerce de bas périclitait, mais c’était plus fort que lui, il aimait avant tout écrire des vers.

— Il habitait la Warmoesstraat ? Tu ne sais pas dans quelle maison ? j’irais voir…

— Oh ! elle n’existe certes plus. Amsterdam alors n’était pas comme maintenant. La Kalverstraat et le Nieuwendyk avaient des maisons de bois, goudronnées comme les barques : elles étaient habitées par des bateliers et des pêcheurs, dont les filets séchaient à la porte.

— Allons, voyons, la Kalverstraat, des maisons de bois goudronnées ? C’est la plus belle rue d’Amsterdam. Tu te moques de moi, je ne te crois pas.

— C’est vraiment vrai. Regarde les images. Il n’y a que le Palais du Roi, sur le Dam, qu’on a bâti alors au milieu de tout cela, mais comme hôtel de ville.

— Na ! ce que tu me dis…

— Et Vondel et ses amis étaient habillés à peu près comme nos pêcheurs de l’île de Marken.

— Allons ! d’une culotte à harengs ?

— Oui, d’une culotte à harengs. Et les femmes et les petites filles portaient beaucoup de longs jupons et trois ou quatre bonnets… Et l’orphelinat bourgeois, tu sais bien, dans la Kalverstraat ?

— Oui.

— Eh bien, à cette époque, les enfants sans parents étaient abandonnés. Alors une dame Haesje Klaesd, prise de pitié, en a ramené six, je crois : elle les a habillés comme les orphelins le sont encore aujourd’hui et les a fait élever : c’est le commencement de l’Orphelinat bourgeois de la Kalverstraat.

— Mais ce que tu me racontes… dis-tu vrai ? Ah ! que c’est beau…

— Voilà maman. Je t’embrasserai tantôt sur l’escalier, quand nous descendrons pour la table de café… Tiens, maman n’entre pas…

Il ouvrit la porte pour voir. Elle était montée.

— Alors, laisse-moi t’embrasser maintenant… ici, derrière la porte de l’alcôve, où l’on ne nous verra pas de la rue.

Il me prit le bébé qu’il déposa dans sa chaise, mit ses deux bras autour de mon cou, et m’embrassa toute la figure, en mordillant mes joues et mon menton. Moi également, je l’embrassai sur toute la figure : ce qu’il sentait bon le savon !…

J’allai reprendre le bébé et m’assis devant la fenêtre pour faire semblant de rien.


Le soir, dans mon lit, je repensais à Amsterdam qui n’avait que des maisons de bois. Je cherchais dans la Warmoesstraat la maison de Joost van den Vondel, qui avait laissé des pièces qu’on jouait encore au grand théâtre de la Leidsche Plein… Un théâtre, comment est-ce fait ? Je ne connais que la Poppenkast[2] qui joue le soir sur le Nieuwe Markt… Je voyais les hommes fumant sur le seuil de leurs maisons… Mais oui, elles étaient en bois goudronné, et les femmes étaient assises sur les bancs, à raccommoder des bas et des filets. Ah ! voilà un magasin de bas : des bas jusqu’aux genoux, comme les pêcheurs de Marken en portent. Je regardais par la petite fenêtre et apercevais, assis sur un tabouret de bois, un paysan à la large culotte, avec un grand chapeau. Serait-ce lui, Joost ? Il écrivait et ne tournait pas la tête. J’allais par le Nes ; il y avait, sur une petite place, beaucoup de paniers remplis de poissons à grosses écailles, et des pêcheurs sortaient de dessous un passage noir, avec des paniers de poisson pendus au bras. Puis je traversais le pont du Rokin — ce pont était comme maintenant — et j’entrais dans la Kalverstraat. Oh ! qu’il y faisait noir, qu’il y faisait sale, et que cela sentait le poisson et le goudron…

[2] Théâtre de marionnettes.

Les femmes et les hommes me regardaient et demandaient quelle était cette petite fille négligée, sans bonnet et à jupe courte.

— Elle va mourir de froid.

Les enfants me suivaient, portant des petits moulins à vent en papier, qui tournaient quand ils couraient.

— Quelle est cette petite fille ? Oh ! ce sera une petite orpheline. Nous allons la conduire à l’Orphelinat bourgeois.

— Non, non ! mère est à la maison ! criais-je.

Je me mettais à courir, j’avais très peur et ne me tranquillisais que sur le Dam, en reconnaissant le Palais du Roi, tel qu’il est encore aujourd’hui…


— Keetje, qu’as-tu à gémir ? me demanda ma mère.

— Je pensais, mère, à Amsterdam, quand la ville était encore en bois : elle était noire et obscure, et les gens voulaient me faire entrer à l’Orphelinat bourgeois.

— Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est que ce galimatias ?

— Willem, un des fils, m’a raconté des histoires de la ville et de Joost van den Vondel, et m’a montré les images.

— Et toi, créature enfantine, tu te donnes la chair de poule à remuer tout cela… Allons, dors et laisse-moi dormir !

J’étais là depuis quelques jours. Une petite cousine était venue jouer avec les fillettes. Je monte à l’entresol et ne trouve personne. Mais l’autre alcôve était ouverte. J’y regarde et je vois la petite Betsy et sa cousine, assises à terre, entourées de poupées. Comment ont-elles tant de poupées ? et je ne les avais pas encore vues… Il y en avait d’énormes, assises dans de petits fauteuils, vêtues comme des dames ; d’autres couchées tout habillées dans des voiturettes, et encore des petites, déshabillées, dans des boîtes sous verre, avec leurs vêtements pliés dans des casiers. A terre, il y en avait à tête de bois, de caoutchouc, de porcelaine, sur des corps de coton rose remplis de son ; d’autres en chemise, jetées dans des coins, avec une grande chevelure brune, les yeux à demi-fermés.

Le bébé se réveilla. Je le pris hors de sa berce, j’enjambai l’alcôve et, assise par terre, le bébé entre mes jambes, à qui je donnai une poupée de caoutchouc, je déshabillai plusieurs poupées, que je passais aux petites pour les rhabiller. Puis je commençai à attifer une grande poupée.

J’étais si absorbée que je n’entendis pas entrer Monsieur et Madame. Quand je les vis, je lâchai la poupée.

— Du moment que les enfants s’amusent, tu peux t’amuser aussi, Keetje, dit Madame… Quel dommage ! ajouta-t-elle.

— Oui, quel dommage ! fit Monsieur.

Depuis ce jour, ce fut mon grand truc, pour tenir les enfants tranquilles, de m’asseoir avec eux dans l’alcôve aux poupées, d’en dévêtir une demi-douzaine et de les leur donner à rhabiller. Alors je pouvais, à mon aise, parer de costumes différents une grande poupée qui était ma favorite…

Na, ce Willem ! Quand sa petite cousine de huit ans est à la maison, il ne me demande pas si je veux lire, il ne me regarde seulement pas. Il l’embrasse, l’embrasse tout le temps et devant tout le monde. Avec moi, il se cache : pourquoi ? Parce que je ne suis pas sa cousine, ou parce que je ne suis pas aussi bien habillée et lavée, ou parce que je suis le trottin… Si j’avais sa belle robe et ses beaux souliers, je serais bien plus jolie qu’elle : mes dents sont bien rangées, et l’une pas plus grande que l’autre, tandis qu’elle a de grandes dents qui poussent en avant, avec un cercle d’or qui doit les remettre en place, m’a dit Willem. Elle a des cheveux bruns, de grands yeux bruns, des joues rouges… Elle est jolie quand même, et c’est sa cousine… donc il peut l’embrasser…

Gerrit, celui qui a treize ans, était hier chez l’épicier d’à côté, avec le jeune Monsieur qui est aussi grand que lui et qui va à la même école. Ils me regardaient, en parlant de moi. Gerrit disait :

— C’est un canari aussi quand elle chante. Maman dit que l’organe est superbe.

Ils aiment donc bien que je chante. Alors j’ai chanté toute la matinée, à la cuisine, de beaux chants que j’avais écoutés le dimanche, au Plantagie, devant les jardins où des dames, la poitrine et les bras nus, viennent chanter sur une estrade :

Martha ! Martha ! et Si tu crois à la parole sainte, ne parle pas, Rosa… ne parle pas. Sur les cours, les repasseuses et le cordonnier se penchaient hors des fenêtres et me criaient que c’était beau. Mais dans la maison, Eudore, le fils qui est étudiant, et Frans, celui qui est à l’Ecole militaire, marchaient de long en large au salon, où ils travaillent à côté de la cuisine — ils lisent et écrivent : ils appellent cela travailler. Puis ils sont montés, disant que c’était intenable. Quand je suis montée à mon tour, en chantant, à l’entresol, tous m’ont regardée comme si j’avais cassé une glace, mais ils ne disaient rien. Je voulais encore chanter en me promenant avec la petite. Alors les fils sont descendus au galop et Madame m’a demandé si je n’étais pas encore fatiguée, puisque j’avais chanté déjà toute la matinée, que les vitres en tintaient et la tête lui en tournait.

Ah ! c’est ça leur tête… Na ! lorsqu’elle chante en tapant sur le piano, c’est comme une poule qui glousse. Pour ces riches, tout ce que nous faisons est laid, et tout ce qu’eux font est joli…

Quand Willem rentra de l’école, je lui demandai s’il trouvait aussi que mon chant était laid.

— Non, et maman dit que tu as une jolie voix, et que c’est bien dommage que tu ne pourras pas la cultiver.

— Cultiver ? mais je n’ai pas besoin de la cultiver : elle est là, ma voix. Ce que tu dis pour des bêtises… On ne peut pas apprendre à chanter, dit mon père ; — lui aussi chante et ne l’a pas appris — on doit le faire naturellement.

— Mais, Keetje, si… on…

— Non, non, c’est comme ta cousine : elle n’aura jamais de belles dents, malgré son cercle d’or.

— Mais, Keetje…

Je sortis, claquant la porte, et me réfugiai au grenier, où je restai à bouder pendant plus d’une heure.

Enfin, ils ont tout de même été gentils, et Madame n’a presque rien dit. Mais je ne chanterai plus : je croyais leur faire plaisir, et voilà… on prend toujours mal tout ce que je fais et tout ce que je dis.

Ainsi, cultiver ma voix ! comme si elle n’était pas assez jolie et comme si je leur avais scié les oreilles. Ce n’est jamais bien, jamais bien… Encore l’autre jour, quand j’ai apporté un petit moulin de papier pour le bébé, Bette disait que je jetais un goujon pour pêcher un cabillaud… Mina croyait que je ne voulais pas donner mon sale ruban à Naatje, par avarice. Si l’on fait un cadeau, il doit être beau, et ce ruban était sale et vieux… Et ce petit garçon qui traînait avec une ficelle un petit chariot de fer-blanc. La ficelle se casse sans qu’il s’en aperçoive, et le joujou reste derrière lui ; je le ramasse pour le lui remettre, et voilà qu’une femme crie par la fenêtre :

— Vilaine fille, veux-tu bien ne pas voler le joujou de cet enfant !

Voilà ! voler le joujou, quand je voulais le lui rendre.

Personne ne comprendra ce que je veux. J’aime mieux être seule, toute seule… ou lire, toujours lire…

Quel beau livre Willem m’a fait lire hier… Cette reine Esther, qu’on avait frottée pendant un an avec des huiles parfumées, avant de la marier… de l’eau de reine, sans doute, et de l’huile de coco… Dieu, qu’elle devait sentir bon ! Puis on lui a mis de très beaux habits, et, le jour de son mariage, elle s’est évanouie, de peur du roi Assuérus, son mari… Hou ! je comprends cela : sur l’image, il avait de gros yeux ronds… Puis après, elle sauve tout son peuple, prisonnier et misérable. Oh ! ça, je l’aurais fait aussi… Si je pouvais, par ma bonne conduite, rendre riches nos enfants et père et mère ! Père aurait des chevaux ; mère, un métier à dentelles ; j’habillerais les enfants comme les deux petites ici ; aux garçons, je donnerais des chevaux de bois. Moi, j’aurais douze belles robes, vingt-quatre poupées et une alcôve remplie de livres, comme Willem et Gerrit.

La reine Esther, elle était juive : c’est pour ça qu’elle s’appelait Esther. Moi, je serais la reine Keetje… Keetje ? non, cela ne va pas pour une reine. Kee, Kee… Keetelina. Voilà ! la reine Keetelina… J’aurais une couronne et une traîne, et, avec Mardochée mon oncle, nous irions voir pendre Aman, ce sale bougre…

— Keetjou ! Keetjou !

C’est Line qui m’appelle.

— Vite, descends !

En bas, on me remit tout un panier de bouteilles et de boîtes à porter chez des malades.

Line et Bette, assises à la table de café, mangeaient leurs tartines au fromage et buvaient du café. Moi, à distance sur un tabouret, je mangeais ma tartine à sec : je n’étais pas de la maison.

Line bêchait :

— Oui, elle dit des vers en société : ce que ça doit être gracieux, cette femme de quarante-huit ans, déclamant des vers, les yeux levés au ciel et les mains sur le cœur.

— Comment sais-tu qu’on lève les yeux au ciel et qu’on met les mains sur le cœur pour dire des vers ? demandai-je.

— De quoi te mêles-tu, morveuse ? Mais je veux bien t’expliquer comment je le sais. Le dimanche, quand je sors, je vais avec ma famille au Palais de Cristal : il y a là des représentations où l’on chante et où l’on déclame. Eh bien, on lève toujours les yeux et l’on met ses deux mains sur son cœur quand on parle d’amour, et dans tous les vers on parle d’amour… Je dis que pour une femme de l’âge de Madame, et abîmée par les enfants, c’est grotesque.

— Peuh ! fit Bette, chez les riches, les femmes croient qu’elles restent jeunes. Quand nous nous marions, nous donnons nos robes claires et nos rubans à nos jeunes sœurs, parce que ce n’est plus de mise quand on est marié : notre fortune est faite. Mais elles commencent seulement alors à s’habiller de rose et de bleu, et ainsi jusqu’à cinquante ans. Aux plus vieilles, aux plus folles… As-tu remarqué hier soir ce décolletage et ce cou de vieux dindon ?

— Oh ! oui, et l’autre jour encore… ils avaient oublié un parapluie. Monsieur accourt me dire de le porter à Madame, parce qu’il devait monter chercher des cigares. Elle attendait sur le petit pont de bois de l’Achterburgwal, la robe retroussée, montrant ses maigres jambes. Quand on va en soirée, l’on prend des voitures.

— Oh ! leur budget ne le leur permet pas, avec tous ces enfants. A cause de cela, elle est toujours en bisbille avec sa sœur qui, elle, va en voiture : mais elle n’a que deux enfants, et son mari est courtier.

— Cependant cette pharmacie rapporte ferme !

— Oui, mais tous ces enfants qu’on élève comme des princes : un docteur, un officier, un pharmacien… Gerrit veut être avocat. N’y-a-t-il pas jusqu’au petit Willem qui parle de devenir chirurgien ? Puis la musique, les langues, le dessin, tout l’argent qu’ils donnent à des livres. Ce n’est pas leurs servantes qu’ils payeront trop ! Je suis entrée, il y a cinq ans, à cinquante florins par an ; depuis deux ans, j’en ai cinquante-cinq, et maintenant elle me laissera partir plutôt que de me donner les soixante florins que je réclame. Du reste, il vaut mieux que je parte : cela m’agace trop de manger tous les jours leurs pommes de terre aux oignons et leur viande gélatineuse, et de devoir monter tout le temps des paquets de livres pour lesquels on gâche de l’argent.

— Na ! Line, fis-je, des livres, j’en achèterais aussi, si je mangeais comme vous tous les jours de la viande.

— Toi, tu es comme eux, j’ai de suite senti cela… Une gamine qui se laisse appeler trois à quatre fois pour manger sa tartine avant de lâcher son livre, doit être comme eux. Si j’étais ta mère, je t’implanterais d’autres idées : tu serais mieux lavée, et je t’en donnerais de la tignasse sur le dos, et au premier livre que tu prendrais dans les mains, je t’en ferais passer le goût du coup.

— Mais, Line, fit Bette, Keetje ne te fait rien : pourquoi t’acharnes-tu ainsi sur elle ?

— Elle ne me sert à rien quand elle est en haut. L’autre jour, elle a laissé tomber la petite sur la tête, que je croyais que c’était un fer à repasser. Elle lisait quelque chose de Rembrandt. Je ne l’ai pas dit à Madame, parce qu’on l’aurait renvoyée, et j’aurais été encore une fois seule pour la besogne. Et quand je me plains à Madame qu’elle lit toujours, elle me répond : « Oui, c’est bien dommage pour cette enfant qu’elle ne puisse étudier : je n’ai jamais vu une rage de la lecture comme la sienne. » Voilà, c’est dommage pour l’enfant… Pour moi, ce n’est pas dommage que je m’anémie et me casse ici depuis six heures du matin jusqu’à minuit, tous les jours ! Tiens, ne me parle pas de ces gens, ni de cette gamine…

Elle se leva, jeta sa chaise en arrière et sortit.

Bette me dit, en ramassant la chaise :

— Quels embarras, et tout cela parce qu’on ne veut pas l’augmenter de cinq florins par an !

Et c’est sur moi qu’elle passe sa rage… Moi aussi, je pourrais me plaindre. Au lieu de partir à quatre heures, je ne pars qu’à sept, et je reste tout le temps sans manger. Mais quand je lis, je n’y pense pas. Elle peut dire ce qu’elle veut : je lirai tout de même !

Je montai à l’entresol. Le docteur, un ami de la maison, était là : c’était le parrain de Willem ; il lui apportait souvent des livres. Alors, un livre sur la table et Willem entre ses jambes, ils le parcouraient ensemble. C’était presque toujours des livres à insectes ou à poissons, magnifiquement coloriés. Aujourd’hui, il lui avait apporté un livre avec des poissons.

— Des poissons vulgaires, disait-il : « vulgaires » ici veut dire qu’il y en a beaucoup. Mais vois ces couleurs copiées de la nature : elles ne sont pas vulgaires. Voilà des harengs : on dirait de l’argent verdâtre et bleuâtre ; ils sont aussi beaux que bons. Dans l’eau, ils doivent être superbes, mais nous les apprécions le mieux dans la poêle : rien de meilleur que des harengs frais, bien entaillés, tournés dans de la farine et rissolés, tout croustillants, dans de l’huile. Quel dommage qu’on ne puisse les conserver pour l’hiver ! J’en parle souvent avec ma sœur, mais elle me dit que c’est impossible. Cependant si on les mettait tout à fait préparés dans des cruches, en laquant bien les bouchons ?

— Mais on ne saurait faire entrer la tête par le goulot, fis-je.

Il me regarda.

— Eïe, eïe, tu dis quelque chose…

— Si on les mettait en rond dans des verres ou des pots, avec un papier dessus ou une vessie, comme la confiture.

Je montrai un pot de confiture dans le buffet.

— Eïe, eïe, une vessie… tu dis quelque chose, répéta-t-il, en me regardant par-dessus ses lunettes. Je vais en parler à ma sœur. Je donnerais beaucoup pour avoir en hiver des harengs rissolés, et, si cela réussit, je t’inviterai à venir en manger… Viens donc, un de ces jours, voir les tulipes de ma sœur, elles sont justement en fleurs, et nos canaris… pour ce qui est de chanter, tu n’auras jamais entendu cela !

— Ne parlez pas de chanter devant Keetje : elle s’y mettrait, et cela empêche Eudore de travailler son examen.

J’en avais le sang à la tête.

— Je puis aller voir les tulipes et les oiseaux, Willem, fis-je, en me laissant embrasser derrière le battant de l’alcôve aux livres.


J’y fus deux jours après. C’était, à l’Oudezydsachterburgwal, une maison à un étage, à large fenêtre à guillotine et à petits carreaux. On montait un perron de face, de deux marches, flanqué de bancs. La porte brillait comme un miroir. La servante ouvrit la moitié du haut.

— Je puis venir voir les tulipes et les canaris.

Alors elle me fit entrer et me conduisit par le long corridor, sur un beau tapis moelleux, jusqu’à la porte du jardin, et me dit d’attendre, qu’elle allait appeler Mademoiselle.

Une vieille dame vint, à large crinoline, les manches bouffantes, une collerette plate, en dentelle, autour de son cou nu et ridé, des bandeaux collés sur ses oreilles, et une coiffure de dentelles blanches, à rubans lilas.

— Tu viens voir mes tulipes ?

Elle ouvrit la porte du jardin.

— Oh ! fis-je.

Dans un tout petit jardin, dont les murs étaient entièrement couverts de lierre, il y avait deux corbeilles de tulipes, et, autour du jardin, une bande également de tulipes. Dans une des corbeilles se trouvaient des mélangées, surtout des mauves et des pourpres ; dans l’autre, seulement des rouges à rainure orange, et les tulipes autour du jardin étaient jaunes, rien que jaunes, comme de l’or : le soleil donnait droit dessus.

Je ne pus rien dire. Elle crut que je n’aimais pas ses tulipes.

— Tu ne les trouves pas belles ?

— Oh ! Mademoiselle, fis-je, en levant les yeux vers elle.

— Ah, je vois, tu es saisie… tu n’as jamais vu ça, n’est-ce pas ? Il m’est impossible d’en couper, cela ferait un vide ; puis les tulipes de cette corbeille-là sont toutes des premiers prix.

Elle me montra la corbeille de mauves et de pourpres.

— Mais tu peux revenir les regarder, puisqu’elles t’impressionnent tant. Viens maintenant voir les canaris.

Dans mon émoi, je n’avais pas aperçu la grande cage de canaris sur le haut du perron du jardin. J’avais déjà vu un ou deux canaris dans une cage, mais ici il y en avait vingt-cinq, me disait la dame. Ils étaient tous jaune-clair et avaient le chant doux.

— Je ne puis supporter le chant aigu, cela m’étourdit.

Je regardai en extase les oiseaux voltiger, ou s’ébouriffer les plumes, ou s’arrêter sur le bâton, se gonfler la gorge, ou chanter de joie, ou gazouiller comme s’ils se parlaient, se parlaient… Puis, il y en avait qui se trempaient dans un petit bac d’eau.

J’étais très intimidée, parce que je ne savais comment expliquer à la demoiselle que, si j’avais habité la maison, j’aurais passé les journées assise sur un petit banc entre les fleurs et les oiseaux. Je me sentais impolie de ne pouvoir rien dire et ne savais comment partir.

Elle me donna deux caramels en me conduisant à la porte.

— Alors, Mademoiselle, je puis revenir ? risquai-je.

— Oui, et bientôt, car les tulipes en ont encore pour huit ou dix jours.

— Je peux aussi revenir pour les canaris ?

— Oui, aussi pour les canaris.

Elle ferma la porte en me souriant.

Oh ! je dois dire ça à mère. Oh ! que c’était beau, et je puis revenir…

Le surlendemain, Willem avait été à la table de café chez son parrain. Je demandai comment étaient les tulipes, maintenant qu’il avait plu, et si les oiseaux se trouvaient encore dehors.

— Non, ce n’est que lorsqu’il y a du soleil qu’on les met sur la terrasse… Marraine m’a dit que tu es une sensitive…

— C’est mal ça, Willem ?

— Non, mais elle dit que c’est malheureux, que tu souffriras beaucoup, à moins que tu ne t’abrutisses…

— M’abrutir, moi ? Pourquoi ? pourquoi ?

— Ah ! je ne sais pas…

Vie de Rembrandt van Ryn.

— Est-ce beau, Willem ?

— Oui, tu l’aimeras. Rembrandt est notre plus grand peintre, comme Joost van den Vondel est notre plus grand poète.

— Qu’est-ce qu’il peignait, Willem ?

— Oh ! des portraits, des tableaux avec des Juifs de la Bible, des leçons d’anatomie ; il a aussi peint une Ronde de Nuit à travers la ville, et il a fait des eaux-fortes, beaucoup d’eaux-fortes.

— Des eaux-fortes, qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas très bien comment cela se fait. Je demanderai à parrain ; après, je te l’expliquerai… Voilà une eau-forte ; elle est justement de Rembrandt : La Fuite en Egypte. Tu sais ce que c’est, la fuite en Egypte ?

— Mais oui : de la Bible… Ah ! voilà l’âne, et Marie et l’enfant Jésus dessus, et, à côté, Joseph… Ah ! c’est une eau-forte ?… Ce sont des images enfin, mais noires…

— Images… oui… mais il y a de l’art… Je ne sais pas encore bien ; il faut entendre Eudore quand il en parle !

— J’aime surtout l’âne : il porte si docilement la Vierge et Jésus. Tu ne trouves pas que c’est un chéri d’âne ?

— Oui, mais on ne doit pas juger ainsi. Eudore sait comment on doit en parler… Rembrandt habitait dans la Jodenbreestraat.

— Ici, dans le quartier juif ?

— Oui, près du pont.

— Etait-il Juif ?

— Non, mais Eudore dit que, s’il a peint les Juifs comme il l’a fait, c’est parce qu’il les voyait tous les jours.

— J’irai regarder la maison.

— Puis il a eu de la misère et il a dû aller au Canal des Fleurs, dans le Jordaan.

— Ah ! il a eu de la misère, et on écrit des livres là-dessus ? Je vais lire celui-ci. Et que sont devenus ces portraits et ces images ?

— Ils sont, pour la plupart, au Trippenhuis.

— Willem, Willem, vite, arrive, il est temps pour l’école !

Willem fila. Je descendis et pris mon panier rempli de bouteilles et de boîtes.

J’irai d’abord à la maison de Rembrandt… Quand j’eus passé le pont, je la vis tout de suite, à droite. C’était écrit dessus : Maison de Rembrandt. Je n’y remarquai rien, à cette maison ; elle était comme les autres, mais je fus émue qu’un homme qui avait vécu il y a si longtemps et qui avait eu de la misère, eût monté et descendu ce perron et qu’il eût regardé, par ses fenêtres, les Juifs, pour les peindre.

Peindre ces Juifs sales, aux yeux malades, comment était-ce possible ? Il les aimait sans doute parce qu’ils étaient pauvres ? Moi, je les aime bien également : ils sont si bons… Il m’aurait peinte aussi peut-être, car je ne suis pas mieux habillée qu’eux… Je vais voir au Trippenhuis. Père doit souvent y conduire des étrangers : il dit aussi que, quand la porte s’ouvre, on aperçoit des tableaux avec des gens habillés comme il y a des siècles.

Je portai vite toutes mes commissions, en gardant, pour la dernière, celle de la dame à côté du Trippenhuis. Puis je montai le grand perron et voulus entrer. Un monsieur, assis sur un tabouret, me retint de la main.

— Que viens-tu faire ici ?

— Je veux voir les tableaux et les images de Rembrandt.

— Toi ? Déguerpis, n’est-ce pas, ou je te « Rembrandterai ». Allons file, et plus vite que ça, ou peux-tu payer plusieurs « dubbeltjes » ?

Il me poussa dehors en grognant : « Où a-t-elle cherché cette idée ? »

De loin, je crachai vers lui et l’appelai « pierre de tonnerre… » Et je dirai à mon père de ne plus vous amener de clients. A-t-on jamais vu ? n’aurait-il pu me laisser passer en tapinois ?

En traversant le Nieuwe Markt, je vis Bette arrêtée devant des paniers de poisson : elle discutait le prix d’une belle alose, que la marchande, le joug en travers du dos, tenait levée d’une main, en ouvrant de l’autre les branchies.

— Il est frais comme du beurre : un florin, vraiment, pas moins… Je dois cependant gagner deux sous, je ne puis travailler tout à fait pour rien.

— Seize sous, je ne donne pas plus.

— Allons, une bête semblable ? dix huit, voyons, c’est donné !

— Seize, pas davantage, fit Bette en s’en allant.

— Allons, venez !

Elle ouvrit le ventre du poisson, fit tomber les boyaux, gratta les écailles, et le taillada à détacher presque les morceaux. L’eau m’en venait à la bouche. Comme ça doit être bon à manger, du poisson rose ainsi ! Bette fit mettre le poisson sur la paille dans un panier plat ; puis on le couvrit encore de paille.

— Voilà, Vryster.

— Bette, vous allez manger ce bon poisson à la maison, demain dimanche ?

— Ho ! là là, non, de l’alose, ce n’est pas pour eux. Non, c’est demain l’anniversaire de ma mère. Toute la famille envoie quelque chose de bon pour un grand repas… Moi, j’envoie cette alose, on ne pourra pas se plaindre. Veux-tu porter ce panier chez ma mère, ici tout près, dans la Jonkerstraat ? Je te donnerai une tasse de café à quatre heures.

En revenant, Bette me versa une tasse de café, que je dus aller boire dans un placard, de crainte que quelqu’un de la maison n’entrât dans la cuisine et ne le vît.

— Tu comprends, tu n’es pas nourrie de la maison…

Le dimanche matin, quand j’arrivai en robe propre, Bette et Line étaient en émoi. Le samedi soir, l’aide-pharmacien et les grands fils sortaient chacun de leur côté et rentraient très tard. Un d’eux avait, en rentrant, vomi affreusement sur le cabinet, mais personne n’avouait. Aucune des servantes ne voulait le nettoyer. Elles ne disaient cependant rien à Madame, mais elles prétendaient me faire nettoyer cette horreur.

— Je ne le ferai pas, je suis le trottin, je ne suis pas de la maison, c’est votre besogne.

— Tu le feras ! fit Line, blanche de colère.

Elle empoigna le seau rempli d’eau et voulut me forcer de le prendre, en courbant ma main sur l’anse. Mais j’y donnai un coup de pied qui le renversa dans la cuisine bien nettoyée, puis je m’enfuis de la maison et rentrai chez nous. Tout le monde me donna raison, Mina en tête, et je ne retournai plus chez le pharmacien.

Je pensais au livre de Rembrandt, que je n’avais pu lire, et un peu à Willem, mais pas beaucoup… en somme, c’était un riche… Ma mère trouva mieux de m’envoyer de nouveau pour un an à l’école.

— C’est encore là que cette créature enfantine est le mieux…

— Père ne revient pas. Il ira encore boire la moitié de sa paie. Je ne peux pas aller à sa recherche, Klaasje a toujours mal au ventre. Keetje, va donc voir si tu ne le trouves pas aux Trois Pigeons, ou chez la « bancale », ou chez les autres…

Je m’en fus. A toutes les fenêtres des estaminets, j’essayais d’abord de voir par les fentes des rideaux, puis j’écoutais si je n’entendais pas chanter mon père, car il avait la boisson heureuse, mon père. Chez la bancale, je l’entendis qui discutait.

— Mes chevaux sont mes enfants ! Ils sont bons, intelligents, je vous dis : pour me laisser me coucher à côté d’eux dans le box, ils me font littéralement une petite place.

Il est éméché, mais pas saoul… J’entrouvris la porte et regardai d’abord comment je serais reçue.

— Ah ! Poeske, s’écria-t-il, dès qu’il m’aperçut, tu viens me chercher, approche.

J’entrai. Dès la porte, un bien-être me pénétra. Il y faisait chaud et clair ; le plancher était saupoudré de sable blanc ; sur le comptoir, des samovars avec du thé, du café et du chocolat, fumaient. La bancale, en bonnet tuyauté, en caraco blanc et jupe noire couverte d’un grand tablier blanc, avait ses bijoux de filigrane d’or et son collier de grenat, qu’elle ne mettait que le samedi soir, le dimanche et le lundi. Elle me souriait.

— Ah, la petite demoiselle, elle vient voir son père ! Une tasse de chocolat pour la petite demoiselle… Quels beaux cheveux elle a, Dirk, cela te fait honneur, une fille comme ça…

Mon père m’avait prise sur ses genoux.

— Va pour le chocolat !

En traînant la jambe, la bancale revint avec une tasse de chocolat fumant et une biscotte.

— La jument avait une grosseur à la cuisse, le vétérinaire assura que c’était un épanchement et fit frotter avec toutes sortes d’onguents. Bien oui, rien n’y faisait. Le jour, pendant que la bête travaillait, elle ne pouvait se faire ce mal-là. Alors je suis resté une nuit auprès d’elle et j’ai trouvé : elle se couchait sur son fer. J’ai commandé au sellier un coussinet bien rembourré avec une courroie : je le lui mettais le soir sous le sabot. Au bout de trois jours, l’enflure avait disparu… Pour connaître les animaux, il faut les observer, et ils finissent par vous devenir aussi intelligibles que vos enfants… Leen, encore un « bittertje ».

Il m’y fit goûter. Comme j’avais bu ma tasse de chocolat et que tout cela me semblait exquis, je goûtai encore au verre, pendant que mon père discutait.

Mon Dieu, qu’il fait bon ici… Et, couchée ainsi contre la poitrine de père, tout se balance, mais tout est beau, et les gens qui chantent et la bancale sont mes amis. Voilà père qui chante aussi… Personne n’a une voix comme lui… Et je chantai avec eux : Wilhelmus van Nassauwe

— Ah non, fit mon père.

Et il entonna : Le bois vert, avec sur chaque branche des oiseaux dorés

Je m’égosillai en des notes aiguës.

— Ecoutez ce rossignol ; elle a une fortune dans le gosier.

L’un après l’autre, les consommateurs étaient partis, emmenés par leurs femmes.

— Dirk, fit la bancale, je crois que tu ferais bien de rentrer avec ta fillette, et ne marche pas trop près du bord du canal.

— Bien, Leentje, bien. Viens, Poeske !

Nous sortîmes ; je donnai la main à mon père. La neige s’était mise à tomber. Tout à coup je le lâche et, faisant des boules de neige, je l’en bombarde.

Il riait comme un fou, en tapant sur ses cuisses.

— Ah ! petite coquine, attends.

Et à son tour, il m’en jeta, que j’en fus étourdie.

Nous riions aux éclats. Nous fîmes un grand détour, nous poursuivant dans la neige. Je sonnai à une porte, et nous nous sauvâmes, comme si la vieille qui habitait la maison était à nos trousses.

Puis je valsai vers lui. Il me prit sous les aisselles, et en sifflant dansa avec moi. Il me fit pirouetter, le bras en dessus de ma tête, me tenant par le bout des doigts. Il me lâcha, et je tournai en valsant devant lui, tandis qu’il me suivait, sifflant toujours et exécutant des pas.

Nous tourbillonnâmes ainsi jusqu’au fond de l’impasse, devant notre porte. Je levai le loquet : la chandelle était à sa fin, le feu éteint. Mère, maniant toujours Klaasje qui criait, se dressa devant nous, furieuse, clamant sa fureur, me donnant des coups de pied.

Père et moi ne disions rien, suffoqués de cette douche. Je me couchai vite sur le paillasson, à côté de nos enfants, trouvant hideux qu’on ne pût jamais s’amuser… Père ne joue presque plus jamais avec nous, et, quand il le fait, voilà… Aussitôt que je serai grande, j’irai aussi au cabaret : il y fait chaud, clair et gai, tandis qu’ici…

Mon père s’était couché très vite, et je voyais ma mère, la figure comme folle, fiévreusement vider ses poches.

— Mère, je t’en prie, laisse-moi y aller : un florin par semaine, c’est beaucoup. Je suis grande ; à l’école, on me traite comme une mendiante, parce que je ne suis pas proprement habillée. Un florin par semaine, c’est le loyer.

A part moi, je me réjouissais de pouvoir de nouveau sortir en ville, comme quand j’étais chez le pharmacien, d’entendre au loin les orgues de Barbarie, de sentir le vent jouer dans mes cheveux et de tout faire comme les grands, pendant que les autres, les petits, étaient à l’école, où l’on mourait de soif et où l’on ne pouvait même pas sortir quand on levait le doigt… Ah ! cette fois-ci, je me promettais bien de ne pas devoir retourner à l’école… Mais je ne disais rien de tout cela à ma mère. Je fis tant et tant qu’elle consentit à me laisser entrer comme trottin chez une modiste.

J’y allai un lundi matin. La modiste me jaugea froidement.

— Tu n’as pas de chapeau ? Et rien au cou ?… Encore s’il était lavé…

On me donna un gros paquet de briques de savon à porter de l’autre côté de la ville. Je fus déçue. Ce ne sont pas des chapeaux, me disais-je. Rien qu’à l’idée de porter des chapeaux chez des dames, il me semblait les avoir sur la tête. J’en frémissais d’aise.

En rentrant, on me remit une caisse de bois remplie de chapeaux et une demi-douzaine d’adresses et de factures acquittées. Je devais aller aux quatre coins de la ville. La caisse était très lourde, elle pendait à mon bras gauche, que je soutenais de la main droite, et, le corps penché de côté et en avant, je me mis en route, la caisse frottant ma hanche. Chaque fois que j’ouvrais la boîte et que je voyais les chapeaux avec les nœuds, les plumes, les fleurs, j’étais en admiration et j’enlevais avec précaution et respect celui que je devais remettre.

A la première maison, on me paya six florins, et je reçus cinq cents pour moi… Ah ! ça va bien, je vais acheter un petit pain avec du boudin de foie… Non, je les donnerai à mère : elle verra que je puis gagner beaucoup.

J’eus encore cinq cents dans une autre maison. Voilà ! voilà ! Je rapporterai ainsi plus que père, et plus que cette rosse de Mina, qui gueule toutes les semaines qu’on l’exploite, quand elle doit remettre les quatre-vingts cents de ses gages. Je gagnerai cela en trois jours, et bientôt on pourra se passer d’elle… Et père qui boit ses pourboires ! Je ne comprends pas, c’est bien plus amusant de les rapporter : on sent quelque chose en dedans de soi…

En allant dîner chez nous à midi, je marchai d’un pas rapide comme les grands, et ne traînai pas en route pour parler avec les enfants, ainsi que je faisais encore la veille… J’ai un atelier, je dois marcher comme les ouvriers qui rentrent chez eux, vite, vite, pour être de nouveau à leur travail à une heure…

Je remis mes dix cents devant tout le monde.

— Eh bien, je mettrai de côté jusqu’à ce que tu aies assez pour t’acheter une robe, fit ma mère, Dieu sait si tu en as besoin !

— Mais non, c’est pour dans le ménage : tu peux avoir quarante tourbes pour cela, ou deux mesures de pommes de terre, ou deux choux blancs ou une livre de riz.

— C’est ça, on pourrait nourrir toute la famille, quoi !

L’après-midi, j’eus à livrer deux caisses de chapeaux. Je me balançais d’un côté à l’autre, le corps plié en avant.

— On dirait qu’elle hale le coche d’eau, dit le patron en riant.

Je mangeai ma tartine du goûter, assise sur un perron.

C’était vers Pâques. Je livrais des chapeaux jusqu’à une heure du matin. Pour les pourboires, il y avait des hauts et des bas. Où je n’en reçus jamais, c’est sur les grands canaux, et bientôt je traitai ces clients, à part moi, de riches sans cœur.

Cependant je vis un jour, au fond d’un couloir, une dame qui rendait la facture au domestique et lui donnait quelque chose en disant : « Pour la petite ! » puis rentrait dans une chambre. Le larbin glissa la pièce en poche.

— On ira payer, fit-il.

Je sortis, mais, dès qu’il eut fermé la porte, je l’appelai « charogne » et « presseur d’éponges ».

Bientôt j’eus les deux hanches écorchées et les pieds pleins de cloches. Les chapeaux ne me disaient plus rien : ces sales objets pour les riches étaient la cause de mon mal.

La maison de mes patrons allait de la Damstraat jusqu’à une ruelle parallèle : elle était donc très profonde. Devant, au-dessus du magasin, il y avait un grand salon à trois fenêtres sur la rue, et une chambre à coucher éclairée seulement par des portes vitrées : cet appartement était loué à un étudiant. Dans le long corridor obscur donnait encore une chambre à coucher, tout à fait sans fenêtres, où un autre étudiant, qui l’habitait, devait toujours avoir une lampe allumée. Derrière, une grande chambre à deux fenêtres, très sombre, sur la ruelle, occupée par un Juif, employé de banque.

Le matin, je devais aider Corry, la servante, à monter les déjeuners. J’avais horreur d’entrer dans ces chambres closes, où régnait une odeur de pipe et de je ne sais quoi qui me prenait à la gorge.

— Mais, mais, Keetje, les odeurs ?… je crois que les langes de vos enfants avaient un autre bouquet.

— Cela ne me donnait tout de même pas des nausées.

— Eh bien, va-t’en vite !

Je l’entendais, dès la porte, rigoler avec les messieurs. Après, quand ils étaient partis et qu’elle avait fait les lits, je devais ôter la poussière et descendre les plateaux. Je mangeais les restes de petit pain qu’on avait laissés ; je buvais le lait, en y ajoutant du sucre en poudre. Puis je regardais les beaux vêtements pendus au porte-manteau de l’étudiant du grand appartement et les sept paires de bottines rangées au-dessous…

En a-t-il, des bottines ! sept paires… et une paire aux pieds, ça fait huit. Père n’a qu’une paire de vieilles bottes qui prennent l’eau. Et les vêtements ! Trois costumes, encore deux pantalons, et un long habit à pans, deux pardessus… Ah ! la, la, et ça pour un seul homme… Les riches ont toujours de trop : que peut-il faire de tout cela ?

J’ouvrais son flacon de parfum. Je n’osais en mettre sur moi, de peur qu’on ne le sentît en bas, mais j’y fourrais goulûment mon nez, et j’aspirais jusqu’à ce que la gorge m’en piquât. Ah ! qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ? j’en boirais, tant c’est délicieux…

Puis je prenais les livres… Il y en avait beaucoup dans des langues que je ne comprenais pas… Idëen, de Multatuli : je le feuilletai… Idëen, Idëen… Peuh !… Mais, en le parcourant, je trouvai, dispersé par fragments, tout le roman de Woutertje Pietersen… Woutertje n’était pas pauvre autant que moi, mais il n’était pas riche, et je vivais avec lui sa vie inconnue et humiliée, ses rêves de princesses qui l’aimaient et qu’il aimait : Fancy, Omicron, Amalia. Je les connaissais toutes… Femke, la fille de la blanchisseuse, je la connaissais aussi : j’avais fait ma première communion en même temps qu’elle. Ce devait être cette fillette avec une couronne de roses blanches et une robe de mousseline lavée : la robe était bien lavée et repassée, mais on voyait qu’elle avait été lavée et qu’elle n’était pas neuve comme les autres.

Fancy, Omicron… Quand j’habitais les bruyères, elles m’avaient aussi parlé au milieu des lentilles d’eau et des branches des arbres ; je les avais mêmes vues s’envoler dans les airs quand le ciel était très bleu, mais cela surtout à l’époque où je lisais les Contes de Perrault et les Mille et une Nuits, Puis je les avais oubliées… Tout le monde avait la variole maintenant, et la guerre là-bas, en des pays étrangers, tuait, tuait, et avait affamé Paris, une grande ville, disait-on, plus grande qu’Amsterdam… Affamer ! affamer les gens par méchanceté ! les gens de toute une ville ! pauvres et riches… Na ! pourquoi pas les riches ? ils peuvent bien avoir leur tour comme nous… Toute une ville… c’est encore pire que lorsque nous sommes affamés par le chômage ou parce que père boit…

Enfin tout cela m’avait empêchée de voir encore Fancy, Omicron, de causer avec elles, et d’entendre leur douce voix me dire : « Keetje, tu es notre sœur, tu es la princesse Keetelina aux cheveux d’or… » Et voilà que ce livre me remettait en plein dans mes visions et me donnait même un compagnon qui voyait et sentait comme moi, qui était un petit garçon d’Amsterdam, comme moi une petite fille… Il habitait le Noordermarkt ; il avait l’accent d’Amsterdam. Il achetait aussi des amandes de Curaçao à la brouette de la Juive. Il dormait dans une chambre au second derrière, dans la même alcôve que ses frères, et ils se pinçaient comme nous. Il mangeait des pommes de terre et avait eu la fièvre… Ah ! Dieu, que je l’aimais ! J’en tressaillais de joie ; mes lèvres s’humectaient.

— Wouter ! Wouter !

Fanne, fanne, fan, fan,
Sine, sine, si, si.
Fanne, sinne, fanne, sinne.
Fanne, sinne. Fan… cy,
Fanne, sinne. Fan… cy.
Puis le moulin faisait
Karre, karre, kra, kra.
Il y avait une fillette
Endormie dans le gazon…
Si c’était Femke !

O Wouter, Femke !… c’est moi Keetje, Keetelina ! Puis quoi ?… J’aurais voulu qu’il courût le soir dans la rue après moi pour m’embrasser : je n’aurais pas crié ! Mais il n’aurait pas osé !… Alors j’embrassais le livre aux endroits où Woutertje était le plus à mon goût, où il ressemblait le plus à nos enfants, et aussi là où il veut être brigand pour le plaisir !…

Keeeee… Keeeee… Est-ce que tu t’es couchée dans son lit, toi, sotte gamine ? Je n’ai aucune aide de toi !

Je me dépêchai de descendre avec le plateau.

— Il n’y a plus de lait… non, depuis que tu es ici, les messieurs boivent tout. Allons, aide-moi à peler les pommes de terre.

Je m’assis dans un coin de la cuisine, le panier de pommes de terre sur les genoux. Corry, la cornette de travers, bousculait tout dans la cuisine obscure donnant sur la ruelle. Son alcôve s’y trouvait : les battants ouverts, le lit pas refait, les eaux pas vidées. Corry avait tant de besogne le matin qu’elle ne trouvait pas le temps de mettre cela en ordre avant le dîner de midi.

Il faisait une chaleur atroce dans cette cuisine. Le patron, chapelier de son métier, y préparait les pailles, mouillées sur les formes de bois, et, avec les fers chauds, donnait le modèle qu’il fallait. En manches de chemise, il suait de grosses gouttes. Il était très réservé quand nous étions plusieurs. Ce n’est que lorsque je nettoyais des carottes ou des navets et que j’en mangeais, qu’il se retournait vers moi en me demandant si je n’en laisserais pas un peu pour eux. « Que tu manges les pelures des poires et des pommes, cela m’est égal, mais les carottes et les navets, je les aime aussi. »

— Keeeee ! Keeeee ! vite, prends les caisses et file.

J’en avais pour trois heures, sans pouvoir songer à aller manger. En rentrant, au lieu de me laisser retourner chez nous, on me donnait une tranche de pain avec du beurre ranci par la chaleur, et il fallait repartir. Eh bien, jamais je ne dépensais mes pourboires : mon orgueil était de les donner intégralement. J’en avais bien pour un florin par semaine et, avec un florin que je gagnais, ça en faisait deux à rapporter. Mina en crevait de dépit et n’osait plus me frapper sur le dos jusqu’à me faire tousser.

Je voudrais savoir, Wouter, si tu es blond — nous sommes tous blonds chez nous — et si tu as des yeux bleus : nous avons tous des yeux bleus. Père est Frison ; là-bas les yeux sont bleus comme le ciel. Je suis beaucoup plus à l’aise avec les gens qui sont blonds et qui ont des yeux bleus. Je crois qu’ils sont comme moi, et qu’ils aiment et détestent ce que j’aime et déteste.

Puis, es-tu grand ou petit ? Père est grand et mince et peut sauter à pieds joints sur la table quand il se trouve devant. Je voudrais beaucoup que tu ne sois pas petit et gras. Ah non, ah non ! Nous sommes tous comme sur des échasses et montons les escaliers quatre à quatre… Peut-être que cela vient aussi de ne pas trop manger… Quand Mina a un service où elle mange beaucoup, elle devient plus grosse et plus mauvaise, et ses poings s’abattent sur nous plus brutalement. Nous avons des voisins diamantaires : ils sont dix fois plus insolents que les autres, et osent tout, et ont moins pitié, quand nos enfants crient de faim et de froid, que ceux qui ont quelquefois faim et froid eux-mêmes.

Oui, si tu as des yeux bleus, alors de loin, en venant vers toi, je verrai déjà ce que tu penses de moi ou ce que tu vas me dire. Avec père, je peux causer sans parler ; avec mère, moins, ses yeux sont bruns ; et père également me comprend et me répond quand je lève le regard vers lui. Ainsi il y a moyen de tout se dire sans que personne s’en aperçoive. J’adore cela. Si, devant ta mère et ton frère Stoffel, je puis te parler ainsi, ce sera bien, car, si je dois parler haut, ils ne m’aimeront pas et ils sentiront bien que, de vous tous, je t’aime toi seul. Que ce sera délicieux, Wouter, quand, toi et moi, nous sentirons de même l’impression que nous font les gens et les choses ! Ah ! que je t’attends, que je voudrais que tu viennes !

Quand je me promène avec Mina et que je dévisage tout d’un coup un jeune homme pour voir si c’est toi, elle me dit : « Créature enfantine, pense plutôt à te moucher qu’à regarder les garçons ; du reste aucun homme ne voudra jamais de pareille sauterelle ! » Cette menteuse ! Je suis sûre que tu me voudras tout de suite et que tu regardes, comme moi, autour de toi, si je n’arrive pas…

Je devais accompagner la première dans un pensionnat de jeunes filles, pour faire choisir des chapeaux. Elle me fit marcher à cinq pas derrière elle, les deux caisses me frottant jusqu’au sang. Elle était habillée d’une robe grise garnie de biais bleus, à petite tunique entourée d’un volant, arrondie devant et relevée en un grand pouff derrière ; la robe, très courte, laissait voir des bottines à lacets, en lasting mordoré, à bouts carrés et à hauts talons, très usagées. Elle avait des sourcils jaunes, des yeux verts à longs cils blancs ; une haute coiffure blond maïs, à frange sur le front et accroche-cœur près de l’oreille, surmontée d’un chapeau gris dit « Pamela », garni de rubans bleus et roses ; des gants de fil très sales et usés, à trous ; une toute petite ombrelle de coton blanc, à haute canne. Elle marchait devant moi, le corps jeté en avant, à cause de ses hauts talons, raide et importante. Les messieurs lui souriaient beaucoup.

Arrivés sur l’Oudezydsachterburgwal, elle me fait monter un haut perron, sonne, et nous entrons par une porte entrebaillée… Mais que fait-elle, mon Dieu ! c’est une boîte !… Les femmes sont toute la journée à la fenêtre et devant la porte, aguichant les hommes ; elles me regardent chaque fois que je passe.

On nous fit entrer dans une chambre de côté. Deux femmes étaient là, dont une très vieille. J’ouvris les caisses. Elles s’écrièrent d’admiration, et on essaya. Elles avaient des coiffures un peu trop basses : la première releva les peignes.

— Voilà ! ainsi, il va admirablement à madame… ce chapeau blanc fera ressortir la fraîcheur de madame.

— Vous avez raison, je prends celui-ci.

Une dame entr’ouvrit la porte.

— Peut-on voir ?

— Oui, venez donc.

Trois autres suivirent. J’ouvris de grands yeux et regardai la première… Qu’est-ce que je vous disais ? ce sont des putains… Elles sont chic, par exemple : des robes de soie, de hautes coiffures blondes et brunes, et quel teint ! Je sais que c’est du fard, mais quel parfum !

Elles essayèrent tous les chapeaux.

— Oh ! ce gris à myosotis…

— Moi, je prends celui à rubans jaunes, avec les roses.

Une me leva le menton :

— Hum… quel âge as-tu ?

— Treize ans.

— Encore deux ou trois ans et elle sera exquise.

Elle me donna des jujubes.

La première était affairée : elle essayait, tirait une bouclette sur une tempe, fichait le « Pamela » sur le sommet de la tête, en le faisant pencher en avant. Enfin elle vendit cinq chapeaux au lieu de deux. C’étaient des chapeaux à douze florins pièce, et l’on payait tout de suite. Moi, je reçus vingt-cinq cents et encore des jujubes.

Une fois sur le canal, je dis :

— Mais c’est un bordel, je croyais que nous allions à un pensionnat de jeunes filles.

— Oh ! nous appelons cela ainsi, pour ne pas employer le vilain mot que tu viens de dire.

— Mais que direz-vous alors pour un vrai pensionnat ?

Puis j’ajoutai :

— Je ne savais pas que la patronne vendait à des putains.

— Oh ! mais elles sont chic : des chapeaux à douze florins, beaucoup de grandes dames ne les ont pas. Nous n’irions pas au Zeedyk, tu comprends… Du reste, tu as entendu, avec une d’elles j’ai parlé français.

Ça, c’était vrai, et elles étaient tout à fait comme il faut, et gentilles, et qu’elles sentaient donc bon ! Pourquoi dit-on toujours qu’elles sont ignobles et communes ? Encore un mensonge…

Arrivée au pont, elle me fit de nouveau marcher derrière elle. Les patrons furent dans la joie qu’on eût vendu les cinq chapeaux les plus chers.

Le soir, quand je racontai la chose chez nous ma mère dit aussi que c’était chez ces femmes qu’elle vendait le mieux ses collerettes et ses mouchoirs de dentelles, et qu’elles étaient généreuses et bonnes, que plus d’une fois elles l’avaient fait boire et manger et lui avaient payé plus qu’elle ne demandait.

— Mais alors ?… Une m’a dit : Dans deux ou trois ans… Mina a trois ans de plus que moi : pourquoi ne se fait-elle pas putain ?… Je croyais qu’elles fouillaient les poches des hommes… La première leur parlait avec respect. Ce n’est pas comme à la femme de journée, qu’elle appelle « paresseux animal », quand l’atelier n’est pas en ordre assez tôt.

— Toi, créature enfantine, parle de ce que tu comprends, et ne tiens pas ce stupide langage devant Mina : Dieu sait ce qu’elle se mettrait en tête !…

— Mais…

— Tais-toi ou…

Je ne dis rien à Mina, mais simplement parce que je la détestais et que je n’aurais pas voulu qu’elle eût de si beaux vêtements ni qu’elle sentît si bon…

J’avais dû enlever la poussière de la chambre de l’étudiant et avais longuement lu Woutertje Pietersen. Je ne pouvais m’en arracher.

— Kééééé ! Kééééé !

Je dévale l’escalier.

— Sotte fille, arrive donc. Vite, vite, pèle les pommes.

Je m’installe, le panier sur les genoux. Corry quitta la cuisine.

Woutertje ! Woutertje ! je suis Fancy… Non, je suis… Femke… Elle est blanchisseuse, moi… j’apprends les modes. Tes sœurs faisaient des bonnets ; des chapeaux, c’est plus chic ; je serai aussi une demoiselle, comme toi tu es un jeune monsieur. Ton père vendait des bottines de Paris. Mon père… mon oncle Martin va nous acheter un cheval et un fiacre : alors mon père sera patron comme le tien… et tu vois, nous serons très bien ensemble. Nous lirons à deux Glorioso, car, tu sais, je lis tout ce que je puis attraper… Chez nous, on ne parle pas toujours de la Bible, comme chez toi ; nous sommes catholiques comme Femke… Femke… Keetje, il y a aussi un K dans mon nom ; oui, Keetje… et la fièvre, je l’ai aussi très souvent, ce qui nous donne à tous les deux un teint de la ville. Et ma mère et Mina disent aussi toujours que je suis enfantine et arriérée, et qu’elles ne savent que faire de moi. Oui, ma mère et Mina, comme chez toi ta mère et Stoffel ; seulement Mina est une sœur et Stoffel un frère…

Mais pourquoi ne dis-tu pas : « Moe » ? Des gens comme vous ne disent pas « mère ». Quand mon père sera patron, je dirai : « Pâ et Moe… » Nous n’avons pas de Leentje pour raccommoder les vêtements. Mère… Moe fait tout elle-même, mais alors nous prendrons Mietje : c’est une orpheline de l’Orphelinat catholique, elle n’a personne et vient chez nous le dimanche…

Et nous pouvons très bien faire la route ensemble le matin, toi pour aller dans ta maison de commerce du Zeedyk, et moi pour venir ici. Je tâcherai d’être propre… tu sais, ce n’est pas ma faute si j’ai des poux, je me peigne, mais les enfants en ont et me les passent… Et nous irons ensemble hors de la Porte des Cendres… Oh ! je cirerai mes bottines, je garderai mon tablier blanc du dimanche propre, et j’arrangerai mes cheveux à l’anglaise. Mon chapeau de première communion, il ne faut pas y penser, il est aplati… Et nous irons sur le petit pont de bois, et le moulin fera : « Karre, karre, krakra… Il y avait une fillette endormie dans le gazon. Si c’était Fem… Keetje… »

Tu sais, les Emma et les Betsy, avec leurs robes de mousseline et des fossettes dans les joues, elles sont trop petites maintenant pour toi… Quand père aura le cheval et le fiacre, mère m’achètera une robe de cachemire bleu de ciel et des bottines en lasting brun jusqu’aux mollets, avec des lacets de soie blanche… Beaucoup de garçons ont couru après moi pour m’embrasser, mais je criais… toi, tu peux, je ne crierai pas… Rarakarakara… Si c’était Fem… Keetje…

Je divaguais ainsi quand le patron vint dans la cuisine. Il en fit le tour, me regarda et entra dans la cave aux charbons.

— Keetje, viens donc ici.

Je me levai et y allai.

Il m’empoigna, me colla au mur, colla sa bouche sur la mienne, fouilla de sa main libre entre mes jambes. Il eut deux ou trois soubresauts, puis me lâcha et remonta l’escalier.

Je me rassis sur ma chaise, le panier de pommes sur les genoux. J’étais si drôle et tremblais tellement que je mis à pleurer, la tête sur les fers du fourneau. Corry entra.

— Qu’as-tu à pleurnicher ?

— J’ai mal.

— Où ?

— Au ventre.

— Es-tu déjà grande fille ?

Je la regardai.

— Mais tu sais bien la grandeur que j’ai…

— Niaise, ce n’est pas ça… perds-tu du sang tous les mois ?

— Moi ? Non… Mais Mina. Seulement Mina est une sale bête.

— Dis donc, sotte créature, toutes les femmes ont cela, c’est que tu n’es pas encore sèche derrière les oreilles. Tu auras encore mangé trop de pelures de pommes…

La patronne m’avait chargée de ranger les boîtes à fleurs, que des clientes avaient mises sens dessus dessous. J’adorais ce travail. Toutes les guirlandes et les piquets qui me passaient par les mains, je leur donnais une destination sur la tête de nos enfants, de moi-même, de ma mère et même de Mina. Je nous en couronnais tous et, quand nous étions parés, j’en faisais des bouquets, des corbeilles que je plaçais sur la table ou que je suspendais au plafond ou dans des coins de chambre, comme je les avais vus dans des maisons où je portais des chapeaux.

Une dame et trois demoiselles entrèrent.

— Fillette, voulez-vous appeler la « demoiselle » ?

J’allai avertir la patronne.

— Je désirerais voir des chapeaux pour mes filles.

— Dans quel prix, s’il vous plaît ?

— Dans les prix de trois florins. Il m’en faut trois : vous me ferez une différence.

— Keetje, ouvre donc cette caisse et passe-moi les chapeaux.

J’entendais à son ton que ce n’était pas la peine d’appeler la seconde, qui était en même temps vendeuse et était occupée à faire des notes que je devais aller présenter ; qu’elle expédierait cela bien vite elle-même.

Je sortis les chapeaux tout faits, accrochés à des clous à l’intérieur d’une grande caisse d’emballage. Mais la dame ne se laissait pas expédier : elle les essayait et réessayait à ses filles ; elle débattait les prix, jugeait les fournitures, tout cela en un beau langage et très tranquillement.

Les dames du Canal des Seigneurs, seules, s’expriment ainsi, pensais-je, mais elles ont d’autres robes et d’autres bottines. Celles-ci sont rapées à souhait, et pâles et jaunes : ce sont des rats tondus. Je vois ce que c’est : « un demi-quart de beurre monté en copeaux, car Mâ reçoit… »

La dame arriva à avoir pour neuf florins trois chapeaux qui, l’année précédente, en coûtaient quatre chacun. Elle les croqua d’une main adroite, et ils furent à la mode. Je devais les livrer l’après-midi même.

— Non, ces pingres, fit la patronne, et il faut les appeler « madame » ! Monsieur est officier et elles doivent aller à une garden party. Ah ! misère, sans doute avec des robes faites par elles-mêmes… je connais ce genre : pour la garden party, madame se fera excuser, elle aura une migraine, mais en réalité pas de robe, et les filles iront avec le père en grande tenue… Keetje, tu ne remettras les chapeaux que contre paiement, sinon je pourrais droguer.

J’y fus, on me paya, mais je ne reçus pas de pourboire… Rats tondus, va, ça a des gants pour nettoyer, ah ! là là, quel froid caca !

Je rentrai.

— Ah ! on t’a payée, je craignais une bêtise de ta part : jamais à ces sans-le-sou il ne faut rien laisser sans paiement.

Tout d’un coup ma rage se concentra sur la patronne et je fulminai en dedans : « Ah les sans-le-sou, les sans-le-sou ! c’est comme quand nous ne pouvons pas payer le loyer, alors aussi nous sommes des voyous ; même nos petits enfants sont une bande de sales gosses qu’il faudrait dresser. Cette dame parle comme une comtesse, et il fait très propre chez elle. J’ai vu par la porte entr’ouverte qu’une demoiselle jouait du piano ; l’autre lisait à haute voix de l’anglais ou peut-être du français, et la troisième ôtait les poussières avec des gants d’homme et un mouchoir autour de ses cheveux blonds pour ne pas les empoussiérer… Et elles étaient très jolies, oui, très jolies, et vous et la première, vous êtes comme les espèces de l’autre jour. Elles étaient bien, n’est-ce pas, celles-là ? cinq chapeaux à douze florins ! ! !

Je m’assis derrière le comptoir, ruminant ma rage.

Un jeune homme entra. Il m’offrit en allemand des vieilles boîtes de carton à acheter. J’allai chez la patronne.

— Es-tu folle ? retourne vite au magasin : c’est un vagabond sans doute ou un voleur.

Je rendis les boîtes, le jeune homme sortit. Ce doit être un déserteur allemand, me disais-je, — mon père nous en parlait tous les jours, — il est sur le pavé sans nourriture.

Je fouillai ma poche ; j’avais encore deux « cents ». Je courus, toute tremblante, derrière le jeune homme et les lui remis. Il ôta son chapeau en disant : Danke schön ! Je me sauvai sur les cabinets pour pleurer longuement.

Un matin, je rentrais de courses. Je me laissai glisser le long de la rampe jusque dans la cuisine. J’y trouvai Corry et le patron bouche contre bouche : lui, les mains sur le dos, le corps et la tête penchés en avant ; elle, les poings sur les hanches, et aussi penchée en avant. Il se décollèrent ; il se sauva en bougonnant.

— Ah ! sotte fille, tu nous mouchardais, tu ferais mieux de te laver les oreilles… Voilà les pommes, tiens, prends cette grosse pour toi, et pèle les autres aussi épaisses que tu voudras, mais fais vite… Tu comprends, j’en ai assez de changer toujours de place, et je puis bien lui faire ce petit plaisir. Il ne réclame pas quand les pommes ou les poires ne sont pas assez cuites… Allons, sois gentille comme une grande fille, ça ne fait de mal à personne et ne regarde ni la patronne ni la première… Oh ! la seconde est trop bonne fille, jamais elle ne ferait du tort à qui que ce soit… Je suis maintenant si bien habituée ici…

Et voilà que les larmes coulaient sur ses joues.

— Na ! Corry, je ne suis pas une rapporteuse, la patronne peut se fouiller…

Je traversais avec mes boîtes le quartier juif. Je rencontrai une grande avec qui j’avais été à l’école : elle était fille de blanchisseuse. Mon Dieu, si c’était Femke… Mais non, elle est jaune et pâle, et Wouter n’aimerait pas des yeux qu’on n’ose pas regarder en face… et elle s’appelle Rika.

— Que deviens-tu, Keetje ?

— J’apprends les modes.

— C’est-à-dire que tu es commissionnaire : tu livres les chapeaux chez les clients. Ma mère a aussi une commissionnaire pour porter le linge, mais elle n’apprend rien du métier : quand elle a fait les courses, elle nettoie… toi aussi, sans doute ? Moi, j’ai appris le métier de ma mère : je suis repasseuse.

— De là, sans doute, que tu es si jaune et si creusée ?

— Oh ! je sais que je suis laide… c’est ce que tu veux dire, n’est-ce pas ? Cela ne fait rien, j’ai quand même une « meue »… Quels grands yeux tu ouvres ! Tu appelles ça encore une « pissie »… Quand on est grand, cela change de nom… Pour les hommes, c’est ce qu’il faut avoir : qu’on soit laide ou belle, peu importe, pourvu que vous ayez cela… Toi, avec tes cheveux comme un canari et ta bouche comme une framboise, tu crois tout avoir… Dans deux ou trois ans, quand tu seras grande comme moi, tu verras que, pour les hommes, c’est cela qu’il faut avant tout… Veux-tu des vinaigrés ?

Elle me paya à la charrette d’un Juif des morceaux de concombres vinaigrés et en mangea elle-même une demi-douzaine.

— Tu comprends, s’il y a une réclamation pour les cols ou pour les chemises d’homme, j’y vais moi-même : les hommes sont généreux. Je mange l’argent qu’ils me donnent avant de rentrer : ma mère me tordrait le cou si elle en trouvait sur moi. Seulement, quand je reste trop longtemps ou qu’elle sent que j’ai mangé des vinaigrés, elle me fouille et me rosse. Mais je me dis : « Tape, ma vieille, tu ne peux quand même pas m’ôter ce que tu m’as donné en naissant… »

Elle me quitta au coin d’une rue.

— Tu vois, quand tu seras grande, ne laisse pas moisir cela : autant être aveugle…

Alors, Wouter, on disait déjà, quand tu étais petit, que c’était une vulgaire ritournelle de rue. Oui, aujourd’hui, il n’y a que les femmes du Jordaan qui la chantent, en endormant leurs enfants, on bien une vieille femme pendant qu’elle attache les tiges de sa plante grimpante. Moi, je la connais bien aussi, tu sais, Wouter ; je puis te la chanter, cela te rappellera le temps où l’orgue la jouait sur les canaux :

Jolies filles, jolies fleurs…
D’une jolie fille je suis venue,
Une jolie fille m’a ravi mon cœur,
Pour ce, j’aime toutes les jolies filles.
Si je pouvais avoir toutes ces jolies filles,
Je les enfilerais à une cordelette,
Je les salerais dans un tonneau,
Oh ! si j’avais toutes ces jolies filles…
Quand je serai mort, elles m’enterreront ;
Elles me porteront au cimetière ;
Elles écriront sur mon tombeau :
Ici repose le jeune homme
Qui aimait toutes les jolies filles.

Tu entends, Wouter, que je la sais. Mais nous disons « enfiler à un fil », et non « mettre en tonneau » mais « saler dans un tonneau ». A cela près, c’est la même chose.

Eh bien, Wouter, vois comme c’est agréable. Nous connaissons les mêmes chansons, nous ne sommes pas des étrangers. Mina dit que je suis comme les vieilles femmes, parce que je demande à mère de m’ouvrir le tiroir où sont les bonnets de quand nous étions petits et parce que j’aime tout d’il y a longtemps… Le bonnet à floches que tu avais sur la tête quand tu étais convalescent, mes petits frères le portent aussi : un « bakkertje » ; n’est-ce pas amusant, ça ? c’est comme si l’on s’était toujours connu… Et maintenant je chanterai souvent : « Jolies filles, jolies fleurs… » parce que tu l’as entendu chanter souvent aussi.

C’est comme voyager, Wouter. Oui, je voudrais voyager comme dans les livres, mais je voudrais revenir, chaque fois revenir… J’ai été une fois pendant trois jours à Haarlem, chez une tante : quand je suis rentrée, je suis allée me promener par toute la ville, pour voir si tout était encore en place ; j’étais contente, contente, mais je pleurais presque… Je te dis ça à toi : à la maison ou ici, j’en attraperais des « créature enfantine » ou des « sotte fille »…

Quand je lis des voyages, je ne lis jamais qu’il y a des canaux dans les villes… Alors, qu’est-ce qu’il y a à la place de l’eau ? Ce sont donc tout rues, et on n’a pas de barques qu’on fait avancer en poussant la gaffe ? Et pas de marché sur l’eau ? Et en hiver, quand il gèle, où va-t-on patiner et faire des glissades ? Et où sont les échoppes où l’on peut se réchauffer et boire du lait de sauge chaud, quand on a de l’argent ? Ça ne doit pas être gai comme ici… Non, il faut revenir…

Vois-tu, quand j’habite depuis un temps un quartier, j’y aime tout le monde et je m’y sens comme à la maison ; même il y a des maisons où je me sens mieux. Chez nous, tu comprends, avec tous ces enfants, c’est continuellement sens dessus-dessous ; puis il y a beaucoup de bruit, et je n’aime pas le bruit. Mais nous avons des voisins chez qui tout est en ordre, et où il y a des petites tasses sans anse et sans sous-tasse, sur des planchettes, et des images dans des cadres d’il y a longtemps. Si j’y touche, la voisine me dit : « Keetje, prends, garde, c’est la tasse dans laquelle buvait ma grand’mère » ou : « C’est le grand’oncle de mon mari qui a rapporté cette image des Indes. » Alors, tu comprends que j’ai du respect et que je n’y touche plus… Chez nous, il n’y a rien d’il y a longtemps, que le tiroir aux bonnets.

Nous ne pouvons jamais rester six mois de suite dans le même quartier, parce que mère aime à habiter près de l’écurie de père : ainsi il ne doit pas passer par trop d’estaminets pour rentrer. Les premiers jours de notre nouvelle installation, je suis toute perdue et je reviens toujours dans mon ancien quartier. Ainsi, maintenant nous devons encore déménager, mais nous allons retourner dans une impasse où nous avons déjà habité : j’y connais tout. J’aime cela, Wouter, je n’en peux rien…

Père, lui, n’a jamais tenu en place ; il allait toujours ailleurs, toujours ailleurs… Nous avons habité toutes les villes de la Hollande. D’abord, il s’y trouvait bien ; mais bientôt nous devions faire des dettes, parce qu’il ne gagnait pas assez ; puis il se saoulait, perdait sa place, et il quittait la ville. Quand il avait trouvé de l’ouvrage, il nous faisait venir : à peine étions-nous là qu’il était de mauvaise humeur. Enfin ça n’allait jamais… il fallait toujours partir, et je déteste partir : ça me fait trembler et avoir peur je ne sais de quoi. Maintenant qu’oncle lui a procuré le cheval et le fiacre, ça ira mieux, nous resterons au moins à Amsterdam… Toi, tu n’as jamais quitté Amsterdam. Tu voudrais voyager ? Tu ne sais pas ce que c’est : tous entassés dans une charrette ou au fond d’une barque…

—  ? ? ?

Ah, tu veux voyager comme les princes, dans des voitures dorées, ou porté dans des hamacs par des esclaves noirs et nus, ou en marchant avec des bottes de sept milles. Je n’ai jamais vu voyager comme cela, mais notre manière, la vraie, est horrible… Et pourquoi voyager loin ? Allons nous promener jusqu’au Half Weg ou jusque dans le Meer et à Bloemendael : on revient si fatigué, comme si l’on était allé aux Indes, et alors on se met à l’aise devant sa table, en buvant du thé et mangeant une tartine, et l’on raconte, par la fenêtre ouverte, aux voisines, tout ce que l’on a vu.

—  ? ? ?

Oui, dans l’île de Crusoé, mais, là, il s’était fait un chez soi : ça, je le veux bien, mais pas toujours partir, et aller et venir… Avoir toute une île pour nous deux, ce serait merveilleux… Ah ! j’aurais peur cependant… Quand je rentre dans ma rue, je suis tout de suite bien aise et tranquille, et je ne sais si je sentirais cela dans cette île…

J’ai une petite boîte avec des cailloux blancs, ramassés il y a longtemps à la Haute Digue. Eh bien, je les aime, surtout parce que je les ai depuis longtemps, et plus je les ai, plus je les regarde… et chaque fois ils me semblent plus blancs… Que veux-tu que me fassent tous ces objets étrangers ? Je veux bien les regarder, mais ne puis les aimer… J’ai gardé une poupée de ma petite sœur qui est morte, et sais-tu pourquoi je l’aime ? La dernière fois qu’elle a joué avec cette poupée, elle avait du sirop à ses doigts, et toute la poupée est maculée par les petits doigts de ma sœurette. Eh bien, pour ça, je l’aime et je la garde, et je ne voudrais pas la laver…

— Kééééé ! Kééééé !

C’était la voix étouffée de la seconde. Pourquoi vient-elle me trouver ici dans l’appartement de l’étudiant ?

— Keetje, veux-tu porter une lettre pour moi au Zeedyk, chez le pharmacien, près du Nieuwe Markt ? C’est pour l’aide-pharmacien, un petit pâle…

J’eus un choc. Chez le pharmacien du Zeedyk… Si c’était le même aide ?… Je ne puis cependant refuser…

— Je veux bien. Que faut-il dire ?

— Rien. Tu remettras la lettre et tu diras, avec mes compliments, qu’il doit te donner cinq cents.

— Je déposerai la lettre dans la caisse aux chapeaux, car ma poche est toute petite.

— Non, pas dans la caisse : la patronne pourrait la voir et le dirait à ma mère. Tiens, mets-la sur ta poitrine.

Elle glissa elle-même la lettre entre mon corsage et ma chemise.

— Là ! ne la perds pas. Et ne la donne qu’à lui-même, et ne dis rien à personne. Ma mère ne veut pas que je fréquente ce garçon, parce qu’il est catholique et qu’il est un monsieur. Il ne m’épousera jamais, dit-elle. Je dois prendre un mari calviniste, ou elle me renie : alors que veux-tu que je fasse ? Je dois bien me livrer à des cachotteries. Kee, tu es presque grande, tu dois comprendre, ne me vends pas. Lui verra tout de suite, à la caisse, que tu viens d’ici et de ma part. Sois rusée, tu sais : ne la donne pas au gros monsieur, c’est le patron.

— Non, mademoiselle, je connais ça, la commission sera bien faite, et personne n’en saura rien.

En bas, j’emballai les chapeaux. J’y ajoutai les quittances et, sous le papier du fond, le petit sac pour l’argent, et je me mis en marche. J’allai d’abord au Zeedyk pour la lettre. Comment la remettre ? Je ne puis entrer. Je vais en tout cas la prendre en main… Je l’ôtai de mon corsage… Mon Dieu ! si Willem allait sortir…

La porte du magasin avait une grande vitre. L’aide — ce n’était pas le même — était occupé à servir un client. Quand celui-ci fut parti, je me mis sur le perron, devant la porte, à lire des noms de pilules affichés sur la vitre : « Pilules Holloway ! Pilules Holloway ! » lisais-je à haute voix. Le jeune homme aperçut la caisse avec le nom de la maison ; il me regarda fixement. « Pilules Holloway, pilules Holloway » criais-je, en suivant du doigt sur la vitre, où je laissais des traces… Bette va rager, elle pourra laver les carreaux… Pourquoi ne vient-il pas me chasser ? Je pourrais lui passer la lettre… « Pilules Holloway, pilules Holloway ! »

Les rideaux de la chambre intérieure s’écartèrent et mon ancien patron fit signe de me chasser. Le jeune homme ouvrit la porte ; je lui fourrai ma lettre dans la main. Il devint tout rouge, la froissa complètement en l’enfermant dans ses doigts. Je partis… Oh, mais mes cinq cents ? Elle a dit que je puis les demander, avec ses compliments… Je retournai et, cachée de côté de façon qu’on ne pût me voir de la chambre intérieure, je lui fis de mes cinq doigts le signe de cinq, puis ajoutai le geste de compter de l’argent. Je le vis fouiller dans sa poche. Alors je m’approchai de nouveau et me remis à lire « Holloway, Holloway », en faisant des doigts sur la glace… Bette sera furibonde… Le jeune homme n’attendit pas les ordres du patron : il sauta sur la porte comme pour me chasser et laissa tomber une piécette en argent de cinq cents.

— Avec ses compliments, murmurai-je.

Puis, à haute voix :

— Peuh ! quel embarras ! ne puis-je pas lire ?

Je fis glisser du pied la piécette hors de la vue du patron, et la ramassai.

Je continuai à porter les chapeaux et reçus encore vingt cents de pourboire chez quatre clients… Bonne journée, cela me fait un kwaartje.

En rentrant, la seconde me regarda anxieusement.

— C’est fait, fis-je, d’un battement de paupières.

— Kééééé ! Kééééé !

Je remis vite le livre sur le rayon et descendis tout agitée.

— Que fais-tu donc toujours si longtemps là-haut, sotte fille ? Vite, ce sont des poires qu’il veut aujourd’hui, pèle-les.

— Comment ne se fatigue-t-il pas de manger tous les jours des pommes ou des poires ? fis-je.

— Il ne s’en fatigue pas plus que toi de manger les pelures. Puis, si tu crois que c’est pour son plaisir. Non, petite cruche, s’il n’en mange pas tous les jours, il ne va pas, voilà ! Dépêche-toi, les poires doivent cuire plus longtemps que les pommes.

Elle alla chez le boucher. Je m’assis près du fourneau. En pelant les poires, ce que je venais de lire me revint à la mémoire.

Cette sale demoiselle Laps ! Venir ainsi, sous un faux prétexte, chercher Wouter, et cela tard dans la soirée ; puis lui faire manger des pommes de terre rissolées et boire du Focking ! Je connais le nom de cette maison : il y en a une au Nieuwendyk, je crois…

Et se mettre contre toi… et vouloir que tu ôtes ton habit, puis t’appeler son propre Wouter, et t’embrasser : quel torchon !… Sais-tu ce qu’elle voulait ? Elle voulait faire des saletés avec toi… Oh Wouter, pourquoi n’es-tu pas parti ? Moi, quand les garçons m’attrapent et vont sous mes jupes, ils ne sont pas encore à mes genoux que je sens un choc par tout le corps, et alors je crie, je me débats jusqu’à ce qu’ils me lâchent. Voilà comment tu aurais dû agir ! Mais peut-être n’as-tu pas senti ce choc… Ce choc, il me rend toute tremblante ; je voudrais l’avoir souvent, mais il me fait me débattre comme si le feu était sous mes jupes… Toi, Wouter, qu’as-tu fait ? Oui, je ne sais pas très bien, mais tu aurais dû crier et te débattre.

Une fois, un garçon me tenait si fort qu’il est arrivé entre mes jambes. Il m’a lâchée tout de suite, en disant : « Tu n’as pas de poils. » Je te demande un peu : qu’est-ce qu’il voulait, cet imbécile ?… J’ai demandé à Rika. Ah ! cette Rika, quelle malpropre ! Elle m’a regardée, tout ébahie : « Quoi, tu ne sais pas ? » Nous étions au Plantagie. Elle s’est accroupie derrière un arbre ; elle m’a dit : « Regarde. » Alors j’ai regardé… Je me suis encourue. Elle m’a rattrapée… Je lui ai dit qu’elle était sans doute une sale fille pour être arrangée ainsi. Elle a ri, en disant que dans un an j’en aurais autant… Ah bien non, je ne veux pas, je ne veux pas ! Elle m’a traitée de bébé à la mamelle : « Tu joues sans doute encore à la poupée… » La poupée, Wouter… oui, comme Omicron, dont la poupée s’appelle Orion, le dimanche, au grenier, quand Mina ne me voit pas. Je les ai toujours tant aimées, mes poupées : pourquoi tout d’un coup, parce que j’apprends les modes, ne les regarderais-je plus ? Le dimanche, seule, je les habille et les déshabille encore ; mais je ne voulais pas dire cela à Rika.

— Tu sais, fit-elle, aucun homme ne voudra jamais de toi, excepté les vieux, si tu restes rase : du reste, que tu le veuilles ou non, cela poussera…

Eh bien non, cela ne sera pas. Elles sont toutes ignobles… Corry qui dit que je dois perdre du sang tous les mois… J’ai trouvé Mina au grenier, qui faisait danser dans ses mains de tout petits tétons qui lui sont poussés : sa figure rayonnait comme si elle avait ouvert sa tirelire.

Qu’est-ce qu’elle peut faire de cela ? Je comprends mère, qui doit allaiter continuellement des enfants… Le lait… mon Dieu, d’où vient-il ?… Ah, je ne veux pas de tout ça : je veux rester lisse et propre comme je suis… Pouah ! Wouter, je voudrais n’avoir que ma tête sur un bloc de bois…

Quand tu as vu Femke dans ce cabaret, elle t’a appelé… frère. Ça, c’est bien, elle est comme il faut, mais cette Laps !… Et tu n’étais même pas fâché… Wouter, je suis Femke, ne va plus chez Mlle Laps ! Oh que je voudrais que tu n’ailles plus chez cette charogne ! J’ai, comme toi, des hauts-le-cœur de son vilain gros corps, et elle est aussi vieille que ta mère : alors crie et débats-toi…

Tu ne peux rien dire chez toi. Jamais je ne parle de tout cela, ni à ma mère, ni à mon père… Tu peux compter que, moi, je me débattrai encore plus, maintenant que je suis Femke, ta propre Femke… Keetje ou Femke… Alors, toi, tu ne dois plus penser à Fancy, ni à la princesse Erika, ni à Zietske Holsma… seulement à Femke, comme moi, je ne penserai qu’à toi, Wouter.

J’étais réconfortée : il me semblait que Wouter n’irait plus chez cette hypocrite de Laps, après sa conversation avec le docteur Holsma — encore un nom qui ressemble au mien… J’aurais voulu remonter lire la suite, mais l’étudiant était maintenant dans son appartement et il me fallait attendre le lendemain.

Corry entra.

— Mettons vite les poires sur le feu… Mon Dieu, on n’arrive pas à quitter ce boucher une fois qu’on y est. Allons, sotte fille, tu as encore le feu aux joues d’avoir mangé toutes ces pelures ; ce n’est pas toi qui dois ne pas aller… Dis donc à ta mère de te donner un bain de pieds : il est temps qu’elles te viennent… Monte maintenant et ne raconte pas que je viens seulement de rentrer. Je leur ferai croire que ce sont des poires dures, qu’il n’y a pas moyen d’avoir cuites…

J’allai, avec la première, au Canal des Empereurs faire choisir des chapeaux. C’était une jeune dame brune et pâle qui devait choisir. Elle portait une robe beige, très étroite de jupe, avec une tunique relevée en pouff, le corsage court à petites basques. Elle prit un chapeau de paille, couleur naturelle, garni de velours noir et de roses roses. Elle le tourna dans tous les sens, s’en coiffa et, en se mirant, le croqua.

— Ça vaut mieux, fit-elle, donnez-moi des ciseaux.

Et elle enleva les roses.

— Voilà ce qu’il faut : ces roses le rendent vulgaire. Vous me mettrez à la place deux choux de velours noir. Vous voyez…

Et se tournant vers la première :

— C’est beaucoup mieux : c’est ainsi que je le veux.

J’étais étonnée : en effet la dame, sans les roses, était plus fraîche et plus distinguée. Elle essaya un autre chapeau sur le devant de sa haute coiffure.

— Il faudra me faire cette forme-là en gaze brune coulissée, avec des nœuds noués en beau satin du même ton. Voilà, tâchez que je les aie pour après-demain au plus tard.

Et elle sortit de la chambre. Une demoiselle, qui avait donné les ciseaux et qui portait un petit bonnet de tulle blanc avec une rose piquée de côté, et un petit tablier à bavette tout en broderie, nous fit sortir.

La première était vexée. La dame ne lui avait pas laissé dire un mot, avait simplement commandé et était partie.

— Peuh ! pas de roses, pas de plume ni de boucle, simplement des rubans ! Sais-tu, Keetje, ce que c’est ? Elle n’a pas le sou : quelqu’un qui a des sous ne prend pas des chapeaux si simples. Elle a beau être comtesse, elle ne doit pas avoir le sou. C’était bien la peine de me déranger moi-même, tu aurais parfaitement pu faire la commission. Tiens, je vais par ici ; toi, tu dois prendre par là.

L’air décidé et sûr de soi de la dame m’avait impressionnée. Puis une comtesse… elle pourrait bien avoir raison. Je veux voir…

J’entrai dans un couloir de magasin, où je savais que la porte du fond avait une glace, et j’essayai tous les chapeaux : d’abord un avec des fleurs, puis celui sans fleurs, puis un avec une plume, puis encore celui avec des nœuds ; et je vis que les chapeaux les plus simples étaient les plus seyants.

Au milieu de mes expériences, la porte-glace s’ouvrit : un vieux monsieur et une dame sortirent. Ils s’arrêtèrent, interdits ; moi aussi, avec un chapeau sur ma tête ; alors, en pouffant, ils partirent.

Je remis le tout dans la caisse et m’en fus au Kattenburg porter un chapeau que je ne pouvais laisser que contre paiement. Je ne reçus pas de pourboire.

En revenant par le quartier juif, je m’entendis héler :

— Kee ! Kee ! attends donc.

C’était Rika la repasseuse, avec un panier à linge vide.

— Faisons route ensemble. J’ai rapporté du linge ; on ne m’a pas payée, sans cela… Dieu sait si j’ai envie de vinaigrés, l’eau m’en vient à la bouche. Tu n’as pas d’argent ?

— Moi ! non, on ne m’a pas donné de pourboire.

— Mais tu as l’argent des chapeaux.

— Oui, d’un chapeau : six florins.

— Eh bien alors ? viens, nous allons en prendre vingt-cinq cents.

— Oh non, je n’ose pas. La patronne m’a dit de ne livrer le chapeau que contre argent : s’il manquait un sou, j’aurais des embêtements. Puis, ce n’est pas à moi.

— Tu têtes encore ? Si tu ne pouvais laisser le chapeau que contre l’argent, c’est que c’est une mauvaise paye. Alors rien d’étonnant qu’elle te donne vingt-cinq cents de trop peu. Tu n’as qu’à dire qu’elle voulait te faire revenir parce qu’elle n’avait que des billets ou la somme moins vingt-cinq cents, et que tu as préféré accepter la somme incomplète, quitte à aller chercher le restant un autre jour. Tu comprends que la patronne n’ira pas à Kattenburg demander si c’est vrai, et samedi tu le rendras sur ta semaine.

— Mais je donne ma semaine à ma mère : c’est juste le loyer.

— Oh d’ici samedi, tu recevras des pourboires.

Et, sans plus, elle s’arrêta devant une charrette de vinaigrés et piqua dans les petits tonneaux. L’eau me vint aussi à la bouche et je piquai à mon tour. La saumure nous dégoulinait du menton. Je changeai un florin pour payer. Nous nous essuyâmes avec nos mains.

— Merci, tu sais… Je m’en vais vite, la prochaine fois c’est moi qui paye.

La patronne me crut et dit que j’avais bien fait d’accepter, que sans cela elle n’aurait jamais vu un sou.

— Tu n’as qu’à aller à Kattenburg un de ces jours pour les vingt-cinq cents.

Wouter, comme c’est mal que tu n’as pas voulu reconnaître Femke chez les Holsma, parce qu’elle est blanchisseuse. Alors, si moi je n’apprenais pas les modes et si mon père n’avait pas son fiacre à lui, ce qui fait que je suis fille de patron, tu ne voudrais pas me reconnaître si je te rencontrais. Maintenant nous causons ensemble sur le petit pont de bois, hors la porte des Cendres. Mais si, comme Mina, j’étais servante… Mina est laide, elle a un nez où il pleut dedans, et elle me frappe sur le dos. Puis elle ne sait rien faire de rien, ni mettre ses cheveux en papillottes, ni faire un chapeau de poupée. Et elle ne dit pas tout. Moi, en causant avec toi, je te dis tout ; sans cela tu ne me connaîtrais pas et tu pourrais croire que je t’ai trompé.

Ecoute… je n’apprends pas les modes… je fais les commissions, j’ôte les poussières chez les étudiants et je pèle les pommes et les poires… je mange les pelures… Puis, l’autre jour, le patron m’a appelée dans la cave au charbon… il m’a fait très mal… Il a encore essayé de m’y faire venir ; comme je ne voulais pas, il m’a tirée, mais je lui ai mordu les poings. J’ai encore pleuré et tremblé, mais il n’a pu me faire venir… Corry, elle, ne le mord pas, ni la première… Puis chez nous, Wouter, comme mon père boit toujours… nous ne pouvons payer le boutiquier, ni le propriétaire, et… nous n’avons pas toujours à manger… Pour le cheval et le fiacre qui viennent de mon oncle, mon père doit tant donner par mois qu’il gagne moins que lorsqu’il était cocher… J’ai dû porter ma robe de première communion au « Lombard »… Avant d’être ici, je devais aller chercher la soupe à la distribution ; maintenant Hein va la chercher, mais il en épanche la moitié… Tu vois, je ne suis pas une jeune demoiselle, comme toi un jeune monsieur… Non, je suis une fille comme Femke… et tu ne voudras pas me reconnaître quand tu me rencontreras… Na… Na… il fallait cependant que je te le dise… Maintenant tu sais qui je suis…

Mais, Wouter, je deviendrai modiste… je regarde comment fait la première. On m’a donné un chapeau qu’une dame avait laissé au magasin, en se coiffant du nouveau ; je l’ai arrangé pour moi. La seconde trouvait qu’il avait de l’allure… la première disait :

— Oh, elle ne l’a pas appris : elle ramasse ça en nous voyant faire : il ne manquerait plus qu’elle aille apprendre toute seule et en savoir autant que nous, qui avons payé des années d’apprentissage.

Elle m’éloigne d’elle maintenant… Mais j’ai mes yeux… tu vois, je serai modiste, et nous pourrions bien… en empruntant, ouvrir un magasin. Ton père vendait des souliers… des chaussures de Paris… c’est aussi avoir un magasin. Et cependant ta mère disait qu’il ne savait pas tenir une alêne en main… Na ! moi, je ne suis pas une demoiselle : il faudra donc que je connaisse le métier…

Wouter, quand vais-je te rencontrer ?… Pourvu que ce soit un dimanche, quand j’ai mes cheveux à l’anglaise et un tablier blanc, et que je ne sois pas avec cette traînée de repasseuse… elle, il ne faut pas la vouloir : elle fait des saletés avec les hommes, et elle m’a fait voler… Mais je l’ai rendu sur ma semaine. Alors j’ai encore dû mentir à mère : j’ai dit qu’on m’avait fait payer une belle tasse que j’avais cassée… Non, Wouter, plus jamais jamais, je ne ferai cela…

Toi, tu avais brocanté ta Bible pour louer des livres : Glorioso… J’ai demandé au cabinet de lecture, où je vais chercher des livres pour ma mère, Glorioso. Ils ne l’avaient pas : ils m’ont donné Gustave, le mauvais sujet… Ah que c’est drôle ! il faut lire ça : mère a ri comme une folle avec yes, yes… Je préfère cependant beaucoup les Mystères de Paris et les Mystères d’Amsterdam… Avant, j’étais Fleur de Marie, mais Rodolphe est prince, il ne voudrait pas de moi : j’aime mieux être Femke, et toi, Wouter… Oui, c’est mieux que Rodolphe, prince de Gérolstein : tu vois d’ici qu’il ne peut être ni mon père, ni mon amoureux… Comment ferais-je pour le tutoyer… et l’embrasser… ? Je voudrais que tu m’embrasses beaucoup, beaucoup, lorsque nous serons seuls… Quand Mina a un amoureux, elle l’embrasse devant tout le monde, je n’aime pas ça…

Et nous irons hors de la Porte des Cendres, et le moulin fera :

Warre, warre, wirre, wa.
Où est, warre, wirre, wa,
Wouter qui me sauvera.

Si c’était F… Keetje… et nous irons dans les prairies cueillir des fleurs de beurre. Je sais tresser des couronnes et faire des guirlandes, ma mère me l’a appris : elle en tressait dans son pays pour la Sainte Vierge ; moi, je les tresse pour nos enfants et pour moi-même. Klaasje est adorable avec une couronne de pâquerettes… Toi, tu serais très joli aussi avec une couronne… Je suis bête ?… Non, Wouter, Mina et ma mère disent cela quand je tresse des fleurs, mais elles ne voient pas combien c’est joli et combien cela sent bon… Oui, elles disent qu’il n’y a rien à faire avec moi ; que je suis une créature enfantine… Eh bien, si je t’aime tant, c’est parce que ta mère et ton frère Stoffel, et tes vilaines sœurs te disent tout le temps la même chose… et puisque, toi et moi, nous sommes de même, il faut nous marier…


— Kééééé ! Kéééé ! Sotte fille, allons, monte…

Je déposai le panier de pommes que je pelais et grimpai l’escalier.

— Vite, vite, va avec Madame porter son chapeau.

Je pris la boîte et me mis à trotter à côté de la dame, qui avait acheté un chapeau et voulait l’avoir tout de suite, tout de suite… Mais je me rappelai que la première m’obligeait de marcher derrière et je reculai.

— Que fais-tu, petite ? Reste à côté de moi. Y a-t-il longtemps que tu trimballes ces caisses ?

— Trois mois, dame.

— Tu apprends sans doute les modes ?

— Oui… je… j’essaie.

— C’est ça, tu essayes, mais on t’en empêchera. Celles qui paient pour apprendre ne veulent pas qu’on apprenne tout seul… Et ça te fait mal là…

Elle toucha la place de mes hanches qui me cuisait le plus. Je la regardai. Elle était un peu plus âgée que Mina. De grosses tresses noires lui faisaient une couronne, sur laquelle était piqué un petit chapeau de dentelle noire. Elle avait de longues boucles d’oreilles et un médaillon de jais ; une robe vert foncé, fort courte, et des bottines en lasting noir jusqu’à mi-jambe. Elle me semblait très jolie et très chic, mais les étoffes n’étaient pas aussi belles que celles des dames du Canal des Seigneurs. Elle parlait comme personne, en prononçant toutes les syllabes, et du bout des lèvres, et d’une voix claire comme un canari, pensais-je. Tout de suite j’aurais voulu être comme elle… Je regardais maintenant tous ses faits et gestes, et lui aurais délacé ses bottines tant je l’aimais.

— Oui, oui, on apprend les modes, je connais ça… Viens, ma petite fille, je demeure ici…

C’était dans l’Amstelstraat, au-dessus d’un magasin, près du Théâtre Judels. Les meubles étaient comme partout, mais il y avait une glace à trois panneaux, toute neuve, un piano, et un grand bouquet de roses et de lys blancs qui parfumait tout l’appartement.

— Je vais vite essayer mon chapeau pour voir… Attends, je demanderai d’abord le thé.

Elle sortit ; je l’entendis commander :

— Plusieurs tartines au fromage et à la confiture.

On apporta le plateau. Elle me versa une tasse de thé et plaça l’assiette de tartines devant moi.

— Mange, petite chatte, à ton âge on a toujours faim. Là, fais comme moi… J’ai assez d’une tartine ; les autres, il faut que tu les manges…

Elle mit le chapeau neuf sur ses tresses. Il était aussi en dentelle noire, mais avec un grand nœud de velours vert pour aller avec sa robe. Je n’avais jamais rien vu comme elle : sa peau brune me semblait veloutée.

— Il me va, n’est-ce pas ? Le tout est de savoir choisir, quand on n’a pas beaucoup d’argent.

Elle se plaça entre les panneaux de la glace, et je la vis répétée des trois côtés. Elle pouvait voir exactement comment son chapeau lui seyait de côté, et aussi derrière, à cause de la grande glace qui se trouvait en face au-dessus de la cheminée. Tout d’un coup, elle prit, du bout des doigts, les paniers de sa robe, fit un mouvement en arrière avec une jambe, se plia et dit, la tête un peu de côté :

— Marquis…

J’étais anxieuse d’admiration… Elle courut au piano, tapa dessus et fit : Laaaaaaaa

— Est-ce bon, petite ?

Je ne savais presque pas répondre… J’aurais voulu ne plus jamais la quitter, ni elle, ni son appartement. Il y avait des livres partout : comme j’aurais pu lire !…

Un monsieur fit irruption.

— Sam, Sam, vois donc mon chapeau, comme il me va : magnifique, dis ?

Elle se tourna et pivota sur ses hauts talons devant lui.

— Ah, et viens donc ici que je te montre…

Elle l’arrêta devant moi.

— Que dis-tu de ça ? Elle est blonde, par exemple : un rayon, quoi !… Oui, et les hanches écorchées, et c’est sa cinquième tartine… Des os de poulet, fit-elle, en me prenant le poignet.

Sam me regardait. C’était un juif… Comment pouvait-elle être aussi familière avec un juif ?

— Si ça ne crève pas le cœur de voir un bijou semblable arrangé ainsi…

— Oui, arrangé ainsi, fit Sam.

— Parle, petite, pour qu’il entende ta voix.

Je ne desserrais pas les dents.

— Nous ne pouvons rien y faire, dit Sam.

— Non, rien.

Il me donna un « kwartje » de pourboire.

— Maintenant, Sophie, répétons, nous devons être à quatre heures à la répétition générale.

— C’est pour cela que j’ai voulu avoir mon nouveau chapeau.

Sophie m’ouvrit la porte et me promit d’acheter bientôt un autre chapeau, et que j’aurais encore du thé et des tartines.

A la rue, je me mis à pleurer… Son chapeau ne sera pas si vite usé, et elle peut aussi aller chez une autre modiste…

Oh Wouter, maintenant il nous arrive quelque chose : nous avons tous la gale. On a renvoyé nos enfants de l’école parce qu’ils en avaient contaminé d’autres. Ma mère dit que nous avons attrapé cela par la petite cousine Kaatje, qui, elle, l’aurait attrapé des putains que sa mère a fait venir dans son estaminet pour attirer les matelots. En tous cas, nous voilà bien : nous avons des ampoules sur le corps et entre les doigts, et nous nous grattons à nous arracher la peau. Il manquerait que je la communique à l’atelier. Ah mon Dieu, la première, la gale !… J’en ris. Tout de même, ce serait bête, car je serais renvoyée… Je n’oserais te tendre la main si je te rencontrais, tant ça se donne, et si tu allais en visite chez le docteur au Kloveniersburgwal, il le verrait et croirait que tu es allé dans une boîte à femmes, car il semble bien que c’est originaire de là. Père et mère le disent, et maudissent Tante Naa, chez qui nous l’avons prise.

Eh bien, je n’y mettrai plus les pieds, chez Tante Naa. J’y rigolais souvent avec Kaatje, à voir les donzelles danser, et nous dansions dans un coin. Il faut voir comme je valse, et comme je danse bien la scottish. Dernièrement un matelot m’a prise sous les aisselles et a dansé la scottish avec moi. Tante Naa en riait, mais Oncle Klaas est venu et m’a fait entrer à coups de pied dans la cuisine.

Mère est allée avec Kees, qui a de grosses ampoules sur tout le corps, au dispensaire de la ville ; le docteur a donné un pot d’onguent jaune, avec quoi il faut nous frotter ; puis nous devons laver au savon noir et à l’eau chaude. Ça mord à nous faire hurler. C’est une affaire : il faut trois seaux d’eau chaque soir ; ça fait trois cents pour l’eau seule, alors que nous allons souvent en emprunter, pour cuire des pommes de terre, chez la voisine qui a un robinet. Mère ne peut jamais laver et rincer suffisamment le linge à cause de la cherté de l’eau. Tu sais tout cela, Wouter, mais je te le dis de crainte, si je te rencontre, que tu ne me trouves mal débarbouillée. Ce n’est pas ma faute : quand nous habitions à la mer, je m’y lavais quelquefois, et j’en sortais luisante comme de l’argent et rose pour toute la journée, mais ici, où il faut acheter l’eau par seaux, je deviens terreuse…

Pourquoi deux tout jeunes comme nous, Wouter, ne pourraient-ils se marier ? Je sais très bien cuire les pommes de terre, couper les tartines, récurer la chambre et refaire les lits. Dieu ! que ce serait délicieux ! J’irais te chercher à ton bureau chez les Kopperlith, et nous ferions un petit tour sur les canaux. Le samedi soir, nous nous laverions dans le baquet avec de l’eau chaude, et le dimanche nous mettrions nos beaux habits… comme je serais la femme d’un monsieur qui est « sur un bureau »…

Ecoute, écoute ! Je passerai d’abord une chemise propre, en coton de balle…

—  ? ? ?

Non, après quelques lavages dans l’eau de chlore, cela devient blanc… Puis une camisole de molleton, des bas blancs tricotés et, au-dessus, des bas fins sans pieds, à sous-pieds ; alors, un caleçon fermé, en molleton ; et un pantalon fin, à larges jambes garnies de broderies. Je mettrai des bottines en lasting, très hautes, avec des lacets à petites floches. J’aurai deux jupons de molleton blanc, puis un jupon fin à grande broderie et une robe froncée de mousseline blanche avec de courtes manches bouffantes, une ceinture de satin rose à grands nœuds derrière, à moins que tu ne préfères le bleu ; le cou décolleté en carré, avec un collier de corail fermé par un petit tonneau d’or ; des pendants d’oreille en poires de corail. Mes cheveux seront en boucles autour de la tête ; je porterai un chapeau blanc à large bord, faisant « oui, non », devant et derrière, garni de rubans roses et de boutons de roses mousseuses ; un petit velours noir noué autour des poignets. Ah Wouter, Wouter, me vois-tu ainsi ?… Toi, tu aurais ton costume de velours noir, à culotte courte, une toque écossaise, de velours aussi, à rubans flottants sur la nuque, et une canne pour te promener.

Nous irons hors de la Muiderpoort, aux Roomtuintjes, ou hors de la Weesperpoort, prendre du thé dans un jardin. Quand l’eau bouillira à côté de nous dans le theestoof, je préparerai le thé et nous prendrons des biscottes beurrées, saupoudrées de sucre. Je vois, de l’extérieur, faire ainsi les gens comme il faut, le dimanche, quand ils sont assis dans les jardins à boire du thé et à prendre des biscottes hors d’une « boîte à présenter ». C’est donc bien cela, n’est-ce pas ? Ah mon Dieu ! quelle joie ! Nous ne dirons pas que nous sommes mariés… on se moquerait de nous… En rentrant à la maison, je préparerai du lait de sauge, et nous casserons des noix… Mais les dimanches où il n’y aura pas de soleil, nous ne nous habillerons pas. Nous irons dans les champs sauter les fossés — je saute, tu sais — et courir l’un après l’autre : il faudra que tu galopes pour m’attraper… Oui… mais nous devons d’abord nous marier : sans cela, nous ne pouvons habiter ensemble…

Chez nous, on ne parle pas toujours de Dieu comme chez toi. Mère prie, en faisant d’abord une croix, mais elle nous observe bien tout de même, et, si l’un de nous chipe une pomme de terre, elle lui tape sur les doigts, en disant « Maudit gosse… » Ta mère porte une jupe de mérinos, un caraco blanc et un bonnet tuyauté ; ma mère, une crinoline, bien que ce ne soit plus de mode, avec une large jupe qui ballonne et un bonnet à ruches de soie noire. Pour faire des visites, elle met un grand châle et un chapeau ; elle veut toujours être une dame, et elle a bien raison : les robes de femme ne lui vont pas… Ma mère, en parlant, ne saute pas, comme la tienne, du bœuf sur l’âne ; non, elle commence à parler, dit jusqu’au bout ce qu’elle veut dire, et se fâche quand elle doit répéter : moi aussi, ça m’agace de répéter. Je ne crois pas que nos mères s’aiment…

Père… oh, père dira de Stoffel que c’est un âne dressé… Sais-tu ce qui serait bon ? Ce serait de marier Stoffel avec Mina… Mais oui, je ris, mais oui… seulement il faudrait qu’ils habitent loin de nous : au bout de Haarlemmerdyk par exemple, et nous à la Weesperesplanade : comme ça, ils ne viendront pas souvent nous surprendre… Mes petits frères et sœurs pourront venir comme ils voudront : alors tes autres frères et sœurs aussi, ils en ont le droit…

Mais nous resterons le plus souvent seuls, à nous deux, à lire des livres ; nous en louerons chez le bossu, dans la cave de la Kerkstraat. Le lundi, nous ferons un tour sur le marché au Beurre, nous flânerons depuis la Utrechtschestraat jusqu’au Poids Public, en feuilletant tous les livres des étaux ; le bossu qui y a un étal me laisse toujours faire, et les autres brocanteurs aussi… Nous irons de là au Marché-aux-Fleurs. Sais-tu ce que j’aime surtout ? C’est quand on ouvre les cloisons des bateaux et que toutes les fleurs apparaissent ensemble et répandent leurs parfums : on le sent jusqu’au Spui… Ah j’aime tant me promener en ville, depuis l’Y jusqu’à la Haute Ecluse de l’Amstel. Même les sales rues du quartier juif, les bateaux de tourbes dans le Canal des Princes, le long du Noorder Markt, et plus loin le Marché aux Légumes, encore sur le Canal des Princes, près de la Looierstraat, je les aime tous. Les monceaux de choux blancs et rouges, qu’on jette du bateau sur le quai, m’amusent toujours. J’ai essayé une fois de les compter, pendant que l’homme du bateau les jetait à celui du quai : à cinq cent dix-sept, j’en avais mal au cœur… Aimes-tu tout cela ? Ce n’est peut-être pas pour des gens comme toi… le fait est qu’on y gueule… Alors nous nous promènerons sur les remparts extérieurs : là, il n’y a que des gens comme il faut…


Je tressautai en entendant des pas précipités dans le corridor… C’est l’étudiant !… Je jetai le livre et filai au magasin.

Quand je l’entendis ressortir, j’achevai vite de ranger les boîtes de rubans, puis remontai pour enlever les poussières.

J’entrai par la chambre à coucher. Hé ! qu’est-ce que c’est que cela ? A travers la porte vitrée, je vis la première assise dans le salon, près d’un petit meuble surmonté d’une glace, et, devant elle, une boîte ouverte : elle y prenait des ustensiles et se tripotait les ongles. Elle coupait, limait, et, de la pointe de la lime, repoussait la peau. Elle se mit une poudre sur les ongles, et, avec un autre outil, les frotta ; puis elle les regarda et recommença à frotter. Elle referma la boîte, en ouvrit une autre, y prit une jolie touffe, comme de plumes blanches, et se poudra la figure d’une poudre rose. Elle souleva même sa frange de cheveux pour en mettre sur le front ; elle n’en mit pas sur le cou. « C’est pour ça, me dis-je, qu’il est toujours plus jaune que sa figure… » Alors, d’une bouteille à seringue, elle se seringua les cheveux, la figure, le cou. Elle défit ensuite son corsage et seringua ses tétons nus. Quels étranges tétons, allongés comme des poires ! Chez Mina, c’est comme des demi-pommes… Elle se reboutonna, se donna un coup de peigne, renferma les boîtes et le flacon dans le petit meuble. Puis elle alla devant une glace, tapota de ses mains la poudre de son corsage et sortit.

Ah sapristi, moi qui n’avais jamais ouvert ce meuble. Je saute jusque là, l’ouvre, et prends la boîte. Quel tas de petits instruments posés sur du velours bleu ! Tout ça, c’est pour se nettoyer les ongles ? Maintenant, je comprends… Moi, qui croyais que c’était naturel, ces ongles roses, brillants et bombés. Ah, ça se fabrique aussi ? Mes ongles sont plats et tout petits…

J’enlevai un à un les instruments et commençai à tripoter : surtout faire descendre la peau était difficile et douloureux ; mais j’y arrivai et vis apparaître le petit croissant pâle que j’enviais tant sur les ongles des riches. Dieu, que c’est joli, joli ! je limai, je pris le polissoir… Mes mains sont sales, je vais d’abord les laver.

Je les lavai avec le savon mauve de l’étudiant ; je mis la poudre sur le polissoir et je polis. Ah, ce n’était déjà plus les mêmes mains… Je poudrai ma figure et mon cou : un cou jaune et une figure rose, c’est affreux ; avec le flacon à seringuer, je me seringuai exactement comme la première l’avait fait ; mes tétons étaient deux petits pois sur une planchette, rien d’autre ; je n’oubliai pas le coup de peigne.

Ah mais, si j’ôte la poussière avec mes belles mains, elles seront sales !… J’avais vu la demoiselle de l’officier faire cette besogne avec des gants. L’étudiant avait un tiroir plein de gants, j’en choisis une paire de vieux et enlevai la poussière. Quand j’ôtai les gants, mes mains étaient encore propres, et mes ongles roses et brillants, avec le délicieux petit croissant à leur base…

— Kééééé ! Kééééé !

— Ah Dieu !…

— Vite, les pommes !… Quel parfum, fit-elle, je suis sûre que la charrette à fleurs passe dans la rue.

Les pommes ? les pommes ? Comment préserver mes ongles ? Il n’y avait rien à faire, il fallait les abîmer. Mais, après, je remontai et recommençai mes récurages et polissages.

La première, à l’atelier, me flaira, me regarda et rougit, mais ne dit rien.

Dans la suite, toutes les deux, sans jamais nous dire quoi que ce fût, nous nous flairions et observions en entrant dans l’atelier.

Wouter, j’ai encore relu ta nuit chez cette demoiselle Laps… elle te dit que tu dois penser qu’elle est « ta propre Kristien ». Vieille malpropre, va ! Mais tu lui as montré qu’il s’agissait bien d’elle ! Tu voyais, par sa fenêtre, Femke écrasée par la foule dans ce coin du Marché au Beurre, et tu es allé à son secours. Ça c’est bon. Pour moi, tu l’aurais fait aussi…

Mais quelle nuit tu as passée ! D’abord cette Laps, brr… puis dans cet estaminet, où Femke est debout sur la table… Ecoute, je n’en sors pas ! est-ce Femke ou est-ce la princesse qui se trouvait sur cette table ? En tout cas, c’est fou, et une jeune fille ne doit pas faire toutes ces extravagances… Cependant j’aurais bien voulu être elle…

Je suis elle, et, lorsque tu m’as appelée, la voix étouffée de larmes, je t’ai bien entendu, mais je voulais être fière. Cependant, quand tu m’as embrassé la main… Oh Wouter, si ç’avait été vraiment moi… Non, non, je ne t’ai pas entendu m’appeler, je ne t’ai pas senti me baiser ma main, car j’aurais volé vers toi, j’aurais écarté toute cette racaille et me serais jetée dans tes bras… Mais elle, elle est partie avec le vieux Klaas, je ne comprends pas… Tu m’aurais emmenée, et nous serions allés sur le petit point de bois, hors de la Porte des Cendres ; le moulin aurait chanté :

Fanne, fanne, fan, fan
Sine, sine, si, si
Fanne, sine, fanne, sine
Fanne, sine, Fancy

Il y avait une fillette endormie dans le gazon. Si c’était Femke, Keetje… Mais oui, c’était Keetje : nous aurions été là à nous deux, sans penser encore à cette nuit terrible ; à nous deux, sans penser aux autres…

Tu y es allé après, hors de la Porte des Cendres, à la maison de Femke ; tu t’es endormi dans le gazon, et les passants t’ont pris pour un ivrogne. Comme c’est bête ! tu n’es pas assez grand pour te soûler. Même la mère de Femke te croyait ivre… enfin… Femke n’était naturellement pas à la maison.

Le mieux de tout, c’est quand tu as demandé à te laver. Mais comment as-tu pu te mettre ainsi tout nu devant quelqu’un ? Dans ta famille, on lit tant la Bible : on a dû t’apprendre qu’on ne peut pas faire ça…

Il y a quatre ou cinq ans, quand j’étais petite et que ma mère nous lavait, tous les samedis soir, le cou et les bras, je me mettais encore nue. A droite sur mes côtes, j’ai un petit point noir, et sur ma hanche gauche aussi : je les chatouillais toujours et Hein voulait les embrasser. Seraient-ils encore là ? Depuis que ma mère ne me lave plus, je ne me suis plus vue : ce n’est pas convenable… Tu sais cela cependant : chez toi où l’on parle tant de « comme il faut », on doit savoir ce que c’est que les bonnes manières.

Ce doit être cette Laps, avec ses saletés, qui t’avait ôté la honte, car il semble bien que vous avez fait des saletés ensemble… Sietske Holsma disait que son frère, également, n’était pas rentré une nuit, que les garçons sont ainsi. C’est vrai, ils pensent toujours à des choses malpropres : dans la rue les garçons ne veulent que ça, les hommes dans l’impasse ne parlent que de ça, et le patron ici ne cherche que ça. Na… na… c’est étrange, ça leur ôte le boire et le manger… Moi, je voudrais seulement être embrassée par toi…

Et elle t’a pompé dessus, la mère de Femke… mais pompé, là… Oh, je me rappelle, dans la bruyère, quand avec cousine Naatje nous marchions dans le ruisseau, comme nous étions gais après… Et un jour, seule sur la plage entre les brise-lames, je me suis mise nue, et, en me tenant à un pilot, je me suis laissé rincer par les vagues ; après, j’ai chanté, et, à la maison, tous disaient que je n’avais jamais été aussi jolie. Mais on peut faire cela quand on est petit : depuis que je commence à être grande, jamais, jamais je ne me suis plus mise nue, même pas pour changer de chemise… Non, non, ce n’est pas convenable, et tu n’aurais pas dû le faire… Enfin je te veux tout de même, et la mère de Femke n’est pas une mammifère comme cette Laps… « Appelle-moi Kristien, ta propre Kristien… » Va te faire fiche, vieille sotte, Wouter n’est pas du lard pour ton bec, et tu ne l’y prendrais plus ; il t’enverra son frère Stoffel, comme, moi, j’enverrais bien Mina au patron. Eux, Wouter, peuvent faire des saletés, ils ne demandent pas mieux ; mais nous, nous irons là-bas, où le moulin fera :

Fanne, fanne, fan, fan.

Si c’était F… Oui, c’est Keetje, moi ta propre Keetje… Sine, sine, Fanne, sine, si, si…

— Kééééé ! Kééééé… Vite, sotte fille, va chez le boucher, chercher la viande hachée : l’imbécile ne l’apporte pas. Rapporte aussi un œuf de chez l’épicier, c’est pour mettre avec la viande ; je ferai déjà tremper le pain. Allons, cours… J’ai vu Willem du boulanger, que de bêtises il raconte ! Vite, voilà l’argent. Ah Dieu, midi moins vingt !

Je gardais le magasin pendant qu’à l’atelier on prenait le café. Entra une femme en caraco et bonnet. Elle tenait à la main une fillette d’une dizaine d’années.

— Où est la dame ? me dit-elle, je veux commander un très beau chapeau pour ma petite-fille.

J’appelai la patronne. La femme était une marchande de poisson, qui vendait tous les jours des anguilles au Marché au poisson de rivière du Nes. Elle habitait la ruelle sur laquelle donnait notre cuisine. Quand nous levions la tête, nous voyions chez elle, et, quand eux baissaient les yeux, ils voyaient chez nous. Sa fille se chamaillait continuellement avec elle à propos de la petite :

— Vous l’habillez comme une princesse, clamait-elle, tandis que moi, votre chair et votre sang, vous me laissez manquer du nécessaire.

— A-t-on jamais vu ? répliquait la grand’mère. C’est sa propre enfant, et elle est jalouse de ce que je l’habille. Tu n’avais qu’à ne pas te la laisser faire : alors tu aurais eu tout.

Et, chaque jour, c’étaient de continuelles attrapades entre les deux femmes à propos de l’enfant.

Corry et moi en faisions des gorges chaudes.

— Hé, hé, hé ! ces poissardes, écoutez-moi ça…

Elle ne marchanda pas longtemps et choisit une paille blanche, des rubans bleu ciel et un piquet de petites roses orange.

— Voilà ! Quelque chose de bien frais, et je vous paie d’avance.

— C’est cinq florins, et vous payerez chez vous ; j’ajouterai la quittance.

— Oh, une quittance, pour des gens comme nous ce n’est pas nécessaire. Il me faut le chapeau pour dimanche, nous allons au Meer.

— Vous l’aurez.

C’était la saison des excursions. Le lendemain, les patrons et la première partaient en voiture pour Haarlem avec des amis : on descendrait au Half Weg se rafraîchir, puis on pousserait jusqu’à Haarlem et le Hout. La seconde, qui n’était pas de la partie, devait garnir trois chapeaux dans la matinée ; moi, je les porterais l’après-midi. Il était convenu que nous dînerions à la maison.

La première arriva en courant, quand la voiture attendait déjà. Le fouet claqua, et en avant ! La seconde poussa un gros soupir. Corry flanqua tout là… Bah ! on dînerait de tartines avec quelque chose dessus… Moi, pensais-je, si je vais m’esquinter aujourd’hui, vous verrez… La seconde consentit à ce qu’on dînât comme Corry l’entendait.

— Et, à quatre heures, j’offre du chocolat.

Corry sortit, sous prétexte d’aller chercher le lard bouilli et le boudin de foie, et ne revint qu’à midi. La seconde et moi, nous nous mîmes au travail à l’atelier. Je m’assis sur la chaise de la première.

— Va laver tes mains, Keetje, mais là, laver, et je te ferai garnir le chapeau de la petite de la femme aux poissons. Et essuie-les bien sec, ou elles souilleraient le ruban. Mon Dieu, quel ruban ! Ne pouvait-elle en trouver un plus criard ?

Je bondis de joie.

— Moi, je puis garnir ce chapeau, Mademoiselle ? Ah ! moi, je puis le faire !

Mes mains furent lavées et mes ongles polis, je vous assure.

— Là, d’abord la coiffe, et couds-la bien droit, reste sur la même paille.

Elle garnissait un chapeau de dame avec une touffe de plumes blanches.

— Là, laisse voir… pas mal. Tu apprendras plus aujourd’hui qu’en deux ans.

Elle coupa le ruban pour le contour de la calotte.

— Roule-le ainsi… C’est ça, mets-le autour et couds du côté gauche.

Pendant que je cousais, elle fit les nœuds à grandes coques.

— Voilà… toi, chiffonne un petit chou pour achever le nœud… Maintenant, où mettrais-tu cette garniture, devant, derrière ou de côté ?

— Devant, c’est bien démodé… derrière, c’est pour les dames ; pour moi, je la préfèrerais de côté, le nœud un peu en arrière ; puis le piquet avec les boutons en pluie, voyez-vous, qui balanceront quand elle marchera.

— Eh bien, essaye.

Je m’appliquai. Le sang me montait aux joues. J’étais transportée, importante, et je n’aurais pas donné ma place pour une couronne.

— Légèrement, Keetje, ne prends le ruban que du bout des doigts, ou tu le froisseras. Quand un chapeau sort de tes mains, il doit être comme si la garniture avait été soufflée dessus… C’est ça, arrange les coques, éparpille un peu les boutons.

Elle l’examina de tous côtés.

— Il est très bien. La patronne est stupide : tu pourrais lui faire de la bonne besogne et, toutes les deux, vous y gagneriez.

Corry ne prétendit pas monter le dîner : nous descendîmes à la cuisine. Dieu, que c’était bon ! Le café, de l’extrait ; les tartines, tout beurre, rembourrées de lard maigre et de boudin de foie.

— Oh, je suis allée les acheter dans le Ouwebrug Steeg.

— Alors !… fîmes-nous.

— Corry, dit la seconde, Keetje va porter les trois chapeaux. Ne voudrais-tu surveiller le magasin ? Je devrais sortir, je serai vite de retour.

— Eh bien oui, pour une fois que nous sommes débarrassés des patrons et de cette teigne de première… Allez, je préparerai le chocolat pour quatre heures. Kee, tu en es…

La seconde sortit tout de suite. Je portai d’abord les deux autres chapeaux, voulant garder le plus longtemps possible celui que j’avais fait. Chaque fois que j’ouvrais la boîte, je le faisais tourner sur mon poing et demandais à ceux à qui je remettais les autres chapeaux comment ils le trouvaient. Enfin j’allai dans la ruelle ; je montai l’escalier droit et obscur, en me tenant au câble, et frappai à la première porte à gauche. La grand’mère ouvrit elle-même. Dieu ! quelle odeur de poisson ! il n’y avait cependant pas de poisson chez elle, mais tous ses vêtements en étaient imprégnés à empester jusqu’à l’escalier.

— Ah voyons… Aaltje, viens, mon ange, voir ton chapeau ! Oh qu’il est beau et frais ! il sonne comme une pendule. Ah…

La petite fille mit posément sa poupée sur la table… Dieu, quelle poupée ! C’est une poupée de riche…

Elle regarda tranquillement le chapeau. Sa grand’mère le lui mit sur ses cheveux fades.

— Oh, mais qu’il te va ! Oh, ce que tu es jolie !… Toi, toujours pâle, ça te relève, un chapeau aussi gai.

La petite se regarda, boudeuse, puis finit par rire.

— Ah tu ris, il te plaît. Cinq florins, et chez une modiste où il ne va que du monde riche, celui qui achète mes poissons. Je suis très contente, il est vraiment bien, oui, très bien… Veux-tu une tasse de thé avec une boule de sucre ? oui ?

Elle me versa une petite tasse de thé et me donna un « balletje ».

En buvant le thé, je demandai :

— Alors, mademoiselle, vous trouvez le chapeau joli, et vous êtes satisfaite ?

— Oh oui, très joli, et nous sommes très contentes, n’est-ce pas, Aaltje ?

— Oui, fit Aaltje, les voisins verront bien aussi qu’il coûte cher.

— Oui, et qu’il vient d’une grande modiste.

— Eh bien, Mademoiselle, c’est moi qui l’ai fait, le chapeau.

La vieille me regarda, paf ; son nez se pinça ; la petite devint toute rouge.

— Comment, c’est toi qui as fait le chapeau ?

— Toi ? toi ? ajouta la petite.

— Et c’est pour ça que je vais chez une grande modiste ? Est-ce que mon argent n’est pas aussi bon que celui des autres, qu’on laisse torchonner mes commandes par la commissionnaire ?

— La commissionnaire, répéta la petite.

— Eh bien, je n’en veux pas. C’est par la modiste que le chapeau doit être fait. Allons, emporte-le et j’irai lui parler… Cinq florins, et bâclé par une gamine !…

Elle remit le chapeau dans la boîte et me poussa dehors.

Ah bien ! me voilà jolie ! Qu’est-ce que je vais dire ?… Mais puisqu’elles le trouvaient bien et étaient contentes… Du moment où c’est bien, que lui importe que ce soit moi ou la première ? Voilà, c’est parce que je suis la commissionnaire… Je croyais que les riches seuls avaient ces idées de croire que rien n’est bon, venant de nous. Mais cette femme qui vend du poisson, je supposais qu’elle savait mieux… C’est comme pour père : parce qu’il n’a qu’un fiacre et un cheval, les gens vont en face chez le grand loueur, et père n’arrive pas à avoir un seul client ; il doit tout gagner à la maraude… Cependant, quand il rentre le soir avec sa voiture, il donne à manger au cheval ; il lui noue la queue et tresse sa crinière ; alors il mange lui-même. Le matin, il étrille le cheval ; pendant que celui-ci mange, il lave la voiture, fait reluire les cuivres, remet les coussins ; puis il attelle ! Et le tout brille, et le cheval reluit, et sa crinière ondule, tandis qu’en face les voitures et les chevaux sont cochonnés ; père le dit, et il s’y connaît… Na ! notre voiture et le cheval ne sont pas tout neufs, mais, comme père les soigne, ça n’y paraît pas, et quand même les gens vont en face…

Pour moi maintenant, c’est la même chose : ce chapeau n’est plus bon, parce que c’est moi, le trottin, qui l’ai confectionné… Ah bien, si on m’attrape encore à dire la vérité… Qu’est-ce que je vais dire ?… La patronne assure que de moi l’on saura toujours la vérité. Peuh ! pas toujours… les vingt-cinq cents de Kattenburg… Na ! je les ai rendus… c’est ce torchon de repasseuse… Que vais-je faire ?… Pas dire la vérité, non pas la vérité…

A peine fus-je devant la seconde que je me mis à pleurer en avouant le tout.

— Ah, imbécile, me voilà dans une belle position. Et moi, que dirai-je à cette mégère ? Mon Dieu ! la voilà…

— Ah ! vous faites faire les chapeaux que je commande par la commissionnaire ! Mon argent ne vaut-il pas celui de Mme van Eegen ?

— Je ne vous comprends pas, mademoiselle. La commissionnaire fait des courses, et nous les chapeaux, nous qui avons appris pendant trois ans en payant. La première, avant de partir en voiture pour Haarlem, a monté le chapeau que vous avez commandé pour la jeune demoiselle. Kee, donne le chapeau.

— Mais la commissionnaire a prétendu que c’était elle qui l’avait fait.

— Mademoiselle, cette sotte fille s’est vantée, elle a bluffé : elle ment tout le temps et, quand la patronne rentrera, je la ferai renvoyer.

Elle fit tourner le chapeau devant la femme.

— Voyons, est-ce de l’ouvrage de commissionnaire, cela ?

— Oh, si c’est la modiste qui l’a garni, je n’ai pas à réclamer. Donnez, je vais vous le payer, je l’emporte.

— Mais le trottin vous le portera : elle est là pour cela et ne fait que cela.

— Non ! non ! voici l’argent… Tu vois, Aaltje, il est fait par la modiste.

Elles partirent. Je m’étais remise à pleurer. Si la seconde allait rapporter la chose à la patronne, qui me mettrait à la porte…

— Allons, tais-toi, bêta, nous sommes sauvées… Essuie tes yeux. Corry ne doit rien savoir, car elle finit toujours par tout dire aux patrons. Ouf ! quelle alerte !… Apprends, sotte fille, à ne dire la vérité qu’à toi-même… Allons, viens… Corry ! Corry ! le chocolat est-il prêt ?

Wouter, je suis malheureuse. Tout le monde dit que je suis niaise. A la maison, Mina entre dans des fureurs quand je fais des réflexions. Mon père également, lorsque j’emploie des mots que j’ai lus dans des livres : il prétend que je les invente, que personne ne parle ainsi, que ce n’est pas du hollandais… Hier, j’ai reçu une gifle. J’ai lu, n’est-ce pas, que le docteur Holsma avait constaté, quand tu étais malade, que tu étais « délicatement outillé ». J’ai demandé à mon père comment il fallait entendre cela. Il m’a répondu que tu avais sans doute de beaux outils pour exercer ta profession. Je fis observer que le docteur ne disait pas que tu avais de beaux outils, mais que tu étais toi-même délicatement outillé, comme si c’était des choses que tu avais en toi. Alors père fut d’avis que ce devaient être tes mains, tes pieds, ou peut-être tes dents. Comme je déclarais que ce ne pouvait être cela, il s’est mis en colère et, quand Mina a ajouté que je pensais à des saletés, il m’a giflée… Des saletés, Wouter, as-tu jamais vu ?… Mère a dit qu’ils étaient absurdes ; puis elle m’a demandé pourquoi j’arrivais toujours avec des enfantillages. Elle dit cela parce que j’ai maintenant quatorze ans.

Toi, tu n’est pas mieux traité chez toi. Mais tu as la famille Holsma, le docteur a vu que tu es délicatement outillé, et il ne veut pas que ses enfants montrent qu’ils ont appris plus que toi, parce que cela pourrait te faire de la peine… A moi, personne n’a peur de faire de la peine…

Ici, chez les patrons, tous me traitent de sotte fille. La première ne veut presque plus que je vienne à l’atelier, parce que je regarde comment elle fait les chapeaux. Quand je rentre de course, on m’envoie au magasin ou à la cuisine, pour que je ne voie pas travailler, et aussi pendant qu’eux se passent des friandises… L’autre jour, la première prétendait qu’elle était honteuse d’aller avec moi dans les maisons essayer des chapeaux, que je sentais le torchon. Dame, Corry m’avait fait relaver sa vaisselle… Ce n’est pas eux qui diraient que je suis délicatement outillée. D’abord ils ne savent pas plus que père et Mina ce que c’est : délicatement outillé. Qu’est-ce donc ?… L’étudiant pourrait bien me renseigner, mais il quitte la chambre quand j’y entre, ou, si je monte le plateau, il me dit de loin : « Posez-le là et partez… » Peut-être trouverai-je l’explication dans un de ses livres ? cela m’est encore arrivé… Si j’y allais…

J’ai fouillé tous ses livres. Il y en a une rangée sur laquelle est écrit : Lexicon. J’en ai ouvert un : c’est ce que nous appelons des livres à mots, mais très grands et à beaucoup de volumes. S’il y avait eu écrit dessus : « Livre à mots », je n’aurais pas cherché dans les autres, mais Lexicon… J’ai donc regardé à Outil, puis à Outiller : c’est avoir des outils, comme disait père. Je ne saisis pas… Délicatement outillé… A l’école, on nous apprend que nous avons cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher… Nous nous servons de ces sens… non… oui… comme d’instruments… C’est évident… je me sers de mes yeux pour voir… ce… ce… pourrait bien être ça…

Quand je rentre le soir, je sens qu’il pue chez nous… eux ne sentent rien et disent que j’invente cela pour les vexer… Et quand mère est allée chercher de l’eau dans le seau de bois qui sert à tout, je goûte tout de suite que l’eau a un goût sale, ce qui fâche mère. Être délicatement outillé, c’est peut-être ça… Dirk, la nuit, entend les rats ronger, tandis que nous n’entendons rien… c’est peut-être ça…

Wouter, tu sentais, voyais, entendais mieux que les autres, et cela te donnait, comme à moi, des frissons. Dirk aussi en a, des frissons : il me réveille la nuit quand il entend les rats… Si ce n’est pas ainsi, Wouter, je ne comprendrai jamais comment tu étais et quel était ce délicat outillage… Je t’aimais dès que je t’ai vu dans la Hartenstraat, devant la vitrine du magasin de livres — moi également, je laisse tout là pour lire — mais maintenant que je vois comment l’on te traite chez toi et que je sais que tu es délicatement outillé, eh bien, je t’aime encore davantage… Si, moi aussi, j’étais délicatement outillée, nous serions pour toujours tout à fait bien ensemble… Mais comment le savoir ?… Si je pouvais rencontrer quelqu’un de la famille Holsma ? Madame me le dirait aussi bien que monsieur…

Elle trouve qu’il faut agir selon ses convictions… ça, c’est cependant difficile… Si je parlais seulement selon mes convictions, je serais chassée d’ici… Je dirais à la première qu’elle devrait se mettre derrière une fenêtre à l’Achterburgwal, et au patron qu’il est un sodomite, et à la patronne que ma mère serait bien plus jolie qu’elle pour essayer les beaux chapeaux devant les dames… Ah là là, je sauterais à la porte… Et à l’étudiant, je lui collerais que la seconde serait beaucoup mieux dans son lit, entourée de rideaux de mousseline, que lui avec sa grosse tête rouge… Ah, cher Seigneur, si j’agissais selon mes convictions, je garderais tous les chapeaux, car ils me vont tous, depuis ceux pour les enfants jusqu’à ceux pour les vieilles femmes…

Il vaudrait mieux que je pusse rencontrer le docteur Holsma lui-même… Je ferais semblant d’être malade, et il dirait peut-être aussi que je suis délicatement outillée… J’erre souvent sur le Canal où il habitait. Sur tout le Kloveniersburgwal, il y a sept docteurs, mais pas un seul ne se nomme Holsma… Depuis cinquante ans qu’il y habita, il doit être mort, et Madame aussi, et Sitzka aussi… Toi, Wouter, tu n’es pas mort, tu ne peux pas être mort, je suis sûre que, d’ici quelques jours, je vais te rencontrer… alors… alors… chut, voilà Corry qui descend.

— Kee ! oh Kee ! vite ! aide-moi à peler les pommes. Tu as laissé éteindre le feu, sotte fille, ne pouvais-tu y mettre du charbon ? Aïe, si tu étais ma fille, je te boucanerais. Allons vite, pèle, pèle, pendant que je rallume le fourneau.

Nous avions déménagé. Non, cela n’allait pas, avec tous ces enfants, d’être au second sur le devant, au Haarlemmerdyk. Moi, avec ma manie d’aimer à voir pousser des plantes, j’avais semé des fèves mouchetées dans des pots posés à l’extérieur de la fenêtre. Matin et soir, et à midi en venant dîner, j’allais d’abord droit à mes pots. Si les fèves ne poussaient pas assez vite, je remuais un peu la terre pour voir si elles gonflaient. Quand elles gonflaient, je n’y touchais plus : alors bientôt un petit bourgeon courbe perçait la terre ; après, la fève éclatait, et le bourgeon, devenu tige, se redressait, portant à son extrémité deux petites feuilles repliées. Ma joie et mon étonnement s’exaltaient, et j’appelais tout le monde pour admirer.

— Ah cette créature enfantine…

Mais Klaasje, en jouant devant la fenêtre ouverte, avait fait tomber un des pots sur le dos du laitier d’en bas, qui, à la rue, nettoyait ses tonneaux et ses seaux. Puis Klaasje se penchait trop : un jour ou l’autre il tomberait. Et on avait aussi toute la journée la marmaille dans les jambes…

Enfin, nous étions retournés du côté de la Weesper Esplanade, à l’extrémité de la ville, dans notre ancienne impasse. Là, les enfants pouvaient s’amuser devant la porte, et même aller aux Remparts boisés, près du Moulin à scier le bois, et y jouer comme en pleine campagne.

Un jour, y étant assise dans l’herbe avec Klaasje, j’avais attrapé une grosse mouche ; je lui avais arraché une patte après l’autre, la laissant marcher après chaque amputation, pour voir. A la fin, n’ayant plus de pattes, elle se soulevait en des soubresauts pour m’échapper. J’eus alors tellement peur que je la laissai là, et partis vite avec Klaasje. Je revoyais constamment cette mouche en ses soubresauts, et, pendant de longues années, je fuyais devant les grosses mouches, croyant qu’elles venaient venger l’autre.

Depuis trois ans que nous avions quitté le quartier, rien n’y était changé ; seulement les garçons et les filles avaient grandi, et beaucoup d’autres petits enfants s’étaient ajoutés. Les grandes personnes étaient restées de même : donc vous voyez bien qu’elles ont toujours été grandes et vieilles…

Au fond de l’impasse, Kaa, qui avait soixante et onze ans, les avait toujours eus. Elle disait qu’elle était née dans l’impasse ; qu’elle avait joué, petite, là sur la pierre, avec ses osselets, comme moi… mais qu’elle était moins méchante que les enfants d’aujourd’hui ; que, quand sa mère l’appelait, elle venait tout de suite ; que le bâton était du reste derrière la porte, et que, lorsqu’on avait été méchant, il fallait aller le chercher soi-même pour se faire frapper ; que les parents savaient se faire obéir ; qu’à elle, cela lui vibrait dans ses « charnières » quand ma mère m’appelait et que je lui répondais en criant : « Attendez, attendez que j’aie fini mon jeu d’osselets », et que je continuais, en faisant « tic tic » avec ma grosse bille.

— Oh jamais, jamais, je n’aurais osé faire ça avec ma chère mère !

Et les larmes lui venaient aux yeux.

Eh bien, elle ment, Kaa. Nous sommes venus la première fois dans l’impasse quand j’avais neuf ans. Kaa était là, à l’entrée, comme maintenant, avec son bonnet noir à ruches, ses joues brique, ses six jupons et son tablier bleu, bougonnant qu’on acceptait trop d’enfants dans l’impasse. Et elle nous comptait, comme elle comptait tous les enfants des nouveaux habitants dès leur arrivée, et comme elle nous a recomptés quand nous sommes revenus.

— Tiens ! s’est-elle écriée, en voyant Catootje, un de plus… seulement un ? fit-elle en se tournant vers ma mère. Enfin elle gueulera pour trois… Quel plaisir avez-vous à cela ?… Depuis soixante-dix ans que j’habite mon coin, il en est né des mille et des mille de ces mômes dans toutes les maisons de l’impasse, sans compter ceux apportés de l’extérieur… Ah ceux-là surtout m’horripilent : ceux nés ici sont tout de même un peu de la famille, ce sont des enfants de l’impasse. Mais n’importe, tous ne font que crier, désobéir, et mettre tout sens dessus dessous…

Quand nous sommes revenus après trois ans, Kaa était donc sur le seuil, exactement comme avant, avec son bonnet, sa figure brique, ses jupons et son tablier, faisant aussi exactement les mêmes récriminations. Donc Kaa ment : elle n’a jamais eu de mère, n’est pas née, et a toujours, toujours été comme maintenant. Brrr… Oh j’en ai peur : jamais je ne veux entrer chez elle, même pas pour voir le fuchsia, gros comme le bras, qu’elle cultive sous la fenêtre de derrière. Il paraît qu’il est aussi vieux qu’elle ; que l’hiver elle le couvre de sacs pour le préserver du froid ; que, l’été, elle passe ses dimanches à le tailler, l’arroser, et à empêcher qu’une clochette ne pende plus loin que l’autre. Donc, encore une preuve qu’elle a toujours été décrépite : ce fuchsia ne change pas ; depuis que nous avons habité l’impasse, on parle de sa grosseur et de ses clochettes roses et pourpres… Et son chien Lette, il est gros comme un boudin et marche les pattes écarquillées, et, depuis toujours, il refuse de manger les croûtes de pain noir, parce qu’il n’a pas de dents.

Kaa me déteste : elle voit que j’ai peur d’elle et que, le dimanche, quand les gens de l’impasse sont sortis pour se promener sur le Canal ou aux Remparts ou bavarder sur les perrons, je n’ose pas entrer dans l’impasse si je la sais seule, occupée à son fuchsia, ou arrêtée sur le seuil, barrant l’entrée avec ses jupes, Lette étendu sur le dos, son vilain ventre en l’air, aucun des deux ne bougeant pour vous laisser passer. Je m’assieds alors sur le petit perron à côté de l’impasse, attendant les nôtres ou un voisin. Kaa ne dit d’abord rien ; puis elle me regarde, les yeux injectés, et finit par me dire que je ferais mieux d’aller chercher de la braise de tourbe et de l’eau bouillante pour faire le café pour quand ma mère rentrera, que de traîner mon derrière sur le perron. Mais nenni, je n’entre pas. Kaa, son chien et son fuchsia me feraient devenir vieille comme eux. Ah non ! Ah non !… Hououou, avoir toujours été vieux, vieux… Elle me chasse un frisson par les côtes, de peur…

J’aimais cependant l’impasse, et tous les voisins nous avaient fait fête à notre retour et s’étaient étonnés de nous voir si grandis.

— Mina est une jeune fille, et Keetje n’est plus une enfant. Keetje, voyez donc, elle a trois fois plus de cheveux que lorsqu’elle a quitté il y a trois ans… Dieu ! qu’ils ondulent et qu’ils sont clairs : c’est comme du maïs… Et voyez donc ses ongles… Elle s’est élancée, elle est haute sur échasses, mais un peu pâle… Bientôt il lui faudra une robe longue…

On demanda quelque chose à l’oreille de ma mère.

— Non, non, c’est encore une enfant, fit-elle.

— Tout à fait une enfant, ajouta Mina, et ne vaut pas qu’on s’en occupe tant.

— Oh n’aie pas peur, on s’occupera toujours d’elle ! c’est elle, le coq faisan de la famille.

— Je ne me laisserai pas manger le fromage de mon pain par elle. C’est une enfant, et elle n’aura pas de jupe longue de si tôt… Quant à ses cheveux jaunes, huhu…

Elle n’acheva pas sa pensée.

— Et que va-t-elle faire maintenant, grande comme elle est ? servir ? aller à la fabrique ?

— Oh non ! j’apprends les modes.

— Les modes ! Ah la la ! fit Mina ; elle est trottin chez une modiste.

— J’ai garni tout de même un chapeau pour la demoiselle d’une marchande de poisson de rivière, il était très joli ; et j’ai fait aussi ton chapeau de dimanche et le mien, et le bonnet à ruches de mère. Essaye donc de faire une ruche.

— C’est égal, tu n’apprends pas les modes : ce sont les demoiselles qui paient, qui apprennent.

— Moi, j’apprends aussi : je n’ai pas comme toi les yeux en poche et les doigts gourds.

— Quoi ? Quoi ? avec tes cheveux de putain… toutes les putains se teignent les cheveux de la couleur des tiens.

— C’est qu’elles trouvent cette couleur plus belle que la leur ; et toi, tu donnerais un de tes vilains petits yeux pour avoir ma couleur jaune.

— Hein ! quoi !

Elle s’élança vers moi pour me défoncer le dos à coups de poing, mais je jetai ma jambe droite en l’air, et si elle n’eut sauté en arrière, elle l’attrapait sous le menton. Les voisins s’entremirent.

— Mes cheveux jaunes, mon menton pointu, mon cou de girafe, mes jambes comme des échasses, mes dents de chien, j’en ai assez. Tu as voulu me donner une résille pour cacher mes cheveux, et tu veux m’empêcher de rire pour qu’on ne voie pas mes dents… Quant à mon cou de girafe, dans les livres on dit : « long cou de cygne » : long, long, entends-tu, et un long cou est joli, et tu es trop bête pour comprendre…

Eperdue de rage, je me sauvai dans notre nouvelle maison et grimpai dans l’alcôve de dessus pour pleurer et me lamenter de ce que personne ne m’aimait et que ma mère m’avait toujours laissé malmener par cette vilaine grande bringue… Petite aussi, quand je voulais coucher dans le lit de ma mère, les nuits que père ne rentrait pas, elle me jetait dehors et prenait ma place. Si on achetait une robe neuve, c’était pour elle, et sa vieille, à elle, était changée pour moi. Avec elle, mère sortait regarder les vitrines et buvait du café sucré pendant que nous étions à l’école : je trouvais les fonds de sucre dans les tasses, en rentrant… Et maintenant que j’ai acheté un paletot de mon propre argent, je dois le lui prêter pour faire une visite à l’oncle Marten ; et, après, elle va se balader dans la Kalverstraat, et faire des embarras avec mon paletot, dont les coutures éclatent tant il la serre. Pendant ce temps, moi, je ne peux pas sortir, ou je dois mettre son vieux châle…

Personne ne prend mon parti, personne ne m’aime, je veux m’en aller bien loin, bien loin… Mais si elle ose encore me frapper, je lui mordrai le cœur hors de la panse… Et mère qui laisse faire : elle en a peur… Père n’aime pas Mina, il dit que ses orteils sont un peu loin de ses talons.

— Tu sais, tu sais, criai-je de l’alcôve, tes orteils sont trop loin de tes talons.

Et je riais, et lui montrais la langue et les poings.

Elle me regardait ahurie, mâtée de cette crise de fureur. Ma mère lui parla doucement de mes maux de reins et de tête.

— Keetje, descends, dit-elle, le café est prêt. Voyons, tu ne t’es jamais fâchée ainsi, tu as mal sans doute…

Je me laissai glisser par la corde et m’arrêtai, attendant ce que Mina allait faire. Ma mère mit du sucre dans ma tasse seule.

— Voyons, vous êtes des sœurs, tâchez de vous comprendre.

Nous nous regardâmes ; mais non, nous ne nous supportions pas… Depuis, il y eut toujours une gêne entre nous, et elle n’osa plus mettre mon paletot.

Wouter, le Docteur Holsma te disait que nous n’avons d’autres devoirs que ceux que nous pouvons accomplir : notre devoir le plus proche, et que nous devons accepter ce que nous ne pouvons changer ; que cette forge, dans son voisinage, qui l’empêchait souvent de penser, il ne la déplaçait pas parce qu’il ne le pouvait pas. Ce qui ne se peut pas n’est pas mon devoir, disait-il.

Alors, Wouter, moi, ai-je tort de te chercher, de te vouloir, et de parler toujours avec toi comme si tu étais là, toi qui dois être m… Non, tu n’es pas mort, je te trouverai… Mais mon devoir le plus proche, celui que je peux et dois accomplir, quel est-il ?… où est il ?…

Klaasje a des engelures… La première en avait aussi, et elle a raconté que le docteur lui avait fait mettre ses pieds dans l’eau chaude et les laver avec du savon noir et lui avait recommandé de faire cela tous les jours, et que ses engelures s’étaient guéries… Alors mon devoir le plus proche, ne serait-ce pas de mettre les pieds de Klaasje dans l’eau chaude et de les savonner ?… Oui… Toi, te trouverai-je ?… et alors est-ce bien de te chercher, de t’attendre ?… Je vais mettre les pieds de Klaasje dans l’eau chaude jusqu’à ce qu’il soit guéri… mais… je continuerai à te chercher ou je mourrais de chagrin…

J’ai si souvent dit à Mina que c’est ignoble de nous flanquer à la porte quand elle veut manger quelque chose de bon… elle en rit et recommence chaque fois… dois-je continuer à me fâcher et à lui dire cela ?… Non, car je ne puis pas la changer… mais les pieds de Klaasje, et tout te raconter, cela je le dois, parce que je le peux.

Tu as sauté à l’eau après la petite Emma et tu as donné du tabac au vieux vétéran… Tu es le meilleur… Oui, Wouter, les pieds de Klaasje et toi, vous êtes mon devoir le plus proche…

C’était le Nouvel An. J’avais reçu de la patronne trois « dubbeltjes », de la première une vieille jupe dont je pouvais me faire une robe, et de la seconde une partie des bonbons qu’on lui avait donnés. Corry m’avait versé en secret un verre de cognac au sucre. J’en étais contente, mais cependant rien n’y faisait : depuis un temps, j’étais malheureuse comme les pierres, je cherchais à être seule pour pleurer désespérément. Aussi tout le monde était injuste envers moi… Puis Wouter était devenu de plus en plus un monsieur ; il connaissait de vraies princesses : certes, si je l’avais rencontré, il n’aurait pas fait attention à moi… A la maison, je suis comme si je n’étais pas des leurs et, excepté mère, ils m’aiment de moins en moins… Pour Mina, je suis un objet qu’on jette d’un coin dans un autre. Celle-là, je la comprends bien cependant : elle est paresseuse, souillon, sur son bec et brutale ; elle ne saura et ne fera jamais rien ; puis je n’aime pas des créatures aussi laides… Mère m’aime certes beaucoup… Je ne veux cependant pas lui raconter que je pleure tout le temps, et que j’ai ce poids dans le ventre, et que des frissons me parcourent… Et ces sensations… c’est comme quand les garçons m’embrassent, mais plus fort, et j’ai mal en même temps. Je ne veux pas demander à Corry, moins encore à Rika… Si je pouvais le raconter à quelqu’un… A Femke, je le dirais… A Wouter aussi, mes bras à son cou et en l’embrassant… Mais je n’ai personne, personne, je suis comme seule au monde…

Corry descend l’escalier de la cuisine. J’essuie mes yeux et continue à peler les pommes.

— Kee ! Kee ! tu devrais me faire un plaisir.

— Qu’est-ce ?

— J’ai demandé à la patronne de pouvoir aller souhaiter l’an à ma famille ; mais, comme il faut servir le thé au juif malade, elle dit que cela ne se peut pas, à moins que tu ne veuilles rester et lui servir son thé. Je préparerai le plateau, je mettrai le thé dans la théière, tu n’auras qu’à verser l’eau bouillante dessus.

— Oui, je veux bien, je reviendrai. Qui reste encore à la maison ?

— Personne, les patrons vont chez les parents ; elle y restera, et lui fera des visites. Ça va ?

— Oui, ça va.

Elle me donna une tranche de pain d’épice et encore un fond de verre de cognac. Elle remonta vite annoncer aux patrons que je reviendrais. Au dîner, je prévins chez moi que je devais retourner à l’atelier.

Ah quel bonheur ! Je vais être seule, seule toute une après-midi. Quand j’entrai, les patrons étaient déjà partis. Corry fila aussitôt.

— Prends du thé du Juif, me cria-t-elle, et coupe-toi des tartines à quatre heures.

Seule !… qu’allais-je faire ? mes jambes étaient flasques et une pesanteur dans le ventre m’engourdissait toute ! Si je continuais Woutertje Pietersen

Je montai et pendant plus d’une heure, dans l’appartement glacial, je lis la fin du livre qui me sembla inachevé… Tous les romans finissent par la mort ou le bonheur. Pour toi, Wouter, cela finit dans le coche d’eau, où tu es monté avec le vicaire pour aller racheter à Haarlem ton veston que tu avais vendu trop bon marché à un Juif, et acheter pour cette dame une ombrelle à la place de celle que tu avais brisée dans une colère… Oui, tu l’avais cassée de rage, je le comprends : pourquoi tes patrons t’invitent-ils chez eux à la campagne si c’est pour te faire garder l’enfant dans la chambre à cylindrer le linge ? Tu n’es pas un domestique, tu es un employé : tu as eu raison de briser cette ombrelle, j’en aurais fait autant ; mais te voilà quitte de ton habit et certes aussi de ta place. Tu comprends, jamais ils ne pourront encore te supporter… Tu fais bien d’aller à Haarlem avec le vicaire, mais ces deux créatures que vous rencontrez et avec qui vous voyagez, ça, ça… allons, toi et le vicaire, ne voyez-vous donc pas que ce sont des drôlesses ? Si j’avais été avec vous, je m’en serais aperçu tout de suite.

Trois heures et demie… je vais faire bouillir l’eau pour le thé. En descendant, je dus me tenir à la rampe, tant ce poids dans le ventre et mes jambes molles me tourmentaient. Je versai le thé, en pris une grande tasse, rajoutai de l’eau et montai le plateau, que je déposai sur la table. Le Juif me remercia gentiment.

Après avoir bu le thé, j’eus le sang à la tête. Les cordons de mes jupes me gênaient : je défis mes vêtements. Oh, si je pouvais me coucher… Une langueur douloureuse, mais frisonnante de je ne sais quelle sensation de caresse, me parcourait la peau ; je m’étirais. Oh, si je pouvais me coucher et avoir chaud aux pieds…

Je me jetai dans l’alcôve de Corry. En ôtant mes vêtements, je vis deux gouttes de sang sur ma chemise : mon émoi fut intense… Alors, quand même, cette vilaine chose me venait : je n’avais cependant pas été sale avec les garçons… Oh que dirait mère ?… Tons les malheurs à la fois : Wouter qui est en route avec ces donzelles, et à Haarlem, maintenant que la princesse a donné de l’argent au vicaire pour racheter l’habit, ils en prendront sans doute une partie pour aller en ribote avec elles. Ah Wouter, je n’aurais jamais cru cela de toi, et de ce vicaire je l’aurais cru encore moins, si, dans les livres, ils n’avaient pas des amours avec des dames… Je vais donc perdre du sang. A quoi cela sert-il ?… Mon Dieu, on descend l’escalier : c’est le pas du patron…

Il fit le tour de la cuisine en pardessus, le chapeau sur la tête ; il regarda à peine l’alcôve et sortit.

Peu après il rentra, il se jeta sur moi de tout son long ; il était nu. Je ne pus crier : il avait collé sa bouche sur la mienne. De ses deux mains, il travailla sous moi pour écarter mes jambes, puis !… Oh ! comme s’il me défonçait… Je me crus assassinée tant j’avais mal. Il grognait comme un chien affamé qui ronge un os ; j’essayais de mordre, de bondir sous lui, mais rien n’y fit : il m’ouvrait le ventre par la « pissie ». Oh que c’était… Ah je ne sais pas : de longs titillements étaient au bout de mes nénets de rien du tout, qu’il touchait de son corps nu en se remuant sur moi.

Il me délivra. Il se regarda.

— Tiens, fit-il, à peine éclose, la rose est cueillie.

Il rit.

J’étais dans une grande torpeur et me demandais s’il m’avait enlevé quelque chose du ventre, tant je me sentais creusée. J’eus un vrai accès de fièvre chaude. Je brûlais et ne pouvais plus suivre mes pensées.

Corry rentra tard.

— Comment, tu es dans mon lit ? Ne te gêne pas. Voyons, va-t’en.

Je me levai : elle vit mes linges maculés.

— Ah, ça t’est venu pour ton Nouvel An ! Tant mieux, tu ne pleureras plus, car je t’ai très bien vue te fourrer dans les coins pour pleurer.

Je m’en allai par le quartier juif, douchée par le froid de la nuit, grelottant, recroquevillée, et murmurant : « Wouter, maintenant je ne voudrais plus te rencontrer : je n’oserais pas venir sous tes yeux… »

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Edouard Drumont.Sur le chemin de la vie
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Dumont-Wilden.Anthologie des Écrivains belges. 2 vol.
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R.-W. Emerson.Hommes représentatifs. (Les Surhumains)
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Gustave Geffroy.Notre Temps, scènes d’histoire
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Pierre Mille.Le Bol de Chine, ou Divagations sur les Beaux-Arts
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