The Project Gutenberg eBook of La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 2/3) Author: Ann Ward Radcliffe Translator: François Soulés Release date: August 22, 2018 [eBook #57746] Language: French Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FORÊT, OU L'ABBAYE DE SAINT-CLAIR (TOME 2/3) *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) ŒUVRES D’ANNE RADCLIFFE. TOME II. Poitiers.--Imp. de F.-A. Saurin. LA FORÊT, OU L’ABBAYE DE SAINT-CLAIR, _Par Anne Radcliffe_. TRADUIT DE L’ANGLAIS SUR LA SECONDE EDITION. TOME DEUXIÈME. PARIS, LECOINTE ET POUGIN, LIBRAIRES, QUAI DES AUGUSTINS, Nº 49. 1831. LA FORÊT. CHAPITRE PREMIER. Lorsque Adeline parut au déjeuner, son air d’accablement et de langueur frappa madame La Motte, qui lui demanda si elle était incommodée. Adeline s’efforça de sourire, dit qu’elle n’avait pas bien passé la nuit, parce qu’elle avait fait des rêves très-effrayans. Elle était sur le point de les décrire, mais un mouvement involontaire l’en empêcha. En même temps La Motte tourna tellement ces craintes en ridicule, qu’elle fut presque honteuse d’en avoir parlé, et s’efforça de chasser le souvenir de ce qui les avait causées. Après le déjeuner, elle tâcha de distraire ses idées en conversant avec madame La Motte; mais elles étaient entièrement occupées par les incidens des deux derniers jours, par ses songes et par ses conjectures sur les choses que Théodore devait lui communiquer. Ils avaient passé quelques momens dans cet état, lorsqu’on entendit des voix s’élever du côté de la grande porte de l’abbaye. Adeline, s’approchant de la fenêtre, vit le marquis et sa suite sur l’esplanade. Le portail de l’abbaye dérobait à ses regards plusieurs gens, parmi lesquels pouvait se trouver Théodore. Elle continuait de le chercher des yeux, lorsque le marquis entra dans la salle avec La Motte et quelques autres personnes; bientôt après madame La Motte vint le recevoir, et Adeline se retira dans son appartement. La Motte ne tarda pas à lui envoyer dire de venir où l’on se rassemblait; elle espérait en vain d’y trouver Théodore. Le marquis se leva dès qu’elle parut; il lui fit quelques complimens généraux; après quoi la conversation prit une tournure très-animée. Adeline, ne pouvant contrefaire la gaîté au milieu des inquiétudes et de la consternation où son cœur était plongé, y prit bien peu de part. Le nom de Théodore n’y fut pas prononcé une seule fois. Elle eût bien demandé de ses nouvelles, si elle avait pu le faire avec convenance; mais elle fut forcée de se borner à espérer d’abord qu’il viendrait pour dîner, ensuite qu’il paraîtrait avant le départ du marquis. C’est ainsi que la journée se passa en attentes et en espérances trompées. Le soir approchait, et elle était condamnée à demeurer en présence du marquis, et à paraître écouter une conversation qu’elle entendait à peine, tandis qu’elle manquait peut-être l’occasion qui devait décider de son sort. Elle fut tout-à-coup tirée de cet état déchirant, pour être jetée dans un autre plus cruel encore s’il était possible. Le marquis s’informa de Louis, et, ayant appris son départ, il dit que Théodore Peyron était parti le matin pour joindre son régiment dans une province éloignée. Il regretta beaucoup la perte que lui faisait éprouver son absence, et donna des louanges très-flatteuses à ses talens. Cette nouvelle fut pour Adeline une atteinte à laquelle succombèrent ses esprits long-temps agités: ses joues pâlirent; elle fut saisie d’une faiblesse soudaine dont elle ne revint qu’avec la certitude d’avoir trahi son émotion, et avec la crainte de retomber dans une seconde défaillance. Elle passa dans sa chambre: là, se croyant encore seule, son cœur oppressé trouva du soulagement dans les pleurs qu’elle répandit sans contrainte. Les idées se pressaient tellement dans son âme, qu’il se passa bien du temps avant qu’elle y mît assez d’ordre pour produire quelque chose qui approchât du raisonnement. Elle tâcha de s’expliquer la cause du prompt départ de Théodore. «Est-il possible, dit-elle, qu’il s’intéresse à mon sort et qu’il me laisse pleinement exposée à un danger qu’il a prévu lui-même; ou me faut-il croire qu’il s’est amusé de ma simplicité par un frivole caprice, et pour m’abandonner ensuite aux étonnantes appréhensions qu’il m’a inspirées? C’est impossible! une figure si noble, des manières si aimables, ne peuvent jamais cacher un cœur capable de former un projet aussi bas. Non!... quelque chose qui m’arrive, je ne renoncerai pas à la satisfaction de le croire digne de mon estime.» Elle fut tirée de cette rêverie par un coup de tonnerre éloigné, et s’aperçut alors que l’obscurité du soir était épaissie par l’approche de l’orage. Il s’avançait en grondant, et bientôt les éclairs semblèrent embraser la chambre. Adeline était au-dessus du sentiment d’une crainte vulgaire. Cependant elle éprouvait de la peine à se trouver seule, et, se flattant que le marquis aurait quitté l’abbaye, elle descendit dans le salon: mais l’aspect menaçant des nuages l’avait retenu; et, la tempête du soir arrivée, il se félicita de ne s’être pas éloigné. L’orage continua, et la nuit survint. La Motte pressa son hôte d’accepter un lit à l’abbaye: il y consentit enfin; circonstance qui jeta madame La Motte dans quelque embarras relativement aux aisances qu’il fallut lui procurer. Après y avoir songé, elle arrangea la chose à sa propre satisfaction, en cédant son appartement au marquis, et celui de Louis à deux des principales personnes de sa suite. Il fut en outre convenu qu’Adeline donnerait sa chambre à M. et à madame La Motte, et se retirerait dans une chambre intérieure, où l’on plaça pour elle un petit lit qu’Annette occupait ordinairement. Pendant le souper, le marquis fut moins gai que de coutume; il adressait souvent la parole à Adeline; ses regards et ses manières semblaient exprimer le tendre intérêt que lui avait inspiré son indisposition, car elle avait toujours l’air pâle et languissant. Adeline, à son ordinaire, fit un effort pour oublier ses inquiétudes, et pour paraître contente; mais le voile d’une gaîté d’emprunt était trop léger pour cacher les traits de la douleur, et ses faibles sourires ne faisaient que donner une teinte de douceur à sa tristesse. Le marquis s’entretint avec elle sur divers sujets, et développa des connaissances choisies. Les remarques d’Adeline, qu’elle n’exprimait que lorsqu’elle en était pressée, et avec une modeste répugnance, semblaient exciter en lui une admiration qu’il trahissait souvent par des termes qui lui échappaient comme par inadvertance. Adeline se retira de bonne heure dans sa chambre, qui tenait d’un côté à celle de madame La Motte, et de l’autre au cabinet dont on a déjà parlé. Elle était spacieuse et élevée, et le peu de meubles qui s’y trouvaient était en mauvais état. Peut-être aussi que la situation actuelle de son âme contribuait à donner à l’appartement cet air de mélancolie qu’elle semblait y voir régner. Elle n’était pas disposée à se coucher, de peur de retomber dans les songes qui l’avaient poursuivie dernièrement, et elle résolut de rester assise jusqu’à ce qu’elle se trouvât accablée par le sommeil, et qu’elle pût compter sur un profond repos. Elle posa sa lumière sur une petite table, prit un livre, et prolongea sa lecture pendant près d’une heure. Alors son âme refusa de se distraire plus long-temps de ses propres chagrins, et elle demeura quelque temps appuyée sur son bras dans une attitude pensive. Le vent était fort: lorsqu’il sifflait à travers l’appartement solitaire et qu’il ébranlait les faibles portes, souvent elle tressaillait; quelquefois même elle croyait entendre des soupirs dans l’intervalle des bouffées; mais elle repoussait les illusions que la nuit et sa triste imagination conspiraient à enfanter. Comme elle rêvait, les yeux fixés sur le mur opposé, elle s’aperçut que la tapisserie, dont la chambre était tendue, flottait en arrière et en avant. Elle la regarda pendant quelques minutes, et puis elle se leva pour l’examiner de plus près: c’est le vent qui la faisait mouvoir. Elle rougit de la crainte passagère qu’elle en avait conçue. Mais elle observa que la tapisserie était plus fortement agitée dans certain endroit qu’ailleurs, et qu’il sortait de là un bruit qui semblait quelque chose de plus que le souffle du vent. Le vieux bois de lit que La Motte avait trouvé dans cet appartement avait été enlevé pour meubler Adeline; et c’est de derrière l’endroit d’où il avait été enlevé que le vent semblait sortir avec une force singulière. La curiosité lui fit poursuivre son examen. Elle tâtonna sur la tapisserie, et sentant le mur céder sous sa main, elle leva la tenture, et découvrit une petite porte dont les ferrures ébranlées laissaient pénétrer le vent, et occasionnaient le bruit qu’elle avait entendu. La porte n’était retenue que par un verrou: elle le tire, et, prenant la lumière, elle descend par quelques marches dans une autre chambre. Aussitôt elle se rappelle ses songes. Cette chambre ne ressemblait pas beaucoup à celle où elle avait vu le chevalier mourant, et ensuite la bière; mais elle lui donnait un souvenir confus d’une autre pièce qu’elle avait traversée. En élevant la lumière pour la mieux examiner, elle fut convaincue, par sa structure, qu’elle faisait partie de l’ancienne fondation. Une fenêtre délabrée, placée bien au-dessus du plancher, semblait la seule ouverture qui dût admettre la clarté. Elle remarqua une porte au côté opposé de l’appartement; et, après avoir hésité quelques momens, elle reprit courage et résolut de poursuivre sa recherche. «Il semble, dit-elle, qu’il y ait dans ces chambres un mystère que je suis peut-être destinée à pénétrer: je verrai du moins où conduit cette porte.» Elle s’avança, et, l’ayant ouverte, traversa d’un pas chancelant une longue suite d’appartemens qui ressemblaient au premier par leur état et leur structure, et qui se terminaient par une pièce exactement conforme à celle où elle avait vu en songe la personne mourante. Ce souvenir frappa si fortement son imagination, qu’elle fut en danger de s’évanouir, et qu’en regardant autour de la chambre, elle s’attendit presque à voir le fantôme de son rêve. N’ayant pas la force de se retirer, elle s’assit sur quelque vieux meuble, pour reprendre ses sens; car son âme était sur le point d’être accablée par une terreur superstitieuse, telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé de semblable. Elle voyait avec étonnement à quelle partie de l’abbaye appartenaient ces chambres; elle était surprise qu’on eût été si long-temps sans les découvrir. Toutes les fenêtres étaient trop élevées pour lui procurer du dehors quelque éclaircissement. Quand elle fut suffisamment calmée pour considérer la direction des chambres et la situation de l’abbaye, elle ne douta plus qu’elles n’eussent formé une partie intérieure du premier bâtiment. Pendant que ces réflexions se succédaient dans son esprit, une lueur subite du clair de lune frappa sur quelque objet en dehors de la fenêtre. Etant alors assez tranquille pour continuer sa recherche, et croyant que cet objet pourrait lui donner quelque moyen de connaître la situation des chambres, elle combattit les craintes qui lui restaient; et, pour le distinguer plus clairement, elle porta sa lumière dans une pièce plus éloignée: mais, avant de pouvoir revenir, un nuage épais cacha le disque de la lune, et tout fut dans l’obscurité au-dehors. Elle attendit quelques momens si la lueur reparaîtrait, mais l’obscurité continua. En retournant doucement pour reprendre sa lumière, son pied heurta contre quelque chose sur le plancher; et pendant qu’elle s’arrêtait pour l’examiner, la lune brilla de nouveau, de sorte qu’elle put distinguer à travers la fenêtre les tours orientales de l’abbaye. Cette découverte confirma ses premières conjectures concernant la situation intérieure de ces appartemens. L’obscurité du lieu l’empêcha de reconnaître ce qui avait embarrassé ses pas; mais, ayant approché la lumière, elle aperçut sur le plancher un vieux poignard: elle le leva d’une main tremblante, et en l’examinant de plus près, elle vit qu’il était couvert de rouille. Frappée d’étonnement, elle regarde autour de la chambre si elle verra quelque objet qui puisse confirmer ou détruire les affreux soupçons qui s’élevaient alors dans son âme; mais elle ne voit rien, si ce n’est, dans le coin de la pièce, un grand fauteuil dont les bras étaient rompus, et une table tout aussi délabrée. Enfin elle aperçut d’un autre côté un amas confus de choses qui semblaient être de vieux meubles. Elle s’en approcha, et distingua un bois de lit brisé, avec quelques lambeaux d’ameublemens couverts de poussière et de toiles d’araignée, et qui paraissaient en effet n’avoir pas été remués depuis un grand nombre d’années. Désirant pousser son examen plus loin, elle essaya de soulever ce qui paraissait avoir fait partie du bois de lit; mais l’objet échappa de sa main, et, roulant sur le plancher, entraîna avec soi quelques débris de meubles. Adeline s’écarta en tressaillant, et se mit à fuir. Mais quand le bruit de cette chute fut passé, elle entendit un frottement léger; et, sur le point de sortir de la chambre, elle vit quelque chose tomber doucement parmi les meubles. C’était un petit rouleau de papier lié avec une ficelle, et couvert de poussière. Adeline le prit, et en l’ouvrant aperçut de l’écriture. Elle essaya de la lire; mais la partie du manuscrit qu’elle regardait était si effacée, qu’elle y trouva de la difficulté. Cependant le peu de mots qui étaient lisibles lui avaient inspiré de la curiosité et de la terreur, et l’engagèrent à l’emporter tout de suite dans sa chambre. Lorsqu’elle y fut rentrée, elle ferma la fausse porte, et laissa tomber la tapisserie dessus, comme auparavant. Il était alors minuit. La tranquillité du milieu de la nuit qu’interrompaient seulement, par intervalles, les gémissemens sourds de l’ouragan, exaltait la terreur des sensations d’Adeline. Elle eût voulu n’être pas seule; et, avant de se mettre à lire le manuscrit, elle écouta si madame La Motte était encore dans sa chambre. On n’entendait pas le moindre bruit; et elle ouvrit doucement la porte. Le silence profond qui régnait dans l’intérieur, lui persuada presque qu’il n’y avait personne; mais, voulant mieux s’en assurer, elle apporta sa lumière et trouva la place vide. Elle était étonnée que madame La Motte ne fût pas encore dans sa chambre à une heure aussi avancée; et elle vint en haut de l’escalier de la tour pour écouter si personne ne bougeait. Elle entendit en bas plusieurs voix, et, entre autres, celle de madame La Motte parlant avec son ton accoutumé. Certaine alors que tout allait bien, elle reprenait le chemin de son appartement, lorsque elle entendit le marquis prononcer son nom avec une emphase extraordinaire. Elle s’arrêta. «Je l’adore, continua-t-il, et je jure...» Il fut interrompu par La Motte: «Monseigneur, souvenez-vous de votre promesse.» «Je m’en souviens, répliqua le marquis, et je la tiendrai; mais brisons là-dessus. Demain je me déclarerai, et je saurai alors ce que je dois espérer, et ce que je dois faire.» Adeline tremblait si fort, qu’à peine pouvait-elle se soutenir. Elle voulait retourner à sa chambre; mais les paroles qu’elle venait d’entendre la concernaient de trop près pour qu’elle ne fût pas inquiète d’en avoir une plus ample explication. Il y eut un intervalle de silence, après lequel ils se parlèrent d’un ton plus bas. Adeline se rappela les avis de Théodore, et résolut de sortir, s’il était possible, de l’inquiétude qu’elle éprouvait alors. Elle descendit doucement quelques marches, afin de mieux saisir les accens des interlocuteurs; mais ils parlaient si bas, qu’elle n’entendait que quelques mots de temps à autre. «Son père, dites-vous? dit le marquis.--Oui, monseigneur, son père. Je suis très-bien informé de ce que je vous dis.» Adeline frémit d’entendre parler de son père; elle fut saisie d’une nouvelle terreur, et poussée d’une curiosité plus vive. Elle tâcha de distinguer leurs paroles; mais cela lui fut impossible pendant quelques instans. «Il n’y a pas de temps à perdre, dit le marquis: à demain donc.» Elle entendit La Motte se lever; et, croyant que c’était pour sortir de la chambre, elle précipita ses pas, et étant arrivée chez elle, tomba presque sans vie dans un fauteuil. Elle ne pensait uniquement qu’à son père. Elle ne doutait pas qu’il n’eût cherché et découvert sa retraite; et quoique cette conduite ne parût point du tout conséquente avec ses premiers procédés, lorsqu’il l’avait abandonnée à des étrangers, ses craintes lui faisaient croire qu’il lui réservait quelque nouvelle barbarie. Elle ne balança point à prononcer que c’était là le danger dont Théodore l’avait avertie; mais il lui était impossible d’imaginer comment il en avait eu connaissance, ou comment il avait été informé de ses aventures, à moins que ce ne fût par La Motte, son ami et son protecteur en apparence, mais qu’elle soupçonnait alors, quoique malgré elle, de l’avoir trahie. En effet, pourquoi La Motte ne cachait-il qu’à elle seule la connaissance des intentions de son père, à moins qu’il n’eût le projet de la livrer entre ses mains? Mais il lui fallut encore long-temps pour croire cette conséquence possible. Découvrir le crime dans ceux que nous avons aimés, c’est un des tourmens les plus cruels pour une âme vertueuse, et l’on repousse souvent la conviction avant de s’y rendre. Les paroles de Théodore, par lesquelles il la prévenait qu’elle était trompée, confirmèrent cette affreuse appréhension sur La Motte, ainsi qu’une autre encore plus affligeante; savoir, que madame La Motte conspirait aussi contre elle. Cette pensée surmonta ses craintes pour un moment, et la laissa toute entière à la douleur. Elle pleura amèrement. «Est-ce donc là, s’écria-t-elle, la nature humaine? Suis-je condamnée à ne rencontrer que des perfides? La découverte imprévue du vice chez ceux que nous avons admirés, nous porte à étendre notre censure de l’individu à l’espèce: c’est alors que nous concluons qu’il ne faut se fier à personne.» Adeline résolut de se jeter aux pieds de La Motte le lendemain matin, et d’implorer sa pitié et sa protection. Son âme était alors trop agitée par ses propres intérêts, pour lui permettre d’examiner le manuscrit, et elle continua de rêver jusqu’à ce qu’elle entendit les pas de madame La Motte qui allait se coucher. Bientôt après La Motte monta dans sa chambre; et Adeline, la bonne et persécutée Adeline, qui venait de passer deux jours dans une anxiété déchirante, et une nuit dans des visions affreuses, tâcha de calmer son âme, et de la préparer au repos. Dans l’état actuel de ses esprits, elle prenait aisément l’alarme. A peine s’était-elle assoupie, qu’elle fut éveillée par un bruit très-extraordinaire. Elle prêta l’oreille, et crut que le son venait des appartemens d’en-bas; mais au bout de quelques minutes, on frappa précipitamment à la porte de la chambre de La Motte. Il venait de s’endormir, et on ne pouvait pas l’éveiller facilement; mais le bruit redoubla avec tant de violence, qu’Adeline, extrêmement épouvantée, se leva et vint à la porte qui donnait de sa chambre dans la sienne, avec le dessein de l’appeler. Elle fut arrêtée par la voix du marquis, qu’elle vit alors distinctement à la porte. Il disait à La Motte de se lever sur-le-champ, et madame La Motte s’efforçait en même temps de réveiller son mari. A la fin, il s’éveilla très-alarmé; et bientôt après, ayant joint le marquis, ils descendirent ensemble l’escalier. Alors Adeline s’habilla autant que ses mains tremblantes le lui permirent, et passa dans la pièce adjacente, où elle trouva madame La Motte singulièrement surprise et épouvantée. Cependant le marquis dit à La Motte, avec une grande émotion, qu’il se rappelait avoir donné rendez-vous à quelques personnes de grand matin, pour des affaires importantes, et que par conséquent il était nécessaire qu’il se rendît sans délai à son château. Pendant qu’il disait cela, et qu’il recommandait qu’on appelât ses gens, La Motte ne put s’empêcher de remarquer la pâleur livide de son visage, ni de témoigner quelque crainte qu’il ne fût indisposé. Le marquis l’assura qu’il était très-bien portant, mais désira pouvoir partir tout de suite. Pierre reçut l’ordre d’appeler les autres domestiques. Le marquis, après avoir refusé de prendre aucun rafraîchissement, se hâta de dire adieu à La Motte; et dès que ses gens furent prêts, il s’éloigna de l’abbaye. La Motte rentra dans sa chambre, rêvant au départ subit de son hôte, dont l’agitation paraissait beaucoup trop forte pour provenir de la cause qu’il avait indiquée. Il calma les inquiétudes de madame La Motte, et en même temps excita sa surprise en lui apprenant le motif de la dernière alerte. Adeline, qui était sortie de la chambre à l’arrivée de La Motte, regarda par sa fenêtre lorsqu’elle entendit les pas des chevaux. C’était le marquis et sa suite qui passaient alors à peu de distance. Ne pouvant distinguer qui c’était, elle fut effrayée de voir tant de monde près de l’abbaye à une pareille heure; et ayant appelé La Motte pour l’informer de cet incident, elle apprit ce qui s’était passé. Enfin elle alla se coucher; et cette nuit, son sommeil ne fut point interrompu par des rêves. Le matin, lorsqu’elle se leva, elle vit La Motte qui se promenait seul dans l’avenue, et elle s’empressa de saisir l’occasion qui se présentait de plaider sa cause. Elle l’aborda d’un pas tremblant. Ses regards timides, son visage pâle découvrirent le désordre de son âme. Du premier mot, sans entrer en explication, elle implora sa pitié. La Motte s’arrêta, et la regardant fixement, lui demanda si quelque partie de sa conduite à son égard méritait le soupçon que sa prière supposait. Adeline rougit un instant d’avoir douté de sa probité; mais les paroles qu’elle avait entendues revinrent dans sa mémoire. «Je reconnais, dit-elle, monsieur, que votre conduite a été bienfaisante et généreuse au-dessus de tout ce que j’étais en droit d’espérer; mais.....» Elle s’interrompit. Elle ne savait comment parler de ce qu’elle rougissait de croire. La Motte continua de la regarder dans une attente silencieuse, et enfin la pria de poursuivre et de s’expliquer. Elle le conjura de la protéger contre son père. La Motte eut l’air surpris et troublé. «Votre père? dit-il.--Oui, monsieur, reprit Adeline. Je n’ignore point qu’il a découvert ma retraite. J’ai tout à redouter d’un parent qui m’a traitée avec la barbarie dont vous avez été témoin; et je vous supplie de nouveau de me préserver de tomber en son pouvoir.» La Motte demeura absorbé dans ses réflexions, et Adeline redoubla d’efforts pour intéresser sa pitié. «Quelle raison avez-vous de supposer, ou plutôt comment avez-vous appris que votre père vous cherche?» La question déconcerta Adeline. Elle rougissait de convenir qu’elle avait épié ses discours, et ne pouvait se résoudre à imaginer ou à dire un mensonge; enfin elle avoua la vérité. Le visage de La Motte prit tout-à-coup un air sauvage et courroucé; et, lui reprochant durement une conduite qui était plus l’ouvrage du hasard que d’aucun dessein prémédité, il lui demanda ce qu’elle avait entendu pour en être si fort alarmée. Elle répéta fidèlement les phrases incohérentes qui avaient frappé son oreille. Pendant qu’elle parlait, il la fixa d’un regard attentif. «C’est donc là tout ce que vous avez entendu? Et c’est de ce peu de paroles que vous tirez une conséquence aussi positive? Pesez-les, et vous verrez qu’elles ne la justifient pas.» Elle aperçut alors ce que la vivacité de ses craintes ne lui avait pas d’abord permis d’examiner; savoir, que ces mots, tels qu’elle les avait entendus, sans aucune liaison, signifiaient peu de chose, et que son imagination avait rempli le vide des phrases, de manière à lui présenter les malheurs qu’elle redoutait. Néanmoins ses craintes n’étaient pas trop calmées. «Vos appréhensions sont sans doute dissipées, reprit La Motte; mais, pour vous donner des preuves d’une franchise que vous avez osé soupçonner, je vous dirai tout. Vous paraissez alarmée, et c’est avec raison. Votre père a découvert votre résidence, et vous a déjà réclamée. Il est vrai que, par un motif de compassion, j’ai refusé de vous livrer; mais je n’ai ni le droit de vous retenir, ni les moyens de vous défendre lorsqu’il viendra vous redemander lui-même. Vous serez forcée d’en convenir. Préparez-vous donc à un malheur qui, vous le voyez, est inévitable.» Pendant quelque temps, Adeline ne put s’exprimer que par ses larmes. Enfin, avec le courage du désespoir, elle dit: «Je me résigne à la volonté du ciel.» La Motte la regardait en silence, et son visage décelait une vive émotion. Il s’abstint cependant de continuer la conversation, et regagna l’abbaye, laissant Adeline abîmée dans la douleur. Appelée pour déjeuner, elle se hâta de rentrer au salon, où elle passa la matinée à s’entretenir avec madame La Motte. Elle lui dit toutes ses craintes, lui exprima tous ses chagrins. Quoique madame La Motte parût très-affectée du discours d’Adeline, une consolation superficielle était tout ce qu’elle lui pouvait offrir. Ainsi coulaient tristement les heures, tandis que les inquiétudes d’Adeline augmentaient, et que son moment fatal semblait approcher rapidement. Le dîner finissait à peine, qu’Adeline fut étonnée de voir arriver le marquis. Il entra dans la chambre avec l’aisance qui lui était familière; et, s’excusant de l’embarras qu’il avait occasioné la nuit précédente, il répéta ce qu’il avait déjà dit à La Motte. Le souvenir de la conversation qu’Adeline avait écoutée, ne laissa pas que de la troubler d’abord, et détourna son âme du sentiment des maux qu’elle redoutait de la part de son père. Le marquis, qui avait toujours les mêmes attentions pour Adeline, parut affecté de son apparente indisposition, et témoigna prendre beaucoup de part à cet accablement que son extérieur trahissait en dépit de tous ses efforts. Quand madame La Motte se retira, Adeline voulut la suivre; mais le marquis la pria de lui accorder un moment d’attention, et la reconduisit à son fauteuil. Tout d’un coup La Motte s’éclipsa. Adeline savait trop bien à quoi pourraient tendre les discours du marquis; et ses premières paroles redoublèrent bientôt le désordre où ses craintes l’avaient jetée. Il commençait à lui déclarer sa passion avec cette chaleur que l’on ne prend que trop souvent pour la franchise. Supposée honnête, cette déclaration affligeait Adeline; supposée malhonnête, elle la révoltait. Elle interrompit le marquis, et le remercia de l’offre d’une distinction qu’elle prétendit devoir refuser; et cela, d’un air aussi modeste que décidé. Elle se leva pour se retirer: «Demeurez, trop aimable Adeline! dit-il; et si quelque pitié ne vous intéresse pas à mes souffrances, que la considération de vos propres dangers vous y rende sensible. M. La Motte m’a prévenu de vos malheurs et de ceux qui vous menacent aujourd’hui: recevez de moi la protection qu’il ne peut vous donner.» Adeline continuait de gagner la porte. Le marquis se jette à ses pieds, et lui saisissant la main la couvre de baisers. Elle se débat pour se dégager. «Ecoutez-moi, charmante Adeline, écoutez-moi! s’écria le marquis. Je n’existe que pour vous. Rendez-vous à mes instances, et ma fortune vous appartient. Ne me réduisez pas au désespoir par une rigueur mal entendue, ou parce que....» «Monseigneur, interrompit Adeline avec un air de dignité inexprimable, et affectant toujours de croire ses propositions honnêtes, je sens toute la générosité de votre procédé, et suis flattée de la distinction que vous m’offrez. C’est pourquoi je dirai quelque chose de plus qu’il ne serait nécessaire, pour la simple expression d’un refus dans lequel je dois persister. Je ne puis disposer de mon cœur. Vous ne pouvez obtenir rien de plus que mon estime; et rien ne saurait vous l’attirer davantage, que de vous abstenir dorénavant de toute proposition de cette nature.» Elle s’efforça encore de s’en aller, mais le marquis l’en empêcha; et, après avoir hésité quelque temps, renouvela ses sollicitations dans des termes qu’elle ne pouvait plus avoir l’air de ne pas comprendre. Ses yeux se remplirent de larmes, mais elle tâcha de les retenir; et, avec un regard où la douleur et l’indignation semblaient disputer d’énergie, elle dit: «Monseigneur, ceci ne mérite pas de réponse: laissez-moi passer.» Il fut un instant contenu par la dignité de ses manières, et tomba à ses genoux pour implorer sa grâce. Mais elle détourna sa main sans rien dire, et sortit de la salle. Rentrée dans la chambre, elle ferma la porte, se jeta dans un fauteuil en soupirant, et succomba aux chagrins qui accablaient son cœur. Et ce n’était pas le moindre de ses ennuis, que de soupçonner La Motte indigne de sa confiance; car il était presque impossible qu’il ignorât les véritables desseins du marquis. Elle croyait que madame La Motte était la dupe du prétexte spécieux d’un attachement honnête, et elle s’épargnait ainsi la douleur de douter de sa délicatesse. Elle jeta un regard tremblant sur la perspective qui l’entourait. D’un côté, son père, dont la barbarie s’était déjà trop clairement manifestée; et de l’autre, le marquis la persécutant par l’outrage et par une passion vicieuse, elle résolut de faire part à madame La Motte de sa dernière conversation, dans l’espoir de la toucher, et d’en être protégée. Elle essuya ses larmes, et allait sortir de la chambre, justement lorsque madame La Motte y entra. Tandis qu’Adeline racontait ce qui s’était passé, son amie pleurait, et semblait éprouver une grande agitation. Elle s’efforça de rassurer Adeline, et promit de se servir de son influence pour persuader à La Motte d’empêcher le marquis de renouveler ses propositions. «Vous savez, ma bonne amie, ajouta madame La Motte, que notre position présente nous oblige à ménager le marquis. Vous ferez bien de laisser paraître le moins de ressentiment possible dans vos manières envers lui; comportez-vous à ses yeux avec votre aisance ordinaire, et je ne doute point que tout ceci ne se passe sans vous exposer à de nouvelles sollicitations.» «--Ah! madame, dit Adeline, quelle tâche difficile vous m’imposez! Je vous en conjure, que je ne sois plus exposée à l’humiliation de me trouver en sa présence! Toutes les fois qu’il viendra dans l’abbaye, souffrez que je ne sorte pas de ma chambre.» «--J’y consentirais de tout mon cœur, dit madame La Motte, si notre position le permettait. Mais vous savez que l’asile dépend de la bienveillance du marquis, bienveillance que nous ne devons pas hasarder légèrement; et certes la conduite que vous proposez nous en ferait courir le danger. Prenons des mesures plus douces, et nous conserverons son amitié, sans vous exposer à aucun risque sérieux. Montrez-vous avec votre complaisance accoutumée: la tâche n’est pas aussi difficile que vous l’imaginez.» Adeline soupira. «Je vous obéis, madame, dit-elle: c’est mon devoir; mais vous me pardonnerez de vous dire.... que c’est avec une extrême répugnance.» Madame La Motte promit d’aller trouver son mari sur-le-champ; et Adeline se retira, non pas convaincue qu’elle n’avait plus rien à craindre, mais un peu plus tranquillisée. Bientôt après, elle vit partir le marquis. Comme rien ne paraissait plus alors s’opposer au retour de madame La Motte, elle l’attendit avec la plus grande impatience. Après avoir ainsi demeuré près d’une heure dans sa chambre, on vint enfin lui dire de descendre au salon. Elle y trouva monsieur La Motte tout seul. Il se leva à son approche, et marcha quelques minutes sans parler. Alors il s’assit, et lui adressant la parole: «Ce que vous avez rapporté à madame La Motte, dit-il, m’inquiéterait beaucoup, si je voyais la conduite du marquis sous un point de vue aussi sérieux qu’elle le considère. Je sais que les jeunes personnes sont disposées à mésinterpréter l’insignifiante galanterie des gens du monde. Et vous, Adeline, vous ne sauriez jamais mettre trop d’attention à distinguer une légèreté de ce genre d’une sollicitation plus sérieuse.» Adeline fut surprise et offensée que La Motte pût apprécier son intelligence et ses dispositions aussi légèrement que le supposait son discours. «Est-il possible, monsieur, lui dit-elle, que vous soyez informé de la conduite du marquis?» «--Cela est très-possible et très-sûr, répliqua La Motte un peu sèchement; et il est aussi très-possible que je voie cette affaire avec un jugement moins trompé que le vôtre par la prévention. Quoiqu’il en soit, je ne conteste pas sur ce point. Je vous demanderai seulement, puisque vous connaissez les dangers de ma situation, de vous y conformer, et de ne pas vous exposer, par un ressentiment déplacé, au courroux du marquis. Il est à présent mon ami; et, pour ma sûreté, il faut qu’il continue de l’être. Mais, si je souffre que quelqu’un de ma famille le traite avec grossièreté, je dois m’attendre à le voir mon ennemi. Il vous est certainement facile d’avoir pour lui des égards. Adeline trouva bien dur le mot de _grossièreté_ dans le sens que lui donnait La Motte; mais elle s’interdit toute expression de mécontentement. «J’aurais désiré, monsieur, lui dit-elle, avoir le droit de me retirer dès que le marquis paraîtrait; mais, puisque vous pensez que cette conduite peut compromettre vos intérêts, je dois me résigner.» «--Cette prudence et cette docilité m’enchantent, dit La Motte; et, puisque vous désirez m’être utile, sachez que vous ne pouvez mieux y parvenir qu’en traitant ce seigneur comme un ami.» L’expression _ami_, rapprochée de l’idée du marquis, forma une dissonnance à l’oreille d’Adeline. Elle hésita, et regarda La Motte. «En qualité de _votre_ ami, monsieur, je m’efforcerai de le traiter....» Elle eût voulu dire, «comme le mien;» mais il lui fut impossible de terminer la phrase.--Elle implora sa protection contre l’autorité de son père. «Comptez sur toute la protection que je puis vous donner, dit La Motte; mais vous savez combien je suis dénué du droit et des moyens de lui résister. Puisqu’il a découvert votre retraite, il n’ignore probablement pas les circonstances qui me retiennent ici; et, si je m’oppose à ses desseins, il peut croire que la voie la meilleure pour vous avoir en sa possession, c’est de me découvrir aux officiers de justice. Nous sommes environnés de périls; que ne puis-je entrevoir quelques moyens de vous y dérober!» «--Quittez cette abbaye, dit Adeline, et cherchez un asile en Suisse ou en Allemagne; vous serez alors délivré de toute obligation envers le marquis, et de la persécution que vous redoutez. Pardonnez, si je vous donne un conseil que, sans doute, m’inspire à certain point le désir de ma propre sûreté, mais qui en même temps paraît offrir les seuls moyens de consolider la vôtre.» «--Votre plan serait raisonnable, dit La Motte, si j’avais de l’argent pour l’exécuter. Quant à présent je dois me borner à rester ici autant ignoré qu’il est possible, en me faisant des amis de ceux qui me connaissent. Je dois surtout conserver la faveur du marquis; il pourrait beaucoup, si votre père prenait contre vous des mesures extrêmes. Mais que dis-je? Votre père s’y est peut-être déjà porté; et peut-être les effets de sa vengeance sont-ils suspendus sur ma tête! Je m’y trouve exposé, Adeline, par l’intérêt que je prends à vous. Si je vous eusse remise entre ses mains, je n’aurais aucun sujet de crainte.» Cette preuve de l’affection de La Molle, dont Adeline ne pouvait douter, la pénétra si fort, qu’il lui fut impossible d’en exprimer le sentiment. Dès qu’elle put parler, elle témoigna sa reconnaissance dans les termes les plus animés. «Ces expressions sont-elles sincères? dit La Motte.» «--Est-il possible que je ne sois pas vraie? répliqua Adeline en pleurant, au soupçon d’ingratitude.--Il est facile, dit La Motte, de prononcer des sentimens, sans qu’ils partent du cœur: je ne crois à leur sincérité que lorsqu’ils influent sur nos actions.» «--Que prétendez-vous? dit Adeline avec surprise.» «--Je prétends vous demander si, dans le cas où l’occasion s’offrirait de me prouver ainsi votre reconnaissance, vous seriez fidèle à vos sentimens?» «--Indiquez-en une que je puisse ne pas saisir, dit Adeline avec énergie.» «--Par exemple, si le marquis vous faisait désormais l’aveu d’une passion sérieuse, et vous offrait sa main, quelque petit ressentiment, quelque préoccupation secrète pour un amant plus heureux, ne vous engageraient-ils point à refuser?» Adeline rougit et baissa les yeux vers la terre. «--Vous avez en effet indiqué la seule occasion où je refuserais de prouver ma sincérité. Je ne puis jamais aimer le marquis, ni même l’estimer, à vous parler franchement. J’avoue que le repos d’une vie entière est un trop grand sacrifice, même pour la reconnaissance.» La Motte parut mécontent. «Je l’avais bien prévu, dit-il. Ces sentimens délicats figurent à merveille dans les discours, et rendent infiniment aimable la personne qui les exprime; mais mettez-les à l’épreuve de l’action, ils s’évaporent en fumée, et ne laissent après eux que le naufrage de la vanité.» Cet injuste sarcasme fit venir les larmes aux yeux d’Adeline. «Puisque votre sûreté, monsieur, dépend de ma conduite, dit-elle, rendez-moi à mon père. Je consens à retourner auprès de lui, dès que mon séjour ici doit vous entraîner dans de nouveaux malheurs. Souffrez que je ne me montre pas indigne de la protection que j’ai trouvée jusqu’à ce jour, en préférant mon bien-être au vôtre. Quand je serai partie, vous n’aurez plus aucun sujet de craindre de la part du marquis, au mécontentement duquel vous seriez probablement exposé si je demeurais ici; car je sens qu’il me serait impossible d’écouter ses sollicitations, quelque honnêtes que puissent être ses vues.» La Motte parut saisi et alarmé. «Cela ne sera pas, dit-il; ne nous fatiguons point à nous représenter comme possibles des malheurs que nous ne chercherions à éviter ensuite qu’en nous précipitant dans des malheurs certains. Non, Adeline, quoique vous soyez prête à vous sacrifier à ma sûreté, je n’y consentirai pas. Je ne vous rendrai pas à votre père que je n’y sois forcé. Soyez donc tranquille sur ce point. Tout ce que je vous demande en récompense, c’est de vous conduire poliment avec le marquis.» «--- Je tâcherai de vous obéir, monsieur, dit Adeline.» En ce moment madame La Motte entra dans le salon, et cette conversation finit. Adeline passa la soirée dans de tristes réflexions, et se retira dans sa chambre le plus tôt possible, empressée de chercher au sein du sommeil un refuge contre ses chagrins. CHAPITRE II. Le manuscrit trouvé par Adeline la nuit précédente s’était souvent retracé à sa mémoire pendant la durée du jour; mais elle avait pris alors un trop grand intérêt aux circonstances du moment, ou bien elle avait eu trop de crainte d’être interrompue pour essayer de le lire. Elle le prit dans le tiroir où elle l’avait déposé, et s’assit à côté de son lit, dans l’intention seulement de parcourir quelques-unes des premières pages. Elle l’ouvrit avec une curiosité impatiente, que l’encre décolorée et presque effacée satisfaisait bien lentement. Les premiers mots de la page étaient entièrement perdus; mais ceux qui semblaient commencer le récit étaient ainsi conçus: «O vous, qui que vous soyez! que le hasard ou l’infortune pourront un jour conduire dans ce lieu... c’est à vous que je m’adresse... à vous que je révèle mes outrages..... à vous que j’en demande vengeance. Vain espoir! Je trouve pourtant quelque consolation à croire que ce que j’écris maintenant pourra tomber un jour sous les yeux de mes semblables; qu’un jour les mots qui disent mes souffrances pourront émouvoir la pitié de quelque cœur sensible. »Mais retenez vos larmes..... Votre pitié est maintenant superflue. Depuis long-temps les angoisses de la misère ont cessé; depuis long-temps le cri de la plainte ne se fait plus entendre. C’est faiblesse que de désirer une compassion qui ne peut être excitée qu’après que je me serai endormi du sommeil de la mort, et que je commencerai, je l’espère, à jouir du bonheur éternel. »Apprenez donc que, la nuit du 12 octobre 1742, je fus arrêté sur la route de Caux par quatre scélérats qui, après avoir désarmé mon domestique, me traînèrent à travers des bois et des lieux déserts dans cette abbaye. Leur conduite n’était pas celle de brigands ordinaires, et je démêlai bientôt qu’ils étaient mis en œuvre par un agent supérieur pour accomplir quelque horrible projet. Aucune prière, aucune récompense ne purent les engager à découvrir celui qui les employait, ni à se départir de leur dessein: ils ne voulurent pas même révéler la moindre circonstance de leurs intentions. »Mais lorsqu’après une longue course, ils furent arrivés dans cet édifice, ils déclarèrent aussitôt leur perfide commettant, et son horrible complot ne fut que trop bien connu. Ah! quel moment! toutes les foudres du ciel semblaient lancées sur cette tête sans défense. O courage! donne à mon cœur la force de...» La lumière d’Adeline expirait alors dans la bobèche, et l’encre était si pâle et si faiblement éclairée, qu’elle fit de vains efforts pour distinguer les caractères. Elle ne pouvait se procurer en bas une autre lumière, sans découvrir qu’elle n’était pas encore couchée; circonstance qui aurait excité l’étonnement, et entraîné des explications dans lesquelles elle ne désirait pas entrer. Forcée de suspendre un examen auquel le concours de tant de circonstances donnait un intérêt si terrible, elle se retira dans son humble couche. Ce qu’elle avait lu du manuscrit l’attachait par une affreuse curiosité au sort de l’auteur, et présentait à son âme des images épouvantables. «Dans ces appartemens! dit-elle.» Elle frissonna, et ferma les yeux. Enfin, elle entendit madame La Motte entrer dans sa chambre; et les fantômes de la terreur, commençant à se dissiper, lui permirent de reposer. Le matin, elle fut réveillée par madame La Motte, et reconnut, à son grand regret, qu’elle avait tellement excédé la durée ordinaire de son sommeil, qu’il ne lui était pas possible de reprendre la lecture du manuscrit.... La Motte paraissait singulièrement sombre, et madame La Motte avait un air de tristesse qu’Adeline attribuait à l’intérêt qu’elle prenait à son sort. Le déjeuner était à peine fini, qu’un bruit de chevaux annonça l’arrivée d’un étranger; et Adeline, par une fenêtre de la salle, vit le marquis mettre pied à terre. Elle se retira précipitamment; et, oubliant la prière de La Motte, elle courait à sa chambre; mais le marquis était déjà dans la salle, et voyant qu’elle sortait, il se tourna vers La Motte avec l’air de l’examiner. La Motte la rappela, et, par un coup d’œil trop intelligible, la fit ressouvenir de sa promesse. Elle recueillit toutes ses forces, tous ses esprits; ce qui ne l’empêcha pas de montrer, en s’approchant, beaucoup d’émotion, pendant que le marquis lui adressait la parole à son ordinaire, toujours avec la même gaîté sur sa figure, toujours avec la même aisance dans ses manières. Adeline fut surprise et offensée de cette confiance négligée, qui, réveillant au surplus sa fierté, lui imprima un air de dignité qui le déconcerta. Il parlait en hésitant, et semblait souvent n’être pas à la conversation. Enfin, il se lève, et prie Adeline de lui accorder un moment d’entretien. M. et madame La Motte sortaient de la chambre, lorsqu’Adeline, se tournant du côté du marquis, lui dit qu’elle ne voulait rien entendre qu’en présence de ses amis. Mais elle le dit en vain, car ils étaient déjà partis; et La Motte, en se retirant, exprima par ses regards combien elle lui déplairait si elle tentait de le suivre. Elle demeura quelque temps en silence, et dans une attente craintive. «Je vois, dit enfin le marquis, que la conduite indiscrète à laquelle m’a porté dernièrement l’excès de mon ardeur, m’a fait tort dans votre opinion, et que vous ne me rendrez pas facilement votre estime; mais je me flatte que l’offre que je vous fais maintenant de mon titre et de ma fortune doit assez prouver la sincérité de mon attachement, et doit assez expier une faute qui ne fut inspirée que par l’amour.» Après cet étalage de lieux communs verbeux, que le marquis semblait regarder comme le prélude de son triomphe, il tenta d’imprimer un baiser sur la main d’Adeline; mais elle la retira promptement, et lui dit: «Monseigneur, vous connaissez déjà mes sentimens sur cet article; il est à peu près superflu que je répète ici que je ne puis accepter l’honneur que vous m’offrez.» «--Expliquez-vous, aimable Adeline, je ne sache pas vous avoir fait cette offre jusqu’à présent.» «Vous avez raison, Monsieur, dit Adeline, et vous faites bien de me le rappeler, puisqu’après avoir entendu votre première proposition, j’ai pu en écouter d’autres un seul instant.» Elle se leva pour sortir de la chambre. «Arrêtez, mademoiselle, dit le marquis avec un regard où l’orgueil offensé s’efforçait de se cacher; ne souffrez pas qu’un dépit insensé agisse contre vos intérêts: rappelez-vous les dangers qui vous environnent, et pesez la valeur d’une offre qui peut du moins vous procurer un asile honorable.» «--Quelles que soient mes infortunes, monseigneur, je ne vous en ai jamais fatigué; vous me pardonnerez donc de vous observer que la mention que vous en faites à présent a beaucoup plus l’apparence de l’insulte que de la pitié.» Le marquis, malgré son trouble manifeste, était sur le point de répondre; mais Adeline refusa de s’arrêter, et se retira dans sa chambre. Toute délaissée qu’elle était, son cœur fut révolté de la proposition du marquis, et elle résolut de ne jamais l’accepter. Il est vrai qu’à la répugnance qu’elle avait pour son caractère général, et à l’aversion excitée par l’offre de sa main, se joignait l’influence d’un premier attachement, et d’un souvenir qu’il lui était impossible d’effacer de son cœur. Le marquis demeura à dîner; et, par égard pour La Motte, Adeline se mit à table. Pendant le repas, le premier la regardait en silence avec une attention si fréquente, que son chagrin devint insupportable; et, dès que la nappe fut enlevée, elle se retira. Madame La Motte la suivit de près; et ce ne fut que sur le soir qu’elle trouva le moment de retourner au manuscrit. Lorsque M. et madame La Motte furent dans leur chambre, et que tout parut tranquille, elle prit le rouleau; et, après avoir garni la lampe, elle lut ce qui suit: «Les brigands me détachèrent de dessus mon cheval, et me conduisirent à travers la salle à l’escalier tournant de l’abbaye: la résistance était inutile; mais je regardais autour de moi, dans l’espérance de voir quelque personne moins endurcie que les hommes qui m’avaient conduit ici, un être qui fût sensible à la pitié, ou du moins capable de quelques égards. Je cherchai vainement; personne ne parut, et cette circonstance confirma mes affreuses appréhensions. Tout se passait dans un mystère qui présageait une horrible catastrophe. Après avoir franchi quelques chambres, ils s’arrêtèrent dans une qui était tendue d’une vieille tapisserie. Je demandai pourquoi nous n’allions pas plus avant; on me répondit que je le saurais bientôt. »En ce moment je m’attendais à voir lever l’instrument mortel: tout bas, je me recommandai à Dieu. Mais ce n’était pas encore l’instant marqué pour mon trépas. Ils levèrent la tapisserie, sous laquelle était une porte qu’ils ouvrirent; me saisissant par le bras, ils me conduisirent en haut dans une suite de chambres affreuses. Arrivés à la dernière, ils s’y arrêtèrent encore. L’horrible obscurité du lieu semblait sympathiser avec l’assassinat, et inspirait des pensées de mort. Je regardai de nouveau si je voyais l’instrument de mon trépas; j’eus encore un répit. Je demandai en grâce de savoir ce qu’on me préparait; je n’avais pas besoin alors de demander qui était l’auteur de cette trame. Ils ne répondirent point à ma question; mais ils me dirent que cette chambre était ma prison. Après m’avoir laissé une cruche d’eau, ils sortirent de la chambre, et j’entendis fermer sur moi le verrou de la porte. »O bruit du désespoir! ô moment d’angoisse indicible! L’agonie de mort n’est certainement pas plus que celle que j’éprouvai. Privé du jour, de mes amis, de la vie (car je prévoyais mon sort); dans la fleur de mes années, dévoué à imaginer des horreurs plus effrayantes peut-être que toutes celles que la certitude peut produire, je succombe à.....» Ici plusieurs pages du manuscrit étaient ou endommagées par l’humidité, ou absolument illisibles. Adeline eut beaucoup de peine à déchiffrer les lignes suivantes: «J’ai déjà passé trois jours dans la solitude et le silence; les horreurs de la mort sont toujours devant mes yeux; essayons de nous préparer à ce passage terrible! Quand je m’éveille le matin, je crois que je ne vivrai pas assez pour voir la nuit prochaine; et quand la nuit est de retour, que je ne rouvrirai pas les yeux sur le matin. Pourquoi m’a-t-on conduit en ces lieux?... Pourquoi y suis-je cruellement emprisonné?..... Pour y mourir! Mais quelle action de ma vie a mérité ce traitement de la part d’un de mes semblables?--de.... * * * * * »O mes enfans! ô mes amis! je ne vous reverrai plus; je ne recevrai plus de vous le regard d’adieu de la tendresse!..... Je ne vous bénirai plus en vous quittant! Vous ne connaissez pas mon sort misérable!.... Hélas! il vous est impossible de le savoir. Vous me croyez heureux; sans quoi vous voleriez à mon aide. Je sais bien que ce que j’écris ne peut me servir de rien; mais c’est un soulagement que d’exhaler mes douleurs; et je bénis cet homme, moins barbare que ses compagnons, qui m’a fourni les moyens de les retracer. Hélas! il sait trop bien qu’il n’a rien à craindre de sa condescendance. Ma plume ne peut appeler aucun ami à mon secours, ni leur révéler mon danger avant qu’il n’en soit plus temps. O vous qui, dans la suite, viendrez peut-être à lire ce que j’écris maintenant, donnez une larme à mes souffrances: j’ai souvent pleuré sur les détresses de mes semblables!» Adeline s’arrêta. Ici, le malheureux écrivain en appelait directement à son cœur: il parlait avec l’énergie de la vérité; et, par un long prestige de l’imagination, le récit de ses souffrances passées semblait les reproduire comme présentes. Elle fut quelque temps hors d’état de continuer, et resta plongée dans une profonde et triste rêverie. «C’est dans ces mêmes appartemens, dit-elle, que cette pauvre victime était renfermée..... C’est ici qu’il....» Adeline frissonna, et crut entendre du bruit; mais rien ne troublait le calme de l’obscurité. «C’est dans ces mêmes chambres, dit-elle, que ces lignes furent écrites.... Ces lignes dont il tirait alors une consolation, en se figurant qu’elles seraient lues un jour par un œil compatissant. Il est arrivé ce jour! Etre infortuné, vos misères sont pleurées aux lieux où vous les avez subies. Ici, vous souffriez; ici, je gémis sur vos souffrances!» Son imagination était alors vivement frappée, et les illusions d’une âme égarée se présentaient à ses sens troublés avec toute la force de la réalité. Elle tressaillit encore, prêta l’oreille, et crut entendre _ici_ répété tout bas immédiatement derrière elle. Toutefois la terreur de cette idée ne fut que passagère: elle savait que cela était impossible; convaincue de l’erreur de son imagination, elle prit le manuscrit, et continua de lire. «A quoi suis-je réservé! pourquoi ce retard? Si je dois mourir.... pourquoi pas tout à l’heure? J’ai passé déjà trois semaines entre ces murs, sans qu’un regard de pitié ait adouci mes afflictions, sans qu’une autre voix que la mienne ait frappé mon oreille. Le visage des brigands qui me gardent est dur et inflexible, leur taciturnité opiniâtre. Que ce silence est terrible! O vous qui savez ce que c’est que de vivre dans les profondeurs de la solitude, qui avez passé vos jours affreux sans être réjouis par aucun son; vous, vous seuls pouvez dire ce que j’éprouve, et vous seuls pouvez savoir tout ce que j’endurerais pour entendre les accens d’une voix humaine! «O dure extrémité! ô mort vivante! quel affreux silence! autour de moi tout est mort; et moi existé-je, réellement, ou ne suis-je qu’un marbre? Est-ce un songe? Tout ceci est-il véritable? Hélas! je m’y perds!--Ce silence mortel et sans fin,--cette chambre affreuse,--la crainte de nouveaux tourmens,--ont troublé mon imagination. Oh! le sein d’un ami pour y reposer ma tête! le cordial de quelques accens pour revivifier mon âme!................. * * * * * J’écris à la dérobée. Je tremble que celui qui m’en a procuré les moyens n’ait été puni pour avoir manifesté quelques marques de pitié sur mon sort. Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours: peut-être est-il porté à me secourir; peut-être l’empêche-t-on de venir par cette raison. Oh! quelle espérance, mais qu’elle est vaine! Non, je ne dois plus quitter ces murs de ma vie. Un autre jour est venu, et je respire encore! Demain soir, à cette heure-ci, mes souffrances seront peut-être ensevelies dans la mort. Je continuerai mon journal pendant la nuit, jusqu’à ce que la main qui l’écrit soit arrêtée par le trépas: quand ce journal sera interrompu, le lecteur saura que je ne suis plus. Peut-être ces lignes sont-elles les dernières que j’écrirai jamais.».... * * * * * Adeline s’arrêta en versant un torrent de larmes. «L’infortuné! s’écria-t-elle, et il n’y eut pas une âme pitoyable pour te sauver! Grand Dieu! tes voies sont incompréhensibles!» En continuant de rêver, son imagination, qui s’égarait dans les régions de la terreur, triompha par degrés de sa raison. Elle avait devant elle un miroir sur sa table, et elle tremblait de lever les yeux dessus, de peur qu’il n’offrît à ses regards une autre figure que la sienne. D’autres effrayantes idées, d’autres images fantastiques se croisaient alors dans sa pensée. Elle crut entendre pousser près d’elle un profond gémissement. «Vierge sainte, protége-moi! s’écria-t-elle, en jetant un coup d’œil effrayé autour de la chambre; il y a ici quelque chose de plus que de l’imagination.» Ses terreurs la dominaient tellement, qu’elle fut plusieurs fois sur le point d’appeler une partie de la famille; mais elle fut retenue par sa répugnance à les déranger, et par la crainte du ridicule. Elle n’osait non plus bouger, ni presque respirer. En prêtant l’oreille au vent qui murmurait à la fenêtre de sa chambre solitaire, elle crut entendre encore un sanglot. Son imagination refusa de se soumettre plus long-temps à sa raison; elle tourna la tête, et une figure dont elle ne pouvait distinguer exactement la forme, sembla traverser une partie obscure de la chambre. Elle fut saisie d’un horrible frisson, et demeura immobile sur son siége. A la fin, un long soupir soulagea un peu ses esprits accablés, et elle reprit connaissance. Tout demeurant tranquille, elle commença, après quelques momens, à se demander si son imagination ne l’avait pas trompée, et elle se rendit assez maîtresse de sa terreur pour ne pas appeler madame La Motte. Cependant son âme était si troublée, que de la nuit elle n’osa plus reprendre le manuscrit; mais, après avoir passé quelque temps à prier et à calmer ses sens, elle se coucha. Lorsqu’elle s’éveilla le matin, les doux rayons du soleil jouèrent à travers sa croisée, et dissipèrent les illusions de l’obscurité. Son âme, tranquillisée et raffermie par le sommeil, repoussa les superstitieuses et turbulentes chimères de l’imagination. Elle se leva ranimée et rendant grâces au ciel; mais en descendant pour déjeuner, ce calme s’évanouit à la vue du marquis, dont les fréquentes visites, après ce qui s’était passé, non-seulement lui déplaisaient, mais lui causaient encore beaucoup d’alarmes. Elle vit qu’il était résolu à continuer de lui faire la cour: l’effronterie et l’insensibilité de cette conduite, en excitant son indignation, augmentaient sa répugnance. Par pitié pour La Motte, elle s’efforçait de cacher ces émotions, quoiqu’alors elle crût qu’il avait trop exigé de sa complaisance, quoiqu’elle commençât sérieusement à considérer comment elle pourrait se soustraire à la nécessité d’avoir les mêmes égards. Le marquis eut pour elle les attentions les plus respectueuses; mais Adeline garda le silence, fut très-réservée, et saisit la première occasion de se retirer. Comme elle passait dans l’escalier tournant, Pierre entra dans la salle en bas; en voyant Adeline, il s’arrêta, et la regarda avec empressement: elle ne le remarquait pas; mais il l’appela doucement, et alors elle lui vit faire un signe, comme s’il avait quelque chose à lui communiquer. Au même instant La Motte ouvrit la porte de la chambre voûtée, et Pierre disparut bien vite. Elle remonta dans sa chambre, en rêvant à ce signe et à l’air de précaution dont Pierre l’avait accompagné. Mais ses pensées revinrent bientôt à leurs objets accoutumés. Déjà trois jours étaient écoulés, et elle n’entendait point parler de son père; elle commença d’espérer qu’il s’était départi des mesures violentes dont La Motte l’avait prévenue, et qu’il voulait suivre un plan plus modéré; mais, lorsqu’elle réfléchissait à son caractère, cela ne lui paraissait pas probable, et elle retombait dans ses premières alarmes. La persévérance du marquis, et la conduite que La Motte la forçait à tenir, lui rendaient très-pénible son séjour à l’abbaye; et cependant elle ne pouvait songer, sans effroi, à en sortir pour retourner auprès de son père. L’image de Théodore s’insinuait souvent au milieu de ses pensées tumultueuses, et y mêlait une angoisse occasionnée par son étrange départ. Elle avait un pressentiment confus que son sort était lié au sien de quelque manière; et tous ses efforts pour le repousser de son souvenir ne servaient qu’à lui montrer les progrès qu’il avait faits dans son cœur. Pour détourner sa pensée de ces objets, et satisfaire une curiosité si vivement excitée la nuit précédente, elle reprit le manuscrit; mais au moment de l’ouvrir, elle en fut empêchée par l’arrivée de madame La Motte, qui venait lui dire que le marquis était parti. Elles passèrent ensemble leur matinée à travailler, et à s’entretenir de choses indifférentes. La Motte ne parut pas jusqu’au dîner: il y parla peu, et Adeline encore moins. Elle lui demanda pourtant s’il avait des nouvelles de son père? «Aucune, dit La Motte; mais, d’après ce que m’a dit le marquis, j’ai de bonnes raisons de croire qu’il n’est pas loin d’ici.» Adeline fut saisie; mais elle prit sur elle de répondre avec une fermeté apparente: «Monsieur, je vous ai déjà trop long-temps enveloppé dans mes infortunes, et je vois aujourd’hui que ma résistance vous perdrait sans me servir; je demande donc à retourner auprès de mon père, et à vous éviter par-là de nouveaux malheurs.» «C’est un parti très-inconsidéré, reprit La Motte; et si vous y persistez, je crains bien que vous ne vous en repentiez cruellement. Je vous parle en ami, Adeline, et je souhaite que vous tâchiez de m’écouter sans prévention. Je vois que le marquis vous offre sa main. Je ne sais ce qui doit me surprendre le plus, qu’un homme de ce rang et de cette importance fasse la demande d’une personne sans fortune et sans relation remarquables, ou que cette personne puisse un moment refuser l’avantage qu’on lui présente. Vous pleurez, Adeline! permettez-moi d’espérer que vous êtes convaincue de l’absurdité d’une pareille conduite, et que vous ne vous jouerez plus de votre bonheur. La tendresse que je vous ai montrée vous a prouvé combien je m’intéresse à vous, et qu’en vous donnant ce conseil, je n’ai d’autre vue que votre bien. Je dois néanmoins vous le dire: quand même votre père n’insisterait pas pour vous retirer d’ici, je ne sais combien de temps ma position me laisserait les moyens de vous procurer les faibles secours que vous y recevez. Vous gardez toujours le silence?» La peine que lui fit éprouver ce discours l’empêchait de parler; elle continua de pleurer. A la fin, elle dit: «Souffrez, monsieur, que je retourne vers mon père; ce serait certainement bien mal reconnaître les bontés dont vous me parlez, que de vouloir demeurer après ce que vous venez de me dire: quant à la main du marquis, je sens qu’il m’est impossible de l’accepter.» Le souvenir de Théodore s’éveilla dans son âme, et ses larmes redoublèrent. La Motte resta long-temps pensif. «Étrange aveuglement! dit-il. Pouvez-vous persister dans cet héroïsme romanesque, et préférer un père aussi barbare que le vôtre au marquis de Montalte; un sort aussi rempli de dangers, à une vie de magnificence et de délices?» «--Pardonnez-moi, dit Adeline; un mariage avec le marquis serait magnifique, mais jamais heureux. Son caractère excite mon aversion; et je vous supplie, monsieur, de ne plus me parler de lui.» CHAPITRE III. La conversation rapportée dans le chapitre précédent fut interrompue par l’arrivée de Pierre, qui, en sortant de la chambre, regarda Adeline très-intelligiblement, et lui fit presque signe. Elle était fort inquiète de savoir ce qu’il lui voulait, et passa bientôt après dans la salle, où elle le trouva qui ne se pressait pas de s’éloigner. Dès qu’il la vit, il lui fit signe de ne rien dire, et de le suivre dans un coin. «Eh bien! Pierre, lui dit-elle, qu’avez-vous à m’apprendre? «--Chut! mamselle; pour l’amour de Dieu, parlez plus bas: si l’on nous écoutait, nous serions perdus.» Adeline le pria de s’expliquer. «Oui, mamselle, c’est ce qui m’a trotté dans la tête toute la journée. Je n’ai pas cessé d’épier le moment; j’ai regardé, et tant regardé encore, que j’ai craint que mon maître ne m’aperçût; mais j’ai eu beau faire, vous n’avez pas voulu m’entendre.» Adeline le conjura d’être prompt. «--Oui, mamselle; mais j’ai tant de peur qu’on nous voie! Mais il n’y a rien que je ne fasse pour une aussi bonne demoiselle; car je ne saurais songer au danger qui vous a menacée, sans vous en parler.» «--Au nom de Dieu, dit Adeline, dépêchez-vous, sans quoi nous serons interrompus.» «--Eh bien! donc...; mais il faut que vous me juriez, par la sainte Vierge, que vous ne direz jamais que c’est moi qui vous l’ai dit, car mon maître me...» «--Je le jure, je le jure, dit Adeline.» «--Eh bien! donc...., lundi soir, comme je.... Paix! n’ai-je pas entendu marcher? Mamselle, allez-vous-en vite par-là dans le cloître. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’on nous aperçût. Je vais sortir à la porte de la salle, et vous viendrez par le passage. Pour tout au monde, je ne voudrais pas qu’on nous aperçût.» Adeline fut très-effrayée de ce discours de Pierre, et se hâta d’aller dans le cloître. Il parut bientôt; et, regardant avec précaution autour de lui, il reprit de la sorte: «Comme je vous disais donc, mamselle, lundi soir, que le marquis coucha ici, vous savez qu’il veilla fort tard, et je crois peut-être en deviner la raison. Il s’est passé d’étranges choses; mais ce n’est pas mon affaire de dire tout ce que je pense.» «--Venez au fait, je vous prie, dit Adeline avec impatience. Quel est ce danger qui me menace, dites-vous? Dépêchez, ou nous serons aperçus.» «--Un grand danger, mamselle, si vous saviez tout; et, quand vous le sauriez, qu’est-ce que cela ferait, s’il n’y a pas moyen de vous en tirer? Mais je n’y vais pas par deux chemins: j’ai résolu de vous le dire, quand je devrais m’en repentir après.» «--Vous avez bien plutôt résolu de ne point le dire, car vous n’avez pas encore avancé d’une ligne. Mais expliquez-vous donc? Vous parliez du marquis.» «--Chut! mamselle; pas si haut. Le marquis, comme je vous disais, a veillé fort tard, et mon maître a veillé avec lui. Un de ses gens était venu coucher avec moi dans la chambre boisée, et l’autre était resté pour déshabiller son maître. Sitôt que nous fûmes assis tous deux.... Seigneur, ayez pitié de moi! cela m’a fait dresser les cheveux! j’en tremble encore. Sitôt donc que nous fûmes assis tous les deux... Mais, sur ma vie, voici mon maître: je l’ai entrevu à travers les arbres; s’il me voit, c’est fait de nous. Je vous dirai le reste une autre fois.» A ces mots, il courut dans l’abbaye, laissant Adeline dans un état inexprimable d’alarme, de curiosité et de souffrance. Elle alla se promener dans la forêt, rêvant au discours de Pierre, et s’efforçant de deviner quel en était l’objet. Madame La Motte la rejoignit alors, et elles s’entretinrent de différentes choses jusqu’à leur rentrée dans l’abbaye. Adeline chercha vainement, ce jour-là, l’occasion de parler à Pierre. A souper, pendant qu’il servait, elle regardait de temps en temps son visage avec beaucoup d’inquiétude, dans l’espoir qu’elle pourrait y démêler quelque chose au sujet de ses craintes. Lorsqu’elle se retira, madame La Motte l’accompagna dans sa chambre, et continua de causer avec elle fort long-temps, de manière qu’elle ne trouva pas moyen de voir Pierre en particulier.--Madame La Motte semblait affectée de quelque grand chagrin: Adeline s’en aperçut, et la conjura de lui dire la cause de sa tristesse; mais les larmes lui vinrent aux yeux, et elle sortit brusquement de la chambre. Cette conduite de madame La Motte concourait avec le discours de Pierre pour alarmer Adeline. Elle resta sur son lit, absorbée dans ses réflexions, et n’en fut tirée que par le timbre d’une horloge qui était dans la chambre au-dessous, et qui sonna minuit. Elle se préparait à reposer, lorsque se rappelant le manuscrit, il lui fut impossible de passer la nuit sans le lire. Les premiers mots qu’elle put distinguer étaient les suivans: «Je reviens à cette triste consolation.--On m’a promis de voir encore un autre jour. Il est à présent minuit! ma lampe solitaire brûle à côté de moi, le moment est terrible; mais pour moi, le silence de midi est comme le silence de minuit: ils ne diffèrent que par une obscurité plus profonde. Les heures taciturnes, invariables, ne sont comptées que par mes tourmens! Grand Dieu! quand doivent-ils finir? * * * * * * * * * * »Mais pourquoi cette étrange détention? Jamais je ne l’offensai. Si l’on me destine la mort, pourquoi ce retard? et pourquoi m’a-t-on conduit ici, si ce n’est pour y mourir? Cette abbaye.... hélas!»... En cet endroit, le manuscrit était encore illisible; et pendant plusieurs pages, Adeline n’en put tirer que des phrases décousues. «O calice amer! Quand donc, quand trouverai-je le repos? O mes amis! aucun de vous ne volera-t-il à mon secours? aucun de vous ne vengera-t-il mes tourmens? Ah! quand il sera trop tard,--quand j’aurai disparu pour toujours, vous tâcherez de les venger. * * * * * * * * * * »La nuit est encore revenue pour moi. J’ai encore passé un jour dans la solitude et dans la souffrance. J’ai gravi à la fenêtre dans l’idée que l’aspect de la nature rafraîchirait mon âme, et me donnerait quelque force pour supporter mes afflictions. Hélas! jusqu’à cette faible consolation qui m’est ravie! La croisée donne sur des parties intérieures de cette abbaye, et ne reçoit qu’une portion de ce jour que je ne dois jamais revoir pleinement. Cette nuit! cette nuit!» * * * * * Adeline frissonna d’horreur. Elle tremblait de lire la phrase suivante; mais la curiosité la pressait de poursuivre. Elle n’osa pas: une frayeur indicible s’empara d’elle. «Quelque horrible forfait a été consommé dans ces lieux, dit-elle; le récit des paysans est véritable. On a commis un assassinat.» Cette idée la fit tressaillir d’épouvante. Elle se rappela le poignard qui avait embarrassé ses pas dans les appartemens dérobés, et cette circonstance servait à la confirmer dans ses plus terribles conjectures. Elle désirait examiner ce poignard; mais il était dans une de ces chambres, et elle tremblait d’aller le chercher. «Malheureuse, malheureuse victime! s’écria-t-elle; aucun de tes amis ne pouvait-il te garantir de la mort? Oh! que n’étais-je près de toi! Mais qu’aurais-je pu faire pour te sauver? Hélas! rien. J’oublie qu’en ce moment peut-être, je suis, comme toi, livrée à des dangers dont aucun ami ne viendra me défendre. Je ne prévois que trop quel est l’auteur de tes misères!» Elle s’arrête, et croit entendre un sanglot pareil à celui qui s’était prolongé dans l’appartement la nuit précédente. Son sang se glace; elle reste immobile. Elle était alors dans sa chambre que lui avait rendue madame La Motte. Éloignée du reste de la famille, laquelle se trouvait presque hors de la portée de la voix, cet isolement frappa son imagination à tel point, qu’elle eut bien de la peine à ne pas s’évanouir. Elle se tint sur son séant pendant un temps considérable; mais tout était tranquille. Après s’être un peu remise, son premier mouvement fut d’appeler la famille; mais ses réflexions l’en empêchèrent. Elle tâcha de calmer ses esprits, et adressa une courte prière à cet Etre qui jusqu’alors l’avait garantie de tout danger. Son âme rassurée se releva par degrés; une sublime satisfaction remplit son cœur, et elle reprit la lecture du manuscrit. Plusieurs des lignes suivantes étaient effacées.--«............ * * * * * ......Il m’avait dit que je n’avais pas plus de trois jours à vivre, et me donna le choix du fer ou du poison. Oh! quel moment d’agonie! Grand Dieu! tu vis mes souffrances! Souvent, avec l’espoir momentané de m’échapper, je regardais les barreaux élevés des fenêtres de ma prison;--j’étais résolu de tenter l’impossible, et dans un élan de désespoir je gravis à la croisée; mais le pied me manqua, je tombai sur le plancher, et fus étourdi du coup. En revenant à moi, le premier bruit que j’entends, ce sont les pas d’une personne qui entrait dans ma prison. Je me rappelai le passé; ma situation était affreuse. Je frémissais de ce qui allait m’arriver. Le même homme s’approche; il me regarde d’abord avec pitié; mais son visage reprend bientôt sa férocité naturelle. Il ne venait pas alors pour exécuter le dessein de celui qui l’emploie; je suis destiné à vivre encore un jour.--Grand Dieu! que ta volonté soit faite!» Adeline ne put aller plus loin. Toutes les circonstances qui semblaient confirmer le destin de ce malheureux se pressaient dans son âme; les rapports concernant l’abbaye,--les songes qui avaient précédé sa découverte des appartemens secrets,--l’étrange hasard qui lui avait fait trouver le manuscrit, et l’apparition qu’elle croyait alors avoir vue réellement. Elle se reprocha de n’avoir point parlé à La Motte du manuscrit et des chambres, et elle se promit de le faire le lendemain matin. Les soins pressans qui avaient occupé son âme, et la crainte de perdre le manuscrit avant de l’avoir lu, l’en avaient empêchée jusqu’alors. Elle pensa qu’une pareille combinaison de circonstances ne pouvait avoir été produite que par un pouvoir surnaturel pour opérer le châtiment du coupable. Ces réflexions remplirent son cœur d’une crainte que la solitude et la grandeur de la vieille chambre où elle était, ainsi que l’heure avancée de la nuit, changèrent bientôt en épouvante. Elle n’avait jamais été superstitieuse, mais un concours de circonstances aussi extraordinaires ne pouvait lui paraître l’ouvrage du hasard. Son imagination, travaillée par ces rapprochemens, redevint encore sensible aux moindres impressions; elle tremblait de regarder autour d’elle dans la crainte de revoir quelque horrible fantôme, et elle se figura presque qu’elle entendait des voix gémir dans l’ouragan qui ébranlait alors l’édifice. Elle s’efforçait toujours de se rendre assez maîtresse de ses sensations pour éviter de déranger la famille; mais elles devinrent si pénibles, que la crainte même d’être tournée en ridicule par La Motte fut à peine capable de la retenir dans sa chambre. Son âme était dans une telle agitation, qu’il lui fut impossible de continuer le manuscrit, quoiqu’elle l’eût essayé, pour se délivrer des tourmens de l’incertitude. Elle le quitta encore, et chercha à se tranquilliser. «Qu’ai-je à redouter? dit-elle. Je suis innocente, et je ne serai pas punie pour le crime d’un autre.» Une violente bouffée de vent, qui traversa toute la suite des appartemens, secoua si fortement la porte qui conduisait de son ancienne pièce à coucher dans les chambres secrètes, qu’impatiente de s’éclaircir, elle courut voir d’où le bruit provenait. La tapisserie qui couvrait la porte était violemment agitée: Adeline l’observa un moment avec une terreur inexprimable; mais enfin, persuadée que le vent seul la faisait mouvoir, elle fit un soudain effort pour maîtriser ses sensations, et s’arrêta pour la soulever. Alors elle crut entendre une voix. Elle prêta l’oreille, mais tout était tranquille; cependant la crainte la saisit tellement, qu’elle n’avait la force ni d’examiner la chambre, ni d’en sortir. Quelques instans après, la voix se fit encore entendre, elle fut alors convaincue qu’elle ne s’était pas trompée; elle l’entendait distinctement, quoique très-faible, et fut presque sûre qu’elle répétait son nom. Son imagination était si frappée, qu’elle pensa que c’était la même voix qu’elle avait entendue dans ses rêves. Cette conviction acheva de lui ôter le peu de courage qui lui restait; et, tombant dans un fauteuil, elle perdit toute connaissance. Elle ne sut pas combien de temps elle avait demeuré dans cet état; mais, en reprenant ses sens, elle rassembla toutes ses forces, et gagna l’escalier tournant, d’où elle appela d’une voix très-forte. Personne ne l’entendit; et elle courut aussi vite que le lui permettait sa faiblesse, à la chambre de madame La Motte. Elle frappa doucement à la porte; il lui fut répondu par madame La Motte, fort alarmée de s’entendre éveiller à une heure aussi indue, et croyant que quelque danger menaçait son mari. Ayant reconnu que c’était Adeline, et qu’elle ne se trouvait pas bien, elle vint promptement à son secours. La terreur, encore peinte sur le visage d’Adeline, provoqua ses questions, et celle-ci lui en expliqua la cause. Madame La Motte fut si troublée de ce récit, qu’elle appela son mari. La Motte, plus fâché d’être dérangé qu’inquiet de l’émotion dont il était témoin, gronda Adeline d’avoir écouté ses prestiges plutôt que sa raison. Elle lui fit part alors de sa découverte des chambres intérieures et du manuscrit; circonstances qui excitèrent si fort l’attention de La Motte, qu’il voulut voir le manuscrit, et aller tout de suite dans les appartemens qu’Adeline venait de lui décrire. Madame La Motte s’efforça de le détourner de cette résolution; mais La Motte, sur qui la contrariété avait toujours un effet opposé à celui qu’on se proposait, et qui désirait jeter un nouveau ridicule sur les terreurs d’Adeline, persista dans son dessein. Il ordonna à Pierre de le suivre avec une lumière, insista pour être accompagnée de madame la Motte et d’Adeline: la première s’en défendait, et Adeline déclara d’abord qu’elle n’irait point; mais il voulut être obéi. Ils montèrent dans la tour, et entrèrent dans la première pièce tous à la fois; chacun répugnait à demeurer le dernier. Dans la seconde chambre, tout était en silence et en ordre. Adeline présenta le manuscrit, et montra la tapisserie qui cachait la porte. La Motte leva la tapisserie, et ouvrit la porte; mais madame La Motte et Adeline le conjurèrent de ne pas aller plus loin. Il leur dit de nouveau de le suivre. Tout était tranquille dans la première pièce; il témoigna sa surprise d’avoir été si long-temps sans découvrir ces chambres, et marchait vers la seconde; mais il s’arrêta subitement. «Nous différerons notre visite jusqu’à demain, dit-il; l’humidité de ces appartemens est malsaine à toute heure, mais elle est encore plus pénétrante pendant la nuit. Je suis glacé. Pierre, souviens-toi d’ouvrir les fenêtres de bon matin, afin que l’air puisse circuler.» «Eh mon Dieu! monsieur, dit Pierre, ne voyez-vous pas que je ne saurais y atteindre? D’ailleurs, je ne les crois pas faites pour être ouvertes, voyez ces grosses barres de fer: en vérité, cette chambre a tout l’air d’une prison; je crois que c’est là cet endroit qu’entendaient nos gens, lorsqu’ils disaient qu’aucun de ceux qui y étaient entrés n’en était sorti.» Pendant ce discours de Pierre, La Motte regarda attentivement les fenêtres élevées, qu’il avait peut-être vues d’abord, mais qu’il n’avait certainement pas examinées; il interrompit l’éloquence de son valet, et lui ordonna de marcher devant avec la lumière. C’est de bon cœur qu’ils sortirent tous de ces chambres, et retournèrent dans la pièce en bas, où l’on alluma du feu, et où tout le monde demeura quelque temps. La Motte, pour des raisons à lui connues, essaya de ridiculiser la découverte et les craintes d’Adeline; à la fin, elle le pria de cesser avec un ton sérieux qui lui en imposa. Il garda le silence. Bientôt après, Adeline, rassurée par le retour de l’aurore, remonta dans sa chambre, et goûta pendant quelques heures le charme d’un repos ininterrompu. Le lendemain, le premier soin d’Adeline fut de se procurer une entrevue avec Pierre, qu’elle avait quelque espoir de rencontrer en descendant l’escalier. Il ne parut pas, et elle se rendit au salon, où elle trouva La Motte qui avait l’air fort troublé. Adeline lui demanda s’il avait regardé le manuscrit. «J’ai jeté les yeux dessus, dit-il; mais le temps l’a si fort endommagé, qu’à peine peut-on le déchiffrer. Il me paraît contenir une histoire étrange et romanesque; je ne m’étonne plus qu’après avoir laissé votre imagination se frapper de ces récits terribles, vous vous soyez figuré voir des spectres, entendre des voix.» Adeline crut que La Motte ne voulait pas être convaincu; elle s’abstint donc de lui répliquer. Au déjeuner, pendant que Pierre servait, elle fixait souvent sur lui ses regards avec une impatiente curiosité; et sa figure l’assurait de plus en plus qu’il avait quelque chose d’important à lui communiquer. Dans l’espérance d’avoir un entretien avec lui, elle sortit du salon dès qu’il lui fut possible, et se rendit dans son allée favorite; elle y était à peine lorsque Pierre se montra. «Mon Dieu! dit-il, mamselle, je suis bien fâché de vous avoir fait peur la nuit dernière.» «--De m’avoir fait peur! dit Adeline; et quel rapport avez-vous avec ma frayeur?» Il lui apprit alors que sitôt qu’il avait cru M. et madame La Motte endormis, il s’était coulé à la porte de sa chambre, dans l’intention de lui dire la suite de ce qu’il avait commencé le matin: qu’il avait appelé plusieurs fois aussi haut qu’il l’osait; mais que, ne recevant point de réponse, il avait cru qu’elle dormait, ou ne voulait point lui parler; et qu’en conséquence il s’était retiré. Cette explication de la voix qu’elle avait entendue ranima ses esprits; elle fut même étonnée de ne pas l’avoir reconnue: mais, en se rappelant le désordre de son âme quelque temps auparavant, sa surprise cessa. Elle conjura Pierre d’être court en lui exposant le danger dont elle était menacée.--«Si vous voulez me laisser dire à ma guise, mamselle, vous le saurez bientôt; mais, lorsqu’on me trouble, et qu’on me fait des questions à tort et à travers, je ne sais plus ce que je dis.» «--A la bonne heure, dit Adeline; souvenez-vous seulement que nous pouvons être aperçus.» «--Oui, mamselle, j’en ai tout autant de peur que vous, car je crois que je passerais presque aussi mal mon temps; au reste, je ne vois personne; mais je suis sûr que, si vous restez encore une nuit dans cette abbaye, il vous arrivera malheur; car, comme je vous le dis, je suis au fait de tout.» «--Et de quoi donc, Pierre?» «--Vraiment! du complot qui va son train.» «--Quoi! serait-ce mon père?...» «--Votre père? interrompit Pierre. Eh mon Dieu! tout cela n’est que pour vous effrayer; ni votre père ni personne n’est venu vous demander; je vous jure qu’il n’a pas plus de vos nouvelles que le pape.--Non, vraiment.» Adeline parut fâchée. «Vous badinez, dit-elle; si vous avez quelque chose à me dire, dites-le promptement; je suis pressée.» «Mon Dieu, mamselle, je n’y entendais pas malice; j’espère que vous n’êtes pas en colère; mais je suis sûr que vous ne nierez pas que votre père soit cruel. Mais, comme je vous disais, le marquis de Montalte vous aime, et lui et mon maître (Pierre regarda de côté et d’autre) ont tenu conseil ensemble sur votre compte.» Adeline pâlit; elle comprit une partie de la vérité, et le conjura de poursuivre. «--Ils ont tenu conseil sur votre compte. Voici ce que Jacques, le laquais du marquis, m’a conté.--Pierre, me dit-il, vous ne savez guère ce qui se passe; je vous dirais bien tout si je voulais, mais ce n’est pas bien de dire ce qu’on nous confie. Je gage à présent que votre maître est fort discret avec vous.--Là-dessus, je me suis piqué, et j’ai voulu lui persuader que l’on pouvait se confier à moi aussi bien qu’à lui.--Peut-être que non, lui dis-je, peut-être que j’en sais tout autant que vous, quoique je ne m’en vante pas.--Oui-dà! dit-il; en ce cas, vous êtes plus discret que je ne croyais. C’est une jolie fille, dit-il en parlant de vous, mamselle; mais, au bout du compte, ce n’est qu’un pauvre enfant trouvé,--ainsi ce n’est pas grand’chose. J’avais envie de mieux savoir ce qu’il voulait dire. En faisant semblant d’en savoir autant que lui, j’ai si bien fait, qu’il a tout découvert; il m’a dit....--Mais vous êtes pâle, mamselle, vous trouveriez-vous mal?» «--Non, dit Adeline d’une voix tremblante, pouvant à peine se soutenir; continuez, je vous prie.» «--Il m’a dit que le marquis vous avait fait la cour fort long-temps, mais que vous ne vouliez pas l’écouter; qu’il avait même prétendu vouloir vous épouser, et qu’il n’y avait pas eu moyen. Pour ce qui est du mariage, ai-je dit, je suppose qu’elle sait que la marquise est vivante, et je suis bien sûr qu’elle n’est pas faite pour être avec lui sur un autre pied.» «--La marquise est donc réellement vivante? dit Adeline.» «--Eh oui! mamselle; nous savons tout, et je croyais que vous saviez cela aussi.--C’est ce qu’il faut voir, répliqua Jacques; du moins je crois qu’il sera plus fin qu’elle.--Je fus étonné; je ne pus m’en empêcher.--Oui, dit-il, vous savez que votre maître est convenu de la livrer à monseigneur.» «--Grand Dieu! que vais-je devenir! s’écria Adeline.» «--Oui, mamselle, j’en suis fâché pour vous; mais écoutez jusqu’à la fin. Quand Jacques m’eut dit cela, je m’oubliai tout-à-fait.--Je ne le croirai jamais, lui dis-je; je ne croirai jamais que mon maître se rende coupable d’une action aussi lâche; il ne la livrera pas, ou je ne suis pas chrétien.--Oh! dit Jacques, je croyais que vous saviez tout, sans quoi je n’aurais pas soufflé le mot. Au surplus, vous pouvez en avoir le cœur net, en allant écouter à la porte du salon, comme j’ai fait; ils sont maintenant en consultation là-dessus.» «--Vous n’avez pas besoin de me rien dire de plus de cette conversation, dit Adeline; mais apprenez-moi le résultat de ce que vous avez entendu dire dans le salon?» «--Vraiment, mamselle, je l’ai pris au mot, et je suis allé à la porte, où, j’en suis bien sûr, j’ai entendu mon maître et le marquis qui parlaient de vous. Ils ont dit bien des choses dont je n’ai rien compris; mais, à la fin, j’ai entendu le marquis dire:--Vous savez de quoi nous sommes convenus; ce n’est qu’à ces conditions que je veux bien ensevelir le passé dans l’ou.... l’ou.... l’oubli,--c’est le mot. M. La Motte a dit alors au marquis que, s’il voulait revenir à l’abbaye le soir (il entendait ce soir même, mamselle),--tout serait préparé suivant ses désirs.--Adeline sera en votre pouvoir, monseigneur, a-t-il dit..... vous savez déjà où est sa chambre.» A ces mots, Adeline joignit les mains, et leva les yeux au ciel dans un désespoir silencieux.--Pierre continua: «Quand j’entendis cela, je ne pus douter davantage de ce que Jacques m’avait dit.--Eh bien! dit-il, qu’en pensez-vous maintenant?--Eh mais! que mon maître est un coquin, ai-je dit.--Il est heureux que vous n’en disiez pas autant du mien.--Pour ce qui est de cela, ai-je dit....» Adeline, l’interrompant, lui demanda s’il n’en avait pas entendu davantage. «A l’instant même, dit Pierre, nous entendîmes madame La Motte venir d’une autre chambre, et nous courûmes vite à la cuisine.» «--Elle n’était donc pas présente à cette conversation? dit Adeline.--Non, mamselle; mais je gage bien que mon maître lui en a parlé.» Adeline fut presque aussi désolée de cette apparente perfidie de madame La Motte, que du sort dont elle était menacée. Après avoir rêvé quelque temps dans une agitation extrême: «Pierre, dit-elle, vous avez un bon cœur, et vous sentez une juste indignation de la trahison de votre maître.--Voulez-vous m’aider à me sauver?» «--Ah! mamselle, dit-il, comment vous y aider? Et puis, où irions-nous? je n’ai point d’amis à l’entour d’ici, pas plus que vous.» «Oh! reprit Adeline vivement émue, nous fuyons nos ennemis; des étrangers peuvent devenir nos amis. Aidez-moi seulement à sortir de cette forêt, et vous mériterez mon éternelle reconnaissance; dès que j’en serai dehors, je n’aurai plus de crainte.» «--Oh! pour ce qui est de la forêt, répliqua Pierre, j’en suis moi-même fort ennuyé. En y arrivant, je crus que nous y mènerions une bonne vie, au moins une vie comme je n’en avais jamais mené auparavant. Mais ces morts qui reviennent dans l’abbaye! je ne suis pas plus poltron qu’un autre, mais je ne les aime pas; et puis, il court des bruits si étranges! Et mon maître,--je crois que je l’aurais suivi au bout du monde; mais à présent il me tarde de le quitter, à cause de sa conduite à votre égard, mamselle.» «--Vous consentez donc à favoriser mon évasion? dit Adeline avec vivacité.» «Oh! quant à cela, mamselle, de tout mon cœur, si je savais où aller. J’ai bien une sœur en Savoie, mais il y a bien loin; j’ai bien épargné quelque argent sur mes gages, mais cela ne suffirait pas pour une aussi longue route.» «Que cela ne vous arrête point, dit Adeline; si j’étais une fois hors de cette forêt, je tâcherais de pourvoir à mes besoins, et de vous témoigner ma reconnaissance.» «--Oh! quant à cela, mamselle...» «--Eh bien! mon cher Pierre, songeons aux moyens de nous sauver. Ce soir, dites-vous; ce soir,--le marquis doit revenir?» «--Oui, mamselle, ce soir, à la brune. J’ai imaginé un moyen: les chevaux de mon maître pâturent dans la forêt, nous pouvons en prendre un, et le renvoyer à la première poste. Mais comment éviter d’être aperçus? D’ailleurs, si nous fuyons de jour, il va nous poursuivre et nous rattraper; si vous attendez la nuit le marquis sera venu, et il n’y aura plus de ressource. S’ils voient que nous sommes absens tous les deux, ils se douteront de la chose, et partiront sur-le-champ. Ne pourriez-vous pas vous en aller la première, et m’attendre quelque temps? Alors, tandis qu’ils vous chercheront dans l’abbaye, moi je m’esquiverai, et nous serons hors de leur portée avant qu’ils songent à nous poursuivre.» Adeline convint de la justesse de ces observations, et fut étonnée de la sagacité de Pierre. Elle lui demanda s’il savait quelque endroit dans le voisinage de l’abbaye où elle pût se cacher jusqu’à ce qu’il arrivât avec un cheval. «Vraiment oui, mamselle, maintenant que j’y songe, il y a un endroit où vous serez très en sûreté, car personne n’en approche; mais on dit qu’il y a des revenans, et peut-être ne voudrez-vous pas y aller?» Adeline, se ressouvenant de la nuit dernière, fut un peu effrayée; mais le sentiment de son danger actuel se réveilla dans son âme, et triompha de toutes ses autres appréhensions. «Où est cet endroit, dit-elle? si je puis m’y cacher, je n’hésiterai point à m’y rendre.» «--C’est un vieux tombeau qui est dans la partie du bois la plus épaisse, à un quart de mille de la route la plus prochaine, et presque à un mille de l’autre. Quand mon maître avait coutume de se cacher lui-même dans la forêt, je l’ai suivi dans les environs; mais ce n’est que d’avant-hier que j’ai trouvé le tombeau. Au surplus, qu’à cela ne tienne; si vous osez y venir, mamselle, je vais vous enseigner le chemin le plus court.» A ces mots, il lui montra, sur la gauche, un sentier tournant. Adeline, ayant regardé à l’entour sans voir personne, dit à Pierre de la conduire au tombeau. Ils suivirent le sentier; et bientôt, s’enfonçant dans la forêt sous les ombrages romantiques, sombres et presque impénétrables aux rayons du soleil, ils arrivèrent à l’endroit où Louis, précédemment, avait suivi les pas de son père. Le repos et la solennité de la scène frappèrent d’épouvante le cœur d’Adeline; elle s’arrêta, et la contempla quelque temps en silence. Enfin Pierre la mena dans l’intérieur de la ruine, où ils descendirent par plusieurs marches. «Un ancien abbé, dit-il, a été enterré ici, à ce que prétendent les gens du marquis, et il y a toute apparence qu’il était de notre monastère. Mais je ne sais pas pourquoi il s’est mis dans la tête de revenir; certainement il n’a pas été assassiné.» «--J’espère que non, dit Adeline.» «--On n’en pourrait pas dire autant de tous ceux qui sont entrés à l’abbaye, et...»--Adeline l’interrompit: «Paix, dit-elle, à coup sûr j’entends du bruit: que le ciel nous garde d’être découverts!» Ils prêtèrent l’oreille; mais tout était paisible, et ils avancèrent. Pierre ouvrit une porte basse, ils entrèrent dans un passage sombre et fréquemment obstrué par des fragmens de pierre le long desquels ils ne marchaient qu’avec précaution. «Où allez-vous? dit Adeline.--J’ai bien de la peine à me reconnaître, dit Pierre, car je n’ai jamais été aussi avant; mais tout paraît assez tranquille.» Quelque chose lui barra le chemin; c’était une porte qui céda sous sa main, et découvrit une espèce de cellule qui ne recevait qu’un jour obscur par une grille dans le haut; un faible rayon traversait la pièce, et en laissait la plus grande partie dans l’ombre. Adeline soupira. «Cet endroit est horrible, dit-elle; mais, s’il m’offre un asile, c’est un palais. Pierre, souvenez-vous que mon repos et mon honneur dépendent de votre fidélité; soyez à la fois discret et courageux. Ce soir, sur la brune (c’est le moment où je puis m’échapper de l’abbaye avec le moins de danger d’être aperçue), je viendrai vous attendre dans cette cellule. Aussitôt que monsieur et madame La Motte seront occupés à chercher sous les voûtes, vous m’amènerez ici un cheval; trois coups frappés sur le tombeau m’informeront de votre arrivée. Au nom de Dieu, soyez prudent et ponctuel.» «--Oui, mamselle, quoi qu’il puisse en arriver.» Ils remontèrent dans la forêt. Adeline, tremblant d’être observée, dit à Pierre de courir le premier à l’abbaye; et, si l’on avait eu besoin de lui, d’imaginer quelque excuse pour son absence. Lorsqu’elle fut seule, elle répandit un torrent de larmes, et s’abandonna à l’excès de sa douleur. Elle se voyait sans amis, sans parens, sans secours; abandonnée au plus affreux des dangers, et trahie par les personnes même à qui elle avait donné si long-temps des consolations, qu’elle avait aimées comme ses protecteurs, et respectées comme les auteurs de ses jours. Cette pensée frappa son cœur des plus affligeantes sensations; et celle de son péril imminent absorba pendant quelque temps la douleur d’avoir découvert dans autrui des desseins aussi criminels. Elle recueillit enfin tout son courage, et, reprenant la route de l’abbaye, s’efforça d’attendre avec patience le déclin du jour, et de soutenir une apparence de calme en présence de monsieur et de madame La Motte. Dans le premier moment, elle évita de les voir, ne comptant pas assez sur son habileté à déguiser ses émotions; elle se rendit donc dans sa chambre en rentrant à l’abbaye. Là, elle tâcha de fixer son attention sur différens objets, mais ce fut en vain: le danger de sa situation, et le regret de s’être si cruellement abusée sur le caractère de ceux qu’elle estimait, qu’elle aimait tant, assiégeait ses pensées. Pour une âme généreuse, peu de circonstances sont plus affligeantes que la découverte de la perfidie dans les personnes qui avaient notre confiance, quand même il n’en résulterait pour nous aucun préjudice. Ce qui l’attristait le plus, c’est la conduite de madame La Motte, qui, en se cachant d’elle, avait conspiré à la perdre. «Combien mon imagination m’a trompée! dit-elle. Quel tableau elle m’avait tracé de la bonté des hommes! Et me faut-il donc croire que tout le monde est fourbe ou cruel? Non; que je sois toujours abusée, toujours victime, plutôt que d’être condamnée à ce malheureux état de défiance.» Alors elle essaya de pallier les torts de madame La Motte, en les attribuant à la crainte qu’elle avait de son mari. «Elle n’ose pas lui désobéir, dit-elle; autrement elle m’avertirait de mes périls, elle m’aiderait à les éviter. Non, je ne la croirai jamais capable de tramer ma ruine; la terreur seule lui a fermé la bouche.» Adeline fut un peu consolée par cette réflexion; la bienveillance de son cœur la rendait sophiste subtile. Elle ne s’apercevait pas que rapporter à la crainte la conduite de madame La Motte, ce n’était que diminuer le degré de son crime, en l’imputant à un motif moins dépravé, mais non pas moins personnel. Elle resta dans sa chambre jusqu’à ce qu’on l’avertît pour dîner. Elle essuya ses larmes, et descendit au salon, le cœur palpitant, et d’un pas mal assuré. A l’aspect de La Motte, malgré tous ses efforts, elle trembla et devint pâle. Elle ne pouvait regarder même avec un air d’indifférence l’homme qu’elle savait avoir conjuré sa perte. Il remarqua son émotion, et lui demanda si elle était indisposée. Elle vit le danger que son agitation lui faisait courir. Craignant que La Motte n’en soupçonnât la véritable cause, elle recueillit toutes ses forces, et répondit d’un air de contentement qu’elle se portait bien. Pendant le dîner elle conserva assez de tranquillité pour cacher réellement les nombreuses souffrances de son cœur. Lorsqu’elle regardait La Motte, la terreur et l’indignation étaient ses sensations prédominantes; mais, lorsqu’elle regardait madame La Motte, c’était tout autre chose: la reconnaissance pour sa première amitié s’était tournée depuis long-temps en affection, et son cœur se gonflait alors de l’amertume de la douleur et de l’espérance trompée. Madame La Motte avait l’air abattu, et parlait peu. La Motte semblait empressé d’éloigner les réflexions, en feignant une gaîté peu naturelle: il riait, jasait, et sablait de fréquentes rasades; c’était la joie du désespoir. Madame La Motte prit l’alarme, et voulut le retenir; mais il continua ses libations à Bacchus, jusqu’à ce qu’il parut avoir presque étouffé toute réflexion. Madame La Motte, craignant que dans cette insouciance du moment il ne se trahît lui-même, se retira avec Adeline dans une autre chambre. Adeline se rappelait les heures fortunées qu’elle avait passées autrefois avec elle, lorsque la confiance bannissait la réserve, lorsque la sympathie et l’estime dictaient les sentimens de l’amitié: ces heures étaient écoulées pour jamais; elle ne pouvait plus épancher ses souffrances dans le sein de madame La Motte, elle ne pouvait même plus l’estimer. Cependant, malgré tous les dangers où l’exposait son criminel silence, elle ne pouvait s’entretenir avec elle pour la dernière fois, sans éprouver un chagrin que la philosophie traitera de faiblesse, mais que la bienveillance appellera d’un nom plus doux. Madame La Motte, dans sa conversation, paraissait presqu’aussi accablée qu’Adeline; ses idées étaient disparates, et il y avait de longs et fréquens intervalles de silence. Plus d’une fois Adeline la surprit fixant sur elle un regard de tendresse, et vit ses yeux se remplir de larmes. Elle en était si affectée, qu’elle fut plusieurs fois sur le point de se jeter à ses pieds pour implorer sa pitié et sa protection. La réflexion lui en fit sentir le danger, et elle réprima des émotions qui la forcèrent à la fin de s’éloigner de la présence de madame La Motte. CHAPITRE IV. Adeline attendait avec impatience, à la fenêtre de sa chambre, l’heure où le soleil déclinant derrière les collines lointaines, hâtait le moment de son départ. Son coucher était extraordinairement lumineux, et dardait des rayons de feu à travers les arbres et sur quelques fragmens épars de la ruine qu’elle ne pouvait regarder avec indifférence. «Probablement, dit-elle, je ne reverrai jamais le soleil se cacher sous ces coteaux, ou éclairer cette scène! Où serai-je à son premier coucher?--Où serai-je demain à cette heure-ci? Peut-être au comble de l’infortune!» A cette idée, elle pleura. «Encore quelques heures, reprit-elle, et le marquis arrivera;--encore quelques heures, et cette abbaye deviendra un théâtre de tumulte et de confusion: tous les yeux vont me chercher, tous les réduits seront visités.» Ces réflexions lui inspirèrent de nouvelles terreurs, et redoublèrent son empressement de partir. L’obscurité arriva par degrés; elle la jugea bientôt assez forte pour risquer de sortir; mais auparavant elle se mit à genoux, et fit sa prière au ciel. Elle implora l’appui du Dieu des miséricordes, et se remit entre ses mains. Après cela elle quitta sa chambre, et descendit avec précaution l’escalier tournant. Elle ne rencontra personne; et, franchissant la porte de la tour, elle entra dans la forêt. Elle regarda autour d’elle, tous les objets étaient couverts de l’ombre du soir. Elle cherche en palpitant le sentier que Pierre lui avait montré, et qui conduisait au tombeau: elle le trouve, et s’avance saisie de crainte. Souvent elle tressaillit lorsque le zéphyr agitait le feuillage léger, ou lorsque les chauve-souris voltigeaient dans le crépuscule; souvent aussi, lorsqu’elle tournait ses regards du côté de l’abbaye, elle croyait voir des figures d’hommes à travers les ombres qui redoublaient. Après avoir fait quelque chemin, elle entendit tout d’un coup des pas de chevaux, et bientôt après un bruit de voix; elle distingua celle du marquis; on paraissait venir du côté où elle s’avançait, et le bruit approchait. L’épouvante arrêta ses pas pendant quelques minutes; elle demeura dans un état d’hésitation terrible. Aller en avant, c’était se jeter entre les mains du marquis; rebrousser chemin, c’était tomber au pouvoir de La Motte. Après quelque temps de cette incertitude, le bruit prit soudain une autre direction, et la troupe tourna du côté de l’abbaye. La terreur d’Adeline cessa pour quelques momens. Elle comprit alors que le marquis n’avait passé en cet endroit que parce que c’était sa route pour aller à l’abbaye, et elle se hâta pour aller se cacher dans la ruine. Elle y arrive enfin après beaucoup de difficultés, car l’épaisseur de l’ombre l’empêchait presque de se reconnaître. Elle s’arrête à l’entrée, effrayée par le silence qui régnait au dedans, et par la profonde obscurité du lieu; à la fin, elle se détermine à se promener en dehors jusqu’à l’arrivée de Pierre. «Si quelqu’un s’approche, dit-elle, j’entendrai avant qu’on puisse me voir, et alors je me cacherai dans la cellule.» Elle s’appuya contre un fragment du tombeau, dans une attente craintive; elle avait beau écouter, aucun bruit ne troublait le silence. On ne peut se faire une idée de l’état de son âme, qu’en considérant que cet instant allait décider de son sort. «On a maintenant découvert ma fuite, dit-elle, on me cherche partout dans l’abbaye. J’entends leurs voix terribles m’appeler: je vois leurs regards enflammés.» Elle céda presque au pouvoir de son imagination. Tandis qu’elle regardait encore autour d’elle, elle vit des lumières s’agiter dans l’éloignement; tantôt elles brillaient au travers des arbres, et tantôt elles disparaissaient. Elles semblaient être dans la même direction que l’abbaye; et Adeline se ressouvint alors que le matin elle avait aperçu une partie de la fabrique par une clairière de la forêt. Elle ne douta donc plus que ces lumières ne vinssent des gens qui la cherchaient: elle craignait que, ne la trouvant pas à l’abbaye, ils ne prissent le chemin du tombeau. Elle regarda cet asile comme trop voisin de ses ennemis pour y être en sûreté, et aurait voulu gagner un endroit de la forêt plus éloigné; mais elle se rappela que Pierre ne saurait plus où la trouver. Pendant que ces pensées se succédaient dans son âme, elle entendit dans l’air des voix éloignées, et allait promptement se cacher dans la cellule, lorsqu’elle vit les lumières disparaître tout-à-coup. Bientôt régnèrent partout le silence et l’ombre; elle tâcha néanmoins de trouver le chemin de la cellule. Elle se rappela la position de la porte extérieure et du passage; et après les avoir traversés, elle ouvrit la porte de la cellule. En dedans, tout était dans la plus noire obscurité. Elle frissonnait, mais elle entra; et après avoir tâtonné le long des murs, elle s’assit sur une pierre détachée. Elle se recommanda de nouveau à Dieu, et s’efforça de ranimer ses esprits jusqu’à l’arrivée de Pierre. Elle avait passé environ une demi-heure dans ce sombre caveau, et aucun bruit n’annonçait son approche. Elle perdit courage; elle trembla qu’une partie de leur projet n’eût été découverte ou contrariée, ou qu’il ne fût retenu par La Motte. Cette persuasion redoubla ses craintes, au point de la résoudre à sortir seule de la cellule, et à chercher dans la fuite la seule chance de salut qui lui restât. Pendant que ce dessein flottait dans son âme, elle distingua par la grille d’en haut les pas d’un cheval. Le bruit approche, et s’arrête enfin au tombeau. Le moment d’après elle entendit trois coups de fouet; le cœur lui battait, et son agitation était si forte, qu’elle ne fit aucun effort pour quitter la cellule. Les coups se répètent: alors elle ranime ses esprits, elle s’avance, et monte dans la forêt. Elle appelle: «Pierre!» car l’épaisseur de l’obscurité ne lui laissait distinguer ni l’homme ni le cheval. On lui répondit tout de suite: «Paix, mamselle! nos voix nous trahiront.» Ils montèrent à cheval, et coururent aussi vite que l’obscurité le permettait. Adeline sentait son cœur renaître à chaque pas. Elle demanda ce qui s’était passé à l’abbaye, et comment il avait fait pour s’échapper.--«Parlez bas, mamselle; vous saurez tout, mais je ne peux pas vous le dire à présent.» A peine finissait-il, qu’ils virent des lumières se mouvoir à une certaine distance; et arrivant alors dans un endroit de la forêt plus ouvert, il partit au grand galop, et continua du même train tant que le cheval y put tenir. Ils regardèrent derrière; mais aucune lumière ne paraissant, la terreur d’Adeline se calma. Elle demanda encore ce qui s’était passé à l’abbaye, quand on eut découvert sa fuite. «Vous pouvez parler sans crainte d’être entendu, dit-elle: nous voilà, j’espère, assez loin pour qu’on ne puisse nous rejoindre.» «--Vraiment, mamselle, dit-il, il n’y avait pas long-temps que vous étiez partie lorsque le marquis est arrivé; c’est alors que monsieur La Motte s’est aperçu de votre évasion. Sur cela, grand tumulte, et il a eu une longue conversation avec le marquis.--Parlez plus haut, dit Adeline; je ne vous entends pas.» «--Oui, mamselle....» «--O ciel! interrompit Adeline, quelle est cette voix? ce n’est pas celle de Pierre. Au nom de Dieu, dites-moi qui vous êtes, et où nous allons?» «--Vous le saurez assez tôt, ma jeune dame, répondit l’étranger (car en effet ce n’était pas Pierre); j’exécute les ordres de mon maître.» Adeline, ne doutant plus que ce ne fût un domestique du marquis, essaya de se laisser couler à terre; mais le valet descendit et l’attacha sur le cheval. Son âme entrevit une faible lueur d’espérance; elle tâcha d’émouvoir la pitié de cet homme, et le conjura avec toute l’éloquence de la douleur; mais il entendait trop bien ses intérêts pour céder, même un instant, à la compassion que ses prières sans art lui inspiraient malgré lui.--Alors elle s’abandonna au désespoir, et, dans un silence forcé, elle se soumit à sa destinée. Ils continuèrent ainsi leur marche, jusqu’à ce qu’une forte averse, accompagnée de tonnerre et d’éclairs, leur fit gagner l’épaisseur d’un bosquet touffu. Le valet s’y croyait en sûreté, et Adeline se souciait trop peu de la vie pour le dissuader de son erreur. L’orage fut long et violent; mais, dès qu’il fut passé, ils se remirent au grand galop. Après avoir couru environ deux heures, ils arrivèrent aux bords de la forêt, et bientôt à un mur élevé et solitaire qu’Adeline ne pouvait distinguer qu’à la clarté de la lune qui se montrait alors entre les nuages. Là, ils s’arrêtèrent: l’homme descendit; et, ayant ouvert une petite porte pratiquée dans le mur, il détacha Adeline qui jetait des cris involontaires et superflus pendant qu’il l’enlevait de dessus le cheval. La porte s’ouvrait sur un passage étroit obscurément éclairé par une lampe suspendue à l’autre extrémité. Il la conduit; ils arrivent à une autre porte; elle s’ouvre, et montre un magnifique salon superbement éclairé, et meublé dans le goût le plus frivole et le plus recherché. Sur les murs étaient peintes à fresque les métamorphoses d’Ovide; une tenture de soie régnait au-dessus avec une garniture de franges et de riches festons. Les ottomanes étaient d’une étoffe assortie aux tapisseries. Du centre du plafond, représentant une scène de l’Armide du Tasse, descendait une lampe d’argent d’une forme étrusque: elle répandait une vive lumière qui, réfléchie par deux larges glaces pareilles, illuminait le salon complètement. Des bustes d’Horace, d’Ovide, d’Anacréon, de Tibulle et de Pétrone, ornaient les encoignures, et des fleurs rassemblées dans des vases étrusques exhalaient les plus délicieuses odeurs. Au milieu de l’appartement était une petite table couverte d’une collation de fruits, de glaces et de liqueurs. Personne ne se montrait. Tout cela paraissait l’ouvrage de l’enchantement, et ressemblait plutôt à un palais de fée, qu’à rien de ce qui sort de la main des hommes. Adeline fut saisie d’étonnement, et demanda où elle était; mais le valet refusa de répondre à ses questions; et, après l’avoir engagée à prendre quelques rafraîchissemens, il la laissa. Elle s’approcha des croisées: la clarté de la lune lui découvrit un jardin spacieux, où les bosquets, les clairières et les eaux, brillantées par le clair de lune, composaient une scène d’une beauté variée et romantique. «Que peut signifier cela? dit-elle. Est-ce un charme pour m’entraîner à ma perte? Dans l’espoir de s’échapper, elle s’efforça d’ouvrir les fenêtres, mais elles étaient toutes condamnées; ensuite elle tenta d’ouvrir différentes portes, et les trouva pareillement fermées. Voyant qu’on lui avait ôté tout moyen de se sauver, elle demeura quelque temps plongée dans le chagrin et dans la réflexion; mais elle fut à la fin tirée de sa rêverie par les accens d’une douce musique, dont les sons enchanteurs suspendaient les souffrances, et disposaient l’âme à la tendresse et aux délices de la contemplation. Adeline écouta avec surprise, se calma insensiblement, et se laissa intéresser; une tendre mélancolie s’empara de son cœur, et triompha de toutes les sensations pénibles: mais au moment où cessa la mélodie, l’enchantement s’évanouit, et elle revint au sentiment de sa situation. La musique recommence:--elle cède encore par degrés à sa douce magie. Une voix de femme, accompagnée par un luth, un hautbois, et un petit nombre d’autres instrumens, fit alors entendre des sons si célestes, qu’ils ravissaient l’attention en extase. La voix s’affaiblissait graduellement, et ne rendait que quelques notes simples avec une douceur pathétique; tout-à-coup le mouvement change, et sur un air léger et gai, Adeline distingue les paroles suivantes: CHANSON Toute la vie est un mouvant prestige. Des biens, des maux, des ombres, des clartés. Chassez les maux dont l’aspect vous afflige! Cueillez en fleurs les frêles voluptés. Nous nous peignons de couleurs mensongères La peine affreuse et le riant plaisir. Si tous les deux ne sont que des chimères, Rêver un bien, n’est-ce pas en jouir? Que la sagesse enfin vous désabuse. Elle vous dit: «Vos beaux jours sont comptés! L’espoir promet et l’avenir refuse; Cueillez en fleurs les frêles voluptés.» La musique cessa, mais les sons vibraient sur son imagination, et elle était tombée dans la charmante langueur qu’ils lui avaient inspirée. Soudain la porte s’ouvrit, et le marquis de Montalte parut. Il s’approcha du sofa où était assise Adeline, et lui adressa la parole; elle ne l’entendit pas..., elle s’était évanouie. Il tâcha de la faire revenir, et y réussit enfin; mais en ouvrant les yeux, et en le revoyant, elle tomba dans un état d’insensibilité. Après avoir essayé divers moyens pour lui rendre la connaissance, il fut forcé d’appeler du secours. Deux jeunes femmes entrèrent; et, dès qu’elle commença à reprendre ses sens, il les laissa avec elle pour la préparer à le revoir. Lorsque Adeline s’aperçut que le marquis s’en était allé, et que des femmes prenaient soin d’elle, ses esprits se ranimèrent par degrés; elle regarda celles qui la servaient, et fut étonnée de voir tant d’appas et tant d’élégance. Elle fit quelques tentatives pour intéresser leur pitié; mais elles parurent absolument insensibles à sa détresse, et se mirent à parler du marquis dans le langage de la plus haute admiration. Elles l’assurèrent qu’elle ne devait s’en prendre qu’à elle-même si elle n’était pas heureuse, et lui conseillèrent de le paraître en sa présence. Ce fut avec une peine extrême qu’Adeline retint l’expression du mépris qui venait au bord de ses lèvres, et qu’elle écouta leurs discours en silence: mais elle sentait le danger et l’inutilité de s’y refuser, et elle maîtrisa ses sensations. C’est ainsi qu’elles continuaient leurs éloges du marquis, lorsqu’il se montra lui-même. Il fit un signe de la main; elles quittèrent aussitôt l’appartement. Adeline le regarda avec une sorte de désespoir muet. Il s’approche, lui prend la main. Elle la retire vivement; et se détournant avec un air de détresse inexprimable, elle fond en larmes. Il garda quelque temps le silence, et parut touché de sa souffrance; mais s’approchant de nouveau, et lui adressant la parole d’un ton aimable, il la conjura de pardonner une démarche que lui avaient suggérée, disait-il, le désespoir et l’amour. Elle était trop absorbée dans la douleur pour répondre; mais lorsqu’il la pressa de payer sa passion de quelque retour, l’accablement fit place à l’indignation, et elle lui reprocha sa conduite. Il fit valoir qu’il l’avait long-temps aimée et recherchée dans des vues honnêtes; il commençait à répéter l’offre de sa main, mais, en levant les yeux sur Adeline, il lut dans ses regards le mépris qu’elle méritait, d’après sa propre conscience. Il fut interdit pour un moment, et sembla reconnaître que son projet était découvert, et sa personne dédaignée; mais reprenant bientôt son empire ordinaire sur les traits de son visage, il la pressa de nouveau, avec les plus vives sollicitations, de lui accorder son amour. Un instant de réflexion fit voir à Adeline le danger d’irriter son orgueil par un aveu du mépris que lui inspirait cette offre prétendue de mariage, et elle ne jugea pas convenable de descendre à la politique de la dissimulation, dans une conjoncture qui intéressait l’honneur et le repos de sa vie. Elle vit que le seul moyen d’échapper à ses desseins criminels, c’était de les éloigner; elle lui laissa croire qu’elle ignorait que la marquise était vivante, et que ses offres n’étaient qu’un piège. Il remarqua qu’elle hésitait; et, impatient de tirer avantage de cette incertitude, il renouvela sa proposition avec un surcroît de chaleur.--«Demain nous serons unis, aimable Adeline; demain vous consentirez à devenir la marquise de Montalte. Alors vous répondrez à ma flamme, et.....» «--Il faut auparavant mériter mon estime, monsieur.» «--Je la mériterai....; je la mérite. N’êtes-vous pas à présent en mon pouvoir, et ne me suis-je pas défendu de profiter de votre situation? Ne vous fais-je pas les propositions les plus honorables?»--Adeline frissonna.--«Si vous désirez mon estime, monsieur, tâchez, s’il est possible, de me faire oublier par quels moyens je suis tombée en votre puissance. Si vos vues sont réellement honnêtes, prouvez-le, en me rendant ma liberté.» «Aimable Adeline, voulez-vous donc fuir loin de celui qui vous adore? répliqua le marquis, avec un air de tendresse étudiée. Pourquoi exiger de moi une preuve aussi cruelle de désintéressement, d’un désintéressement incompatible avec l’amour? Non, charmante Adeline; que je goûte au moins le plaisir de vous contempler jusqu’au moment où des nœuds solennels écarteront tout obstacle à mon amour! Demain....» Adeline vit le danger qu’elle courait, et l’interrompit. «--Méritez mon estime, monsieur, et vous l’obtiendrez; faites un premier pas pour y parvenir, en me délivrant d’une captivité qui me force de ne vous regarder qu’avec crainte et aversion. Comment puis-je croire à vos protestations d’amour, tant que vous ne paraîtrez prendre aucun intérêt à mon bonheur?» C’est ainsi qu’étrangère jusqu’alors aux artifices de la dissimulation, Adeline se permit d’y avoir recours, en déguisant son indignation et son mépris; mais bien que ce ne fût que pour se garantir du plus grand péril, elle n’employa cette ruse qu’avec répugnance, presque avec horreur; et, quoique sa dissimulation eût certainement une bonne fin, à peine pouvait-elle se persuader que cette fin pût justifier les moyens. Le marquis persista dans ses sophismes.--«Pouvez-vous mettre en doute la réalité d’une passion qui, pour vous obtenir, m’a exposé au risque de vous déplaire? Mais n’ai-je pas consulté votre bonheur jusque dans cette même conduite que vous me reprochez? D’un séjour affreux et solitaire je vous ai transportée dans une brillante maison de plaisance, où tous les objets de luxe sont à vos ordres, où tout le monde va se conformer à vos vœux.» «--Le premier de mes vœux, dit Adeline, c’est de sortir d’ici. Je vous supplie, je vous conjure de ne pas m’y retenir plus long-temps. Je suis une malheureuse orpheline, sans amis, exposée à mille dangers, et peut-être abandonnée à l’infortune. Je ne voudrais pas vous offenser; mais permettez-moi de dire qu’il n’est point pour moi de malheur au-dessus de celui que j’éprouverai, si je demeure dans ces lieux, ou si je suis encore poursuivie partout ailleurs par les offres que vous me faites!» Adeline avait déjà oublié sa politique; des larmes l’empêchèrent de poursuivre, et elle détourna la tête pour cacher son émotion. «Au nom du ciel, Adeline, vous me faites injure, dit le marquis en se levant et en lui saisissant la main. Je vous aime, je vous adore; mais vous doutez de ma passion, et vous êtes insensible à mes vœux. Vous partagerez tous les plaisirs de cette demeure, mais vous n’en sortirez pas.» Elle dégagea sa main, et, dans une angoisse silencieuse, elle gagna une des extrémités du salon. De profonds soupirs s’échappèrent de son cœur; et, presqu’en défaillance, elle s’appuya sur une fenêtre pour se soutenir. Le marquis la suivit. «Pourquoi, dit-il, persister aussi obstinément dans le refus de votre bonheur? Songez aux propositions que je vous ai faites, et acceptez-les, tandis que vous le pouvez encore. Demain, un prêtre nous unira;--assurément, lorsque je vous tiens ainsi en ma puissance, votre intérêt doit être d’y consentir!» Adeline ne put répondre que par des larmes. Elle désespérait d’amener son cœur à la pitié, et tremblait d’irriter son orgueil par le mépris. Elle souffrit qu’il la conduisît à un siége auprès de la collation. Il la pressa de goûter de plusieurs confitures, et surtout de certaines liqueurs dont il but lui-même fort cavalièrement. Adeline n’accepta qu’une pêche. Le marquis, interprétant son silence comme un acquiescement secret à ses propositions, reprenait tout son enjouement et sa vivacité; tandis que les regards enflammés qu’il ne cessait de jeter sur Adeline, la remplissaient de trouble et d’indignation. Au milieu du banquet, une douce musique joua de nouveau les airs les plus tendres et les plus passionnés; mais elle n’avait plus aucun pouvoir sur Adeline: son âme était trop gênée et trop attristée par la présence du marquis, pour recevoir même les adoucissemens de l’harmonie. Une chanson se fit entendre; elle était écrite avec cet art impuissant sous lequel les poètes voluptueux croient pouvoir cacher et recommander tout ensemble les principes du vice. Adeline la reçut avec mépris et mécontentement. Le marquis s’en aperçut, et fit signe d’exécuter un autre morceau, qui, en réunissant la force de la poésie aux charmes de la musique, pût détourner son âme des objets présens, et la plonger dans un agréable délire. L’ESPRIT-FÉE. STANCES. J’habite le silence et l’ombre, Je nage dans les feux du jour; De la caverne la plus sombre Je perce le plus noir détour. Je plonge du haut des nuages Dans l’abîme des flots amers; J’en effleure tous les rivages Jusqu’aux deux bouts de l’univers. Au soleil ma course élancée, Poursuit son char, et me fait voir Des distances que la pensée N’ose elle-même concevoir. La nuit, lorsque je fais mes rondes Dans les vallons, dans les forêts, J’entends la musique des mondes Que nul mortel n’ouït jamais. Assis auprès d’une onde pure Et sous les touffes d’un berceau, Je prête l’oreille au murmure Et du feuillage et du ruisseau. Sur un roc à tête chenue Au bord des mers je viens m’asseoir, Pour regarder l’or de la nue S’éteindre dans l’ombre du soir. Sur la vague silencieuse, Quand tous les vents sont amortis, J’entends la conque harmonieuse Des belles nymphes de Thétis. Douce musique! elle résonne.... Qu’elle résonne tendrement! Le son s’éteint.... mon œil lui donne Des larmes de ravissement. De Phœbé la pâle lumière, Qui perce les rameaux mouvans, M’invite au sein de la clairière A rôder sur l’aile des vents. Je gagne une route en ruine Qu’au clair de lune j’entrevois: Le voyageur qui seul chemine, N’y passe plus qu’avec effroi. Des bruits légers, des apparences, Pour lui sont des voix et des corps. Un souffle, après d’affreux silences, C’est le gémissement des morts. Le soir, dans les mourans zéphyrs, Le barde m’entend murmurer: J’enfante les plus grands délires, Et je fais peur sans me montrer. Quand la voix eut cessé, un cor fit entendre de loin un air plaintif, exécuté avec l’expression la plus exquise: tantôt les sons flottaient dans l’air en douces ondulations, tantôt ils s’enflaient en accens pleins et nourris; tantôt ils s’affaiblissaient, et mouraient dans le silence: bientôt ils s’élevèrent en une mélodie si douce et si tendre, qu’elle arracha des larmes à Adeline, et des exclamations de ravissement au marquis. Il passa son bras autour d’elle, et voulait l’attirer à lui; mais elle se dégagea de ses embrassemens, et d’un coup d’œil où était empreinte la ferme dignité de la vertu, elle lui en imposa. Pénétré au fond de l’âme d’une supériorité qu’il rougissait de reconnaître, et s’efforçant de mépriser une influence à laquelle il ne pouvait résister, adorateur du vice, il fut un moment l’esclave de la vertu. Mais il reprit bientôt son assurance, et fit parler sa flamme. Adeline, abandonnée par le courage qu’elle venait de déployer, et accablée de langueur et de fatigue par les nombreuses et violentes agitations de son âme, le conjura de la laisser jouir du repos. La pâleur de son visage, et le son tremblant de sa voix, étaient trop expressifs pour n’être pas compris. Le marquis lui dit de songer au lendemain; et, après avoir un peu hésité, il se retira. Dès qu’elle fut seule, elle donna un libre cours aux angoisses de son âme. Absorbée dans la douleur, elle resta quelques momens sans s’apercevoir qu’elle était auprès des jeunes femmes qui l’avaient déjà servie: elles étaient rentrées dans le salon au moment où le marquis en sortait; elles venaient la prendre pour la conduire à sa chambre. Adeline les suivit quelque temps sans rien dire; enfin, poussée par le désespoir, elle fit de nouveaux efforts pour exciter leur compassion: mais elles répétèrent les louanges du marquis. Voyant donc que toutes ses tentatives pour les intéresser en sa faveur étaient inutiles, elle les congédia. Elle ferma à clef la porte par où elles étaient sorties; et dans la faible espérance de découvrir quelques moyens d’évasion, elle examina sa chambre. L’élégance frivole de l’ameublement, et une foule d’objets de luxe, semblaient avoir pour but de fasciner l’imagination et de séduire le cœur. La tenture était en soie couleur de paille, et ornée de plusieurs paysages et de tableaux d’histoire, dont les sujets se ressentaient du caractère voluptueux du possesseur. La cheminée, en marbre de Paros, était décorée de différentes figures d’après l’antique. Le lit était de soie et de la même couleur que la tapisserie; il avait une riche garniture de pourpre et d’argent, et un ciel en forme de dais. Des vases de porcelaine remplis de parfums reposaient dans tous les angles, sur des consoles de même structure que la toilette, laquelle était magnifique et ornée d’une infinité de colifichets. Adeline jeta en passant un coup d’œil sur ces divers objets, et vint examiner les fenêtres; elles descendaient jusqu’au parquet, et s’ouvraient sur un balcon, en face du jardin qu’elle avait aperçu du salon. Elles étaient alors condamnées, et tous ses efforts pour les ouvrir furent inutiles. Son attention fut attirée par une porte qui ne se trouva pas fermée. Elle donnait sur un cabinet de toilette, où elle descendit par quelques degrés: deux fenêtres frappèrent ses regards; l’une refusa de s’ouvrir, mais son cœur palpita d’une joie subite lorsque l’autre s’ouvrit sous sa main. Dans son premier transport, elle oublia que la hauteur de la fenêtre pourrait s’opposer à l’évasion qu’elle méditait. Elle revint pour fermer la porte du cabinet, afin de prévenir toute surprise; précaution au surplus inutile, la porte de la chambre à coucher étant déjà fermée. Alors elle regarda par la croisée; devant elle était le jardin, et elle s’aperçut que la fenêtre qui descendait jusqu’au parquet s’approchait si fort de la terre, qu’elle pouvait y sauter facilement. Presqu’au même instant elle s’élança en dehors, et se trouva sans accident dans un immense jardin, ressemblant plutôt à ceux des parcs d’Angleterre qu’à une suite de parterres français. Elle ne se doutait guère qu’elle ne pût sortir de là, soit par quelque brèche, soit par quelque partie basse de la muraille; elle courut rapidement le long de la clôture: l’espoir faisait battre son cœur. Les nuages de la dernière tempête étaient alors dispersés, et la clarté de la lune qui donnait sur les espaces découverts, et brillantait les fleurs encore chargées de gouttes de pluie, lui offrait une perspective distincte de la scène d’alentour. Elle suivit la direction du grand mur qui tenait au château, jusqu’à ce qu’il fût caché à sa vue par un amas de plantes sauvages, si touffu et si embarrassé de branches épaisses, qu’elle n’osa s’y enfoncer. Elle tourna sur sa droite, dans une allée qui la conduisit à un lac couronné d’une haute futaie. Les rayons de la lune se jouant sur les eaux, dont la douce ondulation venait caresser le rivage, présentaient une scène d’une beauté tranquille, qui aurait calmé un cœur moins agité que celui d’Adeline: elle lui donna un coup d’œil, soupira et passa outre promptement pour chercher le mur du jardin, dont elle s’était considérablement éloignée. Après avoir erré quelque temps à travers les allées et les esplanades, sans rien rencontrer qui ressemblât à une clôture, elle se retrouva encore auprès du lac, et suivit alors sa rive avec les pas du désespoir:--des pleurs coulaient sur ses joues. La scène d’alentour n’offrait que des images de paix et de volupté, tous les objets semblaient dormir; pas un souffle ne remuait le feuillage, pas le moindre bruit ne s’élevait dans l’air; ce n’est que dans son sein que régnaient le désordre et la douleur. Elle continua de suivre les contours du rivage, et fut enfin conduite par une allée dans un sentier qui montait doucement en tournant sur le flanc d’un coteau: l’obscurité y était si profonde, qu’elle ne trouva son chemin qu’avec difficulté; tout à coup l’avenue se termina par un bosquet élevé, et elle aperçut une lumière qui partait d’un réduit à quelque distance. Elle s’arrêta: son premier mouvement fut de se retirer; mais ayant prêté l’oreille sans entendre aucun bruit, son âme eut un faible rayon d’espoir que la personne à qui appartenait cette lumière, pourrait consentir à favoriser sa fuite. Elle avança en tremblant, et avec précaution du côté du réduit, afin d’observer en secret la personne, avant de se risquer à y entrer. Plus elle approchait, plus son émotion augmentait: arrivée sous le berceau, elle vit, à travers une croisée ouverte, le marquis couché sur un sofa, auprès d’une table couverte de vins et de fruits. Il était seul, et avait le visage enluminé par ses libations bachiques. Pendant qu’elle regardait, enchaînée sur la place par la terreur, il jeta les yeux du côté de la fenêtre; la lumière donnait en plein sur la figure d’Adeline: mais elle ne resta pas pour s’assurer s’il l’avait aperçue; car elle quitta l’endroit avec la rapidité de l’éclair, et s’enfuit sans savoir si elle était poursuivie. Après avoir fait beaucoup de chemin, la lassitude la força enfin de s’arrêter, et elle se jeta sur le gazon, presque évanouie de crainte et de langueur. Elle savait que, si le marquis la surprenait tentant de s’échapper, il franchirait probablement les bornes qu’il s’était imposées jusqu’alors; elle redoutait donc les plus affreux dangers. Les palpitations de la terreur étaient si fortes qu’elle avait peine à respirer. Elle épia, elle écouta dans une attente craintive; mais nulle forme humaine ne s’offrit à ses regards, nul bruit ne frappa son oreille; elle resta un temps considérable dans cet état. Elle pleura, et ses larmes soulagèrent son cœur oppressé. «O mon père! dit-elle, pourquoi avez-vous abandonné votre enfant? Si vous saviez les périls où vous l’avez exposée, sûrement vous auriez pitié d’elle, vous viendriez à son secours. Hélas! ne trouverai-je jamais un ami! Suis-je toujours destinée à donner ma confiance pour être abusée?--Pierre aussi aurait-il pu me trahir?» Elle pleura encore, et revint au sentiment de son danger actuel, et à la considération des moyens de s’y dérober;--mais elle n’en voyait aucun. A son imagination le parc semblait n’avoir point de limites; elle avait erré d’esplanade en esplanade, de bosquet en bosquet, sans apercevoir aucune clôture. Elle ne put retrouver le mur du jardin; mais elle résolut de ne pas revenir au château, et de ne pas abandonner sa recherche. Comme elle se levait pour s’en aller, elle vit une ombre se mouvoir à une certaine distance; elle resta tranquille pour l’observer. L’ombre avançait lentement, et disparut soudain; mais elle vit sur-le-champ une personne sortir de l’obscurité, et s’approcher de l’endroit où elle était. Elle ne doutait point que le marquis ne l’eût aperçue; elle courut avec toute la rapidité possible sous l’ombrage d’un bosquet à sa gauche. Des pas la poursuivaient, et elle entendit répéter son nom, pendant qu’elle s’efforçait vainement de précipiter sa course. Tout d’un coup le bruit de la poursuite se détourna, et se perdit dans une direction différente. Elle s’arrêta pour reprendre haleine; elle regarda autour d’elle, personne ne parut. Alors elle s’avança lentement le long de l’avenue, et touchait presque à son extrémité lorsqu’elle vit la même figure sortir de dessous les arbres, et s’élancer au milieu de l’allée. On la poursuit, et on l’approche. Une voix l’appelle; mais elle ne pouvait l’entendre, car elle était tombée sur la terre sans connaissance. Elle ne reprit ses sens que long-temps après, et ce fut pour se trouver dans les bras d’un étranger; elle fit un effort pour s’en débarrasser. «Ne craignez rien, aimable Adeline, dit-il; ne craignez rien: vous êtes dans les bras d’un ami qui affrontera tous les hasards pour vous servir, qui vous protégera au péril de ses jours.» Il la pressa doucement contre son cœur. «M’avez-vous donc oublié?» ajouta-t-il. Elle regarda attentivement, et fut convaincue que c’était Théodore qui venait de lui parler. La joie fut sa première émotion; mais se rappelant son départ subit dans un moment aussi critique pour sa sûreté, et qu’il était ami du marquis, mille sensations confuses se combattaient dans son sein, et la plongeaient dans un abîme de défiance, d’appréhension et de désespoir. Théodore la releva; et en la soutenant: «Fuyons sur-le-champ de ce lieu, dit-il: une voiture nous attend; elle suivra le chemin que vous indiquerez, et vous conduira auprès de vos amis.» Cette dernière phrase pénétra son cœur: «Hélas! je n’ai point d’amis, dit-elle, et je ne sais où aller.» Théodore serra tendrement sa main dans la sienne, et lui dit du ton de la plus douce pitié: «Eh bien! mes amis seront les vôtres, laissez-moi vous conduire auprès d’eux. Mais je suis dans des transes mortelles tant que vous resterez en ces lieux; hâtons-nous d’en sortir.» Adeline allait répondre, lorsqu’ils entendirent des voix à travers les arbres. Théodore, la soutenant avec son bras, l’entraîna le long de l’avenue: ils continuèrent de fuir jusqu’à ce qu’Adeline, perdant la respiration, ne put aller plus avant. Après s’être reposés un moment sans entendre aucun pas à leur poursuite, ils reprirent leur course. Théodore savait qu’ils n’étaient pas éloignés des murs du jardin; mais il songeait aussi que, dans l’espace intermédiaire, divers sentiers venant des parties de l’enclos les plus éloignées, aboutissaient dans l’allée où il fallait passer, et que les gens du marquis pouvaient en sortir pour le croiser. Toutefois il cacha ses craintes à Adeline, et s’efforça de calmer et de rassurer ses esprits. Enfin ils arrivèrent à la clôture, et Théodore la conduisait à une partie basse de la muraille, vers l’endroit où était la voiture, lorsqu’ils entendirent encore des voix dans les airs. Les esprits et la force d’Adeline étaient presque épuisés; mais elle fit un dernier effort pour avancer, et vit bientôt, à quelque distance, l’échelle dont Théodore s’était servi pour descendre dans le jardin. «Encore un peu de courage, dit-il, et vous êtes sauvée.» Il tint l’échelle pendant qu’elle montait; le haut de la muraille était large et uni: Adeline y étant arrivée attendit Théodore; il la suivit, et tira l’échelle de l’autre côté. Lorsqu’ils furent descendus, ils virent la voiture, mais le conducteur n’y était plus. Théodore tremblait d’appeler, de peur que sa voix ne le découvrît; il mit donc Adeline dans la chaise, et alla lui-même pour chercher le postillon; il le trouva endormi sous un arbre à quelques pas. L’ayant éveillé, ils retournèrent à la voiture, et partirent ventre à terre. Adeline n’osait pas encore se croire hors de danger; mais après qu’ils eurent marché assez long-temps sans interruption, la joie de son cœur éclata, et elle remercia son libérateur dans les termes de la plus vive reconnaissance. Théodore lui répondit avec un ton de voix et des manières dont la sympathie prouvait que son bonheur en cette occasion égalait celui de sa compagne. A mesure que la réflexion s’emparait de l’âme d’Adeline, l’anxiété y suspendait l’allégresse: dans ces instans d’agitation, elle ne songeait qu’à fuir; mais les circonstances de sa situation présente la frappèrent. Elle devint silencieuse et pensive: elle n’avait point d’amis près desquels elle pût se réfugier, et elle s’en allait sans savoir en quels lieux, avec un jeune militaire qui lui était presque étranger. Elle se rappela combien de fois elle avait été abusée et trahie par ceux à qui elle avait accordé le plus de confiance, et elle tomba dans l’accablement: elle se rappelait aussi les premières attentions que Théodore lui avait témoignées, et tremblait que cette conduite n’eût été inspirée par une passion égoïste. Elle voyait que cela était possible, mais elle se refusait à le croire probable, et sentait que rien ne pouvait l’affliger davantage que de soupçonner l’honnêteté de Théodore. Il interrompit sa rêverie, en lui parlant de sa situation à l’abbaye. «Vous avez dû être bien étonnée, dit-il, et sans doute bien offensée, de ne point me voir à mon rendez-vous, après les avis alarmans que je vous avais donnés dans notre dernière entrevue. Cette circonstance m’a peut-être fait tort dans votre estime, si toutefois j’avais été assez heureux pour l’avoir obtenue; mais mes desseins ont été dominés par ceux du marquis de Montalte; et je crois pouvoir vous assurer qu’en cette conjoncture, ma douleur a été pour le moins égale à vos appréhensions.» Adeline dit: «Qu’elle avait été très-alarmée de ses avis, et de ne point recevoir d’informations ultérieures concernant le danger qui la menaçait; et que.....» Elle retint les paroles qu’elle avait sur les lèvres; car elle s’aperçut que, sans y prendre garde, elle manifestait le penchant que renfermait son cœur. Il y eut un silence de quelques momens, et ni l’un ni l’autre n’étaient tranquilles. Enfin, Théodore renoua la conversation: «Permettez-moi, dit-il, de vous instruire des circonstances qui m’ont privé de l’entrevue que je vous avais demandée; je suis impatient de me justifier.» Sans attendre la réponse d’Adeline, il lui raconta que le marquis avait, par des moyens inexplicables, appris ou soupçonné le sujet de leur dernière conversation, et que, voyant ses projets en péril d’être déjoués, il avait pris des mesures efficaces pour l’empêcher d’en être plus amplement informée. Adeline se rappela aussitôt que Théodore avait été vu avec elle dans la forêt par La Motte, qui, sans doute, avait soupçonné leur inclination naissante, et avait eu soin d’avertir le marquis que, selon toute apparence, il avait un rival dans son ami. «Le lendemain de notre dernière entrevue, dit Théodore, le marquis, qui est mon colonel, m’ordonna de me préparer à rejoindre mon régiment, et fixa mon départ au lendemain matin. Cet ordre subit ne laissa pas de me surprendre, mais je ne fus pas long-temps à en savoir le motif. Un domestique du marquis, que j’avais eu long-temps à mon service, entra dans ma chambre aussitôt après que j’eus quitté son maître, et m’exprimant son regret de me voir partir si précipitamment, laissa échapper quelques indices qui excitèrent ma surprise. Je lui fis des questions, et je fus confirmé dans les soupçons que j’avais conçus depuis quelque temps des projets du marquis sur votre personne. «Jacques m’apprit que notre dernière entrevue avait été remarquée, et rapportée au marquis. Il savait cela d’un de ses camarades; et j’en fus si effrayé, que je l’engageai à me donner de temps en temps des avis sur la conduite du marquis. Dès-lors j’attendis avec un redoublement d’impatience le soir qui devait me ramener auprès de vous: mais l’adresse du marquis déconcerta entièrement mes efforts et mes vœux. Il s’était engagé à passer la journée à la maison de campagne d’un homme de qualité, éloignée de quelques lieues; et, malgré toutes les excuses que je pus donner, il me fallut l’accompagner. Forcé d’obéir, je passai la journée dans l’agitation et l’anxiété la plus affreuse. Il était minuit avant que nous fussions de retour au château du marquis. Je me levai le lendemain de bonne heure, pour me mettre en route, et je résolus de chercher à vous voir avant de quitter le pays. »Lorsque j’entrai dans la salle à déjeuner, je fus très-étonné d’y trouver déjà le marquis, lequel, en trouvant la matinée superbe, déclara que son intention était de m’accompagner jusqu’à Chineau. Privé tout-à-coup de ma dernière espérance, je crois que mon visage exprima ce que je sentais; car les regards curieux du marquis passèrent aussitôt de l’indifférence au mécontentement. Il y a au moins douze lieues de Chineau à l’abbaye. J’eus d’abord l’intention de revenir de cet endroit, mais je songeai que ce serait un bien grand hasard si je pouvais vous trouver seule; et de plus que, si La Motte m’apercevait, cela réveillerait tous ses soupçons, et le mettrait en garde contre tous les plans que je croirais convenable de tenter à l’avenir: je continuai donc ma route pour rejoindre mon régiment. »Jacques me transmit de fréquens renseignemens sur les opérations du marquis; mais sa manière de s’exprimer était si peu claire, qu’ils ne servirent qu’à m’embarrasser et à me désoler. Sa dernière lettre m’alarma à tel point, que le séjour de ma garnison me devint insupportable; et comme il m’était impossible d’obtenir un congé, je quittai le corps secrètement, et vins me cacher dans une chaumière, environ à un mille du château, afin d’être plus tôt instruit des projets du marquis. Jacques me donna chaque jour des informations, et enfin m’annonça l’horrible complot tramé pour la nuit suivante. »J’avais bien peu de probabilités de pouvoir vous prévenir de votre danger. Si je me hasardais d’approcher de l’abbaye, La Motte pouvait me découvrir, et rendre inutiles toutes mes tentatives pour vous sauver. Je résolus pourtant d’en courir les risques dans l’espérance de vous voir; et à la chute du jour je me préparais à gagner l’abbaye, lorsque Jacques parut et m’apprit qu’on devait vous conduire au château. Mon plan en devint d’une exécution moins difficile. J’appris encore que le marquis, n’ayant plus aucune crainte de vous perdre, projetait, à l’aide de ces raffinemens de luxe qui ne lui sont que trop familiers, de vous rendre favorable à ses vœux, et de vous séduire par de fausses propositions de mariage. M’étant procuré la connaissance de la chambre qui vous était destinée, j’ai fait aposter une voiture pour nous attendre; et, avec l’intention d’escalader votre fenêtre et de vous délivrer, je suis entré à minuit dans le jardin.» Théodore ayant achevé de parler: «Je ne connais point d’expressions, dit Adeline, qui puissent vous rendre le sentiment des obligations que je vous ai, ni la reconnaissance dont me pénètre votre générosité.» «Ah! n’appelez pas cela de la générosité, répliqua-t-il; c’était de l’amour.» Il s’arrêta. Adeline garda le silence. Après quelques momens d’une émotion expressive, il reprit: «Pardonnez cette brusque déclaration; mais pourquoi la nommer brusque, lorsque mes actions vous ont déjà découvert ce que ma bouche n’a osé vous avouer jusqu’à cet instant?» Il fit encore une pause. Adeline se taisait toujours. «Rendez-moi cependant la justice de croire que je sens combien il est déplacé de vous parler à présent de mon amour; mais l’aveu m’en a été surpris. Je vous promets aussi de m’abstenir de renouveler ce discours, jusqu’à ce que vous soyez dans une situation où vous puissiez accepter ou refuser librement l’attachement sincère que je vous offre. Toutefois, si je pouvais être assuré maintenant de posséder votre estime, je serais délivré de l’inquiétude la plus cruelle.» Adeline s’étonna qu’il eût douté de son estime après le service généreux et signalé qu’il lui avait rendu; mais elle était encore étrangère à la timidité de l’amour. «Pouvez-vous me croire ingrate? dit-elle d’une voix tremblante. Est-il possible que j’envisage vos démarches amicales en ma faveur, sans vous estimer?» Théodore lui prit aussitôt la main, et la pressa en silence contre ses lèvres. Ils étaient tous les deux trop émus pour converser, et ils continuèrent de marcher pendant plusieurs milles sans s’adresser une parole. CHAPITRE V. Le point du jour commençait à blanchir les nuages, lorsque les voyageurs s’arrêtèrent à une petite ville, pour changer de chevaux. Théodore supplia Adeline de descendre pour se rafraîchir. Elle y consentit avec peine; mais les gens de l’auberge n’étaient pas encore levés, et il se passa quelque temps avant que le postillon, en heurtant et en criant, vînt à bout de les éveiller. Après avoir pris de légers rafraîchissemens, Théodore et Adeline regagnèrent la voiture. Théodore s’abstenait, par délicatesse, de remettre pour le moment la conversation sur le seul objet qui pouvait l’intéresser. Après avoir montré quelques beautés du paysage sur la route, et fait d’autres efforts pour soutenir la conversation, il retomba dans le silence. Son âme, quoique toujours agitée, était alors délivrée de l’appréhension qui l’avait long-temps accablée. Au premier regard qu’il reporta sur Adeline, ses charmes firent une profonde impression sur son âme: il y avait dans sa beauté un sentiment que le cœur de Théodore avait reconnu d’abord, et dont elle avait ensuite confirmé les effets par ses manières et sa conversation. La connaissance de l’abandon où elle était réduite, et des dangers qui l’environnaient, avait éveillé dans le cœur de Théodore la plus tendre pitié, avait aidé l’admiration à se changer en amour. On ne peut s’imaginer le tourment qu’il éprouva quand il fut forcé de la laisser exposée à ces dangers, sans qu’il lui fût possible de l’en avertir. Pendant son séjour au régiment, son âme fut constamment en proie à des terreurs qu’il ne se sentait en état de combattre qu’en revenant dans le voisinage de l’abbaye, où il pourrait être promptement informé des projets du marquis, et à portée de seconder Adeline de son assistance. Il ne pouvait demander un congé, sans dévoiler son secret dans le lieu où il craignait le plus d’en donner connaissance. Enfin, par une témérité généreuse qui, tout en bravant la loi, était pourtant inspirée par la vertu, il quitta secrètement son corps. Il avait observé la tactique du marquis, avec une anxiété tremblante, jusqu’au soir qui devait décider du sort d’Adeline. Il excita toutes ses facultés pour agir, et se plongea dans un flux et reflux d’espérance et de crainte,--d’attente et d’horreur. Jamais, si ce n’est alors, il n’avait osé la croire hors de danger. La distance du château à laquelle ils étaient parvenus, sans se voir poursuivis de personne, mettait le comble à son espoir. Il était impossible qu’il fût assis à côté de sa chère Adeline, qu’il reçût les assurances de sa gratitude et de son estime, sans espérer un tendre retour. Il se félicitait d’être son libérateur, et lui peignait d’avance les scènes de bonheur qui l’attendaient, lorsqu’elle serait sous la protection de sa famille. Les nuances de la souffrance et de l’appréhension disparaissaient de son âme, et la laissaient tout entière aux rayons de la joie. Lorsqu’une ombre de crainte y revenait parfois, ou lorsqu’il se rappelait avec douleur dans quelles circonstances il avait abandonné son régiment établi sur la frontière, et dans un temps de guerre, il regardait Adeline; et ses traits charmans, par une prompte magie, faisaient rayonner la paix sur son cœur. Mais Adeline avait un sujet d’anxiété dont Théodore était exempt; la perspective de son avenir était enveloppée de doute et d’obscurité. Elle allait encore solliciter les secours de personnes étrangères,--s’exposer encore à l’incertitude de leurs bontés; elle se voyait réduite aux désagrémens de la dépendance, ou à la difficulté de gagner une subsistance précaire: ces anticipations altéraient la joie que lui donnaient son évasion et l’attachement que les procédés et l’aveu de Théodore avaient manifesté. La délicatesse de sa conduite, en évitant de tirer avantage de la situation où elle était pour lui parler d’amour, augmentait son estime et flattait sa fierté. Adeline était plongée dans des réflexions de ce genre, quand le postillon arrêta la voiture; et montrant une partie de la route qui descendait sur le flanc d’une colline, il dit qu’ils étaient poursuivis par plusieurs cavaliers. Théodore lui ordonna d’avancer avec toute la célérité possible, et de se jeter hors de la grande route, dans le premier chemin obscur qui se présenterait. Le postillon fit claquer son fouet, et partit comme s’il y allait de sa vie. Cependant Théodore tâchait de ranimer Adeline; elle succombait à sa terreur, et croyait que si une fois elle échappait au marquis, elle n’aurait plus rien à redouter du sort. Ils entrèrent sur-le-champ dans un chemin bordé de haies et d’arbres élevés. Théodore regarda encore par la portière, mais les branches l’empêchèrent de voir assez loin pour s’assurer si l’on continuait de les poursuivre. Adeline tâchait de dissimuler son agitation. «Cette route, dit Théodore, nous conduira certainement à une ville ou à un village, et alors nous n’avons plus rien à craindre; car, si mon bras ne suffit pas pour vous défendre contre les gens qui nous poursuivent, je ne doute point que je ne parvienne à intéresser en votre faveur quelques-uns des habitans.» Adeline parut rassurée par l’espoir que lui donnait cette réflexion. Théodore regarda de nouveau derrière la voiture; mais les détours du chemin bornaient ses regards, et le bruit des roues l’empêchait de rien entendre. Il dit enfin au postillon d’arrêter; et ayant écouté attentivement, sans s’apercevoir d’aucun bruit de chevaux, il commença d’espérer qu’ils étaient hors de danger. «Savez-vous où mène ce chemin?» dit-il. Le postillon répondit qu’il l’ignorait, mais qu’il voyait, à travers les arbres, des maisons à quelque distance, et que probablement cette route y conduisait. Ce fut pour Théodore une bien bonne annonce; il regarda en dehors, et aperçut les maisons. Le postillon avança. «Ne craignez rien, mon adorable Adeline, dit Théodore, vous êtes en sûreté; je ne vous abandonnerai qu’avec la vie.» Adeline soupira, non pas pour elle seule, mais pour le danger que pouvait courir Théodore. Ils avaient continué de marcher ainsi pendant près d’une demi-heure, lorsqu’ils arrivèrent à un petit village. Bientôt après ils descendirent à une auberge, la meilleure de l’endroit. Théodore, en aidant Adeline à descendre de la chaise, la conjura encore de dissiper ses craintes, et lui parla avec une tendresse à laquelle elle ne put répondre que par un sourire qui cachait mal son inquiétude. Après avoir commandé des rafraîchissemens, il sortit pour parler à l’aubergiste; mais à peine avait-il quitté la chambre qu’Adeline vit entrer dans la cour une troupe de cavaliers: elle ne douta plus que ce ne fussent les personnes qu’ils avaient voulu éviter. Deux d’entre eux seulement avaient le visage tourné de son côté; mais elle crut que la figure de l’un des autres ressemblait assez à celle du marquis. Elle fut glacée d’effroi; sa raison l’abandonna pour quelques instans. Son premier mouvement fut de vouloir se cacher; mais pendant qu’elle en cherchait les moyens, l’un des cavaliers leva les yeux sur la fenêtre près de laquelle elle était: il parla à ses compagnons, et ils entrèrent ensemble dans l’auberge. Adeline ne pouvait sortir de la chambre sans être aperçue; seule et sans secours, il lui était presque aussi dangereux d’y rester. Elle parcourait la chambre dans une transe mortelle, tantôt appelant tout bas Théodore, tantôt s’étonnant de ce qu’il ne revenait pas. Par momens, sa souffrance était inexprimable. Soudain un bruit tumultueux de voix s’éleva dans une partie éloignée de l’auberge, et elle distingua bientôt les paroles des gens qui se disputaient. «Je vous arrête, dit l’un d’eux, et vous ne sortirez d’ici que sous bonne et sûre garde.» Le moment d’après, Adeline entendit la voix de Théodore qui répliquait: «Je ne prétends point résister aux ordres supérieurs, dit-il, et je vous donne ma parole d’honneur de ne point m’en aller sans vous: mais ne m’empêchez pas de retourner dans cette chambre; j’y ai un ami à qui je veux dire un mot.» Ils se refusèrent d’abord à cette demande, ne la regardant que comme un prétexte pour avoir l’occasion de s’évader; mais, après beaucoup d’altercations et d’instances, ils y consentirent. Il s’élança vers la chambre où était demeurée Adeline. Un sergent et un caporal le suivirent jusqu’à la porte, et leurs deux fusiliers passèrent dans la cour de l’auberge, pour observer les fenêtres de l’appartement. Il ouvrit la porte d’une main empressée; mais Adeline ne se hâta pas de venir à sa rencontre, car elle s’était presque évanouie au commencement de la rixe. Théodore appela fortement au secours, et la maîtresse de l’auberge parut bientôt avec sa boîte aux remèdes: ils furent inutiles. Adeline demeura insensible, et ne donnait des signes d’existence que par sa respiration. Le tourment de Théodore fut en même temps augmenté par la présence des gardes, qui, riant de la découverte de son ami prétendu, déclarèrent qu’ils ne pouvaient attendre davantage. Aussitôt ils voulurent l’arracher d’auprès du corps inanimé d’Adeline, sur laquelle il était penché dans une angoisse indicible; mais, se retournant en fureur, il tira son épée, et jura qu’aucune puissance au monde ne le forcerait de sortir que la jeune personne n’eût repris connaissance. Les gardes, irrités par l’action et l’air déterminé de Théodore, s’avancèrent pour le saisir; mais il présenta la pointe de son épée, et leur défendit d’approcher. L’un d’eux tira aussitôt son sabre. Théodore se tint en garde, mais sans avancer. «Je demande seulement à rester ici jusqu’à ce que cette dame soit revenue à elle, dit-il; vous voyez l’alternative.» L’homme, déjà courroucé par la résistance de Théodore, prit la dernière partie de son discours pour une menace, et résolut de ne pas céder. Il s’avança; et, pendant que son camarade appelait les soldats qui étaient dans la cour, Théodore le blessa légèrement à l’épaule, et reçut lui-même un coup de sabre sur la tête. Le sang jaillit à grands flots de la blessure. Théodore chancelle, et tombe dans un fauteuil au même instant où le reste de la bande entrait dans la chambre, et où Adeline rouvrait les yeux pour le voir couvert de sang et pâle comme la mort. Elle s’écria: «Ils l’ont tué!» et elle retomba sur son siége. Au son de sa voix, il leva la tête, et lui tendit la main en souriant. «Je ne suis pas beaucoup blessé, dit-il d’une voix faible, et je serai bientôt guéri, si vous l’êtes vous-même.» Elle courut à lui, et lui tendit la main. «Ne peut-on avoir un chirurgien, dit-elle avec un regard douloureux?»--Ne vous alarmez point, dit Théodore, je ne suis pas si mal que vous l’imaginez.» La chambre se remplit alors d’une foule de gens que le bruit de la rixe avait rassemblés: dans le nombre était un homme qui faisait dans le village le métier de médecin, de chirurgien et d’apothicaire; il était venu pour porter du secours à Théodore. Après avoir examiné la plaie, il s’abstint de dire son avis, mais il ordonna qu’on mît le malade au lit sur-le-champ. Les gardes s’y opposèrent, en alléguant qu’il était de leur devoir de le conduire au régiment. «Cela ne se peut pas sans un grand danger pour sa vie, reprit le docteur, et......» «Oh! il s’agit bien de sa vie, dit le sergent! Il faut que nous fassions notre devoir.» Adeline, qui jusqu’alors était demeurée dans une anxiété tremblante, ne put garder le silence plus long-temps. «Puisque le chirurgien, dit-elle, est d’avis que le blessé ne peut pas être transporté dans cet état sans mettre sa vie en péril, vous devez songer que, s’il meurt, la vôtre pourra bien en répondre.» «Oui, dit le chirurgien qui n’était pas disposé à lâcher son malade: je déclare, en présence de témoins, qu’il n’est pas en état d’être transporté; vous ferez donc bien de prendre garde aux conséquences. Il a reçu une blessure très-dangereuse, qui exige le plus soigneux traitement, et le succès est même fort douteux; mais, s’il voyage, la fièvre pourra survenir, et alors la plaie serait mortelle.» Théodore écouta cette décision avec tranquillité; mais Adeline cachait mal l’angoisse de son cœur: elle recueillit tout son courage pour retenir les larmes qui gonflaient ses yeux; et, malgré l’envie qu’elle avait d’intéresser l’humanité des gardes, ou de leur inspirer des craintes sur leur malheureux prisonnier, elle n’osait hasarder l’expression de ses sentimens. Elle fut soulagée de ce combat intérieur par la pitié des gens dont la chambre était remplie, et qui, prenant hautement le parti de Théodore, déclarèrent que les gardes seraient coupables de meurtre s’ils l’emmenaient. «Eh mais! il faut toujours qu’il meure, dit le sergent, pour avoir quitté son poste, et avoir tiré l’épée contre moi lorsque j’exécutais mes ordres.» Une faiblesse subite s’empara du cœur d’Adeline; elle s’appuya contre le fauteuil de Théodore, qui, pour un moment, cessa de songer à lui-même pour ne s’inquiéter que d’elle. Il la soutint avec son bras; et, s’efforçant de sourire, lui dit d’un ton si faible qu’à peine pouvait-elle l’entendre: «On veut me noircir; mais, lorsque l’affaire sera approfondie, elle s’arrangera sans aucune suite sérieuse.» Adeline sentit que ces mots n’étaient prononcés que pour la rassurer; elle n’y ajouta donc pas beaucoup de foi, bien que Théodore continuât de lui répéter des assurances du même genre. Cependant le peuple, dont la compassion avait été graduellement émue par la dureté du sergent, joignait alors l’indignation à la pitié, en considérant avec quelle barbarie on lui annonçait une punition qui paraissait inévitable. Bientôt la fureur devint si grande, que, d’une part, dans la crainte de suites plus sérieuses, et de l’autre dans un mouvement de honte occasioné par le reproche de cruauté, le sergent accorda qu’on le mettrait au lit jusqu’à ce que son commandant lui eût donné de nouveaux ordres. La joie d’Adeline surmonta pour un instant le sentiment de ses malheurs et de sa situation. Elle attendit dans une chambre voisine l’avis du chirurgien, qui s’occupait d’examiner la blessure. Quoiqu’en toute autre circonstance cet accident l’eût profondément affligée, elle en était alors d’autant plus pénétrée, qu’elle s’en regardait comme la cause. A peine osait-elle s’arrêter à cette affreuse assertion, que, si Théodore se rétablissait, il serait puni de mort; mais elle s’efforçait de croire que ce n’était qu’une cruelle exagération de la part de son adversaire. Le danger présent de Théodore, réuni à toutes les autres circonstances qui l’accompagnaient, éveilla toute sa tendresse, et lui découvrit à elle-même le véritable état de ses affections. Les grâces, la figure noble et spirituelle, et les manières engageantes qu’elle avait d’abord admirées dans Théodore, avaient pris ensuite un nouvel intérêt par la force des pensées et l’élégance des sentimens déployés dans sa conversation. Ses procédés, depuis son évasion, lui avaient inspiré la plus vive reconnaissance; et le danger qu’il venait d’affronter pour elle transformait son attachement en amour. Son cœur était à découvert; et, pour la première fois, elle y voyait ses véritables émotions. Le chirurgien passa enfin de la chambre de Théodore dans celle où Adeline l’attendait pour lui parler. Elle lui demanda comment allait la blessure.--«Vous êtes la parente du malade, à ce que je présume, madame; sa sœur peut-être?» Adeline fut fâchée et embarrassée de la question; et, sans y répondre, elle répéta la sienne, «Peut-être lui tenez-vous de plus près, poursuivit le chirurgien, n’ayant pas l’air non plus de faire attention à sa demande; vous êtes peut-être sa femme.» Adeline rougit; elle allait répondre, mais il continua son discours. «L’intérêt que vous prenez à sa santé est au surplus bien flatteur; et je me mettrais volontiers à sa place si j’étais sûr d’obtenir une aussi tendre compassion d’une aussi charmante personne.» A ces mots il salua jusqu’à terre. Adeline, prenant un air réservé, lui dit: «A présent, monsieur, que votre compliment est terminé, vous aurez peut-être égard à ma question; je vous ai demandé comment vous aviez laissé votre malade.» «--C’est là, madame, une question à laquelle il est peut-être très-difficile de répondre, et c’est toujours une fonction bien désagréable que d’annoncer de mauvaises nouvelles.... Je crains qu’il ne meure.» Le chirurgien ouvrit sa tabatière, et la présenta à Adeline. «Qu’il ne meure! s’écria-t-elle d’une faible voix; qu’il ne meure!» «--Ne vous alarmez pas, madame, reprit le chirurgien en la voyant pâlir; ne vous alarmez pas. Il est possible que le coup n’ait pas été jusqu’au.... (il hésita), et, dans ce cas, le.. (hésitant encore) n’est pas attaqué; et, si cela est, les membranes intérieures du cerveau ne sont pas offensées: dans ce cas-là, l’inflammation pourra bien ne pas gagner la plaie, et le malade pourra bien en réchapper. Mais, d’un autre côté, si.....» «--Je vous supplie de parler clairement, interrompit Adeline, et de ne pas vous jouer de ma douleur. Le croyez-vous effectivement en danger?» «--En danger, madame! s’écria le chirurgien, en danger! Oui, certainement; et dans un grand danger encore.» A ces mots il sortit d’un air chagrin et mécontent. Adeline resta quelques momens dans la chambre, en proie à un excès de tristesse qu’elle ne se sentait pas en état de contraindre. Essuyant ses larmes et tâchant de composer son visage, elle sortit, et dit à un garçon d’aller lui chercher la maîtresse de l’auberge. Après l’avoir vainement attendue quelque temps, elle sonna, et lui envoya un second message plus pressant. L’hôtesse ne paraissait point encore; à la fin, Adeline descendit au rez-de-chaussée, où elle la trouva environnée d’une foule de monde, et racontant d’une voix forte, et avec beaucoup de gesticulations, les particularités de la dernière aventure. A la vue d’Adeline, elle s’écria: «Oh! voici mademoiselle elle-même!» Sur-le-champ tous les regards de l’assemblée furent tournés sur elle. Adeline, que la foule empêchait d’approcher de l’hôtesse, lui fit signe, et allait se retirer; mais cette femme, empressée de continuer son histoire, ne fit point d’attention à ce signal. Adeline ne voulait pas l’appeler tout haut, de peur d’être remarquée par la foule; et ce fut en vain qu’elle tâcha de rencontrer ses regards: ils se portaient de toutes parts, excepté sur elle. «Assurément ce serait une grande pitié, dit l’hôtesse, s’il allait être fusillé; c’est un si bel homme! Mais on dit que, s’il s’en réchappe, il le sera certainement. Le pauvre garçon! Mais, selon toute apparence, il n’en sera rien; car le docteur dit qu’il ne sortira pas en vie de cette maison.» Adeline pria un homme qui était auprès d’elle, de dire à l’hôtesse qu’elle désirait lui parler, et elle se retira. A peu près au bout de dix minutes l’hôtesse parut. «Hélas! mademoiselle, dit-elle, votre frère est dans un triste état; on craint bien qu’il ne s’en tire pas.» Adeline demanda s’il n’y avait pas dans la ville une autre personne de l’art que le chirurgien qu’elle avait déjà vu. «Mon Dieu! madame, l’air est ici fort sain, nous n’avons guère besoin des gens de la médecine; jamais il ne nous était arrivé un pareil accident. Il y a dix ans ou environ que le docteur demeure ici; mais son métier n’y est pas en grande faveur, et je crois qu’il n’est pas trop bien dans ses affaires. Nous avons bien assez d’un de ces messieurs-là.» Adeline l’interrompit pour lui faire quelques questions au sujet de Théodore que l’hôtesse avait accompagné dans sa chambre. Elle s’informa comment il avait supporté le premier appareil, et s’il avait eu l’air soulagé après l’opération; à quoi l’hôtesse ne fit aucune réponse satisfaisante. Elle demanda s’il y avait quelque autre chirurgien dans le voisinage; on lui répondit que non. La détresse peinte sur le visage d’Adeline parut exciter la compassion de l’hôtesse; elle tâcha de la consoler du mieux qu’il lui fut possible. Elle lui conseilla de faire avertir ses amis, et offrit de lui procurer un exprès. Adeline soupira, et dit que cela n’était pas nécessaire. «Je ne sais pas, mademoiselle, ce que vous entendez par nécessaire, continua l’hôtesse; pour moi, je trouve qu’il me serait bien cruel de mourir chez des étrangers, sans parens auprès de moi; et je crois que ce pauvre monsieur pense de même: et puis, s’il vient à mourir, qui est-ce qui paiera son enterrement?» Adeline la pria de cesser; et, désirant qu’on ne négligeât aucune attention, elle lui promit une récompense pour ses peines. Elle dit qu’on lui apportât sur-le-champ une plume et de l’encre.--«Oui, sûrement, mademoiselle, c’est le meilleur parti; vos amis ne vous pardonneraient jamais de ne les avoir pas prévenus; je sais cela par expérience. Pour ce qui est d’avoir soin de lui, il aura tout ce qui se trouve dans la maison; et je vous garantis qu’il n’y eut jamais de meilleure auberge dans le canton, quoique la ville ne soit pas des plus fortes.» Adeline fut obligée de demander de nouveau une plume et de l’encre, avant que la bavarde hôtesse sortît de la chambre. L’idée d’envoyer chercher les amis de Théodore ne s’était pas présentée à son esprit dans le désordre des dernières scènes, et elle fut alors un peu rassurée par la perspective de consolation que cette pensée lui offrait pour lui. Lorsqu’on eut apporté la plume et l’encre, elle écrivit à Théodore le billet suivant: «Dans votre situation présente, vous avez besoin de tous les secours qu’on peut vous procurer; et certainement il n’y a point, dans les maladies, de cordial plus efficace que la présence d’un ami. Permettez-moi donc d’informer vos parens de votre état; ce sera pour moi une satisfaction, et, j’en suis sûre, une consolation pour vous.» Peu de temps après avoir envoyé le billet, elle reçut un message de Théodore, par lequel il demandait très-respectueusement, mais avec beaucoup d’instance, à la voir pendant quelques minutes. Elle se rendit aussitôt à sa chambre. Ses mortelles appréhensions furent confirmées par la langueur répandue sur son visage; elle succomba presque à son saisissement, et aux efforts qu’elle fit pour dissimuler son émotion. «Je vous remercie de votre bonté, dit-il en lui tendant sa main.» Elle la reçut; s’asseyant à côté du lit, elle versa un déluge de pleurs. Quand son agitation se fut un peu calmée, ôtant son mouchoir de ses yeux, elle regarda Théodore; un sourire du plus tendre amour exprima le vif intérêt qu’il prenait à sa destinée, et porta dans son cœur une consolation passagère. «Pardonnez cette faiblesse, dit-elle; depuis long-temps mon âme a été si diversement agitée...» Théodore l’interrompit. «--Ces larmes sont bien chères à mon cœur. Mais, pour moi-même, tâchez de vous rassurer: je ne doute point que je ne sois bientôt hors d’affaire. Le chirurgien....» «Je n’aime point cet homme, dit Adeline; mais dites-moi comment vous vous trouvez vous-même.» Il l’assura qu’il se sentait alors beaucoup mieux qu’il n’avait encore été; et, lui parlant de son tendre billet, il passa au motif qui lui avait fait demander à la voir. «Mes parens, dit-il, résident fort loin d’ici, et je suis bien sûr que leur affection pour moi est telle, que, s’ils étaient informés de mon état, aucune considération ne pourrait les empêcher de voler à mon secours; mais, avant qu’ils fussent arrivés, leur présence deviendrait probablement inutile. Adeline le regarda avec intérêt. «Je serai sûrement rétabli, poursuivit-il en souriant, avant qu’une lettre leur fût parvenue; ce serait donc leur causer une peine et un voyage superflus. Pour votre tranquillité, Adeline, je voudrais qu’ils fussent ici; mais peu de jours suffiront pour nous éclairer sur les suites de ma blessure. Attendons au moins jusqu’alors, et nous prendrons conseil des circonstances.» Adeline n’insista pas sur ce point, et revint à un objet d’un intérêt beaucoup plus pressant. «Je désirerais, dit-elle, que vous eussiez un plus habile chirurgien. Vous connaissez mieux que moi la géographie de la province; sommes-nous voisins de quelque ville où l’on puisse consulter une autre personne?» «--Je ne crois pas, dit-il, et cela n’en vaut pas la peine; car ma blessure est si peu considérable, qu’il ne faut qu’une légère portion de savoir pour la guérir. Mais pourquoi, ma chère Adeline, vous abandonner à ces inquiétudes? Pourquoi vous laisser troubler par ce penchant à prévoir le malheur? Je suis tenté, peut-être est-ce présomption, de l’attribuer à votre attachement; et permettez-moi de vous assurer qu’en excitant par-là ma reconnaissance, vous ajoutez encore à ma tendre estime. O Adeline! puisque vous désirez mon prompt rétablissement, que je vous voie donc tranquille: tant que je vous croirai malheureuse, je ne pourrai me bien porter.» Elle l’assura qu’elle s’efforcerait de se calmer; et, craignant qu’une plus longue conversation ne lui devînt nuisible, elle le laissa reposer. En traversant la galerie, elle rencontra l’hôtesse. Le peu de mots qu’Adeline avait dits à cette femme avaient fait sur elle l’effet d’un talisman, avaient transformé la négligence et l’impertinence en une politesse officieuse: elle venait demander si le monsieur du premier avait tout ce qu’il désirait. «--Je lui ai trouvé une garde, mademoiselle, pour le veiller, et j’ose dire qu’elle s’en acquittera bien; mais j’y aurai l’œil, car je ne pourrai m’empêcher d’aller quelquefois le servir moi-même. Pauvre jeune homme! comme il prend son mal en patience! on ne s’imaginerait pas qu’il est à la veille de mourir; et pourtant le docteur le lui a dit à lui-même, ou du moins à peu près.» Adeline fut extrêmement fâchée de cette imprudente conduite du chirurgien, et congédia l’hôtesse après avoir commandé un léger dîner. Sur le soir le chirurgien fit une seconde visite; et après avoir passé quelque temps avec son malade, il retourna au salon, comme Adeline le lui avait recommandé, pour lui rendre compte de son état. Il répondit aux questions d’Adeline avec beaucoup de gravité. «Il m’est impossible, madame, de vous rien dire de positif pour le moment; mais j’ai mes raisons pour tenir à l’opinion dont je vous ai fait part ce matin: et certes, je ne suis pas homme à établir mes opinions sur de légers fondemens. Je veux vous en donner un exemple frappant. »Il n’y a pas quinze jours que je fus appelé pour voir un malade à quelques lieues d’ici. J’étais absent lorsque l’exprès arriva. Le cas était pressant; et, avant que je parusse, on avait consulté un autre médecin. Il avait ordonné des remèdes qui avaient, en apparence, soulagé le malade. Lorsque je me présentai, ses amis se félicitaient des progrès de sa guérison, et ils étaient tous d’accord avec le médecin qu’il était absolument hors d’affaire. Soyez sûrs, leur dis-je, que vous vous trompez; ces remèdes ne peuvent lui avoir fait du bien: le malade est dans le plus grand danger. Le malade soupira; mais mon confrère continua d’assurer que les remèdes qu’il avait ordonnés étaient non-seulement certains, mais encore très-prompts, puisqu’ils avaient déjà produit de bons effets. Là-dessus, la patience m’échappa; et persistant dans mon avis, que ces effets étaient trompeurs et le malade sans ressource, j’assurai ce dernier que sa vie était dans le plus grand péril. Je ne suis pas de ces gens, madame, qui amusent leurs malades jusqu’aux derniers momens; mais vous allez apprendre le résultat. »Mon confrère était, j’imagine, furieux de la fermeté de ma contradiction; il prit un air très-courroucé qui ne m’affecta pas le moins du monde; et, se tournant vers le malade, il le pria de décider à quel sentiment il voulait s’en tenir, attendu qu’il refusait d’opérer avec moi. Le malade me fit l’honneur, poursuivit le chirurgien avec un sourire de satisfaction et en caressant son jabot, d’avoir de moi une opinion meilleure peut-être que je ne le méritais, car il congédia sur-le-champ mon contradicteur. Je n’aurais jamais cru, dit-il, lorsque le médecin sortait de la chambre, je n’aurais jamais cru qu’un homme qui pratiquait depuis tant d’années fût d’une ignorance aussi profonde dans son art. »Je ne l’aurais pas imaginé non plus, lui dis-je.--Je suis étonné qu’il n’ait pas pris garde au danger où je suis, reprit le malade.--Je n’en suis pas moins étonné, répliquai-je.--J’étais décidé à faire tout ce que je pourrais pour le malade, car c’était un homme d’esprit, comme vous voyez, et je m’intéressais à lui. Je changeai donc les ordonnances, et je fournis moi-même les remèdes; mais tout fut inutile, mon opinion se vérifia, et il mourut avant le lendemain matin.»--Adeline, qui avait été forcée d’écouter cette longue histoire, poussa un soupir à la conclusion. «Je ne suis pas surpris de vous avoir affectée, dit le chirurgien; l’exemple que je viens de vous citer est assurément bien fait pour vous toucher. J’en fus si pénétré moi-même, qu’il se passa quelque temps avant que je pusse me résoudre à en parler. Mais vous conviendrez, madame, continua-t-il en baissant le ton et en s’inclinant avec l’air de s’applaudir, que c’est là une preuve frappante de l’infaillibilité de mon jugement.» _L’infaillibilité_ de son jugement fit frissonner Adeline; elle ne dit mot. «Ce fut une chose bien triste pour ce pauvre homme, reprit le chirurgien.--Très-triste, en vérité, dit Adeline.--Je fus très-affecté de l’événement, continua-t-il.--Je n’en doute pas, monsieur, dit Adeline.» «--Mais le temps dissipe les impressions les plus affligeantes.» «--Vous m’avez dit, je crois, qu’il y a quinze jours que cela est arrivé?» «A peu près, répliqua le chirurgien sans faire semblant de comprendre l’observation.--Et me permettez-vous, monsieur, de vous demander le nom du médecin qui a été assez ignorant pour vous contredire?» «--Sans doute, madame; il s’appelle Lafance.» «--Il vit probablement dans l’obscurité dont il est digne, dit Adeline?» «--Vraiment non, madame; il habite une ville assez considérable, à environ quatre lieues d’ici; et nous fournit un exemple, entre tant d’autres, de la fausseté des jugemens du public. Vous aurez peine à le croire, mais je vous certifie le fait: c’est que cet homme a un grand nombre de pratiques, tandis qu’on me laisse ici, où je suis vraiment négligé et très-peu connu.» Pendant ce récit, Adeline avait songé aux moyens de découvrir le nom du médecin; car l’exemple cité par l’autre, de son _infaillibilité_ et de l’_ignorance_ de son adversaire, avait complétement décidé l’opinion d’Adeline sur tous les deux. Elle désira plus que jamais ôter Théodore d’entre les mains du chirurgien; elle rêvait à la possibilité d’y parvenir, lorsque celui-ci, avec sa suffisance ordinaire, lui en offrit les moyens. Elle lui fit encore quelques questions sur l’état de la plaie de Théodore. Il lui dit que cela allait toujours de même, qu’il était seulement survenu un peu de fièvre. «Mais j’ai ordonné qu’on fît du feu dans la chambre, continua le chirurgien, et qu’on mît sur le lit quelques couvertures de plus: je ne doute point que cela ne produise son effet. En attendant, il faut avoir soin de ne lui donner aucun liquide, excepté quelques potions cordiales que je lui enverrai. Il demandera vraisemblablement qu’on lui donne à boire, mais il faut bien s’en garder.» «--Vous n’approuvez donc pas, dit Adeline, la méthode que j’ai entendu citer quelquefois, qui est de laisser agir la nature en pareil cas?» «--La nature, madame, poursuivit-il, la nature est le plus mauvais guide du monde. J’adopte toujours une méthode contraire à ce qu’elle paraît indiquer; car à quoi servirait l’art, s’il devait toujours suivre la nature? Telle a été ma première opinion en entrant dans le monde, et je ne m’en suis jamais départi. D’après ce que j’ai dit, vous apercevrez sans doute, madame, que l’on peut s’en rapporter à mes opinions: ce qu’elles ont été, elles le seront toujours; car mon âme n’est pas de ces âmes frivoles qui se laissent affecter par les circonstances.» Adeline était fatiguée de ce discours, et bien impatiente d’apprendre à Théodore qu’elle avait découvert un médecin; mais le chirurgien ne paraissait rien moins que disposé à la quitter; il s’étendait sur différens sujets, et rapportait de nouveaux exemples de son étonnante sagacité, lorsque le garçon vint l’avertir que quelqu’un demandait à le voir. Il s’était néanmoins engagé dans une matière trop agréable pour se résoudre à l’abandonner, et ce ne fut qu’après un second avertissement qu’il fit sa révérence à Adeline, et sortit de la chambre. Dès qu’il fut parti, elle écrivit un billet à Théodore, pour le conjurer de lui permettre d’envoyer chercher le médecin. Les manières ridicules du chirurgien avaient cependant donné à Théodore une opinion très-défavorable de ses talens, et sa dernière ordonnance l’avait si pleinement confirmée, qu’il consentit de bon cœur à consulter une autre personne. Adeline demanda sur-le-champ un exprès; mais se rappelant que la résidence du médecin était toujours un secret, elle s’adressa à l’hôtesse qui, ne la sachant pas, ou prétendant l’ignorer, ne lui donna aucun éclaircissement. Toutes les autres recherches qu’elle fit furent également infructueuses, et elle passa quelques heures dans une extrême souffrance, pendant lesquelles le mal de Théodore augmenta plutôt que de diminuer. Quand le souper fut sur table, elle demanda au garçon qui servait s’il connaissait dans le voisinage un médecin appelé Lafance. «--Non pas dans le voisinage, mais je connais le docteur Lafance de Chansy, car j’ai demeuré dans sa ville.» Adeline prit d’autres informations, et reçut des réponses très-satisfaisantes. Mais la ville était éloignée de quelques lieues, et le délai que cette circonstance devait occasionner renouvela ses alarmes; elle ordonna toutefois de faire partir un exprès sur-le-champ; et, après avoir envoyé redemander des nouvelles de Théodore, elle se retira dans sa chambre pour le reste de la nuit. La fatigue qu’elle n’avait cessé d’éprouver depuis quatorze heures, triompha de son anxiété, et ses esprits harassés succombèrent au sommeil. Elle dormit jusque fort avant dans la matinée, et fut éveillée par l’hôtesse qui venait l’avertir que Théodore était beaucoup plus mal, et lui demander ce qu’il y avait à faire. Adeline, voyant que le médecin n’était pas encore arrivé, se leva tout de suite, et s’empressa de prendre de nouvelles informations sur Théodore. L’hôtesse lui apprit qu’il avait passé une nuit très-agitée, qu’il s’était plaint d’avoir trop chaud, et avait demandé qu’on éteignît le feu qui était dans sa chambre; mais que la garde savait trop bien son devoir pour lui obéir, et avait suivi ponctuellement les ordres du médecin. Elle ajouta qu’il avait pris régulièrement les cordiaux; mais que, malgré cela, son état avait continué d’empirer, et qu’à la fin il était tombé dans le délire. Cependant, le garçon qu’on avait envoyé pour chercher le médecin, était toujours absent.--«Et il n’y a rien d’étonnant, continua l’hôtesse; faites seulement attention que le chemin est fort mauvais, que le garçon est parti à la nuit noire, et qu’il a huit lieues à faire. Mais, mademoiselle, vous auriez tout aussi bien fait de vous en rapporter à notre docteur, car les gens de cette ville n’en vont jamais chercher d’autre; et si vous voulez me permettre de dire mon avis, il aurait mieux valu envoyer Jacques chez les amis du jeune monsieur, que chez ce docteur étranger que personne ne connaît.» Après avoir fait sur le compte de Théodore quelques autres questions qui augmentèrent ses alarmes plutôt que de les diminuer, Adeline tâcha de calmer ses esprits, et d’attendre patiemment l’arrivée du médecin. Elle sentait alors plus que jamais l’abandon où elle était réduite, et le danger de Théodore: elle désirait ardemment que ses amis pussent être informés de sa situation; et ce vœu ne pouvait être rempli, car Théodore, qui seul pouvait lui indiquer leur demeure, était privé de connaissance. Quand le chirurgien arriva et vit l’état de son malade, il n’exprima aucune surprise; mais ayant fait quelques questions, et donné quelques instructions générales, il descendit auprès d’Adeline. Après ses complimens ordinaires, il prit tout-à-coup un air d’importance. «Je suis fâché, madame, dit-il, d’être obligé d’annoncer de mauvaises nouvelles, mais je désire que vous soyez préparée à l’événement qui, je le crains fort, ne tardera pas à arriver.» Adeline entendit ce qu’il voulait dire; et, quoiqu’elle n’eût jusqu’alors ajouté que peu de foi à son jugement, elle ne put l’entendre parler du danger pressant de Théodore, sans céder à l’influence de la terreur. Elle le conjura de lui déclarer tout ce qu’il craignait. Il dit alors qu’ainsi qu’il l’avait prévu, Théodore était beaucoup plus mal ce matin que la nuit précédente; et que le mal ayant affecté le cerveau, il y avait tout lieu de redouter qu’il ne devînt mortel au bout de quelques heures. «Cela peut avoir les suites les plus fâcheuses, continua-t-il, si l’inflammation se met dans la plaie; il y a bien peu d’apparence qu’il s’en tire.» Adeline écouta cet arrêt avec un calme d’effroi, et n’exprima sa douleur ni par des paroles, ni par des larmes. «Ce jeune homme, madame, a sans doute des parens; vous ferez bien de les instruire plutôt que plus tard de sa situation. S’ils demeurent au loin, il est certainement trop tard; mais il y a d’autres devoirs.... Vous vous trouvez mal, madame?» Adeline fit un effort pour parler; mais ce fut en vain, et le chirurgien demanda à grands cris un verre d’eau. Elle le but, et un profond soupir qu’elle poussa parut un peu soulager son cœur oppressé; ensuite elle fondit en larmes. Le chirurgien, voyant enfin qu’elle était mieux, quoique pas assez bien pour écouter sa conversation, prit congé d’elle, et promit de revenir dans une heure. Le médecin n’avait pas encore paru, et Adeline l’attendait avec un mélange de crainte et d’inquiète espérance. Il arriva sur le midi. Ayant été informé de l’accident qui avait produit la fièvre, et du traitement que le chirurgien y avait appliqué, il monta dans la chambre de Théodore. Au bout d’un quart d’heure, il revint dans celle où Adeline l’attendait. «Le jeune homme est toujours dans le transport, dit-il; mais je lui ai ordonné un calmant.--Y a-t-il quelque espoir, monsieur, lui demande Adeline? Oui, madame; assurément il y en a: l’événement est encore douteux, mais quelques heures me mettront en état de prononcer avec plus de certitude. En attendant, j’ai recommandé de le laisser tranquille, et de lui permettre de boire à son gré de certaines potions délayantes.» A peine, sur la demande d’Adeline, avait-il indiqué un autre chirurgien au lieu de celui qu’on avait employé jusqu’alors, que ce dernier entra. A la vue du médecin, il jeta sur Adeline un regard mêlé de surprise et de colère. Aussitôt elle se retira avec lui dans un autre appartement; et là, elle le congédia avec une politesse à laquelle il ne daigna pas répondre, et qu’assurément il ne méritait pas. CHAPITRE VI. Le lendemain de grand matin, le chirurgien arriva; mais ou le remède, ou la crise de la maladie, avait jeté Théodore dans un profond sommeil, qui dura encore plusieurs heures. Le médecin donna alors quelque espérance à Adeline de la guérison du malade, et fit prendre toutes les précautions possibles pour empêcher qu’il ne fût troublé. Il s’éveilla sans transport et sans fièvre, et son premier soin fut de s’informer de la situation d’Adeline, qui ne tarda pas à apprendre qu’il était hors de danger. Quelques jours après, il se trouva assez bien pour être transporté dans une chambre à côté de celle d’Adeline, où elle le reçut avec une joie qu’il lui fut impossible de dissimuler; et cette observation le fit rayonner de plaisir: à la vérité, Adeline, sensible à l’attachement qu’il lui avait si noblement témoigné, et attendrie par les dangers qu’il avait courus, ne déguisa plus l’estime qu’elle avait conçue pour lui, et finit par avouer l’impression qu’il avait faite sur son cœur, la première fois qu’il avait paru devant elle. Après une heure de la conversation la plus tendre, dans laquelle la félicité d’un attachement mutuel occupa toute leur âme, ils furent rappelés à la pensée de leurs embarras actuels: Adeline sentant que Théodore était arrêté pour avoir désobéi aux ordres de son supérieur, et abandonné son poste; Théodore réfléchissant qu’il allait bientôt être arraché d’auprès d’Adeline, et obligé de la laisser exposée à tous les maux dont il venait de la délivrer. Cette pensée l’accabla; et, après un long silence, il se hasarda de lui proposer, ce que ses désirs lui avaient souvent suggéré, de l’épouser avant de quitter le village. C’était peut-être le seul moyen de prévenir une séparation cruelle; et, quoiqu’il vît les nombreux inconvéniens auxquels elle serait exposée en épousant un homme dans le cas où il se trouvait, ces inconvéniens lui paraissaient tellement moindres que ceux qu’elle aurait à éprouver seule, que sa raison ne lui permit pas d’hésiter davantage à adopter un parti que son affection lui avait suggéré. Adeline fut pendant quelque temps trop agitée pour pouvoir répondre; et, quoiqu’elle n’eût presque rien à opposer aux argumens de Théodore, quoiqu’elle n’eût aucun parent, ni aucune raison d’intérêt pour la contrarier, elle ne put se résoudre à consentir, d’une manière si précipitée, à donner sa main à un homme qu’elle connaissait si peu, et de la famille duquel elle était absolument inconnue. A la fin, elle le pria de n’en plus parler, et la conversation fut plus générale pendant le reste du jour, mais toujours intéressante. Chaque moment découvrit alors plus amplement ces rapports de goût et d’opinions qui les avaient d’abord attachés l’un à l’autre. Leurs discours roulèrent sur la littérature. Adeline n’avait eu que très-peu d’occasions de lire, mais les livres qu’elle avait pu se procurer, opérant sur un esprit avide de connaissances, et sur un goût singulièrement sensible au beau et au sublime, lui avaient laissé l’impression de toutes leurs perfections. La nature avait doué Théodore de plusieurs des qualités du génie, et il avait reçu de l’éducation tout ce qu’elle peut ajouter à la plus heureuse nature. Ajoutez à cela une noble indépendance, un cœur sensible, et des manières où l’on apercevait un mélange de dignité et de douleur. Sur le soir, un des officiers qui, sur les représentations du sergent, avait été envoyé par les personnes chargées de poursuivre les délits militaires, arriva dans le village; et étant entré dans l’appartement de Théodore, dont Adeline se retira à l’instant, lui dit, avec un air fort important, qu’il partirait le lendemain pour le quartier général. Théodore lui répondit qu’il n’était pas en état de supporter le voyage, et le renvoya à son médecin; mais l’officier répliqua qu’il ne s’en donnerait pas la peine, parce qu’il était sûr que le médecin pouvait être influencé, et qu’il fallait partir le lendemain: «Vous avez eu assez de temps, dit-il, et vous aurez assez de choses à faire quand vous serez arrivé au quartier général; car le sergent que vous avez dangereusement blessé, a dessein de paraître contre vous; et cela joint au délit que vous avez déjà commis en désertant de votre poste.» Les yeux de Théodore étincelèrent de colère. «En désertant! dit-il en se levant de sa chaise, et en jetant un regard menaçant sur son accusateur. Qui ose me donner le nom de déserteur?» Mais se rappelant aussitôt combien sa conduite paraissait justifier cette accusation, il s’efforça d’étouffer son émotion, et dit, d’un air ferme et composé, que, lorsqu’il serait au quartier général, il saurait répondre à toutes les charges alléguées contre lui; mais que jusqu’à ce temps-là il garderait le silence. La fermeté et la dignité avec lesquelles il prononça ces paroles en imposèrent à l’officier, qui, en marmottant entre ses dents quelques mots à peine intelligibles, quitta la chambre. Théodore se mit à réfléchir au danger de sa situation: il savait qu’il avait beaucoup à craindre des circonstances particulières dans lesquelles il avait quitté son régiment, alors en garnison dans une ville frontière du côté de l’Espagne, où la discipline était très-rigoureuse; et du pouvoir du marquis de Montalte, que l’orgueil et le dépit d’avoir échoué dans ses honteux projets ne manqueraient pas d’exciter à la vengeance, et qui probablement mettrait tout en usage pour y réussir. Mais ses pensées passèrent bientôt de son propre danger à celui d’Adeline, et cette considération lui fit perdre tout son courage. Il ne pouvait soutenir l’idée de la laisser exposée aux maux qu’il prévoyait, ni s’accoutumer à une séparation aussi soudaine que celle dont il était menacé; et quand elle entra de nouveau dans la chambre, il renouvela ses sollicitations pour l’épouser, en se servant de tous les argumens que la tendresse peut suggérer. Quand Adeline apprit qu’il devait partir le lendemain, elle crut être privée de la seule consolation qui lui restait. Toutes les horreurs de la situation de Théodore se présentèrent à son esprit, et elle détourna les yeux en éprouvant des angoisses inexprimables. Prenant son silence pour un présage favorable, il répéta sa demande, et la pria de lui donner sa main, comme un gage que leur séparation ne serait pas éternelle. Adeline, à ces paroles, poussa un profond soupir. «Eh! qui sait, dit-elle, si cette séparation ne serait pas éternelle, quand même je pourrais consentir au mariage que vous me proposez? Mais, en attendant ma détermination, ne m’accusez pas d’indifférence, car ce serait un crime pour moi de vous montrer de l’indifférence après les services que vous m’avez rendus.» «Un froid sentiment de reconnaissance est-il donc tout ce que j’ai à attendre de vous? dit Théodore. Pourquoi m’affliger par une preuve de votre indifférence, que vous prenez pour une suggestion de la prudence? Ah! Adeline, si vous rejetez cette proposition, peut-être la dernière que je serai jamais en état de vous faire, cessez au moins de vous tromper vous-même en vous imaginant que vous m’aimez.» «Avez-vous donc sitôt oublié notre conversation de ce matin? répliqua-t-elle, et avez-vous assez mauvaise idée de moi pour croire que je voulusse professer un attachement que je ne sens pas? Si vraiment vous êtes capable de penser ainsi, je ferai bien d’oublier que je vous aie jamais fait un pareil aveu, et que vous l’ayez entendu.» «Pardonnez, Adeline, pardonnez les doutes et les inconséquences dont je me suis rendu coupable; songez à la rigueur de mon sort, et pardonnez aux inquiétudes de l’amour.» Adeline, les yeux baignés de larmes, lui sourit faiblement en lui présentant sa main, qu’il saisit et pressa contre ses lèvres. «Cependant ne me réduisez pas au désespoir, en rejetant ma demande, ajouta-t-il; pensez à ce que je dois souffrir, si je suis obligé de vous abandonner, sans amis et sans protecteur.» «Je réfléchis aux moyens d’éviter un état si déplorable, dit Adeline. On dit qu’il y a, à quelques milles d’ici, un couvent où l’on prend des pensionnaires; j’ai envie d’y aller.» «Un couvent! reprit Théodore; voudriez-vous aller au couvent? Savez-vous à quelles persécutions vous seriez exposée; et que, si le marquis venait à vous découvrir, il est très-probable que la supérieure céderait à son autorité, ou du moins à son or.» «J’ai pensé à tout cela, dit Adeline, et je suis prête à m’y exposer, plutôt que de contracter un engagement qui ne servirait, dans le moment actuel, qu’à nous rendre tous deux misérables.» «Ah! Adeline, pourriez-vous penser ainsi, si vous m’aimiez véritablement? Je me vois sur le point d’être séparé, et peut-être pour toujours, de l’objet le plus tendre à mon cœur;.... et il faut que j’exprime toutes les angoisses que j’éprouve;.... il faut que je fasse usage de tous les argumens pour vous faire changer de résolution. Mais _vous_, Adeline, _vous_ voyez avec indifférence une circonstance qui _me_ met au désespoir.» Adeline, qui avait fait de longs efforts pour soutenir sa fermeté en sa présence, et se maintenir dans une résolution que la raison suggérait, tandis que les mouvemens de son cœur s’y opposaient fortement, ne fut plus en état de commander à sa douleur, et fondit en larmes. Théodore fut au même instant convaincu de son erreur; et, affligé des peines qu’il lui avait causées, il approcha sa chaise vers elle, et, lui prenant la main, la pria encore une fois de lui pardonner, et s’efforça de l’apaiser et de la consoler. «Que je suis coupable de vous avoir causé ce chagrin, en doutant de cet attachement dont je suis sûr que vous m’honorez! Pardon, Adeline, dites seulement que vous me pardonnez; et quels que puissent être les tourmens de cette séparation, je vous promets de ne plus m’y opposer.» «Vous m’avez affligée, dit Adeline, mais vous ne m’avez pas offensée.»--Elle fit ensuite mention de plusieurs autres particularités sur le couvent. Théodore tâcha de cacher la douleur que sa séparation prochaine lui causait, et de se consulter avec elle, d’un air composé, sur le plan qu’elle méditait. Son jugement ne tarda pas à prendre le dessus sur ses passions, et il s’aperçut que le plan qu’elle proposait lui fournirait les meilleurs moyens de sûreté. Il fit réflexion qu’il était possible qu’il fût condamné sur les accusations intentées contre lui, chose qui lui avait échappé dans la première agitation de son esprit; et que sa mort, s’ils avaient été mariés, aurait non-seulement privé Adeline de son protecteur, mais l’aurait encore laissée plus exposée aux desseins du marquis, qui devait sans doute se trouver au conseil de guerre, et qui, par ce moyen, aurait découvert qu’elle était encore en son pouvoir. Surpris de n’avoir pas fait plus tôt cette réflexion, et choqué d’avoir voulu commettre une imprudence qui aurait pu la faire tomber dans une situation si dangereuse, il fut tout d’un coup réconcilié avec l’idée de la laisser dans un couvent. Il aurait désiré la placer dans le sein de sa famille, mais les circonstances dans lesquelles elle devait être introduite étaient si cruelles et si pénibles, et surtout la distance du lieu de la résidence de ses parents l’aurait exposée à tant de dangers dans le voyage, qu’il ne voulut pas le lui proposer. Il la supplia seulement de lui permettre de lui écrire; mais, faisant attention que ses lettres pourraient découvrir sa demeure au marquis, il renonça sur-le-champ à cette pensée: «Il faut même que je me refuse ce triste plaisir, dit-il, de peur que mes lettres n’indiquent le lieu de votre résidence; néanmoins, comment serai-je en état de me soumettre à l’impatience et à l’incertitude auxquelles la prudence me condamne? Si vous êtes en danger, je ne pourrai le savoir; quoiqu’à la vérité, quand je le saurais, ajouta-t-il avec un air de désespoir, il me serait impossible de voler à votre secours. O douleur! ce n’est que de ce moment que je vois toutes les horreurs d’une prison!» Ces paroles furent interrompues par la violente agitation de son esprit; il se leva de sa chaise, et marcha à grands pas dans la chambre. Adeline était assise, accablée de la description que Théodore venait de faire de sa situation prochaine, et de la pensée qu’elle serait dans la plus cruelle incertitude sur son sort. Elle se le représenta dans une prison... pâle... décharné, et dans les fers;... elle se figura tout le poids de la vengeance du marquis sur sa tête, et cela à cause des efforts généreux qu’il avait faits pour la sauver. Théodore, alarmé du désespoir tranquille empreint sur son visage, se jeta dans une chaise à côté d’elle, et, lui prenant la main, tâcha de la consoler; mais les paroles expirèrent sur ses lèvres, et il ne put que baigner sa main de larmes. Ce morne silence fut interrompu par l’arrivée d’une voiture à l’auberge, et Théodore, se levant, alla à la fenêtre qui donnait sur la cour. L’obscurité de la nuit l’empêcha d’abord de distinguer les objets; mais lorsqu’on eut apporté de la lumière, il aperçut un carrosse à quatre chevaux, accompagné de plusieurs domestiques. Il en vit ensuite descendre un individu enveloppé d’une roquelaure, et un moment après il entendit la voix du marquis. Il avait volé au secours d’Adeline, qui tombait en défaillance, lorsque la porte s’ouvrit; et le marquis, suivi des officiers de justice et de plusieurs domestiques, entra. La rage étincela dans ses yeux, lorsqu’il les jeta sur Théodore, alors suspendu sur Adeline avec un regard de la plus tendre sollicitude. «--Saisissez ce traître, dit-il en se tournant vers les officiers: pourquoi lui avez-vous permis de rester ici si long-temps?» «--Je ne suis pas un traître, répondit Théodore d’une voix ferme et avec la dignité de l’innocence, mais le défenseur de la vertu, d’une femme que le scélérat marquis de Montalte voudrait perdre.» «--Obéissez,» dit le marquis aux officiers. Adeline fit entendre ses cris, s’attacha plus fortement au bras de Théodore, et supplia ces individus de ne point les séparer. «Il n’y a que la force qui puisse le faire,» dit Théodore, en cherchant des yeux quelque instrument de défense; mais il n’y en avait pas, et dans le même instant ils l’entourèrent et le saisirent. «Craignez tout de ma vengeance,» dit le marquis à Théodore, tandis que celui-ci prenait la main d’Adeline, qui avait perdu tout espoir de résistance, et était à peine sensible à ce qui se passait; «vous savez que vous l’avez méritée.» «Je me moque de votre vengeance, s’écria Théodore, et je ne crains que les remords de la conscience, que toute votre puissance ne saurait m’infliger, et dont elle ne saurait vous garantir.» «Emportez-le sur-le-champ de la chambre, et ayez soin qu’il soit bien garrotté, ajouta le marquis; il connaîtra bientôt le supplice que mérite un criminel qui joint l’insolence au délit.»--Théodore, en s’écriant: «Oh! Adeline! adieu!» fut emporté hors de la chambre, tandis qu’Adeline, que sa voix et ses derniers regards avaient tirée de sa léthargie, tomba aux pieds du marquis, et avec des larmes amères implora sa compassion pour Théodore; mais ses supplications pour son rival ne firent qu’irriter l’orgueil et la haine du marquis. Il réitéra le serment de se venger, avec des imprécations terribles, et lui ordonna de se lever; alors, s’efforçant d’étouffer les émotions de sa rage, que la présence de Théodore avait excitées, il commença à lui parler avec les expressions ordinaires de son admiration. La malheureuse Adeline, qui, sans faire attention à ce qu’il disait, continuait de plaider la cause de son amant infortuné, fut à la fin alarmée par la fureur qui paraissait de nouveau sur le visage du marquis, et faisant usage de toute la force qui lui restait, s’élança vers la porte de la chambre; mais il l’attrapa par la main avant qu’elle pût y parvenir, et, sans s’inquiéter de ses cris, la ramena dans sa chaise, et allait lui parler, quand on entendit des voix dans le passage, et aussitôt l’hôte et l’hôtesse, que la voix d’Adeline avait attirés, entrèrent dans l’appartement. Le marquis, se tournant avec colère de leur côté, leur demanda ce qu’ils voulaient; mais sans attendre leur réponse, il leur commanda de venir avec lui, et quittant la chambre, il la ferma à clef. Adeline courut alors à la fenêtre qui donnait sur la cour, et qui était ouverte. Tout était obscur et silencieux au dehors: elle cria au secours, mais personne ne parut; et les fenêtres étaient si élevées, qu’il était impossible de s’échapper sans assistance. Elle marcha dans la chambre dans des angoisses de terreur et de détresse; tantôt s’arrêtant pour écouter, et s’imaginant qu’elle entendait parler en bas; et tantôt précipitant ses pas, selon que l’incertitude augmentait l’agitation de son esprit. Elle avait été près d’une demi-heure dans cet état, lorsqu’elle entendit tout d’un coup un grand bruit dans le bas de la maison, qui continua de s’augmenter jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que tapage et confusion. Plusieurs personnes passaient précipitamment dans les corridors, et l’on ouvrait et fermait fréquemment des portes. Elle appela, mais elle ne reçut aucune réponse: il lui vint aussitôt à l’esprit que Théodore, ayant entendu ses cris, avait essayé de venir à son secours, et que le bruit avait été occasioné par l’opposition des officiers: connaissant leur cruauté et leur barbarie, elle eut de terribles appréhensions pour la vie de Théodore. On entendit alors un mélange confus de voix, et les cris des femmes la convainquirent qu’on se battait; elle crut même entendre le cliquetis des épées. L’image de Théodore mourant par la main du marquis se présenta alors à son imagination, et les frayeurs de l’incertitude lui devinrent bientôt insupportables: elle fit un effort désespéré pour enfoncer la porte, et appela encore au secours; mais ses mains tremblantes n’en eurent pas la force, et chaque personne de la maison paraissait trop occupée pour faire attention à elle. Un cri aigu frappa dans le moment ses oreilles, et au milieu du tumulte qui suivit elle distingua clairement de profonds gémissemens. Cette confirmation de ses craintes la priva entièrement de son reste de force, et elle tomba presque sans vie dans une chaise près de la porte. Le bruit cessa graduellement jusqu’à ce que tout fut tranquille, mais personne ne revint vers elle. Peu après, elle entendit quelques voix dans la cour, mais elle n’eut pas la force de traverser la chambre pour faire même les questions qu’elle aurait voulu savoir, et qu’elle craignait néanmoins de voir résoudre. Au bout d’un quart d’heure la porte s’ouvrit, et l’hôtesse parut avec un visage pâle comme la mort. «Pour l’amour de dieu, dit Adeline, dites-moi ce qui est arrivé!» «Est-il blessé? est-il tué?» «Il n’est pas mort, mademoiselle, mais.....--Il se meurt donc?--dites-moi où il est!--laissez-moi aller.» «--Arrêtez, mademoiselle, s’écria l’hôtesse; il faut que vous restiez ici; j’ai seulement besoin de prendre de l’esprit de corne de cerf dans cette armoire.» Adeline essaya de s’échapper par la porte; mais l’hôtesse la poussa, la ferma sur elle, et descendit. La détresse d’Adeline devint pour lors insupportable: elle s’assit sans mouvement, et sachant à peine si elle existait, jusqu’à ce qu’elle fut tirée de sa léthargie par le bruit de quelques personnes qui marchaient près de la porte, que l’on ouvrit de nouveau; et trois hommes, qu’elle reconnut pour être les domestiques du marquis, entrèrent. Elle eut assez de présence d’esprit pour leur faire les mêmes questions qu’elle avait faites à l’hôtesse; mais ils lui dirent seulement qu’il fallait qu’elle vînt avec eux, et qu’il y avait une chaise de poste à la porte. Elle répéta néanmoins ses mêmes questions. «Dites-moi s’il vit encore!» s’écria-t-elle.--«Oui, mademoiselle, il vit; mais il est terriblement blessé, et le chirurgien vient d’arriver.» En parlant ainsi ils l’entraînèrent dans le passage; et, sans faire attention à ses prières et à ses supplications pour savoir où on la menait, ils étaient parvenus au bas de l’escalier lorsque ses cris attirèrent plusieurs personnes à la porte. L’hôtesse raconta à ces gens-là que cette dame était femme d’un gentilhomme qui venait d’arriver, et qui l’avait arrêtée dans sa fuite avec son amant; relation qui fut confirmée par les domestiques du marquis. «C’est le monsieur qui vient de se battre en duel, ajouta l’hôtesse, et c’était par rapport à elle.» Adeline, dédaignant en partie de faire attention à cette histoire controuvée, et en partie poussée par le désir de savoir ce qui s’était passé, se contenta de répéter ses questions; à quoi l’un des spectateurs répliqua enfin que le monsieur était blessé. Les gens du marquis auraient alors voulu la mettre dans la voiture, mais elle s’évanouit dans leurs bras, et sa situation intéressa tellement l’humanité des spectateurs, que, quoiqu’ils crussent ce qu’on leur avait dit, ils s’opposèrent aux efforts faits pour la mettre ainsi sans connaissance dans la voiture. On la porta à la fin dans une chambre, et les remèdes convenables ne tardèrent pas à lui faire reprendre l’usage de ses sens. Là, elle fit tant d’instances pour avoir une explication de ce qui était arrivé, que l’hôtesse lui raconta plusieurs particularités de l’affaire qui avait eu lieu. «Quand le jeune homme qui était malade, madame, entendit vos cris, il devint furieux, à ce qu’on a dit, et rien ne put l’apaiser. Le marquis, car on dit que c’est un marquis, mais vous le savez mieux que moi, était alors dans le salon avec mon mari et moi: quand il entendit du bruit, il descendit pour voir ce que c’était; et quand il fut dans la chambre où était le capitaine, il le trouva aux prises avec le sergent. Alors le capitaine devint plus furieux que jamais; et, quoiqu’il fût sans épée et qu’il eût un fer à une jambe, il trouva le moyen de tirer du fourreau le sabre du sergent, et de se jeter immédiatement sur le marquis, qu’il blessa dangereusement; après quoi il fut saisi.--C’est donc le marquis qui est blessé, dit Adeline; l’autre individu n’a rien?» «--Non, rien du tout, répliqua l’hôtesse; mais il lui en cuira dans peu, car le marquis jure qu’il fera son affaire.» Adeline oublia pour un moment tous ses malheurs et tous ses dangers, en reconnaissance de ce que Théodore avait ainsi échappé. Elle continuait de s’informer plus au long de toutes les particularités, lorsque les domestiques du marquis entrèrent dans la chambre, et lui signifièrent qu’ils ne pouvaient attendre plus long-temps. Adeline, sentant alors tous les maux dont elle était menacée, s’efforça de gagner la compassion de l’hôtesse, qui était néanmoins persuadée, ou au moins qui affectait de l’être, de la vérité de l’histoire faite par le marquis, et qui fut conséquemment insensible à tout ce qu’elle put dire. Elle s’adressa encore, mais en vain, aux domestiques; ils ne voulurent ni lui permettre de rester plus long-temps dans l’auberge, ni l’informer de l’endroit où ils la conduisaient; mais ils la précipitèrent dans une chaise de poste, en présence de plusieurs personnes, déjà prévenues contre elle par les assertions injurieuses de l’hôtesse: les conducteurs montèrent alors à cheval, et toute la compagnie fut bientôt hors du village. Ainsi se termina une aventure qui offrait à Adeline, non-seulement une perspective de sûreté, mais même de honneur; aventure qui l’avait plus étroitement liée à Théodore, et lui avait donné de plus grandes preuves qu’il était digne de son amour; mais qui lui avait en même temps fait éprouver les plus cruels contre-temps, causés par l’emprisonnement de son généreux amant, et qui les avait tous deux mis au pouvoir d’un rival irrité par les délais, le mépris et l’opposition. CHAPITRE VII. Le chirurgien de l’endroit ayant examiné la blessure du marquis, donna sur-le-champ son avis, et ordonna qu’on le mît au lit; mais le marquis, tout malade qu’il était, n’avait, pour ainsi dire, d’autre crainte que celle de perdre Adeline, et déclara qu’il serait en état de se mettre en route dans quelques heures. Dans ce dessein il avait déjà donné ordre qu’on tînt des chevaux prêts; mais le chirurgien, persistant sérieusement, et même avec passion, à soutenir que sa témérité lui ferait perdre la vie, on l’avait porté dans une chambre à coucher, où il n’y avait que son valet de chambre qui l’approchait. Cet homme, digne confident de toutes ses intrigues, avait été le principal instrument de ses desseins sur Adeline, et était l’individu qui l’avait conduite à la maison de campagne du marquis, sur le bord de la forêt. Le marquis lui avait donné des ordres ultérieurs au sujet de cette malheureuse fille; et, prévoyant le danger de la garder plus long-temps dans l’auberge, il lui avait dit, ainsi qu’à plusieurs autres domestiques, de l’emmener dans une voiture de louage. Le valet étant donc allé exécuter ces ordres, le marquis fut laissé à ses propres réflexions, et à la violence du conflit de différentes passions. Les reproches et l’opposition continuelle de Théodore, amant favori d’Adeline, touchèrent vivement son orgueil, et excitèrent toute sa malice. Il ne pouvait penser à cette opposition qui avait, pour ainsi dire, réussi, sans éprouver une indignation et un ressentiment que rien ne pouvait apaiser, que l’espoir d’une prompte vengeance. Quand il eut appris la fuite d’Adeline de sa maison de campagne, sa surprise fut d’abord égale à sa colère; et, après avoir vomi toute sa rage contre ses domestiques, il les envoya par différentes routes à sa poursuite, et alla lui-même à l’abbaye, dans le faible espoir que, dénuée comme elle était, il était possible qu’elle s’y fût enfuie. Mais La Motte étant aussi surpris que lui, et ne sachant pas le chemin qu’Adeline avait pris, le marquis était retourné à la maison de campagne, impatient d’apprendre de ses nouvelles. Il y avait trouvé quelques-uns de ses domestiques de retour, sans avoir rien appris touchant Adeline, et ceux qui arrivèrent ensuite n’avaient pas été plus heureux. Quelques jours après, une lettre du lieutenant-colonel du régiment l’avait informé que Théodore avait quitté sa compagnie, et était absent depuis quelque temps, sans que personne sût ce qu’il était devenu. Cette information confirmant un soupçon qu’il avait déjà que Théodore, de manière ou d’autre, aurait bien pu participer à la fuite d’Adeline, toutes ses autres passions avaient pendant quelque temps fait place à son ressentiment, et il avait donné ordre de poursuivre sur-le-champ Théodore; mais ce dernier, dans cet intervalle, avait été pris. C’était parce qu’il avait autrefois observé l’amour naissant d’Adeline et de Théodore, et sur les renseignemens donnés par La Motte, qui avait été témoin de leur entrevue dans la forêt, que le marquis avait résolu d’éloigner un rival si dangereux et si propre à éventer ses desseins. Il avait donc dit à Théodore, de la manière la plus plausible, qu’il était nécessaire qu’il joignît le régiment, chose qui ne l’avait affecté que par rapport à Adeline, et qui était d’autant moins extraordinaire, qu’il avait déjà passé plus de temps à la campagne que n’avaient généralement coutume d’y rester les officiers que le marquis invitait. Théodore connaissait bien le caractère du marquis, et avait accepté son invitation, plutôt pour ne pas manquer d’égards à son colonel, que dans l’attente de jouir de beaucoup de plaisirs. Le marquis avait reçu de la part de ceux qui avaient arrêté Théodore, les instructions nécessaires pour poursuivre et recouvrer Adeline; mais, quoiqu’il eût effectué ce dessein, il était continuellement en proie à une passion trompée et à la fureur de l’orgueil. Les douleurs de sa blessure étaient absorbées par les peines de son esprit, et chaque angoisse qu’il sentait semblait augmenter sa soif de vengeance, et refluer avec de nouveaux tourmens sur son cœur. Tandis qu’il était dans cet état, il entendit la voix de l’innocente Adeline implorant sa protection; mais ses cris n’excitèrent ni sa justice ni ses remords; et, quand peu après le carrosse partit, et qu’il fut certain qu’elle était saisie, et Théodore malheureux, il parut sentir quelque soulagement aux peines de son esprit. Théodore éprouvait à la vérité tout ce qu’un cœur vertueux dans l’oppression peut sentir; mais il était exempt de ces passions virulentes et malicieuses qui déchiraient le sein du marquis, et qui font éprouver à ceux qui s’y abandonnent des maux plus rigoureux que ceux qu’elles peuvent suggérer pour la punition des autres. L’indignation dont il pouvait être animé contre le marquis n’était alors que secondaire à son anxiété pour Adeline; sa captivité lui paraissait terrible, en ce qu’elle l’empêchait de chercher une noble et honorable vengeance; mais elle était cruelle en ce qu’elle le privait des moyens de sauver celle qu’il aimait plus que la vie. Quand il entendit les roues de la voiture qui l’entraînaient; il éprouva des angoisses qui pensèrent lui faire perdre la raison. Les cœurs endurcis des soldats qui le gardaient, furent même touchés de sa détresse; et, en blâmant la conduite du marquis, s’efforcèrent de consoler leur prisonnier. Le médecin, qui venait d’arriver, entra dans la chambre pendant cet accès de frénésie, et, sentant et témoignant beaucoup d’intérêt pour sa condition, demanda avec une extrême surprise pourquoi on l’avait mis si précipitamment dans une chambre si peu faite pour lui. Théodore l’informa de la raison de cette circonstance, de celle de la détresse qui l’accablait, et des fers qui le déshonoraient: s’apercevant que le médecin l’écoutait avec attention et avec pitié, il désira l’instruire de plusieurs autres particularités, et il pria les soldats de quitter la chambre. Ceux-ci obéirent, et se placèrent au dehors de la porte. Il raconta alors toutes les particularités de la dernière affaire, et de ses liaisons avec le marquis. Le médecin écouta sa narration avec grand intérêt, et laissa fréquemment paraître beaucoup d’agitation. Quand Théodore eut fini, il resta quelque temps en silence et perdu dans ses pensées; sortant enfin de sa rêverie: «Je vous plains, dit-il; je crains bien que votre cas ne soit désespéré. Le marquis est trop connu pour être aimé ou respecté; vous n’avez rien à espérer d’un pareil homme, car il n’a presque rien à craindre. Je souhaiterais qu’il fût en mon pouvoir de vous être utile; mais je n’en vois pas la possibilité.» «Hélas! reprit Théodore, ma situation est vraiment désespérée; et quant à cette malheureuse fille.....» De violens sanglots l’interrompirent, et ne lui permirent pas de continuer. Le médecin ne put qu’exprimer combien il était sensible à sa douleur, et le prier d’être plus calme. Un domestique du marquis entra alors dans la chambre, et dit au médecin que ce dernier voulait le voir dans l’instant. Au bout de quelque temps, il répondit qu’il allait chez le marquis; et, s’étant efforcé de prendre un air composé, ce qui lui fut difficile, il donna la main à Théodore, et laissa la chambre en lui promettant de revenir avant de quitter l’auberge. Il trouva le marquis très-agité de corps et d’esprit, et plus effrayé des conséquences de sa blessure qu’il ne l’aurait cru. Son inquiétude pour Théodore lui suggéra un projet dont l’exécution pourrait lui être de quelque service. Après avoir tâté le pouls de son malade, et lui avoir fait quelques questions, il prit un air fort sérieux. Le marquis, qui épiait tous les mouvemens de son visage, lui demanda de dire son avis sans hésiter. «Je serais fâché de vous alarmer, monseigneur, mais il y a du danger. Y a-t-il long-temps que vous avez reçu cette blessure?» «Bon Dieu! il y a du danger, s’écria le marquis, en prononçant quelques imprécations amères contre Théodore.--Oui, il y a sûrement du danger, répliqua le médecin; dans quelques heures, je pourrais en assurer le degré.» «Quelques heures, monsieur! interrompit le marquis; quelques heures!» Le médecin le pria d’être plus calme. «Sacré D....! s’écria le marquis. Il est fort aisé à un homme qui jouit de la santé de dire à un mourant d’être plus calme. Mais Théodore sera rompu vif pour cela, cependant.» «Vous vous trompez, monsieur, dit le médecin. Si je vous avais regardé comme un homme mourant, ou même _bien_ près de la mort, je ne vous aurais pas parlé comme j’ai fait. Mais il est important que je sache depuis quand vous avez été blessé.» La frayeur du marquis commença alors à se calmer, et il donna une relation circonstanciée de la rixe qui avait eu lieu entre lui et Théodore; représentant qu’il avait été indignement traité dans une affaire où il avait tenu une conduite juste et humaine. Le médecin écouta cette relation avec beaucoup de sang-froid; et quand elle fut terminée, sans faire aucun commentaire à ce sujet, il dit au marquis qu’il allait lui prescrire une médecine qu’il fallait prendre sur-le-champ. Le marquis, alarmé de nouveau de l’air de gravité du médecin, le pria de lui dire sincèrement s’il le croyait dans un danger imminent. Celui-ci hésita, et l’inquiétude du marquis augmenta. «Il est important, dit ce dernier, que je connaisse ma véritable situation.» Le médecin lui dit alors que, s’il avait quelques affaires à régler, il ferait bien de s’en occuper, parce qu’il était impossible de prévoir les suites. Il tourna alors la conversation sur Théodore, et dit qu’il venait de voir le jeune officier en état d’arrestation, et qu’il espérait qu’on ne le ferait pas partir dans le moment, parce que cela mettrait sa vie en danger. Le marquis fit un jurement affreux, et, maudissant Théodore de l’avoir mis dans l’état où il se trouvait, répondit qu’il partirait le soir même. Le médecin se hasarda de parler contre la cruauté de cette sentence, et, tâchant d’exciter le marquis à un sentiment d’humanité, plaida fortement la cause de Théodore. Mais ces prières et ces argumens, en découvrant au marquis une partie de son propre caractère, semblèrent exciter son ressentiment, et faire renaître toute la violence de ses passions. Le médecin se retira finalement sans aucun espoir, après avoir promis au marquis de ne point quitter l’auberge. Il s’était flatté, en exagérant le danger de son malade, d’obtenir quelque chose en faveur d’Adeline et de Théodore, mais son plan avait eu un effet contraire; car la crainte de la mort, si terrible pour la conscience coupable du marquis, au lieu d’exciter au repentir, ne fit qu’augmenter son désir de vengeance contre l’homme qui l’avait réduit à cet état. Il résolut de faire conduire Adeline dans un endroit où, si par hasard Théodore échappait, il ne pourrait jamais la voir, et par-là, de se ménager au moins quelques moyens de vengeance. Il n’ignorait cependant pas que, lorsque Théodore serait une fois arrivé au régiment, sa perte était certaine; car, quand même il serait acquitté du crime de désertion, il devait nécessairement être condamné pour avoir assailli un officier supérieur. Le médecin revint dans la chambre où était Théodore. La violence de sa douleur était changée en un désespoir tranquille, plus terrible que la fureur dont il avait été dernièrement agité. Les gardes ayant à sa requête quitté la chambre, le médecin lui répéta une partie de la conversation qu’il avait eue avec le marquis. Théodore, après lui avoir fait ses remercîmens, dit qu’il n’avait plus rien à espérer. Il ne sentait que très-peu de chose par rapport à lui-même, mais c’était pour sa famille et pour Adeline qu’il souffrait: il s’informa de la route qu’elle avait prise; et, quoiqu’il n’eût aucune perspective de pouvoir tirer parti de cette connaissance, il pria le médecin de tâcher de la lui procurer; mais l’hôte et sa femme n’en savaient rien, ou au moins firent semblant de l’ignorer; et il était inutile de s’adresser à d’autres. Le sergent entra alors avec des ordres du marquis pour le départ de Théodore, qui reçut cette nouvelle d’un air composé, quoique le médecin ne pût s’empêcher d’exprimer son indignation de ce départ précipité, et ses craintes des suites qu’il pourrait avoir. Théodore eut à peine le temps de témoigner sa reconnaissance à cet ami estimable avant que les soldats entrassent dans la chambre pour le conduire à la voiture qui l’attendait. En lui disant adieu, il lui glissa sa bourse dans la main, et, se tournant subitement, dit aux soldats de le conduire; mais le médecin l’arrêta, et refusa ce présent avec tant de chaleur, qu’il fut forcé de le reprendre: il serra la main de son nouvel ami, et, incapable de prononcer une parole, il marcha vers la voiture. Ils partirent tous à l’instant, et Théodore fut abandonné au souvenir de ses espérances et de ses souffrances passées, à son anxiété pour le sort d’Adeline, à la contemplation de son propre malheur, et aux appréhensions de ce qui pourrait lui arriver à l’avenir. Il ne voyait à la vérité pour lui-même que la perspective d’une ruine certaine, et son désespoir n’était contenu que par un faible espoir que celle qu’il aimait plus que la vie pourrait jouir un jour de cette félicité à laquelle il n’osait se promettre de participer. CHAPITRE VIII. Cependant l’infortunée Adeline continua de voyager toute la nuit sans presque aucune interruption. Son esprit était agité d’un tel conflit de chagrin, de regret, de désespoir et de terreur, qu’on ne peut pas dire qu’elle pensait. Le valet de chambre du marquis, qui s’était mis dans la voiture avec elle, parut d’abord disposé à faire la conversation; mais l’inattention de sa prisonnière ne tarda pas à le faire taire, et il la laissa se livrer entièrement à sa douleur. Ils semblèrent passer par des ruelles obscures et des chemins de traverse, dans lesquels la voiture allait avec autant de vitesse que l’obscurité de la nuit pouvait le permettre. Quand le jour parut, elle se trouva sur les bords d’une forêt, et demanda de nouveau où on la menait. Le domestique répondit qu’il avait ordre de ne point le dire, mais qu’elle ne tarderait pas à le voir. Adeline, qui avait d’abord cru qu’on la conduisait à la maison de campagne, commença alors à en douter; et comme tout autre endroit était moins terrible à son imagination que celui-là, son désespoir commença à s’apaiser, et elle ne pensa plus qu’au malheureux Théodore, qu’elle savait devoir être la victime de la malice et de la vengeance. Ils entrèrent alors dans la forêt, et il lui vint à l’esprit qu’on la menait à l’abbaye; car, quoiqu’elle n’eût aucun souvenir des pays par où elle passait, il n’en était pas moins probable que ce ne fût la forêt de Fontanville, dont les limites étaient trop étendues pour qu’elle eût pu autrefois la parcourir en entier. Cette conjecture lui inspira une frayeur au moins égale à celle que lui avait causée l’idée d’aller à la maison de campagne; car à l’abbaye elle serait de même au pouvoir du marquis, et livrée à son cruel ennemi La Motte. Son esprit fut révolté du tableau que lui peignit son imagination; et, à mesure que la voiture s’avançait sous les arbres touffus, elle jetait un regard inquiet par la portière, afin de découvrir quelque chose qui pût confirmer ou détruire ses soupçons: elle ne fut pas long-temps à parvenir dans une allée d’où elle aperçut les tours éloignées de l’abbaye. «--Je suis donc perdue!» dit-elle en fondant en larmes. Ils furent bientôt au bas de la pelouse, et elle aperçut Pierre qui courait ouvrir la porte où la voiture était arrêtée. Quand il vit Adeline, il parut surpris, et fit un effort pour parler; mais la chaise s’avança alors près de l’abbaye, et La Motte se présenta à la porte de la salle. Quand il vint pour la descendre de la voiture, un tremblement universel s’empara de tous ses membres, et ce ne fut qu’avec la plus grande difficulté qu’elle put se soutenir, et elle fut quelques momens sans le voir ni sans l’entendre. Il lui offrit son bras, qu’elle refusa d’abord; mais, après avoir fait quelques pas en chancelant, elle fut obligée de l’accepter: ils entrèrent alors dans la chambre voûtée, où, tombant dans une chaise, un déluge de larmes coula de ses yeux. La Motte n’interrompit pas le silence, qui continua pendant quelque temps, mais traversa plusieurs fois la chambre dans une grande agitation. Quand Adeline fut assez remise pour faire attention aux objets extérieurs, elle observa son visage, et y découvrit le tumulte de son âme, tandis qu’il s’efforçait de prendre un air de fermeté, auquel s’opposait le sentiment intérieur de sa conscience. La Motte lui prit alors la main, et voulut la conduire hors de la chambre; mais elle l’arrêta, et fit un effort désespéré pour l’engager à la pitié et à la sauver. Il l’interrompit. «Cela n’est pas en mon pouvoir, dit-il avec beaucoup d’émotion; je ne suis ni maître de moi, ni de ma conduite: ne m’en demandez pas davantage; qu’il vous suffise de savoir que je vous plains, je ne saurais faire plus.» Il ne lui donna pas le temps de répliquer; mais, lui prenant la main, il la conduisit à l’escalier de la tour, et de là à la chambre qu’elle avait autrefois occupée. «Il faut que vous restiez ici pour le présent, dit-il, dans cette espèce de prison: cela me répugne autant qu’à vous. Je vous la rendrai le moins désagréable possible, c’est pourquoi j’ai ordonné qu’on vous apportât des livres.» Adeline fit un effort pour parler; mais il quitta la chambre avec précipitation, paraissant honteux du rôle qu’il avait à jouer et ne voulant pas se fier à ses larmes. Elle entendit fermer la serrure; et regardant vers les fenêtres, elle s’aperçut qu’elles étaient barrées; la porte qui conduisait aux autres appartemens était aussi bien assurée. De pareils préparatifs de sûreté la choquèrent, et sa longue incertitude se changea en un profond désespoir. Lorsque les larmes qu’elle répandit l’eurent un peu soulagée, et qu’elle put détourner ses pensées de l’objet qui la concernait de plus près, elle ne fut pas fâchée d’être dans une parfaite réclusion, puisque cela lui épargnait la peine qu’elle aurait éprouvée en présence de M. et de madame La Motte, et lui permettait de donner un libre cours à sa douleur et à ses réflexions; réflexions qui, quoique affligeantes, étaient préférables aux angoisses qu’éprouve l’esprit, lorsqu’agité par la crainte et l’inquiétude, il est obligé de prendre l’apparence de la tranquillité. Environ un quart d’heure après, la porte de sa chambre s’ouvrit, et Annette parut avec des rafraîchissemens et des livres: elle témoigna sa satisfaction de revoir Adeline, mais parut craindre de parler, sachant probablement que c’était contraire aux ordres de La Motte, qui, à ce qu’elle dit, l’attendait au bas de l’escalier. Quand Annette fut partie, Adeline prit quelques rafraîchissemens, ce qui était véritablement nécessaire, car elle n’avait rien pris depuis qu’elle était sortie de l’auberge. Elle fut contente, mais non surprise que madame La Motte ne parût pas: elle l’évitait sûrement à cause de la conduite peu généreuse qu’elle avait tenue à son égard; et cette certitude pouvait faire conjecturer qu’elle n’était pas intérieurement son ennemie. Elle fit réflexion aux paroles de La Motte: «Je ne suis ni maître de moi, ni de ma conduite;» et, quoiqu’elles ne lui fissent entrevoir aucune espérance, elles lui donnaient néanmoins une certaine consolation, quelque faible qu’elle fût, par la croyance qu’il avait pitié d’elle. Après avoir passé quelque temps dans de tristes réflexions, et formé une infinité de conjectures, ses esprits, long-temps agités, semblèrent exiger du repos, et elle se mit au lit. Adeline dormit profondément pendant quelques heures, et s’éveilla avec l’esprit plus calme et plus tranquille. Pour prolonger cette tranquillité momentanée, et pour ne point se livrer à ses pensées, elle examina les livres que La Motte lui avait envoyés: elle en trouva quelques-uns qui, dans des temps plus heureux, avaient élevé son esprit et intéressé son cœur; mais ils n’avaient plus le même effet; ils surent néanmoins adoucir pendant un temps les angoisses du malheur. Mais ce remède consolant n’eut que quelques instans le pouvoir des eaux du Léthé: l’entrée de La Motte fit disparaître les illusions de l’auteur, et la rappela au sentiment de sa propre situation. Il apportait de la nourriture, et, après l’avoir mise sur la table, il se retira sans dire un seul mot. Elle s’efforça encore de lire, mais son apparition avait rompu l’enchantement.--La cruelle réflexion s’empara de nouveau de son esprit, et apporta avec elle l’image de Théodore, de Théodore perdu pour toujours!..... Cependant La Motte éprouvait toutes les peines que peut infliger une conscience qui n’est pas entièrement endurcie au crime. Il avait été entraîné par ses passions dans la dissipation, et de la dissipation dans le vice; mais ayant une fois touché les bords de l’infamie, ses progrès avaient été rapides, et il se trouvait alors le vil instrument d’un scélérat, et le destructeur d’une fille innocente, que la justice et l’humanité lui commandaient de protéger. Il réfléchit au rôle qu’il jouait.--Cette considération l’effraya; mais, pour renoncer à ce rôle, il fallait un effort trop hardi pour un esprit énervé par l’habitude du vice. Il considéra le labyrinthe terrible dans lequel il avait été conduit, et aperçut, comme pour la première fois, les progrès de ses forfaits; il s’imagina alors qu’il ne pouvait se tirer de cet embarras que par de nouveaux crimes. Au lieu de s’occuper des moyens de prévenir la ruine d’Adeline, et de ne pas en être l’instrument, il s’efforça seulement de s’étourdir sur les remords de sa conscience, et de se persuader qu’il fallait continuer comme il avait commencé. Il savait qu’il était au pouvoir du marquis, et il craignait ce pouvoir plus que la punition certaine, quoique souvent tardive, qui poursuit les scélérats. Il consentit à sacrifier l’honneur d’Adeline et le repos de sa conscience à quelques années d’une misérable existence. Il ignorait la maladie du marquis, autrement il se serait aperçu qu’il y avait un moyen d’échapper à la punition dont il était menacé, à un moindre prix que celui de l’honneur; et peut-être aurait-il fait ses efforts pour sauver Adeline en prenant la fuite avec elle. Mais le marquis, qui avait prévu cette possibilité, avait ordonné à ses domestiques de cacher soigneusement la circonstance qui le retenait, et d’informer La Motte qu’il serait à l’abbaye sous peu de jours, enjoignant en même temps à son valet de chambre de l’y attendre. Adeline, comme il s’y était attendu, n’eut ni l’inclination ni l’occasion de l’en instruire, et ainsi La Motte resta dans l’ignorance d’une chose qui aurait pu lui épargner de nouveaux crimes, et à Adeline de plus grands maux. La Motte n’avait pas envie de faire connaître à son épouse l’action qui l’avait entièrement mis dans la dépendance du marquis; mais l’agitation de son esprit le trahit: il marmottait souvent dans son sommeil des phrases incohérentes, et souvent il s’éveillait en sursaut, et appelait à haute voix Adeline. Ces marques d’un esprit troublé avaient alarmé et effrayé madame La Motte, qui veillait pendant qu’il dormait, et qui obtint bientôt, par les paroles qui lui échappaient, une idée confuse des desseins du marquis. Elle fit part de ses soupçons à La Motte, qui la blâma de les avoir eus; mais la manière dont il le fit augmenta ses craintes pour Adeline au lieu de les calmer; et la conduite du marquis ne tarda pas à les confirmer. La nuit qu’il vint à l’abbaye, elle crut que, quel que fût le projet dont il s’agissait, il en serait probablement parlé; et son inquiétude pour Adeline lui fit commettre une indiscrétion qui, dans toute autre occasion, aurait été méprisable. Elle quitta sa chambre, et, s’étant cachée dans un appartement voisin de celui où étaient le marquis et son mari, elle écouta leur conversation. Elle tourna sur le sujet qu’elle avait prévu, et lui découvrit toute l’étendue de leurs desseins. Effrayée pour Adeline, et choquée de la faiblesse coupable de La Motte, elle fut pendant quelque temps incapable de penser, ou de déterminer de quelle manière elle devait agir. Elle savait que son époux avait de grandes obligations au marquis, dont les domaines lui fournissaient un refuge, et qu’il était au pouvoir de celui-ci de le livrer entre les mains de ses ennemis. Elle croyait de plus que le marquis en agirait ainsi, s’il était provoqué; mais elle pensait que, dans une pareille occasion, La Motte pouvait trouver quelque moyen d’apaiser le marquis sans se déshonorer. Après avoir fait quelques autres réflexions, son esprit devint plus calme, et elle retourna dans sa chambre, où La Motte ne tarda pas à venir. Elle n’avait cependant pas assez recouvré ses esprits pour lutter contre son mécontentement, ou contre l’opposition qu’elle devait infailliblement rencontrer lorsqu’elle ferait mention du sujet de son inquiétude; c’est pourquoi elle résolut de n’en parler que le jour suivant. Le lendemain elle rapporta à La Motte tout ce qu’il avait dit dans ses rêves, et fit mention de plusieurs autres circonstances qui le convainquirent qu’il lui était impossible de nier plus long-temps la réalité de ses appréhensions. Elle lui représenta alors combien il était possible d’éviter l’infamie dont il allait se couvrir, en abandonnant la maison du marquis; elle plaida avec tant de chaleur pour Adeline, que La Motte, dans un morne silence, parut méditer quelque plan. Cependant ce n’était pas ce qui occupait ses pensées. Il savait qu’il avait mérité de la part du marquis un châtiment terrible, et que s’il l’irritait en refusant d’acquiescer à ses désirs, la fuite ne pourrait guère le soustraire; car l’œil de la justice et de la vengeance le poursuivrait sans relâche. La Motte ruminait sur la manière dont il instruirait sa femme de cette circonstance; car il vit bien qu’il n’y avait d’autre moyen de vaincre sa vertueuse compassion pour Adeline, et les fâcheuses conséquences qu’elle pourrait entraîner, qu’en lui opposant son propre danger, et cela ne pouvait se faire qu’en l’instruisant de tous les maux qui résulteraient du ressentiment du marquis. Le vice n’avait pas encore chez lui assez d’empire pour l’empêcher de rougir, et pour lui faire avouer ses fautes de propos délibéré: il hésita, il balbutia. A la fin, ne pouvant se résoudre à entrer dans des détails, il lui dit qu’en conséquence d’une affaire qu’aucunes prières ne lui feraient découvrir, sa vie était au pouvoir du marquis. «Vous voyez l’alternative, ajouta-t-il, choisissez de ces deux maux; et, si vous en avez le courage, instruisez Adeline de son danger, et sacrifiez ma vie pour la tirer d’une situation que beaucoup de femmes seraient bien aises d’obtenir.»--Madame La Motte, réduite à l’affreuse alternative de permettre la séduction de l’innocence, ou de vouer son mari à la mort, éprouva une agitation qu’il lui fut impossible de dissimuler. Voyant néanmoins qu’une opposition aux desseins du marquis causerait la ruine de La Motte, et ne serait que fort peu utile à Adeline, elle résolut de céder aux circonstances et de souffrir en silence. Dans le temps qu’Adeline formait un plan pour s’échapper de l’abbaye, les regards mystérieux de Pierre avaient donné des soupçons à La Motte, et l’avaient engagé à les veiller de plus près. Il les avait vus se quitter dans la salle avec quelque confusion, et les avait ensuite aperçus se parler dans les cloîtres. Des circonstances si extraordinaires ne lui avaient laissé aucun doute qu’Adeline ne fût instruite de son danger, et ne concertât avec Pierre les moyens de s’échapper. Faisant donc semblant d’être informé de toute l’affaire, il avait accusé Pierre de fourberie, et l’avait menacé de la vengeance du marquis, s’il ne découvrait pas ce qu’il savait. Cette menace avait intimidé Pierre; et s’imaginant qu’il ne lui restait plus aucune possibilité de servir Adeline, il avait fait un aveu circonstancié, et promis de ne point dire à Adeline que son projet était découvert. Cette promesse était assez conforme à son inclination; car il craignait le mécontentement que pourrait exprimer Adeline lorsqu’elle croirait avoir été trahie par lui. Le jour que le projet d’Adeline avait été découvert, le marquis avait dessein de venir à l’abbaye, et il était convenu de faire transporter Adeline à sa maison de campagne. La Motte avait surle-champ senti l’avantage de permettre à Adeline de se rendre au tombeau, dans la croyance de ne point être découverte. Cela devait prévenir beaucoup de trouble et d’opposition, et lui épargner la peine qu’il aurait éprouvée en sa présence, lorsqu’elle aurait su qu’il allait la livrer. Un domestique du marquis pouvait se transporter au tombeau à l’heure marquée, et, dans l’obscurité de la nuit, l’emmener en jouant le rôle de Pierre. Ainsi, elle aurait été conduite sans résistance à la maison de campagne, et n’aurait découvert son erreur que lorsqu’il aurait été trop tard pour en éviter les conséquences. Quand le marquis arriva, La Motte, qui, quoiqu’il eût beaucoup bu, n’avait cependant pas perdu la tête, l’informa de ce qui était arrivé, et du plan qu’il avait formé; et le marquis l’approuvant, son domestique avait été instruit du signal qui avait ensuite mis Adeline en son pouvoir. La honte que ressentait madame La Motte en songeant à l’indigne neutralité qu’elle avait observée dans la cause d’Adeline, lui fit soigneusement éviter de la voir cette fois-ci. Adeline ne fut pas surprise de sa conduite, et se réjouit de ne pas être obligée de revoir comme ennemie _une personne_ qu’elle avait autrefois crue son amie. Plusieurs jours s’écoulèrent dans la réflexion du passé, et dans l’attente cruelle de l’avenir. L’état dangereux de Théodore occupait constamment ses pensées. En proie à tous les tourmens de la crainte, quelquefois elle parcourait la sphère des possibilités pour y chercher l’espérance: mais l’espérance se tenait presque toujours au-delà de l’horizon; et quand elle paraissait faiblement, on ne l’apercevait qu’avec la mort du marquis, dont la vengeance menaçait d’une ruine certaine cet infortuné jeune homme. Cependant le marquis était à l’auberge à Baux, dans un état fort précaire. Le médecin et le chirurgien qu’il voulut garder tous deux, sans leur permettre de quitter le village, agissaient suivant des principes contraires, et le bon effet produit par les ordonnances de l’un était souvent détruit par le traitement peu judicieux de l’autre. Il n’y eut que l’humanité qui engageât le médecin à rester. La maladie du marquis était outre cela irritée par son caractère impatient, les terreurs de la mort et la violence de ses passions. Tantôt il se croyait à la mort, tantôt on avait de la peine à l’empêcher de suivre Adeline à l’abbaye. Les fluctuations de son esprit étaient si variées, et ses projets se succédaient si rapidement les uns aux autres, que ses passions étaient dans un conflit continuel. Le médecin tâcha de le convaincre que sa guérison dépendait beaucoup de sa tranquillité, et de lui persuader d’essayer au moins de maîtriser ses passions; mais les réponses impatientes du marquis le dégoûtèrent et lui firent garder le silence. A la fin le domestique qui avait mené Adeline revint, et le marquis, l’ayant appelé dans sa chambre, lui fit tant de questions à la fois, que le pauvre diable ne sut à laquelle répondre. Il tira finalement un papier plié de sa poche, qu’il dit que mademoiselle Adeline avait laissé tomber dans la voiture, et dont il avais pris soin, parce qu’il s’était imaginé que sa seigneurie aurait été bien aise de le voir. Le marquis étendit la main avec précipitation, et prit un billet adressé à Théodore. En voyant l’adresse, la rage de la jalousie l’accabla pendant un moment, et il le tint à la main, incapable de l’ouvrir. Il rompit cependant le cachet, et trouva que c’était un billet écrit à Théodore, pendant sa maladie, pour s’informer de sa santé, et que quelque accident l’avait empêchée d’envoyer. La tendre sollicitude qu’elle exprimait pour sa guérison déchira l’âme du marquis, et lui fit faire la comparaison de ce qu’elle avait senti pour la maladie de son rival et pour la sienne. «Elle était fort inquiète pour _sa_ guérison, dit-il, au lieu qu’elle craint la mienne.» Comme s’il avait voulu prolonger la peine que ce petit billet lui causait, il le lut de nouveau, et de nouveau il maudit son sort et son rival, s’abandonnant, comme à l’ordinaire, aux transports de sa passion. Il allait le jeter loin de lui, lorsque ses yeux se fixèrent sur le cachet, et il le considéra fort attentivement. Sa colère parut alors se calmer; il mit soigneusement le billet dans son portefeuille, et fut pendant quelque temps absorbé dans ses pensées. Après plusieurs jours de craintes et d’espérances, la force de son tempérament l’emporta sur sa maladie, et il se trouva assez bien pour écrire plusieurs lettres dont une était pour préparer La Motte à le recevoir. La même politique qui l’avait engagé à cacher sa maladie à La Motte, lui fit alors avancer une chose qu’il savait bien ne pouvoir effectuer, qu’il serait à l’abbaye le lendemain de l’arrivée de son domestique. Il répéta ses injonctions qu’Adeline fût strictement gardée, et renouvela ses promesses de récompense pour les services que lui rendrait La Motte. Celui-ci, qui était tous les jours de plus en plus surpris de l’absence du marquis, reçut cette nouvelle avec mécontentement; car il commençait à espérer que le marquis avait changé d’intention au sujet d’Adeline, soit qu’il fût embarqué dans quelque nouvelle aventure, ou obligé de visiter ses biens dans quelque partie éloignée de la province: il aurait été bien aise de se débarrasser ainsi d’une affaire qui devait le couvrir de tant d’infamie. Cette espérance s’évanouit alors, et il dit à son épouse de faire les préparatifs nécessaires pour la réception du marquis. Adeline avait passé ces jours-là dans un état d’incertitude, tantôt animé par les rayons de l’espoir, et tantôt obscurci par les sombres nuages du désespoir. Ce délai, si fort au-delà de son attente, semblait prouver que la maladie du marquis était très-sérieuse; et quand elle considérait les conséquences de sa guérison, elle ne pouvait être fâchée qu’il en fût ainsi. L’idée de cet être lui était tellement odieuse, qu’elle ne voulut point permettre à sa bouche de prononcer son nom, ni de faire à Annette une question si nécessaire à la paix de son esprit. Ce fut environ une semaine après la lettre du marquis, qu’Adeline aperçut un jour de sa fenêtre une troupe d’hommes à cheval entrer dans l’avenue, qu’elle reconnut pour être le marquis et sa suite. Elle se retira de la fenêtre dans un état qu’il est impossible de décrire, et, se jetant sur une chaise, fut pendant quelque temps insensible aux objets qui l’environnaient. Quand elle fut revenue de sa première frayeur, qu’avait excitée l’apparition du marquis, elle se traîna vers la fenêtre: la compagnie n’était plus visible, mais elle entendit les pieds des chevaux, et elle savait que le marquis faisait le tour pour parvenir à la grande porte de l’abbaye. Elle implora la protection et l’appui du ciel; et, étant alors un peu remise, elle s’assit en attendant l’événement. La Motte reçut le marquis en exprimant sa surprise d’une si longue absence; et celui-ci, se contentant de dire qu’il avait été retenu par la maladie, s’informa aussitôt d’Adeline. On lui dit qu’elle était dans sa chambre, d’où l’on pourrait la faire venir, s’il désirait la voir. Le marquis hésita, et à la fin s’en excusa; mais il ordonna qu’on la gardât avec grand soin. «Peut-être, monsieur, dit La Motte en souriant, qu’Adeline a été trop rebelle à votre passion; vous paraissez prendre moins d’intérêt à elle qu’autrefois.» «--Oh! point du tout, répliqua le marquis, elle m’intéresse même plus que jamais; et tellement, qu’on ne saurait la veiller de trop près. C’est pourquoi, La Motte, je vous prie de ne point souffrir que qui que ce soit s’approche d’elle, à moins que vous ne soyez présent. La chambre où on l’a mise est-elle bien sûre?» La Motte lui dit qu’elle était parfaitement sûre, mais exprima en même temps ses souhaits qu’elle fût transportée à la maison de campagne. «Si elle trouvait moyen de s’échapper, dit-il, je sais ce que j’ai à attendre de votre colère, et cette réflexion me tient dans une inquiétude continuelle.» «Cela ne peut se faire à présent, dit le marquis; elle est bien plus en sûreté ici, et vous avez tort d’avoir la moindre crainte sur sa fuite, si véritablement sa chambre est aussi bien gardée que vous le dites.» «--Je ne puis avoir aucun motif de vous tromper, monsieur.» «--Je ne vous en suppose pas, dit le marquis; gardez-la avec soin, et soyez certain qu’elle ne s’échappera pas. Je puis compter sur mon valet; et, si vous le désirez, je le laisserai ici.» La Motte crut que cela était inutile, et il fut convenu qu’il partirait. Le marquis, après environ une demi-heure de conversation avec La Motte, quitta l’abbaye, et Adeline le vit partir avec un mélange de surprise et de reconnaissance qui pensa la suffoquer: elle s’était attendue de moment en moment à paraître devant lui, et s’était efforcée de s’armer d’assez de courage pour soutenir sa présence. Elle avait prêté l’oreille à chaque voix qu’elle entendait d’en-bas, et à chaque pas qui traversait le passage; son cœur avait palpité de crainte que ce ne fût La Motte qui vînt la chercher pour la conduire au marquis. Cet état de souffrance avait été prolongé presque au-delà de ses forces, lorsqu’elle entendit plusieurs voix sous sa fenêtre, et vit le marquis qui s’en allait. Après s’être abandonnée à la joie et à la reconnaissance qui agitaient son cœur, elle tâcha de pénétrer la raison de cette circonstance, qui, vu tout ce qui s’était passé, paraissait fort singulière. Elle la trouva tout-à-fait inexplicable; et, après avoir long-temps ruminé en vain, elle laissa le sujet, faisant ses efforts pour se persuader qu’elle ne pouvait être que de bon augure. Le temps des visites accoutumées de La Motte approchait; Adeline l’attendit en tremblant, et dans l’espoir d’apprendre que le marquis avait cessé ses persécutions; mais il fut, comme à l’ordinaire, taciturne et rêveur, et ce ne fut que lorsqu’il allait quitter la chambre, qu’Adeline eut le courage de lui demander quand le marquis reviendrait. La Motte, en ouvrant la porte pour s’en aller, répliqua, «demain;» et Adeline, que la crainte et la délicatesse retenaient, vit qu’elle ne pourrait avoir aucune nouvelle de Théodore que par une question directe. Elle regarda fixement La Motte, comme si elle eût voulu parler, et La Motte s’arrêta; mais elle rougit et garda le silence, jusqu’à ce que, voyant qu’il allait se retirer, elle le rappela faiblement. «Je voudrais, dit-elle, savoir des nouvelles de ce malheureux chevalier, qui a encouru la disgrâce du marquis en s’efforçant de me servir. Le marquis en a-t-il fait mention?» «Oui, répliqua La Motte; et votre indifférence pour le marquis n’a maintenant plus besoin d’explication.» «Puisque je dois avoir du ressentiment pour ceux qui m’injurient, dit Adeline, il m’est certainement permis d’avoir de la reconnaissance pour ceux qui me servent. Si le marquis avait mérité mon estime, il est probable que je la lui aurais accordée.» «Eh bien! eh bien! reprit La Motte, ce jeune héros, ce Théodore, qui, à ce qu’il paraît, a été assez brave pour lever la main contre son colonel, est bien gardé, et je ne doute pas qu’il ne reçoive bientôt le prix de sa chevalerie.» L’indignation, le chagrin et la crainte s’agitèrent dans le sein d’Adeline; elle dédaigna de donner à La Motte une seconde occasion de profaner le nom de Théodore. Cependant, l’incertitude cruelle dans laquelle elle se trouvait, l’engagea à demander si le marquis avait reçu de ses nouvelles depuis son départ de Baux. «Oui, dit La Motte, il a été conduit sous bonne garde à son régiment, où il est emprisonné jusqu’à ce que le marquis puisse paraître contre lui.» Adeline n’eut ni la force ni le désir d’en savoir davantage; et, La Motte étant sorti, elle fut de nouveau en proie à la douleur qu’il venait de renouveler. Quoique cette information ne contînt aucune nouvelle circonstance de malheur (car elle n’avait entendu que la confirmation de ce à quoi elle s’était toujours attendue), un surcroît de chagrin sembla s’emparer de son cœur, et elle s’aperçut qu’elle avait mal à propos entretenu une faible espérance que Théodore pourrait échapper avant d’arriver au lieu de sa destination. Tout espoir était alors perdu; son amant éprouvait les souffrances et les horreurs d’une prison, et les tourmens de la crainte, tant pour sa propre sûreté que pour celle de son Adeline. Elle se figurait le sombre et humide cachot où il était, chargé de chaînes, et défiguré par la pâleur du chagrin et de la maladie; elle l’entendait appeler son nom d’une voix qui lui déchirait le cœur, et le voyait lever les yeux au ciel, le supplier en silence: et se rappelant en même temps la conduite généreuse qui l’avait plongé dans cet abîme de misères, et que c’était pour elle qu’il souffrait, sa douleur se changeait en désespoir, ses larmes cessaient de couler, et elle tombait en silence dans une torpeur accablante. Le lendemain le marquis vint, et s’en retourna comme auparavant. Plusieurs jours s’écoulèrent sans le voir. Enfin, un soir, tandis que La Motte et sa femme étaient dans leur chambre ordinaire, il entra et conversa pendant quelque temps sur différens sujets; ensuite il tomba dans une profonde rêverie; et, après un intervalle de silence, il se leva et tira La Motte vers la fenêtre. «Je voudrais vous parler en particulier, dit-il, si votre temps n’est pas engagé, autrement ce sera pour une autre fois.» La Motte l’assurant qu’il n’avait rien du tout à faire, il voulut le conduire dans une autre chambre; mais le marquis proposa une promenade dans la forêt. Ils sortirent ensemble; et lorsqu’ils furent dans une allée solitaire, où les branches touffues des hêtres et des chênes augmentaient les ombres du crépuscule, et répandaient dans les environs une obscurité majestueuse, le marquis se tournant vers La Motte, lui dit: «La Motte, votre condition n’est pas heureuse; cette abbaye est une triste résidence pour un homme comme vous, qui aimez la société, et qui êtes fait pour l’orner.» La Motte s’inclina. «Je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de vous rendre au monde, ajouta le marquis; peut-être que, si je connaissais les particularités qui vous en ont fait retirer, je pourrais, par mon crédit, vous servir efficacement. Il semble que vous ayez voulu me faire entendre que c’était une affaire d’honneur?» La Motte garda le silence. «Je n’ai cependant pas dessein de vous faire de la peine; et ce n’est pas la curiosité qui m’engage à vous faire ces questions, mais un désir sincère de vous être utile. Vous m’avez déjà instruit de plusieurs particularités de vos malheurs; je pense que votre générosité vous a induit dans des dépenses que vous vous êtes ensuite efforcé de réparer au jeu.» «Oui, monsieur, dit La Motte, il est vrai que j’ai dissipé la plus grande partie d’une excellente fortune, et que j’ai ensuite employé des moyens peu honnêtes pour la réparer; mais je vous supplie de ne point me presser sur ce sujet. Je voudrais, s’il était possible, perdre la mémoire d’une affaire qui sera toujours une tache pour moi, et aux rigoureuses conséquences de laquelle je crains bien qu’il ne soit pas en votre pouvoir de me soustraire.» «Vous pourriez vous tromper, répliqua le marquis; j’ai beaucoup de crédit à la cour. Ne craignez aucune censure de ma part, je ne suis pas enclin à juger avec sévérité les fautes des autres. Je sais prendre en considération la nécessité des circonstances; et je pense, La Motte, que jusqu’ici vous n’avez pas à vous plaindre de mon amitié.» «--Non, sûrement, monsieur.» «--Et quand vous vous rappelez que je vous ai pardonné une certaine affaire toute récente.--Cela est vrai, monsieur, et permettez-moi de vous dire que je suis on ne saurait plus sensible à votre générosité. L’affaire dont vous faites mention est sans doute la plus criminelle de ma vie; c’est pourquoi ce que j’ai à vous raconter ne saurait me mettre plus bas dans votre opinion. Quand j’eus dissipé la plus grande partie de mon bien dans les plaisirs et dans la débauche, j’eus recours au jeu pour suppléer aux moyens de continuer la même vie. Un bonheur momentané me mit pendant quelque temps à même de le faire, et, croyant qu’il ne m’abandonnerait jamais, je continuai le même train de vie. »Peu après, un revers de fortune détruisit toutes mes espérances, et me plongea dans la plus affreuse des misères. Dans une seule nuit je fus réduit à deux cents louis. Je me déterminai à les risquer aussi, et ma vie en même temps; car j’avais résolu de ne point survivre à ma perte. Je n’oublierai jamais les horreurs de ce moment, d’où dépendait ma destinée, ni les angoisses mortelles que j’éprouvai quand je vis mon dernier enjeu perdu. Je restai quelques instans pétrifié; mais, excitée par le sentiment de mes malheurs, ma colère me fit vomir une foule d’imprécations contre mes rivaux plus fortunés, et me livrer à toute la frénésie du désespoir. »Pendant cet accès de folie, un individu qui avait observé en silence tout ce qui s’était passé, s’approcha de moi.--Vous êtes malheureux, monsieur? me dit-il.--Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, monsieur, répliquai-je. »Vous avez peut-être été maltraité? reprit-il.--Oui, monsieur, car je suis ruiné; c’est pourquoi on peut bien dire que j’ai été maltraité. »--Connaissez-vous les personnes avec qui vous venez de jouer?--Oui,... pourquoi?--Peut-être que je me trompe, dit-il, et il s’en alla. Ses dernières paroles me donnèrent à penser, et firent naître en moi quelque espérance que mon argent n’avait pas été bien gagné. Voulant en savoir davantage, je cherchai ce monsieur, mais il était sorti. Je modérai cependant mes transports, revins à la table où j’avais perdu mon argent, me plaçai derrière la chaise d’un des individus qui l’avaient gagné, et le veillai de très-près. Je fus quelque temps sans rien apercevoir qui pût confirmer mes soupçons; mais je fus à la fin convaincu qu’ils étaient justes. »Quand la partie fut finie, je tirai de côté un de mes adversaires; et, lui disant ce que j’avais remarqué, le menaçai de le découvrir à l’instant, s’il ne rendait pas mon argent. Il fut pendant quelque temps aussi affirmatif que moi; et, prenant un ton imposant, il me menaça de me faire repentir de mes assertions calomnieuses. Mais j’étais dans un état où la crainte n’avait sur moi aucun empire, et ses manières ne servirent qu’à irriter mon esprit, déjà assez aigri par l’infortune. Après avoir répondu à ses menaces, j’allais rentrer dans l’appartement que nous venions de quitter, et instruire la compagnie de ce qui s’était passé, lorsqu’avec un sourire insidieux et une voix doucereuse, il me pria de lui accorder un moment, et de lui permettre de parler à son ami. J’hésitai de me rendre à cette dernière demande; mais au même instant celui-ci entra dans la chambre. Son associé lui raconta en peu de mots ce qui avait eu lieu entre nous; et la frayeur, peinte sur son visage, prouva suffisamment la certitude de son crime. »Ils allèrent dans un coin de la chambre, et parlèrent ensemble durant quelques minutes; après quoi ils s’approchèrent de moi, en m’offrant, suivant eux, un compromis. Je déclarai néanmoins que je ne souscrirais à aucune condition de cette nature, et je jurai qu’il me fallait toute la somme que j’avais perdue.--N’est-il pas possible, monsieur, qu’on vous offre quelque chose d’aussi avantageux que toute la somme?--Je ne compris pas ce qu’ils voulaient dire; mais, après plusieurs phrases de cette sorte, tendantes à me donner des idées de ce qu’ils entendaient, ils s’expliquèrent plus au long. »Voyant que leur réputation était entièrement en mon pouvoir, ils voulurent m’attacher à leur parti; c’est pourquoi après m’avoir informé qu’ils appartenaient à une société d’hommes qui vivaient des folies et de l’inexpérience des autres, ils m’offrirent une part dans leurs profits. Ma fortune était désespérée, et la proposition qu’ils me faisaient me fournissait, non-seulement de l’argent pour le moment, mais me mettait en état de retourner à ces scènes de plaisirs auxquelles mes passions m’avaient d’abord conduit, et que l’habitude me rendait toujours chères. J’acceptai l’offre, et passai ainsi de la dissipation à l’infamie.» La Motte s’arrêta, comme si le souvenir de ces temps-là l’avait accablé de remords. Le marquis s’aperçut de ce qu’il éprouvait. «Vous vous jugez avec trop de rigueur, dit-il; il y a très-peu de personnes, quelle que soit leur apparence d’honnêteté, qui, dans de pareilles circonstances, n’en eussent fait autant que vous. Si j’avais été dans votre situation, je ne sais comment j’aurais agi moi-même. Cette rigide vertu, susceptible de vous condamner, peut être honorée du nom de sagesse, mais je ne désire pas la posséder; qu’elle continue de rester où on la trouve généralement, dans le sein glacé de ces êtres qui, privés de la sensibilité nécessaire pour être hommes, se qualifient du titre de philosophes. Mais, je vous prie, continuez.» «Nos succès furent pendant quelque temps immenses; car nous gouvernions la roue de la fortune sans nous fier à ses caprices. Naturellement inconsidéré et libertin, mes dépenses furent égales à mes revenus. Un jeune seigneur découvrit à la fin les tricheries de notre société; ce qui nous obligea d’agir pendant quelque temps avec la plus grande circonspection. Il serait ennuyeux d’entrer dans tous les détails; ce qui nous fit à la fin devenir si suspects, que les civilités éloignées et la froide réserve de nos connaissances nous rendirent la fréquentation des assemblées pénible et sans profit. Nous tournâmes alors nos pensées vers d’autres moyens d’obtenir de l’argent; et une escroquerie dans laquelle je m’engageai pour une somme considérable me força bientôt à quitter Paris. Vous savez le reste, monsieur.» La Motte se tut, et le marquis continua de ruminer. «Vous voyez, monsieur, reprit à la fin La Motte, que mon cas est désespéré.» «--Il est à la vérité bien mauvais; mais il n’est pas tout-à-fait désespéré. Je vous plains de toute mon âme. Cependant, si vous retourniez dans le monde, et que vous fussiez dans le cas d’être poursuivi, je pense que le crédit que j’ai auprès du ministre pourrait vous épargner toute punition rigoureuse. Il semble cependant que vous ayez perdu le goût de la société, et que vous ne vous souciez pas d’y retourner.» «Oh! monsieur, pouvez-vous douter de cela? Mais je suis confus de l’excès de vos bontés. Plût au ciel qu’il fût en mon pouvoir de vous prouver la reconnaissance qu’elles m’inspirent!» «Ne parlez pas de mes bontés, dit le marquis; je ne prétends pas que le désir que j’ai de vous servir n’ait pas aussi un certain degré d’intérêt. Je n’affecte pas d’être plus qu’un homme, et soyez sûr que ceux qui le prétendent sont moins. Il est en votre pouvoir de me témoigner votre reconnaissance, et de m’attacher pour toujours à vos intérêts.» Il s’arrêta. «Dites-moi ce qu’il faut faire, s’écria La Motte, dites-moi ce qu’il faut faire; et, si cela est au pouvoir de l’homme, soyez sûr que je l’exécuterai.» Le marquis persista dans son silence. «Doutez-vous de ma sincérité, monsieur? votre silence m’offense. Craignez-vous de vous fier à un homme qui vous a déjà tant d’obligations, qui ne vit que par votre miséricorde et presque par vos bienfaits?» Le marquis le regarda fixement, mais ne dit rien. «Je n’ai pas mérité cela de votre part, monsieur; parlez, je vous en conjure.» «Il y a de certains préjugés attachés à l’esprit humain, dit le marquis à voix basse et d’un ton presque solennel, qui demandent toute notre sagesse pour les empêcher de nuire à notre bonheur; de certaines notions acquises dans l’enfance, et involontairement entretenues par l’âge, qui croissent et usurpent un tel ascendant, qu’il n’existe que très-peu d’individus dans les pays civilisés qui puissent ensuite les surmonter. La vérité est souvent pervertie par l’éducation. Tandis que les Européens policés se vantent d’un point d’honneur et d’une excellence de vertu qui les conduit souvent du plaisir à la misère, et de la nature à l’erreur, l’Américain simple et sans art suit l’impulsion de son cœur, et obéit à l’inspiration de la sagesse.» Le marquis s’arrêta, et La Motte continua d’écouter avec l’attention la plus impatiente. «La nature ne se pique pas d’un faux raffinement, reprit le marquis, et agit toujours de même dans les grands accidens de la vie. L’Indien découvre que son ami est un fourbe, et il le tue; le sauvage de l’Asie en fait autant; le Turc, lorsque l’ambition le domine, ou que la vengeance le provoque, assouvit sa passion aux dépens de la vie, et ne l’appelle pas meurtre. Même l’Italien raffiné, dirigé par la jalousie, ou séduit par la perspective de quelques grands avantages, tire son stilet et vient à ses fins. La première preuve d’un esprit supérieur est de secouer les préjugés de son pays et de l’éducation. Vous ne dites rien, La Motte; n’êtes-vous pas de mon opinion?» «J’écoute vos argumens, monsieur.» «Il y a à la vérité, dit le marquis, des esprits si faibles, qu’ils sont effrayés de faire des choses qu’ils sont accoutumés de regarder comme mauvaises, quelque avantageuses qu’elles leur puissent être. Ils ne se laissent jamais guider par les circonstances, mais adoptent un plan fixe de vie, dont ils ne veulent jamais, sous aucune considération, se départir. La conservation de soi-même est la première loi de la nature; quand un insecte nous nuit, ou qu’un animal de proie nous menace, nous ne pensons qu’à l’écraser. Quand ma vie, ou ce qui est essentiel à ma vie, exige le sacrifice d’un autre, ou même si quelque passion invincible l’exigeait, je serais un fou d’hésiter. Je crois, La Motte, que je puis me fier à vous. Il y a des moyens de faire certaines choses.--Vous m’entendez. Il y a des momens, des circonstances, des occasions.--Vous savez ce que je veux dire.» «Expliquez-vous, monsieur.» «Des services d’amis qui...--en un mot, il y a des services qui excitent toute notre reconnaissance, et que nous ne croyons avoir jamais assez payés. Il est en votre pouvoir de me mettre dans ce cas-là.» «Ah! monsieur, dites-moi comment!» «Je vous l’ai déjà dit. Cette abbaye est fort commode pour cela; elle est à l’abri de l’œil de l’observateur; on peut dans ses murs cacher tout ce que l’on veut faire; l’heure de minuit est fort propre à un pareil acte, et l’aurore ne le découvrira pas; ces bois sont discrets. Ah! La Motte, ai-je raison de vous confier cette affaire; puis-je croire que vous avez envie de me servir et de vous conserver?» Le marquis se tut, et regarda attentivement La Motte, dont le visage était à peine visible dans l’obscurité de la nuit. «Monsieur, vous pouvez vous fier à moi pour tout; expliquez-vous plus clairement.» «Quel gage me donnerez-vous de votre fidélité?» «Ma vie, monsieur, n’est-elle pas déjà en votre pouvoir?» Le marquis hésita, et dit alors: «Demain, à peu près à cette heure-ci, je reviendrai à l’abbaye, et je vous expliquerai ce que je veux dire, si vous ne l’avez pas déjà compris. En attendant, consultez-vous vous-même; examinez jusqu’à quel point vous êtes en état de tenir votre résolution, et soyez prêt à accepter la proposition que j’ai à vous faire, ou à déclarer que vous ne voulez pas.» La Motte fit quelques réponses embarrassées. «Adieu jusqu’à demain, dit le marquis; rappelez-vous que l’opulence et la liberté sont actuellement devant vous.» Il s’approcha de l’abbaye, monta à cheval, et s’éloigna avec les gens de sa suite. La Motte retourna tristement chez lui, en ruminant sur leur dernière conversation. CHAPITRE IX. Le marquis fut ponctuel. La Motte le reçut à la porte; mais il refusa d’entrer, en disant qu’il aimait mieux se promener dans la forêt. C’est pourquoi La Motte l’y accompagna. Après une conversation générale: «Eh bien, dit le marquis, avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit, et vous déciderez-vous bientôt?» «Oui, monsieur, et je serai bientôt déterminé, quand il vous plaira de vous expliquer plus amplement. Jusqu’alors je ne puis prendre aucune résolution.» Le marquis parut mécontent, et garda quelque temps le silence. Reprenant ensuite la parole: «Est-il bien possible, ajouta-t-il, que vous ne m’ayez pas compris? C’est ignorance affectée de votre part. La Motte, soyez franc; ai-je besoin de vous en dire davantage?» «Oui, monsieur, répondit La Motte avec chaleur; si vous craignez de vous confier à moi, comment puis-je pleinement remplir vos vues?» «Avant d’aller plus loin, dit le marquis, faites-moi serment que vous garderez le secret. Mais cela est presque inutile, car, quand votre parole d’honneur me paraîtrait suspecte, le souvenir d’une certaine affaire vous démontrerait la nécessité d’être vous-même aussi circonspect que vous voudriez que je fusse.» Il y eut alors un intervalle de silence, pendant lequel le marquis et La Motte laissèrent paraître quelques signes de confusion; après quoi le premier reprit ainsi: «La Motte, je vous ai donné assez de preuves de ma générosité, les services que vous m’avez rendus au sujet d’Adeline n’ont pas été sans récompense.» «--Cela est vrai, monsieur, j’en conviens, et je suis fâché qu’il n’ait pas été en mon pouvoir de vous servir plus efficacement. Je suis prêt à seconder les autres desseins que vous pouvez avoir sur elle.» «Je vous remercie..... Adeline.....»--Le marquis hésita.--«Adeline, continua La Motte, jaloux de prévenir ses desseins, est une beauté digne d’être recherchée. Elle a fait naître une passion dont elle doit être fière; et, à tout événement, il faut qu’elle soit à vous. Ses charmes sont dignes de.....» «Oh! oui, interrompit le marquis; mais....» Il s’arrêta.--«Mais leur poursuite vous a coûté bien des peines, dit La Motte; et il faut nécessairement en convenir, monsieur; mais tout cela est passé, vous pouvez maintenant la regarder comme à vous.» «Je le voudrais bien, répondit le marquis, regardant fixement La Motte,--je le voudrais bien.» «Dites votre heure, monsieur, vous ne serez pas interrompu.--Une beauté telle qu’Adeline....» «Surveillez-la soigneusement, interrompit le marquis, et ne souffrez pas, sous aucun prétexte, qu’elle quitte son appartement. Où est-elle maintenant?» «--Enfermée dans sa chambre.» «--Fort bien. Mais je suis impatient.--Fixez le temps, monsieur....--Demain soir, dit le marquis, demain soir. M’entendez-vous à présent?» «--Oui, monsieur; ce soir, si vous voulez. Mais ne feriez-vous pas mieux de renvoyer vos domestiques, et de rester vous-même dans la forêt. Vous connaissez la porte de la tour de l’ouest, qui donne sur le bois: trouvez-vous-y à minuit,--je vous conduirai à sa chambre. Souvenez-vous donc, monsieur, que ce soir....» «--Adeline meurt! interrompit le marquis d’une voix basse et féroce. Me comprenez-vous maintenant, monsieur?»--La Motte recula d’effroi. «--La Motte! dit le marquis.» Il se fit un silence de quelques minutes, pendant lequel La Motte tâcha de se remettre.--«Permettez-moi, monsieur, ajouta-t-il lorsqu’il eut repris haleine, de vous demander ce que veut dire ceci? Pourquoi désirez-vous la mort d’Adeline,--de cette Adeline que vous aimiez tant?» «Ne vous inquiétez pas de mes motifs, dit le marquis; mais, sur mon existence, il faut que celle que vous venez de nommer meure....» L’horreur de la Motte fut égale à sa surprise. «Il y a différentes manières, reprit le marquis. J’aurais désiré qu’il n’y eût pas de sang répandu, et il se trouve des drogues dont l’effet est prompt et certain: mais il faudrait du temps pour se les procurer, et il serait dangereux de le faire. Je souhaiterais d’ailleurs que cette affaire fût terminée.... Il faut finir cela promptement,.... ce soir!» «--Ce soir, monsieur?» «Oui, ce soir, La Motte. Si cela doit être, pourquoi différer? N’avez-vous pas quelques ingrédiens?» «--Aucun, monsieur.» «Je n’ai pas voulu me fier à un tiers, sans quoi je serais pourvu, dit le marquis. Puisque cela est ainsi, prenez ce poignard, et servez-vous-en lorsque l’occasion se présentera; mais soyez ferme.» La Motte le reçut d’une main tremblante, et le regarda pendant quelque temps avec terreur, sachant à peine ce qu’il faisait. «Serrez-le, dit le marquis, et tâchez de vous remettre.» La Motte obéit, mais continua de ruminer en silence. Il se vit pris dans les filets que ses crimes avaient tendus. Étant au pouvoir du marquis, il vit bien qu’il fallait commettre un forfait dont l’énormité lui faisait horreur, quelque dépravé qu’il fût, ou qu’il sacrifiât sa fortune, sa liberté, et probablement sa vie, s’il s’avisait de refuser. Il avait, par degrés, été conduit de la paresse au vice, et voyait actuellement devant lui un gouffre de crimes qui aurait effrayé même un cœur depuis long-temps inaccessible au remords. Reculer était une mesure désespérée; il était également dangereux d’avancer. Quand il considérait l’innocence et le dénûment d’Adeline, son état d’orpheline, sa conduite affectueuse et sa confiance en sa protection, son cœur était ému de pitié pour les maux qu’il lui avait déjà causés, et tressaillait d’effroi à la seule pensée du crime qu’il était chargé de commettre: mais quand, d’un autre côté, il réfléchissait à la ruine dans laquelle il serait entraîné par la vengeance du marquis, et en même temps aux avantages qui lui étaient offerts, de faveur, de liberté, et probablement de fortune, la terreur et la tentation contribuaient à lui faire rejeter les suggestions de l’humanité, et à étouffer la voix de la conscience. Dans cet état tumultueux d’incertitude, il resta quelque temps en silence, jusqu’à ce que la voix du marquis le convainquît de la nécessité de paraître au moins acquiescer à ses désirs. «Vous hésitez, dit le marquis?--Non, monsieur, ma résolution est prise.. je vous obéirai; mais il me semble qu’il vaudrait mieux éviter de répandre le sang. Il y a d’étranges secrets qui ont été découverts par.....» «Oui, mais le moyen de l’éviter? interrompit le marquis.... Je ne m’exposerai pas à acheter du poison. Je vous ai donné un instrument de mort certain. Peut-être serait-il aussi dangereux pour vous de chercher des drogues.» La Motte vit bien qu’il ne pourrait pas acheter de poison sans s’exposer à un danger plus grand que celui qu’il voulait éviter. «Vous avez raison, monsieur, et je suivrai exactement vos ordres.» Le marquis continua alors, par des phrases interrompues, à donner d’autres instructions pour cette scène atroce. «Pendant son sommeil, dit-il, à minuit, la famille sera alors endormie.» Ils firent ensuite une histoire pour rendre raison de ce qu’elle était si subitement disparue. Il paraîtrait qu’elle avait cherché à s’échapper, en conséquence de son aversion pour les sollicitations du marquis. Les portes de sa chambre et de la tour de l’ouest devaient être laissées ouvertes pour confirmer ce rapport, et on devait trouver d’autres circonstances pour venir à l’appui de ce soupçon. Ils se consultèrent aussi sur la manière dont le marquis serait informé de cet événement; et il fut convenu qu’il viendrait, comme à l’ordinaire, à l’abbaye le jour suivant. «_A ce soir donc_, dit le marquis, je puis compter sur votre résolution?» «--Sûrement, monsieur, vous le pouvez.» «--Adieu donc, jusqu’au revoir.» «--Quand nous nous reverrons, dit La Motte, l’affaire sera faite.» Il suivit le marquis à l’abbaye. Après l’avoir vu monter à cheval, et lui avoir souhaité le bonsoir, il se retira dans sa chambre et s’y renferma. Cependant Adeline, dans la solitude de sa prison, s’abandonnait au désespoir que lui inspirait sa situation. Elle essaya de mettre de l’ordre dans ses idées, et de se porter à la résignation; mais la réflexion, en lui rappelant le passé, et en lui offrant une perspective de l’avenir, présentait à son esprit le tableau complet de ses malheurs, et la mettait au désespoir. Elle ne pouvait penser à Théodore, qui lui avait témoigné son attachement par une conduite si noble, et qui n’avait pas craint de se perdre pour elle, sans éprouver des sensations douloureuses beaucoup plus fortes que celles qu’elle avait ressenties dans toute autre circonstance. Théodore souffrant, Théodore mourant, était toujours présent à son imagination, et, écartant souvent le sentiment de son propre danger, ne la laissait penser qu’au sien. Quelquefois l’espérance qu’il lui avait donnée de justifier sa conduite, au moins d’obtenir son pardon, revenait à sa mémoire; mais c’était comme les faibles rayons d’un soleil d’avril, un espoir passager et frivole. Elle savait que le marquis, enflammé de jalousie et brûlant de se venger, le poursuivrait avec une haine implacable. Qu’avait Théodore à opposer à un pareil adversaire? La droiture de ses intentions ne pouvait lui être d’aucune utilité pour parer le coup qu’une passion trompée et l’orgueil puissant dirigeaient contre lui. Ce qui mettait le comble à sa douleur, c’est quand elle réfléchissait qu’aucune nouvelle de sa part ne pouvait lui parvenir à l’abbaye, et qu’elle serait obligée de rester long-temps, et peut-être toujours, dans la plus cruelle inquiétude touchant son sort. Elle ne voyait aucune possibilité d’échapper de l’abbaye: elle était prisonnière dans une chambre dont toutes les avenues étaient fermées; elle n’avait aucune occasion de converser avec qui que ce fût qui pût lui donner le moindre espoir de secours, et elle se voyait condamnée à attendre en silence le moment fatal, beaucoup plus terrible à son imagination que la mort même. Dans une pareille situation, elle succombait sous le poids de ses malheurs, et était des heures entières assise sans mouvement et absorbée dans ses pensées. «Théodore! s’écriait-elle souvent, vous ne pouvez entendre ma voix; vous ne pouvez voler à mon secours, puisque vous êtes vous-même prisonnier et dans les fers.» Ce tableau était trop affreux. Les angoisses de son cœur étouffaient sa voix... des larmes amères baignaient ses belles joues.., et elle était insensible à toute autre chose qu’aux malheurs de Théodore. Ce soir-là son esprit avait été fort tranquille; et en regardant de sa fenêtre, avec une douce mélancolie, le soleil couchant, la splendeur passagère de l’horizon occidental, et l’approche graduelle du crépuscule, elle reportait ses pensées vers le temps où, dans des circonstances plus heureuses, elle avait considéré les mêmes objets. Elle se rappelait aussi sa fuite momentanée de l’abbaye, quand de là même fenêtre elle avait épié le coucher du soleil: avec combien d’inquiétude elle avait attendu la chute du crépuscule! combien elle avait fait d’efforts pour prévenir les événemens de sa vie future! avec quelle frayeur elle était descendue de la tour, et s’était hasardée dans la foret! Ces réflexions en faisaient naître d’autres qui remplissaient son cœur de tristesse et ses yeux de larmes. Tandis qu’elle était ensevelie dans ces tristes pensées, elle aperçut le marquis monter à cheval, et quitter la porte de l’abbaye. La vue d’un pareil être ranima dans toute sa force le sentiment des maux qu’il faisait souffrir à son bien-aimé Théodore, et celui des malheurs qui la menaçaient plus directement. Elle quitta la fenêtre en versant un torrent de larmes; ce qui, ayant continué pendant long-temps, épuisa totalement ses forces, et l’obligea à se mettre au lit de très-bonne heure. La Motte resta dans sa chambre jusqu’à l’instant du souper. A table, son air effaré, malgré tous ses efforts pour se contrefaire, trahit le désordre de son âme; et ses longues absences surprirent et alarmèrent en même temps madame La Motte. Quand Pierre eut quitté la chambre, elle lui demanda tendrement ce qui le troublait. La Motte, en faisant un sourire forcé, voulait en vain paraître gai; cela était au-dessus de son pouvoir: il ne tardait pas à retomber dans sa rêverie; ou, quand madame La Motte lui parlait, en tâchant de lui cacher ses absences, il répondait d’une manière si contraire à ce qu’elle lui disait, qu’elles en étaient plus apparentes. Madame La Motte, l’ayant remarqué, fit semblant de ne point s’apercevoir de son humeur actuelle, et ils restèrent enfin dans un silence non interrompu jusqu’à l’heure du repos: ils se retirèrent ensuite dans leur appartement. La Motte veilla pendant quelque temps dans un état de torture inexprimable, et ses fréquens tressaillemens éveillèrent son épouse qui, se contentant cependant de quelque excuse frivole, ne tarda pas à se rendormir. Cet état d’agitation continua jusqu’à minuit, lorsque, se rappelant qu’il passait en réflexions oiseuses un temps qui devait être employé à agir, il se déroba en silence de son lit, s’enveloppa de sa robe-de-chambre, et prenant la lampe qui brûlait pendant la nuit dans sa chambre, il monta l’escalier tournant. En allant, il regarda souvent derrière lui, tressaillit plus d’une fois, et prêta fréquemment l’oreille aux tristes murmures du vent. Quand il essaya d’ouvrir la porte d’Adeline, sa main trembla si violemment, qu’il fut obligé de poser la lampe par terre et de se servir des deux mains. Le bruit qu’il avait fait avec la clef lui fit croire qu’il l’avait éveillée; mais quand il eut ouvert la porte, et qu’il eut aperçu la tranquillité qui régnait au dedans, il fut convaincu qu’elle dormait. En s’approchant de son lit, il l’entendit doucement respirer, et bientôt après pousser un soupir.--Il s’arrêta; mais le silence renaissait, il continua de s’avancer, et l’entendit ensuite chanter dans son sommeil. Il prêta l’oreille, et distingua quelques tons d’un petit air mélancolique qu’elle lui avait souvent chanté dans des jours plus heureux. Les tristes accens qui sortaient alors de sa bouche ne démontraient que trop l’état accablant de son âme. La Motte s’avança alors à la hâte vers le lit: elle poussa un profond soupir, et le silence recommença. Il tira les rideaux, et la vit dormant d’un profond sommeil, et appuyant sur son bras sa joue encore baignée de larmes. Il la regarda pendant un moment; et tandis qu’il examinait sa figure aimable et innocente, couverte de la pâleur du chagrin, la lumière de la lampe, qui lui donnait sur les yeux, l’éveilla; et, apercevant un homme auprès d’elle, elle poussa un grand cri. Revenue un peu de sa frayeur, elle reconnut La Motte; et, croyant que le marquis n’était pas loin, elle se leva sur son lit, en implorant la pitié et la protection du premier. La Motte la regarda fixement, sans répondre une seule parole. Son air égaré et le morne silence qu’il observait, augmentèrent ses craintes; elle renouvela ses supplications avec des larmes de terreur. «Vous m’avez une fois sauvée, s’écria-t-elle; oh, sauvez-moi encore aujourd’hui! Ayez pitié d’une infortunée. Je n’ai point d’autre protecteur que vous.--Que craignez-vous? dit La Motte d’une voix entrecoupée.--Oh, sauvez-moi, sauvez-moi du marquis!» «--Levez-vous donc, reprit-il, et dépêchez-vous de vous habiller; je vais revenir dans l’instant.» Il alluma une chandelle qui était sur la table, et quitta la chambre. Adeline se leva sur-le-champ, et tâcha de s’habiller; mais elle était si troublée, qu’elle savait à peine ce qu’elle faisait; tout son corps était dans une si violente agitation, qu’elle était continuellement prête à s’évanouir. Elle passa une robe à la hâte, et s’assit ensuite pour attendre le retour de La Motte. Elle resta long-temps dans cette attitude; mais La Motte ne revenait pas. S’étant inutilement efforcée de recouvrer ses esprits, cette cruelle incertitude lui devint à la fin si insupportable, qu’elle ouvrit la porte de sa chambre, et s’avança sur le haut de l’escalier, pour écouter. Elle crut entendre plusieurs voix en bas; mais considérant que, si le marquis y était, sa présence ne ferait qu’augmenter son danger, elle retint le pied qu’elle avait presque involontairement porté en avant pour descendre. Elle continua d’écouter, et crut encore distinguer quelques voix. Peu après, elle entendit fermer une porte, et ensuite marcher: elle se hâta de retourner dans sa chambre. Près d’un quart d’heure s’écoula, et La Motte ne parut pas. Elle crut encore entendre le son de quelques voix en bas, et les pas de quelques individus. A la fin, son inquiétude ne lui permettant pas de rester dans sa chambre, elle alla sur le passage qui communiquait avec l’escalier tournant; mais tout était alors tranquille. Cependant quelques minutes après, elle aperçut la lueur d’une chandelle à travers la salle, et La Motte parut à la porte de la chambre voûtée. Il regarda en haut, et voyant Adeline dans la galerie, lui fit signe de descendre. Elle hésita, et tourna ses regards vers sa chambre; mais La Motte s’approcha de l’escalier, et elle alla en tremblant à sa rencontre. «J’ai peur que le marquis ne me voie, lui dit-elle tout bas; où est-il?» La Motte lui prit la main, et la conduisit en avant, en l’assurant qu’elle n’avait rien à craindre du marquis. Cependant ses regards effarés et sa main tremblante semblaient contredire son assurance, et elle lui demanda où il la menait. «A la forêt, dit La Motte, pour vous faire échapper de l’abbaye. Il y a un cheval qui vous attend à la porte. Je n’ai pas d’autre moyen de vous sauver.» Une nouvelle terreur la saisit: elle pouvait à peine croire que La Motte, qui avait jusqu’ici conspiré avec le marquis, et qui l’avait retenue dans une étroite prison, voulût actuellement la faire échapper, et elle eut un affreux pressentiment qu’il la conduisait dans la forêt pour l’assassiner. Elle recula, et implora de nouveau sa pitié: il l’assura qu’il n’avait d’autre dessein que de la protéger, et la pria de ne pas perdre de temps. Il y avait quelque chose dans son maintien qui annonçait la sincérité, et elle se laissa conduire à une porte qui donnait sur la forêt, où elle entrevit, dans l’obscurité, un homme à cheval. Cela rappela à sa mémoire la nuit dans laquelle elle avait quitté le tombeau, pour se confier à une personne qui s’était trouvée à sa sortie, et qui l’avait transportée à la maison de campagne du marquis. La Motte appela Pierre, et la voix de ce dernier rassura un peu Adeline. Il lui dit alors que le marquis reviendrait à l’abbaye le lendemain matin, et que c’était la seule occasion qu’elle aurait de lui échapper; qu’elle pouvait compter sur sa parole; que Pierre avait ordre de la conduire où elle voudrait; mais que, comme il savait que le marquis mettrait tout en usage pour la découvrir, il lui conseillait très-fort de quitter le royaume, ce qui ne lui serait pas difficile par le moyen de Pierre, qui était natif de la Savoie, et qui la conduirait chez sa sœur, dans ce pays-là; qu’elle pourrait y rester, jusqu’à ce qu’il allât lui-même la joindre, parce qu’il ne croyait pas qu’il fût sûr pour lui de vivre plus long-temps en France. Il la supplia, quelque chose qui pût arriver, de ne jamais parler de ce qui s’était passé à l’abbaye. «Je risque la vie pour vous sauver, Adeline; n’augmentez pas mon danger, ni le vôtre, en découvrant des choses inutiles. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais; mais j’espère que vous serez heureuse; et quand vous penserez à moi, rappelez-vous que je ne suis pas si méchant que j’ai été tenté de l’être.» Après avoir ainsi parlé, il lui donna quelque argent pour faire la dépense du voyage. Adeline ne put plus alors douter de sa sincérité; et ses transports de joie lui permirent à peine de le remercier. Elle aurait voulu dire adieu à madame La Motte, et le demanda avec instance; mais il lui répéta qu’elle n’avait pas de temps à perdre; et, l’ayant enveloppée dans une grande redingote, il la mit sur le cheval. Elle lui dit adieu, en répandant des larmes de reconnaissance, et Pierre partit avec autant de célérité que l’obscurité de la nuit put le permettre. Quand ils furent à quelque distance: «J’ai bien de la joie de vous revoir, mademoiselle, dit-il. Qui aurait jamais cru, après tout ce qui s’est passé, que mon maître m’eût ordonné lui-même de vous emmener? Sûrement il arrive d’étranges choses, mais j’espère que nous serons plus heureux cette fois-ci.» Adeline, ne voulant pas lui reprocher la fourberie dont elle croyait qu’il avait autrefois été coupable, le remercia de ses souhaits, et dit qu’elle espérait qu’ils seraient plus heureux; mais Pierre, avec sa volubilité ordinaire, acheva de la détromper sur ce point, et l’informa de toutes les circonstances que sa mémoire, communément assez bonne, lui rappela. Pierre témoigna un intérêt si sincère pour sa conversation, et tant de chagrin de ses peines, qu’elle ne put plus révoquer sa fidélité en doute; et cette conviction augmenta non-seulement sa confiance actuelle, mais lui fit même écouter sa conversation avec bonté et avec plaisir. «Je ne serais point resté à l’abbaye jusqu’à présent, dit-il, si j’avais pu en sortir; mais mon maître me fit tant de peur du marquis! et, n’ayant pas assez d’argent pour gagner mon pays, je fus obligé de rester: c’est fort heureux que nous ayons aujourd’hui quelques bons louis d’or; car je doute, mademoiselle, qu’on eût pris sur la route, pour de l’argent, ces colifichets dont vous m’avez autrefois parlé.» «Peut-être que non, dit Adeline: je sais bon gré à monsieur La Motte de nous avoir donné de meilleurs moyens de nous procurer ce dont nous aurons besoin. Quel chemin prendrez-vous en quittant la forêt, Pierre?»--Pierre nomma fort exactement une grande partie de la route jusqu’à Lyon: «Et alors, dit-il, nous pourrons aisément aller en Savoie; c’est l’affaire de rien. J’espère que ma sœur vit encore: Dieu la conserve! Il y a plusieurs années que je ne l’ai vue; mais, en cas qu’elle soit morte, les gens du pays seront bien aises de me voir, et vous trouverez facilement un logis, mademoiselle, ainsi que tout ce dont vous aurez besoin.» Adeline prit la résolution de passer avec lui en Savoie. La Motte, qui connaissait le caractère et les desseins du marquis, lui avait conseillé de quitter le royaume, et lui avait dit, ce que ses craintes lui suggéraient, que le marquis mettrait tout en usage pour la découvrir. Cet avis ne pouvait avoir d’autre motif que celui de la servir. Autrement, pourquoi la ferait-il transporter dans un autre lieu, et lui fournirait-il même les moyens de défrayer son voyage, dans un temps où elle était tout-à-fait en son pouvoir? Il était très-probable qu’elle trouverait des protections et de la tranquillité à Leloncourt, où Pierre disait être bien connu, quand même sa sœur serait morte; l’éloignement du lieu et sa situation solitaire étaient des circonstances qui lui plaisaient. Elle s’informa encore de la route qu’ils devaient prendre, et si Pierre connaissait le chemin. «Quand nous serons une fois à Thiers, dit Pierre, je le sais assez bien, car je l’ai souvent fait dans ma jeunesse, et tout le monde nous l’enseignera jusque-là.» Ils voyagèrent pendant plusieurs heures dans les ténèbres et en silence; et ce ne fut qu’en sortant de la forêt qu’Adeline aperçut l’astre du jour darder ses rayons sur les nuages de l’orient. Cette vue la ranima; et en s’avançant en silence, elle réfléchit sur les événemens de la nuit passée, et médita un plan pour l’avenir. Les derniers procédés de La Motte lui paraissaient si différens de sa conduite antérieure, que cela l’étonnait et l’embarrassait; et elle n’en pouvait rendre raison qu’en les attribuant à une de ces soudaines impulsions de l’humanité, qui opèrent quelquefois sur les cœurs les plus dépravés. Mais en se rappelant les paroles qu’elle lui avait entendu proférer: «Qu’il n’était pas maître de ses propres actions,» elle avait peine à croire que la seule pitié l’eût engagé à rompre des liens qu’il avait jusqu’ici regardés comme sacrés. Considérant ensuite le changement de conduite du marquis, elle s’imagina être redevable de sa liberté à un changement de sentimens de sa part, par rapport à elle. Néanmoins, l’avis que La Motte lui avait donné de quitter le royaume, et l’argent qu’il lui avait fourni pour accomplir ce dessein, paraissaient contredire cette opinion, et lui suggéraient de nouveaux doutes. Pierre s’était alors informé du chemin de Thiers; ils y arrivèrent sans accident, et s’y arrêtèrent pour se rafraîchir. Aussitôt que Pierre crut que le cheval était assez reposé, ils se mirent de nouveau en route, et des riches plaines du Lyonnais Adeline aperçut pour la première fois les Alpes, dont le sommet majestueux, qui paraît supporter la voûte du ciel, remplit son âme d’émotions sublimes. Au bout de quelques heures, ils parvinrent à la vallée dans laquelle est située la ville de Lyon, dont les superbes environs, ornés de maisons de plaisance, et supérieurement cultivés, lui firent pour quelque temps oublier sa triste situation, et dissipèrent même l’anxiété bien plus cruelle qu’elle éprouvait pour Théodore. En arrivant dans cette ville remuante, son premier soin fut de s’informer du passage du Rhône; mais elle se garda bien de faire des questions aux gens de l’auberge, de peur que, si le marquis venait à la poursuivre jusque-là, ils ne l’instruisissent ensuite de sa route. C’est pourquoi elle envoya Pierre sur les quais pour louer un bateau, tandis qu’elle prenait elle-même un léger repas, son intention étant de s’embarquer sur-le-champ. Pierre ne tarda pas à revenir, ayant retenu un bateau pour remonter le Rhône, et les conduire à l’endroit le plus près de la Savoie, d’où ils devaient aller par terre au village de Leloncourt. Après avoir pris quelques rafraîchissemens, elle lui ordonna de la conduire au bateau. Une scène nouvelle et frappante s’offrit alors aux yeux d’Adeline, qui contempla avec surprise le fleuve chargé de bateaux, et le quai couvert de personnes affairées; elle sentit vivement le contraste qu’il y avait entre les objets rians dont elle se trouvait environnée, et la situation d’une orpheline désolée, sans amis, sans secours, fuyant la persécution et sa patrie. Elle parla au patron du bateau; et, ayant envoyé Pierre chercher le cheval que La Motte lui avait donné en paiement pour une partie de ses gages, ils s’embarquèrent. En remontant doucement le Rhône, dont les rives escarpées, couronnées de montagnes, offraient la perspective la plus variée et la plus romantique, Adeline était plongée dans la plus profonde rêverie. La nouveauté de la scène à travers laquelle elle s’avançait, qui offrait tantôt une grandeur sauvage, et tantôt une riante fertilité, parsemée de villes et de villages, adoucissait l’amertume de son âme, et sa douleur se changea graduellement en une douce et tendre mélancolie. Elle était assise sur le devant du bateau, d’où elle regardait fendre le courant rapide et prêtait l’oreille au bruit des ondes. Le bateau, s’opposant lentement aux efforts du courant, fit route pendant quelques heures, et à la fin la nuit étendit son voile sombre sur la perspective. Le temps était beau, et Adeline, sans faire attention à la rosée qui tombait alors, resta en plein air, regardant les objets s’obscurcir autour d’elle, les clairs rayons de l’horizon s’évanouir, et les étoiles paraître graduellement et trembler sur le lucide miroir des eaux. La scène fut bientôt tout-à-fait obscure, et le silence n’était interrompu que par les coups cadencés des rameurs, et de temps en temps par la voix de Pierre qui parlait aux bateliers. Adeline était perdue dans ses pensées: la tristesse de sa situation se présentait doublement à son imagination. Elle se trouvait environnée des ténèbres de la nuit, dans un pays étranger, éloignée de ses amis, allant sans savoir où, sous la conduite de gens inconnus, et poursuivie peut-être par un ennemi invétéré. Elle se figurait la rage du marquis lorsqu’il aurait découvert sa fuite; et, quoiqu’elle sût qu’il n’était guère probable qu’il la poursuivît par eau, raison qui lui avait fait choisir cette méthode de voyager, elle tremblait du tableau que lui présentait son imagination. Ses pensées se portaient ensuite sur le plan qu’elle adopterait lorsqu’elle serait arrivée en Savoie; et, bien que sa propre expérience l’eût prévenue contre les usages du couvent, elle ne voyait aucun endroit plus propre à lui servir d’asile. A la fin, elle se retira dans la petite chambre, pour prendre quelques heures de repos. Elle s’éveilla avec le point du jour; et, étant trop troublée pour se rendormir, elle se leva et contempla l’approche graduelle du jour. Quand Adeline partit de l’abbaye, La Motte était resté quelque temps à la porte, prêtant l’oreille à chaque pas du cheval, jusqu’à ce que le bruit qu’il occasionnait se perdît insensiblement dans le lointain. Il était ensuite retourné dans la salle avec un contentement qu’il n’avait pas éprouvé depuis long-temps. La satisfaction de l’avoir ainsi soustraite aux desseins du marquis, lui fit pendant quelque temps oublier le danger auquel cette démarche l’exposait; mais, quand il eut réfléchi à sa propre situation, la crainte du ressentiment du marquis reprit tout son empire sur son esprit, et il pensa aux moyens de l’éviter. Il était alors plus de minuit. Le marquis était attendu le lendemain de grand matin, et il lui parut d’abord possible de quitter la forêt avant son arrivée. Il ne se trouvait qu’un cheval dans l’endroit, et il ne savait s’il devait sur-le-champ partir pour Auboine, où il pourrait se procurer une voiture pour transporter sa famille et ses meubles hors de l’abbaye, ou attendre tranquillement l’arrivée du marquis, et lui faire une histoire sur la fuite d’Adeline. Le temps nécessaire pour faire venir une voiture à l’abbaye ne lui permettait guère de sortir assez tôt de la forêt; le peu d’argent qui lui restait ne pouvait pas le mener loin; et, quand il serait dépensé, que faire pour vivre, si toutefois il n’était pas arrêté auparavant? En restant à l’abbaye, il paraissait innocent; et, quoiqu’il ne s’attendît pas à persuader au marquis qu’il avait exécuté ses ordres, il espérait lui faire croire que Pierre était seul coupable de la fuite d’Adeline; chose d’autant plus probable, que Pierre avait déjà été découvert dans un projet de cette nature. D’ailleurs, il pensait que, si le marquis voulait le livrer à la justice, il pourrait l’intimider en le menaçant de découvrir le crime qu’il l’avait chargé de commettre. Après avoir ainsi ruminé, La Motte se détermina à rester à l’abbaye et à attendre l’événement. Lorsque le marquis arriva, et qu’il fut instruit de la fuite d’Adeline, la colère et la rage qui parurent sur son visage effrayèrent et alarmèrent La Motte pendant quelque temps. Il fit des imprécations contre elle et contre lui, même en termes si grossiers et si vulgaires, que La Motte fut surpris de les entendre de la part d’un homme dont les manières étaient en général aimables, quoiqu’il eût des passions violentes et criminelles. Il semblait qu’en proférant ces imprécations il éprouvât non-seulement du soulagement, mais même du plaisir. Il paraissait néanmoins plus affecté de la fuite d’Adeline qu’irrité de la négligence de La Motte. Faisant enfin réflexion qu’il perdait son temps, il quitta l’abbaye, et envoya plusieurs de ses domestiques à sa recherche. Quand il fut parti, La Motte, croyant que son histoire avait réussi, se félicita de nouveau d’avoir fait son devoir, et de l’espoir qu’Adeline était alors à l’abri de toute poursuite. Ce calme ne fut pas de longue durée. Quelques heures après, le marquis revint accompagné d’officiers de justice. La Motte épouvanté, le voyant approcher, tâcha de se cacher; mais il fut arrêté et conduit devant le marquis qui le tira à l’écart. «On ne m’en impose pas, dit-il, par des contes aussi ridicules que celui que vous avez inventé. Vous savez que votre vie est entre mes mains; dites-moi sur-le-champ où vous avez caché Adeline, ou je vais vous accuser du crime dont vous êtes coupable envers moi; au lieu que, si vous me découvrez l’endroit où elle est, je renverrai les officiers, et vous aiderai même à quitter le royaume si vous le désirez. Vous n’avez pas de temps à perdre; et sachez qu’on ne se joue pas de moi.» La Motte s’efforça d’apaiser le marquis, en l’assurant qu’Adeline avait réellement pris la fuite, et qu’il ignorait de quel côté elle était allée. «Vous savez aussi, monsieur, ajouta-t-il, que je suis maître de votre réputation, et que, si vous poussez les choses à l’extrême, je serai forcé de déclarer que vous m’avez voulu faire commettre un meurtre.» «Et qui est-ce qui vous croira? dit le marquis. Les crimes qui vous ont exclu de la société ne viendront pas à l’appui de votre véracité; et celui dont je vous accuse aujourd’hui fera regarder votre déclaration comme malicieuse, et suggérée par un esprit de vengeance. Messieurs, faites votre devoir.» Les officiers entrèrent aussitôt dans la chambre, et saisirent La Motte, que la frayeur priva de tout moyen de résistance, et qui d’ailleurs n’aurait pu opposer qu’une révolte inutile. Au milieu du trouble dont il était agité, il informa le marquis qu’Adeline avait pris la route de Lyon. Cet aveu fut cependant trop tardif pour le sauver: le marquis en profita; mais l’accusation était faite; et La Motte, avec la douleur d’avoir exposé Adeline sans en tirer aucun avantage, fut obligé de se soumettre à son sort. La maréchaussée l’entraîna hors de l’abbaye, lui donnant à peine le temps d’emporter quelques effets avec lui; mais le marquis, en considération de l’extrême affliction de madame La Motte, ordonna à un de ses domestiques d’aller lui chercher une voiture à Auboine, pour qu’elle pût suivre son mari. Etant alors instruit de la route d’Adeline, il envoya un domestique affidé pour découvrir le lieu de sa retraite, avec ordre de lui en apporter des nouvelles le plus tôt possible. La Motte et sa femme, réduits au désespoir, abandonnèrent la forêt de Fontanville, qui leur avait depuis quelques mois servi d’asile, et s’embarquèrent de nouveau sur ce monde orageux, où la justice devait finalement se faire raison du premier. Les crimes antérieurs de La Motte les avaient obligés de se réfugier dans la forêt, où ils avaient pendant quelque temps trouvé la sûreté qu’ils cherchaient; mais ils ne tardèrent pas à se rendre coupables de nouveaux forfaits; car dans ce désert même il se trouvait des tentations; et sa vie, déjà assez marquée par la punition du vice, lui offrit un nouvel exemple de cette grande vérité: «Qu’un criminel ne saurait jamais jouir de la paix du cœur.» FIN DU DEUXIÈME VOLUME. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FORÊT, OU L'ABBAYE DE SAINT-CLAIR (TOME 2/3) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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