The Project Gutenberg eBook of Le Bar de la Fourche This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le Bar de la Fourche Author: Auguste Gilbert de Voisins Release date: December 17, 2020 [eBook #64065] Language: French Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAR DE LA FOURCHE *** LES ÉDITIONS G. CRÈS & CIE DU MÊME AUTEUR Les Moments perdus de John Shag, roman, un vol. in-16 3 Fr. L'Esprit impur, roman, un vol. in-16 6 Fr. Le Démon Secret, roman, un vol. in-16 6 Fr. Pour l'Amour du Laurier, roman, un vol. in-16 6 Fr. L'Enfant qui prit peur, roman, un vol. in-16 6 Fr. Fantasques, petits poèmes de propos divers, un vol. in-8º (tirage limité) 22 Fr. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. GILBERT DE VOISINS Le Bar de la Fourche PARIS LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie 21, RUE HAUTEFEUILLE, 21 MCMXXI _A CHARLES BARGONE,_ _lieutenant de vaisseau_ _Mon cher ami,_ _Voici un livre dont tu accepteras la dédicace en souvenir de nos longues causeries. Tu m'as emmené si souvent de la Martinique à Sumatra et de Juan Fernandes aux Kouriles, que ton nom s'est inscrit tout seul à la première page de ce récit d'actions violentes commises en un pays lointain._ _V. G._ Le Bar de la Fourche I. L'averse venait de fuir. Sur l'horizon, un arc-en-ciel dessinait sa fabuleuse fusée. Mon père m'appela: «Si tu faisais attention à ton travail, grand imbécile! au lieu de regarder les nuages!» Je me trouvais chez nous, au fond de l'enclos des poneys. C'était l'époque où l'on poussait vers l'ouest le chemin de fer du Nord entre Skykomish et Tocoma, dans l'extrême Far-West, au-delà de l'Idaho. «Hé!... Viens par ici!» Depuis seize ans que maman avait succombé en me mettant au monde, l'humeur de mon père était restée constante: je veux dire acariâtre, orageuse ou, pour le moins, bizarre. «Arrive!... et plus vite que ça!» Ce jour-là, mon père se fâchait de peu. J'avais simplement oublié d'attacher le licol de Cruchette et Cruchette s'était échappée. Bien que l'on eût ramené la bête à l'écurie, tout aussitôt et sans accident, mon père m'injuriait. «Regarde-moi dans les yeux, canaille! Regarde-moi!» Je m'étais approché de lui, tenant par le bridon Loupard, un petit cheval bai que je menais chez le maréchal-ferrant. Je regardai mon père. «Baisse les yeux, insolent!» En baissant les yeux, je haussai les épaules. «Quoi... comment!... tu...» Et il fit sa mauvaise action... C'est bien à cause d'elle que je ne le pleurai pas, trois ans plus tard, quand j'appris sa mort. * * * * * Georges Saruex, mon père, était un homme instruit et, par certains points, un gentilhomme. Protestant du Jura, il avait traversé la moitié du monde pour faire fortune, et n'était arrivé à se composer qu'une aisance médiocre. Sans doute savait-il trop de choses. Si j'étais resté avec lui, au lieu de me promener sur la vaste terre, je serais peut-être plus savant, mais beaucoup moins renseigné. De plus, je n'aurais pas le sou. Toutefois, soyons juste: mon père m'apprit à regarder, à raisonner et à souffrir. La nature se chargea du reste en me fournissant de bons muscles. Et puis, que voulez-vous! la maison était intolérable! Prières du matin, prières du soir, discours, exhortations, cantiques chantés tout le long des dimanches. Il y en avait trop!... sans compter mille invectives contre les autres religions, invectives qui se terminaient par des explosions de fureur. Le grand ennemi du vieux, c'était le Pape. Je ne sais ce que le Pape lui avait fait, toujours est-il que mon père ne laissait pas s'achever une journée sans le prendre violemment à partie, dans les termes les plus crus. Sans doute, afin de lui être désagréable, il me donna le nom d'Olivier! le nom de Cromwell! Quel beau nom: Olivier Saruex! Quel beau nom de protestant! Ah! mon père connaissait bien le Ciel! Il devinait les desseins de Dieu, il prévoyait ses désirs... et malheur à nous si les prévisions étaient inexactes! Vous concevez?... Une telle vie manquait de charme! Le vieux traitait les hommes de la ferme comme des chiens, son fils plus mal encore. Il avait beau nous parler de Dieu tant que durait le jour, il n'arrivait pas à nous la faire aimer, cette puissance invisible, cruellement ennemie du Pape, et qui, pour seul confident, avait pris un protestant jurassien, émigré dans le Far-West. * * * * * Parce que je haussais les épaules, mon père fit sa mauvaise action: il me cracha au visage. A seize ans, j'avais le sang chaud. Ça ne pouvait s'arranger. Botter les fesses aux petits garçons, leur tirer les oreilles, très bien, mais cracher à la figure d'un homme de seize ans!... oh! non! non! impossible! Je pris mon lasso, pendu à la selle de Loupard, et j'en appliquai un cinglon sur le dos du vieux, un beau cinglon qui le fit tourner au pâle, de rouge qu'il était. Le reste se passa vite. Le vieux courut à la maison, en rapporta la Bible, une bible couverte de notes qui avait appartenu à la mère de maman, et, sur cette bible, jura le grand serment qu'il ne me reverrait de sa vie ou bien me casserait la figure. Ces histoires, c'est rarement utile.--Je n'avais pas l'intention de rester.--Je partis. Il disait vrai, tout de même, le vieux! S'il ne m'a pas cassé la figure, du moins ne m'a-t-il pas revu. Et, maintenant, il est mort, et, moi j'écris un livre; mais ce matin-là, je m'en fus prendre une couverture et marchai vers la gare, où j'avais des amis. La gare était à huit heures de chez nous. J'arrivai comme tombait le soir. Le train venait d'entrer et allait passer la nuit. Oh! comme je m'en souviens bien, après tant d'années, de cette nuit si vite close et qui rétrécissait le paysage! Pas de lune, peu d'étoiles... On voyait à peine son chemin. Cependant, la veine me toucha. L'homme qui devait nettoyer la machine était ivre. Alors, comme je me trouvais là, j'aidai à faire son travail et, en guise de salaire, priai le mécanicien de me transporter, le lendemain, jusqu'aux chantiers de construction. Ce fut ma première étape. II. Des hangars, des cabanes, des buvettes, des amoncellements de rails, des wagons qui servaient de magasins, un peuple d'ouvriers venus d'ici, de là et d'ailleurs. Congrégation singulière: une majorité de malandrins, quelques braves gens, beaucoup de nègres, pas mal d'imbéciles et de brutes. Ah! s'ils avaient voulu, s'ils avaient pu raconter leurs aventures... quels étonnants récits! Nous étions à quatre-vingt-cinq milles, environ, de Spokane-Falls et à trois cents pas de la Columbia, grande rivière bleue, princesse de tout le paysage. En attendant de faire fortune, j'aidais, depuis un mois, à construire cette sacrée voie ferrée. De temps en temps, nous allions, sur les bords de la rivière, tuer des saumons avec une bouteille à demi remplie de chaux vive, mais, comme c'est défendu, on leur abîmait le coin de la gueule ou on leur détachait les ouïes, pour faire croire, au marché, qu'ils avaient été pris par des moyens légaux: filet ou hameçon. On m'avait embauché dès le premier jour. J'inspire confiance parce que je regarde les gens bien en face; mais je dois à la vérité de dire que le travail était dur pour un garçon de seize ans. On employait trois mille ouvriers au chemin de fer. Le pays n'étant pas très plat, nous avancions lentement. Il fallait d'abord remplir les trous, c'était l'affaire de la première équipe; puis la seconde équipe venait approprier l'ouvrage et rendre le terrain plan; la troisième équipe posait les rails; la quatrième... mais cela vous est égal, puisque j'étais dans la seconde. Ici, une parenthèse, car il convient, je pense, que je décrive un peu cet Olivier Saruex dont je parle. Olivier Saruex... Eh bien, figurez-vous un jeune homme très mince, très sec, assez vigoureux. De la force nerveuse, rien d'autre, mais qui me rendait résistant, quoique j'eusse l'air presque chétif. J'étais de petite taille et fort agile. Des cheveux noirs, des sourcils noirs et broussailleux, des yeux bleu foncé, qui paraissaient d'encre vers le soir; une bouche mobile, la mâchoire très dessinée, de belles dents (mon orgueil); le teint hâlé, du sang sous la peau; pas un poil aux joues; des mains maigres, des bras maigres, de petits muscles durs; une forte pince dès que je tenais un cheval sous moi. Quant à mon apparence, je ne sais pas, c'est difficile à dire, mais il me semble que je devais avoir l'air assez décidé et, parfois, un peu rêveur... Rêveur, oui... et je parlais d'une voix basse et douce. Me voyez-vous? Or, il est peut-être bon pour un rentier de compter ses revenus, ou pour un acrobate de marcher sur les mains, la tête en bas, puisque c'est là leur destinée, mais pourquoi un gars de seize ans vivrait-il l'échine courbée, mettrait-il de la terre là où il en manque, et inversement, quand son âge l'autorise à courir dans les bois?... D'ailleurs inutile de récriminer... lorsque j'y pense, cette époque de ma vie me paraît lointaine, à tel point qu'elle n'a plus pour moi qu'un intérêt dramatique, celui, à peu près, que l'on trouve au cinquième acte d'une pièce, le lendemain du spectacle. Pourtant je me souviens, comme si c'était hier, de l'abominable fatigue qui m'accablait à la fin de chaque jour. Quand je tombais sur mon lit, j'étais fait tout entier d'une seule douleur, et je n'avais qu'à penser à une partie de mon corps pour en souffrir aussitôt. Un soir que j'enrageais plus encore que de coutume, je me décidai à changer de métier, et voici l'idée que j'eus. De cette idée, je suis encore fier: d'abord, parce qu'elle avait des chances de réussir et, qu'en somme, elle réussit (au bénéfice d'autrui, je l'avoue), puis, parce qu'elle était fille d'une ambition pratique, non d'une rêverie d'idéologue. Il manquait beaucoup de choses dans notre camp; mais une, tout particulièrement, nous faisait défaut. Vivrait-on dans un désert ou sur le sommet d'une montagne, il est agréable de savoir si le reste du monde est toujours à sa place. Or, on pouvait, à la rigueur, faire partir des lettres, en même temps que le poisson de la rivière ou par l'entremise des ouvriers de passage qui allaient des mines vers les villes, mais le diable était de recevoir des nouvelles du dehors. Les immigrants n'avaient que des journaux vieux de trois semaines, et, quand les bateaux revenaient par la Columbia, ils auraient aussi bien pu nous rapporter, tant ils faisaient d'escales, des gazettes du temps d'Abraham! Certain samedi soir, un voyageur, monté, me donna, en reconnaissance de quelque petit service, des journaux qui ne dataient que du début de la semaine. Je parvins à les vendre un dollar pièce. Un dollar! Cinq francs! Pensez donc! Cela me fit réfléchir, et, bientôt, l'idée germa. Je vivrais sur la curiosité publique. En me serrant le ventre, en supprimant un verre de whisky sur deux, en ne touchant jamais une carte, j'arriverais à faire assez d'économies pour louer un cheval. Une fois le cheval loué, j'irais à Skykomish prendre les journaux (ce serait trois jours et demi de voyage), et, de retour, je les vendrais à bénéfice. Dans six mois, j'aurais les poches pleines! Sans tarder, j'entrepris la réalisation de mon projet. Je ne fis qu'un saut jusqu'à la buvette, puis quand le nègre qui servait s'approcha, je haussai les épaules d'un air supérieur et sortis avec dignité en disant: «Au fait, je ne prendrai pas mon whisky aujourd'hui!» J'avais affronté la tentation; je l'avais vaincue... c'était quatre _cents_ de gagnés... Mais voilà! nos rêves n'ont jamais prévu l'accident!... A l'instant où je franchissais le seuil de la buvette, une carriole venait au grand trot. J'étais si absorbé, que je ne sus me garer à temps. Je tombai. La roue me passa sur le bras, et mon bras cassa net... III. J'ose à peine l'avouer, mais, très certainement, je dus m'évanouir, car, en ouvrant les yeux, je me trouvai couché dans une petite chambre que je ne connaissais pas. Elle était pleine de soleil; un oiseau chantait au dehors. Je me souviens aussi, à la façon vague dont on se souvient des rêves, d'un faible bruit de rire que j'entendis tout près de moi. Qu'était-il donc arrivé? J'essayai de me retourner dans mon lit. Une vive douleur m'arrêta. Ah! oui!... mon bras cassé!... Aussitôt, je me rappelai mes beaux espoirs: le cheval, les journaux!... Misère! On riait de nouveau. On parlait. Je revins tout à fait à moi. «Allons! il n'y a pas de mal! mais peut-on être aussi douillet! Pour un bras cassé, rester trois heures évanoui!» Et j'aperçus, pour la première fois, penché sur mon lit, le visage de Vincent van Horst. Voyez-vous! on a beau vivre un assez grand nombre de jours et passer par plus d'une aventure, il est des événements, des gestes, des images, qui habitent la mémoire pour jamais.--Le premier aspect de van Horst fut de ceux-là.--Quand je vis cette belle face tannée par le soleil, le front large, coupé droit d'une tempe à l'autre par la ligne des cheveux blonds et plats, les yeux sévères, d'un bleu de faïence, le nez courbe, et puis cette bouche mince, cruelle, portée par des mâchoires de brute, cette bouche étonnante, presque sans lèvres (mais le peu qu'on en voyait était d'un rouge si cru que l'on eût dit des lèvres de blessure), ah! je sentis que cet homme était un homme fort et que je pouvais me fier à lui. Je regardai van Horst qui me souriait, debout, près de mon lit. Je le regardai bien. Il en valait la peine... Et, peu à peu, je me rendis mieux compte du désastre, qu'était pour moi cet accident. Il me venait une sorte de paresse d'âme très singulière, dont il fallait que quelqu'un me tirât. A seize ans, un bras cassé, ce n'est rien: un rêve en pièces, c'est autre chose. Or, ce soutien qui me manquait (que d'autres trouvent en Dieu... mais on ne pense pas toujours à s'adresser si haut), van Horst me le proposa, sans que j'eusse à le lui demander. Voilà pourquoi on ne m'entendra jamais reprocher ses crimes à cet homme. Je n'ai pas le regard oblique et navré d'un pasteur ou l'onction froide d'un moraliste. D'abord, ces choses ne me regardent pas et puis, il me semble abject de médire du fauteur de votre bien, sous le prétexte qu'il fut le fauteur du mal d'autrui. Il pourra régler son affaire, tout seul, dans le temps que je réglerai la mienne, quand sonneront les dernières trompettes. Cela bien entendu, je poursuis. * * * * * C'était van Horst qui se trouvait dans la carriole, c'était lui qui m'avait renversé. Il me fit transporter dans une chambre de l'auberge, et, lorsque je m'éveillai, les premiers soins étaient déjà donnés à mon bras. «Allons! change donc cette figure malheureuse! Oui, tu as le bras cassé. Ça se raccommode. Nous l'arrangerons tout de suite. Comment te sens-tu? Tu travaillais aux chantiers? Quel est ton nom? Ne t'inquiète pas! je te paierai tes journées perdues, et un peu plus pour la douleur. Nous fixerons le prix. Quoi! tu fais la tête? Appelle-moi bougre de maladroit et qu'on n'en parle plus. Ces choses-là, ça doit se régler vite et entre hommes. Je resterai quelques jours pour te soigner. Maintenant... attention!...» Il abaissa sur moi deux énormes mains solides, pesantes, durcies, épouvantables, des mains qui semblaient de gros outils en chair. «Crie, si ça te fait mal!... Crie fort!... Encore un peu!... Crie donc, imbécile!» Oh! la vilaine impression: deux os qu'on remet, lorsque ces deux os vous appartiennent! «Voilà! c'est fini! Tu vaux quelque chose! J'ai vu des hommes se tenir moins bien!... Bois ça et reste tranquille. Tu as un peu de fièvre.» Il m'avait bandé le bras comme un chirurgien. Un instant, il me regarda du fond de ses yeux bleus, gravement, puis il éclata de rire et s'en fut, me laissant seul, dans la petite chambre de bois clair, à considérer les mouches. IV. Je ne le vis plus de la journée. De temps en temps, des gens que je ne connaissais pas venaient prendre de mes nouvelles. Je dormis mal, mais je dormis. Le lendemain, van Horst reparut, arrangea mon bandage et s'en alla, après m'avoir dit: --Je m'appelle Vincent van Horst... Si tu as besoin de quelque chose, tu crieras. Si ton bras te fait mal, tu diras au nègre d'aller me chercher... Je m'appelle Vincent van Horst... Tu as encore de la fièvre. Ne bois pas de whisky... Et toi, quel est ton nom? --Olivier Saruex. --Olivier Saruex... C'est bien... Adieu! La porte se ferma. J'avais tout le loisir de rêver. Je rêvai donc. Mais, ce soir-là et le lendemain, à mesure que se traînait l'interminable journée, j'en vins à regretter les départs subits de van Horst.--Les heures ne laissaient pas d'être grises pour moi qui ne vivais bien qu'en plein air, et l'on se fatigue de regarder par la fenêtre, surtout quand on ne peut voir qu'un enclos étroit où quelques poules et une famille de lapins prennent leurs ébats autour de trois tonneaux vides, dans l'ombre d'un arbre fleuri de fleurs blanches. Les camarades qui venaient me rendre visite, ne restaient pas longtemps; puis... je n'avais pas grand'chose à leur dire: --Comment vas-tu? --Ça va mieux. --Quand penses-tu que ce sera fini? --Bientôt. --Tu sais. Charlie est arrivé saoul, ce matin. --Ah! raconte-moi. --Eh bien, voilà! il est arrivé saoul. ... C'était peu, et la servante de l'auberge, qui m'apportait à manger, semblait tout à fait imbécile.--Personne, en outre, ne pouvait me renseigner sur van Horst... Il venait du Nord... Un bougre! Ah! pour sûr!... On ne savait rien d'autre. La visite de van Horst était le seul événement de ma journée. Je l'attendais avec une impatience d'enfant. Jamais je n'avais gardé le lit, jamais! Ce repos forcé me tendait les nerfs, Je ne savais plus songer qu'à une chose: la faillite de mon beau projet. Je n'avais plus qu'un désir: informer van Horst de ce malheur. Pourquoi ne pas dire à cet homme toute ma peine? Il compatirait peut-être. Pourquoi ne pas lui demander un conseil? Si peu craintif que je fusse à l'ordinaire, je n'eus pourtant pas le courage, tant que je gardai le lit, de retenir van Horst. Je m'y décidai, le premier jour de ma convalescence. La veille, mon visiteur m'avait dit: «Tu pourras te lever demain.» Il me trouva debout. --Oh! oh! déjà! Comment as-tu mis ta veste? --Le nègre de la buvette m'a aidé. --C'est bon, hein? la première fois qu'on bouge le bras? --Pas trop! Alors il s'assit pour bourrer une pipe, et moi, je compris qu'il fallait profiter de l'occasion. Je regardai van Horst qui regardait sa pipe, et, tout à coup, hâtives, précipitées, se bousculant, les paroles sortirent en foule de ma bouche, comme si elles avaient attendu derrière mes dents la permission de se répandre.--Jamais je n'ai parlé avec plus d'éloquence. Je parlai! je parlai... je n'avais qu'un bras pour faire des gestes, mais ce bras-là me servit beaucoup.--Je dis à van Horst le moyen que j'avais trouvé pour m'enrichir, et par quel hasard l'idée m'était venue, et comment j'y songeais toujours, et la catastrophe finale, et mon espoir, surtout, mon espoir de réussir encore. Van Horst ne me quittait pas des yeux. Comme j'achevais, il eut un sourire. --Ah! le gaillard! voyez-vous ça! il est ambitieux! Tout de même, c'est pas mal ce que tu as inventé. Il y a des fautes dans le détail, mais c'est pas mal. Maintenant que tu as fini, écoute et fais ton profit de ce que je vais te dire. Pour passer des nuits à cheval, comme tu en as l'idée, il faut être plus solide que tu ne l'es à présent. Pendant deux ou trois mois, tu seras forcé de rester tranquille et de travailler peu. Mais, ces deux ou trois mois passés, ton système ne vaudra plus rien. L'autre tronçon de la ligne sera fini. Les journaux arriveront ici, par le chemin de fer, tout comme à Skykomish. --Alors? --Alors, imbécile! on se retourne... on invente autre chose! Il se leva. Il cravachait gaiement ses bottes en se promenant par la chambre. Il avait l'air d'une bête impatiente. «Même quand les projets vous trompent, il faut vivre,» dit-il encore. Il mâchait sa pipe, ouvrait et fermait ses mains de boxeur où l'on ne voyait plus rien des mains habiles qui m'avaient remis le bras. Elles voulaient lutter, elles s'exaspéraient d'être oisives. --Tu ne t'ennuies pas, ici, gosse? --Si, un peu... --Alors, dit-il, voici. Je suis un homme des routes, je marche droit devant moi. Je demeurerai quinze jours ici, mais après, je pars. Je vais aux mines, dans l'Ouest, là-bas, où l'on peut encore se battre!... Veux-tu venir avec moi? Tu verras du pays. Tu deviendras un homme. D'ailleurs, tu as déjà commencé; mais, à ce travail de chemin de fer, tu finirais par t'abrutir. Ton idée?... Eh bien, tu la donneras ou tu la vendras à quelqu'un... Tu en es responsable... Tu m'entends? Il ne faut pas abandonner les projets... ils meurent. Van Horst s'arrêta, et, tout à coup, sa figure s'obscurcit singulièrement. Puis il se détourna, et, d'une voix plus dure: «On est responsable de tout, s'écria-t-il, de tout! de ses regards et de ses pensées durant le jour, de ses rêves durant la nuit, de toutes les paroles qu'on a dites et, par avance, de tout le sang qu'on versera. Viens! Je te montrerai comment on devient fort! Etre fort! c'est la plus grande des ivresses, la plus belle, car, pour cette ivresse-là, on ne vomit qu'au fond de la tombe!» L'homme que, plus tard, je devais mieux connaître, je le voyais déjà, possédé par des violences contradictoires, par d'étranges méditations, et dans toute son animalité. Il se tourna vers moi. «Est-ce dit?» J'eus la sensation du coup de dés qui détermine et lui répondis à voix basse: «Je vous suivrai!» V. Je restais assis au milieu de ma chambre. Oh! qu'une convalescence paraît monotone! Je ne m'étais jamais senti assez malade pour apprécier le charme de ces heures où l'on reprend goût à vivre, mais j'en avais souffert tout l'ennui. Et puis, les causeries de van Horst me grisaient comme du vin. Elles me donnaient une folle envie de courir, de galoper, de grimper sur des roches, de tirer des coups de fusil. Cet homme animait chaque chose. Toute aventure était vivante dès qu'il en faisait le récit; dès qu'il décrivait, tout paysage était beau. Une après-midi, il vint s'asseoir près de moi. Il me parla de ces territoires du West, où nous devions aller, de ces montagnes où l'on est libre, de ces forêts où l'on est roi. Brusquement, il se tut. La tête dans les mains, il regardait le plancher. Il avait ainsi des moments de silence noir que l'on n'eût osé rompre; moi, du moins. Le soleil, entrant à grands rayons par la fenêtre, remplissait la pièce claire et nue de son poudroiement. On entendait, au dehors, des ouvriers qui chantaient en choeur. Il passait de la joie dans l'air. Possédé par de nouveaux rêves, je ne me souvenais plus d'avoir été malade. Van Horst subissait-il aussi l'influence de la généreuse lumière qui vibrait autour de nous?... Son silence ne dura pas. Il leva le front et se remit à parler. «Oui, nous irons là-bas! Le monde, c'est beau à voir. Depuis dix ans, je marche à travers le monde et, chaque jour, le monde est nouveau.» Il y avait presque de la tendresse dans son accent: «Je crois que tu seras un bon compagnon. Moi... moi... il me semble parfois que j'ai vu trop de choses laides. Les actions d'hommes, c'est laid... c'est toujours laid!... Mais les arbres! les vagues! les montagnes!» Il prononçait ces mots avec un enthousiasme de poète et, s'échauffant peu à peu: «Pense à mes courses en forêt!» s'écria-t-il. Il me les raconta.--Il décrivit les fleuves lourds, les cieux qui tournent sur la tête du dormeur, les hasards de la belle étoile, les plaintes nocturnes des oiseaux, enfin, la terrible survenue des pluies qui noient la plaine.--Sa voix sourde et basse éclatait parfois. L'orgue, puis les cuivres. Il y avait là des sanglots, de la fièvre, de la colère, du désespoir et, souvent aussi, de la joie, une joie animale et saine gonflée par les brises. Et moi, je marchais sous le soleil dur, je souffrais de la faim et de la soif, je m'endormais à l'ombre d'un arbre gigantesque, je voyais le but apparaître sur l'horizon et le croyais aussitôt à portée de la main! Je vivais! je vivais! J'aurais voulu crier de plaisir! * * * * * La porte s'ouvrit. La servante de l'auberge entra, tenant un verre de whisky que van Horst avait demandé. Elle s'arrêta, stupéfaite, devant cet homme qui parcourait la pièce à grands pas, le sang aux joues. J'étais appuyé contre la fenêtre. Van Horst parlait toujours, et la petite servante, immobile, la bouche ronde, les yeux bêtes... restait là. Le vent apporta dans la chambre blanche quelques fleurs de l'arbre qui poussait au milieu de la cour. Les corolles répandues exhalèrent leur parfum. C'était comme une invitation à sortir, à marcher vers ces merveilles que décrivait van Horst. Les ouvriers chantaient toujours au dehors. Des machines grondaient, et jetaient de la vapeur, et sifflaient clair... Sur tout cela flottait une façon de joie chaude que je ne connaissais pas... l'émanation vivante et vibrante d'un beau jour. De nouveau l'arbre aux fleurs blanches sema des corolles à mes pieds. Tout le printemps! * * * * * Une chambre petite et propre. Les murs de bois. Les fenêtres grandes ouvertes. Le plancher semé de pétales. Le lit où je venais de souffrir. Un homme possédé par son rêve d'aventures et l'exprimant sur un mode âprement lyrique... Je garde dans mes yeux l'image de ces choses. Mais la petite servante restait toujours immobile, la bouche ronde, ne comprenant pas. Car, maintenant, van Horst me parlait de l'or que nous allions chercher, de l'or que l'on déterre, de la poussière d'or que l'on lave, et de la peine et du sang dont on les paye. C'en était trop pour la servante. Elle poussa un gémissement discret... «Qu'est-ce que c'est que ça?» Van Horst venait de l'apercevoir. Il se mit à rire, d'un rire apitoyé, presque méprisant: «Qu'est-ce que c'est que ça?» Il l'examina comme l'on ferait pour quelque pauvre bestiole dans un champ. Et, tout soudain, se jetant sur la petite, il lui cria dans la figure: «Tiens! veux-tu un dollar? attends! tu vas le gagner!» Le verre de whisky roula par terre. Je ne bougeai pas, stupéfait. Van Horst saisit la fille, la culbuta sur mon lit, la tint fixée par les deux épaules. Silencieux, un instant, il la regarda de tout près. «Tu es vilaine! dit-il. Cache-toi!» Brusquement, il enleva son tricot et lui en couvrit le visage. «Cache-toi!» Il la troussa et, à demi-nu, appuyé sur les poings, les bras raidis, il la prit sous mes yeux. Il y avait du soleil plein la chambre. Van Horst grognait comme une bête. La fille criait, meurtrie, presque étouffée. Les muscles roulaient sur le vaste dos luisant de van Horst. La tête de la fille balançait de droite et de gauche, comme dans l'agonie. Puis, la tragique agitation des deux êtres faiblit, l'accouplement prit fin, et ce fut le silence. L'amour... c'était donc ça? * * * * * Van Horst se tenait debout au milieu de la pièce. Il se passait lourdement la main sur le front. Son visage rouge était mouillé. Ses yeux tristes ne me voyaient plus. La servante avait fui sans dire mot. Van Horst se coucha sur le lit. Quelques instants plus tard, il dormait. VI. Huit jours avaient passé. Nous causions, sur les bords de la Columbia, assis dans l'herbe, van Horst et moi. «Vois-tu, gosse, il faut oublier. Il y a des moments où je ne suis plus moi-même, où je deviens comme une bête enragée. Rien ne m'arrête. Je ne souffre pas l'obstacle. Ce sont les heures où le sang est seul à parler.» La Columbia roulait majestueusement devant nous son onde verte. Il flottait dans l'air une paix de dimanche et, vraiment, les vapeurs qui montaient de la terre et du fleuve semblaient un encens. «Reste toi-même! c'est la grande chose! disait van Horst de sa voix grave. Ecoute, Olivier, quand un homme se laisse aller à n'être plus lui-même, il est perdu. Il ressemble à ces pauvres gens mordus par un loup, qui deviennent loups et s'enfuient dans la campagne en poussant des hurlements. L'âme du loup les a pénétrés et a mangé leur âme humaine.» Il disait cela d'un air si ténébreux que j'aurais eu peur, je pense, à la nuit tombante, mais le soleil brillait trop clair pour donner corps à des revenants. Et van Horst ajouta, sur un ton plus sombre encore: «On ne m'a jamais résisté... On a peur... Si quelqu'un me regardait dans les yeux en disant: «Je ne veux pas!» et qu'il me fût impossible de le faire céder... oui, je crois que je me changerais en bête, pour tout de bon, et que je mordrais, et que je déchirerais de la chair comme une bête, et que je verserais du sang autour de moi!... Ah! mon petit!» Et il ferma les poings. --D'où tenez-vous, demandai-je, cette affreuse histoire des gens mordus par un loup? --Les vieilles femmes de chez moi la racontent, le soir, pour faire peur aux enfants... Peut-être disent-elles vrai!... On ne sait pas!... on ne sait jamais!... Van Horst regardait tristement l'eau du fleuve où ricochait un martin-pêcheur. «Mais... _chez vous_, où est-ce donc? Je dois être votre compagnon, je vous aime bien et j'ai confiance en vous, pourtant, je ne sais ni qui vous êtes, ni d'où vous venez. De vous, je ne sais rien que votre nom... et puis, je crains que vous ne me fassiez peur, à moi aussi... un peu.» Van Horst éclata d'un puissant rire. --Olivier! grand gosse! tu veux savoir d'où je viens? tu veux savoir qui je suis? Allons! je te dirai toute ma vie, dans quelques jours, quand nous serons en route!... Mais, parlons plutôt de toi. Qu'as-tu fait de ce beau projet... la façon de gagner une fortune en vendant des journaux! --Oh! je n'y songe plus! --_Il faut_ y songer! Ne laisse pas mourir ça! C'est mal de jeter un bon fruit. Si tu ne peux pas le manger toi-même, donne-le à quelqu'un. --C'est déjà fait... Je l'ai donné à un ouvrier, arrivé d'hier: à mon bienfaiteur... Il devait graisser une locomotive, garée à l'autre bout de la ligne, mais il s'était trop saoulé, cette nuit-là... J'ai fait son travail, et c'est à cause de lui, en somme, que j'ai pu venir ici et que vous m'avez cassé le bras, quinze jours plus tard. --C'est bon! dit van Horst en souriant. Nous partirons demain. VII. --Trois cartes! --Une carte! --Je suis content. --Cinq cartes. --Cinq?... Tu joues comme une femme saoule! --Mêle-toi de tes affaires! --Vingt dollars! --Je m'en vais. --Je tiens. --Je me couche. --Moi aussi. --Brelan de dix. --_Full_ aux dames. --Vache! --Crapule! fils de garce! * * * * * On jouait au poker sur le chaland à vapeur qui nous emmenait vers les mines d'or et vers toutes ces merveilles que promettait l'horizon. Il faisait beau. La brise rabattait les escarbilles de la cheminée. On entendait des oiseaux piailler au ras du fleuve. Couché sur un paquet de cordages, en plein soleil, je regardais van Horst et quatre passagers jouer, assis autour d'un tonneau. La partie était chaude, honnête aussi, je pense. Quand cinq gaillards risquent de l'argent, ayant chacun un revolver en poche, la tricherie devient malaisée. Je garde de ces matinées un souvenir ineffaçable: largeur du ciel, subtilité de l'air à peine dégourdi, tranquillité du fleuve... c'était l'épanouissement même de la nature, et la vie chantait en moi comme un rossignol dans un arbre. A l'arrière du chaland, un jeune Floridien jouait de la flûte. Il passait sur nos têtes un grand souffle de liberté. Se sentir mené vers un but lointain, sans peine, sans effort! avoir seize ans, respirer à pleins poumons, boire le vent qui passe... quelles délices! * * * * * «Nous partirons demain,» avait dit van Horst. Un chaland, vidé de sa cargaison de rails aux travaux du chemin de fer, retournait vers les mines. Nous avions pris passage. Depuis trois jours, nous glissions entre des berges nues et vaseuses. Sur chaque rive, la prairie et, tout au loin, un profil de montagnes sévères qui se rapprochait,--le plus ample des paysages! Ma vie n'avait jamais été meilleure. Van Horst m'entraînait. Je le suivais, confiant comme on ne l'est qu'à seize ans, espérant du lendemain mille et une merveilles et possédé par une ambition d'autant plus grande qu'elle restait encore un peu vague. Je voyageais avec van Horst... mais qui donc était-ce que Vincent van Horst? La veille, il m'avait raconté quelque chose de lui-même. Vingt ans avant, sur les quais d'Amsterdam, un petit garçon assez bien habillé, causait avec un affreux drôle dont le métier était, depuis quelques jours, de recruter, par tous moyens, des matelots et des mousses pour un bateau à destination de Buenos-Ayres. Certes, le capitaine de la _Santa-Cristina_ ne valait pas la ficelle pour l'étrangler! certes, son équipage n'avait plus rien à faire avec le Purgatoire, mais, néanmoins, le petit garçon proprement vêtu se vit transporté, sur ce pénitencier flottant, de sa bonne ville d'Amsterdam jusque dans les Amériques et dut à sa seule vigueur musculaire de survivre à l'abominable épreuve. Mauvaise influence des livres que l'on donne aux enfants! Le père de ce jeune aventurier voulait faire de lui un tanneur de cuir, mais le gamin avait lu tant de ces prodigieux récits où les coups de revolver forment la fin naturelle des chapitres, que tanner du cuir lui paraissait une infâme besogne lorsque, dans des bois sombres aux murmures inouïs, il reste encore des jeunes filles à sauver du trépas, lorsqu'au fond de grottes bleues on trouve des trésors extraordinaires et que la brise chante la belle aventure sur tous les cèdres d'Amérique! --Tu n'as pas une paire de six! --C'est bien possible!... je relance de trois dollars. --Trois dollars! je tiens! --Allons! tu peux abattre! J'ai le _flush_! Cette fois, il y eut des vociférations. Van Horst tenait la veine et s'en servait bien. VIII. Toujours ces grandes prairies, toujours ces berges égales, toujours cette monotonie spacieuse des beaux jours, et, quand le spectacle du jeu de cartes ne m'intéressait plus, je pouvais regarder, sur l'eau du fleuve, les remous de notre sillage et, parfois, le saut brusque d'un poisson.--C'était plus qu'il n'en fallait pour passer le temps. Quinze hommes à notre bord; une seule femme, la cuisinière. De celle-ci, je veux vous parler aussitôt, car elle est restée dans mon souvenir comme un cauchemar. Jane Holly appartenait à peine à son sexe. Elle était vraiment repoussante. Trente ans; une peau noirâtre, d'un noir brûlé, inégal et malsain; des pommettes piquées; des os qui saillaient de partout; une bouche fournie de quelques longues dents jaunes; avec cela, chauve (car on ne peut nommer «cheveux» les quelques mèches tristes qui la couronnaient); mais d'admirables yeux, des yeux de biche à l'agonie, où flottait plus d'un désir. Jane Holly allait rejoindre son mari. Pour l'instant, elle tâchait de séduire le petit Floridien que nous avions à bord, et le pauvre garçon, épouvanté par son infortune, en était réduit à se réfugier sur la proue de notre chaland, où il se consolait, avec de fines mélodies, des attaques trop directes du monstre féminin qui le harcelait. Comment un être peut-il résumer en lui tant de laideur? Jane Holly expliquait les coutures de son visage par un accident de dynamite. Ce n'était, je pense, qu'une excuse, et le petit Floridien devait se défendre à toute heure. * * * * * Les hommes? Une collection assez variée. Un gros ouvrier de Southampton, John Kid, amateur de boissons fortes et de citations bibliques.--Sa conversation me rappelait, avec une meilleure grâce, celle de mon père. Lorsqu'il se sentait bien en veine, tous les prophètes, jusqu'aux plus petits, étaient pris à témoin, sur un ton déclamatoire; et, aux heures de tristesse, Salomon parlait par sa bouche. Un Italien élégant, pâle et faux, mais chantant la romance à merveille, dès que tombait le soir.--Carletti nous réjouissait fort en affectant pour Jane Holly une passion désordonnée, et je dois dire qu'il mettait, dans cette adoration d'un monstre, la plus irrésistible fantaisie. Deux Français.--Je n'avais pas lieu d'être fier de mes compatriotes; l'un étant d'une telle insignifiance que je me rappelle mal son visage, et l'autre ayant été doté d'une faconde exaspérante et peu joyeuse, par ce destin qui le fit naître à Bordeaux. D'ailleurs, un triste sire et que je quittai sans regret à la fin du voyage. Nous avions encore un compagnon dont je dois vous parler. Il était juif, avec tous les stigmates physiques de sa race. Il servait de cinquième au poker et chacun le considérait comme un souffre-douleur. Je ne sais ce qu'on pouvait reprocher à ce pauvre être. On eût dit qu'il était entré dans l'existence déjà blessé. Quelque terreur affreuse, à l'aube de sa vie, semblait l'avoir épouvanté pour toujours. Il lui en restait un tremblement continuel, qui donnait à ses manières ce je ne sais quoi de craintif, d'incertain, qu'un homme plein de santé méprise et qui prête à l'injustice. J'avais de la sympathie pour Mosé, et van Horst l'estimait fort, parce qu'il jouait bien au poker. Les autres? gens du commun: grands drôles forts et musclés, aimant les plaisanteries pesantes; gaillards bruyants et blasphémateurs, destinés à faire fortune ou à s'abrutir par l'alcool. Certains allaient aux mines pratiquer quelque métier louche autour du campement. De ceux-là le mieux qu'on pouvait dire était qu'ils finiraient, à la maîtresse branche d'un arbre, la corde au cou. Dans ce milieu, van Horst avait l'air d'un prince. Il lui restait, d'une première éducation, la noblesse du maintien, l'assurance tranquille, et cela faisait contraste. Un prince, vous dis-je! * * * * * Le soleil se retirait lentement d'un ciel poussiéreux et doré. Dans les buissons de la berge, des oiseaux faisaient leur ramage. On avait ancré le chaland. * * * * * «Je n'aime pas voir la fin du jour.» C'était le Juif qui parlait de sa voix douce, à la fois caressante et désagréable, sous laquelle semblait toujours percer une épouvante inavouée. Le gros Kid eut soif. «Saruex! apporte la bouteille!» Carletti faisait des pantalonnades. Le Bordelais se plaignait du sort. «Au moins, s'il y avait des femmes! A Bordeaux, mes trois maîtresses...» Et il décrivait leur excellence. «Des femmes? nous en trouverons aux mines!» Van Horst me regarda et se mit à rire. --Hein! dit-il, la servante de l'auberge n'est plus là, Olivier!... --Dis-moi, van Horst, demanda l'un des joueurs en me désignant du doigt, où l'as-tu donc ramassé, ce petit? --Ce petit, dit van Horst, c'est mon fils, Olivier. Je l'ai eu, comme ça, par hasard, un jour que je passais en carriole! Il ne connaît pas sa mère et je suis son père... à l'essai. N'est-ce pas, jeune Saruex? Je ne répondis que par un sourire. Mon coeur s'amollissait avec la venue des heures noires tandis que l'eau du fleuve devenait terne et que montait cette large mélancolie des nuits en plein air où, par le chant suave de sa flûte, le Floridien, ce soir-là, donnait un juste accompagnement à mes songes. * * * * * Chacun s'installait de son mieux pour dormir: Carletti, sur des sacs, Jane Holly près du joueur de flûte, le Juif dans un coin discret où il ne pouvait gêner personne. Soudain, dans le silence, on entendit une voix prophétique et profonde: «C'est Lui qui a fait la lune et les étoiles pour avoir domination sur la nuit; car sa miséricorde demeure éternellement.» Ayant ainsi parlé, le gros Kid se roula dans une couverture. IX. Van Horst et moi restions seuls éveillés. Point de lune. Les étoiles semblaient se détacher du ciel. On ne percevait dans cette ombre vaste que le léger bruissement de l'eau contre notre chaland. La nature reposait de tout son immense corps. Durant des nuits pareilles, devant cette paix enchanteresse, mon père aurait dû me parler de Dieu. Pourquoi le chercher dans les livres? Au lieu de l'inventer à tout instant du jour, que n'avait-il attendu l'heure des étoiles? Au lieu de me le montrer jugeant et condamnant les hommes, que ne me l'avait-il laissé voir dans sa majesté plus sereine, quand il est vêtu par les ténèbres et que les astres ceignent son front? Van Horst rêvait en silence. Je lui touchai le bras. «Où allons-nous, van Horst?... Je sais, nous nous arrêterons aux mines, mais ce n'est pas cela que je veux dire. Où allons-nous? qui m'a donc forcé à vous suivre et qui rend la nuit si douce?... Oui, surtout, qui rend la nuit si douce et les étoiles si brillantes?» Il ne répondit pas. Que cherchait-il, par delà tout ce noir! Soudain, il se mit à parler. «J'ai beaucoup souffert et j'ai trop voyagé. Pourrai-je me reposer, un jour?... Oh! ce ne sera pas après fortune faite, comme tous ces gens qui vont vers l'Ouest pour se remplir les poches d'or!... En ai-je vu des pays!... Mais on se fatigue!... Eh quoi! j'ai quitté la maison du père, il y a vingt ans, parce que je ne voulais pas diriger une tannerie et parce que, dans les livres, on parlait de belles navigations, de voyages au loin, d'aventures!... et je n'ai pas encore touché le but!... L'entendrai-je jamais, la voix qui me dira: «Vincent van Horst, maintenant, tu peux te reposer!» «Ecoute, Olivier: j'ai fait pas mal de choses mauvaises et, peut-être une ou deux choses utiles; j'ai vécu, j'ai surtout vécu, mais, aujourd'hui, je suis las.» «Vincent van Horst, tu peux te reposer!» «L'entendrai-je demain, cette voix?... l'entendrai-je à l'heure où l'on m'enveloppera du linceul?... Se reposer! se reposer!... Ah! mon petit Olivier! on ne peut toujours vivre dans cette agitation! on ne peut se battre sans trêve!... à la longue, cela brise, et le sommeil du soir devient un anéantissement!» Jamais mon ami van Horst ne m'avait parlé avec une si singulière douceur. Son accent plein d'angoisse, mais calme toutefois, convenait à la paisible nuit. «Olivier! Olivier! le repos! voilà la grande chose! la bête des forêts a une tanière où elle se couche, l'oiseau regagne son nid et le serpent se terre... il est cruel pour l'homme de n'avoir qu'un cercueil!» Van Horst se leva. «Ton père, ajouta-t-il d'une voix changée, brève et dure, ton père, puisqu'il lisait tant la Bible a dû te le dire: «Il n'est pas bon que l'homme vive seul!» Le repos, mon petit, c'est un regard de femme!... Ah!...» * * * * * Le jeune Floridien, réveillé par quelque soupir de la nuit, avait repris sa flûte. Je l'écoutais, et van Horst contemplait le fleuve qui, vers cette ombre vague de l'horizon s'en allait rejoindre les lèvres souples de la mer. «Vincent van Horst, tu peux te reposer, maintenant!» Seigneur! Seigneur! c'est moi qui devais le lui dire!... ... Et ce fut par une nuit plus sombre, mais aussi divine que cette autre nuit que je vécus sur la Columbia, fleuve tranquille et noir, tandis que Vincent van Horst regardait les étoiles du sillage, et qu'à la poupe de notre chaland une flûte, pastorale et pure, préludait. X. --Pourquoi le bar de la Fourche? Je connais toute la côte et tous les placers jusqu'aux Rockies, par conséquent, j'ai bu dans tous les saloons... Jamais on ne m'a parlé de la Fourche. Gin-bar est dans le Cascade Range; Golden-bar est sur le Snake river; Joshua-bar est au pied du mont Jefferson; Hornet-bar est près de Poker-Flat; Christ-bar est sur les bords du lac Mono... mais... le bar de la Fourche?... --Je vais vous dire: l'endroit avait du renom, jadis; il s'appelle Yellow-Creek; vous y êtes passé, sans doute, mais le bar date de trois ans à peine. C'est une femme de San Francisco, Maria, qui l'a fait construire et l'a nommé le bar de la Fourche. Vous verrez, c'est un bar comme tous les autres. --Probable que j'irai plutôt à Poker-Flat. --Vous avez tort. Les Chinois y sont. Rien à faire; au lieu que près du Yellow-Creek... on ne sait jamais! --Oui, mais... la Fourche! vous n'expliquez rien! --Eh bien, voici. Une fourche c'est le carrefour, l'endroit où l'homme et la bête hésitent, n'est-ce pas? Ils ne peuvent se diviser, comme le vent, alors, ils choisissent et, parfois, ils vont ainsi à leur malheur. Or, un peu avant Yellow-Creek, la piste que nous suivons se divise en deux branches. L'une d'elles monte aux anciens placers en longeant le ruisseau que les Chinois ont épuisé, l'autre tourne dans la forêt et mène à Poker-Flat. Arrêtez-vous quelques jours au bar de la Fourche. Croyez-moi, ce ne sera pas du temps perdu. Et j'en parle librement, car, moi, je vais m'embarquer à Vancouver; je quitte le pays. Allons!... adieu! Et le voyageur, que van Horst avait arrêté pour l'interroger, reprit sa route. Nous avions débarqué du chaland à un coude de la Columbia, et, depuis dix-sept jours, nous longions le pied des Rockies. Notre caravane, composée de quatre charrettes couvertes, allait d'un train assez lent. Seuls, van Horst et Carletti étaient à cheval. --Il avait raison, cet homme, disait van Horst, un soir que nous mangions, assis autour du feu; les carrefours sont pernicieux! Il arrive un moment où l'on ne sait plus. Prendre à droite, prendre à gauche, on croit que c'est indifférent car on trouve du travail sur toute la terre; eh bien, non! notre vie en dépend! A droite, il y a le bonheur; à gauche, la détresse... On n'est pas sûr... Alors, on hésite comme un vieillard, et l'on a froid tout à coup... mais, aujourd'hui, j'ai un compagnon! Olivier! tu seras le dollar que l'on jette en l'air pour décider à pile ou face! --Dieu garde! m'écriai-je en riant. Et, pourtant, un jour, il fallut bien choisir. Ce fut ainsi. Carletti, qui s'était foulé le pied, m'avait prêté son cheval. Van Horst et moi venions de traverser le gué d'une rivière. Nous attendions les autres. Il était midi. «Demain matin, me dit van Horst, nous déciderons. Irons-nous à Yellow-Creek ou à Poker-Flat? Vraiment, je crois que, dans le haut de Yellow-Creek, il y aurait à travailler; d'autre part, je connais Poker-Flat, où j'ai des amis. Allons! donne ton avis!» Tout aussitôt, je le donnai. De l'or! trouver de l'or! L'idée, la chose, le mot, avaient une façon de magie! Yellow-Creek! le ruisseau jaune!... Je voyais un torrent roulant des sables d'or! un torrent où l'on prendrait des paillettes à poignées et dont l'eau serait étincelante sous le soleil! «Yellow-Creek! m'écriai-je. Oh! oui! Yellow-Creek et le bar de la Fourche! n'hésitons pas! Si l'endroit vous déplaît, ensuite, eh bien, nous partirons!» Je voyais van Horst sourire. Mon enthousiasme l'amusait. Ah! je ne songeais guère à balancer! Il suffisait de la couleur d'un vocable pour décider de ma vie. Van Horst étendait ses grands bras, comme pour un bâillement. «Va pour le bar de la Fourche!» Et ce fut dit. XI. Un soir, peu avant le crépuscule, van Horst m'appela. «Regarde, Olivier, me dit-il en désignant de son bras tendu le profil brisé d'une colline, le Yellow-Creek, c'est là!» Le surlendemain nous arrivions à la Fourche. * * * * * Une simple buvette, autour de laquelle se groupaient quelque vingt cabanes. Le pays était accidenté, couvert de beaux arbres, arrosé de torrents. Après la longue plaine monotone que je venais de voir, ce pittoresque nouveau me faisait l'effet d'un tumulte. Mais quelle magnifique végétation et que de promenades je rêvais déjà sous l'ample toit de verdure et parmi les roches mouillées de la montagne! Il y eut de bruyants adieux. Van Horst, Jane Holly, Carletti, l'Italien, Mosé, le Juif, Kid et moi restions à la Fourche. Les autres tournaient vers Poker-Flat. Le Bordelais jura de nous rendre visite dès qu'il serait millionnaire; Jane Holly, ses beaux yeux pleins de larmes, voulut à toutes forces étreindre le petit Floridien, et celui-ci se laissa faire, content de finir à bon compte une si laide intrigue amoureuse. Puis on tâcha de s'installer. Jane Holly se fit ouvrir la cabane de son époux, absent pour deux jours, et chacun de nous s'enquit d'un lieu où dormir. * * * * * A cette époque, on pouvait encore travailler sur toute l'étendue de la contrée. Cinq ans avant, on avait trouvé de l'or dans la petite rivière, le Yellow-Creek, et cela s'était fait pour le bonheur de quelques hommes et le malheur de beaucoup d'autres. Il y avait eu des cris à propos de cette poussière lourde, il y avait eu des pleurs et des grincements de dents, comme l'annonce Jérémie, et il y avait eu du sang répandu, comme il est coutumier qu'il y en ait chaque fois que l'essence de soleil vient nous charmer. La plaine, qui n'était guère hantée que par quelques tourbillons de vent poudreux, et la montagne, où l'on n'entendait que les imprécations claires des torrents et les confidences de la brise connurent l'homme pressé d'être riche, sa fièvre, son injustice, son avidité de premier occupant. Se peut-il donc que les arbres, que les bêtes, que le vent musicien n'aient pas, sur la terre, d'aussi bons droits de propriété que cet animal étrange qui porte, pour se distinguer, une bible dans sa main et un jeu de cartes souillé au fond de sa poche? D'abord, l'imbécile qui avait cru drainer le Yellow-Creek de tout l'or qu'il contenait, le vendit pour dix mille dollars à des Chinois, gens très habiles, très patients, qui trouvent, là où les autres ne cherchent plus. Les Chinois ayant fait fortune s'en allèrent et l'imbécile fut ramassé, trois ans plus tard, sur le pavé de Boston, désargenté au point que d'anciens camarades durent lui offrir quelques secours. Trois ans avant, ils eussent été heureux de lui graisser les bottes. Que voulez-vous!... le ciel change! Les Chinois partis, on découvrit, plus haut dans le Yellow-Creek, d'autres alluvions, et l'on se remit à la chasse de ces étincelles froides qui chauffent mieux que les plus beaux feux de joie et plus longtemps que les flammes de l'enfer. Ainsi, le pays se civilisait et, pour montrer que la nature était tout à fait détrônée, que le règne des brises joyeuses et des parfums de fleurs était fini, comme on plante un drapeau sur une redoute prise, une femme de San Francisco, Maria, fonda le bar de la Fourche. * * * * * C'était une maison en bois, bâtie vite, où le vent pouvait entrer comme chez lui. Elle n'avait qu'un rez-de-chaussée composé de trois pièces. L'une, le _saloon_, prenait presque toute la place. Buvette, salle de jeu, salle de bal, lieu d'oubli par excellence, son atmosphère restait constamment imprégnée d'une âcre odeur de tabac à laquelle se mêlaient des relents de boisson et de pétrole. Le lendemain même de mon arrivée, je cherchai du travail. Vous comprenez, je ne voulais pas me faire entretenir par van Horst, et Maria m'ayant proposé, moyennant rétribution honnête, d'être son «garçon de salle», j'acceptai l'offre. Je couchais, derrière le saloon, dans une chambre de débarras, au milieu du chaos des inutilités hétéroclites qui sont le rebut d'un campement de mineurs... Par terre, sur une paillasse, il y avait Jimmy, le fils de la patronne, et, les nuits de lune, ses cheveux jaunes tachaient l'ombre. Ah! le bar de la Fourche! Ce seul nom me rappelle tant d'heures funestes! tant de tragiques choses! J'ai encore dans l'oreille les prophéties que faisait le gros Kid d'après le Livre qu'il affectionnait! «N'usez d'aucune violence, dit l'Eternel, et ne répandez pas le sang innocent dans ce lieu.» Des gestes, des exclamations, des soupirs du passé me reviennent à la mémoire... «J'ai juré par moi-même, dit l'Eternel, que cette maison sera réduite en désolation!» Ah! mon gros Kid! quel lieu de la terre habites-tu, maintenant? toi dont le rôle, ici-bas, était de témoigner, par d'anciennes paroles, des crimes que tu voyais? * * * * * Oui, je vais tâcher de faire revivre, d'après mes vieux souvenirs, la personne de Vincent van Horst et le bar de la Fourche. XII. Dès la première semaine de notre arrivée, van Horst alla faire une tournée de prospection. Je restai seul. Oui, maintenant, j'étais embarqué pour de bon dans la «vie d'aventures». Sans doute, n'avait-elle pas ce charme facile que promettent les livres, mais j'en appréciais fort la séduction: cet isolement, cette liberté. Etre loin de tout! de _tout_ entendez-vous! loin du bureau de poste, loin de la mer, loin des routes! sans journaux, sans police, sans église!... j'allais dire: sans Dieu!--Certains soirs, je sentais rôder autour de moi la froide peur, mais l'aube apportait, à mon réveil, une joie toujours renaissante: être libre! C'est bien d'avoir trouvé du travail, me dit van Horst à son retour. Tu as raison, il ne faut pas vivre au crochet du voisin, et puis, il y a en toi l'étoffe d'un gaillard. Oui, mon petit!... et ne va pas me lâcher, sous prétexte que tu peux te débrouiller sans aide!... Ce serait mal!... Qui te dit que je n'aurai pas besoin de toi un jour? --Aucun danger que je vous lâche!... Et votre voyage? En êtes-vous content? --Heu!... la montagne n'a pas donné grand'chose! plus de boue que de paillettes. Pourtant, il y a une petite vallée où je retournerai... Je m'assurerai même les droits... On ne sait jamais!... Voyons! raconte un peu ce que tu fais ici! Donne-moi des nouvelles. Le gros Kid boit-il toujours? A quoi ressemble le mari de Jane Holly? S'il est aussi laid que sa femme, ça doit faire un joli couple! Et Maria? Parle-moi de la vieille Maria!» Je renseignai van Horst de mon mieux. D'abord, je lui décrivis la patronne. Cette excellente Maria! Elle était vieille... si l'on veut. Je l'ai su plus tard: quand on estime l'âge d'une femme, tout dépend de l'endroit où l'on se trouve. En Europe, on sait ce que vaut chaque chose. Les objets nécessaires sont en telle abondance que leur prix change peu. Les eaux des fleuves ne charrient que des trognons de légumes et des chiens crevés; dans la terre, il n'y a que des racines, des semences, des tuyaux ou des squelettes et les forêts ont autant de pancartes et d'écriteaux que d'arbres et de feuilles; mais, chez nous (je veux dire là-bas où j'habitais), on pouvait toujours considérer l'eau du torrent, un pan de terre ou un coin de forêt, avec l'espoir d'y trouver des titres de rente, une maison et une femme. Comme tout cela, vous le supposez bien, nous manquait, le hasard faisait singulièrement varier les valeurs. La femme, surtout, était plus rare qu'une girafe. On arrivait à la considérer comme un symbole. Tout à fait à la manière des girafes, qui ne servent plus que d'illustration pour la lettre G dans les alphabets. Or, quand il y a, dans un pays, des femmes à revendre, on peut dire très vite, de l'une d'elles, qu'elle est vieille; mais, quand il n'y en a que trois, on réfléchit avant de porter un jugement. Autour du bar, nous étions, en omettant les chevaux et les autres bêtes, une trentaine: vingt-sept hommes, trois femmes et les passants... Trois femmes... deux fort laides: la vieille Maria et madame Holly... la troisième?--attendez. Je ne puis mieux vous décrire Maria qu'en disant qu'elle était bonne et grasse, très grasse. Ses cheveux gris rendaient son visage rond plus aimable encore; dans sa voix chantante errait toujours un petit rire et, quand on parlait de la _vieille_ Maria, _vieille_ devenait un terme d'affection. D'ailleurs, sa bonté était sans bornes, pourvu qu'on n'essayât pas de jouer au plus fin. Je pense qu'à ce jeu l'on eût perdu. Elle savait que tout, en ce monde, a son prix: le whisky, les paquets de cartes, le tabac, elle-même, et, si Maria ne s'estimait pas très haut et ne se refusait à personne, du moins, je ne la vis jamais se donner gratuitement. Maria? Un fruit blet gardant quelque saveur. Certes, sur le moment, je ne fis pas à van Horst un portrait aussi complet, mais l'essentiel y était déjà. Je vous le livre avec peu de retouches. --Dis-moi, Olivier! ça m'a l'air de manquer un peu de femmes? Maria!... Jane Holly!... Rien d'autre à se mettre sous la dent? --Oh! répondis-je, vous verrez! Il y a la fille de Smith! Elle est belle! elle est grande! elle est blonde! elle a de longs yeux sombres! c'est une joie de la regarder! et quand elle sourit... ah!... Van Horst cherchait dans sa mémoire. --Smith? murmura-t-il. Smith? il y a plus d'un Smith par le monde et j'en ai connu des douzaines!... mais... quel est son petit nom? --Je crois qu'il s'appelle Jérôme. --Oh!... Jérôme Smith?... Oh!... Il parlait tout bas. «Jérôme Smith... c'est bien ça... Je l'ai rencontré, dans le temps, loin d'ici. Sa fille devait avoir quinze ans... Quelle rencontre!... Oh!» murmura-t-il encore. Puis, brusquement: «Et ton travail?» Je me plaignis un peu de passer des nuits blanches, lorsque par hasard, je regagnais ma couverture avant que tout le monde fût parti, car la cloison n'arrêtait guère les bruits d'à côté, les jurements et les chansons. Mais je commençais à m'habituer au vacarme. Dans ce bar de la Fourche, il fallait avoir le sommeil lourd. --Et j'oublie!... Mosé s'est installé. Il est notre fournisseur, ici. Hier, il a vendu à la patronne trois tonneaux de porc salé et du whisky et du gin pour deux mois. Puis encore, ce bon Carletti: il nous amuse tous par ses chansons et ses grimaces. Vous le verrez, je pense, à la buvette. --Oui... oui... reprit van Horst d'une voix traînante et subitement lasse. La petite Smith, elle s'appelle Annie, n'est-ce pas? --Vous avez bonne mémoire. Elle s'appelle Annie. --Il y a cinq ans... Quels beaux yeux noirs!... Et toi, Olivier, que fais-tu? Il eut un sourire distrait et dit encore: --Ne couche pas avec Jane Holly! elle m'a tout l'air d'aimer les jeunes gens, cette garce! Rappelle-toi le petit Floridien qui jouait de la flûte sur le chaland!... mais prends garde! elle doit être pourrie! --Ne craignez rien! Je saurai me défendre! A propos, je crois que son mari la surpasse en laideur! Il est repoussant! Je n'exagérais pas. L'invraisemblable décharnement de Holly, son nez lourd et tombant, ses yeux louches, dont l'un, le gauche, était blanc, ses bras qu'il paraissait pouvoir plier comme des cordes, ses longues jambes cagneuses, tout cela formait un ensemble prodigieux d'abominations. Et puis... et puis, il s'appelait Nick, entendez Nicodème! Il s'appelait Nicodemus Holly! «Annie Smith!... murmura van Horst. La petite Annie Smith!... est-ce possible!» Il rêvassait toujours. Brusquement, il se reprit. «Allons! j'ai soif! viens boire!» XIII. Nous entrâmes dans le saloon. Les monuments d'un pays neuf n'appartiennent pas à l'histoire humaine. Il n'existe guère, en matière architecturale, de truqueurs qui posent la patine du temps en un jour, et c'est un mérite hors d'atteinte que de sourire, comme fait le grand Sphinx, par des traits ruinés. C'est justement que les pyramides s'enorgueillissent d'elles-mêmes, car on ne peut dire combien de palmiers elles ont vu choir dans les oasis d'alentour. Or, quel arrangement de pierres du Nouveau-Monde passe en vétusté ou en noblesse les arbres géants des forêts américaines? Ceux-là racontent, nuit et jour, à qui les écoute, l'époque délicieuse où l'homme d'Europe n'était pas encore venu. La chronique chuchotée par leurs frondaisons, la généalogie de leurs branchages ont marqué ce qu'il y a de plus antique sur cette terre, et il faut attendre la mort de ces colosses, toujours à demi mêlés au ciel, pour vanter nos architectures qui se développent au ras du sol et qui ont, cependant, toujours peur de tomber. Par deux exemples, la Fourche présentait de façon curieuse le contraste des deux histoires du pays, car une histoire humaine commençait à s'inscrire déjà sur les murs du saloon, tandis qu'à trente pas de la porte, ancestral, démesuré, plein de murmures, de coups d'ailes, de sauts d'écureuils, dédale presque inexploré par l'homme, le cèdre Big Ben perpétuait un gigantesque souvenir naturel. Et pourtant, comme une anecdote bien vivante à côté d'une histoire si altière qu'elle en prend figure de légende, même après le feuillage de Big Ben, les murs du saloon de la Fourche ne laissaient pas d'intéresser. Ils portaient toute une décoration que les habitants du lieu considéraient avec respect. Encore fallait-il savoir la lire. A ce clou, dans l'angle de gauche, Sam Wells, trois ans avant, s'était pendu, lorsqu'il découvrit que le terrain qu'il occupait ne valait pas une rognure de dollar et que les paillettes dormaient plus loin, chez Silas White. Lourde erreur que ce suicide! Non seulement il rendit plus malaisée l'entrée de Sam Wells en paradis, mais il porta bonheur à Silas White; car, ayant soigneusement dépendu son camarade, Silas White s'appropria la corde du supplice, ne la quitta ni jour ni nuit et, peu de mois après, fit fortune. Le clou, tordu par le poids du cadavre, et un peu rouillé, resta au mur. Tout cela, je l'appris plus tard. Une fois le travail fini, la patronne causait volontiers avec son garçon de salle. Si le bar de la Fourche existe encore, peut-être y trouve-t-on aussi un cadre, à mi-hauteur de la cloison de gauche. De mon temps, ce cadre en chêne protégeait une image d'Epinal. Comment cette image, grossièrement coloriée, avait-elle pu, sans déchirures, presque sans taches, arriver de France jusque dans ce coin perdu des Etats-Unis? Elle représentait la face du grand Empereur, sa face légendaire, officielle, et, à vrai dire, ce Napoléon pour enfants, ce symbole de conquête violente, signifié par un naïf bariolage, n'était point hors de place en un bouge où la force primait volontiers le droit, et dans l'air épais duquel une odeur de poudre se mêlait souvent à celle des boissons. La vieille Maria elle-même ignorait d'où venait son Napoléon. Un des premiers buveurs l'avait-il apporté? Elle ne savait pas... mais malheur à qui eût osé y toucher! le cadre était l'objet d'une vénération pareille à celle qui préserve, durant de longues années, quelque parchemin scolaire dans certains ménages de condition médiocre. Le Napoléon rouge et bleu était la divinité du bar de la Fourche, et, chaque dimanche, Maria en époussetait le verre avec un soin religieux. Le clou de Sam Wells et le Napoléon d'Epinal étaient les deux seuls ornements des murs du saloon à l'époque où la patronne m'offrit, en rétribution de mes petits travaux manuels, un lit de sangle et de quoi me nourrir. XIV. Nous buvions depuis une demi-heure, van Horst et moi, comme deux vieux amis. Maria me regardait d'un air sévère. Son garçon de salle ne devait pas consommer avec les clients. Oui! mais je pense que van Horst eût difficilement souffert une observation. Il avait le ton un peu péremptoire. Pour assurer ma présence à sa table, il parla fort et engagea la conversation comme si nous venions de nous retrouver à l'instant. --Eh bien, Olivier! t'es-tu fait des amis dans ce vilain trou? --J'en ai déjà un, dis-je à voix basse: le fils de la patronne. Un drôle de garçon! Ah! tenez! le voilà! Mon nouveau camarade, Jimmy, arrivait dans la salle en courant. Imaginez un enfant de quinze ans, un enfant, un petit enfant. Il était faible d'esprit et, à la Fourche, on le considérait, à tort, comme un imbécile. Par quelle fâcheuse distraction Maria l'avait-elle eu? mystère! mystère analogue à celui de la provenance du Napoléon d'Epinal. Un jour, Maria, qui vivait alors à San Francisco, avait accouché de Jimmy. Durant sa grossesse, elle ne cessait, paraît-il, de s'ébahir. Elle s'était délivrée de ce fardeau comme une vache met bas, avec résignation. On avait baptisé la chose du nom de Jacques, alias James, de là Jimmy. Pierre en était-il responsable, ou Jean, ou Georges? Maria ne savait pas, mais elle accusait vaguement de ce forfait un passant riche qui avait couché une nuit à Frisco, une seule, dans l'hôtel où Maria était servante. D'aucuns tenaient Jimmy pour fou et d'autres pour idiot. Ils faisaient preuve d'un esprit court. Si je le dis, c'est que j'en sais à son sujet, plus long que personne. L'homme se développe suivant sa nature héréditaire et un peu sous l'influence de son milieu; eh bien! Jimmy, dont l'enfance avait eu pour compagnons les arbres, les bêtes et les jeux d'air de la forêt, Jimmy, sur qui la patronne, absorbée par le soin de son commerce et de sa prostitution, veillait peu, Jimmy, attiré dans ce monde par un père de hasard, avait, sans doute, au for de sa petite âme en genèse, choisi de grandir et de vivre selon la loi de ses premiers amis, les plantes, les ruisseaux, les bêtes familières et non suivant la loi des humains. Grand, mince, d'une minceur extraordinaire, son profil était pur et beau, sa face d'un ovale un peu trop marqué, son teint rose et sa main longue. Toujours bien portant, quoique sa mère s'obstinât à le croire maladif, et toujours un sourire aux lèvres, ses grands yeux bleus qui regardaient doucement _autre part_ lui donnaient un charme singulier. On l'habillait de rencontre, trop court ou trop large, et ses vêtements ne tenaient à son corps que par un extraordinaire harnachement de fils, de cordelettes et de bretelles qu'il arrangeait lui-même avec une habileté sans pareille, car il connaissait les noeuds des lianes dans la forêt. Il relevait ses manches jusqu'au coude, il marchait pieds nus, ne pouvant supporter sabots ni souliers; son cou était nu, sa chemise très échancrée et sa tête nue, toute jaune, portait un casque de mèches lourdes et lisses où se mêlaient des graines et des fleurs. Chaque dimanche, Maria lui brossait la tignasse avec une brosse de chiendent. Tout entier, il figurait une façon de sylvain chaste et blond, un Adonis de sous-bois. Certes, il paraissait faible d'esprit. Entendez par là qu'il ne savait point lire et répondait souvent de travers aux questions qu'on lui posait, mais c'était la faute des questionneurs. Il avait grandi dans un autre monde que Maria, pourquoi aurait-il discouru dans la même langue? Qu'une vache donne le jour à un écureuil, l'écureuil ruminera-t-il? Avec moi qu'il aimait bien, Jimmy pouvait parler, et nous avons eu, cachés dans la forêt, de très longues causeries pendant que les arbres échangeaient leurs oiseaux et que le soleil filtrait dans les branches. D'un pas fantaisiste et dansant, Jimmy s'approcha de van Horst. --Dis bonjour gentiment! --Bonjour, monsieur! fit Jimmy, en tendant la main. --Bonjour, monsieur Jimmy, fit van Horst d'une voix adoucie. Et, se tournant vers moi: «Il est gentil tout plein, ton nouveau camarade! Mais, lui aussi devra faire attention. Voilà encore une proie tout indiquée pour madame Holly. Tu es trop joli garçon, mon petit! Cette excellente Jane voudra se repaître de toi!» Jimmy le regardait d'un air absent et naïf. «Oh! m'écriai-je. Oh!... van Horst... quelle horreur!» XV. --La Providence a voulu cette nouvelle rencontre. --Mon brave Smith! je ne pense pas que la Providence y soit pour beaucoup. En tous cas, elle ne vous a pas empêché de vieillir! Il y a cinq ans, vous aviez encore tous vos cheveux! Et la petite Annie, comment va-t-elle? --C'est une grande fille de dix-neuf ans. Vous la verrez ce soir. Vincent van Horst et Jérôme Smith venaient de se rencontrer dans la buvette et de refaire connaissance.--Il était singulier de voir ces deux hommes ensemble. L'un représentait la force, la santé, la passion; l'autre montrait un visage triste, une bouche lasse, des paupières plissées... et ces pauvres mains!--une défaite! Ils burent et causèrent quelque temps, puis van Horst s'en fut dans la forêt. Il souffrait de la tête et voulait se promener, disait-il. De fait, il semblait assez rouge de visage et se prenait le front à chaque instant.--Je priai la patronne de me donner congé pour l'après-midi, et l'accompagnai. Une promenade avec van Horst m'agréait toujours. Près de moi, cet homme s'adoucissait et j'aimais à l'entendre raconter ses aventures, car, à travers la fougue simple du récit, on sentait l'acte vécu. Les récits de van Horst n'étaient pas des contes. Il avait aussi une façon brusque et plaisante de me renseigner sur les choses de l'univers. A ce point de vue, les leçons de mon père manquaient de familiarité: il aimait trop me montrer le doigt de Dieu. Si van Horst faisait parfois des digressions morales et, souvent, d'assez farouche manière, du moins ne me parlait-il jamais de métaphysique. Nous marchions vite sous les arches de feuillage. Des bêtes fuyaient dans le sous-bois. Un nombreux ramage se perpétuait parmi les branches. L'air vivait. Comme les paroles gagnent en valeur quand elles sont prononcées au sein d'une forêt! Les arbres écoutent avec tant de noblesse, le ruisseau se moque avec tant de grâce! Quelquefois, on voyait le panache roux d'un écureuil faire l'ascension instantanée d'un cèdre, ou des serpents fuir sous l'herbe avec élégance. C'était la vie en son détail, et les brises et le ruissellement des ondes forestières unissaient tout cela par leurs continuelles chansons. La promenade fut longue; le soleil baissait sur l'horizon quand nous revînmes vers le bar. Il dardait sous les branches ses longs traits rouges. Nous marchions dans un incendie. Van Horst était à quelques pas devant moi. Je le vis s'arrêter net, à l'orée d'une clairière. «Dis-moi, Olivier, est-ce la fille de Smith?» demanda-t-il quand je l'eus rejoint. Et il me désigna, non loin de nous, une jeune femme blonde qui parlait à un homme vêtu de toile bleue. «C'est bien Annie Smith», répondis-je. Van Horst restait immobile. La tête un peu penchée, il se mordait le dos du pouce. Il semblait réfléchir mais ne quittait pas des yeux ce couple au fond de la clairière. --Qui est-ce? demanda van Horst. --Jack Dill. Il couche dans la cabane de Mosé. A ce moment nous vîmes la jeune fille repousser l'homme en blouse qui venait de lui prendre la taille et cherchait à l'embrasser. En se dégageant, elle nous aperçut. Annie Smith courut vers nous, suivie par Jack Dill qui riait. Qu'elle était belle, couronnée d'or pâle, avec le sang de la colère aux joues et ce froncement des sourcils noirs sur les yeux noirs! «Si vous êtes un gentleman, défendez-moi!» Elle ne suppliait pas. Non. Elle demandait l'aide de van Horst comme un service qui lui était dû. --Défendez-moi! --Laisse donc cet homme, dit Jack Dill. Je regardai van Horst. Sur ses lèvres, naissait une façon de sourire triste, une expression mal définie, douloureuse et plaisante, peut-être résignée. --Vous, n'est-ce pas, dit Jack Dill, mêlez-vous de ce qui vous regarde! --Mais... certainement! je vais m'en mêler à l'instant même! Et, se tournant vers Annie, il dit d'une voix mortellement calme: «Mademoiselle, je vous ai connue en Floride, il y a cinq ans. Je suis encore à votre disposition. Dois-je tuer cet homme?» Annie le regarda d'un air étonné, mais elle n'eut pas le loisir de répondre. Jack Dill lui avait déjà repris la taille. «Ne fais donc pas tant d'histoires!» Alors, tout soudain, je vis l'orage monter dans les yeux de van Horst. --Tu vas laisser cette jeune fille tranquille... immédiatement. --Mon ami, dit Jack Dill, goguenard, mêle-toi de tes affaires, sans cela je vais te bourrer la gueule ou te crever le ventre, à ton choix. Annie s'était appuyée au tronc d'un arbre. Elle écoutait froidement la dispute. En vérité, l'on eût dit qu'elle s'étonnait un peu que tout ne fût pas déjà terminé. Van Horst tenait son couteau. Jack Dill tenait le sien. Je ne les quittais pas des yeux. Cela devenait intéressant. Et puis, tout à coup, van Horst parla encore; mais ce n'était plus une voix humaine, c'était un rugissement. Jack Dill eut un moment d'hésitation, un moment court, puis il se décida. «Toi, je vais te faire avaler ta langue!» Et les deux hommes se joignirent. Ils s'attaquaient avec la fureur des bêtes. Jack Dill criait des injures à Vincent van Horst, silencieux. Sur le visage d'Annie Smith, pas une émotion perceptible,--rien. Moi, je suais à grosses gouttes. Cela se passait dans l'air glorieux du soleil couchant. Une ardente poussière flottait autour de nous. Dans ce féroce embrasement du jour, les deux combattants jetaient sur l'herbe leurs longues ombres noires. Soudain, le sang jaillit. Van Horst, voyant que son adversaire le menaçait au ventre, venait d'enfoncer brusquement son arme dans la poitrine de Jack Dill. L'homme tomba. Van Horst, redevenu très calme, s'agenouilla près de lui, essuya tranquillement son couteau sur la blouse bleue de sa victime, puis, sans se relever, et tournant la tête vers Annie: --Voilà! dit-il. --Merci, dit Annie. Elle lui fit un léger signe, comme pour reconnaître un hommage, et s'éloigna sous les arbres, d'un pas égal. XVI. «Il est mort,» dit van Horst. La pourpre de l'horizon s'éteignait. L'air devenait sombre, la nuit épaississait les frondaisons. Van Horst, à genoux, et moi, debout, regardions Jack Dill, étendu sur l'herbe. Il faisait un cadavre propre. Très peu de sang sur la veste de toile bleue... Une petite tache oblongue, du côté gauche... Rien d'autre. La face était pâle. La main crispée tenait encore le couteau. «Pourquoi avez-vous fait ça?» Je n'étais pas indigné. Je ne sais pour quelle raison, mais je n'étais pas indigné. Je comprenais mal. «Pourquoi avez-vous fait ça?» Van Horst se pencha sur Jack Dill, lui prit le couteau des doigts, mit le couteau dans sa poche, regarda encore quelques instants la face blême, puis, se relevant: «Viens!» dit-il. Je le suivis, mais je me retournais à chaque instant et traînais en arrière. «Viens donc!» Nous marchions en silence. Van Horst me prit le bras. «Tu me demandes pourquoi j'ai tué Jack Dill? Eh bien! mon garçon, apprends que, d'abord, il ne faut jamais laisser insulter une femme. Retiens-le; ça pourra te servir plus tard. Et puis... je connaissais Annie Smith. C'était en Floride. Smith et moi, nous pêchions. La petite restait assise à l'avant du bateau; elle avait déjà cet air grave qu'elle garde encore. La pêche ne m'intéressait pas, mais ça l'amusait, elle, de me voir attraper les gros poissons. Son père était si maladroit qu'il n'arrivait jamais à rien prendre. Alors, je pêchais pour amuser la petite...» Van Horst ne savait déjà plus que je me trouvais là. Il se parlait à lui-même. «Et, quand je jetais de gros poissons dans la barque, elle disait, chaque fois: «Merci!» avec ce même signe de tête hautain qu'elle avait tout à l'heure. Elle ne m'a pas reconnu, je pense, mais moi!... Ensuite, je suis allé à New-York, à Chicago, à Vancouver, au Mexique, dans bien d'autres endroits... Non, ne rentrons pas tout de suite à la Fourche: promenons-nous encore un peu... Souvent, je songeais à la petite fille qui se tenait si droite, à l'avant du bateau et qui, parfois, donnait des ordres au grand bougre que je suis, comme si elle parlait à son domestique. Et voilà que je la retrouve ici, par hasard!... Cependant je ne l'ai pas cherchée!... L'ai-je cherchée depuis cinq ans?... Je suis bien retourné en Floride, mais, en somme, j'y avais à faire... et quand j'ai demandé des nouvelles de la petite, on m'a dit qu'elle était partie avec son père... on ne savait pas pour où.» Il m'avait lâché le bras. Il pressait l'une contre l'autre ses grandes mains, faisant effort, comme si cela pouvait rappeler de vieux souvenirs. «Bien des fois, j'ai pensé à elle! Quand j'étais employé aux abattoirs de Chicago, j'apprenais la façon d'assommer et de dépecer les bêtes... eh bien, parfois, je revoyais brusquement la petite Annie Smith, là, tout à côté de moi... J'avais les bras couverts de sang. On marchait dans le sang. Ça puait le sang... Et je me demandais où pouvait être la petite Annie Smith... Maintenant... voilà que je la retrouve!» Il ouvrait et fermait ses mains, comme s'il triturait de la pâte. «J'ai eu du plaisir à tuer Jack Dill! du plaisir! entends-tu? Je n'avais jamais tué un homme... C'est délicieux!» Oh! quelle abominable sincérité d'accent! Nous arrivions à la Fourche. Le saloon était vide. Van Horst s'assit. «Apporte-moi un gin.» Il buvait et, de temps en temps, parlait encore. «Oui, quand j'assommais les boeufs dans l'abattoir, je me disais: «C'est pour la petite!...» Han!... et la bête tombait!» Il haussa les épaules. «A présent, on ne pourrait plus! tout se fait avec des machines!... mais alors!...» Il souriait, d'un extraordinaire sourire mince que je ne lui connaissais pas. Je me tenais debout, effaré, sans dire mot. Il me prit la main. «Je n'avais jamais tué un homme, eh bien, Olivier! quand j'ai senti mon couteau entrer dans sa poitrine, j'ai eu la même pensée que, jadis, à l'abattoir! Oui! j'ai pensé: «Ce sera pour la petite!» Et...» Il sortit de nouveau son arme. «... Tu as vu! ça n'a pas été long! J'ai enfoncé le couteau tout droit!... tout droit!... Han!... et la bête est tombée!» Je reculai d'un pas, car, en disant ces mots, van Horst s'était brusquement retourné et, d'une seule détente du bras, avait fiché son couteau dans la cloison. Il l'y laissa et sortit de sa poche le couteau de Jack Dill. Van Horst examinait avec soin le couteau de Jack Dill. «C'est une bonne lame!» Et il se mit à rire d'un petit rire doux. Le Napoléon d'Epinal... Le clou de Sam Wells... Le couteau de van Horst... Cela faisait trois ornements aux cloisons de la Fourche. XVII. Le meurtre de Jack Dill passa presque inaperçu. On n'aimait pas cet homme vantard et brutal. Arrivé depuis peu, il comptait pourtant plus d'un ennemi. «Van Horst a saigné Jack Dill!... Ah! vraiment!» Ce fut tout. Carletti tâcha bien de prendre cette mort au tragique, mais, voyant qu'il n'était dans le ton de personne, il finit par se taire. Seul Mosé parut regretter Jack sincèrement. Ils habitaient la même cabane et, durant les absences du Juif, Jack lui gardait son stock de marchandises. --Ah! je ne le pleurerai pas! avait dit Maria. C'était un mauvais bougre. Il payait mal. --Moi, je n'ai jamais eu à m'en plaindre, répliqua Mosé d'une voix discrète. Je trouvais en lui un excellent camarade, et puis, il ne ronflait pas. On se partagea les dépouilles. Carletti prit une pioche; Kid, une blouse; Maria, deux couvertures, et l'on n'y pensa plus. * * * * * Van Horst sentait, je crois, qu'une façon de pudeur m'empêchait de le fréquenter aussi assidûment qu'auparavant. Un jour, il s'approcha de moi et me dit: «Voyons! Olivier! voyons! J'ai tué un homme!... oui... eh bien! quoi? n'ai-je pas eu raison?... Voyons! tu aurais donc mal compris?... Il insultait une femme que j'aime! On ne peut pas supporter cela... on ne doit jamais le supporter! Je l'ai tué. J'ai bien fait!... Alors, maintenant, tu vas me lâcher! quand je n'ai plus que toi... que toi... mon fils!» Ses grandes mains tremblèrent en prenant mes deux épaules. «Et... je suis si malheureux!... Annie ne m'aime pas!» Sa voix et son regard étaient la détresse même. Certes non! je n'allais pas m'éloigner de lui! Il se sentait seul dans la vie, plus seul que ne l'eût été un autre homme. Il souffrait de la pire des solitudes, «la solitude du géant.» Nous causâmes beaucoup, ce jour-là. En accents désolés, il me décrivit les traits de la froideur d'Annie. Je l'avais bien remarquée moi-même, cette hautaine indifférence! --Son père m'a remercié, mais elle me traite comme un chien! --Lui avez-vous parlé? --Oui, je lui ai parlé de nos anciennes parties de pêche, en Floride, et je lui ai dit que je l'aimais depuis lors. Elle a répondu qu'elle se souvenait de m'avoir connu, jadis, mais qu'il était inutile de lui faire la cour. Tout cela sur un ton glacé. Elle avait hâte que notre conversation fût finie... Une statue... elle est en pierre comme une statue. Il hocha la tête, l'oeil vague, les lèvres molles. «M'aimera-t-elle jamais?... moi, c'est pour toujours!... Ah! mais si quelqu'un... si quelqu'un ose lui parler de trop près!...» Il n'en dit pas plus. Il ferma seulement ses doigts, comme pour étrangler. * * * * * On avait enterré Jack Dill. Un homme de moins, qu'importait! Les concessions, les _claims_, rendaient beaucoup, et cela mettait chacun en joie. Quelques paillettes jaunes ont toujours pesé plus qu'un cadavre. Les parties de cartes, brillantes, chaudes, aventureuses, duraient souvent jusqu'au matin; le whisky, le gin, baissaient vite dans les bouteilles. Dès la tombée du jour, le saloon était plein de monde et, toutes les nuits, les annonces de poker alternaient bruyamment avec les fragments de psaumes du gros Kid et les fâcheuses plaisanteries de Holly. Bientôt l'atmosphère devenait irrespirable, par excès de fumée, malgré les fenêtres et la porte ouvertes. Des gens passaient, s'asseyaient un instant, buvaient, s'en allaient, revenaient de nouveau. Cela faisait un continuel mouvement, et, pour moi, un surcroît de fatigue. De temps à autre, l'un des clients déposait trois dollars, pliés dans un chiffon, sur la table de Maria, qui tricotait paisiblement, sans dire mot. Maria posait ses aiguilles, ouvrait le chiffon, vérifiait la somme, l'enfermait dans le petit coffre de sa chambre à coucher, puis faisait au donateur des trois dollars un sourire plein d'aménité qui signifiait: «Cette nuit, vous pouvez rester après la clôture et coucher dans mon lit.» La scène se répétait très régulièrement, et sans variantes, une vingtaine de fois durant le mois. Quand l'homme lui déplaisait par trop, Maria rendait les trois dollars en murmurant: «Je regrette beaucoup.» Mais le cas n'était pas fréquent. Je ne me souviens guère que d'un seul soupirant évincé. Il avait la gale. Quoi qu'il en fût, Maria examinait toujours la somme à l'avance. Je crois que son plus vif dégoût n'eût point résisté à une prodigalité. Lorsqu'elle devait dormir en compagnie, la patronne m'appelait d'un signe et me disait: «Tu mettras dans la chambre une bouteille, la cruche d'eau et deux verres.» Le lendemain, elle me donnait trois _cents_. Petits bénéfices. D'autre part, les joueurs de poker étaient pour moi de bons clients. Le gros gagnant de la soirée me laissait toujours quelques pièces. A la fin du mois cela composait une somme. Le temps passait ainsi, à la Fourche, et je ne m'ennuyais pas trop... d'ailleurs s'ennuie-t-on jamais, à seize ans? Tous les quinze ou vingt jours on consacrait la soirée à lire les journaux. Kid était notre lecteur. Il s'interrompait parfois pour glisser entre deux nouvelles une prophétie de son cru, et Nicodemus Holly lui coupait aussitôt la parole avec une plaisanterie souvent fort amusante mais à l'ordinaire obscène ou, pour le moins fangeuse. Enfin, l'on se battait à la Fourche. Habituellement les querelles finissaient en criailleries. Tout le monde étant content du sort, les couteaux restaient dans les poches. Lorsque l'affaire était sérieuse, on la vidait sous l'inoubliable feuillage de Big Ben, le cèdre géant. Cinq ou six spectateurs seulement; j'avoue que j'en étais toujours. Les autres ne se dérangeaient pas, sauf pourtant Jane Holly, spectatrice assidue de ces duels à coups de poing. Quand deux hommes se battaient dans l'ombre de Big Ben, elle restait là, son ignoble figure ravagée par une émotion turbulente, ses grands yeux noyés de plaisir, les mains agitées par un tremblement qui ne prenait fin qu'avec la rixe même. Les deux adversaires se réconciliaient-ils après l'échange de quelques coups, elle poussait un soupir et s'en allait; l'un d'eux était-il blessé, elle regardait la blessure avec ravissement. Ah! pouah! XVIII. Je vous ai dit que Carletti, à bord du chaland, s'amusait de Jane Holly en lui faisant une cour burlesque. Il avait continué ce jeu à la Fourche, même devant le mari qui ne faisait qu'en rire, jusqu'au jour où, soudain, Jane Holly le prit au mot. Ce pauvre Carletti fut vraiment décontenancé; il refusa d'abord, prenant la fuite dès que paraissait notre bacchante, mais il semble qu'un jour (ce fut le gros Kid qui me conta la chose sur un ton révolté), elle assaillit l'Italien avec une si lubrique fureur que le pauvre garçon dut se soumettre à cette épreuve du destin. Par une étrange aberration, Jane Holly n'en restait pas moins monstrueusement éprise de son mari. Elle le surveillait à tout instant et lui lança les pires injures, un soir qu'il avait voulu offrir ses hommages à Maria sous la forme de trois dollars. Holly se tira de cette situation ridicule par d'énormes bouffonneries, mais elles manquaient de la verve que Carletti mettait dans les siennes. La parade de Carletti sentait son Italie; la gaieté de Holly son pays nègre: gaieté de caricature, gaieté américaine. Elle me faisait mal. Elle me rendait triste. Je m'étonnais en outre que van Horst pût l'endurer, mais, depuis quelque temps, van Horst voyait souvent Nick Holly. Je dois dire qu'il le traitait sans égards. «Nicodemus! ordure vivante! viens ici!» Et Holly accourait en frétillant de tout son long corps désossé. Les rois avaient coutume de s'attacher un bouffon. Je pense que Holly servait de bouffon à van Horst, qui semblait n'éprouver aucun dégoût en sa compagnie et même qui riait volontiers de ses pitreries. Sans doute trouvait-il à voir ce personnage abject le même bénéfice que les enfants de Lacédémone dans la contemplation de l'ilote ivre. D'ailleurs, depuis la mort de Jack Dill, ses fréquentations avaient changé. Il s'était, presque malgré lui, composé une manière de garde du corps d'assez vilaine qualité. Son crime avait eu pour effet d'appeler à sa suite tout ce que la Fourche comptait de têtes chaudes (et j'emploie là un terme doux). Un jour, il m'expliqua la chose sur un ton demi-plaisant. «Que veux-tu! j'ai prouvé ma force en saignant Jack Dill, alors, tous ceux qui n'auraient pas osé tuer ouvertement me suivent... ils me suivent au sang.» Ces malandrins, dont chacun devait avoir une action louche dans sa vie, me plaisaient peu. Il me plaisait moins encore de voir mon ami devenir en quelque sorte leur chef... Mais van Horst était l'excuse du troupeau. Lorsque je me sentais trop écoeuré par l'ignominie de Jane Holly, par les facéties de Nicodemus, par les affreux relents du saloon où la tête bariolée de Napoléon considérait de ses yeux fixes une dizaine de gaillards, ivres plus qu'à demi, j'allais me consoler dans la compagnie du fils de Maria. Jimmy m'aidait parfois dans mon travail. A mes heures perdues, je tâchais de causer avec lui, de préciser un peu ce rêve vague et continuel qui l'occupait, d'appeler à la surface de cette âme stagnante quelques bulles d'intelligence. Une fois, van Horst me surprit lui faisant ainsi la leçon. Il me regarda avec, peut-être, un peu d'ironie, puis, sur ce ton affectueux qu'il n'avait que pour moi: «Je comprends, dit-il, toi, tu aimes mieux essayer de faire naître que d'assassiner!» XIX. «Alors mon père m'a dit: «Maintenant que tu es sorti d'Oxford, il faut que tu voyages, avant de prendre rang dans la famille, et que tu apprennes ce que les voyages seuls peuvent enseigner. Dans un milieu de gens qui t'admirent d'avance, tu t'es un peu amolli. Je veux que tu sois un homme, et digne de ta race. Tu aimes chasser: pars; va tuer du gros gibier. Cela vaut mieux que d'abattre des perdreaux et des _grouses_.» Tout en écoutant cette histoire, van Horst examinait avec intérêt un fusil de modèle nouveau. Il leva la tête. «Et vous êtes venu chasser chez nous? C'est une excellente idée.» Nous causions, près du Yellow-Creek, avec un jeune homme qui, depuis quelques semaines, était l'hôte du bar de la Fourche. Un _gentleman_ de vingt ans; ce que Oxford produit de mieux dans le genre, mais peut-être un peu efféminé, du moins à première vue. Fils aîné d'une grande famille dont il nous avait dit le nom, il s'était rebaptisé pour venir chasser dans le West et nous ne le connaissions guère que sous le sobriquet de Johnnie Lee. Son arrivée avait fait sensation. D'admirables armes, un domestique parfaitement stylé, un beau chien, deux grandes malles! Chasseur habile et d'oeil prompt, ses journées étaient fructueuses. Souvent il m'emmenait avec lui et me donnait alors un dollar pour la peine. Ayant rencontré van Horst ce jour-là, sur les bords du Yellow-Creek, nous avions mangé ensemble, puis Johnnie Lee, tandis qu'un splendide soleil couchant illuminait la petite rivière, s'était laissé aller à nous conter sa vie. Bien qu'un peu trop adolescent encore et légèrement infatué de sa personne, ce garçon mince et blond figurait un joli spécimen d'humanité élégante. D'agréables yeux bleus, une bouche droite, assez de vigueur dans le menton, la chevelure collée avec soin, des vêtements sans reproche: il eût fait, en tout pays, un charmant chasseur. Il regrettait d'avoir à nous quitter bientôt. Avant la fin du mois, il devait rentrer et, suivant son expression, prendre rang dans la famille. Tout au plus prolongerait-il d'une semaine. Pour l'instant, nous restions tous les trois, couchés sur l'herbe, fumant, buvant à une gourde de whisky et goûtant cette dernière heure de soleil rouge. Les mains posées sous la nuque, Johnnie Lee nous disait, en considérant le ciel bigarré, les beautés de son château en Cornouailles, les grandes fêtes que l'on y donnerait et comment son désir de rester à la Fourche ne balançait pas moins les séductions de la terre natale. «Mon père ne dira plus que je suis un dandy, une poule mouillée! Je rapporterai mes trophées de chasse! On les pendra dans le grand hall, chez nous!» Il se releva sur le coude. Ses yeux brillaient de plaisir. --Enfin! je vois que ce pays vous plaît, dit van Horst, qu'un si vif enthousiasme amusait. --Ah! certes! et puis, je vais vous l'avouer, mais ne le répétez, pas... j'ai trouvé à la Fourche le plus beau des gibiers: une femme... et je veux la séduire!... elle m'aimera!... Elle me suivra en Angleterre! Je l'installerai à Londres! Elle sera ma maîtresse! Et, avec cette étonnante indiscrétion des très jeunes gens, il ajouta: --Vous connaissez Annie Smith?... Le visage de van Horst se durcit. «C'est Annie Smith, demande-t-il à voix basse, que vous voulez séduire? Eh bien, mon petit ami! si ce sont là vos projets, il faudra en changer. Dès maintenant, je vous donne un avertissement: j'aime Annie Smith; elle sera à moi ou elle ne sera à personne, surtout pas à un petit gentleman qui prétend faire d'elle une putain de plus dans sa capitale.» Johnnie Lee rougit. --Je vous prie de modérer votre langage, monsieur van Horst! --Des ordres?... des ordres?... à moi! --Oui, répondit Johnnie Lee avec une parfaite nonchalance, et je compte emmener Annie avant la fin du mois. Il se recoucha sur l'herbe. Il s'étirait, comme un homme qui a grand sommeil. Il souriait, le plus insolemment du monde! Sans se lever, sans presque bouger, van Horst prit la main de Johnnie Lee dans son énorme main et la tordit d'un petit geste brusque. Johnnie Lee se dégagea en poussant un cri de douleur, et, debout, tout frémissant: «Oui! cria-t-il, oui! oui! j'emmènerai Annie Smith! Si vous croyez qu'elle hésitera entre moi et un va-nu-pieds de votre espèce! laissez-moi rire!... Et ne vous avisez pas de me toucher! cela pourrait vous coûter cher!» Van Horst se leva d'un bond. «Si elle doit choisir, dit-il, ce ne sera pas entre Vincent van Horst et Johnnie Lee, mais entre Vincent van Horst et le cadavre de Johnnie Lee!... le cadavre que vous serez dans un instant!... J'ai tué Jack Dill parce qu'il lui avait pris la taille, mais, à vous, je donne encore une chance, une seule! Vous allez rentrer à la Fourche, vous ferez vos paquets, et, par les moyens les plus rapides, vous gagnerez la côte, immédiatement! Si vous voyez Annie, je vous interdis de lui adresser une parole, de lui faire un signe!... Mon petit garçon! il est possible que vous soyez un peu notable en Cornouailles, mais n'oubliez pas qu'au bar de la Fourche vous n'êtes rien! Allons j'ai déjà trop parlé; obéissez! Et voici un fouet dont vous sentirez la caresse si vous faites le malin.» Il prit le fouet dont Johnnie Lee se servait d'ordinaire comme de laisse à son chien et le fit claquer. De toutes les erreurs qu'il pouvait commettre, le jeune homme commit alors la plus forte. Il éclata de rire et, de son gant (car il portait des gants) il effleura (oh! à peine), mais il effleura le visage de van Horst. «Impertinente créature!» s'écria-t-il. XX. C'était son arrêt de mort. D'un grand coup, van Horst lui déchira le visage, cruellement, puis il jeta le fouet. «Tu ne mérites pas une charge de fusil, dit-il d'une voix glacée; tu ne mérites pas une balle de revolver; non! je vais te noyer! Tu vois le Yellow-Creek?... Je vais te noyer là.» Johnnie Lee n'était pas un imbécile. Il comprit que tout effort serait vain. Il ne pouvait atteindre son fusil, posé à quelques mètres de là, sur deux branches basses. Désarmé, il restait à la merci du colosse. La scène avait trop d'horreur! «Van Horst! criai-je, vous n'allez pas le tuer! Van Horst! van Horst! je vous défends de le tuer! C'est un assassinat!» Il me regarda d'un air ironique, et, soudain, je me trouvai à terre, moi aussi, renversé par une giffle. Et voici ce que je vis. Johnnie Lee était couché sur le dos, maintenu par le genou de van Horst. «Si tu l'as embrassée, je te tue! Si non, tu peux aller au diable!» Johnnie Lee serra les dents. --Eh bien! oui! je l'ai embrassée! je l'ai embrassée de force! --Alors, dit van Horst, tu vas aller dans un des trous de Yellow-Creek... et si tu bouges, je te défonce la poitrine. Il y eut un moment de silence, après quoi Johnnie Lee reprit d'une voix lente: «Ecoutez. Laissez-moi me tuer moi-même. Je vous jure de ne pas fuir. Parole de gentilhomme!» Van Horst hésita, puis: «Allons! c'est bon! dit-il. Mais, fais vite! Je te donne cinq minutes.» Et il leva son genou. Johnnie Lee se remit sur les pieds avec peine. Il prit ce fusil de chasse que nous avions admiré, tandis que van Horst, ayant tiré son revolver, le tenait près de la figure du jeune homme. «Mais... laissez donc! je me tuerai bien tout seul!» Il n'y avait point d'effroi dans son regard... point d'effroi... une songerie profonde... Il soupira, puis il dit à van Horst: --Je vous prie de donner le fusil à mon domestique, pour qu'il le rapporte avec mes trophées de chasse. Le _governor_ sera content de savoir que j'ai tué tant de bêtes. Vous ferez ça, n'est-ce pas? --Oui, répondit van Horst, le regard fixe, mais la bouche un peu tremblante. --Et, maintenant, laissez-moi charger mon fusil. Il le chargea avec soin, puis, de nouveau, ses yeux bleus se perdirent dans un rêve. Que voulez-vous! il songeait à son château en Cornouailles, ce petit!... Dans sa situation, peut-être me serais-je moins bien tenu. «En me mettant le canon dans la bouche, je ne me raterai pas?» demanda-t-il. Mais, tout à coup, van Horst se rua sur Johnnie Lee, lui arracha le fusil des mains, jeta l'arme dans le torrent, et, prenant le garçon par les deux épaules, il lui cria: «Va-t'en! petit imbécile!... va-t'en vite!... Je serai à la Fourche dans une demi-heure. Il faut que tu sois parti avec ton domestique, ton chien et tes paquets. Va-t'en! va en Cornouailles! Allons! cours! cours vite! tu es un vaillant petit homme... il n'y a pas de déshonneur à courir.» Et il le poussa loin de lui. Mais Johnnie Lee ne voulut pas courir. Il s'éloigna, sans dire mot, sans tourner la tête, d'un pas rapide et sûr. Il eut bientôt disparu. Van Horst se tourna de mon côté. «Excuse-moi de t'avoir gifflé, mais il ne faut pas se mêler de mes affaires. Dans une demi-heure nous serons à la Fourche.» * * * * * Quand nous entrâmes dans le saloon, on nous apprit que Johnnie Lee était revenu de la chasse portant une vilaine blessure au visage, et qu'il était parti, aussitôt, avec son domestique. «Ça vaut mieux ainsi, dit van Horst. Je veux bien tuer des hommes, mais pas assassiner des enfants.» XXI. J'eus beaucoup à travailler au bar pendant les trois mois qui suivirent. On avait construit un _sluice_ pour exploiter le Yellow-Creek de façon plus moderne, et, d'autre part, quelqu'un s'étant aperçu que le torrent devenait flottable à deux lieues de la Fourche, une petite colonie de bûcherons (canadiens anglais, pour la plupart) s'était installée non loin. Ils venaient parfois vider une bouteille dans le saloon avant de rentrer à leur camp. Pour moi, cela faisait un fort supplément de peine. Je me sentais las, et van Horst s'en aperçut. A Maria stupéfaite, il dit un jour que j'avais besoin de vacances. --Des vacances? --Oui, le gosse finirait par claquer à cette besogne! Toujours laver des assiettes! Toujours servir le gin et le whisky, et dans cette fumée!... D'ailleurs, je l'emmène pour deux mois. Et, de fait, nous partîmes le lendemain. Tandis que nous visitions des champs miniers assez loin de la Fourche, je pus voir en van Horst un homme nouveau: l'homme d'affaires. Ses façons graves, le sérieux de sa parole imposaient au commun des mineurs. Tant de ces gaillards bornaient leur ambition à rentrer chez eux, le plus tôt qu'ils pourraient, avec un petit magot... Van Horst voyait plus loin. Durant ce temps que nous fûmes ensemble, il se montra sombre, me parlant à peine, et jamais d'Annie. Un soir que nos chevaux trottaient de conserve, la bête que montait van Horst, un peu rétive, eut beaucoup à souffrir de l'humeur de son maître. Pour le moindre écart, le plus petit bronchement, il la rouait de coups. «Pourquoi battez-vous ainsi votre jument, van Horst? elle est sur l'oeil, mais c'est une brave bête.» Van Horst me regarda d'un air étonné, comme s'il s'expliquait mal que je n'eusse pas compris, et ne répondit rien. Certes, au point de vue matériel, notre tournée était peu fructueuse, mais je me doutais bien que cette tristesse obstinée provenait d'une autre cause. J'étais accoutumé de trouver en van Horst un meilleur compagnon. Son abattement rendait le voyage lugubre. Avant de rentrer à la Fourche, nous devions visiter le haut du Yellow-Creek où, paraît-il, le sable d'un petit affluent montrait «des couleurs.» Nous n'emportions qu'un _pan_, cette poêle à frire sans queue dont se servaient les prospecteurs de l'époque héroïque. Ah! le beau spectacle que de voir van Horst interroger les boues sableuses d'un ruisseau, trier le mélange en le plongeant dans le courant, puis, debout, les deux pieds dans l'eau, ou assis sur un rocher de la berge, balancer, secouer, tourner, bercer, faire vibrer le _pan_ jusqu'au moment où, les pierres enlevées et les rognons d'argile écrasés à la main, les matières légères emportées par le courant, tout le reste n'était plus qu'un mélange d'or et de pyrites! La magnifique matinée! Dans cette lumière blanche et fraîche, je suivais passionnément les mille gestes compliqués, précis, bien rythmés, qui faisaient de van Horst un si bon orpailleur. L'eau coulait froide à nos pieds, le soleil caressait nos têtes; près de nous, sur une branche, un oiseau chantait. Nous eussions dû être joyeux. Et, soudain, je vis que van Horst n'agitait plus le _pan_: il regardait fixement la mince couche d'eau tranquille sur le fond sombre du fer battu, ou, plutôt, il se regardait, il regardait son propre visage dans ce miroir qu'il tenait en main, et le visage de mon ami était triste. «Ça ne m'intéresse plus! Quand je pouvais croire qu'elle m'aimerait, un jour, eh bien! je travaillais avec joie... L'emmener loin d'ici!... je travaillais pour cela. Mais maintenant!... Cela m'est égal que les couleurs «fassent la queue!» cela m'est égal de souffler sur le sable! Je trouverais en me promenant des pépites grosses comme le poing que je n'y aurais plus de plaisir. Ah! mon ami! je pourrais aussi bien compter les oiseaux qui passent dans le ciel que laver les boues de ce ruisseau!... Pour la satisfaction que j'en tire!» Il laissa couler du _pan_ les matières à demi classées et resta, les bras ballants, les yeux fixes, la bouche molle, à regarder devant lui. L'oiseau chantait... chantait toujours. --Voyons, van Horst! --Oui, c'est vrai, je te donne un mauvais exemple... Travaillons! XXII. Nous trottions dans la nuit. Une lune ronde, très haute dans le ciel, tachait le paysage de lividités singulières. Il ventait fort. La voie étant bonne, nous allions vite, van Horst, sombre, la tête penchée, moi regardant, de droite et de gauche, le funèbre frissonnement de la lumière sur cette plaine qui avait toute la tristesse d'un champ de bataille. Soudain, je crus percevoir, ou, plus exactement, je crus avoir perçu, quelques secondes avant, une plainte qui paraissait sortir d'un gros buisson d'épines. Je priai van Horst d'attendre et m'en retournai. C'était bien une plainte, en effet, une plainte humaine. Je sautai à bas de mon cheval et m'approchai du buisson. Là, gisait un homme mortellement pâle, encore jeune, vêtu de hardes en lambeaux, le visage et les mains déchirés par les épines. J'appelai van Horst. --Qu'est-ce que tu as trouvé? me cria-t-il. --Venez voir! Il s'approcha, mit pied à terre et se pencha sur le buisson. «Le pauvre bougre m'a l'air assez mal en point, me dit-il. Je me demande ce qui lui est arrivé!... Tiens! aide-moi à le mettre sur l'herbe. Je crois qu'il est seulement évanoui... Pas de blessures?... Non.» Van Horst disait vrai: l'homme n'était pas blessé, sauf les balafres de sa figure, mais il mourait de faim et de privations. Je ne pense pas qu'il eût vécu jusqu'au soir. Il but à la gourde où mon ami gardait son whisky, mais il fallut d'abord lui en verser quelques gouttes dans le gosier. Peu à peu, il revint à lui. Avec peine, il mangea une croûte de pain que je lui donnai. Ses joues étaient moins pâles, ses yeux revivaient, ses mains s'agitèrent, se tendirent. Bientôt, il put se lever. Un beau garçon de vingt-cinq ans. Il avait cette maigreur active, vigoureuse des Provençaux et des Gascons. Quelle ne fut pas ma stupeur, quand, se tournant vers van Horst, il dit... en français: «Vous êtes vraiment bien gentil!... Attendez encore un instant et je serai tout à fait sur pied...» Il regarda le buisson. --J'étais là dedans?... Ah! oui! je me rappelle!... Mais... suis-je bête!... je parle français! --Ça ne fait rien! dis-je en souriant. Je puis répondre. Vous êtes avec un compatriote! --Tiens! tiens! dit van Horst, te voilà content, Olivier. L'homme se remit peu à peu. Il avait encore un air effaré qui faisait peine. Il mangea tout mon pain, il but de nouveau à la gourde, il se secoua, il se prit le front comme pour y réunir quelques idées, puis: «Ça y est, maintenant, dit-il, mais je crois que je reviens de loin!... et, sans vous, j'y serais resté!» Il frémit comme devant un souvenir. «J'en ai vu de dures, ajouta-t-il d'une voix mal assurée, mais... celle-là!... Oh!...» Il regarda van Horst. «Merci!» dit-il. Et je vous assure que ce «merci!» valait un beau discours. «C'était tout simple, dit van Horst, d'ailleurs c'est le gosse qui m'a appelé... Mais, comment donc vous trouviez-vous dans cet état, et quel est votre nom?» L'homme eut un sourire affreux et un retrait de tout le corps. «Je vous raconterai! dit-il. Oui, je vous raconterai! Ah! mon nom? Je m'appelle Caldaguès... Jean Caldaguès... Caldaguès le Français... Je suis bûcheron et je vais au bar de la Fourche.» XXIII. Tous les voyageurs l'ont dit: les nouvelles courent vite dans un pays sans télégraphe; pourtant, ce n'était pas à cause de la découverte des derniers gisements aurifères que Jean Caldaguès avait pris le chemin de la Fourche. Non, c'était pour tailler dans les forêts. La petite colonie des bûcherons canadiens manquait de bras. Caldaguès l'avait appris. Ah! les beaux arbres qui poussaient sur le versant de la montagne! de beaux arbres fortement attachés au sol, couverts de mousse, chargés de nids, peuplés par les écureuils à panache roux, et pleins de chansons. C'est à leurs pieds, c'est dans leurs branches que travaillait Caldaguès. «Nous sommes du même pays, Saruex; il faut m'accompagner quelquefois. Nous parlerons français. Voilà qui est bon: parler français loin de France.» Je me liai vite avec cet homme à la figure ouverte, au regard clair. Je ne me lassais pas de le voir travailler et, souvent, je l'aidais de mon mieux. Il maniait la hache de façon superbe, avec aisance, avec force, presque en souriant. L'effort, chez lui, semblait dédaigneux. Jean Caldaguès était un gaillard mince et brun, élégamment musclé; un type de Français que j'ai revu depuis: celui du Méridional tranquille. Né en Provence de parents toulousains, il ne paraissait pas sortir d'un champ de foire, comme tant de ses compatriotes; sa force sans apparat, sourde, toujours prête, ne se manifestait pas inutilement. Un visage osseux, les cheveux châtain foncé, la moustache fine, le menton modelé avec soin, la peau olivâtre; tout cela éclairé par des yeux d'un vert sombre, à l'expression douce, et qui souriaient. Le soir, lorsque nous rentrions, il entonnait des chansons provençales ou me racontait des histoires qui n'avaient pas de fin. Oui, le retour dans la forêt était charmant, à l'heure tiède du crépuscule, mais combien plus belles les journées! Joies! belles joies de l'effort, la hache en main! La cassure des grosses branches, l'agonie et la mort du cèdre, le fracas prodigieux des grands troncs qui coulaient contre le flanc de la montagne par les glissières frottées de pétrole, tout cela formait un concert démesuré, quelque chose de vigoureux et de sûr comme des jeux de héros. Gémissements des arbres écuissés, plaintes des scies, murmure du vent dans les vieilles futaies, chant des cascades... Ah! l'inoubliable ensemble d'harmonie! Entre Caldaguès et van Horst, je partageais mon temps également, mais je ne songeais guère à les comparer. Caldaguès montrait toujours un contentement de vivre qui rappelait bien ses origines. Van Horst, durci par l'épreuve, était un homme unique, une singularité; Jean Caldaguès, le charmant exemple d'une façon d'être. Il fut sympathique à tous. Sa bonne humeur, sa plaisante verve, étaient de meilleur aloi que les pitreries de Holly, et, inconsciemment, je pense, on lui savait gré d'avoir, à l'encontre de tous nos camarades, un charme reposé de qualité assez fine. Les premiers temps, je ne pouvais oublier son affreux regard de détresse lors de notre première rencontre. Un soir qu'il parlait avec van Horst, il nous conta, sur un ton très dégagé, ses aventures. Je m'étonnai qu'il y eût survécu. Dangers, traverses, maladies, batailles, accidents, fuites et poursuites, infortunes et jours heureux, hauts et bas, il avait tout connu. A cet homme, il manquait une vertu essentielle dans le pays où nous vivions: la violence. Jean Caldaguès, au moral comme au physique, était fort, mais pas violent. Il se désintéressait trop des ennuis quotidiens, il haussait trop souvent les épaules; là où van Horst eût tiré son couteau, Caldaguès souriait. Quel délicieux compagnon! Riche, il nourrissait son frère, le passant, l'étranger, l'inconnu; pauvre, il payait cher les bienfaits de la veille. En vérité, l'ingratitude avait été si dure, si parfaite, que cela pouvait à peine se croire, mais de ce temps malheureux il gardait un souvenir sans haine. Lorsqu'il en parlait, il pâlissait un peu, comme font les enfants qui se remémorent un mauvais songe. Un soir, à la buvette, il remercia van Horst en termes chaleureux de ce qu'il avait joué, à son égard, le rôle du bon Samaritain. «Je sortais d'un accès de fièvre... Je vivais à peine... Sans votre aide...» Deux verres pleins de whisky tintèrent l'un contre l'autre; et ce fut tout: van Horst relégua Jean Caldaguès parmi les indifférents dont il ne s'occuperait plus, et pourtant je crois qu'il lui voulait certain mal de m'avoir ainsi accaparé. Il n'y avait pas là de ma faute. On reste de son pays, surtout quand jamais on ne le vit, et cet homme qui m'apportait des façons de parler, des mots d'argot, des plaisanteries de la terre de France, m'était devenu, non seulement sympathique, mais presque nécessaire. Et puis, n'oubliez pas que j'étais un enfant. Cette douceur tranquille me séduisait parmi tant d'âmes brutales. Marchant avec moi en forêt, Jean Caldaguès discourait des arbres et des fleurs avec un sentiment fraternel bien différent de l'impériale assurance qu'avait mon autre ami Vincent van Horst. Trois mois durant, il ne se passa rien à la Fourche. Le gros Kid citait toujours la Bible; Holly, pour montrer qu'il ne perdait rien de sa souplesse, mettait, de temps à autre, son pied droit derrière sa nuque; Mosé, furtif et poli, paraissait à date fixe pour nous apporter des provisions: farine, whisky et porc salé; Carletti roucoulait chaque soir de petites chansons où il était question de lune, de bien-aimée et de l'incomparable ciel d'Italie; Jane semblait tempérer un peu ses fureurs érotiques; Maria tricotait avec placidité; enfin, je ne voyais presque plus Jimmy qui passait toutes ses journées perdu dans les bois. Calme, grand calme. Ni blessures, ni batailles. Seul, van Horst avait l'air triste, mais je savais les changements d'humeur de mon ami et ne m'en inquiétais guère. Le temps s'écoulait donc le mieux du monde, quand, un soir que Caldaguès et moi, nous rentrions en chantant, la hache sur l'épaule, le court entretien que j'eus avec lui me secoua jusqu'aux moelles. Nous parlions d'Annie Smith. Caldaguès, comme tous les gens de la Fourche, causait souvent avec elle, et je dois dire que van Horst ne s'en montrait pas stupidement jaloux. Il était dans une de ses crises de silence où l'on eût dit qu'il regardait longtemps pour mieux voir, quitte à agir ensuite plus brutalement. --C'est la seule femme d'ici! la vieille Maria est un paquet et Jane Holly un monstre! --Tu as raison, répondit Caldaguès qui s'interrompit de chanter en patois languedocien, son air favori: «Aquéli mountagno...» Tu as raison, elle est délicieuse! Et il reprit sa chanson: Aquéli mountagno Que tant auto soun M'empachon de vèire Mis amour ount soun... Elle est délicieuse!... Il y avait une telle âme, une telle ferveur dans la façon dont il prononçait ces trois mots, que je me retournai brusquement. Auto, bèn soun auto, Mai s'abeissaran, E mis amoureto Vers iéu revendran... «Dites-moi, Caldaguès, mon ami, interrompis-je, faites attention! Vous savez... Annie Smith: territoire réservé! Gardez-vous bien! van Horst l'a dans le sang!» Que cante e recante Canto pas pèr iéu: Canto pèr ma migo, Qu'es proche de iéu... C'était l'admirable fin d'une journée d'été. Entre les colonnes des arbres noirs, le ciel pourpre flambait. Nous marchions sur les mousses d'un pas élastique... A la font de Nimes I'a un amelié Que fai de flour blanco Au mes de janvié. Caldaguès coupa sa chanson d'un rire narquois à mon adresse. «Que veux-tu, mon petit! C'est bien dommage que van Horst ait Annie Smith dans le sang, mais, tu comprends, je m'en fous!... Annie Smith... Annie Smith... Je l'aime...» S'aquéli flour blanco Eron d'ameloun, Culiriéu d'amelo Per iéu e pèr vous. XXIV. Oui, il n'y avait plus de querelles, à la Fourche, on causait, semblait-il, de bonne amitié: n'était la sauvagerie du paysage extérieur et le pittoresque grossier des costumes, vous eussiez tenu le saloon pour une salle de conversation dans un café de province française: les drames n'affleurent pas toujours. Pourtant, j'en sentais un en voie de formation. Jean Caldaguès se conciliait la faveur d'Annie Smith, cela était l'évidence même, par ce contraste violent qui le différenciait des autres habitués du bar. Sa bonhomie, son aisance, et surtout ce charme de méridional discret, si rare parmi des gens neufs, ne laissait pas de plaire. Hélas! Jean Caldaguès avait plu. Il captivait Annie par une cour souriante, et, de temps à autre, je surprenais dans les yeux de la jeune fille un regard douloureux qui me faisait peine. A quoi pensait-elle? De quoi souffrait-elle? L'explication la plus simple eût été qu'elle aimait Caldaguès et avait peur de van Horst. Oui, mais, je ne sais pourquoi, cette solution me semblait pauvre. Il y avait autre chose, un problème plus compliqué que je n'arrivais pas à résoudre. Imaginez le saloon: quelques lumières imprécises, de l'alcool répandu sur les tables, des flaques par terre, van Horst jouant aux cartes dans un coin. Annie Smith, assise à côté de son père, regardait vaguement devant elle. Tout auprès, Caldaguès lui parlait à mi-voix, et Annie répondait par un sourire ou par un signe de tête. Soudain, son regard rencontrait celui de van Horst. Elle baissait les paupières avec un frisson, ses joues s'empourpraient, on eût dit qu'elle avait honte. Je n'y comprenais rien. Van Horst restait silencieux. Pourtant, un soir, à la clôture, comme il venait de demander un verre de whisky, il m'interpella brusquement: «Tu vois Caldaguès tous les jours? Dis-lui donc de ma part qu'il fera bien de parler de moins près à Annie, ou j'irai voir la couleur de ses tripes.» Il parut hésiter. Sa voix baissa de plusieurs tons, ses lèvres tremblèrent... --Mais, si elle l'aime, qu'elle vienne me le dire, et je m'en irai... Oui... oui... que Annie vienne me le dire... mais... qu'il ne m'en parle pas, lui!... --Oh, van Horst! Taisez-vous donc! Il n'y avait que nous deux dans la salle. Tout à coup, la porte s'ouvrit, et le gros Kid entra. Il tenait une bassine pleine du sang d'un porc qu'il venait de tuer. «Etes-vous là, Maria? voici pour le boudin!» dit-il en posant la bassine. Ses mains étaient rouges, rouges de sang, noires dans l'ombre. «Serre-moi la main! cria van Horst d'une voix que je ne lui connaissais pas, une voix perçante, âpre, déréglée. Serre-moi les deux mains!» Il saisit les mains du gros homme, et les broya dans les siennes. «Lâche-moi donc!» dit Kid d'un air de mauvaise humeur. Puis, s'adressant à moi: «Verse-moi un whisky! Je vais me laver au ruisseau et je reviens.» Van Horst regarda ses paumes gluantes et se mit à rire. «Moi aussi, j'ai les mains rouges, maintenant. C'est tout de même beau, ce rouge-là, mais, le sang d'un homme est plus rouge encore!» Il riait toujours en regardant ses mains tachées. «C'est du sang de porc, tu comprends. C'est noir, c'est laid... oui... il faudrait du sang d'homme.» Son visage s'était obscurci. Une grande ombre passait sur lui. Sa voix cassa dans une émotion trop vive: «Ah! mon petit Olivier! maintenant je commence à ne plus vouloir que son corps... Elle, je ne l'aurai jamais.» La salle était sinistre. La lampe brûlait jaune. Soudain la porte du taudis de Jimmy s'ouvrit. Sans doute le gosse ne pouvait-il pas dormir. Il fit quelques pas dans le saloon, aperçut les mains pourpres de van Horst, et, poussant un cri suraigu, tomba en arrière. Son corps, sur le plancher, se pliait en arc de cercle. Jamais je n'ai assisté à plus belle crise de nerfs. Kid rentrait. Devant cette scène, il leva les bras. «Malédiction! malédiction! s'écria-t-il sur ce ton qui semblait toujours prophétiser. L'esprit du mal est en lui, il est possédé!» XXV. Le vent soufflait depuis un mois. Toujours, dans les branches, ce chant lamentable et continuel. On s'habitue aux pires vacarmes, mais, si je n'entendais plus cette plainte pour l'avoir trop entendue, elle ne m'influençait pas moins, formant un fond de tristesse à mes heures inactives. Je rentrais vers la buvette, un soir, en écoutant les paroles désolées qui passaient dans le feuillage, lorsque je me souvins que je devais aller nettoyer la cabane des Smith. J'ouvris la porte que le vent secouait. En me voyant, Annie eut un mouvement d'effroi. «Vous ai-je fait peur, Annie Smith?» Elle secoua la tête. Non, je ne lui avais pas fait peur, je l'avais un peu surprise, voilà tout, et puis, ce vent qui ne cessait pas la rendait nerveuse. «Vois-tu, Olivier, ces hurlements, ces craquements, tout le jour, toute la nuit, et encore tout le jour, ça devient horrible!» Elle se tut. Elle maniait fébrilement le manche d'un balai qu'elle allait me tendre, elle regardait autour d'elle la pièce vide. Le vieux Smith travaillait ce jour-là au Yellow-Creek et n'était pas encore rentré. Maintenant Annie ne trouvait plus rien à dire. Avec le talon de son soulier, elle battait le plancher. Moi, je restais devant elle, ne soufflant mot, et me sentant un peu stupide. Si nous avions su au juste comment nous exprimer l'un ou l'autre, certes nous l'eussions fait, mais nos pensées ne se formulaient pas, nous étions mal préparés à cette rencontre sans témoins, et nous souffrions. Je la sentais souffrir, elle se trahissait par des gestes exaspérés, par un regard, par un pincement des lèvres. Il s'en fallait vraiment de peu que je la prisse en pitié, mais quoi! expliquer ces émotions moins qu'à demi conçues... c'était impossible. «Vous avez quelque chose à me dire, Annie Smith?» Sa bouche tremblait. «Tu as quelque chose à me demander?» fit-elle. Je réfléchis un instant. «Oui,» murmurai-je. Et, prenant soudain mon parti: «Dites-moi, mademoiselle Annie, qui aimez-vous?» Elle se redressa, jeta le balai qu'elle tenait en main... je crois qu'elle eut un petit rire. C'était encore l'orgueil, tout l'orgueil; puis elle s'assit sur un escabeau et, la figure dans les mains, se mit à pleurer. Mais cela ne dura guère. Elle sécha ses yeux et: «Je n'aime pas van Horst, dit-elle, je ne l'ai jamais aimé: je ne l'aimerai jamais. Déjà, quand j'étais petite fille, ses yeux me suppliaient. Il me poursuivait par la prière de son regard, et moi, pour me défendre, je le traitais comme un chien, pour me défendre, entends-tu, car je ne l'aimais pas. Et maintenant, il est revenu et cela recommence, il faut me défendre encore, et quand je m'éloigne de lui, il se venge en répandant le sang... Jack Dill est mort, Johnnie Lee a failli mourir et, depuis quelque temps, j'ai peur, j'ai terriblement peur qu'il ne veuille tuer Caldaguès.» Les yeux d'Annie Smith, encore mouillés de larmes, étincelèrent: «Celui-là, oui, je l'aime, et bientôt, il m'emportera loin d'ici; celui-là est doux, celui-là est bon, je serai sa femme. Ah! si...» Elle s'était remise à pleurer, mais cette fois, orageusement, avec un abandon désespéré. Je tâchais de la consoler, je lui disais des phrases sans suite, je la suppliais de parler à van Horst, de se confier à lui, car il l'aimait tant que peut-être irait-il jusqu'à la donner à un autre. Mais elle pleurait toujours en secouant furieusement sa tête blonde, et je ne comprenais pas du tout les paroles qui lui échappaient, car elle répétait sans cesse, avec des hoquets dans la voix: «Je suis vile, je suis vile! je ne puis demander cela à van Horst! je suis trop vile, et je suis trop malheureuse, et j'aime Jean Caldaguès... Non! non! ne me suis pas! je veux être seule!» Elle sortit de la cabane, échevelée, les mains sur les yeux. «Qu'est-ce que cela veut dire?» Et je me mis à balayer la pièce. XXVI. On venait de trouver dans le Yellow-Creek une nouvelle traînée de sable nettement aurifère. C'en était assez pour donner la fièvre à tout le monde. De gros rires, des cris résonnaient dans le saloon, on s'interpellait, et, de temps en temps, l'un des buveurs allait jusqu'au seuil, ouvrait la porte et regardait au dehors. Un brouillard lourd s'effilochait dans les ramures des grands arbres. On attendait qu'il fût dissipé pour se rendre au Yellow-Creek. «Voilà, dit Caldaguès, vous autres, les chercheurs d'or, vous avez de ces chances! Ce n'est pas mon métier de bûcheron qui me procurera des surprises pareilles!» Il regardait au fond de son verre de whisky et, riant bas: «Non, dit-il, dans ce pays-ci la fortune n'est pas dans les forêts. Cette dame couche plus volontiers dans le lit des ruisseaux.» Annie Smith entrait à ce moment. «As-tu fini de boire, papa? dit-elle. Viens, nous allons marcher sous les arbres. Le brouillard se lève.» Le vieux Smith sortit. --Heureusement, reprit Caldaguès, il n'y a pas que l'or des ruisseaux qui soit doux à regarder. --L'or est l'instrument de la damnation! dit le gros Kid. --Pourquoi donc le joues-tu aux cartes? demanda van Horst. --Parce que je suis un pauvre pécheur! répondit-il d'une voix pleine de contrition. --Ça fait toujours passer le temps, dit Maria. --Et au bout de quelques jours on n'a plus un _cent_, dit Holly. --Ah! il y a tout de même des choses plus précieuses que l'or! soupira Jane Holly d'un air romanesque. --Oui, vous avez raison, madame Holly, dit Caldaguès, il y a des choses plus précieuses que l'or, et qui ne peuvent pas se jouer au poker. Le gros Kid et Carletti avaient pris comme enjeu une bande de sable dont le rendement restait douteux. La partie devenait chaude. --Vous vous trompez! s'écria Carletti, en abattant un _full_ aux as, tout peut se jouer! Supposez que j'aie une femme et que je ne l'aime pas? Eh bien! je la jouerais aux dés, à qui voudrait la prendre. Un jour, sur les quais de Naples, j'ai joué ma foi en Dieu avec un Arabe d'Alger, et, lorsque j'ai perdu, il a dit que je lui donnais de la fausse monnaie parce que nous n'avions pas la même religion. D'ailleurs, j'ai déjà joué mon âme plusieurs fois, mais, c'est drôle, jamais personne n'a voulu la prendre! --Parions qu'elle sentait trop mauvais! s'écria Caldaguès. Je notai un trait curieux dans cette conversation: tous les buveurs la tenaient pour plaisante, sauf deux: Caldaguès et van Horst. On sentait dans les paroles du bûcheron un continuel sous-entendu qui me faisait peur. Brusquement, il leva les yeux sur van Horst qui était occupé à sculpter un petit morceau de bois, et dit: «N'est-ce pas, van Horst, qu'il y a des choses qui ne peuvent se jouer aux dés?» Van Horst venait de finir un magot grimaçant et fort laid qu'il destinait, je crois, à Jimmy. Soigneusement il lui creusa deux yeux avec la pointe de son couteau, puis il répondit: «Je pense tout autrement. Les choses les plus précieuses se jouent, mais vous avez raison, Caldaguès, elles ne se jouent pas avec les dés de la Fourche. Nous avons tout un jeu de dés, spécial, en plomb, et qui servirait fort bien.» Caldaguès repêcha sur le bout d'une paille un moustique qui se noyait dans son whisky, sourit et répliqua: --Van Horst, vous parlez juste! Et d'ailleurs, on ne refuse jamais une partie à quelqu'un qui vous a sauvé. Depuis que vous et Olivier m'avez trouvé à demi mort dans un buisson, je reste à vos ordres. --C'est entendu, dit van Horst. Je vous rappellerai cela. Et il se mit en devoir de décapiter le magot à petits coups. Un silence, puis: --De quelle façon, demanda Caldaguès, jouerons-nous cette chose précieuse dont nous avons parlé? --En autant de manches que vous l'entendrez, mais une seule suffira, je pense. Nous mettrons deux dés dans le cornet et il sera permis d'en avoir une provision à la ceinture. Caldaguès regarda par la fenêtre. --Je ne vois presque plus de brouillard. --Eh!... s'écria van Horst, nous pourrions faire la partie tout de suite! Qu'en dites-vous? --Très volontiers, mon cher! je ne demande pas mieux! mais... Il se tourna vers Maria. «Mais dites, je vous prie, aux camarades qui pourraient venir de ne pas trop se promener sous les arbres, aujourd'hui. Il nous faut beaucoup de place pour jouer, et il serait regrettable de se tromper de partenaire.» Carletti, qui ne comprenait rien à la conversation, trouva cette remarque fort drôle et eut un éclat de gaieté; mais son rire s'arrêta soudain lorsque, se tournant vers moi, il me vit blanc comme un linge. «Alors... c'est sérieux?» Il n'y eut pas de réponse. «Oh! mon Dieu!» s'écria la bonne Maria. Elle se couvrit le visage de son mouchoir, et alla s'enfermer dans sa chambre. Caldaguès vida son verre, puis, se levant, dit d'une voix sobre et posée: «Van Horst! je veux d'abord vous remercier d'un bienfait...» Il s'accouda familièrement à la table de van Horst; il prit la large main qui tenait encore le petit magot décapité; il ajouta: --Non pas de m'avoir sauvé la vie; cela tout le monde l'eût fait, j'espère, mais de m'avoir permis de connaître la plus belle émotion que j'aie jamais eue: celle de voir un vrai sourire d'amour sur un vraiment beau visage! --Allez nettoyer votre fusil, dit van Horst de cette voix sourde qu'il avait eue, six mois auparavant, pour parler à Jack Dill. Nous nous retrouverons ici dans une heure. XXVII. «Ah!... et puis, moi je ne m'en mêle plus, dit Holly; ils peuvent vider leurs querelles ensemble! Je vais aller retrouver les camarades au Yellow-Creek... Non, non! ajouta-t-il en se tournant vers sa femme qui s'était assise dans un coin, tu vas me faire le plaisir de venir avec moi.» Jane Holly sortit à contre-coeur. Le saloon s'était vidé. Maria dormait dans la chambre, les émotions les plus vives n'ayant jamais retardé l'heure de sa sieste, et Jimmy était allé lui aussi au Yellow-Creek pour porter un _pan_ oublié par Kid. Je restai seul. J'avais des verres à laver, et Maria tenait beaucoup à ce que le bar gardât au moins les apparences de la propreté. Je fis mon travail. Les mains dans l'eau, je songeais à la scène qui venait de se passer. Une pensée, particulièrement, ne me quittait pas, occupait toute ma tête. J'étais inquiet, je sentais une vive angoisse à l'approche de ce duel, mais un détail, surtout, me harcelait. Van Horst nettoierait-il bien son fusil! J'aurais voulu vérifier les armes moi-même, le fusil de Caldaguès aussi bien que l'autre. Une demi-heure plus tard, je réfléchissais encore à ces choses, quand Annie Smith suivie de son père revint de sa course en forêt. --Pouah! dit-elle d'un air dégoûté. Nous sommes allés jusqu'au ruisseau, et, en revenant, nous avons failli être asphyxiés. Tu sais, le grand cèdre fourchu qui est au coude de Yellow-Creek, eh bien, il y a deux biches qui sont crevées tout à côté. C'est infect, plein de mouches et d'oiseaux! --Oui, répondis-je, je supposais bien qu'il y avait une charogne quelque part, j'ai vu des vautours qui tournoyaient ce matin. Van Horst et Caldaguès entraient, leurs fusils à la main. «Il y a une charogne dans la forêt? Tiens! Tiens!...» Van Horst regarda Caldaguès. «Nous nous arrangerons pour que les vautours aient un petit supplément! Allons! ajouta-t-il en me frappant sur l'épaule, ne prends pas cette mine désolée.» Et, tout bas, de manière que Jean Caldaguès et moi fussions seuls à l'entendre: «Ça ne fait rien, petit, dit-il encore. Il te restera toujours un ami sur deux.» Le calme qu'ils affectaient, qu'ils avaient réellement, était insoutenable. Ils ne se détestaient pas. Non... ils sentaient fortement, van Horst avec plus d'âpreté, Caldaguès avec plus de philosophie, qu'il fallait que l'un d'eux disparût. Annie ne participait en rien au drame. Elle croyait, sans doute, que les deux hommes allaient chasser ensemble, et peut-être s'en étonnait-elle. Pourtant elle alla, fort tranquillement, s'asseoir sur l'herbe, avec son père, pour se reposer dans l'ombre de Big Ben. --Vous êtes prêt? dit van Horst. --Oui! répondit Caldaguès. Ils avaient posé leurs fusils sur la table. --Alors, partons! dit van Horst. --Buvons d'abord un verre, chacun à notre santé. Sers-nous, Olivier! Je crois avoir un peu tremblé en remplissant les verres, mais je repris courage pour poser une question qui me brûlait la bouche: «Van Horst, dis-je, laissez-moi voir si votre fusil est bien propre. Vous m'avez rendu plus d'un service, et je vous aime beaucoup. Laissez-moi démonter votre arme, et vous aussi, Caldaguès, laissez-moi démonter et nettoyer votre arme. Peut-être est-ce ma dernière demande à l'un de vous; ne me refusez pas.» Ils se regardèrent et eurent tous deux un bon sourire franc. «Mais oui! mais oui! seulement dépêche-toi!» Ils s'assirent et fumèrent avec tranquillité. Ce calme m'épouvantait plus que la pire explosion de colère. Il n'y avait pas à intercéder comme dans l'aventure de Johnnie Lee, il n'y avait qu'à se livrer au destin. Je me mis donc à nettoyer les deux armes. Pendant ce temps, ils parlèrent de choses indifférentes, de ce que pouvait rendre Yellow-Creek, du graissage des glissières dans la forêt, et ni l'un ni l'autre ne se pencha pour voir, par la porte, Annie Smith, assise à l'ombre de Big Ben. Quand j'eus fini, ils me serrèrent la main. --C'est bien entendu, dit van Horst. En sortant d'ici, je tournerai à droite, et vous à gauche. Nous marcherons chacun trois milles en suivant la lisière de la forêt, et puis nous entrerons sous bois. Au revoir, Olivier. --Au revoir, petit. Ils sortirent. Je restai sur le seuil. --Au revoir, miss Smith, dit Caldaguès, en passant devant elle, et peut-être à ce soir. --Au revoir, Annie Smith, dit van Horst, et à ce soir, j'espère. Van Horst tourna à droite. Caldaguès tourna à gauche. Machinalement j'ébauchai un signe de croix, comme j'avais vu faire jadis à une vieille femme catholique, que mon père appelait l'Epouse de l'Antéchrist. Et je demeurai là, debout, stupide, ne sachant plus penser qu'à une chose: à cette vieille femme que j'avais vue dans le temps, et que mon père appelait l'Epouse de l'Antéchrist. Ils avaient disparu depuis quelques instants, lorsque Annie m'appela: «Olivier!... où vont-ils?» Elle n'avait répondu que par un signe à l'adieu des deux hommes, et se promenait maintenant, de long en large, devant la buvette. «Oh! c'est très simple, répondis-je. Ils vont jouer ensemble à coups de fusils, et c'est vous qui êtes l'enjeu.» XXVIII. Cette fois, je vis Annie Smith souffrir et pleurer comme l'eût fait n'importe quelle femme. Elle pleurait tranquillement, sans grands gestes de douleur. Je crois qu'elle souffrait beaucoup. Moi, je tournais comme un ours en cage. La vieille Maria s'était réveillée et consolait Annie de son mieux, avec des phrases absurdes. Le temps traînait. Je prêtais l'oreille en vain pour surprendre un coup de feu, et voyais, du côté du Yellow-Creek, un vol de vautours sinistres tournoyer. Soudain, deux craquements assez lointains qui se confondirent presque. C'était fait. Non, je n'avais pas le courage d'aller chercher le survivant! Je resterais au seuil de la buvette à rafraîchir les tempes d'Annie, qui venait de s'évanouir. Il y eut encore une longue demi-heure d'attente, puis je m'entendis appeler et, près de Big Ben, je trouvai van Horst, son fusil passé en bandoulière et le bras gauche lié d'un mouchoir. --Vous l'avez tué? --Bien entendu, mais il s'en est fallu de peu que je n'eusse le bras abîmé. Oui, oui, je l'ai tué, dit-il à Annie Smith qui s'approchait, encore toute pâle de son évanouissement, et je tuerai quiconque vous aimera, et je tuerai quiconque croisera ma route. Il entra dans la buvette. «Mes camarades, dit-il, je vous annonce que j'ai tué Jean Caldaguès, parce qu'il faisait la cour à la fille de notre ami Smith. Si l'un de vous fait la cour à la fille de notre ami Smith, je le tuerai aussi. Maintenant, je vais envelopper mon bras, puis je me reposerai un peu. Demain matin, je partirai pour Skykomish, où je resterai trois mois. Il me serait très désagréable d'être vu encore une fois par Annie Smith avec mon bras en écharpe. Dans trois mois je reviendrai. Si quelqu'un lui a manqué de respect, si quelqu'un lui a parlé de trop près... Bonsoir!» Il sortit. Les buveurs du saloon restaient silencieux. On eût vraiment dit que le petit discours de van Horst, prononcé avec une insupportable négligence, avait privé ces corps de leurs âmes. Pendant les minutes qui suivirent, ces hommes attablés semblèrent des automates, et, pourtant, pris individuellement ils ne manquaient pas de courage, mais les actions de van Horst les dépassaient trop. Ils balbutièrent quelque temps des propos vagues, et ce fut un quart d'heure plus tard que le gros Kid fit une première allusion à l'événement du jour. «Il tuera tout le monde!» Holly gonfla d'un coup de langue sa joue gauche. «Enfin, dit-il, nous aurons toujours trois mois de tranquillité!» A ce moment, j'entendis au dehors la voix de van Horst. --Olivier! viens ici! tu as entendu, je vais partir demain. Tu graisseras mes bottes, et tu selleras mon cheval. J'aurai un peu mal au bras, probablement, mais à Skykomish il y a un docteur. Ah! voici Annie Smith. Je n'ai pas envie de lui parler maintenant. --Non! restez! van Horst. Pâle, et la bouche frémissante, Annie Smith venait à nous. Sa voix était réduite à un murmure. --Van Horst! dit-elle, van Horst! Je vous en supplie, dites-moi où il est, je voudrais le voir, je voudrais le voir, un instant seulement. --Ah! non! Ce fut sec, brutal, indubitable. --Ah! non! pensez-vous que je l'aie tué pour que vous alliez pleurer sur lui?... Annie! lorsque mon bras sera guéri, je viendrai vous demander en mariage, car je vous veux, et je vous aurai. Mais je ne veux pas vous avoir par force, je veux que vous disiez oui, comprenez-vous, Annie? Et je veux que de votre plein gré, vous me rendiez mon baiser... Non, vous ne verrez pas Caldaguès. --C'est bien! Je le chercherai donc toute seule,--dit Annie. Et elle s'éloigna sous bois. XXIX. «Viens!» dit van Horst. Il me saisit par le poignet. --Qu'allez-vous faire? demandai-je. --Viens! j'ai besoin de toi. Van Horst avait besoin de quelqu'un! Etrange! étrange qu'il l'eût dit! Il me regarda tristement... Un air vague, absent, perdu... ce même air, je le vis quelques années plus tard sur le visage d'un homme qui se sentait devenir fou... Après le meurtre de Jack Dill, Vincent van Horst était une brute victorieuse, et, malgré l'horreur de la scène, j'avais été séduit. Maintenant, je ne considérais plus la face d'un vainqueur, mais celle d'un supplicié... Je crois qu'il mettait à souffrir la même insolente ardeur qu'à vivre! «C'est bon, dis-je, c'est bon! Je vous accompagne.» Et, mes nerfs prenant le dessus, je me mis à rire d'un rire qui sonnait un peu faux. «Attendez-moi, je reviens tout de suite.» Je m'étais rappelé, soudain, une Bible que j'avais vue, quelques jours auparavant, dans la chambre à coucher de Maria. Dès que Maria se sentait lasse, enrhumée ou rêveuse, son inconduite lui donnait des remords. Elle cherchait aussitôt leur allègement dans les Evangiles. A tout hasard, je fus prendre le petit livre et rejoignis van Horst. «Qu'as-tu là?» Je lui montrai le petit livre noir. «Ah!» fit-il. Et nous entrâmes sous bois. Van Horst marchait en avant, rapidement, se parlant à lui-même, la tête basse. «Non, elle ne le trouvera pas!... Elle aura pensé à chercher du côté de la clairière... Il faudra que nous l'enterrions vite... Ah! il nous manque une bêche... C'est trop tard, maintenant... on perdrait du temps... Tout de même, il a joué franc... Viens, Olivier, ne traîne pas!» Nous étions dans la partie la plus épaisse du bois. On entendait le gibier voler, chanter, grogner, galoper alentour. «On pourrait le jeter dans le Yellow-Creek, en le lestant de pierres... Non, il n'était pas une canaille... il faudra l'enterrer.» Nous marchions de plus en plus rapidement, entourés par le bruissement continuel de la forêt. Mais, bientôt, une odeur abominable me prit la gorge, un intense relent de pourriture. Je me souvins qu'Annie Smith avait parlé de deux charognes au pied d'un arbre. Un vautour se leva lourdement d'une branche au-dessus de ma tête, et alla se poser plus loin. «C'est ici,» dit van Horst. Il me jeta un regard bref, un regard pitoyable, puis il écarta les broussailles et je vis le cadavre de Caldaguès. Je m'agenouillai tout auprès. Il avait été frappé en plein coeur. Van Horst restait debout devant moi, et maintenant, les lèvres serrées, les yeux froids, regardait Caldaguès. «J'étais là-bas, me dit-il d'un air assez sec. Tu vois, à côté de ce grand arbre fourchu. Nous avons tiré presque ensemble. Il m'a attrapé dans le bras. J'ai lâché le coup, et il est tombé sans dire un mot.» Ce cadavre vêtu de toile grise gardait un bel air reposé. Sur la bouche, il y avait comme le sillage d'un sourire. Oui, mon ami Caldaguès était bien entré dans la grande paix. Une façon de joie tranquille... un éternel renoncement... Caldaguès dormait, les yeux ouverts. Je regardai van Horst à la dérobée. Il y avait sur sa face une expression de haine abominable. «Elle viendrait ici! elle s'agenouillerait près de lui! elle se mettrait à l'aimer! elle croirait l'avoir aimé déjà! Jamais je ne pourrais la conquérir, alors!» Il réfléchit longuement. --Van Horst, lui dis-je, que voulez-vous faire? Allons-nous-en! L'odeur de ces charognes est vraiment affreuse. Ce sont deux biches. Elles ne doivent pas être loin; on entend les vautours. --Oh! dit-il, ils auront tôt fait de les manger. Ils vont vite en besogne! Sa figure s'éclairait. Quelle nouvelle idée funeste naissait en lui? Encore un moment de silence, puis: «Voilà!» dit-il. Il s'était décidé, et cet homme qui, en vérité, avait parfois des inspirations de poète, se mit, d'une voix délibérée, grave et sobre, à parler au corps de Caldaguès. «Caldaguès, dit-il, je t'ai tué, mais je ne pouvais faire autrement. Tu aimais une femme que j'ai cherchée toute ma vie. Ça ne pouvait pas continuer ainsi. Je ne peux pas non plus laisser cette femme te dire adieu. Alors, je vais te cacher. Tu garderas ton fusil dans la main, comme un bon chasseur. Tu ne seras pas enterré. Tu ne seras pas mangé par les vers. Tu étais bûcheron, Caldaguès; avec l'aide du petit que tu aimais bien, je vais t'ensevelir dans un arbre, dans ce gros arbre, là-bas. Je ne puis pas le faire seul, parce que tu étais un bon fusil et que mon bras me fait mal. Nous t'ensevelirons dans les branches, tout en haut, près du ciel, et les oiseaux se nourriront de ta chair. Comme les vautours volent depuis hier autour de cet arbre, à cause des charognes, personne ne saura que tu es là. Allons, viens, Caldaguès! Nous te prendrons tout doucement dans nos bras pour que tu puisses rêver tranquille au milieu de la verdure.» Ah! la vérité de son accent, lorsqu'il prononçait ces paroles! Et il faut encore vous figurer la familiarité respectueuse, l'air gentilhomme qui marquait le discours de ce colosse blessé qui parlait à sa victime. Nous fîmes comme il avait dit. Ce fut long. Ce fut laborieux. A cause de la puanteur qui flottait partout, j'étais pris d'abominables nausées. Van Horst, par instant réprimait un cri et grinçait presque des dents, lorsque son bras lui faisait trop mal. Nous montâmes à l'arbre par une branche basse qui traînait. Après une demi-heure de travail, ce fut fait. Appuyé contre une fourche moussue, dans le haut de l'arbre, tenant son fusil bien calé entre ses jambes, entouré de feuillage, bercé par le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles, flatté par les brises et déjà tout près du ciel, Caldaguès avait trouvé le lieu de son dernier repos. Et je fus l'artisan de cette besogne! Un tel souvenir me paraît insensé! Nous restions toujours accrochés aux branches. Nous regardions Caldaguès, et, soudain: «Pardon, pardon! s'écria van Horst, mais...» Sa voix tremblait, et ce fut presque en bégayant qu'il acheva la phrase... «Je ne pouvais pas permettre à Annie de te dire adieu.» Pieusement, oui, pieusement, et d'un geste presque tendre, Vincent van Horst abaissa les paupières de Caldaguès. «Allons! au revoir, mon ami!... Et toi, petit, je te laisse avec lui, un instant.» Il descendit de l'arbre. Je m'appuyai, puis, ouvrant au hasard la petite bible de Maria, je lus un verset: «Eternel! souviens-toi, dans ton courroux, d'avoir compassion!» Cela se trouvait dans Habacuc: le second verset du troisième chapitre, et la prière ne convenait que trop bien aux circonstances. Je regardai encore la pauvre face si blanche et d'expression si recueillie, maintenant, sous ses yeux clos. Je nouai un mouchoir au bas du visage pour garder la bouche fermée. C'était tout ce que je pouvais faire. «Adieu!» J'eus comme un frisson de pitié, et mes yeux étaient pleins de larmes. Puis, moi aussi, je regagnai la terre. Une heure après nous rentrions à la Fourche. «Bien entendu, dit van Horst d'une voix tranquille, personne ne saura jamais où se trouve Caldaguès.» Ce n'était pas une demande, c'était une affirmation, un ordre. Il ne fut plus question de cela, entre nous. --Qui est prêt pour un poker? demanda van Horst en ouvrant la porte du saloon. --Viens faire le cinquième, reprit Holly, le plus aimablement du monde, la partie est commencée. --D'ailleurs, je ne jouerai pas longtemps, reprit van Horst, j'irai me coucher tôt; mon bras me fait mal. Je pars demain pour le Nord, où j'aurai des affaires pendant deux ou trois mois. --Tu vas dans le Nord? --Oui. --Ah! Tout cela fut dit sur un ton de parfaite indifférence. Quelques instants plus tard, la vieille Maria m'envoya faire une commission chez le gros Kid. Je m'y rendais, lorsque je vis Annie revenir de la forêt. Elle s'approcha de moi, et me dit, tout bas, d'un air presque honteux, d'un air de pauvre qui demande l'aumône: «Où a-t-il laissé Caldaguès?» J'hésitai un instant, puis: «Je ne sais pas!» répondis-je. XXX. Van Horst parti, le temps me sembla long. Je voyais peu Annie Smith. Elle restait dans la cabane de son père, reprisait de vieux habits, balayait, faisait la lessive au ruisseau. Les rares fois que je la rencontrai, elle ne me dit pas un mot. Je n'ai jamais su si elle se doutait de mon mensonge, après le duel. Les jours suivaient les jours avec lenteur. Je m'ennuyai, et, pourtant, quelle animation à la Fourche pendant ces trois mois que dura l'absence de van Horst!... Je vis passer des gens de toutes sortes. Ils arrivaient couverts de poussière, harassés, en haillons. Ils repartaient le lendemain, laissant quelques pièces en paiement. On ne les revoyait plus. C'étaient les personnages d'une lanterne magique, mais, comme ces ombres qui se dessinent sur une toile blanche, leur profil seul apparaissait. Je ne connaissais rien de leur vie. Je ne devinais rien de leur avenir. Cela m'était égal. Ils pouvaient avoir les yeux pleins de rêves, ils pouvaient porter sur leur visage les traces de la douleur, les petites rides de la joie, cela m'était égal. Ils pouvaient raconter de belles ou de lugubres histoires, parler de leurs triomphes ou de leurs défaites, dénombrer leurs blessures, étaler devant nos yeux de beaux souvenirs d'apparat, je ne les écoutais guère. Cela m'était égal. Ils passaient. Non! j'ai tort! ils ne passaient pas tout entiers, car chacun d'eux, le jour de son départ, inscrivait ou dessinait quelque chose sur l'un des murs du bar: leur nom, à l'ordinaire, accompagné d'un croquis symbolisant leur surnom. Une sorte de blason, pourrait-on dire: _Sailing Dick_, qui devait avoir navigué jadis, signait dans le triangle d'une voile; _Bloody Jack_ se désignait par un poignard; _Curly Jim_, par une boucle; _Wisconsin Hank_, par un W; _Harelip Fred_, témoignait par une bouche fendue de son bec de lièvre, et _Club-John_, par une sorte de moignon, de son pied bot. La date, invariablement, soulignait le tout. Le plus souvent, ces gens ne se connaissaient pas. Ils se suivaient parfois à trois mois d'intervalle, et cela depuis des années. Peut-être mourraient-ils avant de se rencontrer, et, cependant, Sailing Dick retrouvait trace du passage de Curly Jim, comme s'il s'était agi d'un vieux camarade. Je pense même que ces hommes n'eussent point trouvé de plaisir à se voir. Il leur suffisait de reconnaître un dessin sur la paroi d'une citerne ou sur le mur d'un bar pour que ces voyageurs solitaires ne se sentissent pas tout à fait perdus dans le vaste univers, et leur premier soin, quand ils arrivaient à la Fourche, était de chercher la trace d'un compagnon inconnu et déjà reparti. Van Horst n'écrivait jamais rien. «Je n'ai pas besoin de dire où je passe, m'expliquait-il un jour. Je n'ai pas besoin des autres hommes.» Soit... mais depuis son départ, moi, j'avais besoin de van Horst, et, tous les jours, je voyais la trace de son blason dans une marque de couteau faite par lui sur la cloison du bar après qu'il eut tué Jack Dill. Oui, je sentais, chaque jour, quelle énorme place Vincent van Horst tenait dans ma vie. Je comprenais quel beau spectacle c'est que de voir un homme souffrir quand il souffre de toutes ses forces vives. Ah! peu m'importait que van Horst eût tué! peu m'importait que cet amour pour Annie, contrarié, meurtri, froissé, se fût changé en amour de la lutte, en plaisir de vaincre, en goût du sang! Van Horst ne pouvait avoir cette femme qu'il désirait si passionnément, il s'en consolait par de moindres joies, et voir du sang couler en est une extraordinaire. J'ai compris cela plus tard, mais je le sentais alors, je le sentais déjà, tout jeune homme que j'étais, et je plaignais van Horst, et van Horst me manquait beaucoup. En vérité, je m'ennuyais sans mesure. Seul, Nicodemus Holly mettait dans ma vie un peu de gaieté. Le grotesque de son exubérance forçait à rire. Dès qu'il rentrait de son travail, dès qu'il s'était assis devant son verre de whisky, le rideau se levait sur une farce inédite. Cela ne laissait pas d'être odieux, mais restait drôle. Il semblait qu'on le payât pour nous divertir. Je ne sais si ses facéties m'amuseraient aujourd'hui; mais à l'époque, mon Dieu! j'étais un jeune ouvrier de seize ans, et, je crois que des charges plus subtiles m'eussent moins réjoui. Depuis une semaine la société de Jimmy me manquait aussi. Lui qui se plaisait toujours en ma compagnie avait pris des habitudes d'indépendance. Je ne le voyais plus. Il passait des journées entières à courir dans la forêt, et parfois il me sembla qu'il avait une curieuse expression, faite de lassitude et d'égarement, comme si quelque douleur morale se fût jointe à la fatigue de sa trop longue promenade. En somme, durant ces trois mois, il ne se passa rien que de très ordinaire: le gros Kid nous fit tous les soirs des discours où l'Ancien et le Nouveau Testament furent mis solennellement au pillage; il y eut de très brillantes parties de poker; Carletti se montra plaisant; Jane Holly fut repoussante à son ordinaire; le vieux Smith fuma sa pipe, et notre bonne Maria poursuivit le cours égal de sa prostitution, moyennant trois dollars versés d'avance. Même, à ce propos il me faut, je crois, noter un souvenir qui m'est personnel. Un soir que je me promenais sous les arbres, je rencontrai Jane Holly. Elle me fit savoir sans aucune préparation le désir qu'elle avait de coucher avec moi. Je lui témoignai que cette idée me dégoûtait. Et nous nous séparâmes. Mais... comment dirais-je... la proposition de Jane Holly avait été trop directe, et si mon esprit n'en fut point touché, la partie mortelle de mon être en resta toute émue. Jusqu'alors, le travail, les courses au soleil, les randonnées à cheval ne me laissaient guère le loisir de penser à cette chose que les jeunes gens de l'Ancien Monde nomment la bagatelle. Or, ce jour-là, bien que je me fusse échappé sain et sauf des griffes de la harpie, je pensai que le moment était peut-être venu de goûter à ces ineffables délices pour lesquelles les hommes s'entr'égorgent. D'autre part, j'avais fait quelques petites économies, et, bravement, le front haut, le regard net, je m'enquis ce soir même auprès de Maria de la façon selon laquelle elle recevrait une offrande de trois dollars, faite selon les règles traditionnelles, si j'en étais le donateur. La pauvre femme fut un peu surprise et, avec une tranquille inconscience, elle me donna des conseils de parente âgée, qui, avouez-le, pouvaient paraître étranges. Enfin, comme j'insistais, elle me demanda vingt-quatre heures de réflexion, au bout desquelles elle accepta mon offre. Donc, le soir même, je mis dans sa chambre une bouteille de whisky et deux verres, mais, cette fois, au lieu de me retirer discrètement selon mon habitude, je demeurai. XXXI. Une nuit offre toujours quelque chose de singulier, le lit étant un des lieux du monde où se font les plus belles métamorphoses, mais je dois dire qu'à ce point de vue, Maria ne sut point me surprendre. En elle, l'amoureuse restait pareille à la tenancière de bar: elle réglait ses amours avec la même placidité que ses comptes. Bien que la chambre fût exiguë, elle manquait d'intimité. La fenêtre grande ouverte faisait croire que l'on couchait dehors. Il me venait peu à peu une sorte de tendresse pour la femme au gros corps, aux yeux doux qui se donnait à moi, et, sous la lampe jaune, affadie par le clair de la nuit, je regardais affectueusement cette bouche baisée où ne se découvrait nulle ironie et ces bras qui savaient encore étreindre. De temps à autre, Maria me parlait et, comme si j'avais maintenant des droits sur elle, m'expliquait sa vie et combien elle aimait l'amour, et combien aussi elle avait peur de l'amour quand il s'accompagnait de violences funestes. Le plaisir était pour elle une agréable habitude dont, certes, elle tirait parti, mais qui ne l'avilissait point. Elle n'avait pas connu l'étreinte du viveur, elle ne savait rien de la débauche, et venaient lui demander de l'amour ceux-là seuls qui en avaient soif. Maria ne s'étonna donc point de ma fièvre, elle ne s'amusa point de ma candeur: cette fièvre d'aimer, elle la trouvait chez presque tous ses amants, et cette candeur, pour une part, elle la portait en elle-même. Cela n'empêche que ma fougue finit par l'émouvoir, et je me souviens encore de certains bons sourires un peu troublés, un peu mouillés, après quoi je m'emparai d'elle à nouveau pour notre double satisfaction. Quand j'eus fait, je m'allongeai à ses côtés et nous causâmes encore. Plus tard, la lampe soufflée, nous parlions toujours dans la chambre obscure où pénétraient les bruissements, les chants de source et les coups d'ailes de la forêt toute proche. Puis, Maria ferma les yeux et je restai près d'elle, heureux, reconnaissant, vaguement attendri, dénombrant sans colère les amants que m'avait avoués ma première maîtresse et songeant qu'il était plaisant de vivre. Je rêvais, Maria dormait. Je songeais maintenant à van Horst, à son tumultueux amour, à cette femme qui ne voulait pas de lui, à ce qui pourrait bien s'ensuivre, et je ne comprenais pas, et j'interrogeais l'ombre qui murmurait sans trêve... Enfin le sommeil me prit à mon tour. Je fus réveillé par un baiser sur le front et par une voix qui disait: --Olivier! il faut aller nettoyer le saloon. --Oh! m'écriai-je... Puis, me reprenant aussitôt: «J'y vais, madame Maria.» Et je sautai du lit. Je ne vois pas qu'il y ait eu, dès lors, rien de nouveau dans notre petit monde de la Fourche, sinon que je notais avec une sorte de plaisir et plus d'intérêt qu'auparavant la qualité des amants de la vieille Maria. Durant le mois qui suivit, je disposai le whisky et les verres pour neuf clients, à savoir: Carletti qui me réveilla en pleine nuit par une chanson napolitaine, une ode de victoire sans doute, un bûcheron du camp voisin, hâbleur et bancal, moi-même, deux cowboys qui allaient à San Francisco, le gros Kid, dont j'imaginais mal les effusions prophétiques, moi-même encore, Mosé, un prospecteur de mines, le gros Kid et deux passants dont j'oublie le métier. Ainsi, les journées se suivirent tant bien que mal; je m'ennuyais beaucoup, et, lorsque je m'ennuyais trop, je respirais l'air du soir sous les arbres. XXXII. Durant une heure de loisir, j'étais allé me promener. La forêt était pleine de murmures furtifs. On eût dit que les arbres se parlaient l'un à l'autre, puis réfléchissaient longuement avant de parler encore. Seule la voix du ruisseau persistait, si frivole dans cette assemblée de grands cèdres. Une congrégation de gens très vieux et très savants qui échangent, en phrases douces, des maximes longtemps mûries, voilà ce que me paraissait être la forêt, avec une jeune enfant, jetant parmi eux de petits rires. La forêt! mais c'est une cité où l'on n'a que des amis, une innombrable cathédrale dont les colonnes vivent, un labyrinthe où l'on ne saurait trop se perdre et d'où l'on ne devrait jamais sortir! Baigné par l'air humide et frais, je marchais doucement sous le toit vert de ce temple de frondaisons. La forêt était libre, folle et désordonnée. La diffusion du clair de lune m'aidait à suivre le chemin que j'avais choisi, mais il fallait à tout instant se garer d'une branche, en repousser une autre, enjamber un tronc mort. J'arrivai enfin dans un lieu que je connaissais pour y être souvent venu quand le travail de la Fourche me donnait le loisir d'une promenade. Là, van Horst avait rencontré Annie pour la première fois; près de ce grand cèdre, van Horst avait commis son crime... mais qu'importaient de mauvais souvenirs! la clairière avait tant de beauté! Assez grande, encaissée par d'immenses arbres que les lianes vertes réunissaient, elle était toute saupoudrée de lumière comme pour une féerie. Dans l'air, on voyait par instants voler des phalènes du plus doux velours. Un buisson faisait une tache très sombre près d'un ruisseau d'argent. Je m'assis sur l'herbe pour contempler mieux, dans le cercle des cèdres noirs, le ciel somptueux et paré. L'herbe était douce. Bientôt je m'allongeai. Un souffle faible passait dans la clairière portant de gros scarabées bourdonnants qui tournoyaient un peu, puis rentraient sous bois. Soudain, je me relevai sur le coude et prêtai l'oreille. Il me semblait entendre des pas, non loin. Le bruit léger se rapprochait. Je restai coi, et, brusquement, comme le prince de la féerie, comme le génie du paysage, parut dans la clairière: Jimmy. Tignasse au vent et les pieds nus, il courait sous les grands arbres sourcilleux. Son pantalon était trop large, sa blouse mal attachée. Cela avait un tour rustique et plein de poésie. Il semblait chercher quelque chose. Il riait. Il allait de droite et de gauche, puis il revenait sur ses pas. Tout à coup j'entendis un long appel: «Jimmy! Jimmy!» C'était, me semblait-il, la voix de Jane Holly. Jimmy disparut sous la futaie. Que pouvait lui vouloir Jane Holly! J'eus comme un mouvement d'effroi. La lune montait. L'herbe était couverte de cendres. Une pure fraîcheur s'exhalait du sol. Le lendemain je dis à Jimmy: «Tu es rentré tard, hier soir, je dormais déjà!» Il eut un sourire vague et charmant, mais je ne pus lui tirer un seul mot qui fût compréhensible. --Pourquoi ne t'es-tu pas couché? Je vais te gronder! --Non! non! ne me gronde pas! Il tournait vers moi ses yeux pâles où il y avait un peu d'égarement. «C'est comme le four où l'on cuit le pain!... et dans la tête c'est comme le vent qui fait tourner!...» Et Jimmy se mit à sangloter. Il avait de grands hoquets qui lui secouaient la poitrine. On m'appelait au saloon. Je haussai les épaules et m'en fus à mon travail. Une heure plus tard, j'entendis quelqu'un qui criait au dehors: «Ohé! ohé! Saruex!» C'était van Horst. Je lui trouvai le visage un peu terreux, mais, par ailleurs, il n'avait pas changé. Il me tendit sa large main. XXXIII. Quelle journée! Mon Dieu! quelle journée! L'air brûlait comme une torche. Ce continuel rayonnement donnait soif. On ne travaillait pas. Sous les arbres, sous le moindre abri de toile ou de planches, chacun faisait de son mieux pour dormir. J'étais allé me réfugier dans l'ombre des verdures, espérant que, près d'un ruisseau, je pourrais mieux supporter la torture du jour, mais la forêt paraissait d'une chaleur plus implacable encore que le découvert. La terre fumait et se putréfiait odieusement. Les sous-bois étaient moites, les clairières ardentes. Jamais je ne l'avais vue ainsi. Ce n'était plus la grande forêt sévère, la futaie harmonieuse, chantant par tous ses oiseaux, c'était une femelle macérée dans ses parfums, dont on n'aurait su dire s'ils étaient arômes ou puanteurs. Fiévreuse, toute peuplée d'émanations insoutenables, la forêt semblait un lieu de débauche, et ma chair était soulevée en ce lupanar. Je me traînais sous les branches en haletant, ma peau était humide, j'avais mal aux yeux. Soudain je pensai à un petit étang où il ferait peut-être bon se baigner. J'irais là. C'était une vasque bordée de roches, à quelques minutes de la Fourche. J'escomptais la caresse de cette eau tranquille, toujours ombragée par de grands rameaux. Je trouverais un peu de fraîcheur, dans l'agréable paysage en miniature que faisaient les fines fougères. J'y fus bientôt, et m'allongeai sur son bord, dans l'ombre d'un buisson. Devant moi, l'onde plate et les arbres penchés; au-dessus, le ciel ardent. Je me laissais aller à une demi somnolence qui n'était pas du repos. Je me sentais fiévreux, inquiet, tout possédé par une fausse torpeur. Je fermais les yeux et les rouvrais brusquement. J'écoutais le fourmillement des petites bêtes dans l'herbe. Des insectes maigres parcouraient la mare avec agitation, et l'eau, toujours si légère et que l'on aimait à faire couler entre les doigts, me paraissait lourde et plombée comme l'envers d'un miroir. Sur une branche basse, à deux mètres de moi, se dénouait un drame affreux. Sans doute ne l'eussé-je pas remarqué un autre jour que celui-là, mais, dans cet air puant de parfums, il semblait rendre je ne sais quel aspect sauvage qui m'occupa. Une grosse araignée achevait de se repaître d'un oiseau, et c'était très horrible de voir cette bête répugnante et velue attirer de ses huit pattes le squelette délicat, auquel restait encore de la chair et des plumes. Je n'ai jamais aimé les araignées. Ce jour-là, je fus transi. La bête alerte et veloutée avait des tons de pourriture et couvrait avec une telle ardeur la petite charogne ailée! On ne savait si c'était de l'appétit, du jeu ou de l'amour. Les côtes de l'oiseau étaient déjà presque blanches et les pattes brunes de l'araignée se faufilaient entre elles avec une adresse qui donnait le frisson. J'aurais voulu m'en aller, je ne m'en sentais plus la force. Il faisait trop chaud, il faisait trop moite. De vagues idées se développaient en moi, idées imprécises, idées gênantes, idées sexuelles... Assommé sous le poids de l'air, je dus m'endormir. J'étais presque couvert par les branches, enterré dans la verdure. A côté de moi, l'araignée achevait son festin. Mon malaise se prolongeait dans un rêve, me faisant voir d'abominables choses. Soudain, je me réveillai, et, certes, je ne pensai plus à voir si l'araignée avait ou non lâché sa proie, mais, glacé par une horreur qui me venait par instinct, flairant déjà quelque chose de monstrueux, je regardai la vasque, les doigts crispés sur le gazon. Le soleil avait baissé. Dans l'étang, que couvrait une ombre légère, Jimmy nageait. Accroupie sur la berge, à quelques pas de lui, nue, répugnante, couturée de cicatrices, Jane Holly le regardait. Il nageait vers elle, puis sortit de l'eau et s'assit à ses côtés. Ils se parlaient à voix basse; ils étaient trop loin pour que j'eusse pu entendre ce que disait Jane, mais les balbutiements diffus et confidentiels de Jimmy me venaient avec leur charmante fraîcheur et leur non-sens délicat. Elle avait avec lui des grâces d'enfant, et cela était ignoble de voir ce corps, qui semblait un cadavre animé, minauder et faire les gestes de la coquetterie. Ils rentrèrent dans la mare, ils jouaient à s'y poursuivre, les rires de Jimmy se croisaient avec les grincements de Jane. Ils allèrent de nouveau vers la pointe gazonnée qui descendait mollement jusqu'à l'eau. Combien de temps avais-je dormi? combien de temps avaient duré ces ébats? Je compris toute l'horreur de la scène en voyant Jimmy, svelte et ruisselant, couché sur l'herbe et Jane, à quatre pattes sur lui, qui lui mangeait la bouche. Que voulez-vous, il n'y a pas deux manières de dire ces choses! Elle le viola avec une sorte de fureur que je n'avais jamais vue chez les bêtes. Ce n'était pas le désir soudain de van Horst troussant les filles d'auberge, ce n'était pas les amours salariées de Maria, c'était autre chose: une débauche malpropre, les écarts d'une femme, non, d'une chienne en chaleur... et puis, songez donc, Jimmy!... cet enfant!... elle le caressait, elle le baisait, elle le maniait en haletant, elle le pressait contre elle et bientôt se fit prendre. Non! ces jeux n'étaient pas les premiers! il y avait en Jimmy une avidité peureuse, un égarement passionné qui disait l'habitude de ce sabbat et j'entendis mieux, alors, ce que plusieurs mois avant, il murmurait dans la forêt: «C'est comme le four!... c'est chaud!... Et, dans la tête, c'est comme le vent qui fait tourner!» Je restais là, stupide, incapable de bouger, la nausée à la gorge. Ils s'étaient rhabillés, Jane avait d'horribles retours de tendresse. Tout à coup Jimmy se dressa près d'elle: «Tu me fais mal!» Elle l'entraîna sous bois. XXXIV. C'était au printemps, un printemps radieux, tout aéré de brises, tout pénétré de parfums. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que la nature montrait une exubérance inaccoutumée. De grandes grappes de fleurs pendaient aux arbres de la forêt, mille fleurs jaillissaient du gazon, et les bords du Yellow-Creek étaient tout fleuris. Les matins paraissaient plus clairs, midi sonnait avec plus de splendeur, il soufflait jusqu'au soir un vent suave et jamais les nuits n'avaient été plus douces, jamais les étoiles n'avaient brillé plus indiciblement. Pour souhaiter sa fête à la vieille Maria, on banquetait dans le saloon. Nous avions tous bien mangé et bien bu, mais, par exception, personne n'était ivre. La brise chassait doucement la fumée de nos pipes, et l'on causait sans trop faire de bruit, autour de la table que chargeaient des verres et des bouteilles. Selon la proposition de Carletti, chacun se servait lui-même, pour que la réjouissance ne me donnât pas un supplément de travail. Tous les vieux habitués de la Fourche s'étaient réunis, et, dans un fauteuil, le seul fauteuil du pays, notre bonne Maria trônait. Le vieux Smith venait de se rasseoir dans son coin, salué par nos applaudissements, pour un petit discours de circonstance qu'il venait de prononcer. Seule Jane Holly avait l'air mécontent. Je pense que mon refus de me laisser initier, jadis, aux douceurs de l'amour l'avait beaucoup blessée, mais ce n'était point là le sujet actuel ou principal de son mécontentement. Il ne lui plaisait pas que notre allégresse fût si franche, puisque la fête de la patronne en était l'objet. Elle restait immobile devant son verre de gin, sa vilaine figure noire figée en une moue. Cela n'empêchait pas les autres de s'amuser. Holly inventait, pour faire rire Jimmy, des grimaces inédites, Carletti dessinait sur la table un profil de femme et le gros Kid parlait éloquemment de l'avenir des nouveaux placers. De temps à autre, Maria me regardait avec un sourire et moi, je baissais alors les yeux un peu honteux tout de même, mais me sentant une façon de tendresse naïve pour cette grosse femme, au souvenir des voluptés reçues. Van Horst fumait, accoudé au chambranle de la porte ouverte, et, au dehors, contre le paysage de la nuit, on voyait se promener Annie Smith. Il régnait une bonne volonté générale. Nous avions tous oublié les morts. Carletti venait de finir une romance, quand van Horst vida sa pipe sur le seuil, en gratta avec soin le fourneau, la mit dans sa poche et rentra dans le saloon. Je le revois bien comme il était à cet instant, avec son large vêtement de toile bleue, ses souliers ferrés, sa ceinture rouge, ses cheveux un peu longs et flottants. Il vint vers moi, et, durant une longue minute, s'appuyant d'une main sur la table, et de l'autre sur mon épaule, il me regarda dans les yeux, sans parler. Je lui souris, mais il ne répondit pas à mon sourire. Evidemment, une pensée grave l'occupait. Au juste, il ne me regardait pas; il regardait plus loin. Les conversations des buveurs se ralentirent, puis cessèrent soudain, quand van Horst, se redressant, alla s'asseoir délibérément en face du vieux Smith. Maria m'interrogea d'un coup d'oeil. Je haussai les épaules, en signe d'ignorance. «Allons! père Smith! dit van Horst, je veux que la fête de la patronne soit aussi pour moi une date à retenir... et je vais vous faire une demande.» Sa voix était claire et forte. Il tendit au vieux Smith ses grandes mains ouvertes. «Père Smith! voulez-vous me donner votre fille en mariage?» Le vieux Smith devint livide. Vraiment, tout le sang paraissait avoir quitté sa figure. Nul ne soufflait plus mot dans la salle. Carletti s'était remis à dessiner sur la table, avec une application simulée; Kid avait un air d'effarement stupide, et Maria s'agitait dans son fauteuil, regardait nerveusement de droite et de gauche, et faisait mille gestes de stupéfaction avec ses gros bras. Van Horst répéta sa question, d'une voix peut-être un peu moins dégagée. «Père Smith, voulez-vous me donner votre fille en mariage?» Encore un long silence. Puis, on entendit la voix cassée du vieux Smith qui disait: «Vincent van Horst... je ne puis pas... vous donner... en mariage... ma fille...» Il dit cela d'une voix syncopée, basse, timide, mais, de sa réponse, nous ne perdîmes pas un mot. «En vérité! dit van Horst, ah!... bon!...» Ses lèvres sourirent étroitement. «Mais il faut encore savoir quel sera l'avis de votre fille. Elle est assez grande pour se décider toute seule, et je crois que...» Le vieux Smith l'interrompit en se levant. «Annie! cria-t-il. Viens, un instant.» Annie Smith rentra dans le saloon de son pas majestueux et sûr, mais, je la vis changer de couleur, elle aussi, dès qu'elle se fut tournée vers son père. «Qu'y a-t-il? dit-elle. Vous m'avez appelée?» A l'instant précis où le vieux Smith allait répondre, Nick Holly se leva, et sortit du saloon. Cela passa inaperçu, je pense: l'intérêt était ailleurs. «Ma fille, dit le vieux Smith, en hésitant un peu, Vincent van Horst vient de me demander ta main... Je crois que cet homme n'est pas le compagnon qu'il te faut... je la lui ai refusée. Mais il veut avoir une réponse de ta bouche, et je ne puis, en justice, empêcher cela, car tu es à l'âge où l'on peut disposer de soi-même.» Debout et toute blanche, Annie restait immobile au milieu de la salle. Nous la regardions. Nous n'osions souffler mot. Seul Jimmy, inconscient du drame, s'était mis à chanter une chanson. Dans le silence général, il nous semblait qu'il chantait à tue-tête. Puis, Annie Smith répondit: «Mon père, vous aviez raison. Je ne serai jamais la femme de Vincent van Horst... Jamais!» Elle dit cela d'un ton glacial, sans inflexions, sans faiblesse, sans vigueur, comme si elle parlait dans un rêve. Lentement elle regarda autour de la salle. Ses traits étaient de pierre. Quand ses yeux rencontrèrent le regard de van Horst, lorsqu'elle vit la soudaine, l'éperdue supplication de ce regard, elle ne cilla point, mais quand ses yeux bleus se tournèrent vers moi, il y passa, je le vis bien! une expression de détresse si agonisante, que je faillis pousser un cri. Et Annie Smith, secouant doucement son front comme pour en chasser une pensée, sortit du bar de la Fourche. XXXV. Van Horst demeurait immobile et silencieux. Peu à peu le saloon se vidait. Maria était allée se coucher. Jimmy avait regagné son petit taudis, il ne restait plus que van Horst et moi. --Olivier! apporte-moi la bouteille de gin. --Vous n'avez besoin de rien autre, van Horst? Je rougissais de ma stupide phrase. «Non, merci. Tu peux aller te coucher si tu veux. Je resterai ici jusqu'au matin.» Il me parlait sans lever les yeux. Il les tenait fixés à terre. «Tu comprends, j'ai reçu comme un grand coup sur la tête. Ça passera... Il faut un peu de temps, mais ça passera.» Je voyais qu'il n'y avait rien à faire, et continuai ma besogne. Plusieurs fois, je sortis du saloon pour vider de l'eau dehors, et, chaque fois, je regardais le ciel longuement et je tendais l'oreille au silence. En rentrant, je trouvais van Horst toujours accoudé à sa table, devant son gin qu'il buvait pur. Il avait déjà vidé le tiers de la bouteille. Evidemment j'aurais pu aller me coucher, mais, bien que je fusse fatigué, je n'avais pas sommeil. Il me semblait que c'était de mon devoir de veiller sur van Horst, de soigner son mal, comme jadis il avait soigné mon bras cassé. C'était une façon lointaine de reconnaître l'ancien bienfait. Je m'en fus de nouveau goûter quelques instants la fraîcheur de la nuit. L'air était léger, clair et doux: une vraie nuit de printemps, et cela rendait plus sinistre encore la détresse morale de cet homme assommé qui aimait qui ne l'aimait pas. J'écoutais donc les bruits naturels de l'ombre, content de savoir que l'on dormait à la Fourche; que, sauf van Horst et moi, la brise et les eaux seules veillaient, et goûtant déjà de toute mon âme ce contraste (qu'un homme sent si vivement plus tard, lorsqu'il a beaucoup vécu en plein air) de la distance infinie qui sépare la sereine paix des choses et les orages d'un coeur humain. Soudain, je tendis l'oreille. Quelle bête chassait donc à cette heure? Brusquement, je me jetai sous bois, hors du clair de lune, car, dans ce bruit nouveau, j'avais reconnu des voix humaines. Il y eut un très léger murmure et je vis déboucher dans la lumière les deux êtres que, certes, je m'attendais le moins à voir: Annie Smith et Nicodemus Holly qui tenait Annie par la taille. Ils étaient à trente pas de moi, j'entendais mal leurs paroles. Je crois que Annie seule parlait. Ils ne me virent point mais s'aperçurent qu'une lumière veillait dans le saloon. Nicodemus lâcha la taille d'Annie. Ils restaient tous deux debout, sans faire un mouvement. Je ne sais combien de temps cela dura. Je les regardai avec une stupéfaction qui me bouleversait l'esprit. «Non, ce n'est rien, dit Nicodemus d'une voix basse, donne-moi encore ta bouche... Allons, allons, donne ta bouche! Ah! je t'ai bien reprise! tu ne penses plus à Caldaguès!... Tu ne pensais pas à Caldaguès, il y a une heure!» Il attira Annie en la prenant par le cou. Il semblait l'étrangler avec sa longue main osseuse. Elle s'approcha de lui et, soudain, lui parla d'une voix frémissante: «Non! non! j'en ai assez! vraiment! J'ai horreur de toi! Tu sais que j'ai horreur de toi! Voilà près de trois ans que tu m'as prise par ruse, par force, par tes ignobles caresses et tes ignobles propos... et je ne pouvais pas m'échapper. Je me sens toute salie!... et toujours tu me reprends et toujours tu donnes de la joie à mon corps par tes ignominies!... Mais, maintenant, je crois que je vais pouvoir te fuir... Lâche-moi!... Lâche-moi!... Ne me touche plus!...» Il eut un geste obscène et murmura quelques paroles brouillées. --Oui, répondit-elle, oh! oui, je sais, je sais que je t'ai rendu tes baisers et que tu as fait de moi ce que tu as voulu! Je sais que je t'ai supplié de ne pas laisser mon corps tranquille... et de me reprendre seulement... --Mais, interrompit Nicodemus d'une voix gaie, ignoblement gaie, c'est l'amour ça! --Aujourd'hui, continua Annie, je m'échapperai! --Tu avais envie de coucher avec Caldaguès et tu n'as pas pu! Avoue que tu avais envie de coucher avec Caldaguès!... Et, maintenant, je veux jouir de toi jusqu'à ce que tu me dégoûtes ou que van Horst te prenne, ce qui arrivera un de ces soirs!... Allons... viens. C'est durant ces instants-là, précisément durant ceux-là, que je devins un homme: auparavant, j'étais un enfant. J'avais vu beaucoup de violences, plus d'un accident tragique et du sang répandu... mais je crois que la vie n'eut plus rien à m'enseigner après m'avoir montré Holly baisant longuement les lèvres d'Annie Smith et la souple taille d'Annie témoignant de ce baiser. Il voulut lui prendre les lèvres une fois encore, mais, cette fois, elle défit lentement l'étreinte et ils se séparèrent. Annie rentra chez le vieux Smith. Nicodemus rentra chez lui. Je me souviens d'avoir été révolté, le jour où van Horst viola une servante sous mes yeux... Ce n'était rien! Il me restait à voir la lie de l'amour! Je poussai la porte du saloon. Van Horst avait beaucoup bu durant mon absence. La bouteille de gin était vide aux deux tiers. Van Horst était couché sur le banc, immobile, les yeux ouverts. Il ne me reconnut pas. Il paraissait ne pas me voir. Je le laissai en paix. Auparavant, j'enlevai ma blouse et lui en fis un oreiller. Un instant, je le regardai encore, et je sentis que, vraiment, l'ivresse était un bien, et sa consolation un don du Seigneur. Allons, je pouvais aller me coucher. Je serrai la main de van Horst, et, certes, lorsqu'il répondit à cette pression, inconsciemment, il ne se doutait guère de l'immense pitié qu'elle signifiait. «Vous, murmurai-je, je ne vous lâcherai plus, maintenant, quoi que vous fassiez!... Mon pauvre ami!» Et je voyais encore la taille d'Annie onduler sous la lune. Puis, je gagnai mon lit. XXXVI. Smith était assis dans le coin de droite. Van Horst entra. Il bouchait tout le cadre de la porte. Il était superbe. Smith, dès qu'il le vit, posa son verre d'un geste un peu brusque. Il savait que l'on parlerait de choses sérieuses. Van Horst ne dit pas un mot. Il s'attabla dans le coin de gauche, sous le clou de Sam Wells, et se mit à siffler, en grattant avec son couteau la boue séchée sur ses bottes. Moi, je m'étais arrêté de nettoyer une assiette pour donner plus d'attention au dialogue; mais, d'abord, ni van Horst, ni Smith ne parlèrent.--De temps en temps, Smith buvait un coup. Van Horst n'en finissait pas de gratter ses semelles. Smith avait l'air très gêné, sa main tremblait. Je me rappelle qu'il frottait à chaque instant son crâne. Il était très chauve, sauf une couronne de cheveux grisâtres. Il avait la barbe et la moustache rare. Un pauvre être. Oui, décidément, un pauvre être. Vous vous souvenez que sa figure était pleine de plis; eh bien, il avait l'habitude de manier à chaque instant, de tirer, de pétrir les plis de sa figure, et cela était lamentable. Maria le considérait du coin de l'oeil, d'un air apitoyé; Carletti jouait au poker avec Holly, le gros Kid, Mosé le Juif, et un bûcheron de passage, Bill le Manchot. Eux aussi ne voulaient rien perdre de la scène. Soudain, Carletti se leva et s'en fut ouvrir la porte, déclarant qu'il faisait trop chaud. Puis il reprit sa place... Pendant cinq minutes, il y eut presque du silence. Cela me parut si singulier, en comparaison du vacarme qui remplissait d'ordinaire la salle, que je fis le compte de tous les petits bruits, à mesure que je les percevais. Je m'en souviens encore. Après tant d'années, je crois les entendre. D'abord, deux bruits continus: au dehors, l'agréable gémissement de la brise; au dedans, le cliquetis des aiguilles de Maria, qui tricotait par petits gestes nerveux. Puis des bruits intermittents: au dehors, la note creuse d'une chouette et le piaffement du cheval de Bill le Manchot attaché à un piquet; au dedans, le froissement des cartes, un tintement d'argent, le bruit léger du verre posé et reposé par Smith, les annonces sourdes des joueurs, le bruit du couteau de van Horst, un gros soupir brusque de Holly et une toux de Carletti... Silence relatif, à coup sûr, mais notre gêne nous donnait l'impression du silence. C'était insoutenable. La porte grinça... Une chauve-souris vint battre la fenêtre... Carletti marqua, en sifflant, son regret d'avoir perdu un coup... Le Juif jura d'une voix très douce. La partie de poker continuait, mais les cartes, ce soir-là, avaient tort. Vous avez vu, parfois, quelques arbres, des pierres, un coin de nature, attendre l'orage?... Vous savez bien... ce recueillement excédé!... Les joueurs de la Fourche devaient avoir une sensation analogue. Et puis, il est toujours intéressant de voir des gens, ouvertement occupés, prêter une attention secrète à quelque chose. Ils s'y prennent de façon si diverse! Kid, le bon géant évangélique, posait, par instants, son regard naïf sur Smith ou sur van Horst. Le regard unique et louche de Holly restait mystérieux. Le regard de Carletti allait et venait vite. Le regard de Mosé caressait les deux adversaires, et, malgré sa douceur, se renseignait avec précision. Tout de même, et quelques efforts qu'ils fissent pour avoir l'air indifférent, ces quatre hommes ne pouvaient empêcher leurs regards d'être inquiets. Et Maria tricotait, et Smith n'arrêtait de se frotter le crâne que pour tirer les plis de ses joues, et moi, je regardais les énormes mains de van Horst. Une dizaine de minutes... puis, tout à coup, van Horst, ayant signé avec son canif dans la poussière du sol, ficha ce canif dans la table, posa ses énormes mains sur ses genoux, leva la tête et parla. Ce fut un soulagement. XXXVII. «Eh bien! est-ce que tu me la donnes?» Sa voix était très calme, un peu sarcastique, et, comme toujours, bien posée, riche de timbre; une voix pleine, sûre, une vraie voix d'homme. Il regardait Smith dans les yeux. Smith prit son verre en tremblant, but une gorgée et répondit avec assez de courage, par des paroles nettes, mais lentement, comme pour une discussion d'affaires entre gens polis: --Je t'ai déjà dit non. Il est inutile que tu insistes. --Tu sais, répliqua van Horst, que je t'ai posé cette question trois fois: la première fois, au bord du Yellow-Creek, le soir de l'orage; la seconde fois, il y a une dizaine de jours, quand je t'ai rencontré dans la forêt; la troisième fois, ici même, c'était dimanche dernier. Ça fait la quatrième fois, maintenant. --Parfaitement exact... Et, chaque fois, je t'ai dit non. --Tu te rappelles la somme que je t'ai offerte, le soir de l'orage? Ecoute... je t'offre le double. Smith eut un rire triste. Il tira les plis de ses joues. «Je t'ai déjà dit que je ne la vendais pas. Je ne la vends pas plus aujourd'hui que le soir de l'orage. Il y a des choses que l'on ne peut pas vendre.» J'eus envie de regarder Maria, mais je me retins. --Tu avoueras, dit van Horst, que j'ai été très patient. J'aurais pu l'enlever dès la première fois. --Oh! oui!... très patient... et je pense que tu aurais pu l'enlever... peut-être... --Alors, pourquoi ne veux-tu pas me la donner? Smith reprit haleine, puis, très simplement: «Pourquoi? dit-il... Parce que ma fille ne t'aime pas.» Il y eut dans les yeux de van Horst une stupéfaction d'enfant... Il le savait bien, cependant! --C'est possible! cria-t-il en abattant son poing sur la table... mais je la veux! --Tu ne l'auras pas, puisqu'elle ne t'aime pas. --Jérôme Smith! fais attention! je suis capable de tout pour avoir ta fille! N'essaye pas de m'exaspérer! donne-la-moi! --Non! dit Smith, puisqu'elle ne t'aime pas! Van Horst se tut un instant. Il regardait Smith et se mordait le poing. --Alors, reprit-il, je la prendrai! --Peut-être! dit Smith, mais tu ne pourras la garder, puisqu'elle ne t'aime pas! Van Horst avait pris le coin de la table et le serrait entre ses doigts. Soudain, il lâcha prise. «Smith, dit-il d'une voix changée, je n'ai jamais supplié personne mais, pour avoir Annie, je ferai cela encore. Je te supplie, Jérôme Smith, de me donner ta fille et je te jure de la rendre heureuse.» Smith haussa lentement les épaules. «Tu ne la rendras pas heureuse, dit-il, puisqu'elle ne t'aime pas!» Alors je compris que van Horst n'en supporterait pas davantage. Il avait tressailli comme quelqu'un à qui l'on a fait peur. Ses dents claquaient un peu; sa face était très rouge... Pourtant, encore une fois il parla d'une voix presque calme: --En aime-t-elle un autre? --Je ne sais pas, dit Smith, mais toi, elle ne t'aime pas. Van Horst se leva. «Bien! dit-il, bien! Pour l'avoir il faudra donc que je tue!» Smith ne répondit rien d'abord, puis, en tous petits accents brisés il murmura: «Tu as déjà tué! tu as déjà du sang sur les mains!» Il regardait les siennes, semblant croire qu'elles étaient tachées, elles aussi, et il ajouta, plus bas encore, comme pour une confidence très secrète: --Tais-toi! van Horst! tais-toi! tu me fais horreur, en vérité! --Personne ne m'a jamais parlé ainsi! dit van Horst d'une voix singulièrement paisible et grave. Il regardait Smith de haut en bas. Smith retrouva son courage. Il leva la tête et répondit: «C'est que personne n'a osé! mais, un jour, ils oseront tous, et ils crieront plus haut que moi, car moi, j'ai peur de ta force qui est très grande; j'ai peur de toi, parce que je suis vieux et faible. Eux, se mettront à plusieurs, et tu sauras que le sang se paye par le sang! Tes crimes t'accuseront! tes crimes t'écraseront! et ce sera bientôt! Déjà tu pues le cadavre! Oh! je te vois si bien en cadavre! Et pas un homme ne te regrettera! Et pas une femme ne te pleurera! Et ta chair sentira si mauvais que ceux qui t'approcheront vomiront de dégoût! Tu seras une charogne! une charogne! entends-tu! dont les chiens ne voudront pas!» La voix du vieux Smith montait vers l'aigu; celle de van Horst baissa de plusieurs tons. Il grogna d'un air indifférent: --Dis encore une fois non! --Si tu veux!... eh bien... non! --Alors!... alors!... Les poings fermés, les yeux fixes, la bouche serrée, van Horst tâchait de se retenir... «Non!» dit encore Smith avec le cri d'un enfant. Et van Horst, n'en pouvant plus, éclata: «Non?... alors fais tes prières!... et puis, en somme, c'est inutile! tu les feras... de l'autre côté!» Il avait rugi ces quelques mots. «Celui qui répandra le sang de l'homme, cria Smith, par...» Il n'acheva point. Je pense qu'il voulait dire: «Celui qui répandra le sang de l'homme, par l'homme son sang sera répandu, _Genèse, IX, 6_.» Mais la fin du verset demeura dans sa gorge. Dix énormes doigts s'emparèrent de Smith, et, quelque temps, le manièrent, le secouèrent, jouèrent avec. Il était une pauvre chose impuissante, une très pauvre chose qui ne résistait pas. On n'eût guère pensé que son cou fût si mince. Palpé, tourné, soulevé, lâché, pris et repris, lancé de droite et de gauche, d'une main à l'autre main, Smith s'écroula quand son bourreau eut fini. Par terre, il formait un tout petit tas, mais ce tout petit tas vivait encore, car je voyais la tête du vieux osciller entre les deux épaules et ce balancement disait encore: non! Smith disait encore: non! Van Horst avait reculé de deux pas. «Non! non!» faisait la tête pourpre de Smith. Van Horst poussa une sorte de beuglement, ressaisit le corps par la nuque, cette fois, et d'une seule détente du bras, le projeta, face en avant, contre le mur. Il s'y écrasa, et van Horst resta debout, les mains vides. Nous avions tous très peur. Quelqu'un murmura pourtant. Je ne sais qui. C'était d'une belle audace. Van Horst se retourna. Il souriait! «A qui le tour?» Il montra ses mains... Quelles mains! «Et, d'ailleurs...» Il sortit son revolver. «Voici Tom!... il n'a que cinq mots à dire, mais...» Nul ne souffla plus mot. «Allons! vous êtes sages!» Et il sortit. XXXVIII. Aussitôt, nous retrouvâmes nos voix et nous en servîmes librement. Chacun s'exprima avec toute la sincérité dont il était capable.--On peut discuter de sang-froid les causes d'un orage, quand on n'en voit plus à l'horizon que les dernières lueurs, mais, quand la foudre est là, on pense d'abord à se garer. En peu d'instants, la Fourche reprit son aspect de tous les jours. Il y eut des cris, beaucoup de fumée de pipes. La vieille Maria pleurait un peu sur son tricot. Les joueurs avaient posé leurs cartes. Quelques nouveaux arrivants se firent conter l'aventure. Carletti se chargea du récit. Il s'en tirait à merveille, ayant un sens tout à fait juste des effets dramatiques et un parler souple. Par deux fois, Mosé dut, jusqu'à un certain point, jouer le rôle du supplicié qu'entre temps j'avais recouvert d'un drap. Cela tournait au drame bouffon. Carletti imitait l'accent et les gestes de van Horst. Le Juif rendait sans peine l'épouvante de Smith. De temps en temps, Holly intervenait par une de ces infâmes plaisanteries dont il avait la spécialité. Pitre odieux, il grimaçait, il grinçait des dents, il disloquait son long corps... Et, par terre, il y avait le cadavre, et, contre le mur, la tache de sang. Oui, sans doute, il restait encore un reflet de la peur dans les regards de ces hommes, mais, dans leur mimique il y avait aussi comme un frétillement de plaisir. On eût dit des chiens léchant une flaque rouge, après qu'un chien plus fort et plus noble avait fait carnage. Les pires ignominies n'amusent qu'un temps. On se mit à causer. Somme toute, on s'étonnait un peu de la témérité de van Horst. Il avait l'habitude d'être mieux entouré quand il accomplissait ses petits travaux. Certes, il tuait sans aide, mais, à l'ordinaire, devant des spectateurs complaisants. Les scélérats décoratifs ont toujours été servis par l'admiration, et, s'il a de l'allure, un criminel sera suivi. L'action la plus illégale ne laisse pas d'entraîner, pourvu qu'elle ait de la noblesse ou de l'audace, ou ce rien de fantaisiste qui distingue. Les actions de van Horst menaient une bande. Sauf Holly, personne de cette bande n'avait assisté à la mort de Smith. Les nouveaux venus qui en étaient, approuvèrent hautement. La salle fut bientôt pleine. Ces gens!... J'oublie leur nom, mais je me souviens bien de leurs figures scélérates! Comme, dans une école de peinture, les disciples tâchent de ressembler au maître par la coupe des cheveux ou par une afféterie du langage, son génie étant inimitable, de même, suffisait-il à ces bougres d'être hirsutes et débraillés pour donner à leur trogne cette héroïque sauvagerie que van Horst exprimait si pertinemment par trois paroles et un regard. Voici qu'on discutait l'acte: --Et moi, je trouve qu'il a été très patient! Pourquoi la lui refusait-il, le vieux? --Puis, d'après ce que tu racontes, cela a été vite fait! Dix doigts autour du cou, et... couic? plus de Smith!... XXXIX. Holly venait de sortir quand le gros Kid se leva, tout à coup, tenant à la main son verre de whisky. Il toussa épaissement, promena un regard vague de droite et de gauche, gonfla ses narines et déclama: «Mes chers camarades! lorsque le septième jour, Dieu se reposa après avoir créé le monde et fait l'homme à son image, il vit toute son oeuvre et la trouva bonne. Et il y avait, dans l'air, des bêtes qui volaient et, sur la terre, des bêtes qui rampaient, et, dans les souterrains, des bêtes obscures et aveugles qui cherchaient leur chemin, mais qui n'en étaient pas moins bénies. Celles qui se plaisaient à vivre avec le vent et les nuages établirent leur séjour dans les palais de l'air; celles qui marchaient sur le sol des forêts et des montagnes y fixèrent leur demeure; celles, enfin, qui avaient le goût des ténèbres, que le Seigneur nomma Nuit, devinrent les bêtes de la nuit, et sur toutes indistinctement, le Seigneur étendit sa bénédiction.» A ce moment, les deux bûcherons, s'étant fait un signe, sortirent. Tous deux haussaient les épaules d'une façon visible et répétée. Kid poursuivit: «Mais il y eut, plus tard, des hommes qui, sentant dès leur naissance qu'au jour de la résurrection, leur voix ne serait pas assez pure pour être entendue par Dieu, eurent le goût de l'ombre et détestèrent le grand soleil sous lequel Dieu les avait fait naître et avait voulu qu'ils vécussent. Et ceux-là aimèrent le deuil et se réjouirent des lamentations, et un sanglot les délecta. Vous connaissez l'un d'eux, mes camarades! Plus d'une fois, le Seigneur lui a dit: «Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi!» Et, chaque fois, il a répondu par un rire. Mais, sachez-le bien! les temps sont proches! les temps sont venus!» La vieille Maria regardait Kid avec des yeux ronds et mouillés. Le Juif, qui en avait assez, sortit. Tous trois le suivirent. L'un d'eux claqua la porte, mais elle se rouvrit à cause du vent. La lumière vacilla et les parfums de la forêt envahirent encore la chambre. Rouge, suant, son immense figure de chair humide toute illuminée, Kid poursuivit: «Smith! Smith! mon camarade! entends-moi! Tu es couché ici, à nos pieds, mais ton âme flotte déjà dans ce pays noir où elle attend le jour du dernier réveil qui te fera semblable aux anges. Et tu montreras à Dieu ta figure sanglante et ta gorge où le souffle s'est arrêté, et tes blessures auront leur poids dans la balance, et ce sera, parmi les bienheureux, une grande fête quand tu paraîtras. Smith! Smith! mon camarade! je bois à ta résurrection!» Il but, puis, d'un geste large, vidant son verre de whisky, sur la chaise que van Horst avait occupée une heure avant, il hurla: «Je suis le cinquième Ange qui versa sa coupe sur le trône de la Bête, et son royaume fut rempli par les ténèbres, et, de douleur, les hommes se rongeaient la langue.» XL. Il ne restait plus, dans le saloon, pour écouter Kid, que la vieille Maria, Carletti et moi. J'avoue que je tremblais un peu; mes tempes étaient moites. Quant à Maria et à Carletti, ils avaient très peur, cela se voyait. L'idée de la mort nous occupait tout entiers. Pour la première fois nous la sentions sans que rien nous en vînt distraire. Aucun de nous ne parlait plus. Nous regardions Smith. Ah!... et cette abominable, cette insupportable, cette perverse odeur de sang... de sang gâché! Un soupir, presque un sanglot de Maria. Alors Kid jeta son verre qui se brisa sur le plancher, puis il sortit en titubant. Sans doute Holly attendait-il au dehors, car il parut bientôt. Sa femme l'accompagnait. Je vous les ai décrits séparément: imaginez-les côte à côte, accentuant leur laideur, elle par des traits de drame, lui, par des effets de parade. Cette laideur extrême frappait-elle davantage parce que nous étions peu nombreux autour de la Fourche, et qu'elle semblait plus émouvante à cause de sa singularité? Je crois pourtant qu'un couple si atroce eût, en tous lieux de la terre, tenu un beau rang d'ignominie. Ils entrèrent comme deux charognards qui vont inspecter une proie. Il y avait dans leur allure quelque chose d'incertain et de passionné tout à la fois, de craintif et de fiévreux, et... de gourmand!... Horrible! horrible! Un homme de la taille de Holly (de sa longueur devrais-je dire, car de tels corps semblent mal faits pour se tenir debout) ne se sauve du ridicule que par une solide assurance. L'hésitation convient aux petits êtres. Elle leur donne de jolis mouvements, mais les membres de Holly n'exprimaient qu'un malaise grotesque. Son oeil louche et son oeil blanc clignotaient. Sa figure semblait poussée en avant, ce que le menton fuyant accentuait encore. Et sa femme! Malgré la disgrâce physique qui faisait d'elle un scandale, elle marchait en se dandinant, comme au théâtre. Elle mettait en valeur toute son atrocité par des gestes coquets. Elle faisait mille petites façons. Ses yeux les démentaient par leur regard dur. Holly et sa femme flairaient le sang, reniflaient le sang, voulaient voir du sang. Les eût-on laissés seuls, je pense qu'ils auraient goûté à ce sang répandu. «Oh! dit Jane Holly, en tournant vers la vieille Maria sa figure couturée, j'ai appris l'affreux malheur! Ce cher Smith! je l'aimais tant!» Elle s'accroupit près du cadavre. --Peut-on regarder? --Ça vous plaît donc de regarder les morts? dit Maria d'un air un peu dégoûté. Mais, oui!... Sam était à peine pendu que vous vous trouviez déjà là! Jane ne voulut pas entendre l'épigramme. «Vous comprenez! j'aimerais bien lui dire adieu, à ce pauvre ami... Mais aussi, quelle idée d'insulter van Horst!» Carletti ne soufflait mot et frisait du doigt ses boucles de coiffure. Moi, j'écoutais, le coeur aux lèvres. Près de sa femme, Holly se balançait de l'une à l'autre de ses jambes bancales, maladroitement. Un pantalon serré, lié au-dessous du genou, par des façons de jarretières en cuir, les rendait encore plus maigres. Jane tira la couverture. Il y eut un peu de résistance. (Le sang, vous savez, ça colle.) Puis le visage parut, pourpre, écrasé, plein de caillots. «Il n'est pas joli!» dit Holly de l'air calme que l'on prend pour constater. Et il se gonfla la joue gauche avec sa langue. Jane Holly poussa un cri, un cri de terreur, si l'on veut, mais dans lequel passait, tout de même, comme un tremblement de plaisir. J'en avais assez. Vraiment cette chambre sentait trop la blessure. Je m'en fus à mes affaires. XLI. Je trouvai Annie Smith assise dans la cabane de son père et pleurant. «Laisse-moi! oh! laisse-moi!» Que pouvais-je lui dire?... Je marchai quelque temps de long en large, devant sa porte et finis par rentrer dans le saloon du bar. Smith restait toujours tranquille sous son drap, tranquille comme un vieux mort. Holly et sa femme venaient de partir. Maria tricotait toujours infatigablement. Les joueurs étaient revenus. Maintenant on jouait aux dés. Je m'accroupis dans un coin de la chambre. De temps en temps, l'un des joueurs se retournait pour regarder la forme blanche de celui qu'on ne verrait plus. Contre la figure du cadavre, le drap s'était sali. Cela faisait une tache sombre, comme une tache de rouille. Mais pourquoi donc n'allaient-ils pas jouer ailleurs?... ou, s'ils voulaient rester dans le saloon, pourquoi ne rapportaient-ils pas le vieux Smith chez lui?... Non! ils se donnaient l'illusion de ne pas avoir peur. Ils ne touchaient pas au cadavre. Ils tâchaient de penser à autre chose en remuant leurs dés, mais, de temps en temps, ils se retournaient pour regarder le drap blanc et la tache de rouille. --Qui va l'enterrer? demanda Kid. --Oh! le gosse s'en chargera! --Il y a un trou tout près, dit Carletti, à côté du cèdre. --Tu veux bien, gosse? demanda Kid. Je réfléchis un moment... On me faisait faire un drôle de métier... Bast! --Je veux bien, dis-je. --Vous êtes fou! Seul, il ne pourra pas! Il serait capable de lui laisser une jambe dehors! --Jimmy m'aidera! Furieuse, la vieille Maria interrompit. --Ah! non! par exemple! Jimmy... --Allons! allons! Calmez-vous, Maria! On donnera un coup de main au gosse sans déranger M. Jimmy! Mais pas ce soir! Le vieux peut bien refroidir pendant quelques heures! Et puis, on verra! Parlons d'autre chose! Il entrait des bouffées de nuit, fraîches, douces, calmes, tristes, et les fumées de la salle tourbillonnaient. Bientôt on se tint coi. La lumière de la lampe était trop jaune. Le vent de la nuit était trop harmonieux. Smith était trop mort. Depuis quelques moments j'avais froid. Il me passait dans le dos des ondes glacées. Pour me remettre, j'allumai ma pipe. A vrai dire, je redoutais une question. Je la sentais venir. Elle me gênait d'avance. Quand l'un des buveurs me regardait, je le voyais sourire d'une façon désagréable: un retroussement de la lèvre, une expression fugitive dans les yeux... presque rien. En somme, ils m'aimaient bien, ces gens! Je leur rendais une foule de petits services, je gardais leur tabac, je nettoyais leurs pipes... mais, tout de même... La question, ce fut Carletti qui me la posa. --Toi, gosse! tu dois en savoir long. Que penses-tu de van Horst? --Moi? dis-je d'un ton de mauvaise humeur et pour couper court, je ne pense rien, ce ne sont pas mes affaires. --Pourtant, dit Mosé, il a été ton maître! Je commençais à perdre patience. --Laissez-moi tranquille! Je n'ai jamais eu de maître, et celui qui se dira mon maître!... --Oh! interrompit Carletti, en souriant, il n'y a pas de mal! On ne t'ennuiera plus! Quelle soupe au lait!... Ma voix un peu sonore avait donné à tout le monde un petit frisson. L'heure, la lumière, le drap blanc et sa tache de rouille appelaient le silence. Mosé essaya de causer. Ce fut lamentable.--Il y a des moments où les moindres paroles font un bruit insensé.--Alors Carletti esquissa des tours de cartes. Le feuillage de la forêt ne cessait pas de gémir. Personne n'osait s'en aller. On buvait plus que d'habitude, et bien entendu, personne, pas un de ces hommes qui tremblaient intérieurement comme des enfants dans une chambre sombre, n'avait pensé qu'il eût été pourtant bien simple de transporter le mort ailleurs. On causait avec peine, mais de façon très courtoise. Jamais je n'avais vu les clients de la Fourche si polis. L'inquiétude vous fait volontiers changer de manières. Le temps que l'on met à surveiller ses gestes et ses paroles est toujours du temps pris sur l'obsession. Mais van Horst? Que faisait-il? Et Annie pleurait-elle toujours au fond de sa cabane? ... Et puis, n'est-ce pas, n'allez pas croire que j'avais tout simplement peur de la présence d'un mort!... Avoir peur de Smith, même dix fois mort!... Voyons!... C'était van Horst qui nous occupait!... Vous ne comprenez pas?... sans doute, car vous ne pouvez pas sentir ce qu'était cet homme! Je vous l'ai décrit, oui, mais, je n'ai pas su vous montrer quelle divine, je dis bien, quelle divine assurance le rendait de tant de coudées plus grand que nous. Du moins, rappelez-vous que Jack Dill ayant bousculé Annie Smith, van Horst le tua; que Johnnie Lee ayant aimé Annie Smith, il vit la mort de près; que Caldaguès s'étant fait aimer d'Annie Smith, van Horst le tua. S'en serait-il trouvé cinquante autres sur sa route, que van Horst les eût tués tout aussi bien. Ah! croyez-moi! Monstre tant que l'on voudra! mais beau monstre! Le saloon se vidait. Je m'en fus chercher un baquet d'eau à la source. J'avais encore du travail! XLII. Quand je revins, le saloon était vide et sombre. J'allumai ma lanterne. Sur la table, je vis le chapeau de Carletti. Carletti était resté chez Maria. Je m'en doutais. Dans le coin, par terre, il y avait le vieux sous son drap. Je m'agenouillai devant lui. Je le tâtai. Il achevait de tiédir. Ses mains étaient déjà froides... Non, il ne serait pas trop lourd, mais que de saleté partout! Je posai la lanterne sur la table et me mis en devoir de faire la toilette du vieux Smith. Au travail! D'abord, j'ouvris toute grande la porte du saloon, puis, avec une grosse éponge mouillée qui servait à laver les bidons et les lampes, je nettoyai, du mieux que je pus, la face du cadavre. C'était épouvantable, vous savez, cette figure bleue et rouge, éclairée par le rond doré de la lanterne! Mais on avait du coeur, on ne rechignait pas à la besogne. On était jeune. Tout de même! Comme van Horst l'avait abîmé! Pourquoi ne l'avoir pas tué proprement? J'avais vu tuer des bêtes et des hommes avec effusion de sang ou par la méthode sèche, mais il y avait toujours la manière... et je pensais que, cette fois, van Horst avait manqué de soin. Seul, dans le saloon de la Fourche, parmi les odeurs de pétrole, de sang et de whisky, je lavais le vieux Smith. Peu à peu, il me venait une sorte d'affection pour cette pauvre chair morte et je caressais plus tendrement, avec la grosse éponge, les vieilles joues lâches et ridées. Quand il fut propre, je mis une chaise contre le mur et l'assis dessus. Je le calai de mon mieux afin qu'il ne glissât pas. L'ayant ainsi mis de côté, il fallait encore nettoyer le sol et le mur. Le mur d'abord. Ce fut l'affaire d'un instant. La tache s'effaça vite. Puis, je voulus nettoyer le plancher, et m'en fus de nouveau remplir mon seau dans la forêt. Je laissai la lanterne sur la table. Je revenais quelques instants plus tard, le seau plein et l'éponge que j'avais rincée nageant dedans, lorsque j'entendis un cri affreux. J'accourus et vis un spectacle que j'avais en quelque sorte concerté sans le vouloir. Sur la chaise, mon vieux mort, les jambes tordues, la mâchoire tombée, la bouche grande, atroce! Ses blessures ne saignaient pas, mais elles marbraient sa figure horriblement. Tout cela jauni par la lanterne. Et, à la porte de leur chambre, dans la pénombre, Carletti regardant par-dessus l'épaule de Maria: Carletti dévêtu, le visage embarbouillé de boucles grasses, et Maria en chemise, rassemblant ses chairs d'un geste épouvanté, les jambes nues, les cheveux épars, vraie figure de la peur, tandis qu'à l'autre porte, celle de mon taudis, j'entendais Jimmy qui grattait en pleurant d'effroi. --Canaille! canaille! tu l'as fait exprès! J'ai failli en mourir! --Mais non! mais non! dit Carletti d'une voix paisible. Laisse-le donc tranquille! Tu l'as chargé d'une besogne; il travaille du mieux qu'il peut et bien tranquillement encore. Si nous avions été endormis, nous n'aurions rien entendu! Rentrons nous coucher! Maria n'écoutait pas. «Canaille! Et j'ai cru qu'il s'était assis tout seul! qu'il était ressuscité! que Dieu me punissait de permettre ces choses chez moi. Oh! pardon! pardon!» Et, soudain, coupant son repentir par un mouvement de colère, elle me lança une gifle. J'attendais cette gifle, et l'évitai d'un geste. D'ailleurs, les gifles de femme, ça ne compte pas. «Allons! calmez-vous, dis-je avec bonne humeur, car cette scène tournait au grotesque, je vais finir l'ouvrage. Et voyez! vous avez réveillé votre fils.» Jimmy pleurait toujours derrière la porte, mais sa mère n'y prenait point garde. Elle s'était jetée dans les bras de Carletti, en sanglotant. «Je ne dormirai plus jamais!» Son gros corps couvrait Carletti.--Carletti suffoquait. «En voilà des histoires! je te connais! dans dix minutes, tu ronfleras! Et puis, tout ça, c'est de notre faute! Rentre donc! tu m'étouffes! Allons dormir!» Et il l'emmena. La bonne Maria n'avait que des émotions courtes. Ce fut moins facile de calmer Jimmy, qui restait transi de froid et de peur. J'y parvins tout de même, et le vis s'assoupir, enveloppé dans ma couverture. Alors je rentrai pour achever la besogne. Je hissai Smith sur ses pieds, tout droit, en le tenant sous les aisselles, et tâchai de trouver un système pour le porter commodément. On ne se doute pas combien un mort est peu maniable. C'est comme les paquets de linge. On ne sait jamais de quelle façon le poids se distribue. D'abord j'essayai de le tenir comme les nourrices tiennent les gosses, mais ça me dégoûtait de l'avoir tout le temps devant les yeux; puis je tentai de le mettre sous mon bras, mais il se pliait en deux, tellement il était mou; alors, je le pris sur mon épaule, la tête derrière, les pieds devant... ce fut insupportable: chaque fois que je me dressais, sa tête balançait, puis me frappait les reins. Enfin, je trouvai la bonne position: je le chargeai sur ma nuque, ainsi que l'on fait pour les sacs de plâtre, les jambes tombaient de droite, la tête de gauche, et je sortis, soutenant mon fardeau. XLIII. Je n'avais pas grand chemin à faire. Tout au pied du cèdre, je posai Smith et soufflai. Enfin je pourrais dormir. Smith ne bougerait pas. Big Ben le surveillait. C'était très bien, ce gigantesque feuillage abritant ce tout petit vieillard, l'un si vivant, l'autre si mort! Je redressai les jambes tordues, je mis les bras en croix, je lissai un peu la chevelure, et résolus de rentrer. Je restais toujours là. Il y avait quelque chose qui m'attristait, quelque chose d'autre, bien entendu, que le trépas de Smith. C'est un peu difficile à dire, et cela va vous choquer. Tout de même, voici: le vieux Smith ne s'habillait pas plus élégamment que nous, mais il portait, à son ordinaire, de superbes bottines. Il disait qu'un homme bien chaussé peut arriver au bout du monde. Et cela était plein de sens. Aussi ses bottines étaient-elles solides, en bon cuir et fortement cloutées. La paire qu'il avait aux pieds semblait presque neuve. Ç'aurait été ridicule de la laisser perdre, et d'ailleurs, le lendemain, quand on le descendrait dans le trou, quelqu'un ne manquerait pas de les lui prendre. Comprenez bien! Je n'aurais pas pris sa montre, s'il en avait possédé une. Votre montre vous appartient, comme votre femme ou votre honneur, au lieu que des chaussures, c'est utile sans être au juste précieux. Et puis on dit «ma montre» sur un tout autre ton que «mes chaussures.» Je me mis donc à genoux et délaçai les bottines de Smith. D'abord ce fut un peu pénible (il devait avoir les pieds gonflés), mais j'y arrivai tout de même. Je les essayai. Elles m'allaient bien. Alors je le laissai pieds nus (on ne portait guère de chaussettes à la Fourche) et partis, tenant à la main mes vieux souliers. Ce mort! Il me faisait de la peine! N'importe, c'était l'heure de penser au sommeil. J'allais entrer dans ma chambre, quand je me souvins que Smith était resté les yeux ouverts. Je m'en voulus de me rappeler ce détail. Une telle sentimentalité! chez un grand gaillard de mon âge. Enfin! Je retournai sous le cèdre. Je vous dis que les morts ça attire comme l'aimant et les belles femmes! Voilà que j'étais de nouveau près de lui. Oui, ses paupières étaient levées. Smith regardait le feuillage. En effet, il ne convenait pas qu'il vît la somptueuse frondaison de Big Ben, toujours animée, toujours murmurante, et puis, les morts doivent avoir l'air de dormir. C'est leur devoir. Je me penchai donc et lui fermai les yeux. Mais maintenant que du temps a passé, que la vie m'a roulé de droite et de gauche, et que je ne lave plus depuis longtemps des taches de sang à la Fourche, je me demande, au souvenir de mon inconsciente simplicité d'alors, si ce n'était pas imprudent que d'aller fermer les yeux d'un mort, étant chaussé de ses bottines. Cinq minutes plus tard, j'avais gagné mon lit. J'étais entré si doucement, que Jimmy ne s'était pas réveillé. Comme toujours, il parlait un peu, en dormant. Moi, je n'arrivais même pas à m'assoupir. Les moustiques bourdonnaient autour de ma tête, mais je ne crois pas qu'il fussent pour beaucoup dans mon insomnie, non plus que les balbutiements de Jimmy. Je me sentais tout envahi de pensées troubles et un peu malsaines. Elles m'inquiétaient. Mon rôle, à la Fourche, me paraissait vilain. Van Horst avait tué le vieux Smith et c'est moi qui emportais le corps... Je me faisais l'effet d'un valet de bourreau. XLIV. Le lendemain, je me levai tôt. Il pleuvait une petite pluie fine et précise, une petite pluie d'enterrement. Sous le ciel, un voile gris était tendu. Les lointains disparaissaient sous la housse du brouillard. Pas d'horizon. Les arbres s'égouttaient dans des flaques boueuses. L'air était trempé. Le balai en main, je me livrai aux petits soins du ménage. Je brossai, j'époussetai, je lavai, je séchai. Vers six heures, le gros Kid et Carletti entrèrent, comme à l'ordinaire, pour boire. --Nous avons enterré le vieux, dit Carletti. C'est toi qui avais mis les fleurs autour de sa tête? --Non! répondis-je, un peu étonné. --Tiens! dit Kid, alors c'est Jimmy. Il y avait tout un bouquet de fleurs de tabac posé sur l'épaule de Smith. Nous les avons enterrées avec lui. Elles étaient déjà flétries. --Ce n'est pas Jimmy non plus, dis-je. Il ne s'est pas levé. Il dort encore. C'est Annie, sans doute.--Oui, c'est Annie, sans doute,--dit Carletti. Les deux hommes restèrent silencieux. On n'avait pas envie de causer. La pluie, semblait-il, invitait à se taire... Et je m'imaginais Annie sortant dans la nuit noire et allant cueillir des fleurs pour son père. Je savais bien où elle les avait prises. C'était près de Big Ben, dans un coin de clairière. Dès la chute du jour, les corolles blanches s'ouvraient. Les fleurs de tabac éclosent la nuit. Et cela faisait toujours une grande tache dans la pénombre verte. Carletti et Kid avaient fini de boire. Ils se levèrent pour partir. «Allons, dit Kid, au travail!» Sur le seuil du saloon, Carletti restait indécis. «Tout de même, murmura-t-il, tout de même... Van Horst!... On se fâchera, s'il continue!... Vraiment, je ne comprends pas bien notre façon d'agir!... Nous laissons faire, nous laissons faire, et... et... toi, qu'en penses-tu, mon petit?» Je balayais tranquillement, sans m'occuper de ces choses. --Je ne pense rien du tout, dis-je. --Eh bien, Carletti, tu viens? demanda Kid. C'est bien inutile de songer à tout cela, maintenant. On ne peut pas scruter les desseins du Seigneur. Je me retrouvai seul dans le saloon. Maria n'était pas réveillée. Jimmy non plus. Je restais sur le seuil à voir tomber la pluie. Pas le moindre vent. Un air immobile. Un paysage bouché. C'était lamentable... Mais que faire? Au point où j'en souffrais, l'ennui devenait presque une occupation. J'étais allé jusqu'à la porte de Maria pour l'entendre ronfler, ce qu'elle faisait de façon continuelle, quand, me retournant, je vis Annie debout au seuil du saloon. Sa robe mouillée collait à ses jambes, des mèches de ses cheveux pendaient contre sa figure. Son expression n'était pas douloureuse, elle semblait, si je puis dire, vaincue. --Olivier, donne-moi quelque chose de chaud à boire, demanda-t-elle. J'ai froid... Et puis... est-ce que mon père n'avait pas laissé, ici, il y a quelques jours, un grand manteau noir? Tu sais bien! celui qu'il portait le dimanche. --Oui, répondis-je. Le voilà, je l'avais déjà mis de côté. Je lui couvris les épaules, car elle tremblait de froid. Il ne fut pas question de mes bottines. Avait-elle excusé ou dédaigné mon larcin? Elle s'assit sur un des bancs, pendant que je lui préparais sa boisson chaude. Elle pleurait quelques instants plus tard, le front dans les mains. Je lui murmurai ces paroles de consolation bête qui n'ont pas de sens mais que l'on dit tout de même aux gens qui souffrent. Elle leva vers moi son beau visage rayé de larmes. «Non! non! ce n'est pas ça!... Je n'aimais pas mon père... je ne l'aimais pas beaucoup quand il vivait... mais je sens que s'il est mort, c'est à cause de moi, uniquement à cause de moi. J'en suis responsable, moi seule... J'aurais dû tâcher d'aimer van Horst... mais je ne pouvais pas... Non, tu comprendrais mal... et je n'ai plus qu'un moyen de ne pas trop me mépriser: trouver une vengeance, une vengeance qui le déchire!» Elle me toucha d'un long regard, puis détourna la tête, en murmurant: «Il faut qu'il souffre!» XLV. Depuis quelques jours, Jane Holly s'agitait. Elle allait, de-ci de-là, venait à tout instant jeter un coup d'oeil dans le saloon, passait, repassait, et dans son regard, on voyait l'ardeur active de la bête qui chasse et qui a faim. Je suivais son manège avec anxiété, ne sachant à quoi cela pouvait tendre, quand, brusquement, les façons de Jane Holly changèrent. Il lui était venu un sourire à la fois haineux et satisfait qui m'inquiéta plus que sa fièvre de la veille. Puis elle entreprit cette chose absurde, démesurément, car elle devait bien la savoir inutile: elle entreprit de séduire Vincent van Horst. Oui, notre mégère au visage brûlé, à la peau jaune, ce monstre féminin que le feu avait d'abord possédé et sali pour laisser vivre dans sa chair je ne sais quelle flamme impure, fit ce rêve de conquérir l'homme le plus beau et le plus fort que l'on pût trouver: Vincent van Horst. Ce fut tout ensemble comique, dramatique et bas. Un jeu d'attitudes suppliantes, un concours de grâces, mille sourires!... et vous imaginez les sourires de Jane Holly! les assiduités de ce crapaud femelle! D'abord, van Horst ne comprit pas. Mon grand ami rêvait beaucoup, depuis quelque temps, et le rêve n'a jamais l'invraisemblance de la réalité; mais, quand, un jour, Jane Holly se fut enhardie jusqu'à oser un geste qui ne laissait aucun doute sur ses intentions, van Horst éclata de rire. Il s'ensuivit un long dialogue dans le saloon de la Fourche, sans autre témoin que moi-même, entre van Horst qui buvait, assis sur la banquette à sa place ordinaire, et Jane, debout devant lui, petite, noire, se tortillant, le visage anxieux, les dents découvertes, les mains nerveuses et la voix si fébrile que cette voix grognait et grinçait tour à tour. --Mais, madame Holly, que me voulez-vous donc? Vous savez... je n'ai pas la moindre envie de vous, chère beauté! --Oh! comment pouvez-vous croire, van Horst! Comment pouvez-vous croire, m'insulter ainsi. Je suis une femme mariée. --Oui, oui, je sais! et mariée à pas grand'chose de bon! --Ecoutez-moi donc, van Horst! J'ai beaucoup d'affection pour vous; je sais reconnaître les honnêtes gens, et... --Votre affection se montre d'une façon assez drôle, avouez-le, ma belle dame! --Voyons, van Horst, soyez sérieux! --Très volontiers, mais alors, expliquez-moi ce que vous voulez! Depuis une quinzaine de jours, je ne puis faire un pas sans vous avoir à mes semelles. Si je vais dans la forêt, vous m'y suivez, si je vais dans la montagne, je vous y trouve; si je vais sur les bords du Creek, je vous rencontre bientôt, et vous traînez toujours ici, dans le saloon, lorsque je viens boire! --C'est, van Horst, que je vous estime. Je suis trop malheureuse! Je reste auprès du seul ami que j'aie. --Mais, voyons, ma bonne madame Holly! je ne suis pas votre ami, et je vous assure que vos petites gentillesses ne me disent rien du tout. Crachez donc ce que vous avez dans la gorge, et n'en parlons plus. Allons! allons! pas de grimaces! Racontez votre histoire, et finissez! --Vous êtes dans l'erreur, van Horst. Vraiment, vous me jugez trop mal! C'est par affection pour vous... Oui... je sais... vous aimez Annie Smith. Ah! vous auriez bien raison, si elle vous aimait elle-même: Annie est une belle fille... Mais Annie n'est pas la femme qu'il vous faut, mon ami! Vous vous trompez. Annie Smith ne vous aime pas! Non! non! Oh! n'ayez pas l'air méchant! Ecoutez-moi. Restez assis. Je suis malheureuse! Nick, oui, Nicodemus, mon mari, eh bien... --Eh bien, quoi? --Eh bien, Nick m'est infidèle. Je suis une pauvre délaissée. Je crois qu'il ne m'aurait pas trompée volontairement, mais... oh! ne me faites pas ces yeux-là! J'ai peur! voyez-vous... il a été séduit!... Annie l'a séduit!... Van Horst! van Horst! je suis une femme! lâchez-moi!... Oui! c'est vrai!... dans la forêt... et tous les jours... Lâchez-moi! Lâchez-moi donc!... Oh! petit! viens me défendre!... Dans la forêt, le soir, Oh!... oh!... non!...» J'intervins. «Voyons, van Horst, vous allez l'étrangler, et vous ne saurez rien de plus!» Elle était par terre. La main gauche de van Horst serrait le misérable cou, sa main droite tirait les cheveux secs et noirs comme pour ouvrir plus grand les yeux de la mégère, et, dans ces yeux épouvantés, van Horst regardait de tout son regard. «Garce!» Ce fut tout. Jane Holly se tordait et gémissait lamentablement. Un ver de terre! un affreux ver de terre! Van Horst se releva. XLVI. Dans le saloon. Il y avait là le gros Kid, Carletti et moi. Jane Holly était assise dans un coin. Elle triomphait à moitié: je veux dire que la joie et la peur troublaient alternativement son visage avec une égale et folle violence. Elle pâmait d'effroi et de plaisir, tour à tour, et buvait du whisky à plein verre pour se donner du ton. Van Horst, debout au milieu de la chambre, restait tranquille et souriant, comme à ses bons jours. Vraiment, cet homme avait de la tenue. Il souriait! Je vous assure! Il souriait! «Mes amis, dit-il, je vous ai réunis et je vous paye cette tournée pour vous annoncer une grande nouvelle. Annie Smith que je considère toujours et quoi qu'elle fasse comme ma fiancée, a, paraît-il, un amant.» Carletti se leva d'un bond. «_Mannagia_, van Horst... _non dite fesserie!_» Kid étendit les deux bras. «Dans son livre de l'Apocalypse...» Mais il n'alla pas plus loin. Il en avait trop à dire. Maria se prit la tête dans les mains. Elle ne savait pas exprimer son étonnement. --Mais... qui? demanda Carletti. --C'est justement ce qu'il y a d'intéressant, dit van Horst, d'un air calme. Jane Holly veut me faire croire que ma fiancée couche avec Nick. Elle ne m'a pas convaincu. Nick! vous entendez bien! Nicodemus Holly! Pourtant, cette nouvelle m'a été si désagréable que je veux vérifier. Il paraît qu'ils prennent leurs rendez-vous dans la forêt, à la tombée du jour. Nous allons nous y rendre tous ensemble. Ça fera une partie de plaisir. Jane Holly nous montrera le chemin. Si je puis me rendre compte qu'elle a menti, je lui tordrai le cou, parce que je n'aime pas que l'on manque de respect à ma fiancée. --Ah! bien! si je m'attendais! murmura Carletti. Le gros Kid haussa les épaules. Maria sécha ses pleurs. Il y eut un silence. «Oui, ma belle! reprit van Horst en se tournant vers Jane Holly, je vous tordrai le cou, et ce sera une ordure de moins sur terre.» Mais Jane Holly, qui, le sourcil froncé, se rongeait les ongles dans le coin du saloon, fit un petit geste d'acquiescement, puis, tout bas: --Entendu! dit-elle, mais n'allons pas avant quelque temps, ils se rencontrent ordinairement plus tard. --Mon Dieu! mon Dieu! bonté divine! C'était Maria qui se plaignait. Van Horst restait les bras ballants et, tout à coup, je vis sur son visage une teinte terreuse qui lui monta jusqu'au front. Comme il souffrait! C'était affreux, vraiment, de voir van Horst souffrir si fort! Je dus avoir comme un petit sanglot de pitié, car il me regarda d'un air doux et interrogateur. J'allai vers lui: --Mon ami... --Non, non laisse-moi! Il se tourna vers les autres. Il eut de la peine à parler. Les mots ne venaient pas. Il bégayait. Oui, van Horst souffrait bien. «Atten... atten... attendez-moi ici.» Il sortit. Nous restions à nous regarder. --Eh bien! m'écriai-je, vous faites de la jolie besogne, madame Holly! --Toi, mêle-toi de tes affaires! grinça-t-elle. --Et vous donc! dit Carletti. Ah! et puis, s'il vous tord le cou, comme il dit, ma parole! il fera bien! Vous l'aurez voulu! Non! quelle idée de raconter des folies pareilles à un homme amoureux! Jane Holly leva la tête, et, parlant à bouche presque fermée, d'une voix dure, stridente: «Des folies, des folies!... dit-elle. Je les ai vus!» Van Horst rentra. Il tenait à son bras une longue corde roulée. «Annie Smith n'est pas chez elle, dit-il d'un air distrait; Holly n'est pas chez lui. Nous pouvons tout aussi bien les chercher. Il y a grand vent, dehors, et ce soir, si la tempête continue, elle pourra balancer à sa guise les jambes maigres de madame Holly, notre amie. Allons! en route! Vous, Maria, restez ici. On n'a pas besoin de larmes! Toi, petit, viens avec nous. Carletti, Kid, suivez-moi. Madame Holly, montrez-nous le chemin. Vous voyez, j'ai votre corde! C'est une bonne corde. Allons! allons! Nous perdons du temps! En route!» XLVII. Il s'était levé un vent terrible, un de ces brusques ouragans où Kid voyait une marque de la colère divine. La forêt semblait une ménagerie. On eût dit que les lions rugissaient, que des tigres miaulaient, que des troupeaux de sangliers brisaient les buissons, et, dans les moments d'accalmie relative, d'énormes, d'invraisemblables oiseaux battaient de l'aile sur nos têtes, sinistrement. Nous marchions en file indienne. Jane Holly nous conduisait. Le vent plaquait sa jupe sur ses jambes maigres. Elle avançait vite, sûre de son chemin, avec, à chaque instant, un petit haussement nerveux d'épaule. Puis venait van Horst, un peu voûté, la corde roulée en bandoulière. Puis Carletti, qui regardait de droite et de gauche, comme s'il eût été en promenade. Puis le gros Kid, grave, la tête basse. Puis moi. A quelques pas derrière, Jimmy suivait. J'avais essayé de le faire rester auprès de Maria, mais il s'était échappé presque aussitôt. Le vent hurlait toujours dans la forêt supérieure. Les rameaux grinçaient. Quelques feuilles volaient en tourbillons. Aucun de nous ne disait mot. Chacun, je pense, avait hâte que ce fût fini. * * * * * Lorsqu'on est petit, on lit ça dans les livres à image: il y a des Indiens... on suit une piste... travail à la fois héroïque et subtil... mais, vivre une pareille aventure, pour tout de bon... Ah! Sauf l'orchestre géant que le vent déchaînait, on n'entendait rien. Soudain, Jimmy se prit à imiter le cri du perroquet. Nul n'y prit garde, sauf van Horst, qui se retourna un instant. Nous marchions... nous marchions... Y en avait-il pour longtemps encore? Et, moi, je savais... j'étais seul à savoir, seul à savoir sûrement!... Le vent beuglait toujours. On eût dit que la forêt était folle. Oui, van Horst se tenait un peu courbé. L'envie me prit de lui serrer encore la main. Sa figure s'éclaira de ce bon sourire qu'il avait de temps à autre, et, une minute, il s'appuya sur mon épaule, très fort. Je dus me raidir pour ne pas plier. Il s'en aperçut et me remercia du geste. --Mais, dites-moi, madame Holly, la plaisanterie devient mauvaise, dit Carletti. --Ne parlez pas si fort, nous approchons, dit Jane. Et elle eut un petit rire très vil. Quelques pas plus loin, notre chemin fut brusquement coupé. Il faillit y avoir un accident. Un arbre s'abattit. Pour éviter sa chute, Jane dut sauter vivement de côté. «Ce sont toujours les mêmes qui en réchappent!» dit Carletti. Un nouveau bruit se mêlait à la tempête: le chant d'une cascade que je connaissais bien. Je l'avais déjà entendu rire quand nous montions Jean Caldaguès dans sa tombe de verdure... Et puis, tout soudain... ah! que voulez-vous! ce fut trop brusque pour que j'en donne le détail... tout soudain, ce fut fini... Jane Holly poussa un cri aigre et vraiment inhumain, et nous vîmes se lever derrière un buisson, à quelques pas de la cascade qui écumait avec de beaux chants, Annie Smith, pourpre de honte, et l'affreux Holly, grimaçant, suant, débraillé. «Je vous disais bien que la corde ne serait pas pour moi,» dit Jane à voix basse. Mais van Horst ne répondit rien. «C'est tout de même violent, ce que vous avez fait là, miss Smith!» dit Carletti. Et Jimmy, que la cascade amusait, je pense, se mit à danser devant les voiles de poussière d'eau. Mais van Horst ne disait toujours rien. Je le regardai... Oh!... oh! mon pauvre van Horst! XLVIII. Un bateau lutte vaillamment contre l'orage, puis il sombre; le vent s'est mis à tourner en cyclone, le bateau n'en peut plus, il sombre, et le vent s'acharne plus encore sur les quelques épaves que sur le bateau tout entier quand il flottait.--On dirait que la tempête se venge de sa peine. A cet instant, je pense qu'un enfant eût renversé van Horst en le poussant de sa faible main. Van Horst s'était écroulé comme font les monuments desquels on a trop exigé. Van Horst savait que la fille de Smith ne l'aimait pas, mais il avait confiance en elle; il vivait devant sa belle image. De cette contemplation, il tirait toute sa force, ainsi que les mystiques, par la contemplation de leur dieu. Il restait appuyé contre un arbre, les yeux grands ouverts, mais le regard vague; ses bras d'Hercule étaient ballants le long de son corps; ses mains, si souvent fermées par la colère ou le travail, restaient ouvertes, oisives, inutiles. Il ne vivait plus, on eût dit qu'il attendait quelque chose; pourtant sa bouche, aux coins baissés, aux lèvres molles, et ses yeux n'exprimaient rien, même pas un désir de vengeance, même pas de la douleur... Van Horst était écroulé. Nous faisions cercle autour de lui, comme pour un homme tombé dans la rue, et nous ne savions que dire, et nous ne savions que faire, et nous restions là, attendant sans doute que quelqu'un eût le courage de parler, ou que l'ancien van Horst reparût soudain pour nous dominer tous de son geste. Annie Smith baissa les yeux sur elle-même, considéra sa robe de toile grise, longuement, d'un air effrayé, puis elle sortit du bosquet. De son pas cagneux et clopinant, Holly la suivait. Annie regarda le gros Kid, puis Carletti, puis Jane Holly... Elle rit encore, puis elle me regarda. Elle semblait refaire connaissance de chacun de nous. Rien ne se lisait sur son visage. Soudain, elle se tourna vers van Horst, s'approcha de lui et posa deux doigts de sa main droite sur la vaste poitrine dont la respiration difficile donnait un bruit de râle. Elle posa deux doigts sur la veste bleue et, s'adressant à Kid et Carletti, elle dit: «Cet homme m'appartient! Vous entendez? Cet homme m'appartient par son dernier crime. Déjà, il avait tué Jack Dill; déjà, il avait tué Jean Caldaguès; déjà, il méritait la mort. Il m'a poursuivie et je ne l'aimais pas; il faisait le vide autour de moi; je ne pouvais m'éloigner de lui sans marcher dans une flaque de sang; et enfin il a tué mon père, sans raison, sans provocation, sans excuse, un vieillard et, pour cela, il va mourir.» Elle se tenait toute droite devant van Horst. Par ses deux doigts tendus elle semblait prendre possession de sa victime. Elle regarda Carletti qui ne dit mot. Elle regarda Kid dont la bouche marmottait une prière, et Kid ne broncha point. Je détournai les yeux quand elle me regarda, puis le terrible regard se posa de nouveau sur van Horst, n'ayant pas voulu s'arrêter à Nick Holly qui se tenait à demi accroupi, les mains aux genoux. Elle ne regarda pas non plus Jane Holly, dont on ne voyait plus que les yeux noirs entre les maigres doigts... Et nous restions tous immobiles, sauf Jimmy qui, allongé sur le ventre, grattait la terre furieusement avec ses ongles. «Oui, reprit Annie Smith, maintenant cet homme va mourir. Nous allons le pendre. Cette corde qu'il avait apportée servira.» Mais rien, sur le visage de van Horst, ne signifia qu'il eût compris. XLIX. On avait ligoté van Horst au pied d'un arbre que je connaissais bien pour y être monté, un soir, avec le cadavre de Caldaguès. On l'avait lié sans qu'il se défendît par un geste. Il se laissait faire. Si on lui avait craché au visage, il se peut qu'il n'eût pas cillé. Il ne voyait plus. Il n'entendait plus. Mon ami van Horst était ailleurs. Mon ami van Horst?... Alors, direz-vous, pourquoi ne l'avoir pas défendu?... Vous en parlez à votre aise! Et d'abord, on ne me l'aurait pas permis. Jane Holly me surveillait avec soin; enfin, si l'on peut secourir efficacement un être qui résiste, il est tout à fait inutile de venir en aide à un mort, et, van Horst, en vérité, était mort. Nicodemus Holly l'avait donc attaché avec un bout de cette même corde qui devait servir à pendre Jane. Le reste servirait à pendre van Horst. Durant qu'il assurait et serrait les noeuds des mains et des pieds, il faisait des plaisanteries trop viles pour que je les répète. Personne d'ailleurs ne les écoutait. Elles restaient près de la bouche ignoble de leur inventeur. Maintenant, on ne se pressait plus: on avait le temps. Rien n'empêchait que le plaisir durât. Je crois qu'à un moment van Horst fit effort pour se dégager, mais trop tard. Déjà Samson était à la meule. «Ça va bien! dit Holly, il ne bougera plus. Il n'y aura qu'à passer le reste de la corde sur cette branche, là-haut, faire un noeud coulant et... hisse!... ho... hisse! Vous m'aiderez, Kid, il faudra de la poigne!» Kid ne répondit rien. Le gros Kid restait soucieux, et moi, eh bien que voulez-vous! moi, je regardais van Horst, me sachant trop faible pour résister à ces gens sûrs de leur dessein. Jane Holly s'était emparée de la corde du supplice: déjà, elle apprêtait la ganse d'un noeud coulant en débridant les fils... avec quel soin! Je m'étais approché de Kid. «Voyons! lui dis-je tout bas, c'est trop infâme!» Il répondit: «C'est le jugement de Dieu!» Et je ne sais plus quel verset de la Bible il me cita. Non! ce n'était pas le jugement de Dieu! Je sentais que ce ne pouvait être le jugement de Dieu! L'esprit de l'homme s'y voyait trop. --Oh! m'écriai-je, Dieu n'a pas voulu cela! --Tu blasphèmes! répondit Kid. Je regardai van Horst de nouveau... Annie Smith, elle aussi, regardait van Horst, et, un instant, le regard vague du colosse lié se fixa sur les grands yeux bleus, sur les cheveux clairs, sur la bouche rouge et droite, et les lèvres du colosse tremblèrent. Puis, tout soudain, van Horst rougit: sa grande poitrine eut trois ou quatre soupirs et ses yeux, ses yeux qui s'étaient si souvent posés sur moi, où j'avais vu passer tant d'expressions de haine, d'ambition, d'amour et de bonté, ses yeux d'un bleu froid se remplirent de larmes comme fait une source longtemps tarie qui vient de renaître, et la douleur de van Horst s'épancha, se répandit, inonda les joues hâlées et, furieuse, gonfla sa poitrine... Ces larmes!... ah! ces larmes-là!... Je m'approchai de lui, tout près. Bientôt, il me parla à voix basse. «Ecoute, Olivier, lorsqu'ils m'auront pendu, tu prendras le revolver qui est dans ma poche droite. C'est pour toi... Non... inutile, maintenant... ils te l'enlèveraient... Ecoute encore: n'essaye pas de me sauver... il n'y a pas moyen, et puis, je ne veux plus... mais ne m'oublie pas, souviens-toi de notre voyage sur la Columbia et des jours où nous cherchions de l'or dans le Yellow-Creek... pense à nos courses en forêt, à nos conversations... à tout cela!... Si j'ai été injuste ou cruel, tu me pardonneras, tu essayeras de me pardonner!... Voyons! ne pleure pas, gosse! ça ne mène à rien! Moi, je viens de pleurer pour la première fois depuis que je suis enfant... et ça n'a mené à rien! Les cordes me font mal... Ils devraient se dépêcher un peu... Allons, adieu! va-t'en... Allons! va-t'en, Olivier!» Ses paroles semblaient apaisées. Il eût parlé encore, mais Jane Holly venait vers nous. Ce n'était d'ailleurs qu'à Jimmy qu'elle voulait parler. «Jimmy! lève-toi!» Elle le tira par la manche. Jimmy, couché par terre, regardait van Horst avec une expression que je ne lui connaissais pas. Il avait l'air indécis, il avait l'air perplexe... il avait l'air de penser. «Tu vas monter dans cet arbre avec la corde,» poursuivit Jane Holly. Jimmy hésitait. «Monte tout de suite!» Alors, lentement, avec répugnance, il obéit. D'ordinaire, il grimpait avec la vitesse convulsive des singes. Cette fois, il ne se pressa point. Il s'accrochait aux lianes, montait lentement, alourdi par la corde, s'arrêtait à chaque instant. Cet arbre! cet arbre! Pourquoi cet arbre, entre tous les arbres de la forêt? Il tâchait à gagner une longue branche basse et coudée que lui montrait Jane Holly. Suivant l'expression de Nicodemus, elle ferait bien l'affaire pour pendre un gros corps!... Je ne voyais déjà plus Jimmy dans le feuillage lorsque tout à coup, je l'entendis rire. «Olivier! me cria-t-il, Olivier! tu sais! il y a déjà un monsieur dans l'arbre!» Il avait vu la chose!... Les morts ne se perdent point! Je ne répondis pas. Van Horst n'avait rien entendu, mais Holly leva la tête: --Il y a un monsieur dans l'arbre?... Eh bien, jette-le en bas! --C'est tout en haut! cria Jimmy... mais j'y vais! Pendant quelques instants, on ne l'entendit plus. Silencieusement, vite, avec souplesse, il montait dans l'arbre vert. Il avait posé la corde sur un rameau. De temps en temps, on voyait un peu de son costume dans une lucarne de la frondaison. «Voilà! cria-t-il bientôt... Je suis avec le monsieur.» Annie Smith, qui semblait n'avoir point pris garde à l'incident, tourna les yeux vers moi... Elle étouffa un gémissement de peur. «Jette-le donc, ton monsieur!» dit encore Holly. De nouveau, tout en haut de l'arbre, on entendit le rire de Jimmy... L. Soudain, il tomba de l'arbre une arme à feu qui vint se briser au pied du tronc, puis, aussitôt après, une autre chose qui se défaisait dans sa chute... vous comprenez?... un squelette. Quelques haillons y pendaient encore; il ne restait plus de chair; les os étaient jaunes. Les insectes et les oiseaux du ciel se chargent de réduire un cadavre avec rapidité. Cela tomba parmi nous, et nous reculâmes... Je me souviens que van Horst regarda, lui aussi, mais il ne fit que sourire pâlement. Aucun de nous ne disait mot... on entendait encore, dans le haut de l'arbre, le rire frais de Jimmy. Pourtant, nous ne l'écoutions guère, une autre musique nous occupait: là, tout près, à nos pieds mêmes... une rumeur, un chant sourd qui paraissait sortir du squelette. Annie s'était approchée. Je fis aussi quelques pas; je regardais ces ossements brouillés par la chute, ce crâne qui venait de se fendre sur un caillou, cette poitrine encore vêtue d'un lambeau de toile... et je compris l'étrange murmure, et j'en vis la raison... Des abeilles avaient fait leur ruche dans la poitrine sèche de Caldaguès; un essaim tout entier chantait dans cette cage, où, quelques mois avant, battait un coeur. Surprises, elles bourdonnaient et tourbillonnaient, industrieuses, affairées dans leur colère, pleines d'indignation et déjà martiales. * * * * * Voyez-vous la scène: le grand arbre aux branches duquel deux vautours viennent de se poser; Jimmy qui saute à terre avec un cri de joie; Holly courbé, tremblant, cagneux, la gueule en avant et les mains posées sur les genoux; Jane, frémissante, parcourue de frissons, heureuse, oui, heureuse! et les trois personnages du drame, van Horst lié, les yeux vagues, la bouche lourde, Annie, tout à fait immobile, pressant ses lèvres de ses doigts et qui paraissait réfléchir furieusement à quelque chose, et qui regardait avec obstination le fusil brisé qui gisait à terre; enfin, l'objet, l'objet qui avait été Caldaguès, le bûcheron, d'où s'échappait un tourbillon d'abeilles bruissantes; et moi, devant tout cela. A cet instant, je ne sais pour quelle raison, je m'approchai de van Horst et pris son revolver dans sa poche droite. «Attention! dit aussitôt Jane Holly. Ayez l'oeil sur Saruex! Tenez-le, Kid!» Et je fus, dès lors, le prisonnier des puissantes mains de John Kid. J'avais glissé le revolver dans ma ceinture, mais je ne pouvais m'en servir ni faire un mouvement. Annie Smith réfléchissait toujours en regardant le fusil brisé. Soudain elle leva la tête. Elle s'était décidée. «Laissez! Ne le pendez pas!» dit-elle d'une voix dure. Vers elle, Vincent van Horst tourna un peu la tête. Aucune émotion ne passait sur le visage d'Annie. Un froid désir de vengeance animait seul ce beau corps. Inhumaine et formidable, elle s'approcha de van Horst, faisant un détour pour éviter le tourbillon des abeilles. Elle se pencha sur lui. Il s'en fallait de peu qu'elle ne sourît. D'abord elle le regarda fixement sans prononcer une parole. Il était né en elle une idée infâme. Puis elle prononça lentement quelques paroles de ce ton glacé que je connaissais bien: «Vous ne vouliez pas me dire où était Caldaguès! Je l'ai trouvé, van Horst! vous voyez! je l'ai trouvé! Et, maintenant, écoutez-moi, van Horst. Vous avez tué l'homme que j'aimais; vous avez tué mon père. Pour cela vous devez mourir, mais je veux que vous souffriez beaucoup et nous ne vous pendrons pas... je vous tuerai moi-même!» Il la regardait. Je ne sais s'il avait compris ce qu'elle méditait de faire, mais tout à coup, son visage s'illumina d'un sourire extraordinaire, tandis que ses yeux grands ouverts, trop ouverts, désorbités, contemplaient la femme qu'il s'était plu à chérir d'un si puissant amour... Van Horst comprenait du moins une chose: il ne mourrait pas de la main abjecte de Holly; Annie, seule, le tuerait et il dit de sa voix chaude des jours heureux, avec force, avec calme, avec quelle ferveur! «Je vous remercie, mon amour!» Alors Annie Smith perdit ce calme affreux qui m'effrayait tant et sa haine l'avilit en devenant plus déréglée. Les dents découvertes, le regard fou, elle courut prendre le fusil de Caldaguès et d'une main se garant avec son châle du tourbillon furieux des abeilles, de l'autre elle poussa jusqu'aux pieds de van Horst, à l'aide de l'arme brisée, le squelette où frémissait l'essaim. La frénésie du geste s'alliait bien à la folie du regard. Vite, elle s'éloigna, et les abeilles entourèrent van Horst. Je voyais cela! Je ne pouvais faire un geste! Le gros Kid me tenait toujours devant lui, serré par les coudes... Mais alors, coupant la scène, la dominant comme fait le tocsin d'un incendie, derrière moi, jaillit de la bouche de Kid un hymne enthousiaste et sonore. Comme si toute son âme s'exprimait en cette hymne, John Kid chantait un cantique. John Kid chantait à pleine voix les louanges du Seigneur. Loin des hommes passionnés et cruels, il se réfugiait dans une adoration supérieure... Il chantait. Les abeilles bourdonnaient autour des épaules de van Horst; elles le piquaient aux bras. La bouche fixe, il faisait effort contre les cordes qui le liaient à l'arbre, et John Kid chantait. Etait-ce pour affermir le courage de la victime? Etait-ce pour s'en remettre à Dieu du jugement final?... John Kid chantait. Les abeilles se posaient sur le cou de van Horst, rampaient sur son menton, bourdonnaient autour de ses cheveux. A quelques pas, Holly et sa femme, accroupis à terre, excitaient les abeilles en jetant contre l'essaim de petits cailloux. Et le gros Kid chantait toujours sans que sa voix tremblât ni faiblît, et toujours il célébrait le Dieu juste qui règne dans les cieux... Le reste se passa en quelques secondes. Nous agîmes tous avec une folle rapidité... Kid s'était rapproché du supplicié en me poussant devant lui, et, soudain, des lèvres de van Horst que les abeilles couvraient déjà, de ces lèvres boursouflées affreusement par le venin, quelques mots s'échappèrent... non point des cris: des mots, quelques mots passionnés: «Je vous adore! Annie, mon amour!» D'abord, elle ne broncha pas, puis, brusquement, elle s'approcha de moi, me prit par le cou, m'attira vers elle et me baisa la bouche. «Voilà! cria-t-elle, voilà celui qui sera mon amant!» Aussitôt, comme s'il fût entré en agonie, le visage de van Horst se décomposa, perdit toute ressemblance humaine, devint noir... «Non!» m'écriai-je. Kid chantait toujours, mais il me tenait d'une prise moins ferme... «Non! jamais! ça c'est trop ignoble!» Et, soudain, Kid me lâcha, une abeille l'avait piqué à la main. Je me dégageai, me jetai vers van Horst. Sur le menton, sur les lèvres, sur le bas des joues, les abeilles foisonnaient. Les yeux seuls, grands ouverts étaient libres. Le regard de van Horst croisa le mien... Epouvantable face!... Douleur prodigieuse! Je tirai le revolver que j'avais glissé dans ma ceinture et, le posant en oblique sur la bouche gonflée de van Horst, je lui fis sauter la tête... Et John Kid cessa de chanter. LI. On ne voyait rien dans cette ombre noire et verte. Jimmy m'éclairait de son mieux avec une lanterne prise à la buvette, moi, je travaillais maladroitement, la terre étant dure, pleine de racines et de cailloux. Enfin, ce fut fait. La fosse paraissait assez grande. Il dormirait tranquille. Les bêtes sauvages ne le déterreraient pas; les hommes de la Fourche le laisseraient en paix. Jimmy, un peu las, s'était assis par terre et la lanterne, posée entre ses jambes, éclairait le visage fracassé du grand cadavre... Voilà... L'histoire de van Horst, mon maître, était finie... Lorsque j'eus abattu Vincent van Horst, je pris la fuite et j'errai quelque temps sous les arbres. On m'avait cherché, d'abord, mais aucun de ces hommes ne connaissait la forêt aussi bien que moi, et, peu à peu, ils étaient tous rentrés à la Fourche. La nuit venue, je m'en fus chercher van Horst, et, l'ayant trouvé, je vis, tout auprès de l'horrible dépouille, passer une ombre agile. Jimmy? Que faisait-il là? Je l'appelai. Il me répondit d'une voix brouillée que j'entendis mal. Je l'envoyai au bar pour qu'il m'en rapportât une pioche, une pelle, une lanterne et cette même éponge qui m'avait déjà servi pour le sang du vieux Smith. Je voulais enterrer van Horst proprement. Rapide et secret, Jimmy fit la commission... S'occupait-on jamais des gestes de Jimmy! Et puis, nous nous mîmes au travail... Comme montait la nuit, le vent était tombé. De l'ouragan, il ne restait que des souffles furtifs qui faisaient frémir le feuillage. Parfois, une voix soudaine gémissait dans l'air, puis, tout se taisait... Heure sombre!... la lanterne donnait une si courte lumière, qu'il me semblait vraiment être entouré de murailles noires, toutes proches. Encore quelques instants, et le cadavre fut couché dans sa fosse. «Allons! dis-je à Jimmy, nous avons autre chose à faire. Tiens la lanterne et suis-moi.» Non... non! il ne resterait pas seul sous terre... Je ne voulais pas que mon ami van Horst restât tout seul sous la mousse, livré aux bêtes obscures. Je lui trouverais un compagnon!... et je m'en retournai vers l'arbre du supplice. Ce fut plus facile que je ne l'aurais cru de transporter les os de Caldaguès, car les abeilles, reformées en essaim, venaient de s'envoler. Bientôt, la dépouille fut couchée près de celle de van Horst. Entre les deux, je posai le fusil brisé du bûcheron. «Eclaire-les,» dis-je à Jimmy. Le rond jaune de la lanterne dansa, passant de la face ouverte, couleur de pourpre, au crâne clair... «Maintenant, dis-je à voix haute... maintenant, Vincent van Horst, tu peux te reposer!...» Et, me tournant vers Jimmy: «Il ne reste plus qu'à les recouvrir...» Mais j'eus une surprise. «Prends un instant la lanterne, veux-tu, Olivier?» dit Jimmy. Il tira de sa poche le châle rouge sous lequel s'abritait Annie dans le tourbillon des abeilles et qu'elle avait laissé tomber sur un buisson, puis il se mit à genoux et couvrit ce qui restait des deux pauvres visages avec le fichu rouge. Que se passait-il donc dans cette cervelle d'enfant? Avait-il compris? L'esprit s'éveillait-il? Non, Jimmy se mit à rire comme d'une chose plaisante et, la lanterne ayant tremblé dans ma main, il tâcha d'en attraper sur les mousses le reflet jaune. Alors je saisis la pelle et la terre tomba sur mes deux amis. LII. Une heure plus tard. Par le petit carré de la fenêtre du saloon, j'apercevais le groupe des buveurs. Je crois que tous étaient ivres, sauf Maria qui paisiblement tricotait dans son coin.--Des rires, des chants, des cris.--Au milieu du plancher, le gros Kid dormait, rouge, les bras en croix. Sur le mur, je vis le clou dont, jadis, avant mon arrivée, Sam Wells s'était servi pour se pendre. Sur l'autre cloison, le Napoléon d'Epinal, et, juste en face de moi, la trace encore fraîche du coup de rabot que j'avais donné pour nettoyer le mur taché par le sang du vieux Smith. Jimmy était allé se coucher, retombé vite dans sa nuit, après un instant de lumière. Je ne me lassais pas de regarder dans le saloon. Où donc se trouvait Annie?... Passant devant sa cabane, j'avais vu la porte ouverte. Dans la petite chambre propre, bien tenue, bien rangée, personne... Où donc pouvait être Annie? Et toujours, je considérais le saloon, croyant peut-être qu'elle apparaîtrait au milieu de cette assemblée de gens ivres... Soudain, Holly jeta les yeux sur moi. «Viens, Olivier! cria-t-il d'une grande voix saoule. Nous te pardonnons! viens boire!» Sans répondre, j'allais m'éloigner quand une main toucha mon épaule. Je me retournai. «Vous! oh! que me voulez-vous?...» Annie me regardait. Son visage penché sur le mien avait une expression tout à fait égarée; pourtant sa voix fut d'une grande douceur: «Olivier! me dit-elle, écoute-moi! il faut vraiment que je te parle...» * * * * * Mais le reste est une autre histoire... J'ai promis de conter la vie de Vincent van Horst; je n'ai que faire de conter ma vie à moi, et ma honte... Certaines choses ne doivent pas être dites... Oublions... Que Vincent van Horst, mon maître me pardonne... et que Dieu ait pitié de nous! FIN CHATEAUROUX Société d'Imprimerie, d'Edition et des Journaux du Berry HISTOIRES MONTMARTROISES, racontées par DIX MONTMARTROIS. Illustré de 41 gravures et de 10 portraits-charge. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LE FILS DES TROIS MOUSQUETAIRES, par CAMI. Illustrat. de l'auteur. Un volume in-16. Net 2 fr. 50 THEATRE DE FRANCE (Rivoli.--Le Vitrail.--Jean-Bart ou le Bon Corsaire), par René FAUCHOIS. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LE DOCTEUR LERNE, sous-dieu, par Maurice RENARD. Couverture et frontispice de J. HEMARD. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LA JEUNE FILLE AUX PINCEAUX, par Jean PELLERIN. Un vol. in-16. Net 2 fr. 50 LE MAITRE DE LA FORCE, par Léon BARANGER. Illustrations de R. Diligent. Un volume in-16. Net 4 fr. 50 CHEZ LES FRITZ, Notes et Croquis de captivité, par Joseph HEMARD. Illustré de 64 pages en noir et de 8 pages hors-texte en couleurs. Préface de José Germain. In-4. Net 6 fr. » LA FIN, Souvenirs d'un Correspondant aux Armées en Allemagne, par Pierre MAC ORLAN. Croquis de l'auteur. In-16. Net 3 fr. » LE CORSAIRE GALANT, par DORSENNE et BOISYVON. Couverture en couleurs de H. MIRANDE. Un volume in-16. Net 2 fr. 50 JOË ROLLON, l'Autre Homme invisible, par Edmond CAZAL. Deux bois originaux de DARAGNES. Un volume in-16. Net 4 fr. 50 VOLUPTÉS DE GUERRE, par Edmond CAZAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 CONTES A LA MARRAINE, par MAURICE-CH. RENARD. Préface de HENRI BARBUSSE. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 MARTIN BURNEY, boueux, boxeur et marchand d'oiseaux, par O. HENRY. Traduction française de Maurice BEERBLOCK. Dessins de GUS BOFA. Un volume in-16. Net 2 fr. 50 SUR LA TRACE DES "BANDEIRANTES", par Jean de MONTLAUR. Illustré de 77 gravures hors texte. Un volume in-16. Net 6 fr. » A VENISE par les Dolomites, par le Dr AURENCHE. Préface du Général G. Deleuze. Illustré de 2 cartes et 15 gravures hors-texte. Un vol. in-16. Net 6 fr. » L'ETONNANTE VIE DU COLONEL JACK, par Daniel de FOE. Traduction de Maurice DEKOBRA. Deux bois originaux de DARAGNES. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LILY, modèle, roman de Montmartre, par André WARNOD. Illustrations de l'auteur. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 L'HOMME QUI GAGNE, par RENÉ PUJOL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LE MAITRE DU NAVIRE, par Louis CHADOURNE. Deux bois originaux de DARAGNES. Un volume in-16. Net 4 fr. 50 SOUS LES MERS, par Gérard BAUER. Préface de Paul BOURGET. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 LES MEMOIRES DE RAT DE CAVE, ou du Cambriolage considéré comme un des Beaux-Arts, par Maurice DEKOBRA. Illustr. de E. SAUNIER. Un volume in-16. Net 4 fr. 50 LE MASSACRE DES INNOCENTS, par Alfred MACHARD et POULBOT. Illustré de 47 dessins inédits de POULBOT. (21e mille) Un volume in-16. Net 2 fr. 50 LES GOSSES DANS LES RUINES, par Paul GSELL et POULBOT. 50 dessins de POULBOT. Un volume in-16. Net 2 fr. 50 NOUNE ET LA GUERRE, par YVES PASCAL. Un vol. in-16. Net 4 fr. 50 L'HOMME VERDATRE, par H. AVELOT. Illustrations de l'auteur. Un vol. in-16. Net 2 fr. 50 ORIENT ROYAL (Cinq ans à la Cour de Roumanie), par ROBERT SCHEFFER. Avant-propos de J.-H. ROSNY aîné. Un volume in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50 LES FAUSSES NOUVELLES de la Grande Guerre, par le Dr LUCIEN-GRAUX. Cinq volumes grand in-16. Le volume Net 6 fr. » LE MOUTON ROUGE (Contes de Guerre), par le Dr LUCIEN-GRAUX. Un vol. in-16 (4e mille) Net 4 fr. 50 LES YEUX DU MORT, par le Dr LUCIEN-GRAUX. Lettre-Préface du Général de Maud'huy. Illustrations de Galland. In-16. Net 4 fr. 50 LE CHANT DE L'EQUIPAGE, par PIERRE MAC-ORLAN. Illustrations de GUS BOFA. Un volume in-16 (6e mille) Net 4 fr. 50 *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAR DE LA FOURCHE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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