The Project Gutenberg eBook of Le meilleur ami

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le meilleur ami

Author: René Boylesve

Release date: April 8, 2021 [eBook #65031]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEILLEUR AMI ***

RENÉ BOYLESVE

LE
MEILLEUR AMI

— ROMAN —

CINQUIÈME ÉDITION

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

Il a été tiré de cet ouvrage
TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
et
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE,
tous numérotés.

A
MARCEL BOULENGER

LE MEILLEUR AMI

« C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé. »

Henri Heine (Intermezzo).

J’évite ordinairement de passer par cette avenue Raphaël qui me rappelle trop de souvenirs. Un hasard m’y a mené tantôt ; j’accompagnais un ami ; nous causions ; je levais les yeux à peine ; pourtant je crois bien avoir aperçu la pelouse du tennis, le tramway qui grince en tournant vers la Muette, et le jeu de bagues. Tout à coup, nous sommes arrêtés par un sol boueux, creusé d’ornières dégoûtantes, et mon compagnon me dit :

— Tiens ! c’était là l’hôtel des Chanclos !… bon Dieu ! comme tout passe !…

Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pour tourner la boue, et puis pour voir ce qui est maintenant à la place de l’ancienne habitation des Chanclos. Une sorte de palais monumental a dévoré le joli hôtel du baron de Chanclos et son voisin, celui de la princesse V*** ; et les arbres admirables des deux parcs, ces beaux platanes, ces marronniers, ces vieux ormes tordus, ces érables d’argent, dont le feuillage se diversifiait si gaiement même avant l’automne, un boulingrin solennel et plat en a rasé la forêt, la gaieté, la fantaisie colorée et l’agréable ombrage, pour découvrir, en noble perspective, au bout du jardin français, une fontaine, elle aussi monumentale, et copie de Versailles. Enfin, il ne reste rien du passé, que nos souvenirs ; et, puisque sous notre régime de bouleversements rapides, la chose écrite seule a quelque chance de se faufiler entre les décombres et les murs nouveaux, je veux essayer d’évoquer à la place de ce qui est aujourd’hui, ce qui n’est plus et qui, il n’y a pourtant pas de cela dix ans, était la jeunesse, la vie charmante, la plus riante promesse d’avenir. « Bon Dieu ! comme tout passe !… »

C’est la voix de Bernerette de Chanclos qui me frappe avant toute chose au moment où je me penche sur ce trou déjà obscur qu’est une dizaine d’années en arrière. Je l’entends, sous les marronniers garnis de feuilles nouvelles… C’était une voix qui, vers la quinzième année, avait pris je ne sais quel timbre à la fois argentin et grave, laissant, après coup, une résonance comparable à celle de certains angélus frais et mélancoliques, qu’on n’entend que dans la campagne à la tombée du jour : quand Bernerette avait parlé, comprend-on cela ? ce n’était pas fini ; elle avait projeté dans l’atmosphère quelque chose d’exquis, et qui voletait ou demeurait là, en suspension, comme des vapeurs ou des parfums. Et cette voix n’était pas juste dès que l’on essayait de l’employer pour le chant, c’est assez étrange ; et Bernerette avait, en outre, un petit défaut de prononciation, un besoin de manger quelques syllabes, comme si elle eût été pressée, la pauvre petite, et comme si les mots lui eussent paru trop longs pour le peu de temps qui lui était donné. Ce défaut-là pouvait bien être un charme. J’entends cette voix sous les marronniers !… J’arrivais, en familier de la maison, et Bernerette me criait de loin :

— Henri ! Henri ! il y a du nouveau : nous nous costumons le 23 !

Tout est fini. La voix joyeuse qui a résonné ainsi sous les marronniers ne résonnera plus nulle part ; et les marronniers qui en ont arrêté les vibrations pour les garder plus délicieuses, sont dépecés et brûlés. Oh ! la petite torture subtile et savante qu’est un instant précis d’autrefois qui apparaît en fantôme !

Je me souviens qu’après m’avoir annoncé la soirée, Bernerette empoigna un bout de chien loulou nommé Joë, qu’elle avait, et, le tenant par les pattes de devant, elle lui fit faire prestement trois tours de ronde. Je voulus être de la partie ; je saisis une main de Bernerette et une patte de Joë, et nous tournâmes jusqu’à ce que le chien se fâchât.

J’avais vingt-cinq ans, Bernerette dix-neuf. Je n’étais pas trop gai de ma nature ; elle non plus ; mais la perspective d’un bal costumé a des vertus qu’on cherche en vain à approfondir : notre désir d’être ou de paraître différent de ce que nous sommes suffit peut-être à en expliquer l’attrait considérable chez la plupart des femmes et des hommes.

Elle se mit aussitôt à me parler de ce bal costumé et me dit que sa mère avait invité et fait inviter « des quantités de gens », jusqu’à des inconnus, pour danser. Elle sourit finement en disant « des inconnus », parce qu’elle avait un goût, peut-être excessif, de l’imprévu, de la chose nouvelle, et je la taquinais là-dessus quelquefois :

— Vous êtes lasse de vos amis, Bernerette ; vous en voudriez d’autres !…

— Non ! disait-elle. Mais le prince Charmant, dame ! pour qu’il se présente, il faut bien que les portes soient ouvertes !

Elle ne songeait pas le moins du monde à me faire mal, en disant cela. Hélas ! je ne prétendais pas à jouer jamais le rôle de prince Charmant : il y avait si longtemps que j’étais l’ami de Bernerette ! A présent, quand je recueille les souvenirs de ce temps-là, je m’aperçois que moi, j’aimais Bernerette. Mais je ne le croyais pas. On peut aimer sans savoir qu’on aime : c’est que, pour nous cacher un sentiment inopportun, l’esprit recourt à des ruses merveilleuses. Dépourvu du bandeau qui m’aveuglait, est-ce que j’aurais pu approcher Bernerette deux fois la semaine sans faire la figure d’un jeune homme aspirant à sa main ? La main de Bernerette, non vraiment, je n’y pensais pas ! Je n’étais qu’un petit avocat, débutant et quelconque. Mademoiselle de Chanclos était ce qu’on appelait encore dans ce temps-là un « très beau parti ». Aussi il fallait voir comme j’avais le cœur léger, comme je badinais, riais, soulevais les épaules lorsqu’il s’agissait de ces passions auxquelles on fait allusion dans les saynètes et dans les pièces de vers fameuses que l’on récite dans les salons ou que l’on chante au piano ! D’être jamais épris, moi, ah ! non, je ne courais pas risque que l’on me suspectât ! Pour moi-même comme pour tout le monde, ah ! que j’étais donc un garçon tranquille !…

Comme Bernerette disait avoir choisi pour elle, à ce bal, le costume de la Finette de Watteau, je m’écriai :

— Bravo ! vous me donnez une idée !

— Laquelle ?

— Je serai, moi, l’Indifférent !

Madame de Chanclos descendait à ce moment les marches du perron ; elle m’entendit et dit :

— Voilà qui vous ira bien.

Et le bal eut lieu le 23. Je ne le vis guère. J’y fus de très mauvaise humeur et le quittai rapidement. C’est ce soir-là qu’il m’apparut que je n’avais de vrai plaisir qu’auprès de Bernerette. Bernerette se prodiguant à tous ne fut pas à moi deux minutes. Elle avait beaucoup de succès avec son toquet, son pli Watteau, sa guitare ; il y avait ce qu’on a raison de nommer un monde fou ; des jeunes gens nombreux, des danseurs en quantité suffisante ; et la Finette, c’est-à-dire la grâce, la fantaisie, l’esprit, la chanson qui fait rire et pleurer, passait et repassait des bras d’un mousquetaire encombrant à ceux d’un long imbécile d’arlequin ; des bras d’un Incroyable à ceux d’un Roméo ; des bras d’un nègre authentique, en roi mage, hideux, à ceux d’un magnifique lancier de Nemours, beau, svelte et grand garçon, qui vint à moi, après un quadrille, et me dit en me tendant la main :

— Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison : nous avons causé de toi tout le temps, mademoiselle de Chanclos et moi…

Je n’avais pas reconnu en lui un ancien camarade de lycée, Claude Gérard. A peine avions-nous échangé quatre mots, qu’une Junon le réclamait, et je vis que plusieurs femmes le suivaient des yeux. Peu après, Bernerette valsait avec un homme masqué par une tête de veau. Je m’en allai. Devina-t-elle, je ne sais comment, ma retraite ? La voilà qui échappe à ce monstre et qui court à moi :

— Henri ! Henri ! vous partez ?

Je remontai quatre marches pour la saluer. J’étais heureux qu’elle me retînt. Quand je fus près d’elle, elle posa sa main près de sa bouche, pour parler bas, et moi je souriais niaisement parce qu’elle s’apprêtait à ne parler qu’à moi seul. Elle me dit, pour moi seul en effet :

— Qui est-ce, dites, le lancier avec le plastron jaune ?… il vous connaît ; nous avons parlé de vous tout le temps !…

— Il se nomme Claude Gérard.

— Je le sais, parbleu ? On me l’a présenté, peut-être ! mais qui est-ce ?

— C’est un joli garçon !

— Vous faites exprès de me faire enrager. D’ailleurs, ce que je vous demande là, je m’en moque, vous pensez !… Alors, vous vous en allez, Henri ?

— Oui.

— Allons vous n’êtes pas gentil !

Je lui dis adieu : je descendis quelques marches ; mais elle demeurait penchée sur l’escalier. Je pouvais bien croire qu’elle était fâchée de me voir si tôt partir. Alors je me retournai vers elle et lui souris encore aussi niaisement que la première fois. Tout à coup, je sentis comme un démon qui m’obligea de dire à Bernerette :

— Je vous donnerai des détails sur Claude Gérard !

— Ah ! fit-elle.

Et je vis dans son œil que c’était cela même qu’elle attendait, penchée sur la rampe.

— Mais, dites-moi tout de suite, reprit-elle, c’est un jeune homme qu’on peut recevoir ?…

— Sans travestissement ? Mais oui, Bernerette !

Elle n’insista plus pour me retenir ; elle quitta l’escalier et disparut.

Je rentrai chez moi à pied, par le plus long. Je marchai beaucoup, cette nuit-là. Dieu ! qu’il faisait beau sous ces allées du Ranelagh, voûtes de verdure, silencieuses et profondes ! Comme un petit hôtel, environné d’un jardin, a l’air de bien dormir !… Les maisons, dans la rue, le passant les frôle, il les touche et il semble un peu qu’il leur marche sur les pieds ; mais derrière ces grilles, ces haies de fusains et ces plates-bandes gazonnées, sombre velours si pur, les petits hôtels ont un sommeil abrité, heureux, et qui fait du bien au passant. Leur paix et la fraîcheur nocturne me retinrent, — je le croyais du moins, — et je fus près d’une heure à faire les cent pas dans le Ranelagh.

Et puis, quelques journées passées, du travail, des soucis d’autre sorte atténuèrent le malaise de cette soirée. Je ne pensais pas trop aux mousquetaires, aux arlequins, aux nègres ni au lancier de Nemours, lorsque, avant même d’avoir revu Bernerette, je me trouvai nez-à-nez, sur le boulevard des Capucines, avec l’ex-lancier en personne, Claude Gérard. Il m’aborda avec bonne humeur et franchise :

— Ah ! bien, mon vieux, la drôle de chose ! On reste dix ans sans se croiser seulement dans la rue, et voilà deux rencontres dans la même semaine !…

— La vie a plus de fantaisie que les hommes.

— Te souviens-tu du père Passereau ?

C’était notre commun professeur de rhétorique. Et les souvenirs de lycée affluèrent. Nous fûmes, sans nous être aperçus du chemin, sur la place de la Concorde. Gérard ne me dit mot de la soirée du Ranelagh ; je n’y fis moi-même aucune allusion ; il semblait bien aise de me revoir ; il parlait avec abondance et sans m’ennuyer, je l’avoue ; je jugeai tout de suite qu’il était demeuré le brave garçon que j’avais connu sur les bancs. Il était vraiment joli homme ; je le voyais bien au regard des femmes qui allaient à lui comme les papillons du soir à la lumière ; mais lui ne semblait pas y prendre garde ; il n’en tirait aucune vanité ; il était accoutumé, sans doute, à ces hommages muets des inconnues ; peut-être en était-il las.

Comme nous inclinions vers le boulevard Saint-Germain, en face du Palais-Bourbon, une jeune femme, d’une beauté célèbre, portant une des premières toilettes printanières, passa dans une victoria découverte et donna à mon compagnon, le temps que les chevaux ralentissaient au tournant, ses yeux splendides ; tout autre homme en eût été affolé. Je ne pus me retenir de le lui faire remarquer. Il sourit. Je lui dis :

— Tu sais qui est cette femme ?

Il ne le savait pas. Je la lui nommai. Il me dit :

— J’ai une amie que je te présenterai si tu me fais l’amitié de venir un soir dîner chez moi sans cérémonie.

Est-ce que l’appréhension que j’avais eue lors du bal costumé n’était pas absurde ? Voyons ! Pour deux simples questions de Bernerette : « Ce jeune homme, quel est-il ? Et peut-on le recevoir ? » voilà mon esprit et mon cœur en campagne, et je passe une nuit blanche à marcher comme un homme trahi !… Que ce jeune homme eût plu à Bernerette, quoi d’extraordinaire à cela ? D’autres jeunes gens, à ma connaissance, déjà précédemment avaient plu à Bernerette. Quant à Claude Gérard, il ne m’avait même pas parlé d’elle ; les femmes lui étaient assez indifférentes ; il avait une maîtresse qui les devait éclipser toutes, c’était évident. J’allais la connaître.

Je dînai au Ranelagh avant d’aller chez Claude Gérard. Là, il ne fut parlé que de la soirée, mais de Claude Gérard à peine. On l’avait trouvé bien ; il avait fait honneur au bal costumé, oui, mais d’autres jeunes gens aussi. Allons ! ce n’était pas celui-là encore qui « nous » ravirait Bernerette ! Et je pensais ce « nous » un peu comme l’eussent fait monsieur ou madame de Chanclos, peu pressés, cela va sans dire, de marier leur enfant unique. Ce fut d’un ton bien dégagé, vraiment, que je dis à Bernerette, pour m’acquitter de ma promesse :

— Je vais vous donner les quelques détails annoncés sur ce monsieur Gérard !…

— Donnez ! dit-elle.

— Eh bien ! c’est un auditeur au Conseil d’État : il est sérieux, intelligent, de bel avenir…

— Tant mieux pour lui !

— De famille provinciale… fortune modeste, au moins d’apparence, mais…

— Que voulez-vous que cela me fasse ?…

— Ses mœurs sont pures, autant que j’en ai pu juger en me promenant avec lui, pour vous complaire, de la Madeleine à l’Odéon…

— Merci mille fois !

— Ah ! j’oubliais : officier de réserve, 2e dragons…

— Mais je m’en moque !…

— Bon ! Très bien. Ne parlons plus de lui.

— Ah ! vous savez que maman l’a réinvité ?…

— Parfait !

— Qu’avez-vous ?…

— Rien du tout.

Elle paraissait plus animée que de coutume ; elle parlait beaucoup ; elle sautait dans les allées du jardin, comme cinq ou six ans auparavant, lorsqu’elle était encore une fillette. Que le pauvre Joë fut donc bousculé !

Il y avait une chaumière rustique au fond du jardin, que l’on éclairait le soir au moyen d’une grosse lanterne vénitienne arrondie en ballon et de la couleur d’une orange. Assis dans des fauteuils d’osier, monsieur et madame de Chanclos, quelques amis et moi, nous regardions jouer Bernerette et son chien.

— Je ne sais pas ce qu’elle a, dit sa mère.

— Elle est jeune, dit un ami de la famille.


Je reverrai longtemps cette danse à la lueur orangée de la lanterne. Je la trouvais insolite, quoique Bernerette eût coutume de s’agiter ainsi parfois avec le pauvre Joë, et il n’y avait pas si longtemps, n’avions-nous pas dansé, Bernerette, Joë et moi-même, à l’annonce de « la soirée du 23 » ! Il ne faut qu’un peu de mélancolie pour voir plus profondément dans les scènes d’apparence ordinaire. Je n’en manquais pas sans doute, et il me sembla que Bernerette, en s’agitant, abandonnait tous les mouvements de la jeunesse insouciante et pure ; elle secouait ses bras, ses jambes, son jeune corps si souple, et j’en voyais tomber un à un les derniers gestes puérils, qu’une grâce, une langueur nouvelles remplaçaient à mesure en embarrassant peu à peu l’enfant métamorphosée en femme. Je me souviens d’un rien : après avoir sauté sur la pelouse, par-dessus Joë, elle porta la main à son sein qu’elle avait senti vibrer, et aussitôt elle fut un peu gênée et s’assit. Ses tempes étaient moites, ses beaux cheveux d’un blond d’or penchaient d’un côté, et elle les empoigna pour les remettre d’aplomb. A ce moment, je vis pour la première fois sous ses yeux une presque inappréciable cernure dont la courbe alliée au dessin du nez donnait à sa physionomie un air de gravité surprenant ; et son bras levé, sa gorge saillante et sa bouche entr’ouverte me troublèrent.

J’allai quelques jours après chez Claude Gérard. Ah ! la singulière émotion que la mienne ! Est-ce que je haïssais ce Gérard ? Est-ce que je n’éprouvais pas un certain plaisir à l’approcher, à le connaître ?

Il habitait un petit appartement, rue de Vaugirard, entre la rue Bonaparte et le musée du Luxembourg, dans une maison vieillotte, à porche vénérable et belle cour. On grimpait tout en haut. Une bonne proprette m’introduisit dans le « bureau de monsieur », bureau, ma foi, fort bien, avec bibliothèque vitrée contenant la rigide collection du Dalloz, pendule familiale de zinc doré, photographies de gens intègres et de professeurs en robe ; des codes partout, et la Gazette des Tribunaux. Quel sérieux ! Non, rien, rien vraiment, d’un séduisant jeune homme de vingt-sept ans !

Claude parut et me dit aussitôt :

— Que je t’avertisse : motus, devant mon amie, sur la soirée chez les Chanclos… A propos, ces gens sont bien gentils : ils me bombardent d’invitations… Pendant que nous sommes seuls, donne-moi un avis : dois-je accepter ?

— Drôle d’avis ! n’es-tu pas d’âge à savoir ?…

— Je veux dire tout simplement : « Est-ce une maison où l’on se rase ? »

— Ce n’est pas non plus une maison où l’on s’amuse. Le père et la mère, tu as pu en juger, même sous le travestissement, ne sont pas ce qu’on appelle de « joyeux fêtards ». On lit chez eux la Revue des Deux Mondes, et l’on fait maigre le vendredi.

— Tu comprends, dit-il, moi, si je vais dans le monde, j’aime que ce soit pour me détendre un peu.

Je souris, non sans inquiétude. Qu’appelait-il « se détendre », puisqu’il vivait librement chez lui, en garçon, avec sa maîtresse ?

Deux jeunes gens entrèrent : l’un était son collègue au Conseil d’État, l’autre un élève de l’École des sciences politiques. Ni l’un ni l’autre, pas plus que Gérard, d’ailleurs, n’avaient cette attitude gourmée ou fate que l’on prête volontiers à ces messieurs des doctes écoles ou des corps imposants de l’État : ils semblaient d’assez gais compagnons même, mais ils mirent une sourdine à leurs propos et rectifièrent leur tenue quand la jeune femme, qui jouait ici le rôle de maîtresse de maison, entra. Ils la connaissaient ; lui serrèrent la main. On me présenta :

— Isabelle !

Isabelle n’était ni jolie ni très jeune. C’était une femme menacée d’embonpoint, les cheveux teints, la figure et la bouche assez fraîches. On ne savait si elle était timide ou guindée ; elle ne semblait pas à son aise ; et les deux amis et Gérard lui-même avaient je ne sais quoi de bien compassé depuis qu’elle était là. On se fût cru chez un ménage bourgeois, où la femme, peu habituée au monde, fait cent efforts pour donner à entendre qu’elle sait vivre. Jamais repas ne fut plus digne, jamais propos ne furent plus décents et plus mesurés. Je fus tenté plusieurs fois de dire à Gérard : « Les Chanclos, non, non ! ne sont pas une maison où l’on se rase. » Car je comprenais qu’il s’y fût « détendu ». On était chez eux beaucoup plus libre que chez lui.

Quantité de sujets de conversation évidemment gênaient Gérard et Isabelle. Le nom d’un certain café du quartier Latin, jeté par moi, répandit un froid ; le nom d’un bal public parut disgracieux à entendre ; enfin, il n’y avait pas jusqu’à ce merveilleux jardin du Luxembourg, qui s’étalait non loin de là et dont l’on voyait par la fenêtre un angle de verdure, qui ne rappelât sans doute quelque mystère douloureux au ménage. Il y eut un soulagement quand, de retour dans la glaciale bibliothèque, ces messieurs du Conseil d’État et de l’École des sciences politiques abordèrent des questions d’ordre administratif. J’eus un aparté avec Isabelle.


Comment avais-je gagné sa confiance ? Elle me laissa entendre qu’elle menait plusieurs vies superposées, dont la plupart dissimulées soigneusement à Gérard. Aucun des amis de Gérard, j’en eusse juré, n’ignorait ce que j’apprenais là. Isabelle avait un besoin inextinguible de narrer sa propre histoire à tout venant. Et d’ailleurs, prenant ainsi les devants, et vous gagnant par ses confidences, elle obviait aux rapports qu’un ami étourdi peut faire : « Tiens ! j’ai rencontré l’autre jour Isabelle avec un grand brun », ou bien : « Ah çà ! Isabelle a donc de la famille à Saint-Germain ? » Mais elle n’était point du tout habile ; elle ne gouvernait pas le moins du monde sa parole ; elle savait son défaut, et c’est à cause de cela qu’elle adoptait devant Gérard cette tenue austère, ces propos neutres, cette attitude de personnage officiel, qui nous avaient incommodés pendant la première partie de la soirée, mais qui ne semblaient pas déplaire à Gérard, car si Gérard aimait à se « détendre » chez les autres, il était flatté que l’on pût dire que chez lui, même en ménage irrégulier, on se tenait très comme il faut.

Je ne causais pas depuis trois minutes avec Isabelle, qu’elle me disait avoir perdu un enfant qui aurait aujourd’hui sept ans, que ce pauvre petit s’appelait Gustave, qu’il était si joli que son père aurait certainement fait tôt ou tard pour lui ce qu’il n’aurait pas fait pour la maman :

— Oui, monsieur, il me l’avait promis ; c’était bien dans son idée de régulariser… Là-dessus, pan ! voilà cette malheureuse scarlatine…

Le chagrin d’Isabelle durait encore ; elle s’oubliait ; je crus qu’elle allait pleurer et j’en étais un peu gêné, car Gérard, ou les deux amis tout au moins, n’allaient pas manquer de penser qu’Isabelle me parlait déjà de son petit. Elle soupçonna ma crainte, elle me dit :

— Claude le sait ; je ne lui ai rien caché… Même qu’il m’a proposé, le Jour des Morts, de m’accompagner sur la tombe, au cimetière Montparnasse. Ça, non, je ne l’ai pas voulu. Pensez donc, si le père avait eu, lui aussi, l’idée d’y aller !…

— Et il l’a eue probablement, puisqu’il aimait tant son fils !…

— Oui, oui, monsieur, il l’a eue, vous pouvez m’en croire. Il n’a pas tenu toute sa parole, non, et en cela, il est fautif, mais je ne laisserais pas dire de lui que ce n’est pas un homme de cœur, et bon, et généreux…

Évidemment Isabelle n’avait pas cessé toutes relations avec le père de son enfant. Isabelle me dit, sans plus de transition :

— Pour ça, Claude n’en sait rien, par exemple. Il est d’un jaloux ! Quoique l’autre ne soit plus de la première jeunesse…

— C’est que Claude vous aime !…

— Oh ! de ce côté-là, dit-elle, je n’ai pas à me plaindre ! Et voilà bientôt quatre ans que ça dure… Un si joli garçon !

Elle parut réfléchir, hésiter un instant, puis elle me dit :

— Il a été en soirée avec vous, je le sais. Il ne m’en a rien dit, comme de juste, mais ce n’est pas de ces choses qui nous échappent, à nous. Il avait pris trop soin de recommander le silence à la concierge… Quand je suis arrivée ici, — je viens le mercredi et le samedi — ce qu’il avait fait était écrit sur toutes les figures…

Sur un signe de Gérard, Isabelle se leva pour remplir machinalement ses devoirs de maîtresse de maison ; elle offrit de la bière, et la discussion sur les matières administratives fut interrompue entre Claude Gérard et ses deux amis. Claude me prit à part à son tour et me demanda :

— Comment la trouves-tu ?

— Mais, charmante !…


Je descendis avec les deux amis. Dans la rue, celui de ces jeunes gens qui n’était encore qu’élève de l’École des sciences politiques envia le sort de Claude : c’était une chance de posséder une maîtresse si correcte. L’auditeur de première classe au Conseil d’État souleva l’épaule et dit que cette liaison était au contraire déplorable et qu’elle ruinerait l’avenir de Gérard.

— Cette liaison n’est pas éternelle, hasardai-je en riant.

L’auditeur avança les lèvres et me regarda de biais. Je repris :

— Gérard n’est pas esclave ; il a une maîtresse qu’il voit deux fois par semaine, bon ; mais, entre temps, il sort, il est libre ; il commence à aller dans le monde…

— Avec quelles précautions ! quelle abondance de cachotteries ! Sa soirée costumée a été l’escapade nocturne d’un collégien, d’un gamin qui s’échappe par la fenêtre !

— Elle ne lui a causé que plus de plaisir : il recommencera.

— Mais le plaisir qu’il éprouve à fuir en cachette vient de ce qu’il se sent prisonnier !…

Et l’auditeur au Conseil d’État prophétisa :

— Gérard épousera Isabelle !

Je ne pus m’empêcher de rire. Le plus jeune de ces messieurs fit comme moi et s’écria :

— Et l’autre ?…

L’auditeur au Conseil d’État ne broncha pas, car il ne me croyait pas informé. Je dis alors, moi aussi :

— Oui, en effet, et l’autre ?…

Il fut surpris un instant, me regarda, comprit qu’Isabelle m’avait parlé dès la première entrevue comme elle l’avait fait sans doute à lui-même. Il dit :

— L’autre ?… Eh bien, oui, ce sera alors probablement notre devoir d’avertir Claude qu’il n’est pas le seul amant d’Isabelle, et alors…

— Alors, dit le jeune homme, il faudra bien qu’il rompe avec sa maîtresse.

— Alors, dit l’auditeur, il rompra avec nous et il épousera sa maîtresse !


Le paradoxe était amusant. Le chemin de ces messieurs et le mien étant le même, nous ne nous séparâmes pas que je n’eusse entendu toute l’idylle du beau Claude et d’Isabelle.

Il l’avait rencontrée dans un café du quartier Latin, celui-là précisément dont le nom, prononcé par moi pendant le dîner, avait paru si malséant ; un des amis, présent ce soir, l’accompagnait et avait été témoin des premières paroles échangées. Isabelle portait alors le deuil de son petit garçon, et ses cheveux blonds, sous le crêpe, lui donnaient un certain air de belle jeune veuve, et de dignité douloureuse, destinés à séduire définitivement le correct et sérieux Gérard. La conquête, toutefois, avait été un peu trop facile, et de ceci un ami avait été témoin, mais Gérard aujourd’hui niait cette particularité, et il disait à son ami : « J’ai voulu me flatter ; tu ne sauras jamais ce que j’ai eu de fil à retordre. » Elle avouait la perte d’un enfant, se disait mariée d’abord, puis, quelque temps après, donnait à entendre qu’elle n’avait été que fiancée à un jeune officier d’infanterie de marine, parti inopinément pour le Tonkin, d’où il n’était pas revenu… Par malchance, Gérard la rencontrait la même semaine dans le jardin du Luxembourg, au côté d’un monsieur qui lui tenait la taille enlacée.

L’ami qui racontait cela souriait.

Bernerette était informée que je devais revoir Gérard dans l’intervalle de deux de mes visites au Ranelagh. J’affectai de ne point parler de lui avant qu’elle-même ne m’y invitât. Elle ne se pressa pas. Le dîner et une bonne partie de la soirée se passèrent sans qu’elle fît mine de se souvenir du « lancier de Nemours », et je me disais à part moi : « Faut-il qu’elle mette tant d’application à dissimuler l’intérêt qu’elle prend à lui ! » Et, en même temps, je pensais : « Mais c’est ma réserve, à moi, qui est suspecte ! Pourquoi, puisqu’on sait ici que j’ai dîné cette semaine avec Gérard, pourquoi est-ce que je tarde tant à dire simplement : « Je l’ai vu ; j’ai dîné avec lui. » Si Bernerette est fine, elle est en droit de supposer de moi : « Il est jaloux. » Parlons donc ! Non ! je ne pouvais pas parler.

Un moment, s’agita entre nous la question de savoir quel jour avait eu lieu la première d’une pièce aux Variétés, où j’assistais, où monsieur et madame de Chanclos n’assistaient pas. Je n’ai aucune mémoire des dates, je dis :

— C’était vendredi.

Bernerette me dit :

— Non. Vendredi, vous dîniez chez monsieur Gérard.

Je convins qu’elle avait raison.

Je dus aussi pâlir un peu, car je surprenais sous ce petit front la pensée qui ne l’avait pas quittée de la soirée : « Il a dîné vendredi chez monsieur Gérard, il va nous parler de lui… Tiens ! il ne nous parle pas de lui… Ah çà ! va-t-il nous parler de lui… » Et enfin : « Attends un peu, mon bonhomme, je vais t’obliger à nous parler de lui ! »

En effet, je fus acculé à un mensonge assez humiliant ; je dis :

— A propos !… et moi qui oubliais…

D’avance, j’avais calculé l’effet déplorable de ce raccrochage maladroit, mais c’était aussi la seule façon de ne pas donner d’importance à ma réserve sur le dîner chez Claude Gérard. Je vis la cernure bleuâtre sous les yeux de Bernerette, qui fut dessinée par une main invisible, rapidement, dans le temps qu’il faut pour tracer deux virgules.

Enfin, je puis me rendre cette justice que je parlai de Claude Gérard en termes suffisamment neutres, comme la prudence le commandait, — car enfin il ne s’agissait pas d’enflammer la pauvre Bernerette, — mais qui ne pouvaient que transmettre une opinion très favorable de l’impression que la soirée passée chez lui m’avait laissée. Nous sommes tellement rompus aux usages, qu’ayant tu complètement la présence d’Isabelle dans l’intérieur de Gérard, je croyais fermement avoir dit, en conscience, tout ce que je savais de lui. Bernerette me laissa parler et dit :

— Et sa maîtresse ?

Les parents sursautèrent. Je n’étais pas peu embarrassé. Mais Bernerette ne se troubla guère :

— Oh ! fit-elle, madame de Lansacq a assez parlé d’elle, je peux bien me permettre…

— Qui ça, madame de Lansacq ? hasardai-je dans l’espoir de détourner l’esprit de Bernerette.

— La Belle-Hélène du bal costumé !… Oh ! vous n’avez pas eu le temps de la voir, vous… Une folle !… elle est toquée de votre ami Gérard ; elle le suit ou le fait suivre ; elle connaît tout ce qui le concerne… Tantôt, ici, elle n’a parlé que de lui, de son entourage ; voulez-vous que je vous en donne la preuve : la maîtresse de votre ami se teint…

— Ma fille, s’écria madame de Chanclos, je t’interdis absolument de tenir un pareil langage !…

M. de Chanclos, qui gâtait sa fille, ne pouvait s’empêcher de sourire. La maman, pour innocenter Bernerette, dit elle-même :

— Elles sont quatre ou cinq ici, figurez-vous, qui, depuis notre soirée costumée, n’ont en tête que ce monsieur Gérard ; naturellement, Bernerette ne peut se boucher les oreilles… Je trouve que les femmes de nos jours ont vraiment peu de retenue ; et il est difficile de garder une jeune fille à l’écart !…

Bernerette me regarda dans les yeux :

— Étonnez-vous donc, dit-elle, que nous soyons intriguées par ce monsieur Gérard !

En effet, à peine maintenant avais-je la moindre raison d’en être étonné. Bernerette pouvait fort bien ne s’intéresser à lui que parce qu’elle voyait quatre ou cinq femmes préoccupées de ce joli garçon ; et je me souvins qu’elle les avait vues préoccupées de lui dès la fameuse soirée, et dès la première heure, puisque, avant même que j’eusse quitté le bal, plusieurs de ces dames se disputaient Gérard.

Je me mis à appréhender la première soirée où je me rencontrerais avec Gérard chez madame de Chanclos.

Mon appréhension fut désordonnée, exaspérée et je pourrais dire hallucinée. J’imaginai d’avance ce qui se passerait. Je le vis. Je me découvris jaloux, de la jalousie la plus ordinaire, accompagnée de toute sa queue de médiocrités.

Pourquoi ne m’étais-je pas cru jaloux plus tôt ? Parce que je le redoutais trop ! Et toutes mes facultés s’employaient à détourner de là ma pensée ; mais, par une rouerie de la destinée, voilà qu’un motif se présentait de pouvoir croire que Bernerette n’était pas amoureuse ; sur une aussi belle perspective, j’ouvrais toutes grandes mes fenêtres et à force de me complaire à voir que Bernerette pouvait n’être pas amoureuse, je découvrais que je l’étais, moi, bel et bien !

A dessein ou non, aucune des quatre ou cinq ardentes amies de Claude Gérard ne se trouva invitée. Nous étions une douzaine de personnes à table ! Gérard se trouvait assis entre la maîtresse de maison et une femme jeune encore, non pas laide, mais, comme on dit, « de tout repos ». Bernerette était en face de lui ou à peu près ; j’étais voisin de Bernerette. Pour la première fois je m’aperçus que je m’efforçais de lui plaire. Je voulais retenir son attention ; je lui parlais plus que de coutume ; je triais mes sujets et mes mots ; je pestais de n’être pas un fascinateur. Pourtant, si ma conscience à ce moment m’eût crié : « Mais tu veux la séduire ! » j’aurais répondu à ma conscience elle-même : « Ce n’est pas vrai ! » Je ne croyais pas vouloir séduire Bernerette ; je croyais, de bonne foi, faire une belle action en la mettant à l’abri du séduisant Gérard !

Mon supplice commença. Je remarquai, à plusieurs reprises, que Bernerette n’avait pas entendu mes paroles, pas compris mes finesses, ou bien qu’elle avait répondu à moitié, sans nul souci de compléter une phrase commencée, enfin comme si d’elle à moi l’échange était sans importance. Elle ne regardait pas Gérard, non ; elle n’affectait pas non plus de ne pas le regarder, non. Elle ouvrait tout à coup de grands yeux en se tournant vers moi. Et je me disais : « Elle s’étonne ou s’ennuie parce que je lui parle tant et si bien ; elle se demande : « Mais qu’a-t-il, ce soir ? » Elle découvre mon jeu ; elle en est stupéfaite ou irritée ; elle se moque de moi ou elle me plaint !… » Elle m’écoutait par politesse ; elle ne prêtait l’oreille — c’était bien naturel — qu’à ce qui venait du nouveau venu, de ce joli garçon assis en face d’elle et de qui on avait fait, depuis trois semaines, une espèce de héros de roman d’amour. Je me méprisais pour essayer de détourner cette enfant d’un attrait si simple et si fatal. Mais je trouvais à présent la beauté de Gérard commune, vulgaire et même niaise ; ce qu’il disait me semblait épais ; quand il ne parlait pas, je l’accusais de se laisser admirer. Le souvenir de la bibliothèque de notaire, de la pendule en zinc doré, de la petite soirée solennelle, me le rendait à présent ridicule ; et je pensais aux aventures de sa maîtresse Isabelle, à l’ami qui, en les racontant, se moquait un peu du pauvre Gérard…

Je ne sais ce qu’il dit, pendant un moment que nous étions silencieux, à la jeune femme, sa voisine ; elle sourit. Et je vis que Bernerette aussi souriait, du même propos évidemment. Comment avait-elle fait pour l’entendre ?

Je fus alors paralysé, et ne dis plus rien. Bernerette ne parut pas observer que je me taisais ; son voisin de droite était un vieillard qui, d’un autre côté, parlait fort haut de la « loi Falloux ». Gérard, lui, ne semblait pas du tout faire attention à Bernerette.

Après le dîner, madame de Chanclos me dit :

— Il est délicieux, votre ami, délicieux !…

Plus tard, passant près de moi, elle me glissa à l’oreille :

— Vous savez que sa voisine est conquise !

Jusqu’à une femme « de tout repos ».

En me parlant de lui tout le monde disait : « Votre ami. » On me complimentait de son Conseil d’État, de sa jolie figure, d’un mot qu’il avait dit et de ce qu’il avait plu à madame Une Telle !…

Et lui, indifférent ou dédaigneux, qui ne s’amusait pas, c’est probable, me recommandait en me pinçant la manche :

— Quand tu fileras, fais-moi signe !

De sorte que je ne terminai pas cette soirée sans « mon ami ». Nous partîmes ensemble ; ensemble nous allâmes, je m’en souviens, à une taverne de la rue Royale, et « mon ami » ne me lâcha qu’à ma porte.

Seul avec lui, je n’éprouvais, je l’avoue, aucune répugnance. Il était tout à fait bon garçon, intelligent aussi, sans rien d’original dans l’esprit, mais sans rien non plus qui fût fâcheux. Et puis, il me parut bien que les Chanclos n’étaient pas pour lui le monde où « se détendre » ! De Bernerette, il ne me fit pas mention.

Mais il me pria instamment, dans le cas où je verrais Isabelle, de lui taire ce dîner comme la soirée précédente.

On atteignait la fin de mai, les beaux jours ; madame de Chanclos recevait dans le jardin, plus familièrement qu’en hiver, et, quoique je fusse, en qualité d’ami ancien, dispensé des visites, j’allais maintenant à ses samedis. On n’y vit point Gérard de tout un mois. Le premier samedi, on parla fort de lui ; les « Quatre ou cinq » étaient là, et on les nommait maintenant les « Cinq ou six », car il convenait d’ajouter à leur nombre par taquinerie, et peut-être bien par vraisemblance, la vertueuse voisine du dernier dîner. Il était très apparent, ce samedi-là, que la famille de Chanclos se prévalait d’avoir revu et possédé tout un soir le beau Gérard, tandis que les « Quatre ou cinq » en étaient encore à leur soirée du 23 ! Mais on attendait Gérard. Tout le monde allait donc goûter sa présence en commun.

On fut privé de lui. On l’excusa. Quelques cœurs, je le crois, battirent, le samedi suivant, et, pour une maison un peu sévère, comme l’était celle de madame de Chanclos, et où le sujet de la galanterie occupait rarement le premier plan, ce fut un fait assez remarquable de voir chacun sourire à l’entrée des « Cinq ou six » à bon droit suspectées de venir un peu pour lui.

On parla peu de lui, toutefois, car on avait commencé à soupçonner, ici et là, des susceptibilités ; en outre, comme il ne venait point, les « Quatre ou cinq » triomphaient de mesdames de Chanclos et de la « cinq ou sixième », car le beau Gérard décidément faisait peu d’honneur au dernier dîner.

Quant à moi, je vis Gérard la semaine suivante, car je lui devais une politesse. Il vint dîner avec moi et quelques amis et, incidemment il dit :

— Il faudra pourtant que je « me fende » d’une visite au Ranelagh !

— C’est la moindre des choses.

— Oh ! dit-il, on a excusé ma négligence, j’ai déjà reçu une autre invitation !

— Compliments !

Il ajouta, en confidence :

— Un peu « collant » le Ranelagh !

On l’avait invité de nouveau. On le voulait avoir à tout prix.

Il n’était pas malaisé de discerner, à cet acharnement, une cause bien vulgaire : le pur amour-propre froissé. Mesdames de Chanclos ne se résignaient pas à paraître négligées vis-à-vis de leurs amies ; c’était une rivalité mesquine. Mais quel jeu périlleux que ces rivalités-là pour une jeune fille qui y prend part ! Mais à ce jeu, le cœur de la pauvre Bernerette ?… Le danger — si danger il y avait — devenait, par ce jeu, cent fois pire que ce qu’il y eût pu être par la présence et même par l’assiduité de Gérard. Oh ! ce cœur de Bernerette, que faisait-il en tout cela ?

Personne ne m’avertit, au Ranelagh, que Gérard avait été réinvité. Personne ne confessa qu’il avait refusé. Car il refusa. Je le sus, en même temps que quelques-unes des « Cinq ou six », en visite, sous les marronniers, un après-midi humide du mois de juin ; je le sus par lui-même, car il vint, enfin, ce jour-là, s’excuser de n’être pas venu depuis six semaines.

On le jugea très occupé, et de toutes sortes de façons, très pris, et de bien des côtés !… Ces dames, entre elles, échangeaient des clins d’œil. On se moquait de madame de Lansacq qui tirait vanité de savoir qu’il avait une maîtresse aux cheveux teints, comme si la Pompadour était toute l’histoire de Louis XV !… A peine Claude était-il parti, qu’une légende se forma, absurde et regrettable, où le nom d’un conseiller référendaire au Conseil d’État, qui venait d’épouser une femme beaucoup plus jeune que lui, était mêlé. Je ne pus m’empêcher d’intervenir et d’affirmer que Gérard, entre autres qualités, avait celle d’être loyal et fidèle. Du diable si, en disant cela, je pensais faire autre chose que m’élever contre un odieux potin.

Je compris aussitôt que Bernerette m’en savait un gré dont je l’aurais bien dispensée. Elle me regarda d’un air reconnaissant, et puis, dès qu’elle put me tenir à part, elle me dit :

— C’est bien de prendre la défense de ses amis !

Que Gérard fût fidèle, en effet, cela pouvait contrister les femmes intéressées à ce qu’il ne le fût pas, au moins à sa maîtresse, mais cela, au contraire, plaisait à une jeune fille. Pourtant cela signifiait qu’il aimait sa maîtresse, qu’il était, par conséquent, peu disposé au mariage ? N’importe ! cela plaisait à une jeune fille. Cela signifiait pour elle, j’imagine : « C’est un homme tendre et qui s’attache » ; et, pour une jeune fille, un homme n’est pas attaché indissolublement à sa maîtresse ; il reste tendre, et il s’attachera de nouveau à sa femme.

On me pria de dîner au Ranelagh ; Bernerette fut avec moi trop gracieuse. Elle se montra plus douce que de coutume, plus attentive à me plaire ; et il y avait dans ses façons, dans sa parole, dans sa voix qui m’émouvait tant, enfin jusque dans le plus insignifiant de ses gestes, une chaleur d’oiseau, une câlinerie, un roucoulement de tourterelle. Nous étions en tout petit comité ; nous parlâmes très librement de maintes choses : point du don Juan, car enfin c’eût été dépasser les bornes ! Nous semblions revenus aux réunions d’autrefois, à celles qui avaient précédé « la soirée du 23 », mais avec une Bernerette moins enfant et ayant, à s’être faite femme, infiniment gagné en grâces. Qui donc n’eût juré, ce soir, que c’était moi qui recueillais tout l’avantage de cette exquise métamorphose ? A tout propos, elle s’adressait à moi ; elle me demandait mon goût pour une robe d’été, pour un poney qu’elle allait avoir à la campagne, mon opinion sur une saynète où l’on voulait lui donner un rôle : « Si vous la trouvez trop bête, disait-elle, vous comprenez, je n’y figurerai seulement pas ! » Elle m’emmena dans sa salle d’étude à propos d’un portrait de moi qu’elle avait fait, l’automne dernier, au pastel, et qu’elle désirait retoucher. Elle me fit poser, en lumière, sous la lampe, le pastel calé à côté de moi ; sur la grande table en désordre, elle déplaçait le pastel et me déplaçait ; sa petite main touchait mon front et ma joue ; son jeune bras frais, nu jusqu’au delà du coude, à tout instant me frôlait le visage ; elle me tint un moment la tête entre les deux paumes de ses mains, en me regardant dans les yeux, sa tête charmante s’approcha à quatre doigts de ma bouche ; j’entrevis l’ivresse qui eût été la mienne, si elle m’eût aimé, et si je l’eusse vue venir ainsi, animée et heureuse, vers mon baiser ! Elle me dit :

— Oui, je le savais bien ! quelque chose m’avait échappé en vous !…

— Quoi donc ?

— La bonté. Vous êtes bon, Henri, vous avez de la bonté plein la figure !

J’eus, en tout cas, la bonté de sourire, car je n’en avais guère envie.

Puis elle me lâcha, remit le pastel au tiroir. Nous redescendîmes, et elle fit part à tous de la découverte de ma bonté. Je fus sur le point de lui demander grâce.

Cette soirée, qui parut à tous agréable, me fut plus dure que celle même où Gérard était là. Plusieurs fois mon instinct me pressa de fuir ; mais je sentis bien que déjà je n’avais plus le courage d’abréger la douleur qui me venait de Bernerette.

Si j’avais moins aimé Bernerette, qu’il m’était donc facile d’écarter de moi des coups plus pénibles, en me retirant de l’aventure à temps ! Je prétextais un voyage ; je ne reparaissais qu’en décembre au Ranelagh ! Sans moi, intermédiaire encore indispensable, point de Gérard au Ranelagh !… C’était pour moi tant mieux, tant mieux aussi pour le cœur de Bernerette !

Je ne prétextai pas de voyage, ah ! que non ! Je demeurai à Paris aussi longtemps que la famille de Chanclos elle-même. Et je m’arrangeai pour ne pas m’éloigner trop d’elle pendant la période des villégiatures. La tendresse amicale dont m’enveloppait depuis quelque temps Bernerette, le comprend-on ? c’était tout de même de la tendresse ! Bernerette amoureuse d’un autre, c’était tout de même Bernerette !

Elle ne parlait plus de Gérard. Madame de Chanclos avait cessé de recevoir ; on quittait dans ce temps-là Paris de bonne heure : les « Cinq ou six » étaient dispersées ; et il n’était guère admissible d’inviter quelqu’un qui ne fût pas tout à fait des familiers de la maison. Le beau Gérard, on l’avait pour longtemps perdu de vue. Deux ou trois jeunes gens, un cousin de Bernerette et moi, nous nous retrouvions tous les huit jours, quelquefois plus souvent, dans le beau jardin du Ranelagh. Bernerette avait rajouté de la bonté au pastel. J’avais avec elle de fréquentes causeries, où je remarquais qu’elle me parlait plus qu’autrefois d’elle-même ; elle disait à tout instant : « Je pense… Moi, je suis ainsi… Si je vous confessais que… » Et surtout : « Au fond de moi ! »

« Au fond de moi !… » Me l’a-t-elle répété ! c’était un inconscient appel à l’accompagner au fond de son cœur ! C’est là qu’elle demeurait à présent, je le voyais bien ; elle ne voulait pas le dire, mais elle avait élu domicile dans le sous-sol obscur où elle caressait une pensée constante, inavouée ; et après en avoir beaucoup ou joui ou souffert dans la solitude, elle avait bien envie de faire faire à quelqu’un ce qu’on appelle le tour du propriétaire. Ah ! Bernerette ! Bernerette ! ne devinai-je pas vos secrètes demeures ? Et ce muet manège m’inspirait une telle compassion que j’en oubliais parfois ma sourde rage de jaloux, et je n’avais de moments paisibles, et, ma foi, presque agréables, que ceux où je me sentais plein de pitié pour elle.

Elle me devina, tout au moins elle soupçonna ce dernier sentiment chez moi, et me répéta un jour, en me touchant la main, ce qu’elle m’avait déjà dit :

— Vous êtes bon !

C’est un fait assez curieux, que je consentais bien à compatir à sa misère secrète, tant que nous restions là-dessus silencieux. Mais à cette légère allusion qu’elle y fit, je ne sais quoi regimba en moi : non, non ! je ne voulais pas avoir l’air de dorloter avec elle l’image de Gérard ! Et je protestai :

— Assez de bonté, Bernerette ! Vous vous trompez, je vous jure !

Elle eut presque peur. Après quoi, dès que je la vis troublée et malheureuse à cause d’un mot que je lui avais dit, ce fut moi qui faiblis, et j’aurais commis toute bassesse pour qu’elle se rassérénât, la chère petite !

Elle ne saisissait pas, bien entendu, tant de nuances sentimentales, et elle me cajolait de nouveau pour que je fusse « son ami », disait-elle. Ah ! l’ami que j’étais !

— Si je vous perdais !… me dit-elle aussi un jour.

Et une question qu’elle voulait provoquer peut-être, m’effleura les lèvres : « Vous êtes donc malheureuse, Bernerette ? » Mais je ne posai pas la question. Je ne fus pas bon, cette fois-là.

Puis arrivèrent, dans la première semaine de juillet, de grandes chaleurs ; la famille partit précipitamment pour la mer, parce que Bernerette semblait fatiguée. Sa mère me confia :

— Elle devient taciturne, elle si gaie, si ouverte !…

Je la rassurais ; je lui disais :

— Non, non. Nous avons encore bavardé beaucoup, l’autre soir…

Mais les yeux de Bernerette s’enfonçaient ; une ombre les envahissait. Les Chanclos avaient une petite villa à Dinard, où ils allaient chaque année. On me demanda :

— Vous verra-t-on par là ?

Je dis :

— Mais oui ! mais oui !

Et l’idée me vint aussitôt de faire une excursion à Jersey.


J’allai à Jersey par Granville et j’en revins au bout de peu de jours par Saint-Malo, où l’on est presque à Dinard. Il n’y avait pas trois semaines que je n’avais vu Bernerette : elle était méconnaissable. J’en fus tellement frappé que je ne pus cacher mon impression à sa mère. Madame de Chanclos croyait que le mer lui était mauvaise. Mais la mer lui était favorable les années précédentes ! Eh bien, et le médecin ? Le médecin voyait là une crise physiologique : Bernerette s’était beaucoup développée cette année, trop vite ; il en était résulté une fatigue de l’organisme, et maintenant elle maigrissait. Tout le monde avait vu cela, comme le médecin.

Bernerette m’accueillit avec une joie presque compromettante : on eût pu croire que c’était moi de qui l’absence la faisait souffrir ; et, à la façon dont les parents m’entourèrent, je me demande s’ils ne pensaient pas à ce moment que leur fille m’aimait. Que n’auraient-ils pas fait pour lui être agréables et sauver sa santé ! On jugea Saint-Malo trop loin ; on voulait m’avoir à Dinard. Je tins cependant pour Saint-Malo d’où je venais chaque jour en barque.

— Mais si vous chaviriez ! me dit madame de Chanclos, du même ton que sa fille, peu de temps auparavant, m’avait dit : « Si je vous perdais !… »

Nous reprîmes nos causeries avec Bernerette. Elle lisait, depuis qu’elle était à la mer. Imagine-t-on ce que son père lui avait permis de lire, en fait de romans « convenables » ? La Princesse de Clèves et Dominique ! Je lui dis :

— Lisez n’importe quoi, excepté cela.

Peu après, elle m’annonça :

— Vous savez, je les ai lus tout de même.

D’ailleurs, les deux romans l’avaient également ennuyée. Elle jouait au tennis ; elle était très courtisée, car sa langueur lui donnait un grand charme. Elle s’obstinait à prendre des bains de mer : Dieu ! qu’elle était jolie, coiffée d’un petit foulard bleu d’azur, d’où s’échappaient des cheveux blonds qui faisaient les rebelles !… Et jamais, non, pas une fois, le nom de Gérard ne fut prononcé entre nous. Une des « Cinq ou six » était à Dinard ; elle dit un jour, à la villa, en décrivant un certain Anglais, champion au match de tennis :

— Figurez-vous un Claude Gérard blond.

Bernerette ne sourcilla pas, ne chercha pas à voir l’Anglais. Je m’en assurai. Elle le vit une fois, par hasard, et ne dit rien de lui, n’eut pas un trait qui bougea.

C’était bien ce qui pouvait arriver de plus grave. Qu’il eût donc mieux valu qu’elle parlât de Gérard à tort et à travers !


Nous fîmes, un beau jour, le merveilleux petit voyage de la Rance. On prend un bateau à Saint-Malo le matin, on remonte le cours de cette rivière sinueuse aux bords de verdures déchiquetées, on va visiter Dinard, on revient le soir, et la nuit vous prend à demi échoués, faute d’eau, à marée basse. On attend, anxieux, entre des prairies et des arbres, le secours indispensable de la mer ; enfin on perçoit son bruit de cavalerie lointaine, et aux dernières lueurs du crépuscule, on la voit accourir, comme à un rendez-vous, à un relais ; elle supplée la rivière tarie et vous remporte à cet estuaire admirable où l’on voit d’un coup, au sortir des ténèbres, les feux de Saint-Servan, de Dinard et de Saint-Malo.

Sur le pont, à l’avant, Bernerette et moi, assis l’un près de l’autre, quand l’obscurité fut tombée, quand la mer, longtemps attendue, eut soulevé notre bateau sur ses eaux vigoureuses, quand un bien-être indéfinissable nous eut engourdis, quand l’odeur de l’air salin mêlé aux parfums de la campagne nous eut grisés, nous sentîmes tous les deux que des minutes inoubliables s’écoulaient. Nous avancions, nous avancions dans l’ombre ; des ormes tordus, des peupliers frais et frissonnants, des meules de foin semblaient courir ; l’air nous fouettait comme une averse ; on n’entendait que le bruit sourd et régulier de la machine et la friture de l’eau coupée par l’étrave du vapeur ; chacun, instinctivement respectueux de ces belles heures, se taisait ; on désirait que le voyage durât longtemps, longtemps ; et l’on savait que l’arrivée dans l’estuaire lumineux était plus magnifique encore que le voyage. Nous avions eu tant d’intimité, Bernerette et moi, depuis quelques semaines, tant de plaisir commun aujourd’hui, une si voluptueuse entente dans ce voyage nocturne, qu’elle put, sans que je m’en étonnasse, me prendre la main. Je la lui abandonnai un court instant. Ma complaisance fidèle lui laissait croire que je suivais sans cesse son rêve secret, en ami dévoué. Je le suivais bien, mais d’une autre manière. Ah ! fallut-il qu’elle en fût possédée, et obsédée, et toute gonflée, de son rêve ! Elle me dit, ma main dans la sienne :

— Henri ! Henri ! dites-moi, où croyez-vous qu’il soit, en ce moment-ci ?…

Je ne lui répondis pas ; je retirai doucement ma main. Elle ne m’en demanda pas plus, d’ailleurs ; son cœur trop plein avait crevé ; c’était fait.

Dans le silence, dans la nuit, se prolongèrent nos émotions, à tous deux. Je fus content qu’elle ne pût pas voir ma figure qui, malgré une si forte préparation, ne manqua pas d’être secouée, et de son côté elle put croire que je ne la voyais pas pleurer. Et, lorsqu’elle fut un peu calmée, elle soupira, se pencha vers moi et murmura :

— Quelle confiance ai-je en vous pour vous en avoir tant dit !


Je souris parce que son énorme aveu avait tenu en une petite syllabe : il. Elle crut que mon sourire était encore de bonté, et je vis bien qu’elle n’avait pas un seul instant soupçonné mes émotions véritables. A l’extrémité où je m’étais laissé entraîner, je ne pouvais plus compter de sa part sur aucune pitié, elle ne me ferait désormais grâce de rien, l’atroce petite amoureuse !…


Nous arrivions dans l’estuaire ; je remarquai tout haut comme il était beau ; je nommai les feux ; c’était une ressource opportune, cela me donnait quelque contenance et m’excusait de ne rien dire.

J’eus malgré moi, de la rancune contre Bernerette. Que nos sentiments sont étranges parfois ! Celui-ci me surprit. Je méditai à ce propos toute la soirée, en me promenant, solitaire, sur les remparts de Saint-Malo. Comment pouvais-je en vouloir à Bernerette à cause de son aveu ? Je connaissais son secret ; j’en suivais, jour par jour, depuis plusieurs mois, la marche souterraine. J’avais, qui plus est, accepté tacitement le rôle d’ami muet des choses de son cœur ; autrement dit, son aveu m’était fait depuis longtemps, puisqu’il s’était laissé deviner ; la formule seule de l’aveu manquait ; eh bien ! elle avait été prononcée enfin ! Voilà tout. Mon étonnement, mon mécontentement me découvrirent les résignations hypocrites du cœur. Je me croyais résigné ; ma raison seule l’était ; mais la passion, le noyau sauvage que n’atteignent pas les opérations de culture pratiquées à l’épiderme ou dans la pulpe du fruit, projetait un jus amer qui me donna un moment la nausée. Je vis qu’en ses profondeurs, ma passion, cette bête, elle, espérait toujours.

Et puis il fallait aussi tenir compte de l’effet magique de la formule. On a beau dire, tout ce qui reste inconsacré par le « verbe » est presque négligeable, et l’amour, quel qu’il soit, a besoin, pour avoir vie, du traditionnel « je vous aime ». Bernerette, par un détour délicat, il est vrai, m’avait donc dit : « Je l’aime ! »

En une soirée, sur les remparts de Saint-Malo, et en une nuit, à l’Hôtel de Chateaubriand, je dus recommencer à envisager la réalité face à face, et me cheviller une résignation plus profonde et plus solide, comme si depuis deux ou trois mois, en vérité, je n’avais rien fait !

Rancune, raison, résignation ! Je devais partir deux jours après le voyage de la Rance ; j’en restai huit à Dinard.

Le premier jour, avec la fermeté, l’orgueilleux courage d’un stoïcien, j’affrontai Dinard ; et tout ce qui eût pu m’arriver de douloureux par Bernerette eût été reçu par moi avec l’ivresse du martyre. Mais le hasard voulut qu’il ne m’arrivât rien, rien de désagréable ; Bernerette joua au tennis, prit son bain, fut courtisée, et se montra gentille avec moi, comme à l’ordinaire. Nulle allusion à l’énorme aveu.

Et les jours suivants, j’espérais qu’elle ne me reparlerait plus jamais de Gérard, plus jamais de son amour ! Cela me paraissait improbable ; mais je me disais : « Elle n’a pas repris ce sujet dès le lendemain de l’aveu, alors que c’eût été si facile… Il lui faudra maintenant un nouvel effort pour rouvrir une porte qui n’a cédé une première fois qu’à la pression de circonstances tout extérieures… Enfin, elle ne me parlera peut-être jamais plus de cela !… »

Et un autre jour, encore, je pensai : « Ne serait-il pas possible qu’elle oublie Gérard ? » Je promenai beaucoup ce refrain sur les remparts de Saint-Malo : « Ne serait-il pas possible qu’elle oublie Gérard ?… »

Enfin, quand je quittai Dinard et Saint-Malo, Bernerette me fit des adieux tout à fait tendres, puis elle me mena dans une encoignure et me dit :

— Vous tâcherez de ramener votre ami au Ranelagh cet hiver ?

Ce fut moi qui rougis. Elle n’eut pas encore la moindre idée d’avoir pu me peiner ; elle plaisanta même à cause de ma rougeur :

— Oh ! dit-elle, aurai-je commis une inconvenance ?

Puis il y eut des poignées de main, des adieux répétés, une fausse sortie par le jardin, une fausse sortie par la plage, et des offres d’aller un peu me conduire, et des mots d’aimable tristesse qu’inspirent les séparations. Par-dessus la barrière, en présence de ses parents, Bernerette me cria :

— C’est juré ?

J’entendis sa mère qui demandait :

— Quoi donc ?

Je fis signe, en souriant, que j’avais compris, moi, et que c’était juré.

J’avais laissé Bernerette en bien meilleure santé qu’elle n’était lors de mon arrivée à Dinard. Le sort a de ces ironies : j’apportais à Bernerette un peu de la présence de Gérard, parce qu’elle avait confiance que par moi elle pouvait être rapprochée de lui ! Trois semaines après mon départ, je recevais une lettre de madame de Chanclos qui me donnait de mauvaises nouvelles de sa fille : elle ne me cachait pas son regret que je fusse si tôt parti de Dinard, puisque avec mon séjour là-bas avait coïncidé une véritable résurrection de la pauvre enfant. Et l’on pouvait voir, dans cette lettre, que Bernerette n’avait point fait de confidence à sa mère, et — ce qui était plus grave et plus douloureux pour moi — que sa mère était en voie de commettre une cruelle confusion. Je devinais la confusion à ceci, que cette lettre d’une mère qui décrivait l’état inquiétant de sa fille n’était pourtant pas une lettre affligée. Madame de Chanclos avait cru découvrir finement la cause du mal dont souffrait sa fille : des allusions à mots couverts, et quasi riantes, y étaient faites. C’est ce demi-sourire qui m’était le plus pénible. Elle croyait, connaissant la cause, posséder le remède, et elle semblait me dire, d’un ton beaucoup plus chaud que de coutume : « Mon ami, il ne tiendra qu’à vous !… » Oui, oui, j’apprenais maintenant que si Bernerette m’avait aimé, on me l’eût bien volontiers donnée !

La situation devenait intenable. Un tel quiproquo ne pouvait durer. Que Bernerette ne parlait-elle à sa mère ! Mais je savais bien que l’amour-propre l’en empêchait : elle n’avouerait jamais son amour pour un jeune homme qui n’avait pas seulement paru la remarquer. Mais elle m’avait bien fait, à moi, son aveu ? Oui, mais j’étais, moi, l’intermédiaire indispensable pour que ce jeune homme un jour la remarquât… Ah ! Bernerette ! Et je vous aimais tout de même !

Dans le moment d’exaltation que me valut la lettre de madame de Chanclos, j’éprouvai le besoin de voir tout de suite Gérard. Qu’allais-je lui dire, si je le rencontrais ? Je n’en savais rien ; mais un mouvement de chagrin, de dépit, de colère contre la destinée, un besoin de me cogner la tête contre les murs ou de me jeter dans une crevasse me poussait à voir Gérard le plus tôt possible. Voir Gérard était bien pour moi la chose la plus détestable en ce moment-ci : je la voulais à toute force ! Je sentais si bien ce qu’eût fait, dans ma situation, un homme ayant vécu quelques siècles plus tôt ! Courir sus à Gérard qui, en définitive, ne m’était de rien ; le détruire. Gérard supprimé, consoler Bernerette ! Que les temps sont changés, si l’instinct qui gronde au dedans de nous est le même !… Enfin, je voulais voir Gérard.

Je me rendis chez lui. Il était en province, et dans sa famille, au moins jusqu’à la fin d’octobre. Je m’en revins par le jardin du Luxembourg où les feuilles jaunissaient et tombaient dans les allées presque désertes. J’habitais dans les environs de ce magnifique jardin ; j’y venais rarement. Je remarquai ce jour-là combien il était favorable à la promenade de l’homme attristé et énervé que j’étais, et j’y revins plusieurs jours de suite. Un après-midi, j’y rencontrai sous les platanes qui ombragent le monument de Delacroix, Isabelle, à qui, ma foi, je ne pensais guère.

Elle me confirma que Gérard était absent pour quelque temps encore. Mais elle avait bien d’autres choses à me dire : n’avait-elle pas failli se marier ?

— Avec le père du pauvre petit ? lui dis-je.

Pas du tout ! Avec un jeune homme sur le point de s’établir et qui la voyait fréquemment chez sa tante — car elle habitait chez sa tante. — Ce jeune homme aimait Isabelle depuis quatre ans, paraît-il, le sournois ! et il n’avait fait sa déclaration que la semaine dernière !

— Il est bien, vous savez ! dit-elle.

— Pas mieux que Claude, je suppose ?…

— Claude est un beau garçon, je ne dis pas non ; mais il y a aussi bien que lui. D’abord, je vous dirai entre nous, que, pour ma part, je suis plutôt portée pour les blonds…

— Eh bien ! mais, ce mariage ?

— Je n’ai dit ni oui ni non ; c’est une affaire, comme vous pensez, qui a de l’importance ; il s’agit de l’avenir pour moi. J’ai écrit à Claude…

— Ah ! Que dit-il de cela, Claude ?

— Vous pensez que ça lui a mis la puce à l’oreille ! Il n’en dort pas, à ce qu’il m’écrit… Oh ! n’allez pas le plaindre, surtout : il se rattrapera, n’ayez crainte, ce n’est pas un garçon à se faire périr par les mauvais traitements… Malgré ça, il voulait revenir de suite ; mais il a son père qui ne plaisante pas, à ce qu’il paraît, le père Gérard, quand il s’agit de rentrer à Paris avant l’heure. Savez-vous combien il m’en écrit ? Seize pages ! Tenez, les voilà.

Je dus me défendre pour ne pas lire les seize pages de Claude, car Isabelle était flattée évidemment des marques d’amour qu’elles contenaient. Elle avait, d’ailleurs, un invincible besoin de parler, de consulter les uns et les autres ; elle me dit :

— Il y a aussi le père du petit…

— Mais oui !

— Je ne l’oublie pas, fit-elle naïvement, et, à vous dire la vérité, c’est celui-là qui me donne le plus de tintouin dans cette histoire ; non pas pour lui précisément, mon Dieu, non, mais à cause de ce pauvre petit chérubin qui est là-bas, au cimetière… Vous allez être de ceux qui se moquent de moi, parce que je me fais des scrupules, eh bien, tant pis ! Il y a quelque chose qui me dit que j’aurais dû épouser son père et pas d’autre…

— Vous auriez fait une bonne maman, Isabelle !

— Ne m’en parlez pas ! dit-elle.

Et la voilà aussitôt toute en larmes. Il n’y avait qu’un sentiment chez Isabelle, c’était l’amour de son petit mort.

Cette rencontre ne me fut pas inutile, mais elle doubla mon embarras ; elle me découvrit ce qui menaçait Gérard ; sa maîtresse, somme toute, lui avait écrit : « Épouse-moi ou j’épouse le jeune homme blond. » Qu’allait-il faire ?

Et que devais-je faire, moi ?

En conscience, avant que ce benêt ne prît un engagement irréparable, ne devais-je pas, pour Bernerette, essayer de retarder sa décision tout au moins jusqu’à ce qu’il pût revenir, au Ranelagh, revoir une jeune fille qui se mourait d’amour pour lui, l’entendre, lui parler, entendre ses parents qui, alors informés, sans doute, lui tiendraient peut-être le langage dont me gratifiait par erreur madame de Chanclos, dans sa dernière lettre ? Mais retarder sa décision, comment ? Si j’eusse reçu encore ses confidences ! Mais je n’avais que celles de sa maîtresse… Était-ce moi, à présent, qui allais assumer le rôle ingrat de dénonciateur, prévu par l’un des deux amis avec qui j’avais dîné chez Gérard ? Je me rappelai les paroles de l’auditeur de première classe : « Ce sera probablement notre devoir d’avertir Claude », et l’objection opposée par le même : « … Et alors… il rompra avec nous et épousera tout de même sa maîtresse. » Il ne s’agissait pas d’aboutir à ce que Gérard m’envoyât au diable ! Je n’avais non plus aucun titre suffisant à tenter de lui rendre un service de cet ordre ; mais je pensai à son collègue, à son ami, l’auditeur de première classe. J’avais oublié son nom ; je le retrouvai en consultant la liste du Conseil d’État ; j’eus son adresse. Je courus chez lui et par bonheur je le rencontrai. Sans lui livrer le secret de mademoiselle de Chanclos, je pus lui confier une partie de mes perplexités et de mes désirs, et il en retint, je pense, ce qu’il pouvait en être tiré de très favorable à l’avenir de Gérard, son ami. Il me promit son concours, et, entre autres mesures urgentes, de se rendre au Luxembourg afin de tenir d’Isabelle même la confidence qu’elle ne saurait manquer de lui faire, à première vue. Là-dessus, il pourrait dire à son ami : « Tu ne vas pas l’épouser, j’espère !… » et la suite. Quelques jours après, il avait l’obligeance de m’annoncer qu’il avait parlé à Gérard, car Gérard était revenu précipitamment à Paris, rappelé par les velléités matrimoniales de sa maîtresse, et, d’ailleurs, assez monté contre elle à ce propos. L’ami avait profité de ces dispositions, me disait-il, et Gérard était sorti de chez lui, stupéfait, incrédule encore, mais disposé à enquêter lui-même, tout prêt à rompre brutalement avec Isabelle.

— Ce n’est pas fait ! ajoutait l’ami.

Dans la semaine, je reçus moi-même la visite de Gérard. Je crus qu’Isabelle m’avait accusé de traîtrise ou que l’auditeur de première classe, par oubli de nos conventions, avait parlé de moi. Point du tout. Gérard avait trouvé chez lui ma carte et s’excusait de n’être pas venu me rendre ma visite plus tôt, ayant eu, disait-il, de petits tracas ces jours derniers. D’un signe des sourcils, je lui donnai à entendre qu’il ne serait pas importun en me narrant ses tracas ; mais il ne me les conta point et se contenta de me dire, avec un léger sourire satisfait :

— Tout est arrangé.

Alors je crus pouvoir lui demander des nouvelles d’Isabelle. Il me dit qu’elle allait fort bien et que même il allait profiter de ce qu’il était revenu à Paris plus tôt que de coutume pour faire avec elle un petit voyage.

Grand Dieu ! était-ce un voyage de noces ? Le mot m’en vint sur les lèvres. Ah ! ne valait-il pas mieux que cette sottise fût accomplie rapidement, tout de suite, — que m’importait le sort de Gérard ! — et que Bernerette se trouvât contrainte à se résigner avant d’avoir espéré davantage ?

Mais je me crus obligé de dire à Gérard :

— On te verra, cet hiver, au Ranelagh, j’espère ?

Il fit un geste évasif.

— Écoute, lui dis-je, ce n’est pas une plaisanterie : il y a cinq ou six femmes qui sont folles de toi !…

Il sourit bonnement, mais sans fatuité, et dit lui-même :

— Cinq ou six femmes !…

Soudain, quelque main invisible et cruelle me tordit l’estomac ; je me sentis rougir et puis pâlir ; je me sentis possédé par une force ennemie de moi-même, mais autoritaire, irrésistible, et je dis :

— Je ne te parle que de celles qui sont mariées !…

Ah ! Bernerette, avais-je assez fait pour vous ?

Gérard rit de bon cœur en montrant, sous sa moustache noire, ses dents magnifiques ; et il me serra la main.

Et madame de Chanclos qui m’écrivait pour m’inviter à la campagne ! Et M. de Chanclos qui ajoutait quelques lignes pour m’inciter à prendre part aux plaisirs de la chasse ! Et Bernerette qui griffonnait dans un coin de la lettre : « Venez ! venez ! BERNERETTE. »

Le supplice continuait pour moi, plus irritant de jour en jour. Je dois avouer des mouvements d’impatience et d’agacement qui faillirent me décider à entreprendre, moi aussi, un voyage — non pas de noces, en vérité ! — mais long et lointain et par lequel je fusse tenu à l’écart des Chanclos obséquieux, de la trop cruelle Bernerette et de celui que je ne pouvais m’empêcher de nommer, à part moi : « Cet imbécile de Gérard. » Comme je n’osais maudire la famille de Chanclos, c’était contre Gérard que se concentrait ma mauvaise humeur, et l’excès de son aveuglement me faisait bondir : ne venais-je pas d’apprendre par l’auditeur de première classe que Gérard, après avoir procédé lui-même à une enquête, après avoir vu Isabelle au Luxembourg, au bras d’un autre, et après qu’elle avait menacé d’en épouser un troisième, venait d’annoncer à son collègue au Conseil d’État qu’Isabelle était innocente et qu’il était avec elle en meilleurs termes que jamais ?

« Quel imbécile, que ce Gérard ! » disais-je en me promettant de fuir résolument tout motif d’esclavage. « Quel imbécile, que ce Gérard ! » répétais-je encore, quelques jours après en faisant ma visite… pour fuir l’esclavage ? pense-t-on, pour éviter d’être « imbécile » comme Gérard ?… non : pour aller rejoindre la famille de Chanclos et Bernerette !

Car je m’étais soudain donné, pour les aller rejoindre, un motif irréfutable, à savoir, qu’il était de mon devoir d’honnête homme et d’ami, d’essayer, pendant qu’il en était peut-être temps encore, de détourner Bernerette de Gérard. Franchement, ne devais-je pas à cette petite de l’éclairer sur la situation et sur l’état d’esprit de « cet imbécile » ? Je le devais.

Et je le fis, aussitôt mon arrivée en Touraine, où les Chanclos habitaient, l’automne, une vieille gentilhommière nommée la Tourmeulière, située près de Langeais, flanquée d’une tour ventrue et ornée de lucarnes dans le style d’Azay-le-Rideau. Je le fis, sans attendre seulement le lendemain, dès le soir de mon arrivée, sous une charmille magnifique dominant la vallée de la Loire.

Marchant dans cette belle allée assombrie, à vingt pas en avant de monsieur et de madame de Chanclos et de quelques hôtes, seul avec Bernerette, je lui parlai de son Gérard comme si ce sujet nous était à tous deux familier. Et elle avait à ce point l’habitude de penser à Gérard à côté de moi, et de me tenir pour l’ami de sa pensée muette, qu’elle ne manifesta ni surprise, ni joie excessive à m’entendre tout à coup toucher sans précautions le sujet secret qui, depuis six mois l’étouffait.

Elle m’écouta, me laissa parler, m’interrogea elle-même, m’obligea à éclaircir la situation en ses menus détails. Elle me stupéfia : elle n’avait pas la moindre gêne, pas la trace de cet embarras qu’une toute jeune fille éprouve à parler d’un homme à un homme ; ce qui lui restait de plus juvénile était qu’elle manquait tout à fait de pudeur ! Quand je pensai l’avoir édifiée sur l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, et lui avoir enlevé, comme cela s’imposait, toute espérance, un petit silence s’écoula : nous étions arrivés au bout de l’allée pour la quatrième fois ; nous traversâmes le groupe de la famille et reprîmes notre marche en avant. Une lune d’octobre, qui semblait courir comme une folle à travers de gros nuages floconneux, argentait par endroits la Loire et ses saulaies ; Bernerette me dit :

— Mais il n’a pas refusé de venir au Ranelagh cet hiver ?

Je regardai, un moment, sans répondre, ces deux yeux fiévreux qui me parurent lumineux dans l’ombre comme ceux d’une chatte.

Je lui dis, sans ménagement, la vérité :

— Il n’a répondu ni oui ni non.

Elle accepta cela sans sourciller, et dit :

— Vous n’avez pas insisté ?

Au risque de lui tordre le cœur, je lui dis encore la vérité :

— Si fait ! si fait ! j’ai insisté : ne lui ai-je pas fait entendre qu’il y avait chez vous des femmes, et de jolies, folles de lui !…

Cela ne la choqua point du tout. Je la vis, la bouche ouverte, happant, par avance, la réponse que Gérard avait faite à cela.

La frénésie de sa passion me brûlait comme un fer rouge. Elle aimait au point de désirer que Gérard vînt au Ranelagh, fût-ce pour d’autres, parce que, du moins, elle le verrait !… Je faillis crier, ou bien lui dire à elle, tout à coup, ma douleur, et m’en aller.

Comme je temporisais, elle demanda, en précipitant l’une sur l’autre les syllabes :

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit à cela ?

— Il a ri.

Elle l’aimait trop ! elle l’aimait trop ! Elle usait trop aussi de moi, sans vergogne. Ce que je souffrais atteignait l’intolérable. Cependant, cette extrémité, je le sais, n’excuse pas la faute que je commis. Je ne fus pas bon, ce soir là ! J’ajoutai, en regardant la petite martyre dans ses deux yeux de chatte :

— Il a ri : je lui ai vu sous la moustache toutes ses belles dents !

Je me vengeais en la laissant sur une image qui pouvait lui faire désirer son Gérard davantage…

Un domestique apporta des châles pour ces dames ; puis madame de Chanclos supplia sa fille de rentrer au château, parce qu’un peu de fraîcheur montait de la vallée. Je vis que l’on commençait à traiter Bernerette comme une malade. En rentrant avec elle, je lui dis qu’il était urgent qu’elle fît l’aveu de ses sentiments à sa mère, qui s’égarait sur la cause de son tourment, d’une façon désobligeante pour moi.

— De quelle façon ? dit Bernerette.

— Oh ! épargnez-moi d’insister !

Elle ne comprenait pas du tout l’erreur qu’avait pu commettre sa mère ; il me fallut insister, ce qui était atrocement gauche ; mais je n’étais pas au bout de ma peine ! J’arrivai à lui faire entendre, par lambeaux, que sa mère la croyait certainement amoureuse, que je m’en étais aperçu, mais amoureuse d’un autre…

— Comment ! d’un autre ?… dit Bernerette.

Elle s’indignait : un mouvement de colère l’agita. Elle laissa échapper quelques paroles assez aigres envers sa mère. Elle lui gardait rancune de n’avoir pas deviné, de longtemps, qui elle aimait. Pour Bernerette, c’était là gravement manquer à apprécier l’irrésistible attrait de Claude Gérard. Mais, du moins, pensait-elle que sa mère était incapable même de deviner qu’elle aimait ! Quant à la croire amoureuse et ne la croire pas amoureuse de Claude Gérard, non ! cela, c’était avoir quelle opinion donc, sur son goût ? Qu’elle fût amoureuse de Gérard et de nul autre, mais cela devait éclater aux yeux de tout être sensé ! Et à défaut d’être heureuse en cet amour, elle se contentait qu’on devinât qu’elle en souffrait. Certes, il ne s’agissait pas pour elle de faire des confidences, un aveu ! Elle portait un dieu en elle, et elle méprisait ceux qui n’en discernaient pas l’incomparable rayonnement. Voilà pourquoi elle avait été pour moi si gracieuse, du jour où elle avait soupçonné que, plus fin que tout autre, je discernais, moi, cette lumière !

— Qui donc, dit Bernerette, maman croit-elle que je puisse aimer ?

— Moi ! lui dis-je.

Et je me dépêchai d’éclater de rire, afin de le faire avant elle.

En effet, elle rit.

Nous rîmes ensemble.

Le lendemain, je chassai avec monsieur de Chanclos et deux voisins de campagne ; le déjeuner eut lieu entre hommes, dans un pavillon, à la lisière du bois ; je ne revis Bernerette que le soir, et je ne pus encore ce jour-là m’apercevoir de l’altération de sa santé comme je le fis au grand jour, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois fardée.

J’eus peur, et pitié d’elle. J’oubliais d’un coup ce que j’avais souffert par elle, et la honte me prit de ma cruauté d’un moment, le soir de mon arrivée.

Assise sur un banc, coiffée d’un grand chapeau de tulle, elle travaillait à un ouvrage de main. Le soleil dorait ses cheveux. Son cou me sembla amaigri, et son nez plus fin. Tout de suite, d’ailleurs, elle m’avertit elle-même de sa mine mauvaise, en me confessant qu’elle avait eu la sottise de recourir à des drogues pour se faire engraisser, et qu’elle s’était fait mal. Je me moquai d’elle :

— C’est bien fait, mademoiselle !

— Oui, dit-elle, on n’est pas bête comme ça !

Mais malgré moi je regardais sa taille, et cette gorge qui, il y a six mois, mûrissait comme un fruit déjà lourd ! Un homme passe et voilà la récolte compromise ; c’est comme un rayon de soleil trop ardent ou un coup de vent de la mer…

A mon approche elle s’était levée, avait jeté son ouvrage et m’avait appelé : « Henri !… » d’un ton si tendre, que mon cœur battit comme autrefois, au premier appel de cette voix qui me charmait tant. Je pensai que l’idée lui était enfin venue que mon rôle avait pu être pénible et qu’elle allait au moins me manifester qu’elle ne l’ignorait pas. Mais elle souffrait tellement elle-même, qu’elle n’imaginait pas qu’un autre à côté d’elle pût être blessé. Ce n’était déjà plus qu’un petit être qui défendait sa vie avec acharnement, par tous les moyens. Ce tendre : « Henri ! » voulait dire : « Pauvre petite Bernerette ! »

Elle m’entraîna vers la charmille, à l’ombre. Je remarquai qu’elle se tenait avec insistance entre le soleil et moi, à contre-jour, et qu’elle ne vous parlait plus en face, et qu’elle vous tournait son profil quand on lui adressait la parole ; elle avait d’ailleurs accommodé son chapeau en forme de capote, et ce n’était plus guère que le bout de son nez qu’on voyait quand elle détournait la tête. Elle se cachait ! Elle ne voulait pas que j’emporte d’elle l’impression que sa beauté diminuait.

Je n’avais pas eu le loisir de voir, la veille, en pleine lumière, le paysage étalé à nos pieds : la Loire endormie, ses longs sables en fuseaux, ses larges îles de peupliers feuillus, une barque qui pourrit, deux toues qu’un homme dirige à la gaule, un filet tendu, un horizon sans bornes qui se confond avec le bleu opalin du ciel ; au-dessous de nous, au bord de la levée, de noirs trous de cheminées, quelques-unes fumantes, au milieu de rocs blanchâtres, de jardinets, de petits vignobles ; sur la route plate, une charrette transportant des tonneaux, une bicyclette filant comme une libellule, et le sentiment de la paix parfaite universellement répandue, depuis les plus menus objets aperçus jusqu’aux plus grandes choses.

Je dis à Bernerette :

— Que j’aime cela ! comme ce pays repose !…

» Et l’on voit les pignons du château de Langeais !…

— Oui ! fit-elle. Ah ! Henri ! pendant que j’y pense… et papa, lui ?

Je souris et lui dis :

— Oh !… « pendant que j’y pense ? » Vous y auriez aussi bien pensé plus tard !…

Mais elle n’avait point envie de rire ; elle insista :

— Dites !…

« Et papa, lui ?… » n’était pas une question très claire, mais j’entendais Bernerette à demi-mot. Sans même un mot je lui fis comprendre que « papa, lui, » n’avait pas paru savoir si sa fille avait ou non des sentiments.

Elle eut l’air de me dire : « Mais qu’avez-vous donc fait à la chasse ? »

Cette battue d’hier n’avait-elle pas été combinée par Bernerette ? En effet, on ne m’avait point du tout connu jusqu’ici comme chasseur : que signifiait cette marche forcée ? Bernerette avait pensé qu’au hasard de la promenade dans les guérets ou les sentiers, je saisirais l’occasion de m’employer pour elle, de provoquer, par exemple, chez M. de Chanclos, une question comme celle-ci : « Et votre ami Gérard, est-il chasseur ? » A quoi je pouvais répondre ce que me suggérerait mon désir d’être agréable à Bernerette. Bernerette entendait m’employer sans cesse, et m’employer à tout ce qui pouvait la sauver.

— Et vous, Bernerette, est-ce que vous avez parlé à votre mère ?

— Non.

J’eus l’air de dire à mon tour : « Qu’avez-vous donc fait pendant que nous étions à la chasse ? » Je me plaignis ; je lui répétai que je ne pouvais tolérer la durée d’un tel quiproquo, où mon rôle était ridicule et deviendrait indélicat. Je manifestai l’intention de parler moi-même à madame de Chanclos. Bernerette me dit :

— Oh ! vous n’avez donc pas confiance en moi ?

Le lendemain, on chassa encore. En vérité, je n’attendais pas, comme Bernerette, que M. de Chanclos me parlât, entre deux coups de fusil, de l’état du cœur de sa fille, mais j’attendais moins encore que M. de Chanclos et le voisin de campagne même qui chassait avec nous, me traitassent avec une certaine affabilité dont la nuance dépassait, d’une façon infinitésimale peut-être, mais dépassait, la mesure ordinaire. Ce fut le voisin de campagne qui m’aida à faire cette découverte. Il n’était pas de ceux qui nous accompagnaient l’avant-veille ; celui-ci, d’un naturel moins réservé, me laissa presque clairement entendre qu’il me tenait pour un prétendant à la main de mademoiselle de Chanclos. Mon sang ne fit qu’un tour. Mais que dire ? Et cet indiscret m’ouvrit les yeux sur maintes particularités qui m’avaient échappé. M. de Chanclos me traitait autrement que de coutume, oui ; comment ne l’avais-je pas remarqué depuis trois jours ? Enfin il n’y avait pas jusqu’aux domestiques qui ne montrassent un zèle inusité à me servir. Je revins furieux et en me jurant à moi-même que la nuit ne se passerait pas que je n’eusse parlé ouvertement à la mère de Bernerette. Et dès le seuil du château, en saluant Bernerette, je l’avertis de mon intention. Elle me serra la main à me faire mal et me dit tout bas :

— Ne parlez pas : vous me perdez !

A ces mots-là, je ne reconnaissais plus Bernerette : ils sonnaient le roman, le théâtre. « Ne parlez pas, vous me perdez ! » Elle avait entendu ou lu cela quelque part. Ils lui venaient à la bouche dans un moment où elle cessait d’être naturelle, où elle se forçait, je l’aurais parié, pour soutenir quelque machination pouvant servir à ses fins. Et je me torturais l’esprit à me demander en quoi le fait d’entretenir l’erreur de tous sur ses sentiments pouvait être avantageux à ses projets. Que ne me mettait-elle au moins dans la confidence, puisque c’est moi qu’elle employait comme pantin dans la comédie qu’elle donnait ou laissait jouer devant elle.

Je me contins jusqu’après le dîner, qui me parut long. Puis, quand je pus prendre Bernerette à part, dans le jardin, je me fâchai.

Elle se mit à pleurer, et s’en fut, sous la charmille, dissimuler ses sanglots. Je ne comprenais plus rien à son état, sinon qu’elle était exaltée et malade. Je n’osais plus ni la suivre, depuis que je savais comment mon intimité était interprétée, ni paraître lui avoir fourni un prétexte à bouderie, ce qui était plus grave encore.

J’allai la rejoindre. Elle me dit :

— Vous voyez, voilà ce que vous faites !…

En effet, n’était-ce pas moi qui étais cause qu’elle pleurait !… Elle n’eût pas pleuré si j’eusse laissé les choses aller leur train, si j’eusse accepté le rôle intolérable que j’endossais, si j’eusse mérité enfin que bientôt l’on me mît à la porte de la maison ! Je ne pus pas, ce soir-là, lui tirer une parole sensée ; quand j’insistais, elle recommençait de pleurer ; quand elle cessait de pleurer, elle répétait :

— Vous voyez !… Vous voyez !…

Je m’exaspérais ; je maudissais la faiblesse qui m’avait amené à la Tourmeulière. Mais m’en aller brusquement était impossible ; annoncer mon départ, c’était m’exposer à ce que monsieur ou madame de Chanclos me parlassent ouvertement, et je devais éviter avec soin cette extrémité. J’étais prisonnier. Mais tarder à les détromper c’était aussi courir le risque qu’ils entreprissent de me parler. Il était urgent d’agir. Je me fixai le lendemain matin comme dernier délai.

N’avais-je pas aussi à me livrer à des conjectures au sujet de l’étrange, de l’inexplicable obstination de Bernerette ?

Je ne parvins, ni ce soir-là, ni dans la suite, à éclairer cette partie obscure de la conduite de Bernerette. Mais il m’est arrivé, depuis lors, de remarquer dans la vie des femmes, des passages mystérieux où certainement elles-mêmes n’ont pas vu clair.

Et sous mes yeux, quelle nuit magnifique d’automne !… La Loire basse, déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des jardins ; le calme était immense, l’air frais ; des parfums d’héliotropes et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient et se recomposaient, comme de petites nuées pesantes et tangibles ; plusieurs fois, l’aboiement d’un chien sembla venir de l’autre côté du fleuve, et des chouettes miaulèrent dans la tour ruinée ; mais la plupart du temps la tranquillité était telle qu’à huit cents mètres, j’entendais un poisson sauter hors de l’eau.


Une si belle paix n’allait-elle pas m’apporter l’oubli momentané de mes ennuis avec le sommeil ? quand une idée nouvelle, imprévue, surgit tout à coup comme un mal de dents qui commence, dont on n’est pas très sûr tout d’abord, qui se dissipe en une minute, puis revient, puis s’affirme, puis grandit, envahit la face, absorbe le cerveau et vous torture.

Cette erreur, commise par la famille de Chanclos, par leurs amis et leurs gens, au sujet du cœur de Bernerette, cette erreur qui, depuis trois jours surtout, avait pris pour moi de telles proportions qu’elle dépassait mes autres ennuis, ma jalousie, mon amour même ; cette erreur qui, après avoir indigné Bernerette, semblait à présent, et pour un motif inconnu, être si tenacement adoptée par elle, elle s’infiltra soudain en un repli de ma cervelle jusqu’alors épargné. Elle se présenta à moi comme un prolongement du cauchemar de scrupules qui m’agitait tout éveillé. Cette erreur, me dis-je, est-ce qu’elle n’a pas été commise par Claude Gérard lui-même ?

Est-ce que les premiers mots de Gérard, en me tendant la main à la « soirée du 23 » n’ont pas été — et je m’en souviens, car ils m’ont frappé par leur ton de délicatesse douteuse : — « Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison !… » Est-ce que Gérard, en me voyant familier au Ranelagh, empressé même auprès de mademoiselle de Chanclos, au dîner, n’a pas été induit à soupçonner une secrète entente entre mademoiselle de Chanclos et moi ? Et une des raisons pour lesquelles il s’est montré, par la suite, discret jusqu’à l’excès quand il s’est agi des Chanclos et de Bernerette, n’est-elle pas qu’il considérait Bernerette comme une jeune fille engagée, sur le point d’être fiancée, peut-être ? Et quel que soit l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, est-il bien certain qu’il aille jamais jusqu’à la lui faire épouser ? Et si Gérard savait qu’une jeune fille d’excellente famille, jolie et riche l’aime à en perdre la santé, est-ce qu’il commettrait la sottise de se lier de nouveau avec Isabelle ? Est-ce qu’il ne regarderait pas Bernerette d’un autre œil qu’il ne l’a fait jusqu’à présent ? Est-ce qu’il ne se prendrait pas peut-être à l’aimer ? Est-ce qu’en l’aimant il ne ferait pas son bonheur ? Et moi ? ne suis-je pas très coupable, si je n’informe pas Gérard de ce qu’est exactement ma situation vis-à-vis de mademoiselle de Chanclos ?

Il est possible qu’à l’état normal je n’eusse pas pris le parti qui s’imposa à moi dès ce moment-ci ; mais j’en étais arrivé, à force d’être molesté, à adopter avec une sorte d’ivresse tout ce qui pouvait m’être le plus douloureux. La même rage qui m’avait fait me vouer dès le début de l’aventure au service de Bernerette amoureuse, m’obligea contre moi-même à me faire, moi, l’ouvrier du dénouement de l’aventure ! Je décidai d’écrire à Claude Gérard.


Je n’avais jamais écrit à Claude Gérard ; ma lettre seule serait pour lui assez frappante ; une lettre banale, sans but apparent, mais où se trouverait posée, comme par hasard, en vedette, toutefois, l’indépendance absolue de mademoiselle de Chanclos, préparerait Gérard à recevoir ce qu’il dépendait de moi qu’il obtînt : par exemple, une invitation à la chasse. Je ne pensais pas que Gérard acceptât ; mais du moins devrait-il, bon gré mal gré, discerner qu’on cherchait à attirer son attention de ce côté-ci ; il ne saurait, en tout cas, manquer de m’en parler lorsque je le verrais à Paris, et si ma rage bienfaisante persistait alors, il n’était pas impossible, en vérité, que je ne contribuasse à unir « mon ami » Claude Gérard et mon amie Bernerette !


J’écrivis, cette nuit même, la lettre banale et significative, et, l’ayant cachetée et timbrée, je fus soulagé, et dormis.

Le lendemain, Bernerette me trouva plus calme. Elle me dit :

— Vous avez parlé à maman ?

— Non.

— Vous avez parlé à mon père en chassant ?

A mon tour j’interrogeai :

— Et vous, Bernerette, avez-vous parlé à vos parents ?

— Non.

Elle resta pensive, pendant que je faisais la moue ; puis elle fit :

— Que voulez-vous que je leur dise ?…

Elle eut un mouvement nerveux du pied qui défonça le sol ; nous étions assis sur un banc, au bout de la charmille. Elle me dit :

— Mais vous avez l’air tranquille comme Baptiste, ce matin, vous !

— C’est que j’ai pris une résolution.

— Laquelle ?

— La résolution d’écrire à quelqu’un.

Elle tressaillit.

— D’écrire à mes parents ?

— Non.

— D’écrire à qui ?

— A quelqu’un.

Je lui dis, simulant un jeu connu :

— Interrogez-moi donc : « Est-ce un homme ? »

Elle dit :

— Est-ce un homme ?

— Oui.

— Un homme âgé ?

— Non.

— Un homme blond ?

— Non.

— Est-il ici ?

— Non.

— Est-il marié ?

— Non.

Je vis que son teint s’animait sous la poudre. Elle avait deviné et ne voulait plus rien demander ; elle pensait que je lui avais écrit ; elle pensait à ce que j’avais pu lui écrire, ou bien elle pensait à lui, tout simplement. Ce sang, qui montait à la seule image de Gérard, me brûlait les yeux comme un feu ardent. J’étais jaloux, jaloux ! Je repris en grinçant des dents, mais elle ne s’en aperçut point :

— Allons ! allons ! Interrogez-moi : « Est-il beau ?… »

Elle dit, avec un frémissement de tout le visage :

— Est-il beau ?

A l’instant, et à ma grande surprise même, mes yeux se mouillèrent, pendant que je répondais :

— Oui.

Je fis un violent effort pour que mon émotion ne me trahît pas davantage ; mais Bernerette ne remarquait pas mon émotion : elle regardait en face d’elle fixement, et comme hallucinée. Elle ne nomma personne ; elle dit :

— Vous lui avez écrit ?…

Et elle n’eût pas été trop étonnée si je lui eusse répondu à ce moment-là : « Oui, je lui ai écrit que vous l’aimez ! » Elle répéta :

— Vous lui avez écrit ?…

Ce qui signifiait : « Qu’est-ce que vous lui avez écrit ? » Je dis :

— Mais, songez donc, Bernerette ! qu’il eût pu, lui aussi, partager la méprise commune. Il m’a vu toujours près de vous ; il me sait, aujourd’hui encore, à côté de vous ; s’il est délicat, cela ne suffit-il pas pour qu’il s’interdise de penser à vous ?… Je vous nuis, Bernerette !… Y avez-vous songé ?…

Je vis ses yeux et tout son visage se transformer : c’était une révélation que je lui faisais ! Non ! elle n’avait jamais songé que Gérard pût croire à une liaison possible entre elle et moi. Son étonnement me fut encore bien pénible ; mais elle n’eut même pas l’idée de me le cacher. Et les conséquences de la méprise dissipée lui apparurent. Ses sourcils soulevèrent leur arcature comme pour donner plus de jour à une vision heureuse ; puis cette belle voûte se brisa quand Bernerette se retourna vers moi. Elle entendait encore la dernière partie de ma phrase : « Je vous nuis, Bernerette !… » Un moment, un court moment, peut-être, elle pensa qu’en effet, j’avais pu lui nuire, en son amour ; et cela l’empêchait de me remercier de ce que j’avais écrit à Gérard, et de penser que je pouvais souffrir de tout cela. Un moment, oui, elle me regarda d’un air méchant !…

J’avais encore sur moi la lettre à Gérard ; je la décachetai pour la faire lire à Bernerette ; je n’avais eu, en écrivant cette lettre, qu’une crainte, c’était qu’elle ne fût un peu trop explicite ; il ne fallait tout de même pas dire à Gérard : « Mademoiselle de Chanclos est absolument libre : allons ! n’allez-vous pas la demander en mariage ? » Bernerette trouva ma lettre très discrète. Elle me dit même :

— Comprendra-t-il ?

Elle n’eut pas un mot de pitié pour moi qui attendais d’elle : « Mais mon pauvre ami, vous me renoncez là dedans ; on jurerait que je ne vous suis de rien !… »

Alors, je lui dis :

— Bernerette, voyons ! pourquoi vous opposez-vous à ce que nous dissipions chez vos parents la même méprise que nous détruisons ici ?

— Je n’en sais rien, ma foi, me dit-elle. J’ai peur de je ne sais quoi, d’un grabuge…

Et je pensais, à part moi : « C’est cette méprise qui m’a inspiré et a rendu obligatoire pour moi mon intervention auprès de Gérard… » Bernerette n’avait pas, assurément, escompté cette conséquence qu’elle ne pouvait prévoir… Mais le génie de l’amour, ou l’inconscience profonde qui veille à notre conservation ne lui ont-ils pas commandé de s’attacher désespérément, aveuglément, à cette méprise ? Je me souvins de ses larmes inexplicables, le soir où je lui demandais : « Mais pourquoi ne pas parler à vos parents ? » Elle pleurait, pleurait stupidement, et me disait avec un air de bêtise vraiment surprenant chez elle : « Vous voyez ! vous voyez ce que vous faites !… » Il semblait bien que cela ne voulût rien dire du tout : pourtant, en dissipant le malentendu ce jour-là, j’évitais peut-être d’écrire aujourd’hui à Gérard !…

A ma grande surprise, je reçus presque courrier par courrier une réponse de Gérard ; je n’en attendais point de lui ; ma lettre n’en demandait aucune. Je feuilletai huit pages de papier mince, entièrement couvertes d’une écriture curieuse : grande, allongée, couchée, probe, avec je ne sais quelle apparence féminine. Gérard m’écrivait de Paris ; il n’était donc point parti pour le voyage projeté avec Isabelle ? En effet, il n’était point parti ; il m’en fournissait la raison avec abondance : le brave Gérard me narrait au long ses déboires. Le contenu de ma lettre n’avait pas déterminé ces confidences, évidemment, mais ma lettre elle-même, ma lettre quelle qu’elle fût, arrivant chez lui dans le moment où il éprouvait un immense besoin de posséder un confident. Je soupçonnai que son collègue au Conseil d’État subissait près de lui une légère disgrâce pour lui avoir trop justement ouvert les yeux. Gérard me croyait au contraire fort peu renseigné sur son ménage ; il avait soulagement à me le décrire lui-même et dans les limites où il désirait que je le connusse. En substance, voici quelle était sa thèse : Isabelle, de qui les goûts furent toujours honnêtes, était sur le point de se laisser épouser par un homme sans scrupules qui, après lui avoir promis jadis le mariage, l’avait rendue mère et puis l’avait abandonnée. Cet homme ne s’avisait-il pas de vouloir aujourd’hui réparer sa faute ! et Isabelle de se laisser succomber à l’appât d’une situation régulière ! Certes, c’était une femme, écrivait Gérard, digne qu’il la retînt lui-même par un lien pareil, mais d’une part, il avait à compter avec les préjugés de sa famille et du Conseil d’État, qu’il eût négligés, à la rigueur ; mais, d’autre part, Isabelle poussait la probité jusqu’à se juger indigne d’être sa femme et de pénétrer dans son monde. Il était très perplexe, très ennuyé, le beau Gérard ; il avait besoin de causer avec quelque homme de sens droit et qui comprît, « pour avoir vu Isabelle », la légitimité de son attachement pour elle.

Une telle crise, inespérée chez Gérard, me contraignit à brusquer les événements. Je conservais, pour ma part, tout l’appétit du martyre désirable, autrement dit toute la rage secrète qui m’excitait à assister moi-même à mon propre supplice.

Je conseillai à Bernerette de faire inviter Claude Gérard à la chasse !…

Elle eut quelques battements des paupières ; moi aussi ; et Gérard fut invité à la chasse.

Il prit le temps de réfléchir, et adressa à madame de Chanclos un mot aimable, mais d’excuses : il était momentanément empêché de s’absenter de Paris.

Cela fut annoncé pendant le déjeuner, comme une nouvelle quelconque. Bernerette n’eut pas un mouvement insolite, et ses parents pas la plus médiocre intuition de son ébranlement dissimulé. Je crois bien que ce fut moi le plus agité en apparence, parce qu’en un instant, j’imaginai les conséquences de ce simple refus de Gérard.

Alerte pénible, mais courte. Nous quittions la table, après ce même repas, quand on me remit un télégramme de Claude : l’empêchement au voyage de Langeais était par hasard écarté ; il me priait de lui répondre télégraphiquement si on l’autorisait à revenir sur sa décision de la veille.

Je lus tout haut le télégramme. Bernerette manqua de sang-froid, cette fois. Elle dit au domestique qui attendait :

— Faites atteler la charrette anglaise : nous irons porter la dépêche !…

Le domestique fit observer que le porteur était monté à bicyclette et qu’il serait plus tôt au bureau que la charrette anglaise.

— Et puis, dit madame de Chanclos, il faut laisser les gens déjeuner.

Bernerette fit la moue. Mais ce fut elle qui trouva la feuille de papier, l’encre, la plume.

De la volte-face de Gérard, j’augurai qu’il se passait chez lui des drames : hier il pensait reconquérir Isabelle ; aujourd’hui elle lui jouait un tour de sa façon. Mais n’irait-elle pas l’arrêter à la gare ?

J’en étais venu à désirer ardemment le voyage de Claude !

Claude accomplit le voyage. Il n’était pas à une heure de Langeais, que je désirais qu’il n’arrivât pas. Quand il fut là, dans le petit salon tendu de toile de Jouy fanée, ou sur la terrasse, ou sous la charmille, entre Bernerette et moi, et que mon rôle m’apparut, j’eus de la lâcheté : je les abandonnai ; j’allai m’étendre sur mon lit. J’aurais pleuré comme un enfant, si une sorte de fureur ne m’avait saisi. Je redescendis. Je trouvai M. de Chanclos ; je lui dis :

— N’irons-nous pas tuer un perdreau avant ce soir ?

J’entendis peu après M. de Chanclos, au jardin, qui criait :

— Henri a le diable au corps ; il veut chasser. Êtes-vous des nôtres, monsieur Gérard ?

Et les yeux colères que me fit Bernerette, quand Gérard accepta d’être des nôtres !…

Aussitôt dans les champs, Claude me confia qu’il avait cru, l’avant-veille, avoir fait renoncer Isabelle au mariage ; une rencontre définitive entre eux devait décider de la paix ; mais au lieu de cette rencontre, elle le laissait se morfondre, la soirée entière, et elle lui envoyait le lendemain un « bleu » qui, disait-il, « lui avait fait beaucoup de peine ». Qu’il était donc évident que la conduite d’Isabelle envers Gérard était déplorable, et que Gérard le sentait enfin, tout en s’efforçant de ne pas le croire… et qu’il était rivé à elle par quelque lien que la conduite d’Isabelle la plus fâcheuse ne briserait pas de sitôt !

Je lui dis :

— Enfin te voilà loin d’elle : l’absence, comme la nuit, porte conseil.

Il me confia :

— En venant ici, je n’ai voulu que mettre Isabelle à l’épreuve ! moi parti, que décidera-t-elle ? C’est ce que nous allons bien voir.

M. de Chanclos tint à lui faire examiner de près ses vignes. Gérard, fils d’un petit propriétaire bourguignon, avait le goût de la culture et quelques connaissances précises ; ils s’accrochèrent par là volontiers l’un à l’autre. C’était une jolie terre que la Tourmeulière ; et M. de Chanclos en raffolait. Il fut très content de Gérard. Gérard se trouva bien d’avoir marché beaucoup, tiré un peu, causé avec M. de Chanclos, parlé avec moi d’Isabelle. La première soirée, de même, se passa très convenablement : Bernerette ne voulait pas faire la coquette ; Gérard ne pensait pas à se montrer galant. Je m’en voulus de m’être tantôt si effrayé de leur rencontre. Et bien, quoi ! ils étaient là tous les deux ! le feu ne prenait pas ; Bernerette plutôt paraissait apaisée.

Gérard, le lendemain, attendait une lettre. Elle ne vint pas. Il s’informa de l’heure des courriers ; il n’y en avait qu’un par jour ; mais en allant au bureau de Langeais, vers quatre heures, il trouverait sa correspondance, lui affirma-t-on ; et il fut tranquillisé. Puis on organisa une promenade à Langeais, en bande. Gérard n’y trouva point de lettre ; mais on ne lui laissa pas le loisir d’en souffrir ; une visite de la ville, un goûter, un retour en partie à pied sur la levée de la Loire ; la causette, le long du chemin, avec de vieilles bonnes femmes troglodytes, assises au pas de leurs grottes et de qui Bernerette était l’amie ; et puis le calme incomparable d’un beau coucher de soleil avant de remonter au château, retinrent Gérard de s’alarmer outre mesure de ce qui se passait à Paris ; il fut un convive aimable, le soir.

— Crois-tu, me dit-il, le bougeoir à la main, en allant se coucher, que cette coquine ne m’écrit seulement pas !…


Gérard reçut cependant des nouvelles de sa maîtresse : il me le dit, sans rien ajouter, ce qui me laissa croire qu’elles n’étaient pas bonnes ; mais elles ne l’irritèrent pas, d’où je conclus ou qu’elles annonçaient que la situation se maintenait simplement telle qu’elle était, ou que lui-même s’aguerrissait contre les inconvénients de la situation. Alors, n’était-ce pas que, par hasard, il se plaisait à la Tourmeulière ?

Il avait plaisir à la chasse, les soirées étaient douces et les nuits reposantes.

Un jour, au milieu d’une bien jolie lande de bruyères roses d’où les toits du château émergeaient au loin et d’où l’on apercevait, par delà les cheminées et pignons, toute confuse dans une brume bleuâtre, la rive opposée de la Loire, il me dit :

— C’est curieux que tu n’aies jamais songé à épouser mademoiselle de Chanclos ?

Je m’arrêtai et je regardai au loin, en me garantissant le visage avec la main.

— Mademoiselle de Chanclos n’épousera que qui lui plaira.

— Ne peux-tu pas lui plaire ?

— Moi ?… Non.

— Comme tu dis cela ! Et les parents ?…

— La donneront à qui lui plaira.

Nous marchions côte à côte, lui indifférent autant que moi à l’allure des chiens, ce qui me donnait à supposer qu’il poursuivait sa pensée… Mais il n’ajoutait rien. Je crus devoir insister :

— Ne t’ai-je pas écrit que je ne suis, moi, qu’un vieil ami, un camarade ?…

Nous nous tûmes encore pendant un assez long temps. Un moment, Gérard s’arrêta et fit, des yeux, le tour des trois quarts de l’horizon.

— Saprelotte ! dit-il, quelle jolie propriété !…

Et nous continuâmes de marcher dans l’interminable bruyère. Nous ne parlions pas. Je ne maîtrisais pas les battements de mon cœur. La silhouette de M. de Chanclos parut au bord d’un taillis, et je compris, à un signe de son bras, qu’il nous maudissait, pour ne pas chasser sérieusement.

Je me mis à combiner en moi-même divers types de phrases définitives, destinées à hâter l’achèvement de mon rôle vraiment par trop ingrat ; et j’avais pris le parti de dire à Gérard tout bonnement : « Imbécile ! tu ne vois donc pas qu’elle t’aime ? » quand, au moment d’ouvrir la bouche, un déclenchement soudain se fit dans mon cerveau ; je jugeai qu’un mensonge préalable était nécessaire pour éviter que Gérard ne me crût secrètement épris de Bernerette, et je dis :

— J’ai une maîtresse à laquelle je tiens…

Il fut étonné, sans doute, parce que je ne lui avais jamais parlé de maîtresse ; et puis, peut-être, à cause de cela même, il me crut. Il me regarda et dit :

— Mariée ?

Je soufflai confidentiellement :

— Oui.

Alors nous reçûmes l’algarade de M. de Chanclos.

Il y avait une particularité que j’avais remarquée depuis la première heure du séjour de Gérard à la Tourmeulière : c’était que Bernerette, souvent, trouvait ma présence importune. Elle me reprochait de savoir son secret !

Ce qu’elle eût supporté d’une gouvernante ou d’une amie, d’un homme la gênait. De sorte que mille manèges féminins qu’elle eût pu pratiquer vis-à-vis de Claude, et sans même se rendre soupçonnable de coquetterie, elle n’osait pas y recourir parce que j’étais là. Sa contrainte me faisait peine ; mais cette retenue que Bernerette s’imposait à cause de moi, fut la seule attention qu’elle me témoigna en toute cette triste aventure ; j’en venais à être flatté que, du moins, elle me traitât en homme. Dans l’excès de mon infortune, je l’avoue, je fus content quelquefois de pouvoir être gênant !

Que je fis donc bien de profiter de cette période relativement supportable ! Elle ne devait pas durer.

Claude, lui, commença d’être touché de cette extrême réserve de Bernerette. Il avait coutume de voir les femmes, un peu partout, se jeter à sa tête, et il semblait bien ne s’être attaché jusqu’ici qu’à l’une d’elles, la seule qu’il eût pris la peine, tout au moins, de descendre chercher dans la rue. Au bout de quatre ou cinq jours, il fut visible que Bernerette l’intéressait, et il fit quelques pas pour le lui témoigner. Cela fut si visible que madame de Chanclos s’en alarma avant même que sa fille n’eût cru pouvoir s’en réjouir ; elle s’en alarma, la pauvre femme, parce qu’elle croyait que Claude marchait sur mes brisées ; et, voyant aussi bien que j’avais du souci, elle fut sur le point de me plaindre ou de me crier casse-cou, ou de s’indigner de ma lâcheté ! Oui, le moment menaça où elle allait m’offrir ses soins pour me débarrasser de Gérard ! Je fuyais la fille pour ne la point incommoder ; je fuyais la mère pour qu’elle ne m’accablât pas de ses bontés ! J’assistais à des événements qui ne revêtaient que pour moi la forme d’une tragi-comédie raffinée ; à tout instant, à la rigueur, j’eusse pu quitter le spectacle, mais, soit entraîné par les premiers actes, soit empoigné par une douleur que le comique avivait à outrance, je demeurais à ma place. On connaît des cauchemars semblables, au cours desquels on se dit : « Je vais m’éveiller, parce que cela devient affreux, » mais aussitôt : « Tout de même, si l’on poussait plus avant !… »

Je me sentis quelquefois si désolé, que je riais, je ricanais tout seul. Il y a dans la douleur très profonde, et quand quelque dépit s’y mêle, une espèce de méchante joie et qui fait admirer ce que contient de vérité humaine l’esprit prêté par l’Écriture aux mauvais anges.

Un jour de pluie, où l’on était resté au château, où je m’étais enfermé dans ma chambre sous prétexte de mettre à jour ma correspondance, où l’on avait joué, en bas, aux petits jeux avec quelques voisins de campagne, je trouvai, en descendant, Bernerette transfigurée, la bouche, les joues, la poitrine, les yeux pleins d’espérance, un bonheur dans toute sa personne. Et Gérard était un peu chose. Je manifestai, à mon tour, en me mêlant à tous, une gaieté insolite, nerveuse, exubérante. Et je regardai l’œil de madame de Chanclos, qui pensait : « Il s’efforce de séduire, parce qu’il sent un adversaire… » Et je regardai Gérard qui pensait que je venais d’écrire longuement à ma maîtresse ; et je regardai Bernerette, qui ne me regardait seulement pas !

Gérard se laissait-il donc prendre ? Non, je ne le croyais pas ; mais la vie lui était ici très aisée : elle le consolait de ses récents ennuis ; un début de flirt avec une jeune fille l’amusait. En somme, je connaissais assez peu Gérard : était-il tout à fait insensible au fait d’être accueilli dans une gentilhommière, sans faste, il est vrai, mais dite « château » à cause de ses tourelles ? dans une famille, non pas d’un rang hautain, assurément, mais qui n’eût peut-être pas fréquenté la sienne ? et, sans y songer d’une manière précise, ne prévoyait-il pas que son vieux papa, en cultivant ses vignes, là-bas, en Bourgogne, serait flatté s’il le savait là ? Dans la lande de bruyères, Gérard m’avait dit : « Saprelotte, quelle jolie propriété !… » Enfin, il était possible, à tout prendre, que Claude Gérard se laissât épouser.

Comme j’allais m’endormir, le soir de cette journée de pluie, une idée me secoua tout le corps, c’était celle-ci : « Ne se pourrait-il pas aussi que Claude en vînt à aimer Bernerette ? » Je me soulevai du coup ; je rallumai ma bougie. Voilà donc où j’en étais : je me résignais à ce que Claude épousât Bernerette ; mais qu’il l’aimât, je ne pouvais le supporter. « Pourtant, me dis-je, à la lumière de ma bougie, c’est pour le bonheur de Bernerette que j’ai travaillé de mes mains à ce que ce mariage devînt possible, et son bonheur n’est pas qu’elle soit mariée, mais aimée !… »


Parce que ma présence gênait Bernerette, je m’étais mis à affecter une discrétion qui l’incommodait plus encore ; on ne me voyait presque plus, si ce n’est aux repas et à la chasse. Je lui abandonnais son Gérard ! Elle n’en était pas fâchée, certes ; mais elle eût désiré que je fisse cela plus gentiment, et par exemple, sans paraître le faire. Je suis sûr qu’à part soi, elle m’envoyait à tous les diables ; Claude, lui, était persuadé que j’avais des démêlés épistolaires avec l’imaginaire maîtresse ; il me dit un certain : « Tu quoque !… » que je feignis de ne pas comprendre ; mais depuis lors, je fuyais tout colloque avec Claude pour échapper à la nécessité désobligeante de lui faire de fausses confidences ; pourtant je ne voulais point paraître éviter Claude, de peur qu’il ne soupçonnât ma pensée véritable. J’étais dans la maison comme un animal aux abois. M’enfuir !… Ah ! m’enfuir !… N’étais-je pas libre ? Ne pouvais-je partir demain ? ce soir même ?… Oui bien ! mais — comprenne qui pourra — je ne voulais pas m’en aller ! Je montais précipitamment dans ma chambre ; je faisais ma valise. Je la défaisais ; je descendais l’escalier pour aller me mêler à tout le monde : à peine en bas, je remontais et je recommençais ma valise. Je l’envoyais d’un coup de pied, à l’autre bout de la pièce ; je m’étendais, exténué, sur mon lit. Deux jours de suite, j’exécutai ce manège après déjeuner. Le temps était mauvais ; on ne chassait guère ; les journées me semblaient interminables. Et la pire de mes pensées était que, bon gré, mal gré, d’ici peu de temps, il faudrait renoncer à ces journées !

Qu’avais-je le plus désiré en ces derniers temps ? Que la méprise, la fameuse méprise de monsieur et de madame de Chanclos, de leurs amis, de leurs voisins, de leur personnel même se dissipât. Eh bien ! elle se dissipait la méprise ! Oh ! je vous prie de croire qu’elle se dissipait. Elle se dissipait sans qu’un seul mot eût été prononcé, ni par Bernerette qui ne voulait pas le prononcer ni par madame de Chanclos de qui je l’avais tant redouté, ni par moi enfin à qui la plus disgracieuse démarche était ainsi épargnée. Elle se dissipait, et j’en souffrais comme d’une perte irréparable ; à certains moments, comme d’une insulte. Mais je tenais à assister à ce transport des attentions, des obséquiosités, des sourires entendus, que parents, amis, domestiques même effectuaient — oh ! avec quelle aisance et quelle calme promptitude ! — de moi à mon voisin, à « mon ami » Claude Gérard.

Claude Gérard avait été invité « pour une huitaine de jours ». La semaine touchait à sa fin. De la façon qu’allaient les choses, il était à prévoir qu’on le prierait de prolonger son séjour, et, ma foi, qu’il l’accepterait. M’en aller avant lui, n’était-ce pas par trop avoir l’air de céder la place ? paraître trop l’avoir précédemment tenue ? Je me disais cela pour me donner prétexte à demeurer à la Tourmeulière !


Madame de Chanclos et Bernerette me heurtèrent dans l’escalier et me dirent à peu près simultanément :

— Ah ! nous allions frapper chez vous !…

Que me voulaient-elles ? Elles venaient me prier de rester jusqu’à la Toussaint : le baromètre remontait lentement mais sûrement ; le Journal d’Indre-et-Loire annonçait de beaux jours. Je dis :

— Mais non ! c’est impossible ; je dois rentrer à Paris ; et tenez ! ma valise est faite !

Elles furent sincèrement désappointées, cela était visible ; elles insistèrent de la façon la plus aimable ; je ne démordais pas d’une résolution prise soudainement, je ne sais trop pourquoi, au moment même où ces dames m’avaient abordé dans l’escalier. Madame de Chanclos mit un feu inusité à me retenir. Je disais : « Mais non !… Mais non !… » sur un ton qui devait, je l’imaginais, leur faire entendre que j’étais très malheureux chez elles. Bernerette ne disait plus rien. Peut-être enfin comprenait-elle ; peut-être enfin me prenait-elle en pitié ? Moi, m’obstinant à ne pas leur donner de raison positive pour m’en aller, je disais toujours : « Mais non !… Mais non !… » Les larmes vinrent aux yeux de Bernerette. Je crois qu’elle ne fut jamais plus cruelle pour moi qu’à ce moment. Je ne pus faire autrement que de céder.

Et cinq minutes plus tard, Claude me prenant à part, me confiait :

— Je suis bien content que tu aies consenti à rester, parce que je venais de dire à ces dames qui insistaient beaucoup : « Eh bien ! que ce soit Henri qui décide !… »

Je ne me sens pas, après dix ans écoulés, la force de décrire ce que je vis pendant les quelques jours que nous restâmes à la Tourmeulière. Tous les amants malheureux, tous les pauvres jaloux savent ce que c’est que la torture des petits jeux, des gages, des apartés dans un salon, des rencontres possibles dans le dédale des corridors, et du choix des places dans un break de promenade ; ce que sont les mots spirituels que la coquetterie attise, et les termes d’ineffable niaiserie que l’amour inspire ; ce que c’est que la beauté, le plaisir, le bonheur… des autres !…

La voix de Bernerette ! Le miracle de son visage transformé ! Du sang, des formes, de la vie, et quel charme de jeune ressuscitée ! Que la mort embellit un être quand, l’ayant touché du doigt, elle se retire et fait grâce ! Et la fête dans toute la maison, la reconnaissance presque sans mesure manifestée au sauveur ! J’avais joui de quelque chose d’analogue, ayant produit un peu du même effet, quand je n’étais que le précurseur !

Eh quoi ! n’étais-je pas satisfait ? Pour sauver Bernerette, ne m’étais-je pas fait gloire de me sacrifier ? Oui, oui ! l’homme en moi participait à la joie générale et se félicitait d’avoir contribué à ce que Bernerette fût revivante et heureuse. L’homme en moi pensait qu’il eût fallu un monstre pour ne pas se réjouir du résultat obtenu. Mais c’est qu’un monstre était en moi, vraiment, celui qu’autrefois on nommait le perfide Amour ; et il me soufflait que je n’avais à aucun moment espéré que cela pût si parfaitement réussir !…

« Tu as joué avec Claude, me chuchotait le monstre, comme on joue avec le feu, quand on espère bien ne pas se brûler les doigts. Tu as fait venir Claude, oui ; mais tu le savais prisonnier ! Tu l’as offert à Bernerette, oui, mais tu voyais la chaîne par laquelle Isabelle le tenait !… »

Nous partîmes, je m’en souviens, le lendemain de la Toussaint, par un temps humide et frisquet, et l’on essaya encore de nous retenir sous le prétexte que c’était le jour des Morts ; mais Claude atteignait la dernière limite de ses vacances ; ses fonctions le rappelaient. Mesdames de Chanclos, d’ailleurs, devaient quitter la Tourmeulière dans la quinzaine ; on se donna rendez-vous à Paris : la glace était bien rompue, cette fois ! Claude promit, sans arrière-pensée, d’aller au Ranelagh.

Comme nous avions un arrêt de quarante minutes à Saint-Pierre-des-Corps, nous déjeunâmes au buffet tout à notre aise ; nous étions seuls et je dis tout à coup à Gérard :

— Eh bien !… et Isabelle ?

Il fit claquer sa langue, secoua la tête et prit son temps pour me répondre ; puis il me confia que, dans le fond, Isabelle était un peu rosse. Et il m’expliqua pourquoi. Je le savais bien. Mais je vis que Claude n’ignorait rien, ni des relations d’Isabelle avec le père de son petit, ni des dernières manigances à propos du mariage. Il avait été contre elle extrêmement irrité ; il la chargeait un peu lourdement, trop même ; et j’en fus choqué, car, en définitive, la faute d’Isabelle n’était que de chercher le mariage.

C’est d’elle que nous parlâmes exclusivement, durant le trajet, et point du tout de la Tourmeulière. Il se relâchait sensiblement de sa sévérité envers Isabelle, à mesure que nous approchions de Paris. Je lui dis :

— Mais, vas-tu la revoir ?

— Oh ! oh ! fit-il, je lui tiendrai la dragée haute !…

Nous descendîmes, notre valise à bout de bras, notre fusil gainé, en bandoulière. C’était, dans ce temps-là, à la vieille gare d’Orléans. Au travers d’un treillage derrière lequel parents et amis attendaient les voyageurs, je reconnus parfaitement Isabelle. Mais je n’en avertis pas mon compagnon : venait-elle là pour lui ? Nous passâmes l’étroit défilé que gardent les employés de l’octroi, et Isabelle vint se jeter au cou de Gérard.

Debout, à la portière du fiacre où il avait installé Isabelle, et comme j’allais les quitter, il me confia :

— J’ai voulu faire une expérience : je l’avais avertie de mon arrivée. Elle est venue.

Je dis :

— C’est gentil de sa part.

Il sourit et rejoignit sa maîtresse.

Et six semaines s’écoulèrent sans que j’entendisse parler ni des Chanclos ni de Claude Gérard.

Dans le commencement de décembre, un matin, chez moi, Claude Gérard fit passer sa carte.

J’achevais de m’habiller devant la glace ; je me vis légèrement pâlir. Que me voulait Gérard ? Il était homme à venir me demander conseil, à m’avertir tout au moins, en qualité d’ami commun, s’il avait résolu quelque démarche touchant Bernerette.

Je le fis attendre un peu ; je me préparai. Enfin :

— Bonjour, Gérard, comment vas-tu ?

Il s’excusa de venir me trouver si matin ; mais l’après-midi l’on ne se rencontre guère, et il me devait, dit-il, quelques remerciements pour les petites vacances en Touraine qu’il n’eût point prises, en somme, sans mon intermédiaire…

— Tu es bien bon.

… Et qui lui avaient été agréables et profitables… qui lui avaient donné beaucoup à réfléchir…

— Ah !

— A propos, comment vont ces dames ?

— J’allais te le demander, dis-je en souriant : je suis sans nouvelles.

— J’ai reçu ce matin, me dit-il, un bout de mot ; tu ne peux manquer d’avoir le même ; il s’agit d’un dîner… déjà !

— « Déjà ! » répétai-je, étonné du sens qu’il semblait donner à ce mot.

Et en même temps, je sonnai ma domestique afin de savoir si, moi aussi, j’avais « un bout de mot ». En effet, je l’avais ; le même que Gérard : une invitation pour le 15.

— Eh bien ! dis-je, voilà une excellente occasion de nous rencontrer !…

Et par là, je semblais bien un peu lui dire : « Nous nous serions aussi bien rencontrés seulement le 15 !… »

— Mais c’est que…, dit-il, hésitant, c’est que je ne crois pas pouvoir y aller…

— Ah !

Il me fournit deux raisons pour ne pas être de ce dîner. C’était une de trop. Ces raisons étaient des prétextes. Mon cœur palpita. Je pensai à mon amour, à ma jalousie, au sort de Bernerette qui allait être encore remis en suspens, plus gravement que jamais, après l’espoir né à la Tourmeulière.

Et il se tut sur les Chanclos, me parla du Palais et de petites affaires du Conseil d’État. Puis, tout à coup :

— J’ai un poids sur la conscience, dit-il ; il faut que je m’en délivre pendant que je te tiens. Voilà !… Je t’ai parlé inconsidérément d’Isabelle, sur le coup d’une petite pique entre nous deux. Tout ce que j’ai pu te dire de fâcheux à propos d’elle, est faux ; je ne pensais pas ce que je disais, et quant aux minces fondements sur lesquels s’étayait ma rancune : néant ! Je m’étais bel et bien fourré le doigt dans l’œil jusque-là !…

Je lui faisais signe qu’il était inutile d’insister. Mais il ajouta :

— Te rappelles-tu ce que je t’ai dit moi-même, à plusieurs reprises : « J’ai voulu la mettre à l’épreuve ?… » Oui ! Eh bien ! elle faisait de même : tout avait pour but de me mettre à l’épreuve !…

— Tout est bien qui finit bien, dis-je en riant.

Il se leva ; il était soulagé. C’était pour cela qu’il était venu.

Que devais-je faire, moi, de cette invitation pour le 15 ? L’accepter, n’était-ce pas rendre plus sensible l’absence ou l’abstention de Gérard ? Que penserait Bernerette en ne le voyant pas ?… et en me voyant ? « Ah ! celui-ci est toujours prêt ! » Et elle m’en voudrait d’être à sa disposition, tandis que celui qu’elle désire se dérobe. M’abstenir ?… On dirait : « Ces jeunes gens, on ne les tient pas !… » On assimilerait le cas de Claude Gérard et le mien. Ainsi j’innocentais un peu Claude !…

Cependant si Bernerette souffre par l’absence de Claude, — ce qui est probable, — elle brûle de s’informer, elle veut m’interroger, savoir si Claude m’a confié quelque impression sur son séjour à Langeais, sur elle-même !… Alors, avouer à Bernerette que Claude est ressaisi par sa maîtresse !…

J’avais, moi, envie de voir Bernerette, car sa pensée me tourmentait sans cesse. Mais j’éprouvais une aversion insurmontable à l’entretenir de son amour ; je crois même qu’elle s’en était aperçue déjà à la Tourmeulière, et, à partir de ce moment, ne m’avait-elle pas traité en ennemi ? Et l’idée que j’étais son ennemi m’était plus odieuse que celle de lui parler de Gérard.

Elle avait découvert que je ne la servais qu’avec dépit ; et peut-être que je l’aimais ! Dès lors, combien devait-elle me haïr ? Dans la proportion de ce qu’elle aimait l’autre. Non ! non ! Je n’irais pas au Ranelagh le 15 !

J’écrivis que j’étais empêché. Puis je me mordis les pouces pour avoir écrit cela. Le 15, toute la journée, je ne tins pas en place ; que n’aurais-je pas donné pour entendre, dans un coin du salon, le soir, Bernerette me parler, fût-ce de Claude !…

A part moi, j’attendais un de ces mots de madame de Chanclos, comme j’en avais tant reçus, me priant de venir le jour qu’il me plairait. Mais le mot, je ne le reçus pas. Je pensai : « On attend ma visite… » J’allai faire ma visite avant Noël. Je me trouvai perdu dans une assemblée nombreuse. Bernerette n’avait pas encore pris d’inquiétude ; elle était jolie à un point qu’elle n’avait jamais atteint, un peu nerveuse, toutefois, car elle attendait la visite de Claude. On parla de lui ; on parla de sa visite probable, comme on l’avait tant fait l’année précédente.

J’admirais, en tremblant, la confiance que se crée l’amour, inconsidérément, et pour cela seul qu’il s’en nourrit.

Tout le monde savait que Claude Gérard avait passé une quinzaine de jours à la Tourmeulière ; et les cinq ou six femmes qui s’étaient particulièrement intéressées à lui poussaient de petits « Ah ! ah !… » fort entendus ; et les langues allaient.

Claude Gérard ne vint pas. A la fin de la journée seulement, on s’avisa de se souvenir qu’il faisait bien difficilement des visites, et la raison pour laquelle on l’en avait tout bas excusé l’année précédente, à savoir ses succès de joli homme, n’était-elle pas bonne cette année ? Oui, pour tout le monde ; non, pour Bernerette. J’étais ému, moi, à la pensée de l’angoisse qui pouvait torturer Bernerette ; mais quand le salon se vida, je m’aperçus bien, moi, qui connaissais Bernerette, qu’elle n’avait pas perdu sa confiance ; elle ne souffrait d’aucune angoisse : son rêve édifié chaque jour par les soins assidus de son instinct vital même, qui en avait le besoin absolu, devait avoir atteint aujourd’hui toute sa consistance ; il fallait d’autres coups pour l’ébranler ! Tandis que je songeais à ce curieux mystère de l’amour, je m’aperçus aussi que j’allais me trouver presque seul et qu’on ne m’avait point prié de rester à dîner. Je saluai ces dames, qui ne me retinrent pas.

Dehors seulement, en même temps que le brouillard glacé du Ranelagh sur mes épaules, je sentis toute la gravité de l’événement qui m’atteignait : je n’étais plus rien dans la famille de Chanclos.

Le cœur de Bernerette gouvernait cette maison : je ne l’avais que trop remarqué lors de la méprise fâcheuse ! Du jour où s’était imposée la certitude que c’était Claude Gérard que ce cœur voulait, tout l’espoir et le désir de la maison s’étaient tournés vers Claude Gérard. Le moyen, quand on est père ou mère, de ne pas croire que votre fille ne subjuguera pas qui elle a choisi ? Le moyen, quand on possède de la fortune, de ne pas croire que le jeune homme qu’on a choisi acceptera ?

Sur le quai de la gare de Passy, je retrouvai une dame qui était sortie cinq minutes avant moi de chez madame de Chanclos et qui attendait le train ; elle me fit de tout petits yeux. Je lui dis :

— Quoi donc ?…

— Ah çà ! dit-elle, et non sans malice, seriez-vous le dernier à savoir ?…

Le train arrivait d’Auteuil ; il ralentit en produisant des grincements insupportables :

— Monsieur de Chanclos a fait un petit voyage en Bourgogne…

— Je n’en ai pas entendu parler.

— Ni moi. Mais mon fils qui faisait ses vingt-huit jours à Beaune l’a rencontré… C’est le pays natal de votre ami… Vous ne venez pas à Saint-Lazare ?

J’allais à la gare Saint-Lazare ; mais je dis :

— Non ! non ! je prends un train du Nord.

Et je demeurai onze minutes sur ce quai, à attendre le train suivant pour ne pas entendre parler du voyage de M. de Chanclos au pays de Gérard.


Je marchai de long en long ; je m’impatientai ; je me pesai à la balance automatique. La grande aiguille, mise en mouvement, oscilla, entre deux ou trois chiffres dorés ; j’entendis dans la machine comme un petit râle prolongé de vieille femme ; une claire sonnette tinta et, sur le ticket qui me glissa dans la main et qui portait d’un côté la photographie de S. M. la reine Ranavalo, et de l’autre, en trois couples de chiffres superposés, mon poids, dont je ne me souciais guère, je m’obstinai à composer avec ces chiffres, en retranchant 9, comme au baccarat, — quelle idée ! je ne suis ni joueur ni superstitieux, — je m’obstinai à composer une date, une date du mois prochain, par exemple, une date qui devait être celle d’un inévitable malheur. J’obtins le chiffre 6. « Le 6 janvier, me dis-je en montant enfin dans mon train, le bel espoir de Bernerette et de sa famille croulera ; comment ? je n’en sais rien encore ; mais il ne peut, en effet, tarder à crouler… » Un monsieur qui s’assit en face de moi, favoris blancs, large rosette à l’ancienne mode, un médecin peut-être, me regarda avec un intérêt gênant ; c’est que je devais faire une figure assez singulière : mi-souriant à cause de ma puérilité, mi-terrorisé à l’idée de la catastrophe inévitable.

Je fus délaissé momentanément par la famille de Chanclos, non de façon à m’en pouvoir froisser, mais de façon sensible à un ami ancien et familier. J’espaçai mes visites et j’écourtai celles que je fis. Je crois que madame de Chanclos s’imaginait volontiers que tout le monde avait commis, à Paris comme à la Tourmeulière, la même méprise qu’elle-même à mon endroit ; et l’on manifestait à présent pour dissiper ce malentendu. Peut-être aussi me faisait-on expier le tort que j’avais eu de ne le pas dissiper moi-même sans retard…

Dans la première semaine de janvier — où il n’y eut point du tout de catastrophe, — je me rencontrai chez madame de Chanclos avec Claude Gérard et je mangeai des bonbons qu’il avait offerts. C’était la première fois qu’on le voyait depuis la Tourmeulière. Chacun était si préoccupé de lui, on avait de lui tant parlé, tant pensé, tant imaginé, que, lui présent, si calme, si réservé, si peu brillant hormis par sa jolie figure, chacun se trouvait refroidi, embarrassé, désappointé. Il était là enfin ! eh ! bien, oui, voilà tout. C’était un joli garçon. Il ne montrait ni une joie particulière de se trouver là, ni une attention personnelle à mademoiselle de Chanclos ; il était pareil à ce qu’il avait été avant la quinzaine à la Tourmeulière. Et cette quinzaine, alors, qu’avait-elle donc été ? Un flirt entre une jeune fille et un joli garçon. Telle était la vérité banale, désespérément médiocre, tragiquement ordinaire, qui éclatait, à mes yeux du moins, en cette visite attendue pendant toutes les heures que contient une période de deux grands mois d’hiver, par le cœur enivré d’une pauvre petite amoureuse !

Claude Gérard se leva, au bout d’une demi-heure. On en fut tout étonné ; on le pria de revenir dîner sans façon. Mais il était retenu. Il y eut, chez la maman et chez la fille, un court moment d’angoisse, bien apparent à tous, malgré le masque des sourires. Mais cela ne dura pas le temps même qu’on le remarquait ; elles se tinrent bien toutes les deux ; la mère y eut plus de mérite que la fille, car celle-ci n’avait pas fini d’espérer.

Comme on avait prié devant moi Claude Gérard de vouloir bien rester, on me pria tout de même. Mais, moi aussi, je prétextai que j’étais retenu.


Trois semaines plus tard, je fus invité à dîner pour le commencement de février. J’acceptai. Je dînai. Claude était invité ; il avait refusé par une lettre qui fut jugée charmante.

Bernerette se trouvait de nouveau, comme tous les ans, disait-on, un peu anémiée par l’hiver. Mais elle n’avait pas cessé d’espérer.

Moi, je ne savais plus, ma foi, ce que devenaient Gérard et sa maîtresse ; on ne me le demanda point, d’ailleurs. Tant que Bernerette espérait, elle était fière, presque un peu hautaine. Elle ne s’était abaissée que par désespoir et à bout de ressources ; et je crois qu’au fond elle ne me pardonnait pas d’avoir été son confident, le témoin de sa détresse, et un peu aussi son valet…

Je me mis à bouder, ou, admettons plutôt, j’essayai d’oublier. Je croyais avoir oublié Bernerette lorsque, chaque samedi soir, je me félicitais de n’avoir pas été au Ranelagh ; mais la vérité est que je m’en félicitais trop longuement et trop régulièrement chaque semaine, je m’en félicitais quelquefois le lendemain et pendant la moitié de la semaine suivante, et je passais l’autre moitié à me dire : « Je n’irai certes pas samedi ! »

Enfin, les premiers jours de mars arrivèrent sans que j’eusse manqué à ma belle fermeté. Il est juste de dire que ces dames, de leur côté, semblaient tenir le même serment : je n’entendis pas une fois parler d’elles. Aussi dès la fin de février commençai-je à remplacer les petites félicitations que je m’adressais si complaisamment, par quelques marques de dépit, inavoué à moi-même d’abord, jusqu’au jour où je m’entendis frapper le sol de mon talon et dire tout haut : « C’est un peu fort !… » Ah ! il fallut bien reconnaître que j’étais vexé, et que ce que je nommais à part moi « l’abandon » de la famille de Chanclos m’était extrêmement pénible.

Allais-je finir par retourner au Ranelagh ? Capituler ? Non pas ! Voici le parti qui me sembla infiniment plus digne que d’aller au Ranelagh : aller chez Claude Gérard !

Il va sans dire que je ne voulus reconnaître aucune connexité entre ces deux démarches possibles, aller au Ranelagh, aller chez Claude Gérard. Cependant, pourquoi aller chez Claude Gérard ? N’avais-je pas résolu, et ceci depuis un mois, de laisser tomber mes relations avec ce garçon ? Oui. Eh bien ! à présent, la démangeaison me prenait d’aller chez Claude Gérard ! Et j’y allai.

Je sonnai et fus longtemps à la porte ; je sonnai de nouveau ; la petite bonne enfin parut, environnée de quatre personnes : on visitait l’appartement. Je demandai M. Gérard ; la bonne me dit qu’il était sorti, « et qu’il n’y avait personne ici ». Cet excès d’information me paraissait dissimuler bien gauchement la présence d’Isabelle ; et comme j’élevais un peu la voix pour exprimer mes regrets de ne pas trouver là Gérard, une porte s’entr’ouvrit et quelqu’un chuchota :

— C’est vous ? Entrez donc un peu !…

Et Isabelle se montra, agitant et frottant son peignoir : elle sortait d’un cabinet obscur où elle s’était tapie pendant qu’on visitait.

— Vous déménagez donc ?

Elle me regarda avec cet air de dédain qu’on a pour les personnes mal informées de ce qui se passe. Et elle me fit entrer dans la salle à manger.

— Je vois, dit-elle, que j’ai du nouveau à vous apprendre !…

Elle parlait confidentiellement, et en outre, d’un geste, semblait couper toute communication entre ses paroles et la bonne, d’ailleurs retournée à ses affaires.

— Je ne veux pas la garder, dit Isabelle. Claude tient absolument à trancher net avec ce qui a été, comme il dit, son passé de garçon : nous avons engagé un valet de chambre.

— Peste !

— C’est peut-être une folie, d’autant plus que Claude, pour le moment, il faut vous dire cela, est à couteaux tirés avec sa famille. Mais c’était une de ses idées. Nous habitons rue de Moscou, à partir du 15 avril.

Je bredouillai quelques compliments et tentai de parler d’autre chose : et comment allait-il, Claude ?… N’aurais-je pas la chance de le voir rentrer ?

— Il est sorti pour affaires… Il s’en donne du mal, le pauvre garçon !… Vous pensez que ça ne va pas tout seul, quand on a les parents contre soi !… Enfin, c’est bien lui qui l’aura voulu ; moi, je n’ai pas cessé de lui dire : « Je ne suis pas la femme qu’il te faut… » Qu’est-ce que vous voulez ? c’était son idée.

— Comme pour le valet de chambre !

— Dites-donc, vous !…

Elle allait prendre mal la chose ; je dus lui affirmer que je n’entendais faire aucune assimilation malséante. Elle dit :

— Oui, oui, mais vous riez, je le vois bien ; vous êtes comme les autres ! Ah ! ce n’est pourtant pas faute de l’avoir averti de cela comme du reste : « Tous tes amis se ficheront de toi, tous… »

— Mais je vous jure…

— Vous pouvez jurer ! ça n’empêche rien. Et si vous voulez savoir mon opinion, à moi, je vais vous la dire, c’est que si ce mariage se fait, j’aurai autant à m’en repentir que Claude !

— Allons ! allons ! n’exagérons rien !

— Voilà !… c’est cela même !… Vous croyez, vous aussi, que c’est moi qui excite Claude à m’épouser ! Détrompez-vous ! si j’avais voulu épouser quelqu’un à mon goût, ç’aurait été le petit blond, qui en fait une maladie à présent, parce que je le refuse ; et si j’avais voulu faire un mariage raisonnable, mais là, sérieux, pour avoir la paix, la sécurité et… l’aisance, — je peux bien vous dire ça entre nous, car Claude n’est pas riche, tant s’en faut ! — eh bien, je vous le jure sur la mémoire de mon pauvre petit enfant, c’est son père, à ce chérubin, que j’aurais épousé, et non pas un autre !

Je ne disais rien. J’ouvrais les yeux avec une certaine stupéfaction. Elle reprit :

— Vous allez peut-être dire comme cet autre hypocrite qui a dîné ici une fois avec vous et qui ne s’est pas gêné pour insinuer à Claude que je lui jouais la comédie ?… La comédie ? moi ? non ! Je n’ai pas assez de malice. On me l’a toujours dit, que je n’avais pas volé le Saint-Esprit, je finirai par le croire… Je vous ai dit la vérité vraie dès le premier jour : oui, le blond a voulu m’épouser. Quand le père de mon petit ange a su que ce jeune homme voulait m’épouser, c’est lui, à son tour, qui aurait bien fait n’importe quoi pour ne pas me perdre. Est-ce que je pouvais cacher cela à Claude ? Non. Eh bien, dès que Claude a su cela, il s’est montré plus acharné que les deux autres : voilà la comédie ; elle n’est pas de moi, comme vous pouvez en juger ; elle s’est faite toute seule.

— Mais, hasardai-je, si, avant que la chose ne soit conclue, l’un des deux autres manifestait un acharnement plus vif que celui de Claude ?…

Isabelle dit innocemment :

— Ça n’est guère possible : Claude m’a chambrée ; je ne quitte plus d’ici !

Voilà tout le résultat que je tirai de ma visite chez Claude Gérard. En descendant l’escalier je sentis bien que je venais d’essuyer une déception. Était-ce pour n’avoir pas rencontré Gérard ? Un peu : car il m’eût peut-être donné des nouvelles du Ranelagh !

Après, pour ne pas rire de moi, je me mis à rire de Claude Gérard en réfléchissant à son sort pitoyable.

Claude ne vint pas me rendre visite : en effet, étais-je sot ! il avait bien trop à faire ; en outre, il était gêné de m’annoncer son mariage ; enfin, peut-être renonçait-il à ses anciennes relations pour faire peau neuve par le mariage. Et je n’eus de nouvelles du Ranelagh que par une carte postale illustrée qui m’arriva le jour de la mi-carême, et dont je regardai la jolie photographie de côte méditerranéenne, pendant deux minutes, en me faisant la barbe, avant de retourner seulement le carton, avant de me demander de qui il venait.

Il venait de Beaulieu (Alpes-Maritimes) ; il portait la signature de Bernerette au-dessous de trois mots : « Au meilleur ami », et de l’adresse où répondre : « Villa Cynthia ».

Comment les Chanclos étaient-ils partis pour le Midi où ils n’allaient jamais et contre quoi ils avaient même une certaine prévention ? Aussitôt habillé, je courus au Ranelagh. Je vis l’hôtel fermé. Je sonnai par acquit de conscience, et je resonnai. Le concierge de la propriété voisine s’approcha derrière un colley aboyant, et me dit que toute la famille de Chanclos était partie depuis six semaines, et que les domestiques l’avaient rejointe hier, « les patrons » ayant loué une villa à Beaulieu.

J’envoyai, à mon tour, une carte postale à l’adresse indiquée. Presque courrier par courrier, une carte m’arriva de Beaulieu, portant les signatures de Bernerette et de sa mère, avec quelques mots des plus gracieux.

Je ne pouvais que m’en tenir là et renvoyer, dans une quinzaine, un mot insignifiant au dos du « Palais de Justice » ou de « la Fontaine Saint-Michel ». Mais avant que la quinzaine ne fût écoulée, je recevais de madame de Chanclos une lettre, cette fois ! qui m’apprenait, en des termes que l’on s’efforçait de ne pas rendre trop alarmés, que Bernerette était « très sérieusement souffrante », que l’on avait quitté Paris précipitamment, que l’on était venu s’installer ici dans un hôtel « splendide et odieux », où n’avait-on pas eu le malheur d’être persécutés et de souffrir mille avanies, jusqu’à ce qu’enfin l’on comprît que le règlement s’opposait à l’admission d’une « personne qui tousse… »

Ces derniers mots me firent courir un frisson entre les épaules et j’oubliai, d’un coup, toute ma désobligeante aventure. Je crus même avoir de graves torts envers les Chanclos pour les avoir « abandonnés » deux longs mois, pour n’avoir point été là quand cette triste détermination dut être prise : partir pour le Midi, parce que Bernerette est « sérieusement souffrante ». J’étais reconquis, réasservi ; j’étais de nouveau prêt à exécuter le moindre désir formulé là-bas, dans cette petite anse maritime que je connaissais bien, entre la « petite Afrique » et le cap Saint-Jean : Beaulieu. Le désir ne manqua pas d’être formulé ; on me nommait sans cesse « le meilleur ami », et Bernerette s’ennuyait…

Mais je ne pouvais m’éloigner de Paris : je venais d’être nommé d’office pour assister un pauvre bougre dans une affaire d’assises. Une correspondance de plus en plus régulière s’établit entre la villa Cynthia et moi ; tantôt la mère, tantôt la fille m’écrivaient, ou bien elles joignaient leurs signatures au bas d’une carte postale où Bernerette avait rétréci autant que possible son écriture afin de bavarder davantage. Petit à petit, cet échange devint si fréquent, si nourri, que je pus en tirer la présomption que je demeurais vraiment pour Bernerette « le meilleur ami ». Aux vacances de Pâques, je ne tins plus en place, et je partis pour Nice, qui est à Beaulieu ce que Saint-Malo est à Dinard… Je me souvenais de l’an passé… Mais rien ne m’eût empêché de recommencer toutes mes épreuves et d’en tenter d’autres encore.

Oh ! les misérables aberrations de l’amour ! Je m’acheminais vers la villa Cynthia, comme l’enfant prodigue vers la maison paternelle : en coupable. Dans ce chemin qui va de la descente du tramway, entre des oliviers et des murs, jusqu’à l’endroit où je savais que ma pauvre petite Bernerette toussait, mon émoi venait de l’avoir abandonnée ! Et je me répétais : « Si j’étais demeuré près d’elle, je lui aurais bien épargné, voyons ! de se faire tant de chagrin !… » Car une peine morale, je n’en doutais pas, avait ouvert les portes toutes grandes au mal qui la guettait.


Il faisait beau malgré un ciel nuageux qui n’était plus celui de février : des jardins jetaient par-dessus les murs leur trop-plein de roses, et quelque chose de vibrant, de chaud, de sain, une allégresse indéfinissable était dans l’air charmant. Je lus le nom de la villa ; on vint m’ouvrir. Joë aboya ; et je vis, tout de suite, à dix pas, dans le jardinet, sous des palmes, Bernerette enveloppée de couvertures, abritée par une guérite d’osier et écrivant sur ses genoux. Je la trouvai très rouge. Je la complimentai sur sa bonne mine. Elle me dit :

— Oh ! oh ! cela va passer : c’est la surprise.

Elle glissa la lettre qu’elle écrivait dans un pupitre qu’elle ferma à clef, et peu après, je vis qu’en effet sa mine était trompeuse.

Aux aboiements du chien, madame de Chanclos parut sur le seuil, vint au-devant de moi, en ouvrant son ombrelle. Elle me parla tout de suite de la santé de sa fille, qui, selon elle, s’améliorait. Je pensais qu’elle m’indiquait par cet optimisme le mot d’ordre : il s’agissait, avant tout, de réconforter l’esprit de la malade. Mais en particulier, plus tard, elle me parla de même : elle ne discernait pas plus les ravages du mal physique qu’elle n’avait soupçonné ceux de l’amour. D’ailleurs, elle me livra le fond de sa philosophie maternelle :

— J’aime trop ma fille, me dit-elle, Dieu ne peut vouloir me la prendre.

Et elle s’extasiait devant le soleil, devant les fleurs, devant la ravissante vue qu’on avait du perron, par-dessus les orangers, sur la baie, sur le cap, au loin sur la mer. M. de Chanclos, lui aussi, était gagné par le charme de ce pays ; il avait pris le train d’une heure un quart pour Monte-Carlo. Ce qui le rassurait, lui, quant à sa fille, c’est que les médecins l’avaient envoyée dans le Midi, et c’est un fait patent qu’on n’envoie plus les vrais malades dans le Midi, qui les achève.

Bernerette, elle, pensait autrement ; j’eus vite fait de m’en apercevoir ; mais elle se voyait partir avec une résignation si douce que ceci me fut pénible plus que l’aveuglement optimiste des parents. J’eus, d’un coup, l’impression que cette maladie était un lent suicide. Timidement, peu à peu, je m’informai dans la maison, des origines de cette toux et de ce dépérissement. Une grippe vers la fin de janvier, d’abord ; la guérison ; puis une rechute assez rapidement combattue encore ; enfin, à la suite d’une imprudence, la vilaine « bronchite » qui ne se terminait pas. A la suite de quelle imprudence ? voilà ce que personne ne put m’éclaircir. « J’ai commis une imprudence », avait dit Bernerette ; « elle a commis une imprudence » avait-on répété ; et comme le plus pressé était de combattre les effets de l’imprudence, on s’était contenté de laisser à la cause initiale de la maladie cette vague appellation.

Je passai toute cette première journée près d’elle. Je m’attendais à ce qu’elle me parlât de Gérard : mais je lui aurais parlé de lui sans arrière-pensée, sans amertume : je l’attendais, j’y étais tout préparé et je m’étonnais de mon calme, quand l’idée me vint que j’avais peu de mérite à cela : Claude et Bernerette étaient séparés à jamais, par un mariage, par une mort menaçante ! Elle ne me parla point de lui, et je sentis qu’elle n’affectait pas de ne point parler de lui ; non, sa pensée semblait libérée de ce poids ; on eût bien juré qu’elle l’avait une bonne fois rejeté : n’était-ce pas quand la malheureuse avait commis « l’imprudence » ?

Pas un jour il ne fut question de Claude si ce n’est qu’en faisant allusion au séjour d’automne à la Tourmeulière, elle dit, à trois reprises : « Votre ami », mais en glissant, sans trébucher le moins du monde ; et elle l’eût nommé plus gravement en le passant sous silence.

Du côté des parents, mutisme absolu touchant Claude. Ils étaient, à n’en pas douter, informés de son mariage prochain ; ils se mordaient les pouces d’avoir un peu inconsidérément fait fond sur lui. Je suis persuadé qu’ils ne soupçonnaient ni la douleur ni le dépit possibles de leur fille.

Bernerette parut très franchement heureuse de me revoir ; plus qu’heureuse : le premier jour, elle ne put maîtriser, par deux fois, une émotion violente, et elle eut des palpitations. La mère disait : « Elle est d’une sensibilité !… » Je rappelais à Bernerette tant de souvenirs ! Et elle se voyait disparaître. Quand j’annonçai que j’allais reprendre le tramway de Nice, elle pleura ; je promis de revenir le lendemain matin, et de déjeuner avec elle. Pendant près d’une semaine, je ne quittai presque pas la villa.

Taisant toujours le sujet dont je la croyais étouffée, Bernerette s’appliquait, semblait-il, à me faire oublier qu’il eût jamais existé entre elle et moi. Et je remarquais une chose : c’est que, du temps que ce sujet l’absorbait, quand elle ne m’en entretenait pas, elle ne me parlait que d’elle-même, disant sans cesse : « Oh moi !… » ou bien : « Au fond de moi, voyez-vous !… » Ou encore : « Si j’étais !… Si je pouvais !… » Aujourd’hui, et depuis mon arrivée à Beaulieu, elle ne parlait que de moi : « Voyons ! et vous !… Oh ! vous, je me doute bien !… Que ferez-vous ?… Que feriez-vous ?… Et vous, Henri quand vous étiez enfant ?… » Jamais elle ne m’avait parlé comme cela.

Je résistais, comme il le faut faire toujours quand on vous dit : « Parlez-moi de vous-même ! » et je détournais la conversation par vingt chemins de biais. Mais l’idée de Bernerette était fixée ; elle me ramenait en souriant ou quasi fâchée au poteau planté par elle. On eût juré que je l’intéressais.

Je repris avec elle, pour ne point parler de moi-même tout à fait sérieusement, ce ton enjoué, ce demi-badinage qui nous valait autrefois de si agréables entretiens, avant l’inoubliable « soirée du 23 ». J’avais, dans ce temps-là, et j’ai encore, horreur de la conversation qui n’est que légère, mais plus horreur encore de la conversation sérieuse qui ne se pare point entre homme et femme, d’un certain air léger. Bernerette, autrefois, se plaisait à ces jeux, où l’on s’échauffe, où l’on s’enflamme, où l’on se blesse aussi, mais sans faillir à la convention adoptée que c’est en jouant qu’on fait cela. Aussitôt que Bernerette avait connu Claude, elle avait cessé de se prêter à cette manière : elle la réadoptait aujourd’hui avec joie ; elle me dit même :

— Oh ! il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que je n’ai causé !

Le plaisir me gagna. Si ce n’eût été la vilaine toux qui, de temps en temps, secouait Bernerette, j’aurais pu croire que nous étions encore à l’année dernière, à pareille date, ou peu s’en fallait, sous les premières feuilles des marronniers du Ranelagh. J’aurais pu oublier qu’un noir nuage avait passé.

Le plaisir me gagna. Cela veut dire qu’aimant Bernerette comme je n’avais cessé de le faire, je lui laissais, par mon plaisir, découvrir que je l’aimais, et combien. Le langage voilé de l’amour, elle le comprenait mieux cette année !… Je n’y prenais pas garde, tout d’abord, et je n’écoutais que mon plaisir : mais je vis tout à coup qu’elle connaissait, elle, la nature de mon plaisir, et qu’elle l’avait provoqué.

J’eus peur un instant ; je m’arrêtai ; je me contractai tout entier. Se distrayait-elle, en sa détresse, à me voir amoureux ? Ou mieux : croyant bien mourir, me laisserait-elle l’aimer afin de connaître et de goûter au moins les sons des paroles d’un grand amour ?… Oh ! quelle heure je me souviens d’avoir passée, un après-midi, dans le parfum des giroflées et des roses, sous ce ciel de la côte qui me fait croire que j’ai un corps glorieux, comme on dit dans les catéchismes, et que mon âme est toute visible et flambante autour de ma tête, à la façon d’une auréole ! La joie divine au dehors, la pire anxiété au dedans, oui, je me souviens de cette heure ! Je voulus me promener : je prétextai le besoin de marcher ; je m’en allai vers le Cap, et, tout en fuyant, je me retournais vers la petite agglomération qu’était le Beaulieu de ce temps-là, et j’y cherchais, pour ne voir que lui, le toit où s’étiolait, à la première heure de l’âge d’aimer, celle qui m’employait peut-être encore une fois à la servir, dans le plus cruel des emplois : lui jouer au vrai — dernier et beau divertissement — la passion amoureuse !

Je n’allai pas loin. Quand je revins, Bernerette avait la fièvre ; on l’avait couchée ; on me permit de lui souhaiter le bonsoir par la porte entre-bâillée ; elle ne me regarda seulement pas. Je crus que c’était parce qu’elle était trop malade. Mais le lendemain elle me dit que ç’avait été pour me bouder.

Elle allait mieux ce lendemain-là. Sa santé était cahotée brutalement : un jour on désespérait d’elle, un autre on n’était pas certain qu’elle fût profondément atteinte. Je fus si surpris, si aise de voir Bernerette à ce point changée, que j’oubliai l’heure chagrine de la veille et mes horribles imaginations. On a pour les malades des attendrissements où tous les sentiments se fondent dans le seul désir de voir en eux la vie renaître. Aucune arrière-pensée toute cette belle journée. Je m’abandonnai sans me soucier de savoir si mon expansion, mon allégresse étaient ou non provoquées par l’habile et secret désir qu’a une femme de se sentir aimée.

Joë s’amusait à déchiqueter les oreilles de drap d’un malheureux pouf, et il le faisait zigzaguer sur le parquet et sur le tapis en poussant des grognements joyeux et dirigeant vers nous des regards si drôles que je me mis à jouer avec lui. Je lançais le pouf du bout de ma bottine, et Joë bondissait et l’attrapait parfois au vol par son oreille à demi-décousue. Nous riions, moi, de l’ardeur joyeuse du chien, Bernerette, de cela aussi et de moi-même. Madame de Chanclos nous surprit au milieu de cette scène, et elle me la rappela plus tard pour prouver que sa fille n’était pas alors dans un état à donner de l’inquiétude. Je me souviens qu’elle nous dit : « Comment ! vous ne profitez pas de ce beau soleil ! » et qu’elle ouvrit toutes grandes les portes sur le jardin.

— Mais, maman ! Joë et le pouf de la propriétaire ?…

Et Madame de Chanclos elle-même donna un coup de pied dans le pouf de la propriétaire, qu’elle envoya dehors sur une corbeille de primevères. Qu’on juge si la gaieté était pure !…

Bernerette se promena une heure dans le jardin. Dans ses bons jours, elle se sentait à peine affaiblie ; on la suralimentait et elle était plus grasse qu’on ne l’avait jamais connue. Les giroflées et les violettes embaumaient l’air ; Bernerette, comme moi, aimait le poivre de l’eucalyptus, dont on eût dit, par moments, qu’une main invisible saupoudrait la terre autour de nous. Je me disais, en continuant de jouer avec le chien excité : « Il n’est pas possible qu’elle soit dangereusement malade ; elle est trop jeune, trop fraîche… » Et j’allais penser, tout comme sa mère : « Et je l’aime trop ! » Oh ! cher soleil !

A la fin de cette partie, quand nous rentrâmes, Bernerette s’étendit sur la chaise longue et parut sommeiller un instant ; madame de Chanclos et moi nous nous taisions, la croyant endormie ; mais elle me dit tout à coup, avant d’avoir rouvert les yeux :

— Henri !…

J’allai à elle ; elle se redressa, cala des coussins autour d’elle, et dit :

— Asseyez-vous sur le pouf, s’il en reste, et que je vous remette un peu votre cravate.

Instinctivement je me retournai vers la glace, avant même de chercher le pouf. Elle dit :

— Non ! non ! Laissez-moi faire !… Et d’abord, mon pauvre ami, votre épingle était piquée de façon à ne pas vous mener loin… Ah ! vous devez en semer…

Elle refit le nœud de mon plastron et repiqua l’épingle. Les sommets de la petite crête de sa main me frappèrent le menton. Elle me regarda en souriant, le temps d’un éclair, la physionomie très heureuse. Puis elle s’étendit de nouveau et parut sommeiller.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Je m’en allai pendant qu’elle reposait, et repris mon tramway de Nice, malgré les instances de madame de Chanclos qui voulait m’avoir à dîner. Le lendemain, madame de Chanclos m’attrapa dès l’antichambre. J’avais été bien cruel de ne pas rester la veille ; Bernerette en avait pleuré.

En effet, le premier mot de Bernerette fut : « Jurez-moi, Henri, que vous resterez ce soir ! » Je jurai. Elle était encore très bien ce jour-là ; pas la moindre fièvre ; un goût vif d’aller, de remuer, de jouer au soleil, et de l’appétit comme quatre.

Je dis à sa mère :

— Elle est sauvée, c’est sûr !

Madame de Chanclos me répondit :

— Parbleu !

Mais Bernerette, en s’asseyant sous un palmier, eut un mot inquiétant :

— Il y a des fruits, dit-elle, que je n’ai pas goûtés, n’est-ce pas ? Je voudrais, oh ! je voudrais tant mordre à tous !…

Je souris, et feignant l’indignation :

— Parlez-vous par parabole, Bernerette ?

— Mais non ! dit-elle ; voyons ! un brugnon, par exemple, eh bien, qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’en ai jamais mangé. Et il y a encore des goyaves, des caroubes, des arbouses… bien d’autres dont je ne sais seulement pas les noms et que je voudrais goûter…

— Vous ferez des voyages !… Pour le brugnon, les arbouses, il ne faut pas aller si loin !…

— Oh ! mais tout de suite ! dit-elle, tout de suite… Demain ? la semaine prochaine ? Non, non !… D’ailleurs, je n’y pense plus, c’est une fringale qui m’a passé comme cela… Tout de suite !… répéta-t-elle. Si c’est pour ce soir ou dans une heure, je m’en fiche !…

Elle m’avait vu tout à coup si malheureux de ne pouvoir satisfaire son désir, et peut-être en même temps de l’entendre exprimer un désir maladif et contenant je ne sais quoi de mauvais augure, qu’elle me prit la main et me la serra. Nous étions seuls dans le jardin, avec Joë ; elle me dit :

— Henri ! que vous me faites de la peine quand vous avez l’air malheureux !…

— Cela m’arrive donc ?

Elle ne dit ni oui ni non ; son regard sembla fouiller des histoires anciennes ; elle prit une figure très grave. Son œil, que je suivais, s’arrêtait, dans la représentation du passé, à des points de repère. Enfin elle dit :

— Oui, cela vous arrive.

Et elle me serra tendrement la main.

Moi, je pensais : « Elle revoit dans sa mémoire toutes les fois où j’ai souffert par elle, et sa main qui me tient m’en demande pardon. » Et j’avais envie de lui dire : « Mais ce n’est pas la peine de me demander pardon ! Si vous saviez seulement ce que c’est pour moi d’entendre le son de votre voix, si vous aviez entendu comme moi les quatre petits mots que vous avez prononcés : « Oui, cela vous arrive… », vous comprendriez que cela me suffit, que cela efface tout ! » J’étais bien sincère, l’air qui frappait ses dents et que ses lèvres distribuaient en syllabes toujours précipitées me causait un ravissement inexprimable… J’oubliais réellement tout : je n’avais jamais, jamais souffert par elle…

Elle me dit :

— Henri !… Henri !…

Elle ne me regardait pas ; ses yeux étaient fixés ailleurs ; mais elle tenait toujours ma main. Je fis :

— Qu’y a-t-il ?

Je sentais en elle un tourment singulier ; elle pressait ma main dans ses mains ; je crus qu’elle allait me dire quelque chose d’inespéré : par exemple, qu’elle m’avait aimé, qu’elle m’aimait.

Les larmes lui vinrent aux yeux et elle ne dit plus rien.

Quand je la quittai, le soir, elle me demanda :

— Henri, est-ce que vous seriez allé loin, tantôt, pour me chercher des goyaves, des caroubes ?

J’eus l’air indigné qu’elle en doutât. Il lui passa, sur les lèvres seulement, un sourire.

De telles scènes me faisaient grand mal. Je m’en allais, le soir, les jambes et le cœur rompus. Je l’aimais tant, que j’étais, malgré tout, crédule ; en fait, nul jeu de coquetterie n’eût été troublant comme ces tendres réticences, ces serrements de main muets et ces larmes.


Je passai une nuit folle. Mon supplice était de me moquer de moi-même et de me mépriser à cause des rêves trop beaux que j’osais faire. J’étais honteux, mais insensé. J’arrivai à Beaulieu plus tôt qu’à l’ordinaire. Mais j’avais oublié qu’il y avait ce jour-là du monde : des amis déjeunaient ; ils passèrent l’après-midi ; ils rentraient à Cannes et ne prirent qu’un train du soir pour y être à l’heure du dîner. On resta même un peu trop tard dehors, et Bernerette toussa ; elle avait eu le tort de beaucoup parler aussi. Pourtant, elle n’avait pas eu un mot, pas un regard particuliers pour moi… Ah ! la maudite journée.

Le lendemain, à mon arrivée, j’appris qu’elle avait eu la fièvre et qu’elle toussait. Je crus voir une jolie bulle de savon que j’avais moi-même soufflée un jour, et qui crevait. Bernerette ! Bernerette ! vous étiez donc décidément condamnée ? Tous ces beaux jours de répit, c’étaient donc des duperies, des mensonges du beau ciel d’ici ? Ah ! bouche charmante ! petites syllabes précipitées ! ô volupté éphémère ! Jamais, à aucun moment de ma vie, il n’eût pu m’être plus insupportable de me voir arracher Bernerette !

Quand je la vis sur sa chaise longue, affaissée comme du linge humide, je crus que j’allais la serrer dans mes bras et l’emporter pour la défendre contre cette mort qui semblait la tirer par en bas ! Ma tendresse ne put se dissimuler ce jour-là. Dès que je fus seul avec la pauvre petite, je pris une de ses mains et j’osai la couvrir de baisers.

En même temps, un flot de paroles arriérées me montait à la gorge, m’étouffait et retardait le moment de lui dire que je l’avais toujours aimée, que je l’avais tant aimée ! Elle vit bien ce que j’allais lui dire. Elle m’ôta sa main un moment pour porter un doigt à sa lèvre et faire : « Chut !… » Et elle me rendit sa main.

Je recommençai de baiser sa main en silence. Cette peau un peu trop chaude !… Ces fins doigts que le soleil pénétrait !… Ces petits os d’oiseau qu’on sentait à peine enveloppés !… Mes baisers sur cette frêle chose, c’était ma vie, dix-huit mois contrainte, qui s’épanouissait, fleurissait ! Bernerette baissait les paupières ; elle ne me regardait pas ; mais sa figure, calmée, était d’une bienheureuse.

Nous ne fûmes pas longtemps seuls. Madame de Chanclos me dit :

— Mais c’est vous qui êtes souffrant, mon ami ; Bernerette a bien meilleure mine que vous !…

En effet, j’étais vert d’émotion et Bernerette gardait sa physionomie paisible et aisée, malgré le rhume, disait-on, qu’elle avait contracté hier soir. Le temps était toujours splendide ; nous allâmes, malgré le rhume, au jardin, après midi, et là, comme je ne pouvais lui toucher la main avec toute l’ardeur que je n’aurais pas contenue, je la suppliai :

— Pourtant, Bernerette, il faut que je vous dise !…

Elle sourit et referma les yeux ; puis elle me laissa dire.

Je n’eus d’elle qu’un même mot, et elle le répéta toutes les fois que ma confession lui découvrait les crises d’un amour si vrai et si grand, que moi-même, à les exprimer, je frissonnais. Elle disait : « Henri !… Henri !… »

Nous étions, d’ailleurs, fréquemment interrompus. Sa mère passa une bonne partie de la journée avec nous. Cependant, comme nous rentrions au salon, emportant les pliants, Bernerette me dit tout bas :

— Vous m’avez fait du bien !

Là-dessus survint la visite d’un célèbre médecin de passage à Nice, que monsieur et madame de Chanclos avaient été poussés à consulter par leurs amis de Cannes, et quoiqu’ils jugeassent la chose inutile, l’avis du médecin de la famille suffisant bien. Le célèbre médecin commença par interdire absolument le retour à Paris, « même en mai, même en juin, même pour l’été, même pour l’année, et même pour deux années suivantes ! » Telles furent ses propres paroles. Ensuite, il déclara que Beaulieu non plus n’était pas favorable, et ordonna Davos, la montagne, l’air « intégralement pur. » Monsieur et madame de Chanclos furent atterrés ; ils vivaient persuadés que leur fille n’était pas atteinte, puisqu’on l’envoyait dans le Midi, qui n’est pas sérieux. On l’envoyait à Davos ; ils la tenaient pour perdue.

Bernerette, elle, accepta très philosophiquement l’arrêt, non qu’elle eût sur l’ordonnance du séjour à Davos le préjugé de ses parents, mais parce que, — et je croyais bien l’avoir remarqué déjà, même dans ses jours de santé, — elle n’avait conservé aucun espoir de vivre. Je le vis à son œil indifférent, durant toute la journée où son père et sa mère, inaccoutumés aux épreuves, ne parvenaient pas à dissimuler leur tourment. J’en fus, quant à moi, très bouleversé, parce qu’après les aveux que je lui avais faits, qu’elle m’avait laissé lui faire et qu’elle avait accueillis avec tant de bonheur, cela ne lui laisserait donc pas de regrets, de mourir ? Je lui en voulais beaucoup de sa résignation. Mais je ne partageais ni l’alarme soudaine et exagérée des parents, ni le calme désespoir de Bernerette. En tout cas, je devais la quitter dans deux jours pour rentrer à Paris ; et je comptais sur l’air de Davos, comme on compte toujours sur quelque remède nouveau, ceux d’hier étant reconnus vains.

J’aimais tant, aussi ! que je voyais uniquement l’heure présente ou celle qui doit aussitôt la suivre ; et je savais qu’il m’en restait vingt-quatre à passer près de Bernerette, et que toutes seraient employées à lui redire mon amour. On m’eût affirmé que, dans vingt-quatre heures, moi-même je mourrais, qu’est-ce que j’eusse préféré faire, sinon ce que précisément j’allais faire ? et qu’est-ce que j’eusse fait avec plus de frénésie et d’ivresse heureuse ? Rien, rien.


Ces deux jours sont des plus beaux que j’aie vécus. Sans me laisser impressionner par une destinée trop sombre, je sentais bien que la menace en planait sur la tête de celle que j’appelais, ces deux jours-là, enfin ! « ma petite bien-aimée ». Ce n’est pas pour cela que je l’aimais davantage ; mais tout de même je l’aimais mieux, et les mots, pour lui exprimer mon amour, étaient moins retenus par cette espèce de pudeur que j’ai à parler d’un grand sentiment. La disproportion se trouvait diminuée entre le lyrisme élevé du cœur et la médiocre vie : des paroles de passion y pouvaient tomber sans faire sourire celui même qui les dit et qui les pense.

Je m’abandonnai ; j’épanchai mon cœur. Je ne souris pas. Bernerette non plus. Elle baissait les paupières, comme la veille, et elle avait la figure d’une petite bienheureuse.

Elle me prenait la main, quand nous étions seuls, et elle me la serrait tendrement. Je n’en demandais pas plus ; n’était-ce pas beaucoup me dire ?

J’obtins plus, cependant ! Elle me confia tout bas, quand je lui dis adieu :

— Personne, jamais, ne m’a dit ce que vous m’avez dit, Henri !…

J’ai vu, tournées vers moi, à la lueur de la lampe, la petite figure adorée, la bouche qui martelait trop vite ces chères syllabes, les deux mains tendues !

Madame de Chanclos m’avait précédé dans l’antichambre. Je revins sur mes pas. Je me penchai de nouveau vers Bernerette pour lui baiser les mains. Elle ajouta :

— Personne ne me dira plus jamais… ce que vous m’avez dit…

Et j’entendis qu’elle sanglotait pendant que, de l’autre côté de la porte, je parlais à sa mère.

Pour la vingtième fois depuis le matin, madame de Chanclos me dit :

— Elle est perdue !… Elle est perdue !…

— Mais non ! Mais non !

Et je citais des exemples de guérisons connues.

— L’essentiel, disais-je, — et que les médecins négligent trop, — est de maintenir un bon état moral…

Madame de Chanclos me prit la main et je vis une larme au coin de ses yeux.

— L’état moral, il n’y a que vous qui ayez jamais su le lui maintenir bon. Et vous allez nous quitter ! Sans vous, que deviendra-t-elle ? Elle va écrire, du matin au soir, comme elle fait quand vous n’êtes pas là…

— Elle écrit donc toujours ? Mais qu’écrit-elle ?

— Toujours, depuis sa maladie. Elle écrit sur du papier à lettres ; elle enferme ce qu’elle écrit dans des enveloppes… qui ne partent pas, bien entendu : elle ne met ni timbre ni adresse. Un jour elle en a des piles ; le lendemain, elle les fait brûler. « Mais, maman, puisque ça m’occupe !… Mais, ce sont mes secrets, tiens !… » Ou bien elle a le toupet de me répondre : « Ce sont des lettres pour saint Joseph, je les ferai porter à l’église… » Non ! voyez-vous, de nos jours, les jeunes filles ne respectent ni Dieu ni parents !

Puis elle affecta de sourire ; elle était très émue, la pauvre maman ; elle eut quelques réticences, enfin elle me dit :

— Figurez-vous… il faut bien que je vous l’avoue, j’ai cru que ces lettres vous étaient destinées…

Je fis un geste d’étonnement, de dénégation, de protestation.

— Oh ! reprit-elle, je l’aurais voulu, je l’aurais souhaité de tout mon cœur ! J’ai en vous une confiance absolue ; vous êtes le meilleur ami de Bernerette ; j’autorise ma fille à vous écrire quand vous serez séparés ; dites-le-lui vous-même ; qu’elle vous écrive, cela lui fera du bien…

Et elle en revint à son idée, en clignant des yeux :

— Et puis, comme cela, je crois bien que quelques-unes des lettres qu’elle écrit iront à leur destinataire !… Ne dites pas non : vous n’en savez rien. Les jeunes filles, voyez-vous, celles même qui se croient audacieuses, ont bien des timidités. On griffonne du papier, on griffonne, mais on n’envoie pas le billet ; c’est un peu comme lorsque nous crions bien haut : « Oh ! à celui-ci, je vais lui dire son fait ! D’abord, je lui dirai : « Monsieur !… » Mais on ne lui dit même pas : « Monsieur !… » On évite de le rencontrer.

J’étais confondu ; je me retirai ; madame de Chanclos ne me lâcha pas la main :

— Et vous, répondez-lui, je vous en prie ! répondez-lui sans crainte. Elle n’écoute ni son père ni sa mère, mais ce qui vient de son ami est comme un oracle…

— Merci, madame ! Au revoir, madame, à demain !

Ce dernier jour, ce fut Bernerette qui me pria :

— Henri ! parlez-moi comme hier…

Et elle ne laissa perdre aucun des instants où nous nous trouvions seuls. Je la voyais se tapir, avec un petit frémissement des épaules, contre les coussins de sa chaise longue, comme un oiseau qui se met au nid ; elle fermait les yeux et elle était toute prête à recevoir ma tendresse. Moi, je l’aimais trop, j’étais trop ému pour savoir parler. Je n’ai jamais compris l’éloquence amoureuse ; quand on aime, on dit plus par ce qu’on ne dit pas que parce qu’on exprime. J’étais gêné aussi parce que, quand on dit qu’on aime, on parle surtout du passé. On dit combien, à tel moment, on a aimé, comment on a aimé tel jour : « Oh ! tel jour, vous souvenez-vous ? vous portiez une robe bleue ?… » C’est toujours la même chose ! Et le passé, c’était ma souffrance muette, ma jalousie. Je ne voulais pas parler de l’autre ; je sentais que je commettrais une grande faute en parlant de lui. Mais j’aimais tant, que, parmi mes mots embarrassés et sincères, quelques-uns la touchaient, la pénétraient et semblaient vraiment l’inonder d’un bien-être inconnu d’elle.

Je m’enivrais moi-même, peu à peu, du bonheur que je semblais répandre, et je me souviens que je compris, un moment, que je serais capable, si cela continuait, de dire plus de paroles que je ne voulais et de les arranger plus adroitement, pour produire sur cette figure chérie un plus long ou un plus vif contentement. En pensant à cela, je m’en attristai et je m’arrêtai de parler.

Je dis à Bernerette :

— Oh ! regardez-moi !

Elle s’arracha d’un rêve et m’ouvrit ses yeux. Mais ce n’étaient pas ceux de la figure bienheureuse qu’elle faisait quand elle baissait les paupières. J’en éprouvai un malaise soudain, incertain, indéfinissable, qui me fit lui demander, comme un secours pressant :

— Oh ! Bernerette ! dites-moi quelque chose, vous !

Elle me dit gentiment, tendrement :

— Henri !

Mais c’était du ton dont elle me disait si souvent : « Vous êtes mon meilleur ami… » Je faillis pleurer. Je tenais sa main dans la mienne ; je me mis instinctivement à la baiser avec frénésie ; et puis j’eus envie de baiser le bras, sous la large manche, et plus, si c’était possible. Ma main enveloppa ce bras, en pressa la chair ; et cela éteignit tout à coup l’éclair qui m’avait secoué. La lueur avait été tellement rapide que si la commotion en persista en moi, je ne me souvins plus de sa cause. Un peu plus tard, quand j’y repensai, je l’attribuai au changement de temps brusque qui se produisit peu après, qui nous interrompit et nous occupa assez niaisement le reste du jour. La mer avait noirci tout à coup au large ; on avait vu une barre sombre approcher de la côte, deux barques de pêche regagner Nice en amenant leurs voiles, les arbres du Cap se coucher alors que l’air était parfaitement calme autour de nous, puis, comme nous nous dépêchions de rentrer les chaises, la guérite d’osier arrivait toute seule à mi-chemin de la maison, plus vite que nous : c’était le mistral, qui ne fit plus relâche. Et chacun répéta, jusqu’au soir : « C’est tant mieux, car on regrettera moins de quitter ce pays par un mauvais temps. »

Dans la soirée, Bernerette me dit, à part :

— Je vous demande pardon, Henri, de vous avoir quelquefois fait de la peine : mais je ne savais pas !… Vous auriez dû me parler plus tôt !

Comme je ne répondais pas, elle ajouta :

— Moi, je vous remercie… C’est si bon ! si bon, de se sentir aimée !

Je m’écriai :

— Quand on aime !

Elle ne répondit point à cela. Elle reprit :

— Quand je pense que j’aurais pu mourir sans avoir entendu les choses douces… les choses si douces… que vous m’avez dites !…

Elle se tut une minute. On entendait les rafales au dehors et une branche d’eucalyptus qui fouettait la persienne. Je répétai, un peu bêtement, mais poussé par la force de l’instinct :

— Je vous aime, tant !… tant !…

Elle referma ses paupières, comme elle l’avait fait si souvent pendant ces deux derniers jours, et elle dit :

— Que cela doit être délicieux !

Ce furent les derniers mots échangés entre nous deux seuls, parce qu’un domestique vint m’avertir que l’heure d’aller à la gare était sonnée. Ces derniers mots ambigus, que je n’avais pas le temps d’éclaircir, qui contenaient, à ce qu’il me semblait, de quoi me réjouir ou de quoi m’alarmer à jamais, je les emportai comme la relique suprême que nous laisse le plus souvent une femme : comme une énigme insoluble, déchirante.

Si elle m’eût aimé, elle eût dit : « Que cela est délicieux ! »

Mais peut-être pensait-elle : « Que cela doit être délicieux de s’entendre dire : « Je vous aime ! » quand on espère l’entendre encore le lendemain ! »

Mais ne pensait-elle pas : « Que cela doit être délicieux… même sans espoir de lendemain, quand cela vient de celui qu’on aime ?… »

J’eus de quoi méditer et ne pas dormir.


Mais une anxiété plus longue me fut épargnée par la malheureuse enfant qui, en tout cela, avait enduré un supplice pire que le mien. Quarante-huit heures après mon retour à Paris, je recevais de Beaulieu un télégramme où l’on m’informait que Bernerette, « toujours imprudente », était atteinte d’une fluxion de poitrine. Cette maladie aiguë, jointe à son état de santé si grave, c’était la dernière heure de Bernerette, désignée du doigt sur le cadran.

Cela traîna pourtant une semaine. Je ne sais si elle me parut longue, parce que j’attendais en espérant quand même, ou si elle me parut courte, parce que le dénouement ne me trouva pas préparé. Je piétinais ; rien ne m’autorisait à partir afin de revoir un instant encore Bernerette ; on ne m’en priait point : c’était donc que Bernerette ne me réclamait pas. Enfin l’on m’informa tout à coup de l’heure où le convoi funèbre entrerait à la gare de Lyon !

Je clignai des yeux comme on fait lorsque la foudre tombe.

Et puis, taisons-nous.

Quelques jours plus tard, me trouvant seul, dans le petit hôtel du Ranelagh, avec les parents vieillis, abîmés, terrorisés comme au soir d’une émeute sanglante, madame de Chanclos me fit monter à sa chambre. Il y avait là, sur une table, le petit pupitre fermant à clef, dont usait Bernerette à Beaulieu ; je le reconnus tout de suite. Madame de Chanclos vit que je regardais le pupitre, et aussitôt elle se mit à pleurer, à sangloter. Elle s’assit, puis s’essuya les yeux, se calma un peu. Je m’étais détourné, et je pleurais, moi aussi, en regardant par la fenêtre sans rien voir. La pauvre mère s’approcha de moi, me prit les deux mains comme dans l’antichambre de la villa Cynthia et me dit :

— Permettez-moi de vous embrasser, Henri !

Elle m’embrassa, et les sanglots redoublèrent. Elle n’y voyait pas pour ouvrir le petit pupitre, et sa main tremblait trop pour introduire dans la serrure la clef minuscule. Elle disait :

— Je l’ai pourtant ouvert ce matin…

Je lui offris mon secours, qu’elle accepta :

— D’ailleurs, Henri, c’est à vous !

Il y avait dans ce pupitre un fouillis d’objets ayant appartenu à Bernerette, et que nous connaissions trop, et dont la vue en ce moment était extrêmement douloureuse : son porte-monnaie, ses plumes, ses crayons, des morceaux de pastels qui salissaient tout, un éventail offert gracieusement par le casino de Monte-Carlo, un mouchoir ourlé en fil rose, enfin du papier à lettres, des enveloppes. L’une d’elles, au-dessus de tous les papiers, portait mon nom.

— Vous voyez !… dit madame de Chanclos.

Elle ajouta :

— Celle-ci vous reste ; mais toutes celles qu’elle a brûlées !… Elle a dû se lever, une des dernières nuits, pendant une courte absence de la garde, car il y en avait une pile là, dans le coin à gauche, sept ou huit au moins, j’en jurerais…

Elle remuait les enveloppes et le papier à lettres, pendant que j’ouvrais, moi, l’enveloppe portant mon nom, et lisais ces seuls mots, écrits à la hâte :

Henri,

Adieu, mon meilleur ami !

BERNERETTE.

Madame de Chanclos me dit :

— Tenez ! encore une !…

C’était une enveloppe close, et assez lourde, sans adresse. Je fis observer à madame de Chanclos qu’il n’y avait pas d’adresse. Elle me dit :

— Allez ! ouvrez, mon ami !

Cependant, je m’aperçus que cette enveloppe portait, au revers, et dans un coin, le seul mot : lui.

Je dis à madame de Chanclos :

— Voyez donc cela.

Elle lut « lui » ; elle eut presque un sourire et me dit avec une complète confiance :

— Eh bien ?

J’ouvris. La lettre était longue, celle-là ! Mais je ne lus que les premiers mots :

Claude !… Claude !…

Comme tout tournait autour de moi et comme je cherchais à m’asseoir, madame de Chanclos tenait à me répéter :

— Elle en a brûlé cinquante pareilles !…

Cependant, je ne voulais pas demeurer paré à ses yeux d’un prestige qui ne m’était pas dû ; je dis à madame de Chanclos :

— Les cinquante n’étaient pas pour moi, ni celle-ci.

Et je lui tendis la lettre. Elle dut, elle aussi, s’asseoir, après avoir pris connaissance des premiers mots ; puis elle poussa des exclamations. Elle disait : « Ah ! mon Dieu !… » Elle s’interrompait de lire, et ses deux bras tombaient sur ses genoux ; le papier même lui échappa, et la politesse voulut que je vinsse le ramasser et le lui rendre. Elle s’écriait : « Oh ! le cœur !… le cœur de nos enfants !… »

C’était sa nouvelle méprise qui la stupéfiait et l’absorbait. Elle ne songea pas à me dire, elle non plus : « Mais vous ! malheureux, qui avez pu vous croire aimé d’elle !… » Je l’excusai de ne pas penser à cela, en des moments si troublés.

Et après, je m’en allai, parce que je sentais, à d’imperceptibles détails, que depuis que l’on connaissait la lettre destinée à lui, ma présence, dans la maison déjà, devenait moins agréable.

FIN

345-18. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 7858-5-18.

DERNIÈRES PUBLICATIONS

Format in-18 à 3 fr. 50 le volume

  Vol.
GABRIELE D’ANNUNZIO
Francesca da Rimini
1
DOCTEUR BARTHEZ
La Famille Impériale à St-Cloud et à Biarritz
1
RENÉ BAZIN
Nord-Sud
1
JEAN BERTHEROY
Les Tablettes d’Erinna d’Agrigente
1
RENÉ BOYLESVE
Madeleine Jeune Femme
1
BARONNE A. DE BRIMONT
Tablettes de Cire
1
GÉNÉRAL BRUNEAU
En Colonne
1
GASTON CHÉRAU
L’Oiseau de Proie
1
HENRY DAGUERCHES
Le Kilomètre 83
1
GASTON DESCHAMPS
A Constantinople
1
CHARLES ESQUIER
L’Entraîneuse
1
ANATOLE FRANCE
Les Dieux ont soif
1
FERNAND GAVARRY
L’Ultimatum
1
MAXIME GORKI
Une Tragique Enfance
1
PAUL LACOUR
Le Frelon
1
ÉTIENNE LAMY
Témoins de Jours passés (2e série)
1
PIERRE LOTI
Turquie agonisante
1
KARIN MICHAELIS
La Jeune Madame Jonna
1
CHARLES NICOLLE
Le Pâtissier de Bellone
1
ÉMILE NOLLY
Gens de Guerre au Maroc
1
HENRI DE NOUSSANNE
L’Aéroplane sur la Cathédrale
1
JULES SAGERET
L’Amour menteur
1
MARCELLE TINAYRE
Madeleine au Miroir
1
LÉON DE TINSEAU
Le Duc Rollon
1
PIERRE DE TRÉVIÈRES
Le Fouet
1
PAULINE VALMY
La Chasse à l’Amour
1
JEAN-LOUIS VAUDOYER
Poésies
1
RENÉ WALTZ
Vers les Humbles
1
Mrs. WILFRID WARD
Les Mains pleines
1
COLETTE YVER
Les Sables mouvants
1