The Project Gutenberg eBook of La Manifestante

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Title: La Manifestante

Author: Léon Frapié

Release date: March 20, 2021 [eBook #64886]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MANIFESTANTE ***

Les Conteurs Inédits

LÉON FRAPIÉ

LA
MANIFESTANTE

Éditions Kemplen
PARIS

Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

LA MANIFESTANTE

M. et Mme Dovrigny étaient des gens d'honneur. Leur ascendance se composait de magistrats et d'officiers. L'on y citait de hauts grades, mais pas de noms illustres, pas de grands personnages. Dans leurs familles, on avait cultivé le devoir et la légalité consciencieusement, sans héroïsme, — comme ailleurs on cultive la terre.

M. Dovrigny, directeur d'assurances à Paris, avait de la fortune ; les époux vivaient selon la meilleure ordonnance mondaine ; la convention moyenne déterminait leurs goûts artistiques et récréatifs. La beauté, dans tout domaine, était pour eux une chose de juste mesure, confinée dans de strictes limites.

Ils n'étaient excessifs que dans leur adoration pour leur fils Adolphe qui atteignait l'âge du mariage et pour qui ils faisaient des rêves ambitieux.

Adolphe, vingt quatre ans, point sportif, pas très vigoureux, était pourtant de taille plus élevée que son père et que sa mère. Sa physionomie avait aussi plus de caractère que la leur. Blond, les yeux clairs, il avait une figure régulière, allongée, contemplative, d'un type aristocratique.

Selon une loi de nature, la race changeait en sa personne. C'était un garçon sérieux, très sérieux ; mais, sous l'influence de l'époque, il s'écartait de la tradition familiale si réglementaire. Par exemple, au lieu d'avoir uniquement des goûts appris, il sentait en lui la velléité de goûts personnels. En musique, en littérature, il considérait, avec le désir de les comprendre, des œuvres que ses parents ignoraient et refusaient de connaître.

Ses études terminées, — le baccalauréat et deux inscriptions de licence, pour la qualification d'étudiant en droit qu'elles comportaient, — son père lui avait attribué un emploi privilégié dans la Compagnie qu'il dirigeait.

Voilà qu'Adolphe Dovrigny s'était épris d'une simple employée de bureau, Mathilde Anriquet, que les motifs de service lui faisaient aborder quotidiennement!

Oh! la race entrait en évolution : il n'avait pas consulté ses parents avant d'engager de tendres pourparlers.

Et un beau jour, sans préambule, il leur avait annoncé qu'il se considérait comme fiancé. Il n'avait tenu compte de leurs pathétiques représentations que par des bouderies et des airs ennuyés.

Les parents se désolaient. Adolphe était un enfant gâté que l'on n'avait jamais contrarié ; ils avaient peur de lui faire du chagrin, ils ne pouvaient ni ne voulaient s'opposer expressément au mariage d'amour qu'il projetait et qui était pour eux un mariage « d'aventure ».

Ils essayaient de tout leur cœur, de toute leur sincérité, de toute leur passion de gens d'honneur, de l'en détourner.

Ils invoquaient surtout le rang, — l'étiage social, qui dépendait, (en dehors de l'origine, de l'éducation, et de la situation de fortune), d'un aspect mondain correct, légal, — d'un aspect de discipline, de bienséance, qu'il fallait exactement posséder.

— Cette jeune fille, à qui tu as pu adresser tes hommages sans formalité protocolaire et qui les a acceptés avec indépendance, n'est pas moralement assez haute, assez grande, assez belle pour toi.

Tel était le leit-motiv de leurs discours affectueux.

D'autres critiques ne leur manquaient pas :

— Elle est petite, brune de peau ; sa jeunesse n'a que l'agrément parisien ; avec ses yeux luisants et mobiles, nous lui trouvons une frimousse un peu enfantine. La candeur enfantine, à un certain âge, s'appelle ignorance et bêtise.

« Tu avoues toi-même que ta Mathilde n'est pas une beauté. Tu prétends la préférer aux jeunes filles que tu as pu connaître jusqu'à présent, parce qu'elle est mieux de cœur, d'intelligence, de conscience.

« Mais par quoi, comment est-elle ainsi mieux que les autres? Tu ne saurais le préciser. De cela, tu as seulement l'impression, le pressentiment.

« Eh bien, mon enfant, la vérité ne fait aucun doute : tu es influencé, trompé, aveuglé par un éveil de nature, par un mirage qui vient de toi-même.

« Tu as l'âge d'avoir une femme, tu prêtes une supériorité chimérique à celle que le hasard a placée le plus près de toi.

Adolphe ne restait pas sans répondre. Mathilde avait, entre autres, ce mérite d'être une employée modèle, de travailler pour gagner sa vie, et même de faire passer l'aide à sa famille avant la légitime coquetterie. Elle était économe jusqu'à se refuser le bouquet de violettes dont ses collègues ornaient leur table de travail.

Les parents se récriaient :

— Nous reconnaissons que cette jeune fille a des qualités, mais tout ordinaires, — mais point les qualités exceptionnelles que doit avoir la femme d'un homme tel que toi.

« Son extrême simplicité ne vient-il pas d'un défaut de goût? Dans tous les cas, ce fait de se refuser le luxe d'une fleur, cette sagesse mesquine est sans intérêt pour toi, notre unique héritier.

« La seule qualité de notre classe, la seule qualité mondaine ou bourgeoise de Mlle Mathilde serait qu'elle se montre parfaitement réservée en public ; dans les bureaux mêmes, elle se tient d'une façon toute différente de ses collègues. Quand elle est dehors, elle ne lance pas ses regards à tort et à travers, elle ne parle pas et ne rit pas tout haut, comme font ces demoiselles. On la sent incapable, non seulement de s'afficher, mais de manifester à la manière spontanée des gens, par exclamations et par gestes, même dans les occasions admissibles, même devant un spectacle de rue stupéfiant, effrayant ou comique.

« Très bien : elle conserve, en toute occurrence, la retenue, la correction. Mais cette correction, si louable soit elle, ne suffit pas seule à classer une personne.

« Si tu voulais nous croire, au lieu de t'obstiner dans ton parti-pris, — tu consentirais à ouvrir les yeux, à juger, à critiquer, à comparer. Tu considérais attentivement certaines jeunes filles de notre entourage, — chose que tu n'as jamais faite, — par exemple, tu regarderais sérieusement, tu observerais, tu étudierais Émilienne de Bégalit.

*
*  *

En effet, la déconvenue de M. et de Mme Dovrigny était d'autant plus cruelle qu'ils avaient cherché eux-mêmes la réalisation de leurs rêves ambitieux, — et qu'ils avaient caressé la délicieuse espérance de donner, eux-mêmes, une femme à leur cher enfant.

Juste au moment où Adolphe leur avait parlé de Mathilde Anriquet, ils venaient de fixer leur choix sur Émilienne de Bégalit et dans les conditions les plus ravissantes : les parents de la noble héritière trouvaient Adolphe digne de leur fille et elle-même n'était pas sans laisser deviner un trouble charmant lorsque la conversation se portait sur ce jeune homme « accompli ».

Ce parti répondait sous tous les rapports à l'idéal de M. et de Mme Dovrigny.

Émilienne était « belle femme » à la perfection, une déesse blonde, sculpturale au point de paraître un peu froide, — mais attendons l'amour, le bonheur conjugal et ses miracles. Elle était cultivée selon le meilleur programme mondain ; son goût en n'importe quel genre était copié sur le bien classique. Elle répudiait, sans idée personnelle, tout ce qui n'était pas conforme aux traditions, aux opinions ou aux habitudes bienséantes. Elle était bien élevée au point de ne savoir envisager aucune espèce de hardiesse.

Et ses parents donc! Ils étaient pareils à ceux d'Adolphe en plus austère, — leur code de l'honneur était plus agissant, plus intraitable que celui de M. et de Mme Dovrigny. Notamment, ils aimaient leur fille avec moins de faiblesse que n'en montraient ces derniers envers leur fils.

Ainsi, on leur fit part de la situation avec loyauté : Adolphe, avant que l'on eût pensé à Émilienne pour lui, s'était amouraché de Mathilde, oh légèrement, — mais il était si délicat, que l'incident prenait une importance exagérée.

Eh bien, les parents d'Émilienne furent d'avis que les Dovrigny n'avaient qu'à user de leur autorité et à imposer une rupture immédiate.

Toutefois, ils acceptaient, en haussant les épaules, que l'on donnât le temps à Adolphe de revenir tout seul à un choix acceptable. Car ils ne doutaient pas un instant que leur fille ne l'emportât sur cette mademoiselle Mathilde ; ils n'admettaient même pas qu'Émilienne fût mise en balance. Ils comprenaient qu'Adolphe craignait une scène disgracieuse, s'il rompait trop brusquement.

Hélas, Adolphe demeurait inébranlable dans sa résolution d'épouser Mathilde et il insistait pour la présenter à ses parents. Ils ne la connaissaient que pour être allés secrètement l'examiner dans son bureau, à un guichet ouvert au public. Déchirés, portés à la fois à céder et à refuser, ils bornaient leur résistance au moyen administratif de l'atermoiement, où ils excellaient par atavisme.

Le jour où ils recevraient Mathilde, ne reconnaîtraient ils pas, par ce fait, comme possibles, les fiançailles de leur fils?

Finalement, après quelques semaines gagnées au moyen de prétextes, de diversions, de contre-propositions plus ou moins bien déguisées, M. et Mme Dovrigny durent se résigner.

Mais, tenaces jusqu'au bout, ils spécifièrent très fort que cette première visite de mademoiselle Mathilde Anriquet n'était encore qu'une épreuve.

Ils s'accrochaient à cette dernière imagination : que la jeune employée commettrait quelque incorrection, laisserait apparaître quelque infériorité qui choquerait Adolphe lui-même et justifierait une nouvelle opposition de leur part.

Cela s'est vu souvent, cela est avec raison exploité au théâtre : une personne placée par les apparences trompeuses à un rang élevé, — et qu'un gros mot, qu'un geste trivial fait dégringoler au bas étiage qui est le sien véritable.

*
*  *

Le fatal dimanche est arrivé.

Un programme a été arrêté d'avance.

Cet après midi, Mlle Mathilde Anriquet ne sera accompagnée ni de son père ni de sa mère qui préfèrent, par sentiment des distances, modestement rester dans l'ombre, — (M. Anriquet est Contrôleur de chemin de fer), — elle viendra toute seule à cinq heures.

Adolphe, seul aussi, tout d'abord, la recevra, l'introduira dans le salon, — puis il ira chercher ses parents et procédera à une présentation en règle — sans qu'à aucun moment soit posée, soit examinée la question du mariage.

Dès le commencement de l'après midi, Adolphe et ses parents sont émus pour des causes différentes, mais à un degré pareil. Malgré eux, ils regardent l'horloge, ils calculent le temps avec anxiété.

Quatre heures. On sonne. Quelle peut bien être cette visite?

Surprise : c'est M. de Bégalit qui non seulement ignore où en sont les choses, mais reste persuadé qu'Adolphe sera son gendre, plus ou moins tôt, selon les circonstances et il les surveille de près les circonstances.

Le père d'Émilienne est plus cérémonieux que d'habitude, — il est même grave, avec une solennité sous laquelle on devine la satisfaction triomphante.

— Mes chers amis, il s'agit de Mlle Mathilde. La Providence, vous le savez, veut que mon domicile avoisine le bureau de cette jeune personne et que je me trouve, de force, placé à un poste d'observation. Le hasard m'a fait souvent sortir en même temps qu'elle, et avoir à parcourir le même chemin qu'elle. C'est par moi que vous avez été renseigné franchement sur sa décence extérieure.

« Aujourd'hui, j'ai un fait considérable à vous communiquer. Ce fait se rapporte au procès Bélinois qui s'est terminé hier.

Que l'on imagine l'effarement d'Adolphe, et de M. et de Mme Dovrigny : Mme Bélinois, une femme de toute ordinaire extraction, avait tué, d'un coup de revolver, son mari, un potentat de la finance, — par légitime défense, prétendait elle, — par préméditation cupide prétendait le ministère public qui réclamait la peine de mort.

Le procès avait passionné l'opinion : les uns souhaitant l'acquittement, les autres la condamnation.

Mme Bélinois était une étrange figure : actrice débutante, mais élève remarquée du Conservatoire, elle avait été épousée pour sa beauté, pour son charme, pour sa vocation d'amoureuse.

A entendre la défense, elle méritait le royal mariage qu'elle avait fait : toute la poésie et tout le dévouement et, notez bien, toute la vertu de l'amour habitaient en son cœur.

Or sa vie conjugale avait été un véritable martyre : un mari brutal, sadique, — un homme jaloux, avare, égoïste avec férocité, — qui imputait à crime jusqu'à des démarches de bienfaisance, jusqu'à des dépenses de charité.

Elle avait subi des outrages et des sévices ; l'état de dépendance où la femme est mise par la loi était devenu le pire esclavage, la pire torture.

Point de cupidité dans son explosion meurtrière : les clauses du contrat de mariage la laissaient aussi pauvre, veuve, qu'elle était, jeune fille.

Bon. Mais à entendre l'accusation, si Mme Bélinois restait pauvre, c'était par surprise, par suite d'un faux calcul, — et aucune de ses allégations n'était prouvée : le mari n'avait pas outrepassé ses droits, — il avait réagi légitimement contre un abus d'indépendance qui était le grand mal de l'époque actuelle.

« Certaines femmes étaient des insurgées, des anarchistes en rébellion contre les devoirs justement imposés à leur sexe.

Le procès avait, par endroits, pris l'ampleur d'un réquisitoire contre le féminisme, contre l'amour même.

Les huit audiences avaient accru l'émotion du public, mais l'avaient laissé presque aussi divisé que pendant l'instruction.

Les efforts opposés de la défense et de l'accusation n'avaient fait que rendre le mystère impénétrable.

A la vérité, l'on ne pouvait prononcer un jugement personnel que par l'intuition du cœur.

L'accusée avait bien soutenu son rôle : des attitudes et des paroles tragiques, des cris palpitants, des protestations, des serments impressionnants. Mais n'était-elle pas une comédienne de profession?

Les larmes de douleur et de désespoir n'avaient pas désarmé toutes les préventions, — non plus que la misère physique de cette malheureuse épuisée, rongée de fièvre, suppliciée par les interrogatoires, — mais qui gardait, pour certains yeux, une sorte de majesté indéfinissable.

Maintenant revenons à nos personnages.

Après une pause pour ne pas couper l'effarement de ses auditeurs, M. de Bégalit continue :

— On savait que le procès se terminerait hier samedi. Grâce au loisir de la semaine anglaise, une foule, tout de suite après le déjeuner, s'est massée sur la place Dauphine, devant la cour d'assises, pour attendre le verdict.

« A quatre heures, la nouvelle de l'acquittement s'est répandue dans Paris. L'héroïne du procès devant être mise en liberté immédiatement, une partie de la foule a voulu la voir sortir.

« En effet, une certaine porte s'est ouverte et la meurtrière acquittée est apparue, affreusement pâle, soutenue comme une agonisante, Parbleu! elle se sentait marquée du sang indélébile, elle se sentait une proscrite parmi les autres femmes.

« Il est de fait qu'un grondement effrayant l'a accueillie. La foule réunie là était la partie hostile qui voulait lancer, et peut être exécuter son verdict personnel.

« Il y a eu un instant critique. Sur le passage de la misérable, les huées augmentaient, des poings s'avançaient menaçants. Les exemples abondent de la populace brusquement déchaînée aussi terrible que la tempête, que l'ouragan.

« Mais alors, une contre-manifestation, — une seule. Attention!

« Avant que la menacée pût se réfugier dans un taxi, une jeune fille s'est précipitée à son secours, des fleurs offertes à la main.

« Tel a été le geste, telle a été l'expression, tel aussi le fluide, que la foule a été immobilisée par la stupeur, le temps suffisant pour la fuite.

« Hein? Vous imaginez l'inconcevable audace de la manifestante, isolée, détachée, se solidarisant avec la criminelle contre une foule entière, — au mépris de toute vergogne, au risque d'un mauvais parti.

« Car elle a dû s'enfuir, elle aussi, — le répit n'a pas duré. Le chauffeur du taxi a eu la présence d'esprit de la saisir, de l'emporter sur son siège comme un bagage, pour la déposer hors des atteintes vengeresses.

« Eh bien, attention! un degré s'ajoute encore à l'inconcevable!

« Cette manifestante de la solidarité, cette intrépide pardonneuse et protectrice de la femme qui avait tué son mari, était une jeune fille en instance de fiançailles! Préparez vous : c'était Mlle Mathilde Anriquet.

« Au revoir mes amis, je me ferais scrupule d'insister. Je me rends compte que vous avez besoin de solitude, je vous laisse à vos réflexions. »


M. de Bégalit parti, Adolphe et ses parents se regardent à grands yeux vides : ils ne savent pas, ils sont désemparés.

Ils devraient évidemment partager la réprobation frémissante du père d'Émilienne, qui trouve abominable, monstrueux, qu'une jeune fille désireuse de se marier affiche, comme d'un élan irrésistible, son sentiment pour la criminelle qui a assassiné son mari.

M. et Mme Dovrigny surtout devraient voir là, sans hésiter, le coup de théâtre escompté, la révélation qui, au dernier moment, démonétise un personnage sympathique par erreur.

Mais la dose excessive empêche qu'un poison mortel tue sur le coup. Mais la dose excessive de monstrueux arrête le mécanisme intellectuel.

L'acte de Mathilde est tellement inattendu que l'on ne comprend pas, — et l'incompréhension fait que l'on reste sans paroles, sans décision.

Ah! mon Dieu, on sonne, on a sonné! C'est l'heure! Quoi faire? on ne sait pas.

Le fils et les parents assis ne bougent pas. Ils oublient le cérémonial prémédité, — ils laissent la domestique introduire la visiteuse.

Dans le cadre de la porte, apparaît la jeune fille, — celle dont l'on vient de parler, — celle d'hier : ses mains gantées ont offert les fleurs, son front, ses yeux, sa bouche ont exprimé la solidarité, — dans sa poitrine, son cœur a commandé l'élan inconcevable.

Or l'entrée de Mathilde produit sur les trois personnages assis l'effet d'une irruption de clarté.

Ils se lèvent, ils s'avancent d'instinct, par spontanéité curieuse, comme pour voir de près, comme pour toucher.

C'est bien une irruption de clarté : Mathilde est vêtue de clair, une toilette sans artifice qui ne modifie aucune de ses proportions naturelles, une coiffure en béret qui n'ombrage pas la physionomie. Elle se présente bien droite, toute figure offerte, toute transparente de conscience : voici ma personne et voici mon âme.

On lui tend la main par une sorte de nécessité contagieuse, par impossibilité de composer des attitudes, avec seulement dans les yeux, dans la pensée, cette certitude : elle est la même aujourd'hui qu'hier, elle n'a pas deux visages, elle n'a pas deux aspects.

— Bonjour Mademoiselle.

— Entrez donc, Mademoiselle.

Les hôtes sont influencés, embarrassés, comme devant une personnalité non encore rencontrée ; il semble que Mathilde apporte avec soi une atmosphère étrangère.

Elle sourit, émue, pâlissante, rougissante :

— Je vous remercie, Madame, je vous remercie, monsieur, de vouloir bien me recevoir.

On déplace les sièges pour chercher une contenance :

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

— Vous êtes venue à pied?

Mais M. et Mme Dovrigny tout à coup s'inquiètent affreusement. Adolphe a salué, a présenté : Mademoiselle Mathilde Anriquet… mes parents… Puis il est allé fermer la porte derrière Mathilde, mais grâce à cela il a disparu!

Ah! mon Dieu, il se dérobe, il ne veut plus épouser Mathilde, il ne veut plus la voir. Le réquisitoire de M. de Bégalit l'a conquis en faveur d'Émilienne, l'héritière en possession de la beauté morale la plus régulière.

— Adolphe? demande malgré soi Madame Dovrigny.

— Adolphe a dû oublier quelque chose dans sa chambre, répond le père.

Que va-t-il se passer?

Le mieux n'est-il pas de faire que Mlle Anriquet devine à demi-mot « le changement » d'Adolphe.

M. Dovrigny commence :

— Mademoiselle, vous nous avez trouvés réunis au salon parce que nous venions d'avoir une visite. La visite d'un ami intime, au courant de nos projets, et bien entendu aussi au courant de nos opinions. Or le hasard veut que cet ami habite…

Ici, une exclamation de Mme Dovrigny.

Voici Adolphe. Il a en effet été déterminé par le réquisitoire de M. de Bégalit.

D'un bond, il a franchi les étages, puis il a couru à une boutique voisine. Et voici qu'il se précipite, des fleurs à la main :

— Mademoiselle Mathilde, chacun son tour. On vous a vue hier!

— Oui! fait Mathilde, les yeux émerveillés. Et vous aujourd'hui…

— Et moi aujourd'hui, du même cœur que vous…

Selon la loi éternelle, M. et Mme Dovrigny ont toujours trouvé qu'Adolphe était le plus beau garçon qui existât au monde. Mais, en ce moment, par son geste, son attitude, son sourire, — ils lui voient une beauté qu'ils ne lui connaissaient pas, une beauté comme vaporeuse, qui saisit, qui donne envie de pleurer. Oui! eux, en adoration depuis vingt cinq ans devant leur fils, ils ne l'avaient pas encore bien vu.

Vraiment ceci est nouveau pour eux : il a un large front où se joue la lumière, ses yeux s'attendrissent d'un éclat miroitant, la bonté décidée frissonne sous sa fine moustache. Comment des lèvres closes, peuvent elles, en s'avançant à peine, exprimer tellement l'action et la bonté?

Ils sentent qu'Adolphe, après la condamnation de Mathilde par M. De Bégalit, a, lui aussi, obéi à l'élan que rien n'arrête, — et que là, dans cet inconcevable, est la grande beauté.

Ils sentent par leur fils adoré.

Adolphe matérialise, rend perceptible pour eux le sublime, le bien qui ne se définit pas, qui n'a pas de mesure, qui ne se voit que par les yeux du cœur.

Et voilà qu'ils aiment, à en pleurer aussi, Mathilde, la petite parisienne, la modeste fille sans apanage aucun, — mais la personnification d'une bien haute espèce féminine.

Une femme était en danger, menacée par la foule qui hurle et qui lapide. Mathilde s'était jetée devant la blessée que l'on voulait achever. — Quel éternel emblème! Mathilde avait tenu en respect la barbarie aveugle en brandissant des fleurs!

Comment battait-il donc ce cœur apitoyé pour avoir ainsi vaincu les cœurs impitoyables?

Ah! mes amis, combien le sens de la beauté est-il entré chez les Dovrigny, dans leur maison, dans leur conception, dans leur existence, dans leur substance tressaillante!

Voilà qu'ils ont cette faculté d'exprimer, d'un regard, ce qu'il y a de plus délicat en nuance et en sensibilité ; voilà qu'ils se demandent, d'un regard, qui des deux, par justice, ils doivent embrasser en premier : Adolphe ou Mathilde?

Car enfin Adolphe a deviné Mathilde ; il a su, avant elle même, de quelle bravoure elle était capable, — il a, dès le début, annoncé qu'elle était mieux de cœur que n'importe laquelle.

Allons! égalité! embrassons les ensemble : Mme Dovrigny, Mathilde ; M. Dovrigny, Adolphe, — et puis faisons l'échange. Il ne faut pas faire de jaloux quand on a deux enfants.

LA TOMBOLA

Dès qu'ils eurent trouvé des compatriotes à Paris, les réfugiés reçurent l'adresse d'un certain Monsieur Saumony qui se chargeait, uniquement en qualité d'intermédiaire, de trouver acheteur et d'obtenir le prix maximum pour tout objet vendable, si insolite qu'en fût la nature, si petite ou si grande qu'en fût la valeur.

La famille Vardikof, échouée dans un taudis du quartier St. Paul, se composait de cinq personnes : le père, un chimiste quadragénaire, la mère et trois enfants : deux garçons, l'un de dix ans, l'autre de douze ans, — et une fille, Sonia, dix-huit ans, une pure merveille de beauté.

Les Vardikof, là-bas, faisaient partie de la bourgeoisie aisée. Ils s'étaient expatriés, après avoir sacrifié tout ce qu'ils possédaient de non dissimulable, et amassé une assez forte provision de papier monnaie. Ce viatique n'avait pas suffi, et des perles fines, des bijoux précieux avaient fourni, au fur et à mesure, les ressources indispensables pour une tragique odyssée où les malheureux avaient affronté les pires dangers, et enduré les pires souffrances.

Comme les parents étaient épuisés de fatigue et de maladie, Sonia qui avait appris le français, dut se charger de porter à M. Saumony la dernière épave : un joyau d'héritage, une sorte de pendentif auquel on attribuait un gros prix à raison de son antiquité.

Brun grisonnant, barbu, la figure anguleuse sans dureté, d'une impassibilité complaisante, M. Saumony, habillé de noir comme un chef de bureau, recevait dans un cabinet au mobilier administratif, d'un luxe solide, sans éclat. Assis dans un fauteuil profond qui le grandissait ou le rapetissait à volonté, il avait devant lui, sur une vaste table d'acajou, des dossiers, des notes financières imprimées, et aussi des instruments de précision, des loupes, des compas, des balances.

Quand il parlait, sa physionomie était d'un enquêteur et d'un inventeur, de telle façon qu'il donnait espoir à la manière d'une célébrité médicale. Comme le malade à bout de forces croit qu'un miracle du prince de la science lui rendra la santé, — de même, le besogneux à bout d'expédients attendait, du minutieux intermédiaire, quelque sauvetage miraculeux.

Il habitait, boulevard Haussmann, un appartement discret sur la cour. Aucune enseigne extérieure ; sa profession marquée sur des cartes et répétée par le concierge était avocat-expert. Un trait d'union, reliait les deux mots et en faisait un terme spécial. M. Saumony n'appartenait pas au barreau, il ne plaidait pas devant le tribunal ; il défendait les intérêts de ses clients vendeurs auprès de ses clients acheteurs.

Il répondait lui-même à l'appel du timbre d'entrée. Des tapis conservaient le silence ; une lumière froide éclairait l'antichambre ; un long couloir, où l'on ne pénétrait pas, contenait une solitude mystérieuse.

*
*  *

Sonia se présenta avec décision et annonça qu'elle apportait un joyau de grande valeur.

M. Saumony l'accueillit avec le regard ordinaire d'un fonctionnaire qui reçoit du public, — mais, quand il la fit asseoir, ses yeux prirent, d'elle, un instantané secret.

Il examina soigneusement l'objet à vendre et son appréciation fut prononcée sur un ton de compétence indiscutable : cet objet avait pour caractéristique d'être vieux et démodé, mais non point d'être ancien. Les pierreries en étaient naturelles, mais non de l'espèce des gemmes précieuses ; il valait tout juste quelques centaines de francs.

Selon l'effet habituel produit par l'attitude toute puissante de M. Saumony, Sonia, déçue et convaincue, ne se découragea pas. Elle insista sur le secours beaucoup plus important dont la famille avait besoin, — par l'obscure impulsion de faire appel à une science, à un pouvoir, à un génie miraculeux.

Elle exposa que l'on manquait des choses de première nécessité : linge et vêtements. Elle-même, Sonia, portait présentement une toilette d'emprunt. Son père, M. Vardikof, ne pourrait pas, avant plusieurs semaines, pourvoir par son travail à l'existence quotidienne et enfin, suprême aveu, à partir d'aujourd'hui, la nourriture était fournie à crédit, — sur le vu du fameux pendentif.

C'étaient donc plusieurs milliers et non plusieurs centaines de francs qu'il fallait trouver, sous peine de périr littéralement.

M. Saumony répéta : plusieurs milliers de francs ; — sans sourciller, simplement pour peser, eût-on dit.

Comme Sonia le regardait d'un air d'attente, il ajouta, censément estimation faite :

— Disons cinq mille, pour préciser.

Sonia, à son tour, répéta posément :

— Cinq mille, ce serait bien.

M. Saumony, en physicien, en opérateur qui commence une création dont il possède la formule, demanda d'un air méticuleux :

— Votre père ne possède pas de titres financiers, même non cotés? pas de documents politiques? pas de lettres compromettantes?

— Non, rien d'autre que ce que je vous apporte.

— Ah! même pas de papiers, même pas de témoignages dangereux pour des tiers… Et vous, dans les difficultés de l'exode, — vous n'avez pas été violentée?

Cette question s'associait à l'idée de tiers susceptibles d'être accusés, — elle était toute naturelle, vu les circonstances auxquelles M. Saumony faisait allusion, et aussi vu le portrait de Sonia.

Le mois de juin s'embrasait d'un soleil oriental. Sonia portait un costume d'étoffe légère, bleu foncé, au moulage à demi décolleté, à demi raccourci selon la mode.

De proportion parfaite, ni petite ni grande, assez large de buste, sa taille s'amincissait sur le galbe des hanches. Des petites mains, des petits pieds, de fins poignets, de fines chevilles, — les bras et les jambes ronds et renflés, visiblement d'un grain lisse et serré. Les cheveux en or sombre ; la carnation de blancheur éblouissante attendrie de tons roses, les yeux de diamant noir, avec de longs cils qui s'abaissaient, en un jeu émouvant, sur des traits pareils, en leur céleste grâce, aux traits que l'on prête aux images d'églises.

Elle répondit avec une heureuse vivacité :

— Non, aucune violence, j'ai eu la chance d'échapper à des embûches, à des agressions abominables.

M. Saumony la regardait parler, il examinait sa sincérité d'accent, comme il avait examiné l'ancienneté du pendentif.

Il marqua d'un hochement l'expertise favorable. Alors, brusquement, Sonia comprit. Elle se tut, elle se leva en reculant sa chaise, dressée, combative, les yeux agrandis, en personne habituée à mesurer les dangers sans perdre la tête.

M. Saumony répliqua comme si des paroles précises avaient été échangées. A côté de l'horreur sous-entendue, il imposa l'imagination pratique du sauvetage.

— Vous diriez à vos parents et à l'entourage que ce joyau a trouvé acquéreur au prix espéré de plusieurs milliers de francs. Il n'y aurait aucune perte d'estime pour personne ; car le déshonneur, qui est le verdict du monde, n'existe pas si le monde ignore la vérité. Tandis qu'au contraire, les gens qui ont fait crédit à votre père sur cette fausse valeur, croiraient à la malhonnêteté, si vous n'aviez que le prix réel à déclarer.

Un long silence. Puis Sonia bougea le front, une lueur farouche signifia :

— Quand? Comment?

Certain marché doit s'exécuter au plus vite. La personne cessionnaire ne peut pas continuer sa vie ordinaire avec la perspective de l'opération en suspens. Elle peut se laisser deviner par ses proches, elle peut changer de volonté, — elle peut mourir…

M. Saumony spécifia :

— Venez demain, ici même, à cinq heures, chercher la réponse définitive.

Il employait à dessein cette formule ambiguë de « chercher la réponse définitive » ; il semblait laisser un aléa, il rendait ainsi supportable l'épouvantable perspective.

*
*  *

Au lieu de recevoir Sonia, comme la veille, dans son cabinet qui donnait sur l'antichambre, M. Saumony la conduisit au bout du couloir dans un petit salon à lourdes tentures.

— Vous n'avez qu'à vous asseoir et à attendre.

Il la laissa seule, porte close, sans autre explication.

Sonia, immobile au milieu de la pièce, vit qu'elle contenait des meubles divers, mais un seul siège : un divan vert avec des coussins rouges et tout à coup, au jour, près de la fenêtre, quelque chose frappa sa vue : sur un guéridon, des billets de banque, se dépassant l'un l'autre, pour être comptés sans que l'on y touchât, un, deux, trois, quatre, cinq.

Le saisissement fit faire à Sonia un pas en arrière : quoi? ici-même? Ce n'était pas seulement la réponse qu'il s'agissait d'entendre!

Mais aussitôt, elle sentit en quelque sorte contre son dos, la maison qui l'empêchait de reculer. La maison qu'elle venait de quitter : sa mère l'avait embrassée gravement, ses frères lui avaient souri en prisonniers qui attendent d'avoir des chaussures pour sortir, son père sommeillait dans un mauvais fauteuil, près de la table où traînait une ordonnance de médecin non portée au pharmacien.

Alors elle avança vers le guéridon, posa son réticule sur les billets et alla s'asseoir, pareille à une nihiliste qui guette l'instant de commettre un attentat : toute sensibilité arrêtée par le moyen physique de serrer les maxillaires et de fixer le vide.

Presque tout de suite, la porte fut ouverte par un monsieur bien habillé, pas jeune, l'âge d'un père de famille. Il s'approcha en parlant d'une voix basse, hésitante, avec des sourires carnassiers. Sonia feignit de ne pas comprendre le français ; d'ailleurs un bourdonnement martelait ses tempes et l'empêchait de percevoir toutes les syllabes des mots.

La pire abomination fut la durée du drame. Le sauvage effort de la volonté l'avait maintenue muette et désarmée, mais un tremblement convulsif l'avait tout de même rendue un personnage animé. Son bourreau avait donné aux tressaillements des répliques caressantes, — jusqu'à cette hallucination finale : on voulait poignarder ses parents, elle leur faisait un rempart de son corps ; malgré la douleur, elle ne crierait pas…

Mais ensuite, pas de prostration, pas de défaillance ni de désespoir.

Sonia avait revécu l'une de ces péripéties de l'exode où l'on avait franchi, la nuit, un espace exposé au tir des sentinelles. Sans gémir, sans ralentir, on s'était déchiré aux aspérités forestières, on s'était enlisé dans la boue des fondrières. La pire souffrance avait été l'anxiété, l'horrible longueur du temps, — et une fois le but atteint, on avait en quelque sorte oublié les meurtrissures et les souillures. Il y avait une telle distance entre le danger d'être tué et le fait d'être seulement meurtri et sali, que le soulagement du sauvetage avait couvert toute autre sensation. Quant au prétendu crime de l'évasion, que l'on avait commis, — on n'en avait même plus conscience.

Le tortionnaire disparu, Sonia, en fugitive experte, s'était glissée sans bruit dans le couloir et avait retrouvé la porte de sortie. Dans la rue, elle avait eu l'impression de retrouver l'espace libre, le mouvement de la vie, qu'elle avait cru perdu, dont elle avait été séparé pendant un temps infini : on était sauvé ; alors tant pis, elle respirait, la lumière du ciel était bonne à goûter encore.

A la maison, certes, on avait regardé comment elle entrait : mais seulement pour deviner si elle rapportait une bonne réponse et vraiment l'on n'avait vu que son réticule présenté à sa mère et les cinq billets de mille francs qu'il contenait. Tout le monde avait ri, Sonia elle-même : un rire de victime en révolte contre le monde.

*
*  *

Au bout d'un mois, voilà que Sonia revint, à l'insu de ses parents, solliciter M. Saumony : la santé de son père n'était pas encore rétablie, — pour le salut de la famille, il faudrait de nouveau obtenir plusieurs milliers de francs.

Sonia aurait un emploi dans une banque, la semaine prochaine, elle ferait croire à la maison qu'on lui consentait l'avance de plusieurs mois d'appointements ; surtout, elle paierait en secret une partie des dettes, pour que l'on continuât, dans le quartier, à faire crédit.

Au lieu de présenter, dans ses mains, quelque objet vendable, — par la tragique misère de son attitude, elle présentait sa beauté de statue de marbre.

M. Saumony se rendit compte et développa une réponse appropriée.

La grande considération dont il jouissait dans la meilleure société tenait à ce qu'il n'avait jamais commis de tromperie à l'égard de personne, — la tromperie fût elle indiscernable, ou même plus avantageuse au client que la réalité.

Or, Sonia n'avait plus son innocence, la seule chose qui valût plusieurs milliers de francs, — et lui, M. Saumony, n'était pas homme à céler cette absence de valeur.

Alors, sans tromperie, l'on tombait à une estimation de quelques centaines de francs.

Pourquoi? puisque la statue, en son dessin, n'avait rien perdu de sa beauté.

Pourquoi? parce que la beauté sans attribut ne dépassait pas un certain taux.

Pour que l'on atteignît à une grosse demande, il fallait que le véritable objet du marché fût le sacrilège à commettre.

Le sacrilège! valeur imaginaire et pourtant irrésistible et supérieure à toute valeur positive. Or, avec une jeune fille, le sacrilège n'existait qu'une fois.

Voyez la suprême influence de l'imagination : Sonia, telle qu'elle était, ne valait pas une femme beaucoup moins séduisante, mais enchaînée par la sainteté du mariage. Une femme mariée avait l'avantage d'offrir le sacrilège constamment renouvelé.

Malgré cette évidente démonstration, Sonia immobile, butée dans son sauvage héroïsme, répéta d'un ton d'exigence presque menaçante : je ne veux pas laisser mourir mes parents.

Le fait que l'on crût obstinément à son pouvoir surnaturel portait en effet M. Saumony à prouver qu'il tenait toujours quelque ressource en réserve.

— Il n'y a pas de problème insoluble, dit-il pensivement. Procédons par tâtonnement.

« La valeur présente est, supposons, de cinq cents francs, et nous en cherchons cinq mille. Donc la solution est cinq cent multiplié par dix.

« Nous refusons de faire dix ventes additionnées, mais nous pouvons trouver dix souscripteurs pour une seule vente : cela s'appelle une tombola.

Sonia eut un affreux haut le corps :

— Hein? quelle désignation…?

M. Saumony la rassura :

— La désignation sera aussi anonyme que possible, tout en étant compréhensible d'un clin d'œil et plutôt flatteuse que dégradante : un objet d'art.

« Ce procédé, d'ailleurs, doit vous être indifférent, il ne change rien à votre résolution, — il ne la rend pas plus pénible ; j'aurais pu en user sans vous le dire, et vous ne devez vous attacher qu'au résultat providentiel.


Les dix billets de tombola furent aisément placés dans un cercle de notables financiers.

Le gagnant fut un sexagénaire soucieux de n'abréger sa vie par aucun excès.

Ma foi, il fit cadeau du billet à son neveu, avec qui il se montrait assez libre sur le chapitre des choses galantes.

Il avait sa théorie au sujet des lois naturelles, — et — par le même souci qui le rendait modéré à raison de son âge, — il avait songé à ce que Roland, aux approches de la majorité, ne contrariât pas la nature par une absurde sagesse.

Ses largesses d'oncle à héritage s'accompagnaient toujours de quelque plaisanterie conseillère :

— Tiens, tu dois avoir des notes de fleuriste et de bijoutier à payer.

Cette fois, il lui expliqua rapidement que le billet de tombola n'était pas nominatif. C'était une entrée, — ou une quittance, — grâce à quoi, le porteur devait, à une adresse et à une heure indiquées, prendre possession de l'objet d'art gagné, sans autre formalité que les compliments préliminaires. Il s'amusa du double sens que prenait, dans l'occurrence, l'expression de : prendre possession.

Roland avait, à vingt ans, une élégance physique développée par les sports, — grand, large d'épaules, mince de taille, des cheveux blonds rejetés en arrière, un soupçon de moustache, le front intelligent, les yeux doux, il était, par sa figure, du type normand-parisien : un beau garçon, mais qui ressemblait en somme à nombre de ses camarades de l'École de droit.

Il avait pourtant un avantage sur eux, un agrément personnel : un air de jeunesse vraie, naïve, gentille, familiale, l'air (comme on dit) « d'avoir un caractère plus jeune que son âge », — un air d'adolescent qui a encore des qualités, des sentiments, des innocences d'enfant.

Le fait qu'il avait obéi de bonne heure à la nature, selon le souhait de son oncle, avait tout au moins eu ce résultat heureux d'empêcher son imagination de se pervertir. Et le fait même d'avoir aisément connu l'amour vénal avait beaucoup diminué, pour lui, l'importance de l'amour.

M. Saumony, en psychologue et en homme d'affaires honnête qui exige qu'on lui fasse confiance, avait traduit pour les intéressés le mot : objet d'art, simplement par : une femme, — avec le geste de poser un loup sur un visage.

Et en effet, le mystère même, l'absence même de toute précision avait contribué au placement immédiat des billets, — on était sûr d'avoir quelque chose de rare, la surprise réservée offrait un attrait de plus.

Roland fut particulièrement affriandé : l'on a recours à la tombola pour un objet qui n'est pas de vente ordinaire, donc, « une femme » cela ne signifiait pas une courtisane, et cela ne signifiait pas non plus une ignorante de l'amour.

Il se persuada que son rêve non encore satisfait allait enfin se réaliser : celui de prendre dans ses bras une femme mariée appartenant à une certaine classe.

Puisque l'intermédiaire avait observé une telle discrétion, il ne pouvait s'agir que d'une bourgeoise trop coquette ayant fait des dettes à l'insu de son mari.

*
*  *

Comme lors du premier sacrifice, Sonia était assise dans le petit salon au divan rouge et vert, — comme la première fois, elle s'apprêtait, dans l'insensibilité farouche, à laisser un visiteur quelconque s'approcher d'elle en violation du respect humain, — et elle s'efforçait de maîtriser un indomptable tremblement, elle s'efforçait de fixer, par les yeux de la pensée, les êtres chers qui pâtissaient à la maison.

Roland ouvrit la porte avec une émotion de débutant : cette « dame » serait sans doute intimidante ; comment n'être ni brutal, ni ridicule? Jusqu'alors, il avait eu besoin de peu d'initiative avec ses partenaires complaisantes.

Il fut très étonné : la personne qui attendait n'avait pas l'apparence d'une femme mariée, — (ce mot, il ne savait pourquoi, évoquait dans son idée une femme de trente ans). Sauf la pâleur pétrifiée, l'inconnue, par sa jeunesse, par son habillement genre midinette, lui rappelait certaines acquisitions précédentes.

Il apprécia, toutefois, instantanément : l'inconnue était une jeune personne, pas neuve, (une femme), — mais pas professionnelle et d'une impressionnante beauté. L'intermédiaire n'avait pas trompé son monde, — et la mise en tombola se justifiait, somme toute.

Il n'éprouva pas l'intimidation redoutée, il se sentit seulement guindé par « l'inaccoutumé et par le désirable excessif. » Pourtant, il sut affecter une assez galante désinvolture :

— Mademoiselle, c'est moi le favorisé des dieux, c'est moi l'heureux mortel autorisé à l'admiration de la divinité…

Sonia, renseignée maintenant sur l'horreur masculine, s'était promis une résignation plus sauvage que la première fois, — elle avait résolu de réduire au minimum l'affreux souvenir à emporter, — par exemple, de ne pas ouvrir complètement les yeux, de ne pas même regarder son bourreau.

Mais le condamné à mort, quel que soit son courage, ne peut pas s'empêcher de regarder l'apprêt du supplice.

Sonia ne put s'empêcher de bouger les yeux vers le visiteur et même, — à l'encontre de sa résolution, — de les ouvrir plus grands qu'elle ne l'avait fait la première fois.

L'impression confuse d'une erreur la saisit tout d'abord : elle s'attendait à voir « un monsieur », pareil en âge, en corpulence, à l'auteur du viol virginal, — comme si les amateurs de chair fraîche devaient être tous du même modèle à la fois banal et reconnaissable.

Elle laissa Roland avancer, sans le quitter du regard, sans paraître avoir entendu sa phrase de présentation, — mais quand, nécessairement, selon l'invitation de la mise en scène, — il s'assit près d'elle, quand son assise à elle fut remuée par l'élasticité du divan, — elle se leva d'un bond, elle s'écarta de côté, horrifiée, menaçante, prête à se défendre, et elle cria :

— Non! allez vous en…! Je ne veux pas…! allez vous en!

La révolte physique et spirituelle qu'elle n'avait pas ressentie assez frénétique pour sauver sa virginité, — cette révolte folle, furieuse, incoercible se produisait maintenant : rétraction de tout l'être, de l'âme, de la substance intime, — rétraction forcenée de l'instinct, comme au lèchement de flammes dévorantes.

Et tant pis pour le lendemain! tant pis pour le cruel, pour le hideux martyre de la misère! tant pis pour la catastrophe où s'engloutirait la famille : la mort réelle, plutôt que le genre de mort qui la menaçait en ce moment.

Roland, surpris, se leva ; de toute évidence, on ne lui faisait pas une comédie pour obtenir une gratification supplémentaire. Il resta sur place et ne trouva qu'à protester de sa bonne foi :

— Permettez, je croyais… on m'avait dit… et M. Saumony m'a amené devant la porte.

Sonia recula encore d'un pas, rendue plus révoltée :

— Oui, mais je renonce… On rendra l'argent… vous direz que j'ai refusé… que je n'ai plus voulu…

A la perspective de réclamer, de déclarer la déconvenue, l'amour-propre de Roland se sentit blessé :

— Je dirai… en effet, je devrai dire… Mais comment se fait-il?… une convention existait, sans exception annoncée… cette convention tenait jusqu'à mon arrivée, puisque vous étiez là…

Une gesticulation d'horreur :

— Eh bien?

— C'est moi, qui demande : eh bien?

Nouvelle gesticulation accompagnée d'une exclamation de plus en plus frémissante :

— Eh bien, pas vous!… pas vous!… laissez moi!… ne m'approchez pas!…

Le froid mortel qu'un homme éprouve devant un échec qui l'oblige à douter de sa valeur intime la plus chère, — devant un échec qui atteint sa sensibilité vitale même. Cette notion pénétra Roland sous forme de frisson : alors, n'importe qui, mais pas moi? Puis-je donc paraître si antipathique? si odieux?

Un long moment, il demeura muet, immobile. Mais voilà que Sonia se tenait, non pas les yeux fuyant de répulsion, de dégoût, — mais fascinée, atterrée, les yeux agrandis, les yeux comme enserrant toute sa personne à lui dans une étreinte de lutte.

Alors, tout à coup, Roland ressuscita ; un afflux chaleureux alluma l'éclair de sa pensée :

— Ce qui serait tolérable de n'importe qui, ne l'est pas de moi, parce que je suis différent des autres, je suis au dessus, je suis mieux… Je dépasse la prévision supportable… je suis impressionnant au delà de ce que la personnalité d'autrui peut tolérer. Parbleu! certaine gêne d'amour-propre, certaine pudeur d'imagination, je ne l'ai que devant tel camarade de haute valeur intellectuelle.

D'un virement du front, malgré soi, il s'assura, dans la glace, de son incomparable prestance et la réflexion continua :

— Si mon oncle avait voulu profiter du billet? De mon oncle, la monstruosité n'aurait pas dépassé le supportable!

Brusquement, il faillit s'exclamer tout haut, ce fut un jaillissement de lumière éblouissante :

— Ah! ah!… c'est que… c'est que moi, je suis de même âge qu'elle!…

Puis cette logique éclata, fulgurante :

— L'attentat deviendrait révoltant au delà de toute possibilité, à cause de notre jeunesse pareille… ah! ah!… il y a équivalence humaine…

Une éclosion se faisait en lui, il murmura inconsciemment :

— Je comprends.

N'est-ce pas, il était là avec sa dignité d'homme, elle était là, avec sa dignité de femme. L'expression entendu de son oncle, « une femme », changeait de sens ; elle prenait une grandeur immense : « une femme », une individualité humaine complète, avec les plus hauts attributs de la conscience.

Il recevait la révélation totale du féminin : la révélation du réservé, du respectable, du sacré de l'autre sexe.

Jusqu'alors, au moment de ses achats amoureux, il n'avait jamais pensé ni à sa mère, ni à ses sœurs. Comme si un sursaut de sentiment religieux remplaçait sa virile capacité, il se rejeta en arrière pour proférer à voix timide :

— Je m'en vais… Vous avez raison de refuser… Et je ne dirai rien… Vous êtes quitte… je m'en vais… pardon…

A sa figure de garçon encore inoffensif, à sa voix de petit garçon qui croit encore au règne maternel, on percevait qu'il éprouvait la même émotion que Sonia, à propos de leur commune ressemblance humaine.

Alors, en le voyant se reculer, se déplacer vers la porte, — l'héroïque, la nihiliste qui n'avait pas pleuré encore du misérable sort de la famille, ni de son misérable sort à elle-même, — la farouche qui n'avait pas pleuré aux pires douleurs, au pire outrage, — se mit à pleurer selon son âge, selon sa complexion, selon sa nature de jeune fille. Roland avait si bien prononcé : pardon, — qu'il avait comme fait cesser la méchanceté du monde, — alors la révolte faisait place à la pitié de soi.

Roland sentit qu'il y avait de la brutalité encore dans son départ, qu'il y avait une affreuse allusion dans cette parole : « vous êtes quitte », — lui aussi, il s'attendrit selon son âge.

Vous savez, comme deux enfants malheureux, deux enfants qui ont peur ou qui ont du chagrin, s'embrassent d'un même cœur?

Roland demanda :

— Voulez-vous qu'on s'embrasse en frère et sœur?

Sonia releva le front.

Et, sensation des lèvres aux joues, sensation des âmes rapprochées, ce fut vrai : en frère et sœur.

LE PETIT FRÈRE

M. Passerot, modeste employé d'administration et sa femme habitaient à Belleville un logement au premier étage d'une haute maison drôlement placée en face de l'un de ces derniers vestiges du vieux Paris : un pavillon de deux étages, couvert de tuiles, sans boutique au rez-de-chaussée.

L'occupante, Mme Le Guetteux, était une matrone qui prenait des pensionnaires, — autrement dit : chez qui des femmes, à leur terme, venaient séjourner le temps de leur couches. Elle se tenait « en bas », et avait « au dessus » huit chambres à accoucher, — selon sa propre expression. C'était une vieille praticienne, à figure de sorcière joviale, connue et estimée de tout le quartier.

Les Passerot, des parisiens bien assortis, du type agréable, âgés d'une trentaine d'années, avaient une petite fille et, vu la vie chère, ne voulaient pas d'autre enfant.

Or, certainement par l'influence locale, dès l'âge de quatre ans, Suzon déjà maternelle avec sa poupée, se mit à convoiter « un petit frère de vrai. »

C'était bien naturel : on demeurait en face de la marchande.

Suzon ne pouvait douter que ce fût Mme Le Guetteux qui vendît les petits frères, puisque, pour ses yeux d'enfant, le spectacle habituel offert par le pavillon était celui d'une boutique de commerçant : toutes les dames entrantes avaient les mains vides et toutes les sortantes avaient un poupon dans les bras.

Suzon, blondinette rose, fine et sensible, reproduisait le joli minois chiffonné de sa mère, — et tenait de son père, par l'esprit, par la distinction à demi sérieuse.

Tout d'abord, elle n'avait pas semblé faire de différence entre sa poupée et un petit frère de chez Mme Le Guetteux :

— Prends garde, maman, si tu fais la robe de ma Catherine trop juste, ce sera comme à moi, faudra la rallonger l'année prochaine.

— Oh, maman, fais lui un bavoir s'il te plaît, car elle aura bientôt mal aux dents.

Mais cette confusion du factice et du vivant n'avait pas duré. La voisine, porte à porte sur le palier, avait acheté un bébé qui remuait, qui miaulait. Suzon voyait avec jalousie Joséphine, la grande sœur de huit ans, le trimbaler en chantant, — alors Suzon avait réclamé pareil bonheur et il avait fallu, journellement, lui promettre d'aller chez Mme Le Guetteux faire un achat « dès que l'on aurait assez d'argent. »

A cinq ans, elle faisait les commissions pour lesquelles « on n'avait pas besoin de changer de trottoir. »

Dans la rue, elle n'oubliait jamais de surveiller le pavillon de la sage-femme, — elle s'arrêtait même, en attente, de longs moments et parfois elle avait la joie suprême de voir sortir une dame qui emportait un petit frère.

Un après midi, à la tombée de la nuit, une jeune acheteuse, à peau olivâtre, de physionomie étrangère, traversa la rue tout droit vers Suzon qui était en faction et qui s'agita d'une façon si parlante que cette question s'imposa :

— Qu'est-ce que tu veux, ma petite?

Suzon répondit avec exaltation :

— C'est un petit frère que vous avez d'enveloppé, — si vous vouliez me le prêter un peu, je suis assez forte pour le porter, vous verriez…

Un silence ; puis, chez l'étrangère, le rire d'une maligne inspiration :

— Fais voir si tu peux le porter… oh, très bien… Et tu demeures ici, — alors je te le donne ; oui, tu peux l'emporter, sauve-toi vite avec…

Suzon s'élança et se mit à pousser des cris frénétiques avant même qu'on ne lui eût ouvert la porte :

— Maman! maman! J'en ai un!… j'en ai un petit frère, une dame vient de m'en donner un.

Mme Passerot trouva cette plaisanterie imprudente ; Suzon pouvait laisser choir le poupon, mais il y avait tout de même de quoi rire :

— Où est-elle, cette dame? elle monte, ou bien elle attend en bas?

La dame ne montait pas, et quand, au bout d'un instant, la maman regarda par la fenêtre, elle ne vit personne en bas. Effarée, elle courut chez la sage-femme ; celle-ci ne fut pas très étonnée de l'aventure : la sortante, avait parlé d'abandonner son enfant à l'Assistance Publique.

M. Passerot rentra de son bureau. Que faire? Il fut d'avis qu'il fallait simplement restituer l'innocent à Mme Le Guetteux qui, selon son rôle, s'adresserait à l'administration municipale.

Mais Suzon, rendue anxieuse par les airs mécontents et les conciliabules à voix basse, ne voulut pas lâcher son trésor :

— Il est à moi… je l'ai pas pris! je l'ai pas volé! on me l'a donné… je veux le garder.

Elle fit une telle scène de larmes et de hurlements, une scène si vraiment effrayante, que, ma foi, vu l'heure tardive, le père consentit à ce que l'on couchât le petit frère auprès de Suzon.

Mais le lendemain, — quel saisissement, quel désespoir : il n'était plus là.

Suzon n'accepta pas cette explication : que la dame était venue le reprendre pendant la nuit. Non, la dame l'avait donné pour de bon et elle était partie pour toujours, c'était là un fait matériel, inchangeable, — mais Suzon avait bien vu que le petit frère ne plaisait pas et qu'on voulait le rendre à Mme Le Guetteux.

Alors…

Suzon était d'une nature extrêmement sensible et affectueuse, — par là, elle avait, à un degré exceptionnel, la perception de ce qui attaquait son droit, son individualité ; elle avait à un degré exceptionnel le sentiment de la justice, cette logique de la conservation vitale.

De l'enlèvement du petit frère, sa sensibilité dégageait une impression de mensonge, d'attentat, d'abus de la force et par suite : une impression de tendresse maternelle et de « gâterie » paternelle diminuées.

Vraiment la révélation de la tromperie, de l'oppression, de la méchanceté injuste, entra en elle comme un poison moral.

Son envie de posséder un petit frère était une idée permanente, — par conséquent, l'impression de perte, de dépossession ne pouvait pas n'être que passagère.

Le poison attaqua l'organisme de Suzon.

L'atmosphère ne contenait plus la quantité d'oxygène-bonté indispensable à l'existence.

Suzon, telle une plante dans un mauvais climat, se mit à végéter, — elle se mit à moins vivre ; tout son être se serra, elle mangea et remua moins ; son besoin de parler, de rire, de jouer s'arrêta.

Elle restait pendant des heures assise près de la fenêtre devant ses jouets étalés, — elle faisait seulement semblant d'y toucher quand on la regardait, quand on l'interpellait, — sans cela, elle attendait, elle guettait : peut-être qu'elle le reconnaîtrait dans les bras d'une acheteuse sortant de chez Mme Le Guetteux, son petit frère, qu'on lui avait pris.

Et maintenant les promesses consolatrices d'aller chez Mme Le Guetteux dès que l'on aurait assez d'argent n'avaient plus de prise sur elle.

La maman ne tarda pas à s'inquiéter du dépérissement de Suzon.

Comme son mari ne s'apercevait encore de rien, un jour, pendant qu'il était au bureau, elle laissa Suzon à la maison, (comme une grande fille), — et vint trouver la sage-femme que tout le monde, dans le quartier, avait l'habitude de consulter gratuitement pour la santé des jeunes enfants, sous le prétexte qu'elle les avait mis au monde.

En effet, après quarante ans d'exercice, Mme Le Guetteux avait une expérience infaillible. Elle connaissait bien Suzon, elle l'avait même particulièrement observée, de son cabinet du rez-de-chaussée, où elle recevait présentement Mme Passerot.

— Tenez, madame, d'ici je vois chez vous, comme si j'y étais.

L'état de Suzon ne pouvait être amélioré par aucun régime alimentaire, ou médical. Elle appartenait à un genre d'enfants supérieur, — enfants délicieux par les dons de l'âme, mais singulièrement délicats et fragiles.

Mme Le Guetteux avait déjà vu de ces enfants là mourir de jalousie, ou de chagrin, de maladie noire.

Elle se chargerait volontiers de sauver Suzon en lui annonçant, avec les ressources de son autorité morale, avec la garantie de sa situation commerciale, que les parents avaient enfin commencé à lui donner de l'argent pour l'achat d'un petit frère et en la faisant patienter, par des assurances réitérées, — elle s'en chargerait volontiers, à la condition expresse que ce fût vrai.

Mme Passerot se récria :

— Mais, Madame, mon mari ne veut pas, il ne veut absolument pas…

— Oh! madame, voyons, s'il comprend que la vie de la chère petite Suzon est en danger.

Mme Passerot, tout en larmes, réfléchit qu'en effet la question ne s'était pas encore posée de cette façon là pour son mari ; elle décida de lui parler tout de suite, dès qu'il rentrerait.

Mme Le Guetteux l'approuva fortement : quand une femme a quelque chose de difficile ou d'ennuyeux, ou de contrariant à dire à son mari, si elle hésite, si elle veut choisir l'occasion, l'à propos, ou bien elle se tait finalement, ou bien elle s'y prend mal.

Combien préférable d'y aller carrément, la porte à peine ouverte, pendant que le mari retire son chapeau, son pardessus ; on a tout le bénéfice d'une attaque à l'improviste ; il arrive du dehors avec ses préoccupations, ses pensées du dehors, on ne lui laisse pas le temps de se mettre en garde, il est forcé d'écouter, d'encaisser…

Mme Passerot souriait à demi, avec embarras. Elle voyait bien la scène ; ça lui était déjà arrivé de crier à son mari une bonne nouvelle en même temps que le bonsoir habituel : « Suzon a percé une dent, — Suzon tient sur ses jambes, elle a tourné toute seule autour d'une chaise. » Mais ce n'était tout de même pas pareil de le saisir, sans préambule, par l'annonce du danger actuel qui menaçait la chère enfant et par l'avis du moyen de sauvetage obligatoire.

Mme Le Guetteux, elle, souriait malignement :

— Tenez, voici des roses de ma maison de campagne, emportez les, vous les montrerez tout de suite à votre mari, vous les lui ferez admirer en disant qu'elles viennent de chez moi, — vous aurez ainsi le début de votre discours :

— Oui, figure-toi que, cet après midi, je suis entrée chez Mme Le Guetteux…

L'instant d'après, les deux femmes s'adressaient des signes d'intelligence l'une à sa fenêtre du rez-de-chaussée, l'autre dans le cadre de sa fenêtre au premier étage, où elle arrangeait les fleurs dans un vase.

Puis, un geste furtif de Mme Le Guetteux vers le bout de la rue :

— Voici, votre mari… Fourrez lui tout de suite les roses sous le nez.

*
*  *

Ah! la bonne heure! voilà qui peut s'appeler savoir entamer un discours!

La jolie petite Madame Passerot pouvait prendre de pauvres airs de ne pas savoir par quel bout commencer!

Dix minutes à peine après l'arrivée de M. Passerot, Mme Le Guetteux vit apparaître Suzon.

— Madame, papa m'envoie un peu chez vous, — papa m'a dit que vous aviez quelque chose de pressé à me dire tout de suite, tout de suite…

— Ton papa, ou ta maman qui t'envoie?

— Papa, madame, il parlait vite, il m'a vite poussée à la porte.

La sage-femme alla regarder : la fenêtre de la chambre ouverte tout à l'heure était maintenant fermée.

— Oui, fit elle mystérieusement, ma petite Suzon, tu vas être contente, car c'est moi aujourd'hui qui te promets un petit frère. Moi, c'est pour de bon, tu le sais, — il ne s'agit pas de plaisanter dans le commerce des enfants. Tiens, écoute, — j'en ai deux là haut, dans mon magasin, — entends les crier. Ton papa a commencé à m'apporter de l'argent, il m'en rapportera chaque fois qu'il aura des économies et quand il y en aura assez, je donnerai le petit frère. Tu comprends, ça ne peut pas être tout de suite.

— Tout est si cher…

— Les enfants ont encore augmenté de cent sous depuis la semaine dernière! Mais écoute : si tu manges bien ta soupe, si je te vois rire, jouer, courir, — de temps en temps, je t'en montrerai un, petit frère, — ce sera déjà un peu comme si je te le donnais, tu seras sûre, tu y penseras, tu feras ton choix : il y en a des plus gros, des moins gros, des blonds, des bruns…

Suzon, enchantée, voulait s'en retourner au plus vite, pour annoncer la grande nouvelle à sa mère, — mais Mme Le Guetteux la retint :

— Non, attends un peu, assieds-toi… Regarde ces images. Il faut que j'inscrive et que je calcule.

La sage-femme avait du papier sous la main ; elle traça quelques chiffres au crayon. Mais, pour calculer, elle tendait la figure à chaque instant vers la rue, comme si elle cherchait quelque signe à éclore dans l'espace vide.

Des minutes s'écoulèrent.

On entendait, venant d'une des chambres d'accouchement, le gémissement d'une femme en mal d'enfant, mais si faible encore, si modulé, qu'il aurait pu être un gémissement heureux.

Puis, Mme Le Guetteux eut un abaissement de paupières impressionné, presque religieux.

— Tu peux t'en aller maintenant, ma petite Suzon, j'ai fini mon compte.

Une certaine fenêtre avait cessé, doucement, d'être close.

Suzon, en fait d'images, n'avait pas un instant quitté des yeux Mme Le Guetteux.

Elle sourit d'un air complice :

— Je ne dirai rien en rentrant, mais je commencerai par embrasser papa, parce que l'argent c'est lui qui le gagne, — mais après, j'embrasserai maman.

Avec la drôlerie imitative des enfants, elle reproduisait l'expression attendrie de Mme Le Guetteux, — comme si elle captait sur sa figure une mystérieuse transmission.

Elle répéta, les paupières recueillies.

— J'embrasserai maman aussi, parce que c'est elle qui garde la bourse, — il faudra bien que papa lui dise que vous attendez après l'argent et je suis bien sûre qu'elle se plaindra que le petit frère est vraiment trop cher et qu'elle dira comme toujours : « Oh toi tu ris, papa, mais moi je ne sais pas comment je vais y arriver… »

L'AUTRE FORCE

Honoré Danglemond, industriel parisien, était, au physique, un homme de bonne taille et de solide complexion, pas plus. Il avait épousé une russe, également « belle femme » sans exagération, mais dont le père était un véritable géant.

Mme Danglemond eut une couche malheureuse qui compromit sa santé pour longtemps : le petit Boris, en naissant, dépassa la grosseur permise pour l'entrée au monde. On le plaça en nourrice, dans une région de montagne où la race était particulièrement robuste. Malgré la distance, on allait le voir facilement avec l'auto.

Il se mit à si bien pousser chez ses nourriciers, que ma foi, par tendresse bien comprise, les parents se résignèrent à le leur laisser jusqu'à sa cinquième année.

En effet, Boris tenait du grand père Ivan. Comparé aux enfants de même âge que lui, des montagnards déjà exceptionnels pourtant, — il se montrait doué d'une vigueur naturelle prodigieuse. Il n'était pas extraordinaire de grandeur ; sa force était répartie dans tous ses membres, dans ses reins, ses épaules, dans l'ensemble de sa charpente.

Il arriva que les nourriciers se plurent à développer encore par l'exercice cette force étonnante.

Oui, mais quel exercice!

Celui de lutter avec des gamins beaucoup plus grands et plus âgés que n'était Boris.

Et dame, ce continuel usage des moyens brutaux n'alla pas sans un développement de caractère corrélatif.

Le jeu de bataille ne plaisait pas à tous les gamins, ou bien les amateurs n'étaient pas toujours disposés à se colleter, — dans ce cas, Boris leur cherchait noise.

Et puis, le combat ne lui donnait pas toujours le plaisir d'être vainqueur. Il trouvait son maître : soit qu'un frère aîné le rossât pour avoir rossé son cadet, — soit que plusieurs galopins se réunissent contre lui, — dans ce cas, il amassait de la rancune.

Il devint tyrannique, agressif, et surtout susceptible dans le sens populaire du mot : il ne voyait qu'offenses et provocations de tous côtés. L'épanouissement excessif du physique se produisit au détriment du moral rétréci à une conception, élémentaire et mal dirigée, des choses d'amour-propre.

Quand ses parents le ramenèrent à Paris, il avait une admirable figure, slave du haut, parisienne du bas : des cheveux blonds, de grands yeux clairs, des pommettes marquées, — et de l'espièglerie, de la sensualité, et de la bravoure dans le nez, la bouche et le menton.

Mais c'était en réalité une petite brute de cinq ans, à l'approche dangereuse, qu'il fût d'humeur ombrageuse ou d'humeur joviale. Les efforts d'une grande personne n'avaient pas facilement raison de l'étau de ses mains, — et tout lui était prétexte à jeux de mains, — même pour être aimable, même pour caresser, il bousculait, il donnait du poing.

Ses manières causèrent surprise et indignation, la première fois qu'on le mit en présence des enfants de la famille. Dans le salon, il bondit autour d'eux comme un animal, comme un gros chien stupide ; il y eut des vêtements déchirés, des meubles brisés ; il prit les sourires, les gestes et les mots d'urbanité pour des invitations à la lutte : ses cousins et ses cousines furent tour à tour meurtris et renversés.

Comment dépeindre la désolation des parents?

Il sembla que Boris serait à peu près incorrigible, pour ce motif péremptoire qu'il ne comprenait pas les exhortations à la tranquillité. On avait beau se mettre puérilement à sa portée pour expliquer qu'ici à Paris, à cause du manque d'espace et de la fragilité des choses et des gens, l'on ne se servait jamais de sa force, — il ne comprenait pas.

L'incompréhension est un mur, une porte close devant quoi échouent les meilleures habiletés.

Boris n'obéissait qu'à son instinct combatif et le moindre geste, fût-il de douceur, excitait cet instinct. Quand on le raisonnait pour qu'il supportât passivement le contact d'autres enfants, c'était comme si on l'eût adjuré de changer de nature.

Quelle désolation pour l'avenir!

M. Danglemond, enrichi par l'industrie, avait rêvé que son fils gagnerait encore un rang dans la société : qu'il serait un artiste.

Et pas du tout : il serait un butor, un inintelligent, un inférieur mental!

Pour M, Danglemond, le signe d'intelligence, le signe de supériorité le premier, le plus haut, c'était : le refus de violence par mots et par actes.

En effet, disait-il, plus les gens sont bêtes, incultes, de race grossière, plus ils se disputent, plus ils se cognent facilement. Voyez les exemples de la rue, — voyez les conducteurs de véhicules se baptiser de tous les synonymes du mot pourriture, — puis « se sauter sur le lard, se crocheter, se jambonner, se mettre une pâtée. »

Au contraire, l'individu répugne à la guerre, à mesure que s'affine la matière humaine, à mesure qu'elle s'imprègne de spiritualité.

Plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus on trouve chez eux la patience, l'indulgence, la faculté de pardon. Les échelons ne sont durablement marqués que par la seule bonté philosophique : l'homme de génie même se rabaisse par la brutalité.

Certes l'on doit se défendre, l'on doit se protéger au prix des armes indispensables, — mais quelle dose de raison, quelle dose de noblesse, quelle dose de toutes les vertus ne faut-il pas pour dédaigner la provocation, pour se dispenser de la vengeance?

*
*  *

Donc, on n'avait aucune chance d'amender Boris par des raisonnements, — seule l'action de la vie, la pratique de la vie pouvait l'assouplir, le mater, le civiliser. L'action de la vie résulte du contact permanent avec le nombre, de la nécessité de s'entendre avec la collectivité, qui dépasse tout de même en force n'importe quelle force individuelle.

Parbleu! Boris avait encore l'âge de l'école maternelle, c'était tout indiqué de l'envoyer à celle du quartier. Justement l'on habitait à Charonne où la population enfantine n'était pas délicate. On pouvait lâcher Boris parmi les gosses habitués à carapater dans les rues, il n'y avait pas à craindre la casse, comme avec les enfants d'appartement.

Eh bien, il arriva des histoires ennuyeuses, en dépit de la prévision logique.

Les plaintes affluèrent chez madame la directrice : dans la cour de récréation, les écoliers écopaient des coups excessifs de la part de Boris. Les torgnoles sont admises, — mais il y a une mesure, un code différent pour la maison, pour la rue, pour l'école.

A la maison, dans l'exiguïté des chambres où les meubles souvent renvoient les coups lancés aux mômes, les parents sont excusables d'aller un peu fort à bosseler. On ne réfléchit pas, on se sert de ce que l'on tient à la main, — si c'est une cuiller à pot, c'est tout bénef pour le loupiot, — mais dame, si c'est un fer à repasser… Enfin ça les regarde les parents, c'est leur affaire : s'ils abîment trop leur marmaille, ils en sont quittes pour la raccommoder.

Les horions de la rue sont tolérés tant qu'ils ne donnent pas lieu à intervention du pharmacien, et tant qu'ils sont anonymes et qu'après une mêlée copieuse, on ne sait pas au juste à qui s'en prendre.

Mais à l'école, on fait une distinction sévère entre les baignes, les bâfres, les marrons. Par exemple, on accepte la bosse et l'égratignure, mais on réclame pour l'œil poché et pour la dent cassée. Comme on supportera une manche de tablier arrachée, mais on râlera pour une jambe de culotte en moins.

La directrice fut attaquée matin et soir.

— Madame y a encore votre satané Boris qui a complètement noirci de coups mon pauvre enfant, au point qu'il ne me reste plus un endroit propre sur sa peau, si je veux le calotter pour mon compte.

— Madame, Boris a si tellement aplati la poitrine de Tonton, qu'il m'empoisonne la chambre avec les noyaux de prunes, il prétend qu'il ne peut plus les avaler.

La directrice finit par attraper à son tour, Mlle Victorine, l'institutrice des grands :

— Boris est votre élève, — à vous de le morigéner. C'est vous qui êtes responsable.

*
*  *

Mlle Victorine, malgré son âge, la trentaine, n'offrait pas le signalement d'une vieille fille. Au lieu d'être jaune, maigre, revêche, mal ficelée, — elle était de visage coloré, assez grasse, de caractère indulgent et artistement habillée.

Grande, rousse, d'un type indécis où l'on trouvait des lignes sémitiques, sans qu'elle fût juive, — elle n'était pas précisément jolie à cause de ses traits un peu gros, — cependant, si elle n'y avait pas pris garde, elle aurait fait sensation dans n'importe quel milieu.

Sa coquetterie savante était de discrétion et de simplicité : des étoffes peu éclatantes et des coupes qui découvraient et accusaient les formes le moins possible.

Vous devinez : elle obéissait au souci de ne pas trop appeler l'attention sur son épanouissement de femme faite, qui n'était pas légitime chez une fille.

Elle ne montrait même pas sa fraîche dentition par le rire trop ouvert, ce premier et typique moyen de l'exhibitionnisme féminin.

On disait, avec des sous-entendus, — parmi les collègues, qu'elle était protégée par un personnage politique et qu'elle aurait un avancement rapide.

Avait elle, comme on le suggérait, l'existence normale d'une personne de trente ans bien constituée? Était-elle d'accord avec la nature? C'est assez probable, car elle faisait preuve de charité envers les nombreuses mères irrégulières qui approvisionnaient l'école, et elle aimait les enfants malheureux.

Tout de suite, Boris, ce petit privilégié indomptable requit, de sa part, une attention pédagogique spéciale.

Elle entreprit de l'adoucir par des considérations sentimentales personnelles :

— Tu n'es vraiment pas gentil avec moi, je ne t'ai rien fait et tu me bouzilles tous mes enfants. J'aime qu'ils ne soient pas trop poussiéreux, pas trop fêlés, ou écorchés, ou cabossés, — et toi, tu leur fais bouffer le gravier de la cour qui sera bientôt toute décailloutée, — tu les tapes contre le marronnier qui n'aura bientôt plus d'écorce, — ça me contrarie beaucoup, car j'aime bien le marronnier aussi. Est-ce que tu me vois courser madame la directrice et lui défoncer le derrière? Est-ce que tu me vois faire la lutte avec les autres institutrices, avec Madame Gallon et Madame Portenard et les basculer la tête en bas, les jambes en l'air?

Les semonces ne furent pas sans effet, comme celles de M. et de Mme Danglemond. Boris ne comprit pas précisément, il ne changea pas précisément, — parce qu'il n'était pas maître de sa force ; quelque chose de nouveau se produisit pourtant.

Mlle Victorine était « Mademoiselle » tout court ; une autorité, un prestige s'attachait à ce titre ; il rendait plus impérieux le magnétisme qui se dégageait de la beauté sereine et bienveillante.

Il arriva que certains mots, certaines inflexions de voix, certains regards appuyés atteignirent en Boris la fibre sensible.

Mlle Victorine vit des clartés paraître sur sa figure, comme le feu jaillit de la pierre choquée au bon endroit.

En effet, il commença par percevoir les bons sentiments de Mademoiselle et par vouloir les imiter. Mais il ne se départit pas pour cela de sa brutalité.

Pour être aimable, il ne savait qu'offrir ce qu'il avait dans ses poches, — bonbons, joujoux, images, — mais en saisissant rudement le camarade, en le secouant, en lui fourrant le cadeau dans le bec, dans les pattes, dans les frusques, de façon à lui faire du mal.

— Tiens, mon vieux, c'est pour toi… tu crois que c'est une attrape… attends un peu, je te vas ficher une volée, jusqu'à ce que tu voies bien que c'est vrai, que je te donne tout ça que je te montre dans ma main.

Ce résultat si imparfait sembla décisif à Mlle Victorine, — aucun miracle n'est impossible du moment que l'on peut s'adresser à la sensibilité d'un enfant.

Une mirobolante inspiration lui fit promulguer cet ordre de service : désormais, à la récréation, Boris restera dans la partie de la cour réservée aux filles.

Elle expliqua aux intéressés des deux sexes réunis qu'il ne s'agissait pas d'une punition, mais d'une mesure de paix publique. Boris était trop costaud et trop porté à « faire le ménage », c'est à dire à battre les camarades comme des tapis, — ce n'était pas sa faute, — mais il rendait trop sauvages, les jeux déjà infernaux des garçons : au voleur, — à l'incendie, au déraillement, — au combat naval, au match-« Carpentier ». Les hurlements faisaient arrêter le monde devant l'école…

— Surtout les sages-femmes, — qui croient qu'on a besoin d'elles, — observa judicieusement Polyte, le garçon le plus raisonnable de la classe.

Mais Mademoiselle n'entendit pas et continua son oraison : Boris serait obligé d'être calme en prenant part aux jeux des filles : à la marchande, — a la maîtresse d'école, aux visites.

*
*  *

Un phénomène pas rare de psychologie féminine : ça ne fait pas l'affaire des filles que Boris abandonne toute brutalité.

Ces demoiselles jouent à ne pas vouloir jouer avec lui.

— A quoi qu'on rigole? demande-t-il.

— A rien, on veut pas s'amuser avec toi.

Et l'on fait mine de le narguer, de le défier, de fuir. Il est bien forcé de poursuivre et de bousculer.

Il s'aperçoit que les filles ne se défendent pas de la même façon que les garçons, — elles ne rendent pas de coups de poing, elles ont une riposte plus déliée, plus rapide et sournoise : elles lancent des claques, des coups de griffes.

Mademoiselle lui a dit, — et lui répète : hé là-bas! qu'on ne bat pas les filles, — il interprète, il constate : les coups à main fermée ne concordent pas avec ceux des filles, — et puis ces coups là ne trouvent pas assez de surface, ni assez de contre-poids. Et voici déjà un premier dégrossissement.

Un enfant a toujours un camarade préféré qui l'attire plus que les autres.

La camarade qui finit par attirer le plus Boris est Fifine — la bien nommée, — une mignonne de six ans, brune, délicate de figure et qui reproduit délicieusement, à son insu, les attitudes, les expressions de physionomie de Mademoiselle.

Tout d'abord, elle n'était pas de celles que Boris voulait contraindre à jouer ; il ne faisait pas attention à elle, comme trop « brimborion » sans doute. C'est elle qui lui a signalé sa négligence :

— Je suis bien contente, moi, je joue pas non plus et on me laisse tranquille.

Boris n'a pas hésité à la pousser par l'épaule et à la secouer :

— Tu dis que tu veux pas jouer non plus, mais moi justement ça m'amuse de cavaler après toi et que tu cherches à me tirer les cheveux.

Mais Boris se trompe ; il attribue à tort à Fifine le genre d'opposition des autres filles.

Elle résiste sans fuir et sans se servir de ses bras. Elle lutte par contraction menaçante, par mimique ; sa résistance est dans ses yeux, dans sa figure :

— Laisse moi, gros méchant, — je ne veux pas de ces manières là…

Boris, dans ces conditions, ne peut pas secouer beaucoup Fifine, il la lâche pour courir vers d'autres adversaires plus agissantes, — mais il s'étonne lui-même de céder ainsi, il se dit quand même victorieux :

— Voilà! ça t'apprendra, une autre fois, à pas me regarder, à pas me parler.

Les autres fois, Fifine est plantée dans la cour, de façon à être dans le chemin, dans le rayon visuel de Boris. Et elle se distingue des autres filles ; elle est la première en composition, elle a toujours la croix attachée d'un ruban grenat à son tablier noir, bien propre, elle a l'air sérieux de Mademoiselle et ses chaussettes ne sont jamais rabattues sur ses souliers à clous bien cirés.

Les yeux au dessus de la tête de Boris, elle dit avec impertinence :

— Je regarde comme si c'était le marronnier.

Bizarrerie. Boris la prend à partie plutôt que les autres filles qui l'asticotent :

— Monsieur Boris est tout seul, qui sait pas à quoi jouer.

Boris pousse Fifine rudement hors de son chemin, mais après hésitation et en se croyant obligé de donner un motif :

— T'as pas besoin d'être là, t'as pas besoin de me boucher le passage.

Fifine oppose toujours la même défense : des reculs, des contorsions, des crispations qui expriment le refus, la répulsion supérieure.

D'une fois sur l'autre, la bousculade de Boris est moins brutale et moins prolongée. Sans qu'il comprenne, il se heurte à une autre force que la sienne, que la force physique.

Il devient aussi moins acharné après les autres filles, — si bien que le jeu de ne pas vouloir jouer avec Boris commence à manquer de charme, du moment qu'il ne vous fait presque plus de mal en vous agrippant et en vous bourrant.

On songe à reprendre les vrais jeux particuliers aux filles :

— Si on jouait à la maîtresse d'école?

Cette proposition vient un jour où Boris, devant le dédain de Fifine, ne porte pas la main sur elle, et prononce seulement d'un ton à la fois menaçant et mal assuré, cette incommensurable parole :

— Tu sais, toi, tu ne me fais pas peur.

Mlle Victorine qui a suivi l'évolution de Boris, enregistre cette parole d'autant plus admirable, d'autant plus significative, que Boris, depuis son arrivée à l'école, depuis quelques mois, s'est mis à grandir visiblement et qu'il a l'air d'un véritable colosse à côté de la fluette Fifine.

Et Mademoiselle aussitôt s'empresse de donner à Madame Danglemond cette chère assurance :

— Je vous certifie, Madame, que votre fils ne sera pas un butor. Il devient sensible à l'autre force : la non matérielle, l'impondérable, la supérieure à toutes, et qui prend des noms différents selon la forme où elle domine chez les différents individus : intelligence, autorité morale, noblesse, bonté, beauté. Boris acquiert l'autre force par le fait même qu'il en subit l'ascendant : c'est par l'intelligence que l'on est sensible à l'intelligence, par douceur personnelle que l'on est sensible à la douceur d'autrui, par maîtrise de soi que l'on respecte la patience courageuse.

Et, au bout de quelque temps, voici une émouvante expérience.

Dans le bureau de la directrice qui donne de plain-pied sur la cour, M. Danglemond lui-même, si inquiet de son fils, assiste incognito à une récréation.

Le jeu « à la maîtresse d'école ».

Cette personnalité, chez les enfants, est différente de la vraie institutrice, — elle tient surtout de la mère et des femmes voisines de la gamine qui joue le rôle.

Bien entendu, c'est Fifine la maîtresse. Son jeu est de continuelle exhortation, et le jeu des élèves accroupis par terre est, hélas, de la faire enrager.

Bien entendu Boris est l'élève dont on s'occupe le plus.

Oh! il prend part aux manifestations collectives qui désespèrent la maîtresse.

Par exemple quand « Madame » crie : silence! il mêle sa voix formidablement au chant unanime qui éclate en dérision de ce commandement.

Mais il faut l'observer dans les incartades particulières qui composent le plus important du jeu.

Oui, la vraie rigolade est là ; parmi les enfants, c'est à qui se montrera le plus infernal, à qui inventera les pires mauvais tours, à qui usera le mieux de sa malignité et de sa force corporelle contre madame : toutes sortes de refus d'obéissance, toutes sortes de tentatives d'évasion qui obligent Madame à porter la main sur les délinquants, lesquels, par suite, se livrent à toutes sortes de « rebiffes » et de rébellions.

Or, si Boris est l'élève dont la figure exprime le plus d'invention, il est le plus médiocre exécutant.

Il tire la langue, il fait des grimaces à Madame, il récite sa leçon de travers en y ajoutant des mots incongrus : « Le Loup et L'Agneau, — poil au dos », — il s'en va là-bas, quand on lui ordonne : venez ici, — mais vraiment il a trop soin de ménager la maîtresse quand elle se met après lui, tout en se lamentant : quel enfant insupportable! il me fera mourir de chagrin! ah! que je suis donc fatiguée! quand est-ce donc qu'on fera des écoles sans enfants?

Sa rébellion physique est si dérisoire que les filles le poussent, l'excitent.

— Vas y donc plus fort que ça! fourre donc une trifouillée à madame!

Finalement elles se moquent de lui :

— Ah! là là, il est bête maintenant Boris, il rit, il ose pas

Quelle émouvante constatation!

— Hein! Monsieur, — souligne la directrice : « il ose pas! » Non seulement il ne sera pas un rustre, mais il sera un artiste, comme vous le souhaitez. Il aura mieux qu'une normale, qu'une louable sensibilité, il aura le respect de la sensibilité d'autrui, le souci de ne pas abuser.

« Votre colosse aura la réserve particulière aux hommes supérieurs, il aura l'élégance des forts : la timidité.

« Savez vous ce qui le retient, ce qui annonce le futur artiste? Il perçoit déjà les profonds sentiments que les autres ne perçoivent pas.

« C'est que Fifine appartient à une très pauvre famille accablée de nombreux enfants et qu'elle vit au milieu d'autres pauvres familles. Elle exprime, en jouant, la misère, les éternels tourments des ménagères de sa race, elle exprime surtout le dévouement, l'héroïsme féminin.

« Il y a, dans sa figure, dans son intonation, une étrange vibration de vérité douloureuse.

« Voyez avec quelle mesure elle réalise son irritation de maîtresse d'école. Voyez avec quelle mesure Boris lui résiste, fasciné, les yeux pleins d'elle, riant d'une émotion inconsciente.

« Comme ces deux acteurs d'élite réagissent l'un sur l'autre.

« Le jeu exige que la maîtresse effleure l'insupportable d'un semblant de claque. La joue de Boris n'est pas touchée et pourtant elle rougit!

« Voyez : ses robustes bras ne lui servent qu'à garer sa tête menacée ; la force brutale reste contenue en eux sans sortir.

« Mais voyez l'autre force!

Le clan des petites filles cesse de se moquer du trop pacifique Boris. Qu'est-ce qu'elles admirent donc toutes d'invisibles d'insaisissable, qui pourtant semble irradier de lui et régner sur le monde comme la lumière du soleil?

Imprimerie des Éditions Kemplen. Bruges (Belgique).

DU MÊME AUTEUR

Vient de paraître :

LA VIRGINITÉ

Roman, (Flammarion, éditeur).

L'œuvre toute féministe de Léon Frapié devait se compléter par l'étude de l'angoissant problème qui résulte de la disproportion numérique entre les filles et les garçons.

La Virginité, pareille en nouveauté à ce que fut La Maternelle lors de son apparition, est le livre qui n'avait pas encore été écrit.

C'est le roman des filles à marier sans espoir, — le roman-clameur des millions d'êtres qui ont pour destination essentielle la tendresse, le dévouement, la maternité et qui aspirent à l'instauration, pour leur sexe, d'une autre vertu que la résignation à ne rien être, — et d'un autre honneur que la misère de ne rien faire de leurs forces aimantes.

1 volume format in-18, 7 francs.

Éditions Kemplen

RUE DE MIROMESNIL, 79, PARIS (8e)

Volumes in-18. — 5 Francs.

Roger Avermaete : UNE ÉPOUSE MODÈLE. — Histoire d'un couple de bourgeois d'une banalité profonde, qu'un drame moral vient déséquilibrer. Détails précis, silhouettes vivantes, intenses de vérité d'un humour sain et net, c'est le livre que voudront lire tous les amateurs de bonne littérature.

Lucien Christophe : AUX LUEURS DU BRASIER. — La confession est d'une étrange et poignante beauté. Dépouillée de toute rhétorique, l'œuvre de M. Lucien Christophe se cristallise autour d'une pensée repliée sur elle-même jusqu'à la souffrance et, bien qu'il ait toujours quelque témérité à évoquer le souvenir d'un grand nom d'autrefois, c'est à « Servitude et grandeur militaires » que fait songer « Aux lueurs du Brasier. »

(Mercure de France, Paris).

Demandez ces livres à votre libraire.