The Project Gutenberg eBook of La reine Victoria intime

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Title: La reine Victoria intime

Author: J.-H. Aubry

Release date: October 28, 2017 [eBook #55836]
Most recently updated: January 24, 2021

Language: French

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA REINE VICTORIA INTIME ***


J.-H. AUBRY

LA REINE
V I C T O R I A
Intime

Ouvrage illustré de 60 gravures
d’après des photographies et des documents inédits

PARIS
F. JUVEN, ÉDITEUR
122, RUE RÉAUMUR, 122
——
Tous droits réservés.

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TABLE

LA REINE VICTORIA INTIME

I

Du berceau au trône.

Jolie fleur de mai.—Sur les fonds d’or de la Tour de Londres.—Ni un nom ni l’autre, Victoria.—Claremont.—L’orpheline de Sydmouth.—La Cour de poupées de la princesse Drina.—Poupées vivantes.—150.000 francs à dépenser par an à six ans.—Rayons et ombres.—L’écolière.—Un instrument de torture sous clé.—Fini de rire.—Bal d’enfants à la Cour.—Le Tour d’Angleterre.—Confirmation.—Petite marraine d’un grand port.—Majeure.—Le sommeil d’une reine appartient à l’État.—La reine et son premier ministre.—Premier conseil privé.—Dans la cour de Saint-James Palace.—Les ancêtres de la reine.

C’est au palais de Kensington, qui a donné son nom au quartier le plus select de Londres, désigné aujourd’hui sous le nom de West-End, que la duchesse de Kent, née princesse Louise-Victoria de Saxe-Cobourg, donna le jour à une fille, le 24 mai 1819.

Le duc de Kent, le père, quatrième et dernier fils de Georges III, prévoyant sans doute que ses frères mourraient sans postérité et que le trône reviendrait à son enfant, avait tenu à ramener sa femme d’Allemagne, où ils{2} pouvaient vivre plus modestement sans trop faire de dettes, afin que l’héritière présomptive de la couronne de Grande-Bretagne et d’Irlande naquît en territoire britannique.

Le père de la future reine était un bon grand diable, aux idées libérales, presque frondeur, tenu à distance par la Cour et suspect à l’aristocratie qui lui avait bien fait sentir son mécontentement en lui rognant le plus possible de sa liste civile. Pour toutes ces raisons, il jouissait de la plus grande popularité. Il supportait d’ailleurs allégrement sa disgrâce et paraît à l’insuffisance de ses revenus, en faisant attendre ses fournisseurs, si bien qu’il légua à sa fille en héritage une dette assez rondelette que celle-ci s’empressa d’ailleurs de payer, en fille pieuse, sur sa liste civile. Sa mère, mariée en secondes noces au duc de Kent, avait été très malheureuse avec le duc de Saxe-Meiningen, son premier mari.

La jeune princesse vint donc au monde dans le mois des roses, ce qui la fit appeler par son père sa «jolie fleur de mai» et à quatre heures et demie du matin, circonstance qui devait permettre à la reine de répondre à ses courtisans, surpris de ses habitudes matinales, qu’elle avait pris l’habitude de se lever de bonne heure dès son premier jour.

Le palais de Kensington, qui date du XVIe siècle, est sévère et triste d’aspect. Il n’est devenu propriété royale qu’en 1690, sous Guillaume III, qui l’acheta de Lord Nottingham. Les reines Marie II et Anne et les rois Georges Ier et Georges II l’agrandirent successivement. Georges II fit notamment construire l’aile gauche, où il mourut et où le duc et la duchesse de Kent élisaient domicile, lorsqu’ils{3} étaient à Londres. La chambre où naquit la jeune princesse est située à l’angle nord-ouest du palais; ses trois fenêtres ont vue sur le rond-point du parc. Personne ne l’a habitée depuis l’heureux événement que rappelle aujourd’hui une simple plaque de cuivre fixée au mur.

On attendit les relevailles de la duchesse pour célébrer le baptême comme il convenait. Il eut lieu le 24 juin, un mois après la naissance, dans le grand salon du Palais. On avait fait venir le fonds baptismal en or de la Tour de Londres et les accessoires de la chapelle royale de Saint-James. L’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, officiait, assisté du docteur Howley, évêque de Londres. Les deux parrains étaient les deux oncles de l’enfant, le prince régent qui régna plus tard sous le nom de Georges IV et le duc d’York, représentant l’empereur de toutes les Russies; les deux marraines, la princesse Augusta représentant la reine de Wurtemberg et la duchesse de Gloucester représentant la duchesse douairière de Cobourg.

On ne s’était pas entendu sur le nom à donner à l’enfant et lorsque l’archevêque demanda sous quel patronage il devait la baptiser, le duc de Kent, son père, répondit: «Élizabeth», tandis que le prince régent prononçait «Alexandrina» du nom de l’empereur de Russie. Le duc protesta; mais le prince se refusa à accepter le nom de la reine-vierge et le père de l’enfant dut s’incliner, non toutefois sans avoir obtenu qu’au nom d’«Alexandrina», on ajoutât celui de Victoria, nom de la duchesse sa femme. Plus tard, la jeune princesse devait demander qu’on ne la désignât plus que sous le nom de Victoria, alléguant que le nom de sa mère ne devait venir après{4} aucun autre. Lorsqu’elle devint reine, c’est sous le nom de Victoria Ire qu’elle voulut être proclamée, nom dans lequel l’archevêque de Cantorbéry devait voir le présage d’un règne glorieux.

La princesse Victoria passa ses premiers mois au château de Claremont. Sa mère s’efforça, dès le début, de faire à sa fille une santé robuste et c’est à ses soins prévoyants que celle-ci doit d’avoir échappé à toutes les maladies de l’enfance.

L’hiver rigoureux de 1819-1820 obligea la famille à se retirer à Sydmouth, dans le sud du Devonshire, renommé pour son climat tempéré. Le duc n’en contracta pas moins une bronchite qu’il négligea. Lorsqu’on appela le médecin, il était déjà tard. Celui-ci pratiqua, suivant la méthode à la mode, une saignée que le duc ne put supporter et il mourut le 20 janvier 1820, dans sa 53e année, avant que sa fille eût atteint son huitième mois.

La Chambre des Communes, qui sympathisait avec le duc, vota une adresse de condoléance à sa veuve, qui reçut la délégation au Palais de Kensington, sa petite fille dans les bras. Ce fut le premier acte politique auquel assista la future reine.

Heureusement pour sa fille, la duchesse de Kent était une femme de tête et de cœur, capable de diriger l’éducation d’un enfant. Elle put d’ailleurs s’appuyer sur le duc d’York, deuxième fils de George III, qui aimait beaucoup son frère, auquel il ressemblait à tel point que la petite Victoria l’appelait papa. Le duc se prit d’affection pour la princesse et prodigua ses conseils à sa mère.

Il fut d’avis de ne pas fatiguer prématurément l’intelligence{5}

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Le duc de Kent, père de la Reine Victoria.

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de sa nièce et de faire la part la plus large possible aux jeux, au sport et à la vie au grand air. Jusqu’à cinq ans on laissa donc Victoria à ses poupées. Elle posséda la plus jolie collection du monde. Le Strand Magazine publia, à l’époque du jubilé de diamant de la reine, un article illustré reproduisant les cent trente-deux poupées de la princesse et la reine ne dédaigna pas de dicter à son secrétaire, le général Sir Henry Ponsonby, des rectifications à cet article qui contenait quelques erreurs. L’auteur racontait que l’amour de la princesse pour ses poupées n’avait cessé qu’à l’âge de quatorze ans, qu’elle en avait possédé un bien plus grand nombre, mais que les 132 mentionnées étaient les seules qui fussent restées en sa possession, les autres ayant été offertes à des loteries de charité. Victoria avait un registre spécial sur lequel elle avait écrit «List of my dolls», Liste de mes poupées, qu’elle avait baptisées de noms de souveraines, de dames de la Cour et de l’aristocratie, d’actrices ou d’héroïnes de féeries ou de ballets auxquels elle avait assisté. A côté du nom de chaque poupée, elle avait soin de noter le nom de la personne qui la lui avait offerte, le personnage qu’elle représentait, comment le costume lui avait été inspiré, par qui il avait été dessiné et les noms des personnes qui avaient collaboré avec elle à sa confection. C’est ainsi qu’on retrouve le comte de Leicester, Robert Dudley, Amy Robsart, les principaux personnages du fameux ballet de Kenilworth qui fit courir tout Londres au King’s Theatre, devenu plus tard Her Majesty’s; le comte Almaviva du Mariage de Figaro et du Barbier de Séville; Mlle Duvernoy, la danseuse française qui, dans un rôle de{8}

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Chambre où est née la Reine.

Bayadère, avait tourné la tête à Thackeray; la Taglioni, la reine Élizabeth, etc. Ces poupées avaient la tête en bois, les traits grossièrement peints, le corps en son recouvert de peau et elles étaient, rareté à l’époque, articulées{9}

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La Reine Victoria à 4 ans.

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et pouvaient prendre toutes les attitudes. L’industrie de la poupée a fait de tels progrès depuis lors, que les poupées de Victoria seraient dédaignées des petites bourgeoises de nos jours; mais elles étaient pour le temps des joujoux de princesse et devaient faire loucher d’envie plus d’une des petites camarades qu’on admettait, rarement d’ailleurs, à prendre part aux jeux de la future reine. Cette absence d’enfants de son âge autour de Drina fut probablement même une des raisons de son amour immodéré pour les poupées.

Victoria possédait en outre un ameublement de carton doré et, après avoir habillé ses poupées, de la chemise au manteau de Cour, ou au chapeau, elle les installait dans de petits drawing-rooms et s’exerçait déjà à se composer une Cour à son gré.

Rien n’est plus curieux que de suivre sur ces poupées les progrès de l’imagination et de l’habileté de l’enfant. Tout d’abord ce sont les ballerines qui l’absorbent, puis les dames de la Cour, à qui elle impose déjà des toilettes de son choix. Il semble qu’elle ne pêche pas par le goût et que l’harmonie des couleurs lui échappe. Elle a une prédilection marquée pour les manches amples, appelées si irrévérencieusement «manches à gigot». Pourtant chaque costume est bien celui qui sied au personnage. Elle tolère les toilettes tapageuses aux actrices; mais elle n’entend pas que les dames de la Cour ou de l’aristocratie se présentent autrement qu’en décolleté. Nous verrons que ce caprice d’enfant règlera un jour l’étiquette à la Cour de Windsor.

L’amour des poupées n’empêchait pas la jeune princesse{12} d’aimer à jouer avec des poupées vivantes; les familiers de la maison de son père, tels que William Wilberforce, l’homme d’État célèbre par ses luttes pour l’abolition de la traite des nègres; Sir Walter Scott, le grand romancier écossais; le duc de Wellington, le vainqueur de Waterloo, ont dû bien souvent dépouiller leur gravité et se plier aux fantaisies de la fille de leur ami.

Les récréations en plein air, chaque fois que le temps le permettait, étaient de toutes celles que Victoria préférait. On la voyait souvent courir dans les jardins de Kensington, ou y faire galoper son âne gris tout enrubanné de soie bleue et envoyer des baisers ou prodiguer des «good-morning» aux nombreux passants arrêtés derrière les grilles et heureux de pouvoir contempler l’héritière du trône. Elle était d’humeur très gaie et surtout très égale. Sa figure, dans laquelle on retrouve des traits de Caroline d’Anspach, n’était qu’un sourire épanouï; elle était turbulente, légère, oublieuse et avec cela très impérative; elle passait vite d’une idée à une autre; mais était très franche, avait un cœur excellent et ne craignait rien tant que de contrister sa mère.

On cite des exemples de ces deux qualités. Sa franchise était telle, qu’il était impossible de raconter devant elle le moindre fait d’une manière inexacte, sans qu’elle le rectifiât aussitôt, même lorsque la rectification était à son désavantage. Un jour que la duchesse demandait à sa gouvernante allemande, Fraeulein Lehzen, qui devint baronne, si Victoria avait été sage, la jeune fille répondit que la princesse s’était montrée désagréable en une occasion.{13}

—Deux occasions, rectifia Victoria, et elle rappela à la gouvernante devant sa mère la circonstance qui avait été oubliée.

La peur de faire de la peine à sa mère se révèle dans le trait suivant. Étant en visite chez le comte Fitzwilliam, elle tomba le front contre une table de marbre et le choc fut si rude qu’elle perdit connaissance. Lorsqu’elle revint à elle, sa première pensée fut de demander si l’on avait fait savoir à sa mère que son accident était sans gravité.

Nous retrouverons ces qualités plus tard dans la reine. Lorsqu’elle faillit être victime d’un attentat dans Hyde Park, elle se leva dans sa voiture pour montrer à son peuple qu’elle n’était point blessée et elle donna l’ordre à son cocher de la mener chez la duchesse, afin que celle-ci n’apprît point le danger qu’elle avait couru par la rumeur publique ou par les journaux.

L’été, on l’emmenait invariablement à Ramsgate, en Kent, sur la côte orientale de l’île de Thanet, à l’embouchure de la Tamise, où sa mère avait coutume de louer une villa pour l’époque des chaleurs. Alors, du matin jusqu’au soir, la jeune princesse était dehors à jouer sur la plage ou sur les dunes des environs. La duchesse faisait servir les repas sous une tente.

Lorsque Victoria eut six ans, sa mère estima que le moment était venu de s’occuper plus sérieusement de son instruction. Le Parlement qui avait continué de voter à la veuve la liste civile de son mari, l’augmenta de 6.000 liv. sterling par an, 150.000 francs, pour permettre à la duchesse de donner à la princesse une éducation en rapport avec sa destinée. La duchesse lui donna donc, à côté de{14} sa gouvernante allemande, une gouvernante anglaise et une gouvernante française. Elle eut pour précepteur le révérend Georges Davys, qui devint plus tard évêque de Peterborough; mais elle ne voulut pas être privée de sa nourrice Mistress Brock, «dear Boppy», comme elle aimait à l’appeler familièrement. La duchesse s’occupait aussi elle-même de sa fille; mais elle avait surtout gardé pour elle le rôle éducateur.

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Signature de la Reine à cinq ans.

C’est ainsi qu’elle s’appliqua à combattre la légèreté de la princesse, en l’obligeant à achever toujours ce qu’elle avait commencé, même lorsqu’il s’agissait d’une occupation frivole et que l’heure était venue de s’adonner à une autre plus sérieuse. Chaque matin, au déjeuner, la duchesse arrêtait le programme de la journée, et, le soir, elle se faisait rendre compte de la façon dont il avait été exécuté. Elle n’aurait pas souffert qu’on y eût changé quoi que ce fût. Souvent elle se réservait une matinée qu’elle passait à interroger sa fille et à s’assurer des progrès qu’elle avait faits.

Outre l’anglais, l’allemand et le français, la petite Drina apprit l’italien et un peu de latin. La leçon de dessin était celle qu’elle préférait. Elle s’était prise d’une véritable passion pour le paysage, née probablement de son goût pour la vie au grand air, passion qu’elle a toujours gardée. Elle reçut de bonne heure les leçons des grands{15} maîtres. Ce fut Westall, le dessinateur exquis, quoique un peu maniéré, qui l’initia à l’art; puis Sir Edwin Landseer, qui est encore considéré comme le peintre le plus original et peut-être le mieux doué de l’école anglaise.

L’étude des langues marcha assez bien; elle fit de rapides progrès dans celle du dessin. Au contraire elle eut, dès le début, une horreur de la musique, ce qui désolait la musicienne de talent qu’était la duchesse. Celle-ci s’y prit de toutes les manières pour combattre cette aversion; elle eut recours à l’émulation. On lui avait beaucoup vanté le talent précoce de la petite Lyra, un enfant prodige de nom prédestiné, qui, à l’âge de sept ans, pinçait déjà de la harpe en virtuose. Elle l’invita à venir au palais et la fit jouer devant Drina. Tant que la duchesse était présente, la petite princesse paraissait s’intéresser au talent de sa jeune amie; mais à peine avait-elle tourné les talons que, sur l’invitation de la princesse, la petite harpiste plantait là son instrument, et venait se rouler sur le tapis du foyer et jouer à la poupée. De sorte qu’au lieu de convertir la princesse à la musique, la brillante harpiste se laissa convertir à l’amour des poupées dont elle n’avait jamais dû connaître les joies, pour être parvenue si jeune à un tel degré de virtuosité.

Le règlement de vie de Drina, écrit chaque matin de la main de sa mère, était collé à l’envers du pupitre de l’enfant. Ses heures de récréation étaient invariablement les mêmes: de huit heures et demie à dix heures, promenade, suivant le temps, à pied ou en voiture; de midi à deux heures, avant le lunch, récréation à l’intérieur; de quatre heures jusqu’au dîner, sortie avec sa mère ou une de ses{16} gouvernantes, visites. A huit heures, la princesse dînait à côté de sa mère d’un repas très léger et, à neuf heures, elle était remise aux soins de «dear Boppy», sa nounou, qui lui racontait des histoires effrayantes pour l’endormir dans son petit lit placé à côté de celui de sa mère.

Est-ce en souvenir de ces contes que la reine a gardé le goût de l’horrible? Toujours est-il qu’à l’heure actuelle encore, aucune conversation ne l’intéresse comme les récits de tortures endurées ou de morts violentes.

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La baronne Lehzen, gouvernante allemande de la Reine.

Peu à peu, l’instruction de la princesse fit des progrès et on lui fit surmonter l’aridité des premières études du piano. Ce ne fut cependant pas sans mal, car la princesse était très nerveuse. Un jour elle s’impatienta vivement devant sa maîtresse et refusa de reprendre sa place devant l’instrument de supplice. On appela Fraeulein Lehzen qui avait le plus d’ascendant sur elle; rien n’y fit.

—Pourtant, finit par lui dire la maîtresse, énervée à son tour, les difficultés sont aussi bien pour les princesses que pour tout le monde; il n’y a pas de moyen royal de se rendre maître de l’instrument.

—Ah! répliqua la princesse, il n’y a pas de moyen royal de s’en rendre maître; eh bien! j’en ai trouvé un, moi.

Et elle courut au piano, le ferma violemment, tourna la{17}

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La Reine et sa mère, la duchesse de Kent.

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clé qu’elle mit dans sa poche et sortit de la salle, laissant sa maîtresse ébahie.

Cette boutade fut d’ailleurs de courte durée et un quart d’heure plus tard, ayant réfléchi, elle revint d’elle-même se mettre au piano, embrassa sa maîtresse et étudia avec le plus grand calme et la plus entière application.

De temps à autre, on menait la princesse au cirque ou à un ballet; mais la duchesse évitait de rompre la régularité de sa vie, car elle avait remarqué que le théâtre avait le don de l’énerver.

La duchesse de Kent fréquentait peu dans le monde; c’est à peine si elle fit quelques rares apparitions à la Cour de son beau-frère Georges IV.

Lorsque Guillaume IV monta sur le trône en 1830, son premier soin fut d’inviter la duchesse sa belle-sœur à choisir, parmi les dames de la Cour, une grande gouvernante à sa fille que la mort récente du duc d’York avait faite héritière directe du trône. La petite Drina, qui avait déjà onze ans, s’était fait expliquer sa généalogie par Fraeulein Lehzen, et comme celle-ci en était à Guillaume IV:

—Mais je ne vois plus personne pour régner après mon oncle Guillaume, avait-elle dit, à moins que ce ne soit moi.

—Ce sera en effet Votre Altesse, avait répondu la gouvernante.

—C’est une bien lourde responsabilité, avait ajouté la princesse, avec un gros soupir, comme si elle savait déjà la mesurer, ce qui avait provoqué un sourire chez la gouvernante, mais je serai bonne, je serai bonne.

Ce fut la duchesse de Northumberland qui fut choisie{20} par la duchesse de Kent pour remplir le poste d’honneur que venait de créer le roi auprès de sa nièce. En même temps un bill de régence était introduit au Parlement, stipulant qu’au cas où la reine Adélaïde, femme de Guillaume IV, donnerait le jour à un enfant, elle deviendrait, à la mort du roi, régente du royaume jusqu’à la majorité de cet enfant: qu’au cas contraire, la duchesse de Kent deviendrait régente pendant la minorité de sa fille; que la princesse Alexandrina-Victoria ne pourrait se marier sans le consentement du roi, ou, en cas de mort de celui-ci, sans celui des deux Chambres du Parlement.

Sous la direction de la duchesse de Northumberland, moins maternelle que celle de la duchesse de Kent,—Fraeulein Lehzen était restée gouvernante allemande,—la jeune princesse fit des progrès rapides, surtout en musique. Très sévère, la duchesse avait su se faire craindre. Drina apprit la constitution anglaise avec Mr Amos, savant légiste. Elle commença d’aller dans le monde où elle fut choyée et prit goût à tous les plaisirs.

Elle fit sa première apparition à la Cour de son oncle le 24 mai 1831, son douzième anniversaire, jour choisi par la reine Adélaïde pour donner à la Cour un bal d’enfants en l’honneur de Dona Maria II, la Gloria, reine de Portugal, ainsi que de la princesse sa nièce. La fête eut lieu au palais de Buckingham, dans le grand salon qui précède la salle du Trône. Le contraste entre les deux enfants était frappant. La petite reine était vêtue d’une robe de velours rouge avec des perles et portait en sautoir un grand-cordon; sa poitrine était chamarrée de crachats et de décorations: la petite princesse Drina était au contraire en{21} robe de soie blanche toute simple et avait quelques fleurs naturelles dans les cheveux. Elle fut l’objet de toutes les attentions de la part du roi et de la reine et toute la Cour n’eut des yeux que pour elle.

Les hommages qu’elle reçut au cours de cette soirée firent une telle impression sur son esprit qu’elle en revint toute changée. Sa santé même parut s’en ressentir. Ce changement n’échappa pas à l’œil vigilant de la duchesse sa gouvernante, qui résolut de la tenir désormais éloignée de la Cour et de lui épargner l’excitation de la cérémonie du couronnement de son oncle, qui eut lieu le 8 septembre de la même année.

Dès lors on ne chercha plus de diversion aux études que dans les voyages que la duchesse s’efforça de tracer de façon à les rendre aussi instructifs que possible. On la conduisit aux courses d’Ascot. Elle fit un voyage avec sa mère et sa gouvernante dans l’île de Wight, où elle devait plus tard se faire bâtir le château d’Osborne, et visita Worthing, Malvern, les magnifiques cathédrales de Worcester, Heresford, Chester; elle se promena de château en château, invitée par toute l’aristocratie, dont elle put étudier les mœurs à demi féodales. On l’initia à l’industrie et au mouvement intellectuel du pays en lui faisant connaître la filature de Belper, des usines métallurgiques, des mines et l’Université d’Oxford.

La princesse ne rentra à Kensington Palace qu’à la fin de l’année 1832, pour se préparer à la confirmation. Son entourage remarqua que l’instruction religieuse qui lui fut alors donnée par le docteur Howley, l’ancien évêque de Londres qui avait assisté à son baptême, devenu archevêque{22} de Cantorbéry, fit une grande impression sur son esprit. Elle fut transformée et même transfigurée. Elle reçut le sacrement en juillet 1834 dans la chapelle royale du vieux palais de Saint-James.

Les deux années qui suivirent furent des années d’effacement, toutes consacrées aux études et aux voyages instructifs. On lui fit faire connaissance avec la puissante marine du Royaume-Uni. On la promena dans le yacht royal sur toute la côte méridionale. De Cowes, on l’emmena à Southampton, où une délégation de la ville vint la saluer à bord et lui demander le nom qu’elle désirait donner au nouveau quai. Elle l’appela Royal Pier et ce nom lui est resté. Southampton n’était alors qu’un tout petit port; il devait prendre une grande extension sous le patronage de la petite reine et devenir un des points les plus importants de la côte méridionale de l’Angleterre.

Cependant, grâce au plan adopté, la duchesse de Northumberland atteignait droit son but: les qualités de Victoria se fortifiaient, tandis que ses défauts disparaissaient peu à peu. L’esprit de la jeune fille se formait au contact de tous les personnages qui l’approchaient; il semblait qu’elle eût hérité la largeur de vue et l’esprit libéral de son père. La duchesse s’ingéniait à aider au plus grand développement de son intelligence, et à la préserver des préjugés de sa caste.

C’est ainsi que, dans le recueillement d’une retraite agréable, interrompue de temps à autre par quelques voyages intéressants, Victoria atteignit sa majorité à l’âge de dix-huit ans, le 24 mai 1837. Pour la deuxième fois, la nation s’occupa d’elle: Guillaume IV la proclama à cette{23} occasion héritière présomptive de la couronne et le Parlement décréta que le 24 mai serait jour férié et que l’émancipation de la future reine serait célébrée par des réjouissances publiques. Dans toute l’aristocratie, on organisa de splendides fêtes et, le soir, une sérénade monstre fut donnée à la princesse à Kensington Palace, sous les fenêtres de sa chambre à coucher. Le roi lui fit cadeau d’un piano magnifique et tous les pairs lui envoyèrent de riches présents.

Guillaume IV était alors, depuis plusieurs mois déjà, dans un état de santé très précaire et, sans prévoir sa fin si prochaine, les médecins désespéraient de lui rendre sa vigueur. A partir de la majorité de sa nièce, ses forces allèrent en déclinant de jour en jour et, dans la matinée du 20 juin, avant l’aube, il rendit le dernier soupir au château de Windsor.

Victoria était reine de Grande-Bretagne et d’Irlande.

Elle ne s’en doutait pas et dormait à poings fermés, quand, vers cinq heures du matin, l’archevêque de Cantorbéry et le grand chambellan de la Cour, qui était alors le marquis de Conyngham, sonnèrent à la grille du Palais. Les rues de Londres étaient absolument désertes et on ne voyait pas un chat dans le faubourg de Kensington. Dans le palais tout reposait; les chiens de garde eux-mêmes n’aboyèrent pas au coup de sonnette de l’avènement de leur maîtresse et les deux messagers de la grande nouvelle eurent toutes les peines du monde à se faire ouvrir la porte. Le concierge finit enfin par se lever et par les introduire dans une salle du rez-de-chaussée où ils restèrent seuls très longtemps, sans qu’on parût s’occuper d’eux. Ils sonnèrent{24} un domestique et lui intimèrent l’ordre de prévenir la princesse qu’ils étaient porteurs d’un important message pour elle. Un long temps se passa sans réponse. Ils sonnèrent de nouveau. Cette fois, ce fut une gouvernante qui parut et dit aux gentlemen que la princesse dormait d’un si bon sommeil qu’elle n’avait pas cru devoir la déranger.

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La duchesse de Northumberland, gouvernante de la Reine.

—Nous venons voir la reine pour affaire d’État, répondit l’archevêque, et il n’y a pas de sommeil sacré devant une affaire de cette importance.

Victoria allait connaître de bonne heure le joug du pouvoir. La gouvernante se retira et, quelques minutes après, la reine faisait son entrée, vêtue d’un long peignoir blanc serré à la taille par une ceinture, les épaules recouvertes d’un châle de même couleur, les pieds nus dans des babouches. Ses jolis cheveux d’un blond doré ondulaient sur le dos, dépassant la ceinture; ses yeux étaient gonflés{25} de sommeil et pleins de larmes. Cependant son port était calme et plein de dignité. L’attitude de ce moment solennel sera celle de tout son règne.

Les deux messagers lui apprirent la nouvelle qui la faisait reine et aussitôt, mettant un genou en terre, lui baisèrent respectueusement la main. Ils lui demandèrent en même temps ses ordres.

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La Reine en 1838.

—Priez Dieu pour moi, Milords, leur dit-elle et dites à lord Melbourne de venir me trouver.

Lord Melbourne était alors premier ministre.

Elle se retira aussitôt dans sa chambre. Dans le corridor, elle rencontra Fraeulein Lehzen qui la félicita au sujet de son avènement et lui rappela respectueusement sa promesse d’être bonne reine. Elle ne put lui répondre, tant elle se sentait émue.

Le jour était venu en effet de dire adieu à la vie insouciante et heureuse pour laquelle elle était née et c’est ce qui la faisait fondre en larmes.

Mrs Browning, poétesse, une des quatre femmes écrivains qui ont illustré le règne de Victoria—les trois autres sont George Elliott, Charlotte Bronte et Harriett{26} Martineau,—a consacré aux premières larmes de la reine des strophes pleines de beauté, qui sont devenues classiques sous le titre de Victoria’s Tears.

Une heure plus tard, le premier ministre était aux côtés de la jeune souveraine et arrêtait avec elle toutes les dispositions pour la convocation de son Conseil privé. A neuf heures, les délégations des principaux corps de l’État arrivaient déjà à Kensington Palace, le lord maire et la corporation de la cité de Londres en tête.

A onze heures, la reine, entourée des principaux officiers de la maison du roi, faisait son entrée dans le grand salon où se tenait le Conseil privé convoqué en toute hâte et prenait place sur un trône improvisé. Elle avait revêtu une toilette de grand deuil et c’est à tort que le peintre Sir David Wilkie, qui a fixé sur la toile cette page d’histoire, la représente vêtue de blanc. Le lord chancelier Cottenham lui faisait prononcer le serment d’usage, par lequel elle s’engageait à gouverner selon la Constitution du pays, à maintenir la religion réformée établie par la loi et à sauvegarder les institutions politiques. Elle signait ensuite l’acte d’avènement.

Puis les princes du sang, le duc de Cumberland, roi de Hanovre en tête, les princes et les conseillers privés venaient s’agenouiller devant elle et prononcer le serment d’allégeance. Les ministres remettaient ensuite leurs sceaux. Elle les leur rendait aussitôt, ordonnait de changer les sceaux de l’État et la forme des prières officielles et le conseil décidait, avant de se retirer, que la proclamation du nouveau règne serait faite le lendemain dans la cour de Saint-James Palace à Londres et, sur la place{27} principale, dans toutes les villes du Royaume-Uni.

Le lendemain, à dix heures, toute l’aristocratie était groupée dans la cour du vieux palais, entourée des corps d’élite de l’armée, lorsque la jeune reine parut à la fenêtre grillée du premier étage. Aussitôt les trompettes sonnèrent l’air composé tout exprès par Thomas Harper, premier trompette du roi; les tambours battirent et le lord chancelier annonça à haute voix que la jeune princesse montait sur le trône de ses pères et qu’elle s’appellerait Victoria Ire.

La foule découverte l’acclamait aussitôt avec enthousiasme et les musiques entonnaient le God save the Queen. C’en était trop pour les nerfs de la délicate jeune fille qui faillit perdre connaissance et éclata en sanglots. Sa mère se tenait derrière elle pour la recevoir dans ses bras.

—Pour vous, au moins, serai-je toujours Victoria? lui dit-elle.

Victoria Ire est le cinquante-sixième souverain d’Angleterre et le quatre-vingt-unième d’Écosse. Elle monte sur le trône en sa qualité de fille unique d’Edward, duc de Kent, quatrième fils de George III, les trois fils aînés étaient morts sans postérité. Elle descend de George Ier, l’usurpateur qui bénéficia de la révolution de 1688, de l’expulsion des Stuarts et de l’avènement irrégulier de Guillaume Ier, septième duc de Normandie, surnommé le Conquérant. Elle est en même temps héritière de la couronne de Hanovre, à laquelle son mariage l’obligera à renoncer, et qui d’ailleurs sera confisquée par la Prusse au lendemain de Sadowa.

Ses aïeux sont, en remontant vers la souche de la{28} famille: George III, son grand-père paternel, petit-fils de George II; George II, fils unique de George Ier; George Ier, premier roi de la maison de Hanovre, fils de Sophie, femme de l’Électeur de Hanovre et fille d’Élizabeth, fille de Jacques Ier; Jacques Ier, roi d’Écosse sous le nom de Jacques VI, puis d’Angleterre sous le nom de Jacques Ier, premier souverain d’Angleterre de la maison des Stuarts par sa mère Marie Stuart, reine d’Écosse, petite-fille de Jacques IV, roi d’Écosse et de Marguerite, fille de Henri VII; Henri VII, premier souverain d’Angleterre de la maison des Tudor, fils de Marguerite de Beaufort, arrière-petite-fille de Jean de Gaunt, quatrième fils d’Édouard III, dont le fils aîné Henri IV fut le premier souverain de la maison de Lancaster; Édouard III, fils aîné d’Édouard II, fils aîné d’Édouard Ier, fils aîné de Henri III, fils aîné de Jean Plantagenet, sixième et plus jeune fils de Henri II; Henri II, premier souverain de la maison de Plantagenet, fils de Geoffroy Plantagenet et de Mathilde, fille unique de Henri Ier; Henri Ier, de la maison de Normandie, dernier fils de Guillaume Ier le Bâtard, surnommé le Conquérant; Guillaume Ier, fils de Robert le Diable, duc de Normandie, et de la fille d’un pelletier de Falaise, premier souverain de la maison de Normandie, roi d’Angleterre par droit de conquête, et aussi parent à un degré éloigné, par les femmes, d’Édouard le Confesseur.

Si l’on admet la légitimité de ce lien du sang, Victoria descend du premier roi d’Angleterre par Édouard le Confesseur, fils d’Ethelred II, demi-frère d’Édouard le Martyr par sa mère; Édouard le Martyr, fils d’Edgar, second fils d’Edmond, frère d’Athelstan, fils aîné d’Édouard l’aîné,{29} fils d’Alfred, quatrième fils d’Ethelwulf, fils d’Egbert, surnommé le Grand, premier roi d’Angleterre.

Par sa mère, Victoria descend de Guelf, duc de Bavière, fondateur de la maison de Brunswick et descendant d’Odoacre, le fameux chef des Hérules qui, après avoir battu au Ve siècle Romulus Augustulus, le dernier empereur romain d’Occident, disputa le royaume d’Italie à Théodore l’Ostrogoth. Parmi ses ancêtres maternels les plus célèbres, elle compte Frédéric le Sage, électeur de Saxe dès les premières années du XVIe siècle, ami et protecteur de Luther, et un de ses premiers disciples.

Les Anglais ont coutume d’arrêter la généalogie de Victoria à Guillaume le Conquérant, sur l’embonpoint duquel Philippe Ier, roi de France, dit en plaisantant: «Quand ce gros homme accouchera-t-il?» Cette parole eut le don de piquer Guillaume, qui fit répondre au roi qu’il descendrait de Rouen, capitale de son duché, à Notre-Dame pour y célébrer ses relevailles, avec 10.000 lances en guise de cierges. Il allait mettre sa promesse à exécution et était déjà parvenu à Mantes, saccageant tout sur son passage, quand il se blessa à l’arçon de sa selle et n’eut que le temps d’être ramené à Rouen pour mourir dans ses États.

De tous les rois d’Angleterre, c’est Victoria qui aura eu le règne le plus long; le règne le plus long après le sien est celui de George III, qui dura soixante ans.{30}

II

Apprentissage de reine.

Bon terrain de culture.—L’âme de la nation.—L’influence de lord Melbourne.—Les 100.000 Irlandais de Daniel O’Connell.—Au tour d’un autre.—Constitution hypocrite.—De l’air.—L’affaire des Dames de la chambre à coucher.—Une reine à la tâche.—Ça ne vaut pas la mort d’un homme.—Gigot haricots.—Do... do... ré... si..... do ré...—Un drawing-room, baisera, baisera pas.—Mistress Langtry redresse ses plumes.—Tendons les reins.—Plus besoin de dollars.—Les singeries du Black Rod.—Retenez vos numéros.—L’or et les lords.—Reine ou femme? Femme.—Un monarque sans Cour est un meuble inutile.

Du jour où son oncle le roi Guillaume IV l’eut remise aux mains de la duchesse de Northumberland, Victoria comprit que le bonheur n’était pas au nombre des prérogatives royales. L’enseignement du Dr Howley, archevêque de Cantorbéry, qui s’appliqua surtout à lui faire envisager sa future mission à un point de vue religieux, ne réussit qu’à la convaincre que le poids d’une couronne est lourd à une tête de femme; enfin son brusque réveil au nom de la loi, dans la nuit de la mort de Guillaume IV, lui fit sentir, dès la première heure de son règne, la tyrannie incessante du pouvoir.{31}

Victoria avait hérité de son père une très grande indépendance de caractère, un esprit très libéral. Aussi lord Melbourne à qui incomba, de par sa fonction de premier ministre, le devoir de l’initier à l’exercice du pouvoir, trouva-t-il un bon terrain de culture où semer ses idées. Dès le début, il comprit qu’il devait jouer vis-à-vis de la souveraine un rôle tout paternel et que celle-ci, en raison de son ignorance des choses de la politique, devait fatalement subir son ascendant. Il ne voulut pourtant pas en abuser au profit du parti whig, dont il était alors la plus haute incarnation; il rêva un monarque véritablement constitutionnel qui fût l’âme de la nation entière et dont les actes fussent toujours conformes aux volontés de la majorité. Jusqu’alors les rois d’Angleterre n’avaient jamais tenu compte de la situation politique dans le choix de leurs ministres; quelquefois même, ils avaient éloigné des affaires des ministres soutenus de la majorité du Parlement.

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La Reine en 1842.

Sous Guillaume IV, lord Melbourne lui-même avait dû rendre son sceau tout d’un coup, et sir Robert Peel avait été appelé d’Italie pour lui succéder. Il persuada à la reine qu’elle ne devait pas toujours suivre ses préférences{32} personnelles, mais chercher sa conduite tracée dans les votes du Parlement. Il gagna ainsi, peu à peu, la confiance absolue de Victoria qui lui voua même une si sincère affection, que, jusqu’à son mariage, elle voulut l’avoir pour conseiller intime, d’abord au grand jour, puis dans la coulisse. Elle se laissa guider par lui et cette influence se fera heureusement sentir sur tous ses actes pendant tout son long règne.

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La Reine en 1845.

La soumission de la reine à son premier ministre lui fut toute facile. Elle n’avait qu’une crainte, c’était d’avoir à gouverner. Les théories de Melbourne reçurent donc le meilleur accueil. Tout d’abord Victoria perdit de sa popularité. Les tories prirent ombrage de cette tutelle qu’exerçait sur elle le plus ferme suppôt du parti libéral. De parti pris on interpréta mal tous ses actes, sa tolérance religieuse parut un signe certain de trahison envers la religion de l’État aux ultra-protestants de Grande-Bretagne, qui allèrent jusqu’à la traiter de papiste; les radicaux se plaignirent qu’elle ne fît pas aboutir d’emblée les réformes qu’ils attendaient de la fille du duc de Kent, le prince radical; les tories craignirent d’avoir perdu toute influence{33}

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Le château de Windsor.

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sur la Cour et les destinées du pays; les plus grands seigneurs lui firent même un crime de l’affection qu’elle avait inspirée, dès le premier jour, à Daniel O’Connell, le grand agitateur de l’Irlande, qui se faisait fort de trouver cent mille de ses compatriotes pour venir défendre jusqu’à la mort la «gentille petite reine».

Tant de mécontents ligués devaient former une majorité et, en effet, les élections de 1837 montrèrent à Victoria que la nation n’était pas en communion d’idées avec son Mentor. Fidèle aux enseignements de ce dernier, elle accepta sa chute et le remplaça suivant les vœux du Parlement, ce qui fit revenir les esprits de leur erreur et ramena les cœurs à la jeune souveraine. Désormais la nation serait seule à se gouverner.

Ce que Victoria gagna surtout aux enseignements de lord Melbourne, c’est le grand tact qui constitue la véritable caractéristique de son long règne, précieuse qualité qui a tenu lieu, à lord Melbourne lui-même, des dons de l’homme d’État qui lui faisaient presque complètement défaut. Grâce à son tact, la reine sut dénouer des situations embrouillées, notamment avec les États-Unis dans l’affaire de Trente et avec la Russie dans l’affaire de la Pologne, et, à l’intérieur, elle réussit à tenir le sceptre très haut, hors de l’atteinte des partis.

En cela, Victoria n’eut pas de mérite: elle avait trouvé dans l’hypocrisie de la Constitution anglaise, qui est en somme une constitution républicaine, comme celle de la République des États-Unis est une constitution monarchique, la formule chère à son cœur. Cette Constitution lui{36} confère tous les droits, à la condition de n’en exercer aucun; elle s’en accommode parfaitement et se trouve très heureuse d’être couverte par ses ministres responsables. Elle ne veut même pas avoir la responsabilité du choix des ministres et se retranche derrière le Parlement. Non seulement elle ne tient pas à gouverner, mais même elle a toutes les peines à régner, tant lui pèse le faste de l’étiquette. Chaque fois qu’elle en trouvera l’occasion, elle s’échappera de Windsor qu’elle déteste; elle ira le moins possible à Londres, car l’abri des colonnes de marbre de Buckingham Palace lui donne froid au cœur; elle aura son home, ses homes plutôt, son château d’Osborne, et sa petite maison de Balmoral, qui grandiront avec sa famille et où elle vivra en femme. Pourtant elle veillera au maintien de cette étiquette à Windsor et à Londres pour ne pas encourir le reproche d’avoir, comme certains de ses prédécesseurs, une Cour dissolue. Pour rien au monde, elle ne sera «l’otage auguste que la liberté tient prisonnière en son palais» selon la définition de Nisard. La nation se gouvernera, c’est entendu, sans elle; mais aussi elle gouvernera sa Cour et ne permettra pas que le Parlement lui impose ses volontés pour les choses du palais; autrement elle lui montrera «qu’elle est reine d’Angleterre», comme elle l’écrivait à Melbourne, au lendemain de l’affaire des Bed-chamber Women, des dames de la chambre à coucher. Sir Robert Peel s’étant plaint en plein Parlement de ce que les dames de la Cour n’eussent pas été changées avec le ministère, selon l’usage établi, et que la reine fût laissée sous l’influence des femmes whigs, après le retour des tories au pouvoir, la reine protesta, dit que ses dames avaient{37} sa confiance, son affection et que la politique n’avait rien à voir dans le choix des personnes de son entourage. La nation se mit de son côté. Sir Robert Peel parut capituler; mais il fallut bien en arriver, pour vivre en paix avec lui, à demander leurs démissions aux parentes des membres du cabinet déchu. La reine comprit que la simple prétention d’être maîtresse à la Cour était encore excessive et le froissement qu’elle ressentit d’avoir à se séparer de ses familières ne fit qu’accroître son aversion pour la vie officielle.

Cependant le sentiment du devoir la domine. Si elle se repose sur ses ministres et consent à n’être que la figurine dorée qui orne la proue du navire de l’État, sans influence sur sa direction, elle ne s’en considère pas moins comme la gardienne héréditaire de la Constitution et elle ne veut rien abandonner de ses prérogatives, quels que soient les soucis qu’elles lui causent. Elle se trace un règlement de vie, comme au temps de la duchesse de Northumberland, qu’elle a retenue auprès d’elle et à qui elle a recours, ainsi qu’à sa mère la duchesse de Kent, dans les moments difficiles. Elle se lève à huit heures, se fait lire en déjeunant les principaux articles du Times et surtout les nouvelles de l’Étranger. Elle prend ensuite connaissance du bulletin de nuit des deux chambres du Parlement, du courrier de cabinet rédigé après chaque séance par un clerc spécial; elle parcourt la partie importante de son courrier, car un secrétaire adroit lui dérobe les lettres assassines de ses amants inconnus, les dithyrambes des cerveaux détraqués, les demandes de secours qui s’adressent à sa liste civile, les menaces de mort de maniaques plutôt que de révolutionnaires décidés,{38} les offrandes, les cadeaux, les legs que lui envoient des dévouements ignorés, les protestations contre un déni de justice, d’humbles requêtes de serviteurs en quête d’emplois, les suppliques en faveur des condamnés. Elle ne lit que les lettres laissées dépliées par son secrétaire, lequel sait au juste celles dont la reine désire prendre connaissance. Elle discerne avec un art admirable les misères vraies des fausses, les situations véritablement intéressantes et fait de son mieux pour y faire droit. Elle n’aime pas à contrecarrer les décisions de la justice, en usant de son droit de grâce et lorsqu’elle croit pouvoir exercer ce droit, c’est toujours après une étude approfondie du dossier du condamné. Encore faut-il que le crime ne soit pas de ceux qui révoltent la conscience humaine. Le trait suivant montre bien qu’elle sait alors trouver des circonstances atténuantes, lorsque les juges se sont montrés impitoyables. Tout au début de son règne, son vieil ami le duc de Wellington vient lui soumettre, suivant la loi, la sentence de mort prononcée par un conseil de guerre contre un soldat déserteur. La jeune reine est très émue: c’est la première fois que la vie d’un homme est suspendue à sa décision.

—Quel est cet homme? demande-t-elle.—Oh! un très mauvais soldat, un mauvais exemple pour son régiment, qui a mérité cent fois la mort, répond Wellington.—Cherchez bien, duc, reprend la reine, n’a-t-il pas une seule qualité qui le distingue d’un monstre et rachète un peu ses défauts?—Si, objecte brutalement le généralissime, ses camarades disent qu’il est très bon garçon.—Oh! merci, fait la reine visiblement soulagée et elle écrit sous la sentence: «Pardonné, Victoria».{39}

On rapporte que le duc fit la grimace; il craignit probablement pour la discipline; mais celle-ci n’en fut pas plus relâchée.

Victoria a cependant laissé pendre bien des femmes, pour lesquelles, chez nous, les tribunaux sont si pleins d’indulgence. Les infanticides, par exemple, ne trouvent jamais grâce à ses yeux, comme on a pu le voir tout dernièrement dans le cas de l’institutrice française Louise Masset.

Après avoir dicté ses réponses à son secrétaire, la reine va faire un tour de promenade et ne revient que pour le lunch, à deux heures. C’est son principal repas. Sa nourriture est très simple, très frugale; elle préfère une tranche de gigot aux plats les plus recherchés. Après le lunch, elle passe au salon où elle consacre l’heure de la sieste à éplucher la liste des invitations que le grand chambellan propose pour le dîner du soir. Puis elle sort à cheval ou en voiture, suivant le temps. Après le dîner, elle ne consacre plus qu’un instant aux affaires de l’État, c’est-à-dire à la rédaction de la circulaire quotidienne de la Cour, dans laquelle elle fait connaître à la nation ce qui s’est passé dans la journée, les visites qu’elle a reçues. Elle apporte un soin tout particulier à la rédaction de cette circulaire, à l’orthographe des noms et à la parfaite exactitude des titres. Ce document mentionne en outre les noms des lords et dames d’honneur qui sont sur le point de prendre leur semaine de service auprès de la reine.

En temps de guerre, elle exige que tous les télégrammes lui soient apportés dès leur arrivée.

Elle préside le conseil des ministres, ainsi que son conseil{40} privé. Ce dernier conseil, qui n’était autrefois composé que des membres de la famille royale et de quelques grands seigneurs, est aujourd’hui recruté par la reine parmi les personnes illustres de la nation. La grande majorité des membres appartiennent cependant au Parlement. La reine a suivi en cette réforme l’inspiration du prince Albert, qui a su être pour elle le conseiller le plus sûr et le plus discret et qui n’a eu qu’un défaut, celui de la germaniser un peu trop. C’est aussi lui qui a persuadé à la reine qu’elle devait inaugurer en personne les grands travaux publics, les expositions de toutes sortes, les statues des grands hommes, les institutions de bienfaisance; passer des revues militaires et navales; décorer de sa main les troupes revenant d’une campagne; en un mot prouver à son peuple qu’elle ne reste étrangère à aucune manifestation du développement et de la prospérité de la nation. Elle fit tout pour plaire à son époux. A quarante ans, on la voyait encore parader à cheval devant les troupes rangées au camp d’Aldershot, vêtue d’une sorte de tunique de maréchal de camp par-dessus sa longue jupe d’amazone, le grand cordon bleu de la Jarretière en sautoir et coiffée d’un chapeau à plume à jugulaire d’or. Elle saluait militairement le drapeau et lançait des commandements d’une voix claire, qu’elle s’efforçait en vain de rendre martiale. A Spithead, elle a passé plusieurs fois la revue de la flotte du pont du yacht royal, le Victoria and Albert.

La reine doit encore tenir des levers et des drawing-rooms (salons), ouvrir le Parlement et y prononcer les discours d’ouverture, recevoir les souverains étrangers et présider les cérémonies d’investiture des ordres de la{41}

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Buckingham.—La salle du Trône.

Phot. H. N. King.

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couronne. Aucune de ces royales corvées ne lui est plus pénible que les levers ou les drawing-rooms.

C’est toujours à Buckingham Palace que se tiennent les drawing-rooms. La reine, entourée de la famille royale, reçoit les hommages de ses fidèles sujettes qu’elle a admises à venir lui baiser la main, si c’est la première fois qu’elles lui sont présentées et à la saluer simplement, dans le cas contraire, car on ne baise sa main qu’une fois: il faut savoir ne pas abuser des bonnes choses.

C’est le grand chambellan qui a la charge de dresser la liste des deux cents dames privilégiées. Cette liste est soumise à la reine qui l’examine attentivement. Un tel honneur ne s’accorde pas à la première venue et il faut, pour en être digne, posséder toutes les garanties d’honorabilité possibles. Toute dame qui a été une première fois admise a le droit de présenter une autre dame. Les demandes sont adressées au lord chambellan, à son bureau du palais de Saint-James. Une fois en possession de toutes les demandes, c’est lui-même qui doit se renseigner sur les postulantes. Il répond à toutes les demandes soit dans un sens, soit dans l’autre. La formule de refus est naturellement aussi douce que possible à l’amour-propre de la postulante. Les personnes qui reçoivent la carte d’admission doivent aussitôt se procurer la toilette décolletée et le manteau de Cour, d’un prix toujours très élevé; elles doivent en outre porter le voile et, plantées debout derrière la tête, les trois plumes blanches d’autruche qui figurent dans l’écusson du prince de Galles. Inutile de chercher à placer ces trois plumes avec goût; l’étiquette veut qu’elles ressemblent à une crête de perruche en colère et{44} ce serait s’exposer à se faire éconduire que de ne pas s’y conformer. C’est ce qui arriva à la belle mistress Langtry, pour qui le prince de Galles avait un faible. A grand’peine, ce dernier avait pu obtenir de la reine sa mère que l’actrice fût admise à un drawing-room. La belle se présenta, mais ses trois plumes avaient une disposition artistique des plus seyantes pour son genre de beauté. Quelle ne fut pas la surprise de la belle factieuse, lorsque, dans le salon qui précède la salle du Trône, elle vit un fonctionnaire de la Cour s’approcher d’elle et l’inviter à aller se recoiffer.

Les drawing-rooms ont lieu dans l’après-midi un peu plus tard que les levers. Les dames admises sont toujours ravies de l’honneur qui leur est fait et il n’est pas rare d’en voir se lever dans le milieu de la nuit qui précède la cérémonie pour commencer à procéder à leur toilette. Dès midi, le défilé de voitures de grande remise, à laquais poudrés de blanc, qui les amènent à la Cour, commence dans Saint-James’s Park. On n’avance que très lentement. Il faut compter deux heures de queue pour pénétrer dans la cour d’honneur de Buckingham. Dans l’intérieur du palais, on défile à nouveau des heures entières entre des balustrades dorées recouvertes de velours rouge. On traverse tous les salons entre des barrières serpentantes jusqu’à la salle du Trône où l’on entre par le côté. Là se tient la reine assise sur son trône, entourée de la famille royale, la couronne ou un diadème sur la tête, la Jarretière en sautoir et la main droite appuyée sur le bras du fauteuil élevé sur un gradin, sous un dais de velours rouge aux armes de la couronne, surmonté des initiales V. R. Victoria{45} Regina. Ou bien elle est debout devant le trône, et sa petite taille contraste alors avec la haute stature des personnages en brillants uniformes qui l’entourent.

Le chambellan, placé à la droite de la souveraine, nomme à haute voix les personnes admises en ajoutant le mot «présentée», si c’est sa première visite. Aussitôt, la sujette fait une profonde révérence et présente à la reine le dos de sa main droite gantée de blanc, sur laquelle celle-ci daigne abandonner la sienne pour la baiser. Si le chambellan n’a pas ajouté le mot «présentée» après le nom, la personne doit passer après la révérence.

Ce salut est, de toutes les coquetteries déployées ce jour-là, celle à laquelle les dames admises au drawing-room donnent le plus d’attention. Il y a des professeurs qui gagnent leur fortune à enseigner la grâce de la révérence de Cour.

Les messieurs ne sont admis aux drawing-rooms que s’ils accompagnent leur mère, fille, femme ou sœur. Ils doivent être en habit de Cour et ne sont jamais admis à baiser la main.

La révérence finie, on rentre chez soi ravie, et il n’est pas rare qu’en hiver on paie l’honneur d’avoir salué la reine, ou baisé sa main, d’une bonne bronchite contractée dans les heures de défilé.

Une jeune fille du monde ne trouve pas facilement à se marier, si elle n’a jamais été admise au drawing-room. En Amérique, un tel honneur vaut, paraît-il, une dot.

Il arrive quelquefois que la reine, fatiguée, se retire, même au milieu de la cérémonie, et délègue à sa place le prince ou la princesse de Galles. Dans ce cas, la déception{46} est grande; mais on ne se décourage pas et on en est quitte pour postuler à nouveau la faveur de l’admission.

Victoria reçoit ses visiteuses avec une extrême bonne grâce et elle a pour la plupart un sourire exquis. Comme elle en a étudié soigneusement la liste avant la cérémonie, il se peut que quelques-unes aient, par surcroît, la faveur d’un compliment de sa bouche. Alors, cette bienveillance royale en fait des héroïnes pendant huit jours dans les salons.

On compte les Parlements que la reine a ouverts en personne. Avant son mariage et du vivant du prince Albert, elle n’était pas si avare de ses visites; elle affrontait courageusement le trouble nerveux qu’elle ressent chaque fois qu’il lui faut prendre la parole en public. Elle arrivait en grand gala, dans la voiture royale, la couronne ou le simple diadème sur la tête, faisait son entrée devant toute la salle debout, précédée des seigneurs portant les insignes de la royauté, et prenait aussitôt place sur le trône. D’un signe de la main, elle autorisait l’assistance à s’asseoir et aussitôt les trois révérences du Black Rod achevées, elle commençait à lire le discours d’ouverture d’une voix et d’un accent qui ont fait dire à Fanny Kemble qu’elle n’avait jamais entendu «un plus bel anglais que l’anglais de la reine d’Angleterre». Le discours lu, la reine se levait et quittait la salle au milieu des acclamations.

Depuis la mort du prince Albert, la reine n’a paru au Parlement qu’en de rares occasions, se contentant d’envoyer son message dont un ministre donne lecture aux deux Chambres.{47}

La réception des souverains était, dans la première moitié de son règne, une cérémonie à laquelle Victoria attachait la plus grande importance. C’est ainsi qu’elle reçut entre autres, en grande pompe, l’empereur de Russie Nicolas Ier; le roi Louis-Philippe, le premier des rois de France qui ait visité un souverain d’Angleterre en son pays, et Napoléon III. Elle décora successivement de sa main, à quelques années de distance, de l’ordre royal de la Jarretière, les représentants des deux dynasties.

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La Reine en 1847.

Aujourd’hui, lorsqu’un souverain lui écrit qu’il se propose d’aller lui rendre visite au delà du mal de mer, elle se contente de lui indiquer l’hôtel où il sera le plus confortablement. Elle n’est pas hospitalière, pour la seule raison que la parcimonie et l’hospitalité à la Cour ne peuvent aller ensemble.

Elle fait aussi des visites aux souverains étrangers, visites politiques ou visites d’amitié.

Enfin la reine préside le Conseil des ordres de la Couronne avec la plus grande solennité et donne elle-même l’investiture aux nouveaux chevaliers.

Toutes ces corvées, elle s’en est depuis longtemps{48} débarrassée en les passant au prince de Galles. Elle n’a guère gardé pour elle que la signature des papiers d’État.

On raconte que, dans les dernières années de sa vie, son fidèle domestique écossais John Brown, dont une des fonctions était de sécher la signature royale au moyen d’un tampon de buvard, a plus d’une fois été consulté avant la signature d’un arrêt important et que, dans certains cas, son avis a triomphé des hésitations de sa maîtresse. Faut-il ajouter foi à ce racontar, qui n’est du reste qu’un des mille dont ce loyal serviteur a été l’objet de la part de méchantes langues?

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La Reine en 1851.

Tels sont les multiples et divers devoirs de la reine. Elle a pu s’affranchir de ceux qu’elle a cru pouvoir abandonner sans perdre ses prérogatives; on ne peut nier qu’elle se soit fidèlement et ponctuellement acquittée des autres. Elle a laissé son peuple se gouverner lui-même, mais elle n’a pas souffert qu’on méconnaisse son autorité. Elle a toujours vécu en parfaite harmonie avec tous ses ministres, mais elle a su les tenir en respect et empêcher leurs empiètements. Palmerston a su ce qu’il en coûte d’oser dépasser les bornes. Il avait pris l’habitude de ne plus même lui montrer les dépêches{49}

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Buckingham.—La salle à manger.

Phot. H. N. King.

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qu’il recevait de l’étranger: il s’était ainsi fait le principal artisan de la révolution qui chassa Louis-Philippe du trône de France, et avait reconnu la légitimité du coup d’État de Napoléon III, tout cela sans rien dire à la reine ni au premier ministre. Celle-ci se plaignit au Parlement et exigea son renvoi immédiat du cabinet. Elle l’obtint. Cela n’empêcha pas que, la situation politique ayant changé et avec elle l’état des partis, Palmerston revînt au pouvoir et trouvât à la Cour de Windsor un accueil aimable, comme si rien ne s’était passé entre la reine et lui.

Victoria eut cependant une antipathie profonde pour deux de ses ministres: Peel et Gladstone. A Peel, elle ne pardonna jamais ses attaques contre le prince Albert qu’elle adorait; quant à Gladstone, elle se montra toujours de glace envers lui et ne lui offrit par deux fois la pairie, à son départ des affaires, que pour la forme, honneur que, du reste, le grand homme d’État eut l’esprit de décliner chaque fois.

Ce fut un des faibles de Victoria que de conférer la pairie à tout homme influent. Si encore elle s’était contentée de l’offrir aux hommes d’une valeur intellectuelle ou morale notoire; mais que de fois elle a ainsi blasonné des fortunes tout au moins obscures.

Sa plus grande habileté a été de vivre en communion avec son peuple, en le tenant au courant de toutes ses joies et de toutes ses douleurs domestiques, en s’adressant à lui dans toutes les grandes circonstances de son règne, en publiant ses mémoires; et c’est surtout par cette intimité dans laquelle elle l’a admis, sûre qu’il garderait les distances, que s’explique sa popularité, non seulement{52} dans tout le Royaume-Uni, mais encore dans tout son empire colonial, sur lequel les Anglais sont si fiers de dire que le soleil ne se couche jamais. Quels que soient, en effet, leurs sentiments vis-à-vis de la mère-patrie, les colonies respectent la reine, comme à l’intérieur les partis savent la tenir en dehors et au-dessus de leurs querelles.

Tout en ayant encouru le reproche d’être devenue prématurément vieille d’esprit, Victoria est restée jeune en politique, en ce sens qu’elle en est restée à 1861, ce qui obligea dernièrement lord Salisbury de lui faire respectueusement observer qu’il avait coulé de l’eau sous London-Bridge depuis la chute de lord Melbourne. La vérité, c’est qu’elle a exercé le pouvoir sans y prendre jamais goût et qu’elle est restée dans ses idées de 1852, date où, dans une lettre au roi de Prusse, à qui elle éprouvait le besoin d’expliquer la guerre de Crimée, elle écrivait:

«Nous autres femmes ne sommes point faites pour gouverner; si nous sommes de vraies femmes, nous ne pouvons que haïr ces occupations. Cependant, je dois m’y attacher.»

Tout le règne de Victoria s’illumine à la lueur de ces quelques lignes: elle est reine malgré elle, comme Sganarelle est médecin malgré lui, avec cette différence qu’elle se résigne à jouer mélancoliquement le personnage. Et ce dégoût du pouvoir vient de ce qu’elle se sent née pour être femme et qu’on ne l’est pas assez sous l’hermine royale. Elle ne reconnaît pas pour être de son sexe les Élisabeth d’Angleterre, les Catherine de Russie, les Louise de Prusse; ce sont pour elle des monstres politiques doués d’un tempérament hybride qu’elle n’a garde de{53} leur envier. D’ailleurs, la Constitution anglaise actuelle ne leur permettrait pas de vivre.

Ainsi Victoria, dont le nom aura brillé d’un grand éclat sur la période la plus longue de l’histoire d’Angleterre, non seulement n’aura pas gouverné, mais aura à peine régné. Autant on lui sait gré de son abstention dans le premier cas, autant, dans le second, on lui reproche de ne pas savoir employer le produit de sa liste civile à déployer à sa Cour le luxe dont une Cour a besoin. Qui sait si, à force de simplicité, cette reine, qui restera grande dans l’histoire par les grands progrès qu’elle aura vus naître sous son très long règne, n’aura pas prouvé à son peuple son inutilité, et qu’un jour, au jour du réveil qui suit généralement les grandes crises salutaires de la vie des peuples, l’Anglais, cessant de jouer le fanfaron à la face du monde civilisé, répudiant une bonne fois sa séculaire hypocrisie, devenant enfin franc envers lui-même, ne trouvera pas, en révisant le budget, que sa soi-disant monarchie est un luxe bien coûteux pour le peu de services qu’elle rend?{54}

III

Sur la chaise d’Édouard le Confesseur

70.000 livres sterling à dépenser.—Les pieds humides.—De Buckingham Palace à Westminster Abbey en passant par Whitehall.—Hipp! hipp! hourrah!—Le passé et l’avenir.—La chaise d’Édouard le Confesseur.—L’oreiller de Jacob.—Les diamants d’Esterhazy.—Soult et Wellington.—Le rite veut que le contenant soit plus petit que le contenu.—Tous coiffés.—Aux uns la joue, aux autres la main.—Médailles à la volée.—Dash aboie.

Entre le jour de l’avènement et celui du couronnement de Victoria, plus d’un an s’était écoulé, et la jeune reine avait eu le temps de se former à ses nouveaux devoirs envers l’État. Ce qu’elle avait connu du pouvoir, n’était d’ailleurs guère fait pour le lui faire aimer. Elle avait vu les intrigues des partis remuer profondément le pays lors des élections de 1837 et son empire colonial lui avait déjà créé des soucis avec l’insurrection du Canada. Elle avait rompu avec tout son passé. Elle avait quitté Kensington, le palais si plein de souvenirs, non sans avoir emporté toutes les peintures remarquables, et avait{55} élu sa résidence à Buckingham, séjour favori de Georges IV et abhorré de Guillaume IV. Elle avait tenu un drawing-room; le 17 juillet, elle était allée en grande pompe à la Chambre des Lords prononcer la dissolution du Parlement. En un mot, elle avait fait acte de reine avant que la couronne de ses ancêtres lui eût été solennellement imposée. Depuis le jour de la mort de son oncle, il n’était pourtant question que du jour où elle se rendrait en grand gala, à Westminster Abbey, ceindre le diadème royal.

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La Reine en 1862.

En raison de son sexe, les uns voulaient que le plus grand faste fût déployé ce jour-là; d’autres au contraire prétendaient qu’il était plus digne d’une monarchie moderne de ne pas imposer de sacrifices trop lourds à la nation. Les économistes de la Chambre des Communes étaient d’avis qu’il ne fallait pas renouveler les folies du sacre de Georges IV, qui avaient coûté plus de six millions de francs et qu’il convenait de faire les choses pour Victoria, comme pour son oncle Guillaume IV, très simplement. Le sacre de ce dernier avait coûté à la nation un million deux cent cinquante mille francs; le Parlement estima qu’il fallait faire un peu mieux pour une reine et rehausser l’éclat{56} de la cérémonie, et vota soixante-dix mille livres sterling, soit un million sept cent cinquante mille francs.

La cérémonie du couronnement eut lieu le 28 juin 1838. Le jour se leva par une pluie battante qui n’avait cessé de tomber toute la nuit. De toutes parts on s’apitoyait sur la reine, et on regrettait qu’elle ne pût ce jour-là se montrer à son peuple, parée des insignes de la royauté. Heureusement le soleil n’allait pas tarder à fondre les derniers nuages et à éclairer d’une splendeur radieuse cette grande journée historique dont la nation anglaise allait être sevrée pour longtemps. Vers neuf heures du matin le pavé des rues de Londres était déjà séché par le soleil brûlant de juin; les rues étaient noires de spectateurs. Le plus grand nombre, venus de la veille, avaient, comme les pavés, reçu toute l’eau de la nuit et comme eux s’étaient séchés au soleil. Toutes les fenêtres avaient été converties en petits amphithéâtres; la moindre anfractuosité de terrain avait donné lieu à l’improvisation de quelque tribune, ou de quelques gradins.

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La Reine en 1865.

A dix heures, au moment où toutes les cloches de la métropole se mettaient en branle, la procession commençait{57} de sortir du palais de Buckingham et se dirigeait par Constitution Hill, Piccadilly, Saint-James’s Street, Pall Mall, Cockspur Street, Charing Cross, Whitehall—au premier étage duquel tomba la tête de Charles Ier sous la hache du bourreau—et par Parliament Street. La porte par laquelle la reine devait entrer dans l’Abbaye donne à l’ouest du monument. Elle mit une heure et demie pour y arriver, précédée de toute sa Cour, des grands corps de l’État, des ambassadeurs de toutes les puissances. C’est le maréchal Soult, ce vieil adversaire du duc de Wellington, qui fut chargé par le roi Louis-Philippe de représenter la France en cette occasion et il s’acquitta de sa mission avec éclat.

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La Reine en 1867.

Sur tout le parcours, Victoria fut l’objet des ovations les plus enthousiastes de la part du peuple; dès son entrée dans l’abbaye, elle reçut de l’aristocratie assemblée et revêtue de tous les insignes de ses dignités, des preuves non équivoques du plus pur loyalisme.

Au moment où elle mit pied à terre, le grand orgue,{58} joué par sir Georges Smart, emplit d’harmonie l’auguste sanctuaire. Aucun pays au monde n’a quelque chose de comparable à la vieille abbaye, sous les voûtes de laquelle dorment réellement ou sont censés dormir tous ceux qui ont contribué en quelque chose à l’héritage glorieux de la nation.

Victoria fait son entrée sous ces voûtes solennelles. Tous les yeux sont sur elle. Elle est admirable de simplicité et de dignité à la fois. On la dirige droit à la sacristie, d’où elle ne sort que revêtue d’une longue robe blanche de pure dentelle et du manteau royal en velours violet bordé d’hermine et enrichi de broderies d’or. Elle a autour du cou les colliers des ordres de la Jarretière, du Chardon, du Bain et de Saint-Patrick. Son front est ceint d’un simple cercle d’or. Elle paraît très émue. On la mène dans cet appareil, suivie des douze demoiselles d’honneur qui portent la traîne de son manteau, jusqu’au trône érigé en face de l’autel.

Le trône du couronnement mérite que nous nous y arrêtions. Ce n’est pas que sa structure soit très artistique; loin de là, c’est un simple siège gothique en bois, renfermant, enchâssée dans son pied sculpté à jour et par conséquent visible, la pierre sur laquelle, si l’on en croit la légende, s’endormit le patriarche Jacob dans la plaine de Luz. Cette chaise appartenait à Édouard le Confesseur; depuis Édouard Ier, elle a servi au couronnement de tous les souverains d’Angleterre. Quant à la pierre relique qu’elle renferme, elle serait passée d’Espagne en Irlande, d’où elle aurait été transportée en Écosse par le roi Fergus; elle serait devenue la propriété de l’abbaye de{59} Scone en l’an 850, grâce à la libéralité du roi Kenneth et aurait été enchâssée dans la chaise d’Édouard le Confesseur. L’ensemble fut offert à Édouard Ier à l’occasion de son sacre, avec le sceptre et la couronne d’Écosse.

Sous les veux émerveillés de la brillante assistance, laquelle en cette occasion s’était parée de tous ses diamants et de ses pierreries—le prince Esterhazy en avait jusque sur les talons de ses bottines,—la reine s’avance jusqu’au trône de ses ancêtres; l’archevêque de Cantorbéry, le docteur Hawley, le même qui assistait au baptême de la reine en qualité d’évêque de Londres, commence aussitôt la cérémonie. Vêtu d’une longue chappe violette et coiffé de la ridicule perruque blanche frisée qui n’était pas encore tombée en désuétude dans le clergé, il vient se placer devant l’autel orné des plus riches tapisseries et de la précieuse vaisselle d’or de l’abbaye, et là, s’adressant d’une voix haute et ferme à l’assemblée: «Messeigneurs, dit-il, je vous présente ici Victoria, l’indiscutable reine de ce royaume et à vous tous venus ici pour lui rendre hommage je demande: Êtes-vous toujours dans la même intention?» L’assemblée répond par les cris de: «Dieu protège la reine Victoria!» La reine fait ensuite ses cadeaux à l’Église; ils consistent en un drap d’or destiné à recouvrir l’autel et en un lingot d’or d’un grand poids. L’évêque de Londres prend alors la parole et, dans un discours plein d’éloquence, il explique à la reine l’importance du serment qu’elle va avoir à prononcer. Elle va jurer de protéger la religion de l’État, d’empêcher qu’une autre religion lui soit substituée et de considérer comme hérétiques tous ceux qui ne lui appartiennent point. Le{60} serment fini, la reine vient s’agenouiller devant l’autel, tandis que le chœur de la chapelle royale entonne le Veni creator Spiritus. L’archevêque lui présente le livre des Évangiles sur lequel elle prête serment; elle retourne ensuite à son trône et s’y agenouille, tandis que quatre ducs, tous chevaliers de la Jarretière, tiennent un drap d’or étendu au-dessus de sa tête. Le doyen de Westminster présente l’huile sainte et l’archevêque oint la tête et les mains de la reine en prononçant les mots suivants: «Sois ointe de l’huile sacrée des rois, des prêtres et des prophètes». Il prend ensuite le globe et le lui place dans la main gauche; il présente l’anneau au gros rubis à l’annulaire de la main droite. La reine lui fait observer qu’il a été fait pour son petit doigt; l’archevêque insiste pour le mettre à l’annulaire, disant qu’il serait contraire au rite de le mettre au petit doigt et force l’anneau avec une telle violence que la reine va en éprouver une douleur cuisante pendant tout le reste de la cérémonie et qu’elle devra, à son retour à Buckingham, tenir sa main dans l’eau glacée pour pouvoir le retirer. Elle reçoit ensuite le sceptre d’ivoire. Une prière spéciale accompagne la remise de chacun de ces emblèmes royaux. La reine est toujours à genoux; l’archevêque tient au-dessus de sa tête la couronne d’Angleterre dont le gros rubis est bien connu sous le nom de trophée du prince Noir. Tous les pairs et pairesses d’Angleterre prennent leurs couronnes, les évêques leurs mitres et se disposent à s’en couvrir. Les rayons du soleil filtrent à ce moment au travers des merveilleux vitraux de la vieille abbaye et c’est d’un bout à l’autre des nefs un éblouissant ruissellement de{61} pierres précieuses. Au moment où l’archevêque dépose la couronne sur la tête de la reine, tous les seigneurs se couvrent des leurs et des vivats éclatent sous les voûtes sacrées. A l’extérieur les trompettes sonnent aux champs, les tambours roulent, les canons de la tour de Londres et ceux dissimulés dans le parc de Saint-James annoncent à la foule le moment précis du couronnement. L’ivresse publique est à son comble. Plus vite que le vent, la nouvelle se trouve répercutée, de canons en canons, jusqu’aux limites extrêmes du Royaume-Uni.

La reine se relève alors et s’assied sur le trône.

L’archevêque appelle ensuite les bénédictions du ciel sur la souveraine et sur son règne, puis commence la cérémonie des hommages. Le premier, l’archevêque s’agenouille et prête à la reine le serment de fidélité en son nom et au nom de l’épiscopat anglais; viennent ensuite les oncles de la reine qui, ôtant leurs couronnes, mais restant debout, prononcent ces paroles: «Je deviens votre homme lige pour la vie et je fais le serment de vivre et de mourir pour vous. Que Dieu m’y aide!» Ils touchent ensuite de la main droite la couronne placée sur la tête de la reine et embrassent celle-ci sur la joue gauche.

Les autres pairs défilent ensuite, les ducs et duchesses, d’abord, puis les marquis et marquises, les comtes et comtesses, les vicomtes et vicomtesses, les barons et baronnes. Tous s’agenouillent successivement devant elle et lui baisent la main. Le premier de chaque catégorie, le plus ancien dans l’ordre de création, prononce seul le serment en son nom et au nom de ses égaux en dignité.

La cérémonie de l’hommage terminée, le trésorier de{62} la Maison royale, le comte de Surrey, jette des médailles commémoratives d’argent à l’assistance dans tous les sens et chacun s’empresse de les ramasser. Cette partie de la cérémonie du couronnement se comprendrait peut-être mieux sur la place publique; en tout cas, elle nuirait moins au décorum de l’abbaye, car rien n’est plus ridicule que cette curée de médailles, à laquelle prennent part les plus nobles dames, voire même les demoiselles d’honneur qui assistent la reine.

La reine, enlevant ensuite sa couronne, vient s’agenouiller devant l’autel et communie. Le chœur entonne alors les alleluia. Puis, elle rentre dans la chapelle d’Édouard le Confesseur, où elle quitte sa robe de dentelle et revêt un manteau de pourpre à la place. Elle se dirige alors, la couronne sur la tête et les attributs du pouvoir aux mains, vers la porte par où elle est entrée. A la sortie de l’abbaye, elle remet le sceptre et le globe aux seigneurs désignés pour les porter, et remonte dans son carrosse doré traîné de douze chevaux isabelle. Tous les pairs suivent, couronnés, dans leurs carrosses armoriés, le cortège royal jusqu’au palais de Buckingham, où ceux qui ne sont pas invités au banquet se dispersent.

Rien ne peut donner une idée de l’enthousiasme délirant de la foule sur le passage de la reine, au retour de la cérémonie du couronnement; il faut avoir assisté à son jubilé de 50 ans en 1887, ou à celui, plus brillant encore, de diamant ou de 60 ans de règne, en 1897, pour se rendre compte de ce qu’il a pu être.

Le reste de la journée du couronnement se passa en banquet à la Cour et illuminations. Dans toute l’aristocratie,{63} il ne fut question pendant quinze jours que de festins, bals et splendides réceptions.

Chose curieuse, Victoria n’a jamais retracé les scènes de son couronnement, sans y mêler deux impressions, l’une pénible et l’autre agréable, qui vraisemblablement, ont dû être bien fortes pour avoir été ainsi associées par elle aux émotions inoubliables de cette journée: la douleur que lui causa l’anneau royal à l’annulaire et la joie qu’elle eut d’entendre aboyer Dash, son chien favori, à son retour au palais.

Ne devine-t-on ce qu’elle eût fait sans la tyrannie de l’étiquette; elle aurait sans doute jeté l’anneau royal aux orties et aurait couru embrasser son fidèle dog. Elle dut faire le contraire, elle supporta l’anneau détesté et ne put voir son chien que le lendemain; mais elle s’en souvint et en voulut à la royauté.{64}

IV

La Maison de la Reine.

Ce que coûte à la nation la reine, la famille royale et le mari de la reine.—L’incohérence de la tour de Babel.—L’aventure d’un ministre français très pressé.—Les emplois à la Cour et les sinécures.—Les écuries de Pimlico.—Gants à six boutons.—Victoria ne sait pas s’habiller.—C’est à qui ne veut pas de cadeaux.—Ce que coûtent à l’État les révérences du Black Rod et les dithyrambes du poète-lauréat.—L’ordre de préséance.

La liste civile de la reine d’Angleterre s’élève annuellement à la somme de trois cent quatre-vingt-cinq mille livres sterling, soit à neuf millions six cent vingt-cinq mille francs. Les dépenses de sa Maison sont comprises dans ce budget pour la somme de quatre millions trois cent douze mille francs et les salaires du personnel se chiffrent par trois millions deux cent quatre-vingt-un mille cinq cents francs. La bourse privée de la reine consiste en une pension annuelle de un million cinq cent mille francs. Les enfants de la reine coûtent à l’État des sommes assez rondelettes. Le prince de Galles touche un million, la princesse{65}

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La chaise d’Édouard le Confesseur.

de Galles deux cent cinquante mille francs pour elle-même, et, pour l’éducation de ses enfants, neuf cent mille francs; l’impératrice douairière d’Allemagne, veuve{66} de l’empereur Frédéric et mère de Guillaume II, deux cent mille francs; le duc d’Édimburg, deux cent cinquante mille francs; le duc de Connaught, six cent vingt-cinq mille francs. Chacune des filles de la reine émarge pour cent cinquante mille francs. Les pensions faites aux parents de la reine jusqu’au degré de cousin varient entre trois cent mille francs et cent vingt-cinq mille francs par tête. Si l’on ajoute à cela une somme de trois cent vingt-cinq mille francs, attribuée aux œuvres de bienfaisance de la reine et une somme de deux cent mille francs laissée à son entière discrétion chaque année, sans but spécial, on a une idée approximative de ce que coûte à la nation l’entretien de la famille royale.

Cependant, autant le Parlement met de bonne grâce à voter des gratifications aux membres de la famille royale, à l’occasion soit de la naissance, soit de la majorité d’un enfant, autant il se montre intraitable, lorsqu’il s’agit d’un étranger, cet étranger fût-il le mari de la reine. C’est ainsi que lorsqu’il s’agit de régler quelle serait la situation du prince Albert de Saxe-Cobourg, non seulement il ne voulut rien entendre pour lui donner le titre de roi, mais encore il fallut lui arracher livre par livre les deniers de sa liste civile. Cette question de la situation à faire au prince fut discutée en pleine séance du Parlement et certains députés de l’opposition ne craignirent pas de froisser la susceptibilité légitime de la jeune reine. Sir Robert Peel se fit même remarquer à cette occasion pour sa parcimonie, que la reine, large lorsqu’il s’agit de deniers de l’État, ne lui pardonna jamais. La liste civile du prince Albert fut définitivement arrêtée à trente mille{67} livres par an, soit à sept cent cinquante mille francs.

La reine s’attendait à ce qu’elle serait au moins égale à sa bourse privée, c’est-à-dire portée à un million et demi.

Le nombre des personnes attachées à la reine est de neuf cent trente et une, sans compter les domestiques. Dans ce nombre, ne sont comprises que les personnes émargeant à la liste civile.

Avant le mariage de la reine, le nombre des emplois à la Cour était le même qu’aujourd’hui; à aucune époque, il ne varia; la seule différence que l’on peut constater, c’est que, du vivant du prince Albert et depuis sa mort, les attributions de chacun ont été mieux définies. A ce point de vue, du moins, on sentit qu’il y avait un maître dans la maison. On jugera du désarroi au milieu duquel cette Cour se débattait auparavant par certains faits que nous trouvons retracés dans les mémoires de quelques dames d’honneur.

S’il fallait du bois dans les cheminées, c’était à l’intendant qu’il fallait s’adresser; mais c’était au chambellan qu’il fallait recourir, s’il y avait lieu de l’allumer. Le nettoyage des carreaux en dehors dépendait du chambellan; à l’intérieur, de l’intendant; de sorte que leurs nettoyages ne coïncidant pas, les fenêtres étaient sales, constamment, d’un côté ou de l’autre. Quand on avait réussi à franchir l’enceinte du château de Windsor, il n’était pas difficile de pénétrer jusqu’à la reine même, sans être annoncé. Les domestiques avaient coutume d’entrer et de sortir à volonté, sous le prétexte le plus futile. La nuit, celui qui s’égarait dans les couloirs du palais, était exposé à toutes les mésaventures.{68} C’est ainsi que M. Guizot, qui avait accompagné le roi Louis-Philippe dans sa visite à Windsor, se mit à chercher, à une heure où il croyait tout le monde endormi, l’endroit où les rois eux-mêmes et, à plus forte raison, leurs ministres vont à pied. Après avoir erré de couloir en couloir, il crut se reconnaître et ouvrit une porte. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, quand il se trouva en présence de la reine, que sa femme de chambre décoiffait avant le coucher.

Une fois, un individu inconnu put se glisser et se cacher dans le cabinet de toilette de la reine. On n’a jamais pu lui faire dire comment il avait réussi à y pénétrer, ni le motif de son importune visite.

La Maison de la reine se compose de plusieurs grands départements. En premier lieu, le département de l’intendant, qui est maître de la Maison royale et secrétaire du Conseil privé. Il a la charge du personnel de la comptabilité de la Cour, des cuisines, des caves, non seulement à Windsor et à Buckingham, mais encore à Osborne, à Balmoral ou sur le continent. Le département du chambellan est aussi important; mais, tandis que l’intendant préside aux choses de la vie matérielle, le chambellan préside à tout ce qui touche au cérémonial de la Cour. Il a sous ses ordres les secrétaires de la Cour, les payeurs, les lords de service, les grooms de service (on appelle ainsi les officiers distingués admis au service de la Cour), le maître des cérémonies et son adjudant, le gentleman de la Baguette Noire, les grooms de la chambre privée, le bibliothécaire, le poète-lauréat, le peintre ordinaire et le peintre de marine de Sa Majesté, le gardien{69} des tableaux, le champion de la reine, le maître des barques, le gardien des cygnes, le maître de la musique, les pages des escaliers, les pages de la présence et les différents surveillants des châteaux royaux de Buckingham, Windsor, Osborne, Frogmore, Kensington, Saint-James, Balmoral, Claremont, Kew, Hampton Court, Cumberland Lodge et Holyrood. Le département médical est à part, bien que relevant de l’autorité du chambellan. La reine a trois médecins ordinaires, quatre extraordinaires, un chirurgien ordinaire, trois chirurgiens extraordinaires, trois pharmaciens et un dentiste attachés à sa personne; un nombre égal d’hommes de l’art sont attachés au personnel de la Cour. Le département religieux relève de l’évêque de Londres, qui porte le sous-titre de diacre des chapelles royales, comme l’évêque de Winchester porte le titre de commis du cabinet de la reine. Un certain nombre de révérends assistent ces deux personnages dans l’exercice de leurs fonctions, les uns à la chapelle royale, les autres à la chapelle privée de la reine, car celle-ci n’assiste pas toujours aux offices de la Cour dans la chapelle du château. Il y a autant de chapelains qu’il y a de chapelles et de châteaux.

Le titre de grand aumônier de la Cour appartient héréditairement à un noble civil; il appartient aujourd’hui au marquis d’Exeter, lequel est chargé de répartir les aumônes royales et d’en faire tenir par ses scribes l’exacte comptabilité.

Un des départements les plus importants est celui du maître de la cavalerie, autrement dit du grand écuyer, charge confiée à l’heure actuelle au duc de Portland, de{70} richissime réputation. De même que le chambellan a ses bureaux dans l’ancien palais de Saint-James, de même le grand écuyer a les siens dans les écuries royales de Pimlico. Il a sous ses ordres un grand nombre d’écuyers ordinaires et extraordinaires, titulaires ou honoraires, ainsi qu’un très grand nombre de pages d’honneur. C’est lui qui dirige les écuries et les chenils de la couronne, préside à l’acquisition des fourrages, au recrutement des valets d’écuries, des cochers, des piqueurs, et s’occupe indirectement des chasses royales, lesquelles sont confiées à la garde du grand veneur, pour le présent le comte de Coventry. Inutile d’ajouter que les vétérinaires appartiennent au département du grand écuyer.

Le département de la garde-robe est confié à une dame, généralement une duchesse, qui a à s’occuper de l’entretien des costumes historiques de la reine, de sa garde-robe privée, depuis ses chaussures jusqu’à ses chapeaux, ainsi que du personnel des dames et femmes de la chambre à coucher et des demoiselles d’honneur. S’il y a des sinécures à la Cour d’Angleterre, ce n’est certes pas à la garde-robe. Non pas que la reine ait des goûts bien changeants, mais parce qu’elle exige que l’inventaire de ses toilettes soit toujours tenu à jour.

La reine a toujours manqué de goût, non seulement dans l’harmonie des couleurs, mais encore dans le choix des modes. Elle a toujours été assez mal affublée; maintenant elle s’attife de façon ridicule. Il est vrai qu’étant de petite taille et ayant pris de l’embonpoint dès les premières années de son mariage, elle ne porte pas beau. Est-ce pour cela qu’elle affecte un si grand dédain de la{71} parure? Quoi qu’il en soit, si ses robes ne brillent pas par le goût, elles brillent par le nombre: il est rare qu’elle se montre deux fois dans la même toilette à la Cour de Windsor. Aimant avant tout le confortable, elle s’inquiète relativement peu de la mode. Son goût bourgeois va jusqu’à l’exagération. Avec la toilette de ville, elle ne porte que des gants d’un seul bouton; en soirée, elle en porte de plus longs, mais jamais on ne lui en vit qui dépassassent le coude; elle ne veut pas qu’on mette plus de dix shillings six pence, soit treize francs dix à une paire de gants pour elle. A ses intimes qui lui demandaient la raison de cette parcimonie au début de son règne, elle avait coutume de répondre que la femme anglaise était trop frivole et trop dépensière et qu’elle se proposait d’être pour ses sujettes un exemple de vertu et de simplicité domestiques.

Tous les dons en étoffes ou riches tissus, que ce soient des cachemires des Indes ou des dentelles en point d’Angleterre, sont déposés à la garde-robe et c’est de la garde-robe que partent les cadeaux de la reine, lorsqu’il lui prend fantaisie, assez rarement d’ailleurs, d’offrir à une grande dame un souvenir personnel. Les dames de la Cour ne redoutent rien tant qu’un cadeau de la reine, en toilette surtout, tant ses cadeaux sont de mauvais goût et difficiles à porter sans donner prise au ridicule.

La reine reçoit chaque année un certain nombre de châles en cachemire des Indes qu’elle distribue aux personnes qu’elle veut honorer. C’est chez elle une manie d’offrir un châle, à tel point que le prince de Galles s’amuse lui-même de cette manie.{72}

Un jour, aux régates d’Henley, le prince se trouvait en compagnie de charmantes actrices, entre autres d’Hellen Terry, à bord d’un bateau de plaisance loué pour assister aux courses. Une des jolies femmes de la compagnie de l’héritier du trône, crut reconnaître la reine sur un autre bateau. Le prince n’avait pas le moindre doute sur l’absence de la reine. Il consentit cependant, sur les instances de l’actrice, à regarder avec sa jumelle, la personne qu’on lui signalait.

—Je crois que vous faites erreur, dit-il.

Au même moment, la personne en question se levait pour passer son châle à sa voisine.

—Oh! fit le prince, je crois bien que vous avez raison, car la voilà qui distribue ses châles. Ce ne peut donc être que la reine.

Avant de quitter ce chapitre de la Maison de la reine, nous citerons quelques exemples de sinécures dont l’existence remonte au bon vieux temps, qui n’ont plus aucune raison d’être de nos jours et qui continuent d’être grassement rémunérées par la liste civile. Le champion de la reine, par exemple, dont l’unique fonction est, le jour du couronnement, de déclarer publiquement qu’il est prêt à ramasser le gant de quiconque contestera les droits au trône de son souverain ou de sa souveraine et le gentleman de la Baguette Noire, Black Rod, dont la fonction consiste à faire trois révérences à reculons au moment où la reine ou son représentant va donner lecture du discours du trône à la Chambre des lords, touchent le premier, 6,000 francs, le second 50,000 francs par an; par contre, le poète lauréat, pour qui ce n’est pas toujours une sinécure{73}

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La Reine en 1867.

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que de célébrer les vertus du souverain, a les mêmes appointements que le dernier des sous-dentistes.

Chacun des membres de la famille royale a, ainsi que la reine, une petite Maison sur laquelle vivent un nombre considérable de parasites.

La préséance veut que le prince de Galles vienne immédiatement après la reine. Jusqu’aux arrière-petits-fils de la souveraine, tous les membres de la famille royale passent avant l’archevêque de Cantorbéry, qui a pourtant le pas sur le grand chancelier, le président du conseil, le garde des sceaux, le grand chambellan, le maréchal de la Cour et l’intendant de la Maison royale. Puis viennent les ducs d’Angleterre d’abord, d’Écosse ensuite, et d’Irlande enfin, prenant rang dans chaque catégorie suivant la date de la création de leurs titres. Les marquis ont le pas sur les fils aînés des ducs; les comtes sur les fils aînés des marquis; les évêques prennent rang après les vicomtes; les barons ont le pas sur les fils aînés des vicomtes et les fils puînés des comtes. Après la noblesse viennent les commandeurs des différents ordres de la Couronne, de la Jarretière d’abord, puis du Chardon, du Bain, de Saint-Michel et de Saint-Georges, de Saint-Patrick et les ordres de l’Inde. Suivent le chancelier de l’Echiquier, le premier juge du banc de la reine, les juges des cours d’appel. Viennent ensuite les baronnets, les simples chevaliers de l’ordre de la Jarretière, du Bain, de l’Étoile de l’Inde, de l’ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges, ceux de l’empire des Indes, les simples compagnons de ces différents ordres viennent ensuite. Ils sont suivis des fils puînés des baronnets, des fils puînés des chevaliers et ce sont{76} les gentlemen ayant droit au port de l’épée qui ferment la marche.

Les femmes prennent le même rang que leurs maris ou frères; si elles se sont alliées par le mariage à un pair d’un titre moins élevé qu’elles, elles perdent, par conséquent, leur rang pour prendre celui de leur mari. Une fille de pair ayant épousé un roturier, garde son rang de naissance. Les filles de pairs prennent rang immédiatement après les femmes de leurs frères aînés et avant les femmes de leurs frères puînés.

La reine a toujours tenu la main à ce que l’ordre de préséance fût scrupuleusement respecté dans toutes les cérémonies officielles.{77}

V

La Cour de Saint-James.

Le vieux Saint-James.—Les Merry wives of Windsor.—L’assainissement.—Les Mémoires d’un vieil Anglais parisiennant.—Reine et Empereur.—Le thé sous la feuillée.—A la table royale.—Les Yeomen de la garde du corps.—La partie de whist.—Le coriza de la comtesse de Bunsen.—Les petits cheveux de la princesse de Galles.—Les divorcées.—L’oreiller de peau du vieux duc de Cambridge.—No smoking.—Le mot de Napoléon III.—La loi des contrastes.

Quoiqu’il y ait beau temps que les souverains d’Angleterre ont déserté l’ancien palais vieux jeu de Saint-James, à peine bon pour devenir un musée d’armures, comme la vieille Tour de Londres, la Cour d’Angleterre a gardé le nom officiel et diplomatique de Cour de Saint-James. Le monde des diplomates tient à ses habitudes. Laissons-le satisfaire cette fantaisie, et qu’il soit entendu que la Cour de Saint-James signifie la Cour d’Angleterre, soit à Buckingham, soit à Windsor, partout ailleurs, en un mot, qu’à Saint-James.

Depuis la reine Marie-Anne, l’Angleterre n’avait pas été{78} sous le joug féminin. Il fut donc nécessaire, en 1837, à l’avènement de Victoria, de remodeler les usages de la Cour. Ceux en honneur du temps de son aïeul et de ses oncles étaient en effet loin de convenir à la Cour d’une reine jeune et vierge. C’est lord Melbourne qui dut se charger de ce soin.

La politique pourvut naturellement à un certain nombre d’emplois; on obéit aux convenances pour donner des titulaires aux autres. Il fut décidé que les lords, écuyers, grooms et demoiselles d’honneur habiteraient le château de Windsor tant que la reine y serait, et que le château serait évacué dès que la reine le quitterait. C’était surtout en l’absence des souverains qu’on s’égayait à Windsor, comme pour ne pas laisser s’affaiblir la légende mise en honneur par la comédie de Shakespeare.

On établit une stricte discipline dans le roulement du service d’honneur. On décida que les dames de la Cour seraient de service par deux à la fois. On assigna à chaque groupe de seigneurs et dames attachées à la souveraine, des lieux de réunion séparés les uns des autres et fortement retranchés. On fit entrer le plus d’air et de jour dans ce palais où l’on vivait à l’étouffée.

Malgré tout et jusqu’au mariage de Victoria, la Cour resta un foyer d’intrigues où la reine fut à la merci de son entourage titré comme de ses domestiques; tout changea de face dès qu’il y eut un maître dans la maison. Un Anglais de distinction, qui mourut à Paris dans sa quatre-vingt-neuvième année, le 3 juin 1895, sir Charles Murray, nous a retracé, dans des Mémoires malheureusement trop hachés, l’histoire de la Cour dans les premiers mois qui{79} suivirent l’avènement de Victoria. Ce personnage, qui remplissait alors les fonctions de maître de la maison royale, s’était vu donner cet emploi par Melbourne comme fiche de consolation à son triple insuccès dans les élections législatives, où il avait été candidat du parti libéral. Ses Mémoires, si l’on peut leur donner ce nom, ont, à défaut d’autres mérites, celui de refléter très fidèlement le milieu qui nous occupe.

«Il est deux heures et demie, la reine vient d’avoir son lunch; écuyers, seigneurs de service, dames d’honneur l’attendent dans le couloir qui mène au perron extérieur du château de Windsor, donnant sur la grande terrasse du parc. Trente chevaux sellés sont tenus prêts par des laquais en livrée de Cour, bleue et rouge. Tout à coup le cheval de la reine est avancé: c’est un superbe alezan, baptisé par elle «Empereur», qui a plutôt trop d’allure pour une écuyère de l’âge de Victoria. En une seconde la reine est en selle: sa position à cheval est aisée et gracieuse; elle fait l’admiration de tous. Le roi et la reine des Belges, qui font partie de la cavalcade, montent à leur tour, quoique beaucoup moins lestement: on a dû leur trouver des chevaux très calmes et très doux. La duchesse de Kent, mère de la reine, qui adore le cheval, est une fort belle amazone; lord Conyngham, le duc de Wellington et lord Melbourne les imitent et tous les seigneurs de service enfourchent leurs montures. La caravane se compose de trente cavaliers et amazones; elle se dirige, sans préséance aucune, vers la forêt de Windsor. On cause sans affectation, on rit sans retenue, et la reine elle-même donne l’exemple de l’abandon. Elle a l’œil vif et observateur;{80} elle connaît à fond l’histoire de toutes les personnes de son entourage; elle peut désigner par leurs noms tous les chevaux et, si par hasard l’un de ceux-ci lui est étranger, elle va droit à son propriétaire et l’accable de questions sur sa naissance, son tempérament, son passé, son importation en Angleterre, etc... Souvent même elle veut le juger par elle-même et demande à le voir au trot, au galop, à toutes les allures. Le cavalier fait alors de son mieux pour, en même temps que faire ressortir les vertus du cheval, donner une idée suffisante de ses propres qualités. La jeune reine prend un vif plaisir au sport en plein air. Elle parle à tout le monde avec exubérance et simplicité; mais on sent, dans sa voix et dans ses gestes, l’habitude du commandement. Elle parle français avec le roi des Belges, allemand avec sa mère, quelquefois italien avec quelques seigneurs. Les personnes de son entourage cherchent à régler leur allure sur celle de son cheval, mais elle ne s’en soucie pas et s’arrête, se retourne, occupe tour à tour toutes les positions dans la caravane et met tout le monde à son aise. A cinq heures, le thé envoyé du château est servi bouillant sur une table improvisée, en quelque point de la forêt: on le prend debout ou à cheval, suivant le cas, après quoi on se remet en route pour le château. On rentre à six heures, pour avoir le temps de vaquer à sa toilette avant le dîner.»

A sept heures un quart, les invités à la table royale qui ont été prévenus dans l’après-midi par télégramme ou par exprès par les soins du chambellan, sont alignés en toilette de Cour dans l’antichambre des appartements de Sa Majesté. Il a souvent fallu faire des tours de force{81}

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La Reine Victoria, impératrice des Indes, d’après le tableau de Winterhalter.

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pour faire parvenir l’invite à son destinataire, qui a dû changer en quelques heures tous ses projets pour la soirée. La tenue pour ces dîners est invariablement la toilette décolletée, quel que soit l’âge des dames admises à la table royale. Celle des messieurs est l’habit de Cour avec la culotte de soie blanche et l’épée au côté.

A sept heures et demie précises, la reine sort de ses appartements et se dirige à travers les salons vers la salle à manger. Sa garde personnelle est fournie par le corps d’élite des Yeomen, resté fidèle à son vieux costume. La prérogative d’être attaché à la personne royale date de sa création par Édouard VII, qui craignait toujours d’être assassiné. Depuis le jour où il découvrit le complot des poudres sous les chambres du Parlement, la garde est chargée de perquisitionner dans le sous-sol de Westminster, la veille de la réunion des Chambres. Ces soldats de parade portent la lance ou la hache, ils ont l’épée au côté; seul, leur capitaine, qui est un véritable personnage à la Cour et porte, en plus de son épée, une canne à pomme d’or, a un uniforme assez semblable à celui de nos généraux. Derrière la reine prennent rang les membres de la famille royale devant prendre part au dîner, puis les invités dans l’ordre de préséance. Chacun se place devant le couvert sur lequel son nom a été déposé. Aussitôt que la reine est assise, l’orchestre de la Cour commence le concert. Ces dîners sont froids; la reine déteste que la conversation y devienne générale. Si quelque seigneur y risque une histoire plaisante qui lui attire l’attention, la reine déclare sèchement que cette histoire n’a pas le don de l’amuser et tout le monde met le nez dans son assiette, ne sachant{84} plus quelle contenance avoir. Après le banquet, les dames passent au salon, tandis que les messieurs vont au billard. Quelques-uns y passent toute la soirée; d’autres gentlemen rejoignent les dames au salon, pour entendre la reine chanter seule ou avec quelque dame de la Cour, tantôt en s’accompagnant, tantôt en se faisant accompagner. Cependant, c’est le plus souvent le whist, avec un enjeu invariable de un shilling, qui fait les frais de la soirée. On joue par groupes de quatre et chaque groupe a sa galerie. La reine gagne le plus souvent, tout en faisant des fautes grossières, qui ont le don d’exciter sa gaîté. Lorsqu’elle éprouve quelque embarras à jouer une carte, elle se tourne vers la personne qui se trouve derrière elle et regarde son jeu et, quelquefois, elle a recours à son aide. A onze heures, la reine se retire dans ses appartements, et les personnes invitées à passer la nuit au palais, sont conduites à leurs chambres par les soins du chambellan; les autres personnes sont reconduites à la gare de Windsor dans les voitures de la Cour pour l’heure du train.

La Compagnie est toujours prévenue à temps pour le nombre de wagons-salons à mettre à la disposition des invités de la Reine. En été, par une belle nuit, quelques-uns préfèrent retourner à Londres par la route; mais, dans ce cas, ils ont à faire venir leurs équipages.

La reine passe de temps en temps la revue de ses troupes dans la cour du château. Lorsque le temps est mauvais, sa promenade se fait en voiture; mais, en ce cas, les cochers des personnes de la suite ont ordre de ne pas dépasser sa voiture. Le dimanche se passe en partie à la{85} chapelle et le reste en promenade dans le grand parc où joue la musique des grenadiers de la garde du corps.

La visite annuelle des élèves du collège d’Eton, où sont élevés les fils de la noblesse, se fait dans la cour, et la reine leur adresse quelques mots de bienvenue de la fenêtre du premier.

Jamais dans ses conversations, la reine ne fait allusion aux affaires de l’État. On raconte même que sa mère ayant un jour voulu lui demander à table des renseignements sur la situation politique, s’entendit prier de ne pas insister. La duchesse de Kent a, dès le début du règne de sa fille, été très mortifiée du dédain de sa fille pour ses conseils et c’est ce qui la décida à fuir la Cour et à vivre dans la solitude.

La reine se rend souvent de Windsor à Londres en voiture; dans ce cas, elle est escortée de sa garde jusqu’au palais de Buckingham. Pendant les vingt ans qui se sont écoulés entre son mariage et la mort prématurée du prince Albert, la Cour de Saint-James prit des allures plus mondaines. De grandes fêtes étaient données soit à Windsor, soit à Buckingham Palace; à Windsor, dans la salle de Waterloo; à Londres, dans la grande salle de bal qui ressemble à un grand music-hall allemand. Les banquets étaient généralement de cinq cents ou six cents couverts; la magnifique vaisselle d’or de Windsor servait fréquemment à cette époque. Il y avait des garden-parties dans les jardins de Buckingham ou sur la terrasse de Windsor et les «five o’clock teas» sous la tente étaient des plus brillants. Les bals de la Cour étaient le plus souvent costumés et on n’y était admis, après y avoir été invité,{86} qu’à la condition de ne s’y présenter que dans un costume du temps prescrit par l’étiquette du jour. C’est ainsi que le prince Albert aimait à faire revivre successivement les époques et les modes les plus brillantes de l’histoire d’Angleterre. Il paraissait couronné à côté de la reine dans ces occasions, ayant toujours à représenter quelque personnage royal de l’histoire d’Angleterre et la reine aimait à le voir ainsi reprendre pour un soir sa revanche sur l’intransigeance de la Chambre des lords. Victoria était alors dans tout l’épanouissement de sa beauté; elle se montrait aussi gracieuse que possible avec tous ses hôtes et prenait un grand plaisir à incarner, l’un après l’autre, les grandes figures des temps historiques. Ainsi chaque époque revivait à son tour dans les salons de marbre de Buckingham Palace et l’aristocratie prenait un goût très vif à ces exhibitions. Le bal était coupé d’intermèdes pendant lesquels Sa Majesté daignait chanter des duos avec son époux, des solos, ou même simplement faire sa partie dans les chœurs. Les œuvres chantées étaient le plus souvent des œuvres italiennes interprétées en italien. On dépensait alors des fortunes pour venir briller à la Cour et tous les métiers de luxe étaient en pleine prospérité. Lorsque ces soirées avaient lieu à Windsor, des trains de luxe étaient toujours tenus à la disposition de la Cour. A l’arrivée de ces trains à Londres, toutes les livrées de l’aristocratie se trouvaient réunies sur les quais de la gare, aux ordres de leurs maîtres et de brillants équipages emportaient l’assistance dans les quartiers les plus luxueux de la capitale.

Il y avait souvent des soirées dramatiques, dont parfois{87} les seigneurs et dames, parfois des professionnels de grande réputation faisaient les frais. Pour ces derniers, la plupart considéraient une audition à la Cour de Saint-James comme la consécration suprême de leur talent et il n’était pas rare qu’une simple apparition fût le point de départ de leurs fortunes. A leur départ, la reine leur faisait remettre un petit souvenir, le plus souvent mesquin. Après la mort du prince consort ce souvenir fut de moins en moins brillant: une simple photographie de Sa Majesté avec sa signature autographe, ou bien un exemplaire de ses mémoires. Maintenant que la reine, avec l’âge, est arrivée à la connaissance parfaite du prix des choses, elle ne donne plus rien du tout aux artistes qu’elle admet à ses soirées et elle les trouve encore bien payés de l’honneur qu’elle leur a fait.

Tout ce luxe d’antan a fait place à la simplicité la plus monotone et la plus froide à la Cour, qui est, comme la reine, du reste, morte avec le prince Albert. Tout ce qui vit et aime la vie s’est transporté depuis cette époque à Marlborough House, à Londres ou à Sandringham, chez le prince de Galles. Les dîners à la Cour sont si guindés qu’on ne redoute rien tant que d’y être invité; plus la reine avance en âge, plus elle se montre inflexible sur les questions d’étiquette. La vieille comtesse de Bunsen raconte qu’ayant été invitée par télégramme à la table de la reine un jour de forte grippe, elle dut faire des prodiges de prestidigitation pour dissimuler un vrai mouchoir sous le joli morceau de dentelle qui tient, dans les réceptions, officiellement lieu de mouchoir.

Lorsque la princesse de Galles, sa belle-fille, introduisit{88} en Angleterre la mode des cheveux sur le front, quelques dames de la Cour crurent se faire bien voir en l’imitant et se présentèrent devant la reine avec des cheveux coupés courts. Chaque fois, la reine leur fit dire de laisser repousser leurs cheveux avant de se représenter.

Il y a quelque temps encore, la reine se refusait à recevoir les dames divorcées. Ce n’est qu’en 1889 qu’elle reconnut qu’il serait injuste de tenir rigueur à certaines dames des fautes de leurs maris et qu’elle décida que les divorcées seraient agréées à la condition de faire une demande spéciale. Dans ce cas, Victoria étudie soigneusement les dossiers du procès à la suite duquel le divorce a été prononcé et la divorcée n’est admise à la Cour que si sa conduite a été absolument irréprochable.

La reine adore les fleurs, mais déteste les parfums, de sorte qu’à la Cour un très petit nombre de fleurs ont droit de cité. Elle ne peut supporter la chaleur, aussi les dames de sa suite paient-elles souvent d’un rhume l’honneur de lui avoir tenu compagnie. Les sujets de conversation, ne pouvant être politiques, roulent généralement sur la littérature et la musique. Il est rare qu’il y soit question de chiffons. Actuellement la reine arrive à table ou dans les salons appuyée d’une main sur sa canne et de l’autre au bras d’un personnage de la famille royale. Elle ne prend plus part aux conversations pendant le dîner; son cousin, le duc de Cambridge, fait d’ailleurs les frais de la conversation pour elle: il est bavard comme une pie jusqu’au moment du dessert; mais, comme il a les digestions difficiles, il arrive assez souvent qu’il s’endorme sur les épaules nues de sa voisine. Le service est généralement{89}

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La Reine en 1882.

(Phot. Russell and sons.)

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irréprochable, tous les domestiques devant être dressés par le grand écuyer, avant d’être admis à servir à la Cour. A la fin des grands dîners de gala, et en l’absence de tout souverain étranger, le lord intendant seul peut porter la santé de la reine que l’on boit debout au son du God save the Queen, joué par l’orchestre royal. Si l’on boit par hasard à la mémoire du prince Albert, on le fait debout et en grand silence.

A Buckingham, comme à Windsor, les appartements d’État sont disposés de telle sorte, qu’il est toujours facile de les agrandir ou de les rétrécir suivant les besoins du moment.

La reine ne s’était-elle pas un jour imaginé d’interdire de fumer dans l’enceinte du château. Dans toutes les salles on avait affiché «Smoking strictly prohibited» défense absolue de fumer. Le prince de Galles, qui ne vivrait pas une demi-heure sans un cigare, espaçait de plus en plus ses visites. La vie déjà assez triste devenait mourante à la plupart des seigneurs. Il ne fallut rien moins que l’intervention de John Brown pour faire revenir Victoria de sa résolution: celui-ci lui dit qu’il n’avait qu’un moment de bonheur, c’était celui où il pouvait fumer sa pipe. La défense fut aussitôt levée pour tous les appartements autres que ceux de Sa Majesté.

Lorsqu’il y a réception d’un souverain, ce qui était assez fréquent du vivant du prince Albert, les fêtes les plus splendides y sont données. Aujourd’hui la reine ne reçoit plus guère que ses petits enfants; le reste du temps, on la trouve dans ses vêtements de demi-deuil, entourée de dames d’un âge assez mûr, également en demi-deuil, plongée{92} dans de mélancoliques rêveries, ou prenant plaisir à des histoires sanguinaires. Aux heures de promenade, ce n’est plus le fougueux Empereur qui piaffe devant les marches du perron, mais la bourrique noire, qui l’accompagne partout dans ses villégiatures. On l’attelle à une sorte de chaise montée sur roues, dans laquelle la reine s’éloigne, mélancoliquement abritée sous son ombrelle ou son parapluie, accompagnée d’une dame de sa famille à pied, d’un domestique écossais au marchepied et d’un groom à la tête du cortège, toujours prêt à modérer l’allure du pégase, si par extraordinaire celui-ci faisait mine de s’emporter.

Il fut un temps où Napoléon III écrivait à Victoria «qu’on se sentait meilleur à vivre dans son intimité»; les temps ont sans doute changé, car la reine laisse plutôt un souvenir antipathique aux personnes jeunes qui l’approchent de nos jours. Par contre les vieilles dames à tire-bouchons ne tarissent pas d’éloges sur la vieille souveraine.

Avant Victoria, la Cour de Saint-James était dissolue; avec elle l’air pur et vif y a pénétré, la vie y est devenue exemplaire; mais, depuis la mort du prince Albert, on y meurt d’ennui.

La reine déteste de plus en plus Windsor et les seigneurs et dames de la Cour ne peuvent s’y voir en peinture. Aussi sait-on gré à Victoria de son amour pour la vie rustique de Balmoral, où l’on voudrait lui voir prolonger ses deux séjours annuels. Mais la vieille souveraine, ponctuelle jusque dans sa monotonie, revient toujours à la même date faire revivre les tyrannies de l’étiquette dont elle est{93} la première à souffrir. Ces tyrannies ont du moins l’avantage de lui faire apprécier la vie de Balmoral; qu’arriverait-il si la reine prenait son home écossais en horreur?

L’aristocratie serait menacée d’une Cour qui durerait toute l’année; elle souhaiterait la mort de la vieille reine. Mieux vaut encore que les choses soient ainsi: God save the Queen!{94}

VI

A la conquête d’une autre couronne.

Nemours, Cumberland ou Cambridge? Saxe-Cobourg-Gotha.—Premier voyage du prince Albert en Angleterre.—Le manuscrit de Voltaire et la rose des Alpes.—Deuxième voyage.—La reine arrête son choix.—Déclaration à l’Anglaise.—Le doigt du vieux Léopold et de son alter ego le baron de Stockmar.—La situation du prince Albert discutée à la Chambre des lords.—Un mari aux enchères.—Les délégués de la nation anglaise à Gotha.—Les fêtes de Gotha.—Douloureuse séparation.—Mal de mer.—L’arrivée à Buckingham Palace.—Le serment luthérien.—La couronne de myrthes.—Noce et lune de miel.

Victoria aspire avant tout aux joies de la vie domestique, depuis qu’elle a sondé tout le vide de sa haute situation au point de vue du bonheur. Elle se sent née femme et n’a qu’un souci: puisqu’elle possède ce privilège qu’ont les reines vierges de se choisir elles-mêmes un époux, elle choisira le sien pour elle et à son seul point de vue.

Le choix n’était pas facile, en raison du petit nombre des princes alors en âge d’être mariés. On parlait pour la{95} jeune reine de tous ceux dont l’âge concordait avec le sien. On a parlé du désir qu’elle aurait eu d’épouser le duc de Nemours, un des fils de Louis-Philippe. Le jeune prince convenait en effet à tous égards à la situation d’époux de la reine; il était de ceux qui pouvaient faire battre un cœur de souveraine; cependant sa qualité de catholique romain le rendait impossible. La nation aurait rêvé pour elle un prince de sang anglais, l’un de ses cousins, le duc de Cumberland ou le duc de Cambridge. En dehors de ceux déjà nommés, il n’y avait plus que des princes allemands et on avait une très petite idée d’eux en Angleterre.

Le vieux roi Léopold de Belgique, père du roi actuel, eut l’idée de s’entremettre pour ce mariage en faveur d’un des jeunes princes de Saxe-Cobourg-Gotha. Dans ses visites à la Cour de Windsor, il sut habilement planter des jalons, en ayant toujours soin de faire devant la jeune reine le portrait le plus flatteur des princes Ernest et Albert, de ce dernier surtout. Rentré en Belgique, il attisait de loin, dans une correspondance très suivie, les feux qu’il avait allumés au cœur de Victoria. Le baron de Stockmar, son confident et son médecin à la fois, avait reçu de lui la mission de préparer le prince Albert à cette union. Fidèle à sa consigne, le vieux baron avait réussi à décider le prince à faire un voyage à la Cour d’Angleterre, en compagnie de son frère Ernest, qui devait régner sur le duché de Saxe-Cobourg. Les deux jeunes gens étaient donc partis un jour en passant par la Hollande et c’est à une indiscrétion de la princesse d’Orange, qui les avait salués avec un malicieux sourire, à leur départ de Rotterdam, que{96} le prince Albert avait compris le rôle qu’il allait jouer. Ils arrivèrent donc à la Cour de Guillaume IV, qui les considéra comme de tout petits princes sans aucune importance et ne daigna pas s’occuper d’eux. Le prince Albert, ainsi que son frère, acceptèrent l’hospitalité de la duchesse de Kent à Kensington Palace; c’est alors qu’il fit une forte impression sur la jeune princesse Victoria, avec qui il resta depuis en relations épistolaires suivies, pendant ses dernières années d’études à l’Université allemande de Bonn et pendant tous ses voyages à travers la Suisse et l’Italie, d’où il lui envoya tantôt un manuscrit de Voltaire, tantôt un bouquet de roses des Alpes. Lorsqu’elle fut devenue reine, il lui écrivit: «Vous voici reine du plus puissant État de l’Europe; dans vos mains est placé le bonheur de millions d’êtres. Que le ciel vous assiste et vous fortifie dans votre tâche si élevée, mais si difficile! Je souhaite que votre règne soit long et glorieux, et que vos efforts vous attachent les cœurs de vos sujets.» On voit qu’à cette époque les affaires du prince Albert n’étaient pas très avancées encore dans le cœur de sa future femme; mais c’est ici qu’il faut surtout placer l’intervention du roi Léopold, qui pesa d’un si grand poids dans le choix de sa nièce.

En octobre 1839, les deux frères retournèrent en Angleterre et furent reçus par la reine Victoria. Ils étaient porteurs d’une lettre du roi Léopold de Belgique à sa nièce dans laquelle il lui recommandait de les recevoir avec bonté. Ils arrivèrent au château de Windsor à sept heures et demie du soir. Victoria les attendait en haut du grand escalier. Elle leur fit un accueil des plus chaleureux.{97}

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La reine Victoria à l’époque de son mariage (Mai 1811), d’après le tableau de W. C. Ross.

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Comme leurs bagages n’étaient pas encore arrivés, ils durent s’abstenir de paraître au dîner; mais ils vinrent au salon dans la soirée et le prince Albert dut y faire son effet, car, le soir même, Victoria répondait à la lettre de Léopold et y déclarait que son cousin «Albert est des plus séduisants».

Le charme dut même opérer rapidement pendant les quatre jours qui suivirent et que la reine passa dans l’intimité des deux jeunes gens, car, le 15 octobre, elle faisait part à lord Melbourne de la résolution qu’elle avait prise de se marier. Le bon Mentor lui répondit: «Je vous approuve; une femme ne peut vivre seule dans n’importe quelle position». Il restait à faire savoir au principal intéressé qu’il était l’élu et la déclaration n’était pas des plus commodes. Elle se fit cependant très naturellement, si nous en jugeons par le souvenir que Victoria elle-même en a consigné dans ses mémoires.

«A midi et demi, écrivit-elle, j’envoyai chercher Albert. Il vint dans mon cabinet où je me trouvais seule et, après quelques minutes d’hésitation, je lui dis qu’il devait bien se douter des raisons pour lesquelles je l’avais fait venir et qu’il me rendrait très heureuse en voulant bien consentir à un de mes désirs, lequel était qu’il m’épousât. Il n’y eut aucune hésitation de sa part et il reçut ma proposition avec les plus grandes démonstrations de bonté et d’affection...... Je lui dis que j’étais tout à fait indigne de lui..... Il me répondit qu’il serait trop heureux de passer sa vie à mes côtés.—Je le priai alors d’aller chercher son frère Ernest, ce qu’il fit. Nous lui annonçâmes notre accord; il nous félicita l’un et l’autre de notre choix et en parut très heureux.»{100}

Le lendemain de la déclaration, le prince Albert, encore sous l’émotion de la nouvelle qui engageait sa vie, écrivait au baron Stockmar: «Je suis trop bouleversé pour vous en dire plus long; mais mon cœur nage en pleine félicité».

Pendant ce temps Victoria faisait part de sa décision au roi Léopold, en ces termes: «Je l’aime déjà plus que je ne saurais dire; je me sens prête à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour lui rendre le sacrifice (car j’estime que c’est un très grand sacrifice qu’il me fait) aussi facile que possible». Elle demandait qu’on lui gardât le secret de son inclination, jusqu’à ce qu’elle eût eu le temps d’en faire part à son Conseil privé.

Elle attendit pour cela que les princes eussent quitté le Royaume-Uni.

Cependant le prince Albert réfléchissait aux difficultés de sa nouvelle situation et à l’homme qu’il devrait être pour aplanir toutes les difficultés.

Il écrivait au baron Stockmar, dont il avait fait son confident pour le reste de ses jours:

«Je dois à la fois me concilier le respect et l’amour de la reine en même temps que ceux de la nation. Le ciel ne sera pas toujours bleu et sans nuages.»

Le mois suivant, le Conseil privé s’assemblait. La reine, pour se donner du courage, avait mis à son bras un bracelet orné d’une miniature représentant son fiancé. Elle lui fit part de ses fiançailles, qu’elle annonça peu de jours après au Parlement à l’ouverture de la session.

De tous côtés, le choix de la reine fut ratifié avec respect, sinon avec enthousiasme. On s’occupa de la situation du futur prince consort. On lui composa sa maison. Il eût{101} désiré qu’on ne l’entourât que de personnages remarquables à tous égards et, puisqu’il ne voulait jouer en politique qu’un rôle très effacé, que la politique n’eût pas d’influence sur leur choix. Elle en eut cependant et son secrétaire particulier fut pris parmi les anciens secrétaires particuliers de lord Melbourne. Le prince en fut froissé.

Lorsque la Chambre des lords discuta son adresse en réponse au message de la reine relatif à son mariage, quelques seigneurs firent part de leurs craintes sur les dangers que courait la religion protestante avec le prince Albert. Pour calmer les esprits, le duc de Wellington proposa qu’on féliciterait la reine sur le choix d’un prince appartenant à la foi luthérienne. Ce fut alors qu’en manière d’avertissement lord Brongham dit que la reine serait garante des sentiments religieux de son mari et qu’elle devait savoir qu’un changement de religion était la déchéance du trône de ses ancêtres.

La question qui fut ensuite soulevée fut la suivante: allait-on faire du futur prince consort un pair d’Angleterre, comme on l’avait fait pour le prince Georges de Danemark? Le prince ne tenait pas à un tel privilège. Le duc de Wellington, connaissant ses sentiments, s’opposa à ce qu’il fût fait pair d’Angleterre. Puis on discuta la liste civile. On proposa de lui accorder £ 50.000, soit 1.250.000 francs sur la liste civile de la reine; mais la plupart se refusèrent à laisser la reine entretenir son mari. On finit par tomber d’accord sur le chiffre de £ 30,000; soit 750,000 francs, pour mettre fin à une discussion qui ne pouvait être que très pénible à la reine. On mit à vif bien des plaies de famille dans cette discussion; on y dit{102} notamment que la reine avait dû payer £ 50,000, soit 1,250,000 francs de dettes de son père. Le futur prince consort s’en montra très mortifié. Il eût désiré une forte liste civile, qu’il eût dépensée en se posant comme protecteur des arts; il se dit qu’avec l’allocation du Parlement il ne lui serait pas possible de faire beaucoup dans ce sens; mais il n’insista pas. La reine, de son côté, fit la morte, bien qu’au fond les débats publics l’eussent profondément blessée.

Ces dispositions prises, les choses ne traînèrent pas.

En janvier, lord Torrington et le colonel Grey furent désignés pour aller porter au prince Albert les insignes de l’ordre de la Jarretière et l’amener en Angleterre. La cérémonie d’investiture donna lieu à une cérémonie splendide dans la salle du Trône du château de Gotha.

Le lendemain, il fallut partir pour la terre étrangère. La séparation d’avec sa mère fut déchirante et les marques d’affection du peuple du duché furent sincères et touchantes. Le prince n’emmena avec lui que son chien Eos et son valet suisse Carl. Son père et son frère l’accompagnèrent jusqu’à Calais, où toute une flotte anglaise l’attendait. Il prit place à bord de l’Ariel. La traversée lui fut dure. Lorsque l’ancre fut mouillée à Douvres, le fiancé était si malade, qu’il dut prendre énormément sur lui pour répondre aux cris de bienvenue d’une population enthousiaste. Enfin, le 8 février, il arrivait à Buckingham Palace dans l’après-midi. La reine et sa mère l’attendaient à la porte du hall d’entrée. C’était un samedi. On lui faisait aussitôt prêter le serment de respecter et protéger la religion luthérienne. Le lundi, 10 février, deux processions splendides{103} se dirigeaient à la vieille chapelle royale du palais de Saint-James, entre deux haies d’une foule curieuse accourue malgré les menaces d’un ciel couvert et bas. La première était celle du prince; la seconde celle de la reine, qui ne portait ce jour-là que la couronne des vierges, couronne de myrthes et de roses, où se mêlait un peu de fleur d’oranger. Le choix de ces fleurs lui avait été inspiré par la vieille coutume allemande, et elle l’avait suivie par déférence pour son fiancé. Ce choix a depuis prévalu en Angleterre, où, comme en France, on ne connaissait, avant cette cérémonie, que la couronne de fleurs d’oranger. Les duchesses de Kent et de Sutherland étaient aux côtés de Victoria, la première assez triste. Le prince avait revêtu le costume de maréchal de camp, avec la culotte de soie blanche, les bas blancs et les petits souliers à boucles d’or enrichies de diamants. Il avait l’épée au côté et, en sautoir, le grand cordon de l’ordre de la Jarretière orné de diamants et de rubis offert par la reine.

Jamais le vieux palais de Saint-James n’avait été si brillamment décoré et la foule de seigneurs et d’officiers qui l’encombraient, le rehaussaient encore de l’éclat de leurs uniformes.

L’autel de la chapelle était garni de toute sa vaisselle d’or et quatre trônes étaient dressés: un pour la reine, un autre pour le prince Albert, les deux autres pour la reine douairière Adélaïde et la duchesse de Kent. L’archevêque de Cantorbéry, assisté de l’évêque de Londres, officiait. Le visage de la reine, malgré ses yeux gonflés de larmes, trahissait une joie intense. Le duc de Sussex, oncle de la reine, faisait fonction de père et était ce jour-là de la meilleure{104} humeur, ce qui fit dire au John Bull, journal tory satirique, qui était le Punch de l’époque, que, s’il était de si belle humeur, c’est qu’en donnant une femme au prince Albert, ce qu’il donnait ne lui avait rien coûté. Le duc de Sussex était réputé pour sa grande avarice. Le parti conservateur tory s’abstint de paraître ce jour-là: on boudait la reine pour ce qu’on croyait être ses préférences libérales; aussi le duc de Wellington et lord Liverpool étaient-ils les deux seuls membres du parti dans l’assistance.

L’archevêque de Cantorbéry était assez embarrassé pour marier la reine. Il s’agissait de concilier dans les questions qu’il devait lui poser, la soumission de l’épouse et l’indépendance de la reine. Victoria trancha tout d’un mot. Comme il lui demandait quelles questions il devait lui poser, elle répondit: «Je veux être mariée en femme et non en reine et je veux répondre à toutes les questions qui sont posées à la moindre de mes sujettes. Je n’abdique aucune des prérogatives de la couronne; mais je veux jurer fidélité et obéissance à l’époux de mon choix pour les affaires autres que celles de l’État».

Il fut fait comme elle l’avait désiré.

Après la cérémonie, l’assistance se rendit tout entière en une seule procession à Buckingham Palace. Le prince Albert était cette fois à côté de la reine dans la voiture de gala traînée par huit chevaux isabelle. Le soleil était éblouissant, le temps magnifique comme au jour du couronnement, ce qui fit dire que les charmes de la jeune reine avaient une influence sur la température. De même qu’on ne désignait plus le pur langage anglais que comme{105}

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Buckingham.—Le lac et les pelouses.

Phot. H. N. King.

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l’«anglais de la reine», on traduisit désormais le beau temps par «le temps de la reine». Le peuple fit au couple royal une ovation délirante, et le père et le frère du fiancé furent acclamés avec sympathie.

Après le lunch, les jeunes époux partirent passer deux jours à Windsor, courte lune de miel, au bout de laquelle ils revinrent à Londres assister aux réjouissances organisées en leur honneur. Jamais la reine n’avait paru plus radieuse de gloire, de beauté et de bonheur.

Le mariage de Victoria fut le point de départ de trois coutumes qui se sont perpétuées en Angleterre: on cessa de se marier le soir ou la nuit, on se maria désormais dans la matinée; on ajouta des myrthes et des roses aux fleurs d’oranger dans les couronnes des fiancées; après le mariage, on prit l’habitude de laisser les mariés à eux-mêmes pendant quelques jours et cette coutume fut à ce point goûtée des jeunes époux que la durée de la lune de miel ne fit que s’allonger depuis.

Le dernier mariage royal avant celui de Victoria avait été celui de George III, qui avait épousé la reine Charlotte à minuit et avait présidé au lever le lendemain à dix heures. L’étiquette ne connaît plus aujourd’hui de telles férocités.{108}

VII

Les palais de la reine.

I.—BUCKINGHAM PALACE

Histoire du palais.—La première tasse de thé bue en Angleterre.—Visite à travers les salons.—Souvenirs et curiosités.—Superbe collection artistique.—L’investiture de Napoléon III comme chevalier de l’Ordre de la Jarretière.—Les mémoires tristes du palais.

II.—WINDSOR CASTLE

Guillaume le Conquérant veut un château.—Édouard III a trouvé un moyen de s’en construire un plus grand.—Le parc.—La terrasse.—La forêt.—Les appartements privés de la reine.—Les appartements d’apparat.—La salle de Waterloo.—Jean de France et Louis-Philippe.—Les étendards de Crécy et de Waterloo.

Dans l’espace de temps qui s’écoula entre son avènement et son mariage, la reine n’était jamais si heureuse que lorsqu’elle pouvait quitter Windsor pour revenir à Londres, à Buckingham Palace, et c’était toujours avec tristesse qu’elle abandonnait la capitale pour retourner à ce qu’elle ne considérait alors que comme une villégiature. Ses sentiments ne devaient pas tarder à se modifier profondément.{109}

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Buckingham.—Le petit salon de la Reine.

Phot. H. N. King.

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Les tracas du pouvoir et les intrigues des partis devaient bientôt lui faire prendre en dégoût, malgré leur splendeur, l’une et l’autre de ses demeures officielles et la faire désirer posséder un home

Où de n’être plus reine on eût la liberté.

Une description sommaire du palais de Buckingham, une évocation des souvenirs qu’il renferme, permettra de mieux suivre les événements qui s’y sont déroulés.

Le lieu sur lequel a été bâti le palais s’appelait, à la fin du XVIIe siècle, Mulberry Gardens, à cause de la nature plantureuse de ses mûriers. Lord Artington y avait fait bâtir une maison de campagne, d’aspect simple, sans prétention, célèbre par la première tasse de thé importé en Angleterre et qui a été bue dans ses murs. Lord Artington avait rapporté de Hollande une livre de ces feuilles précieuses qu’il avait payée trois livres, 75 francs, et il avait invité une bande d’amis à venir goûter à cette boisson chinoise. C’est là le point de départ en Angleterre d’un usage qui défierait aujourd’hui toutes les révolutions, tant il fait partie intégrante de la vie anglaise. L’usage de cette boisson a dans beaucoup de maisons tourné à l’excès et c’est à la consommation excessive du thé que les dames anglaises doivent leur sveltesse et aussi, affirme-t-on, leur teint couperosé.

En 1703, le duc de Buckingham acquit la propriété de lord Artington et bâtit, sur l’emplacement de la maison, une demeure beaucoup plus importante, d’un aspect princier. George III, devenu roi, s’en éprit et en offrit au duc £ 21.000. Le marché fut aussitôt conclu et le roi put quitter{112} le vieux palais de Saint-James pour venir habiter ce qui s’appelait déjà Buckingham Palace ou le palais du duc de Buckingham. En 1775, il fut donné à la reine Charlotte par acte du Parlement et c’est à partir de ce moment que la reine y tint ses drawing-rooms.

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Buckingham.—Les appartements de la Reine.

Phot. H. N. King.

Un peu avant la mort de George III, l’édifice donna des signes de décrépitude. Le Parlement vota à George IV les fonds nécessaires pour sa réparation; mais le nouveau roi avait la manie de bâtir et il prétendit qu’il fallait faire autre chose que ce qui existait, le palais de Buckingham étant «indigne du premier gentleman du monde qu’est le{113}

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Buckingham.—Le salon bleu.

Phot. H. N. King.

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roi d’Angleterre». Le Parlement fit la sourde oreille et, comme l’architecte avait un mandat étroitement impératif, il ne put se plier aux exigences du monarque, à qui d’ailleurs la mort ne laissa pas le temps de mettre à exécution ses projets extravagants.

Guillaume IV, qui lui succéda, détestait Buckingham Palace et n’a jamais voulu l’habiter, de sorte que tous les projets de restauration s’évanouirent avec George IV.

Ce ne fut donc qu’après l’avènement de Victoria, lorsque la jeune reine quitta Kensington Palace, que Buckingham devint réellement et pour la première fois résidence royale. Sous le prince Albert, qui était un architecte amateur d’un goût sûr, il subit des agrandissements dans la partie est, la chapelle privée sortit de terre; on y dépensa £ 125.000 et, à défaut de beauté, on lui donna ce qui lui manquait, la grandeur de dimensions, les décorations imposantes qui distinguent un palais d’un château.

L’extérieur, comme on peut le voir par la gravure que nous en publions, n’a rien de remarquable, à part la grille d’entrée qui est, paraît-il, l’œuvre de serrurerie d’art la plus remarquable de notre époque et a coûté à elle seule 3.000 guinées, soit 78.750 francs.

Elle nous fait pénétrer dans une cour qui donne accès au palais par un portique supporté par des colonnes doriques et corinthiennes.

La première salle dans laquelle nous pénétrons a été baptisée la «salle de marbre». Elle mesure 30 pieds sur 50, environ 9 mètres sur 15. Une double rangée de colonnes d’un seul morceau de pur marbre de Carrare, d’environ 4 mètres de haut, soutiennent le plafond composé d’armoiries{116} finement peintes, bleu de roi, rouge, vert et or. Aux quatre angles, dans des niches, des statues de marbre blanc. Quelques marches conduisent de cette salle à une autre beaucoup plus petite où l’on voit une cheminée remarquable, dans laquelle se trouve enchâssée une horloge de cuivre de Vulliamy, surmontée d’une couronne et des armes royales. La galerie des sculptures ouvre sur l’antichambre: c’est une très belle salle de 46 mètres de long dont le plafond est supporté par 42 colonnes corinthiennes; elle est ornée de bronzes classiques sur piédestaux. De chaque côté de superbes consoles supportent des vases de marbre très artistiques. Au bout de la galerie se trouve l’escalier des ministres, qui sert à la famille royale les jours de drawing-room.

De la galerie on pénètre dans une suite d’appartements. La première salle est celle dite de Carnavon; son ameublement est en acajou plein et cuir; elle est ornée de bustes de conquérants romains. Cette salle contient des peintures remarquables, signées Van Somer, Huyssmans, Philippe de Champaigne et Taylor.

De là on passe dans la salle 44, à cause de l’année dans laquelle elle fut décorée à neuf pour la réception de l’empereur de Russie. Belles porcelaines de Sèvres, peintures remarquables: parmi ces dernières, le portrait grandeur naturelle de Nicolas par Coxton Krüger, Léopold Ier de Belgique par Winterhalter; la reine Louise de Prusse, le duc de Wurtemberg, le premier duc de Saxe-Cobourg, Frédéric, roi de Saxe, et Louis-Philippe de France.

Cette salle ouvre sur la Bibliothèque, suivie de la salle du Conseil, laquelle sert de salle de banquet dans les{117} grandes occasions. C’est là qu’a été servi le banquet du Jubilé de 1897. Les jours de drawing-room, sa situation centrale la désigne comme vestiaire. L’ameublement en est en cuir de Cordoue et tapis de Bruxelles; deux superbes buffets, porcelaines magnifiques de Sèvres, de Dresde, de Chelsea, aux couleurs bleu de roi, vert pomme, bleu de Vincennes et rose du Barry. Au centre, une superbe table romaine en mosaïque représentant l’histoire des fondateurs de Rome, Romulus et Rémus: ce meuble, dont le pied est en marbre noir, a été offert à la reine Victoria par le Pape Pie IX à l’occasion de la visite au Vatican du prince de Galles actuel. Vases orientaux et terres cuites offerts par Napoléon en souvenir de l’exposition de Londres de 1851.

La salle 55 est un salon en bois de rose et or. Les peintures, signées de C.-H. Thomas, représentent la revue du Champ-de-Mars, lors de la visite de la reine et du prince consort à Napoléon III et enfin la cérémonie d’investiture de Napoléon III dans la salle du Trône du Palais.

De là on est introduit dans la salle de déjeûner des dames de la Cour. L’aspect de cette salle est sévère avec sa vasque de marbre au pied de granit rouge, toujours garnie de fleurs. Le plus bel ornement est un tableau de Winterhalter, de grande composition, représentant la reine et le prince consort, entourés de cinq enfants, leurs cinq premiers nés.

La salle à manger de la Cour est contiguë à cette dernière; elle sert de vestiaire au corps diplomatique les jours de drawing-room. L’ameublement est en acajou espagnol massif rehaussé d’or; les tapis sont de Turquie. Le plafond est supporté par des colonnes ioniennes en marbre.{118} Entre les fenêtres, des bustes de rois. Cette salle s’ouvre sur le corridor qui mène à la chapelle privée, richement décorée, de style allemand. L’autel, en face duquel s’élève le trône sur des gradins, est très simple; une magnifique tapisserie des Gobelins, représentant le baptême du Christ, lui sert de fond.

De la chapelle nous revenons dans la salle de marbre de l’entrée. La visite des appartements inférieurs est terminée.

Nous nous élevons au premier étage par un escalier monumental de marbre blanc, du plus grand effet. Tout cet étage est réservé aux grands appartements d’État. C’est une suite de salons plus richement décorés et meublés les uns que les autres jusqu’à la salle du Trône. Les jours de drawing-room, les dames admises à la présence, après être montées par le grand escalier, serpentent dans ces salons entre deux barrières de cuivre, garnies de velours rouge, en attendant leur tour de présentation. Les peintures murales sont des copies fidèles des œuvres de Raphaël. La grande salle de bal, avec son grand orgue et sa scène monumentale, se termine par une sorte d’alcôve réservée aux membres de la famille royale. A gauche, la salle ouvre sur une galerie ornée de plantes et d’arbustes, laquelle donne sur la grande salle à manger de gala crème et or, ornée de tableaux représentant les rois d’Angleterre dans des cadres massifs richement sculptés. C’est dans cette salle qu’eut lieu le déjeûner de noces de la reine Victoria. Elle est suivie du salon bleu, garni de riches sculptures représentant l’Éloquence, l’Harmonie et le Plaisir; celui-ci s’ouvre sur le salon blanc, le plus riche de{119} tous, dans lequel se trouve un grand piano à queue Erard, deux vases italiens, don de l’empereur d’Allemagne. A droite, une porte dissimulée dans la boiserie donne accès dans le cabinet privé de la reine. Ce cabinet sert de salle d’attente aux membres de la famille royale, les jours de drawing-room; il est tendu de soie rouge avec des portraits de Victoria et du prince Albert, par Winterhalter.

Du salon blanc, on passe dans la galerie des peintures, qui conduit le visiteur à la salle du Trône, dans laquelle on entre par la droite. Dans cette salle, pas de siège. De riches tentures en soie rouge rehaussée de dentelles. Deux cheminées se font face, surmontées de trophées. Sur l’une d’elles un pendule en écaille, véritable chef-d’œuvre, marquant le jour, la date, la direction du vent, la marée. Au fond, sous un dais de velours aux armes d’Angleterre, avec les initiales VR, un trône placé sur des gradins. C’est dans cette salle qu’ont lieu les présentations à la reine.

L’étage au-dessus comprend les appartements privés de la reine dans lesquels se trouve une très précieuse collection de peintures des écoles flamande, hollandaise, italienne et anglaise. C’est George IV qui a commencé cette collection, où se mêlent les œuvres du Titien, de Teniers, Rembrandt, Rubens, Reynolds, Van Dick, Janssens, etc.

Là se trouve la chambre à coucher de la reine et la chambre de musique, du plus pur gothique, du prince Albert, avec piano et orgue. C’est là que Mendelssohn passa en la compagnie du couple royal la journée qu’il a retracée dans une lettre à sa mère.

Victoria n’a jamais fait de longs séjours à Buckingham Palace, à partir de son mariage, et elle n’y fait aujourd’hui{120} que de très courtes apparitions, lorsqu’elle vient y tenir un drawing-room. Buckingham a vu les années glorieuses de ce règne, les magnifiques réceptions, les bals costumés, les banquets de gala, et ses jardins les garden-parties brillants, tels que savait les organiser le prince consort. Lorsqu’il faisait mauvais temps, les cinq ou six cents invités se réfugiaient dans les grands salons du premier étage et, là, on improvisait des jeux innocents, des charades, ou bien chaque convive de marque était tenu de raconter une histoire.

C’est là que furent successivement reçus les souverains, notamment l’empereur Nicolas de Russie, Napoléon III et l’impératrice Eugénie. Napoléon y reçut solennellement, dans la salle du Trône, l’ordre de la Jarretière et cette fête donna lieu à des réceptions splendides, dont la vieille aristocratie n’a pas encore perdu la mémoire.

Bien que Buckingham n’eût été véritablement résidence royale que depuis l’avènement de Victoria, George III et la reine Charlotte y vécurent dans l’intimité, pour faire diversion à l’étiquette de la vieille Cour de Saint-James. C’est là qu’ils élevèrent si sévèrement leur nombreuse progéniture; c’est là que le roi apprit la conduite scandaleuse de ses deux fils aînés, le prince de Galles et le duc d’York, qui l’affecta au point de lui faire perdre la raison. On dut lui donner une régence. Des quatre fils du roi, seul les ducs de Kent, père de Victoria, et de Cambridge eurent une conduite exemplaire.

Cela ne suffit pas à rendre la raison au roi, qui s’éteignit, après un règne de soixante ans, le plus long avant celui de Victoria.{121}

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Windsor.—Les terrasses.

Phot. H. N. King

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Il y a quelque chose comme huit cents ans que le château de Windsor sert de résidence d’été aux souverains d’Angleterre. Il faut remonter à Guillaume le Conquérant pour trouver l’origine de cet antique château-fort, bizarre assemblage de tous les styles, auquel chaque siècle a légué quelque chose de son goût. Windsor est situé dans le comté de Berk, à 35 kilomètres ouest de Londres, sur la rive droite de la Tamise, tandis qu’Eton, l’école de la noblesse, est située sur la rive gauche et n’est séparée de la ville royale que par un pont.

Le territoire de Windsor avait été donné par Édouard le Confesseur, à l’abbaye de Westminster. Sous les abbés, le pays avait été initié à l’agriculture et nourrissait toute une population industrieuse et honnête. Vint Guillaume le Conquérant, qui s’empara de tout, décida de se construire un château sur la colline qui domine de sa pente douce la vallée de la Tamise, et de couvrir les environs d’une épaisse forêt. Plus tard, Édouard III, voulant augmenter le domaine royal, et surtout agrandir le château, fit recruter des ouvriers qu’il obligea à travailler. Pour s’assurer leur concours aussi longtemps qu’il le voudrait, il édicta des pénalités sévères contre quiconque hébergerait un de ses ouvriers, ou lui fournirait les moyens de vivre par le travail ou autrement.

Chaque souverain a depuis contribué à l’embellissement du château jusqu’à Georges IV, qui y dépensa plus de 21 millions de livres pour le mettre en son état actuel. La chapelle Saint-George est un véritable bijou d’architecture{124} ogivale et l’échantillon le plus exquis du style du XVe siècle. Sa crypte sert de tombeau à un certain nombre de rois d’Angleterre.

Le parc qui entoure le château n’a pas moins de 100 kilomètres de circuit; sa magnifique terrasse, qui mesure 575 mètres de largeur, est ornée de statues de bronze et de marbre. De la tour du milieu du château, sur laquelle flotte l’Union-Jack, la vue s’étend sur douze comtés. Sa forêt, immortalisée par le poète de génie Pope, est une des plus belles d’Angleterre.

Les appartements privés de la reine occupent à peu près toute la partie est du château. La chambre à coucher et le boudoir de Sa Majesté ont une magnifique vue sur le grand parc. Tous les appartements donnent sur le grand corridor de 152 mètres, où M. Guizot s’égara si comiquement dans la nuit qui suivit l’arrivée de Louis-Philippe. Les peintures qui le garnissent du haut en bas et de chaque côté, représentent des événements relatifs à la famille royale: ce sont des baptêmes, des confirmations, des mariages de princes et de princesses.

Une suite d’appartements tendus de satin contiennent des merveilles en porcelaines artistiques, dont bon nombre de la manufacture de Sèvres, lesquelles avaient été destinées à Louis XVI. Cette partie des appartements renferme de précieux souvenirs, entre autres la petite châsse où est conservée la vieille bible du général Gordon avec la page marquée où il en était resté lorsque la mort vint le surprendre. La reine, à chaque retour à Windsor, a coutume de rouvrir le livre à cette page et de lire à haute voix un verset. Nous ne dépeindrons pas les salons vert,{125}

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Windsor.—Le salon d’audience.

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violet et blanc, tendus de soie et dont la superbe collection de Sèvres bleu de roi, achetée par George IV, constitue la plus grande richesse. On l’évalue à 200.000 livres sterling. Dans le salon violet se trouve le piano sur lequel Victoria prit ses premières leçons et qu’elle avait voulu un jour fermer à clé à jamais, pour se dérober à la torture qu’il lui faisait subir.

La salle à manger privée de la reine est désignée sous le nom de chambre octogonale; elle est de pur style gothique, en chêne sculpté dans la masse. Quelques beaux tapis des Gobelins garnissent les murs et, croyons-nous aussi, la Rixe de Meissonnier. La reine ne dîne dans cette salle qu’en intimité et lorsque ses invités ne sont pas plus nombreux que sept. On voit, dans cette salle, le Bol de punch, par Flaxman, don de George IV, lorsqu’il était prince régent. La salle d’audience privée de la reine est surtout remarquable par ses portraits de famille. La chambre des tapis, qui servait de chambre à coucher à la fille aînée de la reine, plus tard impératrice Frédéric d’Allemagne, est ornée de quatre tapisseries des Gobelins, représentant les quatre saisons, don de l’empereur Napoléon III, ainsi que tout l’ameublement, en tapisserie de Beauvais.

Parmi les appartements d’apparat, que le public est admis à visiter une fois par semaine, lorsque la reine n’habite pas le château, nous citerons la salle du Trône et le trône d’ivoire, remarquablement sculpté, offert à la reine par le Maharajah de Travancore et la grande salle de banquet, dite salle de Waterloo, où se trouve toute une riche vaisselle d’or, d’une valeur inestimable. C’est dans cette{128} salle que fut reçu Louis-Philippe, le 8 octobre 1844. Le prince consort et le duc de Wellington étaient allés au-devant de lui à Portsmouth. La reine descendit jusqu’au bas du perron pour le recevoir. On cultivait alors l’alliance française et le prince Albert excellait à trouver des prévenances pour le roi.

Louis-Philippe fut ravi: il oublia sans doute que la rançon d’un roi de France avait payé cette salle; qu’il était le premier roi de France à fouler au pied le sol de la cour du château, depuis le roi Jean prisonnier; il passa donc gaiement sous les étendards glorieux des Marlborough et des Wellington et devant les portraits des membres du Congrès de Vienne, réuni après la défaite des armées françaises à Waterloo, pour arriver jusqu’à sa place. Pour comble d’ironie, le pauvre roi vint le lendemain plier le genou devant le trône d’ivoire de Victoria, qui, devant le concile de l’ordre, l’avant-dernier en date, l’arma chevalier de l’ordre de la Jarretière, ordre créé par Édouard III pour célébrer sa victoire de Crécy sur la France. Victoria avait-elle eu quelque part à la composition du programme? En tout cas, la reine d’Angleterre ne brilla pas, ce jour-là, par le tact dont elle a donné maintes preuves en d’autres occasions. Peut-être Louis-Philippe se rendit-il compte, dans la suite, du rôle ridicule qu’il était allé jouer à la Cour de Windsor et s’en vengea-t-il, en faisant échouer les efforts de la diplomatie anglaise, échec que d’ailleurs il paya de son trône? Toujours est-il que la cordiale entente ne fut pas de longue durée. Napoléon III reçut quelques années plus tard le même cordon de la Jarretière, mais on eut cette fois la{129}

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Windsor.—La grande salle de réception.

Phot. H. N. King.

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pudeur de le lui remettre à Buckingham, loin de ces souvenirs pénibles à une âme française.

C’est dans la même salle de Waterloo que la reine recevait dernièrement son petit-fils Guillaume II, dont elle crut prudent de s’assurer la bienveillante neutralité, au moment de tenter l’écrasement des républiques du Transvaal et d’Orange dans la guerre que l’histoire enregistrera vraisemblablement sous le titre de guerre des mines d’or.

Tels sont les deux palais officiels de la reine. Le seul titre de palais officiel indique suffisamment que ce n’est pas là qu’il faut chercher à surprendre Victoria dans l’intimité. Là elle s’est toujours montrée reine et rien que reine. La raison d’État l’a obligée de cacher ses sourires et de dissimuler ses larmes. Une seule personne lui en avait rendu le séjour moins amer, c’était le prince Albert, et c’est là qu’elle le perdit, le 14 décembre 1861.{132}

VIII

Les Homes de la Reine.

I.—OSBORNE HOUSE

Le manoir d’Eustache Mann.—Les attentions de l’époux et du père de famille.—Le cottage suisse et ses neuf jardinets.—A la cuisine des princesses royales.—La chambre indienne.—Vertus domestiques.

II.—BALMORAL CASTLE

Sur les bords de la Dee.—Magnifique panorama.—La vie dans les montagnes.—Idylles et jours tragiques.—La dépêche du Zululand.—Au milieu de ses souvenirs.

Buckingham et Windsor sont les palais dorés où la reine est prisonnière de la Constitution; Osborne et Balmoral, ce sont les homes, c’est-à-dire les lieux où elle vit, où elle aime, où elle est elle-même, où elle vient chercher la force de jouer l’autre personnage qu’elle représente. Osborne et Balmoral sont dans des sites recherchés pour la santé de l’époux, découverts par lui; les plans des deux châteaux sont sortis de son cerveau; il s’est ingénié à en faire des nids, où l’on respire à pleins poumons, dans l’intimité{133} des personnes chères, sans contrainte, mais avec le décorum qui convient à la dignité royale.

Depuis leur mariage, la reine et le prince consort s’étaient dit bien souvent qu’il leur faudrait un home, où voir grandir leurs enfants au bon air et s’occuper de leur éducation. La santé du prince Albert était jugée assez délicate et les médecins estimaient qu’elle profiterait d’un séjour prolongé à la mer. Les prédécesseurs de Victoria avaient bien eu des résidences au bord de la mer; mais aussitôt leur présence avait fait des plages de leur choix des lieux à la mode dont la grande vie, toujours à l’affût de distractions, venait aussitôt chasser le calme. Comme le couple royal accompagnait le roi Louis-Philippe jusqu’à Portsmouth, sir Robert Peel attira l’attention du prince sur Osborne. A priori, l’idée d’un home en ce lieu lui sourit. Il se dit qu’en choisissant une île, eût-elle 30 kilomètres sur 20, il aurait plus de chances de voir respecter son amour de la tranquillité. Le prince Albert alla donc faire un tour à l’île de Wight en 1845, dans le Solent, en vue de Portsmouth, le grand port militaire de l’Angleterre. Il y vit le manoir d’Eustache Mann, célèbre par les luttes de Charles Ier contre son Parlement. Avec son architecte Thomas Cubitt, il eut vite fait de juger qu’il ne pourrait en tirer aucun parti et qu’il faudrait édifier une résidence nouvelle sur ses ruines. Toutefois le magnifique parc, les allées grandioses formées d’arbres séculaires et descendant en pente douce vers la mer, l’immense panorama dont la vue pourrait jouir par-dessus ces arbres, le climat tempéré, tout séduisit le prince, qui fit l’acquisition du domaine, comprenant environ 5.000 acres de terrain (un{134} acre de terrain vaut 40 ares 467 ou 4.046 mètres carrés) permettant de faire une promenade de 10 milles à cheval ou en voiture sans sortir de sa propriété. Il fit raser le vieux manoir et édifier à sa place un château moderne de style italien, composé de deux étages et d’un rez-de-chaussée, flanqué de deux tours carrées et recouvert de terrasses formant toit à l’italienne et du haut desquelles la vue embrasse une étendue immense.

Le prince dessina l’aménagement intérieur du château, les jardins, les allées, en un mot il en fit une résidence aussi moderne que possible avec tout le confortable imaginable. A Osborne House, car on a trouvé le nom de château trop pompeux pour désigner un home de cette simplicité, rien n’y a été oublié pour le confort de la vie.

A l’intérieur, il se compose d’une suite de salons, d’une salle de billard, d’un cabinet du prince, d’une bibliothèque, d’un cabinet de la reine, d’une salle du Conseil pour le cas où la reine aurait à réunir ses ministres ou son Conseil privé, de vastes salons bien éclairés et bien aérés, d’une nursery spacieuse. Le jeune ménage était en bonne voie de famille et le père avait le devoir de se préoccuper de faire de la place à sa progéniture; de prévoir le jour où ses enfants seraient grands, de leur réserver leurs appartements à eux et à leur famille dans la résidence qui devait dans sa pensée être et rester le home familial. Enfin il fallait songer au service d’honneur de la reine, quelque restreint qu’il fût et au nombreux personnel domestique.

Rien n’échappa au prévoyant architecte, qui s’occupa{135} de faire des serres à fleurs, à fruits, des caves aérées, des écuries et remises et une ferme modèle, le tout décoré avec beaucoup de goût et une relative simplicité. L’ameublement choisi par lui est confortable, mais dépourvu d’un luxe tapageur. Les œuvres d’art, peintures, sculptures, eaux-fortes, gravures, pullulent à Osborne. Les dimensions des pièces sont suffisantes, mais conviennent à l’intimité.

Les fenêtres des appartements de la reine ont vue sur la prairie et le parc; une jolie sculpture, un bassin, un jet d’eau, un bouquet d’arbres avec, dans le fond, des allées en clair obscur ravissent le regard, en quelque sens qu’il se porte.

Plus tard, en 1855, le prince Albert fit cadeau à ses enfants d’un petit cottage suisse qu’il édifia à plus d’un mille du château. Les enfants en firent un véritable petit musée. Tous leurs jouets et bon nombre de ceux de leur mère lorsqu’elle était enfant, y ont été conservés avec soin. Il est curieux de voir où les goûts de chacun le portait. Les petites princesses avaient au rez-de-chaussée du cottage toute une batterie de cuisine, avec laquelle elles s’initiaient à l’art des petits plats. Bien des fois, la table royale fut servie de mets préparés par elles et leurs parents s’en sont le plus souvent régalés. Autour du cottage sont encore dessinés neuf jardins. Le prince a voulu que chacun de ses enfants sût manier la bêche et le râteau et pratiquer l’horticulture. Le dimanche, la reine et son époux allaient voir les progrès des jardins et ceux qui avaient obtenu des résultats satisfaisants recevaient les félicitations de leurs parents.{136}

Depuis la mort du prince Albert, Osborne House s’est augmentée d’une «Chambre Indienne», désignée sous le nom de Durban House, véritable salon indien où la reine d’Angleterre, devenue impératrice des Indes, reçoit solennellement les princes de l’Orient qui viennent lui rendre hommage et d’un hôpital pour les serviteurs de la Cour, lequel est contigu aux luxueuses écuries.

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Osborne-House.

Phot. H. N. King.

La reine va toujours passer l’hiver à Osborne, à cause du climat tempéré de la côte méridionale de l’Angleterre en général et de l’île en particulier, où les arbres sont en fleurs en plein hiver. Elle y reste pour les fêtes de Noël{137}

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Balmoral.—La salle de bal.

Phot. R. Milne.

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que tous ses enfants et petits-enfants ont coutume de venir célébrer avec elle. On y mange le plum-pudding traditionnel et on y rôtit l’aloyau de bœuf, dont une partie est expédiée aux gens de Windsor et une autre à ceux de Balmoral. Un immense arbre de Noël est toujours dressé à cette occasion dans l’ancienne nursery des princes et princesses royales et chaque petit-enfant ou arrière-petit-enfant y trouve attaché un souvenir de la reine. Ceux qui ne peuvent être présents à cette fête de famille ont l’habitude d’écrire. A cette occasion, Victoria reçoit des Cours étrangères des pâtés de venaison avec des dédicaces de toute sorte. Aussi pendant toutes les fêtes de Noël est-ce un va-et-vient continuel de Gosport à East Cowes et les équipages des deux yachts qui font le service de la reine à travers le Solent, entre la côte et l’île, ont-ils de quoi s’occuper.

La reine ne quitte Osborne que pour l’époque des fêtes de Pâques, où elle a l’habitude de venir demander au soleil du midi de la France, ou d’Italie, un peu de la chaleur de ses rayons. Les médecins lui conseillent de quitter le climat de l’Angleterre, particulièrement humide à cette époque de l’année.

Osborne House s’est partagé avec Balmoral la plus grande partie de la vie de la reine Victoria. C’est là que la souveraine a pu s’occuper avec le prince Albert de l’éducation de leurs nombreux enfants. C’est là, dans le cercle des intimes, que s’est surtout révélée la simplicité de ses goûts et la modestie de ses vraies aspirations. Grâce à l’isolement de l’île de Wight, la reine a réussi à dérober aux exigences de sa situation élevée, des années entières{140} qu’elle a pu consacrer aux joies intimes de la vie familiale et, en cela surtout, elle a fait œuvre de reine et donné à son peuple un salutaire exemple. Elle a remis en honneur le foyer anglais, le home paternel et a resserré du même coup les liens de la famille; elle a été un exemple de vertus domestiques pour toutes les femmes. Par la simplicité de sa mise, elle a enrayé à temps un goût immodéré de la toilette, qui s’était emparé de son sexe, et c’est à elle que l’Angleterre doit surtout la rigide sobriété du costume de ville féminin.

Autrefois, la reine se rendait, pour accomplir ses devoirs religieux, à la petite église de Whippingham; aujourd’hui elle assiste aux offices dans la chapelle privée du château.

On ne la voit en voiture de demi-gala que la semaine des régates.

Sa garde d’honneur se compose à Osborne d’un détachement du régiment caserné à Parkhurst, lequel reste à East Cowes; de plus, un cuirassé reste à l’ancre dans le Solent pendant tout son séjour.

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Balmoral, l’autre home de la reine Victoria et son home favori, est situé dans la vallée de la Dee, dans les highlands du comté d’Aberdeen, dont lord Byron nous décrit, dans ses heures de paresse, Hours of Idleness, la scénique grandeur. Ces montagnes, contreforts de la chaîne des Grampians, comprennent trois des plus hauts sommets de la Grande-Bretagne: Ben Muich Dhui, Braeriach et Cairntoul. La Dee est une rivière dont la{141} source remonte à ces hautes cîmes et dont les eaux de cristal sont formées de la fonte des neiges perpétuelles qui les couronnent. D’abord étroite, la vallée de la Dee va s’élargissant jusqu’à Aberdeen, lieu où elle se jette dans la mer du Nord. Le château de Balmoral est situé sur la rivière à la borne miliaire nº 50 venant d’Aberdeen et est à mi-chemin entre Aberdeen et Braemer, renommé par son sanatorium. Autrefois on y venait par la mer jusqu’à Aberdeen et de là par relais. Aujourd’hui on y vient par le chemin de fer jusqu’à Ballater, station située à 8 milles du château.

La santé du prince Albert paraissant toujours délicate, son médecin, le docteur sir James Black, lui avait conseillé d’aller passer quelques semaines en Écosse. L’air fortifiant des montagnes lui ferait du bien, disait-il. Le prince Albert, qui se souvenait des joies que lui avaient procurées ses visites en Écosse en 1842 et 1844 en compagnie de la reine, et des bonnes journées qu’il avait passées dans ses épaisses forêts à chasser le sanglier et le daim et les enchantements de la reine à la vue de ces paysages sauvages, consulta le duc d’Aberdeen, qui lui donna le conseil de louer Balmoral. Le prince le loua donc en août 1848 et il fut décidé que la famille royale irait y passer l’automne.

La reine a consigné dans ses Mémoires les moindres péripéties de sa vie dans les montagnes d’Écosse. Voici quelle a été sa première impression de Balmoral:

«Nous arrivons à Balmoral à trois heures moins le quart. C’est un très joli petit château, orné d’une tour pittoresque et bâti dans le vieux style écossais. Devant le château s’étend un jardin au bout duquel commence{142} la pente d’une haute colline boisée; derrière le château, le sol tout boisé descend en pente douce vers la Dee; de toutes parts, des collines bornent l’horizon.

«Le château se compose d’un petit hall avec une salle de billard; à côté de celle-ci, la salle à manger. Au premier, auquel on monte par un large escalier, on entre à droite dans un salon qui se trouve au-dessus de la salle à manger, belle pièce contiguë à notre chambre à coucher, dans laquelle s’ouvre un cabinet de toilette qu’Albert s’est réservé. De l’autre côté de l’escalier, en descendant trois marches, on entre dans les trois chambres des enfants et de Miss Hildyard. Les dames vivent en bas et les gentlemen en haut.

«Nous lunchons en arrivant et à quatre heures et demie nous sortons pour la promenade. Par un gentil petit sentier tortueux, nous gravissons à pied la colline sur laquelle ont vue nos fenêtres. Nous y trouvons un cairn[A]. Du haut de cette colline, la vue par-dessus la maison est charmante. A l’ouest notre vue s’étend sur les collines qui entourent Loch-na-Gar, et à droite, dans la direction de Ballater, elle embrasse la vallée au milieu de laquelle serpente la Dee avec ses jolies collines boisées, qui nous rappellent si bien la forêt de Thuringe[B]. Quel calme, quelle solitude, comme cette vue fait du bien, et comme l’air pur des montagnes vous rafraîchit! Tout semble respirer la liberté et la paix et vous fait oublier le monde et ses tristes tracas.{143}

«Le site est sauvage, sans être désolé; tout y paraît plus prospère et mieux cultivé qu’à Laggan. Le sol est délicieusement sec. Nous descendons ensuite le long de la rivière, qui est tout près derrière la maison: la vue des collines dans la direction d’Invercauld est extrêmement belle.

«Quand je suis de retour à six heures et demie, Albert sort pour essayer sa chance sur quelques sangliers qui se tiennent tout près dans les bois; mais il n’est pas heureux. Le soir, ces sangliers s’approchent très près de la maison.»

En 1852, après trois saisons passées à Balmoral, le prince Albert se rendit, pour la somme de 31.500 livres sterling, propriétaire du domaine, que la reine arrondissait encore, en 1878, en faisant l’acquisition de la forêt de Ballochbuie, bois de pin situé dans le voisinage de Balmoral. La propriété actuelle contient 40.000 acres et elle s’étend sur une demi-douzaine de milles le long de la rivière. Elle comprend une portion de Loch-na-Gar.

Le nouveau château, œuvre de l’architecte William Smith, d’Aberdeen, aidé du prince Albert, date de 1853-1855. Chaque année, une portion du château s’ajoutait aux précédentes, de sorte que la famille royale a pu jouir de son home écossais sans interruption. Sa tour massive a 100 pieds, soit plus de 30 mètres de haut. On l’aperçoit de très loin à la ronde. Le château est construit en granit gris très dur, ce qui n’est guère favorable à l’ornementation. Sa façade ouest est ornée de bas-reliefs de marbre représentant saint André, patron de l’Écosse; saint Georges et le Dragon; saint Hubert et le Daim. Les armes royales{144} sont sculptées au-dessus de la porte d’entrée principale.

La simplicité de l’aménagement intérieur du château répond à la sévérité de son aspect extérieur. Des têtes de sangliers et de daims, rappelant chacune une journée mémorable passée à la chasse en compagnie d’un personnage couronné, décorent le vestibule d’entrée, dont le principal ornement est une statue en bronze grandeur naturelle, de Malcolm Canmore. Des bustes en marbre de la reine, du duc d’Albany, du grand-duc de Hesse, de l’empereur Frédéric d’Allemagne, ses fils et gendres défunts. Dans le long corridor qui dessert toutes les pièces du château, à côté de fort belles sculptures et statues de marbre, on peut voir la statue grandeur nature du prince consort, reproduction de celle qui est élevée dans le jardin. Les diverses pièces ne méritent aucune mention spéciale, à part la salle de bal, dont les dimensions et la décoration révèlent un intérieur royal. Elle est décorée de trophées écossais et est éclairée par de fort beaux candélabres. Les appartements privés de la reine sont au premier étage au-dessus du salon; ils ont vue sur les jardins à l’ouest du château.

Comme à Osborne, la reine a cherché à s’isoler du monde. La station de Ballater ne dessert guère que son château et elle s’est arrangée pour qu’aucune station, même celle-là, ne fût à proximité. Elle a enclavé dans sa propriété un certain nombre de routes qui sont devenues chemins privés, de sorte que personne ne peut venir troubler sa solitude.

C’est ici surtout que la reine Victoria a vécu selon ses goûts, qu’elle a été l’épouse du prince Albert et la mère{145}

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Le château de Balmoral.

Phot. R. Milne.

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de ses enfants. Du matin au soir, en dehors des quelques heures données aux affaires publiques, car les papiers d’État lui parviennent là chaque jour, elle a pu se livrer à ses occupations favorites. Lorsqu’elle n’est pas en promenade, ou en visite chez les paysans où elle se rend seule, sans escorte, en bonne bourgeoise, on la voit, le crayon ou le pinceau à la main, en train de prendre un croquis ou de laver une aquarelle. Elle adore les cornemuses et elle a ses artistes écossais qui la régalent de leurs airs mélancoliques le matin à son lever, pendant ses repas et aussi le soir. Elle aime les danses des ghillies, montagnards écossais, auxquelles elle prend souvent part, à la lueur des torches de résine. Lorsque les membres de la famille royale sont au château et que l’on fête soit l’anniversaire de la reine, soit tout autre événement heureux, elle donne l’ordre de danser. Alors il n’y a plus de rang, les princes font vis-à-vis aux servantes du palais et les princesses aux domestiques; les hommes portent tous le costume écossais, le jupon et le plaid et la petite casquette à rubans pendants.

Elle a le plus grand goût pour la vie rustique de ces régions, la franchise et le loyalisme de ses Ecossais. On la voit dans ses jeunes années courrir le daim à cheval et gravir les collines les plus escarpées; on la rencontre sur toutes les routes, en voiture, à cheval ou à pied, quelquefois seule; on la voit entrer dans les plus humbles chaumières porter des vêtements de laine tricotés de ses mains ou quelques secours en argent; visiter les malades, les maisons que la mort a frappées; prendre part aux baptêmes, accepter le verre de whisky national et trinquer{148} avec les derniers de ses paysans; visiter les châteaux voisins, y accepter l’hospitalité la plus simple et la plus cordiale; encourager l’élevage du bétail; assister aux offices dans l’humble église du village de Crathie; recevoir la communion avec les paysans; fonder des écoles sur ses domaines, réparer les chaumières des pauvres; assister à l’érection de cairns commémoratifs, prendre part aux danses aux flambeaux qui en célèbrent l’achèvement.

L’amour de la reine pour Balmoral ne fait que se fortifier d’année en année. Le 28 septembre 1853, elle assiste avec tous les siens à la pose de la première pierre du nouveau château; le 7 septembre 1855, elle en prend possession et écrit:

«A sept heures un quart, nous arrivons à notre cher Balmoral. Cela me paraît étrange de passer en voiture sur l’emplacement d’une partie de l’ancien manoir. La nouvelle résidence paraît magnifique. La tour et les chambres ne sont qu’à demi terminées. Les communs ne sont pas encore bâtis. Les gentlemen, à l’exception du ministre de service, s’installent dans l’ancienne maison, ainsi que les domestiques. On jette un vieux soulier derrière nous, au moment où nous pénétrons dans le nouveau bâtiment; c’est la coutume qui doit nous porter bonheur. La maison est charmante, les pièces délicieuses, l’ameublement et les papiers de tenture sont la perfection même.»

Deux jours après, des dépêches apportent une bonne nouvelle au château à peine inauguré. Elles viennent de lord Clarendon et de lord Granville: la première annonce que le maréchal Pellissier rapporte la destruction de la{149} flotte russe; la seconde, que Sébastopol est tombée aux mains des alliés. La joie éclate au château. Le prince Albert donne l’ordre d’allumer un grand feu de joie. On boit le whisky.

Le 29 septembre, le prince Frédéric de Prusse, en visite au château, demande la main de Wickie, la fille aînée de la reine, qui doit donner le jour à Guillaume II. Le prince sait que la bruyère blanche est l’emblème du bonheur. Il en cueille un brin et le présente à la princesse en lui faisant part de ses espérances.

Le 30 août 1856, en revenant au château, la reine le trouve achevé. Elle est émerveillée de l’ensemble. Le 13 octobre de la même année, elle écrit dans son journal:

«Chaque année, mon cœur s’attache davantage à ce cher paradis, et d’autant plus que tout ici est l’œuvre de mon Albert bien-aimé, comme à Osborne.»

Toute une vie de bonheur s’écoule dans ces parages. Le 21 août 1862, la reine, devenue veuve, revient à Balmoral, pour la première fois sans celui qu’elle adorait. Son premier soin est d’élever un cairn à sa mémoire. Elle écrit ce jour-là:

«A onze heures, nous partons tous pour Craig Lowrigan. La vue est très belle et le jour très brillant. La bruyère est violette; mais, hélas! je ne ressens plus de plaisir ni de joie! Tout est mort pour moi! Voici au sommet de la colline les fondations du cairn qui aura 42 pieds à sa base et d’où l’image de mon précieux Albert dominera toute la vallée. Six de mes orphelins et moi plaçons chacun notre pierre qui porte nos initiales gravées; nous posons aussi celle des trois plus jeunes absents. Je me sens tout{150} ébranlée et nerveuse. Le monument aura 35 pieds de hauteur et on y lira l’inscription suivante:

A LA MÉMOIRE BIEN-AIMÉE
D’ALBERT, LE GRAND ET BON PRINCE CONSORT,
ÉLEVÉ PAR SA VEUVE AU CŒUR BRISÉ
VICTORIA R.
LE 21 AOUT 1862

Étant parfait, il a pu accomplir sa destinée en peu de temps.

Son âme plut au Seigneur
Qui le rappela à lui
Du monde des méchants.
Sagesse de Salomon, IV, 13, 14.

«Je rentre très fatiguée de ce pèlerinage à travers la bruyère et par de mauvaises routes.»

Les années suivantes, elle inaugure les statues de son époux à Aberdeen et à Balmoral.

Le 8 octobre 1870, Victoria célèbre à Balmoral les fiançailles de sa fille, la princesse Louise, avec le marquis de Lorne.

Le 19 juin 1879, un mois après l’érection du cairn à la mémoire de sa fille la princesse Alice, grande-duchesse de Hesse, elle apprend à Balmoral la mort du prince impérial Napoléon IV. Elle écrit ce jour-là:

«A onze heures moins vingt, Brown frappe et dit en entrant qu’il apporte de mauvaises nouvelles. Tout alarmée, je lui demande de qui il s’agit: «Le jeune prince français a été tué», me répond-il, et, comme je ne comprenais rien à ce qu’il me disait, Béatrice entre{151} avec le télégramme à la main et s’écrie: «Le prince impérial vient d’être tué au Zoulouland!» Un frémissement d’horreur me parcourt au moment où j’écris ces lignes.

«Je me prends la tête dans les mains: «Non, non, c’est impossible!» Béatrice pleure à chaudes larmes. Je prends connaissance du télégramme.

«Pauvre, pauvre impératrice! Son fils unique parti! Quel malheur! Je suis dans la plus grande détresse.»

La reine se couche tard ce jour-là et ne peut fermer l’œil de la nuit. Le lendemain, elle commence son journal par ces mots:

«Passé une très mauvaise nuit, sans pouvoir goûter le moindre sommeil, hantée par l’horrible nouvelle et ayant des Zoulous devant les yeux. Ma pensée n’a pas quitté la pauvre impératrice Eugénie, qui ne connaît pas encore son malheur. Il y a aujourd’hui quarante-deux ans que je suis montée sur le trône, mais je ne pense qu’au triste événement.»

Balmoral a aussi assisté à des événements heureux, les lunes de miel des duc et duchesse de Connaught, des duc et duchesse d’Albany, des prince et princesse Henry de Battenberg. La fille et le fils de ces derniers, la princesse Eva et le prince Donald sont nés au château en 1887 et 1891.

La reine n’a jamais manqué de venir deux fois par an passer quelque temps dans son home écossais. En mai et juin, elle y passe quelques semaines, au cours desquelles elle célèbre toujours son anniversaire de naissance, et elle y revient au milieu d’août pour y séjourner jusqu’au milieu de novembre. On devine que sa vie y est quelque{152} peu changée, maintenant que l’âge lui interdit les longues chevauchées et les excursions de plusieurs jours en voiture. Elle n’en vit que plus intimement au milieu de tous les souvenirs que lui rappellent, à chaque pas, un arbre planté, un cairn, une croix commémorative, une inscription. Elle n’y est gardée que par un seul policeman, qui circule dans les jardins autour de la maison pour détourner les curieux ou les reporters qui ne manqueraient pas de s’introduire chez la reine. Malgré tout, elle parle toujours de Balmoral comme d’un Eden, où elle puise en quelques semaines la force de vivre ailleurs le reste de l’année.{153}

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Le prince Albert.

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IX

La reine Victoria épouse.

Épouse et camarade.—Attentions et prévenances.—En vedette.—Le titre de roi consort.—Dans le lac.—Dorlottée.—Tout meurt avec lui.—Convois, statues, memorials.—Dernier portrait.

Victoria fut une épouse modèle, comme le prince Albert fut un époux idéal. Se rendant parfaitement compte de la fausseté de sa position, il n’a jamais cherché qu’à rendre service à la reine et à faire en sorte que son règne fût aussi glorieux que possible.

La reine lui a prodigué durant toute sa vie tous les trésors d’affection et c’est surtout son amour pour l’époux de son choix qui lui a donné la force d’accomplir sa destinée.

Dès le début de son mariage, elle aurait voulu faire conférer au prince Albert, par acte du Parlement, le titre de roi consort. Elle s’ouvrit de ce projet au roi Léopold et au baron Stockmar, qui tous deux furent d’avis qu’il fallait attendre que le prince eût acquis des droits sérieux{156} à la confiance de la nation. Elle patienta et, en 1845, lorsque le prince se fut acquitté avec éclat du rôle de directeur des Beaux-Arts qui lui avait été confié par le Conseil des ministres et qu’il eût aux yeux de tous donné la mesure de ses hautes capacités et de la solidité de son jugement, elle vint à la rescousse; mais cette fois encore, le baron Stockmar fut d’avis que ce serait éveiller les susceptibilités de la nation que de donner à un étranger le titre de roi d’Angleterre. Sir Robert Peel et le duc d’Aberdeen furent du même avis; le premier prit même les devants et s’arrangea pour être interpellé à ce sujet à la Chambre des communes, afin de faire cesser les bruits qui couraient d’un si grand changement à la Constitution.

La reine, en poursuivant son but, n’avait en vue que de conférer à son époux une dignité qui cadrât mieux avec la haute idée qu’elle en avait. Elle prit bravement son parti de son échec et s’attacha à régner autant que possible selon les idées du prince Albert. En toute chose elle lui demandait conseil et ce n’est qu’après avoir eu ses avis qu’elle agissait.

C’est le souci de la santé de ce précieux compagnon qui lui fit acheter successivement Osborne et Balmoral, en même temps que le désir de goûter avec lui un genre de vie plus en rapport avec ses goûts et dans lequel disparût la différence de leurs situations.

Le prince Albert aimait les enfants: elle voulut lui donner une nombreuse progéniture et s’appliqua de son mieux à concilier ses devoirs d’épouse et de reine.

En tout elle adopta ses goûts; les plaisirs favoris de son époux devenaient aussitôt les siens; elle ne voyait que{157} par ses yeux et n’était jamais si heureuse que quand leurs idées se rencontraient sur un sujet quelconque.

Plusieurs fois le prince fut l’objet des attaques de la presse. La reine s’en montra très affectée et s’efforça de les lui faire oublier. Chaque fois qu’elle put le mettre en vedette aux yeux du pays, elle n’en laissa point échapper l’occasion. Elle lui sut gré de s’instruire dans les lois de l’Angleterre et de se faire recevoir docteur de l’Université d’Oxford. Elle le vit avec plaisir prendre en mains l’organisation de l’exposition de 1851, qui donna un si grand essor à l’industrie nationale. Elle le pressa d’accepter le titre de chancelier de l’Université de Cambridge, lorsque cet honneur lui fut offert et elle visita l’Université pour lui donner l’occasion d’exercer ses prérogatives en souhaitant la bienvenue à sa souveraine.

Elle sut apprécier la besogne écrasante et ingrate à laquelle il se condamna en lui servant de secrétaire particulier, avant le général sir Henry Ponsonby et sir Bigge. Elle lui fut surtout reconnaissante de se dévouer au bien extérieur et intérieur du Royaume-Uni.

Toutes les lettres de Victoria sont pleines d’admiration et d’amour pour son époux; ses mémoires sont remplis de lui et, depuis sa mort, la mémoire du cher défunt est associée à ses moindres souvenirs.

Elle constate avec plaisir qu’il produit une excellente impression sur tous ses ministres, quoique de partis opposés; sur les souverains étrangers qui viennent à la Cour et sur l’aristocratie. Elle dissipe d’avance les préventions de ceux qui l’approchent pour la première fois avec les préjugés de la foule. Lorsque la haine des partis semble{158} l’emporter et essaye de jeter la suspicion sur lui, elle le défend alors énergiquement et le couvre de son autorité.

Sans la reine, le prince Albert n’eût sans doute eu à la Cour de Saint-James que le rôle effacé de l’époux de la reine Anne; grâce à elle, il est au contraire considéré par tous comme le premier personnage après la reine et comme son mentor en toutes choses.

La veille du baptême de la princesse royale, devenue l’impératrice Frédéric, le prince en patinant sur le lac de Buckingham Palace tombe dans l’eau glacée. Tous poussent des cris et courent chercher des cordes, des échelles; la reine se précipite sur la glace au risque de la sentir se dérober sous elle et lui porte un prompt secours.

Dans ses excursions à travers les Highlands, elle est heureuse du charme que son époux exerce sur tous ceux qui l’approchent et des hommages sincères qui lui sont rendus par ses fidèles écossais.

S’il doit la quitter, ne fût-ce que pour quelques jours, elle en a du chagrin et ses mémoires attestent qu’elle compte les jours qui la séparent de son retour. Dans ses jeunes années elle partage ses plaisirs, fait de longues et fatigantes chevauchées à travers les pics montagneux, chasse le daim dans les forêts qui lui rappellent celle de Thuringe. A sa fête et à l’anniversaire de sa naissance, elle s’ingénie à lui faire plaisir et lui prépare des fêtes qui lui rappellent son pays natal.

Dans ses couches, elle veut toujours l’avoir auprès d’elle pour la soutenir de sa présence et elle ne veut être soignée que par lui.

Lorsqu’il dresse le plan de ses homes dans l’île de Wight{159} et en Écosse, elle tient à ce que les pièces où ils doivent vivre intimement ne soient point trop grandes, afin d’être plus près de lui.

En un mot, c’est la femme aimante, prévenante, attentionnée, toujours prête à embellir la vie de son époux et à lui faire oublier l’amertume d’une position inférieure.

Aussi conçoit-on que la disparition presque subite d’un être aussi cher ait comme foudroyé la reine. Jusqu’à sa dernière heure, elle n’a voulu croire qu’à une indisposition passagère, à tel point qu’elle était à faire sa promenade habituelle en voiture dans le parc de Windsor quand le malheur arriva et qu’elle ne comprit rien lorsqu’on lui apprit l’épouvantable nouvelle.

«Tout meurt avec lui», s’écria-t-elle, et, en effet, depuis ce jour, Victoria n’a plus été que reine et reine désolée. Depuis elle a promené son ennui de Windsor à Osborne et d’Osborne à Balmoral, avec la régularité d’un automate qui accomplit une fonction prescrite passivement, jusqu’à la mort.

Les malheurs peuvent l’accabler désormais, elle les reçoit comme s’ils étaient depuis longtemps attendus, avec une philosophie qui confine à l’inconscience.

Elle élève des cairns, des statues, des memorials à son compagnon défunt et elle passe chacune de ses fêtes dans le plus grand recueillement et dans le culte de sa mémoire, aux lieux où il avait coutume de se trouver à la même époque de l’année. Les témoins actuels de ces hommages muets sont tentés de croire que le deuil de la reine ne date que d’un an et cependant il y a quarante ans que la reine pleure son époux.{160}

Le deuil de la reine n’a jamais cessé qu’aux jours de mariage et de baptême dans la famille. Encore dans ces circonstances n’oublie-t-on jamais le chef de la famille parti.

Ne pouvant laisser sa dépouille dans les caveaux de la chapelle Saint-George, au château de Windsor, à côté de celles des rois ses aïeux, la reine lui a pieusement élevé un mausolée dans sa propriété de Frogmore et c’est là qu’à chaque anniversaire elle se rend fidèlement avec une de ses filles ou quelque dame d’honneur. Elle a soin d’emporter la clé et on est toujours douloureusement saisi en la voyant pénétrer dans le sanctuaire devenu le tombeau de son amour et rester là les yeux fixés sur l’image sympathique de son Albert, fixée si exactement et avec tant de vie par le ciseau d’un grand artiste.

C’est à la mémoire du prince Albert que la reine a dédié la première partie de ses mémoires; la seconde partie, qui embrasse tous ses souvenirs de veuve, est également pleine de lui.

Afin que l’histoire du prince consort fût aussi exacte que possible, elle a voulu en charger un des plus grands historiens de son temps et lui a demandé de revoir ses manuscrits et de lui permettre toutes les observations dans l’intérêt de la vérité. Sir Théodore Martin, dans la vie du prince consort, a surtout été le collaborateur de la veuve dévouée de son héros. Il n’est pas un trait de son beau caractère qu’elle ait laissé dans l’ombre et pas un acte de dévouement à sa couronne et à son pays qu’elle n’ait tenu à y consigner. «Je veux, écrivait-elle à l’historien, que mon cher peuple puisse apprécier par lui-même toute{161} l’importance de la perte que j’ai faite, que le pays et que le monde entier a faite en lui».

Ces paroles en disent long dans la bouche de celle dont John Bright a dit: «C’est la femme la plus sincère qu’il soit possible de rencontrer».

Le dernier portrait du prince Albert se trouve dans le tableau de Thomas, représentant le roi et la reine au camp d’Aldershot, en 1859.{162}

X

La reine Victoria mère.

Les neuf enfants de la reine.—Leurs aptitudes diverses.—Tête d’homme et cœur de femme.—Le sang anglais de Guillaume II.—Le charpentier et le ménétrier de la Cour.—La future belle-mère de Nicolas II de Russie.—Bois-sec.—L’élève de Mrs Thornicroft.—Le tambour orageux.—Le prince savant.—La petite vieille.—Principes d’éducation.—L’appréciation d’un attaché à Osborne.—Les sports.—Mère éclairée.—Le sacrifice de Benjamin.

Victoria eut, de son mariage avec le prince Albert, neuf enfants, fécondité rare chez une reine. Le premier fut une fille qui naquit à Windsor le 21 novembre 1840, un peu plus de neuf mois après le mariage de ses parents, et fut baptisée à Buckingham Palace sous les noms de Victoria-Adélaïde-Marie-Louise. Comme le prince Albert félicitait la reine sur son heureuse délivrance:

—Êtes-vous content de moi? lui demanda-t-elle toute fière de l’avoir fait père.

—Oui, mais je crains que la nation n’éprouve un désappointement à la nouvelle que ce n’est pas un garçon.{163}

—Le prochain sera un garçon, je vous le promets, répondit la reine.

La princesse royale se montra de bonne heure admirablement douée. Son père avait coutume de dire en parlant d’elle: «Elle a une tête d’homme et un cœur de femme». C’est elle qui épousa le prince Frédéric de Prusse, Fritz, comme son futur peuple l’appelait, alors qu’il n’était pas encore crown prince. On se faisait, à l’époque de son mariage, une faible idée des princes allemands. Les journaux de l’époque, croyant flatter la famille royale, promettaient, dans leurs horoscopes, un avenir brillant au jeune époux de la princesse, s’il prenait du service dans l’armée russe! On sait qu’il devint l’empereur allemand Frédéric III, de noble et pacifique mémoire, dont le fils aîné est Guillaume II, l’empereur actuel, qui ne paraît pas être très fier d’être le fils d’une princesse anglaise. On raconte que s’étant un jour heurté dans une manœuvre, il saigna abondamment du nez. Comme l’officier qui était cause de l’accident s’en excusait à lui: «Je vous remercie, au contraire, lui dit Guillaume, de me faire perdre ce qui me reste de sang anglais dans les veines». On sait quelle a été l’animosité du prince de Bismarck pour la princesse Frédéric, du vivant de Guillaume Ier.

Victoria avait promis un fils à son époux. Le 11 novembre 1841, c’est-à-dire moins d’un an plus tard, elle tenait sa promesse, en donnant le jour au prince Albert-Edward, événement que la nation célébrait avec enthousiasme. Le 4 décembre, la reine créait son fils prince de Galles et comte de Chester. Il héritait en même temps de son père les titres de duc de Saxe, et de sa mère ceux de{164} duc de Cornouailles, duc de Rothesay, comte de Carrick, baron de Renfrew, lord des Iles et grand intendant d’Écosse.

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Adélaïde-Marie-Louise, fille aînée de la Reine, Impératrice Frédéric.

Le baptême eut lieu en grande pompe le 25 janvier de l’année suivante, dans la chapelle Saint-Georges, du château de Windsor. La reine avait fait demander de{165} l’eau du Jourdain pour cette cérémonie que présidait l’archevêque de Cantorbéry. Le parrain était Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, en sa qualité de maître du royaume protestant le plus puissant du continent; la marraine, la duchesse de Saxe-Cobourg, était représentée par la duchesse de Kent, grand-mère du petit prince.

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Alice-Maud-Mary, deuxième fille de la Reine.

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Ses premières années s’écoulèrent à Osborne et à Richmond Park, où, en dehors de ses leçons, il s’adonnait au métier de charpentier. Après ses études aux Universités de Cambridge et d’Oxford et une visite aux États-Unis et en Orient, il épousait, en 1863, la princesse Alexandra, fille du roi Christian IX de Danemark.

Le troisième enfant de la reine et du prince Albert est la princesse Alice-Maud-Mary, née le 25 avril 1843, qui épousa, à l’âge de dix-neuf ans, le grand-duc de Hesse. Elle mourut de la diphtérie le 14 décembre 1878, laissant sept enfants, dont une est aujourd’hui la femme de Nicolas II, empereur de toutes les Russies.

Le quatrième est le prince Alfred-Alexandre-Guillaume-Ernest-Albert, duc d’Edimbourg, né le 6 août 1844. Destiné à la marine, il y entra à l’âge de quatorze ans; mais étant héritier de son oncle le duc de Saxe-Cobourg et Gotha, il acheva ses études en Allemagne. Son amour pour le violon, sur lequel il est de première force, l’avait fait surnommer par son père, dans ses jeunes années, le «ménétrier de la Cour».

Il refusa le trône de Grèce à l’âge de dix-huit ans. Il a la réputation d’être grand buveur et fort avare. En Angleterre il n’est pas très populaire. A l’âge de trente ans, il épousa à Saint-Pétersbourg la princesse Marie-Alexandrovna, fille d’Alexandre II de Russie. Il avait le grade d’amiral de la flotte anglaise, lorsque la mort de son oncle Ernest, en 1893, le fit duc de Saxe-Cobourg et Gotha. Une de ses filles est reine de Roumanie, célèbre dans le monde littéraire sous le pseudonyme de Carmen Sylva.

La princesse Hélène-Augusta-Victoria est le cinquième{167} enfant de la reine. Elle naquit le 25 mai 1846. Elle épousa à vingt ans le prince Frédéric-Christian de Schleswig-Holstein. Elle pèse aujourd’hui ses 100 kilos, passe pour être cancanière, mais aussi très charitable.

C’est la princesse Louise-Caroline-Alberta qui occupe le sixième rang dans la longue liste de la progéniture royale. Elle est née le 18 mars 1848. C’est une nature romanesque qui a donné de sérieuses craintes à sa famille. Douée merveilleusement au point de vue de l’art, elle est devenue un sculpteur accompli, grâce aux leçons de Mrs. Thornicroft. La statue de la reine qui orne aujourd’hui les jardins de Kensington est son œuvre. Elle eut avec un clergyman une intrigue, qui n’eut pas les suites que l’on redoutait. Elle épousa, en 1871, le marquis Jean de Lorne, duc d’Argyll. Celui-ci passe pour un homme d’un très beau caractère et de grande valeur. La duchesse sa femme est, des filles de la reine, la seule jolie.

Le 1er mai 1850, la reine mit au monde son troisième fils et septième enfant, qui reçut au baptême les noms d’Arthur-William-Patrick-Albert. Son parrain fut le duc de Wellington. Le prince est très bon musicien; il a un goût particulier pour le tambour, sur lequel il rend des orages merveilleux. Il s’est destiné de bonne heure à l’armée. A l’âge de vingt-trois ans, la reine le créa duc de Connaught et de Strathearn. C’est à lui que reviendra quelque jour le bâton de généralissime de l’armée anglaise. Il épousa en 1879 la princesse Louise-Marguerite, fille cadette du prince Frédéric-Charles de Prusse.

Le quatrième fils et huitième enfant fut le prince Léopold-George-Duncan-Albert, né en avril 1853. Très faible{168} de santé, le jeune prince ne prit de goût qu’à l’étude et fit de brillantes études à Oxford. En 1881, la reine le créa duc d’Albany. Il épousa en 1882 la princesse Hélène de Waldeck-Pyrmont qu’il laissa veuve et mère de deux enfants en mars 1884.

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Le prince de Galles au moment de son mariage.

Enfin le neuvième enfant de la reine fut une fille, la princesse Béatrice-Marie-Victoria-Féodora, née le 14 avril 1857. Bonne musicienne et bon peintre, la pauvre princesse{169} n’a jamais eu de jeunesse. Constamment auprès de sa mère depuis son veuvage, elle a toujours eu l’air vieux, triste et découragé. En 1885, elle épousa le prince Henri de Battenberg, la reine ayant eu bien soin de stipuler dans le contrat que sa fille et son gendre vivraient avec elle. Le prince est mort il y a quelques années de la malaria, sur la côte occidentale d’Afrique, laissant la princesse veuve et mère de quatre enfants.

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La princesse de Galles au moment de son mariage.

{170}

Le nombre des petits-enfants et arrière-petits-enfants de Victoria est énorme. Malgré leur nombre, elle les connaît tous de nom tout au moins et n’oublie jamais de leur donner de ses nouvelles à l’occasion de leur anniversaire de naissance ou de Noël.

Les enfants de la reine ont toujours été sa constante préoccupation, tant que leur éducation n’a pas été terminée. Elle a toujours surveillé elle-même leurs progrès et le cours de leurs études. A toute heure et partout, les précepteurs et gouvernantes étaient autorisés à entrer chez la reine, lorsqu’il s’agissait de ses enfants et elle s’est toujours montrée sévère vis-à-vis d’eux lorsque leur intérêt était en jeu.

Elle a voulu qu’ils parlassent toutes les langues européennes et connussent, les garçons du moins, les colonies de l’empire britannique. Son grand rêve était d’avoir un fils à la tête de l’armée et un autre à la tête de la marine anglaise. Il sera probablement à moitié réalisé par le duc de Connaught, qui passe pour un brillant officier et est très aimé de la nation; quant à la marine, ce sera probablement le duc d’York, fils aîné du prince de Galles, depuis la mort du duc de Clarence et d’Avondale, qui recueillera plus tard l’héritage du duc d’Edimbourg dénationalisé.

La reine s’est toujours appliquée à faire naître entre tous ses enfants des sentiments d’affection et de dévouement inaltérables, et vis-à-vis d’elle et du prince Albert, la plus entière confiance. Elle écrivait en 1844 sur le cahier de communication entre les gouvernantes et elle: «Le principe qui doit dominer est que les enfants soient élevés{171} aussi simplement que possible, qu’on les laisse le plus souvent avec leurs parents en dehors des heures d’étude, et qu’ils apprennent à mettre toute leur confiance en eux.» Elle y a en grande partie réussi. Dès leurs jeunes années, les princes et princesses jouaient en commun et organisaient à Osborne des petites fêtes en l’honneur de leurs parents.

Dans ses mémoires, la princesse Alice, grande-duchesse de Hesse, raconte comment, à l’occasion de l’anniversaire de leur père, ils organisèrent entre eux une représentation de l’Athalie, de Racine, en français. La princesse Alice avait le rôle de Joad et celui de Josabeth; la princesse Wicky remplissait le rôle d’Athalie; Lenchen ou Hélène, celui d’Agar; Affie, le prince Alfred, celui de Joas, tandis que le prince de Galles s’était réservé celui d’Abner.

La représentation fut parfaite au dire de la reine et du prince et de tous les personnages de la Cour qui y assistèrent.

La reine est grande amie des sports: elle veut que le corps ait sa grande part dans l’éducation et elle donne elle-même l’exemple en chevauchant par les montagnes chaque fois qu’elle en trouve l’occasion. Ses enfants sont habitués de bonne heure à la vie au grand air et aux exercices physiques. Tous les princes et princesses font de la bicyclette, depuis le jour où elle rencontra une dame cycliste dans Newport Road, près d’Osborne; et rien n’amuse leur mère comme de les voir zigzaguer leurs premières pédalées; ils pratiquent le tennis, le hockey, le canotage. Elle voit avec plaisir les progrès de l’automobilisme et se souvient d’avoir été avec sa mère visiter son oncle le roi{172} George IV à la loge royale en voiture à vapeur. Il y a encore à Windsor un vieillard qui est tout fier de raconter qu’il l’a vue descendre de cette voiture sans chevaux.

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Le duc d’Edimbourg, deuxième fils de la Reine.

En matière religieuse, elle est protestante et veut que ses enfants le soient; mais elle ne veut pas arrêter son esprit aux subtilités des différentes sectes. Elle tient avant tout à ce que ses enfants soient religieux dans leurs{173} actions, plutôt que dans les marques extérieures du culte.

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Le duc de Connaught, troisième fils de la Reine.

Pour ses fils, elle veut une éducation virile et, malgré son grand regret de se séparer d’eux, elle les envoie de bonne heure aux quatre points cardinaux, en bonne reine anglaise sur l’empire de laquelle le soleil ne se couche jamais.{174}

Elle veut être la confidente de ses enfants et se montre heureuse chaque fois que ceux-ci lui font part de leurs ennuis; mais elle ne provoque jamais leurs confidences par des questions indiscrètes, voulant, en respectant leurs petits secrets, développer chez eux le sentiment de la personnalité.

En un mot, Victoria est une mère éclairée, qui élève ses enfants pour eux-mêmes et en vue de leurs différentes destinées. Elle s’en est pourtant réservé une, la dernière, la pauvre princesse Béatrice qu’elle a sacrifiée en l’élevant pour elle-même, par crainte de la solitude dans l’âge avancé; mais, du moins, elle s’est ingéniée à lui rendre le sacrifice aussi léger que possible et à la récompenser en tendresses maternelles des soins dévoués dont elle ne cesse d’être l’objet de sa part depuis de si nombreuses années. La princesse aura des mémoires bien intéressants à publier, si elle survit à la reine sa mère, car elle aura assisté aux moindres événements de la seconde moitié de son long règne.{175}

XI

La reine Victoria et ses domestiques.

L’attachement de la reine pour ses vieux serviteurs.—John Brown.—Sa brutale franchise.—Le caractère.—La reine à l’enterrement du père de Brown.—Brown la quitte.—La reine honore en lui le modèle des serviteurs.

Il est rare qu’entourée, comme elle l’est toujours, de membres de la famille royale, de gentlemen et de dames de la Cour, la reine ait personnellement affaire avec les domestiques. Lorsqu’elle est en promenade ou en villégiature à Balmoral, il arrive cependant qu’elle donne directement des ordres. Il faut qu’alors elle soit promptement et fidèlement obéie. Lorsque quelque chose ne lui paraît pas naturel, elle prescrit ou fait elle-même une enquête et il faut qu’elle aille au fond des choses, car, lorsqu’elle a une fois donné sa confiance, elle a de la peine à la retirer et ne la retire qu’en toute connaissance de cause.

Elle a toujours observé elle-même et exigé des siens le respect des serviteurs.{176}

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Le duc d’Albany, quatrième fils de la Reine.

Ruckert

Lorsqu’un domestique de sa maison devient vieux, elle lui fait donner une sinécure par le gouvernement ou le propose elle-même à la surveillance d’une de ses propriétés. Elle aime recevoir des nouvelles de ses anciennes femmes de chambre et est toujours heureuse lorsqu’elles la quittent pour se marier. Alors elle se fait tenir au courant{177} des naissances et, si quelque jour, elle passe à proximité des villages où elles se sont retirées, elle ne dédaigne pas d’aller leur rendre une petite visite. A chaque nouveau né elle fait son petit cadeau.

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Béatrice-Marie-Féodora, neuvième enfant de la Reine.

Victoria est douce aux humbles et pardonne toujours les défauts de caractère. Elle ne se montre insensible que{178} lorsqu’on a trompé sa confiance ou qu’on lui a menti.

Elle a toujours voulu avoir le choix de ses domestiques et c’est à cela qu’elle doit d’avoir toujours été bien servie.

Elle dit un jour au doyen Stanley: «Je suis de ceux qui pensent que la perte d’un fidèle serviteur est la perte d’un ami qu’on ne peut plus remplacer».

*
* *

De tous les domestiques qui l’ont approchée, aucun n’a eu autant de pouvoir que John Brown, un écossais qui, entré en 1849 comme ghillie au service du prince Albert, devint, en 1858, le domestique particulier de la reine hors de la maison.

C’était une de ces natures brusques dans leur franchise, ayant horreur du mensonge; la reine trouvait toujours en lui l’expression de la vérité. Il lui avait sauvé la vie dans l’attentat du fou Daniel O’Connor et bien des fois, dans les highlands, l’avait tirée de mauvais pas. Après la mort du prince Albert, il l’avait défendue contre les importuns, contre l’indiscrétion de reporters qui avaient trouvé moyen de s’introduire dans les allées de ses parcs. Plus tard, les infirmités étant venues, il avait montré le plus grand dévouement.

Peu à peu Brown avait ainsi pris un certain ascendant sur l’esprit de la reine, à l’insu même de celle-ci. Les autres valets s’étaient vite aperçus qu’il fallait avant tout lui obéir et les seigneurs de la cour avaient compris qu’ils devaient le traiter avec beaucoup de douceur et même avec une certaine déférence. Un seul était resté indépendant de John Brown, c’était Löhlein; le valet de chambre du prince Albert.{179}

Il vint un jour où la reine ne put plus se passer des services de celui qui connaissait si bien toutes ses habitudes, savait satisfaire toutes ses manies et deviner jusqu’à ses caprices. Aussi de son côté lui passait-elle des moments d’humeur.

Un jour, à Balmoral, elle eut la fantaisie de dessiner dans les jardins et demanda au premier valet qui vint à passer de lui apporter une table. Celui-ci revint avec une table trop haute: la reine la renvoya. Le même valet revint avec une autre table trop petite: la reine n’en voulut point. Comme le valet revenait sa table à la main, John Brown le rencontra:

—Qu’y a-t-il encore? demanda-t-il.

—La reine ne veut pas non plus de cette table; l’autre était trop haute, celle-ci est trop basse.

John Brown saisit la table, la porte à la reine et la posant brusquement devant elle:

—Il faut savoir vous contenter de celle-ci, dit-il, on ne peut vous en fabriquer une autre sur l’heure. Il ne faut pas demander l’impossible!

Un autre eût été immédiatement congédié.

La reine se contenta de rire en regardant John Brown se fâcher.

De même que la reine a dédié le premier volume des mémoires de sa vie dans les Highlands «à la chère mémoire de celui qui a rendu heureuse et sans nuage la vie de l’auteur», c’est-à-dire à son époux le prince Albert, de même elle en a dédié le second volume à John Brown.

On lit en effet sur la première page du livre:{180}

A MES LOYAUX HIGHLANDERS
ET SPÉCIALEMENT
A LA MÉMOIRE DE
MON DÉVOUÉ SERVITEUR PERSONNEL ET FIDÈLE AMI

JOHN BROWN
CES MÉMOIRES DE MA VIE DE VEUVE EN ÉCOSSE
SONT DÉDIÉS AVEC RECONNAISSANCE
PAR

Victoria, Regina Imperatrix.

John Brown vient à perdre son père âgé de quatre-vingt six ans. Le 21 octobre 1875, la reine assiste aux funérailles qui se font à Micras, petit village en face d’Abergeldie, voisin de Balmoral et écrit le soir dans son journal:

Jeudi, 21 octobre 1875.

«Je suis très contrariée que le temps soit si mauvais pour les funérailles du père de Brown, triste cérémonie qui doit avoir lieu aujourd’hui. Il pleut désespérément, c’est le neuvième jour qu’il fait pareil temps. Ironie! J’ai vu le bon Brown un instant avant déjeuner: il était abattu et triste et partait pour Micras. A midi moins vingt, nous partons en voiture avec Béatrice et Jane Ely pour Micras. En route nous rencontrons le docteur Robertson. Tout le long de la maison mortuaire, se tiennent des quantités de gens. Brown me dit qu’il y en avait au moins une centaine. Tous mes gardes, Mitchell le forgeron, Vern de Blachanturn, Symon, Graat, les cinq oncles de Brown, Leys, Thomson le maître de poste, le garde forestier, les gens de Micras-le-bas et d’Aberarder, et mes gens Heale,{181} Löhlein de retour aujourd’hui d’un congé d’une semaine, Cowley Jarrett, Ross et Collins, sergent valet de pied, Brown et ses quatre frères, le cinquième étant en Nouvelle-Zélande. Donald, arrivé seulement pendant la nuit et qui arrive du Buisson, la ferme de son frère Guillaume, nous conduit à la cuisine où se tient la pauvre mistress Brown, assise près du feu et tout abattue, mais cependant calme et pleine de dignité. Mr. William Brown est d’une extrême bonté et se rend utile ainsi que la vieille belle-sœur et sa fille. L’honorable Mr. West, Mr. Sahl, les docteurs Marshall et Profeit, Mr. Begg et le docteur Robertson sont également présents. Les fils et un petit nombre de personnes que Brown a renvoyés de la cuisine, sont dans l’autre petite chambre, avec le cercueil. Un petit passage sépare toujours la cuisine du sitting-room dans ces vieilles maisons et la porte est en face de cette dernière pièce, l’unique porte. Mr. Campbell, le ministre de l’église de Crathie est debout dans le passage de la porte. Aussitôt qu’il commence les prières, la pauvre vieille mistress Brown se lève et vient auprès de moi, entendant, mais hélas ne voyant plus et s’appuyant sur le dos d’une chaise pendant les oraisons que Mr. Campbell dit d’une façon admirable.

«Quand il a terminé, Brown vient et fait asseoir sa mère pendant que ses frères emportent le cercueil. Tout le monde sort et suit. Nous sortons aussi en toute hâte et voyons mettre le cercueil sur le corbillard, puis nous gagnons un petit monticule d’où nous voyons la procession s’éloigner tristement sur la route tortueuse.

«Les fils sont là; je puis les distinguer facilement à{182} ce qu’ils sont tout près de Brown qui marche le premier derrière le corbillard. Tout le monde est à pied, à l’exception de nos gentlemen qui sont en voiture. La pluie cesse heureusement. Je rentre de nouveau dans la maison et essaye de consoler la chère mistress Brown. Je lui fais cadeau d’une broche de deuil contenant une mèche des cheveux de son mari coupée de la veille. J’ai l’intention d’offrir un médaillon à chacun des fils.

«Lorsque le cercueil est parti, elle éclate douloureusement en sanglots.

«Nous prenons un verre de whisky avec de l’eau et du fromage, suivant la coutume des Highlands et nous rentrons, en recommandant à la vieille dame d’avoir du courage. Je lui dis que la séparation n’est que temporaire. Nous rattrapons en voiture la procession et arrivons à temps pour voir par le carreau de la portière porter le cercueil dans le cimetière. J’avais du chagrin de ne pouvoir entrer au cimetière.

«Je vois mon bon Brown à un peu plus de deux heures. Il me dit que tout s’est bien passé; mais il me paraît très triste. Il doit retourner à Micras pour assister au thé de la famille. C’est là une épreuve terrible pour la pauvre veuve, mais qu’il était impossible de lui éviter. Déjà hier matin elle a eu plusieurs femmes et voisins au thé. Tout le monde a été plein de bonté et de sympathie pour elle, et Brown a été bien consolé par les marques de respect que lui et sa famille ont reçues aujourd’hui.»

Ne dirait-on pas que cette page a été écrite par une proche parente du défunt?

A chaque page des mémoires de la reine on retrouve le{183} nom de Brown. Le 12 septembre 1877, la reine rapporte un accident arrivé à son domestique «qui a le genou fortement enflé».

Lorsque Brown n’est pas là, il lui manque et elle lui rapporte tout ce qu’elle a eu à souffrir en son absence. Elle écrit, le 23 août 1878, à Broxmouth, où elle est en visite:

«Comme il pleuvait, je me suis étendue sur le sofa et ai lu. C’est là qu’on m’apporta la nouvelle de la mort terrible de la chère Mme Van de Weyer, qui m’a beaucoup affectée. A la maison on eût pris beaucoup plus de ménagements. J’ai envoyé dire cela à Brown, qui en a été très choqué.»

Les membres de la famille royale avaient eux-mêmes a compter avec Brown.

Le 27 mars 1883, la reine perdit ce fidèle serviteur d’un érysipèle et faillit en faire une maladie. Elle lui avait fait construire à Crathie une petite maison en briques pour ses vieux jours: elle en fit cadeau à sa famille et lui éleva dans le cimetière du village un petit monument. Elle y fit de pieux pèlerinages et versa des larmes sur sa tombe. Elle commanda sa statue à Brœm, le même sculpteur auquel on doit la statue de la reine qui est à la porte de la cité de Londres et la fit ériger à Balmoral à quelques mètres du château, dans le jardin, en face de ses fenêtres. La chambre que l’Écossais occupait à Windsor a été depuis sa mort absolument respectée: tout y est encore à la même place, suivant le désir de la reine.

Enfin elle termine le second volume de ses mémoires par ces mots:{184}

CONCLUSION

«Je dois ajouter quelques mots à ce volume.

«Le fidèle serviteur dont il est souvent fait mention dans ces mémoires, n’est plus avec celle qu’il a servie toute sa vie avec tant de sincérité, d’affection, de zèle infatigable.

«En pleine force de santé, il a été arraché à sa carrière si utile, après une maladie de trois jours, le 27 mars de cette année. Il est parti respecté et aimé de ceux qui ont connu sa rare valeur et la bonté de son cœur; il a emporté les regrets de tous ceux qui l’ont connu.

«Sa perte pour moi (malade et impotente) est irréparable, car il avait mérité et possédait ma confiance absolue. En disant qu’il me manque chaque jour, et même à chaque heure du jour, je ne fais qu’exprimer faiblement la vérité envers celui qui a acquis des droits à ma reconnaissance éternelle par ses soins constants, ses attentions et son dévouement.

«Jamais cœur plus sincère, plus noble, plus loyal, plus dévoué, n’a battu dans une poitrine humaine.

«Balmoral, novembre 1883.»

Un tel attachement d’une reine puissante pour son humble serviteur parut si exagéré que les mauvaises langues se donnèrent libre carrière. La société puritaine de Londres ne put admettre qu’un valet reçût tant d’honneurs. Peut-être trouverait-on l’explication de cette reconnaissance{185}

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John Brown.

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extraordinaire dans l’isolement où Victoria se sentit après la mort du prince Albert, avec un besoin d’affection de tous les instants, plus impérieux à mesure que les années s’accumulaient sur la tête de la souveraine.

On dit que Brown avait, lui aussi, écrit ses mémoires qu’il destinait à la publication et que, sur l’ordre de la reine, tous ses papiers ont été saisis et lus par elle. Qui sait si ce n’est pas la lecture de ces mémoires intimes, auxquels le serviteur confiait ses pensées les plus secrètes, qui a démontré à la reine la sincérité absolue de son dévouement? En lui rendant les honneurs qu’on ne rend généralement qu’aux grands hommes, la reine a voulu perpétuer le souvenir du serviteur modèle, dont l’espèce semble disparaître de plus en plus.

Depuis Brown, le serviteur intime de la reine est l’Écossais Grant, qui se montre attentif à ses moindres désirs, mais n’a jamais été admis dans le même degré d’intimité.{188}

XII

La reine Victoria chez ses sujets.

Comment la reine s’invite chez les autres.—Partout maîtresse.—Coucher de bonne heure.—Croquis et souvenirs.

La reine Victoria aime à vivre de la vie de ses sujets. Aussi exprime-t-elle fréquemment, dans ses excursions, ou dans ses villégiatures, le désir d’être reçue par l’un d’eux. C’est toujours avec un grand plaisir qu’un seigneur reçoit la nouvelle d’une visite de la reine. Il se mêle bien souvent à ce plaisir un sentiment de fierté; cela pose aux yeux de l’aristocratie d’avoir hébergé la reine. Aussi la faveur d’être son hôte est-elle universellement recherchée. Lorsque la reine a manifesté le désir de visiter un château, le propriétaire en est avisé officieusement. Il n’a plus alors qu’à envoyer l’invitation officielle qu’il est sûr de ne pas voir déclinée. Il met sa demeure sens dessus dessous pour que rien ne cloche et bien souvent il se lance dans les dépenses.{189}

Il arrive quelquefois, lorsque tout est prêt pour la recevoir, que la reine change brusquement d’avis et que son hôte en reste pour ses frais. Le plus souvent cependant, elle arrive ponctuellement à l’heure dite et elle se montre reconnaissante de ce qu’on a fait pour elle.

Lorsque le prince Albert fut élu chancelier de l’Université de Cambridge, une des hautes personnalités de la ville universitaire fut choisie pour donner l’hospitalité au couple royal.

Celui-ci ne changea rien à ses habitudes et fut hors de lui, quand, avec la reine et le prince qu’il attendait, il vit tomber chez lui toute leur suite. Il prit cependant son parti en brave et fit de son mieux pour faire face à ses obligations.

Son hospitalité fut des plus simples. Au dîner, confortable mais simple, il affecta d’oublier la haute situation de ses hôtes et les traita avec la plus grande cordialité. Après le repas, il leur désigna leur chambre et leur souhaita une bonne nuit. Le lendemain au petit déjeuner, il trouva la reine, qui était matinale à cette époque, levée avant lui et lui demanda si elle avait bien dormi. Les seigneurs de la Cour ne revenaient pas d’une telle absence de décorum, mais la reine prenait au contraire le plus grand plaisir à être traitée comme tout le monde.

Il n’en va pas généralement ainsi. Lorsque la reine entre dans une maison, elle en prend possession et y commande en maîtresse absolue. Elle désire qu’on lui présente la liste des personnes invitées en son honneur et il n’est pas sûr qu’elle consente à les recevoir toutes à sa table. On l’a vue dans certaines maisons exprimer le désir de{190} dîner seule dans sa chambre avec la princesse Béatrice ou une autre dame de la famille royale.

Le plus souvent, cependant, l’assistance est triée sur le volet et elle se laisse aller à la familiarité. Si l’on donne un bal, elle y prend part ou y assiste si elle ne danse pas. Elle aime les maisons où l’on fait de l’élevage et visite toujours avec intérêt les étables bien tenues et les fermes modèles.

La reine ne séjourne jamais dans un château sans en dessiner ou peindre à l’eau les parties pittoresques. Ses cartons sont ainsi pleins des plus beaux sites du Royaume-Uni.

Elle ne se couche jamais tard. A neuf heures et demie ou dix heures, une heure après la fin de son dîner, elle monte dans les appartements qui lui ont été réservés. On lui garde toujours une chambre à coucher aussi spacieuse que possible, un sitting-room, un cabinet de toilette et une salle de bain. La dame d’honneur qui l’accompagne ou la princesse Béatrice qui ne la quitte pour ainsi dire jamais, couche à côté d’elle, dans le sitting-room.

La conversation chez ses lords roule le plus souvent sur les beautés du pays ou sur l’histoire de la famille qu’elle aime à entendre raconter. Elle se fait conter la vie des parents dont les portraits sont appendus aux murs et elle a presque toujours un souvenir personnel de chacun des ancêtres.

Depuis son veuvage, la reine trouve un plaisir énorme à revoir les châteaux où elle a passé avec son époux des jours heureux. Alors on revit dans la mémoire du défunt et on ne parle que de lui. Elle a le souvenir très fidèle des{191} circonstances de ses visites d’alors et indique les endroits où son époux a enfoui dans la terre une bouteille contenant quelque inscription ou planté un arbre.

Lorsqu’elle se rend, à travers la campagne, à un château éloigné et non desservi par le chemin de fer, il arrive qu’elle couche à l’hôtel. Dans ce cas elle prend un pseudonyme et c’est toujours lorsqu’elle est loin que l’hôtelier apprend qu’il a hébergé la reine d’Angleterre.

Les privilégiés qui ont l’honneur d’une de ses visites ont toujours soin de lui demander d’en laisser un souvenir, que les aînés de la famille conservent religieusement de génération en génération.

Depuis dix ans, Victoria ne fait plus que de très rares visites aux châteaux voisins de ses résidences. Elle préfère inviter à venir la voir ceux de ses lords pour lesquels elle a gardé de l’affection. C’est le prince de Galles qui maintenant est l’hôte choyé de l’aristocratie.{192}

XIII

Comment la Reine voyage.

Le train royal.—Sa composition.—Le jour d’un départ.—En voiture, les voyageurs.—Voici la reine.—Partir.—La surveillance de la voie.—De Portsmouth à Cowes par mer.—Un voyage sur le continent.—Jacquot à destination.—Coquetterie patriotique de la reine des mers.

Le train de la reine est ordinairement composé de deux locomotives, des deux longs wagons de la reine, de neuf autres pour sa suite et de deux fourgons de bagages.

Les deux wagons de la reine sont placés au milieu du train. Ils sont du dernier confortable, tout capitonnés de soie blanche. Ils portent les armes royales et l’inscription: train spécial de Sa Majesté. On y monte par des marchepieds articulés qui s’abaissent d’eux-mêmes lorsqu’on ouvre la portière et se replient, lorsqu’on la referme. Toutes les barres d’appui sont dorées. Le premier compartiment possède deux canapés qui peuvent être convertis pour la nuit en quatre lits très confortables. Ce compartiment est réservé à la dame d’honneur chargée de la toilette de{193}

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La reine Victoria en costume de voyage.

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la reine et à une dame de la garde-robe. Pendant la nuit, une de ces dames veille à la porte de la chambre à coucher de la reine. Elles se relayent de deux en deux heures.

La chambre à coucher de Sa Majesté est en soie rouge foncé. Les rideaux sont verts. Elle renferme deux couchettes, séparées par un passage étroit: l’une d’elles est pour la reine, l’autre pour la princesse Béatrice qui ne la quitte pas. Une sonnette électrique est à la portée de chacune. Un cabinet de toilette fort bien aménagé sépare la chambre du salon. Le salon est bleu royal, qui approche de près le bleu ciel. L’ameublement se compose de larges fauteuils, d’un sofa, de deux tables et de lampes fixes. Un petit couloir tapissé conduit du salon au compartiment des personnes de la suite.

Le secrétaire indien de la reine, Munshi Abdul Karim, et ses compagnons occupent un wagon. Un autre wagon est généralement occupé par les directeurs de la Compagnie de chemin de fer sur le réseau de laquelle voyage la reine.

Partout de moelleux tapis couvrent le parquet.

Afin de ne pas troubler le sommeil de la reine, ses wagons n’ont pas de freins; les locomotives et les fourgons sont seuls munis de cet engin d’arrêt. La suspension en est parfaite et il est très difficile, si les rideaux sont baissés, de pouvoir dire si le train est en marche ou au repos. A Windsor, à Ballater et dans toutes les stations dans lesquelles elle a coutume de s’arrêter, soit au départ, soit à l’arrivée, la reine a une salle d’attente spéciale avec lavatory. On y sert souvent le thé à la famille royale venue pour saluer la souveraine à l’arrivée ou au départ.{196}

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La Reine en 1890.

Lorsque la reine est sur son départ, un grand mouvement s’établit dès l’aube entre le château et la gare. Toute la cavalerie est réquisitionnée pour le transport des bagages que des valets de pied de la Cour, de forts gaillards vêtus de rouge, empilent soigneusement sur les quais. C’est un va-et-vient de gens affairés pendant quatre ou cinq heures. Après les colis, viennent les animaux, les chiens, puis les voitures et harnais, puis les chevaux. Enfin, dès que l’heure du départ approche, ce sont la garde d’honneur qui se rend à la gare, puis les gens de la reine, les dames et seigneurs de la Cour dans des voitures à la livrée royale, ensuite le secrétaire particulier et le médecin de la reine, puis enfin et en dernier la reine, qu’annonce de loin l’attelage{197} à quatre avec postillons à cheval dans la livrée noire et blanche qu’elle a adoptée depuis la mort de son époux; on reconnaît aussi la voiture royale à la livrée pittoresque du serviteur écossais, qui, les genoux nus, vêtu du jupon plissé qui constitue la grande originalité du costume national des montagnards du nord, est assis sur le siège d’arrière. La reine est accompagnée soit de la princesse Béatrice, soit d’une autre dame de la famille royale.

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Le wagon de la Reine.—La chambre à coucher.

Dès que la reine pénètre dans la cour de la gare, la musique de la Garde ou les joueurs de cornemuse, selon{198} que le départ a lieu de Windsor ou de Ballater, station du domaine de Balmoral, joue le God save the Queen. La reine descend péniblement de voiture et traverse la gare en hâte. Elle adresse toujours un compliment au chef de train et monte en wagon. Tout le monde est prêt pour le départ, car, à peine la portière du wagon royal s’est-elle refermée sur la souveraine, que le train s’ébranle sans secousse, sans bruit, au coup de sifflet.

De même qu’elle est la dernière à monter en wagon, de même elle est la première à en descendre. Aussi les dames et seigneurs désignés pour prendre le service d’honneur à l’arrivée doivent-ils partir la veille de son départ.

Sur le passage de la reine, dans les lieux qui lui sont familiers et où elle revient chaque année, on sait qu’elle n’aime ni les cris, ni les acclamations; aussi les hommes se contentent-ils de se découvrir et les dames de s’incliner sur son passage. La reine répond par de simples mouvements de tête, et en souriant.

Lorsque par hasard la princesse de Galles voyage avec la reine, il lui faut un wagon pour elle et pour sa multitude de chiens, dont elle encombre les bras de toutes les dames d’honneur et de toutes les personnes de sa suite.

La reine prend généralement place dans un angle de son wagon-salon où elle s’assied à reculons et du côté opposé à la voie adjacente.

Le train royal n’est jamais rapide. Sa vitesse maxima ne dépasse guère trente-cinq mille, soit plus de 56 kilomètres à l’heure. Il était autrefois précédé d’une locomotive-pilote, envoyée en avant-garde; mais depuis quelques années on a adopté un autre système de reconnaissance de{199} la voie. Les jours où le train royal doit passer sur une ligne, tous les ouvriers employés à l’année pour la réparation des voies sont transformés en signaleurs. Chacun d’eux reçoit un drapeau blanc et un rouge. Ils sont assez rapprochés les uns des autres pour que le mécanicien en aperçoive toujours au moins un. Tant qu’il voit le drapeau blanc, il n’a qu’à laisser courir son train; dès qu’il aperçoit le rouge, il stoppe. La nuit, des lanternes blanches et rouges remplacent les drapeaux.

Le train royal n’emporte ni les chevaux, ni les ânes, ni les chiens, ni le gros des bagages; un autre train, qui part trois heures après le special, est formé à cet effet.

Sauf dans le cas d’encombrement de la voie, le train royal n’a pas d’arrêt.

Lorsque la reine ne dort pas, une dame d’honneur lui fait la lecture ou organise une partie de whist, à moins que Sa Majesté ne préfère laisser errer sa rêverie à travers les sites merveilleusement frais qu’elle traverse.

Les choses se passent de la même façon lorsque la reine se rend à Osborne, dans son home du Sud, situé dans l’île de Wight. Jusqu’à Portsmouth, dans le comté de Hants, célèbre par son port militaire, il n’est fait aucune dérogation aux usages décrits plus haut. A Portsmouth, le yacht royal Victoria and Albert, et quelquefois aussi les deux yachts le Fairy et l’Elfin, attendent la reine et sa suite pour les transporter à East Cowes, où ils débarquent et de là ils se rendent à Osborne House en voitures.

Lorsque la reine voyage sur mer, soit pour visiter la côte anglaise, ce qui ne lui arrive plus depuis longtemps, soit pour venir voir naître le printemps sur une plage du midi{200}

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Le wagon de la Reine.

Phot. A. H. Fry.

de la France ou du nord de l’Italie, elle fait généralement la traversée par mer de Portsmouth à Cherbourg, escortée de quelques cuirassés; un train spécial, formé par les soins de la Compagnie internationale des wagons-lits sur les ordres du chambellan, attend la comtesse de Balmoral, car elle n’est plus reine du Royaume-Uni, pour la transporter aussi rapidement que possible au lieu de destination. Elle ne traverse jamais Paris et s’en détourne en empruntant une partie du réseau de la grande ceinture. Le train royal sur le continent se compose de six ou sept wagons seulement et est traîné, comme en Angleterre, par deux locomotives. Un sous-intendant délégué par le chambellan part généralement quelques jours avant elle,{201} afin de prendre toutes les dispositions pour que Sa Majesté ne manque de rien. L’âne Jacquot, la chaise roulante et les bagages sont partis quarante-huit heures avant la reine.

Il n’est pas rare qu’au cours de ses voyages sur le continent, la reine admette quelque personnage de distinction à venir la saluer. Dans ce cas, son train stoppe à l’heure précise au lieu fixé pour le rendez-vous. L’arrêt ne dépasse jamais un quart d’heure.

La reine ne paraît pas se ressentir outre mesure des fatigues de ces longs voyages et, malgré ses quatre-vingts ans passés, surmonte allègrement les inconvénients du mal de mer. Elle aime la mer et tient à ce que son peuple le sache. C’est par une sorte de coquetterie patriotique qu’elle ne{202} cherche pas à abréger la traversée et quelle vient en six heures, par un beau temps, de Portsmouth à Cherbourg, tandis qu’elle pourrait faire confortablement le voyage de Portsmouth à Folkestone ou à Douvres et n’aurait plus à redouter qu’une traversée d’une heure et demie au plus par Boulogne ou Calais. Elle sait qu’elle est reine d’un peuple qui est fier de posséder l’empire des mers et que par conséquent elle doit à son titre de reine des mers de ne pas se dérober au mal de cœur qu’elle n’arrive que rarement à éviter.

A l’époque de ces déplacements qui coïncident toujours avec les fêtes de Pâques, ce qui a fait chuchoter, bien à tort, que la reine se cachait d’avoir été convertie au catholicisme et qu’elle ne venait sur le continent que pour y faire son devoir pascal, à l’abri des yeux indiscrets, l’état de la mer est généralement troublé. Malgré cela et malgré son grand âge, Victoria affronte de longues traversées. Ses sujets lui savent gré de mépriser le mal de mer; pour un peu, ils lui prescriraient de le rechercher. Quand on est reine de la première puissance maritime, de nombreuses et puissantes colonies au delà des mers, d’une flotte capable de tenir tête ou peut-être même de lutter avec avantage contre toutes les flottes du monde réunies, le mal de mer ne doit pas compter.

Lorsque Victoria est arrivée à destination, c’est dans ses propres attelages qu’elle se rend à la villa qui a été louée pour son séjour et c’est dans sa propre chaise, traînée par Jacquot, avec John Brown autrefois, aujourd’hui Francis Clark, son domestique écossais au marchepied de droite et avec la princesse Béatrice ou Henry de Battenberg,{203} comme on l’appelle depuis son mariage, au marchepied de gauche, qu’elle se promène deux fois par jour dans le parc qui entoure sa maison d’emprunt.

Au bout de son séjour, la reine retourne directement en Angleterre. Le retour s’effectue invariablement dans les mêmes conditions que l’aller: la reine est en tout très conservatrice et aime n’avoir rien à changer à ses moindres habitudes.

C’est dans un sentiment d’orgueil que l’Angleterre voulut dernièrement que le yacht royal et impérial fût un bâtiment de plus grande importance que n’est le Victoria and Albert actuel, lequel a un plus faible tonnage que le Hohenzollern, dans lequel Guillaume II, petit-fils de la reine et chef d’une nation qui n’a rien de maritime, a l’habitude de naviguer. On fit donc construire le nouveau yacht, qui devait prendre le nom de son prédécesseur Victoria and Albert, sur les plans de sir William White, l’ingénieur-architecte en chef de la marine britannique. Il devait déplacer 1.200 tonneaux, 800 de moins que l’Etendard, le yacht de guerre du tzar de toutes les Russies, mais quelques centaines de plus que le Hohenzollern de l’empereur allemand. Il devait filer 20 nœuds à l’heure et, d’une façon courante, 17 nœuds sans trépidation. Les devis s’élevèrent à £ 360.000 soit à 9.000.000 de francs. Il avait été solennellement lancé par la duchesse d’York le 9 mai 1899 et devait être mis à la mer le 1e janvier 1900. Les ordres avaient été donnés d’envoyer de Portsmouth l’équipage qui devait l’amener de Pembroke dans les eaux du Solent et de nombreuses invitations avaient été lancées à l’aristocratie et au monde maritime. Une foule était de{204} plus accourue de tous les environs pour assister à cet événement. A neuf heures précises, les écluses laissaient pénétrer l’eau dans le bassin de construction; à neuf heures et demie le navire commençait à flotter; mais on remarqua qu’il s’inclinait fortement à bâbord et qu’il restait dans cette position sans qu’il fût possible de le redresser sur sa quille. L’angle d’inclinaison était de 25 degrés. On ne pouvait en croire ses yeux. On commanda aussitôt d’étayer le navire de tous côtés de peur qu’il ne portât sur le quai du bassin et les pompes d’épuisement furent mises en œuvre, tandis qu’on télégraphiait de tous côtés aux autorités de venir constater les défauts de construction.

On comprend que la marine anglaise ne soit pas fière de ce loup et que tout ait été fait pour empêcher que la mésaventure du nouveau Victoria and Albert, qui devait être présenté à la reine pour ses étrennes, se répandît. La nouvelle s’en est propagée malgré tout et elle n’a pas contribué à relever la réputation de l’Angleterre dans l’art de la construction navale, réputation ébranlée déjà par les échecs successifs que les Américains ont infligés aux yachts de construction anglaise depuis que la coupe America a traversé l’Atlantique.

On espère être en mesure de présenter le yacht réparé à la reine à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance.{205}

XIV

La Reine Victoria et ses bêtes.

L’amour des bêtes.—La ménagerie royale.—La maternité à Hampton Court.—On ne vieillit pas sous les harnais royaux.—Le musée des chiens de Windsor Park.—La véranda de la reine.—Thermes de chiens.—La liste des grands favoris.—On ne passe pas, même au nom de la reine.—Schopenhauer a raison.—Le proscrit de Mendelssohn.—Amour platonique.—Le pauvre Sanger.—Empereur et Jacquot; grandeur et décadence.

La reine Victoria a toujours adoré les bêtes, particulièrement les chiens, les chevaux et les ânes. Elle répète à plaisir le mot de Schopenhauer: «Sans les honnêtes figures des chiens, nous oublierions que la sincérité existe.» Nous ne parlerons pas de tous ceux qui ont vécu à son service: les dimensions de notre cadre n’y suffiraient pas. Nous nous bornerons à mentionner ceux avec lesquels elle a été en plus grande intimité ou qui ont tenu un rang plus élevé dans les bonnes grâces de la souveraine.

Le premier en date fut le petit âne tout caparaçonné de satin bleu sur lequel la princesse Victoria faisait ses promenades{206} dans les jardins de Kensington, que rappelle si fidèlement aujourd’hui Ninette, achetée à Grasse par la reine et affectée à sa petite-fille, la petite princesse Victoria de Connaught.

Mais une visite méthodique au chenil de Windsor, aux écuries de Windsor et de Buckingham Palace va nous permettre de passer en revue les favoris du jour et d’évoquer la mémoire de ceux qui ne sont plus.

A Windsor, ou plutôt dans la ferme-modèle construite sur les dépendances du château par le prince consort, se trouve le chenil, les écuries des chevaux préférés, les invalides des favoris. Aux écuries de Buckingham Palace, où le grand écuyer, actuellement le populaire duc de Portland, a son bureau central, nous visiterons les chevaux d’apparat et les équipages de la Cour. Il existe, au vieux château royal de Hampton-Court qui appartint au cardinal Wolsey, ministre de Henry VIII, et que l’on aperçoit de la magnifique terrasse de Richmond, à travers la vallée, de l’autre côté de la Tamise, une écurie d’élevage. C’est là que vont se perpétuer les races, notamment celle des chevaux de satin isabelle, à la crinière et à la queue de soie crème, qu’on attelle à douze au carrosse de gala, les jours de couronnement. Il arrive, comme dans le cas de Victoria, que plusieurs générations de ces chevaux passent sans avoir servi; mais leur élevage est si soigné, leur race est conservée si intacte à l’abri de tout croisement de sang, qu’ils se succèdent sous les harnais royaux sans que l’on s’aperçoive du changement.

Nous sommes à la ferme-modèle de Windsor où sont les chenils. Le maître de céans, M. Hugh Brown et son{207} sous-intendant M. Hill nous montrent l’appartement où s’arrête la reine, quand elle vient visiter «ses plus fidèles amis». L’ameublement de cette pièce est en chêne sculpté avec tentures rouges. Les murs disparaissent derrière les centaines de portraits de chiens, les uns photographiques, d’autres peints à l’aquarelle, d’autres à l’huile. Ces portraits sont signés de noms célèbres, tels que ceux de Landseer, le grand peintre animalier de l’Angleterre, ou de noms respectés comme ceux de Victoria la reine même ou d’Albert, son époux. Par une attention délicate, une mèche du poil des favoris trépassés est tressée dans la découpure du cadre sculpté qui entoure leur peinture ou leur photographie. Le long des chenils, un passage couvert à l’abri des intempéries, appelé la «Vérandah de la reine», permet à la souveraine de visiter les stands en détail. Chaque stand de chien ou de couple de chien est composé d’une niche et d’un petit jardinet. Les niches sont chauffées par un calorifère unique à eau chaude. Un petit lac triangulaire sert de bain public à toute la gent canine. On ne consulte pour leur imposer la cohabitation, que leurs sympathies réciproques, sans égard pour la taille, ni la race. Enfin il existe un petit hôpital pour les malades. On compte en tout à Windsor cinquante-cinq chiens.

On les sort en promenade deux fois par jour, dans la matinée et l’après-midi. Le grand repas se fait à quatre heures de l’après-midi; en hiver, par les temps rigoureux, on leur donne à manger également le matin. Ceux qui accompagnent partout la reine actuellement, sont un superbe fox-terrier nommé Spot, un magnifique basset noir et feu Roy et un petit spitz plein d’esprit répondant au nom de{208} Marco. La race favorite de la reine est celle des colliers dont Darnley est un des plus beaux types. Darnley est le chien le plus aimable de la création; il suffit de lui demander un sourire pour être à même de compter toutes ses dents. Le plus intelligent de toute la collection est Beppo, un petit toutou à longs poils blancs envoyé de Poméranie, qui a pris ses habitudes à la Cour.

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La Reine et son chien.

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La Reine dans le parc d’Osborne, d’après le tableau de sir Edwin Landseer. R. A.

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Le prince Albert préférait les dachshounds, le prince de Galles a des préférences pour les bassets.

A toutes les expositions de chiens du Royaume-Uni, la reine a l’habitude d’envoyer des pensionnaires de ses chenils et il est rare qu’elle n’y remporte pas quelque prix de beauté.

Partout à travers le domaine royal, on rencontre une tombe de chien: ici gît Dash, le fidèle épagneul qui aboya si joyeusement à la reine, à son retour de Westminster Abbey, le jour de son couronnement; là Eos, le superbe lévrier qui vint en Angleterre avec le prince Albert, ne l’ayant jamais quitté, et dont la mort, survenue en 1844, faisait écrire au prince s’adressant à sa mère: «Je suis sûr que vous partagerez mon chagrin; il était si intelligent et si dévoué. Combien il me rappelait de doux souvenirs!» Plus loin des plaques de bronze rappellent les mémoires de Quiz, le chien-lion de l’île de Malte, dernier de sa race, qui fut le plus grand favori de la duchesse de Kent, mère de la reine; de Dachel, chien allemand, unique pour la chasse; d’Islay, qui servit tant de fois de modèle à la royale élève de Landseer; Sharp, auquel la reine fait souvent allusion dans ses mémoires, comme à un modèle de fidélité et d’obéissance passive. Ce Sharp, dont l’éducation était l’œuvre de John Brown, avait été dressé à ne laisser toucher à rien dans la chambre de son maître. Un jour que la reine avait envoyé une dame d’honneur à son fidèle écossais, celle-ci ne trouvant dans la chambre que Sharp, voulut s’acquitter de sa commission par écrit. Elle prit donc un crayon sur la table et écrivit à Brown ce que la reine attendait de lui. Lorsqu’elle voulut sortir, Sharp se dressa entre elle et la{212} porte; elle eut beau crier, appeler au secours, ameuter tout le château: Sharp ne lâcha sa prisonnière qu’en présence de John Brown, que l’on finit par découvrir après de longues heures. La statue de Sharp représente le chien couché, gardant un gant de la reine. Noble est un autre chien de même race, offert à la reine en 1872, par une dame de la Cour, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance: il mourut subitement à Balmoral où il a son monument; sa statue est à Osborne. C’est à son sujet que la reine a écrit: «Tant qu’il y aura sur terre de ces têtes-là, on ne pourra douter de la fidélité».

Deux favoris ont encore leurs traits coulés dans le bronze: ce sont Boy et Boz.

A côté de ces favoris et seul de son espèce, il nous faut placer ici Lorie, un perroquet bavard, don du prince Albert, qui, par deux fois, a eu les honneurs du pinceau de Landseer. Toujours avec la reine, où qu’elle soit, excepté dans la chambre à coucher, il imite sa voix, à tel point qu’elle ne peut chanter sans qu’il cherche à convertir le solo royal en un désagréable duo. C’est lui que Mendelssohn dut un jour sortir lui-même du salon pour pouvoir entendre la reine chanter un de ses morceaux. Aujourd’hui Lorie vit à côté de sa royale maîtresse, qui a blanchi et s’est courbée vers la terre, sans paraître de son côté ressentir les atteintes de l’âge.

La visite des étables n’est pas moins intéressante. L’espèce bovine y est à peu près représentée dans toutes ses variétés. Les vaches de Jersey sont couchées à côté de celles du Zoulouland. La race espagnole avec ses longues cornes forme à elle seule une collection des plus complètes.{213}

Les écuries royales évoquent de plus piquants souvenirs: voici Flora et Alma, les deux juments offertes à la reine par le roi Victor-Emmanuel: elles goûtent aujourd’hui les douceurs de la retraite. A côté est le fougueux chargeur alezan que l’empereur Frédéric d’Allemagne offrit à son beau-frère le prince Christian. Il fait écurie commune avec Ninette, l’ânesse blanche de la petite Victoria de Connaught. Il n’y a pas moyen de le tenir lorsqu’on lui enlève Ninette et il faut voir la joie qu’il manifeste à son retour. Jenny est une ânesse blanche de 25 ans d’âge, née à Windsor et élevée dans la dépendance du château, à Virginia Water. Tewfik est un âne égyptien acheté au Caire par lord Wolseley, le généralissime actuel de l’armée du Royaume-Uni, et offert à la reine sous ses harnais orientaux. On le laisse souvent à l’état libre dans le parc au milieu du nombreux bétail écossais. Voici la Skewbald, jolie petite jument shetlandaise, de la grosseur d’un petit poney, qui fait la joie des arrière-petits-enfants de la reine; le pauvre Sanger, qui fut offert un jour dans les highlands à la reine par Sanger, le vieux propriétaire d’un cirque jadis fameux. La reine raconte dans ses mémoires sa rencontre sur la route avec le cirque Sanger et comment elle l’invita, par commisération pour sa déchéance, à donner une représentation à Balmoral. Le vieux bonhomme faillit en devenir fou. Il avait depuis longtemps perdu sa position de premier cirque d’Angleterre et tout son matériel était démodé et défraîchi. N’importe, la représentation eut lieu et un petit âne blanc fut même fort admiré des enfants de la reine. Celle-ci voulut l’avoir. Sanger, dont il était la great attraction, promit d’en{214} dresser un semblable pour la Cour. Il tint parole et envoya à Windsor celui qui, depuis, y rappelle son nom. Empereur, le fougueux Empereur sur lequel la reine passait à Aldershot la revue de ses troupes, n’est plus depuis longtemps; mais on voit encore Jessie, la jument favorite à la longue robe de velours tachetée, que conduisait John Brown à la main dans les jardins d’Osborne, quand sa royale maîtresse commença à vieillir. Enfin voici Jacquot, le favori du jour, celui qu’on attelle à la chaise royale partout et toujours, aussi bien sur le territoire du Royaume-Uni que sur le continent.

Les chevaux de Buckingham n’ont d’histoire que pour les valets d’écurie, à part le fameux team isabelle dont nous avons parlé. Au contraire, chacun des carrosses que l’on y voit dans les remises du palais, a eu sa part de succès dans les grandes journées historiques du règne de Victoria. C’est d’abord le carrosse d’apparat construit pour la cérémonie du couronnement de Georges III et qui coûta 200.000 francs. C’est une pure merveille de carrosserie, de sculpture et de peinture, qui peut soutenir la comparaison avec nos plus magnifiques voitures de Trianon. Il a servi au couronnement et au mariage de la reine et une dernière fois en 1861. C’est le brave Miller, cocher en premier de la reine, un vieillard, qui le présente avec une fierté jalouse. Vient ensuite la voiture de demi-gala construite en 1845 pour la reine et le prince consort. Le toit, surmonté d’une couronne massive, en est assez lourd et d’un goût allemand. Chacun des membres de la famille royale a sa voiture de gala avec des petites couronnes à chaque angle. Elles ne servent que pour les{215} grandes cérémonies et lorsque les princes vont inaugurer quelque monument ou ouvrir un bazar au nom de la souveraine.

Les 60 ou 80 landaus que l’on voit encore à Buckingham n’ont pas d’autre intérêt. On y voit aussi le manège avec sa petite tribune, où la reine vint plus d’une fois assister aux premières leçons d’équitation de sa nombreuse progéniture.

C’est de Buckingham que sont expédiées les voitures de la Cour dans tous les lieux de villégiature de la reine. Elles l’y précèdent toujours et n’en reviennent qu’après elle. Les nombreux déplacements des membres de la grande famille royale donnent de tout temps lieu au va-et-vient dans les écuries de Londres; pendant la saison d’été, la London season, les écuries présentent la plus vive animation. Les jours de drawing-rooms, le personnel, pourtant nombreux, est sur les dents. Que serait-ce si Victoria tenait une Cour!{216}

XV

La Reine Victoria propriétaire.

La plus riche propriétaire du Royaume-Uni.—Les dettes du duc de Kent.—Principales propriétés de Victoria.—Les bons conseils de lord Sydney et de lord Cross.—La reine et ses métayers.—Trop cher pour ses moyens.—Un autographe de la reine aux enchères.—Prodigue ou avare de son effigie, suivant les cas.—Les fermes et leurs produits.—Les legs de ses admirateurs.—Son portefeuille de mines d’or.—Fils prodigues.

Bien que montée sur le trône de ses ancêtres avec un passif de 50.000 livres sterling, ou de 1.250.000 francs, représentant le montant des dettes du duc de Kent son père, qu’elle s’était engagée vis-à-vis des créanciers à payer sur sa cassette, Victoria est aujourd’hui la plus riche propriétaire foncière du Royaume-Uni.

Outre ses châteaux d’Osborne, de Balmoral, d’Albergeldie, de Sundrigham, de Claremont, de Frogmore, de Farnborough qu’elle a mis à la disposition de l’impératrice Eugénie, elle possède un grand nombre de domaines de grande étendue qu’elle a administrés avec le concours du{217}

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La Reine et la princesse Victoria de Schleswig-Holstein.

Phot. Huhues et Mullins. Hyde.

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comte de Sydney, puis, après la mort de ce dernier, avec le vicomte Cross. Du vivant du prince Albert, elle n’avait d’autre intendant pour ses biens particuliers que son époux, qui s’était constitué à la fois le gardien de sa bourse privée et son intendant. Toutefois, elle a toujours eu d’excellents conseillers, qui lui ont fait faire des placements avantageux et réaliser d’énormes bénéfices.

La reine connaît si bien ses affaires qu’il n’est pas un seul de ses métayers dont elle ne connaisse le nom, l’âge, le lieu de naissance, le nombre d’enfants, en un mot toute l’histoire. Comme pour les domestiques qui ont quitté son service, la reine exige que les lettres de ses gens lui soient toujours remises et il est répondu à chacune par les soins de son secrétaire particulier. Elle veut, et le recommande dans chacune de ses lettres, qu’on lui fasse part des grands événements heureux ou malheureux qui surviennent dans chaque famille et se montre humaine dans les mauvaises années.

Nul ne saurait dire, même approximativement, à quel chiffre est évaluée la fortune de Victoria, ni par quels moyens elle a prospéré. Ce sont là des secrets pour lesquels les Anglais professent la plus grande discrétion. Tout ce que l’on sait, et parce que la reine en a donné maints exemples au cours de sa très longue carrière, c’est qu’elle est plus que parcimonieuse; que, comme son oncle le duc de Sussex et son fils le duc d’Edimbourg, elle n’aime pas dépenser; qu’elle n’a jamais dépassé de ses deniers la partie de sa liste civile qui lui est allouée pour être dépensée en bonnes œuvres; qu’enfin elle économise sur sa liste civile elle-même et n’a jamais refusé aucun{220} des legs que de loyaux sujets se sont plu à lui faire.

Dès son enfance, la duchesse de Kent, sa mère, qui a connu bien des fois la gêne du vivant de son mari, avait habitué sa fille à connaître la valeur de l’argent. On raconte que bien des fois la petite princesse Victoria entra dans des boutiques de bijoutiers dans l’intention d’acheter pour elle-même ou pour quelque amie un bijou de bas prix que l’état de sa bourse ne lui permettait pas de se payer et que, chaque fois, sa mère se refusa à ce que l’achat en fût fait à crédit. Victoria dut donc s’en passer et souvent elle en éprouva de gros crève-cœurs.

C’est sans doute en souvenir de ces leçons qu’elle jugeait profitables qu’un jour ayant reçu d’Eton une demande d’emprunt d’une livre sterling (25 francs) de son petit-fils le prince Albert-Victor, fils aîné du prince de Galles et alors héritier présomptif de la couronne, fait plus tard duc de Clarence et d’Avondale, pour payer un pari perdu par lui contre un de ses condisciples, se vit refuser cette modique somme. Le refus de la reine était accompagné d’une longue lettre dans laquelle la grand’mère faisait des remontrances à son petit-fils, lui faisant ressortir l’immoralité du pari, surtout lorsqu’on n’a pas la somme pour l’acquitter.

La leçon profita-t-elle? C’est ce qu’on ne saurait dire; toujours est-il que le jeune prince, en garçon pratique, vendit aux enchères la lettre autographe de sa grand’mère, qu’elle monta à trois livres, qu’il acquitta son pari, mit deux livres dans sa poche et fit savoir à la reine, par retour du courrier, le résultat de cette fructueuse opération.{221} Depuis ce moment, la reine dut avoir une plus haute idée de l’intelligence de son petit-fils.

La reine entre d’ailleurs souvent elle-même dans cet ordre d’idées. Chaque fois qu’on sollicite d’elle un don, ou un cadeau pour une loterie ou un bazar de charité, elle préfère envoyer soit un dessin de sa main, ses photographies signées d’elle, un ouvrage de broderie, un exemplaire de ses mémoires avec dédicace, en un mot un objet de valeur relative, qu’un objet de réelle valeur intrinsèque ou qu’un don en espèces. Autant elle est prodigue de son effigie sur le papier, autant elle aime peu offrir cette même effigie sur une pièce de monnaie.

Les fermes de la reine sont toutes des fermes-modèles, fort bien entretenues, dont les produits sont vendus dans le commerce.

On dit, mais nous ne nous portons pas garants de ce bruit, qu’elle possède un grand nombre d’actions des mines d’or du Transvaal, ainsi que de la compagnie à charte qui gouverne la Rhodésie et dont le duc de Fife, son petit-fils par alliance, est un des principaux actionnaires. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’elle se fût laissé tenter, comme bien d’autres, par les rendements merveilleux de l’industrie aurifère du premier de ces pays, industrie unique auquel a donné naissance un gisement également unique au monde. Il n’y a pas incompatibilité entre la possession d’une couronne et le devoir qu’a tout bon propriétaire de faire fructifier ses capitaux; mais on aimerait mieux penser qu’en faisant la guerre au Transvaal, la reine d’Angleterre n’est pas directement intéressée à l’issue de la campagne.{222}

En tout cas, les nombreux membres de la famille royale pourront bénir la mémoire de Victoria, lorsqu’elle ne sera plus, car elle aura rétabli la fortune de la famille et l’aura désormais assise sur des bases solides. C’est un éloge qu’on ne pourra sans doute pas faire du prince de Galles, son fils, après sa mort.{223}

XVI

La Reine Victoria artiste et écrivain.

Croquis et aquarelles.—La peinture à la Cour.—La copie de la nature.—Tous modèles.—Victoria au piano.—Son chant.—Une lettre de Mendelssohn.—Victoria écrivain.—Protectrice des arts.

Dans aucun art, on ne saurait dire que Victoria ait excellé, encore qu’elle soit excellent juge des œuvres des autres. L’art qu’elle a le plus volontiers cultivé et vers lequel elle s’est toujours sentie attirée, est celui de la peinture. Dès ses plus jeunes années, elle a eu du goût pour le dessin, puis pour l’aquarelle et ce goût est allé se fortifiant d’année en année. Il y a à Osborne et à Balmoral des sketch-books remplis de ses croquis et des cartons pleins des aquarelles qu’elle a lavées. Dans ses mémoires ou son journal sur son séjour dans les highlands d’Écosse, il est question à chaque page d’un site qu’elle éprouve le besoin de fixer de son crayon ou de son pinceau. Elle aime copier la nature et s’en rapprocher le plus près possible.{224} En cela, elle subit l’influence de Ruskin et de Hunt.

Dès les premières années, la duchesse de Kent et plus tard la duchesse de Northumberland ont pris soin de lui donner les meilleurs maîtres et ceux-ci ont toujours déploré que sa future destinée ne lui laissât pas le loisir de s’adonner entièrement à l’art de la peinture.

Une fois reine, elle tient à ce que tous les grands événements de son règne et de sa vie publique soient fixés sur la toile et elle étonne par la justesse de ses remarques les maîtres de l’école anglaise qui viennent au palais travailler sous ses yeux. Jusqu’en ces dernières années, elle a fait venir à Balmoral le fameux aquarelliste Green pour lui demander ses conseils et le secret de son genre merveilleux. Avant Green, elle avait travaillé sous la direction de Landseer, le grand peintre animalier.

Victoria dessine dans toutes les positions, même à cheval. Il n’était pas rare qu’en promenade dans le parc d’Osborne ou de Balmoral, elle donnât l’ordre à son fidèle John Brown de lui tenir sa vieille jument Jessie pendant qu’elle croquait au vol un coin de ciel, de mer, ou un aperçu sur un détour de la rivière Dee.

En visite chez ses lords, elle éprouve le besoin de se distraire de la société en allant faire une heure de paysage dans le jardin. Les dames qui ont été à la Cour et qui connaissent ses goûts, préparent toujours une table pour dessiner en plein air, lorsqu’elle les honore d’une visite à la campagne. La plupart même l’imitent; mais il est rare qu’elles arrivent à l’égaler. Peut-être y mettent-elles aussi quelque complaisance.{225}

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La voiture de gala de la Reine.

Phot. N. H. King.

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Il ne faudrait pas croire cependant que Victoria ait du génie; elle en manque au contraire totalement, comme d’imagination; mais elle a un goût réel pour la peinture et le dessin, et comme peindre et dessiner sont ses occupations favorites, elle est parvenue à une certaine habileté.

Dans les environs de ses châteaux, les paysans sont au courant de ce faible de la reine, pour avoir été priés par elle de poser avec ou sans leurs animaux.

Le prince Albert adorait la gravure en taille douce et il avait à manier le burin ou à se servir de l’eau-forte un certain talent. Il voulut initier la reine à cet art et celle-ci était déjà arrivée à un certain degré de talent à reproduire des dessins sur le cuivre.

En musique, c’est le contraire. Ses goûts ne l’y portent pas du tout et nous avons dit, en parlant de son éducation, quels efforts elle avait dû faire pour arriver à se rendre maîtresse des difficultés du piano. A force de persévérance, elle est parvenue, non pas à la virtuosité, mais à se rendre agréable, soit qu’elle chante, soit qu’elle exécute un morceau. Elle a de l’oreille, de la mesure; son rythme est impeccable et elle possède assez bien l’art des nuances. Son professeur de chant fut un Français nommé Lablache.

Nous extrayons d’une lettre de Lady Bloomfield, une des dames de la Cour, le compte rendu d’une soirée intime à la Cour, où il est question de la reine pianiste. Elle écrit de Windsor Castle, à la date du 12 décembre 1843:

«Nous nous sommes exercés hier après-midi pendant deux heures avec la reine et le prince Albert. Nous avons joué à six mains un morceau de Beethoven, charmant, mais extrêmement dur. La mesure était si difficile,{228} qu’il fallait être excellent musicien pour l’observer.»

Presque un an plus tard, la même dame écrit à la date du 19 novembre:

«Hier soir, nous avons joué à première vue, la reine, Mathilde Pagès et moi, un septuor de Beethoven. Nous jouons généralement à première vue des ouvertures et des morceaux classiques. Mais celui-ci était si difficile que, lorsque nous frappâmes toutes ensemble la dernière mesure, la reine dit que nous pouvions nous féliciter de ne pas avoir fait de faute, car si l’une de nous avait manqué la mesure, il aurait été impossible de nous y retrouver. J’éprouve un grand plaisir à jouir de cette intimité de la reine et je voudrais que tous ceux qui la méconnaissent, pussent juger par eux-mêmes à quel point elle est agréable, lorsqu’elle est à son aise et qu’elle a dépouillé toute contrainte.»

Peu après son mariage et au lendemain de l’attentat d’Oxford, la reine donna un concert privé à Buckingham-Palace, dans lequel elle ne chanta pas moins de cinq fois en italien. Voici, extrait du programme, les numéros dans lesquels elle se fit entendre avec succès:

Non funestar crudele (de Il Desertore)Ricci.
Duo par Sa Majesté et le prince Albert.
Dunque il mio bene (Il flauto magico)Mozart.
La flûte enchantée
Trio par Sa Majesté, MM. Rubini et Lablache.
Felice Eta, chœur pastoralCosta.
Sa Majesté et les Dames de la Cour.
Tu di graziaHaydn.
Quatuor avec chœur: Sa Majesté, le prince
Albert, MM. Rubini et Lablache.
Oh! come licto guinzeMendelssohn.
Chœur.

{229}

La reine avait une voix de soprano, et le prince Albert une voix de basse. La marquise de Donco qui l’entendit ce jour-là, écrit à Michael Costa, l’auteur d’un des morceaux: «La reine chante bien et très correctement.»

Mendelssohn étant de passage à Londres, où il était venu rendre visite à Denmark Hill à la famille de sa femme (c’est pendant cette visite qu’il composa sa Romance sans paroles), fut invité au palais de Buckingham par le prince Albert, qui le retint des heures dans sa salle de musique. De retour à Francfort, il écrit à sa mère le 19 juillet 1842 une longue lettre dans laquelle il lui conte les moindres incidents de son entrevue avec la reine. Nous laissons la plume au grand maître:

«Le prince Albert m’avait invité à venir essayer son orgue, samedi, à une heure et demie, avant mon départ de Londres. Je me rendis donc à Buckingham-Palace, où je le trouvai seul. Nous nous étions mis à causer tranquillement, quand la reine entra, également seule, dans une simple robe de matin. Elle annonça à son époux son intention de partir pour Claremont après lunch et allait se retirer, quand ses yeux tombèrent sur toutes les feuilles de musique que le vent venait de disperser par toute la chambre et jusque sur les pédales de l’orgue du prince, lequel, en passant, est un instrument merveilleux et le plus bel ornement de la pièce. «Quel désordre!» s’écria la reine et elle se mit aussitôt en devoir de ramasser notre musique et de la remettre en ordre. Elle était déjà à genoux, lorsque le prince et moi nous empressâmes à son aide. Le prince se mit alors à m’expliquer les registres et la reine me renvoya, alléguant qu’elle finirait bien le rangement{230} seule. Je priai alors le prince de me jouer quelque chose, afin de pouvoir dire en Allemagne que je l’avais entendu. Il joua quelque morceau par cœur en s’aidant des pédales: son jeu est très correct et son style clair mérite qu’on le propose en exemple à plus d’un organiste professionnel. La reine, probablement charmée, s’assit à côté de nous, après avoir remis la musique en ordre et écouta son mari avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

«Lorsque le morceau du prince fut terminé, ce fut à mon tour à jouer et je commençai les «Gracieux Messagers» de mon chœur de Saint-Paul. Je n’avais pas achevé la première partie que la reine et le prince m’accompagnaient de leur chant, le prince maniant en outre les registres à ma place et tout le temps très habilement, faisant entendre, fort à propos, le grand jeu, et observant scrupuleusement toutes les nuances. J’étais ravi!

«Le prince héritier de Saxe-Cobourg fit alors son entrée; on causa et, au cours de la conversation tout amicale, la reine me dit qu’elle adorait chanter ma musique et me demanda si je n’avais rien écrit de nouveau.

—Vous devriez bien nous chanter quelque chose, dit à Sa Majesté le prince Albert.

«La reine se fit d’abord un peu prier et dit ensuite qu’elle allait essayer le «Chant du Printemps» en si bémol, si toutefois l’on pouvait le trouver, car toute sa musique venait d’être emballée pour Claremont. Le prince alla lui-même la chercher, mais il revint en disant qu’elle était dans la malle.

—Oh! ne pourrait-on pas la déballer? demandai-je.

«La reine sonna et demanda Lady...; mais personne ne{231} put rien trouver et la reine daigna se déranger elle-même. Elle revint sans avoir été plus heureuse que les autres.

—La reine va vous chanter quelque chose de Gluck, dit alors le prince Albert.

«La princesse de Saxe-Cobourg venait d’arriver. Nous nous rendîmes tous dans le sitting-room de la reine où la duchesse de Kent ne tarda pas à nous rejoindre. Mon premier livre de chant était précisément sur le piano. La reine l’ouvrit et choisit «Italy». J’écoutai la reine dans le ravissement. Elle s’en acquitta presque parfaitement; la seule faute que je relevai fut, à la fin, un ré naturel donné au lieu d’un ré dièze.

«J’avouai à la reine que ce morceau n’était pas de moi, mais de Fanny, ma sœur, et je la priai de chanter quelque chose de ma composition. Elle accepta volontiers et nous fit entendre le «Chant du Pèlerin» avec toutes les nuances et beaucoup d’expression. Comme je la félicitais sur la perfection de son chant:

—Oh! dit-elle avec beaucoup de simplicité, j’aurais fait beaucoup mieux, si je n’avais pas été si intimidée, car d’habitude j’ai beaucoup plus de souffle.

«Après quoi, le prince Albert voulut bien nous faire entendre «le Moissonneur et les fleurs», puis il me demanda d’improviser quelque chose pour finir. Étant très embarrassé, je priai le prince de me donner un thème. Il m’imposa la chorale qu’il avait jouée sur l’orgue et le morceau qu’il venait de chanter.

«Contrairement à mon habitude en pareille circonstance, je réussis admirablement et eus peut-être le défaut d’être long; mais je voulais prolonger mon plaisir. Naturellement{232} j’ajoutai aux deux motifs imposés ceux chantés par Sa Majesté.

«Lorsque j’eus fini, la reine me dit: J’espère bien que vous reviendrez bientôt en Angleterre et que nous aurons alors le plaisir de votre visite.

«Je remerciai et, en saluant pour me retirer, je priai la reine de daigner accepter la dédicace de ma «Symphonie écossaise» en la mineur, qui avait été la cause de mon voyage, ce qu’elle accepta avec une parfaite bonne grâce.»

Cette simple lettre nous en dit plus long sur les talents de la reine que de gros volumes.

A Windsor, à Osborne, à Balmoral, dans ses soirées, la reine s’est souvent fait entendre. Depuis la mort du prince Albert, elle a surtout fait jouer ses dames d’honneur, mais s’est abstenue presque entièrement de jouer elle-même en public.

Quelques critiques, parlant des écrits de la reine, ont déclaré que ceux-ci n’enrichiraient pas beaucoup la littérature de son pays. La vérité est qu’il ne faut pas considérer les mémoires de la reine et le journal de sa vie dans les highlands d’Écosse comme une tentative d’écrivain. Victoria, en publiant ces simples notes, n’a voulu qu’offrir à son peuple le récit au jour le jour d’une vie qu’elle lui a vouée tout entière. Il est vrai que, même dans un écrit de ce genre, un écrivain aurait pu se révéler. La reine ne s’est pas révélée écrivain, c’est tout ce que l’on peut dire; elle n’y fait preuve ni d’imagination, ni même de cœur. C’est qu’à la vérité l’imagination lui fait complètement défaut et que les qualités du cœur sont chez elle étouffées le plus souvent par son défaut dominant qui est un égoïsme féroce.{233}

[Pas d'image disponible.]

La reine Victoria en 1892.

Phot. Russel and sons.

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{235} 

Elle se contente de nous faire assister minute par minute à ses moindres actions, parce qu’elle s’occupe surtout d’elle-même et que, du moment que quelque chose la touche ou l’approche, cette chose fût-elle des plus futiles, prend une grande importance à ses yeux. Nous aimerions savoir par elle l’émotion ressentie à la vue d’une de ces scènes grandioses de la nature, inconnue d’elle jusqu’alors et au milieu de laquelle elle se trouve pour la première fois, et nous devons nous contenter d’une épithète généralement banale; mais aussi elle nous dit, par compensation, si elle était à voiture à deux ou quatre chevaux, quels étaient les chevaux, le nom du cocher, si Brown était sur le siège et si le prince avait revêtu son kilt et son plaid écossais.

A chaque ligne de ses mémoires, on éprouve la même déception. Elle apprend la mort de Wellington, dont l’Angleterre a fait un dieu de son vivant pour avoir eu le mérite ou la bonne fortune de s’être trouvé là en même temps que Blücher à Waterloo; que dit la reine: «Il est vrai que le duc avait quatre-vingt-trois ans!» On reste confondu devant tant d’inconscience et de naïveté. Quelques-uns ont été jusqu’à dire que les mémoires de Victoria ne seraient même pas corrects, si l’historien Sir Théodore Martin n’y avait fait de nombreuses retouches nécessaires. Nous leur laissons la responsabilité de ce jugement.

Si la reine n’a pas le tempérament d’un écrivain, elle aime du moins les bons écrivains et sait goûter les poètes. Dans les premières années de son mariage, elle aimait à se faire la lectrice de son époux et à lui faire saisir les beautés de la littérature anglaise.{236}

On cite de la reine des lettres rendues publiques, notamment celle adressée au prince de Galles à l’occasion de sa majorité. Nous n’en parlerons pas, soupçonnant que dans tous les écrits publics, il ne faut attribuer à la souveraine ni l’initiative de la pensée, ni l’élévation de la forme. Il doit y avoir tant de talents qui ne demandent qu’à s’employer parmi les nombreux personnages d’élite qui ont le privilège d’exercer une sinécure à la Cour de Saint-James!

Quoi qu’on puisse penser des dons de Victoria aux points de vue des arts et de la littérature, on doit lui savoir gré d’une chose: c’est d’avoir cherché à encourager les arts, ou tout au moins d’avoir aidé son époux à les encourager. Cette noble tâche, le prince Albert l’assuma et la remplit de son mieux et c’est à lui, en grande partie, que l’Angleterre, qui n’a jamais pu avoir un musicien, doit d’avoir aujourd’hui une école de peinture qui, avec de très grands mérites, possède une réelle originalité.{237}

XVII

Attentats contre la Reine Victoria.

Les sept attentats contre la reine.—Oxford, Francis, Bean, Hamilton, le capitaine Peter, Arthur O’Connor, Roderick Maclean.—Un accident de voiture dans les Highlands.—Mot de la reine.—Le naufrage de Misletoe.

En dehors des dangers qu’elle courut au cours de son existence, Victoria échappa sept fois aux coups de ses assassins. Quelques mois après son mariage, le 10 juin 1840, elle se promenait avec le prince Albert en landau découvert dans Hyde Park, avant l’heure du dîner, sans aucune escorte, comme elle aimait le faire lorsqu’elle n’accomplissait pas un acte officiel, quand un tout jeune homme de dix-sept ans, nommé Oxford, se précipita sur la portière droite de la voiture, du côté où se tenait la reine et déchargea un pistolet presque à bout portant. Dans sa précipitation, il n’eut heureusement pas le temps de viser, car la balle n’atteignit pas son but. Le cocher, au bruit de la détonation et se rendant compte de ce qui venait{238} de se passer, avait arrêté ses chevaux. Le prince Albert lui donna l’ordre de continuer son chemin, tout heureux que sa femme eût échappé si miraculeusement à la mort. Il prit aussitôt les mains de la reine et lui demanda si la peur ne l’avait pas saisie; mais celle-ci, qui regardait d’un autre côté, ne s’était pas encore rendu compte de ce qui s’était passé, ni de la nature du bruit qu’elle avait entendu à son oreille. La voiture démarrait à peine que l’assassin s’écriait: «J’en ai encore un» et déchargeait un second pistolet. Cette fois le prince Albert avait eu le temps de le voir se préparer à tirer et avait fait baisser la tête à la reine, qui en était encore quitte pour la peur. Cependant la foule de promeneurs élégants qui encombre Hyde Park à cette heure de la journée avait reconnu le couple royal et s’était emparée de l’assassin. Pour la tranquilliser sur son sort, Victoria se leva dans sa voiture et la salua. Puis elle ordonna au cocher de la mener chez sa mère, afin que la duchesse de Kent n’apprît que par elle-même l’attentat dont elle avait failli être victime.

L’assassin Oxford était un garçon de cabaret. Il fut jugé et condamné à mort pour crime de haute trahison; mais la reine fit commuer sa peine en celle des travaux forcés à vie et lui accorda même la relégation en Australie.

Lorsque la reine revint de chez sa mère par Hyde Park, elle fut l’objet d’une ovation sympathique et rentra à Buckingham Palace escortée de cavaliers et d’amazones qui s’étaient improvisés en garde d’honneur. Le soir on chanta le God save the Queen dans tous les théâtres et, le dimanche suivant, des prières d’actions de grâces furent prescrites dans toutes les églises. Le Parlement lui adressa{239} un message de félicitations. Enfin la reine fut elle-même l’objet d’une manifestation de loyalisme, quelques jours après, à l’Opéra.

Deux ans après, un dimanche, comme elle revenait de l’église en compagnie de son époux, ce dernier remarqua à un coin de rue désert un individu qui visait la reine avec un pistolet. Heureusement le coup ne partit pas. La reine, prévenue par le prince Albert une fois le danger passé, ne put rester sous la menace d’un nouveau danger et elle résolut de l’affronter dès le lendemain. Après avoir prévenu la police, elle se rendit donc en voiture découverte au même endroit que la veille, qui n’était d’ailleurs pas très éloigné du lieu de l’attentat d’Oxford et, en effet, comme elle passait, un individu petit, chétif, nommé Francis, tira un coup de pistolet dans sa direction. Le prince Albert n’eut pas de peine à reconnaître le même individu que la veille.

«Le soir, lorsque la reine rentra au Palais, écrit Miss Liddell, demoiselle d’honneur, la première personne qu’elle rencontra fut sir Robert Peel, alors premier ministre, qui se montra très affecté à la nouvelle de l’attentat et lui adressa ses félicitations. La reine m’aperçut alors et, se tournant vers moi: «Dites-moi, Georgette, vous vous êtes étonnée que je ne vous aie pas emmenée à la promenade avec moi cet après-midi; c’est qu’hier j’avais essuyé un coup de feu et que je voulais affronter de nouveau le danger aujourd’hui, pensant que l’assassin recommencerait sa tentative. Or je ne voulais exposer d’autre vie que la mienne.»

Francis essaya, dans son procès, de prendre l’attitude{240} d’un héroïque républicain; mais lorsqu’il s’entendit condamner à mort pour crime de haute trahison, son courage l’abandonna et il s’évanouit. La reine ne voulut pas le laisser exécuter et sa peine fut également commuée en celle de la déportation perpétuelle.

Le jour même où la nouvelle de la grâce fut connue du public, la reine échappa une troisième fois. L’auteur du régicide était cette fois un petit bossu du nom de Bean. Bien inspirée, la reine demanda qu’on le jugeât en vulgaire assassin et non en régicide. Le crime de haute trahison attirant les esprits faibles ou dérangés avides de jouer quelque rôle important, pensait la reine, mieux valait donc ne pas leur laisser ce rôle et les juger pour une tentative de meurtre ordinaire. L’idée était bonne, car après le jugement de Bean, qui fut condamné à être fouetté et à sept ans de déportation, on n’entendit plus parler de nouvel attentat pendant sept années.

Le quatrième fut celui du maçon Hamilton, qui tira sur la reine avec un pistolet chargé de poudre seulement. Celle-ci garda, comme les fois précédentes, tout son sang-froid et se mit à parler très énergiquement à ceux de ses enfants qui étaient avec elle dans la voiture, afin de distraire leur attention. Hamilton se vit infliger la même condamnation que le bossu Bean.

L’attentat de 1850 fut plutôt un outrage. Son auteur n’en voulait pas à la vie de la souveraine. C’était en juin 1850. La reine venait de rendre visite à son oncle, le duc de Cambridge, qui était à toute extrémité. Au moment où sa voiture franchissait la grille de l’hôtel du duc, un gentleman, d’extérieur élégant, nommé Pates, qui avait été capitaine{241}

[Pas d'image disponible.]

Le prince Albert, d’après le tableau de Winterhalter.

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de hussards, s’élança vers sa voiture, la canne levée, et lui cingla le visage. Quelque cuisante qu’elle fût, la blessure ne fut pas grave, puisqu’elle n’empêcha pas la royale blessée de paraître le lendemain de l’attentat, dans sa loge, à l’Opéra.

Jusqu’en 1872, Victoria ne fut plus l’objet des attentions des régicides. Au mois de février de cette année, cependant, un fou de nationalité irlandaise, nommé Arthur O’Connor, s’élança à la portière de la voiture de la reine, tenant d’une main un pistolet et de l’autre une supplique; mais il fut aussitôt saisi d’une main vigoureuse par le domestique écossais John Brown, qui ne lui laissa pas le temps de se reconnaître; un autre irlandais nommé Roderick Maclean tira en 1882 sur la reine, lorsque, descendant du train, elle se disposait à monter dans sa voiture à la station de Windsor. Ce furent deux jeunes gens, élèves du collège d’Eton, qui s’emparèrent de l’assassin. La reine tint à les remercier de vive voix et les fit venir à cet effet au château.

En aucune occasion Victoria ne perdit la tête et ne laissa même paraître la moindre émotion. Elle s’informa seulement dans ce dernier cas si personne n’avait été blessé pour elle.

Elle a toujours eu une horreur particulière pour les crimes de cette nature et n’a jamais été la dernière à faire parvenir ses félicitations, lorsque ces attentats n’ont pas été suivis d’effet ou ses condoléances dans les cas contraires. C’est ainsi que les veuves des présidents américains Lincoln et Garfield et de notre président Carnot reçurent d’elle des mots touchants. Après le crime de{244} Caserio, le gouvernement anglais ayant voulu prendre des mesures pour la protéger plus efficacement, elle s’y opposa énergiquement, ne voulant pas que «ces mécréants pussent s’imaginer qu’ils avaient fait peur à une femme». Pourtant la mort tragique de l’impératrice Élisabeth d’Autriche fit une profonde impression sur son esprit.

Lorsqu’elle faillit être victime d’un accident en Écosse, sa voiture s’étant renversée dans un fossé sur une mauvaise route déserte, elle écrivit: «Ces occasions extraordinaires me trouvent toujours calme et en pleine possession de moi-même; cette fois-ci je n’ai pensé qu’à une chose: c’est que je n’avais pas encore fait tout ce que je me suis proposé d’accomplir avant de mourir».

Elle a toujours montré de la reconnaissance à ceux qui l’ont tirée de mauvais pas. Elle fit une pension à un soldat irlandais qui l’avait sauvée dans ses bras dans un grave accident de voiture. Elle donna un poste à la Cour à un brave matelot qui l’avait, au péril de sa vie, emportée au moment où un mât rompu par la tempête, allait s’abattre sur elle et elle s’occupa, après sa mort, de sa veuve et de ses orphelins.

Il lui est arrivé de causer, de son côté, des accidents.

Un jour, faisant la traversée du Solent, d’East Cowes à Gosport, le yacht royal Victoria and Albert vint en collision avec un yacht de plaisance, le Misletoe, qui croisait à cet endroit. Le petit navire fut aussitôt coulé. La reine, qui était sur le pont, fit tout ce qui dépendit d’elle pour sauver la vie du propriétaire du yacht, à sa belle-sœur et au vieillard qui étaient à bord et elle fut navrée d’avoir à{245} s’éloigner, sur l’ordre du capitaine, sans qu’on eût réussi à les tirer de l’eau.

Elle se montre généralement pitoyable aux malheurs des autres. Dans une autre circonstance, à Balmoral, elle passa une grande après-midi et une partie de la soirée à chercher avec le ghillies des Highlands, le corps d’un petit garçon qui s’était jeté dans la Dee, à un endroit très dangereux, pour sauver la vie d’un de ses petits frères tombé à la rivière. Lorsqu’elle apprit qu’on avait enfin retrouvé le petit cadavre à une bonne distance du lieu de l’accident, elle fut la première à envoyer ses consolations aux parents désolés et voulut assister à son enterrement.

On citerait des milliers de traits analogues où se révèle la sensibilité d’âme de la reine Victoria. En somme, elle n’a pas d’ennemi à proprement parler et tous ceux qui ont porté atteinte à ses jours étaient des détraqués ou des maniaques avides d’une sinistre renommée.{246}

XVIII

Les Voyages de la Reine.

Première visite de la reine au château d’Eu.—Les banquets champêtres dans la forêt.—On reparle du Camp du Drap d’or.—L’équipage se mutine.—Le mariage du duc de Montpensier.—Voyage en Belgique.—Visite au roi de Prusse.—Lavage des rues à l’eau de Cologne.—Le Rhin en feu.—Bonn.—Gotha.—Deuxième visite à Eu.—L’Opéra-Comique en plein vent.—Revue du camp de Boulogne.—Napoléon III et l’impératrice Eugénie à Windsor.—La reine à Paris, Saint-Cloud et Versailles.—Bal à l’Hôtel-de-Ville.—Bismarck est présenté à la reine.—La revue du Champ-de-Mars.—Devant le cercueil de Napoléon Ier.—Chasse en forêt de Saint-Germain.—Au revoir.—Visite à Cherbourg.—A bord de la Bretagne.—A la Grande-Chartreuse.—La reine ne veut plus venir en France.

On peut classer les voyages de la reine en deux catégories: ses voyages politiques et ses voyages d’agrément. Ses seuls voyages politiques ont été ceux faits en France.

Le 1er septembre 1843, le Victoria and Albert, nouveau yacht royal qui venait de sortir tout flambant neuf des chantiers de la Clyde, venait à Portsmouth embarquer la reine et son époux pour une destination inconnue. La{247} reine avait tenu secrète son intention d’aller en France, à tel point que ses ministres l’ignorèrent jusqu’au dernier moment. La rencontre de Louis-Philippe et de Victoria avait été préparée de longue date par l’intermédiaire de la reine des Belges, fille du roi de France. Pourtant un certain nombre de personnages avaient été mis dans la confidence, à cause des objections que le duc de Wellington avait faites et de ses propositions de faire nommer une régence pour la durée de l’absence de la souveraine. Le vieux héros de Waterloo invoquait des précédents: chaque fois que Georges I, II et IV étaient allés à l’étranger, ils avaient nommé des conseils de régence. La reine faisait valoir que Henri VIII avait rencontré François Ier à Ardres; mais le duc lui répondait qu’à cette époque Calais étant à l’Angleterre, le roi d’Angleterre n’avait fait qu’à peine dépasser sa frontière. Bref, la reine consulta des légistes, qui furent d’avis qu’elle n’avait pas à nommer de conseil de régence pour une absence de quelques jours. Elle partit donc le 31 août. Elle louvoya autour de l’île de Wight et devant la côte de Devonshire pendant une journée et, le 1er septembre au soir, traversa le détroit. La traversée faillit ne pas aller tout droit; l’équipage donnait des signes de mutinerie. La reine avait en effet choisi une place à l’abri du vent et s’était par mégarde installée devant l’entrée de la buvette des matelots et ceux-ci se voyaient déjà privés de goutte pour toute la traversée. La reine s’aperçut de quelque chose. Elle interrogea lord Adolphus, capitaine du yacht, qui la pria de bien vouloir choisir un autre endroit. «Je le veux bien, dit-elle, mais c’est à la condition que j’aurai de la goutte, moi aussi.» On lui{248} en donna un petit verre: «Elle n’a qu’un défaut, ajouta-t-elle, c’est d’être un peu faible». Cette parole lui reconquit tous les cœurs de ses matelots.

Le 2 septembre, au matin, le Victoria and Albert mouillait au Tréport et un canot, sur lequel était Louis-Philippe, allait assister au débarquement du couple royal. L’accueil fut tout joyeux de la part du roi-citoyen, qui prit paternellement la petite reine dans ses bras et l’enleva de terre, l’embrassa sur les joues, au grand ébahissement du prince Albert, qui n’avait encore vu personne en user si familièrement avec Sa gracieuse Majesté. Il convient de dire ici qu’étant duc d’Orléans, Louis-Philippe était un des meilleurs amis du duc de Kent et qu’il avait joué avec Victoria enfant. On monta dans une suite d’équipages splendides et l’on gagna le château d’Eu.

Il avait d’abord été question d’une visite à Paris dans la correspondance suivie qui s’était établie au sujet de cette rencontre; mais on ne sait pour quelle raison la reine s’est obstinément refusée à visiter la capitale.

A Eu, on mena joyeuse vie, tant en banquets, que bals et fêtes champêtres.

Les déjeuners sur l’herbe, qui étaient une nouveauté pour Victoria, eurent le don de lui plaire. On partait pour un coin de la forêt dans des grands chars à bancs et une multitude de valets à la livrée royale improvisaient en quelques minutes une salle de festin sous les arbres. La plus franche gaieté et le plus grand abandon régnait entre tous les invités du roi de France; ce dernier lui-même ne tarissait pas de verve. La reine d’Angleterre se laissait gagner par l’entrain général, ainsi que le prince Albert et{249}

[Pas d'image disponible.]

La reine Victoria, d’après le tableau de Winterhalter.

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le comte d’Aberdeen; lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre, qui devait être habitué au sans-gêne de la Cour, était le seul qui restât guindé en présence de sa souveraine.

Au champagne, Louis-Philippe fit remarquer, dans le premier toast à la reine, que leur entrevue était la première entre un souverain anglais et un souverain français depuis celle du Camp du Drap d’or. La reine garda le meilleur souvenir de ses fêtes «si jolies, si gaies, si pleines d’entrain, si rustiques». Le prince Albert écrivit au baron Stockmar sur son court séjour en France et compara la gaieté des fêtes françaises à celle des fêtes allemandes.

Le 7 septembre, le yacht royal était de retour sur les côtes d’Angleterre. Le comte d’Aberdeen avait eu le temps de s’entretenir avec M. Guizot de la question qui passionnait alors la diplomatie anglaise. Le ministre des Affaires étrangères français lui avait donné l’assurance que la France renonçait à une alliance matrimoniale avec l’Espagne; que le roi Louis-Philippe ne donnerait son plus jeune fils le duc de Montpensier à l’infante Marie-Louise, sœur de la reine d’Espagne, qu’après que celle-ci, étant mariée, aurait eu des enfants. De son côté, le comte d’Aberdeen avait donné sa parole à M. Guizot que l’Angleterre ne consentirait pas au mariage de la reine d’Espagne avec un prince de Saxe-Cobourg. L’Angleterre ne craignait rien tant qu’une union qui conférât à la couronne de France des droits éventuels à la succession d’Espagne. On sait que Louis-Philippe, s’il a réellement donné cette assurance par l’intermédiaire de M. Guizot, ne s’est nullement considéré comme engagé, ce que la reine d’Angleterre ne lui pardonna d’ailleurs jamais.{252}

Ce voyage politique fut bientôt suivi d’un voyage d’agrément à travers les Flandres. Après avoir touché à Brighton, où le ménage royal passa quelques jours, au moment où la saison des bains de mer était à son déclin, le Victoria and Albert reprenait la mer le 12 septembre et le 13 était rendu dans le port d’Ostende. Le roi Léopold avait préparé à sa nièce un tour intéressant: la reine et le prince visitèrent successivement Bruges, Gand, Bruxelles et Anvers. Le 21, ils étaient de retour à Windsor Castle. A son retour, le prince écrivit au baron Stockmar à qui il ne cachait rien et dont il sollicitait les conseils en toute occasion: «Ce voyage en Belgique a fait une impression profonde sur Victoria, qui a gardé le meilleur souvenir des vieilles cités flamandes et surtout de l’accueil si flatteur qu’elle a reçu du peuple belge».

Deux ans plus tard, en août 1845, la reine fit enfin le voyage en Allemagne qu’elle projetait depuis plusieurs années de faire au bras de son époux. Ce fut avant tout un pieux pèlerinage qu’elle accomplit aux lieux qui avaient été témoins de l’enfance et de la jeunesse du prince Albert. Elle demanda à coucher à Rosenau dans le château même où naquit son époux et elle contempla avec ravissement «la jolie couchette où Albert et son frère Ernest avaient coutume de dormir ensemble étant enfants». A Aix-la-Chapelle, le roi de Prusse vint à sa rencontre et l’accompagna dans une visite à Cologne où, pour la recevoir, on répandit à flots, sur le pavé des rues, l’eau parfumée si renommée du pays. On lui donna le soir un spectacle inoubliable sur le Rhin qu’on embrasa et convertit en un long feu de joie. A Bonn, elle visita l’Université où le{253} prince Albert avait terminé si brillamment ses études et elle reçut avec ravissement des détails sur tous les lieux qui avaient été témoins de son séjour. A Gotha, on lui donna, en plein air, une de ces représentations populaires dans lesquelles les rôles de princes sont tenus par de vrais princes et ceux de paysans par des paysans authentiques. Elle admira la tenue des enfants et les costumes des femmes du peuple, si simples et si pauvres, mais si propres et si seyants. Elle compara cette mise à celle des pauvres anglaises, si dégoûtantes sous leurs châles en loques et leurs chapeaux de soie fripés. «Si au moins, écrivit-elle, nos anglaises du peuple pouvaient se contenter de ces vêtements simples et laisser là leurs châles et leurs chapeaux de soie!»

Elle avait promis de revenir à Eu voir Louis-Philippe à son retour d’Allemagne. Elle tint parole et y arriva le 8 septembre. La chambre qu’elle habita avait été préparée avec des attentions toutes spéciales. Les portraits de la reine et du prince Albert par Winterhalter ornaient la cheminée de chaque côté et les autres peintures représentaient des épisodes de sa première visite à Eu et de la réception de Louis-Philippe à Windsor Castle. On comptait la retenir une semaine à la Cour; elle n’y resta que deux jours, juste le temps d’assister à une représentation donnée sur un théâtre improvisé en plein air par la troupe de l’Opéra-Comique de Paris. Cette fois Louis-Philippe donna lui-même l’assurance à la reine qu’il ne consentirait au mariage du duc de Montpensier avec l’infante que lorsque la question politique serait écartée.

Ce voyage calma pour une longue période son amour{254} des voyages. D’ailleurs elle avait fait ample provision de souvenirs chers à son cœur et il se passa dix ans et bien des événements en Europe, avant qu’elle ne remit le pied sur le Continent.

Elle eut du reste assez à faire à visiter l’Irlande et l’Écosse où elle fut très occupée avec l’acquisition et la construction d’un nouveau home. Cependant le Continent était secoué terriblement et Louis-Philippe payait de son trône, par les intrigues de lord Palmerston, ses vues ambitieuses sur la succession d’Espagne.

En se séparant de lui, Victoria ne se doutait guère qu’elle ne le reverrait plus qu’en exil.

Depuis le dernier voyage de la reine au château d’Eu, l’Europe avait été en proie à la convulsion, et peu de trônes avaient été épargnés par la tourmente. Le trône d’Angleterre lui-même avait tremblé un instant sur sa base.

La prochaine visite de la reine d’Angleterre fut pour la Cour impériale de France, pour son nouvel allié Napoléon III, qui lui devait bien quelques égards pour l’empressement avec lequel elle avait reconnu le coup d’État; pour la facilité avec laquelle elle l’avait, la première de tous les monarques d’Europe, félicité de son avènement en l’appelant «mon frère»; pour s’être employée sincèrement à faire réussir des projets de mariage avec la princesse Caroline-Stéphanie de Vasa, petite-fille de la grande-duchesse de Bade et du dernier roi de Suède de la branche légitime, d’abord; puis avec la princesse Adélaïde de Hohenlohe, sa propre nièce. Car ce fut fatigué de voir son alliance rejetée de toutes parts, que Napoléon III arrêta ses vues sur{255} Eugénie de Montijo, qui devait devenir une intime amie de Victoria.

Cependant, la question d’Orient était revenue sur le tapis. Les flottes anglaise et française étaient allées faire une démonstration dans les eaux du Bosphore en attendant de prêter main-forte aux Turcs contre la Russie.

Le 29 août 1855, Victoria écrit au roi des Belges, qui est resté son plus cher confident, qu’elle va avoir à souffrir d’une longue absence du prince Albert, lequel se propose de rendre prochainement visite à l’empereur des Français. Le 3 septembre, le prince quitte Osborne pour aller assister à une revue de 100.000 hommes au camp de Boulogne, situé entre Boulogne et Saint-Omer. Le prince rentre charmé des honneurs qui lui ont été rendus comme au représentant de la reine d’Angleterre.

Cette visite ne devait être que la préparation d’une autre plus longue et plus solennelle de la reine d’Angleterre à Paris. Le 16 avril de l’année suivante, Napoléon III prenait lui-même les devants et débarquait à Douvres avec l’impératrice à son bras, sur le quai de l’Amirauté, au bruit des salves d’artillerie qui fêtaient sa bienvenue. Il était reçu à Londres avec un enthousiasme populaire, que Victoria elle-même eut de la peine à croire. A Windsor, elle le recevait avec aménité, faisait fête à la «gentille et jolie impératrice toute nerveuse», leur réservait les mêmes appartements qu’à Louis-Philippe et à l’empereur Nicolas de Russie, devenu l’ennemi commun, donnait un bal en leur honneur dans la salle de Waterloo, conférait l’ordre de la Jarretière à Napoléon, lui passait le grand-cordon sur l’épaule, tandis que le prince Albert lui attachait la Jarretière{256} au-dessus du mollet droit, et s’entendait dire par l’empereur, en quittant la salle à son bras: «Il me reste à faire mon serment de fidélité à Votre Majesté et à son pays», «paroles qui promettent, écrivait la reine, de la part d’un homme tel que lui, peu prodigue de paroles et ferme dans ses desseins».

L’heure des adieux venue, l’empereur dit à la reine: «J’attends donc votre visite à Paris cet été.—Oui, répond Victoria, si mes devoirs publics ne m’en empêchent, comptez sur moi.» On avait pris des résolutions pour obtenir des succès en Crimée et dans l’intervalle rendre la guerre populaire en France.

Le 18 août, un samedi, dès l’aurore, la reine, le prince Albert, la princesse royale, plus tard l’impératrice Frédéric III d’Allemagne, et le prince de Galles s’embarquaient à East Cowes pour Boulogne, où ils arrivaient le même jour, dans l’après-midi, escortés de l’escadre de la Manche. Les canons tonnaient des hauteurs qui dominent la ville. Lorsque le yacht royal aborda, Napoléon se précipita à bord et salua Sa Majesté, lui baisant la main d’abord, puis l’embrassant sur les deux joues. La reine et sa famille montaient à destination de la gare en voiture de gala, escortés par l’empereur et le maréchal Magnan à cheval, et une garde d’honneur. A Paris, où aucun souverain anglais n’avait paru depuis qu’Henri VI y était venu en roi pour se faire couronner à Saint-Denis, la réception fut enthousiaste. De la gare du Nord jusqu’au Palais de Saint-Cloud, les rues étaient enguirlandées et 200.000 hommes de la garde nationale faisaient la haie sur le parcours. Malheureusement, la nuit commençait à tomber et le coup{257}

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Les enfants de la Reine.

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d’œil perdit de sa beauté. En arrivant à l’Arc de Triomphe, il fallut allumer des torches pour l’escorte royale et l’on ne vit plus Paris que sous le fard des illuminations. A Saint-Cloud, la réception fut «splendide et enthousiaste», écrivit le prince Albert. La reine écrivit de son côté dans son journal: «J’étais un peu ahurie, mais enchantée; tout était si beau!» Le tableau qui rappelait la visite de la reine a disparu dans l’incendie du château en 1871, après avoir été mutilé. Un officier prussien avait en effet découpé la tête de la princesse royale, devenue la femme du Crown Prince. La famille royale vécut là dans la plus stricte intimité. La reine trouva la table de l’empereur très simplement servie; mais «tout y était si exquis!»

Le lundi se passa en visite à l’Exposition des Beaux-Arts aux Champs-Elysées et à une représentation des demoiselles de Saint-Cyr aux Tuileries. Le mardi fut consacré à une visite à Versailles et aux Trianons et à une représentation de gala, le soir, à l’Opéra. Le mercredi 22, la reine visita l’Exposition industrielle et accepta une invitation de la Municipalité de Paris à un bal à l’Hôtel-de-Ville. Le jeudi fut laissé aux hôtes de l’empereur pour vivre incognito. Le soir, il y eut grand banquet de 80 couverts et la reine parla sérieusement à l’empereur d’une alliance anglo-française. L’empereur prétendit tenir de Drouyn de Lhuys que Louis-Philippe était devenu impopulaire à cause de son alliance avec l’Angleterre. La reine lui répondit que ce n’était pas à cause de son alliance, mais à cause de sa trahison à cette alliance.

Le jeudi, la famille royale visita le Louvre et, le soir, la reine assista au bal de l’Hôtel-de-Ville. Le quadrille royal{260} fut dansé par la reine, l’empereur, le prince Albert, la princesse Mathilde, le prince Napoléon, lady Cowley, la femme de l’ambassadeur d’Angleterre, le prince Aldebert de Bavière et Mlle Haussmann, fille du préfet de la Seine. La reine parla de cette soirée comme d’un «songe des mille et une nuits».

Le 24, la reine visita pour la seconde fois l’Exposition de l’Industrie et l’École militaire, puis l’empereur passa la revue des troupes au Champ-de-Mars devant elle. Le prince Albert était à cheval, à gauche de l’empereur, au bas de la tribune impériale, dans laquelle la reine était assise au milieu, entre l’impératrice Eugénie et la princesse Mathilde. La reine regretta de n’avoir pas été à cheval, avec l’empereur. Elle fut émerveillée de la tenue de nos troupes et écrivit sur son journal: «Leurs jolis uniformes sont infiniment mieux faits et de meilleure coupe que ceux de nos soldats, ce qui me taquine beaucoup.»

Après la revue, la reine monta en voiture avec le prince et alla visiter l’Hôtel des Invalides. Elle descendit au tombeau de Napoléon Ier. L’énorme sarcophage de marbre était illuminé par des cierges. Le chapeau et l’épée du grand empereur avaient été placés sur un coussin de velours. Le spectacle était déjà imposant par lui-même; un violent orage qui éclata à ce moment et le bruit du tonnerre qui se répercuta sous la coupole ajoutèrent encore à sa grandeur. La reine resta émue et pensive. Le soir, elle écrivit ses impressions: «J’étais là, au bras de Napoléon III, son neveu, devant le cercueil du plus grand ennemi de l’Angleterre, moi, la petite-fille de ce roi qui le haïssait tant et qui lutta si vigoureusement contre lui. Aujourd’hui son neveu, qui{261} porte son nom, est mon meilleur et mon plus cher allié, et l’orgue de la chapelle joue le God save the Queen

Le samedi, l’empereur donna une chasse en l’honneur de la reine dans la forêt de Saint-Germain. Le soir, il y eut grand bal au palais de Versailles.

L’empereur rencontra l’impératrice au haut du grand escalier et lui dit: «Comme tu es belle»; la reine, en rapportant ce compliment, ajoutait: «De fait, elle avait l’air d’une reine de conte de fée.» C’est à ce bal que le comte de Bismarck se fit présenter à Victoria.

La reine coucha au palais, ce soir-là, ainsi que la princesse royale dont le beau-père devait recevoir non loin de là, quelques années plus tard, la couronne d’empereur d’Allemagne, après que son mari aurait aidé à vaincre la France dans une guerre terrible.

Le lendemain, dimanche 26, était le jour anniversaire du prince. On le célébra dans l’intimité. La reine conseilla à l’empereur de ne pas persécuter la famille d’Orléans et lui expliqua très franchement la nature de ses relations avec la dynastie déchue.

Le lendemain, on reprit, accompagné par l’empereur, le chemin de Boulogne, au grand désespoir du petit prince de Galles, qui déclara adorer Paris,—l’amour de la capitale lui est venu, on le voit, de bonne heure. La reine visita les camps d’Hensault et d’Ambleteuse. Enfin elle s’embarqua et, comme le yacht royal commençait à se mouvoir, l’empereur lui cria du quai, en la saluant: «Adieu, madame, au revoir!» Elle répondit très gracieusement: «Je l’espère bien», et bientôt les deux souverains se perdirent de vue. La reine partit enthousiasmée de{262} l’empereur qu’elle dit «doux, bon et simple». Elle avait en lui une «confiance sans réserve». Le prince Albert ne partagea pas l’enthousiasme de la reine: il considéra Napoléon III comme un politicien d’occasion, tremblant toujours devant quelque complot.

Quelques mois plus tard, Napoléon rendit visite à la reine à Osborne et demanda la révision du traité de 1815. Il avait rêvé de faire de la Méditerranée un lac européen. Ses ouvertures furent froidement accueillies. Il s’en retourna incompris et l’alliance anglaise entra dans une phase précaire. La mésintelligence au sujet des principautés danubiennes ne fit qu’augmenter le malentendu. Napoléon invita la reine à venir à Cherbourg et le gouvernement britannique voulut qu’elle acceptât. On espéra que son amitié parviendrait à détendre la situation. Le 4 août 1858, la reine arriva à sept heures du soir à Cherbourg, après une traversée assez agitée. L’empereur et l’impératrice vinrent la saluer sur le yacht royal, à huit heures, sans aucune suite.

Personne ne fut admis à assister à la conversation des deux souverains. L’empereur et l’impératrice rentrèrent à Cherbourg dans leur barque éclairée par un jet de lumière électrique. La reine coucha à bord de son yacht. Le lendemain, déjeuner à la préfecture et dîner à bord de la Bretagne. Le général Mac-Mahon était parmi les invités. L’empereur porta un toast à la reine et le prince Albert se leva pour y répondre: «J’étais si émue, écrivit la reine, que je ne pus boire mon café». Après quelque hésitation cependant, le prince Albert vint à bout de sa tâche. Un magnifique feu d’artifice termina la journée.{263} Ce fut la dernière entrevue de Napoléon III et de la reine avant l’exil de Chislehurst.

Le 14 août, la reine se rendit en Prusse avec son époux accomplir une promesse de visite au prince et à la princesse Frédéric, visite de famille, qui s’acheva le 28 du même mois.

Ce furent ses deux derniers voyages avant qu’elle eût la douleur de perdre sa mère et son époux. Elle s’embarqua le 1er septembre 1862, à Woolwich, pour se rendre à Bruxelles et faire la connaissance de la princesse Alexandra et de ses parents et arranger le mariage du prince de Galles. De là, elle gagna l’Allemagne et séjourna au château de Reinhardsbrunn, qui est plutôt un rendez-vous de chasse qu’un château à proprement parler; mais ce voyage n’eut aucun caractère politique.

Au printemps de 1879,—la guerre et la chute de l’empire étaient depuis longtemps des faits accomplis—la reine alla se reposer des fatigues du mariage de son fils, le duc de Connaught, avec la princesse Louise-Marguerite de Prusse, dans le nord de l’Italie. Elle passa par Paris en vêtement de grand deuil et fit un court séjour à l’ambassade d’Angleterre. Elle y reçut le président Grévy, accompagné de M. Waddington. Le duc de Nemours lui rendit aussi visite. Le 28 mars, elle arriva à Modane et continua son voyage jusqu’à Turin et Baveno ou le lac Majeur, sous le pseudonyme de comtesse de Balmoral. Le prince Amédée vint la saluer au nom du roi et de la reine d’Italie. Elle habita à Baveno la villa Clara.

Le 18 avril, elle se rencontra dans une station de chemin de fer entre Rome et Monza avec le roi, la reine et la Cour,{264} qui se rendaient en villégiature. La reine accepta de déjeuner à Monza, après quoi elle rentra à Baveno. A son retour, elle passa de nouveau par Paris où elle s’arrêta à l’ambassade, installée dans l’hôtel de l’ancienne princesse Pauline Bonaparte, sœur de Napoléon Ier, et regagna Windsor Castle.

Depuis cette époque, la reine fait un séjour d’un mois chaque année, au printemps, sur la côte méridionale de France ou dans quelque station italienne.

Après la mort du duc d’Albany,—car la reine perdit les siens coup sur coup—le mariage de sa petite-fille la princesse Victoria de Hesse avec le prince Louis de Battenberg l’attira à Darmstadt. Elle fut heureuse de vivre dans le château où vécut la pauvre princesse Alice, sa fille. Ce voyage dura d’ailleurs quelques jours seulement.

L’année suivante, elle passa quelques semaines à Aix-les-Bains et s’en retourna par Darmstadt; un an après elle se rendit directement par mer de Portsmouth à Cannes et de Cannes à Aix-les-Bains où elle habita la même suite d’appartements à la villa Mottet. Avec une permission spéciale du pape, elle visita la Grande-Chartreuse où aucune femme ne doit pénétrer; l’année d’après, elle choisit Biarritz et visita la reine régente et le petit roi d’Espagne à San Sébastien. Chaque année nous la ramène; elle vient redemander au climat du midi de la France ou au climat italien, les forces dont elle a besoin pour continuer d’accomplir sa tâche. Les catholiques d’Angleterre voient dans cette émigration, au printemps de chaque année, à l’époque de la semaine sainte, un retour des souverains du{265}

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Osborne.—Pièce décorée à l’indienne suivant les indications de la Reine.

Phot. H. N. King.

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Royaume-Uni à la religion catholique; la raison de ces déplacements est beaucoup plus profane: les médecins de la reine redoutent pour ses poumons devenus délicats l’humidité du climat britannique, à cette époque de l’année.

On a prétendu que, profondément froissée des caricatures qui ont paru d’elle dans les journaux humoristiques français, à propos de la guerre du Transvaal, elle éviterait de passer sur le territoire français et séjournerait en Italie. Elle pourrait peut-être se souvenir des raisons qu’elle donna à Cherbourg, à Napoléon III, lorsque celui-ci se plaignait d’être attaqué dans le Times: «Notre presse est libre, en Angleterre, dit-elle à l’empereur pour repousser toute responsabilité». La nôtre l’est devenue depuis la visite à Cherbourg, et il est enfantin de tenir rigueur à une nation libre de l’humour de ses caricaturistes. Cela n’empêche que le monde juge sévèrement l’attitude de la reine dans l’affaire du Transvaal. Chaque fois que Victoria l’a voulu, elle a su éviter la guerre, notamment avec la Russie et les États-Unis; cette fois, au contraire, elle n’a pas cherché à retenir ses ministres; elle a même encouragé les lâches agressions,—lâches parce qu’il croyait les diriger contre des faibles—de son ministre des colonies, Mr. J. Chamberlain, ce fléau de notre fin de siècle, dont l’ambition et la rapacité menacent de coûter si cher à son pays.{268}

XIX

Jubilés d’or et de diamant.

Cinquante ans de règne.—L’Inde célèbre le jubilé de sa Kaiseri-hind.—Le plus ébloui n’est pas celui qu’on pense.—La province veut en être.—Du jubilé, on en a mis partout.—Onze heures sonnant.—Les princes indiens et leurs diamants.—Le cortège royal.—Le succès du futur empereur Frédéric.—Sur la chaise d’Édouard le Confesseur.—La musique de l’absent.—Les sanglots de la reine.—Garden-party et banquet.—L’Irlande s’insurge.—La pose de la première pierre de l’Imperial Institute.—Soixante ans de règne.—Le plus long règne de l’histoire du Royaume-Uni.

L’année 1887, cinquantième année du règne de Victoria, s’ouvre avec les fêtes. C’est l’Inde qui donne le signal de l’allégresse au grand empire britannique, en multipliant, dans toutes les principautés, les réjouissances en l’honneur de la vieille impératrice, la Kaiseri-hind, comme on l’appelle dans cette partie du monde. A cette occasion solennelle, on distribue des honneurs, on rend la liberté aux prisonniers, on remet les dettes. A Gwalior, tous ceux qui n’ont pas payé la taxe foncière en seront exemptés et cette acte de libéralité coûte vingt-cinq millions à la colonie.{269}

En Angleterre, les députations commencent dès le mois de mars, par celle du clergé conduite par l’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, qui est reçue solennellement à Windsor le 8 mars. Le 4 mai, à son retour de son séjour annuel sur le continent, Victoria reçoit les délégations de tous les gouvernements coloniaux, qui la félicitent d’avoir vu s’élever le nombre de ses sujets des colonies de deux à neuf millions et ceux de l’Inde de quatre-vingt-seize à deux cent cinquante-quatre millions. Le 9, elle tient une Cour à Buckingham Palace, au milieu d’un faste bien fait pour éblouir le Maharajah et la Maharanee de Kutch Behar, le Maharajah sir Pertab Sing, et plusieurs autres princes indiens, de l’éclat de sa puissance. Ceux-ci éblouiront de leur côté la nation anglaise.

Le grand jour approche. On est au commencement de juin. Londres est livré aux charpentiers et tapissiers décorateurs. La métropole se transforme à vue d’œil, surtout sur le passage traditionnel de Buckingham Palace à l’abbaye de Westminster. Enfin, le 20, on peut juger du coup d’œil général: la ville est tout enguirlandée; à chaque pas se dresse un arc de triomphe avec des inscriptions tirées de l’Ecriture Sainte ou des œuvres des poètes nationaux. Les hôtels regorgent de monde. Toute la province ne trouve pas à se loger et la plus grande partie de la foule que vomissent les gares des grandes lignes et des innombrables lignes de banlieue, à toute heure de la journée, doit passer la nuit à la belle étoile. Elle n’a d’ailleurs pas à le regretter, car Londres se prive de sommeil et ses boutiques restent éclairées jusqu’au lever du jour.{270}

Enfin l’aube fait pâlir les derniers feux; les canons saluent l’aurore et la foule se rue, à ce signal, vers les lieux qui vont être témoins du grand événement historique. On trouve difficilement à prix d’or une place sur les gradins improvisés sur le passage de la procession; de toutes parts des camelots vendent des souvenirs du jubilé; tout est au jubilé: marques de commerce, menus des restaurants, modes; tout se vend et s’achète à des prix de jubilé. Il n’est pas jusqu’aux cabmen qui ne jubilent, en appliquant aux bons bourgeois et aux gentlemen farmers de la province des tarifs jubiléens.

Seul, le palais de Buckingham, gardé de tous côtés à grande distance pour empêcher que les bruits de la ville en liesse ne troublent le sommeil de la reine, paraît étranger à l’enthousiasme général.

L’Union Jack, qui flotte en haut de son paratonnerre central, indique seul que la souveraine y réside; mais le palais a son aspect sévère et froid des jours ordinaires, et, n’était la présence des gardes et de matelots de la flotte en grande tenue, nul ne se douterait, à le voir, qu’il recèle la plus grande activité.

Cependant l’horloge de Westminster tinte onze heures. Les trompettes et les tambours donnent le signal du départ, les portes du palais s’ouvrent et la procession se met en marche. Les horse-guards, sur leurs magnifiques chevaux noirs ouvrent la marche; ils sont suivis par les princes indiens, vêtus de richissimes costumes de drap d’or et coiffés de turbans étincelants de diamants et de pierreries, en voitures de gala; viennent ensuite la duchesse de Teck, les envoyés de Perse et de Siam, la reine d’Hawaï, les{271} rois de Saxe, de Belgique et de Grèce, le prince héritier d’Autriche-Hongrie. Les gardes du corps séparent les souverains étrangers du cortège des princesses royales, qui se compose de onze voitures. Puis c’est le tour des princes tous à cheval, le prince Albert-Victor et le prince Guillaume de Prusse, devenu l’empereur Guillaume II, le prince héritier Frédéric, père du précédent, qui est l’objet d’une chaleureuse ovation et les princes Christian, le Grand-Duc de Hesse, le prince Henry de Battenberg. Le marquis de Lorne est absent: il a été jeté à bas de sa monture au départ du palais de Buckingham et gagne l’abbaye à pied. Après les gendres de la reine, défilent ses fils: les ducs de Connaught et d’Edimbourg et le prince de Galles, pour qui le peuple se montre moins enthousiaste que pour son beau-frère Frédéric de Prusse.

Enfin voici dans sa voiture, traînée par huit chevaux isabelle, la reine. Elle est vêtue de noir et coiffée de dentelles blanches espagnoles, enrichies de diamants. Elle porte le grand cordon de la Jarretière et celui de l’Étoile de l’Inde. En face d’elle sont assises sa fille aînée, la femme de Frédéric et sa bru la princesse de Galles.

Une cavalcade de soldats indiens clôt la procession.

Partout le passage de Victoria est le signal d’ovations délirantes. On lui jette des bouquets effeuillés et c’est sur un tapis de pétales de roses que roule le cortège qui l’accompagne à Westminster. Elle est radieuse et salue gracieusement ses sujets avec un bon sourire plein d’affection et de reconnaissance. A Londres, comme partout, les loustics prennent leur part et lancent des quolibets à la face des personnages du cortège. Le futur empereur Frédéric,{272} qui est décidément plus populaire en Angleterre que le prince de Galles, est très remarqué sous son uniforme de cuirassier blanc; chacun s’extasie sur sa beauté.

L’intérieur de la vieille abbaye n’est pas composé comme au jour du couronnement. La noblesse en manteaux d’hermine a cédé la place aux députations de la nation tout entière. Toutes les villes du Royaume-Uni, toutes les colonies de l’empire Britannique, les Universités y sont représentées; les corps de l’État, le corps diplomatique, les ministres en costumes de Cour, les officiers de la maison royale, les attachés militaires des puissances étrangères emplissent les nefs.

La reine prend place sur la chaise d’Édouard le Confesseur où elle s’est assise, cinquante ans plus tôt, à pareille date, à la fleur de son âge.

Combien les émotions qui remplissaient alors son âme d’enfant étaient différentes de celles d’aujourd’hui! Il y a un demi-siècle, l’avenir s’ouvrait devant elle avec de riantes perspectives; mais que serait-il en réalité? Les hommages qui lui étaient rendus étaient ceux de sujets pleins d’espérances. Aujourd’hui, au contraire, après une si longue étape parcourue, après avoir présidé tant d’années aux destinées d’une grande nation, malgré les ronces du chemin et l’amertume d’éternels regrets, c’est tout ce long règne à son déclin qui se dresse devant ses yeux sous les voûtes de la vieille abbaye et, tout compte fait, ce sont des actions de grâces qu’elle apporte au pied des autels et qu’y apportent avec elle ses sujets reconnaissants de la façon dont elle a su s’acquitter de son rôle difficile.

Par une attention délicate pour la veuve inconsolée,{273}

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La Reine en selle sur «Jessie».

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toute la musique jouée pendant le service est de la composition de son époux regretté. A la bénédiction, Victoria essaye de se mettre à genoux sur le prie-dieu qu’elle a devant elle; mais son émotion est à son comble et elle retombe en sanglotant sur son trône, la tête cachée dans les mains.

La fête religieuse a pris fin. Les princes, le prince de Galles en tête, viennent pour lui rendre hommage. Ils veulent lui baiser cérémonieusement la main; mais c’en est fait de l’étiquette. Après un si long et si glorieux règne, elle a bien le droit de se montrer mère et grand’mère, même sur le trône d’Édouard le Confesseur, et elle prend l’un après l’autre les membres de la famille royale et les embrasse affectueusement. Les voilà vivants, ses cinquante ans de royauté qu’elle célèbre, la plus grande partie de sa vie, avec ses joies et ses douleurs!

Lorsqu’elle a embrassé toute sa famille, la reine, se tournant vers ses hôtes étrangers, leur fait une profonde révérence et quitte l’abbaye aux harmonies de la Marche des Prêtres de l’Athalie de Lulli.

La procession royale, dans le même ordre, regagne Buckingham Palace, où la reine demande à luncher seule et à se reposer quelques heures des émotions de la matinée. L’après-midi, elle offre un garden-party dans les jardins du Palais. Près de la tente royale, se tiennent des joueurs de cornemuse écossais en costume national. Le soir, un grand banquet de quatre-vingts couverts réunit autour de Sa Majesté les princes anglais et étrangers, auxquels se sont joints le duc d’Aoste, représentant le roi et la reine d’Italie, l’infant Antonio et l’infante Eulalie{276} d’Espagne, le prince héritier de Suède et le roi de Danemark.

Londres est de nouveau illuminé splendidement, de même que toutes les villes du Royaume-Uni. Seule, l’Irlande, la douloureuse Irlande, où le long règne de Victoria n’aura pas réussi à lasser de tenaces espérances, jette une note discordante dans ce concert de loyalisme; la police doit réprimer, à Dublin et à Cork, des démonstrations non équivoques d’hostilité. A l’étranger, partout où il existe une colonie d’Anglais, le Jubilé est célébré dans un banquet. Une fête enfantine, due à l’initiative de M. Lawson, directeur du Daily Telegraph, réunit 30,000 enfants de Londres à Hyde-Park.

A l’occasion de son jubilé d’or, la reine créa huit pairs d’Angleterre, treize baronnets et trente-trois chevaliers.

Le 24, il y eut grand bal à Buckingham Palace et le 4 juillet, pour clore la série des cérémonies inscrites au programme du jubilé, la reine scella la première pierre de l’Imperial Institute, élevé par souscription avec les deniers de la Nation, dans le but de servir uniquement au développement des questions coloniales. Cette cérémonie de fondation d’un monument colonial, clôturant les fêtes du jubilé, donne la véritable note de ce glorieux cinquantenaire.

De tout ce qui a passé devant les yeux du peuple ébloui, une image s’est surtout imprimée dans le souvenir du peuple: celle des princes indiens et des délégués des colonies; l’air qu’il a retenu, c’est le Rule, Britannia! Impose ta loi au monde, Grande-Bretagne! qu’attaqua l’orchestre à la sortie de la reine-impératrice de l’inauguration de{277} l’Imperial-Institute et qu’inconsciemment il substitue souvent à l’hymne national God save the Queen. Cette image et ce refrain hypnotisent la nation anglaise depuis le jubilé de 1887, au point que tous les politiciens à pile ou face, sans conviction profonde, qui cherchent l’inspiration de leur politique dans la popularité, comme ce pantin au cœur léger de Chamberlain, ne voient plus d’avenir que dans la flatterie des sentiments impérialistes. On s’explique ainsi la révoltante impudeur de la diplomatie anglaise dans ses démêlés avec les républiques sœurs du sud de l’Afrique, qui aboutit à cette guerre, savamment ourdie par la rapacité anglaise, et d’où l’Angleterre ne peut sortir, même victorieuse, que très affaiblie et pour longtemps anémiée. L’Angleterre vaincue, car il n’est pas sûr qu’elle arrive à briser la résistance de ces superbes burghers qu’admire le monde entier, la guerre sud-africaine sera le commencement de la désagrégation de cet immense empire colonial sur lequel le soleil ne demandera alors qu’à se coucher. Ce serait là une triste conséquence d’une fausse interprétation donnée à cette fête de famille que devait rester le jubilé de 1889.

Avant Victoria, la nation anglaise avait par trois fois célébré le jubilé d’or de son souverain. L’histoire a gardé la mémoire des cinquantenaires d’Henri III, d’Édouard III et de Georges III, le nombre trois porte bonheur dans les dynasties anglaises. Cependant, aucun de ces trois règnes ne représenta pour la nation une ère de prospérité comparable à celle des cinquante premières années du règne de la reine actuelle.

Une seule fois avant Victoria, un souverain anglais célébra{278} son jubilé de diamant: ce fut son grand-père, l’infortuné Georges III, dont la raison sombra sous le poids de chagrins domestiques au bout de soixante ans de règne et à qui la nation dut donner une régence. Le règne de Victoria est donc le plus long règne d’Angleterre et, dans neuf ans, si elle vit et est encore sur le trône, elle aura régné aussi longtemps que Louis XIV. En juin 1897, de splendides fêtes furent données à l’occasion de son jubilé de diamant, qui fut célébré dans un service d’actions de grâces, comme le jubilé d’or, dans l’abbaye de Westminster. Le cérémonial fut à peu près le même et le concours du peuple au moins aussi imposant. Quelques figures, et non des moins sympathiques du cortège, avaient disparu, notamment le beau Frédéric III, si admiré en 1887 et si près du trône et du tombeau. Naturellement, le jubilé de diamant, à l’occasion duquel le Gouvernement s’est ingénié à exhiber toute une mise en scène coloniale, n’a fait que développer les sentiments impérialistes de la nation. Il semble bien qu’on y ait encore plus chanté le Rule, Britannia et un peu moins le God save the Queen.{279}

XX

Le Règne de Victoria.

Les grands événements et les grandes crises qui surviennent dans l’histoire des peuples ont cet immense avantage de les faire se recueillir et mesurer l’étape parcourue dans la voie du progrès. Des quatre monarques anglais, dont la nation a célébré le cinquantenaire, seule, Victoria résumait une époque vraiment glorieuse. Henri III n’avait en effet à son actif que la fondation du régime parlementaire; Édouard III, qui eut un règne brillant au début, avait connu les désastres à la fin; quant à Georges III, il avait perdu tout un continent, où la nation avait déversé le plus pur de son activité.

Au contraire, le règne de Victoria résumait, à l’époque du jubilé, toute une époque de gloire et de prospérité et c’est pourquoi l’âme de la nation, s’aimant et s’admirant dans la reine, qui représente par ses aïeux l’histoire de son passé, et incarne la notion de la solidarité britannique, vibra tout entière à la manifestation de cette gloire qui{280} était la sienne, de cette puissance qui aiguisait en lui le sentiment de sa propre force.

Il n’y a rien que de louable dans l’ivresse d’un peuple qui s’offre ainsi la revue de sa récente histoire, à la condition qu’il ne laisse pas le calme sentiment de sa supériorité dégénérer en fierté chauvine et agressive. Ce danger, la nation anglaise ne sut pas l’éviter, car, moins de trois ans plus tard, nous pouvons, aux folies que lui fait faire sa furie impérialiste, constater les ravages qu’a exercés le jingoïsme dans l’âme nationale.

Ce long règne de Victoria, qui nous paraissait, il y a trois ans, devoir entrer dans le domaine de l’histoire dans tout l’éclat de la gloire, comme, à la fin d’un beau jour, on voit descendre le soleil radieux derrière l’horizon des mers, s’obscurcit d’un nuage épais, plein de menaces.

Ce règne pourtant a été grand. En 1837, à ses débuts, le régime parlementaire existait solide, inébranlable. De 1783 à 1830, il avait eu de bien beaux jours, ses plus beaux peut-être, avec les Pitt, les Fox, les Burke, les Sheridan, les Grey, les Canning, les Brougham. A la faveur des bienfaits de la Révolution française, les institutions libérales s’étaient développées pacifiquement, sans précipitation, mais aussi sans secousses. Il restait à ouvrir grandes les portes de la cité politique à la démocratie et à arracher certaines prérogatives à une aristocratie qui, sous le fallacieux prétexte d’être le boulevard de la Constitution, n’était réellement que la forteresse de ses propres intérêts. Les nobles possédaient en effet les deux tiers du sol et, avec les titres, avaient accaparé toutes les dignités de l’État. Pour enrayer l’avènement des autres classes, qui{281}

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La Reine Victoria en 1899.

Phot. Russell and sons.

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eût été favorisé par le morcellement de la propriété foncière, ils avaient racheté les biens des petits propriétaires ruraux. Il fallait parer à l’orage démocratique qui ne pouvait manquer d’éclater. C’est ce que comprirent les ministres de Victoria.

En 1846, ils assurèrent le triomphe du Libre Echange, malgré la vigoureuse opposition de la Chambre des lords, qui trouvaient dans les tarifs des douanes la protection dont ils avaient besoin pour continuer à vendre à hauts prix les produits de leurs terres au risque d’affamer la population. Dès lors, l’émancipation économique de la nation, sa prospérité et celle de ses colonies étaient assurées. En 1867, la réforme électorale dans les bourgs préparait l’avènement de la démocratie et l’extension de cette réforme aux comtés, en 1884, lui mettait définitivement le pouvoir aux mains. L’évolution de la Constitution a été ainsi naturelle. Telle qu’elle est actuellement, cette Constitution est loin d’être parfaite: pour peu qu’on l’étudie, on la trouve entachée d’hypocrisie. En effet, la démocratie, qui est désormais inscrite dans les lois du pays, ne s’exerce pas de fait librement; pour arriver à représenter une circonscription électorale, il faut avoir des titres ou beaucoup d’argent; or ce n’est généralement pas dans les nobles et les capitalistes que le peuple trouve des défenseurs sincères de ses intérêts. La démocratie servie par une minorité de pseudo-démocrates entravés à chaque pas par une Chambre des lords obstinée dans ses préjugés, telle est la situation politique actuelle. Elle suffit à expliquer la société anglaise, faite de contrastes décevants, d’idées ultra-modernes et de préjugés démodés; de progrès matériels incomparables et{284} de résistances acharnées. C’est ce qui fait qu’entre notre démocratie française et la démocratie anglaise il y a un monde, comme entre les deux sociétés, et que c’est encore la mer, qui, en dépit des apparences, nous divise le moins.

N’empêche que la Constitution, telle qu’elle est, a déjà rendu des services immenses à la cause nationale, que c’est à la faveur de ses lois que la population britannique a doublé et qu’elle a débordé sur toutes les colonies de l’Empire: l’Australie, le Canada, l’Inde, l’Afrique du Sud, qu’elle a fécondées de son initiative et de sa dévorante activité. Avant Victoria, le domaine impérial du Royaume-Uni était déjà énorme; l’Afrique à part, il était le même qu’aujourd’hui, mais il était peu connu, peu peuplé; son loyalisme était des plus douteux. Aucune colonie ne se suffisait à elle-même; on n’avait pas encore trouvé la formule idéale du self-government; les idées qui avaient cours étaient celles de la vieille école; penseurs, administrateurs, hommes d’État, politiciens, à quelque parti qu’ils appartinssent, Cornwall-Lewis, Cobden, sir Robert Peel, John Bright, etc., tous étaient persuadés que les colonies ne pouvaient avoir qu’un temps, que toutes étaient appelées à se séparer de la mère-patrie, comme les États-Unis d’Amérique, une fois suffisamment puissantes et prospères pour secouer le joug. L’idée de l’Empire uni et indivisible était mise au rang des utopies politiques, que toutes les conditions économiques seraient impuissantes à réaliser. Les idées ont bien changé au cours du règne de Victoria et la théorie du self-government, qui a commencé à être appliquée au Canada, semble devoir donner raison à la conception moderne de l’impérialisme. Par quelle erreur{285} l’Irlande, la bonne Irlande, a-t-elle été rayée du programme des réformateurs? Comment se fait-il que le home-rule n’ait pu passer dans un pays si imbu des principes de l’autonomie? Comment n’a-t-on pas été frappé de ce fait que, sous le même règne qui a vu le Royaume-Uni et ses colonies se développer et prospérer, seule l’Irlande a eu sa population décimée par la famine et par l’expatriation? C’est l’erreur et ce sera la tache indélébile de ce long règne.

L’expansion territoriale sous Victoria a eu pour théâtre principal l’Afrique. Aujourd’hui l’Union Jack flotte du Cap au Zambèze et, à l’exception des territoires des républiques qui luttent actuellement pour leur indépendance, tout le sud de l’Afrique est soumis à la loi anglaise. De Zanzibar à l’Ouganda et aux sources du Nil s’étend l’Afrique orientale britannique. Enfin Victoria règne sur un vaste domaine dans le bassin du Niger et l’Afrique occidentale. On sait que le rêve d’un de ses sujets, Mr Cecil Rhodes, est de mettre en communication le Cap avec le Caire.

Mais ce n’est pas seulement en territoire qu’a grandi le domaine impérial du Royaume-Uni; c’est surtout par le développement de son commerce interne, par l’envoi des productions nouvelles de ses climats lointains, qui a fait du Royaume-Uni le grand entrepôt de l’univers.

Au grand entrepôt du monde entier, il a fallu peu à peu une marine marchande colossale, des chemins de fer, un marché, une poste rapide, une presse, le télégraphe, le téléphone, des câbles sous-marins, l’union des capitaux, les compagnies à responsabilité limitée, les banques. L’industrie{286} nationale a été à la hauteur de sa tâche et a fait face à tout. Dans toutes les branches de l’activité humaine, on a réalisé des prodiges; l’agriculture seule a été abandonnée, livrée qu’elle était par le libre-échange à la concurrence effrénée des terres vierges du domaine impérial.

L’essor de l’industrie a entraîné l’élévation des salaires et le libre-échange, la diminution des objets de première nécessité: ce double bienfait devait avoir pour conséquence fatale l’ascension des classes laborieuses par le droit de suffrage. Le droit de suffrage a donné naissance au trade-unionisme, puis au néo-trade-unionisme qui devait englober l’armée des manouvriers, et, de l’entente des deux trade-unionismes, est sorti le socialisme, qui a envoyé des députés ouvriers à la Chambre des communes. Toutefois ce socialisme ne connaîtra pas les excès: l’anarchie ne fera pas d’adeptes en Angleterre. Les grands syndicats ouvriers poursuivront légalement la réalisation des réformes sociales et l’abrogation des lois oppressives.

Lorsqu’on s’est rendu compte que l’ère de prospérité qu’a été pour le Royaume-Uni le règne de Victoria, a dépendu entièrement du développement de son empire colonial, on comprend que, chez nos voisins, ce soit la politique coloniale qui inspire toute la politique étrangère.

Un dernier mot sur la question économique: dans l’espace de ces vingt dernières années, l’Angleterre a amorti cinq milliards de sa dette. Il est vrai qu’elle n’a entretenu d’armée que le strict nécessaire pour la garde de ses colonies. Le désarroi militaire dans lequel l’a surprise l’ultimatum des Boers a suffisamment démontré qu’elle ne saurait prétendre à garder plus longtemps de si vastes territoires{287} sans une armée régulière puissante et bien entraînée. Il faut s’attendre à de profondes réformes de ce côté. Un des privilèges arrachés sous ce règne à la noblesse, a été l’abolition de l’achat des grades dans l’armée: c’était le commencement d’une réorganisation militaire qui s’est arrêtée en route. Bon gré, mal gré, la guerre du Transvaal la remet à l’ordre du jour.

Nous ne dirons qu’un mot de la marine anglaise qui, malgré les progrès de la vapeur et de la construction navale militaire, qui l’ont obligée à des sacrifices énormes, a gardé son avance sur toutes les marines du monde. Il semble toutefois que l’attitude cassante de l’Angleterre vis-à-vis de la France dans la petite affaire de Fachoda, aura eu pour effet de pousser les nations continentales à faire de grandes dépenses en défense navale et en construction de navires.

Le développement intellectuel aura été énorme au cours de ces soixante-trois ans et l’éducation physique et morale du peuple aura fait de très grands progrès. Par suite, les institutions de bienfaisance, tels que les hospices de vieillards, les maisons de retraite, les hôpitaux, les maisons hospitalières se sont multipliés.

En matière religieuse, l’ère de Victoria n’aura pas été indifférente, comme en témoignent les nombreuses sectes qui ont été successivement fondées. Toutefois, l’anglo-catholicisme, incarné dans Newman et suscité dans le mouvement d’Oxford, semble avoir eu une grande influence sur les croyances de la nation.

La littérature et les sciences ont aussi connu sous ce règne leur plus belle floraison: le roman a atteint l’apogée{288} avec Dickens, Thackeray, Bulwer Lytton, George Elliot, Bronte, Mme Gaskell, George Meredith, Thomas Hardy; la poésie s’est élevée aux plus hautes régions de l’idéal avec Woodsworth, Southey, Browning, Tennyson, Mathew Arnold, Rosetti, William Morris et Swinburne, pour ne pas parler des poètes secondaires d’une réelle envolée. Macaulay, Grote, Freeman, Lecky, Gardiner, Theodore Martin forment une illustre pléiade d’historiens de talent; Stuart Mill, Baine et Spencer, un trio de philosophes d’envergure; Darwin, Faraday, Maxwell, Stewart, un quatuor de savants émérites; Ruskin, Hunt, Everett Millais, Rossetti, Watts, Landseer, Green et Scott, un groupe d’artistes, dont leur pays peut se montrer justement fier.

Le foyer n’est pas une pierre, dit un proverbe indien, mais une femme. On est tenté de l’appliquer à la vieille reine qui a, pendant plus de soixante ans, présidé au foyer britannique, d’où est plus d’une fois parti le progrès, pour rayonner sur le monde entier. Elle a été le centre, le cœur de la nation; vers elle ont convergé tous les efforts de son peuple, répandu sous toutes les latitudes, et c’est de ces efforts épars qu’est faite sa gloire universelle. Voilà pourquoi la reine est sacrée pour tous les Anglais; toucher à leur reine, c’est toucher à la gloire de leur nation; leur reine, c’est leur patrie et c’est pour leur patrie qu’ils prient, lorsqu’ils chantent le God save the Queen.{289}

TABLE

I
Du berceau au trône.
Jolie fleur de mai.—Sur les fonds d’or de la Tour de Londres.—Ni un nom ni l’autre, Victoria.—Claremont.—L’orpheline de Sydmouth.—La Cour de poupées de la princesse Drina.—Poupées vivantes.—150.000 francs à dépenser par an à six ans.—Rayons et ombres.—L’écolière.—Un instrument de torture sous clé.—Fini de rire.—Bal d’enfants à la Cour.—La Tour d’Angleterre.—Confirmation.—Petite marraine d’un grand port.—Majeure.—Le sommeil d’une reine appartient à l’État.—La reine et son premier ministre.—Premier conseil privé.—Dans la cour de Saint-James Palace.—Les ancêtres de la reine. 1
II
Apprentissage de reine.
Bon terrain de culture.—L’âme de la nation.—L’influence de Lord Melbourne.—Les 100.000 Irlandais de Daniel O’Connell.—Au tour d’un autre.—Constitution hypocrite.—De l’air.—L’affaire des Dames de la chambre à coucher.—Une reine à la tâche.—Ça ne vaut pas la mort d’un homme.—Gigot haricots.—Do... do... ré... si..... do ré...—Un drawing-room, baisera, baisera pas.—Mistress Langtry redresse ses plumes.—Tendons les reins.{290}—Plus besoin de dollars.—Les singeries du Black Rod.—Retenez vos numéros.—L’or et les lords.—Reine ou femme? Femme.—Un monarque sans Cour est un meuble inutile.30
III
Sur la chaise d’Édouard le Confesseur.
70.000 livres sterling à dépenser.—Les pieds humides.—De Buckingham Palace à Westminster Abbey en passant par Whitehall.—Hipp! hipp! hourrah!—Le passé et l’avenir.—La chaise d’Édouard le Confesseur.—L’oreiller de Jacob.—Les diamants d’Esterhazy.—Soult et Wellington.—Le rite veut que le contenant soit plus petit que le contenu.—Tous coiffés.—Aux uns la joue, aux autres la main.—Médailles à la volée.—Dash aboie.54
IV
La Maison de la Reine.
Ce que coûte à la nation la reine, la famille royale et le mari de la reine.—L’incohérence de la Tour de Babel.—L’aventure d’un ministre français très pressé.—Les emplois à la Cour et les sinécures.—Les écuries de Pimlico.—Gants à six boutons.—Victoria ne sait pas s’habiller.—C’est à qui ne veut pas de cadeaux.—Ce que coûtent à l’État les révérences du Black Rod et les dithyrambes du poète-lauréat.—L’ordre de préséance.64
V
La Cour de Saint-James.
Le vieux Saint-James.—Les merry wives of Windsor.—L’assainissement.—Les Mémoires d’un vieil Anglais parisiennant.—Reine et Empereur.—Le thé sous la feuillée.—A la table royale.—Les Veomen de la Garde du corps.—La partie de whist.—Le coriza de la comtesse de Bunsen.—Les petits cheveux de la princesse de Galles.—Les divorcées.—L’oreiller de peau du vieux duc de Cambridge.—No smoking.—Le mot de Napoléon III.—La loi des contrastes.{291}77
VI
A la conquête d’une autre couronne.
Nemours, Cumberland ou Cambridge? Saxe-Cabourg-Gotha.—Premier voyage du prince Albert en Angleterre.—Le manuscrit de Voltaire et la rose des Alpes.—Deuxième voyage.—La reine arrête son choix.—Déclaration à l’Anglaise.—Le doigt du vieux Léopold et de son alter ego le baron de Stockmar.—La situation du prince Albert discutée à la Chambre des lords.—Un mari aux enchères.—Les délégués de la nation anglaise à Gotha.—Douloureuse séparation.—Mal de mer.—L’arrivée à Buckingham Palace.—Le serment luthérien.—La couronne de myrthes.—Noce et lune de miel.94
VII
Les palais de la reine.
I.—BUCKINGHAM PALACE
Histoire du palais.—La première tasse de thé bue en Angleterre.—Visite à travers les salons.—Souvenirs et curiosités.—Superbe collection artistique.—L’investiture de Napoléon III comme chevalier de l’Ordre de la Jarretière.—Les mémoires tristes du palais.108
II.—WINDSOR CASTLE
Guillaume le Conquérant veut un château.—Édouard III a trouvé un moyen de s’en construire un plus grand.—Le parc.—La terrasse.—La forêt.—Les appartements privés de la reine.—Les appartements d’apparat.—La salle de Waterloo.—Jean de France et Louis-Philippe.—Les étendards de Crécy et de Waterloo.109
VIII
Les Homes de la Reine.
I.—OSBORNE HOUSE
Le manoir d’Eustache Mann.—Les attentions de l’époux et du père la famille.—Le cottage suisse et ses neuf jardinets.—{292}A la cuisine des princesses royales.—La chambre indienne.—Vertus domestiques.132
II.—BALMORAL CASTLE
Sur les bords de la Dee.—Magnifique panorama.—La vie dans les montagnes.—Idylles et jours tragiques.—La dépêche du Zululand.—Au milieu de ses souvenirs.133
IX
La Reine Victoria épouse.
Épouse et camarade.—Attentions et prévenances.—En vedette.—Le titre de roi-consort.—Dans le lac.—Dorlottée.—Tout meurt avec lui.—Convois, statues, mémorials.—Dernier portrait.155
X
La Reine Victoria mère.
Les neuf enfants de la reine.—Leurs aptitudes diverses.—Tête d’homme et cœur de femme.—Le sang anglais de Guillaume II.—Le charpentier et le ménétrier de la Cour.—La future belle-mère de Nicolas II de Russie.—Bois-sec.—L’élève de Mrs Thornicroft.—Le tambour orageux.—Le prince savant.—La petite vieille.—Principes d’éducation.—L’appréciation d’un attaché à Osborne.—Les sports.—Mère éclairée.—Le sacrifice de Benjamin.162
XI
La Reine Victoria et ses domestiques.
L’attachement de la reine pour ses vieux serviteurs.—John Brown.—Sa brutale franchise.—Le caractère.—La reine à l’enterrement du père de Brown.—Brown la quitte.—La reine honore en lui le modèle des serviteurs.{293}175
XII
La Reine Victoria chez ses sujets.
Comment la reine s’invite chez les autres.—Partout maîtresse.—Coucher de bonne heure.—Croquis et souvenirs.188
XIII
Comment la Reine voyage.
Le train royal.—Sa composition.—Le jour d’un départ.—En voiture, les voyageurs.—Voici la reine.—Partir.—La surveillance de la voie.—De Portsmouth à Cowes par mer.—Un voyage sur le Continent.—Jacquot à destination.—Coquetterie patriotique de la reine des Mers.192
XIV
La Reine Victoria et ses chiens.
L’amour des bêtes.—La ménagerie royale.—La maternité à Hampton Court.—On ne vieillit pas sous les harnais royaux.—Le musée des chiens de Windsor Park.—La véranda de la reine.—Thermes de chiens.—La liste des grands favoris.—On ne passe pas, même au nom de la reine.—Schopenhauer a raison.—Le proscrit de Mendelssohn.—Amour platonique.—Le pauvre Sanger.—Empereur et Jacquot; grandeur et décadence.205
XV
La Reine Victoria propriétaire.
La plus riche propriétaire du Royaume-Uni.—Les dettes du duc de Kent.—Principales propriétés de Victoria.—Les bons conseils de lord Sydney et de lord Cross.—La reine et ses métayers.—Trop cher pour ses moyens.—Un autographe de la reine aux enchères.—Prodigue ou avare de son effigie, suivant{294} les cas.—Les fermes et leurs produits.—Les legs de ses admirateurs.—Son portefeuille de mines d’or.—Fils prodigues.216
XVI
La Reine Victoria artiste et écrivain.
Croquis et aquarelles.—La peinture à la Cour.—La copie de la nature.—Tous modèles.—Victoria au piano.—Son chant.—Une lettre de Mendelssohn.—Victoria écrivain.—Protectrice des arts.223
XVII
Attentats contre la Reine Victoria.
Les sept attentats contre la reine.—Oxford, Francis, Bean, Hamilton, le capitaine Peter, Arthur O’Connor, Roderick Maclean.—Un accident de voiture dans les Highlands.—Mot de la reine.—Le naufrage de Misletoe.237
XVIII
Les voyages de la Reine.
Première visite de la reine au château d’Eu.—Les banquets champêtres dans la forêt.—On reparle du Camp du Drap d’or.—L’équipage se mutine.—Le mariage du duc de Montpensier.—Voyage en Belgique.—Visite au roi de Prusse.—Lavage des rues à l’eau de Cologne.—Le Rhin en feu.—Bonn.—Gotha.—Deuxième visite à Eu.—L’Opéra-Comique en plein vent.—Revue du camp de Boulogne.—Napoléon III et l’impératrice Eugénie à Windsor.—La reine à Paris, Saint-Cloud et Versailles.—Bal à l’Hôtel de Ville.—Bismark est présenté à la reine.—La revue du Champ-de-Mars.—Devant le cercueil de Napoléon Ier.—Chasse en forêt de Saint-Germain.—Au revoir.—Visite à Cherbourg.—A bord de la Bretagne.—A la Grande-Chartreuse.—La reine ne veut plus venir en France.{295}246
XIX
Jubilés d’or et de diamant.
Cinquante ans de règne.—L’Inde célèbre le jubile de sa Kaiseri-hind.—Le plus ébloui n’est pas celui qu’on pense.—La province veut en être.—Du jubilé, on en a mis partout.—Onze heures sonnant.—Les princes indiens et leurs diamants.—Le cortège royal.—Le succès du futur empereur Frédéric.—Sur la chaise d’Édouard le Confesseur.—La musique de l’absent.—Les sanglots de la reine.—Garden-party et banquet.—L’Irlande s’insurge.—La pose de la première pierre de l’Impérial Institute.—Soixante ans de règne.—Le plus long règne de l’histoire du Royaume-Uni.268
XX
Le Règne de Victoria.279

Paris.—Imp. PAUL DUPONT, 4, rue du Bouloi Cl. 197.3.1900.

NOTES:

[A] Sorte de petite pyramide élevée en souvenir d’une personne ou d’un événement de sa vie.

[B] Forêt de Saxe.