The Project Gutenberg eBook of De l'amour

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Title: De l'amour

Author: Charles Baudelaire

Editor: Félix-François Gautier

Release date: March 29, 2017 [eBook #54456]

Language: French

Credits: Produced by Laura Natal Rodriguez and Marc D'Hooghe at
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DE L'AMOUR

Par

CHARLES BAUDELAIRE

et

FÉLIX-FRANÇOIS GAUTIER

SOCIÉTÉ ANONYME D'ÉDITION ET DE
LIBRAIRIE, 41, RUE VIVIENNE, PARIS
1919

Baudelaire par Édouard Manet, 1865.


Fac-simile d'une page du carnet de Baudelaire

Table des matières


LA VIE AMOUREUSE DE BAUDELAIRE

...Il s'imposait à nos admirations passionnées de remettre, autant que possible, toutes choses au point, et de concilier ces contradictions évidentes, pour fixer de façon précise la vie amoureuse de Baudelaire, et ensuite conclure cet Évangile d'Amour dont il avait projeté d'être l'Apôtre, aux débuts de sa carrière littéraire, vers 1846.

Quelques correspondances amoureuses, publiées au hasard des trouvailles; ses théories sur la Femme et sur l'Amour, éparpillées à toutes les pages de son œuvre, reconstituées et groupées autour de cet essai primitif: Choix de maximes consolantes sur l'Amour, afin de préjuger ce livre qu'il comptait écrire: Le Catéchisme de la Femme mariée; des souvenirs de ses contemporains, des échos glanés ça et là, et des anecdotes; surtout de piquantes lettres inédites; enfin, son Carnet Intime, ont permis d'esquisser un Baudelaire amoureux dans la seule intention—non de satisfaire de vaines curiosités, et ainsi de profaner une mémoire bien sympathique,—mais d'expliquer l'œuvre par l'homme, et de donner ainsi plus d'éclat et plus de couleurs aux Fleurs qu'il cueillit en gerbes parfumées aux jardins de ses amours: la vie amoureuse de Baudelaire s'est reflétée toute dans son œuvre. Baudelaire n'aima ses maîtresses que pour l'éternel désir de mieux contempler son âme dans leurs prunelles... lacs où son âme tremble et s'y voit à l'envers..., parce que c'est là le grand secret de la loi de l'Amour de chercher à se retrouver et à se survivre en autrui, par cette inconsciente peur de la Mort, divin témoignage de la Beauté de vivre.

...Une de ses premières amours (je passe l'inversion sentimentale, et sensuelle peut-être, qui fit renvoyer Baudelaire de Louis-le-Grand)—sans doute le premier, si l'on tient pour nulles, et il le faut, les initiations érotiques des rues chaudes—un de ses premiers amours, la maigre nudité d'une petite chanteuse des cours: une blanche fille..., aux cheveux roux, son jeune corps maladif plein de taches de rousseur, deux beaux seins radieux comme des yeux..., qu'il rencontre en flânant. Poète chétif, il lui dédie la primeur de ses vers, à cette pauvre gueuse de carrefour; il glorifie ses haillons et ses sabots et nous perpétue le souvenir de sa beauté. Un ami de Baudelaire, peintre d'un joli talent, de Roy, expose La Petite Guitariste au Salon.—Simplement, comme ils s'étaient rencontrés, simplement, ils se quittèrent, ces deux vagabonds d'idéal. Baudelaire conserva toujours le parfum de cette fleur de printemps. Quand il parlera avec tant d'émotion de cette humble péripatéticienne des rues de Londres qui par l'amour sauva de la faim et de la mort l'aventureux Thomas de Quincey, il reverra dans un coin de son âme sensible cette petite créature gracieuse de faiblesse et de sa gentille mendiante rousse. Et, quand le mangeur d'opium et l'amant du haschisch rôderont plus tard, les nuits pleines de lune, dans Oxford Street ou sur les boulevards extérieurs du Mont-Parnasse, les regards tournés vers leurs adolescences attristées, ils se diront: «Ah! Si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est vers Elle que je m'envolerais pour chercher la consolation.» Toujours la douceur des premiers baisers laisse, pour les heures de doute et de sécheresse, une source délicieusement fraîche qui fait oublier la douleur et qui murmure, gaiement, de l'espérance.

Baudelaire ensuite promena sa fantaisie curieuse par les quartiers bohèmes, courut les guinguettes de Paris et de la banlieue, les bals et les jardins publics; il y connut les Demoiselles et les Dames aux doux regards, celles de la basse volée et celle de la haute; il fréquenta les Danaë de la place Saint-Georges et effeuilla des roses à la statue de Léda. Il tint même les boulevards, soupa à la Maison d'Or et chez Bonvalet, après les haltes à l'Alhambra et au Vauxhall. Ils étaient alors toute une bande d'excentriques qui effaraient les profanes par leurs cheveux hirsutes, leurs allures féroces et leurs accoutrements singuliers,—Baudelaire cependant, qui détestait la mauvaise tenue, accusait déjà quelque noble beauté dans son entente de s'habiller; son élégance faisait valoir son air très distingué.—Ils tenaient leurs assises aux moulins de Montsouris et des barrières de Plaisance ils descendaient en vainqueurs sur la capitale. Un grand gaillard à la peau rousse, à la tignasse fauve, Privat d'Anglemont, paraît avoir été le boute-en-train de la bande habituelle de Baudelaire; il invitait les amis à lui offrir le vin d'Anjou sous la tonnelle d'un vide-bouteilles du boulevard Mont-Parnasse; pour les remercier, il leur récitait ses fameux sonnets rocaille, et les faisait bénéficier de ses relations intimes dans les maisons closes qu'il honorait de son haut patronage: «Allez-y de ma part, leur disait-il, vous b*** à l'œil sur mon ardoise.» Les jours de grande liesse, quand il recevait des sommes, son plaisir était de recueillir toutes les miséreuses prostituées, toutes les filles abandonnées; il les attablait chez le rôtisseur jusqu'à ce que ses escarcelles fussent vides; et l'on s'aimait à la diable, sans plus de malice, alors que l'hypocrisie bourgeoise accroissait l'attentat aux mœurs de 34 0/0. Cette vie folle, dont il se dégoûta vite, la curiosité assouvie, Baudelaire la mena quelques années, jusqu'en 1842. Et c'est certainement dans ce dévergondage qu'il faut chercher les raisons qui décidèrent sa famille à l'embarquer sur un navire marchand en partance pour les Indes.

Dans ces milieux, Baudelaire expérimenta la bêtise et la naïveté des filles. Il importe de le noter aussitôt pour ne point prendre trop aux sérieux telles et telles opinions de Baudelaire sur les Femmes. Ainsi que beaucoup de gens de lettres et d'artistes, il inclina à juger les femmes par les petits salons du monde entretenu; et les nuits insensées des boudoirs vespasiens lui tissèrent un voile d'illusions qu'il aura bien du mal à défaufiler plus tard, quand la maturité et la réflexion, fortifiées par la misère et par la maladie, lui permettront de mieux comprendre la Femme et de ne point conclure sur les femmes en général ce qu'il convient de décider quant aux filles en particulier. C'est le point le plus intéressant à retenir de cette période enfiévrée où Baudelaire fit son apprentissage de la vie et de l'amour; et, si je devais décrire universitairement la course amoureuse de Baudelaire, je dirais que voici sa première manière d'aimer, instinctivement, brutalement même, en débauche et en curiosité libertine; et que les objets de cet amour juvénile vont leurrer ceux qui pensent trouver là la personnalité amoureuse de Baudelaire, car il eut le courage de reconnaître son erreur, sans toutefois la renoncer, ce qui était double bravoure de sa part. Je veux dire que cette Jeanne Duval, dont à raison on ne veut séparer le nom de celui de son poétique amant, ne fut point, exclusivement, ainsi qu'on l'affirme trop gratuitement, la maîtresse de Baudelaire; que même jamais il ne se donna à elle, s'il est vrai qu'en amour la communion des chairs, sans l'intime communion des âmes, ne soit qu'un mensonge pour endormir la douleur humaine. Jeanne Duval ne régna sur les sens et sur l'imagination de Baudelaire que par l'incantation de sa volupté pénétrante et le charme magique de son étrangeté. Par la force de l'habitude, elle fut la maîtresse de sa vie; pas un seul instant, en dépit que lui-même l'ait cru, elle n'occupa la moindre place dans son cœur. ELLE EST LA FLEUR DU MAL, OUI; L'AMOUR DE BAUDELAIRE, ASSURÉMENT, NON.

Il fit sa connaissance vers la vingtième année. Tarifée du trottoir, figurante de café chantant, valetaille exotique, impossible de le préciser. Baudelaire s'en éprit soudainement, au point de lui sacrifier une juive de la rue Saint-Antoine, Sarah-Louchette, encore une gueuse, pour laquelle il paraissait avoir quelque attachement.—Vingt ans, la gorge déjà basse, les seins tombés, elle est chauve et porte perruque; elle louche de son œil juif et cerné. Un soir d'hiver, la faim a relevé ses jupons en plein air; elle a vendu son âme pour avoir des souliers; elle a traîné les ruisseaux, et mordu le pain de l'hôpital. Elle s'essouffle au plaisir. Pour elle, et d'elle, tant d'amants sont défunts que, les nuits d'insomnie, ses yeux inquiets en voient défiler les fantômes.—Cette bohème-là, c'est son tout, sa richesse, sa perle, son bijou, sa reine, sa duchesse, celle qui l'a bercé dans son giron vainqueur, et qui, dans ses deux mains, a réchauffé son cœur.—D'abord, Jeanne fut cruelle et coquette; en attendant de baiser son noble corps, Baudelaire dut retourner à l'affreuse juive. Près de celle qu'il n'aime plus, il songe à celle dont son désir se prive; il se représente sa majesté native, son regard vigoureux et tout de grâce, le casque parfumé de ses cheveux; il n'aspire qu'à la ferveur de caresser ses pieds frais et ses tresses noires; surtout il voudrait obscurcir la splendeur de ses froides prunelles, par quelque larme, quelque soir. Sans doute, en prolongeant sa cour, la belle ténébreuse avait résolu dé mieux s'attacher le jeune homme; elle y réussit, en tous cas, puisque plus elle le fuyait, plus il l'aimait, plus il chérissait cette froideur par où elle lui plus belle; puisque dès lors leurs existences se confondirent si bien qu'au milieu des plus angoissantes préoccupations Baudelaire ne cessa d'assurer la vie de sa compagne d'amour, avant de penser à s'assurer la sienne.


Jeanne Duval, by Baudelaire.


La fille de Saint-Domingue n'empruntait pourtant sa beauté qu'à l'image poétique dont Baudelaire se plaisait à l'auréoler dans son triste cœur. Les familiers du quai de Béthune, qui n'en étaient pas amoureux, confessaient qu'elle n'avait ni talent, ni esprit, ni cœur, aucune beauté, et aucun charme (physiquement, cette drôlesse ne vaut même pas le ***, disait un intime), rien enfin qui justifiât la passion exclusive qui s'empara de Baudelaire à cette époque. Près de la cheminée, elle demeurait blottie dans un fauteuil bas et y restait silencieuse, cependant que les apprentis de lettres dissertaient des théories et jonglaient aux paradoxes. Baudelaire improvisant lui dictait tes vers qu'elle retenait, que peut-être elle recopiait. Il s'amusait parfois, en marge des manuscrits, à dessiner avec une allumette noircie ou une estompe, sa chevelure pelée, ses seins déliquescents et ses larges hanches qui roulaient sur des cuisses évasées, ses deux grands yeux noirs, insensibles, indifférents, deux bijoux froids où rien ne se révèle ni de doux ni d'amer. La passion des liqueurs fortes, la méchanceté sournoise des races de couleur, des infidélités quotidiennes en des crises d'hystérie bestiale, autant de raisons qui, loin de détourner Baudelaire d'une liaison fangeuse, fortifièrent son penchant pour la Vénus noire. Elle est l'ornement de ses nuits: il l'adore à l'égal de la voûte nocturne. Elle est le vase de tristesse où il boit l'absinthe douloureuse, devant l'impuissance de jamais atteindre les immensités bleues du Rêve. Ses yeux, illuminés ainsi que des boutiques d'incendies qui ne s'éteignent jamais, le brûlent jusqu'aux dernières moelles, d'une brûlure sans cesse avivée: elle est savante pour le mal, et, femme impure et mégère libertine, elle mettrait l'univers dans sa ruelle. Elle est la Reine des péchés. Pour l'ouragan de cette volupté, pour l'élixir de sa bouche goulue, insatiable... être le Styx pour l'embrasser neuf fois..., pour les deux grands yeux noirs de l'enfant des noirs minuits, il abandonne tout, il sacrifie tout, famille, avenir, amis, lui-même il s'enlise jouisseusement dans cette débauche, il s'y donne à pleines lèvres, pour peut-être le sadisme de remâcher son dégoût immense de cette sublime ignominie; même, il renoncerait à sa vocation d'écrire des proses légères et ailées, et de ciseler si finement des vers si vigoureux, si martelés; et, cependant, les admirateurs de Baudelaire ont voulu voir en Jeanne Duval la Muse qui servait à pétrir le Génie du maître; lui-même se l'avouait, elle était son inspiratrice.

L'inspiration de la mulâtresse existe bien, en effet, mais ce n'est qu'une inspiration indirecte, lointaine. Jeanne Duval lui était le miroir extérieur où se profilaient, en plus de beauté et plus de relief, tous les revenants de sa jeunesse. Il l'aimait de lui faire ressouvenir des pays parfumés que le soleil caresse, et de l'invraisemblable décor des tropiques brûlants, de Bénarès et du Gange... les idoles à trompe qu'on salue, les trônes constellés de joyaux lumineux, les palais ouvragés et féeriques, les costumes qui sont une ivresse pour les yeux, les jongleurs savants que le serpent caresse et les femmes qui se teignent les dents et les ongles, et puis, et puis encore... Tout l'attachement qu'il lui montra avec tant de fidélité n'était que la traduction de la reconnaissance pour ce quelle lui rendait vivante la vision de ces rivages heureux et des ces îles singulières qu'il avait chéries jusqu'à la possession, jusqu'à la défaillance. Par le seul fait de cette association d'idées, et par l'intensité de son désir imaginatif et créateur qui lui ressuscitait les contrées entrevues et lui éternisait ses jeunes impressions, il accentua une accoutumance de laquelle il ne put jamais se déprendre... Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, quand je mords tes tresses lourdes et noires, il me semble que je mange des souvenirs.

L'embrassant, il s'embrassait lui-même, et sa jeunesse. Il voulait respirer en elle tous les parfums de là-basBENJOIN, ENCENS, OLIBAN, MYRRHEqui avaient grisé ses narines, et qu'il retrouvait endormisMUSC ET HAVANEdans sa chevelure moutonnante... Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage... Il l'aimait d'être si indolemment paresseuse; il revoyait les palmiers d'où pleut sur ses yeux la paresse; et son nonchaloir lui rappelait la langoureuse Asie et la brûlante Afrique. Elle était l'oasis où rêver, à l'abri des grandes sécheresse. Elle était la gourde où humer à longs traits le vin des souvenirs. Et son sein chaleureux, c'était le frémissement de l'éternelle chaleur des cieux en feu, sous l'ardeur monotone du soleil d'Orient. Il l'aimait pour ses yeux faits de minéraux charmants, où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique. Pour le miroitement de sa peau huileuse qui vacille comme les étoiles, il eût perdu l'humanité et trahi ses dieux. Le martyre n'aurait point été au-dessus de ses forces si, de ce prix, il eût dû payer les nuits de caresses et de morsures, les baisers diaboliques, infinis et pâmés. Il aimait Jeanne Duval, parce qu'elle lui était la représentation plastique des pays délicieux où son âme était restée captive à jamais. Jeanne Duval, c'était lui-même, en autrui, avec toutes les séductions de la femme, par suggestion, et toutes les illusions de la poésie et du souvenir.

Il aimait aussi dans Jeanne Duval une autre femme qu'il avait connue dans la traversée. La dame créole aux charmes ignorés, qui marchait, grande et svelte, comme une chasseresse sous les bois de palmiers, avait soumis son enthousiasme curieux. Et il gardait d'elle un souvenir durable; ses airs maniérés et nobles, son teint pâle et chaud, lui inspirèrent ses premiers vers, et elle lui fut la source des mille sonnets germèrent dans son cœur. Il eût voulu l'amener au vrai pays de gloire, sur les bords de la Seine or de la vaste Loire; il jugeait sa beauté digne d'orner les vieux manoirs de France.—Il aimait encore dans Jeanne une fille du Malabar qu'il avait hésité à amener avec lui en France. Elle a des yeux de velours plus noirs que sa chair; ses pieds sont aussi fins que ses mains et sa large hanche est charitable aux fatigues. Dès que le matin fait chanter les platanes, et tout le jour, doucement, sur une natte, son corps vêtu de mousselines frêles, jusqu'au soir d'écarlate, elle fredonne tout bas des airs inconnus, et ses rêves flottants sont pleins de colibris. Comme il se félicite, maintenant, de ne pas lui avoir imposé nos sales brouillards et d'avoir laissé l'heureuse enfant aux pays chauds et bleus où Dieu la fit naître; elle eût dû emprisonner ses flancs dans la brutalité d'un corset et glaner son souper dans nos fanges.—Il aimait enfin dans Jeanne Duval l'image de la belle Dorothée, une coquette des tropiques qui moulait sa taille longue et sa gorge pointue dans une robe collante de soie rose... le poids de son énorme chevelure presque bleue, l'ombrelle rouge fardant sa peau ténébreuse, sa jambe luisante et souple... et demandait aux officiers si les belles dames de Paris étaient toutes plus belles qu'elle. Elle s'avançait, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d'un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l'espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté. Et, souvent, Baudelaire s'évade de la liaison qui l'obsède; il revoit la case sacrée où cette fille très parée évente ses reins en écoutant pleurer les sanglots des bassins; il se caresse à sa peau délicate frottée d'huile odorante. Des fleurs se pâment dans un coin... Les images, les images toujours, la primitive, l'exclusive passion de Baudelaire.

...IL A PLUS DE SOUVENIRS QUE S'IL AVAIT MILLE ANS. Dans l'océan de la chevelure de la Bien-Aimée, il retrouve tout l'hémisphère de sa vie idéale, de cette existence monotone et langoureuse qu'il rêve toujours, toujours, plus la réalité lui est mauvaise. Le Spleen. L'Idéal. Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, il respire l'odeur de son sein chaleureux, son âme inquiète appareille pour les climats enchanteurs, et il songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble, aimer, et mourir, au pays qui lui ressemble... Au bord de la mer, une belle case, en bois, enveloppée de tous ces arbres bizarres et luisants, dont j'ai oublié les noms... dans l'atmosphère, une odeur enivrante, indéfinissable... dans la case, un puissant parfum de rose et de musc... plus loin, derrière notre petit domaine, des bouts de mâts balancés par la houle.... Autour de nous, au delà de la chambre éclairée d'une lumière tamisée par les stores, décorée de nattes fraîches, et de fleurs capiteuses, avec de rares sièges d'un rococo portugais, d'un bois lourd et ténébreux, (où elle reposerait si calme, si bien éventée, fumant le tabac légèrement opiacé)... Au delà de la varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumières, et le jacassement des petites négresses ... et la nuit, pour servir d'accompagnement à mes songes, le chant plaintif des arbres à musique, des mélancoliques filaos... Oui, en vérité, c'est bien là le décor que je cherchais... C'est là qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie. Et y posséder sa chère vie... LÀ, TOUT N'EST QU'ORDRE ET BEAUTÉ, LUXE, CALME ET VOLUPTÉ... Et, sur ce thème favori, Baudelaire brode les variations les plus vagabondes; il écrit L'Invitation au voyage, pour l'offrir à la femme aimée, à la sœur d'élection; il l'écrit sur des vers qui s'eurythment en beauté et en harmonie, comme là-bas dans le port les formes élancées des navires; il l'écrit en des proses parfumées aussi douces que le revenez-y de Sumatra, et légères. Jamais sa chaude fantaisie n'a de rêves plus tendrement mélancoliques, jamais ses musiques (musiques de Weber, lointaines, et apaisantes, un sommeil magnétique) ne se sont détachées en un murmure plus amoureux. Il trouve même à cette jouissance, désir et regret, tant de délices infinies qu'il aboutit à cette conclusion orientale: Pourquoi contraindre les corps à changer de place, puisque l'âme voyage si lestement?

Alors il se crée un chez-soi où il met toute l'intimité de son âme. Des meubles voluptueux, aux formes alanguies, et des meubles luisants, polis par les ans, des étoffes lamées et de vieilles robes aux discrets parfums d'autrefois, des marbres, des tableaux de maîtres; sur les murs, nulle abomination artistique; en de précieuses reliures de Lortic, les quelques rares livres de chevet sur le beau pupitre en marqueterie. Des miroirs profonds. Tiédeur de la chambre, serre chaude où l'esprit sommeille; une senteur infinitésimale du choix le plus exquis. L'abondance des fraîcheurs de mousselines aux fenêtres et les vitres de couleur pour, selon les mouvements de son caprice, enchâsser les variations de ses songeries; pour ses yeux brûlés par les fièvres de curiosité, la lumière, décolorée, en caresse, discrète. Des divans profonds comme des tombeaux. Et d'étranges fleurs sur les étagères. Une chambre vraiment spirituelle, où l'atmosphère se teinte de rose et de bleu. Il s'illusionne aux apparences de quelques semaines tranquilles; il croit définitivement avoir trouvé le charme du foyer. Elle est si gracieuse, sa maîtresse, avec ses vêtements ondoyants et nacrés; même quand elle marche, on croirait qu'elle danse: sa tête d'enfant se balance avec la mollesse d'un jeune éléphant; son corps se penche et s'allonge comme un fin vaisseau qui roule bord sur bord. Au crépuscule, quand les douleurs s'aigrissent, et que la peur vient aux sensitifs de la solitude et du soir, la soupe parfumée attend Baudelaire, au coin du feu; et la bien-aimée, en kimono de satin jaune, lui offre, amoureusement à cette heure, ses seins qui remplissent ses bras ouverts. Un beau chat se promène, sous les lampes, et aussi le parfum de sa fourrure blonde et brune; sa voix mystérieuse endort les plus cruels maux et contient toutes les extases; ses prunelles pâles, vivantes opales.—Ne pas connaître cette douceur, c'est n'avoir jamais vécu. Et il veut cette douceur, il veut cette vie; de toutes ses forces il s'accroche à ces mensonges: Qu'importe la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentit que je suis... et ce que je suis...

Mais les caprices de sa vie et de son amour, mais surtout les caprices de son travail, par trop intermittent et peu productif—de 1842 à 1858, dit-il, seize années de fainéantise—entraînent les désastres financiers, en dépit de son conseil judiciaire, qui date de 1844; dès 1846, il simplifie sa toilette, c'est dire te dernier sacrifice. Des dettes, une vingtaine de mille francs, y compris des billets de complaisance, on a abusé de sa jeunesse et de ses besoins d'argent, l'usure, acharnent les créanciers à sa porte. En vain, s'enfuit-il à tous les coins de Paris, de la rue Pigalle à la rue Mazarine, de la rue Laffitte à la rue de Seine, l'avenue de la République, dans ses meubles, en meublé, à l'hôtel. Il faut partir. Il faut s'en aller en province. On lui offre de diriger un journal conservateur. L'accepte-t-il? En tous cas, en Janvier 1850, c'est l'exil à Dijon. C'est l'intimité brisée, c'est la halte à l'hôtel. Jeanne Duval pourtant a beaucoup d'économie et, bonne ménagère, 150 francs par mois lui suffiraient pour assurer la vie; 50 francs pour sa toilette; 50 francs pour des meubles en location et un petit appartement; 50 francs de côté pour acheter des meubles à Paris, au retour, bientôt. Mais il faut des avances pour la plus simple installation. Et il est dû à l'hôtel, beaucoup; 12 francs par jour. Et la dame de l'hôtel commence d'être pressante. Peut-être des réflexions et des observations à Jeanne Duval qui fait trop remarquer la maison, maintenant qu'on ne paie plus. Jeanne Duval s'énerve de cette gêne d'argent, de cette situation. «J'ignore, écrit Baudelaire, si l'envie de sortir de cet hôtel lui fera faire une chose que je regarde comme inconvenante.» Quelle chose? Quelle inconvenance? Il est trop facile de le de le présumer; de vivre aux gages quotidiens, pas toujours, des passants agréerait peut-être mieux à la mulâtresse qui n'aime point Baudelaire; pourrait-elle comprendre du reste sa sensualité sentimentale. Baudelaire s'essouffle; avec ses petites rentes et son travail, il essaie en vain d'équilibrer son budget. La grande gêne. Plus d'amour donc, de tranquillité du moins. L'ennui; Baudelaire voit le sens pratique de la vie. Les querelles, chaque jour. Les réconciliations, chaque nuit. Ainsi, jusqu'à la fin de 1852; guéri de quelques-unes de ses illusions, les mauvaises, guéri de ses ambitions politiques qui depuis 1848 ont accru sa misère, de là date la nouvelle liaison, par correspondance, avec La Présidente. Les lendemains de volupté, car l'emprise charnelle, est bien profonde, sont plus terribles que des cauchemars.

Jeanne Duval est entrée dans son âme comme un coup de couteau. D'avoir prêté son cœur à la cruelle, pour qu'elle y exerce ses dents et trompe son ennui à ce jeu singulier, Baudelaire sent de la folie lui serrer les tempes; sa pauvre tête fatiguée s'égare et chancelle. En vain, il la supplie de l'aimer aujourd'hui, parce que demain ce sera la mort et que la pierre opprimera sa poitrine heureuse, ses flancs assouplis, et qu'alors, au tombeau, ses regrets seront infinis, éternels. Il jalouse le sort des animaux qui se peuvent plonger dans un sommeil stupide; il voudrait tant goûter les voluptés de l'anéantissement; en vain. Il demande l'oubli aux fumées de l'ivresse; le laudanum, le haschisch, il les essaie. La Révolte s'empare de lui; il voit rouge et du sang lui gicle au front. Tuer Jeanne, il y songe; mais, si ses efforts le délivraient de son empire, ses baisers ressusciteraient le cadavre de son vampire... O fureurs des cœurs mûrs par l'amour ulcérés! O femmes dangereuses! O séduisants climats!

Il pense se tuer. Le glaive et le poison lui promettent la délivrance. Il va chez Cousin lui demander son avis sur l'immortalité de l'âme. Pour des publications posthumes, il porte des manuscrits à Banville. Il passe toute une journée à Châtillon, sous la tonnelle d'une guinguette, et s'y grise de vers avec son ami Louis Ménard; il lui confesse qu'il a décidé de se suicider. Et, le soir, dans un cabaret de la rue de Richelieu, devant sa maîtresse, il se perce la poitrine d'un coup de couteau. À en croire Philippe Berthelot, «Baudelaire ne sentit rien. Il fut réveillé par un ronronnement. Il était chez le commissaire de police qui lui disait: Vous avez commis une mauvaise action; vous vous devez à votre patrie, à votre quartier, à votre rue, à votre commissaire de police. On le porta dans sa famille; sa maman lui copiait ses vers. Mais il ne put y durer: on ne buvait chez elle que du bordeaux, et il n'aimait que le bourgogne.» Si ces détails sont de créance peut-être légendaire, la tentative de suicide n'est pas douteuse, bien certainement. On a voulu lui donner pour raison la gageure de mystifier sa mère et ses amis et d'amener son beau-père, le général Aupick, à lui payer des dettes criardes... Baudelaire alors a cessé toutes relations avec sa famille; il écrit à sa mère sur un ton de déférence glaciale; et il a, dans une lettre mordante d'ironie, sommé le général de n'avoir plus à se préoccuper de lui... Pourquoi donc ne pas admettre plus vraisemblablement que de bonne foi il chercha plutôt à s'évader de l'impossible liaison qui l'écœurait jusqu'au vomissement, aux heures de bonne santé, quand sa Muse n'était pas malade?

Car, n'est-ce pas, c'est fini d'espérer; il est épouvantablement collé à cette carcasse, éternellement. Il entrevoit cette vie quotidiennement crapuleuse, demain, après-demain, et toujours... C'est le mensonge pour la vie, l'insupportable, l'implacable vie. Son dernier effort est brisé; la sorcière aux flancs d'ébène lui a versé quelque philtre de Thessalie; tout pantelant, comme un moribond, en vain il veut encore se ressaisir au tombeau de son amour; il se sait irrésistiblement vaincu. Il comprend l'inanité de son aspiration à l'Idéal et que son Rêve ne peut plus appareiller pour ces contrées mystiques où ses désirs partaient en caravanes. Il maudit la Maîtresse de son esprit et de ses sens; il maudit la perfide qui l'a asservi si misérablement et lui a mis aux pieds le boulet des forçats à perpétuité. Il a beau la traiter d'ordure et lui jeter à la face tous les sarcasmes les plus blessants; ses grands yeux fixes et froids gardent l'horreur et la cruauté de l'insensible. Il ricane férocement sur ses jambes lubriques, en l'air, et sur son ventre plein d'exhalaisons putrides, quand il l'assimile à l'infection d'une charogne infâme. Comme il souhaite donc que les vers rongent sa peau comme des remords et que la vermine bourdonnante la mange de baisers empuantis!

Et pourtant qu'il l'aime, dans cette haine amoureuse! Il a voulu oublier l'amertume de son cœur dans des passades érotiques; sur d'autres bouches, il a voulu boire ce vin de Bohême qui l'enivrait. L'oubli n'est plus possible et il n'est plus qu'une bouche pour y boire, au bord des dents, le ciel liquide. Alors, des reprises éperdues, de nouvelles étreintes où les corps craquent et l'esprit se détraque. Elle est si belle, sa gorge triomphante qui s'avance et qui pouse la moire; et il en ouvre les panneaux bombés et clairs, comme d'une armoire, armoire à doux secrets, pleine de bonne choses, de vins, de parfums, de liqueurs, qui font délirer les cerveaux et les cœurs. Ses nobles jambes tourmentent les désirs obscurs, les agacent. Ses bras sont des boas luisants pour serrer l'amant dans son cœur, pour l'y imprimer. Son cou large et rond! Ses épaules grasses! Ses hanches sont amoureuses de son dos et de ses seins. Et puis, elle sait la caresse qui fait revivre les morts. Et le charme toujours étrange de sa tête qui se pavane en triomphe! Toute l'Enfance et toute la Maturité! Et les baisers gourmands, et les ivresses sensuelles! C'est que cette femme est vraiment un sphinx. Il adore les senteurs fauves de ses lourds cheveux et les parfums de fourrure de sa jeunesse. Tout d'elle lui est un plaisir, la mollesse de son balancement, la cadence de son abandon, la souplesse de son corps qui frissonne sus les caresses du linge; jusqu'aux lenteurs et aux brusqueries de ses mouvements, son allure orientale et sa grâce enfantine de singe. Et toujours encore le désir d'incarner son Premier Rêve, son Grand Rêve, de partir pour la Terre Promise, seulement promise, aux pauvres rêveurs; quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, chargé de toile, et va, roulant suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Mais le beau navire s'est ancré dans l'ignominie de la vase et de la boue des végétations chanceuses l'immobilisent dans l'impuissance de partir quelque jour. Cette fois, enfin, c'est bien la vie qui meurt, toute la Beauté de la vie et des illusions édéniques. Où sont les parfums enivrants des fleurs disparues? Où sont les couleurs féeriques des anciens soleils couchants?

Une désespérance, comme le monde n'en avait jamais entendu et dont l'écho pleurera par delà les siècles les plus lointains, l'envahit corps et âme. Il marche ainsi qu'un fantôme; les excès du haschisch, les traîtrises du laudanum, aussi quelque maladie d'amour qui puise et qui épuise ont métamorphosé le dandy qui donnait le ton aux élégances, Byron, Brummel, Shéridan. Il n'est plus que l'ombre d'Hamlet, le regard indécis, les cheveux au vent. Sa bouche se détracte en un rictus d'ironie et ses yeux éteints ne reflètent plus que des doutes et des scepticismes. Regrets, Spasmes, Peines, Angoisses, Colères, Névroses, tout le démoniaque cortège danse la sarabande dans son sein meurtri. Cuisinier funèbre, il s'amuse à faire bouillir son cœur, pour le manger. Il court au Sabbat du Plaisir, pour de l'oubli, quelques minutes. Bastringues, Bouis-Bouis et Caboulots. Le chant des violons et la flamme des bougies ne peuvent chasser son cauchemar. Il court aux tripots, lui, le buveur de quintessences, lui, le buveur d'ambroisie, non par distraction, non par plaisir, mais pour envier la funèbre gaieté des vieilles courtisanes maquillées, aux lèvres sans couleur, aux mâchoires édentées, qui minaudent autour des tapis verts ou trafiquent leurs masques de beauté. Il fréquente les bayadères sans nez, les femmes galantes, les gouges, dans les bouges. La ronde des femmes damnées (vierges, démons, monstres, martyres aux mornes douleurs, aux soifs inassouvies; ces chercheuses d'infini, mystiques ou voluptueuses, ses pauvres sœurs) tourne, tourne en folie dans son imagination hyperesthésiée. Il chante les terribles plaisirs et les affreuses douceurs de la Débauche et de la Mort, les deux bonnes filles qui l'hospitalisent sous les charmilles des tombeaux et des lupanars. Dans l'Île aux myrtes verts où la Prêtresse de l'Amour entrebâillait sa robe aux brises passagères et adorait Cythère par les secrètes chaleurs de son corps embrasé, il ne trouve plus qu'un gibet à trois branches, où pend son image; et des oiseaux sauvages plantent leur bec impur dans tous les coins sanglants de sa pourriture... Ah! Seigneur, donnez-moi la force et le courage de contempler mon cœur et mon corps sans dégoût.

Puis, il se passionne pour les gravures de Réthel qui symbolisent son désespoir et ses ricanements. Il voit s'ébranler la danse macabre de tous ces cadavres vernissés, les Antinoüs flétris, les baladins du troisième sexe, les dandys à face glabre. Comme il a dépouillé son cœur et sa fierté près de sa maîtresse orientale, il prend un plaisir maudit à dépouiller l'humanité de ses oripeaux élégants et parfumés; l'ivresse des sens s'est dissipée, et son goût le plus cher, c'est partout d'imaginer un grand squelette qui chante l'hymne de la faute originelle. Et une indicible angoisse me griffe à la peau et au cœur, ces matins blancs d'automne triste, à regarder ces gravures allemandes où les doigts énervés de Baudelaire ont laissé leur empreinte, de les avoir si souvent feuilletées pour remâcher sa douleur, pour repaître sa fièvre. Toutes ces choses du tombeau, tous ces troupeaux mortels d'immortels, ces armatures humaines qui crient la vanité des vanités et toutes les vanités, respirent le plus pénétrant désespoir, ainsi que les fleurs du Sorcier, sur les hauteurs du Brocken. Des ailes de corbeau effleurent le silence. L'Amour est assis sur le crâne de l'humanité et de sa bouche cruelle il éparpille en l'air sa cervelle, son sang et sa chair.

Enfin, le désespoir suprême et l'invocation satanique: «O Satan, prends pitié de ma misère... Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles le culte de la plaie et l'amour des guenilles.» Enfin, la Prière à la Mort qui console et qui fait vivre, la Mort, le but de la vie, le seul espoir, la Mort, cet élixir qui nous enivre et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir.—Arrêtez, vous qui passez par la route, et dites-moi donc s'il est une douleur si grande, dites-moi donc s'il est un amour plus agité et plus tordu. Et voyez comme il a souffert dans tous les cycles de cet Enfer à y promener sa tristesse et son écœurement, après avoir perdu le Paradis où s'exhalaient des parfums frais comme des chairs d'enfant. Oui, toute l'œuvre rimée de Baudelaire s'explique par l'incantation magique de la Mulâtresse, si vous acceptez de ne croire qu'aux façades; que j'aimerais pourtant mieux que vous ne considériez en ces Enthousiasmes et ces Adorations, ces Prières et ces Extases, ces Tortures et ces Morsures, ces Lamentations et ces Désolations, que le dédoublement de cette dualité indédoublable qui mêlait en l'âme de Baudelaire les principes de vie et les principes de mort. Lui seul, il est la source, lui seul, il est le but; et tous ces espoirs d'un instant, toutes ces désespérances d'une minute, c'étaient les désespérances et les espoirs d'une nature vibrante, sensible à l'excès, et maladive, d'un Poète. Et que si cette liaison noire ne l'eût point enlisé dans l'ornière des désillusions et des dégoûts, tout de même il se serait pris au piège de l'Idéal. Comme l'imagination crée le monde, elle le gouverne. Ce fut l'imagination qui emporta Baudelaire des plus grands enthousiasmes aux plus profondes déceptions. Vraiment, il se souvenait d'une vie antérieure vécue dans les voluptés calmes; vraiment il rêvait le soir des célestes vendanges. Jeanne Duval, toute sa jeunesse de 1841 à 1852, une jeunesse cahotée, capricieuse, oui; mais par subjectivité; elle fut l'incarnation de son âme, le Rêve des lendemains et le souvenir du Passé. Il sait maintenant, au bout de sa douleur, que ce goût de Mort qu'il a sur les lèvres et dans son cœur, c'est le goût de la Vie. Désormais son cœur, meurtri comme une pêche, est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

Enfin, ce restera au livre de charité la plus belle œuvre de Baudelaire d'avoir, après l'illusion tombée, conservé la maîtresse de ses débuts. Voici, en effet, que ses vices sournois, la boisson, l'alcool, d'autres, beaucoup d'autres, l'ont presque paralysée. Baudelaire la garde avec lui; jusqu'à sa dernière heure, dans les moments où il se reprend à quelque espoir, il ne rêve plus, cependant son amour est ailleurs, qu'un jour de retrouver l'amitié de sa mère et la petite maisonnette, là-bas, sur la côte de Honfleur, pour bercer sa grande tristesse, sur la plainte des vagues—et aussi de retrouver Jeanne, de lui faire un intérieur charmant, de la distraire, de la guérir, pour quelquefois repartir aux îles parfumées que le soleil caresse. MA MÈRE, JEANNE, LEUR AVENIR, obsession qui torture son esprit. Sur une couverture de Revue, ces deux mots griffonnés en chemin: JEANNE, MA MÈRE. Sur son Carnet intime: «Le salut est dans la bonne minute. Le salut, c'est l'argent, la gloire, la sécurité, la levée du C. J., la vie de Jeanne». Plus loin et souvent: «MA MÈRE, JEANNE ET MOI». Ce n'est plus maintenant de la sensualité, ni de la passion, c'est du devoir, c'est du sacrifice. «Ma chère fille, lui écrit-il, il ne faut pas m'en vouloir si j'ai brusquement quitté Paris sans avoir été te chercher pour te divertir un peu... je te jure que je vais revenir dans quelques jours... Je ne veux pas que tu restes privée d'argent, même un jour... Je vais revenir bientôt et si, comme je le crois, je suis doué de quelque argent, je tâcherai de t'amuser... Ne sors pas sans être accompagnée, par ces chemins glissants...» Elle est aux Batignolles; une vieille domestique la soigne et écrit pour elle; Jeanne Prosper, non plus Jeanne Duval, ne peut déjà plus écrire, la main est morte, en 1859. Baudelaire se prive de tout; il pousse même le renoncement jusqu'à l'impossible; et avec quelle délicatesse il prie son généreux tuteur et ami, le brave M. Ancelle, d'avancer des sommes à Jeanne: «Surtout, je vous supplie de ne pas lui faire la moindre plaisanterie ou la moindre allusion sur ses misères antécédentes... Je crois que cette malheureuse Jeanne devient aveugle...» Elle est à l'hospice Dubois, au faubourg Saint-Denis; ses 34 printemps sont 34 hivers; une pauvre infirme; Baudelaire paie sa pension, irrégulièrement; on menace de mettre la paralytique à la porte; Baudelaire va jusqu'aux derniers sacrifices, il vend ses objets les plus chers, ses plus précieux souvenirs; mais, pour satisfaire ses goûts de boissonnerie, cette terrible femme fait écrire qu'elle n'a rien reçu, afin de se procurer ainsi de l'argent; elle ne reste que deux mois à l'hospice, parce que vicieuse, insupportable... Elle est à l'hôtel. Elle est, en 1860, dans un appartement que Baudelaire vient de lui installer; il doit l'y rejoindre, rue Beautreillis. Elle meurt, après Baudelaire; quand et comment, impossible de le savoir. Baudelaire, ses livres de compte en font foi, assure sa vie jusqu'au dernier instant. Il l'a connue vers 1842; certainement, quand il écrit à la Présidente, rencontrée à l'hôtel Pimodan de 1845 à 1848, à son heure d'épanouissement parfait, en Janvier 1852, il a cessé totalement de l'aimer. Depuis 1852 qu'à sa mort, il la garde, il la sauve de la misère. C'est simple, c'est sublime. C'est Baudelaire.

... Je te donne ces vers afin que si mon nom,—aborde heureusement aux époques lointaines—et fait rêver un soir les cervelles humaines,—Vaisseau favorisé par un grand aquilon.

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,—fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,—et par un fraternel et mystique chaînon,—reste comme pendue à mes rimes hautaines.

Être maudit à qui, de t'abîme profond—jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond!—O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère.

Foules d'un pied léger et d'un regard serein—les stupides mortels qui t'ont jugée amère,—statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain.

Pour Jeanne Duval, 20 Avril 1857, Revue Française: 9 pièces, Synthèse de ses deux liaisons, tout le Baudelaire amoureux.

...Et, maintenant, son arrêt est d'errer à travers les mers, sans relâche, sans repos, sur le navire à la voile rouge de sang, au mât noir; à moins qu'il ne rencontre une femme qui l'aime et qui lui soit fidèle jusqu'à la mort. Tous les sept ans, il jette l'ancre pour chercher la femme fidèle; tous les sept ans, il ne trouve que les faux serments. L'enfer lui-même ne veut plus de lui; et il se sauve le premier en faisant le signe de croix.—Enfin, voici, sur la côte norvégienne, une fille pleine de dévouement qui dispense l'aumône de ses trésors de fidélité au capitaine maudit; enfin, voici Senta dont l'amour pur délivre le Hollandais volant; et deux formes aériennes s'élèvent au-dessus des flots et s'éternisent dans l'immortelle transfiguration de l'Amoureuse Rédemption... Ainsi que le Vaisseau-fantôme, sur l'océan du monde, Baudelaire, sur l'océan d'amour, doit errer toute sa vie, sans même la consolation du Hollandais volant d'espérer quelque jour la pureté d'un amour qui rachète ses fautes; il se le dit lui-même et il l'écrit douloureusement. «Il n'y a point de pardon pour les péchés de jeunesse; leur punition terrible dure toute la vie.» Le démon des concupiscences brûle ses poumons et les emplit d'un désir éternellement coupable. Et les ténèbres ne lui seront plus jamais les bonnes verseuses de fraîcheur. Pourtant, un jour, il croit aborder aux rivages de paix et de tendresse; il essaie du moins tous ses efforts pour y prendre terre; la vue seule de ce calme, de ce reposoir d'amour lui est un apaisement et une promesse. Enfin, voici une femme qu'il veut aimer avec toute l'humilité des dévotions, une femme que son amour va auréoler d'un pureté infinie, dont les rayons l'illumineront de clarté et de joie, une femme dans les yeux de laquelle il va réfléchir la meilleure partie de lui-même, la portion divine et immortelle de son âme. C'est toute une Renaissance, c'est tout un Baptême parfumé. Et peut-être la Rédemption, pour ce pauvre cœur tendre, fatigué par le malheur, mais toujours prêt au rajeunissement.

Mme Savatier, pour plus de coquetterie Mme Sabatier, goûta les délices d'une renommée qui laisse encore aujourd'hui à ses amis lointains le souvenir de la beauté la plus splendide et de l'esprit le plus subtil. Parmi les salons cotés du Bas-Empire, il n'en fut point de plus séduisants, ni de mieux fréquentés que les siens, à l'hôtel de l'avenue Frochot. Les complaisances qu'elle avait pour le fameux Mosselmann—homme d'argent et roublard, celui-là même qui disait à un architecte religieux: «Combien coûtera décidément votre église... toute finie, HOSTIE EN GUEULE»—lui permettaient les réceptions luxueuses, dans un décor admirable où se pressaient à l'envi la foule élégante de tous les gens à la mode: des artistes, peintres et sculpteurs, beaucoup d'hommes de lettres, des compositeurs de musique; même, en ce milieu qui n'affichait aucune teinte politique, ne voulant se distinguer que par de la Beauté et par de l'Esprit, ces messieurs de l'armée et du gouvernement prenaient plaisir à oublier leurs préoccupations parmi les femmes les plus charmantes et les talents les plus spirituels... Mme Sabatier avait tout de suite été célèbre par le marbre de Clésinger, au Salon de 1848: La Femme piquée par un serpent, pour qui elle posa, le modelé de son corps merveilleux fut un vif succès de curiosité; on admira l'œuvre, et la légende accrut l'admiration du modèle. Les journaux popularisèrent cette prise de possession de la gloire; et tous les artistes rêvèrent de cette femme dont l'eurythmie ressuscitait l'antique statuaire des Idéaux jours d'Athènes, la puissance et le nombre de Phidias et de Praxitèle. La fortune de Mosselmann exhaussa cette gloire en plus de relief éclatant. Puis des portraits et des bustes consacrèrent désormais à chaque Salon l'aventure prodigieuse de cette apothéose triomphale: le portrait de Ricard, La Femme au chien,—un buste de Clésinger qui figura au Luxembourg pendant de nombreuses années et fut enfin remis à Mme Sabatier, au mépris des conventions légales,—et toute la série des tableaux, des esquisses de Meissonier, un de ses adorateurs les plus fervents (il peignit pour elle le fameux Polichinelle, et j'ai revu avec une admirative émotion tous les portraits qu'il fit de son originale élève; car Mme Sabatier maniait agréablement le pinceau et elle fut à Rome étudier les classiques avec Meissonier). Sans doute l'étonnante beauté de Mme Sabatier impressionna profondément le sens artistique de Baudelaire et c'est incontestablement à elle qu'il songeait lorsqu'il chantait ce sein qui inspire au poète un amour éternel et muet ainsi que la matière... Je suis belle comme un rêve de pierre... Le renom de son esprit et les traits de bonté qu'on lui attribuait contribuèrent également à tourner la pensée de Baudelaire vers cette femme qui semblait défier toutes les conditions de la vie et emprunter aux contingences matérielles, sources habituelles des déceptions, tous les enchantements de l'Artifice et de l'Idéal. Dans ses larges yeux aux clartés éternelles, il retrouva le génie de l'enfance, ce génie pour lequel aucun aspect de la vie n'est ÉMOUSSÉ. La DAMNATION de la forme qui l'obsédait et le possédait lui ouvrit un paradis nouveau où il put enivrer sa sensibilité—comme il l'avait enivrée au souvenir perpétuel en J. Duval des délicieux pays d'ailleurs, là où l'on n'est pas—et calmer la solide faiblesse de son énervement maladif... Il avait rencontré Mme Sabatier à l'hôtel Pimodan, chez le voluptueux artiste Fernand Boissard, où des décamérons de poètes, d'artistes et de belles femmes se réunissaient pour causer art, littérature et amour, comme au siècle de Boccace... Elle avait jeté sur un fauteuil son mantelet de dentelle noire et la plus délicieuse petite capote verte qu'ait jamais chiffonnée Lucy Hocquet ou madame Baudrand, secouait ses beaux cheveux d'un brun fauve, tout humides encore, car elle venait de l'école de natation, et de toute sa personne drapée de mousseline s'exhalait, comme d'une naïade, le frais parfum du bain. De l'œil et du sourire, elle encourageait le tournoi de paroles et y jetait, de temps en temps, son mot tantôt railleur tantôt approbatif... Cependant que Maryx, un modèle superbe, la Mignon de Scheffer, La Gloire distribuant des couronnes de Paul Delaroche, vêtue d'une robe blanche, bizarrement constellée de pois rouges semblables à des gouttelettes de sang, écoutait vaguement les paradoxes de Baudelaire, sans laisser paraître la moindre surprise sur son masque du plus pur type oriental, et faisait passer les bagues de sa main gauche aux doigts de sa main droite, des mains aussi parfaites que son corps...

Le 9 Décembre 1852,—le Coup d'État l'a détourné à jamais de ses velléités politiques; il songe à du journalisme littéraire; il fonderait volontiers un journal, il en a élaboré le plan et le programme; d'immenses désirs de labeur: préparation des traductions d'E. Poe, dont cette année même il donne la biographie à la Revue de Paris; la solitude, le travail, l'affection—Baudelaire adresse à Mme Sabatier une lettre dont il déguise l'écriture: c'est une déclaration anonyme dans les termes les plus corrects et les plus doux. Il lui avoue que son image le jette dans des états de rêverie inspiratrice et il lui envoie des vers écrits pour elle, en la suppliant humblement de ne les montrer à personne ... Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L'absence de signature n'est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur?... Il magnifie la beauté de sa tête, de son geste et de son air, beau comme un beau paysage, et la saine santé de ses bras et de ses épaules éblouit son chagrin. Ses robes follement colorées sont pour lui l'emblème d'un ballet de fleurs et de son esprit bariolé. Elle est trop gaie et le rire joue en son visage. Alors, dans l'humiliation que lui cause cette insolente gaieté, il veut ramper la nuit pour châtier la chair joyeuse de celle qu'il hait autant qu'il l'aime, blesser ses flancs d'une large blessure et lui infuser son venin à travers ses lèvres nouvelles.

...Cette déclaration piquante par l'anonymat et par la violence du ton ironique et cravachant n'était point pour déplaire à cette curieuse de sensations singulières. D'autant que Baudelaire, pour ne point effaroucher ses dernières pudeurs, lui expliquait ensuite qu'en lui, brute assoupie, s'était réveillé un Ange, au souvenir sain et rose et charmant de sa chère Déesse; il lui disait sa souffrance et son rêve de ne pouvoir atteindre le ciel qui s'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. Les stupides orgies, la débauche, la flamme des bougies, elle avait tout éteint par la splendeur de son âme qui rayonne une Aube blanche et vermeille, l'Aube spirituelle... After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you. Celui qui a fait ces vers l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conserve pour elle la plus tendre sympathie... Ainsi donc, Baudelaire, pénitent de ses erreurs de jeunesse, en demande le pardon à celle en qui il veut s'imaginer les tendresses maternelles d'une vierge divine. Son amour blanc et mystique lui compose des litanies; et, dans les jardins du roi, à Versailles, il lui dit sa salutation: Ange plein de gaieté. Ange plein de bonté. Ange plein de santé. Ange plein de beauté. Ange plein de bonheur, de joies et de lumières.—David mourant aurait demandé la santé aux émanations de ton corps enchanté; mais de toi je n'implore, ange, que tes prières.—Ange plein de bonheur, de joies et de lumières. Et il lui confesse ses nuits, ses ennuis, sa honte, ses remords, ses larmes de fiels, les fièvres et les rides de son âme, humblement, pieusement. Puis, il se prend à rire sur le comique de cette correspondance anonyme et sur toute cette enfantine rimaillerie: Qu'y faire? je suis égoïste comme les enfants et les malades.

À cette époque, il fréquentait déjà chez elle, et il était le familier des dîners artistiques et littéraires du dimanche où il se rencontrait avec G. Flaubert, les Goncourt, Meissonier, M. du Camp, Reyer, Feydeau, et surtout Th. Gautier qui avait surnommé Mme Sabatier La Présidente; et toute cette élite d'art ne l'appelait qu'ainsi, rendant hommage à sa bonne Royauté, dispensatrice des sourires, et des oublis, et des espérances.

Une nuit, Baudelaire la reconduisit, au sortir de quelque fête. Nuit de pleine lune, Paris dormait, des ombres de chats les accompagnaient lentement, sur son bras s'appuyait le bras poli de l'aimable et douce femme; dans l'immensité du silence et dans le ruissellement des lumières laiteuses, l'intimité rapproche les cœurs comme pour une communion; et la très gaie cette nuit-là se plaignit mélancoliquement: Rien ici-bas n'est certain et c'est un dur métier que d'être belle femme. Bâtir sur les cœurs est une chose sotte. Tout craque, amour, beauté, jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte, pour les rendre à l'Eternité... Cette confidence d'une pauvre âme lassée, peut-être déçue, et qui cherchait une âme-sœur, pour y baigner son amertume et y reprendre courage; cette mise à nu d'un cœur dévasté et désolé, qui semblait vibrer comme un sonore instrument et éclater comme une fanfare joyeuse, attachèrent à jamais la fidélité de Baudelaire pour le nouvel objet de son amour; quand il eut compris que cette femme lui était une compagne de souffrance, par là se rapprochant de sa misère, il l'aima avec toute la dévotion passionnée des amants du Christ qui adorent la Bonté et l'Infini, et qui aussi baisent les sept plaies et les sept douleurs.—Et il continue cependant à garder l'anonyme dans sa correspondance qu'il précipite, des années durant, jusqu'en 1857. Sans doute, sa pensée est toute vers elle, et il ne travaille qu'avec son image devant les yeux, peut-être imprimée dans son âme; et, fermant les yeux aux réalités angoissantes—il vit toujours avec J. Duval et cherche de vaines consolations dans les étreintes charnelles, d'où son cœur absent n'emporte que de la rancœur et de là tristesse,—il la voit toute en lui, et son effort lui est doux, par l'espoir de lui plaire; ce sont les années laborieuses des abondantes moissons, traduction des Histoires Extraordinaires, articles d'esthétique, la préparation définitive des Fleurs du Mal.

7 Février 1854.—Je ne crois pas, Madame, que les femmes en général connaissent toute l'étendue de leur pouvoir, soit pour le bien, soit pour le mal. Sans doute, il ne serait pas prudent de les en instruire toutes également. Mais avec vous on ne risque rien; votre âme est trop riche en bonté pour donner place à la fatuité et à la cruauté. D'ailleurs, vous avez été, sans aucun doute, tellement abreuvée, saturée de flatteries, qu'une seule chose peut vous flatter désormais, c'est d'apprendre que vous faites le bien, même sans le savoir, même en dormant, simplement en vivant... Et il éclaire ses pas sur la route du Beau à ces charmants yeux qui brillent de la clarté mystique des cierges; ces yeux, pleins de lumière, il s'en fait l'esclave et tout son être obéit à ce vivant flambeau qui marche devant lui; ces yeux, ces divins frères, qui sont ses frères, secouent dans ses yeux leurs feux diamantés et chantent le réveil de son âme... N'est-il pas vrai que vous pensez comme moi—que la plus délicieuse beauté, la plus excellente et la plus adorable créature—vous-même, par exemple, ne peut pas désirer de meilleur compliment que l'expression de la gratitude pour le bien qu'elle a fait?... Toujours l'absence de signature et l'écriture déguisée; est tout près de se démasquer pourtant et regrette de ne pouvoir se corriger de ce fâcheux pli de la lâcheté de l'anonyme. Supposez, si vous voulez, que quelquefois sous la pression d'un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois obligé d'accorder le désir innocent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire. Voilà qui explique la lâcheté!

16 Février 1854.—Le regard de la très belle, de la très bonne, de la très chère a soudain refleuri sa pauvre âme solitaire et son cœur flétri... Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges. Rien ne vaut la douceur de son autorité. Sa chair spirituelle a le parfum des Anges. Et son œil nous revêt d'un habit de clarté. Mme Sabatier, c'est son Ange gardien, c'est sa muse, c'est sa madone. Et, sans jamais se lasser, dans la nuit et dans la solitude, dans la rue et dans la multitude, il adore son fantôme qui danse dans l'air comme un flambeau. Ses moindres mots sont composés de tous les miels et sur ses lèvres régénérées éclosent sans cesse des fleurs d'un parfum céleste et des musiques verbales, et des rythmes très doux. Toute son âme, il la transfuse par inspiration dans ces sonnets qui restent les plus beaux de son œuvre, et nous donnent surtout l'intimité de cette nature sensible, de toutes les sensibilités les plus diverses. Cependant il dit à celle qu'il aime sa passion qui s'accroît discrètement de tout l'éloignement et de tout le mystère dont il l'entoure... J'ignore ce que les femmes pensent des adorations dont elles sont quelquefois l'objet... À la très belle, à la très bonne, à la très chère, salut et immortalité.

8 Mai 1854.—Elle se répand dans sa vie—comme un air imprégné de sel—Et dans son âme inassouvie—Verse le goût de l'éternel. Les délicatesses les plus subtiles au point qu'elles paraîtront invraisemblables à ceux qui ne voient en Baudelaire par raccourci de vision, ou par l'obscurité de leurs propres âmes, qu'un cynique et qu'un blasé, remuant la fange à plaisir, et bestial en ses amours,—les délicatesses les plus délicatement subtiles piquent çà et là des coins de sentimentalité d'une fraîcheur délicieuse. Quelque jour, ne va-t-il pas jusqu'à lui avouer comme il a été heureux de trouver en Mosselmann un homme aimable, un homme qui pût plaire à sa Muse. Et il lui souligne l'inconséquence de son respect, parce qu'il est humain que l'homme bien épris haïsse l'amant heureux, le possesseur et conclut à quelque parcelle divine dans son amour. Vous êtes pour moi non seulement la plus attrayante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions... Puis il essaie de lui expliquer ses ardeurs presque religieuses qui se traduisent par des silences extatiques et par des hymnes très pieuses à l'idole immortelle. Comme une obsession, il reparle toujours de sa même déplorable habitude, l'anonyme, et cette fois il lui donne les raisons les plus exquises de fine psychologie, aux dernières limites du précieux... J'ai si peur de vous, que je vous ai toujours caché mon nom, pensant qu'une adoration anonyme—ridicule évidemment pour toutes les brutes matérielles mondaines que nous pourrions consulter à ce sujet—était après tout à peu près innocente, ne pouvait rien troubler, rien déranger et était infiniment supérieure, en moralité, à une poursuite niaise, vaniteuse, à une attaque directe contre une femme qui a ses affections placées—et peut-être ses devoirs... Évidemment, il la contemplait avec les yeux de l'amour et s'obstinait à la vouloir une créature de toute pureté, alors qu'après tout, en dépit d'une conduite rigoureusement vertueuse, elle était à l'écart de la société bourgeoise, par l'irrégularité de sa position. Ah! qu'il faut savoir gré à Baudelaire de ce tact merveilleux qu'il déploie à ne la point blesser dans ses plus profondes susceptibilités. Et, ce trait seul fût-il connu d'amoureuse charité, comme vite devrait se disperser la légende malsaine qui encadre sa vie et déforme son caractère!... Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes conceptions de l'amour ont quelque chance d'être bien accueillies dans un coin secret de votre adorable pensée!... Et elle ne m'étonne plus, cette prédilection constante de Baudelaire pour les années de la Régence et du XVIIIe siècle, quand, favoritisme à part, tant de grâce et tant de raffinement dans la courtoisie présidaient aux rapports amoureux... Ne pas oublier que vers ces années, Baudelaire est très préoccupé des conteurs voluptueux et des dissertations amoureuses de Choderlos de Laclos et il prépare des notes sur Les Liaisons dangereuses et des notes sur Stendhal... Sachet toujours frais qui parfume... Grain de musc qui gis invisible... Au fond de mon éternité.

Enfin, après cinq années d'une correspondance anonyme, qui sans doute ne l'était plus, Mme Sabatier ayant certainement percé les transparences de cet amour mystérieux, Baudelaire comprit que l'enfantillage devait prendre fin, et que sinon l'aventure tournerait au ridicule. Du reste, un jour la petite sœur de Mme Sabatier ayant rencontré Baudelaire partit d'un grand éclat de rire et lui dit: «Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres?»—L'apparition des Fleurs du Mal fut l'occasion de son aveu et il joignit à un exemplaire de choix, en reliure qu'il avait voulue spirituelle, la dernière lettre qu'il signa et qu'il écrivit sans contrefaire son écriture (18 Août 1857). Tout d'abord il lui exprimait sa colère de ce que la pièce qu'il avait dédiée à sa chère idole, À CELLE QUI EST TROP GAIE, fût incriminée par le juge d'instruction (Sainte-Beuve la déclare la meilleure du volume). Ainsi que celle qu'il lui avait composée dernièrement, au printemps de 57, et où il chantait l'exquise harmonie de son beau corps: En elle, tout est dictame. Son haleine fait la musique. Comme sa voix fait le parfum... Et il lui donne la caricature de ses juges, abominablement laids, des monstres, des misérables... leur âme doit ressembler à leur visage... et il lui demande timidement si elle ne voudrait pas par des relations faire arriver un mot sensé à ces grosses cervelles... Flaubert avait pour lui l'Impératrice. Il me manque une femme... Puis, laissant de côté toutes ces timidités, une fois encore, il lui analyse la passion amoureuse qui le brûle depuis si longtemps... Les polissons sont AMOUREUX, mais les poètes sont IDOLÂTRES...

L'hommage flatteur d'une cour si patiente et si délicate, la reconnaissance pour les nombreux sonnets et pièces qui glorifiaient son Esprit et sa Beauté, le rapprochement de deux souffrances et de deux malentendus, deux âmes singulières se cherchant à travers les corps et désireuses de communier, l'écœurement de voir condamner par l'hypocrisie ce réalisme grossier et offensant pour la pudeur qui conduit à l'excitation des sens par l'obscénité des passages et des expressions immorales, de la curiosité... en tout cas, quelque raison que ce fût, Mme Sabatier consola l'amertume de Baudelaire et lui fit la belle offrande de sa jeune maturité; il goûta sa chair spirituelle, au parfum des Anges; ce fut la métamorphose mystique de tous les sens fondus en un; il connut l'enchantement des objets noirs et roses qui composent son corps charmant... Il eût dû, le pauvre malade, ainsi que le Hollandais volant, s'engloutir alors dans le Léthé avec sa douce amie; et les premières caresses auraient dû être dernières... Car, la plus humiliante des déceptions, le lendemain même, cet amour qui semblait appareiller pour d'éternels bonheurs, cet amour s'évapora tristement et l'illusion disparut devant la réalité.—Je n'ai plus de courage, devant ce néant et cette désolation... vraiment les fautes de jeunesse sont-elles si terribles qu'il faille les payer si cher et si durement?... de continuer à enguirlander maladroitement cette liaison et cet amour; et je vous laisse devant cette lettre de Baudelaire pentelante, en larmes et en désespoir, songer douloureusement comme son âme était tendre et susceptiblement pure, et comme nous aurons raison, toujours, quand nous aussi nous tordrons nos désespérances sur les corps des biens-aimées, séduisantes et trompeuses—parce que la vie n'est que séduction et que trahisons, et que les mots les plus eucharistiques sentent l'aigreur des ferments—de toujours demander à Baudelaire frère de souffrance, frère d'élection, de calmer nos nerfs tressautants et les agacements de nos chairs, par ce divin remède de l'harmonie du Verbe et de l'Eurythmie berceuse du nombre... Et voici sa douleur, et voici sa pauvre âme, tout à vif, qui pleure, et qui déplore...

31 Août 1857.—J'ai détruit ce torrent d'enfantillages amassé sur ma table...

Comment cette aventure qui promettait à Baudelaire tout ce qu'il pouvait rêver, esprit, cœur, et beauté, ne fut-elle que l'aventure, probablement, de quelques semaines? D'avoir, cinq années, épuisé toutes ses forces affectives dans une correspondance amoureuse, se trouva-t-il, à l'heure des abandons, dépourvu et désenchanté! La Vénus Noire, de par son emprise au fond de la chair, défendit-elle à sa délicatesse de souiller le plus Beau et le plus Pur de ses Rêves? L'arrière-saison, tout l'automne des fleurs tristes, et des lourdes mélancolies, la voulut-il encore plus amèrement délicieuse, par le sacrifice de sa plus chère passion? Des scrupules, des contingences, des obstacles?

En tout cas, Mme Sabatier resta la fidèle amie de Baudelaire, sa confidente. Il continua jusqu'à son départ pour Bruxelles, au printemps de 1864, à fréquenter les dîners du dimanche.—Il fut peu goûté des Goncourt qui le trouvaient trop maniéré; y entrait-il quelque jalousie? Les Goncourt du reste jugeaient singulièrement la bonne hôtesse, une grosse nature, avec un entrain trivial, bas, populacier. On pourrait la définir, cette belle femme, un peu canaille: une vivandière de faunes.—Feydeau se déclara résolument hostile à l'invasion de Baudelaire dans un groupe où il prétendait donner le ton. Baudelaire avait su se glisser dans notre petite phalange littéraire; nous assommait par son insupportable vanité, sa manie de poser... ayant le cerveau détraqué, il avait naturellement horreur du bon sens, mais il se croyait de tous points un homme supérieur... le pauvre diable... le chétif, l'outrecuidant, le pauvre Baudelaire fut aplati. Et autres pitreries écœurantes, par dépit et par basse envie. Flaubert du moins, qui ne sortait de sa vie sauvage, enfermée, condensée, que pour venir aux dîners de la Présidente, disait Mme Sabatier une excellente, surtout une saine créature; et vous savez comme il aimait Baudelaire... Barbey d'Aurevilly, qui adorait son Baudelaire, la chère Horreur de sa vie, était le plus élégant camarade de la Présidente, et il avait autant de plaisir à dîner avec eux que chez la bonne Mme Causinet, la rôtissière la rue du Bac. Baudelaire, entre ses amis de lettres et sa maîtresse idéale, connut des instants d'oubli, dans de la paix et du bonheur. Et si Mme Sabatier n'avait point été, par retour de fortune, surtout par changement de caractère, par caprice, contrainte de se refaire un autre milieu (la Présidente s'est consolée du Mac à Roull (?) qui lui fait définitivement une pension de 600 fr. par an; je crois qu'elle va trouver un autre Môsieu. Elle n'a pas été forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille!)..., si Baudelaire eût eu plus d'énergie et plus de courage pour réchauffer son cœur, s'il eût réussi à s'affranchir du passé, il eût trouvé en Mme Sabatier tout le dévouement de Maria Clemm pour Edgar Poe; il se fût retrempé dans un nouveau baptême, de force et de pureté.

Mais il retourna, de par les destins, à sa Jeanne Duval; il retourna à son vomissement, pour expier son pêché, par orgueil, d'avoir pensé s'endormir dans les étoiles, et vivre son Rêve; il fut cruellement rattaché à son boulet, éternellement.—Et l'Aube spirituelle né dura que l'instant d'une aurore; le parfum des anges, il n'en goûta la douceur que le temps de le connaître, pour le regretter. Ses lèvres parcheminées par la fièvre, Mme Sabatier les rafraîchit, comme une sœur pitoyable et, d'une main légère et maternelle, elle dissipa les cauchemars et essuya le front de son ami baigné de sueur. Et elle lui porta la consolation de sa beauté, quand il se mourait quotidiennement, à la maison de santé, cependant qu'à ses oreilles les thèmes favoris du Tannhäuser, en ses yeux l'enchantement d'un Goya, autour de lui ces tendresses féminines qu'il avait trouvées enfin, au lit de mort.—Dans le petit cottage de Neuilly, des fleurs, et des arbustes, coquetterie de l'intérieur parfumé et joli, jolie, elle aussi, la tendre amie, est morte, voici douze ans, peut-être en son dernier souvenir, cette amoureuse amitié qui mit dans sa vie la douceur et la délicatesse,—la fleur bleue du sentiment dont mourait Marguerite Gautier. Et maintenant, peut-être, sur des rivages plus heureux, se disent-ils leur grand amour, enfantin, puéril, parce que l'Amour, parce que la Beauté, simple, sublime.

...Quoiqu'il fût une imagination dépravée, et peut-être à cause de cela même, l'amour chez Baudelaire était moins une affaire des sens que du raisonnement; c'était surtout l'admiration et l'appétit du Beau. Il aimait un corps humain comme une harmonie matérielle, comme une belle architecture, plus le mouvement; et ce matérialisme absolu n'était pas loin de l'idéalisme le plus pur. Lui reprocher d'avoir trop aimé les gaupes, et pour ce d'être si jeune descendu au Royaume des taupes, c'est un contre sens trop grossier, si par là on accepte qu'il traînait son pauvre corps chez les filles de jubilation, pour de la débauche et pour de l'orgie, simplement. Son imagination était assez riche, assez chaude, pour qu'il prît plus de plaisir à morare in spirituale coïtu qu'à expérimenter des sensations que sa jeunesse avait épuisées, par curiosité, par trop de sève surchauffée. En dépit des manuels érotiques et des gravures licencieuses, et non plastiques, qui plutôt pousseraient les délicats vers quelque conversion spirituelle, en dégoût et par haut-le-cœur, la seule source amoureuse, où les désirs s'exaspèrent et se satisfont eux-mêmes, il l'avait découverte, heureusement, non dans l'impureté et les infirmités du sexe, mais dans cette entité, presque métaphysique, parce que si peu réelle, qu'il s'était construite en son esprit, aussi en son cœur: la Femme. BAUDELAIRE FAISAIT L'AMOUR DANS SA CERVELLE.

Plus que des femmes, Baudelaire était amoureux du monde féminin, de l'atmosphère de la femme, de tout cet appareil ondoyant, scintillant, parfumé, où l'âme sensible se baigne mollement: la tiédeur du sein, l'odeur des mains, la câlinerie berceuse des genoux, la douceur des cheveux et leur vie mystérieuse, et jusqu'aux vêtements souples et flottants. Dulce balneum suavibus unguentatum odoribus. Baudelaire, un inverti, sentimentalement (je ne veux point rappeler ces épithètes fouailleuses, toutes fois qu'il parle ou qu'il écrit des balandins du troisième sexe;) et j'imagine volontiers toutes ces femmes qu'il rencontra—des lionnes du Faubourg Saint-Honoré, Agathe, Marguerite, Mathilde, Fanny Keller, l'œil voilé, le Mensonge; des lorettes du quartier Saint-Georges et de la rue Neuve-Bréda, Louise de Gréans, Blanche, Gabrielle, Anna; des grisettes de Montmartre, la butte et le faubourg, Henriette, Clémence, Rachel, Judith, Blond-Blond l'amie de Louise;—des créatures d'exception: une belle ligne, légères comme des parfums, et évocatrices du Passé Amoureux, la Grèce, Rome et Byzance, des exotiques aux charmes bizarres et inconnus, ou de plaisantes pâles voyoutes aux yeux rêveurs et bêtes, des bouches gourmandes ou des vierges de Primitifs, des lèvres fraîches, des visages, exquis, qui parlent. Et je veux croire qu'il montait chez elles pour le seul plaisir des yeux, pour l'amusement de sa fantaisie et de son caprice vagabond, pour la grâce des formes et l'élégance des souplesses, pour toute cette spiritualité que dégage, par superposition d'images et par persuasion suggestive, l'atmosphère de la Femme. Et voici que s'expliqueraient ces fantastiques notes de fleuristes qui grèvent le budget de Baudelaire, cependant qu'il n'allait point dans le Monde et fréquentait très peu d'amis; il oubliera de déjeuner, de dîner, mais des fleurs, des fleurs, aussi des cadeaux discrets et délicats, des bibelots d'art et des boîtes de parfums, ses habituelles dépenses. Pour toujours boire à grands flots le parfum, le son, la couleur.

On reprochait, devant Baudelaire, les trop exclusives passions que les cardinaux nourrissent pour les bambins de chœurs joufflus; fièrement il répliqua; «Voudriez-vous, Monsieur, que les cardinaux de la Sainte Église Romaine fassent l'amour comme tout le monde?...» Voudriez-vous que l'auteur des Fleurs du Mal fît l'amour comme tout le monde? Avant d'y communier, selon l'humaine nature, par chair et en frisson sensuel, il y communiait en religion, en beauté, et en curiosité; du mysticisme, de l'art, quelque psychologie caractérisent nettement la mécanique amoureuse de Baudelaire. Le paradoxe, spirituel et clownesque, de Jean de Mitty, selon la tradition des intimes de Baudelaire, et qu'il garde pieusement, que Baudelaire serait mort vierge, voilà la plus élégante définition du sens amoureux de Baudelaire. Baudelaire rencontra beaucoup de femmes, plus encore, si vous y tenez; admettons même qu'il fut un coureur; il n'est rien moins certain qu'il les ait connues, selon l'expression biblique; et les gratifications qu'il leur attribuait, notées soigneusement, en regard du nom et l'adresse, sur le Carnet intime: ce sont les indemnités à la porte d'un musée où les yeux s'impressionnent de formes et de couleurs, prétextes à des embarquements pour ailleurs, à des rêves infinis, et finis, hélas! Ce sont les indemnités à la porte d'un théâtre où quelque féerie, quelque ballet aérien, les musiques, les lumières, donnent aux exilés l'illusion édénique des paradis perdus. BAUDELAIRE, UN AMOREUX, UN PASSIONNÉ, MÊME L'AMOUREUX, LE PASSIONNÉ, J'IRAI JUSQU'AU DÉTRAQUÉ, À L'INVERTI SENTIMENTAL: CERTAINEMENT. Un cynique, un érotomane, un débauché polisson, à qui il ne manquait plus, pour couronner sa vie, que de mourir comme Constantin Guys, un matin blafard, à la sortie d'une Maison hospitalière; non, je vous en prie.

Et que s'il me faut, pour aujourd'hui, malgré les plus contradictoires apparences, prendre ces conclusions, les vraiment définitives, sans apporter à leur appui les preuves matérielles que demain je vous donnerai, par l'œuvre de Baudelaire, celle connue, celle inconnue surtout, je vous rappellerai qu'une nuit, à son berceau, la Lune descendit moelleusement son escalier de nuages et s'étendit sur lui avec la tendresse souple d'une mère; ses prunelles en restèrent vertes et ses joues extraordinairement pâles. Ses yeux, en la contemplant, s'agrandirent bizarrement et elle le serra si tendrement à la gorge qu'il en garda pour toujours l'envie de pleurer. Cependant la Lune remplissait toute la chambre comme un poison lumineux; et toute cette lumière pensait et disait: «Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte, l'eau informe et multiforme; le lieu où tu ne seras pas; les maîtresses que tu ne connaîtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce.»

Et c'est pour cela, enfin, qu'il est maintenant couché aux pieds de sa pensée, irradiant de toute sa personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques... Et maintenant, pour l'éternité, là-bas, dans la paix du cimetière de Montparnasse, ce lui sera une infinie consolation d'entendre les voix timides des amants chuchoter à leurs très aimées l'eurythmie caressante de vers finement ciselés, en Amour... Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore. Tu répands des parfums comme un soir orageux.

26 Octobre 1902.

F.-F. G.


Fac-simile d'une page du carnet de Baudelaire.


DE L'AMOUR

La jeunesse de Baudelaire ne fut qu'un ténébreux orage, et les projets s'amoncelaient sur son cœur enfantin et dépravé: la décadence du Bas Empire l'enchantait et il ne rêvait que de graver, au khol ou au cinname, un manuel d'amour, plus impertinent encore que celui de Stendhal, et moins candide, moins bourgeois que celui de Balzac; l'amour sensuel du dix-huitième siècle s'était corrompu, la noblesse disparue, esprit, grâce et cynisme, en un amour d'autant plus morbide et équivoque qu'il se revêtait des haillons de la passion romantique: dès 1846, Baudelaire commença à publier au Corsaire-Satan la série de ces pages qui seraient devenues le livre désiré, si la vie, l'insupportable vie, lui avaient laissé la force et le courage de les poursuivre méthodiquement; mais, toutes les fois qu'à propos de tout, peinture, critique, musique, il pourra glisser quelques lignes sur les femmes, le luxe, la prostitution, il n'y manquera point, et ces digressions, dans l'œuvre baudelairienne, sont un des charmes les plus inattendus. Choix de Maximes consolantes sur l'amour, fragments tirés des Petits Poèmes en Prose, de L'Art Romantique, des Curiosités Esthétiques, des Lettres et des Œuvres posthumes, donneront le thème De l'Amour, et, Les Fleurs du Mal y aidant puissamment, le rêveur et l'hystérique le reconstitueront à leur fantaisie, sous l'inspiration démoniaque de l'esprit de perversité.

F.-F. G.


CHOIX DE MAXIMES CONSOLANTES SUR L'AMOUR.

—Quiconque écrit des maximes aime charger son caractère;—les jeunes se griment,—les vieux s'adonissent.

Le monde, ce vaste système de contradictions,—ayant toute caducité en grande estime,—vite, charbonnons-nous des rides;—le sentiment étant généralement bien porté, enrubannons notre cœur comme un frontispice.

À quoi bon?—Si vous n'êtes des hommes vrais, soyez de vrais animaux. Soyez naïfs, et vous serez nécessairement utiles ou agréables à quelques-uns.—Mon cœur—fût-il à droite—trouvera bien mille coparias parmi les trois milliards d'êtres qui broutent les orties du sentiment!

Si je commence par l'amour, c'est que l'amour est pour tous,—ils ont beau le nier,—la grande chose de la vie!

Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable,—vous, poètes hoffmanniques que l'harmonica fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le cœur,—contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature elle-même donne des extases dangereuses,—que l'amour vous soit un calmant.

Poètes tranquilles,—poètes objectifs,—nobles partisans de la méthode,—architectes du style,—politiques qui avez une tâche journalière à accomplir, que l'amour vous soit un excitant, un breuvage fortifiant et tonique, et la gymnastique du plaisir un perpétuel encouragement vers l'action!

À ceux-ci les potions assoupissantes, à ceux-là les alcools.

Vous pour qui la nature est cruelle et le temps précieux, que l'amour vous soit un cordial animique et brûlant.

Il faut donc choisir ses amours.

Sans nier les coups de foudre, ce qui est impossible,—voyez Stendhal, De l'Amour, livre I, chapitre XXIII,—il faut croire que la fatalité jouit d'une certaine élasticité qui s'appelle liberté humaine.

De même que pour les théologiens la liberté consiste à fuir les occasions; de tentations plutôt qu'à y résister, de même, en amour, la liberté consiste à éviter les catégories de femmes dangereuses, c'est à dire dangereuses pour vous.

Votre maîtresse, la femme de votre ciel, vous sera suffisamment indiquée par vos sympathies naturelles, vérifiées par Lavater, par la peinture et la statuaire.

Les signes physiognomoniques seraient infaillibles, si on les connaissait tous, et bien. Je ne puis pas ici donner tous les signes physiognomoniques des femmes qui conviennent éternellement à tel ou tel homme. Peut-être un jour accomplirai-je cette énorme tâche dans un livre qui aura pour titre Le Catéchisme de la femme aimée; mais je tiens pour certain que chacun, aidé par ses impérieuses et vagues sympathies, et guidé par l'observation, peut trouver dans un temps donné la femme nécessaire.

D'ailleurs, nos sympathies ne sont généralement pas dangereuses; la nature, en cuisine comme en amour, nous donne rarement le goût de ce qui est mauvais.

Comme j'entends le mot amour dans le sens le plus complet, je suis obligé d'exprimer quelques maximes particulières sur des questions délicates.

Homme du Nord, ardent navigateur perdu dans les brouillards, chercheur d'aurores boréales plus belles que le soleil, infatigable solfier d'idéal, aimez les femmes froides.—Aimez-les bien, car le labeur est plus grand et plus âpre, et vous trouverez un jour plus d'honneur au tribunal de l'Amour, qui siège par delà le bleu de l'infini!

Homme du Midi, à qui la nature claire ne peut pas donner le goût des secrets et des mystères,—homme frivole,—de Bordeaux, de Marseille ou d'Italie,—que les femmes ardentes vous suffisent; ce mouvement et cette animation sont votre empire naturel;—empire amusant.

Jeune homme, qui voulez être un grand poète, gardez-vous du paradoxe en amour; laissez les écoliers ivres de leur première pipe chanter à tue-tête les louanges de la femme grasse; abandonnez ces mensonges aux néophytes de l'école pseudo-romantique. Si la femme grasse est parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de volupté ténébreuses!

Ne médisez jamais de la grande nature, et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites: «Je possède un ami—avec des hanches!» et allez au temple rendre grâce aux dieux.

Sachez tirer parti de la laideur elle-même; de la vôtre, cela est trop facile; tout le monde sait que Trenk, la Gueule brûlée, était adoré des femmes; de la sienne! Voilà qui est plus rare et plus beau, mais que l'association des idées rendra facile et naturel. (Nous aurions pu citer Mirabeau, mais cela est très commun, et, d'ailleurs, nous soupçonnons qu'il était d'une laideur sanguine, ce qui nous est particulièrement antipathique.)—Je suppose votre idole malade. Sa beauté a disparu sous l'affreuse croûte de la petite vérole, comme la verdure sous les glaces de l'hiver. Encore ému par les longues angoisses et les alternatives de la maladie, vous contemplez avec tristesse le stigmate ineffaçable sur le corps de la chère convalescente; vous entendez subitement résonner à vos oreilles un air mourant exécuté par l'archet délirant de Paganini, et cet air sympathique vous parle de vous-même, et semble vous raconter tout votre poème intérieur d'espérances perdues.—Dès lors, les traces de petite vérole feront partie de votre bonheur et chanteront toujours à votre regard attendri l'air mystérieux de Paganini. Elles seront désormais non seulement un objet de douce sympathie, mais encore de volupté physique, si toutefois vous êtes un de ces esprits sensibles pour qui la beauté est surtout la promesse du bonheur. C'est donc surtout l'association des idées qui fait aimer les laides; car vous risquez fort, si votre maîtresse grêlée vous trahit, de ne pouvoir vous consoler qu'avec une femme grêlée.

Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur provient d'un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l'inconnu, et le goût de l'horrible. C'est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas;—une harpe à qui manquerait une corde grave!

Quant à la faute d'orthographe qui, pour certains nigauds, fait partie de la laideur morale, n'est-il pas superflu de vous expliquer comment elle peut être tout un poème naïf de souvenirs et de jouissances! Le charmant Alcibiade bégayait si bien, et l'enfance a de si divins baragouinages! Gardez-vous donc, jeune adepte de la volupté, d'enseigner le français à votre amie,—à moins qu'il ne faille être son maître de français pour devenir son amant.

Il y a des gens qui rougissent d'avoir aimé une femme, le jour qu'ils s'aperçoivent qu'elle est bête. Ceux-là sont des aliborons vaniteux, faits pour brouter les chardons les plus impurs de la création, ou les faveurs d'un bas-bleu. La bêtise est souvent l'ornement de la beauté; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme hideux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté; elle éloigne les rides; c'est un cosmétique divin qui préserve nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes!

Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d'être prodigues. Ce sont des Fesse-Mathieux, ou des républicains qui ignorent les premiers principes d'économie politique. Les vices d'une grande nation sont sa plus grande richesse.

D'autres, gens posés, déistes raisonnables et modérés, les juste-milieu du dogme, qui enragent de voir leurs femmes se jeter dans la dévotion.—Oh les maladroits, qui ne sauront jamais jouer d'aucun instrument! Oh! les triples sots qui ne voient pas que la forme la plus adorable que la religion puisse prendre,—est leur femme!—Un mari à convertir, quelle pomme délicieuse! Le beau fruit défendu qu'une large impiété,—dans une tumultueuse nuit d'hiver, au coin du feu, du vin et des truffes, cantique muet du bonheur domestique, victoire remportée sur la nature rigoureuse, qui semble elle-même blasphémer les dieux!

Je n'aurais pas fini de sitôt, si je voulais énumérer tous les beaux et bons côtés de ce qu'on appelle vice et laideur morale; mais il se présente souvent, pour les gens de cœur et d'intelligence, un cas difficile et angoisseux comme une tragédie; c'est quand ils sont pris entre le goût héréditaire et paternel de la moralité et le goût tyrannique d'une femme qu'il faut mépriser. De nombreuses et ignobles infidélités, des habitudes de bas lieu, de honteux secrets découverts mal à propos vous inspirent de l'horreur pour l'idole, et il arrive parfois que votre joie vous donne le frisson. Vous voilà fort empêché dans vos raisonnements platoniques. La vertu et l'orgueil vous crient: Fuis-la. La nature vous dit à l'oreille: Où la fuir? Alternatives terribles où les âmes les plus fortes montrent toute l'insuffisance de notre éducation philosophique. Les plus habiles, se voyant contraints par la nature de jouer l'éternel roman de Manon Lescaut et de Leone Leoni, se sont tirés d'affaire en disant que le mépris allait très bien avec l'amour.—Je vais vous donner une recette bien simple qui non seulement vous dispensera de ces honteuses justifications, mais encore vous permettra de ne pas écorner votre idole, et de ne pas endommager votre cristallisation. (Nous savons que tous nos lecteurs ont lu le Stendhal.)

Je suppose que l'héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du nefas, est arrivée aux limites de la perdition, après avoir—dernière infidélité, torture suprême!—essayé le pouvoir de ses charmes sur ses geôliers et ses exécuteurs. (Ainsi que L'Âne mort.) Irez-vous abjurer si facilement l'idéal, ou, si la nature vous précipite, fidèle et pleurant, dans les bras de cette pâle guillotinée, direz-vous avec l'accent mortifié de la résignation: Le mépris et l'amour sont cousins germains!—Non point; car ce sont là les paradoxes d'une âme timorée et d'une intelligence obscure.—Dites hardiment, et avec la candeur du vrai philosophe: «Moins scélérat, mon idéal n'eût pas été complet. Je le contemple, et me soumets; d'une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu'elle veut faire. Bonheur et raison suprêmes! absolu! résultante des contraires! Ormuzd et Arimane, vous êtes le même!»

Et c'est ainsi, grâce à une vue plus synthétique des choses, que l'admiration vous ramènera tout naturellement vers l'amour pur, ce soleil dont l'intensité absorbe toutes les taches.

Rappelez-vous ceci, c'est surtout du paradoxe en amour qu'il faut se garder. C'est la naïveté qui sauve, c'est la naïveté qui rend heureux, votre maîtresse fut-elle laide comme la vieille Mab, la reine des épouvantements! En général, pour les gens du monde,—un habile moraliste l'a dit,—l'amour n'est que l'amour du jeu, l'amour des combats. C'est un grand tort; il faut que l'amour soit l'amour; le combat et le jeu ne sont permis que comme politique en cas d'amour.

Le tort le plus grave de la jeunesse moderne est de se monter des coups. Bon nombre d'amoureux sont des malades imaginaires qui dépensent beaucoup en pharmacopées, et payent grassement M. Fleurant et M. Purgon, sans avoir les plaisirs et les privilèges d'une maladie sincère. Notez bien qu'ils impatientent leur estomac par des drogues absurdes, et usent en eux la faculté digestive d'amour.

Bien qu'il faille être de son siècle, gardez-vous bien de singer l'illustre don Juan qui ne fut d'abord, selon Molière, qu'un rude coquin, bien stylé et affilié à l'amour, aux crimes et aux arguties,—puis est devenu, grâce à MM. Alfred de Musset et Théophile Gautier, un flâneur artistique, courant après la perfection à travers les mauvais lieux, et finalement n'est plus qu'un vieux dandy éreinté de tous ses voyages, et le plus sot du monde auprès d'une honnête femme bien éprise de son mari.

Règle sommaire et générale: en amour, gardez-vous de la lune et des étoiles, gardez-vous de la Vénus de Milo, des lacs, des guitares, des échelles de cordes et de tous romans,—du plus beau du monde,—fût-il écrit par Apollon lui-même!

Mais aimez bien, Vigoureusement, crânement, orientalement, férocement, celle que vous aimez; que votre amour,—l'harmonie étant bien comprise,—ne tourmente point l'amour d'un autre; que votre choix ne trouble point l'état. Chez les Incas l'on aimait sa sœur; contentez-vous de votre cousine. N'escaladez jamais les balcons, n'insultez jamais la force publique; n'enlevez point à votre maîtresse la douceur de croire aux dieux, et, quand vous raccompagnerez au temple, sachez tremper convenablement vos doigts dans l'eau pure et fraîche du bénitier.

Toute morale, témoignant de la bonne volonté des législateurs,—toute religion étant une suprême consolation pour les affligés,—toute femme étant un morceau de la femme essentielle,—l'amour étant la seule chose qui vaille la peine de tourner un sonnet et de mettre du linge fin,—je révère toutes ces choses plus que qui que ce soit, et je dénonce comme calomniateur quiconque ferait de ce lambeau de morale un motif à signes de croix et une pâture à scandale.—Morale chatoyante, n'est-ce pas? Verres de couleur colorant trop peut-être l'éternelle lampe de vérité qui brille au dedans?—Non pas, non pas.—Si j'avais voulu prouver que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, le lecteur aurait le droit de me dire, comme au singe de génie: tu es un méchant! Mais j'ai voulu prouver que tout est pour le mieux dans le plus mauvais des mondes possibles. Il me sera donc beaucoup pardonné, parce que j'ai beaucoup aimé... mon lecteur... ou ma lectrice.

3 Mars 1846.

Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admiration.

«Ce monstre est un de ces animaux qu'on appelle généralement «mon ange!» c'est à dire une femme.»

«Maintenant, à nous deux, chère précieuse! A voir les enfers dont le monde est peuplé, que voulez-vous que je pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des étoffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la viande cuite, et pour qui un domestique habile prend soin de découper les morceaux?

«Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumée, robuste coquette? Et toutes ces affectations apprises dans les livres, et cette infatigable mélancolie, faite pour inspirer au spectateur un tout autre sentiment que la pitié? En vérité, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai malheur.

«A vous voir ainsi, ma belle délicate, les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait vraisemblablement une jeune grenouille qui invoquerait l'idéal. Si vous méprisez le soliveau (ce que je suis maintenant, comme vous savez bien), gare la grue qui vous croquera, vous gobera et vous tuera à son plaisir!

«Tant poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide.

Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

L'enfant attira ses camarades plus près de lui, et parla d'une voix plus basse.—«Ça fait un singulier effet, allez, de n'être pas couché seul et d'être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu'elle dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu'on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J'y avais tant de plaisir que j'aurais longtemps continué, si je n'avais pas eu peur, peur de la réveiller d'abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j'ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d'en faire autant que moi, et vous verrez!»

Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.

«Tous les hommes ont eu l'âge de Chérubin: c'est l'époque où, faute de dryades, on en embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C'est le premier degré de l'amour. Au second degré, on commence à choisir. Pouvoir délibérer, c'est déjà une décadence. C'est alors qu'on recherche décidément la beauté. Pour moi, Messieurs, je me fais gloire d'être arrivé, depuis longtemps, à l'époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suffit plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la parure, etc... J'avouerai même que j'aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, excepté à l'âge de Chérubin, j'ai été plus sensible que tout autre à l'énervante sottise, à l'irritante médiocrité des femmes. Ce que j'aime surtout dans les animaux, c'est, leur candeur. Jugez donc combien j'ai dû souffrir par ma dernière maîtresse.

À des esprits niais il paraîtra singulier, et même impertinent, qu'un tableau de voluptés artificielles soit dédié à une femme, source la plus ordinaire des voluptés les plus naturelles. Toutefois il est évident que comme le monde naturel pénètre dans le spirituel, lui sert de pâture et concourt ainsi à opérer cet amalgame indéfinissable que nous nommons notre individualité, la femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive; elle vit d'une autre vie que la sienne propre; elle vit spirituellement dans les imaginations qu'elle hante et qu'elle féconde.

Quant à l'amour, j'ai entendu bien des personnes animées d'une curiosité; de lycéen, chercher à se renseigner auprès de celles à qui était familier l'usage du haschisch. Que peut être cette ivresse de l'amour, déjà si puissante à son état naturel, quand elle est enfermée dans l'autre ivresse, comme un soleil dans un soleil? Telle est la question qui se dressera dans une foule d'esprits que j'appellerai les badauds du monde intellectuel. Pour répondre à un sous-entendu déshonnête, à cette partie de la question qui n'ose pas se produire, je renverrai le lecteur à Pline, qui a parlé quelque part des propriétés du chanvre de façon à dissiper sur ce sujet bien des illusions. On sait, en outre, que l'atonie est le résultat le plus ordinaire de l'abus que les hommes font de leurs nerfs et des substances propres à les exciter. Or, comme il ne s'agit pas ici de puissance effective, mais d'émotion ou de susceptibilité, je prierai simplement le lecteur de considérer que l'imagination d'un homme nerveux, enivré de haschisch, est poussée jusqu'à un degré prodigieux, aussi peu déterminable que la force extrême possible du vent dans un ouragan, et ses sens subtilisés à un point presque aussi difficile à définir. Il est donc permis de croire qu'une caresse légère, la plus innocente de toutes, une poignée de main, par exemple, peut avoir une valeur centuplée par l'état actuel de l'âme et des sens, et les conduire peut-être, et très rapidement, jusqu'à cette syncope qui est considérée par les vulgaires mortels comme le summum du bonheur. Mais que le haschisch réveille, dans une imagination souvent occupée des choses de l'amour, des souvenirs tendres, auxquels la douleur et le malheur donnent même un lustre nouveau, cela est indubitable. Il n'est pas moins certain qu'une forte dose de sensualité se mêle à ces agitations de l'esprit; et d'ailleurs il n'est pas inutile de remarquer, ce qui suffirait à constater sur ce point l'immoralité du haschisch, qu'une secte d'Ismaïlites (c'est des Ismaïlites que sont issus les Assassins) égarait ses adorations bien au-delà de l'impartial Lingam, c'est à dire jusqu'au culte absolu et exclusif de la moitié féminine du symbole. Il n'y aurait rien que de naturel, chaque homme étant la représentation de l'histoire, de voir une hérésie obscène, une religion monstrueuse se produire dans un esprit qui s'est lâchement livré à la merci d'une drogue infernale, et qui sourit à la dilapidation de ses propres facultés.

Les femmes galantes à grandes prétentions, grandes liseuses de romans, se font appeler volontiers miss Douglas, miss Montaguë, etc..., mais les plus humbles parmi ces pauvres filles ne se font connaître que par leur nom de baptême, Mary, Jane, Frances, etc...

...Les hommes qui ont été élevés par les femmes et parmi les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommes, en supposant même l'égalité dans le tempérament ou dans les facultés spirituelles. Le bercement des nourrices, les câlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des aînées, espèce de mères diminutives, transforment, pour ainsi dire, en la pétrissant, la pâte masculine. L'homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l'odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants,

Dulce balneum suavibus
Unguentatum odoribus,

y a contracté une délicatesse d'épiderme et une distinction d'accent, une espèce d'androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l'art, un être incomplet. Enfin, je veux dire que le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé, fait les génies supérieurs.

Ce qu'il y a de plus désolant, dit-il, c'est que tout amour fait toujours une mauvaise fin, d'autant plus mauvaise qu'il était plus divin, plus ailé à son commencement. Il n'est pas de rêve, quelque idéal qu'il soit, qu'on ne retrouve avec un poupard glouton suspendu au sein; il n'est pas de retraite, de maisonnette si délicieuse et si ignorée, que la pioche ne vienne abattre. Encore cette destruction est-elle toute matérielle; mais il en est une autre plus impitoyable et plus secrète qui s'attaque aux choses invisibles. Figurez-vous qu'au moment où vous vous appuyez sur l'être de votre choix, et que vous lui dites: Envolons-nous ensemble et cherchons le fond du ciel!—une voix implacable et sérieuse penche à votre oreille pour vous dire que nos passions sont des menteuses, que c'est notre myopie qui fait les beaux visages et notre ignorance les belles âmes, et qu'il vient nécessairement un jour où l'idole, pour le regard plus clairvoyant, n'est plus qu'un objet, non pas de haine, mais de mépris et d'étonnement!

Les enfants maladifs qui sortent d'un amour mourant sont la triste débauche et la hideuse impuissance: la débauche de l'esprit, l'impuissance du cœur, qui font que l'un ne vit plus que par curiosité, et que l'autre se meurt chaque jour de lassitude.

...Il me semble qu'on ne peut pas plus accuser une honnête fille qui veut se marier de faire un choix imprudent, qu'une femme perdue de prendre un amant ignoble. L'une et l'autre,—malheureuses que nous sommes!—sont également ignorantes. Il manque à ces malheureuses victimes, qu'on nomme filles à marier, une honteuse éducation, je veux dire la connaissance des vices d'un homme. Je voudrais que chacune de ces pauvres petites, avant de subir le lien conjugal, pût entendre dans un lieu secret, et sans être vue, deux hommes causer entre eux des choses de la vie, et surtout des femmes. Après cette première et redoutable épreuve, elles pourraient se livrer avec moins de danger aux chances terribles du mariage, connaissant le fort et le faible de leurs futurs tyrans.

Une femme belle et instruite se doit à Paris. Il faut qu'elle sache poser devant le monde et faire tomber quelques-uns de ses rayons sur son mari.—Une femme qui a l'esprit noble et du bon sens sait qu'elle n'a de gloire à attendre ici-bas qu'autant qu'elle fait une partie de la gloire de son compagnon de voyage, qu'elle sert les vertus de son mari, et surtout qu'elle n'obtient de respect qu'autant qu'elle le fait respecter.

La vanité d'un mari fait la vertu d'une femme amoureuse.

Pourquoi donc, entre deux beautés égales, les hommes préfèrent-ils souvent la fleur que tout le monde a respirée, à celle qui s'est toujours gardée des passants dans les allées les plus obscures du jardin conjugal? Pourquoi donc les femmes prodigues de leur corps, trésor dont un seul sultan doit avoir la clef, possèdent-elles plus d'adorateurs que nous autres, malheureuses martyres d'un amour unique? De quel charme si magique le vice auréole-t-il certaines créatures? Quel aspect gauche et repoussant leur vertu donne-t-elle à certaines autres?

Quiconque a voulu, sans avoir en lui la force absolutrice de Valmont ou de Lovelace, posséder une honnête femme qui ne s'en souciait guère, sait avec quelle risible et emphatique gaucherie chacun dit en montrant son cœur: prenez mon ours...

Cette jambe était déjà, pour Samuel, l'objet d'un éternel désir. Longue, fine, forte, grasse et nerveuse à la fois, elle avait toute la correction du beau et tout l'attrait libertin du joli. Tranchée perpendiculairement à l'endroit le plus large, cette jambe eût donné une espèce de triangle dont le sommet eût été situé sur le tibia, et dont la ligne arrondie du mollet eût fourni la base convexe. Une vraie jambe d'homme est trop dune, les jambes de femmes crayonnées par Devéria sont trop molles pour en donner une idée.

Quoiqu'il fût une imagination dépravée, et peut-être à cause de cela même, l'amour était chez lui moins une affaire des sens que du raisonnement. C'était surtout l'admiration et l'appétit du beau; il considérait la reproduction comme un vice de l'amour, la grossesse comme une maladie d'araignée. Il a écrit quelque part: les anges sont hermaphrodites et stériles.—Il aimait un corps humain comme une harmonie matérielle, comme une belle architecture, plus le mouvement; et ce matérialisme absolu n'était pas loin de l'idéalisme le plus pur. Comme dans le beau, qui est la cause de l'amour, il y avait selon lui deux éléments: la ligne et l'attrait.

...L'amour terrible, désolant et honteux, l'amour maladif des courtisanes..., toutes les tortures de la jalousie, et l'abaissement et la tristesse où nous jette la conscience d'un mal incurable et constitutionnel,—bref, toutes les horreurs de ce mariage vicieux qu'on nomme le concubinage.

Une figure bien dessinée vous pénètre d'un plaisir tout à fait étranger au sujet. Voluptueuse ou terrible, cette figure ne doit son charme qu'à l'arabesque qu'elle découpe dans l'espace. Les membres d'un martyr qu'on écorche, le corps d'une nymphe pâmée, s'ils sont savamment dessinés, comportent un genre de plaisir dans les éléments duquel le sujet n'entre pour rien; si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin.

Les femmes sentimentales et précieuses seront peut-être choquées d'apprendre que, semblable à Michel-Ange (rappelez-vous la fin d'un de ses sonnets: «Sculpture! divine Sculpture, tu es ma seule amante!»), Delacroix avait fait de la Peinture son unique muse, son unique maîtresse, sa seule et suffisante volupté.

Sans doute il avait beaucoup aimé la femme aux heures agitées de sa jeunesse. Qui n'a pas trop sacrifié à cette idole redoutable? Et qui ne sait que ce sont justement ceux qui l'ont le mieux servie qui s'en plaignent le plus? Mais longtemps déjà avant sa fin, il avait exclu la femme de sa vie. Musulman, il ne l'eût peut-être pas chassée de la mosquée, mais il se fût étonné de l'y voir entrer, ne comprenant pas bien quelle sorte de conversation elle peut tenir à Allah.

En cette question, comme en beaucoup d'autres, l'idée orientale prenait en lui vivement et despotiquement le dessus. Il considérait la femme comme un objet d'art, délicieux et propre à exciter l'esprit, mais un objet d'art désobéissant et troublant, si on lui livre le seuil du cœur, et dévorant gloutonnement le temps et les forces.

Je me souviens qu'une fois, dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d'une femme d'une originale beauté et d'un caractère mélancolique, il voulut bien en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre au reste: « Comment voulez-vous qu'une femme puisse être mélancolique?» insinuant sans doute par là que, pour connaître le sentiment de la mélancolie, il manque à la femme certaine chose essentielle.

C'est là, malheureusement, une théorie bien injurieuse, et je ne voudrais pas préconiser des opinions diffamatoires sur un sexe qui a si souvent montré d'ardentes vertus. Mais on m'accordera bien que c'est une théorie de prudence; que le talent ne saurait trop s'armer de prudence dans un monde plein d'embûches, et que l'homme de génie possède le privilège de certaines doctrines (pourvu qu'elles ne troublent pas l'ordre) qui nous scandaliseraient justement chez le pur citoyen ou le simple père de famille.

...L'amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables.

...L'attitude, le regard, la grimace, l'aspect vital d'une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d'impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches.

...Les lourdes voitures massives, espèces de carrosses à la Louis XIV, dorés et agrémentés par le caprice oriental, d'où jaillissent quelquefois des regards curieusement féminins, dans le strict intervalle que laissent aux yeux les bandes de mousseline collées sur le visage; les danses frénétiques des baladins du troisième sexe (Jamais l'expression bouffonne de Balzac ne fut plus applicable que dans le cas présent, car, sous la palpitation de ces lueurs tremblantes, sous l'agitation de ces amples vêtements, sous cet ardent maquillage des joues, des yeux et des sourcils, dans ces gestes hystériques et convulsifs, dans ces longues chevelures flottant sur les reins, il vous serait difficile, pour ne pas dire impossible, de deviner la virilité); enfin, les femmes galantes (si toutefois l'on peut prononcer le mot de galanterie à propos de l'Orient), généralement composées de Hongroises, de Valaques, de Juives, de Polonaises, de Grecques et d'Arméniennes; car, sous un gouvernement despotique, ce sont les races opprimées, et, parmi elles, celles surtout qui ont le plus à souffrir, qui fournissent le plus de sujets à prostitution. De ces femmes, les unes ont conservé le costume national, les vestes brodées, à manches courtes, l'écharpe tombante, les vastes pantalons, les babouches retroussées, les mousselines rayées ou lamées et tout le clinquant du pays natal; les autres, et ce sont les plus nombreuses, ont adopté le signe principal de la civilisation, qui, pour une femme, est invariablement la crinoline, en gardant toutefois, dans un coin de leur ajustement, un léger souvenir caractéristique de l'Orient, si bien qu'elles ont l'air de Parisiennes qui auraient voulu se déguiser.

Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l'argent, l'amour ne peut être qu'une orgie de roturier ou l'accomplissement d'un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.

Si je parle de l'amour à propos du dandysme, c'est que l'amour est l'occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l'amour comme but spécial.

L'être qui est, pour la plupart des hommes, la source des plus vives, et même, disons-le à la honte des voluptés philosophiques, des plus durables jouissances; l'être vers qui ou au profit de qui tendent tous leurs efforts; cet être terrible et incommunicable comme Dieu (avec cette différence que l'infini ne se communique pas parce qu'il aveuglerait et écraserait le fini, tandis que l'être dont nous parlons n'est peut-être incompréhensible que parce qu'il n'a rien à communiquer); cet être en qui Joseph de Maistre voyait un bel animal dont les grâces égayaient et rendaient plus facile le jeu sérieux de la politique; pour qui et par qui se font et défont les fortunes; pour qui, mais surtout par qui les artistes et les poètes composent leurs plus délicats bijoux; de qui dérivent les plaisirs les plus énervants et les douleurs les plus fécondantes, la femme, en un mot, n'est pas seulement pour l'artiste en général la femelle de l'homme. C'est plutôt une divinité, un astre, qui préside à toutes les conceptions du cerveau mâle; c'est un miroitement de toutes les grâces de la nature condensées dans un seul être; c'est l'objet de l'admiration et de la curiosité la plus vive que le tableau de la vie puisse offrir au contemplateur. C'est une espèce d'idole, stupide peut-être, mais éblouissante, enchanteresse, qui tient les destinées et les volontés suspendues à ses regards. Ce n'est pas, dis-je, un animal dont les membres, correctement assemblés, fournissent un parfait exemple d'harmonie; ce n'est même pas le type de beauté pure, tel que peut le rêver le sculpteur dans ses plus sévères méditations; non, ce ne serait pas encore suffisant pour en expliquer le mystérieux et complexe enchantement. Nous n'avons que faire ici de Winckelman et de Raphaël; et je suis bien sûr que M. Constantin Guys, malgré toute l'étendue de son intelligence (cela soit dit sans lui faire injure), négligerait un morceau de la statuaire antique, s'il lui fallait perdre ainsi l'occasion de savourer un portrait de Reynolds ou de Lawrence. Tout ce qui orne la femme, tout ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d'elle-même; et les artistes qui se sont particulièrement appliqués à l'étude de cet être énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même. La femme est sans doute une lumière, un regard, une invitation au bonheur, une parole quelquefois; mais elle est surtout une harmonie générale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d'étoffes dont elle s'enveloppe, et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité; dans le métal et le minéral qui serpentent autour de ses bras et de son cou, qui ajoutent leurs étincelles au feu de ses regards, ou qui jasent doucement à ses oreilles. Quel poète oserait, dans la peinture du plaisir causé par l'apparition d'une beauté, séparer la femme de son costume? Quel est l'homme qui, dans la rue, au théâtre, au bois, n'a pas joui, de la manière la plus désintéressée, d'une toilette savamment composée, et n'en a pas emporté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalité indivisible? C'est ici le lieu, ce me semble, de revenir sur certaines questions relatives à la mode et à la parure, que je n'ai fait qu'effleurer au commencement de cette étude, et de venger l'art de la toilette des ineptes calomnies dont l'accablent certains amants très équivoques de la nature.

Malheur à celui qui, comme Louis XV (qui fut non le produit d'une civilisation, mais d'une récurrence de barbarie), pousse la dépravation jusqu'à ne plus goûter que la simple nature.

On sait que Mme Dubarry, quand elle voulait éviter de recevoir le roi, avait soin de mettre du rouge. C'était un signe suffisant. Elle fermait ainsi sa porte. C'était en s'embellissant qu'elle faisait fuir ce royal disciple de la nature.

La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle; il faut qu'elle s'étonne, qu'elle charme; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s'élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et l'artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l'effet toujours irrésistible. C'est dans ces considérations que l'artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées dans tous les temps par les femmes pour consolider et diviniser, pour ainsi dire, leur fragile beauté. L'énumération en serait innombrable; mais, pour nous restreindre à ce que notre temps appelle vulgairement maquillage, qui ne voit que l'usage de la poudre de riz, si niaisement anathématisé par les philosophes candides, a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle l'unité comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l'être humain de la statue, c'est à dire d'un être divin et supérieur? Quant au noir artificiel qui cerne l'œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l'usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l'œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l'infini; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse.

Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employée dans le but vulgaire, inavouable, d'imiter la belle nature et de rivaliser avec la jeunesse. On a d'ailleurs observé que l'artifice n'embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui oserait assigner à l'art la fonction stérile d'imiter la nature? Le maquillage n'a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner; il peut, au contraire, s'étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur.

Je permets volontiers à ceux-là, que leur lourde gravité empêche de chercher le beau jusque dans ses plus minutieuses manifestations, de rire de mes réflexions et d'en accuser la puérile solennité; leur jugement austère n'a rien qui me touche; je me contenterai d'en appeler auprès des véritables artistes, ainsi que des femmes qui ont reçu en naissant une étincelle de ce feu sacré dont elles voudraient s'illuminer tout entières.

Ainsi, Constantin Guys s'étant imposé la tâche de chercher et d'expliquer la beauté dans la modernité, représente volontiers des femmes très parées et embellies par toutes les pompes artificielles, à quelque ordre de la société qu'elles appartiennent. D'ailleurs, dans la collection de ses œuvres comme dans le fourmillement de la vie humaine, les différences de caste et de race, sous quelque appareil de luxe que les sujets se présentent, sautent immédiatement à l'œil du spectateur.

Tantôt, frappées par la clarté diffuse d'une salle de spectacle recevant et renvoyant la lumière avec leurs yeux, avec leurs bijoux, avec leurs épaules, apparaissent, resplendissantes comme des portraits dans la loge qui leur sert de cadre, des jeunes filles du meilleur monde. Les unes, graves et sérieuses, les autres blondes et évaporées. Les unes étalent avec une insouciance aristocratique une gorge précoce, les autres montrent avec candeur une poitrine garçonnière. Elles ont l'éventail aux dents, l'œil vague ou fixe; elles sont théâtrales et solennelles comme le drame ou l'opéra qu'elles font semblant d'écouter.

Tantôt, nous voyons se promener nonchalamment, dans les allées des jardins publics, d'élégantes familles, les femmes se traînant avec un air tranquille au bras de leurs maris, dont l'air solide et satisfait révèle une fortune faite et le contentement de soi-même. Ici l'apparence cossue remplace la distinction sublime. De petites filles maigrelettes, avec d'amples jupons, et ressemblant par leurs gestes et leur tournure à de petites femmes, sautent à la corde, jouent au cerceau ou se rendent des visites en plein air, répétant ainsi la comédie donnée à domicile par leurs parents.

Emergeant d'un mondé inférieur, fières d'apparaître enfin au soleil de la rampe, des filles de petits théâtres, minces, fragiles, adolescentes encore, secouent sur leurs formes virginales et maladives des travestissements absurdes, qui ne sont d'aucun temps et qui font leur joie.

À la porte d'un café, s'appuyant aux vitres illuminées par devant et par derrière, s'étale un de ces imbéciles, dont l'élégance est faite par son tailleur et la tête par son coiffeur. À côté de lui, les pieds soutenus par l'indispensable tabouret, est assise sa maîtresse, grande drôlesse à qui il ne manque presque rien (ce presque rien, c'est presque tout, c'est la distinction) pour ressembler à une grande dame. Comme son joli compagnon, elle a tout l'orifice de sa petite bouche occupé par un cigare disproportionné. Ces deux êtres ne pensent pas. Est-il bien sûr même qu'ils regardent? à moins que, Narcisses de l'imbécillité, ils ne contemplent la foule comme un fleuve qui leur rend leur image. En réalité, ils existent bien plutôt pour le plaisir de l'observateur que pour leur plaisir propre.

Voici, maintenant, ouvrant leurs galeries pleines de lumière et de mouvement, ces Valentinos, ces Casinos, ces Prados (autrefois des Tivolis, des Idalies, des Folies, des Paphos), ces capharnaüms, où l'exubérance de la jeunesse fainéante se donne carrière. Des femmes, qui ont exagéré la mode jusqu'à en altérer la grâce et en détruire l'intention, balayent fastueusement les parquets avec la queue de leurs robes et la pointe de leurs châles; elles vont, elles viennent, passent et repassent, ouvrant un œil étonné comme celui des animaux, ayant l'air de ne rien voir, mais examinant tout.

Sur un fond d'une lumière infernale ou sur un fond d'aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d'extase dans la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s'éteint derrière un rideau d'azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s'enlève l'image variée de la beauté interlope. Ici majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. Elle a inventé une élégance provocante et barbare, ou bien elle vise, avec plus ou moins de bonheur, à la simplicité usitée dans un meilleur monde. Elle s'avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans son cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d'une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l'horizon, comme la bête de proie; même égarement, même distraction indolente, et aussi, parfois, même fixité d'attention. Type de bohème errant sur les confins d'une société régulière, la trivialité de sa vie, qui est une vie de ruse et de combat, se fait fatalement jour à travers son enveloppe d'apparat. On peut lui appliquer justement ces paroles du maître inimitable, de La Bruyère: «Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin.»

Les considérations relatives à la courtisane peuvent, jusqu'à un certain point, s'appliquer à la comédienne; car, elle aussi, elle est une créature d'apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquête, la proie, est d'une nature plus noble, plus spirituelle. Il s'agit d'obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l'ordre le plus rare. Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l'autre elle confine au poète. N'oublions pas qu'en dehors de la beauté naturelle, et même de l'artificielle, il y a dans tous les êtres un idiotisme de métier, une caractéristique qui peut se traduire physiquement en laideur, mais aussi en une sorte de beauté professionnelle.

Dans cette galerie immense de la vie de Londres et de la vie de Paris, nous rencontrons les différents types de la femme errante, de la femme révoltée à tous les étages: d'abord la femme galante, dans sa première fleur, visant aux airs patriciens, fière à la fois de sa jeunesse et de son luxe, où elle met tout son génie et toute son âme, retroussant délicatement avec deux doigts un large pan du satin, de la soie ou du velours qui flotte autour d'elle, et posant en avant son pied pointu dont la chaussure trop ornée suffirait à la dénoncer, à défaut de l'emphase un peu vive de toute sa toilette; en suivant l'échelle, nous descendons jusqu'à ces esclaves qui sont confinées dans ces bouges, souvent décorés comme des cafés; malheureuses placées sous la plus avare tutelle, et qui ne possèdent rien en propre, pas même l'excentrique parure qui sert de condiment à leur beauté.

Parmi celles-là, les unes, exemples d'une fatuité innocente et monstrueuse, portent dans leurs têtes et dans leurs regards, audacieusement levés, le bonheur évident d'exister (en vérité pourquoi?) Parfois elles trouvent, sans les chercher, des poses d'une audace et d'une noblesse qui enchanteraient le statuaire le plus délicat, si le statuaire moderne avait le courage et l'esprit de ramasser la noblesse partout, même dans la fange; d'autres fois elles se montrent prostrées dans des attitudes désespérées d'ennui, dans des indolences d'estaminet, d'un cynisme masculin, fumant des cigarettes pour tuer le temps, avec la résignation du fatalisme oriental; étalées, vautrées sur des canapés, la jupe arrondie par derrière et par devant en un double éventail, ou accrochées en équilibre sur des tabourets et des chaises; lourdes, mornes, stupides, extravagantes, avec des yeux vernis par l'eau-de-vie et des fronts bombés par l'entêtement. Nous sommes descendus jusqu'au dernier degré de la spirale, jusqu'à la fæmina simplex du satirique latin. Tantôt nous voyons se dessiner, sur le fond d'une atmosphère où l'alcool et le tabac ont mêlé leurs vapeurs, la maigreur enflammée de la phtisie ou les rondeurs de l'adiposité, cette hideuse santé de la fainéantise. Dans un chaos brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s'agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont l'œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre; cependant que derrière un comptoir chargé de bouteilles de liqueurs se prélasse une grosse mégère dont la tête, serrée dans un sale foulard qui dessine sur le mur l'ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mal est condamné à porter des cornes.

En vérité, ce n'est pas plus pour complaire an lecteur que pour le scandaliser que j'ai étalé devant ses yeux de pareilles images; dans l'un on l'autre cas, c'eût été lui manquer de respect. Ce qui les rend précieuses et les consacre, c'est les innombrables pensées qu'elles font naître, généralement sévères et noires. Mais si, par hasard, quelqu'un malavisé cherchait dans ces compositions de M. Guys, disséminées un peu partout, l'occasion de satisfaire une malsaine curiosité, je le préviens charitablement qu'il n'y trouvera rien de ce qui peut exciter une imagination malade. Il ne rencontrera rien que le vice inévitable, c'est à dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l'épaule de Messaline miroitant sous le gaz; rien que l'art pur, c'est à dire la beauté particulière du mal, le beau dans l'horrible. Et même, pour le redire en passant, la sensation générale qui émane de tout ce capharnaüm contient plus de tristesse que de drôlerie. Ce qui fait leur fécondité morale. Elles sont grosses de suggestions, mais de suggestions cruelles, âpres, que ma plume, bien qu'accoutumée à lutter contre les représentations plastiques, n'a peut-être traduites qu'insuffisamment.

N'avons-nous pas vu récemment un écrivain illustre et des plus accrédités affirmer que si Raymond Lulle est devenu théologien, c'est que Dieu l'a puni d'avoir reculé devant le cancer qui dévorait le sein d'une dame, objet de ses galanteries! S'il l'eût véritablement aimée, ajoute-t-il, combien cette infirmité l'eût embellie à ses yeux!—Aussi est-il devenu théologien! Ma foi! c'est bien fait.—Le même auteur conseille au mari-providence de fouetter sa femme, quand elle vient, suppliante, réclamer le soulagement de l'expiation.

S'il est un sentiment vulgaire, usé, à la portée de toutes les femmes, certes, c'est la pudeur. Mais ici la pudeur à un caractère superlatif qui la fait ressembler à une religion; c'est le culte de la femme pour elle-même; c'est une pudeur archaïque, asiatique, participant de l'énormité du monde ancien, une véritable fleur de serre, harem ou gynécée. L'œil profane ne la souille pas moins que la bouche ou la main. Contemplation, c'est possession. Candaule a montré à son ami Gygès les beautés secrètes de l'épouse; donc Candaule est coupable, il mourra. Gygès est désormais le seul époux possible pour une reine si jalouse d'elle-même.

L'histoire de la jeunesse, sous le règne de Louis-Philippe, est une histoire de lieux de débauche et de restaurants. Avec moins d'impudence, avec moins de prodigalités, avec plus de réserve, les filles entretenues obtinrent, sous le règne de Louis-Philippe, une gloire et une importance égales à celles qu'elles eurent sous l'Empire.

TANNHAÜSER.—Tout à l'heure, en essayant de décrire la partie voluptueuse de l'ouverture, je priais le lecteur de détourner sa pensée des hymnes vulgaires de l'amour, tels que les peut concevoir un galant en belle humeur; en effet, il n'y a ici rien de trivial; c'est plutôt le débordement d'une nature énergique, qui verse dans le mal toutes les forces dues à la culture du bien; c'est l'amour effréné, immense, chaotique, élevé jusqu'à la hauteur d'une contre-religion, d'une religion satanique. Ainsi, le compositeur, dans la traduction musicale, a échappé à cette vulgarité qui accompagne trop souvent la peinture du sentiment le plus populaire,—j'allais dire populacier,—et pour cela il lui a suffi de peindre l'excès dans le désir et dans l'énergie, l'ambition indomptable, immodérée, d'une âme sensible qui s'est trompée de voie. De même dans la représentation plastique de l'idée, il s'est dégagé heureusement de la fastidieuse foule des victimes, des Elvires innombrables. L'idée pure, incarnée dans l'unique Vénus, parle bien plus haut et avec bien plus d'éloquence. Nous ne voyons pas ici un libertin ordinaire, voltigeant de belle en belle, mais l'homme général, universel, vivant morganatiquement avec l'idéal absolu de la volupté, avec la reine de toutes les diablesses, de toutes les faunesses et de toutes les satyresses, reléguées sous terre depuis la mort du grand Pan, c'est à dire avec l'indestructible et irrésistible Vénus.

Que les hommes qui peuvent se donner le luxe d'une maîtresse parmi les danseuses de l'Opéra désirent qu'on mette le plus souvent possible en lumière les talents et les beautés de leur emplette, c'est là certes un sentiment presque paternel que tout le monde comprend et excuse facilement; mais que ces mêmes hommes, sans se soucier de la curiosité publique et des plaisirs d'autrui, rendent impossible l'exécution d'un ouvrage qui leur déplaît parce qu'il ne satisfait pas aux exigences de leur protectorat, voilà ce qui est intolérable. Gardez votre harem et conservez-en religieusement les traditions; mais faites-nous donner un théâtre où ceux qui ne pensent pas comme vous pourront trouver d'autres plaisirs mieux accommodés à leur goût. Ainsi nous serons débarrassés de vous et vous de nous, et chacun sera content.

"DES MAÎTRESSES. Si je veux observer la loi des contrastes, qui gouverne l'ordre moral et l'ordre physique, je suis obligé de ranger dans la classe des femmes dangereuses aux gens de lettres, la femme honnête, le bas-bleu et l'actrice;—la femme honnête, parce qu'elle appartient nécessairement à deux hommes et qu'elle est une médiocre pâture pour l'âme despotique d'un poète;—le bas-bleu, parce que c'est un homme manqué;—l'actrice, parce qu'elle est frottée de littérature et qu'elle parle argot,—bref, parce que ce n'est pas une femme dans toute l'acception du mot,—le public lui étant une chose plus précieuse que l'amour.

Vous figurez-vous un poète amoureux de sa femme et contraint de lui voir jouer un travesti? Il me semble qu'il doive mettre le feu au théâtre.

Vous figurez-vous celui-ci obligé d'écrire un rôle pour sa femme qui n'a pas de talent?

Et cet autre suant à rendre par des épigrammes au public de l'avant-scène les douleurs que ce public lui a faites dans l'être le plus cher,—cet être que les Orientaux enfermaient sous triple clef, avant qu'ils ne vinssent étudier le droit à Paris? C'est parce que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de certains moments que je n'admets pour eux âmes libres et fières, esprits fatigués, qui ont toujours besoin de se reposer leur septième jour,—que deux classes de femmes possibles: les filles ou les femmes bêtes, l'amour ou le pot-au-feu.—Frères est-il besoin d'en expliquer les raisons?

15 Avril 1846.

Deux exemples me sautent déjà à la mémoire. L'un des plus orgueilleux soutiens de l'honnêteté bourgeoise, l'un des chevaliers du bon sens, M. Émile Augier, a fait une pièce, La Ciguë, où l'on voit un jeune homme tapageur, viveur et buveur, un parfait épicurien, s'éprendre à la fin des yeux purs d'une jeune fille. On a vu de grands débauchés jeter tout d'un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dans l'ascétisme et le dénûment d'amères voluptés inconnues. Cela serait beau, quoique assez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses du public de M. Augier. Je crois qu'il a voulu prouver qu'à la fin il faut toujours se ranger, et que la vertu est bien heureuse d'accepter les restes de la débauche.

Écoutons Gabrielle, la vertueuse Gabrielle, supputer avec son vertueux mari combien il leur faut de temps de vertueuse avarice, en supposant les intérêts ajoutés au capital et portant intérêt, pour jouir de dix ou vingt mille livres de rente. Cinq ans, dix ans, peu importe, je ne me rappelle pas les chiffres du poète. Alors, disent les deux honnêtes époux:

NOUS POURRONS NOUS DONNER LE LUXE D'UN GARÇON!

Par les cornes de tous les diables de l'impureté! par l'âme de Tibère et du marquis de Sade! que feront-ils donc pendant tout ce temps-là? Faut-il salir ma plume avec les noms de tous les vices auxquels ils seront obligés de s'adonner pour accomplir leur vertueux programme? Ou bien le poète espère-t-il persuader à ce gros public de petites gens que les deux époux vivront dans une chasteté parfaite? Voudrait-il par hasard les induire à prendre des leçons des Chinois économes et de M. Malthus?

Ainsi il y a une cohue de poètes abrutis par la volupté païenne, et qui emploient sans cesse les mots de saint, sainte, extase, prière, etc..., pour qualifier des choses et des êtres qui n'ont rien de saint ni d'extatique, bien au contraire, poussant ainsi l'adoration de la femme jusqu'à l'impiété la plus dégoûtante. L'un d'eux, dans un accès d'érotisme saint, a été jusqu'à s'écrier: ô ma belle catholique! Autant salir d'excréments un autel. Tout cela est d'autant plus ridicule que généralement les maîtresses des poètes sont d'assez vilaines gaupes, dont les moins mauvaises sont celles qui font la soupe et ne payent pas un autre amant.

À côté de l'école du bon sens et de ses types de bourgeois corrects et vaniteux, a grandi et pullulé tout un peuple malsain de grisettes sentimentales, qui, elles aussi, mêlent Dieu à leurs affaires, de Disettes qui se font tout pardonner par la gaieté française, de filles publiques qui ont gardé je ne sais où une pureté angélique, etc... Autre genre d'hypocrisie.

Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières; il faut les décrire.

Exprimez-vous la crainte, la tristesse de voir l'espèce humaine s'amoindrir, la santé publique dégénérer par une mauvaise hygiène, il y aura à côté de vous un poète pour répondre: «Comment voulez-vous que les femmes fassent de beaux enfants dans un pays où elles adorent un vilain pendu!»—Le joli fanatisme!

...Et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques.

Est-ce Vénus Aphrodite ou Vénus Mercenaire qui soulagera les maux qu'elle vous aura causés? Toutes ces statues de marbre seront-elles des femmes dévouées au jour de l'agonie, au jour du remords, au jour de l'impuissance?

J'admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j'excuse la suppression de l'objet.

HÉGÉSIPPE MOREAU.—Ce n'est pas la volupté de l'épicurien, c'est plutôt la sensualité claustrale, échauffée, du cuistre, sensualité de prison et de dortoir. Ses badinages amoureux ont la grossièreté d'un collégien en vacances. Lieux communs de morale lubrique, rogatons du dernier siècle qu'il réchauffe et qu'il débite avec la naïveté scélérate d'un enfant ou d'un gamin.

La femme est non seulement un être d'une beauté suprême, comparable à celle d'Ève ou de Vénus; non seulement, pour exprimer la pureté de ses yeux, le poète empruntera des comparaisons à tous les meilleurs réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature, mais encore faudra-t-il doter la femme d'un genre de beauté tel que l'esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde supérieur. Or, si je me souviens qu'en trois ou quatre endroits de ses poésies Banville, voulant orner des femmes d'une beauté non comparable et non égalable, dit qu'elles ont des têtes d'enfant. C'est là une espèce de trait de génie particulièrement lyrique, c'est à dire amoureux du surhumain. Il est évident que cette expression contient implicitement cette pensée que le plus beau des visages humains est celui dont l'usage de la vie, passion, colère, péché, angoisse, souci, n'a jamais terni la clarté ni ridé la surface. Tout poète lyrique, en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l'Eden perdu.

La nauséabonde niaiserie de la femme, etc...

Phèdre en paniers a ravi les esprits les plus délicats de l'Europe; à plus forte raison, Vénus, qui est immortelle, peut bien, quand elle veut visiter Paris, faire descendre son char dans les bosquets du Luxembourg.

...La grâce éternelle qui coule des lèvres et du regard de la femme...

Grâce à une opération d'esprit toute particulière aux amoureux quand ils sont poètes, ou aux poètes quand ils sont amoureux, la femme s'embellit de toutes les grâces du paysage, et le paysage profite occasionnellement des grâces que la femme aimée verse à son insu sur le ciel, sur la terre et sur les flots.

Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l'orgue de Barbarie le plus éreinté?

L'Adultère.

L'imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au cœur, ou à ce qu'on appelle le cœur, d'où le raisonnement est d'ordinaire exclu, et qui domine généralement dans la femme comme dans l'animal.

L'hystérie! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d'une œuvre littéraire, ce mystère que l'Académie de médecine n'a pas encore résolu, et qui, s'exprimant dans les femmes par la sensation d'une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l'aptitude à tous les excès?

En somme, Madame Bovary est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et, malgré la dureté systématique de Flaubert, qui a fait tous ses efforts pour être absent de son œuvre et pour jouer la fonction d'un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles lui sauront gré d'avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l'animal pur et si près de l'homme idéal, et de l'avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l'être parfait.

Je ne dirai certainement pas comme le Lycanthrope d'insurrectionnelle mémoire, ce révolté qui a abdiqué: «En face de toutes les platitudes et de toutes les sottises du temps présent, ne nous reste-t-il pas le papier à cigarettes et l'adultère?» Mais j'affirmerai qu'après tout, tout compte fait, même avec des balances de précision, notre monde est bien dur pour avoir été engendré par le Christ, qu'il n'a guère qualité pour jeter la pierre à l'adultère; et que quelques minotaurisés de plus ou de moins n'accéléreront pas la vitesse rotatoire des sphères et n'avanceront pas d'une seconde la destruction finale des univers.—Il est temps qu'un terme soit mis à l'hypocrisie de plus en plus contagieuse, et qu'il soit réputé ridicule pour des hommes et des femmes, pervertis jusqu'à la trivialité, de crier: haro! sur un malheureux auteur qui a daigné avec une chasteté de rhéteur jeter un voile de gloire sur des aventures de table de nuit, toujours répugnantes et grotesques, quand la poésie ne les caresse pas de sa clarté de veilleuse opaline.

...Si remarquable, si plein de désolation, si véritablement moderne, où la future adultère—car elle n'est encore qu'au commencement du plan incliné, la malheureuse!—va demander secours à l'Église, à la divine Mère, à celle qui n'a pas d'excuses pour n'être pas toujours prête, à cette Pharmacie où nul n'a le droit de sommeiller! Le bon curé Bournisien, uniquement préoccupé des polissons du catéchisme qui font de la gymnastique à travers les stalles et les chaises de l'église, répond avec candeur: «Puisque vous êtes malade, Madame, et puisque M. Bovary est médecin, pourquoi n'allez-vous pas trouver votre mari?»

Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du curé, n'irait pas, folle amnistiée, plonger sa tête dans les eaux tourbillonnantes de l'adultère, et quel est celui de nous qui, dans un âge plus naïf et dans des circonstances troublées, n'a pas fait forcément connaissance avec le prêtre incompétent?

Dans cette terre lointaine il a d'ailleurs trouvé l'amour, qui, comme une médecine énergique, remet chaque faculté à son rang, et pacifie tous ses organes troublés. «Le péché d'orgueil a été racheté par l'amour.»

Les femmes, une à qui sa douceur animale, sa nullité peut-être, donne aux yeux de son amant ensorcelé un faux air de sphinx, une autre, modiste prétentieuse, qui a fouaillé son imagination avec toutes les orties de George Sand, se font des révérences d'un autre monde et se traitent de Madame! gros comme le bras.

...Car sainte Thérèse était brûlante d'un si grand amour de Dieu, que la violence de ce feu lui faisait jeter des cris... Et cette douleur n'était pas corporelle, mais spirituelle, quoique le corps ne laissât pas d'y avoir beaucoup de part.

Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de grandes mélancolies, après avoir passé de longues heures à feuilleter des estampes libertines? Vous êtes-vous demandé la raison du charme qu'on trouve parfois à fouiller ces annales de la luxure, enfouies dans les bibliothèques ou perdues dans les cartons des marchands, et parfois aussi de la mauvaise humeur qu'elles vous donnent? Plaisir et douleur mêlés, amertume dont la lèvre a toujours soif!—Le plaisir est de voir représenté sous toutes ses formes le sentiment le plus important de la nature,—et la colère, de le trouver souvent si mal imité ou si sottement calomnié. Soit dans les interminables soirées d'hiver au coin du feu, soit dans les lourds loisirs de la canicule, au coin des boutiques de vitrier, la vue de ces dessins m'a mis sur des pentes de rêverie immenses, à peu près comme un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu. Bien des fois je me suis pris à désirer, devant ces innombrables échantillons du sentiment de chacun, que le poète, le curieux, le philosophe, pussent se donner la jouissance d'un musée de l'amour, où tout aurait sa place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse jusqu'aux débauches sérieuses des siècles ennuyés. Sans doute la distance est immense qui sépare Le Départ pour l'île de Cythère des misérables coloriages suspendus dans les chambres des filles, au-dessus d'un pot fêlé et d'une console branlante; mais dans un sujet aussi important rien n'est à négliger. Et puis le génie sanctifie toutes choses, et, si ces sujets étaient traités avec le soin et le recueillement nécessaires, ils ne seraient point souillés par cette obscénité révoltante, qui est plutôt une fanfaronnade qu'une vérité.

Que le moraliste ne s'effraye pas trop; je saurai garder les justes mesures, et mon rêve d'ailleurs se bornait à désirer ce poème immense de l'amour crayonné par les mains les plus pures, par Ingres, par Watteau, par Rubens, par Delacroix! Les folâtres et élégantes princesses de Watteau, à côté des Vénus sérieuses et reposées de M. Ingres; les splendides blancheurs de Rubens et de Jordaens, et les mornes beautés de Delacroix, telles qu'on peut se les figurer: de grandes femmes pâles, noyées dans le satin! (On m'a dit qu'il avait fait autrefois pour son Sardanapale une foule d'études merveilleuses de femmes, dans les attitudes les plus voluptueuses).

Ainsi pour rassurer complètement la chasteté effarouchée du lecteur, je dirai que je rangerais dans les sujets amoureux, non seulement tous les tableaux qui traitent spécialement de l'amour, mais encore tout tableau qui respire l'amour, fût-ce un portrait. (Deux tableaux essentiellement amoureux, et admirables du reste, composés dans ce temps-ci, sont La Grande Odalisque et La Petite Odalisque, de M. Ingres).

Dans cette immense exposition, je me figure la beauté et l'amour de tous les climats exprimés par les premiers artistes; depuis les folles, évaporées et merveilleuses créatures que nous a laissées Watteau fils dans ses gravures de mode, jusqu'à ces Vénus de Rembrandt qui se font faire les ongles, comme de simples mortelles, et peigner avec un gros peigne de buis.

Les sujets de cette nature sont chose si importante, qu'il n'est point d'artiste, petit ou grand, qui ne s'y soit appliqué, secrètement ou publiquement, depuis Jules Romain jusqu'à Devéria et Gavarni.

Leur grand défaut, en général, est de manquer de naïveté et de sincérité. Je me rappelle pourtant une lithographie qui exprime,—sans trop de délicatesse malheureusement,—une des grandes vérités de l'amour libertin. Un jeune homme déguisé en femme et sa maîtresse habillée en homme sont assis à côté l'un de l'autre, sur un sopha,—le sopha que vous savez, le sopha de l'hôtel garni et du cabinet particulier. La jeune femme veut relever les jupes de son amant. Sedebant in fornicibus pueri puellæve sub titulis et lychnis, illi femineo compti mundo sub stola, hæ parum comptæ sub puerorum veste, ore ad puerilem formant composito. Alter venibat sexus sub altero sexu. Corruperat omni caro viam suam.—Meursius.

Ainsi, devant le portrait bleu de M. Amaury-Duval et bien d'autres portraits de femmes ingristes ou ingrisées, j'ai senti passer dans mon esprit, amenées par je ne sais quelle association d'idées, ces sages paroles du chien Berganza, qui fuyait les bas-bleus aussi ardemment que ces messieurs les recherchent: «Corinne ne t'a-t-elle jamais paru insupportable?

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À l'idée de la voir s'approcher de moi, animée d'une vie véritable, je me sentais comme oppressé par une sensation pénible, et incapable de conserver auprès d'elle ma sérénité et ma liberté d'esprit

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Quelque beaux que pussent être son bras ou sa main, jamais je n'aurais pu supporter ses caresses sans une certaine répugnance, un certain frémissement intérieur qui m'ôte ordinairement l'appétit.—Je ne parle ici qu'en ma qualité de chien!»

J'ai éprouvé la même sensation que le spirituel Berganza devant presque tous les portraits de femmes, anciens ou présents... Dulcinée de Toboso elle-même, en passant par l'atelier, en sortirait diaphane et bégueule comme une élégie, et amaigrie par le thé et le beurre esthétiques.

J'ai entendu dire à un poète ordinaire de la Comédie-Française qu'il ne concevait pas que des amoureux vécussent d'autre chose que du parfum des fleurs et des pleurs de l'aurore.

À propos des Adieux de Roméo et Juliette, j'ai une remarque à faire que je crois fort importante. J'ai tant entendu plaisanter de la laideur des femmes de Delacroix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisanterie, que je saisis l'occasion pour protester contre ce préjugé. M. Victor Hugo le partageait, à ce qu'on m'a dit. Il déplorait,—c'était dans les beaux temps du Romantisme,—que celui à qui l'opinion publique faisait une gloire parallèle à la sienne commît de si monstrueuses erreurs à l'endroit de la beauté. Il lui est arrivé d'appeler les femmes de Delacroix des grenouilles. Mais M. Victor Hugo est un grand poète sculptural qui a l'œil fermé à la spiritualité.

Je suis fâché que le Sardanapale n'ait pas reparu cette année. On y aurait vu de très belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant qu'il m'en souvient du moins. Sardanapale lui-même était beau comme une femme. Généralement les femmes de Delacroix peuvent se diviser en deux classes: les unes, faciles à comprendre, souvent mythologiques, sont nécessairement belles (la Nymphe couchée et vue de dos, dans le plafond de la galerie d'Apollon). Elles sont riches, très fortes, plantureuses, abondantes, et jouissent d'une transparence de chair merveilleuse et de chevelures admirables.

Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre regardant l'aspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des Sainte-Vierge même, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes d'intimité. On dirait qu'elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation de batailles intérieures. Qu'elles se distinguent par le charme du crime ou par l'odeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cœur ou de l'esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, l'intensité du surnaturalisme.

Mais toujours, et quand même, ce sont des femmes distinguées, essentiellement distinguées; et enfin, pour tout dire en un seul mot, M. Delacroix me paraît être l'artiste le mieux doué pour exprimer la femme moderne, surtout la femme moderne dans sa manifestation héroïque, dans le sens infernal ou divin. Ces femmes ont même la beauté physique moderne, l'air de rêverie, mais la gorge abondante, avec une poitrine un peu étroite, le bassin ample, et des bras et des jambes charmants.

L'Amour, l'inévitable Amour, l'immortel Cupidon des confiseurs, joue dans l'école néogrecque, que je nommerai l'école des pointus, un rôle dominateur et universel. Il est le président de cette république galante et minaudière. C'est un poisson qui s'accommode à toutes les sauces. Ne sommes-nous pas cependant bien las de voir la couleur et le marbre prodigués en faveur de ce vieux polisson, ailé comme un insecte, ou comme un canard, que Thomas Hood nous montre accroupi, et, comme un impotent, écrasant de sa molle obésité le nuage qui lui sert de coussin? De sa main gauche il tient en manière de sabre son arc appuyé contre sa cuisse; de la droite il exécute avec sa flèche le commandement: Portez armes! sa chevelure est frisée drue comme une perruque de cocher; ses joues rebondissantes oppriment ses narines et ses yeux; sa chair, ou plutôt sa viande, capitonnée, tubuleuse et soufflée, comme les graisses suspendues aux crochets des bouchers, est sans doute distendue par les soupirs de l'idylle universelle; à son dos montagneux sont accrochées deux ailes de papillon. «Est-ce bien là l'incube qui oppresse le sein des belles?... Ce personnage est-il le partenaire disproportionné pour lequel soupire Pastorella, dans la plus étroite des couchettes virginales? La platonique Amanda (qui est tout âme) fait-elle donc, quand elle disserte sur l'Amour, allusion à cet être trop palpable, qui est tout corps? Et Bélinda croit-elle, en vérité, que ce Sagittaire ultra-substantiel puisse être embusqué dans son dangereux œil bleu?

«La légende raconte qu'une fille de Provence s'amouracha de la statue d'Apollon et en mourut. Mais demoiselle passionnée délira-t-elle jamais et se dessécha-t-elle devant le piédestal de cette monstrueuse figure? ou plutôt ne serait-ce pas un emblème indécent qui servirait à expliquer la timidité et la résistance proverbiale des filles à l'approche de l'Amour?

«Je crois facilement qu'il lui faut tout un cœur pour lui tout seul; car il doit le bourrer jusqu'à la réplétion. Je crois à sa confiance; car il a l'air sédentaire et peu propre à la marche. Qu'il soit prompt à fondre, cela tient à sa graisse, et, s'il brûle avec flamme, il en est de même de tous les corps gras. Il a des langueurs comme tous les corps d'un pareil tonnage, et il est naturel qu'un si gros soufflet soupire.

«Je ne nie pas qu'il s'agenouille aux pieds des dames, puisque c'est la posture des éléphants; qu'il jure que cet hommage sera éternel; certes il serait malaisé de concevoir qu'il en fût autrement. Qu'il meure, je n'en fais aucun doute, avec une pareille corpulence et un cou si court! S'il est aveugle, c'est l'enflure de sa joue de cochon qui lui bouche la vue. Mais qu'il loge dans l'œil bleu de Bélinda, ah! je me sens hérétique, je ne le croirai jamais; car elle n'a jamais eu une étable dans l'œil!»—Une étable contient plusieurs cochons, et, de plus, il y a calembour; on peut deviner quel est le sens du mot sty au figuré.

Cela est doux à lire, n'est-ce pas? et cela nous venge un peu de ce gros poupard troué de fossettes qui représente l'idée populaire de l'Amour. Pour moi, si j'étais invité à représenter l'Amour, il me semble que je le peindrais sous la forme d'un cheval enragé qui dévore son maître, ou bien d'un démon aux yeux cernés par la débauche et l'insomnie, traînant, comme un spectre ou un galérien, des chaînes bruyantes à ses chevilles, et secouant d'une main une fiole de poison, de l'autre le poignard sanglant du crime.

...La gouge qui, je crois, n'est pas là, mais qui pouvait y être, cette fille peinte du moyen âge, qui suivait les soldats avec l'autorisation du prince et de l'Église, comme la courtisane du Canada accompagnait les guerriers au manteau de castor.

Quant aux figures grotesques que nous a laissées l'antiquité, les masques, les figurines de bronze, les Hercules tout en muscles, les petits Priapes à la langue recourbée en l'air, aux oreilles pointues, tout en cervelet et en phallus,—quant à ces phallus prodigieux sur lesquels les blanches filles de Romulus montent innocemment à cheval, ces monstrueux appareils de la génération armée de sonnettes et d'ailes, je crois que toutes ces choses sont pleines de sérieux. Vénus, Pan, Hercule, n'étaient pas des personnages risibles. On en a ri après la venue de Jésus, Platon et Sénèque aidant.

Gavarni a créé la Lorette. Elle existait bien un peu avant lui, mais il l'a complétée. Je crois même que c'est lui qui a inventé le mot. La Lorette, on l'a déjà dit, n'est pas la fille entretenue, cette chose de l'Empire, condamnée à vivre en tête-à-tête funèbre avec le cadavre métallique dont elle vivait, général ou banquier. La Lorette est une personne libre. Elle va et elle vient. Elle tient maison ouverte. Elle n'a pas de maître; elle fréquente les artistes et les journalistes. Elle fait ce qu'elle peut pour avoir de l'esprit. J'ai dit que Gavarni l'avait complétée; et, en effet, entraîné par son imagination littéraire, il invente au moins autant qu'il voit, et, pour cette raison, il a beaucoup agi sur les mœurs. Paul de Kock a créé la Grisette, et Gavarni, la Lorette; et quelques-unes de ces filles se sont perfectionnées en se l'assimilant, comme la jeunesse du quartier latin avait subi l'influence de ses étudiants, comme beaucoup de gens s'efforcent de ressembler aux gravures de mode.

L'amour, c'est le goût de la prostitution. Il n'est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution.

Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.

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L'amour peut dériver d'un sentiment généreux: le goût de la prostitution; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété.

L'amour veut sortir de soi, se confondre avec sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de conquérant.

Les voluptés de l'entreteneur tiennent à la fois de l'ange et du propriétaire. Charité et férocité. Elles sont même indépendantes du sexe, de la beauté et du genre animal.

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Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime de la férocité et de l'amour.

De la couleur violette (amour contenu, mystérieux, voilé, couleur de chanoinesse).

Je crois que j'ai déjà dans mes notes écrit que l'amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme, ou moins possédé que l'autre. Celui-là ou celle-là, c'est l'opérateur ou le bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d'une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par de soigneux tortionnaires? ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l'action d'une pile galvanique, l'ivresse, le délire, l'opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d'aussi affreux, d'aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu'Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus qu'une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot: extase à cette sorte de décomposition.

—Épouvantable jeu, où il faut que l'un des joueurs perde le gouvernement de soi-même!

Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi consistait le plus grand plaisir de l'amour. Quelqu'un répondit naturellement: à recevoir, et un autre: à se donner.—Celui-ci dit: plaisir d'orgueil;—et celui-là: volupté d'humilité. Tous ces orduriers parlaient comme L'Imitation de Jésus-Christ. Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l'amour était de former des citoyens pour la Patrie.

Moi, je dis: la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l'homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté.

Nous aimons les femmes à proportion qu'elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie.

La maigreur est plus nue, plus indécente que la graisse.

...Le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre qu'on ne dit: l'amour vient après le mariage.

J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau.

C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l'on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l'objet par exemple le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à la fois, mais d'une manière confuse, de volupté et de tristesse; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété,—soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.

Une belle tête d'homme n'a pas besoin de comporter, excepté peut-être aux yeux d'une femme, cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme, est une provocation d'autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique.

DE L'AIR DANS LA FEMME.—Les airs charmants, et qui font la beauté, sont: l'air blasé, l'air ennuyé, l'air évaporé, l'air impudent, l'air froid, l'air de regarder en dedans, l'air de domination, l'air de volonté, l'air méchant, l'air malade, l'air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés.

Du culte de soi-même dans l'amour, au point de vue de la santé, de l'hygiène, de la toilette, de la noblesse spirituelle et de l'éloquence.

Il y a dans l'acte de l'amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

Tantôt il lui demandait la permission de lui baiser la jambe, et il profitait de la circonstance pour baiser cette belle jambe dans telle position qu'elle dessinât nettement son contour sur le soleil couchant.

«Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, mon petit singe mélancolique». De pareils caprices de langue trop répétés, de trop fréquentes appellations bestiales témoignent d'un côté satanique dans l'amour. Les satans n'ont-ils pas des formes de bêtes? Le chameau de Cazotte, chameau, diable et femme.

Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. Il ajuste une poupée, et dit à sa femme: Je me figure que c'est toi.—Il ferme les yeux et abat la poupée.—Puis il dit, en baisant les mains de sa compagne: Cher ange, que je te remercie de mon adresse.

Il n'y a que deux endroits où l'on paye pour avoir le droit de dépenser: les latrines publiques et les femmes.

Par un concubinage ardent, on peut deviner les jouissances d'un jeune ménage.

Le goût précoce des femmes. Je confondais l'odeur de la fourrure avec l'odeur de la femme. Je me souviens... Enfin, j'aimais ma mère pour son élégance. J'étais donc un dandy précoce.

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Les pays protestants manquent de deux éléments indispensables au bonheur d'un homme bien élevé, la galanterie et la dévotion.

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L'Espagne met dans la religion la férocité naturelle de l'amour.

Le ton fille entretenue (ma toute-belle! sexe volage!)... La prima-donna et le garçon boucher.

Ému au contact de ces voluptés qui ressemblaient à des souvenirs, attendri par la pensée d'un passé mal rempli, de tant de fautes, de tant de querelles, de tant de choses à se cacher réciproquement, il se mit à pleurer; et ses larmes chaudes coulèrent, dans les ténèbres, sur l'épaule nue de sa chère et toujours attirante maîtresse.

Elle tressaillit, elle se sentit, elle aussi, attendrie, et remuée. Les ténèbres rassuraient sa vanité et son dandysme de femme froide. Ces deux êtres déchus, mais souffrant encore de leur reste de noblesse, s'enlacèrent spontanément, confondant, dans la pluie de leurs larmes et de leurs baisers, les tristesses de leur passé avec leurs espérances bien incertaines d'avenir. Il est présumable que jamais, pour eux, la volupté ne fut si douce que dans cette nuit de mélancolie et de charité;—volupté saturée de douleur et de remords.

À travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui dans les années profondes, puis il s'était jeté dans les bras de sa coupable amie, pour y retrouver le pardon qu'il lui accordait.

Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu'on appelle parfois des anges, en raison et en remerciement de l'étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal,—alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu'impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l'argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l'idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu'elle se vend un million.

La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f***.

Le beau mérite!

La femme est naturelle, c'est à dire abominable.

Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est là dire le contraire du dandy.

Dans Les Oreilles du Comte de Chesterfield, Voltaire plaisante sur cette âme immortelle qui a résidé, pendant neuf mois, entre des excréments et des urines. Voltaire, comme tous les paresseux, haïssait le mystère.

Ne pouvant pas supprimer l'amour, l'Église a voulu au moins le désinfecter, et elle a fait le mariage.

[En marge]. Au moins aurait-il pu deviner dans cette localisation une malice ou une satire de la Providence contre l'amour, et, dans le mode de la génération, un signe du péché originel. De fait, nous ne pouvons faire l'amour qu'avec des organes excrémentiels.

Pourquoi l'homme d'esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu'elles soient également bêtes? À trouver.

Il y a de certaines femmes qui ressemblent au ruban de la Légion d'honneur. On n'en veut plus parce qu'elles se sont salies à de certains hommes. C'est par la même raison que je ne chausserais pas les culottes d'un galeux.

Ce qu'il y a d'ennuyeux dans l'amour, c'est que c'est un crime où l'on ne peut pas se passer d'un complice.

Le goût du plaisir nous attache au présent. Le soin de notre salut nous suspend à l'avenir.

Celui qui s'attache au plaisir, c'est a dire au présent, me fait l'effet d'un homme roulant sur une pente, et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute.

Avant tout, être un grand homme et un saint pour soi-même.

Qu'est-ce que l'amour? Le besoin de sortir de soi.

L'homme est un animal adorateur. Adorer, c'est se sacrifier et se prostituer.

Aussi tout amour est-il prostitution.

L'être le plus prostitué, c'est l'être par excellence, c'est Dieu, puisqu'il est l'ami suprême pour chaque individu, puisqu'il est le réservoir commun, inépuisable, de l'amour.

J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles avoir avec Dieu?

L'éternelle Vénus (caprice, hystérie, fantaisie) est une des formes séduisantes du diable.

La femme ne sait pas séparer l'âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux.—Un satirique dirait que c'est parce qu'elle n'a que le corps.

Un chapitre sur la toilette.—Moralité de la toilette, les bonheurs de la toilette.

Musique. De l'esclavage.—Des femmes du monde.—Des filles.

Dans l'amour, comme dans presque toutes les affaires humaines, l'entente cordiale est le résultat d'un malentendu. Ce malentendu, c'est le plaisir. L'homme crie: O mon ange! La femme roucoule: Maman! maman! Et ces deux imbéciles sont persuadés qu'ils pensent de concert.—Le gouffre infranchissable, qui fait l'incommunicabilité, reste infranchi.

La jeune fille des éditeurs. La jeune fille des rédacteurs en chef. La jeune fille épouvantail, monstre, assassin de l'art.

La jeune fille, ce qu'elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation.

Il y a dans la jeune fille toute l'abjection du voyou et du collégien.

Goût inamovible de la prostitution dans le cœur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude.—Il veut être deux. L'homme de génie veut être un, donc solitaire. La gloire, c'est rester un, et se prostituer d'une manière particulière.

C'est cette horreur de la solitude, le besoin d'oublier son moi dans la chair extérieure, que l'homme appelle noblement besoin d'aimer.

Deux belles religions, immortelles sur les murs, éternelles obsessions du peuple: le phallus antique, et «Vive Barbés!» ou «À bas Philippe!» ou «Vive la République»!

De la nécessité de battre les femmes.

On peut châtier ce que l'on aime. Ainsi, les enfants. Mais cela implique la douleur de mépriser ce que l'on aime.

Du cocuage et des cocus. La douleur du cocu. Elle naît de son orgueil, d'un raisonnement faux sur l'honneur et sur le bonheur, et d'un amour niaisement détourné de Dieu pour être attribué aux créatures. C'est toujours l'animal adorateur se trompant d'idole.

Plus l'homme cultive les arts, moins il b***.

Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l'esprit et la brute.

La brute seule b*** bien et la fouterie est le lyrisme du peuple.

F***, c'est aspirer à entrer dans un autre, et l'artiste ne sort jamais de lui-même.

J'ai oublié le nom de cette salope... Ah! bah! je le retrouverai au jugement dernier.

Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots: immoral, immoralité, moralité dans l'art et autres bêtises me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui, m'accompagnant une fois au Louvre, où elle n'était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et, me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences.

Chronique locale. J'ai appris par des ouvriers, qui travaillaient au jardin, qu'on avait surpris, il y a déjà longtemps, la femme du ***, se faisant f*** dans un confessionnal. Cela m'a été révélé, parce que je demandais pourquoi l'église Sainte-Catherine était fermée aux heures où il n'y a pas d'offices. Il paraît que le curé a pris depuis lors ses précautions contre le sacrilège. C'est une femme insupportable, qui me disait dernièrement qu'elle avait connu le peintre qui a peint le fronton du Panthéon, mais qui doit avoir un c*** superbe (elle). Cette histoire de f*** provinciale, dans un lieu sacré, n'a-t-elle pas tout le sel classique des vieilles saletés françaises? Gardez-vous bien de raconter cette histoire à des gens qui pourraient dire à Honfleur que vous la tenez de moi, alors il me faudrait fuir mon lieu de repos.

C'est depuis ce temps que est obligé d'effacer des cornes que l'on dessine sur sa porte.

Pour le curé, que tout le monde appelle ici un brave homme, c'est presque un homme remarquable, et même érudit.

Nerciat (utilité de ses livres).

Au moment où la Révolution française éclata, la noblesse française était une race physiquement diminuée (de Maistre).

Les livres libertins commentent donc et expliquent la Révolution.

La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus immorales que cette manière moderne d'adorer et de mêler le saint au profane?

On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu'on avouait être une bagatelle, et on ne se damnait pas plus qu'aujourd'hui.

Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas.

Comment on faisait l'amour sous l'ancien régime.

Plus gaiement, il est vrai.

Ce n'était pas l'extase, comme aujourd'hui, c'était le délire.

C'était toujours le mensonge, mais on n'adorait pas son semblable. On le trompait, mais on se trompait soi-même.

Ici, comme dans la vie, la palme de la perversité reste à la femme.

Laufeia. Fæmina simplex dans sa petite maison.

Manœuvres de l'Amour.

Belleroche. Machines à plaisir.

Cécile, dans Les Liaisons dangereuses, type parfait de la détestable jeune fille, niaise et sensuelle.

Son portrait, par la Merteuil, qui excelle aux portraits.

La jeune fille. La niaise, stupide et sensuelle. Tout près de l'ordure originelle.

La Merteuil: Tartuffe femelle, tartuffe de mœurs, tartuffe du XVIIIe siècle.

J'ai bien besoin d'avoir cette femme pour me sauver du ridicule d'en être amoureux... J'ai, dans ce moment, un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui me ramène naturellement à vos pieds.

Lettre IV: Les Liaisons dangereuses.

Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté, où le plaisir s'épure par son excès, ces biens de l'amour ne sont pas connus d'elle... Votre présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et, dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on est toujours deux.

Lettre V: Les Liaisons dangereuses.

(Source de la sensualité mystique et des sottises amoureuses du XIXe siècle.)

J'aurai cette femme. Je l'enlèverai au mari, qui la profane (G. Sand). J'oserai la ravir au Dieu même qu'elle adore (Valmont Satan, rival de Dieu). Quel délice d'être tour à tour l'objet et le vainqueur de ses remords! Loin de moi l'idée de détruire les préjugés qui l'assiègent. Ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu'elle croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie... Qu'alors, si j'y consens, elle me dise: «Je t'adore!»

Lettre VI: Les Liaisons dangereuses.

(La femme qui veut toujours faire l'homme, signe de grande dépravation).

Imprudentes qui, dans leur amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur.

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Je n'avais pas quinze ans... La tête seule fermentait. Je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir. (Georges Sand et autres).

Lettre LXXXI: Les Liaisons dangereuses.

Encore une touche au portrait de la petite Volanges par la Merteuil:

Tandis que nous nous occuperions à former cette petite fille pour l'intrigue [nous n'en ferions qu'une femme facile]... Ces sortes de femmes ne sont absolument que des machines à plaisir.

Lettre CVI: Les Liaisons dangereuses.

Valmont se glorifie et chante son futur triomphe.

Je la montrerai, dis-je, oubliant ses devoirs... Je ferai plus, je la quitterai... Voyez mon ouvrage et cherchez-en dans le siècle un second exemple!...

Lettre CXV: Les Liaisons dangereuses.

Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le dîner absorbé et l'animal satisfait, le poète entre dans la vaste solitude de sa pensée.

Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante, leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l'art, ni la mesure, ni la logique; leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très grand et très justement illustre écrivain, George Sand and elle-même, n'a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament; elle jette ses chefs-d'œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettres?

...Je pense qu'une littérature sévère serait chez nous une protestation utile contre l'envahissante fatuité des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des hommes; et je suis très indulgent pour Voltaire, trouvant bon dans sa préface de La Mort de César, tragédie sans femme, sous de feintes excuses de son impertinence, de bien faire remarquer son glorieux tour de force: «...Aucun de ces auteurs n'a avili ce grand sujet par une intrigue de galanterie. Mais il y a environ trente-cinq ans qu'un des plus beaux génies de France [Fontenelle] s'étant associé avec Mlle Barbier pour composer un Jules César, il ne manqua pas de représenter César et Brutus amoureux et jaloux. Cette petitesse ridicule est un des plus grands exemples de la force de l'habitude; personne n'ose guérir le théâtre français de cette contagion. Il a fallu que, dans Racine, Mithridate, Alexandre, Porus, aient été galants. Corneille n'a jamais évité cette faiblesse: il n'a fait aucune pièce sans amour, et il faut avouer que, dans ses tragédies, si vous exceptez Le Cid et Polyeucte, cette passion est aussi mal peinte qu'elle y est étrangère.»

SUR LA BELGIQUE.—MŒURS. LES FEMMES ET L'AMOUR.

Pas de femmes; pas d'amour.

Pourquoi?

Pas de galanterie chez l'homme, pas de pudeur chez la femme. La pudeur, objet prohibé, ou dont on ne sent pas le besoin. Portrait général de la Flamande, ou du moins de la Brabançonne. (La Wallonne, mise de côté, provisoirement.) Type général de physionomie, analogue à celui du mouton et du bélier.—Le sourire, impossible à cause de la récalcitrante des muscles et de la structure des dents et des mâchoires.

Le teint, en général, blafard, quelquefois vineux. Les cheveux, jaunes. Les jambes, les gorges, énormes, pleines de suif, les pieds, horreur!!!

En général, une précocité d'embonpoint monstrueux, un gonflement marécageux, conséquence de l'humidité de l'atmosphère et de la goinfrerie des femmes.

La puanteur des femmes. Anecdotes.

Obscénité des dames belges. Anecdotes de latrines et de coins de rues.

Quant à l'amour, en référer aux ordures des anciens Flamands. Amour de sexagénaires. Ce peuple n'a pas changé, et les peintres flamands sont encore vrais.

Ici, il y a des femelles. Il n'y a pas de femmes.

—Prostitution belge. Haute et basse prostitution. Contrefaçon des biches françaises. Prostitution française à Bruxelles.

Extraits du règlement sur la prostitution.

Nous avons tous la vérole dans les os, nous nous sommes démocratisés et syphilisés.

Il y avait en Allemagne un duché de quatre sous, grand comme la main, qui s'appelait le duché de Cobourg-Gotha. C'était pour ainsi dire un haras royal, une écurie de beaux hommes, tous taillés en tambours-majors qui étaient destinés aux princesses de l'Europe.

Maintenant qu'il n'y a plus de princesses, à quoi vont s'occuper ces hommes entiers?


PLANS ET FRAGMENTS

PROJETS.—L'Amour parricide.—Le Catéchisme de la femme aimée.—Le Déshabillage.—L'Entreteneur.—La Femme mal-honnête.—La Maîtresse de l'Idiot.—La Maîtresse vierge.—Le Mari compteur.—Les Tribades.

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Vieil entre teneur.—Tous les libertinages.

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A. est libertin.
A. ne l'est pas encore.
A. mort ne l'est plus.
A. devient libertin.

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La froide épouse devient la chaude amante d'un mort.

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Sans doute, dans quelques moments de délire, je lui prodiguai des caresses bien vives, car il me dit plusieurs fois qu'il n'aurait jamais supposé tant de diaboliques erreurs dans l'amour d'une honnête femme, surtout d'une philosophe.

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Les amours, dans la décrépitude de l'humanité.

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Le Fou raisonnable et la belle aventurière.

—Jouissance sensuelle dans la société des extravagants.

Quelle horreur et quelle jouissance dans un amour pour une espionne, une voleuse, etc...! La raison morale de cette jouissance.

Il faut toujours en revenir à de Sade, c'est à dire à l'homme naturel, pour expliquer le mal. Débuter par une conversation sur l'amour, entre gens difficiles.

Sentiments monstrueux de l'amitié ou de l'admiration pour une femme vicieuse.

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La Maîtresse vierge.—La femme dont on ne jouit pas est celle que l'on aime.

Délicatesse esthétique, hommage idolâtrique des blasés.

Ce qui rend la maîtresse plus chère, c'est la débauche avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en jouissances sensuelles, elle le gagne en adoration. La conscience d'avoir besoin du pardon rend l'homme plus aimable. De la chasteté dans l'amour.

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L'homme qui voit dans sa maîtresse un défaut, un vice (physique?) imaginaire. Obsession.

L'homme désespéré de n'être pas aussi beau que sa femme.

Celui qui n'est pas beau ne peut pas jouir de l'amour.

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Série de scènes du Directoire et du Consulat.

Modes de ces époques.

Estampes indécentes de ces époques.

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Les jouissances de l'Église. Impressions libertines ressenties à Saint-Paul.

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Ni remords ni regrets.

Qu'importe de souffrir beaucoup, quand on a beaucoup joui?

C'est une loi, un équilibre.

Trouver l'algèbre morale de ce dicton.

Refrains variés.

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Toute jeune, les jupons, la soie, les parfums, les genoux des femmes.


Fac-simile d'une page du carnet de Baudelaire.


LETTRES DE BAUDELAIRE

I

À MADAME MARIE

Madame,

Est-il bien possible que je ne dois plus vous revoir? Là est pour moi la question importante, car j'en suis arrivé à ce point que votre absence est déjà pour mon cœur une énorme privation.

Quand j'ai appris que vous renonciez à poser, et qu'involontairement j'en serais la cause, j'ai ressenti une tristesse étrange.

J'ai voulu vous écrire, quoique pourtant je sois peu partisan des écritures; on s'en repend presque toujours. Mais je ne risque rien, puisque mon parti est pris de me donner à vous, pour toujours.

Savez-vous que notre longue conversation de jeudi a été fort singulière? C'est cette même conversation qui m'a laissé dans un état nouveau et qui est l'occasion de cette lettre.

Un homme qui dit: Je vous aime, et qui prie, et une femme qui répond: Vous aimer? Moi! jamais! Un seul a mon amour, malheur à celui qui viendrait après lui; il n'obtiendrait que mon indifférence et mon mépris. Et ce même homme, pour avoir le plaisir de regarder plus longtemps dans vos yeux, vous laisse lui parler d'un autre, ne parler que de lui, ne vous enflammer que pour lui, et en pensant à lui. Il est résulté pour moi de tous ces aveux un fait bien singulier, c'est que, pour moi, vous n'êtes plus simplement une femme que l'on désire, mais une femme que l'on aime pour sa franchise, pour sa passion, pour sa verdeur, pour sa jeunesse et pour sa folie.

J'ai beaucoup perdu à ces explications, puisque vous avez été si décisive que j'ai dû me soumettre de suite. Mais vous, Madame, vous y avez beaucoup gagné: vous m'avez inspiré du respect et une estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la bien, cette passion qui vous rend si belle, et si heureuse.

Revenez, je vous en supplie, et je me ferai doux et modeste dans mes désirs. Je méritais d'être méprisé de vous, quand je vous ai répondu que je me contenterais de miettes. Je mentais. Oh! si vous saviez comme vous étiez belle, ce soir-là! Je n'ose pas vous faire de compliments. Cela est si banal,—mais vos yeux, votre bouche, toute votre personne, vivante et animée, passe, maintenant, devant mes yeux fermés,—et je sens bien que c'est définitif.

Revenez, je vous le demande à genoux; je ne vous dis pas que vous me trouverez sans amour; mais cependant vous ne pourrez empêcher mon esprit d'errer autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos yeux où toute votre vie réside, de toute voire adorable personne charnelle; non, je sais que vous ne le pourrez pas; mais soyez tranquille, vous êtes pour moi un objet de culte, et il m'est impossible de vous souiller; je vous verrai toujours aussi radieuse qu'avant. Toute votre personne est si bonne, si belle, et si douce à respirer! Vous êtes pour moi la vie et le mouvement, non pas précisément autant à cause de la rapidité de vos gestes et du côté violent de votre nature qu'à cause de vos yeux qui ne peuvent inspirer au poète qu'un amour immortel. Comment vous exprimer à quel point je les aime, vos yeux, et combien j'apprécie votre beauté? Elle contient deux grâces contradictoires, et qui, chez vous, ne se contredisent pas, c'est la grâce de l'enfant celle de la femme. Oh! croyez-moi, je vous le dis du fond du cœur: vous êtes une adorable créature, et je vous aime bien profondément. C'est un sentiment vertueux qui me lie à jamais à vous. En dépit de votre volonté, vous serez désormais mon talisman et ma force. Je vous aime, Marie, c'est indéniable; mais l'amour que je ressens pour vous, c'est celui du chrétien pour son Dieu; aussi ne donnez jamais un nom terrestre, et si souvent honteux, à ce culte incorporel et mystérieux, à cette suave et chaste, attraction qui unit mon âme à la vôtre, en dépit de voire volonté. Ce serait un sacrilège.—J'étais mort, vous m'avez fait renaître. Oh! vous ne savez pas tout ce que je vous dois! J'ai puisé dans votre regard d'ange des joies ignorées; vos m'ont initié au bonheur de l'âme, dans tout ce qu'il a de plus parfait, de plus délicat. Désormais, vous êtes mon unique reine, ma passion et ma beauté; vous êtes la partie de moi-même qu'une essence spirituelle a formée.

Par vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j'immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau.

Veuillez me répondre un seul mot, je vous en supplie, un seul. Il y a dans la vie de chacun des journées douteuses et décisives un témoignage d'amitié, un regard, un griffonnage quelconque vous pousse vers la sottise au vers la folie! Je vous jure que j'en suis là. Un mot de vous sera la chose bénie qu'on regarde et qu'on apprend par cœur. Si vous saviez è quel point vous êtes aimée! Tenez, je me mets à vos pieds; un mot, dites un moi... Non, vous ne le direz pas!

Heureux, mille fois heureux, celui que vous avez choisi entre tous, vous, si pleine de sagesse et de beauté, vous, si désirable, talent, esprit et cœur! Quelle femme pourrait vous remplacer jamais? Je n'ose solliciter une visite, vous me la refuseriez. Je préfère attendre.

J'attendrai des années, et, quand vous vous verrez obstinément aimée, avec respect, avec un désintéressement absolu, vous vous souviendrez alors que vous avez commencé par me maltraiter, et vous avouerez que c'était une mauvaise action.

Enfin, je ne suis pas libre de refuser les coups qu'il plaît à l'idole de m'envoyer. Il vous a plu de me mettre à la porte, il me plaît de vous adorer. C'est un point vidé.

15, Cité d'Orléans.


II

À MADAME SABATIER

Jeudi, 9 Décembre 1852.

La personne pour qui ces vers ont été faits, qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, quand même ils lui paraîtraient tout à fait ridicules, est bien humblement suppliée de ne les montrer à personne. Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L'absence de signature n'est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l'image de celle qui en est l'objet, l'a bien vivement aimée, sans jamais le lui dire, et conservera toujours pour elle la plus tendre sympathie.

À UNE FEMME TROP GAIE

Ta tête, ton geste et ton air
Sont beaux comme un beau paysage.
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Versailles, 3 Mai 1853.

A A ***.

Ange plein de gaité, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis.
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Lundi, 9 Mai 1853.

Vraiment, Madame, je vous demande mille pardons pour cette imbécile rimaillerie anonyme, qui sent horriblement l'enfantillage, mais qu'y faire? Je suis égoïste comme les enfants et les malades. Je pense aux personnes aimées, quand je souffre. Généralement, je pense à vous en vers, et, quand les vers sont faits, je ne sais pas résister à l'envie de les faire voir à la personne qui en est l'objet.—En même temps, je me cache, comme quelqu'un qui a une peur extrême du ridicule.—N'y a-t-il pas quelque chose d'essentiellement comique dans l'amour?—particulièrement pour ceux qui n'en sont pas atteints.

Mais je vous jure que c'est bien la dernière fois que je m'expose; et, si mon ardente amitié pour vous dure aussi longtemps encore qu'elle a déjà duré, avant que je vous aie dit un mot, nous serons vieux tous les deux.

Quelque absurde que tout cela vous paraisse, figurez-vous qu'il y a un cœur dont vous ne pourriez vous moquer sans cruauté, et où votre image vit toujours.

Une fois, une seule, aimable et bonne femme,
À mon bras votre bras poli.
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Mardi, 7 Février 1854.

Je ne crois pas. Madame, que les femmes, en général, connaissent toute l'étendue de leur pouvoir, soit pour le bien, soit pour le mal. Sans doute, il ne serait pas prudent de les en instruire toutes également. Mais, avec vous, on ne risque rien; votre âme est trop riche en bonté pour donner place à la fatuité et à la cruauté. D'ailleurs, vous avez été, sans aucun doute, tellement abreuvée, saturée de flatteries, qu'une seule chose peut vous flatter désormais, c'est d'apprendre que vous faites le bien,—même sans le savoir,—même en dormant,—simplement en vivant.

Quant à cette lâcheté de l'anonyme, que vous dirai-je, quelle excuse alléguerai-je, si ce n'est que ma première faute commande toutes les autres et que le pli est pris.—Supposez, si vous voulez, que, quelquefois, sous la pression d'un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois obligé à'accorder le désir innocent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire.—Voilà qui explique la lâcheté.

Ils marchent devant moi, ces Yeux extraordinaires
Qu'un ange très savant a sans doute aimantés;
.................................

N'est-il pas vrai que vous pensez, comme moi,—que la plus délicieuse beauté, la plus excellente et la plus adorable créature,—vous-même, par exemple,—ne peut pas désirer de meilleur compliment que l'expression de la gratitude pour le bien qu'elle a fait.

[Le ].

...After a night of pleasure and désolation, all my soul belongs to you...

Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille
Entre, en société de l'idéal rongeur.
.................................

Jeudi, 16 février 1854.

J'ignore ce que les femmes pensent des adorations dont elles sont quelquefois l'objet. Certaines gens prétendent qu'elles doivent les trouver tout à fait naturelles, et d'autres, qu'elles en doivent rire. Ils ne les supposent donc que vaniteuses, ou cyniques. Pour moi, il me semble que les âmes bien faites ne peuvent être que fières et heureuses de leur action bienfaitrice. Je rie sais si jamais cette douceur suprême me sera accordée de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi et de l'irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau. Je suis simplement heureux, pour le moment présent, de vous jurer de nouveau que jamais amour ne fut plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect, que celui que je nourris secrètement pour vous, et que je cacherai toujours avec le soin que ce tendre respect me commande.

Que diras-tu, ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
.................................

Lundi, 8 Mai 1854.

Il y a bien longtemps. Madame, bien longtemps que ces vers sont écrits.—Toujours la même déplorable habitude, la rêverie et l'anonyme.—Est-ce la honte de ce ridicule anonyme, est-ce la crainte que les vers ne soient mauvais et que l'habileté n'ait pas répondu à la hauteur des sentiments, qui m'ont rendu, cette fois, si hésitant et si timide?—Je n'en sais rien du tout.—J'ai si peur de vous que je vous ai toujours caché mon nom, pensant qu'une adoration anonyme,—ridicule évidemment pour toutes les brutes matérielles mondaines que nous pourrions consulter à ce sujet,—était après tout à peu près innocente,—ne pouvait rien troubler, rien déranger, et était infiniment supérieure en moralité à une poursuite niaise, vaniteuse, à une attaque directe contre une femme qui a ses affections placées—et peut-être ses devoirs. N'êtes-vous pas,—et je le dis avec un peu d'orgueil,—non seulement une des plus aimées,—mais aussi la plus profondément respectée de toutes les créatures?—Je veux vous en donner une preuve.—Riez-en, beaucoup, si cela vous amuse,—mais n'en parlez pas.—Ne trouvez-vous pas naturel, simple, humain, que l'homme bien épris haïsse l'amant heureux, le possesseur?—Qu'il le trouve inférieur, choquant?—Eh bien, il y a quelque temps, le hasard m'a fait rencontrer, celui-là;—comment vous exprimerai-je,—sans comique, sans faire rire votre méchante figure, toujours pleine de gaieté,—combien j'ai été heureux de trouver un homme aimable, un homme qui pût vous plaire.—Mon Dieu! tant de subtilités n'accusent-elles pas la déraison?—Pour en finir, pour vous expliquer mes silences et mes ardeurs, ardeurs presque religieuses, je vous dirai que quand mon être est roulé dans le noir de as méchanceté et de sa sottise naturelles, il rêve profondément de nous. De cette rêverie excitante et purifiante naît généralement un accident heureux.—Vous êtes pour moi non seulement la plus attrapante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et ta plus précieuse des superstitions.—Je suis un égoïste, je me sers de vous.—Voici mon malheureux torche-cul.—Combien je serais heureux si je pouvais être certain que ces hautes conceptions de l'amour ont quelque chance d'être bien accueillies dam un coin secret de votre adorable pensée! Je ne le saurai jamais.

À la très chère, à la très belle.
Qui remplit mon cœur de clarté,
.................................

Pardonne-moi, je ne vous en demande pas plus.

Mardi, 18 Août 1857.

Chère Madame,

Vous n'avez pas cru un seul instant, n'est-ce pas? que j'aie pu vous oublier. Je vous ai, dès la publication, réservé un exemplaire de choix, et, s'il est revêtu d'un habit si indigne de vous, ce n'est pas ma faute, celle de mon relieur, à qui j'avais commandé quelque chose de beaucoup plus spirituel.

Croiriez-vous que les misérables (je parle du juge d'instruction, du procureur, etc...) ont osé incriminer, entre autres morceaux, deux des pièces composées pour ma chère idole (Tout Entière et À Celle qui est trop gaie)? Cette dernière est celle que vénérable Sainte-Beuve déclare la meilleure du volume.

Voilà la première fois que je vous écris avec ma vraie écriture. Si je n'étais pas accablé d'affaires et de lettres (c'est après-demain l'audience), je profiterais de cette occasion pour vous demander pardon de tant de folies et d'enfantillages. Mais d'ailleurs ne vous en êtes-vous pas suffisamment vengée, surtout avec notre petite sœur? Ah! le petit monstre! Elle m'a glacé, un jour que nous étant rencontrés elle partit d'un grand éclat de rire à ma face, et me dit: Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur, et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres?—J'ai compris d'abord que quand, je voulais me cacher je me cachais fort mal, et ensuite que sous votre charmant visage vous déguisiez, un esprit peu charitable. Les polissons sont AMOUREUX; mais les poètes sont IDOLÂTRES, et votre sœur est peu faite, je crois, pour comprendre les choses éternelles.

Permettez-moi donc, au risque de nous divertir aussi, de renouveler ces protestations qui ont tant diverti cette petite folle. Supposez un amalgame de rêverie, de sympathie, de respect, avec mille enfantillages pleins de sérieux, vous aurez un à-peu-près de ce quelque chose de très sincère que je ne me sens pas capable de mieux définir.

Vous oublier n'est pas possible. On dit qu'il a existé des poètes qui ont vécu toute leur vie les yeux fixés sur une image chérie. Je crois en effet (mais j'y suis trop intéressé) que la fidélité est un des signes du génie.

Vous êtes plus qu'une image rêvée et chérie, vous êtes ma superstition. Quand je fais quelque grosse sottise, je me dis: Mon Dieu! si elle le savait! Quand je fais quelque chose de bien, je me dis: Voilà quelque chose qui me rapproche d'elle,—en esprit.

Et la dernière fois que j'ai eu le bonheur (bien malgré moi) de vous rencontrer, car vous ignorez avec quel soin je vous fuis! je me disais: Il serait singulier que cette voiture l'attendît, je ferais peut-être bien de prendre un autre chemin.—Et puis: Bonsoir, Monsieur! avec cette voix aimée dont le timbre enchante et déchire. Je m'en suis allé, répétant tout le long de mon chemin: Bonsoir, Monsieur! en essayant de contrefaire votre voix.

J'ai vu mes juges, jeudi dernier. Je ne dirai pas qu'ils ne sont pas beaux, ils sont abominablement laids, et leur âme doit ressembler à leur visage.

Flaubert avait pour lui l'Impératrice. Il me manque une femme. Et la pensée bizarre que peut-être vous pourriez, par des relations et des canaux peut-être compliqués, faire arriver un mot sensé à une de ces grosses cervelles s'est emparée de moi, il y a quelques jours.

L'audience est pour après-demain matin, jeudi. Les monstres se nomment:

PrésidentDUPATY.
Procureur impérialPINARD (redoutable).
JugesDELESVAUX.
DE PONTON D'AMÉCOURT.
NACQUART.

Sixième Chambre correctionnelle.

Je veux laisser toutes ces trivialités de côté.

Rappelez-vous que quelqu'un pense à vous, que sa pensée n'a jamais rien de trivial, et qu'il vous en veut un peu de votre malicieuse gaieté.

Je vous prie très ardemment de garder désormais pour vous tout ce que je pourrais vous confier. Vous êtes ma compagnie ordinaire et mon secret. C'est cette intimité, où je me donne la réplique depuis si longtemps, qui m'a donné l'audace de ce ton si familier.

Adieu, chère Madame, je baise vos mains avec toute ma dévotion.

Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent.

Lundi, 24 Août 1857.

Très chère amie,

Puisque vous aimez le grand Jules, le voilà! Dumas a repris presque aussitôt son plâtre, moulé sur un bronze du musée de Besançon. Il n'y avait que trois épreuves tirées. Celle-ci est la moins mauvaise.

31 Août 1857.

J'ai détruit ce torrent d'enfantillages amassé sur ma table. Je ne l'ai pas trouvé assez grave pour vous, chère bien-aimée. Je reprends vos deux lettres, et j'y fais une nouvelle réponse. Il me faut, pour cela, un peu de courage; car j'ai abominablement mal aux nerfs, à en crier, et je me suis réveillé avec l'inexplicable malaise moral que j'ai emporté hier soir de chez vous.

... manque absolu de pudeur.

C'est pour cela que tu m'es encore plus chère.

... il me semble que je suis à toi depuis le premier jour où je t'ai vu. Tu en feras ce que tu voudras, mais je suis à toi, de corps, d'esprit et de cœur.

Je t'engage à bien cacher cette lettre, heureuse!—Sais-tu réellement ce que tu dis? Il y a des gens pour mettre en prison ceux qui ne paient pas leurs lettres de change, mais les serments de l'amitié et de l'amour, personne n'en punit la violation.

Aussi je t'ai dit hier: Vous m'oublierez, vous me trahîtes; celui qui vous amuse vous ennuiera.—Et j'ajoute aujourd'hui: Celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l'âme.—Vous voyez, ma bien belle chérie, que j'ai d'odieux préjugés à l'endroit des femmes.—Bref, je n'ai pas la foi.—Vous avez l'âme belle, mais en somme c'est une âme féminine.

Voyez comme en peu de jours notre situation a été bouleversée. D'abord, nous sommes tous les deux possédés de la peur d'affliger un honnête homme qui a le bonheur d'être toujours amoureux. Ensuite, nous avons peur de notre propre orage, parce que nous savons (moi surtout) qu'il y a des nœuds difficiles à délier.

Et enfin, il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme, maintenant.—Et si, par malheur pour moi, j'acquiers le droit d'être jaloux! quelle horreur seulement d'y penser! mais, avec une personne telle que vous, dont les yeux sont pleins de sourires et de grâces pour tout le monde, on doit souffrir le martyre.

La seconde lettre porte un cachet d'une solennité qui me plairait, si j'étais bien sûr que vous la comprenez. Never meet or never part! Cela veut dire positivement qu'il vaudrait bien mieux ne s'être jamais connu, mais que quand on s'est connu on ne doit pas se quitter. Sur une lettre d'adieux, ce cachet serait très plaisant.

Enfin, arrive ce que pourra. Je suis un peu fataliste. Mais, ce que je s c'est que j'ai horreur de la passion,—parce que je la connais, avec toutes ses ignominies;—et voilà que l'image bien-aimée qui dominait toutes les aventures de la vie devient trop séduisante.

Je n'ose pas trop relire cette lettre; je serais peut-être obligé de la modifier, car je crains bien de vous affliger; il me semble que j'ai dû laisser percer quelque chose de la vilaine partie de mon caractère.

Il me paraît impossible de vous faire aller ainsi dans cette sale rue J.-J. Rousseau. Car j'ai bien d'autres choses à vous dire. Il faut donc que vous m'écriviez pour m'indiquer un moyen.

Quant à notre petit projet, s'il devient possible, avertissez-moi quelques jours d'avance.

Adieu, chère bien-aimée; je vous en veux un peu d'être trop charmante. Songez donc que, quand j'emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j'emporte aussi le désir d'y revenir. Et alors quelle insupportable obsession.

Décidément, je porte ceci moi-même rue J.-J. Rousseau, dans la crainte que vous n'y alliez aujourd'hui.—Cela y sera plutôt.

[Le ].

Si je n'ai pas le plaisir de vous trouver, je vous laisserai ces babioles que je désirais vous faire lire. Je les emprunte à un de mes amis.

Tout à vous, de cœur.

[Le ].

Très chère amie,

C'est jouer de malheur; je ne vous ai pas répondu hier, alors que je me croyais sûr de venir ce soir chez vous, et, aujourd'hui, comme tant d'autres dimanches, il m'arrive des ennuis qui font que je vais m'enfermer comme une bête féroce. Tantôt, c'est la fatigue, le besoin de me coucher tout de suite, tantôt, c'est un travail. Dimanche dernier, c'était (ne riez pas, et gardez pour vous ce que je vous dis à l'oreille) une peur épouvantable d'être obligé de parler à Feydeau de son dernier roman.

Si vous supposiez que je ne pense jamais à vous, vous vous tromperiez beaucoup,—et je vous le dirais plus souvent, si vous n'aviez pas adopté pour moi de si vilains yeux. Hier, je voulais vous apporter un album que j'ai fait mettre de côté pour vous, mais j'ai préféré tarder un peu et demander d'autres épreuves. Je ne les ai pas trouvées assez belles. On fera un nouveau tirage, ou bien on en cherchera de meilleures dans un tirage précédent.

Rendez-moi le grand service de dire ce soir à Christophe qu'il faut absolument qu'il vienne demain, lundi soir, dîner chez moi, à l'Hôtel de Dieppe. Il le faut.

Saviez-vous que l'infortunée señora Martinez roulait dans les cafés lyriques, et qu'elle chantait, il y a quelques jours, à l'Alcazar?

Je suis si malheureux, et si ennuyé, que je fuis toute distraction. J'ai même, tout récemment, malgré l'envie que j'ai de le connaître, refusé une charmante invitation de Wagner. Je vous raconterai plus tard ce que tout cela veut dire.

Je vous embrasse, avec votre permission, bien cordialement.

Dimanche.

Comme je sens que je ne vous trouverai pas, je prépare un mot, d'avance.

Avant-hier, j'étais venu pour vous dire une chose que vous savez et dont vous ne doutez pas: c'est que je suis toujours consterné et affligé de tout ce qui vous afflige.

Je comptais dîner avec vous et Mosselmann, mais ce fut an dîner dont la grâce était absente. Car vous ne pouvez présumer que le monsieur russe vous ait remplacé.—Pour moi, du moins.

Tout à vous. Mille amitiés.

Mardi, 8 Septembre 1857.

Chère Madame,

Je vous écris de chez Rouvière qui ne peut m'offrir que deux stalles de balcon pour la première représentation du Roi Lear (vendredi). Je suis vraiment bien honteux, car j'eusse vivement désiré vous envoyer une loge. Ces stalles seront évidemment bonnes, et, si M. Mosselmann voulait bien accepter une de mes stalles, vous iriez demander l'hospitalité à Théophile, qui assurément recevra une loge de la direction du Cirque.

Ayez la bonté de me répondre un petit mot.

Je vous baise très humblement vos royales mains.

10 Septembre 1857.

Il se trouve, chère Madame, que cette représentation est avancée d'un jour.

Je n'entends pas grand'chose aux billets. Cependant ceux-ci ne me paraissent pas mauvais. Si vous jugez à propos de vous en servir, je, m'arrangerai pour aller là-bas de mon côté; si vous jugez bon que j'aille chercher Mosselmann chez vous, j'irai, à l'heure que vous voudrez bien m'indiquer.

Ayez l'obligeance de me répondre par le commissionnaire, car je ne rentrerai chez moi que tard.

Tout à vous.

Dimanche, 13 Septembre 1857.

Chère Madame,

Je serai obligé, ce soir, de me priver du plaisir de dîner chez vous. Je suis accablé d'affaires empiétant même sur le dimanche soir. De plus, quelques mésaventures, que je n'ai pas méritées, m'ont mis assez de noir dans l'esprit pour faire de moi un piteux convive,—plus piteux que d'ordinaire,—n'étant jamais bien gai.

Cependant, je saurai aller vous souhaiter un petit bonsoir, ainsi qu'à nos excellents amis.—Je vous supplie de ne pas mal interpréter mes très humbles excuses.

Présentez mes amitiés à tout le monde.

Vendredi, 25 Septembre 1857.

Très chère amie,

J'ai commis hier une énorme sottise. Sachant que vous aimiez les vieilleries et les bibelots, j'avais avisé depuis longtemps un encrier qui pouvait vous plaire. Mais je n'osais pas vous l'envoyer. Un de mes amis a montré l'intention de s'en emparer, et cela m'a décidé. Mais jugez de mon désappointement quand j'ai trouvé un objet usé, écorné, éraillé, qui avait l'air si joli, derrière la vitre.

Quant à la grosse sottise, la voici: je n'ai laissé au marchand ni ma carte, ni un mot pour vous, de façon que l'objet a dû tomber chez vous, comme un mystère: c'est moi, le coupable. Ne soupçonnez donc personne. Je n'ai réfléchi à ma sottise que ce soir.

Croyez aux affectueux sentiments de votre bien dévoué ami et serviteur.

17 Novembre 1857.

Très chère amie,

Je me proposais de vous demander, aujourd'hui, la permission de vous faire une de ces bonnes visites où vous jouez, sans le savoir, le rôle divin du médecin. Mais je viens de recevoir un Monsieur galonné, muni d'une lettre du Ministre qui veut me voir aujourd'hui. Cela me dérange et m'ennuie.

J'ignore absolument quand je pourrai jouir de votre dimanche, car j'ai commencé ce tour de force dont je ne suis capable que si rarement.

Je vous envoie les livres que je désirais vous faire lire. L'Ensorcelée est d'une nature beaucoup plus élevée que La Vieille Maîtresse. Mais j'ai le malheur m'entendre de si peu avec vous que je crains que vous ne partagiez pas mon enthousiasme,—enthousiasme ancien, il est vrai, et que je vérifierai de nouveau, quand vous aurez fini.

Mes amitiés à M. Mosselmann.

Votre bien dévoué.

Dimanche, 3 Janvier 1858.

Que je vous demande pardon de ne pas aller ce soir à cette bonne réunion! Outre que je suis peu gai, j'ai fait, toute la journée, des préparatifs de départ,et j'en suis fatigué. Je vais passer par Alençon, et puis j'irai peut-être inspecter mon futur domicile, au bord de la mer.

Faites bien toutes mes amitiés à Théophile et à Mosselmann, et dites à Flaubert qu'il va recevoir de mes nouvelles.

Votre bien dévoué.

Lundi, 11 Janvier 1858.

Hélas! votre lettre m'arrive ou plutôt m'est remise, comme je rentre, à 3 h.

Mais, pour dire toute la vérité, je l'aurais eue dès hier, que je ne crois pas que j'eusse réussi. Je ne connais là-bas que Rouvière, que je ne vois plus depuis longtemps, et je sais que le sieur B*** est affreusement avare avec ses comédiens.

Ne m'en veuillez pas trop, vous en prie.

Bouvière n'a évidemment pas reçu plus d'une ou deux stalles.

Mardi, 12 Janvier 1858.

Chère amie,

Si, c'est bien moi que Mosselmann a vu, il m'a vu dans un piteux état, cherchant partout une voiture. J'étais, parvenu à détruire les étouffements, avec tes capsules d'éther, et les coliques, avec l'opium, quand une nouvelle infirmité est tombée sur moi. Je ne peux marcher qu'avec beaucoup de peine; quant à descendre un escalier tout seul, c'est une grande histoire. Pour comble de malheur, je suis plein de courses et d'affaires. Je n'ai pas besoin de vous dire que le ridicule de la douleur me fait plus de mal que la douleur.

J'irai vous voir dans peu de jours,—mais quand toutefois je ne boiterai plus, et quand je me sentirai très gai; vous connaissez mes principes.

Il m'est arrivé, relativement à vous, un petit chagrin que je veux vous avouer, parce qu'il est irréparable.—J'avais, vers la fin du mois, avisé deux éventails ou plutôt deux modèles d'éventail empire fort bien peints,—dont l'un, le tableau de Thésée et Hippolyte, de Guérin;—je me proposais de vous les offrir, connaissant votre passion pour les choses de cette époque. Mais je me figure à tort que personne n'a les mêmes idées que moi et que les choses doivent m'attendre interminablement dans les boutiques. À mon retour, ils avaient disparu.

Je vous remercie de tout mon cœur des excellents conseils littéraires que vous m'adressez. Ils sont excellents (abstractivement et généralement), surtout parce qu'ils viennent d'un excellent cœur; mais je vous assure que, dans le cas présent, ils ont tort. Avant de faire mon installation définitive, il faut bien que je me débarrasse de tout ce que je ne pourrai pas faire là-bas.

Amitiés à Mosselmann.

All yours.

Dimanche, 2 Mai 1858.

Voilà, ma chère amie, le petit livre dont je vous avais parlé et qui vous amusera, j'en suis sûr.

Que vous avez été méchante de ne pas même me laisser le temps de vous remercier de toute la joie que j'ai trouvée dimanche et hier auprès de vous!

Votre extraordinaire Madame Nieri a commis en me quittant un enfantillage digne d'une étrangère. Avant que j'eusse eu le temps de donner mon adresse au cocher, elle s'était avisée de le payer, et, comme je me fâchais, elle a dit: Il est trop tard, c'est fait!—et puis, avec une vitesse aussi extraordinaire qu'elle, elle s'est élancée, elle et ses jupes, dans le grand escalier de l'hôtel.

Tout à vous.—Je vous embrasse comme un très ancien camarade que j'aimerai toujours. (Le mot camarade est un mensonge; il est trop vulgaire, et il n'est pas assez tendre.)


III

À JEANNE DUVAL

Honfleur, 17 Décembre 1859.

Ma chère fille,

Il ne faut pas m'en vouloir si j'ai brusquement quitté Paris sans avoir été te chercher, pour te divertir un peu. Tu sais combien j'étais exténué par l'inquiétude. De plus, ma mère, qui savait que sur ma terrible échéance de 5,000 fr. il y avait 2,000 fr. payables à Honfleur, me tourmentait beaucoup. D'ailleurs, elle s'ennuie. Tout s'est arrangé heureusement, mais figure-toi que la veille il manquait 1.600 fr. De Calonne s'est conduit très généreusement et nous a tirés d'affaire. Je te jure que je vais revenir dans quelques jours; il faut que je m'entende avec Malassis, et d'ailleurs j'ai laissé tous mes cartons à l'Hôtel. Désormais, je ne veux plus faire à Paris de ces énormes séjours qui me coûtent tant d'argent. Il vaut mieux pour moi venir souvent et ne rester que quelques jours. En attendant, comme je puis rester une semaine absent, et que je ne veux pas que dans ton état tu restes privée d'argent, même un jour, adresse-toi à M. Ancelle. Je sais que je suis un peu en avance sur l'année prochaine, mais tu sais que malgré ses hésitations il est assez généreux. Cette petite somme te suffira pour m'attendre, et les environs du Jour de l'An m'apporteront de l'argent. Mets donc ce billet dans une nouvelle enveloppe, et, puisque tu n'as pas le courage d'écrire de la main gauche, fais écrire l'adresse par ta domestique.

J'ai trouvé un logement transformé. Et ma mère, qui ne peut pas rester une minute en repos, a arrangé et embelli (elle a cru embellir) mon logement.

Je vais donc revenir, et si, comme je le crois, je suis doué de quelque argent, je tâcherai de t'amuser.

Avec ces chemins glissants, ne sors pas sans être accompagnée.

Ne perds pas mes vers et mes articles.


IV

À CHARLES ASSELINEAU

Jeudi, 13 Mars 1856.

Mon cher ami.

Puisque les rêves vous amusent, en voilà un qui, j'en suis sûr, ne vous déplaira pas. Il est 5 h. du matin, il est donc tout chaud. Remarquez que ce n'est qu'un des mille échantillons des rêves dont je suis assiégé, et je n'ai pas besoin de vous dire que leur singularité complète, leur caractère général qui est d'être absolument étrangers à mes occupations ou à mes aventures passionnelles, me poussent toujours à croire qu'ils sont un langage hiéroglyphique, dont je n'ai pas la clef.

Il était (dans mon rêve) 2 ou 3 h. du matin, et je me promenais seul dans les rues. Je rencontre Castille, qui avait, je crois, plusieurs courses à faire, et je lui dis que je l'accompagnerai et que je profiterai de la voiture pour faire une course personnelle. Nous prenons donc une voiture. Je considérais comme un devoir d'offrir à la maîtresse d'une grande maison de prostitution un livre de moi qui venait de paraître. En regardant mon livre, que je tenais à la main, il se trouva que c'était un livre obscène, ce qui m'expliqua la nécessité d'offrir cet ouvrage à cette femme. De plus, dans mon esprit, cette nécessité était au fond un prétexte, une occasion de b***, en passant, une des filles de la maison; ce qui implique que, sans la nécessité d'offrir le livre, je n'aurais pas osé aller dans une pareille maison.

Je ne dis rien de tout cela à Castille, je fais arrêter la voiture à la porte de cette maison, et je laisse Castille dans la voiture, me promettant de ne pas le faire attendre longtemps.

Aussitôt après avoir sonné et être entré, je m'aperçois que ma *** pend par la fente de mon pantalon déboutonné, et je juge qu'il est indécent de me présenter ainsi (même dans un pareil endroit). De plus, me sentant les pieds très mouillés, je m'aperçois que j'ai les pieds nus, et que je les ai posés dans un mare humide, au bas de l'escalier. Bah! me dis-je, je les laverai avant de b*** et avant de sortir de la maison. Je monte.—À partir de ce moment, il n'est plus question du livre.

Je me trouve dans de vastes galeries, communiquant ensemble,—mal éclairées,—d'un caractère triste et fané,—comme les vieux cafés, les anciens cabinets de lecture, ou les vilaines maisons de jeu. Les filles, éparpillées à travers ces vastes galeries, causent avec des hommes, parmi lesquels je vois des collégiens.—Je me sens très triste et très intimidé; je crains qu'on ne voie mes pieds. Je les regarde, je m'aperçois qu'il y en a un qui porte un soulier.—Quelque temps après, je m'aperçois qu'ils sont chaussés tous deux.—Ce qui me frappe, c'est que les murs de ces vastes galeries sont ornés de dessins de toutes sortes, dans des cadres. Tous ne sont pas obscènes. Il y a même des dessins d'architecture et des figures égyptiennes. Comme je me sens de plus en plus intimidé, et que je n'ose pas aborder une fille, je m'amuse à examiner minutieusement tous les dessins.

Dans une partie reculée d'une de ces galeries, je trouve une série très singulière.—Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des plumages très brillants, dont l'œil est vivant. Quelquefois, il n'y a que des moitiés d'oiseaux.—Cela représente quelquefois des images d'êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes, comme des aérolithes.—Dans un coin de chaque dessin, il y a une note: La fille une telle, âgée de ***, a donné le jour à ce fœtus, en telle année. Et d'autres notes de ce genre.

La réflexion me vient que ce genre de dessin est bien peu fait pour donner des idées d'amour.

Une autre réflexion est celle-ci: Il n'y a vraiment dans le monde qu'un seul journal, et c'est Le Siècle, qui puisse être assez bête pour ouvrir une maison de prostitution, et pour y mettre en même temps une espèce de musée médical. En effet, me dis-je soudainement, c'est Le Siècle qui a fait les fonds de cette spéculation de b***, et le musée médical s'explique par sa manière de progrès, de science, de diffusion des lumières.—Alors, je réfléchis que la bêtise et la sottise modernes ont leur utilité mystérieuse, et que, souvent, ce qui a été fait pour le mal, par une mécanique spirituelle, tourne pour le bien. J'admire en moi-même la justesse de mon esprit philosophique.

Mais, parmi tous ces êtres, il y en a un qui a vécu. C'est un monstre né dans la maison, et qui se tient éternellement sur un piédestal. Quoique vivant, il fait donc partie du musée. Il n'est pas laid. Sa figure est même jolie, très basanée, d'une couleur orientale. Il y a en lui beaucoup de rose et de vert. Il se tient accroupi, mais dans une position bizarre et contournée. Il y a de plus quelque chose de noirâtre qui tourne plusieurs fois autour de lui, et autour de ses membres, comme un gros serpent. Je lui demande ce que c'est; il me dit que c'est un appendice monstrueux qui lui part de la tête, quelque chose d'élastique comme du caoutchouc, et si long, si long, que, s'il le roulait sur sa tête comme une queue de cheveux, cela serait beaucoup trop lourd, et absolument impossible à porter;—que, dès lors, il est obligé de le rouler autour de ses membres, ce qui, d'ailleurs, fait un plus bel effet. Je cause longuement avec le monstre. Il me fait part de ses ennuis et de ses chagrins. Voilà plusieurs années qu'il est obligé de se tenir dans cette salle, sur ce piédestal, pour la curiosité du public. Mais son principal ennui, c'est à l'heure du souper. Étant un être vivant, il est obligé de souper avec les filles de l'établissement,—de marcher en chancelant, avec son appendice de caoutchouc, jusqu'à la salle du souper,—où il lui faut le garder roulé autour de lui, ou le placer comme un paquet de cordes sur une chaise, car, s'il le laissait trainer par terre, cela lui renverserait la tête en arrière.

De plus, il est obligé, lui, petit et ramassé, de manger à côté d'une fille grande et bien faite.—Il me donne du reste toutes ces explications sans amertume.—Je n'ose pas le toucher,—mais je m'intéresse à lui.

En ce moment,—(ceci n'est plus du rêve),—ma femme fait du bruit avec un meuble dans la chambre, ce qui me réveille.—Je me réveille fatigué, brisé, moulu par le dos, les jambes, et les hanches.—Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre.

J'ignore si tout cela vous paraîtra aussi drôle qu'à moi. Le bon Minot serait fort empêché, je présume, d'y trouver une adaptation morale.

Tout à vous.


TABLE DES MATIÈRES

BAUDELAIRE PAR ÉDOUARD MANET, 1895
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
LA VIE AMOUREUSE DE BAUDELAIRE
JEANNE DUVAL PAR BAUDELAIRE
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
DE L'AMOUR
FAC-SIMILE D'UNE PAGE DU CARNET DE BAUDELAIRE
LETTRES DE BAUDELAIRE

(Baudelaire par Manet et Jeanne Duval par Baudelaire.
Source: Charles Baudelaire, A Study by Arthur Symons.
Also available at Project Gutenberg.—Transcribers' note.)